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CHEZ L'ONCLE SAM
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de tra- duction et de reproduction à l'étranger.
Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mai 1885.
DU MEME AUTEUR, A LA MEME LIBRAIRIE
Dans les Montagnes Rocheuses. Un vol. in-18, avec dessins de Crafty et carte spéciale. — Prix 4 fr.
PARIS. TYPOGRAPHIE DB E. PLOX, NOIRRIT ST Cie, RIE GARANClÈRE, 8.
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EN VISITE
CHEZ L'ONCLE SAM
NEW-YORK ET CHICAGO
PAR
Le Baron E. de MANDAT-GRANCEY
DESSINS DE CRAFTY ET DE MARTIN-CHABLIS
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARAVCIKRK, 10
1885
Tous droits réservés
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AVANT-PROPOS
Le public et la presse ont accueilli d'une ma- nière si bienveillante la relation de mon excur sion dans les « Montagnes Rocheuses » que je me dé- cide à publier la première partie de ce voyage. De- puis M. de Tocqueville , dont je m'honore d'être le parent et de ne pas partager les idées, bien des gens ont écrit sur l'Amérique. Les uns en dénigraient les institutions; les autres, en bien plus grand nom- bre, les exaltaient et prêchaient leur adoption.
Quand j'y suis allé à mon tour, je me trouvais dans une situation d'esprit particulière. J'ai une très- vive sympathie pour certains côtés du caractère des Américains. J'ai beaucoup vécu avec eux, en France et ailleurs : j'ai beaucoup lu leurs livres. Si donc, en arrivant chez eux, je ne connaissais pas le pays,
VI AVANT-PROPOS.
en revanche, je connaissais assez bien les hommes et les institutions. Or les premiers me semblaient tellement supérieurs aux secondes, que je me deman- dais toujours comment des hommes d'une valeur aussi rée lie pouvaient s'accommoder d'un gouverne- ment aussi parfaitement méprisable, et quelles se- raient à la longue les conséquences d'un état de choses aussi bizarre. Les hommes viendraient-ils à bout d'améliorer leur gouvernement? ou serait-ce le gouvernement qui finirait par détériorer les hommes?
Les pages que l'on va lire n'ont, bien entendu, nullement la prétention de donner la clef de ce gros problème que le grand historien américain Pres- cott posait déjà, il y a bien des années, dans la pré- face d'un de ses admirables livres. — Ce sont de simples notes écrites chaque soir, au courant de la plume, pour résumer les impressions de la journée. Elles n'ont donc pas, et ne pouvaient avoir des visées aussi hautes. Raconter ce qu'il a vu : voilà la seule prétention que puisse avoir un voyageur qui n'a passé que trois mois dans un pays. Mais quand l'es- prit est préoccupé, il envisage volontiers les moin- dres faits au point de vue de son idée dominante. C'est ce qui m'est arrivé. Je m'en rends fort bien compte, en relisant ces articles parus dans le Cor-
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respondant comme les précédents : et il me semble nécessaire de donner cette explication. Si je ne l'avais pas fait, on aurait mal compris l'insis- tance avec laquelle j'ai appuyé sur certains détails, insistance qui a eu l'inconvénient de faire croire à beaucoup d'Américains que j'avais contre eux un parti pris de dénigrement qui est bien loin de mon esprit, je tiens à le leur dire ici.
Grancey, janvier 1885.
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CHEZ L'ONCLE SAM
CHAPITRE PREMIER
La Provence. — Les opinions d'une Française sur l'Amérique.
— Celles d'un général américain sur la France. — Emi- grants et émigration. — Le port de New- York. — La douane.
— Fifth Avenue Hôtel. — Un reporter.
Il est sept heures. Accoudé sur la batayole de la passerelle, je regarde le soleil qui descend lentement vers l'horizon. L'avant du navire, soulevé par la houle que nous amène une petite brise d'ouest, s'élève et s'abaisse d'un mouvement doux et régulier, à peine sensible, mettant une tache sombre dans la teinte d'or qu'a prise la mer autour de nous. Ce spectacle-là, je l'ai déjà vu bien des fois, un peu sur tous les points du globe; mais, à bord, il me produit toujours une certaine impression, et j'aime à être seul, pour le savourer tout à mon aise.
Un timonier est debout, à côté de moi, appuyé contre un des montants de la tente, regardant dans sa longue- vue. Il la baisse tout à coup, et puis, portant la main à son bonnet, il s'avance vers l'officier de quart qui se promène derrière nous :
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« C'est la goélette du pilote, monsieur, je vois son pavillon !
— Ah ! c'est bon ! dit celui-ci en s'arrêlant un inslant pour regarder, dans la direction que lui indique l'homme, une petite tache à peine visible au milieu des feux du couchant. Prévenez le commandant. »
L'instant d'après, B..., uu vieux camarade de pro- motion à l'Ecole navale, arrive à son tour sur la passe- relle. Il commande maintenant la Provence, un des grands transatlantiques de la ligne de New-York.
« Eh bien, voilà le pilote, me dit-il, en venant s'accouder à côté de moi. Nous allons pousser les feux, et nous pourrons peut-être arriver demain soir. »
La goélette, qui a vent arrière pour venir à nous, s'avance rapidement. Elle file une dizaine de nœuds; nous en liions quatorze ou quinze. C'est donc avec une vitesse de vingt-cinq milles à l'heure, quelque chose comme quarante kilomètres, que nous courons au- devant l'un de l'autre. Aussi, en peu d'instants, nous sommes bord à bord. La Provence a stoppé, le roule- ment sourd de ses machines ne se fait plus entendre; elle court silencieusement sur son aire.
Un tout petit youyou, bordant seulement deux avi- rons, s'est détaché de la goélette; il vient nous accoster, dansant sur les lames au pied de la grande muraille noire du paquebot. Le pilote empoigne les tireveilles, profite d'un mouvement de roulis pour mettre le pied sur l'échelle qui descend vers lui, et puis le youyou rejoint son bord. On le hisse sur ses portemanteaux, et la goélette, mettant du vent dans ses voiles, reprend sa bordée qu'elle continuera tant qu'elle n'aura pas
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placé le dernier des cinq ou six pilotes dont elle est la propriété collective. Je la regarde longtemps; inclinée sous ses grandes voiles blanches qui se gonflent à la brise, elle se relève à la lame avec ces jolis mouve- ments de cheval qui encense qu'ont les petits navires quand ils serrent le vent et qu'un embrun vient couvrir d'écume leur étrave.
Le pilote est un grand gaillard, revêtu d'une de ces jaquettes en gros drap bleu, hors desquelles on n'a jamais vu un de ses pareils. Il apporte un paquet de journaux. Je laisse B... avec lui et descends au salon pour les lire et savoir ce qui s'est passé dans le monde, dans le vieux comme dans le nouveau, pendant les dix journées que nous avons mises à aller de l'un à l'autre.
Dans le salon, éclairé à outrance par les lampes électriques, la plupart des passagers sont réunis, atten- dant le thé. Nous ne sommes du reste pas bien nom- breux; quarante ou cinquante, tout au plus; car, dans cette saison, les Américains vont en Europe et n'en reviennent qu'en automne. Le courant est si régulier, qu'un voyage sur deux se fait toujours presque à vide. Une dame s'acharne après le pauvre piano époumonné qui est au pied du grand escalier. Elle en accompagne une autre, qui d'une voix aigrelette, mais juste, chante la fameuse chanson de la Timbale :
Encore uti qui ne l'aura pas, La timbale, la timbale! Encore un qui ne l'aura pas ! Encore un qui glisse en bas !
à la grande joie d'un groupe nombreux de passagers qui écoutent. Cette virtuose est une jeune Française
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dont le mari habite Charleston, où elle va le rejoindre, après avoir passé trois mois en France. En me voyant descendre, les journaux à la main, elle s'interrompt tout à coup :
« Allons, bon! Le pilote est à bord! Xous voilà en Amérique! C'est fini de rire! Oh! c'te Amérique, je l'haï t'y ! »
Cette déclaration de principes, qui a, du moins, le mérite de la franchise, paraît choquer profondément un grand escogriffe, qui justement applaudissait à tout rompre les passages les plus guillerets de la chanson de la Timbale. S'il était Français, ses moustaches farouches indiqueraient infailliblement un cenl-garde retraité ou un brigadier de chasseurs d'Afrique; mais il est Américain, et, dans cet heureux pays, les juges seuls savent se donner des mines aussi rébarbatives, destinées probablement à suppléer à l'absence de gen- darmes, en frappant de terreur l'àme des criminels.
«. .Madame, dit-il d'un air pincé, en assez bon fran- çais, je ne puis vraiment pas admettre que, en ma présence, on parle de mon pays comme vous venez de le faire.
— De quoi! de quoi! dit la jeune femme, avec son accent faubourien. Avec cela que je me gênerai ! »
Le corps en avant, les deux mains sur les hanches, les paumes en dehors, pièlée comme un coq de combat sur ses petits pieds bien chaussés de souliers découverts et de bas de soie rouges à coins, elle a une apparence si gentiment agressive que le champion de l'Amérique, embarrassé par les rires qui éclatent de tous côtés, semble tout interdit.
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s Cependant, murmure-t-il d'un ton plus doux , si vous détestez tant que cela l'Amérique, madame, pour- quoi y revenez- vous?
— Pourquoi j'y reviens? Parce que mon mari y est. Donc! Et pourquoi y est-il? Parce qu'il y gagne de l'argent! Mais ce n'est bien que pour cela que nous y restons, allez! Nous autres, nous nous trouvons si bien chez nous que nous ne quittons notre pays que pour y revenir le plus tôt possible. Ce n'est pas comme vous qui vous trouvez si mal dans votre gueux de pays, que dès que vous avez gagné un peu d'argent, vous ne pensez qu'à venir le dépenser dans le nôtre. Et que vous avez joliment raison ! Et si vous vous fâchez quand je dis « votre gueux de pays » , c'est parce qu'il n'y a que la vérité qui blesse. Vous, vous nouvez bien dire tout ce que vous voudrez de la France : cela me sera joliment égal, parce que je sais que vous n'en pensez pas un mot, et que c'est par pure jalousie que vous parlez. Tenez! cela ne me fait pas cela. ■ (Ici le geste connu : l'ongle claqué sur les dents de la mâchoire supérieure.)
Le Yankee, mis en déroute par ce flot d'éloquence, s'est éclipsé sans demander son reste. La petile femme, n'abusant pas de son triomphe, fait une pirouette sur ses talons pointus et vient s'asseoir à notre table, où le thé vient d'être servi. Trois Anglaises, qui ont suivi la scène avec une muetle horreur, s'éloignent majes- tueusement en murmurant : Oh! this a dreadful woman ! Indeed !
A quoi un révérend, qui les accompagne, répond d'un air moins convaincu, caria scène a paru l'amuser :
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Horrid! So vulgar ! Makes one shudder ! Puis il remonte à son tour sur le pont, mais après avoir avalé son thé.
Pauvre petite madame Jumeau , elle n'est pas étonnam- ment distinguée, à coup sûr! Mais elle peut se vanter de nous avoir bien amusés pendant la traversée : et c'est une bonne petite femme, tout de même ; elle nous raconte ses aventures.
« Voyez-vous! quand j'ai épousé Ugène (elle dit Ugène et le faubourg Antoine, cela va sans dire), quand j'ai épousé Ugène, il était dans les laines. Sa maison l'a envoyé à Charleston. Et puis, là, il a pris un intérêt dans un ranch II y a quatre ans de cela. Maintenant, il gagne de l'argent gros comme lui. Dans cinq ou six ans, nous serons très-riches. Quel affreux pays, par exemple! M.iis Ugène, il est si gentil! Quand il a vu que je m'y déplaisais tant, tous les ans, il me laisse venir passer trois mois à Paris, chez papa : il est dans la mercerie, à Ménilmontant, papa. Et cela me fait tant de plaisir de le revoir, le pauvre vieux ! Je m'assois dans la boutique, et puis je reste là, toute la journée, avec maman , à servir les clients. Et puis Ugène, l'année dernière, m'a donné de quoi lui acheter une petite maison à Nogent. C'était son rêve, à c't homme. Alors, le dimanche, nous allons, en Marne, pêcher une friture dans un bachot que je lui ai donné aussi. Ah! le bachot, par exemple, c'est moi qui l'ai payé sur mes économies de toilette! a
Et, là-dessus, madame Jumeau, qui ne sait pas bien si elle a envie de rire ou de pleurer, avale son thé trop chaud, se brûle, étrangle, tousse, met son mouchoir devant sa bouche et finit par lancer un : « Oh ! non, là,
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vrai! a si bien jeté, que nous pouffons de rire, M... et moi. Elle ne s'en fâche pas.
«Mais dites donc, madame, reprend M..., vous n'avez pas peur de laisser M. Ugène comme cela, tout seul, pendant trois mois chaque année? A Charleston, il doit y avoir une collection de mulâtresses, de griffes, de quarteronnes, sans compter les blanches; c'est-à-dire que, quand vous revenez, votre contrat doit être aussi percé qu'une écumoire.
— Oh ! le pauvre chéri ! C'est ce que je lui dis toutes les fois que je pars! Toi, mon gros, si tu me fais des traits, gare de dessous! Il me jure toujours ses grands dieux d'être sage! mais, vous savez? je suis sûre qu'il m'en fait de toutes les couleurs. Ma foi, tant pis! Il m'aime bien tout de même, et je lui pardonne. Il est trop gentil de me laisser aller voir papa et maman, v
12 juin. — La Provence est pourvue d'une sirène. Je ne sais plus quel est le grand homme qui a inventé cet effroyable instrument qui détrône le sifflet sur les paquebots transatlantiques, mais, vraiment, il devrait bien tacher de perfectionner son invention, non pas au point de vue de la puissance des sons émis, mais à celui de leur harmonie. Ce matin, à mon réveil, j'ai bondi dans mon lit, en entendant des mugissements effroya- bles, comme ceux d'un taureau colossal qu'on étran- glerait : c'était la sirène qui remplissait ses fonctions. Elle a pour but d'éloigner les navigateurs; celles qui ont fait courir tant de dangers à la vertu du prudent Ulysse cherchaient, au contraire, à les attirer. De là, la différence des organes.
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De ce tapage insolite j'ai conclu que nous étions entrés dans un de ces jolis bancs de brume qui, chaque année, coûtent la vie à tant de morutiers sur les grands bancs de Terre-Neuve.
Quand j'ai eu fait ma toilette et absorbé une tasse de chocolat, corroborée de deux de ces admirables brioches qui sont le triomphe du pâtissier de la Pro- vence, je suis monté sur le pont; j'y constate que je ne me suis pas trompé. Une humidité pénétrante vous envahit; les vêtements de drap se couvrent immédiate- ment d'une rosée brillante. La brume est tellement épaisse qu'on croirait avancer dans une atmosphère d'ouate. Je me dirige à tâtons vers la passerelle, où je finis par découvrir B..., debout à côlé de son officier de quart, lâchant de percer de l'œil l'ombre compacte qui nous entoure. Mais leurs efforts sont bien inutiles. De l'endroit où nous sommes, nous ne voyons les hommes qui s'agitent sur le pont que comme des ombres vagues. A cinq pas, tout disparait.
« Eh bien, lui dis-je, gare les abordages! Est-ce qu'il y a longtemps que nous sommes là dedans?
— Non, dit-il. Depuis une heure du matin, nous avons traversé trois ou quatre bancs. Heureusement, celui-ci n'est pas bien élevé. J'ai envoyé un homme sur la vergue de hune. Il est au-dessus.
— Tiens! cela doit être assez curieux : je vais lui tenir compagnie. »
Je monte dans le gréement de misaine. Arrivé à la hauteur du chouquet, tout à coup, brusquement, ma tête sort de la brume comme celle d'un plongeur qui reparaît à la surface de l'eau. Sur le pont, il faisait
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presque froid : ici un soleil splendide éclaire, en l'iri- sant, une immense plaine blanche légèrement ondulée. On dirait une steppe de Russie, par un beau jour d'hiver. Au-dessus de ma tète, l'homme de vigie, assis sur la vergue, les jambes ballantes, tenant à la main la drisse du hunier, me salue. Du navire, nous ne voyons que les trois mâts qui émergent. La fumée salissant les flocons de vapeur, en se mêlant à eux, marque notre sillage d'une teinte grise. Au-dessous de nous, la sirène continue à mugir.
A tribord, par le travers, un grand voilier nous montre à peu de dislance ses perroquets et ses huniers ballant les mâts; car il fait presque calme. Je n'ai jamais rien vu de pareil.
«. Ah! dit l'homme de vigie, nous allons bientôt en sortir. »
Je regarde devant nous. A un mille environ, le banc de brume que nous coupons s'arrête brusquement. Au delà, comme du haut d'une falaise couverte de neige, nous voyons la mer bleue qui brille au soleil. Trois ou quatre petites baleines courent l'une après l'autre, en poussant, à intervalles réguliers, les jets d'eau de leurs évents. Les paysages polaires doivent ressemblera cela.
Tout trempé encore de l'humidité d'en bas, je reste à me sécher à la bonne chaleur de juin. Nous avançons- toujours. Tout à coup nous voyons au-dessous de nous Tétrave qui apparaît; puis, tout l'avant du navire encombré d'émigrants, dont le cri de joyeuse surprise monte jusqu'à nous; et puis, le grand navire sort majestueusement de son enveloppe que nous laissons, bien loin derrière.
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Je redescends lentement en regardant le gai mouve- ment du pont. Les émigrants vont déjeuner. Un homme de chaque plat arrive à la file, avec une grande gamelle^ devant la porte de la cuisine, où un gros cuisinier, armé d'une grosse cuiller, lui verse le café de ses camarades et le sien. A un autre guichet, il prend les deux pains tout chauds que le boulanger retire du four. A côté se tient l'interprète, contrôlant les noms sur un carnet, prêt à recevoir les réclamations. Du reste, il ne s'en produit aucune. Tout se passe avec le plus grand ordre.
Nous avons trois cent cinquante de ces émigrants à bord, Suisses ou Allemands. C'est peu. En hiver, le navire en a transporté jusqu'à onze cents. Ils sont installés dans le faux pont, qui est grand et très-suffi- samment aéré par des hublots et des manches à air. Tout cela a été fumigé à fond, ('eux fois pendant la traversée : les hommes ont été vaccinés. Sans un certi- ficat du médecin constatant ce fait, ils ne pourraient pas débarquer. Le gouvernement américain, on ne saurait trop l'en louer, a établi toute une série de règlements fort sévères pour ce genre de transport, et tient soigneusement la main à leur exécution. A leur arrivée à New-York, tous ces hommes seront débarqués dans une sorte de grand caravansérail, appelé Castle- Garden, entretenu au moyen d'une taxe spéciale levée sur toutes les compagnies de navigation, et là, ils sont défrayés de tout et confiés à des commissaires qui s'occupent d'eux jusqu'à ce qu'ils aient trouvé du travail.
Depuis le jour où les puritains du Mayflower et les
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catholiques de lord Baltimore, fuyant successivement la persécution religieuse, quittaient le vieux continent pour venir chercher en Amérique la liberté, qu'ils n'y ont pas tous trouvée autant qu'on se le figure, depuis ce temps, dis-je, la qualité des émigrants ne s'est pas améliorée. Les bons Yankees ouvraient leur porte toute grande et n'avaient pas assez de mots pour faire bon accueil aux fermiers chassés par les corn-laws , ou, simplement, aux robustes travailleurs irlandais qui leur apportaient, sinon un capital, du moins des bras. Ils trouvaient tout naturel et très-profitable d'écrémer à leur profit la population de l'Angleterre et même un peu celle de l'Allemagne. Mais il s'est, paraît-il, formé, dans ces deux pays, des associations ayant des allaches plus ou moins officielles, qui ont pour but de vider, au profit du nouveau monde, quelques-uns des asiles et des refuges dont l'entretien pèse si lourdement sur les finances de ces deux pays. Les Yankees ont bien vite découvert le tour qu'on voulait leur jouer. Leurs jour- naux se sont mis à pousser des cris de pintade. Les beaux articles sur l'hospitalité qu'offrait la libre Amé- rique aux déshérités du vieux monde ont été rentrés dans les tiroirs, pour servir dans une autre occasion, et le gouvernement s'est empressé de faire vérifier fort exactement la « qualité » des émigrants qu'on lui amène maintenant. Tous ceux qui ne promettent pas d'être « d'un bon rapport » sont maintenant réembar- qués, séance tenante, sur le navire qui les a amenés, et le capitaine est tenu de les ramener dans le port où il les a pris. Tout dernièrement encore, la douane de New-York renvoyait de la sorte une centaine de Juifs
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roumains, embarqués à Hambourg : des femmes et des vieillards irlandais, hôtes ordinaires des work- houses anglais, qu'on avait essayé d'introduire par le Canada, étaient renvoyés sans plus de cérémonie.
Je ne pense pas qu'on fasse mauvais accueil à ceux que nous amenons. Je ne crois pas cependant non plus que leur départ cause un bien grand dommage aux pays qu'ils ont quittés. Ce sont presque tous des Alle- mands du Sud, à l'aspect chétif et misérable; la peau trop blanche, hérissée d'une barbe rare, de couleur filasse, de grands cheveux sales leur tombant dans le col : des pipes en porcelaine toujours vissées dans leur bouche. Les femmes ne sont pas bien attrayantes non plus : ce sont, pour la plupart, de grosses commères aux formes extra-opulentes. Les plus vieilles, débor- dant de graisse, passent leur vie à soigner les enfants innombrables dont les mères et les sœurs se débarras- sent volontiers à leur profit, pour danser des valses au son d'un accordéon, quand le mal de mer ne les cloue pas dans le faux pont.
D'où sortent ces malheureux ? Je ne le sais trop. Beaucoup sont attirés en Amérique par des amis ou des parents, qui leur ont envoyé l'argent nécessaire. La traversée d'un adulte coûte 125 fr., et ils sont vraiment, sous le rapport de la nourriture et des soins matériels, aussi bien que possible. Les Compagnies d'émigration ont des agents qui battent le pays, re- cueillant des adhésions. Ils ne mettent en route les convois qu'une fois qu'un chiffre suffisant est atteint. Les intéressés ne savent pas, à quelques mois près, la date exacte de leur départ, et, s'ils refusent de partir
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au moment où ils sont convoqués, ils s'exposent à perdre les sommes payées. Il en résulte de graves inconvénients, surtout pour les femmes. Ainsi, l'une d'elles est accouchée celte nuit. Que va devenir cette malheureuse en arrivant à New- York ? Du reste, il se passe des faits hien graves, mais qui ont quelquefois leur côté comique. L'aulre jour, le capitaine d'armes est venu rendre compte au commissaire qu'un enfant faisait un tel tapage, dans le faux pont, que tous les voisins se plaignaient. Le docteur examina la mine de l'enfant, une vigoureuse petite créature, âgée de huit ou dix mois, qui avait l'air de se porter à merveille. Heureusement, l'attitude emharrassée de la mère lui donna des soupçons. Une surveillance fut organisée, et l'on acquit bientôt la certitude que la mère, d'accord avec son mari, voulait se débarrasser de l'enfant et lui refusait le sein, pour le faire mourir de faim. Le mari a été mis aux fers : quanta la femme, les rondiers ont ordre, à chaque changement de quart, de lui faire don- ner à teter à l'enfant devant eux, et elle a été prévenue qu'elle irait aux fers rejoindre son mari, si elle ne s'exécutait pas. Depuis ce temps-là, le petit se porte comme un charme, mais je ne donnerais pas cher de sa vie, quand toute celle aimable famille aura débar- qué. En attendant, il doit être assez drôle d'entendre chaque rondier, quand il rend compte de sa tournée à l'officier de quart, lui dire en portant la main à son bonnet : « Rien de nouveau, le petit a bien teté ! a
Il y a eu aussi deux autres faits du même genre bien suspects. J'ai dit plus haut que les règlements obligent de fumiger très-soigneusement le logement
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des émigrants, deux fois pendant la traversée. On choisit une belle journée ; on fait monter tout le monde sur le pont, après leur avoir bien fait expli- quer, par l'interprète, ce dont il s'agit : puis, tous les hublots, panneaux et manches à vent fermés, on al- lume des brasiers qui, pendant une heure ou deux, rendent l'atmosphère du faux pont absolument irres- pirable au microbe le plus tenace. La première fois qu'on a fait cette opération, il ne s'est produit aucun incident. A la seconde, quand tout le monde savait par conséquent très-bien comment les choses se passaient, le capitaine d'armes, ayant fait sa ronde avant de fer- mer le dernier panneau, constata que trois enfants, de deux à quatre uns, avaient été laissés dans les cou- chettes !
Nous avons à bord un vieil Américain du Kentucky, qui, après avoir vendu une foule de choses pendant toute la première partie de sa vie, sans réaliser de bien gros bénéfices, s'est fait politicien. C'est généra- lement ainsi que les choses se passent. II a été maire, membre des différentes chambres de son Etat, puis envoyé à Washington. Sur le tard, il a joint la philan- thropie à ses autres industries : je soupçonne que ce n'est pas la moins profitable. Il court l'univers, de congrès en congrès, au compte de différentes sociétés, charitables ou simplement scientifiques. Pour le mo- ment, il arrive de Paris, où il a été banqueter à propos de je ne sais quelle question sociale. Du reste, il est éclectique et parle avec d'autant plus d'autorité de l'immoralité des Français, qu'il déclare ingénument l'avoir étudiée, sur le vif, en compagnie de plusieurs
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demoiselles des Grands Magasins du Louvre. Il me rappelle un écrivain de marine, nègre, du service local de Alayotte, qui avait causé, il y a quelques an- nées, une vive impression sur le conseil de santé de Toulon, en lui demandant un congé de convalescence pour le Gabon, où il voulait, apparemment, prendre le frais sous les cocotiers de ses pères. Nous l'emme- nions à destination, et il faisait notre bonheur pendant la traversée en nous parlant, avec la voix de coq en- roué qu'ont tous ses pareils, de la grande vie pari- sienne telle qu'il l'avait vue pendant les sept jours qu'il avait passés dans un petit hôtel du passage du Saumon : « Je eviens eceué, disait-il, d'un air con- vaincu, de l'immôàlité pôfonde qui ègne dans les hautes classes de la société pàisienne ! »
Au physique, avec sa figure hérissée des poils mul- ticolores de sa barbe, qu'il porte entière, moins la moustache, le philanthrope ressemble tellement à un vieux macaque, que M. Darwin saluerait sûrement en lui, avec le bonheur qu'on éprouve toujours à voir vérifier une théorie favorite, l'anneau qui réunit le genre singe au genre humain, dans la chaîne des êtres. II est même plus près du premier que du se- cond, et quand je le voyais, pendant la traversée, se rattraper, d'une main, aux manœuvres, pour se tenir au roulis, je me disais toujours qu'il devait bien souf- frir de ne pouvoir employer pour cet usage la queue prenante qu'ont tous ses congénères.
En arrivant sur le pont, je le retrouve dans sa posi- tion favorite, les jambes écartées, les mains dans les poches d'un pantalon trop long, fumant vigoureuse-
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ment une petite pipe de bruyère ; un petit chapeau mou, à carreaux verts, écrasé sur la nuque. A'ous nous sommes liés, parce que j'écoute toujours avec un vif intérêt le récit de ses séductions parisiennes. Aussi, du plus loin qu'il m'aperçoit, il retire sa pipe de sa bouche, crache avec une adresse prodigieuse par-des- sus le plat-bord ; et puis, me désignant un des émi- granls qui défilent devant lui :
a Eh bien, baron, me dit-il en anglais, avec celte étonnante cantilène nasillarde des Américains, qu'est- ce que vous dites de cela ? »
Cela est un grand lourdaud qui promène à six pieds du pont une sorte de bonnet de fourrure solidement calé sur deux oreilles rouges, très-écartées de la tète. Confié à un capitaine d'armes énergique, on en ferait peut-être un matelot de pont passable: mais il faudrait au moins six mois de bourrades et de nuits passées aux fers pour le faire arriver là. Comme je ne vois pas où mon Américain veut en venir, je me contente de haus- ser les épaules d'un air de doute.
11 brandit sa pipe d'un air de triomphe :
« Ah! vous ne savez pas ce que c'est? Eh bien, sir, je vais vous le dire, sir ! C'est une matière brute {raw material) ! Et pourquoi cette matière est-elle restée brute, sir ? (Nouveau geste de la pipe, nouveau crachat.) Parce que, pendant des siècles, elle a été écrasée sous le double faix de la tyrannie et de l'igno- rance, et qu'on n'a rien fait pour la développer, sir.
— ; D'où sort ce gars-là? dis-je à l'interprète.
— Celui-là! c'est un Suisse de Bàle! Mais dites donc, général : il a été une fois^;os£-
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master général (directeur de la poste) dans son Etat du Kentucky, pendant six mois; depuis ce temps-là il se fait appeler général. Celui-là est Suisse! Depuis que Guillaume Tell a tué, d'une manière qui n'était même pas bien correcte, l'infortuné Gessler, il me semble que les fils de l'Helvétie passent pour avoir joui d'une liberté complète. »
Mais ce détail est bien indifférent au général, qui tient à me placer un discours qu'il a probablement déjà «délivré» (delivered) au City-Hall de Swamptown,Ia ville de son cœur, celle dont les intelligents électeurs ont voulu être représentes par lui.
« Oui, sir ! continue-t-il. Quand cette épave du grand monde, quand ce déshérité d'une société usée (b'usted) aura vécu pendant six mois à l'abri du dra- peau étoile (star spangled hanner), protégé par les institutions de notre jeune et glorieuse république, vous ne le reconnaîtrez plus. Dans dix ans, quand la vieille Europe s'agitera dans les convulsions suprêmes (throes) de l'agonie...
— Vraiment ! nous n'en avons pas pour plus long- temps que cela?
— Non, sir, je regrette de ne pas avoir sur moi le numéro du Rattlesnake-Ravine-County-Free-Rib- TicMer, qui contient un discours que j'ai prononcé, précisément sur ce sujet, à la réunion préparatoire des élections primaires, l'année dernière, à Swamp- town. Mais peut-être en avez-vous entendu parler, sir ? »
Toujours le sir terminant chaque phrase, lancé comme un sifflement en appuyant sur IV. Je remuai
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la têle d'un air consterné, mais j'étais obligé d'avouer que ce numéro-là du Ra ttlesnake- Ravine -County- Free-Rib-TicMer m'avait échappé. Le général haussa légèrement les épaules et continua posément :
a C'est étonnant, car la presse européenne l'a beau- coup commenté, ainsi que me le disait, l'autre jour encore, notre sénateur et mon ami, 'l'honorable Hiram M. N. 0. P. Q. Doolittle, de Chicken-Thief-Flat, Kentucky. Vous le connaissez sans doute de nom?
— Non, je n'avais jamais entendu parler de l'hono- rable Hiram M. \T. 0. P. Q. Doolittle, de Chicken- Thief-Flat, Kentucky.
— C'est étonnant, car lui et sa « hautement polie » (highly polished) « dame » se meuvent (move) dans les cercles les plus élevés de la société, pendant leur séjour dans la capitale gauloise. Mais je vous disais donc, sir, que l'Europe, ses aristocraties pourries et son militarisme n'en ont pas pour dix ans ! »
Le juge nous avait rejoints : il fumait aussi une grosse pipe. Chaque fois que le général lançait un sir, pour scander une syllabe, l'autre lançait une énorme bouffée de tabac, en hochant la tête d'un air qui expri- mait l'approbation, mais, en même temps, une cer- taine nuance de regret et de compassion pour cette pauvre Europe.
« Well, général, dit-il enfin, vous leur donnez dix ans. Vous êtes plus généreux que moi. Peut-être qu'à eux tout seuls, ils mettraient dix ans à faire le saut. Mais nous les poussons si bien, que le mouvement s'accélère. Les Anglais commencent à le comprendre. J'étais en relation avec une grande fabrique de coutel-
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lerie de Sheffield. Autrefois, ils expédiaient beaucoup aux Etats-Unis. Les tarifs sont devenus si élevés, qu'ils ont bien vu qu'il n'y avait plus moyen de continuer. Alors ils ont fait construire, près de New-York, une grande fabrique; ils y ont transporté tout leur outil- lage. Leurs contre-maîtres et beaucoup de leurs ou- vriers les ont suivis. Voilà deux ans qu'ils ont fini leur installation. Ils font des affaires superbes. Les droits qu'ils avaient contre eux sont maintenant pour eux, et, outre leur nouvelle clientèle, ils retrouvent petit à petit toute celle qu'ils ont laissée là-bas.
— Quite truel dit le général d'un air approbateur. Smart chaps ! *
Le juge encouragé continua :
« Ce qu'il y a de curieux, c'est que les Français ne veulent pas comprendre cela ; nous avons ici, à bord, un courtier de soieries de Lyon. Il se plaint de ce que les droits qui étaient déjà de 80 pour 100 sur les ve- lours, vont, probablement, être encore augmentés. Il faut bien qu'il se persuade que si nous avons mis des droits de 80 pour 100 sur les velours français, c'est que nous avons cru que cela suffirait pour les empê- cher d'entrer en quantités appréciables. C'est cela que nous voulons. S'il est prouvé que le chiffre de 80 pour 100 laisse encore une marge de profit aux Français, nous irons à 150 pour 100. Voilà tout!
— Parfaitement, dit le général. Ce que nous vou- lons, c'est multiplier les industries les plus diverses chez nous. Les libre-échangistes anglais disent que chaque nation doit se borner à produire ce qu'elle produit le mieux et le plus économiquement, sauf à
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échanger le surplus avec les autres nations. Avec ce principe-là, la moitié de la France aurait été consacrée exclusivement à la production du vin, et, quand le phylloxéra est venu, quinze millions d'hommes se se- raient trouvés sans ressource. Les Russes, qui ne fai- saient que du blé, n'ont plus le sou, maintenant que nous en produisons à meilleur marché qu'ils ne peu- vent le faire. No, sir, la diversité ! voilà ma devise. La diversité et un gin coch taïl avant les repas ! Baron, voulez-vous me faire la faveur d'accepter un gin coch tail? Voilà ce qui éclipse votre absinthe et votre ver- mouth. Juge, vous êtes des nôtres ? »
Je laissai ces deux estimables Yankees s'en aller bras dessus bras dessous à la buvette. B. .. me regar- dait en riant, de sa passerelle; j'allai le rejoindre:
« Qu'est-ce que vous racontait donc cet illustre, guer- rier? Est-ce un général, un colonel ou un caporal ? J'oublie toujours.
— C'est un général; d'abord, vous devez bien sa- voir qu'il n'y a pas de caporaux en Amérique. Le dernier est mort il y a vingt ans. Il datait de la guerre de l'Indépendance, et l'on n'en a plus fait depuis. Ces deux gaillards-là étaient en train de me prouver qu'un de ces jours, il faudrait que nous nous fissions tous Yankees.
— Ma foi ! du train que vont les choses, ils ont peut-être raison. Vous savez, quand un navire fait de l'eau, les rats profitent de la première embellie pour filer à terre. Mais tout cela n'est pas bien gai. Regar- dez donc ces petites baleines qui se promènent à tri- bord, en faisant des jets d'eau ; en voilà qui ont l'air
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de s'amuser! Figurez-vous qu'à mon dernier voyage, un matin, en montant sur la passerelle, j'en vois une qui dormait devant nous. Je dis à l'officier de quart de mettre le cap sur elle, pourvoir ce qu'elle ferait; je croyais qu'elle allait plonger. Pas du tout : nous sommes entrés dedans comme dans du beurre ; la pauvre bêle a été coupée en deux sans s'en aperce- voir. Nous n'avons plus rien vu derrière, seulement une immense mare de sang. Allons, bon ! un nouveau banc de brume à l'horizon ! Décidément, nous n'arri- verons pas ce soir! 1
Le reste de la journée s'est passé à traverser des bancs de brume. Ils sont bien rarement assez peu épais pour que l'homme de vigie puisse les dominer. On ne diminue cependant pas de vitesse d'une manière appréciable. Cela est bien imprudent, mais la concur- rence'est là. Les Anglais, les Allemands, passent à toute vapeur. Si l'on ne faisait pas comme eux, les passagers déserteraient notre ligne, pour adopter celles qui leur donneraient des passages plus courts de quelques heures. Dans des conditions pareilles, le succès de la navigation ne dépend plus de l'habileté du commandement ; c'est une simple question de chance. Go ahead and the devil lake the last!
1 2 juin. — Ce matin nous avons atterri en pleine brume. Il est vrai que l'atterrissage de New-York est dis- posé de telle sorte qu'on peut le faire à la sonde, bien qu'il vaille toujours mieux attendre le jour pour entrer. Je me rappelle avoir vu tenter ce tour de force deux fois : en Chine, à l'entrée du Yang-tse-kiang, et à
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Brest. Un officier, enfermé dans une chambre du faux pont, avec la carte, faisait sonder. On lui portait le suif contenu dans le plomb et indiquant la nature du fond, ainsi que le brassiage; et, sans autres indications, il donnait la route. Les deux fois, cela a réussi très-bien. B... applique ce systèmeavec une sûreté vraiment admi- rable. Il m'indiquait le point sur la carte, et quand le rideau de brume s'est levé et qu'on a pu prendre ur relèvement, nous étions à une ou deux encablures, ; peine, du point indiqué.
La marine marchande américaine disparaît tous le jours. Les compagnies européennes, largement sub ventionnées, d'une part; le haut prix de la main d'œuvre là-bas, de l'autre, l'ont tuée. Il ne leur rest plus que le cabotage et la pèche, qui sont exclusive ment réservés aux nationaux. Encore là, comme e Europe, le cabotage souffre de l'extension du résea des chemins de fer. Ils ont aussi, sur les lacs et le grandes rivières, une navigation très-active. Les Amé ricains paraissent, du reste, très-bien prendre leu parti de cet état de choses. Tant de carrières sont ou vertes à leurs travailleurs, qu'ils se résignent facile ment à renoncer à celle-là. Leur marine militaire, qu était peut-être la première du monde, à la fin de 1. guerre de la sécession, est aussi à peu près réduite ; rien. Ils n'ont plus un seul navire de guerre sérieux
Cet esprit d'imprévoyance, qui est inhérent aux gou vernements démocratiques, se retrouve en tout. Ains le port de New-York est très-joliment en train de s combler. Pour arriver, nous suivons un chenal asse étroit, rendu encore plus difficile par l'épave d'u
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grand navire, coulé, depuis plusieurs mois, juste au milieu. D'ordinaire, les compagnies d'assurance trai- tent avec des compagnies spéciales qui relèvent, au moyen de puissants appareils, les navires coulés ou échoués. Mais pour que l'opération soit profitable, il faut que le navire ou la cargaison aient une valeur supérieure aux frais de sauvetage. Celui-ci était une vieille coque; on sait qu'elle s'est cassée en coulant, et elle était chargée de grains. Personne n'a donc voulu tenter l'opération. De plus, l'entrepreneur des boues de New- York trouve commode de vider ses chalands au beau milieu de la rade. On le lui a souvent défendu; mais comme au fond cela n'intéresse personne, puis- qu'il n'y a presque plus que des navires étrangers à passer par là, il laisse dire et continue. Aussi les fonds diminuent, sur certains points, d'une manière très- sensible.
Nous passons à côté de la petite île où doit s'élever, au milieu d'un fort qui lui servira de piédestal, cette immense Liberté éclairant le monde, dont nous fai- sons cadeau aux Américains ; idée qui m'a toujours semblé d'autant plus étonnante que ce cadeau ne paraît pas leur faire le plus petit plaisir. On a eu, là-bas, toutes les peines du monde à former le comité chargé d'approprier les lieux, et les quelques milliers de dol- lars nécessaires à la construction du piédestal se sou- scrivent très-péniblement. La rade commence à s'ani- mer. Les anciens colons hollandais ont construit New-York sur une sorte de presqu'île, en forme de poire, qui s'avance dans la mer, entre deux autres terres, dont elle n'est séparée que par deux larges
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canaux : Hudson-River, au sud ; North-River, de l'autre côté. Depuis longtemps, ces deux terres se sont cou- vertes de maisons et sont devenues, sous le nom de Jersey-City et de Brooklyn, des faubourgs de la « Cité impériale». On vient de construire, pour rejoindre Brooklyn à New-York, un admirable pont suspendu, de dimensions absolument colossales : il n'a été livré au public que tout dernièrement. Le jour de l'inaugu- ration, il s'est produit une épouvantable bagarre dont les journaux apportés par le pilote donnent les détails, et dans laquelle plusieurs personnes ont été tuées et beaucoup foulées aux pieds.
Un petit bateau à vapeur vient au-devant de nous, amenant la Santé et deux officiers de la douane. Ces derniers vont s'installer dans le salon, où on leur sert immédiatement une foule de boissons aussi variées qu'alcooliques, que leur offre la compagnie. Il est des dépenses pour lesquelles il faut savoir ne pas compter. La Compagnie transatlantique vient d'en faire la dure expérience. Dans un port que je ne veux pas nommer, où ses navires touchent d'une manière régulière, la visite des douaniers coûtait, en moyenne, une douzaine de cents francs en Champagne, vins fins, liqueurs et repas, offerts non-seulement à ces messieurs, mais encore à leurs chastes épouses, qui daignaient, à l'oc- casion, accepter quelques chapeaux et autres souvenirs de l'industrie parisienne. Un beau jour, un administra- teur, fureteur et vertueux, dénicha ce chapitre de dépenses et en exigea la suppression. A la première relâche qui suivit, le navire dut subir un arrêt de huit jours et fut bouleversé de fond en comble, sous pré-
Korth Hiver.
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font de lirooklyu
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texte (le visite. La perte fut évaluée à trente ou qua- rante mille francs, et le chapitre rétabli avec augmen- tation.
Le rôle de ces messieurs est assez original. Ils nous font tous défiler devant eux, nous font donner par écrit différents renseignements statistiques sur nos per- sonnes, puis nous demandent de déclarer, également par écrit, ce que nous pouvons avoir dans nos bagages de soumis aux droits (dutiable). On nous avise que cette déclaration doit être aussi minutieuse que pos- sible, sauf discussion ultérieure; tout objet non déclaré étant immédiatement saisi de plein droit, lors de l'ou- verture des bagages.
Pendant ce temps-là, le médecin, resté sur le pont, fait défiler devant lui tous les émigrants, le bras nu, afin de vérifier les marques de vaccine.
Quand il a passé cette revue, il nous donne la pra- tique ; et la Provence, qui est restée, pendant plus de deux heures, à faire des ronds dans l'eau, en attendant son bon plaisir, reprend sa marche et entre définitive- ment dans l'Hudson. Là, le spectacle devient réelle- ment curieux et même grandiose. La ville s'étale devant nous à notre droite avec ses innombrables clo- chers ; mais ce qu'il y a de plus intéressant, c'est l'as- pect de la rivière elle-même : la Tamise, certains fleuves de la Chine, sont encore plus animés ; mais ce qui donne à celui-ci une couleur absolument locale, ce sont les ferries qui le sillonnent littéralement dans tous les sens. Ces immenses constructions, qui ont l'air d'une maison à trois étages, font un service régu- lier entre New York, Brooklyn, Jersey-City , et une
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2« EX VISITE CHEZ L'OXCLE SAM.
foule de points de la rade. On en voit autant que d'om- nibus au coin de la place de la Madeleine. Toujours peints en couleurs claires, surmontés d'une petite maison vitrée, où se tient le capitaine et que dominent encore deux hautes cheminées et un immense balancier qui se détachent sur le ciel, ces singuliers navires glis- sent sur l'eau sous l'impulsion de leurs énormes roues, et manœuvrent avec une rapidité et une sûreté dont on se fait difficilement idée. Séparément, ils sont assurément fort laids; mais en masse ils produisent un effet charmant.
Autour de ces gros poissons circule le menu fretin, représenté par une myriade de petits remorqueurs , haletants et époumonnés, qui courent de tous côtés, prêts à offrir leurs services à tous venants. Ce sont des espèces de grandes chaloupes à vapeur, surmontées, elles aussi, d'une logette très-élevée, d'où le patron, en bras de chemise, gouverne lui-même. Sur l'avant, un long bâton supporte l'emblème des compagnies rivales auxquelles elles appartiennent. Il y a des che- vaux dorés, des vautours aux ailes déployées, et bien d'autres animaux possibles et impossibles. Toutes sont munies de cloches et de sifflets d'une puissance déso- lante, avec lesquels leurs équipages font un tapage infernal, pour attirer l'attention des clients. A peine avons-nous la pratique, que huit ou dix d'entre elles, qui nous surveillaient de loin, viennent fondre sur nous comme des corbeaux sur une proie. Elles se poussent, se cognent; lorsque le navire tourne, elles se précipitent, mettent le nez sur la hanche du géant, le poussent pour faciliter son évolution, avec la bruyante
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obséquiosité âes faquins à la porte d'un hôtel d'Italie : on leur jette une amarre qu'il faut élonger à terre. Trois ou quatre se lancent dessus comme des chiens sur un os. Un cheval doré s'en est emparé le premier; mais une gaffe, sournoisement dirigée, la lui enlève au profit d'un chameau bleu, qui a lui-même bien de la peine à la défendre contre le vautour et la girafe : et, pendant ce temps, les cloches sonnent à tour de bras, les sifflets sont ouverts à pleins diaphragmes, et le bon Dieu, qui, précisément, avait envie de tonner, car il fait horriblement chaud, finit par envoyer crever, un peu plus loin, un gros orage qui s'annonçait, car il sent bien qu'on ne l'entendrait pas.
Nous sommes présentés à l'entrée du wharf de la Compagnie transatlantique, sur lequel flotte le pavillon national ; les amarres de terre viennent s'enrouler au- tour de nos treuils à vapeur ; quelques tours d'hélice, en avant et en arrière, remuent encore la vase jaune de l'Hudson, et la Provence s'élonge majestueusement contre les énormes pilotis de bois sur lesquels s'élève le quai.
A bord, le désordre est à son comble. Les bagages hissés sur le pont, dans la matinée, sont disposés en petits tas, que surveillent leurs propriétaires. Ceux-ci ceignent leurs reins et se disposent, non sans quelques angoisses, à affronter la terrible douane. Le juge et le général, rasés de frais, les cheveux inondés d'huile antique, le col roide, la tête émergeant, « comme un bouquet de fleurs » , d'un majestueux col en papier, attendent avec impatience que le pont volant soit posé pour pouvoir mettre le pied sur le sol natal. Le juge
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a arboré un énorme chapeau gris» haut de forme : le général s'en tient au grand sombrero de feutre noir sous lequel les citoyens de Stramptown ont l'habitude d'acclamer leur idole. Le petit chapeau à carreaux verts qui a fait tant de ravages dans les cœurs des demoiselles du Louvre a disparu, sans doute, dans les - profondeurs de la valise qui constitue tout le bagage du vieux guerrier. Je ne serais même pas étonné qu'il eût été jeté à la mer au moment de l'entrée en rade ; car, comme le disait madame Jumeau : « V'Ià que nous sommes en Amérique ! C'est fini de rire ! »
Ladite madame Jumeau apparaît à son tour sur le pont, portant, crânement posé sur sa tête, un triom- phant petit chapeau, couvert d'une botte de roses. Elle reçoit nos adieux, car elle repart ce soir même par le bateau de Charleston.
Je n'ai pas encore beaucoup parlé de mon excellent compagnon de voyage, le baron Ernest de M...; c'est que celui-ci, le plus infatigable des hommes quand il sent sous la semelle de ses souliers un sol résistant, en est le plus annihilé dès qu'il met le pied à bord. Nous étions encore en vue du casino de Trouville, par un calme admirable, que, en proie à un affadissement complet de tout son être, il gagnait en titubant sa cou- chette, d'où il n'est guère sorti pendant toute la tra- versée. Une ou deux fois seulement, quand j'allais lui apprendre que des bandes de marsouins étaient en vue, sa passion pour la chasse le galvanisant un peu, il se traînait sur le pont, s'accoudait au plat-bord et envoyait quelques balles aux gros poissons noirs qui montraient leurs museaux luisants et leurs queues fourchues, en
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faisant autour de nous ces éternelles culbutes qui sem- blent leur procurer un plaisir toujours nouveau. Mais, hélas ! on le voyait bientôt déposer précipitamment sa bonne carabine, et, la tête penchée en dehors, le col rentré dans les épaules, le corps écrasé entre ses deux coudes relevés vers le ciel, et agité de soubresauts convulsifs, il offrait le spectacle lamentable de l'homme vaincu par la mer et lui rendant ce qu'elle lui réclame. Puis, regagnant sa chambre, il ne donnait plus à ses amis désolés d'autres signes de vie que les demandes qu'il adressait aux garçons, d'une voix mourante, pour obtenir les petits morceaux de glace et les oranges qui faisaient sa seule nourriture.
Tous ces tristes souvenirs sont maintenant bien loin : ce matin, il a pu se lester du grand déjeuner-gala que la Compagnie offre à l'arrivée. Il a tiré de ses valises une jaquette inédite, pour remplacer celle, bien défraî- chie, qui a subi les fatigues de la traversée, et c'est lui qui donne le signal du départ. Nous ne disons pas adieu à B..., dont la cabine est déjà encombrée d'une foule de dames venues pour le voir, car il est convenu que nous reviendrons déjeuner avec lui, abord, après- demain.
Le uharf est recouvert d'une immense toiture en bois, de forme ogivale, rappelant assez la voûte d'une cathédrale dont les piliers et les murs seraient rentrés sous terre, ou encore la coque d'un navire chaviré, la quille en l'air. Nos bagages, confiés à une glissière, nous ont précédés et sont déjà entre les mains de la douane. Avant de trahir mon incognito, je m'amuse à regarder ceux de nos compagnons d'infortune qui sont
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déjà aux prises avec elle. Je m'étais promis, notam- ment, d'observer comment se débrouillerait un gros Juif français, accompagné d'une femme et de deux ou trois enfants, également bien doués sous le rapport de l'opulence des formes. Après avoir passé plusieurs années en Amérique, il revenait de faire une tournée de famille et m'avait confié, en route, que ses immenses malles étaient pleines de soieries et d'autres objets éminemment dutiable. Je me tenais derrière lui, au moment où il s'abouchait avec un grand Yankee à bar- biche jaune, long comme un jour sans pain, sec comme vent de nord-est, coiffé d'un petit chapeau de paille, le corps flottant dans une jaquette de flanelle bleue, à la boutonnière de laquelle pend une médaille de cuivre, insigne de ses fonctions. C'est un offlcier de la douane. En Amérique, tous les gabelous, tous les sergents de ville sont « officiers » . Je suis la conversation qui s'engage :
« Voici ma carte. Ce soir, hôtel ***, 10 dollars, » susurre le fils d'Israël.
La figure austère de l'officier s'éclaire. Il fait passer une énorme chique de droite à gauche de sa bouche :
a Aïl's right ! où sont vos malles?
— Les voici.
— All's right ! ouvrez-en une. »
La première malle est ouverte. Tout au-dessus s'é- tale une magnifique robe de soie rouge. L'officier la soulève, prend le corsage qui est en dessous, le retire, l'examine, en faisant valoir avec ses poings les cavernes où doivent se mouler, en creux, les robustes appas de la belle Juive.
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« Tout neuf! dit-il.
— Peuh ! répond le circoncis.
— Ouvrez la seconde. »
Une seconde robe, celle-ci bleue comme l'azur d'un ciel sans nuages, apparaît : au-dessous, il y a des den- telles, des gants. Tout cela est dutiable en diable.
« Combien décaisses? dit l'officier.
— Dix.
— Combien avez-vous dit, pour ce soir? continue le fonctionnaire, d'un air rêveur, en faisant repasser sa chique de gauche à droite.
— Dix, aussi.
— Don't y ou think it is worth twenty ? Ne croyez- vous pas que cela en vaut vingt?
— Welll Yes! I guess it is! Au fait, oui !
— All's right! » dit l'officier.
Les caisses sont refermées, chargées sur une char- rette, et le gros Juif s'en va tout guilleret.
J'étais fixé. Je me présente aussitôt au chef de la bande, je décline mon nom; il me confie à l'un de ses hommes, en lui remettant ma déclaration qu'il a dans la main. J'entre aussitôt en matière.
« Ce soir, Fifth Avenue Hôtel, 10 dollars ! »
Mais cet officier-ci n'aime pas se déranger, ou bien peut-être n'a-l-il pas confiance.
« Welll Stranger! I d'rather Jive, down! (J'en aime autant cinq tout de suite.)
— All's right! »
Une fois l'entente établie, il examine le bordereau. On y a mentionné les selles et les fusils que nous em- portons pour notre tournée dans le Far-West. Cela
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semble le rendre un peu perplexe, d'autant plus que son grand chef est près de nous. Tout à coup, une idée lumineuse parait lui venir :
s Qu'est-ce que vous venez faire en Amérique? Est-ce que vous viendriez chasser, par hasard?
— Tout juste !
— All's l'ight! Vous êtes des chasseurs! Les selles et les fusils sont vos outils, etc. Art. 1347 : Les immi- grants ne payent aucun droit sur les outils nécessaires à l'exercice de leur profession. »
Il y a cependant des exceptions : car deux jeunes passagères des secondes, aux allures légèrement éva- porées, sont, au moment même où nous passons au bureau, en train de récriminer parce qu'on les oblige de payer pour des chemises de nuit en foulard rose, des bas de soie à jours et des souliers de satin. Ces der- niers, notamment, sont laxés à raison de 40 francs par paire. Pourquoi, aussi, les pauvres filles n'ont-elles pas suivi l'exemple du bon gros Juif?
En Amérique, les employés de la douane, comme tous les autres fonctionnaires, suivent la fortune de leur parti politique et sont destitués ipso facto le jour où leurs adversaires arrivent au pouvoir. Ils touchent des salaires mensuels, qui varient de 50 à 80 dollars, sur lesquels sont prélevées, obligatoirement, de grosses cotisations, destinées aux dépenses de l'élection future et aux frais de propagande. Mais ils ont tant d'ordre et d'économie, qu'en trois ou quatre ans, ils trouvent tous moyen de se retirer avec des fortunes souvent fort grosses. Quelques-uns même arrivent à ce nec plus ultra du luxe que les journaux du pays expriment par
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la phrase suivante, qu'on trouve à chaque instant appli- quée aux fonctionnaires du parti opposé, qui font dan- ser les dollars de la nation : « Il loge dans une maison en pierre brune, il a des trotteurs et il donne des sou- pers au Champagne, aux « belles a (sic) du corps de ballet, a C'est ce qui explique que ces places sont tellement recherchées qu'on les réserve pour les agents électoraux qui se sont le plus distingués. Mon ami le général raconte même, à ce sujet, une bien bonne histoire :
« ...Si j'étais à la bataille de Bull's Run? ijes, sir} j'étais à Bull's Run! (Où n'a pas été le général!) Et savez-vous pourquoi les rebelles nous ont4>attus à Bull's Run, sir? Je vais vous le dire, sir. Ils étaient déjà cernés ; ils allaient être pris comme un opossum per- ché sur un arbre. Le vieux Joe Tucker, avec la cava- lerie, allait tomber sur eux comme un tonnerre graissé (greased lightning). (Le général adore les images, et il les choisit d'ordinaire heureuses. On sent qu'un ton- nerre bien graissé doit aller bien plus vite qu'un autre.) malheureusement, à ce moment la nouvelle se répandit dans l'armée qu'une vacance venait de se produire parmi les employés de la douane de New- York. Le premier général qui l'apprit tourna bride et partit à fond de train pour aller demander la place. Un autre, le voyant partir, se douta de la chose, et courut après lui, de peur d'arriver en retard pour poser aussi sa candidature. Les colonels en firent autant! Les régi- ments suivirent les colonels, et voilà pourquoi nous avons perdu la bataille de Bull's Run, sir. -n
Toujours ce sir strident comme l'appel d'un clairon
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qui ponctue chaque phrase. Quand le général raconte ces histoires-là, on ne sait jamais si c'est de vous, de lui-même ou d'une troisième personne qu'il se moque. Au fond, je crois que c'est de tout le monde — lui compris.
Il existe, nous a-t-on dit, à New-York deux hôtels principaux, YHqffmans House et le Fifth Avenue Hôtel. Pour employer l'expression du pays, le premier est conduit sur le plan européen; le second, sur le plan américain. Cela veut dire qu'à l'Hoflman, on fait payer chaque chose séparément, tandis qu'à l'autre, pour un prix fixe, on a tout à forfait. Comme nous sommes des louristes sérieux et que nous ne sommes pas venus de l'autre côté de l'Atlantique pour y retrou- ver les coutumes françaises, mais hien pour étudier les usages des natifs , nous n'avons pas une minute d'hésitation, et, sur ce simple renseignement, c'est le nom du Fifth Avenue Hôtel que nous indiquons à l'homme de l'express.
Voici déjà une première coutume locale à signaler. Quand on arrive à Paris, à Londres, à Bruxelles, on trouve, pour se rendre à l'hôtel, des fiacres, des cabs ou des vigilantes ; au Caire, on a des ânes; à Hong- kong, des palanquins, et à Yokohama, des djirin- kishas. Je me rappelle même qu'ayant été chargé, un jour, d'une mission diplomatique auprès de S. AI. la reine de Bavatou-Bé, sur la côte de Madagascar (il s'agissait, autant qu'il m'en souvient, de l'acquisition, pour l'équipage, d'un bœuf, en échange d'un fusil de traite orné de clous dorés), cette souveraine, une superbe princesse de 5 pieds 6 pouces, noire comme Té-
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bène, et vêtue de sa seule beauté, à peine rehaussée de quelques plumes de perroquet, cette souveraine, dis-je, voyant que j'étais un peu embarrassé pour accoster sans mouiller un superbe pantalon blanc, ne dédaigna pas de m'enlever sur son dos royal, pour me porter à son palais. Heureux temps ! J'avais dix-sept ans, et je pesais 50 kilos ! Voilà comment on opère chez les peuples civilisés et même chez ceux qui ne le sont pas. En Amérique, on a changé tout cela.
A tous les débarcadères, dans toutes les gares, on trouve un homme, dit l'homme de l'express, qui se charge de conduire vos bagages à l'hôtel, moyennant la modeste rétribution de cinquante cents (2 fr. 50) par colis, quelle qu'en soit la dimension. Quant au voyageur, il est autorisé à s'y rendre de son côté, comme bon lui semble. Cependant, par un heureux hasard, nous avons pu trouver un fiacre, au bout de quelques instants, et le transport de nos personnes et de quelque cent kilogrammes de bagages, du wharf à l'hôtel, ne nous a coûté que trente-cinq francs. A Paris, un petit omnibus aurait fait tout cela pour cinq francs. Les Américains font tout grand : We are a great people, sir!
La première impression qu'on ressent en entrant en ville n'est pas favorable. Une collection d'horribles masures bordent le quai. Les chevaux se débattent dans une mer de boue qui, par endroits, devient de véritables fondrières. On se croirait dans une vilaine ville de province de troisième ordre, pourvue d'une municipalité radicale. Mais dès qu'on est sorti de cette première zone, pour entrer dans la ville proprement
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dile, c'est un changement à vue. Les larges avenues, plantées de beaux arbres, s'allongent en ligne droite, bordées de grandes maisons de superbe apparence : de loin en loin, on rencontre des squares, non pas séparés de la chaussée, comme les nôtres, par une grille, mais plantés comme de vrais jardins anglais, avec un joli gazon bien fin et bien vert; et puis, tous les cent pas, des églises, des chapelles de toutes les formes, de toutes les dénominations, presque toujours construites un peu en retrait, au milieu d'un joli jar- din, le porche caché par de grandes plantes grimpantes, rosiers ou clématites, qui leur donnent un faux air d'é- glises de village. Le gothique paraît être le style préféré. Est-il toujours d'une pureté absolue, je n'en sais rien et n'en ai cure: toujours est-il que l'elfet est charmant.
Tout cela est construit d'une belle pierre rouge, sorte de grès d'un grain assez gros, presque de la cou- leur d'un chocolat un peu clair, mais qui est trés- agréable à l'œil et a l'avantage de ne pas se tacher de souillures grises, comme nos pierres blanches de Paris, sous l'influence de la poussière et de la pluie.
Peu de grands monuments. Xous reconnaissonsl'hôtel delà Poste, pourl'avoirvuàrÉden,dansle ballet & Excel-, sior. Mais, décidément, il gagne à être vu aux feux de la rampe, avec une foule de petits facteurs aux mollets roses, gambadant devant ses portes. Nous apercevons aussi, de loin, le légendaire City-Hall, dont la con- struction et l'ameublement ont enrichi tant de monde. Tout cela n'a de remarquable que les chiffres des mémoires; mais, au bout du compte, on ne vient pas à New-York pour y voir des monuments.
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Enfin notre voiture s'arrête à la porte du F 'ij th Avenue Hôtel. Il est situé sur l'avenue dont il a pris le nom, au coin de la vingt-troisième rue, comme il appert de la légende qui orne la lanterne du réverbère : car ici, il n'y a pas de plaques au coin des rues. En face, se trouve Madison-Square, un des plus jolis de la ville. L'hôtel est une grande maison, sans prétentions à l'architecture. Nous entrons dans le grand hall qui, dans les hôtels américains, contient toujours un «bar» , une boutique de coiffeur, un bureau de télégraphe, une agence de vente pour les billets de chemins de fer, et est, parle fait, un lieu à peu près public; on nous conduit à un comptoir derrière lequel se tiennent trois messieurs, beaux comme le jour et mis avec une élé- gance suprême. Ce sont les clerks.
L'un d'eux nous fait signer nos noms sur un gros registre, puis nous confie à un domestique qui nous emmène, au moyen de l'ascenseur, dans les régions supérieures pour nous faire choisir nos chambres. Après en avoir visité plusieurs, nous en retenons deux qui communiquent ensemble et donnent sur le square. Dans chacune d'elles, il y a une grande toilette, avec robinets d'eau chaude et d'eau froide, sept ou huit becs de gaz; de plus, nous avons la jouissance exclusive d'une salle de bain, admirablement agencée, qui ouvre sur l'une des chambres. Tout cela est parfaitement propre, et coûterait, à Paris, au bas mot, cinquante ou soixante francs par jour. On nous apprend, quand nous redescendons, que, y compris les quatre repas quoti- diens qui sont servis aux clients de l'hôtel, cela ne coûte que trente francspar tête. C'est incroyable de bon marché.
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Comme le déjeuner que M... a pris ce malin n'a comblé que très-imparfaitement les vides produits par ses dix jours d'abstinence, son estomac pousse de telles clameurs, que nous descendons, dès cinq heures et demie, chercher notre pâture. Du reste, la salle à manger contient déjà pas mal de monde. C'est une grande pièce, de belles dimensions, mais que dépare un peu une décoration dans le goût italien , d'une exécution bien inférieure. Il n'y a pas de table d'hôte. Un monsieur, en habit noir, la barbiche au menton, qui se tient à la porte, nous conduit à une petite table et nous confie aux bons soins d'un des garçons qui se tiennent en rang, au fond de la salle, attendant leur tour de service. Celui-ci, sans mot dire, nous apporte immédiatement une énorme terrine de belles fraises, un grand bol de crème, et s'en va.
u Quel drôle de pays! dit M... Est-ce qu'ils croient, par hasard, que je vais commencer mon dîner par des fraises?
— Ma foi, mon cher, regardez nos voisins, ils le font tous.
— Ah! alors, tant pis pour les principes; d'ailleurs, elles paraissent excellentes, s
Et, vidant le compotier dans nos assiettes, nous nous mîmes bravement à fonctionner. Pendant que nous étions absorbés par cette occupation, qui n'avait du reste rien de pénible, le garçon reparut. Il déposa deux verres d'eau glacée à côté de nous, puis, toujours sans mot dire, me tendit le menu imprimé sur une carte rouge, timbrée de la vue de l'hôtel. Gargantua ne l'eût pas désavoué. Je résiste à l'envie de le transcrire ici,
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mais non à celle d'en donner l'analyse. Il y avait deux soupes, deux entrées de poisson, six bouillis, sept viandes froides, six entrées, six rôtis, dix légumes; mais ici on a un peu visé à l'effet, car, sur les dix, il y a trois plats de pommes de terre, des betteraves et du riz. La pâtisserie comporte huit articles, et le dessert atteint le chiffre treize, que recommandent les bons auteurs. Mais, là aussi, on triche un peu; car on énu- mère gravement des raisins secs, des amandes et des noisettes, à côté de bananes excellentes et de superbes ananas, qui arrivent chaque jour de la Floride par masses énormes.
Par exemple, ce qu'il y a de navrant, c'est la manière dont on est servi. Vous avez parfaitement le droit de commander de tous les plats, si vous le désirez. Mais tout vous est apporté à la fois, sur un plateau; la soupe et les glaces sont mises côte à côte, travaillant à égaliser leur température, avec le zèle que, seule, peut leur donner la conscience qu'elles obéissent aux lois supérieures de la physique. Tout le reste est servi dans des petites soucoupes, par portions infinitésimales ; le garçon dépose le contenu de son plateau autour de votre assiette, après quoi il va reprendre son rang à la file, et vous n'entendez plus parler de lui. Je ne connais pas de manière plus désagréable de manger.
Quand nous sortons, nous retrouvons le fonctionnaire de la porte, qui nous adresse un petit sourire bien- veillant. Comme j'ai à lui demander quelques rensei- gnements qui révèlent ma parfaite ignorance des choses et du pays, nous entamons une petite conversation qui nous lie tout de suite; tellement, qu'il me donne une
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vigoureuse poignée de main au moment où nous nous quittons, et me déclare qu'il sera heureux de me faire les honneurs de la capitale.
Xous allons achever la soirée dans Madison-Squai'e, brillamment éclairé par des phares électriques placés au sommet de mâts très-élevés, et qui prouvent une fois de plus que l'art peut très-bien battre la nature, sur son propre terrain. La lune parait s'en rendre compte, car nous la voyons disparaître du côté de la vingt-troisième rue, découragée par la concurrence que lui font ces beaux globes lumineux, et sentant qu'il lui est impossible de produire une lumière aussi doucement argentée que celle qu'ils projettent sur le sol à travers les grands arbres du jardin. Nous y retrou- verons plusieurs de nos compagnons de voyage, venus, comme nous, pour prendre le frais. La grosse Juive, suivie de ses gros petits produits et donnant le bras . son gros mari, nous accueille par un sourire aimable. Ce dernier reçoit avec modestie les compliments que je lui fais sur sa manière de traiter les affaires avec les « officiers » de la douane. Un peu plus loin, nous pré- sentons nos hommages aux trois Anglaises que les allures de madame Jumeau scandalisaient tant, et à leur Révérend. Celui-ci commence déjà à trouver que l'Amérique est un assez singulier pays. Il y est venu pour assister à un grand congrès de ministres épisco- paliens, qui doit avoir lieu, dans quelques jours, à Boston (ô congrès, que d'argent vous faites gagner aux chemins de fer et bateaux à vapeur!); mais il eslime que ses collègues du nouveau monde élèvent bien mal leurs ouailles, sinon au point de vue de la vertu, du
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moins à celui (!es belles manières. Il nous raconte qu'en descendant aujourd'hui pour dîner, il a demandé îi une servante de l'hôtel si la dame anglaise et ses }eux filles étaient prêtes :
« Well! a répondu celle-ci, I guess they are! (Je suppose qu'elles le sont!)Carla jeune dame (theyoung lady) qui fait leur chambre vient de me dire que les ùcwxjilles (ihe two girls) étaient déjà descendues. »
Une foule d'autres young ladies, en robes claires, en manches et en corsages transparents, circulent, par groupes de deux ou de trois, sous les arbres du square, parlant très-haut, s'appelant, riant et gesticulant. De temps en temps, elles s'arrêtent et causent avec des jeunes gens de leur connaissance. En Europe, on comprendrait très-bien ce dont il s'agit : il paraît qu'ici, ce n'est pas cela du tout. Ces jeunes filles sont parfaitement honnêtes, malgré ces étranges allures. Du reste, elles sont presque toutes remarquablementlaides.
Vers onze heures, nous rentrons. Au moment où je demande ma clef, on me remet une carte, en me disant qu'un monsieur m'attend dans un petit salon qu'on m'indique. M. Silas E. F. G. Waterford; je n'ai jamais entendu ce nom. Je vois un petit homme assis dans un fauteuil, un gros carnet à la main, qu'il brandit à ma vue, d'un air bienveillant, en m'engageant d'un geste à m 'asseoir.
J'élais en présence d'un reporter, l'inévitable reporter américain! le type du genre! Il me regarda attentivement pendant quelques secondes, en prenant des notes. Il s'agissait évidemment de mon physique. Je cherchai à prendre une altitude tout à la fois noble
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et élégante, qui pût faire valoir les moyens de séduc- tion, malheureusement assez clair-semés, que m'a départis la nature, d'une main trop avare. Mes efforts ne furent pas inutiles, autant que j'en pus juger. M. Waterford hocha la lête d'un air qui n'avait rien d'hostile, relut tout bas ce qu'il avait écrit, pour s'assurer qu'il n'avait rien oublié; puis il plongea tout de suite dans le vif de son sujet :
« Eh bien, baron, vous voici donc à New- York! Je suis le reporter du Morning War Whoop. Sir, ne soyez pas intimidé! Dans votre vieille patrie (in the old country) (ceci dit avec nuance de dédain), on vous aura sans doute raconté que nous autres reporters améri- cains, nous sommes terribles. Mais non, sir, non. Per- sonnellement, je suis même animé pour votre nation des sentiments les plus bienveillants! Sir, la regrettée madame Waterford (the late lamented) était Française, sir, et l'honneur de son sexe, sir. »
Je m'amusais énormément et retenais difficilement une formidable envie de rire. J'exprimai, en quelques paroles émues et sympathiques, la douleur que me causait la mort de madame Waterford, et risquai même l'insinuation que d'autres jeunes filles françaises, accomplies elles-mêmes, seraient sans doute bien heu- reuses de briguer l'honneur de la remplacer au foyer désert de M. Waterford. J'avais peur que celle-là ne fût un peu forte, mais M. Silas E. F. G. Waterfori ne se fâcha pas. Il avait évidemment la conscience de remplir une mission, le sacerdoce de la presse. Il con- tinua d'un ton insinuant :
« Et que venez-vous faire en Amérique, sir? »
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A ce moment, je pensai à 1' « officier » de ce matin, celui de la douane.
« Chasser! répondis-je sans hésiter; mon compagnon et moi, nous sommes des chasseurs enragés. La chasse est fermée en France; alors nous sommes venus chasser en Amérique.
— Chasseurs! Ah! vous êtes des chasseurs! Wéll, sir! Dans ce vaste continent, vous trouverez des chasses auxquelles ne vous auront pas habitués celles de la vieille Europe. Vous pourrez chasser tout, sir, depuis le dindon sauvage jusqu'au noble bufïalo. »
Pour dire chasseurs, chasser, il employait le mot hunter, hunt. Certainement un Français est bien ridi- cule en faisant ces remarques-là; mais, enfin, j'ai toujours appris qu'en anglais, hanter veut dire «cheval de chasse » , et hunt veut dire a chasse à courre » ; les Américains n'y regardent pas de si près. Ils vous pro- posent, sans sourciller, d'aller « chasser à courre » des cailles, et disent : « M. un tel est un bien bon s cheval de chasse. » Ils sont assurément bien les maîtres de s'exprimer comme bon leur semble, cependant l'idée d'aller chasser des dindons, à cheval, avec un cor de chasse et un habit rouge, me semblait un peu drôle. Heureusement, je conservai mon sérieux.
« Mais, continua l'étonnant Silas, je vous recom- mande, sir, de ne pas négliger l'étude de nos glorieuses institutions. Sir, notre presse, notamment, sir, est peut- être celle de nos institutions nationales dont nous sommes le plus justement fiers. Nous sommes un peuple jeune, sir! Comme l'aigle, qui est notre emblème national, nous aimons à nous élever dans l'espace, au-
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dessus des « conventionalismes », qui, trop souvent, vous retiennent dans leurs filets, sir. Nous avons l'exu- bérance de la jeunesse, sir, mais nous en avons aussi la force et la majesté. »
Je l'assurai que s'il existait au monde un admirateur convaincu des institutions américaines, c'était bien moi, et que j'allais m'appliquer à leur élude, sur le vif, avec une diligence extraordinaire. J'aurais pu ajouter que j'avais déjà commencé. Nous échangeâmes encore quelques mots; il fit un petit discours final; puis, tournant le robinet de son éloquence, il referma son carnet, me serra la main et se retira, non sans m'avoir affirmé qu'il était ravi d'avoir fait la connais- sance d'un hunter tel que moi.
N. B. Est-il besoin d'ajouter que, le lendemain matin, je me suis empressé d'acbeterle Morning War Whoop à un jeune citoyen, très-sale, qui le vendait sous la porte de l'hôtel? Cela m'a coûté six sous, mais je ne les ai pas regrettés, car j'ai eu la satisfaction de voir <jue nous sommes signalés aux populations comme d'enragés « chevaux de chasse)) , venus pour dépeupler de gibier l'Amérique, du nord au sud et de l'est à l'ouest. Que diantre cela peut-il bien leur faire? Seule- ment, grâce à ma profonde politique, on nous traite de a notabilités» , et l'on fait les allusions les plus flatteuses à nos qualités physiques et morales, tandis que le petit duc de X..., venu dernièrement et qui aura probable- ment mal reçu le Waterford quelconque qui l'a «inter- viewé », a pu lire, dans la même feuille, les réflexions les plus désobligeantes sur la forme de sa jaquette, la coupe de ses cheveux et sa tournure en général.
CHAPITRE II
Xew-York. — Les rues. — Les vêtements. — La nourriture. — L'éducation des jeunes filles. — Les causes célèbres. — Star, routes. — Tlie Duke' s case. — Jurys et jurés. — La police. — Les malheurs du Révérend. — Les journaux. — Le style. — Un maître d'hôtel vertueux. — Les courses. — Les domes- tiques.
là? juin. — Ce matin, à huit heures, j'étais encore à ma toilette, quand un homme s'est introduit dans ma chambre. C'était encore un interviewer. Mais comme, d'une part, il était moins inquisitif que mon ami Water- ford, et que, de l'autre, j'étais pressé, l'entrevue n'a pas duré trois minutes. Lui parti, il en est venu un troisième, qui n'est pas resté plus longtemps; mais à peine était-il dehors, que ma porte s'ouvre de nouveau et que je vois entrer un monsieur très-bien, qui me demande de mes nouvelles et s'informe de l'impres- sion que m'a produite New- York. Après une série de coq-à-1'àne, je découvre que je suis en présence du gentleman chargé du blanchissage, qui vient chercher mon linge; puis il me faut conférer avec le gentleman qui cire les souliers, lequel se plaint de ce que nous n'avons pas mis les nôtres dehors assez tôt. Nous nous excusons comme il convient, et puisnousallonsdéjeuner sommairement, car il nous faut aller ce matin dans deux, ou trois banques différentes.
Les hommes d'affaires américains, autant dire tous
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les Américains, ont adopté l'excellent usage anglais de ne jamais avoir leurs bureaux dans leurs maisons. Un banquier qui se respecte demeure Up Town, c'est-à-dire à partir de la vingt-troisième rue, jusqu'à la soixan- tième ou soixante-dixième, et vient tous les matins, vers neuf heures, dans son office de Wall-Street, dans la vieille ville, soit par l'omnibus, soit par l'Elevated-Rail- way. Nous convenons d'y aller à pied pourvoir la ville.
Elle nous produit toujours une excellente impres- sion. Quoiqu'il fasse très-chaud, l'air circule à flots dans ces immenses avenues. De beaux magasins, tout à fait analogues à ceux de Paris, exposent leurs étalages derrière d'immenses glaces étincelantes de propreté. Souvent, ils ont une petite vitrine supplémentaire sur le bord du trottoir, dans une sorte de borne vitrée. Les bureaux de tabac s'annoncent, au même endroit, par la statue, de grandeur naturelle, d'un Indien barbouillé d'ocre jaune, une couronne de plumes sur la tète, chaussé de mocassins et brandissant un calumet dans sa main; les boutiques de coiffeurs ont un poteau peint de spirales blanches et rouges; les pédicures, il y en a à chaque pas, ont une borne surmontée d'un pied colossal en marbre blanc. A la porte des nôtres, on voit un amour de petit pied rose, reposant sur un nuage gris perle qui reparaît au-dessus du tableau, pour voiler la jambe. C'est poétique, gracieux et affriolant tout à la fois. Ici, de peur de mauvaises pensées, le sculpteur a le soin d'indiquer, au-dessus de la cheville, le bas d'un pantalon brodé : hommage rendu à la vieille austérité puritaine.
Dans tous les coins de rue, des étalages d'admirables
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fleurs, des roses surtout, merveilleuses : puis, des petites boutiques de boissons frappées à la glace appa- raissent à chaque pas. La consommation qui s'en fait est prodigieuse.
L'aspect de la chaussée est moins brillant. Le pavé est abominable; à certains endroits, ce sont de petits cubes de granit; ailleurs, des dalles : mais toujours horriblement mal entretenu et jonché de débris de toute sorte. En hiver, on enfonce, paraît-il, dans la boue jusqu'à la cheville. Les trottoirs, construits et balayés par les soins des propriétaires, sont beaucoup mieux. Ils sont formés d'immenses dalles de pierres noires. Le sous-soldes maisons se prolongeant au-des- sous d'elles, elles sont percées de petits hublots garnis do verres lenticulaires, pour l'éclairage, et d'un gros trou, à travers lequel chaque habitant reçoit sa pro- vision de charbon et ses fournitures de toute sorte. C'est un système qui me semble extrêmement pratique.
Le trafic est moins grand que je ne me le serais figuré : incomparablement moindre qu'à Londres et même qu'à Paris. Très-peu de voitures de maîtres; celles qu'on voit sont mal attelées, mal tenues, et conduites par des cochers à moustache horripilante. Il est vrai que toutes les personnes élégantes sont en ce moment aux bains de mer ou aux eaux. On ne voit, non plus, presque pas de fiacres. Beaucoup de petits omnibus blancs avec un cocher souvent en bras de chemise, abrité du soleil par un grand parapluie fixé au siège. Les attelages sont aussi bien inférieurs. Pour les protéger contre les coups de soleil, très-dangereux en ce moment, on fixe aux têtières des chevaux des
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petits parapluies en étoffe rose ou bleue, qui leur donnent l'apparence la plus extraordinaire.
Si, à l'une des expositions universelles dont on fait un tel abus de nos jours, on s'avise jamais d'organiser un concours de toilettes, pour bommes, j'imagine que les compatriotes de M. Poole recevront d'emblée le premier prix ; je ne serais pas étonné que les Espagnols vinssent ensuite. Nous autres, Français, il ne faut pas nous le dissimuler, nous ne serons pas dans les pre- miers : mais les Américains seront sûrement mauvais derniers. Ceux qui sont très, très-riches se font habiller en Angleterre1 ; il ne faut pas parler de ceux-là : mais la masse de la population est aussi mal vêtue qu'on peut se le figurer. Les ouvriers que nous rencontrons allant à leur travail sont couverts de véritables guenilles, qui n'ont même pas l'air d'avoir été faites pour ceux qui les portent. Les enfants, nu-pieds, qui grouillent partout, vendant des fleurs, des bananes ou des jour- naux, sont habillés de loques qui déshonoreraient un épouvantail d'oiseaux. C'est que, dans ce pays, si les vivres sont à bon marché, les vêtements sont horrible- ment chers. Mon ami le gros Juif est marchand de confections. Il me disait que s'il n'avait pas un droit, qui est de 35 pour 100, autant qu'il m'en souvient, pour le défendre contre les produits européens, il n'aurait plus qu'à fermer boutique. Cependant les salaires ne sont pas élevés. Il y a dans ce moment-ci plusieurs grèves, de sorte que les journaux parlent beaucoup de ces questions. Il parait que, dans les
1 Ceci ne s'applique qu'à New-York.
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manufactures, les femmes g.ignent de 3 à 6 dollars par semaine, et les hommes, de 6 à 12; ce sont à peu près les prix de Paris. Seulement, je crois qu'ici un ouvrier un peu habile trouve tout de suite moyen de se tirer d'affaire, et qu'il ne reste probablement aux manufacturiers que ce qui est tout à fait le rebut. On m'a donné cette explication, je ne sais si c'est la bonne. New-York a une population de 1,350,000 habitants, qui logent dans cent mille maisons : cela fait une moyenne d'un peu plus de treize personnes par mai- son. A Londres, il n'y en a que huit. De plus, ici, toutes les familles, dès qu'elles sont un peu à l'aise, habitent une maison entière, mais ont très-peu de domestiques, à l'inverse de ce qui se passe en Angle- terre. Enfin, dans ce pays, les familles ne sont pas nombreuses. Les logements pauvres doivent donc être singulièrement encombrés. Il paraît, en effet, que c'est là une des grandes difficultés de la vie pour les classes laborieuses. Elles habitent dans des espèces de caravansérails appelés tenement houses, auprès desquels les low lodging houses de Londres seraient des palais. En 1875, un philanthrope a acheté une église tombée en faillite, y a fait établir des charpentes qui peuvent soutenir trois rangées de hamacs super- posés, qu'il loue 5 sols par nuit. Il y a quatre cent cinquante places, qui, pendant l'hiver surtout, sont constamment occupées. Tout cela ne prouve pas que la république et la démocratie, établies sans conteste dans ce pays depuis près de cent ans, aient cîonné aux classes pauvres une somme de bien-être de beaucoup supé- rieure à celle dont elles jouissent en Europe, malgré
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l'absence du fonctionnarisme et du militarisme qui, chez nous, fournissent de si belles tirades aux orateurs de clubs.
Nous revenons vers midi déjeuner à l'hôtel. La salle à manger est pleine, mais mon ami, le fonctionnaire de la porte, nous trouve cependant bien vite une table. Il s'y assoit même un instant, pour m'entretenir des événements politiques saillants et me donner quelques renseignements sur les personnes qui sont assises autour de nous. Le déjeuner est aussi copieux que le dîner d'hier et commence aussi par une assiette de fraises. Il est inutile de résister, cela choquerait toutes les idées reçues. Il y a beaucoup de femmes en toi- lette ! Comment se fait-il que sur dix Américaines qu'on voit en France, il y en ait neuf et demie de jolies, et que toutes soient bien habillées et chaussées à l'avenant? Ici, toutes celles que nous voyons ont des toilettes criardes arrivant au mauvais ton sans passer par le joli, et de grands pieds plats qui décèlent leur origine saxonne ou teutone. Il est évident que dès qu'une femme est jolie, on l'expédie en Europe, à titre d'échan- tillon. Ces Américains ont tant d'orgueil national!
Tout ce monde est très-silencieux. Ils ont l'air pressé d'en finir et ne s'adressent que quelques mots à voix basse. Les femmes sont en grande majorité, car les hommes sont déjà à leur bureau. Le plat favori parait être les œufs à la coque, mais je ne connais rien de répugnant comme la manière dont ils les mangent. Les garçons les apportent tout cassés dans un verre. On y ajoute du sel, du poivre, du cayenne, des condiments de toute sorte, et puis on avale cet horrible mélange.
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Personne ne boit que de l'eau glacée ou quelquefois du lait. En sortant, les hommes font une station au bar et s'offrent un verre de whisky. Une femme qui boirait du vin en public se ferait remarquer. Je connais une charmante petite Sœur, qui est ma payse; elle appartient à un ordre de garde-malades qui a une suc- cursale à New-York, et elle y habite depuis trois ou quatre ans. On l'appelle constamment pour soigner des malades dans les hôtels, car ici, bien des gens y passent leurvie entière. En bonne petite Bourguignonne qu'elle est, elle demandait souvent, dans les premiers temps, un peu de vin à ses repas. EUe a élé obligée d'y renoncer. Cela causait invariablement un scandale : les femmes de la famille levaient, d'horreur, les bras au ciel : après quoi elles l'emmenaient mystérieuse- ment dans leurs chambres, tiraient du fond de leur malle une bouteille de whisky, qui constituait leur réserve particulière, et lui en proposaient un verre.
Ce qui nous semble toujours bien extraordinaire, à nous autres Français, c'est la présence dans un lieu public comme celui-ci d'une foule de jeunes filles. Elles vont et viennent dans les hôtels, y séjournent souvent longtemps, sans l'ombre d'un chaperon. Beau- coup même y reçoivent des visites d'amis des deux sexes, sortent avec des jeunes gens, vont au théâtre avec eux et acceptent même à souper dans un restau- rant. Toutes ne vont pas jusque-là. Celles qui le font sont même considérées par les mères de famille comme un peu Jast, mais ne sont nullement disqualifiées pour cela. On a déjà tant discouru sur ce mode d'édu- cation : le a pour a a été défendu si éloquemment, et le
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« conlre » a rencontre des avocats si convaincus, que, moi ebélif, je n'ose entrer dans la question que par un apologue.
La Normandie est, comme on sait, un grand pays d'élevage. Deux écoles y sont en présence. Dans le Alerlerault, les pouliches sont lâchées en p!ei:c liberté dans d'immenses herbages, si grands qu'au premier coup d'œil on a peine à en voir les barrières, tant elles sont éloignées. Là, pendant plusieurs années, elles s'ébattent tout à leur aise, courant dans tous les sens, longeant les ruisseaux tout près du bord, y entrant quelquefois quand ils ne sont pas trop profonds, taqui- nant les bœufs, et faisant avec les autres poulains des parties interminables.
Le système adopté dans la plaine de Caen est tout différent. Le fermier conduit chaque matin ses pou- liches dans un grand champ de luzerne, où il les installe à un bon endroit bien vert. Elles y sont rete- nues par le pied à un piquet, au moyen d'une chaîne Ae longueur suffîsan'e pour leur laisser une certaine liberté de mouvements, mais qui les empêche abso- lument d'aller rejoindre les autres qui sont piquetées, de la même façon, un peu plus loin.
Comme toutes choses dans ce bas monde, les deux systèmes ont leurs avantages et leurs inconvénients. Dans le Merlerault, on a beaucoup d'accidents. Les jeunes bêtes, en se promenant sur les berges des rivières, tombent souvent dans l'eau. Elles reçoivent quelquefois des coups ce pied et des coups de corne des autres chevaux ou des bœufs. Mais celles qui -arrivent sans tares à leur plein développement sont
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inappréciables; et ce sont celles-là seulement qu'on montre. L'exercice et le grand air ont fortifié leurs membres. Les vices rédhibitoires ou autres se seraient déclarés s'il devait y en avoir. On peut les prendre en toute sécurité, car on en connaît tout de suite le fort et le faible : tandis que celles de la plaine de Caen, pendant l'élevage desquelles on n'a presque jamais d'accidents, grâce aux précautions prises, donnent sou- vent de graves mécomptes, quand on les met en ser- vice. Beaucoup sont bonnes; mais elles ont l'inconvé- nient d'être souvent un peu sous l'œil à leurs débuts et de devenir quinteuses en diable lorsqu'elles vieillissent.
Comme éleveur, je préfère de beaucoup le système de la plaine de Caen : mais, au point de vue de l'ache- teur, celui du Merlerault a bien du bon.
En arrivant hier au soir, nous avions envoyé à leurs adresses quelques-unes des nombreuses lettres de recommandation que des amis nous avaient données à notre départ de France. Plusieurs des aimables desti- nataires, empressés de faire honneur à la traite que nous avions l'indiscrétion de leur présenter, viennent nous voir et nous proposent de nous faire les honneurs de New-York ; mais, malheureusement, notre séjour y sera trop court pour que nous puissions profiter beau- coup de leurs offres. Cependant, comme ils nous apprennent que nous sommes déjà inscrits, en qualité de membres temporaires, au plus beau cercle de la ville, à XUnion, qui se trouve précisément près de l'hôtel, nous nous empressons de nous y rendre pour remettre une carte au président. L' Union est un magni- fique établissement, au coin de la 21° rue et de Fifih
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Avenue. On nous le fait visiter de la cave au grenier. A Paris, le Jockey et les Pommes de terre sont in- stallés sur un plus grand pied, mais, au point de vue du confortable, celui-ci ne laisse absolument rien à désirer. Quelques détails me frappent. Dans l'anti- chambre se trouve un immense coffre-fort, boite aux lettres, contenant autant de casiers qu'il y a de mem- bres. Chaque casier a une serrure de sûreté, dont la clef est remise au titulaire, et ces lettres sont par ce moyen à l'abri des indiscrétions, jusqu'à ce qu'il les prenne lui-même en venant au cercle. Cela me semble supérieur à notre système de doubles enveloppes et d'adresses recopiées par un valet de pied.
Les extrêmes chaleurs ont aussi fait adopter un usage que je trouve excellent. Il y a, pour chaque pièce, deux mobiliers : un pour l'hiver, qui est natu- rellement, en ce moment, au garde-meuble ; l'autre pour l'été. Dans cette saison, les tapis sont remplacés par de belles nattes de Chine, et les chaises et canapés par des meubles en bambou. Cela donne aux apparte- ments une apparence coloniale et un air de fraîcheur du plus heureux effet.
Au moment où j'ai quitté l'hôtel, ce matin, on m'a remis une lettre qui venait d'arriver pour moi. En l'ou- vrant, j'ai reconnu la signature d'une charmante femme appartenant au monde officiel américain, que j'ai eu l'honneur de rencontrer souvent à Paris, ces années dernières, mais dont j'ignorais absolument la présence à New-York, où elle ne fait du reste que passer. C'est par l'article de notre ami Uaterford qu'elle a appris mon arrivée. Elle m'invite très-aimablement à aller la
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voir, en m'indiquant l'heure à laquelle je la trouverai et le nom de son hôtel, qui, précisément, n'est pas très-loin de YUnion. A l'heure dite, je m'y présente. Un clerk, beau comme le jour, se tient rêveur der- rière son comptoir, dans le Hall. Par parenthèse, je m'étais toujours demandé à quoi pourraient être bons les conducteurs patentés de cotillon, si des revers de fortune venaient par malheur leur ôter les ressources indispensables à l'exercice de leur pénible profession : je le sais maintenant. Ils ont une carrière toute tracée en Amérique. Les propriétaires des hôtels se les arra- cheront à coups de billets de banque. Il n'est pas pos- sible en effet que le recrutement d'un personnel aussi beau n'offre pas quelques difficultés. Au Fifth Avenue, nous avons trois Adonis! Celui qui me reçoit ici a plutôt le type du Méléagre, mais d'un Méléagre per- fectionné, bien entendu, par la civilisation la plus raf- finée. Un coiffeur habile l'a orné de deux petits ban- deaux Capoul qui doivent faire bien des ravages dans les cœurs. M. Boivin, ou l'un de ses émules, lui a envoyé, de Paris, une chemise et une cravate complè- tement inédites. M. Poole, seul, a pu l'habiller des pieds à la tète avec une telle perfection. Quant aux bagues de diamants ou grosses perles montées en épin- gles, je n'en parle que pour mémoire.
L'admiration que m'inspire ce merveilleux échan- tillon de la race humaine ne m'empêche pas de lui remettre ma carte, en lui exposant l'objet de ma dé- marche. J'ajoute que, la dame en question attendant ma visite, je pourrais peut-être monter chez elle. Méléagre m'écoute sans mot dire, m'examine un
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instant à travers un ravissant lorgnon en écaille blonde, et puis, rejetant ma carte sur son comptoir, et fai- sant tourner autour de son doigt le cordon de son monocle :
« No> sir! certainement non, dit-il d'un ton sec. Vous ne pouvez pas monter chez celle dame. Si elle veut vous recevoir, elle vous donnera audience dans le salon que voici. »
Et de sa main aristocratique il m'indiquait un petit salon qui s'ouvrait en face de lui, sur le Hall.
Je courbai la tête et me dirigeai vers l'endroit indi- qué : le mobilier était sommaire. Un gros pouf au milieu de la pièce, et, à trois pas, un aulre plus petit, presque au travers de la porte. Je voulus instinctive- ment le pousser, il résista : ce que voyant, je pris le parti de m'asseoir dessus.
Au bout d'un inslant, madame X... arrivait, suivie bientôt de son fils, un grand garçon de dix-sept ans.
« Madame, lui dis-je, je marquerai celte journée, non pas d'une pierre blanche, mais de deux ! D'abord, j'ai le plaisir de vous revoir; ensuite, leclerk de votre hôtel vient de me signifier clairement que j'avais tel- lement la mine d'un séducteur de profession, qu'en gardien vigilant de la bonne renommée de son établis- sement, il ne pouvait pas tolérer que je pénétrasse dans votre appartement. Et c'est toujours flatteur de s'entendre dire ces choses-là, surtout quand on n'en a pas l'habitude ! »
Madame X... partit d'un bon rire.
« Comment, vous ne saviez pas cela? Mais les choses se passent toujours comme cela chez nous. Tenez !
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regardez , nous sommes dans le ladies réception room; il n'y a pas de portes ni de rideaux; et puis, nous sommes surveillés, allez! »
Je me retournai pour vérifier son dire. In inspec- teur long et solennel passait à ce moment, sans affec- tation, devant la grande haie largement ouverte sur le Hall. Il nous jeta un regard rapide et continua sa pro- menade. Ma visite a duré à peu près une demi-heure ; il est revenu trois fois sans se laisser trouhler par mes fous rires. Je me suis enquis depuis, et j'ai décou- vert que tous les hôtels avaient une disposition analogue et un personnel spécial, recruté, m'a-t-on affirmé, de préférence parmi les clergymen dont les églises ont fait faillite.
Ce soir, nous sommes allés dîner chez une vieille amie que je n'avais pas revue depuis la guerre. C'était une de ces Américaines qui éclairaient de leur radieuse heauté les soirées du monde officiel de l'Empire. Je me la rappelle encore entrant, un certain soir, suivie de ses sœurs, à un hal costumé des Affaires étrangères. Tout le monde s'attroupait sur leur passage pour voir ces trois admirables jeunes femmes. Elle n'est plus retournée en France depuis et, devenue veuve, vit avec son frère et ses enfants dans une magnifique mai- son de Madison Avenue, le quartier le plus élégant de New-York. Hier, pendant notre promenade sur le square, j'ai quitté un instant M..., pour aller la sur- prendre de ma visite. Une petite maid irlandaise, au museau rose, en petit tablier blanc, avec un papillon de dentelle dans ses cheveux blonds, m'a ouvert la porte; mais quand elle a voulu répéter mon nom, j'ai
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bien vu qu'elle n'y arriverait jamais; aussi lui ai-je confié ma carte. Un instant après, une belle jeune fille venait me chercher en courant pour me faire entrer dans la salle à manger, où sa mère achevait de dîner. Elle avait cinq ans quand je l'avais vue pour la dernière fois à Paris. Comme on vieillit, mon Dieu!
Il était convenu que ce soir on nous ferait faire un dîner américain. Je suis tout à mon aise pour parler du menu, car la critique était non-seulement autorisée, mais provoquée.
La saison des huîtres étant passée, on a commencé par des clams. J'ai reconnu sous ce nom étranger les « clovisses » , chères aux Provençaux, et j'ai pu consta- ter qu'elles étaient aussi coriaces à New-York qu'à la Réserve ou chez le père Louis, à Saint-Mandrier. Seu- lement, ici, on les sert dans des assiettes remplies de petits morceaux de glace, et c'est tout à fait joli. Après cela, nous avons eu une soupe aux huîtres conservées. Ne réveillons pas des souvenirs pénibles ! Ensuite on a servi des petits crabes bouillis, d'une espèce particu- lière, dont la carapace est molle et se mange avec le peu de chair qu'elle recouvre. Les Américains appellent cela des soft shell crabs, et font de ce régal des des- criptions enthousiastes à ceux qui n'en ont jamais mangé. Les autres les arrêtent au premier mot. Jus- qu'à ce moment, le dîner avait absolument l'allure d'un repas chinois, et je m'attendais à voir arriver sur la table des « biches de mer » et des « ailerons de requin » à l'huile de ricin. Ce furent, au contraire, les plats de résistance qui firent leur apparition, et, avec eux, nous sommes retombés dans la cuisine anglaise.
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l&juitij vendredi, — Je ne sais quel philosophe, éprouvant le besoin de faire un mot, a dit que la con- stitution américaine est le plus beau monument que l'humanité ait jamais élevé à la liberté. Il a existé et il existe encore en France une nombreuse école de gens qui soutiennent que la liberté, et la liberté telle que la pratiquent les Américains, est l'alpha et l'o- méga de la science gouvernementale. Ils ajoutent que la civilisation américaine, qui en procède, est l'idéal vers lequel doivent tendre toutes les autres civilisations, sous peine de disparaître de la surface du globe sans y laisser plus de traces que n'en ont laissé celles des Babyloniens, dans l'ancien monde, et des Mexicains ou des Péruviens, dans le nouveau. De nos jours, les prin- cipaux apôtres de cette doctrine ont été, en France, MM. de Tocqueville et Laboulaye. Le premier a exposé ses idées, sur la matière, dans son livre De la Démo- cratie en Amérique j qui a fourni des citations à plu- sieurs générations de doctrinaires et à la petite sous- préfète du Monde où l'on s'ennuie ; le second, dans son roman de Paris en Amérique, a mis en scène un docteur parisien qui , transporté par les soins d'un enchanteur dans une ville des Etats-Unis, s'éprend d'une telle admiration pour tout ce qu'il voit là-bas, qu'il n'a plus que le dégoût le plus profond et les sar- casmes les plus amers pour ce qu'il retrouve autour de lui, quand l'enchanteur le ramène de ce côté-ci de l'Atlantique.
D'après ces messieurs, toute la science gouverne- mentale se réduirait donc aux deux mots célèbres : « Laissez faire, laissez passer! » Mais une science ne se
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condense guère en une formule unique qui embrasse tous les cas particuliers. D'abord il serait bon de s'en- tendre sur ce que c'est que la liberté. Pour le peuple parisien, c'est le droit de massacrer de temps en temps quelques prêtres, quelques juges et quelques gen- darmes ; qu'avec cela, on lui laisse piller, chaque jour, une demi-douzaine de maisons, et en faire ensuite un feu de joie, il se déclare parfaitement satisfait et fait bon marché du reste. Le malheur est que ce régime-là, quelque agréable qu'il soit, ne peut guère durer bien longtemps; les séminaires ne suffiraient pas à la con- sommation, et puis ces odieux propriétaires ne recon- struiraient peut-être pas assez vite leurs immeubles.
Les Américains, c'est une justice à leur rendre, comprennent la liberté d'une autre façon. Leur liberté n'étant pas la nôtre, on pourrait tout d'abord conclure de ce fait que la maison qui convient à l'une ne serait peut-être qu'une prison pour l'autre ; mais en creusant davantage la question, on peut même se demander si la maison largement aérée qu'ils ont construite à leur jeune liberté n'est pas pour elle, maintenant qu'elle a vieilli, un véritable nid à courants d'air, et s'il ne faudra peut-être pas, si l'on veut conserver la bo1 ^ vieille, bouclier bien des fenêtres pour lui éviter des maladies inflammatoires, toujours bien dangereuses à son âge.
Je me faisais ces réflexions ce matin, après m'êlre dépêtré de deux nouveaux interviewers. Personnelle- ment ils étaient charmants; mais décidément l'institu- tion est un peu ennuyeuse, et puis U'aterford m'a gâté les autres. Pour leur échapper, je me suis réfugié dans
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le salon de lecture de l'hôtel, et me suis plongé dans les innombrables journaux qui le garnissent. Ils font grand tapage en ce moment autour de trois affaires qui sont bien curieuses, et ne se gênent pas, à propos des deux premières, pour déclarer que, si cela conti- nue, il faudra bientôt renoncer à l'institution qui a toujours cependant été considérée comme la pierre angulaire de l'édifice dont il a été question plus haut ; je veux parler du jugement par le jury.
La première de ces affaires est celle des Star-Routes, qui vient de se dénouer après avoir passionné au der- nier point toute la population américaine. En voici une analyse sommaire :
Aux États-Unis, l'administration des postes est un service fédéral. Il est centralisé à Washington, entre les mains d'un agent supérieur qui porte le titre de Post-master gênerai. Il va sans dire que dans culte administration, comme dans les autres, tous les em- ployés, depuis le Post-master gênerai jusqu'au der- nier facteur, sont changés par chaque gouvernement qui arrive au pouvoir, leurs places étant la proie du parti victorieux.
In des politiciens les plus en vue parmi les répu- blicains, AI. Thomas J. Brady, sollicita et obtint, dans cette administration, comme récompense de ses ser- vices électoraux, la place de « chef du bureau des con- cessions pour les Star-Routes » . Il existe et il se fonde journellement, dans l'Ouest, une foule de localités, souvent assez importantes, qui ne sont pas encore re- liées aux chemins de fer. Le service postal y est assuré soit au moyen de voitures appelées stage-coachs, soit
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par de simples courriers à cheval. Ces lignes de poste prennent le nom de Star-Routes, et c'est aux indus- triels qui les exploitent qu'avait affaire Brady.
Celte place était fort recherchée, parce qu'il était connu que, de tout temps, les titulaires avaient trouvé moyen d'y faire de jolis bénéfices. Aucun ne s'en était fait faute, mais au moins y mettaient-ils une certaine discrétion. A peine Brady fut-il en fonction, qu'il commença à opérer sur un pied tel, que l'opinion publique, cependant bien indulgente, commença à s'é- mouvoir. Il n'en eut cure et continua de plus belle. Il reçut avec la même belle indifférence les observations du Post-master gênerai et celles du président lui- même, qui dit un jour en public, à ce sujet, ce mot cité au procès : « Il faut couper l'ulcère jusqu'à la racine. » Trois des plus grands journaux, achetés par lui, le soutenaient énergiquement. Il disait tout haut que trop de sénateurs et de membres du congrès étaient à ses gages pour qu'on pût jamais le poursuivre. Cependant tout a une fin. Au bout de cinq ans, le Post-master gênerai, exaspéré, disaient les mauvaises langues, d'avoir eu une part trop faible dans le gâteau, le somma d'avoir à donner sa démission. Brady s'exé- cuta sans difficulté, estimant son siège fait. Il eut tort, car, dès qu'il eut quitté son poste, comme cela arrive toujours en pareil cas, des faits nouveaux surgirent de toutes parts. Les journaux démocrates citaient des détails, des chiffres si précis, qu'enfin il fallut agir, et Brady fut mis en accusation à la suite d'une enquête.
Les faits révélés constituent uue étude bien curieuse des mœurs administratives du pays. Quand on entend
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les Américains tonner, comme ils le font quelquefois, contre le « fonctionnarisme » de l'Europe, on pense involontairement à la fable du Renard qui a eu la queue coupée. Ils n'ont pas beaucoup de fonctionnaires, mais ceux qu'ils ont sont d'une espèce telle, que l'on comprend leur horreur pour l'institution. Le rapport de la commission constate que la part de Brady seul dans les détournements reconnus n'a pas pu s'élever à moins de 1,500,000 dollars, 7,500,000 francs!
La manière d'opérer ne fut pas bien compliquée. Tous les contrats antérieurs devant expirer au 1er jan- vier 1878, peu de temps après son entrée en fonction, Brady eut à préparer les nouveaux cahiers des charges. Il les rédigea dans un esprit beaucoup plus favorable aux entrepreneurs que les anciens. On exigeait beau- coup moins, sous le rapport du nombre de départs et des délais obligatoires. Puis, s'étant assuré du con- cours de treize d'entre eux, il leur fit faire des sou- missions très-modérées, de manière à leur assurer les concessions.
Il existe en tout 9,000 Star-Routes, mais Brady et ses agents se bornèrent à opérer sur 400 seulement, situées dans neuf États et autant de territoires. Aux termes des contrats, le total des subventions devait s'élever annuellement à 10,045,000 francs. Dès la pre- mière année , Brady trouva moyen de le porter à 18,535,000 francs ; six mois après, à 22,435,000 francs; et enfin, un peu plus tard, à 27,535,000 francs.
Pour arriver à d'aussi formidables majorations, les moyens employés étaient bien simples. Le concession- naire d'une ligne située, par exemple, dans l'Orégon,
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était, aux termes de son contrat, obligé à un départ par semaine, et pouvait faire porterie courrier par un homme à cheval. A peine le service était-il inauguré, qu'on faisait signer aux populations de la contrée une pétition demandant à ce qu'il fût plus fréquent, plus rapide, et que l'emploi d'une voiture fût rendue obli- gatoire. Quand la population n'existait pas, ce qui arrivait bien quelquefois, on couvrait les pétitions de signatures imaginaires : puis ces pétitions étaient en- voyées à Brady, qui, sur son rapport favorable, était autorisé, par le congrès, à traiter de gré à gré avec l'entrepreneur, pour obtenir des conditions de fonc- tionnement plus conformes aux vœux despélilionnaires. L'enquête a relevé des chiffres presque grotesques. Une ligne avait été établie en plein territoire indien. Elle coûtait au début 31 ,650 fr. ; à la fin, 750,000 fr. Or le courrier qui, en réalité, avait toujours été trans- porté par un homme à cheval, ne s'est jamais composé de plus de deux lettres par mois. Pour un groupe de quatre roules, dans l'Orégon , la subvention avait monté de 83,6G0 francs à 830,945 francs. En défini- tive, les quatre cent quinze lignes exploitées par la raison sociale lîrady et Cic accaparaient à elles seules un peu moins de la moitié de la somme totale allouée aux 9,000 Star-Routes subventionnées.
Les entrepreneurs des 8,585 autres, tenus en dehors de la rosée bienfaisante qu'ils voyaient descendre sur leurs heureux confrères, poussaient des cris de pin- tade ; les politiciens démocrates qui se morfondent loin des affaires depuis vingt ans, voyant leurs heureux vainqueurs s'ébattre de la sorte dans les gras pàtu-
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rages du budget, trouvaient des accents indignés pour signaler dans leurs journaux ce qui se passait. Mi.is on avait eu soin de faire signer chacune des pétitions par quelques députés ou sénateurs; ces signatures avaient été grassement payées, et ceux qui les avaient données, se trouvant complices, ne pouvaient rien dire. A la fin, cependant, il n'y eut plus moyen de refuser une enquête, et, dès qu'elle fonctionna, les faits qui lui furent signalés furent si précis et si graves, que l'attorney général dut faire mettre en jugement un premier groupe de criminels, auprès desquels vinrent bientôt s'asseoir beaucoup d'autres. L'un des entre- preneurs, nommé Price, avait envoyé dans une cer- taine circonstance au sénateur Kellogg sa part et celle de Brady en bons sur la poste. 11 fut possible de suivre cet argent, non-seulement des mains de Price en celles de Kellogg, mais encore de celles de Kellogg jusqu'à la caisse du banquier de Brady. Un des hommes les plus compromis dans l'affaire était un autre sénateur, M. Dorsey, ancien secrétaire général du comité natio- nal républicain, ayant joué un rôle fort important dans l'élection du président Garfield, et qui avait dû, un moment, faire partie de son cabinet.
L'année dernière, un premier jugement n'aboutit qu'à un verdict de désaccord. Plusieurs des jurés avaient été achetés et ne s'en cachaient guère. Le pré- sident du jury fut même poursuivi. Il fallut recom- mencer sur de nouveaux frais. Selon les usages, les jurés furent enfermés et privés de toute communication avec l'extérieur, pendant toute la durée do jugement, qui fut de six mois. En vertu d'une loi prévoyante, ils
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étaient privés de toute liqueur alcoolique. A l'une des premières audiences, l'un d'eux, un caharetier irlan- dais, eut une espèce d'attaque. Un médecin, appelé en toute hâte, déclara au tribunal que cet homme avait l'habitude de se maintenir à un certain degré d'al- coolisation qui lui était devenu nécessaire, et que l'état dans lequel il se trouvait ne provenait que d'un com- mencement de désaluration, occasionné par la priva- tion de sa ration journalière de whisky. Alors s'engagea une longue discussion bien amusante entre le prési- dent et les avocats. A la fin, on se mit d'accord. Les derniers ayant formellement renoncé à employer ce moyen de cassation, il fut décidé que ce juré modèle recevrait tous les jours les deux grands verres de whisky qui lui étaient nécessaires.
C'est le 14 juin que le chef du jury est venu, la voix émue, affirmer sur son honneur, devant Dieu et de- vant les hommes, que MAI. Kellogg, Brady, Dorsey et consorts étaient les plus honnêtes gens de la terre, et que, indignement calomniés, ils n'avaient jamais cessé de mériter l'estime de la nation qui les avait mis à la tête de ses affaires. Tous leurs amis, réunis dans le prétoire, acclamèrent ces dignes législateurs. Le soir même, ils se retrouvèrent tous à une grande soirée donnée, en leur honneur, par AI. Ingersoll, un de leurs avocats : et les chroniqueurs de la haute vie new- yorkaise décrivirent à leurs abonnés, avec un lyrisme échevelé, la toilette, d'une élégance suprême, portée par madame Dorsey. Au bras du chef du jury, elle parcourait les salons de la « résidence palatiale (païa- tial résidence) » , recevant, avec une bonne grâce char-
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mante, les félicitations enthousiastes de tous ses amis, parmi lesquels, probablement, beaucoup étaient à peine remis d'une alarme si chaude. J'ai remarqué avec chagrin qu'on ne parle pas du juré irlandais. Il était probablement sous une des tables du buffet.
Comme programme, la soirée ne comportait qu'un peu de musique. Il est bien fâcheux qu'un Coquelin quelconque ne soit pas en tournée en ce moment-ci à New-York. Il eût été plein d'à-propos de débiter à l'honorable assemblée les fameux vers de Cinna :
Quand le peuple est le maître, on n'agit qu'en tumulte, La voix de la raison jamais ne se consulte; Des honneurs sont rendus aux plus ambitieux, L'autorité livrée aux plus séditieux. Les petits souverains qu'il fait pour une année, Voyant d'un temps si court leur puissance bornée, Des plus heureux desseins font avorter le fruit... Dans le champ du public, largement ils moissonnent, Assurés que chacun leur pardonne aisément, Espérant à son tour un pareil traitement.
Admirables effets du génie ! Corneille prévoyait MM. Brady et Dorsey !
Tous ces braves gens, sénateurs, députés, fonction- naires de tout rang, seront-ils réélus ? C'est plus que probable. Les démocraties, c'est un phénomène qui se produit parlout, ne tiennent pas du tout à estimer les gens qu'elles placent à leur tête. On dirait même qu'elles mettent un certain soin à les choisirle plus bas possible. Chez nous, on commence à remarquer celte tendance. Il n'y a pour s'en convaincre qu'à lire la Gazette des Tribunaux, et à voir le nombre toujours croissant de personnalités politiques dont les
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noms viennent figurer dans ses colonnes. * Tous les mandarins, beaucoup filous ! ■>■> me disait une fois, dans son français fantaisiste, l'estimable Pipi-Afa, com- prador du consulat de France à Hong-kong et ci- toyen de la Chine, le pays le plus démocratique du globe.
En Amérique, les fonctions publiques sont presque absolument abandonnées par les gens honnêtes ou d'une classe élevée, peu soucieux de faire les métiers qu'il faut exercer pour réussir et de s'exposer aux abominables injures de la presse. La même chose existe un peu chez nous, quoique sur une bien moins grande échelle. Seulement, voici en quoi les Améri- cains nous sont bien supérieurs, et nous donnent une grande leçon. Ils ne veulent pas des fonctions, mais ils ne se désintéressent pas, pour cela, de la chose publi- que. Il s'est formé toute une classe de politiciens dont c'est le métier de manier la plèbe éleclorale ; ils met- tent à la solde de chaque parti leur intelligence incon- testable et leurs convictions dont ils changent quelque- fois, mais qui n'en sont pas moins très-ardcnles. L'in- convénient du système, c'est qu'une fois qu'ils sont au pouvoir, il est impossible de les empêcher de voler. On estime qu'une grosse portion du revenu de la nation disparaît dans leurs poches. Mais les Américains en prennent leur parti philosophiquement. N'ayant ni armée ni marine, ni pour ainsi dire dedeltes, ils peu- vent s'offrir le luxe suprême de notre ancienne aris- tocratie, des intendants voleurs. Il y a, comme cela, là-bas une foule d'institutions qui sont pour les Amé- ricains ce qu'est le phylloxéra pour leurs vignes. Ils
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en souffrent, mais n'en meurent pas : transportées chez nous, elles deviennent mortelles.
Il est toujours, du reste, bien curieux de les enten- dre parler de leurs hommes politiques. Mon vieil ami le général, qui est bien cependant lui-même un type de politicien, avait, sur leur compte, une mine iné- puisable d'histoires qu'il inventait sûrement, mais qui étaient toutes plus drôles les unes que les autres. On n'est jamais trahi que par les siens. En voici une dont je mi souviens et qui indique la note générale des autres.
Il faut savoir qu'aux Etats-Unis, quand un membre du Congrès meurt pendant la session, il est d'usage qu'un de ses amis demande la parole et prononce, en quelques mots, son oraison funèbre, en s'adressant toujours, bien entendu, au speaker (président; mot à mot : celui qui parle. Il faut noter par parenthèse que c'est le seul membre qui ne parle jamais ; mais tous les discours sont censés lui être adressés). Le général prétendait donc qu'un jour, un de ses collègues, re- présentant de je ne sais quelle localité du Far-lVest, s'était levé au début de la séance et avait parlé en ces termes :
« Monsieur le speaker! j'ai la douloureuse mis- sion de vous annoncer la mort de notre honorable col- lègue, le député d'Allit]ator-City. Il a rendu le dernier soupir, cette nuit, entre les bras de madame la capi- taine Gédéon A. B. C. Smilh, la veuve désolée d'un des guerriers qui ont versé leur sang pour terrasser l'hydre de la rébellion. Il logeait chez elle : car elle tient maintenant, avenue X. . . , rueZ. . . , un hôtel meublé,
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dans lequel la chambre du défunt est à présent va- cante. C'est une des positions les plus centrales de la capitale. Les appartements y sont vastes. Quant à la nourriture... »
Ici un membre du parti opposé s'était levé :
« Monsieur le speaker, s'écria-t-il, jusqu'à quand tolérera-t-on que l'honorable membre qui a la pa- role vienne payer en réclames son écot à une table d'hôte suspecte, écot qu'il ne pourrait bien sûr pas payer autrement? «
Le premier reprit posément :
« Je ne m'arrêterai pas un instant à répondre à l'honorable membre qui vient de m'interroger. Tout le monde sait que le hideux crotale couvre de sa bave venimeuse la nourriture qu'il va manger. Mille fois plus méprisable que lui, mon honorable collègue a voulu couvrir de la sienne une nourriture qu'il n'aura jamais l'occasion de déguster : car ce ne sont pas des gens de sa sorte qui fréquentent l'excellent établisse- ment que je veux signaler. »
Nous n'en sommes peut-êlre pas encore là, mais il ne faut pas désespérer d'y arriver.
Je disais que les journaux de tous les partis sont, en ce moment, remplis des commentaires les moins flatteurs sur deux jugements qui viennent d'intervenir, et qu'ils ne se gênaient pas pour attaquer l'institution même du jury. Je viens d'analyser la première de ces affaires; voici maintenant la seconde :
Le 24 décembre dernier, M. JY. L. Dukes brûla la cervelle du capitaine Nutts, vers huit heures du soir,
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en présence de nombreux témoins, au beau milieu du hall d'un grand hôtel. 11 se laissa arrêter sans résis- tance et passa devant le jury. Voici maintenant les faits qui ressortirent des débats :
Rf. L. Dukes, exerçant la profession d'avocat, et membre de la Chambre de Pensylvanie, était devenu l'amant de mademoiselle Nutts, fille du capitaine Nutts, homme déjà âgé, caissier du trésor de l'Etat.
Il faut noter qu'il n'a pas été bien prouvé qu'il ait réellement été l'amant de cette jeune fille, qui, au cours du procès, a toujours protesté énergiquement contre cette allégation, et qui avait une excellente ré- putation : toujours est-il qu'il s'était vanté, à plusieurs reprises, de l'être, et qu'un jour, après boire, il s'avisa d'écrire au capitaine Nutts, pour lui raconter la chose.
Ceci se passait le 23 décembre : le 24, le malheu- reux capitaine Nutts, sachant que Dukes passait toutes ses soirées dans le hall de l'hôtel, y vint pour avoir une explication. A peine eut-il prononcé quelques mots, qui ne furent pas entendus, que l'autre tira desapoche un revolver et étendit le vieillard roide mort, en criant : a Vous êtes venu ici pour me frapper! Eh bien, je vous tue ! »
Le jury, gagné, acquitta Dukes sans hésitation. Il s'était contenté de dire, pour sa défense, que Nutts l'avait insulté et menacé. Le public prit assez mal cet acquittement. Le juge président des assises ne se gêna pas pour dire aux jurés ce qu'il pensait d'eux. La population les brûla en effigie sur une place. Ses collègues delà Chambre votèrent l'exclusion du meur- trier, ce que, par parenthèse, ils n'avaient pas droit de
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faire. Du resle, Dukes parut prendre la chose assez philosophiquement et reprit sa profession d'avocat, toujours dans la même ville. Il demeurait non loin de l'endroit où le fils de sa victime, James Nutts, unjeune homme de vingt ans, vivait avec sa mère et sa sœur. Les deux hommes se rencontraient souvent, et l'on se rappela depuis qu'on avait vu quelquefois Dukes ri- caner en croisant Nutts dans la rue.
Le 15 juin dernier, dans la matinée, James Nutts se tenait immohile près d'un réverbère, quand Dukes vint à passer près de lui. On le vit tirer de sa poche un revolver d'un mouvement brusque et faire feu à deux reprises sur le meurtrier de son père. Celui-ci, légè- rement blessé, s'enfuit : voyant un bureau de tabac ouvert, il s'y précipita. Mais Nutts, y pénétrant pres- que en même temps que lui, l'acheva de deux nouveaux coups tirés à bout portant. Le jeune Nutts sera acquitté à l'unanimité. Cela ne fait de doute pour personne '.
Ces deux scandales, arrivant coup sur coup, inspi- rent à la presse de nombreux commentaires ilonl le sens général est le suivant:
Dans le premier cas, on se trouve en présence d'une affaire très-grave. Il s'agit de concussions. Non-seule- ment des millions de dollars ont été volés dans les caisses publiques, mais l'honneur de la nation elle- même est engagé. Par qui, en effet, ces millions ont-ils été volés? Par les fonctionnaires les plus élevés de l'administration. Dès l'abord, cela ne fait de doute pour personne, tant les faits sont patents. Quels sont
1 II l'a été.
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les complices présumés? Des sénateurs, des députés, tous gens investis par leurs concitoyens du plus haut mandat, chargés par eux d'administrer la fortune pu- blique. Ces sénateurs, ces députés sont-ils au moins les plus inconnus des hommes politiques? A-t-on af- faire à quelques individualités arrivées là par une sur- prise du corps électoral et en nombre infime ? Ce sont les plus hauts de leur parti, et leur nombre est si grand que, tous les jours, l'enquête révèle de nou- veaux noms, quelques efforts que l'on fasse pour la circonscrire.
Voici le côté des accusés. De celui du tribunal, que voit-on? Un ramassis de gens réunis par le hasard du sort, dont l'un est un ivrogne si avéré que l'alcoolisme est devenu son état habituel. Il y a une loi pour em- pêcher de donner de l'eau-de-vie aux jurés pendant tout le temps de la session. Si cette loi est devenue nécessaire, c'est qu'apparemment le mode de recru- tement adopté a fourni souvent des hommes du même genre. Ici encore, nous ne sommes pas en présence d'un cas isolé.
Admettons que ces hommes soient tous d'une inté- grité parfaite. Ils seront peut-être capables de donner un avis raisonnable sur une question de fait. Un assas- sin arrêté au moment où il vient de tuer sa victime leur est amené. On leur demandera s'il est coupable; ils diront oui.
Mais dans une question comme celle-ci, quand la cul- pabilité résulte de la violation de lois ou de règlements souvent fort obscurs et toujours très-compliqués; en admettant que ces hommes soient intègres, est-il bumai-
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nement possible qu'ils aient les connaissances très- spéciales nécessaires pour se prononcer sur des ques- tions aussi délicates? Et à quelles classes appartien- nent-ils pour l'immense majorité ? A celle des petits boutiquiers? Dans tous les pays, c'est la plus impres- sionnable, la plus accessible aux courants populaires, comme aux impressions que leur dictent les journaux ; c'est elle, en un mot, qui a fourni, en France, le type de M. Prudhomme, et, en Angleterre, celui de John Bull. Ainsi donc, aucune garantie pour l'accusé si l'opinion populaire est contre lui.
La société en a-t-elle davantage? Elle en a infini- ment moins encore. En Angleterre comme en Amé- rique (sous ce rapport, les institutions sont à peu près les mêmes), quand, par exemple, un assassinat est commis, un fonctionnaire spécial nommé coroner réunit un premier jury composé des voisins du lieu où s'est produit le crime, et c'est de sa décision que dé- pendent les poursuites. On ne se figure pas les résul- tats que donne ce système. Dernièrement, cinq hom- mes sont surpris volat»t des chevaux dans le Dakoia. Les propriétaires courent après eux ; un combat s'en- gage : quatre des voleurs sont (tués à coups de fusil; le cinquième est pris vivant et pendu à un arbre. Le coroner assemble le jury, qui, séance tenante, rédige le procès-verbal suivant:
a Nous avons examiné le corps de X... Il résulte de l'apparence du cadavre et des renseignemenls recueil- lis que cet homme, passant à cheval sous un arbre, avait eu l'imprudence de chercher à attraper, avec son lasso, un oiseau perché sur une branche. Le lasso a
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passé par-dessus la branche, et est retombé Je l'autre côté si malheureusement que le nœud coulant est venu prendre le col de l'homme, qui s'est trouvé pendu, son cheval ayant continué à avancer. Nous estimcns donc à l'unanimité que la mort est purement acciden- telle1.»
Et tout a été dit.
Ceci est simplement drôle. Mais prenons une af- faire réellement importante. Pour arriver à une con- damnation, il faut qu'à l'unanimité le jury réponde oui à la question : « L'accusé est-il coupable ? » Parmi ces hommes rassemblés d'une si étrange façon, suppo- sez-en un ou deux gagnant péniblement 2,000 ou 3,000 francs par an, à force de travail. Ils sont pris pour une affaire comme celle des Star-Routes, qui durera peut-être six mois. C'est la ruine. Survient un tentateur qui fait miroiter à leurs yeux le capital de cette somme. Ils peuvent le gagner sans le moindre risque. Il leur suffira de répondre non à toutes les questions du président. Et de ce non, personne n'aura le droit de leur demander compte : et en présence de cette négation obstinée, qu'on sent être le résultat d'un parti pris, que peut faire la majorité? Elle lut- tera un jour, deux jours. Mais mettez-vous à la place d'un malheureux petit commerçant enlevé à ses af- faires, les sentant péricliter en son absence, séparé de sa famille depuis six mois, vivant dans une claustra- tion absolue et n'ayant qu'un mot à dire pour faire cesser tout cela. Il lui faudrait plus que de la vertu, il
1 La chose s'est passée dans le comté de M'Lean (Dakota). Le pendu s'appelait James O'Xeil.
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lui faudrait de l'héroïsme pour aller jusqu'au bout. Encore si par ce non, que sollicitent tant de considé- rations, il devait faire condamner un innocent, il résisterait peut-être : mais il s'agit simplement d'ac- quitter un coupable, et le non est bien vite dit.
Beaucoup de gens trouvent que nous n'avons pas assez de jurys en France, et que l'institution devrait être considérablement développée.
J'en arrive maintenant à la troisième des affaires dont je voulais parler. Elle est bien simple, ce n'est presque qu'un fait divers : mais elle ouvre encore un jour sur un côté curieux des mœurs américaines.
Depuis quelque temps, la police avait été prévenue que dans certains cafés on cherchait à frauder le fisc, en ne payant pas la patente très-élevée exigée des dé- bitants de liqueurs alcooliques. On en vendait par- faitement, mais à des habitués sûrs, et en les décorant des noms de ces innombrables liqueurs rafraîchissantes chères aux Américains. L'établissement d'un nommé Ryan était particulièrement signalé comme étant dans ce cas. Deux agents en vêtements civils furent en- voyés par leurs supérieurs pour tâcher de prendre Ryan en faute.
Le premier, laissant son compagnon à la porte, entra, et s'avançant vers le comptoir, fit une grimace signi- ficative à Ryan, en lui demandant un verre de * salse- pareille » . Ryan , se doutant de quelque chose, lui donna réellement de la salsepareille. L'agent la flaira, fit une nouvelle grimace également significative, mais, celle-ci, de déconvenue, et se décida à sortir, poursuivi
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par les huées des consommateurs et du cabarelier. Retrouvant son camarade à la porte, ils causèrent un instant ensemble, puis, probablement sur l'avis du camarade, il rentra. Les huées éclatèrent de plus belle. Ryan lui intima l'ordre de sortir. Quelques-uns disent qu'il y eut même une légère bousculade. En tout cas, l'agent, s'adossant à la porte, tira deux coups sur Ryan et le tua roide.
Voilà les faits. Ils témoignent d'abord de la brutalité inouïe avec laquelle les agents de la police new-yor- kaise font leur service. Ce sont des gaillards de taille colossale, vêtus d'une tunique boutonnée militairement, une médaille à la boutonnière, un petit chapeau assez singulier sur la tête, et à la main le fameux bàlon traditionnel. Je dois dire que je les trouve parfaitement bien tenus. Mais j'ai rencontré ce matin mon ami le Révérend, qui reste à New-York jusqu'à la réunion de son congrès de pasteurs épiscopaliens; j'ai peur qu'il n'y apporte un esprit légèrement aigri. Pour employer une expression plus expressive qu'élégante, il ne dérage pas. Aujourd'hui, notamment, il était dans un état d'exaspération tel, qu'il parlait d'en référer au Times et au consul britannique. Chacun sait qu'un Anglais qui n'a pas écrit au moins une fois dans sa vie une lettre au Times, signée « Viator » ou « A ratepayer » , est un Anglais incomplet. Dans l'es- pèce, du reste, l'indignation de mon Révérend était bien un peu justifiée. Il paraît que, se promenant vers midi dans Broadway, il avait vu tout à coup un monsieur, à côté de lui, devenir très-rouge, battre l'air de ses mains et tomber comme une masse. Il s'agissait
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d'un coup de soleil. Ils sont très-communs en ce moment, et plusieurs personnes en meurent chaque jour. Une foule très-sympathique se forma aussitôt. Ln policeman survint. Le Révérend, qui s'était préci- pité un des premiers, lui fit remarquer que tous ces gens qui se pressaient autour du malade empêchaient d'ahord de le relever, ensuite l'air de circuler autour de lui. Le policeman parut tout à fait goûter l'idée, ce qui flatta mon Révérend. Mais ce qu'il apprécia moins, c'est la manière dont il la mit à exécution. Se reculant de cinq ou six pas, l'agent se précipita, sans dire gare, dans le rassemblement, tapant à droite et à gauche avec le manche de son bâton, bourrant ceux qui ne détalaient pas assez vite, faisant le vide avec une telle énergie autour du malade, qu'en un clin d'œil il n'y avait plus personne à dix pas à la ronde. Dans la bagarre, le Révérend avait attrapé dans les reins une formidable bourrade, dont il souffrait encore.
Tout cela prouve simplement une grande brutalité de la part des agents. Mais la question mérite d'être examinée sous un autre point de vue : celte recherche des débits clandestins n'est pas, comme on pourrait le croire, une simple mesure de protection pour le fisc. Les patentes exorbitantes exigées n'ont que très- accessoirement pour but de lui procurer des ressources. Ce qu'on cherche, c'est d'empêcher la consommation des alcools, et, pour cela, il y a tout un arsenal de lois que nos populations françaises ne supporteraient pas un instant. Dans certains Etats, le Maine par exemple, l'introduction seule sur le territoire de l'Etat d'une boisson alcoolique, même pour usage personnel, est
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qualifiée délit. Les pharmaciens seulement sont auto- risés à en avoir, mais ne peuvent en vendre que sur ordonnance du médecin; et par boissons alcooliques on entend les boissons que nous considérons comme les plus inoffensives, le vin, la bière, même quelquefois le cidre. Sur bien des navires, les officiers eux-mêmes ne peuvent embarquer ni vins ni liqueurs.
Nous ne pouvons pas comprendre ces choses-là. Nous autres Français, — je parle des gens appartenant à une certaine classe de la société, — nous n'avons aucun mérite à ne pas nous enivrer : une bouteille d'eau-de-vie n'exerce aucune séduction sur nous. Il n'en est pas de même chez les Anglo-Saxons. Sur cent Anglais et même cent Anglaises que vous prendrez au hasard dans le salon le plus élégant, quatre-vingt-dix- neuf ne s'enivrent pas, mais tous ont du mérite à ne pas le faire. Une mère française, en songeant aux dan- gers que court son fils étudiant, ou jeune officier, pensera tout de suite à la déesse Vénus; elle ne s'ar- rêtera pas un instant à l'idée que l'influence de Bacchus soit à craindre. La mère anglaise ne se préoccupera que de ce dernier écueil, et elle aura raison.
Peut-être, du reste, chez eux, l'ivrognerie est-elle moins répugnante, moins avilissante que chez nous. La race est plus forte et résiste mieux. En France, un jeune homme qui se griserait au buffet, après un bal, n'oserait plus se montrer dans le monde. La jeune fille anglaise qui voit un de ses compatriotes dans le même état ne lui en veut pas beaucoup. Poor fellow ! he was just a little bit elated! En tout cas, ce ne serait certainementpas cela qui l'empêcherait d'épouser
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le coupable. Dans ces charmantes éludes que Dickens nous a laissées sous le nom de Pickwick papers, il a voulu faire de M. Pickwick un type éminemment sym- pathique, et il a réussi. Cependant il ne craint pas de le représenter souvent complètement ivre; un roman- cier français n'aurait jamais osé faire cela; son per- sonnage aurait dégoûté tout de suite notre public. Une partie de cet admirable livre est consacrée à une étude très-complète de la vie des jeunes étudiants pauvres. Cela correspond à peu près aux Scènes de la vie de bohème. Les héros de Dickens sont constamment ivres-morts; il n'est question que de bouteilles de whisky et de bols de punch au lait qu'on vide à tout propos; en revanche, jamais la moindre allusion à Musette ou à Phémie teinturière, et je crois sincèrement qu'elles n'existent pas.
De cet élat de choses, il résulte que l'Anglais, mais surtout l'Américain, sentant que l'alcool est pour lui un danger, et un danger mortel, se considère comme en état de guerre avec lui, et, ayant conscience de sa faiblesse, est disposé à faire tous les sacrifices pour assurer la victoire. C'est pour cela que, collectivement, une assemblée américaine n'hésitera jamais à voter, dans ce sens, les mesures les plus vexatoires, les plus attentatoires à la liberté individuelle. Le salut public est la loi suprême; il est vrai que, s'étant séparés, les membres s'empressent de passer individuellement à l'ennemi. Je crois que c'est dans l'Illinois que la Chambre avait voté, avec grand fracas et à l'unanimité, la défense de servir des boissons alcooliques dans la buvette. Seulement, un bar-keeper ingénieux avait fait
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percer le mur, et tous les membres venaient, à tour de rôle, le speaker en tête, s'appliquer les lèvres sur des tuyaux en caoutchouc qui leur apportaient du dehors la divine liqueur.
Ce sentiment est un de ceux qui font voir au véritable Américain avec une certaine terreur l'invasion alle- mande. Ils se rendent compte de tous les éléments d'ordre et de travail que leur apporte l'émigration de ce pays, mais ils savent aussi que pour rien au monde un Allemand ne consentira à être privé de ses chopes de lager béer, et que, partout où ils se sentent en force, il faut compter avec eux sous ce rapport. J'ai retrouvé déjà trôs-souvent l'expression de ce curieux sentiment.
Puisque j'en suis aux journaux américains, il faut parler de leur style; il est bien intéressant aussi à étu- dier. La langue anglaise est déjà l'une des plus concises qui existent. On n'a qu'à remarquer les avis aux voya- geurs que, dans certaines gares du continent, les Compagnies font afficher en plusieurs langues. La même phrase en allemand prend cinq ou six lignes; en français, trois ou quatre, et en anglais, une ou deux. Les Américains trouvent moyen delà racourcir encore. Leurs néologismes donnent quelquefois, du reste, la chair de poule, tant ils sont énergiques. Par exemple, pour exprimer que deux trains se sont rencontrés et se sont broyés l'un contre l'autre, ils ont créé le verbe télescoper; on voit les cylindres d'une longue-vue rentrant les uns dans les autres. Ils ont aussi inventé un autre verbe, dont ils se servent à tout propos : c'est boom. En anglais, boom veut dire bout dehors, un do
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ces mais légers qu'on pousse en dehors du navire. En Amérique, boom exprime une poussée subile, un affolement quelconque. Un Yankee dirait : le boom de l'Union générale. Des villes de l'Ouest, qui poussent comme des champignons au milieu du désert, on dit qu'elles booment. Ce qu'il y a de plus drôle, c'est que les Canadiens ont adopté ce verbe; ils le conjuguent. Dans leurs affiches, dans leurs journaux, rédigés en français, bien entendu, il revient à chaque instant. Un Canadien vous dira tranquillement : « Si j'avais su que telles actions boomassent comme cela, je ne les aurais pas vendues. »
Une autre école affecte, au contraire, d'employer des mots d'une prétention étonnante. Ceux-là parlent absolument comme les brigadiers de gendarmerie. Dans un des journaux que j'ai lus aujourd'hui, un rédacteur parle des « extrémités pédales » (pedal extre- mities) d'une jeune fille, au lieu de dire « ses pieds » . Un autre désigne un coiffeur sous le nom d'artiste tonsorial [tonsorial artist). Mon ami le général est un illustre adepte de celte école.
Il y a aussi un détail curieux à noter : c'est le très- grand nombre de mots français qui sont passés dans la langue usuelle. Une gare de chemin de fer est un dépôt, une route s'appelle route. Exemple, les Star-Routes. Quelquefois ils sont un peu anglicanisés, mais c'est toujours du français qu'ils viennent, et non de l'anglais. En Angleterre, les conducteurs des trains s'appellent guards; ici, conductors. A chaque instant, même dans des documents officiels, on trouve des mots et même des membres de phrases françaises en
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italique. Tout cela est, du reste, dans la conversation, prononcé de telle façon qu'il nous est impossible de comprendre. Dépôt se prononce dipeau.
Il y a quelques années, les journaux américains ne vivaient que de personnalités. Leurs rédacteurs s'adressaient, surtout dans l'Ouest, les injures les plus abominables. Il en était, du reste, de cela comme des coups de pied que les pitres s'envoient les uns aux autres devant les baraques de la foire. Cela ne tirait pas à conséquence. Maintenant le ton a beaucoup gagné.
Les en-têtcs des faits divers sont de véritables chefs- d'œuvre. Il paraît que, dans tous les grands journaux, il y a un spécialiste chargé de ce détail, et dont les talents sont payés au poids de l'or. Un journaliste anglais, M. Auguslus Sala, qui a publié dernièrement la très-amusante relation d'un voyage qu'il vient de faire en Amérique, a recueilli dans un journal de Chicago un de ces en-têtes, qui est une véritable trou- vaille. Le voici : il s'agit d'un monsieur qu'on vient d'arrêter et qui est prévenu , non pas seulement de bigamie, mais de polygamie : dans ce pays-ci, on ne fait rien à demi.
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Il me reste encore un point à noter : c'est la pat faite convenance avec laquelle sont traitées les questions religieuses. Les journaux ordinaires en parlent peu ; mais s'ils se trouvent amenés à aborder ces sujets, ils le font sans jamais montrer la moindre trace de ces sentiments haineux et bas qui se font jour si souvent chez nous. D'ordinaire ils s'abstiennent aussi de tout sujet graveleux. Cependant, sous ce rapport, ils sont inférieurs à la presse anglaise. On voit partout certains journaux illustrés qui publient des gravures auprès desquelles celles de la Vie parisienne et du Journal Amusant paraîtraient dignes de figurer dans la salle de dessin d'unpensionnat déjeunes filles. Il y a notamment une certaine Police Gazette qui est le type du genre.
Samedi. — Hier, nous avons été déjeuner à bord de la Provence, avec B..., qui nous avait invités pour nous faire faire connaissance avec quelques membres de la colonie française de New-York Nous avons trouvé en bien piteux état le beau navire que nous avions laissé si brillant. Il est abandonné aux longshoremen irlandais qui le déchargent. Sa cargaison qui s'accumule sur le wharf comprenait huit mille caisses de vin de Champagne. Chacune va payer à la douane 8 dollars de droits d'entrée, 40 francs pour douze bouteilles! Et les blés, et les salaisons, et les machines, et les outils américains qui arrivent chez nous presque en franchise ! Les économistes expliquent que le libre-échange étant une belle chose en soi, c'est la nation qui fait payer le moins les produits étrangers qui s'enrichit. Moi, je n'ai jamais pu comprendre ces finesses-là.
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Nous admirons do nouveau le beau wharf des trans- atlantiques, que nous avions à peine vu l'autre jour au milieu de la bagarre du débarquement. C'est un immense bâtiment en bois, de 200 mètres de long environ, construit sur pilotis, perpendiculairement à la rive, et de cliaque côté duquel viennent s'accoster les navires. Cliaque compagnie de navigation ou de ferry boats est obligée d'en avoir un comme cela. Je ne sais pas au juste leur nombre; mais toul le quai en est garni. Il doit bien y en avoir une centaine, au bas mot. C'est la ville qui en est propriétaire. Celui-ci lui rapporte 300,000 francs de location. Elle devrait bien en employer une parlie à mieux entretenir ses rues. Avant-hier au soir, quand nous sommes venus à terre, nous avons remarqué un malheureux cheval blanc, crevé, abandonné dans le ruisseau, tout près du quai. Ce matin, il y était encore : et il y a 30 degrés à l'ombre.
Deux charmantes jeunes filles ont déjeuné avec nous, à bord. L'une d'elles est la fiancée de B..., qui doit l'épouser dans quelques semaines. Elle est venue, accompagnée d'une de ses amies, pour présider la table. Ici, cela semble tout naturel. Le futur mé- nage nous avait promis de venir déjeuner avec nous aujourd'hui chez Delmonico, le Bignon de New-York. En sortant de l'hôtel ce malin, nous nous sommes donc acheminés, M... et moi, vers cet établissement, pour composer notre menu. Nous n'avions du reste- pas loin à aller, car il se trouve sur Madison-Square. C'est une immense maison fort belle et admirablement installée, tout à fait sur le modèle de nos grands res-
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taurants français. Nous sommes reçus par le maître d'hôtel classique, avec son habit noir, sa figure en lame de couteau et ses longs favoris si bien portés dans le monde ministériel. Du plus loin qu'il nous aperçoit, il nous reconnaît pour Français, et, arrivant sur nous en brandissant sa serviette, d'un air aimable :
«Qu'est-ce qu'il faut servir à ces messieurs?» dit-il avec le plus pur accent parisien.
Nous discutons notre menu; puis nous donnons un coup d'œil à la carte des vins : enfin nous finissons par la phrase consacrée :
« Et vous nous donnerez un cabinet particulier, n'est-ce pas, garçon?
— Un cabinet particulier ! mais combien ces mes- sieurs sont-ils donc?
— Quatre! nous vous l'avons déjà dit : une dame et trois messieurs! »
Le garçon leva les bras au ciel d'un air effaré : a Mais ces messieurs ne savent donc pas! Ici c'est défendu de servir quatre personnes en cabinet parti- culier : à cinq quelquefois, mais jamais au-dessous.
— Comment? Eh bien, pourquoi cela?
— Et les mœurs, monsieur! les mœurs! a dit le gar- çon d'un organe qui voulait être caverneux, mais qui n'arrivait qu'au fausset de Lassouche.
Puis, rejetant sa serviette sous son bras d'un geste régence et s'inclinant vers nous, de Tair d'un philo- sophe appréciant une civilisation inférieure :
a Tenez! voulez-vous que je vous dise, messieurs? les gens de ce pays-ci... des sauvages! messieurs, de vrais sauvages ! »
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Un des Français avec lesquels nous avions déjeuné la veille entrait à ce moment. Croyant toujours à quelque mystification, nous lui demandons si l'on n'est pas en train de se « gausser » de nous. Il part d'un éclat de rire :
« Mais pas du tout! nous dit-il, rien n'est plus sérieux. Savez-vous ce qui est arrivé il y a quelques se- maines à madame Z..., la femme du grand banquier, la belle-mère de votre compatriote M. de T... ? Dieu sait qu'elle est bien connue. Elle est installée à la campagne avec tout son monde et quelques invités. Une affaire la rappelle ici pour une demi-journée, avec son mari, son beau-frère et une ou deux autres personnes. On con- vient de déjeuner chez Delmonico, et l'on envoie com- mander le déjeuner pour cinq, en retenant un cabinet particulier.
aATheure dite, madame Z... arrive au bras de son mari. Notez qu'ils étaient parfaitement connus dans la maison : elle demande le cabinet retenu.
« — Pardon, dit le mailre d'hôtel, mais je ne vois que quatre personnes...
« — La cinquième est en retard, elle va arriver.
« — Très-bien, madame; si madame veut entrer, en attendant, dans la salle commune...
« — Mais non, conduisez-nous tout de suite au cabi- net où nous devons déjeuner.
u — JYous sommes désolés, madame, mais c'est im- possible. Les règlements sont formels, madame ! la mai- son serait fermée.
« — Par exemple , c'est trop fort ! faites venir M. Delmonico.
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« M. Delmonico arrive. C'est la courtoisie faite res- taurateur : mais il déclare qu'il lui est impossible de céder. Il courrait trop de risques. Cependant, à la fin, il propose une transaction. Devinez laquelle. Non, au fait, ne cherchez pas. Il s'offre lui-même pour rem- placer le cinquième convive, qui n'arrivait toujours pas. Ma foi, on a trouvé la combinaison si drôle qu'on a accepté : et, celte fois-là encore, la morale de la ville de New-York n'a pas été outragée! Il parait, du reste, que If. Delmonico est très-aimable en société, et il a tenu à se payer à lui-même son propre écot. »
En présence d'un tel précédent il n'y avait plus qu'à s'incliner. Nous n'avons donc pas insisté, et nous nous sommes contentés de la salle publique, où nous étions du reste fort bien. Mais quel singulier pays! et comme, principes à part, un bon petit despotisme serait moins gênant que cette liberté-là! Seulement, pour être juste, il faut ajouter que, sans ceshabitudes qui nous semblent si étranges, les libres allures des jeunes filles améri- caines auraient peut-être bien des inconvénients.
Après avoir bu quelques verres de Champagne à la santé du futur ménage, nous nous sommes séparés, eux pour courir les magasins, nous, je veux dire M... et moi, pour aller rejoindre le docteur S .., qui a laissé chômer sa clientèle, aujourd'hui, pour se consacrer très-aimablement à nous et nous emmener aux courses de Coney Isiand. Ces courses sont organisées sous le patronage du Jockey-Club de New-York, et se donnent dans un hippodrome aménagé par lui sur une grande île, de l'autre côté de l'Hudson. Pour y aller, nous prenons le ferry boat, puis un chemin de fer qui, en
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quelques minutes, nous mène à destination. Le pré- sident du Jockey-Club a bien voulu nous adresser une invitation, de sorte que c'est de la tribune des membres du comité, où est servi un magnifique lunch froid, que nous jouissons du spectacle.
Je sens qu'en historiographe consciencieux je devrais donner au lecteur bénévole qui a continué, jusqu'à présent, àlire cette véridique relation de notre odyssée, je sens, dis-je, que ce lecteur a droit de réclamer de moi, d'abord une description détaillée des courses que nous avons vues, ensuite des aperçus pleins de profon- deur sur le sport aux Etats-Unis. Mais, conscient de mon infériorité, je le conjure de me dispenser de cette double tâche. Comme officier de marine, j'adore les chevaux : c'est une question de métier. L'allée des* Poteaux, quand je suis à Paris, n'a pas d'habitué plus fidèle que moi : mais je n'apprécie ces nobles quadrupèdes qu'autant qu'ils se montent ou qu'ils s'attellent. De tous les spectacles, les courses me sembleraient le plus assommant, s'il n'y avait pas les régates, qui, je crois, sont dignes de leur disputer le prix. Quand ma mau- vaise étoile m'oblige à assister à l'un, il me semble toujours que c'est encore l'autre que je déteste le moins. Et puis, vraiment, je trouve que, sous prétexte d'amé- liorer la race chevaline, on détériore par trop la race humaine : je ne parle pas des jockeys, qui ont l'air d'avortons, mais qui sont, en réalité, beaucoup plus forts que la majorité des Turcs, ni des bons jeunes gens que cela amuse de se faire casser le cou, en montant des chevaux qui n'ont plus de jambes : je veux parler de cette abominable tourbe de bookmakers,
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d'entraîneurs et de lads, au milieu desquels il faut se résigner à vivre quand on aime ce genre de divertis- sements.
Je me contenterai donc de parler très- sommaire- ment des courses de Coney Island. Ce qui m'y a le plus frappé, c'est, d'abord, la beauté du site : l'hippo- drome ayant été taillé dans un bois de chênes... les plus beaux arbres, réservés soigneusement, lui donnent tout à fait l'apparence d'un parc anglais; ensuite la belle installation des tribunes. Les chevaux ne m'ont pas sem- blé être bien extraordinaires; les jockeys, presque tous mulâtres ou nègres, étaient peut-être moins laids que leurs collègues d'Europe, mais montaient à coup sûr moins bien. Au départ, ils avaient absolument l'air de l'état-major d'une armée de singes. Le public n'était pas non plus ni bien nombreux, ni bien élégant. Malheureusement pour nous, dans cette saison , presque toutes les femmes sont aux bains de merde New-Port ; et puis, à dire vrai, malgré le bruit que quelques jeunes gens anglomanes font autour d'elles, je soupçonne les courses d'être moins populaires en Amérique qu'en Angleterre, et même qu'en France. En général, l'Amé- ricain aime très-peu le sport. Il chasse par spéculation ou par nécessité, mais bien rarement pour son plai- sir, et ne monte guère à cheval que lorsqu'il ne peut pas faire autrement. Cependant, il y a un genre de courses qui sont vraiment nationales et pour lesquelles ils n'ont pas de rivaux, ce sont les courses au trot. Aussi ont-ils les trotteurs les plus vîtes qui existent au monde. On nous montre AI. Vanderbilt, très-entouré et très-félicité, p^rce qu'un attelage de deux trot-
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teurs qui lui appartiennent vient de faire le mille plus rapidement qu'il n'avait jamais été fait auparavant.
II y a aussi un sport exclusivement américain, celui- là, car je ne crois pas qu'il ait jamais été pratiqué ailleurs, et qui doit être bien amusant. Je n'en parle malheureusement que par ouï-dire. Il paraît que dès que l'hiver a recouvert d'une couche de glace les lacs et les fleuves des Etats du Nord, on voit apparaître de tous côtés des ice-yachls. Un ice-yacht se compose es- sentiellement de deux pièces de bois, longues, l'une de quinze ou vingt mètres, l'autre de cinq ou six. Leurs quatre extrémités sont munies de patins en acier. Au centre s'élève un mât qui supporte un gréement com- plet de cotre, composé d'une immense brigantine et d'un foc. A l'extrémité arrière de la pièce de bois lon- gitudinale est adapté un gouvernail formé d'une lame de tôle qui mord dans la glace, et qui permet de gou- verner et d'évoluer absolument comme à bord d'un navire ordinaire. Quelquefois, au lieu d'être gréés en cotres, ces appareils ont une voilure de goélette. Les vitesses constatées sont prodigieuses. Dans les courses qui s'organisent, dès que l'hiver est bien établi, on a souvent fait soixante milles à l'heure : quatre-vingt- quinze kilomètres. Il parait que lorsque la brise est bien ronde et que l'appareil navigue grand largue, il est quelquefois soulevé et avance par bonds suc- cessifs d'une énorme étendue.
Aujourd'hui, il y avait trente degrés de cbaleur à l'ombre. Il n'était donc pas question de ice-yachts. Mais pour nous consoler, nous avons pu admirer dans une tribune la célèbre madame Langtry, une des « beautés
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professionnelles » de la petite cour dn prince de Galles, qui a quitté le monde, y compris If. Langtry, pour le théâtre. En Angleterre, elle a eu plutôt un succès de femme qu'un succès d'actrice. D'aucuns di- sent qu'elle n'a même jamais pu aller jusqu'au bout d'un rôle. Elle vient de faire ici une tournée qui a été très-fructueuse, au dire des innombrables « repor- ters » par lesquels le public est tenu tous les jours au courant de ses toilettes, du menu de ses repas et même de ses opinions politiques et religieuses.
Il est huit heures et demie quand nous rentrons pour dîner à l'hôtel. Mon ami le fonctionnaire de la salle à manger, je ne sais comment le désigner autre- ment, est à son poste et m'accueille, selon la coutume, d'une vigoureuse poignée de main. Puis il me débar- rasse de ma canne et de mon chapeau.
a Eh bien, baron, me dit-il alors, je vous ai aperçu aux courses aujourd'hui; j'espère que vous vous y êtes amusé. J'ai cherché à vous rejoindre pour vous faire faire la connaissance de quelques notabilités, mais je n'ai pu y parvenir. Belles courses! n'est-ce pas? Vous n'avez sans doute rien de pareil en Europe! » (Nothing equal in Europe. I guess!)
Digne fonctionnaire ! j'avais peur de l'avoir un peu froissé! Hier matin, il arrive derrière ma chaise, à déjeuner : et puis, après m 'avoir affectueusement de- mandé de mes nouvelles, il me montre un grand vieillard qui déjeunait en famille à une table voisine.
« Le général Sherman! me dit-il; voulez-vous que je vous présente à lui? »
L'idée d'être présenté au héros de la guerre de se-
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cession, au vainqueur d'Atlanta, parle maître d'hôtel, me souriait d'autant moins que j'avais précisément pour lui une lettre de recommandation. Je fis donc une réponse vague, puis, dans la soirée, ayant envoyé ma carte et la lettre, j'eus l'honneur d'être reçu par lui. Fatalité des choses humaines! Ce fut précisément mon ami qui m'introduisit.
Au bout du compte, je plaisante sur ces habitudes et j'ai tort. Au temps où nous sommes, il n'est pas de sot métier, il n'est que de sottes gens. Les Américains le comprennent, et ils ont raison. Un garçon de café pari- sien vous appelle au besoin mon prince, un instant avant l'heure du pourboire. Mais si ce pourboire ne le satisfait pas, ses expressions deviennentsouvent moins flatteuses.
Dans tous les cas, au premier jour d'émeute, il se fera un devoir, s'il l'ose, de vous témoigner les senti- ments qu'il a pour vous. Ici, l'homme dont c'est pour le moment le métier de vous rendre les services les plus humbles, n'acceptera pas de pourboire : il n'aura aucune haine contre vous; mais, se considérant comme entièrement votre égal, il vous traite avec une fami- liarité qui n'exclut du reste nullement la courtoisie. Le système a ses avantages comme ses inconvénients. Seulement ces choses-là ne sont pas dans nos mœurs, et il s'écoulera encore du temps avant que, chez nous, des jeunes gens de bonne famille, instruits, étudiants en médecine ou on droit, se sentant la bourse trop lé- gère pour s'offrir une saison de ville d'eaux, aillent s'y engager comme garçons dans les hôtels, et puis, leur service terminé et la vaisselle lavée, déposent
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leurs tabliers et viennent au salon flirter et danser avec les jolies clientes. Il parait que cela se fait beaucoup, à Saratoga notamment; des petits romans s'y esquis- sent, on y entend des conversations dans le genre de celle-ci :
« Oh! Tom, vous osez encore me parler de votre amour; et ce malin à table vous m'avez servi un pilon et donné l'aile à Lizzie Plentydollar! Ne niez pas, je vous ai vu! Ah! que je suis malheureuse! »
A quoi Tom répond :
a Oh! Mabel! chère adorée! comment pouvez-vous dire des choses aussi dures à celui qui ne vit que pour vous! Je vous ai donné un pilon ! mais c'est parce que vous m'aviez dit que c'était votre morceau préféré. Demain vous aurez les deux ailes, et Lizzie n'aura que le cou! Et vos bottines, petite ingrate! vous ne m'en faites pas compliment, et cependant, ce matin, au petit jour, c'est moi qui, tout doucement, les ai prises à votre porte ; et quand je les ai remises, après avoir déposé un baiser sur les empeignes, elles bril- laient comme des miroirs! Pensiez-vous seulement à moi, dites, Mabel? »
Il y aura là certainement des sujets de pièces à creuser pour les auteurs dramatiques du vingtième siècle, si, comme tout le fait supposer, nous conti- nuons à nous américaniser.
Du reste, puisque nous parlons domestiques, je crois devoir signaler aux vieilles dames de province, qui aiment tant à se plaindre des leurs, que ce qu'elles endurent n'est que de la Saint-Jean, en comparaison des souffrances de leurs respectables sœurs, les ma-
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trônes américaines. Puisse cette réflexion adoucir l'amertume de leurs pensées ! Les journaux annon- cent aujourd'hui que, dans une ville de l'Ouest, nom- mée Minerva, les servantes, réunies en congrès, ont décidé de frapper d'un interdit absolu les maisons où on leur refuserait l'usage exclusif du salon un jour par semaine, to receive their friends (pour recevoirs leurs amis). Et dire que ces choses-là se passent dans un pays où les cuisinières n'ont pas de militaires à leur disposition! Il est vrai qu'il y a des pompiers.
CHAPITRE III
Le catholicisme aux États-Unis. — Un écran acoustique. — La vie à New- York. — Les raisons pour lesquelles les Américains viennent en Europe. — L'elevated. — Coney Island. — Le capitaine Torpille. — Le théâtre. — L'art américain et l'art chinois. — Considérations sur l'esthétisme en général et sur M. Oscar IVyldc en particulier. — Hoffmann's Housc, — Les succès de M. Bouguereau en Amérique.
Dimanche 17. — On m'a beaucoup reproché, dans ces derniers temps, de n'aimer point les Américains et de dénigrer, de parti pris, leurs institutions. C'est une accusation contre laquelle je tiens absolument à protester.
J'ai connu un très-grand nombre d'Américains : quelques-uns de mes meilleurs amis appartiennent à leur nation. Ce que j'admire surtout chez eux, c'est cet esprit d'aventures et cette merveilleuse élasticité de l'àme qui fait que les plus grands malheurs ne les abattent jamais, et qui constitue la caractéristique de leur race. J'admire d'autant plus ces qualités chez eux qu'elles sont plus rares chez nous. Un Français, d'un certain âge, ruiné, ne fait plus que végéter. Un Amé- ricain essayera, au besoin, de dix carrières différentes et ne désespérera jamais du succès final. De cette dif- férence dans le génie des deux peuples, il y a des exemples frappants, et qui ne sont pas à notre honneur.
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En 1815, par exemple, deux ou frois centaines de mille hommes sont licenciés en France : les soldats ne se fondent dans le reste de la nation qu'avec une diffi- culté extrême. Quant aux officiers, il n'y en a pour ainsi dire pas qui parviennent, ou même qui cherchent à se créer une nouvelle carrière. L'immense majorité préfère végéter dans la misère, avec une demi-solde qui suffit à peine à les empêcher de mourir de faim, menant une vie de paresse, de débauches et de priva- tions, et fournissant à Balzac ces types de soudards qu'il a personnifiés dans son Philippe Rigault.
Après la guerre de la sécession, plus d'un million d'hommes sont licenciés en même temps. Une moitié, ceux du Nord, reçoivent, il est vrai, quelques faveurs du gouvernement victorieux, mais les autres, les con- fédérés vaincus, n'ont d'autres ressources que de ren- trer chez eux pour trouver leurs maisons brûlées, leurs usines saccagées et leurs terres incultes. Pour combler la mesure, le gouvernement est entre les mains d'une tourbe de nègres, grisés par leur nou- velle liberté, excités par les carpet-baggers du Nord, qui sont venus exploiter la situation et qui abreuvent d'humiliations leurs anciens maîtres. Peut-on imagi- ner une situation mieux faite pour exaspérer des hommes aussi fiers, et qui venaient de donner la me- sure de leur valeur pendant cinq années d'une lutte héroïque ?
En quelques mois, cependant, tout s'est apaisé. Chacun est au travail. Le général Robert Lee, une des plus grandes figures des temps modernes, a donné l'exemple. Il a refusé l'offre d'une souscription nalio-
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nale à laquelle ses vainqueurs eux-mêmes eussent été fiers de concourir, et gagne noblement sa vie comme chef d'institution! Tous les riches planteurs de la Louisiane et du Alaryland, élevés au milieu d'un luxe resté légendaire, ont pris bravement la pioche et cul- tivent eux-mêmes leurs champs de tabac. Leurs femmes, que nous voyions en France nous éblouir par leurs dépenses tapageuses, sont maintenant bien heureuses quand elles récoltent assez de maïs pour nourrir leurs enfants. Ceux-ci vont travailler dans les filatures de colon qui s'élèvent de tous les côtés, et l'on n'entend pas une récrimination. Je connais peu de choses plus belles, dans l'histoire, que cette altitude de tout un peuple.
Voilà ce que sont les hommes en Amérique. Mais, à côté des hommes, il y a les institutions, et il ne faut pas faire à ces institutions l'honneur de leur attribuer un pareil résultat. La race a des qualités qui lui sont propres, et, là comme chez nous, la forme républicaine a eu pour effet de diminuer les qualités et de faire ressortir les défauts. Les Américains eux-mêmes le reconnaissent. M. de Tocqueville le signalait déjà. La race de leurs hommes d'Etat va constamment en décli- nant. Les compagnons de George Washington, élevés à l'école de la monarchie, n'ont jamais été égalés par ceux qui leur ont succédé. D'ailleurs, le même phé- nomène est bien sensible chez nous. Danton et Raoul Rigault étaient deux coquins, mais le premier était d'une autre envergure que le second.
Les institutions américaines sont, pour la plupart, la conclusion logique de la forme républicaine Monar-
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chislc jusqu'aux moelles, j'ai la conviction absolue que la république est une forme de gouvernement bonne tout au plus pour de petits peuples pauvres, ou sor- tant à peine de l'état sauvage, mais qui ramène infailli- blement à la barbarie ceux qui, civilisés déjà, ont eu le malheur de l'adopter. La Convention et la Commune se sont chargées de démontrer surabondamment la vériié de cette théorie, en ce qui concerne la France. Si, en Amérique, la république paraît avoir réussi aussi bien, cela tient à certaines conditions locales, notam- ment à l'absence de voisins et à la possibilité d'agran- dissement indéfini qui a, jusqu'à présent, empêché la question sociale de se poser bien sérieusement. Mais le retour à la barbarie n'en est pas moins indiqué d'une manière sensible. La loi de Lynch est l'obliga- tion qui incombe à chaque citoyen de se faire justice soi-même, par suite de l'impuissance des institutions qui devraient le protéger; et qu'est-ce qu'un pareil état de choses, sinon de la belle et bonne barbarie? Or la loi de Lynch devient tous les jours d'un usage plus fréquent. Dans un seul comté, il y a eu, à ma connais- sance, une soixantaine d'exécutions de ce genre en moins de deux ans '.
Je ne suis donc pas, en principe, un admirateur enthousiaste des institutions américaines. Il en est une
1 On croit en France que les faits connus sous le nom de loi de Lynch ne se passent que dans quelques localités à moitié sau- vages. C'est là une grave erreur. On peut presque dire qu'en matière d'exécution, la loi de Lynch est la règle. Il ne se passe guère de journée sans que les journaux en rapportent quelques cas isolés. Dans le Sud, notamment, on entend raconter, comme un fait tout à fait usuel, que les citoyens, ennuyés du nombre des
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cependant que je trouve merveilleuse, c'est leur orga- nisation religieuse : et il me semble, sauf meilleur avis, qu'étant donné cette civilisation moderne, l'état de choses qui existe là-bas, sous ce rapport, est l'idéal vers lequel on devrait tendre partout ailleurs.
Quand une religion nouvelle se produit, et cela arrive souvent, ou simplement quand les membres d'une religion déjà existante désirent fonder un nou- veau centre de réunion, les intéressés se réunissent en un meeting : on élit un président provisoire, on nomme un conseil d'administration composé de sept ou huit membres, qui s'appelle board of trustées, et puis on dresse un procès-verbal de ces opérations, dans lequel est indiqué le nom de la nouvelle paroisse, les biens meubles et immeubles dont elle est dotée, la liste des paroissiens, et par le simple dépôt de ce document entre les mains d'un officier public, la paroisse est constituée et a acquis la personnalité ci- vile.
A partir de ce moment, le board of trustées entre légalement en fonction : c'est lui qui nomme le ou les ministres du culte, règle loutes les questions d'in- térêt et administre, en un mot, dans toute la plénitude de sa liberté. Tous les ans, il rend ses comptes à une
criminels qui encombraient la geôle, s'y sont transportés et les ont tous pendus. Jamais il n'y a de poursuites.
Mars 1885. — Une histoire de ce genre vient d'arriver dans le Montana : Un certain Con Alurphy parcourait le pays; à la tèle d'une bande nombreuse de voleurs de chevaux. Les fermiers se sont mis à sa poursuite. Murphy, réfugié dans une île du Missouri, y fit une défense acharnée. Cinquante de ses hommes ont été pris et pendus sans autre forme de procès.
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assemblée générale des paroissiens, qui procède à une nouvelle élection de ses membres.
Dans toute cette organisation, il y a des détails bien curieux. Ainsi, chaque année, la liste des paroissiens, de la congrégation, comme on appelle cet ensemble, doit être dressée à nouveau avant l'assemblée générale. Chacun a le droit, à ce moment, de faire effacer son nom : mais si on ne le fait pas, on est engagé, par toutes les décisions que prend l'assemblée, pour la durée de l'exercice suivant. Il arrive souvent que, pour subvenir aux besoins du culte, ces assemblées votent des cotisations obligatoires qui sont de véritables taxes, dont la rentrée peut être poursuivie par toutes les voies de droit. Certains Etats mettent même leurs collecteurs d'impôts à la disposition des boards qf trustées qui en font la demande; et, quand le cas se présente, ces col- lecteurs perçoivent ces fonds, comme nos percepteurs qui touchent les impositions communales en même temps que celles de l'Etat. Les catholiques se sont toujours refusés à user de ce moyen ; mais bien d'autres confessions l'emploient.
Le gouvernement, et par gouvernement je veux dire les Etats, car ces lois ne sont pas fédérales, et chaque Etat est régi par une législation spéciale, le gouverne- ment, dis-je, ne se désintéresse pas cependant d'une façon absolue du droit de surveillance. Presque partout des dispositions spéciales sont édictées, afin d'empêcher le développement exagéré de ce que nous appellerions les biens de mainmorte. Mais combien est bienveillant l'esprit dans lequel elles ont été rédigées!
Dans l'Etat de New- York, par exemple, une paroisse
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peut posséder un revenu de 6,000 dollars (30, 000 fr.), si elle est dans l'enceinte de la ville; de 3,000, si elle est dans la campagne. De plus, on ne fait en- trer en ligne de comple, pour l'évaluation de ce re- venu, que le produit des immeubles ou des capitaux placés. L'église, la cure, l'école, sont considérées comme improductives. On ne compte pas davantage les aumônes ou cotisations des fidèles, ni même le produit de la location des bancs, qui atteint quelquefois une valeur énorme. En Californie, chaque paroisse est au- torisée à posséder jusqu'à 20,000 dollars (100, 000 fr.) de rente. Dans l'Illinois, celte somme n'est pas fixée, mais les églises ou congrégations ne peuvent posséder qu'une certaine quantité de terres. En revanche, celles-ci sont dégrevées d'impôts. Dans l'Ohio, on a imposé aux Compagnies qui ont fondé toutes les villes l'obligation de réserver certains terrains à bâtir. Des trustées spéciaux administrent ces propriétés, dont les revenus sont partagés entre toutes les églises qui se fondent dans la ville.
Cette organisation, qui convenait admirablement aux diverses communions protestantes, avait un incon- vénient très-grave pour les catholiques, pour lesquels l'unité administrative religieuse est moins la paroisse que le diocèse. Cependant les premiers évêques s'en contentèrent ; mais, au bout de peu de temps, il se pro- duisit de tous les côtés des faits d'une extrême gravité. Quand les rapports entre l'évêché, le curé et le board of trustées étaient bons, tout allait pour le mieux. Mais des froissements se produisaient quelquefois. Certains boards qf trustées se refusaient à admettre les
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curés désignés par l'évêque; en d'autres circonstances, des curés interdits, s'appuyant sur un board favorable, émirent la prétention de continuer l'exercice du culte. A ces difficultés d'ordre intérieur vint se joindre tout à coup, vers 1850, une sorte de persécution organisée par un parti moitié politique, moitié religieux, qui portait le nom bizarre de Ttnow nothing, et qui avait acquis une très-grande influence, en effrayant les Amé- ricains de naissance des progrès de l'émigration. Les catholiques étaient attaqués indirectement. On leur reprochait d'être soumis à une organisation religieuse dont les chefs résidaient à l'étranger.
Ils résistèrent énergiquement et ne tardèrent pas à triompher. Il est même à remarquer que c'est la pre- mière et dernière fois qu'ils ont agi en masse comme parti politique. Le clergé, n'ayant jamais été traité en ennemi par aucun des deux grands partis qui com- battent l'un contre l'autre, a toujours pu se désinté- resser des luttes politiques. D'ailleurs, une circonstance particulière lui imposait celte attitude. Les populations catholiques, aux Etats-Unis, sont principalement d'ori- gine irlandaise ou allemande. Or tous les Allemands sont républicains, et tous les Irlandais, sans que per- sonne ait jamais su pourquoi, sont démocrates.
C'est en 1863 seulement que, toutes les résistances cessant, nos coreligionnaires ont pu obtenir des lois spéciales réglant définitivement leur organisation. La paroisse, chez eux, constitue bien encore une personne légale, maîtresse absolue de ses biens; mais chaque board of trustées, au lieu d'être nommé par les parois- siens, est formé : 1° de l'évêque, président de droit;
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2° d'un grand vicaire désigné par lui; 3° du curé éga- lement nommé par lui et toujours révocable, car l'ina- movibilité n'existe pas1; A" de deux laïques nommés par les trois premiers membres. Dans un ou deux Etats, la Californie notamment, l'évècliô peut aussi être érigé en personne civile, mais alors les comptes de l'évêque devront être soumis au juge du district; enfin, dans beaucoup d'États, on a fait encore d'autres lois spéciales pour les catholiques, qui, bien qu'em- preintes d'une certaine méfiance, sont trop raisonnables pour qu'on songe à s'en plaindre. Ainsi, à New- York, une personne qui meurt en laissant un conjoint ou des enfants, ne peut consacrer que la moitié de sa for- tune à des fondations pieuses. Une autre disposition a pour but d'empêcher les captations. Une donation n'est valable que lorsque le testament qui la constitue est daté d'au moins deux mois avant la mort du testateur. J'achevais de parcourir une foule de brochures et de rapports traitant de ces matières, qu'un ami obligeant m'avait prêtés hier, quand AI... est venu me prendre pour aller à la messe. L'hôtel a, aujourd'hui dimanche, une physionomie toute spéciale. Dans le hall, le bureau du télégraphe elle bai' sont fermés : mais les consom- mateurs ne sont pas pour cela privés de leurs drinekt favoris. Ils en sont quittes pour les faire monter dans leurs chambres : de nombreux garçons circulent dans les corridors, portant sur des plateaux les cock tails qui doivent consoler les victimes de l'austérité puri-
1 Ceci était vrai au moment où ces lignes ont été écrites : mais un concile, réuni à Baltimore en octobre dernier, a décidé qu'à l'avenir un curé sur dix serait inamovible.
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taine. Du reste, celle austérité me semble assez tem- pérée. Dans les rues, la circulation est certainement moins grande que les autres jours, mais la différence est bien moins sensible qu'en Angleterre. Nous allons à la cathédrale catholique delà cinquantième rue. C'est un magnifique édifice gothique, en marbre blanc. Les deux tours du portail ne sont pas encore tout à fait achevées, bien qu'on ait déjà dépensé quelque chose comme 10 millions de francs, loujours d'après mes brochures. Elles ajoutent que la plus grande partie de cette somme est le produit de souscriptions recueillies sou à sou parmi de pauvres femmes irlandaises. Quand le terrain a été acquis par l'archevêque, il n'avait presque aucune valeur : maintenant c'est le quartier le plus élégant. Derrière l'église se trouve l'évêché.
Au moment où nous entrons, la grand'messe va commencer. En nous voyant hésiter un peu, un jeune homme très-bien mis, la boutonnière ornée d'un in- signe, se détache d'un groupe qui stationne près de la porte, vient nous demander si nous sommes étrangers, et, sur notre réponse affirmative, nous conduit à un pew vacant, dont il nous ouvre la porte. J'aime beau- coup cet usage hospitalier que j'ai déjà observé dans quelques églises catholiques en Angleterre.
La musique est remarquablement bonne : il y a surlout deux ou trois solistes qui chantent admirable- ment. Il parait, du reste, que la maîtrise de la cathé- drale catholique est renommée. Elle ne se compose cependant que d'amateurs. Au prône, un prêtre monte en chaire et, après les annonces d'usage, prêche pen- dant un quart d'heure environ. La voix est bonne,
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mais le geste est un peu forcé, et puis il a cet accent affecté et chantant qu'ont tous les prédicateurs an- glais, et qui nous fait toujours un effet désagréable, à nous autres Français. Je suis frappé de la netteté avec laquelle je perçois ses moindres paroles, quoique je sois assez loin delà chaire. Je finis par découvrir qu'il a derrière lui un écran acoustique, très-habilement dissimulé par des peintures et des ornements. La tète de l'orateur se trouve juste au foyer. Le résultat est vraiment extraordinaire : je m'étonne qu'on n'installe pas de semblables appareils dans nos églises, dont l'acoustique est généralement si mauvaise.
En sortant, nous allons déjeuner chez madame M... Sur notre demande, son frère nous fait visiter la mai- son. Ici, comme en Angleterre, elles se ressemblent toutes, à tel point qu'il est souvent très-difficile de les distinguer l'une de l'autre dans la même rue. Elles ont même, à de très-rares exceptions près, les mêmes dimensions, vingt-cinq pieds de façade sur cent soixante de profondeur. Un escalier extérieur en pierre brune, de huit ou dix marches, à rampes sculptées, conduit à une porte de chêne verni, qui ouvre sur un vestibule assez étroit. A gauche, un petit salon, généralement muni d'un grand bow window; derrière, la salle à manger. Aux étages supérieurs, un salon sur le de- vant et six ou sept grandes chambres, presque toutes pourvues d'un cabinet de bain ou de toilette. Les cui- sines et offices sont au-dessous, se prolongeant, en sous-sol, dans toute la longueur du trottoir delà rue. On y accède par une porte placée sous l'escalier d'entrée.
Tout cela est agencé et machiné d'une manière ex-
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traordinaire. Il y a un petit ascenseur pour monter les malles à tous les étages, de l'eau partout; dans beau- coup de maisons, parait-il, on a dans chaque chambre un robinet d'eau chaude qui est fournie par une usine centrale. Il y a des becs de gaz dans tous les coins; les cheminées aussi sont chauffées au gaz. A la tête des lits, un petit tableau électrique tout hérissé de bou- tons. L'un sert, en cas de vol, à appeler la police; un autre, les pompiers, en cas d'incendie; un troisième aboutit au bureau d'une agence de commissionnaires; quelquefois, un quatrième va chez le médecin de la famille. On devine qu'on cherche, avant tout, à éviter de l'ouvrage aux domestiques, ou plutôt à se passer, autant que possible, de domestiques. Ceux-ci, surtout les hommes, sont d'ailleurs très -difficiles à trou- ver. Un cocher se paye 5 ou 600 francs par mois, et, s'il est Américain, il tiendra absolument à garder des moustaches en livrée. Par le fait, le service est presque entièrement fait par des femmes, irlandaises ou suédoises, le plus souvent. Cette maison, qui est habitée par quatre ou cinq personnes, dont deux dames, fonctionne seulement avec deux femmes. En France, il faudrait au moins six ou sept domestiques. Tout cela est assurément très -confortable, très- luxueux même, car il y a partout de superbes objets d'art rapportés d'Europe : mais ce sont un luxe et un confort d'hôtel qui nous étonnent un peu et auxquels, il me semble, nous nous habituerions difficilement. La vérité est qu'à New-York, comme, du reste, dans les autres villes de l'Amérique, on semble s'être attaché à rendre, surtout au moyen des droits protecteurs, la
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vie horriblement chère à ceux qui veulent avoir le moindre luxe.
Dans ce quartier-ci, Madis on- Avenue, le terrain vaut de 2 à 3,000 francs le mètre carré. C'est un peu plus du double de ce qu'il coûte aux Champs-Elysées. Une maison comme celle que nous visitons représente un loyer de 20 à 25,000 francs. Un propriétaire pari- sien ne pourrait pas espérer en tirer plus de 10,000. Tout est à proportion. Une paire de gants coûte 11 ou 12 francs. Un bon tailleur fait payer un habit noir 5 ou 600 francs. Quand une femme va essayer des chapeaux, tous ceux qu'on lui présente viennent de la rue de la Paix, et ont payé un droit de 100 à 110 francs. Ajoutez le prix de Paris, les bénéfices de la modiste américaine, et figurez-vous les notes qui arrivent chez un mari yankee dont la femme a des prétentions à l'élégance. Les souliers de soirée vien- nent aussi de Paris. Ils payent 40 francs d'entrée. On ne peut avoir une bouteille de Champagne à moins de 15 ou 20 francs, et bien des gens là-bas en boivent constamment La course d'un fiacre se paye 10 francs, si c'est un coupé; 15 pour un landau.
En revanche, les vivres ordinaires sont à bon mar- ché. Le bœuf coûte de 8 à 12 sous la livre; le mouton, de 9 à 15 : le premier est bon, le second fort mé- diocre. Les légumes sont assez chers. Alais, ensonrme, un ouvrier ou un petit employé dont la femme fait le ménage dépense moins qu'en France pour sa nour- riture. Il faut ajouter que, sur ce chapitre, il est moins difficile, et que ses vêtements et son logement lui coû- teront beaucoup plus cher.
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Les politiciens américains sont très-fiers de ce ré- sultat, qui est en grande partie voulu. « Il n'y a aucun inconvénient, disent-ils, à rendre le luxe aussi cher que possible, puisque le luxe ne se compose, en somme, que de superfluités. a II est certain qu'on peut débiter sur ce thème bon nombre de phrases qui feront toujours un certain effet sur les électeurs. Un paysan limousin, qui tire pour 1,500 francs de truffes d'un hectare de pierrailles où rien ne pousserait, trouve peut-èlre que le luxe a bien quelques bons côtés pour lui. Le principe peut èlre juste jusqu'à un cer- tain point, mais il ne me parait pas prouvé qu'il ne résulte pas pour les Américains eux-mêmes quelquss inconvénients de l'exagération avec laquelle il est ap- pliqué. D'abord il faut remarquer qu'en ce qui con- cerne New-York, ces prix ridicules ne profitent qu'aux intermédiaires et au fisc, qui n'en a pas besoin; car les impôts donnent de tels produits, et les dépenses, malgré tous les gaspillages, sont tellement minimes, que la dette sera bientôt éteinte et qu'on ne sait plus que faire de l'argent. Les salaires sont très-peu supé- rieurs à ceux de Paris : un terrassier gagne 5 francs à 7 fr. 50 par jour; un plombier, de 10 à 12 fr. 50, et les chômages ne sont pas rares.
Ensuite on n'empêchera jamais un homme qui a de la fortune d'entourer sa famille et de s'entourer lui- même d'un certain luxe. Si la réalisation de ce désir, assurément bien légitime, est par trop onéreuse, il pourra très-bien arriver qu'il se transporte dans un autre pays. En faisant payer cent francs à une femme le droit de faire venir un chapeau de chez madame Yirot, et
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quarante celui de porter à ses pieds les chefs-d'œuvre de M. Ferry, vous finirez par lui inspirer la pensée qu'il serait, en fin de compte, plus économique et certainement plus agréable d'aller les choisir et les porter elle-même en France. Beaucoup des Améri- cains qui viennent vivre en Europe, chez nous princi- palement, y viennent, chassés qu'ils sont de leur pays natal par la cherté de la vie. On peut facilement se rendre compte de ce que coûte à l'Amérique le départ de ces gens. Il y en a de 15 à 20,000. En prenant le chiffre de 18,000, et admettant que chacun dépense 10,000 francs en moyenne, ce qui n'a rien d'exagéré puisqu'il s'agit uniquement de gens riches, c'est 180 millions qui sont perdus chaque année pour les ouvriers américains et gagnés par les nôtres1.
Cette tendance à l'émigration qui se manifeste chez les classes riches est plus sensible en Amérique qu'ail- leurs, mais elle n'est cependant pas absolument spé- ciale à ce pays, car elle n'est que le résultat de l'évo- lution démocratique qui se produit partout dans le choix du personnel gouvernemental. La fortune sans obligations, sinon matérielles, du moins morales, est un produit de notre époque. Autrefois la richesse ne
1 Ces chiffres sont manifestement, du reste, fort au-dessous de la vérité. Un seul Américain, bien connu à Paris, qu'il vient de quitter pour aller s'établir à Rome , tirait de ses mines en- viron 50 millions par an. On estimait la succession de M. Van- derbilt à 1 milliard. Par un phénomène assez étrange, la fortune publique a une tendance telle à se concentrer entre quelques mains, que des hommes d'Etat américains prétendent qu'un jour ou l'autre le Congrès cherchera à prendre des mesures de nature à la neutraliser. Je ne sais trop ce qu'ils pourront faire.
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se comprenait guère sans l'exercice de certaines fonc- tions publiques , locales et gratuites le plus souvent : les unes servant à rehausser l'autre. C'est la conser- vation de ces anciens usages qui retient si longtemps dans ses terres l'aristocratie anglaise. Partout où ils se perdent, les campagnes sont abandonnées peu à peu par les gens riches. C'est un mouvement qui s'ac- centue tous les jours chez nous. A l'exception d'une petite zone aux environs de Paris, il ne se construit plus de châteaux, et les anciens se vident peu à peu ou ne sont plus habités que très-peu de semaines par an. Quand on vend une terre, l'habitation se donne toujours par-dessus le marché, quelle que soit son importance. On finit par se lasser de l'hostilité sourde qu'on sent autour de soi, excitée par les petites ambi- tions locales; de l'oisiveté qui en est la conséquence et du rôle de tète de Turc qu'on est appelé à jouer. .Les natures les plus patientes abandonnent la partie, et les gens riches finissent par se cantonner dans les villes. Il en résulte que la séparation des classes n'a jamais été aussi grande qu'elle l'est à présent.
Aux Etat-Unis, jamais, au grand jamais, une per- sonne riche ne songe à vivre à la campagne. La vie de château y serait d'ailleurs impossible. L'organisa- tion municipale s'y oppose absolument. En France, surtout depuis la suppression de l'adjonction des plus fort imposés, un châtelain est souvent suffisamment victime parun conseil municipal hostile; mais, en Amé- rique, on ne sait où les choses pourraient en venir. Le malheureux serait absolument taillable et corvéable à volonté, car les communes n'y sont pas, comme chez
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nous, en tutelle. Les comtés, comme les tow?iships, jouissent dune liberté absolue en matière d'impôt, tant pour la quotité que pour le mode de répartition, à moins cependant de dispositions contraires dans la charte constiutive ; et les abus qui en résultent dépas- sent l'imagination. Des associations de malfaiteurs se forment fréquemment dans le but d'exploiter cette source lucrative de bénéfices. On s'empare du pouvoir d'une manière quelconque, on vote des impôts ou des emprunts, dont on se partage le produit, et puis on disparaît pour aller recommencer ailleurs la même opération. La ville de New-York elle-même a été pendant quelque temps entre les mains d'une bande de ce genre. On a évalué à 100 ou 150 millions de dollars les sommes partagées par les différents com- plices, par le ring, selon l'expression consacrée. A New-Jersey, la valeur totale des propriétés particu- lières est inférieure au montant des dettes municipales. Les faits qui sont signalés tous les jours sont si graves que le Congrès a déjà été plusieurs fois saisi de lois ayant pour but d'établir, pour les élections munici- pales, un cens assez élevé. Jusqu'à présent on n'a pas osé aller jusque-là, mais on a amendé, dans un sens restrictif des droits delà municipalité, les chartes con- stitutives de certaines villes.
Il résulte de tout cela qu'un Américain riche peut bien vivre dans un petit village comme industriel. Il tient ses ouvriers et, par eux, la municipalité ; car c'est encore une chose à noter que patrons et compa- gnies usent, là-bas, très-librement et très ouvertement de leur influence, au besoin même, de leur autorité,
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en matière d'élection. Lachose va parfois jusqu'à l'abus, car les partis politiques sont constamment obligés d'engager avec les grandes compagnies, surtout avec celles des chemins de fer, des marchandages qui coû- tent souvent cher au trésor ; mais personne ne songea trouver mauvais qu'un chef d'industrie mette àlaporte de son usine un ouvrier qui lui fait de l'opposition. Cela constitue même, pour le suffrage universel, un correctif d'une grande importance.
Mais un propriétaire qui voudrait simplement se re- tirer à la campagne, pour y vivre de ses rentes, trou- verait bientôt la position intenable, car vouloir vivre en Amérique à l'état d'unité isolée, est une prétention à laquelle il faut bien vite renoncer, à moins d'avoir une fortune colossale : auquel cas on impose sa volonté à tous. Son arrivée serait tout de suite le signal d'une ligue de tous ses voisins, et sa fortune serait mise en coupe réglée, sous les prétextes les plus ingénieux, par les soins des petits politiciens faméliques de la localité. Les paysans du fameux roman de Balzac sont tenus en bride par un préfet, un procureur du roi et des gen- darmes. Supposez-les absolument libres, et figurez-vous ce que deviendra la fortune du général Montcornet.
En Amérique, on aurait, il est vrai, la ressource de s'emparer des fonctions municipales au moyen de fortes sommes dépensées judicieusement : mais ces dignités ne tentent que ceux qui sont bien décidés à en tirer un bénéfice pécuniaire quelconque. Les mœurs politiques sont telles, que le premier journaliste venu se considère comme ayant le droit absolu de dire t ut ce qui lui passe par la tète, sur le compte des hommes
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du parti opposé, sans se préoccuper, du reste, le moins du monde, de savoir jusqu'àquel point ses affirmations sont fondées1. Quand on est grassement payé pour s'entendre appeler, tous les matins, par les crieurs de journaux, « voleur », « assassin » ou « concussion- naire » , on peut à la rigueur en prendre son parti ; mais, quand on n'a pas besoin d'un argent aussi chè- rement gagné, on fuit comme la peste des positions dont les agréments sont aussi contestables.
Beaucoup d'Américains restent par goût dans les affaires jusqu'à la fin, mais à ceux qui s'en retirent, il ne vient jamais à l'idée de briguer des fonctions publi- ques. Ils ne peuvent pas aller vivre à la campagne; le séjour à la ville, bien que les exposant moins à des tra- casseries, n'est pas absolument sûr ; en tout cas, il est horriblement cher : un grand nombre s'empressent donc de mettre l'Océan entre leur pays et eux.
Dans les conditions d'existence qui leur sont faites par la force des choses, le sentiment de la patrie ne peut qu'aller en s'affaiblissant. Les mêmes causes pro- duisent d'ailleurs les mêmes effets dans d'autres pays, constitués politiquement de la même façon. C'est ce qui explique que certains quartiers de Paris, de Rome et même de Londres sont presque entièrement ha-
1 Au moment où je recopie ces lignes, MAI. Blaine et Cleve- iand se disputent la présidence des Etats-Unis. Les journaux ré- publicains ont prouvé que M. Cleveland, le candidat démocrate, avait abandonné sa femme. A quoi les démocrates ont répondu en établissant péremptoirement que AI. Blaine n'avait jamais été marié avec la sienne. Ces assertions sont-elles fondées? C'est possible, mais peu probable. Il serait bien extraordinaire que leurs t cas i eussent autant d'analogie.
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bités par des étrangers, vivant en Europe depuis des années, souvent même depuis plusieurs géné- rations, et n'ayant pas plus le désir de retourner chez eux que celui d'adopter définitivement la nationalité des pays auxquels ils demandent l'hospitalité. Ils sont Boliviens, Péruviens, Américains de nom; mais, par le fait, ils sont citoyens du monde, adoptant, moitié par goût, moitié par force, la cynique devise que l'un des meurtriers de Charles Ier fit inscrire sur sa tombe, à Lausanne, je crois: Ubibene, ibi patria!
Autrefois, c'était celle des aventuriers et des déclas- sés. Ce qu'on appelle l'absentéisme ne s'observaitguère qu'en Irlande et était l'objet des vitupérations de tous les économistes, qui le signalaienteomme une calamité publique. Le fait s'est déjà bien généralisé. Au lieu d'être une toute petite exception, il deviendra la règle, si les classes riches, pourchassées par des démocraties envieuses qui ne veulent pas leur laisser la place à la- quelle elles auraient incontestablement droit, finissent par constater qu'une vie errante et un gros portefeuille bondé de valeurs au porteur constituent seuls une assurance efficace contre les tracasseries et les exac- tions des gouvernements.
Jusqu'à présent, nous n'avons pas eu trop à nous plaindre de cet état de choses, du moins au point de vue matériel, puisque c'est surtout chez nous que ces pèlerins viennent dépenser leurs millions. Cependant il faut se rappeler que, depuis la fin de l'Empire, leur nombre tend à décroître, en France, pendant qu'il aug- mente ailleurs, et que ces hôtes sont, de leur nature, essentiellement nomades. Si. non contents des énor-
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mes profits qui résultent pour notre industrie de leur séjour parmi nous, les étonnants gouvernants auxquels sont livrées nos destinées veulent les tracasser en leur demandant, par exemple, directement, par des impôts exagérés sur le luxe, l'argent qu'ils nous don- nent si libéralement d'une manière indirecte, on ne tardera pas à les voir prendre leur volée vers des pays régis par des gouvernements plus experts dans l'art de plumer la poule sans la faire crier. Et ce jour-là, il ne serait pas impossible que quelques Français en vins- sent à imiter leur genre de vie, ce qui n'a jamais eu lieu jusqu'à présent.
Lundi 18. — Aujourd'hui le temps est si beau, mais en même temps si chaud, que nous sommes convenus, M... et moi, d'aller passer l'après-midi et la soirée au Bougival de New-York, à Coney-Island. L'autre jour, nous sommes allés déjà dans ce lieu de délices, pour les courses ; mais ce soir, c'est vers l'autre extrémité de l'île que nous nous dirigeons. Le programme des diver- tissements que nous comptons nous offrir, comporte un bain de mer, suivi d'un dîner sur l'une de ces jetées [piers) qui jouent un si grand rôle dans la vie des Anglais en villégiature sur les côtes. Le capitaine D..., un offi- cier d'artillerie français dont nous avons fait la connais- sance à bord de la Provence, s'est joint à nous pour cette partie qu'il a déjà faite et dont il dit merveille.
Nous avons pris Y Elevated Railway pour nous ren- dre au wharf An bateau. C'est lapremière fois que nous nous en servons. Je dois dire que, comme moyen de transport, et étant donné les énormes distances qui se-
UXK STATION DE L BLEVATKD lUIlROAl). (•23e rue )
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parent les différentsquartiers,onne peut rien imaginer de plus commode. La vogue extraordinaire dont il jouit s'explique parfaitement. On accède sur la voieau moyen d'escaliers doubles, abrités par des pavillons construits dans un style chinois du plus heureux effet ; les wagons, en disposition d'omnibus, sont admirable- ment propres, confortables et aérés; ils sont même luxueux : les arrêts sont suffisamment fréquents ; enfin, la vue dont on jouit, au passage des maisons, en plon- geant de l'œil, par les fenêtres ouvertes, dans les ap- partements, donne lieu à des études de mœurs du plus haut intérêt, au moins pour les observateurs. Je nesais ce qu'en pensent les observés, mais mon cœur de pro- priétaire saigne quand je pense au sort de mes infor- tunés collègues, les propriétaires new-yorkais des mai- sons le long desquelles nous passons ; et comme la vue des malheurs d'autrui a toujours pour effet de nous apitoyer sur ceux qui nous menacent, j'adresse une fer- vente prière à saint Eloi, patron des métallurgistes et des ingénieurs, pour qu'il lui plaise d'éloigner de l'es- prit des gens qui nous gouvernent l'idée d'adopter le même modèle pour le « métropolitain », dont on parle tant à Paris. Seulement, il est à craindre que sa qualité de saint ne lui nuise auprès des membres du conseil municipal auquel sont confiées nos destinées, et que, par suite, l'intervention de l'illustre conseiller et ami du grand roi Dagobert ne soit plus nuisible qu'utile.
La double voie de YElevated est, en effet, établie sur une charpente en fer, supportée par des piliers à la hauteur du premier étage. De chaque côté, elle n'est
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guère séparée des maisons que par la largeur des trot- toirs qui sont ainsi convertis en espèces de ruelles sombres. Quant à la chaussée, elle est dans un état de saleté et d'abandon qu'on se figure difficilement. YïElevated n'en est peut-être pas directement la cause, mais, cependant, il y est bien pour quelque chose par l'humidité qu'il maintient en empêchant la circulation de l'air. Il faut dire aussi que partout ici l'entretien des rues et des avenues laisse à désirer. Nous avons, ce matin, été témoins d'un spectacle que j'avais vu quel- quefois dans les chemins de terre normands, mais jamais ailleurs. En bas de Broadway, la roue d'un camion s'est enfoncée dans une ornière, à ce point que les chevaux ne pouvaient plus l'en tirer. Le conduc- teur est tranquillement descendu de son siège, a pris un pic accroché sous sa voiture, a achevé de déchausser cinq ou six des pavés qui le gênaient, a dégagé sa roue et puis est reparti, heureux et fier de son petit travail, qu'un policeman avait considéré avec un certain intérêt. Les trois étages de l'immense Ferry boat sont bondés de promeneurs, qui vont, comme nous, respirer l'air frais de Coney-Island. Cette plage-là n'est pas un rendez-vous élégant. Le personnel qui s'y rend corres- pond à peu près à celui qui s'ébat, le dimanche, dans le bois de Meudon. Ce sont des boutiquiers aisés ou des employés qui vont faire respirer l'air frais de la mer à leurs familles. Ce qui nous frappe, nous autres Français, c'est la bonne tenue de tout ce monde et l'absence complète du personnel féminin interlope qui abonde tant dans nos fêtes de banlieue. Quand nous accostons à l'immense jetée couverte en fer, qui
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sert à la fois de casino et de restaurant, tous se préci- pitent vers un bâtiment à trois étages contenant des milliers de cabines. L'instant d'après, nous les voyons ressortir vêtus des costumes de bain les plus invraisem- blables et courir à la mer.
On a pu faire un code international du droit des gens. Il est bien sujet à quelques surprises et manque un peu de sanction, mais enfin il existe. On est aussi arrivé à un code international de signaux qui, celui-là, fonctionne à merveille; mais je crois qu'il faut renon- cer à l'espoir de voir jamais codifiées les lois de la pudeur. Les points de vue sont trop différents. Il y a d'abord les Japonais qui, sur ce sujet, sont des nihilistes complets. Je passais un jour avec un missionnaire devant un grand bain public, à Yokohama, dans l'in- térieur duquel on voyait, par la porte ouverte, une centaine de dames et autant de messieurs, rouges comme des homards cuits et vêtus à l'avant-dernière mode du paradis terrestre, s'ébaltant dans la vapeur d'eau chaude et venant, de temps en temps, toujours dans le même costume, respirer, jusque sur le trottoir, l'air frais de la rue, par groupes de cinq ou six.
k C'est l'usage du pays, me dit le P. X..., en haus- sant les épaules, de l'air philosophique d'un homme auquel de nombreux voyages ont appris à ne pas s'é- tonner de grand'chose.
— Mais y a-t-il quelqu'une de vos paroissiennes dans le nombre?
— C'est plus que probable.
— Eh bien, est-ce que vous ne leur faites pas quelques observations?
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— Oh! j'y ai renoncé. Elles ne comprenaient pas. » Chez nous, je crois que la remarque est de If. Alphonse Karr, il y a une pudeur d'eau douce et une pudeur d'eau de mer : la première, beaucoup plus sévère que la seconde. A Trouville, les femmes les plus rigoristes n'hésitent pas à se baigner en public. Elles pousseraient des cris de pintade, à la seule idée d'en faire autant à Paris. En Angleterre, la pudeur prend une forme spéciale. 11 est absolument interdit de prononcer le mot de pantalon, mais il est très-permis d'aller dans le monde sans en porter; témoin les Ecossais. Les caleçons de bain y sont inconnus, et même, pour les femmes, les costumes ne sont que d'un usage restreint. Je me souviens d'avoir accosté, il y a quelques années, avec une baleinière, une petite plage cachée entre des rochers, non loin de Scarborough. A mon grand étonnement, je tombai sur une troupe de naïades qui prenaient leurs ébats dans l'eau, costumées comme les déesses de H. Bouguereau. Ma présence ne parut pas les déranger beaucoup. Les toilettes anglaises comportent aussi des décollelages tout à fait extraordinaires. J'en appelle aux souvenirs de tous ceux qui ont été dans le monde ou au théâtre, à Londres.
A ce qu'il nous a paru, les Américains semblent se rattacher à l'école anglaise. Le respectahle capitaine au long cours, surnommé le Père la Pudeur, qui a élé commis, par le conseil municipal de Trouville, à la surveillance de la plage à ce point de vue spécial, aurait sûrement une attaque d'apoplexie causée par l'indignation, s'il voyait s'étaler, dans ses domaines, les
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costumes qu'on porte à Coney-Island. Il y en avait là qui
Par en bas si haut commençaient, Et par en haut si bas finissaient,
qu'ils auraient été dignes de figurer dans les illustra- tions de M. Grévin. Des petites filles de dix ou douze ans avaient un simple pantalon soutenu par deux bre- telles. Leurs mamans étaient un peu plus vêtues, mais pas beaucoup. Ce qui nous parut original, c'est que plusieurs avaient conservé, pour se baigner, de longs bas de laine jaune. Peut-être leurs jarretières étaient- elles ornées de la fière devise de leurs aïeules anglaises : Honni/ soit qui mal y pense! Toujours est-il que l'effet produit n'était pas heureux.
Sur la plage, plusieurs photographes ont établi leurs appareils et appellent les clients à grands cris. Ils semblent faire des affaires d'or. Des familles entières passent devant l'objectif, en costumes de bain. Il parait que c'est très à la mode en ce moment. A toutes les vitrines de photographes, on voit des jeunes gens qui se sont fait représenter en boxeurs, le buste nu. Nous avons même reconnu, dans le nombre, des figures de connaissance. En ce qui concerne les hommes, la beauté physique est bien plus commune chez les Anglo-Saxons que chez nous : et il est singulier de voir combien elle est appréciée. Ils ont conservé un peu sous ce rapport la tradition de la Grèce antique. Rien n'est amusant comme d'observer les soins que prend de sa personne un jeune officier anglais désireux de faire son petit effet. Du reste, à ce point de vue
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spécial, il a raison. Une Française dit bien rarement d'un homme : * Il est beau! » et quand elle le dit, c'est presque toujours en mauvaise part. On pense instinctivement à un coiffeur. He is so handsome! est une expression qui revient, au contraire, à chaque instant dans la bouche d'une Anglaise ou d'une Amé- ricaine, et avec une signification toute différente.
Nous nous arrachons cependant à ce spectacle semi- êdénique, pour aller dîner sur \e,pier, où nous faisons un exécrable dîner aux sons d'une musique enragée. Ce qui se consomme autour de nous de softshellcrabs, de clams et autres de ces menues friandises que les Napolitains appellent des frutti di mare, n'est pas croyable. Du reste, ici, comme dans les hôtels, on en est au régime des innombrables soucoupes servies toutes à la fois et rangées autour de votre assiette. Quel grand homme et quel profond moraliste que M. Brillât-Savarin, et comme il avait raison quand il formulait son fameux axiome : « Dis-moi ce que tu manges, et je te dirai ce que tu es! ■>■>
Quand on voit les Américains picorant dans tous les plats du bout de leur fourchette, accumulant sur leur assiette une masse hétérogène de victuailles les moins assorties, ayant recours aux condiments les plus extra- vagants pour assaisonner ces horribles pâtées qu'ils délayent après le repas, jamais pendant, de grands verres d'eau glacée, on devine une race inquiète et remuante, à laquelle son estomac ne laisse pas un instant de repos. Du Saint-Laurent au golfe du Mexique, et de l'Atlantique au Pacifique, la fâcheuse gastrite règne en souveraine absolue sur tout le continent
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américain. Depuis leur naissance, femmes et hommes se bourrent de sucreries, et ne font jamais aucun exercice, à moins d'y être absolument obligés : aussi les dents sont des chefs-d'œuvre d'orfèvrerie, et leurs dentistes ont une telle expérience qu'ils inondent le monde entier de leurs élèves. Un Yankee de vingt ans n'a plus d'estomac, ou, du moins, ce qui lui reste de cet organe est si délabré qu'il est inutile d'en parler. Du reste, ils seraient doublés et chevillés en cuivre, qu'ils ne résisteraient pas aux cinq ou six repas avalés chaque jour, à la hâte, à n'importe quelle heure, aux carafes d'eau glacée absorbées incessamment; enfin à tous les aliments indigestes qu'ils ingèrent depuis leur naissance. Dans ce moment-ci, on sert partout, à tous les repas, des épis de maïs bouilli. On les prend tout chauds, à deux mains, et puis on ronge, à l'instar des écureuils. Quelques-uns les arrosent au préalable de mélasse! mais presque tous en avalent un ou deux avant chaque repas, comme apéritif.
Notre aimable compagnon D... voudrait nous faire rester jusqu'à minuit, pour assister à un feu d'artifice qui doit couronner la petite fête : mais, voyant que nous sommes décidés à revenir plus tôt, il renonce à ce projet, et nous partons ensemble, à neuf heures. Nous l'avons surnommé le capitaine Torpille, non à cause de l'exubérance de son caractère, qui est au contraire doux et amène au suprême degré, mais à cause de son goût désordonné pour l'étude de la poudre à canon et des substances fulminantes en général. Toute détonation l'attire : une explosion le charme : un cataclysme, comme celui de Krakatoa, a seul le
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pouvoir de lui faire perdre, pendant quelques instants, sa bonne humeur habituelle. Il l'indigne, car il voit, dans un fait de ce genre, un empiétement des forces de la nature sur les attributions du corps des artilleurs et artificiers qui devraient être, en tous pays, chargés du soin d'organiser les éruptions, lorsqu'elles peuvent être nécessaires au bon fonctionnement de l'organisme terrestre.
Il a déjà parcouru une bonne partie du globe, tou- jours voyageant à ce point de vue spécial. L'Amérique, seule, avait jusqu'à présent échappé à ses investigations. Il l'avait bien traversée, l'année passée, de San-Fran- cisco à New- York, en revenant du Japon, dont la pyrotechnie n'a plus de mystères pour lui , mais sans avoir le temps de s'y arrêter. Aussi cette année, aux premiers beaux jours, a-t-il sollicité du minisire l'au- torisation de venir combler une aussi fâcheuse lacune, et c'est grâce à cette heureuse circonstance que n us nous sommes rencontrés. — On lui a donné une liste des poudreries dont il doit surprendre les secrets. Lès son arrivée, il voulait se précipiter à la recherche de la première. Mais, le soir même de notre débarque- ment, en ouvrant un journal, j'y vis, aux faits divers, la terrible nouvelle que voici :
IMMEXSE DÉSASTRE
300 OUVRIERS SAUTÉS EX l'AIR
les morceaux en sont retombés a 3 .milles ue distance Earthquake-Citv n'EXISTE plus!!!
D... pâlit en m'écoutant. Earthquake-City était précisément la première des poudreries qu'il devait visiter. Elle avait sauté, et il n'était pas là! L'article
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continuait en disant qu'il n'y avait plus qu'un immense cratère à la place où elle était bâtie. Pendant quelques heures, D... a été inconsolable. Il finit cependant, sur nos instantes prières, par consentir à rester avec nous le temps qu'il aurait dû consacrer à la visite de cette infortunée city . Hais, après-demain, il doit partir pour aller voir le numéro 2. Celle-là s'appelle Thunderbolt gulch! Il parait que d'ordinaire, dans cet heureux pays, les poudreries sautent tous les trois ans : or celle-ci fonctionne depuis trente-sept mois; il n'y a donc pas de temps à perdre.
Mardi 19. — C'est demain que nous disons adieu à la Cité Impériale et que nous partons pour Chicago, la Cité des Prairies. Ces deux expressions reviennent constamment dans la conversation des Américains, qui adorent le style noble. C'est une manie républicaine qui a eu sa vogue en France. Comme nous devons ensuite nous enfoncer dans le Far-West, nous complé- tons nos derniers préparatifs en allant acheter les revolvers et carabines Winchester qui doivent nous servir là-bas de porte-respect. Il parait qu'à partir de Chicago, il n'est pas comme il faut de paraîlre dans la rue sans une ceinture de cuir fauve garnie dune multi- tude de petits cylindres servant de cartouchières et de trois étuis, deux pour les revolvers et un pour le bowie-knife. D'autres préfèrent porter ces instruments dans des poches spéciales, dites pislol pocketSj dont sont munis, par derrière, tous les pantalons américains; mais cette dernière mode est considérée comme moins élégante.
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Au fond, j'imagine que tout cet arsenal ne nous sera pas bien utile. D'ailleurs, j'ai toujours eu une chance particulière, en ce sens que les aventures dramatiques ont l'air de s'éloigner de moi. D'autres sont plus heureux. Un de nos amis, le baron de la G..., qui arrive d'un voyage à travers la prairie du Wyoming, en a eu une d'un beau calibre. Il avait avec lui quatre hommes et un secrétaire canadien. Une belle nuit, en plein désert, les quatre hommes l'ont abandonné, en volant les attelages. Heureusement, le Canadien, qui se méfiait du coup, put sauver du désastre deux chevaux de selle. Au petit jour, ces messieurs se sont mis à la poursuite des fuyards, les ont surpris pendant qu'ils faisaient reposer les animaux, en ont tué deux, blessé un troisième, et ont repris possession non-seulement des chevaux volés, mais encore de ceux des vo- leurs '.
1 L'épilogue de l'histoire a été assez drôle. Quatre jours après, la G... arrive au fort Al... Il avait heureusement une lettre de recommandation du général Sherman pour le commandant, auquel il raconta son histoire : « Mon cher monsieur, lui dit celui-ci, si je croyais un mot de ce que vous me dites, je devrais vous faire arrêter, et vous resteriez je ne sais combien de temps en prison avant d'être jugé ; mais je vois ce que c'est. Vous avez été atta- qué par les Indiens! Vos hommes auront été tués dans la bagarre; quant à vous, vous êtes la victime d'une hallucination, très-com- mune dans ce pays. On est attaqué, on se défend, il semble bien qu'on a eu affaire à des blancs, mais plus tard, en y réfléchissant, on se rappelle que c'étaient des Indiens. Voyez, votre Canadien déclare que c'est comme cela que les choses se sont passées. (Le Canadien affirmait de toutes ses forces.) Je vais faire un rapport dans ce sens. Il faudra que j'envoie une colonne de cavalerie par là. Vous feriez bien aussi de ne pas rester trop longtemps dans ce pays. »
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Toute la journée est prise par différentes courses. Le soir, nous donnons à dîner, chez Delmonico, au docteur S. . . , à sa sœur et à sa nièce ; puis nous allons tous ensemble, à Madison square Théâtre, voir une pièce intitulée The Rajah, qui a un grand succès en ce moment.
Madison square Théâtre est le petit théâtre élégant de New- York. Cela correspond à peu près aux Variétés ou à la Renaissance de Paris. Rien de plus étrange que la disposition intérieure. La salle, entièrement peinte en rouge vineux, est construite dans un style indien un peu éclectique, car il n'exclut ni des bas- reliefs grecs, étalés sur les murs, ni de petites balustres Louis XVI, qui se montrent par-ci par-là. Pas de loges; seulement des galeries ou des tronçons de galeries de formes irrégulières. L'orchestre est dans une sorte de niche au-dessus de la scène. Tout le parterre est occupé par des fauteuils- très-confortables , au premier rang desquels nous allons prendre place. Devant nous, l'en- droit où serait l'orchestre dans nos théâtres est occupé par un massif de plantes et de fleurs, qui nous sépare d'un splendide rideau en peluche rose, brodé d'un sujet japonais représentant une cigogne se promenant dans un paysage aquatique. Au-dessous du parquet en tôle découpée, se trouve, nous dit-on, un réservoir de glace. Le fait est que, malgré les 30 degrés qu'il fait encore dehors, la température de la salle est restée délicieusement fraîche. De grands jeunes gens, d'une élégance suprême, en habit noir, remplacent les ouvreuses. Pendant les entr'actes, qui sont très-courts, ils circulent gravement dans la salle avec des plateaux
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chargés de verres d'eau glacée qu'ils offrent aux dames. Tout cela est très-luxueux et bien bizarre.
Ce qui se joue est une de ces bonnes petites pièces anglaises en trois lunchs, à àeuxjive o'clock teas, au cours desquels deux petites demoiselles bien sages flirtent innocemment avec deux captains quelconques, beaux comme le jour (He is so handsome!), qu'elles finissent par épouser vers dix heures et demie. A cette heure-là, aussi, le traître, qui est un ouvrier gréviste, se repent de ses fautes et devient un parfait honnête homme. Dickens, dans son Pickwick, a créé, sous le nom du Fat boy, un type de domestique qui mange toujours quand il ne dort pas; cependant il lui arrive quelquefois de faire les deux à la fois. Ce type-là a déjà fait pâmer de rire cinq ou six générations des fidèles sujets de S. M. la reine Victoria. Aussi n'ose-t-on jamais faire une pièce nouvelle sans le Fat boy tradi- tionnel. Cependant l'auteur de celle-ci, M. U'illiam Young, est un audacieux. Il a voulu innover. Son Fat boy mange et dort comme il convient; mais, de plus, il tombe dans une mare : une vraie mare, avec de la vraie eau, qui fait de vraies éclaboussures et rejaillit jusque dans la salle. C'est le « clou » de la pièce, et cela lui assure cinq cents représentations ici, autant qu'elle en a eu à Londres.
Du reste, selon l'usage anglais, le programme, venant au secours des intelligences un peu lentes, leur explique d'avance la pièce. Ainsi on nous prévient que miss Gladys Wyncott est la nièce de M. Wyncott sur- nommé le a Rajah » ; que M. Fesiyll est leur avocat, a selfmade man, un parvenu. Ce dernier renseigne-
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ment est donné apparemment de peur que l'apparence distinguée de l'acteur chargé du rôle ne fasse illusion sur la qualité réelle du personnage. Dans les drames chinois, on fait un peu la même chose. Aux change- ments de tableaux, un machiniste vient accrocher, bien en vue, un écriteau portant «forêt» ou «château fort», ou la désignation de tel autre lieu où il a plu à l'auteur de transporter la scène de l'action. Ce n'est du reste pas la seule ressemblance qu'il y ait entre l'art drama- tique chinois et l'art dramatique anglais. Partout ailleurs que dans ces deux pays, on cherche à faire parler les acteurs, autant que possible, comme des personnes naturelles. Les Chinois estiment sagement que ce n'est pas la peine de se déranger de chez soi pour entendre des gens causer comme tout le monde. Du reste, ils ont sur cette matière une théorie générale. Ainsi ils trouvent aussi que les personnes qui ont envie de voir des lions naturels n'ont qu'à aller en voir dans une ménagerie. C'est pourquoi, quand ils en repré- sentent, c'est toujours avec une queue tire-bouchonnée et frisée, ce qui est bien plus joli. De même leurs acteurs chantent constamment, sur un ton suraigu, en langue mandarine que personne ne comprend. Les Anglais ne vont pas tout à fait aussi loin, mais leurs acteurs, et surtout leurs actrices, ont une prononciation spéciale, toute de convention, qu'on n'emploie jamais qu'à la scène. Ainsi away se prononce partout éwé. Au théâtre, on dit âwâ. Il y a là une conception parti- culière de l'art, qui a sans doute sa raison d'être, mais dont les causes premières nous échappent, à nous autres étrangers.
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S'il faut tout dire, pour nous, l'intérêt gît, non dans la pièce, mais dans la série de costumes que montrent à nos yeux ravis les deux principales interprètes, miss Rillie Deaves et miss Enid Leslie. Elles ont adopté la mode esthétique ! Mais, comme l'esthétisme, bien que faisant fureur de l'autre côté du détroit, n'est guère en- core connu chez nous , une explication est nécessaire.
Les Français se font généralement une idée très- fausse du caractère anglais. On s'est toujours plu, je ne sais pourquoi, à nous représenter nos voisins comme des gens flegmatiques et froids, tandis que ce sont, au contraire, les gens les plus enthousiastes et les plus passionnés qui soient au monde. Un Anglais passe sa vie à se monter la tète pour une chose ou pour une autre. J'ajoute qu'avec leur tempérament sanguin et pléthorique, et leur régime éminemment azoté, l'en- thousiasme est pour eux une nécessité hygiénique, un exutoire indispensable. C'est cette faculté qui leur permet les interminables parties de croquet, de cricket, de polo, ùcfoot-ball et de lawn-tennis qui occupent la moitié de l'existence de leurs jeunes gens : les nôtres, plus compassés, n'y trouveraient qu'un mortel ennui. Quand ils sont vieux, c'est encore à cette précieuse qualité qu'ils doivent de trouver la force nécessaire pour résister à tous ces meetings politiques, philanthro- piques ou littéraires, à toutes ces parades diverses où, à force de speechs, de chants, de hurlements appro- batifs, de grognements contradictoires et de coups de poing concluants, ils parviennent à brûler le superflu de carbone ingéré cinq fois par jour, sous forme de roastbeef, de pudding et de jambon.
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De grands courants d'enthousiasme doivent donc sillonner constamment la société anglaise : l'Anglais s'agite, ou l'apoplexie le fauche. C'a été la gloire de quelques ministres, hommes de génie, d'avoir su cana- liser ces courants pour les faire travailler au profit de la grandeur nationale. Ainsi, au commencement du siècle, c'est en employant ce procédé qu'on est arrivé à résoudre la question de l'abolition de l'esclavage. Pendant dix ans, dans toute l'Angleterre, les vieilles dames de chaque localité, laissant leurs maris tran- quilles, se réunissaient en meetings monstres; des montagnes de correspondances s'échangeaient; des ballots entiers de mouchoirs moralisateurs, portant imprimés, d'un côté des sentences de la Bible, de l'autre le portrait de M. Wilberforce, partaient de Manchester pour être distribués aux nègres du Grand et Petit-Popo. Bref, on fit si bien que toutes les colonies étrangères furent ruinées à la fois, pour le plus grand profit de l'Inde anglaise. Plus tard, ce fut la question delà haute et de la basse Eglise qui passionna le public; des mil- liers de familles ont été divisées irrémédiablement, parce que les uns louaient M. Mackonochy de ce qu'il mettait un surplis blanc et des cierges sur son autel, et que les autres lui contestaient le droit de le faire. Notez que le dogme n'avait rien à voir là dedans. Les parti- sans, comme les adversaires du surplis et des cierges, étaient de bons protestants; ils se passionnaient uni- quement pour le plaisir de se passionner : simple affaire d'hygiène. Quelque temps après, un original s'avisa de fonder un ordre de Bénédictins protestants et de se faire appeler le P. Ignacius. Des flots d'encre furent
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répandus pour savoir s'il devait marcher nu-pieds ou mettre des bottines!
Mais tout cela est de l'histoire ancienne. La pas- sion du moment est l'esthétisme. Qu'est-ce que l'es- thétisme? C'est assez difficile à définir. Il y a quel- ques années vivait à Londres un bon jeune homme, qui s'appelait Oscar Wylde. S'appelant « Oscar », il était poëte : il y a des noms qui obligent; mais il ne faisait pas ses frais. Un beaujour, il s'avisa de paraître dans les rues avec une sorte de costume Henry VIH, feutre à plume, longs cheveux épars, pourpoint et haut-de-chausses en velours noir, maillot de soie rouge. En même temps, il annonçait à ses amis qu'il était devenu esthète : on ne comprit pas d'abord, mais on écouta ses explications. Un esthète est un homme qui estime que le cul'.e et la recherche du beau doivent remplir la vie, mais que, pour trouver, dans l'art, le beau suprême, il faut remonter aux temps « préra- phaélites » ; car il paraît que, si tout n'est pas beau dans ce monde terraqué et sublunaire, c'est la faute au nommé Raphaël Sanzio, qui a fait dévoyer le goût.
Le succès de ces doctrines fut assez mince auprès du sexe laid : mais parmi les femmes il fut absolument foudroyant. Actuellement, toutes les ■ miss » d'un âge un peu mûr sont des <*■ esthètes » .
Une «esthète» doit cependant être maigre et grande. Si l'on ne réunit pas ces deux conditions, il vaut mieux ne pas s'en mêler. Chez elle, le mobilier est sommaire. Quelques bahuts surmontés de « hanaps a , des chaises à grands dossiers, favorables aux attitudes désespérées : une désespérance générale étant un des dogmes fon-
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damentaux de la secte; les tableaux, en revanche, abondent. D'abord et avant tout, le portrait du « maître » , le col nu, l'œil vague, une fleur de soleil jaune à la main! c'est l'emblème adopté; je ne sais pas bien pourquoi. Et puis ensuite, des primitifs, rien que des primitifs : des vierges longues comme un jour sans pain, au corps mince, désossé, flottant dans des tuniques de couleurs indécises et se détachant sur un paysage dont les villages paraissent sortis d'une boîte de joujoux de Nuremberg, et les fleuves serpentent sur un plat de chicorée, semblables à un long cor- don bleu arraché au tablier d'une cuisinière. La peinture avant la science! Toute la galerie des Iffizzi tirée à des milliers d'exemplaires par des artistes spé- ciaux. Il y a maintenant à Londres d'immenses maga- sins consacrés exclusivement à cette spécialité. Et leurs propriétaires se retirent au bout de trois ou qualre ans à Clapham, après fortune faite.
C'est de ces modèles que doit s'inspirer toute bonne esthète pour composer ses costumes. Pour se figurer l'effet produit, il faut avoir vu, dans un salon, une grande Anglaise efflanquée, s'avançant lentement vers le buffet, vêtue d'une longue robe blanche ou orange, aux plis traînants, avec des petites manches à gigot, la taille sous les seins, les bras allongés par devant et les mains jointes sur l'éventail, et puis, pour coiffure, un forêt de petits frisons sur le haut de la tête et, sur la nuque, un chignon bien serré.
On disait — autrefois — que le ridicule tue. Cela n'est pas plus vrai en Angleterre qu'en France. Il serait même bien plus juste de dire que le ridicule fait vivre,
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et, ordinairement, très-bien vivre — d'abord ceux qui se moquent, ensuite ceux dont on se moque. Le canard de M. Grévy, les biens dotaux de son secrétaire, M. Duhamel, et les favoris de M. Ferry ont rempli d'or la caisse du Triboulet et n'ont nullement nui à la prospérité de ce célèbre et sympathique trio. Il en a été de même de l'esthétisme et des esthètes. Dès l'ori- gine du mouvement, du boom, comme disent les Amé- ricains, le Punch en fit sa chose. Les costumes et les propos reproduits dans chaque numéro étaient bien un peu en avance sur ce qui se voyait et se disait dans les salons, mais n'étaient déjà plus que de l'histoire an- cienne le mois suivant.
Tous les partisans de M. Oscar Wylde étaient de bons toqués, mais il n'a jamais été bien démontré que lui-même ne fût pas très-malin. En tout cas, la manière dont il sut profiter de ses succès semblerait prouver que c'est à cette dernière opinion qu'il faut s'arrêter. Il avait, surtout, au plus haut point, le talent de se servir des réclames que lui faisaient ceux qui se mo- quaient de lui. Une pièce, intitulée The Colonel, pa- rodiait d'une façon très-amusante ses doctrines. Elle eut un succès fou dans toute l'Angleterre. Partout où on la jouait, a Oscar » arrivait et donnait des confé- rences. Tous ceux qui avaient vu la pièce voulurent l'entendre. 11 encaissa des sommes colossales.
Après avoir réformé le mobilier et les costumes, il s'en prit au langage : de même qu'il avait proscrit certaines couleurs, il proscrivit certains mots comme durs et inharmonieux, conseillant de s'en tenir autant que possible à quelques exclamations doucement mo-
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dulées, ponctuées, au besoin, de soupirs explicatifs. Le commerce des âmes n'en demande pas davantage. Dans les petits cénacles qui se formaient, la conversa- tion ne procédait plus que par onomatopées panachées de pâmoisons. Un jour, un peintre bien connu, parti- san fanatique de la doctrine, se trouvait dans une de ces réunions d'affamés d'idéal. Chacun expliquait ses désespérances spéciales. Quand ce fut à son tour, il parla d'un tableau qu'il rêvait : un hommage qu'un groupe de fidèles voulait offrir au maître pour le consoler des sarcasmes de l'odieux Punch. Il s'agissait d'une allégo- rie à quadruple détente : Xlllimitè, Y Indéfinissable et Y Accidentel présidant à la naissance du Beau. Trois femmes ou plutôt trois souffles, des chairs pétries d'idéal, penchées sur un bel éphèbe aux formes indé- cises, sortant d'un nuage rose. Mais où trouver des modèles? où se cachaient les êtres immatériels qu'il rêvait? Et le grand homme, poussant un soupir douce- ment modulé, acheva sa tasse de thé.
Il se plaignait du manque de modèles. Tout de suite le cénacle lui en désigna trois, qui, toutes rougissantes, se mirent à sa disposition. C'étaient la marquise de T. .., lady Guendollyn B...,et mistress D... V... On les avait connues, grandes et robustes, montant à cheval, tous les matins, dans l'allée d'Hyde-Park; suivant, au besoin, une chasse au renard sans craindre d'aborder les barrières; abordant encore avec bien plus d'entrain les lunchs qui suivaient ces exercices éminemment hygiéniques; maintenant elles étaient toujours grandes, mais elles ressemblaient à des fleurs penchées sur leur tige : un régime vinaigré et les prescriptions du
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savant Benting avaient eu raison de leur bel embon- point : leurs vives couleurs avaient été ramenées à la diaphanéité voulue. Quand, au jour dit, elles eurent pris la pose, dans l'atelier, sous un palmier, leurs bras blancs entrelacés, leurs longues draperies « safranées a mariant harmonieusement leurs « teintes pâles d'au- rore boréale ■» , et que le « maître » vit son idéal se dégageant de cet ensemble sérapbique, son émotion fut telle, qu'il ne put trouver que quatre mots pour exprimer l'état de son âme : « Oh! quite!! too!!! UtterW! » Puis, brisant ses pinceaux, il eut une crise nerveuse. Ses modèles accoururent à son secours, lui tapotèrent dans les mains; on mangea quelques sandwichs, arrosées d'un verre de sherry ; le tableau en est resté là, et, grâce à cette fâcheuse circonstance, l'esthétisme attend encore son symbole.
Avec son zèle ardent et son âme daj ôtre, M. Oscar Wylde ne pouvait pas s'endormir sur ses lauriers. Comme Christophe Colomb, il a voulu, lui aussi, partir pour la conquête du nouieau monde. Tout, du reste, lui faisait présager qu'il trouverait là-bas une gloire aussi pure que celle qu'il laissait derrière lui. D'abord, pour qui avait subjugué les solides filles d'Al- bion, à l'appétit toujours égal, aux goûts presque masculins, ne s'enthousiasmant qu'à froid, le triomphe ne devait être qu'un jeu quand il s'agirait de miss américaines, nerveuses, fantasques, sans tradition ni estomac, inoccupées et toujours affamées de nouveau- tés. Ensuite, en ce qui concerne les questions artis- tiques, il faut reconnaître que les Américains sont d'une modestie absolue. Se défiant de leurs propres
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lumières, ils aiment à s'en rapporter, pour se former un jugement, au goût du public européen. Ils couvrent d'or une chanteuse, un peintre ou un musicien, non parce que son chant, sa peinture ou sa musique leur fait plaisir, mais uniquement à cause des applaudisse- ments recueillis antérieurement à Paris, à Londres ou à Berlin. Dernièrement le Congrès a frappé d'un droit de 30 pour 100 ad valorem les œuvres introduites en Amérique : un mauvais plaisant conseillait à MM. Gé- rôme, Bouguereau et autres fournisseurs habituels de la clientèle américaine, de signer simplement des toiles blanches que des barbouilleurs couvriraient en- suite, une fois la douane passée, leur assurant que les prix qu'on leur offrirait seraient toujours les mêmes. Il y avait peut-ètie un peu d'exagération.
N'ayant pu, faute de temps, aller dans le monde américain, il m'est, à mon grand regret, impossible de parler de visu des résultats qu'a pu y obtenir M. Oscar Wylde. Au dire des journaux, ses succès ont été nombreux. Non-seulement les grands cols rabattus du « maître » et ses maillots rouges ont fait bien du ravage dans les cœurs, mais, chose plus étonnante encore, ils semblent avoir produit une vive impression sur les âmes, d'ordinaire peu candides, des reporters qui l'ont accompagné dans la grande tournée de confé- rences qu'il vient de faire dans les principales villes de l'Union. J'ai lu ces jours-ci le compte rendu d'une de ces improvisations. S'adressant, je crois, aux bons fa- bricants de lard de Chicago, l'orateur déplorait, en termes émus, le faible sentiment du beau que lui sem_ blaient indiquer la manière de s'habiller des habitants,
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leur coupe de barbe, et surtout le choix des noms qu'ils donnaient à leurs nouvelles villes. Quelques-uns cependant lui avaient semblé heureux. Les mots de Topeka, Winondj Omaha , avaient une consonnance qui frappait harmonieusement son appareil auditif; mais il avait le regret de constater que ces noms-là étaient empruntés aux dialectes indiens, tandis que ceux qui étaient d'une origine exclusivement améri- caine, comme Jackass Gulch, Turn-up-Flat ou Blue- helly Ravine, produisaient sur ses oreilles une sensa- tion douloureuse à force d'être antimusicale. Espé- rons que le son argentin des innombrables dollars que les bons Yankees lui ont payés, pour entendre toutes ces belles choses, aura fini par avoir raison de cette fâcheuse impression.
Cette étude, hélas! bien incomplète, de l'esthé- tisme m'a entraîné bien loin de Madison-Theatre, si loin que le lecteur bénévole ne se rappelle peut-être plus que cet étalage d'érudition avait pour unique excuse la série de costumes scrupuleusement esthé- tiques que les deux principales interprètes du Rajah ont fait défiler devant nos yeux, de huit heures à dix heures et demie. Lorsque ces deux jeunes personnes se furent précipitées, avec un ensemble remarquable, dans les bras des deux captains dont elles comblaient les vœux, en s'écriant : Oh! my love! my love! à quoi ces deux brillants officiers ' répondirent d'une voix étranglée par l'émotion: Oh! my darling ! my darling ! la toile tomba au milieu de l'enthousiasme
1 En chroniqueur consciencieux, je dois dire qu'il serait bien possible que l'un des deux fût un simple avocat.
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général. Comme le docteur S... tient absolument à nous emmener souper, nous allons avec lui au Bruns- wich Home, où nous trouvons une foule de personnes occupées à dévorer des clams et des bécasses rôties. Il paraît qu'à New-York, c'est le menu qui correspond au perdreau froid et à la douzaine d'ostendes que proposent toujours les garçons de nuit des restaurants du boulevard.
A côté du restaurant se trouve le bar, qui, lui aussi, est à cette beure encombré de consommateurs. Les cafetiers parisiens doivent envier le sort de leurs heu- reux confrères new-yorkais. Chez nous, les trois quarts des gens qui fréquentent ces établissements n'y vien- nent que pour y rencontrer leurs amis ou voir défiler le public : ils restent assis trois ou quatre heures aune table, en ayant devant eux un verre de bière qui est souvent à moitié plein encore quand ils se lèvent. Ici, beaucoup de consommateurs ne s'assoient môme pas. Ils se tiennent debout près du comptoir, garni, selon l'usage, d'assiettes sur lesquelles s'étalent des tranches de jambon et de fromage offertes gratuitement au pu- blic, et avalent coup sur coup, sans presque parler, toutes ces étranges boissons qui jouent un si grand rôle dans la vie des Américains. Je me souviens qu'à Hong-kong, un Yankee entreprenant avait établi un bar de cette sorte, où l'on servait gratuitement un véritable déjeuner froid. Il y avait des pâtés, àesloins, des volailles et des faisans rôtis. Il est vrai qu'un verre d'eau frappée coûtait un demi-dollar. Il fit bien vite des affaires superbes et inspira même de très-sérieuses inquiétudes à If. Alcide Parfait, le directeur-proprié-
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taire du restaurant français de Queen's Road : mais celui-ci se sauva par un trait de génie. Sa femme ne parut plus à son comptoir qu'en robe largement décolletée ! Elle avait des bras et des épaules su- perbes ! Le bruit s'en répandit immédiatement. MAI. les midshipmen des stations française, anglaise et amé- ricaine revinrent en masse ; les lieutenants les sui- virent : bientôt il fallut ouvrir une salle spéciale pour les capitaines de vaisseau et amiraux qui ne voulaient pas se commettre avec leurs subordonnés, et l'établissement atteignit un degré de prospérité inouï.
M. Hofîman, si tant est que le propriétaire frHqff- man's House porte encore ce nom, ce que j'ignore, n'a pas eu recours à ce moyen de séduction, pour l'emploi duquel il faut, du reste, des aptitudes spé- ciales de la part de la directrice. Il a fait acheter en Europe un certain nombre de bibelots, meubles, tapis- series, statues et surtout tableaux qu'il expose à l'ad- miration des consommateurs. Quelques-uns sont su- perbes, et presque tous ont une réelle valeur. Nous avons reconnu là notamment le Satyre lutine par des nymphes, de M. lîouguereau, qui eut tant de succès au Salon, il y a trois ou quatre ans. M. Bouguereau a une réputation colossale en Amérique. Le grand luxe de Yankees qui arrivent à la fortune est de pouvoir accrocher au mur de leur salle à manger un de ses tableaux. En quoi j'estime qu'ils ont bien raison et donnent, en ce faisant, une preuve indiscutable du grand bon sens qu'on ne saurait leur refuser sous beaucoup de rapports. La peinture a été inventée pour
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faire plaisir aux gens, et non pour les instruire ou leur montrer des choses désagréables, comme veulent nous le faire croire une foule de professeurs aussi savants qu'ennuyeux. Essayez de dîner chaque soir en face d'un tableau de M. Puvis de Chavannes ou d'un lumi- niste, intenlionniste, impressionniste quelconque, et vous verrez dans quel état seront vos digestions au bout de quelques mois de ce régime : tandis que j'ai vu, de mes yeux, au Hoffman's House, une vingtaine d'Américains, oubliant leur gastrite, et mangeant d'un bel appétit, qui faisait plaisir à voir, et qu'ils devaient, certainement, à la contemplation des nymphes de AI. Bouguereau, que, par parenthèse, on a eu la singu- lière idée de mettre sous verre.
Désireux de boire nous-mêmes à leur santé et à la nôtre un k champagne cocktail» , nous exposons notre demande <a\ibar-heeper, un monsieur superbe, couvert de bijoux, d'une beauté grave et fatale, aux cheveux rejetés en arrière, à la moustache soyeuse et pendante. Sans dire un mot, il verse dans une sorte d'éprouvette les innombrables ingrédients nécessaires, qu'il tire de petites cases spéciales; il les bat au moyen d'un agita- teur mécanique, les projette plusieurs fois, à bout de bras, d'un récipient dans un autre, avec l'habileté d'un prestidigitateur; quand il nous voit étourdis et char- més par celte merveilleuse gymnastique, il s'arrête brusquement, décante dans trois petites coupes un liquide flavescent auquel la glace broyée donne une con- sistance sirupeuse, et puis, détournant sse regards de ces choses vulgaires, il laisse de nouveau flotter son œil dans les espaces. Vivement impressionnés, nous
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aspirons notre cocktai] à travers une paille, et, après avoir constaté qu'il était exquis, nous prenons congé de notre ami le docteur et nous regagnons l'hôtel que nous allons quitter, dès demain matin, pour com- mencer notre tournée dans l'Ouest.
CHAPITRE IV
En route pour Chicago. — Les coachs. — Le Pennsylvania Rail road. — Deux schoolgirls américaines. — Un révérend nau- frageur, — Une ferme. — La Juniata. — La production du vin. — Pittsburgh. — Un cours de sommeil gracieux. — L'Illi- nois il y a cinquante ans. — Le grand Pacific Hôtel.
Dans un hôtel européen, le moment du départ réserve toujours aux voyageurs des surprises bien désagréables. On se sent pris tout d'abord d'attendris- sement en remarquant le prix dérisoire auquel est taxé l'usage de la chambre, grande et bien éclairée, que l'on vient de quitter; puis on interroge ses sou- venirs, et l'on tâche de se remémorer dans quelles cir- constance on a bien pu brûler ces innombrables bou- gies à 2 francs l'une, dont l'ensemble forme un total si grassouillet. Il y a aussi des feux à 3 francs dont on n'a plus que le mémoire. Et puis viennent, en colonnes serrées, les chocolats du matin, les tasses de thé du soir, les mille et un riens qui, par piqûres impercep- tibles, pompent si bien la bourse de l'infortuné voya- geur, qu'il est tout surpris de la trouver aussi flasque que celle de l'hôtelier lui semble rebondie. Du reste, quand cette première opération est terminée, il n'est pas au bout de ses peines. De tous les points de l'ho- rizon, il voit surgir les domestiques, si rares autrefois,
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quand on avait besoin d'eux, si multipliés maintenant, qui viennent lui rappeler, d'une voix mielleuse, que les pourboires constituent leurs seuls bénéfices!
Bien différente est la méthode américaine. Quand nous avons été, avant-hier matin, demander notre note à notre ami le beau clerk du Fifth Avenue Hôtel, il a regardé son gros livre, a relevé la date et l'heure de notre arrivée, nous a demandé quand nous comptions partir, a fait le décompte des jours et des heures, a calculé le prix à raison de six dollars par vingt-quatre heures, ou fractions de vingt-quatre heures; puis il nous a tendu, d'un geste gracieux, le petit papier sur lequel il avait résolu celte règle de trois, et nous n'a- vons plus eu qu'à passer à la caisse. Nous étions stupé- faits d'admiration. Pas un supplément! je pourrais ajouter, pas un pourboire! Car, lorsque j'ai voulu glis- ser mon offrande dans la main de la respectable vieille « lady » qui faisait ma chambre, elle a eu un beau mouvement de pudique indignation, et ce n'est que sur mes explications bien catégoriques et mes pro- testations d'inaltérable respect qu'elle a daigné l'ac- cepter.
Du reste, nous n'étions pas au bout de nos étonne- ments. Le clerk nous ayant déclaré que le coach de l'hôtel allait nous conduire au wharf, nous avons vu s'avancer la reproduction exacte de la voiture de S. A. S. le duc de Brunswick; celle qui sert, ô déca- dence! à amener les acrobates des écuries sur la piste de l'Hippodrome; non pas découverte, comme elle l'est maintenant, mais fermée, comme lorsqu'elle abritait contre les indiscrétions du soleil les perruques
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roses (le son auguste maître. La caisse, suspendue à huit ressorts, est peinte en rouge; sur les panneaux, un peintre, rempli de bonne volonté, a enluminé des petites bergeries Watteau du plus heureux effet. Nous croyons d'abord à une mystification; mais comme les passants ne s'attroupent pas et que personne n'a l'air de s'inquiéter de cette prodigieuse machine à laquelle sont attelés deux petits chevaux d'allure misérable, conduits par un cocher en veste déguenillée et en cha- peau mou, nous nous installons triomphalement sur les coussins de velours rouge de cet étonnant équi- page; on empile nos bagages sur la plate-forme des valets de pied, et nous nous acheminons, d'un 1 on trot, vers le wharf, au bas de la ville. Il paraît que le coach est une institution nationale, à New-York. Tout hôtel qui se respecte doit en avoir un. C'est probable- ment en souvenir de MM. de Rochambeau et de la Fayette, car c'est absolument la voiture de cour du temps de Louis XVI.
C'est au Pennsylvania Railroad que nous allons con6er le soin de nous transporter à Chicago. Pourquoi avons-nous préféré celte ligne aux trois ou quatre autres faisant le même trajet, dans le même temps, et qui sollicitent la faveur du public à grand renfort d'affiches et de réclames de toutes sortes? C'est toute une histoire. En Amérique, on vend des billets de chemin de fer un peu partout : dans les hôtels, dans des boutiques spéciales, dans les bureaux de tabac. On vous en vend même, paraît-il, assez souvent de faux. Les prix ne sont pas non plus très-fixes. D'abord les lignes qui se font concurrence changent constamment
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leurs tarifs ; ensuite les agents eux-mêmes sacrifient quelquefois une partie de leurs remises pour attirer la clientèle; de sorte qu'il peut arriver que tel billet coûte moins cher chez le marchand de cigares du coin que chez le liquoriste d'en face. Avant-hier, un de nos amis, nous ayant appris que, pour les express, il était prudent de retenir ses places d'avance, a tenu absolument à nous conduire lui-même chez un hono- rable industriel, de la probité duquel il se portait garant, et qui cumulait, paraît-il, avec la profession de marchand de billets, celle de haut dignitaire d'une loge de francs-maçons. Ces messieurs se sont abordés en échangeant, avec un sérieux admirable, force gestes cabalistiques ; le résultat a été que nous avons reçu chacun une petite enveloppe contenant sept ou huit tickets que nous devrons remettre successivement, à titre de tribut, aux employés des lignes étrangères dont le Pennsylvania emprunte les voies pour nous transporter à destination. Tout cela est bien extraor- dinaire.
Ce qui ne l'est pas moins, c'est le prix que cela nous coûte. De New-York à Chicago, il y a 1,027 milles, soit 1,640 kilomètres. Nous voyageons dans ce qu'on appelle un train limited, qui ne peut recevoir que soixante voyageurs environ et qui se compose de deux wagons-lits, un restaurant, un fumoir et un fourgon : les bagages sont transportés gratuitement, quel qu'en soit le nombre ; le trajet se fait en vingt-six heures, la Compagnie s'engageant à vous rembourser 5 dollars, s'il y a deux heures de retard ; et la place ne coûte que 125 francs. En France, une simple place de première
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classe coûterait, pour le même trajet, environ 170 fr., sans compter les suppléments de bagages. Chez l'oncle Sam, il faut que deux villes soient bien éloignées pour que la course de l'hôtel à la gare ne coûte pas plus cher que le ticket que vous vend la Compagnie de chemin de fer , pour vous transporter de l'une à l'autre.
Etait-ce « parce que » franc-maçon, ou « quoique » franc maçon? c'est là une discussion qui me mènerait trop loin. Toujours est-il que noire marchand de bil- lets ne nous a pas volés : toutes les barrières, assez clair-semées d'ailleurs, de la gare se sont ouvertes de- vant nous, et le conductor du wagon Pullman , un superbe mulâtre à la casquette galonnée, nous a con- duits à la section indiquée par le numéro d'ordre de nos tickets. Nous en prenons possession, et puis nous circulons d'un bouta l'autre du train pour en examiner l'installation.
Nos compagnons de voyage arrivent les uns après les autres. Deux jeunes filles de dix-sept ou dix-huit ans, fort jolies, probablement des School girls qui vont rejoindre leurs parents à Chicago, montent à leur tour sur la plate-forme. Elles n'ont, bien entendu, pas l'ombre d'un chaperon, mais ne paraissent pas souf- frir d'un excès de timidité. Assis un peu plus loin, nous observons leurs petites manœuvres.
« Annie dear! susurre la première, à travers son petit nez rose.
— Minnie dear! répond la seconde de la même manière.
— Quel est le numéro de notre section ?
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— Numéro 3. Nous y voilà, Minnie dear. »
Le conductor qui les suit, pliant sous le faix d'un amoncellement de bibelots de tous genres, les dépose avec une satisfaction évidente; les deux petits nez roses émettent de nouveau quelques sons, lui font changer l'arrimage de leurs paquets, ce qu'il exécute avec une patience exemplaire, et puis, quand il va s'en aller :
« Annie dear, reprend la première, si nous nous installions de l'autre côté, dans la section n° 4; la vue est plus belle à gauche qu'à droite.
— C'est qu'elle est prise. Voyez ces couvertures, répond dear Annie en montrant les nôtres.
— Oh ! cela ne fait rien, ce sont des hommes. Con- ductor ! portez toutes nos affaires de l'autre côté. »
Sans hésiter une minute, le conductor jette au milieu du couloir nos impedimenta,; et se met en devoir d'o- béir. Heureusement Annie fait remarquer qu'à gauche, on a bien la vue, mais qu'on a aussi le soleil : à la suite de cette judicieuse réflexion, on fait faire un nouveau voyage, celui-ci définitif, à nos bibelots comme aux leurs, et nos deux charmantes petites personnes s'installent à leurs places.
Je suis prêt à reconnaître, en toute humilité, qu'en France, surtout depuis quelques années, nous n'avons pas pour le beau sexe tout le respect auquel il devrait avoir droit. Dans les omnibus de Paris, par exemple, on voit souvent des femmes debout sur la plaie-forme, exposées à la pluie et à la boue, pendant que des jeunes gens se prélassent à l'intérieur; je ne parle pas des véritables insultes auxquelles elles sont trop
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souvent exposées quand elles voyagent seules et dont la répression est honteusement insuffisante, lorsqu'il y en a une : mais il me parait qu'en Amérique, on pèche un peu par l'excès contraire. Dans les rues de New- York, une femme fait arrêter un omnibus; il est plein ; elle désigne la place qui lui convient, et il faut que le malheureux qui s'y est installé la lui cède, à moins qu'il ne la prenne sur ses genoux ; je ne l'ai pas vu, mais il paraît que ce fait se produit journellement par les temps de pluie. Dans les hôtels, les lifts (ascenseurs) sont de véritables petits salons, aménagés pour sept ou huit personnes au moins; si une seule femme y entre, tous les hommes doivent ss tenir debout, quand même il reste des places vacantes. Mais rien n'est drôle comme d'observer ce qui se passe quand, diras un endroit public, comme un compartiment de chemin de fer ou un salon d'hôte}, un homme se trouve fortuitement rester seul en présence d'une femme, par suite du départ des autres voyageurs. Le malheureux, dès qu'il s'aperçoit de son isolement, se précipite sur son chapeau et se sauve comme s'il avait le diable à ses trousses : c'est que si, en semblable conjoncture, il plaît à une donzelle quelconque de déclarer qu'on lui a manqué de respect, quels que soient d'ailleurs ses antécédents, l'infortuné pigeon est impitoyablement condamné à épouser ou à payer une somme formidable. Pour un assez grand nombre déjeunes personnes, c'est une profession. Elles appor- tent, dans leurs tabliers, à l'heureux époux de leur choix, une dot, quelquefois très-considérable, formée des dépouilles conquises de la sorte. Du reste, les
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pauvres séducteurs ne sont pas mieux traités par les lois anglaises : témoin le colonel Baker, de galante mémoire. En Ecosse, l'exercice de cette profession est encore plus dangereux. Si un petit jeune homme, sou- vent ivre, a le malheur de se présenter dans un hôtel avec une « conquête » , et que le couple soit inscrit sur le registre des voyageurs comme mari et femme, cette dernière a le droit de faire constater la chose officiellement le lendemain, et le mariage est va- lidé ipso facto. Il ne se passe pas d'année que cette admirable institution ne donne lieu à des opérations de chantage, quelquefois montées sur un pied colossal. Pendant que nous nous livrons à ces petites études de mœurs, et que je consigne, sur mes notes de voyage, la résolution de ne jamais confier mes filles à une gouvernante américaine, le train s'est ébranlé, et nous traversons, à toute vapeur, les rues de la bonne ville de Xew-Jersey. Pendant que le mécanicien siffle à plein diaphragme, le chauffeur fait sa partie, en son- nant à toute volée une énorme cloche établie sur le coffre à vapeur de la locomotive. La précaution n'est pas inutile, car la voie n'est protégée par aucune espèce de barrière : les piétons se garent comme ils peuvent; les chevaux des tramways que nous croisons viennent se cabrer, le nez sur les marchepieds des wagons : on écrase souvent du monde, mais on ne parait pas s'inquiéter outre mesure de celte éventualité. D'abord les machines sont ornées, à leur avant, d'un appareil en forme de pyramide renversée, nommé « ramasse-vache » , cow -c atelier , qui rejette sur la banquette tout ce qui peut encombrer la voie; ensuite
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les passages à niveau sont munis d'un écriteau portant en petites lettres, assez peu visibles :
QUAND VOUS ENTENDREZ SONNER Là CLOCHE, MÉKIEZ-VOUS DU TRAIN.'
Il faut donc convenir qu'avec un pareil luxe de précau- tions, ceux qui se font couper en deux sont dans leur tort.
J'ai souvent entendu affirmer, par les doctrinaires républicains, l'influence moralisatrice des chemins de fer. J'avoue qu'autrefois je ne comprenais pas bien, ayant toujours constaté que la construction d'une ligne ferrée était, pour les campagnes avoisinantes, le signal d'une véritable invasion de malandrins et de bracon- niers qui faisaient le désespoir et quelquefois la terreur des gendarmes et des gardes champêtres. Mais j'en ai vu établir récemment une sur le modèle américain, c'est-à-dire sans barrière, dans le petit village que j'habite quelques mois chaque année, et mon opinion s'est modifiée, car j'ai pu constater que cette construc- tion a eu des résultats aussi subits qu'inattendus. Autrefois, le dimanche, au sortir de la messe, on voyait, chez nous, alignés sous le porche de l'église, le con- tingent habituel de vieux mendiants loqueteux, sourds et idiots, que fournit toute population rurale; on y voyait, également, cinq ousix vieilles damescontournées d'une manière extraordinaire, aux trois quarts aveugles, qui, enveloppées, en toute saison, dans leurs grandes « devantières a brunes ou noires, demandaient l'aumône d'une voix lamentable. Nous avions toujours aussi, par-ci par-là, le long des routes, sept ou huit « coureux de pouches », « taupiers » ou maquignons, grands
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humeurs de piots, bons ivrognes s'entretenant soigneu- sement entre deux eaux-de-vie, et ne dégrisant jamais du jour de l'an à la Saint-Sylvestre.
Le chemin de fer a été inauguré un 1er mai : le 30, dix-sept de ces braves gens étaient déjà écrasés, rien que dans mes environs. Il n'y reste plus ni un ivrogne, ni un sourd, ni un aveugle. Tous ceux qui se reforment sont écrasés à leur tour, en un clin d'œil ; et les pauvres gendarmes, n'ayant plus à verbaliser contre personne, pour vagabondage ou ivresse sur la voie publique, ne bougent plus de leur caserne, où ils se grisent de désespoir, à l'exemple du nouveau juge de paix répu- blicain qu'on nous a envoyé pour remplacer l'ancien qui avait le tort d'aller à la messe. J'ai fini par com- prendre quel puissant instrument de moralisation, et môme de sélection darwinienne, était un chemin de fer. Seulement, il faut qu'il n'ait pas de barrières, comme chez les Yankees, qui éprouvent une joie féroce à lire, chaque semaine, le relevé des malheu- reux ivrognes écrasés, offerts en holocauste à la fa- rouche déesse de la Tempérance.
Bientôt, laissant derrière nous les faubourgs, nous entrons en rase campagne, non pas une campagne hérissée de guinguettes et de petits vide-bouteilles, comme on en voit en Europe, auprès des grandes villes : nous traversons, au contraire, une plaine nue, des friches couvertes d'une herbe assez maigre, coupées de canaux vaseux que la mer basse laisse vides : on se croirait dans un pays désert, si l'on ne voyait pas, de tous les côtés, les trains innombrables, arrivant de tous les points du compas, qui vont s'engouffrer dans les
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faubourgs de la ville, dont on distingue encore, derrière nous, les hautes cheminées d'usine embrumant l'ho- rizon. Tous les rochers qui affleurent sont couverts de réclames en gros caractères blancs ou noirs. Il y a, notamment, un monsieur, il s'appelle Shenck, autant qu'il m'en souvient, un fabricant de pilules anli- dyspepliques, qui doit dépenser de bien grosses sommes de cette manière. Il parait que des escouades de barbouilleurs, engagés à son service, ont parcouru, ces années dernières, tous les sites les plus agrestes desEtals-Unis, etque, aucœurdesMontagnes Rocheuses, comme sur les falaises de la Nouvelle-Angleterre, on peut maintenant voir affirmée, en lettres colossales, l'incontestable supériorité des produits pharmaceu- tiques de la maison Shenck.
De loin en loin, nous coupons des vallées d'un aspect plus riant. Quelques laillis, où dominent les chênes et les saules, couvrent généralement les bords marécageux des cours d'eau. Partout où la (erre est excellente, elle est cultivée; mais nulle part nous ne voyons trace de cette lutte contre la nature, de cet âpre labeur, grâce auquel nos paysans ont si souvent transformé l'aspect primitif des lieux : cependant voilà deux cents ans que ce pays-ci est peuplé. Mais les Américains sont un peu comme les enfants qui mangent d'abord les raisins de leur baba. Ils aiment mieux s'en aller, à des centaines de lieues de chez eux, chercher des terres vierges que de s'occuper de celles qui auraient besoin d'être un peu amendées. Il est curieux de voir comme, sous ce rapport encore, ils diffèrent de nous. Dans nos colonies, en Algérie et ailleurs, on a toutes
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les peines du monde à créer de nouveaux cenlres : les arrivants cherchent toujours à rester près des anciens. Aux Étals-Unis, cette tendance à l'expansion n'est pas nouvelle. Au moment de la guerre de l'Indépendance, la population, relativement bien peu nombreuse, cou- vrait déjà une superficie énorme. Une colonie française commence toujours par une ville d'où sortent des isolés qui peuplent les campagnes environnantes : chez les Anglo-Saxons, les villes ne se fondent, généralement, que pour subvenir aux besoins commerciaux des cam- pagnes déjà peuplées.
De ces habitudes, il résulte que la population se répartit d'une manière assez bizarre. Des millions d'hommes ont été peupler les pays situés à l'ouest du Mississipi ou même du Missouri, en faisant une guerre d'extermination aux malheureux Indiens, tandis que, tout près de New-York, la population est, sur bien des points, assez peu dense. Dans le nord de cette ville, il existe toute une région montagneuse, appelée les Adi- rondacks, qui est, parait-il, presque complètement déserte, et qui était à peine connue il y a peu d'années. Les côtes elles-mêmes ne sont pas très-peuplées. Il n'y a pas bien longtemps, certains villages du littoral nord* étaient si isolés, qu'ils étaient devenus des nids de naufrageurs aussi habiles dans leur art que les fameux gars de Pen-march, dans le Finistère, qui attiraient les navires sur les rochers, en attachant un fanal aux cornes d'une vache qu'on faisait ensuite promener le long de la grève, par les nuits sombres. C'était l'industrie du pays : tout le monde s'en mêlait. Mon ami, le général du paquebot, racontait que, dans
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le Massachusetts, je crois, un ministre prêchait un jour, pendant l'office du dimanche. Le vent avait soufflé en tempête toute la nuit, et l'on entendait la mer briser tout près de l'église. Tout à coup, au moment le plus pathétique du sermon, la porte s'ouvre, un pêcheur tout ruisselant d'eau se précipite dans l'intérieur du temple, en criant :
« Alerte, les enfants! il y a un navire à la côte. Qui est-ce qui vient le piller ? »
Tout le monde se lève.
k Attendez, mes très-chers frères » , s'écrie le révé- rend, avec tant d'autorité et d'une voix si éclatante, que ch;.cun s'arrête instinctivement.
Il dégringole de la chaire en ramassant sa robe, vient se mettre au premier rang, et puis, partant à toute vitesse dans la direction de l'épave :
« Now, my beloved brethren! Let us star t f air! » (Partons maintenant, mes très-chers frères! Au moins personne n'a d'avance !)
Les fermes que nous voyons, de distance en distance, sont presque toujours bâties sur de petils coteaux, au centre de l'exploitation. Ce sont de petites maisons, en bois, à un étage, peintes en blanc. Autrefois on racontait, dans la marine, que les charpentiers hollandais avaient toujours sur leurs chantiers quelques centaines de brasses de galiotes toutes faites; quand un armateur désirait renouveler son matériel flottant, il allait expli- quer son cas à son compère le constructeur, qui, d'un trait de scie, lui coupait la longueur voulue; on obte- nait ainsi une sorte de cylindre auquel on ajustait, tant bien que mal, un avant et un arrière; on lançait le
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résultat sur le canal le plus voisin, et la Hollande comptait une galiote de plus. Je crois, en mon âme et conscience, que les Américains ont adopté un système analogue pour la construction de leurs bâtiments ruraux , tant ils se ressemblent comme largeur et hauteur : la longueur seule diffère. Du reste, cela a un avantage : quand on s'ennuie quelque part, on coule des glissières sous sa maison et on remmène un peu plus loin; j'ai vu, l'autre jour, faire cette opération dans un faubourg de New-York.
Pendant notre séjour dans cette ville, j'ai été passer deux matinées dans un village agricole de la banlieue, où j'avais affaire. J'ai visité trois ou quatre de ces fermes; rien ne répond moins à l'idée que nous nous faisons de la vie rurale que ce que j'y ai vu. La station est une petite baraque en planches. L'unique rue, que bordent deux ou trois douzaines de maisons en bois, cabarets, épiceries, dry good stores, est une espèce de cloaque où pousse une belle végétation et où s'ébattent huit ou dix gros cochons noirs. Ils semblent vivre sur un pied de très-grande intimité avec une multitude de petits garçons qui pataugent, nu-pieds, dans la boue, vêtus uniformément d'un pantalon, débris de la défroque paternelle, soutenu par une seule bre- telle, d'une chemise de flanelle en loques et d'un cha- peau défoncé. Sur l'un des côtés de la chaussée, il y a une ligne de tramways, allant je ne sais où. Trois routes aboutissent à la gare; je les essaye toutes, l'une après l'autre; nous sommes au mois de juin, et les deux premières sont de véritables fondrières, sillonnées d'ornières profondes de trente ou quarante centimètres,
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où personne ne s'est jamais avisé de jeler une pelletée de pierres cassées. La troisième parait un peu moins mauvaise, mais, au bout de cinquante pas, je suis arrêté par un gros ruisseau vaseux sur lequel on a jeté une planche pour les piétons; quant aux voitures, elles passent à gué, dans deux ou trois pieds d'eau et de boue. J'en vois une qui exécute cette opération; c'est un buggy bien attelé d'assez beaux chevaux ; il contient deux jeunes gens très-élégants, le frère et la sœur, probablement, qui vont prendre le Irain. In domestique nègre les accompagne, assis sur le siège de derrière. Voilà l'état des chemins, et nous sommes à douze ou quinze kilomètres d'une ville d'un million cinq cent mille âmes. Quels cris pousseraient les habitants du Vésinet, s'ils avaient une route pareille pour aller à la gare !
On est en train de faire les foins dans les prés. Pas trace de cette joyeuse animation qui , dans ce moment-là, rend nos campagnes si vivantes. Tas une femme ne travaille. Des bonshommes, en chemise de couleur, avec des cols en papier blanc, des pantalons et des gilets noirs, circulent gravement sur des faucheuses et des faneuses mécaniques, dont on entend seulement le cliquetis sonore. L'un d'eux a un chapeau haut de forme; un autre se rhabille pour rentrer chez lui; je me frotte les yeux pour m'assurer que je ne me trompe pas : il a un vieil habit noir! On dirait une bande de notaires et d'avoués en rupture d'études, mais pas en goguettes, car ils ont tous l'air de porter le diable en terre.
On me fait pénétrer dans plusieurs maisons où nous
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avons à prendre quelques renseignements. Nulle part je ne trouve de ces grandes cuisines, aux poutres brunies par la fumée, sans lesquelles il n'existe pas de fermes chez nous. On entre dans une espèce de salon ; pas de cheminée ; des poêles formés d'une sorte de gros cylindre horizontal, ayant une apparence scientifique dont je n'augure rien de bon. Cela contient une foule de petits récipients où l'on peut faire cuire le pain, couler la lessive, préparer au besoin les réac- tions chimiques les plus compliquées, mais d'où, ne sortiront jamais, je le gagerais, un bon pot-au-feu, ni un poulet rôti bien doré. Dans un coin, il y a tou- jours un harmonium ou un piano; dans un autre, une bibliothèque; et puis, dans ce cadre, s'agitent de grandes femmes maigres, habillées de robes longues à prétentions; les jeunes, quelquefois jolies, mais les vieilles, toujours jaunes, sèches et refrognées, accueil- lantes comme une porte de prison. Si jamais je trouvais les choses montées sur ce pied-là, chez un de mes fer- miers, je serais tellement sûr de ne pas recevoir un sou à la Saint-Martin prochaine, que je lui chercherais immédiatement un remplaçant.
Les hébergages, étables et écuries, sont aussi en bois. D'ailleurs, tout cela est réduit à sa plus simple expression. Les fourrages sont en meules à peine recouvertes. Le foin est bien médiocre; les tas de fumier paraissent à peu près abandonnés. Cependant, ici, on fume un peu la terre. Mais au Canada, il y a peu d'an- nées encore, on ne le faisait jamais. Un de mes amis, le marquis de IL.., y a d'immenses propriétés près de Montréal; les fermiers se louaient beaucoup de la
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proximité de la rivière, « parce que, disaient-ils, au printemps, nous portons tout notre fumier sur la glace, et, quand la débâcle arrive, nous en sommes débar- rassés » .
En somme, ces gens-ci sont bien heureux de ne pas avoir de fermages à payer. C'est à tort qu'on les appelle des fermiers, car ils sont tous propriétaires. S'il en était autrement, je ne sais pas trop comment ils se tireraient d'affaire. D'abord, ils me semblent se confiner tout strictement dans une spécialité. Les uns sont seulement nourrisseurs, d'autres produisent des fruits {fruit f ami) , les autres des poulets [chichenfarm) ou des dindons {turkey farm), dont ils ne récoltent même pas la nourriture. Ils ont sans doute d'excel- lentes raisons pour agir ainsi et y trouvent un avantage quelconque; cependant un pareil système devrait être détestable. Dans une exploitation agricole bien menée, chaque branche de production vient en aide aux autres : les débris de la laiterie nourrissent les cochons; la volaille picore, entre les jambes des chevaux et des bœufs, bien des graines qui seraient perdues; quelques œufs sont bien utiles pour parer la viande des veaux, au moment de les livrer au boucher; déplus, les soins que nécessite cette diversité de produits fournissent du travail pour toutes les saisons et à chaque membre de la famille. On en arrive à ne plus avoir de morte-saison. Qu'est-ce que peut faire de son temps un fermier améri- cain, quand il a porté ses fruits au marché ou qu'il a livré ses dindons au marchand de volaille? Au fond, je crois qu'ici la femme et les enfants ne travaillent pasdutout,maisquelemarine travaille guère non plus»
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Tous ces gens-là font-ils de bonnes affaires? S'ils étaient dans la même situation que nos fermiers, je répondrais hardiment que cela est impossible. Mais il faut songer aux avantages qu'ils ont! Tas de fermages à payer, ou, ce qui revient au même, de la terre excellente à un prix d'acquisition dérisoire; on me parle de sept ou huit cents francs l'hectare : pas d'im- pôt, pas de service militaire; transports par voie ferrée, très-abondants et très-économiques; matériel agricole à vil prix. Quant à leur genre de vie, il est entièrement différent de celui des nôtres. Les deux budgets, du cabaret pour l'homme, et de la toilette pour les femmes, doivent être très-supérieurs à ce qu'ils sont chez nous : mais ils peuvent se rattraper largement sur celui de la nourriture. D'un bout de l'année à l'autre, ils ne boivent que du thé ou de l'eau et ne mangent que du mauvais pain, des pommes de terre bouillies et du lard. Ceux qui sont gourmands ajoutent à ce menu invariable des haricots! Bacon and beans! Jamais nos paysans ne voudraient se mettre à ce régime1...
Au moment où je recopie ces lignes, j'arrive de chez un de nos fermiers où j'ai été voir cinq ou six étalons percherons qu'il vient de vendre aux Améri- cains. On m'a fait sortir un de ces magnifiques animaux, aux formes colossales. Il s'est mis à bondir dans la cour, entre les pommiers, sa longue queue traînant par terre, enlevant comme des plumes les deux hommes pendus
1 Tous ces fermiers souffrent maintenant autant que les nôtres ■de la concurrence que leur font les produits de l'Ouest. C'est en équivoquaut sur cette situation, qu'on vient nous dire que l'agri- culture américaine est aussi malade là-bas qu'ici.
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à son licol qui essayaient de le maintenir et qui, après une courte lutte, sont parvenus aie calmer. J'admirais leur adresse.
« Vous avez là deux gars qui ne sont pas maladroits! ai-je dit au fermier qui, la chambrière à la main, sa casquette de soie à trois ponts bombée sur sa tête, les regardait faire en adressant au cheval des mots d'amitié, ponctués de quelques petits coups de fouet.
— Mais oui! répondit celui-ci, avec son accent traînard, bien sûr! ils ne sont point maladroëts! Pour des gars qui savent bien présenter un cheval, c'est des gars qui savent bien présenter un cheval. Voilà seule- ment huit jours qu'ils me sont rentrés; ils étaient en Amérique, ajouta-t-il.
— Eh bien, sont-ils contents de leur voyage?
— Ah! ne m'en parlez point, monsieur le baron. Voilà trois chevaux qui sont vendus six mille francs pièce. Je dois les livrer dans quinze jours, au Havre, à M. Smith, Smish ; je ne sais pas, moi : ces gens-là vous ont des noms à coucher dehors. Il me demande de lui donner quelqu'un pour les conduire jusqu'en Amérique. Croyez vous qu'il n'y a pas moyen de décider ces fainéants-là à y retourner? Si c'était un effet de votre bonté de leur en toucher un mot? Je voudrais bien le contenter pourtant, M. Smith. C'est un bon acheteur; voilà plus de six ans qu'il vient chez nous. »
A ce moment, l'un des hommes, un grand garçon blond, frisé, amenait près de nous son cheval tout à fait calmé, frottant, d'un air de bonne humeur, sa grosse tête grise contre l'épaule de son conducteur, en hennissant doucement.
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a Vous ne voulez donc pas retourner là-bas, mon garçon? lui dis-je. Est-ce que vous avez eu à vous plaindre?
— Ali ! ben sûr non, monsieur le baron; je ne me plaignons point. On m'avait promis si\ cents francs pour six mois. On me les adonnés, avec dix pistoles par-dessus le marché. Mais on m'en promettrait bien douze cents que je n'y retournerions point.
— Mais pourquoi?
— Ah! c'est pas que ça soit une mauvaise maîtrise : mais, monsieur le baron sait bien ! rien à manger, tou- jours du mauvais pain et du lard. Et puis, quand on a trotté des chevaux toute une journée, pas seulement un verre de cidre à boëre; rien que du thé. Je ne pouvions point me plaindre, puisque les maîtres mangeaient comme nous; mais c'est des sauvages, ces gens-là. »
Il parlait, mot pour mot, comme le garçon de Del- monico. Quel étrange peuple nous sommes, et comme il nous est impossible de nous plier aux habitudes des autres! Après tout, il faut croire que les nôtres sont les meilleures, puisque les étrangers les prennent si facilement et qu'ils ne peuvent pas plus les quitter, quand ils les ont une fois adoptées, que nous ne pou- vons nous faire aux leurs.
A onze heures, nous arrivons à Philadelphie. La ligne traverse ensuite un pays légèrement accidenté, qui nous semble bien supérieur, comme développe- ment agricole, à ce que nous avons vu jusqu'à présent. Nous apercevons de tous côtés de nombreux bâtiments de ferme : quelques-uns bâtis en pierre ou en brique. Les herbages et les prés ont aussi l'air plus soigné.
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Par moments, on se croirait dans une campagne fran- çaise ou anglaise, tant les habitations sont rapprochées. Mais l'absence de tout jardin bien cultivé auprès des maisons et de toute route entretenue est toujours remarquable. Les clôtures sont aussi bien extraordi- naires; elles se composent invariablement de douze ou quinze gros baliveaux maintenus l'un sur l'autre par quatre piquets et séparés, à chaque extrémité, par d'autres en nombre égal, qui font avec les premiers un angle de vingt-cinq ou trente degrés. Au lieu d'être clos simplement par une haie ou par des lisses, le champ se trouve entouré, de la sorte, d'un véritable mur en zigzag, dont la construction coûte probablement très-peu de chose comme main-d'œuvre, mais absorbe une quantité de bois formidable, et doit faire saccager toutes les forêts du voisinage. Du reste, le gaspillage de bois qui se fait dans ce pays est incroyable. Nous traversons plusieurs massifs boisés sans voir les traces d'un aménagement quelconque. Nulle part il ne reste un bel arbre debout.
Nous sommes, paraît-il, dans la partie la plus peu- plée et la mieux cultivée de la Pennsylvanie et même des Etats-Unis. Beaucoup des villages et villes que nous traversons existaient, et même étaient déjà floris- sants au dix-huitième siècle. C'est dans cette région que se sont livrés les principaux combats delà guerre de l'Indépendance, entre insurgent s et royalistes. A deux heures nous arrivons à Harrisburg, une jolie ville de trente mille habitants, autrefois la capitale de l'Etat. In- dépendamment de ses richesses agricoles, ce pays-ci est un grand centre métallurgique. A chaque instant, nous
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voyons des hauts fourneaux d'une importance consi- dérable, autour desquels de véritables petites villes se sont formées. Nous traversons la Susquehannah sur un beau pont en fer, qui a près d'un kilomètre de longueur; bientôt nous nous engageons dans une ra- vissante vallée, celle de la Juniata, qui va nous con- duire jusqu'au pied des Mleghanies. Le caractère montagneux du paysage va constamment en s'accen- tuant. La population diminue beaucoup. Xous cô- toyons, pendant deux ou trois heures, les bords de la Juniata, que surplombent des collines élevées, cou- verts d'épais taillis de chêne à travers lesquels d'in- nombrables cours d'eau viennent, en cascades, re- joindre la rivière. Ce pays-ci est réellement ravissant, d'une grâce fraîche et sauvage dont nous jouissons dé- licieusement.
Malgré l'extrême vitesse du train, on n'est vraiment pas trop secoué. La voie est excellente; mais ce que nous ne nous lassons pas d'admirer, c'est le comfort et même le luxe de nos wagons. A l'intérieur, toutes les boiseries sont ornées de mnrqueteries italiennes, en érable sur citronnier, d'un goût parfait. Des tapis épais couvrent les parquets ; les tentures des canapés et les rideaux sont confectionnés avec une sorte d'é- toffe de fantaisie, très-moelleuse, du plus heureux effet ; toutes les serrures sont nickelées et reluisent comme de l'argent. Ces wagons Pullman appartiennent tous, paraît-il, à leur inventeur, qui paye seulement un droit de circulation aux Compagnies. Ils sont con- struits dans d'immenses ateliers situés près de Chicago, par quantités énormes, ce qui permet d'employer,
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pour chaque détail, un outillage complet, grâce auquel la construction atteint un degré de perfection in- croyable.
Tout cela est entretenu avec une propreté méticu- leuse. Le fumoir est meublé de grands divans et de fauteuils en rotin, mobiles. Un gardien spécial tient à la disposition des voyageurs des livres qu'on peut acheter ou louer. Il y a aussi un bureau avec tout ce qu'il faut pour écrire, à l'usage de ceux qui veulent employer leur temps à faire leur correspondance. En somme, il est impossible de rêver une manière de voyager plus agréable.
Vers midi , on vient annoncer le déjeuner. Nous pénétrons dans le wagon-restaurant, qui est muni, à l'une de ses extrémités, d'une cuisine complète, dans laquelle opèrent trois cuisiniers en vestes blanches, et d'un office, d'où un maître d'hôtel surveille les per- formances de deux garçons mulâtres. De chaque côté il y a six petites tables, avec du linge bien blanc et un gros bouquet de fleurs dans un vase, sur chacune. Le menu, sans être aussi sardanapalesque que celui du Fifth Avenue Hôtel, est étonnamment varié et abon- dant, et on nous sert un repas excellent.
Mesdemoiselles Minnie et Annie n'ont pas cessé, depuis ce malin, de manger des bananes et des pêches qu'elles achetaient à un gamin qui circule dans le train. Cela ne les empêche pas de venir s'asseoir à la table voisine de la nôtre, et nous en profitons pour prendre en note leur menu et faire connaître aux jeunes Fran- çaises qui seraient tentées d'envier la liberté dont jouissent les miss américaines, la déplorable façon dont
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ces dernières s'en servent, au grand dommage de leurs estomacs.
Elles ont commencé, pour s'ouvrir l'appétit, par grignoter deux ou trois épis de maïs bouilli, bien chauds ; puis on leur a servi, cassés dans un verre, deux œufs. Elles les ont libéralement saupoudrés de sel, de poivre et de cayenne, ont battu du bout de leur couteau et ont bu le tout avec une visible satisfaction. Ensuite elles se sont fait apporter un concombre et deux grosses tomates crus, les ont découpés en tranches minces qu'elles ont mangées en salade, sans huile, mais avec force condiments délayés dans deux grandes cuillerées de vinaigre. Suffisamment rassasiées, elles ont terminé ce repas extravagant par une compote d'a- bricots ! 0 Minnie dear, et vous, suave Annie, avez- vous au moins inscrit sur vos tablettes l'adresse de M. Shenck? Quelle consommation vous ferez, d'ici à peu, de ses pilules antidyspeptiques!
Comme boisson, ces demoiselles n'ont consommé que du lait frappé. Un ou deux autres de nos compa- gnons de voyage en font autant. Mais l'immense majo- rité se contente d'un verre d'eau glacée. Cependant un monsieur commande, avec une certaine ostentation, une bouteille de vin de Bordeaux. Il est vrai qu'il le boit frappé, sans avoir l'air de se douter de l'hérésie qu'il commet. Mais c'est comme cela qu'un jeune homme se ruine de réputation : en Amérique, le fait de boire un verre de vin en public est jugé aussi sévèrement par l'opinion publique que peut l'être, à Paris, une pro- menade à l'allée des Acacias, dans la voiture d'une horizontale. Le ministre anglais que nous avions sur
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le paquebot m'a confié qu'il avail l'habitude de boire toujours un ou deux verres de sherry à sou déjeuner, niais que ses collègues de l'Eglise épiscopalienne l'a- vaient conjuré de s'en priver pendant tout le temps de son séjour en Amérique, s'il ne voulait pas causer un affreux scandale.
Quant à nous, foulant aux pieds toutes les conve- nances, nous nous livrons depuis quelques jours à une étude approfondie des vins californiens. Nous en bu- vons une bouteille d'un cru différent à chacun de nos repas. C'est avec un vif regret que je suis obligé de reconnaître qu'ils sont généralement fort bons, quoi- qu'on les boive toujours trop jeunes. De ce côté-là, aussi, je crains bien que l'avenir ne nous réserve des surprises bien désagréables.
La culture de la vigne est très-récente en Amérique, mais elle s'y développe tous les jours. En Californie, 300,000 acres, quelque chose comme 120,000 hec- tares, sont déjà en plein rapport. On calcule que chaque année il s'en ajoute, en moyenne, 12,000 nou- veaux hectares, et cela pourra continuer longtemps, car ce seul État contient autant de terrains que la France entière, propres à cette culture. Il a déjà pro- duit, l'année dernière, 3,000,000 d'hectolitres de vin. De plus, des expériences tentées dans la Virginie, les Carolines, le Kentucky, le Tennessee, le Nouveau- Mexique, l'Arizona, l'Arkansas, et même sur certains points de l'Ohio et de l'Etat de New-York, ont prouvé que dans toutes ces régions la vigne prospérait. Elle y donne même déjà des rendements très-satisfaisants.
Il est intéressant, mais peu rassurant, d'observer le
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rapport delà production indigène à l'exportation. Dans les sept années qui se sont écoulées de 1870 à 1876, la production indigène a passé de 3,000,000 de gal- lons à 15,000,000 (1 gallon = 4 litres), le total ayant été de 60,000,000. Dans la même période, l'importa- tion a décru de 11,000,000 à 5,000,000 de «allons, et le total a été de 52,000,000.
Dans la période septennaire suivante, 1877 à 1883, l'importation n'est plus que de 40,000,000, tandis que la production monte à 134.
La plus grande partie des vins importés rentre dans la catégorie des vins de Champagne. Cependant nos vins rouges sont consommés aussi en quantités notables. Ils entrent maintenant, assez fréquemment, dans la composition des fameux drinks qu'inventent tous les jours les bar-keepers américains : je serais bien agréa- blement étonné si, d'ici à peu d'années, ce marché-là ne nous était pas presque complètement fermé. Il est bien peu probable qu'on puisse jamais lutter avec nos grands crus de vins rouges. Le caractère américain se refuse aux soins minutieux qu'exigent toutes les pro- ductions de grand luxe ; mais les champagnes inférieurs sont imités, et les saint-julien aussi ; les énormes droits d'entrée aidant, les catawbas et autres crus locaux font aux nôtres une concurrence qui se fait déjà sentir, et qui pourra bien devenir désastreuse.
Un peu avant six heures, nous arrivons à Altoona, où le train s'arrête quelques instants dans une grande gare construite et pavée en bois comme toutes les autres, du reste : celle-ci est bordée de maisons et d'hôtels comme une place ordinaire. Le paysage a pris,
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depuis quelque temps, une apparence de plus en plus grandiose. Il y a trente ans, en 1858, quand le Penn- sylvania Railroad établit ici de grands ateliers de ré- paration, pour la ligne qu'il venait d'ouvrir, le pays n'était qu'une vaste forêt absolument déserte. Mainte- nant, Altoona est une jolie ville de 20,G00 habitants, dont les rues sont sillonnées de tramways. Une énorme locomotive vient s'accrocher à celle qui nous a amenés, car nous allons commencer l'escalade des rampes à l'aide desquelles on traverse les Alleghanies et l'on passe du bassin de l'Atlantique à celui de la mer du Mexique. Les chauffeurs bourrent leurs fourneaux d'anthracite, le seul combustible usité; les énormes cheminées, en forme de cônes renversés, laissent échapper des (lots de fumée ; les deux mécaniciens, appuyés sur leur mise en train, se consultent de l'œil, et puis, d'un lourde main sec, ils précipitent la vapeur dans les tiroirs : les conductors crient, à tue-tête, le traditionnel AU a board ; et pendant que les voya- geurs s'entassent, en grappes pressées, sur les petits escaliers qui conduisent aux plates-formes des uagons, le train se met lentement en marche, au son de l'éternelle cloche qui rappelle aux citoyens de la bonne ville d'Altoona qu'ils feront bien de se garer. Bientôt, sortant du réseau des larges rues coupées à angle droit, nous rentrons dans la forêt et abordons le versant de la montagne. Je ne sais pas quelle est au juste la cote de la rampe le long de laquelle nos deux locomotives nous entraînent, mais cela doit être quelque chose de formidable. Je ne connais, en France, que la ligne du Pecq à Saint-Germain qui puisse lui être comparée.
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Quant au paysage, il est admirable. L'immense forêt de résineux que nous traversons a, malheureusement, été dévastée. Les géants qui, pendant des siècles, avaient abrité les bivouacs des Indiens servent proba- blement maintenant de traverses à la voie. En tout cas, on ne voit plus que leurs souches noircies par le temps. Pas un seul arbre de belle dimension n'est resté de- bout. Mais, de loin, on ne s'aperçoit pas trop de ces vides, et les massifs, éclairés obliquement par le soleil qui baisse, prennent des tons ardoisés qui feraient le bonheur d'un paysagiste. Le tracé de la ligne a été dessiné avec une maestria admirable que favorise, du reste, le système de roues conjuguées par quatre, dont sont munis tous les wagons, et qui permet des courbes d'un rayon étonnamment court. Pas un ouvrage d'art important : sauf, tout en haut, un tunnel de 2 ou 300 mètres. Partout ailleurs on côtoie des croupes de montagne dans lesquelles on a taillé des lacets avec une hardiesse qui fait bien de l'honneur aux ingé- nieurs chargés des études. Une de ces courbes, connue sous le nom du Horse Shoe Bend, a été jugée digne d'être représentée sur tous les prospectus et indicateurs de la Compagnie. Elle est tellement accentuée, qu'un train, qui descend, commence par passer à 200 mètres environ de nous, de l'autre côté d'un précipice, avant de nous croiser, un kilomètre plus bas.
A peu de distance du tunnel qui nous a fait franchir le faîte de la monlagne, nous arrivons à Cresson, une station thermale très-fréquentée, où l'on a construit, tout près de la gare, un immense caravansérail dans un site ravissant. Puis la descente commence. Nous
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longeons, presque tout le temps, un torrent nommé le Conemaugh Creek, qui roule vers la plaine, de cascade en cascade, toutes les eaux, teintées de rouge par le sol ferrugineux, que lui apporte chaque petite vallée de la montagne. Ce pays-ci doit êlre le paradis des pêcheurs de truites. Il paraît, du reste, que les bai- gneurs de Cresson n'ont, en fait de sport, que l'em- barras du choix, et qu'ils trouvent à tirer, dans les en- virons, d'innombrables cerfs et même quelques ours. Dans tous les cas, ils peuvent se vanter de passer leur saison d'eaux dans un des plus beaux pays que j'aie jamais vus.
A neuf heures, nous atteignons Pittsburgh, sur la Mononghahela : une ville de 200,000 habitants, en comptant ceux qui habitent un faubourg peu éloigné nommé Alleghany-City. C'est l'un des centres métal- lurgiques les plus importants de toute l'Amérique. La nuit, très-noire, est illuminée par les feux d'innom- brables hauts fourneaux qui flamboient à l'horizon. Nous ne nous y arrêtons qu'un instant, et puis nous repartons, au milieu des roulements d'un formidable orage.
Vers dix heures, nous quittons le fumoir, pour re- tourner dans notre wagon, qui est maintenant trans- formé en dortoir. Le couloir central, brillamment éclairé, est bordé dans toute sa longueur d'une série de grands rideaux, fendus en leur milieu, qui tom- bent du plafond, abritant chacun, sous son ombre dis- crète, deux couchettes superposées garnies de draps bien blancs et d'oreillers marqués au chiffre de la Compagnie. Un système de boutons et de boutonnières,
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dont sont munis les rideaux, achève la transformation en alcôve de chaque section. Le seul point que je trouve défectueux, dans ces arrangements, c'est que, rien n'étant disposé pour faciliter l'ascension du lit supérieur, celte opération exige des aptitudes gymnas- tiques de premier ordre et doit offrir, surtout poul- ies femmes, de très-sérieuses difficultés, car il faut attraper la barre qui supporte les rideaux , s'en servir comme d'un trapèze et se hisser à la force du poignet. Au moment où je pénètre dans ma section, mesde- moiselles Annie et Minnie sortent du boudoir réservé aux dames où elles sont allées, sans doute, revêtir leur toilette de nuit que recouvre discrètement un immense waterproof. Elles se glissent, l'une après l'autre, sous leur rideau ; au bout d'un instant, une main apparaît qui dépose, successivement, dans le couloir, deux petites paires de bottines, puis nous entendons le bruit d'une courte discussion, des rires étouffés; les rideaux s'agitent, furieusement secoués par une masse, de forme arrondie, que, par des efforts aussi vains que verticaux , on cherche à entraîner vers l'étage supé- rieur; les éclats de rire du rez-de-chaussée redoublent : enfin, pour employer le terme usité dans les cours de gymnastique, un dernier rétablissement parait avoir été mieux combiné que les autres, en ce sens que les ri- deaux reprennent soudain leur verticalité. .Malheureu- sement, un petit pied rose, emmanché d'un bas de jambe blanc et nacré, a traversé leur fente, à la hau- teur de la couchette supérieure : et, retenu dans Ten- tre-deux des boutons, il fait des efforts désespérés pour rentrer au bercail. Par bonheur, les boutonnières
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bienveillantes résistent juste assez pour nous laisser admirer ce charmant spectacle : enfin, elles cèdent, et tout rentre dans Tordre.
Après avoir consigné, à la hâte, sur mon livre de notes, un croquis de cette petite scène, heureux d'a- voir pu, dans la même journée, étudier la nature américaine sous des aspects aussi variés, je mets à mon tour ma tête sur l'oreiller et ne tarde pas à être plongé dans le plus profond des sommeils. Malheureusement, au bout d'une heure, à peine, j'en suis arraché brus- quement par trois personnages à casquettes galonnées qui viennent me demander un ticket. Il paraît que nous changeons encore de Compagnie ; mais, comme on m'apprend en même temps que j'aurais pu m'épar- gner cette formalité désagréable, moyennant un léger pourboire, en donnant lesdils tickets, d'avance, au conducteur, jen'ai vraiment pas le droit de me plaindre.
Le rideau retombe, et je cherche à reprendre mon somme : mais je n'y parviens pas tout de suite. C'est que mon attention est attirée par une étrange mélodie qui se brode sur le grondement sourd du wagon. Elle est formée de tous les ronflements qui s'échappent des douze alcôves. Par moments, tous ces nez en délire, se réunissant, avec un ensemble merveilleux, en un rinforzando formidable, arrivent à des sonorités qui font trembler les vitres. Quels organes surmenés que ces nez américains! Pendant tout le jour, ils parlent ; pendant toute la nuit, ils ronflent! jamais ils ne jouissent d'un moment de repos.
Cependant, d'autres fois, pour une cause inconnue, il se fait un grand silence. Mais bientôt un exécutant
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donne le signal de la reprise ; et, tout de suite, les autres se joignent à lui. Nos petites voisines font leur partie dans ce concert. Je distingue très-bien, par moments, les notes encore un peu hésitantes et timides qui me viennent de leur côté. Leurs papas se sont peut-être imposé de grands sacrifices pour leur édu- cation, et voilà comme elles ont profité des leçons de leurs bons maîtres! Car, à New- York, il existe pour les jeunes personnes des « maîtresses de sommeil gra- cieux » , teacher in the art qf graceful sleeping , et cet art est, paraît-il, le complément indispensable de toute éducation un peu soignée. Je n'ai malheureuse- ment pas pu assister aux cours, dont sont, d'ailleurs, probablement exclus les gentlemen ; mais la Police Gazette, par laquelle j'ai appris leur existence, publie des renseignements pleins d'intérêt sur la manière dont ils se font. D'après ses dires, et aussi d'après les croquis explicatifs qu'elle reproduit, une monitrice, qu'on choisit naturellement aussi avenante que pos- sible, est revêtue d'un costume approprié ; puis elle s'étend sur un lit somptueux, installé dans l'amphi- théâtre, et y prend, successivement, les attitudes gra- cieuses et serpentines que recommandent les auteurs. Le professeur se borne à donner quelques explications que les élèves prennent en note. Dans les pensionnats, on passe de la théorie à la pratique. La matrone, char- gée de cet enseignement, parcourt les dortoirs pendant la nuit, s'arrêtant à chaque lit : et quand une élève ronfle, dort la bouche ouverte, ou a simplement la fâcheuse habitude de se coucher en chien de fusil, elle est immédiatement réveillée, reçoit une verte semonce,
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ou, suivant le cas, esl seulement invitée à rectifier sa position \
A d'autres moments, mais ceci n'est qu'un vieil usage importé des écoles anglaises, les jeunes filles sont invitées à répéter, très-vite et pendant plusieurs minutés, des phrases composées de mots dans lesquels la lettre p revient le plus souvent possible, comme par exemple : Poor papa paid Peter's potatoes ! cet exercice ayant, paraît-il , pour effet certain de rape- tisser la bouche, d'épaissir les lèvres et de leur donner une apparence de boulonderose, toutàfaitengageante.
Malgré mon peu d'autorité, je me permets humble- ment de signaler à M. Jules Ferry ces détails, qui ont peut-être échappé aux investigations des inspecteurs d'académie envoyés par lui dernièrement aux Etats- Unis, pour y étudier les méthodes d'enseignement. Il appartient, ce me semble, au grand ministre qui a déjà comblé tant de fâcheuses lacunes dans notre édu- cation nationale, de fonder une chaire de « Sommeil gracieux » dans chacun des lycées de filles dont il dote si libéralement, à nos dépens, la plupart de nos grandes villes. Cette création serait tout à fait de na-
1 Est-il besoin d'ajoiiler que je laisse à la Police Gazette la responsabilité de toute cette histoire, dans laquelle il n'y a peut- être pas un mot de vrai ? Il serait d'ailleurs fort injuste de se faire une opinion sur la société américaine d'après les dires d'une feuille de ce genre. Cependant les Américains et les Anglais ne se font pas faute de juger nos femmes d'après ce que leur en apprennent nos romans et nos pièces de théâtre, dont les auteurs semblent^ il est vrai, s'être donné le mot pour persuader au monde entier que l'adultère est la base de notre société et le complément forcé de tous les mariages français.
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ture à rehausser le prestige de ces utiles institution qui, jusqu'à présent, ne semblent pas avoir réussi inspirer aux populations toute la confiance dont ell sont si bien dignes. Ce serait d'ailleurs, et cette coi sidération a bien son importance, au point de vi gouvernemental, le dernier coup porté à Téducatu congréganiste ; car j'ai peur que les Dames du Sacr Cœur et des Oiseaux, auxquelles on imposerait ce pr gramme, ne révèlent une grande incompétence poi ce genre de professorat. La malheureuse Sœur q dirige la classe de mon village a déjà beaucoup < peine à enseigner la gymnastique aux douze gamin qui lui sont confiées. Encore n'arrive-t-elle pas à s tisfaire, sous ce rapport, M. l'inspecteur, homm fort sévère, qui, cependant, serait, je crois, bie embarrassé s'il lui fallait faire la moindre culbute Que sera-ce, mon Dieu, si l'on exige que la pauvr fille surveille le sommeil de ses élèves au point de vu de la grâce !
Il est grand jour quand nous sommes réveillés pa le tapage que fait le mulâtre galonné, en démonta*1 les cloisons qui séparent les alcôves. Tous nos comp gnons de voyage sont déjà debout, assiégeant les cal nets de toilette où nous allons les rejoindre. Un co d'œil jeté sur le paysage nous prouve que nous n'a rions pas perdu grand'chose à continuer notre somm Hier, nous étions en Suisse : mais aujourd'hui que 1 montagnes sont bien loin derrière nous, on se croir, plutôt en Hollande. Pour employer l'expression loca] nous sommes en pleine prairie, mais dans une praii ■déjà bien entamée par la civilisation et qui n'a plus i
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tout l'aspect de celles qu'a décrites Fenimore Cooper. Derrière chaque ondulation du terrain s'abrite une petite maison de bois, peinte en blanc. Les stations sont de gros villages. Nous traversons même plusieurs villes importantes. On sent un ferment de vie bouil- lonner partout.
Que de changements se sont produits ici depuis cinquante ans! Nous sommes encore dans l'Indiana-, mais nous allons entrer dans l'Illinois, qui contient maintenant presque autant d'habitants que la Belgique : 3,078,636, au dernier recensement. Précisément, ces jours derniers, un vieux vétérinaire belge me racontait ses débuts dans ce pays, en 1836, je crois. Il voyageait dans un chariot, avec toute une caravane. Chaque jour, on tuait le gibier nécessaire à la nourriture du lende- main. Ln soir, il s'était éloigné du campement, en suivant un ruisseau. Arrivé à un endroit où une dijjue de castors avait formé un petit étang, il descendit se cacher dans les roseaux qui le bordaient, espérant tirer des canards à l'affût. Il y était depuis quelques minutes, quand un bruit sourd lui fit retourner la tète. A quelques pas de lui, sur le haut de la berge, défilait une bande de cent ou cent cinquante Indiens, achevai, le buste nu, recouvert de la peinture de guerre. Heu- reusement, ils passèrent sans le voir. Plusieurs por- taient, à leur lance ou à la bride de leurs chevaux, des scalps encore tout sanglants. A l'endroit où il était caché, il a fait, vingt ans plus tard, construire un petit kiosque, au fond de son jardin, où il vient prendre le frais et boire de la bière qui sort d'une grande bras- serie établie, par un ami, de l'autre côté du ruisseau.
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Il y a là, maintenant, une ville qui s'appelle Monmouth, où passent deux ou trois chemins de fer et qui contient 15 ou 20,000 habitants.
Par moments, cependant, nous traversons des zones de terrains marécageux envahis par une végétation rabougrie : des résineux, dont je ne puis reconnaître l'espèce, trempent leurs racines dans de véritables lagunes, remplies d'une eau noire et croupissante, marbrée, çà et là, de larges plaques irisées, sur les- quelles s'ébattent des bandes de canards et de sarcelles que le passage du train ne paraît pas préoccuper outre mesure. Ce pays-ci doit être un nid à fièvres pendant l'été, à rhumatismes pendant l'hiver. Mais ces considé- rations n'arrêtent pas les émigrants, qui calculent seulement le nombre de récoltes successives qu'on pourra tirer de ce bel humus noir, accumulé, depuis tant de milliers d'années, à l'ombre des taillis. Sur bien des points, on a construit des habitations qui sont déjà entourées de quelques champs. La première année, on écorceune couronne autour de chaque arbre qui meurt au printemps. Le premier gros orage qui passe le jette par terre. On le brûle pour s'en débar- rasser. Les vaches mangent avidement l'herbe qui pousse entre les souches : au bout d'un an ou deux, celles-ci seront assez pourries pour se laisser déchausser par les énormes charrues attelées de huit ou dix paires de bœufs : et, à l'automne suivant, le fermier pourra envoyer à Chicago un train chargé de son blé.
Enfin, à dix heures trente, nous entrons dans une immense gare : le train vient s'arrêter le long de quais pavés en bois, qui doivent fournir de bien terribles
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éléments de combustion aux incendies si fréquents dans ce pays : nous sommes à Chicago.
Il me semble me souvenir que, dans la première partie de ce très-véridique récit, j'ai été un peu dur pour les rues de New-York. C'est que je n'avais pas encore vu celles de Chicago. Toutes sont cependant pavées en bois : mais, pour employer une expression chère aux ingénieurs des chemins de fer, l'infrastruc- ture, au lieu d'être, comme à Paris, une surface soi- gneusement bétonnée, est ici simplement un plancher composé de bordages de sapin, posés à plat sur le sol. C'est là-dessus que reposent les pavés. Dès que les bordages sont pourris, ce qui ne tarde guère dans un pays aussi humide, les pavés s'enfoncent, et il se forme des ornières de vingt-cinq ou trente centimètres, rem- plies d'une eau noire et croupissante qui exhale les odeurs les plus abominables. On ne peut se figurer ce que c'est, à moins de l'avoir vu. Et nous sommes au mois de juin!
Par exemple, les moyens de transport sont plus per- fectionnés qu'à New- York. Dans la cour de la gare, nous trouvons des omnibus pour nous conduire à l'hôtel. Ils sont attelés de beaux chevaux gris pommelé qui font honneur à leurs pères percherons. L'Illinois est depuis dix ans le grand centre d'importation de ces admirables animaux, et dès le premier coup d'œil que nous jetons aux attelages des camions et des innombrables charrettes que nous croisons dans les rues, nous pouvons constater l'heureuse influence du vieux sang normand sur la production chevaline de ce pays. Il paraît qu'à la troisième génération, il n'en
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reste plus rien : mais les résultats obtenus, au cours des deux premières, sont si remarquables, que les Yankees semblent prendre très-facilement leur parti de l'obligation où ils se trouvent d'importer toujours de nouveaux reproducteurs.
Dans ces rues, le mouvement est prodigieux. La circulation est certainement beaucoup plus active qu'à New- York. Nous passons dans un tunnel qu'on a creusé sous un large cours d'eau. Plus loin, nous traversons une autre rivière sur un pont tournant, du haut duquel nous voyons une multitude de grandes goélettes amarrées contre les quais des deux rives; des grues, agitant leurs grands bras au milieu des mâtures enche- vêtrées; des petits remorqueurs, entraînant vers le lac des navires dont l'équipage, groupé à l'avant, déborde, avec de longues gaffes, aux endroits difficiles; toute la joyeuse confusion d'un port de mer : enfin, notre omnibus s'arrête devant un immense édifice, occupant, à lui seul, tout un hlock; par la porte enlr'ouverle, nous distinguons un hall immense, encombré d'une foule de gens qui se bousculent. On se croirait à une bourse. Nous sommes simplement arrivés au Grand Pacific Hôtel.
CHAPITRE V
Chicago. — L'Union Stock-Yard. — Le massacre des cochons. — Jacques, Anastasie et Sophie. — Freyschiitz, le chasseur tyro- lien. — Une stampède. — Histoire d'un Frenchman from the old country. — Les noirs. — Les Ku-Klux-CIans. — Travail et protection. — L'émigration italienne. — Les Chinois en Califor- nie. — Les opinions de Pipi-Afa. — Un incendie à Hong-kong.
Mardi. — Quand nous avons eu inscrit nos noms sur le registre de l'hôtel, le clerk nous a fait conduire à un appartement situé au deuxième étage, qui se compose de deux chambres, d'un salon et d'une salle de bain. Tout cela est éclairé par vingt-deux becs de gaz : nous les avons comptés. Les lits sont excellents et d'une propreté admirable. La salle de bain, où l'eau chaude et froide arrive jour et nuit, est garnie de piles de serviettes et de savons de toutes les formes et de toutes les couleurs ; il y a des tapis partout, et une pancarte clouée à la porte nous apprend que tout cela, y compris quatre repas par jour, nous coûtera 20 francs par tète. Je ne puis m'empêcher de consigner ces chiffres, parce qu'ils me semblent absolument inexplicables, étant donné surtout la valeur de l'argent dans ce pays. Depuis que je suis en Amérique, je ne cesse de m'extasier sur la cherté des fiacres et sur le bon marché des hôtels. Dans tous les pays du monde où j'ai voyagé, et la liste com-
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mence à être longue, en payant mes notes d'hôtel, j'ai toujours eu la conscience que j'étais volé. Ici, quand j'examine ma note, je me sens pris de scrupules, et j'ai envie de demander au clerk s'il est bien sûr de ne pas s'être trompé à son désavantage. Aux Etats-Unis, les administrations publiques absorbent tant de filous, qu'il n'en reste plus beaucoup dans les affaires. C'est probablement à ce système permanent d'épuration qu'est due l'honorabilité très-réelle de la plupart des grandes maisons de commerce de ce pays. Pendant la Commune de Paris, tous les repris de justice avaient été nommés colonels : on ne volait plus du tout dans les poches ni aux étalages. Il y a du reste bien long- temps que M. Victor Hugo a péremptoirement dé- montré, dans son livre des Misérables, que si la société s'arrangeait pour donner seulement 50,000 livres de rente aux malfaiteurs, ils ne voleraient plus les flam- beaux d'argent des évêques. Mais cette misérable so- ciété est ainsi faite qu'elle ne veut jamais s'arrêter aux solutions simples et pratiques.
Tout en déjeunant, nous avons tenu conseil pour décider de nos faits et gestes. Avant de partir pour le Far-West, nous avons quarante-huit heures à passer à Chicago : comment des touristes consciencieux doivent- ils employer ce temps ? Le Guide-book, que nous avons admis en tiers dans nos délibérations, et auquel nous en référons, nous donne tous les renseignements désirables. Au fond, j'aimerais assez une promenade sur le port, suivie d'une pèche à la ligne dans le lac. Il parait que le Alichigan recèle dans ses ondes des truites grosses comme des cachalots et des perches
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merveilleuses. Mais ma proposition est accueillie d'une façon si méprisante par II,.., que je n'ose pas insister. On vient à Chicago, affirme-t-il, non pour pêcher à la ligne, mais pour voir tuer des cochons. Il est donc décidé que nous irons voir tuer des cochons. Du reste, je suis moi-même assez curieux d'aller voir cela. Un capitaine marseillais m'a, dans le temps, décrit les procédés employés. Il affirmait que les cochons étaient amenés, par leurs propriétaires, à l'orifice d'un méca- nisme très-compliqué, mû par la vapeur. On mettait la machine en train, et, au bout de deux minutes, le co- chon reparaissait à l'autre extrémité, transformé en saucisses. Si celles-ci n'élaient pas suffisamment assai- sonnées ou que, pour toute autre cause, l'opération n'eût pas donné des résultats satisfaisants, il suffisait, disait-il, de faire aller la machine en arrière, pour voir reparaître le cochon tout en vie et prêt à subir un nou- vel essai. J'ai toujours soupçonné les récits du capi- taine d'être empreints d'une certaine exagération ; aussi je ne suis pas fâché de voir les choses par moi-même.
Comme nous avons négligé de nous munir de lettres de recommandation pour AI. Armour, l'Attila des co- chons, nous allons exposer notre cas au banquier au- près duquel nous sommes crédités, et c'est munis d'un mot d'introduction de sa main que nous nous faisons conduire à V Union Stock-Yard.
Le commerce de la ville de Chicago, qui, aux États- Unis, n'est surpassé que par celui de New-York, a deux spécialités principales. D'abord la Cité des Prairies est devenue le plus grand marché de grains du monde entier : car c'est dans ses élévateurs que viennent
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affluer toutes ces expéditions ^e blé qui inondent le marché européen : c'est aussi le pays de l'univers où il se tue le plus de cochons : on y abat également pas mal de bœufs, pour en faire des conserves. Mais le massacre des bœufs n'est rien en comparaison de celui des cochons. Un spéculateur du pays achète cent mille barils de lard, fin courant, ou en revend cinquante mille à terme. Les résultats sont, du reste, identique- ment les mêmes que lorsque l'on opère sur des titres de Suez ou de Panama. Nous arrivons au beau milieu d'un krach, qui produit une grande émotion. Les vendeurs sont en train d'étrangler les acheteurs. On nous parle d'un monsieur, entre autres, qui fait une faillite de 6 millions de dollars. Seulement, à cause de la nature toute spéciale des opérations engagées, les liquidations prennent quelquefois une tournure ori- ginale. On nous cite un acheteur de mauvaise humeur qui, au lieu de se liquider, en payant tranquillement ses différences, s'est avisé de vouloir « lever » ses barils de lard. Les vendeurs, très-surpris, se sont rappelés qu'ils en avaient quelques milliers oubliés depuis bien longtemps sous un hangar. Ils les ont offerts. Mais alors l'acheteurastucieux enafait ouvrir un certain nombre, et, constatant qu'ils contenaient une foule de choses autres que du lard, a prétendu faire annuler le marché. Le procès va se plaider.
A côté de ces spéculations, il y a le marché régulier. L'établissement où l'on nous conduit, le plus impor- tant de tous, celui de MM. Armour et Cie, est un im- mense bâtiment à cinq ou six étages. A l'une des extré- mités sont des parcs, où des trains de chemin de fer
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viennent constamment décharger leur cargaison vivante et grognante. Les nouveaux arrivés poussant les anciens, ces malheureux animaux, affolés, se pré- cipitent à l'escalade d'un plan incliné, en forme de triangle dont le sommet atteint le niveau de l'étage supérieur.
Nous y montons, de l'autre côté, par un escalier dont les marches sont toutes glissantes de sang. On nous fait pénétrer dans une grande pièce qui a l'apparence d'un véritable pandémonium. Je commence à croire que mon Marseillais a moins exagéré que je ne me le figurais. Des hommes à moitié nus, ruisselants de sang, cou- rent de tous les côtés au milieu de machines d'appa- rence sinistre ; des débris sans nom couvrent le plan- cher ; des chaînes, armées de crocs aigus, retombent vers le sol, après s'être enroulées à des poulies pen- dues au plafond : à nos pieds, se trouve une sorte de puits carré, de 3 ou 4 mètres de côté, sur 2 de profon- deur. Une porte à coulisse se relève : c'est alors que nous voyons la masse grouillante des porcs, dont une simple cloison nous sépare. La seule pression de tous ces corps en fait rouler douze ou quinze dans le puits. La porte retombe alors. Un homme saute au milieu d'eux, saisit le jarret du premier qui lui tombe sous la main et y enfonce l'un des crocs que nous avons vus. Le cochon, hissé aussitôt par la chaîne qui s'enroule sur un treuil à vapeur, descend lentement, la tête en bas, le long d'un plan incliné, en poussant des hurle- ments effroyables. Un homme l'attend au passage, qui d'un coup de couteau lui fend la gorge. Celui que nous voyons opéré de la sorte est le trois cent cinquante
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millième tué dans ce seul établissement depuis le 1er janvier (je dis 350,000!). Un décliquetage le fait tomber, tout vivant encore, dans une cuve d'eau bouil- lante, d'où une grille en fer que fait mouvoir un excentrique le rejette, d'un coup sec, dans un défilé bordé de huit roues à brosses, faisant quatre ou cinq cents tours à la minute, qui enlèvent toutes les soies : et puis ces gros corps tout ronds tombent d'étage en étage, subissant à chaque instant une nouvelle trans- formation. Il en passe sept à la minute ! \ous les sui- vons jusqu'à la chambre, pavée de gros blocs de glace, où ils se refroidissent. Puis on nous fait arpenter l'ate- lier, où quatre cents charcutiers, tout en surveillant les guillotines à vapeur qui hachent la chair à pâté, confectionnent des kilomètres de saucisses et des lieues d'andouilleltes '. Nous voyons, à travers une buée in- fecte, les cuves, où des tonnes de saindoux mijotent sur de grands feux clairs ; les salles, où s'enfument vingt mille jambons. Un peu plus loin, nous enfilons une avenue bordée de quelques milliers de têtes pen- dues à des crocs, qui nous regardent par leurs yeux entr'ouverls sous leurs paupières plissées.
Pour le coup, je proteste énergiquement. Toutes ces têtes ont des physionomies si inquiétantes, qu'elles finiraient sûrement par donner le cauchemar. Chez certains, les muscles, tirés par en haut, donnent à la face, encadrée de ses deux oreilles ramenées en avant, un air de gouaillerie féroce et sinistre ; d'autres expri- ment très-clairement une abjecte terreur; quelques-uns
1 La maison Armour occupe trois mille cinq cents ouvriers. En 1882, on y a tué douze cent mille cochons.
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témoignent d'une surprise douloureuse. Tout cela me choque d'au tant plus que j'ai toujours pensé quele cochon ne rencontrait pas, dans ce monde, les sympathies aux- quelles il aurait droit. Seuls, quelques grands esprits, s'affranchissant des préjugés vulgaires, ont su décou- vrir tous les trésors d'intelligence et toutes les qualités du cœur qui feraient de ces philosophes, auxquels nous devons la Iruffe ! des compagnons charmants. Seule- ment, rehutés par les mauvais traitements de la race humaine, ils sont obligés de cacher soigneusement tout cela sous une apparence un peu lourde : j'en con- viens. Mais voyez saint Antoine ! quand il s'est décidé à se retirer du monde, pour aller vivre dans un désert, a-t-il emmené avec lui un chien ? Jamais de la vie! Il savait bien qu'un chien le dérangerait continuellement dans ses méditations, s'accommoderait mal de sa nour- riture habituelle et lui causerait mille ennuis, jusqu'au jour où. il se ferait bêlement piquer par un serpent ou gober par un caïman. Admirons la sagesse de ce grand saint qui a évité tous ces inconvénients en prenant pour compagnon de sa solitude un de ces petits cochons noirs, au museau recouvert de peau de chagrin, à la queue joyeusement tire-bouchonnée ; Diogènes à quatre pattes qu'on voit rôder dans toutes les villes de la basse Egypte. Il se nourrissait, tout seul, des dattes qui tombaient des palmiers, croquait avec délices les vi- pères, cobras et aspics qui abondent dans les rochers de la Thébaïde, et, pendant les récréations, il faisait, sans aucun doute, la joie des pieux solitaires, par ses petits grognements si expressifs et ses courses folles à travers le sable : sans compter que, lorsqu'il était gras,
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il fournissait leur garde-manger de saucisses, qui devaient être bien précieuses, après les longs jeûnes en usage parmi les cénobites.
J'ajoute, et c'est un nouveau titre à ma sympathie, que, de tous les animaux, le cochon est le seul qui soit réellement marin. J'ai été embarqué, dans le temps, sur une frégate, la Cassiopée, où nous avons eu, pendant trois ans, à bord, un mouton du cap de Bonne- Espérance, nommé Jacques ; une chèvre indienne, qui s'appelait Anastasie, et une truie de Mozambique, qui répondait au doux nom de Sophie. Jacques était un abominable ivrogne qui, tous les matins, intriguait pour se faire donner cinq ou six boujarons d'eau-de- vie, et finit par mourir du delirium tremens : juste punition de ses débordements ! Anastasie avait un peu le même défaut : de plus, elle avait la manie de man- ger du tabac, ce qui donnait à son lait une odeur atroce de vieux cigare : enfin, un jour, à Bombay, elle a failli soulever une complication internationale. Un colonel écossais en grande tenue, roide comme s'il avait avalé un manche de gafle, était venu à bord pour faire sa visite officielle à l'amiral. Au moment où, debout à la coupée, il saluait le capitaine de pavillon, avant de s'en aller, Anastasie, prenant son élan, lui lança par derrière, dans son kilt, un tel coup, que le malheureux faillit tomber dans sa baleinière, la tête la première. II fallut lui faire de très-plates excuses, ce qui coûta à notre orgueil national. Tandis que Sophie, toujours correcte dans sa tenue, sachant reconnaître toutes les sonneries ou sifflets annonçant les repas, pour aller dans la bat- terie faire le tour des tables, était devenue, en peu de
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temps, la favorite des matelots, qui la comblaient de biscuits et de fayols, et lui avaient même appris à jouer très-bien aux dominos. Aussi fut-elle ramenée à Brest et eut l'honneur de figurer au bal qui nous fut donné par l'équipage, à la salle de Venise. Puis elle fut offerte au gardien du phare du Portzic, lequel, moyennant une petite somme, s'était engagé à lui ménager une vieillesse heureuse. J'espère pour lui qu'il aura tenu parole.
C'était par ces raisonnements et par d'autres aussi concluants que je cherchais à décider mon compagnon de voyage à quitter bien vile cette horrible caverne. Malheureusement M... a été inexorable. 11 appartient à cette catégorie de touristes consciencieux qui veu- lent voir les choses à fond. Nous n'avions pas vu tuer les bœufs : il nous a fallu aller voir tuer les bœufs.
Je dois le dire, la première impression a été beau- coup moins répugnante que je ne le craignais. Les choses se passent avec un certain pittoresque. Sur une petite construction en planches, de forme bizarre, nous voyons un gros monsieur, en bras de chemise, qui se promène gravement, coiffé d'un chapeau tyrolien, orné d'une plume. Il chante d'une voix attendrie un lied allemand , où il est question de nuages blancs qui courent dans un ciel bleu, de ruisseaux serpentant dans les prés verts et des saucisses que mangent deux amants en se tenant la main! Enfin, toute la poésie de la naïve Allemagne ! Seulement ce qui nous semble extraordinaire, c'est que ce gros monsieur tient à la main une carabine, le canon dirigé vers le sol, et en lire un coup à chaque pas qu'il fait, comme pour
il.
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ponctuer les vers de sa canlilène amoureuse. Arrivé à l'extrémité de sa course, il dépose sa carabine, s'essuie le front, avale un grand verre de bière, et puis, nous apercevant, il nous invite d'un geste gracieux à venir le rejoindre, ce que nous faisons, en montant à une petite échelle. Quand nous sommes auprès delui, nous comprenons ce qui se passe.
Devant nous s'étend une rangée de vingt-cinq loges en charpente, semblables à des stalles d'écurie très- étroites. A notre gauche, elles s'appuient au grand bâtiment dont nous venons d'explorer les étages su- périeurs. Chacune en est séparée par une porte à cou- lisse. De l'autre côté, une porte agencée de la même façon les fait communiquer avec un grand parc conte- nant quatre ou cinq cents bœufs, qu'une dizaine d'hommes à cheval, armés de gros fouets, maintiennent réunis en masse serrée.
Au moment où nous arrivons, les loges sont vides et les portes de gauche fermées : un mécanisme quel- conque ouvre tout d'un coup celles de droite. Vingt- cinq bœufs placés au premier rang, cédant à la pression qui les pousse en avant, se précipitent dans l'espace libre qu'ils voient devant eux. Aussitôt qu'ils sont en- trés, les portes retombent. Chaque animal se trouve alors isolé entre quatre murs de planches, élevés de 7 ou 8 pieds. C'est alors que le chasseur tyrolien re- commence sa promenade. Il marche sur une sorte de passerelle qui domine toutes les loges. Chaque bœuf, en entendant sa voix, relève la tête : le bonhomme lui emoie alors, au beau milieu du front, une balle de sa carabine à répétition. Puis il passe à un autre. L'animal,
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sitôt frappé, tombe foudroyé, et à travers la porte de gauche qui s'ouvre, il roule dans le sous-sol, où nous voyons s'agiter les bouchers qui préparent la viande. En moins de cinq minutes le Tyrolien a fini sa tour- née et revient nous rejoindre. Il tue, pendant cinq ou six mois de l'année, de trois à six cents bœufs par jour ! Je lui ai demandé si c'était toujours avec la même carabine et sur le même air ; il m'a répondu qu'il changeait assez souvent de carabine, mais chantait tou- jours la même chanson. Il y tient, parce qu'elle lui rappelle une blonde enfant pour laquelle il a eu, dans le temps, un sentiment tendre.
Quand, non contents d'avoir appris l'art de tuer des bœufs à coups de fusil, nous en avons vu dépouiller et découper deux ou trois douzaines, nous quittons, à ma grande satisfaction, l'établissement de M. Armour. Nous donnons, cependant, un coup d'œil aux parcs. Ils sont aménagés pour recevoir, à la fois, cent cinquante mille cochons; quelques milliers s'ébattent joyeusement de- vant nous dans de grands enclos, sans paraître se douter du sort qui les attend. Ils sont presque tous noirs; suffisamment gras, sans être énormes : d'une bonne espèce qui rappelle notre race tonkinoise.
C'est encore la Prairie qui fournit cette immense quantité d'animaux. Presque tous arrivent du Kansas, de l'Illinois, de l'Ohio, du Missouri, de l'Indiana et du Kcntucky. La production dépend de la récolte du maïs qui sert à les nourrir. Sur bien des points aussi, on leur fait manger des débris de boucheries.
Disant adieu à ces intéressants cochons, nous allons visiter les parcs de bêles à cornes : ils peuvent en recevoir
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vingt-cinq mille. Les provenances sont indiquées par les différences de race. Le Sud envoie encore des trou- peaux d'animaux bien faits, aux cornes énormes, mais cependant peu susceptibles d'engraissement. C'est la race presque sauvage du Texas. Elle tend à disparaître par suite de l'introduction de reproducteurs Durham de premier ordre que les ranchmen font venir d'Angle- terre. Leur influence se fait dès à présent sentir de la manière la plus évidente. Les ranchs de l'Ouest n'en- voient déjà plus que des animaux qui montrent tous les traits caractéristiques auxquels la célèbre race an- glaise doit sa réputation. Ces bœufs ont trois ou quatre ans. Ils ont été élevés absolument à l'état sauvage. Assurément ils ne sont pas aussi chargés de graisse que la moyenne des bœufs que l'on envoie, à la Villette, des bons pays d'élevage ; mais, malgré le long voyage qu'ils viennent de faire pour arriver ici, ils sont dans un très-bel état, et leur viande est superbe. Ils pèsent, sur pied, de 12 à 1 ,600 livres.
Le lecteur me rendra cette justice, que je n'abuse pas des statistiques. Cependant l'Union Stock-Fard de Chicago nous a déjà fait tant de mal ; il y a, dans le centre de la France, tant de petits ménages qui se sont vu enlever le plus clair de leurs ressources, en étant obligés de renoncer à l'élevage de leurs « vêtus de soie » ; l'industrie de nos herbagers me semble elle-même si menacée, que je crois uiile de consigner ici quelques chiffres qui donneront une idée de ce qui se passe là-bas.
En 1874, il est arrivé, sur le marché de Chicago, 4,258,379 cochons; en 1879, 4,911,913; en 1880,
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7,059,355. En 1882, il y a eu une petite diminution, due à la mauvaise récolte de 1881. Cependant voici les chiffres officiels :
Cochons 5,816,937
Bœufs 1,582,237
Moutons 626,948
On voit que, sauf un léger arrêt, dû à une cause connue, la progression est constante. La consommation, locale et celle du Far-West absorbent à peu près la moitié du lard produit. Car c'est un fait bien caracté- ristique des mœurs domestiques américaines : un fer- mier du Kansas envoie ses cochons à Chicago, et se nourrit exclusivement du lard et de la charcuterie qu'il fait venir de la môme ville, sa femme étant incapable de lui préparer une autre nourriture.
L'autre moitié est envoyée dans l'Est et forme, en- grande partie, le stock disponible que les Américains cherchent à faire pénétrer en Europe, malgré toutes les mesures plus ou moins ingénieuses prises par les gouvernements pour en gêner l'importation.
C'est au cours de cette promenade que nous faisons connaissance avec les fameux cow-boys dont il est tant question dans les romans américains. Il y en a toujours quelques centaines qui ont quitté les prairies de l'Ouest pour accompagner leurs bêtes jusqu'ici. Ils galopent de tous les côtés, montés sur des poneys maigres qu'ils semblent écraser : d'autant plus que leurs selles sont énormes. Elles ont un pommeau pointu, auquel pend le lasso ou lariat en cuir tressé. Les étriers sont en bois. Ils sont tous sales à faire peur et ont l'air de parfaits bandits.
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Les journaux de ce matin racontent une assez curieuse histoire. Hier, une centaine de bœufs ont été pris d'une de ces folies passagères qui sont bien connues dans nos grandes foires de l'Ouest. Ici , on appelle cela une stam- pède. Toujours est-il qu'ils ont démoli la barrière de leur parc, ont enfilé au grand galop l'avenue qui con- duit en ville, renversant les piétons et même les voitures qu'ils rencontraient : une douzaine de cow-boys sont partis à leurs trousses... tuant à coups de winchester ceux qui paraissaient les plus affolés. Quelques-uns sont arrivés cependant jusque sur les quais et se sont jetés à l'eau, d'où ils ont élé repêchés immédiatement par les soins des capitaines de goélette, ravis de l'occasion qui se présentait de donner de la viande fraîche à leurs équipages. L'affaire va occasionner plusieurs procès. Les propriétaires du troupeau et, peut-être, l'adminis- tration des Stock-Fards seront rendus responsables des accidents causés par les bœufs et aussi par les balles des cow-boys, qui n'ont pas toutes été à leur adresse.
Il n'est personne ayant un peu voyagé qui n'ait été frappé de l'extrême petitesse du globe terrestre. En quelque endroit qu'on se trouve, on rencontre toujours, sinon des gens de connaissance, du moins des gens dont on connaît tous les tenants et aboutissants. Une fois, ayant amariné un pirate chinois que nous venions de canonncr pendant deux heures, je trouvai à bord un homme qui était né à trois lieues de Grancey, mon pays natal. J'ai encore vérifié aujourd'hui la vérité de ce principe. En sortant du Stock-Yard, nous étions allés visiter des chevaux. Et, par parenthèse, je ne suis pas enthousiaste de ce que j'ai vu. En fait de chevaux
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américains, nous ne connaissons, en France, que des trotteurs et des animaux tout à fait hors ligne qu'on a jugés dignes de faire le voyage. Mais, d'après ce que j'ai vu dans les rues de New-York et ce que je vois ici, les chevaux de commerce ordinaire sont certainement fort inférieurs aux nôtres. Ils ont surtout le rein trop long et les memhres postérieurs bien insuffisants. Il est vrai qu'ils ne coûtent pas cher. La plus belle paire de chevaux qu'on m'ait montrée valait cinq mille francs, et le marchand faisait entendre que ce n'était pas son dernier prix. On leur laisse toujours aussi de grandes queues traînant par terre, auxquelles on a l'air de tenir beaucoup, mais qui, chez nous, dépareraient des carrossiers. Pendant que je causais avec le marchand, il me dit tout à coup, en me montrant un jeune homme qui examinait un cheval :
« Alais voilà aussi un Français du vieux pays! A French man front the old couniry! » (Cela veut dire un Français qui n'est pas Canadien.) a
Et il me présente un beau garçon de vingt-cinq ans environ, à la barbe fauve, que je prenais pour un cow-boy pur sang, car il en avait l'uniforme : immense chapeau de feutre blanc relevé par devant, à la poli- chinelle, chemise de flanelle grise et, en guise de chaussures, de grandes bottes portant sur le devant une plaque de maroquin rouge, en forme de cœur, timbrée du nom du fabricant, en grosses lettres dorées.
Dès que ce « França, de France », comme disent les Canadiens, m'eut dit son nom, je sus tout de suite à qui j'avais affaire, car j'avais connu très-intimement un de ses oncles, et j'avais aussi entendu parler de ses
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aventures. L'histoire en est trop curieuse et, j'ajouterai, trop symptomalique pour que je ne la consigne pas ici. M. Maubert (ne cherchez pas, je préfère le dési- gner par un faux nom) est le fils d'un grand manu- facturier. Il y a deux ans, il revenait d'Angleterre, où il avait été terminer son éducation chez les Jésuites, et où, notamment, il avait étudié à fond l'art de la boxe, pour lequel il a, du reste, des aptitudes toutes spéciales, étant bàli comme l'Hercule Farnèse. Peu de temps après son retour en France, un jour de Fête-Dieu, il suivait paisiblement la procession dans son village, quand trois Alphonses de la ville voisine trouvèrent joli d'insulter le Saint Sacrement d'abord, et puis, accessoirement, les personnes qui lui faisaient cortège, parmi lesquelles se trouvaient sa mère et ses sœurs. Maubert, bien heureux de trouver celte occasion de se faire honneur de ses petits talents devant ses conci- toyens, demanda des explications à ces trois sympa- thiques personnages, et leur Opposa des arguments si convaincants, qu'en moins de cinq minutes, ils étaient tous les trois sur le flanc. En tout autre pays ou en tout autre temps, une pareille opération lui aurait valu les félicitations des autorités et l'estime de ses conci- toyens. Les autorités firent verbaliser la gendarmerie, et quelques uns de ses concitoyens estimèrent qu'il eut mieux fait de se contenter d'écraser de son dédain les trois Alphonses ! ! ! On entend souvent des raisonnements de cette force-là. Toujours est-il qu'au bout de quelques semaines, il comparaissait devant un tribunal fonciè- rement républicain et surtout foncièrement effrayé de l'épuration projetée. Il y avait incapacité de travail.
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Haubert fut admonesté d'abord, condamné ensuite à trois semaines de prison. II a sagement mis la frontière entre lui et ces charmants robins, qui, dans peu de temps, seront peut-être bienheureux de l'avoir sous la main pour les défendre contre leurs aimables protégés : ses parents lui ont donné cent cinquante mille francs, et il est venu fonder un ranch dans la Nebrasca. Au moins, là, on n'est pas gêné par les gendarmes pour se défendre quand on est attaqué. Ses affaires marchent à merveille. Il vient d'amener ici son premier convoi de bœufs.
Je fais monter notre nouvelle connaissance en voi- ture avec nous, et nous l'emmenons dîner au Grand Pacific. C'est un vrai monde que ce Grand Pacific. Il est monté sur un pied encore plus colossal que le Fifth Avenue, de New-York. Il paraît qu'il peut rece- voir deux mille cinq cents voyageurs, et il est presque plein. Les corridors sont de véritables dédales, dans lesquels je me perds régulièrement toutes les fois que je sors de ma chambre. Le service est fait exclusivement par des nègres, ce qui me donne encore l'occasion de constater combien les premières impressions s'effacent difficilement. J'ai passé toute ma première jeunesse sur la côte d'Afrique, en plein pays de production du « bois d'ébène » , pour employer l'expression des négriers auxquels nous donnions la chasse. Depuis ce temps-là, je ne peux plus voir un noir qui ne soit pas tout nu, sans éprouver le sentiment pénible qu'inspire toujours la vue d'un malheureux caniche affublé d'un costume de marquis; et quand j'aperçois une négresse vêtue d'autre chose que d'un anneau dans le nez, je
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me sens pris, instinctivement, de ce mouvement de compassion qu'on a pour les guenons qui, dans les cirques, figurent sur la corde roide, en costume de danseuse.
Le question des noirs est encore une des questions ouvertes aux Etats-Unis. Cependant elle crée ici bien moins de difficultés qu'on n'eût pu le supposer. Après la guerre, on a commencé par essayer de les renvoyer en Afrique, où quelques âmes charitables avaient, déjà depuis quelques années, fondé, à l'intention des esclaves libérés, un petit Eden, qui s'appelle Libéria, où se trouve un ensemble merveilleux de tout ce qui fait le bonheur des nègres : des cannes à sucre sauvages dont on lire du rhum, des patates, qu'on mange, des coco- tiers, ornés de quelques singes pour donner le bon exemple et engager à faire de la gymnastique; enfin, de grands marais et une température moyenne de trente-cinq degrés à l'ombre, pour donner la fièvre aux blancs qui s'aviseraient de souiller de leur pré- sence ces lieux enchanteurs. Je n'y ai jamais été, mais ceux de mes camarades que leur mauvaise étoile a conduits dans ces parages en font des récits fantastiques. Les noirs de Saint-Domingue, délivrés de la domination française, se sont immédiatement donné un empereur, un code civil et une noblesse impériale, dont ils faisaient tous partie, et qui avait à sa tête les ducs de Trou- bon-bon et de la Marmelade et les marquis de la Crète à Pierrot. A Libéria, les esclaves libérés, venant des États-Unis, sont tous juges ou colonels comme leurs anciens maîtres, sauf quelques douzaines qui s'intitulent présidents. Seulement, corrompus par la civilisation,
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ils ne se contentent plus des joies pures et simples qui suffisaient à leurs ancêtres, et ne comprennent plus que deux bonheurs sur la terre : piller les caisses publiques et réduire en esclavage les populations indi- gènes du voisinage, afin de les vendre pour avoir du vvisky. Seulement, ces nobles aspirations trouvent malaisément à se satisfaire. D'une part, il est bien difficile de voler la caisse, parce qu'elle est toujours vide; de l'autre, les nègres des environs ont pris un goût très-vif pour leurs bons cousins de Libéria, et ce sont eux qui maintenant viennent faire des invasions sur le territoire de la république, pour en manger les habitants.
Tous ces déboires ont dégoûté les philanthropes, qui semblent avoir renoncé à l'idée de renvoyer leurs frères noirs en Afrique. Du reste, pendant les premières années qui suivirent la fin de la guerre, les nègres, soutenus dans les Etats du Sud par les politiciens du Nord et ayant la majorité, puisqu'on leur avait donné le droit de vote, s'étaient arrangé une existence idéale. Ils se nommaient à toutes les fonctions, et vivaient, eux et leurs amis, en rançonnant les blancs qu'ils sou- mettaient à la plus atroce des tyrannies, et qui n'avaient même pas la consolation de recevoir des lettres d'en- couragement de M. Victor Hugo : car chacun sait que cet illustre ami de l'humanité a tellement versé de larmes sur les malheurs de John Brown et de tous les Dombrowski et Crapulinski de la Commune, qu'il ne lui en est jamais resté pour ceux que ces braves gens avaient assassinés, à Harper's-ferry ou à la Roquette. Dans la Virginie et la Floride, il y eut, notamment,
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des histoires de viols dont le récit fait dresser les cheveux sur la tête.
Heureusement les hommes qui, pendant quatre ans, venaient de tenir tête, un contre dix, aux armées du Nord, n'étaient pas gens à supporter longtemps pareil état de choses. La justice, tout entière entre les mains de leurs ennemis, ne faisait rien pour eux : ils surent se défendre eux-mêmes. Il se forma, dans tout le pays, une série d'associations secrètes, connues sous le nom bizarre de Ku-Klux-Clan, qui réussirent, en très-peu de temps, à remettre les choses sur un autre pied. Quand un noir était signalé par les journaux comme ayant commis quelque nouveau méfait, il ne lardait guère à être surpris dans son lit par une douzaine d'hommes masqués, armés jusqu'aux dents, qui le menaient jusqu'à l'arbre le plus voisin et l'y pendaient haut et court. Les autres se le tinrent pour dit, et tout rentra, à peu près, dans l'ordre. Quant au gouverne- ment, il intervint seulement par la nomination d'une commission d'enquête parlementaire, qui publia une centaine de volumes de dépositions : après quoi l'on ne s'occupa plus de la question.
On entend cependant encore assez souvent parler de viols, dont les femmes blanches sont les victimes. Chaque fois qu'un fait de ce genre se produit, la popu- lation pend immédiatement les coupables sans forme de procès. Depuis quinze jours à peine que nous sommes en Amérique, j'ai déjà lu dans les journaux deux de ces histoires. Il s'est même produit, à l'occa- sion de l'une d'elles, un fait caractéristique. D'ordinaire le verdict du coroner explique par un suicide la mort
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du lynché, ce qui met fin à toutes les poursuites qui pour- raient se produire, au civil comme au criminel. L'autre jour, les jurés de je ne sais quelle bourgade des environs de Charleston se sont sentis si sûrs de leur affaire, qu'ils ont dédaigné d'avoir recours à cette fiction judiciaire. Ils ont dit : « Nous avons examiné le corps d'un tel qui, ayant commis le crime de viol, a été immédiatement et très-justement pendu par les citoyens », et l'affaire en est restée là. Il est difficile de poser plus nettement le principe que chacun a le droit de se rendre justice. Dans le Sud, il paraît qu'une très-notable portion des anciens esclaves s'est mise résolument au travail des plantations, comme petits fermiers; jouant de la manière la plus impitoyable, vis-à-vis de leurs enfants, et quelquefois d'autres noirs salariés par eux, le rôle des anciens commandeurs du vieux temps. Il est cer- tain que, même avant l'abolition de l'esclavage, on n'a jamais produit autant de coton que maintenant. Mais beaucoup d'autres se refusent à tout travail et vivent uniquement de maraudage et aussi de la vente de leur vote en temps d'élection : c'est une industrie qui ne chôme guère. De temps en temps, il se passe des faits bizarres qui montrent quelles étranges cervelles habitent ces grosses tètes crépues. En avril 1879, par exemple, une centaine de nègres, hommes, femmes et enfants, débarquaient, un beau malin, d'un bateau du Missouri, à Wyandotte, dans le Kansas. Ils paraissaient très-misérables. Quand on leur demandait ce qu'ils ve- naient faire, ils répondaient qu'ils n'en savaient rien eux-mêmes, ayant obéi à une inspiration d'en haut ; mais que le bon Dieu y pourvoirait, De good Lord
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could be trusted! Pendant quatre mois, il en arriva constamment dans les mêmes conditions. A la fin de l'automne, ils étaient plus de quinze mille. Ils ne tra- vaillaient pas, mais étaient très-tranquilles et accep- taient avec reconnaissance les dons que leur faisaient différentes sociétés charitables. Jamais on n'a pu savoir au juste ce qui les avait pu faire partir des Etats au Sud, d'une si étrange façon. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que cet exode continua pendant deux ans : puis il cessa tout à coup. On a calculé que plus de cinquante mille étaient arrivés de la sorte. Ils ont fini par être absorbés par les Etats du voisinage.
Partout ailleurs qu'en Amérique, la suppression de l'esclavage n'a pas lardé à être suivie par la suppression des esclaves eux-mêmes. A Bourbon , douze ans après 1848, les cinq sixièmes des anciens esclaves auraient disparu, morts de la misère causée par leur paresse, et surtout d'ivrognerie. Au cap de Bonne-Espérance, si j'ai bonne mémoire, la proportion fut encore plus forte. En Amérique, au contraire, leur nombre va croissant. Il augmente même très-rapidement. En 1860, il y avait aux Etats-Unis 4, 441, 330 nègres ou mulâtres ; en 1870, 4,880,009; en 1880, 6,580;793; soit un accroissement de 34 pour 100. La population blanche, dans le même temps, n'a augmenté que de 29 pour 100, immigration comprise. Si cela continue, les Yankees, qui se sont donné tant de peine pour délivrer les nègres, seront conquis par eux, comme les Tartares l'ont été par les Chinois, ou il leur faudra supprimer le suffrage universel. S'ils ne prennent pas ce parti-là, ils seront obligés, ou de faire fonctionner d'une ma-
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nière permanente les Ku-Klux-Clans, dans toute l'é- tendue des États-Unis, ce qui n'est guère pratique; ou de subir le joug des descendants de Cham, ce qui ne l'est guère davantage : car, au bout de dix ans de ce régime, on en arriverait à un Soulouque quelconque '. V a-t-il lieu d'espérer que les fils des anciens esclaves seront rendus de beaucoup supérieurs à la génération actuelle par l'instruction qu'ils reçoivent? Ce qui s'est passé dans le monde entier n'est pas fait pour le faire croire. Il ne faut pas parler de quelques brillantes exceptions complètement sorties de leur milieu et qui, d'ailleurs, n'ont, pour la plupart, dans les veines que des traces infinitésimales de sang africain. Malgré les affirmations souvent intéressées de négropliiies de profession de l'école Schœlcher, il est bien manifeste que la race noire est absolument inférieure à la blanche. Quand ils fréquentent les mêmes écoles, on remarque que jusqu'à quatorze ou quinze ans les jeunes nègres sont souvent égaux et quelquefois supérieurs à leurs condisciples blancs; mais ensuite, tout à coup, au moment de la puberté, leur intelligence semble s'atro-
1 a. Si la population de couleur s'emparait définitivement du
pouvoir dans un ou plusieurs des Etats du Sud, et que les blancs découragés en vinssent, un jour, à se lasser de l'obligation où ils se trouvent, de renverser la majorité du nombre par la force et l'intimidation, ce jour-là, je le prédis, les blancs seront obligés d'émigrer dans un autre État, où leur race soit en majorité...
g Y a-t-il quelqu'un qui croie que si l'intelligence directrice
de l'homme blanc venait a manquer à l'habitant du Sud, d'origine américaine, ce dernier serait capable de faire fonctionner à lui seul nos institutions?.. . Elles ne pourraient pas subsister dix ans... »
(Discours de AI. Jones, le célèbre député de la Nevada [républi- cain], au Congrès.)
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phier. La faculté du raisonnement paraît surtout leur faire défaut. Quand un peuple s'est-il trouvé dans de meilleures conditions pour prospérer que les Haïtiens? Ils héritaient d'un pays d'une fertilité presque fabu- leuse, complètement mis en culture et enrichi par le travail accumulé de nombreuses générations : l'agri- culture, à la suite de longues et nombreuses expé- riences, en était arrivée à un état de perfectionnement tel, que Saint-Domingue avait presque le monopole du marché européen ; le climat empêchait d'ailleurs la race blanche de leur faire concurrence ; enfin, une guerre suffisamment longue et qui avait élé, en défi- nitive, victorieuse pour eux, aurait dû leur donner la cohésion nécessaire aux nations et faire sortir du rang les personnalités dignes de la gouverner. Dans des conditions presque identiques, les colons anglais avaient trouvé Washington, et les insurgés espagnols, Bolivar. Si l'on veut remonter plus haut, on voit des Spartacus sortis des ergastules romains. A quoi les Haïtiens ont-ils abouti ? Ils n'ont produit que des bêtes fauves, comme Dessalines et Toussaint-Louverture ; ou plus lard, des grotesques comme Soulouque, dont le règne a marqué le point culminant de leur civilisa- tion, et qui, personnellement, paraît avoir été le plus beau produit que cette civilisation ait pu tirer de la race nègre. A tout prendre, j'aime mieux Ketchwayo qu'il a fallu renvoyer chez les Zoulcus, que seul il savait conduire ; ou même, ce pauvre Coffee Calcallee, le roi des Ashantees. C'est vrai qu'il avait la passion des sacrifices humains; mais, au bout du compte, cela ne regardait que ses sujets, qui l'adoraient, et depuis que
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les Anglais ont été le tracasser à Coomassie, tout y va de mal en pis.
Aux Etats-Unis, ceux (!es noirs qui veulent travailler restent généralement dans le Sud, où le climat leur assure le monopole de l'agriculture. Quelques-uns cependant viennent dans le Mord et, sans y être bien chaleureusement accueillis, n1y sont plus, comme il y a vingt ans, l'objet d'une proscription sociale absolue. Ainsi, une loi spéciale leur garantit le droit d'être reçus dans tous les wagons, comme dans tous les hôtels. Mais il a fallu une loi pour cela, et ils n'usent de ce droit qu'avec une grande discrétion, ayant probable- ment appris par expérience qu'une autre manière de faire pourrait bien leur attirer des désagréments. Par le fait, je n'en ai pas encore rencontré. Sur un point, l'opinion publique est intraitable. Elle n'admet pas les mariages entre nègre et blanche. L'autre jour, pendant que nous étions à New-York, un Roméo, couleur de suie, mais fort riche, paraît-il, a épousé, à Long- Island, une Juliette blonde comme les blés. L'heureux couple ayant paru dans un café, peu de jours après la cérémonie, les consommateurs les ont immédiatement pris et leur ont infligé un ducking, c'est-à-dire un bain dans une mare du voisinage, sous le fallacieux prétexte de blanchir l'heureux époux. Sur d'autres points, on a enduit les infortunés conjoints d'une couche de goudron, puis on les a lâchés dans les rues, après les avoir roulés dans un lit de plume éventré. Dans ce pays-ci, la liberté est illimitée; seulement, dans la pra- tique, elle est souvent sujette a quelques tempéra- ments.
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En général, ceux qui sont dans le ATord trouvent à s'y employer à des professions domestiques qui ont peu d'attrait pour le véritable Américain. Ils ont donc eu l'heureuse chance de ne faire nulle part concurrence au travail blanc. S'il en avait été autrement, on peut être sûr qu'en étant affranchis, ils n'eussent fait que passer de fièvre en chaud mal. Car la question du tra- vail comme celle de la protection est un des sujets sur lesquels les Américains ne badinent pas : en quoi ils ont bien raison, car elles sont absolument solidaires l'une de l'aure.
Il est une vérité économique bien connue : c'est que, en ce qui concerne l'ouvrier ordinaire, la concurrence amène toujours les salaires au niveau exact de ses besoins réduits à leur plus simple expression. Seule- ment, plus une civilisation est développée, et plus ce minimum de besoins est élevé. Ce qui était un bon con- fortable pour une famille de l'âge de pierre serait la misère pour un paysan de nos jours. Un ouvrier basque d'il y a cent ans marchait nu-pieds, comme tous ses voisins, sauf peut-être un ou deux notables du canton : il n'en était pas plus malheureux pour cela. II y a cinquante ans, son fils ne pouvait déjà pas se passer de sabots : son petit-fils se considère comme le dernier des misérables, s'il n'a pas des souliers aux pieds. Dans une certaine mesure, tout cela est parfaitement légitime. Cependant vous lui faites payer plus cher celte satisfaction quand vous frappez d'un droit d'im- portation les souliers ou les cuirs, pour permettre au fabricant de chaussures de lutter contre la concurrence des pays où les ouvriers, ayant moins de besoins, ne
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portant pas de souliers, par exemple, peuvent vivre plus économiquement et, par conséquent, se contentent de salaires moins élevés. Seulement, si vous protégez de la sorte l'industrie du patron, il est indispensable que vous protégiez également celle de l'ouvrier, c'est- à-dire son travail, en empêchant le patron de faire venir des ouvriers de ces pays où Ton ne porte pas de souliers : car, alors même que ceux-ci se mettraient à en porter, leurs femmes et leurs enfants, restés dans leur patrie et en ayant conservé les usages, leur coû- teraient moins à entretenir que les familles des ouvriers français auxquels ils pourraient donc faire une con- currence désastreuse sur le marché du travail. L'état social auquel on arrive de la sorte est assurément arti- ficiel et contraire à toutes les théories des économistes. Mais les chemins de fer et les bateaux à vapeur sont aussi des créations artificielles qui imposent des situa- tions en conséquence ; lâchés dans un pays civilisé, des économistes feraient autant de dégâts qu'un bœuf qui arrive dans une boutique de faïences, car, avec les fa- cilités de transport qui existent, c'est seulement par des moyens artificiels que, d'une part, les patrons peu- vent s'enrichir et, de l'autre, les ouvriers gagner des salaires qui leur permettent de vivre en prenant leur part légitime de l'extrême civilisation qu'ils contri- buent à entretenir. Sans l'emploi de ces moyens, toutes les richesses se concentreront entre quelques mains, et la facilité donnée aux riches d'aller chercher le tra- vail à l'étranger, là où il est moins cher, forcera le reste de la nation à adopter le genre de vie des pays les plus pauvres.
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Il est facile de s'en convaincre en prenant un exemple. Dans une locomotive, le travail représente plus des quatre cinquièmes du prix de revient. Il est clair que si les ouvriers français se font payer 5 francs la jour- née quand les Allemands se contentent de 3, un métal- lurgiste français sera obligé de fermer son usine si les locomotives allemandes ne payent pas un gros droit d'entrée. L'outillage ne fait rien à l'affaire, ou du moins ne peut avoir qu'une influence tout à fait mo- mentanée, puisque, si l'on invente en France un outil- lage spécial, les Allemands s'empressent de l'imiter. Des droits protecteurs seuls peuvent rétablir l'équi- libre.
Mais supposons ces droits établis. Le métallurgiste français gagnera encore bien plus d'argent, en rem- plaçant ses ouvriers à 5 francs par des Chinois qu'il ne payerait que 30 sols. Et encore, à ce prix-là, les Célestes feraient de grosses économies, qu'ils s'em- presseraient d'envoyer chez eux, car ils ne mangent qu'un peu de riz et de morue, boivent de l'eau cbaude à peine colorée par quelques feuilles de thé, et l'idée de mettre des vêtements quand il fait chaud leur semble le comble du ridicule. Si Ion permetà cet industriel d'a- gir de la sorte, nos ouvriers ne pourront plus lutter avec cette nouvelle concurrence qu'en adoptant les mêmes usages. Faudra-t-il donc qu'eux et leurs familles prennent l'habitude de se promener presque tout nus pendant l'été?
Il ne faut pas croire que ce danger soit absolument chimérique. Je puis affirmer que l'affaire a été déjà sérieusement étudiée. Il y a quelques années, j'avais
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été chargé d'arranger une difficulté survenue entre le gouvernement local de la Cochinchine et plusieurs maisons américaines établies en Chine, auxquelles on avait donné une concession que le gouvernement mé- tropolitain refusait de ratifier. J'avais tous les jours des entrevues avec les chefs de ces maisons venus en Eu- rope pour discuter une transaction. Sur ces entrefaites éclata une grève dans l'un de nos centres manufactu- riers les plus importants. Les Américains avaient à ce moment, à Macao, cinq ou six cargaisons de coolies chinois prêts à être envoyés en Californie, où on les demandait pour la construction d'un chemin de fer. L'un d'eux eut l'idée de les proposer aux manufactu- riers français dans l'embarras. Les condilions d'engage- ment étaient exceptionnellement favorables, à cause d'une famine qui sévissait dans le sud de la Chine; les compradorcs garantissaient le travail de leurs hommes pendant dix ans pour un salaire de 1 fr. 50 par jour environ, autant qu'il m'en souvient. En quelques se- maines trois mille coolies pouvaient être amenés à Marseille. Si l'affaire ne fut pas poussée, c'est que les Américains craignirent des troubles et crurent le gouvernement incapable de protéger la liberté du tra- vail. Supposez une invasion de cent mille mineurs du Yu-Nan arrivant dans le bassin d'Anzin. Des ministres choisis parmi les économistes les plus convaincus sont au pouvoir : auront-ils le courage de se cantonner dans leurs principes et de voir jeter sur les grandes routes un demi-million de Français ? Et s'ils ont ce courage, ce que je ne crois pas, auront-ils le pouvoir d'empêcher ces Français d'assommer les Chinois ? Sui-
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vant qu'il s'agit de religion et d'honneur ou d'écono- mie politique, il faut se laisser guider par des mobiles différents. Dans le premier cas, on doit avoir pour devise : Fais ce que dois! et dans le second : Fais ce que peux !
J'espère que le lecteur me pardonnera cette digres- sion. Elle était nécessaire, parce que, ayant parlé de la question des noirs, je voudrais aussi dire un mot de celle des Chinois qui, en ce moment, passionne fort l'Amérique : et il m'a semblé d'autant plus utile d'ex- poser les raisons économiques qui menacent de pro- voquer dans ce pays une véritable crise, que, selon moi, les hommes d'Etat européens peuvent s'attendre, dans un avenir prochain, à voir des questions analo- gues se poser chez nous.
Jusqu'à présent, on a admis, aux Etats-Unis, qu'un homme aimant le travail, pour peu qu'il eût une intel- ligence ordinaire, qu'il fût économe et que sa santé ne vint pas à lui manquer, devait arriver à l'aisance en vingt ans environ. On veut que la différence entre les dépenses obligatoires et son salaire soit suffisamment grande pour qu'elle puisse, ens'accumulant, constituer le capital nécessaire. Or il est connu que partout la concurrence fait toujours baisser les salaires au niveau exact des besoins : pour en arriver au but qu'on se proposait, il a donc fallu fausser complètement les lois de l'offre et de la demande, et établir le marché du travail sur des bases absolument artificielles... L'équi- libre ainsi obtenu est instable, car il est toujours menacé, d'un côté, par l'importation des produits étrangers; de l'autre, comme je l'ai dit plus haut, par
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l'immigration d'ouvriers originaires de pays où les besoins sont moindres.
Le premier de ces deux dangers a été supprimé par le régime de la protection à outrance, et cela d'autant plus facilement que les puissances européennes, imbues des idées libre-échangistes, n'ont, pour ainsi dire, pas résisté. Tandis que nos vins de Champagne, nos soieries de Lyon, sont frappés, à New-York, de droits presque prohibitifs, le gouvernement français, notamment, ne se contente pas de tolérer l'importation en France des produits américains : il la favorise en remboursant sous forme de primes à la navigation une partie du charbon dépensé par nos armateurs pour aller chercher les machines agricoles, par exemple, qui ne payent au Havre qu'un droit insignifiant.
Le second danger, celui qui provient, non de l'in- troduction des produits, mais de celle du travail, est bien plus difficile à conjurer, parce qu'il se présente sous des formes très-variées, et la législation, en ces matières, exige une très-grande prudence, car elle doit varier avec tous les cas particuliers. Ainsi les Américains n'ont pas craint de donner la liberté et tous les droits de citoyen à six millions d'affranchis ou de fils d'affranchis. C'est que les nègres ne les inquiètent pas; ils sont, en effet, cantonnés, pour l'immense majorité, dans des pays où le travail de la terre, comme nous l'avons déjà dit, serait mortel pour les blancs. Ils s'y adonnent à des cultures, riz, sucre, coton, qui ne peuvent exister ailleurs. De plus, il s'y est créé une foule d'usines, notamment des filatures, auxquelles ils fournissent la matière première, qui procurent aux
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blancs ruinés par la guerre un travail rémunérateur auquel les noirs sont absolument impropres. L'expé- rience Ta prouvé. Les deux races vivent donc l'une auprès de l'autre, restant chacune dans sa spécialité et ne se faisant nullement concurrence.
L'émigration européenne amène, chaque année, aux Etats-Unis de six à huit cent mille personnes1. En défalquant les femmes, enfants, et les autres non- valeurs, au point de vue spécial où nous nous plaçons, il reste environ cent mille travailleurs qui viennent recruter l'armée des dix-neuf millions d'ouvriers, presque tous Irlandais ou Allemands, dont le dernier recensement a accusé l'existence. 11 est bien certain que cet arrivage incessant a, sur le marché du travail, une influence déprédatrice, qui se faitsentir surtout à New- York. Mab cette influence est beaucoup moindre qu'on ne pourrait le croire. L'immense majorité de ces hommes appartient aussi à la nationalité irlandaise ou allemande. Ils ont les mêmes instincts, les mêmes besoins que ceux qui les ont précédés : en très-peu de temps, ils ont pris les mêmes habitudes ; ils se sont complètement américanisés. Us ont renoncé à tout esprit de retour. Leur travail ne fait donc qu'ajouter aux forces vives de leur nouvelle patrie. Aussi sont-ils les bienvenus.
Tous les éléments de cetle immigration européenne ne sont cependant pas aussi bien accueillis. L'Italie paye très-cher la gloire d'être devenue une puissance
1 Voici les chiffres exacts pour les trois années dernières :
1881 669,431
1882 788,992
1883 603,322
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de premier ordre. Dans certaines de ses provinces, les classes inférieures de la population sont réduites à un tel état de misère, que l'émigration a pris parmi elles un grand développement. La plupart de ces hommes se dirigent vers la Plata, mais il en vient cependant aussi un certain nombre aux Etats-Unis. Rien qu'à New- York, il y en a une dizaine de mille au moins. Leur sobriété extraordinaire, leurs habitudes parci- monieuses, en feraient déjà des concurrents redoutables. Si, du moins, ils s'établissaient sans esprit de retour, il n'y aurait encore que demi-mal; mais c'est à quoi ils ne songent presque jamais. Toutes leurs économies sont envoyées au pays. Déplus, la facilité des commu- nications leur a fait prendre, depuis peu de temps, une habitude qui exaspère les Yankees. A cause de la rigueur de la température, une partie de l'hiver est un temps de morte-saison pour beaucoup de travaux. Les ouvriers terrassiersnotammenttrouventdifficilement du travail et mangent une partie de leurs économies. Leurs salaires avaient toujours été établis en conséquence. Les Italiens se sont avisés qu'il serait avantageux, pour éviter ce chômage forcé, d'aller passer chez eux l'hiver. Leur gouvernement, de son côté, a très-habilemen favorisé cette tendance, en établissant une ligne de vapeurs subventionnés, qui transportent ces hommes à des tarifs dérisoires '. Aussi les Irlandais et les Alle-
1 Janvier 1885. — Voici un entrefilet du Times qui montra combien la situation a dû s'aggraver depuis que ces lignes sont écrites : i La lutte entre les Compagnies de navigation transatlan- tique qui font le scrïice de l'émigration entre les ports européens et américains a déterminé une baisse de prix inconnue jusqu'ici
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mands commencent-ils à montrer les dents; des rixes ont déjà eu lieu; des ateliers ont été menacés d'inter- diction, si l'on continuait à y admettre les Italiens ; plu- sieurs ont été à moitié assommés : un, même, tout à fait noyé dansl'Hudson, pour avoir voulut travailler comme déchargeur de navires : les Irlandais ayant la prétention d'avoir le monopole de ces emplois. On peut être sûr qu'aux prochaines élections beaucoup de politiciens se feront une plate-forme de ces questions1. Et pour nous autres Français, il sera intéressant de nous tenir au courant de ce qui se dira à ce moment-là, car, dans nos réunions populaires, il est déjà souvent question d es Piémontais et des Lucquois, qui , à certaines saisons de l'année, encombrent nos ateliers de chemins de fer; et c'est ce qui nous faisait dire, tout à l'heure, que nos hommes d'Etat pourraient bien avoir prochainement, eux aussi, à s'occuper de ces matières.
Ces principes sont formulés depuis longtemps, mais il était assez difficile de les appliquer sans se heurter à des difficultés internationales. C'est sur le dos des
Quelques Compagnies ne demandent plus aux émigrants que 8 dol- lars (40 francs) de Liverpool à Xew-York, et 10 dollars d'Anvers à la même ville. En tenant compte de la réduction que le chemin de fer de Pensylvanie accorde sur le prix de transport de Xew- York à Chicago, les émigrants d'Europe peuvent aller aujourd'hui de Liverpool à Chicago pour 9 dollars, et de Liverpool à San- Francisco pour 16 dollars. »
1 Cela n'a pas manqué. II. Blaine était, paraît-il, intéressé à des affaires de chemins de fer pour la construction desquels on avait employé des terrassiers italiens. J'ai sous les yeux, au mo- ment où j'écris ces lignes, un placard illustré, publié par des démocrates, où sont représentés des ouvriers américains mourant de faim, pendant que Blaine distribue des monceaux d'or à des gens babilles en brigands napolitains.
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malheureux Chinois qu'on a voulu en faire l'essai. Il faut convenir, du reste, que l'occasion était bien ten- tante. D'une part, ils offraient aux professeurs de la doctrine des exemples frappants ; de l'autre, ils four- nissaient une « matière vile » sur laquelle c'était tout plaisir de faire des expériences, car on était bien sûr que le fils du Ciel ne se dérangerait jamais pour pro- téger ses malheureux sujets.
L'histoire de l'émigration chinoise en Amérique est, du reste, assez curieuse. Aux beaux jours de la fièvre d'or, dans les premiers temps de la Californie, quand il y avait dans le port de San-Francisco une centaine de navires abandonnés par leurs équipages qui avaient couru aux mines, on vit arriver aux placers quelques Chinois; mais personne ne s'inquiéta d'eux. C'étaient des gagne-petit dans toute la force du terme. Ils lavaient les sables aurifères dont personne ne voulait. Si, par hasard, la chance les favorisant, ils tombaient sur une veine un peu riche, on s'empressait de les en dépos- séder sous un prétexte ou sous un autre : le plus sou- vent sans aucun prétexte. Jack Chinaman, toujours patient, ne se lassait jamais de ce métier de chien d'arrêt; il courbait l'échiné, ramassait ses outils et allait tenter fortune un peu plus loin. D'ailleurs, ils étaient très-peu nombreux.
Plus tard, après la guerre, on crut que les noirs récemment affranchis ne retourneraient jamais sur les plantations. Quelques spéculateurs eurent l'idée d'amener dans les Etats du Sud des coolies chinois. La chose réussit assez mal. Le climat ne leur convenait pas. D'ailleurs, les Chinois, du moins ceux parmi les-
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quels se recrutent les coolies, sont de très-médiocres ouvriers agricoles. Ils n'aiment pas les salaires fixes. Ce qui leur convient, ce sont les grands travaux de terrassement ou d'usine, donnant lieu à des marchan- dages : mais, surtout, les petits métiers dans lesquels un capital infinitésimal passe et repasse cent fois entre les mains du marchand, en lui laissant, à chaque opé- ration, u nbénéfice.
Très-peu restèrent dans les Etats d u Sud . En revanche, leur nombre augmentait toujours en Californie. A ce moment, on y était dans tout le feu de la construction des chemins de fer. On les poussait aussi rapidement que possible dans l'Est pour ouvrir le pays à l'émigra- tion. Les bras manquaient. On élait enchanté de voir arriver toutes ces cargaisons de faces jaunes. C'était l'époque où un journaliste, en veine de joyeusetés, imprimait ce mot qui eut un succès fou : « Qui donc ose dire que la Californie n'a pas d'industrie? Nous importons le Chinois à l'état brut, nous l'exportons manufacturé! We import the raw matériel i we export the manufactured article! » Pour décider un Chinois à émigrer, il faut toujours lui garantir qu'en cas de mort, son cadavre sera embaumé et rapporté en Chine, pour y être enterré près des siens. C'est à cette coutume, assurément fort respectable, qu'il était fait allusion. La plaisanterie était certainement de mauvais ^joût; mais elle n'indiquait aucune hostilité contre ceux qu'elle visait. En effet, bien loin de se plaindre des Chinois, on trouvait alors qu'il n'en venait pas assez. Ce fut à ce point, qu'en 1868 un envoyé spécial, M. Anson Burlingham, fut accrédité auprès du gou-
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vernement de Pékin, pour obtenir l'abrogation de certaines lois, qui gênaient l'émigration. On signa un traité à la suite duquel, en très-peu de temps, cent mille Chinois accouraient et se répandaient comme un torrent sur tout Je versant du Pacifique.
Malheureusement, leur arrivée coïncidait justement avec le ralentissement des travaux. Les principales lignes de chemins de fer éfaient terminées et amenaient une émigration blanche considérable. On ne tarda pas à découvrir aux malheureux Célestes autant de défauts qu'on leur reconnaissait autrefois de qualités. Les jour- naux ne s'occupaient plus que d'eux et publiaient tous les jours, sur leur compte, des articles qui étaient (!e véritables réquisitoires les signalant a la haine du public. Les gens qui avaient des prétentions artistiques leur reprochaient leur teint jaune et leur nez épaté; on les accusait d'apporter la lèpre, d'avoir des mœurs inavouables, de n'amener avec eux qu'un très-petit nombre de femmes dont l'état social différait peu de l'esclavage et en avait les pires inconvénients; enfin on parlait avec horreur de leur régime alimentaire, et, en cela, je trouve que les Américains portaient la question sur un terrain singulièrement dangereux. J'ai goûté des deux cuisines, et j'ose dire que je puis en parler avec autorité : je déclare d'abord qu'elles ont une certaine analogie, ce qui fournira peut-être un bel argument aux savants qui affirment que l'Amérique a été primi- tivement peuplée par une colonie asiatique; ensuite, que si l'une est supérieure à l'autre, c'est assurément celle des fils de Confucius. Un potage aux nids d'hiron- delle, bien lié, est une chose délectable : tandis que
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]a soupe aux huîtres est l'abomination des abomina- tions et n'a jamais pu être inventée que par des nau- fragés mourant de faim, débarquant sur une plage aussi déserte qu'inhospitalière.
De tous ces griefs, le seul sérieux, c'était la concur- rence terrible faite à la classe ouvrière qui était en train de se former sur la côte du Pacifique. Tous les jours les Chinois envahissaient une nouvelle industrie, et dès qu'ils avaient pénétré dans un atelier, ils en chassaient les blancs. La Californie avait de grandes fabriques de cigares et de chaussures. En moins de quatre ans, après le traité Burlingham, il n'y restait plus que quelques employés blancs. Tous les ouvriers étaient Chinois. Les emplois domestiques, tout le blan- chissage, toute l'industrie de la laiterie, étaient passés entre leurs mains. La cueillette des fruits en général, leur préparation en conserves (canning) et la vendange en particulier, fournissaient des salaires rémunérateurs à de nombreux émigrants pauvres qui se formaient de la sorte un petit capital. Les Chinois l'accaparèrent absolument.
L'immigration blanche subit un brusque temps d'ar- rêt. Quelques travailleurs quittèrent même le pays. Tous les autres voyaient leurs salaires diminuer d'une manière lente, mais régulière. On ne peut reprocher à la population d'avoir manqué d'initiative. Partout les ouvriers, chassés des ateliers, s'ingéniaient pour créer de nouvelles industries. De tous côtés, de nouvelles terres étaient mises en culture, de nouvelles mines s'ouvraient sur tous les points. Partout il arriva que les Chinois, laissant aux blancs l'honneur et les dangers
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des commencements, accouraient en foule dès que la période des profits apparaissait à l'horizon, et leur con- currence faisait immédiatement tomber les salaires, non pas au niveau des besoins d'un ouvrier blanc obligé d'entretenir une famille, mais à celui des dépenses d'un Chinois sans femme ni enfants, vivant à dix dans une chambre de cinq mètres carrés. De 1870 à 1880, il débarqua, par mois, à San-Francisco, une moyenne de quinze cents Célestes. En Chine, le tarif des salaires mensuels d'un ouvrier est de 15 à 20 francs. Il est cer- tain que le courant d'émigration, favorisé par la facilité toujours croissante des communications, devait finir par prendre un développement prodigieux et qu'on pouvait prévoir l'époque où la moyenne de leurs salaires, de ce côté du Pacifique, ne dépasserait certainement pas 40 ou 50 francs par mois. Or, à ce prix-là, un blanc ne peut pas vivre dans ce pays.
Il est certain que cette invasion de travailleurs à bon marché, intelligents, dociles, ne se mettant jamais en grève, devait donner et donna une impulsion extraor- dinaire à la production, sauf à diminuer ensuite la consommation. Mais en même temps ce nouvel état de choses modifiait d'une manière très-remarquable l'état social du pays. La réduction des salaires à un point où l'é- pargne n'est plus possible, ôtait à ceux qui n'avaient pas de capitaux toute possibilité de s'en créer. En même temps qu'une foule de familles et d'individus étaient réduits à l'indigence, la fortune publique accu- sait une tendance bien marquée à se concentrer de plus en plus en quelques mains, toujours de moins en moins nombreuses. Car les propriétaires ne se recru-
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tant plus constamment, comme autrefois, dans la classe des travailleurs, dès que l'un d'eux succombait soit par sa faute, soit pour toute autre cause, ses brens ne trou- vaient plus d'acheteurs que parmi les autres qui, restés seuls possesseurs de la terre comme de tout l'outillage au moyen duquel le travail se transforme en richesses, ayant de plus à leur disposition une quantité illimitée de ce travail, au plus bas prix, voyaient, par la force même des choses, leur fortune s'accroîtreconstamment. Les griefs des ouvriers blancs avaient donc un réel fondement. Il se trouva naturellement, comme tou- jours, des politiciens qui les exploitaient pour se faire une situation. Le plus célèbre fut un certain Dennis Kearney, qui, à force de violence, se fit une popula- rité incroyable. Des émeutes éclatèrent. Sur beaucoup de points, dés coolies chinois furent assommés; même dans les rues de San-Francisco, on leur faisait subir les plus abominables traitements, sans que la police prit leur défense. Quelques bonnes âmes s'émurent : des philanthropes formèrent une société pour la protection des Chinois, comme il en existe ailleurs pour la pro- tection des animaux; mais elle n'eut pas une bien longue existence. Les Célestes ne paraissaient pas d'ail- leurs s'intéresser beaucoup à son fonctionnement. Sur six mille dollars environ qui furent souscrits, ils n'en donnèrent pas six cents. Cependant beaucoup étaient devenus fort riches. Le Céleste Empire est la plus vieille démocratie qui existe, et les bons Chinois savent, par une longue expérience, que, dans un gouverne- ment de ce genre, la légalité est absolument impuis- sante à protéger les minorités, mais que, avec de la
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patience et des pots-de-vin, judicieusement offerts aux fonctionnaires, on parvient souvent à se tirer d'affaire. Ils usèrent largement de ce moyen.
Naturellement les députés de la Californie prirent en main la cause de leurs électeurs, et cela avec d'au- tant plus d'ardeur que les Chinois, s'étant toujours obstinément refusés à adopter la nationalité américaine, n'avaient pas le droit de voter. Les mandarins améri- cains leur rappelaient trop ceux qu'ils avaient eu le bonheur de laisser de l'antre côté du Pacifique, pour qu'ils éprouvassent le besoin de se faire leurs compa- triotes : Chinese mandalin, melican mandalin ! AU saine pidgin! Number o ne filous l, disait philosophi- quement mon ami l'illustre Pipi-Afa, déjà nommé, qui avait beaucoup pratiqué les deux. On trouva moyen de faire voter par les deux Chambres une loi interdisant absolument l'immigration chinoise. Mais quand elle fut présentée à la signature du président Hayes, celui- ci, usant de son droit de veto, refusa absolument de la promulguer, en se basant sur ce fait, que ses dispo- sitions étaient absolument contraires aux clauses du traité passé parle gouvernement fédéral avec la cour <!e Pékin.
Il est certain que la situation était au moins bizarre. En 1868, M. Anson Burlinghamavaitarrachéaugouver- nement chinois l'abrogation des règlements qui gê- naient l'émigration des coolies : six ans après, on vou- lait édicter des lois pour empêcher d'aborder en Amérique les mêmes hommes qu'on avait tant cherché
1 Les mandarins chinois! les mandarins américains! tout cela se vaut ! tous des filous !
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à y attirer. Au point de vue international, la question offrait encore d'autres difficultés. Hong-kong, Macao, Singapour et Manille contiennent plusieurs centaines de mille Chinois, sujets de puissances européennes. Comment distinguer entre un Chinois natif de Hong- kong et un autre Chinois natif de Canton? Et si Ton exclut les deux, que répondre aux réclamations de l'Angleterre, qui ne peut pas admettre qu'on fasse une différence entre ses sujets asiatiques et ses sujets irlan- dais?
La décision du président, quelque sage qu'elle fût, avait cependant produit sur tout le littoral du Pacifique une émotion telle, qu'il fallut bien sacrifier les prin- cipes. Un M. James Angel fut renvoyé à Pékin, pour expliquer la situation aux diplomates chinois ; on voulait obtenir l'autorisation de faire une distinction entre les marchands ou les étudiants et les coolies de la même nation. Les premiers continueraient à être accueillis, comme par le passé, avec tous les égards que procure, en tout pays, une bourse bien garnie d'argent. Les seconds, venant au contraire en chercher, seraient ignominieusement repoussés. Le Tsung-ly-yamën signa tout ce qu'on voulut. Les mandarins à bouton de perle qui en font partie se sont toujours montrés parfaite. ment indifférents au sort des sujets du royaume des Fleurs qui le quittent pour aller chercher fortune ail- leurs.
Une fois qu'on fut en règle avec le gouvernement chinois, on s'empressa de faire voter par les Chambres une nouvelle loi que, cette fois, le président promulgua sans difficultés. Elle fonctionne depuis le 4 août 1882.
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Il est absolument interdit à tout coolie chinois de débar- quer ou de tenter de débarquer sur un point quel- conque de l'Union. Toute infraction à cette loi le rend passible d'un emprisonnement qui ne peut dépasser un an. Le capitaine du navire qui l'aurait amené est con- damné à une amende de cinq cents dollars.
Il n'est pas douteux que cette loi, qui a été votée pour vingt ans, n'amène, dans un avenir assez court, la disparition presque complète de l'élément asiatique. Le recensement de 1880 a constaté, aux Etals-Unis, la présence de 105,613Chinois, et leur nombre s'accrois- sait rapidement. Or, depuis le 4 août 1882 jusqu'au 15 janvier 1883, 17,000 ont quitté San-Francisco pour retourner chez eux, et 3,400 seulement y ont débarqué: cela fait déjà une diminution de 13,000.
Contrairement à mes habitudes, je me suis très-lon- guement étendu sur cette question : j'en demande encore bien pardon au lecteur. Mais il m'a semblé que la loi du 4 août 1882 signale dans la politique améri- caine une évolution bien intéressante. H y a quelques années, des émeutes d'ouvriers grévistes ont déjà fait couler le sang dans les rues des villes de l'Est. Tout cela prouve que la question sociale est posée ici comme ailleurs, et que les panacées infaillibles, recommandées avec tant d'assurance parles docteurs, liberté, instruc- tion publique et démocratie, ont été absolument impuissantes à arrêter les progrès du mal. Autrefois l'industrie de chaque pays était, quoi qu'on fit, protégée par le plus puissant des droits protecteurs : la distance. Les relations créées par les lois de l'offre et de la demande ne s'exerçaient, dans l'immense majorité des
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cas, que ('ans un cadre très-restreint. C'est sur cet état de choses qu'ont raisonné tous les économistes.
Or ce facteur a disparu aujourd'hui qu'une tonne de marchandises coûte moins à transporter du Havre à New-York que de Paris à Marseille, et qu'un ouvrier peut aller de Liverpool à Chicago plus facilement que de Caen à Lyon. Celle situation nouvelle a faussé toute la science économique, et les faits sont là pour le prouver.
« Laissez entrer librement toules les marchandises étrangères! » disaient les doctrinaires. L'Angleterre et la France les ont crus : elles marchent à la ruine. L'A- mérique a fait le contraire, elle s'enrichit.
Quand vous avez obtenu pour 5 francs d'un étran- ger ce qui, pro.luit par un travailleur indigène, vous en eût coulé 7, la richesse nationale s'est accrue de
2 francs.
Ceci, les Américains l'ont cru longtemps. Mais un beau jour ils se sont aperçus que si, sur 5 francs, cet étranger n'en dépense que 2 dans le pays, et en envoie
3 chez lui, la richesse nationale, au lieu d'être augmen- tée de 2 francs, est, en réalité, diminuée de 20 sous.
Le jour où ils ont fait cette découverte, les bons Yankees, sans se soucier des principes, ont prié John Chinaman de retourner dans le royaume des Fleurs. D'ici peu, ils s'occuperont des Italiens. Ceux-là, on ne les expulsera pas, mais je parierais bien que, à moins de se faire naturaliser, ils auront bientôt à payer d'un droit de séjour assez élevé l'hospitalité qu'on se mon- trait jusqu'à présent si heureux de leur offrir gratis.
11 est bien curieux seulement que ce soient les Amé-
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ricains qui, les premiers, se trouvent obligés de mettre en pratique ces théories, si complètement en opposi- tion avec tous les principes qui ont été jusqu'à présent la raison d'être de l'Amérique. En changeant aussi brusquement de manière de faire, ont-ils eu raison? Je n'hésite pas à dire que oui. Cependant je ne suis pas suspect de manquer de sympathie pour les Chinois ; j'ai même pour eux une sincère admiration : toutes les fois que j'ai eu affaire à eux, j'ai été « mis dedans» . J'em- ploie ce mot, faute d'en trouver un plus académique qui rende aussi bien ma pensée. Il fallait donc, ou m'avouer à moi-même que je n'étais qu'un parfait im- bécile, ou leur reconnaître des qualités supérieures. Mon amour-propre aidant, j'ai préféré m'en tenir à ce dernier parti.
Il me souvient encore de m?s premiers rapports avec ces bons Célestes ; j'étais tout jeune enseigne. Nous avions mouillé, dans la journée, en rade de Hong- kong. Nous finissions de dîner, quand un limonier dégringola dans le carré, en criant qu'un incendie con- sidérable éclatait à terre. En un clin d'oeil les embar- cations furent mises à la mer, les pompes embarquées, et cinq minutes après j'accostais au quai. Un détache- ment du 73e de la Reine arrivait, au pas de course, de la caserne, presque en même temps que moi. Quinze ou vingt maisons flambaient déjà au bas de la rueTaé- ping-shan, en plein quartier asiatique. C'étaient des boutiques et des maisons suspectes. Il y avait bien déjà sur les lieux vingt ou trente mille Chinois, qui avaient débordé la police et commençaient à piller leurs com- patriotes. Aucun ne songeait à prêter le moindre se-
13.
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cours. J'allai me mettre aux ordres du major anglais qui commandait le détachement d'habits rouges. A force de coups et de bourrades, nous entrâmes comme un coin dans cette masse grouillante, qui fut bientôt refoulée.
— Oh! me dit l'officier anglais, c'est toujours la même chose! Tout le pâté brûlera! Il n'y a rien à faire qu'à empêcher le feu de gagner les maisons de l'autre côté de la rue. Arrosez-les ferme avec votre pompe. Mettez-vous de ce côté. J'irai de l'autre.
Les premières maisons atteintes croulaient déjà. A mesure que le feu gagnait de porte en porte, on voyait sortir des files de femmes, fardées, des fleurs dans les cheveux, portant de petits paquets à la main, et tré- buchant sur leuis pieds comprimés. Elles s'enfonçaient dans la foule au milieu des rires et des plaisanteries. Jamais je n'avais vu d'incendie si gai.
Tout à coup un gros Chinois, tout vêtu de soie, accourut vers moi. Il pleurait à chaudes larmes et se tordait les mains en signe de désespoir. II se jeta à mes pieds et embrassa le pan de ma jaquette :
— Capilaine, cria-t-il en anglais, d'une voix étran- glée par l'émotion, venez, je vous en conjure! Mon père vient d'être surpris par un éboulement de notre maison ! Il vit encore! Je l'entends qui appelle au se- cours! Venez, je vous en supplie.
Je me précipitai vers la maison qu'il nous montrait. Le maître charpentier avec ses hommes nous faisait un passage à coups de hache, à travers les poutres en- flammées ; un quartier-maître calfat, la lance de la pompeàla main, noyait d'eau les décombres. Plusieurs
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matelots se brûlèrent les mains ; d'autres eurent les cheveux roussis. Mais personne ne songeait à son mal, tant le désespoir de ce bon fils nous touchait. Lui, ce- pendant, ne faisait rien. Il se tenait même un peu loin du feu, et s'abritait la figure avec son éventail. Mais il nous encourageait à continuer, dirigeait nos recherches et criait toujours d'une voix lamentable :
— Ne cessez pas! Allez toujours! je suis sûr que nous le sauverons!
A la fin, les débris de toiture avaient été rejetés de côté : la maison apparut. Elle n'avait pas trop souffert. On distinguait une porte béante, encore pleine de fu- mée. Le gros Chinois s'y précipita ; il était suivi de deux coolies, porteurs de bambous. Tous trois dispa- rurent dans une sorte de cabinet noir. Au bout d'un instant ils en ressortaient. Les deux coolies portaient un énorme coffre-fort. Le gros Chinois trottinait der- rière eux, d'un air tout guilleret.
— Ce n'est plus la peine de chercher, capitaine, me dit-il au moment de s'enfoncer dans la foule; mon pauvre père doit être mort ! Je ne l'entends plus !
J'eus à peine le temps d'envoyer un coup de pied magistral dans le fond de son large pantalon de soie bleue. Mais le quartier-maître calfat eut la chance de pouvoir lui lancer en pleine figure le jet de la pompe, ce qui nous consola un peu.
N'en déplaise à If. le colonel Tcheng-ki-tong , et à tous les illustres Célestes qui font si grand bruit chez nous depuis quelque temps, tous ceux qui ont vécu en Chine, avec les Chinois, n'ont qu'à rechercher dans leurs souvenirs pour y trouver par douzaines des traits
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analojues. Il ne faut donc pas qu'ils s'étonnent outre mesure si les déboires de leurs compatriotes n'excitent pas une bien vive sympathie.
Ce soir, quand nous avons voulu mener notre invité dans la salle à manger, nous avons été reçus à la porte par un personnage qui exerce les fonctions de notre amidu/'7/?A,4£,ewtt<?.Seulementcelui-ciestun mulâtre, jaune comme un citron. Il nous a introduits dans une immense pièce, où des centaines de consommateurs dévorent à la hâte leur réfection. Je ne dis pas dîner, parce que, dans ce pays, je ne me reconnais jamais dans les repas. Il y a deux salles à manger. La pre- mière s'ouvre de six heures du matin à neuf heures. On vous sert des viandes froides, des œufs, du café, etcela s'appelle le déjeuner. De neuf heures à deux heures, on peut se faire servir un grand dîner dans une autre salle. De deux à cinq, on revient dans la première, pour le luncheon. De cinq heures à minuit et demi, c'est le tour du souper. A tous ces repas les menus sont aussi copieux que ceux du Fifth Avenue. Maintenant que l'expérience nous est venue, nousnous tirons d'af- faire très-bien. Quand nousnous asseyons, on nous sert d'abord les fraises et la crème, sans lesquelles on ne peut pas commencer un repas. Nous avons renoncé à réclamer; c'est inutile. Nous demandons alors de la soupe et un relevé. Le garçon les apporte, croyant que c'est tout ce que nous voulons : puis il disparait. Quand nous avons fini, nous poussons quelques rugissements ; alors le fonctionnaire mulâtre s'approche pour savoir ce qui nous arrive. Nous réclamons un second garçon, auquel nous commandons le rôti et les légumes. On
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nous les apporte sans défiance : une opération analo- gue nous procure le dessert et le café : et nous avons tout mangé à peu près chaud : mais le fonction- naire ne nous cache pas que notre conduite est bien peu correcte, et nos voisins, qui, eux, picorent leur nourriture, selon les rites, dans vingt-cinq petits plats froids, ne dissimulent pas leur indignation. Du reste, de no(re côté, nous manifestons hautement la nôtre. Neuf personnes sur dix mangent le fameux bacon frit (lard), qui est le plat national des Américains de l'Ouest. Je me rappelle avoir vu brûler une porcherie contenant huit ou dix cochons qu'on n'eut pas le temps de faire sortir. L'odeur qui venait des décombres est absolu- ment celle qui remplit la salle.
Les Américains que l'on toit à New-York sont tous plus ou moins européanisés. Il faut venir ici pour trou- ver le véritable Yankee. On rencontre à chaque pas de grands bonshommes maigres, au teint jaune, les yeux brillants, les cheveux longs et gras, les joues creuses ou gonflées d'une chique, rasés soigneusement, sauf une longue barbiche, le geste fiévreux et saccadé : quelle que soit leur position de fortune, leur tenue est toujours négligée. Je ne veux pas dire qu'ils soient sales : mais leurs cravates sont tordues autour de leurs cols ; leurs jaquettes et leurs pantalons n'ont jamais l'air d'avoir été faits pour eux ; les chaussures dans lesquelles s'enfouissent leurs énormes pieds sont lamentables. Quelques-uns portent les grandes bottes et la chemise de flanelle des cow-boys. Ce qui frappe tout d'abord, c'est l'aspect misérable et surchauffé tout à la fois de tous ces gens. Les romanciers américains,
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quand ils parlent des hommes de l'Ouest, emploient toujours une foule d'adjectifs tels que burly , stalwart , brawny, qui vous donnent l'impression d'une collec- tion de géants déracinant les chênes pour s'en faire des cannes. On est tout étonné de voir des gens grands, c'est vrai, mais qui ont l'air de sortir d'un hôpital de fiévreux. Cependant le climat est admirable, l'aisance, et même la richesse, générales : c'est leur régime qui les réduit tous à cet état.
Nous nous sommes liés avec le clerh de l'hôtel. C'est un Canadien qui, paraît-il, est célèbre par ses bons mots. Un journal raconte que, ces jours derniers, il s'était pris de dispute avec un habitant de Saint-Louis qui exigeait une chambre au dernier élage pour payer moins cher. A la fin, impatienté, il lui remit solennel- lement une clef en s'écriant : « Fils de Saint-Louis, montez au ciel ! » Ayant reconnu en nous des « gen- tilshommes français, de France » , il nous comble de faveurs. Nous lui demandons conseil sur l'emploi de notre soirée, et, sur son avis, nous nous décidons à aller à l'Exposition internationale des chemins de fer qu'on vient d'inaugurer. Il y a là ce soir un grand con- cert, où, nous verrons toutes les dudes et toutes les belles (élégants et élégantes) de Chicago.
Le palais de l'Exposition est un immense bâtiment, brillamment éclairé à la lumière électrique, qui s'élève sur les bords du Michigan, ou du moins qui n'en est séparé que par la ligne du Baltimore and Ohio Rail- road, B. & 0., pour employer l'abréviation usitée. Quand nous arrivons, il y a déjà une foule énorme. Nous parcourons la nef, admirant le matériel qu'ont
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envoyé les compagnies rivales, de tous les coins des Étals-Unis. Il est véritablement magnifique : le nôtre n'aurait qu'à perdre à la comparaison. Ensuite nous arrivons au hall consacré au buffet. Nous nous y arrê- tons, car le spectacle est bien curieux. Toutes les nationalités qui se sont donné rendez-vous pourpeupler Chicago, et qui n'ont pas encore eu le temps de se fondre ensemble, y sont représentées. On entend tellement de langues différentes, qu'on se croirait dans une buvette de la tour de Babel. Les Yankees sont groupés debout autour du bar. Us causent ensemble de leurs voix nasillardes, tout en avalant du wisky à pleins verres : des marins et des ranchmen canadiens, assis avec des femmes en toilettes claires, boivent lentement de grandes bolées de cidre. A entendre leur parler traînant et leurs mots de patois bas normand, on se croirait dans une auberge du Perche, un jour de marché : un peu plus loin, il y a une rangée de petits cabinets ouverts comme des alcôves. Ils sont presque tous occupés par de grands et gros hommes, solidement bâtis, l'œil bleu, la peau blanche, la barbe blonde ruisselant sur une cravale rose ou bleu clair, fumant de longues pipes de porcelaine et assis à côté de femmes en toilettes blanches, avec des chapeaux extra- vagants. Tous ces couples boivent à la même chope et mordent à la même saucisse en se lançant des coups d'œil tendres et languissants. Amour et charcuterie! c'est le coin des fiancés allemands.
Par-ci par-là nous voyons aussi quelques trop rares échantillons féminins de la race américaine qu'a pro- duite le mélange de toutes les autres. Ce sont, pour la
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plupart, de belles filles au regard assuré, qui se pro- mènent en flirtant avec de grands jeunes gens de bonne mine, vêtus avec une élégance suprême. Ce sont les dudes et les belles qu'on nous a promis. Plusieurs de ces jeunes personnes sont remarquablement jolies. Elles auraient bien besoin, par exemple, de faire un tour en Europe pour y apprendre à s'habiller. L'art délicat du juponnage semble notamment leur être tout à fait étranger. Presque toutes ont des robes blanches à transparents de mousseline et d'immenses chapeaux plats qui ne sont pas d'un très-heureux effet. C'est bien dommage; car ces jeunes femmes, grandes et minces, auxquelles leur teint pâli donne une appa- rence un peu frêle, constituent un type spécial et très- séduisant de la beauté féminine. Leur charme un peu étrange tient, je crois, beaucoup à leur singulière structure. On ne trouverait point chez elles les formes robustes et puissantes que les sculpteurs grecs aimaient à reproduire. Avec leurs hanches étroites et leurs lignes allongées, elles se rapprochent plutôt du type un peu androgyne qu'affectionnait M. Pradier. On peut s'en rendre compte chez nous dans les salons parisiens où se rencontrent maintenant une foule de superbes Américaines. Plusieurs ont le type grec, mais bien plutôt celui d'un bel éphèbe athénien que celui de la Vénus de Milo.
Nous en étions là de nos réflexions, quand un effroyable tapage a éclaté, et nous avons vu déboucher d'une galerie un corps de musique militaire, composé d'artistes recouverts d'uniformes tout flamboyants d'or, qui jouaient une marche triomphale. Derrière eux
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venait une longue file d'hommes vêtus de noir, mar- chant deux par deux, avec une gravité admirable. Nous nous sommes empressés de nous joindre à eux pour voir ce qui allait se passer. Après bien des détours dans toutes les parties de l'Exposition, ils nous ont menés dans une salle éloignée où se trouvait garé un train tout orné de fleurs et composé de trois locomo- ' tives d'apparence bizarre, munies de leurs lenders. Les messieurs qui paraissent être les pontifes de cette étrange cérémonie sont montés sur la plate-forme de l'une d'elles et nous ont appris que ces locomotives, prêtées par le gouvernement anglais, étaient les pre- mières qui eussent été construits. Alors commença une série de speechs en l'honneur de Slephenson, leur inventeur. Les commissaires anglais célébraient sa gloire; les commissaires américains leur répondaient en remerciant le gouvernement de Sa Majesté Britan- nique qui avait bien voulu se dessaisir, à leur profit, pour quelques semaines, de ces précieuses reliques. Et puis, à chaque instant, derrière la cloison de planches qui seule nous séparait de la voie du B. & 0., on entendait les grands trains de blé qui passaient en sonnant furieusement leurs cloches. Alors les orateurs s'arrêtaient et ne reparlaient que lorsque le tapage avait cessé.
Nous étions frappés du contraste qu'offraient ces hommes. Les Américains, comme les Anglais, habitués à parler constamment en public, s'exprimaient avec une grande facilité : mais quelle différence dans le procédé ! Les premiers gesticulaient fiévreusement sur l'étroite plate-forme; leur style emphatique était plein
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de lieux communs, de métaphores auxquelles cenl ans de bons et loyaux services devraient bien assurer une retraite trop méritée. A chaque instant, il était question du drapeau étoile, Star spangled banner, et de l'aigle américaine aux ailes déployées, spread eagle : le tout mêlé de flatteries à l'endroit de l'ouvrier. A chaque mot, on sent le politicien qui se rappelle que sa carrière dépend du dieu populaire, et qui ne perd pas une occasion de lui lancer des coups d'encensoir.
Les commissaires anglais, au contraire, sont de gros hommes, au teint clair et reposé, parlant lentement, au geste sobre; rien qu'à les voir, on devine des hommes qui ont travaillé et qui travaillent encore, mais dont la vie n'est pas tout entière sacrifiée au travail, qui, sûrs du lendemain, disent ce qu'ils croient devoir dire, sans se soucier de ce qui peut en résulter.
J'aurais voulu pouvoir continuer à entendre les discours qui se succédaient : malheureusement, un incident qui est survenu nous a forcés de déguerpir nu plus vite. Je m'étais penché pour chercher à me rendre compte du jeu des tiroirs dans ces vieilles machines, sans, du reste, bien entendu, me permettre d'y porter la main : j'ai failli avoir le même sort que mon pauvre ami le Révérend, dans les rues de New-York. Un policeman, m'ayant aperçu, est arrivé sournoisement sur moi, par derrière, en levant son bâton plombé, et allait, très-joliment, sans dire gare, m'en donner sur la tête un coup qui m'aurait probablement abattu sans connaissance, quand Maubert, voyant le danger que je courais, m'a brusquement tiré en arrière d'une main, tandis que de l'autre il aplatissait cet aimable policier
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contre la roue de la machine. Avant qu'il eût eu le temps de rattraper ses esprits et son chapeau, qui était lombédu coup, nous nous étions perdu s dans la foule. L'idée de M. Caussidière, de faire de l'ordre avec du désordre, a sans doute séduit les administrateurs de la ville de Chicago. Ils se sont avisés d'habiller leurs ser- gents de ville en cow-boys. Cela leur donne l'air de par- faits bandits : et, d'après mon expérience personnelle, ils me semblent de tout point dignes du costume dont on les a affublés.
CHAPITRE VI
Les collèges mixtes aux États-Unis. — Incendie de 1870. — Chicago dans le passé, dans le présent et dans l'avenir. — Les elevators. — A square meal for 25 cents. — Les réflexions d'un pêcheur à la ligne. — Conclusion.
Mercredi. — Ce matin, M... est arrivé dès l'aurore dans ma chambre et m'a arraché au doux sommeil que je goûtais. C'est encore un point à noter que les lits sont excellents en Amérique. Puis, me gourmandant sans pitié, il m'a rappelé que nous n'avions plus que vingt-quatre heures à passer à Chicago, et que nous nous devions à nous-mêmes de les employer de notre mieux . J'ai tout de suite reparlé de la pêche à la ligne : mais mon idée n'a pas été mieux accueillie qu'hier par mon compagnon de voyage. Maintenant qu'il a étudié la question des cochons, il veut approfondir celle de l'in- struction publique. Les électeurs flamands, qui viennent précisément de lui renouveler son mandat, ne lui par- donneraient, paraît-il, jamais de s'être arraché pour quelques mois àleuraffection,s'ilneleurrapportaitpas, à son retour, une étude sérieuse sur ce sujet palpitant. Il est surtout préoccupé des écoles mixtes si célèbres en Amérique, et qui ont fourni tant de belles tirades aux écrivains pédagogiques du vieux monde. Chacun sait que, dans ce pays, il existe un certain nombre de collèges où les jeunes gens des deux sexes, réunis
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sous le même toit, reçoivent jusqu'à dix-huit ans la même éducation. Us suivent les mêmes cours, ne sont sé- parésnipendantlesheuresdes récréations ni pendant les repas, et les personnes compétentes affirment que les seuls inconvénients qui résultent d'un système qui nous semblerait aussi extravagant, c'est que les jeunes filles y prennent des habitudes un peu masculines! Explique qui pourra les mystères du cœur humain! Comment ces jeunes gens, si retenus au collège, devien- nent-ils tellement incandescents, une fois qu'ils en sont sortis, que AI. Delmonico ait reconnu, par expérience, que, s'il leur permettait de dîner à quatre dans un cabinet particulier, il s'y passerait des choses capables de faire frémir un gabier de beaupré en bordée?
C'est encore là une des institutions que nous devons envier à l'Amérique, à ce que prétend H. Laboulaye. Il est certain que l'étude du binôme de Newton, quand elle se pratique en compagnie d'une charmante cama- rade de dix-huit ans, doit avoir bien du charme. Tous les collégiens français seraient sûrement de cet avis, si on les consultait. Mais, maintenant que la question ne m'intéresse plus que pour mes filles et mes neveux, j'avoue que je préfère continuer à envier aux Améri- cains cet usage-là, sans le leur prendre. Il nous faut d'ailleurs renoncera l'espoir de visiter un de ces éta- blissements, car nous découvrons, après enquête faite, qu'il n'en existe pas à Chicago même. En conséquence, sans nous embarrasser d'un programme inflexible, nous nous confions à un cocher de fiacre, qui se charge de nous faire voir les curiosités de la ville.
Il y a deux cent vingt ans, deux Jésuites, appartenant
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aux missions du Canada, les PP. Joliet et Marquette, entreprirent un voyage d'exploration dans la région des grands lacs, alors tout à fait inconnue des blancs, et fréquentée seulement par des tribus demi-nomades. Les pieux voyageurs contournaient la côte de l'immense mer intérieure qui avait déjà reçu le nom de Michigan. Ils avaient dépassé de quelques milles son extrémité sud et constataient que la cote remontait presque direc- tement vers le nord, lorsqu'ils arrivèrent sur le bord d'une lagune large et profonde qui venait se jeter normalement dans le lac. Cette lagune avait moins d'un mille de long; à son autre extrémité elle recevait les eaux de deux rivières profondes, mais également fort courtes, l'une venant du nord, l'autre du sud, qui drainaient les plaines marécageuses des environs. Il faut noter qu'à cet endroit, la ligne de partage des eaux du bassin du Alississipi vient presque tangenterle lac. Ce n'est du reste qu'une simple ondulation , à peine sensible, de la prairie.
Ce pays bas et humide ne devait pas avoir l'air bien engageant. Il attira cependant l'attention des mission- naires. Les bêtes à fourrure pullulaient aux environs, ce qui faisait de l'embouchure de cette rivière une sta- tion très-fréquentée par les Indiens illinois ; les diffé- rentes petites tribus s'y retrouvaient chaque hiver, après s'être dispersées, pendant l'été, dans la prairie, à la recherche du buffalo.
La ville de Chicago est à cheval sur ces trois cours d'eau. Sa merveilleuse prospérité est du reste toute récente. A la suite de la visite du P. Joliet, il s'était bien établi quelques relations entre le Canada et les 111 î —
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nois. Des voyageurs profitaient, chaque printemps, des premiers beaux jours pour venir de Québec, à travers les lacs, apporter aux Indiens quelques marchandises qu'on échangeait contre les fourrures recueillies pen- dant l'hiver; mais ils ne faisaient point d'établissement permanent. En 1804, seulement, le gouvernement des Etats-Unis, voulant probablement consacrer ses droits sur le pays, y construisit, au milieu des marais, une sta- tion-qui prit le nom de Fort Dearborn. En 1812, les Illinois le brûlèrent et scalpèrent la garnison; mais il fut reconstruit en 1816; et, cette fois, l'occupation fut définitive : car les magasins du fort se voyaient encore en 1856, au beau milieu de la ville.
En 1830, une centaine de trafiquants et trappeurs, blancs ou métis, étaient venus s'établir sous la protec- tion de la garnison. Ils habitaient dans une douzaine de maisons en bois. En 1837, le village s'était transformé en une petite ville de 4,000 habitants. Dès lors les pro- grès furent rapides. En 1850, il y en avait 30,000; en 1860, 112,000; en 1870, 299,000; en 1880, 503,000; enfin, au mois de juin 1882, un dernier recensement municipal accusait le chiffre de 560,693 habitants, dont 5,800 nègres et 350 Chinois. La popu- lation s'accroît chaque année d'environ 50,000 âmes : autant que celle de Paris dans ses années les plus pro- spères. Ilestplusque probable qu'aurecensementfédéral prochain, en 1890, le million sera de beaucoup dépassé.
La ville qui abrite cette fourmilière humaine couvre maintenant tout l'espace compris entre le lac et les deux rivières dont il a été question plus haut; elle s'a- vance encore tous les jours dans l'ouest. Son enceinte
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a une forme à peu près rectangulaire, de 12 kilomètres du nord au sud, le long des rives du Michigan, et de 7 ou 8, de l'est à l'ouest.
Cet accroissement merveilleux paraît plus étonnant encore, si l'on tient compte des mauvaises conditions topographiques dans lesquelles on se trouvait et des désastres qu'on eut à subir. Dans tout autre pays, l'essor de la ville en eût été arrêté pourde longues années. Le sol de la prairie qui s'étend dans toutes les directions, à des centaines de milles, est un humus d'alluvion, d'une grande profondeur, qui n'offrait aux premiers habitants aucuns matériaux de construction. Il fallait tout bâtir en bois, que fournissaient, il est vrai, en abondance les belles forêts de chênes du Wisconsin et aussi les bois de sapins des environs. Ce n'est que beau- coup plus tard qu'on découvrit, par hasard, un banc de calcaire blanc qui, se durcissant rapidement à l'air, fournit maintenant d'excellents matériaux. Auparavant, les incendies étaient continuels. Des blocks entiers flambaient en un clin d'œil.
Au courant de l'automne 1871, l'un de ces incendies prit des proportions qui ont rarement été égalées dans les temps modernes. Le soir du dimanche 8 octobre, une lampe à pétrole renversée mit le feu à une maison de la rue de Koven. Tout le quartier fut bientôt la proie des flammes, qui, attisées par un vent d'ouest vio- lent, ne se laissèrent même pas arrêter par la rivière. Malgré tout ce qu'on fit, l'incendie dura pendant une semaine entière. La dernière maison brûlée prit feu justement huit jours après la première, le dimanche 16 octobre, au matin.
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Quand on voulut dresser le bilan des pertes subies, les chiffres auxquels on arriva parurent invraisem- blables. Deux cents cadavres étaient ensevelis sous des ruines qui fumaient encore plusieurs mois après l'évé- nement : deux cent mille personnes étaient sans abri. Le feu avait détruit dix-huit mille maisons représentant un capital de 190 millions de dollars, près d'un mil- liard de notre monnaie. 80 millions, environ, étaient assurés. Mais leur précaution ne servit pas à grand'- chose aux intéressés, car toutes les compagnies locales firent faillite du coup. Heureusement beaucoup des ris- ques avaient été cédés à des compagnies anglaises, qui, elles, payèrentà bureaux ouverts. Le coup fut rudepour plusieurs. Depuis, ellesont trouvé undédommagementà leurs pertes dans la vogue que cetle preuve de solva- bilité leur a procurée auprès de la clientèle de l'Ouest; vogue dontles effets sont encore, paraît-il, très-sensibles.
On commençait à peine à se remettre d'un pareil désastre, quand un second incendie détruisit encore, en 1874, pour cent millions de francs de propriétés. Les habitants de Chicago ne se découragèrent pas plus qu'ils ne l'avaient fait quatre ans auparavant. On inon- dait d'eau les débris fumants des maisons pour per- mettre aux ouvriers de creuser les nouvelles fondations. Dans une rue complètement détruite, on vit, le lende- main même de l'incendie, une potence portant une planche sur laquelle était écrit au charbon : «Le sous- signé a tout perdu, excepté sa femme, ses enfants et son énergie. Son cabinet d'affaires est transféré sous le hangar en face ! v
M. Sala, qui a été témoin du fait, ajoute que, cinq
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ans plus tard, le rédacteur de cette affiche était de nou- veau propriétaire d'une maison plus belle que la pre- mière, et qui avait été payée, grâce à l'énergie dont il s'était vanlé à si bon droit.
Les Américains peuvent avoir des formes plus ou moins sympathiques, mais vraiment, comme je crois l'avoir déjà dit, on ne peut trop admirer ces côtés-là de leur caractère national. Chez nous, on ne tient sou- vent pas beaucoup à augmenter sa fortune, mais on est passionnément attaché à celle qu'on a ; et, si on la perd, c'est un effondrement complet. Aussi, quoi de plus lamentable qu'un Français ruiné ! Ici , tout se passe différemment. En matière d'intérêt , personne n'est plus âpre au gain qu'un Américain : mais, l'argent une fois acquis, il ne semble plus y tenir beaucoup. En ôtant à la phrase son sens malveillant, on peut leur appliquer ce que Cicéron disait de Catilina : Alieni ap- petens, suiprofusus. On dirait que la fortune leur est surtout agréable par le plaisir qu'ils ont eu à la gagner. Mais elle ne leur crée pas, comme à nous, des besoins. En cela, ils ressemblent encore aux Chinois. Au point de vue matériel, pour sa table comme pour son habil- lement, le plus riche financier conserve souvent à peu près les habitudes qu'il avait étant commis dans une banque. Leur luxe est fout d'ostentation. Ils le traver- sent sans se l'assimiler. Cela est vrai surtout dans l'Ouest. On me racontait l'autre jour l'histoire d'un homme qui possédait une grande ferme sur les bords du Mississipi. Il avait épousé une femme indienne. Un beau jour la ville de Saint-Paul se fonda là. Cinquante mille habitants vinrent s'y établir. En quelques mois,
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la vente de ses terrains lui mit une quinzaine de mil- lions dans ses poches. Il se lança dans des spéculations folles, se fît bâtir une sorte de palais, où il se sentait si mal à son aise qu'il en sortait tous les soirs pour aller se griser de wisky dans un bar du voisinage avec quelques amis. Sa femme et ses enfants ne purent ja- mais s'habituer à mettre des s::uliers. Ils avaient du reste bien raison, car au bout d'un an, l'homme, com- plètement ruiné, mourait du delirium tremens dans un hôpital qu'il avait fondé, les laissant sans un dollar.
Le manque de matériaux de construction ne fut pas le seul obstacle contre lequel les ingénieurs de Chicago eurent à lutter. Le niveau de la plaine sur laquelle est construite la ville n'était, en moyenne, supérieur que de sept pieds à celui du lac. Non-seulement il était impossible, à moins de frais énormes, de construire des caves, mais, quand les vents du nord coïncidaient avec des crues de la rivière, celle-ci, refoulée par les vagues du lac, inondait les rues. Il fallait donc éviter d'y faire aboutir les égouts. Tel était le double pro- blème qui se posait.
La manière dont les ingénieurs américains l'ont résolu est bien curieuse. D'ordinaire, les rues d'une ville étant au niveau du sol, il faut le creuser pour établir les égouts, qui doivent passer au-dessous. Ici, on a fait l'opération inverse. On a établi les égouts au niveau du sol, et l'on a ensuite construit les rues par- dessus. Presque tous les terrains à bâtir se sont trouvés du coup en contre-bas de sept pieds, et le niveau gé- néral de la ville a été élevé d'autant. Naturellement toutes les maisons déjà construites avaient l'air d'être
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enterrées. On a coulé sous leurs fondations un système de longuerincs, en charpentes solidement reliées en- semble, on y a appliqué de puissantes presses hydrau- liques, et, sans déranger les locataires, on les a fait monter de la quantité voulue. La plupart de ces mai- sons étant en bois, l'opération ne présentait pas de bien grandes difficultés : mais elle fut pratiquée éga- lement, avec succès, sur plusieurs constructions en briques. Au bout de quelques mois, on eut le singulier spectacle d'une ville presque entière élevée de plu- sieurs pieds au-dessus de son niveau piimilif.
Cette première opération mit fin aux inondations et simplifia aussi la question de l'approvisionnement d'eau potable. J'ai dit plus haut que le bassin du Mis- sissipiasa ligne de faite très-rapprochée du Michigan. Les ingénieurs profitèrent de ce voisinage pour con- struire un canal qui amène de l'autre côté de cette ligne toutes les eaux d'égout, laissant aux lois supérieures de la physique le soin de les faire ensuite descendre tout doucement chez les bons frères des Etats du Sud : à l'heure qu'il est, un chien crevé dans les rues de Chicago a de bonnes chances d'aller, à deux mille lieues de là, s'échouer sur les quais de la Xouvelle- Orléans, à moins qu'il n'ait été gobé en route par un caïman. Une fois ce travail fait, le reste n'était plus qu'un jeu. On a élevé sur la plage une tour haute de cent soixante pieds. A sa base est un réservoir qu'ali- mente un tunnel en briques, construit sur le fond du lac et ahoutissant à une île artificielle où se trouve la prise d'eau qu'on a éloignée de deux milles de la côte, pour être plus sûr d'avoir un liquide absolument pur.
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Des pompes, mues par la vapeur, refoulent cette eau jusqu'en haut de la tour, d'où elle est ensuite distribuée dans tous les quartiers de la ville. Ce beau travail n'a pas coûté moins d'un million cinq cent mille dollars. J'ai acheté hier, en revenant des Stock-yards, une foule de livres et de brochures qui m'ont appris toutes ces belles choses. Deux s citoyens proéminents » {pro- minent citizens) , avec lesquels nous avons déjeuné avant de nous mettre en route, nous ont aussi chanté la gloire de la ville. L'un d'eux affirme même qu'il est reconnu (it is generally allowed) qu'on ne peut rien trouver en Europe qui lui soit comparable sous le rapport de l'architecture. Ce qu'il y a d'amusant, c'est que, pour fixer les idées, il cite toujours les prix. C'est l'usage ici. Un Américain qui vous décrit sa ville vous dit toujours : Nous avons une prison de trente mille dollars et une église de quarante mille ! Une fois même, on m'a dit d'un juge avec admiration : He is atwenty thousand dollars man ! Cela voulait dire que pour l'acheter, il avait fallu débourser vingt mille dollars. On trouvait cela une bien grosse somme ! Enfin notre cocher est également un patriote qui ne nous fait grâce de rien. Il nous arrête devant tous les monuments, nous en donne les dimensions, insiste pour nous en faire visiter l'intérieur, et, quand il remonte sur son siège, il finit invariablement ses explications par un Nothing cqual in Europe, 1 guess ! qui est bien un peu agaçant. Rossini faisait, dit-on, assez bon marché de son talent musical, mais avait la prétention d'être un excellent cuisinier et, sous ce prétexte, empoison- nait tous ses amis. Ce sentiment-là est très-commun,
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et les Américains ne font pas exception à la règle. Ce qu'il y a de vraiment beau et intéressant dans leur pays, c'est d'y voir la lutte acharnée de l'homme con- tre la nature, et de comparer les résultats obtenus par une civilisation née d'hier avec ceux auxquels abou- tissent nos vieilles sociétés. Sans être aussi étonnants que beaucoup de gens veulent le dire, ces résultats sont bien assez grands pour suffire à la gloire de deux ou trois générations.
Les Américains ne veulent pas comprendre cela. « Chacun veut avoir ce qu'il n'a pas ; voilà tout ce que cela prouve », disait le fameux Surcouf au capitaine du Bombay -Cas lie, son prisonnier, qui cherchait à se consoler de la perte de son navire, en affirmant que les Anglais, ses compatriotes, se batlaient pour la gloire, et les Français pour l'argent. En ce qui concernait Sur- couf personnellement, c'était du reste absolument vrai. Les Yankees s'obstinent à vouloir faire admirer aux étrangers les points les plus défectueux de leur civilisation. L'architecture, comme les beaux-arts, sont un luxe auquel ne peuvent prétendre que les nations arrivées à leur plein épanouissement. L'Amérique n'en est pas encore là. Personne ne songerait à s'en éton- ner, si tous les Américains n'avaient la monomanie de croire que le City-Hall de leur localité est le plus beau monument des temps modernes, et ne se choquaient pas très-sérieusement si, avec la meilleure volonté du monde, les étrangers ne parlagent pas leur opinion.
La vérité est que leurs efforts dans cette direction n'ont pas, jusqu'à présent, été couronnés d'un bien grand succès. A Chicago, notamment, on sent à chaque
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instant qu'on a voulu faire beau sans regarder à l'argent, mais on constate une incohérence, dans toutes ces ten- tatives, qui déroute le goût. Sans que nous nous en ren- dions bien compte, quand nous admirons l'hôtel de ville de Gand, par exemple, notre esprit ne le conçoit pas éloigné des églises qui l'environnent. Son milieu lui est nécessaire. Les souvenirs qui s'y rattachent font de l'agglomération de ces monuments un ensemble. Ils perdraient presque tout leur intérêt à être vus isolément.
C'est ce qui arrive ici. On voit une église hollan- daise tout près d'un temple grec ; entre les deux s'élève peut-être un édifice de style chinois. Tout cela , bâti dans l'alignement des rues, noyé dans un entourage de constructions disparates, ne produit jamais, quelle que soit l'importance du monument, l'impression qu'on ressent souvent à la vue de nos édifices religieux, bâtis sur des places formant centre. Chez nous, une église est un édifice public ouvert à tous, car il est la propriété de tous. Son isolement lui confirme ce caractère. Ici, ce n'est que le lieu de rendez-vous d'individualités ré- unies par une pensée commune. C'est une sorte de cluj).
Nous faisions ces réflexions pendant que notre auto- médon nous faisait courir de la prison à l'hôtel des postes ; du Skerman-House au Tremont-House et au Palmer-House : trois hôtels qui ne le cèdent en rien, comme dimensions, au Grand-Pacific. Il paraît que bien des gens se rappellent encore le temps où les fenêtres de l'ancien Palmer-House étaient un excel- lent poste pour la passée des bécasses et celle des ca- nards sauvages. Avant de descendre dîner, les habitués tuaient quelques pièces sans quitter leurs chambres à
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coucher. Tous les soirs on entendait une vraie fusillade. Le terrain où cela se passait et où s'élève le nouveau Palmer-House a été vendu deux millions de dollars, dix millions de francs ! La construction en a coûté dix autres millions.
Tous ces hôtels ont un grand luxe de décoration. Mais quel singulier goût ont les gens de ce pays ! L'ar- chitecte du Grand-Pacijic a évidemment lu quelque part qu'un édifice qui se respecte devait avoir une colonnade. Seulement, comme les colonnes elles-mêmes auraient gêné l'ordonnance de son escalier, il s'est contenté des socles et des chapiteaux. Les premiers reposent sur le sol, comme c'est leur métier; les se- conds pendent au plafond ; il n'y a rien entre les deux, et tout le monde est content. Le reste est à l'avenant.
Après la prise du palais d'Eté, on mangeait dans des assiettes de vieux chine, avec des fourchettes en fer battu : comme nappes, on employait des étoffes de soie brochées d'or; et le soir, à dîner, on s'éclairait au moyen de chandelles fichées dans une bouteille vide. La civilisation de ce pays-ci a des côtés qui rappellent ce bon temps-là. Partout on sent qu'on côtoie encore l'étal sauvage. On rencontrerait, au coin d'une rue, un Sioux ou un Ob-jib-be-way , en peinture de guerre, qu'on n'en serait pas trop étonné, car devant bien des boutiques il y a des poteaux auxquels sont attachés des chevaux de race indienne, sellés, le lasso pendu au pommeau, le winchester accroché à l'arçon. Us atten- dent leurs propriétaires, des ranchmen et des cow-boys, haut bottés, qui vaquent à leurs affaires, en ville, avant Àe retourner au Stock-yards. Les rues sont sillonnées
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de boggies, d'omnibus et de tramways. Sur l'une des principales lignes, les chevaux sont remplacés par un mécanisme très-curieux. Entre lesdeux railsexisteune rainure profonde de quelques centimètres, dans la- quelle court, sur des galets, une corde sans fin, longue de plusieurs kilomètres, qui va s'enrouler aux deux extrémités, sur des tambours mus par la vapeur. Cha- que voiture est munie d'une sorte de griffe, à l'aide de laquelle son conducteur s'accroche à la corde et suit son mouvement. Quand il veut s'arrêter, il lui suffit de relever la griffe. Ce système a l'air de fonctionner fort bien. On voit à chaque instant passer des petits convois de trois ou quatre voitures, marchant d'un bon train et cependant manœuvrant très-facilement, soit pour prendre des voyageurs, soit pour éviter les encombre- ments de voitures. C'est le parfait alignement des rues qui permet l'emploi de ce moteur. Chez nous, il ne serait guère utilisable.
Les trottoirs sont pour Ja plupart en bois, à moitié pourris, souvent crevés, toujours d'une saleté révol- tante. D'ignobles baraques en planches sont mitoyennes d'immenses maisons à sept ou huit étages à façade en pierre sculptée. Les terrains vacants, il y en a encore beaucoup, même au centre de la ville, sont en contre- bas de sept pieds pour les raisons que j'ai expliquées plus haut. Ils se sont remplis d'immondices de toute espèce d'où s'exhalent des odeurs abominables. Souvent on y a construit, en attendant mieux, des masures ser- vant de cabarets pour les ouvriers et les matelots du port. Nous nous arrêtons à la porte de plusieurs, et nous y entrons sous différents prétextes pour nous
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rendre compte delà manière dont vit ici la classe ou- vrière. Quelle différence avec ce qui se passe chez nous!
J'habite à Paris tout près d'un petit restaurant fré- quenté uniquement par des cochers de fiacre et des maçons. Je ne manque jamais, quand je sors de chez moi, de jeter un coup d'œil dans l'intérieur pour voir comment se nourrissent tous ces gens qui se trouvent si malheureux de leur sort. Je les aperçois toujours assis devant une table de marbre bien propre, man- geant avec des fourchettes en ruolz. On leur sert de gros rumpstealiSj en tout semblables à ceux qu'on fait payer trois francs cinquante dans les grands restau- rants, ou des ragoûts parfaitement appétissants. Tous boivent une bouteille de vin à chaque repas ; la majo- rité y ajoute un carafon d'eau de Seltz : en tout cas, ils ne manquent jamais de se faire servir à la fin une tasse de café et un petit verre qu'ils dégustent tout en fu- mant leurs cigarettes. Pendant l'été, il se fait chez mon voisin une grande consommation ('e fruits; pendant l'automne, il a presque toujours du gibier en montre. Enfin, l'hiver, les bourriches d'huilres accumulées à la porte se vident avec une rapidité merveilleuse. Une douzaine d'huîtres coûte un franc cinquante : les ma- telots qui les pèchent gagnent trois francs, tout au plus, par jour. Ce sont des hommes tout aussi intelligents que les cochers de fiacre et les maçons; de plus, il leur a fallu un apprentissage long et sérieux pour en arriver à exercer un métier dangereux et pénible. Il n'est pas d'état social possible si deux ouvriers parisiens ont la prétention de gagner assez pour pouvoir consommer à
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leur déjeuner, en simples hors-d'œuvre, le produit de la journée de travail d'un matelot qui les vaut de tous points. Voilà des inégalités de salaire bien autrement révoltantes que toutes celles dont ces mêmes ouvriers parisiens nous rabattent les oreilles dans leurs réunions publiques : et, s'ils devaient être les seuls en cause, j'ap- pellerais de tous mes vœux l'arrivée, dans l'enceinte de l'octroi, de quelques milliers de coolies chinois qui leur donneraient bien vite une leçon de sens commun. Je me rappelle tout cela, en voyant le régime dont se contentent les ouvriers américains. Los prix sont affichés à la porte de chaque cabaret : A squatte meal for 25 cents ! A good substancial luncheon for 12 cents! 12 et 25 sols! qui, si l'on tient compte de la différence de l'argent, n'en valent pas plus de 8 et de 16 en France. Mais il faut voir de quoi se composent ces hom dîners carrés et ces luncheons si substantiels. Des écuelles en fer battu sont alignées sur des tables graisseuses, qui ne sont même pas garnies de toile cirée. Les fourchettes à deux dents sont en fer. Chaque client va se faire servir au comptoir un morceau de bœuf raccorni au four, avec des légumes cuits à l'eau. On y ajoute un cornichon, et il s'en va content. En fait de boisson, il a le droit de puiser avec une cuiller à pot dans un baquet en bois où nagent de gros mor- ceaux de glace. Les amateurs de luncheons sont encore moins difficiles. On leur découpe leur pitance dans une grosse masse noire, d'apparence compacte et graisseuse, qu'on décore du nom de pudding. Voilà le menu d'un working man américain. Quand on a des besoins aussi simples, et que la concurrence chinoise
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ne permet plus de les satisfaire, il est assez naturel qu'on demande à la législation d'intervenir. Je reviens souvent sur cette question, au risque d'être accusé de rabâcher : mais elle me semble tout à fait capitale.
Je dois ajouter que la question sociale préoccupe assez vivement la population ouvrière de Chicago. Le communisme sous toutes ses formes y compte de nombreux adeptes. Beaucoup d'Irlandais sont naturel- lement plus ou moins inféodés au fénianisme : or les doctrines des fénians ont bien des points de contact avec le communisme. M. Parnell est venu ici derniè- rement donner des conférences dont le produit devait servir à alimenter les caisses de la Land-league . Il a eu un très-grand succès et a remporté, parait-il, beaucoup d'argent.
Deux ou trois associations allemandes comptent plusieurs milliers d'adhérents, qui ont une organisa- tion militaire, sont armés et font publiquement et régulièrement l'exercice. Ils annoncent l'intention de soutenir par la force les droits des travailleurs, sacri- fiés, disent-ils, lors des dernières grèves ', où les
1 A notre retour du Far-West, quelques semaines plus tard, nous avons vu éclater une de ces grèves dans des conditions bien curieuses.
On sait qu'aux Etats-Unis, le service des télégraphes est, comme celui des chemins de fer , entre les mains de compagnies qui fon- dent les lignes et les exploitent à leurs risques et périls, et sans que le gouvernement puisse exercer sur elles aucun contrôle. Ce système donne d'ailleurs des résultats déplorables.
Toutes les compagnies fondatrices, lasses de se faire une guerre de tarifs, se sont amalgamées, il y a quelques années, sous le nom I de Western-Union, et sont administrées par un comité présidé par le fameux M. Jay Gould, dont il a été tant question dernière-
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troupes fédérales sont intervenues. En somme, les bons habitants de Chicago pourront bien apprendre
ment au sujet des élections présidentielles. De leur côté les em- ployés, assez mat payés, ont fondé une associalion pour la défense de le;irs intérêts et cherchaient, depuis quelque temps, à obte- nir des augmentations de salaires qui leur étaient refusées.
Le jour même de notre arrivée à Chicago, on apprit par le télégraphe, à une heure assez avancée de la soirée, la mort du général Grant. Les détails étaient nombreux et navrants. Le géné- ral, qui était allé passer quelques semaines dans un petit village, au bord de la mer, avait été frappé d'une attaque d'apoplexie. On parlait de la douleur de tous les siens en termes qui fendaient le cœur. L'effet produit fut immense. Tous les journaux des Etats- Unis publièrent des éditions spéciales. Des meetings furent con- voqués. De tous les points de l'Union, les trains emportaient vers New-York des masses de reporters chargés d'aller assister aux funérailles du vainqueur des confédérés.
Le lendemain matin, on apprit que la nouvelle était absolument fausse. Le général lui-même avait écrit qu'il ne s'était jamais mieux porté, et qu'il lui était impossible de comprendre ce qui avait pu donner lieu à toute cette émotion. Le télégraphe démen- tait la nouvelle de la meilleure grâce du monde. Personne n'y comprenait rien.
Quelques minutes avant onze heures , ayant à envoyer une dé- pêche à New-York, je me dirigeai vers le bureau du Grand Pa- cifie Hôtel. Une petite dame très-jolie était au guichet : elle prit mon papier, me fit quelques observations. Tout à coup, onze heures sonnèrent. Elle partit d'un grand éclat de rire, et me ten- dant ma dépêche :
t Désolée, monsieur, me dit-elle, mais nous nous mettons en grève ! i
Là-dessus elle me ferma le guichet au nez, prit son chapeau et sortit tranquillement en emportant la clef de son bureau.
Une heure après, toute la ville de Chicago apprenait que la nou- velle de la veille était un signal convenu entre les chefs du mou- vement et leurs affidés. Au coup de onze heures qui en suivrait la réception, tous les employés du Western- Union, quinze ou vingt mille personnes, devaient se mettre en grève.
Leurs ordres furent partout scrupuleusement exécutés. Cepen-
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quelque jour ce qu'il en coûte de donner l'hospitalité à des gens qui ne rêvent que plaies et bosses. Les Anglais, lorsqu'ils accueillaient comme ils le faisaient les faiseurs de révolution du monde entier, croyaient que ceux-ci se contenteraient de bouleverser toutes les puissances continentales, ce qui créerait un magni- fique débouché pour les fusils de Birmingham. Le calcul a été assez juste pendant longtemps, mais main- tenant les sujets de S. M. la reine Victoria com- mencent à s'apercevoir que leurs hôtes ne se sont pas contentés de travailler exclusivement pour l'expor- tation.
La plupart des voyageurs français ont la chance de rencontrer, au cours de leurs pérégrinations, des gens charmants qui leur déclarent que, pour eux, la France est une deuxième patrie; Paris, le centre de toute science et de toute intelligence; et le Parisien, un être pétri de grâce et d'esprit, devant lequel les autres
dant quelques femmes, ladies, prirent peur et rentrèrent dans les bureaux au bout de quelques heures. D'ailleurs, la défense fut à la hauteur des événements. On embaucha à prix d'or tous les anciens employés qui voulurent se présenter; tous les fonctionnaires supé- rieurs mirent la main à la pâte; on cita même quelques banquiers ou négociants fort ricbes qui, ayant autrefois été télégraphistes, vinrent reprendre leurs places devant les appareils , uniquement pour soutenir Jay Gould. Des banquets sardanapalesques , où le Champagne coulait à flots , étaient servis aux employés fidèles , dans les bureaux, aux frais des compagnies; mais on les faisait tra- vailler jour et nuit. Les ladies étaient reconduites chez elles en voilure, quand elles étaient trop fatiguées. Bref, M. Jay Gould dé- pensa quelques millions; mais au bout de sept ou huit semaines, les grévistes étaient obligés de se rendre à merci. Les conditions que leur imposèrent les compagnies victorieuses ne furent pas tendres : Vœ victis!
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hommes n'ont qu'à s'incliner. J'ai toujours été moins favorisé. Des étrangers m'ont souvent dit que la France était leur seconde pairie : mais j'ai cru remarquer que ceux-là ne jouissaient généralement pas d'une très- haute considération dans la première : ceux qui me parlaient de Paris me vantaient surtout les restaurants du boulevard, les petits théâtres et le bal Mabille, ce qui ne flattait pas absolument mon amour-propre national. Quant aux Parisiens, il m'a toujours semblé que, sortis de leur asphalte, ils manquent un peu de pres- tige.
Cependant, j'ai rarement rencontré une hostilité pour la France aussi caractérisée que celle qui ressort du ton général de la presse de Chicago. La mort de ce malheureux Rivière et en général les événements du Tonkin, de Madagascar et de la Tunisie sont le prétexte d'articles aussi désobligeants que possible pour nous. In journal s'est avisé de résumer les choses à son point de vue spécial en un apologue qui a tout de suite été reproduit par les autres :
a Hans, dit l'auteur, est un bon gros garçon d'hu- meur douce et tranquille, deux fois plus grand et plus fort que tous ses condisciples, parmi lesquels se trouve le petit Jacques, un être querelleur et vicieux qui passe sa vie à tourmenter tous les autres. Un beau jour, Jacques voulut voler à Hans sa tartine : celui-ci se fâcha et lui donna une forte correction. Depuis ce temps Jacques a une peur atroce de Hans et n'ose plus s'attaquer à lui ; mais il se console en volant les tar- tines des plus petits et en les battant quand ils ré- clament. »
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Cette explication si flatteuse de nos expéditions colo- niales fournit des textes à une foule de caricatures qui s'étalent à toutes les devantures. On ne peut ouvrir un journal illustré sans en voir. Je ne sais si les consuls de AI. Ferry lui rendent compte ('e l'heureux effet produit à l'étranger par sa politique. S'ils le font, peut-être usent-ils de quelques ménagements, et dis- jsimulent-ils un peu delà vérité.
Nous allons visiter un des entrepôts de grains, nommés élévateurs, dont la création a causé une telle révolution dans le commerce des céréales. Celui qu'on nous fait voir, l'un des plus importants de vingt-quatre qui existent à Chicago, se trouve au bord du lac et de la rivière : trois ou quatre navires accostés sont en chargement. Au moment où nous arrivons, un train entier chargé de blé s'enfonce dans la porte béante qui «st la seule ouverture de l'immense bâtiment à six otages. Le fond de chaque wagon s'entr'ouvre et laisse glisser son chargement dans de grandes fosses creusées entre les rails. A peine le train est-il reparti, que des chaînes à godets enlèvent le grain aux étages supérieurs, ■où nous montons par un interminable escalier. Dans une pièce longue de soixante ou quatre-vingts mètres, sont alignés les réservoirs en bois où le produit de la moisson de centaines de milliers d'hectares vient s'accumuler chaque année avant d'être envoyé en Europe. Cette salle contient 1 , 800, 000 bushels <1 bushel = 35 litres).
L'organisation financière de ces élévateurs mérite une mention, car il en a été fort question dans ces derniers temps. Quand un fermier américain a battu
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sa récolte, au lieu de garder son blé chez lui ou de le porter lui-même au marché, il s'empresse de l'envoyer à l'un de ces entrepôts. Des experts apprécient la qua- lité du grain et le classent dans une des cinq caté- gories admises parle commerce. Puis son propriétaire reçoit un bon de dépôt tout à fait analogue au livre de chèque que donne un banquier au client qui a mis des fonds dans sa maison. A partir de ce moment, le fer- mier a un crédit ouvert, non en argent, mais en bushels de blé. Il peut vendre ces bons ou les donner en gage, suivant ses convenances. Ce sont des valeurs négo- ciables, qui passeront peut-être entre vingt mains différentes avant d'arriver dans celles du marchand qui prendra réellement livraison.
Il est certain que, dans les conditions spéciales où se trouve l'agriculture américaine, cette institution rend les plus grands services. Il suffit, du reste, pour s'en convaincre, de voir la faveur toujours croissante dont elle jouit. On cherche à l'introduire en France; c'est une des innombrables panacées recommandées par les docteurs es économie politique, et qui doivent nous guérir de tous les maux dont nous souffrons. J'avoue qu'il m'est impossible de comprendre à quoi ni à qui les élévateurs serviraient chez nous. Autant ils me semblent utiles dans un immense centre de production et d'exportation, autant ils me semblent sans objet dans un pays de consommation.
Au moment où nous examinons l'un de ces réser- voirs, un surveillant y constate dans le grain quelques traces d'échaulTement, causé par l'humidité. Une trappe est immédiatement ouverte à la partie inférieure,
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et les 8 ou 10,000 bushels qu'il contient sont projetés sur le sol d'une hauteur de trenle mètres environ. Cela suffit pour sécher complètement le grain, ainsi que nous pouvons nous en convaincre au bout de quelques minutes, quand les chaînes à godets commencent à le rapporter.
Pour assurer la sécurité des transactions immenses qui se font sur les bons de dépôts que délivrent ces établissements, il est indispensable que les acheteurs comme les vendeurs soient parfaitement rassurés sur la manière dont ils sont administrés. Aussi cette indus- trie s'exerce sous le contrôle du gouvernement de l'Illinois. Des fonctionnaires spéciaux vérifient constam- ment les livres et adressent au gouvernement des rapports qui sont rendus publics, et dans lesquels sont indiquées non-seulement les quantités, mais encore la qualité.
Il existe en ce moment vingt-quatre de ces éléva- teurs, pouvant emmagasiner, à la fois, vingt-quatre millions de bushels de blé; quelque chose comme huit millions d'hectolitres : et chaque jour il s'en construit de nouveaux qui se remplissent immédiate- ment, car les anciens ne peuvent plus suffire à la pro- duction, qui va toujours s'augmentant, à mesure que de nouveaux chemins de fer s'ouvrent a travers les prairies de l'Ouest. D'un autre côté, grâce aux facilités toujours croissantes des communications, les produc- teurs américains voient s'élargir pour eux le marché européen. Jusqu'à présent, ce pays-ci a joué le rôle bienfaisant des greniers d'abondance créés en Egypte par Joseph, à la suite des pénibles incidents qui l'avaient
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forcé à se séparer du ménage Putiphar. Si l'on n'y prend pas garde, ce qui élait et ne devrait être que l'appoint nécessaire dans certaines années pour com- bler les vides laissés dans l'approvisionnement par une mauvaise récolte deviendra le principal.
Un fermier français qui porte son blé au marché a déjà payé un peu moins de cinq francs d'impôts par hectolitre. Le blé américain, pour arriver au même marché, n'a payé que deux francs, tout au plus, pour le transport de Chicago au Havre. Rien que de ce chef, le fermier américain a déjà une marge de profits de trois dollars, car il ne paye, pour ainsi dire, aucun impôt. De plus, il n'a pas, comme son concurrent, à sacrifier au service militaire les trois ou quatre meil- leures années de sa vie; ce même service militaire ne vient pas à chaque instant le gêner dans son exploita- tion. La rente du sol est pour ainsi dire nulle; les frais d'exploitation, moindres. Il gagnerait encore de l'ar- gent, en vendant son blé dix francs l'hectolitre. Au prix de dix-neuf francs, le Français est incontestable- ment en perte.
Voilà la situation présente. Si l'on n'y met pas ordre par des lois énergiquement protectrices, elle ne peut qu'empirer, car l'écart entre les deux prix cités plus haut doit encore augmenter dans de grandes propor- tions, et cela dans un avenir très-prochain. Il est cer- tain d'abord qu'avec le gaspillage des deniers publics qui est la raison d'être du gouvernement que nous subissons, les impôts actuels sont insuffisants et ne peuvent qu'aller en augmentant, ce qui haussera les prix de revient. D'autre part, les Américains, se ren-
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dant parfaitement compte de l'évolution économique qui se fait à leur profit, et que nous sommes assez dénués de sens pour ne pas combattre, ne négligent rien pour s'assurer tous les éléments de victoire dans la lutte qui va s'engager. Et Chicago est précisément l'arsenal où se forgent toutes les armes destinées à cette guerre dans laquelle doit périr l'agriculture de la vieille Europe, et, à sa suite peut-être, l'Europe elle-même, au moins l'Europe que nous connaissons.
La zone productrice de blé, the great wheat helt, est une large bande qui s'étend horizontalement, sur la carte, des Alleghanys aux Montagnes Rocheuses. Elle est bornée au nord par le 46eou 47* parallèle. Plus haut, il fait généralement trop froid ; au sud, elle ne dépasse guère le 27e degré. Il est bon d'ajouter qu'à peine la dixième partie de cette région, si heureusement douée, est en culture. Le reste est encore à l'élat de prairie.
Tout ce pays est relativement très-peu peuplé. Ses productions doivent s'écouler vers l'Est, puisque c'est là que se trouve le consommateur américain ou euro- péen. Il a donc fallu trouver un point central où les marchands de l'Ouest pussent se rencontrer avec les clients de l'Est.
Partout et de toute antiquité, la force des choses a désigné à l'homme certains de ces points destinés à devenir le lieu du rendez-vous des peuples. Byzance, en Europe; Alexandrie, en Afrique; Han-kow, en Asie, sont les types les plus connus de ces lieux privi- légiés. Mais nulle part, peut-être, la nature n'a plus clairement indiqué son choix qu'à Chicago.
Du côté de l'Ouest, les immenses plaines se dérou-
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laient devant l'ingénieur. Il n'a eu que la peine de poser les rails pour pouvoir y lancer des trains, qui amènent à la porte des magasins de la ville tous les produits de la prairie. Leur expédition vers l'Est est assurée par des moyens encore plus simples. Il suffit de regarder une carte pour voir que le Michigan, l'Huron, l'Erié et l'Ontario sont de véritables mers intérieures, d'une grande profondeur, communiquant toutes entre elles, et dont le débouché vers l'Atlantique serait assuré par le Saint-Laurent, si la cascade du Niagara ne devait pas imposer un déchargement coû- teux aux marchandises. Cet obstacle a déjà depuis longtemps été supprimé par la création d'un canal à dix écluses, qui réunit l'Erié à l'Ontario, en tournant les chutes. Mais ce travail, exécuté dans un temps où l'on était bien loin de prévoir le développement que prendrait la navigation, est insuffisant1. On s'occupe en ce moment de le perfectionner. Le canal sera creusé, élargi, les écluses pourront recevoir les plus grands transatlantiques; le jour est proche où ils pour- ront venir prendre directement leurs cargaisons aux élévateurs de Chicago. Ce jour-là, lesfermiersde l'Ouest pourront illuminer, car leur victoire sera définitive.
1 Tel qu'il est cependant, il a déjà rendu de grands services, en permettant d'amener les blés, de Chicago à New- York, à raison de 0 fr. 37 (7 cents 1/2) les 100 livres. Les chemins de fer pre- naient le double. Ils ont été obligés d'accepter les mêmes prix. Cela fait un taux d'un demi-centime par tonne et par kilomètre, cinq fois plus pelitquc le tarif minimum de nos lignes européennes (2 cent. 1/2). L'hiver, quand les glaces couvrent les canaux, les chemins de fer se rattrapent aux dépens des malheureux spé- culateurs qu'une opération mal engagée force à amener leurs blés à tout prix. On leur demande alors trois et quatre fois plus.
15.
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Du reste, à Chicago même, tout est prêt. Je n'ai jamais vu, dans aucune ville maritime, aménagement plus complet et mieux entendu. L'atterrissage de la ville était des plus faciles, car la côte est très-saine, et Ton trouve des fonds de dix ou douze brasses tout près du bord. Les trois rivières, profondes de sept à huit mètres, fournissaient un admirable port naturel auquel il ne manquait que des quais. L'entrée seulement était quelquefois rendue un peu difficile par les grandes brises du nord et du nord-est. On a remédié à cet inconvénient par la construction de trois jetées munies de phares qui créent une rade artificielle, dont la dis- position rappelle un peu celle de Cherbourg.
Dans l'intérieur de la ville, les rivières ont été gar- nies de quais offrant un développement énorme qui a encore été augmenté, sur beaucoup de points, par le creusement de nombreux canaux. Les usines, les élé- vateurs se §ont construits sur ces quais, dont la lon- gueur totale est de plus de cinquante kilomètres. Tout est si admirablement disposé, qu'en quelques heures un navire peut repartir après avoir été déchargé et rechargé. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que le commerce maritime ait pris une énorme impor- tance, bien que, jusqu'à présent, il se soit borné à peu près exclusivement à des opérations de cabotage. En 1882, la douane a constaté l'entrée de 13,094 na- vires, jaugeant 4,849,000 tonneaux.
Le littoral des lacs a toujours suffi pour fournir à ces navires un fret abondant. Les forêts du Canada, du Michigan et du U isconsin envoient leurs bois. Il en est arrivé l'année dernière environ 800,000 mètres
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cubes, qui ont donné de l'ouvrage à quarante mille ouvriers charpentiers. Elles ne pourront du reste pas bien longtemps suffire à une pareille consommation. La partie nord de la Pensylvanie, qui touche au lac Prié, contient une énorme quantité de charbon, et les cargaisons qui viennent s'empiler sur les quais de Chicago fournissent aux fonderies récemment fondées un combustible si abondant et si économique, qu'elles rivalisent déjà avec celles de Pittsburgh, pour la pro- duction du fer et de l'acier.
Les hommes d'Etat américains prédisent que, d'ici à trente années, la vallée du Mississipi contiendra cinquante millions d'habitants. Du train que vont les choses, cela est plus que probable. Les communica- tions de Chicago avec cette immense région sont déjà assurées. A propos de l'approvisionnement d'eau, j'ai déjà dit que les ingénieurs yankees s'étaient avisés de crever l'étroite barrière que la nature avait élevée entre le bassin du Saint-Laurent et celui du Mississipi. Ils ont si bienfait, que la rivière de Chicago, qui autrefois apportait ses eaux dans le Michigan, emporte, au contraire, maintenant, celles du Michigan dans l'Illinois, un des affluents du grand fleuve, qu'il rejoint un peu au-dessus de Saint-Louis. Le canal au moyen duquel on a obtenu cet étonnant résultat, Y Illinois and Michi- gan, vient s'amorcer au milieu de la ville, sur la branche sud de la rivière. Il est déjà parcouru par une batellerie très-active qui emmène dans le Sud tous les produits manufacturés de Chicago : quand cette der- nière ville sera en communication directe avec l'Atlan- tique, elle et la Nouvelle-Orléans seront les deux seuls
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ports par lesquels les populations du Centre seront mises en rapport avec l'Europe. Un navire, parti de Liverpool, pourra aller à Marseille, en passant par Québec, Chicago, Saint-Louis et la Nouvelle-Orléans. Il chargera en Angleterre des émigrants; à cette époque, ce sera le seul produit de la vieille Europe; les débarquera à Chicago; y prendra du blé et du lard ; complétera sa cargaison à Saint-Louis, avec des ton- neaux de pétrole destinés aux communeux français qui s'en prendront aux capitalistes de leur misère, et, comme le remède est toujours à côté du mal, ce même navire touchera à la Nouvelle-Orléans, juste le temps nécessaire pour embarquer quelques microbes de la fièvre jaune, qui, rendus à Marseille, se chargeront de mettre d'accord communeux et capitalistes en les envoyant au cimetière : et tout cela pour la plus grande gloire du libre-échange et le triomphe de mon ami le général, qui rappellera aux électeurs de Swamptown qu'il leur avait prédit toute ces belles choses dans son fameux article du Rattlesnake-Ravine-County-Free- Rib-Tichler. Il sera nommé président du coup.
Nous congédions notre automédon, en lui donnant un paquet de peti'.s billets de banque graisseux, dont la lecture pourra compléter ses études, car ils portent tous une gravure rappelant un des souvenirs de l'his- toire nationale. Puis, en attendant le dîner, nous allons nous promener dans le Lahe-Park, tout près de l'ex- position, sur les bords du lac. Ce qu'on appelle le Lake-Parh est une grande place, bordée de magnifiques maisons, mais couverte de décombres et d'immondices. De plus, elle est sillonnée par les trois ou quatre voies
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du Baltimore and Ohio Railroadj que les trains par- courent à chaque instant à toute vilesse. Il n'y a, bien entendu, aucune barrière.
Dans tout autre pays, ilne se passerait pasde jour sans qu'on eût à relever les corps sanglants de militaires et de bonnes d'enfants surpris par une mort horribleau milieu des plus douces confidences. Je n'ai pasentendu dire que les accidents fussent nombreux ici . If. Prudhomme attri- buerait cette heureuse immunité à l'absence de garni- son, qui laisse les bonnes en possession de toute leur vigilance. Partout ailleurs, aussi, on se serait occupé d'arranger un peu cet endroit. Quelques nivellements, des plantations et des gazons en feraient une admirable promenade. On n'y a apparemment pas songé. Le quai en bois est dans un tel état de délabrement, que nous sommes obligés, par moments, de faire une vraie gym- nastique pour sauter de madrier en madrier, en évi- tant les grands trous où de gros rats courent sur les piles effondrées. Une centaine de pêcheurs à la ligne sont assis, surveillant silencieusement leurs bouchons. Au milieu de l'agitation générale, leurs figures calmes et reposées font plaisir à voir : d'autant plus qu'elles s'illuminent de temps en temps d'un éclair de bonheur: car, à chaque instant, ils relèvent de belles perches toutes brillantes, aux nageoires rouge sang, qu'ils jettent dans un filet plongé dans l'eau à leurs pieds. Il parait que, pour prendre des truites, il faut aller un peu au large. Il y a là une trentaine de petits cotres à la disposition des nombreux amateurs.
Ce spectacle me rappelant les joies pures que nous aurions goûtées depuis ce matin, sans la curiosité de
26ô EN VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
M..., je ne puis m'empêcher de lancer à mon compa- gnon un coup d'œil chargé de reproches. Si encore ce que nous avons vu était réjouissant ! je me souviens des récits d'un de mes camarades. Il y a bien longtemps de cela, il avait été pris par des Canaques qui, le trouvant de belle apparence, frais et gras, avaient résolu de le conserver quelque temps, comptant faire de lui le plat de résistance d'un grand festin qu'ils avaient à donner à des amis d'une tribu voisine. Il fut délivré avant le jour fixé pour cette petite fête. Ces gens l'avaient bien traité : ils ne négligeaient rien pour lui être agréables et s'ingéniaient surtout à le bien nourrir. Les grands chefs, qu'il pendit lui-même haut et court quelques jours plus tard, venaient souvent causer avec lui, pour le tenir en joie. Leur conversation naïve et patriar- cale était parfois intéressante. Seulement, on en ve- nait toujours à discuter des questions culinaires. Ils avaient, sur ce sujet, des aperçus qu'en tout autre temps leur hôte eût vivement appréciés ; mais cette malheureuse idée que l'application de ces principes de- vait se faire à ses dépens jetait toujours un certain froid. Nous sommes un peu dans le même cas. Nous nous rendons compte de ce qui a été fait ici ; nous voyons très-clairement ce qui va s'y faire. Impossible de ne pas admirer le passé ; impossible aussi de ne pas de- viner l'avenir. Ce passé a déjà produit chez nous son effet : c'est la gêne pour tous. Cet avenir, si l'on n'y met bon ordre, c'est notre ruine, un bouleversement général, la France entière réduite à quinze millions d'habitants. Tout cela n'empêche pas notre admiration, mais ne la rend pas joyeuse.
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Chacun de noire côlé, nous nous abandonnions à ces réflexions. La journée avait été chaude ; le soleil des- cendait vers l'ouest ; le Michigan roulait devant nous ses lames grises à reflets bleus qui venaient se briser doucement à nos pieds en se frangeant d'écume ; à l'horizon, on voyait les grandes goélettes, se penchant à la brise sous leurs voiles blanches ; et puis de l'autre côté, s'élevait la grande ville fiévreuse, avec ses hautes cheminées, ses immenses maisons, les locomotives qui passaient en sifflant; toute une rumeur d'un travail acharné qui arrivait jusqu'à nous. Une foule encom- brait maintenant la place, venant respirer la fraîcheur du soir: nous regardions tous ces hommes, maigres, les joues creuses, la démarche harassée ou fébrile ; riches, auxquelles la richesse procurait si peu de jouissances.
A ce moment, un juron mâché sourdement attira notre attention. Un des pêcheurs se disposait à rentrer chez lui ; il venait de retirer de l'eau son filet. Quel- ques écrevisses y avaient pénétré sournoisement et avaient déjà presque entièrement dévoré une belle perche. Sept ou huit des coupables, les plus grosses, étaient restées prises. L'homme les retirait des mailles et les rejetait rageusement à l'eau. Toujours désireux de m'instruire, je lui adressai la parole :
— .Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous m'expliquer pourquoi vous rejetez ces belles écrevisses ?
— Et que voulez-vous que j'en fasse? répondit-il en s'arrètant d'un air étonné.
— Mais, les manger, apparemment.
— Les manger ! farceur ! (Now, dont chaff!) Comme si cela se mangeait !
268 EX VISITE CHEZ LOXCLE SAM.
Et il reprit sa stupide besogne. Je le regardais d'un œil chargé de mépris. KL.., qui avait tant bien que mal suivi la conversation, me prit par Je bras :
— Mon bon ami, me dit-il, vous rappelez -vous le joli conte de Perrault qu'on nous racontait quand nous étions petits, la Belle au bois dormant? Il s'a- gissait d'une belle princesse au baptême de laquelle on croyait avoir convoqué toutes les fées. Mais on en avait oublié une ; et celle-là, pour se venger, jeta à la pauvre petite un sort qui rendit inutiles tous les cadeaux de ses marraines. Eh bien, c'est l'histoire des Américains. Ils ont tout, mais ils ne savent se servir de rien.
Et nous allâmes dîner, pour la dernière fois, au Grand Pacific Hôtel, en compagnie de sept ou huit cents Yankees très-riches, mais qui ne mangeaient que du lard rance, ne buvaient que de l'eau claire, étaient tous affligés de dyspepsie, et dont l'immense majorité portaient des bottes éculées.
Je viens de relire et de mettre en ordre les pages qui précèdent. Les grandes feuilles de papier bleu sont là, étalées sur ma table. Je les parcours une dernière fois, avant de les envoyer à l'imprimerie. Je voudrais résumer l'impression générale qui m'est restée de ma courte visite chez ce peuple américain qui nous a été déjà si fatal; car vraiment la Providence semble avoir décrété que sa prospérité serait faite de nos ruines. Dans une heure d'aveuglement, le malheureux Louis XVI, s'aliénant à jamais l'Angleterre, a cru faire un coup de haute politique en favorisant sa naissance.
EN VISITE CHEZ L'ONCLE SAM. 269
Il ne fit que donner un chef à la révolution. Vingt ans après, Napoléon Ier, renonçant définitivement aux tra- ditions coloniales de la monarchie et voulant concentrer toutes les forces de la France pour l'exécution de ses folles entreprises sur le continent, lui vendait la Loui- siane, qui aurait gêné son développement dans le Sud. Plus tard, une occasion unique s'offrit de briser cette puissance qui, grandissant en dehors de toutes les lois qui s'imposent aux autres, est appelée à détruire l'é- quilibre du monde civilisé. Les confédérés et les fédé- raux, à peu près égaux en force, se battaient avec achar- nement, sans avantages bien sensibles. Il suffisait de soutenir nettement les premiers pour que l'Amérique fût à tout jamais partagée en deux Etats rivaux qui se seraient paralysés mutuellement, et dont l'un, formé de populations ayant une majorité d'origine française, eût été pour nous un allié bien précieux. Ayant chacun une armée, une administration et une dette, ils rentraient dans les conditions communes etcessaient d'avoir sur nous les avantages de leur isolement. D'ail- leurs, ayant commencé la guerre du Mexique, c'était la seule manière d'en sortir honorablement. C'était identiquement la même situation que celle qui s'offrait à nous la veille de Sadowa, quand notre alliance avec l'Autriche suffisait pour arrêter la Prusse. Napoléon III, auquel l'histoire reprochera avec plus de sévérité en- core les guerres qu'il n'a pas faites que celles qu'il a faites, laissa échapper ces occasions uniques. Il en fut récompensé à Queretaro et à Sedan. Aujourd'hui, les Etats-Unis reconstitués ont mené à bien la conquête économique du Mexique, par la construction de son
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réseau de chemins de fer ; et prochainement ils s'em- pareront de l'isthme de Panama, pour profiter des mil- lions que nous y dépensons si follement.
Mais le coup le plus funeste qu'ils nous aient encore porté a été la création de cette école d'admirateurs de leurs institutions qui ont tant contribué à les acclima- ter chez nous. Ces gens, économistes ou simples écri- vains, tous d'une parfaite bonne foi, beaucoup d'un grand talent, se sont laissé séduire par les côtés bril- lants de cette civilisation. Ils les ont mis en évidence avec une habileté extrême, sans jamais en montrer les charges.
Un de nos voisins, petit propriétaire campagnard, la forte tête de son village, dont il est maire, m'avouait dernièrement qu'il se sentait ébranlé par les raisonne- ments des communistes, u J'ai lu, me disait-il, un de leurs livres. Il y est prouvé de la manière la plus claire que, si seulement on les laissait faire, nous recevrions tous une pension de 350 francs. Or, suivez bien mon raisonnement ! J'ai déjà un petit bien qui m'en rapporte, bon an mal an, 1,200. Cela m'en ferait 1,550. Quel est le gouvernement qui m'offrira jamais de pareils avantages ? »
Il faillit tomber de son haut quand je lui fis obser- ver qu'avant de toucher ses 350 francs, il lui faudrait abandonner à la masse commune les 1,200 qu'il a eu tant de peine à amasser : et cette réflexion, quand il en a eu bien compris la portée, l'a beaucoup refroidi.
Le peuple français, qui est le plus spirituel de l'u- nivers, à ce que j'ai souvent entendu dire, raisonne quelquefois comme mon voisin. En 1789, il se trou-
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vait avoir à payer deux administrations : l'une, l'an- cienne organisation féodale, qui ne servait plus à rien; la seconde, celle créée par Colbert, qui faisait tout. Jacques Bonhomme succombait réellement sous le faix. Pour se débarrasser de la première, il versa des tor- rents de sang ; ce qui était fort inutile, puisque les in- téressés avaient renoncé à tous leurs privilèges dans la fameuse nuit du 4 août. La révolution fut atroce, mais au moins, elle devait être et fut efficace, en ce sens que le but poursuivi fut atteint. L'administration féodale disparut : l'autre subsista ; caries intendants reçurent le nom de préfets sans que leurs attributions fussent énormément modifiées : mais les charges furent bien réellement allégées.
En adoptant, quelque quatre-vingts ans plus tard, les institutions américaines, nous avons fait préci- sément l'opération inverse. Je dis institutions amé- ricaines, au lieu de dire institutions républicaines, parce que c'est tout un. Les premières étant la consé- quence rigoureuse et forcée des secondes, ce que nous n'en avons pas encore, nous l'aurons. Or nous avons conservé toutes les dépenses de la monarchie; notre position continentale et les obligations contractées par le passé nous créant des charges auxquelles nous ne pouvons nous soustraire. Il est bien évident, par exemple, que nous sommes obligés d'avoir une grosse armée, une puissante marine pour nous défendre, une administration nombreuse pour les alimenter et une diplomatie pour les renseigner. Toutes ces insti- tutions qui pèsent si lourdement sur nous n'existent pas en Amérique ou n'y existent qu'à l'état rudimen-
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taire. Seulement la monarchie, par la continuité de ses efforts et parla sécurité qu'elle assurait à ses fonction- naires, nous permettait d'avoir tout cela à un bon marché relatif. La charge restait lourde, mais elle était supportable. Xous commençons à voir ce que deviennent ces dépenses quand le gouvernement tombe entre les mains de gens auxquels toute nouvelle ouverture de crédit rapporte quelque chose, directement ou indi- rectement, et ne coûte rien, puisque ce ne sont pas eux qui payent les impôts. Mais il faut aller en Amé- rique pour voir, dans toute sa beauté, le fonction- nement de ces institutions. L'armée fédérale est de vingt-six mille hommes. Elle coûte quarante-neuf mil- lions de dollars (48,911,383), deux cent quarante mil- lions de francs. Il y a quelques années, chez nous, le mèmenombre d'hommes aurait coûté environ trente mil- lions de francs. Les soldes de l'armée américaine sont plus élevées que les nôtres : c'est vrai. Mais les vivres sont bien moins chers. On peut hardiment affirmer, et, du reste, ce n'est pas nié, que la grosse moitié du budget arrive dans la poche de politiciens faméliques, et cela par la force même des institutions et sans qu'elles puissent apporter un remède quelconque à un état de choses aussi honteux. Sous le tzar Nicolas, l'administration russe avait la réputation d'être très- malhonnête. Alais l'Empereur pouvait toujours, quand il voulait s'en donner la peine, rechercher et punir les coupables. C'était son intérêt personnel et manifeste; et il ne s'en faisait pas faute à l'occasion. Un président des Etats-Unis qui arrive au pouvoir ne peut pas empêcher ses ministres et encore moins ses fonction-
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naires de voler, puisque ce sont eux qui l'ont nommé, qu'ils ne l'ont nommé que pour avoir les coudées franches, et que, eût-il même la force d'àme de sacrifier tout espoir de réélection, il n'arriverait à rien, puisque l'institution du jury serait là pour assurer l'impunité aux coupables.
Aux charges de la monarchie, nous ajoutons donc celles de la république : nous avons bénévolement renoncé à tous les bienfaits de la première, et les cir- constances nous enlèvent la possibilité de jouir des quelques avantages que comporterait la seconde; nous succombons à la peine : cela n'a rien d'étonnant. Mais la ruine de nos finances n'est pas le seul résullat qu'aura pour nous celte étrange situation. L'une après l'autre, nous adoptons ou nous sommes sur le point d'adopter les institutions américaines. Elles commencent à don- ner chez nous les mômes conséquences que chez eux, et ces conséquences ne tarderont pas à être encore pires ici que là-bas, car elles ne rencontrent pas chez nous les correctifs qu'y apportent les mœurs américaines. Ainsi nous avons le jury : les rares malfaiteurs qu'il condamne sont graciés par If. Grévy. La vénalité commence à se montrer de tous les côtés, comme la moisissure sur un arbre malade. Bon nombre de nos députés sont à vendre. Les récents débats de la police correctionnelle nous ont appris que les prix ne sont même pas très-élevés. L'administration est-elle plus nette? L'autre jour, on poursuivait deux industriels qui se chargeaient, moyennant finances, de faire avoir des croix ou des préfectures : ils ont été condamnés. Mais il n'a pas du tout été prouvé que leur crédit fût
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aussi imaginaire que l'affirmait M. le procureur de la république. Il a même été démontré qu'ils avaient eu entre les mains les dossiers de leurs clients.
Tout cela prouve que nous nous rapprochons des Américains, et que nous aurons peut-être bientôt un procès des Star-Routes. Le même arbre porte les mêmes fruits en quelque endroit qu'on le transplante. Il n'y a là rien que de fort naturel. Seulement, là-bas, ces mœurs étant générales, elles ont moins d'incon- vénients. Dans une partie d'écarté, quand un seul des joueurs triche, les parieurs sont surs de leur affaire. Mais si les deux connaissent également l'art délicat de tourner le roi à chaque donne, l'égalité se trouve rétablie : un abus en corrige un autre. Quand, en Amérique, les jurys ont acquitté par trop de criminels, des comités de vigilance se forment qui en pendent quelques douzaines, un peu au hasard. Cela fait tenir tranquilles les autres pendant quelque temps.
Dernièrement un de mes amis, attaqué par trois bandits, en tue deux et blesse le troisième. Connaissant les mœurs locales , il s'empressa de faire remettre huit mille dollars au juge, qui lui avait fait savoir que le blessé lui en promettait cinq mille. Grâce à celte précaution, il a été acquitté et porté en triomphe. Malheureusement le gouverneur de l'Etat avait aussi voulu sa part du gâteau; il fallut encore lui offrir deux mille dollars. Je n'ose donner des détails, de peur de faire reconnaître les personnages. Je le regrette vive- ment, car ils sont bien amusants.
De même, en matière électorale. Aux avant-dernières élections présidentielles. M. Tilden, le candidat démo-
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crate, avait une grosse majorité dans le collège des délégués. Les républicains en achetèrent trente ou quarante à beaux deniers comptants. Personne ne récrimina. Seulement, cette fois-ci, les démocrates ont pris leurs mesures en conséquence, ils y ont mis le prix, et les enchères leur ont été favorables.
Une vieille bonne, que j'avais quand j'étais petit, me racontait souvent l'histoire des démêlés de Poli- chinelle et du commissaire. De temps en temps, je pense à ces vieux contes, et je leur trouve une grande portée philosophique. En voici un qui me revient à la mémoire et qui me paraît tout à fait en situation.
Il paraît qu'un jour, Polichinelle, ayant commis quelques méfaits, rencontra le commissaire armé d'un gros bâton :
«Polichinelle, dit le magistrat, je t'arrête!
— Oh! fit Polichinelle, comme c'est lâche, quand on a un gros bâton, d'arrêter un homme désarmé !
— C'est juste», dit le commissaire, impressionné par cette idée chevaleresque.
Il déposa son bâton. Polichinelle s'empressa de le ramasser et s'en servit pour rosser le commissaire.
C'est l'histoire de toutes nos révolutions : à com- mencer par la grande, et à finir par la petite, celle du 16 mai. Nous enlevons le gros bâton à ceux qui sau- raient s'en servir ou du moins qui devraient le savoir. Il est vrai que souvent ils le déposent de bonne volonté. Les Américains ont agi pareillement; seulement ils ont su prendre le parti de faire eux-mêmes la police. La besogne, confiée à des amateurs, est mal faite : mais enfin elle est faite à peu près. Malheureusement, deux
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ou trois siècles de gouvernements réguliers nous ayant affiné l'esprit et adouci les mœurs, les honnêtes gens, chez nous, n'ont aucun goût pour ce métier de policier. Il en résulte que le gros bâton a été ramassé par les autres, et que nous devenons, tout doucement, pour les malfaiteurs, une matière taillable et corvéable à merci.
Nous sommes donc dans une voie sans issue. La société ne peut plus rester ce qu'elle est : car elle n'est plus en équilibre. Le jour est proche où il lui faudra faire un saut. Sera-ce en arrière ou en avant? That is the question.
t i x .
TABLE DES MATIÈRES
Ava.vt-Propos
CHAPITRE PREMIER
La Provence. — Les opinions d'une Française sur l'Amérique.
— Celles d'un général américain sur la France. — Emi- grfints et émigration. — Le port de New-York. — La douane.
— Fifth Avenue Hôtel. — Un reporter 1
CHAPITRE II
New-York. — Les rues. — Les vêtements. — - La nourriture. — L'éducation des jeunes filles. — Les causes célèbres. — Star- Routes. — The Duke' s case. — Jurys et jurés. — La police. — Les malheurs du Révérend. — Les journaux. — Le style. — Un maître d'hôtel vertueux. — ■ Les courses. — Les domes- tiques 45
CHAPITRE 111
Le catholicisme aux Etats-Unis. — Un écran acoustique. — La vie à New-York. — Les raisons pour lesquelles les Américains viennent en Europe. — UElevated. — Coney Island. — Le capitaine Torpille. — Le théâtre. — L'art américain et l'art chinois. — Considérations sur l'esthétisme en général et sur M. Oscar Wylde en particulier. — Hoffmann's House. — Les
succès de M. Douguereau en Amérique 96
16
27 8 TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE IV
En route pour Chicago. — Les coacbs. — Le Pennsylvania Rail rozd. — Deux schoolgirls américaines. — Un révérend nau- frageur. — Une ferme. — La Juniata. — La production du vin. — Pittsburgh. — Un cours de sommeil gracieux. — L'Illi- nois il y a cinquante ans. — Le Grand Pacific Hôtel. . . . 143
CHAPITRE V
Chicago. — L'Union stock yard. — Le massacre des cochons. — Jacques, Anastasie et Sophie. — Freyschiilz, le chasseur tyro- lien. — Une stampede. — Histoire d'un Frenchman front the old country. — Les noirs. — Les Ku-klux-clans. — Travail et protection. — L'émigration italienne. — Les Chinois en Cali- fornie. — Les opinions de Pipi-Afa. — Un incendie à Hong- kong , 181
CHAPITRE VI
Les collèges mixtes aux Etats-Unis. — Incendie de 1870. — Chicago dans le passé, dans le présent et dans l'avenir. — Les elevators. — A square meal for 25 cents. — Les réflexions d'un pêcheur à la ligne. — Conclusion 236
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
TABLE DES GRAVURES
Pages.
Le salon de la Provence 3
Rade de New-York . . . 25
Ladies réception room 56
Une station de YElevated railroad (23e rue) 117
Sur la plage (Coney island) ... 121
Un bar élégant à New-York 147
Le Horse shoe bend (Pennsyhania railroad, Alleghanies). 170
Le petit coucher de mesdemoiselles Minnie et Annie 172
PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
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