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TYPOGRAPHIE EDMOND MONNOVER

LE MANS (Sarthe)

V1LL1ER5

de

Isle Adam

13 AoCt Sg

T. FRANC J.A^^'l•

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ELEN

DRAM E EN TROIS ACTES EN PROSE

PAR

Auguste VILLIERS DE L'ISLE-ADAM

NOUVELLE ÉDITION

B Ici git Clarimonde (( Qui fût de son vivant u La plus belle du monde. . . Th. Gautier La Morte amoureuse

PARIS

CHAMUEL, ÉDITEUR

79. Bue du Faubourir-Polssonnièrp, 79

1896

?6.

PERSONNAGES

SAMUEL WISSLER

ANDRÉAS DE ROSENTllAL, jeune seigneur de Dresde-

GOETZ, éluJiant, ami de Samuel.

TANNUGIO, chanteur el page d'ELEN, 17 ans.

ELËN.

MADAME DE WALBURG, dame de Dresde.

GRÉTE.

TÉRÉSA i . ,.^

' suivantes d Elen. CARMEN /

UN LAQUAIS.

Etudiants, Masques, Seigneurs el Dames de Dresde, Religieux, etc.

La Scène est à Dresde, à une époque vague. Toutes les indications prises du Théâtre.

E L E N

Au sortir de ce bal, nous suivîmes les grèves : Vers notre toit d'exil, au hasard du chemin , Nous allions ; une (leur se fanait dans sa main : C'était par un minuit d'étoiles et de rêves !. . .

Dans l'ombre, autour de nous, tombaient des flots

[foncés Vers les lointains d'opale et d'or, sur l'Atlantique, L'outremer épandail sa lumière mystique ; Les algues parfumaient les espaces glacés ;

Les \ieux échos sonnaient dans la falaise entière, Et les nappes de l'onde aux volutes sans frein Ecumaient lourdement contre les rocs d'airain ; Sur la dune brillaient les croix d'un cimetière.

Leur silence, pour nous, couvrit ce vaste bruit. Elles ne tendaient plus, croix par l'ombre insultées. Les couronnes des morts, fleurs de deuil, emportées Dans les flots tonnants, par les tempêtes, la nuit !

ELEN

Mais, de ces vieux tombeaux dormant sous les érables, Désertés, soucieux, aux décombres pareils. L'ombre questionnait en vain les noirs sommeils ; Ils gardaient le secret des cieux impénétrables.

Frileuse, elle voilait, d'un cachemire noir. Son sein, royal exil de toutes mes pensées 1 J"admirais cette femme aux paupières baissées : Spbynx cruel, mauvais rêve, ancien désespoir.

Ses regards font mourir les enfants. Elle passe, Et se laisse survivre en ce qu'elle détruit : C'est la femme qu'on aime à cause de la Nuit, Et ceux qui l'ont connue en parlent à. voix basse.

Le danger la revêt d un rayon familier ; Même dans son étreinte oublieusemenl tendre Les crimes rappelés sont tels, qu'on croit entendre Des crosses de fusil tombant sur le palier.

Cependant, sous la honte illustre qui l'enchaîne, Soas le deuil se plait cette àme sans essor. Repose une candeur inviolée encor. Comme un lis renfermé dans un coffret d'ébène.

Elle prêta l'oreille au tumulte des mers, Inclina son beau front louché par les années. Et se remémorant ses mornes destinées. Elle se répandit en ces termes amei-s :

ELEN

« Autrefois, autrefois, quand je faisais partie « Des vivants, leurs amours, sous les pâles flambeaux Des nuits, comme la mer au pied de ces tombeaux, Se lamentaient, houleux, devant mon apathie !

«

« J'ai vu de longs adieux sur mes mains se briser ! « Mortelle, j'accueillais sans désir et sans haine i Les aveux suppliants de ces âmes en peine : « Le sépulcre à la mer ne rend pas son baiser.

Oui, je suis insensible et faite de silence, Et je n'ai pas vécu ! mes jours sont froids et vains; Les cieux m'ont refusé les battements divins : On a faussé pour moi les poids de la balance.

« Je sens que c'est mon sort, même dans le trépas : « Et, soucieux encor des regrets ou des fêtes , « Si les morts vont chercher leurs fleurs dans les

[tempêtes, « Moi, je reposerai , ne les comprenant pas. »

Je saluai les croix lumineuses et pâles ! L'étendue annonçait l'aurore, et je me pris A dire, pour calmer ses ténébreux esprits Que le vent du remords battait de ses rafales,

Et pendant que la mer déserte se gonflait : « Au bal, vous n'aviez pas de ces mélancolies , " Et les sons de cristal de vos phrases polies « Charmaient le serpent d'or de votre bracelet.

10 ELEN

« Rieuse et respirant une touffe de roses « Sous vos grands cheveux noirs mêlés de diamants ; « Les valses vous jetaient près de moi par moments ; « Votre blond cavalier vous disait mille choses ;

« J'étais heureux de voir sous le plaisir vermeil « Se ranimer votre âme à l'oubli toute prête <c Et s'éclairer enfin votre douleur distraite <c Comme un glacier frappé d'un rayon de soleil »

Elle laissa bi'iller sur moi ses yeux funèbres El la pâleur des morts ornait ses traits fatals « Selon vous, je ressemble aux pays boréals : « J'ai six mois de clartés et six mois de ténèbres?.

« Non, monsieur, mes regards sont à jamais tournés « Vers l'ombre, et mon orgueil empêche d'y rien lire : « Je fais semblant de vivre, et, sous un clair sourire, <i Je suis pareille à ces tombeaux abandonnés. «

THEOPHILE GAUTHIER

\

ACTE PREMIER

ELEN

ACTE PREMIER.

Une terrasse devant l'auberge des Armes de Dresde. La devanture lient la longueur des trois plans, à gauche.

Au fond, grande allée de la principale promenade de Dresde ; montée praticable. Statues entre les arbres ; palais lointains.

A droite, charmille dont l'entrée fait face au public ; près de la charmille un banc de mousse.

A gauche, presqu'au milieu de la scène, table sur laquelle est posé un candélabre allumé.

Au lever du rideau, Tannucio dans un grand manteau brun, la cape ramenée sur le front, descend par le fond, à droite ; l'heure sonne dans la ville ; il regarde l'enseigne et s'arrête.

SCENE PREMIERE. TANNUCIO, SEUL, PUIS GRÉTE.

TANNUCIO.

Les Armes de Dresde?... Bien. Neuf heures, je suis exact; madame de Walhburg va venir.

(Il s'approche.)

16 ELEN

Les étoiles commencent à briller ; le vent est si doux qu'il n'agite même pas les lumières de ce flambeau.

((1 frappe sur la table, Gréte paraît sur les marches de l'auberge.)

Du vin de Calabre !

(Il s'asseoit puis s'accoude et rêve.)

Madame de Walhburg !... Oui, c'est une vio- lente amazone, attrayante comme les dangers inconnus; l'obscure fierté de ses regards ne laisse jamais transparaître la fête lugubre de son cœur; son front porte la mélancolie comme une parure , et toujours vêtue de noir, elle ajoute parfois à son corsage un bouquet d'immortelles, comme on en voit sur les tombeaux.

(Rentre Gréte avec un flacon cerclé de paille et une coupe de cristal. Tumulte de hurras dans l'intérieur de la taverne.)

Quelles sont ces voix joyeuses ?

ACTE PREMIER 17

GRETE.

Cp sont les étudiants qui boivent depuis trois jours.

(Elle verse.)

Ils attendent ce soir même, le retour de leur chef, Samuel Wissler. Un beau jeune homme pâle. . .

TANNUCIO, i part.

Leur chef?... C'est juste ; ils conspirent pour se distraire, ces jeunes gens.

(Les fenêtres du palais (I'Elen s'illuminent dans le lointain ; Tannucio se détourne, un reflet de lumière frappe son visage ; Gréte l'aperçoil ; mouvement de surprise . )

(Haut). Qu'avez-Yous?...

18 ELEN

GRETE.

Rien. N'êtes- vous pas...

TANNUCIO, â part.

Diavolo ! .

GRETE.

... Le page de la comtesse Elën ?

(T.\N\ucio, souriant, hausse légèrement les épaules et boit sans répondre.)

Certainement vous lui ressemblez un peu.

TAN.NUCIO, la regardant tî.vement.

Vous connaissez ce page, mademoiselle ?

ACTE PREMIER 19

GRETE.

Oh I pour l'avoir vu passer à cheval et ren- trer dans ce palais madame Elën donne des bals si brillants, toutes les nuits... Mais Thérésa, ma cousine, qui est à la comtesse, pourrait vous dire une belle histoire !

TANNUCIO, inquiet.

Une belle histoire ?

GRETE.

Je l'ai oubliée... Cela s'est passé en Italie je crois. La comtesse, paraît-il, voyageait dans les Apennins. On traversait une grande forêt, aux environs de Florence lorsque, tout à coup, son équipage fut entouré par des brigands.

20 ELEN

TANNUCIO lorpnant, aux lamiores des bougies, la coupe de cristal.

Malpostc !

GRETE.

Les domestiques étaient si bien armés que les brigands prirent la fuite. Tannucio était un joli garçon de quinze ans ; il faisait partie de la bande, et la belle dame, au fort de l'aventure l'avait distingué d'un coup de pistolet. L'enfant était tombé tout sanglant sur le gazon, la com- tesse le prit dans sa calèche, le fit guérir, et, comme il chantait bien, il est devenu son page, depuis.

TANNUCIO, se levant.

Un glorieux conte !

(Lui donnant une pièce d'or.

ACTE PREMIER ~'

Tenez, mademoiselle .

(Gréte se relire avec un sourire el un salut. Tannl-cio s-éloigne vers le fond de la scène. Aussitôt la porte refermée, il se retourne brusquement.)

22 ELEN

SCENE II.

TANNUCIO, seul.

Seul!...

(Il fait un gesle Je décision insouciante, entr'ouvre son manteau, relève sa cape, et les jette loin, sur un banc. Il apparaît alors dans son costume de page, pourpoint et mailles collantes, en soie cramoisie, et brodés de passequilles d'or ; un riche poignard à la ceinture, une plume de paon au coin de la toque, les cheveux bouclés, noirs, flottants et poudrés d"or ; il se met à rire silencieusement.)

Protée n'était qu'un malappris !. . .

(Il s'asseoit près du candélabre, sur la table, puis il tire de sa poche un petit llacon et le regarde,)

Vingt-cinq gouttes, vingt-cinq mille floiins!... disait-elle. Mille florins la goutte ; on dou-

ACTE PREMIER 23

Lierait volontiers la dose à l'occasion ! L'obscur est de les verser.

(Il rêve.)

D'ailleurs, il est d'autres moyens, moins hasardeux et plus brillants ; la zingara corse qui me l'a cédé pour une ballade me jura, sur ses amours, que le parfum de ce bon élixir suf- firait pour infiltrer dans le cœur un poison irrémédiable ; je suis tranquille, ô mille fois dédaigneuse Elën !

(Un moment de silence. Il se lève tout coup.)

Ah divinités infernales !... je n'hésiterai pas. Je me moque des amours et des vengeances, je souris des noires colères jalouses. Mais quoi !... pas un thaler dans la bourse, et j'ai besoin d'or pour m'en aller dans les pays de mes rêves, les pays de calme et de clartés ! . . . Car je m'ennuie sous ces froids soleils !. . . je chante mal dans ces pays de malheur. . . L'or est décidément le bienvenu ! Les dés sont jetés ; j'accepte.

(Il se rasseoit sur la table, se remet à jouer avec son poignard et reprend sa physionomie sourianle.)

24 ELEN

A présent rappelons-nous la fameuse phrase de Madame de Walhburg : « Il nous faut un signal ; eh bien, ce soir à neuf heures soyez caché dans la charmille, à l'hôtel des Armes de Dresde. Appuyée au bras de monsieur de Rosenthal, je passerai près de vous ; si je laisse tomber ce bouquet d'immortelles, exécutez vite ; si je garde les tleurs à la main, attendez en- core. » Bien ! . . . Pourvu qu'elle soit ré- solue ! . . .

(Il se lève et fait quelques pas en regardant les allées environnantes . )

C'est elle !. . . Oui; les voici tous deux ; ils parlent d'amour, sans doute... A mon poste !

(Il se cache dans la charmille et s'accoude à une sta- tue. Entrent par le fond, à gauche, madame de Walu- BURG et le Chevalier.)

ACTE PREMIER 25

SCENE iir.

ANDRÉAS DE ROSENTIIAL, MADAME DE WALHBURG, TANNUGIO CACUÉ, puis GCETZ.

ANDRÉAS, vijtu de noir, jeune seigneur, un peu pâle, in-éprocliable.

Je m'attendais à rencontrer la landgrave Léonore, votre belle amie, dans le cours de la soirée d'hier ; vous avez chanté seule et si bien que nous avons oublié son absence, ma- dame.

MADAME DE WALHBURG.

Ce compliment, monsieur de Rosenthal, ne s'adresse pas à moi; vous ne m'avez pas en-

26 ELEN »

tendue; je vous rappelais seulement, oh! j'en suis certaine! les accents d'une voix plus aimée.

(Elle s'asseoit sur le banc de mousse).

ANDREAS.

Vous me surprenez, madame.

MADAME DE WALHBURG, jouant avec le bouquet d'immortelles.

En ce moment même vous êtes soucieux; vous songez à une femme près de laquelle, selon vous, la plupart des autres femmes ne méritent plus l'attention : la comtesse Elën, je crois?....

(Doucereuse).

Pardon, je ne savais pas que ce nom dût vous faii'e pàJir ?

ACTE PREMIER 27

ANDRÉAS, debout-, appuyc' à la charmille.

J'ai sans doute admiré, avec tout le monde, Il comtesse Elën dès son arrivée à Dresde, et nous avons été liés quelque peu, c'est vrai ; mais actuellement, ce ne serait que par poli- tesse ou par simple curiosité que je prendrais sur moi, si je la rencontrais jamais, de lui de- mander de ses nouvelles.

MADAME DE WALHBUUG, souriante.

Vous êtes heureux : vous avez le détache- ment facile. Voilà, certes, un amour vile effacé.

ANDREAS.

Effacé!... Les sentiments qu'inspire une telle femme peuvent changer, mais ils ne s'effacent pas.

28 ELEN

MADAME DE WAIJIBURG.

Ce qui veut dire que vous en êtes à la haine?

ANDRÉAS, après ua silence.

J'ai beaucoup aimé la comtesse Elën, ma- dame.

MADAME DE WALHBURG.

C'est un sentiment d'amour-propre blessé qui vous fait parler de la sorte : vous êtes in- j uste.

ANDRÉAS.

Le cœur ne sait rien du juste ou de l'injuste: il éprouve; cela suffît. Mais quittons ce sujet, de grâce.

ACTE PREMIER 29

MADAME DE WALHBURG.

Dites, vous l'aimez encore, monsieur de Ro- senthal?

ANDREAS, avec un sourire.

Ceci me fait de la peine, venant de vous.

M.\DAME DE W.VLHBURG.

De toute votre àme, n'est-ce pas?...

ANDREAS, à part.

Parles démons!... (Haut). Ne parlons plus de la comtesse, je vous prie.

30 ELEN

MADAME WALHBURG.

Au point d'en mourir, si elle n'essaye pas de vous aimer encore ?...

ANDRÉAS, brusquement.

Eh bien, oui madame! puisque vous tenez à le savoir. La comtesse Elën serait ici, s'appro- cherait de moi, me prendrait la main en me disant : « Je veux essayer de vous aimer, » je lui répondrais: « Vous êtes venue comme un supplice et vous avez emporté mon âme; je ne vous rappellerai pas les circonstances qui nous ont séparés au miheu de cruelles paroles ; je sais qu'on n'efface rien. Quand vous m'eûtes abandonné, mon premier mouvement fut de plaindre celui qui vous aimait; je savais quil serait seul un jour. Je n'ai connu de la haine que ce qu'elle a de fiévreux et de passager ; je n'éprouvais pas de jalousie, puisque d'autres yeux que les miens ne pouvaient voir en vous celle que je voyais; nul ne saurait vous ravir,

ACTE PREMIER 31

pour mui ! J'ai pensé simplement que vous étiez morte; j'ai pâli souvent de douleur en me souvenant de vous. Maintenant je te revois, c'est bien; laissons tout cet enfer!... Je me de- mande seulement comment tu es ressuscitée aussi belle, étant restée plus longtemps que Lazare dans le tombeau.

MADAME DE WALHBURG, lui prenant les mains.

Gomme vous aimez!... Cependant vous êtes seul.

ANDRÉAS.

Je n'ai plus qu'un devoir à remplir.

MADAME DE Vn^ALHEURG.

Eh! mais une femme n'est pas impitoya- ble.

(Avec un sombre dédain contenu).

3

32 ELEN

Et surtout. . .

ANDRÉAS.

Je ne comprends pas...

MADAME DE WALHBURG.

Et quel est-il ce devoir?..,

ANDRÉAS, après un moment.

Aimer seul.

(11 fait quelques pas vers le fond de la scène et regarde , les noires allées désertes).

TANNUCIO, se dressant près de madame de Walhburg, et d une voix très basse et très rapide.

Eh bien! madame?

ACTE PREMIER 33

MADAME DE WALIIBURG, de même.

Attends encore!...

(TA^f^'ucIO se cache de nouveau clans la charmille. Andréas revient vers elle.— Madame de Walhblrg re- mettant les (leurs à son corsage i.

Il me semblait que votre attachement datait d'un voyage en Italie?...

ANDREAS.

Elën !. . . je l'ai connue, étant venu un soir lui demander l'hospitalité dans un sombre et an- tique palais, aux environs de la ville éternelle. Des étangs dormaient à peu de distance de ses murailles, et ce voisinage en approfondissait l'isolement. Sous le charme d'une sympathie mutuelle, elle m'apprit alors qu'elle venait de régions éloignées, des Antilles, je crois, de son pays, et qu'elle vivait retirée. Bientôt l'intimité devint plusfamilière et, sous le charme de sa causerie, je me sentais oublier les désen-

ELEN

chantements. Dans la peine, sous les fers, au milieu d'épreuves indicibles, s'était justifiée l'élévation native de son esprit. Les transpa- rences de ses rêves ornaient ses regards; ils inspiraient des sensations de forêts orientales; il y avait des lions et des serpents dans les so- litudes de cette femme !.. Et je remarquais sa beauté, l'éclat de sa pâleur créole, la distinction de ses traits, les bruns reflets de sa chevelure. Des senteurs de lianes dorées émanaient de sa démarche, son corps était baigné du riche parfum des savanes... Oh! son visage magnifi- quement fatal!.., je l'ai perdu.

MADAME DE WALHBURG.

Vous avez revu ce visage ?

ANDREAS.

Oui. . . Deux années lui donnaient ces char- mes pénétrants qui éveillent l'idée du premier rayon d'octobre sur les feuilles : c'est mainte-

ACTE PREMIER 35

nant une jeune femme dont les sens atteignent l'horizon de la Mort.

MADAME DE WALHBURG, a part.

Oh ! tristesse, il ne me voit même pas.

(Haut, d'une voix glacée).

Quel âge a-t-elle?...

ANDRÉAS.

Le vôtre, à peu près.

MADAME DE WALHBURG, à part.

Misérable femme ! puisse le poison te faire éprouver seulement la moitié de mes souf- frances !

(Haut.)

36 ELEN

Il est inutile de rester plus longtemps : l'air de la nuit m'a fait du bien ; je vous remercie : je suis mieux, je puis rentrer.

AN'BREAS.

J'aurai l'honneur de vous présenter mes adieux ce soir, madame : je vais partir pour un pays très éloigné.

MADAME DE WALIIBURG.

Comment!... vous quittez l'Allemagne I. . . Vous allez... et c'est maintenant que vous le dites?...

(Elle tombe assise encore ; silence ; étonnemenl du chevalier.)

Oui, je comprends !... distraire, étouffer vo- tre chagrin . . .

(Brusquement.)

ACTE PREMIER 37

Tenez, c'est une chose intolérable, monsieur, c'est une horrible pitié !... D'où vient-elle, cette femme ?... de Rome : on sait ce qu'elle a fait en Italie ! Sa beauté, dites-vous ? Je l'ai vue : son visage est passable, à peine. Son intelligence ? A quoi l'exerce-t-elle ?... Son goût ?... Quels amants se choisit-elle ?... Ah ! Ses moyens de séduction, je les devine !... Peu de femmes en seraient jalouses.

ANDREAS.

Vous avez des regards plus élevés, ma- dame.

MADAME DE WALHBURG, Continuant.

Oui, tout ce que je pourrais ajouter de pal- pable serait inutile : vous l'aimez... La radieuse Elën m'a pris mon mari, je crois ? Je le lui laisse bien volontiers. Elle nous insulte par ses triomphes et son luxe inconcevables; eh bien ! le prix de ses faveurs est juste; c'est charmant ;

38 ELEN

chacun son métier !... Un prince palatin, un jeune seigneur, d'une beauté, d'une âme exquises, vient de se tuer à cause d'elle, c'est parfait ! Le bruit, le fard, le deuil, la ruine, l'impudence et la honte, c'est admirable : à chacun sa vie !... Mais quelle soit parvenue à vous aveugler ainsi, à vous ôter à vous-même, à vous faire souffrir si profondément, monsieur de Rosenthal !

(Sombre.)

Je suis bien malheureuse, bien disposée au pardon ; cependant voilà ce que je garde au fond de mon cœur.

ANDREAS.

Madame, je vous remercie de l'intérêt que vous me témoignez, bien qu'il soit pénible d'en- tendre outrager, n'importe ses crimes, une femme aimée et perdue. Je ne conçois rien à ce courroux, ni rien à cette conversation. Vous m'avez questionné avec instance et j'ai répondu sincèrement: je le regrette; mais je ne veux pas

ACTE PREMIER 39

me livrer à demi ; écoutez. Elles ne nie tou- chent plus ces histoires sombres dont j'ai souffert !... D'autres l'ont possédée, je le sais. Oui, le premier connut sa vigne vierge aux grappes dorées par le soleil d'Orient ! Le second s'est baigné dans ses fleuves paisibles ! Le troi- sième s'est enivré avec une goutte de sa nuit remplies d'étoiles attristées!... Que m'importent les autres ! Seul je sais ce qu'elle m'a donné... Qu'elle ait aimé celui qui vous parle, je n'en doute pas ; elle n'aime plus, voilà tout. De quel droit lui ferais-je un crime d'un malheur qui me frappe ? J'ai provoqué tout cela ; de quoi me plaindrais-je ? Elle n'aimera plus, cela me console .. En vérité, madame, heureux celui qu'une femme aime le dernier ! Il est pareil à ce nabab qui héritait des maharadjahs indiens. Mon âme lointaine s'inquiète peu des océans traversés, des horizons parcourus, des amours endormis sous la terre.

MADAME DE WALHBURG.

Et vous partez !... J'espère que nous nous re- trouverons encore ?

ELEN

ANDREAS.

Le pays que j'ai choisi pour exil est en rap- port avec moi-même, et mon cœur est une nuit d'hiver. Ce sont des parages de tempêtes ; une étendue de vagues informes, troublées, déses- pérées, de rochers brisés par le froid : je vais vivre dans une cabane, de la vie des pêcheurs. J'en ai assez de la terre.

MADAME DE WALHBURG

Alors, certainement, nous nous retrouve- rons.

ANDREAS

Je ne pense pas, madame ; c'est le pays noc- turne où le vent des mers lutte avec le vent des montagnes ; c'est l'Islande,

ACTE PREMIER 41

MADAME DE WALHBURG.

Je ne vous quitte plus, si vous voulez.

(Elle se lève et lui tend la main.)

ANDRÉAS, reculant de surprise.

Oh I... vous m'aimez !... Vous ! . . .

MADAME DE WALHBURG

De toute mon àme et depuis longtemps, monsieur de Rosenthal I

ANDRÉAS

Madame, pourquoi donc avez-vous attendu ? Mon cœur est mort : je suis de ceux qui ne peuvent aimer qu'une fois. Recevez les meil-

42 ELEN

leures pensées qui me restent. . . Je dois partir seul.

MADAME DE WALHBURG, cachant son visage d.ms ses mains.

Allons ! tout est fini.

(Elle tombe contre la charmille et reste silencieuse un instant : puis elle arrache lentement les Heurs de son corsage et les regarde. Andréas est au milieu de la scène interdit. Entre Goetz, sortant de la taverne .)

ACTE PREMIER 43

SCENE IV

Les mêmes, GOETZ, descendant les MARcnES, puis SAMUEL WISSLER.

GOETZ, à part.

(C'est un jeune homme de bonne mine, et portant le costume des étudiants.)

Comment ! dix heures ! et Samuel n'est pas ici ! Serait -il arrêté !

(Au chevalier.)

Puis-je me permettre de vous demander, monsieur, si vous n'avez pas rencontré en che- min, tout à l'heure, un jeune homme d'environ vingt-six ans, d'une physionomie grave, intel- ligente et douce, aux prises avec une escouade de soldats ?

ELEN

ANDREAS.

Non, monsieur, je n'ai vu personne.

(Ils causent à voix basse; madame de Walublrg s'est éloignée de quelques pas vers le fond de la scène.)

MADAME DE WALIIGURG, à part.

Fleurs mortelles, je vous laisse tomber avec mépris, comme je laisse tomlDer de mon cœur, mon amour et ma vengeance !

(Le bouquet tombe : Samuel entre à gauche en ce moment.)

TANNUCIO, dans la charmille.

A l'œuvre !

(Il fait un geste sinistre, s'enveloppe de son manteau et se croise avec Samuel.)

ACTE PREMIER

SAMUEL, se baissantet présentant le bouquet.

Vous perdez ces fleurs, madame.

(Madame de Walubcrg tressaille et le regarde fixe- ment.)

GOETZ, se détournant, joyeux, au son de la voi.x de Samuel.

! le voil'i !

(Il s'approche de Samuel ; Tanwucio, invisible, au fond, observe en silence.)

.MADAME DE WALHBCRG, h Samuel.

Gardez-les, monsieur, et puissent-elles vous porter bonheur !

(Tannucio disparait.)

46 ELEN

SAMUEL, s'iQclinant.

Mille grâces !

(Il attache les immortelles àrunde ses brandebourgs et redescend la sct'ne en échangeant une poignée de mains avec Goetz. Madame de Walhburg prend le bras du chevalier et s'éloigne avec lui silencieusement.)

ACTE PREMIER

SCENE V

SAMUEL, GOETZ.

GOETZ .

Oh ! mon cher Samuel ! . . .

(Us s'embrassent avec effusion.

SAMUEL.

Eh bien, me voilà, mon cher Goetz Qu'avez-vous fait pendant mon absence ?

GOETZ.

Nous avons mené la même vie, aventureuse et libre ; nous avons aimé, nous avons souffert,

48 ELEN

nous avons travaillé; nous avons sablé de larges rasades en causant de toi le plus souvent . . . Mais, viens; Justinian, Manuel, Hans, Arnold et tous les anciens attendent le président des étudiants de Saxe; ils sont impatients de con- niiitre les dépèches de Prusse et d'Allemagne.

SAMUEL.

Tout à l'heure.

(Applaudissements et cris dans la taverne.)

Quel bruit ils font, ces enfants !

(Il s'asseoit.)

GOETZ, debout près de lui.

Toujours grave ?. . . Toujours enseveh dans les profondes pensées?. . . Toujours en bonne fortune avec la déesse Raison ?

SAMUEL, souriant.

Toujours.

ACTE PREMIKR 49

GOETZ.

Il est des maîtresses moins jalouses et plus galantes ?... Tiens, j'ai là, sur ivoire, un mé- daillon de la comtesse Elën... Connais-tu la comtesse?

SAMUEL.

Non.

GOETZ.

Un Titien, cher docteur !. . . Une brillante courtisane, comme disent les Italiens.

SAMUEL.

Celui qui aime une telle créature mérite qu'elle lui mette le pied, tût ou tard, sur le cœur et sur le front.

50 ELEN

GOETZ.

Les femmes ne brisent l'avenir que de ceux qui n'en ont pas. Cher Samuel, à défaut des amours compliqués et superbes, ne sois pas, au nom de ta jeunesse, plus austère que les ermites !... Vois ce feuillage rouge ; c'est la fin de l'automne ; elles approchent, les longues veillées d'hiver ; la causerie aux clartés de la lampe, deux ou trois amis éprouvés et savants, autour de soi des livres, les chiens près du feu, la carabine accrochée, de bonnes pipes en por- celaines, bourrées de canastre, d'excellent thé sur la table, et, dans l'ombre, travaillant à côté du clavecin, la femme qui vous aime, n'est-ce pas le rêve d'un bon philosophe ?

SAMUEL.

Je comprends la duchesse Eléonore venant trouver Le Tasse, et la reine embrassant le poète endormi, mais je ne comprends pas les femmes que vous suivez dans les promenades.

ACTE l'IŒMIEll 51

Vous admettez au partage de votre existence des cœurs tombés, des esprits nuls, des âmes méchantes, vous dont le front pense magnifi- quement ! Une femme, dis-tu ? Celui qui ac- cepte, ne fut-ce qu'une heure, Famour d'une pareille folle s'expose à perdre le sens de bien des choses élevées. J'ai le cœur neuf, et si j'avais le temps d'aimer comme vous aulres, il me faudrait mon égale ou la solitude. Mais je veux garder la pureté de mon àme : c'est ma liberté. Pas de souillures à la pensée ! Les luttes chastes augmentent sa puissance lucide : il faut écarter avec résolution ce qui cherche à l'assombrir.

GOETZ.

Ah! tu es intraitable!... Encore faut-il un idéal sur la terre !

SAMUEL.

Et c'est une femme que tu proposes?. . . L'Idéal ! Je l'ai cherché longtemps. Sombre

ELEN

et soucieux, j'ai connu la honte de vivre... Oui, la souiïrauce a distrait longtemps mon orgueil solitaire; j'ai profondément douté de l'invisible. Alors, je me souviens, j'habitais les plages du Nord comme un exilé. L'inquié- tude du ciel me travaillait ; je ne pouvais découvrir, je le sentais bien, hélas! un idéal digne de moi, que dans les royaumes de la mort. Ce fut une folie si terrible, que je me levais au milieu de la nuit, lorsque j'entendais les tempêtes; j'allais en mer, me perdre dans les lames, et, hagard, je m'incarnais dans l'Océan. L'infini, les clameurs du vent, les rochers perdus devenaient le prolongement de moi-même. Mon désespoir se drapait orgueilleu- sement sous ces vêtements en désordre; cette vie, au fond, c'était la mienne; ces grands cris étaient l'expression équivalente des paroles qui dormaient en moi ; la voix humaine n'étant pas en rapport avec ce qu'elle voudrait parfois expri- mer, je me servais, pour me plaindre de ces pou- mons sublimes: tout cela criait pour moi!...

GOETZ.

Et tu écoutais avec ferveur, cette musique de

ACTE PREMIER 53

Dieu? C'était fort beau!... Pour moi, je l'avoue humblement, je préfère aux. clartés de la lune sur les flots celles des candélabres sur les belles épaules! . . . Par les dieux inconnus ! vivent la jeunesse et les belles nuits! les soupers ruis- selants de fleurs, de femmes, de pierreries et devins couleur de topaze! Vive la musique de l'or sur le marbre, le cliquetis des dés, le frois- sements des épées et des écharpes de soie ! Vivent les chevelures noires, étincclantes, et les beaux vers qui célèbrent les belles adorées! C'est plus sûr.

SAMUEL.

Tu crois?... tu es libre. C'est une question de préférence d'idéal qui fait les différences hu- maines; tu pouvais choisir mieux, mon cher Goetz ; mais chacun son goût.

GOETZ.

Ah çà! quelle Toison d"or as-tu conquise, ù

54 ELEN

la fin de tes courses plus qu'étranges, toi qui parles?. . .

SAMUEL.

La certitude que cette vie influe sur une autre.

GOETZ.

L'idée, je le confesse, est assez en vogue de- puis quelques siècles. Peste seulement à éprou- ver qu'elle correspond d'une manière positive à la réalité.

(Souriant).

Je te reconnais bien !... Tu réveilles, à peine descendu de cheval, nos anciennes discus- sions.

SAMUEL.

La Terre dit au Germe: « Que sert de t'agiter

ACTE PREMIER 55

ainsi dans l'obscurité ? Pourquoi tant d'inquié- tudes? que cherches-tu? Je suis ta fin der- nière, je t'enveloppe, je t'étoufTe; toute lutte est bien inutile. Il n'y a rien au-dessus de moi. Ne serait-il pas plus sage de t'oublier dans un repos divin, au lieu de t'épuiser en vaines fa- tigues?... sommeille en moi pour toujours. » Mais le Germe pressent la lumière. Il a le mouvement, qui est la volonté de sa foi! Cer- tain qu'il y a quelque chose au-delà, le Germe n'écoute pas les tentations de la terre; il se débat dans l'ombre, il meurt ; mais sa foi vic- torieuse lui survit ! Elle transfigure son cadavre, réalise la forme parfaite de sa nature, qu'il rê- vait peut-être obscurément; il monteavec l'aide de la mort, et, à travers les angoisses, enfin le voilà qui s'épanouit au Soleil !.. .

(Après un instant).

Malheur sur les germes immobiles qui meu- rent tout entiers ! Ils se sont payés des raisons que leur otïrait la Terre : rien ne prouvait, en eux, leur immortalité! Qu'ils dorment, suivant ce qu'ils ont voulu. La Mort n'est qu'une fille de la Nature ; il faut résister à la Natui e pour surmonter la Mort; la lutte deviendra la subs*

56 ELEN

tance des choses espérées. Croyons-en la vue des cieux; souvenons-nous de la lumière! N'écoutons ni les sens : ils sont de la terre ; ni la chair: c'est de la nuit. Conservons jusqu'au dernier souffle l'indomptable espérance ! Nous passerons dans notre espérance ! A. travers une autre mort, nous nous efforcerons vers un autre soleil.

GOETZ.

Voilà mon philosophe parti pour les régions sublimes ! . . . Heureusement, nous avons la science qui est un flambeau, cher mystique ; nous analyserons ton soleil, si la planète ne fait pas explosion plus vite qu'il n'est de rigueur !

SAMUEL.

La science ne suffit pas. Vous finirez tôt ou tard par vous mettre à genoux .

ACTE PREMIEn 57

GOETZ.

Devant qui?

SAMUEL.

Devant les ténèbres.

(Un silence).

GOETZ.

Pourquoi me dis-tu tout cela justement ce soir, mon cher Samuel ?

SAMUEL.

Je ne sais pas. Est-ce qu'on sait le pourquoi d'une chose?. . . D'ailleurs je parle dans le dé- sert, tu es encore de ceux qui entendent sans entendre.

58 ELEN

GOETZ.

Non. Tu pourrais bien avoir raison. Tu es très grand, Samuel ; tu deviendras un penseur puissant, et ton nom sera l'un des points de ralliement de l'esprit humain. Cela, nous en sommes tous persuadés.

SAMUEL.

Nul homme n'est nécessaire; un autre peut venir à ma place, attirer l'attention de quel- ques esprits désenchantés même de l'indiffé- rence, sur certains domaines de la pensée... Qu'importe le nom ? Je suis peut-être une pa- role ; je ne dois tendre qu'à me prononcer, le reste ne me regarde plus. Aussi je trouve que je n'ai pas le droit de songer à l'amour, aux dissipations et aux plaisirs. Je résiste à la ten- tation, et, comme le pli est pris, je n'ai pas grand peine. Chacun sa nature, je ne me plains pas de la mienne, voilà tout.

ACTE PREMIER 59

Cfkel'r de voix sonores et joyeuses dans l'auberge.

Fratres, gaudeamus (1) Juvenes dum sumn? ! Post jucundam juventutem, Post molestam senectutem. Nos habebit humus : Igitur gaudeamus !

GOETZ.

Les entends-tu?. . . Quitte-moi, pour un ins- tant, ces idées graves : viens te distraire avec nous : l'occasion est belle; nous avons du vin précieux; nous avons le projet d'aller soupsr à la Porte-Noire, après une promenade en bar- que sur l'Elbe ; viens-tu?

SAMUEL

Non : je suis fatigué.^ Je voulais seulement te serrer la main ce soir; je serai mieux disposé demain. Bonne nuit.

(1) Chant populaire des étudiants d'Allemagne.

60 ELEN

GOETZ.

Eh bien , comme tu voudras, mon bon Sa- muel; repose-toi, c'est juste ! mais à demain.

(Ils se serrent la main. Goetz rentre dans l'auberge).

ACTE PREMIER 61

SCENK VI

SAMUEL seul.

Quel temps de paradis!... Les belles étoi- les!... La nuit sera tiède et charmante. 0 si- lencel...

(Il redescend, la scène pensif).

Mais je suis prince d'une nuit plus grande: j'ai le cœur plein de liberté : je puis m'endor- mir dans la solitude.

(Apercevant un banc de mousse). Voilà, je trouve un lit merveilleux.

(Aprî's un coup d'oeil entre les arbres).

Mon cheval est bien attaché, c'est cela.

(11 défait son ceinturon).

62 ELEN

Je regagnerais bien mon auberge, mais c'est si loin !... Le ciel est pur, le feuillage est som- bre et tout est embaumé par l'automne.

(S'asseyant).

Décidément ce banc de mousse me parait plus commode que tous les lits de la terre.

(11 s'étend, s'arrange et ferme les yeux).

ACTE PREMIEK 63

SCENE VII

LA* COMTESSE ELEN, SAMUEL, endormi.

ELEN.

(Elle rentre par le fond, à gauche, presque en courant, masquée, enveloppée d'un long voile dedenlelles noires, un poignard à la main. Elle s'arrête, regarde autour d'elle et fait quelques pas vers la charmille sans voir Samuel. Chancelante, elle s'apçuie de la main contre les branches, ôte son masque et remet son poignard dans son corsage).

J'ai fui, cela m'étouffait!...

(Un silencej.

Comme leurs paroles étaient fades et humi- liantes! Un tour de valse et l'on m'aime; c'est affreux. Je regrette la pauvre maison de mon

5

64 ELEN

pèro; c'est un malheur pour moi dV'tre née!... Décidément, je ne veux plus de bals.

(Elle fait quelques pas). Au moins on respire ici.

(Apercevant Samuel).

Tiens, c'est un jeune homme, un étudiant, je crois. C'est insoucieux de dormir tout seul à la belle étoile! Sa moustache est brune et ses cheveux sont bouclés.

(S'éloignaat).

Quels seigneurs ennuyeux! Je ne veux pas retourner dans mon palais cette nuit. Qu'ils s'en aillent ! . . . Ils me désolent ! . . .

(Revenant près de Samuel).

S'il savait que je suis cependant?. . .

(Un silence).

Hélas ! pauvre fcMnine charmante, il ma vue sans doute, et me voir c'est me connaître, pour

ACTE PREMIER G5

ces enfants. Il me donnerait un regard d'éton- nemcnt et un doux sourire : pourrais-je lui pardonner jamais ce sourire-là?...

(Un silence encore).

Comme son front résolu et fier oublie paisi- blement ! Les charmes de la nuit, la tranquil- lité de ce dormeur, m'oppressent malgré moi. Pourquoi suis-je ici? L'air est devenu d'une douceur mortelle, et ces rayons à travers le feuillage me pénètrent. . .

(Souriante).

II a bien raison ce jeune homme!

(S'éloignant un peu.)

Peut-être il ne me connaît pas; m'aurait- ii vue?... Je suis folle.

(Rieuse soudainement.)

Qui s'imaginerait la comtesse Elën courant, à cette heure-ci, les promenades de Dresde?...

(Pensive.)

Le chant du rossignol me faisait mal tout à l'heure, sur le chemin... Je voudrais bien

66 ELEN

l'éveiller, je n'ose pas. Vous allez voir qu'il va m'embrasser si je l'éveille.

(Frappant du pied légèrement.)

Ah ! mais il m'impatiente, à la fin ! Est-ce que c'est l'heure de dormir? On ne dort pas comme cela, d'ailleurs!...

(Après avoir songé un instant.)

Oui, c'est une idée admirable ; c'est cela même. Je vais l'aimer trois jours sans qu'il sache mon nom; je veux l'aimer simplement, ce jeune homme, et puis je m'en irai, je le laisserai seul avec mon souvenir. Ainsi je resterai pure et respectée dans l'âme de quel- qu'un sur la terre. C'est dit, je vais prévenir Térésa pour qu'elle renvoie tout le monde en annonçant que je suis malade.

(Elle fait quelques pas et revient.)

Quoi! l'abandonner?.. . S'il se réveillait?...

(Les fenêtres du palais d'Elën s'éteignent dans le loin- tain.)

Ah! ce sont mes femmes qui m'ont devinée, ou Tannucio... Tout est redevenu silencieux; mon palais est sombre et tout en fleurs au mi-

ACTE PREMIER 67

lieu des lampes. Quel charme de le conduite, de l'attirer!... Allons!...

(Elle embrasse au front Samuel qui se réveille en sur- saut.)

SAMUEL.

Hein?. .. est-ce?

(Après un profond silence.)

Oh ! comme vous êtes belle.

ELEN.

Voulez-vous venir avec moi, Monsieur?

Comme vous êtes belle

ELEN

ELEN, l'eQtrainant par les deux mains I...

Venez, venez.

(Ils traversent la charmille ensemble.)

(La toile tombe.)

FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE DEUXIÈME

ACTE DEUXIÈME 71

ACTE DEUXIEME.

Un salon dans le palais d'Elën. Au fond, colonnades de marbre séparées par des tentures mobiles : au milieu des colonnes, un grand velarium d'étoffes bariolées de rouge et .d'or. Cette draperie, lorsqu'elle est soulevée par l'un des personnages, laisse entrevoir une enfdade de riches salons. Porte au deuxième plan, à gauche. Porte au troisième plan, à droite. Devant les portes, tapisseries de même étoffe que celle du fond de la scène. Au premier plan, à droite, croisée à vitraux dont le balcon donne sur les promenades du palais.— Tapis, car- reaux de soie. Fleurs magnifiques et lointaines, à profu- sion, dans de grands vases blancs. A gauche, sur le de- vant de la scène, un sofa. Près de la croisée, à droite, un guéridon en ébène, sur lequel brillent un vase d'or et une coupe d'émail. Les rayons de la lune seuls, illuminent faiblemenlla scène parla fenêtre ouverte. Lampes turques suspendues au plafond, mais éteintes.

Au lever du rideau, Tannucio, vêtu de satin blanc broché d'or et rehaussé de perles, est assis, pâle, splen- dide et souriant, entre Carmen et Térésa, dans le milieu de la scène, sur un coussin, les jambes croisées à l'orientale; les deux élégantes jeunes filles sont penchées gracieusement sur le chanleur, qui tient une mandore à la main et s'accompagne.

72 ELEN

SCENE PREMIERE TRRI^SA, TANNUCIO, CARMEN.

TANNUCIO, chantant. I

Voici l'heure des sérénades, brille, loin des colonnades, Au cristal du fleuve changeant.

L'astre d'argent. L'Espagne, dans ces nuits divines, N'écoute plus les mandolines... Bien de beaux yeux vont se fermer !

11 faut aimer.

n

Demain, tu pourras, jeune fille,

Danser la folle séguidille

Et mettre des fleurs, si tu veux,

Dans tes cheveux ; Mais, ce soir, puisque la gitane Suspend sa guitare au platane Laissons-là nos résilles d'or :

Aimons encor.

ACTE DEUXIÈME 73

III

Les souffles qui, sur les flols passent, Aux ombres de ceux qui s'enlacenl Mêlent les feuillages légers

Des orangers. Si, près du tleuve monotone. Ils doivent faner, à l'automne, Les orangers et les amours :

Aimons toujours.

(Un silence.;

CARMEN.

Encore, Tannuccio ! . .

TANNUCIO se levant et montrant le clair de lune, avec un sourire.

Carmen, si j'improvise sur la guitare des ballades lyriques d'un goût nocturne et délicat, c'est que je suis un familier de cet astre!... Je

74 ELEN

suis de ceux qui viennent au monde avec un rayon de lune dans le cerveau.

1 11 va près de la croisée et se verse à boire dans la coupe d'or.)

Astre aimé des golfes du Sud!... Souveraine des espaces magiques !... Je bois à tes clartés.

CARMEN le regardant, rêveuse.

Le malicieux démon !... N'est-ce pas qu'il est bien fait, Térésa?

TANNUCIO.

Gracieuses petites fées, tout le monde n'a pas le bonheur, comme M. le conseiller aulique, d'avoir l'air de sortir d'un cor de chasse... Mais, par tes yeux, Carmen, cela n'empêche pas le baron de Walhburg, de prendre, avec un certain succès, le menton des jolies filles.

ACTE DEUXIÈME 75

CARMEN.

Oh! le méchant page

TÉRÉSA, se levant et tenant des guirlandes de (leurs à la main.

Etle prince charmant?... le nouveau venu?... le jeune vainqueur?... avez-vous admiré sa pâleur hier au soir, à son retour de l'ermitage de Sainte-Luce?...

CARMEN.

La pâleur de l'amour!

TANNL'CIO, pensif.

Si belle, qu'on eût dit celle de la mort.

76 ELEN

TERESA, rieuse.

Est-ce qu'on meurt?

TANNLCIO.

C'est ju^ te.

l'Un moment de silence.)

La comtesse est une fée qui rend invisible! Comment! aucune promenade, excepté celle de l'Ermitage, au fond du parc !

TERESA.

C'est un prisonnier sur une douce parole; lu as raison : nous sommes ici au milieu des fleurs, de l'ombre et de l'amour, invisibles.

(Frappant ses mains, joyeuse.)

ACTE DEUXIEME / /

Alors, amusons-nous; jouons aux dés! tres- sons des couronnes, disons des concctti !

CARMEN.

Regardons le clair de lune ,

TANNUCIO.

Faisons le diable ; je suis en gaieté, ce soir ! . . .

(Les draperies du fond s'entr'ouvrent.)

78 ELEN

SCÈNE II.

Les mêmes, UN DOMESTIQUE NÈGRE, élevant au- dessus DE SA TÈTE UN CANDÉLABRE ALLUMÉ ; IL SE TIENT IMMOBILE AU FOND DE LA SCÈNE.

CARMEN, au domestique.

Qu'est-ce ?

LE LAQLAIS.

Une dame voilée et qui ne veut pas dire son nom désire parler à madame la comtesse.

CARMEN.

Faites attendre dans un salon.

ACTE DEUXIEME

•79

(Le laquais se rclii'e après avoir donné le (lambeau à Tannucio, qui le purle silencieusement sur le guéri- don.)

(A Thérésa, qui jelle une mante sur ses épaules.) vas-tu ? . . .

TÉRÉSA, souriante.

Vous ai-je adressé, hier soir, cette question, mademoiselle?...

(Elle sort à gauche.)

(Le laquais introduit Madame de Walhhurg et se retire ; Carmen entre à droite.)

80 ELEN

SCENE m.

MADAME DE WALHBURG, TANNUCIO, seuls.

TANNUCIO, se retournant, et a voix basse

Vous ici, madame ?

MADAME DE WALHBURG, de même, vivement.

Tu n'as rien fait, n'est-ce-pas ?...

TANNUCIO.

Rien encore... Mais, ce soir,

ACTE DEUXIÈME 81

MADAME DE WALtlBURG.

Attends !... Si résolue que je sois, je dois essayer .

(Elle le regarde avec un sourire bizarre.)

Afin d'éviter le remords, de concilier sans un meurtre... C'est une âme vénale ! et je veux tenter... Oh ! tu n'en souffriras aucun dom- mage . . .

(Elen entre h. droite ; Tan.nlicio lui montre Madame de Walobcrg, avec un léger salut, puis se relire par le fond.)

82 ELEN

SCENE IV.

MADAME DE WALHBURG, ELEN, plus, a la fin, TANNUCIO.

(Les deux femmes i5changenl un l'iviid salut ; Madame DE Walhbcrg s'asseoit sur le sofa que lui indique Ele.n et relève son voile ; la comtesse s'asseoit en face d'elle.)

MADAME DE WALHBURG, souriante, presque airable.

Je n'ai pas l'honneur d'être connue de vous, madame. Il est d'usage, dans le monde, vous le savezj de nommer avec une certaine défaveur toute personne conduisant le genre d'existence que vous paraissez avoir choisi ; je regrette, en vous voyant, cette différence d'idées qui nous sépare si nécessairement.

ACTE DEUXIÈME 83

ELEN, un peu étonnée.

Je m'en afflia;e aussi.

MADAME DE WALHBURG, après un regard vers les tentures.

Ne voulez-vous pas me faire cette gracieuseté de vous rapprocher un peu, madame ?... J'ai la voix fatiguée, ayant veillé toute la nuit.

(Elen se lt!ve et prend place auprès de Madame de Walheurg ; celle-ci examine le collier d'ELEN.)

Le beau collier !... Ces petites perles de jade retenues par un fil d'or mat et supportant ce croissant de béryls forment un bijou d'une légèreté vraiment exquise.

ELEN.

Il est d'un joaillier romain très habile en effet.

{\ part.)

ELEN

Que signifie ceci?...

MADAME DE WALTIBURG, d(înouant autour de son bras, un grand collier de diamants.

Les Italiens sont de brillants artistes ; mon collier vaut cinquanto mille llorins et n'est pas de réléoance du vôtre.

ELEN, préoccupée et fronçant les sourcils, après un silence.

Pardon ; ces pierres sont fort belles et la monture paraît d'une distinction...

MADAME DE ■\\'Aijim'nr,.

Je suis oliligée de le porter en bracelet ; j'at- tends une occasion de le donner ou de m'en défaire .

ELEN.

Mais, Madame, puis-je savoir le motif auquel je dois l'honneur d'une telle visite ?

ACTE DEUXIÈME 85

MADAME DE AVALIIBURG.

Vous connaissez l'Italie ?... Vous y avez été fort admirée par un gentilhomme en qui j'ai de la confiance (it qui me parlait même de vous, l'autre soir^ dans les termes les plus en- thousiastes.

ELEN.

Son nom, je vous prie !

MADAME DE WALIIBL'RG.

I.e chevalier de Rosenthal.

ELEN.

Ah ! j'ai le chagrin de me croire aimée de ce jeune homme, en effet.

86 ELEN

MADAME DE WALHBURG.

C'est un cavalier très accompli ; cependant vous lui tenez rigueur, paraît-il, avec un peu d'injustice.

ELEN.

Peut-être : je donnerais tous les poètes pour une heure de silence.

MADAME DE WALHIÎURG.

J'ai beaucoup d'amitié pour une jeune dame extrêmement puissante qui s"intéresse à lui.

ELEN

Ah!

ACTE DEUXIÈME 87

MADAME DE WALHBURG.

Voyez, comtesse, à quel point je prends à cœur d'être utile à cette personne ; je me suis décidée à venir vous prier de le revoir.

ELEN, se levant.

De le revoir! Andréas?...

MADAME DE WALHBURG, à part.

Oh ! ce nom sur ses lèvres...

ELEN.

Mon palais est ouvert le soir à mes anciens amis ; M. de Rosenthal n'est-il plus libre de me

88 ELEN

faire l'honneur d'une visite ou d'une soirée'?... Ne l'ai-je pas toujours accueilli suivant l'es- time et la sympathie qu'il mérite, bien certai- nement.

MADAME DE WAI.HBLBG, à part.

Du courage ! . . .

(Se rapprochant J'Elen. à voix basse.)

Veuillez bien entendre, madame ; ce jeune homme a pour vous une passion qui le fait mourir ; vous êtes persuadée de ses souffran- ces, un peu de douceur île vous adoucirait cette tristesse fiévreuse vcitre indifférence Ta plongé... Vous l'avez aimé, rappelez-vous...

ELEN.

Je ne reviens jamais sur un souvenir.

ACTE DEUXIEME

MADAME DE WALIIBURG.

Enfin, vous savez, il arrive alors, presque toujours, que ces sortes de feux s'éteignent vite ; son mal peut durer longtemps encore, si vous ne venez à son aide ; il cesserait en huit jours si vous le vouliez.

EI^EN, se rasseyant après un instant.

Gomment cette manière de guérir M. de Ro- senthal est-elle agréable à cette dame dont vous parlez ?

MADAME DE WALHBURG, reprenant sa place auprès d'elle.

C'est qu'il y a différentes manières d'aimer, peut-être ne les connaissez-vous pas toutes ; M. de Rosenthal peut mourir de la sienne.

90 ELEN

ELEN.

Je n'aime pas les hommes qui meurent.

MADAME DE WALHBURG.

Bref, il valait mieux un sacrifice, agréa- lile ou pénible, qu'une perte absolue ; on s'est résigné à la nécessité.

ELEN

La méthode que vous proposez amènerait peut-être, avec moi, des résultats différents de ceux dont vous parlez, madame ; d'ailleurs, je ne suis médecin que de ceux que j'aime.

MADAME DE WALHBURG, jouant avec le collier.

Eh bien, madame, un autre moyen. Dans

ACTE DEUXIÈME 91

cette ville il n'y a qu'une ombre, pour lui : c'est la vôtie. Il veut fuir à cause de votre présence !... Or, c'est un grand malheur pour une femme de ne pouvoir se faire aimer de celui qu'elle aime avant de le suivre... Cette ville vous est indif- férente; vous êtes libre, vous !... En vous éloi- gnant, il ne partirait pas.

ELEN, il pari.

Mais c'est un outrage continuel, que de telles paroles ! . . .

(Haut.;

Ce collier relève la blancheur de votre bras et ce serait vraiment dommage que l'occasion se présentât de le donner ou de vous en défaire, comme vous le disiez tout à l'heure, ma- dame.

MAD.\ME DE WAJ.HBURG, Sulllbre.

Ah^.

(lin î-ileiicc.

92 ELEN

Je dois ajouter une pensée ce sera la dernière qui m'est venue et que je soumets à votre jugement. Il y aurait encore un re- mède : cette personne ne m'en a point parlé, mais j'ai quelques raisons pour croire quelle y a songé profondément ; le voici : vous êtes le vivant et le seul obstacle au seul amour, une grande passion, qu'elle ait éprouvée jamais ; en effaçant absolument l'obstacle, M. le chevalier de Rosenthal oublierait peut- être... Je vous l'ai dit. madame, et ma présence et mon insistance vous le prouvent, la personne au nom de laquelle je vous parle est aussi puissante que résolue.

ELEN, souriant et se levant.

Je regrette de n'avoir pas plus de temps à vous donner, madame.

(Madame de Walhburg se lève).

MADAME DE WALHBURG, glacée, souriante et regardant

l'appartement.

Les délicieuses fleurs!... Comme on doit- être heureuse dans cette tranquillité !

ACTE DEUXIÈME 93

(Paraît Tannccio, deboiil près d un [liliur ; Madame DE Waluburg raper(;oil cl lui indique, avec un geslc cl un regard terribles, la mmlesse Klex. qui est (liHournée ; puis, se rapprochant d'elle).

Je vous souhaite la boune nuit, madame.

(Elle se relire par les draperies du fond .

£4 ELEN

SCENE V ELEN, TÂNNUCIO

ELEN, criant.

Tannuciû ! . . . Taiinucio ! . . .

(Elle court à la croisée, comme étouffant).

TANNUCIO, s'approchant.

Plaît-il ?

ELEN.

Cours! fais suivre cette dame qui sort d'ici; je veux savoir son nom.

(Tan>-ucio quitte la scène),

ACTE DEUXIÈME 95

SCENE VI

ELEN, seule.

Quel ennui profond!... Quelle amertume! Ne pouvoir gagner une heure d'oubli !... Je croyais tenir un peu d'amour, enfin ! Voici le danger qui me réveille ;rindifférence, le passé !... Quelle est cette femme qui vient, presque, de me faire frémir?. . . Ah ! soulever des jalousies, toujours ; des colères!... Et ces femmes qui s'imaginent que je tiens à quelques milliers de pièces d'or! Comme elle montrait le collier avec ostenta- tion!... Parce que mes amants ont eu le malheur d'être plus riches que moi... quelle pitié! quel mépris!... On n'aime pas un mendiant, parce que les mendiants ne sont pas bien élevés! Comme si la plus misérable des femmes n'ai- mait pas mieux l'amour que le pain! Si son RosenthaJ avait été pauvre, elle ne l'eût pas connu !... Est-ce que Ton pense à ces calculs

96 ELEN

risibles!... Tout se tient dans le monde, voilà tout.

(Un silence).

Mais je vois bien que je me suis encore trompée aujourd'luii! Je ne l'aime pas ce jeune homme.

(Elle indique par un regard de tristesse rappartcment d'où elle est venue).

Qu'ai-je donc fuit à Dieu?... Je voudrais se- couer ces heures indignes comme une toilette usée !...

(Après un profond soupir).

Essayons encore une fois! Peut-être serai-je touchée un instant; ce serait une consolation... si cela console.

ACTE DEUXIÈME 97

SCENE VI

ELEN, SAMUEL

SAMUEL, entrant et s'approohant d'elle.

Maria, tu es pâle, tu soufïres.

ELEN, douce.

Rien. Ce n'est rien.

SAMUEL.

Si; tes mains sont glacées... qu'est-ce donc?

98 ELEN

ELEN.

Mon poète, mon rêve, ne te mets pas ainsi à genoux; c'est passé, puisque nous sommes en- semble.

(Elle s'approche de la croisée, puis s'accoude sur le balcon, blanche et languissante).

Oh! le fleuve illuminé! le ciel!... Regarde, mon ami : ce sont les bleus et profonds pays de l'Espérance.

SAMUE.

Maria!.,

ELEN.

Quelles senteurs nocturnes dans les arbres! (Cependant l'odeur des roses est plus douce que

ACTE DEUXIÈME 99

celle des orangers, n'est-ce pas?... A quoi pen- ses-tu ?

SAMUEL.

Tes baisers sont plus doux que les orangers et que les roses: ne parle que de toi.

ELEK .

Vous avez paru surpris de me rencontrer l'autre soir; pourquoi? Ne devais-je pas venir? Une autre fois, ayez soin de me reconnaître ; peut-être aurai-je encore cette douce fantaisie de vous soumettre à une épreuve de ce genre... Oh ! vous me pressez ma taille, vous me faites joyeuse : ne m'aimez-vous pas mieux quand je suis dans la mélancolie?

SAMUEL, passionne :

Laisse, oh ! laisse-moi tes cheveux, et ton front et tes regards pleins de beautés et de lu-

lUO ELEN

mières que je préfère aux astres mêmes de la triste nuit. Comme j'ai vécu dans ces trois jours! je ne me souviens plus.

ELEN.

Espère en moi, je t'en prie, cher effrayé! L'amour que je puis donner n'est pas de ceux qui fatiguent ni de ceux qui tuent, mais de ceux qui retrempent... Pardonne seulement si je suis naturellement triste. Je suis d'une race éteinte, et je vous ai attendu de longues années. En réfléchissant dans la solitude, j'ai perdu toute gaieté, comme j'ai perdu toute innocence avec vous. Un désir me reste : s'il fallait nous séparer pour quelque temps, promets-moi de vivre.

SAMUEL.

Tu fais partie de moi-même.

ELEN.

Autrefois j'étais rieuse et candide, ô mon

ACTE DEUXIÈME 101

Samuel ! J'ai connu les courses folles sur le gazon; j'ai bien aimé les papillons de l'aurore divine, et les fontaines et les prés émaillés. J'étais humble et j'avais une foi toute pure; j'étais une fille ingénue, et je m'attardais avec amour dans le silence des bois; j'aimais bien y promener ma robe blanche à la manière des fées... Aujourd'hui... maislaissons cela, a-imons- nous seulement.

SAMUEL.

L'expression de ton visage ferait penser que le sentiment d'un deuil ancien et inconsolable a voilé ta destinée... Viens! parle encore. Oh! le son de ta voix, je t'en supplie. Ton âme est comme les fleurs qui ne s'ouvrent que le soir; ton sourire est pareil à celui des séraphins proscrits, mais, dans leur accablement, tou- jours fiers de l'Eternité.

ELEN.

Aussi, quand même nous ne devrions plus

102 ELEN

nous revoir, tu m'aimerais toute ta vie, ô mon Samuel!

SAMUEL.

Même si nous ne devions plus nous revoir dans ce monde; car, dans Tautre, il faudra bien se retrouver : on n'efface pas les pensées... il est trop tard désormais ! . . .

ELEN.

La mort a peut-être des abimes charmants, comme la vie : c'est vrai.

SAMUEL.

Rappelle-toi notre pâleur subite, hier soir, au sortir de cette chapelle en ruine!... Nous descendions les marches couvertes de mousse; nous allions vers une longue promenade

ACTE DEUXIÈME 103

assombrie par les marronniers. Tu t'ap- puyais à mon bras, défaillante et malade de vivre. Je croyais l'esprit d'une femme obs- curci par les sensations, et je ne résistais pas à l'étonnement de t'entendre. Tes paroles étaient les plus élevées et les plus sereines, et ta pré- sence me comblait d'oubli. Souviens-toi quelles impressions inconnues d'inquiétude et de stu- peur vinrent nous troubler, nous oppresser lentement, par degrés invisibles. Ce fut, pour moi, je ne puis dire quel mouvement de la mémoire, nerveux et sinistre. Il y avait un se- cret pour nous dans l'attitude des grands arbres; une anxiété dans les lueurs de la ri- vière, dont les eaux sourdes grimaçaient sous les éclaircies. Et l'imprévu de notre rencontre, et cette promenade isolée nous frappaient comme un rappel de certains rêves!... Tu parlais à voix basse, et c'étaient des adieux à mille projets détruits... J'écoutais fort attenti- vement le son de ta voix : il était d'un timbre étouffé, taciturne, comme le bruit du fleuve liéthé coulant dans la région des ombres!... Nous nous sentions gagner par le profond, par le mystérieux silence; nous nous étions déjà connus peut-être, et quelque chose se touchait au fond de nos destinées : le fluide inexpliqué

104 ELEN

du Commencement enveloppait notre mémoire de ses vagues foudres; autour de nous le vent froid se plaignait à voix basse dans les bran- chages desséchés.

ELEN.

Samuel !... ne me fais pas penser.

SAMUEL.

Alors, dans la grande allée, comme un rayon t'illuminait à travers les feuilles, je te vis bail- ler doucement, et cette tête endiamantée par les clartés et faiblement souriante vint s'appuyer sur mon épaule.

ELEN, lui mettant les bras autour du cou.

Oh! rerarde la nuit, la nuit bleue et divine, et rêvons ensemble d'avenir !

ACTE DEUXIÈME 105

SAMUEL, agenouillé jirès d'elle en conlomplation.

Je t'aime!

(Au fur et à mesure que Samuel a parlé, Elen a laissé indolemment sa tète se pencher près de la sienne. Après un moment de silence et de regards ineffables, Samuel la baise au front.)

ELEN, les yeux flemi-fermés.

Je t'aime!

(I.es draperies s'écartent au fond de la scène; parait Tannucio,)

106 ELEN

SCENE VIII

ELEN, SAMUEL, TANNUCIO

TANNUCIO.

O châtelaine! et vous, sire cavalier, vous plait-il que je fasse dresser une table vis-à-vis de ce balcon? Un souper avec des lumières, de l'air et du feuillage est une chose charmante.

ELEN.

Oui, Tannucio, si tu veux... Mais, Samuel, je suis un peu souffrante : votre parole est puissante, mon ami ; vous m'avez impression-

ACTE DEUXIÈME 107

née : Voulez-vous me donner ce flacon d'es- sence que j'ai oublié tout à l'heure.

SAMUEL.

Maria!...

(Il sort vite.)

108 ELEN

SCENE IX

ELEN, TANNUCIO, seuls.

ELEN.

Eh bien?

TANNUCIO, allant refermer la porLe par est sorti Samuel.

Je ne saurai le nom de cette dame que bien avant dans la nuit. Sa voiture l'emportait; je suis arrivé trop tard.

(11 se rapproclie sui' un sijrue (I'Elen; celle-ci, après une seconde d'ht'sitation, cueille une rose sur un des vases de marbre, puis revient près du jeune page.)

ACTE DEUXIÈME 109

ELEN, en respirant sa rose et d'une voix très basse.

Écoute : je ne l'aime plus, cejeune homme... C'est une chose étrange, mais il me paraît tombé, quand il est à mes genoux. La poésie me fatigue, à la fin. Je devine, sous tous ses compliments, un caractère maussade, indécis et inquiet. Il )ie sait rien de l'amour et ne fait qu'analyser, au lieu de se laisser vivre. II n'a pour lui qu'une certaine douceur. Il ne prend aucune précaution pour se conserver le pen- chant qu'on a pour lui... Toujours auprès de moi!... Je ne le déteste pas encore, bien qu'il ait des côtés enthousiastes de M. de Rosenthal et qu'il me rappelle le prince Ancelli... J'ai même une certaine amitié... Je crains qu'il ne souffre beaucoup lorsqu'il m'aura perdue, com- me il arrive toujours... N'importe ! il ne iii'ou- bhera jamais : j'ai réalisé mon rêve. C'est bien.

(Mettaatla main sur l'épaule de T.\N.\ucao.)

Endors-le tout à l'heure en lui versant quel- que drogue dans sa coupe.

110

ELEN

TANNUCIO, à part.

Tiens, c'est bizarre! quel rapprochement fantastique !

(Haut.)

Madame, il suffit... J'ai là, je crois, cette lîole d'opium dont vous aimez quelquefois le som- meil resplendissant !

(A part.)

C'est bien singulier.

ELEN.

Je recevrai ce soir... dans une heure.

(Prenant un miroir sur la table et rejetant ses boucles en arrière d'un mouvement de lète.)

Suis-je assez laide, au moins!... Préviens

ACTE DEUXIEME

111

Carmen pour qu'elle dispose mes parures et et ma toilette.

(Un silence.) Fais allumer dans les salons.

TANNUCIO.

A l'instant même.

(Coup de timbre. Deux laquais, sur un signe de Tan- Nucio, portent une table illuminée, pleine de fleurs et toute servie.)

ELEN, pensive et descendant la scène, à part.

Décidément, je suis celle qui n'aime pas. (Les laquais se retirent, les draperies retombent.)

1 1 2 ELEN

SCENE X

ELEN, TANNUCIO, SAMUEL, rentrant.

SAMUEL.

Voici le flacon dont tu parlais; tu ne souffres plus, dis?... Si tu veux, nous irons voyager : je ne t'ai pas encore dit mon nom de famille : je t'ai aimée si vite que je n'y ai pas pensé. Je suis le baron de Wissler; mon châ- teau n'est pas éloigné de plus de trente lieues; et si tu savais qiftl air pur on respire dans les forêts, là-bas.

ELEN, prenant son bras.

Mon bel ami, je suis bien ranimée, je vous assure, et pour ce soir, restons dans le pays des rêves.

ACTE DEUXIÉJIE 113

TANNUCIO.

Daignez vous asseoir, Madame, et vous beau seigneur, à table !

'B'

(On prend place : Tannlxio, debout entre les deux jeunes gens, verse à boire, brillant et sinistre, avec des vases d'or ouvragés.)

ELEN, levant son hanap.

Je suis joyeuse. Voyons!... une folie. Donne-moi du vin de Chypre.

SAMUEL.

Oh! Vous êtes la grâce elle-même.

TANNUCIO.

Seigneur Samuel, pardon : voulez-vous de ces oiseaux de Corse ?

114 ELEN

I

ELEN.

Connaissez-vous l'Italie, Monsieur deWissler? J'ai longtemps aimé la belle Florence, je suis née.

SAMUEL, à Taunucio.

Merci, mon jeune convive.

(A Elën.)

J'ai voyagé plus au loin; cepondant, je n'ai pas vu l'Italie.

ELEN.

Je ne me soucie pas de vous y conduire. Florence n'a plus ses grands poètes, ses grands artistes et sa gloire; on ne peut s'y

ACTE DEUXIÈME 115

distraire désormais. Florence et l'Italie, ainsi que Rome, ne brillent que du passé.

SAMUEL.

Les ruines sont plus belles le soir au tomber du soleil.

ELEN.

Eh bien, puisqu'il est doux de s'y promener au bras d'un ami et de respirer ensemble, avec délices, le parfum des fleurs oubliées et le calme des tombeaux, je ne refuserais pas d'y aller vi- vre, si cela vous plaît.

SAMUEL.

O charme ! Lorsque tu voudras.

116 ELEN

TANNUCIO.

Tenez, mon gentilhomme, ces bonbons am- brés et ces grenades. Il faut goûter en Alle- magne des fruits de Syrie : j'en ai croqué bon nombre en vous écoutant.

SAMUEL.

C'est vrai : vous êtes bien silencieux, mon- sieur le page !

TANNUCIO, lui versant à boire.

Moi?

(Levant sa coupe.) Je bois aux sombres amours.

SAMUEL.

Et je te ferai raison, bizarre enfant !

ACTE DEUXIÈME 1^'

(Tannucio le regarde boire, après un regard d'intelli- gence à Elen.)

TANNUCIO.

Un enfant !... Presque. Je suis un poète qui exécute ses rêves.

(A part.) A l'un le sommeil splendide.

ELEN, à part.

C'est fini.

(Elle se renverse indolemment sur son fauteuil.)

Cueille une ou deux roses sur ce vase, Tan- nucio, tu nous feras un peu de musique, n'est-ce pas ?

TANNUCIO, à part.

A l'autre un autre sommeil. ;

1 1 8 ELEN

SAMUEL.

0 Maria !... serait-ce de bonheur et d'amour que je me sens fatigué?... J'ai le front cerné par un sommeil de fer...

(Penchant la têle et s'accoudant. )

Cependant je suis heureux.

ELEN.

Endors-toi. Tu reposeras tout à l'heure la tête sur mes genoux.

TANNL'GIO, apercevant au pourpoint de Samuel le bouquet de Madame de AValhbui-g.

Mais que vois-je à votre pourpoint, mon maî- tre ? Un bouquet d'immortelles !. . . Vous n'y songez point. Ce n'est à vous ni de les porter ni de les offrir : c'est la fleur des attristés.

AOTE DEUXIÈME 119

' ELEN, souriante, à Tannucio.

Donne.

TANNUCIO, à part, après un mouvement.

Quelle idée !... Oui ; cela doit être .

(11 prend les fleurs, et pendant qu'ELEN regarde pen- sivement Samuel qui va s'endormir, il passe derrière elle et tire avec vivacité le (lacun de sa poitrine, puis il le renverse sur les (leurs, les froUe et les secoue vive- ment.)

TANNUCIO, présentant le bouquet d'immortelles à Elën.

Voici.

(Une musique de valse étoufTée et harmonieuse s'élève derrière les draperies du fond.)

ELEN, prenant les fleurs en regardant Samuel.

Regarde : il s'endort.

(Elle pose un doigt sur ses lèvres.)

150 ELEN

TANNL'CIO, ne quittant pas des yeux le bouquet.

C'est la magie de l'opium qui commence.

SAMUEL, à demi-voix, les yeux presque fermés.

Ah ! c'est le calme de la nuit ! . . . Le rêve s'entr'ouvre aux enchantements triomphaux et diaprés ! Les encensoirs des génies parfument les ombres... Le son des timbalks annonce de lointaines merveilles ; l'horizon se transfigure en royaumes... Salut, noir paradis.

(Il s'endort.)

Elen, après un moment, frappe sur un timbre ; deux valets nègres se présentent à droite; Tan.nucio regarde.)

ELEN aux deux domestiques.

Vous allez prendre ce jeune homme. Il fait nuit et la promenade est suffisamment sombre

ACTE DEUXIÈME 121

pour qu'on ne vous aperçoive pas sous les arbres. Vous le porterez à la taverne des Armes de Dresde, sur un banc de mousse, auprès de la charmille : vous ramènerez son manteau sur son visage et vous l'y laisserez.

(Elle embrasse Samuel au front.)

Faites.

(On emporte Samuel. Ele.x regarde le bouquet d'im- mortelles qu'elle tient encore à la main. Apres un silence, elle l'approche de ses lèvres pour l'embrasser. Tout à coup elle les éloigne de sa bouche, et, les yeux hagards, le jette par terre en portant la main à son front.)

Ôh ! les fleurs terribles !... leur parfum me brise le cœur ! Je me sens pâle.

(Chancelante et d'une voix sourde.) Qu'ai-je donc aussi, moi ?...

(Les tentures et les grands vélaria s'entr'ouvrent, et l'on voit les salons illuminés. Des invités circulent en costumes et en parures ; des masques ; des femmes brillantes de brocart et de pierres précieuses; des fleurs lumineuses, des jets d'eau de toutes couleurs entre des orangers et des citronniers, au fond du théâtre ; des pages portant des plateaux de liqueurs et de fruits gla- cés. — Elen s'appuie sur l'épaule de Taxnucio et lui dit:)

122 ELEN

J'ai failli l'aimer tout à l'heure, quand il s'endormait... Laissons cela pour toujours. Ne m'en parle plus.

(Un flot de masques aux riches déguisements, se pré- cipite dans le salon et entoure la Comtesse.)

TANNUCIO.

C'est l'odeur ténébreuse de l'opium qui vient de vous indisposer. .J'ai remarqué que les plan- tes des morts et celles qui poussent dans les cimetières ont comme une odeur de visions.

(Il rit.)

ACTE DEUXIÈME 123

SCENE XI.

ELEN, TANNUCIO, LES MASQUES, puis ANDRÉAS DE ROSENTHAL.

ELEN, au miliBU des révérences, des sourires el de la lumière.

Beaux seigneurs et belles dames...

(Elle chancelle.)

Je vous salue et je vous remercie...

(Elle tombe brusquement les mains crispées sur sa poitrine . )

TANNUCIO, se précipitant vers elle.

Qu'avez-vous, madame ?

124 ELEN

ELEN, se soulevant.

Ah ! rien. Je sais. La dame noire...

(Un des masques s'élance à travers la foule muette et improssionnce ; il s'agenouille auprès de la Comtesse.)

ELEN, à demi-voix.

Rien. Je meurs, j'imagine.

(Elle regarde le bouquet silencieusement, puis

Tannucio.)

Allons, je tombe en reine au milieu de mon royaume I Je pardonne à tous ceux qui sont des traîtres au nom de cette belle nuit !... Heureux ceux qui s'aiment I

(Poussant un rri d'angoisse et de souffrance.)

Ah I mon Dieu !...

(Se soulevant avec elfort.)

ACTE DEUXIÈME 12ë

C'est dommage, la vie était belle encore, ce soir I

(Elle promène autour d'elle un regard et un sourire.) Continuez la fête .

(Elle retombe sans mouvement. Le masque age- nouillé près d'elle pose la main sur le cœur J'Elen morte, puis il ôte son masque : c'est A.ndréas de

ROSENTHAL.)

(La toile tombe.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE

ACTE TROISIEME

ACTE TROISIÈME 129

ACTE TROISIEME.

(Le di'cor (lu premier acte. Au lever du rideau, Samuel est endormi sur le banc de mousse auprès de la charmille, et enveloppé dans son manteau. Grète et Térés.v viennent par le fijnd à droite, derrière la char- mille, sans voir le jeune homme).

1 '60 ELEN

SCENE PREMIERE.

TÉRÉSA, GRÈTE.

TERESA.

Oli ! le beau soleil!.. 11 est temps de rentrer au palais, rourvu qu'en ne in'ailpas demandée cette nuit!...

GltÈTE^ trisïeraent à pan.

11 ne reviendra plus, peut-être.

TÉUÉSA.

Comme tu es pensive !... A propos, ne vois- tu pas les étudiants quelquefois?

4

ACTE TftOISIEME

131

GRETE.

Sans doute ; je suis même leur très humble servante depuis ma sortie du couvent... il y a huit jours.

TERESA.

Sont-ils bien faits la plupart ?

GRETE.

Certes... Et tu les reconnaîtras à leurs lon- gues épées, à leurs joies bizarres, à leurs phra- ses solennelles. Leur consul, Samuel, dispose- rait sur un signe des trois mille glaives de l'Université; leurs lourdes carabines font le bruit du tonnerre aux tirs d'Allemagne, ce sont les plus adroits, comme les plus savants et les plus braves. Tiens, les chefs se réunis- sent tous les soirs dans ces allées; ils devisent

132 ELEN

de Dieu, delà mortel des choses mystérieuses, au-dessous de notre enseigne des : Armes de Dresde, et le plus souvent vis-à-vis d'un grand nombre de bouteilles de vin français.

TERESA.

Et... ces beaux yeux sont restés indiffé- rents ?

GRETE.

Indifférents. Suppo.-ais-tu le contraire?

TERESA.

Je ne dis pas non.

GRETE.

Est-il des signes par lesquels se trahit le penchant d'une jeune personne ?

ACTE TIIOISIEME

133

TERESA,

Il "se pourrait.

GRETE.

Des signes?... Lesquels! tu reviens d'Italie, tu dois être savante.

TERESA.

Tu es trop jeune pour que je t'explique toutes ces choses, petit» Gretchen.

GRETE.

Comment avez -vous dit cela, mademoi- selle?... Voyons, enseigne-moi?... Je t'en prie.

134 ELEN

TÉRÉSA, se refusant.

Par exemple!...

(Se décidant).

Eh bien, quand cela commence, on se plaît, d'abord, dans les promenades solitaires.

GRÊTE.

Ah!

TÉRÉSA.

On devient pâle, songeuse.

GRETE.

Ah!...

ACTE TROISIÈME 135

TERESA.

Fantasque ; et quand on voit celui qui vous a fait ce mal, le cœur palpite, les pensées se troublent; il semble qu'on va mourir.

GRETE.

Mais s'il ne paraît pas s'apercevoir, lui ?

TÉRÉSA, à part.

Lui?...

(Haut).

Alors on s'arme de résolution, cousine; on va le lui dire, tout simplement.

GRÈTE, vivement.

Moi! je n'oserai jamais.

136 ELEN

TÉRÉSA, de même,

Ahl tu aimes donc quelqu'un?...

Belle ingénue!...

(A part).

(Haut).

Donne-moi la moitié de ton souci pour ma peine.

GRETE.

Térésn, c'est impossible.

TERESA.

Cette charmille est sombre; l'aveu de tes chagrins en sera plus mystérieux.

(Ghkte appuie ses deux mains croisées sur l'épaule de TÉRÉSA, et elles vont ensemble vers la charmille).

ACTE TROISIÈME 137

CRETE.

D'abord, je le rencontrai l'autre soir...

(Apercevant Samuel).

Dieu! lui !... Samuel!... Viens.

TÉRÉSA, à part, étonnée.

Samuel?...

(Grète l'entraine dans la charmille et elles disparaissent sous les arbres).

1 38 ELEN

SCENE II

SAMUEL, seul, s'éveillant.

Un rêve!...

(Il passe la main sur son front, se redresse et regarde avec stupeur).

Eh bien! et Mai'ia! Comment la taverne de Gottlieb?... Mais alors, qu'y a t-il donc?... Pour- quoi n'est-elle pas ici?... Seigneui^ Dieu, je n'ai pas rêvé Maria, je pense!

(Il réili'chit et regarde sa main).

Voici l'anneau qu'elle m'a donné.

(Souriant après un silence).

Ah! c'est une fantaisie de cette enfant!... Celle dont elle me parlait l'autre soir, sans doute : je devine!... elle va venir, voilée, ado-

ACTE TROISIÈME 139

rable, souriante, ù travers les arbres, et, me jetant ses bras autour du cou, me demandera si je n'ai pas eu de l'inquiétude...

(Il regarde les allées, puis pensif).

Mais quel rêve, û ciel! je veux essayer de le reconstruire dans son immense effroi !...

Lorsque j'eus tari le hanap d'or que me pré- senta le page, et pendant même qu'il par- laitencore, des sphinx aux têtes équivoques et brillantes vinrent, un do'gt sur les lèvres, me fermer les yeux. J'enlendis comme un bruit de houles lointaines, et je me trouvai, sans étonnement, on compagnie de Maria, sur une rivière sombre comme i'Erèbe, encaissée etbordée par une chaîne decollines. Le bateau, large et noir, n'avait qu'une voile : j'étais assis à la barre; Maria reposait endormie sur ma poitrine;. et, le front dans la main, j'essayais de me rappeler... Mais, là-dessus, le flambeau de ma mémoire, obscurci par les brumes d'un grand spleen lugubre s'éteignait vraiment tout à fait!... Ce devait être un ensemble de cir- constances spéciales, j'avais, par exemple, l'obscure idée d'un ancien naufrage, et du semestre nocturne qui surprend dans les terres

140 ELEN

boréales ; mais le mystère de ce passé se fon- dait lui-même avec le caractère impressionnant des ombres et leur solennité environnante.

II paraissait être fort tard, et il était tard en nous, aussi ! L'eau saumàtre du canal jetait des reflets d'étain, et des touffes de nénuphars en brillaient d'un éclat funéraire sur les riva- ges. Pas un souffle de vent, pas une bouffée d'air, dans l'accalmie nous étions. Le silence !

Lesanneauxrouillésdes rames ne heurtaient plus leurs crochets de fer, elles trempaient contre le bateau; le long du mât pendait la mi- saine immobile. La barque glissait silencieuse- ment et lentement, sans qu'une ride apparût sur les ondes, noires comme Tébène ; de grands faucheux arpentaient ce miroir de leurs pattes grêles et poudreuses. Le paysage semblait su- ranné et très vieux : on eût dit qu'il n'avait jamais connu le bonheur du soleil. L'air était chargé de bleuissements violàtres: à peine si je distinguaisles limites apparentes de ce fleuve;

elles étaient perdues dans la buée livide qai estompait les profondeurs de l'horizon.

Ces contrées semblaient oubliées de Dieu ; on eût dit les pays de la mort. Les fleurs sur les atterrages rosâtres, en recevan'*^. les rayons du falot, nous apparaissaient couleur de sang;

ACTE TROISIÈME l 'i l

leurs parfums plombés donnaient sommeil !... L'une d'elles, surnageant, frappa mes regards ; je l'arrachai pour parer la chevelure delà bien- aimée; c'était une amiante, et ses longs fils, en se froissant, rendirent comme le son d'un instrument religieux, oublié par exemple, un cinnor hébreu. Ainsi, le monde minéral nous saluait avec l'aubade obscure des fossiles. L'étrange azur ne semblait que très pi^ofond : si éloignées qu'elles fussent,j'éprouvais malgré la révolte de toute ma raison, la conviction que ses limites étaient possibles Nous étions, nous et cette nature, comme dans une vaste salle scindée, un compartiment de l'Enfer! Des con- cavités, pleines d'astres inconnus, et dont la dis- position ne paraissait pas contemporaine avec notre mystérieuse espèce, se voûtaient au-des- sus de nous, surplombant les sommets de la double chaîne des collines riveraines. Et ce firmament factice éveillait en moi des souve- nirs confus; c'était comme ces dômes tortueux des souterrains de l'ancienne Mauritanie où, sur l'ordre des cazufs enchanteurs, resplendis- saient de subites et longues théories de lampes tendues par des mains invisibles. Nous ne sa- vions pas nous étions. Maria se réveilla ; ses grands cheveux se dressèrenttout droits sur

142 ELEN

sa tête, et, comme affolée par le silence, elle me dit à voix basse : « Nous ne sommes plus dans la vie. » Je voulus aborder; mais sa main arrêta la mienne comme je saisissais la barre, et le gouvernail décroché s'engouffra silencieu- sement dans les eaux sépulcrales.

Ce fut alors que, pâles explorateurs de ces régions, nous vîmes se dresser autour de nous des végétations polaires; des naucléas, des lotus, des lièges, cependant, mais léprosés par le lichen et parle nitre, avoisinaient les cratères éteints et les solfatares ; des branchages sili- ceux s'élevaient de roches en pierre à fusil; des coraux violets, suspendus à des blocs vitrifiés^ ornaient l'entrée des cavernes, et coloraient l'intérieur avec la lumière changée des étoiles; dans les crevasses de ces rives saponifiées re- luisaient, par myriades, les yeux des salaman- dres. D'ailleurs, pas une chauve-souris dans les airs! pas une trace humaine. Ces lieux no semblaient môme pas hantés par les Esprits.

Tout à coup je crus entendre, dans l'éloi- gnement, le son vague et affaibli de tambours et de trompettes ; on bat tait la chamade; étions- nous signalés ?... J'avais aussi la pensée d'une ville lointaine et ancienne, saccagée et en proie à l'incendie.

ACTE TROISIEME

143

Comme je rêvais à ces choses, Maria se mit à chanter un chant monotone, en souvenir de la terre des vivants :

« Je sais, a chantait Maria, pendant que la «t barque glissait ténébreusement >>, je sais un « Esprit fatigué d'élévations stériles et d'es- c( poirsfondés surles Ténèbres. Longtemps son « vol puissant fut l'honneur des cieux: dans « ses regards dormaient des rêves éternels : les « soirs l'adoraient comme leur hôte et leur « génie : les couchants, lorsqu'il s'exaltait au « sein de leurs profondeurs hantées par les « mânes des Dieux, empourpraient le glorieux a. veilleur de flammes et de merveilles ; il « s'attarda, par une soirée d'orgueil, d'amour (( et de triomphe : et la nuit foudroya ce mage « de l'Ether . »

« Maintenant les cieux l'ont oublié. Sa vue t( ne peut plus en explorer les parages ennemis. « Il est tombé à travers ses espérances per- « dues; il ira s'ensevelir dans la dureté de son « adieu. »

Je me penchai vers elle : « De qui psalmo- dies-tu ainsi le chant de mort?... » lui deman- dai-je à voix basse. « De ton Esprit, » me répondit-elle, « de ton Esprit, chère âme as- sombrie par mon amour !. .. » Et, indiquant les

10

1-14 ELEN

ténèbres, avec un sourii e, elle njouta ; « .le suis la fille de cet Erèbe ! Tu cherchais lini- mortalité ? Tu la demandais autrefois?. . . - - Resarde ! Reconnais-toi dans cette nature ! Reconnais tes pensées dans ces grandes fleurs maudites!... Ces eaux, et cette terre, et ces collines, c'est ton cœur dans l'épouvante !. . . Tu as douté à cause de la beauté d'une créa- ture ?. . . Reconnais tou âme dans ce ciel in- teidit !... Nous sommes ici à jamais, sans savoir nous sommes, sans nous aimer, sans nous souvenir ! . . . La voilà ! . . . la voilà, Tlmmoita- lité Et comme je sentais couler uils larmes, je vis distinctement au loin une foule de formes humaines, rougies par les reflets d'un incendie immense. Elles descendaient, embrasées, une montagne, dans une course folle ; les doigts crispés brandissaient des tor- ches ; les yeux étaient convulsés vers le ciel ; les bouches criaient à travers la désolation des rêves : « ITmmortalité ! LTmmortaUté ! » et les formes disparaissaient de l'autre côté de la montagne. Alors je sentis mes yeux se fermer; les ombres devinrent plus profondes ; la barque fatale se dérobait sous moi ; je crus sombrer ! Je poussai le cri le plus terrible ! Le premier sans doute dont un vivast eut osé jamais faire

ACTE TROISIÈME 145

retentir ces régions de désespoir et d'horreur; la vision s'effaça; et je m'éveillai pendant que les échos infinis de ce monde intérieur répé- taient toujours au loin, bien loin, à travers les siècles : « L'Immortalité !... l'Immortalité !... » Dieu soit loué !... je vis encore. Ce n'était qu'un rêve ; un mensonge dont la signification est nulle et absurde. Je suis bien éveillé.

(Il se met à rire.)

C'est lu belle matinée d'amour et de joie , c'est le soleil de l'espérance.

146 ELEN

SCENE m.

SAMUEL, GOETZ descendant les marcues de l'auberge. GOETZ, l'apercevant.

Samuel !. . . enfin le voilà.

(Il s'approche.)

Que deviens-tu, grand homme... demi- dieu ?. . . Mais. . .

(Le regardant.) Est-ce bien toi d'abord ?. . .

SAMUEL, lui tendant la main.

Sans doute, mon cher Goëtz ; ne me recon- nais-tu pas?

ACTE TROISIÈME 147

GOETZ.

Ton regard, c'est surprenant ! ton vi- sage et ta voix sont changés ; cela ne m'a pas produit cette impression quand tu es arrivé l'autre soir.

SAMUEL.

Ah ! c'est que, depuis mon retour, j'ai ren- contré quelqu'un dont la vue m'a transfiguré.

GOETZ.

Puis-je savoir.

SAMUEL.

Une femme.

148 ELEN

GOETZ.

Comment ! toi, tu daignes parler d'une femme ?. . . Et cette rencontre a été d'une si saisissante nature pour toi que je l'ai deviné !... Par Eros !. . . ce front radieux. . . en effet, je ne te reconnais plus. . . Dis-moi quelle his- toire...

(11 met son bras sous le sien ; les deux jeunes gens se promt?nent en causant.)

SAMUEL.

Il faudrait des siècles pour te l'apprendre ! .l'aime une jeune femme qui a des yeux chastes et graves, et qui s'est donnée à moi dans le pre- mier regard et à jamais. . . Oh ! si tu savais quelle pure intelligence! et, au milieu d'enfan- tillages divins, quelles nobles pensées ! . . . Il me fallait l'impossible et je l'ai trouvé ; j'ai vu dans le regard de cette enfant l'oubli de la terre et du ciel ! . . . l'idéal .

ACTE THOISIÈME 149

GOETZ.

Ah ça I mais. . c'est-à-dire enfin. . . l'as -tu vue ?

SAMUEL.

Ici, le soir même de mon retour; elle passait, se promenant seule sous les arbres, comme un génie. Je dormais, elle m'a réveillé, m'a dit : « Je vous aime ! ...» et m'a conduit dans je ne sais quel palais enchanté.

GŒTZ.

C'est un conte des Mille et une Nuits !

SAMUEL.

Juste ; mais c'est la vérité.

1 50 ELEN

GOETZ.

Par Astarté la Syrienne ! tu es un heureux mortel !

(Des chants funèbres se font entendre dans le lointain, en grande musique.)

LES VOIX.

Quantus tremor est futurus Quando judex est venturus Cuncta stricte discussurus !

SAMUEL.

Qu'est-ce que cela?

GOETZ.

Des psaumes de la mort. C'est un enterre- ment qui sort de l'église.

ACTE TROISIÈME 151

SAMUEL.

Ah ! parlons de la vie ! l'univers a changé d'aspect pour moi!... Ce sont des clartés dans les fleurs, les feuillages, les montagnes, dans toute la nature. Je n'avais rien vu. . . Si tu sa- vais combien je suis heureux!... comme un enfant naïf, qui s'étonne de toutes les choses qu'il voit.

GOETZ.

Ah ! tu comprends la terre maintenant !

SAMUEL.

Figure-toi, mais en vérité, c'est impossi- ble ! c'est plus qu'un ange, c'est une femme ! un être accompli de beauté, de grâce et de pas- sion ! Ayant cette force d'attendre son rêve la moitié de sa jeunesse, sans recevoir du monde

152 ELEN

une seule ombre sur son front de vierge et conservant sa blancheur de cygne et d'hermine, afin de se donner un jour avec toute son âme, tout son cœur et toute sa beauté.

GOETZ.

Je ne comprends pas bien.

SAMUEL.

Et quand le destin lui montre brusquement ce qu'elle lui a rêvé, figure-toi cette jeune femme trouvant dans son cœur une certitude d'elle-même assez puissante pour oser, sans préambule, sans souci des vaines convenances, sûre, enfin, d'être comprise dans sa candeur auguste, trouvant, dis-je, cette grandeur de l'aborder aussi brusquement que le Destin le lui montre, et de lui dire : « C'est vous? Je vous cherchais . Voici comment je suis et com- ment je vous ai attendu. Maintenant c'est moi : nous nous aimons depuis toujours. Réunis-

ACTE TUOISIÈME 153

sons bien vite ce que nous avons de trésors l'un et l'autre pour aller vivre ensemble et mourir. »

GOETZ, après un instant d'ébahissement silencieux.

Âlî ! les hommes de génie sont bien éton- nants !. . . Comment ! toi. . . l'une des intelli- gences les plus sublimes dont s'honore l'espèce humaine, tu t'imagines qu'une telle femme existe et que ces choses arrivent dans la vie réelle ?. . . Et tu es un grand mathématicien I un savant à trente carats ; un penseur déme- suré ! . . . Ah ! ah !

ai rit.'.

SAML'Et., riant et calme.

Goëtz, ce que je dis est vrai.

(Soulevant une bourse fort lourde qu'il a tirée de sa poitrine.)

Si vrai que, tiens : voici, en or, en

154 ELEN

billets et en diamants, le prix de ma fortune vendue depuis deux jours ! Je pars ; viens avec nous si tu veux .

GOETZ.

Cher Samuel, que l'on supporte, et cela le sourire sur les lèvres, douze ans de dén Ci- ment, relevé des souffrances d'une maladie aiguë, et que l'on monte ensuite aux échafauds possibles d'un pied leste et joyeux, pour l'amour d'une telle femme, je l'admets ! . . . Ce serait même un devoir, selon moi ; mais qu'une telle femme existe sous le soleil ! non ! . . . c'est in- sensé d'y croire une minute .

SAMUEL.

J'aime à voir que tu comprends comme il faut cette merveille parmi les créatures ! Sur mon âme, il ne me fallait pas moins pour me ressusciter!... Mon cœur attendait sans battre, et je le croyais mort. Je ne m'étonne plus maintenant.

ACTE TROISIÈME 155

LES VOIX FUNÈBRES, très rapprochées.

Tuba mirum spargens sonum, Per sepulchra regionum Coget omnes ante Thronum 1

SAMUEL.

Qu'est-ce donc que cela ?

GOETZ.

Je te l'ai déjà dit, c'est un enterrement. Il s'agit de cette brillante courtisane... tiens, dont je t'ai parlé !... la comtesse Elën ; elle est morte celte nuit. On suppose même un crime, une jalousie de métier !... Circonstance bizarre : on m'a dit qu'elle est tombée, subitement, au milieu d'un bal donné en réjouissance de s'être défaite d'un amour qui l'ennuyait; l'un d'entre nous, à ce que l'on ajoute. Enfin, peu importe I C'était une femme bien charmante.

156 ELEN

SAMLEr,.

Comment peux-tu parler ainsi d'une etïron- tée de cet ordre?... Si tu savais, Goëtz! si tu pouvais.. Elle est seule au monde, Maria!... Quels songes de gloire et d'avenir 1 0 mélan- colie des séraphins! 0 pureté de son auguste visage!... et son front innocent !... C'est son âme surtout, son âme élevée et douce, que j'aime!... Mais donc est-elle, l'enfant? Je m'attends à la voir à chaque minute... Elle est à l'église peut-être...

GOETZ.

Tiens, voici le cortège .

(La tète de la sombre procession apparaît au fond, à droite : un maître de cérémonies, la chaîne d'acier au cou, la baguette d ebène à la main ; puis des enfants de chœur portant des encensoirs d'or et des corbeilles pleines de feuilles de roses ; puis des pénitents blancs et gris, le capuchon baissé, le cierge à la main ; puis l'offi- ciant; puis deux religieux portant des bannières de deuil ; puis la croix ; puis le char funèbre, surmonté du

ACTE THOISIÈME 157

fbiis aux panaches blaacs, aux rideaux de velour noir. Dans le char, traîné par quatre chevaux caparaçonnés de draperies noires, le cercueil ouvert, suivant la cou- tume italienne. Elen y est couchée, la tète découverte, ses grands cheveux épars sur le linceul constellé de larmes argentées, qui est jeté sur le reste de son corps. Puis quatre hommes, vêtus de noir, officiels, tenant sur l'épaule une bêche et un paquet de cordes à la main; puis un écuyer, vêtu de noir, tenant et contenant par la bride à pied, le cheval blanc d'ÉLE\; puis Térésa et Carme.v, en deuil et voilées; puis Tan.nucio, en deuil ; puis des seigneurs et des dames voilées; puis des pas- sants ; puis des pages tenant des lévriers accouplés et le faucon sur le poing, en deuil. Au bruit des psaumes, les étudiants sont descendus de l'auberge, des torches funèbres à la main : tout le monde a la tête-nue.)

LES VOIX, sur la scène, éclatantes.

Mors stupebit et natura, Cum resurget crealura Judicanti responsura.

SAMUEL, troublé.

Ah ! qu'est-ce donc, à la fin, que cela?.

(Se rappelant.

158 ELEN

Ah! oui... je sais.

(Se découvrant et haussant les épaules.) Tant de bruit pour une fille I

(Sans se détourner et tressaillant.)

Oh! quel souvenir!... il me semble avoir entrevu le page... le sommeil m'accablait... Qu'est-ce que je fais ici ?...

GOETZ, pensif.

Elle était bien belle, en vérité.

(Il tire un médaillon de sa poitrine et le présente à

S.\MUEL.)

Tiens, regarde.

(Samuel prend machinalement le médaillon, y jette un regard distrait; son visage devient livide ; puis, après un terrible silence, il se détourne, aperçoit Elen sur le cercueil et s'avance au milieu du théâtre.)

S.\MUEL, d'une voi.x tonnante.

Arrêtez !

ACTE TROISIÈME. 159

(Il enlr'ouvre et jette son manteau; ses insignes d'or brillent sur sa poitrine.)

TOUS LES ÉTUDIANTS, 'e reconnaissant.

Le Consul !

(ils tirent leurs grandes épées; se rapprochent sur un coup de sifflet, et font cercle devant la foule, autour de Samuel et du char funèbre, empêchant d'avancer.)

Il

160 ELEN

SCENE IV

SAMUEL, GOETZ, TÉRÉSA, CARMEN,

TANiNUCIO, Etc.

SAMUEL, se précipitant brusquement sur le char, l'escaladant et apparaissant au fond, debout, terrible, entre les rideaux mortuaires qu'il écarte des deux mains, et considérant El'ca dans le cercueil.

Ah! je comprends. Tu as joué avec mon âme et tu es morte au milieu de ta victoire...

(Il s'arrête . )

Tu es venue m'embrasser au front pendant mon sommeil ; par toi, je suis tombé jusqu'à la vie. 0 fiertés perdues! je suis le fantôme de ce que j'étais.

(D'une voix basse el continue^ et croisant ses bras sur sa poitrine.)

ACTE TROISIÈME 161

Ainsi tu m'as volé mon premier amour! Tu as souillé les premières paroles de ce cœur chaste et tu l'as prostitué de ton souffle sacri- lège! Tu m'as déshonoré aux yeux de Dieu! Tu as raillé la dignité de ma conscience im- pudemment. Tu as souffleté l'idéal sacré, plus noble que le blason des rois, qui veillait dans un précurseur! Tu as projeté ton ombre à ja- mais sur un génie ; tu t'es moquée de lliuma- nité qui t'avait donné ton sourire; tu m'as menti !

(Tranquille.)

Dors en paix, femme, au nom de Celui qui mourut comme un Dieu, je te pardonne; c'est à moi d'expier seul un moment de faiblesse.

(Se redressant et d'une voix vibrante.)

Mais, comme je fus ton convive et que ton pain m'est resté amer; comme tu aimais l'or, auquel, raisonnable et désillusionnée, tu sacri- fiais la vertu; comme je fus ton dernier amant, et que la mort, soudaine, ne m'a point permis de m'acquitter envers toi ; comme je ne puis rien accepter de toi ni rien te devoir, morte ou vivante, tiens!

162 ELEN

(Il jette l'anneau, puis sa bourse sur le cercueil.)

Je t'estime la rançon d'un empereur! je veux être quitte envers toi!

ACTE TROISIÈMK 163

SCENE V.

Les Mêmes, ANDRÉAS de ROSENTHAL ; ruis GRÈTE.

ANDRÉAS, hors de lui, se précipitant l'épée à la main.

Monsieur, vous venez de prononcer des pa- roles et de commettre une action qui me révoltent; je ne sais de quel nom les flétrir car je les crois sans exemple jusqu'à vous!

(En voyant Andréas l'épée nue, les Seigneurs ont tiré leurs épées. Samuel étend la main, on s'arrête.)

SAMUEL, descendant du char et regardant fixement le chevalier.

Monsieur, je puis estimer la démarche dan- gereuse que vous venez d'accomplir. Je rends

164 ELEN

justice à l'homme du monde parlant au nom des convenances sacrées, mais nos vertus ne sont pas les mêmes. Si irréprocliable que vous soyez, il y a des abîmes entre nous. Dieu seul peut savoir ce qui vient de se pisser; je m'ab- stiens de reprendre voire conduite, n'essayez pas déjuger la mienne; les consciences sont diverses.

(Grète est descendue de l'auberge pendant ces pa- roles, et s'approche à travers la foule.)

ANDREAS.

Toutes les consciences disent qu'il faut lais- ser dormir les morts.

SAMUEL.

Et si la mienne m'affirme que cette femme n'a jamais fait partie des vivants, pensez-vous encore une fois que l'épée soit le juge et décide cette question?...

(Tirant sa rapière et se retournant.)

ACTE TROISIÈME 165

Étudiants!... moi, Samuel, baron de Wissler, docteur de l'Université de Dresde, président des étudiants de Saxe, grand émissaire de la Vente-Suprême d'Allemagne, je vous rends cette épée, portée autrefois par les Francs- Juges. Elle était destinée, dans ma main peut- être à reluire encore pour une mission de gloire et d'alTranchissement. Je ne l'ai jamais tachée jusqu'à cette heure que du sang des ennemis, lorsqu'à vingt ans je la portais déjà dans les batailles! Reprenez-là, je ne suis plus digne de la garder.

(On a reculé devant lui avec effroi pendant ce discours. Au Chevalier.)

Quant à vous. Monsieur, si je croisais le fer avec vous, je vous tuerais peut-être. Je vous prie de ne pas ajouter un remords à mon dé- sespoir... Adieu.

166 ELEN

SCÈNE VI.

Les Mêmes, MADAME de WALHBURG, voilée de noir.

SAMUEL.

Maintenant, frères, je ne suis plus rien, je rentre dans l'oubli pour jamais.

(Il détache ses insignes et sa croix orientale et les remet à Goetz.)

MADAME DE WALHBUnG, à Andréas qui remet l'épée au fourreau.

Et VOUS?

(Andréas se détourne, la reconnaît, recule d'un pas et tire de sa poitrine le bouquet d'immortelles, puis le lui offre avec tristesse.)

ACTE TROISIÈME 167

ANDREAS, à voix basse.

Je vous pardonne puisqu'elle vous a par- donné.

MADAME DE WALHBURG, prenant les fleurs.

Oh!

(Elle cache son visage.

ANDRÉAS.

Éloignez-vous de moi seulement.

(Tannucio sort de dessous le char et montre la bourse jetée par Samuel.)

TANNUCIO,

Tout est bien qui finit bien.

(Il la met dans sa poche et disparaît sans être vu.)

168 ELEN

GOETZ, h Samuel.

Mais tu es sauvé, frùre, puisque lu parles si terriblement!... tu es guéri. Reste avec ceux qui t'aiment et qui t'admirent.

SAMUEL, secouant la tête.

Frère, on peut jeter une pierre dans cer- taines ondes: les cercles s'efîacei'ont vite! Mais il est des eaux profondes; et si l'on y jette la même pierre, les cercles vont se prolongeant à rinfmi et ne s'effacent jamais. Adieu !

GOETZ.

Oui, je comprends : tout le crime de cette femme est que son caprice fatal soit tombé sur toi plutôt que sur un autre.

(Rêvant.)

ACTE TROISIÈME 169

Parce que cette enfant a voulu se distraire, à tout hasard, oui, peut-être qu'une œuvre su- blinie, remplie de découvertes et de transfi- gurations, et cela dans la science do la pensée I sera relardée ou perdue pour rtlumanité en- tière. — C'est triste et mystérieux. Que choisis-tu?

SAMUEL.

L'exil! la prière I la nuit

CRETE, agenouillée près de Samuel et lui prenant la main.

Vous partez, Samuel!... ô mon Dieu!...

(Samuel la regarde, et, après un silence, l'embrasse au front. Puis il se drape silencieusement dans son manteau, prend un bàlon de voyage, serre la main de GoETZ et monte le chemin, seul, au fond, d"où il domine toute la scène au moment la toile tombe.)

170 ELEN

SAMUEL.

Adieu, mes frères et mes amis!... Adieu ! ,

GOETZ, soutenant Grète agenouillée et évanouie, et la regardant pensif ! . .

Pauvre enfant!...

(La toile tombe.)

FIN.

TABLE DES MATIÈRES

Pages

Acte Premier 15

AcLe Deuxième 71

Acte Troisième 129

Le Mans Typ. Ed. Monnoyer. 1805.

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Villiers de l'Isle-Àdam, Jean Marie Matthias Philippe Au^^uste Elën

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