^^g
'%> :k
l.;-'¥'^'*
W^:
1*^^^
o*^-
^ t«^' ^* ^i^ A,
M?^-^
îi^4:'i
p^.
'W^ ^^A^ ï
r ;
^'
.^■(^^^
^^ tVt fbwloffiw/ A.
»"^
''■«!«
PRINCETON, N. J.
**
%
BR 50 .E88 1901
Etudes de th eologie et d'histoire
s
^,
%
V
v^^
>%
}
%
pi/
X:
N
A
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/etudesdethologOOsaba
ETUDES
DE
THÉOLOGIE ET D'HISTOIRE
ÉTUDES
DE
THÉOLOGIE ET D'HISTOIRE
PUBLIÉES
PAR MM. LES PROFESSEURS
DE LA.
FACULTÉ DE THÉOLOGIE PROTESTANTE
DE PARIS EN HOMMAGE
A LA
FACULTÉ DE THÉOLOGIE DE MONTAURAN
A I/OCCASION
DU TRICENTENAIRE DE SA FONDATION
PARIS
LIBRAIRIE FISCHRACHER
(Société anonyme) 33, RUE DE SEINE, 33
1901
LA DOCTRINE DE L'EXPIATION
ET
SON ÉVOLUTION HISTORIQUE
PAR
Auguste "sABATIER
PROFESSEUR DE l'uNIVERSITÉ DE PARIS
ET DOYEN DE LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE PROTESTANTE
Décédé le 12 avril 1901
AVANT-PROPOS
La présente étude n'est quiin essai cVappliqiier rigoureuse- ment la méthode historique à V étude des croyances et des doc- trines religieuses, afin de montrer, par un exemple pratique, la nature et la fécondité de cette méthode. U auteur ne croit pas plus à la génération spontanée dans l'ordre de la pensée que dans celui de la oie. Les moissons les plus nouvelles ont eu des semailles. Les idées humaines s'engendrent et s'en- chaînent comme les événements extérieurs, se développant tantôt par association et synthèse, tantôt par contradiction et par analyse. Cela est surtout vrai des idées religieuses. Rien n'est plus intéressant que de les suivre en leurs métamorphoses : rien n'est aussi plus utile : car l'étude des transformations inévitables quelles subissent en est la critique la plus objective et la plus sûre qu'on en puisse faire. Ce n'est pas que l'auteur considère comme immuables et définitives les formes d'idées qui triomphent à l'heure présente. Ces formes aussi sont pro- visoires. Dans cette chaîne de l'évolution, chaque génération a sa part de pensée comme sa part d'action. Le point impor- tant c'est qu'elle accomplisse l'une et l'autre, en restant fidèle à la loi divine, à la conscience de laquelle elle est parvenue.
V A VANT-PROPOS
Ceci nest pas plus du scepticisme, qu'il n'y en avait dans rame de Paul quand il disait qu arrivé à Vâge d'homme, il avait délaissé lespensers de V enfant, et qu'il ajoutait encore que sa connaissance présente était imparfaite et serait abolie, quand viendrait le moment où il connaîtrait comme il avait été connu de Dieu. Car, pour nous, comme pour lui, ces trois choses, dès maintenant demeurent : la foi en l'Esprit qui ne cesse de tra- vailler aux esprits des hommes, l'espérance en sa Providence qui dirige toutes les vicissitudes de l'histoire humaine, et surtout Vamour, qui, dans le temps, réalise déjà quelque chose d'éter- nel. (I Cor. XIIIJ.
Paris, 13 janvier 1901.
LA DOCTRINE DE L'EXPIATION
ET
SON ÉVOLUTION HISTORIQUE
Dans la conscience chrétienne, le pardon des péchés et la mort du Christ sont mis dans un rapport étroit et néces- saire. Mais dès qu'il s'agit de définir la nature de ce rap- port, les explications diffèrent, les théories se contredisent, et la discussion ouverte depuis dix-neuf siècles dure toujours.
On peut concevoir ce rapport de deux manières opposées : faire de la mort du Christ la cause du pardon des péchés, ou bien, renversant les termes, en faire le moyen et la con- séquence. Dans le premier cas, on dira que la mort de l'Innocent a déterminé Dieu à pardonner aux coupables, parce que la justice de Dieu s'est trouvée satisfaite. Ici le mot de satisfaction devient le mot essentiel et décisif. Dans le second cas, au contraire, le pardon ne relève que de la libre et souveraine initiative de Dieu. C'est parce que Dieu veut pardonner et parce qu'il est amour qu'il a envoyé son fils dans le monde, en sorte que la venue, l'œuvre et la mort du Christ ne sont que les moyens compris au plan de sa Providence, pour réaliser dans l'histoire son œuvre de miséricorde et de salut.
Au fond, deux conceptions générales du christianisme se trouvent ici en présence et en conflit. L'une part de la pré-
6 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
misse légale du droit pénal : ciilpam pœna absolvil; l'autre, du principe spécifiquement évangélique de l'amour qui pardonne à la repentance et à la foi. La pensée chrétienne, depuis l'origine, n'a cessé d'osciller entre ces deux concep- tions. Elle n'a jamais réussi à les concilier, parce qu'elles sont contradictoires et correspondent en réalité à deux mo- ments du développement de la conscience religieuse et morale. La première est à la seconde ce que l'esprit du rabbinisme légal est à l'inspiration du Christ. C'est l'anti- thèse du droit social extérieur et de la vie morale, inté- rieure, profonde. Vaguement consciente de cette opposition, la spéculation théologique n'a pu se fixer dans aucune for- mule définitive. Aucune théorie de fexpiation n'est devenue, dans aucune Église, un article de foi. La doctrine est tou- jours flottante, et la discussion reste ouverte et libre.
On ne se propose pas ici de faire en détail l'histoire de la doctrine de l'expiation', mais de rechercher l'origine des notions qui la constituent, de noter les grandes phases qu'a traversées la pensée chrétienne, de dégager la tendance de cette évolution, le sens dans lequel elle se fait, et de faire en- trevoir tout au moins le terme où elle doit aboutir.
' Cette histoire a été admirablement écrite par Clir. Bauh, die chrisll. Lehre von der Versoehnniig in ihrer geschichllichen Enlwickeliing. 1838; par A.RiTSCHL,d/eL<7i/Ttw/j derRechlfertigiing u. Versochnnng, 1870-14. V. aussi E. MÉNÉGOZ, La théologie de l'épi tre aux Hébreux, cii. VII, 1894.
PREMIERE PARTIE
LES NOTIONS BIBLIQUES
I. — Le récit de la chute dWdam, ciii lit chapitre de la Genèse.
Depuis que l'apôtre Paul, dans son fameux parallèle des deux Adams, a lié au péché du premier l'œuvre réparatrice du second, le chapitre III de la Genèse est resté la base du dogme de la Rédemption; il en a fourni la raison néces- saire et déterminé les contours. Cependant le texte de Rom. y, 12 est unique dans le Nouveau Testament. Rien ne le rappelle, même de loin, dans la prédication de Jésus ni dans celle des anciens prophètes. C^est à la spéculation rab- binique que Paul, disciple de Gamaliel avant de devenir celui du Christ, a emprunté ce beau développement ora- toire *, et quelle que soit l'autorité du grand apôtie, il est permis de se demander s'il est possible à la pensée chré- tienne de rester éternellement attachée à une idée d'origine extra-biblique en somme, et dont l'auteur de l'épître aux Romains s'est servi, en passant, en guise d'illustration. Le schéma que la dogmatique traditionnelle en a tiré, pour y enfermer le dogme de la Rédemption, peut-il s'imposer en- core à notre pensée et à notre conscience? Pour l'apôtre Paul, pour les rabbins et pour les contemporains, l'antique récit de la Genèse représentait un fait réellement historique; pour nous, en est-il de même ? Il convient de peser les con- sidérations suivantes :
1" La découverte des tablettes cunéiformes qui compo-
* Ferd. Webek, Jùdisclie Théologie, 2'- cdit., 1897.
8 LA DOCTRINE DE l'eXPIATIOX
saient la bibliothèque palatine de Ninive a mis en évidence le fait que la cosmogonie de la Genèse n'est pas originale, mais représente la condensation et la rédaction hébraïque d'une ancienne mythologie chaldéenne. Il est donc impos- sible, à moins de vouloir se tromper soi-même, de dériver l'ensemble des récits bibliques, jusqu'au déluge inclusive- ment, d'une révélation surnaturelle et d'y voir autre chose qu'une série de mythes dont le lieu d'origine, comme celui des Hébreux eux-mêmes, fut dans la vallée du Tigre et de l'Euphrate ;
2o La longue existence de l'homme préhistorique durant toute la période quaternaire et peut-être au delà, l'idée que nous donnent de sa première condition, sur la terre, les instruments, les armes, et toute la pauvre industrie dont il a un peu partout laissé les restes ; tout ce long et lent dévelop- pement dans un état d'enfance et de barbarie est sans pro- portion ni rapport d'aucune sorte avec le mythe de l'Éden ou celui de l'âge d'or que l'on rencontre ailleurs. La vue po- sitive de la réelle apparition de l'humanité sur la planète et de l'humble et précaire existence qu'elle y a menée durant des milliers et des milliers d'années, nous a ouvert des pers- pectives absolument fermées jusqu'ici, et par là même elle a renouvelé complètement la conception de l'histoire des origines ;
3° L'anatomie comparée, l'embryologie, l'histoire des for- mes de la vie sur la terre, ne permettent pas de douter que l'espèce humaine n'ait eu pour ancêtres les espèces animales supérieures et qu'un lien de filiation organique ne la rattache à la chaîne que forment les êtres vivants ;
4** L'idée d'un état de perfection primitive, de justice, de science, de félicité et d'immortalité dans lequel l'homme au- rait été créé immédiatement par Dieu, est le rêve de la poésie ou la fiction d'une logique abstraite. Elle a contre elle, non seulement toutes les analogies historiques, mais encore le récit de la Genèse lui-même ;
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 9
5" Les phénomènes d'engendrement et de naissance, de croissance et de déclin, enfin de mort, sont, pour les orga- nismes physiques, les moments inévitahles d'un même dé- veloppement vital, et l'un n'est ni plus accidentel ou surna- turel que tous les autres, A l'heure présente, il est devenu impossible à un homme cultivé de concevoir la mort physique comme introduite dans le monde, à titre surnaturel, pour punir le péché d'Adam. Aussi bien le texte de la Genèse, loin de nous présenter l'homme primitif comme immortel en acte ou en puissance, nous le montre comme soumis par son origine même et non par son péché, à la loi qui veut « que la poudre retourne à la poudre » ;
60 On peut soutenir que le mythe a un sens originel et une intention tout autres que ceux que l'ancienne exégèse y a découvert. La notion d'une chute au sens traditionnel et la doctrine d'un péché originel transmis, avec sa coulpe, à toute la race, lui sont étrangères. En mangeant le fruit dé- fendu, l'homme sans doute a désobéi ; mais il n'en a pas moins acquis la connaissance du bien et du mal, ce qui est un incontestable progrès sur son état antérieur. S'il avait pu manger en même temps du fruit de l'arbre de la vie, il serait devenu immortel et semblable à l'un des élohim. Mais ceux- ci l'en empêchèrent. De là l'état intermédiaire où l'homme s'est trouvé arrêté, capable de science comme les élohim, soumis à la mort comme les animaux et condamné à une existence précaire, pleine de misères, de luttes et de labeur. Le drame mythologique de la Genèse semble indiquer le premier éveil de la conscience morale avec le sentiment des contradictions douloureuses qui l'accompagnent toujours. Il ne saurait servir de fondement historique au drame cor- respondant de la Rédemption. Le dogme reste désormais en l'air ; il est nécessairement obligé de se transformer radica- lement et de se dégager de la vieille forme mythologique, s'il ne veut y être étouffé.
10 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
II. — La notion du sacrifice.
La seconde assise du dogme, c'est l'idée de substitution dans le châtiment, satisfactio vicaria : la victime prenant la place du pécheur et le représentant dans l'endurance de la peine du péché. C'est là proprement la doctrine de l'expia- tion. On croyait pouvoir la déduire d'une sorte de révéla- tion universelle, dont le rite du sacrifice, partout répandu, serait le témoignage. Mais est-ce bien le sens des sacrifices anciens et, en particulier, des sacrifices bibliques ?
Le sémite pieux se sentait, devant sa divinité particulière, dans la position d'un esclave, ebed, devant son maître, d'un sujet devant son roi. Voilà pourquoi ce mot ebed entre si souvent dans la composition des noms propres sémitiques ^ C'est ce sentiment de dépendance ou lV appartenance absolue qui caractérise la religion de la race entière et plus parti- culièrement celle d'Israël. L'adorateur se conduisait donc avec son dieu comme avec un maître terrestre. On ne pou- vait pas se présenter devant lui les mains vides. (Voy. Mal. I, 7-9.) L'offrande qu'on apportait à l'autel était la reconnais- sance de cette souveraineté, un tribut et un hommage dû.
Mais cette idée politique du sacrifice n'est pas encore l'idée primitive. Mille traces dans la Bible en décèlent une beaucoup plus ancienne : le dieu se nourrit comme l'homme, il a besoin d'aliments et le sacrifice fut d'abord une offrande d'aliments. L'autel est encore appelé par les prophètes « la table de Jahveh », et ce que l'on y offre, la prétendue nour- riture de Jahveh. (Ézéch. XLI, 22 ; Mal. I, 12-14; Mich. VI, 6. Ps. L, 12 et 13, etc.). Plus tard, par une sorte de spiritualisa- tion relative, on en vint à penser que le dieu se nourrissait de l'odeur des victimes brûlées et que cette odeur lui était
' Ebed melek, Abdiel, Obadiah, ou, en arabe, Abdcdlah, etc.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 11
agréable. (1 Sam. XXVI, 19; Gen. YIII, 20; Ex. XXXIX, 18, etc.) ».
Naturellement l'adorateur choisissait, pour l'offrir, ce qu'il avait de plus précieux et de meilleur. Les jeunes animaux gras, à la chair délicate et tendre, valaient plus et mieux que les fruits de la terre, et, dans l'animal, les parties les plus savoureuses étaient aussi de préférence la part réseiTée au Dieu. Il faut entendre avec quelle sévérité Malachie reproche aux Juifs de son temps de réserver à l'autel de Jahveh, leurs bêtes malades (Mal. 1,7-14), ce qu'ils n'ose- raient pas faire à l'égard d'un roi de la terre.
Il y avait encore une autre idée dans le sacrifice antique, l'idée de communion, d'association intime, et ici apparais- sait le rôle du sang. Quand deux individus de race différente voulaient s'unir ils se faisaient réciproquement une incision et suçaient le sang l'un de l'autre. Alors ils étaient autant que congénères. Tout pacte d'alliance devait ainsi être scellé de sang. Il n'en allait pas autrement de l'alliance conclue avec la divinité. C'est le sang qui donne efficacité et vertu au pacte. 2 (Ex. XXIV, 6-8.)
Le rituel du sacrifice contenu dans les premiers chapitres du Lévitique est d'une rédaction postérieure et contempo- raine du second Temple. Mais tous les développements que la casuistique sacerdotale lui a donnés, avec le tarif soigneu- sement arrêté des compensations entre la gravité des fautes et le prix de la victime, se ramènent, en définitive, aux idées primitives très simples que nous venons de rappeler. Quant à l'idée d'une substitution pénale, d'un échange de la vie et de la souffrance du coupable contre la vie et la souffrance de la victime, elle n'apparaît pas une seule fois.
Deux ou trois remarques fixeront la nature et la portée du rite de propitiation : 1° Ce qui rend Dieu propice, c'est le fait
' L'épître aux Ephés. (V, 2) tire de cette vieille conception une méta- phore qu'elle applique à la mort du Christ, eu^/av tw Gîw ù; q'j^y.-j sOwiîtaç " Marc. XIV, 24.
12 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
qu'on lui donne quelque chose qui lui est agréable. Il s'agit de flatter ses goûts et de lui plaire en lui montrant que, pour obtenir sa faveur, l'on n'hésite pas à lui apporter ce qu'on a de plus précieux. L'offrande efface le péché, parce qu'elle le couvre : les yeux de Dieu s'arrêtent au don et ne voient plus la faute. Aussi bien chacun ofifre-t-il ce qu'il a. Si quelqu'un est trop pauvre pour donner même deux jeunes pigeons, il offrira pour son péché une petite mesure de fleur de farine pour l'expiation. (Lév. Y, 11.) Il est évident que ce que le Lévi- tique entend par expiation est tout autre chose que ce que la théologie ecclésiastique entend aujourd'hui. Puisque dans ce sacrifice pour le péché, le sang peut être remplacé par la fleur de farine, il n'est pas douteux que le sang fut d'abord offert à Dieu, non pas à cause de la souffrance pénale qu'il représenterait, mais parce qu'étant la vie même, il apparte- nait en propre à Dieu, l'auteur de la vie, et devait toujours lui revenir. (Lév. XVII, 11.)
2oLe sang est l'élément sacré par excellence et, comme tel, il a une vertu de purification supérieure, il enlève la souillure. Aussi asperge-t-on de sang non seulement l'adorateur, mais tous les objets que l'on veut consacrer à Dieu et présenter purs devant lui : l'autel, les instruments du sacrifice, les vêtements, les maisons souillées, les lépreux guéris, etc. (Lév. IV, 7, 17; XIV, 51, etc.) Ce n'est pas expiation, c'est purification qu'il faudrait dire. Il n'y a pas ici plus expiation proprement dite qu'il n'y en a dans le sacrement catholique du baptême, où l'eau consacrée est censée laver par sa vertu intime la tache originelle.
3'5 L'acte de poser la main sur la tête de la victime offerte se répète dans toute espèce de sacrifices. (Lév. I, 4 ; III, 2, 8, 12 ; IV, 4, 24, etc.). Mais ce geste rituel ne vise ni une subs- titution de personnes, ni le transfert des péchés de l'homme sur la tête de l'animal. Il marque seulement l'acte d'offrir librement, l'abandon volontaire de ce que l'on possédait et que l'on consacre à Dieu. Le péché du peuple est mis par le
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 13
rand prêtre sur la tête du bouc d'Azazel, non seulement ar le geste de la main, mais par une confession publique et une déclaration expresse. (Lév. XVI, 21.) Alors ce bouc est souillé ; il ne saurait être offert à Dieu ; il est chassé au désert pour qu'il y emporte les iniquités de la nation. Azazel auquel il est dévoué ne peut être qu'un dieu mauvais, l'ad- versaire de Jahveh, un démon qui fait sa demeure dans les lieux sauvages. Au contraire, le bouc réservé à lahveh n'est chargé d'aucun péché ; il est immolé comme une victime sainte, et l'offrande propitiatoire agit sur Dieu, non parce que le péché a été puni dans la victime, mais parce que celle-ci étant de belle qualité, a fait une agréable impression sur celui à qui elle a été offerte.
40 Le code sacerdotal a tiré des vieilles idées et coutumes,, toute une casuistique où est tarifée exactement la valeur de l'oblation proportionnelle à chaque faute. Mais ce tarif même prouve que le sacrifice lévitique se meut dans un tout autre cercle d'idées que celui de l'expiation juridique.
50 Enfin on remarquera que dans le rituel du Lévitique, il ne s'agit pas de tous les péchés, mais uniquement des péchés d'ignorance et involontaires. Quant aux crimes commis haut la main et de propos délibéré, leurs auteurs doivent être exterminés ; il n'y a pas d'expiation ou de satis- faction possible. (Nomb. XV, 27-30.)
En définitive, les idées de substitution et de satisfaction pénale sont totalement absentes du sacrifice biblique. Faire propitiation pour le péché, c'est se rendre Dieu propice, c'est-à-dire obtenir sa bonne grâce, et on l'obtient en lui faisant des offrandes de nourriture exquise ou d'autres choses précieuses. Les prophètes ont combattu cette conception enfantine et grossière du culte, cette superstition de la vertu des sacrifices, pour faire entendre la voix de la conscience.
14 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
III. — La Doctrine morale des prophètes.
Cette doctrine marque un progrès énorme sur les vieilles théories sacerdotales. Deux éléments la constituent et la distinguent : un élément moral, la justice fondée sur la res- ponsabilité individuelle et ramenée à la pureté du cœur et à la droiture de la volonté ; un élément religieux, la miséri- corde divine ne réclamant, pour s'exercer, que le repentir et la conversion du pécheur.
Ces deux idées, fondement de la religion des prophètes, ont été fortement exprimées par Ézéchiel XVIII, 14-24. Le
fils ne mourra point pour le crime de son père L'âme
qui pèche est celle qui mourra Si l'impie revient et se
repent des péchés qu'il a commis, s'il garde mes comman- dements, il vivra et ne mourra point Je ne prends pas
plaisir, dit le Seigneur, à la mort du pécheur, mais plutôt à sa conversion et à sa vie
On comprend dès lors que les prophètes se soient élevés avec tant d'énergie et si radicalement contre les supersti- tions et les calculs de ceux qui espéraient remplacer par des offrandes et des sacrifices, le repentir, la justice intérieure, la pureté du cœur et des mains. « Je suis rassasié, dit l'Éternel, de la chair de vos béliers et de la graisse de vos taureaux ; j'ai la nausée du sang des agneaux et des boucs ; votre encens m'est insupportable Que me font vos sacri- fices ?... Vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous ; purifiez-vous. Otez de devant mes yeux, la malice de vos
actions, cessez de mal faire Si vos péchés sont comme
le vermillon, je les blanchirai comme la neige » (Es. I,
10-20.) Tous les prophètes ont fait entendre la même protes- tation, tous ont nié la valeur religieuse et morale des sacri- fices, tous lui ont refusé une vertu objective d'expiation quelconque. (Osée V, 6 ; VI, 6; Amos V, 21 ; Michée VI, 6-9; .1er. VI, 20 ; Prov. XV, 8 ; Ps. XL, 7; L, 7 et 21, etc.).
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 15
Les prophètes ont une idée de la justice si pure et si haute qu'ils en font dépendre toute la destinée des individus et du peuple. La justice fait vivre celui qui la pratique, comme le péché fait mourir celui qui le commet. Cependant cette notion individualiste de la justice ne suffisait pas à rendre compte des souffrances imméritées de la partie la meilleure et la plus juste du peuple. L'auteur de la seconde partie d'Esaïe semble avoir surtout médité sur ce douloureux pro- blème, et il l'a résolu par sa création sublime du « Servi- teur de Jahveh » souffrant pour les crimes de son peuple. Déjà dans la Genèse, Abraham intercède pour les villes coupables, et Dieu admet que la présence d'une poignée de justes dans Sodome et dans Gomorrhe, aurait suffi pour les sauver.
Le second Esaïe va plus loin dans la même voie. Il con- temple le « Serviteur de l'Eternel », l'Israël fidèle, à qui appartiennent les promesses d'avenir, humilié, battu, enve- loppé dans la catastrophe présente de la nation entière, .souffrant pour des crimes qu'il n'a pas commis, des maux qu'il n'a pas mérités, et devenant, par sa patience et sa soumission muette et confiante, la cause du relèvement de la nation entière. ' Voudra-t-on parler, à ce propos, d'expiation et de substitution des innocents aux coupables ?
' Es. LUI. Pour avoir le sens et saisir l'exacte portée de ce texte lameiix, il faut se dégager des préjugés dogmatiques. L'exégèse histo- rique fait les constatations suivantes :
lo Nous sommes en présence d'un morceau poétique dont les méta- phores doivent être interprétées suivant l'esprit du temps et de l'au- teur, comme celles de toute poésie orientale ;
2° Le « Serviteur de l'Éternel » n'est point une individualité future et mystérieuse. L'auteur l'a défini et présenté lui-même dans les cha- pitres antérieurs, comme la personnification poétique, tantôt de l'unité collective d'Israël, tantôt de la portion fidèle de cette collectivité. (XLI, 8 et 9 ; XLII, 1 ; XLIV, 1 et 2, 21 ; XLV, 4; XLVIII, 20; XLIX, 3 et 5; LU, 13;)
3» Il ne s'agit pas d'un drame à venir, mais d'un drame passé. Ce qui seul est dans le futur pour le prophète, c'est la glorification de
16 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
Nous ne chicanerons pas sur les mots ; nous ferons seule- ment remarquer que ce ne sont là que des images et des métaphores, comme lorsque nous disons qu'une mère est punie pour les péchés de son fils et qu'elle les rachète par son dévouement. Cela est tout autre chose que l'idée d'une substitution juridique. Nous sommes en présence d'une des grandes lois morales de l'histoire, qui est en même temps la cause la plus féconde du progrès de la conscience. Personne ne peut s'arracher à la solidarité du groupe orga- nique auquel il appartient, et le corps entier souffre des fautes ou bénéficie des vertus des membres qui le composent. On voit combien cette façon de considérer la passion des justes dans l'ancienne alliance, autrement dit du « Serviteur de l'Eternel », convient merveilleusement à la passion et à la mort du Christ. Les apôtres ont eu raison de la lui appliquer.
son héros; mais ses humiliations, sa défaite et ses douleurs sont dans le passé.
A la lumière de ces observations littéraires, l'allégorie tout entière — car c'est bien une allégorie — s'explique d'elle-même. Il s'agit du misérable état des fidèles, des « pauvres de l'Éternel », qui ont été enveloppés dans la catastrophe où vient de périr la nation entière. Ils n'avaient rien fait, eux, pour attirer cet effroyable désastre qui les a jetés captifs et mourants sur les rives de l'Euphrate. Sur eux a pesé l'iniquité du peuple et est tombé le jugement de Dieu. Ils sont morts sur la terre des impies, et leur mort a été comme une oblation sainte à Dieu pour leur peuple. Mais ceci n'est qu'une métaphore.
La grâce divine relèvera ce peuple abattu et détruit ; et ils seront la cause de ce relèvement, parce que leur fidélité a fait que Jahveh garde les promesses de l'alliance première faite avec la nation tout entière. C'est dans ce sens que le serviteur de l'Eternel aura une pos- térité, qu'il fera trouver le pardon à plusieurs, en les amenant à la repentance, et deviendra le noyau d'une glorieuse restauration natio- nale. Pas un moment nous ne sortons de l'histoire d'Israël, telle que la voyaient les Prophètes.
Nous sommes bien loin et bien au-dessus des rites sacerdotaux. Dans le Lévitique, il y a des sacrifices réels, mais nulle idée d'expiation substitutive. Dans le second Ésaïe, il y a substitution métaphorique et poétique, mais l'idée du sacrifice est absente. Quand on mêle ces textes en voulant les expliquer l'un par l'autre, on les dénature.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 17
Il n'y a pas eu, comme ils se l'imaginaient, prédiction sm'- naturelle, mais il y a analogie profonde, et nous ne pensons pas qu'encore aujourd'hui on puisse mieux apprécier la vie, les souiïrances et la mort de Jésus qu'en les considérant à ce point de vue.
Si maintenant l'on rapproche l'axiome d'Ezéchiel, posant le principe de la responsabilité individuelle, de la théorie d'Esaïe sur les justes souffrant pour les coupables, on obtient une contradiction qui constituera, à travers les siècles, toute la difficulté de la théodicée chrétienne. Mais ce n'est pas la théorie de l'expiation juridique qui la peut résoudre. Le problème dépasse de beaucoup la sphère du droit. Nous sommes en présence du mystère des voies divines. Les termes de la contradiction qui, dès à présent, se dresse devant nous, sont posés par la réalité même des choses. D'un côté, la responsabilité individuelle est une donnée imprescriptible de la conscience morale; de l'autre, le fait que les uns souffrent des fautes ou bénéficient des qualités et des vertus des autres, est une donnée indéniable de la vie sociale. C'est à concilier ces deux termes que va se trou- ver condamnée la théologie.
ly. — L'Evangile de Jésus.
En ce qui regarde les conditions du salut, la prédication de Jésus est la reprise et le plein épanouissement de celle des Prophètes. Deux choses sont à considérer : l^ ce que Jésus enseigne, ce qu'est son bon message (évangile) de la rémission des péchés ; 2o comment il a considéré ses souf- frances et sa mort, et par quel lien il les a rattachées à son œuvre générale, qui était la fondation du royaume de Dieu.
Jésus ne met au salut et au pardon des péchés qu'une seule condition, le retour du pécheur à Dieu par un acte de repentir et de confiance. Il reprend et développe la prédica-
2
18 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
lion du second Esaïe. (Malth. V, 3 et ss.; Luc IV, 17; Matth. XI, 28; comp. Es. LV, 1-9; LVII, 15-16; LXI 1-2; Ps. cm, 8-13.) II est dans la logique de cette pensée de grâce, de cette initiative inconditionnée de la miséricorde du Père, que le pardon des péchés, pour être annoncé aux pécheurs, n'ait besoin d'aucune institution sacrificielle, d'aucun rite expiatoire. Aussi Jésus, en tant que Messie, l'offre-t-il à tous, sans jamais faire la moindre allusion aux sacrifices qui se faisaient dans le Temple, ni aux mérites propres que lui vaudront ses souffrances et sa mort. La parabole de l'enfant prodigue et celle du péager et du pharisien paraissent doctrinalement incomplètes à l'orthodoxie ecclésiastique. Il n'est pourtant rien de plus certain, historiquement, qu'elles renferment tout ce Jésus entendait par « son Evangile ».
Vers la fin de sa carrière, six mois environ avant la catas- trophe, le Christ considéra sa mort comme inévitable et la présenta à ses disciples comme nécessaire (Marc VIII, 31, et parai. X, 38-45), Mais s'agit-il ici d'une nécessité métaphy- sique, en quelque sorte intra-divine? Jésus a-t-il la moindre idée qu'il doit mourir pour donner à la justice de son Père une satisfaction pénale, sans laquelle le Père ne serait plus le Père? Rien n'est plus étranger à son Évangile qu'une telle pensée. La mort lui apparaît inévitable historiquement, à cause de la tournure qu'a prise le drame de sa vie et de son œuvre. Au début, il avait espéré la conversion du peuple, et il l'avait sérieusement entreprise. Il constate, en avançant, une incrédulité toujours plus résistante et hostile. La fin du Baptiste lui est une prophétie de la sienne. Il a lu dans le Lille chapitre d'Esaïe, par avance, sa propre destinée. Sa conscience lui impose l'obligation sainte de ne pas renoncer à son œuvre, et les circonstances lui font entrevoir la défaite et la mort. Mais alors, cette mort est nécessaire à la fonda- tion du royaume de Dieu. Il lui a consacré sa vie, il lui don- nera son sang. Il s'incline devant le mystère des voies divines, et il s'y dévoue moralement, comme ont fait tous les servi-
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 19
tciirs de l'Éternel. Qu'il n'y ait ici aucune nécessité méta- physique dont Jésus aurait eu conscience, c'est ce que prouve sa prière en Gethsémané. Jésus se sent toujours dans les contingences de l'histoire, et, jusqu'à la fin, il demande s'il n'est pas possible qu'une telle coupe d'amertume lui soit épargnée.
Dans un autre endroit, Jésus fait allusion à sa mort et en explique la raison : « Le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour plusieurs, ooCiva!, t/.v 'l'-'/r.v ajToG aûtoov àvTl TtoAAoiv. » (MarcX,45<?t parai. )I1 ne faut pas séparer ces derniers mots de leur contexte. Le oojvat. rrjv 6'jyrîv se relie au o'.axovr/Jv/a-. et en est le développement, la consommation et le dernier terme. Séparer la mort du reste de sa vie, distinguer entre une obéissance active et une obéissance passive, est une opéra- tion de la scolastique, aussi antihistorique qu'antimorale. Jésus a commencé à donner sa vie en entrant dans son mi- nistère, et il a achevé de la donner sur la croix. Les actes extérieurs sont différents, la cause qui les produit, c'est-à- dire la foi et l'amour, d'un bout à l'autre est la même.
Quant aux autres mots de la phrase, âjtoov àv-:l -oaawv, ils constituent une image et comme une parabole en raccourci. Jésus ne pouvait fonder le royaume de Dieu qu'en détrui- sant celui du diable ; il ne pouvait sauver les hommes qu'en les délivrant de l'esclavage de Satan, où le péché les avait mis. Or, on ne peut racheter un esclave qu'en payant ran- çon. Si donc on veut tenir à cette métaphore tirée de la mythologie démoniaque qui régnait alors sur tous les esprits, on dira que Jésus considérait le don de sa vie comme une rançon payée au diable, pour lui arracher plusieurs esclaves, dont le Christ voulait faire autant de citoyens du royaume divin qu'il allait inaugurer sur la terre. Sa mort n'est donc pas la cause du pardon des péchés, mais le moyen par lequel Satan est vaincu et le royaume de Dieu décidément fondé. L'idée d'un sacrifice expiatoire, d'une rançon payée à Dieu,
20 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
est totalement étrangère à ce texte essentiellement métapho- rique ^
Elle ne se trouve pas davantage dans les paroles de l'insti- tution de la Cène. Des quatre versions qui nous en ont été conservées, celle de Marc XIV, 23 et 24, qui est la plus courte et qui provient sans doute de la tradition de Pierre, est, sinon la plus authentique, du moins la plus voisine de la source. Que voulait dire Jésus par ces mots : -o aljjià jjlou tà;^ (xa'.vfî;) ot.aBy|xri«; ? Évidemment, il songeait à Ex. XXIV, 8-11, où la même expression se rencontre : dam-haberith ; le sang de l'alliance n'avait nullement pour hut de faire l'expiation des péchés, mais de sceller, selon la coutume antique, la conclusion d'un pacte ou d'un contrat. Nous trouvons dans Gen. XV, 9 (comp. avec Ex. XXIV, 8-11), la description de cette coutume. On coupait en deux parties égales l'animal offert en sacrifice de communion. Entre ces parties, on fai- sait passer les deux contractants et on les aspergeait de sang. Et ce sang, avec les viandes consommées ensemble, donnait au pacte conclu une religieuse validité. De là l'ex- pression qui se retrouve dans presque toutes les langues, ferire fœdiis . Le sacrifice ordonné pour solcnniser l'alliance du Sinaï, entre Jahveh et Israël, n'a pas d'autre intention. Nous voyons Moïse diviser le sang des victimes immolées en deux parts, dont l'une est portée à l'autel de Jahveh, et dont l'autre sert à asperger le peuple . L'épître aux Hébreux con- naît très bien l'origine et le sens de cette cérémonie (Héb. IX, 18). Comme c'est Dieu qui prend l'initiative de l'alliance, le sacrifice que le peuple lui offre à cette occasion est désigné comme un sacrifice d'actions de grâce et de paix, par lequel
^ Ailleurs, au lieu de l'image d'un contrat et d'une rançon payée au diable, Jésus se sert de celle d'un combat contre un géant, un homme fort, qu'il s'agit de vaincre pour le dépouiller (Matth. XII, 29 ; Luc XI, 22; X, 18). Il le vaincra, en succombant d'abord sous ses coups. L'image change, le fait moral de l'amour dévoué jusqu'à la mort est le même. C'est l'essentiel.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 21
le peuple manifeste sa reconnaissance et sa joie. C'est pour- quoi la cérémonie se termine par un festin où les viandes du sacrifice, joyeusement consommées ensemble, achèvent de réaliser l'union des parties en présence. Or, l'avènement du royaume de Dieu était considéré, par les prophètes et par Jésus, comme la conclusion d'une alliance nouvelle entre Dieu et le peuple messianique. Quoi d'étonnant, dès lors, que le Seigneur, allant mourir, se soit considéré comme la victime dont le sang devait sceller cette alliance, et, dans ce dernier repas, ait donné sa chair comme l'aliment du festin messianique, qui devait unir Dieu et son peuple nou- veau pour jamais? Mais qu'on y prenne garde. Dans cet ordre d'idées, il n'y a pas la moindre place pour celle d'une expiation juridique ^
V. — Théorie paiilinienne de la Rédemption.
Nous disons « théorie paulinienne », car avec l'auteur des épîtres aux Galates et aux Romains nous sortons du cercle des métaphores et du langage populaires et nous entrons dans le domaine de la théologie.
Paul n'a pas été impunément le disciple du pharisaïsme ; il en a gardé la stricte notion du droit pénal, une notion juridique de la loi divine. Il faut que la condamnation portée par la loi sur le péché et le pécheur se réalise. Cette condamnation est tombée sur le Christ. Celui qui n'avait pas connu le péché, a été fait péché, pour que nous deve- nions par lui justice de Dieu. (2 Cor. V, 21 ; Gai. III, 13 ; Rom. III, 25.) « Si l'un est mort pour tous, tous donc sont morts en lui ». (2 Cor. V, 14.) Il y a donc positivement dans la théologie de Paul, substitution et échange entre le Christ et
' On n'a pas examiné la parole prononcée sur la croix (Marc XV, .'U et parai.), parce qu'elle n'a absolument rien à faire avec la question ici discutée.
22 LA DOCTRINE DE l'exPIATION
les pécheurs qu'il sauve par sa mort. Il souffre et il meurt à leur profit et à leur place.
Mais, d'autre part, la théorie paulinienne n'en est pas moins très différente de celle qui prévaudra plus tard avec saint Anselme. Il ne s'agit point, pour Paul, de réconcilier en Dieu la justice et la miséricorde. Dieu n'a même aucun besoin d'être réconcilié avec l'homme, ('/est lui qui a pris de sa propre bonne volonté, sùooxiï. l'initiative de l'œuvre, de la réconciliation ; c'est lui qui était en Christ et travaillait par le Christ, à réconcilier le monde avec soi. Ce que Paul appelle v.xa-.oT-jvr. Hto-j, est tout autant une manifestation de grâce que de justice. C'est la justice réalisée par l'amour qui pardonne et qui se donne (Rom. III. 26; V, 8; VIII, 37 et 39; Eph. I, 6-9; V. 1 : II, 4: Gai. IV, 6, etc.). C'est en partant de cette idée de la grâce de Dieu toujours et partout active, en même temps que de la notion pharisaïque de la loi, que Paul a construit sa théorie de la Rédemption ; celle-ci se présente ainsi comme la conciliation ingénieuse et profonde des deux prémisses antinomiques de sa pensée.
« Le salaire du péché, c'est la mort » (Rom. VI, 23.) « Celui qui est mort est tenu quitte du péché, il a payé sa dette ». (Rom. VI, 6, comp.Rom. VII, 1 et 2.) Tel est le double axiome juridique d'où part la réflexion de l'apôtre. Il ne peut s'agir de substituer simplement dans le châtiment un innocent aux coupables, ce qui serait violer la loi sous prétexte de la satisfaire. Non, il faut que le pécheur lui-même subisse la peine de son péché. Or, comment pourra-t-il la subir, c'est-à- dire mourir, et en même temps être sauvé? C'est le miracle qui a su accomplir la grâce divine et qui constitue propre- ment l'essence de ce que Paul appelle « l'évangile de la croix ».
Le Christ meurt pour nous par amour ; mais cela ne ser- virait de rien et serait de nul effet, si par la foi, nous ne mourrions pas avec lui et en lui. L'expiation se fait non seu- lement par le sang du Christ, mais encore par la foi du
ET SON KVOLUTIOX HISTORIQUE 23
pécheur : ov -poi'JîTO 6 Osôç 'Chy.^vr^p'.oy oià -rJ.^-îui^ h/ tcÔ aj-roCi auj-aT'. , Rom. III, 25. La foi n'est pas seulement la condition de l'efficacité subjective de l'expiation ; c'est encore un moyen essentiel par lequel l'expiation s'accomplit. Si le Christ s'identifie par l'amour avec l'humanité coupable, le pécheur s'identifie par la foi avec le Christ mourant; il meurt avec lui. (Hom. VI, 1-10, )La toi dans le racheté est la contre-partie de l'amour chez le rédempteur. Cette double identification est plus qu'une métaphore, c'est le miracle de la grâce et de la foi. Il suit de là que la mort du Calvaire, survenue à cause du péché de tous, se répète dans l'àme du pécheur, par la foi, à cause de son propre péché. C'est la façon profonde dont Paul a compris la repentance à laquelle les prophètes et Jésus promettaient le pardon des péchés. La mort avec le Christ est, pour chaque pécheur, sa façon d'expier son péché, c'est-à-dire d'en subir la peine et, par conséquent, d'en être tenu quitte. Le grand bienfait du Christ aux hommes pécheurs qui se repentent et qui croient n'est donc pas, comme dans la théorie d'Anselme, de les dispenser en mou- rant à leur place, mais, au contraire, de leur procurer le moyen de mourir avec lui et de subir personnellement en lui la peine de leur péché. La loi qui punit le péché par la mort a donc fait sortir pour eux son plein etTet ; elle a exercé son droit jusqu'au bout ; mais en l'exerçant, il l'a épuisée, et la sentence de condamnation tombe d'elle-même, ceux qui en étaient l'objet, y échappant par la mort, et la loi elle-même cessant d'avoir prise sur eux.
Ce n'est pas tout. Mort avec Christ par la foi, le pécheur, devenu une même plante avec lui, ressuscite avec lui, par la foi, à une vie nouvelle, à la vie de l'esprit. Il est une nou- velle créature, autrement dit, une création nouvelle de cet esprit qui a ressuscité le Christ et ressuscite les morts : xa-.vr, xt'1t!.<;, £v xa'.vÔTr.T'. vw^ç, 7:v£j|jia-:o;, (2 Cor. V, 17 ; Rom. VI, 4 ; VII, 6; VIII, 1-10.) On voit, dès lors, la valeur et l'importance du moment de la résurrection du Christ, dans son œuvre de
24 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
rédemption. Elle n'est pas d'une nécessité moins grande que la mort elle-même, car la première nous laisserait dans la mort ; c'est la seconde qui nous introduit dans la vie et, en mettant fin à la période du règne de la loi, du péché et de la chair, inaugure la période de l'esprit et de la vie éter- nelle : oç TîapsoôOrj oCy. -rà -apa-^dj[j.aTa r,jj.â>v xal YjvipOTi ô'.à ttjV o(,xai(oc7!.v TijAcov (Rom. IV, 25). C'est ce trait de la valeur rédemp- trice de la résurrection du Christ qui constitue l'originalité de la théorie paulinienne et empêche qu'on ne la confonde avec aucune autre. En réalité, ce n'est pas de substitution, c'est d'identification réciproque qu'il faut parler ici.
Le drame historique de la mort et de la résurrection du Christ est un drame extérieur qui n'a de vertu ou n'est complet, comme on voudra, qu'autant qu'il se répète mora- lement, par la foi, dans la conscience du chrétien. A pro- prement parler, ce n'est pas le Christ qui expie les péchés de l'humanité ; c'est l'humanité qui expie en lui ses propres péchés, en mourant pour satisfaire à la loi, et en ressusci- tant, humanité nouvelle, à l'appel de celui qui fait revivre les morts K
VI. — La doctrine de Vépitre aux Hébreux.
Quand on passe des épîtres de Paul à l'épître aux Hébreux, on entre dans un ordre de considérations absolu- ment différentes. L'idée centrale de cette épître, c'est l'idée du sacrifice. Toute l'œuvre du Christ se résume dans ses fonctions sacerdotales, et ces fonctions sacerdotales sont identiquement les mêmes que celles décrites dans le Lévi- tique. Le rituel du Lévitique est, pour lui, un code ou un cadre préétabli et divin, des rapports de l'homme avec Dieu,
' Vo5\ L Apôtre Paul. Esquisse d'une histoire de sa pensée, 3« édit., 1896, Appendice.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 25
dans lequel sa pensée reste religieusement enfermée et au delà duquel elle ne songe pas à remonter '. L'autorité de la loi mosaïque est indiscutable et reste éternelle. 11 ne s'agit pas de la réformer, mais de l'entendre et de découvrir, sous les formes sensibles des institutions et sous la lettre, les types des choses spirituelles et permanentes dont elles sont la fidèle image.
L'auteur de l'épître aux Hébreux est un disciple de Philon. Il pense et raisonne dans la catégorie alexandrine du « monde sensible » et « du monde intelligible », le pre- mier étant le reflet et la reproduction du second. De là découle toute une méthode d'exégèse. De même qu'il y a deux mondes, il y a deux alliances, deux sanctuaires, deux autels, deux sacerdoces, deuK cultes sacrificiels, opposés l'un à l'autre, comme le ciel à la terre, comme les types éternels à leur ombre ou à leur figure terrestre et passagère. Tel est le rapport des deux économies, la juive et la chré- tienne ; elles coïncident absolument, avec cette différence que l'une n'est que l'ombre des biens dont l'autre possède la réalité. Tout est symétrique et se répète dans les deux avec une correspondance parfaite, avec des degrés différents d'efficacité et de gloire. Au sanctuaire terrestre, fait de main d'homme, correspond le temple invisible et céleste ; au grand prêtre aharonide qui fonctionne dans le premier, le grand prêtre selon l'ordre de Melchisédec qui fonctionne dans le second, pour l'éternité. De même les diverses sortes de sacrifices de l'ancienne alliance, depnis la simple offrande jusque au sacrifice pour le péché, reparaissent dans le culte nouveau et sont offertes par le sacrificateur éternel dans les lieux très hauts.
La seule différence que l'auteur de l'épître relève forte- ment, c'est que, dans le sacrifice nouveau, le Christ est tout
' E. Mknégoz, La théologie de Vépitre aux Hébreux, chapitre sur le sacrifice, 1894.
26 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
ensemble le sacrificateur et la victime. C'est son sang qu'il offre sur l'autel céleste pour la purification du peuple. Point très important à noter : l'idée d'un châtiment qui par substi- tution tomberait sur lui, l'idée que, lui innocent, subirait les souffrances méritées par les coupables, est complètement absente de notre épître, parce qu'elle' est entièrement étran- gère au rituel lévitique, que l'auteur chrétien adopte et suit scrupuleusement. Sans doute c'est un axiome pour lui que, sans effusion et aspersion de sang, il n'y a ni rémission ni pacte d'alliance valable. Mais il ne l'entend pas autrement que le Lévitique lui-même. Le sang a cette efficacité, non à cause de la mort ou des douleurs qu'il pourrait représenter, mais parce qu'il est un agent divin de purification et que Dieu l'a donné pour être employé à cet usage à l'autel. Le sang des animaux étant charnel purifie les corps et les choses des souillures matérielles ; le sang du Christ étant spirituel, re- présentant la vie de l'esprit, purifie les consciences des souil- lures morales et rend Dieu propice. (Héb. IX, 22, 13 et 14, etc.) On voit que la notion lévitique du sacrifice n'est point, dans notre épître, une simple comparaison ou illustration litté- raire, mais fait le fond et définit la nature même du sacri- fice que le Christ offre à Dieu, en offrant son sang dans le temple céleste, sur l'autel éternel '.
Ce qu'il y a de plus nouveau dans la conception de notre épître et de plus décisif pour l'avenir de la doctrine, c'est le fait que la propitiation pour le péché est transportée de la terre dans le ciel. « Christ n'est pas entré dans un temple fait de main d'homme, mais il est entré dans le ciel même, dans un tabernacle plus grand et parfait », où, liturge divin,
' Remarque inii)()rt:inte : s'il est fait allusion, dans l'épître aux Hé- breux, aux soulTrances que le Christ a endurées sur la terre, elles ne sont considérées que comme servant à le parfaire en soumission, en sainteté et à le rendre compatissant à nos propres épreuves ; mais elles n'entrent jamais en ligne de compte pour expliquer la vertu pro- j)itiatoire de son sacrifice.
I:T son KVOLlTIOiN HISTORIQUE 27
il apporte sur l'autel céleste l'offrande sainte de son corps et du sang qui purifie de tout péché. (VIII, 2 ; IX, 11, 24, etc.) C'est une sorte de messe idéale et divine, si nous osons ainsi parler, que le grand-prêtre selon l'ordre de Melchisédec accomplit pour les hommes devant Dieu, éternellement. Ainsi la mort du Christ sort de l'histoire et prend le carac- tère d'un acte métaphysique. En même temps, le Christ lui- même sort de l'humanité et, comme Philon l'avait déjà dit du Logos, il devient souverain sacrificateur éternel, établi par Dieu pour offrir à jamais, d'après un rituel immuable, le culte que la création entière doit à son auteur.
On conçoit très bien comment tout cela diffère de la théorie de Paul. Au Heu d'un drame humain, accompli au plein ipilieu de l'histoire humaine et dans la conscience de chaque croyant, pour renouveler par celte crise morale et l'individu et l'humanité, nous avons une fonction sacerdo- tale, un acte transcendant de purification rituelle, accompli hors de l'humanité, sans lien organique ni avec son état moral ni avec l'évolution de ses destinées. L'étonnant, c'est qu'il ait fallu si longtemps à l'exégèse pour distinguer deux concep- tions si radicalement différentes.
VII. — La doctrine johannique.
Cette doctrine se rattache étroitement à la conception fon- damentale de l'épître aux Hébreux. Et rien n'est plus conce- vable : elle a le même point de départ dans la notion juive du sacrifice, le même point d'arrivée dans la doctrine du Logos, et elle se développe enfin sous faction de la même théologie alexandrine, dans la même antithèse du monde sensilile qui n'a que rom])re de la réalité et du monde supra- sensible, seul vrai (àAy,0!.v6^) et seul éternel.
Dans le même sens que l'épître aux Hé])reux, l'auteur de la première êpître de .Tean écrit que le Christ est notre propi-
28 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
tiation (IXaTjxôç) et que son sang purifie de tout péché. (1 Jean I, 7; II, 2; IV, 10.) Dans rApocal3^pse, de la même manière au point de vue juif, il est question de Celui qui nous a lavés dans son sang, ou encore du sang de l'agneau immolé dans lequel les élus ont blanchi leurs vêtements. (Ap. I, 5 ; VII, 14, etc.) Il faut répéter encore ici que le sang purifie et lave, non par les douleurs et la mort qu'occasionne le fait d'être versé, mais par une vertu qui lui est inhérente et parce que Dieu l'a donné pour purifier les hommes et les choses qui sont devant lui. (Lév. XVII, 11 et ss. ; XIV, 25, 51 ; XVI, 18-20.)
Dans les écrits johanniques, il y a aussi un sanctuaire cé- leste, avec des autels et un culte sacerdotal. (Ap.IV-V.)Il est vrai que l'épithète de grand sacrificateur n'est pas donnée au Christ; mais il ne peut }- avoir aucun doute sur la fonc- tion sacerdotale qu'il remplit auprès de Dieu, dans les lieux célestes. C'est à J)on droit qu'on a donné le nom de prière sacerdotale à l'oraison du chapitre XVII du quatrième évan- gile. Ces mots, ây.àsw èfxauTov, « je me consacre moi-même, » doivent s'entendre d'un sacrifice où, comme dans l'épître aux Hébreux, le Christ est à la fois sacrificateur et victime. Son rôle d'intercesseur auprès de Dieu n'est qu'un autre 'aspect et une suite de son action sacerdotale. (Jean XVII, 19 ; 1 Jean II, 1.)
II va sans dire qu'en tout cela, il n'y a pas la moindre trace de l'idée d'une expiation par l'équivalence d'une peine en- durée, d'une substitution juridique d'un innocent aux cou- pables, ou d'une satisfaction donnée à la justice de Dieu. La mort de Jésus reste toujours le moyen, non la cause de la rédemption, dont l'amour du Père garde l'absolue initia- tive. Loin que la mort du Christ détermine l'amour de Dieu, c'est cet amour qui a fait au monde le don de son Fils. « Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique au monde, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle. » (Jean 111, 16 ; 1, Jean IV, 10.)
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 29
L'idée d'expiation au sens scolastique et juridique n'est pas davantage dans l'assimilation du Christ à l'agneau pascal. Ce rite n'avait pas un caractère expiatoire '. Le sang de l'agneau mis sur les portes des enfants d'Israël était simple- ment un signe pour l'ange exterminateur de Jahveh. D'autre part, sa chair était une nourriture dont se sustentaient les pèlerins qui se mettaient en route vers la terre promise. Ainsi le Logos incarné, après avoir donné son sang comme propitiation, donne également sa chair et son sang à manger, dont le croyant se nourrit et par lesquels il est substantielle- ment transformé. Commencée par la rémission des péchés, l'œuvre rédemptrice s'achève par l'habitation du Logos dans ceux qui s'unissent à lui par la foi. Cette union duLogos avec l'âme humaine est une donnée nouvelle que les Pères grecs développeront avec prédilection, pour en faire la partie essen- tielle et positive de l'œuvre du Christ : l'humanité bénéficie, non de la mort du Christ, mais de son incarnation.
En résumé, nous arrivons à distinguer nettement deux courants d'idées dans la Bible : l'un qui a pour point de départ la notion lévitique du sacrifice et se développe dans l'épître aux Hébreux et dans les écrits johanniques; l'autre, qui part de l'idée prophétique du juste souffrant à cause des péchés et pour le profit de son peuple, idée que reprennent Jésus et Paul. La première de ces idées est purement rituelle; la seconde est essentiellement morale et puisée dans l'expé- rience de l'histoire. Ceux qui, avec l'auteur de l'épître aux Hébreux, croient encore que l'adoration de Dieu, par le rite des offrandes matérielles et des victimes immolées est d'institution éternelle et divine, peuvent voir un sacrifice de cette espèce, dans la mort du Christ sur la croix. Pour ceux qui ne voient dans les offrandes et les victimes offertes à la
' Ces mots de l'évangile : 6 àavo;, 6 oîI^m-j zh-j iptzf-Tiav toG zoV^tzo'j, (ioi- venl être traduits « l'agneau qui ô/c(et non pas qui poiic) le péché du monde ». (Jean I, 29.)
30 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
divinité, pour gagner sa faveur, qu'un moyen élémentaire et grossier, correspondant à l'enfance de la religion, pour- ront bien se laisser encore aller, comme l'apôtre Paul, à dire : « Le Christ nous a aimés et s'est livré lui-même à Dieu, pour nous, comme une offrande et un sacrifice de suave odeur ». (Eph. V, 2) ; ils pourront bien répéter aussi avec le même apôtre : « Offrez vos corps en victime vivante, sainte et agréable à Dieu. » (Rom. XII, 1.) Dans un cas comme dans l'autre, ils auront le sentiment qu'ils ne parlent que par métaphore, et empruntent des images à un ordre de choses aboli, tout comme les poètes en empruntent parfois encore à la mytho- logie et parlent des muses, d'Apollon et de sa lyre.
DEUXIEME PARTIE
LA DOCTRINE ECCLESIASTIQUE
I. — Les idées des Pères. — La rançon payée à Satan.
Une chose étonne dans l'histoire des premiers siècles de l'Église chrétienne : tandis qu'elle transformait la céléhra- tiôn de l'Eucharistie en sacrifice expiatoire de la messe, et mettait ainsi la mort du Christ au centre de son culte, elle ne semblé pas avoir éprouvé le besoin d'en définir la signi- fication par une doctrine arrêtée ^ Toutes les controverses roulaient sur la Christologie, dans laquelle la doctrine du salut était comprise. Le reste paraissait accessoire. Le sens et la valeur des souffrances de Jésus faisaient partie des points de doctrine qu'on pouvait discuter librement -. Le Symbole apostolique énonce, en deux endroits différents, la mort du Seigneur et la rémission des péchés, et le symbole Nicéo-.Constantinopolitain rapporte le salut de l'homme,
' Un fait étrange qui n'a pas encore reçu, à notre avis, d'explication satisfaisante, c'est l'absence de toute allusion à la mort du Christ, de tout lien entre cette mort et l'Eucharistie, dans la plus ancienne litur- gie chrétienne que nous possédions : Didachè des Douze apôtres, ch. IX et X. En tout cas, cela prouve qu'à l'origine, l'Eucharistie était bien un repas, le repas du Seigneur, Sdn^^o-j zoû zupiou, avec action de grâce pour les aliments matériels et spirituels distribués aux hommes par le père céleste, et pas le moins du monde un rite sacrificiel. Ce n'est que plus tard et peu à peu que la table de famille s'est changée en autel, et le pain rompu en hostie ou victime.
' Grégoire de Naz., Orat. 33, al. 27: <^t\o(j6'fît ptot mp'. /o<t,oiou -/xi y.&c-uwv,
TTcp! yX»];, TTspiijiu^f/;,.... TrîptàvaffTâffêw;, zpt(7ëwç, ùwaTTO^ôirew;, ypicToxJ rraOflvârwv. Èv TO'jTotç -j/àp y.cà tÔ èi^nxi'/yiyn-j ovz «ypiîffToy v-xi tÔ ^ixuapry.vitv à/.ivouvov.
Voyez Irénée, Ad. hœr. I, 10, 3; Origêne, De princ. prœf., C. 1.
32 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
d'une façon générale, à l'incarnation, à la passion et à la résurrection de l'Homme-Dieu'. Sauf quelques passages des épîtres de Barnabas, de Clément Romain, de l'épître à Dio- gnète, qui rappellent tantôt les idées ou les expressions de l'épître aux Hébreux et tantôt celles de Paul 2, les Pères aposto- liques et la majorité des Pères après eux, mettent encore plus l'accent, dans l'œuvre du Christ, sur la doctrine qu'il a révélée et sur l'exemple qu'il a laissé que sur ses souffrances et sa mort 3. Le point de vue qui domine toute la théologie grec- que est celui d'une théosophie rationnelle et mystique à la fois, fondée sur la doctrine centrale de l'incarnation du Logos. C'est du fait de l'incarnation que découle l'œuvre rédemptrice elle-même. «Dieu est devenu homme, afin que nous devenions divins comme lui*. » Telle est la formule qui
' Nie. Constantinop., Tôv (yîovj... Six tiÎv -nueripix-j (7WT»)or!av y.xrelBôvTx y.aî
2 Barnabas, cpisl. II-XIV; Clément Rom, episl. VII, XVI, XXI ; ad Diogn. IX.
' Ikkn'ée, adu. Ivcr. II, 14, 7 : Utniin ne lu omnes {PhilosophiJ cogno- verunl veritalem aiit non cognoveninl'? Et si qiiidem cognovernnt, sii- per/îua est Salvntoris in hune nmnduni deseensio. — Lactanck, Instit. div. IV, 26 : Deus eum statuisset hominem liberare, magistruni virtutis legavit in terrain, qui et prœceptis salutarihus jormaret homines ad inno- centiam et operibus factisquc prœsentibus justiliœ viam panderet, qua gradiens hoino et doctorem suuin sequens ad vitam œternam perveniret. Is igitur eorporatus est et veste carnis indntus ut, homini, ad queni do- cendum venerat, virtutis et exempta et incitanienta prœberet. Sed cum in omnibus vila' officiis justiciœ spécimen prœbuisset, ut doloris quoque patientiam morlisque contempliun, quibns perfecta et consummata fd vir- lus, t-aderet homini. vcnit in manus imj)iœ nationis... mortcm snscipere non recusavit, ut hoino, illo duec, subaetamet catenatam morte m cum suis terroribus triumpharet. Des textes pareils, plus fréquents eliez les Pères qu'on ne peut croire, montrent quel rationalisme moral peut se ren- contrer sous la métaphysique la plus supra-naturaliste. Le surnatu- ralisme (les Pères n"est qu'un reste de leur forme de penser essen- tiellement mythologique, comme cela va paraître dans leur théorie d'une rançon payée au diable par Dieu même.
■* Athanase, de incarnat. Verbi D. 54 : AOtoç èvavQp'JjTrvîaEv, tva meU Gco-
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 33
retentit alors de tous les côtés. Cette divinisation de la na- ture humaine, par l'union du Logos avec un corps d'homme, enferme, pour la nature humaine soumise jusque-là à la corruption et à la mort, la sanctification et le germe d'une vie éternelle aussi bien physique que spirituelle . Les hommes unis au Logos échapperont à la mort et ressusci- teront '. Le plus souvent cette action du Logos divin sur la nature humaine est représentée comme celle du levain sur la pâte, d'après une image empruntée à Paul . Grâce à l'union organique du Christ à la masse de l'Eglise qui est son corps, le corps entier bénéficie du privilège du chef de ses membres. Le péché d'Adam avait effacé l'image divine que le Logos avait imprimée dans la nature hu- maine, le Logos, revenant habiter en elle, restaure cette image altérée et lui rend un éclat plus grand encore -.
Le côté négatif de l'œuvre du Christ n'était pas abso- lument négligé. Athanase surtout voyait, dans la nécessité de subir et par conséquent d'abolir la peine de la mort en- courue par tous les hommes, le but principal de l'incar- nation du Fils de Dieu. « Ce qui était dû par tous, dit-il, devait être acquitté. Tous devaient mourir! C'est pour cela surtout que le Christ quitta le ciel. C'est pour cela aussi qu'après avoir démontré sa divinité par les miracles, il s'offrit en victime pour tous et, au lieu et place de tous, livra à la mort le temple de son corps, afin de nous mettre en règle et de nous rendre libres à l'égard de l'antique trans- gression, afin de se montrer lui même plus fort que la mort.
' Ibid. 9 : W h tw Qavârw (pOopà xarà twv àvQp^'jTrwv oO/.irt Jfwpxv s^îi Sià. rôv £votv>7ffxvTx KÔyov èv TOvTot; Six TO'J Évôç (Twfxaro;. — HiLAIRE, de Trlnit. II, 24 :
Hiimani generis causa Dci filius natiis ex virgine et Spiritii sancto, ut hoino faclus ex virgine, naluram in se carnis acciperet, perque hujus adniixlionis societatein sanctificatum in eo universi generis humani corpus existeret. — Okigène, Contra Celsum, III, 28, etc.
- Grégoire de Nysse, Orat. catech. 32, Athanase, De incarnat. V. D. 13.
3
34 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
et faire apparaître son propre corps, prémices de la résur- rection de tous '. »
Mais si l'on cherche comment la mort du Christ a opéré cette rédemption des pécheurs, on constate que presque tous les Pères se la représentent comme un drame semi- mythologique et semi-juridique des plus étranges. La théorie d'une rançon payée au diable semble être le prolongement, dans l'Eglise, des imaginations gnostiques -. Cette conception plaisait à la fantaisie populaire ; mais plus la théologie s'y abandonnait, plus elle s'éloignait de la théorie d'un sacrifice offert à Dieu. N'est-il pas curieux de constater qu'à ce moment, dans l'Eglise catholique primitive, la pensée allait d'un côté, et le culte de l'autre. Pour être conséquente, l'Eglise aurait dû faire, de la messe, un sacri- fice offert au Diable.
Irénée, le premier, semble avoir esquissé la théorie de la rançon ainsi entendue. Par son premier péché l'humanité est tombée sous la domination légitime de Satan. Dieu, tout- puissant, aurait j)u briser cette domination et ravira Satan cette propriété par un acte de sa toute-puissance. Mais, juste essentiellement, il a voulu procéder justement même avec le prince de l'injustice. Il lui a donc proposé un con- trat en due forme. Il lui a offert, à titre de rançon, l'àme de son Fils, en échange des àmcs humaines. Pour cela, le Fils
' Ibid. 20.
- Mnintes métaiihorcs bibliques ont servi à former et à justifier cette étrange conception, et cela doit nous avertir du danger qu'il y a à tirer un dogme dune métaphore populaire; car, dans toute métaphore, il y a un germe ou un reste de mythologie. Ce sont d'abord les termes de « rançon » et de « racheter », avtoov, àyopiÇuv (Matth. XX, 28; 1, Tim. II, G; Tite II, 14, etc.). Il ne pouvait venir à la pensée des pre- miers chrétiens qu'une rançon put ou dût être payée à Dieu. Les âmes pécheresses appartenaient en propre à Satan. C'est de lui qu'il les fallait acheter. En second lieu, ce sont tous les passages où il est question d'une lutte ou dune victoire du Christ contre Satan. Luc X, 18; .Jean XII, 31 ; 1 Jean III, 8 ; Col. II, 15, etc.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 35
de Dieu devait être à la fois homme et Dieu : homme, parce qu'il devait offrir une rançon pour les liommes; Dieu, pour pouvoir, après sa mort, triomplier de Satan et de l'Enfer. Le Diahle se laissa prendre au piège, il accepta le marché ; il relâcha les hommes pour recevoir à leur place l'àme du Fils de Dieu. Mais il ne fut pas assez fort pour la retenir. Le Fils de Dieu sortit de l'Enter après en avoir hrisé les portes. Le contrat n'en restait pas moins valal)le. Ce n'est pas la faute de Dieu. Le grand dupeur s'était dupé lui- même *. Presque tous les Pères de l'Eglise, d'irénée à Gré- goire le Grand, se plaisent à développer et à prêcher cette théorie, en sorte qu'elle va s'emhellissant et se dramatisant de plus en plus, à la confusion du diahle qui devient alors le personnage à la fois odieux et ridicule des mystères du moyen-àge -. « Comme un habile pêcheur. Dieu cacha la nature divine de son Fils sous la chair humaine, pour prendre Satan à l'hameçon de sa divinité. Celui-ci, comme un poisson vorace, avala l'amorce et l'hameçon. Ainsi fut accomplie la parole dite jadis par Dieu à Job (XL, 19) : Prends-tu Léviathanà l'hameçon ? Cette voracité en effet, lui fut fatale. Comme autrefois Saturne, il dut rendre ceux qu'il avait dévorés ^. »
' Irénée, adv. hier. V, 1, 1 : Verbuin polcns et veriis hoino siio san- guine nos rcdimens, redcmptionem semcUpsiim dédit pro his qui in capliuilalem ducli siint. Et, quoniam injuste dominabatur nobis Apos- tasia (di(dyolus), polens in omnilnis Dei verbuin et non deficiens in sua Justitia, juste etiani udoersus ipsum eonversus est opostasiam, ea quœsunt sua redimens ab eo, non cuni vi, sed secunduni suadclani quemadniodun} decebat Deum...
OrIGÈNE : in Malth. XX, 28 : Ttvt ïSor/.z -«v ■\i\)yj,:' aÛToS ).jTf,ov ivrî 7roA).wv ; 0 j '/ip fî/j Tw 9îw. fi»; Ti oùv TM 7rov»&w ; oOroç /-m Ivù/'ïi r,^w, e .>; ^oG^, tÔ ÙtzIo \jy.'',yj a.'jzm X'jTpov, Y) toG 'l«aov ■^J/t^, à.txTnÔivri c); S jjxyijw aùrfi; xupuÛTzt xai o\iy_ QO'it'j-i oTt o'J '^ipct TYi^j ini. tm ■/'j-'v/zi'j xvt/,v [i/TXvov.
' Grégoire dkNysse. Or. catech. 22-20. Léon le (iRAXi), ScnnoXXII,4. Ambroise, in Kvang. Luc. IV : Oportuit hanc fraudeni diabolo fieri. Augustin, de lit)er. arbitrio, III, 10, etc.
• Grégoire le Gr.\nd, honiil. in Evangelia II, 25, 8 : Per Leviathan — cetus ille deuorator humani generis designatur. — Ilunc puter oinni-
36 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
Une pareille théorie n'était pas sans causer quelque scan- dale aux esprits plus délicats et d'une moralité un peu plus difficile. Non seulement la comédie paraissait indigne de Dieu, mais on avait de la peine à admettre que Dieu dût au diable autre chose que la punition de ses forfaits. Grégoire de Naziance s'élève très vivement contre cette idée d'une rançon otferte au diable. Mais il ne comprend pas davan- tage qu'il puisse être question d'une rançon payée à Dieu. En quoi, demande-t-il, le sang de son Fils unique pouvait-il agréer au Père? Mais alors la théorie de la rançon suc- combe tout entière sous la double protestation de la con- science chrétienne. Grégoire de Naziance la maintient cepen- dant ; mais il lui enlève son caractère de nécessité. La ran- çon a été offerte à Dieu, non que Dieu l'exigeât, mais à cause de l'économie du salut '. Quand on cherchait en Dieu même la cause de la mort du Christ, on ne pensait guère, comme on fera plus tard, à sa justice, mais uniquement à sa véra- cité qu'il fallait sauvegarder. Dans la Genèse, Dieu avait promis la mort au péché. Il ne pouvait plus s'en dédire ^. Augustin estimait que Dieu, tout ensemble, avait dû et nous aimer et nous haïr, et c'est ce sentiment de haine qui devait être eiîacé. Par ce côté. Dieu avait besoin d'être réconcilié avec nous. Augustin expliquait ce paradoxe en disant que Dieu aimait en nous son œuvre et détestait notre péché. Mais telle était encore l'inconsistance de la pensée chré- tienne sur ce point, que le même x\ugustin enlève à la mort du Christ toute nécessité métaphysique en déclarant que, si
potens homo cepit quia ad morlcin illins imi(/cniliim jiliiun incarnatiim misit, in qiio cl caro passibilis videri posset et divinitas impassibilis videri nonposset. Ciimqiie in co serpens istc, per nmniis pcrscquentiiun, escam corporis momordit, divinitalis aculens illiini perforavil. Grégoire de
NySSE Or. catech. 24 : Tw TrpozaAvpjxaTJ t^ç oùffêwç jÔjxwv B-iiSY.f-j'fBri TO Ostov, îva xaTà toÙ; Xïyvou; twv tyOvwv tw Szi.ixrt rfi; <rap/.o; (jij-JxnornyjQfi to a'/xiffrpov Tr,i ôtOT/iTo;.
* Grégoire de Naz. Orat. XLII. - Athanase, de incarn. v., 7 et 9.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 37
Dieu a choisi ce moyen de Rédemption, il était parfaitement libre d'en prendre un autre K
II. — La théorie li Anselme.
« L'orientation de la pensée théologique, dit très bien, M. Ménégoz ^ change avec le Car Deiis homo de saint An- selme... L'accent désormais portera sur la valeur rédemp- trice, non plus de l'incarnation, mais de la mort du Christ. Cette évolution marque une date nouvelle dans l'histoire des dogmes. A partir de ce moment la notion de la rédemption se dégage de celle de l'incarnation. La sotériologie devient, dans la dogmatique, un chapitre distinct, à côté de celui de lachristologie. En même temps c'était un retour vers la con- ception bililique, cardans la pensée des auteurs du Nouveau Testament, ce n'est pas par son incarnation, mais par sa mort, que le Christ a opéré la rédemption de l'humanité. »
Il faut ajouter que la théorie d'Anselme, avec des variantes de détail, si elle n'a pas été sanctionnée comme article de foi, par aucune Église, n'en est pas moins devenue, en fait, la doctrine orthodoxe, dans l'Église catholique et dans les Églises protestantes. Repoussant l'idée d'une rançon payée au diable, Anselme a le premier mis en opposition, en Dieu même, l'attribut de la justice et celui de la clémence. Il a construit, en théologie, un théorème analogue à celui du parallélogramme des forces dans la mécanique, selon le mot spirituel de Strauss : la clémence divine tendant à faire grâce, la justice réclamant un châtiment impitoyable sont deux forces égales dont la résultante nécessaire est dans la diagonale de la saiisfdclion vicaire.
' Augustin, de agone, 11 : Siinl stiiUi qui diciini : non poternt aliter sapientia Dei homincs Uherarc, nisi suscipcrel homincm et nascrrctnr de femina et a pcccatoribiis omnia paterctur. — Potcral omnino, scd si aliter faccret, similiter vcstrrr stiiltitic displiceret.
* E. MÉNÉGOZ, La théologie de l'épitre (uix Hébreux, p. 230 et 231.
38 LA doctrinp: de l'expiation
Le point de départ de la théorie est dans ce principe du droit germanique, alors en pleine vigueur dans le monde féodal : Necesse est ut omne peccatiim mit pœna mit saiis- factio sequatiirK Ajoutez-y l'idée de l'honneur, empruntée à la chevalerie. Anselme en va déduire, par une dialectique serrée et en quelque sorte mathématique, toute sa doctrine. Le péché n'est pas autre chose que le refus de donner à Dieu, le suzerain universel, ce qui lui est dû. Toute créa- ture raisonnable doit à Dieu de soumettre sa propre volonté à la sienne. C'est l'honneur qui revient à Dieu. Quiconque se révolte contre sa loi lui ravit l'honneur -.
Or tolérer qu'une créature ravisse au Créateur l'honneur qui lui appartient, serait la plus intolérable injustice, car outre que cette tolérance mettrait en cause la dignité même de Dieu, elle introduirait dans son œuvre un principe de trouble et de désordre qui en altérerait gravement l'harmonie et en gâterait la beauté. Rien n'est donc plus Juste, pour Dieu, que de sauver son honneur •'. Or, il ne le peut que par deux moyens. Il faut que l'homme rende à Dieu ce qu'il lui a pris, et même quelque surplus, à cause de l'outrage, ou bien que Dieu reconquière son Jionneur, de force : ou réparation volontaire ou peine nécessaire ^ La peine du péché, ce sera, pour rhomme, au lieu du bonheur et de la vie éternelle, les tourments éternels de V enfer.
L'homme, d'autre part, une fois tombé dans le péché, ne
' Cur Deus lionio I, 14.
* Ibid. I, 11 : Non est aliiul pcccare quant Dco non reddere debiium.— Omnis voliintas ralionalis crcatnr<r snbjccta débet esse voliinUdi Dei. Hoc est debitiun, qiiod debel (inyelnset honio Deo. Hic est soins et loliis honor qncm a nobis exiyil Deus. Hnnc honorem debilnm qui Deo non reddit, aufert Deo quod suum est et Deum exhonorat : et hoc est pcccare.
3 Ibid., 13 : Nihil ergo Deus seruat juslius quani suœ dignitatis honorem.
* Ibid., 13 ; Necesse est ergo, aul ablalus honor soluatur aut pœna sequatur. — 14 ; Aut enim peccator sponte solvit quod débet, aut Deus ab invilo accipit.
ET SON ÉVOLUTION HISTOHIQUE 39
peut jamais, quelle que soit sa bonne volonté, donner à Dieu une satisfaction suffisante ou même quelconque. Car tout ce qu'il peut faire de bon et de méritoire, il le doit à Dieu, à chaque instant de sa vie, et il ne saurait jamais, par consé- quent, éteindre la dette ancienne '. Bien plus, l'honneur de Dieu vaut plus que le monde entier : si l'on mettait sur une balance, d'un côté la valeur du monde entier et de l'autre la moindre désobéissance à la volonté de Dieu, celle-ci pèse- rait plus lourd encore-. Il est donc bien évident que l'homme, créature finie, ne pourra jamais payer de lui-même à Dieu la dette intinie de son péché -K
Après avoir ainsi développé rigoureusement ce que ré- clame la justice de Dieu, Anselme revient à ce que veut sa bonté. L'une n'est pas moins immuable que l'autre. La bonté de Dieu ne peut abandonner le dessein de grâce qu'elle a eu en créant l'homme; elle doit l'achever. Il s'agit donc de concilier en Dieu ces exigences contraires et, pour cela, de trouver un être qui soit à la hauteur d'une telle tâche. Il faut que cet être soit, plus que tout, hors Dieu. Il faut donc qu'il soit Dieu. D'autre part, un homme doit payer la dette humaine. Ainsi l'homme doit la satisfaction exigil)le, et Dieu seul peut la fournir; il est donc nécessaire que Dieu se fasse homme. Telle est la réponse à la question : Ciir Dciis lionio'\
Si l'on demande maintenant en quoi doit consister la
' Ibid. 20 : Si me ipsiiin et qiiidqiiid possnni etiain qiiaiido non pecco, illi debeo ne pecccni, nihil habco qiiod pro peccato Hli veddam.
"^ 21 ; Qaid, si necesse esset, mit totnm nuinduni et quidqnid Dens non est, perire et in niliilnm redigi anl te facere rem parvam eoidni volun- tateni Dei? secnndum qnanlitatem peccati exigit Dens satisjdctionem.
' Qnid evgo erit de /c :' Qnomodo poteris s(dvus esse... Si rntiones Inas eonsidero, non video quomodo.
'' Ibid. II, 4 et 5.
'• Ibid., II, G : Illnm qnoqne qui de sno poterit Dec dore aliquid qnod snperei omiie qnod snb Deo est, majorem neeesse est esse qaam oinne qnod Dens non est. Xihit antem est snper omne qnod Dens non est nisi Dens. Xon eryo potest lutne satisfnctionem faeere nisi Dens. Sed nec facere ittani débet nisi liomo Necesse est nt eam facial Dcns-IIomo.
40 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
satisfaction fournie par l'Homme-Dieu, il est clair que ce ne sera pas dans son obéissance active; cette obéissance aux commandements de Dieu, il la doit personnellement et na- turellement comme toute créature. Mais mourir et souffrir, il ne le doit pas, puisqu'il est tout-puissant et sans péchés S'il donne donc librement sa vie, il donne quelque chose qui est d'un prix infini, suffisant et même au-delà, pour com- penser la dette de l'homme. Il s'acquiert un mérite que Dieu ne saurait laisser sans récompense. Mais le Fils qui déjà possède tout par droit d'origine, ne peut être personnelle- ment récompensé. Il lui reste donc un surplus de mérites dont le bénéfice sera reporté au compte des pécheurs et pour leur salut. Ils sont tenus quittes, parce que leur dette se trouve payée. C'est le double triomphe de la justice et de la miséricorde de Dieu^.
La théorie d'Anselme n'eut pas le succès immédiat qu'on pourrait supposer. La vieille tradition dominait les esprits et la prédication populaire. Cette haute spéculation purement rationnelle, cette belle dialectique platonicienne excitait, chez ceux-là mêmes qui la pouvaient suivre, plus d'admira- tion que de confiance. On était aux débuts de la scolastique. Abélard était d'accord avec Anselme, pour nier le droit du diable et l'écarter totalement de l'œuvre de la Rédemption ; mais il répugnait à une construction où les réalités morales semblaient transformées en quantités géométriques. Selon lui, le Christ mourant faisait notre salut, non pas en satis- faisant à la justice de Dieu, mais en nous donnant un exemple d'amour infini, et en provoquant, dans l'àme des pécheurs, un amour correspondant qui les ramène à Dieu ^.
' Ibid., II, 11.
^ Ibid. II, 19 et 20 : Misericordiam vero Dci qiiœ perire videbafiir,ciim jiistitiain Dei et pecccdiim hominis cousidcrabanms, tam inagnam, tamqiie concordem invcnimus jiistitiœ, iit nec major nec jnstior cogi- tari possit, etc.
' x\BÉLARD,Epitome c. 23 : Ego vero dico ctralione irrefragabili probo,
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE
41
Saint Bernard l'accusait de rationalisme et défendait encore contre lui le droit que Satan ne laissait pas d'avoir sur ses victimes*. Pierre Lombard accumulait et cherchait à conci- lier les opinions les plus divergentes-. Il émet l'idée que la mort de Jésus a été tout ensemble une rançon payée au diable et une démonstration d'amour.
Ce n'est qu'avec saint Thomas d'Aquin que la théorie de la satisfaction revit et rentre en scène, non sans modifications importantes. Elle est désormais fondée, non plus sur le droit germanique (compensation du délit par une offrande équi- valente au dommage commis), mais sur le droit romain (satisfaction par la peine légale, méritée et subie). L'idée de la substitution s'accuse davantage, et par là même la doc- trine de Thomas prend un caractère expiatoire plus prononcé que celle d'Anselme. Le Christ a pu être substitué aux cou- pables, dans l'exécution de la peine du péché, parce que, uni à l'humanité, il forme avec elle une sorte de personne unique, un corps mystique comme la tête et les membres. « En tant que deux hommes deviennent un seul être par l'amour, l'un peut satisfaire, à la place de l'autre ^ » D'autre part, Thomas, qui est plein de contradictions mal dissimu- lées, verse à nouveau dans le sens de la théorie anselmique de la compensation, par la manière dont il considère et ap- plique les mérites du Christ. Ceux-ci dépassent encore ce
quod diabolns in hoininem imllumjns habiierit. Neqiic euim qui ciim dcci- picndo a siibjcclione Domini siii alienavit, aliqnam polcsUdcm super eiim debiiil accipcre, poliiis, si qiiam prias habcrct, dcbitit ainiltere. Thcol. christ. IV, 13 : Moricndo qnidcni docuil qiiitidiiin nos dilcxerit, alqnc in hoc ipso nobis nsqne ad niortcm pro ipso certiindi e.vcmplnm proposait.
' Epist. ad Innoc. II, de erroribiis Ahad. c. 5 : D/.sm/ tAbœlardas) dia- bohun non solani potestatem scd cli((ni Jastani habaissc in honiincs.
* Pierre Lomrard. Lib. III, 19.
' Thomas d'Aquix, Sumnia, P. III, (iiuvst. 48, art. 2 : Capat et meni- bram sant qaasi an<i persona nujstica, et ideo satisfaclio Ctwisti ad omnes fïdeles perlinet sicat ad sua menibra. In qaantani cnim dao homines snnt iinam in caritatc, anas pro alio salisfacere potes t.
42 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
qu'exigeait la loi divine et restent surabondants, à la dispo- sition de l'Eglise 1.
Dans le môme temps qu'il tentait de perfectionner la théorie d'Anselme, il en ébranlait le fondement métaphy- sique, en réduisant la nécessité de ce moyen de salut à une nécessité purement relative. Il reprend, en effet, l'idée d'Au- gustin, que Dieu était absolument libre de choisir un autre mode de Rédemption. S'il a préféré élire celui du don et de la mort de son Fils, c'est en vertu de la convenance de ce moyen au but qu'il poursuivait-. Thomas ouvrait ainsi la porte à la critique de Duns Scot qui, au nom de l'arbitraire divin, allait enlever à la théorie de la satisfaction toute force logique et, ce qui est plus grave, tout sérieux moral. Le doc- teur franciscain dénoue tous les liens, conteste toutes les
' Ibid. Chrisliis aulem, ex caritale et ohedientia jxitiendo, majiis Dco aliqnid exhibait qiuim exigeret reconii)cns(dio loliiis o/fensœ geiwris liiimani... Et idco passio CJii-isti non solnin suf/icicns, scd ctiam siiper- abiindans satisfaetio fuit.
■^ Ibid. III, 1, 2 : Ad finem atiqneni dicitnr (diqaid necessarinm esse dn- pliciter. Uno modo, sine qno (diqaid esse non potest : sieat eibas est ne- cessarias ad conservationeni hamanœ vitœ. Alio modo per qaod melius et convenienlias j)eriH'iutar ad finem : sieat eqnas neeessarias est ad iter. Primo modo, Deam incarnari non fait neeessarium ad reparationem hamanœ natara'. Deas enim per saam omnipotentiam pote rat hamanani nataram maltis aliis modis reparare. Secando aatem modo, neeessarium fuit Deum incarnari ad hamanœ nalurœ reparationem. Cette nécessitas conuenientiœ est expliquée ailleurs : Quest. 4G, art. 2 et 3, etc. Tous les points de vue sont juxtaposés chez Thomas plutôt que conciliés. Les soufTrances du Christ nous sauvent tantôt per modum salisfactionis, tantôt per modam meriti, per modum sacri/lcii aut per modum redemp- tionis. Ce qui fait que Harnack conclut ainsi, Do^^m. Gcsch. lîl, p. 458: « Malta, non maltum. La doctrine de Thomas laisse l'impression de quelque chose de chaoti([uc. Sa pensée Hotte entre l'h} pothétique et le nécessaire; entre une rédemption objective et une rédemption sub- jective; entre la satisfaelio su})erabund(tns et l'atTu-mation que, pour les péchés commis après le baptême, l'homme a {piclque chose à ajouter à l'œuvre et aux mérites du Christ. Il était (hms la logique du déve- loppement de la doctrine que Duns Scot, poussant plus avant, en- traînât toute la théorie dans le relatif. »
ET SON KVOLUTIOX HISTORIQUE 43
nécessités logiques OU morales qui reliaienlen un corps leime, les diverses parties de la théorie d'Anselme, en sorte que les morceaux n'en tiennent plus ensemble ([u'cn vertu d'une volonté arbitaire de Dieu. Il nie qu'il fût nécessaire que le genre humain fût sauvé ; il nie que ce salut ne pût être opéré que par une satisfaction ; il nie que, pour fournir cette satisfaction, la mort d'un Dieu-homme fût nécessaire; il nie enfin que le Christ fût en mesure de donner une satisfac- tion suffisante ou surabondante. Si la passion du Christ a opéré le salut, ce n'est pas à cause d'une valeur ou d'une vertu qui lui fût propre, c'est parce qu'il a plu à Dieu de l'accepter comme suffisante. Ayant soulfcrt seulement comme homme et dans un temps très court, le Christ n'a pu s'ac- quérir qu'un mérite humain et tini. Duns Scot nie d'ailleurs également la gravité infinie du péché de l'homme. C'est par le martyre de Jésus homme que Dieu a jugé bon de nous sauver et même chaque homme pourrait salisfaire pour son propre compte, si Dieu lui en donnait la grâce première, comme il nous l'a donnée déjà avant tout mérite de notre part. N'est-il pas curieux de voir le supranaturalisme de la doctrine scolastique se dissoudre i)ar cela seul ([u"il est poussé à l'extrême, et, dans les dernières conclusions de Duns Scot, toucher à ce qui sera plus tard le lationalisme socinien? '.
Malgré l'opposition des docteurs franciscains, la (h)ctrine
' Duns Scot, in Sentent, lib. III, Dist. H) et 20 : Siciit onuw aliiid a Dco ideo est boiiiim (jiiid a Dco volilnm cl non c conversa, sic nicritnin illnd iChrisliJ Utntnni bonnni cral pro qnanto acccpUduilur cl idco mcri- liim quia accepUdiim, non (nilcnj c conncrso... Qnanlum vcro allincl ad nicrili snffîcicnlianï, Jnil profccto illnd finiUun (pii(ic(nis(icjns /inila... non cnini Chrislns (puilcnns mcrnil scd in quanhun honio. Proindc si cxquiras quantum valucril Christi mcrilum, valnit procul dubio quantum fuit a Dco acceptalum. Divina acccptalio est potissin^a causa cl ratio omnis nwriti, etc. Duns Scot n'hésite pas à dire qu'un anf*e ou un honunc juste, ayant reçu la grâce (ie bien faire, pouvait tout aussi bien nous mériter le salut, si Dieu seulement l'avait ainsi voulu.
44 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
d'Anselme s'est profondément implantée dans la tradition de l'Église catholique. Il ne faut pas s'en étonner. Il y avait dans cette doctrine maints éléments qui étaient en trop pro- fonde harmonie et conspiraient trop heureusement avec les tendances ascétiques de la morale catholique et avec les pra- tiques religieuses les plus populaires : 1° la conception de l'œuvre du Christ, comme œuvre siircrogatoire, c'est-à-dire le Christ, idéal du moine et du saint, faisant plus que ce que Dieu lui demandait, et gagnant ainsi des mérites réversibles sur d'autres ; 2° le péché défini comme une dette, et Dieu comme un créancier humain qui se déclare satisfait de quelque main que lui revienne son argent ; 3" la grâce di- vine transférée à l'un ou à l'autre parmi les pécheurs, comme par une lettre de change contresignée par l'Eglise ; tout cela ne venait-il pas de très haut et comme par un exemple divin, justifier la théorie de l'efficacité des messes et la pratique des indulgences? Il n'est donc pas étonnant que l'Eglise ait retenu une doctrine dont il lui revenait tant et de si pré- cieux avantages ^
On comprend moins bien l'accueil plus empressé encore que lui firent tous les Réformateurs. Sans nul doute ils fu- rent séduits par le fait de la gravité infinie qu'Anselme don- nait au péché de l'homme et de l'insolvabilité absolue à laquelle il réduisait le pécheur. Ils ne virent pas que cette gravité du péché, provenant uniquement du caractère infini de l'être offensé, c'est-à-dire Dieu, restait quelque chose d'extérieur à la conscience humaine, que la nature divine avait été peut-être lésée par le péché, mais que la nature humaine, tout en étant responsable juridiquement, n'en était
^ Concile de Trente, sess. VI, can. 7 ; sess. XIV, can. 8. Catechismus roni. II, () : Est intégra atqiie omnibus numcris pcrfccla scitispictio qiiam Chrisliis Pdtri pcrsolvit. Ncqnc vcro prctinm dclu'tis noslris par solum et œqnale fuit, veriun ca longe supcravit. Cela n'cni])èche pas que les mé- rites des saints et ceux mêmes de chaque chrétien ne viennent encore s'ajouter à ceux du Christ et accroître la richesse du trésor de l'Église.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 45
pas pour cela plus mauvaise. Les Réformateurs se conten- tèrent d'opposer la pleine suffisance des mérites du Christ aux salisfadions ascétiques et aux mérites humains que re- commandait l'Eglise'. Ils ne voyaient pas que ces idées mêmes de mérite et de satisfaclion les mettaient, dès l'ahord, sur un terrain tout légal, hors de l'Evangile de grâce et de pardon gratuit, qu'ils voulaient rendre au monde. Luther a bien éprouvé quelque scrupule au sujet du terme et de l'idée de satisfaction,'^ et Calvin parait fort embarrassé devant les idées contradictoires de grâce et de mérite 3. Mais ni l'un ni l'autre n'ont pu ni su briser sur ce point la puissance de la tradition, catholique. La théorie d'Anselme ou plutôt de Tho- mas d'Aquin est entrée dans les livres symboliques des deux Eglises protestantes '* et a été développée par les scolastiques protestants du xvif siècle jusqu'à ses conséquences extrêmes et nécessaires. Sans sourciller, ils étendirent cette satisfac- tion pénale fournie par le Christ jusqu'à la malédiction di- vine et aux tortures de l'enfer. Christ a enduré les peines éternelles non extensivc, sed intensive. C'est en Gethsemané, quand « l'âme de Jésus est triste jusqu'à la mort », et, sur la croix, quand lui échappe ce cri de détresse : « Mon Dieu pourquoi m'as-tu abandonné! » que ces théologiens voyaient le Fils succomber sous le poids du péché de l'humanité et de
* Conf. helvet. II, c. 14 : Iinprolntmiis illos qui suis salisfactionibus existimant se pro cominissis satis facerc pcccatis. Nam docenius Christum unum, morte et passione sua esse omnium pececdorum salisjaclionem, propitiationem et expi(dionem.
' Luther. Kirchenpostille, Ausg. von Franckc, I, p. 021 : Daruni soll auchdiesWort, « Geniigthuung », in unsern Kirchen und Thcologia fiïrder nichts und todt sein und dem Richterand und Juristriisehuten, dahin es gehœrt und dahcr es auch die Papistcn genommen, J)et"ohlen sein, etc.
' Calvin. Inst. eh. II, c. 17. Il faut lire tout ce curieux chapitre pour voir comment Calvin ramène, en lin de compte, le mérite même de Christ, à la pure et souveraine grâce de Dieu. Voir encore III, c. 15.
* C. A., p. 10; F. C, p. 684-696. Conf. helv. II, c. 15. Conf. belg., art. 20. Calvin. Inst. ch. II, c. 16 et 17. Form. Cons. helvet., 15, etc.
46 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
la malédiction du Père. Ainsi s'établissait une prétendue équivalence entre la peine méritée par les hommes et la peine soufferte par le Rédempteur'. Quand une doctrine ar- rive à sa forme extrême, toutes les contradictions internes qu'elle recèle sont prêtes à se manifester. Les conclusions des dogmaticiens protestants étaient logiques ; mais elles révoltaient en même temps la conscience morale et la raison qu'elles prétendaient satisfaire. Cette révolte éclate aussitôt dans la critique socinienne et arminienne.
III. — Critique socinienne. Ruine de la théorie juridique de la
satisfaction.
A. Harnack fait cette juste remarque que la critique de Faustus Socin est la résurrection et le prolongement de celle de Duns Scot et de son école. Seulement, n'étant plus con- tenue par le respect de l'autorité de l'Église et trouvant, au contraire, dans l'éveil et les tendances de l'esprit moderne une conspiration puissante, elle fut plus radicale et devint irrésistible. On a dit que cette critique fut purement néga- tive. Cela est vrai ; mais il y a un temps pour démolir et un temps pour construire. Les Sociniens firent admirablement leur métier de démolisseurs. Ils attaquèrent et ruinèrent la théorie d'Anselme avec la même dialectique abstraite et for- melle qui avait servi à la fonder. Qu'avec un tel instrument,
' J. Gerhard. Loc. theol. XVII, 2, 54 : Qiiomodo eniin peccala nostra vere in se siiscepisset ac perfectam satisf'actioncmprœstilissel, nisi iram Dei indii'idiio ncxu ciim peccatis conjiinctain vere sensisset r' Qiiomodo a ma- ledictione legis redemisset, factns pro nobis malediclio, nisi jiidicium Dei irati perse nsisset ? Quexstedt. P. III, p. 346 : Scnsit-mortem œternam sed non in œternum. ^Eterna ergo mors fuit, si specles essentiam et in- Icnsioneni pœnariim ; sin respicias infînitam personœ patientis siiblimi- tatem, non tanUim œqiiipollcns, sed et omnes omnium damnatorum œter- nas mortes infinities siiperegrediens fuit. Hane ipsam vero mortem œter- nam criicidliisqne infernales non posl, sed ante mortem temporalem, in horlo oliveti et in criice siistinuit saloator. Cf. Hollaz, p. 731, etc.
KT SON ÉVOLUTION HIS TOHIQli; 47
leur œuvre soit restée à fleur de terre et ait laissé subsister le problème tout entier, il faut l'avouer encore. Mais ils n'en ont pas moins rendu à la conscience chrétienne un inappréciable service, non seulement en faisant éclater les contradictions internes de l'ancienne doctrine, mais en faisant sentir à tous l'insuffisance et l'incompatibilité radi- cale des notions juridiques pour traduire le caractère de l'œuvre du Christ. Ils ont ainsi contraint la pensée chré- tienne à quitter définitivement le terrain de la mythologie et du droit pénal, pour se placer enfin sur le terrain des réali- tés morales. C'est pour cela que cette critique marque un moment essentiel et décisif dans l'évolution de la doctrine, dont nous suivons l'histoire.
F. Socin fait éclater une première contradiction entre l'idée de satisfactio et celle de rcmissio pcccatoriim . Où l'on a satisfait, il n'est plus nécessaire de pardonner ; où il est nécessaire de pardonner, satisfaction n'a pas été donnée. Une dette est remise ou exigée. Dire qu'un autre la paie ne modifie rien. C'est un changement de débiteur, non d'opé- ration. Le paiement de la dette emporte, de droit, la libéra- tion ; il ne saurait plus être question d'un don. Parlez de droit ou parlez de grâce ; mais ne mêlez pas confusément les deux notions; vous les détruisez l'une par l'autre'.
On parle de dette. Mais en est-il des dettes morales comme d'une somme d'argent? Peut-il y avoir transfert du mérite et de la peine d'un individu à un autre comme pour une lettre de change ? Non ; la dette d'argent est quelque chose de matériel et d'extérieur à l'homme; le mérite ou la peine sont chose strictement personnelle et inséparable du sujet lui-même-. Un innocent peut bien souffrir d'une condam-
' F. Socin. Pnçlcct. thcol. c. 16-18 : Rcmillcre pcccala et sibi pro ipsis vere salis fie ri pleine conlraria siint nec alla rai ione si mal eonsistere qiieiinl... Dam enim debilain remittiiiir, condonalar ; duin vero pro eo salisfil, exigilar.
' F. Socin. Christ, relig. brev. inst., p. 061 : Aliiis pro alio pœnas
48 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
nation injuste ; il ne la souffre jamais comme un criminel. Outre que ce transfert de la peine interne du péché est im- possible, il serait souverainement injuste à Dieu de l'or- donner. La stricte justice n'est pas satisfaite par les souffran- ces d'un innocent ; elle exige que le coupable soit puni. (Deut. XXIV, 16 ; Ézéch. XVIIl, 20.) Il en est de même pour les mérites que le Christ se serait acquis par son obéissance active et parfaite. Où serait le surcroît réversible au compte d'autrui? Y a-t-il une créature qui ne soit tenue d'obéir à la volonté de Dieu, et, en obéissant, fasse jamais plus que son devoir' ?
Enfin, il n'y a aucune équivalence réelle entre ce que le Christ a fait ou souffert et ce que nous aurions mérité de subir. Nous avons encouru la peine de la mort éternelle ; Christ ne l'a pas subie ; ses souffrances et sa mort l'ont, au contraire, conduit à la gloire. On a tort d'espérer compen- ser ce qui manque à la quantité par la qualité des souffran- ces, en disant que Christ était Dieu; car il n'a pas souffert comme Dieu, mais comme homme, et cette souffrance n'a jamais été qu'individuelle et finie, par conséquent inégale à la somme de toutes les peines méritées par les individus humains. Si l'on dit alors que Dieu, par grâce, s'est con- tenté de cette satisfaction insuffisante, il faudra demander pourquoi il ne s'est pas désisté de toute satisfaction -. Accordé même qu'il y eût en Christ une nature divine capable de
istas darc neqiiaqiiain polest. Non enim siciit iinius pecunia alterias fieri potest, sic uniiis pœnœ alterias fieri possiint. Est pecunia nt jurisconsiilti loquuntiir, reale quoddam ; pœnœ vero... snnt qnoddani personale, et propterea ejus modi quœ illi ipsi qui eas dat, perpétua adhœreant, nec in alium qneant transferri. Cf. Limbokch, Theol. Christ., VI, 4. 25.
' Prtel. thcoI., c. 18 : Ubi innocentia, ibi nulla pœna... Quid iniquius quam insontem, pro sontibus punire, prœsertim cum sontes ipsi adsint qui puniri possunt ! etc.
'^ Pra?l. theol., c. 18 : Diclum est pœnain quam nos proptcr peccata nostra debebamus, morten} œternam fuisse. Atqui Christus œternam mortein non est expertus, et vœ nobis si eain expertus esset ! Cf. Lim- BORCH, Theol. christ. III, 21, 6.
ET SON ÉVOLUTION' HISTORIQUE 49
donner à sa passion une valeur infinie, on n'arrive pas davantage à une satisfaction réelle. Car l'idée de satisfaction implique non-seulement que celui qui la fournit est diffé- rent <le celui qui la reçoit, mais qu'elle est prise sur un bien qui n'appartient pas déjà à ce dernier. Or, si Dieu se satis- fait avec les souffrances et les mérites de Dieu, il se trompe volontairement, se donnant la vaine satisfaction de se payer lui-même ' .
Socin est moins heureux dans la reconstruction d'une doctrine nouvelle que dans la critique de l'ancienne. La valeur de la mort du Christ, pour lui, consiste dans la puis- sance et la beauté de l'exemple qu'il a donné et dans la confirmation de la vérité de son évangile. C'est par la résur- rection surtout que le Christ opère notre salut, en nous révé- lant l'immortalité et en nous introduisant, avec lui, dans le bonheur et dans la gloire -.
Cette critique purement logique, menée d'un point de vue moral ultra-individualiste, n'allait pas au fond du problème ; elle n'avait aucune intelligence du mystère social, de la soli- darité physique et morale, de la sympathie, de tout ce qui met les êtres dans la dépendance les uns des autres et, en quelque manière, les unifie. La vie morale elle-même n'est pas si individuelle que le croyaient les Socinicns, et il est bien vrai que nous portons et devons surtout porter les mi- sères et même les fautes les uns des autres. (Gai. VI, 2.)Mais où elle avait raison évidemment, c'est dans la destruction
' Pnvl. llieol., c. 19 : Satisfactio, satisfacicntem non modo ab eo cui satisfit aliuni esse omnino veqnivit sed etiam eo satisfactionem perficere quod ipsc habeat,nec ejus ciii satisfit jam esse dici possit..., etc.
"^ Calcch. Racov. ciiux?st. 380 et 384 : Morte et resurrectione Christi certi sunuis facti de nostra resnrrectione adenm modnm quod in exemple Christi propositiim id nobis spectenius, eos qui Deo obtempèrent e qnouis niortis (jenere liberari. Deinde qiiod Jam nobis eonstct Christum eam consecntum esse qna posset suis, id est, qui ipsi parent vilam œternam donare. — Ilinc perspieio longe j)lns in resnrrectione, qnam in Christi morte sitwn esse in nostrœ salntis negotio.
4
50 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
des fictions juridiques créées par l'ancienne théorie. Elle n'a pas été réfutée sur ce point et ne pouvait l'être, parce qu'il était impossible de restaurer les axiomes de l'ancien droit germanique ou romain, tels que la compensation du délit, ou la siibstiliition d'une victime à une autre. Le droit des gens lui-même s'est moralisé; nous voyons aujourd'hui, dans ces coutumes barbares, le contraire même de l'idée de justice. On put, à cet égard, mesurer le progrès accompli, par « la défense de la foi catholique » que présenta Hugo Grotius contre les attaques des Sociniens. Il ne nia point que Dieu n'eût le droit et le pouvoir de pardonner sans punir. Mais, comme un sage monarque qui, même en faisant grâce à des criminels, doit à son empire et à la sécurité de ses sujets, de faire quelques exécutions à litre d'exemple et pour mainte- nir chez tous le respect des lois. Dieu qui pardonnait gratui- tuitement aux hommes coupables, livra à la mort -vSon Fils innocent, à titre de démonstration de justice. De cette ma- nière, il n'y a eu ni compensation, ni substitution, ni satis- faction d'aucun genre, mais pure manifestation décidée par la sagesse divine. Mais n'est-ce pas renier le fond de l'an- cienne doctrine, pour n'en retenir que l'apparence? Et puis, quelle manifestation de justice peut-il y avoir dans le fait de condamner un innocent à la place des coupables? Dieu n'a-t-il, pour maintenir le gouvernement moral de sa créa- tion, que les grossiers et imparfaits expédients auxquels la législation humaine, aux époques les plus j^arbares, a eu recours ' ?
Les Arminiens cherchaient une solution moyenne entre la théorie orthodoxe de l'expiation et le moralisme des Soci- niens. Mais, comme ils niaient avec ceux-ci que Dieu eût besoin d'être satisfait et (pie les soutfrances du Christ fussent l'équivalent de la peine totale méritée par l'humanité, ils
^ Hugo Grotius, Dcfcnsio fidei cathol. de satisf. Christi adv. F. Socin, Lugd. Bat, 1617.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 51
revenaient forcément à la doctrine scotiste de Vacceplilatio^ c'est-à-dire d'nne décision purement arbitraire de Dieu qui se déclare satisfait de ce qui lui est offert, uniquement parce que cela lui plaît. Pour Limborch, la mort du Christ restait un sacrifice, non, à la vérité, un sacrifice expiatoire, mais une offrande de grand prix libéralement donnée, gracieu- sement acceptée, dans le sens de l'épître aux Hébreux '. Mais on demande pourquoi un tel sacrifice, alors qu'en même temps on en détruit la nécessité et même l'utilité. Et cependant, c'est sous cette forme illogique, et un peu hon- teuse que la doctrine du mOyen âge s'est maintenue jusqu'à nos jours dans l'orthodoxie moderne. N'est-ce pas la démons- tration que cette mort a reçu de la critique socinienne le coup mortel dont elle ne se relèvera plus?
Le rationalisme philosophique du xviii'" siècle, en pour- suivant l'analyse du fait moral commencée parles sociniens, fit encore mieux ressortir l'insuffisanee du point de vue et des formes juridiques en cette matière. Les Sociniens avaient détruit l'idée de satisfaction pénale ; les théologiens rationalistes s'attaquèrent à l'idée même de la rémission des péchés et la transformèrent. Au point de vue du droit, on entendait, sous cette expression, l'exemption des souffrances qui constituaient le châtiment de la faute. En analysant l'idée de cette punition divine, on arrive à distinguer entre les suites naturelles du péché et son châtiment surnaturel. Les premiers étaient le trouble de la vie morale, le malaise et la honte intérieure, le remords, et puis, dans l'organisme physique, la maladie, la pauvreté, le mépris social, etc. Le second consiste dans les malheurs extraordinaires, sans lien avec la faute elle-même, dont, par voie surnaturelle. Dieu frappait certains criminels, comme on en voit plusieurs exemples dans l'Ancien Testament et dans les histoires des
' LiMBOKCH, Thcol. christ., III, 20-22. Ce théologien caractérise hii- mème sa théorie comme tenant le milieu entre deux extrêmes : qnœ iiiter diias hasce ex t renias (doclrinas) média est.
52 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
premiers temps, ou encore dans la menace des tourments de l'Enfer après le jugement suprême. Mais plus on serrait de près cette distinction, plus elle paraissait arbitraire et vaine. A quoi bon ce supplément surnaturel des peines? Dieu est-il comme ces princes humains qui, pour maintenir l'ordre dans leurs États, sont obligés, à cause de l'insuffi- sance des lois ordinaires, d'intervenir sans cesse de leur personne, pour rétablir leur autorité? Les légendes antiques s'évanouissent devant la critique sévère des textes, et, quant aux tourments de l'enfer, ceux-là mêmes qui ne les niaient pas, les expliquaient comme une suite naturelle, comme le prolongement même des conséquences organiques de la faute après la mort, en sorte que l'enfer s'identilîait de plus en plus avec l'état de péché lui-même, commençant et finissant avec lui. Dans ce point de vue, il est clair que le pardon des péchés ne pouvait aller qu'avec la destruction du péché lui-même, car autrement, il restait une pure fiction K
Ici encore l'ancien point de vue forensique reculait devant le point de vue moral, et l'arbitraire surnaturel, devant l'or- ganisme de la vie spirituelle. La philosophie morale de Kant acheva d'affranchir à cet égard la conscience moderne. Désormais, il faudra renoncer à chercher dans une vertu magique et surnaturelle, la cause de l'efficacité salutaire de la mort de Jésus pour nous procurer le pardon ; elle ne sau- rait procurer le pardon du péché que dans la mesure où elle concourt à détruire le péché lui-même. Elle ne nous sauve de l'enfer que pour autant qu'elle met fin à l'état de péché et nous fait entrer dans une nouvelle vie.
' Voir toute cette discussion dans Baur, Die christliclie Lehre von dcr Vcrsœhnung, p. 508 et ss. Wegscheider, Inst. 1 140 et ss.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 53
IV. — Théories modenu's sur la mort de Jésus.
C'est dans ce sens que vont toutes les théories qui, depuis lors, ont été faites pour justitier l'efficacilé rédemptrice de la mort du Sauveur, à commencer par celle de Schleiermacher. Il ne saurait être question, pour ce grand théologien, ni d'une soutïiance expiatoire du Christ, qui ferait que Dieu nous pardonne, ni d'une justice active dont le surcroît viendrait combler le déticit de la nôtre. L'élément rédempteur se trouve non dans la mort du Christ, mais dans la force et la lumière de sa conscience religieuse, au bénéfice de laquelle nous sommes admis par la foi et dans laquelle nous trou- vons la paix, la joie et le salut. Le Christ a soulfert pour nous, uniquement de la manière dont chaque homme impliqué dans un drame historique est appelé à souffrir, par l'effet de la solidarité humaine, des conséquences douloureuses de fautes auxquelles il n'a personnellement aucune part. Homme parfait, le Christ représente et résume en lui l'humanité entière, en sorte qu'à le bien prendre, s'il souffre à cause de nous et à notre place, c'est, en réalité, l'humanité qui en lui et par lui expie son péché. Sa mort n'est point la cause dune expiation objective faite devant Dieu pour le péché, mais le moyen historique d'une expia- tion subjective qui se fiiit dans la conscience humaine parla foi, par la mort du vieil homme et la naissance de l'homme nouveau ^
Le même effort vers une conception morale de l'œuvre du Christ se fait jour dans la théologie luthérienne avec Hofmann, le professeur d'Erlangen. L'idée juridique d'un châtiment substitutif est remplacée par l'idée du dévouement jusqu'à la mort pour notre salut. On peut bien parler de
' Schleiermacher, Dcr christl. Glaubc, II §^^, 100-105. F.Bomfas, La Doctrine de la Rédemption de Schleiermacher, 18G2.
54 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
sacrifice, mais uniquement dans un sens métaphorique, comme serait celui d'une mère qui s'exposerait à la mort pour sauver la vie de son fils. Ce que Jésus a souftert n'est pas plus la compensation équivalente de la peine méritée par nous, que ce qu'il a fait de juste et de bon n'est un supplément à notre justice en déficit. Sa mort ne peut être séparée de l'œuvre de sa vie, de sa mission générale qui a été de manifester à la fois la sainteté et l'amour de Dieu K
RoTHE enfin, ne craint pas de donner raison aux objec- tions morales des sociniens contre l'ancienne théorie. Seule- ment ^ recherchant la cause pour laquelle la piété de l'Eglise reste attachée à cette dernière, malgré ses vices irrémé- diables, il montre cette cause dans l'embarras où la cons- cience chrétienne se trouve entre la sainteté et l'amour de Dieu, qu'elle maintient l'une et l'autre obstinément, malgré qu'elle ne sache pas les concilier. La mort du Christ est justifiée non pas en ce sens qu'elle est la cause, mais en ce sens qu'elle est le moyen nécessaire de la Rédemption. En elle, le péché est pardonné, parce qu'il est virtuellement détruit 2.
En Angleterre^ la môme évolution s'est déroulée au cours de notre siècle, d'une façon indépendante et originale, depuis l'impulsion donnée par Coleridge aux idées religieuses et morales. L'effort et le souci de passer de la conception juri- dique à une conception éthique de l'œuvre de salut, s'af- firment puissamment, depuis lors, dans la partie la plus active et la plus vivante de la théologie anglaise. l\ suffira ici de rappeler les œuvres et les tendances que représentent les noms de Thomas Arnold et de Maurice ^, ceux des théo- logiens écossais, Erskine et Campbell, surtout la substan-
' HoFMANN. Schutzscliriften, cine neue Weise alte Wahreit zu leliren (4 broch. 185G-59).
- RoTHK, Dogmatik. II, § 36-55.
=* F.-D. Maurice. Theolog. Essays. Doctrine of sacrifice, 1854.
Th. Erskine. The unconditional freencss of the Gospel, 1828. The brazen serpent or Life coming Ihrough dealh, 1831. The doctrine of
ET SON EVOLUTION HISTORIQUE 00
tielle et neuve prédication de F. llobeitson qu'on a pu appeler à quelques égards un Vinel anglais. Il entre depuis lors dans l'usage courant d'enseigner que « vie éternelle » et (c.mort éternelle » ce ne sont pas des états temporaires et des modes futurs de ce qui surviendra après la mort, mais des états moraux et spirituels, existant dés ici-bas, et carac- térisés par l'union ou la séparation avec Dieu ; que le con- tenu de l'Évangile, c'est non pas la crainte des peines de l'enfer, mais l'amour de Dieu pour tous les hommes, et que les châtiments divins sont essentiellement pédagogiques, c'est-à-dire ont en vue la destruction du péché et le salut du pécheur. L'idée juridique de l'expiation était immédiatement renversée. Christ n'a pas été, par une décision légale et sur- naturelle de Dieu, chargé de nos péchés et substitué comme victime expiatoire à l'humanité ; mais il s'est uni lui-même aux pécheurs et a pris leur fardeau par la puissance de la sympathie et de l'amour, et il les a ainsi élevés au-dessus de l'état de condamnation, en les faisant croire à l'amour du Père. C'est par la foi et dans la foi que se réalise la rédemp- tion, car c'est dans la foi que cesse et disparaît la séi)aration ou l'antagonisme entre l'homme et Dieu. Il importe j)eu que, chez la plupart des théologiens anglais, cette nouvelle ten- dance s'allie avec bien des restes de l'ancienne conception et que presque tous s'appliquent à coudre ce drap neuf au
élection, etc. 1837. J.-M. Campbell. The nature of atoncnient, etc., 5° édit. 1878. Voy. encore les œuvres de A. Bkuce, de Kin(;sley, de Stanley, etc.
F. RoBERTSON. Voy. surtout le sermon sur « le sacrifice du Christ » serm. III. « Le mérite de la mort du Christ consista dans l'abandon de sa volonté propre. L'action de ce sacrifice sur l'homme, c'est l'in- troduction dans sa nature morale de ce principe de renoncement à soi. Faites bien attention : Christ n'est i)as mort pour nous dispenser de mourir, mais afin que nous mourions nous-mêmes dans sa mort, et que tous nous devenions dans son sacrifice les victimes mêmes ofTertes à Dieu. Cette mort est identique avec la vie; cela veut dire que se donner, renoncera soi, aimer, cela c'est la vie même. Le sacri- fice de la Hédcmption est le sacrifice de l'amour... »
56 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
vieux habit qui tombe en pièces ; il n'en demeure pas moins que la vieille théologie est morte et reste dans la tradition de l'Église, comme la survivance d'une époque abolie, tandis que seule, la nouvelle pensée, la pensée morale se montre vivante et féconde ' .
En France et en Suisse, Vinet fut, sans y songer ni le vouloir, mais par l'irrésistible effet de sa conception morale du christianisme, l'initiateur puissant d'un mouvement tout semblable. Il n'attaqua point les anciennes idées; mais, passant par-dessous, pour pénétrer jusqu'au centre de la vie chrétienne et à la moelle de l'Evangile, il se trouva porté, par sa psychologie pénétrante et sincère, par l'analyse des faits moraux du salut, bien au delà des constructions juri- diques de la dogmatique traditionnelle. A la fin de sa vie, se retournant vers ces croyances de sa jeunesse, il ne les reconnaissait plus : «Je ne puis croire, écrit-il, en 1844, trois ans avant sa mort, à la siibsliliition. La translation de la coulpe sur l'innocent est décidément contredite par nos notions morales^. » Et ailleurs : « Ce n'est pas parles seules souffrances comprises entre Gethsemané et le Calvaire, ou par la passion proprement dite, que Jésus nous sauve, mais par toutes les souffrances de sa vie qui fut tout entière une
passion Ce n'est pas même par les souffrances de sa vie,
mais par toute sa vie Le Christ n'a pas souffert tout ce
que peut souffrir un lils d'homme; la haine, l'envie, la con- fusion, le remords sont restés éloignés de son âme sainte. La mort de la croix n'est pas un châtiment subi comme tel ;
^ Le Christian World, de nov. 1899 à fév. 1900, a publié sur la doc- trine de l'expiation devant la pensée moderne, une longue série de consultations dues à des théologiens de diverses écoles. C'est un tableau très exact de l'état actuel de la pensée chrétienne en Angle- terre sur ce sujet. La tendance éthique s'y manifeste avec une singu- lière puissance. — Christ. Conférence Essays edited by A. Atkinson with an Introduction by the right rcv. the bishop of Hereford, 1900 ; surtout l'essay « sur l'expiation » du prof. G. Henslow.
- A. Vinet, Lettres II, 25.
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 57
mais un dévouements » Vinet, au moment de sa mort, se sentait sur le seuil d'une révolution ou plutôt d'une réforme théologique, qu'il se sentait incapable de faire lui-même, mais qu'il salue et justifie par avance, comme légitime et nécessaire : « La Réformation, disait-il comme principe, est en permanence dans l'Eglise, conime le christianisme... C'est le christianisme lui-même se restaurant par ses propres forces. Encore aujourd'hui, quelle ([ue soit l'importance du XVI" siècle, la réformation est encore une chose à faire, une chose qui se refera perpétuellement, à laquelle Luther et Calvin n'ont fait que préparer un chemin plus uni et plus large-. »
Des hommes plus hardis et mieux munis d'érudition his- torique et critique, se présentèrent pour opérer celte révo- lution. Dans la Revue de théologie de Strasbourg, Colani, Scherer, Trottet, Réville et d'autres encore montrèrent com- ment les résultats de la psychologie de Yinet faisaient sauter les anciens bastions de la dogmatique. Le caractère de la réforme qui s'imposait, se précisait de plus en plus : il s'agis- sait de faire passer la pensée chrétienne du point de vue du droit à celui de la conscience et de l'élever de la légalité à la moralité-'.
Là même où l'on voulait rester autant que possible attaché à la tradition du passé, on s'essayait de trouver à la doc- trine de la substitution un fondement nouveau, dans le fait moral de la solidarité. On renonçait à justifier la condam- nation expiatoire du Christ, par la nécessité de satisfaire la justice divine; on insistait uniquement sur le lien organique qui unissait le Fils de l'homme à toute son espèce. Cette
' Esprit (le Vinet, p. 45 et l(i et encore VM, 144, l.Vi.
^ AsTiË, art. Vinet, dans rEncN'cl. des se. rel. XII, supplément, p. 1122. WiLF. MoxoD, Vinet douleur, 1000.
3 Revue de th. de Strasb. Vol. IV, V, VI, XIV, etc. .\stik, la rel. de la rédemption. Revue chrét., vol. XIV, Théol. alleni. contemp., 187."). Mélanges de théologie et de philosophie, 1878.
58 LA DOCTRINE DE l'eXPIATIOX
argumentation dont la première esquisse a été iournic par Ch. Sccrétan et que tant d'orateurs, entre lesquels il faut citer E. Bersier, Ed. de Pressensé et Ch. Bois, ont riche- ment développée, a l'avantage d'être moderne; mais il s'agit de savoir si, en bonne logique, l'argument ne ruine pas l'ancien édifice qu'il devait étayer.
Il est vrai ([ue ceux qui l'ont le plus fait valoir, n'en ont jamais développé avec quelque logique les plus élémentaires conséquences. Du point de vue purement historique et psy- chologique de la solidarité, ils passent sans s'en douter, et ils concluent à la formule essentiellement supranaturaliste et métaphysique de l'expiation juridique. C'est tout juste la con- clusion contraire qu'on ferait apparaître, le jour où, restant dans l'ordre et dans l'analyse des faits moraux du salut, on verra le péché trouver naturellement son châtiment dans sa coiilpe et ses suites, sans qu'aucune sentence juridique supplé- mentaire et surnaturelle de la part de Dieu intervienne, et la vie éternelle sortir naturellement et organiquement de la jus- tification et de la régénération, comme la fleur glorieuse sort organiquement du germe obscur, sans qu'une décision spé- ciale de Dieu soit encore ici nécessaire. La loi de solidarité explique très bien comment et pourquoi Jésus souffre des conséquences de fautes qu'il n'a pas commises; mais ces conséquences sont des .conséquences historiques et natu- relles. Jésus souffre p^.us et mieux, mais il ne souffre pas autrement que Socrate, les martyrs, les sages, les bons en un mot, engagés par la vie dans les drames que tissent ici-bas les crimes des méchants. Il n'y a plus lieu de parler d'une condamnation particulière et surnaturelle atteignant Jésus sur la croix. En d'autres termes l'explication par la solidarité des souffrances du Christ et de leur efficacité salu- taire, si l'on ne veut pas se payer de mots, ne mène pas au- delà de la théorie de la Rédemption de Schleiermacher *.
1 Ch. Secrktan. Pliilos. de la liberté, T. II, 3" édit., 1870. Recherche de la méthode, 1857, passim., de Pressensé, le Rédenip-
ET SON ÉVOLITIOX HISTORIQUE 59
A droite et à gauche de cette évolution théologique cen- trale, deux courants se faisaient sentir, comme toujours, qui portaient aux extrêmes contraires. Des sectes piétistes don- nèrent à l'ancienne doctrine un caractère sensuel et mys- tique qu'elle n'avait pas. On eut dans le protestantisme le triste pendant du culte du Sacré-Cœur de ^hu•ie Alacoque. Dans ces conventicules et dans la littérature qui en sortait, il n'était plus question que de sang, de blessures, de marques de clous, d'agnelet immolé, de parfum cadavéreux. Toute cette prédication et cette théologie de sang, que cultive en- core de nos jours l'armée du salut, n'est qu'une superstition morbide que le protestantisme devrait laisser à l'Eglise de Rome qui ne peut plus se passer aujourd'hui de Lourdes et du Sacré-Cœur. Les sociniens et les anciens rationalistes ont aussi leur postérité. Ils réduisent le salut à l'améliora- tion morale, et l'on ne voit plus alors ce qui les sépare en- core d'une simple école de philosophie. Du moins, servent- ils à bien poser le problème et à définir le point précis qui fait la difficulté. Sans doute, la fm du péché en nous par une sanctification parfaite, amènerait la j)lénitude de l'affran- chissement et du salut. Mais voici : celle sanctification pro- gressive est condamnée à un fatal échec si, d'abord, notre vieille conscience du péché n'est anéantie devant Dieu. Le remords, ce malaise moral, voilà ce qui nous rend irrémé- diablement faibles et méchants. Nous sommes dès lors dans un cercle mauvais : pour jouir de la communion pleine avec Dieu, pour être sauvés, il faudrait arriver à la pleine justice : mais pour arriver à la justice, pour pouvoir même y mar- cher, il faudrait être déjà en communion paisible avec Dieu, se sentir pardonné et sauvé. Et ce n'est pas même tout. En raisonnant ainsi, nous ne sortons pas du point de vue légal. Or, l'homme ne saurait arriver au salut, au ])lein et libre
teur, 1859. F. Monnieu, Essai sur la Hédemption, 1857. K. Bersiek, la Solidarité, 18()9. Ch. Bois, Rev. de th. de Strasb., Du péché, 1857. Revue théol. de Montauban.
60 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
épanouissement de son être, sous le régime de la religion de la loi, fût-ce de la loi morale. L'Évangile n'est pas un simple supplément à la loi; il est une religion d'un autre ordre. S'il commence par la prédication du pardon des péchés, c'est pour élever la conscience humaine à la reli- gion de la grâce, qui non seulement l'affranchit, mais devient en elle le principe d'une moralité supérieure, de la moralité que crée l'amour, en opposition à la moralité que crée la loi. Le Christ a donné son sang pour sceller cette nouvelle alliance entre l'homme et l'Eternel, et c'est à ce point de vue que sa mort peut et doit être comprise en relation intime avec la prédication du pardon des péchés.
Cette longue histoire peut être aisément résumée ; elle se divise en trois périodes qui se succèdent et représentent trois conceptions différentes de l'œuvre du salut. La première, celle des Pères de lÉglise, est dominée par la notion my- thologique d'une rançon payée par Dieu à Satan. Bien qu'elle se rattache à la métaphore biblique du rachat et de la ran- çon, cette conception n'en est pas moins le produit d'habi- ludes mythologiques de penser, qui survivaient dans l'ère nouvelle et asservissaient l'imagination des premiers chré- tiens. La seconde période, qui va des premiers temps de la scolastique à la fin du wiv siècle, est dominée par la concep- tion juridique d'une satisfaction objective donnée à Dieu, sous forme de dette payée à un créancier ou de peine substitutive agréée par le juge. Cette conception a sa racine dans la métaphore biblique d'une dette ou d'un châtiment dus par le pécheur. Mais elle n'apparaît pas moins comme la revanche, dans la théologie du moyen âge, des idées légales du pliarisaïsme et de son code de justice fondé sur la peine du talion. Enfin la troisième période ou la période moder- ne est marquée par l'effort de la pensée chrétienne pour sai- sir et interpréter le salut religieux comme un fait essentiel- lement moral qui se passe, non plus dans le ciel, mais dans la conscience. S'élever des conceptions païennes aux concep-
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 01
tiens juives, et du légalisme de ces dernières à la religion de l'amour, passer du point de vue juridique au point de vue purement moral, tel est donc la signification et le sens dans lequel elle nous invite à marcher.
CONCLUSION I
Pour accomplir la tache qui incombe aujourd'hui à la pensée chrétienne, il s'agit de débarrasser enfui le vieux dogme des notions vieillies dans lesquelles il a été conçu et est resté enfermé. Ces notions correspondantes à un état in- férieur de la conscience religieuse, ne conviennent plus pour expliquer et traduire les expériences et les révéla- tions de la conscience chrétienne. Ce sont de grossiers miroirs dans lesquels les réalités supérieures se déforment. La mort du Christ est un acte essentiellement moral, dont la signification et la valeur proviennent uniquement de l'in- tensité de la vie spirituelle et du sentiment de l'amour dont il témoigne. Assez longtemps, on l'a fait entrer dans les caté- gories antiques et grossières du sacrifice rituel et de la satis- faction pénale. Il serait temps de laisser tomber ces vieux oripeaux, de considérer cette mort du Christ en elle-même, en partant du sentiment moral qui l'a inspirée.
Par exemple, les idées de mérite et de saiisfaclion cadrent- elles avec le principe essentiellement différent de la religion de la grâce, de la rédemption par l'amour? N'est-on pas tout de suite condamné au plus grossier contre-sens, quand on parle des mérites que le Christ s'est acquis devant Dieu et qui peuvent du dehors être reportées sur nous? Cette idée de mériter, n'est-elle pas au fond anliévangélique? N'aurait- elle pas choqué la conscience filiale de Jésus ? Ne nous ra- mène-t-elle pas fatalement, si nous voulons construire avec elle une doctrine chrétienne, à la religion de la loi ? Rom. IV
LA DOCTHIXE DE l'eXIMATIOX ()3
1-4. lit n'est-il pas très remarquable que ces mots « mérites du Christ » ne sont jamais venus dans la bouche ou sous la plume des auteurs du Nouveau Testament ?
H'faut en dire autant de l'idée de sdtis/'actioii. Le mot se trouve pour la première fois dans Tertullien ap])liqué aux œuvres de pénitence, non à l'œuvre du Christ. 11 n'a pas de correspondant en grec, et on ne rencontre pas l'idée qu'il exprime dans les Pères d'avant Nicée. A plus forte raison, elle est absente du Nouveau Testament, et il suffit de la raj)- procher de la piété de Jésus envers le Père, pour sentir aus- sitôt combien elle lui est contradictoire. « Il faut punir » quand même ; c'est la loi juive et romaine. Pardonner à ([ui se repent de tout son cœur, c'est la prédication de l'Évangile. Ce qui fait la supériorité de la notion chrétienne du Père, c'est précisément de s'élever au-dessus du sentiment de repré- sailles et de vengeance, c'est de vouloir, non la mort du pé- cheur, mais sa conversion et sa vie. De quelle sdtisfacUoii a besoin le Père de la parabole pour pardonner à l'enfant re- pentant qui revient à lui ?
Les notions de sacrifice, (ïoblation, de prnpifidlioii ou cV expiation proviennent des cultes antérieurs au christianis- me, et à moins d'admettre, avec l'auteur de l'épîtrc aux Hé- breux, l'institution divine de ces formes cultuelles élémen- taires et grossièrement anthropomorphiques, il est impossi- ble de rapprocher autrement que par métaphore la mort du Christ sur la croix du rite de la victime immolée et brûlée sur l'autel.
Pour réaliser sur le Calvaire l'idée du sacrifice anlicpie, il faut faire de la croix un autel, des bourreaux du Christ, des prélres sacrificateurs, ou bien dire que Jésus a été tout en- semble et prêtre et victime ; encore la symétrie et la corres- pondance restent-elles imparfaites, car Jésus ne s'attache pas lui-même à la croix. Sans doute, on peut littérairement se plaire à cet ingénieux parallèle; mais, en le développant, on ne fera jamais, comme l'auteur de l'épilre aux Hébreux,
64 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
qu'une allégorie où les mots seront d'un côté et la nature réelle des faits de l'autre.
Encore faut-il noter une différence essentielle entre cette mort du Christ et le sacrifice de l'autel. Dans ce dernier, on ne demandait pas le consentement de la victime. Celle-ci restait récalcitrante sous le couteau du sacrificateur. C'était l'odeur de son sang et la fumée de sa chair brûlant sur l'au- tel qui, montant aux narines de Jahveh, apaisait sa colère par l'agréable sensation qu'elles lui faisaient éprouver. Qu'est- ce qui fait la valeur morale et religieuse de la mort du Christ ? N'est-ce pas tout au contraire l'amour dont son âme était pleine, son obéissance parfaite à la volonté du Père, le don de sa vie à la cause même de l'Evangile qu'il avait prêché, et à celle du royaume de Dieu, de ralliance nouvelle qu'il avait fondée? Supprimez de la mort de Jésus cet élément moral, ce dévouement personnel absent de l'ancien sacrifice, en quoi, je le demande, le supplice du Saint et du Juste différait-il d'un supplice ordinaire ? L'assimilation de cette mort au sacrifice rituel des religions anciennes, loin de l'exalter, la rabaisse donc positivement et en laisse échapper le seul élément im- portant, le seul qui lui donne son caractère si pathétique et si touchant.
Acte de dévouement absolu, la mort du Christ n'appar- tient pas à l'ordre des sacrifices rituels, mais à un ordre infi- niment plus élevé, à l'ordre moral. Socrate refuse de sortir de prison et de fuir, par respect pour les lois de son pays. Winkelried se dévoue à Sempach et prend à brassée les pi- ques autrichiennes, pour frayer une route à ses compagnons ; le chevalier d'Assas, en mourant, donne la victoire à sa pa- trie. El l'on parle dans l'histoire du sacrifice de ces héros. Mais qui ne voit que le mot a j)ris un sens moral, qu'il est devenu une métaphore dont tout le monde se sert, mais dont personne n'est dupe. Il ne faut pas être davantage dupe du mot quand on parle du sacrifice du Christ. Ramener le mot à sa signification primitive de rite religieux, et tirer de
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 65
cette vieille notion, par déduction logique purement formelle, une doctrine métaphysique sur la mort du Sauveur, c'est s'abuser soi-même de la plus naïve façon. Nos langues sont ainsi faites qu'elles sont pleines d'expressions traditionnelles dont le sens premier s'est évanoui, et qui ne subsistent qu'à titre d'images poétiques et populaires. Ainsi de l'écharpe d'Iris, ainsi de la course dePhébée à travers les étoiles. Cha- cun sait très bien le phénomène naturel désigné de cette façon par les poètes. De même quand on célèbre l'oblation sainte et d'agréable odeur offerte à Dieu sur la croix, nous serions de bien infidèles chrétiens, si nous ne saisissions pas aussitôt l'acte moral qui constitue la valeur de la mort de Jésus et en oubliions ou méconnaissions la nature.
Nous ne sommes plus dans le cadre inférieur d'un rituel sacerdotal ; nous sommes dans les plus saintes réalités de la vie morale.
Il faut en dire autant de l'idée de rançon et de la méta- phore qu'elle fournit encore au langage religieux. Certes, il sera toujours permis de dire queLéonidas ou Winkelried,en mourant, ont payé « la rançon » de l'indépendance de la Grèce ou des cantons helvétiques. De même il est permis de dire que Jésus a payé « la rançon » du pécheur qui, dans sa communion avec lui, dans sa vie et dans sa mort, a trouvé l'assurance du pardon de ses péchés et de sa réconciliation avec Dieu. Mais, s'arrêter à cette idée de rançon, au contrat qu'elle implique, aux anthropomorphismes dont elle ne peut se dégager, partir de là et spéculer à grands renforts de syl- logismes purement verbaux, pour décider si la rançon a été payée à Dieu, qui n'en avait nul besoin, ou au diable, qui n'y avait nul droit, c'est se condamner à l'absurde et c'est, par sur- croît, blesser gravement le principe même de la conscience chrétienne. Et dire que la dogmatique traditionnelle s'est constituée presque tout entière par ce procédé, opérant avec des notions antiques et rudimentaires, transformant des mé- taphores en formules dogmatiques, pour traduire les expé-
66 LA DOCTRINE DE l'EXPIATION
riences les plus pures de la piété chrétienne ! Après avoir ainsi pensé la foi chrétienne durant des siècles mythologi- quement ou catholiquement, ne serait-il pas temps de penser enfin évangéliquement les réalités évangéliques?
II
La plus grave conséquence de l'ancien point de vue juri- dique et légal, ce fut d'introduire un dualisme irréductible dans la notion chrétienne de Dieu, c'est-à-dire de détruire la notion du Père que Jésus nous a révélé. On a fait surgir, en effet, un conflit interne entre sa justice et sa clémence, de façon que l'une ne se pouvait plus exercer sans offenser l'autre. Le Christ, au lieu d'être le sauveur des hommes, est devenu un médiateur intra-divin dont l'office essentiel était de réconcilier en Dieu ses attributs hostiles et de faire la paix et l'unité en Dieu même. On appelait cela de la haute métaphysique ; c'était pure mythologie .
L'œuvre de restauration dogmatique, ici, doit donc com- mencer par la restauration de l'idée du Dieu Père. Dieu n'a pas besoin d'être réconcilié avec lui-même ; il n'a pas besoin de médiateur en lui, car il est un, il est un dans le châ- timent du péché et dans le salut des pécheurs. Paul le dit expressément. Gai. III, 20 : ô oï <j.z7irf,; ho; ojx £tt!,v, o oà Szb; si- £TT',v. C'est ce qui apparait mieux encore dans l'enseignement de Jésus-Christ. Le Père est parfait, et sa perfection consiste en ce que sa lionté, c'est de la justice, et que sa justice, c'est encore de la bonté. (Matth. V, 44-48.) Notion inférieure de la justice que celle qui réclame le châ- timent pour le châtiment même, pour le plaisir de faire souffrir. La vraie et divine justice poursuit le triomphe du bien sur le mal, et dès lors nécessairement se confond avec l'amour, car elle se donne, se communique comme lui, poursuivant la même fin. L'amour de môme est saint, car
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 67
son dernier désir est de nous délivrer du mal. Dans la pensée religieuse de Jésus, le pardon des j)échés et la des- truction du péché sont inséparables et se conditionnent moralement, l'un restant illusoire ou vain sans l'autre. Voilà pourquoi la volonté rédemptrice est une dans le Père, son amour pour les pécheurs travaillant pour le triomphe universel de sa justice, et sa justice ne se manifestant que pour réaliser son dessein d'amour. Et c'est pour cette raison que Dieu n'a besoin ni de médiation, ni de satisfaction. Le Père est satisfait si l'enfant prodigue, reconnaissant ses éga- rements et condamnant ses fautes, se repent sérieusement et revient à la maison paternelle. D'un bout à l'autre de l'Évan- gile, le pardon des péchés est promis, sans plus, à la repen- tance et à la foi, parce qu'en effet, la repentance et la foi sont, dans la vie intérieure de l'âme, le commencement de la défaite et de la destruction du péché.
Parti du légalisme pharisien, l'apôtre Paul semble un instant s'arrêter à l'antithèse de la colère de Dieu, opyr, ÔsoO et de la grâce de Dieu /âp'-; Bsoj. Mais ce n'est qu'un point de départ. Les deux notions se concilient dans une notion supérieure, dans celle de la o'.xa-.oTjvr, BsoCî qui s'est manifestée dans Jésus-Christ et va par la foi à tous les croyants ; justice de Dieu non seulement punissante, mais justifiante, non seulement négative par la peine infligée, mais positive par la justification accomplie, et seule vraiment digne de celui qui veut se montrer juste, en justifiant et en sauvant le pécheur :
si; TO slva'. a'jTOV oixa'.ov xal oua'.oûvxa tov sx tc'Ittôo);. Rom. III, 21-27. On sait assez d'ailleurs que Paul ramène tout le plan de salut à la libre bonne volonté de Dieu, sOooxia, que rien ne détermine qu'elle-même, et qui détermine tout. (Eph. 1, 5 ; Phil. II, 13 ; Rom. VIII, 28.) Dans ce point de vue il serait absurde de parler de médiation interne en Dieu, ou de satis- faction extérieure qui devrait lui être accordée avant la mise en mouvement de sa libre et bonne volonté. Pour Paul comme pour Jean, l'envoi de Jésus dans le monde, et sa
68 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
mort, sont, non pas la cause, mais l'efTet et la manifestation de la miséricorde divine. (Jean III, 16.) Tout autre point de vue est contradictoire à la nature même de l'Évangile apos- tolique.
A cette idée chrétienne du Dieu-Père, à cette union ou pénétration morale de la justice et de l'amour, d'une justice qui sauve et d'un amour qui sanctifie, correspond exac- tement la prédication des prophètes, du Christ et des apôtres, la prédication de la bonne nouvelle du pardon des péchés procédant de la seule miséricorde de Dieu et offerte, sans autre condition, à la repentance et au retour du pécheur. Cette prédication est unanime. Les prophètes refusent la rémission des péchés et leur effacement aux sacrifices, aux jeûnes, aux pompes du culte ; en revanche ils la promettent au cœur contrit, à la volonté retournée, à la repentance et à la confiance en la grâce souveraine de Dieu. (Osée V, 15 — VI, 6 ; Amos, V, 21-24. Es. I, 10-19. LV, 6-13 ; LIX, 20 ; Jérém. III, 12-14; Ézéch. XYIII, 21-24.) « Je ne prends pas plaisir à la mort du pécheur, mais qu'il revienne, se conver- tisse et qu'il vive. » (Michée VI, 6-7. Ps. LI, XXXII, 3-6) : « Tant que je fus muet, mes os se consumaient... Je l'avouai, mon péché, et je ne cachai point mon crime... et tu par- donnas le crime de mon péché. » Mais à quoi bon accu- muler des textes? N'est-ce pas l'essence même de la prédi- cation prophétique, le fondement de la piété et de l'espé- rance du pieux Israélite ? Jean Baptiste reprend la prédi- cation des prophètes et joint la rémission des péchés à la repentance et à la conversion. (Marc, I, 4; Matth. III, 2.) Jésus, à la prédication de la repentance, ajoute l'Evangile, dont il résume le contenu dans la parabole de l'enfant prodigue et dans celle du péager. A-t-il jamais fait dépendre la rémission des péchés d'autre chose que de la miséricorde infinie du Père ? Les apôtres n'ont pas prêché autrement (Act. II, 37-39 et surtout III, 19 ; V, 31 ; XVII, 30 ; XXVI, 20 ; 1 Jean I, 9 ; Jacq. IV^ 6-11) : « Approchez-vous de Dieu, il
l
i:t son kvolu'j ion historique 69
s'approchera de vous », etc. La repentancc n'est pas, sans doute, la cause de la rémission des pècliés ; cette cause est uniquement dans l'amour du Père pour ses enfants; mais la répentance en est la condition indispensable et suffisante. Sans elle, la rémission des péchés est une déclaration vaine, un flatiis vocis ; avec elle, le pardon se réalise dans le cœur par la confiance en Dieu, car il est impossible de se repré- senter Dieu Père, repoussant un de ses enfants qui vient à lui, en se condamnant, en déplorant ses fautes et en deman- dant le pardon.
Et qu'on ne fasse pas ici intervenir la nécessité d'une expiation autre que cette répentance du cœur. On croit demander plus, on demande moins. Le juge et la loi ter- restres peuvent se contenter de cette expiation stérile, par la peine qui fait tomber la tête du coupable, sans faire fléchir son cœur, ni vaincre sa volonté. En fait, c'est la loi qui se trouve vaincue par le mal qu'elle veut punir ; c'est la justice qui est tenue en échec par la résistance du criminel. La jus- tice de Dieu vise plus haut et plus loin; elle vise à sur- monter le mal par le bien ; et combien n'est-elle pas plus vraiment satisfaite, quand le cœur du méchant s'amollit, quand il se condamne lui-même, quand les larmes coulent de ses yeux sur ses propres péchés, quand il tombe à genoux et s'écrie : « 0 Père, sois apaisé envers moi criminel ! » Serions-nous assez aveugles, pour ne pas voir combien la doctrine biblique de la rémission des péchés assurée à la répentance est moralement plus haute et plus précieuse que les impuissantes expiations rituelles ou les vaines satisfac- tions juridiques ?
Pour l'œuvre du salut des pécheurs, Jésus n'avait donc pas à agir sur Dieu, dont l'amour avait pris et gardé à jamais l'initiative du pardon. Dieu n'a pas besoin d'être rapproché de l'homme et réconcilié avec lui ; mais c'est l'homme qui a besoin d'être ramené à Dieu. Et l'œuvre à accomplir à cet égard n'en reste pas moins immense et nécessaire.
70 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
Puisque le pardon des péchés ne se peut réaliser que par la repentance et le retour à Dieu de ceux qui se sont écartés de lui, l'œuvre du Christ sera de réaliser dans l'individu et dans l'humanité, cet état de repentance dans lequel seul le pardon du Père peut avoir son efficacité. A tous les renonce- ments, à tous les efforts de sa vie sainte, Jésus ajoute ses souirrances et sa mort, pour mieux manifester encore son amour et son dévouement, et, par ce dévouement et cet amour, toucher enfin les cœurs que ses bienfaits n'auraient pas encore émus et vaincre les esprits que son enseignement n'aurait pas gagnés. Sa mort n'est pas un moment dilférent du reste de sa vie; c'en est la consommation. Représentez- vous une mère dont le fils s'égare et se perd dans toutes soi"^ tes de désordres et de maladies. Elle se met à sa recherche ; elle s'assied au chevet de son lit d'hôpital; elle subit les ava- nies et les affronts d'une valetaille insolente ; elle court les plus grands dangers, mais elle aime, elle veut sauver son enfant. En vérité, je vous dis qu'une heure viendra où ce fils qu'aucune exhortation n'avait pu retenir, aucun reproche faire revenir à la maison natale, sentira son cœur mollir à la vue des souffrances, des humiliations, de l'amour de sa mère ; ses yeux s'empliront de larmes, il demandera et ob- tiendra son pardon; il sera sauvé. Qu'a fait le dévouement de cette mère ? il a provoqué la repentance dans le cœur de son fils. Et qui ne voit que cette repentance, c'est propre- ment le salut.
Ainsi agissent la passion et la mort du Christ sur l'âme des pécheurs. C'est le plus puissant appel à la repentance que l'humanité ait jamais entendu, et aussi le plus efficace, le plus fécond en merveilleux résultats. La croix n'est l'ex- piation des péchés que parce qu'elle est la cause de la repen- tance à qui la rémission est promise. Plus j'y ai réfléchi, plus je suis arrivé à cette conviction ferme : il n'y a dans le monde moral et devant le Dieu de l'Évangile d'autre expiation que la repentance, c'est-à-dire ce drame inté-
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 71
rieur de conscience où l'homme meiirl au péché et lenaiL à la vie de la justice. Il n'y arien de plus grand ni de meilleur, car la repentance, c'est la destruction du j)éché et le salut du pécheur, c'est l'accomplissement en nous de l'œuvre divine '. Mais il est bien évident que Jésus ne peut être le média- teur de notre repentance que si ses souffrances et sa mort nous touchent, si nous ne les considérons pas de trop loin et avec indifl'érence. Nous parlions plus haut de l'action des souffrances d'une mère sur le cœur de son fils. Celui-ci n'est touché que parce que cette femme qui souffre pour lui est sa mère. Il faut donc qu'il s'établisse entre Christ et nous un lien, une parenté morale qui nous le rende tout proche et frère. Cette parenté se noue des deux côtés : du côté de Jésus par son amour pour ses frères malheureux et perdus, pour tout ce qui pèche, souffre, se dégrade dans l'humanité, et qu'il aime au point de vouloir en partager le sort, la honte, la misère et la mort. Du côté de l'homme, la parenté s'établit par la confiance, par l'attrait souverain de la personne et de la parole de Jésus. L'énergie de sa conscience religieuse et morale réveille la nôtre. Près de lui, nous nous sentons heu- reux et troublés. A mesure qu'il nous révèle l'amour du Père, il nous fait sentir davantage l'énormité de nos égarements. Alors, quand nous le suivons, avec cette affection des disci- ples gagnés et tremblants, quand nous le voyons affronter le dernier combat de sa vie, pour ne pas trahir l'Evangile de
' On nous reprochera peut-être d'avoir, à coté de la repentance, omis la foi, à laquelle le pardon des péchés est encore promis plus expressément. On aura raison en apparence, mais en apparence seulement. Car nous avons pris le mot repentance en son sens scrip- turaire de « conversion du pécheur à Dieu ». Le verhe hébreu schoub, dont se servent les prophètes pour exprimer la repentance, sij^nifie « se retourner », se détourner du mal et se tourner à Dieu, de même les mots ÉTTiTTpstpstv ou j/ETavosiv. Le second côté, le côté positif de la repentance, le retour de l'enfant vers son père, c'est la foi. Pour simplifier notre exposé, nous avons saisi les deux moments de la conversion dans leur unité organique.
72 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
grâce qu'il nous apportait de la part du Père, sceller de son sang ce royaume de Dieu qu'il voulait fonder, tout accepter, jusqu'à la dernière minute de l'agonie de la croix par obéis- sance filiale à Dieu, par dévouement et amour infini à l'égard de l'humanité ; à ce moment, par la foi qui nous unit à lui, nous communions pleinement à ses souffrances ; nous pro- nonçons sur nous la sentence de mort qui est tombée sur lui. L'amour du Père nous apparaît dans toute sa puissance, le péché de l'homme, notre péché, dans toute son horreur. Mo- ralement, dit l'apôtre, nous mourons avec lui, et si la mort est l'expiation de nos péchés, cette expiation s'achève en nous au pied de la croix. Mais qu'est-ce que cette mort mys- tique, sinon une pleine et parfaite repentance?
III
Dès que le drame du Calvaire est ainsi ramené à sa nature véritable, il devient ce qu'il fut, un drame humain, historique, le plus grand, le plus tragique de l'histoire. Toute magie de rite sacerdotal, toute fiction juridique s'éva- nouit ; nous nous retrouvons dans la réalité de la vie morale.
Pour grand et sublime que soit ce drame, il n'est plus isolé. S'il reste incomparable, unique par la hauteur de l'âme qui souffre, par la pureté de la conscience religieuse qui lutte, par le désintéressement et le don absolu de soi, il n'est pas moins humain, et il se coordonne dans la série de *ous les actes de dévouement et de tous les martyrs que le même sentiment a inspirés et qui tendent au même but. Acte d'amour libre, la mort de Jésus suit la loi qui, dans le monde moral, impose le dévouement de l'amour comme condition de salut et de relèvement. C'est une loi univer- selle, en effet, qui veut que nous portions les fardeaux les uns des autres, que les forts aient un fardeau plus lourd, pour que les faibles ne restent pas accablés sous le leur ;
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 73
c'est une loi de l'univers des esprits en formation sur la terre, que ceux qui aiment, souffrent du fait de leur amour; que se donner aux malheureux, c'est nécessairement prendre sur soi une part de leurs souffrances. Il n'est pas une victoire du bien qui n'exige ses victimes, pas un progrès dont il ne faille payer la rançon. L'œuvre du Christ cesse dès lors d'être isolée et incompréhensible, elle rentre dans la loi qu'elle a contribué plus que rien au monde à révéler et à graver au fond de la conscience humaine. Son sacrifice a été le plus fécond, parce que son amour a été le plus intense, le don de soi le plus complet, tandis que, chez les meilleurs des autres hommes, cet amour et ce don fraternels ne sont que partiels et pleins de réserves. Dans sa mort comme dans sa vie, le Fils de l'homme reste l'Incomparable parmi les enfants des hommes.
Mais il n'est plus seul et, surtout, il n'a pas voulu rester seul. La première chose qu'il exige de ses disciples, c'est qu'ils apprennent de lui à aimer, à servir, à donner leur vie comme lui. « Si quelqu'un veut venir après moi, leur dit-il, qu'il renonce à soi, qu'il se charge de sa croix et qu'il me suive ^ » (Marc VIII, 34 ; X, 35-45.) Au sens de Jésus, la croix n'est pas une misère quelconque, mais la part de souffrance qu'implique tout acte d'amour et de dévouement; c'est en ce sens qu'elle est un instrument même de rédemption ; Jésus a porté sa croix ; ceux qui le suivent ont à l'imiter et à porter de même une croix pour le salut du monde. L'apôtre Paul n'a pas hésité à reprendre la même idée et à l'ex- primer de façon à scandaliser toutes les orthodoxies fu- tures : « Je me réjouis des souffrances que j'endure pour vous, uTzïz ujjLÔjv ; je suis heureux de compléter dans ma chair ce qui manque encore aux souffrances du Christ, pour son corps, qui est l'Eglise. » (Col. 1, 24.) Ainsi, Paul considère ses propres souffrances, venant, parce qu'elles sont de même
' «S'il ne le fait pas, il n'est pas digne de moi. » Matth. X, 38.
74 I>A DOCTRINE DE l'eXPIATION
nature, continuer et compléter les souffrances rédemptrices du Christ.
Les souffrances, la mort des justes et des bons agissent de la même manière que la passion du Christ sur la conscience des méchants ; elles les troublent et les disposent à la repen- tance ; c'est dire qu'elles contribuent à produire cet état de repentance où peut se réaliser le pardon des péchés et l'œuvre de salut organisée par la miséricorde divine. Le plan de cette œuvre, qui se poursuit depuis le commencement du monde, qui a son centre et son point culminant dans la mort du Calvaire, est simple autant qu'admirable. A cette œuvre de miséricorde et de relèvement. Dieu convie tous ses enfants à collaborer par la miséricorde; le dévouement est l'unique, mais tout puisant levier qui, en renouvelant l'âme humaine, l'arrache à l'égoïsme et lui fait connaître et goûter une vie supérieure.
Et quelle idée plus juste, plus vivante, plus lumineuse de ce point de vue vraiment divin et humain tout ensemble, ne prenons-nous pas du christianisme, en tant que religion de la rédemption universelle par l'amour? Le Christ n'est pas venu accomplir un rite sacrificiel particulier. Ce n'est pas un culte surnaturel, une dogmatique abstruse, ni même la pré- dication d'une bonne nouvelle, qui ne serait que prédica- tion. Sa religion n'est pas une religion de formule, de parole, de bavardage pieux.
Ce n'est pas continuer son œuvre que de répéter ses dis- cours ; il faut répéter sa vie, sa passion et sa mort. Il veut rev'vre en chacun de ses disciples pour continuera souffrir, à se donner, à travailler en eux et par eux à la rédemption de l'humanité, jusqu'à ce que tous les enfants prodigues et perdus soient retrouvés et ramenés à la maison du Père. C'est ainsi qu'au lieu de se séparer de l'histoire humaine, la vie et la mort du Christ y rentrent, qu'elles y font éclater la loi qui la régit, et, en y multipliant sans cesse la puissance
ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE 75
du dévouement rédempteur, la transforment, la dominent et l'orientent vers sa fin divine.
Telles sont les données authentiques de la conscience chrétienne ; elles suffisent à rinstruction et à l'édification de la piété pratique. Que si la pensée des philosophes veut aller plus loin encore et demander d'où provient cette loi suprême du monde moral qui a fait du dévouement, du sacrifice désintéressé de l'amour fraternel, la rançon du péché et le moyen de sa destruction progressive, nous pouvons bien être amenés à confesser notre impuissance de répondre. Le mystère est à l'origine de toutes choses. Pourquoi la vie se développe-t-elle par lente évolution, suivant les lois que la science peu à peu détermine ? Pourquoi même existe-t-il quelque chose? Ignoramiis. Pour ma part, je m'arrête au point où la terre ferme de l'expérience se dérobe sous mes pas, et je répète avec Jésus lui-même : « Cela est ainsi. Père, parce que tu l'as jugé bon, » Cela est bon, en effet, parce que l'amour n'est pas seulement le lien des esprits, mais leur vie même, et que se dévouer n'est pas moins utile à ceux qui sont les sujets du dévouement qu'à ceux qui en sont l'objet; car, par le dévouement, les uns et les autres s'élèvent sur l'échelle de la vie éternelle de l'esprit.
Mais je reconnais sans peine que cette réponse de la piété est une adoration, non une solution. Il est sans doute témé- raire de vouloir conclure de notre expérience morale toute subjective et encore si imparfaite et si rudimentaire, aux lois constitutives de l'univers. Une saine théorie criti([ue de la connaissance religieuse nous invite à l'humilité, à la sobriété, à la détiance de nous-mêmes, en nous faisant sentir et toucher les limites infranchissables entre lesquelles se meut notre pensée. Nos représentations de Dieu, de son action créatrice et de ses desseins sont misérablement anthropomorphiques, et dès que nous les pressons par la logique, elles deviennent contradictoires. Les voies de l'Eternel ne sont pas nos voies ; ses pensées ne sont pas nos
76 LA DOCTRINE DE l'eXPIATION
pensées. Devant le mystère de son essence et de sa création, la spéculation des savants est aussi vite et aussi pleinement confondue que l'imagination des humbles. Aux uns et aux autres, il ne reste que le privilège de la foi : contempler et suivre sa révélation dans l'histoire de ses œuvres, et écouter pieusement sa voix dans notre cœur.
JEAN CAMERON
PASTEUR DE L'ÉGLISE DE BORDEAUX
ET
PROFESSEUR DE THÉOLOGIE A SAUMUR ET A MONTAUBAN
1579-1625
PAR
Gaston BONET-MAURY
JEAN CAMERON
PASTEUR DE L'ÉGLISE DE BORDEAUX
ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE A SAUMUR ET A MONTAUBAN
1579-1()25
« In ecclcsia Dci, in conscientitr nc-
j^otio nulli est os occliulendum,
sed coidis et conscientiit convic-
tione aut satisiactionc opus est. »
(De supremo controversiarum
judicc cap. III, in fine.)
INTRODUCTION
Les Ecossais ont, de tout temps, été bien vus en France. Ce n'étaient pas seulement des raisons politiques — une commune hostilité contre l'Angleterre — qui avaient noué cette étroite alliance entre la France et l'Ecosse, mais encore des affinités d'esprit de caractère et sans doute de race entre les deux peuples, dans les veines desquels coule le sang cel- tique. Tous deux ont, dans l'esprit de la logique, un grand besoin de clarté; le caractère écossais a, comme le nôtre, quelque chose de franc, de hardi, de chevaleresque, qui leur a fait prendre le parti des faibles contre les puissants, des vaincus contre les oppresseurs. C'est ainsi qu'au temps où notre pays était écrasé par l'Angleterre victorieuse, les Ecos- sais formèrent une compagnie d'archers volontaires, qui escorta Jeanne d'Arc dans ses campagnes. Dès lors, les rois
80 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
de France eurent à leur service une garde écossaise, et Louis XII, pour récompenser les grands services rendus par l'Ecosse au royaume, rendit une ordonnance qui « exemp- « tait à l'avenir tous les Écossais résidant dans le royaume « de l'obligation de demander des lettres de naturalisation « et leur accordait en masse le droit de tester, de succéder « ab intestat et de tenir des bénéfices comme s'ils étaient « Français ».
Profitant de ces avantages, les Écossais vinrent en foule aux Universités françaises, et, de là, plusieurs parvinrent aux honneurs dans l'Église, la magistrature ou l'enseigne- ment. On en rencontre surtout aux Universités de Bor- deaux, Poitiers, Orléans, Paris. Dans cette dernière, le col- lège des Écossais, fondé en 1325 par David, évêque de Moray, et doté par Marie Stuart et par J. Beaton, archevêque de Glasgow, offrait aux étudiants de ce pays un logis confor- table et plusieurs bourses. Ils faisaient d'ailleurs bonne figure parmi les étudiants des autres nations, et voici le témoignage que leur rendait Estienne Perlin, à la fin du xvi^ siècle : « Les Écossais qui se mettent à étudier, disait- <( il, deviennent volontiers bons philosophes et bons artiens « et en ay congneu autrefois à Paris deux docteurs en théo- « logie des plus sçavants qu'on peut voir, et principalement « en philosophie, qui tenaient les livres d'Aristote sur le « doigt, et s'appelait l'un notre maistre Simon Saneson, « demeurant au Collège de Sorbonne, et l'autre M. Evanston, (( qui avait été recteur, et lesquels deux sont pour le jour <( d'aujourd'hui évéques en Ecosse et en grand crédit d'hon- « neur et amplifient le royaume de leur honneur et vertu. »
Ainsi, les Ecossais n'étaient pas moins renommés pour leur talent littéraire que pour leur bravoure ; tous les collèges tenaient à avoir un maître de grec ou de philosophie de cette nation.
L'accession de l'Ecosse à l'Angleterre ne rompit pas ces liens séculaires qui rattachaient la première à la France ; ils
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 81
furent resserrés avec les protestants français, caries collèges et académies fondés par ces derniers appelèrent à l'envi des maîtres écossais, dont plusieurs ont laissé un nom dans la théologie, les lettres ou la médecine.
Quelques-uns de ces Ecossais émigrés restèrent catholi- ques comme William Hegate (de Glasgow), helléniste, qui fut principal du collège de Guienne (1621-1627), et Rohert Balfour, qui fut aussi professeur de grec audit collège, ^lais la plupart emhrassèrent de honne heure les doctrines pro- testantes et y restèrent attachés, en France, même au risque des vexations et des dangers que la qualité de huguenot fai- sait courir, à l'époque des guerres civiles.
Il faut mettre au premier rang Georges Buchanan (1506- 1582), le prince des poètes latins de son temps, qui enseigna à Saintc-Barhe et au collège de Guienne et eut la fortune d'avoir pour élèves Michel Montaigne' et Jacques VI d'Ecosse, le futur roi d'Angleterre. Quant à ceux qui furent professeurs dans nos collèges et Académies protestantes, ils sont légion ; nous mentionnerons seulement R. Boyd de Trochorège, ([ui enseigna à Montauban et àSaumur(l()04-1614)-, Alex, (^olvin et André Melville, iDrofesseurs à Sedan ; les deux Duncan, tous deux médecins, dont l'un, Guillaume, fut i)rofesseur à Montauban, et l'autre, Marc, médecin du Roi, longtemps principal du collège de Saumur; les deux Primerose, Gil- bert, pasteur, collègue de Cameron à Bordeaux (1600-1021), et Jacques, son fils, savant médecin, qui a fait une histoire de l'Académie de Montpellier (1631); J. Sharp, professeur à Die (1607-1629).
Parmi ces nombreux Écossais, qui ont servi nos Eglises et nos Académies, John Cameron (1579-1628) mérite une place hors ligne, à cause de la sagacité de sa pensée théologique et de l'indépendance de son caractère. Il n'a pas seulement
' Montaigne, Essais, Livre I*""", ch. 25.
* Friincis(|ue MichcX, Les Ecossais en France elles Français en Ecosse, Ile vol., p. 170 et suiv.
6
82 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
été un pasteur très dévoué de l'Église de Bordeaux, il a enseigné avec éclat à Sedan, à Saumur et à Montauban, a été un adversaire redouté des controversistes catholiques de son temps et fut honoré de la confiance et de l'amitié de Duplessis-Mornay. Partisan de l'obéissance quand même à l'autorité royale, il a été victime, à Glasgow et à Montauban, de la fureur du parti républicain ; bref, c'est une figure ori- ginale. A tous ces titres, j'ai pensé qu'il y aurait profit, pour les amateurs de l'histoire de nos Églises et de nos Aca- démies protestantes, à essayer de la faire revivre devant vous, d'après ses œuvres et quelques lettres inédites.
Je me bornerai à mettre en relief, dans sa carrière, le pas- teur et le professeur et à esquisser les doctrines caractéris- tiques, vous renvoyant, pour de plus amples détails, aux savantes études de ses précédents biographes ' .
I. — CaMERON, PASTEUR A BORDEAUX
La vie de Cameron fut très mouvementée, comme celle de presque tous les théologiens protestants du xvii^ siècle. Né à Glasgow, vers 1579, il appartenait à l'un des grands clans d'Ecosse, mais ses parents étaient si pauvres que, pour pou- voir suivre les cours de l'Université de sa ville natale, il dut s'engager comme factotum (portionerj- au collège. 11 fit d'ailleurs des études classiques si brillantes, qu'à peine âgé de vingt ans, il fut chargé de l'enseignement du grec au dit collège. Mais il ne demeura pas longtemps dans sa ville
' Voyez Alex. Schweizer, Die Proteatantischcn Centraldogmcn Zurich, 1856, IJe vol., p. 2% et suiv. — M. Nicolas, Histoire de r Académie de Montauban, Paris, 1805, p. 35 et 155. — H. Bordier, France protestante, t. III, p. 088 et suiv.
^ Le portioner était chargé de sonner la cloche, de servir aux tables, et faisait les commissions pour les régents ou le principal. C'était une sorte de factotum.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 83
natale ; entraîné par l'humeur voyageuse propre aux Écos- sais et attiré sans doute par la renommée du succès de {ses compatriotes dans nos collèges, il s'embarqua pour Bor- deaux. Il y fut accueilli avec faveur par Gilbert Primerose, et, sur sa recommandation, fut nommé professeur d'huma- nité à Bergerac et de philosophie à Sedan (lGOl-1603).
Revenu à Bordeaux, ses dons et sa piété lui valurent la faveur de l'Eglise réformée de cette ville, qui lui attribua une bourse pour faire ses études de théologie, à la seule condi- tion de la servir ensuite comme pasteur (1604). Il partit pour Paris, et là fut présenté à Soffray de Calignon, l'un des con- seillers protestants de Henri IV, qui lui confia ses fils comme précepteur. Après avoir passé près d'un an à Paris, il fut chargé de les mener à Genève, où il résida deux années (1606-1607).
Théodore de Bèze venait de mourir, mais l'Académie était encore toute pleine de sa renommée. Notre jeune Ecossais eut pour professeurs : Jean Diodati, fils d'un patricien de Lucques, émigré avec toute sa famille, et qui l'admit dans son intérieur, il enseigait l'exégèse du Nouveau Testament ; Théodore Tronchin, qui tout jeune encore avait été chargé du cours d'hébreu (1606), et sans doute Gaspard Aletsch, suppléant d'Antoine de La Paye K
Ayant passé l'année suivante à Heidelberg, il y soutint des thèses de iriplici Dei ciim Iiomine fœdere (avril 1608). Aux « deux alliances », l'ancienne et la nouvelle, qui étaient seules admises par les théologiens du temps, il ajoutait l'alliance de la nature, qui repose sur le témoignage de la conscience en nous.
Rappelé à Bordeaux par Primerose, il fut nommé pasteur à la place devenue vacante par la mort du pasteur Renaud (fin 1608). 11 trouva malheureusement cette Église troublée par des querelles remontant au commencement du siècle;
* Borgeaud, L Ancienne Académie de Genève. — Genève, 1901, p. 331.
84 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
l'Église était divisée en deux camps : celui de Primerose et celui de Renaud.
Il y exerça un ministère fructueux pendant sept années. Deux lettres de lui à son ancien professeur de Genève, Dio- dati \ éclairent d'un jour curieux la situation d'un pasteur à Bordeaux alors et le caractère propre de l'auteur.
« le continue tousjours à prêcher Christ crucifié et ressus- « cité des morts, mais ma parole est foible et ce peuple est « accoustumé à ouïr le son d'une trompette. Toutesfois, Dieu « me fait sentir que i'édifie et aultrui et moi-même, de quoi
« je le loue de toute mon âme S'il eust plu au Seigneur,
« l'eusse désiré m'emploie en un lieu plus retiré que n'est « cesty-ci; mon inclination abhorre l'esclat et le bruit. le « suis accoutumé à une vie familière et privée.
« Icy, je n'ay aucun ami familier. Bien ai-je, Dieu merci, « des amis, mais de la familiarité avec personne, poinct. Leur « humeur ne leur permet d'user d'aucune privante avec « leur pasteur et leur semble que la bienséance requiert qu'il « ne se mêsle parmi eux, sinon lorsqu'avec autorité, il exerce « sa charge, ou les preschant en public, ou en censurant au « Consistoire, ou en exhortant et catéchisant par les niai- se sons. De sorte qu'il n'y a nul moine si moine que moi. « J'aime bien qu'on révère le pasteur, mais je ne désire « point être honoré comme un régent de ses disciples, mais « comme le berger de ses brebis, le père de ses enfants desjà « venus en âge, je dirai plus, comme un frère de ses frères.
« Pour remédier à ma solitude, ie me suis résolu de me « marier et l'affaire est si avancée qu'il ne reste qu'à solen- « niser le mariage. Je ne m'allie pas pourtant avec aulcune « de cette église. Leur trop grand respect faisait que je ne « les pouvois point cognaislre, ni les aimer par consé-
* Ces lettres se trouvent à la bibliothèque de l'Université de Leyde (Pays-Bas), et nous ont été communiquées en original par M. de Vries, bibliothécaire. On les trouvera in extenso dans le Bulletin hist. et litl. de la Société de Fliistoire du Protestantisme, 15 mars 1901.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 85
« qiient...; mais aïant élé emploie dans une affaire de con- « séquence parmi des frères du Haut-pays, j'y vis et cognus « à cette occasion celle que j'espouse maintenant. Elle est « de bon lieu, moïennée, d'une humeur douce et, ce qui « m'a principalement esmeu à la rechercher, elle est vrai- « ment craignant Dieu, nourrie dès son enfance en la piété, « exercée en la lecture et ouïe de sa parole. Son père, « homme riche et bien apparenté, nonobstant ma pauvreté et « la qualité d'étranger, qui est d'un autre goût en ce pays- « ci qu'en France, sans communiquer l'affaire à aucun de « ses parents m'accorda sa fille aagée de 17 ans. Telle est la « piété de ce personnage'.
J. Cameron épousa, en clTet, Suzanne Bernard, à Tonneins, et cette union fut pour lui une source de joie et de force ; il en eut cinq enfants, dont trois filles seulement lui survécu- rent. Il avait grand besoin de ce reconfort pour affronter les tempêtes qui allaient l'assaillir, à Bordeaux même. On en trouve les signes avant-coureurs dans sa deuxième lettre au professeur Diodati : « Nous sommes misérables, lui écrit- « il, notre désunion s'accroist de jour en jour, non que pour- « tant aulcun du gros ne se débande, mais en ce que les « aigreurs de Saulmur sont fermentées par la continuation « de mesmes procédures. Nos députés ont commandement « de s'en retourner de la court n'aïant rien avancé, j'entends « les députés des provinces. L'on s'en prend à qui vous « pouvez bien deviner. M. Maniald est accablé de calom- « nies. Et moi qui croi de cœur, qui ai protesté de bouche ff que toute guerre est illicite contre le souverain magistrat, « qui mesmes, fai professé en public, à toutes occasions; « je n'ai pu éviter toutefois les traits de ces langues mes- « chantes ». Voilà, Messieurs où nous en sommes -.
La situation politico-religieuse dans le sud-ouest était fort troublée en 1615. — Les protestants étaient mécontents des
< Bordeaux, 19 avril 1610. ' Lettre du 7 février 1(512.
86 JEAN CAMEROX, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
premiers actes de la Régente Maris de Médicis et, à propos du projet d'un double mariage espagnol, le bruit courait que le nouveau gouvernement voulait anéantir les Réformés. Le prince de Condé avait essayé d'exploiter ce mécontement au profit de son ambition et, dans un manifeste aux Réfor- més, leurprédisail la prochaine abolition de l'Édit de Nantes. Plusieurs gentilshommes du Dauphiné et du Languedoc avaient répondu à ces avances, le duc de Rohan s'était mis en campagne en Saintonge. Mais le sage Duplessis-Mornay et Sully avertissaient les Réformés de se méfier des intrigues de Condé et les exhortaient à l'obéissance légale au jeune roi.
John Cameron, qui était royaliste et modéré, se trouva pris entre deux feux. Les Réformés à tendance républicaine lui reprochaient ses lâches consessions au pouvoir royal ; et, par contre, les prédicateurs catholiques l'accusaient d'être étranger et de fomenter des troubles au profit de l'Angleterre. Le cardinal de Sourdis, archevêque de Bor- deaux, fit venir un certain Parent, doyen de Reims, docteur en Sorbonne, pour prêcher le carême de 1615 en cette ville. Ce dernier ayant attaqué en chaire la réforme, Cameron offrit de lui répondre et eut avec lui une conférence contra- dictoire, les 24-25 avril 1615 '. Au cours de la dispiitatio, le curé se trouva acculé à ce dilemme : d'avouer que les catho- liques romains ne croyaient pas au Fils de Dieu ou de con- céder qu'ils étaient assurés de posséder le salut en vertu du passage « Qui croit au Fils possède la vie éternelle », ce qui était la thèse calviniste.
Il parait bien, quoique nous nayons pas la relation catho- lique, que le docteur en Sorbonne sortit assez maltraité de la joute théologique ; car l'archevêque appela à la rescousse un autre champion, un certain Espagnol, qui se donnait
' Conférence entre te sieur Cameron, pasteur de Bordeaux, et te sieur Parent, prédicateur en t'égtise Saint-Pierre, Bergerac, 1615.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 87
pour un Suisse. Ce dernier pul)lia une série de pamphlets, où il accusait les ministres calvinistes de falsifier la Sainte- Ecriture, en lui donnant un sens différent de celui des Pères de l'Eglise. Il soutenait, entre autres, à propos du texte ci- dessus, que les chrétiens ne peuvent avoir qu'une espcrance au sujet de leur salut et que c'était arrogance de la part des Réformés de prétendre avoir la certitude. L'Espagnol pre- nait spécialement à partie notre Ecossais, comme on voit par le titre du premier de ces libelles : Arrêté définitif donné par un Suisse contre J. Cameron, ministre de Bègle, Bàle (sic) 8 mai 1615.
Caméron y répondit dans une brochure intitulée : Appel conime d\d)us du prétendu arrest, donné contre le sieur Came- ron, sous le nom d'un prétendu Suisse, confrmé par le cardi- nal de Sourdis (Bergerac, 1615). Il y revendiquait le droit d'interpréter le susdit verset comme un gage de l'assurance du salut, réfutait les syllogismes du prétendu Suisse et en appelait de son jugement téméraire à Dieu et à son église.
Son adversaire masqué riposta par deux nouveaux libelles intitulés: Les pillules spirituelles pour la guérison de Vàmeel du corps de Cameron afm de lui oster le désespoir et rage quil a prinse contre le livre du Suisse et le Banquet des vérités catholiques opposées aux effroyables mensonges vomis par Ca- meron. Les titres seuls donnent une idée de la violence de cette polémique qui, propagée par la presse, augmenta encore le trouble des esprits, déjà inquiets par suite de la situation politique.
Le bruit ayant couru qu'à la première émeute, les protes- tants prendraient les armes et s'empareraient de la ville, le parlement de Bordeaux rendit un arrêt ordonnant que ceux de la religion protestante remettraient leurs armes à l'Hôtel de Ville « pour oster non tout à fait la défiance, mais la crainte dont plusieurs étaient prévenus par leur faiblesse ou par mau- vais dessein et oster tout sujet de sédition. » (Arrêt du 29 dé- cenibre 1615). Aussitôt qu'ils en furent avisés, les deux minis-
88 JEAN CAMEROX, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
très de l'Église réformée. Primerose et Cameron, convoquè- rent le Consistoire pour délibérer s'il fallait continuer le prêche à Bègle*. L'avis de plusieurs était de continuer. Les ministres, au contraire, voulaient se retirer et cesser le ser- vice afin d'ôter aux autorités tout prétexte à désarmer la po- pulation protestante. Ils entraînèrent la majorité.
Alors deux avocats, qui étaient de la minorité du Consis- toire, Saint-Ange et L'Auvergnac, présentèrent une requête au parlement de Bordeaux afin qu'il enjoignît aux pasteurs de continuer le service. « Au grand regret des bons Français « de l'une et de l'autre religion, disaient-ils, il y a mainte- « nant deux sortes de personnes composées d'humeur con- « traire : les unes amateurs de repos public, les autres « ennemies de la paix... La poursuite, qu'ils faisaient de « demander la continuation de l'exercice à Bègle, n'était « pas pour faire du zèle, mais parce que, discontinuant « l'exercice du culte, ils s'exhérédaient par leurs propres (( mains du bénéfice de l'Édit de Nantes 2. » Saint-Ange ajouta des accusations personnelles contre les deux minis- tres, insinuant qu'en leur qualité d'Écossais, ils fomentaient des discordes dans le Royaume, au profit d'un souverain étranger et leur reprochant par leur départ de troubler l'église de Bordeaux.
Le Parlement, faisant droit à cette requête, rendit une ordonnance par laquelle il enjoignait à Primerose et à Ca- meron de continuer l'exercice du culte sous peine d'être procédé contre eux comme perturbateurs du repos public (5 janvier 1616). Il ordonnait en même temps aux jurais de Bordeaux de tenir la main à ce que ceux de la Religion pré- tendue réformée puissent aller et venir en liberté dans et hors la ville.
Primerose et Cameron, en effet, n'ayant qu'une médiocre
' Bègle était un faubourg de Bordeaux, où les protestants avaient leur temple.
» Mercure français, tome IV, p . 377. Paris, 1618.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 89
confiance dans l'imparlialité du Parlement, avaient évoqué l'affaire devant la Chambre mi-partie de Nérac et puis ils quittèrent la ville. Le second rejoignit le duc de Rohan à Tonneins, où il composa une réponse aux accusations por- tées contre lui dans le plaidoyer de Saint-Ange sous le titre de Stelitenticus.
Cameron y repoussait avec indignation l'accusation de de haute trahison, en rappelant à son adversaire que les Ecossais avaient été, par le droit français, comme adoptés dans la nation française et il expliquait ainsi la cause de leur brusque départ de Bordeaux : « Tu dis que, par notre départ « l'Église a été frappée de terreur et que i)lusieurs se sont « enfuis à notre exemple. Or ça, tu as proféré deux men- « songes d'une seule salive. Personne ne s'est enfin ému par « notre exil. Certes, nous nous sommes retirés afin que l'Egli- « se demeurât, et nous sommes partis si secrètement, afin « que l'odieux de notre retraite ne retombât que sur nous. « En effet, il est du devoir d'un bon pasteur, à cause de son « troupeau, non seulement de sacrifier sa vie et sa fortune, « mais encore, si la sûreté du troupeau l'exige, sa propre « réputation'. »
Cameron demeura à Tonneins près de dix-huit mois et ne rentra à Bordeaux, ainsi que son collègue Primerose, que les premiers jours de juin 1617.
A peine rentrés, les pasteurs convoquèrent le Consistoire, qui cita les deux avocats à comparaître devant lui. Saint- Ange et L'Auvergnac en appelèrent au Parlement, qui déclara la citation illégale. Ils furent alors excommuniés comme « contempteurs de Dieu et perturbateurs du repos de « l'Église ». Le Parlement cassa la censure comme abusive, 9 juillet, et frappa Cameron d'une légère amende. Les pas- teurs, forts de l'approbation du Synode d'Alais, en appelè-
* Santangclns sive Slelententiciis in Eliam Santangehim caiisidicnm, Ruppelii, IGIG, in-12o.
90 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
reiit au Roi, qui évoqua l'afTaire devant son Conseil, où elle fut enterrée.
On conçoit combien ce procès contribua à augmenter les divisions dans l'Église de Bordeaux et, quoiqu'il distance il soit bien difficile de juger de quel côté étaient les plus grands torts, nous ne pouvons nous empêcher de penser que notre théologien fut inconséquent avec sa maxime de l'obéissance due aux autorités et montra trop d'animosité contre les deux avocats.
11 nous paraît aussi n'avoir pas gardé la mesure dans l'affaire des corsaires Blanquet cl Gaillard. Ces deux marins de la Rochelle avaient conçu le projet de se rendre maîtres de l'embouchure de la Gironde. S'étant emparés de Royan à la tête de 5 navires, ils rançonnaient tous les bateaux marchands qui remontaient le ileuve. Désavoués par les magistrats de la Rochelle, ils furent poursuivis par le vice- amiral de Guienne, pris et condamnés par le Parlement de Bordeaux à être roués vifs comme capitaines de pirates. En vain demandèrent-ils a élre jugés par la Chambre de l'Édit. Le Parlement refusa et ordonna que la sentence serait exé- cutée le 20 juin. Ils étaient huguenots. On permit du moins à un ministre de leur religion de leur porter en prison les consolations suprêmes. Cameron fut chargé de ce soin, et il accomplit là un des devoirs les plus pénibles de son minis- tère. 11 fut même tellement saisi d'admiration pour leur cou- rage, qu'il oublia trop que les actes pour lesquels ils allaient mourir étaient coupables et publia, sous forme de lettre à Polinier, ministre de Mornac, un récit de leurs derniers moments intitulé : Constance, foi] et résolution à la mort des capitaines Blanquet et Gaillard (1617).
Le Parlement de Bordeaux vit, dans ce libelle, une apo- logie de faits criminelset, par un arrêt du 29 juillet, ordonna que tous les exemplaires de cet ouvrage seraient brûlés par la main du bourreau.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 91
IL — Cameron professeur de théologie a Saumur et a
MONTAURAN (1618-1025).
L'Eglise réformée de Bordeaux était, depuis l'année 1613, en négociations avec l'Église et l'Académie de Saumur, à propos d'un jeune ministre, déjà estimé comme hébraïsant que, suivant l'usage du temps amené par la pénurie des pasteurs, elle avait prêté à cette dernière, Louis CappeP. Philippe de Mornay, gouverneur de Saumur et j)alron de l'Académie établie en cette ville, avait dès lors conçu une grande estime pour notre Ecossais, à en juger ])ar le post- scriptum d'une lettre adressée à Gilbert Primerose, au sujet du Synode national de Tonneins : « Je m'étais attendu, y « dit-il, à ce bien de voir M. Cameron. Je salue de toute « mon atfection ses bonnes grâces » -. 11 n'attendait ([u'une occasion pour l'attacher à l'Académie de Saumur. Lorsque la chaire d'exégèse du N. T. devint vacante par suite de l'appel de Gomar à l'Université de Groningue, le Conseil académique de Saumur, exprima le vœu, confirmé i)ar le Synode provincial du Mans (5, 18 mai 1618), ([ue « vu les « grands dons que Dieu a despartis au sieur Cameron, pas- « leur à Bordeaux » il fût prié d'accepter cette charge. Con- formément à ce vœu, Marc Duncan, principal du collège, fut député par le Conseil et l'Église à Bordeaux, avec trois lettres : l'une pour les pasteurs et anciens de cette ville, l'autre pour Primerose, la dernière pour Cameron''.
Ce dernier était tout disposé à accepter, car sa situa- tion à Bordeaux était délicate, à cause des démêlés qu'il avait eus avec le Parlement et d'ailleurs il sentait qu'il ne réussissait pas très bien comme prédicateur, ses sermons
1 V. Registre (le l'Académie i-oyale de Saumur. — Séance du 16 déc. 1613. - Lettre de Duplessis-Mornay à Primerose, 15 avril 1617. 3 Resistre de Saumur. Séances du 5 et du 18 mai 1618.
92 .lEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
étaient d'une longueur démesurée, et il s'y laissait aller à des digressions sur des questions de philosophie, qui ennuyaient le commun de ses auditeurs ^ C'est à ces démê- lés que faisait allusion Duplessis-Mornay lorsqu'il écrivait aux pasteurs et anciens de l'Église de Bordeaux : « Puisque (( pour plusieurs raisons vous ne pouvez plus retenir « M. Cameron, consentez à ce qu'il vienne travailler à notre « Académie» -. Mais il fut plus malaisé d'obtenir la décharge du Consistoire, qui était très attaché à son pasteur, à cause de son zèle pour la cure d'âme et de son talent de contro- versiste. Enfin, l'Eglise de Bordeaux, sur le conseil de Pri- merose, se rendit aux instances de Duplessis-Mornay et Marc Duncan put emmener à Saumur son compatriote.
Aussitôt le Conseil extraordinaire de l'Académie fut ras- semblé au Château, en présence de Duplessis-Mornay, pour cette bonne nouvelle (13 juin); il entendit le rapport du D> Duncan et remercia Cameron d'avoir répondu avec tant d'empressement à son appel. Quelque temi)s après, Duplessis- Mornay en témoignait toute sa joie à ses correspondants. « Pour M. Cameron, écrit-il à M. De la Burte, conseiller « d'État, •' qui vient d'arriver heureusement ici, comme je « ne puis rien dire qu'au-dessous de son mérite, ainsi doi- « vent ses amis attendre que je le servirai de toute mon « affection. » Cameron commença aussitôt à faire des prédi- cations, des leçons et prendre part aux « disputes » dans l'Académie.
Mais la nomination définitive de Cameron comme profes- seur de théologie ne dépendait pas uniquement du bon plaisir de Duplessis-Mornay et du vœu de l'Académie de Saumur ; il fallait, suivant les règles de la Discipline des Églises réformées, qu'il fût examiné par une Commission
* V. Baj'le, Dictionnaire historique, art. Cameron, d'après P. Du- moulin, Jndicium de Amyraldi libro. ' Lettre du 28 mars 1()18. ' Lettre du 21 juillet 1618.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 93
du Synode des provinces d'Anjou, Maine, elc., afin que ce choix de l'Académie fût confirmé. Il y avait deux candidats pour les deux places vacantes en théologie : de La Coste, pasteur à Dijon, et Jean Cameron, pasteur à Bordeaux. Au jour fixé (8 août), les candidats se présentèrent à Saumur devant le jury, présidé par Fleury, pasteur à Loudun, et composé de deux délégués de chacun des trois colloques de la province, et de quatre pasteurs des provinces voisines (Poitou, Berry, Bretagne, Normandie), M. Bouchereau, pas- teur à Saumur fut nommé adjoint au modérateur '. Les candidats eurent à faire deux leçons publiques en latin et à soutenir des thèses, qui avaient été imprimées et distribuées un mois d'avance. De La Coste échoua si piteusement à sa première leçon, faite le 9 août, qu'il en tomba malade ; il insista néanmoins pour soutenir ses thèses, mais ne réussit guère mieux. La Commission d'examen jugea qu'il n'était point propre pour cette profession tant importante.
Cameron, au contraire, fit, les 11 et 13 août, deux belles leçons sur Philippiens II, v. 12-13 et Psaume LXVIII, V. 19, et le lendemain 14, soutint avec éclat ses thèses sur la grâce et le libre arbitre. ^I. Fleury, « modérateur de la « Compagnie des examinateurs, ordonnés par le Synode de « ceste province d'Anjou, Maine et Touraine, déclara « publiquement, devant toute l'Académie, M. Cameron très « capable de la profession en théologie, à laquelle il avait « été a})pelé (vendredi 17 août). En conséquence, le mer- « credi 22 août, l'heureux candidat s'est présenté devant le « Conseil ordinaire de l'Académie et a été par ladite Coin- ce pagnie reçu en icelle et prié d'y prendre sa place comme « membre du corps d'icelle comme aussi de se tenir au banc « et rang des professeurs en théologie et de marcher en « ordre, en ceste qualité avec les autres professeurs publics de ceste Académie ^ ».
* Registre de Saumur. Séance du 8 août 1618.
- Registre de Saumur. Actes du mercredi 22 août 1G18, comp. France protestante, 2'= édit., tome III, col. 080-002.
94 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR, DE THÉOLOGIE
La Commission d'examen décida ensuite que les thèses et les deux leçons de M. Cameron, faites par lui à son exa- men, seraient imprimées et qu'à la fin serait ajouté l'article de la réception dudit sieur Cameron pour professeur de théologie en ceste Académie, translaté en latin K
Quinze jours après, Duplessis-Mornay rendait compte de l'événement dans une lettre à Primerose, pasteur à Bor- deaux.
« M. Cameron s'en va, tant pour prendre congé de « votre Synode, que pour amener sa famille en ces quar- « tiers. Sa modestie l'empêchera de vous dire toute la vérité « et, pour ce, je me sens tenu d'y suppléer. Je vous diray « donc que l'envie et la calomnie n'ont servy que de lumière « à sa vertu ; toute la Compagnie qui s'est trouvée icy estant « demeurée si satisfaite de ses exercices pour la pureté et « profondeur de la doctrine qui y a paru, et d'ailleurs, si « bien édifiée de sa candeur et modestie qu'il n'y a aucun « qui n'ait admiré et embrassé les grâces singulières de « Dieu en luy... Je m'en conjouis donc avec vous comme « avec un autre luy mesme -. »
L'Académie de Saumur avait alors pour recteur L. Cappcl, professeur d'hébreu ; Marc Duncan et Burgersdyk y ensei- gnaient la philosophie et les mathématiques ; Geddes, la langue grecque. Cameron fut seul, pour y enseigner la théologie de 1618 à 1623. Il avait commencé ses leçons le 13 juin, il dut les interrompre en octobre pour aller chercher sa famille qu'il avait laissée à Bordeaux ^. Il revint à la mi-novembre, rapportant la décharge donnée par l'Eglise de Bordeaux, et approuvée par le Synode provincial de Basse- Guienne tenu à Castel- Jaloux et se mit aussitôt à remplir la double charge de pasteur et de professeur en théologie.
* Registre de Saumur. Actes du 29 août, v. Thèses de graiiaet libero arbilrio dlspiilalœ nna ciiin diiobiis prœlecUonibns. Salmurii 1618, in-8". ' Lettre de Saumur, 2 septembre 1618. ' Registre de Saumur. Actes du 20 novembre 1618.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 95
Comme souvenir de son ministère, il nous reste une dizaine de sermons prêches à Saumur en 1620, et qui, s'ils révè- lent en lui un bon exégète et un habile controversiste, ne donnent pas une haute idée de son art oratoire ^
Voici, d'après les actes du Conseil de l'Académie, com- ment était organisé son enseignement : « Bien que les loix « de l'Académie, est-il dit, portent que chaque professeur « en théologie fasse quatre leçons par semaine, M. Cameron « sera pour un temps dispensé d'une leçon par semaine (( pour son soulagement, sauf à lui à commencer à en faire « quatre, quand il voudra. Et, pour les disputes particulières, « il en soutiendra une toutes les semaines, qui durera deux « heures environ. Quant aux publiques, le cours des lieux « communs en théologie aïant été par ci-devant achevé et « disputes qui ont été jusqu'icy faites en ceste Académie, le « susdit cours sera au plus tôt recommencé et disputes pu- « bliqucs, lesquelles seront continuées de mois en mois. « Quant au sujet de ses leçons, il continuera à ex])liquer les « lieux de plus notable et célèbre difficulté, qui se tiouvent (( au Nouveau Testament, depuis le passage par lui ci-devant « expliqué : Tu es Petnis et super hanc peiram, etc., et « commencera lundi prochain sa première leçon"-. » Ce lundi tombait le 26 novembre.
Conformément à cette décision, Cameron fit l'exégèse des passages de l'Évangile selon saint Matthieu XVI, 15-18 ; Matth. XVII, 1-10, XVIII, 1-17, avec une sagacité critique et une sûreté d'érudition qui lui ont valu les éloges de Richard Simon •'. Ces textes l'amenèrent logiquement à traiter, dans le cours de l'année suivante, la question de l'Eglise. Il exa- mine tour à tour, à la lumière des Evangiles, son nom, sa nature et ses conditions, sa dignité, sa durée, sa constance à
' V. Opcra, édit. de Genève 1G42, p. ôOO-ôKi et p. 800 et suiv., « Ser- mons sur Jean VI »>.
- Registre de Saunuir. Aeles du 20 novembre 1(518.
3 Prœlectioncs Saliniirii habilœ. Opcra. I^aI. Genève, 1042, p. 337.
96 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
retenir la vérité, sa juridiction, son gouvernement, et termi- nait par la question du schisme. Il y démontrait le malfondé des prétentions de l'Eglise romaine à avoir le monopole de la vérité et faisait une distinction entre le « schisme », fait par motif d'orgueil, et la « sécession », qui est parfois nécessaire et légitime, afin de préserver la vérité, — comme cela était arrivé à la Réformation du xvi^ siècle.
Après ces sujets, il traita de la Parole de Dieu, étudiant ses marques en général et ses marques en particulier. Cameron, dans ces leçons, se montra supérieur à son temps et partagea la hauteur de vue de son collègue et ami L. Cap- pel sur la question de l'Inspiration des Ecritures. Il distin- gue entre la doctrine contenue dans les Saintes-Écritures — celle-ci est divinement inspirée, c'est là l'article de foi essen- tiel, — et les livres, les mots qui la renferment, c'est la ques- tion secondaire ^
Le 13 janvier 1621, Cameron fut élu recteur, à la place du pasteur Bouchereau, qui avait demandé à être déchargé de ses fonctions, avec L. Gappel pourpro-rcclcur. C'est sous son rectorat que Josué de La Place, après un brillant examen, fut nommé professeur de philosophie à la place de Marc Duncan, démissionnaire.
C'est pendant son séjour à Saumur que Cameron eut avec Tilenus, ancien professeur à Sedan, une conférence qui fit grand bruit dans nos Eglises et jusque dans celles des Pays- Bas. Tilenus, après avoir été un champion outré de la doctrine calviniste sur la grâce, s'était converti aux idées arminiennes et mettait à les propager toute l'ardeur d'un néophyte. Les pasteurs de Paris, inquiets du progrès de cette propagande, jetèrent les yeux sur Cameron, comme le théologien le plus capable de la combattre et l'engagèrent à avoir une confé-
^ Prœlcctioiips variœ de Verbo Dci. Oi)era. Hd. Cicnève, 1642, folio 417. Comp. De snpremo conlroversiariun jiidicc. 0])C'ra, p. 597. Comp. Ed. Rabaud, Histoire de la doctrine de l'Inspiration des Saintes-Ecri- tures, Paris, 1885, p. 137.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 97
reiice amicale avec Tilenus, qui l'accepla. Jérôme Groslot, ancien et notable de l'Eglise d'Orléans, dont le père s'était réfugié en Ecosse à l'époque de la Saint-Barthélémy, offrit son manoir de l'Isle, anx environs de cette ville, pour lieu de rendez-vous. Et c'est là, en effet, que la dispute eut lieu, du 24 au 27 avril 1620. Le sujet en était : « Contribution de la grâce et de la volonté humaine dans la vocation au salut '. — Les thèses soutenues par le professeur de Saumur étaient tirées des articles 21 et 22 de la Confession de foi des Églises réformées. Le nœud de la question était celui-ci : « Pourquoi de deux adultes, également corrompus et injustes, l'un, éclairé par la lumière évangélique, devient-il partici- pant au salut ; l'autre, au contraire, est-il laissé dans les ténè- bres et l'ombre de la nuit, donc perdu? »
Cameron soutint que ce sort différent dépend de la seule volonté de Dieu. C'est la doctrine calviniste dans toute sa rigueur.
Tilenus, au contraire, avançait que, depuis la conclusion de la Nouvelle Alliance, c'est faire injure à la grâce de Dieu d'admettre que quelqu'un en fût exclu par la seule volonté de Dieu, sans avoir égard à ses péchés. Dieu en choisit quel- qiics-uns par la connaissance qu'il a de quelques vertus cachées. Sans doute. Dieu est l'auteur surnaturel du salut, mais il admet le concours de la volonté humaine dans l'œu- vre du salut.
Cameron répliquait, en s'appuyant sur l'autorité de saint Augustin, que le fait que Dieu illumine les uns pour les sau- ver et point les autres, ne dépend pas des mérites occultes des premiers, et niait que l'efficace de la grâce dans la con- version dépendît du libre arbitre de l'homme.
A la suite de cette « conférence amicale », chacun des cham- pions chanta victoire, comme il arrive en général. Cameron,
' Aiuica cnllnlio d? (jraliœ cl l'oliinlfttis li-iininœ concnrsii in voca tioiic, inslilnla inlrr D. Tilrnnin cl J. (^(imcroncm. Op-ora fol. G12.
7
98 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
de retour à Sauiniir, rendit compte au conseil de l'Académie de ce qui s'était passé à l'Isle. Le conseil, sur l'avis du pasteur Bouchereau, recteur, qui expliqua que l'avis d'aller à cette conférence avait été donné à Camcron par M. le gouverneur Duplessis-Mornay, le remercia « du labeur que volontiers il « avait pris pour la cause de la vérité. Le recteur termina en (( priant Dieu que la conférence eût tel succès que celuy avec (( lequel Cameron avait conféré pût reconnaître la vérité à « son salut et à l'édification de l'Eglise ' ».
Tout le monde, pourtant, ne fut pas aussi satisfait de la défense de Cameron. La Faculté de théologie de Leyde trouva quelque chose à reprendre à la manière dont le professeur de Saumur avait représenté le rôle de la grâce dans la con- version et chargea son secrétaire de le lui faire savoir :
« Nous ne pouvons approuver, lui écrivit A. Rivet, que « dans ton écrit tu semblés n'admettre d'autre changement « dans la volonté que cette conversion morale, qui se fait (( par le jugement de la raison, sans aucune action immé- « diate de Dieu sur la volonté elle-même. Ce que nous te « demandons, c'est de déclarer que tu acquiesces au juge- « ment des Eglises qui ont exposé leur opinion au sujet de « cette controverse 2. »
Le professeur WalcEus avait sans doute été un des critiques les plus acerbes de la théorie de Cameron ; c'est à lui, en effet, que Samuel Bochart, alors étudiant en théologie à cette université, adressa sa défense de la doctrine de Came- ron 3, Nous y reviendrons dans le chapitre suivant. Notre Écossais fut très sensible à ces critiques: « J'ai receu estant « malade, écrivait-il à Bivel, deux de vos lettres, l'une es- « crite en votre nom, l'autre en celuy de la faculté, de slile
' lU'gislrc (le Saiumir. Actes du 13 iiuii 1()20.
- Epislola faciilUdis theologiœ Liigdiincnsis, Vt'hv., 1G22.
•' S. Bochartii, stud. theol. pro Canierone ad D. Walanim, profcs- sorein, Epislula, qiia objccliones aducrsiis Caincronisscntciitiam de molli uohintcdis pcr inlelleclnm, solviinliir. ()])era, 410.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 99
« bien différent ; l'une honnête, tant et plus, laulrc un peu « rude. J'ay répondu à celle que m'avez escripte au nom des « Messieurs de la Faculté; je m'asseure tant de leur charité « et prudence qu'ils en demeureront satisfaits; cependant, « Monsieur, ie vous supplie que vous dai<fniez prendre la « peine de leur communiquer la lettre ([ue ie leur adresse...
« J'approuve de tout mon cœur les canons du Synode de « Dordrecht et, au iugement mesme des Adversaires, je ne « suis pas des leurs. C'est grand cas, si aucun des nostres « me le veut faire accroire et, quand tout est dit, i'ose bien « dire que M. Tilenus et les siens vouldroienl que l'afTaire « entre luy et moi fust à recommencer. Je ne dresse point « icy une apologie, je m'attends, suivant votre charité, que « vous la fairiez pour moi '. »
Quand ces lettres furent échangées entre Cameron et la faculté de Leyde, il y avait déjà près d'un an que le premier avait quitté Saumur. A la suite de la deslilulion aussi per- fide qu'imméritée de Duplessis-Mornay comme gouverneur de Saumur (17 mai 1621), une vraie panique s'était emparée des étudiants de l'Académie et les deux professeurs de théo- logie les plus en vue, L. Cappel et J. Cameron, quittèrent la ville précipitamment -. Ce dernier se retira d'abord à Paris, où il séjourna quelque temps avec sa famille. Le 11 juillet, il prêcha au temple de (^harenton pour M. S. Durant. Il s'y trouvait encore le dimanche 25 septembre, jour de la sédi- tion au faubourg Saint-Marcel, où beaucouj) de fidèles reve- nant du prêche furent maltraités et où il faillit périr lui- même =^ Cela le décida à partir pour l'Angleterre : « Je dus « m'enfuir de Paris, écrit-il peu après. En effet, à peine « avais-je échappé à cette 'unesle émeute cpie mon luMe, un
' I^eUre inédite (le Cameron à André Rivet. Londres, 2 mars 1622, communiquée par M. de Vries. l)il)liolhécaire de l'Universitc de Leyde.
■^ Voyez leurs lettres d'excuses lues au Conseil. Uei^istre de Saumur, séance du .')0 juillet 1621.
■' Biillclin du Prolcslantismc français, IV, p. 96 et XXI, p. 323.
100 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
ce excellent homme, m'annonça que le lieutenant de police « l'avait averti que le peuple me cherchait pour me tuer. » Ses amis le supplièrent de partir. Deux seigneurs anglais, le comte de Cassilis et Rohert de Harlc}' lui vinrent en aide, le premier en lui prêtant son valet de chambre, le second en lui faisant donner un passeport royal et l'accompagnè- rent lui-même jusqu'à Dieppe ^
Il s'arrêta huit ou neuf mois à Londres (octobre 1621), où il se mit en rapport avec l'êvêque de cette ville et avec les pasteurs de l'Eglise française. Le premier personnage lui fit bon accueil et l'autorisa à donner un cours aux Français réfugiés et amateurs de théologie. A propos du passage de l'Apocalypse XVIII, v. 4, il traita la question du droit pour les réformateurs d'avoir fait sécession de l'Eglise catholique romaine -.
Il prêcha sans doute aussi plusieurs fois à Austin-Friars. Sa renommée vint aux oreilles de Jacques Lr, qui, en sa qualité d'ancien roi d'Ecosse, avait de la bienveillance pour les Ecossais. Le roi se fit présenter .1. Cameron, l'accueillit avec faveur et le nomma principal du collège de Glasgow, et professeur de théologie en cette ville.
Cameron trouva l'Église presbytérienne de son pays dans une vive agitation provoquée par les actes du roi .Jacques, qui voulait de gré ou de force la conformer à l'Église angli- cane. Non content d'avoir nommé trois évêques à Ross, Aberdecn et Caithness, il avait jeté en prison, puis banni An- dré Mclville, le pasteur le plus populaire et par les Cinq ar- ticles de Peiih (1017) avait bouleversé la liturgie presbyté- rienne-'. Boyd de Trochorege, le principal de Glasgow, avait
^ V. la lettre de Cameron à .Tacques I, roi d'Angleterre. De (ilasgow, octobre-novembre 1(521 (en latin).
2 V. Opéra, p. 51.-).
•' Ces articles, entre autres, oi'donnaient (|u'on reçût la communion à genoux et autorisaient radministration de la .Sainte-Cène et du Haptè- me à domicile.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 101
donné sa démission, plutôt que de s'y conformer. La situa- tion était donc très difficile pour son successeur. Mais Came- ron avait le courage de son opinion. Il fit, dès son arrivée (6 janvier 1622) acte de loyalisme en ordonnant que, dans chaque classe, on ferait mention du Roi et de la famille royale, dans les prières du matin et du soir*.
Puis, ayant su que Tilenus avait adressé à Jacques r^ un libelle intitulé : Canons du Synode de Dordrecht annotés, dans lequel lui-même était traité d'homme turbulent et dé- tracteur de l'autorité royale, Cameron adressa une épître au roi, dans laquelle il professait que l'autorité royale était de droit divin et il attestait Dieu, sa conscience et les hommes qu'il n'avait jamais prêché autre chose 2.
Outre la direction du Collège, il fit un cours sur la contro- verse entre catholiques et réformés au sujet de l'autorité des Saintes-Écritures ^ (novembre 1622). Mais, ni son talent de professeur, ni le zèle qu'il montra dans son administration ne purent lui faire pardonner par ses compatriotes ses con- cessions à l'anglicanisme. 11 se rendit tout à fait impopulaire.
D'autre part, Cameron s'était beaucoup attaché à la France, où il avait fait jusque là une si brillante carrière et où il avait trouvé une compagne de vie tendre et dévouée. Ses dispositions se reflètent dans deux lettres intimes qu'il adres- sa de Glasgow à son protecteur, Philippe de Mornay :
« Ayant esté sollicité longtemps par ma patrie et par « l'Eglise de ma patrie de m'y retirer pour y faire ma « demeure ordinaire, j'y ai, grâce à Dieu, résisté constam- « ment, me ressouvenant de ma promesse de laquelle je « vous avais prié. Monsieur, de me faire l'honneur de vous « rendre garant. »
' Miininicnta alinœ Universitatis Glasgnensis, tome II, p. 300.
■ Cameronis ad recjem Magnœ BriUmniœ Jacobum cpistola, Opéra, p. 713.
^ Controvcrsia inler Refonnalos et Pontiflcios agitala de Yerho Dei. Prœlcctiones dalœ Glasciiœ in Scotia. Novembre 1622.
102 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
« Enfin, le Roy s'en estant meslé, avec autant ou plus d'affection que nul autre, je n'ai relâché en rien; mais par prière et raison, j'ai obtenu de S. M. qu'il me soit libre de retourner en France, quand il aura plu à Dieu d'y remettre les choses en leur premier état.
« Je ne suis ici que pour un temps, ayant laissé ma famille à Londres, pour estre plus prest de la France, s'il plaît au Seigneur de nous redonner la paix et, tout le moins, vous rétablir. Monsieur, d'où la volonté des hommes vous a dejetté pour un temps'. »
Quatre mois après, la paix étant rétablie en France, l'an- cien pasteur et professeur de Saumur écrivait à son illustre protecteur pour lui confirmer ses intentions de rentrer au premier appel :
« Monsieur, puisqu'il a plu à Dieu de redonner la paix à « la France et de mettre sa pauvre Église en repos, j'estime « que vous, qui en faites partie depuis un temps si consi- « dérable, devez y reprendre votre première place. Quant « à moi, j'ai toujours protesté que je ne pourrais demeurer « ici, sans le bon gré des églises de France, et je n'ai jamais « voulu accepter aucune condition qu'à temps et, si les « Eglises de France m'aimaient autant que je les aimais, le « Roi m'a promis qu'il ferait conscience de les en prier -. »
Enfin, le moment tant désiré arriva. Cameron apprit que le Synode provincial d'Anjou avait adressé au bureau du pro- chain Synode national de Charenton une requête tendant à ce qu'il fût réintégré dans ses fonctions de professeur à l'Aca- démie de Saumur.
Cameron quitta l'Ecosse sans regret et rentra en France, qui était pour lui comme une seconde patrie. Il était de retour à Paris en juillet 1623 et assista au Synode provincial des églises de Picardie, Champagne et Ile de France, qui se
* Lettre à Duplessis-Mornay, de Glasgow, 16 août 1622.
' Lettre à Duplessis-Mornay, de Glasgow, 1" décembre 1622.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 103
tint peu après à Charenton. Comme, suivant la rc^^le adoptée au Synode d'Alais on invitait tous les pasteurs présents à à souserire aux décrets de Dordrecht, un certain De Cour- celles, pasteur à Amiens, s'y refusa. Avant de le suspendre, le bureau du Synode voulut recourir aux moyens de persua- sion et chargea Cameron de le ramener à la doctrine reçue. La conférence eut lieu le 2 août et jours suivants à Paris, chez M. Arbault, docteur en médecine, en présence des pas- teurs Mestrezat et Drelincourt, et P. Testard, étudiant en théologie, servit de secrétaire'. Le professeur de Saumur réussit dans cette tâche, à la grande satisfaction des pasteurs de Paris. S. Durand déclara que, en fait de controverse, tous les autres théologiens n'étaient que des enfants en comparai- son de Cameron.
Bientôt après, s'ouvrit à Charenton le Synode national (septembre), où devait être confirmé le vœu du Synode d'Anjou qui le concernait. Mais là une amère déception l'attendait. Galland, le commissaire royal chargé de suivre les délibérations, remit au modérateur une lettre de cachet, datée de Saint-Germain, 25 septembre. Par cette lettre, Louis XIII interdisait à MM. Primerose et Cameron l'exer- cice du ministère ou de l'enseignement dans le Royaume « non pas, disait-il, à cause de leur (pialilé d'étrangers, mais pour des raisons concernant le service du Uoy. »
Personne ne douta que le coup ne partît des Jésuites et du Parlement de Bordeaux, avec lesquels les deux ministres écossais avaient eu maille à partir. La position de notre Cameron était critique. 11 n'hésita pas à faire api)el à la générosité desprotestantsfrancais.il représenta au Synode que bien qu'on lui eût offert des postes avantageux en Grande-Bretagne, il les avait refusés par attachement pour les églises de France. Or, le Roy de France lui fermant
' De elcctionis et oppositœ reprobalionis objcclo inchoala Dispula- tio, dans les Oi>era, p. 336.
104 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
tout accès du ministère ou des académies, il se trouvait privé de tout moyen d'élever sa famille. Le S3'node, touché de cette requête et ayant égard à ses longs services de pasteur à Bordeaux, ordonna de lui payer une somme de 1.000 livres, en attendant que le Roi levât l'interdiction dont il était l'objet 1.
Cameron, plein de reconnaissance, partit aussitôt pour Saumur, où il arriva dans la première quinzaine d'octobre 1623.
Il y donna des leçons particulières sur l'Epitre aux Hébreux et rédigea sans doute plusieurs de ses cours antérieurs -. De là, il adressa à l'Eglise de Bordeaux une épitre conso- latrice, qui témoigne du vif attachement qu'il avait gardé pour son ancien troupeau.
« Après avoir été séparé corporellement de vous, écrit « Cameron, j'ai souvent désiré reprendre le ministère « parmi vous et, à défaut, vous exhorter par écrit. Tant que « M. Primerose a été présent au milieu de vous, cela m'a « paru superflu; mais dès que j'ai su que vous avez été « privé de son ministère par l'injure des temps, j'ai cru « devoir le faire.
« Il ne faut pas, dans nos calamités, toujours en accuser « les hommes, mais regarder au Ciel, où siège notre juste « Juge. C'est lui qui nous a châtiés et nous a donné le ver- « tige par son Esprit, parée que nous n'avions pas profité « de la longue paix pour nous avancer en piété et sainteté. « Nous tous, pasteurs et peuples, nous avons mérité ces « peines, qui sont destinées à nous purifier de nos souil- « lures.
« Redoublons d'amour pour le Christ et de soumission au
* Quick, Sijnodicon, Ile volume, p. 117. Cette somme se décompo- sait ainsi : 700 fr. pour ses appointements de professeur, 200 fr. pour sa portion et 100 fr. pour frais de voyage.
2 V. Registre de Saumur, 14 octobre 1623, Comp. Opéra, p. 365; voyez note avant les Responsiones ad qiiœstioiies super Epistolam ad Hébrœos.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 105
« Roy ; prions Dieu qu'il garde notre Roy, qu'il lui accorde « des sentiments vraiment royaux, l'amour de la paix, le « souci du bien public, le zèle pour la gloire de Dieu, qu'il « incline son cœur et donne à son église de trouver grâce « aux yeux du Roy '. »
Cette lettre, si pleine de sentiments évangéliques et si loyale, parvint-elle à la connaissance de Louis XllI et le toucha-t-elle? Ou bien les députés du Synode de Charenton, chargés d'obtenir la satisfaction des doléances des Églises obtinrent-ils gain de cause? Quoi qu'il en soit, pendant que Cameron était à Saumur en train de dicter ses leçons sur l'Épitre aux Hébreux, il fut subitement mandé à Paris et forcé d'interrompre le cours de ses leçons et peu après, sans doute au printemps de 1624, il fut autorisé par le Roy à remplir les fonctions de professeur à l'Académie de Mon- tauban. En même temps, le Conseil académique de cette ville l'appelait à occuper la chaire de théologie, vacante depuis la mort de D. Chamier.
L'édit de Montpellier (novembre 1622) avait mis fin à la dernière guerre de religion mais non pas à l'agitation des esprits dans le Midi. Une scission profonde s'était produite entre les classes aristocratiques et le gros de la population protestante. La plupart des seigneurs et la haute bour- geoisie, effrayés des progrès de l'esprit républicain, étaient partisans de l'obéissance quand même au Roi. Le peuple au contraire, qui aspirait à prendre part au gouvernement municipal et aux j^eux de qui le duc de Rohan était le vrai « protecteur », voulait qu'on résistât au besoin les armes à la main, aux violations de plus en plus fréquentes de l'Edit de Nantes. A Montauban, surtout, tout fier encore d'avoir résisté victorieusement aux troupes de Louis XIII qui l'avait assiégé en personne, les deux partis étaient si ardents, qu'ils en
' V. Opéra. Litterœ consolatoriœ ad Ecclesiam Burdigalenscn, p. 800 et suiv.
106 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
vinrent plusieurs fois à des rixes à main armée et que les rues de la ville furent ensanglantées par ces luttes fratri- cides 1. Le corps pastoral lui-même était divisé, des cinq pas- teurs, trois : P, Charles, Ollier et Delon étaient du parti des modérés et soutenaient que, « tant que l'empire de Dieu res- tait en son entier et que la li])crté de conscience était sauve, il fallait s'abstenir de toute violence ». Pierre Bérand, au con- traire, à la léte du parti populaire, prétendait que la cause protestante était perdue si Ton n'opposait pas une vigoureuse résistance à la politique réactionnaire de Louis XIIL
Telle est la situation troublée, dans laquelle Cameron inau- gura son enseignement à Montauban. Ajoutez à cela de tristes circonstances domestiques ; il perdit sa femme quelque temps après son arrivée (11 mars 1(324). Sur le vœu du con- seil de l'iVcadémie il fit l'exégèse des passages les plus célè- bres du Nouveau Testament; mais pour satisfaire son goût personnel, il consacra au commencement de chaque tri- mestre plusieurs leçons à son sujet favori, la question de l'autorité de l'Eglise. Nous avons sans doute le résumé de ses cours dans l'opuscule intitulé : Du juge souverain des controverses en matière religieuse -. Il y réfutait la thèse des catholiques revendiquant cet office d'un titre pour le Pape. « Catholiques et Protestants y disait-il, nous sommes chré- « tiens nous croyons avoir dans les livres canoniques des « deux Testaments, la déclaration de la volonté divine. « A quoi bon vouloir un vicaire ou légat de Jésus-Christ? » Le souverain juge des controverses n'est ni à Rome, car rien ne prouve que le Pape ait été préservé par le Saint- Esprit de toute erreur ; ni dans le Concile œcuménique car
' V. Scliybergson, Le duc de Rohan cl la bourgeoisie proleslanle. Bul- lelin d'histoire du Proleslanlisme fntnçais, 1880, p. 97. Compurcz: His- toire véritable de tout ce qui s'est fait dans la ville de Montauban. Mon- tauban, 1G27, in-8".
2 De suprenw in religionis negotio controversiarum judice. Opéra, édit. ant>laise, Oxford 1618.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 107
eux aussi ont souvent erré. Il est dans les Saintes-Écritures, puisque de l'aveu des docteurs catholiques nous y possé- dons une révélation du Verbe divin. Il protestait, en termi- nant, contre l'emploi de la contrainte pour imposer ses interprétations. « Dans l'Église de Dieu, disait-il, en matière « de conscience, il ne faut fermer la bouche à personne ; (( mais il est besoin d'obtenir la persuasion ou du moins la satisfaction du cœur et de la conscience. »
Tel fut l'enseignement hélas ! trop court de J. Cameron à l'Académie de Montauban, oii il ne professa guère qu'une année. Cameron a pourtant laissé un autre souvenir dans les annales religieuses de cette ville ; peu de temps après son arrivée il eut avec la maréchale de Thémines une con- troverse théologique, dont les éditeurs de ses œuvres nous ont conservé la curieuse relation ^ On sait que P. de Lau- zières, marquis de Thémines, était un des seigneurs catho- liques qui, dès la mort de Henri III s'était prononcé pour Henri IV. Fait maréchal de France par Marie de Médicis régente, il avait assisté Louis XIII dans le siège de Mon- tauban. Marie de la Noue, fille d'Odet, avait épousé en troisièmes noces le maréchal, âgé de 72 ans, qui l'avait décidée à abjurer le protestantisme. Elle avait alois trente ans, était belle et passait pour d'humeur douce et géné- reuse -. La réputation du professeur Écossais était venue à ses oreilles, elle exprima le désir de le voir et d'avoir un entretien avec lui. M. Arnault, un protestant notable, otTrit sa maison pour l'entrevue.
Au jour dit (14 mai 1()24), Cameron s'y rendit el bientôt après arrivait la maréchale accompagnée de son frère La Noue, comte de Chabannes. Les principaux assistants étaient
yEoniin qiiœ in innliio iiUcr imireschitllam Tcminidiii et C(tmcronciu colloquio (UjilaUi siiiit iili-iiiqnc narvalio. Opéra, p. .Tiô.
■^ Après la mort du maréchal, elle fut ramenée au protestaulisnie par le pasteur Du Moulin et, après l'aveu de sa faute, reçue au temple de Cliarenton.
108 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
M'ie de la Moussaye, Mm« du Laver, M'™ de Caslun, et MM. Arnaiilt, baron d'Arsy, de Brassac, de Champenon, de Chandolan, de Turce, de Montferrier, de La Noue et Saint- Georges de Nérac. Le comte ayant prié Cameron de lever quelques doutes qu'il avait au sujet de la religion, le pru- dent Ecossais refusa d'engager la controverse avec un in- connu. On décida alors qu'il discuterait directement avec la marquise, qui serait assistée par son frère.
La maréchale : « Est-ce que l'Église est toujours visible?» — Cameron : « Oui, si l'on entend par Eglise, la congréga- tion des fidèles ; seulement celle-ci est plus ou moins visible, suivant qu'elle est plus ou moins conforme à l'idéal divin. » — La maréchale : « Où donc était l'Église réformée avant l'année 1517 ?» — Cameron : « L'Église évangélique a existé, sous l'ancienne comme sous la nouvelle Alliance, partout où quelques-uns ont cru au Messie et annoncé pure- ment la parole de Dieu. » — La maréchale : « Mais la pro- messe faite par Jésus à saint Pierre et à ses autres apôtres (Matth. XVI, V. 18-19) ne s'étend-elle pas au Pape et aux évêques, qui leur ont succédé ?» — Cameron : « La pro- messe du Christ avait une valeur absolue pour les apôtres ; mais elle n'a qu'une valeur relative pour leurs successeurs, ils ne peuvent s'en prévaloir que pour autant qu'ils sont fidèles à la doctrine des apôtres, » — Le frère de la maré- chale entra alors en scène et cita Jean XVII, v. 19 et s'ef- força de prouver par ce texte qu'il y avait toujours eu dans l'Elglise un magistère enseignant la vérité sans mélange d'er- reur. — Cameron : « Je le nie, car la condition sine qiia non pour avoir la vérité, c'est la sainteté, or, de très bonne heure, il y a eu des prêtres et évêques corrompus. » — Lanoue : « La promesse faite (Jean XVI, v. 13) ne nous est- elle pas garant qu'il y a eu et y aura toujours dans l'Église des prédicateurs de la vérité pure ?» — Cameron : « Non ! la promesse s'est réalisée pleinement au jour delà première Pentecôte, mais, depuis, il faut, afin qu'une doctrine soit
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 109
reconnue pure d'erreurs, prouver qu'elle est conforme à l'évangile de Jésus-Christ. » L'histoire ne nous dit pas quel fut le résultat de la discussion, mais elle dut, en tout cas, prouver aux catholiques assistants, que les Réformes avaient, en Cameron,un champion aussi habile dialecticien que pro- fondément versé dans les Ecritures.
Ainsi la prédication et l'enseignement de Cameron à Montauban, faisaient concevoir les plus bellese spérances ; il venait lui-même de se remarier (26 février 1625) et, par sa seconde femme, Jeanne de Thomas, il s'était allié aux premières familles de la ville. Cependant, il souffrait des divisions politiques de l'Eglise et du pays. Malgré son caractère très indépendant, Cameron était sincèrement monarchiste et il prit nettement parti, avec la majorité des pasteurs, contre les partisans de la guerre. Ces derniers, ayant voulu provoquer l'explosion des hostilités en allant attaquer une propriété de l'archevêque de Toulouse, à trois lieues de Montauban, Cameron ne craignit pas de condam- ner du haut de la chaire cet acte de violence. Et, comme quelques-uns de ses auditeurs murmuraient, il s'écria : « Ne me troublez pas, méchants ; car, si vous continuez, je gros- sirai ma voix comme un tonnerre ! » Dès lors, il fut l'objet de la vindicte des radicaux ; il allait bientôt être la victime de son royalisme.
Le 13 mai 162."), une émeute populaire éclata aux luilles ; il accourut avec ses trois collègues pour tâcher de l'apaiser, par leurs exhortations. Mais les énergumèncs, sans égard pour leur qualité qui eût dû les rendre inviola])les, les char- gèrent à coups de hallebardes. Charles, Delon et Ollier se réfugièrent dans une maison voisine ; alors Camei'on, fai- sant front contre l'un de ses agresseurs, s'écria en décou- vrant sa poitrine : » Frappe, imdlicureu.v ! » Aussitôt entouré, il fut terrassé, foulé aux pieds et frappé avec tant d'acharnement qu'il eût péri sur-le-cliamp, sans le dévoue- ment d'une pauvre femme. La veuve Petit se jeta sur lui.
110 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
le couvrant de son corps. On l'épargna. Il fut rapporté mourant chez lui, où sa jeune épouse (il était remarié depuis deux mois et demi) lui prodigua les soins les plus assidus ; on le transporta à la campag^ie à Moissac, espérant lui rendre des forces. Mais, atteint d'une maladie de lan- gueur, aggravée par le chagrin que lui causait le triste état des Eglises réformées de France, il mourut quelques mois après (27 novembre 1625).
III. — CaMERON, ses ŒUVRES, SA DOCTRINE ET SES DISCIPLES
Gameron, bien qu'il eût une grande facilité à écrire, n'a publié de son vivant qu'une demi-douzaine de volumes, louchant en général rapologélicjue ou la controverse ', mais, comme il préparait avec beaucoup de soin ses leçons, l'amitié de ses anciens collègues et la piété de ses élèves les ont recueillies et publiées après sa mort, ainsi que quelques- unes de ses lettres -. C'est d'après ces cours que nous vou- drions esquisser ses doctrines caractéristiques sur le rôle de la grâce dans la conversion, sur l'extension du sahit et sur l'Église.
Sur le premier point, le Synode de Dordrecht avait décrété que « lorscpie Dieu exécute son bon plaisir es eslus, « c'est-à-dire qu'il les convertit, il n'illumine pas seulement « puissamment leur entendement par le Saint-Esprit à ce « qu'ils comprennent droitement ; mais par l'efficace du « mesme Esprit de régénération, il pénètre jusqu'au plus
* V. la liste comi)lète dans Michel Nicolas : Ilisloirc de l' Académie de Monlaiihan, j). 1(U.
- Quick, dans VIcon qu'il a tracé de Cameron, parle d'un recueil de lettres de lui lait par L. (/appel ; mais nous n'en avons trouvé trace ni à Genève, ni à l'aris.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 111
« profond de l'homme, ouvre et amollit le cœur endormi « et espand de nouvelles qualités en la volonté, en sorte « que de morte elle revive ! » (111" et IV'j point, §11).
Or cette régénération ne s'opère pas par une persuasion morale telle que l'homme puisse se convertir ou non. (A'tte grâce est irrésistible et inamissihle (§' 12, IV^ et V" point). A quoi les Arminiens <( remonslraient » que la grâce n'est pas irrésistible dans ses etîets et qu'il est douteux de savoir, si elle peut-être ou non perdue. »
Notre théologien, tout en adhérant en bloc aux canons de Dordrecht, faisait des réserves sur cette conce])lion d'une opération quasi-mécanique de la grâce en l'homme.
Cameron expliquait le phénomène de la conversion par une étude psychologique plus pénétrante. Son point de dé- part était que la croyance est affaire d'intelligence, plutôt que de volonté. « Toute connaissance, disait-il, n'est pas une « foi, mais toute foi implique un acte d'intelligence. Or, cette « dernière et la volonté sont, par nature, liées de telle sorte « que les mouvements de la volonté suivent ceux de l'esprit. « Donc, c'est l'illumination de notre entendement ])ar le « Saint-Esprit, qui détermine la conversion de la volonté. » — Il repoussait d'ailleurs tout concours du libre ar])itre dans ce sauvetage de l'âme : « Ma conviction la plus profonde, « écrivait-il à Duplessis-Mornay ', est que celui-là a déserté « Christ, ([ui attribue à la volonté humaine ou au libre « ari)itre la jilus minime part dans l'œuvre du salul... Je dis « non seulement ([ue la foi procède de l'illumiuation du « Saint-Esprit, mais encore ([u'elle ne peut être perçue dans (( l'esprit que moralement. » Moralcmenl, c'est ici que Came- ron s'efforçait de corriger l'orthodoxie de son temps, saus tomber dans rarininianisme. A l'acliou mécani(ine, à Viiu- pcliis hriiliis de la giàce dans l'âme huniiniie, telle ([ue l'avait
' Dédicace de ses thèses de Saumiir à Du|)lessis-M()rnay. Opéra, p. 330.
112 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
formulée Gomar et les théologiens de Dordrecht ; à la suasio moralis des Arminiens, qui relevaient dans la conversion l'influence de la prédication, des sacrements, des bons exemples, il opposait la persiiasio moralis, c'est-à-dire le contre-coup de l'intelligence sur la volonté, déterminé par l'action de la Grâce divine et qui s'empare de l'âme tout entière ^ .
L'éminent historien de l'Académie de Montauban a avancé que Cameron « se séparait des autres théologiens protes- tants, parce qu'il regardait la grâce comme universelle ~ ». Cette assertion est trop vague pour être tout à fait exacte. Il dit, en effet, dans ses thèses de Saumur, « Neqiie enim liœc gratia commiinis est, sed propria; nec effecliis siint tcmporarii, sed perdiirabiles et œterni'-^ » et nous avons vu par sa conférence avec Tilenus, que, d'après lui, l'illumi- nation des uns pour leur salut, et le maintien des autres dans les ténèbres, déi)endait uniquement du bon plaisir de Dieu.
En quoi a-t-il donc modifié la théorie calviniste de la Rédemption ? Sur deux points ; d'a])ord il a admis, avec Piscator, que Dieu n'impute au pécheur que l'obéissance passive de Jésus-Christ et non pas sa justice active. Et puis, tout en avouant que le Christ sur la croix a satisfait à la justice divine pour expier les péchés de tout le monde, il soutenait que Dieu n'impute pas à tous cette satisfaction. Et voici comment il expliquait cette contradiction :
Il y a deux sortes de miséricordes en Dieu : l'une anlécé- denie, d'oii émane le don de la foi, et l'autre conséquente, en vertu de laquelle Dieu justifie celui qui a reçu la foi. La foi est donc la condition nécessaire, pour que le pécheur soit
* Delerminalio voliintalis non phijsica est, nec a principiis Plii/sicœ . pendel, sed elhica, pendens a Jndicio et ratione. Dcfensio de gratia et lil)cro artîitrio, Salniurii, 1()24.
- V. Michel Nicolas: Histoire de rAcadéiuie de Montauban, p. l.')7. ^ V. Thèse Opéra, p. 720.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES llli
justifié. Ainsi, à proprement parler. Christ n'a satisfait que pour ceux qui croient, ceux-ci seulement sont les membres de son corps.
Mais, dira-t-on, saint Paul n'a-t-il pas enseigné que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et que tous parvien- nent à la connaissance de la vérité (I. Timoth. Il, 1)? Sans doute, il faut prier pour le salut de chacun de nos sembla- bles et même Dieu veut le salut de chacun; mais Dieu veut le salut de tous à une condition, c\'st qu'ils aient la foi. C'est ce que Caméron appelle la prière ou la vocation au salut hypothétique. Ainsi, il y a deux degrés dans l'amour de Dieu ; d'après le premier, il a donné son Fils au monde j)our que tous soient sauvés, et en effet, il les appelle tous par la loi de la conscience, par la pénitence, par la prédication. Par le second, il donne la foi ; mais il ne la donne pas à tous selon cette parole : Personne ne peut, venir à moi, si mon Père ne V attire. C'est dans ce second sens seulement qu'on peut dire que Christ nest mort que pour les élusK En d'autres termes Dieu appelle bien tous les hommes au salut, et c'est à cette fin que Christ est mort sur la croix ; mais tous n'en profitent pas, parce que la foi, condition nécessaire pour s'appro- prier les mérites de ce sacrifice, n'est pas donnée à tous. Il y a ici l'embryon déjà très distinct de la théorie de 1' <( univer- salisme hypothétique » d'Amyraut.
Il était impossible qu'un théologien, qui avait des vues aussi larges sur l'universalité du plan divin du salut, parta- geât la conception étroite qu'avaient de l'Église les calvi- nistes de son temps.
Voici comment il définissait l'église :
« L'Eglise, dit-il, est la société de ceux qui, sortis d'entre le genre humain déjà corrompu par le ministère de la Parole, selon le bon plaisir de Dieu, sont unis à Christ comme à
* Epistola ad qncindam S. ministcrii candidatiim, de Bordeaux, 1611 à 1612. Opéra, fol. 530-535.
8
114 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
leur chef; ses membres sont eu Christ, possesseurs de la grâce dans cette vie et de la gloire dans la vie future ; l'Eglise, enfin, existe afin qu'il y ait, en dehors de Dieu, une preuve de sa sagesse, puissance, justice et miséricorde •.
Mais, c'est surtout dans les caractères de l'Église visible que ses vues s'élargissent. Calvin avait enseigné que la vraie Eglise se reconnaît à la prédication de la Parole de Dieu et à la pure administration des sacrements. Voici, d'après Ca- meron, les marques de la vraie Eglise : 1° Ses membres pro- fessent vraiment croire en Jésus-Christ ; 2o Elle maintient la concorde avec les frères; 3» Elle produit des fruits de justice, de sainteté et de charité. Or, ces marques se rencontrent non seulement dans les Églises réformées, mais dans l'Église anglicane, luthérienne et même dans une partie de l'Église catholique.
Ceci l'amène, en terminant, à examiner les questions, si controversées de son temps, de savoir si l'on peut avoir com- merce avec des catholiques romains, en tant qu'impies et idolâtres et si l'on peut être sauvé dans cette Église. ?
Cameron établit la distinction entre un culte impie en soi ou relativement à ceux qui le professent. Par exemple, la vénération rendue au Pape. Chez les Jésuites et la plupart des docteurs de l'Eglise romaine qui atlril)uent au Pape un droit sur la conscience et, d'après ce droit, lui accordent les honneurs divins, ce culte est impie. — Mais il y a dans l'Eglise romaine beaucoup de gens bons et simples qui ignorent ce qu'il est réellement ; par rapport à ceux-ci, la vénération qu'ils lui rendent n'est pas impie. Ainsi « le culte papistique, « qui est impie en soi, devient quelquefois relativement « pieux et voilà pourquoi il doit être toléré ».
Enfin, demandait-on, peut-on être sauvé dans l'Église ca- tholique romaine? Cela dépend, répondait Cameron, du motif pour lequel on se retranche (delitescit) dans la papauté.
' V. De nomine Ecclesiœ. Opéra, p. 210.
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FRANÇAISES 115
Si c'est parce qu'on rougit de l'Evangile une fois connu, cela est impardonnable. Si, au contraire, cela tient à ce qu'on ne voit pas d'issue pour en sortir, il faut se garder de damner ces gens-ci ',
C'est ainsi que le théologien de Glasgow apportait, sur trois points de la sotériologie calviniste, des atténuations impor- tantes. Mais il avait fait ces retouches si prudemment, se couvrant de l'autorité de la Confession de foi des Églises réformées et se défendant de tout compromis avec les Armi- niens, que ses contemporains n'hésitèrent pas à lui délivrer un certificat de parfaite orthodoxie. Cameron, répondant à l'Epître d'un savant à son ami, qui avait cherché à le mettre en contradiction avec les décrets de Dordrecht, pouvait se vanter que sa doctrine avait eu l'approbation de Festus Hom- mius, le président de ce Synode et celle du Synode national d'Alais'.
Ce n'est que dix ans après sa mort, lorsque ses disciples, M. Amyraut, Testard cl La Place, eurent exposé sa théorie de r <( universalisme hypothétique », en la dégageant des voiles dont il l'avait entourée, surtout quand Th. Brachet de la Miletière eut pujjlié son Projet de rciiiiiun des Eglises, où il essayait de faire croire qu'il tirait de Cameron ce ([u'il proposait, que ses doctrines devinrent suspectes aux théo- logiens orthodoxes.
P. Du Moulin leur imprima le stigmate de l'hérésie en for- geant le terme de Caméronisme, et les deux Rivet (Guillaume et André), oubliant qu'ils l'avaient jadis défendu devant les Synodes, ne rougirent pas d'exhumer sa mémoire pour la flétrir, en même temps que les œuvres de ses disciples de l'École de Saumur. Mais ils ne réussirent pas à ternir sa
' V. De Xumiiic Ecclcsiœ, Opéra, p. 328 et siiiv.
"^ V. Dcfcnsio de gratin et libero arhitrio opposita litn'llo eiii titillas est « Epistola viri docti ad Ainieiim », Salimirii, 1()24. Ce vir doctiis était probableincnl Episeopiiis. Les lettres de V. Hoiniiiius, citées in extenso, sont (lu 17 mars 1G20 et 25 janvier 1G22.
116 JEAN CAMERON, PASTEUR ET PROFESSEUR DE THÉOLOGIE
renommée et à affaiblir les témoignages officiels d'approba- tion que lui avaient rendus trois S3^nodes nationaux : celui d'Alais (1620), celui de Charenton (1623), et celui de Castres (1626). Ce dernier vota un secours de 700 francs à sa veuve et à ses enfants, et, après un hommage rendu à son courage et à sa fidélité, prit la décision suivante : « La Compagnie « exhorte la province d'Anjou de procurer l'impression du « reste des œuvres de feu sieur Cameron, avec promesse « qu'elle aura esgard aux frais qu'il conviendra avancer au « prochain Synode national » (15 sept.).
Arrivé au terme de cette étude, il nous reste à apprécier le caractère et l'œuvre didactique et pastorale de Cameron. Le trait qui frappe de prime abord, quand on considère cette figure, c'est qu'elle est bien écossaise : de sa nation, il avait gardé l'esprit d'indépendance, l'humeur voya- geuse et assez militante ; généreux jusqu'à l'imprévoyance, courageux jusqu'à la témérité, comme on a vu par l'épi- sode tragique de Montauban, sirritant facilement de la contradiction, il savait être charmant pour ceux qui l'écou- taient ou l'admiraient. Doué d'une faconde extraordinaire, il pouvait retenir son interlocuteur enchaîné à sa conver- sation, pendant plusieurs heures. Il ne tarissait pas en récits d'anecdotes personnelles. Cette prolixité était, avec des digressions fréquentes, le grand défaut de sa prédication, mais cela lui faisait moins de tort dans ses leçons. Il savait captiver ses élèves par son talent d'exposition et la solli- citude qu'il leur témoignait, autant que par l'originalité de ses vues. C'est à cet ensemble de qualités qu'il dut d'avoir des disciples enthousiastes : M. Amyraut, Josué de La Place, D. Testard, S. Bochart. Il fut le vrai fondateur de l'Ecole de Saumur, ou Ecole amyraldienne.
P. Du Moulin a dit de lui : <( Il avait un génie inquiet et il « roulait et nommait toujours des ielées nouvelles dans son « esprit; il ne cachait pas non plus entre amis (dont j'étais
DANS LES ACADÉMIES PROTESTANTES FHANÇAISES 117
« l'un) qu'il y avait dans notre religion beaucoup de choses « qu'il voudrait changer'. »
Si nous le comparons à Daniel Charnier, son prédécesseur à l'Académie de Montauban, dont le rapproche la com- munauté des études exégétiques et apologétiques, nous dirons qu'ils sont tous deux également remarquables par la vigueur de leur dialectique et par la sûreté et la richesse de leur éru- dition biblique ; tous deux furent de redoutables adversaires de l'Église romaine dans les joutes théologiques auxquelles se plaisaient leurs contemporains ; tous deux, enfin, périrent victimes des fureurs de la guerre civile. Si Chamier fut supé- rieur comme homme d'action et de conseil dans les assem- blées ecclésiastiques ou politiques des Réformés, Cameron l'emporte sur son illustre collègue par l'originalité de la pensée. Le premier fut un conservateur intelligent, qui dé- fendait de la façon la plus ingénieuse l'orthodoxie calviniste, laissant au temps le soin de faire tomber en désuétude cer- tains points accessoires, par exemple l'augélologie, la démo- nologie. Cameron, par contre, fut un novateur prudent; il essaya de trouver dans les parties qui n'avaient pas été fixées, pour ainsi dire des joints, par où il pût introduire des cor- rectifs du dogme calviniste, à ses yeux trop rigoureux. Qui sait, s'il avait vécu davantage, jusqu'où l'eût conduit l'évolu- tion logique de sa pensée? Qui sait si, par sa liberté vis-à-vis de l'inspiration littérale, il n'eût pas dérobé à Richard Simon la gloire d'avoir inauguré en France la critique du Nouveau Testament ? Cameron a, du moins, trouvé dans M. Amyraut et La Place de fidèles héritiers de sa pensée sotériologique, et qui ont porté ce qui n'était en lui qu'à l'état de germe à son plein épanouissement.
' P. Du Moulin, Jiidiciiim de Amijraldi libro, p. 211.
ÉTUDE COMPARATIVE DE L'ENSEIGNEMENT
DE SAINT PAUL ET DE SAINT JACQUES
SUR
LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
Eugène ""MÉNÉGOZ
ÉTUDE COMPARATIVE DE L'ENSEIGNEMENT
DE SAINT PAUL ET DE SAINT JACQUES
SUR
LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
Une étude attentive des écrits pauliniens et de l'épître de Jacques nous a amené à la conviction que renseignement de ces deux auteurs sur les conditions du salut est loin d'être contradictoire, comme pourrait le faire croire une lecture superficielle. Tout au plus découvrirait-on une nuance entre leurs conceptions théologiques. Le but de ce travail est de fournir la preuve de cette thèse.
Nous ne nous occuperons pas des questions d' « intro- duction » et de critique. Qu'il nous suffise de dire que nous avons de bonnes raisons pour admettre que le passage de l'épître de Jacques relatif à la justification par la foi (ch. 2, 14-26) vise la théologie paulinienne, dont fauteur de l'épî- tre, un judéo-chrétien, très familiarisé avec l'enseignement de Jésus, n'avait eu qu'une connaissance imparfaite. En ce qui concerne les dates de leur rédaction, les épîtres de Paul et celle de Jacques doivent être à peu près contemporaines, car avant l'activité missionnaire de Paul, la doctrine de la justifi- cation par la foi seule n'avait pas été théoriquement formu- lée, et après sa mort, une polémique contre cette doctrine, que personne, à notre connaissance, ne prêchait plus, n'au- rait eu guère de raison d'être.
122 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
Commençons par nous placer en face des affirmations censément contradictoires des deux auteurs.
Voici la thèse de Paul : « Nous estimons donc que V homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi, — Aov',wôij.£f|a O'Jv o'.xa'.o'jo-Oai tJ.t-zz'. àvOpto-ov ywpl; Ipytov voaou (Rom. 3, 28).
Et voici la thèse de Jacques : « Vous voyez que lliomme est justifié par les œuvres, et non par la foi seulement, — ozi'zt O'Z'. s; so^aov o'.xy.'.ojTa'. àv^oto— or xal O'jx îx Tzl^-cttoi aôvov
(ch. 2, 24).
Pour être bien comprises, ces formules doivent être pla- cées dans leur contexte général. Elles comprennent trois termes, qu'il nous faudra examiner successivement chez chacun des deux auteurs : les termes de justifié, iVœuvres et de foi.
Voyons d'abord ces termes dans l'enseignement de Jacques.
Qu'est-ce que cet auteur entend par la justification? Nous l'entrevoyons aux versets 12 et 13 du chapitre 2, qui marquent la transition entre la première partie du chapitre et la deuxième, traitant de la justification par la foi. « Par- lez et agissez, dit Jacques, comme devant être juqés par la loi de la liberté». Il s'agit ici d'un xp-lvccrda-., d\m a jugement », et, bien entendu, d'un jugement de Dieu. Dieu est le suprê- me et juste juge. Tousles hommes — qui tous sont pécheurs — comparaitront devant lui. « Le jugement sera sans pitié, pour celui qui est sans pitié ; mais la miséricorde triomphe du jugement », c'est-à-dire : celui qui aura été miséricor- dieux sera acquitté. C'est, en d'autres termes, la parole de Jésus : (( Pardonnez, et il vous sera pardonné » (Luc 6, 37). ^acquittement, le pardon des péchés, voilà l'idée de la « justification » dans la conception de Jacques.
Et la preuve, que c'est bien là ce que Jacques entend par oLxa-.oTJvr,, o-.xa-.ojTOa',, nous la trouvons dans les deux exem- ples cités par l'auteur : celui d'Abraham et celui de Rahab
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 12,'^
(ch. 2, 21-25) : « Notre père Abraham na-l-ilpas été justifié par les œuvres? » Abraham, autrefois païen et péeheur (les deux notions de païen et de pécheur se confondent dans la jîensée juive), a été //z5/z/ze, c'est-à-dire reçu en grâce auprès de Dieu. « De même Rahal), la prostituée, n'a-t-elle pas été justifiée par les œuvres? » Dans ce dernier cas surtout, nous voyons l)ien clairement que par la « justification » l'auteur entend un acquittement. Rahab avait mené une vie de ])éché, et Dieu lui a accordé le pardon ; il l'a acquittée : elle a ùiù justifiée, — è5uaf.(i>Gr,. Jacques emploie le verbe justifier exactement dans le même sens que Jésus. Voyez la parabole du phari- sien et du péager, Luc 18, 14 : « Le péager rentra justifié dans sa maison ». Le mot ozoïxoLuo^ho- a ici, comme dans l'épitre de Jacques, le sens de pardonné, acquitté.
Passons an mot spya. Qu'est-ce que Jacques entend par les œuvres ? Nous l'apprenons d'abord par une comparai- son. L'auteur, pour montrer ce qu'il entend par la foi sans les œuvres, la compare à la charité sans les œuvres, c'est-à-dire à une charité qui n'existe qu'en paroles. « Si un frère ou une sœur sont sans vêtement et manquent du pain quotidien et que l'un de vous leur dise : allez en pai.v, chauffez-vous et rassasiez-vous ! et que vous ne leur donniez pas ce qui est nécessaire au corps, à quoi cela vous sert-il? » (ch. 2, 15-lG.)
Ce qui nous intéresse dans cette comparaison c'est de savoir ce que Jacques entend par les « œuvres ». Or, cela est clair. Les œuvres, dans les deux versets, sont des actes de bien- faisance : donner des vêtements, de la nourriture à ceux qui en sont privés. Voilà donc une première détermination du sens de è'pya chez Jacques.
Allons plus loin. Nous trouvons, au verset 21, rexemplc d'Abraham. De quelle œuvre s'agit-il ici? L'auteur nous le dit explicitement : « // offrit Isaac, son fils, sur r autel ». Ici, l'œuvre est un acte d'obéissance à Dieu : un acte d'obéis- sance qui nous coûte cher, qui est pour nous un sacrifice douloureux, mais un sacrifice que nous accomplissons, parce
124 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
que nous savons que Dieu nous le demande. L'spyov est la soumission entière à la volonté de Dieu.
Enfin, Jacques mentionne l'exemple de Rahab. Là encore, l'auteur nous dit en quoi consistait l'œuvre à laquelle il attribue la justification : « elle reçut les messagers et elle les fît partir par an autre chemin ». Rahab a exposé sa vie et s'est dévouée pour le salut des messagers (c'étaient des espions) du peuple de Dieu. Ce fut là son œuvre.
Voilà donc trois indications qui nous apprennent ce que Jacques entend par les Èpya, Les œuvres que l'auteur a en / vue sont : la soumission à la volonté de Dieu, le dévoùment au peuple de Dieu, les actes de charité à l'égard du pro- chain. Là où ces œuvres manquent, dit Jacc[ues, il n'y a pas de justification; la foi seule, sans ces œuvres, ne justifie pas. Examinons, en troisième lieu, ce que l'auteur entend par la (( foi », la foi seule. De ce qui précède, nous pouvons déjà déduire que la foi dont il est question ici, est une foi à laquelle manquent les trois sortes d'œuvres que l'auteur vient de mentionner : c'est une foi sans obéissance à Dieu, sans dévoùment à son peuple, sans charité pour le prochain. Cette foi n'est donc pas la foi religieuse; cela ne peut être qu'une foi purement intellectuelle, ce que nous appelons plus volontiers la croyance.
Or, le verset 19 ne nous laisse aucun doute à ce sujet. L'auteur nous dit explicitement que les démons ont aussi la foi, — xal Ta oat.[jL6via Tr'.TTS'JojT'.v. Qu'est-ce qu'ils croient? Ils croient à l'existence d'un Dieu unique : ot'. sic 6 Hzôc sc-tw. Cela est dit en opposition avec les païens, qui sont polythéistes et idolâtres. Les juifs et les chrétiens pouvaient se prévaloir de leur monothéisme et se croire pour cela plus agréables à Dieu que les païens avec leurs nombreuses et fausses divi- nités. Jacques fait remarquer, très finement et non sans une pointe d'ironie, que la vraie croyance est une chose excel- lente : « Tu crois quil ij a un seul Dieu, tu fais bien », — y,yjMç Tcoisi^. Seulement, ne t'y trompe pas : cette foi, si elle
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 125
est sans obéissance à Dieu, sans dévoùmentau prochain, sans charité pour les mallieureux, est une foi telle que l'ont aussi les démons. Ils croient, eux aussi, à l'existence de Dieu, du seiil vrai Dieu, et cependant celle foi ne les sauve pas; malgré leur croyance, ils sont rejetés et « ils tremblent » : xal
I t
Jacques appelle cette foi àpY'^i, « inefficace », v;xpà, «morte » (v. 17, 20); et au verset 26, il explique ce vsxoà par une com- paraison : « De même que le corps sans esprit est mort, de même la foi sans les œuvres est morte ». Ce sont les œuvres qui donnent à la foi sa vie, sa valeur, sa vertu, elles en font quelque chose d'accompli. C'est là le sens de z-zzlzuoHr, au verset 22 : r/. twv t^^-^'tov r^ -It-'.; zS/s:û)fir,. El réciproquement <( la foi collabore avec les œuvres », — t, tJ.t-'.ç i-jrr.z-'v. to^ spyo^ (V. 22).
Nous avons maintenant une idée bien exacte des trois notions de « justification », d' << œuvres » et de << foi » dans notre passage. La « justification », c'est l'acquittement du pécheur, le pardon; les <( œuvres » sont l'obéissance à Dieu, le dévoùment à son royaume, les œuvres de charité ; et la « foi seule », c'est la simple croyance. Nous n'aurons donc pas de peine à comprendre quelle est l'antithèse que combat Jacques. C'est la doctrine de la justification par la simple croyance, par une foi sans vie religieuse.
Remarquons que Jacques n'enseigne pas la justification par les œuvres seules, indépendamment de la foi. 11 ne dit pas, au verset 24, s; à'^ycov xal oOx £x -'Ittsw;. Il a bien soin d'ajouter : xal gjx v/. -'.T-tto:; piovov. Ce aôvov, ajoulé à la fin de la phrase, est accentué : pas par la foi « seulement ». Jacques nous dit donc implicitement que les œuvres seules ne sauvent pas non plus. Ce point est très important. Il nous révèle que Jacques ne croyait pas à la vertu salutaire d'œHivres accom- plies sans foi. L'aumône seule, faite avec un cœur impur, n'avait pas, dans la pensée de Jacques, le pouvoir d'eiïacer les péchés et de rendre l'incrédule agréable à Dieu. La
126 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
doY.Txsia seule, le culte extérieur sans vie religieuse et sans pureté morale, n'est pas le vrai culte et ne saurait sauver l'homme (ch. 1, 26, 27). Ce qui nous sauve, selon Jacques, c'est l'œuvre unie à la foi, c'est la foi active dont il dit : <( Je le montrerai ma foi par mes œuvres » (v, 18) ^
Après avoir établi la doctrine de Jacques, passons à celle de Paul. Nous aurons à déterminer également le sens que Paul attache aux termes de o'.xx-.ojTOa',, de l'pya et de T^irr-'.;.
Nous avons vu la thèse de l'apôtre ; elle est formulée dans l'épître aux Romains en ces termes : « Nous estimons donc que r homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi, — loYt,^ci[j.îf)a oùv o'.xa'.o'JTOa'. — (tts'. àvBpcoTrov 7''JpU èpywv vÔjjlo'j (ch. 3, 28)2.
Dès l'abord, un mot nous frappe dans cette thèse, mot que nous n'avons pas rencontré dans la discussion de la thèse de Jacques, c'est le mot voao;, qui détermine Ipya : yo)pU spYwv vô|jLO'j, « sans les œuvres de la loi. » Cette détermi- nation est de la plus haute importance, car elle fixe le sens de spya dans la thèse paulinienne ; elle nous api)rend de quelles œuvres, selon Paul, riiomme n'a pas besoin pour êtrejus-
^ Le petit dialogue du verset 18 a donné bien du mal aux commen- tateurs. Voici comment je le traduis : « Mais, me dira qiielqiiiin [un paulinien], /// as bien la foi. » — Certes, répond .Iac(|ues, « mais j'ai aussi des (vimres ; montre-moi ta foi sans les a-nvres, et je te montrerai ma foi par mes (vnvres. » Ce qui permet de traduire /.-A, au commen- cement de la phrase (dans y.iyù 'éû-/y. ï/oj), par aussi, c'est que Jacques l'emploie volontiers dans ce sens (ch. 2, 19; 3, 3. 6. Comp. 2 (^or. 2, 10; Hébr. 2, 14; Jean 13, 14). Cette traduction me semble lever toute la difficulté que présente l'interprétation de ce passage (Voyez -le Rap- port du Doyen, à la séance de rentrée de la Faculté de Paris, 1885, page 7).
^ X',)pti; signille : en dehors de, abstraetion faite de, indépendamnwnt
de, sans.
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 127
tilié, quelles sont les œuvres ([ui ne concourent en rien à donner à la foi sa vertu salutaire : ce sont les œuvres de la loi, les œuvres légales. Et par la loi, Paul entend la Thorah, la législation mosaïque, le code lévitique.
La preuve que c'est bien dans ce sens que l'apôtre entend le terme de spva vôjjloj, c'est qu'un peu plus haut (cli. 3, 21), au lieu de dire îV'7. vouoj, il emploie simplement le terme de v6'j(.o; : vjvl oï '/'>>p'.-; voaoj o'.x'/'.otjv/, Oîoj ~zj,y.yioi<)-y.'., a main- tenant la justice de Dieu est manifestée sans la loi », « sans la loi », au lieu de : « sans les œuvres de la loi. » Ce (|ue Paul veut dire, c'est que l'observalion des prescriptions rituelles de la loi mosaïque n'est plus nécessaire pour le salut, mais que désormais la « foi », la -i^-'.;, suffit.
Dans l'épître aux Galates(ch. 5, 13-25), l'apôtre parle des « œuvres de la chair » et des « fruits de l'esprit ». Au milieu du passage où il décrit les œuvres de la chair, il dit : « Vous nêtes point sous la loi. » La loi ne peut signifier ici la loi morale ; car c'est précisément la loi morale que prêche l'apô- tre en combattant les œuvres de la chair. La loi est ici, com- me dans le passage mentionné de l'épitre aux Romains, le code lévitique avec ses prescriptions rituelles.
Nous savons aussi quelles prescriptions spéciales Paul a en vue, lorsque dans cet ordre d'idées, il })arle du vô;j.o;. Ce sont les lois relatives à la circoncision, à l'abstinence de cer- taines viandes, à la sanctification de certains jours, à l'obser- vation de certains usages extérieurs, traditionnels, distin- guant le Juif du païen. Voilà les œuvres dont la foi n'a pas besoin pour être efficace. Il suffît de se familiariser tant sôit peu avec la grande lutte que Paul a soutenue contre les Juifs et les judéo-chrétiens, pour s'assurer qu'elle avait pour objet de savoir si les prescriptions rituelles de la législation mosaï- que étaient obligatoires pour le chrétien, ou si, pour être sauvé, il suffisait d'avoir la foi en Jésus-Christ. Toute la lutte portait sur cette question.
S'il pouvait encore subsister le moindre cloute sur ce sens
128 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
spécial du mot è'pya, opposé au mot tJ.7-i^, dans la théolo- gie paulinienne, il serait levé par le fait que, lorsque Paul .veut parler des bonnes œuvres, il ajoute le déterminatif xa).à ou àyaGà. Voyez Éphésiens 2, 9. 10, où le terme de è'pya se rencontre dans les deux sens : « Vous êtes sauvés par la foi, et non par les œuvres », — o'.àTYi^TiiTTîwç... ojx i; Ipywv, — et : « nous sommes créés en Jésus-Christ pour de bonnes œuvres », — xtio-Oévtî; èv Xp'.TTorir.o-oG £-U'pYOf,;àYa9o^-. La dif- férence entre les deux sens du mot È'pya dans la terminologie paulinienne ne saurait être plus nettement marquée. Voyez encore Col. 1, 10 : « portant des fruits e/i /oi^/e to/î/ie œ/zz^re » — £v 7rav-:l spvw àyaÔtô xaoTzocpopoCivTs;. 2 Cor. 9, 8 : ft afin que vous abondiez en toute bonne œuvre », hy. Trspwcrsur.Ts tU ~âv È'pyov àyaflôv. Comp. 1 Tim. 2, 10; 5, 10, 25; 6, 18 : « être riche en bonnes œuvres», ttAojtsIv ly ^'pyoi; xa).o^.2 Tim. 2, 21 : « prêt
à toute bonne œuvre, » — îU -àv £oyov àroLfiby ■'r-zovxy.rru.évov.
Ailleurs, Paul appelle les bonnes œuvres les fruits de l'es- prit : « les fruits de Fesprit sont : la charité, la joie, la paix, la patience, la fidélité, la douceur, la tempérance «(Gai. 5,22). Rappelons enfin l'admirable psaume en l'honneur de la cha- rité, de l'amour fraternel, de l'àyâ-y,, au 13'- chapitre de la 1"' épître aux Corinthiens : « Quand je parlercds les langues des hommes et des anges, si je ncd pas la charité, je suis un aircdn qui résonne, ou une cymbale qui retentit. Et quand f aurais le don de la prophétie, la science de tous les mystères et toute connaissance, quand j'aurais toute lafoijusquà trans- porter des montagnes, si je n ai pas la charité, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, quand je livrercds mon corps pour être brûlé, si je nai pas la charité, cela ne me sert de rien. » Ce passage à lui seul suffirait pour nous prouver que Paul, en disant que l'homme n'a pas be- soin des i'pya vôij.oj pour être sauvé, entend par les « œuvres de la loi » tout autre chose que la charité chrétienne. Il est donc bien établi que les spya vô;i.oj sont les prescriptions rituelles de la loi mosaïque. Le chrétien n'en a pas besoin
d'après saint PAUL P:T saint JACQUES 129
pour être sauvé. Il est justifié ywpU è'pywv vô;j.oj. Ce qui le sauve, c'est la foi.
Précisons maintenant ce que Paul entend par la « foi ». Tout d'abord, il est manifeste que, dans la doctrine pauli- nienne, la -It::; n'est pas une croyance purement intellec- tuelle. Une telle foi, selon Paul, n'aurait aucune efficace. Elle serait « sans vertu », « morte », àp7^1, vsxcâ, pour em- jDloyer les termes de Jacques. Paul le dit explicitement dans le passage que nous venons de voir : « Si j'avais toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, et si je n'avais pas la charité, je ne serais rien. » La foi qu'exige Paul, c'est une foi vivante, agissante, se manifestant j)ar de bonnes œuvres : ttîtt'.ç o'.'àyà-r,; £V£syo'J|jl£vy, (Gai. 5, 6). Dans ce passage, Paul oppose précisément une œuvre de la loi, la circoncision, à la foi opérant par la charité, c'est-à-dire produisant de bonnes œuvres. « La circoncision, dit-il, ne sert de rien, ce qui sert, c'est la foi agissante par la charité. » Ce ncsl donc pas à une foi morte, à une foi stérile, à une simple croyance intellectuelle que Paul attribue une vertu justifiante, mais à une foi active, à une foi animée de sentiments de piété et pressée de faire le bien, à ce nous appelons la foi religieuse.
La foi religieuse ne se manifeste jamais dans la vie de l'in- dividu sous une forme générale, nue, abstraite. Elle est toujours déterminée d'une manière spéciale, concrète, con- tingente. L'apôtre Paul conçoit la foi qui sauve essentiel- lement comme foi en J('sus-( Christ.
Dans la théologie paulinienne, la foi en .Jésus-Christ a un caractère particulier, très original : elle opère notre union spirituelle la plus intime, notre identification morale, mys- tique, avec le Christ. Paul aime à comparer cette union à l'union conjugale. Par la foi, le chrétien devient l'époux de celui qui est ressuscité des morts (Rom. 7, 4). Comp. 1 Cor. 6, 17 : « cehii qui s unit an Seigneur est un esprit avec lui ». Voyez encore le remarquable passage Ephésieiis 5, 23-32, où Jésus-Christ est comparé à l'époux cl l'Eglise à l'épouse, et
130 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
OÙ l'apôtre ajoute : « c'est un grand mystère que celui du Christ et de VEglise^^. En effet, l'union du Christ et du croyant, telle que Paul la conçoit, est encore plus intime que l'union conjugale : c'est une identification du Christ et du croyant, j'allais dire une suhstitution de l'un à l'autre. « Je ne vis plus, dit Paul, c'est Christ qui vit en moi » (Gai. 2, 20). Jésus-Christ et le croyant sont conçus comme ne formant plus qu'une seule personne, « une seule plante^, tô^x^j-zo'. y£y6va|j.sv (Rom. 6, 5). C'est ce que l'apôtre appelle être « en Christ », — sv Xp!.a--(o.
Il y a même effet rétroactif. La vie du croyant se confond avec celle du Christ au point de s'assimiler la mort, la résur- rection, la vie nouvelle du Rédempteur. Par la foi, le chré- tien est crucifié avec le Christ (Rom. 6, 6) ; il est mort avec lui (Rom. 6, 8); il a été enseveli avec lui (Rom. 6, 4) ; il est ressuscité avec lui (Col. 2, 12 ; 3, 1 ; Éph. 2, 6). Le croyant ne vit plus dans cette vie terrestre, « dans la chair », £v o-apx'l, il vit dans le monde d'outre-tomhe, dans les sphères célestes, spirituelles, divines, dans lesquelles est entré Jésus-Christ par la résurrection ; cette vie nouvelle — sv xa-.vôr/-,-:'. sWYl;(Rom. 6, 4) — est la vie » dans l'esprit », sv -vsûiJia-:!,, Voyez Rom. 8, 9 : j'jlsI; ojx z^-ï £v yy.T/j. yXhk £v 7rv£jti.a-:',. C'est pour- quoi Paul déclare ne plus connaître personne « selon la chair », y.y-b. Taxpa, pas même le Christ (2 Cor. 5, 16). Nous avons là le sens primitif des termes de chair et d'esprit dans la théologie de Paul. Cette conception ahsolument originale de la foi se trouve aux antipodes des conceptions purement in- tellectualistes. On l'a appelée avec raison la notion mystique de la foi.
Cette notion nous initie à la doctrine paulinienne de la justification. C'est là encore une des idées les plus person- nelles et les plus hardies de l'apôtre, Paul part des vues de l'Ancien Testament sur la mort : la mort est le châtiment du péché, le « salaire du péché », ô^ôvia tyIs àji-ap-ria; (Rom. (5, 2, 3; Comp. 1, 32). Or, le châtiment, c'est l'expiation. Celui
d'APRKS saint PAUL ET SAINT JACQUES 131
qui subit le châtiment expie sa faute. C/est ainsi que la mort de Jcsus-Christ a été une expiation. Seulement, comme le Christ, le Fils de Dieu, a été sans péché, sa mort a été une expiation su])stilulive des péchés du monde. « Il a été fait malédiction /;oHr /jot/.s' », — y£vô;ji.îvo; 'jtàz y,;j.(7)v xy-âv/ (Gai. 3, 13). Et c'est ainsi qu'il a pu mourir pour nous, — j-kp T.1J.CÔV (1 Thess. f), 10; Gai. 2, 20; 1 Cor. 5, 7; 2 Cor. 5, 15; Rom. 8, 32). ' Après avoir expié nos péchés par la mort, Jésus-Christ est ressuscité sans péché, justifié. « Car, dit Paul, celai qui est mort est justifié du péché », — o yàp à-oOavôjv OcO'.xaûoTa'. à-ô ty,ç àuao-'la; (liom. (), 7).
Ce principe joue un rôle capital dans la doctrine pauli- nienne. Voici l'idée de l'apôtre. Lorsqu'un malfaiteur a été condamné, par exemple, à la prison, et qu'il a sul)i son châ- timent, il a satisfait à la loi, il est quitte vis-à-vis de la loi, il n'est plus sous le coup de la condamnation, il est considéré comme n'étant plus coupable, il est de nouveau « juste », il est «Jz/s/z'/ze », oîo'.xauoTa-,. De même le Christ: après avoir subi le châtiment du péché, la peine de mort, il s'est trouvé quitte vis-à-vis de la loi, justifié. Et la preuve de sa justiti- cation, c'est que Dieu l'a libéré parla résurrection. C'est là le sens du fameux i)assage Rom. 4, 25 : a II a été livré éi cause de nos offenses et il a été ressuscité éi cause de noire justifi- cation », — o; -y.psooOr, o'.a -y. -apa-Tcoy-'/Ta ï,;j.o)v xal r^-^^zzhr^ o-.a TY.v o'.xauoT'.v f'xCov -.
1 Quand Paul dit ([ue le Christ est mort « pour nous », — unb np.ô)v, — cela ne signilie pas seulement pour notre bien, pour noire saint, mais aussi à notre place. L'idée de substitution ressort clairemcnl de cette parole : » Si un est mort pour tons, tons sont morts » (2 Cor. 5, 14i. Il est impossible de rendre ici -irrio -zvtwv par : ponr le bien de tons )), car le raisonnement sérail détruit, la conclusion en ce cas serait : « donc tous sont restés en oie «(couip. .lean 11, .')<»); tandis que Paul conclut : « donc tous sont morts ». Tous sont considérés connue étant morts, parce ([u'un substitut est morl à leur place. La doctrine de l'expiation substitutive du Christ est lonciércment paulinienne.
- Dans ces deux phrases, le premier Sti. marque la cause efficiente, et le second, la cause finale.
132 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
Et comment cette justification du Christ devient-elle notre justification? C'est par le fait de notre identification mys- tique avec le Christ par la foi. De même que nous parti- cipons, par la foi, à la crucifixion, à la mort, à l'ensevelis- sement et à la résurrection du Christ, de même nous parti- ciponsà sa justification : oixauoOivTîç ojv èx -'lT':£w;(Rom.5, 1). Comp. Gai. 2, 16 : « Nous avons cru en Jésus-Christ, afin cr être justifiés par la foi en Christ >\ l'va o-.xauoGwusv ex Tria-xcw; Xpwroù. Voyez encore Philippiens 3, 9 : « La justice par la foi au Christ, justice venant de Dieu et accordée à la
foi )), — o'.xa'.OT'JVY.v 'Zf^v o'.à Trio-Tcto; Xo!,tto'j, -:y<v ex Oeoù ot.xa!,oT'jvr,v e~l -zr, tJ.'J'zzi. Voilà le sens précis de la doctrine paulinienne de la justification par la foi.
Cela nous explique pourquoi Paul parle si rarement du pardon des péchés, et presque exclusivement de la justifica- tion. Jésus-Christ n'a pas été pardonné, il a été justifié. Et le croyant qui s'identifie avec lui, est de même considéré comme ayant expié ses péchés par la mort, et comme ayant satisfait ainsi à la justice divine. Il n'est pas pardonné, mais justifié. La justice du Christ lui est imputée. Et comme cette justice du Christ s'obtient par l'identification avec le Christ au moyen de la foi, Paul dit que « la foi nous est imputée à jus- tice », — Àoyiî^eTa'. y, --Icttu eu o'.xa'.07Jvr,v (Rom. 4. 3. 5. 9-11, 22- 24; Gai. 3, 6)'. C'est là \'d justice selon Dieu, o'.xa-.oTJvr, 6eoj
' La notion paulinienne de V imputation apparaît en i)leine lumière dans le passage Rom. 2, 25-29, où l'apôtre dit que « si le païen observe les ordonnances de la loi, son incirconcision lui est imputée à circoncision >>, Y} àzpnÇjTTta xitTov de, Trspiroyviv iQ'jicHmT'xi. Notons cette t'acon de s'expri- mer. Paul ne veut pas dire, comme les termes pourraient sembler l'indi- quer, que l'à/ûo^uarix elle-même est imputée à circoncision au païen incir- concis : c'est sa conduite morale qui le rend pur (circoncis) aux jeux de Dieu. Mais au lieu de dire : « sa pureté morale lui est imputée à circoncision », Paul emploie une image hardie : « son incirconcision lui est imputée à circoncision ». I^a même observation s'applique à la notion de l'imputation de la foi au chrétien. Il est vrai cpie, d'après la citation de la Genèse (ch. 15, 6 ; Rom. 4, 3 et suiv.), c'est bien la foi
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 133
(Rom. 1, 17 ; 3, 20-20 ; 5, 1. 9 ; 10, 3-8 ; Gai. 3, 11 ; 2 Cor. 5, 21 ;Phil. 3, 9)'.
Cette justice n'exige j)as l'observation des prescriptions légales de la législation mosaïque; elle s'obtient « en dehors de la loi », /(-jp'.ç vôaoj, « en dehors des œuvres légales », yiopU âpvwv vci;jLOj, uniquement « par la foi en Jésus-Christ » : oià 7L'la-T£o)c MatoO Xo'.tto'j, îu -àvTac xal z-\ -àvT'/; tojç -'.rr-z-j- ov7a^(Rom, 3, 21. 22. 28).
Paul explique par un j)rincipe de jurisprudence pourquoi le chrétien n'a plus besoin d'observer les prescriptions ri- tuelles du mosaïsme; c'est, dit-il, parce ([ue le croyant est virtuellement 7710/7 avec Jésus-Christ. Or, la mort met fin à toutes les obligations légales. Quand le mari est mort, sa
qui fut imputée à justice à Abrahiuii ; mais en applicpunit cette parole aux chrétiens (lAom. 4, 23-25), l^aul lui donne un sens théoloj»ique spé- cial, conlorme à sa notion de la justification par l'union mystique avec le Christ. A ce point de vue, ce n'est pas, comme le pensent certains commentateurs, la foi elle-même, connue telle, qui est imputée à jus- tice au croyant, c'est la justice du Christ. Mais comme cette justice s'obtient par la foi, I^aul, suivant la ligure de rhétoricpie qui permet de prendre le contenant pour le contenu, a pu conserver la formule : « la foi lui est imputée à justice. »
' La rî,/7to(7Jv>î Qs-iû, dans la théologie paulinienne, est une justice sni (jeneris, que nous pourrions ajjpeler la justice rcliçiieuse. Klle dillere, comme attribut de Dieu, de la justice purement rétributive, et, comme attribut de l'homme, delà justice propre, fondée sur le mérite person- nel. Klle est h\ justice qui sauve : \i} justice en Dieu, cpii sauve l'homme, et la justice en l'homme, grâce à hupielle celui-ci est sauvé. Aussi le génitif Osoj est-il un génitif synthélicpie, tantôt objectif, tantôt subjectif, correspondant au status coiistructus hébreu, (|ui mar([ue une simple relation entre deux noms, laissant au contexte le soin de déterminer cette relation. La Siy.y.iarjr. Oêoû est la justice (/<• iJ/V;/ et la justice valable devant Dieu : elle est la justice divine ([ui, après avoir fait porter au Christ le châtiment du péché de l'humanité, ollre la justification à tous ceux qui par la foi s'unissent au Rédempteur, et elle est la justice du croyant qui par la foi s'est uni au Christ et particij)e à son expiation et à sa justification. Nous rendons volontiers le terme de ^i/atoc-Jv» deov par « la justice selon Dieu ». C'est le contexte (|ui décide du sens précis dans chaque cas spécial.
134 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
veuve peut se remarier. « C'est aiusi aussi, mes frères, que vous êtes morts à la loi (littéralement : vous avez été mis à mort) par le corps du Christ » — w-tî, àosAcpo-l aoj, xal it^elç È^avaTtoO/,-:; tw voij.w o'.y. toj 'yio^y.zo; to-j Xo'.tto'j (Rom. 7, 4). Con- clusion : vous n'avez plus d'obligations vis-à-vis delà loi.
Mais ce qui prouve que Paul n'a en vue que le code rituel, et nullement la loi morale, c'est qu'il dit explicitement ne pas être sans loi, à savoir sans loi divine, mais être soumis à 1(1 loi (lu Chrisl, 1 Cor. 9, 21 : [j.y, (ov àvo|ji.o,- OsoG c/XV ëwo-j-o; XpicTToCÎ (dans In loi du Christ). Il écrit aux Galates : « Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi (lu (Christ », — tôv vôuov toj Xo'.ttoj (Cli. G, 2).
Qu'est-ce que cette loi du (^Jirisi? C'est la loi de l'amour de Dieu et du prochain, la loi de la saiuteté parfaite, la loi morale. Une vie conforme à la loi morale est, dans la con- ception de Paul, inséparable de la foi ; car j)ar la foi nous sommes morts et ressuscites avec Christ, et nous vivons avec Christ dans une vie nouvelle (Rom. (), 4), tlans la vie supé- rieure, spirituelle; il s'agit donc de nous conduire aussi d'une manière digne de celte existence céleste. Voyez (lai. 5, 25 : Si nous vivons d(uis Vcsprit, nutrclions (tussi selon ics- prit, — î'. ^cô|j.£v 7:v£'j|ji.7.T'., -yz'J<j.y.-:>. xal T-O'.yto'xzv, c'est-à-dire, marchons dans la sainteté du monde spirituel, dans lequel nous sommes entrés parla résurrection virtuelle avec .lèsus- Christ. Loin d'écarter les bonnes œuvres, la doctrine pau- linienne les exige au contraire; et (juand Paid dit (pie nous sommes justiliés sans les œuvres de la loi, c'est uni(ju('nii'nl les pi'aticiues rituelles du mosaïsme qu'il a en vue.
Maintenant que nous avons déterminé les notions de jusli- ficaiion, de foi et d'œuvies dans les conceptions respectives de Jacques et de Paul, nous pouvons comparer ensemble les vues des deux auteurs.
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 135
Ce qui ressort tout d'abord de notre étude, c'est qu'ils prennent chacun dans un sens dilTérent les termes de -It-'.;, d'ëpyaet de oixT.'.ryj'jHy.'.. Pixv tJ.t-.:;, Jacques entend la croyance purement intellectuelle, tandis que Paul entend par -ia-r»,; l'union mystique la plus intime avec le Christ et parle Christ avec Dieu. Par Ipya, Jacques entend les bonnes œuvres, et Paul les pratiques rituelles. Parla «justification», Jacques entend l'acquittement, le pardon, la rémission des péchés, tandis que dans la théorie paulinienne la justification est la conséquence de l'œuvre expiatoire du Christ, c'est la justice du Rédempteur imputée au croyant.
Voici comment nous pourrions paraphraser la doctrine de Jacques : l^our obtenir de Dieu le pardon des péchés, il ne suffit pas d'avoir une croyance correcte ; il faut que l'obéissance à Dieu et la charité à l'égard du prochain vien- nent compléter les croyances, pour leur donner une vertu salutaire. Et la doctrine paulinienne, nous la paraphraserons ainsi : Ce n'est pas l'observation des prescriptions rituelles de la loi mosaïque qui nous justifie devant Dieu, mais l'union mystique avec Jésus-Christ par la foi, union se ma- nifestant par la sainteté de la vie et la charité à l'égard du prochain. Comme on le voit, ces deux thèses ne sont nulle- ment contradictoires.
Mais, sans être contradictoires, ne seraient-elles pas cependant divergentes? C'est ce qu'il convient d'examiner.
Jusqu'ici nous nous sommes trouvés sur le terrain solide des textes, et nous ne pensons pas que l'on puisse juste- ment contester nos résultats. Mais ces données soulèvent toute une série de questions sur lesquelles les théologiens sont loin d'être d'accord et où chacun juge selon ses impres- sions exégétiques, historiques, dogmatiques.
Frappés de la différence des points de vue de Paul et de Jacques, plusieurs interprètes ont été amenés à nier, chez ce dernier, toute intention de polémique contre la doctrine
136 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
paulinienne. Deux critiques très distingués, MM. Massebieau et Spitta, ont même été jusqu'à placer l'épître de Jacques dans le premier siècle avant Jésus-Christ et à l'attribuer à quelque Juif pieux, dont l'écrit aurait été légèrement inter- polé plus tard par un chrétien.
Nous ne pouvons entrer ici dans l'examen détaillé de ces hypothèses, auxquelles notre sentiment exégétique et nos vues historiques ne nous permettent pas de nous rallier i. Les allusions de Jacques à l'enseignement de Paul nous paraissent trop manifestes. Non seulement, comme nous l'avons déjà dit, Paul a été le premier à opposer la foi aux œuvres, mais Jacques prend, jusque dans les termes, le contre-pied delà formule paulinienne. Et, ce qui plus est, il s'etTorce d'émousser l'argument biblique capital de Paul; il se permet même, pour atteindre ce but, de faire un petit accroc au texte de la Genèse. Paul avait trouvé dans la Genèse, à l'appui de sa doctrine, cette parole caractéristique : « Abraham eut foi en Dieu, et cela lui fut imputé à justice » (Gen. 15, 6). Il a dû la répéter fréquemment, car nous la trouvons dans l'épître aux Romains (ch. 3, 3) et dans l'épitre aux Galates (ch. 3, 6), et un de ses disciples y fait allusion dans l'épître aux Hébreux (ch. 11). Cette parole avait une grande portée apologétique. Elle a dû singulièrement embarrasser Jacques. Aussi, pour rallaiblir, la rapporte-t-il, non à la naisscmce d'Isaac, où elle se trouve dans le récit bi- blique, mais à son sacrifice; et elle devient ainsi, au lieu d'un argument à l'appui de la doctrine paulinienne, un argument en faveur de la justification par les œuvres. Si Jacques avait voulu simplement appuyer d'une citation biblique son enseignement relatif à la nécessité des bonnes œuvres, il n'aurait eu que l'embarras du choix, et il ne se serait pas
' Un interpolalcur ne se serait probablement pas contenté d'inter- caler deux fois le nom de Jésus-Christ dans l'épître; il aurait fait des additions plus nombreuses, pour mieux marquer le caractère chrétien de l'écrit.
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 137
arrêté à un passage mentionnant uniquement la foi et non les œuvres. Si néanmoins il a cru devoir faire cette citation et l'interpréter à sa manière, c'est qu'il a eu une arrière- pensée polémique, et celle-ci ne pouvait viser que l'ensei- gnement paulinien. Il nous est donc impossible de nous ranger à l'avis des théologiens qui placent l'épitre de Jacques absolument en dehors des préoccupations que la prédica- tion de Paul avait éveillées dans les communautés chré- tiennes.
D'autre part, il est évident, comme nous l'avons constaté, que cette polémique portait à faux. Jacques s'est mépris sur l'enseignement de Paul. Comment s'expliquer cette mé- prise? Le ton modéré de l'épître, la manière calme dont fauteur présente ses arguments, l'absence de toute passion ecclésiastique, ne nous permettent pas d'admettre que l'au- teur, du moins au moment où il écrivait, fût personnelle- ment engagé dans la controverse entre Paul et les judéo- chrétiens. Ses arguments nous semblent indiquer qu'il ne lui était parvenu que des échos affaiblis et peu tidèles de la lutte. Un judéo-chrétien militant savait mieux à quoi s'en tenir; il combattait, contre Paul, pour le maintien et l'auto- rité de la loi mosaïque, et non pour la pratique des bonnes œuvres, que l'apôtre des Gentils ne menaçait nullement. Nous devons donc admettre que Jacques avait été mal in- formé, soit qu'il eût mal compris les personnes qui l'avaient renseigné, soit que celles-ci n'eussent saisi qu'imparfaite- ment la pensée de l'apôtre. Nous savons, du reste, que Paul a été constamment obligé de combattre les fausses interprétations de sa doctrine dans ses propres communau- tés. Il n'est donc pas étonnant que des interprétations erro- nées se soient répandues au dehors, et que Jacques n'ait reçu l'enseignement paulinien que sous une forme altérée.
A ce propos, nous sommes amenés à nous demander si Paul n'aurait pas été lui-même quelque peu responsable de ce malentendu; et quand nous regardons à son enseigne-
138 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
ment, il nous est impossible de le disculper entièrement. Il n'est jamais parvenu à faire une distinction bien nette, dans la Tlwrali, entre la loi morale et la loi rituelle.
L'apôtre a bien le sentiment instinctif de cette distinction ; il fait la distinction dans l'application pratique, mais il n'est pas parvenu à la formuler théoriquement. Cela peut nous surprendre; mais nous devons le constater. Et qu'on n'ob- jecte pas que Paul n'a pas pu mettre dans ses épîtres tout ce qu'il enseignait, que l'omission d'une distinction for- melle entre la loi morale et les prescriptions rituelles pour- rait bien être purement fortuite. Non, elle n'est pas fortuite, car on sent dans les écrits de l'apôtre qu'il est constamment aux prises avec la difficulté provenant de la confusion des œuvres rituelles et des ordonnances de la loi morale; qu'il se débat dans cette difficulté, faisant de grands efforts pour se débrouiller et n'}^ réussissant jamais d'une manière par- faitement claire, consciente, théorique.
Nous comprenons , sans peine ces tâtonnements, quand nous considérons que, pour le Juif, la Tliorah constituait une unité; que les lois morales et les lois rituelles s'y trou- vent mêlées sans distinction aucune, ayant toutes la même origine et autorité divines et exigeant toutes de l'Israélite le même respect et la même soumission. Aussi savons-nous avec quelle exactitude scrupuleuse, méticuleuse, les Israé- lites, à l'époque de Jésus, et les Pharisiens en particulier, observaient les prescriptions de la loi mosaïque, renchéris- sant encore sur les exigences de la loi, entourant celle-ci de ce qu'ils appelaient « une haie », c'est-à-dire d'une série de prescriptions supplémentaires, dont l'observation mettait le fidèle à l'abri de tout danger de transgression.
Dans cet état d'esprit, rien n'était plus éloigné de la pensée Israélite que de faire un triage dans la Loi et d'établir une distinction entre les lois morales et les prescriptions rituelles. Les judéo-chrétiens de Jérusalem fréquentaient assidûment le culte du temple et observaient la loi mosaïque tout aussi
d'après saint l'Al'L ET SAINT JACQUES 139
rigoureusement que les Juifs; ce fut même là une des raisons pour lesquelles le peuple les lenail en si haute estime, comme nou3 l'apprend le livre des Actes (ch. 3, 40. 47). 11 n'y a donc rien d'étonnant à ce que Paul, l'ancien pharisien, n'ait pas réussi du premier coup à distinguer théoricpiement les lois morales des lois rituelles.
Ce qui l'en empêchait en outre, c'était sa théorie de la mort à la loi par la crucifixion virtuelle du croyant avec le Christ, Etant morts avec le Christ, nous sommes morts à la loi, à toute la loi, et non seulement à telle ou telle de ses parties. La doctrine paulinîenne de la justification par la foi favorisait ainsi la confusion de la loi morale et de la loi céré- monielle. Aussi Paul considère-t-il ce qu'il appelle « la loi du Christ » comme une loi nouvelle, la loi d'oulre-tomhe, la loi du monde céleste. L'antithèse, chez Paul, est entre la loi de Moïse, d'une part, et la loi du monde supérieur, divin, d'autre part. L'apôtre n'est pas arrivé à se rendre théoriquement compte du fait que la loi du monde supé- rieur existe aussi dans la Tliorah, comme loi morale, et que cette loi morale est essentiellement différente des prescrip- tions rituelles, dont le caractère est contingent et tempo- raire ^
* l^ar un raisonnement très subtil, l'aul, en abolissant la loi, déclare l'observer; car, dit-il, la loi prophétise elle-même sa projîre déchéance (Rom. 3, 21. 31). Sans s'en apercevoir, il prend le terme de vciao; tantôt dans le sens de loi riliiellc, tantôt dans le sens de Livre de la loi, d'E- criture sainte. Cette confusion lui permet d'en api)eler à la loi, c'est-à- dire à rpxriture sainte, pour prêcher l'abolition de la loi, c'est-à-dire des prescriptions rituelles, et pour citer couramment la loi connue autorité, tout en la déclarant abolie. Il ne s'est jamais rendu com])te de cette contradiction apparente, et n'a pas remarqué (pie sa démons- tration, juste il est vrai pour le fond, péchait dans la forme, dans l'argumentation dialectique, parce qu'elle jouait sur le double sens du mot vcfxo;. Quand on étudie le passage Rom. 2, 11-16, on est surpris que Paul, tout en sentant si justement leur différence, n'ait pas su distinguer tlu'oriqiienient les trois idées cpi'il design:' pai- le terme de loi : la loi morale, la loi rituelle et l'Mcrilure sainte.
140 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
Jacques, de son côté, n'a pas dû être en mesure de faire la distinction théorique de la loi morale et de la loi rituelle dans la Thorah. Son écrit nous le révèle comme un pieux laïque, judéo-chrétien, assez versé dans la langue grecque, mais sans culture théologique. Il n'a pas passé, comme Paul, par l'école des rabhins. La tradition a voulu voir en lui l'apôtre Jacques; mais celui-ci était déjà mort lors de la con- troverse paulinienne. De nombreux théologiens modernes croient devoir attribuer l'épître à Jacques, frère de Jésus, chef de la communauté chrétienne de Jérusalem, dont on connaît les démêlés avec Paul, à propos de la Loi. Le pas- sage polémique de l'épître contre le paulinisme semble, en effet, appuyer cette hypothèse. Mais la controverse entre Paul et le frère de Jésus, ne portait pas sur les bonnes œuvres ; et, d'autre part, nous ne trouvons dans l'épître aucune trace de légalisme juif. Cela ne répond en aucune façon à la per- sonnalité de Jacques, telle que nous la connaissons par le livre des Actes et les écrits de Paul. On a aussi émis l'hypo- thèse que l'épître aurait été primitivement anonyme, et qu'un scribe chrétien y aurait inscrit le nom de l'apôtre Jacques, afin de pouvoir la recevoir dans le Canon du Nouveau Tes- tament. Rien, à nos yeux, ne justifie une telle hypothèse. L'auteur ne se dit pas apôtre, et nous avons l'impression que le nom de Jacques fait corps avec la lettre. Mais, comme ce nom était alors très répandu, il nous est impossible d'identifier l'au- teur, et nous devons nous résigner à l'appeler Jacques et à nous contenter de l'image, du reste très vivante, que rellète son écrit.
L'auteur a été Juif, cela est certain. L'absence de tout esprit légaliste dans son écrit, nous permet de supposer qu'il appartenait à cette catégorie de Juifs, alors assez nombreux, qui avaient plus ou moins laissé tomber en désuétude le rituel juif et qui s'attachaient principalement au côté moral de la Thorah. Ces Juifs, qui exerçaient une influence heu- reuse sur les âmes nobles et religieuses du monde païen, étaient aussi très accessibles aux doctrines du christianisme.
d'aPRKS saint PAUL ET SAINT JACQUES 141
en particulier du christianisme galiléen, tel qu'il nous appa- raît dans les évangiles synoptiques. Jacques, semble-t-il, a dû avoir entendu la prédication de Jésus lui-même, tant il v a, dans son écrit, d'affinités formelles et matérielles avec l'enseignement du Maître ; en tout cas, il s'est pénétré de l'esprit de la prédication primitive de l'Évangile, sans aucu- nement en faire l'objet d'une élaboration théologique.
Pour Jacques, aussi bien que pour Paul, les lois de la Thorah d'Israël ne formaient qu'un bloc. Mais^ dans sa polé- mique contre la doctrine paulinienne de la justification par la foi sans les œuvres de la loi, Jacques, au lieu de s'atta- cher aux prescriptions rituelles, n'a relevé que ce qui, à ses yeux, constituait l'erreur saillante de cet enseignement : la justification par la foi sans les bonnes œuvres, sans les œuvres de charité. Et il est certain qu'il se trouvait là sur un terrain très favorable. C'est le terrain que choisissent, encore au- jourd'hui, les théologiens catholiques dans leurs controverses avec les protestants sur la justification par la foi. Dans le monde laïque, cela manque rarement de faire de l'impres- sion. Si Paul, dès l'origine, avait nettement formulé la dis- tinction entre les prescriptions rituelles de la Thorah et la loi morale éternelle, cette controverse n'aurait pas eu lieu, ou du moins elle aurait pris une toute autre tournure. Mais le terme général d' « œuvres » nourrissait singulièrement le malentendu.
Nous devons cependant nous demander si entre Jacques et Paul il n'y a eu rien qu'un malentendu. On ferait erreur, croyons-nous, en répondant absolument par oui ou par non. La réponse est complexe, parce que nous avons affaire, d'une part, à un laïque, sans nulle subtilité d'esprit, voyant les choses en gros et tout à fait étranger aux finesses de la théo- logie, et, d'autre part, à un élève des rabbins, à un penseur
142 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
et à un dialecticien de premier ordre. Dans ces conditions, la comparaison n'est pas sans présenter des difficultés.
Si l'on se place au point de vue purement théologique, sans tenir compte de la différence de culture des deux au- teurs, il n'est guère possible, malgré l'accord que notre étude nous a révélé, de ne pas constater des nuances entre leurs tendances dogmatiques. Encore ne pouvons-nous faire ici que des conjectures.
Ah, s'il était certain que l'auteur de l'épître de Jacques fût le frère de Jésus, nous n'hésiterions pas à affirmer qu'il n'aurait jamais accordé à Paul la légitimité de l'abolition de la loi rituelle, sauf peut-être dans une certaine mesure pour les païens, — auxquels on faisait, bon gré, mal gré, quelques concessions par esprit d'opportunisme, — mais non pour les enfants d'Israël, dont la loi était divine, sacrée, intangible, éternelle. Jésus n'avait-il pas dit que pas un iota de la Loi ne périrait jamais ? Il fallait donc maintenir, du moins en théo- rie, l'autorité de toute la Thorah. Il est peu probable qu'en dehors des disciples convaincus de Paul, un judéo-chrétien quelconque, même le plus large d'esprit, eût consenti à admettre, en principe, l'abolition des prescriptions mosaï- ques. Peut-être l'auteur de l'épître avait-il des idées moins rigoureuses que le frère de Jésus, car il parle de la « loi de liberté », terme dont le sens précis nous échappe. Mais ce qui est certain, c'est qu'il ne fut pas paulinien. Il n'est donc pas téméraire d'admettre qu'il n'aurait pas adhéré aux prin- cipes de Paul sur l'abolition de la Loi.
Il est vrai que bon nombre d'exégètes ne voient dans les paroles de Jacques autre chose qu'un avertissement frater- nel relatif à l'abus qu'on pourrait faire de la doctrine de la justification par la foi. Nous ne pensons pas que cette opi- nion soit fondée, car l'auteur n'aurait pas lïianqué d'indi- quer, du moins par un mot, qu'il met simplement ses lecteurs en garde contre les fausses interprétations et applications d'une doctrine du reste parfaitement acceptable. Or il n'en
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 143
fait rien. C'est la doctrine paulinienne elle-même, la doc- trine de la justification par la foi seule, qu'il combat, et ses paroles ont un caractère nettement polémique. Nous devons donc maintenir qu'entre la pensée de Jacques et celle de Paul il y a une nuance théologique.
Mais, pourra-t-on nous demander, Paul a-t-il jamais dénié aux bonnes œuvres une vertu méritoire ? Certes non. Les bonnes œuvres étaient pour lui le ileuron de la foi, la con- séquence naturelle de la vie dans l'esprit. D'après sa notion de la foi, le croyant, vivant « en Christ», accomplit sponta- nément la « loi du Christ ». 11 ne pouvait donc y avoir, dans la pensée de Paul, aucune antithèse entre la foi qui sauve et la pratique de la charité. Aussi la question de la foi et des œuvres telle que la présente Jacques, la question du rôle de la charité comme acte méritoire complétant la vertu justifiante de la foi, ne s'est-elle jamais, pour autant que nous sachions, posée devant l'esprit de l'apôtre. Quand il a parlé de la foi qui agit ])ar la charité, il a dit loule sa pensée. La question traitée ou plutôt effleurée par Jacques ne s'est posée dans l'Eglise qu'aux temps de la Réforme.
Il importe néanmoins de chercher, par voie d'induction, quelle attitude Paul aurait prise, étant donnés ses principes, vis-à-vis de la doctrine des Réformateurs. Aurait-il adhéré à la doctrine du salut par la foi, et non i)ar les bonnes œu- vres (sous la réserve, bien entendu, que les bonnes œuvres découlent de la vraie foi)? Nous n'hésitons pas à répondre par l'affirmative. La grande préoccupation de Paul est d'en- lever à l'homme tout sujet de glorification personnelle, toute vanité pouvant se fonder sur la justice i)ropre. L'hom- me doit se présenter devant Dieu n non cwcc s(i juslice pcrson- nellc )> ('j.r, r/wv s;ji.r,v o'.y.x',o-jvr,v, Phil. 3, 9), mais avec la justice du Christ imputée à ceux ([ui croient. Tout vient de Dieu, rien de l'homme, a afin que nulle chair ne se (jlorijie devant
Dieu » (ô'-oK UY, y,'j:jrf^Tr~.'J.'. -'j.-yj. 'J'J.zz Èvco-'.ov toj Ozoj, 1 {\ov. 1,
29; comp. Rom. 3, 27-30). Avec ces principes, Paid ne pou-
144 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
vait reconnaître aucune vertu justifiante aux meilleures actions de l'homme. Toute la gloire revient à Jésus-Christ, tout le mérite à son œuvre rédemptrice. Dans la théologie de Paul, notre salut est uniquement l'œuvre de Dieu par Jésus-Christ, et dans aucune mesure notre œuvre, à nous, quelles que soient, du reste, nos vertus. Paul ne pouvait donc pas enseigner, avec Jacques, que nos bonnes œuvres coopèrent avec la foi à notre salut. Une telle doctrine est contraire à toute l'économie de son enseignement. Aussi ne trouve-t-on. dans les épîtres pauliniennes, aucune affirma- tion de ce genre. Seulement l'apôtre, qui déjà n'était pas à même de faire la distinction théorique entre la loi morale et les prescriptions rituelles, alors que cette question était à l'ordre du jour, aurait été encore beaucoup moins en mesure de distinguer théoriquement entre la justification et la sanctification, distinction qui ne faisait alors l'objet d'au- cune controverse.
Ce n'est donc que par induction que nous pouvons déter- miner sa réponse ; mais nous avons l'assurance que la doc- trine prêchée par nos Réformateurs est a])solument dans la logique des prémisses pauliniennes. Et il nous est permis de conclure avec eux que, d'après saint Paul, les bonnes œu- vres n'ont pas, en elles-mêmes, de vertu justifiante, mais que la foi justifiante produit nécessairement de bonnes œuvres ; les bonnes œuvres sont un effet, un fruit de la foi ; et, à ce point de vue, il n'y a pas de foi sans bonnes œuvres. Mais ce qui nous justifie, c'est uniquement la foi, et non les bonnes œuvres qui en découlent. Voilà, en principe, la thèse de Paul.
Cette thèse, Jacques ne l'aurait pas admise. Il était syner- giste. D'après lui, les bonnes œuvres coopèrent avec la foi, et la foi avec les œuvres ; les œuvres de charité ont une va- leur méritoire, une vertu justifiante. Jacques n'a aucune idée de la conception paulinienne de l'imputation de la justice du Christ aux crovants. Cette doctrine, si toutefois il en a
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 145
eu connaissance, dépassait de beaucoup son horizon spiri- tuel. Jacques, en homme pratique, demandait à voir la foi, — ozilôy ULO', -:y,v Tj.'y-v/ toO, — et comme la foi ne peut se montrer que par les œuvres, Jacques a fondu en une seule notion la foi et les œuvres, et leur a attribué, aux deux réunies, la vertu justifiante : è; è'pycov o'.xa'.oj-ra'. àvOpwiro^ xal oùx £x -îttsoç uôvov... t, -'.t-'.;, Tjvrîpys', toI; ïp'^'O'.;. Cette concep- tion synergiste, systématiquement élaborée, est devenue la doctrine officielle de l'Église catholique.
Nous trouvons-nous là en présence d'une divergence radi- cale? Y a-t-il une antinomie insoluble entre la doctrine de Jacques et celle de Paul, ou bien y aurait-il moyen de les concilier?
Il est évident que, dans la forme, la conciliation n'est pas possible; les termes sont contradictoires. 11 est bien certain aussi qu'il y a entre les deux conceptions une divergence de pensée, et que si l'on considère les deux thèses comme des thèses théologiques, mûrement pesées, contradictoirement discutées et scientifiquement élaborées (comme c'est le cas dans la dogmatique catholique et protestante), la synthèse des deux doctrines est une impossibilité.
Mais la question ne se pose pas ainsi, quand nous nous plaçons uniquement en présence de Jacques et de Paul. Là, nous n'avons plus affaire à deux dogmaticiens de force à peu près égale, mais à un laïque et à un théologien. Et c'est à ce point de vue, trop peu remarqué des théologiens, qu'il faut se placer, si l'on veut porter un jugement juste, vrai, historique sur le rapport entre les deux doctrines. 11 serait faux, anti-scientifique, d'appliquer à la parole d'un laïque la même mesure qu'à l'écrit d'un théologien émérite. Si nous voulons rester dans le vrai, nous ne pouvons appliquer la mesure théologique qu'à saint Paul, et lui demander rigou-
10
146 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
reusement compte de ses formules, de ses argumentations, de chacune de ses expressions. Quant aux paroles de Jacques, nous nous garderons de les peser dans la balance théolo- gique; nous lui passerons volontiers un terme impropre, une formule incorrecte, une façon de s'exprimer un peu gauche, un peu maladroite ; nous nous appliquerons à découvrir le fond de sa pensée, en faisant abstraction de la forme. C'est la seule manière vraie de juger Paul et Jacques. Et si nous les jugeons ainsi, nous verrons qu'aiz fond, leurs pensées s'accordent parfaitement, qu'ils prêchent tous les deux le même Evanmle.
C'est peut-être dans la notion de la « justification », où la divergence apparaît le moins, que la conciliation a le plus de peine à s'opérer. Non que Paul se refuse à identiiier, comme Jacques, la justification et la rémission des péchés. Sur ce point, il est facile de les mettre d'accord. Dans la pratique, les deux idées, celle du pardon, au sens de Jacques, et celle de l'imputation de la justice, au sens de Paul, se confondent si bien, que Paul lui-même se sert plusieurs fois du terme de pardon. Kom. 3, 25, il parle de la « non-puni- tion » des péchés, — -àssT-.ç twv à;j,apTr,;jLâT(i)v. Rom. 4, 7, il cite le premier verset du psaume 32 : « Heureux ceux dont les iniquités sont pardonnées. » Voyez aussi Ephés. 4, 32 : « Par- donnez-vous réciproquement, comme Dieu vous a pardonné en Christ », et Col. 1, 14: « En Christ, nous avons la rédemp- tion, la rémission des péchés. » L'idée de la « justification » de Paul se rencontre donc, dans la pratique, avec celle de Jacques. La pensée fondamentale est la même.
Seulement Jacques n'a rien de la richesse de la pensée spéculative de l'apôtre des Gentils. Il se dit bien le « servi- teur de Jésus-Christ», qu'il appelle le « Seigneur de gloire », (ch. 1, 1 ; 2, 1); cela nous apprend qu'il croit au Ressuscité, dont il est un disciple fidèle et dévoué. Mais c'est tout ce que nous savons de sa christologie. En dehors des deux pas- sages mentionnés, le nom de Jésus-Christ ne paraît plus dans
d'après saint PAUL ET SAINT JACQUES 147
toute l'épître. La mort du (Christ ne semble pas avoir joué dans la conception religieuse de l'auteur le rôle capital qu'elle joue dans la théologie de Paul ; il n'y fait aucune allusion. Et quand il parle de la « foi », de cette foi qui, unie aux bonnes œuvres, est le salut du pécheur, c'est manifestement la foi en Dieu, et non la foi au Christ, qu'il a en vue. Nous nous trouvons là en présence de la prédication simple et primitive de l'Evangile, telle ([ue Jacques a pu l'entendre de la bouche du Seigneur lui-même.
Paul n'a pas suivi Jésus pendant son activité terrestre ; il déclare même ne pas vouloir le connaître selon la chair (2 Cor. 5, 10). Après sa conversion sur le chemin de Damas, toute son attention s'est portée sur la mort expiatoire et sur la résurrection glorieuse du Fils de Dieu, et sa doctrine de la rédemption et de la justification porte l'empreinte de ses méditations sur ce drame mystérieux. Il y a évidemment, sous ce rapport, une distance considérable de la pensée de Jacques à celle de Paul. Mais la théologie n'est pas la reli- gion. Et si nous allons au fond de la pensée religieuse du grand apôtre, nous voyons qu'en dernière analyse, c'est la foi d'Abraham, le père et le type des croyants, qu'il nous présente comme l'idéal de la foi qui sauve (Rom. 4; Gai. 3)*. Or, cette foi n'est pas autre que celle que prêche Jacques, et que Jésus-Christ lui-même a prêchée. La foi religieuse dissipe ainsi les divergences de la théologie.
Nous constatons le même rapprochement, (juand nous passons à l'examen des deux thèses contradictoires de nos auteurs. Voyons d'abord la thèse négative : « lliomme est justifié sans les œuvres », puis la thèse i)ositive : « llionuiie est justifié par la foi » .
Nous avons constaté que lorsque Paul dit que nous sommes justifiés <( sans les œuvres de la loi », /wv.; sV'(.r/ vôuoj, il veut dire que l'observation des pratiques rituelles du mosaïsme
* Je me permets de renvoyer, pour le développement de cette idée, à mes Pubticalions sur le fidéisme, p. 285 et suivantes.
148 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
est sans vertu salutaire. Eh bien, Jacques ne dit-il pas exac- tement la même chose, sous une autre forme, quand, au chapitre 1, 26, il parle du culte vain de ceux qui observent les prescriptions rituelles avec un cœur impur : tojtoj |jLàTa'.oç r, hpr^TY.dy., — » le culte d'fz/i tel homme est vain ». Traduisez cette pensée dans le langage théologique de saint Paul, et vous aurez la thèse, que l'homme n'est pas justifié par les œuvres de la loi. Sur ce point, la doctrine de Jacques se rencontre donc, au fond, avec celle de Paul. Sans bien s'en rendre compte, Jacques ne croit pas non plus à la vertu jus- tifiante des œuvres légales.
Cette harmonie dans la thèse négative est une présomp- tion en faveur de l'harmonie dans la thèse positive : « l'homme est justifié par la foi ». Mais là encore, il faut bien se garder de perdre de vue que l'on compare la façon de s'exprimer d'un laïque avec les formules d'un théologien. Or, je n'hé- site pas à soutenir que lorsque Jacques dit que nous sommes justifiés par la foi et les bonnes œuvres. Vidée qu'il veut exprimer, c'est que la foi, pour nous justifier, doit être une foi parfaite {h tz-Itt-.; stsas'.ojO/,, v. 22), c'est-à-dire qu'elle doit être non seulement un acte intellectuel, mais une déter- mination religieuse et morale de notre moi tout entier, un mouvement du cœur, qui se manifeste par de bonnes œuvres, ou, pour employer les termes de Paul, une « foi agissante par la charité ».
Quand Jacques ne surveille pas ses expressions, quand il ne discute pas, quand il ne fait pas de la théorie à sa façon, il se sert parfaitement du mot -i-jz:; dans le sens paulinien. Nous le voyons, par exemple, au chapitre 1, 6, oi^i, parlant de la prière, il dit : ^ Quil demande avec foi » — yX-zi-o h -'.T'i'.. La foi est ici la confiance entière en Dieu. De même au chapitre 2, 5 : « Dieu a choisi ceux qui sont pauvres selon le monde, mais riches en la foi », — -Aojor'loyç sv t.I^-i'.. Ici l'entrée dans le Royaume de Dieu dépend de la foi ; c'est la doctrine paulinienne. La même idée est exprimée sous
d'après saint PAUI. et saint .lACQlKS 149
d'autres formes ; par exemple, au chapitre 4, 8 : « Approchez- vous de Dieu, et il s'approchera de vous ». La notion de la foi religieuse ne saurait être mieux formulée : c'est un mouve- ment du moi vers Dieu. Nous voyons par là que Jacques enseigne parfaitement le salut par la foi, par le don du cœur à Dieu. 11 songe si peu à revendiquer un mérite pour les œuvres de l'homme, qu'il déclare que tout don parfait et excellent vient de Dieu : T.7.7y. oôii;, àyaOri xal -àv oiôprjfxa téAs-.ov àvwOiv £TTiv xa-ra^av/ov à-ô toC» — arpô^ twv «wtwv (ch. 1, 17).
Et pour Jacques, comme pour Paul, la conséquence de cette foi est une vie conforme à la loi morale. Jacques appelle cette loi la .< loi de la liberté, la loi parfaite », — v6tAo<; TiAs'.o; 6 rô; thz-jHf/'.'y.; (ch. 1, 25; 2, 12). Paul l'appelle « la loi du Christ », et il dit qu'elle nous délivre de la ser- vitude du péché ; elle est donc aussi une loi de liberté : ÈAsuOspia 7,v £yoijL£v £v Xo'.ttôj (Gai. 2, 4; 5, 1). Paul n'admet pas qu'on abuse de cette liberté. « Vous avez été appelés à la liberté, écrit-il aux Galates, ne faites pas de cette liberté un prétexte pour vivre selon la chair », — ur, rv-' D.s-jOspiav ets àiipoptjLYiv Tri Tapx'l (ch. 5, 13). Il prêche avec non moins d'énergie que Jacques la repentance, l'amour de Dieu, la pureté de la vie, la charité à l'égard du prochain; en un mot, ses principes de morale sont tout aussi rigoureux que ceux de Jacques. Sous ce rapport, il n'y a donc pas non plus de différence entre les deux auteurs.
Comme on le voit, tous les deux prêchent le même Evan- gile. Pour reconnaître cette unité sous des formules en appa- rence contradictoires, on n'a qu'à tenir compte du fait que l'un est laïque et l'autre théologien, et à s'appliquer — en regardant, non aux mots, mais à l'enseignement général — - à traduire la pensée laïque en formules théologiques. Alors les antinomies se résolvent sans aucune difficulté, et nous reconnaissons que nous avons affaire aux disciples du même Maître. J'ai la conviction intime que la pensée fondamentale de Paul et de Jacques est exactement la même. Ce sont les
150 LA JUSTIFICATION PAR LA FOI
théologiens postérieurs qui, s'emparant des deux formules, les ont interprétées dans un sens contradictoire et en ont déduit deux doctrines inconciliables. Mais nous n'avons pas à nous occuper de ces théologiens. Nous avons comparé Paul et Jacques, et nous avons reconnu que, malgré leurs formules en apparence contradictoires, ils entendent parfai- tement exprimer la même pensée religieuse, à savoir que Dieu accorde le salut à tout homme qui lui consacre sin- cèrement son cœur, et que sans le don du cœur aucun culte extérieur ne peut nous sauver.
MICHEL NICOLAS
CRITIQUE BIBLIQUE
l'AK
Edmond STAPFER
MICHEL NICOLAS
CRITIQUE BIBLIQUE
I
Michel Nicolas naquit à Nimes, le 22 mai 1810. 11 fui nom- mé professeur de philosophie à la Faculté de théologie pro- testante de Montauban, à 28 ans, le 18 juin 1838, et mis à la retraite le 11 décembre 1885; il mourut l'année suivante, (28 juillet 1886), âgé de 76 ans. Michel Nicolas fut donc titu- laire de sa chaire pendant 47 ans, et les années de ce long professorat, un des plus longs, le plus long peut-être qu'ait vu la Faculté de Montauban, ont été extrêmement fécondes. Une simple énumération des principaux écrits de cet infati- gable travailleur suffit à en convaincre.
Michel Nicolas publia en 1849 deux volumes intitulés : In- troduction à VHistoire de la Philosophie ; c'était un résumé bien fait de son studieux enseignement. En 1854, paraissait VHistoire littéraire de Nimes, sa ville natale, en trois volumes. En 1860, il publiait les Doc/rznes religieuses des Juifs pendant les deux siècles antérieurs à l'ère chrétienne (2e édition en 1866) ; ce livre est certainement encore aujourd'hui le meilleur à consulter en français sur cet important sujet. De ses travaux de critique biblique sortaient bientôt deux importants volu- mes : Etudes critiques sur la Bible ; le premier sur l'Ancien
154 MICHKL NICOLAS
Testament (1861), le second sur le Nouveau (1863). Cette même année (1863), paraissaient les Essais de philosophie et (Vhistoire religieuse ; en 1865, YEtiide sur les Evangiles apo- cryphes, la seule qui existe en français. Son travail sur le Symbole des Apôtres, paru en 1867, est un de ses meil- leurs livres ; il y traite à fond de la formation graduelle du célèbre Symbole et, sans écrire une ligne de polémique, en se bornant à exposer les faits, il se trouve dresser le plus formi- dable des réquisitoires contre cette confession de foi dont le titre même est un mensonge. Enfin son dernier écrit, \ His- toire de V ancienne Académie protestante de Montauban (1598- 1659) et de Pmj-Laurens (1660-1685) est le seul ouvrage qui ait encore paru sur cette intéressante question, et il trouve un regain d'actualité par la célébration du tri-centenaire de la célèbre Académie.
L'énuméralion qui précède ne dit pas tout ce que Nicolas a écrit. Il collaborait à la Liberté de pensée, à la Revue de théologie de Strasbourg, à la Revue germanique, au Bulletin de la Société d'histoire du protestcudisme français, à la seconde édition de la France protestante des frères Haag, au Diction- naire général de politique de Block, à la Nouvelle Biographie générale, et il n'a pas fourni moins de vingt-cinq articles dont quelques-uns très considérables à VEncyclopédie Lichten- berger. Son nom était souvent prononcé en dehors du pro- testantisme, dans ce que l'on appelle le grand public ; con- temporain de Reuss, de Colani, d'Edmond Scherer, d'Albert Réville, il mérite d'être mis au même rang que ces hommes éminents, et il a honoré avec eux la science théologique française au dix-neuvième siècle.
Au lendemain de sa mort (1886), la Revue théologique de Montauban publia sur lui un article nécrologique très sym- pathique et dû à la plume de M. le doyen Jean Monod. Mais, fait incroyable, Nicolas n'a été l'objet d'aucune autre publi- cation. Il nous a semblé qu'il y avait là un oubli et une in- justice. Ce professeur consciencieux, ce savant aussi érudit
CRITIQUE BIBLIQUE 155
que modeste mérite davantage, et un hommage doit lui être rendu à l'occasion du Jubile tricentenaire de la Faculté où il a enseigné. Michel Nicolas n'a pas encore été apprécié à sa véritable valeur. Qu'il soit permis à l'un de ses anciens élèves, qui a conservé de ce maître un souvenir reconnais- sant, de chercher à rappeler quelques-uns des services rendus par lui à la science et à la théologie.
Son professorat m'a laissé un souvenir très net. Je me rappelle le soin extrême qu'il apportait à l'exposition de son sujet, la lenteur voulue de sa parole, son désir manifeste de faire entrer dans nos esprits des notions claires et précises. Peu soucieux de briller et de paraître, il ne se lassait pas, par de continuelles répétitions, de se mettre à notre portée et de chercher à nous inculquer quelques idées justes et saines dont nous pussions faire notre profit.
Nicolas a été surtout un historien. Chargé d'enseigner la philosophie, il avait le bon sens de se borner à en faire l'histoire. D'ailleurs il n'était ni penseur ni dogmaticien ; ce n'est pas vers la spéculation philosophique mais vers la cri- tique historique que le portaient ses goûts et ses aptitudes ; aussi tous ses ouvrages sont-ils de pure critique. Le style en est lourd, mais simple et correct. Rien n'y est donné au charme ; tout à la précision et à la clarté. Très patient et très laborieux, il a tout lu, tout scruté à fond, et son érudi- tion est aussi sûre que solide. Sagace dans ses recherches, il ne manque pas de finesse dans ses appréciations. J'ai écrit tout à l'heure le mot de bon sens ; c'est ce mot qui le carac- térise ; et son apparence un peu épaisse cache toujours un robuste bon sens qui ne veut que trouver la vérité et la dire telle qu'elle est, sans aucune réticence ; il ignore Va priori et n'a aucune préoccupation apologétique. De là, la saveur parti- culière de ses écrits; il y laisse parler les faits; le fait seul lui importe, et il le dégage de tout ce qui l'obscurcit. Il voit juste et, tout en exposant les idées des autres, il se trouve souvent original» et il a été, sur certains points, un véritable
156 MICHEL NICOLAS
précurseur. Telle de ses hypothèses s'est trouvée confirmée et de plus en plus admise.
Michel Nicolas avait une bonne méthode de travail. Il lisait, la plume à la main, analysant et résumant sans cesse, entassant les matériaux qui devaient plus tard lui servir.
Quand ensuite, il commence à écrire, il expose son sujet lentement, s'avance prudemment et à pas comptés, se frayant peu à peu un passage en se débarrassant, l'une après l'autre, des objections de ses adversaires. L'apparence un peu rude et massive de ses travaux vient de leur solidité. Sa sérénité inspire confiance, et cette confiance est méritée ; on peut le suivre, sans crainte de s'égarer; il est un bon guide, et jamais il ne renvoie à vide ceux qui lui demandent un peu de lu- mière et de vérité.
II
Dans son bagage scientifique fort considérable, — on l'a vu par l'énumération qui commence cette étude, — je suis obligé de choisir. L'œuvre de ce travailleur a été trop grande pour que je l'embrasse tout entière en quelques pages, et je me bornerai à parler de ses deux volumes intitulés Etudes criti- ques sur la Bible.
Le premier traite de l'Ancien Testament, et les dissertations qu'il renferme ont leur place marquée et très honorable dans l'histoire de la critique de l'Ancien Testament au dix-neu- vième siècle.
Ses hypothèses sur la formation du Pentateuque, sa date, son origine, sont aujourd'hui bien dépassées, mais elles sont venues à leur heure et ont fait faire un progrès réel à la scien- ce. Michel Nicolas s'y montre original, perspicace et ingé- nieux. Il est essentiel, pour comprendre ses idées, de ne pas en oublier la date, 1862.11 a sa place marquée après Ewald et Knobel, et avant Graf.
Ewald, avec une grande sagacité, mais beaucoup trop
CRITIQUE BIBLIQUE 157
d'imagination, trouvait, on lésait, derrière le Pentateuque actuel, une longue série d'ouvrages dont les fragments réunis auraient fini par former les cinq livres dits de Moïse. Ses h}'- pothèses sans fondement n'avaient aucune chance d'avenir ; aussi n'en eurent-elles point. Knol)el, moins aventureux qu'Ewald, n'était guère plus acceptable. Il découvrait, lui aussi, un certain nombre de sources aux quatre premiers livres du Pentateuque et plaçait la rédaction de ces quatre livres antérieurement au temps du roi Josias, sous le règne duquel le Deutéronome aurait été ensuite composé. Nicolas, qui vient après, propose à son tour son hypothèse. Je n'ai pas besoin de dire qu'elle n'est pas plus acceptable que les leurs, mais elle est moins fantaisiste ; elle a sur elles l'avan- tage de la simplicité et reste remarquable pour son époque. Il faut le dire bien haut : Nicolas est, avec Reuss, le seul théologien français qui, au milieu du dix-neuvième siècle, ait traité la question du Pentateuque avec une entière indé- pendance. Il n'a pas résolu le problème, mais il a eu l'hon- neur de proposer une solution, de provoquer la contradic- tion et d'émettre quelques idées nouvelles, dont une au moins était juste et est maintenant acceptée ])ar tout le monde.
Son point de départ est le môme que celui de plusieurs de ses devanciers : les différences que présentent les documents élohiste et jéhoviste; mais il est plus net qu'on ne l'avait été avant lui dans les distinctions qu'il fait, et il en tire toutes les conséquences. Il ne s'agit pas pour lui de simples diver- gences de style entre les deux sortes de documents, mais de tendances religieuses contraires, qui devaient peu à peu pren- dre corps et devenir des partis politiques.
L'Elohisme est, pour lui, la forme antique de la religion des Hébreux ; il représente la croyance naïve des premiers âges. Le Jéhovisme, par contre, essentiellement monothéiste et théocratique, sort des écoles des prophètes. Il tinit par l'em- porter et devint, après l'exil, la religion de tous les Juifs.
158 MICHEL NICOLAS
Ce point de départ admis, Nicolas remarque que le nom d'Elohim, fréquent dans la Genèse, est toujours plus rare, à mesure qu'on avance dans la lecture des livres suivants; il disparaît presque dans le Lévitique. Il en conclut que les trois livres, Exode, Lévitique et Nombres sont en grande par- tie d'origine jéhoviste et, par suite, sont postérieurs à l'épo- que des croyances primitives populaires. Il y eut, dit-il, un premier ouvrage, élohiste, puis un second, jéhoviste. Celui- ci eut plusieurs auteurs et même plusieurs générations d'au- teurs. Ces deux ouvrages sont antérieurs à la destruction du premier Temple ; ils ont été composés sous la monarchie, sans qu'on puisse en déterminer la date.
Nicolas était très conservateur, et il dit avec insistance que ces ouvrages reposaient selon toute vraisemblance sur des documents très anciens, des généalogies, des chants popu- laires, des indications statistiques ; il croit même que certains passages remontent jusqu'à Moïse. Un dernier compilateur est venu mêler les deux ouvrages, élohiste et jéhoviste, sans )' rien ajouter et sans en rien retrancher. Cet amalgame fut fait à une époque où les luttes entre les deux tendances n'étaient plus qu'un souvenir.
Quant au Deutéronome, il est le plus récent des cinq livres et date du règne de Josias. Enfin ce fut sous Esdras que le recueil entier reçut sa forme actuelle.
Il n'y a pas à critiquer une telle conception. Elle n'est plus défendable ; Graf, Wellhausen, Kuenen, Rcuss ont montré qu'il faut prendre pour point de départ l'analyse du Deuté- ronome. Ce livre a paru un peu avant 622 ; c'est une certi- tude acquise à l'histoire ; il renferme un code qui est un ou- vrage à part et qui est le plus ancien de toute la législation de Moïse.
Les lois concernant le culte et les prêtres ont été faites pour les Juifs, à leur retour de l'exil, et nullement pour les Hébreux du désert. Les Prophètes sont antérieurs à toute loi écrite et n'attachent qu'une valeur secondaire aux rites
r.IUTIQlK lUMLIQUli 159
auxquels tiennent tant les livres de l'Exode, du Lévitique et des Nombres.
Graf, cependant, croyait comme Nicolas, à des récits élo- histes antérieurs à la partie jélioviste du Pentateuque et sau- vait ainsi l'authenticité des récits de la Genèse. Les lois, pour lui, étaient récentes, mais les faits racontés étaient anciens. Il a fallu abandonner cette opinion. Reuss et Wellhausen ont montré que cette distinction entre l'histoire et la législation était arbitraire, et que non seulement les récits élohistes de tel ou tel fait ne sont pas antérieurs à la rédaction des lois, mais qu'ils ont été écrits après elle.
Sans nous étendre davantage sur ces découvertes de la critique et sur ses conclusions, qu'il nous suffise de marquer à Michel Nicolas une place des plus honorables dans ces savantes recherches. Il serait injuste de l'oublier; il a apporté sa pierre à l'édifice de l'avenir, Reuss l'a indiqué en ces termes auxquels nous nous associons pleinement : « L'une des idées-mères qui lui sont propres a passé depuis et de plus en plus dans la conviction des continuateurs du travail critique relatif au Pentateuque. C'est celle d'après laquelle la législation lévitique (abstraction faite des noms qu'il lui donne) est positivement distinguée et détachée d'une concep- tion plus ancienne de l'histoire nationale '. »
III
Le volume intitulé Etudes critiques sur la Bible (Nouveau Testament), ne renferme que trois dissertations ; mais elles traitent de questions capitales : le Christianisme des apôtres, la formation du Canon, l'origine des Evanijiles.
Il est très remarquable que ces travaux n'ont presque point vieilli. Écrits il y a près de quarante ans, ils semblent
- Reuss, L'Histoire Sainte et la Loi, p. 28. Paris, Fischbacher.
160 MICHEL NICOLAS
d'hier, et nous y trouvons résumés quelques-uns des résul- tats les plus avérés des recherches indépendantes faites au dix-neuvième siècle sur le Nouveau Testament. Réimpri- mées avec de très légères moditications, ces études de Nico- las constitueraient un excellent manuel d'introduction générale au Nouveau Testament à mettre entre les mains des étudiants. Tout ne s'y trouve pas, mais tout ce qui s'y trouve est juste, sain, de bon aloi. Je relève ce caractère, parce qu'il me semble faire honneur à la fois à Michel Nico- las et à la Faculté qui l'a compté parmi ses maîtres.
Je résumerai rapidement les deux études sur le Christia- nisme des apôtres et sur la formation du Canon. Je m'arrê- terai plus longtemps sur les Evangiles et surtout sur le qua- trième, parce que c'est là que Nicolas s'est montré le plus original, trouvant^ un demi-siècle d'avance, une solution qui me semble s'imposer aujourd'hui.
Le travail de Nicolas sur le Christianisme des apôtres nous révèle un homme qui est passé par l'école de Tubingue et qui en est sorti ; excellente condition pour la juger saine- ment et comprendre les grandes luttes du siècle apostolique en les mettant au point. Cette étude est cependant la moins objective des trois, celle où l'on sent le jdIus percer l'opinion individuelle et discutable.
Michel Nicolas, en quelques pages lumineuses, expose d'abord une vérité aujourd'hui universellement reconnue, à savoir qu'il y eut, au lendemain de la mort de Jésus, deux religions chrétiennes, c'est-à-dire deux manières de com- prendre la religion qu'il avait fondée : celle des Judseo-chré- tiens et celle des Pagano-chrétiens. Ces deux Christianismes différaient du tout au tout. Il ne s'agissait nullement, entre eux, de divergences ' secondaires ; c'était le fond même des croyances qui était en cause. La lutte entre ces deux Chris- tianismes a été ardente, acharnée, formidable, et la victoire n'est restée ni à l'un ni à l'autre, ni à l'Evangile des œuvres, ni à celui de la grâce, mais à un compromis entre les deux
CHITIQI K BIBLIQUE 161
qui a abouti à une conciliation. Cette conciliation, Michel Nicolas la date, avec une grande sagacité critique, des vingt- cinq dernières années du premier siècle.
C'est à cette époque que furent rédigés, d'après lui, la première Épître de Pierre, l'Épître aux Hébreux, et les Actes des apôtres. La mort des apôtres avait placé au premier rang les auteurs de ces ouvrages, c'est-à-dire des hommes tels que Luc, Barnabas, Marc, Silas; c'est à eux que nous devons les écrits composés alors et, entre autres, ceux que je viens de nommej-. Leurs auteurs sont des Pauliniens qui tendent la main à leui\s adversaires, en vertu de cette loi de l'histoire fort intéressante et que Nicolas formule ainsi : C'est toujours le parti des idées les plus avancées et les plus vraies qui s'incline devant celui qui représente les erreurs du passé. Il faut ensuite des siècles pour reconquérir laborieusement le terrain perdu. Ici c'est le terrain dont saint Paul, un homme de génie, avait pris possession et que la faiblesse de ses disciples avait abandonné'. En effet, le Paulinisme fut d'abord sacrifié, et le nom même de Paul en exécration à beaucoup. Le parti judaïsant fut plus heureux que le Pau- linisme car, si son principe périt, l'esprit qui l'avait animé triompha et, dans le traité de paix qui fut conclu, l'Evangile des œuvres l'emporta, en réalité, sur l'Evangile de la grâce. Le quatrième Évangile et les trois Epîtres de Jean, qui sont de la fin du premier siècle, marquent le moment précis où l'accord entre les deux partis devint définitif.
Michel Nicolas termine cette belle et forte étude par un exposé de la théologie johannique et une comparaison des idées de Jean et de celles de Paul. Il montre leurs ressem- blances et leurs différences. Il fait dériver leurs deux théolo- gies des mêmes causes ; les deux apôtres se sont fait du Sauveur une conception idéale et métaphysique. Ils y ont
* Parlant, à ce sujet, des Kpîtres de Pierre, Michel Nicolas fait (page 266), une confusion tout à lait inexplicable entre la première et la seconde.
11
102 MICHHL NICOI.AS
été portés par le mouvement théosophiqiie qui entraîna le Christianisme après qu'il fut arraché aux influences judaïques de Jérusalem. Le Johannisme dépassait le Paulinisme sur bien des points ; cependant il ne provoqua aucune opposi- tion, parce qu'il parut après la ruine de Jérusalem et à un moment où les Juifs n'écoutaient plus la voix des prédica- teurs de l'Evangile ; la séparation était déjà consommée. Il est même étrange que le parti judaïsant, qui exista encore un certain temps, n'ait pas associé le nom de Jean à celui de Paul dans ses anathèmcs ; mais il ne le Ht pas.
Il y a plus : non seulement Jean échappa aux récrimina- tions des débris du JudGeo-christianisme mais il détermina les grandes doctrines chrétiennes. Sa conception métaphy- sique de Jésus fut le point de départ du dogme de la Trinité.
Michel Nicolas termine par une page étonnamment sug- gestive sur le développement de la doctrine de la divinité de Jésus. Pour les apôtres judaïsants, Jésus n'était qu'un homme ayant rempli la plus haute des fonctions, celle de Messie. Paul a été plus loin; pour lui, Jésus n'est encore qu'un homme, mais il est uni à Dieu par des liens si intimes qu'il est un être divin. Enfin, dans les écrits de Jean, le Sauveur est conçu comme le Verbe de Dieu ; expression à laquelle conduisait la doctrine paulinienne, mais que Paul n'avait cependant jamais employée ; et, comme l'Église ne pouvait avoir d'autre fondement que la notion du Christ, elle se rat- tacha à la conception johanniquc. Tant qu'elle était restée inféodée au Judaïsme, le Jésus Messie lui avait suffi ; mais, devenue pagano-chrétienne, elle dépassa la simple notion messianique. Le Chef de l'Église fut d'une antre nature que les fondateurs d'empire. Jean eut le privilège de saisir dans son intégrité cette notion nouvelle. Si Jésus était resté un simple révélateur de vérités nouvelles, le Christianisme serait resté une simple fraction du Judaïsme ; mais le Christianisme était une Église et une Église universelle. Or, celle-ci pré- tendait être le lien qui unit les hommes au monde invisible ;
CRITIQUE BIBLIQUE 163
il fallait que son fondateur fût le Créateur de toutes choses, le Verbe, et, en un certain sens. Dieu lui-même.
IV
Le travail de Michel Nicolas sur le Canon est un résumé bien fait et qui se recommande par un remarqual)le caractère d'évidence. Il ne remplace pas le volume de Reuss sur le même sujet'; le savant strasbourgeois raconte les faits plus longuement et avec d'abondantes citations des Pères; mais son exposition est souvent diffuse, traînante, et son style bien germanique. Michel Nicolas écrit en français, un français sans grâce, il est vrai, mais simple, facile à com- prendre et d'une grande précision.
J'ajoute qu'il a su, par une disposition très heureuse, qui est une vraie trouvaille, rendre lumineux ce qui reste tou- jours un peu confus dans les autres histoires du Canon. Il commence par exposer les faits dans une première partie intitulée : Histoire de la formation da Nouveau Testament ; puis, dans la seconde partie, il examine deux questions qu'il a laissées de côté dans son exposition historique : Pourquoi l'Église sest donné une Ecriture Sainte de la Nouvelle Alliance et quels principes Vont guidée dans ce travail. Aussi, la dissertation de Nicolas est-elle une des meilleures à con- sulter en français par quiconque veut se rendre compte des causes qui ont retardé jusqu'à la fin du second siècle, puis précipité, à ce moment-là, la formation du recueil sacré. C'est de cette belle étude qu'on peut dire en vérité qu'elle n'a point vieilli.
Nous n'avons rien de semblable en langue française.
Les études de Michel Nicolas sur les Évangiles commencent par des considérations générales sur les quatre écrits et sur
164 MICHEL NICOLAS
les dates à assigner aux trois premiers. Il affirme dès l'abord la priorité de Marc, et place son Evangile ainsi que celui de Matthieu avant l'an 70. Luc est postérieur et a été écrit entre 80 et 90. Michel Nicolas fixe ces dates, comme le font aujour- d'hui tous les critiques indépendants, par les passages des trois Synoptiques où se trouve prédite la ruine de Jérusalem. Il montre ensuite que nos Evangiles ne jouirent d'aucune autorité avant la fin du second siècle. La tradition orale suffisait, et ils furent écrits non pour la postérité, mais dans un but immédiat et pour un cercle restreint de lecteurs.
L'apôtre Matthieu avait fait un recueil de discours du Seigneur, à l'exemple des disciples des Rabbins célèbres qui recueillaient les sentences les plus notables de leurs Maîtres. Pourquoi quatre Évangiles seulement furent-ils conservés, puisqu'il y en avait primitivement plusieurs ? Parce que quatre seulement furent considérés comme d'origine apos- tolique ; mais alors, pourquoi en fut-il ainsi? On ne le saura jamais, dit Nicolas. Il y eut, pcnse-t-il, à l'élimination de tous les autres Evangiles des motifs externes ou internes qui restent inconnus.
Vers la fin du second siècle, l'autorité canonique des quatre fut définitivement consacrée. Jusque-là, ils avaient été exposés à des additions et des modifications, et, de fait, ils en subirent. C'est ainsi que dans le quatrième Evangile furent ajoutés le chapitre 21 et l'histoire de la femme adul- tère (7: 53 — 8: 12); dans le second la fin du dernier cha- pitre (Marc, 16 : 8 à 20), qui est certainement inauthentique. Après ces considérations générales, Nicolas aborde le problème soulevé par les trois Synoptiques,
Leurs ressemblances sont étonnantes (Vocation des apôtres. Transfiguration, Paraboles, discours de Jésus, sur- tout quand il parle de lui et de sa mission, etc., etc.); les divers récits se retrouvent dans le môme ordre, et parfois reproduits en termes strictement identiques.il n'est pas jus- qu'aux citations de l'Ancien Testament qui ne renferment
CRITIQUE BIBLIQUE 165
les mêmes inexactitudes. Donc, une origine commune est absolument certaine. Mais voici qu'à côté de ces passages identiques, il en est d'autres où non seulement les récits diirèrent, mais où leur divergence va jusqu'à la contradiction et la contradiction irréductible : deux Kvangilesde renfance, par exemple, celui de Mattbieu et celui de Luc, qu'il est im- possible à quiconque est de bonne toi de faire accorder; Nicolas rappelle à ce propos le caractère désespéré des harmonisations orthodoxes.
Comment résoudre le problème qui se pose ici, et comment expliquer que les trois Synoptiques renferment à la fois des passages identiques et des passages contradictoires ?
C'est ici que l'œuvre de Nicolas offre tous les caractères d'un manuel d'études bien fait, qui ne passera pas et auquel il n'y aurait presque rien à changer, si on le réimprimait aujourd'hui. Il raconte l'histoire de la question synoptique avec une clarté et une simplicité remarquables.
Plusieurs hypothèses ont été proposées successivement, puis écartées. Nicolas les réduit à trois.
La première est celle dite de l'emploi successif. Le pre- mier Évangile écrit aurait été connu des auteurs des deux autres, et les deux premiers du troisième auteur. Nicolas montre que cette hypothèse ne peut être admise. Elle se heurte à des objections irréductibles. La seconde hypo- thèse est celle d'un Évangile primitif écrit, aujourd'hui disparu, et qui aurait servi de source commune aux trois Synoptiques. Nicolas la discute aussi à fond et la réfute à son tour par des arguments péremptoires. Il en use de même avec la troisième hypothèse, celle d'une tradition orale qui aurait été plus tard mise par écrit par chacun des trois évangélistes.
Nous ne nous étendons pas davantage sur cette partie du travail de Nicolas. Les arguments dont il fait usage sont con- nus depuis plus de cinquante ans et sont ceux dont on se sert encore aujourd'hui. Les trois suppositions sur l'origine des
166 MICHEL NICOLAS
Synoptiques sont rejetées parce que, si elles expliquent une partie du problème, aucune ne l'explique tout entier, et, de plus, chacune d'elles soulève des difficultés nouvelles et insurmontables. Il faut donc les abandonner.
VI
Le terrain ainsi déblayé, Nicolas montre quel est le seul moyen de résoudre scientifiquement le problème, et la seule chance que l'on ait de l'expliquer presque complètement.
Il faut étudier successivement et séparément l'origine de chaque Évangile. Comment s'est formé celui qui porte le nom de Matthieu? Voilà la première question.
L'auteur du premier Évangile s'est servi de l'Evangile de Marc, mais d'un Évangile de Marc un peu différent du nôtre et qui n'avait pas encore subi certaines modifications qui y furent introduites plus tard, c'est-à-dire qu'il s'est servi d'un Proto-Marc.
Ici, Nicolas reproduit les arguments du bel ouvrage d'Albert Réville, sur l'Évangile selon saint Matthieu. Notre premier Evangile, dit-il, a été composé par la combinaison d'un Proto-Marc et d'un autre document qui a fourni à son auteur les grands discours de Jésus qu'il reproduit.
Notre Marc actuel est une édition remaniée du Proto- Marc faite par quelqu'un qui a connu notre premier Évan- gile. En en reproduisant certains passages, il trahit la préoccupation de reculer la parousie. (Comparez Marc 9 : 1 et Matth. 16 : 18; Marc 14 : 62 et Matth. 26 : 64 ; Marc 13 : 10 et Matth. 24 : 14 ; Marc 13 : 24 et Matth. 24 : 29).
Il y a donc eu un Proto-Marc qui, plus tard, fut remanié. • Nicolas considère son existence comme certaine, parce que le passage de Papias sur Marc ne peut s'appliquer au second Evangile tel que nous l'avons.
Quel est l'autre document, le recueil de discours dont se servit l'auteur du premier Évangile? Il se composait d'al-
CHITIQUK HIMI.IQm-: 167
loculioiis prononcées par le Seigneur en diverses circons- tances et rassemblées de manière à former un enseignement suivi. Ainsi, le chapitre 23 réunit toutes les paroles pronon- cées contre les Pharisiens ; le chapitre 13, toutes les para- boles du royaume de Dieu ; les chapitres 5, (i, 7, résument et condensent les enseignements sur la montagne.
Nicolas, pour toute celte partie de son exposition, repro- duit Reuss en le suivant pas à pas. Papias nous renseigne sur celte collection de discours ; il nous parle des Aôy.x du Seigneur rédigés par Matthieu ; et c'est cette collection qui a certainement été utilisée par l'auleur du premier Évangile.
La formation de Luc s'explique aussi très facilemenl. 11 n'a pas connu noire Matthieu actuel. xV-t-il connu les Aôy.a? Il les reproduit, mais différemment du premier évangé- liste. Nicolas, sans oser vse prononcer, propose une hypo- thèse pour expliquer ces différences.
Les auteurs du premier et du troisième de nos Evangiles synoptiques auraient connu chacun séparémenl l'un une traduction grecque des Àôyia, l'autre une autre, et ces deux traductions offraient des différences d'interprétation. Reuss ne faisait pas encore celte supposition. Il croyait {Xoiiu. Revue de Strasboiiry, tome II, p. 71) que Luc n'a pas connu les AÔY',a, et Albert Réville partageait son sentiment (Etudes sur Matthieu, p. 334). Il se demandait seulement si Luc n'a pas consulté une paraphrase des AÔYia, rédigée libremenl et sous l'influence de notre premier Evangile.
Nicolas est donc l'auteur de celle hypothèse de deux tra- ductions grecques des Aôy-a, différentes l'une de l'autre; 'û l'appuie sur l'expression de Papias: « (Miacun traduisait les Xôvt.a comme il pouvait», et cette hypothèse adoptée ensuite par Reuss (voir sa Bible), est aujourd'hui partout acceptée. Si Nicolas n'en est pas l'inventeur, il en csl, en tous cas, le- propagateur en France.
Luc a connu aussi un Prolo-Marc. Quant à ses autres sources, elles furent l'enseignement de Paul (par exemple.
168 MICHEL NICOLAS
Récit de la Sainte-Cène), des Évangiles de l'enfance de Jean- Baptiste et de Jésus-Christ, et des Évangiles écrits qui lui fournirent le grand fragment (9 : 51 à 18 : 14).
La formation du second Évangile fut très simple. Écrit le premier, il subit un ou plusieurs remaniements ; les vingt premiers versets du premier chapitre, les douze derniers du dernier chapitre, le passage 6 : 45 à 8 : 26, qui n'est pas dans Luc, et les passages 7 : 32-37 et 8 : 22-26, qui ne sont pas dans Matthieu, sont postérieurs aux deux Évangiles actuels de Matthieu et de Luc. C'est surtout le récit de la Passion dans Marc qui, dit Nicolas, n'a pas été connu des deux autres évangélistes. Le Proto-Marc ne devait pas les renfer- mer.
Telles sont les opinions de Nicolas et telle est sa solution. Cette solution est-elle définitive? 11 est trop prudent pour l'affirmer. Il ne s'est avancé cependant qu'à bon escient, n'a rien risqué sans un minutieux examen et n'a rien proposé qui ne fût plausible.
Ce qui frappe surtout dans ce travail sur les Synoptiques, c'est la clarté, si difficile en pareille matière ; notre auteur se meut avec la plus grande aisance au milieu de toutes ces hypothèses. Tout en n'étant pas très original et en se bornant le plus souvent à vulgariser Reuss et Albert Réville, il a cepen- dant ses opinions personnelles. Nous venons d'en mentionner une sur les traductions faites en avec des Aôv.a. En voici une autre, mais qui est moins certaine : Nicolas se demande si Papias n'a pas appelé Aov'.a notre premier Évangile lui-même. Il a deux motifs de le croire : le premier c'est que Papias seul eut connu ce fameux recueil de discours, et comment eùt-il dis- paru au milieu du second siècle, à une époque où l'on attachait de l'importance aux écrits des apôtres? La seconde raison est que Papias n'aurait pas connu notre Matthieu actuel qui existait certainement de son temps ; et, si vraiment il ne l'a pas connu, d'autres l'ont connu, et ceux-là se trouvaient alors en présence de deux écrits différents attribués à Mat-
CRITIQUE BIBLIQUE 109
thieu, ce qui serait bien extraordinaire. Nicolas remarque en outre que le mot ^.ôy.a ne prouve pas que le recueil en question ne contînt que des paroles de Jésus; il pouvait être intitulé lôyiv. et renfermer aussi des récits et des faits ; l'emploi que font de ce mot les auteurs profanes ne s'y oppose nullement. Nicolas, d'ailleurs, pose les questions qui précèdent sans les résoudre. Elles ont été résolues depuis; Papias a certainement voulu parler d'un recueil de discours et n'a point désigné notre Matthieu actuel. Les objections de Nicolas à distinguer les deux écrits ne sont point probantes. L'un, composé en langue syriaque, ne sortit guère de Pales- tine ; l'autre, composé avec une traduction du premier et avec l'Evangile de Marc, se répandit sous le nom de Mat- thieu, dans les pays où l'on parlait grec. Nicolas reconnaît d'ailleurs que les travaux de Reuss ont définitivement relé- gué dans le musée des souvenirs les hypothèses faites avant lui et auxquelles il ne faut emprunter que ce qu'elles peu- vent donner.
En terminant, Nicolas montre trois couches successives à l'origine des récits évangéliques. D'abord la tradition orale ; ensuite les Evangiles écrits perdus, enfin nos trois Synopti- ques. Luc, dans son prologue, les indique nettement, pour ce qui le concerne, et sa remarque s'applique aussi aux deux premiers Évangiles. Nicolas, toujours conservateur, insiste sur le caractère historique des Synoptiques et sur leur auto- rité. « Ils restent, dit-il, l'expression du Christianisme pri- mitif et apostolique. »
On peut se demander ce qu'il y a à retrancher, sauf quel- ques remarques de détail, d'une aussi magistrale étude. Elle indiquait et préparait, en 1864, ce qui est aujourd'hui univer- sellement admis sur les origines des Synoptiques. Nicolas a écrit là un excellent manuel à mettre entre les mains des étudiants. Il donne sous une forme claire et concise un cer- tain nombre d'évidences critiques qu'aujourd'hui tout pas- teur instruit doit connaître. Avec un tel maître on est sûr
170 MICHEL NICOLAS
d'éviter les hypothèses hasardées et téméraires ; il est de ceux qui font faire des pas en avant sur un terrain toujours solide et avec lesquels le progrès est certain.
VII
Le travail sur le quatrième Évangile, dont il nous reste à parler, est plus original que l'étude sur les Synoptiques. Je le considère comme l'une des plus remarquahles œuvres de Nicolas. Il a eu l'honneur d'y proposer une solution à laquelle est arrivée la science impartiale et qui s'impose tous les jours davantage, et je me demande si, d'ici à quelquesannées, l'hypothèse proposée par lui, sur l'origine du quatrième Evangiie, ne passera pas pour définitive, pour la seule possihle, la seule qui explique toutes les difficultés. Je n'hésite pas à appeler cette étude sur le quatrième Evangile un chef-d'œuvre, pour l'époque où elle parut.
A ce moment, en effet, il n'y avait guère que deux opi- nions en présence. La première était celle des orthodoxes défendant l'historicité, l'intégrité, l'apostolicité de l'écrit. D'après eux, il était une hiographie de Jésus, au même titre que les trois Synoptiques, une histoire vraie, ne nous don- nant que des faits qui s'étaient passés et des paroles qui avaient été prononcées. L'autre opinion voulait que le qua- trième Evangile fût un roman, une composition libre sans aucun caractère historique, un ouvrage d'édification, un por- trait idéal du Verbe fait chair, tracé au milieu, ou même à la fin du second siècle. Les partisans de l'une ou l'autre opi- nion faisaient valoir, chacun de son côté, des arguments qui n'étaient pas sans valeur. Mais ces arguments se contredi- saient, se détruisaient les uns les autres; le problème sem- blait, par suite, insoluble. Une solution moyenne, sauvegar- dant l'unité du quatrième Evangile, tout en donnant raison aux uns et aux autres, n'était proposée par personne. On n'en avait même pas l'idée ; Reuss lui-même n'y songeait
CRITIQUK BIHLIQIH 1/1
pas encore, et c'est Michel Nicolas qui eut l'honneur et le courage de la proposer. Je dis le courage, car c'est le sort des solutions moyennes d'être d'abord méprisées et rejetées. Nicolas s'y attendait sans doute d'avance ; il fut victime des dédains des deux partis. On lit autour de son travail la conspiration du silence. Les orthodoxes considéi'èrent sa solution comme dangereuse, puisqu'elle ne sauvegardait pas l'opinion reçue sur l'authenticité matérielle de l'écrit. Les libéraux, de leur côté, traitèrent de très haut un homme qui trouvait quelque chose d'authentique dans l'Lvangile dit de saint Jean.
Aujourd'hui, Nicolas l'emporte. Son hypothèse s'impose, à mon avis, avec une force toujours croissante; il faut le réhabiliter, lui rendre ce qui lui est dû, et reconnaître haute- ment que nous avons dans son étude, écrite il y a plus de trente-six ans, le mot qui nous donne peut-être la clef du problème posé par le quatrième Evangile. Ce mot est, d'ailleurs, bien simple ; le voici : le quatrième Evangile n'est pas de saint Jean, mais il est de l'un de ses disciples im- médiats; et nous allons voir comment Michel Nicolas arrive irrésistiblement à cette conclusion que je suis disposé, i)our ma part, à considérer comme définitive.
Celui qui lit son travail ne peut pas ne pas admirer la droiture de sa parole et l'inflexible logique de ses déductions. Il traite son sujet avec la force tranquille de celui qui est sûr de ce qu'il fait, qui sait oîi il va, où il ne j)eut pas ne pas aller, car il se ferme à lui-même. Tune après l'autre, toutes les autres issues, au fur et à mesure de sa marche en avant.
Résumons à grands traits son lumineux exposé.
Il commence par marcpier la différence profonde du qua- trième Evangile et des trois premiers. Il met en contradic- tion les parties historiques du quatrième Evangile et les récits des Synoptiques. Sans s'arrêter aux difTérences sans importance, il relève celles qui sont irréductibles (vocation des disciples, date de la mort de Jésus, nulle mention ni
172 MICHEL NICOLAS
du repas pascal, ni de la Sainte-Cène, cadre de la vie de Jésus différent, voyages multiples à Jérusalem, ministère trois fois plus long, etc., etc.). Ces différences suffisent à mon- trer que l'auteur n'a pas eu l'intention, comme on dit, de compléter les Synoptiques et de combler leurs lacunes, car, dans ce cas, il se garderait de les contredire. Il n'a pas non plus voulu écrire un pur traité de théologie, car, alors, il n'inventerait pas des faits difTérents de ceux des Synoptiques. Nicolas arrive à cette conclusion, que l'auteur du quatrième Évangile a suivi une autre tradition (bonne ou mauvaise), mais une autre tradition sur la vie de Jésus que celle qui a servi aux évangélistes synoptiques, et il est porté à croire qu'elle est meilleure que la leur, plus authentique ; car, a priori, plusieurs voyages à Jérusalem sont plus probables qu'un seul, et la date indiquée pour la mort de Jésus est bien plus plausible que celle donnée par les Synoptiques.
Telles sont ses remarques préliminaires. Nicolas étudie ensuite la partie didactique du quatrième Évangile. Les dis- cours que l'auteur place dans la bouche du lôyjç diffèrent, dans la forme et dans le fond, des enseignements de Jésus dans les Synoptiques.
C'est surtout la personne de Jésus qui 5'^ apparaît tout autre. Le Christ du quatrième Evangile est un être surhumain, ayant préexisté ; Messie dans les Synoptiques, il est ici le Verbe de Dieu, venu pour remplir les fonctions de Messie. La différence est radicale, car le quatrième Évangile nous pré- sente un drame, nous montre la lutte de deux principes con- traires, la lumière et les ténèbres. Sa Christologie ressemble à celle des Gnostiques ; mais s'en distingue en ce qu'elle prétend nous donner un Christ qui a vécu dans l'histoire. L'auteur maintient un certain nombre de faits historiques, tout en dégageant les idées qu'ils renferment. Il emploie des termes gnostiques : Lumière, Vie, Ténèbres, Premier-né, Verbe, etc. D'où cela peut-il venir? Il ne suffit pas, pour expli- quer ces termes, de dire que l'écrivain a voulu réfuter les
CUrriQUE lîIBLIQlK 173
Gnostiques et que, dans ce ))ut, il leur a empruiilé leur ter- minologie ; car l'Evangile lui-même est présenté dans notre écrit sous une forme qui rappelle les idées gnos- tiques, et l'auteur ne polémise pas contre le Gnosticisme. La première Epitre de Jean, qui est du même auteur que notre Évangile, polémise, et la différence des deux écrits est grande. L'Évangile est dogmatique et non polémique, et si son auteur se sert du langage gnostique, c'est certainement parce que ce langage exprime ses idées personnelles ; non que le quatrième Evangile ait une origine gnostique, mais il offre des rapports avec les tendances gnostiques. Son auteur est un chrétien, mais un chrétien sorti du Gnosti- cisme.
Telles sont les premières constatations de Michel Nicolas. Son but est de faire comprendre au lecteur que les deux solutions acceptées jusqu'à lui, celle des conservateurs et celle des radicaux, paraissent d'abord également possibles, mais que, comme elles se détruisent l'une l'autre, elles sont toutes deux inacceptables.
L'ouvrage de Jean se présente comme ayant une réelle valeur historique, il est très supérieur, à cet égard, aux Évan- giles synoptiques; il vient d'un témoin oculaire, et d'autre part, il se présente comme une composition libre, écrite par un ex-Gnostique, rapportant des faits qui ne peuvent s'être exactement passés, et des discours que Jésus n'a pu maté- riellement prononcer.
VIII
Après avoir établi ces deux certitudes contradictoires à la fois et incontestables, Nicolas pose la question d'auteur.
Comment le découvrir? Il devait vivre dans un milieu gnostique et subissait l'influence du Gnosticisme; mais la Gnose était, pour lui, une erreur. Elle a fait son éducation scientifique et l'a amené à considérer Jésus d'une manière
174 MICHEL NICOLAS
nouvelle. Ainsi, s'il affirme la préexistence du Christ, c'est son Gnosticisme qui l'y a conduit. De même, Paul, écrivant aux Golossiens, répond à certains gnostiques et leur affirme la préexistence. Peut-on désigner avec précision l'auteur du quatrième Évangile? L'antiquité tout entière l'a attri- bué à saint Jean, mais ne s'cst-elle pas trompée ? Papias garde le silence sur le quatrième Évangile. En fait d'Évan- giles, il ne connaît que Marc et les ).ôy!.a de Matthieu, et ce silence est bien défavorable à la composition du quatrième Evangile par saint .Tean. Défavorable aussi le chapitre 21, ajouté après coup, et dont le dernier verset renferme une attestation anonyme extrêmement suspecte (21 : 24). Le témoignage que l'auteur se rend à lui-même (19 : 34) est aussi fort sujet à caution; il faut se défier de cette afTectation de l'écrivain à nous informer que c'est bien lui qui a écrit. Le soin qu'il met à se donner à lui-même un certificat d'authenti- cité a un air apocryphe qui inspire le doute ; il n'y a que les faussaires pour affirmer ainsi qu'ils sont bien celui dont ils prennent le nom.
Ajoutez à tout cela que l'auteur appelle Jean « le bien- aimé », « l'apôtre que Jésus aimait », «l'autre disciple », etc., expressions qui seraient fort bizarres et même déplaisantes venant de Jean lui-même. Il ne parlerait pas ainsi par modestie, comme on l'a dit, car ces termes sont fort peu modestes.
11 semble donc ])ien impossible que Jean soit l'écrivain du quatrième Evangile. Son auteur est le même, avons-nous dit, que celui de la première Epitre johannique, mais rien ne prou^'^ péremptoirement que celle-ci soit de Jean. L'auteur de cette lettre se donne aussi à lui-même une attestation de crédibilité et, de la part de Jean, elle serait ici fort étrange ; l'apôtre n'avait nul besoin de dire qu'il avait connu, vu, touché le Seigneur. Tout le monde le savait.
Les partisans de la composition par Jean lui-même font appel au sentiment intime. Mais cette sorte d'argument n'a
CRITIQI E MIHLIQl'H 175
aucune valeur lorsqu'il s'agit de critique et de science. Le sentiment ne prouvera jamais que le quatrième Evangile a pour auteur un témoin oculaire. Personne, d'ailleurs, n'a été témoin oculaire de l'entretien avec la Samaritaine ou avec Nicodème. On a cru trouver, dans la minutie avec laquelle certains détails sont rapportés, la preuve que l'au- teur est un témoin oculaire ; mais alors comment expliquer que les faits ne soient constamment que des cadres fictifs destinés à amener un enseignement ? Il faut remarquer encore que les interlocuteurs de .lésus lui font des objec- tions maladroites, inintelligentes et toujours les mêmes. Ces objections ne sont qu'une forme de rédaction ; elles ne sont pas de l'histoire, et les interlocuteurs eux-mêmes sont des types et non des personnages réels.
Toutes ces considérations et d'autres encore, que Nicolas emprunte à Reuss et que les critiques allemands présen- taient depuis Baur, sont l'évidence même.
Nicolas conclut en disant : Il n'y a qu'une preuve de la rédaction par Jean, c'est la tradition ecclésiastique. Elle est constante, unanime, et doit reposer sur un fait réel ; non que la preuve que Jean a écrit le quatrième Evangile soit faite par ce témoignage de la tradition ; mais il est prouvé par elle qu'il y a un motif très sérieux de rapprocher le nom de Jean et le nom de l'auteur du quatrième Evangile. Cet auteur ne peut pas être Jean ; la critique interne le démon- tre surabondamment, mais il lient de très près à Jean; l'aflumation de l'Eglise antique le prouve. Voilà un premier fait acquis, une première conclusion très ferme, très solide. Le quatrième Évangile n'est pas de Jean, mais vient de Jean, c'est à cette affirmation finale que tendait, depuis l'origine et avec une inflexible logique, toute la démonstration de Ni- colas.
IX Peut-on, parla recherche de la date de l'ouvrage, obtenir
176 MICHEL NICOLAS
encore quelque lumière? Les rapports du livre avec le Gnos- ticisme le datent, d'après Baur, du milieu du second siècle au plus tôt. Nicolas proteste ; le Gnosticisme est contempo- rain du Christianisme ; il lui est même un peu antérieur. Si la Gnose jette son plus brillant éclat au milieu du second siècle, elle est née, au moins, cent ans plus tôt. Le qua- trième Evangile peut avoir été écrit à la fin du premier siècle, d'autant plus que c'est la ville d'Ephèse où vivait alors le gnostique Cérinthe, adversaire de Jean, que la tradition indique comme le lieu de la composition.
Après avoir réfuté Baur, Nicolas réfute Schwegler son dis- ciple, pour lequel le quatrième Évangile serait un écrit de conciliation entre les deux tendances judiço-chrétienne et pagano-chrétienne. Pourquoi, s'il en est ainsi, demande Nicolas, aurait-on fabriqué un tel écrit sous le nom de Jean, puisque celui-ci passait pour avoir été judaeo-chrétien et être l'auteur de l'Apocalypse? De plus, le quatrième Évan- gile est cité par les montanistes ; il est donc antérieur à la première moitié du second siècle.
Nicolas étudie ensuite ce que nous savons de l'apôtre Jean. Il fut judaeo-chrétien (Galates 2 : 9) ; il fit cause commune avec Pierre et Jacques. Dans les Actes, il est toujours à côté de Pierre. S'il est l'auteur de l'Apocalypse, il a écrit le livre le plus judieo-chrétien du Nouveau Testament. Les parti- sans de l'authenticité des deux livres (Apocalypse et qua- trième Évangile), ont essayé de montrer que Jean avait pu changer d'idées, que plusieurs années séparaient les deux ouvrages, que Jean jud^eo-chrétien, voyant, à la fin de sa vie, le Pagano-christianisme triompher, aura pris dans un sens spirituel les paroles de son Maître et écrit un livre de conci- liation sur le culte en esprit et en vérité.
Mais cette supposition est fantaisiste; Jean n'a pas été un fougueux judaeo-chrétien, rien ne le démontre et, de plus, nul ne sait quel est l'auteur de l'Apocalypse. Jean paraît avoir eu une âme mystique et avoir été un contemplatif. Il
CRITIQUE BIBLIQUK 177
ne joue pas un rôle actif; il est le type de la pieté intime, et rien n'empêcherait qu'il eût écrit le quatrième Evan- gile, si l'examen de l'écrit lui-même, nous l'avons vu, ne s'y opposait formellement.
Aux considérations déjà présentées contre la rédaction par Jean, il faut encore ajouter celles-ci : 1" La termino- logie gnoslique. Où Jean, l'ancien compagnon de Pierre et de Jacques, eùt-il pris ce langage abstrait? 2'> Les diffé- rences avec les Synoptiques, qui vont jusqu'à l'opposition, et il ne faut pas dire pour les expliquer : Jean ne ra- conte que ce qui est nécessaire à sa thèse. Cette réponse suffit à montrer pourquoi nous n'avons pas un récit suivi de la vie de Jésus, une biographie ; mais elle n'explique pas les divergences où les Synoptiques ont certainement raison contre le quatrième Évangile ; 3» La langue peu hé- braïsante et dont le grec est plus pur que celui des autres évangélistes. Jean ne devait pas écrire ainsi; 4o Le quatrième Évangile n'est certainement pas l'œuvre d'un vieillard pres- que centenaire; ce qui serait le cas, si Jean l'avait écrit. La fraîcheur d'impression, l'ardeur, la sève (pii circule dans ces pages admirables révèlent un auteur dans la force de l'âge; 5^ Jésus, en parlant aux Juifs, appelle la loi votre loi, et l'auteur dit des Juifs, il est écrit dans leur loi. L'auteur est donc étranger au Mosaïsme, et jamais Jean n'eût fait ainsi alistraclion de sa nationalité ; 6" Enfin, divers traits indiquent un chrétien qui n'est au courant ni de l'his- toire, ni de la géographie, ni des mœurs de la Palestine; il dit de Caïphe : il était sacrificateur cette année-là (11 : 49); or, le pontificat était à vie. Sichar est mis pour Sichcm, Ainon (3 : 23) est inconnu; il affirme qu'aucun prophète n'est sorti de la Galilée quand Jonas et Nahum en sont sortis ; Nico- dème ne sait pas ce que c'est que naître de nouveau, quand cette expression était fort usitée chez les Juifs. Ils appelaient un prosélyte une nouvelle création (Voir Lighlfool, Horœ, etc. sur Jean 3 : 3). Tout docteur juif eût compris Jésus.
12
178 MICHEL NICOLAS
Nous revenons donc encore à notre conclusion première. Le livre vient de Jean, mais ne peut avoir été écrit })ar lui ; il est d'un de ses disciples et a été rédigé sous son inspira- tion.
X
N'est-ce qu'une hypothèse? Nullement, car dans le Nou- veau Testament nous avons une indication précise sur le véritable auteur. Les trois Epîtres dites de Jean sont du même écrivain que le quatrième Évangile ; c'est un fait incontestable. Les vues religieuses sont les mêmes dans les quatre écrits ; les préoccupations doctrinales les mêmes. L'Evangile est la vérité; le devoir est de marcher dans la vérité à laquelle la charité est associée et de s'élever contre les séducteurs qui ne confessent pas Jésus-Christ venu en chair. Les locutions dans les quatre écrits sont identiques ; ils ont le même auteur. Cet auteur est désigné dans la deuxième et la troisième Épître par ce mot : o Trpsa-j^jTspo;. Il est le presbytre d'une Église, et s'il ne se nomme ainsi, ni dans le quatrième Évangile ni dans la première Épître, c'est parce que ces écrits ayant une valeur générale, le nom de leur auteur n'est pas nécessaire. Qui était ce irpso-I^ÛTepo; ? Il ne nous est dit nulle part que Jean ait pris ce nom ; jamais les apôtres ne se désignaient ainsi'. On peut supposer que ce presbytre qui ne peut pas être Jean, puisque Jean ne peut avoir écrit lui-même le quatrième Évangile, était le prési- dent de l'Église d'Éphèse, un disciple de Jean, qui lui avait succédé dans la direction de la communauté. Quoi qu'il en soit de cette hypothèse, nous tenons l'auteur.
Nicolas se pose une dernière question. Pourquoi l'Église
* Nicolas commet encore ici une légère erreur, car Pierre (1 Pierre 5:1) s'appelle ou^7rps(76ÛT£jsoç, mais cette petite inexactitude n'infirme en rien sa conclusion principale.
CUITIQLE lilHl.igi'K 179
a-t-clle attribué le quatrième Evangile à Jean? et il répond avec beaucoup de sagacité : parce qu'il se rattache à Jean, et qu'il est dans la nature de la tradition de ne pas s'arrêter aux moyens termes, d'omettre les intermédiaires et de n'avoir égard qu'à la cause première.
(k4te conclusion, si certaine qu'elle soit, peut être encore l'ortiliée.Il faut l'élever à la hauteur d'une preuve historique détinitive, en montrant qu'elle est la seule qui tienne compte de tous les faits et les explique tous.
Si nous le faisons, la question sera résolue. Or, il est prouvé, par ce qui précède, que le quatrième Evangile a été écrit à Ephèse et a pris naissance dans le cercle présidé par Jean, à la fin de sa vie. Les Epîtres d'Ignace et de Poly- carpe, l'épître à Diognète sont de cette famille d'écrits, fort difTérente de celle à laquelle appartiennent d'autres écrits de Pères apostoliques, comme les Epîtres de Clément de Rome, et de Barnabas, ou le pasteur d'Hermas. Celles-là représentent le type johannique avec la doctrine de l'incarnation du Verbe. Ignace et l'auteur de l'Epître à Diognète, par exemple, se préoccupent de l'erreur des docètes, qui nient que Jésus- Christ soit venu en chair ; car il s'est incarné, disent-ils, et le but de son incarnation était la destruction de l'empire du Prince de ce monde et des ténèbres. Or, ces doctrines n'appartiennent pas à ces auteurs; ils n'étaient ni mystiques, ni métaphysiciens, et ils les mentionnent comme des croyances reçues, établies, reconnues vraies. Ils s'appuient, en les émettant et les propageant, sur un fond d'idées qu'on ne peut s'empêcher de faire remonter jusqu'à Jean lui- même. Ce premier fond d'idées consistait à considérer Jésus comme un être divin, le Verbe de Dieu. Jean, judipo-chrétien modéré, en était arrivé là tout naturellement, sans révolution dans sa pensée ; le culte des souvenirs lui avait suffi. La mort de Jésus lui était apparue comme une conspiration des puissances du mal ; son œuvre tout entière avait été une lutte contre ces puissances. Les rapports des croyants avec
180 MICHEL NICOLAS
lui étaient une union mystique. Ce côté mystique de sa pensée ne procédait pas du Gnosticisme ; il venait de ses pro- pres tendances mystiques, et lorsqu'il arriva en Asie mineure, il se trouva au milieu de fidèles aux tendances métaphy- siques, qui donnèrent aux idées mystiques de Jean un carac- tère abstrait et spéculatif.
Depuis que Nicolas a émis ces idées, on a fait encore res- sortir le double caractère mystique et métaphysique du qua- trième Evangile. L'écrivain du livre est le métaphysicien qui a écrit, par exemple, le prologue. Quant à Jean, il est à la fois le mystique et l'historien qui a fourni le cadre du ministère de Jésus et qui n'a pas permis que, dans la bouche même du Maître fût jamais placé ce mot : je suis le Xôyo^.
De l'auteur même du livre, nous pouvons deviner ceci : il était un Ephésien, né dans le paganisme, ayant cherché d'abord dans le Gnosticisme la satisfaction des besoins de son âme sans les trouver. Devenu chrétien, il apporta dans sa foi nouvelle ses tendances métaphysiques et son langage abstrait. En même temps, il subissait profondément l'in- fluence de Jean et le charme de ses récits de la vie de Jésus. Il n'est pas nécessaire de supposer qu'il donna volontai- rement à sa conception du Christianisme une apparence gnostique ; il suffit d'admettre qu'il connaissait la philosophie alexandrine.il composa ainsi, « en prenant renseignement de Jean pour guide», un tableau de l'œuvre de Jésus. 11 est fort possible que Jean connut cet ouvrage et l'approuva ; rien n'y était opposé à ses vues ; ce livre était, à ses yeux, un exposé savant de sa foi au Sauveur, et il fut tout naturellement considéré comme étant de lui.
Il est possible aussi que le quatrième Evangile n'ait été composé qu'après la mort de Jean. Le résultat eût été le même. Ce livre est « Vécho de la prédication» de Jean; la « transcription presque littérale » de son enseignement, et, dans tous les cas, le « recueil des discours du Seigneur, quon lui avait sz souvent entendu répéter ».
CRITIQUE BIBLIQUE 181
Nous soulignons ces termes caractéristiques qui montrent combien Nicolas élail conservateur.
L'hypothèse que nous venons d'exposer nous semble résoudre toutes les difficultés et n'en soulever aucune nou- velle ; tandis que toutes les autres hypothèses ne résolvent qu'une partie des difficultés et en soulèvent une foule d'autres.
Le fait que l'on a cru le quatrième Evangile de Jean lui- même est expliqué, et l'unanimité de la tradition ecclésias- tique est incompréhensible dans toute autre supposition. L'antiquité du livre est certaine aussi, et ainsi se comprennent les traces que l'on en trouve dans les écrits du second siècle, et les allusions à sa théologie dans Ignace, dans Polycarpe, dans l'épître à Diognète, dans Justin martyr, ce que Baur et Schwegler ne peuvent pas expliquer.
Le silence de Papias est, à son tour, très compréhensible. Il vivait avec la plupart des chrétiens au milieu desquels le livre avait été composé et qui en connaissaient l'auteur. Or, cet écrit ne compilait pas, comme l'écrit de Marc, l'ensei- gnement d'un apôtre, mais le rédigeait avec indépendance. Papias, alors, ne le considérait pas comme dérivant direc- tement de Jean, et ne croyait pas devoir le rangerau nombre des écrits vraiment historiques composés sur Jésus.
L'origine apostolique du quatrième Évangile est aussi en- tièrement sauvegardée. Ce livre n'est pas une fraude pieuse. Il n'est nullement un apocryphe, et il n'en porte d'ailleurs aucun des caractères. Jamais l'écrivain ne se donne pour l'apôtre Jean, ce que n'aurait pas manqué de faire l'auteur d'un pseudépigraphe.
Les éléments gnostiques que renferme le quatrième Evan- gile se comprennent aussi très bien et se placent admira- blement à cette date ; plus tard, ils eussent été plus accentués. Si l'ouvrage était un roman du second siècle, les doctrines qu'il expose eussent été plus explicitement défendues. La pu- reté de la langue s'explique par ce fait que le Presbytie parlait bien le grec, tandis que Jean devait fort mal le savoir, à sup-
182
MICHEL NICOLAS
poser qu'il le sût. Les erreurs topographiques, historiques, géographiques qui sont flagrantes, sont très naturelles de là part d'un homme fort peu au courant des choses de la Pa- lestine. Les termes par lesquels il désigne Jean « le disciple bien-aimé ; celui que Jésus ciimait », etc., etc., constituent de la part du Preshytre un éloge discret de son Maître. Il parle de Jean en sa présence ; il éprouve quelque scrupule à le mettre en scène nominativement.
Les attestations de compétence et de véracité que l'on ren- contre çà et là sont très naturelles aussi de la part d'un dis- ciple de Jean. Il rappelle qu'il y a eu un témoin oculaire et véridique duquel il tient les renseignements qu'il donne, et les passages qui offrent ce caractère ont dû être ajoutés après la mort de Jean, lorsqu'on étendit la puhlicité du livre.
Enfin les différences avec les Synoptiques ne supposent nullement deux traditions. Dans le quatrième Évangile, il n'y a pas de tradition. Il y a Jean et son témoignage direct ; mais le rédacteur, le Preshytre a pu faire des confusions, et il a commis des erreurs de mémoire. Jean lui-même est hors de cause, et tous les malentendus sont imputahles au Pres- hytre.
Tel est ce remarquable travail. Il eût encore gagné si Ni- colas avait creusé un peu plus la solution qu'il propose. En poussant plus loin ses remarques et surtout en mettant en un contraste plus complet le double caractère dogmatique et historique du quatrième Evangile, il eût rendu sa décou- verte plus évidente encore. Car elle seule explique l'admi- rable unité de ce livre qui est à la fois mystique et méta- physique dans sa partie spéculative, et à la fois exact et fantaisiste dans sa partie historique.
Et puis il est une dernière preuve que Nicolas n'indique pas et qui eût élevé la solution qu'il propose, à la hauteur d'une certitude. Elle se tire de l'existence du chapitre vingt et unième.
Le style de ce chapitre est le même que celui du reste de
CRITIQUK BIMI.IQIK 183
l'écrit, il est du même auteur, et il n'est certainement pas de Jean. Nous avons donc là une preuve de fait que Jean n'est pas le rédacteur du livre et que ce rédacteur est l'auteur du chapitre vingt et un, ajouté après la mort de l'apôtre. Dans les vingt premiers chapitres, il est parlé de Jean à la troi- sième personne, et ces phrases : Celui qui Va vu en a rendu témoignage, il sait quil dit vrai, sont, aussi clairement que possible, écrites par une autre personne que celle qui a vu et qui a rendu témoignage. La preuve est faite ; la question de l'auteur du quatrième Evangile est résolue. Elle l'a été, nous le répétons, il y a presque un demi-siècle par Michel Nicolas. Il a eu le grand mérite d'être un des rares chercheurs dont on peut dire : ils ont fait faire un progrès à la science.
XI
Nicolas a été jusqu'ici méconnu. 11 définit lui-même sa méthode de travail quand il nous parle (Eludes sur le Nou- veau Testament, Préface, page XI^ de « celle critique impar- tiale qui reste dans la vraisemblance; qui prend les textes dans leur sens naturel, pour ce quils se donnent, pour ce quils sont réellement. » Il dit encore (même Préface, page XIX / ; « Les faits nont pas à se plier à des théories élevées a priori ; c\'st aux théories dogmatiques, cm contraire, à se modeler sur les faits. )) Voilà certes de grandes banalités ; mais ce qui est banalité aujourd'hui, était témérité en 1864. On en était encore au temps oîi l'on harmonisait les Evangiles les uns parles autres, où l'on cachait leurs divergences, et où leurs contradictions étaient appelées des « contradictions appa- rentes ». La rude franchise de Nicolas a fait justice de cette misérable apologétique.
Est-ce à dire que nous n'ayons aucune réserve à faire? Nullement. Nicolas est trop exclusivement critique et tro}) exclusivement historien. 11 a traité le Christianisme pri- mitif comme il eût traité un problème de physique ou de
184 MICHEL NICOLAS
chimie, s'il avait étudié l'une ou l'autre de ces sciences. Nulle part, on ne sent vibrer l'âme même de l'écrivain à travers ces pages si instructives et si pénétrantes. Il eût été un bon professeur de critique ; mais, dans une Faculté de théologie, il faut autre chose que de purs érudits ; il faut des professeurs préparant leurs élèves à leur saint ministère à venir.
On aimerait à savoir ce que Nicolas a pensé des ques- tions fondamentales. Qu'était Jésus-Christ pour lui, et qu'était le Christianisme? L'Évangile a-t-il eu une influence sur sa vie intérieure? A-t-il été un croyant? Ces questions sont trop intimes pour qu'on puisse les résoudre en l'absence d'aucune donnée. Nous ne pouvons que nous borner à exprimer ici le regret de ne pas savoir comment il les résol- vait.
Il faut ajouter que Michel Nicolas ne fut pas un créateur. Il n'a jamais prétendu faire autre chose que mettre à la portée du grand public les résultats avérés de la critique moderne. Il a résumé ce que d'autres avaient dit avant lui, en Allemagne et ailleurs.
Mais il était trop intelligent pour ne pas soumettre ces résultats eux-mêmes à un examen très personnel et trop sagace pour ne pas émettre de temps en temps une idée originale, proposer une solution neuve et inconnue. Nous l'avons vu le faire pour le quatrième Evangile, et son hypo- thèse est maintenant confirmée. Ses ouvrages publiés au lendemain de l'apparition de la Vie de Jésus de Renan se vendaient à Paris sur les grands boulevards et se vendaient bien. On n'en trouve plus, sauf erreur, que quelques rares exemplaires d'occasion. Dans ce sens, Nicolas a réussi, et ceux qui se donnent la peine de le lire et de percer l'écorce un peu épaisse que leur offre son style, trouvent toujours au delà une nourriture saine et substantielle.
Nicolas a laissé aux professeurs et aux élèves, venus après lui, des leçons de travail, de probité scientifique et de mo-
CRITIQUE BIBLIQUE 185
destie. Par la simplicité et la dignité de sa vie, il comman- dait le respect ; peu d'hommes ont eu moins de prétentions. Jamais il ne se mettait en avant ; il n'avait point d'ambition personnelle; sa seule joie c'était le travail. Il travaillait, et il travaillait encore; humble serviteur de la vérité, sans idées préconçues et sans préjugés, il laisse un bel exemple. J'ai voulu rendre hommage à un vaillant ouvrier, passé trop inaperçu de son vivant et auquel il m'a semblé qu'il convenait de rendre la place à laquelle il a droit comme ayant été un des professeurs qui ont fait le plus d'honneur à la Faculté de Montauban, dans le cours du siècle qui vient de finir.
ANDRÉ GÉRARD D'YPRES
ET LA THÉOLOGIE PRATIQUE
PAR
Edouard VAUCHER
ANDKÉ GÉRAUD D'YPRES
ET LA THÉOLOGIE PRATIQUE
La vie a précédé toute science de la vie ; les premiers commencements de la biologie ne sont nés que quand la réflexion s'est attachée aux phénomènes de la vie. Cette vérité générale s'applique aussi bien à la théologie pratique, que Ton pourrait appeler la biologie de l'Eglise, qu'à tous les autres domaines dans lesquels la vie se manifeste.
Depuis sa naissance, l'Eglise témoigne de sa vie en rem- plissant les fonctions que celle-ci comporte. Dès ses premiers jours d'existence, la communauté des chrétiens a célébré son culte ; on a prêché l'Evangile dans son sein ; on y a instruit les néophytes, soutenu les faibles, réprimé les coupables, secouru les souffrants. Mais tout cela s'est accompli de la manière naturelle et quasi instinctive dont l'enfant encore inconscient remplit les fonctions élémentaires, premières conditions de son existence.
La réflexion n'est née qu'après l'action et de l'action même. Sa première forme a été longtemps fort rudimen- taire et presque naïve. La réunion des conseils suggérés par l'expérience, rattachés souvent les uns aux autres par le lien de prétendus principes tirés bien plus de l'imagination que de l'observation, voilà le caractère commun à presque toutes les productions littéraires que la théologie pratique peut signaler dans les premiers stades de son histoire.
190 ANDRÉ GÉRARD d'yPRES
Ces essais n'embrassent aussi qu'une partie limitée du champ à étudier. A très peu d'exceptions près, l'auteur n'at- tache son attention qu'à une seule des fonctions de la vie de l'Eglise. Il ne soupçonne même pas leur unité. On recueille les règles de la prédication, par exemple, on fait des livres qui sont les ancêtres de nos traités d'homilélique ; mais on ne saisit pas leâ rapports de cette fonction avec ^le^^autres manifestations de la vie de l'Eglise, ou l'on ne perçoit tout au plus que les contacts les plus évidents./ l '| 7'
Ces premiers balbutiements des études de théologie pra- tique ne peuvent élever aucune prétention à la dignité de science. Et ils ne le font pas non plus. L'ambition des auteurs n'a pas d'autre visée que de tracer des règles. Quand ceux qui mettent la main à l'œuvre sont des coryphées de l'Église, les règles qu'ils statuent peuvent avoir un pri>; durable. Le théoricien moderne qui passerait sans s'arrêter à côté des vues d'Augustin sur la prédication et l'instruction religieuses, sous prétexte que la construction scientifique est par trop défectueuse, se priverait de lumières précieuses.
Mais il n'est pas moins vrai que ces travaux anciens n'ont qu'une utilité limitée. Le caractère de règles de pratique qui leur appartient, la forme fragmentaire sous laquelle les questions sont saisies et exposées, les rendent incapables de rendre un des services les plus importants que l'Eglise attend de la théologie pratique. Ils peuvent être souvent de bons guides dans les chemins battus, mais ils ne sauraient s'acquitter de la tâche la plus élevée delà théologie pratique : devenir un élément permanent de réformation dans la vie de l'Église. Les règles n'enseignent qu'une routine (je prends ce mot dans le sens le moins défavorable qu'il puisse re- vêtir) ; les principes seuls, en maintenant les communica- tions libres entre l'idéal et le réel, permettent d'apporter aux maux constatés des remèdes éclairés et d'assurer à la vie de l'Église une marche consciente vers le mieux.
Ces vérités, courantes aujourd'hui, n'ont été reconnues
i:t i.a tmkoi.ogik puatiquk 191
que très lentement ; elles ne sont entrées dans la conscience des hommes d'Eglise qu'au commencement du 19'' siècle. Les érudits peuvent bien relever quelques indications dans le passé. Mais presque toutes sont des plus légères et ceux dont elles émanent n'en ont pas soupçonné l'importance. Les très rares hommes qui ont eu plus de clarté dans le regard n'ont pas réussi à faire entrer leurs vues dans la conscience générale. S'ils ont été des prophètes, ils sont restés des pro- phètes incompris, La date précise de l'entrée dans le patri- moine de l'Eglise de cette conception de la théologie pra- tique, c'est rapi)arition de la Kiirze Darsldliuuj des theolo- (jisclwn Stiidiiiins, de Schleiermacher (1811).
Cette pensée de l'unité de la théologie pratique et de son rôle réformateur n'est plus sortie depuis lors de l'horizon de la théologie. Elle a été développée, complétée, transformée même (surtout par C.-L Nitzsch) ; elle est demeurée, au grand profit de l'Église et de toute la théologie, aux re- cherches de laquelle elle a donné une direction déterminée et un objet précis. D'appendice assez humilié de la théologie théorique, la théologie pratique a été élevée au rang incon- testé de membre nécessaire de l'organisme, dont l'absence priverait l'édifice de son couronnement.
Mais, depuis que la théologie pratique a reçu ainsi ses lettres de noblesse, elle a été travaillée de la tentation fré- quente aux nouveaux anoblis de se découvrir des ancêtres dans un passé reculé. Les investigations n'ont pas été tout à fait vaines. Mais il me semble que les chercheurs se sont presque toujours fait illusion sur le prix des trouvailles que leurs fouilles patientes ont mis au jour. Ils ont tenté de faire à maint théoricien du passé une renommée posthume qui n'a pu subsister. Presque toutes les momies exhumées sont tombées en poussière dès qu'un souftle d'air pur les a frappées.
Ces insuccès sont très explicables. Les recherches n'ont guère abouti, parce qu'elles ont été mal dirigées. Les théo-
192 ANDRÉ GÉRARD d'yPRES
riciens qui les poursuivaient, séduits par leurs habitudes d'esprit, ont cherché les ancêtres de la théologie pratique parmi les théoriciens. Ils ont perdu de vue le fait que les vrais ancêtres de la théorie de la pratique, ce sont les pra- ticiens. L'arbre généalogique de notre science peut se glori- fier de noms qu'aucune comparaison avec nos voisins ne peut obscurcir. Mais ces noms éclatants ne sont pas ceux des théoriciens; ce sont ceux des grands hommes de la pra- tique, des grands conducteurs de l'Église. Les théoriciens, si éminents qu'ils puissent être, regardent couler le fleuve ; ils vivent moins de sa vie que les vaillants rameurs dont les bras vigoureux conduisent la barque sur les flots.
Les renommées ressuscitées de théoriciens du passé ont généralement été peu viables. La plupart de ceux que l'on a tenté de faire revivre n'ont pas cessé d'être morts, et les se- cousses imprimées à leurs restes n'ont guère trompé que ceux qui poursuivaient l'opération.
Parmi ces tentatives, assez nombreuses, deux seulement ont eu un succès relatif, l'une dans le camp catholique, l'autre parmi les théologiens évangéliqucs.
Du côté catholique, on a rappelé des décisions de conciles, surtout des troisième et quatrième du Latran (1179 et 1215), qui prescrivaient d'enseigner, à côté de la theologia specu- laliva, la theologia practica, et l'on a pu montrer qu'il y avait dans ces assemblées au moins un sentiment vague de la nécessité de mettre une théorie plus éclairée à la base de la pratique de la confession.
Chez les protestants, on a refait une renommée à un théo- logien de second plan du 16^ siècle, André Gérard d'Ypres {Hypcriiis), dont le nom n'était sans doute pas complètement oublié, mais dont les traités d'histoire, d'encyclopédie ou d'iîomilétique croyaient reconnaître équitablement les ser- vices par une mention sommaire.
Après avoir joui, de son temps, d'une très grande réputation dans le cercle limité où son action s'exerçait, l'Université de
ET LA THÉOLOGIE PRATIQUE 193
Marbourg et le landgravial de Hesse, Gérard d'Ypres est resté pendant denx siècles cl demi dans une ombre, dissipée un instant seulement en 1781 par une édition nouvelle d'un de ses traités : D3 formandis concionibiis sacris seii de iiiter- pretationr Sncrœ ScripUirœ populari.
L'attention n'a été ramenée sur cette figure que par une étude de W. Mangold, dans la Deutsche Zeitschrifi fiir christ- liche Wisseiischaft (1851), et par les articles que le même savant a consacrés à Gérard d'Ypres dans les deux premières édi- tions de la Real-Eiicyklopiedic (1856, VI, p. 356-362 et 1880, VI, p. 408-413). F.-L. Steinmeyer s'occupe de lui dans une grand? partie de son étude : Die Topik im Dlenste der Predigt (1874), Plus récemment, K.-F'. Millier a publié : Andréas Hijpcriiis, Ein Beitrag zii seiner Charakterislik (1895), et M, Scliian a lait un examen approfondi d'une partie no- table de son œuvre dans trois articles de la Zeitschrifi fiïr praktische Théologie : Die Homiletik des Andréas Hyperius (1896, p. 289-324 ; 1897, p. 27-66, 120-149). Entin, E.-Chr. Aclielis a donné sur cet bomme un article très personnel dans la troisième édition delà RealEncgtdopœdie (1900, VIII, p. 501-506).
Sous des formes et à des degrés divers, tous ces auteurs revendiquent pour Gérard d'Ypres rbonneui' d'avoir été le vrai fondateur de la tliéologie pratique comme corps de science. Un injuste oubli de l'histoire lui aurait ravi ce titre d'honneur. Il n'y a que justice à le lui rendre.
Que faut-il penser de cette manière de voir devenue pres- (jue courante ? Pour éclairer notre réponse, voyons d'abord ce qu'était et ce qu'a fait cet homme, si longtemps négligé et élevé si haut aujourd'hui.
La source principale et, sur bien des points, unique des renseignements cpie nous possédons sur la vie de Gérard d'Ypres, c'est une oraison funèbre prononcée ([uelques jours après sa mort par son collègue W. Orlh, qui était aussi le neveu de sa femme et un adhérent enthousiaste de ses vues :
13
194 ANDRÉ GÉRARD d'yPRES
Oralio de vila et obitii D. Andreae Hyperii a D. Vidgando Orthio tlieologo Marpiirgensi, 27 Fehr. 156i habita. Ce dis- cours, pénétré d'une profonde affection et d'un ardent enthousiasme pour celui qui en était l'objet, semble digne de foi pour tout ce qui concerne les événements dont Orth a été témoin. Pour ceux qu'il tient des récits de Gérard d'Ypres et de son entourage, il subsiste quelques points d'interrogation que les documents à nous connus ne per- mettent pas d'effacer. Quant aux jugements portés, l'affection ardente du disciple l'a conduit quelquefois à des exagéra- tions énormes. Il fallait que le panégyriste eût perdu bien complètement le sens de la mesure pour pouvoir dire de son héros, contemporain de Luther et de toute la brillante pléiade des Réformateurs : « Non eniin obsciiriim aliqiiem mriim, non plebeinm thcologum amisinuis, sed scholae nos- trae lumen, ecclesiaram nostramni principem; oui pancos adhnc pares noslra Germania, superiores nescio an ullos oni- nino sacrarum literarum doctores habeai. » Mais la part faite aux hyperboles de lamifié, il n'en reste pas moins un por- trait intéressant et sympathique, dont les ouvrages de Gérard d'Ypres permettent seulement d'accentuer quelques traits sans modifier le caractère général de la physionomie.
André Gérard était flamand; il était né le 16 mai 1511 à Yprcs, dans la Flandre Occidentale, et c'est parle nom lati- nisé de sa ville natale qu'il s'est fait connaître dans le monde savant (HyperinsJ. Fils unique d'un jurisconsulte apprécié, il se ralfachait au puissant patriciat de Gand par sa mère, née Van der Cœts. Fsprit ouvert et avide de savoir, il acquit les éléments des sciences sous la direction de plusieurs humanistes flamands, jusqu'en 1528, où sa mère, restée veuve» l'envoya faire à Paris ses études universitaires. Il ne semble pas qu'il ait eu avant ce moment aucun contact avec le mouvement réformateur qui renniait le monde. A Paris même, ses études, pendant ce premier séjour, paraissent avoir porté exclusivement sur les langues classiques et la
ET LA THÉOLOGIE PRATIQUE 195
philosophie. C'était un humaniste que les questions reli- gieuses ne préoccupaient guère encore. Cependant, les pro- l)lèiTiGS l'abordaient peu à peu, et, après avoir obtenu le grade de niaitre es arts et être retourné pour quelque temps à Yprcs, il revint à Paris, en 1532, pour y étudier la théo- logie.
Nous savons peu de chose des trois années qu'il passa alors à l'Université, et des nombreux voyages auxquels il consacra les vacances universitaires, pour faire la connais- sance personnelle des écoles et des maîtres les plus renom- més de la France et de la Haute Italie. Mais nous constatons qu'il sortit de cette période tout autre qu'il n'y était entré. C'est à ce moment qu'il a posé le fondement de la connais- sance approfondie des Pères de l'Eglise et de l'histoire ecclé- siastique dont il a fait preuve dans la suite. C'est alors aussi qu'il reçut les premières impulsions évangéliques.
Parmi les savants attirés à Paris par François I''', se trou- vait Jean Sturm, qui enseigna de 1529 à 1537 au collège fondé par ce monarque. Gérard fut son élève et devint bientôt son ami. Il y a tout lieu de croire que c'est dans le commerce de cet homme éminent que le jeune savant fut gagné aux idées de la Héformation. Mais les témoignages directs sont muets à ce sujet.
Adhérent convaincu des idées nouvelles, il ne se sentait pas encore pressé de leur consacrer sa vie. Il était et restait encore avant tout un humaniste. En 1537, un voyage pro- longé en Allemagne, dans lecpiel il lit à Willemberg la con- naissance personnelle des chefs du mouvement, aiVermit sans doute ses convictions évangéliques, mais ne l'amena pas encore à la rupture ouverte avec Rome. Car, à son retour en Flandre, il ne s'opposa point aux démarches de sa famille et de ses amis, désireux de mettre un terme à sa vie errante et de réparer les brèches faites par ses voyages à son patri- moine, en lui procurant un bénéfice ecclésiastique. Les négociations échouèrent, non de son fait, mais par le refus
196 ANDRÉ GÉRARD d'yPRES
du chancelier impérial, Jean Carandolel, archevêque de Palerme, qui jugeait le candidat suspect d'hérésie. Repoussé de ce côté, il fut attiré en Angleterre par de riches protec- teurs qui pourvurent à ses besoins, et il resta dans ce pays jusqu'au commencement de 1541. Il revint alors sur le con- tinent et prit le chemin de Strasbourg, où il comptait retrouver son maître, Sturm, et désirait s'attacher à Martin Bucer.
Sur la route qu'il suivit, se trouvait la petite ville de Mar- bourg, qui attirait particulièrement l'attention des évangéli- ques. En mai 1527, le landgrave Philippe y avait fondé la première université protestante, plus libre dans sa constitu- tion que les anciennes universités dont la Réformation avait pris possession. En 1529, le célèbre colloque de cette ville avait fait évanouir le mirage d'un rapprochement de la Réformation saxonne et des Suisses.
André Gérard connaissait déjà Marbourg ; il y avait passé dans son voyage de 1537. Parmi les professeurs de théolo- gie de l'Université, se trouvait un de ses compatriotes des Pays-Bas, Gérard Geldenhauer, de Nimègue (Noviomag us) . Gérard d'Ypres se proposait de passer seulement à Marbourg. Noviomagus, âgé et malade, désira attacher son jeune com- patriote à l'Université. Il obtint de Jean Eeige, chancelier du Landgrave, l'autorisation de se faire suppléer par Gérard d'Ypres, et, quand Noviomagus mouiut l'année suivante, Gérard devint son successeur et se tixa définitivement à Mar- bourg. Il s'y maria en 1544 et y poursuivit avec succès son activité académique, en même temps qu'il intervenait fré- quemment dans la direction des affaires ecclésiastiques de la Hesse. Très considéré de tous, il fut honoré, en 1553, du ti.tre, fort rare alors, de docteur en théologie et mourut, après une courte maladie, le 1er février 1564, à l'âge de 53 ans.
L'enseignement académique de Gérard d'Ypres portait à la fois sur la philosophie et sur la théologie. Ses amis font
ET LA THEOLOGIE PRATIQUE 197
le plus grand éloge de ses qualités de professeur. De nom- breux élèves se pressaient au pied de sa chaire, où il savait les retenir non pas seulement par ses cours, mais aussi par des exercices encore nouveaux dans l'enseignement acadé- mique. Dans un temps où les discussions jouaient un si grand rôle, il jugeait essentiel de rendre ses élèves habiles à manier les armes de la dialectique. 11 avait organisé à cet effet des exercices de discussion, à l'imitation de ceux qu'il avait vu Jean Sturm diriger à Paris. D'autre part il s'effor- çait de contribuer aussi efficacement que possible à préparer ses auditeurs à la charge de la prédication, et il avait donné aux exercices qu'il institua une forme assez particulière. Il assignait à chacun le texte sur lequel il aurait à prêcher. Le candidat commençait par écrire son sermon et remettait son manuscrit au professeur. Celui-ci y faisait les corrections opportunes, après quoi le sermon était prêché une première fois en présence de Gérard d'Ypres et des condisciples du candidat. La critique de cette épreuve portait surtout sur les choses extérieures, diction, geste, etc., puis le sermon était prêché publiquement devant la communauté.
André Gérard a été un écrivain très fécond. 11 a beaucoup publié pendant sa vie et a laissé des manuscrits qui ont permis des publications posthumes plus nombreuses encore. Son œuvre embrasse le champ presque entier de la théolo- gie et même certaines parties de la philosophie. L'exégèse du Nouveau Testament, l'histoire, la théologie systématique sont représentées dans le catalogue de ses traités, et il ne semble pas qu'il ait été nulle part insignifiant ou banal. Mais le but spécial que je poursuis m'engage à ne pas m'arrêter à des publications dont la plupart n'ont pas, du reste, passé sous mes yeux et pour lesquelles je ne pourrais que repro- duire les jugements d'autrui. Je ne fais mention de ces tra- vaux que pour écarter l'idée que Gérard d'Ypres aurait été un spécialiste à horizon borné. Celles de ses œuvres qui ont été remises en lumière depuis cinquante ans reposent au
198 ANDRÉ GKRARI) d'yPRES
contraire sur une culture théologique et philosophique très large et très solide. C'est un trait commun entre lui et les maîtres de la théologie pratique au 19'' siècle, Schleierma- cher, Nitzsch, Zezschwitz. Pour lui comme pour eux, ses vues de théologie pratique sont le résultat d'une synthèse et non pas une intuition plus ou moins aventureuse. Et par ce côté déjà, son travail se distingue profondément de la plu- part des essais assez informes qui ont vu le jour dans les deux siècles suivants.
Ce mérite est sérieux ; sérieuse aussi la contrihution que Gérard d'Ypres a apportée à l'une des disciplines pratiques les plus importantes, à l'homilétique. Mais il me semble que l'on dépasse la mesure quand on veut voir en lui, non pas seulement le précurseur des constructions modernes du sys- tème de la théologie pratique, mais l'auteur d'un système où l'on trouverait déjà indiquées et presque exprimées les vues des grands théoriciens de notre siècle. On dirait presque, à lire certains panégyristes, que Schleiermacher et C.-I. Nitzsch n'ont fait que retrouver ce que Gérard d'Ypres avait déjà découvert et que l'on avait laissé perdre. (V. E. Chr. Achclis ; article Hypcriiis, Rcal-Encijldopxdic, 3«^ édition, VI, 504, 1. 56 ss.)
Sur quoi se fonde-t-on pour attribuer de si grandes choses à Gérard d'Ypres? Principalement sur le traité, que nous appellerions aujourd'hui l'encyclopédie théologique de notre auteur. Cet ouvrage portait, dans la première édition publiée par Gérard, le titre : De recie formando tlieologiœ studio li- bri /V(1556) ; mais on le cite plus fréquemment sous le titre donné au livre par les éditeurs de Bàle : De Theolocjo seii de ratione stiidii thcologici (1572), réimpression que l'on ren- contre relativement souvent, tandis que l'édition originale est d'une grande rareté.
Le premier livre expose les postulats religieux et scienti- fiques de l'étude de la théologie; le deuxième passe en revue les connaissances bibliques, et le troisième trace le programme
ET LA THKOLOC.IK l'HA'lIQUE 199
développé de la théologie syslémaliqiie. Le quatrième, enfin, a en vue les étudiants, qui iam aliqiiod iiidicium de doctrina irlidionis siint adepii. Il convient de conii)léter leurs études en ])orlant leur attention sur des choses qiiœ complecliintur Ecck'siariim -zy.lv.c atqiie ad gubernafioncm ccclesiasticam aniinos informant. Sous cette rubrique qui n'est pas sans analogie avec certaines définitions données i)lus tard de la théologie i)ralique, André Gérard fait rentrer l'histoire de l'Église, le droit et l'administration de l'Église, la cure d'àmes, la liturgique.
Il m'est impossible de découvrir dans cette disposition le système de théologie pratique que Mangold et d'autres ont cru y voir. (lérard d'Ypres a eu un sentiment plus net que ses contemporains de l'insuffisance de la théologie théorique pour former d'une manière complète le théologien évangé- lique. Il a vu la nécessité de diriger l'attention sur les matières dont le praticien a besoin et que la science pure ne lui four- nit ])as. 11 a rendu ainsi un service incontestable et qu'il ne faut pas rabaisser.
Mais je ne crois pas que l'on puisse aller plus loin, et, loin de dire qu'il amis en lumière le principe d'organisation qui fait de toutes ces connaissances un membre vivant du corps de la théologie, je serais disposé à penser qu'il a vu l'utilité de ces choses, mais (pi'il n'a pas su les rattacher au corps, et qu'il a repoussé dans un appendice ce qu'il ne trouvait pas le moyen de ranger ailleurs.
L'idée d'une unité de ces branches d'études lui échappe tellement qu'il ne se met même pas en quéle d'un nom pour les désigner. Il avait trouvé le terme de theologia practica dans les décisions mentionnées plus liaut des conciles du Latran ; il connaissait ces décisions, car il les mentionne; mais il n'adopte pas le nom dont elk's avaient appelé ces connaissances et il n'en ])ropose aucun autre. Le nom de ilu'ologia practica ne reparait qu'un siècle plus tard (Chris- tophe Scheibler, 1664). 11 n'est pas impossible sans doute
200 ANDHK GÉRARD d'yPRES
d'avoir une chose sans avoir un nom pour la désigner. Ce n'est pas cependant l'état ordinaire pour un bien que l'on a conscience de posséder. Et surtout, cela serait surprenant chez un encyclopédiste préoccupé précisément avant tout du classement et de la nomenclature des matières qu'il envi- sage.
Mais le soupçon que fait naître cette absence d'un nom devient une certitude quand on a examiné la répartition des matières à laquelle Gérard donne son adhésion. Le premier livre déjà contient certaines indications pratiques qui auraient dû être repoussées au quatrième, si l'auteur avait eu conscience de construire un système. C'est là aussi qu'il fait figurer les indications relatives à la technique homilétique dans laquelle il ne voit qu'une application par- ticulière de la rhétorique. C'est dans le second livre, con- sacré aux sciences bibliques, que l'on trouve des instructions sur l'interprétation homilétique de l'Écriture; dans le troi- sième, comme appendice de la dogmatique et de la morale, les données qui intéressent l'instruction religieuse, saisie comme une exposition populaire de la théologie systéma- tique. Dans le quatrième livre, Gérard d'Ypres place ce qui reste, et la préoccupation systématique est tellement ab- sente de son esprit qu'il commence par l'histoire ecclésias- tique, comme la première de ces choses quœ compleciiintur Ecclcsianim -zxiv.t. Les autres matières dont il traite sont simplement juxtaposées, et je n'ai pas réussi à découvrir une pensée d'ordre dans leur succession.
On est donc équitable pour Gérard d'Ypres en disant qu'il a eu nettement le sentiment du prix des études pratiques, mais qu'il ne dépasse pas ses contemporains dans la ma- nière dont il saisit le lien de ces matières entre elles et avec le reste de la théologie. Écrivant une encyclopédie théolo- gique, il a abordé ces questions, mais il ne les a pas domi- nées. Les indications que son œuvre présente sont assez souvent intéressantes comme remarques de détail. Mais il
ET LA THÉOLOGIE PRATIQUE 201
n'a pas tenté d'ériger un système, et son exposition même montre qu'il n'en a pas eu la pensée.
Les théologiens contemporains qui ont tiré Gérard d'Ypres de l'oubli où il était tombé ont cédé à la tentation de faire de lui un prophète. L'entreprise ne paraît pas réussie. Quelques aperçus occasionnels, ([uelques indications dont l'auteur lui-même n'avait pas vu la portée, ne suffisent pas à faire de lui le fondateur de la théologie pratique comme science, et Schleiermacher en reste le vrai créateur. Gérard d'Ypres est simplement un des premiers de ceux qui ont eu le sentiment encore obscur d'une question à laquelle ils n'ont ni ne cherchent de réponse.
Et cependant, il est juste de reconnaître qu'André Gérard n'occupait pas dans l'histoire de la théologie pratique toute la place qui lui revenait. S'il n'a pas été l'esprit systéma- tique qu'on a voulu glorifier, il mérite par contre le renom d'un des meilleurs théoriciens de l'homilétique parmi les successeurs immédiats des Réformateurs.
II n'était pas de ces théologiens de cabinet qui font de la science pure, sans préoccupation des besoins de la pratique. Il était et voulait être homme d'Eglise. Aussi, son esprit était-il ouvert aux questions qui intéressent la vie de l'Eglise, et il cherchait à rendre ses travaux féconds pour la pratique.
Il a mis le soc de la charrue dans deux parties du cliami) avec un succès inégal. Il a étudié les problèmes homilé- tiques d'une manière vraiment remarquable. Il a pris sa part du travail si actif qui s'est imposé aux théologiens de la Réformation pour organiser les Eglises. Il est l'auteur principid d'une des innombrables Kirchenordmimjen de ce temps, l'agende du pays de liesse, de 1560, et là il a été moins heureux.
Cette agende, rédigée par Gérard d'Ypres et par Nicolas Rhoding, pasteur à Marbourg, n'a été promulguée qu'en 1566, deux ans après la mort d'André Gérard. Elle ne donna pas, à l'usage, ce que ses auteurs en avaient espéré, et elle
202 ANDHl': GKRARD d'yPKES
dut céder la place à une agcnde nouvelle dès 1574. L'agende de 1566 n'a exercé d'action, à ma connaissance, sur aucun des points de droit ecclésiastique et de liturgique qui y étaient visés.
Par contre, Gérard a droit à une des premières places, sinon à la première parmi les théoriciens de la prédication à l'âge de la Réformation. Luther et les hommes c[ui ont mis immédiatement la main à l'œuvre réformatrice, ont beaucoup prêché. Il va de soi qu'ils n'ont pas vaqué à l'exercice de cette charge sans être parvenus à la clarté sur bien des questions de théorie et de méthode. El ces réflexions théori([ues des maîtres de la pratique ont d'autant plus de prix qu'elles ont subi l'épreuve de l'expérience. Mais ces ])rédicateurs de l'Evangile n'ont pas fait un corps de doc- trine des principes qui les ont guidés et des expériences ((u'ils ont faites. Tout au plus ont-ils exprimé occasionnel- lement quelques-unes de leurs vues, laissant aux hommes de l'école le soin de les recueillir et de les formuler en règles. Ecrire des théories de la prédication est une tâche que les auteurs du mouvement réformateur ont laissée à leurs épigones.
Ce travail convenait surtout aux théologiens élevés à l'école de l'humanisme, (iérard d'Ypres y semblait tout spé- cialement préparé. 11 s'en est acquitté dans deux ouvrages qui constituent, je crois, la meilleure partie de son œuvre. C'est d'abord le traité : De formandis concionibus sacris seii (le inlerpretalione scripturariim popiilari libri II (1553, 2'ne édition, plus que doublée, 1562), puis la Topica theologica (1564).
Le premier de ces ouvrages a joui de son temps d'une notoriété considérable. Il a même été traduit en français (1563) et en anglais (1577). Il eut aussi la fortune assez rare d'élendre son aclion jusque sur la prédication catholique, d'une manière qui fait sans doute plus d'honneur à l'intelli- gence (ju'à la probité littéraire de l'homme qui lui a ouvert
ET I.A TUKOI.OC.IK PRATiyUFC 203
l'accès des cercles catholicjiies. Un moine auf*iistin de Lou- vain, Laurent Villavicentio, trouva le livre de Gérard d'Ypres si bon qu'il ne crut pouvoir mieux faire que de se l'appro- prier: Il supprima quekpies passages où le caractère évangc- lique était trop marqué, il en ajouta cpieUpies-uns, ([ui ne sont pas les meilleurs du livi'e, et il ])ul)lia le tout sous son nom en 1565.
Rien de plus légitime ([uc ce succès. Le traité est infini- ment supérieur à tout ce qui l'avait précédé, très supérieur aussi à ce qui l'a suivi pendant longtemps. La contcxture n'en ressemble naturellement (|ue d'assez loin aux systèmes modernes d'homilétique. Beaucoup de questions, qui n'ont été formulées que plus tard par les théoriciens, ne sont pas visées, et cela ne peut surprendre. D'autres semblent à l'auteur mériter une discussion qui nous paraît aujourd'hui sans objet, et cela aussi est naturel.
La plus grande faiblesse du livre est un fruit de la posi- tion encyclopédique fausse qu'André (iérard assignait à l'homilétique. Il voyait en elle, comme cela a été dit, non pas une discipline théologique, mais une api)lication spéciale de la rhétorique. La mise en œuvre logique de ce point de vue aurait demandé une tractation à laquelle la préoccui)ation de la technique eût servi de fil conducteur. Mais le sens que (iérard avait des ])csoins de l'Eglise, sa i)iélé et son expé- rience s'accommodaient mal de ces exigences de la logique. Sans rompre avec un princii)e faux, il est poussé à lui être l)resque constamment infidèle et cela entraîne dans le sys- tème des inconséquences, tout à l'houneur de l'auteur, mais déconcertantes [)our celui (pii clierche à comprendre le plan de l'édifice. Le défaut est moins sensible dans le second livre, qui veut surtout être l'illustration du premiei" par des exemples. Mais le lecteui", ([ui suit le cours du pre- mier livre, n'échappe guère à l'impression que son guide le fait passer par un chemin presque toujours intéressant, mais fort sinueux.
204 ANDFŒ GÉRARD o'yFRKS
Il veut enseigner à appliquer correctement les règles de la rhétorique à la véritable matière homilétique. De là une double préoccupation qui ne l'abandonne jamais : reconnaître ces règles correctes de la rhétorique et cette véritable matière homilétique. Et, précisément parce qu'il garde ces deux ob- jets en vue, il louvoie en quelque sorte pour se rapprocher successivement de chacun des deux sans s'éloigner de l'autre.
Mais, dans cette construction défectueuse, il fait preuve d'une grande richesse de pensée et d'une intelligence saine du but de la prédication. Ce c|ue le prédicateur chrétien se propose, c'est ui ea promoveat, qiiœ ad homimim saluiem et reconciliationem ciim deo condiiciml. La matière qui per- mettra d'atteindre ce but est fournie par l'exégèse. Mais cette matière acquise, c'est à la rhétorique que l'on demandera les directions nécessaires pour en faire usage. Et ici, mettant à profit sa culture d'humaniste, il rentre dans les règles que l'antiquité classique lui avait transmises. Cicéron est le maître dont il suit surtout les directions. Mais il n'est pas un disciple servile et n'oublie jamais le but en vue duquel il expose les règles et auquel celles-ci doivent se plier.
Erasme, dans son Ecclesiaslices, avait esquissé, avant Gérard d'Ypres, une théorie de la prédication fondée, elle aussi, sur la rhétorique de Cicéron. Mais le grand huma- niste semble à peine soupçonner encore la distinction pro- fonde du discours politique ou judiciaire et de la prédica- tion chrétienne. Sans être arrivé à une clarté parfaite, Gérard dépasse de beaucoup sur ce point son prédécesseur. Pour lui aussi, les trois moyens par lesquels le discours atteint son but s'expriment par les verbes docere, deleciarc et fleciere. Mais il s'efforce consciencieusement de remplir CCS trois vases vides d'un contenu spécifiquement chrétien.
Quelle que soit celle de ces trois directions dans laquelle il s'engage, le prédicateur doit toujours conduire son dis- cours à être une interpretalio scripiurarum popiilaris. 11 se servira de l'Écriture pour atteindre un des cinq objets sui-
El LA THÉOLOGIE PRATIQUE 205
vants : doctrina, redaryutio, institution correctio, consolatio. A ces cinq objets répondent cinq gênera de prédication, qu'il appelle ot,ôa7xaÀî.xôv, è)v£y'^r.x6v, Tra'.oeuTWÔv, è-avo^iOoJT'.xôv -aoaxA7|-'.xôv. On sait l'influence néfaste que la distinction scolastique des gênera de la prédication a exercée sur la théorie de l'homilétique protestante pendant tout le 17* siècle. Les auteurs de ce temps semblent s'être donné pour tâche de dépasser leurs prédécesseurs par la subtilité des distinctions, jusqu'au point où l'on reconnaissait et définis- sait minutieusement plus de cent gênera. Il ne serait pas équitable de rendre Gérard d'Ypres responsable de toute cette efflorescence malsaine de parasites: mais il est difficile de le disculper du reproche d'avoir ouvert la porte par laquelle toutes ces choses sont entrées.
Le traité de fornmndis concionibiis sacris me paraît donc défectueux à bien des points de vue. Il n'en constitue pas moins une étape notable dans la marche vers une théorie homilétique plus sûre d'elle-même. Il forme transition entre la conception de l'homilétique comme une simple rhétorique sacrée et la théorie moderne qui s'appuie sur l'observation et l'étude de la vie et des besoins de l'Église. Le rcMe qu'An- dré Gérard assigne à l'exégèse dans la préparation homilé- tique est le premier essai pourvoir un principe dans ce qui était déjà dans la pratique des grands prédicateurs sans que les théoriciens eussent su le reconnaître. On exagère beaucoup quand on fait ici d'Hypérius un prophète ; mais il est légi- time de le saluer comme un précurseur.
Pour le lecteur moderne, le plus grand plaisir et le plus grand profit du livre résident certainement dans les remarques de détail, dont beaucoup sont fines ou profondes. Mais elles forment pres([uc toujours des diversions occasionnelles plutôt que des membres essentiels de l'exposition. J'irais presque jusqu'à dire ([ue Gérard cesse alors de faire de la théorie pour exprimer quelque vue sortie de son expérience et de sa foi, directement, indépendamment du travail spécial
206 ANDRÉ GÉRARD d'yFRES
qu'il exécute, un peu à la manière dont les grands ouvriers de la pratique laissent quelquefois, par un mot, une obser- vation, presque une parenthèse, le regard de l'observateur pénétrer dans le trésor de vie et d'expérience dont leur pra- tique est sortie.
Le second traité de Gérard dYpres, qui intéresse la théorie de la prédication, est intitulé Topica theologica, 1564. En fait, c'est au moins autant nne œuvre de l'humaniste que du théologien. André Gérard y a pris pour modèle les To- pica de Cicéron, qu'il suit étroitement. Depuis Aristote, les rhéteurs appelaient To-',x/^ l'art de trouver des arguments ou des lieux sur toutes les questions. La reconnaissance de ces To-o'l ou lieux-communs devait fournir à l'orateur le cadre et ce que l'on j)ourrait appeler la matière générale de son discours, Gérard tente de mettre au service du prédica- teur les catégories de la dialectique d'Aristote, en enseignant à remplir ce cadre de matériaux bibliques. Il fait preuve, dans cette tentative, d'un esprit ingénieux et d'une habileté quelquefois surprenante. Mais on ne peut se dissimuler qu'il y engage la prédication dans une voie des plus péril- leuses. C'est de la rhétorique dans ce qu'elle a de plus artifi- ciel. 11 n'est pas impossible que de telles règles comprises et mises en œuvre par un maitre deviennent pour lui la source de rapprochements ([u'il saura rendre féconds. Mais pour quiconque n'est j)as un maitre, ces procédés n'ofi"rent que des dangers. J'en puis parler d'expérience. Séduit par la captivante étude de Steinmeyer, Die Topik im Diensle der Predifjt, j'ai fait une fois une place à quelques leçons de topique dans mon cours d'homilétique. Le résultat n'a pas été bon et, quand j'ai revu ces leçons, j'ai constaté qu'au lieu tle règles propres à guider leurs recherches, je n'avais donné à mes auditeurs que des recettes pour les dispenser de recherches et leur permettre de bâtir facilement des ser- mons selon la formule, .sans effort véritable de pensée. Cette tentative malheureuse m'a convaincu de la nécessité d'une
KT l.A THl':OL()(;iE PHATIQIK 20/
grande prudence dans l'applicalion à l'homilélique des pré- ceptes et des procédés des rhéteurs. En mentionnant les Topica theologica parmi les ouvrages de Gérard d'Ypres rela- tifs à la prédication, je n'entends donc à aucun degré les ran- ger parmi les services que Gérard a rendus à l'homilétique. De cet examen des travaux d'Hypérius ressort la conclusion que son œuvre n'a pas vécu parce qu'elle n'était pas viable. Les théologiens, ({ui ont cédé à la tentation de l'entourer d'une auréole posthume, ont été victimes d'une illusion. Trouvant chez cet homme des aspirations et des velléités vers ce qui est devenu plus tard la théologie pratique scien- tilique, ils lui ont prêté des vues et des intentions infiniment plus modernes que celles ({u'il a eues réellement. Il convienl certainement tle lui taire une place dans l'histoire de la théologie pratique. Mais il n'y apparaît pas comme un grand homme méconnu, dont la mémoire a soultert longtemps d'un injuste oubli. On doit plutôt voir en lui un témoin de besoins vaguement ressentis, aux.([nels il a cru satisfaire en travaillant à un rapprochement plus étroit de la vie évangé- li([ue et de l'humanisme. Ses efforts, pour arriver à une pénétration intime des deux éléments, ont été en général peu heureux. Le fruit en est plus souvent une juxtaposition qu'une union organique. Sur les points (ju'il a le plus étu- diés, il a été surtout un précurseur de la scolastique |)roles- tanle, et la sobriété dont il fait encore preuve dans ses déterminations ne doit pas aveugler sur la responsabilité qu'il a encourue de ce fait. La fraîcheur de piété, l'expé- rience vécue que présentent les détails de son exposition dissimulent le danger de ses leçons. Il n'en existe pas moins, et c'est pour cela, je crois, ([ue les grands conducteurs de rLgiise de son temps ont peu goûté ses travaux. Ils ont eu comme l'instinct du péril. Les hommes, qui ont vécu à C()lé de Gérard d'Yi)res, à Marbourg, ont subi le charme de sa personnalité chrétienne; ils en ont rendu témoignage; mais ils n'ont pas réussi à faire passer leur enthousiasme dans
208 ANDRÉ GÉRARD d'yPRES
les cercles où l'on ne connaissait leur héros que comme théologien. Et quand les générations suivantes ont versé dans les subtilités de l'école, elles n'ont pas été tentées de revenir à cet humaniste trop sobre et trop pieux pour elles.
Il n'y a donc lieu de dépouiller d'aucune partie de leur renommée les grands théoriciens de la théologie pratique au 19e siècle. Ils restent les fondateurs de cette science. Jus- qu'à leur entrée dans ce champ, l'Église n'a pas possédé de théologie pratique. Elle avait, grâce à Dieu, une pratique grande et féconde. Mais aucune théorie vraiment scientifique n'y répondait. Ce qui tenait lieu de théorie, c'étaient des col- lections de règles empiriques, précieuses à consulter dans bien des cas, mais sans unité ni principe qui fût bien leur. Aux âges où l'Esprit de Dieu a soufflé avec puissance dans l'Église, cette lacune n'a pas entraîné de conséquences fâcheuses. Car l'Église avait mieux qu'une théorie. Mais, dans les jours mauvais, l'on a pâti cruellement de cette pri- vation. La subtilité ou la platitude, quelquefois les deux défauts réunis, ont fait tomber les praticiens et leurs guides dans les erreurs les plus funestes et souvent les plus bizarres.
Y a-t-il présomption à penser que l'existence d'une théologie pratique scientifique est dans une large mesure une sauve- garde contre ces aberrations? Je ne crois pas cette espérance téméraire. Le champ de l'erreur reste, certes, bien vaste. Il semble néanmoins avoir des limites plus nettes et moins éten- dues qu'autrefois. Certaines fautes, dans lesquelles le passé est tombé, sont exclues définitivement pour ceux qui ne laissent pas perdre le terrain conquis. On ne les rencontrera plus désormais que chez les empiriques ignorants. C'est un réel progrès, et nous n'en sommes pas redevables à des précur- seurs plus ou moins conscients, comme Gérard d'Ypres, mais uniquement aux travaux de Schleiermacher, de C.-I. Nitzsch et de leurs successeurs. L'équité consiste, non à leur exhumer des ancêtres, mais à reconnaître le progrès dont ils ont été les instjuments.
ET LA THÉOLOGIE PRATIQUÉ 209
La pratique et la science tirent également profit de leur œuvre. Pour la pratique, une théorie correcte ne supplée pas sans doute au défaut de l'Esprit, là où l'Esprit s'est re- tiré. Mais elle trahit plus vite son absence et pousse ainsi à en demander plus ardemment une effusion nouvelle. Et là où l'Esprit est présent, elle conduit plus sûrement dans l'usage à faire de ses dons et permet même à des hommes de second ordre de s'acquitter utilement de tâches réservées autrefois au seul génie des grands maîtres.
La science, de son côté, trouve dans une théologie pra- tique correcte, un contrôle précieux de ses recherches. La théologie pratique, au sens que Nitzsch a mis en lumière, est une science expérimentale, qui opère à l'aide de la mé- thode d'observation. Les lois qu'elle reconnaît reposent sur les faits qu'elle a constatés dans la vie de l'Eglise. Quand elle ne s'est pas méprise dans ses observations, elle met en présence de faits d'expérience, établis et vérifiés. Elle élève ainsi une barrière solide que respectera toute théologie scien- tifique digne de ce nom. Les hardiesses de la spéculation et de la critique y trouvent des limites qu'elles ne peuvent franchir sans sortir de la vérité et, par suite, de la science. Aucune discipline extérieure n'entrave la liberté de leurs mouvements. Mais la constatation claire des faits et des ex- périences de la vie chrétienne devient pour la science une discipline intérieure qu'elle ne pourrait secouer sans cesser d'être la science et tomber dans la fantaisie. Tant que la théo- logie pratique n'était qu'un conglomérat de règles quasi for- tuites, la théologie pure pouvait se dispenser d'être en har- monie avec elle. Dans la mesure où l'objet de nos études est devenu une science fondée sur les faits, les savants sont persuadés qu'ils ne peuvent bâtir d'édifice solide sans res- pecter ces faits, et c'est une garantie qui a son prix pour as- surer à l'Eglise une marche de la théologie toujours plus orientée vers la vérité et, par conséquent, vers l'Evangile de Jésus-Christ.
14
UNE BIBLE
COPIÉE A PORRENTRUY
NOTICE HISTORIQUE
PAR
Samuel BERGER
Décédé le 13 Juillet 1900
UNE BIBLE
COPIÉE A PORRENTRUY
La vie intellectuelle ne semble pas avoir été, au moyen âge, très animée dans nos pays'. L'histoire littéraire de l'ab- baye de Belchamp et du chapitre de Saint-Maimbeuf serait bientôt écrite, et nous n'avons pas conservé un seul manus- crit ni un document quelconque qui puisse nous faire penser que, dans ces établissements religieux, on s'adonnait au culte des lettres, à la théologie ou à l'étude de la Parole de Dieu. Il est vrai que les bibliothèques de Besançon et des autres villes de notre voisinage ne sont, en général, pas très riches. Peut-être s'est-il perdu plus d'un manuscrit qui aurait relevé la réputation des religieux de notre pays, peut-être aurons- nous quelque jour la satisfaction d'en retrouver un. Mais, pour le moment, nous ne pouvons pas nous vanter de l'acti- vité littéraire de nos pères. Nous irons donc aujourd'hui chercher à quelque distance de notre patrie (sans nous en éloigner beaucoup), le souvenir d'un homme qui s'intéres- sait à la Bible et à l'art de copier les manuscrits. Nous le trouverons à Porrentruy, dans la jolie petite ville qui fut la seconde capitale des évéques de Bâle. Il se nommait Henri Monnier et vivait après le milieu du quinzième siècle.
Tandis que, dans l'automne de 1886, je parcourais, sous la conduite de mon ami Auguste Castan, les rayons de la biblio-
(') Il s'agit, dans la pensée du regretté historien, de Montbcliard et des contrées voisines.
214 NOTICE d'une bible
thèque de Besançon, je remarquai une bible assez différente du plus grand nombre des manuscrits de même contenu. C'est un assez fort volume de grand format. La main qui a décoré le volume est peu exercée : les grandes initiales sont peintes fort lourdement en bleu et en rouge ; le copiste a eu soin de marquer dune touche jaune le commencement de chaque verset. On reconnaît facilement un manuscrit écrit pour l'usage personnel de l'écrivain*.
Au folio 318 V', on lit ces mots : Explicit Vetiis Testamen- tiim scriptiim per maïuis Heiirici Monnerii miniini presbiteri et in scriptura consiimmatiim die veneris aille festiim Beale Marie ; aniw Domini miW CCCC"" Ixvip. H. Monnerii. C'est- à-dire : « Ici finit l'Ancien Testament, écrit par les mains de Henri Monnier, humble prêtre, et achevé d'écrire le ven- dredi avant la fête de Notre-Dame, l'an du Seigneur 1467. » A la fin du volume, au feuillet 409, on lit, en rouge, une note plus longue qui se termine ainsi : « Et hoc opus totiim Dei auxilio in scriptura iiti jacet inceptiimfuit die quinta men- sis maii, anno Domini ni^ CCCO Ixu' per me Henricum Mon- nerii de Porrentruto indignum presbiterum et per memet fmitum et completum décima die mensis decembris anno Do- mini mo CCCC° Ixuip. Valeant in Cliristo qui viderinf et orent pro me Henrico Monnerii. » En français : « Cet ouvrage fut, avec l'aide de Dieu, commencé d'écrire le 5 mai 1465, par moi, H. Monnier, de Porrentruy, indigne prêtre, et il fut achevé par moi le 10 décembre 1467. Je salue en Christ ceux qui le liront et je leur demande de prier pour moi. H. Mon- nier. » Il n'a donc fallu à l'infatigable prêtre que deux ans et sept mois pour copier toute la Bible; le Nouveau Testa-
* Description du manuscrit. — Bibliothèque de la ville de Besan- çon, no 12. 330 millim. sur 2ô5, 410 ff., 2 col. de 52 à 53 lignes, titres courants et chapitres rouges ; initiales alternativement bleues et rou- ges ; réclames enfermées dans un cartouche,
Fol. 1 : Testamentiim dicitur a testor... Fol. 3 : Frater Ambrosius... (préface de saint Jérôme). Fin : ... personaliter.
COPIÉK A PORUHNTBUY 215
ment aurait été écrit en quatre mois, si la « fête de Notre- Dame » dont il est question était la Notre-Dame d'août, l'Assomption. Une telle hâte parait dépasser les forces hu- maines; il est donc probable qu'il s'agit de l'Annonciation (25 mars). De toute manière Henri Monnier a travaillé com- me un agile et diligent écrivain.
Notre bible, avons-nous dit, n'est pas exactement sem- blable à toutes celles qui, depuis le milieu du treizième siè- cle, formaient l'édition courante de la lii)rairie parisienne. Je dis : l'édition. Jamais, en effet, on n'a vu des exemplaires plus semblables les uns aux autres que ne sont les milliers de bibles manuscrites que les libraires parisiens ont envoyés dans toute l'Europe. Auparavant, chaque manuscrit de la Bible avait ses particularités, ses caractères, et aucun, pour ainsi dire, ne ressemblait à un autre. Déjà saint Jérôme disait : « Autant de manuscrits, autant de textes », et au douzième siècle, le désordre était devenu sans nom.
C'est alors que se fit, dans l'usage de la Bible, la grande révolution qui fut la conséquence du développement de l'Université de Paris. La Bible devint un livre d'enseignement, un manuel. Que faire, dans un enseignement suivi et régulier, de bibles dissemblables et dépareillées, si tant est qu'il fût possible de tirer parti des volumes énormes que formait généralement alors le livre saint? Etienne Langton, l'illustre chancelier de l'Université, qui fut plus lard arche- vêque de Canterbury, fut le principal auteur de la réforme. Il eut l'idée de partager toute la Bible en des chapitres à peu près égaux (ce sont nos chapitres actuels), chose fort peu scientifique à l'égard de l'exégèse, mais éminemment com- mode et utile à l'usage. Il fit ce travail à Paris, dans le pre- mier quart du treizième siècle. Il rangea en même temps les livres bibliques dans un ordre très simple qui est encore à peu près celui de nos bibles, et il prépara ainsi, sans l'éta- blir, une édition scolaire, usuelle et manuelle de la Bible.
11 fallait maintenant obtenir ce résultat, que la nouvelle
âl6
NOTICE D UNE BIBLE
édition se substituât à toutes les autres et fût seule en pos- session d'état, seule admise pour l'enseignement et seule en usage parmi les étudiants. Ce résultat fut obtenu plus facile- ment que l'on ne serait peut-être disposé à le croire. L'Uni- versité de Paris, en etfet, comptait, parmi ses « suppôts », une armée d'écrivains, de parcheminiers et d'enlumineurs. Il suffit de donner le mot d'ordre à ces industriels, pour qu'ils comprissent leur intérêt. L'ordre d'introduire la Bible nouvelle ne fut, je pense, jamais donné officiellement, et aucune décision ne donna jamais autorité à l'édition nou- velle, mais bientôt on ne connut plus qu'elle et, dès les pre- mières années du règne de saint Louis, on vit se multiplier ces jolies bibles d'un transport et d'un usage faciles, déco- rées simplement, mais avec goût, toutes plus ou moins sem- blables entre elles, que nous appelons les « bibles parisien- nes». De ces bibles « d'usage» avaient disparu les sommaires et d'autres hors-d'œuvre, souvenirs du passé, qui alourdis- saient le volume sans utilité pour l'étude.
L'usage de l'édition nouvelle fut bientôt assez dominant pour qu'il fût possible de rédiger, d'après elle, des concor- dances très soignées oi^i, à défaut de numérotage des versets, on divisait les chapitres, à l'aide des premières lettres de l'alphabet, en parties à peu près égales. Ce dernier travail fut fait dans la seconde moitié du treizième siècle, à Paris, au couvent des jacobins, c'est-à-dire des dominicains de la rue Saint-Jacques.
Mais comment avons-nous pu parler de versets ? Il est, en etfet, généralement admis que les versets de la Bible ou du moins ceux du Nouveau Testament ont été marqués par Robert Estienne, en 1550 ou environ, sur le pommeau de la selle de son cheval, dans un voyage de Paris à Lyon. Mais si la fixation et le numérotage des versets sont récents, les ver- sets eux-mêmes, héritage de l'hébreu, ont toujours existé et ont toujours été, aux époques où la Bible était copiée avec soin, marqués avec une grande attention dans les manus-
COPIÉE A PORRENTRUY 217
crits. A l'époque qui nous intéresse, le commencement des versets était d'ordinaire indiqué par un point rouge au milieu de l'initiale. C'est ainsi que nous avons vu Henri Monnier employer à cet effet une petite touche jaune.
On comprendra facilement comment la Bible du prêtre de Porrentruy, tout en ayant la disposition, les chapitres et l'allure générale des bibles parisiennes, peut en différer de plus d'une manière. On ne se borna pas, en effet, à copier à nouveaux frais la Bible d'après les principes de l'Université ; on dut aussi adapter au nouvel usage les anciens exem- plaires, et c'est ainsi que nous avons beaucoup de bibles du treizième siècle, portant dans le texte les anciens chapitres, avec l'attirail ancien et les nouveaux chapitres sur les mar- ges. Tout cela ne se fit naturellement pas sans créer une certaine confusion, car ces bibles mixtes servirent à leur tour de modèle aux copistes, mais l'uniformité extérieure cou- vrait le désordre intérieur. Quant au texte lui-même, il était, sans exception, fort mauvais, et aucun des docteurs de l'Uni- versité ne s'était occupé d'en faire disparaître les grossières interpolations qui le déparaient. Lorsque plus tard les ordres mendiants s'efforcèrent de substituer un texte plus correct à celui qui propageait tant d'erreurs, ils échouèrent devant la routine.
La bible de Henri Monnier est une de ces bibles mixtes dont nous venons de parler.
Je n'ose pas dire que c'est une œuvre individuelle, car l'écrivain n'y a pas mis beaucoup du sien. Il a pourtant ajouté en tête du volume quelques notions sur l'Ecriture Sainte, au milieu desquelles il s'est donné le plaisir de coller une gravure sur bois représentant la Vierge et l'enfant Jésus. Il a également placé en tète des Evangiles des sommaires en fort mauvais vers, où deux vers sont consacrés à chaque chapitre. Ces sommaires, que je n'ai pas rencontrés ailleurs et qui ne sont pas anciens, commencent ainsi :
218 NOTICE d'une bible
A patribus genitum texit te Christe Maleus...
A Nazareth Jhesus ad lavacrum venit indice Marco...
Quant aux autres différences qui séparent cette bible de l'édition courante, je n'en relèverai qu'une, mais elle est d'importance.
Ce qui rend, en effet, notre manuscrit particulièrement intéressant, c'est qu'il est du nombre assez restreint de ceux qui contiennent un célèbre apocryphe, le quatrième livre d'Esdras^ Il ne le contient pas tout entier, car on y remarque, au milieu du chapitre Vil, de même que dans presque tous les manuscrits qui nous en sont conservés, une singulière lacune. Dans tous ces manuscrits, il manque une soixan- taine de versets, toute une grande double page et, en effet, nous le savons, tout ce groupe de manuscrits provient d'un exemplaire unique que nous possédons, d'un manuscrit de Saint-Germain-des-Prés où la page en question a été coupée d'un coup de ciseau hardi et imprudent.
Pourquoi le quatrième livre d'Esdras a-t-il été ainsi am- puté? Dans la page en question se trouvait un passage, récemment retrouvé, qui est ou qui semble bien peu favo- rable à la prière pour les morts :
Les justes pourront-ils, au jour du jugement, excuser les im- pies ou implorer pour eux la grâce du Très-Haut ? Les pères pourront-ils intercéder pour leurs fils ou les fils pour leurs pa- rents, les frères pour les frères, les proches pour leur famille, les amis fidèles pour leurs plus chers?
L'ange répondit et me dit : Puisque lu as trouvé grâce devant mes yeux, je t'enseignerai ceci encore : Le jour du jugement est un jour terrible, et il montrera à tous les signes évidents de la vérité. Comme aujourd'hui le père n'envoie pas son fds, ni le fils son père, ni le maihe son serviteur ou le fidèle ami son plus cher, pour penser pour lui, pour dormir ou manger ou se faire soigner à sa place, ainsi personne ne priera jamais pour un
• Fol. 150, yo LiBEK t^SDRE nj". Liber teiiius (sic) Esdre prophète filii Sarei...
COPIÉE A PORRENTRUY 219
autre'. Car chacun portera alors sa propre justice ou sa propre injustice.
Quelle que soit l'exacte portée théologique de ces lignes, il est certain qu'elles n'ont pas été écrites pour recommander la prière pour les morts. Il savait ce qu'il faisait, le moine qui a coupé la page de la bible de Saint-Germain.
Le quatrième livre d'Esdras a joui, auprès de certains esprits qui n'étaient pas médiocres, d'une autorité dont un seul fait nous donnera une juste idée : il est pour quelque chose dans la découverte de l'Amérique.
Au verset 42 du chapitre YI, Esdras dit à Dieu :
Au troisième jour, tu as ordonné aux eaux de se réunir dans la septième partie de la terre, et lu as desséché et conservé les six autres parties, afin qu'il en sortît devant ta face, pour ton ser- vice, des plantes semées et cultivées par Dieu.
On voit que la cosmographie de l'auteur de notre apo- cryphe diminuait singulièrement la place relative occupée par les eaux sur la surface du globe. En réalité, les mers oc- cupent, non pas un septième mais un peu moins des trois quarts de la surface terrestre.
Déjà Roger Bacon, le plus grand savant du moyen âge. avait tiré parti de ces mots, dans son célèbre Opiis majiis, pour établir la proximité de l'Inde et de rp]spagne. Christo- phe Colomb en fut vivement frappé. J'ai vu à la bibliothèque Colombine, à Sévillc, un exemplaire du quatrième livre d'Esdras où ce passage est souligné de la main ferme du grand navigateur.
Mais en voilà assez à propos d'une bible et d'un simple prêtre de Porrentruy.
Samuel Berger.
' Sic ininqiiam nciuo pro nliqno rofjabit.
UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE DE L'AFFAIRE URBAIN GRANDIER
PAR
Raoul ALLIER
UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
DE L'AFFAIRE URBAIN GRANDIER
Jean-Martin de Laubardemont était arrivé à Loudiin en octobre 1633. Il y était envoyé, non pour enquêter sur des Ursulines agitées et chasser des diables, mais tout simplement pour détruire les fortifications et le château de la ville et rendre impossible toute résistance des protestants. Mais quand les fanatiques lui racontèrent à leur façon les faits et gestes d'Urbain Grandier, mauvais prêtre, magicien, voué au diable et, par-dessus le marché, hostile à Richelieu, il se jeta sur cette affaire avec l'emportement d'un bon ser- viteur de l'Église, du Roi et du Cardinal-ministre. Peu à peu il en vint à se demander si les dépositions des démons et leurs exercices variés ne pourraient pas être employés à la confusion de l'hérésie.
Ses excellents amis et collaborateurs, les PP. Lactance et Tranquille, capucins, se mirent à soutenir une doctrine fort nouvelle, à savoir que « le Diable, dûment contraint j)ar les exorcismes, est tenu de dire la vérité ». Ce principe pou- vait servir d'abord contre Grandier, puis contre les hugue- nots. Ne serait-il point piquant de voir Satan aider les prê- tres à convaincre d'erreur ces entêtés de la Religion prétendue réformée? Laubardemont chargea donc les moines d'ensei- gner du haut de la chaire des théories aussi utiles ; et les prédications sur ce thème abondèrent à Loudun, à Poitiers
224 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
et dans les localités voisines. Des catholiques ayant fait mine de se scandaliser, on leur fit savoir qu'ils risquaient de com- mettre un péché mortel. L'opinion inattendue, que l'on dé- clarait orthodoxe, fut prestement colportée ^
Laubardemont n'ignorait pas que, dans la foule qui assis- tait aux exorcismes, il y avait plus d'un protestant. Mais il n'apprenait jamais qu'aucun d'eux eût été, sinon converti, du moins troublé par ces cérémonies bruyantes et bizarres. On lui racontait même que les mal pensants se permettaient de gloser sur son propre compte, sur les talents des exor- cistes et sur les excentricités des religieuses. Il fallait, à tout prix, frapper un grand coup et compromettre les pasteurs de la ville. Justement, certaine promesse des diables lui en fournit un jour l'occasion.
Le 18 mai 1634, Laubardemont fit mander auprès de lui Daniel Couppé, Jacques de Brissac et François Malherbe. En présence du vice-gérant de Mgr de Poitiers et du pro- cureur de la commission, il leur annonça que « les malins esprits qui possédaient le corps des religieuses avaient pro- mis de sortir et qu'au besoin ils en seraient forcés par les exorcistes le lendemain samedi sur les cinq heures après midi ». Il les pria de venir voir cette merveille, leur assu- rant les meilleures places, et leur déclarant « qu'ils ne sau- raient faire œuvre plus agréable au roi », qu'il se chargeait « de faire soigneusement entendre à Sa Majesté quel sera leur procédé en cette occasion pour y recevoir louange et gratitude s'ils s'en rendent dignes ; que dans le cas con- traire, il usera de son pouvoir pour les y contraindre ». Les pasteurs répliquèrent « qu'ils étaient les très humbles et très obéissants serviteurs et sujets de Sa Majesté, mais que dans une affaire où leur conscience, leur charge et leur honneur
^ Il faut lire rexposition de cette doctrine extraordinaire dans le livre du prieur de Troissay : Effets miraculeux de l'Eglise Romaine sur les estranges el effroyables actions des démons, etc., par La Foucau- dicrc (Paris, chez Morlot, IGSô, in-8").
DE L*AFFAIRE URBAIN GRANDIER 225
étaient engagés », ils regrettaient de ne pouvoir se rendre à ses désirs. Ils ajoutèrent « que le Roi, par l'article 6 del'Édit de Nantes, accordait la liberté de conscience et le libre exercice de leur culte ». C'était insinuer que le témoignage des diables ne les déciderait pas à renoncer à ce que la pa- role du souverain leur garantissait. On dressa procès-verbal de la conversation K Laubardemont jura qu'il aurait sa revanche.
A sa grande joie, pourtant, un huguenot de marque promit d'assister à la cérémonie. C'était M. Duncan, médecin et professeur de philosophie en l'académie de Saumur. Comme praticien et savant, il éclipsait en renommée les « pauvres médecins de villages », selon le mot de Grandier -, qui avaient été chargés des expertises. Les exorcistes eussent triomphé, s'ils avaient conquis l'approbation et l'assentiment d'un tel homme. Ils le voyaient suivre toutes leurs pratiques avec une attention soutenue. Ils le voyaient surtout hocher la tête et dire très poliment qu'il n'était pas convaincu. Il n'assista pas seulement à cette fameuse sortie des diables ; il contempla bien d'autres opérations. Et plus il résistait, plus les prêtres tenaient à avoir raison de lui...
Ils firent bien ; car ils lui donnèrent l'occasion et les moyens d'écrire, sur cette aventure de quelques religieuses, le seul écrit du temps qui ne soit pas déraisonnable ^. Il est vrai qu'ayant eu contre lui, pendant le procès, les docteurs officiels, et, après la condamnation de Grandier, les partisans de la vérité légale, son petit livre n'est guère connu de per- sonne. C'est à peine si le titre en a survécu ; et, pour en trouver à Paris un exemplaire, il faut le chercher, tout dé- cousu et démembré, dans le fatras du recueil Thoisy à la Bibliothèque nationale. On doit pourtant l'exhumer et
' Ce procès-verbal est dans les pièces conservées à la Bibliothèque nationale. Fonds franc., 7.618. ^ Voir plus loin, page 259, la note.
^ Discours de la possession des religieuses ursulines de Loudun, 1634.
15
226 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
le lire ; car la discussion serrée de ce protestant est le seul incident philosophique de l'alTaire. Il y a là, en soixante- quatre pages, l'essentiel de ce que dira la science dans l'a- venir.
Duncan se garde bien de prendre pour point de départ de ses raisonnements un a priori quelconque : par exemple, celui qui consisterait à nier d'emblée la possibilité de la possession. Il ne se préoccupe pas de ce problème : peut-il y avoir des démoniaques? Aussi bien n'est-ce point de cette question générale que l'on discute à Loudun et ailleurs. Il ne s'agit que de savoir si les Ursulines que l'on'exorcise avec solennité sont possédées ou non. Tout le débat porte sur un fait précis. « Comme de douter s'il y peut avoir des démo- niaques, c'est une impiété : aussi est-ce une simplicité trop grossière, quand il s'agit d'un particulier, de croire qu'il soit démoniaque sans preuves certaines et manifestes. Car l'his- toire nous enseigne que plusieurs ont contrefait les démo- niaques, ne l'étant point; et l'humeur mélancolique produit quelquefois des effets qui passent pour surnaturels, non seu- lement au jugement des vulgaires, mais aussiMe quelques- uns des doctes. »
Le médecin s'autorise ici de la prudence de l'Église, et et il invoque cette prudence contre la crédulité précipitée de Laubardemont et de l'évêque de Poitiers, M. de la Roche- pozay : « Le Rituel Romain défend de croire de léger que quelqu'un soit démoniaque. Et en obéissant à cette défense, j'estime qu'il m'est loisible de douter si les Ursulines de Loudun sont possédées et agitées du malin esprit ; d'autant que les raisons qu'on allègue pour le prouver me semblent faibles et insuffisantes. » Et très tranquillement, comme s'il ne s'exposait à aucun accident, comme s'il ; discutait des
DE l'affaire urbain grandier 227
vertus de rémétique ou de rantimoine, Duncan entreprend la critique de ces raisons, en les distinguant en morales et naturelles.
Quelques-unes des raisons morales qu'on lui présente sont fort délicates à discuter. Elles mettent en cause des person- nages auxquels il peut être dangereux de déplaire. Duncan les condense rapidement, sans essayer d'en diminuer la force apparente :
« Les morales sont les jugements qu'en font Monsieur l'évêque de Poitiers ^, prélat savant et sans reproche, et les prêtres et les religieux par lui employés à l'exorcisme, et M. de Laubardemont, commissaire du roi, et les médecins par lui choisis et appelés pour juger si ce ({ui paraît d'ex- traordinaire en ces filles procède de maladie, ou de malice, ou d'une cause surnaturelle. Car ils croient tous en la pos- session. De plus, quelle apparence y a-t-il que des filles, qui de naissance sont de bonne maison, et de profession Re- ligieuses, voulussent contrefaire les démoniaques au préju- dice de leur propre honneur et sans en espérer aucun avantage, et accuser de magie un prêtre innocent, contre lequel elles n'auraient jamais eu ni procès, ni querelle, ni aucun sujet d'inimitié ; et en outre, qu'une telle fourbe puisse avoir été tenue secrète par tant de filles si longtemps? »
Ces considérations suffisent à bien des gens pour se refu- ser à l'examen des faits. Duncan estime qu'elles doivent seulement « empêcher un esprit modeste de soutenir abso-
' Cet argument est développé dans ropuscule du I^. Tranquille : Véri- table procédure observée an fait de la possession des Ursnlines de Loudun et au procès de Grandier par le R. P. Tr. H. ('-. (I^aris, UVArt). Ce moine y parle ainsi de l'évêque :
« II ne faut point d'autres preuves de possession à ceux qui ont l'honneur de le connaître, que de savoir qu'il la croit, qu'il la prêche, qu'il la publie, et qu'il en a donné un témoignage solennel par écrit, et n'est pas même jusques à des huguenots bien sensés quila croient, fondés sur cette raison que M. l'évêque de Poitiers est un prélat trop sage et trop avisé pour se laisser surprendre à des tourbes, p. 19 et 20. »
228 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
lument que ces filles ne sont pas possédées » ; elles ne l'as- surent point de la possession.
Certes, il honore M. de Poitiers « autant que ceux qui croient ou font semblant de croire la possession ' ». Mais les jugements de l'évéque ne sont pas infaillibles, surtout en une affaire de cette nature. « Car il n'est pas ici question d'un point de théologie, mais d'un fait particulier, où le Pape même peut errer. » Pour affirmer qu'une personne est pos- sédée d'un démon, il faut constater au préalable « des effets qui surpassent la puissance des causes naturelles ». Et Dun- can avance, à ce propos, une idée fort simple, qui était sin- gulièrement révolutionnaire : « Je pense que personne ne doute qu'il n'appartienne plutôt aux naturalistes et aux mé- decins qu'aux théologiens déjuger de la puissance et portée des causes naturelles. »
L'énumération est fort intéressante des problèmes qu'il abandonne aux théologiens : « Si un magicien peut envoyer un démon dans le corps d'une personne qui craint Dieu et qui n'y apporte aucun consentement exprès ni tacite ; s'il faut ajouter foi à ce que disent les démons quand ils sont adjurés de dire vérité ; si l'exorciste a la puissance d'augmenter ou diminuer les peines et tourments d'un démon et est bien fondé de lui dire : Miiltiplico tuas pœnas, Millecuplo tuas pœnas, Augeo tuas pœnas in infmitum; s'il lui est loisible, quand le possédé est en repos, de faire commandement au démon de le tourmenter, ou de rentrer dans son corps après en être sorti, ou de ramener l'Hostie sur sa langue après l'avoir
' Quelques jours après Pâques, en 1634, M. de la Rochepozay se rendit à Loudun. Il commença par déclarer « qu'il n'était pas venu pour chercher la vérité delà possession, mais pour la faire croire et décou- vrir des écoles de magie d'iiommes et de femmes ». Le même homme qui déclarait que « les diables ne peuvent résister à l'autorité de l'Église », adjuré par Grandier de tenter une expérience décisive, ré- pondait qu' « il ne voulait point exposer l'autorité de l'Église aux ruses des démons qui pouvaient avoir contracté quelque pacte sur ce sujet avec ledit Grandier ». Voir Légué, op. cit., p. 230 et 246.
DE l'affaire urbain grandier 229
avalée; ou, ne pouvant chasser le démon par prières et exorcismes^ d'avoir recours au brùlenient de son effigie, faite à la fantaisie du peintre, comme au dernier remède pour le chasser; ou de proposer des questions au démon touchant la sacrée personne du roi et celle de Monseigneur le cardinal de Richelieu, attendu que les démons sont mé- chants et calomniateurs des gens de bien. » Voilà des ques- tions assurément fort graves ; mais Duncan les réserve aux autorités compétentes pour en connaître : « Comme médecin, je n'entreprends pas d'en dire mon avis, ne désirant passer les bornes de ma profession . »
Il est clair que, si Duncan ne croit point devoir s'incliner docilement devant la parole d'un évêque, il se sent encore plus libre à l'égard des prêtres et des religieux qui font les exorcismes. Sans doute, ces pieux personnages prêchent que tous bons catholiques sont obligés de les croire et ils se per- mettent d'appeler athées les récalcitrants *. Leur prétention ne prouve rien : « Si est-ce que je connais d'autres ecclé- siastiques doctes et consciencieux, et aussi zélés catholiques qu'eux, qui doutent de la possession tout autant que moi. »
Il y a, pourtant, M. de Laubardemont qui pense comme eux. Mais Duncan, qui ne recule devant aucune hardiesse, est convaincu que ce magistrat « est trop judicieux pour vou- loir que son opinion de la possession passe pour loi aux autres - ». « Je m'assure, ajoute-t-il, qu'il ne demande
' Les PP. Lactance et Tranquille tonnaient en chaire contre tous ceux qui mettaient en iloute la possession; ils les traitaient couram- ment « d'hérétiques, de libertins et de sorbonnistes ». Et quand ils avaient épuisé leur chapelet d'accusations, ils ajoutaient que « la meilleure preuve de la réalité de la possession, c'est que le Roi et le cardinal la croyaient ; que ceux qui en doutaient se rendaient crimi- nels de lèze-majesté divine et humaine et étaient chàtiables comme complices de la magie du curé ». Cf. Légué, op. cit., p. 226 et 227.
' C'est pour cela sans doute que Laubardemont fit coller sur les murs des églises, lire en chaire et publier à son de trompe la procla- mation suivante : « Il est expressément inhibé et detlandu à toutes
230 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
d'autre louange que celle de fidélité et diligence en l'exécu- tion de Sa commission. »
"* On invoque aussi les rapports des médecins. Mais d'abord il fâudiait, non pas les invoquer en bloc, mais avoir une claire connaissance de ce qu'ils contiennent ; et Duncan déclare qu'il ne l'a pas K II ajoute même qu'il ignore si les copies qu'il en a vues sont conformes aux originaux. En admettant, d'ailleurs, qu'ils soient favorables à la thèse offi- cielle, on n'en aurait pas fini avec les questions inévitables : « Il faudrait savoir s'ils (les médecins) ont été tous d'un même avis ou si quelques-uns d'eux les ont signés seulement en déférant à la pluralité des voix et contre leur sentiment particulier, comme souvent il arrive en telles compagnies. Car il est certain que plusieurs d'entre eux étaient déjà pré- Venus et avaient fait tous leurs efforts pour persuader la possession à tout le monde plus d'un an avant d'avoir été appelés pour en juger : et peut-être que si M. de Laubarde-
sortes de personnes (le quelque qualité et condition qu'elles soient de mesdire, melfaire ni autrement entreprendre contre les religieuses et aultres personnes dudict Loudun affligéez des malings esprits, leurs exorcistes ni ceux qui les assistent soit aux lieux où elles sont exor- cisées ou ailleurs, en quelque manière et fasson que ce soit, à peine de dix mil livres d'amande et autre plus grande somme et de punition corporelle si le cas y échoit. Et atin que personne n'en prétende cause d'ignorance sera la présente ordonnance lue et publyée aujourd'huy au prosne des églises paroissiales de cette ville et affichée tant aux portes d'icelles que partout ailleurs où besoin sera. — Faict à Loudun ce dimanche second de juillet 1634. »
' Duncan avait raison. Un des meilleurs médecins de la ville, Gas- pard Joubert, avait examiné les Ursulines ; il avait rédigé un rapport dont il n'a été tenu aucun compte dans le procès et que le Dr Légué a publié ])Our la première fois. Joubert déclare que ses collègues et lui ont « très sérieusement visité » les religieuses, et il conclut : « Elles nous ont à la vérité paru transportées èz leur sang en émo- tion, mais estimons que ce n'est point parle travail des démons et des esprits, ains par la force qu'elles manifestaient avoir eues par l'effica- cité de quelques remèdes comme par l'antimoine et aultres semblables liqueurs fomentées et est tout ce qui nous a paru en la prétendue possession qui nous semble plus illusoire que réelle. »
DE l'affaire urbain GRANDIER 231
mont l'eût su, il en eût choisi d'autres plus indifTérents et nullement engagés à soutenir leurs premières opinions ^ Quoi qu'il en soit, il n'est pas tant question quels ont été leurs rapports, que sur quelles raisons ils sont fondés : car s'ils ne sont appuyés de bonnes et solides raisons, ils ne sont pas comme un texte d'Hippocrate pour fermer la bouche aux autres médecins. » Or, Duncan se réserve précisément d'examiner les raisons qu'ils donnent et qui ne le satisfont point.
Reste enfin le témoignage des Ursulines elles-mêmes. C'est ici que le médecin philosophe devient le plus intéressant.
II
Le professeur de Saumur connaît l'histoire; il rappelle qu'il y a eu dans le passé des fourberies fort étranges et qu'elles ont été parfois commises par des gens d'Eglise au grand déshonneur de leur profession. Mais il ne veut pas en faire état dans le cas actuel. Ce qui ne signifie point qu il juge inadmissible la simulation. Si les Ursulines croyaient que la
• Dans une requête à Laubardemont, Grandier qualifie ainsi les médecins chargés de soigner les possédées : « L'un est de Fonte- vrault, qui n'a jamais eu de lettres et, à cause de ce, a été contraint de sortir de Saumur; ceux de Tliouars de même, l'un ayant passé la plupart de sa jeunesse à auner dans une boutique à Loudun du ruban et de la toque, l'autre ignorant de même et convaincu d'une extrême impéritie par M. l'archevêque de Bordeaux et encore proche parent delà femme de Trincant (brouillé à mort avec (irandier); celui de Chinon ignorant et tenu par ceux de la ville sans emploi, celui de Mirebeau de même, parent de la sœur de Mignon (principal artisan de l'affaire). Bref, tous médecins de village. » Ces respectables prati- ciens se nommaient Brion, GroUeau, Crosnier, Duclos, Jacquet et G. Pibon. Laubardemont, au lieu de faire droit à la requête de Gran- dier, adjoignit à cette commission d'experts le chirurgien Monnoury, ennemi déclaré de l'accusé, beau-frère d'une des religieuses, et l'apo- thicaire Adam, créature de Monnoury. Tous deux travaillaient depuis longtemps à propager la croyance à la possession.
232 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
possession fût une tache à leur honneur, il n'y aurait aucune chance qu'elles fissent semblant d'être possédées. Mais les choses ne se présentent pas ainsi. « Puisqu'on pose pour fondement que, si elles sont possédées, ce n'est pas de leur gré et consentement, ni par leur faute, mais par le maléfice d'un abominable magicien, elles savent que tout ce qu'elles disent et font contre la piété et les bonnes mœurs ne leur pourra être imputé, mais aux démons qu'on présuppose par- ler par leurs bouches et agiter leurs corps ; et que le bruit de leur possession étant épandu au loin les tirera de l'obs- curité dans laquelle elles vivaient auparavant pour les élever quelque jour et toute leur compagnie à un haut degré de gloire et excitera la charité et libéralité des bons catholiques à leur faire du bien. » Pour peu qu'elles soient curieuses de ce qui concerne leur ordre, elles auront lu les merveilles qui se sont passées chez quelques Ursulines d'Aix en Pro- vence ou chez la sœur Louise Coppeau^ « Ce ne serait donc pas fort étrange si les Ursulines de Loudun contrefaisaient les possédées. »
Mais Duncan élimine cette hypothèse. Il ne trouve pas croyable que ces pieuses filles aient pu comploter pour perdre un prêtre innocent, qui ne les aurait jamais offensées. Ce n'est pas que des bruits fâcheux n'aient couru. D'après cer- tains Loudunois, elles peuvent avoir été séduites et subornées par les ennemis de l'accusé, au rang desquels on met leur confesseur et directeur de conscience : et Urbain Grandier n'a-t-il pas présenté requête, le 12 octobre 1632, que « dé- fense fût faite à leur dit confesseur d'approcher d'elles et de
' Un singulier récit était alors fort populaire. C'était : UHisioire ad- mirable de la Possession et conversion d'une pénitente, séduite par un magicien, la faisant sorcière au pays de Provence, conduite à la sainte Baume pour y être exorcisée, Van 1610, sous Vauthorité du P. Sébastien Michœlis, commis aux exorcismes, et recueil des actes du R. P. François Domptius, ensemble discours des esprits, par Sébastien Michselis (Paris, 1612). Ce petit livre avait été réimprimé à Douai en 16J3 et à Paris en 1614.
DE l'affaire urbain grandier 233
les exorciser? » Un fait de ce genre ne s'expliquerait que trop bien. Un désir de vengeance, quelque bas calcul, une passion charlatanesque peut pousser un homme à en perdre un autre et à persuader aux Ursulines que de la mort d'un misérable reviendrait un grand bien à l'Eglise en général et à elles en particulier. Duncan sait que ces choses ne sont pas impossible? et que le secret du crime est alors gardé soit par crainte du danger que causerait la découverte de la fourbe- rie, soit par suite de l'isolement. Mais il estime que ces sup- positions ne sont pas inévitables.
On peut expliquer toute l'alfaire sans admettre ni la pos- session ni la fourberie. Il suffit pour cela que « par folie et erreur d'imagination elles croient être possédées, ne l'étant point ». Or ceci, pour plusieurs raisons, n'aurait rien d'éton- nant.
Certains esprits sont particulièrement disposés aux illu- sions de ce genre. Il y a toutes chances qu'ils en deviennent victimes, s'ils sont renfermés en un couvent et s'embarras- sent en des méditations dangereuses. Ils ont coutume de se jeter en ces pensées après des jeûnes, des veilles, des évo- cations de peines infernales et de jugements divins. Pour résister à l'obsession qui les guette, il faudrait précisément qu'ils ne s'adonnassent point à la vie solitaire : « car la fré- quentation ordinaire des hommes leur pourrait servir de pré- servatif contre de tels maux. »
La parole du confesseur peut ensuite tout précipiter. S'il leur dit que « tels ou tels mauvais désirs, comme de quitter leur couvent et de se marier, qu'elles auraient eus et dont elles se seraient confessées, viennent de la tentation et sug- gestion du diable », les voilà dans un grand danger. Sentant ces désirs souvent renaître dans leur cœur, on comprend qu' « elles pourraient entrer en l'opinion d'être possédées, et la fraj-^eur qu'elles auraient des enfers leur ferait imaginer avoir toujours un diable à la queue ».
Le confesseur peut encore intervenir d'une autre façon.
234 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
Voyant des filles dire et faire des choses étranges, il suppose aisément, s'il est ignorant et simple, qu'elles sont ensorce- lées ; et il le leur répète jusqu'à ce qu'elles le croient. A de certains indices, il est permis de se demander s'il n'y a pas eu quelque chose de semblable à l'origine de l'affaire de Lou- dun^ « De fait la sœur Agnès a souvent dit, quand on l'exor- cisait, quelle n'était pas possédée, mais qiioii la contraignait de se laisser exorciser. Et le vingt-sixième jour dç juin der- nier, l'exorciste ayant par mégarde laissé tomber du soufre brûlant sur la lèvre de la sœur Claire, elle se mit à pleurer amèrement en disant que puisqnon disent quelle était possé- dée, elle en voulait bien croire quelque chose, mais que pour cela elle ne méritait pas d'être ainsi trcdtée. »
Une fois l'idée de la possession entrée dans l'esprit de deux ou trois sœurs, la contagion fait le reste, a Les pauvres filles ajoutent beaucoup de foi à ce que disent leurs compagnes et n'osent révoquer en doute ce que leur dit leur Mère Supé- rieure, ensuite s'effraient et, à force d'y penser jour et nuit, elles rapportent leurs songes pour visions et leurs appréhen- sions pour vérités ; et si elles entendent le bruit d'une souris dans les ténèbres, elles croient que c'est un démon ; ou si un chat monte sur leur lit, elles croient que c'est un magi- cien qui serait entré par la cheminée ou par un losange rompu de la fenêtre pour attenter à leur pudicité. « Juste-
1 II est précisément établi qu'un confesseur est intervenu de la pire façon. Le chanoine Mignon, directeur des Ursulines, loin de chercher à calmer Mme de Belciel, qui se croyait poursuivie [)ar des sortes de fantômes, ne fit que Tentretenir dans cette pensée qu'elle était la proie de Satan ; grâce i\ ses insinuations, la crainte des esprits fut bientôt remplacée par celle des démons. Plus tard, Cerisay, bailli de Loudun, ayant interdit à l'exorciste Barré de continuer ses exercices, le calme se rétablit au couvent et l'on put croire que les phénomènes de pos- session avaient cessé. « Mais, dit le docteur Légué, les visites chaque jour plus prolongées et plus fréquentes de Mignon, sa persistance à vouloir persuader aux religieuses qu'elles étaient vraiment en proiç aux obsessions de Satan, eurent bientôt fait de ranimer des disposi- tions maladives seulement assoupies. » Op. cit., p. 119.
DE l'affaire urbain grandier 235
ment, Diincau se souvient d'un incident qui s'est produit le 12 octobre 1632. Comme on exorcisait la Mère Supérieure en sa chambre, en la présence du bailli et du lieutenant civil de Loudun et de beaucoup d'autres personnes, quelques- uns de la compagnie aperçurent soudain un chat et affirmè- rent l'avoir vu entrer par la cheminée. Le chat fut donc poursuivi, pris et mis sur le lit de la Supérieure, où l'exor- ciste lui fit quelques signes de croix et adjurations. Puis, on reconnut que c'était un chat du couvent. Procès-verbal fut dressé de cet événement'.
L'hypothèse d'une illusion — nous dirions aujourd'hui d'une auto-suggestion — est donc, pour Duncan, très vrai- semblable. Avant de l'accepter comme vraie, il veut exa- miner si les raisons naturelles, invoquées en faveur de la possession, ne sont pas convaincantes. « Voyons, dit-il, si en ces filles il paraît quelque chose qui surpasse la puissance des causes naturelles qui sont en l'homme, en santé ou maladie. Car ce serait une trop grande témérité d'attribuer aux démons ce qui pourrait être attribué avec probabilité à quelques causes naturelles. »
III
On fait d'abord remarquer que les Ursulines, dont la pos- session est discutée, entendent la langue latine sans l'avoir apprise. Au mois d'octobre 1632, quand l'affaire commença, la Mère Supérieure se mil à répondre en latin aux questions que l'exorciste lui posait également en latin. Depuis lors, les Ursulines ne répondent plus qu'en français ; mais quel- ques-unes le font de façon si pertinente qu'on ne peut douter qu'elles n'entendent les questions posées dans la langue de l'Eglise.
' Ce procès-verbal, signé Cerisay, L. Chauvet, Irénée de Sainte- Marthe et Thibault, commis-greffier, est dans le dossier, déjà indiqué, de la Bibliothèque nationale.
236 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
Duncan estime qu'on est trop prompt à l'admiration. « Il est bien vrai, dit-il, que la Mère Supérieure au commence- ment se mêlait de répondre en latin ; mais qu'il lui réussis- sait si mal, que ceux qui entendaient le latin s'en moquaient, et depuis ne l'a plus voulu entreprendre, qui est une forte présomption qu'elle s'en est départie de peur de découvrir davantage son ignorance' ». Pourquoi ne l'a-t-on pas forcée de continuer? Si l'exorcisme peut forcer les démons à accom- plir des actes étranges, même à quitter les corps qu'ils pos- sèdent, d'où vient qu'on ne saurait plus les faire parler latin? Le rituel romain met parmi les marques de la pos- session : ignota lingiia loqiii pliiribiis verbis. Cela ne se doit pas entendre de deux ou trois mots seulement, mais d'une suite de mots et d'un discours continu. Et cela ne doit pas se produire une fois, mais aussi souvent que besoin en est.
On dit que les religieuses répondent en français aux ques- tions latines qui leur sont posées. Mais ce fait est peut-être plus simple qu'on ne pense. Outre que beaucoup de mots latins ne sont guère différents des mots français- de même signifi- cation, il s'agit ici de filles de bon esprit. Ya-t-il quelque ap- parence qu'elles « n'a3'ent jamais eu la curiosité d'entendre
* Le bailli, qui, avec le lieutenant civil, assistait aux exorcismes, n'avait point admiré le latin de la religieuse. « Quem adoras? deman- dait Barré à la Supérieure. — Jesus-Christe, avait répondu la possédée.
— Voilà, dit aussitôt le bailli,* un diable qui ne sait pas le latin. Il devait dire ; Christiis. » Et Barré de reprendre : « C'est le vocatif : je t'adore, ô Jésus-Christ. » Mais le bailli d'insister : si l'on se trouve vraiment en présence du premier signe de la possession, les langues étrangères, il faut que le diable réponde en écossais, en grec même.
— « Non, certes, riposta le malin esprit. Le pacte que Grandier a fait avec moi, me défend précisément d'employer cette langue. Et d'ail- leurs, Di'us non volo. — Allons, dit le bailli, nous avons à faire à un diable qui n'a pas fait sa quatrième. » Il s'était retiré sur ces mots, et la leçon avait servi à la Supérieure.
* Claude Quillet, un médecin catholique, qui a eu les mêmes con- victions que Duncan, dit : « Je remarquai qu'elles ne répondaient au latin qu'on leur demandait que par l'intelligence qu'elles avaient de quelques mots qui approchaient de notre langage ; aux termes et
DE l'affaire urbain graxdier 237
leurs heures et les prières qu'elles font en latin tous les jours depuis qu'elles sont en religion » ? La question serait tout autre, si elles entendaient « une oraison de Cicéron ou une ode d'Horace » ; et « c'est ce que je soutiens, dit Duncan, ne pouvoir être inféré des réponses qu'elles font ». Aussi bien l'exorciste ne leur parle-t-il jamais en public sans les avoir auparavant entretenues en particulier. « Il n'y a rien, que la bonne opinion qu'on a de sa prudhommie et sincé- rité, qui empêche de croire que les demandes et réponses qui se font en public soient des pièces concertées entre eux et étudiées, » Une méthode un peu prudente exigerait qu' c il ne les vît jamais qu'en public et que les demandes qu'il leur doit faire ne fussent jamais de son choix ».
phrases choisis ou éloignés des terminaisons des nôtres, elles demeu- raient muettes. » (Cité par Légué, op. cit., p. 339).
Les évéques de Nîmes et de Chartres, dans une relation manuscrite du voyage qu'ils firent à Loudun (Ms. de la Bibl. Nat. Fonds franc., 24.163), affirment catégoriquement n'avoir jamais obtenu de réponse toutes les fois qu'ils ont questionné les Ursulines en un latin élégant et choisi. Ce témoignage est formel et au-dessus de tout soupçon. Un inconnu, partisan fanatique de la possession, qui a écrit une Lettre à ses amis sur ce qui s'est passé à Loudun, y raconte pourtant le con- traire : « Cependant on leur a fait des demandes si éloignées de notre vulgaire qu'à moins d'avoir étudié longtemps on ne les entendrait pas facilement. » Il est vrai que la valeur de son assertion est établie par ce qui suit : « Outre cela, l'on assure qu'elles ont répondu à des pa- roles grecques, voire à quelqu'un qui parlait turc. Et M. du Launay- Razilly m'a protesté qu'ayant abordé l'une d'elles en langage de Topi- namboux,elle ne fentendit pas seulement, mais que lui ayant demandé en cette même langue combien il y avait eu d'hommes tués en un certain combat naval, elle répondit plus de cent, et qu'il est véritable que cent dix Portugais y demeurèrent. » (Lettre de N., etc., p. 7 et 8, Bibl. Nat. Lb^^ 3023). On est en droit de se demander si N. ment sciem- ment pour le bon motif ou s'il est un imbécile qui s'est laissé faire des contes à dormir debout. Le P. Tranquille, qui sait à quoi s'en tenir, a le front d'écrire, op. cit., p. 21 :
« Elles répondent au latin le plus difficile qui s'apprenne dans les écoles, elles ont répondu diverses fois aux interrogations faites en grec, en espagnol, italien, turc et topinamboult, et de ces signes, il y a des attestations. »
238 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
Mais, ce détail mis de côté, Duncan estime qu'il n'y a point lieu de s'extasier comme on le fait devant les réponses des Ursulines à l'exorciste ; et son raisonnement est si serré qu'on ne peut en supprimer un seul mot : « Les demandes qu'il leur fait sont pour la plupart extrêmement faciles à entendre à celles qui entendent les heures et prières ordi- naires. Quand elles n'en entendent pas tous les mots, est-ce que l'intelligence d'une partie ne leur fait aisément deviner le reste? Les demandes qu'on leur fait maintenant sont, pour la plupart, les mêmes qu'on leur a faites dès le commence- ment, ou au moins semblables et de même nature, et elles seraient fort lourdes et grossières si depuis vingt-deux mois elles n'avaient rien appris. Quand elles n'entendent une demande, on en varie les termes, pour en rendre l'intelli- gence plus facile. Les choses qu'on leur présente parlent quelquefois d'elles-mêmes : comme quand on leur présente un chapelet et leur commande de le baiser, elles savent assez qu'elles ne sauraient faillir en le baisant, quand même le commandement qu'on leur fait en latin aurait un autre sens. Bien souvent, elles ne répondent rien à ce qu'on leur demande, et alors elles disentqu'il y a pacte de silence entre les démons et le magicien, et par ce moyen il leur est fort aisé de couvrir leur ignorance. Elles répondent quelquefois assez mal à propos, ou détournent subitement la question en mettant en avant un autre propos. »
Et Duncan, après toutes ces constatations, n'en a pas fini avec les scrupules. Si elles entendent vraiment et très bien la langue latine, qui l'assure qu'elles ne l'ont pas étudiée de longue main ? Pourquoi n'enlendent-elles pas les autres langues, et notamment la langue grecque et l'hébraïque ? « Pour éluder cet argument, quelques-uns disent que tous les démons n'entendent pas toutes sortes de langues, mais les apprennent en conversant parmi les hommes. » Cela ne satisfait pas notre médecin. « Est-il possible, demande-t-il sans sourciller, que les diables de Loudun aient si peu
DE l'affaire urbain (IRANDIER 239
voyagé qu'ils n'aient jamais été à Metz, ni en Avignon, pour entendre parler les juifs? Au moins s'ils ne voulaient aller si loin, ils pouvaient apprendre la langue hébraïque en plu- sieurs écoles plus proches où elle est enseignée. Et qui croira que les démons d'aujourd'hui n'entendaient pas la langue de nos premiers pères? Ou s'ils Tout autrefois en- tendue, qu'ils l'aient oubliée depuis? Quant à la langue grecque, il n'y a si petit collège en France où elle ne s'en- seigne maintenant; et sans sortir de Loudun, ils y pouvaient en avoir autant appris qu'ils semblent savoir de latin. »
Pour se tirer d'alTaire, on invente un pacte en vertu duquel les démons ne veulent répondre qu'à des questions françaises ou latines. Duncan refuse de voir là autre chose qu'un échappatoire. Puisque les exorcistes rompent tous les jours, par leurs puissantes paroles, tous les pactes du Malin, pourquoi ne rompent-ils celui-ci? Le philosophe présume qu'il y a bien des raisons pour cela.
IV
Il est vrai que les partisans de la possession triomphent avec les révélations de choses secrètes que les Ursulines accomplissent au grand étonnement de l'assistance. Mais ils ne prennent pas garde c[u'ils risquent de s'embarrasser ici dans une autre de leurs croyances. Ils pensent que ces révé- lations peuvent être le résultat de pratiques magiques. Or magie et possession sont deux choses. Il serait aussi loisible de supposer la première que la seconde.
Duncan trouve inutile de décider si les Ursulines sont magiciennes. Ce qui le frappe le plus, c'est le peu d'intérêt des prétendues révélations dont on fait tant de bruit. Aucune de ces filles n'a jamais rien révélé « qu'elles n'eussent pu savoir humainement et par moyens ordinaires ». Il leur est même arrivé de se méprendre, et cela suggère une conclu- sion fâcheuse : « Partant j'ai sujet de croire que, si elles ont
240 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
quelquefois bien rencontré, ce n'a été que comme les diseurs de bonne aventure se mettant en réputation pour avoir entre cinq cents mensonges rencontré une seule vérité. » La première fois que Duncan fut présent aux exorcismes, M. de Poitiers et l'exorciste adjurèrent le diable Grésil, qui était dans le corps de la Mère Supérieure, de nommer ce médecin de Saumur qu'il fallait convaincre. Grésil se trompa deux fois, l'appelant d'abord Benoît et, une demi-heure après, Texier. C'étaient les noms de deux autres médecins de Saumur, dont la Mère Supérieure avait pu ouïr parler, mais qu'elle ne connaissait pas de visage. Convaincu de men- songe, le diable ne voulut point hasarder un troisième nom. Il avait probablement quelques motifs de se taire.
Les partisans de la possession ne sont pas au bout de leurs arguments. Ils déclarent impossible de méconnaître un caractère surnaturel dans les mouvements qu'exécutent les Ursulines. « Ils disent qu'elles se mettent tantôt en peloton, et se roulent par terre, en se traînant en serpent ; tantôt étant debout elles s'allongent un pied plus haut que leur stature naturelle, tantôt elles souffrent des frissons et tremblements, tantôt des convulsions horribles et contor- sions prodigieuses de leurs bras et jambes, se renversant en arrière et touchant du front à terre, et se mettant en autres postures étranges, tantôt elles tombent en assoupissement, de sorte qu'on les peut pincer et piquer sans qu'elles le sen- tent et qu'en tous ces mouvements elles montrent avoir une force merveilleuse, et au mouvement convulsif des yeux une étrange vitesse. En outre que le visage et le col leur enflent, et changent de couleur en un instant, et que, le mouvement étant fini, incontinent, elles se trouvent en leur premier état, sans qu'il paraisse en elles aucun changement de pouls, ni qu'il leur reste aucune marque de leurs travaux
DE l'aifaihk urbain grandier 241
passés. Et (qui est encore plus merveilleux) tous ces mou- vements dépendent tellement de la parole de l'exorciste qu'il les fait continuer, cesser ou commencer quand il lui plaît. »
Duncan énumère avec complaisance tous ces faits qu'on lui oppose, et c'est pour demander : qu'y a-t-il de surnaturel en tout ceci? Saint Augustin rapporte en sa Cité de Dieu (livre XIV, chap. 24) des phénomènes qui ne sont pas moins surprenants. Les exorcistes devraient remarquer que ce savant docteur les attribue à la puissance de la nature et qu'il distingue soigneusement entre ce qui sort du pouvoir de celle-ci ou tout simplement de son usage ordinaire. C'est ainsi que les monstres, comme le dit Aristote, « s'engen- drent outre ou contre le cours ordinaire de la nature, et néanmoins sont effets de la nature visant à son but ordi- naire ». Il est donc dangereux de dénommer surnaturel ce qui nous étonne : « Ce pas-ci, dit Duncan, est fort glissant, et les plus savants craignent le plus d'y tomber, au contraire l'ignorance est accompagnée de témérité. »
Duncan refuse de faire ce pas; car les actes dont il s'agit ici ne sont étranges que parce qu'ils sont accomplis par des religieuses. « S'ils se faisaient par des bateleurs sur un théâtre, personne ne les admirerait. » Et même cette pensée que les religieuses n'ont pas été dressées à ces actes, n'est plus de saison. Duncan remarque qu'il y a plus de deux ans qu'on exorcise ces filles, et l'on peut dire sans exagération que, depuis lors, elles ne cessent de s'exercer à ces mouve- ments. Faut-il ajouter que le médecin est parvenu à faire faire la plupart de ces mouvements à un enfant de dix ans, qui ne les avait jamais essayés auparavant?
VI
La discussion est encore trop générale, au gré du critique. Il importe d'examiner ce qu'il faudrait à ces mouvements pour qu'il les put vraiment croire surnaturels.
m
242 TN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
D'abord, il faudrait que tous pussent être accomplis par toutes ces religieuses sans égard à la disposition particulière de chacune. Or, ils « ne sont pas communs à toutes ces filles, mais chacune d'elles en fait seulement quelques-uns, auxquels elle se trouve plus propre, soit par la conformité et disposition naturelle de son corps, soit par accoutumance ». Et c'est dommage. Pour montrer que ces filles sont possé- dées, « l'exorciste devrait commander à la Mère Supérieure de faire tous les mouvements que fait Elizabeth Blanchard (pour exemple) et à la sœur Agnès de faire ceux que toutes les deux font ».
Ensuite, il faudrait bien déterminer ce qu'il convient d'appeler extraordinaire. L'homme peut s'élever d'un bond à la hauteur de trois ou quatre pieds, et même de six ou sept, s'il est léger et dispos. Le merveilleux apparaîtrait si, parvenu à cette hauteur, il pouvait, sans retomber ni j)rendre pied, s'élancer plus haut et « se donner un nouveau branle ». « Si donc, poursuit Duncan, une de ces filles se guindait en l'air à la hauteur de deux ou trois piques, ou si elle y demeurait suspendue quelque temps notable, ou si elle y voltigeait et volait, ou si elle montait au haut d'une mu- raille droite sans échelle, ou autre aide semblable, il fau- drait confesser qu'elle aurait été portée et souleniie par quelque puissance surnaturellement. Mais rien de tout cela n'est arrivé. » Le professeur de Saumur trouve qu'il faut avoir l'esprit bien « préoccupé » pour que se rouler, vau- trer ou traîner semble quelque chose de surnaturel.
Qu'invoque-t-on à l'appui de cette croyance précipitée? Les espèces de ces mouvements? Mais il n'en est pas un, frisson, tremblement, convulsion, raidissement, fléchisse- ment, qui ne se fasse par des ressorts naturels : « Jamais aucune de ces filles n'a fermé la main en dehors comme au dedans ni plié la cuisse en derrière, de sorte que les jarrets touchassent aux épaules. »
Parlera-t-on de l'extension et de la grandeur de ces mou-
DE l'affaire urbain grandier 243
vements ? Elles n'ont rien d'extraordinaire. Par exemple, dit on, le dos se peut plier en arrière mais non pas « jusque-là que le front puisse toucher aux talons. Pourtant on devrait considérer que bien des jeunes garçons, sans avoir été dressés par des bateleurs, font de ces tours pour montrer la souplesse et agilité de leur corps. »
On s'exclame devant la « vitesse du mouvement de leurs yeux ». Mais comment peut-on faire de cette mobilité un signe de possession, quand les yeux possèdent plus de muscles qu' « aucune partie du corps de môme grandeur »? « Les excellents joueurs de luth, dit encore Duncan, remuent les doigts d'une merveilleuse vitesse, et quelques- uns vont si vite de la langue, que les esprits de leurs audi- teurs travaillent à les suivre ; toutefois, personne ne les estime ni magiciens ni possédés. »
On fait, en outre, beaucoup de bruit de la force qui se déploie en ces religieuses. On a raconté que « cinq ou six hommes n'étaient pas capables d'empêcher aucun de leurs mouvements. » Et Duncan, avant d'aller à Loudun, trouvait cela fort extraordinaire. Mais, y étant allé, il a changé de sentiment. Il faut lire ce récit :
« Le 21 de mai dernier, commandement ayant été fait par l'exorciste aux démons qu'on disait être tlans la Mère Supérieure de faire les contorsions accoutumées de ses bras et jambes, le sieur Duncan se saisit de sa main droite avec une seule des siennes, et elle, après s'être efforcée en vain de la lui arracher, fit les contorsions de ses jambes et de son bras gauche qu'elle avait libres, et étant adjurée sou- vent par l'exorciste de le faire pareillement de son bras droit, elle dit enfin je ne le pais, car il me lient. Lors l'exor- ciste dit audit sieur : laissez-lui le bras; car comment se feront les contorsions si vous le tenez ? — A quoi ledit sieur répondit à haute voix : Si c'est un démon qui les fait, il doit être plus fort que moi. Mais l'exorciste lui répliqua en cour- roux : Quelque bon philosophe que vous soyez, c est mal argu-
244 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
menter. Car un démon hors du corps est plus fort que vous; mais étant en un corps faible tel quest cettuy-ci, il nest pas nécessaire quil soit si fort que vous ; car les actions sont pro- portionnées aux forces naturelles du corps quil possède. Mais le bon père ne se souvenait pas d'avoir lu en l'Evangile que les démoniaques rompaient les ceps et chaînes dont ils étaient liés, ni que le Rituel met entre les marques de la possession : Vires supra setatis et conditionis naturam osten- dere. Le lendemain le dit sieur Duncan en fit autant à la sœur Agnès, et on le pria de ne lui serrer pas trop la main, d'autant que la. Mère Supérieure s'était plainte qu'en la tenant trop fort il l'avait blessée ; et néanmoins est à remar- quer que les forces dudit sieur Duncan sont médiocres et qu'il ne se servit que d'une seule main. Tout ceci se passa en la présence de M. le commandeur de la Porte, de M. de Poitiers et de M. de Laubardemont, et d'un grand nombre de personnes de condition. »
Lés partisans de la possession insistent sur l'état des religieuses avant et pendant ces mouvements. On voit leur gorge s'enfler, leur visage changer de couleur. Mais cela n'a rien d'étonnant chez des personnes qui retiennent leur haleine et compriment leur poitrine: ce serait une grande merveille si cela n'arrivait pas... On les voit tomber dans un assoupissement au cours duquel elles ne sentent plus les piqûres. Mais, outre que des personnes saines le peuvent simuler, cet assoupissement, accompagné d'un « sentiment stupide et étourdi », peut venir de maladie.... On les voit ensuite retourner incontinent à leur premier état sans qu'il paraisse en elles aucun changement de pouls ni lassitude. Mais c'est ce que les bateleurs arrivent à exécuter, et c'est, en tout cas, ce qui se produit chez les mélancoUques et maniaques... On les voit enfin obéir avec docilité au com- mandement de l'exorciste. Franchement, cela n'aurait rien d'extraordinaire dans l'hypothèse de la simulation, et rien n'est plus explicable dans celle de la maladie. « Celui qui
DE l'affaire urbain grandier 245
croyait être cruche semblait être dans son bon sens, sinon quand on s'approchait de hii, d'autant phis qu'il craignait de se rompre étant heurté ; et celui qui croit être roi ou empe- reur demande qu'on lui fasse les honneurs dus à un roi ou à un empereur, bien qu'en tout autre action il paraisse sage. » De même, « si ces fdlcs croient être possédées et si elles savent que les démons doivent obéir aux exorcistes, elles tâcheront de faire tout ce que ceux-ci leur commanderont. » Les moines et leurs amis ont pourtant en réserve un ar- gument contre le caractère volontaire de ces actes. C'est qu'il arrive à ces filles de mouvoir leurs deux yeux dans des sens différents ; or, ceci ne peut être feint, car ce n'est pas au pou- voir de la volonté. « Puisque les deux nerfs moteurs, disent les physiologistes, sont unis en leur origine, l'homme ne peut donner aucun mouvement à l'un de ses yeux sans que l'autre s'ensuive. » On ajoute que cela ne saurait procéder d'aucune maladie naturelle, « car les causes ordinaires des maladies ne se peuvent changer par des paroles, et ces mou- vements cessent au commandement des exorcistes ». On affecte d'admirer cet argument comme irrésistible. Duncan le déclare « faible dans toutes ses parties». On a beau répé- ter que les mouvements des deux yeux sont liés, on connaît pourtant des gens qui ont la vue droite et qui cependant peuvent loucher à volonté. Puis, ce qu'on dit de l'union des nerfs moteurs pourrait conduire ailleurs qu'on ne pense; les muscles auxquels aboutissent les filets de ce nerf unique sont disposés en sens inverse l'un de l'autre ; par suite, nous ne saurions tourner un œil à droite sans tourner l'autre à gauche en même temps. Ensuite, ce qui est involontaire, n'est pas forcément surnaturel ; des maladies peuvent très bien causer ce que la volonté ne saurait produire. Enfin il n'est pas vrai que la parole soit sans effet sur les maladies; elle est très efficace sur « celles qui dépendent de la mélan- colie et imagination blessée », et l'on exagère la puissance des commandements auxquels l'exorciste a recours.
246 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
Et Duncan en revient toujours à la même conclusion : la possession ne lui est pas prouvée.
VII
Nous arrivons à une histoire assez piquante. Les exorcistes parlent beaucoup des plaies que le démon Asmodée et deux de ses compagnons ont faites au côté gauche de la Mère Su- périeure en sortant de son corps. Il fallait bien qu'ils y fus- sent enfermés puisqu'ils ont laissé trace visible de leur éva- sion. Le plus remarquable est qu ils s'étaient engagés à faire ces miracles ; comment des êtres absents pourraient-ils con- clure un contrat et l'observer?
Ces diables avaient donc promis ceci : « Premièrement, que trois d'entr'eux, en sortant de la Mère Supérieure, fe- raient trois plaies en son côté gauche, et autant de trous en sa chemise, en son corps de cotte et en sa robe ; desquelles plaies la plus grande serait de la longueur d'une épingle, qu'elle nous montra, et ensuite elle nous désigna l'endroit où lesdites plaies se devaient faire ; — en après que trois au- tres, en sortant de la sœur Agnès, laisseraient quelques marques sanguinolentes sur son front ; — troisièmement, que la calotte de M. de Laubardemont serait enlevée en l'air à la hauteur de deux piques, et y demeurerait suspendue pendant qu'on chanterait un Te Deiim; finalement, qu'une d'icelles serait enlevée en l'air et y demeurerait suspendue l'espace d'un Miserere. Au reste, pour ôter tout soupçon de fraude et dol, on promit à M. le Commandeur de la Porte que la Mère Supérieure aurait les mains liées, quand lesdites plaies se feraient en son côté'. »
' Il faut voir, dans le dossier de la Bibliothèque nationale, les enga- gements écrits de Bihérit et d'Asmodée, tant en leur nom personnel qu'en celui de leurs confrères. J'ai cité cet inconnu fanatique qui attri- bue aux Ursulines des réponses à des questions formulées en turc et même en topinamboux. Il concède que, d'après le Rituel Romain,
DE l'affaire urbain grandier 247
Le programme de la représentation était alléchant. Les diables s'en tinrent au premier numéro. Encore tout le public ne fut-il pas très satisfait de ce qu'on lui donna. Procès- verbal fut pourtant dressé des exercices auxquels le Malin avait consenti. Duncan le signa avec ses collègues, et il le reproduit fort loyalement dans son livre. Voici ce docu- ment :
Nos Doctores Medicî, ex mandato Domini de Laiiharde- mont in sacra Régis Consistorio Consiliarii, testamiir nos lio- ns ponwridicinis dici '20 Midi anni currentis, accurate inspe- xisse, et nianibas contrectnsse Johannœ de Cause parles tho- racis anteriores, et prœcipue a manima sinistra ad notas costas cartilaginemqae ensiformem protensas ; quod ipsa lo~ cum futuroriim vidnerum in prima notariim costaram ejus- dem laleris designasset : qnasomnes partes illœsas, et sine alla continni solutione aiit cicatrice reperinms. Nos etiam diligen- ter observasse vestimenta thoracicas partes involventia : quœ vidimiis intégra, illacera, absqae ullo ferreo instriimento in ipsis recondito. Post quas onines salis perspicaces obserualio- nes, predicla Johanna cani lieverendo Pâtre exorcisla multis inlerrogalionibas et responsionibus per integram circiler Iio- ram, gallico niaxima ex parle sernwne, ullro citroque habi- tis, jnbente eodem exorcista corporis contorsioneni passa est, qua manibiis pedibusque in posteriora retractis, volisque illa-
« pour assurer que les démons possèdent quelqu'un, il faut... qu'on ait vu son corps s'élever de terre, et se tenir de soi-même en l'air ». II ne peut être suspect quand il ajoute : « J'avance ingénuement que je n'ai point vu ces signes-là. » (Leltre de X... à ses amis, p. 6). Or les partisans de la possession, ayant demandé l'avis des docteurs de Sorbonne, n'ont pas craint de leur affirmer des faits complètement faux ; car la réponse des docteurs s'appuie notamment sur cet attendu : « Que les religieuses avaient été enlevées de terre à la hauteur de deux pieds, et qu'étant couchées tout de leur long, sans aide de pies ni de mains et sans plyer le corps, elles avaient été relevées. » (Reproduit par Légué, op. cit., p. 2G3 .
248 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
riim, et hoiiim plantis exacte aliquandiii jiinctis, tandem par- tibus illis pristino staiiii redditis surrexit. Etbrevi post, mem- bra deimo conterqiiere jiisstty in faciem prociibuit ; retractoqiie in posteriora crure dextro, et in brachium latiisqiie sinistrum inclinata tantisper iacuit : inde mox cum quodam gemitn manum dextram snmmis digitis sanguinoleniam e gremio eduxit. Ad cujns gemitus causam inquirendam thoracicas to- gœ, tunicse et subuculœ partes oculatis manibus subduximus. Et primo togam duobus in locis, timicam vero et sabuculam in tribus transversi digiti longitiidine scissas dcprehendimiis : deinde cutem, sub lœva mamilla, dnobus transuersis digitis su- pra costam nobis ante designaiam, tribus imlmisculis, ultra ipsam vixpenetrantibus,divisam : quorumvulnusculorum quod médium erat, hordei granum longitudinefere adœquabat ; reli- qua vero duo paulo breviora et minus profunda erant. Ex quibus tamen sanguis efjusus subuculam et tunicam linxerat. In cujus rei fidem testimonium e chirographis nostris fuma- vimus. Julioduni die "22 Maii anno 163^ .
Signé : Pidoux, Duncan, Texier, Fuan, Umeau, Favier, Quillet.
Cette fois, les partisans de la possession exultent. N'est- elle point prouvée par des constatations officielles des mé- decins et en particulier par ce mécréant de Duncan?
Prouvée? L'on va vite en besogne. Ce rapport, remarque Duncan, ne dit rien ni de la cause efficiente desdites plaies ni de l'instrument dont elles semblent avoir été faites. Or ce silence a été imposé aux médecins par M. de Laubardemont lui-même, « Pour des raisons qu'il a par devers lui, et dont ils ne voulurent pas s'enquérir, il leur fit entendre qu'il ne désirait pas savoir leurs sentiments de l'affaire au fond, mais seulement requérait d'eux une relation de ce qui s'était passé. »
Duncan commente cette relation. De tous les signes que les diables avaient promis de faire, ils s'en tinrent au plus
DE l'aFFAIRK urbain GRANDIEll 249
facile ^ Les médecins qui croyaient que les mains de la Mère Supérieure seraient liées ne visitèrent pas ses vêtements. Mais jses mains furent libres. Bien plus, elles furent cachées de la vue du public et des experts, quand les plaies se firent. Les assistants s'en plaignirent, du moins la plupart d'entre eux. « Interrogé par l'exorciste, pourquoi ses compagnons avaient profité, pour sortir, du moment où la Mère Supé- rieure avait les mains cachées », Asmodée répondit qu'ils l'avaient fait pour entretenir d'aucuns en leur incrédulité.
Ce n'est pas tout. Les plaies ne se produisirent pas au lieu qui avait été désigné. Elles n'étaient pas de la grandeur pro- mise. Elles avaient tout à fait l'air d'être dues à une piqûre de canif ou de lancette. Les incisions étaient plus grandes aux habits qu'à la peau, « ce qui semble démontrer qu'elles ont été faites de dehors en dedans et non de dedans en dehors ». Les habits de la religieuse ne furent pas visités parce qu'il aurait fallu la déshabiller, ce que la bienséance ne permettait pas. Le canif ou la lancette, qui aurait servi à
' Légué résume ainsi la scène d'après les procès-verbaux et les récits des témoins oculaires : « La première convulsion terminée, elle re- tomba bientôt dans une autre, pendant la(|uclle elle se coucha la face contre terre, la cuisse droite paraissant retirée en dehors ; « puis « s'étant baissée sur le bras et sur le côté gauche, elle demeura dans « cet état quelque temps, et enfin, on l'entendit gémir. » Quand elle retira sa main droite de son sein, on s'aperçut que les extrémités des doigts étaient teintes de sang. Du coup, trois démons venaient d'opé- rer leur sortie ; c'était Asmodée, Grésil, de Tordre des trônes, et Aman, de l'ordre des puissances. On constata la présence des trois plaies annoncées, avec autant de trous à la chemise, au corps de jupe et à la robe. Par malheur, il se trouva dans l'assistance « un gentilhomme « assez hardi de dire ({u'il voudrait n'avoir point été là et n'avoir point « eu d'j'eux pour ne point voir ce qu'il avait vu, disant tout haut qu'il « avait vu l'instrument de fer dont elle s'était blessée ». Un grand tumulte s'ensuivit et de violents murmures éclatèrent dans l'assem- blée. Le commandeur de la Porte ne i)ut se défendre de témoigner à Laubardemont son mécontentement d'avoir assisté à une pareille comédie. Le commissaire lui répondit, qu'en effet, « cela clochait ». Op. cit., p. 236, 237.
250 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
cette opération, aurait pu êtrejetéà terre sans chance d'être retrouvé à cause de la foule qui se pressait. Enfin, rien de tout cela ne s'est fait sur l'ordre de l'exorciste. « Je laisse maintenant à juger, dit tranquillement Duncan, si ces plaies prouvent suffisamment la possession. »
VIII
Il ne reste plus qu'un signe de la possession. Comme tous les précédents, il est décisif pour qui est convaincu d'avance. Il l'est moins pour ce philosophe à l'esprit pointilleux. Le voici : « Ces filles, ayant pris et avalé l'hostie, en ramènent les espèces entières sur le l)out de la langue fort longtemps après : ce qui ne se peut faire que par quelque puissance surnaturelle, qui empêche la chaleur naturelle de l'estomac d'agir sur icelles et les consumer. »
On dirait que les diables tenaient à faire persévérer Dun- can dans son incrédulité. Ils n'accomplirent jamais leurs opérations qu'à demi. D'abord, nul n'est en état de déclarer si les religieuses rapportent les espèces entières ou non : ce qui est certain, c'est qu'elles les remontrent « repliées en double et confuses et mêlées de salive ». Et l'argument n'a point de force si les espèces ne sont point «toutes entières et nullement altérées ». « Si c'est un démon qui en conserve une partie, pourquoi ne les conserve-t-il toutes entières ? » S'il les empêche de se consumer, pourquoi ne les empêche- t-il de se défigurer?
Autre difficulté : les personnes qui ont voulu voir de près comment la chose se faisait, affirment qu'elle ne va pas sans contorsions ni grimaces, telles que l'on finit par perdre de vue la face et les mains de la religieuse.
Enfin, Duncan a des raisons personnelles d'avoir de graves soupçons. « Ce que je vis arriver par trois jours consécutifs, à savoir le 20, 21 et 22 de mai dernier, me donna occasion de douter si les espèces ont jamais été ramenées par aucune
DE l'aFFAIRK urbain C.nANDIER 251
d'elles véritablement, etsans fraude; car tous ces trois jours- là, l'exorciste essaya, avec beaucoup de zèle et de ferveur, de les faire représenter par la sœur Agnès, mais sans succès aucun. Car avant qu'il commençât à lui faire le commande- ment de les rapporter, le sieur Duncan, non content d'avoir regardé dans la bouche de la sœur Agnès, pour voir si elle les y avait cachées, y porta les doigts et y fouilla, et n'y ayant rien trouvé, lui fit avaler deux ou trois gorgées d'eau, et en après laissa faire à l'exorciste, lequel y ayant travaillé en vain, nous avons sujet de croire que cette exacte recherche gâta l'affaire. »
Et Duncan, qui a épuisé tous les arguments invoqués en faveur du miracle, conclut tout son travail. Il demande com- ment on le peut blâmer s'il fait difficulté de croire à la pos- session des Ursulincs : « En question de fait, dit-il, si les preuves ne sont fort claires, il vaut mieux suspendre son jugement et douter d'une vérité que de se mettre en hasard d'embrasser une fausseté. »
IX
Nous avons terminé la lecture de cet opuscule qui aurait pu ép:irgner à des magistrats une épouvantable erreur judi- ciaire et qui ne réussit qu'à les irriter un peu plus contre son auteur et contre l'accusé. Duncan ne pouvait être cru par des gens auxquels il était par trop supérieur. Au milieu d'une foule d'agités qui ne savent ce qu'ils disent, de fana- tiques qui ont besoin de croire à tout prix à un miracle, de dévots retors qui tiennent moins à découvrir la vérité qu'à exploiter dans l'intérêt de l'Église un mensonge possible, d'hypocrites fielleux qui ont des vengeances à satisfaire, de moines intéressés, d'Ursulines hystériques, de médecins ignares et de magistrats sans conscience, le professeur de Saumur est d'un bon sens paradoxal et d'une équité déconcertante. On comprend l'autorité dont il a joui, quoi-
252 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
que protestant, auprès de tous ceux qui s'efforçaient de résister à l'entraînement nerveux et à la crise morale que les exorcistes de Loudun travaillaient à provoquer.
Il possède le véritable esprit de la science. Il ne prétend pas résoudre, par la simple observation, des questions de métaphysique religieuse. Il n'écrit pas une phrase qui puisse inquiéter un chrétien, à moins que ce chrétien n'estime scandaleux de ne pas croire parole de moine comme parole d'Evangile. Mais autant il s'interdit de fonder sur l'expé- rience des inductions qui dépassent le monde observable, autant il refuse a priori de méconnaître les faits ou de prétendre se passer d'eux. Un fait n'est pas d'autant plus croyable qu'il confirme une hypothèse chère ; mais une hy- pothèse n'a de valeur que si elle est établie sur des faits bien critiqués. La question est de savoir, par exemple, si un certain nombre d'Ursulines sont possédées. Quelque opinion que l'on ait sur la possession en général, elle ne sert nullement à démontrer que telles ou telles personnes sont les victimes du démon. Il s'agit d'une question de fait qui ne peut être résolue que par la critique des observations.
Mais il ne suffit pas de dire que Duncan a été un esprit distingué de son époque. Par une de ses théories, par celle qui est au fond même de sa critique de la possession, il est en avance, non seulement sur le xviie siècle, mais encore sur le xviiie ; il a eu vraiment le pressentiment d'idées qui ne devaient être développées et admises qu'au xix" siècle. Son originalité n'a pas consisté à nier le miracle dans le cas des Ursulines, mais à le nier d'une certaine façon qu'il faut souligner.
D'autres n'ont pas cru plus que lui au merveilleux diabo- lique que les exorcistes voulaient étaler. Mais chaque fois qu'ils l'ont nié, ils ont affirmé qu'on n'était en présence que d'une supercherie. C'est ainsi que Cerisay, bailli de Loudun, L. Chau- vet, lieutenant civil, et Ch. Chauvet, son assesseur, écrivaient, le 12 décembre 1632, à l'évêque de Poitiers : « Nous qui
DE l'affaire urbain grandier 253
savons les joignants de toute cette afTaire, et connaissons clairement que c'est la plus malheureuse fourbe qui ait été inventée en ça et que ce qui s'y est fait sont des contre-mi- racles pour la conversion de nos pauvres dévoyés... » Et tous ceux, au dix-septième siècle, qui n'ont pas cru sur la foi d'un juge malhonnête et de quelques moines fanatiques, ont pensé tout comme Cerisay et ses amis. Ils ont eu raison d'être frappés par un manque évident de correction dans les procédures ; ils ont eu tort de ne voir dans les Ursulines que les complices d'un crime.
Le dix-huitième siècle n'a pas été plus juste. Il a relevé la conduite étrange de Richelieu. Il a fait porter au cardinal la peine d'avoir eu trop souvent pour exécuteur de ses sombres volontés un aussi triste sire que Laubardemonl. Il n'a pu s'expliquer l'acharnement de ce commissaire déloyal que par le désir de servir une vengeance de son maître. Partant de ces prémisses, il ne pouvait que conclure, lui aussi, aune infâme supercherie de tous les acteurs de ce drame. Il répétait une erreur émise par Aul)in, pourtant si bien informé, dans son Histoire des diables de Loiidiiii (1693). Et, d'une façon générale, l'hypothèse d'une abominable comédie s'accordait bien avec la tendance du siècle à dénoncer sans cesse la fraude dans les actes des personnages d'Église.
Duncan est singulièrement plus moderne. Il n'est pas dupe de tout ce qui se passe à Loudun. Il réfute en termes excellents ce que les bonnes gens du Poitou et d'ailleurs objectaient à la supposition d'une fourberie. Il est trop avisé pour croire à ral)solue sincérité de ces religieuses agitées, de ces moines furibonds et de ce juge cauteleux. Mais il sait qu'une certaine jnsincérité s'allie parfois à une conviction profonde et que les religieuses, tout en se prêtant à quelques comédies des exorcistes, pouvaient très bien croire à leur propre pos- session; et c'est là qu'est l'originalité de son livre. Duncan est le précurseur des savants modernes qui rendent compte de l'état psychique et physique des Ursulines par les lois de
254 UN INCIDENT PHILOSOPHIQUE
la suggestion et de l'auto-suggestion. Il a eu quelque mérite à cela.
Il a failli, d'ailleurs, payer cher la gloire que la postérité s'est empressée de ne pas lui reconnaître. Pour avoir été peu satisfait par certaines scènes édifiantes des exorcismes, et surtout pour l'avoir dit, il dut rentrer en hâte à Saumur. Laubardemont avait déjà préparé contre lui un mandat d'amener. Mais Duncan était médecin de M"'e de Brézé. Celle-ci n'admit pas que, pour complaire à quelques échauf- fés, on la privât de soins dans lesquels elle avait confiance. Si Duncan n'avait été qu'un simple philosophe, il eût connu la persécution; mais il eut la bonne fortune d'avoir pour cliente la femme d'un gouverneur de province.
Laubardemont fit, du moins, tomber sa vengeance sur ces protestants qui n'avaient pas admis le diable à déposer con- tre eux et qui affectaient même de ne pas croire à la posses- sion des Ursulines. Ils avaient à Loudun un collège établi en vertu de l'Édit de Nantes; les élèves y restaient jusqu'en seconde et achevaient d'ordinaire leurs études à celui de Saumur. Laubardemont découvrit, et M. de la Rochepozay avec lui, que les bâtiments très vastes de ce collège seraient très utiles aux Ursulines « pour y faire leurs exercices » ; et sans autre forme de procès, il enjoignit aux huguenots de les leur céder dans les trois jours (15 mars 1635). Il faillit y avoir une émeute en ville. Mais le terrible commissaire avait beau menacer et sévir, il ne parvenait pas à mettre les rieurs de son côté. Quelque temps après cette spoliation, il se ren- dit à Paris auprès de sa femme malade. En son absence, les brocards se remirent à pleuvoir sur les démoniaques et leurs exorcistes. Son greffier, Nozay, était au désespoir : « Les huguenots, lui écrivait-il, ne croient plus que vous reviendrez en cette ville après un si long temps et se mo- quent lorsqu'on dit les causes qui vous retiennent ; ils disent que ce sont des excuses que vous faites et que vous en écri- rez de semblables d'ici à un an. » Et ce qui devait augmenter
DE l'affaire urbain grandier 255
la colère de Laubardemont, c'est que la principale cause de tout le mal était un méchant philosophe, un professeur d'hérésie en la détestable Académie de Sauniur, un médecin à qui, sans M'"'' de Brézé, l'on aurait appris à tenir sa langue et sa plume.
LES SOURCES DES RÉCITS DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL
SUR l/INSTITUTION DE LA ROYAUTÉ ISRAÉLITE
PAR /
v'
Adolphe LODS
17
LES SOURCES DES RÉCFTS
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL
SUR L'INSTITUTION DE LA ROYAUTÉ ISRAÉLITE
La période décrite par les livres de Samuel est une période de transition entre l'époque des juges et celle des rois, entre l'âge héroïque d'Israël et les temps historiques. Et l'ouvrage aussi est une œuvre de transition : à la simple lecture on y reconnaît tantôt le récit poétique, transfigurant le passé, tan- tôt déjà la chronique, presque contemporaine des événe- ments et les mettant sous les yeux du lecteur dans tout leur relief, sans dissimuler les ombres du tableau. Le critique est donc tout naturellement amené à chercher à établir une échelle entre ces difï'érents récils au point de vue de leur valeur historique.
Seulement, si l'on veut porter un jugement qui ait une réelle objectivité, qui repose sur autre chose que sur des im- pressions personnelles, il faut appliquer la méthode qui a réussi pour l'Hexateucjue : au lieu d'examiner directement la vraisemblance de chaque donnée du livre, il faut com- mencer par en reconstituer les sources. Avant de rechercher ce que vaut tel récit, il faut se demander : d'où a-l-il été tiré? quand a-t-ilété rédigé?
Si l'on faisait l'histoire de la critique des livres de Samuel on pourrait, comme dans l'histoire de la critique de l'Hexa- teuque, distinguer une hypothèse des fragments, une hypo- thèse des compléments, une hypothèse des sources. Et com- me dans la critique de l'Hexateuque, l'hypothèse des sour-
260 LES SOURCES DES RÉCITS
ces est aujourd'hui — et avec raison — généralement ad- mise. Dans la reconstitution des divers documents, l'accord entre les savants n'est sans doute pas aussi grand que lors- qu'il s'agit des six premiers livres de l'Ancien Testament. Pour certaines sections des livres de Samuel (et celle qui nous occupera est du nombre), il y a cependant des points acquis. Dans les récits relatifs à l'institution de la royauté (1 Sam. 7-15), tous les critiques reconnaissent l'existence de deux grands cycles de traditions, qu'ils reconstituent à peu près de la même manière.
Nous ne nous proposons pas, dans cette étude, de repren- dre ce travail qui a été fait de main de maître. Nous nous bornerons à en résumer les résultats, en renvoyant pour le détail à des publications comme celles de M. Budde, le sa- vant professeur de Marbourg, dont nous adoptons généra- lement les vues ^ Puis nous passerons à l'objet spécial de ces pages, qui est de présenter quelques observations sur la composition de chacun de ces deux grands ensembles de traditions.
I. — Les deux grands cycles de traditions.
L'un d'eux s'ouvre au chapitre 7. Les Israélites opprimés par les Philistins crient à Yahvéh. Samuel leur promet l'as- sistance de Dieu, s'ils reviennent à lui de tout leur cœur. Et, en effet, après que les Israélites ont écarté les divinités étran- gères qu'ils adoraient, les Philistins, marchant contre Mispa, où Samuel a organisé une assemblée déjeune, sont mis en déroute par le tonnerre de Yahvéh. « Et, ajoute le narrateur (v. 13), les Philistins... ne continuèrent plus à venir dans le
* Die Bûcher Richter iind Samuel, ihre Quelleii und ihr Aiifbau, Gies- sen, Ricker, 1890 ; The Books of Samuel, critical édition of the hebrew text, printed in colors, exhibiting Ihe composite structure of the book, dans The Sacred Books of the Old Testament, publiés sous la direction de M. Paul Haupt, Leipzig, Hinrichs, 1894.
1)1 l'KEMIER LIVRE DE SAMUEL 261
terriloiie d'Israël... tous les jours de Samuel. » Samuel ap- paraît donc ici comme un juge, un juge tel que les conce- vait le rédacteur du livre des Juges, à la fois réformateur et guerrier (2, 17).
Au ch. 8, même conception du pouvoir de Samuel. Se sentant vieillir, il a établi ses fils juges sur Israël. Seulement ceux-ci ne marchent pas dans les voies de leur père. Les anciens d'Israël viennent demander à Samuel de leur don- ner un roi. La chose lui déplaît. Cependant, il consulte Yah- vélî, qui lui répond : « Ce n'est pas toi (seulement) qu'ils rejettent ; mais c'est moi qu'ils rejettent pour que je ne sois plus roi sur eux. » Comme au ch. 7, Samuel est ici le sou- verain d'Israël ; demander un roi, c'est rejeter le juge. C'est de plus rejeter le seul roi légitime d'Israël, Yahvéh, qui gou- verne au moyen de ses prophètes ; aux yeux de notre nar- rateur, l'institution d'une royauté humaine en Israël est une impiété. La fin du chapitre est dans le même esprit. Samuel essaie de faire revenir les Israélites sur leur requête en leur dépeignant « le droit du roi », c'est-à-dire la manière dont il agira. Mais en vain. Sur l'ordre de Yahvéh, il accède alors à leur demande.
La suite du récit se trouve au ch. 10, v. 17-25''. Samuel convoque les Israélites à Mispa. Il leur déclare : « Aujour- d'hui vous avez rejeté votre Dieu... et vous avez dit : Non, mais établis un roi sur nous. » Néanmoins, Samuel consulte Yahvéh par le sort ; et Saûl, fils de Kis, qui se cachait der- rière les bagages, est désigné. Le peuple l'acclame.
Israël ayant un nouveau chef, il faut que l'ancien, Samuel, résigne ses pouvoirs et rende ses comptes. C'est ce qu'il fait au ch. 12, mais non sans demander à Yahvéh d'accomplir un prodige, afin, dit-il, que « vous sachiez et vo3'iez que grand est le péché que vous avez commis aux yeux de Yah- véh en demandant un roi » (v. 17). Pourtant, il promet de continuer à instruire le peuple et le roi de la voie droite et bonne.
262 LES SOURCES DES HÉCITS
Il tient sa promesse. Au cli. 15 on le voit ordonner à Saiil d'entreprendre une guerre d'extermination contre Amaleq. Le roi désobéit au prophète : il épargne le roi Agag et les meilleures têtes de bétail. Samuel se présente alors devant Saiil et, lui reprochant avec indignation sa désobéissance, lui déclare : « Parce que tu as rejeté la parole de Yahvéh, lui aussi t'a rejeté comme roi. » En vain Saûl le supplie, essaie de le retenir par son manteau : Samuel, après avoir tué Agag, se retire. « Et il ne vil plus Saiïl jusqu'au jour de sa mort. »
Passons à l'autre cycle de traditions, actuellement mélan- gé au premier, mais où se retlète une toute autre conception du rôle de Samuel et de la valeur de la royauté.
Clî. 9 et 10, 1-16. Un Benjaminite du nom de Kis, ayant perdu ses ânesses, envoie à leur recherche son fils Saûl avec un serviteur. Au bout de trois jours de vains efforts, le ser- viteur dit à Saûl : « Il y a dans cette ville un homme de Dieu ; c'est un homme considéré; tout ce qu'il dit arrive. Allons-y ; peut-être nous indiquera-t-il le chemin que nous devons prendre. » Pour prix du renseignement, Saûl et son serviteur décident de donner à rhomme de Dieu un quart de sicle. Ce voyant de petite ville, inconnu de Saûl et auquel on olïre quelques sous pour retrouver un objet perdu, c'est Samuel ; nous voilà bien loin du Samuel vainqueur des Phi- listins et juge d'Israël des chapitres 7 et 8.
Même difl'érence dans l'appréciation de la royauté. Samuel avait été dès la veille prévenu de l'arrivée de Saûl. « A cette même heure demain, lui avait dit Yahvéh, je t'enverrai un ,homme du pays de Benjamin; et tu l'oindras chef sur mon peuple d'Israël ; et il sauvera mon peuple de la main des Philis- tins ; car j'ai regardé l'oppression de mon peuple, parce que son cri est venu jusqu'à moi. «L'établissement de la royauté n'est nullement ici le fait du peuple révolté contre son Dieu, c'est au contraire un bienfait de Yahvéh : elle était néces- saire pour arracher enfin Israël à l'oppression des Philistins.
1)1' l>HEMIEI\ LIVRE DE SAMUEL '2C)'.\
■ .Sanuicl annonce à Saiil la grandeur qui l'attend ; il l'oint en secrcl, el, comme gage de la prédiction qu'il lui fait, lui donne sur son avenir une série d'indications : Saûl rencon- trera diverses personnes, entre autres, en arrivant àGuibeat- Elohini ouest le ncsib^ des Philistins, une bande de pro- phètes ; Saiil se mettra aussi à prophétiser. « Lorsque ces signes te seront arrivés, ajoute Samuel, lais ce que ta main trouvera ; car Dieu est avec toi. » Il s'agit évidemment de quelque exploit patriotique. « Puis lu descendras avant moi à Guilgal ; et voici, je descendrai vers toi pour olTrir des ho- locaustes et immoler des sacritices de paix ; tu attendras sept jours jusqu'à ce que j'arrive auprès de toi... » Les signes se réalisent, en etïet, jusqu'au moment où Saiil est saisi par l'esprit prophétique. Il ne dit pourtant rien à personne, pas même à son oncle, de la prédiction que lui a faite Samuel au sujet de la royauté.
Ch. 10,27''; 11,1-11. 15. Un mois après- surviennent à Guibea des envoyés de la ville de Jabès de Galaad assiégée par les Ammonites ; ils implorent un secours immédiat. Saiil, passant par là avec ses bœufs, s'informe, et on lui ap- prend la nouvelle (on voit que Saiil est ici un homme privé, et non un roi déjà proclamé àMispa(l(), 17-24), comme le de- mande l'ordre du récit actuel). Saisi par l'esprit de Dieu, Saiil se met à la tête des Israélites et délivre Jabès. Au retour, (< tout le peuple se rendit à Guilgal et là ils établirent roi Saiil devant Yahvéh. »
Ch. 13 et 11. Saûl choisit 3.000 hommes et renvoie le reste du peuple. Puis Jonathan frappe le nesib des Philistins qui
est à Guéba (cf. 10,5). Comme ceux-ci assemblent une puis-
* Le mot est au pluriel dans le texte niasoréllii([ue, mais doit être corrigé (LXX). Il faut le traduire d'après les uns « le préiet », d'après d'autres « le poste », plutôt peut-être « la stèle », le monument attes- tant la prise de possession du pays par les Philistins.
■^ 10, 27i>, au lieu deu;nnc- V~", il faut probablement lire d'après les LXX : rincD Mr.
264 LES SOURCES DES RÉCITS
santé armée à Micmas, Saûl convoque tout le peuple à Guil- gal. Là il attend Samuel sept jours selon ce qui était con- venu (10, 8). Mais enfin, voyant que son armée se disperse et que Samuel n'arrive pas, Saûl offre lui-même l'holocauste. Samuel alors paraît. Il reproche à Saûl sa faute et lui déclare : « Ta royauté ne subsistera pas; Yahvéli s'est cherché un homme selon son cœur et Yahvéh l'a ordonné chef sur son peuple. » Saûl n'a avec lui que 600 hommes ; il remporte cependant, grâce à l'intrépidité de Jonathan, une grande vic- toire sur les Philistins. Il signale son zèle envers Yahvéh en empêchant le peuple de manger de la viande avec du sang et en condamnant à mort son fils pour la violation d'un ser- ment.
Tels sont les deux cycles de traditions qui se dégagent avec une grande netteté du récit actuel, où ils sont juxtaposés, plutôt que mélangés ; car leurs différentes parties sont à peine soudées par quelques raccords assez gauches (par exemple, 10, 251^-27» ; 11, 12-14). Ces deux ensembles diffèrent surtout par l'attitude qu'ils prennent à l'égard de la royauté. L'un, que nous appellerons le cycle royaliste, et qui com- prend les ch. 9 ; 10, 1-16. 27'^; 11, 1-11. 15; 13; 14, est mani- festement le plus ancien : il reflète le point de vue Israélite primitif ; la royauté est un bienfait de Yahvéh, une nécessité. L'autre, que nous appellerons le cycle anliroyaliste, et au- quel reviennent les ch. 7, 2-8, 22; 10, 17-25^; 12; 15, exprime des vues qui n'apparaissent qu'avec le prophète Osée : il y a rivalité entre la souveraineté de Yahvéh et la monarchie. C'est dans sa colère que Dieu a accordé un roi à son peuple rebelle (Os. 13, 11).
Ces faits peuvent être regardés comme acquis. Mais une nouvelle question se pose. Chacun de ces groupes de tradi- tions est-il constitué par un document unique, intact ? Ne renferme-t-il pas des éléments hétérogènes, provenant soit de retouches successives, soit de la fusion de plusieurs sources?
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 265
II. Examen de l'unité et de l'intégrité du cycle
ANTIROYALISTE.
1. M. Cornill observe que si, dans ce groupe de récits, il y a des passages catégoriquement hostiles à la monarchie, il y en a d'autres, au contraire, où respire la sympathie la plus vive pour Saiil. Par exemple, 10, 24, après que le sort est tombé sur Saiil, Samuel, en le montrant, s'écrie : « Avez- vous vu celui que Yahvéh a choisi? Il n'y en a pas de sem- blable à lui dans tout le peuple. » Et tout le peuple cria : « Vive le roi! » De même au ch. 15, lorsque Yahvéh déclare à Samuel qu'il se repent d'avoir établi Saiil roi, « Samuel s'irrite et crie à Yahvéh toute la nuit » (15, 11). Et, même après le rejet du roi, le prophète mène deuil sur lui (15, 35). Un tel attachement est-il compréhensible de la part d'un serviteur de Dieu qui regarde l'institution de la royauté comme une impiété (ch. 8 et 12)? M. Cornill trouve aussi des variations dans le rôle attribué à Samuel : Samuel est tan- tôt un juge qui n'a qu'à rentrer dans l'ombre lorsqu'un roi est nommé, tantôt un prophète à la façon d'Elie ou de Jérémie, sans pouvoir politique, mais censurant les rois.
En conséquence, M. Cornill admet que les parties franche- ment antiroyalistes, 7, 2-8, 22 (sauf 8, 20); 10, 17-19^ 12, ont été ajoutées ultérieurement à la « source antiroyaliste ». Celle-ci, après l'histoire de l'enfance de Samuel (1-3) et celle de la perte de l'arche (4,P-7, 1), racontait les suites de la défaite du ch. 4, puis la demande des anciens à Samuel (8, 4. 20), la désignation de Saiil par le sort (10, 19''-24), l'onction de Saiil (au lieu de 10, 25); enfin venaient 10, 26''-27 et le ch. 15 '.
Cette décomposition ne nous paraît pas justifiée :
' Einleitiing in das A. T., 2' édit., 1892, p. 108-110. Dans la 3«-4>= éd. (1896), p. 99, l'auteur déclare maintenir « die Nothwendiijkeit, in dieser Erzœhlunysgruppe (7-12) aiich fiir 8 n. 10, 17-27 eine œltcrc nnd eine jiïngere Schicht zu iinterscheiden. »
266 LES SOURCKS DES RÉCITS
lo Pour ce qui est de l'attitude vis-à-vis de la royauté, il est bien certain que même l'auteur des parties les plus fran- chement hostiles à la monarchie a admis que la royauté a été instituée par Samuel, sur Vordre de Yahvéh : voyez, par exemple, 8, 7, où Yahvéh dit à Samuel : « Ecoute la voix du peuple (c'est-à-dire : établis sur lui un roi)..., car ce n'est pas toi qu'ils ont rejeté, mais c'est moi. » Voilà affirmés dans une même phrase le caractère impie de la royauté et son institution par Dieu. De même 10, 19' : « Aujourd'hui voua avez rejeté voire Dieu... et vous avez dit : Non, mais élahlh un roi .sur nous. » Du moment que le roi est établi par Dieu, il ne peut être que bien choisi : Samuel, tout en blâmant l'institution, devra admirer, acclamer, soutenir la personne élue. La royauté est un mal; mais la royauté de Saûl, l'élu de Dieu, est le moindre mal.
La contradiction, si contradiction il y a, était du reste imposée par les faits. L'auteur le plus hostile à la royauté ne pouvait pas arracher de la conscience de ses lecteurs ni de sa propre conscience d'Israélite la conviction que la royauté était d'institution divine, que le roi était l'Oint de Yahvéh. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de condamner théoriquement la royauté et de la subordonner au prophétisme, en faisant du prophète Samuel le grand faiseur de rois.
2° Le double rôle prêté à Samuel, tantôt juge, tantôt pro- phète, s'explique dès lors naturellement. Avant la fondation de la royauté, Samuel était juge, c'est-à-dire à la fois souve- rain et prophète. Une fois Saiïl revêtu de la souveraineté politique, il reste à Samuel le rôle de porte-parole de Dieu. Et, en effet, dans les parties les plus hostiles à la royauté, Samuel, en renonçant à ses pouvoirs de juge, annonce (12, 23) qu'il continuera à donner au peuple la Ihornh sur le chemin bon et droit, c'est-à-dire qu'il continuera à être pro- phète.
Nous ne trouvons donc aucune incompatibilité entre les ch. 7 ; 8; 12 et les ch. 10, 19 ss. et 15.
DU PREMIKR LIVH1-: DK SAMUEL 267
2. Il y a pourtant dans le groupe des traditions antiroya- listes des contradictions de détail qui paraissent indiquer que le document primitif a subi des retouches. Voici l'un de ces disparates, auquel on n'a pas, nous semble-t-il, prêté une attention suffisante.
Dans le récit antiioyaliste actuel, la raison donnée par les Israélites pour demander un roi, c'est que les fils de Samuel ne marchent pas sur les traces de leur père (8, l-S''). Cela semble extrêmement suspect. Car : 1" d'après le ch. 12, qui est du cycle antiroyaliste, c'est à cause de l'agression de Nahas, roi des Ammonites, que les Israélites veulent un roi (v. 12). On se tire d'ordinaire de la difficulté en disant que ces mots du ch. 12 ont été intercalés i)ar le rédacteur pour harmoniser la source antiroj'aliste avec le ch. 11. Lhar- monisation serait bien maladroite ; car, avec l'ordre actuel des chapitres, Saiil est déjà roi (ch. 10) avant l'invasion ammonite. De plus, — 2" au ch. 12, v. 2, Samuel paile de ses fils en termes qui supposent que ce sont de fort honnêtes gens. El — 3» comment pourrait-il faire si fièrement l'apo- logie de sa conduite (12, 2-5), si ses fils étaient des prévari- cateurs? Dans les idées d'Israël, le père était responsable des crimes de ses enfants. Le châtiment d'Eli n'avait pas eu d'autre motif que l'indignité de ses fils. — 4» Si tel avait été le grief des Israélites contre le gouvernement de Samuel, comment celui-ci ne leur aurait-il pas répondu que les hasards de la succession sont bien plus à redouter avec la royauté que sous le régime des juges? — 5o Aucun autre pas- sage du groupe antiroyaliste ne laisse entendre que le motif de l'institution de la royauté ait été la corruption des fils de Samuel. Tout, au contraire, suppose qu'Israël a demandé un roi pour cire délivré cViin ennemi redoutable. Samuel en faisant l'éloge de la royauté de Yahvéh ne dit pas : « 11 vous a donné des gouvernants intègres », mais toujours : « Ne vous a-t-il pas sauvés de la main de tous vos oppresseurs ? » (8,8; 10, 18.19; 12, G-12; cf. 8, 20). Enfin — t)0 les v. 8,
268 LES SOURCES DES RÉCITS
1-5" ont l'air d'être d'une autre main : dans ces versets, ce sont les anciens qui sollicitent Samuel ; dans la suite du cha- pitre, Samuel répond au peuple (8, 7. 10. 19. 21).
J'inclinerais donc à croire que, à la place des versets 8, l-ô'', il y avait primitivement dans la source antiroyaliste un récit de l'agression de Nahas, qui aura été supprimé pour ne pas faire double emploi avec le ch. 11, et remplacé par une réplique de l'histoire d'Eli.
3o Une autre difficulté se trouve au ch. 7, v. 13 et 15. Il y est dit que Samuel jugea Israël tous les jours de sa vie et que pendant tous les jours de Samuel les Philistins ne revinrent pas dans le territoire israélite : ce qui ferait supposer que Samuel est mort avant le combat de David et de Goliath, avant les incessantes guerres de Saûl et de David contre les Philistins, avant même l'institution de la royauté; ce qui contredit formellement la version antiroyaliste aussi bien que l'autre.
Nous remarquerons que le style de ces versets est celui du rédacteur du livre des Juges, et que les affirmations qui y sont contenues sont exigées par la théorie de ce rédacteur, lequel dit expressément (Juges 2, 18) que « Yalivéh était avec le juge et les sauvait (les Israélites) de la main de leurs en- nemis tous les jours du juge ». Il faut en conclure que ces versets sont des additions ultérieures dues à ce rédacteur' ou suggérées par sa théorie.
Il a pu y en avoir d'autres, surtout dans les chapitres 7 et 12. Mais je ne puis me convaincre que ces deux chapitres, dans leur ensemble, ainsi que le veut, par exemple, M. Kittel^, soient des additions : ces deux morceaux ne sont pas de simples amplifications édifiantes, comme celles qu'affectionne
' Cf. Budde, Bûcher Richt. and Sam. p. 186. Dans un ouvrage plus récent [Sacr. Books of the Old Test.), M. Budde attribue ces versets à l'auteur de la source antiroyaliste lui-même.
' Dans die Heilige Schrift des Allen Teslaments, de Kautzsch, Fribourg et Leipzig, 1894.
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 269
le rédacteur deutéronomiste : ils sont nécessaires à la dé- monstration de la thèse antiroyaliste; il faut que Samuel remporte une éclatante victoire (cli. 7), pour qu'il soit prouvé qu'un roi n'était pas indispensable pour sauver Israël. Et, pour la même raison, il faut que Samuel fasse l'apologie de son gouvernement et du gouvernement de Yahvéh en général, et que cette apologie soit solennellement ratifiée par le peuple, puis par Dieu lui-même (ch. 12).
Ainsi les ch. 7, 2M7 ; 8; 10, 17-25^ 12 et 15 nous semblent former un tout homogène, la source antiroyaliste, si l'on en excepte quelques additions, telles que 7, 13. 15 et les ver- sets 8, l-S"" qui ont remplacé le récit de quelque expédition guerrière.
111. — Examen de l'unité et de l'lntégrité du cycle
royaliste
1. Retouches et additions.
Les récits que nous avons appelés royalistes ont reçu, eux aussi, quelques additions de détail, par exemple les v. 9, 2^.9; au v. 11, 7 les motsSxia-j inxi ; au v. 11, 8 les nombres, qui sont manifestement excessifs; le v. 13, 1, qui manque dans les LXX ; le petit morceau 13, 19-22, qui détonne avec le contexte par son exagération et pourrait être une imita- tion amplifiée de Juges 5, 8; le demi-verset 14, 28*^. Pour la justification de ces assertions, nous nous permettons de renvoyer aux ouvrages de M. Budde ou au commentaire de M. Smith 1.
Le récit de la disgrâce de Saiil enchâssé dans le cycle royaliste (13, 7M5''), ainsi que le v. 10, 8 qui le prépare, doit aussi, comme cela est généralement admis aujourd'hui, avoir été ajouté après coup : 1° Dans la suite du récit,
* The international critical commentary, Samuel, Edimbourg, 1899.
270 LES SOURCES DES RÉCITS
Saiil est si loin d'avoir perdu la faveur d'en haut, que ses ennemis sont mis en déroute par Yahvéh lui-même; et Saùl, de son côté, est entièrement dévoué au Dieu d'Israël : il empêche ses hommes de pécher contre Yahvéh en mangeant du sang; et il se montre prêt à immoler son propre fils, pour rester fidèle au serment sacré qu'il a prononcé. 2° Saùl est rejeté, parce qu'il n'a pas attendu Samuel pour offrir ses sacrifices. Cette sentence est souverainement arbitraire, si le récit ne date pas d'une époque où il était interdit au laïque de sacrifier seul, c'est-à-dire d'une époque très postérieure aux ch. 13 et 14 (voj^ez 14, 34) et à l'ensemble du cycle royaliste .
Le récit 13, TMô-^ a donc été ajouté tardivement au docu- ment royaliste, afin d'expliquer pourquoi Dieu avait rem- placé Saùl par David. Cette addition a dû être faite avant la fusion avec le groupe antiroyalisle ; car celui-ci fournissait l'explication désirée dans la scène grandiose du ch. 15.
On se demande si les versets qui précèdent et qui suivent immédiatement cette importante addition n'ont pas été, eux aussi, introduits ultérieurement ou tout au moins retouchés. Le tableau de la terreur produite par les armements des Philistins (13, 6. 7") présente une abondance suspecte de synonymes; il n'est pas indispensable pour préparer 14, 11 ni 14, 22, et peut émaner d'un rédacteur qui s'étonnait que le roi Saiil n'ait eu avec lui, au moment de la bataille, que 600 hommes. Un amplificateur de l'histoire de Gédéon s'ex- pliquait à peu près de la même manière pourquoi son héros remporta Sij. victoire sur les Madianites avec 300 hommes seulement (Juges 7, 2-8). Pour nous la chose s'explique très simplement : Saùl, d'après la source qui ne lui attribuait que 600 hommes, n'était pas encore roi '. — Quant aux ver- sets IS'' et 16 (Saùl passe en revue son monde; il est campé à Guibea et les Philistins à Micmas), ils ne font que répéter
^ Comp. les 300 hommes de Gédéon, les 600 hommes d,e David.
DU PREMIER LIVRE DÉ SAMUEL 271
ce qui a été dit v. 4 et 5 ou sera énoncé 11, 2, en ajoutant seulement (d'après la leçon grecque du v, 10) que les soldats de Saùl pleuraient. Si la version grecque a ici, comme dans l'ensemble des cli. 13 et 14, conservé le texte ancien, il est évident que le v. 16 n'appartient pas aux récits primitifs de la bataille : les rudes compagnons de Saul et de Jonathan ne pleuraient pas à la vue du nombre des ennemis K
A écarter aussi 14, IS'^ -, qui reprend ce qui a déjà été dit, d'une façon plus archaïque, au v. 3 : « Car c'était lui qui portait l'éphod (14, 3 un éphod ; cf. 23, ())en ce jour-là devant Israël ».
Quant au petit panégyrique de Saùl qui termine le ch. 14 (v. 47-51), observons seulement, sans nous prononcer sur l'origine du morceau, que, sous sa forme actuelle, il émane d'un rédacteur deutéronomiste -, et qu'il n'a pas de lien né- cessaire avec le contexte.
Ces diverses additions étant écartées, ce qui reste du cycle royaliste provient-il d'un document unique? Nous ne le pensons pas.
2. Deux sources dans les chapitres 9-11.
M. Bruston, en poursuivant ses remarquables études sur « les deux Jéhovistcs », a été amené à distinguer, dans les ch. 7-15 du premier livre de Samuel, trois sources, dont l'une, celle qu'il attribue au second jéhoviste, correspond à peu près à ce que nous avons appelé le cycle antiroyaliste, tandis que les deux autres, le premier jéhoviste et le second élohiste, se partagent les éléments que nous avons rapportés au cycle royaliste. Une étude répétée de ces chapitres de
' M. Smitli regarde tes v. 13, 4. ")!'. (>. 7' et peut-être 15'' comme des additions (p. 95. 99).
* Il faut dans ce verset, — Keil lui-même l'a reconnu, — adopter le texte des I.XX.
■' Budde, Richt. Sam., p. 20G ss.
272 LES SOURCES DES RÉCITS
Samuel nous a conduit à la même conclusion générale : les traditions royalistes ne proviennent pas d'un document unique, mais de deux récits parallèles. Dans la reconstitu- tion de chacun de ces deux récits, nous sommes heureux de nous trouver d'accord aussi sur quelques points importants avec le savant doyen de la Faculté de Montauban '.
L'épisode de la délivrance de Jabès (11, 1-11. 15) est, nous semble-t-il, en sérieux désaccord avec l'ensemble du cycle royaliste et spécialement avec le récit de la rencontre de Saûl avec le voyant Samuel (9, 1-10,12).
lo) Dans ce dernier morceau, le danger philistin est pres- sant ; c'est en vue de ce péril que la royauté est instituée. Or, au chapitre 11, Saûl livre son premier combat, non aux Philistins, mais aux Ammonites;
2o) Est-il vraisemblable que les Philistins, qui, d'après 10,5 et 13,3, occupent Guibea, au cœur du pays, aient laissé les Hébreux faire de grands rassemblements de troupes et se constituer en corps de nation, comme cela est raconté au chapitre 11?
3") S'ils viennent de sortir vainqueurs d'une grande guerre contre les Ammonites et, dans leur enthousiasme, de pro- clamer roi le triomphateur, est-il vraisemblable que, même intimidés par les préparatifs des Philistins, les Israélites ne fournissent à leur heureux chef qu'une armée dérisoire de 600 hommes dans la guerre nationale contre les oppres- seurs ?
4°) Dans le récit actuel, l'accès d'inspiration dont est saisi
1 Voici la division des sources proposée par M. Bruston (Revue de théologie et de philosophie, Lausanne, 1885 (18o année), p. 511-521). Au 2d jéhoviste : 7, 2b-17; 8; 10, 17-27; 11, IK 8. 12-15; 12; 13, 1 ; 15. Au 1er jéhoviste : 7, 2a; 13, 5. 6 (ou 5-7a); 9, 15-17; 10, 1. 8; 13, 4b. 7o-15a. 15i'.23; 14, 1. 2. 3^-17. 20». 23. 24». 31b-35. Au 2d élohiste : 9, 1-14. 18-27; 10,2-7. 9-16; 11, 1-11 (sauf peut-être 7b.8); 13, 2-4a. 7a. 16-22; 14, 3a. 18-22 (sauf 20a). 24b-31a. 36-52. Nous n'entreprendrons pas une discussion détaillée de cette division des sources. Notre exposé suffira à montrer pourquoi nous avons cru devoir en adopter une autre.
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 273
Saiil, après avoir quitté Samuel, en arrivant à Guibea (10,6. 10), ne sert absolument à rien, qu'à expliquer le pro- verbe : « Saûl est-il aussi parmi les prophètes? » Il est diffi- cile de croire que ce fût là sa destination primitive : cette destination n'est-elle pas indiquée par ces mots de Samuel : « Après cela tu arriveras à Guibeat-Elohim, oii est le nesib
des Philislins, et, lorsque tu y entreras, l'esprit de
Yahvéh sautera sur toi ; alors... fais ce que ta main
trouvera ; car Dieu est avec toi » (10, 5-7)? N'était-ce pas clai- rement suggérer à Saûl ce qu'il aurait à faire dans son accès d'enthousiasme inspiré : abattre cet odieux /i^.sz/jt^ Saûl l'abat en efîet (13, 4) ; mais actuellement cela ne vient que très tard, au chapitre 13. Primitivement, il ne devait pas en être ainsi : d'après la version à laquelle appartient le récit du Voyant (9, 1-10, 12), c'était sur-le-champ, dans son accès d'enthousiasme pour Yahvéh et pour Israël, que Saûl devait se mettre à la tâche patriotique en vue de laquelle il avait été élu : la guerre aux Philistins. Dans cette version, la ba- taille de Micmas devait venir aussitôt après les chapitres 9 et 10;
5») Un autre témoin du temps où le chapitre 13 suivait immédiatement le chapitre 10, c'est l'addition relative à la disgrâce de Saiil (10, 8 ; 13,7Ij-15'). D'après l'auteur de cette interpolation, Samuel, après avoir décrit à Saûl ce qui lui arrivera pendant son retour à Guibea, ajoute : « puis tu des- cendras avant moi à Guilgal... ; tu attendras sept jours, jus- qu'à ce que j'arrive auprès de toi... » (10,8). Si ce rendez- vous doit avoir quelque vraisemblance, il faut évidemment que Saûl, aussitôt rentré à Guibea, descende immédiatement à Guilgal et là attende sept jours ; sans quoi comment Sa- muel saurait-il quand Saûl ira à Guilgal? Or, dans le cycle royaliste, tel qu'on le reconstitue d'ordinaire, Saûl, avant de compter les sept jours convenus, reste à Guibea un mois dans l'inaction (10, 27i> LXX),fait une guerre, vient une pre- mière fois à Guilgal, où il est établi roi, remonte à Micmas,
18
274 LES SOUHCKS DES RÉCITS
et enfin descend (une seconde fois) à Guilgal. Par quel mi- racle Samuel a-t-il prévu la durée de toutes ces opérations ? Comment Saûl a-t-il deviné que Samuel lui donnait rendez- vous, non au premier, mais au second séjour qu'il ferait à Guilgal ? 11 y a là des invraisemblances bien fortes pour qu'on puisse les prêter même au plus inintelligent desinter- polateurs. Non, à l'époque ou a été inséré le récit de la dis- grâce de Saûl (10, 8 ; 13, 7i^-15'<), il n'y avait rien entre les chapitres 10 et 13.
Ainsi deux sources à la base des récits royalistes. D'après l'une (11, 1-11.15), Saûl délivre Jabès, puis est proclamé roi à Guilgal. D'après l'autre (9, 1-10, 12 ; ch. 13 et 14 en partie), aussitôt après avoir été oint secrètement par le Voyant Sa- muel, Saûl attaque les Philistins et les bat à Micmas. Dans cette seconde version, Saûl ne devait être reconnu roi qu'après la victoire sur les Philistins ; ce récit de la procla- mation de Saûl aura été supprimé pour ne pas faire double (ou plutôt triple) emploi avec les deux autres relations du même événement, que le rédacteur avait trouvé moyen de conserver (10, 17-24 et 11, 15). Mais peut-être cette troisième version n'a-t-elle pas disparu sans laisser de trace. Immé- diatement après le récit de la bataille de Micmas, on lit ces mots : « Lors donc que Saûl eut pris la ro3'^auté sur Israël...» (14,47). A l'époque, quelle qu'elle soit, où cette transition a été rédigée, ne devait-elle pas être précédée d'un récit de la façon dont Saûl « prit la royauté » ?
On objectera peut-être : les chapitres 13 et 14, aussi bien dans leurs parties anciennes que dans les additions, suppo- sent que Saûl est déjà roi ; car il a avec lui un prêtre et un éphod ^ ; et, dans l'épisode racontant sa disgrâce, Samuel lui dit expressément: « ta royauté ne subsistera pas » (13,13.14). A cela nous répondrons : ces dernières paroles sont toutes naturelles dans la bouche de Samuel ; pour lui, Saûl est roi,
* D'après 14,18'' (texte masoréthique), il a aussi dans son camp l'ar- che de Dieu ; mais ce texte est fautif; voy. p. 271.
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 275
puisque Yahvéh l'a oint (10,1) ; cela ne prouve pas qu'il ail éié proclamé publiquement. Quant à la présence d'un prêtre, d'un éphod, voire même de l'arche, elle n'indique pas que Saiil soit roi : David avait un prêtre et un éphod lorsqu'il n'était encore qu'un simple chef de hande ; et l'arche avec ses prêtres accompagnait l'armée au temps des juges (1 Sam. 4).
Nous avons laissé de côté, jusqu'à présent, les v. 13-16 du chapitre 10, où Saiil rend compte à son oncle de son voyage à la recherche des ànesses, en ayant soin de garder le silence sur la royauté promise par Samuel. Ces versets sont sus])ects; on se demande ce que c'est que cet oncle qui apparaît ici ; il n'avait été question jusqu'à ce point du récit que du père de Saiil. De plus Saiil, dans ces versets, suppose Samuel connu de tout le monde, alors que lui-même, la veille en- core, ignorait son existence (9, 6). Ce morceau aura été in- tercalé afiii d'expliquer pourquoi Saiil était encore dans l'inaction lorsqu'arrivérent les envoyés de Jabès (ch. 11). Ce doit être un raccord imaginé par le rédacteur qui a fondu ensemble les deux sources « du Voyant » et « de Jabès ».
Cette distinction de deux documents dans les récits roya- listes de l'institution de la monarchie, qui nous a été suggé- rée par une indication émise, il y a une douzaine d'années, dans un cours, par M. Ph. Berger, peut être maintenue, quand même on n'adopterait pas les vues que nous allons exposer maintenant sur la composition des récits relatifs à la bataille de Micmas.
3. Deux sources dans les chapitres 13 et Ik.
Ces chapitres, d'un si haut intérêt historique, présentent des redites, des surcharges, des obscurités; certaines d'entre elles proviennent, sans doute, du mauvais état du texte
276 LES SOURCES DES RÉCITS
masoréthique * ; d'autres, des amplifications insérées après coup 2 ; mais il y en a aussi qui paraissent trahir la présence de deux récits parallèles fondus ensemble.
Les opérations préliminaires du combat sont, dans la rela- tion actuelle, d'une confusion et d'une invraisemblance ex- trêmes. « Saûl choisit 3.000 hommes du milieu d'Israël ; et 2.000 s'établirent avec Saûl à Micmas et sur la montagne de Béthel, et 1.000 étaient avec Jonathan à Guibea de Ben- jamin ; puis il renvoya le reste du peuple chacun à sa tente (v.2); et Jonathan frappa le nesib des Philistins qui était à Guèba ))(v. 3). Saiil appelle aussitôt aux armes tout le peuple qui se réunit à Guibea •'^, tandis qu'une formidable armée philistine se concentre à Micmas.
Est-il vraisemblable que Saûl ait ainsi congédié tout le peuple, ne gardant que 3.000 hommes, au moment même où il allait, en abattant le nesib, se mettre à dos toutes les forces des Philistins? Pouvait-il ne pas prévoir qu'il aurait le len- demain à convoquer de nouveau tout son monde ? Et puis, pourquoi cette occupation en force de Béthel et de Micmas, tandis que dans la suite il n'est plus question que de Guibea, sans que l'abandon des deux autres positions soit men- tionné *? Ajoutez à cela que, d'après 3^, c'est Jonathan qui frappe le nesib des Philistins, tandis qu'au v. 4 cet exploit est attribué à Saûl ; que, au v. 5, la situation de Micmas est
* Voyez sur ce point les travaux de MM. Wcllhausen (Der Texl der Bûcher Samiielis, Gœttinguc, 1872), Budde, Smith.
^ Nous avons essayé de les indiquer dans notre § 1.
^ V, 4 (texte corrige). D'après la leçon actuelle, il se réunit à Guil- gal, d'où il ne remonta à Guibea que huit jours après. La leçon ac- tuelle a été introduite, au plus tard, par l'auteur de 7b-15a (voj^ez Ti» : Saûl était encore à Guilgal. — Smith).
* Si la leçon « Guilgal » (v. 4) est exacte, la stratégie de Saûl est plus étrange encore : de Guilgal (11,15) il monte occuper Guibea et le plateau ; puis il abandonne tout le haut pays pour redescendre à Guil- gal, se concentrant ainsi bien loin à l'Est; il remonte ensuite à Guibea ; et tout cela sans être inquiété par l'ennemi, qui est pourtant à Micmas.
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 277
précisée, comme si le lecteur entendait nommer cette ville pour la première fois, alors qu'il en a déjà été question au V. 2 1 ; enfin que Béthel est appelée S.s-nu au v. 2, tandis que dans a suite du récit elle est nommée Beth-Aven (13, 5 ; 14, 23). Et l'on conclura que les v. 2 et 3" sont cViine autre source que 3''-5. Les v. 2 et 3" forment la continuation naturelle de notre source de Jabès ; car, on l'a souvent re- marqué, 13, 2 (choix de 3.000 hommes parmi le peuple) se rattache directement à 11, 15 (le peuple assemblé à Guilgal). Le second récit (3''-5), qui devait s'ouvrir par une phrase comme celle-ci : « et Saiil frappa le nesib des Philistins qui était à Guèl)a », fournil la suite que nous a paru demander la source du Voyant.
Ainsi les v. 2-5 contiennent l'amorce de deux récits de la bataille de Micmas. D'après l'un (sozrrce de ,/atès), les Israélites occupent Micmas, Béthel et Guibea ; et l'exploit de Jona- than consiste à abattre le nesib des Philistins. D'après l'autre {source du Voyant)^ les Israélites sont à Guibea et ce sont les Philistins qui campent à Micmas.
Dès lors, il est clair que c'est à cette dernière source qu'il faut, dans la relation de la bataille proprement dite, attri- buer le récit de l'exploit de Jonathan quittant en secret Guibea et allant audacieusement attaquer, seul avec son écuyer, le poste philistin qui se trouvait devant Micmas (13, 23; 14, 1-14. 16-19).
Examinons les autres versets du récit actuel de la ren- contre (13, 17. 18; 14, 15. 20-23), pourvoir si des fragments de la source de Jabès n'y auraient pas été conservés. Ces versets présentent des redites et des doublets. Au v. 15, l'armée des Philistins est désignée par une surabondance d'expressions parallèles, qui a fort embarrassé crili(iues et traducteurs et qui ne s'explique guère sous la plume d'un
' M. Smith a fait aussi cette observation, ainsi que la précédente ; mais il en conclut que les v. 4. 5'' sont des additions de l'amplifica- teur qui a ajouté G-lô».
278 LES SOURCES DES RÉCITS
seul et même auteur. Le texte masoréthique porte : « Et il y eut une panique dans le camp, dans la campagne et dans toute l'armée, l'avant-poste et le masliit ^ furent en déroute eux aussi. » On se demande (ceci à titre de simple hypo- thèse) si ce mashii n'appartenait pas à la source de Jabès et si la sortie de ce corps en trois colonnes, racontée au ch. 13, V. 17. 18^ n'était pas primitivement le déhut d'une attaque dirigée par les Philistins contre les positions de Saiïl : on sait que la marche en trois colonnes était l'ordre de bataille ordinaire des Israélites et de leurs adversaires (Juges 7, 16; 9,43; 1 Sam. 11, 11; 2Sam.l8, 1.2; Job 1,17; cf. Gen. 14, 15).
Quoi qu'il en soit de ce point particulier, il y a surabon- dance d'expressions au v. 15. Il y a aussi un bien grand nombre de motifs donnés à la déroute des Philistins et au triomphe de la petite armée Israélite. La panique des enne- mis est causée, d'après v. 14. 15'», par l'audacieux exploit de Jonathan, d'après 15'' par un tremblement de terre; si la multitude immense des envahisseurs est refoulée, c'est, d'après v. 20, parce qu'ils se tuèrent entre eux, d'après v. 21 parce que les Hébreux qui avaient fait cause commune avec eux se joignirent à Saïil et à ses gens, d'après v. 22 parce que les Israélites qui s'étaient cachés dans le voisinage sor- tirent de leurs abris dès qu'ils apprirent la déroute des Phi- listins, Ces divers traits ne sont sans doute pas inconci- liables ; mais un tel luxe de détails est suspect ; les récits de bataille de l'Ancien Testament sont d'ordinaire très sobres.
Enfm, au v. 23, il y a deux indications parallèles sur l'ex- tension que prit le combat. Ce verset, complété d'après les LXX, porte : « aj Et Yahvéh en ce jour-là sauva Israël et le combat dépassa Beth-Aven; bj et tout le peuple qui était avec Saiïl se trouva être de 10.000 hommes e//e combat se dispersa dans toute la montagne dEphrdim. » La première de ces
^ « Corps de ravageurs » ? MM, Siegfried et Stade traduisent ici Hin- ierhalt, « réserve ».
DU PREMIER \A\H\: DE SAMUEL 279
indications lopographiques, désignant Béthel sous le nom de Beth-Aven, reviendra à la source du Voijant (cï. 13, 5), et la seconde à la source de J(d)ès. Ce qui confirme qu'il y a ici deux documents, c'est, comme l'a remarqué M. Bruston, qu'au V. 31 on trouve, sur la direction dans laquelle se fit la poursuite, un témoignage ((ui ne concorde pas avec 23» : d'après 23" les Philistins se retirent vers Beth-Aven, c'est-à- dire vers le nord-ouest ; d'après 31, vers Ajalon, donc vers le sud-ouest.
Voici, sous toutes réserves, comment on pourrait recons- tituer les deux récits parallèles du comhat. De la source du Voijanl : 13,23; 14, 1-11. l-'v (en partie). 16-20. 23». De la source de Jabès : 13, 17-18 (?); 1 1, l.")''. 15» (en partie). 21. 22. 231'.
Passons enfin au récit de la poursuite. Deux incidents y sont relatés : 1'^ Une faute de Jonathan : Saûl avait fait jurer au peuple de ne rien manger jusqu'au soir; Jonathan, qui n'a pas entendu ce serment, prend un peu de miel; pour ce crime il est condamné à mort par son père; mais le peuple le rachète (v. 25-30. 36-45). 2" Une faute du peuple : éj^uisés par le combat, les hommes de Saiil mangent de la viande sans en avoir auparavant réi)andu le sang, ce qui est un péché contre Yalivéh; Saiil se hâte de faire rouler une grande pierre, où le bétail est égorgé en l'honneur de Yah- véh 1 (v. 32-35).
Ces deux épisodes, pris en eux-mêmes, sont évidemment loin d'être inconciliables. Mais, comme l'a fort bien vu M. Bruston, les récits qui en sont faits ne peuvent guère être de la même main. Et voici, d'après nous, j)ourquoi :
loLev. 24- raconte deux fois comment Saiil imposa le jeune à ses troupes. Voici les deux versions distinguées par deux caractères différents : « Et Saiil avait fait un grand
' V. 34, lisez n"""^"! au lieu de """'Ti (Kloslermann, Hiulde, Smith). - Nous adoptons le texte restitué, d'après les LXX, parM.Budde.
280 LES SOURCES DES RÉCITS
vœu en ce jour-là et Saûl fit jurer le peuple en ces termes : Maudit soit quiconque mangera du pain jusquà ce soir et (jusqu'à ce) que je me sois vengé de mes ennemis, personne du peuple ne goûtera de pain. » Ainsi, d'une part, un ser- ment du peuple, de l'autre un vœu du chef; d'après une ver- sion il faudra, pour manger, attendre jusqu'au soir; d'après l'autre, jusqu'à la victoire. Ce qui atteste qu'il y a bien là deux sources, c'est que, dans l'histoire de la faute de Jona- than, il n'est fait allusion qu'à l'une des deux versions : v. 28, « un homme du peuple répondit (à Jonathan) et dit : Ton père a fait faire au peuple un serment solennel : Maudit soit l'homme qui mangera du pain aujourd'hui. »
2» Le récit de la faute du peuple (31-35) se lie très mal à ce qui actuellement le précède et le suit. Le fait a été remar- qué par plusieurs critiques, bien qu'ils aient en général cherché à l'expliquer sans recourir à l'hypothèse d'une dua- lité d'auteurs.
Prenons d'abord le début du morceau, v. 3L On vient de nous dire (v. 30) que Jonathan se plaint que la défaite des Philistins n'ait pas été assez grande. Est-ce le même auteur qui a pu ajouter aussitôt après : « Et ils battirent en ce jour-là les Philistins de Micnias à Ajalon », ce qui consti- tuait une victoire éclatante? « La première moitié du verset, remarque avec raison à ce propos M. Smith, est difficile, telle qu'elle se présente, parce qu'elle semble parler d'un succès tel que Jonathan même l'eût approuvé. » Il propose, en conséquence, de corriger le texte, mais sans trouver de conjecture qui le satisfasse'. L'explication est plus simple : le V. 31 fait la transition entre le vœu de Saûl (v. 24) et la faute du peuple (31-35) : il nous apprend que Saûl s'est vengé
* M. Klostermann corrige njSw ^yCDGa en nSiS lîT tt;ay7(n) Dna « depuis la chaleur du jourjusqu'à la nuit», ce qui est par trop hypothé- tique. M. Budde : nS"'Sn ly U?a3ai « à Micmas (LXX) jusqu'à la nuit ». Mais la bataille a depuis longtemps quitté Micmas : dès le v. 23 elle a « dépassé Beth-Aven » et « s'est dispersée dans toute la montagne
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 281
de ses ennemis, en les lialtant jusqu'à Ajalon : maintenant les troupes affamées vont pouvoir manger.
Le récit du péché du peuple se termine par ces mots (v. 35) : « Et Saûl construisit un autel à Yalivéh ; ce fut le premier autel qu'il éleva à Yahvéh. » « Ce verset a l'air d'être la conclusion d'un chapitre dans l'histoire », observe avec raison M. Smith ; et M. Wellhausen a soutenu que le morceau qui suit, le récit de la condamnation à mort de Jonathan, était étranger au texte primitif '. M. Budde a mon- tré que cette exclusion n'est pas justifiée et que, « depuis le V. 24-, tout tend vers le jugement de Dieu qui menace la vie du jeune héros Jonathan et qui montre la rigueur religieuse de Saùl à son point le plus haut, le plus effrayant ^ ». Et cependant, l'observation de M. Smith subsiste : le v. 35 a l'air d'une conclusion. Notre hypothèse concilie les deux points de vue : le v. 35 est la conclusion de l'un des récits de la bataille, tandis que l'autre se continue par la condam- nation et la délivrance de Jonathan.
Le récit qui raconte la faute de Jonathan, découverte par Vourini-tGiimmim, appartient naturellement à la source du Voyant qui, déjà dans la relation de la bataille, faisait une place à la consultation de l'éphod et attribuait le premier rôle au jeune héros (cf. v. 45) ; c'est parce qu'il était occupé à son audacieux coup de main contre le camp philistin (v. 1-14. 16-19), que Jonathan n'a pas entendu le serment que son père a fait prêter au peuple (v. 27). Le récit de la
d'Ephraïm » ; maintenant il s'agit de descendre derrière les I^hilistins (V. 36), tandis que de Micmas, quand on va vers l'ouest, il faut monter M. Wellhausen prend le parti radical de supprimer toute la phrase 31'' (Bleek's Einleiliing in das A. T.^ (1878), p. 215).
1 Bleek^ ibid.; Comp. des Hexateuchs^ (1889), p. 248. Il parait être revenu sur cette hypothèse, car dans son Israclit. und jiid. Gesch. ^ (1895), p. 55, il utilise les versets 36-45 au même titre que les précé- dents.
Cela n'est vrai que des versets 24-30.
' Bûch. Richt. Sam., p. 206.
282 LES SOURCES DES RÉCITS
faute (lu peuple, au contraire, reviendra à la source de Jabès; d'après ce récit, en etfet^ les Philistins sont poursui- vis vers le sud-ouest (31), tandis que dans la source du Voyant, ils se retirent vers le nord-ouest (23=1).
Conclusion.
Après cette longue et trop aride analyse, essayons de reconstituer les deux sources que nous avons distinguées dans le cycle royaliste.
Source du Voyant : 9 ; 10, 1-7. 9-12 ; 13, 3 (avec « Saiil » au lieu de « Jonathan »)- 5. 23; 14, 1-14. 15=' (en partie). 16-20. 23a. 24iJ (jusqu'à 2T;n )• 25-30. 36-46. Saûl, parti à la recherche des ânesses de son père, rencontre Samuel. Le voyant, averti par Yahvéh que c'est Saiil qui est chargé de délivrer Israël de la main des Philistins, l'oint secrètement. Il lui annonce que, en arrivant à Guiheat-Elohim, où est le nesib des Philistins, il sera saisi par l'Esprit et devra faire « ce que sa main trouvera, car Dieu est avec lui ». Saiil frappe le nesib des Philistins, puis sonne le ralliement par tout le pays. Les Philistins réunissent une immense armée, qui campe à Micmais. 600 hommes sont rassemhlés autour de Saùl à Guihea. Jonathan attaque le poste qui surveille le pas de Micmas ; la paniqué se répand dans tout le camp philistin. Saiil accourt et trouve les ennemis s'entr'égor- geant. Le comhat se poursuit au delà de Beth-Aven. Jona- than viole le serment que son père a fait prêter aux troupes pendant son ahsence. Aussi héroïques l'un que l'autre, Saiil se résout à sacrifier son fils et Jonathan se déclare prêt à mourir; mais le peuple rachète le coupahle. La source devait ajouter que Saiil, à la suite de cette victoire, reçut la royauté.
Source de Jabès : 11, 1-11. 15; 13, 2. 3^. 17-18 (?) ; 14, 15^. 15a (en partie). 21. 22. 23i\ 24» et i^ (depuis ^n^DDJi ). 31-35. Saiil se fait connaître comme un juge inspiré en délivrant
DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL 283
Jabès ; il est établi roi à Giiilgal. Aussitôt, il choisit dans l'assemblée 3.000 hommes, avec lesquels il occupe Micmas, Béthel et Guibea. Jonathan donne le signal de la révolte contre les Philistins en frappant leur nesib. Ceux-ci atta- quent, mais sont mis en déroute par un tremblement de terre. Leurs alliés hébreux se joignent au vainqueur, ainsi que les paysans cachés dans la montagne d'Ephraïm. Saùl poursuit les Philistins jusqu'à Ajalon. Là, pour em|)écher le peuple de pécher contre Yahvéh, il roule une grande pierre (pii sert d'autel, (^est la fondation de ce sanctuaire local, monument de la piété de Saùl, qui forme la pointe du récit dans cette version.
Ont été ajoutés : 1" à la source du Voyant encore indé- pendante : 13, 7''-15'«, avec peut-être les v. 6. 7'. 15'' et 16 ; 13, 19-22. — 2" Lors de la réunion des deux sources roya- listes : 10, 13-16. — 3" Après la fusion avec le document antiroyalisle : 9, 2''; 11, 7 (en partie) ; 13, 1. — 4" A une date incertaine : 9, 9; 11, cS'' (en partie); 11, 18'^ (?). 28b.
Ces divisions arrêtées et comme coupées au couteau ne doivent naturellement être prises que ciim grauo salis. Elles sont destinées surtout à fixer les idées. Nous avons rappelé à diverses reprises, au cours de cet exposé, que, dans })lus d'un cas, nous ne les présentons qu'à titre d'hypothèses et avec des réserves.
Si cette subdivision du cycle royaliste en deux sources est juste, nous possédons dans notre livre de Samuel trois ver- sions parallèles de l'élévation de Saùl à la royauté. Qu'en résulte-t-il pour la reconstitution de l'histoire ?
Les trois versions diffèrent sur plus d'un point important. Par exemple, sur la façon dont Saùl a été désigné à ses hautes fonctions, sur le rôle qua joué Samuel dans cette élévation, et sur l'appréciation du caractère de Saùl. Il y a une sorte de gradation entre les trois récits. D'après l'un, Samuel n'intervient pas ; Saùl s'impose au peuple, à la façon
284 LES SOURCES DES RÉCITS DU PREMIER LIVRE DE SAMUEL
d'un Gédéon ou d'un Jephthé, par un exploit : il délivre Jabès. D'après le second, c'est Samuel qui révèle à Saùl qu'il est l'élu de Dieu ; toutefois, ici aussi, Saiil ne devient roi qu'après s'être fait connaître par une victoire : il bat l'ennemi héréditaire, le Philistin. Il y a dans cette version une légère nuance de blâme à l'adresse de Saiil : il aurait pu, avec plus de sagesse, écraser plus complètement l'ad- versaire (14, 29. 30). Dans le troisième, enfin, la figure de Samuel a tout absorbé : c'est lui qui octroie au peuple l'insti- tution de la roj'auté ; et le souverain, désigné par le sort, bientôt rejeté de Dieu pour une faute grave, paraît un petit personnage à côté du grand prophète qui fait et défait les rois.
Il ne faut pas s'étonner de ces divergences. Les débuts de Saùl, comme ceux de David, appartiennent encore à l'âge héroïque d'Israël, non à l'époque proprement historique. Ce qu'il faut bien plutôt relever, c'est que, sur certains points, les traditions — et (ce qui est surtout significatif) les deux traditions royalistes — sont d'accord ; l'une et l'autre affir- ment que Saùl a commencé comme un «juge », un de ces héros qui s'imposaient par la seule autorité de leur audace patriotique ; l'histoire de Saùl a donc été une répétition de celles de Gédéon et de Jephthé; mais, plus heureux qu'eux, il a réussi à fonder, sinon une dynastie, du moins une royauté durable. Les deux traditions royalistes représentent Saùl comme rempli de zèle pour Yahvéh en même temps que pour Israël, attestant le lien indissoluble qui unissait alors la cause de la nation et celle du Dieu national. Elles concordent également sur les traits essentiels de la bataille de Micmas; avec le double récit de ce combat, on est déjà sur le terrain solide de l'histoire, que l'on retrouvera, pour ne plus le perdre, à partir des démêlés de David avec Saùl.
LA NOTION DU DROIT NATUREL
CHEZ LUTHER
PAR
Eugène EHRHARDT
LA NOTION DU DROIT NATUREL
CHEZ LUTHER
Dans la seconde moitié du siècle qui vient de finir, les questions sociales ont commencé à préoccuper vivement les églises protestantes. Sous l'empire de ces préoccupations, on s'est naturellement demandé si les lois qui nous régis- sent sont vraiment dignes de nations chrétiennes, c'est-à- dire qu'on a soulevé la question, importante entre toutes, des rapports entre le droit et la religion, entre le droit et les principes de l'Evangile.
Nous n'avons pas l'intention de l'aborder dans cette courte étude, nous voudrions simplement apporter une modeste contribution historique à la solution de ce grand problème, en essaj^ant de montrer sous quelle forme il s'est présenté à la conscience de Luther et de quelle manière le grand réformateur a cherché à le résoudre.
Nous ne nous efforcerons pas de systématiser des vues (|ue Luther n'a jamais réduites en système. Nous nous contente- rons de les exposer dans l'ordre qui nous semble le mieux approprié pour en faire comprendre la véritable portée, en commençant par marquer la position que Luther a prise vis-à-vis des adversaires les plus résolus du droit établi.
Au moment où le moine saxon inaugurait son œuvre de réforme, l'état social du peuple allemand et les lois qui le. régissaient étaient l'objet des critiques les plus violentes.
288 LA NOTION DU DROIT NATUREL
Depuis longtemps les couches profondes de la société, en Allemagne, étaient en proie à une sourde agitation. A la fin du xv^ et au commencement du xvi" siècle, elle se traduisit par une série de mouvements révolutionnaires dont le plus terrible fut la guerre des paysans de 1525, Ces mouvements eurent lieu au nom du « droit divin ». La ligue dite le « Bund- schuh » avait déjà inscrit cette devise sur son drapeau ; les auteurs des fameux « Douze articles » dont la présentation marqua le commencement de la lutte tragique des classes rurales contre les princes et les seigneurs dans l'Allemagne du Sud et bientôt dans l'Allemagne tout entière, invoquaient également l'Evangile.
Le droit divin, les institutions sociales basées sur l'Évan- gile ! Cette idée a une longue et douloureuse histoire au moyen âge. L'Église ne pouvait naturellement se figurer la société idéale autrement que régie par les prescriptions du Christ. Mais cette société idéale, elle ne cherche à la réaliser que dans les ordres religieux. Dans ces groupes de chrétiens réputés parfaits tous étaient égaux ; la propriété privée avait fait place à un communisme fraternel^ et les plus grands étaient les serviteurs de tous.
Il était impossible que cet idéal social n'eût point un rayonnement puissant au delà des couvents. On peut dire que l'histoire de la vie chrétienne au moyen âge est celle d'une imitation sans cesse croissante de la vie monastique par la société laïque. Cette imitation se fait d'après deux méthodes différentes ; elle est tantôt directe et plus ou moins complète, tantôt indirecte et partielle : D'une part, on crée des associations plus libres que les ordres religieux , les tiers-ordres, les frères de la vie commune, par exemple, mais qui reposent toujours sur le principe de la distinction entre la masse des chrétiens et une élite de parfaits ou de semi-parfaits, d'autre part, on emprunte aux moines, non sans doute leur ascétisme, mais leur égalité, leur fraternité, parfois même leur communisme, pour essayer d'imposer
CHEZ LUTHER 289
ces idées à la société clirétienne tout entière, comme ten- tèrent de le faire les partisans de Wat Tyler en Angleterre, et certaines fractions des hussites en Bohême.
Chez les anabaptistes, il est facile de constater l'influence de ces deux traditions. Les pacifiques d'entre eux ne deman- daient qu'à pratiquer sincèrement et sévèrement le renon- cement au monde, à peu près comme l'entendaient les membres des tiers-ordres au moyen âge; les militants, aii contraire, voulaient faire triompher les principes de l'Evan- gile par la force, en substituant aux éléments ascétiques qu'il renferme les idées théocratiques et les mœurs de l'an- cien Israël. On sait que par Thomas Mùntzer et ses amis, l'anabaplisme jeta le ferment dangereux des ses doctrines dans le mouvement insurrectionnel des paysans allemands.
Ces aspirations vers une réforme de la société d'après la Bible étaient naturellement très confuses. Elles poursui- vaient des buts très divers et invoquaient des autorités très diverses. Quelquefois, comme au début de la guerre des paysans, il ne s'agissait d'autre chose que d'appuyer sur l'Évangile un programme de réformes très modérées et d'ordre tout à fait pratique.
Au point de vue purement théorique, l'É'^lise ne pouvait pas condamner la tendance à faire de la Bible la norme de la vie sociale. Les ordres religieux faisaient profession de vivre selon les prescriptions les plus sévères de l'Evangile, et elle les approuvait. De plus, dans son Code à elle, dans le droit canon, l'Église sanctionnait le droit naturel en l'iden- tifiant avec le contenu de l'Ancien et du Nouveau Testa- ment, et proclamait, au nom de ce droit, le princii)e de l'éga- lité de tous les hommes et de la communauté des biens '.
^ « Humnnum genus diiobus regitur, naturali videlicat jure et mo- ribus. .lus natunv est quod in Icge et evangelio coiilinetur, (jik) (iiiis- que jiibetur alir^accre quod sibi vult lieri et prohibetur alii inferre quod sibi nolit Qeri. Unde Christus in evangelio: Oninia quiecumque \'ultis ut faciant vobishomines et vos eadeni lacietis iilis. Hiccestenim
19
290 LA NOTION DU DROIT NATUREL
En fait, cela va sans dire, les intérêts de l'Église et cenx des ordres monastiqnes eux-mêmes, étaient beaucoup trop étroitement liés à l'état social existant, pour qu'ils ne se constituassent pas les défenseurs ardents et de la féodalité et du capitalisme naissant.
Quelle position la Réforme religieuse qui invoquait l'au- torité de l'Ecriture, jjour renverser celle du pape et des con- ciles, prendra-1-elle vis-à-vis du mouvement de réforme sociale qui, lui aussi, prétend s'appuyer sur la Bible? Pour Lutbcr la question fut aussitôt résolue que posée. Il pro- clama de la manière la plus énergique qu'il entendait main- tenir séparés le royaume de Christ et celui du monde, la sphère du droit et celle de l'Evangile. Droit et Evangile sont pour lui deux mots qui hurlent d'être ensemble. Il n'y a ])oint de droit évangélique, il n'y a pas davantage un droit biblique. Cette dernière conception répugnait à Luther, ne fût-ce que parce qu'elle ne tenait pas compte de la ditfé- j-ence entre l'Ancien et le Nouveau Testament, et les trans- formait tous deux en un Code qui exige et qui contraint, parce qu'elle faisait oublier que, si l'Ancien Testament a établi parmi les Juifs un royaume divin extérieur, le Nouveau ne prétend gouverner que l'homme intérieur.
Le règne de Christ est exclusivement spirituel, c'est là une vérité que Luther ne se lasse pas de répéter. Quant à la loi de l'Ancien Testament, elle ne lie plus le chrétien, la loi
lexel prophetiv. a Voyez Corpus jiiris canonici, Ed. Friedberg, Leipzig, vol. I, col. 1. » .lus naturale est coiiiniune omnium nalionum, eo quod ubique instinctu natuiio, non constitutione aliqua habetur, ut viri et feminne conjunctio, liberorum successio et educalio, communis om - nium possessio et omnium una libertas, acquisitio eorum qua; cœlo , terra manque capiuntur... Voyez Ibid., Col. 2.
Undequisque possidet quod possidet? Nonne jure humano ? Nam jure divino « Domini est terra et plenitudo ejus ». l*auperes et divites Deus de uno limo l'ecit, et pauperes et divites una terra supportât, .lure ergo humano dicitur : Htec villa mea est,htec domus mca est, hic servus meus est. Ibid., Col. 12-13.
CHEZ LUTHER 291
mosaïque est la loi nationale des Juifs, qui n'a plus aucune autorité dans l'économie nouvelle.
Dans sa fameuse diatribe intitulée : «Contre les paysans pillards et meurtriers » (Widcr die mœrderischen iind rœii- berischen Roiten der Baiiern), Luther s'écrie : « Il ne sert de rien aux paysans de prétendre que, selon Genèse 1-2, toutes choses sont à la disposition de tous cl que nous avons tous reçu le même baptême. Dans l'économie du Nouveau Tes- tament, Moïse n'a plus d'autorité, et notre Maître Jésus- Christ nous soumet corps et biens à l'empereur et au droit profane lorsqu'il dit : Donnez à César ce qui est à Cé- sar '. »
11 s'exprime de même plus tard dans son fragment polé- mique sur un livre qui recommande la bigamie : « Nous avons prouvé par de nombreux écrits que la loi de Moïse ne nous regarde point, et ne constitue plus une autorité juridique... Moïse est mort -. »
Mais c'est surtout dans son écrit intitulé : « Contre les prophètes célestes sur les images et le sacrement » {Wider die himmlischen Prophète n von den Bildern ii. Sacrament) qui date de 1524-25, que Luther s'est déchaîné avec une énergie passionnée contre ceux qui prétendaient imposer aux chrétiens le joug de la loi mosaïque : « Moïse, dil-il, n'a été donné qu'au peuple juif, quant à nous, païens et chré- tiens, il ne nous regarde pas '. » Dans la suite, il démontre qu'il n'y a pas lieu de distinguer entre le décalogue et le reste de la loi mosaïque, attendu que le décalogue renferme deux commandements d'ordre rituel, l'interdiction des images et la sanctification du sabl)at. Si le décalogue avait un caractère de pérennité, de quel choit Esaïe et saint Paul
' Œuvres complètes de Lutlier, 2'' édit. Fraiiclort-s.-M., 1(S8.'Î, vol. 24, p. 305.
- Œuvres complètes de Luther, édit. d'Erlangen et Francfort, 1855, p. 208-209.
^ Voyez Œuvres de Luther, Erlangen 184L Vol. 29, p. 150 ss.
292 LA NOTION DU DROIT NATUREL
nous affranchiraient-ils de la deuxième de ces deux pres- criptions? Il serait peut-être difficile de mettre cette démons- tration d'accord avec la place que Luther assigne au déca- logue dans l'économie du salut ; en tous cas, il a toujours affirmé, en principe du moins, que les chrétiens sont affran- chis de la lettre de la loi mosaïque tout entière dans l'ordre social.
Quant à un droit de la nouvelle alliance, à un droit chré- tien, nous avons vu que Luther n'en connaît point. «( Écoutez, dit-il, dans son «Exhortation à la paix en réponse aux douze articles des paysans » de 1525 (Eimalinung zum Frieden auf die zwœlf Artikel der Baiierschaft in Schwabeiij, chers chrétiens, le droit chrétien : Ainsi dit votre Maître suprême, Jésus-Christ dont vous portez le nom : Vous ne devez point résister au mal... Christ dit qu'on ne doit résistera aucune injure ni injustice, mais toujours céder, souffrir et se laisser dépouillera » 11 ne se lasse pas d'expliquer aux paysans qu'ils n'ont pas le droit de se réclamer de l'Évangile, non pas seulement parce qu'ils sont en état de réhellion, mais parce que « l'Évangile ne s'occupe pas des choses temporelles et réduit la vie extérieure à n'être que souffrance, injustice subie, patience, mépris des biens de ce monde et de la vie -. » Déjà antérieurement, il avait tenu le même langage. Dans le « Grand sermon sur l'usure », de 1520 (Grosser Sermon v. WuclierJ, Luther s'exprime ainsi : « Il faut savoir qu'il y a trois degrés différents et trois manières de bien et méritoi- rement user des biens temporels. Le premier consiste en ceci • Si quelqu'un nous prend les biens de ce monde par la violence, nous ne devons pas seulement le supporter et nous laisser dépouiller, mais aussi être prêts, s'il veut nous prendre davantage, à le céder également 3. »
» Voyez Œuvres de Luther, 2<= éd., Francfort, 1883, vol. 24, p. 283. 2 Ibidem, p. 291.
^ Œuvres de Luther, édition de Weimar, 1858, vol. VI, p. 36. Com- parez Œuvres de Luther, édition d'Erlangen, 1833, vol. 22, p. 209, dans
CHEZ LUTHER 293
A entendre le réformateur de Wiltenberg s'exprimer ainsi, on pourrait croire que pour lui il n'y a rien de com- mun entre le chrétien et le droit, que le chrétien condamne même le droit comme une chose mauvaise. Telle n'est point cependant la pensée de Luther. Il se souvient d'abord sanâ cesse de cette vérité essentielle, c'est que les non-chrétiens,, ceux qui ne pratiquent pas la loi du renoncement, ont besoin' du droit pour régler leurs différends, sinon ils s'entretue- raient. Le droit est donc pour eux un bienfait, comme le médecin pour le malade, et celui qui le proclame et l'appli- que fait une œuvre utile et même nécessaire, une véritable œuvre de charité bien digne du chrétien. Il y a plus. Le chrétien lui-même ne saurait se passer du droit pour sa per- sonne, ni vivre hors de sa sphère. Si Luther, dans quel- ques-uns des écrits que nous venons de citer et dans d'au- tres qui appartiennent à la même époque, semble retirer tout à fait au chrétien le bénéfice du droit, il a atténué plus tard la rigueur de ses exigences, notamment dans son inter- prétation du sermon sur la montagne de 1532 (Aiislcgiing des 5, 6 II. 7, Kapiteh St. Matthaeij : « Il s'agit ici de bien se garder de ne pas faire de concession aux fripons et aux malfaiteurs qui prétendent profiter de celte doctrine pour dire : Les chrétiens sont tenus de souffrir toutes sortes de choses, aussi peut-on sans crainte empiéter sur leurs biens, les prendre, les voler, et tout chrétien serait tenu de s'offrir avec tout ce qu'il a à n'importe quel audacieux malfaiteur, pour lui accorder, donner et prêter tout ce qu'il voudrait et ne jamais le lui redemander. L'empereur Julien, l'infâme renégat, s'armait de ce texte pour railler les chrétiens, leur prenant ce qu'il voulait, sous prétexte de leur appliquer leur propre loi. Non, cher ami, cela ne saurait se passer ainsi. Sans doute, les chrétiens doivent être sans cesse prêts
l'écrit « Du commerce et de l'usure * {Von Kaiifhandhing ii. WiicherJ, les quatre manières de bien agir à l'égard d'autrui.
294 LA NOTION DU DROIT NATIHEK
à tout souffrir, mais si lu tombes entre les mains du juge et du bourreau, prends garde à la vengeance qu'il tirera de toi. Le chrétien doit soufTrir ce que toi et tel autre vous lui infligerez, mais il n'a pas besoin de tolérer ton audace, s'il peut s'en défendre avec le secours de l'autorité. Et si même l'autorité ne veut pas le protéger, ou use elle-même de vio- lence à son égard, il n'a pas besoin de se taire et d'approu- ver'. »
Mais le droit ne protège pas seulement le chrétien contre la violence, il n'est pas seulement rendu nécessaire par l'existence de l'état de guerre entre les hommes, il régit aussi leurs relations pacifiques et leur vie de famille, et en ce sens surtout, il s'applique au chrétien dont la vie exté- rieure ne diffère pas de celle des autres hommes.
On sait avec quelle énergie Luther a défendu les droits de la famille et de l'Etat et protesté contre le mépris dont les accablait la théologie catholique éprise d'ascétisme. Le grand réformateur avait une notion beaucoup trop profonde du péché et de la justice selon Dieu, pour croire que l'on est pécheur ou juste, suivant que l'on est marié ou céliba- taire, soldat ou moine. Loin de statuer une antinomie entre la vie spirituelle et les aspirations naturelles de l'homme, il rappelle sans cesse que la vie spirituelle repose sur la vie naturelle et que l'État et la famille sont la base de l'Église, et la sphère dans laquelle la vertu chrétienne doit se mani- fester. Rien n'est plus antichrétien que de fuir le monde et de vouloir corriger la nature humaine telle que Dieu l'a faite. « Vous avez souvent entendu de moi, dit-il dans son « Grand commentaire sur les Galates», que les institutions politiques et domestiques sont divines, car Dieu lui-même les a établies et approuvées, comme le soleil, la lune et les autres créatures 2. »
' Voyez Œuvres de Liilher, édit. Erlangen, 1848, vol. 42, p. 144 s. ^ V. D. Martini Liitheri, Commentarium in epislolamS. Pauli ad Gala- tas, éd. Irmischer, Erlangen, 1841, vol. II, p. 41.
CHEZ LUTHER
295
Mais il importe de bien se souvenir que ces vérités, Luther les il développées en opposition avec l'Ej^lise catholique qui faisait consister la perfection dans la vie monastique. Celte funeste erreur il veut la détruire, il n'y a point de genre de vie spécifiquement chrétien, l'Évangile ne change rien à notre vie extérieure, et l'Église qui est l'organe de l'Évangile parmi les hommes n'a pas, par conséquent, à réglementer leur vie sociale. Les différentes sociétés humaines, société familiale, société politique, n'ont pas à demander à l'Église de les sanctionner et de les légitimer.
Cet ordre d'idées conduit Luther à ailirmer qu'il existe un ordre social divin, naturel, indépendant de la révélation spéciale de Dieu telle qu'elle est renfermée dans la Bible, ordre éternel et, dans ses principes tout au moins, im- muable.
Cette affirmation, il est à peine besoin de le faire remar- quer, est contraire à l'histoire, dans laquelle cet ordre social divin et naturel ne nous est donné nulle part. Elle est, au fond, contraire aussi à la théologie même de Luther qui affirme la corruption radicale de la nature humaine, l'impuissance absolue de l'homme naturel pour le bien. Comment serait-il possible que dans une humanité aussi totalement pervertie la claire notion d'un ordre social divin se fût conservée et que son application fût possible? Luther lui-même semble le sentir parfois, car dans certains pas- sages de ses écrits, nous le voyons établir une relation étroite entre l'État et le péché, la vie conjugale même et le péché *. Non qu'il y ait là la moindre concession à la morale catho- lique, car alors même que l'État et la famille ne seraient que des remèdes contre le péché, il ne serait pas chrétien
* Voyez par cxenijjle « Sermon sur l'étal de mariage (Sermon v. chc- lichen StondeJ, 1519. Ohivres complètes de Luther, 1" édit., Francfort- s.-M., 1877, vol. 6, p. (52, et « De l'obéissance due au pouvoir temporel {yon inelticher Obrifjkeit, etc.), Œuvres complètes de Luther, Erlangcn, 1833, vol, 22, p. m.
/
296 . LA NOTION DU DROIT NATUREL
de les fuir, il serait chrétien au contraire d'y entrer, pour se défendre des péchés et servir son prochain. Mais cepen- dant cette constatation que les institutions domestiques et politiques portent la trace de l'état de péché dans lequel se trouve l'humanité, auraient pu conduire Luther à compren- dre qu'elles ne sauraient être parfaites ou du moins s'appro- cher de la perfection que dans la mesure où la révélation divine aura fait connaître à l'homme et son péché et la volonté de Dieu. Pratiquement, Luther ahoutit souvent à cette conclusion, mais en théorie il maintient son idée d'un ordre social divin, antérieur à toute révélation spéciale, et cette idée exerce une influence décisive sur sa notion du droit.
C'est sous l'empire de ces principes que Luther parle cou-i^^ raniment, aussi hien que les « enthousiastes », du « droit" '^ divin ». Mais il en parle dans un sens totalement diflérent de celui que les anabaptistes et certains meneurs de la guerre des paysans attachaient à ce terme. Ceux-ci entendaient par le droit divin, un droit révélé dans la Bible; or, d'après Luther, il y a bien dans l'Ancien Testament un droit révélé, mais il ne regarde que les Juifs, et il y a bien dans le Nou- veau Testament une révélation éternelle et universelle, mais elle est absolument antijuridique. L'idée d'un droit éternel révélé dans les Ecritures est donc, pour lui, contradictoire. Lorsqu'il parle de droit divin, il entend parler d'un droit que, en théorie du moins, les païens peuvent posséder aussi bien que les chrétiens et qui lait partie de cette révélation générale de Dieu qui est pour ainsi dire identique à la créa- tion même, du « droit commun divin et naturel que les païens, les Turcs et les Juifs doivent observer ^ ».
Mais à quelle source puiserons-nous la connaissance de ce droit? Luther est très éloigné de l'identifier avec le droit
* Voyez Œuvres de Luther, 2e éd., Francfort-s.-M., 1883, vol. 24, p. 282 (Exhortation à la paix, etc.). Voj'ez ibid., édit. d'Erlangen, 18.'J8, vol. 23, p. 96,
CHEZ LUTHER 297
régnant qu'il ne craint pas, au contraire, de critiquer de la manière la plus énergique.
Ces critiques s'adressent avant tout au droit canon dont il brûla publiquement un exemplaire en même temps que la famei S3 bulle d'excommunication de Léon X. Plus tard, il est vrai, il le jugea moins sévèrement. Dansson écrit «Des affaires de Mariage » {Von Elicsachen) de 1530, il parle « des meilleures parties du droit canon ? » Mais, pris en bloc, ce droit lui fut toujours antipatbicpie au plus haut point. Il était pour lui la preuve la plus manileste que l'Eglise avait dévié, et oublié sa véritable destination, qu'elle s'était transformée en un royaume de ce monde, au lieu de servir exclusivement le royaume spirituel de Jésus-Christ, Nous ne citerons pas les véhémentes attaques que Luther dirige contre le droit canon et les canonistcs dans sa « Lettre à la noblesse chrétienne ». Ces passages sont trop connus, 11 ne les ménage pas davantage dans son « De capiivilale habijlonica ecdesise prœhidium», où il appelle certaines dé- crétâtes des papes des lois humaines impies ^ . Mais ce n'est pas seulement l'idée même d'un droit édicté par l'Eglise qui répugnait à Luther. Ce droit lui était aussi antipathique par ses tendances que par ses origines ; d'abord parce qu'il sanctionnait les prétentions ambitieuses du pape et du clergé, et ensuite parce qu'il était dominé par l'idéal ascé-) tique et monastique. Nous aurons cependant l'occasion de voir que sur certains points, Luther était parfaitement d'ac- cord avec les principes du droit canon, tout en ne relevant cet accord que très rarement.
Mais ce n'est pas seulement le droit de l'Eglise que Luther X combat. 11 éprouve une grande répugnance à l'égard du droit écrit en général, et, pendant un certain temps, du moins, à l'égard du droit romain en particulier 2. Dans la « Lettre à la
* Voyez Œuvres, éd. de Weimar, vol. (>, p. 553.
* Vovez dans l'écrit : Von welt.icher Obrigkeil, etc.; loc. cit., p. 105.
298 LA NOTION DU DROIT NATII'.KK
noblesse chrétienne », il donne sur ce i)oint son appui au parti qu'on pourrait appeler celui des patriotes allemands, avec lequel il entretenait à ce moment-là des relations étroites : (( Chaque pays, dit-il, a son caractère et ses aptitudes spéciales ; plût à Dieu qu'il fût aussi gouverné par ses propres lois, brièvement formulées, comme cela fut le cas avant qu'on n'eût inventé le droit impérial (c'est-à-dire romain), et comme cela est le cas maintenant encore pour bien des na- tions*». Il préfère le vieux droit coutumier germanique. <( Avec la connaissance de la loi divine et de la sagesse na- turelle, on pourrait se passer de lois écrites », dit-il, dans le « De captiuitate babijlonica ecclesiœ'^ ». Plus tard il se récon- cilia avec le droit romain, qu'il semble même parfois vouloir identifier avec le droit naturel-^
Telle n'est pourtant pas sa pensée. 11 nous la donne trèi> clairement dans plusieurs passages du traité : Von wclllicher Ohrigkcit, etc., en s'exprimant ainsi : « On doit maintenir le droit écrit sous la raison de laquelle il est sorti, comme de la source du droit », et ailleurs : « Le droit suprême et le maître de tous les droits, c'est la raison * ». Le droit naturel et divin est donc en même temps un droit rationnel. Notons bien cette affirmation, elle précise et complète celles que nous avons déjà enregistrées. En constatant la double oppo- sition de Luther, et contre le droit prétendu scripturairc et contre le droit canon, et en mettant en lumière sa double affirmation qu'il y a un ordre social divin et naturel, et que cet ordre est conforme à la raison, nous avons clairement défini la nature et nettement circonscrit la sphère du droit,
' Voyez : Œuvres, éd. de Weimar, vol. fil, p. 459 s.
^ Voyez ibidem, p. 554, et comparez le Dialogue de Ulrich de Hut- ten, intitulé : Prœdones. Œuvres de Hutten, éd. Bœcking, 1860, vol. 2, p. 3fil ss.
3 Voyez Luther, Tischreden, éd. Forstmann et Bindseil, Berlin, 1848, vol. 3, 320, et 4, 486. Comp. D^" M. Luther, Warniing an seine lieben Dentschen. Q^2uvres, éd. d'Erlangen, 1830, vol. 25, p. 15.
* Voyez : Yon meltlicher Obrigkeit..., loc. cit., p. 95, p. 105.
CHKZ LITHER 29V)
telles que Luther les entend. Nous verrons plus tard dans quelle mesure il a su rester fidèle à ces principes.
Remarquons auparavant que ce droit rationnel et divin, Luther le conçoit tantôt comme une norme sociale, à hi- quelle il voudrait sans retard voir ohéir tous les gouverne- ments et se conformer toutes les légishitions, tantôt comme une règle à laquelle l'individu peut et doit s'en tenir, en dépit de la règle sociale, comme à une sorte de statut personnel des consciences alTranchies. Entre ces deuxapplications du droit naturel, il ne distingue pas toujours très nettement ; cepen- dant, dans la plupart des cas, sa pensée se manifeste d'une manière très claire. Ainsi, dans la « Lettre à la nohlesse chrétienne », il recommande d'abolir tous les jours de fête, sauf le dimanche, et à ce ])ropos, il dit : « O qui est contre Dieu est nuisible aux hommes, à leur corps et à leur àme. Toute communauté n'a pas seulement le droit, elle a le de- voir de l'abolir'. » De même dans le « (irand Sermon sur l'usure », il veut que les princes abolissent l'usure, ([u'il considère comme contraire au droit divin "-. Ailleurs, par contre, il s'adresse à l'individu pour lui permettre ou lui de- mander même d'appliquer la loi naturelle : « Qu'ils (les prê- tres) s'arment de la loi divine qui dit : Ce que Dieu a uni, l'homme ne le séparera point ^. »
Quiconque sul)stitue au droit naturel et divin des disposi- tions humaines et arbitraires, de quelque dignité qu'il soit revêtu dans l'Eglise ou dans l'État, est en révolte contre Dieu. « Si le pape dissout un mariage parce qu'il a été con- tracté en opposition à une loi humaine, il est l'Antéchrist ^ »
La raison est donc la source du droit, mais qui parlera au nom de la raison ? Ici nous voyons Luther se heurter à une
* Voyez « I^ettre à la nolilesse clircticnnc o, loc. cil., p 44().
* Voyez le « Grand Sermon sur l'usure », loc. cit., p. 52.
^ Voyez : De cnplivitate ; loc. cit., p. 555 et surtout p. 558. ■* Voyez : De captivitate ; loc. cit., p, 555.
300 LA NOTION DU DROIT NATUREL
difficulté qu'ont rencontrée tous ceux qui ont essayé de fonder le droit sur la nature et sur la raison.
Le droit naturel et rationnel ! Cette idée qui, de la philo- sophie grecque a passé dans le droit romain, et que l'anti- quité a léguée à la théologie chrétienne, a toujours exercé une grande fascination sur les esprits, et son action a été considérahle au cours des siècles. C'est qu'elle est suffisam- ment vague pour abriter les aspirations les plus diverses, et de fait, sous le nom de droit naturel, toutes les générations ont toujours revendiqué le droit qui était conforme à leur état religieux, moral, politique et social. Beaucoup de réfor- mes utiles et de progrès réels se sont accomplis, sans nul doute, au nom du droit naturel. Il n'en est pas moins vrai que cette notion, prise en elle-même, est vide et stérile. Ceux qui s'efTorcent de la faire passer dans la réalité se laissent toujours guider par les idées et les aspirations de leur temps. Ce sont ces aspirations qu'ils font triompher, alors même qu'ils croient avoir réalisé un idéal éternel. La nature hu- maine à laquelle ils prétendent emprunter les principes aux- quels ils obéissent, est en réalité la nature d'un certain groupe d'hommes qui subit l'influence des facteurs histori- ques les plus divers. Ils croient se mouvoir dans le domaine de l'absolu, et ils se meuvent en fait dans celui du relatif.
Tel fut aussi le cas de Luther. Il croit invoquer un droit universel et éternel ; en réalité il cherche le droit qui con- vient à une société dans laquelle dominerait l'Évangile ; il vise, sans s'en rendre nettement compte, à un droit con- forme à la morale évangélique.
L'étude des sources auxquelles Luther a puisé son droit naturel et divin ne tardera pas à confirmer ce jugement.
Ce n'est pas l'opinion générale qui nous révèle ce droit. Pour être rationnel, il n'est pas à la portée de tout le monde. « C'est là ce qui est faux, dit Luther, dans l'interprétation du Psaume 101, que chacun s'imagine que le droit naturel est dans sa tête Si le droit naturel et la raison naturelle
CHEZ LUTHER 301
étaient dans toutes les têtes qui ressemblent à des têtes hu- maines, les fous, les enfants et les femmes pourraient tout
aussi bien gouverner que David, Auguste, Hannibal C'est
là le diable et la misère en ce monde qu'en toutes choses, par la force physique, par la taille, la beauté, le visage, le teint, nous soyons différents les uns des autres, et que par la sagesse et la fortune nous voulions être semblables, alors que nous différons précisément en cela plus qu'en n'importe quoi K »
C'est plutôt à une petite élite d'hommes, auxquels Dieu a donné des aptitudes spéciales, qu'il faut demander de fixer le droit naturel. Luther ne se fie pas beaucoup aux juriscon- sultes, qu'il tient au contraire en médiocre estime. Ils sont trop esclaves de la lettre et n'observent pas assez la vie. Par contre, il voudrait que tous les princes et magistrats fussent des interprètes authentiques du droit naturel. « Je sais une chose, dit-il, dans le De captiintalc, c'est qu'aucun état ne saurait être bien administré par le moyen de lois écrites. S'il y a un magistrat sage, il administrera tout mieux, en sui- vant son instinct qu'en se conformant à des lois-. »
C'est aux sages qu'appartient la connaissance du droit na- turel, mais leur sagesse ne consiste pas seulement à se sou- venir des instincts primordiaux et des intérêts permanents de riiiimanité, elle consiste avant tout à s'inspirer de l'Ecri- ture. Si Luther, d'une part, sépare très nettement la Bible d'avec le droit, le domaine de l'esprit chrétien d'avec le do- maine juridique, d'autre part il rapproche la sphère de l'Evangile de celle de la loi sociale ; il puise dans l'Ecriture, il veut que le droit soit pénétré de charité chrétienne. La raison qu'il invoque, comme source du droit naturel, est
i Œuvres, éd. Erlangcn, 1846, vol. 39, p. 284 ss.
' Voyez De caplivitate ; loc. cit., p. 553, et Von Welll. Obrigkcit; loc. cit., p. 1(54 s. Conip. Hutten, Prœdones, loc. cit., p. 383. Ce passage prouve que les paroles de Luther, citées dans le texte, expriment une opinion qui était alors courante.
302 LA NOTION DU DROIT NATUREL
une raison chrétienne, christiana etlibera ratio, comme il dit dans le De caplivilate^. Dans le Grand Sermon sur l'usure, il va jusqu'à faire rentrer Luc, 6,31, et Matth,, 7,12, dans le droit naturel, comme fait le décret de Gratien. Dans le même écrit, il juxtapose à plusieurs reprises la charité et la loi naturelle, comme si ces deux choses n'en faisaient qu'une. « L'usure, dit-il, est contre la loi naturelle et contre i la charité chrétienne 2. » Ailleurs, il invoque la parole de Dieu en général, ou certains passages bibliques, ou l'exemple de personnages bibliques. Ainsi, dans son « Exhortation à la paix... » il s'appuie sur l'exemple d'Abraham pour justifier le servage, alors qu'un peu plus tard il devait interdire aux paysans d'en appeler à leur tour à la Genèse 3. L'écrit inti- tulé : « Des affaires de mariage » contient un passage curieux. Pour démontrer que les promesses de mariage doi- vent être publiques, pour être valables, Luther invoque à la fois la loi divine, c'est-à-dire Malt. 18, 16, le droit impérial, les anciens canons, l'exemple de <f l'ancienne loi » et des pères de l'Ancien Testament, le droit naturel chez les païens, la raison et l'équité*. Parfois il cite aussi les auteurs anciens
' V'^oyez Œuvres, éd. de Weimar, vol. 6, p. 559.
- Œuvres, éd. de Weimar, vol. 6, p. 49. Ibid., p. 52. Voyez aussi p. 30 : « Ce n'est ni chrétien, ni divin, ni naturel » ; p. 60 : « l'amour et la loi naturelle ». Voyez encore : Von welllicher Obrigkeit ; loc. cit., p. 104, et Von Kaufhandlung u Wucher. Qùivres, éd. Erlangen, 1841, vol. 22, p. 202 : « Vendre sa marchandise aussi cher que l'on peut est contraire à la charité chrétienne et à la loi naturelle ».
^ Voyez Exhortation, loc. cit., p. 295 ; comp. p. 280 et Von Kaufhand- lung u. Wucher; loc. cit., j). 212 s., où les cautionnements pour autrui sont combattus à l'aide de passages scripturaires, p. 216, où les mo- nopoles commerciaux sont déclarés contraires « à la parole de Dieu, à la raison et à toute équité ». Comp. encore : Exhortation, loc. cit., p. 380, où Luther invoque Deut., 32, 15.
^ Voyez : Von Ehesachen , loc. cit., p. 96, Comp. ibid., p. 143 et 149, où Luther s'appuie sur la loi de Moïse, Matth. 19, 6, Matth. I, 11, 20. Genèse, 11, 9, par rapport à la question du divorce et à celle du mariage entre parents du second degré.
CHEZ LUT! n: Il 303
ou s'appuie sur le^zz-s gentium, c'est-à-dire sur les lois répu- tées communes à tous les peuples, mais le plus souvent c'est à l'Écriture qu'il a recours; preuve évidente que la nature à laquelle il en appelle n'est pas la nature humaine en i^é- néral, mais la nature humaine façonnée par l'éducation chrétienne.
Les passages (juc nous avons cités prouvent que la termi- nologie de Luther est très flottante. Remarquons surtout qu'il prend le terme « droit divin » dans deux sens diffé- rents ; tantôt, comme synonyme de droit naturel et ration-^ nel, tantôt pour désigner les règles morales et sociales tirée& de l'Écriture. Quelquefois on peut hésiter entre les deuxj sens. Mais il y a plus. En voyant Luther citer à chaque ins- tant tel ou tel passage de l'Ecriture, poui- trancher des ques- tions de droit cl de morale sociale, on se demande en quoi sa méthode diffère de celle des partisans du droit scriptu- raire qu'il a si violemment comhattus, et s'il n'a pas renié son principe, que le droit est indépendant de la révélation l)i])lique. Ici, il s'agit de faire une distinction qui, pour être d'une application parfois difficile, ne s'en impose pas moins. D'un côté, Luther cite l'Ecriture en (pielque sorte comme témoin du droit naturel, comme il citerait le droit romain, ou même le droit canon, souvent il l'invoque en même temps que d'autres autorités, comme pour étahlir une sorte de consensus universel en faveur de la thèse qu'il défend. D'au- tre part, il la cite dans le sens strictement théologique comme parole de Dieu révélée. Non qu'il ait ouhlié qu'elle n'est pas un recueil de lois, que Christ en particulier n'est pas un lé- gislateur, mais parce qu'il sent parfois le hesoin de s'ap- puyer sur une autorité nettement définie, et parce que sou- vent l'idée si vague du droit naturel et rationnel ne lui fournit aucune indication précise ou peut-être même l'entraînerait dans une direction qu'il ne veut pas suivre.
De toutes ces considérations, il résulte que non seulement le droit rationnel et universel de Luther se transforme en un
304 LA NOTION DU DROIT NATUREL
droit fortement influencé par l'Evangile, mais que le réfor- mateur allemand n'a pas su complètement soustraire le droit à l'autorité de l'Écriture, considérée comme un Gode sacré.
Un rapide examen de l'application que Luther a faite de sa notion du droit naturel à divers domaines de la vie sociale, confirmera ces observations. Nous n'avons pas l'intention, cela va sans dire, d'exposer ici les principes sociaux, écono- miques et politiques du grand réformateur. Nous voudrions simplement déterminer dans quelle mesure il a su rester fidèle à sa conception du droit.
Remarquons d'abord que cette conception est éminem- ment théologique. Pour Luther, le droit naturel n'émane pas de l'homme. Il est une règle établie par Dieu, et non l'expression des désirs et des besoins de l'homme. Sous ce^ / rapport, les idées de Luther se distinguent nettement de celles de Guillaume d'Occam, dont pourtant il se rapproche à d'autres égards, et qui assigne pour but au droit naturel la réalisation de ce qui est utile à la société K Pour être na- turel, le droit n'en est pas moins divin, et cela non pas seu- lement dans un sens plus ou moins vague, mais dans un sens très concret et très précis.
Aussi bien le droit divin a-t-il pour corollaire un gouver- nement divinement institué. Sur le mode de cette institution divine, Luther ne s'explique jamais, maislidée que le gouver- nement pourrait être le mandataire du peuple lui est aussi étrangère qu'elle est familière à l'auteur du Dialogus -. Toute autorité est divinement instituée, et elle tient de Dieu le droit et le devoir de punir. Ges propositions, Luther les base sur l'Ecriture, mais il est évident que sur ce point l'Ecriture formule tout simplement une loi divine universelle.
G'esl en conformité avec ces principes que Luther con-
* Voyez sur ce point : Dorner, Das Vcrhœltniss von Kircheu. Staat nach Occam, Theol. Sliidien u. Kritiken, 1885, p. 672 ss.
* Vojez Dialogus Guilelmi de Occam, Lyon, 1494. Liber I, secundi tract., tertiae partis, ch. 26 et 28.
CHEZ LUTHER 305
damne absolument rinsurrection contre l'autorité établie. Il y a là une nouvelle preuve de la différence profonde qui le sépare d'Occam et de son école qui, suivant une doctrine que reprendront plus tard les Jésuites, autorisait les peu- ples et les individus à se révolter contre les tyrans et même à les tuer. Ce droit à l'insurrection, Luther ne le connaît pas, ainsi que l'attestent sa «Bienveillante exhortation à tous les chrétiens de se garder de rébellion et d'émeute «^ et, avec une énergie toute spéciale, son écrit « Contre les paysans meurtriers et pillards », ainsi que sa « Lettre sur l'écrit sévère contre les paysans». Comment vous présenterez-vous devant Dieu et le monde, dit-il dans ce traité, vous qui vous constituez vos propres juges et vous faites droit contre vos ennemis et même contre les gouvernants que Dieu vous a donnés? Et ceci rentre dans le droit commun, divin et na- turel, que Juifs, Turcs et païens doivent observer, si la paix
et l'ordre doivent régner dans le monde Vous n'êtes pas
dignes d'être appelés païens et Turcs, mais bien pires qu'eux, vous qui vous révoltez contre le droit divin et naturel, que tous les païens observent » -. Plus tard, Luther fut moins caté- gorique sur ce point. Il dit qu'il y a insurrection et insurrec- tion'. Mais en fait il n'a jamais accordé aux peuples le droit de rébellion; c'est tout au plus s'il le concède aux princes vis-à-vis de l'empereur.
En enseignant que l'État est d'origine divine et ([u'on lui doit une soumission absolue, Luther entend rester tout à fait sur le terrain du droit naturel, tel qu'il le conçoit, et cette conception une fois admise, il est fondé à en tirer les conséquences. Mais n'en dêpassa-t-il pas, les limites, lors- qu'il demande à l'État d'intervenir contre les hérétiques? On
* Œuvres, éd. Eiiangcn, IH'Xi, vol. 22, p. 43 ss. {Einc Irène Verinah- nung zii allen Chrislen, sicli zii vcrhiilen vor Aufruhr ii. Empœrnng, 1522).
* Voyez : Œuvres, 2»^^ éd., Francforl-s.-M., vol. 241, p. 182. ^ Voyez : Warniing an s. lieben Deulschen, loc. cit., p. 13.
20
306 LA NOTION DU DROIT NATL HKL
sait que Luther fut longtemps opposé à toute idée de ré- pression de l'hérésie par la violence \ Mais en face des pro- grès de l'anabaptisme et des dangers que la propagation de cette doctrine faisait courir à l'œuvre de la Réforme, il changea d'avis . Déjà, en 1525, dans une lettre adressée à Lazare Spengler de Nuremberg, Luther fait comprendre que l'État doit, selon lui, punir les blasphémateurs. Il ajoute, il est vrai, que jusqu'à présent il ne croit pas devoir ranger les anabaptistes dans cette catégorie-. Il va plus loin dans l'interprétation du psaume 82. Il établit d'abord que les hé- rétiques, qui sont en même temps des rebelles et propagent des doctrines contraires à l'ordre social, doivent être châtiés. Mais le glaive du magistrat ne doit pas seulement frapper les rebelles. « Si quelques-uns voulaient contredire un article de foi public, clairement basé sur l'Ecriture et cru dans le monde entier par toute la chrétienté, comme ceux que les enfants apprennent dans le Credo, c'est-à-dire que si quel- qu'un voulait enseigner que Christ n'est pas Dieu, mais un simple homme et semblable aux prophètes, comme le croient les anabaptistes et les Turcs, il ne faut pas les tolérer, mais les punir comme blasphémateurs publics, car ils ne sont pas seulement hérétiques, mais aussi blasphémateurs publics. Or, toute autorité est tenue de punir les blasphéma- teurs publics, comme on punit ceux qui lancent des jurons, se parjurent, injurient, insultent, invectivent, profanent ou ca- lomnient De même l'autorité doit punir ou ne pas tolé- rer ceux qui enseignent que Christ n'est pas mort pour nos péchés et que chacun doit expier lui-même ses transgres- sions. Cela aussi est un blasphème public contre l'Evangile et larticle universellement accepté et ainsi formulé dans le Credo : « Je crois à la rémission des péchés » Ceci ne s'ap- pelle pas forcer les hommes à croire. Chacun peut croire ce
* Voyez par exemple : Von weltlicher Obrigkeil, loc. cit., p. 82 s. - Voyez : La correspondance de Luther, publiée par Enders, Calw et StuUgart, 1893, vol. 5, p. 116 et ss.
CHEZ LUTHER 307
qu'il veut, mais on lui inlerdil d'enseigner et de blas-f
phémer Celui qui veut vivre dans une ville doit en obt
server la loi ou partir Moïse commande aussi, dans sa
loi, de lapider les blasphémateurs et tous les faux docteurs »'., Dans une consultation de 1532, Luther approuve les princes protestants d'avoir supprimé les couvents et aboli la messe'-. « Car, dit-il, ils sont convaincus que la célébration de la| messe et les institutions monastiques sont un blasphème contre l'Evangile. » Cette conviction lui semble absolument fondée sur l'Écriture à laquelle il emprunte tous ses argu- ments. Qu'on ne lui objecte pas ([ue l'empereur Charles- Quint est de son côté convaincu que la doctrine des papistes est la vraie et qu'il agira en conséquence. Que chacun agisse selon sa conscience. Dieu jugera. Du reste, il est i)lus que douteux que l'empereur soit sur d'être dans le vrai, i)arce qu'il n'a pas la parole de Dieu pour lui.
Toutefois Luther refusa longtemps d'admettre qu'on punit les hérétiques de la peine capitale, mais en 1532 il fit cette dernière concession en apposant son « placet » au bas d'une consultation des théologiens de Wittenberg, qui déclarait légitime et nécessaire rai)plication de la peine de mort aux anabaptistes^.
On voit que Luther évite soigneusement de désigner l'hé- résie connne telle aux coups du pouvoir civil. Il prétend n'en vouloir qu'aux blasphémateurs. Le blasphème était puni de peines sévères ])ar le code de Justinien ^ par le droit canon • et par différents édits impériaux de la lin du xv»^ et du commencemenl du xvr' siècles. La répression de ce crime
' Voyez Œuvres, éd. (IKiiangen, 1N4(), vol. 39, p. 250 ss. Comp. le 3" sermon sur la passion de Christ. Quivres, 2" éd. det'rancfort-s.-M., et Erlangen, 1863, vol. 2, p. 54.
- Voyez : De Wettc, Z)' Martin Liilhcrs Bricfe, Scndschrcibcn ii. Be- denkcn, Berlin, 1827, vol. 4, p. 5)2 ss.
^ Voyez (^.orpiis Reformaloriiin IV, j). 937.
'' Voyez Corpus Jiiris. cin. Berlin, 18S:), vol. III, Nouv. 77.
^ Voyez Decr. Greg. IX, liber V, tit. 20, can. 2.
308 LA NOTION DU DROIT NATUREL
par l'Etat pouvait se défendre au point de vue du droit naturel tel qu'il était conçu alors. Luther, du reste, ne l'in- voque jamais en pareille matière, à la différence de Mélanch- tlîon qui croit pouvoir s'en réclamer'. Sa pensée semble être sous l'influence presque exclusive de l'Ancien Testa- ment qu'il cite fréquemment. Mais l'influence de l'Ancien Testament avec ses lois sévères contre les blasphémateurs n'est pas seul en jeu. Luther, en effet, donne au mot blas- phème une extension telle que ce terme devient pour ainsi dire synonyme d'hérésie. Est blasphème toute hérésie publi- quement professée, même sans polémique directe contre l'orthodoxie, et est hérésie toute doctrine contraire au sym- bole des apôtres, ainsi qu'il ressort clairement du passage de l'interprétation du Ps. 82 cité plus haut. Il s'agit donc, non seulement d'empêcher qu'il ne soit porté atteinte au respect dû à la religion professée par la majorité des citoyens, mais de sauvegarder l'unité religieuse de la société, non seulement l'unité de culte, mais surtout l'unité de foi. On j)ourrait à la rigueur justifier cette préoccupation de l'Etat également par le droit naturel. On pourrait dire, en se pla- çant au point de vue du xvie siècle : Toute société a un culte et n'en saurait tolérer d'autres. Mais Luther ne fait jamais ce raisonnement. Il n'en appelle pas non plus à la législation de Justinien contre l'hérésie. Ce qui détermine sa pensée, ce sont certaines idées du moyen âge dont il a accepté l'héri- tage d'une manière plus ou moins consciente. Le moyen âge n'opposait pas, comme nous le faisons, l'Eglise à l'Etat. Il pîirt de la notion de la chrétienté, du Corpus christianiim dans lequel il y a deux pouvoirs, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. C'est cette théorie qui domine l'esprit de Luther. Il a sans cesse en vue la chrétienté qui repose sur la foi chrétienne telle qu'elle est formulée dans les grands symboles œcuméniques et notamment dans le symbole apos-
' Voyez Epilome theol moralis, ?■ liv. Corpus Réf. XVI, col. 91.
CHEZ LUTHER 309
toliqiie. L'État qui d'une part n'est pour lui que le gardien J du droit naturel, est d'autre part pourtant un pouvoir de la chrétienté, un pouvoir chrétien qui par conséquent a le devoir de maintenir la foi chrétienne. La pensée de Luther ne s'est pas, sur ce point, entièrement dégagée des liens des idées théocratiques du moyen âge. Remarquons cependant qu'il se sépare du moyen âge en restreignant strictement la tâche de l'Église à la prédication de l'Évangile. Il ne la fait point intervenir dans l'action répressive exercée contre les héré- tiques. Cette action appartient exclusivement à l'Etat qui / seul est lésé par les « blasphèmes » des hérétiques. L'hé- résie n'est pas un crime contre l'Église. Une fois seulement, Luther semble adopter ce point de vue, lorsque, dans la formule approbative par laquelle il s'associa à la consulta- tion susmentionnée des théologiens de Wittenberg, il relève le mépris dans lequel les anabaptistes tenaient le ministère de la j)arole. C'est là une idée sur laquelle Mélanchthon insistait beaucoup. Luther ne l'a jamais développée.
En résumé, nous avons vu qu'en présence du difficile problème que soulevaient les rapports de l'État avec les dis- sidents, Luther n'a pas su s'en tenir à l'application de sa théorie du droit naturel, et qu'il a étendu la sphère du droit bien au delà de la limite de ce qu'exige le maintien de l'ordre social établi par Dieu chez tous les hommes.
Luther n'a jamais accueilli l'idée de l'égalité sociale de tous les hommes ni celle de la communauté des biens, idées que le droit canon avait déclarées conformes au droit na- turel. « Les empires du monde, dit-il dans l'Exhortation aux paysans, ne sauraient subsister s'il n'y a point d'hiérarchie parmi les hommes, de telle sorte que les uns soient libres, d'autres prisonniers, les uns maîtres, les autres sujets, car saint Paul dit. Gai. 5, que les maîtres et les serviteurs sont égaux en Christ ' ». Ainsi tous sont égaux en Christ, mais non d'après le droit naturel et humain.
' Voyez Exhorlalion, loc. cit., p. 295.
310 LA NOTION DU DROIT NATUREL
En ce qui concerne la propriété, le droit naturel de Luther a un caractère très conservateur. Il est pour le respect de la propriété établie. Aux pa3'^sans qui voudraient s'emparer du produit des dîmes pour payer les pasteurs qu'ils auraient librement élus, il déclare que ce serait là un brigandage. 11 se montre très réservé vis-à-vis de leur prétention à jouir librement des forêts, des eaux, etc. En somme, il les renvoie aux coutumes et aux lois établies '. Le droit naturel, tel qu'il le conçoit, ne réclame aucun bouleversement dans l'ordre de la propriété et n'en autorise même pas.
Il est particulièrement intéressant de voir quelles sont les autorités que Luther invoque en matière de droit matri- monial.
En principe il estime que l'institution du mariage ne re- garde que l'homme extérieur et par conséquent ne relève que du droit naturel. Mais en présence de certains problèmes, le droit naturel ne lui fournit aucune solution, et il se voit amené à opposer, l'une à l'autre, la règle qui convient à l'hu- manité pécheresse, en raison même de sa perversion, et la règle chrétienne. Le mariage étant une institution divine universelle, peut être librement conclu entre chrétiens et non chrétiens. « Sache, dit Luther dans son Sermon sur la vie conjugale de 1522, que le mariage est une affaire de ce monde qui concerne l'homme extérieur, comme n'importe quelle profession civile. Donc, comme je puis manger, boire, dormir, me promener, aller à cheval, acheter, parler, faire des affaires avec un païen, un Juif, un Turc, je puis aussi contracter mariage avec lui et demeurer marié avec lui. Ne te préoccupe pas des lois folles qui interdisent cela. » Ces dernières paroles visent les interdictions du droit canon ^.
' Voyez ibidem. Œuvres, 2<- éd. Francfort-sur-le-Mein, 1877, vol. Ifi, p. 519.
^ Voyez Decr. sec. pars. Causa 27, Quest. I. 15-17. Friedberg, vol. I, col. 1088-89.
Voyez, par exemple, Decr. sec pars. Causa 27, Quest. 2, can. 29,
CHEZ LUTHER 311
Luther est convaincu que le l)ut principal du mariage c'est la procréation d'enfants. Tel est aussi le point de vue dii droit canon. Mais Luther tire de ce principe des consé- quences d'une hardiesse excessive et que ses adversaires lui ont sévèrement reprochées ! '
Néanmoins lorsque le droit canon définit l'union conju- gale purement et simplement comme l'union d'un homme et d'une femnie d'après le droit nahuel, il n'est point satis- fait de cette définition. « Les canonistes, dit-il, dans ses Enarralioncs in (jcncsiiî, définissent le mariage très sèche- ment, comme l'union d'un homme et d'une femme d'après le droit naturel. C'est là une définition très insuffisante et faihle.... La théologie définit autrement. Le mariage est l'union d'un homme et d'une femme, union inséparable, non seulement d'après le droit naturel, mais d'après la volonté de Dieu et pour une félicité divine, si j'ose ainsi dire : car la volonté et l'approbation de Dieu couvrent l'in- digne turpitude des passions. « Dans ce passage Luther re- nonce, pour ainsi dire, à tirer de la « nature », l'idéal du mariage, attendu que cette nature ne nous est donnée dans l'expérience que corrompue et pervertie. Néanmoins Luther invoque encore» dans ce même ouvrage le droit naturel ])our établir la nécessité du consentement des parents au mariage de leurs enfants - .
Les lois sur les degrés prohibés, Luther les appelle des lois humaines, les opposant à la loi divine, mais cette loi divine, il la puise, non dans la raison universelle, mais dans l'An- cien Testament, c'est-à-dire dans Lévitique 18 =^ En ce qui concerne les autres impédiments il s'en rapporte, dans le
Friedberg, vol. I, col. 1071, et ibid., can. 1(5 et 17, Friedberg, vol. I, col. 1060.
1 Voyez De ccipl. babijl. eccl. praeliidiiim, loc. cit., p. 558 et Sermon y. ehel. Leben, loc. cit., p. 513.
' Voyez Opéra exeqetica, Erlangen, 1830, vol. 6, p. 7.
^ Voyez ibid., p. 4.
312 LA NOTION DL DROIT NATUREL
« Sermon sur la vie conjugale, » au jugement du bon sens et aux franchises du chrétien. Dans l'écrit : « Des afTaires de mariage, » il invoque l'Écriture et le droit romain pour éta- blir que les mariages conclus au mépris des lois canoniques sont valables ; quant aux règles sur la conclusion des ma- riages, il fait des concessions au droit canon'.
11 est particulièrement intéressant de voir à quelle source Luther puise les règles qu'il prétend appliquer dans la ques- tion du divorce. Dans le « De capiivitaie babijl. ceci. » il ne semble pas, hormis le cas mentionné p. 558 (Ed. de Weimar), connaître sur ce point de « droit naturel ». Il s'en tient aux paroles de Christ et de saint Paul, et blâme « le Pape » d'avoir statué d'autres cas de divorce et d'avoir en même temps empêché les divorcés de se remarier, - ce ([ui est contraire aux textes sacrés.
Dans le « le Sermon sur la vie conjugale, » il statue trois cas de divorces : l'adultère, le refus du dcbitiiin conjugale et les divergences inconciliables d'opinion et d'humeur 3.
Dans ce dernier cas, il n'autorise pas les divorcés à con- tracter une nouvelle union *. Pour les trois cas, il invoque des passages bibliques : pour le premier, Matt. 19, pour le second, Esther 2, 17 et 1 Cor. 7, 4-5, pour le troisième, 1 Cor. 7, 10-11. En outre, il s'appuie sur la loi de Moïse pour ré- clamer la peine de mort contre les personnes coupables d'adultère. Telle devrait être la règle sociale parmi les chré- tiens. En face de cette règle spécifiquement chrétienne, Lu- ther place la loi mosaïque sur la répudiation, il reconnaît qu'étant donnée la perversité des hommes, il serait bon de l'appliquer encore. Ainsi, en matière de divorce, il n'y a
' Voyez De cap. babgl. eccL, loc. cit., p. 555. et Predigt v. ehel. Leben, p. 516.
* Voj'ez Von Ehesachen, loc. cil, p. 148 et suiv.
3 Voyez Decr. sec. pars. Causa 3;?, qiiaes. 7, can. 2.
♦ Voyez : Sermon v. ehel. Leben, loc. cit., p. .j23 ss.
CHEZ LUTHEK 313
point de « loi naturelle », ou plutôt la loi naturelle n'est pas divine, elle est le fruit du péché.
Dans l'interprétation de 1 Cor. 7 ', Luther s'exprime tout à fait comme dans le « Sermon ». Il ajoute cependant des considérations nouvelles à propos des versets 13 ss., don- nant au cas de divorce qui y est mentionné, une extension plus grande : Les paroles de l'apôtre doivent être appli- quées lorsqu'un époux veut forcer l'autre à faire le mal, ou lorsqu'un époux, même chrétien, quitte l'autre époux. Lu- ther cite Deut. 24, pour établir qu'au cas où l'époux aban- donné se remarie et que l'époux déserteur veut ensuite re- tourner auprès de lui, le second mariage l'emporte sur le premier.
Dans l'écrit « Des aiîaires de mariage », Luther insiste surtout sur la desertio malitiosa, sans d'ailleurs invoquer l'Écriture. Par contre, il en appelle à Matlh. 18, 25, pour démontrer que la condamnation d'un époux à une peine infamante n'est pas une cause de divorce.
Dans l'interprétation du Sermon sur la montagne-, Luther semble identifier le droit naturel et le droit chrétien, mais ses paroles trahissent le sentiment que cette identifica- tion est au fond impossible, si l'on entend par droit naturel le droit conforme à la nature humaine, telle qu'elle nous est donnée dans l'expérience.
Jetons enfin encore un coup d'œil sur la manière dont Luther applique sa notion du droit naturel dans l'ordre économique. Dans le Grand Sermon sur l'usure, il invoque contre le prêta intérêt: lo Luc 6, 25-35, 2° la loi naturelle telle qu'elle est formulée, Luc 6, 31, enfin, la « loi ancienne et nouvelle », c'est-à-dire celle de l'Ancien et du Nouveau Tes-
> Voyez : Œuvres, Ed. de Francfort et Erlangen, 1852, vol. 51, p. 1 ss. * Voyez : Aiislegnng des 5te»,6''i''» ii. 7»'" Kapitels 5« Maithaei, loc. cil., p. 116 ss.
314 LA NOTION DU DROIT NATUREL
lanient, qui ordonne d'aimer son prochain comme soi- même'.
Dans la deuxième partie de cet écrit, il combat l'achat de rentes, opération qui, à cette époque, servait fréquemment à masquer le prêt à intérêts. Il n'admet que l'achat de rentes hypothéquées sur un fonds de terre nominativement désigné, avec participation du bénéficiaire des rentes à tous les risques du propriétaire du fonds. Il s'appuie, pour établir ces principes, à la fois sur les commandements de la cha- rité chrétienne et sur le droit naturel.
Ce qu'il ne relève pas, c'est que dans la question du prêt à intérêt, il est pour ainsi dire complètement d'accord avec le droit canon. Dans la « Lettre à la noblesse chré- tienne», il prétend, au contraire, que c'est grâce au « pape » que l'achat de rentes s'est établi partout. 11 y a là sans doute une allusion à un rescrit du pape Martin V, de 1425 -. Ce rescrit ne peut nullement ouvrir la porte à l'usure si sévè- rement interdite par l'Eglise -K II autorise l'achat de rentes dans des conditions analogues à celles que Luther lui-même déclare légitimes; toutefois, il ne parle de participation du prêteur aux risques de l'emprunteur que pour le cas de destruction totale du fonds sur lequel les rentes sont hypo- théquées. Luther n'est donc pas tout à fait juste sur ce point à l'égard des auteurs du droit canon, dont il a, en réalité, adopté les principes ^
Dans son traité « Von Kaufhandliing ii. IVfic/je;'», Luther invoque contre les sociétés commerciales qui cherchent à
* Grand Sermon sur l'usure, loc. cit., p. 48.
- V. Extravagantes communes. Livre III, tit. V, ch. 1 (Friedberg, vol. III.
^ Voy. Décret. Greg. IX, Lib. 1, tit. 19, de usuris (Friedberg, vol. 2, col. 811 ss.)
^ V. W. Koehler, Luthers Schrift an den Chrisllichen Adel deutscher Nation im Spiegel dcr Kultur- und Zeitgeschichte, Halle, 1895, p. 218- 245.
CllliZ LITHKK 315
monopoliser certaines branches du commerce, le droit <( chrétien et divin », « les lois de la foi et de l'amour » ^ Il trouve inouï de vouloir s'assurer un gain certain au moyen de denrées auxquelles Dieu lui-même a attaché toutes sortes de risques.
Le traité intitulé : « Exhortation aux pasteurs pour les invitera prêcher contre l'usure, » de l'riO, est une instruction aux pasteurs sur la manière dont ils doivent diriger les consciences chrétiennes, mais incidemment Luther parle cependant de ce que la loi elle-même devrait exiger. Il développe les mêmes principes que dans les écrits précé- dents et se sert du même genre d'arguments. En passant, il lance une idée qui, développée, aurait une grande portée. Quoiqu'adversaire du prêt à intérêts, il est cependant dis- posé à l'auloriseï' pour des personnes pauvres qui n'ont d'autres moyens de subsistance que ceux qu'ils peuvent tirer d'un petit capital. Il invoque à l'appui de cette concession l'idée de la restitulio vckjci. Le pauvre qui exige l'intérêt de son capital exerce en quelque sorte une légitime revendica- tion contre la société. Cela revient à dire que rinégalité des conditions crée des droits à ceux qui en soutirent. Mais cette idée ne se retrouve nulle part ailleurs dans les écrits du réformateur allemand. Il est vrai qu'il rappelle parfois que donner et prêter aux pauvres était l'objet d'un com- mandement positif de la loi mosaïque -, mais il ne songe ])as à faire rentrer ce commandement dans le droit tel (ju'il l'entend. Il ne connaît d'autres devoirs des riches à l'égard des pauvres que ceux que leur impose la charité chré- tienne.
Si Luther refuse d'inscrire dans la loi un droit positif du pauvre sur le riche, il n'en est pas moins vrai que ses idées économiques sont fortement influencées par les préceptes
* V. l'on Kanf'handliimj nnd Wncher, loc. cil., p. 2'IA.
• Voyez par exemple Grosser Sermon v. Wucher, loc. c/7.,p. 41 ss.
316 LA NOTION DU DROl'I NATUREL
de l'Évangile. Toutefois, cette influence est peut-être moins grande que celle du droit canon qui a une tendance si pro- noncée à protéger le faible contre le fort, dans la lutte pour l'existence ; et à mettre un frein à la cupidité des commer- çants et des capitalistes!. Luther, il est vrai, ne reproduit pas les théories des canonistes sur l'improductivité de l'ar- gent rangé parmi les res consiimptihiles, ni leur assimilation du prêt à intérêts à un commerce dont le temps serait l'ob- jet, mais ces idées sont évidemment présentes à son esprit. Remarquons encore que Luther est aussi sous l'influence de certaines traditions nationales. L'usure a toujours été considérée en Allemagne comme une importation romaine contraire aux vieilles coutumes du pays -. Luther s'accom- modait mal des progrès du capitalisme et des changements si profonds qu'ils faisaient subir à la vie économique du peuple allemand au commencement du xvic siècle. L'Écri- ture (voyez Genèse, 3, 17) lui semble commander à l'homme de tirer sa subsistance uniquement de l'agriculture et non du commerce, ni surtout de l'usure •'.
Ce sont donc, en réalité, les effets combinés de toute une série de facteurs qui déterminent en cette matière le droit naturel de Luther.
Il est temps de conclure ; aussi bien n'avons-nous plus que quelques remarques générales à ajouter à notre exposé.
Luther n'a pas inventé l'idée du droit naturel, et il s'en rend fort bien compte. Peut-être ne se souvient-il pas que le droit canon l'a accueillie, mais il sait qu'elle était courante
" Vojez, par exemple, Décret. Greg. IX, lib. III, til. 17, c. 1. (Fried- berg, vol. II, col. 518.)
^ Voyez Tacite, Germania, ch.26; Faeniis agitare et in iisuras exten- dere ignolum, ideoqiie magis servatiim quam si velilum esset.
^ Voyez Lettre à la noblesse chrétienne, loc. cit., p. 467. Vo3'ez aussi l'écrit : Des Juifs et de leurs mensonges (Von den Juden und ihren Lûgen). Œuvres de Luther, éd. d'Erlangen, 1842, t. .32, p. 238.
CHEZ LUTHEH 317
dans l'anliquité classique aussi bien qu'au moyen âge. 11^ rappelle lui-même qu'elle a joui d'une faveur spéciale parmi y ses contemporains. On commence de nos jours à vanter le droit naturel et la raison naturelle, desquels découle tout droit écrit, et c'est à bon droit qu'on les vante, dit-il en 1532, dans l'interprétation du psaume 101 '. Par ces mots, il vise sans nul doute les humanistes qui, en matière de droit comme en toutes choses, cherchaient à remonter aux sources des idées régnantes et des institutions établies-. Mais Luther fait de cette notion du droit naturel un usage! nouveau en l'opposant au droit édicté par l'Église, d'une / part, et d'autre part au droit scripturaire des anabaptistes! Par l'affirmation d'un droit à la fois naturel et divin, il voulait condamner et la prétention de l'Eglise de régir les choses temporelles et la tentative de soumettre l'ordre poli- tique à une règle empruntée à l'Evangile. Il s'agissait, pour lui, en même temps de sauvegarder la dignité de la famille et de l'État, et de montrer que l'Évangile a un objet supé- rieur à celui des lois sociales. La notion du droit naturel a donc ses racines dans les principes fondamentaux de la théologie de Luther. D'autre part cependant, nous avons déjà eu l'occasion de le faire remarquer en passant, elle semble être quelque peu en désaccord avec ses principes. Lorsque la loi de Dieu est annoncée sans l'Évangile, elle ne produit, d'après Luther, que l'orgueil et l'aveuglement ou le désespoir. Sur le terrain social, au contraire, elle a des eftets directement bienfaisants. Luther pourrait, sans doute, répondre à cette objection que la règle sociale ne regarde que l'homme extérieur et non la vie spirituelle et intérieure. Mais cette distinction entre l'homme extérieur et l'homme intérieur n'est-elle pas abstraite et artificielle, et quel est le
< V. Aiislcgiing des 101. Psalins, loc. cil., p. 284.
- Voyez par exemple HuUen, Le dialogue Praedones, déjà cité, et Erasme, le dialogue intitulé ly^^wx-fiy.. Opéra Des. Erasmi Liigdani Bat., 1705, t. I, p. 798 ss.
318 LA NOTION DU DROIT NATUREL
rapport entre la justice selon la loi naturelle, justice acces- sible même aux non-chrétiens, et la justice selon Dieu ? Mais qu'il nous suffise d'avoir indiqué ici ce problème, l'exposer dans toute son ampleur nous conduirait au delà des limites de notre sujet.
Luther n'a pas seulement insisté sur l'idée du droit natu- rel, pour ruiner celle du droit ecclésiastique et du droit pré- tendu scripturaire. Il a cherché à en faire un principe de ré- forme sociale. Mais, dans la mesure où il a cherché à don- ner corps à cette notion, il a été obligé de faire des emprunts tantôt à l'Ancien ou au Nouveau Testament, tantôt au droit romain, aux traditions nationales, au droit canon même. Parfois, il a aussi été obligé de reconnaître, au moins indi- rectement, que dans l'humanité, telle qu'elle est, le droit naturel ne peut être autre chose qu'un droit vicié par le péché et que, pour établir une règle sociale conforme à la volonté de Dieu, il faut en appeler aux lumières spéciales du chrétien. Quoi qu'il en soit, l'eifort que Luther a fait pour contribuer à une réforme de la législation régnante est con- sidérable et digne du plus grand respect.
Luther a eu le grand mérite de reconnaître que la sphère de l'État et celle de l'Eglise sont foncièrement différentes, et que l'Évangile est autre chose qu'une règle sociale. Mais il n'a su faire triompher cette double vérité qu'en maintenant, en théorie du moins, cette règle au-dessous du niveau et en dehors de l'influence de l'Évangile. Il ne pouvait se figurer cette influence que par la transformation de l'Evangile en loi, conformément à la concei)tion des anabaptistes. Cette conception, il la repoussait avec raison, et d'autre part celle d'une lente évolution du droit sous l'influence de l'éducation chrétienne des peuples lui était étrangère comme à tous les hommes de son temps. Le droit était pour lui quelque chose d'immuable. Il ne lui restait dès lors d'autre voie que celle qui consistait à tracer une ligne de démarcation nette entre le domaine de l'Évangile et celui du droit, entre la règle de
CHEZ LUTHKR , 319
l'homme public et celle du disciple de Jésus-Christ. Cette distinction est et restera toujours nécessaire, mais, à mesure que l'on comprendra mieux la possibilité de l'évolution du droit sous rinllucnce de l'Évangile, elle cessera d'avoir le caractère absolu qu'elle revêt chez Lu Hier.
Après lui, l'idée du droit naturel cessera de jouer dans la théologie et dans l'élhiqne protestante le rôle qu'il lui avait assigné. Luther n'a jamais identifié le droit naturel avec au- cune législation existante. Le droit naturel est pour lui un idéal très concret qui lui sert d'instrument de critique et de réforme '. Pour Melanchthon déjà le droit naturel n'est plus qu'une idée abstraite qui prend corps aussi bien dans le décalogue que dans le droit romain pour le- quel l'auteur des Loci avait une admiration toute spéciale-. Par l'idée du droit naturel, Luther afinnie que la révéla- tion contenue dans l'Evangile est distincte tolo génère de celle qui est accessible à la raison humaine et donnée à tous les hommes. Ses successeurs avaient ime préoccupation quelque peu différente. Ils tiennent surtout à montrer que l'Evangile se rattache étroitement à la révélation antérieure, et que le droit naturel est un des éléments de cette dernière. Le concept est le même de part et d'autre, mais l'usage (pii en est fait est tout diiïerent tant au point de vue théologique que surtout au point de vue juridique et social. Luther, à un moment donné du moins, avait songé à réformer la so- ciété tout entière, les âmes en les pénétrant de l'Evangile,
' II est faux (le prélendre, comme le fait par exemple M. K. Mayer, (jue Luther ait jamais identifié le droit naturel avec le dêealogue. (V. E. Maycr, Die chrisllichc Mardi in ilirciu Vcrhtrllniss zum sUuilliclicn Rcchl, p. 18, ss. Berlin, 1(S!)2.) Par moments, il semble vouloir Tidenti- lieravec le droit romain, mais telle n'est pas réellement sa |)ensée.
- V. Declainalio de Irncvio cl Bariola: Jus ranuiniiiu est (lii'inilns insli- liiliim (Corp. Hél'orm. XI, col, :]7A). Voyez aussi Decl. de diijnilale le- giini, où Mcl. identifie le décaloj^ue avec le droit naturel et assi.i^ne la même source au décalogue et au dioit i-omain (Corp. Hel'orm. XII. ll.'i).
320 LA NOTION DU DROIT NATUREL CHEZ LUTHER
les institutions et les lois en affranchissant la « raison » et en lui laissant libre cours dans le domaine qui lui appar- tient. Ses successeurs n'ont jamais eu de pareilles ambitions. Le droit naturel n'est pour eux qu'un terme d'école, très pacifique, qui n'annonce aucune intention révolutionnaire, ni même réformatrice.
DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE
PAR
Jean ^RÉVILLE
21
DE LA VALEUR
DU MITHRIACISME
mwm FACTEUR lîlîLKlIlilJX DU MONDE ANTIQUE
L'un des caractères distinctifs des études historiques con- temporaines sur les origines du Christianisme et la forma- tion de l'Église chrétienne, c'est le souci croissant de saisir la relation vécue entre la société chrétienne naissante et le monde au sein duquel elle a pris naissance et s'est consti- tuée. L'antithèse traditionnelle entre l'histoire sacrée et l'histoire profane est de plus en plus ahandonnée par ceux qui prétendent faire œuvre scientilique parmi les théolo- giens. Ce que l'on appelait, en effet, l'histoire profane dé- borde de toutes parts dans le domaine jadis réservé comme sacré et j'ajouterais volontiers que, d'autre part, le caractère religieux et en quelque sorte sacré dans l'histoire dite profane se dégage de plus en plus. Comment étudier aujourd'hui 1 his- toire du peuple d'Israël et sa grandiose évolution religieuse sans tenir compte, à chaque page de ses annales, tantôt des données que fournit l'histoire générale des religions sémi- tiques, tantôt plus particulièrement de la religion assyro- babylonienne, tantôt encore du Mazdéisme persan ou de la philosophie grecque? Comment songer actuellement à s'expliquer la genèse de la théologie chrétienne sans la replacer dans ses relations historiques avec la philosophie
324 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
judéo-alexandrine, avec les spéculations religieuses des Mystères grecs ou avec le néoplatonisme ? — la constitution de l'Église, sans la connaissance des associations religieuses ou autres du monde antique et sans se familiariser avec l'his- toire administrative et la vie morale de la société romaine ? — la conquête des foules païennes par la société chrétienne, sans considérer l'évolution religieuse qui se produit au sein même de la société gréco-romaine indépendamment de l'influence chrétienne ?
Tandis qu'autrefois on se représentait volontiers le Judaïsme et le Christianisme primitif comme un bloc séparé du reste de l'humanité et leur histoire comme une évolution autonome, accomplie en vase clos, opposant le domaine de l'activité surnaturelle de Dieu à celui de son action naturelle dans l'immense monde païen, aujourd'hui, sans annuler pour cela le caractère spécial de cette histoire ni sa valeur morale toute particulière, on reconnaît qu'elle ne peut être comprise qu'à la condition d'être constamment replacée dans le monde ambiant dont elle a subi l'action ou sur lequel elle a réagi. Aussi les historiens du Judaïsme et du Christianisme renoncent-ils de plus en plus, non seulement à présenter les événements qu'ils racontent comme une suc- cession d'interventions magiques, sans connexion avec l'évo- lution humaine générale, mais aussi à la conception trop souvent arbitraire d'une évolution purement interne chez le peuple de Dieu, dont les destinées se seraient déroulées suivant un plan dialectique tracé par une philosophie aprio- ristique. Le règne de l'histoire hégélienne est bien fini. Énoncer ces observations, ce n'est pas faire de la spécula- tion historique ni prendre parti pour ou contre telle ou telle conception dogmatique; c'est simplement constater des faits que l'examen de l'œuvre historique à la fin du xixe siècle met en pleine lumière. Quelle que soit l'école dog- matique à laquelle il se rattache, l'historien aujourd'hui est obligé de faire de l'histoire positive, sous peine de ne plus
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 325
être pris en considération, et de rattacher à l'histoire des religions l'histoire sacrée ^ .
Cette heureuse transformation de l'histoire ecclésiastique est due évidemment au grand accroissement de nos con- naissances en matière d'histoire religieuse dite profane. Avant de pouvoir reconnaître les liens intimes entre cer- taines traditions de la Genèse et les traditions toutes sem- blables de la religion babylonienne, il fallait d'abord con- naître celle-ci. Et ainsi de suite pour toutes les autres. L'égyptologie, l'assyriologie, l'étude comparée des religions sémitiques, l'étude critique de la philosophie grecque n'ont pris leur essor qu'au xi.v siècle. On peut en dire à peu près autant des études scientifiques sur les religions de la Grèce et de Rome. Si depuis la Renaissance il y a eu de nom- breux travaux d'archéologie classique et de mythologie littéraire, on est en droit d'affirmer que l'étude scientifique de la vie religieuse populaire de la Grèce et de l'Italie ne fait que de commencer, grâce aux fouilles et aux inscrip- tions qui révèlent toute une partie de la religion pratiquée dont les documents littéraires ne font i)resque pas mention. Ainsi un vaste champ s'ouvre aux jeunes gens qui voudront continuer l'œuvre d'investigation historique commencée par leurs devanciers. L'étude des documents juifs et chré- tiens proprement dits a été poussée très loin et, sur bien des points, il ne semble pas qu'il y ait encore quelque chose de nouveau à trouver. Mais pour ceux qui, comprenant les signes des temps, aborderont hardiment l'étude de l'histoire des religions, surtout de celles de ces religions qui se sont trouvées en contact avec le Judaïsme et le Christianisme, il reste encore beaucoup à faire afin de compléter ou de recti- fier, soit notre psychologie religieuse chrétienne, soit notre
' Aussi est-ce avec une très vive satisfaction que nous avons vu la Faculté de lliéologie de MontaulKui créer récennnent une cliaire ma- gistrale de Thcoloijie biblique cl d'hisloirt' des religions.
326 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
intelligence de l'évolution historique très complexe par laquelle a passé la foi au Jahveh sinaïtique pour devenir la croyance en la Trinité du Symbole de Nicée-Gonstantinople. Sans avoir la prétention d'aborder dans ces quelques pages et encore bien moins de résoudre un quelconque des problèmes qui se dressent à ce point de vue devant nos investigations, je voudrais simplement attirer l'attention de nos exégètes et de nos historiens sur un élément de cette riche histoire religieuse qui me semble avoir été particuliè- rement négligé jusqu'à présent, dans le groupe des religions avec lesquelles le judaïsme s'est trouvé en contact et à côté desquelles le christianisme primitif s'est propagé. Il s'agit du Mithriacisme . Religion importante par le nombre de ses adhérents et par la durée de son histoire, c'est à peine si elle est connue de quelques érudits, alors qu'elle a pu un moment se bercer de l'illusion qu'elle deviendrait une grande religion universelle et hausser son ambition jusqu'à disputer la place au Christianisme, comme principe de régé- nération et de vie éternelle. La raison pour laquelle les his- toriens n'en ont pas reconnu la signification ni l'importance relative est facile à découvrir. Le Mithriacisme n'a pas laissé de documents littéraires qui lui appartiennent en propre, et la religion de l'Iran dont il procède est, de toutes les grandes religions orientales, celle dont l'histoire est le plus impar- faitement connue. En tant que religion indépendante, ayant son individualité propre, il paraît sur la scène de l'empire romain du ne au ive siècle, mais tant que l'on n'en a eu connaissance que par les maigres renseignements de quel- ques écrivains chrétiens ou de quelques auteurs païens, on n'a pas pu se rendre compte de sa vraie nature ni de son extension considérable. Pour apprécier à sa juste valeur le rôle du Mithriacisme dans la grande mêlée de religions qui a précédé le triomphe du Christianisme, il a fallu la décou- verte de nombreux monuments mithriaques retrouvés sur toute l'étendue de l'empire, surtout le long des frontières.
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 327
depuis les rivages de la Mer Noire jusqu'au nord de la Bre- tagne, depuis le Mithreum du Vatican jusqu'aux lisières du Sahara. En lanl que forme particulière de la religion ira- nienne, ayant eu son existence et son histoire à part, dis- tincte du Mazdéisme avestique, on commence à peine à en reconnaitre les traces.
Il y a ainsi deux phases dans la longue existence des cultes mithriaques, pendant lesquelles ils offrent un intèrèl parti- culier pour le théologien soucieux de s'initier à la vie reli- gieuse du monde avec lequel juifs et chrétiens ont été en rapports : une phase occidentale, la plus tardive, qui se déroule dans l'enipire romain, et une phase orientale, plus ancienne, qui a eu pour théâtre le centre et l'est de l'Asie Mineure et qui dure de la conquête perse jusqu'à la con- quête chrétienne. Une remarquable publication d'un jeune professeur de l'Université de Gand, M. F. Cumont', dans laquelle sont réunis pour la première fois tous les textes et tous les documents archéologiques connus, relatifs à Mithra et à son culte, permet aujourd'hui de se rendre compte de la nature des problèmes que le Mithriacisme suggère et de commencer l'étude méthodique par laquelle on en résoudra quelques-uns, en attendant que de nouvelles découvertes, notamment en Asie Mineure, apportent les renseignements complémentaires sans lesquels une grande partie de l'his- toire mithriaque demeurerait inintelligible.
En ce qui concerne le Mithriacisme occidental ou romain, le travail est plus avancé. 11 ne s'agit pas ici d'en retracer les résultats. On les trouvera exposés tout au long dans les belles études de M. (Uimont ou dans un petit volume de M. Gasquet, recteur de l'Académie de Nancy ^. Je désire
* l'exles cl inoimnu'iils /'u/iircs rclalifs aux inijslcrcs de Mitlini j)iiblics avec une inlroduction critique, 2 vol. gr. in-4" richement illustrés (Bruxelles, Lanierlin).
■^ Es.mi sur le culle et les mystères de Mithra (I^aris, Colin). — Quil me soit permis de rappeler aussi le chapitre que j'ai consacré au Mi- thriacisme dans La Rcliijion à Rome suus les Sévères (Paris, Leroux).
328 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
simplement attirer l'attention des théologiens sur l'intérêt que ce culte mitliriaque d'occident présente pour l'historien du Christianisme, soit à cause des lumières qu'il projette sur les dispositions religieuses d'une partie de la société païenne à la veille de la victoire du Christianisme, soit à cause des rapprochements positifs qu'il suggère avec cer- taines institutions et certaines pratiques qui se sont intro- duites dans l'Église chrétienne par analogie ou pour répon- dre à de mêmes besoins. Tantôt le Mithriacisme présente simplement des caractères qu'il a en commun avec d'autres religions orientales et avec d'autres Mystères en vogue à cette époque ; dans ce cas, on y trouve une nouvelle confir- mation des dispositions religieuses caractéristiques du syn- crétisme païen au nie siècle, qui préparèrent les foules à la conversion chrétienne. Tantôt il présente des particularités qui lui appartiennent en propre, et alors l'analogie avec des institutions ecclésiastiques correspondantes n'en est que plus curieuse. Une courte énumération suffira à éveiller l'at- tention.
Les mithriastes se réunissent dans de petits sanctuaires creusés dans le roc ou souterrains, où le nombre des assis- tants était nécessairement restreint, comme dans les cata- combes. A l'entrée de la nef ou du couloir central, il y avait des récipients pour l'eau sacrée des lustrations. De nombreuses lampes disposées le long des galeries laté- rales ou suspendues à la voûte éclairaient d'une vive lumière le centre du sanctuaire. On y multipliait volontiers les décorations en stuc peint ou en mosaïque, les couleurs voyantes, les images ou statues des divinités. Dans la nef, il y avait probablement des stations pour l'accomplisse- ment des différentes dévotions aux planètes. Devant la scène centrale du taureau mis à mort par Mithra, brûlait, semble-t-il, une lampe perpétuelle. Cette représentation de Mithra lauroctone se retrouve partout. Elle symbolisait évi- demment l'élément capital de la foi mithriaque. Elle était
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 329
l'image sensible delà cosmogonie milhriaque, d'après laquelle Mithra, en tuant le taureau primitif, avait, en quelque sorte, libéré les germes de vie qu'il renfermait et donné essor à l'œuvre du Créateur. Les autres scènes représentées en bordure sur les monuments sont des épisodes de l'histoire sacrée du dieu, qui se transformaient, comme dans la plu- part des Mystères du temjîs, en autant de symboles ou d'allégories de vérités profondes et de libération des âmes. Quoique la discipline du secret fût pratiquée par les initiés des Mystères païens, comme elle le fut par les chrétiens, on peut néanmoins se rendre compte ([u'il y avait dans les communautés mithriaques des enseignements sur la des- cente des âmes dans le monde terrestre et sur leur retour dans le monde céleste, à travers les sphères planétaires, grâce à la protection de Mithra et à l'action purificatrice des rites pratiqués par les initiés.
Nous ne savons pas encore d'une façon précise quelle était la signification et la portée des sept degrés d'initiation par lesquels il fallait passer pour parvenir à la dignité de Pè/es de l'église mithriaque.Mais, selon toute vraisemblance, ces divers degrés de l'ascension spirituelle étaient en rap- ports avec la légende du dieu Mithra. Comme dans un grand noinbre d'autres religions, notamment de religions orien- tales, il fallait reproduire en soi les phases principales de l'histoire du dieu et passer par une série d'épreuves analo- gues à celles par lesquelles il avait passé lui-même. Sous les formes parfois grossières que revêtaient les rites, et à travers la mascarade des souvenirs mythologiques, il y avait là une belle et féconde pensée de communion avec la divinité. Il semble que les rites d'initiation s'appelaient sacramenta. Le mithriacisme aurait donc eu sept sacrements. On s'y prépa- rait par des abstinences ou des austérités et en apprenant les formules sacrées, dont il fallait connaître la teneur exacte pour être initié à leur signification mystérieuse. Les ablu- tions et les lustrations paraissent avoir été nombreuses. Cer-
330 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
laines épreuves, plus redoutables par le mystère dont on les entourait que par leur teneur même, étaient imposées aux candidats pour s'assurer de leur vaillance et de leur ferme décision. Parmi les rites de purification, l'un des plus significatifs était le baptême de sang ou taurobole, où l'on recevait, à travers un plancher à claire voie, le sang d'un taureau égorgé et dont on sortait créature nouvelle in œter- luim renatiis. Le taurobole pouvait être pratiqué par sub- stitution, comme saint Paul nous apprend que certains chrétiens se faisaient baptiser pour les morts. Il y avait aussi des repas sacrés que les écrivains chrétiens ont déjà dénoncés comme une reproduction diabolique du repas eu- charistique et où Ton communiait avec du pain et du vin mélangé d'eau.
Quelle était la liturgie de ce culte? Nous ne le savons pas, mais il est certain qu'il y en avait une, et il est probable qu'elle était assez compliquée, avec des prières fixes, des hymnes, des offices quotidiens et des fêtes nombreuses. Il semble qu'il s'était conservé dans le texte grec en usage des mots zends ou phrygiens, comme le Kyrie Eleison grec s'est conservé dans le rituel latin de l'office des morts dans l'Église romaine. Le culte quotidien comprenait trois prières au soleil, le matin en se tournant vers l'Est, à midi vers le Sud, le soir vers l'Ouest. Chaque jour de la semaine était consacré à une planète ; le jour sacré par excellence était le dimanche, jour du soleil. La grande fêle annuelle était le Natalis inuicii, le 25 décembre, qui est devenu pour les chrétiens le jour de Noël. La part de la superstition a dû être considérable dans ces communautés de mystes, de même que chez les gnostiques chrétiens la hardiesse des spécu- lations cosmogoniques ou sotériologiques recouvrait proba- blement pour le commun des fidèles beaucoup de dévotions magiques et de pratiques astrologiques. Mais la morale, contrairement à ce qui se passa dans beaucoup de sectes gnostiques, semble avoir été assez sévère. Mithra, dès la
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 331
haute antiquilc, avait été le protecteur des Justes et des vaillants, le patron céleste des hommes fidèles, celui auquel rien n'échappe des actions ou des pensées des hommes, le garant de la véracité. Il est un dieu vivant, actif et son église n'est pas une société contemplative, mais une école d'action et de vie.
Ces quelques indications, dont on trouvera la preuve documentaire dans les ouvrages ([ue j'ai signalés, sui'firont sans doute à faire ressortir linlérétque présente pour l'his- torien du christianisme la religion mithriaque, telle qu'elle se révèle de plus en plus à nous, dans les monuments ([ui en ont conservé le souvenir d'autant plus fidèlement qu'étant en grande partie souterrains, ils ont moins que d'autres suhi les injures du temps et les déprédations des hommes. Le Mithriacisme a été la religion historique la mieux adaptée à ce culte solaire dans lequel le syncrétisme païen s'est con- centré au iiiL- siècle et que le dernier grand représentant du paganisme épuisé sous ses formes anciennes, l'empereur Julien, voulut opposer au Christianisme.
S'il reste encore beaucoup d'obscurités et d'incertitudes dans l'histoire du Mithriacisme occidental, celle du Mithria- cisme oriental est tout entière à faire. C'est à peine si elle émerge de l'ombre qui recouvre pour nous l'histoire de l'Asie Mineure. Raison de plus pour attirer sur ce point l'at- tention des jeunes travailleurs. L'Asie Mineure n'a pas en- core été explorée d'une façon méthodique. C'est là que l'on peut espérer trouver le plus de renseignements inédits sur l'histoire du monde antique. C'est là que se sont rencontrées et mêlées plusieurs grandes civilisations et que se sont heurtés plusieurs des plus importants courants religieux de l'ancien monde : civilisation babvlonienne, civilisation ira-
332 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
nienne, civilisation grecque, religions sémitiques et aryennes, judaïsme, christianisme et islamisme.
Il est certain que le Mithriacisme occidental est venu d'Asie Mineure. Non seulement la première mention qui en soit faite nous le signale comme la religion des pirates Cili- ciens qui furent châtiés par Pompée, mais, de plus, ainsi que l'observe très justement M. Cumont, l'uniformité des représentations figurées et des institutions mithriaques dans les régions les plus éloignées les unes des autres, à l'époque de sa floraison sous l'empire romain, dénote qu'il s'y est répandu sous une forme déjà arrêtée antérieurement. Le lien étroit qui le rattache au Mazdéisme suffirait d'ailleurs à nous convaincre que c'est dans la religion de l'Iran qu'il faut en chercher la provenance. Dans la grande combinai- son de religions qui s'est élaborée durant les trois ^siècles de la paix romaine, par suite des incessantes relations d'affaires et d'idées entre les diverses parties de cet empire qui com- prenait alors tout le monde civilisé de l'Euplirate à l'Océan Atlantique, le Mithriacisme représente l'apport du Maz- déisme, comme les cultes d'Isis et de Serapis représentent l'apport de la civilisation égyptienne, les divers Baals celui de la civilisation syrienne, la Grande Mère, Attis, etc. le contingent phrygien. Les Romains eux-mêmes ne s'y sont pas trompés. Pour eux, Mithra est un dieu perse et les initiés des Mystères en avaient parfaitement conscience.
Mais, si Mithra est incontestablement venu d'Asie Mineure en Occident, à quel titre et dans quelle mesure était-il établi en Asie Mineure? C'est ici qu'il serait particulièrement pré- cieux que les études critiques sur le Mazdéisme fussent plus développées. Mithra, en effet, figure parmi les êtres divins du Mazdéisme de l'Avesta. Il est bien loin cependant d'y occuper la place d'honneur qu'il a dans les Mystères mithria- ques de l'empire romain. Il y est réduit au rôle de Yazata. Il est simplement un génie créé par Ahura-Mazda. Il ne figure pas parmi les six Amschaspands qui constituent les
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 333
grands dignitaires de la cour du dieu suprême. Assurément on retrouve dans certains textes, notamment dans le Miliir Yaslitf des traces d'un rôle plus général et plus élevé attri- bué à ce dieu, et sa présence dans le panthéon védique, aux côtés de Varouna, suffirait à attester l'antique noblesse de sa majesté divine. Mais l'Avesta ne fournit pas l'explication de la haute situation qui lui échoit dans le Mithriacisme occi- dental jusqu'à y devenir, non pas sans doute le dieu suprême, mais à coup sur l'être divin le plus en vue, celui à qui vont par excellence les hommages des fidèles, l'agent divin qui, selon une évolution commune à d'autres intermé- diaires entre l'Etre suprême et les hommes, prend dans le culte des fidèles la place principale, au point d'y éclipser le Dieu suprême lui-même.
L'étude du Mithriacisme nous met ainsi en présence du redoutable problème de l'origine et de l'autorité de l'Avesta. Ce livre sacré, dont nous ne possédons que des fragments dans sa teneur originale et dont le contenu, pour le reste, ne nous est connu que jiar des écrits pehlvis de date bien postérieure à lui, est-il l'expression fidèle du Mazdéisme antique ou n'est-il pas plutôt le témoin d'une réforme opérée au sein du Mazdéisme, dans un sens nettement ritua- liste et légaliste, et qui triompha avec l'avènement des Sas- sanides au commencement du iii»^ siècle de l'ère chrétienne ? On sait avec quelle hardiesse James Darmesteter a lancé dans le monde savant l'idée que l'Avesta contient des traces manifestes de l'influence exercée par la pensée judéo-hellé- nique. Il ne nous appartient pas de prononcer un jugement en une matière aussi délicate, alors que des maîtres parmi les iranisants ont repoussé, comme téméraire et inadmis- sible au point de vue linguistique, la thèse du brillant écri- vain. En elle-même elle est très soutenable. L'Avesta, avec sa codification de préceptes rituels, a, en effet, un caractère nettement théologique et sacerdotal qui n'a rien de primitif Sa rédaction tardive n'excluerait pas l'utilisation, par ses
334 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
rédacteurs sacerdotaux, de mythes, de traditions, d'écrits liturgiques ou poétiques beaucoup plus anciens, pas plus que la rédaction tardive, aujourd'hui démontrée, du code mosaïque n'exclut l'utilisation de textes, de sources et de documents antérieurs dont certains éléments peuvent remonter à une grande antiquité.
Quoi qu'il en soit de l'origine de l'Avesta, on est bien obligé de reconnaître que le Mazdéisme des Perses, à l'épo- que des Achéménides, ne s'accorde pas aussi bien qu'il faudrait avec celui de l'Avesta pour que l'on puisse les iden- tifier purement et simplement. Nous avons ici des docu- ments sérieux, des inscriptions, quelques témoignages d'au- teurs grecs. La religion à laquelle Is se rapportent est encore essentiellement naturaliste ; le système de l'Avesta, au contraire, est essentiellement spiritualiste et moral. Et la religion officielle de l'empire perse, suivant une obser- vation très féconde de M. Cumont, là où elle diffère du Mazdéisme avestéen, s'accorde fort bien avec les Mystères de Mithra que nous font connaître les documents occiden- taux.
Il y a donc tout lieu de supposer — car ici nous ne pouvons encore faire que des hypothèses — que le Mithria- cisme d'Asie Mineure n'est pas un rejeton dégénéré du Mazdéisme avestéen, comme on le croit en général, mais une branche de la vieille religion de l'Iran qui a eu son développement particulier, indépendant du Mazdéisme de l'Iran proprement dit. Que l'Avesta représente fidèlement le Mazdéisme, tel qu'il fut élaboré par les Mages de l'Iran à l'abri d'influences étrangères ou qu'il doive être considéré comme une réforme théologique et sacerdotale qui s'élabora en Perse à une époque plus tardive et qui ne prit corps d'une façon définitive qu'à l'avènement des Sassanides, le Mithriacisme ne semble pas procéder de cette religion aves- téenne, mais constituer une formation parallèle dans une autre partie du domaine occupé par les Iraniens. Il y aurait
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 33.")
lieu ainsi de distinguer un Mazdéisme occidental dont l'his- toire se déroule en Babylonie et en Asie Mineure et un Mazdéisme oriental qui aurait trouvé plus ou moins tôt son expression classique dans l'Avesta. Ce que nous appelions tout à l'heure le Mithriacisme oriental (ou d'Asie Mineure), par opposition au Mithriacisme occidental qui se propagea dans l'empire romain et que nous connaissons par les Mys- tère de Mithra — ne serait donc autre chose que le Maz- déisme occidental.
Si les considérations précédentes sont fondées, au moins dans leur teneur générale, la signification du Mithriacisme grandit singulièrement. Au lieu d'une religion de pirates ciliciens, sortant on ne sait d'où, dégénérescence mal déter- minée d'un Mazdéisme auquel on ne sait trop comment la rattacher, il devient un représentant authentique de la vieille religion iranienne qui pousse hardiment une pre- mière pointe en Occident, avant de renouveler une tentative du même genre sous la forme gnosticisante du Manichéisme. La fortune des Mystères de Mithra dans l'empire romain devient du coup facilement explicable. Le Mazdéisme, en effet, est une des grandes manifestations de la vie religieuse de l'humanité, une religion d'une valeur morale considé- rable, même avant la réforme avestéenne.
Il ne faudrait cependant pas se laisser entraîner sur ce point à des exagérations fâcheuses. Le Mithriacisme d'Asie Mineure, tel qu'il commence à se dessiner, n'est pas simple- ment la religion iranienne primitive. C'est le culte qui s'est constitué, à la suite des conquêtes faites par les Perses, dans les i)ays où ils établirent leur domination. Quand Cyrus détruisit l'empire de Babylone, la civilisation des vaincus était de beaucoup supérieure à celle des vainciueurs. 11 a dû arriver aux Perses ce qui se produit toujours en pareil cas. Ils ont subi rintluence que des populations plus civilisées exer- cent nécessairement sur des conquérants moins développés qu'elles. Cette influence se lit certainement sentir dans leur
336 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
religion. L'importance des croyances astronomiques et astro- logiques dans le Mithriacisme suffît à dénoncer l'action des croyances babyloniennes. Et toute la spéculation des Mys- tères mithriaques dénote que cette influence a été très con- sidérable. Est-ce à dire que nous puissions entièrement souscrire à la thèse énoncée par M. Gumont : « Le maz- déisme des Perses en s'unissant à l'astrologie chaldéenne a produit le Mithriacisme »? Je ne le pense pas.
Dans le culte de Mithra tel qu'il est sorti tout formé, de la Cilicie, de la Cappadoce et du Pont, pour se répandre sur l'Occident, il y a, ce me semble, autre chose encore que du Mazdéisme combiné avec des croyances ou des pratiques chaldéennes. Il emporte avec lui des éléments empruntés aux religions indigènes de l'Asie Mineure, c'est-à-dire à ces cultes que nous appelons indigènes parce que nous n'avons aucun renseignement sur leur provenance, tels que les cultes d'Attis et de l'Artémis de Comane et ceux de la Syrie septentrionale. Le culte de Mithra dans la Cappadoce, comme du temps des rois Achéménides, est intimement associé à celui d'Anâliita, qui doit être considérée comme équivalente à la déesse cappadocienne ou à l'Astarté syrienne. Il en était de même chez les Arméniens (fr. Gu- mont, I, p. 16). Que cette déesse soit analogue à l'Ishtar babylonienne, c'est fort probable, mais son culte a pris dans l'Asie Mineure orientale un caractère assez particulier pour que l'on ne puisse pas la confondre avec la déesse assyro-chaldéenne. Mithra lui-môme, d'apiès le type con- stant du dieu tauroctone, se présente avec le bonnet et le cos- tume phrygiens, non pas avec l'accoutrement perse. Le baj^tême sanglant du taurobole, qui me paraît beaucoup plus étroitement associé au Mithriacisme que ne le veut M. Gu- mont (I, p. 334), est très vraisemblablement une pratique originaire d'Asie Mineure. Les relations de bon voisinage qui s'établirent sous l'empire romain entre les sanctuaires de la Grande Mère et ceux de Mithra ne sont vraisembla-
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 337
blement pas accidentelles ; les deux cultes se sentaient proches parents. N'y aurait-il pas lieu de rechercher dans les grottes de Cybèle une analogie qui donnerait l'explication de la grotte mithriaquc, dont l'origine est jusqu'à présent si mystérieuse? La grande fête mithriaquc Natalis Jiwicti, le 25 décembre, se célèbre juste neuf mois après les Hilaria de la Grande Mère ? Est-ce une période purement fortuite ? D'après le témoignage de Duris, conservé par Athénée, chez les Perses, le jour d'une des deux grandes fêtes de Mithra, le roi s'enivrait et se livrait à des danses ; il s'agit probable- ment de danses sacrées, analogues à celles des cultes syriens. L'épithète de Menolijranmis est mainte fois appli- quée à Mithra ; n'est-ce pas un emprunt au culte du Mén lydien? Et si le Mithra cavalier qui apparaît sur certaines monnaies de Trébizonde est, lui aussi, inspiré par des images de Mén, le rapprochement entre les deux divinités remonte bien au Mithriacisme d'Asie Mineure. Une analyse suivie des emblèmes et des accessoires du culte mithriaquc permettrait sans doute d'étendre encore les indices des in- fluences exercées par les religions d'Asie Mineure.
Assurément il ne s'agit pas de transformer le Mithriacisme en un succédané des religions phrygienne ou lydienne. Ce que nous constatons, c'est que le Mazdéisme mithriatjuc fut une forme accommodante du Mazdéisme , totalement dépourvue de l'intransigeance du Mazdéisme avestique, parce que, tout en accordant une importance considérable à l'éiément moral, ce ne fut pas une religion légaliste dont les adeptes fussent séparés des autres hommes par une bar- rière d'observances. Le Mithriacisme, sans perdre pour cela son caractère propre, se chargea au cours de sa longue his- toire d'éléments empruntés aux religions des pays où il se répandit. De même que dans l'empire romain il engloba dans son panthéon, par identification avec des divinités qui lui appartenaient en propre ou par simple annexion, une bonne partie des dieux traditionnels des Grecs et des
22
338 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
Romains, de même pendant la phase asiatique de son exis- tence, il fit bon ménage avec les cultes de la Chaldée, de la Cappadoce, de la Phrygie, etc. Il fut syncrétiste dès l'épo- que la plus reculée où nous puissions le reconnaître.
L'existence de cette forme du Mazdéisme en Asie Mineure à l'époque où le Christianisme naquit et commença à se ré- pandre est un fait beaucoup trop négligé par les historiens ecclésiastiques. D'après l'opinion commune, le Mazdéisme disparaît des régions où l'empire perse l'avait propagé, à partir des conquêtes d'Alexandre, et la civilisation grecque les envahit à la suite des armées grecques. Assurément le procès d'hellénisation du bassin oriental de la Méditerranée se développa d'une façon continue depuis la chute de l'em- pire perse et finit par envahir toute l'Asie Mineure. Mais cette pénétration de l'hellénisme fut lente dans les parties centrales et orientales. Les deux Cappadoces, une partie de la Cilicie, le Pont, l'Arménie, la Comagène, gardèrent leur autonomie spirituelle jusqu'au r'" siècle après l'ère chré- tienne. Ce furent les expéditions répétées des Romains contre les Parthes qui firent entrer définitivement les habi- tants de ces régions, moins facilement accessililes, en rela- tions suivies avec le monde gréco-romain. En Phrygie, en Lydie, le vieux fond national survivait sous la couche de civilisation grecque. L'Artemis d'Éphèse, dont les adora- teurs s'insurgent contre saint Paul, est la vieille divinité indigène d'Asie Mineure, qui n'a de grecque que le nom. Les cultes orgiastiques sont demeurés la forme populaire de la religion professée par les ha])itants de la Phrygie. Le Mithriacisme enfin est la religion toujours vivante d'une partie des populations de l'Asie Mineure orientale. Strabon, qui connaît fort bien l'Asie Mineure, atteste que les collèges de mages sont aussi nombreux en Cappadoce qu'en Médie. Pausanias, à la fin du ne siècle de notre ère, atteste que les prêtres de l'Anahita lydienne chantaient encore des hymnes en langue barbare. Les pirates Ciliciens réprimés par Pom-
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 339
pée, adoraient Milhra. La ville de Tarse fut un foyer de Mithriacisme. Saint Paul Ta certainement connu.
Les relations du Christianisme avec le Mithriacisme ne datent donc pas de leur rencontre en Occident. C'est là que se décida le conflit entre les deux cultes, mais il faut dorénavant faire une place au Mithriacisme oriental parmi les religions avec lesquelles le Christianisme se trouva aux prises dès le déhut de son existence, dans la première partie du monde où il se soit propagé avec succès et où il eut ses foyers les plus actifs jusque vers la thi du second siècle.
Y aurait-il eu quelque action directe des croyances mithriaques dans la formation de la tradition chrétienne antique ? Nous iiiin avons aucune preuve. Tout au plus pourrait-on suggérer certains rapprochements, qui j)osent des problèmes plutôt qu'ils ne les résolvent. La genèse des récits relatifs à la nativité de Jésus n'est peut-être pas indé- pendante de l'existence et des représentations iconogra- phiques du Mithriacisme. Le fait (piil y avait des collèges de Mages, non seulement en Médie, mais aussi dans les pays où le Christianisme se propagea dans les premiers temps et que ces Mages occidentaux accordaient, comme leurs collègues orientaux, une grande place dans leurs ensei- gnements aux spéculations astronomiques et astrologi(pies, n'est peut-être pas étranger à la naissance de la tradition bizarre sur l'adoration des Mages. En tous cas, cela nous explique comment ces Mages ont i)u être considérés comme de grands personnages, alors que les Mages ou Chaldéens qui parcouraient l'empire romain pour exploiter la super- stition populaire, étaient de vulgaires diseurs de bonne aventure, le plus souvent assez misérables et peu estimés. Ce qui prouve que l'hypothèse n'est pas déraisonnable, c'est que de bonne heure les chrétiens cherchèrent à justifier par des prophéties d'origine mazdéenne certaines doctrines chré- tiennes (Justin Martyr, /« ApoL, 20 et At ; Clément d'Alexan-
340 DE LA VALEUR DU MITHRIACISME
diie, I, 359, éd. Potter) et attribuèrent à Zoroastre des pro- phéties sur la naissance du Christ.
Nous sommes encouragés à cherclier de ce côté l'origine en quelque sorte plastique de ces récits par le fait que les premiers chrétiens se représentaient que la naissance de Jésus avait eu lieu dans une grotte. Mathieu ne spécifie pas l'endroit de Bethléhem où Jésus naquit; la crèche dont parle Luc pouvait se trouver en n'importe quel endroit. Le proté- vangile de Jacques (ch. 18, 19, 21), plusieurs autres apo- cryphes, s'accordent à déclarer que ce fut dans une grotte. Origène (Contre Celse, I, 51) atteste que l'on montrait à Bethléhem de son temps la grotte où Jésus était né et Justin Mart3'r (Dial. avec Tryphon, 78), tout en rattachant pénible- ment le fait à la prophétie d'Isaïe, a la naïveté d'ajouter, que par une ruse du diable, c'est pour répondre à cette même prophétie que les mystes de Mithra sont initiés dans une grotte.
La grotte mithriaque où l'on assistait à la naissance du dieu Mithra sortant d'une roche, naissant d'une façon sur- naturelle, et où l'on recevait les initiations à la vie éter- nelle, n'aurait-elle pas inspiré l'imagination des premiers chrétiens, comme les Mages, dépositaires des secrets de la destinée, leur parurent les parrains par excellence pour garantir aux yeux du monde païen la divine origine de l'enfant Jésus? Un curieux détail de certains monuments mithriaques semble fournir la confirmation de cette hypo- thèse. Sur un bas-relief découvert en Souabe, on aperçoit, à côté de l'enfant Mithra, naissant du rocher, un berger orien- tal qui passe la main sur la tête d'une chèvre et dont le manteau est rempli de fruits (Cumonl, II, p. 343). Et sur divers monuments retrouvés en Transylvanie (ibidem, I. p. 162) un ou deux bergers, plus ou moins cachés derrière le rocher, accompagnés de leurs troupeaux, contemplent la naissance de l'enfant. Ces représentations sont assurément postérieures à la première propagation du Christianisme..
COMME FACTEUR RELIGIEUX DU MONDE ANTIQUE 341
Leur analogie avec des représentations chrétiennes peut donc provenir d'une influence chrétienne sur la tradition mithriaque. Il est impossible, en effet, de démontrer que cette adoration des bergers fît déjà partie de la légende mithriaque en Asie Mineure, antérieurement à sa j)ropaga- tion en Occident et antérieurement aussi à la tradition chré- tienne. Il est cependant très vraisemblable que cette scène se rapporte à une légende originaire d'Asie Mineure d'où provient certainement la croyance ancienne que Mithra est né d'une roche. Les analogies des cultes phrygiens professés par des peuples de pâtres ont dû suggérer ce détail de la légende, tandis que l'on comprendrait moins bien sa genèse chez les milhriastes plutôt citadins des provinces romaines. Si la représentation est ancienne dans le mithriacisme, il paraîtra assez probable que toute la tradition de Luc a été suggérée à l'imagination chrétienne par quelque monument du mithriacisme oriental.
Ces deux exemples suffiront à montrer quel intérêt l'étude du Mithriacisme oriental peut présenter pour l'historien du Christianisme antique. C'est un facteur nouveau delà situa- tion religieuse où l'Église chrétienne est née que j'ai voulu signaler dans ce mémoire : rien de plus. Poser des questions, n'est-ce pas, dans l'ordre de nos travaux comme dans tous les domaines de la science, la condition nécessaire de tout progrès ?
LES ORIGINES DE LA RÉFORME
A BESANÇON
1520-1534
PAR
John VIENOT
LES ORIGINES DE LA RÉFORME
A BESANÇON
1520-1534
Nous assistons depuis quelques années à une sorte de contre-Réformation historique dont l'influence se fait sentir aujourd'hui, non seulement dans les manuels d'histoire mis entre les mains de la jeunesse, mais encore dans des publications plus importantes dues à des hommes qu'il était permis de supposer moins j)révenus ou mieux informés.
Michelet, dans les grandes lignes, avait compris la Réforme et lui avait rendu justice. D'autres sont venus après lui qui n'ont plus su distinguer dans la Réforme le mouvement de l'âme, la protestation de la conscience, le saint désir d'une vie religieuse à la fois plus libre et plus haute. On tente de ramener ce grand effort de libération qui a orienté vers des voies nouvelles la moitié de l'Europe aux simples propor- tions d'un mouvement politique. L'intérêt et la jîolitique, voilà quels auraient été les vrais moteurs de la révolution spirituelle du xvf siècle.
Certes, la politique a eu sa part dans la Réforme, mais expliquer la Réforme par la seule politique, c'est à peu près montrer la hauteur de vues de ceux qui expliquent le mouve- ment tout entier par le désir qu'auraient eu de se marier Luther ou Calvin.
346 LES ORIGINES DE LA RÉFORME
En fait, c'est plutôt la politique qui a étouffé la Réforme. Appuyée sur la conscience populaire, elle a triomphé par- tout où le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir séculier ne se sont pas unis pour l'écraser.
L'histoire de la Réforme à Besançon est la démonstration éclatante de cette vérité. C'est une histoire tragique. Il est surprenant qu'elle n'ait encore tenté personne. C'est notre désir de l'écrire un jour. En attendant, nous ne voudrions en donner ici que les premiers linéaments. Et encore notre étude ne portera-t-elle que sur les premières années, sur la période qui va de 1520 environ à cette date de 1534, où il semblait bien que les Réformés, intimidés, n'oseraient plus dorénavant réclamer leur liberté religieuse dans une ville qui s'était laissée asservir sous le coup de ces sévérités et de ces menaces que Charles-Quint savait si bien unir aux insignes faveurs.
C'est une curieuse histoire que celle de Besançon. Cette ville avait été la capitale politique et religieuse de la Séqua- nie d'abord, puis de la Haute-Bourgogne et de la Franche- Comté. Lorsque le morcellement féodal se produisit, la Haute-Bourgogne resta isolée sous la domination de sei- gneurs rattachés à l'empire germanique par le lien élastique de la féodalité. A la faveur des troubles de cette époque, les archevêques de Besançon accaparèrent peu à peu la souve- raine puissance dans leur ville métropolitaine et obligèrent les comtes de Bourgogne à créer une autre capitale poli- tique du pays, Dole.
Mais, débarrassés de la concurrence des comtes, les archevêques eurent bientôt dans la ville d'autres adversaires, les bourgeois. Les archevêques eurent dès lors à lutter contre toutes les tentatives d'établir à Besançon, sous le nom de commune, une organisation civile rivale de la leur. Cette lutte est des plus intéressantes à suivre. La commune combat pied à pied, conquiert peu à peu le pouvoir et finit par constituer un petit état dont l'organisation intérieure rap-
A BESANÇON 347
pelle celle des villes libres d'Allemagne, d'Italie ou de Flandre.
On comprend combien cette indépendance d'une ville aussi importante inquiétait les comtes de Bourgogne dont la politique naturelle tend à restaurer peu à peu à Besançon leur ancien pouvoir. Les comtes de Bourgogne sont les « gardiens » de la ville. Leur désir secret est d'en redevenir les maîtres.
Au XVI'' siècle, Charles-Quint, héritier des comtes de Bourgogne et restaurateur de la puissance impériale, ne peut qu'accentuer cette politique. Dès 1521, il crée un vicaire impérial dans le comté de Bourgogne et tente de l'établir à Besançon. Mais Besançon réclame au nom de ses privilèges et l'empereur temporise. Pour atteindre autrement le même but, il multipliera ses faveurs à la commune con- voitée, il aura soin d'avoir toujours à Besançon un repié- sentant de ses intérêts. Ainsi l'archevêque, la commune, l'influence impériale, tels étaient les trois pouvoirs rivaux qui se trouvaient aux i)rises à Besançon lorsque éclata tout à coup en Allemagne le mouvement réformateur. Lorsqu'il se fit sentir à Besançon, l'archevêque et l'empereur oubliè- rent leurs querelles et s'unirent pour une action commune. Par des promesses, par des menaces et hélas ! par des suj)- plices, ils séduisirent ou intimidèrent la commune et réus- sirent à extirper de son sein la réforme naissante.
Ce sont les premiers épisodes de cette lutte passionnée que nous voudrions présenter ici dans un résumé rapide.
I
Pour peu que l'on connaisse l'histoire iiltime du xvi<^ siècle autrement que par les informations un peu vagues de nos histoires générales, on sait dans quelle agitation profonde fut jetée l'Europe pensante par le grand éclat de 1517, par la véhémente protestation de Luther contre le scandale de
348 LES ORIGINES DE LA RÉFORME
la vente des indulgences. Du coup, le pauvre petit moine de Wittenberg fut célèbre. Ses thèses, les petits écrits qui les suivirent se répandirent avec une incroyable rapidité. En 1519 déjà,Froben, à Bâle, réimprimait ce qui avait paru de Luther. Or, sans parler des liens qui rattachaient Besançon à l'empire, cette ville était avec Bâle en relations étroites. Ce qui s'imprimait là était connu ici. Il n'est pas étonnant que la voix de Luther ait trouvé de bonne heure de l'écho à Besançon. L'auteur d'un livre fort catholique sur la Franche-Comté ancienne et moderne ne s'y est pas trompé ^ : « Les tentatives (de réforme) qui suivirent de près les pre- mières prédications de Luther, dit-il 2, furent d'abord répri- mées. »
Dans l'état de nos renseignements la première tentative de réforme à Besançon appartient à un religieux carme qui avait osé dénoncer hautement et violemment les mœurs des chanoines, sur lesquels au reste il était difficile d'en trop dire. Ce carme s'appelait frère Laurent de la Planche. Il fut emprisonné par l'official, mais le peuple prit fait et cause pour son prédicateur et le délivra des prisons de l'arche- vêque (1520).
Voilà un événement qui nous renseigne déjà quelque peu sur les dispositions de la ville de Besançon.
Nous savons d'autre part que dans la bourgeoisie éclairée, il y avait des hommes, qui, témoins des scandales de l'Eglise, ne voulaient pas que l'on fermât purement et sim- plement la bouche de ceux qui parlaient de la réformer. En 1524, par exemple, un des citoyens les plus considé- rables de Besançon, du nom de Maublanc, se trouvait à Montbéliard lorsque Farel y prêchait; témoin de l'empor- tement d'un chanoine contre le réformateur, Maublanc s'in- terposa en disant : « Si la loy de Montbéliard est bonne, elle
' P. 53.
^ Archives municipales, Reg. 11.
A BESANÇON 349
durera, sinon, elle prendra tantôt fin. » Rentré à Besançon, Maublanc, pour ce crime, fut dénoncé par le chapitre, et emprisonné par les gouverneurs de la commune. Il mourut en prison et son corps fut enterré « aux champs » comme un chien '.
L'action exercée à Besançon par les écrits de Luther n'est point une simple supposition. Elle est notoire. Elle inquiète dès 1523 les membres du chapitre qui prennent une délibé- ration contra opiniones Martini Lntheri Iiaerctici. L'hérésie est dans les murs puisqu'on prend tous les moyens soit pour l'extirper, soit pour éviter des contaminations nouvelles. Montbéliard, par exemple, a ouvert à Earel des portes que cette ville s'apprêtait à fermer aux scandaleux prédicateurs de l'indulgence. Le clergé s'inquiète de ce voisinage et le 22 no- vembre 1524, la municipalité poussée par lui interdit aux citoyens de Besançon « tout commerce avec le pays de Montbéliard qui a embrassé l'hérésie et est excommunié -». Toutes ces précautions n'empêchent point les idées de passer. Dès cette époque il y a des « évangéliques » dans la ville. Le 10 mai 1525, la municipalité fait faire des infor- mations contre un certain Antoine Buzon que l'on disait partisan des idées nouvelles. Le secrétaire de la cité, Jean Lambelin, qui rentre d'Allemagne où il a été à la diète de Worms, penche du côté des idées nouvelles et son influence est grande dans la ville. On comprend dès lors que Fran- çois Lambert, né à Avignon d'une famille originaire d'Or- gelet en Franche-Comté, ait pu sans déraison adresser à la ville de Besançon un ai)pel à la Réforme : « Plaise à Dieu, écrit-il au Sénat, c'est-à-dire aux conseillers de celte ville, que ma chère Bourgogne et avant tous les autres, mes chers Bisontins, accueillent la bénédiction que Metz a re jetée... Puissé-je trouver ma joie dans votre foi et Dieu veuille allii-
• Histoire delà Réforme à Monlhélinrd, t. II, p. 11. ■^ Délibérations municipales, rcg. 11.
350 LES ORIGINES DE LA RÉFORME
mer son feu au milieu de vous, afin que par votre moyen la Bourgogne premièrement, puis la France entière devienhent la proie de cet incendie' .»
Il n'y avait rien de déraisonnable dans ces espérances. L'attitude du clergé semblait, en effet, singulièrement favo- riser ceux qui parlaient de réformer la doctrine et les mœurs. Son égoïsme et son immoralité le rendaient de plus en plus impopulaire. En 1525, par exemple, la municipalité avait eu à combattre le fléau de la peste. « Elle jugeait, dit M. Cas- tan, que le clergé, au lieu de déserter la ville pour tenir des colloques anti-luthériens, eût été mieux dans son rôle en assistant les malades. Elle essaya d'obtenir au moins un sub- side pécuniaire du chapitre en faveur des pestiférés : elle demandait cinq cents écus, les chanoines offrirent cent francs et quelques denrées'-. Le populaire n'ignorait pas que ce même chapitre avait récemment voté six mille francs pour arrêter les progrès de l'hérésie. La comparaison des deux chiffres lit naître dans la ville une vive indignation contre le clergé •'. » La peste qui décimait la population n'était-elle pas une conséquence de la colère de Dieu soulevée par l'immoralité des chanoines? L'irritation populaire ne tarda pas à se manifester par des faits. Un beau jour, toute la populace ameutée fit irruption dans le quartier des cha- noines. Les servantes étaient noinl)reuses, continue M. Cas- tan, dans le quartier capitulaire, et elles passaient pour en- tretenir des relations illicites avec leurs maîtres K Un coup de filet fut jeté sur toutes ces femmes, les soudards en fire?it un peloton qu'ils ramenèrent au son des tambourins jusqu'à l'hôtel de ville ; la populace les escortait en criant. « Venez, venez voir les ribaudes du chapitre. » Le Conseil communal décrète l'expulsion de ces femmes. Mais bientôt
* Herminjard, Corr. des Reforma leurs, t. I, p. 373. '^ Délibérations capitiilaires, 17 et 20 juin, 5 juillet 1525. ^ A. Castan, Revue historique, t. I, p. 10. ^ Délibérations municipales, Reg. n" 12.
A BESANÇON 351
on les laisse rentrer à la condition qu'elles payeraient une amende qui servirait à la construction d'un hôpital pour les pestiférés ^
Le chapitre se plaignit auprès de l'Empereur et auprès de la gouvernante des Etals de Bourgogne des violences dont ses mem])res avaient été l'objet. L'archevêque voulut profiler de la circonstance pour sévir contre les hérétiques qui lui avaient été signalés- dans la ville. Il envoya un clerc de son [)ro- cureur pour procéder en son nom seul à des informations. C'était une atteinte aux droits de la police municipale. Le clerc de l'archevêque, Claude Bon -^ fut arrêté, maltraité et mis en prison. L'archevêque se fâcha. Dans une lettre de tournure peu épiscopale, il demanda à la commune de relâ- cher son serviteur. Autrement, il n'était « si dépourvu de parens et amys » qu'il ne le puisse bien « contrevanger * ».
Il tint peu de temps après sa ])romesse : plusieurs citoyens de Besançon arrêtés sur les grands chemins furent enfermés, comme otages, au château de Gy. En même temps il conti- nuait sa lutte contre les hérétiques^. Quant aux chanoines,
^ La commune, dans ses réi)li(iucs aux (toléances du chapitre, aHii nie qu'il était « à cliascun notoire et publique que ces servantes étaient pleines de vices et de péchez ». Archives de la Ville de Besançon, février 152(5. Castan, loc. laiid. p. 90. Voici d'ailleurs le témoignage direct d'un contemporain : « ir)24. Ladite année Messieurs firent saisir par leurs soldats les femmes inipudi(iues cpii étaient aux maisons du chapitre, ils ([uotizarent les ecclésiasti([ues et leur firent faire guet et garde ». Chronicpie de Pierre Despotots, Documents publivs par l'Aca- démie de Besançon, t. VII, p. 'Ml.
- A. Castan, loc. laud., p. 91.
^ Claude lion, jdus tard ciianoiiie de Poligny, (i'al)oi-d familier de Bonvalot, puis articulant contre lui d'abominables griefs. Cf. .\. (Cas- tan. La rivalilé des /amilles de (hanvelle et de Rije dans les Mémoires de la Société d' Emulation du Doubs, 189L
' Archives de la ville de Besançon et Reime historique, 1. 1, p. 12'i.
^ « Un état portant que l'archevêque de Besançon aurait envoyé son officiai et son trésorier avec le régale (iérard Vernerot au parlement ù Dôlc, au sujet des hérésies qui régnoient en cette paroisse » irViT. Ar- chives du Doubs, Inventaire de Chaton, I.
352 LES ORIGINES DE LA RÉFORME
la seule réforme dont il était question pour eux, c'était de se raser sous peine de privation de leur prébende ^
Un conflit aussi aigu entre la commune et le clergé pou- vait avoir de graves conséquences politiques et religieuses. L'Empereur en particulier redoutait beaucoup l'émancipa- tion religieuse de Besançon, ce qui eût bientôt entraîné son émancipation politique. Ses représentants dans la ville s'en- tremirent entre les deux puissances en lutte. Des conférences eurent lieu. Elles aboutirent à une nouvelle fixation des droits réciproques du clergé et de la ville et amenèrent par là une paix au moins provisoire. C'était le 9 janvier 1528-.
Ce traité était un premier succès pour la politique des re- présentants de Charles-Quint. Après avoir à peu près récon- cilié le chapitre et la commune, il fallait amener celle-ci par des faveurs ou par des promesses à se prononcer formelle- ment contre l'hérésie qui, justement, était sur le point de triompher dans des villes voisines liées à Besançon par des liens d'une amitié traditionnelle, à Neuchâtel par exemple. On n'y parvint pas sans peine, mais enfin, par un édit du 17 février 1529, la municipalité interdit à tout citoyen de favoriser la secte luthérienne et enjoignit à chacun de dénon- cer les tentatives faites contre l'ancienne foi-'. Et comme il fallait une sanction à ces mesures, un luthérien fut poursuivi au mois de décembre 1528. C'était un pauvre frère minime, originaire de Reims, nommé frère Pierre Coquillard. Pour- suivi comme incitateur de la secte luthérienne, il fut soumis, le 12 février 1529, à l'infamante cérémonie de la dégradation ecclésiastique et livré au bras séculier de la commune. Lais- sons simplement témoigner sur ce sombre drame de l'into- lérance catholique un chroniqueur contemporain : « Audit
* Canonici nec familiares comam et barbain niitriant et ea radant infra octo dies siib pœiuv privationis. Délibér. capitul., 23 octobre 1528.
'-^ Archives de la ville de Besançon et A. Castan, Revue historique, t. I, p. 93.
^ Délibérations municipales, 17 février 1529.
A BESANÇON 353
an (1529) fut decartclez frère Pierre Coquillard. » Il avait tenu un jour que l'on prêchait devant la chasse de saint An- toine des « propos contre la foy, dont luy estant déjà dehors de ladite cité fut mandez prendre jDar le procureur du cha- pitre en ramenez en ladite cité et tost après sur un eschalTaut devant la croix de sainct Cantin hut la langue couppé puis la teste après et puis mins en quatre cartiers, ses vantrailles brûlées en Chamars, un bras goiche sus le goncs de pierre prochain la porte de Maulpas pandus à une potence avec une chaîne de fer. La cuisse droite semblablement minze au chemin de Sainct-Liénard prochain la porte taillée ; le bras droict près la grange de Patente et l'autre pièce près Sainct-Fergieux, et fut dict que les cheveux et barbe crurent plus de deux mois après qu'elle fut pandue'. »
Il y avait dans ces membres sanglants pendus, « affixés » vers tous les accès de la ville, de quoi faire réfléchir ceux qui croyaient nécessaire la réforme d'une Eglise capable de recourir à de pareils moyens.
C'est grâce à ces moyens mômes que le catholicisme triompha à Besançon, et, lorsque trois bourgeois de Neu- châtel vinrent, le 21 novembre 1530, soumettre au jugement des Bisontins le conflit provoqué chez eux par Farci, ils répondirent que, « quant à eulx, il ne permettroienl en façon quelconque preschcr en cesle cité telle doctrine (pie celle dudict Guillaume Farel, n'y soufTreroient en manière que ce soit ainsi indehuement blasmer, vitupérer et injurier les ministres de l'Eglise ; ains si aucuns presumoient de ce faire, ilz en feroient de leur part griefve punition à l'exemple d'aultres. »
Réponse politique dont l'insincérité est manifeste. Juscjue- là, les Bisontins — et cela depuis des siècles — ne s'étaient pas fait faute de « blasmer, vitupérer et injurier les ministres
' Bibliothèque de Besançon, Chroniques de la cite de Besançon, mss., n"* 1043 et 1044.
23
354 LES ORIGINES DE LA RÉFORME
de l'Eglise », et nous allons bientôt les voir revenir à leur vieille habitude.
La paix de 1528, politiquement établie entre la commune et le clergé, ne pouvait qu'être éphémère, puisqu'elle ne reposait pas sur une vraie réforme des principes ou des mœurs. Les événements si graves des dernières années n'avaient rien appris au clergé. Son égoïsme invétéré dé- chaîna bientôt contre lui une nouvelle tempête. Pendant l'hiver de 1530 à 1531, Besançon avait souffert de la famine. C'était pitié que d'entendre les faméliques hurler et voci- férer par les rues. Laissons M. Castan apprécier le zèle du clergé en face de celte détresse. « Le clergé, convenable- ment approvisionné, ne compatissait que faiblement à cette immense misère ; ses épargnes lui paraissaient faites pour combattre le luthéranisme et non pour venir en aide aux malheureux. Sommé par le conseil communal de donner cent francs par mois à la caisse des secours publics, le cha- pitre offrit quarante francs et offrit dix francs de la part du clergé inférieur. La peste se joignit à la famine. Le conseil communal demanda des processions et des sonneries ; on refusa les unes pour le motif que des agglomérations d'hommes seraient fatales à la santé publique, et l'on objecta sur le second chef que le battant de la grosse cloche de Saint-Etienne était cassé. Les chanoines justifiaient leur égoïsme en invoquant cette maxime : Charité bien ordonnée commence par le souci de soi-même. Le clergé semblait donc prendre à tâche de se rendre impopulaire dans un moment où l'esprit public, aigri par le malheur, récriminait plus que jamais contre la conduite irrégulière de ceux qui avaient mission d'enseigner la chasteté ^ »
Ce n'était pas seulement l'égoïsme du clergé qui révoltait le peuple, c'était sa flagrante immoralité. « Il se produisait alors, dit encore M. Castan, dans le quartier capitulaire, des
' Revue historique, t. I, p. 100.
A BESANÇON 355
faits bien capables de révolter la conscience publique. Telle fut, entre beaucoup d'autres, l'aventure du chantre Jean de la Madeleine, le troisième dignitaire du chapitre. Sa ser- vante, notoirement entachée de dépravation, vint à mourir en 1532, et il eut la cynique audace de lui faire ériger, dans la chapelle de Sainte-Brigitte, qui dépendait de la chantre- rie, une tombe où elle était représentée avec les armoiries de son maître et une épitaphe latine racontant que l'àmc de cette créature avait gagné le séjour des bienheureux. Le chapitre fit détruire ce honteux monument. Mais l'année suivante, une tombe, identique à la première, était publi- quement érigée dans l'église des Jacobins, avec addition d'un verset biblique par lequel la trop fameuse chambrière maudissait ses persécuteurs. Pour placer cette nouvelle tombe, on avait bouleversé le caveau sépulcral d'une hono- rable famille de la cité. Le chapitre, sollicité par le conseil communal, eut toutes les peines du monde d'obtenir l'enlè- vement du second tombeau. »
Dans ces conditions, comment se fait-il que la réforme n'ait pas fait plus de progrès dans une ville qui se trouvait en conflit presque permanent avec un clergé égoïste, débau- ché et violent? Il y a à cela deux raisons.
L'œuvre de la Réforme a été entravée à Besançon tout d'abord par l'aveuglement de ceux qui avaient un intérêt im- médiat à la conservation de l'organisme catholique. Besan- çon était le chef-lieu d'un grand diocèse. La juridiction ec- clésiastique y attirait beaucoup de monde, les canonicats et les chapellenies fournissaient une carrière pour leurs fils à un grand nombre de familles, de nombreuses reliques atti- raient un grand nombre de pèlerins et, entre autres, l'osten- sion du Saint-Suaire amenait deux fois par an 30.000 étran- gers dans la ville. Cela ne pouvait déplaire aux marchands, aux hôteliers, ni aux boulangers qui vendaient en trois jours 55.000 pains blancs à un liard pièce.
Les païens d'Ephèse vivant du culte de Diane s'indignaient
356 LES ORIGINES DE LA RÉFORME
contre les prédications de saint Paul. C'est pour la même raison que le peuple de Besançon, très renseigné, du reste, sur la valeur de son clergé, laissait conduire au supplice les prédicateurs évangéliques.
En outre, la politique de Charles-Quint, d'abord indécise, avait nettement pris parti contre la Réforme. On sait qu'à Besançon l'empereur n'avait pas la qualité de gouvernant. Il était arbitre suprême et gardien de la ville, mais à la rigueur, les Bisontins pouvaient professer une foi contraire à la sienne ou former des alliances déplaisantes à l'Empire. L'adhésion de Besançon à la Réforme pouvait précisément l'amener à contracter lune des alliances que redoutait la politique impériale. Granvelle avait donc reçu la mission d'empêcher par tous les moyens la commune d'adhérer à la Réforme. (3r, à ce point de vue, rien n'était plus dangereux que le conflit permanent de la commune et du clergé. Aussi, soit par ses émissaires, soit directement par lui-même, Granvelle ii)tervenait sans cesse pour mettre fin à des luttes qui ne pouvaient qu'être favorables à la cause des nova- teurs. Mais il n'était pas seul à jouer ce rôle. Tous ceux qui voulaient faire leur cour à l'Empereur ne croyaient pouvoir lui être agréables qu'en se montrant intraitables envers l'hé- résie. C'est le cas, par exemple, d'un rival de Granvelle, l'ambitieux Gauthiot d'Ancier, qui brûlait d'être dans la ville l'instrument des volontés de l'Empereur. C'est sous son influence que, le 17 juillet 1534, le conseil interdit sous les peines les plus sévères, non seulement les actes de propa- gande luthérienne, mais les moindres propos contre l'ortho- doxie catholique ' . Cet arrêté municipal ferme en quelque sorte le premier chapitre de l'histoire de la Réforme à Be-
' « Il fallut toute rhabilctc du garde des Sceaux Granvelle pour que la République bisontine restât lidèlc au vieux culte. » A. Castan, Lo Fran- che-Comlé et le Pays de Montbéliard, p. 73. M. Castan n'oublie qu'une chose, les supplices qui vinrent appuyer « l'habileté » de Granvelle.
A BESANÇON 357
sançon. Besançon sera fermé à la Réforme. Elle déplaît à rarchevêque et au chapitre. Elle contrarie la politique de l'Empereur. Les persécutions, la prison, les bûchers, l'exil auront raison des plus exaltés.
C'est donc bien, on le voit, la politique qui réussit à étouf- fer pour un temps, à Besançon, les premiers germes du mouvement réformateur.
TABLE DES MATIERES
Pages
La doctrine de l'expiation et son évolution historique, par Auguste Sabatier, professeur de l'Université de Paris et doyen de la Faculté de théologie protestante, décédé le 12 avril 1901 1
Jean Cameron, pasteur de l'Eglise de Bordeaux et proiesseur de théologie à Saunuir et à Montauban, 1579-1G25, par Gaston Bonet-Maury 'V
Etude comparative de l'enseignement de saint Paul et de saint
Jacques sur la justification par la foi, par Eugène Ménégoz. 119
Michel Nicolas critique biblique, par Edmond Stapfer loi
André Gérard d'Yprcs et la théologie pratique, par Edouard
Vaucher 187
Une Bible copiée à Porrentruy, notice historique, par Samuel
Berger, décédé le 13 juillet 190U 211
Un incident philosophique de l'affaire Urbain Grandier, par
Raoul Allier 221
Les sources des récits du premier livre de Samuel sur l'institu- tion de la royauté Israélite, par Adolphe Lods 257
La notion du droit naturel chez Luther, par Eugène Khrhardt. . 285
De la valeur du Mithriacisme comme facteur religieux du monde
antique, par Jean Réville 321
Les origines de la Réforme à Besançon, 1520-1534, par John Viénot 3-13
Alençon. — Imp. Veuve Félix GUY et O', 11, rue de la Halle-aux-Toiles.
Princeton Theoloqical Seminan; Libraries
1 1012 01219 3845
W^^
, ;T.^. • * |
|
^X ■ ^-^.ïri |
|
R^^^Ri-w^ |
|
■Ë^^^I-^^ |
r |
H^^ifls |
< |
'jr* -^
* -^^
<ii# bjr ->&,.<*<*'•
..-. --y^-
K-f'lHv
'^cn-fi-n:^^
'M >;^ 4''"^
•*•'•. if .Vi^l ii-- ■■^.>.:^< -,
•-^f U 4^