CAMILLE LEMONNIER

EDEniE

TRAGÉDIE LYRIQUE

EN 4 ACTES

Musique de Léon Du Bois

bruxelles Oscar Lame

70, rue Veydt

dVof OTTAWA

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AUTRES ŒUVRES JOUEES

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CAMILLE LEMONXIER

Un Mâle.

Le Mort, drame et pantomime.

Les Yeu^x qui ont vu.

Le Droit au Bonheur,

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CAMILLE LEMONNIER

EDEniE

TRAGÉDIE LYRIQUE

EN 4 ACTES

Musique de Léon Du Bois

bruxelles Oscar Lamberty, Éditeur

70, rue Veydt (Quartier Louise)

AUTRES ŒUVRES JOUEES CAMILLE LEMONNIER

Un Mâle,

Le Mort, drame et pantomime.

Les Yeux qui ont vu.

Le Droit au Bonheur.

CAMILLE LEMONNIER

EDEniE

TRAGÉDIE LYRIQUE

EN 4 ACTES

Musique de Léon Du Bois

bruxelles Oscar LaxMberty, Éditeur

70, rue Veydt (Quartier Louise)

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PERSONNAGES

BARBA

RUPERT

SYLVAN

EUMÉE

L'ANNONCIATEUR

FLORIE

HYLETTE

ELÉE

Les Pauvres, le Chef des Moissonneurs, Moissonneurs et Moissonneuses, Servi- teurs.

Dans Vile d'Edénie, à une époque indéterminée.

PREMIER ACTE

Salle dans la demeure de Barba, simple et nue, lambrissée à hauteur d'appui. Au mur de gauche, l'âtre, profond, vers le haut manteau de la cheminée.

Dans l'axe, au fond, laige porche à double ventail ouvert par lequel, dans la fin magnifique d'un bel après-midi d'été, on aperçoit se dérouler un tranquille et riant paysage de plaine légèrement ondulée et coupée par ime rivière à l'hori- zon. A droite, en pan coupé, une porte et une fenêtre carrée, sans rideau, ouvrant sur l'île.

A gauche, une rampe d'escalier s'appuie au mur du fond et mène à un palier sur lequel s'ouvre la porte de la tour.

Un serviteur achève de préparer pour le repas du soir la table oblongue, recouverte d'une nappe à carreaux blancs et rouges. Autour, escabeaux en bois de chêne. Au haut bout le siège à haut dossier de Barba. Une trompe de chasse est pendue au manteau de la cheminée.

Barba, debout dans l'embrasure du porche, s'épaule au mur. Sa puissante silhouette se dessine sur la beauté heureuse du soir. Sensation de paix, de joie, de confiance dans une grande maison rurale.

2

10 EDÉNIE

Barba, comme en rêve.

Un soir nouveau descend sur Edénie.

En vagues de vie, en ondes de senteurs florales

roule le fleuve apaisé des sèves nourricières.

O nuit, nuit aromale et fraîche,

endors le troupeau accablé des feux du jour.

Je suis, moi, le pasteur d'âmes

qui veille sur ses jeunes ouailles.

J'ai fait de cette île un jardin d'innocence

fleurit une vierge et religieuse humanité.

J'ai marié aux aurores, aux saisons

la chair ingénue et fraternelle.

Race des Barba, ferment détesté

d'un sang fumeux et trouble.

Toi Hiéronyme, l' Attila de la famille,

Toi, Urbain, l'incendiaire.

Toi, César Hugues, le parricide,

fumier pourri remonté au cœur de Rupert

et de sa triste sœur, l'incestueuse Cordalie,

Effacez-vous ! Ici recommence l'âge d'enfance. Ici un Dieu règne, très grand.

PREMIER ACTE II

fait de tous les dieux heureux !

La mort et les furies se sont arrêtées

Aux portes de cette demeure.

(On entend les sons d'un pipeau et des cris joyeux, à mesure plus proches.)

EUMÉE, apparaissant à la porte du fond.

Maître, ô maître!

Six pauvres s'acheminent par les avenues : Peut-être ils arrivent des confins du monde. C'est la coutume qu'ils prennent place à cette table. J'attends tes ordres.

Barba, sans prendre attention, perdu dans sa rêverie.

Sylvan, petit faune agile des bois,

Et vous, Florie, Hylette, Elée,

Légendes vivantes qui dansez au clair de lune.

Vous avez grandi parmi les troupeaux,

les arbres et les fontaines, essences joyeuses et libres,

ignorantes du mal.

12 E DENIE

EUMÉE.

Maître...

Barba.

Tu étais donc là, fidèle ami, tandis que, vieillard un peu éperdu, je parlais sous les premières étoiles.

EuMÉE, montrant les six pauvres qui arrivent. Vois, c'est en leur nom que je troublai ta rêverie.

Barba.

Soyez les bienvenus, pèlerins éternels. Fils de la tribu nomade, en marche depuis les matins de la vie.

(Un à un ils passent devant lui, frappant à terre leurs hâtons et s' inclinant. Un d'eux, au visage triste et solennel, retient un instant l'attention de Barba,

Les sons du pipeau se sont encore rapprochés. On voit apparaître Sylvan et ses sœurs. Tous quatre s'avancent sur un mode dansant, lui les précédant en jouant, elles les bras nus entrelacés et remuant leurs têtes d'une

PREMIER ACTE I3

épaule à l'autre. Leurs tuniques blanches flottent autour d'elles. Sylvan porte une courte blouse serrée à la cein- ture et échancrée à la naissance des bras également nus. Sandales fixées par des bandelettes aux jambes.)

Florie.

Notre jeune âme rit et vibre au souffle léger du pipeau.

Hylette.

Comme le cri du grillon, il montait de la terre et frémissait au cœur des chênes, tandis que nous ondulions sur la rivière comme de longs poissons d'or.

Elée.

Nos mains par-dessus Teau remuaient un brouillard d'argent.

Florie,

Nous étions comme les sœurs des Pléiades au fond du vertigineux éther.

14 EDENIE

Hylette, Elée, Florie (voix alternées).

Père, vois, nous t'entourons comme de petites chèvres mutines. Caresse nos nuques humides.

(Elles se pressent contre Barba.)

Barba, souriant. Eden ! de qui je fis Edénie !

Un des Pauvres.

Les neiges ruissellent de ses tempes comme un été dans les Alpes reverdit sous les glaciers étincelants.

Deuxième Pauvre.

Quand le vieillard lève la main, cette main couvre toute l'île !

(Eumée a allumé les flambeaux. Barba s'est avancé vers la table. A sa droite, il a Florie, Vamée, à sa gauche Hylette, la seconde. Elée s'est

PREMIER ACTE I5

placée de l'autre côté de la table près de Sylvan. Tous cinq un instant demeurent debout. Eumée apporte des cor- beilles de pains et les dépose devant Barba.)

Barba, debout.

Je prends ce pain qui est la joie

et qui est la sueur des hommes.

Je le romps, afin qu'il soit entre vous tous

des parts égales de l'âme de la terre.

Mangez et réjouissez- vous :

tout acte est religieux

selon le sens qui le régit.

(Tous s'asseyent et les six pauvres à leur tour prennent place à la table. Eumée passe le pain et les fruits. Personne ne parle d'abord : la scène s'accorde à l'idée d'un sacrifice religieux, selon que l'a dit Barba.)

Barba, s' adressant au pauvre dont le visage l'a frappé.

Tes traits, ô vieillard, sont scellés et pourtant on y lit une destinée. Dis-nous, si ce n'est un secret, Quelle fortune te poussa vers cette île?

l6 EDÉNIE

L'Annonciateur.

Je suis celui qui n'a pas de nom : J'arrive des confins du monde. Je ne sais plus quels furent les pays pour la première fois Je connus le malheur d'être un homme. Je marchais sans trêve : le rêve d'une patrie fraternelle Tendait mon front vers les horizons Toujours plus loin.

Vain espoir ! Quand j'arrivais, les portes se fermaient. On riait si je demandais du travail.

On déchaînait les chiens si je réclamais du pain. J'eus faim : je pris ce qui m'était refusé. La foule me lapida : je fus livré aux geôHers.

Mon crime expié, je repris le bâton des sans-patrie. Je n'avais ni haine ni rancune. Partout les hommes étaient malheureux, L'âme ulcérée de maux infinis.

Je les plaignis, moi qui n'avais pas pleuré sur moi- En vérité, je vous le dis, un jour viendra [même.

PREMIER ACTE 17

rhumanité sera régénérée par l'amour et la pitié.

Vous le voyez, ô maître de cette île, mon histoire est celle de bien d'autres Le soir tombait quand par la campagne j'ai rencontré ces frères misérables. Ils m'ont dit qu'Eden avait refleuri dans cette île et je vois, en effet, autour de moi des visages heureux.

Barba.

O notre hôte respecté.

Nous honorons en toi une destinée douloureuse

et qui n'est point encore accomplie.

Souffre que nous t'appelions l'Annonciateur.

L'Annonciateur.

Sois remercié pour cette parole

Elle s'accorde à l'heure grave et belle

qu'un cortège d'étoiles, par les pentes du ciel

entraîne vers les gouffres

peut-être demain se lèvera le jour libérateur.

l8 ÊDÉNIE

Barba, après avoir incliné la tète, se tournant vers les siens.

Vous, maintenant, dites, enfants, à quels travaux

pour chacun de vous elle mit fin.

Toi, l'aînée, fleur de mon hiver, ma Florie,

Commence. Qu'as-tu fait en ce jour?

Florie.

Père, les bras nus, j'ai pétri le pain vermeil. J'étais quand les flammes ont jailli du four.

Barba.

Bon ! fille. A ton tour parle, toi, blonde comme les seigles, chère Hylette.

Hylette.

J'étais avec les servantes

qui battaient le linge à la rivière.

PREMIER ACTE IQ

Au vent du matin

séchaient les draps blancs sur les prés.

Barba.

Tout est bien. Et toi, Elée, mon raisin noir, parle avec franchise, qu'as-tu fait?

Elée.

Père j'ai couru dans l'île :

une voix toujours criait au loin.

Barba.

Folle ! n'était-ce pas la voix de l'ardent Sylvan que te renvoyait l'écho des bois?

Elée.

Elle gémissait comme quand passe le vent d'orage dans les arbres.

Barba. Rêve ! Rêve !

20 EDÉNIE

Elée.

Je t'assure, père, il me semblait qu'elle m'appelait par mon nom.

Barba.

Chimère ! te dis- je. Nuée montée de ta petite âme fabuleuse ! Quelle autre voix que la nôtre jamais, en bonds joyeux^ te fit accourir parmi les chemins !

Elée.

C'était une voix comme nul n'en entendit. J'avais grand peur et à la fois j'étais charmée,

Hylette.

Aucun de nous n'était là.

Nous ne pourrions dire quel son avait la voix.

Elée.

Elée entend des choses que vous autres n'entendez pas toujours.

PREMIER ACTE 21

Barba.

Maintenant, cher fils, je m'adresse à toi comme au jeune chef de ma tribu. Quels travaux signalèrent ta vaillance?

Sylvan.

Père, le taureau ce matin s'était déchaîné;

je me pendis à ses cornes.

Ensemble nous volions par les cours.

J'avais les dents serrées.

Si j'avais crié, on eût dit que c'était de peur.

Enfin les varlets arrivèrent;

on lui mit des entraves.

Je maîtrisai aussi le bel étalon qui s'appelle Héraut.

Pour la première fois je le sentis frémir sous moi.

Je visitai les moissonneurs.

Tout un champ déjà était tombé sous la faucille.

A mon tour, je m'armai de l'acier recourbé :

à chaque coup la tenant à poignées,

j'abattais la toison rouge des étés.

La forêt des épis à mesure recula.

Et voici : quand vint le soir.

22

EDÉNIE

dansant et jouant du pipeau, je rentrai le troupeau ami. Et puis nous revînmes vers ces demeures. O père, je n'ai point autre chose à te dire.

De:

roula

Barba.

Fils, sois loué : ta journée fut un jour de vie.

Or, voici le temps venu des choses viriles.

Le pipeau est un bruit trop léger

pour ton âge de jeune homme.

Il rythme la danse, il accompagne la grâce et les ris.

Un cœur fort se complaît à de plus rudes musiques.

Approche, Sylvan : par ce don de l'emblème héroïque

je veux te dédier à la destinée.

(Il fait un signe à Eumée qui détache du mur la trompe et la lui apporte. Sylvan s'est approché et reste debout,)

Reçois donc cette trompe. Moi-même longtemps je l'embouchai : à sa clameur rauque et dure accouraient les hommes de cette île, laboureurs, bergers et varlets.

PREMIER ACTE

23

De cîme en cîme jusqu'aux limites roulaient ses ondes immenses.

(Barba, debout aussi, passe au cou de Sylvan la corde- lière de la trompe.)

Qu'elle soit pour toile symbole de la force et de la foi ! Sonne à travers ton âme libre dans les horizons d'Edé- Je te donne aussi le bel étalon Héraut, [nie.

toi qui le méritas par ta valeur.

(Sylvan regarde la trompe avec fierté, surprise et mo- destie.)

Florie. Déjà notre frère a l'air d'un héros.

Hylette.

Sa tête, fièrement levée, semble interroger les destins, nous ne le reconnaissons plus.

22 EDÉNIE

dansant et jouant du pipeau, je rentrai le troupeau ami. Et puis nous revînmes vers ces demeures. O père, je n'ai point autre chose à te dire.

Barba.

Fils, sois loué : ta journée fut un jour de vie.

Or, voici le temps venu des choses viriles.

Le pipeau est un bruit trop léger

pour ton âge de jeune homme.

Il rythme la danse, il accompagne la grâce et les ris.

Un cœur fort se complaît à de plus rudes musiques.

Approche, Sylvan : par ce don de l'emblème héroïque

je veux te dédier à la destinée.

(Il fait un signe à Eumée qui détache du mur la trompe et la lui apporte. Sylvan s'est approché et reste debout,)

Reçois donc cette trompe. Moi-même longtemps je l'embouchai : à sa clameur rauque et dure accouraient les hommes de cette île, laboureurs, bergers et varlets.

PREMIER ACTE 23

De cîme en cîme jusqu'aux limites roulaient ses ondes immenses.

(Barba, debout aussi, passe au cou de Sylvan la corde- lière de la trompe.)

Qu'elle soit pour toi le symbole de la force et de la foi ! Sonne à travers ton âme libre dans les horizons d'Edé- Je te donne aussi le bel étalon Héraut, [nie.

toi qui le méritas par ta valeur.

(Sylvan regarde la trompe avec fierté, surprise et mo- destie.)

Florie. Déjà notre frère a l'air d'un héros.

Hylette.

Sa tête, fièrement levée, semble interroger les destins, nous ne le reconnaissons plus.

24 EDENIE

ÉLÉE.

Sylvan ! Sylvan ! redeviens le Sylvan que nous aimons.

(Elle se lève, marche vers lui et soulève la trompe dans ses mains.)

O que c'est lourd !

Pourras-tu seulement la porter jusqu'à ta bouche?

Hylette (se levant et arrivant aussi).

Mais puisque c'est un héros 1

La nourrice autrefois nous conta les exploits

d'un héros qui s'appelait Hercule :

il tuait des monstres : tout fuyait éperdu

quand il sonnait de la trompe.

(Elle prend la trompe et la laisse retomber.)

J'aime mieux le rouet de la princesse qui fut Omphale.

Florie.

Cette histoire est très vieille;

personne n'en parle plus.

D'ailleurs, tous les monstres sont morts.

PREMIER ACTE 25

Sylvan, fièrement.

Je les réveillerai en sonnant de cette trompe. Vois comme je fais, Florie. Je la tiens dans mon poing comme cela : l'ouragan même ne me l'arracherait pas. Écoute !

(Il embouche la trompe qui rend un son discors. Les sœurs rient.)

Barba.

Va ! Va ! il n'est si bon sonneur qui n'ait commencé comme toi.

Hylette. Tes joues s'enflaient comme des pommes à la branche.

Florie.

Tu n'aurais pas soufflé plus fort si tu avais embouché l'ouragan.

26 EDÉNIE

Elée.

Méchantes ! D'un geste magnifique

Sylvan brandissait la trompe sous les flambeaux.

Sylvan.

Petite Elée, je te prendrai en croupe sur Héraut.

Par la plaine et les ravins, un vertige nous précipitera

dans l'horreur exquise des vents.

Et moi, je brandirai la trompe furieuse et rouge.

Ah ! comme je te sens, ma sœur,

toi qui eus confiance en Sylvan !

Les Pauvres.

A peine, sa dent a mordu la corne,

un vin glorieux déjà le grise.

Un jeune héros se reconnaît à ce signe.

Elée.

Ah ! Sylvan, sens mon cœur vibrer comme le cœur des chênes.

PREMIER ACTE 27

Les Serviteurs.

Force et joie à toi, Sylvan, ô jeune maître.

Elée.

Sur ton cheval ardent, nous irons rapides comme

[l'autan.

Dans un tourbillon de feuilles et de pierres,

plus loin, plus haut, nous bondirons, nous retomberons

comme d'un ciel, nos chevelures et nos âmes confon-

O Sylvan ! [dues !

Sylvan.

Chère Elée, je t'emporterai jusqu'aux cimes !

(A Florie et Hylette, dont il se moque à son tour.)

D'un pied léger à la course, vous nous suivrez dans le vol de vos tuniques. Cela vous apprendra à narguer.

Florie.

Père, nous recourons à toi de peur qu'il nous délaisse pour cette petite Elée.

28 EDÉNIE

Barba.

Votre querelle fait le bruit du soir dans les roses. Je suis, moi, le vieil arbre qui d'en haut croit entendre une rumeur de caresses et de baisers. Je ne dirai rien.

L'Annonciateur (se levant).

O roi, tu nous as comblés de bienfaits.

Nous avons bu et mangé les miels

et les sucs récoltés dans cette île.

Permets qu'à présent nous gagnions la couche

que nous ménage ton hospitaHté généreuse.

Demain nous reprendrons les chemins

par lesquels nous mène notre destin inconnu.

Barba.

Bonne nuit, mes hôtes nomades.

Que le sommeil vous soit bienfaisant !

Les Pauvres.

Nous nous courbons avec reconnaissance sous ta grande main, ô maître d'Edénie !

(Barba s'est avancé jusqu'au seuil et reçoit le salut

PREMIER ACTE 29

incliné des pauvres. Sylvan, Florie, Hylette, Elée sont près de lui.)

Barba, à Eumée.

Guide-les, serviteur loyal et sûr.

(Eumée sort et les conduit. La nuit est tout à fait tom- bée, mais un ciel clair la rend transparente.)

Barba, rêvant, un peu à l'écart.

Sous quelles étoiles s'endormiront-ils demain? Quels astres, sur leurs paupières mourantes, verseront les suprêmes clartés, avant-courrières du jour qui ne doit point finir?

Elée, se rejetant vers ses sœurs.

Mes sœurs, un pas lourd

a fait gémir la terre : quelqu'un s'est élancé

du fond des ombres.

Florie. Que dit-elle?

30 EDÉNIE

RuPERT, se jetant parmi elles. Laquelle de vous, ô jeunes filles, s'appelle...

(Au cri des trois jeunes filles, Barba s'est avancé avant que Rupert ait pu dire le nom.)

Barba. Qu'est-il arrivé?

(Florie lui montre l'étranger.)

Barba, s'avançant vers lui.

Qui es-tu, toi qui rôdes à cette heure dans l'île comme un esprit malfaisant?

(Rupert fait un pas et lève sa capuche de manière à n'être aperçu que de Barba.)

Barba.

Rupert ! (Soufflant sur les flambeaux.) Personne ici ne doit voir ton visage:

PREMIER ACTE 3I

Elée.

J'ai cru entendre la voix qui tout ce jour gémissait dans l'île.

Barba, à Sylvan et ses sœurs.

Que demeurez-vous là,

Enfants désobéissantes? Redoutez ma colère.

Florie.

Père, comment t'aurions-nous désobéi? Tu parlais à cet étranger.

Barba, radouci.

Un hôte ici veut être entendu sans témoins : le malheur l'a mené vers cette maison. C'est pourquoi, je vous dis, remontez à la tour et vous enfermez dans vos chambres.

32 EDÉNIE

Florie, Hylette, Elée, Sylvan.

Bénis-nous, ô père, comme chaque soir, Et puis il en sera fait selon ta volonté.

(Tous quatre se courbent sous la main de Barba et lentement montent l'escalier.)

Elée, du palier,

O Sylvan, il se passe ici quelque chose de terrible et que nous ne pouvons savoir.

(La porte se referme sur eux.)

Barba (il revient vers Rupert).

Je t'écoute, sois bref.

(Tous deux se mesurent un instant des yeux.)

Rupert.

Quinze ans, mon frère ! Voilà quinze ans Que, soumis à l'exil exigé par toi,

PREMIER ACTE 33

j'ai VU pour la dernière fois le visage de mon enfant.

J'avais compté sur le don d'oubli :

ni le temps ni l'espace n'ont rien fait.

J'avais une fille qu'il m'était interdit

d'appeler du nom filial, que tu lui donnais toi-même.

Est-il un sujet de douleur

qui viole plus affreusement les lois de la nature?

Barba.

Tu les violas bien plus, Toi qui profanas l'amour.

RUPERT.

Songe que nous étions alors,

moi et celle que je cessai d'appeler ma sœur,

deux jeunes êtres sauvages,

tourmentés par l'âge et la race.

Le mal, avant d'être en nous, avait déjà rongé

Les profondeurs lointaines de la famille.

(La porte de la tour s'est lentement entr' ouverte. Sylvan se penche sur la nuit de l'escalier et écoute.)

34 EDÉNIE

Barba.

C'est pourquoi, par ma volonté,

je libérai les miens et l'enfant impure

du malheur d'en être issus.

Qu'exiges-tu de plus,

toi qui oses évoquer le nom sacré de père?

RUPERT.

L'enfant impure, ô douleur ! (Un silence.) En t'exécrant, je suis contraint de te rendre grâces

[encore, toi, qui pour la soustraire à son injurieux destin, l'arrachas toute vive de mon cœur.

Barba. Ce fut le pacte !

RUPERT.

Ce fut l'imposture !

PREMIER ACTE 35

Barba. Tu fis le serment de lui rester ignoré à jamais.

Rupert.

Il me fut arraché par la force.

Mais aucun serment tient-il contre les puissances de la

O frère, mon aîné et mon maître, [nature?

ma poitrine, en cette nuit d'angoisse et de remords,

cherche les battements de la tienne.

Ne m'accable pas plus longtemps d'une colère

que mes douleurs ont cessé de mériter.

La triste Cordahe est morte

et moi-même, par une vie errante et torturée,

expiai Tancienne humanité de péché et de folie

que m'avait léguée^la chair horrible des ancêtres.

Barba.

J'ai détourné le cours fangeux de l'hérédité. N'espère point détruire mon œuvre en faisant rentrer

[ici le passé.

36 EDÉNIE

RUPERT.

Oh ! oh ! oh !

Vois, j'élève les mains vers ta clémence.

Quinze ans ont pacifié ma force élémentaire et brute,

J'étais l'esclave enchaîné des fatahtés de la race.

Romps à mon épaule le dernier chaînon

en me rendant...

Barba, d'ujt geste au large. La barque est attachée à la rive... Va.

RUPERT.

Vieillard implacable qui m'as volé mon bien,

écoute du moins le cri de ma haine

si tu ne veux entendre ce cri de ma douleur.

Un jour arrivera je briserai les seuils,

je disperserai les gardiens,

malgré toi j'emporterai par les mers inconnues

celle qui m'appartient.

PREMIER ACTE yj

Barba. Adieu !

(Sylvan, petite ombre dans la nuit, lève les bras au ciel et se rejette dans la tour. Rupert, après un geste mena- çant, s'enfonce dans l'île éclairée par la lune. Barba le regarde partir, immobile jusqu'au baisser du rideau.)

DEUXIÈME ACTE

Une vaste prairie se déroule, terminée au fond par la plaine blonde, celle-ci coupée d'un large chemin par lequel tout à l'heure arriveront les chars de la moisson.

Vers la droite, dans l'éloignement, on aperçoit en pan coupé la demeure de Barba.

Au second plan, à gauche, un hêtre touffu aux longues branches tombantes sous lesquelles Sylvan est coaché.

Crépuscule matinal. Florie, Hylette et Elée se tenant par la main, en tunique légère, arrivent du fond vers la droite.

Ni Sylvan, ni ses sœurs ne se voient d'abord.

Sylvan.

O Florie ! Hylette !

Petite Elée ! Laquelle des trois ?

O douleur! Les aimer toutes les trois

40 EDENIE

et ne savoir laquelle il faut haïr !

L'enfant impure !

Que voulait dire mon père?

Florie.

Tous les oiseaux chantent

le divin jour naissant.

L'âme de la terre rit

dans le matin léger.

Aux prés meuglent les taures heureuses.

Et nous cherchons vainement Sylvan

pour moduler ensemble le cantique.

Hylette.

Pourquoi, Sylvan, manquer à la loi sacrée d'Edénie?

(Sylvan, cette fois, les a entendues; tl baisse la tête comme s'il se sentait en faute. Elles s'arrêtent et se prennent parles mains, le visage tourné du côté du soleil.)

Florie, Hylette, Elée, d'un élan religieux.

O Forces, ô Dieux ! Feux divins !

DEUXIÈME ACTE 4I

Terre maternelle ! Nous vous magnifions ! Une éternité en ce jour nouveau renaît.

Salut à la vie !

Salut à toi, Soleil !

Les trois sœurs, appelant, sans voir Sylvan.

Sylvan !

Florie, même jeu. Sylvan !

Sylvan, toujours caché.

O Florie ! ta voix est onctueuse comme le jeu des mûres ce n'est pas toi.

Hylette, même jeu. Sylvan ! notre frère !

Sylvan.

Hylette ! ta voix est ingénue et claire comme le matin dans le ciel bleu.

4

42

EDENIE

Elée.

Sylvan ! n'es-tu point là? Tous les oiseaux chantent leurs joyeuses chansons.

Sylvan,

Mon cœur, à ton appel, Elée,

n'a pas frémi. Laquelle, ô laquelle est moins ma sœur que les autres? Leurs voix ont ghssé sur moi comme la lune sur un étang Aucune ne m'a troublé.

Sylvan

Sylvan

Sylvan

Elée.

Hylette.

Florie.

DEUXIÈME ACTE 43

Les trois sœurs. Ah ! reviens-nous !

Sylvan, se relevant.

Mon cœur par l'espace vole vers elles et les rejoint.

Florie, V apercevant.

Sylvan ! méchant Sylvan ! Cette fois je t'ai vu.

Sylvan. O Florie !

Hylette, arrivant à son tour. Va ! tu ne peux nous échapper !

Elée, accourant aussi.

Sylvan ! Sylvan ! Pourquoi nous fuyais- tu?

44 EDÉNIE

Nous gémissions :

tu ne nous répondais pas.

Florie.

Nous pleurions sur toi,

Nous pleurions bien plus sur nous.

Sylvan, se dressant devant elles, sa trompe à la main.

Fuyez, fuyez, je ne suis plus pour vous Sylvan !

Elée. Qu'as- tu dit?

Hylette. Qu'as-tu dit?

Florie et Hylette. Sylvan, reviens à toi !

Elée.

Les larmes nous ont-elles à ce point changées que tu ne reconnaisses plus tes sœurs?

DEUXIÈME ACTE 45

Florie. Que t'avons-nous fait, ami?

Hylette.

Reviens-nous, Sylvan.

Les trois sœurs, V entourant de leurs bras.

Nous t'en conjurons, vois : sans toi il n'est plus de jeux.

Sylvan, leur échappant.

Aucune de vous n'est plus ma sœur si seulem.ent il en est une des trois qui doit cesser de l'être.

Florie.

Quel taon furieux affole tes sens pour que tu t'arraches ainsi à la liane de nos bras, méchant?

46 E DÉNIE

Florie, à Hylette et à Elée. Sûrement, il extravague.

Sylvan.

O mes sœurs, mes sœurs, prenez en pitié ma peine. Ah ! si vous saviez !

Elée.

Dis-nous au moins la raison !

Sylvan.

Ah ! comment pourrais-je puisque je l'ignore moi-même.

Florie, moqueuse.

Tu te lamentais donc

pour une chose que tu ne connais point?

Va, Sylvan le fol, reprends ton pipeau,

toi, dont l'âme héroïque

est encore dans les langes.

DEUXIÈME ACTE 47

Hylette, moqueuse aussi.

Sylvan n'est plus notre frère

et nous n'avons pas cessé d'être ses sœurs.

Elée, grave et pensive.

Je vous assure, la faute en est à l'étranger qu'un sort funeste amena dans la maison.

Florie.

L'inconnu dans la nuit

avait des yeux tristes et lourds

comme une nuée d'orage...

Hylette.

Sa bouche m'entrait dans les joues et il m'a fait mal.

Elée.

Moi j'ai senti un souiïie très doux tandis qu'il me parlait.

48

E DENIE

Hylette.

Que se passa-t-il tandis que nous étions dans la tour? Personne jamais ne le saura.

Sylvan. Quelqu'un le sait cependant.

Quelqu'un, dis- tu?

Oui.

Son nom?

Elée.

Sylvan.

Hylette.

Sylvan.

Dans une clameur je le jette au vent Comprenne qui pourra!

(Il embouche sa trompe.)

DEUXIÈME ACTE 49

Elée.

Enfin nous avons retrouvé notre frère Sylvan.

Sylvan.

Sylvan qui vous déteste

Et maudit l'étranger (il fuit).

(Les trois sœurs se précipitent sur les pas de Sylvan ; celui-ci disparaît ; elles restent angoissées.)

Les trois sœurs. Qu'a voulu dire notre frère?

Florie.

Maintenant nous n'en pouvons plus douter :

cet homme inconnu

a fait entrer le m.alheur dans cette île.

(Barba apparaît dans le fond; il s'avance à pas lents, la tête penchée, le visage soucieux.)

50 EDÉNIE

Hylette. Notre père vient là.

Elée. Un pli creuse ses sourcils.

Barba.

O nuit terrible

dans cette demeure

l'âme forcenée des Barba s'est réveillée.

La douleur, comme une aile noire!

a passé sur Edénie.

Mon âme chancelle vers l'ombre.

(Il aperçoit ses filles et les appelle de la main. Toutes trois accourent.)

Elée.

Père, ô père,

Quels chagrins pèsent sur ton front? Devons-nous aussi pleurer sur toi Comme ce matin sur Sylvan?

DEUXIÈME ACTE 5I

Barba. Sylvan ! Que voulez- vous dire?

Florie.

Nous soufïrons d'un mal dont Sylvan est la cause.

Elée.

C'est en vain que nous l'appelâmes pour chanter le cantique au soleil.

Hylette. Il ne nous répondit pas

Florie.

Enfin nous l'avons surpris dans ce pré, Accablé, la tête dans les poings.

Elée.

A notre vue il a pâli il s'est mis à gémir

52 EDENIE

et à la fois il nous lançait des regards furieux.

Florie.

Nous ne lui avions pourtant rien fait.

Barba.

Sylvan les fuyait donc comme il m'a fui moi-même !

(A ses filles, en riant.) Vraiment, Sylvan fut ce jeune homme sauvage?

Elée. Notre père, c'est depuis que cet étranger...

Barba, la repoussant.

Cet étranger !

Personne ici ne sait son nom,

personne ici n'en doit parler.

DEUXIEME ACTE 53

Il est celui qui passe et ne revient pas.

Taisez-vous donc, filles imprudentes et bavardes !

(Il continue à les regarder d'un œil courroucé.)

donc était Sylvan

pendant le temps que cet homme

demeura dans la maison?

Florie, timidement.

Notre père, nous étions dans la tour, comment T aurions-nous su?

Hylette.

Sylvan lui-même a fermé notre porte Et puis...

Barba. Et puis?

54 EDENIE

Elée.

Il a disparu ce moment on entend la trompe de Syl-

Mais le voilà qui nous est rendu! [van).

L'entendez-vous, mes sœurs,

souffler dans la corne rauque

son âme magnifique?

Peut-être, d'un cabrement hardi

il enlève le cheval Héraut jusqu'aux nues?

(Elle remonte en courant la scène du côté la trompe de Sylvan s'est fait entendre.)

Barba, riant.

Que médisiez-vous de ce jeune héros? Allez, volez à la pointe des herbes Et ne cessez d'appeler Sylvan Qu'il ne vous ait répondu.

Toutes trois.

Sylvan ! Sylvan ! Sylvan !

(Elles courent, semblent voler, se dispersent, revien- nent, appelant toujours Sylvan.)

DEUXIEME ACTE 55

Barba.

Malgré moi, le doute m'accable.

Se peut-il que longtemps vainqueur des destinées,

Mon œuvre un jour doive se briser

Contre les forces aveugles?

Comme une bête vomissant le sang et le feu,

Rupert rugissait jusqu'aux étoiles!

Le seoret jailli des entrailles déchirées

de la nuit, Sylvan l' entendit-il?

(Un silence. Puis levant les bras au ciel :)

Elée ! chère Elée ! Petite âme obscure et délicieuse Dans ton ombre qui jusqu'ici S'éclaira pour moi seul,

Viendra-t-il un jour tu pourrais m' être ravie? Elée ! Elée !

(Entre Sylvan. A la vue de son père, il se trouble. Barba l'apercevant, va joyeusement à lui.)

56 EDÉNIE

Sylvan ! Toi seul manquais à la grappe fraternelle. Sans doute, par jeu, tu fuyais tes sœurs ardentes à te poursuivre.

Sylvan.

Un triste jeu, mon père, si ce fut jouer !

Barba.

Parle, ami, confie-toi à l'ami

pour lequel il ne peut être ici de secret.

Sylvan.

Un secret, tu l'as dit, mon père. Mais n'exige point...

Barba.

Enfant, tu hésites

Un souci a pâli tes yeux.

DEUXIÈME ACTE 57

Qu'il soit grave ou futile, incline ton front vers ma bouche : je saurai bien, en la baisant, faciliter le chemin à l'aveu.

Sylvan, fièrement.

Mon père, j'ai dompté l'étalon

et vaincu le taureau.

Si maintenant il faut mériter

par un autre exploit le don que tu me fis de la trompe,

commande... je suis prêt.

Mais ne m'oblige point à dire

ce qui ne doit être connu

que de moi seul.

Barba.

Ne joue pas avec ma colère, fils téméraire. Jamais je n'usai de violence; mais regarde cette main : elle brisa ce qui lui résistait. Parle, je le veux.

58 EDÉNIE

Sylvan.

N'ai-je donc mérité d'être un homme que pour me courber sous un pouvoir qui me dispute à moi-même? Si mon âme doit rester asservie, souffre, ô père que je te rende un emblème qui n'appartient qu'aux âmes libres.

(Il porte la main à la corne.)

Barba.

Pour être un homme,

Dois-tu cesser d'être un fils?

En te taisant malgré moi, tu manques

au devoir sacré de l'obéissance.

Sylvan.

Père, ô père.

Je suis toujours l'enfant soumis

qui s'inchne sous ta loi.

Mon cœur est entre tes mains,

mais ma destinée est entre les miennes.

DEUXIÈME ACTE 59

Permets, ah ! permets... je t'en supplie,

qu'en silence je souffre

de l'orgueil et de la tristesse

d'être devenu un homme.

Barba.

O mon fils, je te traitais encore en enfant

quand déjà grondait en toi une âme virile.

Quel que soit le secret qui te rive les lèvres,

je t'en laisse le maître.

Garde-le fièrement

comme le signe de ta jeune force élue.

Il n'y a plus ici qu'un homme en présence d'un autre homme. Ainsi je le veux et l'entends.

(Il lui pose la main sur l'épaule.)

Un jour tu sauras quel songe audacieux

de vie et de beauté

je portai entre les tempes.

Alors seulement tu connaîtras

le mystère de cette île

et du même coup,

60 EDÉNIE

rame paternelle te sera révélée. D'ici là, va librement : je te livre à toi-même. Mais fais la paix avec tes sœurs. Cela, je puis l'exiger.

Sylvan, gémissant. Mes sœm"s !

Barba. Ont-elles donc cessé de l'être?

Les trois sœurs, au loin.

Sylvan ! Sylvan ! Sylvan ! Frère ! Ami Sylvan !

Barba.

Écoute-les rire et gémir Comme l'eau et le vent.

DEUXIÈME ACTE 6l

Sylvan.

O mes sœurs '

(Elles rentrent. Florie et Hylette se précipitent vers Sylvan. Elée reste à l'écart.)

Florie.

O joie ! Sylvan nous fut ravi ! Sylvan nous est rendu!

Hylette.

Sylvan, pour te fêter.

Nous te guirlanderons d*épis mûrs.

Elée, sombre. Et moi, je te déteste ! (Elle fuit.)

Sylvan. Arrête, Elée !

62 EDÉNIE

Elée.

Laisse-moi, toi, qui me préféras mes sœurs blondes !

(Sylvan veut la suivre; on entend au loin les cris joyeux des moissonneurs.)

Barba.

Demeure, ô fils ! voici les moissonneurs. Jusqu'aux horizons la campagne s'emplit de chars Qui vers les granges ramènent La glorieuse toison de Tété.

Voix, plus rapprochées.

Aah ! Aah ! Aah !

(Apparaissent les moissonneurs, précédant un char comblé de gerbes et traîné par deux chevaux. Tout en haut, couronné d'épis, le chef des moissonneurs, à la barbe de patriarche. Il se laisse glisser jusqu'à terre. Un second char, aussi attelé de deux chevaux, arrive

DEUXIÈME ACTE 63

son tour. Parmi les rires et les cris joyeux, une dizaine de moissonneuses en descendent, aidées par les moisson- neurs. Elles inclinent vers Barba leurs fourches de bois, fleuries de bleuets et de coquelicots. Toute la scène s'em- plit de bruit et de mouvement.)

Barba, étendant la main.

Salut, moissonneurs qui sur vos travaux

Fermez le cycle vermeil.

C'est la coutume dans Edénie

Que la fin de la moisson

Soit célébrée commes les noces accomplies

De la genèse et des hommes.

Le Chef des Moissonneurs.

Maître, s'il t'agrée, nous danserons donc Les danses que nos pères Dansaient avant nous.

(Barba fait un signe et aussitôt quelques moisson-

64 EDÉNIE

neurs et moissonneuses s'avancent et dessinent le schéma d'une danse se rapportant au labour.)

Une Moissonneuse.

Je suis le soc brillant et glacé. J'entre au cœur noir de la terre. Du couchant au levant Je trace ces lignes égales le semeur lancera la graine.

Chœur.

Je pleure la mort des heures joyeuses : Le divin été est couché au tombeau.

(Des moissonneurs et moissonneuses miment et dan- sent un schéma se rapportant à la semence.)

Deuxième Moissonneuse.

Je suis le grain de blé ; je dormais dans la nuit. Soudain l'ombre a tressailli : j'ai senti passer en moi l'âme jeune du monde.

DEUXIÈME ACTE 65

Chœur.

Rien ne meurt et tout recommence. La vie éternellement refait des roses Avec le cœur en poussière Des roses expirées. Dans l'or tremblant des champs, deviens le bel épi toujours plus haut qui nous donnera le pain, Emblème immortel de la vie.

Danses. (Des servantes apportent des corbeilles de pain.)

Chœur.

Opain ! Chair et sang de la terre. Je te porte comme une hostie Entre mes mains réunies : Pain, loi du monde. Symbole d'éternité.

Je t'élève Devant le visage étemel de Dieu !

TROISIÈME ACTE

La riviè coule vers la gauche au second plan. Des chênes et des bou ux croissent sur ses rives, espacés. La nuit ^proche : l'orage gronde.

Sylvan et Elée, accourant .

Elée, El !

Pourquo ne fuyais-tu,

toi qui, as que les autres.

me fut i jours chère?

Elée.

Je t'ass t, c'est en moi une chose

que je r pourrais dire :

je faim et te détestais à la fois.

D'aiUeu ne me fuyais-tu pas toi-même, Sylvan?

TROISIÈME ACTE

La rivière coule vers la gauche au second plan. Des chênes et des bouleaux croissent sur ses rives, espacés. La nuit approche : l'orage gronde.

Sylvan et Elée, accourant.

Elée, Elée !

Pourquoi me fuyais- tu,

toi qui, plus que les autres.

me fut toujours chère?

Elée.

Je t'assure, c'est en moi une chose

que je ne pourrais dire :

je t'aimais et te détestais à la fois.

D'ailleurs, ne me fuyais- tu pas toi-même, Sylvan?

68 EDÉNIE

Sylvan.

Notre père nous enseigna

les dieux heureux.

Mais il est aussi un dieu triste,

car mon cœur connaît la souffrance.

Elée.

Souffrir, Sylvan, souffrir à deux, Ce doit être encore délicieux.

Sylvan. Enfant, que dis-tu?

Elée.

Oh ! je ne suis pas l'Elée que tu crois. Mes sœurs sont blondes Comme la joie et comme la vie. Moi, je suis noire comme la mort.

Sylvan. Pourquoi ces tristes pensées?

TROISIÈME ACTE 69

Elée.

Vois, je ne sais que te répondre;

Je suis pour moi-même une image voilée

Et qui marche dans son ombre.

(L'orage se rapproche. Eclairs.)

O Sylvan !

Aux éclairs qui déchirent le double abîme du ciel et de la terre, peut-être notre destinée Va nous être révélée !

Sylvan.

Mon âme comme la tienne. Sous les cieux fracassés Demeure en suspens et cependant. Dieu rugissant du tonnerre, Je ne te redoute pas ! Je crains bien plus la vie Qui est en nous-mêmes.

70 E DÉNIE

Elée, voulant entraîner Sylvan vers la rivière.

O Sylvan ! Partir ensemble si loin Qu'on ne reviendrait plus !

Viens ! L'eau est profonde et noire comme l'âme d'Elée.

La mort seule Lie éternellement.

Sylvan.

O vertige sublime !

Du bord de la vie

se pencher sur la chose inconnue

et connaître enfin

le secret des dieux obscurs !

Elée.

Comme un vol de cygnes sauvages

Nos cris s'effileront au ras des roseaux. Viens !

TROISIÈME ACTE 71

Sylvan, se reprenant. Chère Elée, cessons cet enfantillage.

ÊLÉE.

Viens, Sylvan.

Sylvan. Non, ma destinée est de vivre.

Elée, cri déchirant.

La mienne est de mourir... Adieu !... (Elle se précipite vers la rivière.)

Sylvan.

Elée...

(Au moment oii elle va se jeter à Veau, Sylvan la retient dans ses bras. Elle s'abandonne, évanouie.)

Sylvan. Elée... c'est moi, Sylvan !

72 EDÉNIE

Elée, au bout d'un instant elle fait un mouvement. Avec un léger égarement.

Sur ton cheval ardent

Nous irons rapides comme l'autan.

(Elle ouvre les yeux.) Ah ! cher Sylvan, c'était toi ! Que ne me laissais-tu partir? Je commençais seulement à vivre.

RuPERT, d'une voix gémissante au loin. Elée!

Sylvan.

Quelqu'un du fond des bois a crié vers nous. N'as- tu rien entendu?

RUPERT.

Elée I

Élée.

Ah ! c'est bien la même voix qui si souvent a retenti dans l'île.

TROISIÈME ACTE 73

Encore une fois quelqu'un

m'appelle par mon nom.

Sylvan, serre-moi contre toi

de peur que je ne cède à ce qu'elle a d'impérieux.

Sylvan.

Par ton nom, dis- tu? O douleur plus grande que toutes les douleurs !

RuPERT, tendrement.

Elée!

Elée.

Elée qui n'a plus peur ! Elée qui frémit d'attente et d'inconnu Sous la caresse de cette voix légère Comme le souffle du matin !

Sylvan.

Ne dis pas cela.

Elle est horrible comme la tempête.

Ah ! pour mon malheur

74 E DENIE

Je ne la reconnais que trop bien. Oh ! Fuyons ! Fuyons, Elée, car qui peut douter que ce ne soit la fureur d'un être surhumain?

(Il l'entraîne jusqu'au fond de la scène, puis se ravi- sant, avec énergie et fierté.)

Non, Sylvan n'est pas un lâche ! Un homme est qui souffre d'une douleur mortelle. Elée, rejoins tes sœurs tandis que je vole vers lui !

Elée.

Permets plutôt que je reste Si cette fois... c'est la mort.

Sylvan.

Va ! fuis, te dis- je !

(Elée se dissimule derrière un arbre. Sylvan s'avance vers le fond et appelle.)

Homme ! ô homme !

TROISIÈME ACTE 75

RuPERT, descendant de la colline qui domine la rivière et se dirigeant vers Sylvan.

O toi, qui viens à mes gémissements, quel est ton nom?

Sylvan. Je suis Sylvan, fils de Barba.

RuPERT, avec violence. Sylvan !

(Soudain, l'attirant à lui, d'une voix radoucie.)

Sylvan ! presque mon sang !

O viens plus près, laisse ces mains

t'attirer jusqu'à mon cœur sauvage.

Plus près encore, Sylvan,

que je sente contre ma poitrine

le feu charmant de ta jeune vie.

Ma haine expire aux flammes

du brasier d'amour qui me consume.

Ces bras qui devaient t' étouffer

ne peuvent plus qu'étreindre éperdument

76 EDÉNIE

à travers toi, le souvenir délicieux de cette Élée qui me fut ravie.

Elée, cachée.

Mon âme est tourmentée d'angoisse et d'effroi.

Sylvan. A ton tour, me diras-tu ton nom?

Rupert, avec douleur,

Mon nom est l'exilé ! Je n'en ai point d'autre pour les gens de cette île !

Sylvan.

Déjà j'entendis ta voix dans nos demeures.

Rupert.

Elle implora vainement Un homme inexorable.

TROISIÈME ACTE 77

Sylvan.

Tu es cet étranger

qui fit entrer le malheur

chez notre Père.

Elée, douloureusement. L'étranger !

RUPERT.

Le malheur est partout

je porte mes pas.

Une destinée affreuse

Me fit Torphelin de mon enfant.

Comprends à ces seuls mots,

si tu le peux, ma douleur.

Sylvan.

! comment le pourrais-je? Tes paroles sont obscures Comme ton âme et ton visage.

78 EDÉNIE

RUPERT.

Plutôt que je te les explique, mieux vaudrait pour toi n'avoir jcunais entendu la chanson de l'aube. Mon visage a l'horreur des monts foudroyés et la clameur de mon âme ferait taire le tonnerre î Tu reculerais épouvanté.

Sylvan, fièrement.

Je sonne de la corne ! Je suis un homme !

RUPERT.

Fol orgueil qui me défie, orgueil en qui je reconnais le sang d'un père exécré ! Va, je te hais, si tu lui ressembles.

TROISIÈME ACTE 79

Sylvan.

Nous apprîmes à le révérer

comme un dieu. Je saurai bien le faire respecter.

RUPERT.

Enfant que mes mains briseraient, redoute tout de ma colère, même la mort !

Elée (elle fait un mouvement pour s'élancer) . La mort !

Sylvan. Je ne la crains pas.

RUPERT.

Vertige ! démence !

O toi, que j'aurais aimé comme un fils,

pardonne à mon désespoir.

O Sylvan, un malheureux ici t'implore. Que je sois à tes yeux

80 EDÉNIE

moins un objet d'horreur que de pitié. J'avais une fille : elle me fut ravie. Dis-moi est Elée.

Elée, toujours cachée. Sa miel

Sylvan.

Mensonge ! Le tonnerre, en grondant par-dessus ton front, te convainc d'imposture. Je te hais, toi, dont les fureurs ont ravagé cette île heureuse.

Adieu ! Elée est à l'abri de tes atteintes.

(Il s'éloigne à pas rapides.)

RuPERT, avec un cri désespéré, le rappelant.

Sylvan !

Sylvan.

Adieu ! Adieu ! (Il fuit dans la nuit.)

TROISIÈME ACTE 8l

Elée, invisible pour Rupert.

L'âme obscure d'Elée à d'inouïes clartés maintenant s'illimiine. Je connais enfin le secret de la destinée que je portais en moi.

Rupert.

O Elée ! Elée encore inconnue,

Mes bras se tendent vers toi

du fond de cette ombre

même Sylvan m'abandonne !

O Elée, rose ardente,

O Elée, fruit adorable

pour la soif qui me consume...

entends ma voix !...

ÉLÉE.

Voici Elée !

(Elle va lentement à lui : il l'étreint d'un long embras- sèment.)

QUATRIÈME ACTE

La salle du premier acte. Le porche est fermé.

Par la fenêtre à droite on voit l'île sous la neige. Barba, assis devant l'âtre tourbillonnent les flammes, songe. La table a été reculée vers la cheminée, à gauche. Florie, en tournant le rouet, chante.

Florie.

File ! file, mon cœur, au rouet,

file mes jolis draps d'hiver.

Avec mes cheveux,

Avec les fils de neige,

File, file, mon cœur, au rouet.

File mes jolis draps de mort.

Dans Thiver est parti mon ami.

Je reviendrai au beau temps du printemps :

n'est pas revenu, ô doux ami, ni le printemps.

84 E DÉNIE

File, file, mon cœur, au rouet.

File mes gentils draps d'avril.

Avec mes cheveux, avec un rayon d'avril,

File 1 file, mon cœur, au rouet.

File mes gentils draps d'amour.

Mon ami était parti, mon cœur est revenu. File, file, mon cœur, l'amour au rouet.

Barba, sortant de son rêve.

C'est une vieille et triste chanson : ta nourrice en berçait ton enfance.

Florie.

Une chanson est souvent triste si l'on pense à quelqu'un.

Barba.

Toute chose qui retentit dans l'écho porte ici le nom de celle...

quatrième acte 85

Florie.

L'île à jamais est restée triste du départ d'Elée.

Barba.

Pourquoi nous tourmenter d'un nom qui n'est plus pour nous qu'un souvenir? Assez, te dis-je : laisse-moi à mes pensées.

(Florie sort lentement par la porte de droite,)

Barba.

Humanité ! Humanité !

Serait-ce la loi

que nul n'échappe à la douleur?

Et la vie toujours s'accomplirait-elle

selon d'inconjurables causes lointaines?

J'avais voué cette île

aux cultes heureux. J'en avais fait un jardin d'innocence et de joie.

86 EDÉNIE

Comme un chêne

au cœur sonore, Je reverdissais d'un espoir infini dans ma race enfin soustraite

aux furies. Chimères ! folie ! La fatahté avec Rupert est entrée dans Edénie. Toi, chère et cruelle Elée, quand je croyais avoir éludé les maléfices redoutables du passé, tu leur rendais un cœur

ivre de s'immoler sous la loi d'un père parjure et barbare!

Voix des sœurs, dans la maison. Elée ! Elée ! Elée !

Sylvan, entrant et s' arrêtant au fond.

Père, souffre que mon âme, trop longtemps silencieuse, s'humihe devant toi.

QUATRIÈME ACTE 87

En différant l'aveu qui me brûlait les lèvres. Je paraissais te mentir malgré moi.

Barba, d'un ton de tendre reproche.

Parle.

Sylvan.

Du temps a passé

Depuis le soir pour notre malheur

un étranger pénétra dans la maison.

J'étais resté sur ces degrés (montrant V escalier de la

J'enfreignis ainsi ta défense [tour)

et surpris du même coup le mystère

que les autres ignoraient.

Celle qui se mêlait à nos jeux,

sœur parmi mes sœurs,

un homme inconnu

lui donnait le nom de fille.

Barba.

C'était donc le secret

que tu me cachais?

88 EDÉNIE

Sylvan.

Trois roses de vie

croissaient dans le jardin charmant

de la famille. Leur tendresse était pour moi un même bouquet riant et frais conmie le matin descendu

sur trois bouches dont le rire était pareil.

Hélas ! Je les croyais toutes trois mes sœurs encore quand une déjà ne l'était plus;

Et je ne savais laquelle. Ce n'est que plus tard, en un soir d'orage, au feu des éclairs, un Barba comme toi, en me serrant dans ses bras, me révéla sa peine

et la vérité. Ses cris, par toute l'île, appelaient Elée !

QUATRIÈME ACTE 89

Elle les écouta trop bien, puisque jamais, depuis, elle n'est revenue.

Barba.

Tu sais maintenant

Qu'un autre que moi, au nom de la nature,

la contraignit à le suivre.

Sylvan.

Mon père, je saurai bien

te la ramener.

Permets seulement qu'à mon tour

je suive ma destinée.

Je parcourrai le monde, je visiterai les hommes;

qu'elle souffre et gémit,

J'irai délivrer Elée !

90 EDÉNIE

Barba.

Elle n'existe plus pour moi.

N'attends donc rien

d'un cœur que son ingratitude

a détaché. Cependant si tel est ton vouloir...

(Entre Eumée.)

EUMÉE.

Maître, un vieillard est devant les seuils, il demande qu'on le mène vers toi.

(Barba fait un signe de la main : un homme entre et rabat la capuche qui lui couvre la tète : il s'avance vers Barba. Sylvan lentement est sorti par la porte latérale.)

Barba, après l'avoir dévisagé.

Sois le bienvenu, toi

de qui je crois reconnaître les traits.

QUATRIÈME ACTE 91

L'Annonciateur.

O maître révéré,

Quand j'entrai pour la première fois dans cette île,

tout était frais et riant

comme aux matins

de la jeunesse du monde.

Une lumière divine baignait les travaux de la moisson. Et voici que j'apporte l'hiver : un vent sauvage secouait un ciel livide chargé de grêle et de neige.

Barba.

En un couchant des âges s'endort l'île qui fut heureuse. Une ombre couvre les routes par lesquelles sont partis ceux qui ne doivent plus revenir.

L'Annonciateur.

La route des départs est aussi celle des retours. Edénie ne peut mourir.

92

EDÉNIE

Barba.

Qu'en sais-tu, toi qui oses ainsi

défier les destins? J'avais trois filles : une est partie et avec elle la grâce d'Edénie.

L'Annonciateur. J'ai vu Elée.

Barba, violent.

Elée est morte... (Après un silence.)

Tu as vu Elée?

L'Annonciateur.

Dans la solitude farouche des monts, il est un lieu longtemps réputé maudit. Ton frère y régnait en roi barbare et redouté.

QUATRIÈME ACTE 93

Mais une vierge un jour apparut, descendue du ciel plutôt que venue de la terre, Elle fut la colombe devant qui Jusqu'au morne orgueil de l'aigle S'humilie, apaisé. Du caillou brut une enfant sut tirer

l'étincelle divine. L'âme sauvage qui ruait indomptée vers le ciel, elle la plia sous ses mains filiales. Ainsi Elée

délivra des antiques fatalités les esprits enchaînés de ce Rupert que tu renies pour d'anciennes fautes expiées.

Barba, méprisant. Quel est ce conte?

L'Annonciateur.

La pitié a fait ce que n'avaient fait ni la colère ni la Ainsi le veut la loi nouvelle. [haine.

Ç4 EDENIE

Un dieu supérieur à tous les dieux

l'enseigna aux hommes :

elle fut cause du sacrifice d'Elée.

Barba.

Elée n'a pas eu pitié

des cœurs qu'elle délaissa.

L'Annonciateur.

A travers le devoir obéi

Elée est restée inconsolée.

Son éternel regret avec toi et les tiens

habite dans cette île. Fais le geste qui, à tous deux,

leur rouvre Edénie, et tu la verras sangloter de bonheur

à tes pieds.

QUATRIÈME ACTE 95

Barba.

Jamais ! il t'a suffi d'évoquer l'image funeste de Rupert pour que même Elée en devienne odieuse à mes yeux. Va.

(L'Annonciateur fait un pas vers Barba, le regarde fixement, puis se dirige d'un pas lent vers la porte latérale.)

Barba.

Non, demeure, je le veux.

(Il fixe longuement les yeux sur les siens.)

Ce sont les yeux

qui virent Elée ;

ce sont les prunelles s'imprima

la forme charmante de celle

qui pour moi reste l'inoubliée.

(Un long silence, puis, comme se parlant en rêve.)

La pitié, disais-tu,

Le pardon peut-être aussi...

96 EDÉNIE

L'Annonciateur.

Considère qu'Edénie restera un temple dévasté si tu n'y mets pour fronton le signe des dieux réconciliés.

Barba, appelant, Eumée !

(Entre Eumée.)

Appelle le jeune Maître, appelle aussi mes filles.

(Rentrent S y Ivan et ses sœurs.)

Sylvan.

Me voici, père.

Florie et Hylette. Père, que nous veux- tu?

QUATRIÈME ACTE 97

Barba.

Mes nlles, le moment est venu de vcus révéler le mystère de cette île Je ne l'ai que trop différé. Celle que vous appeliez votre sœur ne sortit point de mon sang, bien qu'elle me fût chère autant que mon sang même. Elée sortit de la misère des races. Elle me fut donnée par la douleur. C'est pourquoi j'assumai envers elle le devoir paternel.

Florie, angoissée. Père, Elée est morte?

Barba.

Non, elle accomplit sa destinée auprès d'un pèr^ malheureux et qui pour vous jusqu'ici resta l'étranger.

98 EDÉNIE

En l'exilant de cette île,

je fus cruel, moi qui croyais n'être

que juste. Ma sagesse infime fut dépassée par le simple cœur d'une enfant. Elée seule écouta la voix immortelle Sans laquelle, ah, je le sens tardivement,

Périrait l'humanité.

(Long silence : Barba reprend ensuite :)

Ma journée s'achève, l'ombre devant moi

s'allonge : je vois mieux à présent les choses. Eh bien, va, Sylvan, rachète ma vieille erreur En lui apportant le pacifique rameau Secrètement mouillé de mes pleurs: et ramène-les parmi nous. Mais tous les secrets ne sont pas dits encore. N'en est-il pas un, ô Sylvan, que tu portes en toi Comme l'essence vive du jardin de ta vie? Tu cessas d'aimer Elée d'un amour fraternel le jour où, sans cause,

QUATRIÈME ACTE 99

tu la fuis en pleurant. Qu'Elée soit désormais ton âme nouvelle d'elle et de toi sortiront les races qui après moi continueront l'œuvre de vie. Grâce à vous l'île qui connut les matins du monde Va s'accomplir dans l'amour et le pardon.

Hylette. O joie, Elée va donc nous revenir !

Florie.

Tous les oiseaux de nouveau chanteront dans l'île !

Hylette.

Je fleurirai de roses et de lys

les chemins par lesquels

tu nous la ramèneras, Sylvan !

100

EDÉNIE

Florie.

C'est moi, si tu le veux, qui te passerai au poing la bride du cheval Héraut.

Sylvan.

Par la plaine et les monts, comme au temps ensemble

avec Elée nous fendions l'espace, j'irai par le vaste monde.

Barba.

Héros ingénu, obéis enfin à ce cœur qui brûlait de s'élancer. Mais avant tout, Sylvan, ô fils, ô mes chères pensées vivantes, que je contemple une dernière fois.

QUATRIÈME ACTE lOI

à travers la grâce de ces traits, ta jeune âme magnifique.

Sylvan.

Père, ô père, souffre que je passe les mains aux belles soies d'argent

de ta barbe comme y jouèrent mes caresses d'enfant.

(Il se prosterne devant son père, lui prend les mains, les porte à sa bouche et puis V embrasse sur le front.)

Barba.

Voici la suprême épreuve :

tes pleurs ont coulé...

J'ai senti sous ta bouche

se fermer ma paupière

comme si l'heure était venue déjà

s'accomplissent les devoirs sacrés.

(Après un temps oiï ils se tiennent embrassés.)

102 EDÉNIE

Maintenant relève-toi Et sans défaillance va, jeune roi de cette île par qui l'humanité dans les siècles grandira.

(Il se lève avec solennité et étend les mains. Sylvan commence de reculer vers la porte, fléchi sous le grand geste paternel.)

L'Annonciateur.

O Maître, tes mains

jusqu'au bout semèrent l'humanité,

et voilà qu'elles planent, très grandes, ouvertes

à la promesse des moissons futures.

(Sylvan est arrivé au milieu de la scène, ayant à ses côtés Florie et Hylette, dont les têtes se posent sur son épaule. Florie en ce moment se détache de son frère et va prendre la trompe, pendue au manteau de la cheminée. Elle revient ensuite remettre à Sylvan V emblème héroïque.)

QUATRIÈME ACTE loj

Florie. Sylvan, ne nous délaisse pas trop longtemps.

Sylvan.

Mes sœurs, ne pleurez plus

et prenez confiance. Bientôt la come rauque, sur l'autre rive, vous annoncera notre retour.

Florie et Hylette. Espoir qui déjà nous réconforte !

Sylvan.

O espoir qui me transfigure, là-bas Elée m'attend !

(Le porche s'est rouvert: une clarté de soleil illumine le paysage blanc; tous les serviteurs se sont rassemblés sur le seuil et saluent de la main Sylvan. Un des ser~

104 EDÉNIE

viteurs tient par la bride le cheval Héraut. Sylvan, après un dernier geste il semble indiquer à Barba l'avenir, embouche une fois encore la trompe, tandis que Hylette fait un pas du côté du cheval et lui prenant la bride, V amène à Sylvan.)

FIN

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La Bibliothèque

Université d'Ottawo

Éckéonce

The Library University of Ott< Dote due

CE PC 2337 .L4E3 1912

COO LEMONNIER,

C EOENIE

OSCAR LAMBERTY, Editeur

?0, RUE VEYOT (Çuartier Louise). BRUXELLES

EXTRAIT DU CATALOGUE

Max Deauville. . . . L'Amour dans îâs Ruines . 3.5o

Maurice DES Ombiaux. . Farces de Samhre-et-Meuse. 3.5o

Prosper-Henri Devos. . ^lonna Lisa 3.5o

Jean Dominique . . . . A VOmbre des Roses . . 3.5o

Franz Foulon .... Jemappes 0.75

George Frémières. . . Yor 2.00

Maurice Gauchez . . . Images de Hollande. . . 2.S0

Louis Gofflot (Bast) . Un Coin du Luxembourg . 3.5o

Franz Hellens . . . \ Les Hors-le-Vent . . . 3.5o

Joseph Jeangout . . . Le Rouet d'Or (Vers) . . 3. 00

François Léonard . . . Le Triomphe de V Homme . 3.5o

.... Babyîone (Poèmes) , . 3.5o F. -Charles Morisseaux . Bobine et Casimir . . . 3.5o

Fernand Navaux . . . Etreintes i.5o

Edmond Picard .... Imogène 3. 00

.... Ainsi naît, vit, meurt

V Amour (Vers) . . . 3. 00

Georges Rency . . . . Frissons de Vie . . . . 3.5o

. ... Le Milieu wallon . . . 0.75 Georges Rens . ... La Lyre ai^nante (Vers) . 2.5o Léon Souguenet . '. . Les Monstres belges . . 3.5o Abel Torcy A l'Ombre des Saules . . 3.5o

OUVRAGES ILLUSTRES

Charles Gheude Théo Hannon Baron Lahure

Léon Van Neck

La Chanson populaire belge. 5. 00

Au Clair de la Dune (Vers) 3. 00 Lettres d'Afrique (Maroc

et Sahara occidental) . 3.5o iS3o (Histoire de la

Révolution belge). . 2.00

Fastes belges 2.00

Waterloo (Campagne de

i8i5) 2.5o

Vieux Bruxelles. . . . 2.5o 1870-71 (Guerre franco- allemande) . . . . 2.5o

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