^ék T il A T

rt-tlf

M.

■M.

^W-i

*

JOHN M. KEILY LIBDADY

.</

IN MCnORY OF CARDINAL GP]ORGi:; FLAHÏFF CSB 1905-1989

University of St. Michael's Collège, Toronto

EXPOSITION

DE LA

MORALE CATHOLIQUE

IV

LA VERTU

CONFÉRENCES DE N.-D. DE PARIS

EXPOSITION

DE LA

MORALE j^ATHOLlOUE

IV

LA VERTU

CONFÉRENCES ET RETRAITE

CAREME 1906

Par le R. P. M. -A. JANVIER

DES FRÈRES PRÊCHEURS

PARIS (VP) P. LETHIELLEUX, LIBRAIRE-EDITEUR

10, RUE CASSETTE, 10

NIHIL OBSTAT FR. J. IIURTAUD. FR. J. HÉBERT.

IMPRIMATUR

FR. Reg. MONPEURT.

IMPRIMATUR Paris, le i5 mai i916,

t Adolphus-Leo, card. AMETTE,

Archiep. Paris,

L'auteur et Véditeur réservent tous droits de reproduction et de

traduction.

Cet ouvrage a été déposé, conformément aux lois, en juillet 1918.

Digitized by the Internet Archive

in 2010 witii funding from

University of Ottawa

Iittp://www.arcliive.org/details/expositionde190304janv

LETTRE

DE SON ÉMINENCE LE CARDINAL MERRY DEL VAL, SECRÉTAIRE D'ÉTAT, A L'AUTEUR

RÉVÉREND PÈRE,

Bien volontiers j'ai remis entre les mains du Saint- Père le volume des dernières Conférences faites par Votre Paternité dans l'Eglise de Notre-Dame.

Cet hommage affectueux, témoignage bien évident de l'attachement dévoué qui vous unit à l'Auguste Personne du Vicaire de Jésus-Christ, et aussi de l'art singulier avec lequel Votre Paternité sait revêtir d'une forme brillante et efficace la notion des vertus chré- tiennes et la graver profondément dans l'esprit et dans le cœur du peuple, ne pouvait manquer d'être agréable à Sa Sainteté, qui trouve dans le ministère de la prédi- cation que vous exercez, des mérites si grands et si précieux vis-à-vis de l'Eglise.

Aussi Sa Sainteté, en même temps qu'Elle vous remer- cie vivement, souhaite que votre livre produise dans les âmes des fruits abondants de bien, qu'il les fortifie et les élève à de plus hautes pensées, au milieu de la déplorable indifférence qui les environne.

Et afin qu'il ne vous manque pas dans vos fatigues apostoliques le réconfort qui vous est dû, le Saint-Père

VIII LETTRE DE S. E. LE CARDINAL MERRY DEL VAL.

VOUS exprime ses sentiments de particulière bienveil- lance, et vous bénit avec effusion du fond du cœur.

En vous remerciant, moi aussi, de l'exemplaire que vous avez eu l'amabilité de m'bfirir, je profile de l'occa- sion pour me déclarer, avec des sentiments de sincère estime,

de Votre Paternité le très affectionné en Notrc-Seigneur,

R. cardinal Meiuiy del Val.

Rome, 15 février lL/07.

PRÉFACE

« Quoique la vue, dit Platon, soit le sens le plus pé- nétrant, l'œil ne saurait découvrir la sagesse. Si elle était visible, de quel ardent amour les cœurs des hommes s'enflammeraient pour elle * I » Les moralistes se sont plu à appliquer à la vertu ce que le grand philosophe grec avait dit de la sagesse, ils ont célébré la beaulé, les charmes, les ulililés de cette perfection propre aux êtres raisonnables, avec des accents et des enthousiasmes qui remplissent leurs œuvres. Pourtant, ils connaissaient les seules vertus que la nature suHU à produire, la suavité du fruit enfanté par leurs efforts gardait quelque amertume, l'ombre de leur misère enlevait de l'éclat à ses couleurs. Leur admira- tion se fût étrangement agrandie, s'il leur avait été donné de contempler l'épanouissement de l'âme hu- maine sous l'empire de la grâce et sous l'action de l'Esprit-Saint. Bien que la vertu échappe, comme la sagesse, aux yeux du corps, elle est accessible aux con- sidérations de la pensée; la supériorité de ses actes, la splendeur de ses traits s'imposent à l'attention, et de même que la noblesse delà volonté, laissée à ses propres énergies, perce à travers les manifestations de l'bé roïsme païen, de même la bonté divine transpire à tra- vers les œuvres de la sainteté chrétienne. Les docteurs

1. Cicéron, De Finibus, II.

10 PREFACE.

de la gentilité ont étudié les phénomènes la vertu na- turelle révèle ses caractères et ses secrets; ils nous ont livré le résultat de leurs recherches; Aristote, dans ses diverses Éthiques, en a réuni toutes les données. A ces vérités, les docteurs de l'Évangile ont ajouté leur travail, s'appliquant à montrer à quelle hauteur nouvelle le Christ avait élevé les sentiments, à quels sommets la Religion de Jésus avait transporté l'activité du cœur et de la liberté. Saint Thomas a eu la gloire de concilier, dans son œuvre, les oracles de la sagesse antique avec les lumières répandues par le génie des Pères de l'É- glise; c'est ce qui permet d'affirmer que sa doctrine, en celte matière, contient, comme dans les autres, des principes définitifs à l'intégrité desquels rien ne manque et qui, éclairant la raison, conduiront sûrement la vie, dans son ascension vers le bien et l'idéal.

Le Maître Angélique a traité de la vertu en général dans la prima secundx, des vertus particulières dans la secunda secundœ.

Son traité général s'étend de la question cinquante- cinquième de la prima secundœ à la question soixante- dixième. Cette nouvelle étude se rattache d'elle-même aux éludes précédentes : après avoir fixé le but de la vie hu- maine S le saint docteur a d'abord déterminé le caractère des actes propres à notre qualité d'êtres raisonnables *, c'est-à-dire des actes qui proviennent directement de la liberté, puis il a exposé ses idées sur les opérations qui nous sont communes avec les animaux : les passions ^. Ces mouvements de la liberté et de la sensibilité ont des sources en nous, et des sources en dehors de nous ; leurs sources en nous sont les puissances et les habi-

1. Carême 1903. La Béatitude.

2. Carême 1904. La Liberté.

3. Carême 1905. Les Passions

PnÉFACB, 11

tudes ; leurs sources en dehors de nous sont la loi et la grâce. Dans la première partie de la Somme, l'Ange de l'École ayant analysé les éléments qui constituent les facultés connaissantes et affectives d'où jaillissent les phénomènes moraux, se contente ici de parler des habi- tudes qui confèrent aux divers mouvements des facultés l'aisance, la promptitude, et, les arrachant à leur neutra- lité et à leur indétermination, les orientent vers le bien ou vers le mal. Les habitudes qui inclinent l'âme vers le bien portent le nom de vertus; les habitudes qui penchent la liberté vers le mal, s'appellent vices. De la question quarante-neuvième à la question cinquante- quatrième, le Maître expose les vérités qui s'appliquent aussi bien aux habitudes vertueuses qu'aux habitudes vicieuses, puis il entre dans son traité général des ver- tus. Ce traité se divise en cinq parties : dans la pre- mière, il s'agit de l'essence de la vertu (q. 35); dans la seconde, du siège des vertus qui sont les facultés de l'âme, facultés connaissantes : facultés intellectuelles et facultés sensibles; facultés affectives : volonté, sensi- bilité (q. 56); la troisième est consacrée à l'étude des diverses espèces de vertus : vertus intellectuelles et vertus morales, vertus acquises et vertus infuses (q. 57-02, q. 68) ; la quatrième partie s'occupe de la cause des vertus qui naissent par l'effort de la nature ou par l'infusion de la grâce (q. 63j; enfin saint Thomas achève sa doc- trine par l'examen de quelques propriétés inhérentes aux vertus : le milieu dans lequel elles se tiennent, la connexion qui les relie; leur hiérarchie, leur durée; les joies et les fruits qu'elles assurent (q. 64-67, q. 69-70). Notre première conférence a eu pour objet de déterminer la nature de la vertu, les autres se sont efforcées de donner une idée exacte des différentes sortes de per- fections qui composent le cortège des vertus. Naturelle-

12 pr.Lï-Acn.

ment, en étudiant les vertus intellectuelles, morales, théologales, etc., nous avons parler de leur origine, de leurs causes, de leurs relations et résumer ainsi ce que le Maître enseigne dans la seconde et dans la quatrième partie de son traité. La Retraite a eu pour but de signaler à l'attention de nos auditeurs les propriétés des vertus : le juste milieu dans lequel elles s'établissent, les béa- titudes diverses qu'elles assurent, puis, dans le second et dans le troisième sermon, nous avons expliqué com- ment s'accomplissent le progrès et la décadence des vertus, aussi bien dans l'ordre naturel que dans l'ordre surnaturel. L'occasion se présentant à nous d'aborder la science et l'art, leurs rapports avec la morale, nous avons, dans la seconde et dans la troisième conféren- ces, donné des détails spéciaux, tandis que dans les au- tres discours nous restions sur le terrain des principes universels.

On remarquera quelle sagesse préside, en saint Tho- mas, à l'exposition de la doctrine sur les vertus. Jamais bi pensée ne s'égare dans les aventures oîi se perdent tant de philosophies humaines. Vis-à-vis de la nature, ni blasphème, ni adulation; vis-à-vis de l'art, de la science, ni excommunication, ni illusion; le saint Doc- teur, échappant à l'esprit de Pelage autant qu'à l'esprit de Luther, nous met sans cesse en présence de nos misères et de notre noblesse, nous excitant à nous dé- fier partout de notre infirmité, à compter sur notre grandeur. Toute science des mœurs qui ne tient pas compte de ce double élément, est condamnée à sombrer dans les impuissances de l'orgueil ou dans l'inertie du désespoir.

On sait que notre première conférence nous a valu Thonneur de paraître devant M. le juge d'instruction

PRÉFACE. 13

Joliot. M. Joliot ne put guère nous dire pourquoi il nous avait convoqué. Il nous reprochait d'une manière générale d'avoir excité à la rébellion contre la loi sur la Séparation dont nous n'avions pas dit un mot, et d'en avoir violé l'article 35. En parcourant la conférence in- criminée, qu'il n'avait pas encore lue, le magistrat froid, poli, s'arrêta inquiet sur le passage suivant : « L'obéis- sance ne tue ni l'activité, ni la personnalité. Ce que Ton a appelé l'obéissance passive n'est ni une vertu hu- maine, ni une vertu chrétienne, car il n'est permis à aucune autorité de traiter des hommes comme des ma- chines, à aucun être intelligent de s'abandonner à tous les caprices d'un maître : ce ne serait pas de l'obéissance, ce serait de la servitude, la plus odieuse de toutes, la servitude de l'âme. D'abord, il y a dans la personnalité une part inaliénable, à laquelle personne n'a le droit de toucher, nous avons le devoir imprescriptible de ne pas mal faire, et dès qu'un acte est incontestablement crimi- nel, aucun pouvoir, aucune discipline ne peuvent nous l'imposer. Nous ne sommes pas de ceux qui proclament que la loi, quelle qu'elle soit, est la loi ; nous sommes de ceux qui protestent que, dans certains cas, la loi n'est pas la loi. S'il est nécessaire parfois de se soumettre à des décrets injustes, malgré les précautions qu'il convient d'apporter dans l'application du principe que j'enseigne, il est vrai qu'il est des- circonstances l'insurrection est le plus sacré des devoirs. »

Le juge d'instruction nous ayant demandé si, par ces paroles, nous avions eu Vintention de provoquer à la révolte contre la loi sur la séparation, nous répondîmes que nous ne lui reconnaissions pas le droit de s'occuper de nos intentions, que nous prenions la pleine respon- sabilité des discours que nous avions prononcés. Nous nous plaignîmes avec vivacité de ce qu'il ne nous fût

14 PRÉFACE.

pas permis d'enseigner librement une doctrine qui n'est pas seulement catholique, mais humaine, et qui est in- dispensable, si l'on veut laisser à la conscience un su- prême refuge. Nous fîmes remarquer au juge la diffi- culté dans laquelle nous nous débattons : si nous exhortons à l'obéissance, on nous accuse d'être des esclaves; si nous réclamons au nom de la personnalité, on nous reproche d'être des révoltés. La vérité, c'est que les jours sont près l'on ne pourra plus exaller aucune vertu, ni flétrir aucun vice, sans que ceux qui nous tyrannisent ne se croient visés et ne s'efforcent d'enchaîner nos lèvres. Quoi qu'il en soit, cet incident n'eut pas de suite; notre conférence, paraît-il, fut en- voyée au parquet général, et malgré les menaces vio- lentes du ministre Chaumié, notre avocat, M. le sénateur Las Cases, si chrétiennement et si affectueusement prêt à nous défendre, a su qu'elle n'en était point revenue. Un non-lieu a été prononcé, motivé sur la loi d'amnistie, et non sur notre innocence.

Le livre que nous publions aujourd'hui, a pour but de répandre un certain nombre de vérités que les géné- rations contemporaines ont souvent oubliées ou même combattues : nous espérons que des âmes loyales en accepteront l'enseignement, se rendant compte que l'Ë- vangile catholique est un promoteur puissant du bien, du progrès sain, de la pacification, de la liberté. Les temps sont mauvais, le monde troublé, nos siècles ne sortiront de la pitoyable anarchie dans laquelle ils s'u- sent, qu'en se rattachant, par l'intermédiaire du Christ et de l'Église, k Dieu, principe nécessaire et suprême de tout ordre moral et social. C'est pourquoi, la meilleure, la plus patriotique de toutes les œuvres, est aujourd'hui l'œuvre qui s'applique à faire connaître et aimer les révélations de Celui qui a été envoyé pour nous éclairer

PRÉFACE. 15

et nous sauver. Cette pensée, au milieu des tristesses de l'heure présente, a souvent soutenu notre labeur; qu'elle réconforte aussi ceux qui prendront la peine d'étudier les idées que nous avons prèchées, et de s'en faire les apôtres.

Paris, 16 juin 1906, le dimanciie dans l'octave de la fôte du Saint-Sacrement.

PREMIÈRE CONFÉRENCE

L'EXCELLENCE DE LA VERTU

SOMMAIRE

Misère et grandeur de l'hopime. Capable de l'infini, il est ejçposé à se perdre à jamais et à tomber dans une infortune propor- tionnée au bonheur qui l'attendait. La liberté, les appétits flot- tent entre l'extrême gloire et l'extrême honte. Attrait que nous éprouvons pour les abîmes, répugnance à entrer dans la voie étroite qui mène à la vie. La vertu nous arrache à cette indé- termination, nous oriente vers le salut. But de la station de 1906 : Étijde de la vertu. Objet de la première Conférence : L'excel- lence de la vertu (p. 21-24).

La vertu est l'exaltation de la nature.

1. La vertu est une qualité qui a) nous élève ,\ii -dessus de l'aristocratie du nom, de l'or, de la gloire, qui nous confère une noblesse supérieure (p. 24). b) Qualité qui nous rend nobles, car elle nous rend bons (p. 25). c) Qualité qui nous rend bons en nous mettant dans une disposition d'accord avec la nature. Textes de saint Thomas et d'Aristote (p. 25-26).

2. a) Objection : la vertu est l'ennemie de la nature. Preuve : la prudence, la justice, la tempérance, la force, la foi, l'espérance, contrarient les instincts les plus tenaces de la nature (p. 26-29). b) Réponse. Paroles de Dieu à Salomon, de saint Paul aux Corin- thiens, de David. Distinction à faire entre les instincts et la perversité des instincts. La vertu réprime tout ce qu'il y a de pervers dans les instincts, et ainsi elle défend la nature contre l'ôtiolement et la mort. Preuve tirée de la tempérance. La vertu développe tout ce qu'il y a de noble dans nos penchants : preuves tirées de la science, de la sagesse, de l'amour conjugal, de la justice, de la religion, des dons du Saint-Esprit (p. 29-34).

II

La vertu est le règne de la raison, c) La perfection de la nature humaine se prend de sa conformité à l'ordre de la raison. Preuve : la vertu confère le sceptre à la raison sur tons

20 LA VEHTU.

les mouvements et toutes les facultés (p. 34-36). b) Le règne de la raison par la vertu est permanent, car la vertu est une ha- bitude, or, l'habitude met l'âme dans un état durnbie, dans des dispositions qui résistent aux obstacles et aux assauts, exemple de Job, expérience personnelle, textes deTertuUienet de saint Au- gustin. — Par rhabilude vertueuse, la liberté s'est emprisonnée elle-même dans le bien. Elle ne s'arrache pas à sa sainte captivité sans se déchirer et s'ébranler elle-même (p. 36-41). c) Règne absolu qui s'étend jusqu'aux fibres les plus secrètes de l'âme (p. 41-42).

III

La vertu est le triomphe de l'activité, a) Argument d'autorité : la philosophie, le sens commun, l'Église; condamnation de Luther, du quiétisnie, de la distinction entre vertus actives et vertus pas- sives (p. 42-44). b) Preuve de raison. La vertu est la virilité de l'âme, mais l'âme arrive à sa virilité, quand elle est capable d'agir (p. 44-45). c) La vertu est une source d'activité joersonneZ^e. Objection tirée de l'humilité et de l'obéissance. Réponse : sau. vegarde de l'initiative personnelle dans l'humilité et dans l'obéis- sance. Rôle de l'autorité (p. 45-50). d) L'activité de la vertu n'en- fante que le bien : elle détermine les facultés au bien ; l'âme se porte au bien avec agilité, avec force, a\ecjoie (p. 50-52).

La vertu nous confère une plénitude de vie, nous dégageant des éléments morbides, donnant leur essor aux penchants, aux passions légitimes, rendant à la raison la souveraineté qui lui appartient, nous obligeant à penser, à sentir, à vouloir, à aimer, à vivre comme des hommes bons, libres, de caractère, d'action? Si nous ne sommes tout cela, notre conscience, notre baptême, notre Dieu nous pressent de le devenir (p. 52-54).

r

PREMIÈRE CONFÉRENCE

L'EXGIXLENCE DE LA VERTU

Éminence 1, monskigneur 2, Messieurs,

La misère de l'homme se mesure à sa grandeur; son infortune, quand il se perd, est en proportion de sa félicité quand il se sauve. Capable de Finfmi, il est de force, par les initiatives de la grâce combi- nées avec les énergies de la liberté et des passions, à pénétrer dans les profondeurs de l'éternité, à s'y établir pour toujours, contemplant l'essence du vrai, caplif enthousiasmé du bien, goûtant la joie, qui est le fruit du bien et du vrai. Voilà sa première supé- riorité que nulle créature de la terre ne partage avec lui. J\Iais plus notre aspiration est vaste, plus notre sort sera digne de larmes, si elle demeure inas- souvie. Les abîmes se répondent, la voix du déses- poir dans lequel se consomme notre dégradation n'est couverte que par les accents du bonheur qui comble notre désir.

1. Son Éininence le cardinal Richard, archevêque de Paris,

2. Sa Grandeur M^' Deramccouif, évoque de Soissons.

22 LA VERTU.

Or, durant le cours de son existence ici-bas, l'àme reste suspendue entre l'extrême gloire et l'extrême honte; elle porte en son sein une puissance aussi vide qu'exigeante, que rien n'enchaîne à l'objet qui doit la remplir, que rien n'enferme dans le chemin conduisant à cet objet. La liberté flotte dans le fleuve des choses, les appétits sont sollicités en des élans contraires, sans qu'aucune autorité vienne imposer à notre choix la nécessité de la perfection, au mouve- ment de notre volonté, de notre sensibilité, la direc- tion qui y mène. Que dis-je, il y a mille manières de faire naufrage, il n'y en a qu'une d'aborder au port; mille manières de manquer la cible, une seule de l'atteindre. Par un surcroit de malheur, les voies de la ruine sont bordées de charmes, l'entrée y est prés de nous, le sol y est uni, on y marche à l'aise, tandis que les sentiers de la béatitude sont longs et âpres, personne ne les suit sans se condamner à ver- ser des sueurs, peut-être du sang, à multipUer des efforts qui épuisent avant d'assurer la victoire. Pour achever, dirait-on, l'angoisse de notre situation, nous éprouvons je ne sais quelle folle envie de franchir la large porte par laquelle la multitude s'engage dans le sillon de la mort * ; nous n'avons qu'à nous laisser glisser sur le penchant de notre perversité, pour nous égarer sans retour; par contre, nous sen- tons une répugnance héréditaire à prendre la porte

1. s. Matthieu, vu, 13.

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 23

étroite et la roule resserrée qui mènent à la vie. De sorte que l'homme est, avec l'ange, la seule créature dont la carrière puisse se clore par le dénouement tragique delà damnation; mot terrible, qui exprime l'état d'un être ayant manqué sa fin. Le reste du monde n'a ni la sublimité de notre nature, ni notre haute destinée, mais il ne court point nos dangers, il ne sort jamais du mouvement qu'un agent souverain lui a tracé. Saisi par une loi de nécessité, l'univers au- dessous de nous accomplit son labeur, tend infaillible- ment et de toutes ses forces, vers le but qui lui a été assigné, le réalise, sans dévier un instant. L'araignée ne se trompe pas en tissant sa toile, l'hirondelle n'hésite pas en édifiant son nid; « tandis que mon peuple, criait Jérémie, se précipite en une course in- sensée, comme un cheval qui se lance dans la bataille, le milan dans les airs connaît sa saison, le ramier et la cigogne observent le temps de leur retour * » .

L'œuvre de nos jours, vous le comprenez, c'est de nous arracher à ce péril mortel, de quitter ce terrain chancelant des indéterminations et des indécisions, d'échapper, fallût-il passer par le fer et par le feu, à une infamie pire que le néant, de se river d'une ma- nière définitive au vrai but de l'existence.

La vertu réalise ce progrès, attache l'homme à la fin vivante et positive pour laquelle il a été fait, oriente sa pensée et son vouloir, incline avec fermeté sa li-

1. Jérémie, vin, 7.

24 LA VERTU.

berté et ses passions vers l'objet de la béatitude, oblige toutes ses énergies à travailler pour le succès de ce capital dessein. D'où il suit, selon une belle parole d'Albert le Grand, « que la vertu est la mai- tresse de nos félicités, virtules sunt dominée felicita- tu?n' », qu'il importe d'en traiter comme du moyen unique de les atteindre. Durant cette station, nous nous appliquerons à cette étude, non par une analyse de détails, mais par une considération générale, par la contemplation des groupes qui composent l'armée divine des vertus et entraînent l'âme vers le salut. Aujourd'hui, nous nous attacherons à célébrer la grandeur de la vertu.

I

Premièrement, la vertu est l'exaltation de la na- ture^. Celui qui en possède la plénitude, monte à une hauteur qui l'élève au-dessus de ses sembla- bles, et nous oblige à saluer en lui le type idéal de notre race. La vertu est une qualité : c'est l'i- dée la plus commune que nous en avons. Ces deux expressions s'emploient équivalemment dans notre langue, encore que la seconde emporte un sens plus ample que la première. L'homme vertueux devient, par excellence, une personne de qualité; il arrive au sommet d'une aristocratie préférable à l'aris-

1. Elhic, Tract. IX, i, 55.

2. Append., N. 1, p. 377.

PREMIERE COMEHENCE.

tocratie du nom et du sang, car le nom et le sang ne valent que s'ils ont été ennoblis par la vertu ; à l'aristocratie de la richesse, car, sans la vertu, la richesse ne sert qu'à avilir celui qui en dispose, à faire ressortir, par un vain décor, la bassesse de son caractère; à l'aristocratie de la gloire, car il n'est point de gloire solide qui ne prenne son fondement, qui ne puise son éclat dans le roc inébranlé et dans la splendeur de la vertu. Cette qualité est d'une essence si supérieure que les stoïciens en faisaient le but total de nos actions, que Platon, convaincu que la créature ne saurait l'enfanter, la déclarait des- cendue du ciel, que les Romains lui brûlaient de l'encens, lui élevaient des temples, comme à une déesse d'un rang privilégié.

Mais il y a des qualités qui ne sont qu'un orne- ment, la beauté, par exemple; la vertu est un orne- ment et elle est davantage; elle nous rend bons : boniim facit habentem, répétaient les philosophes. Être vertueux, c^est être bon; les formes, les nuances, les aspects, les degrés, les œuvres, les triomphes de la vertu ne sont rien, sinon les diverses manifesta- tions de la bonté, d'une bonté si pure, si étrangère à tout mélange, qu'elle ne fait qu'améliorer l'être qu'elle imprègne, qu'infuser en ses veines l'or sans alliage de sa perfection.

Telle quelle, celte affirmation est universellement acceptée; mon devoir est d'en pousser plus loin l'é- lucidation.

26 LA VERTU.

Nous disons qu'un être est bon, lorsqu'il est dans une disposition d'accord avec sa nature, lorsque se sont développés, dans le sens de leurs aspirations fon- cières, les éléments, les facultés, les activités qui le constituent dans son espèce et dans sa personnalité. In hoc eniî7i bonitas cujusciimqiie rei coîisistit, ut récte se habeat in ordine ad suani naturam'^. C'est précisément le rôle de la vertu, elle perfectionne le sujet en lui-même; par elle, l'homme, si j'ose ainsi m'exprimer, devient homme jusqu'au bout, pleine- ment homme. « La vertu, dit le Philosophe, est pour l'être dont elle est la vertu, ce qui tout à la fois en complète la bonne disposition et lui assure l'exécu- tion de ce qui lui est propre. Par exemple, la vertu de l'œil fait que l'œil est bon, et qu'il accomplit comme il faut sa fonction : car c'est grâce à la vertu de l'œil que l'on voit bien. Même observation pour le cheval; c'est elle qui fait le bon cheval, le cheval également propre à fournir une course rapide, à porter son cavalier, à soutenir le choc des ennemis 2 » . Ainsi donc, l'épanouissement intégral de la vertu est l'épanouissement total de la nature.

Messieurs, j'ai peur qu'au premier abord cette doc- trine ne vous scandalise. Quand on parle de vertu, ne désigne-t-on pas une force qui retient la nature sur la pente de ses désirs, une violence qui en arrête

1. Saint Thomas, II'«, lxxi, ar. 1.

2. H Elhic, VI, 2.

PREMlknF, CONFLRENCE. 27

les essors, en enchaîne les mouvements, en tue les aspirations? N'est-ce pas parce que la vertu oblige à réprimer les élans de la chair et des sens, de l'imagi- nation, du cœur, de la pensée, que son nom suffit à effrayer tant d'hommes, à exciter contre elle, contre la morale, contre la religion qui l'imposent, la colère du siècle? Nous voulons vivfe, crie la moitié de notre génération, nous entendons goûter toute la vie, laisser à son flot la liberté de son expansion; malheur aux docteurs, aux institutions qui tenteront d'entraver son cours, nous brûlerons leurs livres, nous déchi- rerons leurs codes, nous bannirons leurs messagers; les énergies humaines, jusqu'ici refoulées, entreront enfin dans une voie si large que rien ne viendra en empêcher la diffusion, ni en contrarier l'effort. N'avons-ûous pas, nous-même, répété que l'âme ver- tueuse était condamnée à travailler dans un perpétuel conflit, à lutter contre des tendances enracinées dans notre substance? Si Jésus-Christ, promoteur souve- rain de la morale et des vertus, fût venu pour faci- liter le progrès et l'efflorescence des instincts, eût-il publié qu'il apportait non la paix, mais le glaive, répandu partout dans son Évangile l'idée d'immola-» tion et de mort, commandé aux disciples de renoncer à eux-mêmes, déchaîné cette guerre qui déchire l'âme, entretenu dans les entrailles de la société ces con- vulsions qui ne sont, après tout, que la révolte de la nature contre les exigences de la vertu? Il n'est pas une forme de cette puissance qui ne tyrannise

28 LA YERTD.

appétit, qui n'alrophie un germe dans l'individu ou dans la personnalité. Essentiellement mobile, l'homme est porté par une force née avec lui à suivre le caprice de son humeur, la fantaisie de ses goûts, à se jeter en avant, à rebondir en arrière, à poursuivre tour à tour le même objet de son amour ou de sa haine, à vomir aujourd'hui ce qu'hier il avait goûté, en un mot à se contredire sans cesse, La prudence refrène ce penchant en établissant des règles sta- bles, des procédés fixes qui ordonnent la môme atti- tude dans les mômes circonstances, quoi qu'il en soit, d'ailleurs, de la fureur et de l'intensité des désirs contraires. Une passion, dominant toutes les autres, nous excite à nous rechercher nous-mêmes, à sauve- garder notre prospérité, dût le prochain en être lésé, le monde en périr; la justice nous contraint à res- pecter le droit d'autrui, à lui rendre mathématique- ment ce qui lui appartient, à laisser dans l'irritation la soif du bien propre dont nous sommes dévorés. Un besoin impérieux nous presse d'entretenir notre vigueur dans l'opulence des banquets, de permettre à nos yeux, à nos rêves d'errer sur les objets qui les enivrent, de nous plonger éperdus et haletants dans le mystère qui prépare la perpétuité de notre race et de notre nom; la tempérance discipline le regard, la sensibilité, l'esprit, mesure les aliments et les breuvages, règle, et souvent réprouve la propagation du sang. La fatigue, la souiïrance, la mort nous font horreur; la force nous oblige à affronter les dan-

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 29

g-ers, à essuyer les coups, à courir au-devant du trépas. Nous sommes avides de lumière et d'évidence, la foi nous enferme dans la région des ombres ; nous appelons avec des accents d'impatience et de détresse une félicité immédiate que nous puissions saisir de nos mains et jeter toute vive dans le désert de notre âme; l'espérance relègue dans un indéfini lointain, à l'extrême horizon de nos années, la possession du bonheur; d'elle-même, notre symp.ithie se déverse sur les créatures qui resplendissent et palpitent près de nous; la charité a la prétention d'emportci- la meilleure flamme de nos tendresses, dans les hau- teurs habitées par un Être que nous n'avons ni vu, ni entendu, ni touché, dont la réalité est pour nous impalpable. La vertu, en un mot, ne vit que des sacrifices de la nature, le feu de ses autels ne s'ali- mente qu'en consumant notre substance; c'est pour- quoi les partisans du droit intégral de la nature s'irritent contre les préceptes et la morale qui en entravent l'évolution spontanée.

Si audacieuses qu'elles soient, ces objections ne me déconcertent pas; j'ai réfléchi ma pensée, j'en maintiens l'affirmation, je répète que la vertu acquise et môme, à certains égards, infuse, est l'épanouisse- ment de la nature et des germes qui sont en elle, que les adversaires de la vertu sont les ennemis et les profanateurs de la nature. Lorsque Dieu commu- niqua la sagesse à Salomon, il lui donna un cœur

30 LA VERTU.

étendu comme le sable de la mer, dédit latitudinem cordis quasi arenam, quse est in littore maris*; quand saint Paul exhortait les fidèles de Corinthe à l'exercice de la force, de la pureté, de la loyauté, de la science, de la justice, il les poussait à la dilatation de leurs entrailles et de leurs âmes rétrécies; dilata- mini et vos'^ ; quand David suivait avec amour les préceptes de Jéhovah, il se flattait de marcher au large, ambulabam in latitudine, quia mandata tua exquisivi^ ; la vertu confère la plénitude, et si elle arrive à sa cime, les facultés humaines prennent de telles proportions, que nous apparaissons comme des créatures nouvelles dont on ne saurait mesurer ni la sublimité, ni la profondeur.

Pour comprendre cette doctrine, il importe de dis- tinguer dans l'homme deux sortes de penchants : les uns que la vertu a mission de combattre, les autres qu'elle est chargée de développer. Les premiers ne sont point nés de la nature saine, équilibrée, mais de sa corruption et de sa décadence; s'abandonner à leurs caprices, c'est se trahir soi-même, se livrer à un délire qui mène le corps et l'âme à la mort. En apaisant leur fièvre, en arrêtant leurs transports, la vertu ne lutte pas seulement pour son propre compte, elle défend la nature contre les attentats de la perver- sité. Vous me dites que vous voulez des banqueta

1. III Bois, IV, 29.

2. II Corinth., vi, 13. 8. Ps. cxviii, 45.

PREMIÈRE CONFERENCE. 31

pour entretenir votre vie, mais le banquet ne nourrit, n'augmente, ne prolonge la vie qu'autant qu'il est réglé, et à supposer, comme on a osé le dire, que l'homme ne fût qu'un ventre, ce ventre aurait encore intérêt à voir ses fonctions gouvernées par la tempé- rance. Si ses fantaisies ne sont pas refrénées, il pourrira, il brûlera, il crèvera, victime d'excès telle- ment opposés à sa constitution qu'il ne peut les sup- porter. Vous dites que l'homme est pressé de trans- mettre son sang, oui, mais si la chasteté ne réussit pas à imposer ses lois de retenue, ou bien la débau- che que vous réclamez comme une exigence de la chair conduira les individus et les peuples à la stérilité, ou bien elle enfantera des générations débiles, vouées à la souffrance et à la honte. Ainsi, la vertu ne se met en travers que des instincts maladifs, en empêchant leur explosion, elle nous protège contre les coups que dans notre égarement nous sommes prêts à nous porter à nous-mêmes.

Elle ne s'en tient pas à ce rôle négatif. Soutenir qu'il n'y a en nous que ces appétits misérables, que l'homme est vicié à jamais, que chacun en rentrant dans son cœur n'entend que des vok dépravées, des sollicitations au crime, c'est tomber dans l'erreur de Manès, de Luther, de Jansénius, c'est calomnier l'œu- vre de Dieu. Sous le limon et sous l'écume, il est un lit de pures aspirations qui émergent de l'âme saine, telle qu'elle est sortie des mains du Créateur. En don- nant à ces aspirations toute leur puissance, la vertu

32 LA VERTU.

exalte la nature et favorise ses légitimes désirs. Nous brûlons de savoir, de pénétrer au fond des choses, de lire dans les entrailles de l'être, de l'histoire; la science et la sagesse introduisent notre esprit dans le champ des contemplations. Nous craignons de nous risquer aveuglément dans le déluge des événements, des personnes, des circonstances; la prudence nous conduit par la main, après avoir sondé le terrain et exploré les voies. L'homme cherche une compagne, mû, moins par l'envie d'une alliance charnelle sans lendemain, que par le désir de trouver une société pour sa pensée et pour son cœur, de mettre de l'éter- nité dans le transport de son âme et dans le feu de sa passion; l'affection conjugale donne satisfaction h. ce sentiment avide de durée, d'idéal, de profondeur. Et qu'est-ce que la justice, l'amitié, la fraternité, sinon la réponse à l'ambition que nous avons de vivre avec nos semblables? Et qu'est-ce que le patriotisme, si- non la transformation de Tinstinct qui nous attache au sol, en un amour réfléchi? La religion, c'est l'apai- sement du souci qui inquiète les pensées : le souci de la Divinité. « Malgré la prison du corps, dit Ter- tuUien, malgré la mauvaise éducation et les pré- jugés, malgré l'énervement des passions et l'escla- vage des idoles, lorsqu'elle se réveille de l'ivresse comme d'un profond sommeil, lorsqu'elle recouvre pour ainsi dire la santé, l'âme invoque Dieu sous le seul nom qui lui convienne : Grand Dieu! Dieu de bonté! 0 témoignage d'une âme naturellement

PRUMlÙnE CONFÉRENCE. 33

chrétienne! En di-niit cela, elle ne regarde pas le Capitole, mais le Ciel'. » La foi, l'espérance, la charité, la piété, créant entre Dieu et nous des relc- tions intimes, contentent cette inclination, lui tracent des sillons dans lesquels elle pt-ut déverser les atten- tions et les tendresses que, comme malgré elle, elle tient en réserve pour l'Etre souverain-.

Enfin, s'il est un délire qui nous entraîne à nous livrer à la matière, à vouloir plus de souplesse à la chair, afin que sortant de nos propres lois, secouant la dépendance de l'âme, nous puissions entrer plus totalement dans les moeurs de la brute sans intelli- gence, il y a par contre un enthousiasme, une vo- lonté de nous abandonner corps et âme à la direc- tion d'un agent supérieur, de nous façonner nous- mêmes, de manière que ce maître plus haut fasse vibrer à sa guise, sur un mode céleste, les fibres de notre volonté. Les dons du Saint-Esprit ouvrent à nos sentiments les horizons infinis de la mystique chré- tienne. Et ainsi. Messieurs, la vertu est la glorification des instincts les plus profonds de la nature. Si le mal ne triomphe jamais définitivement, si, aujourd'hui, après les victoires du mensonge, l'autorité de la ty- rannie, la pourriture des mœurs, il reste une cons- cience qui fermente, une honnêteté qui se cabre, si après Gham et Gain, Sodome et Gomorrhe, Néron et Byzance, Arius et Luther, il est encore de la justice

1. Apoloff., 17.'

2. Append., N. 2, p. 379.

VERTU. o.

34 LA VERTU.

et de la fraternité, de la force, de la tempérance, c'est qu'en chacun de nous des énergies immortelles défendent contre l'empire des ténèbres, la lumière et le bien. La perfection totale est bAtie sur les aspira- tions les plus radicales de notre être tel que l'a fait le père de la création, Dieu, tel que l'a restauré le père de la régénération, Jésus-Christ. Cet édifice est l'œuvre de la vertu.

II

Secondement, la vertu est le règne de la raison^, Le développement dont nous venons de parler, pour être conforme aux exigences du bien, ne doit pas se produire à l'aventure et n'importe comment, ce n'est pas la poussée riche, touffue d'une plante sauvage, croissant au hasard. Une société ne pros- père point si chaque citoyen ne demeure au rang que lui assignent sa valeur et ses moyens. Tel qui, comme chef, se compromettrait lui-même et ferait courir à l'intérêt général les plus graves dangers, sera, comme simple particulier, d'une extrême utilité au bien public. Il en est de même dans la vie indi- viduelle, la perfection de l'homme requiert que chaque élément grandisse selon la place qu'il occupe dans le tout, selon le rôle qu'il joue dans le progrès

1. Append., N. 3, p. 380.

PnEMlÈRE CONFlUlEXCE. 35

de l'ensemble. Il appartient à Ja raison d'établir cet ordre et cette hiérarchie, de donner à chaque pièce du temple que nous sommes, la direction, l'allure, les dimensions, les dispositions en rapport avec la réalisation du but suprême poursuivi parla personne. La noblesse de tous les matériaux dont nous sommes composés, de tous les mouvements dont nous sommes le théâtre, dépend de leur subordination à la raison, en dépend tellement que nous sommes choqués par- tout où nous ne voyons pas apparaître sa trace. Un regard dans lequel ne brille pas son reflet, une pa- role, un geste, une attitude, une expression de phy- sionomie qui Toffensent, revêtent immédiatement une diû'ormité, une laideur qui nous froissent. Nous sommes vraiment bons et vraiment hommes, lorsque notre être et notre vie se déploient sous l'empire de la raison.

Or, dans la vertu, la raison tient le sceptre, elle dispose de toutes les forces, elle les gouverne à son gré. Non seulement elle établit son ordre dans son propre sein et dans ses propres actes, mais elle l'int- prime dans les autres puissances, elle s'est travaillée elle-même de façon à être joyeusement docile à ses propres inspirations, elle a travaillé les autres res- sorts jusqu'à ce qu'elle y ait créé un penchant à lui obéir avec empressement. La vertu n'existe pas avant que la raison se soit revêtue de cette vigueur et de celte autorité, avant qu'elle ait gravé son sceau dans les facultés susceptibles d'en recevoir l'em-

36 LA VERTU.

preinte. Si heureuse que soit une tendance, si favo- rable que soit un état, la verta n'y auia pas sa place, si l'on n'y trouve un élément de raison. « Quantiim- ciimque sit forlis dispositio in ni appetitivâ ad ali- çuid, non potesl habere rationf^m virtutis, nisi sit ibi quod est rationis ^ »

Plus les appétits, les vouloirs, les passions recon- naissent ce pouvoir, plus la vertu est réelle; elle est parfaite, dès que cette autorité est acceptée sans pro- testation, sans résistance, avec joie.

Cette disposition n'est pas un état transitoire qu'un caprice suffit h fonder, qu'un autre caprice suffît à faii'e disparaître, c'est une inclination passée dans la nature, dans la volonté, dans le sang", dans les nerfs, qui entraîne à ta suite de la raison tout le courant des énergies, qui penche du côté indiqué par elle tout l'arbre de la vie. La vertu est, en elfet, une ha- bitude. Or, qu'est-ce qu'une habitude? C'est l'état d'une àme fixée dans une manière d'être, portée à un genre d'action ^ revenant d'elle-même à une même pensée, retombant sans cesse, par son propre poids, dans le même sentiment, s'orientant, presque sans réfléchir, vers le même objet et prenant les mêmes chemins. Ce n'est plus cette tendance légère d'un cœur qui oscille à peine à droite, que le moindre attrait, la moindre influence font osciller à gauche, c'est une pente nettement dessinée sur laquelle coulent

1-5. Saint Thomas, De Virlutibus, I, art. 9, corp.

PREMiÈnE COXFÉ«ENCE. .37

nos idées et nos affections. Lorsque l'habitude est contractée par l'organisme d'obéir à la raison ^ celle- ci est tellement maîtresse, qu'elle a à peine besoin de faire sentir sa loi, le moindre petit coup met en mou- vement tous les rouages. Rien, si nous le voulons, n'arrache notre âme à l'empire de la raison, aucune force extérieure, aucun charme, aucune douleur. Durant toute son histoire, on la voit résister aux délices et aux bourreaux, aux séductions de l'amour comme aux cruautés de la haine, aux promesses du temps comme aux horreurs de la mort. Le démon s'est essayé sur la vertu de Job; pour l'amener à changer ses sentiments, il lui a ravi sa fortune et ses enfants, ses amis et sa santé, mais Job n'a point trahi dans son cœur les préceptes de sa raison... Dieu lui- même ne peut rien sur nos habitudes, si nous n'y consentons. Précisément parce que la vertu est pleine de raison, elle est pleine de liberté, et aucune vio- lence, même la violence divine ne saurait triompher de notre liberté. Il n'y a que nous, qui ayons la fa- culté de nous vaincre nous-mêmes, et d'arracher de notre âme la vertu que nous y avions fondée. Mais d'abord, nous ne le pouvons pas, sans que l'âme oppoFe à nos attenta's une formidable résistance, Ihabilude du bien entraîne une sorte de nécessité qu'il faut briser, pour retourner contre la raison le penchant que nous avions à la suivre. Nous savons, Messieurs, ce qu'il nous en coûte pour déraciner un vice auquel nous nous sommes livrés, à quels efforts,

38 LA VERTU.

à quels héroïsmes de vouloir il faut nous condamner, pour extraire tout ensanglanté de notre poitrine, un sentiment qui l'a pénétrée jusqu'aux dernières fibres. On dirait qu'en nous ce sentiment est le cœur de notre cœur, la vie de notre vie, que le sacrilier, c'est nous abandonner à une mort pire que la mort. Tertullien rapporte que les païens redoutaient moins le martyre que le renoncement à leurs habitudes de volupté, parce que des jours sans volupté leur paraissaient sans prix. « P lur es deniqiie inventas ^qiios magis pe- riculum vobtptatis qiiam vitse, evocet ab hâc sectâ..., cuni alla non sit... vitee gratta, nisi voluplas ^ » Saint Augustin a raconté, en termes dramatiques, la misère à laquelle l'avaient réduit ses habitudes. « Je soupirais, dit-il, captif dans les fers que s'était forgés ma propre volonté. Le démon tenait dans sa main mon vouloir, et il m'en avait fait une chaîne, et il m'en avait lié. Car la volonté pervertie fait la convoi- tise, l'asservissement à la convoitise fait l'habitude, l'habitude à laquelle on ne résiste pas, fait la néces- sité. Ces nœuds d'iniquité étaient comme les anneaux de cette chaîne qui m'enserrait dans un dur escla- vage. Cette volonté nouvelle qui se levait en moi de vous ser\dp sans intérêt, de jouir de vous, ô mon Dieu, seule félicité véritable, celte volonté était trop faible pour vaincre la force invétérée de l'autre. Ainsi, deux volontés en moi, l'une ancienne, l'autre

i. De spectac, c. i.

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 39

nouvelle, l'une charnelle, l'autre spirituelle, étaient aux prises, et cette lutte brisait mon âme et en met- tait en poussière toutes les énergies i. »

Telle est, Messieurs, la fermeté de l'habitude quand il s'agit du mal, c'est-à-dire de la victoire des appé- tits sur la raison. « Quand un Éthiopien aura changé sa peau, disait Jërémie, un léopard ses taches, vous pourrez aussi faire le bien, vous qui avez appris à mal faire ~. » Heureusement, il n'en est pas autre- ment de l'habitude du bien et de la docilité à servir la sagesse. Lorsqu'un homme a formé ses sentiments, les pliant par de nombreuses expériences à l'obéis- sance vis-à-vis de l'esprit, les facultés affectives con- tractent avec les facultés intellectuelles un pacte de vie que la volonté même ne peut briser à son gré.

La liberté s'est emprisonnée elle-même dans la route tracée par la raison, elle l'a bordée de murs quasi infranchissables, elle a fermé derrière elle cent portes, comme pour se rendre impossible tout retour contradictoire; elle ne sait comment sortir de cette captivité glorieuse, elle multiplie les efforts, elle ne réussit pas, elle se sent liée, ce n'est qu'en renversant les murs, en brisant les portes, en faisant éclater les entraves qui embarrassent ses pas, en se violentant, qu'elle triomphera de la vertu 3, qu'elle

1. VllI Confes., v.

2. Jih'émie, xiii, 23.

3. Saint Auguslm, In Ps. cvi, 5.

40 LA VERTU.

écha i er i à la souveraineté de la raison... C'est dite que cet e rupture ne s'opérera pas sans résistance, sins accunmlation de ruines, sans révolution san- glante à l'intérieur.

La vertu déracinée arrachera el emportera avec elle les parties les plus vives et les plus sensibles du cœur, la substance luimainc set a ébranlée jusque dans ses fondements. Lorsque le lendemain, sortie de la tempête dans laquelle elle aura fait naufrage, l'âme considérera son œuvre, elle se sentira dans le vide, dans la honte, dans la douleur; la conscience courroucée criera vengeance, toute la terre de nos pensées et de nos sentiments sera bouleversée par ce premier attentat conîre l'autorité de la raison. Rappelez-vous cette huit tragique JoufTroy vit le vent du doute lui ravir sa ve.tu de foi et de re- ligion. Quand le matin il révella, seul, avec l-i fatale pensée qu'il était tenté de maudire, il portait au dedans une blessure si vaste et si profonde qu'elle ne se ferma jamais. Même après un pareil trouble et de pareilles plaies, la vertu ne cédera pas, la raison ne renoncera pas immédiatement à son empire, l'arbre dont vous aurez coupé les branches et la tige essaiera de renaître, par des retours vio- ientSy vous chercherez à regagner les riv-ages que vous aurez perdus, longtemps encore vous retrouverez dans la cendre de vos sentiments, des étincelles qui rallumeront par intervalles la flamme de la vertu, l'habitude durant bien des jours survivra au crime,

PIîKMlKlir COXFIÎIU'NCE. 41

et il faudra des coups i^pélcs pour que la voi-lii meure tout à fait, et pour que la déchéance de la raison soit définitive.

La vertu trempe ainsi le caractère, elle grave en l'horame des traits qu'il est presque impossible d'ef- facer, elle l'attache si fortement aux idées justes, aux causes nobles, qu'à tous les efforts tentés pour le ravir à ses convictions et à ses saintes affections, il répond par une résistance invincible.

Cet empire si solide est un empire absolu qui s'étend jusqu'aux fibres les plus intérieures de la vie et de la personnalité. Par la vertu, en effet, nous sommes bons, non pas à la surface, non pas dans l'expression de noire physionomie, dans nos gestes, dans nos paroles, dans nos procédés extérieurs, nous sommes bons jus- qu'au fond. Que de gens cachent sous le miel des mots, sous la grâce des attitudes, sous le rayonnement du \isage, des cœurs vulgaires, des vices! Il n'y a rien de plus contraire à la vraie vertu que ces écorces menteuses, que ces tombeaux, dissimulant sous l'or de leurs décorations, la pourriture et les vers hideux. Lorsque Jésus-Christ nous traça les chemins de la per- fection, il nous demanda d'être désintéressés dans l'esprit, d'être purs et doux dans le cœur, d'être, dans l'âme, altérés et affamés de justice. Ses plus impla- cables anathèmes furent fulminés coi:tre les hypo- crites et les Pharisiens, couvrant des apparences

42 LA VERTU.

de la sainteté, la lèpre de la perversité. Toute bonté est donc une comédie indigne, si elle ne jaillit pas du dedans, si elle n'est pas le reflet, à l'extérieur, de la flamme sacrée qui se consume à l'intérieur. Il en résulte, puisque la bonté propre à l'homme réside dans la soumission de tout l'orgauisme moral à la raison, que, par la vertu, la raison exerce son autorité sur une région qui échappe à tous les pouvoirs créés, la région des pensées, des vouloirs et des amours, la région de l'âme et du cœur.

III

Troisièmement enfin, la vertu est le triomphe de l'activité, c'est une bonté entreprenante, une énergie féconde en œuvres et en résultats. Nos jeunes gens ont donc raison, lorsque s'en prenant à des hommes qui ne font rien, tout en se prétendant des chrétiens sérieux, ils demandent qu'on vive sa justice, sa foi, son espérance, sa charité, c'est-à-dire qu'on les prouve par des actes ; ils ont raison quand ils doutent des per- sonnages qui ne sont jamais sortis de leur inertie, qui ont assisté gémissant, pleurant, dormant, au spectacle des plus graves événements, sans jamais jeter dans le conflit universel le poids d'un effort ou d'un sacrifice K L'homme vertueux ne laisse pas les épines croître dans le champ de ses afléctions, ni les ronces couvrir la terre

1. Append,, N. 4, p. 381.

PREMlicRE CONninENCE. 43

de son àme, il ne s'étend pas languissamment dans l'ombre, il ne croise pas les mains pour doimir, il est debout : sa sainteté est une réaclion contre la passi- vité,

La philosophie a dès longtemps reconnu ce ca- ractère essentiel de la vertu, elle a refusé ses cou- ronnes à quiconque s'étant enveloppé dans je ne sais quelle supériorité stérile, n'a rien remué, ni rien tenté. Le sens commun a porté le même jugement, honorant et applaudissant ceux dont la valeur a élevé des édifices solides dans le monde intellectuel, moral, politique, social, religieux. L'Église catholique, or- gane du Maître qui a su faire aussi bien qu'enseigner, a affronté les plus héroïques combats pour soutenir parmi nous la nécessité de l'action : Luther, s'étant contenté, pour la justification, d'un vêtement extérieur de justice, déprécia le travail personnel, prétendit que lafoi suffisait au salut. Rome lui opposa toute l'histoire de la Révélation et toute l'histoire de la sainteté, fit retentir les paroles de l'apôtre : « Appliquez-iwus de plus en plus aux bonnes œuvres, sachant que votre labeur ne sera pas sans fruit devant le Seigneur ^ » ; parla de la source intérieure qui devait jaillir jusqu'à l'éternité -; de la malédiction tombée sur le figuier qui ne portait point de fruits, du jugement propor- tionné aux actes 3; montra Paul courant comme un

1. I Cor., XV.

2. S. Jean, iv.

3. S. Matlh., XVI. Rom., H.

44 LA VERTU.

athU'te, luttant comme un soldat, n'attendant sa cou- ronne qu'après être arrivé à rextrémité du stade ^ ; frappa d'anathème quiconque oserait affirmer que nous sommes purement passifs dans le mystère de la régénération 2. Lorsque le Quiétisme nous représenta la perfection chrélienne comme une sorte de sommeil bercé dans une volupté mystique, ennemi de l'élan et du mouvement, plus haut que Bossuet, Innocent XI condamna Molinos et les partisans de son erreur. La distinction récente entre les vertus actives et les vertus passives n'a pas eu un meilleur succ<^s ^ : Léon XIII la répudia solennellement, enseignant que « de vertu vraiment passive il n'en existe pas, qu'il n'en peut exister* ».

La raison de cette doctrine est fort accessible : la vertu n'est pas autre chose que la virilité de l'àme, de l'esprit, de la volonté. Mais quand donc l'homme est il ar.ivé à l'âge de la virilité? Uuand il est capable d'en- gendrer son semblable; quand son bras est de force à remuer le sol, à soulever des fardeaux, à porter un glaive, à repousser un choc ; quand son pied est assez robuste pour exécuter les longues courses ; quand son regard s'impose par son autorité; cjuand de ses lèvres tombent des mots qui comptent et soulèvent.; quand son intelligence pense; quand son cœur aime et veut,

1. II Timot., II.

2. Concile de Trente, sess. 6, can. 4.

3. Ai'i'Cnd., N. 5, p. 381.

4. Lettre de Léon XIII au CarJ. Gibbons, 22 janvier 1*99.

PHEMIÈRE CONFÉRENCE. 45

en un mot, quand de toutes ses facultés pleines l'ac- tion éclate et se répand, brisant les obstacles, chan- geant les événements, influençant la terre et le ciel. Or la vertu, dans l'idée que nous nous en faisons, entraine en même temps une abondance de vie et une perfec- tion des puissances actives. Il est des qualités qui ne modifient que la substance ; la grâce, par exemple, n'opère pas directement, parce qu'elle s'est attachée au fond de l'âme; la vertu ajoute, au contraire, un surcroit de vigueur, une provision d'énergie, un com- plément de souplesse aux forces agissantes qu'elle élève à leur dernier degré : Virtiis est ultimiim po- tentiâe ^

Suffit-il d'être prêt à l'action, de s'y sentir incliné, de s'y porter avec facilité pour mériter d'être compté parmi les hommes vertueux?Non, Messieurs. L'acte de vertu est personnel, essentiellement personnel, je veux dire qu'il sort de nous, de notre raison et de notre volonté, les deux sources de la personnalité : si nous nous mettons en mouvement sous l'empire de notre tempérament, d'une tendance, d'un caprice; si nous marchons, poussés par l'opinion, par la mode, par le courant, nous ne nous mouvons pas, nous sommes mus, nous n'agissons pas, d'autres agissent en nous et par nous. Il est des êtres si impersonnels que jamais leur idée ne les conduit, jamais ils ne pensent ni ne veulent par eux-mêmes; ils ont des mœuis d'esclaves,

1. Append., N. 6, p. 382.

46 LA VEUTU.

tout commande en eux, excepté eux-mêmes; ils sont successivement le jouet des partis, des influences qui disposent tour à tour et souverainement de leur esprit et de leur cœur. Race d'enfants à la merci de leurs instincts, incapables de sagesse et de vertu, car ils ont comme en naissant été dépouillés de toute autonomie! Ils resteront toujours dans cet état infé- rieur qui consiste à répéter comme un enfant, à penser sous l'inspiration d'autrui, comme un enfant, à raisonner, à remuer comme un enfant, par pure imitation et pure passivité.

Et riuimilité, me direz-vous, ne nous dépouille- t-elle pas de noire personnalité? Et l'obéissance ne nous impose-t-elle pas une altitude passive vis-à-vis de ceux qui nous commandent.

En ce qui regarde l'humilité. Messieurs, sachons qu'elle ne consiste pas à ignorer ses propres talents, et sous prétexte qu'on en est dépourvu, à s'endormir dans l'oisiveté. L'humilité nous empêche, par une vi- sion et une science exactes de nous-mêmes, de comp- ter sur des qualités que nous n'avons pas, nous dégag"e des illusions qui mènent peut-être à l'agitation, mais non point à l'action, elle ne nous dépouille pas de notre personnalité, elle dépouille notre personnalité des vaines enflures, pour n'y laisser debout que des éléments solides et des principes d'une saine et vi- goureuse initiative ^

1. Append., N. 7, p. 382.

PnEMlÈRE CONFÉRENCE. 47

L obéissance ne tue ni l'activité, ni la personnalité. Ce que l'on a appelé l'obéissance passive n'est ni une vertu humaine, ni une vertu chrétienne, car il n'est permis h aucune autorité de traiter des hommes comme des machines, à aucun être intelligent de s'a- bandonner à tous les caprices d'un maître : ce ne serait pas de l'obéissance, ce serait de la servitude, la plus odieuse de toutes, la servitude de l'àme. D'a- bord, il y a dans la personnalité une part inaliénable, â laquelle personne n'a le droit de toucher, nous avons le devoir imprescriptible de ne pas mal faire, et dès qu'un acte est incontestablement criminel, aucun pou- voir, aucune discipline ne peuvent nous l'imposer. Ja- mais l'obéissance ne nous a condamnés à la trahison de notre conscience. En conséquence, il y a des pou- voirs auxquels il faut se sacrifier, des drapeaux pour lesquels il faut lutter et mourir, mais il est des trônes de boue devant lesquels il n'est point permis de s'in- cliner, des étendards de honte auxquels on ne peut se rallier sans devenir infâme, des jougs qu'il faut se- couer, si l'on ne veut se mettre en rébellion contre la souveraineté de Dieu. Nous ne sommes pas de ceux qui proclament que la loi, quelle qu'elle soit, est la loi; nous sommes de ceux qui protestent que, dans certains cas, la loi n'est pas la loi. S'il est nécessaire parfois de se soumettre à des décrets injustes, malgré les précautions qu'il convient d'apporter dans l'appli- cation du principe que j'enseigne, il est vrai qu'il est des circonstances l'insurrection est le plus sacré

48 LA VERTU.

des devoirs. Si l'obéissance nous obligeait à nous tou- jours courber, sans distinction, il faudrait aller jus- qu'au bout et soutenir que l'idée venant à un législa- teur de me comniander le meurtre de mon père, je n'aurais qu'à exécuter ce forfait. Il y a des limites à l'obéissance, parce qu'il y a de» limites à l'autoiilé.

C'est ce qui a permis à nos martyrs de se révolter contre les lois de l'Empire, prétendant leur imposer l'adoration des idoles et l'apostasie du vrai Dieu, c'est ce qui a légitimé les rébellions contre les tyrannies qui, dans la suite des âges, ont opprimé les consciences, et abusé du pouvoir pour perdre les peuples^.

Dans le domaine l'obéissance nous oblige juste- ment à nous incliner, il s'en faut qu'elle mène au sa- crifice de l'individu, de l'activité, de la peisonnalité, je dirai plutôt qu'elle en assure le triomphe. C'est qu'il faut établir un équilibre entre la discipline et l'autonomie, être autonome sous la discipline et dis- cipliné dans l'autonomie. La plupart des hommes, laissés à eux-mêmes, sont incapables de dégager leur personnalité ; l'ignorance de soi, la timidité, la paresse, l'inexpérience les égarent, ils entrent dans des car- rières au terme desquelles les attendent de lamen- tables échecs. L'autorité digne de ce nom a une vision plus profonde, elle découvre les aptitudes, elle éveille les talents, elle excite les capacités, elle cul- tive la terre des âmes et elle en tire des richesses;

1. Append., N. 8, p. 383.

PREMIÈRE CONFÉRENXE. 49

grâce à son impulsion les êires les plus inférieurs produisent, sortent de leur inertie pour se transfigurer dans l'eii'ort et dans l'action. Si le pouvoir abuse de sa force pour étouîler les meilleurs élans, laisser dormir dans les profondeurs du sol les trésors de vie; si, jaloux et ennemi de tout essor et de toute inilialive, il arrête la sève qui monte; s'il se plaît, pour empêcher la fécondité des saines énergies, à leur créer des entraves, à favoriser les influences ca- pables de les paralyser, le pouvoir a trahi sa mission. 11 est possible que nous soyons encore tenus de faire sa volonté, que la conscience nous oblige à être dupes, mais nous sommes dupes et peut-être martyrs. Tn de nos malheurs au xix® siècle a été d'être trop sou- vent à la merci de chefs sans envergure et sans va- leur : la médiocrité de leur inielligence, la mollesse de leur volonté, la tiédeur de leurs sentiments, l'é- goïsme de leur cœur ont laissé se perdre les germes de prospérité. Tantôt, soliveaux encombrants, les dépositaires de l'autorité ont barré le passage à l'ex- plosion de la vie et du progrès; tantôt, maîtres scep- tiques, ils ont laissé leurs sujets se débattre, sans les éclairer, sans les soutenir, dans la mêlée des événe- ments et des choses; tantôt enfin, outrageant jusqu'au bout leur devoir, ils ont dévoré à leur profit la sub- stance de tous. Ils devaient être nos meilleurs {U-o- tectfurs, plus d'une fois ils ont été nos pires ennemis. Nous n'avons pas seulement été victimes sur le terrain de l'obéissance, nous avons été victimes sur tous les

VERTU. 4.

50 LA VERTU.

terrains. N'accusez pas cette belle ver'u, n'accusez pas non plus l'autorité, accusez la décadence de l'au- torité qui entraîne toutes les autres.

Donc, Messieurs, toute vertu est active, d'une acti- vité li!)re et personnelle, je dois ajouter que cette activité n'enfante que le bien'. L'homme vertueux ne trempe jamais dans le mal, sa science n'enseigne que le vrai, son art ne crée que le beau, sa prudence se tient aussi loin de l'astuce que de la témérité, sa justice bondit en face des procédés louches, des af- faires véreuses, des complots iniques. Devenu un arbre excellent dans sa racine, dans sa tige, dans ses rameaux, il ne porte que de bons fruits, su cime s'élève vers les hauteurs connue l'aiguille aimantée s'oriente vers le nord, elle y respire l'air pur des meilleurs désirs et des parfaits sentiments. Aussi longtemps que la liberté et les passions étaient abandonnées à elles- mêmes, leur mouvement oscillait entre le bien et le mal, ou même avait un penchant plus prononcé pour le mal que pour le bien. La vertu en les saisissant fait cesser cette indétermination, élève leurs éner- gies vers le bien, leur communique le goût de l'hon- nête et du parfait. Sous son empire, l'âme se porte aux saints efforts avec agilité, car l'habitude des che- mins rend inutiles les longues délibérations, les con- seils compliqués, les hésitations, les arrêts qui retar-

1. Apprnd., N. 9, p 383.

PRF.MIÈHE COXFÉlîEXCE. 51

dent la marche et retiennent caplifs les élans; aisé- ment, car, quelle que soit la sublimité de l'œuvre en- treprise, il y a une proportion entre les àpret 's qu'elle présente et les ressources dont nous disposons; forte- ment, car la vertu est une puissance, le mot le dit, c'est l'accroissement et la transfiguration des facultés. Si haut qu'il faille monter, l'ascension n'épuise pas son courage ; si terribles que soient les assauts, elle en soutient le choc, il y a en elle plus de vig"ueur pour la résistance qu'il n'y en a dans le mal pour l'attaque. V^ous savez de quels travaux est capable la perversité, vous avez suivi à travers l'histoire sa fureur dans l'effort, sa ténacité dans la lutte, la vertu est plus ardente qu'elle, les torrents de l'ini- quité n'éteignent point la flamme qui brûle en sa lampe sacrée. Si Satan a versé dans l'âme de l'impie quelque chose de son intraitable dureté, Dieu a ré- pandu dans la volonté du sage et du saint l'énergie de son bras et la puissance invincible de son éternité. Aussi, quand je vois nos âmes défaillir en présence des œuvres de l'enfer, désespérer, reculer devant leurs violences, je ne dis pas : le vice est plus fort que la vertu, je dis : notre vertu a dégénéré : voilà toute l'ex- plication de notre déroute.

Enfin, Messieurs, si cette action n'est pas sans tris- tesse, si elle nous condamne à marcher souvent dans les épines, elle n'est pas non plus sans joie ; le mal a ses délices, l'honnêteté aussi a ses allégresses. On fait avec joie ce que l'on fait avec facilité ; quand on

52 LA VERTU.

aime le bien, on trouve du bonheur à le réa- liser, et ainsi, rapide comme les aigles, fort comme les lions, l'homme vertueux s'élance dans le champ des œuvi^es, de l'activité, chaque pas qu'il fait le rapproche de la félicité ; il est encore dans la voie, mais il avance vers le terme; du cœur de Dieu des- cend déjà sur son Ame un souffle de béatitude, récom- pease de ce qu'elle a fait dans le passé, prémice de ce qui lui est réservé dans l'avenir ■•.

Vous voyez, Messieurs, à quelle hauteur vous élève la vertu, quelle plénitude de vie elle fait coubr ôblus votre sein. Elle vous dégage des éléments morbides qui corrompent le sang, minent eu secret l'avenir des individus et des races ; elle donne leur essor aux penchants, aux instincts, aux passions légitimes nés de notre nature ; elle fait monter la personne au sommet de la perfection ; elle communique une telle énergie à la raison, que la raison supérieure à elle- même gouverne, en souveraine, le monde infini- ment compliqué qui se remue en nous. Quand nous vous^exhortons à être prudents, justes, courageux, tempérants, nous vous deinandons d'être des hom- mes dans toute la force du terme, de penser, de sentir, de vouloir, d'aimer, de vivre comme des hommes; nous vous poussons à l'effort et à l'action, désirant que votre influence compte, s'impose dans

I. Append., N. 10, p. 384.

PREMIÈRE COXFÉRENCR. 53

la génération dont vous êtes les fils. Avez-vous, Mes- sieurs, formé vos âmes à la vertu? Le fleuve de la bouté y coule-t-il à pleins bords? La raison a-t-elle repris l'autorité qui lui appartient sur les mouve- ments de votre esprit, sur les élans de vos appétits, sur le feu de vos désiis, sur les rêves de s'otre in;>agi- nation? Avez-vous appris à votre sang et à vos con- voitises à suivre les voies qu'elle leur a tracées? Êtes- vous des êtres libres, je vcuk dire des êtres qui, indépendants de l'opinion, de la mode, des préjugés de caste, d'éducation, de milieu, se dirigent par l'idée qui est au fond de leur conscience? Êtes- vous des êtres de caractère, fermes dans leur conviction, iné- branlables dans leur ligne de conduite, ne se laissant arrêter ni par la séduction des ioies, ni par la peur ? Êtes-vous des hommes d'action, vous arrachant à la torpeur, au bien-être, à l'oisiveté, pour jeter joyeu- sement dans la mêlée le poids de votre bras et de vos efforts : opposant je ne dis pas les protestations, ni même l'éloquence de votre langue, je ne dis pas les larmes de vos yeux, ni les gémissements de vos cœurs, je dis la puissance de vos œuvres et le rem- part de vos poitrines aux impudences infernales de l'injustice? Ètes-vous de ceux qui succombent plutôt que de se rendre; qui, non par esprit de violence et de pai ti, non par bravade et par pose, mais par amour du bien et de Dieu, crient, du fond du cœur, non du bout des lèvres : la liberté ou la mort? Si oui, je vous salue, avec un sentiment que font trembler le respect

54 LA VERTU.

et l'espérance; si non, hâtez-vous de fouetter votre sang, changez de cœur, de volonté, d'âme, vous n'êtes pas des hommes, vous êtes moins encore des chrétiens : votre conscience, votre baptême et votre Dieu vous pressent de devenir l'un et l'autre. Ainsi soit-il.

DEUXIÈME CONFÉRENCE

LES VERTUS INTELLECTUELLES :

L LA SCIENCE

SOMMAIRE

Les anciens appelaient verlu toute perfection d'une puissance atteignant facilement et prompteiiiciit son but. Le Iticologien ne s'occupe directement que des vertus intellectuelles, morales, di- vines, propres à l'homme. Cinq vertus intellectuelles. réso- lution de renvoyer la prudence à la conférence sur les vertus mo- rales, de parler de la science dans la seconde conférence, de l'art dans la troisième (p. 5&-6t).

Attitude violente et contradictoire des hommes vis-à-vis de la science. Diverses adorations et divers anathèmes dont elle est l'objet. Enthousiasme des adorateurs. Fierté, audace, indépen- dance des blasphémateurs. Nécessité de s'arrêter entre ces deux camps (p. 61-65).

1. a) La science est une vertu de l'esprit, car elle nous donne la vérité (p. 65-66).

b) Richesse que nous confère la vérité : la connaissance vraie ajoute à notre perfection la perfection de ce que nous connaissons.

Comparaison entre la nutrition et la connaissance (p. 66-70). c) La connaissance de la vérité préside à la conduite de la vie (p. 70-71).

2. Difficulté. Notre science ne nous met pas en relation avec la vérité, mais uniquement avec des formules, mots ou idées vides (p. 72).

Réponse, a) Antiquité de cette doctrine professée par Gorgias, Protagoras, Occam, etc. Le scepticisme radical en est le fruit.

La raison perd toute valeur, comme le témoignage des facultés sensibles, comme la fol. Les conclusions d'ailleurs ont été tirées (p. 72-73). b) L'intelligence, la raison, la science, la foi, perdent leur droit à la direction de la vie (p. 73-741.

c) Protestation de la conscience, du bon sens, de ^expériencl^ de la vie pratique de ceux qui soutiennent cette théorie (p. 74-75).

58 LA VERTU.

II

1. La science nous donne une vérité évidente, a) DifTérence de la science et de la foi (p. 75-78). b) La vérité scientifique nous communique une évidence personnelle. Élroilesse de la région dans laquelle nous pouvons avoir cette évidence personnelle. Petit nombre de ceux qui savent. Beaucoup qui se nattent de savoir ne font que croire (p. 78-83). c) L'e.xistence de la science s'étend des principes, sans interruption, jusqu'à la dernière des conclusions (p. 83-84).

2. L'évidence victorieuse produit la certitude. Quatre attitudes différentes de l'esprit vis-à-vis de son objet : le doute, le soupçon, Yopinion, la certitude. Souffrances du doute, nature du soupçon, de l'opinion, de la certitude. Certitude absolue exigée par la science qui ne supporte pas la moindre hésitation dans ses con- clusions (p. 84-88).

3. La vérité scientifique est démontrée. Différence des idées évi- dentes par elles-mêmes et des vérités scientifiques. Conditions pour qu'une vérité soit démontrée : évidence du principe, évidenre et connexion nécessaire entre le principe et la conclusion. Diffé- rence de la science et de la vision empirique. Torce nécessitante de la démonstration scientifique vis-à-vis de l'esprit. A quel mo- ment la science prend le nom de sagesse (p. 88-91).

But de la science : éclairer l'esprit, guider la vie. Bien com- prise, elle impose l'humilité. Caractère ridicule du pédantisme. Relations de la science avec la sainteté. On peut bien pen- ser et mal agir, cependant en soi la science favorise le bien, et plus elle est parfaite, plus elle entraîne la volonté vers la perfec- tioli. Attitude d'espérance et d'humilité qui convient au savant (p. 91-94).

DEUXIÈME CONFÉRENCE

LES VERTUS INTELLECTUELLES

I. LA SCIENCE

K.MIXEXCE,

Mi:ss::iGNF.URS^, Messieurs,

Les anciens, avec cette ampleur de pensée, cette solidité de langage qu'ils ont portées si haut, don- naient le nom de vertu à toute faculté arrivée à sa plénitude d'être et à sa puissance d'action. Ils se servaient des mêmes expressions pour désigner les forces de l'ordre végétatif, de l'ordre sensitif, de l'or- dre intellecluel, moral, divin. Ils appelaient vertu nutritive la capacité quont les créalurcs de s'assi- miler cfticacement et sans peine les aliments et les Ijreuvages : vertu génératrice, l'abondance de sève qui permet à l'individu de se reproduire; vertu de vision, d'audition, d'imagination, les énergies de l'œil, de l'oreille, de la fantaisie se mouvant avec ai- sance et infaillibilité vers leur objet; vertu intellec-

1. LL. GG. NN^" Herscher, évêque de Langres, Ricard, évêque d'Ansoulêine.

60 LA VERTU.

tuelle, les dispositions achevées de l'esprit à penser avec vigueur, à raisonner avec suite, à conclure avec logique, à étreindre avec certitude lavéïité; vertu morale, la perfection des appétits, toujours prêts à embiasscr le bien convenable à leurs aspirations légi- times et à leurs intérêts jusiement compris; vertu divine enfin, Tétat qui nous rend aptes à concevoir des idées, à éprouver des sentiments, à réaliser des œu- vres dépassant l'ordre de la nature et nous faisant participer à la supériorité du Très-Haut. L'homme complet et idéal était celui qui réunissait, dans une harmonie intégrale, ces diverses excellences.

Au premier degré de cet!e échelle, nous nous ren- controns avec les plantes; au second, nous commu- niquons avec les animaux; ce n'est qu'en montant dans la région de l'intelligence, de la volonté, de la religion, que nous arrivons à un domaine devant le- quel, avec les anges, nous avons le privilège de mar- cher.

Le théologien ne s'occupe, directement du m^ins, que des fonctions propres à l'homme, et c'est pour- quoi les vertus intellectuelles, morales, divines nous fourniront toute la matière de nos dissertations.

Les philosophes qui me semblent avoir le mieux compris l'organisme de la vie et le mécanisme de l'action ont attribué cinq vertus à l'esprit : trois dans l'ordre spéculatif : l'intelligence, la science et la sa- gesse; deux dans l'ordre pratique : la prudence et

DEUXIÈME COM'ÉliEXCE. Gl

l'art K L'intelligence, au sens qu'ils lui donnaient dans cette occasion, est la faculté que nous avons de voir et de comprendre, sans recherche, sans elïbrt, sanserre;ir, au premier éveil de notre pensée, les prin- cipes qui servent de point de départ et de flambeau à tous les procédés, à toutes les investigations de la raison ; la science est la connaissance d'une vérité certaine, évidente, démontrée ; la sagesse est une science dont les conclusions s'appuient sur les maxi- mes les plus hautes et les plus universelles; en par- lant de la science, nous dirons quelque chose de rintellig"€nce, qui est son fondemeiit, et de la sagesse qui est son sommet. La prudence appartient, ^n grande partie, au monde des affections, nous nous en occupe- rons en même temps que de celui-ci; il nousres'era à étudier l'art, pour que notre doctrine soit assez complète. La conférence de dimanehe procliain por- tera sur l'art, celle d'aujourd hui sera consacrée à la science.

I

Il n'est peut-être pas de^ puissance dans le monde qui ait été plus adulée, plus enivrée d'encens, et en même temps plus abreuvée d'outrages que la science. Tour à tour, sur des tons violents, on l'a acclamée comme l'unique principe de salut pour le monde, inju-

1. Ajipend., N. 1, p. 885.

62 LA VERTU

riée comme une force malfaisante; on a successive- ment prédit qu'elle guérirait tous les maux ou qu'elle les enfanterait tous, on l'a saluée comme la glorifica- tion de Dieu, on l'a accusée de miner l'édifice le plus iûdispensable de la société : la religion. Aux hommes qui se prétendaient ses favoris, tantôt on a élevé des statues, tantôt on a préparc des fers, des cachots, des supplices. Ceux mêmes qui, d'abord, l'avaient le plus admirée, lui abandonnant leur jeunesse, lui consacrant la fraîcheur de leurs années, mettant en elle toutes leurs espérances, se sont soudain retournés contre elle, lui reprochant son impuissance, la couvrant de leurs railleries, la défiant avec colère de réaliser ses promesses, de servir utilement les générations, la rendant responsable de leurs déceptions, de leurs défaillances, de leurs malheurs. Des mêmes bouches sont sortis l'adoration et le blasphème ; des mêmes cœurs, l'amour et la haine; après avoir exalté le sa- voir jusqu'aux nues, on l'a mis au-dessous de l'expé- rience, du sentiment, de la foi.

Dans le milieu de nerfs et d'agitations maladives que nous habitons, le conflit est bruyant, la lutte sou- vent acerbe. Une multitude de prêtres, de laïcs, de métaphysiciens, d'exégèlfcs, d'historiens, de physi- ciens, de littérateurs sont en extase devant l'autel du progrès : les mots de civilisation et de science jetés avec emphase servent de traits pour toutes les atlaques et de boucliers pour toutes les résis- tances.

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 63

La lerre ne serait pas assez vaste pour contenir ce que disent ou écrivent en sa faveur les partisans de l'esprit. 11 faudrait une invasion nouvelle de barbares, pour délivrer l'air de leurs discours, si le vent n'en emportait les accents aussi vite oublies qu'entendus, pour dég'ager le sol de leurs œuvres, si les vers n'en dévoraient les feuilles, si le feu de nos foyers n'en consumait des pages sans nombre. Il faudrait s'in- quiéter de leur zèle et de leur inépuisable fécondité, s'ils ne noircissaient plus de papier qu'ils n'impres- sionnent d'âmes, s'ils ne se remuaient eux-mêmes plus qu'ils ne remuent le monde. Parmi ces adora- teurs, plusieurs, non pas des meilleurs, mais d'or- dinaire des moins autorisés, sont de vrais sectaires, tellement épris de la science qu'ils ne voudraient point d'autre divinité. Comme les sectaires, ils sont intolérants, leur dessein serait de faire sacrifier à leur idole les traditions, les religions, les libertés. Malheur à nous, s'ils arrivaient à prendre le sceptre auquel ils aspirent, les excommunications, les interdits, les anathèmes des âges passés seraient des bénédictions auprès des ostracismes qu'ils nous préparent; les bûchers d'autrefois, des feux de paille et de joie au- près des brasiers dans lesquels ils précipiteraient leurs antagonistes. Car ils ont des antagonistes, ar- dents et extrêmes aussi, qui ont fréquenté à l'Aca- démie, ont gardé le ton délié en honneur sous la coupole des Immortels, mais ont rompu avec les on- dulations, les traits émoussés, les réticences conve-

64 VERTU.

nues, les couleurs effacées de rigueur dans l'aristo- cratique assemblée, et déploient toute leur verve à battre en brèche lautorité de la scieD€e. Fiers, au- dacieux, indépendants, ils arrachent â la déesse son fard emprunté, dissèquent sans respect et sans pitié ses muscles, ses os, son oœur, montrent triomphale- ment un personnage dont les veines n'ont point de sang, dont l'ànie et la vie «ont absentes. Ses fidèles ne sont point épargnés : Voltaire dépouillé par eux de ses vêlements de soie et de dentelle n'est plus qu'un vilain et méchant vieillard, un squelette gri- maçant; les vengeurs de Galilée, les espoirs de Ilumboldt, les disciples servîtes de Taine, de Littré, de Vacherot sont livrés à la raillerie; un rire ner- veux, strident, vient, comme un coup de fouet, cin- gler la face de Renan; le divin Platon lui-même échappe à peine à l'outrage.

Après avoir attaqué la science en elle-même, on la poursuit dans sa mère : la raison. Pour ces im- placables lutteurs, la raison dont on prétend nous imposer la souveraineté a été insuffisante sur tous les terrains : sur le terrain des institutions sociales, car nous ne lui devons « aucun des principes sur les- quels les sociétés reposent », une « société vraiment conforme à la raison serait inhabitable » ^ ; sur le terrain économique, patriotique, religieux, car, «qu'y a-t-il de moins rationnel que le mariage? que la pro-

1. Brunelière, Les bases de la croyance de Balfour, Préface,

p. XIX.

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 65

priété? que l'État? que la patrie? que la religion i? » sur le terrain «. de l'art, la raison s'oppose à l'ins- piration comme à son contraire >;; sur le terrain de la morale, de la politique, sur le vaste théâtre de la vie, puisqu'il « ne s'est peut-êlre accompli rien de grand ou de véritablement fécond dans l'histoire de l'humanité, qui ne contienne à son origine, dans son principe ou dans son germe, quelque chose d'irra- tionnel ^ ». Les tenants de ce radicalisme sont des chevaliers, ils nous sont chers comme les revenants d'un âge plus héroïque, ils avancent crânement, frap- pant d'estoc et de taille, bravant les disgrâces; ils sont émus et ils émeuvent, ils sont passionnés et ils passion- nent, ils sont entraînants et ils entraînent; sur leurs pas des colères éclatent, mais des sympathies aussi se lèvent, leur loyauté plaît, on est souvent de leur avis, on regrette de ne pouvoir les suivre dans tous les hasards de leur tournoi, dans toutes les aventures de leur affir- mation. Il faut s'arrêter entre les deux camps, la posi- tion est critique, on est exposé au feu de tous les côtés, c'est pourtant la place que nous assigne la justice ^.

En appelant la science une vertu de l'esprit, les maîtres de la pensée ont témoigné que l'homme s'é-

1. Brunetière, Les bases de la croyance de Bal four, Préface,

p. XX.

2. Ibid., p. XXI.

3. Ibid , Append., N. 2, p. 386.

VERTU. 5-

66 LA VERTU.

levait à une grande perfection, quand il l'acquérait. La science, eu effet, nous met en possession de la vé- rité; elle communique à la raison une telle énergie, une telle pénétration, que, au milieu des ténèbres, sous les apparences et sous les couleurs menteuses, échappant aux routines et aux partis pris, la raison saisit ce qui est, et quand une fois elle a appréhendé la réalité, elle en devient en quelque sorte souve- raine, en ce sens que, pour la contempler, il lui suf- fît d'ouvrir les yeux, et elle les ouvre quand il lui plaît. Aussi longtemps que la srience est en forma- tion, cet acte de vision est difficile : personne n'ignore quelle application, quelle persévérance il faut pour lire dans les secrets de l'être, à combien de tentatives vaines il est nécessaire de se condamner, par quels Apres chemins on est obligé de ae frayer un passage. Que de fois on est contraint de changer ses méthodes, ses pro- cédés, ses instruments, de répéter ses observations, ses expériences, de rsnvercsr et de recoi.struire ses pro- pres arguments, d'éprouver et de vérifier ses propres conclusions, p;;^? arriver au vrai! Et encore, apri's un labeur qui, iDUTent, & duré toute une vis, il n'est pas rare qu'en ibcufeBC à nu échec lamentable, qu'on doive proclamer qu'oc o'est perdu dans le vide, qu'on a pris das apparancss pourdee réalités, des fan- tômes pour des choses, ce quln'sst pas pour qui est. Quand la cscicnce est acquise, la oituation est très difiérente, dans le domaine elle s'est établie, sur lequel elle règne, rien n'échappe à son regard, et

DEUXIÈME CONTKRKNCE. 67

dans son jugement ce regard se prononce sans hési- tation, sans difliculté, sans erreur. Quand elle ne nous donnerait que cela, la vérité, la science méri- terait déjà notre reconnaissance. Par elle-même, en efTet, sans parler de ses rapports avec le reste de la vie, la vérité est une sublinie chose. Il n'y a rien au monde de plus grand que la pensée; dans la pensée, ce qu'il y a de meilleur, c'est la vérité. Celui qui la possède est riche déjà, quelle que soit par ailleurs son indigence; quiconque en est dépourvu, quelle que soit par ailleurs son opulence, est misé- rable. C'est pourquoi les facultés qui nous servent à la conquérir, nos yeuz, nos oreilles, par-dessus tout notre intsUigence, nous sont si chères; c'est pourquoi nous nous penchons si fiévreusement sur les créa- tures pûar dérober à la plus humide d'entre elles, au moindre brin d'hsrbe, à la dernière des étoiles, l'étincelle cachée en leur sein; c'est pourquoi les docteurs ont une place si g-loriense parmi les géné- rations; c'soi pourquoi Fîaton appelant r&c3 de fer, race d'airain, race d'argent, les hommes qui arra- chaient à la terra ses trésors, à la fortune la victoire, réservait le nom de race d'or au génie qui s'emparait de la vérité et la communiquait aux autres; c'est pourquoi enfin, Jésus-Christ, avant tout, a voulu être le propagateur de la vérité, dire de lui-même : Ego sum Veritas, je suis la vérité. Il faut que la vérité soit un monde bien précieux, pour que les plus coura- geux et les plus nobles d'entre nous passent toutes

68 LA VERTU.

leurs années à épier, pour le saisir, le moindre de s«s rayons, pour que l'envie de la connaître et de l'enserrer tourmente les hommes à des degrés divers, mais les tourmente tous.

Posséder la vérité, en effet, c'est connaître l'être. Connaître ce qui est, c'est ajouter à notre propre per- fection la perfection de tout ce que nous connais- sons, enrichir noire existence de la sienne, faire briller sa lumière dans la lampe de notre âme, pal- piter sa vie au sein de notre vie, son esprit et sa pensée dans le vase de notre esprit et de notre pen- sée, son cœur et son amour dans la flamme de notre amour et de notre cœur*.

On a dit que l'homme était un résumé du monde parce qu'il est avec les pierres, il vit avec les plantes, il sent avec les animaux, il pense avec Dieu et avec les anges, il contient en sa nature les éléments qui composent l'univers; c'est vrai, mais c'est surtout par la connaissance que le monde est en nous avec sa physionomie, avec ses traits, avec ses couleurs et sa beauté, ses dimensions et ses mouvements, en cela consiste la différence des êtres doués de connais- sance et des êtres qui en sont dépourvus : les derniers ne sont qu'eux-mêmes, les premiers sont eux-mêmes et ils sont tout le reste. Anima humana fit quodam- modo oninia. Par sa nature l'homme n'était le monde entier qu'en germe, par la connaissance il le devient

i. Jkppead., N. a, j). %%%.

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 69

en fait, son âme s'agrandit de tout ce qu'elle con- naît, elle en contracte la noblesse, il y a entre la faculté connaissante et son objet un commerce si intime, qu'à certains égards ils ne font qu'un. De même que, dans l'ordre de la nutrition, nous nous as- similons la vertu des aliments et des breuvages, au p iint que la substance du pain que nous nous sommes incorporé entre dans n^treoganisme et lui communi- que sa vig.ieur, que la flamme du vin que nous avons bu embrase notre sang et iiotre cerveau, maintient, dilate, enchante notre santé et notre force, de même, proportion gardée, par l'assimilation intellectuelle que la science et la connaissance réalisent, nous nous incorporous les réalités que nous connaissons; et de même que, dans le phénomène de la nutrition, un organism.e sain s'empare de ce qu'il y a de plus subs- tantiel et de plus vivifiant dans les aliments, de même la connaissance saisit ce qu'il y a de solide, d'éternel dans chaque être et l'iucarne en soi. Or, tandis que dans le travail végétatif, nous ne nous enrichissons que de substances matérielles, dans la connaissance nous nous assimilons toute substance, aucune réalité n'échappe complètement à notre action, nous tenons l'être, la vie, la pensée, la Divinité. Bien plus, la science nous permet d'atteindre ce qui n'est plus, et ce qui n'est pas encore. Par la mémoire, les morts, les faits éva- nouis, les générations tombées en poussière ressusci- tent, leurs idées brillent en nous, leurs actes, leurs ex- ploits, leurs amours éclatent sous notre œil intérieur.

70 LA VERTU.

comme ils ont éclaté en eux; dans cet univers le passé revit avec ses i)ersonnages, ses mœurs, ses événe- ments; par la faculté que notre esprit a de prévoir, l'avenir s'ébauche déjà et commence à palpiter, de sorte que notre ôtre s'étend d'un bout à l'autre du temps, par le mouvement monte à l'immuable, par le fini à l'infini, par le siècle è l'éternité, par le re- latif à l'absolu, il saisit Dieu et le cache tout vivant dans son sein.

C'est la vérité, vous CQmprenez, qui donne à cette œuvre sa valeur et aa solidité. Si, en effet, l'esprit s'égare, s'il croit saisir l'être et qu'il ne saisisse que le néant, s'il attribue à une réalité des qualités qu'elle n'a pas, s'il lui nie les attributs qu'elle a, il se perd dans le vide, il n'y a pas de connaissance, ni de science, parce qu'il n'y a pas de vérité. Cette pré- tendue connaissance, ce prétendu savoir ne sont qu'une vaine enflure, rien ne passe dans ce soi-disant courant scientifique, ni ?ang, ni vie, mais de la fu- mée, du vent. C'est cette pauvre science qui produit l'infatuation, c'est-à-dire le gonflement d'un être qu'il suffit de percer pour qu'immédiatement ses pro- portions se réduisent à rien.

Donc, déjà la vérité par elle-même est une grande chose, maia de plus elle est la règle de la conduite et de la liberté : ainsi elle concourt à communi- quer à toutes les autres facultés le bien qu'elle a conquis. Elle préside à la création des lois, au gou- vernement des peuples, aux rapports entre les nations

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 71

€t les hommes, au\ altitudes qui nous conviennent en face des «ibjcfs, à notre conduite vis-à-vis de nous- même ot vis-à-vis de l>ieu.

Les êtres doivent, en effet, occuper une place dans nos sentiments, influencer notre marche, dans la me- sure (le leur valeur et selon le rAle qu'ils peuvent jouer dans la conquête de notre perfection, de façon qU'- nous établi>sions dans nos pensées et dans nos aHections l'ordre que Dieu a établi dans la création. Or, c'est la connaissfince vraie qui, nous révélant la nature, nous iiidi(|uera quel usuge nous devons en faire, quellt' attention nous devons lui donner, La médecine enseignera les remèdes qui affaiblissent les remèdes (|ui fortiiient, les exercices qui assou- plissent et les exercices qui épuisent, l'hygiène qui régénère et l'hygiène qui lasse, les breuvages qui tuent et les breuvages qui raniment.

Dans le monde moral, il n'en est pas autrement; toute science a un rapport au moins lointain avec la vie ; en nous révélant ce que les êtres sont au juste, elle nous apprend l'emploi que nous pouvons en faire. Si, par ailleurs, les appétits sont droits, ils sont impressionnés par les choses selon la valeur de celles- ci, mais ils ne sont mis en contact avec elles que pir la connaissance et par la vérité : par la connaissance, car nous n'aimons pas ce que nous ne connaissons pas; parla vérité, car la connaissance qui n'est pas vraie n'offre pas de l'être à notre cœur, elle n'offre que du néant et de l'illusoire.

72 LA VERTU.

Je me heurte ici à une difficulté. Une foule d'hom- mes soutiennent que nos facultés connaissantes ne peuvent entrer en relation avec la réalité, que notre science, abandonnée à ses propres ressources, n'est qu'un échafaudage de constructions creuses, de for- mules vides, de mots, d'idées qui ne répondent à rien, qu'elle « n'est faite que de conventions », qu'elle n'est qu'une œuvre artificielle, que loin de se révéler à son invitation, avec ses caractères, ses propriétés, l'être s'éloig-ne de plus en plus, à mesure que nous le poursuivons davantage comme l'oiseau menacé par le chasseur et qui s'envole à tire d'aile.

D'abord, Messieurs, croire cette théorie nouvelle serait étrangement se tromper. Au nom du progrès, sous prétexte de critiquer ;\ fond nos facultés et leur fonctionnement, on nous ramène non pas aux caté- gories stériles de Kant seulement, mais aux heures les plus ténébreuses du moyen âge, aux querelles usées du nominalisme et du conceptualisme, aux écoles de Guillaume Occani et de Biel, aux jours plus reculés encore de Gorgias, de Protagoras, d'Hera- clite, à tous ces systèmes de doute absolu dont Platon et Aristote avaient fait justice avant que saint Thomas, d'ordinaire si grave et si mesuré, ne les ac- cusât de démence ^.

Le scepticisme radical est le fruit de cette théorie, quand l'on veut être logique, il faut accepter que s'il

1. Append., N. 4, p. 388.

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 73

n'y a aucun rapportcertain entre l'être et nos esprits, il n'y en a pas davantage entre nos sens et les objets, entre nos idées et nos sensations. J'admire ces docteurs plus militants qu'informés, plus aventureux que réfléchis qui se réfugient dans la foi, qui, pour affermir l'au- torité de la Révélation, s'épuisent à ruiner la force de la raison et de la connaissance, suppriment les éner- gies de la nature pour exalter l'efficacité de la grâce ; ils ne s'aperçoivent pas que la Révélation et la grâce supposent des forces dans la raison et dans la nature. Si, en effet, aucune réalité extérieure n'entre en com- munication avec notre pensée, comment arriverons- nous à saisir les phénomènes d'Écriture, de paroles par lesquels les Prophètes, les Apôtres, Jésus-Christ lui-même nous apprennent les choses surnaturelles? Le pas, d'ailleurs, dans le présent et dans le passé a été franchi. Après avoir affirmé que le monde natu- rel fuyait le palais de notre science, on a ajouté que les formules dogmatiques étaient vides, c'est-à-dire que les réalités divines échappaient aux prises de notre foi et désertaient le temple de notre religion. Mais alors, peut-on demander, à quoi servent l'in- telligence, la science, la foi, puisjne par elles nous ne connaissons vraiment ni les créatun^s, ni le Créateur? Elles servent, a-t-on répondu, à régler nos actions. En vertu de quel droit? Si nos pensées et si notre foi gouvernent nos sentiments et notre conduite, c'est qu'elles sont réglées elles-mêmes par les réalités, réalités qu'elles présentent à notre vouloir et à nos

74 LA VERTU.

appétits, et auxquelles elles empruntent leur autorité sur nous. Videz nos concepts de ces réalités naturelles ou surnaturelles, nos concepts n'ont plus aucune espèce de titre à décider de nos mouvements.

La conscience proteste universellement contre ces étranges alfirmalions. Quand nous avons une idée, d'instinct nous la rapportons à un objet intérieur ou extérieur; son rôle, c'est de renouveler la présence, de représenter, comme nous disons, les choses que nous avons perçues; si elle ne s'acquitte pas de celte fonc- tion, elle est vaine comme an cadre auquel on a enlevé son tableau. Le bon sens n'est pas moins opposé à de pareilles témérités. Toute la vie humaine suppose que notre intelligence est en une relation positive et exacte avec le monde. C'est sur cette conviction que nous nous appuyons pour choisir entre les aliments et les breuvages, entre les chemins qui mènent aux buts dilierents proposés à nos mouvements. S'il n'y avait point de communications entre l'ordre de nos pensées et l'ordre des objetc, dès que nous serions convaincus qu'un être est doué de telle ou telle vertu par rapport à nous, cette vertu agirait selon notre pensée. Socrate n'aurait eu qu'à convaincre que la ciguë dont il mourut était un breuvage de vie, il au- rait trouvé à la boire un rajeunissement de ses années. Chose bizarre, les philosophes que nous combattons ne cessent pas un instant de parler et d'agir conmie si leurs assertions ne contenaient pas un mot de vérité. Us discutent, ils s'eiforcent, en se servant de

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 75

la r.iisoii contre la raison, de prouver que la théorie est u le; mais à qui d(inc s'adressont-ils, puis jue les mois n'ont pas le même sens, ne désignent pas le mêim' "bjct. puisque du moins nous n'en savons rien, puisijiie nous vivons, peiit-(Hre dans un quiproquo uni (MS(>r?à ([uoi bon argum»'nfer? es|)ère-t-on en venir? I'>ur être log-ique, il faudrait se taire, et, selon la réilexion d'un savant, le vrai philosophe serait l'a- nimal qui vit sans philosopher ^

A force de vouloir critiquer, on se jette hors du bon sens qui est à la base de la vie comme de la pensée. La vcTité que vous croyez et que je crois est incon- testable : par la connaissance et par la science nous arrivons au monde intérieur et extérieur, à les saisir, à nous les représenter, d'une manière distincte, avec leur physionomie, avec la nuance de leurs traits et de leurs couleurs, avec leurs caractères et leurs proprié- tés, sans séparer ce qui est confondu, sans confondre ce qui est S'^paré. A supposer que le coin de l'univers sondé par le savant disparût un jour, le savant doué d'une faculté créattice pourrait le refaire, car pré- cisément sa supériorité, c'est de concevoir les choses telles qu'elles sont, et, pour les refaire, il n'aurait qu'à les enfanter comme il les a conçues.

II

La science nous a rendu un premier service en 1. M. Poincaré, La Valeur de la science, p. 216.

76 LA VERTU.

nous donnmt la vérité. La vérité est un si grand bien, que nous devrions déjà nous féliciter de la posséder quand même elle n'entrerait en nous qu'im- parfaite, dépouillée de son vêtement de splendeur, enveloppée dans une dure écorce qui nous la ren- dit amère et dil'ticile, quand même nous ne la sai- sirions qu'au milieu des ténèbres, quand même elle n'arriverait à l'oreille de notre intelligence qu'à travers une autre pensée. 11 est une puissance qui joue dans la vie humaine un rôle colossal, c'est la foi. La foi, appuyée sur un témoignage véri- dique, nous permet de connaître en pleine sécu- rité l'existence authentique d'un être ou d'un fait. Par la croyance à la parole d'autrui, nous appré- hendons la réalité, nous la tenons positivement, mais nous la touchons sans la voir, dans l'ombre et dans la nuit; nous sommes convaincus qu'elle est douée de telles propriétés, de telle physionomie, que sa voix prend tel accent, mais nous n'avons aperçu ni ces propriétés, ni cette physionomie, ni la réalité même, nous n'avons pas entendu la voix : celui-là seul au- quel nous nous sommes abandonnés a vu et entendu. Lorsque j'affirme que Dieu est un dans sa Nature et trine dans ses Personnes, j'affirme ce qui est, ma pensée est d'accord avec ce qui existe et vit en Dieu; je comprends que je doive me soumettre à la révé- lation du Très-Haut, que son Verbe ne saurait me tromper, mais le fond de ce qui m'est enseigné reste pour moi un impénétrable mystère; je capte

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 77

la vie, mais une vie qui me dérobe sa face, j'étreins la Vérité première, mais je l'étreins sans qu'ell*' me dévoile ses traits et sa beauté. Malgré ce mystère, je ne saurais trop bénir la Providence qui s'est [jIu à m'ap[)rendre quelque chose de scn secret. Cepen- dant, mon âme est mal à l'aise dans cette obscurité; instinctivement, elle appelle la clarté, la lumiè?'e est îiolre plus cher besoin, il y a au dedans de nous un abiine ouvert destiné à se remplir d'évidence, et nous serions désespérés dans notre foi, si la pure vision ne nous avait été promise.

La science a cet avantage sur la foi : partout elle apparaît les nuées se dissipent, les ténèbres sont refoulées; chaque pensée qu'elle tire de son sein est un flambeau allumé sur la terre, chaque parole qu'elle prononce est un rayonnement, chaque signe qu'elle emploie est transparent. Que le travail qui en prépare l'épanouissement soit un effort dans le chaos des systèmes, dans la brume des choses et des recherches, peu importe; dès qu'elle luit, c'est le plein jour; aussi longtemps que notre esprit marche à tâtons, il ne sait pas.

Il est des âmes malheureuses, incapables de se ravir au royaume des ombres, d'entrer dans la pure splendeur. Leur intelligence est, pour ainsi dire, une fabrique de brouillards; le rêve, les idées, les imaL;es, les procédés, les raisonnements, tout y est obsrur; les principes les plus nets, les objets les plus dis- tincts y deviennent confus. Pareille à ces terres moins

78 LA VERTU.

Sfiines d'où s'élèvent, au contact du soleil, des éma- n.itions épaisses, la pensée de ces docteurs infirmes est à peine effleurée par l'astre de la vérité, qu'elle dégage des vapeurs noires qui rendent impossible tonte vision. C'est là, pour le dire en passant, un des obstacles auxquels se heurte sans cesse la spécu- lation allemande. Le génie d'outre-Rhin, avec une patience digne de tous les éloges, ira toujours plus loin danslcschi miiisde l'érudition : manœuvre admi- rable, par son ob>*tination à accumuler les matériaux destinés à bAtir les édifices scientifiques, il prépaiera ai [)rogrès de vrais triomphes, mais le ciel de sa sagesse est trop ténébreux pour qu'on en puisse per- cer la voûte.

Donc, la science pépond à l'avidité que nous avons de voir à découvert la vérité. C'est dire qu'il w suf- fira pas qu'un principe soit évident en soi-même p ur entrer dans notre science. Qu'un être brille sous le firmament, qu'importe, ai nous ne le percevons pas! C'est ici, Messieurs, que l'orgueil intellectuel est sou- mis à une cruelle épreuve, que le savant est condamné à d'humiliants aveux, .s'il ne veut pas tomber daM un pédantisme frisant le ridicule. Certes, l'homme a arraché à la nature bien des secrets, il a obligé les créatures et le Créateur lui-même à bien des révéla- tions; mais quelle déception, si nous comparons ce que nous savons à ce que nous ignorons! Tout ce qui est, est connaissable : le jour qui amène les individus

DEUXIÈME COXFÉRENCB. 79

et les espèces au baD(|uet de la vie et de l'existence, les rend accessibles à l'esprit. Hélas', combien est étroit le cercle dans le(jiiel nous voyons clir! Sans cesse, nous sommes arrêtés par d'infranchiss ib'es murs qui nous cachent le monde et les ress rts par lescjucls il se meut. Nous avons horreur du mystère et de la nuit, nous sommes impatients de décbirer l.s voiles, de nous baigner dans les eaux transpa- rentes, et nous sommes i)longés dans le mystère, il nous environne de tous côt s, il nous écrase so' s S~>n poids, il nous défie victorienseinent depuis des S'ôcles : c'est à peine si, à force d'interroger, de s nder, de trapper le sphinx de la nature, nous e ! faisons jaillir quelques étincelles, à peine si, de l'immense h;triiionie de l'univers, un léger mur- mure arrive à noa oreilles; noire misérable progrès se traîne d'échec on échec, tîous n'avons pour nous désaltérer qu'une goutte de rosée, qui nous empêche de nous désespérer. Les docteurs pins perspicaces, par des retours mélancoliques, ont pleuré sur l'infir- mité de notre pensée, adressé aux générations éprises d'elles-mêmes des paroles empreintes de sagesse jutant que de modestie. Voyant s'étendre devant eux l'immense nuit, qu'ils se sont sentis petits et impuis- sants avec le pauvre flambeau de leur savoir! « Lei essences des choses, dit saint Thomas, avec les diffé- rences qui les distinguent nous demeurent souvent inconnues et n'ont point de nom parmi nous... Nous sommes comme ensevelis dans la matière, et nous n'en

80 LA VERTU.

percevons pas la plupart du temps les propriétés, nous ne ( omprenons qu'imparfaitement même les phéno- mènes que nos sens saisissent. A peine arrivons-nous à pénétrer l'intérieur des êtres qui se traduisent à nos yeux par des caract'res extérieurs, alors même que nos sens auraient de ces caractères une parfaite ap- pn h nsion. Beaucoup moins encore réussirons- nous devant les objets qui ne donnent presque pas prise aux efforts de l'expérience. A plus forte raison, icrons-nous impuissants à atteindre la réalité qu'au- cune apparence ne révèle au dehors : nous serons réduits à en juger par quelques effets inférieurs, sans proportion avec sa perfection. Quand même, enfin, la nature des choses nous serait connue, leur ordre réciproque, leur finalité providentielle nous reste- raient à peu près mystérieux, car il ne nous est point donné de pénétrer les suprêmes desseins de la divine sagesse K »

Les maîtres contemporains ont prononcé des juge- ments analogues : « En présence des grandes énigmes de la nature, a écrit un matérialiste de marque, le philosophe est depuis longtemps habitué à répéter, avec une mâle énergie, l'ancien verdict écossais : Ignoramiis 2. »

Le monde est donc livré à nos recherches, mais il se défend terriblement contre les assauts de notre es- prit, et comme nous sommes la dernière des intelU-

1. s. Th., C. Gent., i, 3; IT, 1. De Potentia, ii, 2, ad 5".

2. Du Bois-Reymond, cité par M. Duilbéde Saiat-Projet.

DEUXIÈME CONFÉnENCE. 81

gences, plus un être est brillant de perfect'on et de vie, })liis il se dérobe à noire reg'ard. De s )rte qu'il y a loin de l'évidence en soi à Févidence par rapport à nous : le champ de l'évidence en soi s'éfend aussi loin que la réalité, le champ de ré\adence par rapport à nous est extrêmement limité, c'est le domaine de notre science. Si rétréci que soit notre horizon, il nous est infiniment cher, car, d'un bout à l'autre, il est éclairé d'une lumière qui brille en nous. J'ai dit : qui brille en nous, l'évidence étant personn^^Ue en celui qui sait.

Il n'y a rien dont nos savants modernes aient la prétention d'être plus jaloux que de leur indépen- dance : ils entendent, dans ce qui relève de leur do- maine, révoquer en doute tout ce qu'ils n'ont pas constaté de leurs propres yeux, touché de leurs pro- pres mains et de leur propre expérience. Réserve faite de l'autorité de l'Église et de Dieu, de la défiance qu'il convient de garder, quelque génie qu'on ait, quand on se trouve seul pour arracher à l'univers le mot de son secret, j'accorde qu'il n'y a rien de plui personnel que la science. On n'est ni savant, ni ver- tueux par procuration : pour mériter le nom de maître, ce n'est pas assez de s'être assimilé la vérité, il faut s'assimiler la lumière eu même temps que la vérité. Certes, les précepteurs nous sont nécessaires; dans l'éducation de l'homme par l'homme comme dans l'éducation de l'homme par Dieu, la foi précède la vision, mais aussi longtemps que nous serons des

VERTU. 6

82 LA VERTU.

disciples, pensant sur commande, au fond vaincus par l'autorité plus que p ir l'évidence, nous ne serons pas des savants, nous serons des croyants. Ce que je reproche à une multitude de docteurs qui ont des prétentions à la supériorité intellectuelle, qui se donnent volontiers comme des oracles n'ayant qiTà ouvrir la source de leur esprit pour que des flots de clartés se répandent sur la terre, c'est qu'ils affirfneut avec dédain ce qu'ils n'ont pas eux-mêmes pénétré, c'est que leur science si hautaine consiste à marcher à la remorque d'une opinion, d'un préjugé, d'un courant, à répéter sans comprendre, à copier sans vergogne, h abdiquer foute liberté, à ne se soustraire à un joug que pour se courber sous un autre, à ne parler que d'évidence, à ne vivre que de crédulité, à réclamer contre toute obéissance, à ne tomber que dans la servilité. Ils ont adopté un maître : suspen- dus à ses lèvres, ils écoutent même quand il ne dit rien; moins avisés que les personnages de la fable, ils admirent, ils s'enthousiasment, ils s'extasient, sans rien apercevoir; ils applaudissent au spectacle, b en que le rideau toujouis baissé devant leur regard leur cache le mouvement de la scène et le jeu des acteurs. D'un côté, ils ne sont pas seulement indépendants, ils sont défiants et injustes; de l'autre, ils sont naïfs et esclaves : c'est l'histoire de cet élève de l'École nor- male d'il y a soixante ans qui s'indignait parce qu'on se permettait de l'obliger à suivre des cours, les cours de M. Cousin, et qui, rentré dans sa chambre, se cou-

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 83

chait à plat ventre pour emprunter à Voltaire sa pensée et la suivre aveuglément. La science authen- tique fait appel à tous les secours, elle prête son at- tention à toutes les voix, mais elle ne vit que de la lumière qui se déploie sans ombre et sans interrup- tion sous ses yeux K

J'ai dit sans interruption, car de l'une à l'autre ex- trémité de son horizon, la science baigne son objet de clarté. Quand elle remonte aux principes fondamen- taux d'où elle a pris son élan, l'évidence éclate si victorieusement que nul ne saurait se soustraire à sa puissance. Point n'est besoin de faire appel à d'autres axiomes : les vérités d'où je pars sont manifestes par elles-mêmes, elles m'apparaissent radieuses, éblouis- santes; dès que j'ai su le sens des mots qui les expri- ment, elles se sont imposées à moi avec une force à laquelle je ne résiste pas. Alors même que je tenterais de les contredire, je m'en servirais pour le cours de ma vie : pour les nier, je serais contraint de les sup- poser et de les employer. Elles ne sauraient directe- ment se prouver, car une proposition qui se prouve ne s'éclaire que par l'intermédiaire d'une autre propo- sition ; les vérités dont il s'agit parlent d'elles-mêmes, se révèlent elles-mêmes si impérieusement qu'on ne peut en abstraire sans sortir de l'humanité.

Le foyer d'où s'élève la science est donc plein de splendeur, il répand sa lumière sur tous les objets

1. Append., N. 5, p. 389.

84 LA VERTU.

contenus dans son rayon; l'esprit qui en suit la trace ne perd pas un instant le fil de la vérité, brillant tout le long- et jusqu'au bout du chemin. Plus d'une fbis, pendant l'hiver, au bord de la mer et dans les montagnes, je me suis arrêté devant le spectacle du soleil couchant, lui demandant des imag-es qui pus- sent me rendre plus sensibles mes pensées. Tantôt, je voyais des nuag-es d'un noir sombre se border de vives et éclatantes flammes, c'était pour moi le sym- bole de la foi dont l'objet environné de clartés au dehors reste mystérieux au fond. Tantôt, l'horizon devenait comme un lac d'ardente lumière qui se ré- pandait dans tout l'espace étendu du ciel à l'océan. Pics des montagnes, demeures des hommes, sentiers escarpés, clochers des hameaux, arbres aux feuilles mortes, fougères desséchées, le riche rayon découvrait et inondait tout cela en le traversant pour venir tou- cher les flots qui étincelaient sous ses traits. C'était l'image de la science qui, dans le domaine restreint elle évolue, répand l'évidence des sommets d'où elle part jusqu'aux suprêmes conclusions elle arrive.

L'astre de la science répand sur nous une clarté si victorieuse que celte clarté s'impose à l'esprit et y engendre la certitude.

L'intelligence peut se trouver dans quatre atti- tudes diverses vis-à-vis de son objet : l'atlitude du doute, l'attitude du soupçon, l'altitude de l'opinion,

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 85

l'attitude de la certituile. Le doute est l'état d'un esprit qui n'incline pas plus d'un côté que de l'autre, qui sent que les choses lui échappent et le fuient, quelque effort qu'il fasse pour les saisir, qui cherche en vain un terrain ferme pour y établir sa tente, qui partout ne trouve qu'un sol tremblant et se dé- robant sous les pieds. Le doute est une des plus grandes angoisses du cœur de l'homme. Même quand il s'agit du monde spéculatif, voyez par quelle in- quiétude passe le savant, aussi longtemps que flotte sa pensée, sans qu'il ait la moindre inclination à en orienter le cours dans un sens plutôt que dans un autre : la fièvre met son cerveau en feu : à son impa- tience d'en sortir, vous jugerez du malaise qu'il éprouve. Que deviendra ce tourment dans l'ordre pra- tique, quand seront enjeu les problèmes qui touchent non point à la marche des étoiles, mais à l'organisa- tion de l'exislence ; la spiritualité de l'âme, son im- mortalité et sa liberté; l'existence de Dieu, sa distinc- tion de l'univers et sa personnalité? Dès que la raison s'est arrêtée devant ces questions, elle brûle de les résoudre, et si elle reste suspendue entre l'être et le néant, si rien ne la fait pencher plus à droite qu'à gauche, elle est étreinte par une souffrance dont les échos ont fait tressaillir toute l'histoire. Durant les cent atisqui viennent de s'écouler, la moitié de nos grands hommes se sont débattus dans le désespoir du doute. Connaissez-vous un spectacle plus navrant que celui de ces poètes, de ces philosophes, de ces artistes en proie

80 LA VEItTU.

à nii cnucheniar mo'M, e-sayant en vain de s'arra- clif^i' |) ir la vo!ii[)té ou le tia\ ;iil, par le rire ou le hlas- pliôiiie au souci qui les dévorait? La maladie du siècle, comme on a dit, est venue de ce que l'on atout révoqué endoute,decequi' l'esprit affolé, pareil à unoiseau que la tempête ch.ls^e successivement de tous ses refuges, n'a pas trouvé un point de la création se reposer.

Dieu me garde. Messieurs, de soutenir que la science puisse résoudre tous les problèmes : le crime de l'es- prit, perdu dans le dédale de ses arguments et de ses obicctions, a été de ne pas vouloir demander un secours à Celui qui prend pitié des infirmités de notre pensée, comme des misères de notre cœur. Mais, de son domaine, la science chasse le doute et délivre à jamais l'intelligence de ses obsessions. L'homme qui doute ne peut rien saisir : son geste, son regard, son idée s'égarent dans le vide; l'homme (jui sait s'empare de la réalité, et son mouvemeni aboutit à ce qui est.

Un second état succède au doute, c'est le soupçon qui, sur de légers signes, incline la pensée vers un but, la sort de son indifférence et de son indétermi- nation absolue. Le soupçon, la conjecture, sont déjà un soulagement, la raison n'a point encore abordé au rivage du vrai, elle n'y a point jeté son ancre, un rien pourrait la ramener au milieu des eaux incons- tantes, mais il lui a semblé (ju'elle n'était pas néces- sairement condamnée au naufrage, elle a aperçu la possibilité du salut. Le soupçon, l'hypothèse sont d'une utilité incontestable dans l'acquisilion de la

DEUXIKME CO^■FÉIU•:^•CE. 87

science; souvent ils la prrperent, ils ne la consti- tuent qu'en se tran^fîg-ui-ant.

Par l'opinion, nous entrons sur un terrain plus ferme : noussaisissons plus vigonrcusemont les objets, nous sommes positivement déterminés à une manière de penser; pourtant il reste une crainte de voir la vérité nous échapper, une hé>itntion qui nous empê- che de nous abandonm^r totalement à notre idée. Aussi longtemps que nous demeuieions dans le champ encore mouvant des hypothèses, des opinions, des probabilités, nous ne serons pas des savants : la science ne vit que de certitude. Elle établit dans ras- sentiment de la raison à la vérité, une telle solidité, que rien ne saurait l'ébranler; il y a entre l'âme et la réaUt qui s'étreignent dans une pleine lumière un lien désormais indissoluble : l'esprit est convaincu, c'est- à-dire vaincu par la force de l'idée qui lui est ap- parue et Fa dominé pour jamais. Quand il est arrivé là, l'homme respire : on a dit que nou^ trouvions plus de joie dans la recherche que dans la découverte, il s'ensuivrait que le doute serait plus béatifiant que la certitude; on a comparé au plaisir dr la chasse, si plein de passion, l'investigation scientifique : Mes- sieurs, nous ne pouvons adm»'tti e cette théorie. « Les joies de la découverte, a dit Claude Bernard, sont certainement les plus vives que l'esprit de l'homme puisse jamais ressentir^ »; si l'intérêt delà recherche

1. Introduction d l'élude de la science expérimentale y Paris, Levé, p. 352.

86 LA VERTU.

soutient le savant dans son efl'ort, c'est que le savant espère arriver à l'évidence et à la certitude, c'est que, à mesure qu'il avance, la réalité a beau fuir, il la saisit progressivement, et c'est celte prise de posses- sion qui le ravit : plus le doute disparaît, plus l'in- telligence est à l'aise. La science établissant cet état définitif, cette sécurité absolue pour jamais nous arra- che à la crainte, à l'hésitation, au déchirement qui dans le doute divise notre âme en deux. L'idée qu'elle a conquise s'impose tellement par pa lucidité que nous ne saurions lui rcsis-ter; elle s'imprime si profon- dément en nous qu'elle ne fait plus qu'un avec notre âme, que pour l'en séparer il faudrait faire mourir notre pensée, ou anéantir notre esprit. Ce repos, celte paix, cette fixité de l'esprit ([u'aucune agitation ne me- nace, et que produit la science, s'appelle la certitude.

Une dernière condition est requise pour la constitu- tion de la science, la vérité qu'elle enseigne doit être démontrée dans l'esprit. C'est la démonstration qui ré- vèle l'évidence et la certitude de la véi ité scientifique. Ilyades vérités qui sontimmédiatement, directement, par elles-mêmes, accessibles à notre regard intellec- tuel. Il suffit qu'on les exiirime devant nous, que nous comprenions les mots qui les traduisent, pour que suis le-champ elles nous apparaissent dans tout leur éclat: en se présentant, elles s'imposent. Quand je dis :1e tout est plus grand que la partie, j'affirme une propo*

DEUXIÈME CONFÉnENCE. 89

sitiondoût la parfaite exactitude commande l'adhésion absolue à quiconque pense sainemeii t. Ces [ rin cipes sont le foyer de lumière d'où part la science; la science los suppose, en use dans toutes ses investigations, leur emprunte leur évidence. Il est une seconde catégorie de vérités qui ne sont pas évidentes par elles-mêmes; c'est en ces vérités que la science trouve son objet. Or, si elles ne sont pas évidentes par elles-mêmes, elles ne peuvent nous apparaître que par un intermédiaire dont la clarté nous dévoile leur secret. Le rôle du savantest précisément de trouver cet intermédiaire, de nous conduire du connue l'inconnu, de faire pénétrer le flambeau du connu dans les ténèbres de l'inconnu, de projetersu rie front de sa thèse un rayon de soleil qui nous en découvre la vérité. C'est ce qui s'appelle démontrer et prouver*.

Vous le comprenez, Messieurs, pour que la démons- tration soit efficace, entraîne la manifestation réelle de la vérité, il faut d'abord que le principe dont part le savant soit vrai, d'une vérité évidente par elle-même, ou d'une vérité dont l'évidence se ramène à ces maxi- mes premières que nous signalions tout à l'heure à votre attention et qui se révèlent immédiatement à notre connaissance. Dès que dans le principe il y a la moindre obscurité, dès que, par un coté ou par un autre, il fléchit ou il chancelle, le procédé est compro- mis. De plus, il est requis qu'il y ait une connexion réelle en tre le principe et la conclusion qu'on en tire. Le

1. Append., N. 6, p. 391.

90 LA VERTU.

lien n'existant pas, ou n'existant que dans notre esprit et dans notre imaginalion, l'argumentation croule. Cette connexion doit être nécessaire et essentielle, de manière que toujours les prémisses entraînent les con- séquences : un rapport de hasard, créé par une pure coïncidence, ne suffirait pas à fonder une conviction scientifi(]ue. Quand je dis que l'homme est libre parce qu'il est raisonnable, il faut que partout la liberté soit un attribut de la raison, qu'il ne puisse pas exister de raison sans liberté. S'il y a une échappatoire, un autre principe capable d'expliquer le problème, de rendre compte du phénomène, si jamais une raison s'est ren- contrée qui ne fût pas douée de liberté, une liberté qui ne fût pas enrac'uiée dans un être raisonnable, mon syllogisme manque de la certitude qui lui est in- dispensable pour être démonstratif. Une indissoluble chaîne attache donc la conclusion au principe d'où elle émane, le secret du ressort par lequel l'enchaîne- ment se produit apparaît en pleine évidence à la con- templation du savant. Par l'empirisme, en effet, on arrive à constater la dépendance absolue et positive de deux faits ou de deux phénomènes : la pratique ap- prendra à un médecin que tel remède agit efficace- ment et universellement sur une maladie, mais d'où vient la vertu de ce remède sur la maladie? L'ex- périence ne nous l'enseigne pas, c'est l'explication que la science doit ajouter. Enfin, Messieurs, le mystère du lien qui attache la conclusion à ses pré- misses, est mis par le savant en une si parfaite lumière

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 91

que l'esprit ne peut échapper à l'empire de la vérité. La confrontation de raffiimation scientifique avec le principe qui réclaire oblii^e notre pensée à une ad- hésion, baignée d'évidence et pénétrée de certitude. Lorsfjue l'esprit remonte des êtres, des événe- ments, des phénomènes aux causes prochaines qui les produisent, la science ordinaire est fondée, prenant différents noms suivant les objets divers qu'elle étudie. Lorsque des causes prochaines, des créatures infimes, l'intelligence s'élève, par une échelle dont chaque degré est resplendissant aux plus hautes sphères, aux lois les plus sublimes; lorsque, à travers (les principes toujours plus généraux, elle ar- rive à la source suprême d'où descendent en môme temps les clartés et les réalités, lorsque de ce sommet, pareille à l'homme qui suivrait des yeux le cours d'un fleuve, de la montagne il naît jus ju'à l'embou- chure où il se jette dans l'Océan, elle contemple le torrent des choses, voyant dans l'ordre qui lieleseffets et les causes, les propriétés, les mouvements et les phénomènes : la science a fait son ascension des étoiles aux grands astres, des grands astres au soleil, au plein jour duquel elle considère le monde, elle possède, avec le dernier mot de l'énigme univer- selle, sa perfection absolue, elle prend le nom de sagesse.

La science a été destinée par Dieu à éclairer l'esprit, à guiderla vie, à servir la sainteté. Bien comprise, elle

92 LA VERTU.

favorise l'humilité, car si nous avons le droit d'être heureux des découvertes <jue nous avons faites, il nous est diflicile de ne pas nous laisser aller à la mélancolie en présence du nombre infini des mystères qui refu- sent de se révéler à nous; s'il nous est permis de cons- tater avec fierté qu'il y a sur le terrain des connais- sances expérimentales, de l'histoire, de la philosophie, des affirmations appuyées sur les principes les plus incontestables, des édifices solides bâtis sur la pierre inébranlable, combien nous sommes rappelés à la modestie par le spectacle des systèmes, des théories, des hypothèses qui, chaque jour rejetés aussi vite qu'inventés, s'évanouissent dans l'oubli après avoir ienté de s'imposer à la crédulité 1 Le sol est jonché des débris de nos folles pensées, et ce qui reste de nos ef- forts n'est rien à côté de ce que le temps en a dissipé à jamais. Lorsque donc, ceux qui se consacrent à la vie intelltctuelle se laissent aller à ce pédantisme, à cette admiration d'eux-mêmes, à ce dédain de la masse, en un mot à cette altitude hautaine, blessante vis-à-vis de quiconque ne marche pas dans leur sillon, ils font preuve de bien peu de perspicacité : la moindre ré- flexion" suffirait à, leur montrer que la distance est courte du dernier des ignorants au plus informé des savants^

1. Append., N. 7, p. 391.

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 93

La science ne se confond nullement avec l'honnê- teté, celui qui pense bien pC'il mal agir; il n'e>t pas rare que le savant soit un misérable, que la connais- sance capable de préparer les remèdes d'Hippocrate s'emploie à distiller les poisons de Locuste. Pourtant, sans jamais nécessiter notre cœur, l'idée travaille sai- nement les appétits, il y a influence de notre intelli- gence sur notre volonté. Nous avons soif de réalité, l'âme a peur de se perdre dans le néant, la science dégageTétre des apparences et des fantômes, elle en montre les beautés, les harmonies, les utilités, les rap- ports avec le but suprême que nous poursuivons, comme aussi les imperfections et les infirmités. Du même coup elle détermine la part de culte et de sympathie que nous devons à chaque objet, elle tend à rendre Tordre de nos sentiments con- forme à l'ordre de la création : en cette harmonie consiste la perfection morale. Les deux écoles dont nous vous entretenions en commençant sont donc également erronées. La science ne peut pas tout, ni dans la région du vrai, ni dans la région du bien : dans la région du vrai, carie domaine de nos investi- gations est borné, les êtres les plus hauts nous échap- pent, à chaque instant nous nous arrêtons ou nous nous égarons sur le chemin de l'évidence, de la cer- titude, de la démonstration ; dans la région du bien, car nous pouvons employer pour la corniplion noire talent de vision, et nos ressouices intellectuelles ne font souvent qu'assurer des excès de raffinement

94 LA VERTU.

à nos perversités. La science peut quelque chose; par elle, l'esprit a réalisé dans tous les ordres des progrès désormais acquis à notre race ; si elle ne nous force pas à la sainteté, elle nous y invite ; dans son rayon, il n'y a pas seulement de la lumière qui éclaire res[)rit, il y a aussi de la flamme qui échauffe le cœur et sollicite la volonté. Demeurons dans cette attitude de modéra- tion qui nous tient aussi loin de l'orgueil que du dé- couragement, [)ermet l'espérance à nos efforts et im- pose l'humilité à nos succès K Ainsi soit-ill

1. Append., N. 8, p. 894.

TROISIÈME CONFÉRENCE

LES VERTUS INTELLECTUELLES

11. L'ART

SOMMAIRE

L'art établit l'ordre de la raison dans la matière extérieure sou- tnise à notre empire. Puissance créatrice de l'art. Gloire qu'il assure à ceux qui le cultivent, consolation que ses œuvres pré- parent aux âiues lali^uées par la réalité. Action morale exercée par l'art, action populaire (p. 99-101).

Le premier élément de l'art, c'est l'idée.

1. a) Rôle primordial de l'idée dans l'art (p. 101). b) Connexion qu'il y a entre la culture des idées et la prospérité des arts (p. 102- 103). c) Etrort des maîtres pour concevoir. Appel qu'ils font à la nature, aux poètes, aux philosophes, aux inspirés. Travail de méditation dans Angelico, Michel-Ange, Raphaël (p. 103-104). d) La transformation des idées amène la transformation de l'art. Diverses époques de l'art (p. 104-105).

2. La pensée artistique doit contenir une réalité, a) Nécessité pour l'artiste d'imiter la nature (p. 105). b) Nécessité pour l'artiste de se mettre en un contact perpétuel avec la nature. Remarque de M. Taine. Michel-Ange et le tombeau des Médicis (p. 105-107). c) Erreur de l'idéalisme. L'École mystique. Angelico (p. 107- 108).

3. La pensée artistique doit idéaliser la réalité, a) Le but de l'art, c'est de montrer un monde idéalisé auprès du monde mutilé. Sans cela ses œuvres feraient double emploi avec les œuvres de la nature. La photographie, le moulage seraient l'art par excel- lence. — Les grandes œuvres d'art ne sont pas l'imitation littérale de la nature (p. 108-110). b) Comment l'idéal est dans la volonté, dans le dessein de la nature. Belle idée de saint Paul (p. 110-111), c) L'"arl aide la nature à réaliser son rêve (p. 111-112).

II

Le second élément de l'art, e'est l'œuvre.

1. L'art est une puissance pratique qui doit s'exprimer au ^dehors, c) Sa perfection dépendra du flair avec lequel l'artiste

VERTU. 7

98 LA vEnru.

choisira les matériaux (p. 113-ll'i). b) Son action méritera dans la mesure elle se déploiera sous l'empire de la pensée (p. 114- 115). c) Le génie de l'œuvre se jugera à la supériorité de la re- production de l'idée. L'éloquence, les pierres des temples, le Cou- ronnement des élus d'Angelico (p. 115-116).

2. a) Dans l'œuvre comme dans l'idée, comme dans la réalité, nécessité d'un trait dominateur. Le Jugement dernier de Michel- Ange (p. 116-117). b) Les éléments, les personnages, les groupe» doivent mettre ce trait en relief (p. 117). c) Chaque élément de l'œuvre doit, selon la place qu'il occupe dans l'ensemble, faire ressortir ce trait (p. 117-118). d) Unité provenant de la convergence- des e!Tefs (p. 118). .

3. L'œuvre doit enfin reproduire l'idée a) avec clarté, une clarté sensible, qui la rende accessible (p. 118-119. 6) Avec magnificence, avec splendeur. L'idée de Platon sur le beau (p. 119-120). c) Triom- phe de l'artiste (p. 120).

III

Relations de l'art et de la morale.

1. Deu.\ courants d'opinions extrêmes, a) L'art est indépendant de la morale (p. 120-121). b) L'art est essentiellement immoral, arguments (p. 121). c) L'art n'a pas pour but immédiat la morale (p. 121). d) De fait, sur le terrain de l'histoire, l'art a été souvent immoral (p. 121-122).

2. a) L'art n'est pas indépendant de la morale. Preuves de rai- son et d'expérience (p. 122). b) L'art n'est pas essentiellement im- moral : argument d'autorité. Réfutation de l'assertion contradic- toire et des raisons qu'elle invoque (p. 123-126).

c) L'art parfait est moral. Nécessité de l'intégrité dans l'œuvre artistique (p. 126-127). d) Infinence de la moralité de l'artiste sur la beauté de son œuvre. Pourquoi les œuvres religieuses aujour- d'hui sont inférieures (p. 127-128).

L'art est une vertu parce qu'il découvre la réalité et l'idéal caché sous la réalité; parce qu'il imprime cet idéal dans la ma- tière extérieure, parce qu'il excite au bien. E.xhortation aux artistes (p. 128-130).

j

TROISIÈME CONFÉRENCE

LES VERTUS INTELLECTUELLES

II. L'ART

Éminence, Monseigneur *, Messieurs,

La vertu est le triomphe de la raison devenue assez puissante pour faire entendre ses oracles et faire accepter ses lois par toutes les énergies capables en nous de penser, de vouloir, de travailler. La science imprime l'ordre de la raison dans la raison même, l'art l'établit dans la matière extérieure soumise à notre empire. Bien qu'il soit loin de donner à l'in- telligence autant de noblesse que le savoir, qu'il n'exerce pas dans le monde une influence compa- rable à celle de la sagesse, bien que sa nécessité ne soit pas absolue comme celle des vertus morales, l'art ne laisse pas d'avoir une place considérable dans l'histoire des générations, d'assurer une singulière dignité à quiconque en a saisi le secret. En celui qui a réussi à mettre en relief, dans son œuvre une grande

1. s. G. M«' Herscher, Évéque de Laiigres.

100 LA VERTU.

et originale conception, il y a une sorte de puissance ci'éatiice qui nous assimile à Dieu ; cette ressem- blance dresse à l'homme qui en est revêtu un pié- destal d'honneur. La distance n'est peut-être pas si considérable de la gloire de Platon à la renommée de Phidias, de l'immortalité d'Aristote à la célébrité de Michel-Ange. L'art aussi, en faisant tomber de ses lèvres et de ses mains, comme en se jouant, les belles hymnes, les beaux traits, les belles couleurs, ctinsole l'âme si souvent blessée par le heurt des choses positives, si souvent écœurée par le speclacle des laideurs de la réalité. Pas de lableau qui n'offre une fête aux regards, nulle mélodie qui ne soit une allégresse pour l'oreille, nulle poésie qui n'enchante le cœur, et, à travers le cœur, l'oreille et les yeux, l'es- prit lit, écoute, contemple avec délices, l'âme se re- pose. Cette mission serait déjà grande, l'art aurait bien mérité, quand même il n'aurait fourni qu'un ali- ment ù notre avidité de saine joie, une heure d'oubli, de distraction, d'apaisement à nos tourments, quand même il nous aurait seulement transportés du monde tel qu'il est, dans le monde tel qu'il devrait être.

L'art parfait va plus loin; ses œuvres, dès qu'elles réunissent les qualités qui lui conviennent, sollicitent la volonté, rendent meilleur en charmant, ajoutent à notre bonté en diminuant nos souffrances. Cette action est d'autant plus appréciable qu'elle est popu- laire, et qu'elle travaille la masse, car l'idée ense- velie dans les laboratoires de la science échappe à la

TROISIÈME CONFÉRENCE. 101

multitude; devenue pour ainsi dire visible et tangible dans une note, dans un dessin, dans une physiono- mie, elle apparaît et parle aux plus humbles esprits. Lorsque les Papes ordonnèrent de peindre le Juge- ment dernier, leur but ne fut pas seulement d'orncF de scènes grandioses la chapelle Sixtine, ils enten- dirent faire entrer à jamais dans l'âme catholique la doctrine de la nécessité des œuvres, opposer à Luther en même temps que des enseignements théo- logiques destinés à éclairer les classes cultivées, des fresques capables de rendre, sous des couleurs sai- sissantes et sensibles, la vérité des dogmes aposta- sies par l'hérésie. Nous entrerons plus avant dans ces considérations, et nous les comprendrons mieux quand nous aurons étudié les éléments de l'art et fixé sdn rôle dans la morale.

I

Le premier élément de l'art, c'est l'idée : l'idée est le principe, l'artiste se distingue d'abord par la puissance et la facilité de sa conception.

Il faut une idée : le labeur esthétique est, en effet, propre à l'homme; or, les actes propres à l'homme émanent tous d'une idée, d'une vision intellectuelle^ c'est ce qui les met au-dessus des opérations de la nature, lesquelles procèdent à l'aveugle, par voie de nécessité, sans que les êtres qui en sont le théâtre

102 LA VERTU.

en sachent rien. Dans l'art humain, l'esprit conçoit son sujet avant de le fixer dans la matière, on est artist^par l'âme avant de l'être par la plume, par le pmceau ou le ciseau, par la voix ou le geste; l'édifice s'élabore, les couleurs se peignent et se composent, le tableau se déploie, les traits se dessinent et la statue se dresse, le discours et la poésie se déroulent, les notes et les mélodies retentissent au dedans, avant de se manifester au dehors. Partout l'architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la poésie sont prospères, elles sont accompagnées et précédées de la culture de la pensée; aux âges de barbarie, parmi les peuples farouches, absorbés par les occupations de la chasse, de la guerre, de la lutte contre les âpretés du ciel, du sol, de l'océan; aux heures de convulsion et de sang, chacun n'a qu'un souci, se défendre et se protéger contre le danger de la mort, l'art n'a pas existé, ou bien il n'a été qu'une grossière ébauche. Il a fleuri, au contraire, la paix laissait plus de liberté au recueillement, à la méditation, à la contemplation. Si la Grèce, si l'Italie ont été les deux patries de l'art, c'est que les habi- tants de ces contrées furent doués d'une intelligence vive, rapide, pénétrante; une finesse exquise, une aptitude innée à connaître, à comprendre, à juger, à raisonner, en un mot à se faire des idées, les pré- parent aux exécutions artistiques. L'atmosphère de leur âme est baignée de lumière, de clarlé, de cha- leur, comme l'atmosphère de leur firmament; du

TROISIÈME CONFÉRENCE. 103

riche sol de leur esprit jaillissent les aperçus spon- lanés, les intuitions justes. Même dans le peuple, la spéculation est naturelle, la divination sagace ; c'est pourquoi il a le sens du beau, et, s'il goûte avec tant d'avidité les tableaux des génies sortis de sa race, c'est qu'à son insu, peut-être, il eu portait le dessin en lui avant de les avoir rencontrés : les scènes re- présentées étaient ébauchées sous ses regards inté- rieurs, avant d'être réalisées sous les yeux de sa chair ^.

Le premier eflfort des maîtres était de concevoir. Par quelle fièvre ne passaient-ils pas pour exprimer en eux-mêmes les nuances, les hardiesses, les con- tours de leur pensée? Ils interrogeaient la nature, s'arrêtant longuement devant les aurores et devant les crépuscules, s'évertuant à démiler le jeu des rayons et des ombres, écoutant la voix et le bruit des choses, suivant et notant les mouvements, les gestes, les transfigurations des êtres ; ils en appelaient aux docteurs, demandant aux poètes : à Homère, à Virgile, à Dante, un vêtement d'éclat, des robes d'or et de pourpre; aux philosophes : à Platon, Âristote, saint Augustin, saint Thomas, la substance de leurs compositions; aux prophètes et aux inspirés : Moyse, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, saint Jean, saint Paul, les scènes grandioses, les vérités supérieures et drama- tiques; à Jésus-Christ ses révélations éternelles et

1. Append., N. 1, p. 394.

104 LA VERTU.

l'âme de leur rêve. Quand il a rassemblé les maté- riaux de sa construction intérieure, le génie se ren- ferme dans une méditation intense : Ângelico pense, pleure, prie aux pieds de son crucifix; Michel-Ange s'absorbe dans ses recherches inassolivies, rôde le soir autour du Colysée; Raphaël évoque ses figures de Vierges, jusqu'à ce que le sujet ait apparu à l'oeil du dedans avec la puissance de son organisme et la splendeur de son enveloppe ^

L'état des idées, leur transformation amènent les mêmes changements dans l'art qui sijit le courant et revêt une diversité de caractères, de nuances en rapport avec les milieux scientifiques, philosophi- ques, politi(pies, sociaux, religieux. D'ordinaire, il ne s'a (franchit pas de l'air ambiant, et l'on peut suivre d'après les évolutions de l'art, l'hisloire des doctrines et des théories. Les systèmes harmonieux, exacts, éclairés de la Grèce, ont donné naissance à cette élé- gance, à cette pureté de ton, qui placent hors de pair dans l'art |)rofane, la sculpture, la poésie, l'é- loquence, la littérature des Hellènes; la vigueur po- sitive, l'altitude martiale de la raison romaine écla- tent dans les temples, les aqueducs, les arcs de triomphe de la Ville Éternelle; le vol sublime des vérités évangéliquos se retrouve à chaque pas dans les œuvres du moyen âge; le mélange du paganisme et du Christianisme imprèg'ne la Renaissance; tour

1. Append., N. 2, p. 395.

TROISIÈME CONFÉRENCE. 105

à tour le matérialisme, le sensualisme, l'idéalisme se reflètent sur nos toiles, remplissent tout le domaine artistique de leur boue, de leurs lascives empreintes, de leurs formes fuyantes et échevelées, tant il est vrai qu'entre la pensée et l'art il y a une solidarité absolue. L'art commence donc par donner des yeux : son premier labeur, c'est de regarder; son premier succès, c'est de voir'.

Mais toute pensée n'est pas artistique, la pensée artistique doit contenir deux choses : des réalités, un idéal : loin de se contredire ces deux éléments s'appellent. En premier lieu, on s'accorde à dire que l'art digne de ce nom imite la nature, en représente les fdrmes, en retrace la physionomie 2. Il est ma- nifeste « qu'une statue a pour objet d'imiter de tout près » des êtres de chair et d'os, « qu'un tableau a pour but de figurer des personnages réels, avec des attitudes réelles » ; un foyer se développant dans la paix, dans les péripéiies de la lutte et de l'exis- tence; une histoire avec des héros pendant, voulant, agissant; des batailles avec des capitaines comman- dant et dirigeant, avec des soldats se mouvant entre les entreprises du courage, les menaces de la mort, les caprices de la victoire; des paysages faits de vrais arbres, de vrais horizons, de vrais tlots, de vrais cieux, tels que la création en produit. Le

1. Append., N. 3, p. 395.

2. Ibid., N. 4, p. 396.

106 LA VERTU.

drame, le roman, la poésie ne s'évertuent pas moins à faire apparaître des hommes, des événements, des caractères, des complications de choses, des heurts d'individus et de peuples, comme nous en voyons dans la suite du temps. Si vous me peignez des couleurs que la nature réprouve, des fantômes qu'elle a bannis de ses cadres, la vérité manque à votre œuvre, la vérité qui n'est pas seulement le trésor de la science, mais encore 4'âme de l'art. Sous peine de se perdre dans des formes vides , le peintre, le sculpteur, le musicien, le poète, l'orateur sont con- traints de vivre en un contact perpétuel avec les êtres, d'étudier les évolutions et les transformations du monde, d'écouter le limbre de ses voix, le bruit de ses tourments et de ses vibrations. M. Taine a montré d'une manière saisissante, que « l'abandon du modèle vivant » avait amené la décadence, aussi bien dans la carrière des maîtres que dans l'histoire des écoles. Comme c'est par l'image et par l'idée que nous entrons en relations avec les choses, la réalité doit s'imprimer dans les sens et dans l'esprit, pour se graver ensuite, de l'esprit et des sens, dans la ma- tière extérieure. Quand Michel-Ange conslruisait le tombeau des Médicis, son œuvre ne sortait pas d'une contemplation égarée dans les chimères, mais d'une pensée trempée dans une histoire palpitante. Il avait été enveloppé dans cette nuit dont les ténèbres ca- chaient les embûches, les trahisons, troublaient les citoyens et le sol au point que les pierres même

TROISIÈME CONFÉRENCE. 107

I remblaient, en proie, dans leur sommeil sans fin, aux tortures du caucliemar universel; il avait vu poindre la menace des aurores dont le rouge sinistre changeait l'Arno en un fleuve de sang; il avait senti luire l'insupportable méchanceté du jour gros de haines, de ruines, de morts; il avait suivi le cré- puscule emportant sur son char funèbre la prospé- rité, la gloire, l'avenir de la pairie adorée. Son es- prit débordait, ne pouvant supporter des faits si désespérants, son Ame éclatait au contact de si durs événements, se déchirait du haut en bas, et par la blessure ouverte la tragédie vivante s'échappait de son seiu, envahissait sa main et sou ciseau, se gra- vait à jamais dans le marbre des tombeaux ^

L'idéalisme de tous les temps a oublié ce principe; l'intelligence n'étant plus assez vigoureuse pour sai- sir les choses, se contente de formules stériles. Alors on voit la philosophie mourante s'enthousiasmer des catégories de Kant, le xviii^ siècle s'éprendre des dé- clamations de Rousseau, le romantisme gâter son gé- nie en gonflant les mots de vent et d'emphase, l'im- pressionisme apparaître en peinture, l'art personnel le céder à la copie, en un mot le vague, le rêve, l'illusoire essayer de remplacer l'être et la vie.

L'école mystique ne prit pas toujours garde à con- former son idée et son oeuvre à la réalité. Si j'osais interpeller le génie de Fiesole dans la gloire divine

1. Append., N, 5, p. 397.

108 LA VERTU.

que son pinceau lui a assurée, si mon ravissement n'allait infiniment plus loin que ma réserve, si mes yeux et mon àme n'étaient toujours enivrés des vi- sions dont j'ai eu le spectacle, si l'émotion de mon cœur ne tremblait encore au souvenir des jours je pus parcourir sous ie firmament en allégresse de Florence, les cloîtres, le chapitre, les cellules de Saint-Marc, comme conduit par la main et comme encouragé par le regard chaud et apaisé du peintre virginal, je lui demanderais pourquoi son idée si pleine des réalités de l'âme, s'est parfois presque tota- lement dégagée de la matière, je lui dirais à genoux, mettant sur mes lèvres plus de louanges que de re- gret : « Les corps aussi sont fils de Dieu et retournent à Dieu, le triomphe de la forme et de l'esprit n'exige pas que les membres languissent, s'efF.icent, s'éva- nouissent sous les auréoles de lumière, sous les belles tuniques d'or, sous les couronnes de pierre et de dia- mants, mais qu'ils soient transfigurés dans la force comme dans la souplesse de leur structure, dans la vie comme dans la grâce de leurs mouvements, ô céleste et bienheureux Angclico! »

Est-ce à dire que l'idée artistique soit uniquement- la reproduction brutale, mathématique, l'imitation adéquate de ce qui est? Non, Messieurs, bien loin de là; s'il en était ainsi, l'art ferait double emploi avec la nature, tenterait de réaliser d'une manière infé- rieure ce que la nature réalise d'une manière sublime,

TROISIÈME CONFÉRENCE. 109

nous présenterait m^rls les êtres qui, près de nous, sont vivants; il ne serait plus que cette « vanité, dont parle Pascal, qui attire l'admiration par la ressem- blance des choses dont on n'admire pas les origi- naux ^ ». Le moulage serait le dernier mot de la sculp- ture, car le moulage est la réédition la pins exacte et la plus fidèle, la reproduction la plus minutieuse du modèle : aucun pli ne lui échappe, les os, les mus- cles sont à leur place, dans leur attitude, avec leurs positives dimensions; la photographie serait la per- fection de la peinture, puisqu'elle refait « sans erreur possible », les lignes, les contours, les teintes de la réalité; le compte rendu des séances de cour d'assises serait « le meilleur drame, la meilleure comédie, la meilleure tragédie », puisqu'il enregistre sans y rien changer les moindres mots, l'explosion spontanée des cris, des passions, des sentiments. Et pourtant si le moulage, la photographie, la sténographie sont d'un secours précieux dans l'art, jamais personne n'a songé à faire rivaliser ces procédés avec la sculpture, la peinture, le théâtre 2.

Au contraire, les grandes œuvres de sculpture sont d'une seule couleur, de marbre, de bronze, les per- sonnages mis en scène par le drame et la litlérature parlent en vers mesurés, rimes. Ainsi nous sommes loin d'une « imitation littérale » de la nature, et pourtant, c'est cet éclat jeté sur le réel qui fait la

1. Pensées, art. VII, 31.

2. Aiipend., N. 6, p. 397.

110 LA VEUTU.

valeur de l'œuvre d'art. Tout cela revient à dire que l'idéal doit entrer dans la conception artistique.

L'idéal! n'est-ce pas le transport de l'esprit en dehors du monde, le voyage dans le rêve et l'illusoire, en conséquence, le retour à ces chimères sans racines dans l'être, sans consistance dans le temps, que nous avions commencé par bannir de la science et de l'art? Non, Messieurs, l'idéal est ce qu'il y a de plus viv.mt et de plus profond dans la créature; si on lui donne sou nom, ce n'est pas qu'il soit une construc- tion vaine de l'intelligence, c'est que l'intelligence seule le saisit au milieu des phénomènes et des appa- rences qui le dérobent aux sens. Dans le monde, il y a deux éléments distincts et subordonnés l'un à l'au- tre : il y a d'abord les traits extérieurs, les couleurs mobiles que les jours modifient, emportent, détrui- sent, anéantissent. Ces traits sont souvent inachevés : des puissances, des accidents, des distractions, des violences ont traversé le dessein de Ja nature, arrê- tant, paralysant, désespérant son effort; elle brûlait de parfaire son œuvre, elle a se contenter d'une ébauche. Si elle a réussi sur un point, elle a échoué sur un autre, ce qui fait que l'harmonie et les pro- portions manquent. La santé de l'âme végète dans un corps défaillant, une ligne qui se brise vient troubler la perfection d'un visage accompli, un ton trop criard exaspère les couleurs, une tète modèle gémit sur un buste mai constiuit, une tige trop faible fléchit sous

TROISIÈME CONFÉRENCE. 111

un tronc trop massif; la forme ne brille point, ne peut point briller de tout son éclat à travers cette ma- tière résistante qui laisse passer une splendeur mais en voile une autre, mettant partout un obstacle au développement de la vertu qui est au fond de l'être 1.

Car, sous ces incorrections de la nature, se cache une essence, impatiente de triompher des entraves, d'apparaître dans toute la beauté pour laquelle elle se sent créée, de reproduire le type qui est en Dieu. C'est l'ambition de parvenir à cette perfection qui explique les efforts perpétuels de la nature; rien en elle de plus profond, de plus tenace; elle se dépouille des vête- ments éphémères dont elle s'était couverte, des lacu- nes et des enveloppes défectueuses qui la retenaient captive, elle n'essaie point de les retrouver, elle re- commence ses tentatives, elle renouvelle à l'infini ses œuvres, elle multiplie les individus et les générations, soutenue dans ce travail haletant par l'espoir et la volonté d'arriver enfin à la gloire, à la transfigura- tion définitive qu'elle poursuit. Nul n'a montré cette volonté intérieure des choses plus éloquerament que saint Paul, quand il nous a pciut la créature su- bissant, malgré elle, le joug de la corruption, soupi- rant après la délivrance, attendant, dans la douleur et les angoisses de l'enfantement, l'heure de la ré- novation.

1. Aiiiicnd., N. 7, p. 398.

112 LA VERTU.

Vûilà ce que la raison a le privilège d'apercevoir sous les phénomènes, voilà les tendances qu'elle dé- couvre sous les actes, les desseins éternels qu'elle saisit sous les évolutions du temps. La raison artisti- que a plus de perspicacité que les autres pour péné- trer dans le cœur des objets, démêler avec prompti- tude et délicatesse les intentions secrètes qui les meuvent, les caractères qu'ils voudraient développer en eux-mêmes. L'art, dans certains cas, aide la nature à atteindre le but qu'elle poursuit; c'est ainsi que le médecin favorise et secourt le tempérament du malade qui fait effort pour recouvrer la santé, c'est ainsi que l'agriculteur pousse le grain de blé à la germination, en le dégageant de tout ce qui entraverait le mouve- ment de sa fécondité. Dans d'autres cas, l'arliste ne réalise le chef-d'œuvre dont l'univers lui a fourni l'ébauche et l'indication que dans son âme d'abord, dans la matière de son art ensuite; du moins il le réalise dans cette double sphère. Voyant avisé, il dé- couvre au fond de la créature ce qu'elle veut être; prophète, il exprime dans son verbe intérieur et dans son ouvrage extérieur la beauté à laquelle le monde arrivera aux jours de sa transfiguration ; libérateur, dans sa pensée et dans son travail, il arrache l'uni- vers à la servitude douloureuse de la matière ; glori- ficateur enfin, il nous représente des êtres dont les caractères ont revêtu tout leur éclat, dans la propor- tion des parties et la perfection du tout. Il marque au front les créatures du signe d'honneur qu'elles

TROISIÈME CONlÉliENCE. 113

attendent, il fait apparaître d'avance la nouvelle terre et les nouveaux cieux.

il

Le second élément de l'art, c'est l'œuvre. L'art n'est pas une affaire de pure spéculation, ne consiste pas à construire un édifice intellectuel, il tend à s'ex- primer, à passer au dehois, à se traduire dans un monument. C'est une faculté pratique. De la raison sa puissance se communique aux lèvres, aux mains, aux instruments, son souffle les anime, jusqu'à ce qu'ait été produite la création rêvée. De même que la vertu vaut par la grandeur des actions qu'elle accomplit, de même la perfection de l'art dépend de l'exécution et du travail extérieur. Or, la noblesse de l'œuvre se prend de la supériorité avec laquelle l'idée se grave dans les couleurs, dans les notes, dans le marbre, dans les discours, dans la poésie.

Le génie du maître se jugera au flair avec lequel il saura choisir ses matériaux, distinguer entre l'argile ou la pierre, l'or, l'airain, le marbre, préférer, selon son plan, des nuances de pourpre, d'azur, d'éme- raude, des tons vifs ou effacés, des lumières et des rayons, des ombres et des clairs-obscurs; à l'inspira- tion qui le conduira à marier les éléments de son travail, à les associer ou à les séparer, à les irriter les uns contre les autres ou à les réconcilier; à la sou- vertu. 8

114 LA VERTU.

plesse qu'il apportera pour mieux rendre^ le senti- ment qu'il entend exprimer : à toucher les choses tantôt d'une main vigoureuse, à grands coups de brosse, de voix, de ciseau, d'archet, tantôt en les ef- fleurant à peine. Lorsque Salomon entreprit de bâtir le temple de Jérusalem, il fit venir les cèdres de Tyr, les cyprès du Liban, les métaux précieux, les élé- ments les plus capables de se plier à la construc- tion de l'édifice qu'il avait médité dans sa pensée et dans son cœur; c'est sous la même impression que Léonard de Vinci distillait lui-même ses huiles et ses vernis, que Michel-Ange désignait, dans les carrières de Carrare, les blocs de marbre qui lui semblaient pouvoir le mieux servir ses desseins.

L'action du peintre, du musicien, du sculpteur, mérite le nom d'artistique dans la mesure elle se déploie sous l'influence de la pensée Sans doute, il y a une question de métier dans la façon de traiter la matière : l'exercice, l'habitude de se heurter aux difficultés doivent avoir assoupli et dressé les instru- ments dont nous nous servons; mais la différence de l'artiste et du manœuvre consiste en ce que le second exécute sans presque rapprocher le produit extérieur de la vision de l'âme : le premier au contraire est continuellement suggestionné par l'apparition inté- rieure qui le saisit jusqu'au bout des doigts, par l'esprit, comme le dit Albert le Grand, qui se joue, en quelque sorte, à travers les moyens de travail, trace des lignes, des courbures, dessine des nerfs, des mus-

TROISIÈME CONFÉRENCE. 115

clos, des OS, des articulations, creuse des yeux, une liouche, des rides, découpe des jambes, des bras, taille des tuniques, des toges, des draperies; qui ob- tient que ces bras de marbre ou de couleur fassent des gestes, provoquent des ennemis, frappent avec fureur, se tendent avec cordialité; qui impose à ces regards des expressions de feu, fait passer des frémissements sur ces lèvres, des joies, des colères, des amours, des haines sur ce front, secoue ces muscles, remue ces lianes, soulève ces poitrines, anime enfin de sa vie ar- dente ce bois, cette pierre, cette pourpre, cet azur '.

Le résultat de cet effort doit être l'incarnation de l'idée dans l'œuvre d'art. En présence d'un tableau ou d'une statue, d'un discours ou d'une symphonie, notre premier souci est de deviner quelle idée a voulu représenter l'artiste. Car l'art nous rend maîtres de la matière au point que tournant ses répugnances, dé- routant ses trahisons, triomphant de ses révoltes, nous puissions lui faire subir la transfiguration à la- quelle elle a refusé de se soumettre sous les efforts de la nature, de manière que nous réussissions à y in- carner notre âme. Il n'est pas un ton du tableau, de la statue, de la poésie, de l'éloquence, pas une note de la musique qui ne soient destinés à manifester la pensée, à lui donner son relief, son animation. Dans l'éloquence, ce n'est pas seulement le choix et l'agen- cement des mots, l'éclat et la composition des images,

1. Append., N. 8, p. 398.

116 LA VERTU.

les cadences de la phrase, le mouvement des périodes, la rigueur des arguments, le dessin du discours, c'est le regard des yeux, le pli du front ou des lèvres, la convulsion de la face, qui mettent l'idée en saillie. Le véritable orateur parle de la tête aux pieds, et tout son être publie sa conviction. Il est dit des pierres de nos temples qu'elles prient. En effet, elles se sont dé- pouillées de leur rudesse, de leur barbarie, pour se polir, s'élancer dans les colonnes, dans les flèches hardies et se porter, comme en une adoration, jus- qu'aux nues. Le Couronnement des élus d'Angelico ne contient pas un détail qui ne fasse ressortir une im- pression de bonheur; les poitrines le respirent et en sont pleines ; il ruisselle sur les visages, les yeux et les lèvres le répandent : il agite les lyres, entraîne dans leurs rondes les anges et les saints, prend aux en- trailles les collines verdoyantes, s'exhale en parfum du calice des fleurs, les arbres mêmes sont heureux, avec leurs racines dans un sol éternel et leur cime dans un ciel à jamais à l'abri du froid et des orages; l'ardeur et l'apaisement pénètrent tout ce qui se repose au sein de la félicité et tout ce qui en contemple le spectacle.

Dans l'idée, comme dans la réalité embellie qu'elle représente, il y a un trait dominateur auquel tous les autres sont subordonnés. Avant tout, l'œuvre doit exprimer ce trait, l'imposera l'attention, obliger les autres à apparaître dans la mesure ils le mettent en relief. Le Jugement dernier de Michel-Ange vise

TnOISiÈME CONFÉRENCE. 117

incontestablement la manifestation de la justice vin- dicative. D'un bout à l'autre de l'immense fresque on voit luire le jour de la colère, les trompettes des an- ges sou'.flent la terreur, ces misérables qui se détour- nent, cachant leur figure et leur désespoir dans leurs mains, ne peuvent supporter l'anathème, saint Lau- rent montrant le charbon ardent qui n'a pas vaincu sa constance, saint Barthélémy présentant la peau en- sanglantée qu'on lui arrache sans lui ravir sa foi, semblent se défendre contre la condamnation plutôt que réclamer leur récompense. Il n'est pas jusqu'à la Vierge qui ne se serre contre son Fils dans une sorte de frisson, comme si les coups allaient l'atteindre; tout tremble d'épouvante sous la promulgation du décret vengeur.

Les éléments, les personnages, les groupes, ne jouent pas le même rôle dans la scène artistique : les uns en sont le centre, les autres des accessoires, des acteurs secondaires. De même, en chaque être ou en chaque personnage représentés, il est des caractères plus saillants, la mise en évidence de l'idée appar- tient à ces pièces diverses, selon la place qu'elles oc- cupent dans l'ensemble. La terreur couvre le tableau de Michel-Ange dont nous venons de parler, mais elle émane des êtres vivants plus que des êtres morts, du mouvement des gestes plus que de l'attitude du corps, de l'expression de la face plus que du geste, elle éclate, avons-nous dit, dans la Vierge, dans les anges, dans les élus, dans les damnés, mais la redoutable colère qui

118

LA VERTU.

rinspire se répand tout entière du Christ gigantesque commandant le drame. C'est vers lui que l'on regarde instinctivement, vers ses yeux pleins de feu, vei"s son bras demi-levé et prêt à retomber pour frapper, vers corps en partie penché et menaçant d'écraser l'or- gueil et la méchanceté, vers ces vastes flancs enfin, crispés et creusés par la faim et la soif de la justice. En cette convergence de tous les effets vers la ma- nifestation d'une même pensée, en cette subordina- tion des diverses actions par lesquelles, à des degrés multiples, chaque élément concourt à la réalisation au dehors de la conception du dedans, consistent Tordre de l'œuvre d'art et son unité.

Tous les travaux des vertus intellectuelles doivent être imprégnés de lumière; les conclusions de la science exigent la clarté, il en est ainsi de l'œuvre d'art. 11 appartient à la peinture, à la sculpture, à la poésie, à l'éloquence de rendre l'idée si nettement et si positivement qu'elle s'impose à l'esprit. Si elle se dérobait sous le mystère, si elle était aussi inaccessible que dans la nature, si elle n'était qu'indiquée, l'art aurait manqué son but.

Il faut qu'elle éclate, qu'elle devienne non pas in- telligible, mais sensible, qu'elle parle aux yeux, aux oreilles, à l'imagination, par le fait même, qu'elle ar- rive à la popularité. La science s'exprimant en des formules sévères et algébriques, reste le privilège d'une élite; son temple, ses avenues sont fermés à la

TROISIÈME CONFÉRENCE. 119

masse ; l'art les ouvre, achemine vers la vérité que les couleurs, la poésie ont rendue éblouissante, les plus humbles regards et les âmes les plus simples. L'image, l'hymne, le cantique, le discours orné de figures, de comparaisons, vulgarisent les idées profondes, les principes abstraits; c'est pourquoi aujourd'hui nous faisons uu tel usage des gravures, des illustrations, des théâtres : c'est pour répandre nos convictions dans les intelligences primitives et incultes. L'œuvre d'art est le livre dans lequel lit la multitude.

Enfin, Messieurs, pour que l'œuvre soit vraiment de valeur, il faut qu'elle apparaisse dans la magnificence, que la vérité se montre revêtue, si je puis ainsi par- ler, de sa robe de gloire, de sa forme impeccable, de sa parfaite beauté. C'est par la grâce que le ta- bleau, la statue, la littérature traduisent ce que nous avons nommé l'idéal dans la conception, c'est par la grâce que nous sommes séduits, sous son charme que nous nous arrêtons émus. On a prétendu que Platon avait défini le beau la splendeur du vrai. Il ne semble pas que cette formule soit verbalement dans les dia- logues du grand philosophe, mais il est facile de l'en extraire, elle exprime une grande et brillante concep- tion de l'art dont le beau est l'objet. L'art a pour but de m^us révéler non pas seulement le vrai, mais le vrai et sa splendeur : c'est en nous gagnant au vrai qu'il remplit sa mission, c'est en nous attirant par la splendeur qu'il nous attache au vrai.

120 LA VERTU.

C'est alors que l'art triomphe, quand il a mis au jour ces pierres mortes, depuis le premier soleil, en- fouies dans les entrailles du sol; quand, sous son ac- tion magique, elles se sont dressées, prenant des phy- sionomies si pures, des traits si nobles, des expressions si belles, que si par un miracle pareil à celui de la fable, la vie circulait tout à coup en leurs veines, la nature serait dépassée et transfigurée. Un Dieu, par un souffle de ses lèvres et un attouchement de ses mains, nous a tirés du limon, un dieu aussi a fait passer en ces pierres son âme et quelque chose de son im- mortalité ; ce dieu, c'est l'artiste.

III

Il me resterait, Messieurs, à traiter des relations de l'art et de la morale. Celte question a été étudiée bien souvent dans ces dernières années, il est facile de démê- ler la vérité sous les exagéiations qui, plus d'une fois, ont servi à la voiler; je ne veux que rapidement vous expliquerquelqucsprincipescapablesde vous éclairer.

Deux courants bien distincts se sont produits au sujet de l'influence de l'art sur la morale. Les uns ont soutenu que l'art avait un but indépendant de la mo- rale. A leur avis, dans l'art, la forme est tout, et nul n'a à se préoccuper du contenu. Le vase ciselé vaut par lui-même, peu importe qu'il contienne un breu- vage de vie ou un poison. C'est ce qu'on a appelé quelquefois la théorie de l'art pour l'art. Il est a'sé de

TROISIÈME CONFÉRENCE. 121

voir que ce dilettantisme n'est pas sans analogie avec les doctrines qui font de la science un assemblag-e de formules vides, et que le kantisme a pénétré dans l'es- thétique comme dans la philosophie.

Les autres affirment que l'art est essentiellement immoral, parce qu'il s'adresse aux sens et que l'émo- tion qu'il excite est d'elle-même malsaine, parce qu'il imite la nature et que la nature est provocatrice du crime 1.

Je concède que, directement, l'art n'a point pour but de produire le bien, mais le beau, que sa mission immédiate est de plaire, non de sanctifier, comme la fin de la science est d'abord d'éclairer l'esprit, non d'agir sur la volonté.

Je concède encore que, de fait, et sur le terrain de l'histoire, l'art a servi beaucoup le mal, qu'il est facile de constater les dépravations dont il a été la source. Toutes les critiques que l'on formulera sur la licence corruptrice du théâtre antique ou moderne, des prétendues danses sacrées et des bals mondains, sur les étalages de chairs et de nudités de la Renaissance, sur la pornographie de nos représen- tations, de nos journaux, de nos gravures, de nos ro- mans méritent l'assentiment des honnêtes gens sans distinction de parti.

Ces concessions accordées, je prétends qu'il est im- possible que l'art soit indépendant de la morale, car

1. Append., N. 9, p. 398.

122 LA VERTU.

il n'est pas un acte, ni une œuvre de notre vie, qui aient le droit de s'affranchir de la fin pour laquelle nous avons été créés. Si l'Apôtre a dit : Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, faites-le pour la gloire de Dieu, à plus forte raison, doit-on ajouter : soit que vous sculptiez, soit que vous peigniez, soit que vous chantiez, travaillez en vue du but suprême. Plus en effet les actes appartiennent à la région de l'esprit, plus ils ont de rapports immédiats avec la délibéra- lion et la volonté, principes de la moralité.

L'œuvre d'art, fût-elle réduite à la forme, par le fait qu'elle plait ou qu'elle répugne, sollicite le cœur, lui inspire des sentimenls d'amour et de haine, de crainte ou d'espoir, exerce du même coup Toftice de sanctificatrice ou de séductrice. Ces sentiments re- vêtent, dès qu'ils existent, un caractère de bonté ou de perversité : nous l'avons e\pli(jué il y a quehjues aimées, lesactes individuels ne sont jamais indifférents. L'histoire de nos âmes parle plus éloquemment en- core que la philosophie, en faveur de ma thèse. Qui n'a se.li dans sa vie l'influence heureuse ou funeste d'une pièce de théâtre, d'un roman, d'une poésie, d'une exposition de tableaux ou de statues? Qui ne sait le rôle des gravures, des illustrations, des contes, des nouvelles, sur les mœurs contemporaines? Cela n'est pas douteux, si affiné que l'on soit, quelque ha- bileté que l'on ait à abstraire la forme du fond, il y a une action réciproque des sentiments sur les arts, et des arts sur les sentiments.

TROISIEME CONFlinENCE. 123

Je prétends, en second lieu, que l'art, par kii- même, n'est pas essentiellement immoral. D'abord, si l'art était nécessairement immoral, il faudrait dire que l'Église s'est trompée quand elle a condamné les iconoclastes, quand elle favorise le culte des images et des statues. 11 n'y a pas uue branche de l'art qu'elle n'ait employée pour l'exaltation sanctifiante des gé- nérations; voyez quelle ampleur elle a donnée à l'ar- chitecture, quel enthousiasme elle a fait passer dans ces colonnes, quelle grâce dans ces ogives et dans ces arceaux, quel élan dans ces flèches et dans ces ( htchers. Ne sortez pas du temple, tous les arts ont éié convoqués à venir, à son ombre, adorer Dieu et cMiLiaîner les âmes au bien. Ecoutez : l'éloquence la plus inspirée, la plus lumineuse, la plus enflammée fait frissonner les foules, comme le souffle du vent fait frissonner les grands blés. Quand Chrysostome est mort, quand sa langue s'est glacée, le peuple qui vi- vait de son verbe, priant, pleurant, portera son ca- davre sur la chaire de Sainte-Sophie et lui criera : Parle encore, parle encore. Puis voilà que les sons de l'orgue remplissent les travées immenses, que les voix des enfants et des vierges, des prêtres et des clercs montent, la plus pure des mélodies se déploie, la musique la plus ailée, la moins tnêlée de matière traduit en un style aussi simple que suave, la poésie de la divine liturgie; la poésie elle-même exprime (( tour à tour, la foi contemplative ou mystique ou la simple robuste croyance, et tantôt la concep-

124 LA VERTU.

tion dramalique, théâtrale même de notre destinée, tantôt la vision joyeuse et rayonnante, à la façon de Ruhens, des plus sanglants mystères ^ ». Regar- dez : la peinture, la sculpture ont accompli dans le temple leurs meilleurs miracles, le temple est leur patrie et comme leur ciel ici-bas : c'est sous ses voûtes qu'Augelico, Léonard, Raphaël, Michel-Ange ont été le plus transfigurés par leur génie, cjue les flots de la beauté sont sortis de leurs mains, comme par enchantement; il n'est pas jusqu'aux mouvements des cérémonies, jus(}u'aux figures, aux défilés des processions et des cortèges, qui ne soient des sortes de danses sacrées, appelées à prêter leur concours à l'organisation du culte de Dieu. Direz-vous que l'É- glise, en faisant cet accueil aux arts, en leur assurant cette impulsion et ce triomphe, a excité au sensua- lisme? Non, Messieurs, à travers les sens, les émotions les plus saines ont pénétré jusqu'à l'âme; dans la basilique chrétienne les arts lui ont parlé en un accord et en des accents d'une pureté divine, l'es- prit a été saisi, arraché au moins pour un instant à la brutalité des convoitises, transporté dans un monde l'on ne respire que l'atmosphère du bien et de la vertu.

Si, sous prétexte que les arts s'adressent aux sens, on veut en arriver à soutenir qu'ils sont immoraux, le principe est tellement inacceptable que la moindre

1. M. Camille Bellaigue, L'Abba>je de Solesjues. Revue des Deux* Mondes, 15 nov. 1898, p. 352.

TnOISlÈME CONFÉRENCE. 125

réflexion suffit à le renverser. Toute connaissance, en efifet, nous vient par l'intermédiaire des sens ; si nous n'avions point d'yeux, nous n'aurions aucune idée de la couleur, si nous n'avions point d'oreilles, l'har- monie demeurerait pour nous un mystère : même la conception de Dieu, quelque immatérielle qu'elle soit, est accompagnée d'une image. Qu'elle soit sainte, sublime, héroïque ou misérable, la vie humaine est remplie d'apparitions sensibles, intérieures, et exté- rieures, et dire que ce qui s'adres«e à ces facultés inférieures nous corrompt, c'est dire que nous sommes condaninés à être mauvais du matin au s^ir. De même, publier, sans restriction, sans distinction que la na- ture est mauvaise, que l'art, en étant l'imitation, participe à sa néfaste influence, c'est combattre pour une thèse confondue d'avance; c'est vouloir que l'on s'abstienne de breuvage, parce qu'il est des foules d'individus qui s'enivrent, que le soleil soit funeste à tous, parce qu'il est mortel pour les regards ma- lades. La nature est excellente, l'abus que nous en faisons est seul condamnable.

Enfin, Messieurs, je soutiens que l'art véritable est essentiellement moral, que du jour il provoque au mal, il dégénère, et il cesse de s'appartenir. Nous vous avons enseigné, en effet, que la conception ar- tistique devait ro-nfermer un mélange de réalité et d'idéal. Parmi les caractères nécessaires à la consti- tution d'un être idéal, l'intégrité joue un rôle capital.

126 LA. VERTU.

Que, dans l'ordre physique, un corps parfait soit cou- ronné par une tète diflbrme, l'ensemble demeure monstrueux. Or, d'après les docteurs les plus positi- vistes, comme Taine, le degré de bienfaisance dans une œuvre fait partie intégrale de sa beauté. Si elle est, par elle-même, de nature à susciter en nous des passions répréhensibles, des vouloirs coupables, il manque un élément à son intégrité, un trait et un rayon à l'idéal de la conception dont elle est sortie. Prenons un exemple. Dans la peinture, en particu- lier, la représentation de Ihomme a été le principal objet de l'etrort artistique; or, d'où viendra à un portrait sa principale beauté? Du rayonnement total de la forme humaine à travers le corps et le visage. Mais l'âme humaine n'est pas une force sensitive, c'est une perfection spirituelle, c'est donc le triomphe de l'esprit dans la matière q\ii fait la beauté d'un portrait. Si vous étalez sous mes yeux une chair que la lumière sensuelle éclaire, une physionomie tout enfiévrée par la flamme brutale de la convoitise, si vous ne me montrez prête à jaillir l'étincelle pure de l'intelligence, vous avez ravi à cette face d'homme l'éclat qui l'élève au-dessus des autres êtres, l'âme ani- male est victorieuse, la créature de raison que nous sommes est absente, sa plus haute noblesse a été ef- facée. Il y a dans cette œuvre de l'immoralité; par le fait même il y a de la laideur. Sans se confondre avec le beau, le bien en est le fond ; lorsque l'art fa- vorise le mal, excite à la perversité, il n'a pas seule-

TROISIKME COXFÉHENCE. 127

ment manqué à la loi universelle qui nous oblige à mettre tous nos travaux en conformité avec notre fin suprême, il a encore été infidèle à ses propres pré- ceptes : c'est un art qui malgré tout sera inférieur, ce n'est plus de l'art.

Un mot, Messieurs, achèvera ma thèse et ma pensée. Si l'art a un empire sur la volonté et sur les appétils, la vie affective du peintre, du sculpteur exerce, de son côté, une action inévitable sur la création de ses œuvres. Le meilleur moyen pour que Tidéal jaillisse de l'âme, se répande au dehors, se grave en traits profonds et éclatants dans la matière extérieure, c'est qu'il ait pénétré l'âme toute entière, qu'il ait saisi non pas seulement la pensée, mais la vie. Quand le principe par lequel l'âme se conduit est en contra- diction avec la conceplion que l'on a l'ambition de manifester dans son tableau, il est à craindre que l'idée qui n'est pas maîtresse en nous, qui n'a pas en nous son épanouissement total, ne s'imprime que froide et imparfaite dans notre travail : que, troublée, obscurcie, déformée par nos passions, elle ne sorte de nous-mêmes et ne se réalise qu'à moitié, ayant perdu, dans son contact avec notre misère, ses lignes, sa pureté, son éclat. Le meilleur moyen d'être tout à fait artiste est de vivre son idée; alors rien ne la re- tient captive, rien ne la défigure, elle coule toute brûlante et toute vive. Dans ces derniers temps, des essais sans nombre de scènes religieuses ou évangéli-

128 LA VERTU.

ques ont été tentés : la sculpture, la peinture se sont dé- battues entre des formules glacées et des expressions sensuelles : tour à tourla stérilité est venue enleverau Christianisme son ardeur, une fade langueur, un réa- lisme charnel lui ont ravi sa couleur immaculée : que manquait-il à ces maîtres? Ce n'était ni le talent, ni la science, ni Thabitude; il leur manquait l'âme chrétienne, seule capable, en esthétique aussi bien qu'en morale, de créer des œuvres chrétiennes ^

L'art est une vertu de l'intelligence, Messieurs, car il nous communique la force nécessaire à la vision de la réalité, l'énergie capable de sonder les subs- tances et de découvrir sous leurs propriétés exté- rieures Tidéal de perfection qu'elles rêvent de réaliser. L'art est une vertu, car il réussit à imprimer dans la matière brutale et révoltée la vision de l'esprit, et s'il est difficile de faire jaillir du cœur des sentiments con- formes à l'ordre de la raison, d'obliger la chair et le sang" à se soumettre aux lois éternelles, si saint Paul versait des larmes, en constatant les répugnances irri- tées qu'éprouvaient son corps et sa sensibilité à se cour- ber sous le joug de la pensée, s'il triomphait quand il les avait réduits à la servitude, il est malaisé aussi de contraindre la pierre et les mots, les sons et les lu- mières à se prêter à nos desseins, à représenter notre âme, notre idée, et le peintre, le sculpteur, le musi-

I. Append., N. 10, p. 401.

TROISIÈME CONFÉRENCE. 129

cienont bien le droit d'exulter lorsqu'ils ont vaincu les résistances des éléments insubordonnés.

L'art est une vertu, parce qu'il n'atteint pas le beau sans favoriser le bien; son œuvre, revêtue de toutes SCS qualités, pousse le cœur au culte du parfait, entraîne à travers les splendeurs créées à l'adoration de la splendeur éternelle, après avoir charmé les regards, sanctifie la volonté. Ce n'est donc pas une puissance indépendante de la vie qui va de son côté, sans se soucier du reste, c'est une faculté qui joue son rôle dans le mouvement général de l'âme vers sa fin dernière. Lorsque dans les fruits de l'art, il y a une séduction qui nous détourne de notre félicité su- prême, soyez sûrs que ces fruits sont rongés par une larve immonde qui leur ravira en même temps leur saveur et leur beauté. La nature élève sans cesse notre âme vers le Créateur, dans la mesure elle est belle, dans la même mesure elle nous transporte jusqu'à l'intelligence de celui qui l'a fondée. L'art a pour but de faire entendre les harmonies les plus mystérieuses et les plus profondes de la natuie, de manifester ses traits les plus tubliaies, les plus invi- sibles, et par conséquent de mettre plus de lumière sur les degrés de l'échelle qui conduisent à Dieu *.

1. Mii'hpl-Ange, dont l'autorité en cette «ittière est souveraine, aflirm» «leui pensées que nous avons enseignées : la première, c'est que la vertu intérieure se reflète dans la beauté extérieure : « Ne stis-tu pas que les femmes chastes se conservent plus fraîches que les autres? Combien, à |>lus forte raison, dut rester jeune une Vierge dont le visage ne fut jamais altéré par la moindre [•assion? » Telles VERTU. 9

130 LA VERTU.

Si, Messieurs, la Providence vous a donné du goût et du génie pour la poésie, la littérature, la sculpture, la peinture, la musique, sachez qu'en évitant l'immo- ralité, vous n'aurez pas seulement rempli votre devoir d'homme : vous aurez servi l'art même qui n'atteint le beau tolal qu'à condition de le remplir de vrai et de bien. Sans rien perdre de leurs charmes, vos œuvres nous inviteront à bénir le Seigneur, et par avance nous fourniront une idée ébauchée du spec- tacle béatifiant et sanctifiant, qui nous est réservé au jour l'Artiste suprême aura donné le dernier coup à chaque créature, réalisé enfin l'idéal qu'il avait conçu de toute éternité. Vous serez ainsi des précur- seurs du Très-Haut dans la transfiguration matérielle et morale des êtres : vous ne pouvez avoir, dans votre Sphère, de plus haute vocation ^

sont les paroles par lesquelles le Maître se justifie d'avoir représenté « la Vierge plus jeune que son âge », dans sa Pieta. La seconde peu- iée, chère à Michel-Ange, c'est que, pour arriver à l'inspiration chré- tienne, il faut être chiétien : « Il ne suffit pas, dit Buonarotti, pour imiter en quelque partie l'image vénérable de Notre-Scigneur, qu'un maître soit grand et habile; je soutiens qu'il lui est nécessaire d'avoir de bonnes mœurs, ou même, s'il était possible, d'être saint, afin que l'esprit de Dieu puisse inspirer son entendement... Les princes ecclé- tiastiques ou séculiers devraient avoir soin de ne permettre qu'aux plus illustres artistes de leurs Etats de peindre la bénignité et la dou- ceur de notre Rédempteur ou la pureté de Notre-Dame et des saints ». (Cité par M. Charles Ponsonhaile, Ce7it Chefs- d'oeuvre de l'art reli- gieux, pp. V et 102).

1. Append., N. li, p. 401.

QUATRIÈME CONFÉRENGB

LES VERTUS MORALES

SOMMAIRE

C'est à la raison de façonner les facultés afin de rendre leurs mouvements rapides, faciles, joyeux, concordants, Un de ses l'oles principaux, c'est de diriger les appétits, car un homme n'est vraiment bon que par la rectitude des appétits. Pour que la raison soit capable de conduire facilement et promplement les appétits, elle a besoin d'une perfection : la prudence. Pour que les appétits suivent rapidement et aisément l'ordre de la raison, des dispositions sont requises, ce sont les vertus morales (p. 135- 136).

La raison n'a pas seulement pour objet la conoaissance du vrai spéculatif, elle a an autre rôle, diriger pratiquement, positivement, immédiatement la vie. Perfection requise dans la raison pour qu'elle soit capable de remplir rôl». Analofi» ««Ire la prudence et la Providence. Difficulté de gouverner U ■aultitude des sentiments dans la vie individuelle, dans la vi« famille, dans la vie politique uu sociale (p. 137-139).

1. g) Le premier office de la raison, c'est d'orienter les affections, de savoir vers quels êtres, quelles personnes, quels événements il convient d'aller, dans quels mouvements s'engager (p. 139-141).

b) Le second, de choisir son temps, son heure, ses occasions. Vierges sages et vierges folles (p. 141-142).

c) Troisième tâche, décider de la mesure à garder, doser le rire, les larmes, la parole, le silence, etc. au milieu des mille diverses circonstances de l'existence (p. 142-143).

2. Perfections requises dans la raison, a) Connaissance des an- tiquités, mémoire du passé (p. 143-144). b) Promptitude à saisir avec des yeux de lynx l'état actuel des choses (144-145). c) Docilité à écouter les hommes expérimentés (Ibid.). d) Sagacité de l'intelligence habile i connaître les personnes (Ibid.).c) Le flair qui nous rend capables de trouver les moyens {Ibid.). Le bon sens, la circonspection, la légitime défiance {Ibid.). Grandeur de la prudence qui réunit toutes ces qualités. Doctrine de saint Antoine (p. 145).

134 LA VERTU.

n

Les appétits ne suivent pas fatalement l'ordre de la raison. Diverses tendances de ces appétits. Trois passions s'opposent dans le champ des appétits au règne de la raison: l'amour de soi, la fureur de jouir, la terreur de la souffrance et de la mort. De là, nécessité de trois vertus morales (p. 146).

1. Nous sommes nés pour vivre en société, et l'amour de nous- mêmes nous empêche de rendre à chacun ce qui lui appartient, et crée un obstacle à la vie sociale, a) Explosion de celte passion dans les rapports matériels, intellectuels, moraux, de personne à per- sonne, dans les relations de famille, dans les relations de société, dans les rapports internationaux, dans les rapports avec Dieu (p. 147-151).

b) Rôle de la justice prise dans son sens le plus universel : elle •'empare des sentiments, des pensées, des paroles qui ont trait au prochain. Dans les échanges de choses ou d'actes, elle ins- pire 1m attitudes qui conviennent selon les personnes; bonté, fraternité, respect, obéissance, tendresse, dévouement, vérité, loyauté, reconnaissance, pitié, magnificence. Rapports établis par la justice entre le chef et ses sujets, entre les nations, entre l'homme et Dieu (p. 151-155). '

2. a) Obstacles que l'amour de la Joie oppose aux directions de la raison. Excès dans la joie. Attrait particulier des joies sensi- bles. — Raisons de cet attrait. Jouissance de la table. Volupté du sens réprouvé (p. 155-159). b) Rôle de la tempérance. ElU ne supprime pas la sensibilité, elle la modère en tout. Son action sur les yeux, les oreilles, le cœur, les lèvres, les lectures, etc. Sas différents noms (p. 159-160).

3. a) Peur que nous avons de la souffrance et de la mort. Impossibilité d'être vertueux jusqu'au bout si nous n'apprenons à les mépriser (p. 160-162).

6) Rôle de la force. Courage qu'elle communique à l'homme. Vertu étrangère au fanatisme. Vertu pleine de sagesse, mêma quand elle nous oblige au sacrifice de la vie (p. 162-164).

Moyens de se former à la force. Méditation. Contemplation des héros, des saints, de Jésus-Christ (p. 164-166).

QUATRIÈME CONFÉRENCE

LES VEIITUS .MORALES

Éminence, Monseigneur *, Messieurs,

Tou'es les énerg^ies de Tâme et du sang, tous les res^orls de la vie privée ou puhli |ue doivent servir à la coiiquT'te de la béatitude daos laquelle les êtres trouvent à la fois leur plénituile et leur joie. L'effort qui n'abo itit pas, pa une relation immédiate ou lointaine, à ce but dernier, est une agitation vaine, un trésor à jamais per lu. Comme la raison, en vertu d<' la sup riorité qu'elle a reçue d'en haut, est la reine de l'existence, c'est à elle qu'il appartient d'imposer son ordre aux facultés, de les façonner, de les ol)liger à se façonner elles-mêmes dans le ser^^ V'iulu par celui qui est à la fois notre Créateur, notre Providence et notre Fin. Lorsqu'elle a réussi à former les puissances, à faire converger leurs activités vers le bien dont elles sont susceptibles, de manière à

1. s. G. M«' Gauthey, évèque de Nevers.

136 LA VERTU.

rendre leurs mouvements rapides, faciles, joveux, conooidants, elle a remporté sa plus sublime vi to r", elle ne possède pas seulement son euipire ei. 'iioit, elle le régit en fait. Nous avons vu comment, eu établissant en soi la disposition prochaine à se connaître et à connaître le monde, en apprenant à concevoir avec clarté, à démontrer avec rigueur, à conclure avec certitude, en enseignant à son idée à se graver dans la matière extérieure, elle a ré.ilisé en elle-même la perfection dont elle est capable. Mais, au-dessous des œuvres intellectuelles dont le bon sens, la science, la sagesse, l'art assurent la ciéation, il y a les appétits. C'est par la perfection des ap- pétits, par la volonté, par le cœur, par les senti- ments que l'homme est vraiment bon, car c'est des appétits que le bien, à pioprement parler, est l'objet. On dira d'un savant, d'un artiste, qu'il a une belle et bonne intelligence, un vrai talent, comme on dira qu'il a de bons yeux; on ne dira pas de lui, tout court, au'il est bon. Et parce que c'est par la vertu morale que les bons sentiments coulent comme d'une source toujours pleine, c'est par la vertu morale que, (ians l'ordre naturel, l'homme est réellement bon. Nous verrons aujourd'hui quelles qualités la laison doit posséder pour diriger les affections ; quelles dis- positions sont requises pour que les affections se con- forment aisément et avec empressement, aux ordres de la raison; du même coup nous apparaîtront la nécessité et le rôle des vertus morales.

QUATRIÈME CONFÉRENCE. 137

Jusqu'ici, les forces que nous avons attribuées à l'esprit, la science, la sagesse, l'art, n'avaient pour but que la conquête da vrai, elles ne visaient que d'une manière lointaine l'évolution des sentiments. La raison a un autre acte, à certains égards, plus né- cessaire, c'est de diriger pratiquement, positivement, immédiatement la vie. Cette fonction est si haute, si diilicile à remplir jusqu'au bout, qu'elle exige une perfection d'un ordie absolument supérieur, une per- fection qui nous ateimile au Dieu dont la Providence conduit les êtres innombrables de la création avec une Siiavité qui ne contine jamais à la f.iiblesse, avec une force qui n'a jamais rien de commun avec la violence, avec une infaillibilité inaccessible à l'er- reur.

Bien que cette perfection réside dans l'esprit, et soit essentiellement une vertu intellectuelle, je vous en pai'le en même temps que des vertus morales, parce qu'elle l'exerce au milieu des affections, des vouloirs, des passions; son objet, c'est de les régler en détail et à chaque instant. Quelle entreprise, Messieurs! quelle puissance, quelle souplesse pour une pareille œuvre ne nous sont pas nécessaires? Dans le champ du cœur se meut l'armée iuiiuie des désirs et des convoitises; se déchaîne le torrent des

138 LA VERTU.

amours et des haines, des craintes et des espoirs, des joies et des douleurs, champ immense qui chaque jour dilate ses contours, vaste océan dont le flux et le reflux vont heurter les choses de la terre au ciel pour les souiller de leur écume, les saisir, les re- pousser, les emporter dans la puissance de leurs caprices. Essayez de compter le nombre des pensées qui sillonnent votre intelligence, des complaisances, des dégoûts qui saisissent votre âme et vous me direz quelle vigueur il faudrait déjà pour dirij^er cet univers qui s'agite en votre sein. Comment tenir en bride tant de coursiers frémissants? Les plus habiles conducteurs mènent à un char deux, quatre, six, dix chevaux; mais altelez-en cent, raille, dix mille, cent mille, tr ouverez-vous une main assez forte, un regard assez large, une attention assez soutenue, pour les maintenir dans le sens voulu, sans qu'aucun ne dévie, pour maîtriser leur allure? Pourtant l'image, à plus d'un égard, estinsulTisante à nous représenter le nombre des appétits, l'ardeur de leurs élans, la diversité contradictoire de leurs fantaisies.

Il s'agit ici d'un seul cœur, supposez que vous soyez à la tête d'une famille, qu'il vous appartienne de guider les sentiments de toutes les personnes habitant votre foyer. Voyez dans quelle complication nouvelle vous serez contraints de vous mouvoir, quelle habileté grandissante vous sera nécessaire pour gouverner en vue du bien, ces caractères et ces tempéraments si difierents.

QUATRIÈME CONFÉRENCE. 139

Supposez que la Providence vous ait confié l'empire sur un peuple, que vous ayez reçu mission d'en être le pasteur, de promouvoir toutes ses énergies, de défendre ses intérêts, de régir des millions d'âmes dont chacune a ses tendances, ses ambitions, ses tentations, ses défaillances, ses vices, prendrez- vous une vision assez ample pour embra-ser tant d'objets, tirer parti de tant de vies, dévelo|)per tant de forces, faire aboutir à la fois au bien particulier et au bien universel tant de pensées et tant d'appétits?

Le premier office de la raison, c'est d'orienter les affections, qu'il s'agisse des afifections qui nous sont personnelles, ou des affections d'une société et d'une nation.

Des êtres paraissent, des astres luisent, des specta- cles s'étalent, dois-je ouvrir ou fermer les yeux? Des voix chantent, des harmonies retentissent, faut-il les écouter ou clore mes oreilles? Des fleurs s'épanouis- sent, vais-je les cueillir? Des parfums s'exhalent, vais-je les respirer? Des coupes s'offrent à moi, des tables se dressent : est le pain de vie, la liqueur de mort? Des hommes me coudoient : celui-ci tient à moi par les liens du sang, celui-là m'est étranger; celui-ci m^a servi, celui-là m'a trahi; j'ai toujours connu l'un, je n'avais jamais vu l'autre; le premier est grand, loyal, le second vil, faux, misérable; ten- drai-je aux deux la même main, aurai-je le même

140 LA VERTU.

res^ard pour celui qui m'aime et pour celui qui me hait? Des événements se précipitent, des courants intellectuels, sociaux, politiques, relisfieux, interna- tionaux s'affirment : ici un mouvement en avant, un mouvement en arrière; dans quel sens marcher, qui favoriser, qui combattre? Des œuvres se créent, des institutions se fondent, m'y dévouerai-je? En un mot, Messieurs, il n'est pas un être vis-à-vis duquel je ne sois contraint de prendre une attitude, et cette attitude varie selon la valeur de cet être et selon ses rapporte avec ma personne et ma destinée.

Une nation s'est confiée à vous, une nation se dé- battant avec angoisse dans un eflfort irrité vers un état nouveau et une amélioration effective de son sort; opposerez-vous à ses revendications un irréduc- tible veto, la renfermeiez- vous par des menaces, par des violences, par des supplices dans les cadres elle s'exaspère, la condamn-uit à verser le torrent de ses sueurs au service de catégories qui dépensent tout et ne produisent rien, à vivre sans bonheur, à mourir sans espérance? Ou bien, par une init at-ve grandiose, prendrez-vous carrément le parti de la multitude exploitée, opprimée, m illieureuse, pro- clamant bien haut que Dieu a fait ses cieux, ses blés, son Évangile pour tous, vous déclarant le déleii eur des petits, l'adversaire inébranlable de toute aristo- cratie qui ne justifiera pas ses privilèges pnr ses services, aristocratie dégénérée d'un nom qui n'est

QUATRIÈME CONFERENCE. I4l

plus qu'une étiquette, aristocratie moins noble de la fortune qui s'est lormée aux dépens de la masse pres- surée, aristocratie plus vile de la politique qui ne monte qu'en flattant les foules, qui ne vit dans l'o- pulence qu'en les dépouillant et les trompant?

C'est entendu, votre parti est pris, vous avez fixé votre orientation. Vous contemplerez ces astres, vous écouterez ces voix, vous vous assoirez à celte table, vous adopterez cette œuvre, vous entrerez dans cette institution, vous favoriserez toutes les ambitions lé- gitimes de ce peuple; une autre question se pose : quelle heure choisirez-vous pour l'exécution de votre des'-ein?

C'est un grand art de savoir distinguer les jours et les moments; il suffit d'arriver un instant trop tôt ou trop tard pour que les plus grands desseins subis- sent un irréparable échec. Il y a des circonstances il faut être pressé, saisir au vol l'occasion qui ne te représentera plus; il y en a d'autres il convient de remettre, d'attendre, de laisser couler sans inquié- tude et sans impatience les événement». « Chaque chose passe sous le ciel dans V espace qui lui est mar- qué. Il y a le temps de naître et le temps'de mourir, le temps de planter et le temps d'arracher, le temps de blesser et le temps de guérir, le temps de bâtir et le temps d'abattre, le temps de pleurer et le temps de rire, le temps de couper et le temps de coudre, le temps

142 LA VERTU.

de parler et le temps de se taire, le temps de guerre et le temps de paix. Dieu même fait tout en certains temps '. » C'est pour avoir rempli leurs lampes au moment opportun, que les vierges sages méritèrent d'entrer au banquet de l'époux; c'est pour s'être présentées trop tard avec leurs flambeaux, que les vierges folles virent se fermer devant elles la porte du festin nuptial. Le Saint-Esprit tour à tour réprouve la précipitation des langues à parler, et la lenteur des cœurs à croire.

Quand vous aurez déterminé l'heure de l'action, il vous restera à décider de la mesure qu'il conviendra de lui donner, du degré d'intensité qu'elle devra revêtir. Non seulement il y a mille attitudes diverses, mais il y a mille nuances dans la même attitude, mille façons d'aimer et de haïr, de désirer et de craindre, de livrer son cœur et son vouloir. C'est à la raison de doser le rire et les larmes, la parole et le silence, le jeûne et les banquets, de me dire si je dois effleurer le bord des calices, ou bien y noyer mes lèvres et y plonger mon âme, s'il faut jeter de l'huile sur la flamme de mes sentiments pour l'ac- tiver, ou de l'eau pour la tempérer, pousser un mou- vement ou le suivre avec réserve, s'abandonner totalement à un courant ou essayer de le niaîtriser, s'opposer au règne du mal par le silence et l'absten- tion, par la douleur intérieure et la prière, par des

1. Ecoles., III, 1-2. Traduction Bossuet.

QUATIUÈME CONFÉRENCE. 143

discours retentissants, jiar des actes enfin, et par l'appel à toutes les fi>rc<^s dont je puis disposer. Cette mesure se réglera d'après des circonstances qui va- rieront à chaque instant dans un conflit de ptrsonnes, d'événements, de choses multiples à l'infini, an miUeu d'un monde qui se transforme sans cesse, chan«-e de physionomie d'une minute à l'autre. Sur ce terrain si mobile, si inconstant des laits, des êtres, l'appli- cation sage des principes prend les formes les plus diverses : ce qui sera pour l'un de l'intempérance, pour l'autre sera de la sobriété; ce qni dans un cas serait de la modération, dans un autre sera de la lâcheté ; la libéralité devant une catastrophe publi- que s'appellera de la prodigalité dans la vie ordi- naire; la force au cours de la guerre, sous le coup du danger, deviendra de la violence aux ères de paix et de tranquillité. Gomment saisir la note juste au milieu de tant de bruits, montrer au cœur son vrai chemin, assurer à ses vibrations le rythme qui leur convient?

C'est tout un cortège de perfections que la raison requiert pour s'en tirer au milieu du dédale des êtres et de l'enchevêtrement des mouvements; « la con- naissance des antiquités » destinée à aider et à com- pléter notre expérience par l'expérience des généra- tions passées; la mémoire qui fixera nos idées par des images, qui ordonnera avec suite, considérera avec attention et avec intérêt, méditera fréquemment les faits dont le souvenir éclairera notre esprit; la

144 LA VERTU.

promptitude à saisir l'état actuel des choses, à en peser sainement la valeur et l'utilité, à en démêler sous les apparences le caractère réel et la vraie portée, par des yeux de lynx, comme dit Aristote, à pénétrer jusqu'au cœur des substances pour en dis- tinguer la noblesse ou l'infériorité; la docilité à écouter avec respect et la volonté d'en profiter, la leçon des vieillards et des sages arrivés au terme des voies que nous aurons à parcourir; l'intelligence ca- pable de deviner avec sagacité le tempérament des personnes, nous invitant à fuir « Ihomine qui re- garde en dessous, à cacher nos desseins à celui qui nous jalouse, à mépriser les avis d'une femme sur sa rivale, d'un lâche sur la guerre, d'un marchand sur un échange, d'un acheteur sur une vente, d'un en- vieux sur la reconnaissance, d'un esclave paresseux sur une grosse besogne » ' ; le flair qui nous rend habiles à trouver les moyens les [)lus aptes à réaliser nos projets; le bon sens qui empêche d'errer dans les comiiinaisons et de se perdre dans le sophisme; la circonspection au regard de laquelle aucun détail n'échappe; la légitime défiance qui nous tient sur nos gardes contre la méchauceté des hommes, la surprise des événements, l'imminence des périls op- posés : telle est la série des qualités eiigées pour que la raison réfléchisse et délibère avec sagesse, juge avec sûreté, ordonne avec droiture. La pru-

1. Ecoles., xixvi, 10-12.

QUATRIÈME CONFKRRNCE. 145

dence réunit en elle-même ces diverses supériorités; elle habitue l'esprit à discerner dans le chaos des éléments, à embrasser dans son regard la multitude des objets, à tout ramasser en vue d'un même but, à pousser vers le bien le torrent de la vie et, dans le chemin, à indiquer aux volontés et aux instincls le pas qu'il leur convient de prendre. C'est la reine des vertus morales, car elle gouverne toutes les autres, elle plonge dans leurs actes et dans leur objet, elle r^'•glc du matin au soir l'usage de toutes les facultés : c'est, disent de grands théologiens, la vertu par es- sence, les autres ne le sont que par participation '. Un jour, le grand solitaire saint Antoine s'entretenait avec ses disciples et la conversation portait sur la vertu qui conduit le plus sûrement à la perfection. Chacun émettait son avis : les uns tenaient pour la mortification, les autres pour la pureté du cœur, d'autres pour la charité. Saint Antoine prit le dernier la parole et dit : A quelles folies plusieurs n'ont-ils pas été amenés par le désir exagéré de la mortifica- tion? — Combien d'autres ont misérablement échoué par suite d'irréflexion dans l'accomplissement des œuvres de charité? Plus une énergie est forte, plus elle est redoutable, si elle est aveugle; il doit donc y avoir une vertu qui préserve de tous les écarts les autres vertus, qui nous enseigne à marcher dans le chemin royal, en évitant les écueils, les excès du zèle,

1. Salmanticenses.

VERTU. 10

146 t.A VERTU.

les affaissements de la négligence, qui soit l'œil lu- mineux dont il est affirmé qu'il éclaire tout le corps : c'est la prudence ou discrétion, maîtresse de toute la morale.

H

Si comme la main et les membres extérieurs, les facultés affectives servaient fatalement la raison en vertu d'une subordination aljsolue, fatalement les amours, les haines, les vouloirs prendraient les chemins que leur indiquerait la sagesse. Mais, nous l'avons vu, aussi bien en traitant de la liberté qu'eu étudiant les passions, nos appétits jouissent d'une certaine autonomie, ils se soustraient à l'empire des idées et des convictions. La foi en Dieu vit sans cha- rité, il n'y a pas de jour les contradictions et les hos^'lités ne se multiplient entre ce que nous pen- sons et ce que nous voulons; la raison parle, presse, argumente, ouvre des voies, le cœur n'écoute qu'avec distraction, hésite, se traîne, prend d'autres voies ^

Sans doute, malgré la liberté, il y aurait dans toute la région affective un penchant à se conformer aux indications de la raison en vertu de la solidarité qui unit toutes nos facultés, en vertu aussi de la loi qui a créé les appétits dans un état de subordination natu- relle, mais ce penchant est contrebalancé par une

1. Append., N. 1, p. 401.

QUATniÈME CONFÉRENCE. 147

tendance vicieuse à suivre les caprices des instincts, de sorte qu'il n'y a pas seulemcot indépendance entre nos idées et nos désirs, il y a opposition, hostilité. De lace déchirement intérieur perpétuel entre l'es- prit et le cœur, entre le cœur et le cœur, entre la volonté et la volonté. Trois passions s'opposent dans le champ des appétits au règne de la raison : l'amour de soi, la fureur de jouir, la terreur de la souiïrance et de la mort.

La raison nous fait un devoir de rendre aux autres ce qui leur appartient. Nous sommes nés pour vivre en société; or la société n'est pas possible, si chacun ne reste à sa place, si celui-ci usurpe sur les biens de ses frères, à son profit, à leur détriment. Mais précisément il y a au fond de notre volonté une tendance acharnée à rechercher notre bien propre, parce que la volonté étant enracinée dans un individu, étant, du même coup, individuelle, se porte par un mouvement direct de spontanéité vers le bien indi- viduel. A quel degré, Messieurs, cet amour de nous- mêmes est-il incarné dans les fibres de notre être, avec quelle subtilité il se glisse dans le secret de nos intentions, au cœur de nos pensées, à la source de nos actes pour se satisfaire, user des occasions, tirer parti de tout!

Dans les rapports de personne à personne, l'homme a une tendance infernale à exploiter son semblable, à prendre beaucoup, à donner peu, à se servir de ses frères comme d'instruments, à immoler à son intérêt

148 LA VERTU.

leur joie, leur richesse, leur honneur. Pourquoi donc les achats, les ventes, les marchés, les échanges, les contrats, les transactions de l'ordre matériel sont-ils si souvent d'une immoralité criante? Les hommes de bourse, d'indu^trie trompent la multitude, se jouent de son ignorance, la précipitent dans ia ruine; des avo- cats, des magistrats traînent les affaires, les compli- quent à plaisir, les greffent les unes sur les autres, puis exigent des honoraires exorhitants de ceux qui se sont livrés à leur àpreté; des chirurgiens et des médecins multiplient sans raison les graves opéra- tions, imposent des traitements qui se terminent par des notes fantastiques, escomptent sans vergogne la souffrance et la crédulité du vulgaire; en un mot, le monde est rempli d'affaires louches, de spéculations véreuses, de fraudes, de vols. Pourquoi, Messieurs, sinon parce que chacun porte une disposition hon- teuse à attirer tout à lui^?

Dans le commerce intellectuel et moral, comment se fait-il qu'à chaque pas nous nous heurtions à des intrigues machinées contre nous, que nous soyons trahis par ceux auxquels nous nous étions confiés, trompés par leur déloyauté, persécutés par leur jalousie, diffamés par leur calomnie, martyrisés dans notre cœur et dans nos pensées par l'indignité de leurs procédés? C'est que nous étions un obstacle à

1. Append., N. 2, p. 402.

QUATIilÈME COMÉHliNCE. 140

l'exaltation de leur personne, de leur idée, de leur gloire.

Transportons-nous dans la famille, voici le spec- tacle : un père abandonne son foyer, laissant à ses soucis la compagne de sa vie, à leur inexpérience les fils de son sang. La fortune de tous sert à ses passions, à ses manies de luxe et de fête, à sa fureur du jeu ; il dissipe la dot de sa femme, il ruine l'avenir de ses enfants. Cet homme est donc dénué de tout senti- ment? Non, Messieurs, mais dans son cœur l'amour du foyer a un adversaire redoutable : l'amour de soi.

Montons plus haut : nous sommes en face de la société, et voilà qu'au lieu de lui rendre les services que nous lui devons, nous nous évertuons à retirer de notre contact avec elle tous les bénéfices. Par mille subterfuges, par les influences mondaines, les amitiés, les corruptions des consciences, nous évitons les charges, nous nous exonérons des corvées, des impôts, nous vivons en parasite luxueusement entre- tenu, recevant tout et ne rendant rien,

La Providence m'a placé au sommet de cette so- ciété; du même coup, je suis devenu le maître et le distributeur des richesses, des fonctions publiques, de la liberté. Je suis pour tous, il n'est personne qui n'ait droit à une place au soleil de mon autorité, je suis surîout pour la masse. Si elle m'a porté au trône, c'est qu'elle comptait que je lui assurerais des retraites pour sa vieillesse, du repos pour la

150 LA VEUTU.

semaine, une protection contre le chûmage, un secours dans la maladie, de l'aisance, du bonheur. Or la multitude se débat toujours dans la misère, l'espé- rance a augmente son avidité et sa colère, rien n'est venu augmenter son bien-être. Une poignée d'indi- vidus se partagent la fortune, ma famille est dans l'abondance, mes amis regorgent, mes créatures nagent dans l'opulence, la faveur dispose de tout; le mérite, la compétence ue créent aucun titre; peu à peu l'édifice de la société s'ébranle, la prospérité diminue, les haines et les irritations se mu-ltiplient; j'ai divisé mon pays, je l'ai alTaibli, corrompu, désho- noré, ô honte! je sens dans mes veines courir du sang de traître! Cet instinct sacré qui s'appelle le paîriolisme est donc mort en mes entrailles? Non, Messieurs, mais une énergie maudite a eu raison de sa force : l'amour de moi-même.

L'esprit de particularisme et la passion de l'intérêt personnel grandit jusqu'à arrêter sur toute la surface du globe l'établissement de la paix, la marche de la civilisation. Un prince inquiet, fantasque, ne laisse pas à l'univers le temps de respirer, toujours préoccupé de dilater ses frontières, d'étendre plus loin son commerce, de faire parler de lui, d'attirer sur ses actes tous les regards, ombrageux vis-à-vis de ses voisins, menaçant vis-à-vis de ses ennemis, impérieux vis-à-vis de ses amis, il je^te sans cesse au milieu du inonde des questions troublantes, des bruits de cuerre, des raisons de craindre qui empêchent les

QUATHIËME CONFÉnENCE. 151

peuples de vivre tranquillement, de vaquer en sûreté au travail et à respéraiice.

La raison qui me révèle Dieu m'ordonne de le servir, la crainte de sa vengeance, l'idée de sa bonté, inclinent mon cœur vers lui; spontanément je lève vers son ciel mes yeux et ma pensée. Puis, peu à peu, je l'oublie, ma prière cesse de s'élancer vers lui, je rougis de le connaître, je l'ofl'ense, je le blas- phème, je le renie, je le vends, je le hais, je le pei-- sécute. Que s'est-il passé? Rien, sinon que je suis emporté par une explosion effrénée d'amour de moi- même, jusqu'à marcher sur les traces de Judas, jusqu'à l'apostasie et le mépris du meilleur et du plus grand de tous les êtres.

Ainsi donc, partout la raisonnons impose le res- pect d'aulrui, une règle dans nos relations avec lui, un sentiment vient entraver son action, ouvrir une voie à tous les crimes par lesquels en pensées, en désirs, en. paroles, en actes, nous outrageons nos frères : ce sen- timent, c'est l'égoïsme ou l'adoration de nous-mêmes.

Il faut, Messieurs, dans la volonté une énergie nouvelle qui l'arrache à la tyrannie de l'amour- propre, qui crée en elle une disposition inébranlable à rendre à chacun ce qui lui appartient, qui saisisse cet égoïsme farouche quand il s'affirme, l'oblige à courber la tête et à se sacrifier lui-même. La justice prise dans son sens le plus large, en tant qu'elle règle tous nos rapports avec les autres êtres, remplit ce rôle. Elle s'empare de nos senfimenis intérieurs, et

152 LA VERTU.

là, dans le sanctuaire de notre âme, dans le secret de nos pensées et de nos désirs, de nos espérances et de nos affections, elle nous contraint à respecter d'une manière rigoureuse le droit de nos frères; elle nous interdit même par une volonté, même par un juge- ment enseveli au fond de notre cœur, de ravir ce qui ne nous appartient pas; elle met un freiîi à notre langue et l'empêche de dépouiller qui que ce soit de son bien, de son honneur, de sa liberté. L'homme juste n'est jamais de ces misérables qui, par leurs discours, leurs écrits, leur philosophie, leurs drames, leurs romans, poussent à la haine enlre les individus ou les classes, ;\ la colère, à la vengeance dont les fureurs ne s'apaisent que dans le spectacle de la mort ou l'ivresse du sang; il pleure sur les calamités pri- vées ou publiques, mais il regarde sans remords des deuils dont il est innocent. Il n'est point de ces per- sonnages louches qui, sentant l'impuissance de leur esprit et la banalité de leur courage, essaient de s'élever eux-mêmes en abaissant les autres; blessent par leurs insinuations, la perfidie de. leurs confi- dences, leurs exagérations et leurs réticences, leurs sous-entendus, leur tapage, leurs traits empoisonnés, les renommées les plus inattaquables et ternissent les vies les plus immaculées. Il n'est point de ces histrions, qui ne sachant que faire de leurs jours, incapables de se créer une activité, de s'imposer un but, passent leur temps à diminuer la dignité, Tin- fluence, l'autoiité du prochain.

QUATRIEME COXFKREXCE. 153

Dans le commerce des choses et dans les actes, la justice tient scrupuleusement la balance entre ce qui nous appartient et ce qui appartient aux autres. Ni directement, ni indireclement l'honnèle homme ne ravit aux personnes ou aux sociétés quelque chose de leur bien. 11 achète et vend les objets ce qu'ils valent, il rend ce qu'il a reçu, dix talents pour dix talents, cent pour cent, mille pour mille; il réclame ce qui lui revient, sans exiger un as de plus; il ne prend ni le hœuf, ni l'âne, ni le champ, ni la femme, ni la santé, ni la liberté, ni la vie de son prochain. Il proportionne sa conduite aux obligations qui rat- tachent aux personnes, son attitude est de la bonté vis-à-vis des inférieurs, de la fraternité vis-à-vis des égaux, du respect et de l'obéissance vis-à-vis de ses chefs, de la tendresse vis-à-vis de son épouse et de ses enfants, du dévouement vis-à-vis de ses amis, de la vérité, de la loyauté partout. Les bienfaits le trou- vent reconnaissant, l'iniquité l'indigne et arme son bras pour la juste vengeance, la misère émeut s:i pitié, ouvre les mains de sa libéralité, les généro- sités de sa magnificence répondent à la grandeur des causes qui sollicitent son appui. Si la Providence l'élève au pouvoir, il ne profite pas de son passage sur le trône pour payer ses dettes aux frais du trésor, il ne succombe pas à la tentation de s'enrichir aux dépens de la multitude qu'il gouverne, il sort des palais plus pauvre qu'il n'y était entré, il distribue les charges selon les mérites des personnes et non

154 LA VERTU.

selon les places que l'on occupe dans sa famille ou dans sa faveur; ainsi d'un bout à l'autre de l'empire chacun reçoit la part qui lui est due. Son commerce avec les autres peuples ou les autres souverains est réglé par les mêmes principes, son rêve est sans doute de grandir sa patrie, de développer sa prospérité au dedans, son prestige au dehors, mais il sait que dans les rapports de nation à nation, comme dans les rapports de personne à personne, il est des sa- crifices qu'il faut faire, des droits qu'il faut respecter, que la noblesse et la supériorité d'une société ne se mesurent pas à la force de ses armes, ni à l'étendue de son territoire, mais bien au caractère immaculé de sa justice. Le voilà devant Dieu, de qui il a tout reçu, la chair et le sang, le vouloir, la liberté : l'bon- nôte homme consacre sa vie à l'Être souverain. Là, point de réserve; à mesure que ses arhres produisent des fruits, que ses champs produisent des épis, que son esprit engendre ses pensées, que son cœur enfante ses amours, l'honnête homme en verse la meilleure substance aux pieds de l'Éternel, essayant, autant qu'il le peut, de payer sa dette à Celui qui l'a créé. D'un bout à l'autre du monde moral, la justice tient tête à l'amour de soi, et le réduit à ses proportions légitimes; dans tous ses actes, sous toutes ses formes, elle sème ses bienfaits de l'individu à l'individu, de la per^-onne à la famille, elle monte du citoyen à la société, descend des gouvernements aux sujets, se transmet des nations aux nations, s'élance avec de

QUATRIÈME CONFERENCE 155

l'encens très pur, avec de l'amour et des adorations très chaudes, de la terre au ciel. Vertu magnifique et sublime qui nous fait sortir de nous-même et com- munique au monde entier uAe participation au bien dont notre âme est pleine.

L'amour de soi est un appétit de la volonté intel- lectuelle. Deux passions ameutent les énergies de la sensibilité contre la raison : la première de ces passions, c'est la fureur de la jouissance. Qui dira les égarements auxquels nous expose l'avidité que nous avons du bonheur, les abimes nous sommes précipités par le désir d'une félicité immédiate? Notre vie se consume à mendier auprès de tous les êtres une goutte de béatitude. Par nature, nous sommes portés à dépasser la mesure, il suffît qu'une limite nous apparaisse pour que nous brûlions de la franchir. Tel est le caractère de toutes nos pas- sions, de tous nos sentiments; qu'il s'agisse de science ou de volonté, d'amour ou de haine, notre instinct nous pousse toujours plus loin. Mais il n'est rien qui nous fasse perdre tout équilibre comme la joie; elle exerce sur nous la plus pressante et la plus impé- rieuse des séductions. Quand elle se présente aux portes de notre âme, nous nous sentons remués jus- qu'au fond, et, d'un bond, si la volonté ne nous retient, nous nous livrons à la puissance qui nous a sollicités, qu'elle entende nous conduire. Bientôt

156 LA VERTU.

éperdus, nous nous élançons aux extrémités de l'al- légresse, nous en demandons le summum à tout être et à toute substance, nous ne nous arrêtons point dans notre ascension que nous n'ayons touché la cime, dans nos déchéances que nous n'ayons atteint le fond de l'abîme. Que dis-je? nous nous irritons parce que les cimes ne sont point assez hautes, parce que les abîmes ne sont point assez profonds; notre désir les dépasse. Arrivés au terme que l'on ne peut pas franchir, nous sommes irrassasiés, nous frappons avec colère les créatures et la vie pour en faire jaillir une nouvelle et plus ardente étincelle.

Parmi les joies, il en est une plus près de nous, plus immédiate, il n'y a qu'à tendre la main pour en cueillir le fruit, l'arbre qui la porte nous touche ses rameaux : c'est la joie sensible. Quel prestige fatal ont sur nous les fêtes de la ciiair, les transports du sang, les extases des nerfs, l'ivresse de l'imagination, la volupté du cœur? Quel rôle ne jouent pas dans l'histoire des mœurs les émotions et les sensations? Dès que la face des plaisirs se montre, sur-le-champ nous nous mettons à tressaillir, tous nos instincts se portent, mus par une force magique, vers l'objet qui nous a captivés. Au milieu des jouissances, il en est deux qui entraînent la conscience à de plus graves et de plus fréquents compromis, c'est la jouissance de la table et la volupté du sens réprouvé. Le pain nous arrache à la faiblesse qui est comme une menace de mort; quand nous nous sommes assimilé sa substance, nous

QUATIUEME CONFÉnENCE. 157

sommes ranimés; le vin dissipe le voile de mélan- colie répandu sur notre ànie et nous jette dans je ne sais quelle frémissante extase. Alors, nous deman- dons l'abondance du pain et du vin pour posséder l'abondance de la vie et du bonheur fugitif qu'ils nous apportent.

Mais, comme toujours, les biens destinés à nous faire vivre, par l'abus que nous en faisons, nous conduisent au tombeau; nous sacrifions notre raison à un instant de honteux oubli. Ce n'est pas seulement le sauvage qui échange ses richesses contre des liqueurs brû- lantes, ce n'est pas seulement le pauvre, l'ouvrier qui abandonnent leur salaire pour les abrutissements volontaires de l'ivresse, le riche succombe à ces goûts abjects, « la culture libérale de la pensée par les sciences et les lettres n'est pas toujours un abri qui sauve le cœur d'une aussi profonde dégrada- tion * ». L'histoire de l'alcoolisme populaire, le sou- venir de Musset, de lord Byron sont pleins de sinistres leçons. On dirait cjue la raison est un fardeau, et qu'à certaines heures nous voulons à tout prix en secouer le poids, fallût-il pour cela user des procédés les plus ignominieux.

L'autre délire, c'est l'attachement à la volupté de ce que la Religion a nommé le sens réprouvé. Chacjue jour. Messieurs, la dignité humaine se prostitue à cette concupiscence brutale. Les visions piovocautes

1. P. Lacoiàaiie, Conférences de Toulouse, p. 279.

158 LA VERTU.

s'offrent à la pensée, les fantômes assiègent l'ima- gination et la mémoire, la sensibilité a des trans- ports violents, un rien suffit à nous émouvoir et à nous bouleverser; de la paix de Fâme nous tombons tout à coup dans de redoutables tempêtes. Les plus saints n'échappent pas aux suggestions abominables de cette terrible convoitise. Longtemps après son retour à Dieu, saint Augustin sentira prêtes à se rallumer ces flammes criminelles, saint Jérôme rem- plira les échos du désert de sa douleur et de ses sau- vages rugissements, saint Paul ne pourra s'empêcher de trahir le secret de ses luttes intimes, de se plaindre avec des cris, des soufflets de Satan. Qu'en sera-t-il de la multitude qui s'abandonne à ses instincts, qu'en sera-t-il de ces infortunés qui se livreront à la fasci- nation du vice charnel? Ils descendront d'étape en étape, de la fausse sentimentalité au désir brutal, de la mollesse des affections à la fornication, à l'adultère, au viol, à l'inceste, à des débordements plus infâmes encore que je flétris sans pouvoir les nommer. L'homme emporté par cette ivresse d'un nouveau genre ne se connaît plus; chacun de ses actes est un attentat contre sa santé, contre sa beauté, contre sa vie, contre sa race ; sa fortune se dissipe, son nom perd son lustre, sa conscience meurt : il décline toujours. Quand le vertige le prend, il voit trouble, tous les principes s'effacent; pour fournir un aliment au feu qui le consume, il ment, il trahit, il vole. Soudain, il se sent pris de jalousies féroces, ses yeux s'injectent de

QUATniÈME CONFlilîEXCE. 159

sang, ses dents se serrent, il saisit le poignard, le poi- son, il tue, puis souvent, retournant contre lui-même sa main ensanglantée, il frappe son propre cœur, s'affaisse dans sa misère et dans sa honte. A tous les instants du jour, d'un bout à l'autre du monde, les drames de la volupté épouvantent les générations par Vexcès des raffinements qui s'y rencontrent et l'au- dace farouche des crimes qui s'y accomplissent.

Que nous voilà loin de la raison, de la sagesse, de l'ordre, de la vertu! La tempérance saisit toutes ces énergies de la sensibilité et les habitue à suivre les lois de la retenue. La prudence indique le cercle de convenance, d'honnêteté dont on ne doit pas sortir, détermine la mesure dans les choses; la tempérance établit la modération dans les appétils, dans la vo- lonté et dans la sensibilité, donne aux instincts le goût de la pondération, de la justesse. Elle ne nous ferme ni les yeux, ni les oreilles, ni les lèvres, elle ne nous interdit ni le pain, ni le vin, elle ne tue pas notre cœur, elle ne supporte ni la dureté, ni l'exagération des sentiments, mais elle discipline le désir que nous avons de la jouissance désordonnée. A l'intérieur elle retient nos pensées sur le penchant de leur corrup- tion, elle refrène les élans de l'imagination, la mol- lesse du rêve, l'attendrissement maladif et efféminé du cœur et de la mélancolie. Elle apprend aux con- voitises des regards à se modérer, à ne point s'arrêter îsur les objets qui sollicitent l'àme au mal, à fuir les

160 LA vEr.Tu.

spectacles qui égarent les afFeclions; elle évite aux oreilles les mélodies malsaines; elle enseigne aux lèvres à ne point prononcer les mots qui corrompent, à s'interdire les propos orduriers, les confidences trop libres, les paroles à double entente, les transports de la passion; elle réprime non pas seulement la glou- tonnerie barbare, ni la gourmandise brutale, mais la délicatesse sensuelle de la table; elle cherche la sim- plicité et Taustéiité dans le vêtement, dans le hixe des ameublements, dans le confort des habitations; elle se prive des lectures licencieuses, elle nous interdit les théâtres de décadence le vice s'étale et fait sa propre apologie. Des noms glorieux lui ont été donnés, suivant les diOerents rôles qu'elle joue sur les tendances de la sensibilité ; elle s'appelle sobriété, abstinence, modes- tie, continence, chasteté, virginité, autant d'expres- sions qui désignent les formes de la vertu par laquelle nous mailrfsons notre désir de la joie, autant de puis- sances intérieures qui nous permettent de nous arra- cher, je ne dis pas à l'orgie, au dévergondage, à l'obs- cénité, je ne dis pas aux oublis infâmes, aux ivresses, aux folies, je dis à cet océan de souvenirs, d'espérances, de pensées, d'images, de sentimentalités, de paroles, de regards, d'actes qui grisent l'homme d'une extré- mité à l'autre de l'univers et mettent sa conduite en une contradiction violente avec la raison.

La vertu est-elle achevée quand l'âme s'est transfî-

QUATRIÈME CONFÉRENCE. 161

gurée dans la prudence, dans la justice, dans la tem- pérance? Non, Messieurs, il lui manque la force, la force qui nous trempe de constance invincible et met de l'éternité dans notre pacte avec le bien. Quiconque veut s'engager dans la voie droite trouve en lui et autour de lui bien des excitants et des soutiens ^ il entend des voix qui, de son cœur, du monde, du ciel, lui répètent : Enge, sei've bone, allons, courage, bon serviteur; il rencontre des coopérateurs nui aplanissent les sentiers et s'efforcent parfois, pour rendre la marche plus heureuse, d'y semer des joies et des roses. Mais l'obstacle aussi s'accumulera ; la dif- ficulté, l'àpreté viennent se mettre en travers de nos pas; souvent il faut passer de l'ombre au soleil, monter du soleil au ciel, changer la toge pour la cui- rasse, se jeter du silence dans les cris, du repos dans le tumulte; devant celui qui veut être bon, la douleur et le danger montrent leur face repoussante; parfois, la mort apparaît : son souffle glacé passe, sa froide main nous saisit, une indicible émotion s'empare de tout notre être. Éperdus, affolés par la vision du spectre, nous retournons sur nos pas, l'épouvante nous donne des ailes, en un clin d'œil fait de nous des hommes d'injustice, de mensonge, d'impureté. Si vous ne résistez pas à cette tentation de la peur, si vous ne domptez pas cette infirmité tremblante de la chair, si vous n'avancez pas à travers ces chemins escarpés, affrontant la réprobation des fouies, la flétrissure de l'opinion, les rigueurs de la pauvreté, la prison, l'exil,

VERTU. Il

1G2 LA VERTU.

le feu, le trépas enfin pour rester chastes, honnêtes, vous n'êtes ni chastes, ni honnêtes, ni témoins du vrai, ni témoins de Dieu. Du jour les individus et les peuples reculent en face de pareilles apparitions, préfé- rant la volupté à la conscience, la richesse au droit, la vie à l'honneur; quand ils se résignent à toutes les complicités, plutôt que de se laisser jeter dans les chaînes ou dans le tourment, dites : la vertu a fui leurs âmes dégénérées.

La force raffermit les genoux chancelants, exalte l'homme à une telle hauteur de courage, que cette créature si souvent mis^^rable trouve en soi une puis- sance infinie d'action et de résistance, se dresse devant les fureurs des multitudes, brave les tem- pêtes de l'opinion, reste debout, fière et magna- nime sous les crachats et les dérisions des valets, parle en face aux tyrans et aux bourreaux, endure les supplices, mépris'î la mort. Nos ancêtres dans la foi nous ont donné des exemples que l'histoire n'oubliera jamais. « Lapidés, coupés en morceaux, frappés par lépée, couverts misérablement de peaux de brebis et de chevreaux, dénués de tout, traqués, maltraités, errants dans les déserts, les montagnes, les antres de la terre ^ , opprimés de toutes manières, mats non écrasés' dan-i la détresse, mais non dans le désespoir ; persécutés, mais non cUlaisiée; abattus, mais non perdus ~ », ils ont tout enduré plutôt que de trahir leur âme, et

1. Hébreux, xi, 37-38.

2. II Corinlh., IV, 8,

QUATRIÈME CONFERENCE. 163

c'est dans l'extrémité de leur angoisse que l'on a vu le mieux resplendir la supériorité de leur caractère, il est sain, Messieurs, de mettre sa pensée en présence de pareilles leçons, de sonder son propre cœur, de se demander ce que l'on vaut et de se juger d'après la disposition l'on se trouve de souU'rir et de mourir par fidélité au bien.

Dans ce temps l'on ose soutenir que le suprême malheur est de tomber en défendant sa patrie, vous serez peut-être tentés de m'accuser de fanatisme, dexaltafion, au moins d'austérité excessive, peut-être me demanderez-vous si la justice est un si grand trésor qu'on doive lui sacrifier son bonheur et sa vie. Aux heures les tempéraments sont affadis et les âmes énervées, même le mensonge ne conquiert pas de suffrage, il ébranle cependant les esprits, y laisse des hésitations qui diminuent la souveraineté de la vérité.

Eh bien, Messieurs, il n'y a pas dans ma doctrine d'exaltation ni de fanatisme, car l'exallation et le fa- natisme sont des entêtements et des enthousiasmes aveugles qui déconcertent et contredisent la sagesse. La morale que je vous enseigne nous est, au contraire, imposée par la raison. D'aljord, pour nous, chrétiens, il est quelque chose de meilleur que l'existence ac- tuelle, c'est la gloire de l'autre monde ; or, comme la vertu porte dans ses flancs la vie pleine et éternelle, nous serions insensés de la sacrifier au jour qui no nous assure qu'un repos fugitif et qui se hâte avec

164 ' LA VERTU.

une rapidité vertigineuse vers son couchant. Je vais plus loin : quand même notre vie n'aurait pas de lendemain, quand tout ferait naufrage dans les pro- fondeurs du tombeau, quand nous n'aurions pas la divine certitude que la félicité nous attend et nous réserve une récompense proportionnée à nos souf- frances, je dirais encore : la dernière infortune de l'homme n'est pas d'avoir faim, d'être enchaîné, torturé, de mourir maudit, c'est de vivre infâme. Celui qui a traîné dans hi richesse et dans la corrup- tion, dans la puissance et dans la trahison, en cent ans n'a pas vécu un jour; celui qui, pour ne point faillir, s'est jeté dans les bras du trépas, en un jour a vécu des siècles, que dis-je, en une seconde il s'est assuré, au moins parmi ses semblables, l'immortalité. Descendez plus profondément dans vos consciences, leurs accents applaudiront à ma parole et vous mon- treront dans la force poussée jusqu'au sacrifice de l'existence, non pas l'emportement d'une imagination égarée, mais le triomphe définitif de la raison*.

Lorsque l'âme est arrivée à mépriser la mort pour rester fidèle au bien, elle a atteint le dernier degré de la vertu. C'est le mépris de la mort qui fait le vrai citoyen, le vrai juge, le vrai magistrat ; c'est le mépris de la mort qui fait l'homme juste, chaste ju>qu'au bout; c'est le mépris de la mort qui fait le prôtie et

1. Ap[»cnd., N. 3, p. 402.

QUATRIÈME CONFÉRENCB. 1G5

le chrétien. Quiconque ne se sent pas le cœur d'êlre grand jusque-là, ressemble à un soldat qui ne serait brave qu'aussi long^temps qu'il n'aurait pas élc de- vant le feu. A celui qui ambitionne de monter à cette perfection, qui travaille à empêcher son corps et son àme de trembler, il en coûte des sueurs; ce n'est qu'après s'être livré à des exercices rudes et fréquents que l'on réussit à dominer l'infirmité de la chair par la promptitude de l'esprit. Si l'esprit n'entretient pas souvent la chair du salut commun, l'apparition du glaive, de la croix, la vue de la rage des bêtes, de la peine suprême du feu, la pensée du génie qu'em- ploie le bourreau à inventer des tourments, affole- ront la sensibilité et nous emporteront à toutes les trahisons du bien. Mais s'il oppose à ces impression- nants spectacles l'exemple de ceux et de celles qui voulurent mourir pour s'assurer une gloire purement humaine, sauvegarder une vertu ou une liberté, s'il se rappelle Mucius Scaevola mettant pour un peu de renommée sa main dans un brasier, Empédocle se jetant dans le cratère embrasé du mont Etna, Régu- lus se livrant aux Carthaginois plutôt que d'exposer sa patrie, Lucrèce s'immolant elle-même pour échap- per au déshonneur, Cléopàtre aimant mieux s'aban- donner aux dents des serpents que de tomber aux mains de ses ennemis; si, sortant de ces visions l'orgueil souvent vient diminuer la sublimité du courage, il s'arrête devant l'attitude plus sereine des martyrs, si surtout il s'incline en face de la croix sur

166 LA VERTU.

laquelle expire le plus vaillant et le plus doux de tous les êtres, Jésus-Christ, l'homme apprendra petit à petit l'art héroïque de la constance, fera passer dans son sang la force de son âme, cessera de pâlir devant le trépas, montera du même coup au sommet de la vertu humaine^. Car, Messieurs, le dernier mot de la grandeur morale, ce n'est pas de vivre pour le bien, c'est de mourir pour lui. Je vous laisse sur cette grave et austère pensée, il n'en est pas de plus réconfortante pour la conscience.

1. Ai>penil., N. 4, p. 402.

CINQUIÈME CONFÉRENCE

LES VERTUS DIVINES

I. LES VERTUS THÉOLOGALES

SOMMAIRE

Les vertus dont il s'agit nojs transportent hors de la sphère qui nous est propre pour nous faire entrer dans un monde divin (p. 171).

I

1. Existence des vertus théologales. Preuves d'autorité, a) An- cien Testament. Évangile, saint Paul (p. 172-173). b) Témoignage du concile de Trente (p. 173).

2. Preuve de raison, a) Dieu nous a prédestinés à une fin sur- naturelle (p. 173-174). b) Il nous est impossible d'arriver à cette fin par nos seules forces. Erreurs à ce sujet (p. 175-176). c) Néces- sité de facultés nouvelles et supérieures. Facilité pour Dieu de les créer en nous et de nous donner un esprit et un cœur nou- veaux (p. 176-178).

II

Nécessité des trois vertus théologales. 1. a) D'abord il faut connaître les êtres pour entrer en relation avec eux. D'où lîcces- sité pour nous de connaître Di'^T. comme il est en lui-uiênie (p. 178-179). b) Or, Dieu comme il est en lui-même nous est inac- cessible. Preuve (p. 17'J-iSO). c) Il n'y a qu"un moyen pour nous de le saisir, c'est qu'il se révèle. Il se révèle par la foi, réelle- ment, bien que dans l'obscurité, avec certitude, une certitude supérieure à la cerliluile naturelle. Rùle et grandeur de la foi (p. 180-181).

2. Nécessité de l'espérance, a) Double angoisse par laquelle ont passé les géuérntions : les unes ont dit : le bonheur n'existe pas; les autres : le bonheur ne nous est pas accessible (p. 181-182). b) La foi nous enseigne l'existence du bonheur, l'espérance nous en promet la possession (p. 183-18'j). c) Caractères de la promesse de Dieu : Dieu peut nous donner ce qu'il nous a promis. Il a déjà réalisé sa promesse. C'est une loi générale que les êtres supérieurs

170 LA VERTU.

communiquent un Irait de leurs perfections aux êtres inférieurs (p. 184). (I) Certitude de notre espérance (p 184-186).

3. Nous ne marchons que vers les objets que nous espérons,

.nous n'espérons que ce que nous désirons, nous ne désirons que

ce que nous aimons. Nécessité et nMe de l'amour de Dieu (p. 186).

a) Nature de l'amour qui doit entraîner toute la vie (p. 186-187).

b) Impossibilité d'aimer Dieu par-dessus toutes choses, si nous sommes laissés à nos seules forces. Preuves parle fait (p. 187-189).

c) Raison de l'indifférence, de la défiance, de l'antipathie du cœur vis-à-vis de Dieu : Dieu est invisible, intangible. Dieu est dans un domaine éloigné de notre domaine. Point d'égalité entre lui et nous, et c'est l'égalité qui fonde l'amour. L'amour de Dieu est terrible, impérieux, exigeant. Texte de Bossuet (p. 189-190).

d) Intervention de Dieu pour créer en nous l'amour qu'il demande de nous (p. 190-191). e) Ardeur, ténacité, perfection de la charité, (p. 191-194).

in

Transfiguration de la vie morale par les vertus théologales. a) Vérité et perfection des vertus naturelles. Erreurs à ce sujet (p. 194-195). b) Infériorité de ces vertus parce qu'elles n'atteignent pas le bien suprême (p. 195-196). c) Transformation opérée dans la nature par la grâce elles vertus théologales (p. 196). d) La grâce et la charité fondent des vertus inconnues aux païens ! la religion, la pénitence, l'humilité (p. 197). e) La grâce et la charité transfor- ment les vertus possibles à la nature. Raison de cette transfor- mation. — Éloquence de l'histoire et des faits. Pureté des vertus morales chrétiennes, sublimité, héroïsme de leurs œuvres (p. 198- 200).

Conclusion. Obligation pour les chrétiens d'être vertueux, de posséder une veitu supérieure à la vertu païenne (p. 201-202).

CINQUIÈME CONFÉRENCE

LES VERTUS DIVINES

I. LES VERTUS THÉOLOGALES

Éminexce, Messieurs,

Jusqu'ici nous avons parlé des qualités que l'homme peut acquérir par ses efTorts personnels. Si haute que soit la perfection à laquelle nous élèvent la science et l'art, quelque supériorité que nous assurent la pru- dence, la justice, la tempérance, la force, nous ne sortons point de la région qui nous est accessihle. A des degrés divers les peuples et les races ont su dé- velopper leur génie et leur volonté jusqu'à s'assurer la vision du vrai, la création du heau, la possession du bien moral. Les vertus dont nous entreprenons aujourd'hui l'étude nous transportent hors de la sphère qui nous est propre, pour nous faire entrer dans un monde nouveau que nous appelons le monde surnaturel ou divin. Dans l'âme, le fondement de cet ordre, c'est la vertu théologale : c'est sur elle que portera d'abord notre attention.

172 LA VSRTU.

Il est certain qu'il y a dans le chrétien des éner- gies spéciales qui ajoutent à sa force, à sa vie, qui donnent plus d'extension à sa connaissance et à son activité. Sans cesse, d'un bout à l'autre de la révé- lation, les auteurs iiispiiés nous rappellent l'existence de facultés à part nous rendant capables de saisir un bien qui, sans elles, serait hors de notre portée. Depuis l'Éden, il est question de lumières commu- niquées à notre esprit, de flammes miraculeuses descendues dans le loyer de notre cœur; l'Évangile est rempli d'explications, de préceptes sur l'obliga- tion où nous sommes de croire, d'avoir confiance, d'aimer; sur la puissance de vie, de résurrection, de glorilication que possèdent les vertus surna- turelles; sur l'abîme infranchissable qui séparera éternellement de la béatitude quiconque n'aura pas adhéré à la parole de Dieu, abandonné son sort à sa miséricorde, adoré sa bonté. Saint Paul a mis à chanter ces qualités nouvelles et la sublimité qu'elles nous confèrent, son plus brûlant entlioui^iasme. Il montre aux Hébreux les générations de leurs ancêtres montant par la foi les degrés de l'échelle qui conduit à Dieu et au ciel, depuis Abel, Ilénoch, Abraham jusqu'à Moïse et David; il célèbre la gloire, la fer- meté, la joie de l'espérance qui jette son ancre au

CINQUIÈME COXFKltENCE, 173

rivage de la Patrie, et prend d'avance possession de l'éternité; puis les accents deviennent plus ardents eDCore sur ces lèvres pourtant toujours en feu, quand il entreprend l'éloge de la charité : « Quand je par- lerais les langues des hommes et des anges, dit-ii, si je n'ai pas la charité, je suis un airain sonnant, une cymbale retentissante. Quand j'aurais le don de pro- phétie, que je connaîtrais tous les mystères^ et que je posséderais toute science; quand j'aurais même toute la foi, jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens pour la nourrititre des pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, tout cela ne sert de rien. Tandis que les pro- phéties prendront fin, que les langues cesseront, que la science aura son terme, la charité ne passera ja- mais '. »

Le Concile de Trente, enfin, résumant Teuseig-ne- ment traditionnel des siècles, affirma que « dans la justification, l'homme reçoit, avec la rémission des péchés, les trois vertus de foi, d'espérance et de charité » -.

La raison, Messieurs, comprend cette nécessité des vertus théologales.

Dieu aurait pu nous abandonner à nos propres res- sources, nous laisser travailler à la réalisation d'une destinée en rapport avec les éléments qui composent

1. / Cor., XIII, 1-8.

2. Sess. M, cap. vu.

174 LA VERTU.

notre substance et donnent naissance à notre activité. Mais le Très-Iîaut, par un mystère de bonté inouïe, s'est épris de nous. Dans le délire adorable de sor» amour, il nous a voulus grands et heureux non pas comme des hommes, mais grands et heureux comme des dieux. Il a décidé, dès la première heure de notre existence, de nous faire entrer dans le secret de sa lumière personnelle, de nous inviter au ban- quet de sa vie, de nous communiquer une part de la béatitude qui kii est propre, d'allumer dans notre âme créée une flamme qui semblait ne pouvoir brû- ler que dans le vase de son cœur incréé. Le voir comme il est dans la splendeur éblouissante de sa vérité éternelle, le posséder commt il se possède dans livresse de sa félicité, l'aimer eomme il s'aime, tel est le but de nos jours. Les acte» de notre bonheur n'ont pas la même intensité : nous ne pouvons, comme Dieu, épuiser la coupe infinie de la science, de la béatitude, de l'amour, mais nous y buvons le même vin de perfection et d'allégresse.

Voilà le sort que Dieu nous a fait, dont il a pour- suivi la réalisation avec une volonté à laquelle il a subordonné toutes ses œuvres, omnia propter elec- losK Les êtres n'ont de valeur, les événements d'im- portance, les' choses ne se remuent, les peuples ne durent que dans la mesure ils servent ce grand dessein.

1. // Timot., II, 10.

CINQUIEME CONFÉRENCE. 175

Or, il est clair que nous ne pouvons atteindre cette fin surnaturelle, si nous ne sommes doués de facultés (jui lui soient [)roportionijées : l'organisme doit être en harmonie avec l'objet pour lequel il est fait. Dire que cette fin est surnaturelle c'est dire qu'elle nous dépasse. Quelle que soit, en efiet, la manière d'expli- ({uer le désir que nous avons d'atteindre Dieuenliii- luême, nous sommes incapables de remplir ce désir, comme nous sommes incapables de sortir de notre sphère. Un être qui réussirait à s'assurer une perfec- tion propre à une espèce supérieure, cesserait d'être lui-même pour devenir un autre, ou bien toute dis- tinction essentielle disparaîtrait dans la nature. L'é- volutionisme poussé jusqu'au bout tendrait à cette conclusion, mais révolutionisme, quand surtout il professe ce radicalisme, est deux fois condamné par la sagesse. La grande hérésie pélagienne se plaisait aussi à exagérer les forces delà nature, à publier qu'il n'y avait point de limites aux conquêtes de la raison ni de terme aux puissances de la volonté ; qu'après avoir franchi la hiérarchie immense des créatures," l'àme pouvait entrer au fond même du sanctuaire de la Divinité, y voir la lumière supieme, y goûter la suprême suavité de la bonté. F^e mot de courage jeté aux générations pour les exciter, c'était ; « Nous monterons au-dessus dc'la hauteur des nues et nous erous semblables au Très-Haut, toute transfiguration t une victoire de la seule liberté. » Cette parole d'orgueil cachait une étrange faiblesse : l'Église la

176 LA VERTU.

condamna à différentes reprises, et lorsqu'au début du xix^ siècle, des docteurs allemands voulurent, sans s'en douter peut-être , la ressusciter, Grégoire XVI et Pie IX renouvelèrent contre Gunther, Hermès, Frolischammer la réprobation jadis publiée contre Pelage et contre Julien. Aujourd'hui, l'on nous répète avec des expressions souvent trop peu précises que ]a nature appelle l'union à Dieu : il importe de s'en- Icndre et de savoir qu'abandonnés aux ressources propres à notre âme, nous n'avons ni main pour .'■aisir le f;uit de notre dernière béatitude, ni pied pour marcher vers l'arbre qui le porte, ni ailes pour nous y élever, ni barques, ni voiles en un mot pour aborder à la rive Dieu nous attend. Entre nous et le mystère intérieur de la vie éternelle, il y a un in- franchissable abîme *.

Nous voilà donc, d'un côté, destinés à une béati- tude, de l'autre, impuissants par nous-mêmes à l'at- teindre.

Or, si Dieu veut, avec cette véhémence de passion qui inspire ses plus chers desseins, que nous arrivions à cette perfection surhumaine, que lui reste-t-il à faire? Il lui reste à créer en nous une puissance d'élan assez supérieure pour nous transporter et nous établir dans le monde auquel nous sommes prédestinés. C'est ainsi que procèdent tous les êtres qui veulent faire participer à leur propre grandeur les créatures

1. Append.,N. 1, p. 403.

CINQUIÈME CONFÉRENCE. 177

fjue la Providence a placées au-dessous d'eux; les anges d'un ordre moindre, reçoivent des esprits plus hauts des illuminations qui augmentent leur vision et leur bonheur; l'artiste, nous le disions l'autre jour, communique à son pinceau quelque chose de son Ame, de son cs[)rit, afin qu'imprégné et influencé, le pinceau puisse produire une œuvre qu'à lui seul il n'eût jamais produite. Si quelqu'un est à même d'é- lever ainsi les individus, de changer à son gré leurs pensées et leurs sentiments, à coup sûr, c'est le Créateur, qui de rien lait tout. Il n'a qu'à nous tou- cher en quelque sorte, du bout du doigt, pour que nous devenions ce qu'il entend que nous soyons. Saûl, pasteur de troupeaux, avait une âme vulgaire : une onction de Jéhovah lui donna une Ame de roi, immutavit Dominus cor SaùL Les Israé- lites méprisaient cet homme « de la lie du peuple » ; la main du Seigneur leur effleura le cœui' : Quorum tetigerat Deus corda, « aussitôt ils le voient plus grand, ils se sentent émus, en le regardant, de cette crainte respectueuse que l'on a pour ses souverains; c'est que Dieu faisait en eux un cœur de sujets^ ». Saint Joseph était un étranger pour Jésus; le sang de l'humble époux de la Vierge ne coulait point dans les veines du Sauveur; l'Éternel, de cette main qui forme en nous comme il lui plaît les idées et les affec- tions, donne à l'ouvrier de Nazareth des tendresses et

1. Bossuet, Panégyrique de saint Joseph.

vi.nTU. 1-2

178 LA VEnru.

des entrailles de père, à l'Enfant divin des sentiments de fils. Le Très-Haut pétrit comme il l'entend notre esprit et notre volonté; et sans violer en rien notre libre arbitre, en rehausse le niveau, pour ainsi dire, en se jouant.

Puisqu'il a décidé que son ciel serait le lieu de notre repos, il nous doit des ailes pour que nous puissions nous envoler jusqu'à ces sominets de l'éternité : il nous les a données; ce sont les vertus surnaturelles; il a versé du divin sur nos têtes, dans nos poitrines, et nous avons été pris par des idées et par des voutoirs qui dépassent toutes les énergies de notre nature, qui mettent une proportion entre nos actes et notre destinée*.

1.

Avant tout, il importe que nous connaissions cette fin suprême pour laquelle nous avons été créés. Un être qui nous est inconnu nous demeure étranger, il est impossible que nous entrions en relation avec lui : c'est, pour nous, comme s'il n'existait pas. Le cœur en effet ne saisit que ce que lui présente l'esprit ; aussi longtemps que l'esprit demeure dans l'ignorance absolue, le cœur se perd dans le vide, il lui est im- possible d'orienter ses mouvements vers un point qui lui échappe, aucun mouvement ne se produisant

l. Append., N. 2, p. 405.

CINQUIÈME COTsTÉREXCE. 179

sans direction, aacune direction voulue n'apparais- sant que n'ait préparée une idée. Puisq-ue Dieiu, Dieu lui-même, dans le secret de sa substanïce sacrée est le terme de tous nos efforts, c'est sUieu lui-raérme qu'il faut sa-isir dans le sanctuaire de «a vie, comme il est. Connaître le Très-Haut, ce -n'est donc pas «e faire un-e idée quelconque de lui, c'e&t posséder une notion conforme à ce qu'il est, par ^oelte conformité de l'intelligience commander aux sentimenls. Si dans l'idéeil n'y a qu'une forme vide, une catégorie creuse, notre âme s'eiffondrera dans le néant; il faut donc avant iunt que notre pensée aborde Jéhovah, qu'ellft l'étreigne, qu'elle l'offre tout vivante notre ambitirai et à nos adorations.

Mais Dieu, dans l'intimité de sa substance et de sa personnalité, est inaccessible à toute créature. ÂUt cune n'a le regard assez profond pour entrer dans le secret impénétrable du Roi, pour fixer l'autre qui nous aveugle par trop de lumière : « L'œil n'u point vit, disait saint Paul, l'oreille n'a pas entendu, le cœur n'a pas compris..., la langue n'a pas ex- primé la grandeur des choses que Dieu a préparées à ceux qui l'aiment K » Entre les hommes, personne ne connaît ce qui se passe dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui, à plus forte raison est-il vrai que personne ne connaît ce qui est en Dieu si ce n'est l'Esprit de Dieii'^. Il est donc in-

1. / Cori)Uh., II, 9.

2. Ibid, It.

180 LA VERTU.

dispensable que le Seig-neur se révèle à nous pour que nous le connaissions, qu'il crée en nous une fa- culté nouvelle pour que nous puissions entendre sa révélation, faculté habituelle et permanente pour que cet acte supérieur d'intelligence se produise avec rapidité, aisance, et quand nous le voudrons.

Celte puissance, c'est la foi, la foi qui est en nous par l'action de Dieu, qui a Dieu même pour objet, dont Texistence en notre âme nous est enseignée par Dieu, et qui, pour ce triple motif, est appelée une vertu théologale. La foi est le commencement, le fonilement, la racine de tout l'édifice surnaturel en nous, comme la raison est la base de toute entre- prise morale. La connaissance qu'elle nous donne de Dieu est obscure, car l'œuvre de notre salut se poursuit progressivement et, de même que, dans les questions de l'ordre naturel, nous procédons de la croyance au maître qui nous forme, à la vision de la réalité qu'il nous propose, de môme dans les sphères surnaturelles, nous partons de la foi à la pa- role révélée, et nous nous acheminons vers la con- templation face à face. Bien que la foi ne saisisse son objet que dans l'ombre, elle ne laisse pas de mé- riter le nom de vertu, car quelle puissance merveil- leuse n'est-ce pas, la puissance qui nous fait toucher la vérité première et suprême dont la contemplation n'appartient en propre et n'est naturelle qu'au Maître de tous les esprits, à Celui que nous appelons si bien, lumière de lumière, lumen de lumine. De plus,

CIXQUIK.Mr> COXFKREXCE. 181

la foi établit notre pensée dans la plus haute des certitudes; en droit et en fait la sécurité engendrée par elle dans notre âme est absolue. En droit, en effet, la conviction que nous portons en nous est une participation à la science par laquelle Dieu se con- naît sans que jamais aucune hésitation puisse trou- bler sa vision; notre conviction repose non sur le 'émoignage ou l'auîorité d'une créature exposée, après tout, à tomber dans l'erreur, mais sur l'infail- lible intelligence du Très-Haut, si bien qu'un ange viendrait nous annoncer un autre Évangile, loin d'être ébranlés, notre devoir serait de lui crier ana- thème. Ce serait de la folie de préférer les oracles des hommes ou des Chérubins aux affirmations de Celui qui a fait les hommes et les Chérubins. En fait, la conviction surnaturelle a résisté à tous les charmes et à toutes les violences : nous avons vu et nous voyons, depuis les premiers jours de notre exis- tence, la race des croyants endurer la souffrance, l'exil, les chaînes, la pauvreté, la mort plutôt que de renoncer à l'idée qu'ils avaient reçue du Ciel par l'intermédiaire des Patriarches, des Prophètes, de Jésus-Christ, des Apôtres. Notre âme est en quelque sorte captive de la vérité qui la domine; un esprit est en nous plus fort que nous, et lorsque l'on nous invite avec des promesses ou avec des menaces à renier notre Évangile, une puissance intérieure s'em- pare de nous, et met sur nos lèvres le mot éternel de notre conscience : Non possiimus.

182 LA VERTtr.

Par la foi, nous apprenons ce qu'est notre bonheur et il est; mais nous ne serions que plus à plaindre, si connaissant l'objet de notre béatitude, nous ne nous savions pas la force de le conquérir. Les géné- rations, en etTet, ont passé par une double angoisse : tantôt elles se sont dit dans l'amertume de leur doute et de leur scepticisme : le bonheur absolu que mon âme appelle n'existe pas; je vivrai éternellement consumé par la soif inassouvie et par le feu de mes désirs, cherchant en vain une proie pour mon cœur et ne trouvant que des fantômes qui s'évanouissent dès que je veux les saisir. Mais si, apercevant à tra- vers les ombres Dieu et le ciel, je suis contraint de m'avouer à jamais impuissant à les conquérir, de me répéter à moi-même : voilà le bonheur, il suffi- rait que j'y boive pour être à jamais rassasié; hélas! je n'ai point de main pour saisir le calice qui le con- tient, alors, Messieurs, je suis livré au plus into- lérable des supplices, au supplice des damnés qui savent est le repos, coule le fleuve de la vie, s'ofl're le fruit de la béatitudie, et qui sont sûrs aussi que les voies qui y mènent leur sont à jamais fermées : plus leur connaissance est nette, plus leur malheur est profond. Nous serons malheureux, de plus nous nous affaisserons dans une inertie absolue, car comment orienter toute notre vie vers ce bien aperçu, comment endurer pour lui toutes les peines, traverser tous les obstacles, si nous sommes convaincus que nous ne l'atteindrons pas? Lorsque nous

CINQUIÈME CONi^ÉREXCB. 183

voyoïîB imesupéiiorité, une fortune, par elles-mêmes à la portée de notre race, mais que, pour un motif on pour un autre, nous ne nous sentons pas capables db saisir, nous ne tirons pas unelTortde notre activité pour nous diriger vers un but qui nous échappe. Il faut donc Un second sentiment s'ajor.tant à la foi : la persuasion que nous arriverons à toucher, à goû- ter, à savourer Dieu. Et sur quoi, Messieurs peut s'appuyer cette espérance? Pas sur nous-mêmes, certes, car entre le cœur et la béatitude suprême, la disproportion est radicale, comme entre l'intelli- gence et la vérité première. Laissés à nos propres forces, nous resterions éternellement dans le chemin. Mais celui qui a voulu s'appeler notre Père ne nous a pas ainsi abandonnés; il nous a promis de nous tenir par la main, dans la rude ascension qu'il faut faire pour passer de la terre au ciel, du temps à l'éternité; de nous assurer tout le long de la route le réconfort intérieur, le pain de l'énergie, le breuvage rafraî- chissant, la consolation, la joie, le cœur indispen- sables à quiconque entreprend ce sublime voyage. Cette promesse ne retentit pas seulement au dehors, elle travaille au dedans; son travail est efficace, elle engendre en nous l'espérance. Et comme Dieu n'est point avare de ses dons; comme, au contraire, étant la Bonté même, il se plait à en répandre les trésors, de l'espérance il a fait en nous, non une passion tran- sitoire, non une impression mobile, mais une qualité stable et permanente qui nous permet, quand nous le

184 LA VKRTU.

voulons, aux heures de tristesse, d'élever vers la féli- cité un reg-ard consolé, aux heures de lassitude, de tentation, d'épuisement, de nous dire : il n'y a point de proportion entre les labeurs que j'endure et le bonheur qui m'attend. Mais Dieu peut-il nous trans- porter de Tordre qui nous est naturel dans l'ordre qui lui est propre?, S'il ne le pouvait pas, le dé- sirât-il, le voulût-il avec passion, mon espérance, loin d'être une vertu, serait une illusion. Oui, Mes- sieurs, Dieu le peut : parce que, d'abord, il nous a dit qu'il le pouvait et qu'il le ferait, il ne. serait plus Dieu, s'il était capable de nous tromper ou de se sé- duire lui-même sur l'efficacilé de sa volonté; parce qu'ensuite il a réalisé son dessein de miséricorde sur les générations qui nous ont précédés; elles ont gravi, soutenues par leur Créateur, les sentiers âpres qui mènent à la gloire; des légions d'âmes habitent aujourd'hui les collines de l'éternité, qui ont vécu dans la vallée de misère nous sommes, revêtues de nos infirmités, tourmentées par nos craintes et nos tentations; parce qu'enfin, c'est une loi générale dans toute la nature, les êtres supérieurs communi- quent une part de leur perfection aux êtres inférieurs, et les êtres inférieurs vivent, non pas seulement dans leur sphèçe, mais aussi quelque peu dans la sphère des créatures supérieures.

L'espérance qui \dse les biens secondaires et se fonde sur nos propres forces n'est qu'un mouvement auquel sans cesse se mêlent l'hésitation et le décou-

CINQUIÈME CONFKnEXCE. 185

rarement; pendant que nous travaillons, eu effet, son objet peut s'évanouir et son élan demeurer sans but; les puissances sur lesquelles elle s\ap[(uie peu- vent décliner, s'affaiblir, et nos projets les plus raisonnables s'effondrer du môme coup, devenir ir- réalisables. Il n'en est pas ainsi de rcs[)érance chré- tienne : son objet qui est Dieu ne saurait manipicr; il a été, il est, il sera toujours hors de toutes les at- teintes; nos blasphèmes, nos fureurs contre lui ne lui enlèvent rien de sa plénitude, rien de sa gran- deur, rien de sa félicité : c'est le Vivant des siècles, étant éternellement et par essence tout ce qu'il est. De ce côté donc notre espérance est d'une fermeté absolue. Les forces sur lesquelles nous comptons ont la même solidité, elles ne font qu'un avec Dieu, car la puissance de Dieu et Dieu c'est la même chose; la bonté qui met en jeu cette puissance et incline le Trcs-IIaut à se communiquer à nous, ne revient jamais en arrière, ne retire jamais ses fa- veurs; la promesse qui nous a été réitérée par toutes les voix inspirées a été trempée non pas seulement dans le sang- des agneaux, mais dans le sang du Verbe Inc;irné; il est impossible qu'elle soit rétractée. Jii~ ravit Dojnimis, et non pœniteôit cuni. Le Seigneur nous a donné sa parole, a juré qu'il nous ferait as- seoir au foyer de son bonheur; il ne se repentira pas. C'est donc en toute sécurité que nous pouvons nous engager dans la voie qui mène à la suprême béati- tude; il n'est pas à craindre que nous soyons con-

186 LA VERTU.

fondus : In te, Dominey speravi, non confunaur-i œterniim.

Nous avons deux vertus nécessaires à notre orien- tation vers Dieu : la foi qui nous révèle notre fin dernière, l'espérance qui nous fait fendre vers elle et en désirer la possession. Un troisième sentiment est requis pour que notre âme prenne la direction de l'éternilé : c'est l'amour. Le désir ne naîtra en nous, ne nous inspirera d'entreprendre les travaux, de con- sentie aux sacrifices que si nous aimons l'objet qui nous apparaît. De l'intensité de cet amour dépend l'activité de notre espérance et de notre volonté. « La compagne de la foi, dit saint Augustin, est l'espé- rance. L'espérance, en effet, est nécessaire, aussi longtemps que nous ne voyons pas ce que nous croyons, de peur qu'à ne pas voir et à désespérer de jamais voir, nous ne soyons pris de défaillance. Nous sommes tristes de ne pas voir, mais nous sommes con- solés par l'espérance de voir un jour. Puis la cha- rité vient, mettant en notre cœur la faim et la soif de Dieu, imprimant à notre âme un élan vers lui ^ » Donc c'est l'amour de Dieu qui, en dernière analyse, mettra en mouvement tous les ressorts de notre ac- tivité; la foi et l'espérance n'opéreront que sous son impulsion.

Pour qu'il entraîne dans son cours tous les Ilots

1. Sermo, 53, n.

CINQUIÈME CONFÉnENCE. îS7

de la vie, il Taut qu'il soit souverain, qu'à certains égards il s'empare de l'esprit et de la sensibilité, qu'il remplisse le précepte écrit au front des deux révélations : « Voiés aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœiir, de toute votre âme, de tout votre esprit, de toutes vos forces. » Mais pourrons-nous, par nous-mêmes, établir en noire sein cette vive et ardente sj'mpythie pour la Divinité, cette sympathie si absolue qu'elle est un rayon en nous du sentiment infini et brûlant que le Très-Haut a pour lui-même? Non, Messieurs.

Jamais les accents et les vibrations de l'amour effi- cace de Dieu n'ont retenti dans l'âme que n'avait point touchée le feu du ciel. Cherchez dans l'anti- quité et dites-moi est l'homme dont l'intérieur soit comme un encensoir vivant d'où s'échappe, pour s'élever vers la nue, le parfum de la tendresse. Évo- quez les grandes physionomies de Périclès, de So- crate, de Platon, d'Aristote; se sont-ils quelquefois épris de cet Être dont ils saluaient l'existence et l'ac- tion? Non. A peine ont-ils, parfois, éprouvé pour lui une vague admiration. D'ordinaire, ils sont obligés d'avouer qu'ils l'ont totalement oublié, que leur re- ligion chancelle entre des formules métaphysiques et des superstitions ridicules. Parmi vous, s'il en est qui n'aient que leur cœur pour aimer Dieu, comme ils n'ont que leur raison pour le connaître, qu'ils parlent et qu'ils disent si jamais ils ont été remués à la pensée de l'Éternel. Et remarquez, Messieurs, que

188 LA VEP.TU.

je ne leur demande pas s'ils se sentent pour le Très- Haut une passion ardente, s'ils lui donnent, dans le sanctuaire de leurs affections, la première place, s'ils le préfèrent à leurs meilleurs amis, à leurs en- fanls, à leurs proches, s'ils le mettent au-dessus d'eux-mêmes et au-dessus de tout. Je ne leur demande pas s'ils éprouvent pour lui quelques-uns de ces transports qui font tre.'saillir les entrailles de David, de saint Paul, de saint Augustin et leur inspirent des chants d'enthousiasme et de céleste délire. Mon, je les prie seulement de nous apprendre s'il est l'objet d'un sentiment quelconque de leur part, si leur pen>ée monte quelquefois vers lui durant les lonpues heuies du jour, s'il a un rôle, si faible soit-il, dans les préoccupations de leur ùme. « J'ose dire que non, répondait ici même le P. Lacordaire, et que la feuille emportée par le vent dans un soir d'automne les touche plus que l'immensité des divines perfections'. » La feuille morte plus puissante sur nous que le Dieu vivant, quel mystère!

Nous-mêmes qui avons entendu de meilleurs ora- cles, non seulement nous ne sommes point capables, par notre propre initiative, de vouer à Dieu l'ado- ralion qu'il réclame; nous redoutons cet amour, nous le fuyons, nous nous défendons contre ses assauts, nous lui fermons la porte, la plus grande partie de nos années et de nos efforts se passe à le repousser

1. Conférences de Noire-Dame, 1849, p. 87, 88.

CINQUIÈME CONFÉRENCE. 189

avec impatience, à l'outrager, à lutter désespérément contre si'S envahissements et ses exigences. Pourquoi ce phénomène, non pas chez les païens, mais chez les chrétiens, pourquoi cette répugnance, j'allais dire cette antipathie pour Dieu? D'abord, parce qu'au- tant notre cœur s'incline spontanément vers les êtres, palpables et les beautés visibles, autant il demeure indifférent vis-à-vis des réalités intangibles; autant nos sympathies s'éveillent en face de la nature qui nous apparaît dans la lumière, autant nous sommes froids vis-à-vis des mondes qui demeurent ensevelis dans l'ombre. Or Dieu ne peut être saisi ni par l'œil, ni par la main, et il reste enveloppé dans un impé- nétrable secret. De plus, l'amitié suppose l'égalité ou elle la crée; or, une distance infinie nous sépare du Très-Haut : il est dans son domaine, nous sommes dans le nôtre, et il semble impossible que jamais ces deux domaines puissent se rencontrer. Le Père ne s'est-il pas ri cruellement du plus grand des anges et du pre- mier des hommes, lorsque ceux-ci, voulant sortir de leur sphère, eurent la prétention de devenir, par leurs jeunes énergies, semblables à rÉternel? Enfin, Messieurs, cet amour est terrible par son caractère impérieux et par son exclusivisme; par son caractère/ impérieux, car, dès qu'il est entré dans le cœur, il aspire à dominer tous les autres sentiments; par son exclusivisme, car parfois pour régner il chasse de l'âme les affections qui nous sont le plus chères, alors nous sommes réduits à vivre dans une solitude

JSD LA A'ERTU.

•effroyable. «OL'âme étant dégagée des empècLements superflus, dit Bossuet, est poussée et tirée à Dieu avec 'U»e force infinie... D'un côté, elle est arrachée à tous Jes objets sensibles, et, d'ailleurs, l'objet qu'elle cherche est tellement simple et inaccessible qu'elle n'y peut aborder. -Elle ne le voit que par la foi, c'est-à-dire qu'elle ne le voit pas; elle ne l'em- brasse qu'au milieu dos ombres et à travers des nuages, c'est-à-dire qu'elle ne "trouve aucune prise. C'est que l'amour frustré se retourne contre soi- même, et se devient lui-même insupportable. Le corps l'empêche, l'âme l'empêche; il s'empêche et il s'embarra«8e lui-même; il ne sait que faire, ni que devenir'. » Cet amour est impérieux et exclttsif, jus- qu'à nou-s obliger à vivre non pas pour nous, mais pour Dieu, à nous oublier totalement pour Celui que nous aimoQS. E^t-il étonnant quemous soyons effrayés quand on nous parle de celte vertu qui mous a-ttache à Dieu par-dessus toutes choses; que la création de l'amour de Dieu trouve dans le monde de si tenaces résistances?

Pourtant, Messieurs, cette vertu est nécessaire pour qu'il y ait entre Dieu et nous la sympathie sans la- quelle nous ne nous mettrons pas en route vers lui. Puisque nous ne pouvons pas faire monter notre cœur jusqu'à lui, il faut qu'il fasse descendre le sien jusqu'à nous; puisque nous sommes incapables de

1. Deuxième sermon pour l'Assomption.

CINQUIÈME CONFÉRENCE. 191

lirer de nos afTections la flamme qu'il demande de nous, il faut que lui-môme agrandisse notre Ame, la rende plus profonde, y allume un foyer nouveau de tendresse dont les rayons s'élancent jusqu'au ciel. C'est ce qu'il fait en répandant en nous la vertu de charité. Tantôt, c'est dans le baptême qu'il verse en notre sein cette force surnaturelle; tantôt, c'est par un coup de foudre qu'il émeut le cœur et donne à toutes ses affections leur orientation; il interpelle Saul sur le chemin de Damas, en un instant il re- tourne son amour; il pénètre jusqu'aux fibres les plus secrètes de l'âme d'Augustin et celui-ci se sent pris de je ne sais quelle ardeur, un délire sacré l'ins- pire : son esprit et son visage sont bouleversés, des accents étranges échappent à ses lèvres, le son de sa voix, l'expression de son front et de ses yeux, tout s'est transfiguré : « Eh quoi, dit-il brusquement à Alypius, que faisons-nous ici? N'as-tu pas entendu? Les ignorants se lèvent; ils forcent le ciel, et nous, avec notre science, sans cœur, nous voilà plongés dans la chair et dans le sang^? » Bientôt, sous l'empire de l'amour qui l'a saisi, Augustin change toute la direction de sa vie.

Quels que soient les moyens dont il se sert, Dieu, par la charité, fonde entre lui et nous un commerce d'une solidité inébranlable , d'une générosité sans limite. Cet Etre qui semble si loin de nous, nous l'ai-

1. Confessions, viii, 8.

192 LA VERTU.

mons, nous l'aimons par-dessus toutes choses. Ce n'est pas seulement un enseig-nement, c'est un fait. La Divinité a ravi notre cœur, commandé souverai- nement à tous ses battements, épuisé sa force de di- lection. En sa présence, quand sa pensée revient en notre souvenir, nos sentiments bondissent jusqu'à l'intérieur du temple Elle demeure. A certaines heures, et dans certains saints, quand cette passion sacrée fait explosion, dans l'âme avec plus de véhé- mence, la nature humaine devient trop étroite pour en contenir l'immensité; elle éch.ippe aux entraves du corps pour se dilater et donner plus de liberté à l'expansion de la flamme qui li consume. Ne me dites pas que cet excès est un transport insensé. Quand il s'agit des créatures, on peut les aimer plus qu'elles ne le méritent; quand il s'agit de Dieu, il n'y a pas d'excès possible, il sera toujours plus aimable que nous ne saurons l'aimer. Et si, en par- lant d'excès, vous vouliez dire que la charité est un enthousiasme éphémère qu'un souffle qui passe suffit à allumer, qu'un autre souffle suffit à éteindre, que ce n'est qu'une passion qui a de toutes les passions les caprices et les inconstances, vous vous trompez. Certes, cette faculté surnaturelle n'a pas toujours la même activité, mais elle est si brûlante que rien n'en ralentira l'ardeur, si profondément enracinée dans le cœur que rien ne l'eu arrachera : elle est plus forte que la mort, plus indomptable que l'enfer. Écoutez^ce qu'en ont chanté les prophètes : « L'âme

CI.NQUIKME COXFÉriENCE. 193

est devenue une lampe pleine d'un feu qui en dé- vore riiuile parfumée, pleine d'une flamme de Jého- vah que ni les grandes eaux ne pourraient éteindre, ni les fleuves submerger i. » Je vous montrais tout à riieure la résistance de toutes les convoitises à l'a- mour de Dieu, il vous sera donné d'assister à un autre spectacle si vous regardez Thistoire : le spec- tacle de la lutte de l'amour divin, vainqueur de l'âme, contre tou'es les forces créées. Certes, il y a bien des- amours qui ont été intraitables et qui n'ont cédé ni au supplice, ni au trépas; aucun n'a été inflexible comme l'amour de Dieu. Que de fois, dans le cours des siècles, toutes les œuvres de reli- g-ion ont été détruites, que de fois les hordes bar- bares ont brisé les dalles de nos sanctuaires, que de fois les bandes impies ont profané les vases du sa- crifice, fait servir les autels à leurs orgies! Mais leur fureur a échoué aux portes de la conscience, elles ^l'ont pu lui ravir un grain d'encens pour leurs idoles; elles ont passé, et, sur leur tombeau, l'amour chré- tien a continué son hymne éternel,

La charité n'est pas seulement le plus tenace des amours, elle est aussi le plus parfait. Avant tout, en effet, c'est par l'amour que nous contractons un pacte avec le bien; mais par la charité le cœur célèbre ses noces avec le souverain bien, puisqu'il s'attache par d'indissolubles nœuds à Dieu qui est l'essence

Cantique, viu-5-7.

VERTU. 13

194 LA V£P.TU.

même de la bonté et la source de tous les biens. En outre, ce qu'il y a de plus haut dans l'amour, ce n'est pas le besoin de recevoir et de prendre, c'est le besoin de donner. C'est en cela précisément que la charité l'emporte sur l'espérance. L'espérance cherche en Dieu le bien de celui qui espère , la charité cherche la gloire de celui qu'elle aime, elle nous oblige à vivre pour lui plus que pour nous-mêmes, à subordonner tous nos intérêts aux siens, à l'adorer non point parce que nous attendons tout de lui, mais parce que son amabilité inlniie mérite tout hommage. Nous nous livrons à lui, faisant servir à son culte le bonheur même que sa libéralité nous communique, saisissant tout ce que nous sommes et tout ce que nous possédons pour le lui consacrer comme à l'Etre à qui tout appartient. Dieu seul, Messieurs, est ca- pabN^ d'allum< i' au cœur de l'homme une pareille flamme d'afft ction et de générosité, et c'est pourquoi la charité est surnaturelle dans son origine comnio dans sa fin, vient du ciel et y retourne.

m

Les vertus théolog-ales transfigurent toute la vie morale. Beaucoup de sectes philosophiques ou reli- gieuses ont refusé de reconnaître la vérité des vertus conquises par les efforts de la volonté. Elles n'ont vu dans la nature qu'un abîme de vices d'où ne peut

CINQUIEME CONFÉHENCE. 195

monter que le mal; el'es ont affirmé que les appa- rences de prudence, de chasteté, de sagesse, ne ca- cliaicnt sous des dehors trompeurs qu'ime misère in- térieure; elles ont étendu aux actes l'anathème jeté sur la source des actes. Une fois de plus, nous répu- dions ces extravagances; sous les instincts dépravés nous trouvons une noble terre qu'il nous appartient d'exploiter. Lorsque, par son initiative, un être a fait jaillir du champ de son âme la belle moisson d'or que nous appelons la justice, la force, la pureté, nous nous inclinons avec respect, avec fierté, dirai-je, nous sommes honorés d'être de la même race. Saint Augustin a célébré sans arrière-pensée la vaillance et la fidélité des premiers Romains, dont les gran- deuis ont assez touché Dieu pour qu'en récompense il leur donnât sur la terre l'empire du monde; saint Paul a reproché en termes véhéments aux païens qui connaissaient la loi, de l'avoir outragée, en quoi il prouve qu'étant à même de l'observer, ils étaient susceptibles de mériter; Nabuchodonosor fut loué par le Seigneur, car il avait, dans une guerre contre les Tyriens, travaillé pour la justice ^. Je le répète, il y a dans la nature humaiae un fond de noblesse qu'aucune corruption n'a pu anéantir, et ce qui sort de ce trésor primitif est cjigne de notre admiration ~

Pourtant, si réelles que soient ces qualités, on n'a

1. Ézéchiel, XXIX, 18.

2. Append., N. 3, p. 405.

196 LA VERTU,

pas le droit de les appeler des vertus absolues, car elles ne nous communiquent pas la perfection su- prême à laquelle nous sommes appelés. Celte pcrfec- lion ne s'acquiert que' par uq commerce avec la bonté infinie qui est Dieu; or les vertus purement naturelles atteignent une fin prochaine, la modéra- tion dans les plaisirs, le courage dans le danger, elles n'atteignent ni directement ni indirectement la fin dernière.

Les vertus théologales entraînent une transfigura- tion dans tout l'organisme moral, confèrent à toutes les énergies une sève nouvelle, créent en nous de nouvelles forces et de nouveaux cœurs. Sans cesse les livres saints nous répètent que l'homme saisi par la grâce, par la foi, par l'espérance, par la charité devient une autre créature. Gomment s'opère ce re- nouvellement? Quelques théologiens ont enseigné que la grâce et la charité s'emparaient des vertus acquises et naturelles, les pénétrant d'une vigueur divine qui les adapte au but que nous poursuivons. Les docteurs vont généralement plus loin; appuyés sur l'Écriture Sainte et sur les Conciles, ils affirment qu'en répandant en nos âmes la grâce et la charité, Dieu y a versé en même temps tout un trésor de vertus célestes qui surnat.uralisent les puissances de la raison, de la volonté, de la sensibilité, et les rendent capables de produire des œuvres d'une per- (ection supérieure.

D'abord la grâce et la charité fondent dans l'âme

CINQUIÈME CONFÉRKNCE. 197

des vertus à peu près complètement inconnues aux païens : la religion qui nous attache au culte de Dieu, non pas par des superstitions, par des céré- monies, par des fêtes souvent le vice, le ridicule, la bizarrerie l'emportent de beaucoup sur le sérieux et la vérité, mais par des sentiments du cœur, des sacrifices vivants, des adorations extérieures qui ne sont que l'expression de l'amour intérieur ; la péni- tence qui nous inspire de pleurer sur nos péchés, d'en effacer la souillure par des mortifications et des peines volontaires, d'en réparer les suites par des mesures compensatrices; l'humilité qui nous apprend notre petitesse, la misère de nos penchants, la fai- blesse et l'instabilité de nos meilleures aptitudes. Secondement, les vertus infuses correspondant aux vertus acquises comme la force, la justice, la tempé- rance, prennent, sous l'influence de la foi, de l'es- pérance, de la charité, un élan surhumain. Dans ces dernières années, quelques écrivains ont prétendu que les perfections conquises par nos efforts l'empor- taient, parleur puissance d'initiative, sur les perfec- tions répandues eu nous par la grâce céleste. Rien de plus inacceptable. Les vertus infuses sont une par- ticipation des facultés actives de la Divinité même, et, a priori, il est impossible que ces facultés soient moins fécondes que les qualités qui ont leur origine dans le cœur de l'homme.

Les faits parlent aussi éloquemment que les prin- cipes. Qui peut lutter avec nous quand il s'agit d'en-

198 LA VERTU.

treprîses saintes? qui donc, avant nous, a réussi à établir la justice sur la terre? Dans les relations païennes ne voyait-on pas l'homme pressuré, asservi, outragé dan« tous ses droits par Thomme? étaient les magistrals incorruptibles? les témoins fidèles, les juges intègres? Les sentiments d'équité pure- ment naturels succombent si vite sous les coups de l'amour de soi! Depuis que l'autorité de lÉviuigilc a fléchi au milieu des générations, les iniquités ont reparu, les égoïsmes farouches dont je vous parlais dimanche, reprennent le sceptre, immolent le pro- chain à leurs tyranoiques exigences. Lorsque j'as'^iste au spectacle de sociétés qui s'acharnent à effacer du cœur la foi, l'espérance, la charité, je me dis : bientôt aussi elles effaceront la justice ; il me semble entendre la barbarie non pas frapper à nos portes, non pas hurler. en nos murs, mais dévaster nos âmes. Que devient la fraternité, quand l'amour de Dieu a cessé d'alimenter sa sève? On écrit son nom au frontispice des monuments, mais elle est absente des cœurs, et je ne puis m'empêcher de vous dire que depuis qu'on a cessé d'aimer Dieu, jamais on n'avait vu tant de haines. C'est une guerre acharnée des indi- vidus aux individus, des classes aux classes, des nations aux nations.

Les vertus surnaturelles sont plus pures. Dans les œuvres païennes, la paille se mêle au bon grain, la perversité de l'intention vient gâter la noblesse de l'action ; dans la sérénité de Socrale il y a de l'or-

CIXQLIKME COXFÉRI-NXE. 199

giieil, djins le courag-e flo Heiriilns il y a du fana- tisme. La vetla chrétienne s'elforce de bannir cœur tout ce qui n'est pas droit; elJe s'incarne d'a- bord au fond du vouloir et des sentiments et sa principale occupation n'est pas de paraître, maia d'être ce qu'elle parait*.

Enfin, Messieurs, la vertu chrétienne a produit des œuvres plus sublimes. Certes, je le reconnais volon- tiers, il y a eu de l'héroïsme chez tous les peuples et sous tous les cieux. Jamais pourta,nt il n'a été fréquent, j'allais dire ordinaire, comme au temps du Christianisme, Toute âme pleine de foi, d'espérance, de charité, cache un fond d'héroïsme qui éclate à la moindre occasion et sur tous les terrains. Quand il s'agissait du courage sur les champs de bataille, assez facilement les païens se dévouaient; mais leur force succombait dans les luttes quotidiennes de l'existence : ils savaient mourir dans l'ivresse du combat plus que dans l'accomplissement serein du devoir : le chrétien vit et s'immole pour toutes les causes sacrées. L'héroïsme ne fait pas seulement vibrer l'âme du martyr jeté dans l'amphithéâtre ou sous la roue, il anime la volonté de l'adolescent que les passions tourmentent et qui dompte leurs fureurs; il soutient la patience de la femme du peuple qui, par respect du lien conjugal, supporte jusqu'à son

1. Append., N. 4, p. 405.

200 LA VERTU.

dernier jour la misère et les brutalités; il nourrit le dévouement de la religieuse qui consume sa jeunesse au chevet des malades et des ag-onisanis; il enthou- siasme l'apôtre qui travaille, s'épuise, privé de toute consolation, de toute société et s'éteint sur d'ina- bordables* rivages. Le suprême triomphe de la vertu chrétienne, c'est que, à travers toutes les ombres et tous les eflbrts, elle atteint Dieu ; si elle rend à chacun ce qui lui appartient, si elle réprime les fureurs du sang, si elle brave, pour garder la justice, le pou- voir, l'opinion, si elle méprise la souffrance et affronte la mort, c'est pour Dieu et en vue de Dieu : « Que nous vivions, que nous mourions, disait saint Paul, c'est pour Dieu et uniquement pour lui. »

En un mot, Messieurs, la foi, l'espérance, la cha- rité engendrent toutes les vertus, leur donnent des ailes qui permettent à l'âme de s'envoler dans les sphères supérieures; la sobriété va jusqu'à l'austérité la plus absolue; la chasteté jusqu'à la virginité la plus scrupuleuse et la plus immaculée; l'huraihté jusqu'au mépris de soi; la fraternité jusqu'à l'oubli des pires injures; le dévouement jusqu'à J'immola- tiou des plus chers intérêts; la libéi'alité jusqu'à la distribution de tous ses biens; l'arbre de la vertu chrétienne élance sa cime jusque dans le ciel, ses fleurs ont un éclat divin et ses fruits une saveur d'é- ternité.

ClNQUlk.ME CONFÉRENCE. 201

Maintenant, Messieurs, faisons parler nos cons- ciences, demandons-leur si nous sommesdes hommes de vertu, si nos actes et nos œuvres ont cette vita- lité propre aux âmes prudentes, justes, fortes, tem- pérantes. Si la mollesse, rr.mour du plaisir, le culte de nous-mêmes, la peur de la souffrance, l'horreur de la mort dominent nos entreprises; si nous fuyons pour ne pas nous dévouer, ne pas payer de notre personne, c'est que nous avons laissé tomber l'énergie qui nous avait été conférée au jour du baptême. A supposer que nous soyons aussi actifs que les autres et que nous ne méritions pas le reproche qu'on a adressé aux chrétiens en ces derniers temps d'être sans initiative, sans influence, sommes-nous meilleurs que les enfants du siècle; les pensées, les vouloirs, les actes sortis de notre âme sont-ils empreints d'une noblesse plus haute ; notre cœur est-il attaché au bien par des liens plus indissolubles; nos œuvres ont-elles des racines plus profondes, une portée plus étendue? Notre cœur est-il pur avec plus de délica- tesse, notre justice est-elle plus intransigeante et plus inconciliable avec les compromis, notre loyauté est- elle plus absolue, la fidélité à nos serments plus inviolable? La famille trouve-t-elle en nous des pères, des époux, des fils plus accomplis? La société peut- elle compter sur nous comme sur des citoyens plus prêts à sacrifier pour elle, je ne dis pas leur temps et leurs jeux, je ne dis pas leur argent, je dis leur tranquillité et leur vie? L'humanité, enfin, a-t-elle

202 LA VERTU.

1x3 devoir de crier en nous voyant : on croirait que ces êtres sont d'une autre race que nous, tant ils nous dépassent, tant ils triomphent avec éclat des infir- mités, des misères qui emportent dans leur courant nos pensées et nos sentiments; ils vivent comme des anges dans des corps de boue, comme des dieux dans des faiblesses de créatures? Aussi longtemps que nous ne nous imposerons pas aux générations par noire supériorité; aussi longtemps que nous n'obligerons pas les païens à répcler sur nous les paroles d'ad- miration que jadis ils se communiquaient en voyant les premiers fidèles; aussi longtemps que la Divinité n'apparaîtra pas à travers nos efforts et nos œuvres, nous n'aurons pas atteint la perfection qui nous con- vient. Mais nous n'arriverons à cette perfection que mus par la puissance de la foi, de l'espérance, de la charilé; c'est à cette triple flamme que se trempent toutes les facultés. Plongez donc vos âmes dans cette fournaise sacrée des vertus théologales, elles en sor- tiront renouvelées et prêtes aux actions qui, depuis tant de siècles, ont fait les héros et les saints.

SIXIÈME CONFÉRENCE

lES VERTUS DIVINES

il. LES DOr^S DU SAINT-ESPRIT

SOMMAIRE

Les dernières vertus chrétiennes s'appellent les dons du Saint- Esprit. Enseignement d'Isaïe. La troisième personne de la Sainte-Trinité est une force de perfection (p. 207-208).

Le but général des dons du Saint-Esprit est de nous mettre à la disposition de Dieu, de nous rendre dociles à toutes ses inspi- rations.

1. a) Différence des vertus et des dons. Dans les vertus, Dieu conduit par l'intermédiaire de la raison; dans Icù dons, c'est Dieu qui conduit lui-même (p. 208-209). b) Peur que nous avons de nous abandonner à Dieu. Résistance et r'^-i'olt? que nous lui opposons. Hésitation qui nous retient encore quand nous nous sommes soumis. Exemple de saint Augustin (p. 209-212). c) Les dons du Saint-Esprit changent ces dispositions, rendent l'âme docile à toutes les motions, à la moindre haleine du Saint-Esprit. Le prophète Élie (p. 212-213).

2. Rôles divers des dons du Saint-Esprit, a) L'homme enseigne, parle, souffre, jouit, aime, craint, etc., meurt comme l'entend le Saint-Esprit (p. 214-215). b) Les dons du Saint-Esprit permettent à Dieu de gouverner la vie nationale des peuples (p. 215-217). c) Raison de cette docilité : les dons sont de l'amour. L'amour produit l'unité de volonté (p. 217-218). d) Cette intervention de l'Es- prit est acceptable. Liberté qu'a Dieu d'agir comme il l'entend dans l'univers. Expérience qui nous apprend que certaines pensées nous ont été inspirées. Témoignage des docteurs païens (p. 218- 220).

II

Résultat des dons du Saint-Esprit : Transfiguration des vertus théologales et morales. 1. a) Ombres et difficultés qu'on rencontre dans les vertus théo-

206 LA VEUTU.

logaîes (p. 220-221). b) Imperfections des vertus morales. Nécessité de faire intervenir le Maître qui nous a appris ces vertus (p. 221-222). c) Action dans la foi des dons de science et d'intelligence (p. 222- 223). d) Action du don de crainte dans l'espérance (p. 223). e) Ac- tion de la sagesse sur la charité (p. 222-224). f)Le don de conseil et la prudence; le don de piété et la justice; le don et la vertu de force (p. 224-225).

2. Opérations produites par les dons du Saint-Esprit, a) Les dons du Saint-Esprit nous préparent aux actes nécessaires au salut. Dons intellectuels et dons affectifs (p. 225-226). b) Les dons du Saint-Esprit entraînent dans la voie de la perfection et des conseils (p. 226-228).

c) Le Saint-Esprit, enfin, inspire des notes qui sont dans l'ordre moral ce que le miracle est dans l'ordre physique. Effets sur l'es- prit. — Effets sur le cœur et sur les vertus du cœur; le dévoue- ment, la pureté, la force. Les martyrs (p. 228-233).

Changement opéré dans les Apôtres par le Saint-Esprit. *Prière au Christ d'envoyer son Esprit. Prière aux fidèles de suivre l'Esprit voulant les entraîner dans les voies du bien, de la perfection, de l'héroïsme (p. 233-23C).

SIXrÈME CONFÉRENCE

LES VERTUS DIVINES

II. LES DONS DU SAINT-ESPRIT

Éminbnce, Messieurs,

Le& dernières vertus qui entrent dans l'organisation de la vie surnaturelle s'appellent, dans la langue chrétienne, les dons du Saint-Esprit. Rien, sinon la foi, ne nous apprend l'existence des dons du Saint- Esprit. Le prophète Isaïe nous enseigne que le Saint- Esprit, se reposant sur nos âmes, y crée par son onction des sentiments sublimes, achève en nous le monde moral, comme il a achevé la création maté- rielle en agitant sur l'effervescence du chaos la puis- sance de ses ailes, comme, en soufflant sur les Pro- phètes et sur les Apôtres, il a achevé la Révélation, comme il a achevé la Constitution de l'Église en s'em- parant des premiers disciples et des premiers évan- gélistes. La troisième personne de la Sainte-Trinité est essentiellement une force de perfection, vis per- fectwa; elle met la dernière main et le sceau su- prême aux œuvres de Dieu ; elle finit les êtres et elle

208 LA VEr.TU.

les couronne. Elle ne pouvait manquer d'intervenir dans l'entreprise de notre sanctificalion; elle l'a fait par l'infusion de la grâce et des vertus, elle l'a fait aussi en répandant dans nos âmes ses dons. Les dons sont des qualités permanentes, auxquelles on a donné leur nom, car ils sont comme le présent par excel- lence de l'amour du Créateur à sa créature. La con- sidéiation de ces célestes énergies terminera, pour cette année, notre labeur.

1

Le but général des dons du Saint-Esprit, c'est de nous mettre à la disposition de Dieu, de nous rendre dociles à toutes ses inspirations i. Pour que vous compreniez cette doctrine il importe de savoir que, d'ordinaire, Dieu se sert de la conscience et de la raison pour nous conduire. Toutes les 'vertus dont nous avons parlé jusqu'ici ont pour objet de confor- mer les actes des diverses facultés aux ordres de la raison, même les vertus surnaturelles, dont il a été question dans notre dernière conférence, voient leur exercice réglé par les décisions de la raison que la foi éclaire. Dieu, Messieurs, est un être absolu; il entend, quand il lui plaît, donner directement aux créatures les impulsions de son goût, se substituer, s'il le juge bon, aux puissances directrices qui sont

1. Append., N. 1, p. 406.

SIXIÈME CONFÉRENCE. 209

dniis les êtres mêmes. Et s'il est jaloux de cette auto- rité sur les pierres et sur les cieux, sur les plantes et sur les animaux', pnr-clessus tout il tient à prendre, quand il le veut, les rênes de la vie humaine, à la conduire par lui-même et à l'allure qui lui convient. Il l'engage dans les chemins de son choix, il invite VcLme, selon les décisions de sa sagesse, à parler ou à se taire, à s'arrêter ou à marcher, à se donner à l'action ou à la contemplation; il exige qu'on renonce à sa pensée pour adopter celles qu'il nous suggérera, ses plans pour embrasser ceux qu'il formera, à quitter nos propres voies pour suivre celles qu'il nous indiquera, à nous abandonner pour un jour, pour une heure, pour toute l'existence à sa merci. Voyez comme il voue, à sa guise, aux vocations les plus diverses, comment il somme intérieurement celui-ci d'être prêtre, celui-là d'être soldat, l'un de rester dans sa patrie, l'autre d'errer et de fuir jus- qu'aux extrémités du monde, comment il députe, pareil au potier, telle âme à l'honneur et telle à l'op- probre ; avec quelles instances il nous presse de nous confier à lui, jusqu'à lui livrer notre dernier souffle. Soudain, au moment nous nous y attendons le moins, sans que nous sachions d'où il vient, sans que nous sachions il nous mène, son Esprit fond sur nous, frappe à la porte de notre cœur, nous in- terpelle, essaie de nous entraîner, ordonnant à Jacques, à Jean d'aller affronter la colère du Sanhédrin, à Paul de rendre témoignage au Christ parmi les Gentils,

VERTUS 14

210 LA VERTU,

à ces enfants de Galilée de braver la cruauté de Tibère ou de Néron. Il y a des moments nous brûlons de nous décharger du poids de notre raison, de lais- ser à d'autres la direction de nos années; mais, d'une manière habituelle, en présence de Dieu, des sugges- tions de son Esprit, nous éprouvons de la peur, de la résistance, de la révolte, de l'hésitation. D'abord, c'est la peur qui nous saisit, lorsque tout à coup nous nous trouvons aux prises avec l'Esprit-Saint, la peur (le l'inconnu dans lequel nous sommes jetés, la peur des sacrifices que nous devinons nous être imposés, la peur de nous dépouiller de no.is-mèmcs. N'est-ce pas I impression qu'éprouvaient les Apôtres, quand le Maître les entretenait de la mission qui leur était ré- servée? Nolite limere, pusillus grex, « ne craignez rien, chétif troupeau », voilà le mot que, sans cesse, Jésus était obligé de répéter à ces malheureux pécheurs, effrayés à l'avance par les prédic lions de l'Esprit-Saint. N'est-ce pas le phénomène qui se passe dans vos âmes, jeunes gens, quand il vous semble avoir entendu que le ciel vous appelait se- crètement, mais avec force et suavité, à une carrière plus remplie d'immolation, à une vocation plus haute mais plus épineuse? Vous fuyez pour ne pas entendre la voix qui retentit au dedans et vous pousse au cloître, à l'autel, qui prétend vous arracher à vos affections, à vos ambitions, à vos rêves de for- tune, de gloire, de joie; vous vous étourdissez, vous vous grisez pour échapper aux accents, à l'obsession

SIXIÈME CONFÉRENCE. 211

qui vous poursuivent en vous répétant : Va, renonce à tout, vends ce que tu possèdes, prends ta croix, suis-moi. Ce qui se passe dans les grands événements de la vie, se reproduit dans les détails de nos actes, nous nous détournons de Dieu, par crainte d'une démarche que son Esprit nous suggère, d'une pensée que sa grâce nous apporte.

Nous résistons. La moitié de notre vie se passe à résister à l'Esprit-Saint. Qu'il s'agisse de nous con- vertir du mal au bien, ou de passer du bien au mieux, peu importe. Si vous êtes de ceux qui sont gisants dans l'infirmité et dans le péché, vous ne direz pas. Messieurs, que nul ne vous a invités à sortir de l'abîme; votre conscience vous a réveillés de vos ivresses avec de terribles colères, l'Esprit- Saint aussi vous a sollicités avec des plaintes atten- dries. Contre lui vous vous êtes peut-être défendus comme s'il s'agissait du pire de vos ennemis, vous vous êtes efforcés de couvrir sa voix, d'éteindre la lumière qu'il tentait de faire briller en vous, d'étouffer la flamme qu'il essayait d'allumer en votre cœur. Nous opposons aux avances de la Divinité des résis- tances obstinées; aux gémissements inénarrables du Promoteur de la sainteté nous répondons par des in- dignations et des blasphèmes. L'histoire des généra- tions n'est qu'une lutte acharnée entre l'Esprit de Dieu qui crie par le Christ : mundo, malheur au monde, et l'esprit du monde qui vocifère au pied du prétoire : crucifigatw. Combien de fois le Très-Haut

212 LA VERTU. ^

ne dut-il pas assiéger le cœur d'Augustin avant de pouvoir y cnirer? Ce combat se reproduit lorsqu'il est question de monter les degrés de la sainteté : si nous sommes mauvais, nous avons horreur du bien, si nous sommes bons nous avons horreur du parfait, et ainsi l'antagonisme se perpétue entre la nature corrompue et la Divinité. Lors même que l'âme s'est rendue soit par lassitude, soit par dégoût du crime ou de la vertu banale, elle essaie encore de retarder l'heure de sa soumission complète. Pendant que quelque chose disait intérieurement au fils de Mo- nique : allons, vite, à l'œuvre; au moment son cœur allait suivre cette parole, le malheureux jeune homme en arrêtait le mouvement; il était sur le point d'agir et il n'agissait pas. Il ne retombait pas dans l'abîme de sa vie passée, mais il était debout sur le bord et il respirait; il hésitait à mourir à la mort et à vivre à la vie; il se laissait dominer par le mal, compagnon de son enfance, plutôt que par le bien étranger à son âme; ses pas entre les deux demeuraient suspendus ^

Pour que l'Esprit-Saint triomphe de ces répugnan- ces, de ces hostilités latentes qui s'opposent à l'exer- cice, de son autorité sur nous, nous avons été impré- gnés, aux jours de notre baptême et de notre confirmation, de perfections célestes qui nous dis- poseut à suivre toute impulsion venue d'en haut. La

1. Confessions, vm, 11.

SIXIÈME COXFÉREN'CE. 213

moindre brise qui descend des astres, et effleure les cordes de notre âme, les fait vibrer et rendre des sons divins. Non seulement nous cédons aux motions véhémentes par lesquelles le Sanctificateur se plaît à ébranler tous les ressorts de notre organisme moral, mais la plus suave haleine suffit à incliner la flamme de nos sentiments dans le sens voulu par la Provi- dence; nous sommes pareils à ces harpes d'Eole dont parle la mythologie, auxquelles le vent le plus léger arrachait des frémissements enchantés. L'àme devient si habile à deviner les désirs, les indications de l'É- ternel, si docile à se courber sous ses ordres, qu'elle répond à ses plus imperceptibles inspirations. Le prophète Elle, lassé de la solitude et de la persécu- tion, irrité contre les hommes et contre la vie, était allé cacher son amertume dans une grotte sauvage de l'Horeb. Soudain un ouragan accourut du désert, brisant les rochers, déracinant les arbres, effrayant la nature, mais le Seigneur n'était pas dans le tourbil- lon; Élie dur, altier, resta insensible. Bientôt la terre trembla et les pierres elles-mêmes semblèrent pousser un cri; le Seigneur n'était pas dans cette commotion, Élie ne fut pas touché. Puis, le ciel s'embrasa, la fou- dre et le feu sillonnèrent la nue et enveloppèrent les cimes ; Élie demeura impassible, carie Seigneur n'était pas dans la tempête. A ces tourmentes succéda le si- lence, un très doux murmure, le souffle très suave de la bouche de Jéhovah retentit dans cette tranquillité ; le Prophète se prosterna, son cœur avait été dompté.

214 LA VERTU.

Telle est l'imag-e de l'âme humaine possédée par l'Ësprit-Saint. Lors même que, par nature, elle est rebelle à toute influence, ombrageuse vis-à-vis de toute autorité, elle s'abandonne à ce Maître intérieur et lui obéit en tout. Elle enseigne la vérité que le Précepteur éternel lui apprend, se servant des mots qu'il lui dicte, s'exprimant dans la langue qu'il lui suggère d'employer ^ ; elle se laisse par lui emporter avec son corps à travers les espaces 2; elle s'associe par son ordre à des étrangers et à des inconnus 3; elle se sépare de ses amis, des compagnons ordinaires de ses efforts et de ses travaux * ; elle se laisse enchaîner et conduire aux épreuves, aux supplices : « Et main- tenant voici que lie' par l'Esprit, dit saint Paul, Je vais à Jérusalem, sans savoir ce qui doit m'arriver; si ce n'est que, de ville en ville, l'Esprit- Saint m'assure que des chaînes et des persécutions m'attendent ^. » Elle s'ouvre aux joies et aux consolations du Paraclet ^ ; sous l'onction invisible, elle croit et elle espère, elle aime et elle craint, elle regarde et elle écoute, elle exulte ou elle pleure, elle se prosterne ou elle s'en- vole, elle travaille ou elle se repose, elle prie et elle adore. Tantôt, l'homme dans cette communication ineffable aspire et boit la vie; dans un baiser de l'É-

1. Acles, H, 4.

2. Atiles, viii, 39.

3. Acles, il, 12.

4. Actes, XIII, 2. 6. Actes, x\, 22. 6. Actes, IX, 81.

SIXIÈME CONFÉRENCE. 215

poux, dit le poète des Cantiques, on trouve plus de force que dans les coupes pleines de vin ardent; tantôt, dans ce commerce mystérieux nous sommes si impressionnés que les lèvres de Dieu épuisent notre souffle et le transportent hors de notre chair. Bien que sa vue ne fût point affaiblie, bien que sa vigueur ne fût point passée, Moyse consentit à mourir au pays de Moab, et exhala son dernier soupir dans les embrasscments de Jéhovah.- « Mortiius est ab osculo Domino ^ »

Et n'allez pas croire, Messieurs, que cette action de l'Esprit-Saint qui se produit avec facilité, grâce aux dons qu'il a répandus en notre cœur, ne s'exerce que dans le secret des consciences individuelles ; les livres sacrés nous racontent à chaque instant que tout à coup des assemblées étaient soulevées par une force invisible et voyaient changer leurs sentiments, leur langage, leur direction. Ce fait se reproduit sans cesse dans l'histoire; on voit des peuples entiers pen- dant des années, quelquefois pendant des siècles, suivre l'esprit d'erreur et de mensonge, s'abandon- ner aux pasteurs les plus perfides, glisser progressi- vement sur les chemins de la ruine, se laisser tour à tour et sans s'émouvoir dépouiller de leurs richesses, de leur puissance, de leur honneur, de leur liberté, de leur religion, souffrir, sans même crier, qu'on les prenne à la gorge, qu'on les frappe au cœur. Déjà,

1. Deuteron., xxxiv, 5.— Jean de Saint-Thomas, q. LXX, disp. 18, art. I, t7.

216 LA VERTU.

autour d'eux, on insinue qu'ils descendent vers leur déclin, qu'ils se hâtent vers leur tombeaut on s'ap- prête à se partager leur fortune, ce sont des vieillards dont on attend avec quelque impatience la dernière heure. Soudain, un frisson passe dans les veines de ces peuples qui ouvrent les yeux, se lèvent, se défendent contre la violence, contre l'impiété, contre la tyran- nie, contre le trépas, jettent le mot de puissance et d'espoir que les quatre vents emportent aux extré- mités du monde : Non moria?', sed vivam. Je ne mourrai pas, mais je vivrai. Nous avons eu ce spec- tacle en France au temps de Jeanne d'Arc. Notre pays était divisé, Bourguig-nons et Armagnacs se combat- taient avec acharnement, la France était ruinée, les ennemis avaient brûlé nos vignes, leurs chevaux avaient foulé nos moissons et une muraille de fer nous séparait de l'océan dont les flots, en abreuvant et fertilisant nos côtes, nous apportaient les trésors et les hommages des nations. La France était asservie : à Saint-Denys, reposaient les si fières générations de nos rois, on avait conduit « petitement » un mo- narque mort fou, et quand les dernières prières avaient cessé sur les sépulcres, un cri avait exprimé notre suprême humiliation : « Vive Henry de Lancas- tre, roi d'Angleterre et roi de France. » Et les fils de saint Louis et les héritiers de Du Guesclin n'avaient pas bondi pour châtier l'insolence des vainqueui s. La France était avilie, il y avait encore de la vaillance, il n'y avait plus de loyauté; le pays de l'honneur

SIXIÈME CONFÉRENCE. 217

apprenait à mcntiï* et à trahir, au point qu'une reine, Isabeau de Bavière, vendait sa couronne. L'âme de la patrie se tramait péniblement, épuisée, vieillie, entre les rives de la Loire et les bords du Cher; on l'eût déjà crue morte si l'on n'avait entendu les san- glots de tout un peuple outré, expirant de misère et de faim, désespérant de lui-même et devenu sauvage à force de honte et de douleur.

Tout à coup un frémissement se transmettait de Vaucouleurs jusqu'à Orléans, Tours, Chinon, Bourges; une multitude était debout, enthousiaste, s'armant, priant, luttant, renonçant à ses inimitiés et à ses querelles; en quelque^ mois, la face des choses avait totalement changé : ce pays avait retrouvé sa force, sa grandeur, son territoire; qui donc avait réveillé de sa torpeur l'âme française? Étaient-ce les sages? Non! les sages étaient absorbés dans leurs calculs à courte vue et l'Université de Paris presque tout en- tière avait jugé prudent de se donner à l'Angleterre. Étaient-ce les partis? Non! ils étaient impuissants à susciter un pareil mouvement et d'ailleurs occupés à se disputer les débris d'un pouvoir humilié. C'était un instinct divin qui s'était emparé de la nation; Jéhovah avait soufflé sur la France, et la France baptisée, la France qui par ce fait même portait dans ses entrailles les dons de l'Esprit avait suivi avec ardeur ce souffle de vie et de résurrection.

Pourquoi ces dons produisent-ils dans notre âme cette docilité à suivre les inspirations de Dieu? Parce

218 LA VERTU.

que ces dons sont de l'amour; ils établissent par suite, entre Dieu et nous, la plus chaude et la plus cordiale des intimités, mais cette intimité crée immédiatement l'unité des volontés; nous arrivons ainsi à désirer et à faire ce que Dieu entend que nous désirions et que nous fassions; les choses qui nous paraissaient dures nous deviennent douces, les travaux qui nous sem- blaient difficiles nous deviennent aisés, les œuvres que nous jugions impossibles sont maintenant acces- sibles; nous sommes portés par notre amour nous conduit Celui auquel nous nous sommes donnés ^

Vous trouverez peut-être étrange que j'attribue à une puissance invisible un tel empire dans la vie morale. Je vous répondrai, Messieurs, que s'il y a quelque chose d'étrange, c'est que Dieu n'apparaisse pas d'une manière plus continue dans le cours de notre existence, que son intervention est infiniment plus réelle et plus incessante que nous ne pouvons le deviner, qu'il exerce cette activité générale ou spé-- ciale parce qu'il est Dieu et qu'il est en même temps le Créateur et le conservateur de la nature et de la grâce, qu'il travaille dans l'univers comme nous tra- vaillons dans le domaine nous sommes les maîtres, que les causes supérieures se distinguent précisément en ce qu'elles peuvent mouvoir à leur gré les causes inférieures ~.

1, Append., N. 2, p. 408.

2. Ibkl., N. 3, p. 408.

SIXIÈME CONFERENCE. 219

Si la foi ne nous affirmait pas le rôle de l'Esprit- Saint et de ses dons dans l'œuvre de notre régénéra- tion; si les auteurs sacrés ne nous racontaient l'his- toire des transfigurations par lesquelles les âmes ont passé sous l'impulsion de la vertu d'en haut, il noua resterait d'abord notre expérience. Nous entendons, en effet, cet Esprit tantôt véhément comme aux jours de la Pentecôte, déchirant les horizons de notre âme comme il déchirait les nues quand il se révélait au Sinaï; tantôt retentissant à nos oreilles comme jadis aux oreilles d'Élie, et aux oreilles de Job qui di- sait :

Une parole est arrivée furtivement jusqu'à fnoi, Et mon oreille en a saisi le léger murmure.

tJn esprit passait devant moiK

Il est des pensées, des inspirations, des sentiments qui ne naissent point de nous; nous ne saurions expli- quer leur apparition, ni d'où ils viennent, ni ils vont. Ce dont nous avons conscience, c'est que, par notre initiativCj nous ne les aurions pas connus et, dans le langage chrétien, nous disons justement ; c'est une suggestion du Saint-Esprit.

Enfin, Messieurs, devant certains événements et certains hauts faits, les docteurs païens ont déclaré que l'on était en présence d'une puissance supérieure ; sans cesse les héros d'Homère agissent sous la motion des Immortels. Socrate se disait assisté d'un génie

1. Job, IV, 12-16.

220 LA VERTU.

surnaliirel, Platon saluait dans les œuvres plus par- faites de l'art, de la poésie, de la sainteté un délire sacré que le ciel seul était capable de susciter, et Aristote, si positif dans sa science et dans ses conclu- sions, cnscigue qu'il est des perfections que l'homme n'atteindra jamais, s'il n'est exalté par la force d'un dieu. De même qu'il est des prostitutions auxquelles on ne s'abaisse pas sans sortir de sa sphère et des- cendre dans celle des animaux, de même il est des sublimités auxquelles on ne monte pas, si l'on n'a respiré et en quelque sorte habité l'atmosphère et la région de l'Etre souverain. La religion précise et explique des phénomènes dont la science et l'expé- rience ont constaté les caractères, soupçonné l'ori- gine, et en une thèse qui semble au sommet de la théologie catholique, la foi et la raison une fois de plus se sont embrassées.

II

Le but général des dons du Saint-Esprit, c'est de nous tenir à la disposition de Dieu, toujours prêts à penser, à vouloir, à aimer, à agir, à souffrir, à mou- rir même au moindre signe de son doigt, à la moin- dre invitation de ses lèvres. Mais quel est le résultat de cette alliance de l'âme avec TEsprit-Saint, de ces noces sacrées de l'intelligence et du cœur avec la Lumière éternelle et l'Amour infini *?

1. Append., N. 4, p. 408.

SIXIEME CONFEBENCE. 221

Les dons du Saint-Esprit perfectionnent toutes les vertus, les vertus théologales aussi bien que les vertus morales. Aussi longtemps que nous n'aurons pas saisi le Très-Haut dans la pleine évidence, que nous ne l'aurons pas étreint dans la possession sans ombre, nos vertus de foi, d'espérance, de charité, ne seront pas achevées, car par nature la foi tend à la vision, l'espérance à la possession, la charité à l'imité avec l'objet de son adoration. Or ici-bas la foi se débat dans les ténèbres, et l'intelligence, faite pour la clarté, s'agite malgré elle dans un malaise doulou- reux; quand elle essaie de fixer son objet, elle se heurte sans cesse à cet impénétrable voile qui nous cache la splendeur de l'Éternel. Alors, nous éprou- vons je ne sais quelle langueur, les sentiments ne s'é- lèvent vers ce monde mystérieux qu'avec une peine extrême, une sorte de tiédeur les saisit malgré bux, l'espoir et l'amour sont condamnés à avancer dans un désert aride, desséché, sans eau; dans cette ascen- sion l'âme altérée dès l'aurore succombe, la chair lassée tombe en défaillance. De même les vertus mo- rales, même celles qui ont été engendrées en nous par une action surnaturelle, ne sont qu'pbauchées ; l'infir- mité de nos connaissances, l'impuissance de nos pré- visions, l'erreur qui s'attache pour un rien à nos souvenirs et à nos jugements mettent sans cesse des défauts dans notre prudence. Le mal que nous res- sentons à nous dépouiller pour enrichir les autres, la passion, quinous'dévore, d'attirer tout à nous, ouvrent

222 LA VERTU.

chaque jour des brèches à notre justice et à toutes les qualités qui règlent nos rapports avec le prochain. Le fatal attrait que nous éprouvons pour la joie et spécialement pour les voluptés sensibles, vient sans cesse entraver les efforts de notre tempérance et les expose à des échecs. Enfin l'horreur que nous avons de la soutfrance et de la mort, horreur qui éclate et renaît dans les poitrines les plus vaillantes, soumet notre force à des alternatives, à des hésitations dans lesquelles bien souvent nos meilleurs désirs font nau- frage. C'est que, aussi longtemps que nous habitons sur la terre, nous ne sommes pas des maîtres dans les choses, ni dans les œuvres de la vertu, nous ne sommes que des disciples ; notre perfection est com- mencée, elle est loin d'être consommée; elle ne sera consommée que le jour nous nous serons perdus dans le bien absolu. Or le propre du disciple, comme de tout être inachevé, c'est d'avoir besoin du secours du maître. L'esprit de l'enfant, sa volonté, ne pro- duisent des actes d'hommes que sous la direction du père, l'apprenti ne travaille et n'aboutit qu'avec les leçons de son patron. Dans le monde surnaturel, le maître c'est l'Esprit-Saint; par ses dons il s'empare de nos vertus, il en relève la substance, il en facilite les efforts et en rend joyeux les actes *.

Parle don d'intelligence et de science, notre pensée devenue plus subtile pénètre le sens des révélations

1. Append., N. 5, p. 409.

8IXIÈMB CONFÉRENCE. 223

surnaturelles, découvre les réalités sous les mots et les images, les substances sous les propriétés et sous les phénomènes, les causes sous les effets, la vie qui ne se voit pas sous la vie qui se voit; l'harmonie de nos dogmes nous impressionne ; tout dans la nature et dans l'existence sert à la manifestation des prin- cipes révélés; ce ciel toujours fermé au regard de la foi s'entr'ouvre quelque peu à l'attention de la science et de l'intelligence; la flamme de notre amour, bril- lant dans la nuit, éclaire le domaine des vérités suprê- mes, nous goûtons une certitude et un contentement suaves à les croire et à les confesser; sous le charme du commerce que nous entretenons avec Dieu, nous sentons que nous sommes dans le vrai, et nous ne nous tournons vers les créatures que pour pleurer sur leur vanité et sur leur impuissance à nous béati- fier. La crainte favorise l'ascension de notre espé- rance, car, en même temps qu'elle nous inspire la peur de ne point atteindre l'Être, seul assez grand pour apaiser notre avidité de bonheur; en même temps qu'elle nous convainc de la grandeur de Dieu et de notre petitesse, nous gardant ainsi du mépris et de la présomption, elle effraye notre sensi- bilité, l'arrache aux tentations de la volupté, écarte les objets sur lesquels aurait pu s'égarer notre cœur, maintient par le fait notre ambition sur le chemin du Paradis. La sagesse exalte notre charité. Dans le contact du Très-Haut, nous apprenons, non par des arguments métaphysiques, mais par expérience,

224 LK VERTU.

comme on apprend en le mangeant et non en l'ana- IvFant, la valeur d'un fruit, nous apprenons, dis-je, la supériorité de Dieu, nous jugeons des événements et des êtres par le rapport qu'ils ont aveclui, et nous ne les prisons qu'autant qu'ils en reproduisent l'image, qu'ils nous rappellent sa bonté, nous ramènent à son amour, et contribuent h le développer dans notre cœur. Le don de conseil donne à notre prudence une vue plus claire des choses, une appréciation plus exacte du présent et du passé, une perspicacité plus sûre pour prendre un parti dans la complication des circonstances, dans l'incertitude des temps, dans la mêlée des personnes et des courants. La piété défend en notre Ame les droits de la justice et les intérêts des autres êtres, nous inclinant, par un instinct intérieur et victorieux, à répandre aux pieds de Dieu l'encens de nos adorations., le culte de pensées et d'actes qui lui appartient, à rendre à chacun ce qui lui revient en bienveillance et en respect, en service et en ami- tié, en honneur, en très )rs, en liberté. La force, enfin, imprime à notre courage une ardeur sarnatu- rello, qui nous permet de dominer avec douceur les menaces de la souffrance et les affres de la mort. Lorsque la raison est impuissante à tirer de l'àmc les actes des vertus, le Saint-Esprit intervient; il inter- pel'e mystérieusement le Chrétien, il souffle sur l'in- telligence, sur la volonté, sur le cœur, sur la sensii>i- lité, et ces diverses facultés se rendent à l'invitation qui leur vient d'en haut. De sorte que l'Envoyé du

SIXIÈME CONFÉRENCE. 225

Christ est, comme le dit Tciiullien, le garrlien de l'Évangile dans nos consciences; il lutte contre les tentations de scepticisme et de désespoir, contre la froideur des sentiments et les ténèbres de notre vi- sion, contre les désirs et les terreurs de notre chair et de nos passions.

Les dons du Saint-Esprit disposent le Chrétieu à trois sortes d'opérations excellentes. D'abord ils nous préparent aux actes nécessaires sans lesquels nous ne pouvons arriver à la béatitude. Il y a, Messieurs, un minimum de bien requis en quiconque veut se sauver; il est une mesure de foi, d'espérance, de charité, des degrés de prudence, de justice, de force, de tempé- rance indispensables à quiconque prétend au royaume des cieux ; il y a des états de défiance et de scepticisme, de froideur et de haine, de témérité et d'iniquité, de corruption et de faiblesse incompatibles avec la vocation des élus.

Le Saint-Esprit, par les dons intellectuels, assure en chaque fidèle soumis à ses inspirations les actes de foi et de prudence qui ouvrent les voies aux en- treprises de la volonté; par les dons de sagesse, de crainte, de force, de piété, il provoque l'amour, l'espérance, vi'énergie, la justice et les fait triom- pher. 11 est aux portes de l'âme pour l'amener à adhérer sans hésitation aux vérités révélées, à es- pérer sans réticence dans les promesses de Dieu, à aimer de toutes ses forces le Créateur du monde et son Rémunérateur ; il est dans le sanctuaire de nos

VERTU. 15

226 LA vEnTU.

vouloirs et de nos idées pour nous retenir sur le pen- chant du doute, de la volupté, de l'injustice. Ce qu'il veut en effet avant tout, c'est nous arracher à l'enfer et à la damnation; aussi longtemps que nous reste- rons sous son empire, il ne permettra pas que nous jetions l'anathème à Jésus, que nous niions que le Christ soit Fils de Dieu, que nous refusions à l'Éter- nel le titre de Créateur, que nous contestions une pa- role des livres inspirés, que nous établissions contre l'Évangile des décrets, sacrilèges. Par les dons affec- tifs il réprime les cupidités insatiables, il dompte les folles concupiscences, il éteint les ardeurs criminelles, il triomphe des assauts des passions, il modère l'a- mour de la bonne chère et de Targent, il serC de lien dans les saintes amitiés, il forme nos corps mêmes à l'immortalité, pénétrant leur faiblesse de sa vertu divine, les préparant à l'éternité de sa société glo- rieuse*.

Tel est le rôle que joue le Saint-Esprit dans toute âme chrétienne. Mais le messager céleste est une force de perfection ; il ne se contente pas de pousser ceux qu'il meut au respect des préceptes et à la pratique des vertus nécessaires, il les entraîne dans la voie des conseils, c'est-à-dire au delà de ce qui est rigoureuse- ment exigé. Sous l'action de l'intelligence qui de plus en plus pénètre les harmonies de la religion, en découvre avec promptitude les sublimes beautés, sans

1. TeiluUien, De Trinilale.

SIXIÈME CONFÉnENCE. 227

que ni les anéantissements du Verbe fait chair, ni les soiifîrances du Calvaire viennent en entraver l'essor; sous l'empire de la science qui aperçoit en chaque créature une étincelle qui éclaire la doctrine catholi- que, la foi devient vive et inébranlable. La crainte établit dans le cœur une délicatesse de conscience, un respect de Dieu, un sentiment de notre impuissance et de sa souveraineté qui activent toutes les énergies de notre espérance et nous dégagent des soucis et des préoccupations terrestres capables de retarder notre marche et d'arrêter nos pas. Entraînée par la sagesse, la charité prend le goût des choses spirituelles ; l'exacte observation de la loi ne lui suffit pas; elle abandonne et méprise les satisfactions et les plaisirs les plus lé- gitimes des sens et du monde pour embrasser avec un saint zèle les austérités d'une vie de renoncement et de mortification, la vue de Dieu nous enchante et nous fait savourer en son commerce une paix qui dépasse tout sentiment. Le conseil nous incline non pas à sui- vre les ordres du Très-Haut, mais ses moindres indi- cations, non pas à user avec modération des biens ma- tériels ou des joies sensibles, mais à les sacrifier parla pauvreté volontaire, par la virginité, par les rigou- reuses pratiques de la frugalité, de l'austérité, de l'as- cétisme; la piété vis-à-vis de Dieu nous attendrit au point que son nom ne nous apparaît pas, le souvenir de sa bonté ne nous revient pas à la mémoire, sans que nous soyons émus, sans que la prière, l'adniira- tion, l'amour éclatent au sanctuaire de notre vie. On a

228 LA VERTU.

VU des professeurs si suavement préoccupés du ïrcs- Haut qu'aux procédés didactiques de leur enseigne- ment se mêlaient comme malgré eux les accents de leur supplication ; leur journée était une oraison que tout servait à alimenter, que rien ne réussissait à in- terrompre. La force, enfin, nous amène à remplir sans jamais défaillir, au milieu des obstacles, des décep- tions, des souITrances, les devoirs de noire vocation, à les remplir non pas d'une manière quelconque, mais d'une manière parfaite.

Le Saint-Esprit a-t-il obtenu de l'ùme humaine tout ce qu'il en voulait tirer? Non, Messieurs. Il lui reste à donner au monde le spectacle d'œuvres et d'actions qui sont dans l'ordre moral ce que le miracle est dans l'ordre physique; il lui reste à exalter la volonté jusqu'à l'héroïsme, un héroïsme qui déconcerte la raison et la dépasse souverainement par la hauteur de ses opérations, j'allais dire par l'extravagance sacrée de ses œuvres. Dans l'ordre infelleituel, Fhomme ne se débat plus au milieu des ombres im- pénétrables, l'Esprit lui a ouvert les yeux en même temps qu'il a déchiré le voile qui cachait le Saint des Saints. Saint Etienne ayant fixé son regard au fuma- ment, vit la gloire de Dieu et Jésus debout à la droite de son Père. Et il dit : Je vois les cieux ouverts, et le Fils de l'hoinme debout ci la droite de Dieu ^ Saint Paul, ayant été ravi au Paradis, but, pour ainsi dire,

1. Aclcs, VII, 55-56.

SIXIÈME CONFÉRENCE. 229

à la coupe tics liimicrcs éternelles et entendit des choses qu'il n'est pas permis à l'homme de révéler ^ Moïse avait l'ànie tellement remplie de clartés que son visage en était resplendissant. Lorsque l'homme a été touché à ce degré par la vérité divine, la foi devient en lui un sentiment d'une vivacité, d'une puissance inouïes. Pour la promouvoir et l'appuyer, il n'est pas une créature qui n'apporte son rayon, il n'est pas un être dans la nature, pas un événement dans l'histoire sacrée ou profane, pas un fait de la vie privée ou publique qui ne contribuent à mettre en plus de relief les principes révélés. Pour expliquer, défendre, propager leur conviction, des femmes, des illettrés, des enfants trouvent des mots, des images, des arguments d'une force miraculeuse, des accents qu'eux-mêmes sont étonnés d'entendre vibrer sur leurs propres lèvres. C'est TEsprit-Saint qui s'empare de leur pensée, la baigne de lumière au dedans et parle par leur bouche au dehors. Une jeune vierge, sainte Catherine, en présence des maîtres les plus il- lustres d'Alexandrie, prêche l'Évangile avec de telles raisons, triomphe si victorieusement des subtilités qu'on lui oppose, réunit dans sa parole tant de sa- gesse et tant de flamme, que ces âmes sèches et sceptiques s'émeuvent, s'éprennent du Christ et meu- rent pour lui.

Dans l'ordre des affections, sous la motion de

1. IT Corinth., xii, 4.

230 LA VERTU,

FEsprit, les Chrétiens veulent, agissent, souffrent, prient, aiment, comme si tout à coup, dégagés de la concupiscence attachée à nos entrailles, dépouillés de leur chair mortelle, ils s'étaient revêtus d'une force infinie. Non seulement ils rendent à chacun ce qui lui appartient, mais ils rêvent de vivre, de se dé- penser, de s'épuiser, de se tuer pour les autres; leur dévouement va toujours au delà des actes qu'on lui demande. Que Catherine de Sienne soigne avec ten- dresse des malades qui répondent par des injures et des diffamations à sa charité, qu'elle prenne la lèpre dans les^ hôpitaux, c'est déjà de la générosité; mais qu'un jour, en présence d'un chancre immonde, et sentant son cœur se soulever, la sainte s'adresse à sa propre chair et lui dise : « Aurais-tu donc en ahomi- nation ta sœur, rachetée du sang du Sauveur?... Par le Dieu vivant, tu ne resteras pas impunie »; qu'ap- pliquant ensuite sa bouche aux lèvres de l'horrible ulcère, elle demeure dans cette attitude jusqu'à ce qu'elle ait brisé ses répugnances et triomphé de son dégoût, voilà ce qui nous transporte bien loin de l'é- goïsme naturel à l'âme humaine.

Contemplez maintenant ces jeunes hommes et ces jeunes filles jetés, malgré eux, au lupanar, sollicités par toutes les paroles de volupté qu'on fait retentir à leurs oreilles, par tous les spectacles de séduction qu'on étale devant eux ; non seulement ils n'écoutent pas, ils ne regardent pas, mais leur sensibilité de- meure impassible et leur cœur immaculé.

SIXIK.MF. COXFEnENCE. 2."'. 1

Suivcz-lcs du lupanar l'on tente de déshonorer, ■lU Colysée on les saciilie. Nos frères immortels sont livrés aux bêtes. Non seulement sous les dents des lions et la griffe des léopards ils ne renient pas leur baptême, mais leur visage s'épnnouit, une allégresse divine brille sur leur front; ils sont heureux au mi- lieu des tortures, ils tressaillent de joie dans leur agonie. Écoutez : leurs lèvres déjà en lambeaux re- muent; des paroles d'or tombent dans la pourpre de leur sang : des accents de tendresse et de pitié pour les boun eaux, des mots de bénédiction et de pardon pour la foule qui s'enivre dans la vision féroce de leur supplice. Voyez : des gestes de reconnaissance aux fauves qui les dévorent se dessinent, gestes par- fois si suaves et si caressants que les tigres et les pan- thè^^es s'arrêtent dans leur œuvre de carnage et se prennent à pleurer. Ils prient : Que l'encens de leur adoration est puri Que la voix de leur supplication est en même temps sereine et ardente! Ils chantent, et, dans leurs hymnes ils prodiguent à celui qu'ils aiment les noms les plus passionnés; dans le délire de leur tendresse, ils oublient l'arène, la multitude, les bourreaux, la vie; de leur poitrine jaillissent des flammes qui s'élancent d'un trait jusqu'au ciel. Ils meurent, leur dernier acte est un acte de miséricorde, leur souCfle suprême un abandon de tout leur être aux mains de leur Sauveur. Dans la série des siècles, à chaque instant, vous verrez l'àme chrétienne s'éle- ver au-dessus d'elle-même; des sentiments inacco'---

232 LA VERTU.

siblcs à notre faiblesse s'empareront tout à coup de notre cœur, des entreprises qui nous dépassent réus- siront, des œuvres merveilleuses sortiront de nos ef- forts ; sous ces inspirations mystérieuses, la fille d'un teinturier sauvera l'Ég-lise, une bergère sauvera la France, et nous ne pourrons expliquer des effets si puissants par des causes si faibles qu'en faisant appel à la force infinie qui se plaît avec d'infirmes instruments à réaliser les plus sublimes desseins.

Platon, en face d'bommes dont l'héroïsme décon- certait les plans ordinaires de la sagesse, disait ": ces êtres sont plus que des hommes et même plus que des dieux ', car, d'un côté, de pareils transports domi- nent les ambitions de notre race et les projets de notre raison; d'un autre, les dieux n'ont point de corps ni de sensibilité qui viennent entraver la générosité de leur volonté. Nos héros sont Sujets à la crainte et ils ne tremblent pas, ils ne se laissent pas impressionner par les délices, et cependant ils ne sont pas impassibles, ils agissent comme les immortels, mais dans une chair mortelle; ils sont donc plus grands que les dieux.

Nous, Messieurs, nous savons que l'homme, même baptisé, ne tirerait point de son propre fonds de sem- blables œuvres, ni de semblables actions. Quand nous le voyons croire, au milieu des ombres, avec une si étonnante vivacité, espérer au milieu des traverses avec une si belle assurance, aimer avec une si ar-

1. Alb. le Graîul, VII FAhic, i, 1.

SIXIÈME CONFÉRENCE. 233

dente tendresse, vouloir avec une si invincible cons- tance, vivre au sein de la chair avec une si angcliquc pureté, démêler les intérêts du bien par une si péné- trante sagesse, endurer les tortures sans se plaindre, agoniser et sourire, mourirembaumé dans l'allégresse, nous disons : notre frère n'est point tout seul pour faire de si grandes choses, un autre l'inspire et le meut, le pousse et le soutient, c'est un Dieu, TEsprit-Saint promis par Notre-Seigneur Jésus-Christ i.

C'était au jour de la Pentecôte, les apôtres étaient réunis dans les exercices de la prière et de la charité, « soudain retentit un cjrand bruit pareil à celui d'un vent soufjîant avec véhchnence, et remplissant toute la maison dans laquelle les douze étaient assis. Et ils vi- rent paraître comme des langues de feu qui se partagè- rent et se posèrent sur chacun d'eux. Ils furent tous remplis du Saint-Esprit 2 » ,

Depuis ce jour les pêcheurs de Galilée furent d'autres hommes. Dégagés des ambitions vulgaires et à l'abri des craintes puériles, étrangers àl'exclusivisme juif et à la corruption païenne; le regard fixé aux astres, l'âme ouverte, le cœur ardent, ils entreprirent de ga- gner le monde au Crucifié de Jérusalem. On les en- tendit parler avec une fermeté indomptable de leur Maitre, au Sanhédrin et aux synagogues, aux Aréo- pages de la Grèce et aux magistrats de Rome; on les

1. Apiieiul., N. G, p. 409..

2. Actes, II, 1-4.

234 LA VERTU.

vit errer de ville en ville, de province en province, accusés par les Juifs et par les Gentils, bénir ceux qui les maudissaient, et se réjouir d'agoniser et de souf- frir pour le Christ. Oublieux d'eux-mêmes, de leurs tentations et de leurs épreuves, ils embrassèrent dans une immense étreinte la multitude infinie des igno- rants, des esclaves, des malheureux; ils lui chantè- rent l'hymne d'une si brûlante tendresse que jamais les langues humaines n'ont retrouvé de pareils ac- cents. Puis le soir, élevant vers le ciel leurs bras meurtris par les chaînes et ensanglantés par les ins- truments de torture, ils prodiguaient à Celui qui était remonté dans l'éblouissante nuée, les protestations les pins passionnées, lui répétant qu'ils n'étaient point lassés de lutter, de travailler, de souffrir pour lui, qu'il leur était doux, pour lui prouver leur amour, d'être exposés à l'angoisse, à lu tribulation, aux coups du glaive, d'être livrés tout le jour à la mort, d'être destinés comme des agneaux à la boucherie, que leur patience n'était pas plus épuisée que leur sentiment. Nous sommes capables, s'écriaient-ils dans leur délire, d'endurer bien d'autres tourments, à cause de Celui (jui le premier a arrêté sur nous sa complaisance et que nous ne trahirons jamais. Devant de telles paroles, une telle constance, un tel amour, la race maudite s'émut, elle écouta ces étranges messagers, elle s'éprit du Dieu mort qu'ils prêchaient, elle lui donna son âme, et commença à l'adorer de toutes ses forces. Qui donc, Messieurs, a communiqué cette vertu à ces cœurs

SIXIÈME CONFÉnnNCE. 235

si fragiles des Galiléens, à ces livres si hésitantes, à ces volontés si mobiles? L'Esprit de DieuJ.

Au terme de cette station durant laquelle votre con- cours et votre intelligence, votre attention et votre sympathie n'ont pas cessé de me soutenir, je fais une double prière, l'une qui s'adresse au Christ, l'autre qui s'adresse à vous. Je demande au Christ qu'il fasse passer sur nous et sur toute cette société que la décadence guette et dont nous sommes les fils, le souffle véhément de son Esprit; que cet Esprit puis- sant enseigne à notre pensée la vérité, à notre volonté la justice, à notre sensibilité la force et la pureté, à notre cœur le double amour qui attache les Chrétiens àleurDieu et à leurs frères. A vous, Messieure, je de- mande de ne point contrister cet Esprit, de ne point éteindre la lumière et la flamme qu'il s'efforce défaire luire en vos âmes. Soyez dociles à sa voix quand il vous presse d'observer les vertus sans lesquelles le ciel reste fermé, sou mettez- vous aux actes nécessaires à la conquête du Très-Haut et de la béatitude; s'il daigne vous appeler à une perfection plus, noble, vous montrer le chemin des conseils ; s'il vous invite, jeunes gens, à venir servir ces autels menacés, à en- trer dans ces cloître dont la violence a détruit les murs et dispersé les pierres, à embrasser cette vocation [dus glorieuse mais aussi plus entravée que jamais, à

1. Append., N. 7, p. 409.

236 LA VERTU.

prêcher cet Évangile éternel, seul principe de ré- surrection, à devenir pauvres, chastes, obéissants, ccoiitez-le, et, imposantsilence aux terreurs delà chair et aux rêves terrestres, abandonnez-vous aux sugges- tions du Paracletellaissez-lc emporter, il lui plaira, votre corps et votre tune. Enfin, Dieu, à travers l'his- toire, se plait, pour prouver l'indéfectible fraîcheur de sa grâce et l'éternelle force de sa religion, à per- pétuer le miracle et l'héroïsme. Qui sait si l'on ne verra pas reparaître des heures de sang, si la barbarie moderne n'ouvrira pas à la vaillance chrétienne de nouvelles arènes il faudra apostasier ou mourir? Qui sait si les générations baptisées ne seront pas contraintes de choisir entre la honte du lupanar ou le supplice duColysée? Messieurs, cejour-là, quel'Espiit qui vous a appris à vivre vous trouve prêts aussi à lui- livrer votre dernier souffle, et que la vertu qui vous a été octroyée au baptême, soit assez puissante pour vous conduire à Dieu, à travers la gloire du martyre.

RETRAITE PASCALE

PREMIÈRE INSTRUCTION

LUNDI SAINT

LE JUSTE MILIEU DE LA VERTU

SOMMAIRE

Résumé des conférences. Nécessité de met're en plus de relief quelques vérités qui n'ont été qu'indiquées (p. 211-242).

I

Nécessité d'établir les vertus dans un juste milieu, à) Dans l'ordre physique impossiijilité pour les sens de supporter les extrêmes (p. 242-243). b) Application du même principe dans l'ordre esthéti- que, intellectuel, moral (p. 2'i3-2i4). c) Accord de la sagesse chré- tienne et de la sagesse païenne (p. 244-245).

DilTiculté de la doctrine du juste milieu que deux espèces d'hom- mes ont faussée, a)' Les premiers ont toujours peur du mal par excès et ils semblent oublier qu'il y a un mal par défaut. Réfuta- tion et inconvénients de ce modérantisme erroné (p. 245-249). b) Les autres, outrés, ne connaissent que le mal par défaut et pla- cent le bien dans l'excès. Infirmité de raison dans les parti- sans de ce système (p. 249-250). c) Caractères qui participent de ces deux défauts, et croient établir l'équilibre en passant d'un extrême à un autre extrême (p. 250-251).

ni

a) Dans les vertus qui règlent nos rapports avec les autres, la réalité fixe le juste milieu. Le don est déterminé par la dette (p. 251- 252).

b) Dans les autres vertus, il faut regarder à la vertu même. Dans certaines matières, la vertu est plus près de l'excès que du défaut, dans d'autres, elle est plus près du défaut que de l'e.xcès. Nécessité de tenir compte des circonstances pour fi.xer le juste milieu (p. 252-255).

La doctrine du juste milieu n'est point une doctrine de langueur, ni de mort, ni une doctrine d'extravagance. ]\Ioyens de déterminer le juste milieu (p. 255-257).

RETRAITE PASCALE

PREMIÈRE INSTRUCTION

LUNDI SAINT

LE JUSTE MILIEU DE LA VERTU

« IJxc est via, ambulate in ea, et non declinetis meque ad dexteram, neque ad sinistram. » (Isaïe, xxx, 21.)

Voici la voie, marchez-y et ne versez ni à droite, ni à gauche.

Messieurs,

Nous avons étudié la vertu dans les éléments qui en constituent la noblesse, nous avons vu comment elle était l'exaltation de H nature, la victoire de la raison et de l'activité, avec quelle ardeur, par con- séquent, nous devions la désirer et tenter de la con- quérir, si nous voulons être pleinement hommes. Nous avons établi l'ordre des vertus dont les unes, comme la science et l'art, ont pour but de développer l'esprit, les autres, comme les qualités morales, s'ef- forcent de perfectionner les affections et le cœur; des vertus dont nous pouvons nous assurer la possession par nos propres forces, nous nous sommes élevés à celles dont l'accès ne nous est possible que par rin-«

VERTU, 16

242 LA VERTU.

tervention de Dieu; des vertus dont l'activité est réglée par les décisions de notre raison, nous som- mes arrivés aux dons surnaturels, dont l'exercice est soumis à l'initiative de l'Esprit éternel. Sur notre chemin, nous avons rencontré beaucoup de vérités que nous avons soulignées, saluées et dont la médi- tation serait fort utile à nos générations, dont le règne ferait grandement progresser nos mœurs. Plu- sieurs des principes qui appartiennent à la pratique n'ont été qu'effleurés dans les conférences, nous ap- puierons davantage sur ces vérités et sur ces prin- cipes pendant cette retraite, et nous commencerons par ce que l'on appelle la théorie du juste milieu dans les vertus.

D'abord, il est certain que les vertus ont leur place dans un juste milieu entre deux vices, que l'on s'éloigne du bien tantôt par excès et par exagération, tantôt par défaut et par pauvreté. Dans l'ordre phy- sique nos sens ne supportent rien d'extrême. « Trop de bruit nous assourdit; trop de lumière nous éblouit; trop de distance et trop de proximité empêchent la vue; trop de longueur et trop de brièveté de discours l'obscurcissent; trop de vérité nous étonne : j'en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro 6fe 4 reste zéro. Les premiers principes ont trop d'évi- dence pour nous. Trop de plaisir nous incommode.

PREMIÈRE INSTRUCTION. 243

Trop de consonances déplaisent dans la muçiqiie; et trop de bienfaits nous irritent : nous voulons avoir de quoi surpayer la dette... Nous ne sentons ni l'ex- trême chaud, ni Textrême froid. Les qualités exces- sives nous sont ennemies et non pas sensiljles : nous ne les sentons plus; nous les soutfrons. Trop de jeu- nesse et trop de vieillesse empêchent l'esprit... Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étaient point, et nous ne sommes point à leur égard : elles nous échappent ou nous à elles i. »

Dans l'ordre esthétique, il n'en va pas autrement : la mesure et la proportion sont des éléments néces- saires de la beauté; l'œuvre d'art se distingue en même temps par l'éclat de la forme et de la couleur, par l'harmonie et l'accord des parties.

Le monde intellectuel est soumis aux mêmes rè- gles : la vérité consiste à se tenir entre les négations qui refusent aux êtres les qualités qu'ils ont, et les affirmations outrées qui leur attribuent des propriétés qu'ils n'ont pas.

Le domaine de la moralité est régi par la loi du juste milieu. Les maîtres de la pensée chrétienne ont souvent parlé de la sainteté comme d'un temple vivant élevé en notre âme à l'honneur de la Divinité, temple dont la vérité éternelle viendra éclairer les nefs et le sanctuaire, édifice sacré dont les arceaux, les voûtes, les colonnes se rencontrent et se relient

1. Pascal, Pensées, article 1. Édit. Havet, I, 5.

244 LA VERTU,

dans une harmonie qu'aucune dissonance ne saurait troubler. Voilà le chef-d'œuvre par excellence de l'activité humaine : les pierres qui servent à le cons- truire sont tirées du fond de nos esprits et de nos cœurs, les flèches qui s'élancent dans la nue sont nos idées et nos affections, les hymnes qui y reten- tissent sont les vibrations de notre sensibilité, de notre volonté, de notre amour, les cris de notre joie et de nos souffrances. Et si dans les temples matériels, la proportion joue un si grand rôle, son importance n'est pas moindre dans le monument spirituel des vertus.

La sagesse païenne si éprise des belles lignes qui se correspondent, des beaux sentiments et des belles actions auxquels rien ne manque et qui n'ont rien de trop, s'accorde en ce point avec les oracles de la révélation. « Ne soyez pas plus sage qu'il n'est néces- saire, disait l'Ecclésiaste, de peur que vous ne deve- niez stupide ^ Mettez des bornes à votre prudence -, ajoutaient les Proverbes. Je dis, continuait saint Paul, à tous ceux qui sont parmi vous, de ne point être sages plus qu'il ne convient, mais de l'être avec modération 3. » Le Philosophe faisait écho à cette doctrine quand il définissait la vertu : une qualité de juste milieu.

De fait, toutes les vertus sont entre deux extrêmes ;

1. Ecoles., VII, 17.

2. Prov., XXIII, 4. 8, Rom.f XII, 3.

PRI-.MIKniî INSTRUCTION. 245

la force est inconciliable avec l'excès de crainte et l'excès d'audace; la prudence ne s'accorde ni avec la ruse, ni avec la témérité ; la tempérance . se meut enire l'impassibilité et la volupté; la justice entre l'avarice et la prodigalité; la foi entre le scepticisme et la crédulité; l'espérance entre la présomption et le désespoir; la cbarité entre la froideur que rien ne touche et la sensibilité que tout impressionne. Les qualités même, qui par nature semblent appeler les extrêmes comme la magnificence et la magnanimité, se gardent pourtant d'exagérations qui offensent la droite raison; l'homme magnifique, si étranger à l'étroitesse, si porté à répandre son or sans le compter, ne donne pas à tort et à travers, ne tombe ni dans le gaspillage ni dans la dissipation; l'homme ma- gnanime, si enclin aux grandes actions, ne s'égare jamais dans l'extravagance et dans la folie.

Il

Donc, toutes les vertus vivent dans un juste milieu, mais il importe de bien comprendre cette doctrine.

Deux espèces d'hommes ont faussé la théorie du juste milieu : les premiers, sous prétexte de sagesse, de prudence, de raison, de bonne éducation, ne crai- gnent que le mal par excès et semblent oublier qu'il y a aussi un mal par défaut. Ils tremblent constam- ment qu'on n'aille trop loin dans l'amour et dans la

246 LA VElilU.

haine, dans l'audace et dans la colère, dans la force et dans le courage, dans la générosité et dans la vérité. Le monde est rempli de leurs plaintes; à les entendre, les bons parlent toujours trop haut, les sentiments sont trop vifs, l'Église trop intransigeante, les chrétiens trop jaloux de leurs droits, trop sen- sibles aux injures, Irop accessibles à l'indignation, trop prompts à se défendre, « Qu'il serait désirable, s'écrient-ils en levant vers le ciel leurs regards navrés, que l'on s'exprimât sur un ton plus tempéré, que l'on gardât plus souvent le silence, que l'on fît de plus larges concessions, que l'on s'accommodât de meilleur gré des hommes, des choses, des temps, des lois, des événements, que l'on supprimât la plu- part de ces manifestations extérieures, que Ton donnât moins de place au culte matériel, qu'il y eût moins de pèlerinages, moins de chants, moins de cérémo- nies, moins de prières, que l'on se cachât davantage, que l'on évitât tout ce qui peut servir de prétcxfe à une provocation, que l'on se fît oublier, qu'avec une grâce plus religieuse on abandonnât sa tunique après avoir abandonné son manteau, qu'on acceptât avec une allégresse évangélique un soufflet sur la joue gauche après en avoir reçu un déjà sur la joue droite; qu'on se rappelât plus fréquemment le Dieu qui pardonne à Ninive, le Christ qui se tait et prie pour SOS bourreaux! L'exaltation des honnêtes gens, la violence des fidèles, les retentissements intempes- tifs de leurs protestations; c'est qu'il faut chercher

PREMlÈnE INSTRUCTION. 247

la cause du mal, plus que dans la perversité des impies! »

Ce modérantisme est fils de la peur et dénote une infériorité dans l'intelligence de ceux qui l'ont conçu. De plus, il est ennemi de tout enthousiasme et de tout héroïsme, il est opposé à toute action vigou- reuse, il est l'adversaire dans le monde de toute explosion de vie et, en conséquence, de toute vertu.

D'abord, si l'âme est condamnée pour être sainte à vivre dans cette note médiocre, il lui sera interdit de suivre ces transports de l'Esprit ravissant les puis- sances humaines, les jetant dans des entreprises qui sembleront des extravagances à la sagesse froide que nous venons de consulter. Partout se fera sentir l'inspiration de Dieu, les fils du siècle diront ce que les Juifs disaient des Apôtres le jour de la Pentecôte : « C'est l'ivresse et le vin qui produisent de pareils effets. » L'héroïsme, qui a enfanté les œuvres les plus admirables et les plus glorieuses de l'histoire, sera supprimé de la vie, comme sortant des limites qu'on ne doit pas dépasser; la vertu ne sera plus l'exalta- tion de l'action et de l'efTort, mais l'enchaînement des facultés et des volontés, rétouffement des ardeurs et des élans ; la prudence ne prendra les rênes que pour arrêter les essors; la vigueur s'étiolera dans cette atmosphère de paresse; la vérité, défendue et proclamée par ces voix hésitantes, sera humiliée; chacun devra s'interdire les accents enflammés qui

248 LA VERTU.

remuent le monde et percent le ciel, les couleurs vives et resplendissantes seront effacées des tableaux, Ténergie du geste sera regardée comme une excen- tricité, la tiédeur des sentiments deviendra l'idéal, l'être malingre et rachitiquc le type de la race, la mutilation de l'Évangile en fera la perfection.

Dieu, plus d'une fois, nous a signifié qu'il éprouvait pour ces cœurs qui ne sont ni chauds, ni froids, une répugnance invincible, qu'en proie à un insurmon- table dégoût, il avait envie de les vomir. Les hommes, de leur côté, ont refusé leur sympathie à ces âmes étroites et bornées ne voulant qu'avec réticence, n'agissant qu'avec langueur, n'aimant qu'à moitié, ne se dévouant qu'en partie, ne sachant jamais se jeter éperdument dans la mêlée, ne tirant de leur sein qu'une ardeur toujours prête à s'éteindre. Les sociétés ont souffert de ce système infirme; leurs droits, par cette vaine sagesse, ont été compromis, leur prospérité ruinée, l'essai que l'on a tenté d'ac- commoder le bien au mal et de réconcilier Dieu et Satan, a été stérile et n'a abouti qu'à des catastro- phes. Une pareille idée du juste milieu conduit à la médiocrité; or, la médiocrité c'est Tétiolement de la nature dont la vertu est l'exaltation, c'est l'étouffe- ment de la vie dont la vertu est l'épanouissement, c'est l'effacement de la personnalité dont la vertu est le relief, c'est la langueur de l'action dont la vertu est le transport, c'est la décadence de l'homme dont la vertu est la transfiguration. La médiocrité supprime

PREMIÈRE INSTRUCTION. 249

dans le monde tout ce qui est grand, elle eût brisé la lyre d'Homère, le ciseau de Phidias, le pinceau de Michel-Ange, réprouvé le génie de Platon, scellé les lèvres de Démosthène et de Bossuet, éteint la flamme de l'enthousiasme dans les saints, entravé le courage des martyrs, arrêté en Jésus l'effusion du sang ré- dempteur.

D'autres tempéramenis procèdent par des voies contraires. Pour eux le juste milieu consiste à fuir le mal par défaut. Excessifs et outrés en tout, ils esti- ment qu'on est coupable de se taire, criminel de ne pas agir, condamnable si on ne remue sans cesse ciel et terre pour changer le monde. Jamais, à leur gré, on ne crie assez haut, jamais on ne frappe assez fort, jamais on ne fait assez de bruit, ni assez de tapage; Ton dirait, à les écouter, que la vertu n'existe plus si le monde par elle n'est constamment bouleversé. Ils ne connaissent que le Dieu qui a enseveli le monde dans le déluge, englouti sous le feu Sodomeet Gomor- rhe; ils n'ont vu dans le Christ que le prophète terri- ble qui jette le mauvais riche dans l'angoisse sans fin, accable sous ses anathèmes et sohs ses réprobations les Scribes et les Pharisiens, chasse à coups de fouet les vendeurs du Temple, le lion de Juda qui fait trembler l'univers. En ces hommes outrés, il y a de la vie, de l'élan, de la générosité, mais la raison modératrice manque, et si dans les partisans du premier système

250 LA VERTU.

la vie succombe sous les directions étroites de la raison, chez les adeptes du second la raison meurt sous l'explosion sauvage et sans frein de la vie ; dans les deux cas la vertu périt, par défaut de force ou par défaut de sagesse.

Entre ces deux catégories de caractères si tranchés, on rencontre des individus qui oscillent sans cesse d'une extrémité à l'autre. Leur vie est une alternative d'exaltations et d'affaissements, de présomptions et de découragements. On les voit passer de la lâcheté A la violence, de l'insolence qui est une bassesse à la platitude qui en est une autre ; s'ils ne sont pas dé- pensiers, ils sont avares; s'ils n'injurient pas, ils flattent; s'ils n'adorent pas, ils blasphèment; s'ils ne mettent pas toutes leurs forces à favoriser une cause, ils mettent toutes leurs forces à la combattre; leurs amitiés du jour ne sont destinées qu'à faire oublier leurs hostilités de la veille, car ils ne chérissent que ce qu'ils ont haï; ils n'estiment que ce qu'ils ont méprisé; ils ne trahissent que ce qu'ils ont servi.

S'imaginer que l'on rétablit l'équilibre en passant d'une excentricité à une excentricité, d'une folie à une folie, que l'ensemble de l'existence sera dominé par la pondération, parce que l'on aura successivement établi sa volonté en des points opposés, c'est se faire une étrange illusion et tomber dans une naïveté pué- rile. Une pareille vie n'est pas humaine, car elle

PREMIÈRE INSTnUCTION. 251

n'est pas raisonnable, c'est une suite d'imaginations et de sensations qui régissent souverainement les mouvements de l'âme et la laissent à l'état d'enfance.

III

Il est difficile, Messieurs, de trouver le juste milieu auquel il convient de s'attacher, quand on veut demeurer fidèle à la vertu et à la sainteté. Il y a mille manières de se perdre dans chaque action, il n'y en a qu'une de se sauver; il n'y a qu'un point qui soit à égale distance de la circonférence et il y en a mille qui sont à des distances inégales. En pratique, il est donc malaisé de déterminer est le danger et le devoir; la prudence a un rôle d'autant plus com- pliqué que le champ dans lequel elle travaille est plus vaste. Il me parait, pourtant, que trois principes sont de nature à nous éclairer dans notre conduite.

D'abord, c'est la réalité qui fixe le juste milieu dans toutes les vertus qui règlent nos rapports avec nos semblables et ont trait à la justice. Qu'il s'agisse des relations de l'individu à l'individu, de la per- sonne à la société, de la société à la personne, du commerce de la famille ou de l'amitié, ce que nous avons à donner ou à faire est déterminé par ce que l'on nous a fait ou donné, ce que nous avons le droit de réclamer est mesuré par ce que nous avons

252 LA VERTU.

perdu, le salaire correspond au labeur, la récom- pense au service, la gloire des lauriers à l'importance do la victoire. Autant que possible les poids de la balance doivent établir un équilibre mathémati- que. Si j'ai prêté de l'or pur, c'est de l'or pur qui me revient; si j'ai moissonné de l'aurore au cou- chant dans votre domaine, mon travail appelle une solde qui lui soit proportionnée; si vous m'avez fait tort d'un million, vous m'êtes obligé d'un million, la réparation demande une valeur égale à la gravité de l'injure. Loisquc, pour un motif ou pour un autre, il est impossible au débiteur de restituer ce qu'il a reçu, du moins est-il contraint de mettre toute sa bonne volonté à essayer de compenser ce qui lui a été octroyé. C'est ainsi que vis-à-vis de Dieu la justice exige que nous multipliions les efforts pour établir un certain équilibre enire les bienfaits qui nous ont été prodigués et le culte que nous pouvons rendre.

C'est donc à la réalité qu'il faut regarder quand il s'agit des questions de justice : dans les autres vertus il faut regarder à la vertu même. Toute qualité n'est pas à égale distance des vices extrêmes qui lui sont opposés; sans verser ni à droite, ni à gauche, il est un côté qui répugne moins à la perfection et un côté qui lui répugne davantage. Vouloir, par consé- quent, s'établir en un point mathématique, qui nous tient aussi loin d'un terme que de l'autre, serait

PREMIÈRE INSTRUCTION. 253

se faire une conception du bien étroite autant qu'i- nexacte. Il est des vertus qui, par essence, cherchent à économiser la vie et tendent à la retenue et à la sobriété; d'autres, au contraire, prospèrent dans la largesse. Les premières ont pour but principal de régir des passions portées à l'excès et à l'exagération, leur rôle est de modérer, d'arrêter, de se rapprocher des sentiments qui poussent à l'abstention ; les autres ont pour objet d'exciter et d'exalter des puissances exposées au sommeil, à la paresse, et de diriger l'âme vers la plénitude et l'abondance.

S'agit-il des relations avec les autres êtres, nous avons un penchant beaucoup plus prononcé à rece- voir et à retenir qu'à donner, c'est pourquoi la pro- digalité, le dévouement excessif, la piété outrée vis- à-vis des parents ou de Dieu sont moins à redouter que l'avarice, l'indifférence, l'ég'oïsme. Au contraire notre convoitise nous oriente bien plus vers la volupté, l'extravagance des joies et des émotions que vers le jeûne, la continence, l'insensibilité; de là, pour la tempérance, la nécessité d'éviter l'extrême l'on pèche par exag-ération plus que l'extrême l'on pèche par défaut. La peur et la timidité nous impres- sionnent et nous inspirent de reculer et de fuir plus facilement que l'audace ne réussit à nousfaire avancer au milieu des dangers, affronter la douleur et braver la mort; d'où il résulte que la force s'éloigne de la peur plus que de la témérité.

254 LA VEnTU.

Enfin, Messieurs, les circonstances de temps et de lieux, de faits et de personnes jouent un rôle capital dans la détermination du juste milieu. C'est à la rai- son et à la prudence de peser toute chose et d'indi- quer à la volonté la mesure qu'elle doit garder. La diversité des individus, la différence des conditions changent totalement les règles de notre conduite : A des situations nouvelles correspondent des devoirs nouveaux. L'éclat et la pompe d'un luxe révoltant et d'un orgueil intolérable dans une personne privée, seront de la décence et de la dignité dans une per- sonne publique à laquelle il convient de s'environner de majesté. Ce qui sera de la prodigalité dans l'habi- bitude de la vie, deviendra de la magnificence dans une crise universelle, dans un moment la fortune et le salut d'une nation dépendent de la générosité des citoyens. Un père de famille ne se dépouillera pas de ses biens, ne les distribuera pas aux pauvres en laissant ses enfants dans la misère, sans mériter qu'on le traite d'insensé et de criminel; un religieux ne •gardera pas son patrimoine sans outrager sa voca- tion et ses vœux. L'histrion qui refuse de marcher sur la corde d'où il risque de tomber est un sage ; le soldat qui s'enfuit, quand on lui commande d'aller au feu, est un lâche. Si l'enfant qui passe dans la rue entreprend de changer la face des choses politi- ques ou sociales, vous direz qu'il est fou; si Jeanne d'Arc n'obéit pas aux ordres qui lui sont réitérés du ciel et la pressent de délivrer Orléans et de conduire

PREMiÈnE INSTRUCTION. 255

Charles VII à Reims, vous aurez le droit de crier qu'elle trahit son pays et son Dieu.

Ainsi la' juste mesure varie d'après les personnes et d'après les vocations, d'après les événements et d'a- près les circonstances, selon les temps et les grâces : l'œuvre de la prudence, c'est d'indiquer à chaque instant le point l'âme doit s'arrêter, les chemins qu'elle doit prendre pour éviter à droile et à gauche les extrémités coupables condamnées par la raison et par l'Évangile.

Des considérations que je viens d'exposer devant vous, je veux tirer une triple leçon.

Premièrement, la doctrine du juste milieu n'est nullement une doctrine de langueur et de mort; elle ne nous oblige point à la répression de la vie, au dédain de l'enthousiasme; elle ne nous contraint nul- lement à cette tiédeur de sentiments, à cette médio- crité d'efforts et d'actions qui ne plaisent pas plus à Dieu qu'aux hommes; elle se concilie fort bien avec l'exaltation de la volonté, l'ardeur des affections, la flamme du cœur. Loin de comprimer tous les élans, elle les encourage au nom même de la raison, elle indique au génie et à l'héroïsme les sommets de lu- mière et de sainteté. C'est elle qui maintient dans un ton moyen les actes ordinaires de l'existence, mais c'est elle qui montre au soldat et au martyr le sillon dans lequel Dieu les invite à répandre leur sang. Il est des heures la prudence conseille toute violence,

256 LA VERTU.

la mesure consiste à dépasser toute mesure, le délire est la seule sagesse, le faux modérantisme est le pire ennemi du bien.

Secondement, les audaces et les entreprises ne mé- ritent d'être appelées vertueuses que si elles sont approuvées par la raison créée ou par la raison in- créée. Elles sont humainement justes quand elles ont été mesurées par l'esprit de l'homme, leur qualité devient divine quand elles ont été mesurées par l'Es- prit de Dieu, tout ce qui reste en deçà, tout ce qui monte au delà ofïensc le bien, brise celte harmonie et cet accord nécessaires à la beauté morale. Soyez donc actifs, mais soyez-le sous la direction de la sagesse, soyez donc ardents, mais que la prudence guide tous vos élans; soyez donc héroïques, mais que votre héroïsme ne perde jamais de vue la lumière qui brille au front de votre âme, ou au ciel de l'intelli- gence éternelle.

Troisièmement, Messieuus, ne croyez pas que le milieu moral et l'atmosphère saine dans lesquels il nous convient de vivre soient faciles à déterminer. On n'en fixe pas les limites comme on fixe les bornes d'un champ, ou les frontières d'un territoire; trop d'éléments se mêlent, trop de complications survien- nent pour qu'on n'ait pas beaucoup de mal à tracer à Tâme sa voie. L'étude, la réflexion, l'expérience, la rectitude de l'intention et du jugement, la mémoire du passé et la docilité à entendre les conseils sont d'un grand secours quand on veut diriger comme il

PREMiÈr.E INSTRUCTION. 257

faut son exi'^tencc : sachez encore dans les questions de justice décider de ce que vous devez rendre par ce que vous avez reçu; dans les autres vertus, regardez de quel côté vous entraine votre corruption pour vous en éloigner; examinez les circonstances et effor- cez-vous d'arriver en tout à ce point hors duquel il n'y a pas de place pour le bien. Ainsi soit-il.

VERTU 17

SECONDE INSTRUCTION

MARDI SAINT

DE LA NAISSANCE ET DU PROGRÈS

DES VERTUS

SOMMAIRE

La vcilu n'est point la lin de l'homme, mais elle y conduit. Degré de la gluire, proporLionné au degré de la vertu. Deu.x 'sortes de vertus : acquises, infuses. Naissance et progrès de cette double vertu (p. •263-26i).

I

n) ])L'ux ciiLi'^'.), its de p:iilosophes : les uns nous obligeant à détruire la nalure pour fonder la vertu, les autres affirmant que nous ne pouvons rien changer à ce que nous sommes en naissant (p. 2Gi). h) Doctrine moyenne : nous apportons en naissant les germes des vertus, ces germes sont dans la race, ils sont dans l'individu. Nécessité pour nous de cultiver ces germes. Fécon- dité des actes répétés, des exercices continuels pour fonder les vertus (p. 2G5-2C8). c) Moyens de faire progresser les vertus natu- relles. — Principe : les actes qui engendrent les vertus les font grandir. L'intensité des actes est indispensable à quiconque veut grandir dans le bien (p. 268-269).

II

a) Les vertus surnaturelles naissent par l'action de Dieu. Liberté de Dieu dans la distribution de ses dons. Diversité de caractères dans les vertus infuses (p. 270-272).

b) C'est par l'intervention de Dieu que les vertus surnaturelles renaissent. Plus les ruines sont accumulées, "plus l'action de Dieu doit être profonde (p. 272-274). c) C'est par l'intervention de Dieu que les vertus sui'nalurelles grandissent. P>ôle des œuvres, de Va. prière, des sacrements, dans le progrès des vertus chrétiennes (p. 27'i-277).

Admirable harmonie des vertus acquises et des vertus infuses. Secours qu'elles se prélenL niulueliement. Nécessité d'être des lioMinios d'effort et des hommes de religion (p. 277-278).

SECONDE INSTRUCTION

MARDI SAINT

DE LA NAISSANCE ET DU PROGRÈS

DES VERTUS

« Ibtint de virhite in virlutem; videbitur Deus deoruiii in Sion. »

(PS. LXXXIII, 0.)

« Ils iront de vertu en verlu ; ils verront le Dieu des dieux dans Sion.»

l\iESSIErRS,

La vertu n'est point la fin de l'homme, comme l'ont voulu les stoïciens, mais elle est la seule voie qui y conduise. Dans les discours qu'il prononça sur la montagne, Jésus-Christ indiqua la force et la tempérance, la justice et la douceur, la charité et la religion comme Tunique moyen d'arriver au royaume des cieux. Quiconque n'aura pas incarne ces diverses excellences dans son cœur, n'aura pas agi et parlé sous leur influence, ne s'asseoira pa^ nu foyer éternel. Bien plus, les places sont diverses dans la maison du Père, l'éclat de la demeure dépen- dra de la splendeur de la vertu; la valeur du breu- vage qui enivrera notre âme dans l'autre monde se

264

LA VLIITU.

mesurera à la perfection que nous aurons conquise sur la terre. Il importe donc que nous nous assurions la possession des vertus, que nous nous efforcions de les faire progresser et monter, afin de jouir après la mort d'une vision plus ample et d'un amour plus béatifié.

Mais il est, avons-nous dit, deux sortes de vertus : les unes qui unissent en nous et y grandissent par l'effet de notre initiative, les autres qui doivent leur existence et leur perfection à l'intervention de Dieu ; nous verrons aujourd'hui comment apparaissent et se développent ces nobles puissances dans l'ordre naturel et dans l'ordre surnaturel.

Parmi les philosophes, les uns ont prétendu que la vertu n'avait aucune racine dans la nature, qu'il fallait détruire tous les instincts de celle-ci pour arriver à établir en nous celle-là; les autres ont ra- conté que Thomme n'emportait dans la tombe que ce qu'il avait trouvé dans son berceau, que s'il était bon, juste, courageux, il mourrait dans sa perfec- tion, mais que s'il avait vu le jour sous un astre fatal, la vie le verrait se traîner dans son infamie et le trépas succomber dans sa misère. Nous n'acceptons pas cette philosophie outrée. Toutes les vertus sont en germe dans l'homme, parce que Dieu a mis

SECONDE INSTRUCTION. 265

dans notre nature, dans tous les éléments qui la conslitucnt, dans toutes les facultés qui sont la source de sou activité, une disposition primordiale à se con- former aux préceptes de la raison. Quels que soient les attentats de notre race contre sa propre no- blesse, quels que soient les coups qu'elle a portés à l'autorité de la raison, les secours qu'elle a prêtés aux passions pour rendre leurs révoltes plus victo- rieuses, elle n'a point réussi à elfacer la tendance que nous avons à nous conduire d'après les indica- tions de noire esprit. Or, précisément, la vertu n'est pas autre chose que le règne de la raison sur les vouloirs et sur les émotions, et, par conséquent, elle existe en nous à l'état d'ébauche. De plus, chacun do nous trouve en lui, dès qu'il prend conscience de lui-ir-cme, des qualités qui le préparent à la prati- que plus facile du bien : celui-ci est doué pour la force et le courage, celui-là porté à la sobriété et à la tempérance; l'un par tempérament est juste et loyal, l'autre doux, humble, prudent. Nous avons donc en nous les matériaux de l'édifice, et nous en avons irs fondements, mais c'est à nous de tra- Vfi'.ller ces m.iiéi i:\ux mis [^ar le Créateur à notre service, de les agencer avec ordre afin qu'ils puissent former le temple d'honneur règne la vertu. Dieu nous a donné un riche domaine capable de produire les meilleurs fruits, mais il faut que nuis le tournions, que nous le retournions , que nous l'engraissions, que nous y fassions passer l'air, le

266 LA VERTU.

soleil, la rosée pour l'obliger à se couvrir des belles moissons dont vit l'être moral.

Les dispositions naturelles, en effet, si nous ne les cultivons pas, seront vaincues par des dispositions contraires, elles s'égareront facilement et comme fa- talement si on ne les habitue à marcher suivant les impulsions de la sagesse : la force tournera à la vio- lence et à la brutalité, la douceur à la faiblesse et à la langueur, la prudence à la ruse et à l'asluce , la tempérance à la sécheresse et à la dureté. De plus, nous n'avons pas la même aptitude pour toutes les vertus; par le fait au contraire que notre caractère est porté à une perfection, il a des difficultés à en pratiquer une autre : les hommes austères par tem- pérament sont exposés à l'insensibilité; les hommes forts ne s'adonnent que péniblement ;\ la douceur, et les cœurs doux sont rebelles aux préceptes de la force. C'est par les actes que nous engendrons en nous les vertus, que nous donnons aux qualités la forme qui leur convient; c'est par les actes que nous triomphons des résistances que nous trouvons en nous, par les actes que nous créons en notre sein des inclinations tenaces et des habitudes de bien faire. Lorsque par un acte, en effet, la raison a réussi à imprimer son ordre dans le mouvement d'une fa- culté, elle a, en quelque sorte, pris possession de cette faculté. Il y a parfois des actes si puissants et si in- tenses qu'un seul d'entre eux suffit à changer une âme et à l'établir dans une voie elle n'était jamais

SECONDE INSTRUCTION. 267

entrée. On a vu des liommes se saisir eux-mêmes avec une telle énei'gie de volonté, donner une telle impulsion dans leur cœur à l'amour du bien, répri- mer tout à coup avec une autorité si souveraine l'ar- deur des mauvaises convoitises, qu'en un instant ils sont devenus méconnaissables : un effort dans lequel ils ont mis toute leur puissance les a transfigu- rés. Hier, vous les aviez connus violenls, aujourd'hui ils sont doux; ils étaient mous et ils sont forts; vo- luptueux et ils sont purs; téméraires et ils sont pru- dents; vains et ils sont modestes. Ils ont usé des ressources comme infinies de leur âme, en un clin d'œil ils ont soumis leur existence à la sagesse, c'est par une sorte de coup de main qu'ils sont arrivés à ai raclier le pouvoir aux passions, pour le conférer à la raison. Nul ne remporte de pareilles victoires, s'il n'est doué d'une vigueur pour ainsi dire héroï- que, s'il ne se saisit lui-même jusque dans les pro- fondeurs suprêmes de sa personnalité et de son activité pour orienter tout le courant de sa vie vers la perfection. D'ordinaire, ce n'est que par un long evcrcice, par des actes sans nombre que l'on arrive à établir l'autorité de l'esprit sur les penchants. Que de fois ne faut-il pas que la volonté impose son pré- ^, p'e à nos désirs de joie pour que notre cœur se boinc ;Y vivre dans la chasteté! Que de fois n'e^t-il [)as nécessaire de nous mettre en face de la souf- fiMucc et de la mort, pour que notre sensibilité cesse de s'affoler en leur présence!

268 LA VKRTU.

A mesure que les exercices se multiplient, les actes deviennent plus faciles, le terrain se déblaie, les obstacles s'effacent, la route s'aplanit, l'on est plus naturellement et plus joyeusement bon. Ce n'est pas qu'il ne reste au fond du' cœur et jusqu'à la fin une complaisance pour le mal, ce n'est pas que la cons- cience ne soit encore exposée à des tempêtes dans lesquelles son innocence est menacée de sombrer; le succès môme que l'on a remporté sur soi prépare des réactions, nos goûts de perversité se réveillent et parlent d'autant plus impérieusement qu'ils ont été plus efficacement domptés, mais l'expérience nous fait petit à 'petit triompher de ces crises qui d'ailleurs deviennent de plus en plus rares, (v Casligo^ co?'pus meum, et in servitulem rcdigo. Je châtie mon corps, disait saint Paul, mais je le réduis en servitude. »

Notre devoir n'est pas seulement de conquérir la vertu, c'est de la faire grandir quand nous l'avons conquise. C'est une maxime parmi les moralistes que les principes qui donnent naissance à une habitude, assurent son développement et son progrès. Puisque c'est par les actes que les qualités de l'a me sont en- gendrées en nous, c'est par les actes qu'elles arri- vent à leur perfection et à leur sommet. Mais il ne suffit pas de multiplier des actes quelconques, il faut continuer les efforts, et donner à ces efforis toute leur intensité. Quiconque se contente de vouloirs

SECONDE INSTntCTION. 269

lièdes, de décisions molles, se condamne par le fait à végéter dans des sentiments qui, loin de grandir, s'étioleront et finiront par s'éteindre dans la médio- crité. Pins le sommet que l'on vise est élevé, plus il convient de déployer toutes ses énergies pour l'at- teindre; plus on avance dans cette rude voie, plus il est nécessaire de se dépenser : les élans de la veille ne font que préparer plus de force pour les élans du lendemain. La vie de sainteté n'est pas une vie de repos, l'homme épris d'idéal est entraîné d'une cime à une autre cime, et, à mesure qu'il s'élève, l'ascen- sion demande plus de souffle et plus de cœur.

Ètes-vous montés au Vésuve, Messieurs? Pendant les premiers Idlomètres la route est large, la marche facile; bientôt les sentiers se rétrécissent et il faut avancer dans la poussière et dans les laves; enfin quand on arrive au pied du cratère, on ne fait un pas (ju'à force de courage, à travers des cendres dans lesquelles on enfonce jusqu'au genou, l'on arrive épuisé et ruisselant de sueur, à la bouche du volcan. C'est l'image de la voie qui mène à la perfection : chaque jour ajoute un deg^ré d'intensité à l'effort de la veille; ce n'est qu'en excitant incessamment sa volonté à de nouvelles générosités et à des actions plus liantes, quî l'on parvient à la cime d'où l'on domine la plaine et d'où l'on touche le ciel.

270 LA VEilTU.

II

Les vertus surnaturelles naissent par l'action de Dieu, il faut que le Très-Haut lui-même mette la main à l'œuvre pour que l'iVme humaine soit changée. C'est dans le baptême d'abord que ces facultés nou- velles nous sont communiquées; pendant que vos enfants sont plongés dans les ondes sacrées, un mystère inelfable de régénération s'accomplit, des énergies mystérieuses passent dans cet esprit qui n'a pas encore pensé, dans cette volonté qui n'a pas encore choisi, dans ce cœur qui n'a pas encore aimé, dans ces nerfs et cette sensibilité qui n'ont pas encore vibré. Un cortège de perfections s'organise dans ce sanctuaire de l'âme; toutes les noblesses s'unissent dans cet être : noblesse de l'intelligence attachée aux vérités les plus sublimes, noblesse de la volonté prête à tous les actes de la justice et de la miséricorde, u tous les transports de l'amitié et de la piété, à toutes les profusions de la libéralité et de la magnificence; noblesse de la sensibilité disposée par la main du Très-Haut à rester inaccessible aux délices enchante- resses de la volupté, aux menaces terrifiantes de la souffrance et de la mort. Cette qualité ne germe point toute seule dans le champ de la nature, ne nait pas sous l'action de notre effort, parce qu'elle nous fait entrer dans une perfection qui n'appartient

SECONDE INSTRUCTION. 271

qu'à Dieu et qui no peut dériver jusqu'à nous que par la libre munificence de celui à qui elle appar- tient en propre. De môme que, dans la création, il distribue ses dons comme il l'entend, dotant celui-ci d'une raison riche, celui-là d'un cœur brûlant; accordant à l'un deux talents, et à l'autre cinq; établissant dans l'ensemble et dans la même espèce une infinité de nuances et de degrés qui font la di- versité du monde et sa beauté ; de même, dans l'ordre de la grâce, il fait à son gré les vases médiocres ou les vases sublimes; il dilate, selon son bon plaisir, les parois de notre àme et y verse une dose de lumière et de feu, comme il l'a décidé de toute éternité. Parfois, toutes les facultés sont tellement maîtrisées par l'afflux surnaturel qu'elles perdent le goût de tout ce qui n'est pas beau, grand, excellent, divin; en un instant elles se sont retournées, tout ce qui nous attirait nous répugne et tout ce qui nous répu- gnait nous attire. « Que, soudain, il me parut doux de renoncer aux douceurs des vains amusements! dit saint Augustin. J'avais craint de les perdre, ma joie était maintenant de les quitter, car vous les chassiez loin de moi ces douceurs, vous, la véritable et souve- raine douceur; vous les chassiez et vous entriez à leur place, vous qui êtes plus doux que toute volupté, mais d'une douceur inconnue à la chair et au sang ; vous qui êtes plus éclatant que toute lumière, mais plus impénétrable que tout secret; plus élevé que toute grandeur, mais non pour ceux qui s'exaltent

272 LA VERTU.

en eux-mêmes. Déjà mon <Vme était libre des soucis cuisants qu'excitaient en moi l'ambition, la cupidité, l'amour des voluptés grossières. Mon plaisir était de deviser joyeusement avec vous, ô ma lumière, ù ma fortune, ô mon salut, Seigneur mon Dieu i. » D'autres fois, pour exercer cette vertu qu'il a répandue en nous, l'Éternel la laisse se débattre au milieu des obstacles suscités par le tempérament, lutter contre les inclinations enracinées par l'habitude du crime : pendant que les régions élevées de la conscience combattent pour le ciel, la sensibilité, les passions restent obstinément attachées an mal et travaillent pour lui. Le Très-Haut, donc, nous confère une sain- teté dont les caractères varient selon les desseins de sa volonté; donc, c'est par la seule intervention du Régénérateur suprême que les vertus surnaturelles paraissent en nous.

C'est par sa seule intervention qu'elles renaissent lorsque nous les avons détruites. Nous portons le trésor de la grâce en des vases fragiles : Dieu, quelque penchant qu'il imprime à notre âme, nous laisse toujours la liberté. Il dépend de nous de briser les liens sacrés qui nous enchaînent à notre Créateur, de dédaigner le baiser de TÉpoux céleste pour aller nous prostituer dans les bras du démon, de détruire cet édifice que le Christ avait bâti en nous, en y

\. Confessions, ix, 1.

SECONDE INSTRUCTION. 273

mettant son sang. Par un seul acte de perversité nous renversons les vertus, ces pierres précieuses du temple consacré à Jéhovah, il ne reste que les fondements; encore parfois noire folie va-t-eile jusqu'à arracher Je nos entrailles cette foi et cette espérance qui sont la base du salut, jusqu'à quitter ce paradis commencé dans la certitude et l'attente confiante, pour aller nous précipilcr dans l'enfer du doute et du désespoir. Combien de fois, Messieurs, avez-vous jeté au vent les dons de votre bantème, combien de fois vous êtes- vous dépouillés de la robe nécessaire à quiconque veut entrer au festin nuptial, combien de fois, pour un rien, pour un peu d'or, pour un peu d'encens, pour un peu d'ivresse et d'émotion, avez-vous chassé de votre cœur l'inefTable sentiment que Dieu y avait déposé pour lui-même? Que d'hommes, avec une inconcevable légèreté, sont allés jusqu'à déraciner de leur sein ces deux sublimes forces, la foi qui éclaire tous les horizons, l'espérance qui soutient au milieu des larmes et des transes de la vie ! Eh bien, si vous avez été assez malheureux pour tuer les dogmes dans votre conscience, sachez qu'il n'y a que Dieu qui soit capable de les y ressusciter; sachez que c'est vers lui qu'il faut lever les bras et les yeux, lui qu'il faut implorer à deux genoux si vous voulez retrouver ce trésor que vous avez perdu; sachez que vous sol- licitez de lui le plus grand des miracles, vous lui demandez de ranimer des âmes plus mortes que Lazare dont jiourtant la corruption avait déjà envahi

VERTU. 18

274 LA VERTU,

le cadavre; que si le Maître se plaît à faire sortir l'être du néant, il lui en coule, dirait-on, de faire sortir la vie des tombeaux; qu'il est une race d'en- nemis auxquels il rend plus difficilement ses faveurs,

la race des renéaats et des apostats. Si vous avez

...

brisé le tendre amour qui vous tenait captif du Roi,

tout en gardant votre croyance et votre espoir, l'œu- vre de régénération est plus aisée, mais elle ne s'ac- complira pas, si vous n'allez vous soumettre à l'action de l'Auteur de la grâce. Vos efforts seraient vains, vos bonnes actions stériles, si vous cherchiez à ral- lumer par vos propres forces l'amour sacré de la charité elles tiiialilcs siunatiirellcs qui forment son cortège : il faut qu'à nouveau Dieu vous touche du charbon ardent pris au foyer de son cœur, seul ca- pable de vous purifier et en même temps de vous embraser. Et où, Messieurs, retrouverez-vous la vie, car cet amour c'est la vie? Dans ce second baptême qui s'appelle la pénitence, c'est que le Christ vous attend pour vous rendre l'innocence et la flamme des vertus que vous avez perdues.

Les causes qui enfantent les vertus, disions- nous tout à riieure, les développent et les font progresser. Les énergies de la nature ne font pas plus grandir que naître dans l'ordre divin, La Providence entend que nous ne restions pas stationnaires dans Je chemin du ciel, elle veut que nous devenions chaque

SECONDE INSTRUCTION. 275

jour d'une foi plus vive, d'une espérance plus ailée, d'une chai'ilé plus ardente, d'une justice plus scru- puleuse, d'une pureîé plus immaculée, d'une force plus héroïque : elle ordonne qu'à mesure que nos jours se multiplient, notre activité chrétienne ait plus d'étendue, plus d'intensité. iMais c'est par son in- tervention que ce progrès s'accomplit. Certes, il lui plaît souvent de nous interpeller de lui-même dans notre sommeil, de nous faire monter de la médiocrité au bien, du bien au mieux, du mieux au parfait; il n'attend pas que nous l'invitions à venir travailler dans le champ de notre âme; étant maître, il y vient quand cela lui plaît et quand sa bonté l'y pousse. Mais il nous a indiqué les moyens par lesquels nous avons la facilité de provoquer et de nous assurer son intervention. Les moyens qui nous permettent de provoquer une augmentation de ses faveurs et des vertus qui en sont le fruit, sont les bonnes œuvres, les prières, les sacrements. Les bonnes œuvres méritent non pas seulement la gloire éternelle mais un accroisse- ment de la grâce, les actes de foi appellent la puissance divine qui avive la foi, les élans de l'espérance font descendre les secours qui enflamment l'espérance, et la charité, par ses prouesses, nous crée auprès de Celui que nous aimons, des droits à voir grandir toutes les qualités qui dép'êndent de son empire. La prière a reçu des promesses, par la voix des Patriar- ches, des Prophètes, du Christ, des Apôtres. Mais que devons-nous demander dans nos supplications? Par-

270 lA VF.RTU.

dessus tout, et avant tout, le royaume des cicux qui s'cJjauclie dans les vertus du temps et se consomme dans les joies de l'élcrnité. Si, parfois. Dieu semble sourd à nos accents quand nous réclamons les triom- phes terrestres et des biens périssables, ses oreilles sont toujours ouvertes quand nous sollicitons des moyens plus puissants pour arriver à le voir, à le posséder et à l'aimer.

Les sacrements, pourvu qu'on les reçoive avec des dispositions convenables, donnent à toutes les vertus un admirable essor. Je vous disais à Tinslant que la pénitence vous rendait ces vertus que dans des lieures d'égarement vous aviez sacrifiées : non seule- ment ce second baptême purifie, mais il vivifie. Quand vous venez aux pieds du prêtre, je ne dis pas par routine, avec une pensée distraite et une Ame glacée, je dis avec un sentiment profond de la grandeur du tribunal devant lequel vous paraissez, avec le regret amer de vos infidélités et la résolution virile de mener une existence meilleure, n'est-il pas vrai qu'au sortir de ce tribunal circulent en vous des énergies nouvelles? Des émotions puissantes font vibrer votre âme, elle est retrempée et se sent capable de plus grands efforts et de plus saintes œuvres. Allez, après cela, manger ce morceau de pain que la main du Clirist vous a rompu, allez mouiller vos lèvres à cette coupe que s:\ miséricorde a remplie pour vous; sous l'influence de cet aliment et de ce breuvage, toujos vos fac'.illés se dilateront, une lumière plus

sucoNDi; ixsTiiUcrioN. 277

victorieuse luira en votre esprit, une t'amme plus a'dente montera en votre cœur, la transfiguration commencée se poursuivra avec plus de rapidité; si vous revenez souvent à cette ta])le mystique, vous ne tarderez pas à vous rendre compte que les vertus chrétiennes sont de plus en plus maîtresses de votre àme et que rien ne saurait les arracner de vos en- trailles.

Les vertus acquises et les vertus infuses rivent dans une merveilleuse harmonie, et s'entendent au mieux pour nous conduire au but de la vie. Par l'exercice continu et le travail persévérant les vertus acquises assouplissent les puissances, apaisent et domptent les concupiscences, aplanissent les obstacles que les appétits opposent A la raison. Par les vertus infuses, l'âme se revêt d'une force surhumaine et devient cipable de porter ses élans jusqu'au sanc- tuaire le plus intime de la Divinité. Notre grand devoir est donc de développer ces deux grandes fa- cultés, filles de la nature et de la grâce. C'est par l'elfort, Messieurs, qu'il faut promouvoir les pre- mières, par l'intensité de la pensée, par l'énergie persévérante du vouloir, par l'activité du cœur et sa générosité : c'est par la religion que vous exalterez les sec/indes, que vous les enracinerez déplus en plus profondément dans votre âme. Soyez donc des hom- mes d'effort, soyez des chrétiens ardents, fidèles aux œuvres, à la prière, à la fréquentation des sacrements, bientôt vous deviendrez des êtres d'une vertu invin-

278 LA VERTU.

cible, la nature et la gTâce combineront leurs res- sources et vous emporteront sur leurs ailes glorieuses au lieu Dieu attend les fils de sa Création et les élus de sa Rédemption. Ainsi soit-il.

TROISIÈME INSTRUCTION

MERCREDI SAINT

DE LA DÉCADENCE DES VERTUS

SOMMAIRE

Paroles de Moïse mourant aux Israélites. Connexion établie par lui entre la décadence des vertus et les autres maux (p. 2S3- 284).

Connexion de la décadence de la vertu avec les autres déca- dences.

a) Sens terrible du mot de décadence (p. 28i-2S5). 0) Rapports de la décadence des vertus avecrafTaiblissement des forces physiques (p. 285-286). c) avec la prospérité des atîaires (p. 287-288). cl) avec la vie de l'esprit (p. 288-289). c) avec la grandeur de la famille (p. 290). /■) avec la puissance de.s râlions (p. 290-291).

II

Signes auxquels on reconnaît la décadence des vertus, a) Défaut de profondeur. Vertus purement extérieures, ou qui ne tiennent que superficiellement au cœur (p. 291-293). b) Défaut d'activité ou d'intensité dans l'action (p. 293-29'il. c) Défaut d'ampleur (p. 294- 295). d] Défaut d'amour de Dieu (p. 295-297).

Signes de décadence dans les générations actuelles. Remèdes (p. 297-298).

TROISIEME INSTRUCTION MERCREDI SAINT

DE LA DÉCADENCE DES VERTUS

Decllnabilis cilo de via quamprxcepivo- bis : et occurrenl vobis mala in exlremo tem- pore. » (Deutéron., xxxi, 29.)

Vous vous détournerez delà voie que je vous ai prescrite, et le malheur vous attein- dra dans la suite des temps. »

Messieurs,

Moïse avait servi son peuple avec un génie, une puissance, un dévouement dont le souvenir s'est per- pétué dans le monde entier. Il avait arraché les Israélites à la servitude des Égyptiens, il avait reçu du ciel ce code immortel que seul le Christ pouvait perfectionner, il avait guidé les tribus à travers la solitude avec autant de sagesse que de fermeté. Arrivé au pays de Moab, dans le voisinage du Mont Nebo, et prévenu par une révélation de Jchovah qu'il allait mourir après avoir enirevu de loin la Terre promise à sa nation, le grand législateur adressa à la multi- tude et à chaque famille ses suprêmes recommanda-

284 LA vriKTU

lions. Parmi les paroles qu'il prononça en présence des Lévites, le Livre Saint cite les mots que je prenais à l'instant comme texte de mon instruction : « Je sais qu'après ma mort vous vous corromprez certaine- ment, que vous vous détournerez de la voie que je vous ai prescrite et que le malheur vous atteindra dans la suite des temps, pour avoir fait ce qui est mal devant Jéhovab, en l'irritant par l'œuvre de vos mains. » Dans ce discours, le Libérateur des Hébreux rattachait tous les maux futurs de son peuple à la décadence des vertus et des mœurs. La raison et l'histoire. Messieurs, suffisent à établir cette con- nexion entre la ruine de tous les intérêts et la chute des âmes.

Mon but, aujourd'hui, est d'insister sur cette vé- rité et de vous montrer, premièrement, comment la décadence de la vertu est la cause de toutes les autres, deuxièmement à quels signes se reconnaît cette décadence permi les peuples et parmi les hommes.

Je ne sais pas si vous comprenez la terrible portée de ce mot de décadence. La chute quel- conque d'une créature n'est pas la décadence ; le

TnOISIKME INSTRUCTION. 285

cliêne au cœur le plus sain peut être brisé par la violence d'une tempête, la maison la plus solide peut être renversée et minée par l'inondation ou par la foudre, le peuple le plus vigoureux peut succomber sous les coups de la force, on meurt sans jamais avoir été touché par le mal dont je vous entretiens. La décadence est la dégradation progressive d'un être qui, comme de lui-même et miné à l'intérieur, tombe en une poussière dont nul ne sera capable de réunir les grains dispersés. Un arbre décrépit qui ne porle plus de fruits, dont les feuilles ne savent plus verdir, dont la sève est dévorée par des larves immondes, voilà de la décadence; une maison dont les toits et les murailles, les pierres et les foudements ont été rongés par Fair et l'eau, dont on ne pourra jamais utiliser les matériaux qui ont servi à la construire, voilà de la décadence; une race qui n'a plus assez de virilité pour enfanter, assez de santé pour vivre, dont le sang est vicié, dont la moelle se corrompt, dont l'intelligence s'effrite, dont la volonté languit, voilà de la décadence ; une société dont tous les rouages sont pourris, qui est commandée par des chefs dégénérés, jugée par des magistrats vendus, exploitée par des gens sans aveu, voilà de la déca- dence. Ce mot de décadence renferme en même temps l'idée de ruine et l'idée de honte. Eh bien, iMes-icurs, je dis que la décadence de la vertu en- traîne toutes les autres.

La vigueui' d'un homme se juge d'abord à sa santé.

28(5 LA VERTU.

Or, il y a une liaison étroite entre l'ordre de l'âme et la force physique; quand une conscience est gou- vernée avec sagesse, l'harmonie se propage de l'es- prit jusque dans la sensibilité et de la sensibililé jusque dans l'organisme végétatif. Je ne dis pas que des accidents étrangers à la vie morale ne puissent porter atteinte à l'équilibre physique, mais je dis que l'étiolement de la volonté, que l'atonie ou la bruta- lité des passions, que la folie des sentiments ont un retentissement jusque sur les nerfs et les muscles, jusque sur le sang et le cœur. La raison de cette soli- darité, a priori, est facile à comprendre. L'intelli- gence nous a été donnée pour nous guider dans tous nos mouvements; ils sont conformes aux désirs les plus profonds de la nature, quand ils ont été réglés par la prudence; la nature est contrariée et souffre, s'ils ont été provoqués, dirigés par des puissances insensées; ce n'est pas seulement la conscience qui se nourrit de tempérance, c'est le corps même qui a tout intérêt à se soumettre aux lois d'une discipline réfléchie. La pensée qui fait la pureté du cœur sert la vie physique en dosant ses émotions, ses efforts, ses banquets, ses plaisirs. Ce n'est pas seulement l'âme qui s'alimente et s'entretient de sa propre force, cette force se transmet à la matière et l'on a vu souvent des tempéraments fragiles se tenir debout, résister aux influences extérieures, braver les coups du temps par l'énergie de la volonté. Les principes de justice exercent aussi un empire sur les humeurs, car l'homme

TROISIÈME INSTRUCTION. 287

juste ne distribue pas seulement ce qui leur appar- tient aux êtres qui lui sont étrangers, il va jusqu'à octroyer à chacun des éléments qui le constituent la part de bien à laquelle ils ont droit. Ainsi, il établit entre les dillcrcnts organes, un état d'égalité propor- tionnelle extrêmement favorable à la santé. La déca- dence de la vertu détruit toute cette harmonie; l'homme miné par elle ne se gouverne plus, il est à la remorque de tous les courants, à la merci de toutes ses impressions, passant d'un extrême à l'autre, de l'insensibilité révoltante à Fentiiousiasme ridicule, de la faiblesse à la violence et à l'exaltation; il vit trop ou il ne vit pas assez ; il ne sort de la fièvre que pour tomber dans la prostration; la vigueur s'éteint ou se brise dans celte alternative de sommeil et d'agitations, tous les ressorts de la machine humaine se relâchent ou se froissent, et, pendant que la conscience est rongée par un ver mortel, la chair tombe en lam- beaux, contaminée, flétrie, décomposée.

Le monde juge de la situation d'un homme par sa fortune et par la prospérité de ses affaires : la déca- dence compromet ces nouveaux intérêts avec une étrange efficacité. Entrez dans les palais de Rome à l'heure lEmpire vermoulu s'écroulait, entrez dans cette société du xviii' siècle au moment Dieu s'ap- prêtait à la noyer dans la boue et dans le sang : quel est le spectacle qui s'offrira à vos yeux? Des pa- triciens, des seigneurs, des prélats, qui ne savent par «luel génie augmenter l'éclat de leur luxe, le bruit

288 LA VERTU.

de leurs fêtes, le raffinement et l'intensité de leurs jouissances. Ces excès, que la morale condamne avec des accents si indignés, n'allaient pas sans que les ri- chesses fussent dilapidées, et aux scandales de la profusion et de la prodigalité succédaient les scan- dales de la banqueroute. Dans le monde c'est l'amour de la joie qui tient tous les ressorts; dans les affaires c'est le désir de gagner qui gouverne. Pénétrez dans les coulisses de la bourse, dans les milieux de com- merce et d'industrie, vous verrez marcher de pair l'injustice et les catastrophes financières, et l'on pour- rait compter les entreprises frauduleuses par le nom- bre des faillites. L'audace que l'on dépense à exploi- ter le public est en rapport avec la profondeur de l'abime s'engloutissent l'hoimcur et l'opulence. Dans les races mêmes auxquelles Dieu a abandonné, dirait-on, les sucs de la terre et la graisse du sol, chez ces trafiquants plus retors qui par a'avismc savent mieux tirer profit de leur malhonnêteté, croyez que les revers sont plus fréquents que les succès, que les palais immenses et les propriétés princicres ne sont pas assez vastes pour cacher les infortunes se- crètes et les désespoirs que la justice a infligés à ceux qui l'avaient outragée.

La décadence morale n'a pas des rapports moins certains avec la vie de l'esprit. En fait, d'abord, la science, la littérature, l'art succombent en même temps que la vertu. S'il reste quelques apparences

TROISIÈME INSTRUCTION. 289

d'activité intellectuelle, l'agitation maladive dans la- quelle se meuvent les idées, prouve que l'on a affaire à des efforts factices, à des œuvres superficielles et fre- latées. Les grands maîtres de la pensée, de la littéra- ture, de la peinture ont vécu aux jours la vie cou- lait à pleins bords dans les veines de l'humanité, la vie n'a l'abondance et la majesté des grands fleuves que par la force de l'âme, l'âme n'est forte que par la vertu. La logique rend parfaitement compte des traits de l'histoire. Bien qu'en principe le travail intellec- tuel soit, jusqu'à un certain point, conciliablc avec les misères du cœur, que saint Augustin ait cru devoir se rétracter parce qu'il avait enseigné que les âmes pures pouvaient seules voir le vrai, cependant il n'est pas douteux que l'état moral ne joue un grand rôle sur l'évolution des idées et des œuvres scientifiques ou artistiques. D'abord il est des qualités indispensables à quiconque entend promouvoir et répandre la lu- mière. Si, par exemple, on n'est pas loyal, on tombera dans le charlatanisme, une des formes les plus répu- gnantes et les plus méprisables de la décadence de l'esprit; si l'on n'est pas modeste on exagérera par vanité l'importance de ses visions et de ses décou- vertes et l'on trompera le public. Par ailleurs c'est la volonté qui applique la pensée au travail, c'est la force qui la soutient dans la pénible ascension vers les sommets du savoir; c'est l'affranchissement des pas- sions voluptueuses qui laisse à la raison la limpidité de sou regard et la liberté de son vol, c'est le désin- VErau. 19

290 LA VERTU.

téressement qui permet à l'homme de chercher des connaissances sûres, d'avancer aveccetteindépendance que l'on réclame avec tant d'instances; or, c'est parla tempérance que l'on se ravit à l'esclavage des plaisirs et par la justice que l'on triomphe de la séduction que l'or exerce sur nous. De sorte que, de même que le docteur rend, comme nous l'avons dit, les meilleurs serWces au saint, de même le saint est de la plus grande utilité pour le docteur.

Appliquée aux sociétés, cette doctrine apparaîtra dans une évidence nouvelle. Qu'appelons-nous dans la famille décadence de la vertu? Nous appelons dé- cadent, au point de vue moral, l'état d'un foyer dans lequel l'époux et l'épouse ne s'aiment qu'à moitié, par caprice, par intervalle, sans que leur conscience s'in- quiète d'une infidélité ou d'une trahison; nous appe- lons décadents les sentiments d'une femme qui recule devant les charges et la multiplication des maternités, les dispositions d'un homme qui, pour s'éviter du travail et des soucis, arrête la transmission de la vie ; nous appeh'ns décadence l'égoïsme du père et de la mère qui abandonnent à des mercenaires le soin et l'é- ducation de leurs enfants, qui se désintéressent de l'âme de leurs serviteurs. Qu'est-ce qu'un pareil foyer? Un foycrsansnoblesse, sans avenir, parce qu'il est sans amour, sans générosité, sans force, sans dévouement.

Qu'appelons-nous nation décadente? Nous appe- lons décadente la nation les lois s'élaborent non pas pour l'intérêt de tous, mais pour le profit des in-

TROISIÈME INSTnUCTION. 291

dividus, des castes, des partis; l'autorité s'impose et se perpétue par des violences contre les honnêtes gens et par des ménagements pour les scélérats; la justice s'exerce selon les volontés, les caprices, les passions du pouvoir; le soldat craint le feu et fuit la mort; le prêtre s'attache au bien-être et s'éloigne de la croix ; la multitude veut jouir et ne point souffrir, gagner beaucoup et ne rien faire. De pareils penchants préparent à la défaite, à l'anarchie, à la honte, à la mort. Mais d'où vient le mal? en résumé, de la dégénérescence du courage, de l'équité, de la chasteté.

II

La décadence de la vertu se reconnaît d'abord au défaut de profondeur. Avez-vous remarqué, Messieurs, que Jésus-Christ, venupourétablir parmi nous la vraie perfection, s'était appliqué avant tout à créer en nous une sainteté intérieure? Pourquoi, lui qui était si mi- séricordieux, s'est-il montré si sévère, j'allais dire si impitoyable, non pas pour cette hypocrisie phari- saïque à laquelle il a jeté ses plus terribles analhcmes, mais pour tout ce qui était superficiel et de pure ap- parence? Pourquoi ces instances auprès de tous afin que leur pureté, leur justice, leur charité fussent dans le cœur? Parce que, avant tout, la vertu est une qua-

292 LA VERTU.

lité de l'âme, qualitas mentis, dit saint Augustin, qu'elle a son siège dans les puissances secrètes de la raison, de la volonté, de la sensibilité. Si ce n'est qu'un vêtement, la moindre tempête l'emportera et laissera à nu la laideur intérieure, un rien aura raison de ce fard qui n'est qu'un simulacre de vertu; il en sera comme de ces maisons qui portent encore sur leurs façades des couleurs et des décorations, mais que le premier ouragan renverse parce que tout était dans le dehors. Lorsque la bonté consiste en des discours, en des protestations, en des promesses, on peut dire que riieure de la décadence a sonné. Aujourd'hui beaucoup parlent du peuple, prétendent lui préparer des jours de bien-être et de prospérité. Cet amour qu'on affecte pour les petits et pour les pauvres m'est souvent suspect, parce que, la plupart du temps, il se contente de flatterie, de discours dorés, de décla- mations; il est sur les lèvres, ce n'est qu'une ombre d'amour, une apparence de fraternité, voilà pourquoi je m'en défie. Ceux qui le professent en vivent et s'en enrichissent au détriment même de ceux qu'ils prétendaient secourir. Ces soi-disant défenseurs du peuple étaient nés pauvres, avaient passé leurs pre- mières années dans la privation, aujourd'hui ils sont dans l'opulence. Qui a payé les frais de leur exalta- tion? La foule dépouillée et trompée.

Donc la vertu s'attache au cœur. Elle s'y attache so- lidement, c'est une perfection qui résiste, aux efforts

TnoiSiÈME INSTHCCTIOM, 293

par lesquels on essaie de la déraciner; ce n'est pas seulement une faculté tenant l'âme par un lien léger que le plus faible coup peut rompre. Si la bonté n'a pas pénétré jusqu'aux fibres suprêmes de la pensée, du vouloir, désaffections, si elle n'est pas entrée dans la nature même, elle ne résistera pas aux attentats, un prétexte suffira à amener le divorce de deux éléments qui ne s'étaient que froidement étreints. Si donc nos vertus cèdent si facilement et si vite, c'est que, tout en étant intérieures, elles ne le sont pas assez; c'est que, tout en tenant à l'âme, elles n'ont pas pénétré jusqu'au fond.

Deuxièmement, la décadence se jug-e à l'inactivité des vertus, à la tiédeur de leur action. Dans toute la nature, une faculté qui ne s'exerce pas dépérit, un bras qui ne remue pas, une intellig-ence qui n'étudie pas s'affaiblissent et finissent par perdre toute vigueur. La vertu naît, vit, s'entretient, se développe par le tra- vail, l'oisiveté l'étiolé d'abord et la tue ensuite ; quand elle s'est habituée au repos, on peut dire que, petit à petit, elle cesse d'exister. Laissez-moi vous dire que s'il y a parmi nous tant d'esprits paresseux, tant de bras inertes, tant de vies inoccupées, c'est un signe que la vertu est en décadence. Répétez-vous, Messieurs, avec force que si vous ne prenez pas de peine pour réaliser ce bien en vous, pour l'étendre autour de vous, vous n'êtes ni bons, ni chrétiens. Un des spectacles Us plus écœurants, aux époques de décadence, c'est

294 LA ^'ERTU.

de voir des sociétés qui non seulement ne créent plus, ne construisent plus, mais n'essaient même plus de dé- fendre les édifices existants : les palais, les temples, les forteresses chancellent, s'écroulent sans que per- sonne songe à en réparer les fissures ou à en appuyer les colonnes.

L'intensité de l'action, avons-nous dit, sert au pro- grès de la vertu ; si la vertu décadente agit, elle n'agit qu'avec tiédeur. Dans ses mouvements tout est lan- gueur, inollesse, apathie. Le moindre élan l'épuisé, le moindre elFort la fatigue, la moindre souffrance la rebute, le moindre obstacle l'arrête ; elle ressemble à ces êtres rachitiques qui succombent et s'affaissent dès qu'ils sont contraints de travailler.

Le troisième caractère auquel on reconnaît la dégé- nérescence de la verlu, c'est qu'elle rétrécit le champ de son objet. La vraie vertu s'efforce d'atteindre tout son domaine, d'agir dans toute l'étendue de la sphère qui lui a été concédée ; la vertu décadente en fait le moins possible. La foi, lente à croire, ne s'occupe que des vérités dont la possession lui semble indispen- sable; la religion s'en tient au culte extérieur, sans s'inquiéter de l'obligation dans laquelle nous sommes d'offrir à Dieu un meilleur encens et une plus chaude adoration; ou bien, par une faiblesse opposée, elle se contente d'œuvres spirituelles et déclare supersti- tieux et vain tout signe matériel; la tempérance évite

TROISIÈME INSTRUCTION. 295

les actes qui lui sont contraires, mais elle se soucie peu des pensées, des désirs, des rêves qui ternissent l'éclat de la conscience; la justice dans les échanges, les marchés, les contrats, garde quelque scrupule, mais elle se laisse aller dans les paroles, dans les ju- gements, dans les condamnations des autres. Aussi longtemps que la vertu dégénérée ne sort pas du domaine individuel, elle conserve un certain éclat, mais ne lui demandez pas de porter plus haut son regard, de se dépenser au service du bien public; ne lui dites pas qu'elle s'est trahie elle-même dans un intolérable égoïsme, si elle ne s'est pas intéressée aux causes communes : elle ne vous entendrait pas. Son horizon est borné, son idéal vulgaire, elle se croira d'autant plus discrète et d'autant plus distinguée, qu'elle dédaignera davantage tout ce qui sort du cercle étroit dans lequel elle s' est renfermée.

Enfin, Messieurs, vous pourrez juger du niveau des vertus dans un temps et une génération par le niveau de l'amour de Dieu. Partout l'amour de Dieu est vi- vant et total, les oeuvres delà tempérance sont im- maculées, les décrets 'de la justice sont d'une équité parfaite, les générosités sont héroïques, la fraternité est sincère, lepatriotisme dévoué ; partout le cœur s'attiédit pour Dieu, tout se relâche, tous les liens entre les individus, les classes, les nations se disten- dent, le pouvoir devient égoïste, les tribunaux suspects, la conscience licencieuse ; et si jamais l'homme ces-

296 LA VERTU.

sait tout à faitde se souvenir de Dieu, non seulement la décadence emporterait les âmes et les volontés, mais le monde serait immédiatement un repaire de bandits et un enfer de souffrances. Aussi j'admire ces sages qui, pour arracher notre âge à la corruption, pour promouvoir la civilisation et le progrès, s'acharnent à détruire la pensée et l'amour de Dieu. Ou bien ils ne sont pas sincères, et alors l'œuvre qu'ils font est la dernière des scélératesses; ou bien ils sont de bonne foi et alors ils sont les plus aveugles deshommes ; car non seulement les longs siècles passés nous instruisent avec des accents que toute oreille doit entendre, mais le présent parle avec une éloquence tragique. A me- sure que les sentiments religieux qui sont résumés dans l'amour de Dieu tombent, on voit disparaître la loyauté, l'honnêteté, la force, la fraternité... Regardez ce que vous avez fait de la fidélité conjugale, doc- teurs de folie, regardez ce que vous avez fait de l'au- torité , de la j ustice, de l'amitié, du patriotisme ! Sous vos coups toute noblesse s'est avilie, toute grandeur s'est abaissée, la haine, l'égoïsme, la trahison, le déver- gondage, la tyrannie se montrent partout vous triomphez; voilà la civilisation dont vous êtes les pro- moteurs et les apôtres. A vos foyers mêmes, la leçon retentit flétrissant terriblement vos idées; vousen avez chassé Dieu, immédiatement l'angoisse et la honte s'y sont assises. Si par malheur et par impossible vous réussissiez à effacer des âmes l'amour du Très-Haut, il nous faudrait fuir épouvantés, comme jadis on

TROISIÈME INSTRUCTION. 297

fuyait Babylone, le règne de Fincrédulité se con- fondrait immédiatement avec le règne de la plus atroce des barbaries.

On dit, Messieurs, que des signes de décadence ont apparu dans nos générations, il ne m'appartient pas de décider une aussi grave et aussi attristante ques- tion ; mais ce que je sais bien, c'est que la grandeur des hommes et des peuples dépend de, la splendeur de leurs vertus. la morale fléchit, la pu- reté perd son éclat, le soleil de la justice se voile, le cœur tremble devant le sacrifice et devant le trépas, tous les maux se préparent et toutes les ruines s'accumulent. Il y a longtemps que les in- dividus et les nations sombrent les uns après les au- tres : quand vous les verrez faire naufrage, vous trouverez la plupart du tempe, non pas une violence extérieure qui les abat, mais une corruption inté- rieure qui les tue et dont la violence extérieure sera tout au plus l'instrument.

Si vraiment nous sommes menacés de décadence, il n'y a qu'un moyen d'en arrêter le torrent : former des générations saintes, ornées non pas de vertus superficielles, mais de vertus inébranlables qui des profondeurs de l'âme étendentleur empire sur toutes les puissances, sur la chair, sur le sang, sur tous les éléments dont nous sommes faits; de vertus qui agissent avec intensité, qui travaillent avec cons- tance à ramener l'honneur et la sécurité dans les

298 LA VBRTU.

foyers, la liberté et la fraternité au milieu des peu- ples, et, puisque l'amour de Dieu est l'Ame et la sève des vertus, demandons à l'Esprit-Saint, source de cet amour, de passer sur nous et d'allumer en nos cœurs ce feu qui rend, la force aux faibles et la vie aux morts.

Ainsi soit-il.

QUATRIÈME INSTRUCTION

JEUDI SAINT

LES FIUIITS DES VERTUS

SOMMAIRE

La passion du bonheur dans l'humanité. Satisfaction que promet Jésus-Christ (p. 303-304).

a) Le monde promet le bonheur à l'abondance des biens terres- tres, Jésus le promet à la richesse des vertus (p. 304-305).

b) Bonheur réservé à la tempérance dans le désir des biens ma- tériels (p. 305-307). c) A la douceur (p. 307-308). d) A la pureté du cœur (p. 308-309).

II

Vertus qui nous mettent en relation avec le prochain, a) Joie de la justice (p. 3Î0-311). b) De la miséricorde (p. 312-313).

III

a) Vertu qui par exellence nous unit à Dieu : la charité. Double béatitude qui lui correspond (p. 313-314). b) Degré de la béatitude proportionnée au degré de la vertu (p. 314-316).

Exhortation (p. 316-317).

QUATRIÈME INSTRUCTION

JEUDI SAINT

LES FRUITS DES VERTUS

« Qui perspeccerit in legem parlée- tam libertalisetpermanserxlineâ, non audilor obliviosus faclus, sed facior operis : hic bealus in fado suo erit.

(Saint Jacques, I, 25.)

« Celui qui fixe son regard sur la loi de perfection et de liberté et qui l'y tient attaché, n'écoutant pas pour oublier aussitôt, mais pratiquant ce qu'il a entendu, celui-là trouvera son bonheur à l'accomplir.

Messieurs,

La passion du bonheur joue sur notre activité le premier de tous les rôles; c'est par la promesse du bonheur que les êtres nous séduisent et nous fasci- nent; c'est l'espérance du bonheur qui nous entraîne à vouloir la fortune, le pouvoir, le luxe, le plaisir, les affections, la vengeance, le repos. Une de nos grandes souffrances, c'est de ne pouvoir goûter im- médiatement le fruit de notre félicité; un des repro- ches que nous faisons le plus souvent à la vertu, une

304 LA VERTU.

des raisons qui ameutent le plus contre ses prescrip- tions et ses exigences, c'est qu'elle supprime ou qu'elle réduit nos joies prochaines et qu'elle con- damne notre âme à attendre de longues années, à reléguer au terme de nos jours l'heure de notre béati- tude. Dès le début de sa vie publique, Notre-Seigneur eut à cœur de répondre à cette aspiration de l'huma- nité, et d'annoncer à la fois le règne de Dieu et de l'allégresse qui est la fleur et le parfum du bien. Du penchant de la montagne qu'il avait gravie et il s'était assis comme il convient au Maître, il adressa à la foule présente et aux siècles à venir, un discours dont la puissance n'a pas cessé d'exciter les hommes à la sainteté. Ce qui frappe dans cette prédication, c'est qu'il n'impose des renoncements qu'en promet- tant des compensations, il ne demande le sacrifice des jouissances qu'en en proposant de meilleures, il engage les vies au milieu des épines, mais partout sur les épines il fait naître les roses. En suivant le cours de sa parole, nous verrons ensemble. Messieurs, comment le bonheur est le terme de la vertu, et comment la perfection du bonheur dépend de la perfection de la vertu.

Au premier abord, ce qui étonne dans le sermon de Jésus-Christ sur la montagne c'est la contradiction

QUATUIÈME INSTRUCTION. 305

qui éclate entre la doctrine du monde et la doctrine du Sauveur; l'un et l'autre pour entraîner les senti- ments promettent la félicité, mais les chemins qu'ils enseignent sont diamétralement opposés. Le monde dit que la béatitude se rencontre dans l'aftluence de la richesse, des dignités, des plaisirs, dans la salis- faction de l'amour-propre et de toutes les autres convoitises; le Christ enseigne que la vraie joie ap- partient à ceux qui auront le courage de pratiquer les vertus, de crucifier leur chair, de modérer leurs passions et d'en supprimer les transports. Le monde dit ; « EiTorcez-vous de vous assurer la for- tune, le pouvoir, la jouissance et vous serez heu- reux » ; le Christ dit : « Livrez-vous aux pratiques austères de la tempérance, renoncez aux biens maté- riels, aux honneurs, à la volupté, vous goûterez le bonheur. » Le monde dit : « Tirez de vos frères tout ce que vous pourrez, prenez sur ce qui leur revient, faites-vous la plus large part et vous connaîtrez les charmes de la vie surabondante » ; le Christ répond : « Rendez à chacun ce que vous lui devez, ajoutez à cela les dons de votre miséricorde et de votre libé- ralité et vous sentirez combien sont doux les conten- tements de la justice et de la fraternité. » Le monde répète : u Accumulez les choses dans votre cœur, di- latez votre désir afin de lui offrir plus d'objets, luttez pour vous assurer l'extension de votre personnalité, et il vous sera donné de nager, à votre gré, dans les délices »; le Chri'jt proteste : « Dégagez votre ûme,

VERTU. 20

306 LA VERTU.

videz-la de tout ce qui Fencombre, mettez-y un seul être, renfermez- vous avec lui en vous-même, et vous connaîtrez les ivresses ineffables de la vision et de l'amour. » Le monde, enfin, fait luire devant les yeux avides des générations la certitude du rassasiement complet pour quiconque a réussi à fuir la souffi ance, Jésus-Christ montre les arènes l'on est torturé et l'on meurt, et il jette cette stupéfiante parole : « Voilà le vestibule du paradis. » Vous avez entendu cette double voix, Messieurs. Ahl j'ai bien peur que votre sympathie ne se soit vite tournée du côté du siècle, et que vous n'ayez que rarement prêté l'oreille aux accents qui viennent de la montagne, et qui ont pourtant ravi l'élite des créatures.

Vous vous êtes égarés, s'il en est ainsi : car la pa- role du monde est trompeuse et la voix du Christ nous donne la vérité. Il sera facile de vous en con- vaincre. Dans les trois premières béatitudes Notre- Seigneurnous invite, dans l'intérêt de notre bonheur, à renoncer aux biens matériels et aux biens sensi- bles, à pratiquer, pour être heureux, la vertu de tem- pérance qui modère notre goût de la fortune, du pouvoir, de la volupté. D'abord si vous êtes assez maîtres de vous-mêmes, pour ne désirer qu'avec dis- crétion les biens matériels et les honneurs, vous échapperez à celte fièvre dévorante, à ces inquiétudes qui tourmentent les hommes d'affaires, à ces transes des chercheurs de millions qui demeurent dans l'in- certitude et dans l'attente comme suspendus entre

QUATRIEME INSTRUCTION. 307

la vie et la mort; vous ignorerez ces agonies des iim- bitieux obligés pour arriver à leur but de se sou- mettre aux démarclies les plus humiliantes, de flatter des gens qu'ils méprisent, de supplier des personnages qui leur répugnent, de se cndamner à toutes les bassesses pour monter, d'affronter les pires injures et les pires calomnies pour échouer et pour noyer dans l'amertume de leur insuccès la douceur de leur cspéranc.\ En soustrnyant les siens à cette nprelé d'ambition et de cupidité, le Christ ne leur a-t-il pas épargné bien des angoisses ? Ne goûtent-i's pas une satisfaction véritable, ne goûtent-ils pas la béatitude céleste ceux qui, épris de pauvreté, contents du sort qui leur a été fait, détachés de ce qu'ils ne possèdent pas, jouissent avec réserve de ce que la Providence leur a donné? Regardez leur front, n'est-il pas plus apaisé; écoutez leur cœur, les battements n'en sont-ils pas plus suaves et plus joyeux?

Vous avez réussi'dans la conquête des richesses et des dignités, vous triomphez dans l'opulence, vous voilà au sommet de la société, vous possédez le pou- voir; mais il faut défendre ces biens contre ceux qui veulent vous les ravir, engager des luttes violentes contre des rivaux, faire face aux ennemis de droite et aux ennemis de gauche, vivre dans une guerre perpétuelle. Ces biens cjue nous avons emportés à la pointe de l'épée, nous ne pouvons pas dire que nous les possédons, puisque nous sommes constamment menacés de les perdre. Bien plus nous cessons d'être

308 LA VERTU.

les maîtres de nous-mêmes, nous sommes livrés à des tempêtes intérieures, à des bouleversements de pen- sées, de sentiments, à des excès de haine, de colère, de rancune, à des soifs de vengeance, à des crises de jalousie, qui changent notre âme en un enfer inhabi- table. Soyez doux dans votre renoncement et dans votre humilité, vous remontez dans la région de la sérénité, vous ne connaissez point ces supplices ; parce que vous ne recherchez ni le pouvoir, ni la for- tune, vous n'excitez point les susceptibilités des au- tres; au contraire, vous conquérez leur sympathie et c'est par votre désintéressement que vous régnez sur la terre; puis, vous êtes les maîtres dans votre propre cœur, les orages ne viennent pas troubler votre esprit, révolutionner votre chair, votre sensibilité, vous mettre hors de vous, c'est-à-dire vous détrôner dans le domaine de votre âme. Se posséder soi-même, n'est-ce pas une condition du bonheur, et n'est-ce pas par la douceur que l'on garde le sceptre dans ce royaume qui est nous-mêmes?

Quant aux voluptés que la pureté condamne, nous n'avons qu'à ouvrir l'histoire quotidienne du monde et nous verrons si l'homme trouve dans la licence des affections, d.ms les secousses violentes des émo- tions et de la sensibilité, les délices qu'il cherche. Pénétrez dans les consciences que la passion domine, vous y trouverez des ang-oisses, vous y entendrez des plaintes que rien n'apaise, vous y verrez des blessures empoisonnées que les mauvaises joies ne font qu'ir-

QUATRIÈME INSTRUCTION. 309

riter: un sentiment de vide infini, de tristesse mor- telle succède aux extravagances et aux ivres'-es ; des cris de honte et de douleur remplissent l'atmosphère du sensualisme, et sur les bords des chemins qu'il a suivis on ne voit pas seulement errer des ombres dés- honorées, des visages flétris, des âmes exaspérées, on y voit aussi des cadavres sans nombre étendus dans leur sang; c'est le désespoir et la fureur qui ont dicté ces meurtres et ces suicides, c'est une torture inouïe qui a enfanté ce désespoir. Le monde a donc bien menti quand il vous a enseigné que la volupté sensible donnait le bonheur, et le Christ vous a aimés quand il vous a supplié de réprimer les exaltations de votre cœur... Certes, il en coule de se sevrer de satisfactions dont la seule pensée exerce sur nous un empire si fascinateur : malgré nous, des larmes cou- lent de nos yeux et des sanglots soulèvent notre poitrine, mais bienheureux ceux qui préfèrent ces larmes aux rires malsains qui se terminent dans les inconsolables lamentations ; l'Esprit de Dieu qui se plaît dès maintenant à répandre ses joies, verse dans le cœur cliaste des trésors de suavité, un baume qui guérit les plaies ouvertes par la vertu.

310 LA VERTU.

II

Deux vertus principales régissent nos relations avec le prochain : la justice et la miséricorde. Mais est-il donc possible que la justice, qui souvent nous dépouille de ce que nous possédions, puisse nous apporter du Jjonlieur? Le bonheur n'est-il pas dans l'abondance et l'abondance ne vient-elle pas de Fac- caparement? La satisfaction n'est-elle pas de donner peu et de recevoir beaucoup? Un jour un acteur se présenta sur un théâtre antique et annonça que, dans la séance suivante, il dirait aux spectateurs le souci le plus profond de chacun d'eux. Au jour con- venu, une foule immense se pressait dans la salle des spectacles. Le comédien parut et prononça ces pa- roles : « Ce que vous désirez le plus, c'est de vendre cher et d'acheter bon marché. » Cet histrion ne désignait-il pas, en effet, une des passions les plus tenaces de l'humanité? Oui, Messieurs, et les âmes banales goûtent une satisfaction à faire aux dépens (lu prochain de bonnes allaires et de bons marchés, il semble qu'elles aient été déçues quand la balance s'est faite entre ce qu'elles ont donné et ce qu'elles ont reçu, qu'elles ont été à jamais sacrifiées si elles ont perdu quelque chose dans leur commerce ou dans leurs échanges. Ce n'est pas dans de pareils trafics que le cœur noble trouve sa félicité. Il jouit de voir

QUATRIÈME INSTRUCTION. 311

s'établir un parfait équilibre entre les droits, il tres- saille si l'honneur d'un innocent est vengé, si le signe de la bravoure s'attache sur les poitrines vaillantes, si les statues se dressent à la gloire des héros et des saints, si les charges et les récompenses vont aux plus capables et aux plus méritants, si le soleil de la justice luit d'un bout à l'autre de l'horizon, réchauf- fant de ses rayons toutes les classes et tous les hommes, si les larges courants du respect mutuel, de l'honnê- teté scrupuleuse, de la délicatesse qui ne supporte aucune ombre, circulent à travers les veines et les artères de la société. Et lorsque par son intervention, par un acte plus généreux de sa part, par l'autorité de sa parole et de son influence, il a réussi à faire rendre justice aux petits, aux humbles, aux opprimes, lorsqu'il a pu obtenir qu'on réponde aux revendica- tions légitimes de ceux que la tyrannie, la violence, l'iniquité ont frustrés, lors même qu'il y laisserait pour son compte son bien-être et son opulence, sa soif sacrée de voir régner le bien s'apaise ; tandis que l'avare, que l'homme intéressé jusqu'à l'outrage des droits d'autrui, sent grandir son avidité à mesure que ses mains sont plus pleines et ses bénéfices plus énor- mes, le juste en présence de l'ordre, devant l'har- monie rétablie partout, est rassasié. Son âme éprouve je ne sais quelle satisfaction pleine de grandeur et comme un avant-goût du bonheur que nous trouve- rons dans le ciel sous l'empire victorieux du Rému- nérateur et du Vengeur.

312 LA VERTU.

La miséricorde va plus loin que la justice : elle se pliit à prodiguer toutes les richesses que la Provi- dence a mises à sa disposition. Dans l'ordre matériel elle donne du pain à ceux qui ont faim, du vin à ceux qui ont soif, elle couvre ceux qui ont froid et ceux qui sont nus, elle visite les captifs, elle verse ses aumônes dans le sein des pauvres, elle secourt les malades, les enfants, les vieillards, il n'est pas une infortune qu'elle ne tente de faire disparaître, pas une plaie qu'elle n'essaie de panser. Dans l'ordre spirituel elle répandle pardon sur les coupables, le baume etla con- solation dans le cœur des affligés, la lumière dans les esprits que l'erreur a perdus, la foi dans les raisons incrédules, l'espérance dans les âmes défiantes, l'attendrissement et la bonté, le repentir etl'innocence dans les consciences dures, souillées, la force dans les volontés chancelantes, la fermeté et la persévé- rance dans les courages lassés. Bienheureux, dit le Christ, les miséricordieux, car ils recevront misé- ricorde'^. Ils la recevront dans l'éternité, car Dieu mettra ;\ les traiter la générosité qu'ils ont mise à traiter les autres. Cette pensée que Dieu nous recevra avec des bras ouverts, un sentiment ému, nous afl' aii- chira de nos misères par sa puissance sentit déjà de nature à entretenir en notre sein une vive allégresse. Mais en restant sur la terre, comparez les satisfaction de l'égoïsme qui se renferme en lui-môme, mangeant

1. Matlh., V, 7.

QUATRIÈME- INSTRUCTION. 313

tout seul le pain de l'abondance, s'enivrant de son vin, jouissant de son esprit, de ses lumières, de ses trésors de toute sorte sans en rien communiquer à personne, comparez, dis-je, ces satisfactions aux satis- factions de l'homme -miséricordieux qui voit grandir joyeusement les enfants qu'il a nourris, reprendre goût à la vie les pauvres qu'il a secourus, se ras- séréner et se réconforter les âmes brisées, se ressaisir et remonter le courant les âmes égarées; comparez et dites-moi si les amis du dévouement n'ont pas choisi la meilleure part.

m

Enfin, Messieurs, à l'amour de Dieu qui est le fonde- ment de toutes les vertus, le Christ a promis la vision et le sentiment délicieux que l'on éprouve à pouvoir se dire que l'on sera traité comme un fils par le Très- Haut. Le monde soutient que pour être heureux il faut réunir en son cœur toutes les créatures, les in- viter au banquet de notre vie. Dans cette pléni- tude de toutes choses consistera, dit-il, la félicité, car il n'y a point en nous de désir qui ne ren- contre son objet. Les yeux seront abreuvés de lumières, les oreilles enivrées d'harmonie, les lèvres savoureront des fruits, Timagination des spectacles, le cœur des affections, rien ne manquera à votre avidité. Erreur, Messieurs, eussiez-vous amené au

314 LA VERTU.

sanctuaire de votre âme tout ce qui est, vit, luit, palpite sur la terre, vous ne seriez pas contents, et ceux qui ont goûté toutes les délices du monde sont demeurés irrassasiés : notre ambition est trop vaste et l'univers trop petit, Jésus nous donne un con- seil contraire. Ne dispersez point, nous dit-il, vos pensées et vos affections sur les mille vanités qui peu- plent le monde, au contraire dégagez-en votre cœur, afin qu'il soit libre des bords jusqu'au fond, et alors un Etre plus grand que vous entrera dans votre affec- tion, une clarté inetl'able brillera en vous et vous éclairera, une flamme mystérieuse consumera déli- cieusement votre âme. Touchés par Dieu, le possé- dant et possédés par lui, dès cette vie vous éprouverez ce tressaillement que la créature ne goûte que dans la rencontre de son Créateur. Vous assisterez déjà au spectacle du bonheur infini, non pas comme un étranger qui regarde, non pas comme un invité qui ne prend qu'en passant une part au banquet, mais comme un fils qui est chez lui, qui tient par les indis- solubles liens du sang et en môme temps par les plus tendres sentiments au chef de famille. Beati 7nundo cordcy quoniam ipsi Deiim videbunt. Beati pacifici quoniam filii Dei vocabuntur i.

Plus ces vertus, sous la motion de la volonté, de la

1. Matth., V, 8-9.

QUATRIÈME INSTrUCTION. 315

grâce, de TEsprit-Saint, se développent et se transfi- gurent, plus leur récompense et je bonheur qui les suit sont complets. Plus les renoncements sont géné- reux, les activités fécondes et libérales, les amours ardents, plus nous nous sentons près de la telicité.La perfection qui établit le règne de la raison et de la foi en nous-mêmes nous rend déjà heureux ; la bonté qui répand ses bienfaits par l'intermédiaire de la justice et de la miséricorde au dehors et sur les autres créatures augmente notre bonheur, la sainteté qui nous dégage de tout pour nous attacher à Dieu consomment notre félicité. En renonçant aux moins nobles des biens, les richesses, nous voyons s'ouvrir devant nous le plus opulent des royaumes; en sacri- fiant la grandeur plus enviable du pouvoir, nous devenonc maîtres et propriétaires du domaine qui nous avait apparu; en consentant à répandre les larmes que nous arrache l'immolation des plaisirs sensibles, nous méritons et nous goûtons déjà la suave consolation du Très-Haut; la justice nous assure le rassasiement et la miséricorde, nous délivre de toute infortune ; l'amour de Dieu par-dessus toutes choses, couronne des vertus, nous fait entrer dans la joie ineflable du foyer céleste; la persévé- rance dans le bien, à travers les souffrances, les agonies, la mort, obtient l'éternité pour notre félicité. Ainsi chaque degré de vertu corresponde uu degré de joie, plus les actes de la sainteté sont hauts, plus les fruits en sont doux ; le dernier mot de la

316 LA VERTU.

perfection qui est de persévérer jusqu'au bout et de verser son sang pour le bien, conduit au suprême sommet du bonheur, qui est de vivre pour toujours dans la plénitude de l'allégresse. Beali qui persecu- tionem patiuntur propter justilianif quoniam ipsorum estregnum cœlonmi ^

Ne laissez donc jamais répéter, Messieurs, que la vertu nous oblige à tous les sacrifices. Le vice qui exerce sur nous une fascination si fatale par les féli- cités qu'il nous promet, réserve à ceux qui se vouent à lui de cruelles surprises, ses victimes sont livrées au plus dur de tous les maîtres, le démon; ses plus folles délices se perdent dans l'amertume et ses joies trom- peuses se changent en supplice. Malheur à vous qui riez criminellement, demain vous pleurerez ^. Sans doute la vertu nous impose des immolations, des efforts, des oublis de nous-mêmes, mais elle porte avec elle des consolations, et en ses flancs grandit le germe de Tabsolu bonheur, toutes ses douleurs se transfigurent en allégresses. Il n'y a point de compa- raison entre les souffrances qu'elle vous demande et la gloire qu'elle vous assure. Seuls, les élus savent quelle ineffable béatitude est réservée à ceux qui demeurent fidèles au bien; seuls, ceux qui ont bu au torrent des joies éternelles pourraient nous raconter

1. iMaUh., V, 10.

2. Luc, VI, 23.

QUATRIÈME INSTRUCTION. 317

combien Dieu nous rend au centuple dans l'éternité ce que nous essayons ici-bas de faire pour lui. Mais n'y eût-il que cette terre, et dussions-nous renoncer à toute espérance après la mort, l'expérience des autres et l'expérience personnelle proclameraient encore bien haut, que les meilleures joies de la terre sont des fruits de la vertu, que nos jours les plus malheureux ont été les plus coupables, que nos heures les plus béatitiées ont été les plus saintes. Cherchons donc dès maintenant notre bonheur dans la foi, dans l'espérance, dans la charité; cherchons-le dans la force, dans la justice, dans la pureté et par-dessus tout, répétons-nous, quand le devoir nous coûte davantage et nous parait plus exig-eant, que la mai- son de Dieu ne s'ouvre qu'aux âmes précédées par le cortège des vertus. Ainsi soit-il.

CINQUIÈME INSTRUCTION

VENDREDI SAINT

LE CORTÈGE ET L'IDÉAL DES VERTUS

PASSlOxN DE NOTRE-SEIGNEUR

SOMMAIRE

Distance de l'idéal païen à l'idéal absolu, de l'idéal vécu à l'idéal rêvé. Les dieux, les sages. Le modèle vivant manque. Les chrétiens ont ce modèle en Jésus. La mort qui met en relief le caractère des hommes fait apparaître en Jésus toutes les vertus, et les vertus à leur plus haute sublimité (p. 323-325).

a) Le cortège des vertus apparaîten Jésus.— Les vertus qui sem- blent le plus inconciliables dans la même âme, se rencontrent dans la sienne. Les grandes lignes et les nuances (p. 326-327).

b) Prudence de Jésus-Christ dans la passion. Sagesse du Maître choisissant la mort pour sauver le monde, déterminant les con- ditions et les circonstances de son supplice. Prudence de Jésus- Christ dans ses relations avec les Apôtres, les envoyés du San- hédrin, Caïphe, Pilate, Hérode, etc. (p. 327-329).

II

La tempérance dans la passion de Jésus-Christ. Double man- quement à la tempérance : par excès de sensibilité, par défaut. a) La tempérance de Jésus-Christ le garde de tout excès, son im- pressionnante pureté (p. 330-331). b) Le Maître ne pèche pas par défaut : Sa sensibilité, son amitié pour ses Apôtres, ses attendris- sements, sa crainte de s'en séparer, sa sollicitude à la pensée de leurs souffrances futures (p. 331-334).

III

La justice en la passion de Jésus-Christ. Il rend à chacun ce qui lui appartient : a) à ses Apôtres au jardin des Oliviers, à Pierre qui le renie, à Judas qui le vend (p. 334-335). b) Son attitude vis-à- vis des valets, des soldats, do Pilate, du Sanhédrin (p. 335-337).

VERTU. 21

322 l-A VEIITU.

c) Sens général du mot de justice. Comment Jésus en réalise la perfection : sa tendresse pour ses Apôtres, pour les larrons, pour Marie, pour son Père (p. 337-339).

La force en Jésus-Christ, a) Objection tirée de la crainte du Maître et de sa défaillance au jardin des Oliviers (p. 340). b) Comment le Christ reste fort au milieu de son agonie (p. 340-343)- c) Fermeté durant le cours de la passion, devant le Sanhédrin, et Pilate, sur le chemin du Calvaire, en croix, dans l'abandon univer- sel (p. 343-345).

Perfection des vertus en Jésus-Christ, a) Jésus se tient au som- met du bien, d'une manière continue, d'une manière naturelle (p. 34G). b) Sublimité des différentes vertus en Jésus-Christ (p. 34G- 347). c) Impuissance de l'esprit huoiain à peindre cette sainteté (p. 348).

Prière à Jésus cruciflé (p. 348-349).

CINQUIÈME INSTRUCTION

VENDREDI SAINT

LE CORTÈGE ET L'IDÉAL DES VERTUS

PASSION DE NOTRE-SEIGNEUR

« Ecce homo » [saint Jean, iix, 5). Voilà l'homme ».

Messieurs,

Il y avait loin de l'idéal païen à l'idéal absolu, il y avait encore plus loia de l'idéal vécu à l'idéal rêvé. On arrivait difficilement à peindre l'honime parfait; les portraits les plus célèbres que les maîtres en ont tracés portent des ombres, et comme si l'exis- tence avait paru inséparable de la misère, la légende fantaisiste des dieux mêmes n'était qu'un mélange de grandeurs qui éveillaient l'admiration, et de crimes qui excitaient l'indignation. Mais quand on entrait dans l'histoire réelle de notre race, le modèle vivant manquait : on trouvait encore des sages pour enseigner les lois de la vertu, on ne trouvait pas de juste dont on n'eût qu'à imiter les actes pour être irréprochable; cette grande force qui consiste, pour nous encourager dans la voie du bien, à avoir sous

324 LA VERTU.

les yeux un individu revêtu de notre chair et mar- chant sans défaillance dans une carrière immaculée, a fait défaut à l'antiquité. Plus heureux, nous avons eu la grâce de voir, d'entendre, de toucher un homme idéal, je ne dis pas seulement dans sa doctrine, mais dans sa vie, un homme dont les pensées étaient les plus sublimes que jamais les siècles aient pu contempler, dont la vie n'était pas inférieure aux pensées, un homme dont les amis ont affirmé qu'il avait pratiqué tout ce qu'il avait enseigné. Cœpit facere et docere K

Un jour, en elTet, retentit une voix qui pronon- çait ces paroles étranges : Quiconque me suit ne marche plus dans les ténèbres ~\ un jour, ce défi fut jeté par un sage : Qui de vous me convaincra de péché "^^ et nul n'osa relever ce défi. Jésus-Christ, puisqu'il s'agit de lui, ne craignait pas de répéter aux docteurs, aux foules, aux prêtres : Je suis la lumière du monde, je suis la voie, la vérité^ la vie ^, et, en parlant ainsi, le Maître montrait avec la même assu- rance son Évangile et ses œuvres. Durant sa course sur la terre, et depuis vingt siùclcs, le génie et la haine se sont acharnés contre celte pcr.»onnalité et ont essayé en vain de trouver une ombre dans ses discours et dans ses actes : leurs efforts ont échoué,

1. Acl. Ap., I t

2. s. Jpan, viK, 12.

3. Ildd., vui. 4C. 4 Ibid., XIV, 6.

CINQUIÈME INSTRUCTION. 325

et leurs tentatives n'ont fait que mettre en un plus éclatant relief la supériorité unique de son caractère. Mais c'est à la mort que chacun se résume, réunit tous les traits épars de sa physionomie et montre en un raccourci rapide, l'abrégé de ce qu'il a été. Aussi, Notre-Scigneur, durant le cours de sa Passion, nous apparaît avec le cortège des vertus qu'il avait pratiquées pendant sa vie, et portant chacune d'elles à sa plus haute sublimité. Jamais il n'a été donné au monde de contempler un plus beau spectacle; jamais pages n'ont été plus relues, plus passionnément scrutées et aimées que les dernières pages de l'Évan- gile; d'un bout à l'autre des siècles, on recommence le récit de cet événement, l'humanité ne se lasse pas de l'entendre, car la perfection y revêt une telle splendeur que l'Ame est dominée par le prestige d'une double puissance : la puissance du drame le plus émouvant de l'histoire; la puissance de l'hé- roïsme le plus haut et le plus capable de fasciner l'attention et l'esprit.

Une fois de plus. Messieurs, nous entrerons dans le souvenir de cette tragédie ineffable, y cherchant des leçons qui puissent élever nos pensées, des exem- ples qui enflamment nos volontés, des sentiments qui dilatent nos cœurs et augmentent notre amour du Sau^'eur, Notre-Seigneur Jésus-Christ.

326 LA VERTU.

D'abord Jésus-Christ, dans sa Passion, fait paraître le cortège de toutes les vertus. Il semble que la nature humaine soit impuissante à remporter une pareille victoire, qu'il y ait dans les qualités morales des oppositions qui rendent impossible leur séjour simultané dans la même âme. La pureté du cœur en comprime, dirait-on, la tendresse, la prudence con- trarie les élans de la force, la justice entrave les efforts de la charité, la sagesse interdit les libéralités de la magnificeoce, l'humilité arrête les transports de la magnanimité, en un mot l'homme ne gagne à droite de sa conscience que pour perdre à gauche. Les héros de l'antiquité ont vécu dans cette alternative, n'at- teignant une perfection qu'en s'éloignant de l'autre, ne montant à un sommet que pour se précipiter dans un abîme. Car, Messieurs, s'il paraît difficile d'accli- mater dans une seule âme les vertus à leur degré commun, il est, dirait-on, tout à fait insensé de vou- loir concilier l'intensité de l'une avec l'existence de l'autre. Voilà pourtant le miracle que la Providence a réalisé dans l'Être dont nous célébrons aujourd'hui la mémoire. Il n'est pas une excellence qu'on ne découvre en lui, pas une noblesse qui ne réside en son âme et à sa plus sublime expression. Il me fau- drait toute la nuit pour signaler à votre piété les

CINQUIÈME INSTRUCTION, 327

qualités qui ont apparu dans cette auguste person- nalité : les grandes lignes s'y dessinent avec une netteté qui s'impose, les nuances s'y peignent avec une délicatesse de tons qui commande l'admiration. Prenez dans la série des perfections celle que vous voudrez, je garantis que \ous en verrez briller l'idéal dans la conscience du Christ. Je ne puis que ramener à quelques traits substantiels cet ensemble de beautés. Quatre vertus sont comme les grandes ar- tères dans lesquelles circulent les flots de la vie morale et dans lesquelles chacun de ses affluents vient jeter ses ondes; à la supériorité de leurs manifesta- tions vous jugerez de la sainteté unique du Christ.

D'abord Jésus-Christ dans sa Passion a fait preuve d'une prudence surhumaine. L'excellence de la pru- dence se prend premièrement de la puissance et de la souplesse avec lesquelles on fait servir les temps, les événements, les hommes, les choses à la réahsa- tion du dessein que l'on poursuit. Jésus-Christ visait à la sanctification du genre humain, c'est pour accom- plir cette œuvre qu'il consentit à se livrer à ses ennemis et à ses bourreaux. En vue de cette fin il disposa les faits dont il était le maître souverain, comme nous l'avons montré, ici même, il y a deux ans. Il voulut mourir, sacrifier cette existence ter- restre qui lui avait été donnée, car il convenait de montrer un grand exemple aux générations qui avaient toujours péché par un attachement excessif à la vie, de prouver que la fidélité à sa mission et à

328 LA VERTU.

sa vocation vaut mieux que de longs jours. Lors- que les fils d'Adam seront tentés de trahir, par amour d'une réalité fugitive, le devoir et la conscience, d'un bout à l'autre du temps rinefTaçable souvenir d'un Dieu mort pour accomplir la volonté de son Père les ramènera à la vérité. Il voulut mourir dans la fleur de ses années, nous apprenant ainsi qu'il n'est point d'heure nous ne devions être prêts à verser notre sang pour sauvegarder les ordres du Très-Haut. Quels que soient les promesses, les espoirs, les charmes du présent, il n'y a point à hésiter si la Providence nous en demande le sacrifice en vue du bien. Il voulut mourir dans le cruel et honteux supplice de la croix, dans le dessein d'en- seigner aux hommes qu'il ne leur est point permis de. reculer, sous prétexte qu'on leur a préparé un trépas trop dur. Il voulut mourir entre deux voleurs pour prouver à la masse perdue dans le crime et dans la misère que personne n'échappait à la solli- citude de son cœur, ni à la vertu de sa souffrance, pas même les scélérats que la société a jetés hors de ses cadres et comme bannis de son sein.

La prudence du Christ ne se manifeste pas seule- ment dans ces dispositions qui visent le monde entier et sont une prédication incessante adressée aux mul- titudes qui se succèdent dans le temps, elle propor- tionne ses paroles et son attitude aux états d'esprit et d'âme de ceux qu'il entend attirer à lui.

Que pouvait-il pour éviter à ses Apôtres de suc-

ClNQfliiME INSTRUCTION. 329

comber aux Icntations de cui)idité, de doute, de peur qui les cnvuhissaicut, sinon leur annoncer leur chute, puis les accabler de bonté afin (Je préparer ainsi leur conversion et leur retour? Quels moyens s'of- fraient à lui de toucher les envoyés du Sanhédrin chargés de le saisir à Gethsémani, sinon de les frapper par la vision d'un miracle qu'il accomplissait en les renversant à terre et en guérissant celui d'entre eux qui avait été blessé? Comment obtenir que Caïphe et les princes des Prêtres songeassent à réfléchir et à rentrer en eux-mêmes, sinon en leur rappelant l'au- torité de l'Écriture en laquelle ils faisaient profession d'avoir une absolue confiance? Que faire auprès de Pilale étranger aux choses de la Bible et de la Révé- lation, sinon le mettre en présence d'un autre monde, d'un Dieu de qui dépendent tous les pouvoirs, d'une justice incorruptible aux lois de laquelle doivent se conformer tous les tribunaux? Quel maintien observer en face d'Hérode gâté par le scepticisme et la dé- bauche, sinon l'attitude de la réserve et du silence seuls capables de faire penser les âmes blasées?

C'est ainsi qu'en agit Jésus-Christ : ses paroles, ses regards, son maintien se proportionnèrent aux besoins de ceux qu'il voulait sauver, car il voulait» sauver Pierre et Judas, Caïphe, Pilate, Hérode et il employa pour réussir toute la sagesse de son génie divin.

330 LA VERTU.

n

La tempérance consiste dans la disposition de la sensibilité à suivre les ordres de la raison. Nous péchons de deux façons contre la tempérance ; d'abord par excès, en nous abandonnant aux trans- ports des mauvaises joies et des coupables voluptés, aux folies des affections charnelles, à la mollesse maladive des imaginations et du rêve, aux séduc- tions des pensées lascives et des désirs désordon- nés; en second lieu nous péchons par défaut, lorsque I;i froideur nous rend impassibles, rebelles aux émotions saines qui doivent remuer avec autant de force que de pureté les fibres du cœur. Jésus n'eut point à réprimer l'attrait que nous éprouvons pour les félicités criminelles, jamais le goût d'un excès ne vint tenter ses lèvres, jamais la moindre complaisance pour l'ivresse dégradante des banquets ou des senti- ments emportés ne troubla sa conscience. Son âme ne cessa pas de planer dans une atmosphère imma- culée, infiniment loin de la boue de nos passions. Il put interpeller la femme adultère, évangéliser la Samaritaine, laisser Madeleine répandre à ses pieds ses parfums et ses larmes, sans que jamais l'ombre d'un soupçon permît d'effleurer son honneur, et si, au rapport de saint iMatthieu, les sectes qui avaient été assez insensées pour reprocher à Jean-Baptiste ses

CINQUIÈME INSTRUCTION. 331

pénitences et ses austérités, eurent l'audace d'ac- cuser le Christ d'être im homme de bonne chère, un buveur de vin, un ami des publicains et des gens de mauvaise vie^^ si le Pharisien se scandalisa de voir le Maître accufilHr sans anathème une pécheresse-, jamais ces scandales ridicules ne trouvèrent le moin- dre crédit auprès des Juifs, ni dans l'histoire. Le Sanhédrin, attentif à profiter de tout pour acca- bler le Prophète, ne pensa même pas à suspecter la limpidité de sa vie, la haine qui a épluché tous les récits des évangiles, tous les témoignages des con- temporains, ne s'est point égarée jusqu'à douter de l'innocence du Sauveur. Il faut descendre dans les mélodrames de la bohème contemporaine pour trouver ces scènes risquées, échafaudées par des esprits aussi stériles qu'efféminés, et dont on peut juger la valeur à la misère de leurs pensées et à l'in- vraisemblance de leurs inventions. Le Christ a tou- jours habité dans un inonde tellement idéal, qu'en présence de sa personne il y a des sujets dont on n'ose même pas prononcer les noms.

Mais si elle maîtrise les appétits, si en Jésus-Christ elle exerce sur eux un tel empire que jamais aucune tentation suspecte ne vint solliciter sa volonté, la vraie tempérance n'étouffe pas les sentiments ; loin d'épuiser le cœur, elle en fait un immense réser- voir de tendresse. Le Sauveur, durant les heures de

1. s. MaUh., XI, 19.

2. S. Luc, VII, 39.

332 LA VERTU.

sa Passion, malgré ses propres angoisses, fut ému d'afFectioQ en face de toute misère et de toute souf- irance. Comment vous parlerai-je de l'amitié ar- dente et contenue qui déborde les derniers discours du Maître à ses disciples? Cherchez dans les annales des affections humaines des accents aussi purs et en môme temps aussi biûlants, montrez-moi des effu- sions qui soient imprégnées de cette ineffable onc- tion. Quand nous relisons, à deux mille ans de dis- tance, ces pages la simplicité, l'inspiration, le sublime se mêlent sans cesse, nos âmes se sentent embaumées et comme enivrées dans des délices aussi chastes que pénétrantes. Avec quelle intensité de cœur il les rassure : « Que votre cœur ne se trouble point. Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi... Lorsque je m'en serai allé et que je vous aurai pré- paré une place, je reviendrai et je vous prendrai avec moi, afin que je suis vous soyez aussi K » Quelle multiplication de promesses : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera aussi les œu- vres que je, fais, et il en fera de plus grandes, parce que je m'en vais à mon Père et que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom^ je le ferai 2... »

^^oelle crainte de voir se briser l'intimité qui les unit à lui, la fraternité qui les attache les uns aux autres : « Si vous jn'aimez, gardez mes commande- ments... Je suis la vraie vigne, vous êtes les sarments

i. s. Jean, iiv, 1-5. 2. S. Jean, ziii, 14,

CINQUIÈME INSTRUCTION. 333

et mon Père est le vigneron... Comme le sarment ne peut de lui-même porter du fruit, s'il ne demeure uni à la vigne, ainsi vous ne le pouvez, non plus, si vous ne demeurez en moi...

« Comme mon Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés : demeurez dans mon amour ^ ... Mes petits en- fants, je ne suis plus avec vous que pour un peu de temps... je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez les uns les aidres; que comme je vous ai aimés, vous vous aimiez aussi les uns les au- tres. C'est à cela que tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres ^. » Quel souci de les préparer aux souf- frances de l'avenir, de les consoler par avance, de leur envoyer une force et un soutien : « En vérité, en vérité, je voiis le dis, vous pleurerez et vous vous lamenterez; tandis que le monde se réjouira, vous serez affligés, ?nais votre affliction se changera en joie... Quand le Consolateur sera venu, il vous gui- dera dans toute vérité^. » Oh ! que l'âme humaine a été réconfortée de fois en buvant des mots si chauds sur des lèvres si virginales, en respirant au foyer le plus immaculé l'amour le plus divin I

1. s. Jean, 1-2; xv, 9.

2. Ibid., XIII, 33-36.

3. Ibid., XVI, 20; XVI, 18

334 LA VERTU.

III

L'amour de soi est la grande passion qui vient troubler les relations avec les autres êtres, la justice se heurte sans cesse à l'avidité que nous avons d'acca- parer tout à notre profit. Jésus-Christ d'abord rend à chacun ce qui lui appartient, et il le fait avec une perfection d'autant plus impeccable qu'il pèse avec les œuvres extérieures les intentions de l'âme. C'est ce qui distingue les jugements divins. Nous, nous sommes contraints de nous en tenir aux actes du dehors, les secrets des consciences nous sont impéné- trables; d'où il arrive que nous admirons des entre- prises dont l'éclat s'impose à nous, mais qui sont misérables, car elles procèdent d'un sentiment vil; au contraire, nous n'accordons qu'une attention dis- traite à des œuvres qui, sous des apparences mo- destes, voilent des trésors de bonté et de générosité. Jésus-Christ, qu'il s'agisse de mérite ou de démérite, proportionne en même temps sa louange ou sa ré- probation, sa récompense ou son châtiment à ce qui paraît et à ce qui est.

C'est ainsi durant sa Passion, que regardant les actes, écoutant les paroles, sondant les cœurs, il rend à chacun ce qui lui appartient. A la veille de sa souffrance, pendant qu'il était à Béthanie une femme s'approcha de lui et répandit sur sa tête

CINQUIÈME INSTRUCTION. STO

un parfum de grand prix ; les disciples se scandali- sèrent, tandis que le divin Prophète reconnaissant la valeur dn nard et le sentiment de celle qui l'avait offert, annonça que cette action serait publiée par- tout où pénétrerait l'Évangile ^. Entre ceux qui con- tribuèrent à le faire souffrir et à préparer sa mort, le Maître distingua tous les degrés de culpabilité, et son attitude changea selon la grandeur de leur crime. Une réflexion mélancolique suffit à souligner la distraction de ses disciples qui s'étaient livrés au sommeil, pendant que lui se débattait dans les transes de l'agonie : « Vous dormez, vous n'avez pu veille?' une heure avec înoi, dormez donc et reposez- vous-. » Par un regard empreint de tristesse il fit sentir à Pierre l'indignité de sa faiblesse et de son reniement. Des mois plus navrés mais aussi plus sévères servirent à faire ressortir l'infamie de Judas. (( Mon ami, pourquoi es-tu venu ici..J'l 0 Judas, tu trahis le Fils de l'Homme par un baiser!'^..' Malheur à celui par qui le Fils de l'Homme sera trahi, mieux vaudrait pour lui qu'il ne fût jamais 5. »

Pour les valets, race grossière et ignorante, qui le frappent, l'insultent, le couvrent d'opprobres et de

1. s. Matth., XXVI, 6.

2. S.Marc, xiv, 37-41.

3. S. Matth., xîvi, 50,

4. S. Luc, xxii, 48.

5. Marc, XIV. 21.

336 LA VERTU.

crachats; pour les soldats trompés qui se jouent de lui avec une cruauté brutale, pour la foule ameutée, soudoyée, qui pousse des cris de mort aux portes du prétoire, Jésus n'a pas un anathème. Sa sentence la plus terrible ne tombe pas même sur Pilate, magis- trat qui voudrait concilier ses intérêts avec les inté- rêts de la justice, et qui ne cède que devant les me- naces des sectes et par crainte de Tibère. Certes, le Christ ne l'absout pas, car, si dur qu'il soit d'affronter la pauvreté, de renoncer à sa carrière, de briser sa vie, il est des jours l'hésitation n'est pas permise, La vertu a de ces exigences, elle oblige aux sacrifi-ps les plus absolus quiconque veut lui rester fidèle. Pilate a donc commis un crime dont il portera la respon- sabilité devant les siècles, mais il est dans le Sanhé- drin des hommes plus pervers que lui. Les vrais misérables ce sont les chefs des sectes, ces pontifes indignes qui ont été l'âme du complot, qui ont pré- paré les actes de ce drame en semant dans le peuple des calomnies sans nombre, en excitant la suscepti- bilité des Pharisiens et des Saducéens, des nationaux et des Romains; en murmurant sournoisement d'a- bord, publiquement ensuite, que Jésus était l'ennemi de la loi juive, le contempteur du Temple et du sabbat, le blasphémateur de Jéhovah, et en même temps l'adversaire de César; c'est eux qui ont conclu avec Judas ce pacte sacrilège, envoyé à Gelhsémani leurs émissaires, précipité la marche du procès, pesé de toutes leurs forces sur le préteur, c'est sur eux

CINQUIÈME INSTRUCTION. 337

que Jésus fait retomber la responsabilité du plus grand crime. « Qui me tradidit tibi, peccatiim majus habet ^ »

La justice ne consiste pas seulement dans la ri- gueur avec laquelle on rend à chacun ce qui lui est dû; prise dans un sens plus général, elle inspire tous les actes qui nous mettent en relation avec les autres êtres. Sa perfection naît delà générosité avec laquelle nous savons nous oublier nous-mêmes et nous dé- vouer à ceux qui se rencontrent sur notre chemin. Les premiers auxquels nous nous devons ce sont nos amis, car c'est une étrange erreur de croire que nous avons plus d'obligations vis-à-vis des étrangers, des indifférents, des ennemis, que vis-à-vis des pro- ches et des intimes. Jésus-Christ avait été aimé par ses Apôtres, ces pauvres pêcheurs s'étaient attachés à sa fortune, avaient partagé ses fatigues, s'étaient ex- posés à la persécution qui le menaçait. Je vous ai dit comment le Maître les avait comblés de tendresse à la veille de son arrestation : pendant tout le cours de ses douleurs il pense à eux. Au jardin des Ohviers il défend leur liberté, et devant les juges et les tribu- naux, il ne dit pas un mot qui soit capable de les compromettre. Parmi les douze il en était un qui avfiit répondu à ses avances par plus de délicatesse et plus d'attention : Jésus réserva pour Jean la fleur de son amitié. A la Cène il lui avait permis de re-

1. s. Jean, xix, 11.

VERTU. 22

338 LA VERTU.

poser sur son cœur, au Thabor il l'avait fait témoin de sa transfiguration, au Calvaire son regard expi- rant s'arrêta sur le jeune homme; une des paroles suprêmes du supplicié lui fut adressée, le mourant confia sa Mère à l'âme plus chère de son disciple, Notre compassion se doit aux malheureux et aux petits plus qu'aux grands et aux fortunés. Mais le mal est la misère suprême de l'humanité : être pauvre, c'est une épreuve, souffrir en est une autre ; être coupable et n'en avoir pas conscience, être aux portes du tom- beau et ne point essayer de rompre avec l'infamie, voilà l'infortune par excellence. Jésus laissa tomber sur la masse ignorante et criminelle son sang, sa prière et son pardon : Père, disait-il, pardonnez-leur, ils ne savent ce qu'ils font. Puis, se tournant vers l'humanité agonisante et souillée, il lui travailla et lui changea le cœur, il lui mit les lèvres en mouve- ment, y remplaça les blasphèmes par les adorations; et dès quelle eut parlé pour se repentir, dès qu'elle eut dit : Seigneur, souvenez-vous de moi, quand vom serez dans voire royaume, il enveloppa ses derniers instants dans la promesse et dans l'espérance : Au- jourd'hui même, vous serez avec moi clans le pa- radis ^. Au milieu du monde, il y a un être vis-à-vis duquel nous avons de plus grands devoirs, c'est notre mère. Quelles furent pendant cas moments ci'uels les relations de Jésus avec la Vierge Mario, l'É-

I. s. Luc, XXIII, 34, 42-43.

CINQUIÈME INSTRUCTION. 339

vangile ne nous le raconte guère. Cependant quand approcha pour le Crucifié le moment de remettre son ■àme à son Père, il arrêta sur sa mère un regard, et dans un transport d'émotion poignante, il lui confia avec Jean la race d'Adam tout entifTe, l'associant ainsi à l'œuvre grandiose de la Rédemption, après l'avoir fait boire au calice amer de la Passion.

Enfin, Messieurs, au-dessus des créatures il est une réalité auguste, un Roi absolu auquel nous ap- partenons, pour lequel nous avons à travailler, à vivre, à mourir. C'est lui qui nous a donné notre corps et notre âme, le temps et l'éternité : la justice nous oblige à faire remonter vers lui toutes les énergies de notre être : c'est Dieu. La Passion, pour- rait-on dire, ne fut qu'un acte continu d'adoration : au milieu des transes de l'agonie, le Christ ne cessa de répéter qu'il boirait tous les calices, qu'il traver- serait les heures de ténèbres, qu'il se soumettrait aux fantaisies du Sanhédrin, aux dérisions des va- lets, aux jugements de Pilate et d'Hérode, qu'il ago- niserait et qu'il mourrait, désirant faire ses délices des ordres de l'Éternel. Et lorsque la victime fut sur le point d'expirer, elle prit toute sa vie entre ses mains, elle la répandit aux pieds de Jéhovah comme l'hommage suprême de sa religion, de sa iustice, de son amour.

340 t\ VEUTU.

IV

Il me reste à vous montrer que Jésus-Christ a été fort. Il semble au premier abord que ma tâche devienne difficile, car, dès le début, je le vois défail- lant, frissonnant d'ennui, de crainte, s'afFaissant sous le poids de sa tristesse et de son épouvante. Plus loin il succombe sur le chemin du Calvaire; plus tard, je surprends dans sa bouche une plainte an- i^oissce, puis enfin, un cri, un cri de douleur qui fait frémir les rochers, trembler la terre, tomber les ténèbres et sortir les morts du tombeau. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m' avez-voiis abandonné'^? N'est-ce pas l'attitude d'un être que la souffrance domine, que l'apparition de la mort affole?

La force, Messieurs, n'est nullement l'impassibilité, elle ne consiste pas à conduire d'une main énergique la barque de la vie sur un océan endormi, elle consiste à demeurer maître de soi au milieu des crises les plus cruelles, à tenir le gouvernail pendant que la tempête fait rage et que les flots creusent des abîmes dans leur propre sein comme pour nous en- gloutir. Elle mérite d'autant plus notre admiration que toutes les régions inférieures sont plus boule- versées, que le supplice est plus aigu; la constance de l'âme est héroïque, quand elle ne se dément pas,

l. s. Marc, xv, 34.

CINQUIÈME INSTRUCTION. 341

pendant que le corps qui lui est si cher se déchire, se brise, agonise, meurt. Oui, Jésus-Christ a souffert au jardin des OUviers, au point qu'il s'est plaint dou- loureusement, qu'il a demandé à ses Apôtres de sou- tenir son cœur en détresse : Sustinete hic et vigilate mrcu7n\ au p ânt qu'il s'est affaissé dans les larmes et dans le sang, au point qu'il a été tenté de re- pousser par un geste instinctif la coupe abominable qui lui était offerte, au point de faire entendre une des prières les plus émouvantes qu'ait retenues le monde, mais il est demeuré maître de son angoisse. Ce qui le prouve, c'est que d'abord il a constam- ment mêlé à sa supplication la protestation de son obéissance. Pendant que la chair aux abois gémit : Père, si c'est possible, que ce calice s'éloigne de moi-, l'âme triomphante se jette au-devant de la torture et crie : que votre volonté soit faite ^. Ce qui le prouve, c'est que, à plusieurs reprises, le Maître se redressa, et se ravissant à son agonie, alla veiller sur ses dis- ciples distraits et endormis; ce qui le prouve, enfin, c'est que, prenant cette coupe immense, cette coupe écœurante pour laquelle il éprouvait un indicible dégoût, il en épuisa jusqu'à la lie immonde, et quand l'ange descendit, ce ne fut pas pour soutenir san âme, ce fut pour empêcher de succomber une chair qui n'est pas faite pour de pareils ébranlements.

1. s. MaUh., XXVI, 38.

2. Ibid., XXVI, 39.

3. Ibi'l, XXVI, 42.

342 LA VERTU.

Certes, Jésus-Christ ne fut insensible ni à la trahison de Judas, ui à l'abandon des Apôtres, ni au renie- ment de Pierre, ni aux outrages des soldats et des valets, ni aux coups de la flagellation, ni aux cruautés des épines, ni aux cris de haine qui s'élevaient contre lui du Sanhédrin et du Prétoire, du peuple et des princes; la tradition rapporte même que trois fois ses forces défaillirent sur le chemin du Calvaire ; en tout cas, on fut contraint de féclamer le secours de Simon de Cyrène pour porter la croix. Mais rétracta- t-il un seul de ses principes? Abandonna- t-il un seul de ses titres? Ne continua-t-il pas à se poser avec plus de netteté que jamais comme Messie, comme Roi, comme Fils de Dieu? Ne se proclama-t-il pas en y mettant une solennité auguste le Juge des vivants et des morts? Le vltes-vous perdre contenance, soit au mo- ment où Judas quitta la salle du festin pour aller le trahir, soit à l'heure de son arrestation, soit au cours de ses interrogatoires ou de ses comparutions devant les tribunaux? Quel contraste entre les emporte- ments de Caïphe, les agitations de Pilate, les cris de la multitude, les contradictions des faux témoins et la sérénité du Maître dont le silence impressionne tous ceux qui assistent A ce procès inouï, dont les paroles retentissent lentes, graves, pleines d'une au- torité à laquelle personne ne peut se soustraire! Aucune de ces précipitations qui entraînent les âmes que la crainte trouble, aucun de ces retours que la lassitude et le découragement inspirent, aucune de

CINQUIÈME INSTRUCTION. 343

CCS protestations, de ces violences qui sont le signe d'un cœur bouleversé; quand il entre au tiibuiicil, quand il sort du Prétoire, il se domine lui-même, et il domine [)ar la puissance de son regard la h;iine de ses ennemis et la férocité des passions humaines. A mesure que les sonllrances se multiplient, que la douleur devient plus cuisante, on dirait que sa pos- session de lui-même et sa fermeté grandissent. Des esprits superficiels croiraient qu'au jardin des Oli- viers il hésite, mais en face des juges, des bour- reaux, de la croix, son extérieur même exprime la souveraineté qu'exerce sa volonté sur sa souffrance. Voyez-le paraissant pour la seconde fois devant Pi- late. Le Maître est revêtu d'un manteau d'écarlate, sa tête est déchirée par la couronne d'épines, sa face sacrée porte encore la trace empourprée des soufflets, son corps que l'on vient de flageller n'est plus qu'une plaie sanglante, les cris de haine et de mort reten- tissent : Critcifîez-le! Crucifiez-le^ ! Le préteur inter- roge le Prophète : D'où es-tu? Jésus garde le silence. Pilate reprend : Pourquoi ne parles-tu pas? Tgnores- tu que j'ai le pouvoir de te délivrer et le pouvoir de te crucifier? Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir, s'il ne t'avait été donné d'en haut, répond Jésus avec autant de sagesse que de tranquillité 2.

Le voilà sous l'instrument de son supplice, et au pied de la montagne il va mourir; de pauvres

1. s. MaUh.. XXVII, 23.

2. S. Jean, xix, 9, 10, 11.

344 LA VERTU.

femmes se lamentent sur le chemin : « Ne pleurez pas sur moi, filles de Jérusalem, murmure Jésus, mais pleurez sur vous ^ . »

Le voilà enfin attaché au gibet. Les auteurs nous ont laissé du supplice de la croix des peintures qui font frissonner. Les blessures des pieds et des mains, la rupture des nerfs, des muscles, des vaisseaux, la perte du sang-, la fièvre, la soif faisaient de cette tor- ture une invention infernale : teierriinum suppll- cium. Au supplice physique se venait joindre tout ce que la douleur morale peut ajouter de plus cruel. Les princes et les pharisiens levaient vers le Pro- phète leurs regards haineux et triomphants, le peuple et lis soldats l'injuriaient et le raillaient, les bandits même pendus à ses côtés recueillaient leurs forces suprôm»^s pour lui jeter des outrages. Pais la nature s'émut et parut prendre le parti des bourreaux contre l'innocente victime : le soleil se voila la face, la terre trembla, les pierres se brisèrent; d'après plusieurs saints les démons se déchanièrent dans la nuit, leurs ailes ténébreuses flagellèrent le corps du Maître, leurs regards méchants le défièrent, ils formèrent autour du mourant des rondes sinistres. Jésus enten- dait leurs ricanements comme les agonisants oubliés dans les sillons entendent le cri des oiseaux de proie. Du moins, si le ciel s'était ouvert sur la tète de Jésus,

1. S. Luc, XXIII, 28.

CINQUIEME INSTKUCTION. O 10

mais le ciel était fermé et Dieu se taisait! Il y avait dans cette agonie quelque chose du tourment de l'enfer, car toutes les créatures s'étaient entendues pour tourmenter le Maître, et le Créateur se dérobait et même accablait sous ses coups celui qui s'était fait la rançon de nos crimes. Dans cette solitude effroyable du cœur, dans cet abandonnement universel, Jésus demeure dans une paix inaltérable, il prie avec une suavité infinie pour ses bourreaux : Père, 'pardonnez- leiw, ils ne savent ce qu'ils font^. 11 écoute la requête du compagnon de sa mort, comme un roi sur son trône écoute les suppliques de ses sujets, il y fait droit et promet le bonheur au larron; il pourvoit à l'avenir de sa mère et de ses amis. Il est vrai que deux fois, pour prouver qu'il n'est point miraculeu- semeut impassible et que la douleur continue son œuvre cruelle, le supplicié pousse deux cris, l'un qui exprime son angoisse physique : J'ai soif; l'autre qui traduit son angoisse morale : Mon Dieu, inon Dieu, pourquoi m'avez-i'ous abandonné'^\ mais im- médiatement, afin de montrer à tous qu'il n'a point perdu son empire sur lui-même, qu'il reste maître de ses pensées comme de son cœur et de sa vie, il prend entre ses mains toute son âme et la remet aux mains de son Père.

1. s. Luc, XXIII, 34.

2. s. Marc, xv, 34.

346 LA VERTU.

Ainsi, d'un bout à Fautre de 8a Passion, Jésus so tient au plus sublime sommet de la vertu, sans fana- tisme, sans enthousiasme maladif. Quand ils ont été héroïques un instant, les hommes ont épuisé toute leur vertu. Jésus-Christ est héroïque d'une manière continue; ce n'est que par un élan total que les hommes, sortant de leur misère, montent à cette grandeur, c'est tout d'un coup, sans effort, que Notre- Seigneur s'élève au dernier degré de la justice, de la tempérance, de l'amour, et qu'il y demeure comme dans son atmosphère naturelle. Toutes les vertus ont établi en lui leur demeure et chacune d'elles a été portée à sa perfection suprême. Il est doux jusqu'à souffrir sans s'irriter, jusqu'à pardonner à Pierre et donner à Judas le baiser de la tendresse; il est fier jusqu'à garder un silence royal devant le scepticisme d'IIérode, et une majesté surhumaine devant Caïphe et Pilate ; il est prudent jusqu'à ne négliger aucun des moyens capables de sauver le monde, de glo- rifier son Père; il est sincère jusqu'à maintenir la vérité dans toute son ampleur et dans son intégrale beauté; il est sensible : vous ne trouverez pas d'im- passibilité dans son regard, la lâcheté de l'amitié qui trahit le navre, l'amertume infâme du calice le dé- goûte, sur la route bordée de malédictions et de haines la douleur des saintes femmes l'attendrit, la

CINQUIÈME INSTKUCTION. 347

passion de sa mère et de son apôtre retentit en lui en traits acérés, tout le long du drame il apparaît dans la délicatesse émouvante de sa sensibilité ; pour- tant, il est fort, rien ne réduit son courage, rien no démonte son âme : il est plongé dans un déluge de maux et il garde l'empire sur ses pensées et sur sa sérénité. Il est pur et jamais la honte de nos fan- tômes et de nos désirs n"a effleuré sa conscience, mais il aime ardemment, par-dessus tout, il aime. Plus son souffle devient précieux et plus il passe en amour; il aime non point par désir de la gloire, c'est la prostitution du sentiment et la simonie du cœur, il aime parce qu'il lui est doux de se livrer à nous, de nous vouloir et de nous faire du bien. Il aime ar- demment, et pourtant il aime avec ordre et avec sa- gesse. A tous il donne sa bienveillance et son pardon: aux petits et au peuple appartiennent ses préférences; à Pierre, à Jean, à Marie, la fleur de sa sollicitude et de sa tendresse; à son Père tout le parfum de son cœur brisé dans la mort et consumé dans l'holo- causte de l'adoration. J'ai cherché un mot qui son- nât faux, un sentiment qui prêtât à l'équivoque, je ne l'ai pas trouvé. Ceux qui ont voulu défigurer son visage, déshonorer sa vie, se sont contredits eux- mêmes comme les témoins misérables de son procès, ce qu'ils ont concédé de sa perfection a détruit ce qu'il y avait de mensonger daps leurs calomnies, et la rage de Gelse, de Julien, d'Arius n'ont servi qu'à mettre en un plus riche relief son ineffable beauté.

348 LA VEUTU.

J'ai fïni, Messieurs. Peintre malheureux, je n'ai pu vous montrer la splendeur du visage du Christ; mu- sicien impuissant, j'ai essayé en vain de faire arriver jusqu'à vos oreilles l'écho de sa voix divine; sculpteur sans génie, j'ai douloureusement échoué quand j'ai voulu tracer les lignes et les trails de sa beauté. Qui donc est-il pour que la réalité soit plus sublime que l'idéal? Il est la Vertu qui se rit des obstacles accu- mulés par le monde et par les siècles, la Vertu qui se joue par un acte éternel de vigueur au sein du Très-Haut, la Vertu qui s'est incarnée et a transpiré, par l'effet d'un mystère insondable, à travers l'infir- mité de la vie humaine et les angoisses de la mort. 0 Lumière, ô Sagesse, ô Beauté, ô Justice, ô Douceur, ô Force, ô Tendresse, ton visage me ravit, ta voix m'enchante, le souffle de ton âme embaume la mienne, ton énergie ressuscite mon courage, ta sua- vité berce mes chagrins, endort mes soucis. En ta présence je sors de moi-même, mais ma langue im- puissante succombe et mon sentiment défaille.

Tibi se cor meum totum subjicit Quia te conlemplans totum déficit.

Au retour anniversaire de ce jour dont se sou- viendront toujours les collines de Judée, les astres des cieux, les rochers impassibles, les poussières du temple et les âmes des hommes, que te dirai-je, /) Christ? Il n'y a qu'un mot qui vaille quelque chose dans le langage mortel : qu'il monte vers toi, plein

CIXQUIKME INSTRUCTION. 349

de ce qu'il y a de plus lumineux dans ma pensée, de plus pur dans mon sentiment, de plus vivant dans les fibres de mon cœur! Je t'aime. Je t'aime et je voudrais te le prouver par des arguments dont personne ne pût nier la force invincible, comme tu m'as prouvé la vérité de ton intérêt pour moi et de ta charité. Demande à mes veines leur meilleur sang, à mon intelligence son effort le plus intense, à mon affection sa flamme la plus immaculée, à mon être sa vie. Tu es si grand que je suis fier de t'ap- partenir, tu es si bon que mon ambition est de re- mettre mon âme entre tes mains. Mais bien que je n'aie plus l'illusion de croire à la valeur du monde, bien que les jours ne sont plus je tentais de me tromper moi-même, que souvent je pleure devant la vanité de ce qui est fini, que je me sache trop grand pour me contenter du néant; je sens que ma vertu est trop infirme pour atteindre ta perfection, pour te rendre par des actes l'hommage qui t'appartient, pour te suivre dans les rudes et nobles chemins que lu m'as tracés. Je t'en supplie à deux genoux, ô Créa- teur des consciences, ô Rénovateur des désirs, dilate mon âme, donne à mon affection des proportions nouvelles, anime et purifie la flamme de ma pas- sion, fais de moi un saint et un dieu. Quand tu l'auras élargi à l'infini, sans en garder une goutte, je briserai à tes pieds et avec transport le va^e devenu glorieux de mon amour. Ainsi soit-il

ALLOCUTION

POUR LA COMMUNION GÉNÉRALE DES HOMMES

DIMANCHE DE PAQUES

LE BANQUET DES VERTUS

LA SAINTE EUCHARISTIE

SOMMAIRE

Saint Paul au milieu de la tempùle sur les côtes de Crète. Nécessité des vertus divines. Eucharistie, source de ces vertus (p. 355-356).

I

a) Influence sur nous des sociétés que nous fréquentons. Cette influence se mesure à la grandeur de l'être que nous fréquentons (p. 356-357). b) Commerce certain de l'âme avec J.-C. par l'inter- médiaire de l'Eucharistie (p. 357-358). c) Action de J.-C. 3ur les âmes, lièdes, pécheresses, etc. (p. 358-351)). d) L'Eucharistie continue cette action sanctificatrice sur les individus et sur les nations (p. 359- 361).

II

a) L'influence d'un être sur nous dépend de l'intimité de notre commerce avec lui : exemple des Apôtres (p. 361-362). b) Intimité des relations des fidèles avec Jésus dons l'Eucharistie (p. 362-303).

Exhortation à demeurer dans la société de Jésus-Christ(p. 303-364).

VERTU 'iSf.

ALLOCUTION

POUR LA COMMUNION GÉNÉRALE DES HOMMES

DIMANCHE DE PAQUES

LE BANQUEir DES VERTUS

LA SAINTE EUCHARISTIE

« Rogo vos accipere ciburn pro salute vestra... Animaequiores autem facti, oui' nés et ipsi sumpserunt cibum. » Act., xxvii, 34-36.

« Je vous engage à manger, car cela im- porte à votre salut... Et tous, reprenant cou- rage, se mirent à manger. »

Messieurs,

Saint Paul, se rendant de Césarée à Rome avec deux cent soixante compagnons, fut surpris sur les côtes de Crète par une \iolente tempête. Pendant plusieurs jours, ni le soleil, ni les étoiles ne se mon- trèrent, la mer continua de faire rage : tout espoir peu à peu s'évanouit. La quatorzième nuit l'Apôtre exhorta tout le monde à prendre de la nourriture... Je vous engage, dit-il, à manger, car cela importe à votre salut; aucun de vous ne perdra un cheveu

356 LA VERTU.

de sa tête. Ayant ainsi parlé, il prit du pain, et après avoir rendu grâces à Dieu devant tous, il le rompit et se mit à manger. Et tous reprirent courage et mangèrent aussi K Au terme de cette cérémonie émouvante, qui prouve à quelles profondeurs la foi chrétienne est -enracinée dans l'âme française, à la veille de jours troublés dont nous ne savons pas s'ils seront de réconciliation nationale ou de haine, de sang ou de gloire, de mort ou de vie, l'Église vous a invités à vous asseoir à son banquet, afin que re- prenant du cœur et des forces vous soyez, par vos vertus, à la hauteur des événements qui se préparent, des combats qui s'imposeront peut-ôtre, des sacri- fices qui seront demandés. C'est par la divinité de leurs vertus, en effet, que les fidèles commandent aux temps et aux générations : or l'Eucharistie, en nous faisant asseoir dans la société du Christ et à s:i table, assure à nos vertus une perfection et une transfiguration qui les rendent, si nous le voulons, inébranlables et en même temps capables des actes les plus féconds.

I

Nous subisî^ons tous l'influence de la société que nous fréquentons : nous nous imprégnons de son esprit et de ses idées, nous entrons dans ses cntre-

1. Actes, x.xvii.

ALLOCUTION. 357

prises et dans ses sentiments; nul n'échappe com- plètement à l'empire du milieu dans lequel il vit. C'est pourquoi Dieu nous invite d'une manière si pressante à rechercher la compagnie des saints qui rend bon, à éviter la compagnie des méchants qui rend pervers. L'action des hommes sur nous dépend d'abord du prestige qu'ils exercent par leur valeur. Or la Sainte Eucharistie nous met en un rapport certain avec l'Être qui a obtenu le plus de succès auprès des Ames : Jésus-Christ. Notre foi nous ensei- gne que le Fils de Dieu est présent sur nos autels, non pas comme une chimère ou un fantôme que notre imagination construit, comme un souvenir que notre mémoire rappelle, comme un objet que notre esprit évoque, mais comme une substance indépen- dante de notre imagination, de notre mémoire, de notre foi, de notre existence même. L'Église nie que le Sauveur soit dans le sacrement comme l'original dans le portrait qui lai ressemble, comme la réalité dans le signe qui la représente, comme l'arfiste dans l'œuvre dont il est le créateur, elle confesse que la Divinité, non par un symbole, non par une image, mais par elle-même habite nos tabernacles. Nous proclamons que Dieu est présent dans l'Eucharistie par sa vertu, qui atteint l'essence et l'action de tout être; mais avant d'y être par sa vertu, il y est par sa nature , par sa personnalité , par sa propre sub- stance : Vo'ej realiter, substantialiter K Par consé-

1. Concile de TreiUe, Sess. XIII, Can. 1.

358 LA VERTU.

quent nos temples sont habités par un être réel, vivant; quand nous y entrons, nous ne sommes point seuls, mais nous pénétrons clans la société de Jésus- Christ, nous nous entretenons avec lui, nous l'inter- pellons comme jadis l'interpellaient en Galilée les infirmes et les malheureux.

Or, nul n'a exercé un empire comparable à celui du Sauveur sur la race humaine. Personne ne s'est approché de lui qui n'ait senti le besoin de de- venir bon et saint. Les âmes terrestres des Apôtres, dès quelles eurent entendu les accents de sa voix, quittèrent leurs fdets et leurs vulgaires soucis pour s'attacher à l'idéal qui leur avait apparu; les publi- cains si passionnés pour lelucre s'éprirent de justice et de miséricorde au contact du Sauveur : « Seigneur, disait Zachée au Prophète assis dans sa maison, je donne la moitié de mes biens aux pauvres, et pour tout le tort que j'ai fait, je rends le quadruple ^ » Quand Jésus quitta Jéricho, le pécheur était devenu un véritable enfant d'Abraham. Les cœurs les plus sensuels rentraient dans une atmosphère àe pureté; lorsqu'ils rencontraient le Christ, toute la flamme qu'ils avaient prostituée dans les aCfections de la chair se retournait vers le bien. Les tempéraments les plus froids et les plus défiants s'échauffaient en sa conversation : les pèlerins d'Emmaiis découragés et déçus ne trouvent que des mots de lassitude et d'in-

1. s. Luc, XIX, 8.

ALLOCUTION. 359

crédulité; dès que le divin Ressuscité ouvre laboucho, un feu mystérieux embrase leur poitrine et met de l'ardeur dans leurs sentiments. Les caractères faibles se forment à l'énergie, les malheureux Galiléens, que les menaces d'une servante faisaient trembler de peur, apprennent à braver les souffrances et les supplices.

Donc la société du Christ exerçait sur la naissance et sur le progrès d^es vertus dans les consciences une action infiniment efficace; un mot tombé des lèvres du Fils de Dieu, un regard, suffisaient à retourner les cœurs et à les attacher au bien,

L'Eucharistie continue cette influence salutaire. Un courant mystérieux émane de nos tabernacles, se répand,' dans les pensées, dans les affections, s'empare, pour les purifier et les élever, des décisions et des vauloirs. Qui d'entre vous est entré ici, sans éprouver le regret d'avair mal fait, le désir de revenir au devoir? Quelle puissance nous saisit tout d'un coup, dans la solitude et le silence du temple, émeut notre âme, change en un instant la direction de notre vie? Que de transfigurations se sont opérées sous ces voûtes et sous ces arceaux ! Que de larmes sanctificatrices ont trempé ces dalles! D'où nous viennent ces transports soudains? Est-ce du spectacle de cette nef grandiose? Non, Messieurs, car le même phénomène se renouvelle dans les plus humbles sanctuaires, l'on est remué dans les édifices de terre et de chaume comme dans les basi- Kques éternelles. Celui qui travaille les consciences,

360 LA VERTU.

en touche les profondeurs, en répare les brèches, en transforme les élans, c'est Jésus-Christ réellement présent dans les calices et dans les ciboires. Tout à coup son regard s'arrête sur nous, sa voix retentit à nos oreilles, nous montons dans un monde meilleur, nous suivons les pas bénis de celui qui nous entraîne en nous parlant. Si nous prolongeons nos entretiens avec lui dans le recueillement et l'attention, à mesure que ce doux commerce se continue, notre vie inté- rieure se ranime, ses ardeurs s'exaltent, et après ces colloques nous sortons de la maison de Dieu avec une àme rajeunie et réconfortée. Du temple, l'action de l'Eucharistie s'étend aux populations et aux cités. Si bas que tombent les nations baptisées, elles ne peu- vent se soustraire à une autorité qui les a impression- nées jusque dans les derniers replis de leurs entrailles. C'est le passage du Christ qui les a ainsi profondément sanctifiées, c'est la présence eucharistique qui per- pétue le règne des vertus au sein des villes et des bourgades; de l'autel il réside, il défend les âmes contre le mal, et les familles contre la corruption et la décadence. Quand il passe auprès des demeures, quand il pénètre dans les foyers, il émeut les cœurs d'une manière aussi réelle qu'invisible et les pousse dans les voies du progrès et de la perfection. On a dit que nos églises seraient bientôt fermées et que nos tabernacles resteraient vides. Messieurs, je ne crois pas que nous en arrivions à cet excès d'impiété, je ne crois pas que les hommes les plus acharnés contre

ALLOCUTION. 361

Dieu se risquent à provoquer à ce point la France chrétienne, malgré tout, l'espérance domine nos ap- préhensions et nos douleurs; mais si jamais la Provi- dence permettait un pareil scandale et de pareils attentats, si, par impossible, le Christ de l'Eucharistie cessait d'habiter parmi nous, on verrait bientôt la justice et la fraternité, la pudeur et la force céder à l'iniquité et à la haine, à la licence et à la lâcheté, car malheur au peuple qui n'a pas de temple ! malheur au temple qui n'a pas d'Eucharistie I

n

L'influence d'un être sur un autre dépend , en second lieu, de l'intimité de leur commerce. Sans doute un regard, un signe, un mot venus du Sauveur modi- fiaient les pensées et les sentiments, mais plus on s'attachait à ses pas, plus on était initié aux secrets de sa vie et de son cœur, plus on avançait dans la voie de la sainteté. Les Apôtres qui parlagèrent ses journées, qui assistèrent au spectacle de ses œuvres, qui reçurent les incessantes confidences de son âme, s'élevèrent graduellement dans les sphères de la perfection. Il y avait une communication ininterrompue de la vertu du Maitre à la conscience des disciples; l'esprit, la volonté du Fils de Dieu imprégnaient peu à peu les idées et les aspirations des Galiléens. Au moment de

362 LA VBRTB.

la Passion le travail n'était pas achevé, mais quelle transformation pourtant s'était déjà opérée!

Dans la sainte communion, le commerce du chré- tien avec le Christ est d'une intimité unique. Du taber- nacle, du ciboire et du calice, le pain de vie passe sur nos lèvres; il nous est permis d'entrer dans cette fami- liarité étrange avec Jésus, de le traiter comme le breu- vag-e et l'aliment qu« nous buvons et que no«s man- geons. Denos lèvresil descend dansnos entrailles, c'est dire qu'il est présent en nous, que nous l'emportons avec nous, qu'il ne fait pour ainsi dire qu'un avec nous. Du corps il vient aux portes de l'âme, il y pénètre, car il entend pousser l'amitié jusque-là, demeurer au sanctuaire frémissant de nos affections et de nos pen- sées, s'asseoir la plus haute vie s'exalte et s'épa- nouit, y agir et y tpavailler. Ainsi l'âme de l'homme est tout enveloppée, toute imprégnée de l'âme du Christ; de cette étreinte mystique la volonté sort trempée d'énergie nouvelle et prête aux entreprises les plus généreuses. N'est-ce pas l'impression que vous éprouvez en ce moment? Ne sentez-vous pas qu'une force surnaturelle vous a saisis au dedans, votre esprit n'est-il pas, au moment je vous parle, ouvert à la noblesse des idées? Votre sentiment n'est-il pas accessible aux desseins de grandeur, de bonté, de justice, de pureté? Comme vous êtes loin des émo- tions vulgaires, des préoccupations terrestres qui d'or- dinaire sollicitent l'attention de notre Face! Gomme

ALLOCUTION. 363

les puissances régénérées s'inclinent maintenant vers les actions persévérantes et fécondes! C'est que, Mes- sieurs, Notre-Seigneur a touché les fibres de votre liberté, de votre conscience, de votre volonté ; c'est que toutes les nobles facultés qui sont en vous se sont abreuvées à la source même de la vie morale.

Laissez, je vous en prie, touteautorité en votre âme à celui qui est le Créateur et le Régénérateur des vertus ; abandonnez-vous à lui; permettez-lui de vous pétrir de bonté, de répandre en vous des trésors d'énergie, d'assurer à votre foi la solidité contre laquelle vien- nent se briser les eflbrts de la fausse sagesse, à votre espérance l'essor que n'arrêtent ni les déceptions, ni les chagrins, à votre charité cette fermeté qui résiste aux tentations du siècle et aux assauts de l'enfer. En ce moment, vous êtes si tendrement unis au Christ, vous vous sentez à la fois si émus, si heureux, si dis- posés à vous conduire chrétiennement ! demeurez dans la société du Maître, afin que sans cesse réconfortés par sa présence, par l'autorité de sa conversation et de sa grâce, vous apparaissiez au monde ornés des perfections évangéliques; chastes et ardents dans vos affections; justes dans vos relations avec vos frères; prudents dans la sagesse et dans la vérité, forts par votre patience à supporter la souffrance, par votre initiative généreuse dans l'action. Vous avez devant vous un immense champ de travail. Il ne nous est point permis de prendre rang parmi ceux qui pensent que, sur la terre, le bien doit toujours être vaincu,

364 LA VERTU.

nous sommes obligés d'aspirer au règne de la justice sur les générations. Mais le triomphe de la justice dépend de la vigueur de notre action, la vigueur de notre action dépend de la qualité de nos vertus, la supériorité de nos vertus dépend de l'intimité de notre commerce avec Dieu. Demeurez donc en sa société, et sous ses inspirations vos àmcs affermies contribueront à assurer de meilleurs jours à la religion , mère des vertus en même temps que de la paix et de la liberlé. Ainsi soit-il.

APPENDICES

PRINCIPAUX AUTEURS CONSULTÉS

PREMIÈRE CONFÉRENCE

L'EXCELLENCE DE LA VERTU

Saint Thomas. I* II*, q. xliv-li ; lv; lxiii, art. 1 ; De Virtutibus, q. i ; III Sentent., xxiii, 1 ; De Verit., XX, 2, etc.

Albert le Grand. 1 Ethic, ix ; De Prsedicani., V, 1-2-3.

Capreolus. III Sentent., xxiii, 1.

Cajetan. P II"*, loc. cit., q. lxxi, art. i.

Salmanticenses. I* II*, q. lv. D. P; q. lvi. D. 2^ q. LXXI, D. 1-2-3.

Jean de Saint-Thomas. I*IP, q. xlix-i.vi. Disp., 13-14.

Suarez. I* II", Ibid.

Saint Augustin. VIII Confess., v; inPsalm. cvi, 5.

Tertullien. Apolog., 17. De SpectacuL, i.

Klein. Vie du P. Hecker.

Maignen. Le Père Heckei' est-il un saint?

Brunetière. Préface à la Croyance de Bal four.

LÉON XIII. Lettre au Card. Gibbons, 22 janv. 1899.

DEUXIEME CONFERENCE

LES VERTUS INTELLECTUELLES I. La science

Saint Augustin. VI Confessions, iv; I SoliL, t, 2; I Retract., iv; xxii. Cité de Dieu, xix.

Saint Thomas. I* P., q. lxxxiv, i. I* II*, liv.

De Verit., iv, 5 ; x, 6 ; xv, 2, 3""". I Post. Analyt.

II Ethic, IV. I Corinth., viii, 1.

Cajetan. r II", q. LIV, art. 4.

Platon. Cratyle.

PoiNCAnÉ. La valeur de la science. La science et l'hypothèse.

Claude Bernard. Introduction à l'étude de la mé- decine expérimentale.

Payot. La Croyance.

Mercier. Critériologie. Psychologie f 3™* Partie.

Logique .

R. P. ScHWALM. Le Dogmatisme du cœur et celui de l'esprit [Revue thomiste, nov. 1898).

Card. Gonzalez. Histoire de la philosophie,

Brunetière. Introduction aux Bases de la Croyance de Balfour.

TROISIÈME CONFÉRENCE

LES VERTUS INTELLECTUELLES II. L'art

Saint Augustin. De Musicd, vi, 38.

Saint Thomas. VI Ethic, Lect. III. Ad Roma- nos, viii, 4. 11=^, q. l, lvi-lviii.

C A JET AN. Ibid.

Albert le Grand. De Appi-ekensione, vu, 21-22. I Ethic, m, 2 ; vi-ii, 5-8.

BossuET. Elévations sur las mijstères, 2®, 7®, 4* et semaines. Conti-ovei-ses avec les Protestants.

Connaissance de Dieu et de soi-même, i, 15.

P. André. Essai sur le Beau.

GuizoT. Etudes sur les tragédies de Shakespeare.

Taine. Philosophie de l'art. Voyage en Italie.

Histoire de la littérature anglaise. Lamennais. De l'Art et du Beau. Em. Ollivier. Michel- Ange. Camille Bellaigue. Etudes musicales.

EuG. Guillaume. Etudes d'art antique et moderne. .\t,puoNSE Germain. Le sentiment de l'Art. F.UG. Fromentin. Les Maîtres d'autrefois. GouNOD» Mémoires d'un artiste.

VEUTU. 24

370 APPENDICES.

Lechalas. Etudes esthétiques.

Sbailles. Essai sur le génie dans l'Art.

Brunetière. L'Art et la morale.

Paulhax. L' Immoralité de l'art. Revue philo- soph., déc. 1904.

Robert de la Sizeranxe, Le miroir de la vie.

Charles Blanc. Grammaire des arts du dessin.

Charles Lévèque. La Science du Beau.

QUATRIÈME CONFÉRENCE

LES VERTUS MORALES

Saint Thomas. l'IP, (j. l-li; lvi-lxi ; lxiii-lxvi,

Lxxvii, 2. De Virtiitibus, i, 5; De Maîo, m, 0,

Cajetan. Ibid.

Jean de Saint-Thomas. Ibid.

Salmanticenses. 1* II*, Ibid. Tract., 12. Disp., 2-3-4,

Gonet. Tract., IV. Disp., 2-5.

Capreolus. III Sent. Diat. xxxvi, q. i.

BossuET. Connaissance de Dieu et de soi-même, eh. Jt, païF, XIX.

Lacordaire. Conférences de Toulouse. Confé- renées de PfQtre-Dame, 1844.

Platon. Ménon.

CINQUIEME CONFERENCE

LES VERTUS DIVINES I. Les vertus théologales

Saint Augustin. De Doclrind Chrisfiand, i, 37 40.

Saîxt Thomas. 1" H*, li, 4; lvi, 6; lxh-lxiii, 3-4; Lxvi-Lxvii. II' II*, XVII, G. 1 Corinî. lecl.^ 2-4. De ViriuLibus, i, 5, ad 11"-", 12"™. —111 Sent., XXIII, I, 4, 3; XXVI, ii, 3, 1. De Veritate, xiv, ii, 9.

Cajetan, I' 11*, loc. cit.

Jean de Saint-Thomas. Ibid.

Capreolus. III Sent. Dist., xxiv-xxx.

Salmanticenses. I* II*, loc. cit.

P. Froget. De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes.

Lacordaire. Conférence<i de Toulouse. Confé- rences de Notre-Dame, 1844.

Léon Xlll. Lettre au Car à. Gibbons.

BossuET. Œuvres sur le quiétisnie,

Mg"" Gay. De la vie et des vertus chrétiennes,

Platon. Eutrjphron.

SIXIEME CONFÉRENCE

LES VERTUS DIVINES II. Les dons du S. -Esprit

AjiiSTOTE. VIII Ethic, I.

Platon. Apologie de Socrate. lin. Ion. Thea- gès (fin).

Saint Augustin. XII Coiifes., 6, 10. Sermo, 248, 4. SermOj 250, 3, etc., etc.

Teiitullien, De Prxscript. Adi'ora's Mar'cio- nem, lib. V.

Saint Thomas. l' II'*, q. lxviii-lxx; W\\^,passim; elc, etc.

Cajetan. Ibid.

Jean de Saint-Tiiomas. Ibid., Disp. xviii.

Salmanticenses. I* II", Arbor Prsedicamentalis çirtutum.

R. P. Froget. De l'habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes.

Valgouneka. Q. m. Disp. ii.

R. P. Meynard. Traite de la Vie intérieure.

Léon XIII. Encyclique : Divinuni illnd munus, 9 mai 1897.

n

NOTES EXPLICATIVES

SUR

LES CONFÉRENCES

APPENDICES. 377

PREMIÈRE CONFÉRENCE NOTE 1, p. U.

Saint Thomas, avec sa profondeur habituelle, rattache sa théorie sur les rapports de la vertu avec la nature, à la doc- trine générale d'Aristote sur réduction des formes. Après avoir exclu les deux opinions extrêmes : l'une qui prétend que toutes les formes sont dans la matière, l'autre qu'elles proviennent entièrement de l'extérieur, le saint docteur se prononce pour, une idée intermédiaire qui fait jaillir les for- mes corporelles en partie de la matière dont elles sont la forme, en partie de l'agent extérieur qui réduit à l'acte des perfections qui n'étaient qu'en puissance.

Vis-à-vis de la vertu, la nature joue un rôle analogue à celui de la matière vis-à-vis de la forme ; elle contient les germes de la vertu, mais il faut qu'elle soit travaillée par un agent, pour que ces germes se développent. Que l'on considère, en effet, l'homme dans son corps ou dans son âme, dans son tempérament spécifique ou individuel, on trouve en lui des tendances au bien et comme une ébauche de vertu. Au point de vue du corps et de l'individu, chacun de nous, en naissant et par suite de l'hérédité, apporte des dispositions à telle ou telle vertu, à la science, à l'art, à la force, à la tempérance. Au point de vue de l'âme et de la constitution spécifique, nous connaissons, dès que notre raison s'éveille, les pre- miers principes spéculatifs ou pratiques qui nous guident dans la recherche du vrai et du bien, de plus, il y a dans la volonté un penchant à aimer le bien conforme à la raison. Il y a donc en nous des semences de vertus, qu'il dépend de nous de cultiver. Les Manichéens, les Protestants, les Jansé- nistes etc., ont en conséquence gravement erré quand ils ont affirmé une hostilité radicale entre les penchants de la nature et les exigences de la vertu (I* II*, q. 63, art. I).

Bien que le péché originel et les fautes des générations aient diminué notre inclination au bien, cette inclination n'a point été anéantie, il reste de l'œuvre de Dieu un fonds de grandeur que nulle puissance n'a pu détruire. Sans compter que le Christ a restauré la nature humaine, et que nos pères, travaillés victorieusement par la grâce, nous ont transmis un

378 LA VERTU*

sang meilleur parce qu'il était chrétien, il n'est nullement nécessaire, sous prétexto de réfuter les Pélagiens et les Phi- losophes du dix-huitième siècle, lesquels exagéraient les qua- lités de la nature et niaient ses perversités, de se jeter dans un autre extrême. S'il est faux, comme l'a dit Rousseau, que le vice et l'erreur s'introduisent uniquement du dehors, il n'est pas moins faux de soutenir que tout le bien vient en nous de l'extérieur: S'il nous est impossible d'avoir pour la bonté originelle do l'homme, l'enthousiasme de Jean-Jacques, il ne nous est pas moins interdit d'ulfecter pour la créature qui après tout, au milieu de ses déchéances, demeure raisonnable et libre, le mépris qu'affecte le pessimisme. Nous ne saurions donc admettre le sombre tableau qu'a trace Taine, de la vie humaine. 11 n'est pas vrai que l'homme soit fou et comme fatalement livré à Y hallucination, au déliré, à la monontanie, que la raison ait une influence si petite dans la direction de nos actes. Il est bien sûr que l'homme n'est pas « un cousin éloigiié du singe », il ft'en est pas même « un animal très voisiri », notre fonds n'est pas fait exclusivement de brutalité, férocité. De même que le français n'est pas uniquement préoccupé de rire, de gambader, de polissonncr, de même l'homme n'est pas uniquement saisi par des instincts vio- lents et destructeurs.

11 est vrai que « l'âme immortelle engagée dans la chair a pour voix la conscience... »; qu' « à côté de l'amour-propre, il y a l'amour de l'ordre;... à côté de l'égoïsme,... la sympa- thie», etc., etc. en un mot que le bien et le mal sont en nous en gefme, mais que le bien y a de plus profondes racines que le mal. (Voyez Tainc, L'ancien régime, tome II®, 23^ édit., liv. m, eh. iii-iv).

Il n'est pas moins impossible de nous rallier, en cette ma- tière, aux idées beaucoup trop vagues d'ailleurs, beaucoup trop incomplètement définies de M. Brunetière. Ni Schopenhower, ni Darwin, ni Vigny n'ont p^ouvé que « la nature est immo- rale, foncièrement immorale,... immorale à ce point que toute morale n'est en unsens, et surtout à son origine, dans son pre- mier principe, qu'une réaction contre les leçons ou les conseils que la nature nous donne », si c'est une erreur dangereuse de vouloir fonder uniquement « la morale et l'espoir du progrès sur le développement des instincts naturels de l'hotnme », ce n'est pas une doctrine moins contestable de dire que l'on pourra édifier la morale sans s'appuyer sur certains ins-

APPENDICES. 379

tincts de la nalure. Saint Augustin a dit dans un sens juste- ment contraire au sens compris par M. Brunetière : « Tantœ narnqiie excellentirc est in comparatione pecoris liomo, ut vi- tium hominis sit nalura pvcoris » [De pbccato orif;inali, liber 46), ce qui ne signifie pas, comme semble le croire M. Brune- tière : la nature de l'homme est une nature de troupeau (saint Augustin ne dit pas natura hominis, natura pecoris], mais bien : ce qui est vice dans l'homme est nature dans les ani- maux.

D'ailleurs, le grand docteur invoqué par le courageux Aca- démicien, répète à chaque instant que le vice et le mal sont contraires à la nalure. « Omne quippe viiium, eo ipso que vitiuin est, contra naturam est. Si enim naturve non nocet, nec viliuni est; si autem quia nocet, ideo vitium est, ideo vi- tium est quia contra naturam est. » [Delib. Arbitrio, lib. III, 38). « Vitium naturœ quidem inerat, sed vitium natura non erat. » Je pourrais citer cent textes qui prouvent que ni saint Augustin, ni les maîtres catholiques, n'acceptent la théorie de M. Brunetière.

Il faut donc s'entendre et dire que la vertu contrarie les mauvais instincts de la nature, qu'elle développe les bons, autrement en arrachant l'ivraie, on arrache le bon grain, et en renversant les idoles, on brise la statue du vrai Dieu. (Voyez Brunetière, f' art et la morale, Les bases delacroyance de Balf'our, Introduction, etc.).

NOTE 2, p. 33.

Bossuet a commenté l'idée de Tertullien, et en même temps expliqué la double catégorie d'inclinations que chacun trouve en soi. Voici ses paroles, qui comme on le verra ne paraissent guère d'accord avec les doctrines que nous avons rappelées dans la note précédente. « Comme nous avons quelques incli- nations qui nous sont communes avec les animaux et qui res- sentent tout à fait la bassesse de cette demeure terrestre dans laquelle nous sommes captifs, aussi certes, en avons- nous d'autres d'une nature plus relevée, par lesquelles nous touchons de bien près aux intelligences célestes qui sont de- vant le trône de Dieu, chantant nuit et jour ses louanges

Les bienheureux esprits cherchent leur perfection ils trouvent leur origine...

380 LA VERTU.

« Ne croyons-nous pas que sitôt que nous sommes parve- nus à l'usage de la raison, je ne sais quelle inspiration dont nous ne connaissons pas l'origine, nous apprend à réclamer Dieu dans toutes les nécessités de la vie ?... Ce sentiment se remarque dans tous les peuples du monde dans lesquels il est resté quelques traces d'humanité, à cause qu'il n'est pas tant étudié qu'il est naturel, et qu'il naît dans nos âmes non tant par doctrine que par instinct. C'est une adoration, que les païens môme rendent, sans y penser, au vrai Dieu; c'est le christianisme de la nature, ou comme l'appelle Tertullien : « le témoignage de l'âme naturellement chrétienne », Tesii- monium animœ naturaliter christianse. (Sermon pour la Cir- concision).

NOTE 3, p. 3i.

La vertu est le triomphe de la raison, car la raison, selon le mot de saint Thomas, par la vertu prend possession d'elle- même et des appétits. Pour qu'une puissance, en effet, soil capable de remplir facilement une fonction qu'elle ne pouvait jusque-là remplir que dil'Ucilement, il est nécessaire qu'elle reçoive une perfection d'un agent supérieur, « Quia, disent les Carmes de Salamanque (tract. XII, disp. 1, dub. 3, 42), cts qunm habitas virluosus potcntix confert, non est ex ipsa potentia liabituata, sed ex alia supcriori, cujus liabilus est participatio, et ex cujus motione acquiritur. Et ideo D. Tho- mas, inf. q. 63, art. 2 ad 3, ait actus alicujus potentise non generare in ea habitant virtutis, nisi in quantum procédant ex altioribus principiis, quse sunt principia rationis. Si enini habitus vim quam superaddit potcntire hahituatœ, ab eadcm reciperet, frustra superadderetur : quia tota illa eminentius resideret in ipsa potentia utpote in proprio fonte quant in ejus participatione qaalis esset habitus. Ideo vero non addi- tur frustra, quia ex participatione potentise saj)erioris, cle- vatque potentiam habituatant in id quod vires ejus excedit...

« Ex quo principio, infert D. Th. cilata quxst. de cirtut. art 1 et 9, ncquc intellectum agenteni, neqae vires naturales ut nutritivam et augmentativam passe rccipere habitus virtu- tum, quia ille non habet potentiam superioreni, cujus vint participet, et istse nulli alteri potentiœ suhduntur, sed sant a natura omnino determinatse ad agcndum. E contra vero.

APPENDICES. 381

intelleclus possibills, vohinlns et appetitus sensitivus pos- sunt esse subjetta praedictorum Jiabituum, quia unumquod- que liabet potenliam sitperiorem a qua moveatur : intellectus possibilis ab agente, voluntas et appetitus a ratione : dum- que sxpe moventur, firmatur in eis talis motio per modum habitus, ita ut iste niliil aliud sit, nisi quœdam participatio et sigillatio potentise superioris inferiori impressa, per quam hsec elevata facile attingit quod illius proprium est. » (Vide D. Th., /oc. cit.).

Nous ne sommes point encore ici de l'avis de M. Bruue- tière qui en veut à la raison autant qu'à la nature et qui écnt : (( Que trouvera-t-on de rationnel encore dans la mo- rale et dans la politique? » Toute la philosophie humaine a soutenu justement le contraire, à savoir que la politique et la morale qui ne sont pas rationnelles sont perverses. Préface, Les Bases de la Croyance, p. xxi.

XOTE k, p. 42.

Les théologiens ont agité la question de savoir si la vertu concourt au perfectionnement de l'être, ou au perfectionne- ment du principe agissant. Les scolastiques ont répondu très justement que l'habitude dont nous nous occupons, « importât quamdam disposilioncm in ordine ad naiuram rei, et ad operationem vel finem ejus ». Elle rend l'être bon, et elle le rend capable de faire facilement le bien. « Volentes dicere quidquid in virtute est, dit Albert le Grand, in eo quod virius et forma est, dicimus quod ut est forma, bonum

facit habentem, et ut est virtus bonum reddit opus Ho-

niinis virius ut Iiomo est, et secundum se et omnes parles ejus bonum facit liominem, et opus liominis ut liomo est bonum reddit. » (II Ethic, tract. II-III, 15).

NOTE 5, p. M.

Un des reproches que l'on a faits aux Américanistes, c'est d'avoir distingué deux sortes de vertus, les vertus actives et les vertus passives, c'est d'avoir semblé attribuer plus de fécondilé aux vertus naturelles qu'aux vertus surnaturelles. Léon XIÎI dans sa lettre au cardinal Gibbons (22 janvier 1899) a fait justice de cette double erreur. De la division des vertus

382 LA VERTU.

en actives et en passives, il a dit : « De qua divisione virtu- tum quid seniiendum sit, res est in medto posita, l'irtus enim qux vere passiva sit, nec est, nec esset potest. « Virtus, « ait sanctus Thomas, nominal quamdam potentise perfec- M tionem: finis autem potentise actus est; et niliil est aliud « actus virtutis, quani bonus usus liberi arhitrii >, adjuvante utique Dei gratia, si virlutis actus supernaturalis sit. »

Quant à la supériorité des vertus naturelles sur les vertus surnaturelles, Léon XIII n'a pas été moins net : u Qui nova seclari adamant, naturales virtutes prpster modum efferunt, quasi lise prsesentis œtatis moribus ac necessitatibus respon- deant aptius, iisque exornari prsestel, quod Iiominem para- tioreni ad agendum ac strenuiorem faciant. Difficile quideni intellectu est, eos qui christiana sapientia imhuantur, posse naturales virtutes supernaturalibus anteferre, majoremque mis efficacitatem ac fœcunditatepi tribuere. Ergone natura, accedente gratia, infirmior cril, quam si suis ipsa viribus permittatur ? Num vero homines sanctissimi, quos Ecclesia observât, palamque colit, imbecilles se atque ineptos in na- turse ordine probai'ere quod diristianis virtutibu? efceUue- runt? »

NOTE 6, p. i5.

Le cardinal Cajetan (I* II", q. xlix, art. 3) nous a inspiré cette comparaison. Habet namque se potentia ad habilum respectu operationis, sicut homo in principio adolescentise ad hominem perfectum respectu generationis. Queniadmodum enim adolescens potest quidem gcnerare, sed imperfecte : cum autem perfectus vir fuerit, generare potest perfecte : ita potentia sine Iiabitu potest producere operationes in tali specie, scilicet inipcrfectas : perf'ecta autem per liabitum, similes in specie perfcctas potest elicere. >

Saint Paul, d'ailleurs, avait exprimé la même image : « Cum essem parvulus, loquebar ut parvulus, sapiebam ut parvulus, cogitabam ut parvulus. Quando autem factus suni vir, evacuavi quas erant parvuli. » (I Corint., xiii, 9).

NOTE 1, p. i6.

Les Américanistes avaient aussi ravalé la vie religieuse et les vertus qui en sont l'ornement, en particulier l'obéissance

APPENDICES. 383

et l'humilité. Dans sa lettre au cardinal Gibbons, Léon XIII vengea les vérités dédaignées. « Quas utinain virtutes inulio nunc plures sic colerent, ut lioinines sanclissbni prœterilo- runi tcmporum! qui deniissionc anirni, obedientia, abstincn- tia, patentes fuerunt opère et sermone, emolumento maxirno nediun religiosx rei, sed publicœ ac civilis. »

NOTE 8, p. Û8.

En ce qui regarde les limites que nous avons apportées à l'autorité créée et à l'obéissance, notre thèse est tellement évidente que nous pensons inutile d'y insister. « Il y a telle action, telle passion, dit Avistote, qui emporte aussitôt qu'on en prononce le nom, l'idée du mal et du vice : ainsi la mal- veillance ou disposition à se réjouir du- mal d'autrui, l'impu- dence, l'envie, et en fait d'actions, l'adultère, le vol, l'assas- sinat. » (Morale à Nicomaqiie, II, ch. vi, 18, trad. B. S. Hi- laire). D'où que viennent les lois qui commanderaient de pareils actes, il est clair qu'on est obligé de ne point leur obéir. (Voir aussi notre conférence : La règle morale de la liberté, carême 1904, p. 170-175).

Ce qui est curieux, c'est que ceux qui n'ont pas cessé d'ex- citer toute leur vie à la révolte contre les lois et les autorités les plus légitimes, proclament aujourd'hui que leurs décrets les ^lus iniques sont des divinités que nul n'a le di-oit de toucher, et que tout citoyen est tenu d'axx;epter leurs caprices et leurs folies sans avoir la faculté même de protester.

^'OTE9,p.50.

Saint Thomas explique comment l'opération qui provient delà vertu ne peut être que bonne : « Maie uti virtute poiest intelligi dupliciter. Une modo sicut objecta et sic aliquis po- test maie uti virtutc; pula cum maie sentit de virtute, vel ciim odit eani, fel supcrbit de eâ. Alio modo tanquam prin- cipio elicitivo mali usas, ita quod sit malus actus elicitus a virtute; et hoc modo nullus potest maie uti virtute : est enim virlus habitus semper inclinans ad bonum, quia omnis l'irtus facit facuhatem bene opcrandi, et quœdam, ulterius, cum facullate bene operandi, faciunt etiani usum bonum, in quan- iiim faciunt ut quis recte facultate utatur, cujusmodi sunt

384 LA VERTU.

virtutes quse respiciunt potentiam appedtivam : sicut justilia non solum facit quod sit promptœ vo/untatis adjusla operan- dum, sed eliani facit ut juste operetur. » De virtutibus, art. 2, ad IG""*. Comme on le voit, il y a deux sortes de vertus, les unes qui donnent la faculté de bien agir, les autres qui don- nent en plus le bon emploi de la faculté. (Voir Cajetan, I' II*, q. LV, art. 4).

NOTE 10, p. 52.

Saint Thomas se sert de difTérentes expressions pour dési- gner les perfections que la vertu ajoute à la puissance. Il dit qu'elle permet à la puissance d'agir unifonniter, prompte, facile, friniler, delcctabililcr.

h'uniforinité d'action vient de ce que, par la vertu, la puis- sance suspendue entre des mouvements divers, est déter- minre aune seule espèce d'actes. La promptitude ressort de ce ique la puissance déterminée ne cherche pas, n'hésite pas, mais se meut tout droit. La facilité se prend de la propor- tion que la vertu établit entre la puissance et son objet, la fermeté suit la nature de l'habitude, laquelle est, d'après sa définition, une disposition difficile à changer; la joie enfin jaillit de la facilité que l'on éprouve à faire une œuvre que l'on aime.

Il ne faudrait pas croire que cette facilité d'action amenée par la vertu, en diminue le mérite. Le mérite ne se prend pas de la mesure des difficultés que l'on rencontre. Ecoutons encore saint Thomas sur le mérite : « Opus aliquod poiesi esse laboriosum et difficile dupliciter. Uno modo ex magni- tudine operis, et sic inagnitudo laboris perlinet ad auginen- tuni meriti; et sic charitas non minuit lahorem, imo facit aggredi opéra maxima; magna enim operatur, si est, sicut dicit Gregorius in quadam homilia {30 in Evang.). Alio modo ex defectu ipsius operantis ; unicuique enim est laboriosum et difficile, quod non proinptâ voluntate facit; et talis labor diminuit meritum et a cliaritate tollitur. » (1* II*, q. cxiv, art. 4).

Sur l'uniformité, la promptitude, la joie : « Ilabiiibus vir^ tutum ad tria indigemus. Primo ut sit uniformitas in sua operatione. Ea enim quse ex solâ operalione dépendent, facile immutaniur, nisi secundum aliquam inclinationcm liabitua~

APPENDICES. 385

lem fuerint stabilita. Secundo, ut operalio perfccta in promptu liabeatur : nisi enirn potentia rationalis per liabitum aliquo modo inclinetur ad unum, oportcbit semper cum necesse fue- rit operari, prsecedcre inquisitionem de operatione : sicut patet de eo qui vult considerare, nondum habens habitum scientise, et qui vult secundum viriutein agere liabitu virtutis carens : unde dicit Philosoph. in V. Ethic. c. m, in princip. quod repentina sunt ab habitu. Tertio ut delectabiliter per- fccta operatio cornplcatur, quod quidein fit per habitum : qui cum sit per moduni cujusdain naturse, operationem sibi pro- priam quasi naturalem reddit et per consequens delcctabi- lem, nam convenicntia est delectabilis causa ; unde P/iilosop. in II. Etliic. ponit signum habitus, delectationem in opère exis- tentem » {De virtut., i, 1).

Alio modo contingit aliquid in nobis quasi repente ex in- clinatione habitus : ut enim dicit Pliilosop. in III. Ethic, c. VIII, fortioris est in repentinis timoribus impavidum et imperturbatum esse, quam in prœmanifestis. Ab habitu enim est magis operatio, quanto minus est ex prsemeditatione, prœmanifesta enim, id est prsecognita aliquis prœeliget ex ratione, et cogitatione sine habitu; sedrepentina sunt secun- dum habitum. Nec hoc est intelligendum, quod operatio se- cundum habitum virtutis possit esse unius absque delibe- ratione, cum virtus sit habitus electivus; sed quia habenti liabitum jam est in ejus electione finis determinatus : unde quandocumque aliquid occurrit, ut conveniens illi fini sta- tim eligitur, nisi ex aliqua attentiori et majori deliberatione impediatur. » {De Veritate, xxiv, 12).

DEUXIÈME CONFÉRENCE NOTE 1, p. 61.

M. Barthélémy Saint-Hilaire, tout en admirant la division des vertus en intellectuelles et morales, semble croire que le Phi- losophe a peut-être trop sacrifié les premières aux secondes. Nous pensons, au contraire, que personne, mieux qu'Aristote, n'a défini les éléments qui constituent l'intelligence, la science, la sagesse, l'art, la prudence, mais bien entendu, ce n'est pas seulement dans la morale qu'il a traité de ces ver-

VERTU. 25

386 VËRtiJ,

tus, c'est dans la logique, dans la métaphysique, etc. {Voir B. Saint-Hilaire, Préface à la Morale d'Aristote, p. cxxix et

NOTE 2, p. 65.

M. Blfunetiére est d'un tempérament noble et si vaillant qu'il s'est assuré, parmi nous, une immense sympathie. Avëc un courage et une originalité auxquels l'Université ne nous avait guère habitués, il a frappé en pleine poitrine des idoles devant lesquelles une multitude naïve était prosternée. Sôus ces coups la fausse science, menteuse, fanfaronne, auda- cieuse et souvent impudente dans ses affirmations, Impuis- sante dans ses agitations, stérile dans ses efforts, a été oblig^ée de parler un peu moins haut. Beaucoup d'esprits sérieux se sont arrachés à cet esclavage qui consistait â subir les théo- ries les plus ridicules, dès qu'elles venaient d'ôutre-Rhin, dès qu'elles étaient présentées au nom de la science. Calvin, Descartes, les Encyclopédistes ont été par lui mis àleur place, et souvent la raison a été contrainte, sous son aiguillon, de confesser sa faiblesse et de proclamer la supérieure influence de la foi. La transformation qu'il a opérée aansla Revue des Deux Mondes, la popularité qu'il a assurée à Bossuet parmi les classes intellectuelles, l'éclat avec lequel il a expliqué le rôle moral et social du catholicisme, le milieu de pensées bienveillant pour la religion qu'il a créé sont autant de titres à notre reconnaissance. Dieu nous garde de vouloir diminuer en rien les mérites d'un professeur si distingué qui n'a pas seu- lement travaillé pour l'évangile, mais dje plus Souffert pour lui la persécution. Pourtant, dans l'intérêt même de la vérité catholique dont M. Brunetière veut le triomphe, à cause aussi de l'autorité que les fidèles accordent à tout ce qui vient du grand conférencier, nous nous croyons obligés à quelques réserves sur ses théories. Il ne nous paraît pas que les con- naissances philosophiques et théologiques de M. Brunetière soient encore à la hauteur de son intrépidité, et Si doué que l'on soit en logique, en pénétration intuitive, en de pareilles matières, on ne résout pas comme il faut les problèmes sans les avoir longtemps étudiés. Nous avons déjà dit que, sous prétexte de réag'ir contre les adorateurs de la nature, le vi- goureux Académicien en avait nié les énergies ; en attaquant ia fausse science, il donne souvent dés coups qui atteignent

APPENDICES. 387

la véritable, et s'il est dangereux d'exagérer les forces de l'es- prit humain, il n'est pas moins injuste de les nier, le scepti- cisme ne vaut pas mieux que la crédulité. Ou bien les mots ont changé de sens, ou bien les pages, par exemple, que M. Bru- netière a écrites sur la raison, dans sa préface au livre de M. Balfour, sont inacceptables. Ajoutons, pour le moment, deux remarques, c'est premièrement que, dans la multitude d'idées qu'il a remuées, le célèbre lutteur n'est pas toujours d'accord avec lui-même.

N'y a-t-il pas quelque contradiction entre les complaisan- ces de M. Brunetière pour M. Payot et son enthousiasme pour Auguste Comte? Serait-il facile de concilier la philoso- phie et la théologie de Bossuet dont le directeur de la Revue des Deux Mondes est admirateur, avec les doctrines de Bal- four que ce même directeur a tant exaltées. Secondement, nous sommes étonnés qu'un critique si puissant, en fait d'i- dées, soit si facile. Suffit-il que Schopenhauer ait professé le pessimisme pour que le pessimisme soit vrai? que M. Payot et quelques autres aient exagéré le rôle de la croyance pour que cette exagération soit acceptable? Avant de les admettre, ne conviendrait-il pas de soumettre leurs doctrines à un exa- men plus sévère? Nous aurons l'occasion, dans la suite de ces notes, de préciser nos questions.

Par ailleurs, on ne saurait trop se plaindre de la légèreté et de l'intolérance de certains partisans outrés de la science. Combien la naïveté avec laquelle ils admettent les premières théories venues, pourvu qu'elles soient présentées sous une couleur scientifique, est différente de l'altitude des vrais sa- vants! Combien ils auraient besoin de suivre le conseil que donnait Wirchow^ au Congrès anthropologique d'Allemagne de 1882! « L'expérience du passé, disait le professeur, nous a suffisamment prévenus que nous avons le devoir de ne pas tirer des conclusions prématurées. Quand on parle, ou quand on écrit pour le public, on devrait, à mon sens, examiner deux fois combien, dans ce qu'on dit, entre de vérité réelle- ment scientifique; on devrait imprimer en petits caractères, en notes, tous les développements purement hypothétiques, et ne laisser dans le texte que ce qui est la vérité réelle. » (Cité par M. Duilhé de Saint-Projet). Mais alors, soumis à cette juste critique, que de volumes disparaîtraient de la cir- culation, ou du moins seraient condamnés à paraître en petites lettres!

388 LA VERTU.

Un second travers de la classe à laquelle nous faisons allu- sion, c'est son dédain, son intolérance. Dès qu'on marche dans ses sentiers, on est parfait et l'on a du génie, dès (|ue l'on refuse d'y entrer, on est traité avec mépris. La vérité met dans l'âme plus de sérénité et plus d'humilité

NOTE 3, p. 68.

« Scicntia, dit stx\x\i'Y\\0}YiiXS,secunc[um proprinm ralionem non est nisi veroritm. » (Epist. ad Timot. vi, in fine).

Puis : « scicntia est assiinilalio inlcllectûs ad rem scitam per speciein intelligibileiu qux est siinilitudo rei intellectae. » (!• P., q. 14, 2, 2).

NOTE k. p. 12.

Il faut que les chercheurs de nouveautés philosophiques en prennent leur parti, toute leur orig-inalité consistera à tenter la résurrection de systèmes abandonnés. Parmi les erreurs contemporaines, il n'en est pas qui n'ait été soutenue par les écoles grecques, surtout par les écoles primitives. Le subjec- tivisme, l'immanentisme, etc., en ce qu'ils contiennent do vrai, comme en ce qu'ils contiennent de faux, ont été expli- qués par les anciens avec une clarté que souvent n'ont pas les modernes. Au livre IV de ses Métaphysiques, Aristote passe en revue toutes les objections que nos contemporains apportent pour nier à l'homme la faculté de connaître les choses comme elles sont.

Les difficultés tirées par MM. Brunetière, Leroy, Poincaré, Payot, etc., etc., de la relativité, de la mobilité des choses qui fait qu'un phénomène ne se présente jamais deux fois identique à lui-même, de la variation des sensations vis-à- vis du même objet, dans le même individu ou dans des indi- vidus différents, de l'impossibilité dans laquelle nous sommes d'atteindre les substances, de la nécessité qui s'impose à nous de nous en tenir aux apparences, tout cela, dis-je, a été analysé en détail par Empédocle, Anaxagore, Démocrite, Cratile, Heraclite, Protagoras, étudié et réfuté par Platon et Aristote. Au moyen âge, les querelles des Conceptualisles, des Nominalistes, des Réalistes sur l'objet de la scnence et de la connaissance ont remué les mêmes problèmes et les

APPENDICES.

380

scolastiques les ont résolus. Ils ont assigné aux noms, aux concepts, aux choses, la place qui leur appartient dans la science; ils ont, déterminé par quels moyens nous pou- vions saisir le nécessaire sous le contingent, l'immuable sous le mouvement, la substance sous les phénomènes, l'absolu sous le rehitif, l'éternel sous le temporel ; ils ont fait la cri- tique des sens et de l'intelligence, et attribué à chaque faculté la part d'infaillibilité et la part de défaillance qui lui revient. Qu'on ne s'imagine donc pas que cette oscillation perpétuelle de la raison humaine entre la crédulité et le scepticisme, que les discussions sur la relativité de nos connaissances, sur le subjectivisme, sur la banqueroute de la science, soient choses nouvelles. Ce qui est sûr, c'est que toute la vie hu- maine suppose que nous connaissons au moins certaines choses comme elles sont. Ceux-là qui disent le contraire, sans s'en douter, peut-être, pensent comme nous. « On peut assurer, à ce qu'il semble, dit Aristote [Métaphys., IV, ch. iv, 34, trad. B. Saint-Hilairej, que tout le monde croit à quelque chose d'absolu. »

NOTE 5, p. 83.

On ne saurait trop encourager ceux qui s'occupent d'é- tudes à réfléchir, à examiner avant de se mettre à la remorque d'une idée, d'un savant, d'un système. Il est honteux de voir tant d'esprits capables de penser par eux-mêmes, se livrer aux caprices du premier courant venu, sans le juger; il faut avoir peu de noblesse, peu de fermeté de caractère pour se préoccuper des opinions en vogue plus que des vérités. Les docteurs assez inintelligents pour ne point faire la distinc- tion entre les théories, ne méritent point leur titre; les doc- teurs assez faibles pour subir les tyrannies de telle ou telle école, de telle ou telle coterie plus ou moins intellectuelle, de professeurs de vérité deviennent des badauds dans le monde scientifique, des flagorneurs sans fierté des hypothèses les moins acceptables, et trahissent leur mission. Y a-t-il rien de plus ridicule que le spectacle de ces philosophes, de ces théologiens qui n'ont qu'un souci, être modernes, c'est-à- dire se rallier aux idées du jour, sans se demander si elles sont justes. Il faut être vrai, défendre toute vérité, qu'elle vienne du présent ou du passé : c'est par la vérité que l'on

390 LA VERTU.

favorise tous les progrès, et que l'on délivre les siècles de toutes les tyrannies. Si l'on redoutait moins de passer pour un arriéré ou pour un progressiste, si l'on cherchait la vé- rité en s'inquiétant moins de l'opinion, on ferait une meilleure besogne et l'on cultiverait de la science authentique au lieu de cultiver le pédantisme et la servilité. L'homme de la science authentique passe sur le marché public se fait le commerce des idées, il passe auprès des fausses lueurs pour aller aux vraies lumières, sans se laisser prendre aux vaines étiquettes, aux fanfaronnades bruyantes des charlatans; il distingue les notes justes, dédaignant ce qui est suspect pour ne s'attacher qu'aux matières de bonne qualité.

La Bruyère a peint d'une manière fort spirituelle l'imper- fection de ces esprits, faits pour le plagiat, stériles dans leurs efforts, incapables de personnalité. « Il y a des esprits, si je l'ose dire, inférieurs et subalternes, qui ne semblent être faits que pour le recueil, le registre, ou le magasin des autres génies. Ils sont plagiaires, traducteurs, compilateurs, ils ne pensent point, ils disent ce que les autres ont pensé; et comme le choix des pensées est invention, ils l'ont mauvais, peu juste, et qui les détermine plutôt à rapporter beaucoup de choses que d'excellentes choses ; ils n'ont rien d'original et qui soit à eux : ils ne savent que ce qu'ils ont appris; et ils n'apprennent que ce que tout le monde veut ignorer, une science vaine, aride, dénuée d'agréments et d'utilité, qui ne tombe point dans la conversation, qui est hors de commerce, semblable à une monnaie qui n'a point cours. On est tout à la fois étonné de leur lecture, ennuyé de leur entretien ou de leurs ouvrages. Ce sont ceux que les grands et le vulgaire confondent avec les savants et que les sages renvoient au pédantisme. » {Les Caractères, I. Des ouvrages de l'esprit).

Plus haut et dans le même chapitre, notre auteur critique vivement les esclaves de la mode : « Bien des gens vont jus- qu'à sentir le mérite d'un manuscrit qu'on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur, jusqu'à ce qu'ils aient vu le cours qu'il aura dans le monde par l'impression, ou quel sera son sort parmi les habiles ; ils ne hasardent point leurs sudVages, et ils veulent être poi'tés par la foule et entraînés par la multitude. Ils disent alors qu'ils ont les premiers approuvé cet ouvrage, et que le public est de leur avis. « Ces gens laissent échapper les plus belles occasions de nous convaincre qu'ils ont de la capacité et des lumières,

APPENDICES, 391

qu'ils savent juj^cr, tfouvor bon ce qui est bon, et meilleur ce qui est meilleur. Un bel ouvrage tombe entre leurs mains; c'est un premier ouvrage, l'auteur ne s'est pas encore fait un grand nom, il n'a rien qui prévienne en sa faveur : il ne s'agit point de faire sa cour ou de llatter les gr;mds en applaudis- sant ses écrits que ne disiez-vous seulement : Voilà un

bon livre? Vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l'Europe, et qu'il est traduit en plu- sieurs langues : il n'est plus temps. »

NOTE 6, p. 89.

Les générations contemporaines renferment des historiens, des critiques, des exégùtes, des naturalistes de toute espèce qui affirment infiniment trop et qui sont d'une facilité décon- certante quand il s'agit de prouver. Personne n'a le droit de donner comme scientifique ce qui n'est pas prouvé, ce qui n'écarte pas à jamais les autres hypothèses comme impossi- bles, ce qui ne montre pas d'une manière évidente la con- nexion nécessaire qui existe entre la raison apportée et la conclusion déduite. Quand cessera-t-on de vouloir nous im- poser comme vérités incontestables des hypothèses qui ne tiennent pas debout, ou du moins que rien ne démontre ? Ce n'est pas contre la science que les' esprits raisonnables et l'Eglise réclament, c'est contre les systèmes improvisés, les conclusions hâtives, contre le charlatanisme, contre ces ou- vrages qui ont cela de particulier « qu'ils ne méritent ni le cours prodigieux qu'ils ont pendant un certain temps, ni le profond oubli ils tombent lorsque, le feu et la division venant à s'éteindre, ils deviennent des almanachs de l'autre année. » (La Bruyère, Ibid.).

NOTE 7, p. 92.

Nous n'avons pas, l'abondance du sujet ne nous l'a pas permis, expliqué en détail les relations de la science et de la sainteté. Mais, dans nos Conférences de 1904 sur la liberté, nous avons montré les influences réciproques de la vo- lonté sur l'intelligence et de l'intelligence sur la volonté,

392 LA VERTU.

c'est la même question. La science est une puissance dont on abuse souvent et c'est contre cet abus que des docteurs comme saint Paul, saint Augustin, saint Thomas, Bossuet ont réclamé, mais en soi, la science est une chose excellente qui prépare l'âme à la vertu en lui montrant les choses comme elles sont; la sainteté est une disposition extrêmement favo- rable à ce développement sincère de la pensée, car les vices et les passions nuisent à la vigueur et à la vision de l'esprit. On sait que pour Socrate toute vertu était une sorte de science, tout vice une sorte d'ignorance, on sait aussi que certains modernes paraissent croire que par l'amour, par la sainteté, par les sentiments, on arrive à une connaissance plus parfaite, le cœur et la vie nous mettant en relation avec la réalité, avec l'être, etc. La première opinion subs- titue l'intelligence à la volonté, la seconde substitue la vo- lonté à l'intelligence. L'une et l'autre confusion sont inad- missibles. En un mot, les scolastiques ont résolu le débat et enseigné que l'intelligence fournit à la volonté son objet, et que la volonté applique l'intelligence à son acte. Com- ment la volonté peut-elle modifier, à certains égards, l'objet de l'esprit, comment les passions impressionnent-elles les savants au point de les égarer, pourquoi est-il vrai que : qualis unusquisque est, talis finis videtur ei v? Nul ne nous paraît avoir expliqué aussi profondément ce problème que le cardinal Cajetan (I» IP, q. lviii-5, q. lxxvii, 1).

Voici le texte du grand commentateur : « Scienduni est igilur, quod appeùlu nffecto ad aliquid, puta ad vindictain, ■ex hoc ipso, quod afficilur ad illud, duo siniul fiunt : nani in ipso fit ipsa affectio ad vindictam, et in vindictd consurgit relatio convenientiœ ad talent appetitum, ita, quod vindicta incipit çsse, et esse conveniens tali appetitui, quce prius non erat conveniens, non propter mutationeni in vindicta, sed in appelitu. Consonante autem vindicta appetitui in intellectu, consurgit quod ratio judicet eani convenienteni ex hoc, quod ratio movetur ab appetitu sic affecto. Quia enini ratio mo- vetur ab appetitu, fit in ratione passive motio : et conse- quenter, quia ab appetitu sic affecto movetur ratio, fit in ratione passive motio consonans illi ajfeclioni, et sic ab ap- petitu affecto fit proportionaliter ratio, ut substat appetitui tanquam affecta, et conveniens vindictœ. Et sic, quemadmo- duni gustus affectas amaritudine judicat omnia amara : ita ratio infecta, vel bene affecta judicat secundum illam immu-

APPENDICES. 303

tationem, quâ ab affecta appetitu movelur, ita, quod inluf: existons, quod proliibet exlraneum, invenitur non soliim in judicante secundum appetitum, sed etiam secunduin ratio- ncrn ut substal appetitui. In cuj'us signurn ratio a tali affec- tione, aut non mota, ut accidit, sedata passione, aut non snfficienter mota, ut accidit passione non prœvalente, quain- vis survente, aut rectè judicat, aut a recto judicio non ornnino déclinai, ut experientia iestatur.

Et, quia prudentia est in ratione, ut substat appetitui, ut supra didiciinus, idco, appelilûs affectio corrunipit œstima- tioncni prudentiss redundando in rationem, ut ejus subjec- tum, et non corrumpit ssstiniationem artis, neque geonietriap ut dicilur in VI Ethic. Prœscntata igitur per intellcctum no- viter i'indicta appetitui, quia rationalis poientia est ad utrum- libet, et deterniinatur a prohxresi appetitûs, sud se liberlate déterminât ad vindictam, affectando illam, et ex hoc comi- tatur judicium rationis quandoque falsum, quoniam scilicet affectio vindictes est contra rationem rectam, et judicat ratio ab affectu infecta vindictam, ut convenientem ; et sic sequitur conclusio pricceptiva, quod fiât : liane autein causam ex parte rationis. ut est subjectum, prudentia assignatam, adjuvant duœ alice causse, altéra ex parte objecti, altéra ex parte cominunis inclinationis virium animœ : ex parte si quidein objecti, quia ex ipsa appetitûs immutalione constituitur in esse vero, duni vindicia est vere convenions appetitui sic af- feclo, constat nainque, intellectum naturaliler inclinari in vcrurn. Et licct ex hoc, non flat objeclum convenions et ve- rum, nisi secunduin quid, et propterea, contingit errare in- tellectum, judicando vindictam convenientem simpliciter, id est, sine ndditione, quse tamen non est convenions, nisi secundum quid, quia appetitui sic affecto tantum : nonnul- luni tamen ver uni est, vorum secundum quid, attractivamque participât vim intellcctus ad se, et sic affoctiono appetitûs ad vindictam constituitur ipsa vindicta in esse veré conve nienti secundum quid, et apparenter convonionti simpliciter, quoniam appetitûs animalis est primo totius supposili, ac per hoc convenions vere appetitui offertur, ut convenions simpliciter ipsi appetenti, etc. Ex parte vero communis incli- riaùonis virium animse, dum eas experiri videmur promptas ad opcrandum consonè affoctioni prsedominanti; apparot eniin in infirmis sitientibus, quod reprœsentantur ois omnes aquœ, quas unquam viderunt; et concupiscentibus simulacra

304 LA VERTU.

delectabilium etiaiii importuna occurrunt : tanquam natura indiliim sit ut obsequium prsedominanti affectioni prwsient animas vires, inter quas constat apprehensivam vim esse ; in cujus signum irato absque deliberatione prassentatur statim vindicta seu punitio tanquam convenions. Sic ergo fit ut qualis unusquisque est, talis ei videatur finis : e( ^ic appe- titus corrumpit <vstimationem prudentiae ».

Que l'on remarque que cette question se présente quand il s'ag-it de la relation de la volonté avec l'intelligence, des pas- sions avec la volonté et l'intelligence, des vertus morales avec la prudence, de la charité avec les autres vertus, etc.

NOTE 8, p. H.

On sait les mots de saint Bernard sur les différentes sortes de savants : les uns veulent savoir pour connaître, c'est de la curiosité ; les autres pour être connus, c'est de la vanité ; ceux-ci pour vendre leur science, c'est une honteuse véna- lité ; ceux-là pour se sanctifier, c'est de la prudence ; les der- niers enfin pour édifier leurs frères, c'est de la charité.

Voici les conditions, qui d'après saint Thomas convien- nent cl la bonne et vraie science. Il faut savoir : « Primo, liumiliter sine inflatione; secundo, sobrié, sine prsesumptione ; tertio, certitudinaliter, sine hœsitatione ;... quarto, veraciter et sine errore;... quinto, simpliciter sine deceptione;... sexto, salubriler cuni caritate et dilectione ; septimo, utiliter cum proximornm xdi/icatione ;... octave, liberaliter cum gratuité communicatione ;... nono, efficaciter cum gratuité communi- catione... Primum scilicet liumilitas scientiœ arguit sapientcs superbos ; sobrietas curiosos; certitude dubiosos ; veritas hœreticos ; simplicitas advecatos ; salubritas mages; utilitas iniques; liberalilas avares; efficacia otioses. » (I Corint., vni, i).

TROISIÈME CONFÉRENCE NOTE i, p. 103.

M. Emile OUivier dans son livre sur Michel-Ange (ch. ii), parle du saisissement éprouvé par des paysans do la cam- pagne romaine devant les peintures de la chapelle sixtine. M. Taine a fait fréquemment la même remarque dans son

APPENDICES. 395

Voyage en Italie, dans sa Pliilosopliie de l'Art. « Même dans les classes rustiques et incultes, l'intelligence est vive et dé- jugée. Comparez-les aux gens de même condition dans le nord de la France, en Allemagne et en Angleterre : la difTé- rcnce deviendra contraste. En Italie, un garçon d'hôtel, un paysan, un facclnno que vous rencontrerez dans la rue, sa- vent causer, comprendre, raisonner; ils portent des juge- ments, ils connaissent les hommes, ils dissertent sur la politique ; ils manient les idées comme la parole, d'instinct, parfois brillamment, toujours aisément et presque toujours bien ; surtout ils ont le sentiment naturel et passionné du beau. Il n'y a que ce pays l'on entende les gens du peuple s'écrier : « o Dio, com'è beïlo! » et la langue ita- lienne a, pour exprimer cet élan du cœur et des sens, un accent, une sonorité, une emphase admirables, dont la séche- resse des mêmes mots français est impuissante à rendre l'efTet. » [PliilosopJiie de l'Art, t. I, neuvième édition, p. 129).

NOTE 2. p. lOi.

« Est triplex operatio crtis. Prima quidem est considerare qualiter aliqiiid sit facicndum. Seciinda est operari circa ma- teriam exteriorem. Tertia est constiluere ipsuni opus. Et ideo dicit quod omnis ars est circa generationein aut circa constitutionem et coniplenientum operis quod ponit tanquam ftnem artis : et est etiain circa arlificiale ; id est circa opera- lioneni artis, quœ disponit matcriam, et est etiam circa spe- culari qualiter aliquid fiât per artein. Ex parte vero ipsius operis duo est considerare. Quorum primum est quod ea qux fiunt per artem humannm sint contingcntia esse et non esse. Quod palet ex hoc quod quando fiunt, incipiunt esse de novo. Secundum est quod principium generationis artificialium operuni est in solo facicnte quasi extrinsecum, sed non est in fado quasi intrinsecum. » D. Th. vi Ethic. Lect. m.

Pour juger de la difTérence de l'art et de l'expérience, de l'art et du métier, \\ve Albert le Grand, I Metaphys. Tract. I, 7-8-9-10.

NOTE 3, p. 105.

Par sa théorie des milieux, M. Taine a souvent mis cette pensée en relief. Il a montre quels rapports il y a entre les

396 LA VERTU.

œuvres d'art et le courant des idées, des sentiments, des imaginations propres aux Grecs, aux Italiens, aux Hollan- dais, au Moyen Age, à la Renaissance, etc. 11 faut ici, comme dans toutes les argumentations de M. Taine à ce sujet, faire une moindre part au déterminisme et une plus grande à l'i- nitiative, au génie, à la liberté.

NOTE i, p. 105.

Il est clair que l'étude de la réalité existante et vivante joue un grand rôle dans la conception de l'artiste. C'est à la réalité qu'il faut regarder jusqu'à la fin, si l'on ne veut tomber dans le faux qui n'est qu'un désaccord de l'œuvre avec la réalité, dans le mauvais idéalisme creux. L'étude du réel joue dans l'art le rôle de l'expérience dans la science, et les formes toutes faites sans contact avec le vivant, le rôle des catégories a priori de Kant dans la connaissance. Les hommes qui laissent la nature tombent du sentiment vrai dans « la manière et la décadence ^ ». M. Taine. dans son livre cité en note, montre la vérification de notre principe dans Michel- Ange, dans Corneille, dans la peinture, la sculpture, la litté- rature imitée du xvii" siècle. (Voyez t. I, p. 14-23). M. Al- phonse Germain [Le Sentiment de l'art, ch. xii), M. Charles Blanc [Grammaire des Arts du dessin, De la nature et de l'art, p. 9, De l'Imitation et du style, p. 17, etc., etc.) ont appuyé sur ce principe avec une grande justesse de pensée et ont demandé à l'artiste de ne point « en s'éloignant trop de la nature, perdre de vue les accents de la vie ».

Que l'on remarque encore tout ce que l'art doit emprunter \ ^a réalité pour rester dans le vrai, dessins, dimensions, proportions, etc. Que l'on rapproche enfin de cette théorie artistique le système de saint Thomas sur la connaissance, sur le caractère d'objectivité que l'on doit trouver dans l'art comme dans la science, l'on verra que la bonne esthétique, comme la bonne psychologie condamnent au même titre le pur subjectivisme et le kantisme.

1. Taine, Philosophie de l'art, t. I, p. 16.

APPENDICES. 397

NOTE 5, p. 107.

Celte interprétation, que nous avons donnée du Tombeau des Médicis, nous semble incontestable. Le sentiment d'écrase- ment rendu d'une manière si dramatique par les quatre sta- tues du Jour et de la Nuit, de Y Aurore et du Crépuscule, traduit évidemment l'état d'âme de Michel-Ange. Les vers du maître écrits en réponse au quatrain de Strozzi nous parais- sent un argument extrêmement fort. Voici les vers de Strozzi :

La Nette, che tu vedi in si dolci atti Dormir, fu daun Angelo scolpita In queslo sasso, e perché dorme ha vita; Desla la, se nol credi, e parleratti.

Voici la réponse de Buonarotti :

Caro m'ô'l' sonno, e più l'esser di sasso, Mentre che'l danno e la vei'gogna dura : Non veder, non sentir, m'è gran ventura ; Pero non mi destar, deh ! parla basse.

M. Guillaume qui passe pour avoir si bien compris les idées et les procédés de Michel-Ange s'accorde sur ce point avec Taine, Emile Ollivier, etc. Lors même que l'artisti^ aurait voulu représenter l'infortune universelle de l'homme, et la mélancolie qui nous saisit en présence de ses malheurs, il nous paraîtrait encore certain que le statuaire a vu à tra- vers les calamités de Florence, les calamités de l'humanité. (Voyez MiclieL-Ange, sculpteur, dans l'ouvrage de Guillaume : Etudes d'art antique et moderne).

NOTE 6, p. 109.

M. Alphonse Germain {Le Sentiment de l'art), M. Charles Blanc {oper. cit.), Lanir^nnais, Taine {Plnlosoplde de l'art) ont bien fait ressortir la dilTérence qu'il y a entre l'idéal fondé dans la nature, emprunté à ses traits, à ses tendances, à ses ambitions, et l'idéal âans racine dans la réalité. Qu'on remar- que ce que disent MM. Germain, Blanc, Taine, des concep- tions artistiques progressivement universelles et qu'on le rap-

398 LA VERTU.

proche des théories scolastiques sur la supériorité de ceux qui voient beaucoup de choses dans quelques idées, sur la souveraineté de Dieu qui voit tout dans une seule idée.

NOTE 1, p. 111.

Doit-on, afin de pousser plus loin l'imitation littérale, pein- dre les statues, les draper, donner aux personnages histori- ques la couleur du milieu dans lequel ils ont vécu, chercher la ressemblance mathématique ? On sait que Michel-Ange a refusé dans le tombeau de Médicis de se condamner à faire des portraits rigoureusement ressemblante de Julien et de Laurent. M. Guillaume dans son étude sur Michel-Ange a dit quelque chose des rapports de la couleur et de la lumière avec la sculpture, enfin on lira avec intérêt l'étude de M. Ro- bert de la Sizeranne sur la modernité de l'Évangile. (Le mi- roir de la Vie).

NOTE 8, p. 115.

Sur l'influence de l'idée sur l'action même de l'artiste, Eugène Fromentin a écrit les plus délicieuses pages dans ses Maîtres contemporains. M. Guillaume dans l'étude citée sur Michel-Ange montre qu'une sorte de fureur impatiente pas- sait dans le travail, dans le ciseau du Maître, tant est vraie la parole que nous avons rapportée d'Albert le Grand, à savoir que l'esprit de l'artiste envahit son instrument.

NOTE 9, p. 121.

Dans le discours que M. Brunetière a prononcé sur VArt et la Morale, il y a une foule de propositions qu'il est difficile d'accepter sans réserve. Les trois raisons invoquées par l'in- trépide Académicien prouvent trop ou ne prouvent rien: 1" Si toute forme d'art donne une joie aux sens, il n'est pas vrai que cette joie soit nécessairement mauvaise, ni même dange- reuse. Il me semblerait bien étrange que la pieta de Michel- Ange qui est à Saint-Pierre, que les tableaux d'Angelico éveil- lassent des plaisirs dangereux dans la sensibilité. Tout ce qui apporte quelque plaisir à la sensibilité n'est pas nécessaire-

APPENDICES. 399

ment mauvais, sensuel, ni môme dangereux. Je pense aucon- trairo que l)eaucoup d'œuvros d'art, très pures, n'apportent qu'une satisfaction très innocente aux yeux, aux oreilles, à l'imagination, et à l'àme des idées et des sentiments bienfai- sants. S'il en était autrement toute joie sensible tondrait à « dé- moraliser », ce qui est faux. Est-il plus exact de dire que la nature est une marâtre, essentiellement mauvaise, essen- tiellement immorale ? Les Manichéens, les Protestants, les Jansénistes soutenaient quelque chose de pareil, mais jamais les Catholiques n'ont admis cette théorie. Sur quoi bâtirait- on la morale si ce n'est sur la nature, et comment pourrait-on établir un édifice de sainteté sur une base essentiellement dé- pravée ? La grâce même, à certains égards, ne s'appuie- t-elle pas sur la nature? Et vraiment que prouvent Schopen- hauer, Vigny, Darwin ou Werther ? Il serait facile de trouver dans l'Ecriture Sainte des exhortations à l'admiration de la nature, en contradiction absolue avec ce pessimisme : c Sei- gneur, disait David, vous m'avez c/iarmé par votre création, et en présence de l'œuvre de vos mains. J'ai exulté. Qu'elles sont magnifiques vos œuvres, ô Seigneur! Il n'y a que l'in- sensé à ne point les connaître, que l'homme sans sagesse à ne point les admirer » (Ps. xci, 5). Dès lors, la conclusion que tire M. Brunetière au point de vue de l'art ne peut porter. La troisième raison est étrange, M. Brunetière accuse l'art d'immoralité parce qu'il pousse l'artiste « non pas précisé- ment à se retrancher de la société des autres hommes et à s'enfermer dans « sa tour d'ivoire », mais à s'excepter cepen- dant du troupeau » (p. 64). Hélas ! il est peu d'hommes, en science, en art, en critique, en religion, qui consentent à faire partie du troupeau ! Toute supériorité nous expose à ces bouffées d'orgueil, et nous entraîne facilement à nous mettre à part et au-dessus des autres. Il n'est pas même nécessaire d'être supérieur en quoi que ce soit pour succom- ber à cette tentation. Les artistes sont-ils plus accessibles à cette ridicule vanité? Je ne le pense pas, et il paraît que les hommes de science, par exemple, sont plus infatués d'eux- mêmes que les hommes d'art. Ici encore les exemples de Flaubert, de Concourt ne prouvent rien sinon pour les Flau- bert et les Goncourt. L'impuissance de la raison, la perversité de la nature, l'immoralité de l'art sont des thèses qui se tien- nent, mais il faut prendre garde, si l'on veut rester dans la foi et dans la vérité, de les outrer.

400 LA. VERTC.

Plusieurs autres affirmations sur Platon, sur Racine, sur la relativité de la connaissance, sur les généralisations his- toriques qui ont trait à l'art, nous semblent aussi très contes- tables.

Mais, combien nous sommes d'avis que« l'art n'a pas toutes libertés * (p. 80), que « peintres ou poètes, il ne nous est pas permis d'oublier que nous sommes hommes, et de retourner contre la société des hommes les moyens de propagande ou d'action que nous ne tenons que d'elle » (p. 84). Voilà des choses bonnes et vraies, vieilles d'ailleurs et que saint Tho- mas, Lamennais, avec bien d'autres, ont professées, le premier quand il disait : « In actu artis dupliciter contingit esse pec- catuni, uno modo per deviationeni a fine particulari intenta ab artifice, et hoc peccatum erit proprium arti,... alio modo per deviationeni a fine communi hunianœ vitœ... Sed hoc peccatum non est proprium artificis, in quantum artifex, sed in quantum homo est » (1* IP, xxi, ii, ad 2"™); le second, lors- qu'il a écrit : « Les lois fondamentales de l'art se confondent (lans une même unité avec les lois morales et intellectuelles : ce qui fait comprendre poui-quoi le développement de l'art se proportionne au développement intellectuel et moral, au développement dans le vrai et dans le bien. » De l'art et du beau, p. 322-323. Voyez aussi sur cette question M. Alphonse Germain {op. cit.), M. Charles Blanc {op. cit.), M. Charles Lé- vèque {T.a science du Beau, I, ch. iv).

M. Paulhan (Revue Philosophique, décembre 1904) a traité de l'Immoralité de l'art. Dans cet article, à plus d'un é'rard fort intéressant, M. Paulhan a émis des critiques fort justes sur les sentiments, par exemple de Flaubert ou de Théophile Gautier, vis-à-vis de la vie ; sur la tendance de certains artistes à flatter les passions malsaines, etc. Nous louerons encore certaines cone^'ptions extrêmement fines de l'ai-t. Mais la séparation et l'hostilité que M. Paulhan établiten- tre l'art et la vie nous paraît de tout point extrême. L'art a pour hnidernier, en nous montrant l'idéal à réaliser, de nous gui- i!(M" et de nous aider dans ce travail. C'est pourquoi, sans être l'éaliste, il doit emprunter son idée à la réalité et à la vérité. M. Alphonse Germain, dans le livre que nous avons cité, dis- lingue fort bien, après tous les grands philosophes, l'idéal i'in[)runté à l'illusion et qui n'est qu'un faux idéal, de l'idéal plein d'être et de vérité.

Les Iconoclastes et les Protestants. On sait que les Icono-

APPENDICES.^ 401

clastcs condamnant les images, condamnaient du môme coup l'art. Les Proleslants tombèrent en partie dans la même erreur. On trouvera, à ce sujet, des détails dans les controverses de Bossuet.

NOTE 10. p. 128.

M. Emile Ollivier dans son livre sur Michel-Ange a fait di- verses remarijucs très justes, à ])VO])OS du. Jugement Dernier, sur l'usage que les Papes ont fait do l'art pour populariser la vérité et la réfutation des erreurs.

NOTE 11. p. 130.

Terminons ces notes par le passage de saint Augustin sur la beauté du Christ, passage emprunté au commentaire du saint Docteur sur le psaume xliv, v. 53.

a Inlclli'jentibus aulein, et Verbiun caro factum est, masna pulcliriliido est... Nobis ergojani crcdcntibus, ubique sponsus pulc/ier occurral. Pulclier Deus, Verbum apud Deuin! pulclier in utero Virginis, ubi non amisit Divinitatem, et sumpsit liu- manilatcni : pulclier natus infans Verbum ; quia et cum esset infans, cum sugeret, cum manibus portaretur, cœli locuti sunt, Angeli laudes dixerunt, w.agos Stella direxit, adoratus est in prcoscpio, cibaria mansuetorum. Pulclier ergo in cœlo, pulclier in terra; pulclier in utero, pulclier in manibus pa- rent um ; pulclier in miraculis, pulclier iu flagellis; pulclier ini'itans ad vitam, pulclier non curans mortem; pulclier de- ponens animam, pulclier recipiens ; pulclier in ligno, pulclier in sepulcro, pulclier in cœlo. In intellectum audite Canticum, neque oculos vestros a splendore pulcliritudinis illius avertat carnis infirmitas. Summa et vera pulcliritudo justitia est : ibi illum non videbis pulchrum, ubi deprehendis injustum : si ubique justus, ubique decorus. »

(Voir le commentaire de Bossuet sur ce passage. Sermon pour la Circoncision deNotre-Seigneur.)

QUATRIEME CONFÉRENCE NOTE 1, p. lis.

Les théologiens se sont demandé si la volonté avait besoin vertu. 26

402 LA VERTU.

d'une vertu pour atteindre le bien propre. Les disciples de saint Tliomas tiennent pour la négative. Voyez la dissertation des Salmandcenses {De Virtutibus Disp. II, Dub. III).

XOTE 2, p. IkS.

Ces mêmes auteurs ont donné dans ce qu'ils appellent .drior prœdicamentalis virtatum, un tableau de toutes les vertus naturelles et surnaturelles. Ils ont peint d'une manière fort exacte les liens qui les unissent comme les différences qui les diversifient.

NOTE 3, p. Î6i.

Les moralistes païens avaient compris cette doctrine. Aris- totedit de l'homme vertueux: t L'homme vertueux fera beau- coup de choses pour ses amis et pour sa patrie, dût-il mourir en les servant... Il aime mieux vivre avec gloire une seule année que de vivre de nombreuses années obscurément : il préfère une seule action belle et grande à une multitude d'actions vulgaires. » Morale à Nicom,ix., viii. Trad. B. S. -H. EtHomère met sur les lèvres d'Achille les mémos pensées : < Si je persiste à combattre dans les plaines d'Ilion, il n'est plus pour moi de retour, mais j'acquiers une gloire immor- telle. » {Iliade, chant IV, v. 410).

NOTE 4, p. 166.

Nous avons emprunté ces pensées à Tertullien dont voici le texte exact :

« Sudore omnia constant ne corpora atque animi expave- scant : de umbra ad solem, de sole ad cœlum, de tunicâ ad loricam, de silentio ad clamorem, de quiète ad turnultum. Proinde vos, bcnedictse, quodcumque hoc durum est, ad exer- citationeni virtutem animi et corporis deputate. Bonum ago- nem subiturss estis, in que Agonothetes Deus vivus est ;Xystar- ches, Spiritus sanctus ; corona seternitatis; braviuni ange- licse substantiae politia in cœlum, gloria in sœcula sseculo- ruin. Itaque Epistates vester, Christus Jésus, qui vos spiritu nnxit et ad hoc scamma produxit, voluil vos ante diem ago-

APPEXDICI-S. 403

nis ad duriorem tractalionem a Uberiore conditione seponere, ut vires corrobora rentur in i'obis. Nempe enim et athletae se- gregantur ad strictiorem disciplinam, ut robori xdificand'O vacent: continentur a luxuria, a cibis Isetioribus, a potn jn- cundiore. Coguntur, cruciantur, fatigantur, quanta plus in exercitationibus laboraverint, tanto plus de Victoria sperant. Et un, inquit Apostolus, ut coronam corruptibilcm conse- quantur. Nos aeternam conseculuri, carcerem nobis pro pa- Isestra interpretemur, ut ad stadium tribunalis bene exercitati inconimodis omnibus producamur, quia virtus duritia ex- struitur, mollitie vero destruitur. Scimus ex dominico prœ- cepto quod caro infirma sit, spiritus promptus. Non ergo nos blandiamur, quia Dominus consentit carnem infirmam esse. Proptereà enim prsedixit spiritum promptum, ut ostenderct quid oui debeat esse subjectum, scilicet ut caro serviat spi- ritui, infirmior fortiori, ut ab eo etiam ipsa fortitudinem as- sumât. CoUoquatur spiritus cum carne de communi salute, nec jani incommodis carceris, sed ipso agone et proelio cogi- tatis. Timebil forsitan caro gladium gravem, Ptcrucem excel- sam, et rabiem besliarum, et summaw ègnium pœnam, et omne carnificis ingenium in tormen*:a, Sed spiritus conira- ponat sibi et carni; acerba licet ista, a multis tamen aequo animo excepta, imo et ultro appelila, famse, etgloriœ causa... » (Tei'tuliien, Ad Martyres liber, in fine).

CINQUIEME CONFERENCE NOTE 1, p. 176.

Hermès, Gunther, Frohschammer. A la fia du dix-huitième siècle et dans la première partie du dix-neuvième, l'Église ca- tholique traversa en Allemagne une crise doctrinale terrible ressemblant beaucoup à la tempête de kantisme, de loysisme, d'immanentisme par laquelle nous passons aujourd'hui. Les erreurs avaient beaucoup de points communs, les attitudes des personnes étaient souvent analogues. Hermès, prêtre de West- phalie (1775-1831), s'exprime ainsi : « Nous devons ne vouloir que la vérité, c'est-à-dire que nous devons être complètement impartiaux. Il faut que, pendant que nous examinons, nous nous affranchissions (théoriquement) de tous les systèmes de

404 LA VEnTL.

théologie et de religion, en tant que nous n'en avons pas en- core reconnu la certitude. Tous doivent nous paraître égale- ment importants, également indifférents. Nous arrivons à cette impartialité par la conviction vivante qu'aucun sys- tème, pas plus le catholicisme ou le christianisme en général que tout autre, n'est vrai par cela seul que nous sommes nés dans telle ou telle confession, et que nous agissons justement, saintement et en conscience, quand nous adoptons le système auquel nous conduit notre raison, parce que la raison est l'u- nique guide que l'auteur de notre être nous donne dès notre entrée en ce monde, en môme temps que la voix do notre conscience nous crie que nous devons la suivre quelque part qu'elle nous mène. » (Dictionnaire Goschler, Hennés).

Toutes les discussions auxquelles nous venons d'assister se produisirent du vivant et surtout après la mort d'Hermès. Le 26 décembre 1835 et le 7 janvier 1836 deux brefs condam- nèrent les livres d'Hermès : L'Introduction philosophique ; L'Introduction positiic ; 3" La Dogmatique. « Hermès fut condamné pour avoir abandonné elrejeté avecorgucil la voie royale de la tradition et des Saints-Pères dans l'explication des vérités de la foi ; pour avoir ouvert une voie qui conduit à de nombreuses erreurs, en admettant le doute positif conmie la base de toutes les recherches Ihéologiques ; pour avoir posé un principe suivant lequel la raison humaine est le moyen unique par lequel l'homme puisse arriver à la connaissance des vérités surnaturelles. » Ibid.

Le 15 juin 1857, Pie IX condamna dans Gunther des erreurs semblables, et il se plaignit dans sa lettre Eximiam tuam à l'archevêque de Cologne qu'on n'eût pas entièrement obéi au décret de l'Index du 8 janvier, sous prétexte que la Congré- gation n'avait condamné aucune proposition en particulier. (Voir la lettre Eximiam tuam).

Le 11 décembre 1862, le même Pontife, dans sa lettre à l'archevêque de Munich {Gravissimas inter acerbitatcs), con- damna trois livres du prêtre Frohschammer : Introduction à la Philosophie; De la Liberté de la science ; Athenœum : « primo quidem, propter Iioc, quod auctor taies liumanse rationi tribuit vires, quss rationi ipsi minime competunt, secundo vero quod eam oninia opinandi, et quidquid sempcr audendi libertatem eidem rationi concédât, ut ipsius Ecclesiœ jura, offi- ciuin, et auctoritas de riiedio omnino tollantur. »

Voyez aussi à la fin de cette lettre les regrets de Pie IX,

APPENDICES. 405

constatant que Frohschammci* ne s'est point soumis à la Coa- grégation de l'Index.

NOTE 2, p. 118.

Les docteurs païens ont tenu que la sainteté consistait dans l'union à la divinité. « Ainsi, dit Socrate, la sainteté est une espèce de trafic entre les dieux et les hommes?... Le saint est donc, à ce qu'il semble, celui qui est aimé des dieux? » (Eu- thyphron). Ils ont môme répété que nous leur devons un culte de prières, de demandes, comme on peut s'en rendre compte en lisant plusieurs dialogues de Platon, et par exemple Eu- thyphron et le second Alclbinde, mais qu'il y avait donc loin de ce culte à l'amour vivant! Quoi qu'il en soit d'ailleurs de l'amour naturel que nous pouvons donner à Dieu, par nos propres forces, l'amour sanctificateur et sauveur dont nous parlons ici est pleinement surnaturel.

NOTE 3, p. 195.

Il n'est pas douteux que les vertus théologales et la grâce n'amènent une transformation morale. Le P. Lacordaire a été très bien inspiré, quand dans son carême de 1844, il a parlé des vertus de choix dont le Christianisme seul a été capable. Les vertus acquises sont-elles transfigurées par les vertus théologales, ou bien y a-t-il des vertus morales nouvelles, surnaturelles, infusées par le Saint-Esprit?

Deux opinions se partagent la théologie catholique, l'une qui n'accepte pas de .vertus morales infuses, l'autre qui en enseigne la nécessité. Cette seconde opinion nous paraît cer- taine. Elle s'appuie sur plusieurs documents qu'on trouvera cités dans les théologies (R. P. Froget, op. cù.) et la raison invoquée par saint Thomas est d'une grande efficacité.

NOTE i, p. 199.

Les vertus morales infuses sont plus parfaites, plus actives que les vertus acquises, Léon XIII l'a répété dans sa lettre au cardinal Gibbons. Souvent, pourtant, elles sont inférieures sur un point, elles ne font pas disparaître comme les vertus

406 LA VERTU.

acquises les difficultés et les répugnances que nous éprou- vons à faire le bien (I» IF, q. lxv, 3, ad 2""i), car, au commen- cement, elles n'ont point produit les actes qui directement sont opposés aux mauvais penchants. Ajoutons que parfois, par l'infusion des vertus morales, Dieu triomphe même des mauvais penchants et des répugnances, avec une étonnante facilité, comme le raconte saint Augustin (IX Confessions, I) de lui-même.

« Passiones ad malum inclinantes, dit saint Thomas, non totaliter tolluntur neque per virtutein acquisitam, neque per virtutem infusam, nisi forte niiraculose.., sed quantiim ad ali- quid prœi'alet in /lOcX'irtus acquisita et quantum ad aliquid virtus infusa. Virtus enini acquisita, prsevalet quantum ad hoc quod talis impugnatio minus sentitur et hoc habet ex causa sud ; quia per fréquentes actus quitus homo est assue- factus ad virtutem, homo jam dissuevit talibus passionibus obedire, cum consuevit eis resistere; ex quo sequitur quod minus earum molestias sentiat. Sed prsevalet virtus infusa quantum ad hoc quod facit quod hujusmodi passiones et si sentiantur, nullo tamen modo dominentur ; virtus enim infusa facit quod nullo modo obediatur concupiscentiis peccati ; et facit hoc infallibiliter, ipsa manente, sed virtus acquisita déficit in hoc, licet in paucioribus, sicut et alise inclina- tiones naturales defîciunt in minori parte; unde Apost. Rom., VII, 5 : Cum essemus in carne, passiones pcccaîorum quse per legem erant, opcrabantur in membris nostris, ut fructificarent morti; nunc autcm soluti sumus a lege mortis in qud detinebamur, ita ut serviamus in novitaie spiritus, et non in vetustate litterx. »

SIXIEME CONFERENCE NOTE i, p. 208.

Les hommes ont toujours eu l'idée que la Divinité interve- nait d'une manière spéciale dans la vie, pour en prendre elle-même la direction. Les Grecs, en particulier, ont pro- fessé cette doctrine aussi bien dans les œuvres de leurs poètes que dans les œuvres de leurs philosophes.

Homère, sous ce rapport, présente un extrême intérêt. Sans

APPENDICES. 407

cesse, les dieux interviennent auprès de ses héros, tantôt pour apaiser la colère d'Achillo ou consoler sa douleur, tan- tôt pour conseiller la piété à Agamemnonou soutenir le cou- rage do Paris ou d'Hector. C'est une apparition continuelle des immortels qui excitent aux entreprises plus hautes, aux actions plus intrépides,

Platon raconte longuement dans Théagès ' comment un esprit a donné à Socrato d'excellents avis, il rappelle les malheurs de Gharmide, de Timarque, de Sannion refusant de suivre le génie qui inspirait et gouvernait le grand sage. Dans l'Apologie, Socrate se félicite de ce que son esprit ne lui a fait aucun l'eprocho. Platon va jusqu'à enseigner que tout poète véritablement inspiré est possédé par les dieux. « Le poète est un être léger, ailé et sacré ;il est inca- pable de composer, à moins que l'enthousiasme ne le sai- sisse, qu'il ne soit sorti de lui-même. Jusqu'au moment de l'inspiration, tout homme est dans l'impuissance de faire des vers, de prononcer des oracles. »

Le passage suivant tiré du dialogue d'fon (Trad. Saisset, p. 226) exprime d'une manière admirable, ce que plus tard la religion a défini avec tant de précision : « Le bat pour lequel le dieu, après leur avoir ôté le sens, se sert d'eux comme de ministres (il sagit des poètes), ainsi que des pro- phètes et des autres devins inspirés, c'est qu'en les enten- dant, nous sachions que ce n'est pas d'eux-mêmes qu'ils disent des choses si merveilleuses, puisqu'ils sont hors de leur sens, mais qu'ils sont les organes de la divinité qui parlo par leur bouche. «

De son côté, Aristote attribue un caractère divin à cer- taines vertus : « Mais, quant à la qualité qui est le contraire de la grossièreté brutale, le seul nom qui lui convienne, c'est de l'appeler une vertu surhumaine, héroïque, divine; et c'est là, certainement, la pensée d'Homère, lorsque dans son poème, louant la vertu accomplie d'Hector, il disait :

Il semblait plutôt être. Le fils de quelque dieu que le fils d'un mortel.

Si donc il est vrai, comme on le dit, que les hommes s'élè-

1. On ne sait si le Théagès est de Platon, mais, en tout cas, la doctrine qu'il contient en cette matière est certainement du maître.

408 LA VEIITU.

vent au rang des dieux, par une prodigieuse vertu, etc. » [Eth. à Nicomaque, vu, i).

Comme on le voit, les idées de Platon et d'Aristote s'ac- cordent extraordinairement avec les épopées d'Homère, qui sont « comme la Bible des Grecs ».

On voit aussi comment la substance des doctrines catho- liques, contre laquelle tant d'hommes protestent au nom de la raison, étaient facilement accueillies par les plus grands génies de l'antiquité.

NOTE 2, p. 218.

Quand nous parlons de la motion du Saint-Esprit sur les âmes, il ne faut pas croire que par les dons nous soyons purement passifs. Les dons sont des vertus, c'est-à-dire des principes d'activité. Passifs vis-à-vis de l'Esprit-Saint, nous sommes d'une activité divine vis-à-vis des entreprises qui nous sont proposées. « Aguntur eniin ut a^^ant, non ut ipsi nihil agant, » dit très bien saint Augustin. [De Cor. et gra- tia, II, 4).

NOTE 3, p. 218.

Les dons sont-ils des dispositions, des habitudes distinc- tes des vertus infuses ? La masse des théologiens affirme la distinction. Cependant, quelques-uns dont Scot, Lorca, enseignent que les dons ne sont que des fonctions des vertus infuses. (Voir Jean de S. Th., IP, q. lx, disp. xviii, art. 2).

NOTE k. p. 220.

D'après la théologie de saint Thomas, les dons ont pour but de produire les actes des vertus selon les inspirations de l'Esprit-Saint. Valgornera a donc bien compris la pensée du saint docteur, quand il a défini le don : « Habitas quidam quo Jionio disponitur ad exercenda opéra virtuluin, secunduin quod hoino est mobilis a Spiritu sancto. » [Theologia mys- tica, q. m, disp. ii, art. I, 547).

Les dons du Saint-Esprit ne produisent pas nécessai- rement des actes extraordinaires, mais les actes ordi-

APî'ENOICES. 409

naires d'une autre manière, à savoir sous l'inspiration et la motion du Saint-Esprit. D'après Denys le Chartreux, que nous avons suivi dans notre conférence, chaque don a des actes d'une triple catégorie : des actes ordinaires, des actes parfaits, des actes extraordinaires et héroïques. Certains auteurs nous paraissent se tromper quand ils réduisent l'activité des dons à des effets extraordinaires. Le P. Meynard s'inspirant de saint Thomas, de Denys le Char- treux, d'Albert le Grand, etc., a bien défini le rôle des dons (Traité de la vie intérieure, liv.-II, ch. vu).

NOTE 5, p. 222.

Qu'on remarque la belle raison donnée par saint Thomas et nécessitant l'intervention de l'Esprit-Saint, c'est que dans les choses de la vertu, principalement dans les choses de la vie surnaturelle, nous ne sommes que des disciples dont les pas sont chancelants, difficiles, et il faut, pour que nous marchions allègrement, que Dieu nous prenne par la main.

NOTE 6, p. 233.

Les fruits du Saint-Esprit. « On entend par là, dit saint Thomas, tous les actes de vertu arrivés à une certaine per- fection et dans lesquels l'homme se délecte. » (R. P. Froget, loc. cit.). Les fruits sont des actes parfaits et suaves.

NOTE 7, p. 235.

Les Béatitudes sont les actes meilleurs des vertus « qui par suite d'une perfection toute particulière, conduisent directement à la félicité éternelle. On les appelle par méto- nynuc, béatitudes, parce qu'ils sont tout à la fois le gage, la cause méritoire, et, dans une certaine mesure, les prémices de la vraie et parfaite béatitude ». (R. P. Froget, Ibid.).

TABLE DES MATIÈRES

Lettre de Son Éminence le cardinal Merry del val, se- crétaire d'État, a l'auteur vu

Préface de l'auteur 9

première conférence L'EXCELLENCE DE LA VERTU

Misère et grandeur de l'homme. Capable de l'infini, il est exposé à se perdre à jamais et à tomber dans une infortune propor- tionnée au bonheur qui l'attendait. La liberté, les appétits flottent* entre l'extrême gloire et l'extrême honte. Attrait que nous éprouvons pour les abîmes, répugnance à entrer dans la voie étroite qui mène à la vie. La vertu nous arrache à cette indé- termination, nous oriente vers le salut. But de la station de 1906 : Étude de la vertu. Objet de la première Conférence : L'excel- lence de la vertu 21-24

La vertu est l'exaltation de la nature.

1. La vertu est une qualité qui a) nous élève au-dessus de l'aristocratie du nom, de l'or, de la gloire, qui nous confère une noblesse supérieure, p. 24. b) Qualité qui nous rend nobles, car elle nous rend bons, p. 25. c) Qualité qui nous rend bons en nous mettant dans une disposition d'accord avec la nature. Texte de saint Thomas et d'Aristote 25-26

2. a) Objection : la vertu est l'ennemie delà nature. Preuve : la prudence, la justice, la tempérance, la force, la foi, l'espérance, contrarient les instincts les plus tenaces de la nature, p. 26-29. 6) Réponse. Paroles de Dieu à Salomon, de saint Paul aux Corin- thiens, de David. Distinction à faire entre les instincts et la perversité des instincts. La vertu réprime tout ce qu'il y a de

412 TABLE DES MATlÈnE8,

pervers dans les instincts, et ainsi elle défend la nature contre l'étiolement et la mort. Preuve tirée de la tempérance. La vertu développe tout ce qu'il y a de noble dans nos penchants : preuves tirées de la science, de la sagesse, de l'amour conjugal, de la justice, de la religion, des dons du Saint-Esprit. . . 29-34

II

La vertu est le règne de la raison, a) La perfection de la nature humaine se prend de sa conformité à l'ordre de la raison. Preuve : la vertu confère le sceptre à la raison sur tous les mou- vements et toutes les facultés, p. 34-36. 0) Le règne de la raison par la vertu est permanent, car la vertu est une hahitmh; or, riittbitude met l'âme dans un étal durable, dans des dispositions qui résistent aux obstacles efaux assauts, exemple de Job, expé- rience personnelle, textes de Tertullien et de saint Augustin. Par l'habitude vertueuse, la liberté s'est emprisonnée elle-même dans le bien. Elle ne s'arrache pas à sa sainte captivité sans se déchirer et s'ébranler elle-même, p. 36-41. c) Règne absolu qui s'étend jusqu'aux fibres les plus secrètes de i'âme. . . . 41-42

III

La vertu est le triomphe de l'activité, a) Argument d'autorité : la philnsopliie, le sens commun, l'Église ; condamnation de Luther, du quiétisme, de la distinction entre vertus actives et vertus pas- sives, p. 42-44. b) Preuve de raison. La vertu est la virilité de l'àme, mais l'âme arrive à sa virilité, quand elle est capable d'agir, p. 44-45. c) La vertu est une source d'activité /)e7'sonne//e. Objection tirée de l'humilité et de l'obéissance. P>éponse : sau- vegarde de l'initiative personnelle dans l'humilité et dans l'obéis- sance. Rôle de l'autorité, p. 45-50. d) L'activité de la vertu n'en- fante que le bien : elle détermine les facultés au bien; l'âme se poile au bien avec agililc, avec force, avec joie 50-52

La vertu nous confère uncplénif'ide de vie, nous dégageant des éléments morbides, donnant leur es'^or aux penchants, aux passions légitimes, rendant à la raison la souveraineté qui lui appartient, nous obligeant à penser, à sentir, à vouloir, à aimer, à vivre comme des hommes bons, libres, de caractère, d'action! Si nous ne sommes tout cela, notre conscience, notre baptême, notre Uicu nous pressent de le devenir 52-54

TABLE DES MATIKHES. 413

DEUXIÈME CONFÉRENCE

LES VERTUS INTELLECTUELLES

I. LA SCIENCE

Les anciens appelaient vertu, toute perfection d'une puissance atteignant facilement et prompfemcnt son but. Le théologien ne s'occupe directement que des veitus intellectuelles, morales, di- vines propres à l'homme. Cinq vertus intellectuelles. Réso- lution de renvoyer la prudence à la conférence sur les vertus mo- rales, de parler de la science dans la seconde conférence, de l'art dans la troisième 59-61

Attitude violente et contradictoire des hommes vis-à-vis de la science. Diverses adorations et divers anathèmes dont elle est l'objet. Enthousiasme des adorateurs. Fieiié, audace, indépen- dance des blasphémateurs. Nécessité de s'arrêter entre ces deux camps 61-65

1. a) La science est une vertu de l'esprit, car elle nous donne la vérité 65-66

b) Richesse que nous confère la vérité : la connaissance vraie ajoute à notre perfection la perfection de ce que nous connaissons.

Comparaison entre la nutrition et la connaissance, p. 66-70. c) La connaissance de la vérité préside à la conduite de la vie 70-71

2. Difficulté. Notre science ne nous met pas en relation avec la vérité, mais uniquement avec des formules, mots ou idées vides. 72

Réponse, a) Antiquité de cette doctrine professée par Gorgias", Protagoras, Occam, etc. Le scepticisme radical en est le fruit.

La raison perd toute valeur, comme le témoignage des facultés sensibles, comme la foi. Les conclusions d'ailleurs ont été tirées, p. 72-73. b) L'intelligence, la raison^ la science, la foi, peTdent leur droit à la direction de la vie 73-74

c) Protestation de la conscience, du bon sens, de l'expérience, de la vie pratique de ceux qui soutiennent cette théorie. , 74-75

414 TABLE DES MATIERES.

ïî

1. La science nous donne une vérité évidente, a) Différence de la science et de la foi, p. 75-78. b) La vérité scientifique nous com- munique une évidence person/je^^e. Étroitesse de la région dans laquelle nous pouvons avoir cette évidence personnelle. Petit nombre de ceux qui savent. Beaucoup qui se flattent de savoir ne font que croire, p. 78-83. c) L'existence de la science s'étend des principes, sans interruption, jusqu'à la dernière des conclu- sions 83-84

2. L'évidence victorieuse produit la certitude. Quatre altitudes différentes de l'esprit vis-à-vis de son objet : le doute, le soupçon, Vopinion, la certitude. Souffrances du doute, nature du soupçon, de l'opinion, de la certitude. Certitude absolue exigée par la science qui ne supporte pas la moindre hésitation dans ses con- clusions 84-88

3. La vérité scientifique est démontrée. Différence des idées évi- dentes par elles-mêmes et des vérités scientifiques. Conditions pour qu'une vérité soit démontrée : évidence du principe, évidence et connexion nécessaire entre le principe et la conclusion. Diffé- rence de la science et de la vision empirique. Force nécessi- tante de la démonstration scientifique vis-à-vis de l'esprit. A quel moment la science prend le nom de sagesse 88-91

But de la science : éclairer l'esprit, guider la vie. Bien com- prise, elle impose l'humilité. Caractère ridicule du pcdanlisme. Relations de la science avec la sainteté. On peut bien pen- ser et mal agir, cependant en soi la science favorise le bien, et plus elle est parfaite, plus elle entraîne la volonté vers la per- fection. — Altitude d'espérance et d'humilité qui convient au sa- vant 91-94

TROISIÈME CONFERENCE

LES VERTUS INTELLECTUELLES

II. l'art.

L'art établit l'ordre de la raison dans la matière extérieure sou- mise à notre empire. Puissance créatrice de l'art. Gloire qu'il assure à ceux qui le cultivent, consolation que ses œuvres pré-

TABLE DES MATIÈHES. 415

parent aux âmes faligucos par la réalité. Action morale exer- cée par l'art, action populaire 99-101

Le premier élément de l'art, c'est l'idée.

1. a) Rôle primordial de l'idée dans l'art, p. 101. b) Connexion qu'il y a entre la culture des idées et la prospérité des arts p. 102- 103. c) Effort des maîtres pour concevoir. Appel qu'ils font à la nature, aux poètes, aux philosophes, aux inspirés. Travail de méditation dans Angelico, Michel-Ange, Raphaël, p. 103-104. d) La transformation des idées amène la transformation de l'art.

Diverses époques de l'art 104-105

2. La pensée artistique doit contenir une réalité, a) Nécessité pour l'artiste d'imiter la nature, p. 105. b) Nécessité pour l'artiste de se mettre en un contact perpétuel avec la nature.— Remarque de M. Taine. Michel-Ange et le tombeau des Médicis, p. 105-107. c) Erreur de l'idéalisme. L'École mystique. Angelico.

; 107-108

3. La pensée artistique doit idéaliser la réalité, o) But de l'art, c'est de montrer un monde idéalisé auprès du monde mutilé. Sans cela ses œuvres feraient double emploi avec les œuvres de la na- ture. La photographie, le moulage seraient l'art par excellence.

Les grandes œuvres d'art ne sont pas l'imitation littérale de la nature, p. 108-110. b) Gomment l'idéal est dans la volonté, dans le dessein de la nature. Belle idée de saint Paul, p. 110-111. c) L'art aide la nature à réaliser son rêve 111-112

II

Le second élément de l'art, c'est l'œuvre.

1. L'art est une puissance pratique qui doit s'exprimer au

dehors, a) !Sa perfection dépendra du flair avec lequel l'arlisle choisira les matériaux, p. 113-114. b) Son action méritera dans la mesure elle se déploiera sous l'empire de la pensée, p. 114-115. c) Le génie de l'œuvre se jugera à la supériorité de la reproduction de l'idée. L'éloquence, les pierres des temples, le couronnement des élus d'Angelico 115-118

2. a) Dans l'œuvre comme dans l'idée, comme dans la réalité, nécessité d'un trait dominateur. Le Jugement dernier de Michel- Ange, p. 116-117. b) Les éléments, les personnages, les groupes^

416 TABLE DES MATIERES.

doivent mellre ce trait en relief, p. 117. c) Chaque élément de l'œuvre doit, selon la place qu'il occupe dans l'ensemble, faire ressortir ce trait, p. 117-118. d) Unité provenant de la convergence

des effets 118

3. L'œuvre doit enfin reproduire l'idée a) avec clarté, une clarté sensible, qui la rende accessible, p. 118-119. b) Avec ma- gnificence, avec splendeur. L'idée de Platon sur le beau, p. 119- 120. c) Triomphe de l'artiste 120

III

Relations de l'art et de la morale.

1. Deux courants d'opinions e.xtrêmes. a) L'art est indépendant de la morale, p. 120-121. b) L'art est essentiellement immoral, arguments, p. 121. c) L'art n'a pas pour but immédiat la morale, p. 121. d) De fait, sur le terrain de l'histoire, l'art a été souvent immoral 121-122

2. a) L'art n'est pas indépendant de la morale. Preuves de raison et d'expérience, p. 122. b) L'art n'est pas essentiellement immoral : argument d'autorité. Réfutation de l'assertion con- tradictoire et des raisons qu'elle invoque 123-126

c) L'art parfait est moral. Nécessité de l'intégrité dans l'œuvre artistique, p. 126-127. d) Influence de la moralité de l'artiste sur la beauté de son œuvre. Pourquoi les œuvres religieuses aujour- d'hui sont inférieures 127-128

L'art est une vertu parce qu'il découvre la réalité et l'idéal caché sous la réalité; parce qu'il imprime cet idéal dans la ma- tière extérieure, parce qu'il "excite au bien. Exhortation aux ar- tistes 128-130

ÛUATRIÈME CONFÉRENCE

LES VERTUS MORALES

C'est à la raison de façonner les facultés afin de rendre leurs mouvements rapides, faciles, joyeux, concordants. Un de ses rôles principaux, c'est de diriger les appétits, car un homme n'est vraiment bon que par la rectitude des appétits. Pour que la raison soit capable de conduire facilement et promptement les appétits, elle a besoin d'une perfection : la prudence. Pour que les appétits suivent rapidement et aisément l'ordre de la raison, des dispositions sont requises, ce sont les vertus morales. 135-136

TADLE DES MATlÈnES. 417

La raison n'a pas seulement pour objet la connaissance du vrai spéculatif, elle a un autre rôle, diriger pratiquement, positivement, immédiatement la vie. Perfection requise dans la raison pour qu'elle soit capxiblc de remplir ce rôle. Analogie entre la pru- dence et la Providence. DifTiculté de gouverner la multitude des sentiments dans la vie individuelle, dans la vie de famille, dans la vie politique ou sociale 137-139

1. a) Le premier office de la raison, c'est d'orienter les afTections, de savoir vers quels êtres, quelles personnes, quels événements 11 convient d'aller, dans quels recouvrements s'engager. . 139-141

b) Le second souci de choisir son temps, son heure, ses occa- sions. — Vierges sages et vierges folles 141-142

c) Troisième tâche, décider de la mesure à garder, doser le rire, les larmes, la parole, le silence, etc., au milieu des mille diverses circonstances de l'existence 142-143

2. Perfections requises dans la raison, a) Connaissance des an- tiquités, mémoire du passé, p. 143-14'i. b) Promptitude à saisir avec des yeux de lynx l'état actuel des choses, p. 144-145. c) Docilité à écouter les hommes expérimentés (Ibid.) .d) Sagacité de l'intelligence habile à connaître les personnes [Ibid,). e) Le flair qui nous rend capable de trouver les moyens {Ibid.). f). Le bon sens, la circons- pection, la légitime défiance [Ibid.). Grandeur de la prudence qui réunit toutes ces qualités. Doctrine de saint Antoine . . . 145

II

Les appétits ne suivent pas fatalement l'ordre de la raison. Diverses tendances de ces appétits. Trois passions s'opposent dans le champ des appétits au règne de la raison : l'amour de soi, la fureur de jouir, la terreur de la soufi'rance et de la mort. De là, nécessité de trois vertus morales 146

1. Nous sommes nés pour vivre en société, et l'amour de nous- mêmes nous empêche de rendre à cha<;un ce qui lui appartient, et crée un obstacle à la vie sociale, a) Explosion de cette passion dans les rapports matériels, intellectuels, moraux, de personne à personne, dans les relations de famille, dans les relations de so- ciété, dans les rapports internationaux, dans les rapports avec Dieu 147-151

VERTU. 27

418 TABLE DES MATIERES,

b) Rôle de la justice prise dans son sens le plus universel : elle s'empare des sentiments, des pensées, des paroles qui ont trait au prochain. Dans les échanges de choses ou d"actes, elle ins- pire les attitudes qui conviennent selon les personnes; bonté, fraternité, respect, obéissance, tendresse, dévouement, vérité, loyauté, reconnaissance, pitié, magnificence. Rapports établis par la justice entre le chef et ses sujets, entre les nations, entre l'homme et Dieu 151-155

2. a) Obstacles que l'amour de la joie oppose aux directions de la raison. Excès dans la joie. Attrait particulier des joies sen- sibles. — Raisons de cet attrait. Jouissance de la table. Volupté du Bcns réprouvé, p. 155-159. b) Rôle de la tempérance. Elle ne supprime pas la sensibilité, elle la modère en tout. Son action sur les yeux, les oreilles, le cœur, les lèvres, les lectures, etc. Ses différents noms ..... 159-160

3. a) Peur que nous avons de la souffrance et de la mort. Impossibilité d'être vertueux jusqu'au bout si nous n'apprenons à les mépriser 160-162

b) Rôle de la force. Courage qu'elle communique à l'homme. Vertu étrangère au fanatisme. Vertu pleine de sagesse, même quand elle nous oblige au sacrifice de la vie. ...... 162-164

Moyens de se former à la force. Méditation. Contemplation des héros, des saints, de Jésus-Christ ». 164-166

CINQUIÈME CONFÉRENCE LES VERTUS DIVINES

I. LES VERTUS THÉOLOGALES.

Les vertus dont il s'agit nous transportent hors de la sphère qui nous est propre pour nous faire entrer dans un monde divin. 171

1 . Existence des vertus théologales. Preuves d'autorité, o) An- cien Testament. Évangile, saint Paul, p. 172-173. b) Témoignage du concile de Trente 173

2. Preuve de raison, a) Dieu nous a prédestinés à une fin sur- naturelle, p, 173-174, b) Il nous est impossible d'arriver à cette fin par nos seules forces. Erreurs à ce sujet, p, 175-173, c) Nécessité

TABLE DES MATIÈBES. 419

de facultés nouvelles et supérieures. Facilité pour Dieu de les créer en nous et de nous donner un esprit et un cœurnouveaux. 176-178

II

Nécessité des trois vertus théologales. 1. a) D'abord il faut connaître les êtres pour entrer en relation avec eux. D'où néces- sité pour nous de connaître Dieu comme il est en lui-même, p. 178-179. b) Or, Dieu comme il est en lui-même nous est inac. cessible. Preuve, p. 179-180. c) Il n'y a qu'un moyen pour nous do le saisir, c'est qu'il se révèle. Il se révèle par la foi, réellement bien que dans l'obscurité, avec certitude, une certitude supérieure à la certitude naturelle. Rôle et grandeur de la foi. . . . 180-181

2. Nécessité de l'espérance, û) Double angoisse par laquelle ont passé les générations : les unes ont dit : le bonheur n'existe pas; les autres : le bonheur ne nous est pas accessible, p. 181-182. 6) La foi nous enseigne l'existence du bonheur, l'espérance nous en pro- met la possession, p. 183-184. c) Caractères de la promesse de Dieu : Dieu peut nous donner ce qu'il nous a promis. Il a déjà réalisé sa promesse. C'est une loi générale que les êtres supérieurs commu- niquent un trait de leurs perfections aux êtres inférieurs, p. 184. dj Certitude de notre espérance 184-186

3. Nous ne marchons que vers les objets que nous espérons, nous n'espérons que ce que nous désirons, nous ne désirons que ce que nous aimons. Nécessité et rôle de l'amour de Dieu. . 186

a) Nature de l'amour qui doit entraîner toute la vie, p. 186-187.

b) Impossibilité d'aimer Dieu par-dessus toutes choses, si nous sommes laissés à nos seules forces. Preuves par le fait, p. 187-189.

c) Raison de l'indifférence, de la défiance, de l'antipathie du cœur vis-à-vis de Dieu : Dieu est invisible, intangible. Dieu est dans un domaine éloigné de notre domaine. Point d'égalité entre lui et nous, et c'est l'égalité qui fonde l'amour. L'amour de Dieu est terrible, impérieux, exigeant. Texte de Bossuet, p. 189-190.

d) Intervention de Dieu pour créer en nous l'amour qu'il demande de nous, ,p. 190-191. e) Ardeur, ténacité, perfection de la charité 191-194

III

Transfiguration de la vie morale par les vertus théologales, a Vérité et perfection des vertus naturelles. Erreurs à ce sujet,

420 TABLE DES MATIERES.

p. 194-195. b) Infériorité de ces vertus parce qu'elles n'atteignent pas le bien suprême, p. 195-196. c) Transformation opérée dans la nature par la grâce et les vertus théologales, p. 196. d) La grâce et la charité fondent les vertus inconnues aux païens: la religion, la pénitence l'humilité, p. 197. e) La grâce et la charité transfor- ment les vertus possibles à la nature. Raison de cette transfor- mation, — Lloquence de l'histoire et des faits. —Pureté des vertus norales chrétiennes, sublimité, héroïsme de leurs œuvres. 198-200 Conclusion. Obligation pour les chrétiens d'être vertueux, de posséder une vertu supérieure à la vertu païenne. . . 201-202

SIXIÈME CONFÉRENCE LES VERTUS DIVINES

II. LES DOXS DU SAINT-ESPRIT.

Les dernières vertus chrétiennes s'appellent les dons du Saint- Esprit. Enseignement d'Isaïe. La troisième personne de la Sainte-Trinité, est une force de perfection 207-208

Le but général des dons du Saint-Esprit est de nous mettre à /a dispositon de Dieu, de nous rendre dociles à toutes ses inspi- rations.

1. a) Différence des vertus et des dons. Dans les vertus, Dieu conduit par l'intermédiaire de la raison; dans les dons, c'est Dieu qui conduit lui-même, p. 208-209. b) Peur que nous avons de nous abandonner à Dieu. Résistance et révolte que nous lui oppo- sons. — Hésitation qui nous retient encore quand nous nous sommes soumis. Exemple de saint Augustin, p. 209-212. c) Les dons du Saint-Esprit changent ces disposilions, rendent l'âiiie docile à toutes les motions, à la moindre haleine du Saint-Espri!. Le prophète Élie 212-21:;

2. Rôles divers des dons du Saint-Esprit, a) L'homme enseigne, parle, souffre, jouit, aime, craint, etc., meurt comme l'entend le Saint-Esprit, p. 214-215. b) Les dons du Saint-Esprit permettent à Dieu de gouverner la vie nationale des peuples, p. 215-217. c) Raison de cette docilité : les dons sont de l'amour. L'amour pro- duit l'unité de volonté, p 217-218. d) Cette intervention de l'Esprit

TABLE DES MATIERES. 421

est acceptable. Liberté qu'a Dieu d'agir comme il l'entend dans l'univers. Expérience qui nous apprend que certaines pensées nous ont été inspirées. Témoignage des docteurs païens . 218-220

II

Résultat des dons du Saint-Esprit : Transfiguration des vertus théologales et morales.

1. a) Ombres et difficultés qu'on rencontre dans les vertus théo- logales, p. 220-221. ft) Imperfections des vertus morales. Nécessité de faire intervenir le Maître qui nous a appris ces vertus, p. 221-

222. c) .\ction dans la foi des dons de science et d'intelligence p. 222-

223. d) Action du don de crainte dans l'espérance, p. 223. e) Ac- tion de la sagesse sur la charité, p. 223-22't. f) Le don de conseil et la prudence; le don de piété et la justice; le don et la vertu de force •. 224-223

2. Opérations produites par les dons du Saint-Esprit, a) Les dons du Saint-Esprit nous préparent aux actes nécessaires au salut. Dons intellectuels et dons affectifs, p. 225-226. b) Les dons du Saint-Esprit entraînent dans la voie de la perfection et des conseils 226-228

c) Le Saint-Esprit, enfin, inspire des notes qui sont dans l'ordre moral ce que le miracle est dans l'ordre physique. Effets sur l'es- prit. — Effets sur le cœur et sur les vertus du cœur; le dévoue- ment, la pureté, la force. Les martyrs 228-233

Changement opéré dans les apôtres par le Saint-Esprit. Prière au Christ d'envoyer son Esprit. Prière aux fidèles de suivre l'Esprit voulant les entraîner dans les voies du bien, de la perfection, de l'héroïsme 233-236

RETRAITE PASCALE

PREMIÈRE INSTRUCTION LUNDI SAINT

LE JUSTE MILIEU DE LA VERTU

Résumé des conférences. Nécessité de mettre en plus de re- lief quelques vérités qui n'ont été qu'indiquées 241-242

I Nécessité d'établir les vertus dans un juste milieu, a) Dans

422 TABLE DES MATIERES.

l'ordre physique impossibilité pour les sens de supporter les ex- trêmes, p. 242-243. b) Application du même principe dans l'ordre esthétique, intellectuel, moral, p. 243-244. c) Accord de la sagesse chrétienne et de la sagesse païenne 244-245

II

Difficulté de la doctrine du juste milieu que deux espèces d'hom- mes ont faussée, a) Les premiers ont toujours peur du mal par excès et ils semblent oublier qu'il y a un mal par défaut. Réfuta- tion et inconvénients de ce modérantisme erroné, p. 245-249. b) Tempéraments excessifs qui ne connaissent que le mal par défaut et qui mettent le milieu dans un extrême. Défaut de raison dans les partisans de ce système, p. 249-250. c) Caractères qui par- ticipent de ces deux défauts, et croient établir l'équilibre en pas- sant d'un extrême à un autre extrême 250-251

III

a) Dans les vertus qui règlent nos rapports avec les autres, la réalité fixe le juste milieu. Le don est déterminé par la dette. 2B1-252

b) Dans les autres vertus, il faut regarder à la vertu même. Dans certaines matières, la vertu est plus près de l'excès que du défaut, dans d'autres elle est plus près du défaut que de l'excès. Nécesaité de tenir compte des circonstances pour fixer le juste milieu 252-255

La doctrine du juste milieu n'est point une doctrine de lan- gueur, ni de mort, ni une doctrine d'extravagance. Moyens de dé- terminer le juste milieu , 255-259

DEUXIÈME INSTRUCTION MAJEIDI SAINT

DE LA NAISSANCE ET DU PROGRÈS DES VERTUS

La vertu n'est point la fin de l'homme, mais elle y conduit. Degré de la gloire, proportionné au degré de la vertu. Deux sortes de vertus : acquises, infuses. Naissance et progrès de cette double vertu 263-264

TABLE DES MATIERES. 423

a) Deux catégories de philosophes : les uns nous obligeant à détruire la nature pour fonder la vertu, les autres affirmant que nous ne pouvons rien changera ce que nous sommes en naissant, p. 264. b) Doctrine moyenne : nous apportons en naissant les germes de vertus, ces germes sont dans la race, ils sont dans l'individu. Nécessité pour nous de cultiver ces germes. Fécon- dité des actes répétés, des exercices continuels pour fonder les vertus, p, 206-268. c) Moyens de faire progresser les vertus natu- relles. — Principe : les actes qui engendrent les vertus les font grandir. L'intensité des actes est indispensable à quiconque veut grandir dans le bien 268-269

II

a) Les vertus surnaturelles naissent par l'action de Dieu. Liberté de Dieu dans la distribution de ses dons. Diversité de caractères dans les vertus infuses 270-272

b) C'est par l'intervention de Dieu que les vertus surnaturelles renaissent. Plus les ruines sont accumulées, plus l'action de Dieu doit être profonde, p. 272-274. c) C'est par l'intervention de Dieu que les vertus surnaturelles grandissent. Rôle des œuvres, de la prière, des sacrements, dans le progrès des vertus chrétiennes. 274-277

Admirable harmonie des vertus acquises et des vertus infuses. Secours qu'elles se prêtent mutuellement. Nécessité d'être des hommes d'effort et des hommes de religion 277-278

TROISIEME INSTRUCTION MERCREDI SAINT

DE LA DÉCADENCE DES VERTUS

Paroles de Moïse mourant aux Israélites. Connexion établie par lui entre la décadence des vertus et des autres maux. 283-284

I

Connexion de la décadence de la vertu avec les autres déca- dences.

424 TABLE DES MATIERES.

a) Sens terrible du mot de décadence, p.284-285. 6) Rapports de la décadence des vertus avec l'afTaiblissement des forces physi- ques, p. 285-286. c) Avec la prospérité des affaires, p. 287-288. d) avec la vie de l'esprit, p. 288-289. e) Avec la grandeur de la famille, p. 290. /^ Avec la puissance des nations 290-291

II

Signes auxquels on reconnaît la décadence des vertus. a)Défaut de profondeur. Vertus purement extérieures, ou qui ne tiennent que superficiellement au coeur, p. 291-293. b) Défaut d'activité ou d'intensité dans l'action, p. 293-294. c) Défaut d'ampleur, p. 29k- 295. d) Défaut d'amour de Dieu 295-297

Signes de décadence dans les générations actuelles. Remèdes. 297-298

QUATRIÈME INSTRUCTION JEUDI SAINT LE FRUIT DES VERTUS

La passion du bonheur dans l'humanité. Satisfaction que pro- met Jésus-Christ 303-304

c) Le monde promet le bonheur et l'abondance des biens ter- restres, Jésus le promet à la richesse des vertus. . . . 304-305

b) Bonheur réservé à la tempérance dans le désir des biens ma- tériels, p. 305-307. c) A la douceur, p. 307-308. d) A la pureté du cœur 308-309

n

Vertus qui nous mettent en relation avec le prochain, a) Joie de la justice, p. 310-311. b) De la miséricorde 312-313

III

a) Vertu qui par excellence nous unit à Dieu : la charité. Double béatitude qui lui correspond, p. 313-314. b) Degré de la béatitude proportionnée au degré de la vertu 314-316

Exhortation 316-317

TABLE DES MATiÈltES. 425

CilNQUIÈME INSTRUCTION VENDREDI SAINT LE CORTÈGE ET L'IDÉAL DES VERTUS

PASSION DE NOTRE-SEIGNEUR.

Distance de l'idéal païen à l'idéal absolu, de l'idéal vécu à l'idéal rêvé. Les dieux, les sages. Le modèle vivant manque. Les chrétiens ont ce modèle en Jésus. La mort qui met en relief le caractère des hommes fait apparaître en Jésus toutes les vertus, et les vertus à leur plus haute sublimité 323-325

I

a) Le cortège des vertus apparaît en Jésus. Les vertus qui semblent le plus inconciliables dans la même âme se rencontrent dans la sienne. Les grandes lignes et les nuances. . 326-327

b) Prudence de Jésus-Christ dans la passion. Sagesse du Maître choisissant la mort pour sauver le monde, déterminant les con- ditions et les circonstances de son supplice. Prudence de Jésus- Christ dans ses relations avec les Apôtres, les envoyés du San- hédrin, Caïphe, Pilate, Hérode, etc 327-329

II

La tempérance dans la passion de Jésus-Christ. Double man- quement à la tempérance; par excès de sensibilité, par défaut. a) La tempérance de Jésus-Christ le garde de tout e.xcès, son im- pressionnante pureté, p. 330-331. b) Le Maître ne pèclie pas par défaut : sa sensibilité, son amitié pour ses Apôtres, ses atten- drissements, sa crainte de s'en séparer, sa sollicitude à la pensée de leurs souffrances futures 331-334

m

La justice en la passion de Jésus-Christ. Il rend à chacun ce qui lui appartient : a) à ses Apôtres au jardin des Oliviers, à Pierre qui le renie, à Judas qui le vend, p. 334-335. b) Son atti- tude vis-à-vis des valets, des soldats, de Pilate, du Sanhédrin, p. 335-337. c) Sens général du mot de justice. Comment Jésus en

426 TABLE DES MATIERES.

réalise la perfection : sa tendresse pour ses apôtres, pour les lar- rons, pour Marie, pour son Père 337-339

IV

La force en Jésus-Christ, c) Objection tirée de la crainte du Maîlre et de sa défaillance au jardin des Oliviers, p. 340. b) Com- ment le Christ reste fort au milieu de son agonie, p. 340-343. c) Fermeté durant le cours de la passion, devant le Sanhédrin et Pi- late, sur le chemin du Calvaire, en croix, dans l'abandon univer- sel 343-345

Perfection des vertus en Jésus-Christ, a) Jésus se tient au som- met du bien, d'une manière continue, d'une manière naturelle, p. 346. 6) Sublimité des difTérentcs vertus en Jésus-Christ, p. 346- 547. c) Impuissance de l'esprit humain à peindre cette sainteté. 348

Prière à Jésus cruciflë 348-349

ALLOCUTION

pour la conùnunlon générale des hommes

DIMANCHE DE PAQUES

LE BANQUET DES VERTUS

LA DIVINE EUCHARISTIE.

Saint Paul au milieu de la tempête sur les côtes de Crète. Nécessité des vertus divines. Eucharistie, source de ces vertus 355-356

a) Influence sur nous des sociétés que nous fréquentons. Cette influence se mesure à la grandeur de l'être que nous fré- quentons, p. 35C-357. b) Commerce certain de l'âme avec J.-C. par l'intermédiaire de l'Eucharistie, p. 357-358. c) Action de J.-C. sur

TABLE DES MATIÈRES. 427

les âmes tièdes, pécheresses, etc., p. 357-358. d) L'Eucharistie continue celte action sancliflcatrice sur les individus et sur le§ nations 359-361

II

a) L'influence d'un être sur nous dépend de l'intimité de notre commerce avec lui : des exemples des Apôtres, p. 361- 364. 6) Intimité des relations des fidèles avec Jésus dans l'Eucha- ristie 362-363

Exhortation à demeurer dans la société de Jésus-Christ. 363-364

p. LETHIELLEUX, Éditeur, 10, rue Cassette, PARIS (VI^ CONFÉRENCES DE NOTRE-DAME DE PARIS

EXPOSITION DE LA MORALE CATHOLIQUE

LE FONDEMENT DE LA MORALE

CAREME 1903

L " LA BÉATITUDE

par le R. P. M -P. JANVIER CONFÉRENCES ET RETRAITES

Un beau volume in-8 écu.

Le problème qui s'agite dans cet ouvrage est bien, ainsi que l'orateur nous en avertit, « le problème fondamental de la mo- rale », un des actes les plus poignants de ce drame d'inquiétude intérieure qui se joue en nous, sitôt que viennent à se poser les nécessaires questions de la destinée liumaine et de la voie qui y conduit.

L'Existence d'une fin dernière pour la Vie humaine; l'Unité de la Fin dernière. l'Objet de la Béatitude, autrement dit : la nature de cette fin dernière et son nom véritable ; la Conquête de la Béatitude et la Possibilité pour l'Homme de l'acte béatifiant par lequel cette conquête se réalise ; enfin Vlntégrité de la Béatitude, telles sont les étapes que les Conférences nous font successivement parcourir, et que la plus impeccable logique imposait.

Les pages de l'abbé Janvier sont l'écho fidèle du magistral enseignement de saint Thomas d'Aquin : même sûreté doctrina- le, même profondeur philosophique, même appropriation des

2

expériences humaines et des vérités naturelles aux certitudes de notre foi, même sérénité dans le mouvement général de la pensée ; et, malgré la difTérence littéraire des genres, une lim- pidité pareille dans le style, une égale simplicité dans la langue, sincère et persuasive, comme l'âme d'où elle a jailli.

Sans parler des précieux appendices qui terminent le volume, des sommaires détaillés, imprimés en tète de chaque conférence, éclairent la route, quelquefois ardue, jamais obscure et toujours largement ouverte. L'ouvrage devient ainsi un instrument de travail de premier ordre pour les esprits sérieux.

Tous goûteront encore spécialement la Retraite pascale qui fait suite aux Conférences. Il y a là, sur la Fortune, le Pouvoir, la Volupté, la Science, la Gloire, toutes ces idoles illusoires devant lesquelles nous nous obstinons à nous prosterner, une série d'enseignements aussi éloignés de l'adulation excessive (lue de la rigueur exagérée, chacun voudra aller puiser com- me à une source « toujours fraîche et toujours antique » parce qu'elle s'appelle : la Vérité.

CARÊME 1904

IL -■ LA LIBERTÉ

Un beau volume in-8 écu.

La Liberté, nous dit la première conférence, la Révélation tout entière nous en parle de sa première à sa dernière page. Et dans un tableau d'un relief puissant, la savante graduation des plans et des perspectives nous sauve de la monotonie qu'en- gendre presque toujours un résumé, une classification, l'auteur passe en revue l'histoire des erreurs de l'esprit humain sur la liberté. Contre ces exagérations et ces timidités, ces négations brutales et ces flatteries hypocrites, l'Eglise catholique a défen- du et protégé victorieusement la liberté.

La raison, du reste, bien dirigée fait écho à la Révélation. La deuxième conférence nous développe le triple argument : moral, expérimental et métaphysique qui fait du dogme de la Liberté une conquête de la Raison humaine.

.„ 3 --

Et pourtant la vie ne cesse d'accumuler les objections contre ce dogme : l'ignorance, la dégénérescence physique et morale, la Toute-Puissance de Dieu ne suppriment-elles pas la Liberté ? Non, répond la troisième conférence ; si l'intelligence, si le corps ne respecte pas toujours l'intégriLé de la Liberté, Dieu en tout cas est parsa toute-puissance iacauae et non la mort de la Liberté.

Ainsi coufiuise. va-t-elle s'exercer ? Dans un double domai- ne : le champ de la vie intellectuelle, nous voyons la volon- té se commander à elle-même et la liberté favoriser la science, mais dans un sens qui n'«st ni celui des. sectaires, ni celui des anarchistes ; en second lieu le domaine de la vie matérielle et sensible. Cette double activité, sur laquelle la quatrième conférence jette une lumière si nette, la cinquième m'en donne la formule, la loi. La voici : La raison divine est la règle des choses, les choses sont la règle de la raison humaine et la raison est la règle immédiate de la Liberté.

Enfin quel est le résultat, le fruit de l'activité libre ainsi exer- cée, ainsi réglée ? La liberté crée la responsabilité, elle nous fait vraiment les fils de nos œuvres. Elle crée en conséquence le mérite et le démérite, que l'Homme et Dieu, chacun à sa manière, sanctionnent et récompensent.

A ces six conférences se rattachent logiquement les six instruc- tions de la Retraite pascale, qui ne sont pas autre chose que la mise en pratique de leurs enseignements.

La raison, règle de la Liberté, s'appelle la Conscience, dès qu'elle s'applique aux actes de notre vie morale individuelle. Quel est le rôle de la Conscience, son champ d'action, son au- torité, quelles sont ses qualités ? L'auteur nous le dit, trè8 en détail, avec une finesse d'analyse qui rappelle la p.sychologie de Bourdaloue, avec une chaleur persuasive qui «stun» preuve de l'intérêt affectueux que le psychologue prend aux difficultés et aux luttes intimes de ses semblables.

CARÊME 1905

m. - LES PASSIONS

Un beau volume in-8 écu.

On connaît la haute manière avec laquelle le conférencier de Notre-Dameaccomplitleprogramme de travail qu'il se trace cha- que année. Pendant le Carême de 1903, il traitait de la Beatl-

tude ; en 1904, il exposait brillamment la doctrine de la Liber- té, « puissance qui nous mène à Dieu, mélange de raison et de volonté, de connaissance et d'énergie, maîtresse des mouve- ments de nos âmes et donnant à chacun son allure, son rang, sa valeur ». L'an dernier, il prit pour thème de ses prédications le sujet le plus vivant qui soit, connexe des deux précédents, puisqu'il nous rapproche ou nous éloigne du premier et qu'il doit être régi par le second : nous nommons les fassions.

Il existait déjà en français des ouvrages philosophiques com- plets sur les passions ; le magnifique traité de saint Thomas a- vait été commenté et développé par des maîtres de la psycholo- gie contemporaine ; personne n'avait encore sondé avec autant de lumière ces activités complexes de l'âme humaine du haut de la chaire chrétienne ; nul n'en avait allié toute la doctrine à tant d'éloquence. Le philosophe, le théologien, l'orateur se donnent dans M. l'abbé Janvier fraternellement la main, tout le monde le sait.

L'éminent conférencier a pris pour maîtres, on s'en doute bien, l'Ange de l'école et saint Augustin, deux astres s'il en fut dans le ciel de l'Église. A la clarté de leurs enseigneme îts, il expose sans peine le côté faible des théories vicieuses, des erreurs an- ciennes et modernes touchant les passions et montre la majes- tueuse beauté de la vérité catholique.

11 y a dans ces discours de fort belles pages à glaner, dignes de figurer parmi les meilleurs chefs-d'œuvre oratoires de notre temps. Ce langage si simple, de facture si classique, tour à tour vigoureux et hardi, digne et lier, insinuant et légèrement rail- leur, sobre et nerveux, toujours élégant, parfois poétique, rap- pelle d'autres grands orateurs qui furent les gloires de la pre- mière chaire de France.

Disons aussi que ce volume est enrichi de substantiels résu- més qui facilitent la méditation ou la lecture de chaque confé- rence, de nombreuses notes, très instructives, rejetées en appen- dice, et d'une indication des sources les plus précieuses pour un esprit studieux.

Poitiers. Iirip. du Poitou, a a, rue de la Marne.

BJ 1249 .J35 V.4 SMC Janvier, Marie Albert, Exposition de la morale cathol ique 47086130

.dF*4^:J*^

i

■l».^.

i

i

yr

1

l'i

FlHER-GLASS

;z

^

O)

o

▼-

5

1

^

ro

Ol I

2 3 4

f':V^<'

■^^^■t,'à

B

m

m

.

601NCH

5

I lin II

6

rTTTTTf

^T^-

mmM

8 9

C\J

= 3 =

1

:hes 1

10 20

IJIllIiillJllIJi

ro

IIIMIIMIIMIIMIII

30 40 5C

lllj 111,1 IJlUJII.IIil

1

o _

) 60 70

IJIJIIIJIIJ 111.1 1.1

03

MIIIIIIMIIIIIIIIIIII

)0t 06 08

05

4i.

00

Ul

) 110 120 130 1-

lll llll llllllllllllllllllil Nil

r-.

O)

lilMIlMI

\0 150

i|i 1

1 1

ijT

1

2

1

3

1

^:tS'St^¥

WMÊm