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BAUDELAIRE OU LE DIVINATEUR DOULOUREUX

ALFRED DE VIGNY OU LE DÉSESPÉRANT

BARBbY D'AUREVILLY OU LE CKOYANT

VfLLllRS DE L'ISLE-ADAM CL' L'iNITIÉ

PARIS

EUGÈÎ'ÎE FI 7.

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FIGURES D'ÉVOCATEURS

DU MÊME AUTEUR

POESIE

La Porte d'Or, ouvrage ayant obtenu le prix Sully Pru- dhomme l'année de sa fondation, édition {Librairie Ollendorff * ''^j-

VEspoir Merveilleux, 2' édition {Société du Mercure de

France) ^ ^°^-

PROSE Contes surhumains, nouvelle édition ; (librairie Eugène Fi-

guière) ; ,;.,* ^°.^-

Contes aventureux, couronnés par l'Académie (Librairie

Guilmoto) -, 1 ^«!-

Uésotérisme dans V art {esihéiiqne). . 1 vol., épuise.

Etudes sur quelques artistes originaux : Maufra, peintre et graveur. (Librairie Floury) „*

Uaprès-midi des Poètes : la Poésie symboliste, conférence faite au Salon des Artistes Indépendants, avec deux con- férences de MM. P. N. Roinard et Guillaume Apollinaire {VEdition) ^/'^^••

Vamour et la magie, (librairie Durville) .... 1 vol.

Le cœur d'Alcyone, '{\ihTa.irie Eugène Figuière). . . 1 plaquette (tirage très restreint).

THEATRE

Le pèlerin d'amour, un acte en vers, [Odéon]. . .1 vol.

Florizel et Perdita, pièce lyrique en 4 actes, imitée du Conte d'hiver de Shakespeare, musique de A. Rabuteau [imprimé hors commerce par la Ville de Paris) . . 1 vol.

POUR PARAITRE PROCHAINEMENT

La Possédée, tragédie.

Voheau vert qui dit tout, conte lyrique en 3 actes, mu- sique de M. Edmond Maurat. Introduction à la vie amoureuse, poème. Par la porte de corne et la porte d'ivoire, prose.

VICTOR-ÉMILE MICHHLET

Figures d'Evocateurs

BAUDELAIRE OU LE DIVINATEUR DOULOUREUX

ALFRED DE VIGNY OU LE DÉSESPÉRANT

BARBEY D'AUREVILLY OU LE CROYANT"

VILLIERS DE LTSLE-ADAM OU L'INITIÉ

PARIS

EUGÈNE FIGUIÉRE & G", ÉDITEURS

7, RUE CORNEILLE 7, ,.:^C^Mvè^^^

MCMXIII. ^

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LE DJYJNATEUT^ D0yL0ll7{EUX

riGURES D'ÉVOCATEURS

CHARLES BAUDELAIRE

OU

LE DIVINATEUR DOULOUREUX

Pourquoi donc telle parole du poète est-elle émouvante ? Pourquoi peut-elle éveiller en nous des puissances endormies, pourquoi nous appeler à une vie terrible ou sublime ? Vertu mystérieuse du Verbe ! « Dans le principe était le Verbe », chante le premier vers de saint Jean. Il est au principe de nous-môme. Pour que la parole du poète ait la force d'enchantement, il faut qu'elle jaillisse d'un sein fut invoqué tout un monde, tout le cœur du monde. Voici un poète dont la parole prolonge en nous les plus fortes et les plus télétiques résonnances. Ses sonorités

8 FIGUKES D ÉVOCATELRS

engendrent en nos âmes des esprits vivants, et parfois des esprits impurs. Elles galvanisent nos spectres intérieurs ; elles caressent nos péchés virtuels ; elles convulsent nos ténébreux désirs. Nul poète de France n'a proféré une incantation aussi ensorcelante. donc la parole de celui-ci a-t-elle puisé son pouvoir oppressif ? Elle s'est aimantée au frôler des mauvais anges. Elle s'est imprégnée de leurs haleines et parfumée de leur séduction douloureuse. Celle de Dante revenait de l'enfer qui prend les morts. Celle de Charles Baudelaire revient de l'enfer qui prend les vivants.

Ah ! le génie est presque toujours un vase d'im- puretés. 11 contient la quintessence de l'âme hu- maine, et l'âme humaine gravite dans l'attirance du mal ; les plus saintes ne s'évadent vers la lu- mière qu'en traversant le doute et le désespoir. Et précisément, c'est une des missions du génie de révéler aux hommes le monde infernal. Avec une profonde prudence, les initiateurs religieux, avant tout préoccupés de tracer une voie mqrale, jettent un discret voile noir sur l'abîme luciférien. Le catholicisme, si audacieux dans la présenta- tion de certains arcanes, reste muet sur ceux des extérieures Ténèbres. 11 n'y a guère que dans ses chants liturgiques qu'il laisse passer sur elles des

CHARLES BAUDELAIRE if

lueurs, visibles seulement aux yeux qui ont déjà vu. Zoroastre et Mahomet esquissent la furtive silhouette du mauvais ange accompagnant chaque homme, du satellite de malédiction. Ceux qui, dans toutes les races, voient l'unique re'alité, les mystiques, ont décrit des coins du domaine in- quiétant. Mais, non asservis au didactique silence, les grands poètes, fussent-ils nourris à l'unanime Tradition, comme le brahmanique des Védas ou le runique du Kalévala, ou surtout solitaires inspirés, se sont anxieusement penchés sur le gouffre oii les passions des hommes se crispent parmi les rondes démoniaques. C'est que le poète parait un anneau détaché d'une chaîne. Certes il conserve des attaches encore avec les anneaux voi- sins, mais elles sont peu visibles, elles se fondent dans la brume qui monte de l'eau d'Hippocrène. Dans le bataillon des pasteurs d'hommes, il est un enfant perdu. Il porte sa responsabilité seule, non celle d'une église ou d'un système. Il n'est l'hiérodoule d'aucun temple. Alors grandit sa part de liberté, et tel le pétrel, l'ouragan l'attire. Quand Merlin fut adolescent, l'évêque Gildas le chapitra pour le lier à la vie cénobitique : « Tu m'offres le port, dit Merlin, Je choisis la tem- pête ». Il sentait brûler en ses veines le sang du démon qui l'avait engendré d'une nonne. Cons-

10 nouitiis d'évocateurs

tante véracité de la légende : il y a toujours un peu de ce sang-là dans les artères d'un poète. Tous ont subi l'équivoque attirance de l'ange dé- chu, eussent-ils, au principe de leur élan, la pu- reté du cœur d'Eloa. A cela, nous découvririons les raisons les plus radicales, les plus originelles. Certainement, ce puritain de Milton n'a point en- trepris son chant pour faire de Satan son plus vertigineux héros. Il y fut amené peu à peu, par la force même qui mène toutes choses.

Nous aussi, nous tous, c'est quand il émeut la corde sinistre de la Lyre que le génie nous atteint le plus profondément. Pourquoi donc ? N'est-ce pas le chant solaire et chaleureux d'un Or- phée qui suscitera les plus délicieux enchante- ments ? N'aimerons-nous pas, entre tous, nos gé- nies lumineux, ceux qui nous appellent aux joies supérieures, ceux qui nous portent dans les meil- leurs enthousiasmes ! N'est-ce pas à eux qu'est due notre confiance, qu'est promise notre tendre reconnaissance ? N'est-ce pas eux nos vrais maîtres, nos purs guides, nos chers conquérants ? Sans doute, nous le savons bien. Certes nous les aimons. Nul ne prétendrait, s'il n'est un sophiste, que nous ne devons pas les suivre dans leur voie, dans Tunique et véridique voie. Le verbe orphique enchante les bêtes, affirme l'immortelle légende.

CHARLES 15AUDELAIRE 11

Enchanterait-il les compagnons d'Ulysse après que Circé a soufflé sur leurs cœurs pour fixer leurs formes bestiales, leurs formes exactes ? Mais l'haleine goëtique de Circé ne peut créer ces formes bestiales ; elle ne peut que les révéler. Avant elle, les hommes qui les ont revêtues les portaient autour d'eux en puissance. Et qui sait si la transmutation dont les frappe la magicienne ne leur est pas bienfaisante ? Qui sait si cette révélation, éclatante à leurs yeux jusqu'alors fermés, ne leur ouvre pas la vision épouvantée de leurs instincts, la vision salutaire de toutes leurs détestables assomptions ? Vous souvient-il que ce vertigineux prophète qui laisse tomber •le temps en tempe une parole pareille à une flamme dans une caverne, comme un dieu lais- serait tomber des comètes dans une nuit sombre, vous souvient-il que saint Paul a proféré cette étrange exclamation : « Félix culpa! » C'est une des paroles les plus mystérieuses échappées à l'initié lyrique qui prédit la future beauté des damnés. Elle avoue l'utilité, la nécessité de la faute. Ici, prenons garde : la descente aux pires sophismes est aussi facile que celle de l'Averne. Des légions d^esprits désordonnés, fauteurs d'hérésies baroques ou rhéteurs venimeux, sont toujours là, prêts à tirer de toute proposition juste

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FIGURES D EVOCATEDRS

les conclusions les plus cchevelées. Proclamer la félicité de la faute, c'est détruire toute vie morale. Sans doute, mais pour voir toutes choses, il est des plans différents, il est des points de vue d'inégale hauteur. Telle proposition, vraie, c'est-à-dire fidèle à la réalité, sur un plan, est fausse sur un autre. Quand Hegel aboutit à son « tout est identique » ; ou quand Angèle de Fo- ligno énonce paisiblement : « J'aime tous les biens et les maux, les bienfaits et les forfaits ; rien ne rompt pour moi l'harmonie », tous deux émettent des propositions vraies sur le plan ils se placent, fausses sur tous les autres. De cer- tains sommets, la vérité et l'erreur apparaissent équivalentes. Mais nous ne devons jamais nous croire sur un sommet. Ah ! ils connaissaient toute l'âme humaine^ toutes les âmes supra hu- maines, les voyants qui ont placé l'orgueil à la base de la faute initiale, à la base de toute faute ! C'est l'orgueil qui a créé l'enfer, tous les enfers, comme c'est lui qui a créé le sophisme de notre temps, c'est-à-dire l'enfer intellectuel de notre temps.

Anges revêtus d'or, de pourpre et d'hyacinthe, 0 vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir Gomme un parfait chimiste et comme une âme sainte I

CHARLES BAUDELAIRE 13

Ainsi s'écrie celui qui n'est pas descendu aux enfers, mais qui a fait monter l'enfer en lui, qui s'est nourri aux bouffées sulfureuses. En a-t-il le droit? « Il descendit, pour notre enseignement, dans les royaumes du péché », dit, dans un de ses vastes sonnets, Michel-Ange glorifiant celui auprès de qui « il ne fut jamais d'homme plus grand sur la terre ». Quel homme de génie, pour remplir sa fonction, n'a pas piétiné les premières marches de ces royaumes? Heureux ceux qui, dans ces insidieuses pérégrinations, surent se faire accompagner des cent soixante anges gar- diens que certains hiérographes persans attribuent aux meilleurs d'entre les hommes ! Heureux qui put être « un parfait chimiste », c'est-à-dire un maître de la plus rare chrysopée ! Car un esprit aussi intuitif et aussi certain ne peut prendre le mot « chimiste » qu'au sens supérieur l'en- tendaient les Philosophes du Feu, de Geber au Philalèthe. Heureux qui put opérer la trasmuta- tion, et fit de son esprit l'athanor la vase de l'âme humaine, sous les rayons du feu mystique, devient la sublime Pierre rouge qu'habite le prin- cipe multiplicateur de la vie ! Mais qu'ils sont peu nombreux, ceux qui atteignirent cette sainteté du génie ! La plupart de ceux qui, mus par la nécessaire curiosité, aspirent Thaleine de l'Erèbe

i4 FIGURES d'ÉVOCATEUP.S

en demeurent empoisonnes, et celle qui sort de leurs poitrines est par instants vénéneuse. Mais toujours la Moire de la Terre. Lachésis, dans la laine noire dont elle file leur destinée, glisse le fil d'or du pur désir, et ce fil lie leur génie au salut, l'attache à la tige de l'ineffable Rose que révèle Béatrice.

* * *

Les génies sombres ne touchent pas la vieil- lesse, qui s'appuie sur la sérénité. La logique mort les fauche à l'heure de la jeunesse ou de la ma- turité. Ainsi Poë, Byron, William Blake. Charles Baudelaire mourut avant la cinquantaine. Et il semble que sa vie ait été très brève. Des silhouettes de femmes y passent : une mère, une négresse, une élégante. Et c'est une rapidité effrayante. De lui m'ont souvent parlé ses amis : Théodore de Banville, Barbey d'Aurevilly, Arsène Houssaye, Villiers de l'Asle-Adam, Léon Cladel. Dans au- trui, nous ne voyons jamais que nous-mêmes. Notre prochain est un miroir oii cfmtempler le reflet de quelques puissances de nous-mêmes. Dans un tableau qui présente un groupe de por-

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traits, Hommage à Delacroix, Fantin-Latour, ar- tisan sincère, mais sans génie, a peint un Bau- delaire aux lèvres rases, d'aspect déplaisant, complètement étranger aux sursaturantes séduc- tions de ses poèmes. Ne nous attardons pas à chercher l'homme vrai sous le masque qu'il s'est façonné. Une terrible pudeur le force à se voiler de paradoxes et de mystifications. 11 se plaît à des déguisements fantasques et falots. Il veut dé- concerter les yeux les plus pénétrants, les plus amicaux. Une force extérieure l'en nécessite. Et, en même temps, une force intérieure le contraint aux confessions les plus saigneuses et les plus atroces, celles de sa pensée vivante et terrifiée. H rêve, et il commence de réaliser, cette impu- deur désespérée qu'il intitule : « Mon cœur mis à nu ». Il veut oser la proclame de sa lèpre comme nul encore ne l'osa, ni le professeur de rhétorique- saint Augustin, ni le laquais Jean-Jacques. Con- traste logique : L'homme, en traversant le monde, se dérobe par tous les moyens. Le poète expose sur la place publique la tragédie de sa cons- cience. Et cela est très juste. Car l'homme pri- vé n'offre qu'un pauvre intérêt relatif et transi- toire. Il n'est qu'une pierre dans la tour de Ba- I-el, une cellule du grand Adam Kadmon, disaient les anciens Sages. Qu'importe sa pauvre

16 FIGURES d'ÉVOCATEURS

vie apparente, fragile et brève ! Son instinct l'a- vertit de la protéger d'une armure, de n'en point exposer la pitoyable nudité. Et c'est pourquoi tant d'hommes dont l'œuvre nous a saisis, nous a charmés, nous a augmenté l'âme, sont vus de leurs contemporains, de leur familiers, sous des aspects différents, contradictoires. Ah ! comme le poète a besoin d'être mort ! La mort le lave de ses taches, le débarrasse de ses oripeaux de bala- din ou de pauvre homme, et le campe, auréolé d'une gloire qui est peut-être le principe de son corps glorieux, au plan qu'il s'est assigné, qu'il a su conquérir. « La mort planant comme un so- leil nouveau » le vêt d'une juste lumière, dissout ses particularités adventices et révèle sa vérité essentielle. C'est cette vérité-là qui seule importe. C'est vers elle seule qu'il s'est efforcé. C'est celle- qu'il a versée dans son œuvre. Et c'est ainsi qu'il aura été lui-même. Etre soi-même, être sa propre réalité, que cela est rare dans le cours d'une vie^ fût-ce d'une vie sublime ! Mais nous ne vivons vraiment que dans les instants oîi nous atteignons notre propre génie, nous in- carnons notre âme suprême. C'est ces instants- qui façonnent notre personnalité et c'est leurs souvenirs vivants qui résonneront dans le timbre de notre chant.

CHARLES BAUDELAIRE 17

Nous avons, si vraiment nous sommes vivants, une vie apparente et une vie réelle. Aucuns n'ont qu'une vie apparente, mais ils sont des morts qui marchent. Ils ont des yeux et ils ne voient pas ; ils ont des oreilles et ils n'entendent pas ; ils ont un cœur et ils ne frémissent pas. Le bruit de leurs pas sur la terre n'éveille pas d'échos dans l'atmos- phère plus haute. Ceux qui ont une vie réelle ne laissent voir aux passants que leur vie apparente. Et les passants ne les distinguent pas. Il se peut que leur vie réelle se trahisse par une parole, par un geste, par quelque chose d'inattendu. II se peut qu^elle demeure toujours cachée. A moins qu'un orage du destin ne projette sur elle quelque lueur fulgurale, elle se poursuit dans l'ombre. Mais elle se révèle dans les paroles qu'ils ont laissées, dans leur œuvre, définitif miroir re- flétant exactement leur vie réelle.

Quand un homme est assez fortement consti- tué pour laisser par-delà la tombe une idée repré- sentative de sa personne, quand il se survit dans une œuvre saillante, point n'est besoin, pour le connaître intimement, de l'avoir vu dans le monde des vivants. II donne de lui-môme un témoignage véridique, irréfutable. C'est qu'il est inscrit, et non ailleurs. C'est là-dedans qu'il a vidé le vais- seau de son cœur et de son esprit, rempli de tout

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48 FIGURES d'ÉVOCATEURS

ce qu'y avaient précipité les cieux et la terre, l'enfer aussi, surtout l'enfer.

Cet homme portait le nom d'une épée. Mais quelle sorte d'épée était le baudelaire ? Le blason, qui conserve dans ses hiéroglyphes les anciennes beautés, montre encore le baudelaire. Ce n'est pas l'épée flamboyante dont seule est digne la main archangélique. Ce n'est pas l'olinde longue et souple dans le poing. C'est une sorte de cou- telas. Ceux qui ont beaucoup aimé l'art des armes savent comme l'épée, dans une main qui la com- prend, devient quelque chose de vivant. Il y a lame des épées. Le baudelaire large et court, à deux tranchants, fait la blessure largo, comme le couteau de chasse.

Toi qui, comme un coup de couteau Dans mon cœur plaintif est entrée....

Le baudelaire entre d'un coup certain et sau- vage, car la main qui la tient est proche de sa pointe. L'esprit de ce poète pénètre les choses avec une force agressive et ramassée. 11 pénètre le lecteur avec un emportement féroce et pos- sessif. Mystérieuse prédestination des noms. « Les noms sont les compléments des choses », disaient les Anciens. Ils sont aussi les complé-

CHARLES BAUDELAIRE 19

ments des hommes. Il n'est pas dans le monde deux choses sans rapports entre elles. Mais l'in- telligence humaine ne peut dévider l'écheveau des rapports liant les êtres aux choses. Quelquefois il advient qu'une brusque lueur lui permet de voir ^enchevêtrement de quelques-uns de ces fils. Et c'est cela le génie. Les esprits faibles, dé- sespérant de jamais voir quelqu'une de ces pro- jections farouches éclairer brusquement leurs pas dans les ténèbres, se contentent d'un mot renon- ciateur : le hasard. L'onomancie plonge ses ra- cines dans les mystères du verbe.

Ce n'est point trop qu'avoir une âme d'épée pour vivre parmi les hommes, pour « paraître en ce siècle ennuyé » quand un décret des puissances suprêmes vous y envoie subir l'é- preuve du don poétique. Rien d'étonnant si les contemporains de Charles Baudelaire ont gardé de lui un souvenir acéré. Ils virent un person- nage noir et sarcastique, appliqué à déplaire. Déplaire est le grand arcane de la séduction. C'est occuper fortement les imaginations, c'est s'emparer violemment des trames sur lesquelles elles brodent. Défions-nous des femmes qui savent nous déplaire au premier aspect. Peut- être enfonceront-elles en nous un souvenir despotique et lancinant, comme une blessure. Les

20 FIGURES d'ÉVOCATEURS

fortes personnalités, d'ordinaire, sont blessantes. Leurs angles ne sont pas usés par les frotte- ments. Plaire à tous prouve une banalité, sans prendre ici le mot banalité au sens défavorable que lui attribuent les contemporains. Plaire aux médiocres prouve quelque sourde affinité avec eux. Le statuaire Charles Lebourg, un bon élève du grand Rude, me raconta cette anecdote. Un jour de sa jeunesse, dans les dernières années du second empire, il travaillait dans son atelier d'après un modèle de profession, une belle fille réputée dans le monde des a rtistes, Emma Z. On frappa à la porte. C'était un homme de moyenne taille, rasé de près, aux yeux bruns pesants ; M''* Emma Z. n'est-elle pas ici ? » demanda ce visiteur. Ah ! s'écria le modèle reconnaissant le timbre mordant de la voix, c'est Baudelaire ! Faites entrer ! » Le nouveau venu s'assit en s'excusant avec une politesse ancienne. Ses manières, sa vèture semblaient d'un gentil- homme fourvoyé dans la Bohême et tenté de se faire quaker. Alors, tout en pétrissant sa glaise, le jeune statuaire, qui d'ailleurs était un esprit haut, s'étonna d'entendre se poursuivre, entre ce personnage original et la belle femme nue im- mobile sur Testrade, une conversation du plan le plus élevé, proche des cimes de l'art et de la

CHARLES BAUDELAIRE 21

pensée. Car constamment les plus merveilleuses aventures se déroulent dans d'obscurs coins de Paris. Quand le visiteur fut parti, l'artiste in- terrogea son modèle : Qui donc est cet extraor- dinaire causeur? » Mais c'est Baudelaire, répon- dit la jeune femme, ne connaîtriez -vous point /<î.s Fleurs du Mali » Charles Lebourg, bien que lettré, n'avait pas encore entendu ce nom.

Ce nom pourtant n'était pas inconnu. Il figurait dans la promiscuité de la notoriété. Un scandale l'avait enveloppé quand le poète s'était révélé. Certes le bouquet qu'il avait cueilli aux bords de l'Erèbe était, pour des yeux bourgeois, d'une beauté scandaleuse. Il était logique qu'une société basée sur la médiocrité décente s'en alar- mât. Nuln'apporte une beauté nouvelle sans s'ex- poser à la stupeur choquée de ses contemporains. Ce n'est pas que sa force passe inaperçue ; toute force se fait toujours reconnaître. Mais elle est sentie seulement par l'instinct, longtemps avant d'être comprise par l'intellection. Pour situer immédiatement un esprit créateur au plan qu'avec le temps lui assignera l'élite, il faut plus que la certitude de l'esprit critique ; il faut presque le don prophétique. Sainte-Beuve, esprit menu, d'ho- rizon étroit, voit certes bien que le poète des Fleurs du Mal n'est pas indifférent ; mais il l'es-

22 FIGURES d'ÉVOCATEURS

timeun excentrique, sans se douter qu^il vient du centre même de i^âme humaine ; et il construit cette image fameuse, si incompréhensive, dans laquelle il représente ce poète édifiant un kiosque bizarre sur un Kamchatka lointain et fabuleux. Et il donne bien la moyenne de Fopinion de ses contemporains. Il semble que la jeune généra- tion d'alors devait la mettre en demeure de cor- riger son erreur. Il n'en fut rien. Cette pléiade de gracieux petits rimeurs qu'on dénomma les Parnassiens trouvait devant elle un grand poète, Baudelaire, et un poète estimable, Leconte de Lisle. Sans hésiter, elle élut pour maître le beau rhéteur estimable. Elle n'eut pas tort ; le grand poète eût été un guide singulièrement dangereux. 11 vaut mieux ne pas suivre ceux qui vont soli- taires par des routes non frayées. Ce guide-là eût conduit ses disciples dans les palus infernaux. Virgile y mena bien un disciple ; mais alors il avait, ombre heureuse, dépouillé toute faiblesse humaine, et celui qu'il guidait s'appelait Dante. Une faudrait pas croire que la jeunesse remet immédiatement à son plan l'homme qui fut trop original inventeur aux yeux de ses contemporains. La jeunesse a la générosité d'un redresseur de torts aux yeux bandés. Elle aime certains esprits pour leurs défauts plutôt que pour leurs qualités,

CHARLES BAUDELAIRE 23

comme on aime les femmes. Elle choisit ceux qui correspondent à la mode qu'elle aime, ceux qui, sans affinité avec les défauts de leurs contempo- rains, sympathisent avec ses propres défauts, puisque chaque génération aies siens. On n'aime jamais personne que comme un miroir se con- templer. La jeunesse obéit à son instinct en choi- sissant ses miroirs. Elle les préfère flatteurs. Et il faut attendre qu'une très restreinte élite im- pose, avec Faide du temps, les gloires défini- tives.

Puis ce poète n'est pas jeune. Presque tous les hommes figent leur vie dans l'un de ses âges. Leur force se révèle dans une période de leur existence, et très rares sont ceux qui montrent un égal bouillonnement extérieur de leur activité à tous les âges. Musset a vécu quarante-six ans. Il nous apparaît dans le charme des vingt ans. Son précoce et spontané génie n'a jamais atteint la maturité. Lamartine pour nos imaginations a trente ans ; Hugo en a soixante. Baudelaire iL'a passé en^ ce monde, comme Musset, que quarante-six ans d'une vie qui semble écoulée avec une décevante rapidité. Son enthousiasme est lourd d'une maturité désenchantée. Il a toujours eu plus de souvenirs que s'il avait mille ans. Son esprit est sans

24 FIGURES d'ÉVOCATEURS

âge, comme certains visages qu'on rencontre, Son génie naquit, grandit dans la ville, et dans quelle ville ? Dans celle du monde l'atmosphère est la plus ardente et la plus saturée d'haleines passionnées, dans ce Paris toujours ému qui donne plus de flamme aux yeux plus enfoncés. Oui, ce génie est bien marqué à la terrible empreinte de Paris. Le rythme des saisons s'é- voque en lui comme quelque chose de lointain et d^'excessif, et Thumanité s'y tord dans des paysages minéraux. L'inquiétude nocturne, la terreur sacrée que suggère le respir de la lune y est plus chaude et plus fiévreuse et c'est dans l'enfer dissimulé se tordent des passions plus forcenées qu'il a pu cueillir les fleurs les plus quintessenciées du mal.

Cette société du second empire, dans la durée de laquelle s'écoulèrent les années viriles du poète, ne différait guère de la nôtre. L'oligarchie de la haute bourgeoisie d'affaires qui dirigeait alors la France sous le couvert de l'entreprise napoléonienne était la même que celle qui fonc- tionne aujourd'hui sous le couvert de l'entreprise dite radicale. L'esprit n'en était pas plus élevé. Le goût, en cette période, était plus grossier. Quand on voit aujourd'hui les documents repré- sentant l'accoutrement des femmes de cette

CHARLES BAUDKLAIRK À\i

époque, on est fixé sur le goût non encore décrassé de cette bourgeoisie. C'est quinze ans après 1870 qu'il commença de s'afliner. Il n'y a jamais eu de démocratie, car on masque de ce nom la ploutocratie, c'est-à-dire la pourriture sociale. Mais quand une démocratie a l'air d'exister, c'est que nulle aristocratie n'eut la force de se constituer et d'agir. Or le poète, essentiel- lement aristocrate, ne trouve pas sa place dans un monde décapité. Il a situation d'exilé. C'est la seule que lui ofîre le monde moderne. Alors il habite les limbes sociaux.

Oui, aux confins de la société tant bien que mal organisée s'étendent ses limbes. C'est la bo- hème. Là évoluent tous ceux qu'une défaillance, un vice ou une supériorité empêche do s'adapter au mécanisme social, d'entrer dans ses rouages, de devenir un de ses ressorts. Monde bizarre, extra- ordinairement composite se retrouvent, éton- nés, des hommes venus des plus disparates ho- rizons du désir. Des âmes très basses y côtoient de très hauts esprits. Des saints en puissance, des génies vêtus de silence y passent pêle-mêle avec des paresseux irréductibles, des ivrognes invétérés, des envieux forcenés. Des passions con- templatives, exaspérées de ne point se manifester en actes, s'y lovent comme des serpents engour-

26 FiGURi^s d'évocateurs

dis par un climat trop froid. Des enthousiasmes rengainés y jaillissent parfois en éclats furieux. Des minerais d'oii l'or ne sera pas extrait, des gangues d'où ne sortira pas le diamant brut. « Maint joyau dort enseveli, bien loin des pioches et des sondes ». Du génie s'y résorbe, au mode de l'ouroboros, l'antique figure emblématique du serpent qui se mord la queue. Et le discours s'é- vase de la sottise ou de la méchanceté au verbe prophétique, aux prosopopées transcendantes. On oublie qu'il y a des imbéciles en écoutant des causeurs prestigieux, dont toute la force s'é- panche dans des paroles perdues, puisqu'elle ne se concentre pas pour animer une œuvre. D'au- cuns ont connu toutes les doctrines, toutes les métaphysiques, toutes les initiations. D'aucuns ont l'air d'avoir gravi des Sinaï. s'atrophient les projets jamais réalisés, les rêves grandioses toujours avortés, les élans toujours brisés. dorment les plus grandes richesses et les plus pâles misères de l'esprit, les plus généreuses ardeurs et les plus tristes rages du cœur. Ivraie et fro- ment dont ne pourrait s^opérer le tri que dans la vallée de Josaphat.

Dans ce pays de Bohême, limbes grouille une aristocratie impuissante à naître, un poète ou un gentilhomme se meuvent à l'aise, autant

CHAULES BAUDELAIRE 27

I

qu'un bourgeois y est déplacé. Nous voyons bien Baudelaire y descendre, froid, tranchant, écar- tant d'une parole d'acier les contacts de la tri- vialité, déconcertant la familiarité. C'est pour- tant là, plutôt qu'ailleurs, qu'il peut rencontrer qui le comprendra. Il heurtera, disert et savant, ses idées contre celles qui volent dans cette at- mosphère, afin qu'elles puisent dans ces combats l'endurance et l'expérience. Car il est, tel cet ex- traordinaire Edgar Poë qu'il aime comme un frère, un théoricien déductif autant qu'un inven- teur spontané. Il construit des systèmes, prêche une esthétique, modèle un corps de doctrines. Il est capable d'avoir sur toutes choses une déci- sion. C'est ainsi que s'affirme l'universalité d'un esprit, universalité qui se fera entendre, lointaine et pourtant efficace, dans la moindre parole, dans le vers qui semblera le plus fluide et le plus léger. Car tout ce qui est en nous, tout ce que nous avons invoqué, tout ce qui traversa notre âme, impose une marque à nos gestes et se révèle dans nos pensées.

Il y a aussi l'influence des femmes. Elle est né- cessaire et multiforme, comme celle de la lune dont elles dépendent. Nul homme supérieur sur lequel elle n'ait agi profondément, La femme fé- conde l'esprit de l'homme aussi exactement que

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riioinme féconde ses lianes. Elle ne stérilise que ceux qui seraient stériles d'eux-raômes. Il y a les amantes et les amies. Leur action est diffé- rente ou pareille. Mais quelle folie de croire que nous en mesurerons la portée. Elle est insaisis- sable et mystérieuse, comme celle d'un climat ou d'une planète. Elle nous imprègne et nous pé- nètre sans que nous le sentions. Mais nous la transposons. Un lent, un vital travail intérieur, pareil à celui du fond des eaux, la transforme à l'infini. Heureux l'homme assez puissant pour être l'athanor toute sensation versée par la femme se transmute en œuvre de beauté ! Les biographes de Baudelaire citent trois femmes dans son destin : sa mère, pesante et malfaisante comme toutes les mères ; une négresse fameuse, qui tient toujours une large place dans sa vie, qui de maîtresse chaude devient une vieille amie malade et lamentable ; une mondaine légèrement courtisane, subtile et délicieuse, idéale amie, inspiratrice ayant donné son beau corps à peine ; puis d'autres sans doute, des inconnues. De ce bouquet féminin, de la noire Ghamide, reine de Saba tombant en ruines, puis de la suave rose parisienne, et des autres fleurs au passage res- pirées, un parfum violent s'élaborera dans cet esprit sublimant, qui imprégnera tout d'effluves

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sensuels spiritual i ses, d'un magnétique mélange de musc, de rose et d'encens.

* * *

Car une vivante, une douloureuse odeur d'a- mour enveloppe cette œuvre et multiplie sa sé- duction, œuvre qui saisit le lecteur par tous les sens, par les cinq sens d'où viennent les joies du p«îché, les cinq sens qu^il faut exorciser avant l'onction suprême. Ce vers qui flatte les yeux comme une peinture, possède les oreilles comme une musique ensorcelée^ émeut aussi Fodorat par des senteurs fauves ou de mystiques arômes, comme il évoque des saveurs fortes ou des formes appelant la caresse de la main. Et par ces véhicules il atteint à la moelle la plus abstraite de notre intellection. La logique rigoureuse, la démoniaque logique y est un squelette vêtu d'une chair de volupté. La sensation, l'émotion et la pensée s'y étreignent et s'y épousent, au point de s'y présenter si mêlées, si fondues, qu'elles pa- raissent vivantes comme un homme, c'est-à-dire comme un vaisseau de chair sont enfermées

mi^..

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toutes les étincelies correspondant aux flammes de tous les mondes.

Ainsi doit s'exprimer Tart du poète, qui, en langue française, n'a trouvé sa formule qu'au dix-neuvième siècle. Longtemps on l'a confondu avec l'art littéraire, dont la mission est de donner aux idées une forme claire et définitive. On lui demandait d'enclore des idées dans une forme rythmée, pénétrant facilement dans Pesprit et se fixant solidement dans la mémoire. Il a fallu forger cet outil encore inusité ainsi, merveil- leux pourtant, qu'est la langue française pour lui faire dire, par le jeu mystique des résonnances, le fm du fin de la sensation, de l'émotion, comme de la pensée. Le vers doit ouvrir des horizons plus vastes et plus solennels. Un chant subtil, s'envolant de lui comme subrepticement doit en- velopper les sens du lecteur, emporter son esprit, son cœur et son âme, dans une atmosphère oii il se sente autre, plus libre, plus léger, une atmos- phère bénéfique et despotique entr'ouvrant des portes spirituelles, et suggérant une sorte d'état de grâce, appelant à une vie nouvelle, ingénue et visionnaire. Cette musique du vers a un rôle analogue à la musique, qui crée Tatmosphère qu'elle veut. Dans la Passion de Jean-Sébastien Dach, il y a ces trois mots qui se contentent d'ex-

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poser un fait : <( Et Jésus répondit : » La phrase musicale enveloppant ces trois mots est telle que l'auditeur est envoyé dans une attente anxieuse. Une force sonore l'envahit et lui fait sentir avec une impérieuse, une irrésistible précision, que celui qui va répondre est quelqu'un de surhu- main. Mais la musique du vers n'a rien de com- mun avec la musique. Cest un autre art très différent, ayant d'autres modes d'expression, et soumis à d'autres lois. Aussi est-il absurde de mettre en musique des v^ers vivants, des vers ayant leur musique propre. Le compositeur assez niais pour commettre cette faute agit comme un peintre qui voudrait étaler sur un Titien des cou- leurs à son goût. La musique du vers s'obtient par l'entente des résonnances des mots, par l'en- tente de leur vie. Alors le langage du vers n'au- rait sa force que dans la langue il est écrit? Le chant des mots ne passerait pas dans une tangue étrangère ? Enfin le vers serait intradui- sible ? Assurément il perd de sa vertu dans toute traduction, comme un tableau de maître ne montre pas toutes ses beautés dans une reproduc- tion photographique. Mais si l'esprit qui vit en lui est assez intense, assez enllammé pour trans- paraître sous le chant adéquat, sous les mots merveilleusement adaptés, tel un homme enfer-

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dans une cage de verre, alors leur souffle spirituel, sous les mains ouvrières et rares d'un bon traducteur, s'incarne dans les mots de n'im- porte qu'elle langue. Sa force dépasse la force pourtant magique des mots. Ceux-ci sont le vête- ment d'un esprit qui puise sa vie sur des plans lointains, qui plonge ses racines dans des royaumes originels. Ils ont pourtant leur valeur intrinsèque, valeur devinée également par le poète et l'humble sorcier de campagne qui sait, par sa tradition et par son instinct, que les mots peuvent s'investir d'un pouvoir d'incantation. La vie des mots, le maître des runes en connaissait les arcanes ; et dans les cryptes d'Eleusis ou dans les antres de Thessalie, le beau cortège des femmes en délire divin clamaient les quatre hiéroglyphes du Tétragramme : « lod ! Evohé ! » c'est-à-dire la trame môme de la Parole perdue que cherchent les fils d'Hiram. La langue française, autant que les langues antiques, est hiéroglyphique, et ses plus nobles vocables peuvent être confrontés au Nombre.

Mais les mots valent aussi parce que nous ver- sons en eux de nous-mêmes. Un pacte se conclut entre eux et nous, et c'est une part de notre vie qu'ils nous prennent pour résonner de nos plus intimes vibrations. Us aspirent notre vitalité pour

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en nourrir la leur. Ainsi le schin renversé, tracé sur parchemin vierge avec le sang de l'équi- voque incantateur s'aimantait des esprits de ce sang. L'homme donnait au signe quelque chose de sa vie. Les paroles sont ailées, dit le plus glo- rieux des hommes, qui était aveugle et mendiant, et ses paroles, à travers plus de trois mille ans, volent vers nous comme des colombes qui nous apporteraient des messages du cœur de l'univers. Les paroles aussi s'envolent de nous, chargées d'effluves de nous. Rarement un poète aura su, aussi fortement que Baudelaire, magnétiser les mots qu'il dispose, au point de leur injecter une spiritualité qui fait oublier leur structure phy- sique ; rarement il aura su conclure avec eux le pacte d'alliance si justement qu'ils résonnent de tout ce qui a vibré en lui au cours de sa vie. Il est parvenu à extravaser ses esprits pour les verser dans l'urnedeson vers. Aussi ce vers prend- il sur nous un pouvoir de hantise et d'obsession. Il habite en nous ; il s'y loge avec une énergie mordante et impérieuse. Il a parfois un pouvoir mauvais d'ensorcellement.

Cet esprit avait beaucoup à dire. 11 s^était en- richi à contempler des trésors. Il avait exercé sa méditation sur eux comme sur lui-même. Et ce qu'il avait à dire, il l'a dit. Il est mort en pleine

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force, en seconde jeunesse, à quarante-six ans. S'il est mort, c'est qu'il n'avait plus rien à dire. Quand un homme meurt, c'est qu'il n'a plus de raisons de vivre. Nous pouvons croire qu'il en a encore, nous nous trompons, nous ne voyons pas juste. Le bourgeois Franklin, de son bon sens, disait : « Un sac vide ne peut se tenir de- bout ». De même un homme. La vie et la mort sont terriblement logiques. Nous les incriminons quand nous ne voyons pas les causes de leur action. Chez cet homme, la source de la vie était empoisonnée. La constante douleur qui montait de son corps à son esprit sourd dans le chant âpre de son vers :

Ah î Seigneur, donnez-moi la force et le courage De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !

La lèpre de son corps lui arrache, dans ses notes intimes, des accents désespérés. L'impu- reté qui courait en son sang l'attirait vers les poisons de l'âme, vers les lieux maudits de l'esprit. ïl partit de ce monde en laissant un livre de poèmes, puis les poèmes en prose, deux volumes de critique et une traduction des Contes d'un esprit fraternel, Edgar Poë. C'est tout. Il mit là-de- dans une immensité d'amertume, de dilatation du

CIJARLKS liALDELAÏRIi]

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cœur, de justesse de vision et de précision d'intel- ligence.

Un fort esprii; est un, est lui-même, sous quelques apparences qu'il se montre. Celui-ci se révèle dans le poème, en vers et en prose, dans la critique, dans « l'essai » et la traduction. Avant de s'affirmer comme un maître, par l'éclat des Fleurs du Mal, sans avoir jamais tâtonné en cherchant sa voie, c'est comme traducteur qu'il ap- paraît. Et il donne une traduction qui est un miroir exact, une recréation de l'œuvre traduite. Aucune œuvre étrangère n'eut la fortune de trouver une telle traduction française. Le jeune Chateaubriand avait traduit Milton ; le sombre Lamennais et le tendre Brizeux avaient traduit Dante. Et pourtant jamais encore la langue française n'avait épousé l'œuvre d'un poète étranger avec tant de juste amour, au point de saisir les plus mystérieux frissons, et comme le battement du pouls de cette œuvre.

Voici un rare exemple de piété fraternelle de l'esprit. Baudelaire rencontre l'œuvre d'un grand

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poète étranger complètement inconnu en France, en qui il peut aimer un esprit très proche, et ses années de jeunesse qui seraient les plus vigou- reuses, les plus riches de force créatrice, il les consacre à traduire en français les Contes de ce génie ténébreux et doré, fulgureux et sublime, Edgar Poe. Il le fit pour sa joie. Car quelle joie plus grande, pour un esprit généreux, que de trouver un esprit connivent ! Il est des familles d'esprits, rattachées par des liens spirituels, plus forts parfois que ceux du sang. Certes l'admiration enthousiaste est une des joies les plus nécessaires et les plus fécondes. Plaignons celui qui Fignore : 11 manque d'une des sources les plus torrentielles alimentant le fleuve de sa vie ; il n'a plus qu'une vie desséchée. Mais l'admiration va à la supé- riorité, non à la proximité. Elle s'impose par la force ; elle investit ceux qu'elle va prendre d'un élan de conquête ; elle peut saisir par violence ou par surprise. Elle peut dominer avec âpreté, avec hostilité. Il arrive qu'on la subit en grondant de ré- volte, et qu'on s'en délivre avec soulagement. Mais quand elle se donne à nous avec amour, quand elle arrive appelée par l'affinité, elle nous est joyeuse et précieuse, et nous trouvons en elle un complément de nous-mêmes. Si nous rencon- trions dans le vaste monde le frère jumeau de

CHAULES liAUDELAniE

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notre esprit, celui qui aurait exprimé exactement toute notre conception, tout notre sentiment, nous n'aurions plus qu^à l'écouter et à nous taire. Ceux qui ont une personnalité forte, une àme accentuée et déchiquetée, ne rencontrent jamais l'image exacte d'eux-mêmes. Les âmes qui leur sont le plus prochaines sont pourtant très diffé- rentes. Il y a plus de distance entre deux génies les plus parents, les plus semblables, qu'entre deux paysans appartenant aux races les plus opposées. Néanmoins, il est des esprits entre lesquels existe une affinité inéluctable. Ils ont des parties pareilles, et d'autres très différentes. Il y a des familles d'esprits. Assurément, Edgar Poë. Bau- delaire, Villiers de l'Isle-Adam sont des esprits de même famille, bien que très différents. Saturne et Phœbé soufflent sur leur destin une haleine lourde de curiosité ténébreuse et d'ingéniosité exaspérée, tandis que tout leur élan ralenti vou- drait se tendre vers la perfection solaire. Edgar Allan Poë, esprit méthodique, âme démesurée, frère, ô douloureux frère de tous ceux qui tra- versèrent l'anxiété de l'esprit et les ouragans du cœur, quelle tendresse mérite toujours ton délire sombre ! Combien peu, parmi les plus hauts et les plus purs de tes aînés, ont frôlé de leurs ailes les cimes angéliques oii tend ton désir dé-

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scspéré ! Le poète d'Ulalumc et du Corbean atteint les sommets de la beauté anxieuse, de la beauté crispée que seule expriment les grands mo- dernes, car ils vivent dans un monde qui ne leur permet pas la sérénité, dans un monde oii la douleur ne peut être transmutée en joie^ même dans les cœurs les plus puissants. Pourquoi donc Baudelaire, avec sa judiciaire si sûre, n'a-t-il pas traduit les poèmes du grand américain, avant les contes, ces poèmes l'âme la plus haute du jeune inspiré essaie de s'évader vers les plus lu- mineux horizons entrevus par son génie alourdi de visions néfastes ? Toute célébrité comporte une méconnaissance. Celle qui environne Poë ne veut connaître en lui que le tragique manieur d'effroi, l'explorateur du cône d'ombre la terre traîne en son sillage le peuple occulte des êtres équivoques, larves ou idées, vampires ou signes, ou encore le mathématique cerveau qui se plaît à résoudre les équations énigmatiques. Mais, le lyrique voyant des Hiérarchies, dont les bras se tendirent si éperdûment vers les plus spirituelles, les plus angéliques des amours, le pâle illuminé qu'accompagnaient les ombres embaumées des Ligeïa et des Morella, seuls le connaissent ceux qui l'aiment. Et c'est peut-être celui-là qui a si impérieusement attiré ramitié fraternelle de

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Baudelaire. Ces deux hommes ont senti autour d'eux l'amertume des haleines infernales ; ils sont tombés de lassitude de marcher dans la poix dé- moniaque. Dœmonas sciunt poetae, dit Tertullien, initié perdu dans la polémique. Ces deux poètes-là ont connu les démons comme leurs frères plus par- faits. Et tous deux ont farouchement couvé dans leurs cœurs l'ardeur de leurs suaves espoirs bles- sés. Mais aussi, ils ont fortement ouvert leurs yeux aux suprêmes lumières. Elles leur ont éclairé la voie qui conduit hors des ténèbres. Et le vertige ni la peur n'ont troublé leurs fronts penchés sur l'abîme de la mort. Pour y regarder, le prophète , qu'il soit Elie ou Apollonius de Thyane, s'enve- loppe du manteau de laine. Le poète, presque toujours, ne possède pas ce symbole de l'isole- ment protecteur. Il est nu, exposé aux coups du mystérieux gardien du seuil défendu. Il en est souvent frappé à mort. Hélas ! il n'y aura jamais pour lui que deux sujets dominant tous les autres : l'amour et la mort. Le premier protège contre la seconde ou bien y précipite. Ces deux poètes-là ont vu dans les profondeurs les secrets de l'amour et de la mort. Ils les ont vus, et ils en raisonnent avec méthode. Ils sont, peut-être les premiers d'entre leurs frères, des visionnaires ratiocinant. En tous cas, l'homme qui a écrit ces

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pages assurées et exactement belles : Colloque de Monos et U?ia, et Conversation (TEiros avec Char- mio7i a évoqué les données les plus précises que nous puissions avoir sur le grand secret terrible, et prononcé des paroles s'approchant de celles des plus fermes Voyants, des plus traditionnels Ini- tiés , des paroles correspondant à celles qui éclatent parfois, dans les chants liturgiques de toutes les races, comme des diamants trop éblouis- sants pour nos yeux, et qui semblent gênés de scintiller à des feux occultés et trop forts. Car, pour les yeux de l'esprit humain, la lumière est plus impénétrable que les ténèbres. Les hommes se lamentent de marcher dans une épaisseur de té- nèbres. Ils marchent aussi dans des rayonnements de lumière ; mais leurs yeux ne sont pas capables de les percevoir. C'est Tinfirmité de nos prunelles qu'il faut déplorer. « La Vérité! clament-ils, nous voulons la Vérité ! » La Vérité! Elle est par- tout, en nous, hors de nous; elle nous baigne et nous pénètre. Mais nous ne pouvons la saisir. Nous ne la percevons jamais que par une de ses différen- ciations,les erreurs. Elle s'offre ànous, mais comme le diamant, dans une gangue, et nulle main hu- maine n'opérera de ce diamant la taille parfaite. Pourtant la gangue est plus ou moins épaisse, le mode d'erreur est plus ou moins proche de lavé-

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rite. A nous de choisir l'approximation ; à nous de nous fier aux maîtres qui nous présentent l'er- reur la plus voisine de la vérité, la plus chargée de véracité. Et si proches que soient les limites de notre liberté, elle se meut du moins dans un orbe qui lui permet rélection et la dilection.

Entre le poète du Corbeau et celui des Fleura du Mal, il n'y avait pas seulement pareille atti- rance des abîmes extra-humains, pareille mélan- colie de la mort^ et pareils frémissements de la chair et de l'esprit. Tous deux, Saturne et la Lune les avait signés. Et si la Lune donne à ceux qu'elle influence le goût de l'eau du Styx, Saturne inspire à ses favoris, avec la mélancolie de la terre, le pouvoir de construire une armature solide à leurs rêves, Saturne qui rogne sur tous les squelettes, ceux des hommes et ceux de la terre. Une philosophie, c'est-à-dire une méthode de fonctionnement des facultés, est le squelette de l'âme. V^oicideux poètes, d'esprit fraternel, bien que séparés par le temps et l'espace, qui se sont complu à déployer sur des sujets divers des fa- cultés déductives égalant leurs facultés intuitives. Poë et Baudelaire se sont amusés aux jeux les plus compliqués de l'intellection. Entraînés tous deux à une gymnastique mathématique, ils se meuvent dans la spéculation abstraite avec une

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vigueur et une aisance à laquelle on n'est plus habitué. Ils manient en maîtres la rigueur ana- lytique et la dialectique. Ils ont s'en armer contre l'esprit de leur temps, j'entends l'esprit du vulgaire de leur temps, qui prétendait envahir des domaines auxquels il demeurera toujours étranger. Contradiction qui nous choquerait bien si nous ne savions que chez le vulgaire des hommes^ tout est contradiction : Le siècle, qui s'est si bruyamment vanté de s'enliser dans un épais rationalisme, et qui nie les facultés ailées de l'esprit, a délaissé les rudes et salutaires sen- tiers de la dialectique et de la logique. Il rit de la décadente scolastique des derniers temps du Moyen-Age ; mais la forte discipline aristotélique elle fut puisée lui est inconnue. Il se gausse d'une mécanique intellectuelle aussi perfectionnée que VArs magna d'un Raymond Lulle ; mais il s'en gausse en l'ignorant. On dirait même que la Logique avec laquelle Port-Royal a longtemps embrayé la spéculation française, et à laquelle Racine a confronté la logique des passions vitales, est tombée dans un complet oubli. Le siècle a ap- pliqué la mécanique à la matière avec un tel em- portement, qu'il ne lui reste plus de force pour l'appliquer à l'esprit. Les hommes se sont penchés avec une telle attention sur les rouages des ma-

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chines de fer qu'ils ne peuvent plus se hausser vers les rouages de la machine intellectuelle. Aussi quand des esprits ailés, capables de péné- trer les êtres et les choses par une intuition for- cenée, ou par certains autres modes plus rares que l'esprit réserve à quelques élus, s'arment des méthodes déductives, ils manient ces glaives avec une précision redoutable. Et certes, ils ont besoin d'être armés, car une hostilité permanente les enveloppe et les envoûte s'ils ne savent pas d'une pointe de glaive éventrer le maiélice. Les uns brandissent le rire, qui est un carquois abon- dant en flèches empoisonnées. Poe riait quelquefois mais en Yankee, d'un rictus glacé, pareil à celui des têtes de mort. Son rire n'est pas étincelant ; il est rare et féroce. Baudelaire ne sait pas rire ; tout au moins, il ne s'est pas adonné au rire dans son œuvre. Il y eût certainement réussi s'il l'avait voulu. Il eût appliqué au comique sa sûre mé- thode ; et les mystihcations qu'on le vit exercer sur des imbéciles prouvent qu'il aurait victo- rieusement manié l'épée du rire. Sans doute il la dédaigna dans la polémique écrite. Il usait d'un procédé certain et lent : il décomposait les élé- ments de la masse à laquelle il s'attaquait. Ainsi est-il facile de démontrer par la faiblesse des éléments la faiblesse du composé. Il les hachait

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d'une analyse tranchante comme un baudelaire. Et c'était un hachis des éléments qu'il présentait comme la tête de l'ennemi sur un plat d'or ci- selé. C'est par ce moyen qu'il s'en prenait, che- min faisant, aux fariboles de son temps, cou- sines des fariboles du nôtre, aux lieux-communs de la sottise, si universellement adoptés par la faiblesse ou la lâcheté, qu'en naissant on est em- poisonné de leur pestilence. Car le génie, étant l'équilibre des hautes puissances de l'esprit, a parmi ses premières vertus le bon sens, et son devoir instinctif est de travailler à rétablir l'ordre intellectuel. Tout désordre attire sur lui une ven- geance ; et le désordre intellectuel, source de tous les autres, entraîne tous les fléaux de la dé- cadence. La floraison du sophisme, dans une époque ou dans un pays, est un symptôme sombre et elle s'étend rapidement dans un peuple qui se rue dans les villes son impressionnabilité la plus généreusement naïve, développée et exas- pérée, le livre en proie aux plus déboutés rhéteurs comme aux plus niais bavards. Si cette France privilégiée ne possédait toujours, presque sans s'en douter, une aristocratie éparse et occultée, qui lui verse l'antidote, elle mourrait du poison sophistique. Le rire est un antidote, quand il est versé par des mains fortes : le rire

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large d'un Daumier, le rire furieux d'un Garlyle, le rire acérain d'un Villiers de l'Isle-Adam, le rire acide d'un Laurent Tailhade se diffusent len- tement comme de sûrs contrepoisons. Pourquoi donc Baudelaire n'a-t-il pas ri ? Peut-être était-il trop attristé de se sentir attiré par l'aspir dé- moniaque. Il est théologien. Il sait que le rire est satanique, qu'il correspond à la perte de la pureté première de l'esprit. « Pour ce que rire est le propre de l'homme », les candides animaux ne rient pas, ni les Anges, et le poète alourdi d'ha- leines érébéennes a toujours soupiré vers les neuf chœurs hiérarchiques que président les neuf Muses graves. Puis estimait-il suffisant d^avoir pris au logicien Satan sa méthode sûre et affilée de raisonnement analytique ? Quand il démonte les rouages d'un mécanisme, d'un système ou d'une œuvre, il prend immédiatement une ardeur gla- cée d'abstraction. Il taille les esprits ou leurs pro- ductions d'une main certaine et virile de chirur- gien. Il a entraîné savamment chez lui cette fa- culté de raisonnement, secondaire chez le poète, car elle est impuissante à créer, et elle doit cé- der le pas à la vision spontanée, à la voyance. Mais elle est nécessaire, car elle sert à la vérifica- tion des données intuitives et géniales. C'est le piéton patient et minutieux qui, pour dresser la

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carte d'une région, contrôlerait péniblement les observations A^astes et vives de l'aviateur. Le sens critique, impuissant à créer s'il est seul, est indis- pensable à quiconque prétend créer. Il est le maître de la règle. Le cheval ailé mène son cava- lier dans les royaumes de l'extase ; mais il faut une main de fer pour lui tenir les rênes. Et sans cette main de fer, il jetterait son trop faible domp- teur dans les précipices du désordre, de l'inco- hérence et du pathos. Peu de poètes eurent le sens critique aussi sûr, aussi juste que Poë et Baudelaire. Le premier Texerca sur la solution de très ardus problèmes. Le second l'exerça sur les arts et les lettres, c'est-à-dire sur des objets reliés à toutes les idées et à toutes les formes. 11 enve- loppe les œuvres d'un coup d'oeil dont la perspica- cité ne se laisse jamais abuser. Baudelaire a laissé deux volumes de critique d'art, et la plupart des chapitres en furent composés selon les nécessités de l'actualité. Or, on les lit encore, parce qu'ils sont nourris d'enseignements, parce qu'ils ne se contentent pas d'émettre des aperçus rapides et des jugements éphémères. 11 est peut-être le seul écrivain d'art du X1X*= siècle, avec Fromentin, dans les décisions duquel nous puissions avoir confiance ; et encore Fromentin était peintre. La postérité a ratifié ses choix ; elle le fait bien rare-

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ment. C'est que nulle fausseté n'est parvenue à éblouir ses yeux justes, ni les succès dus à la mode, ni même, piège plus perfide, les prestiges des talents séduisants et superficiels. Gomme tous les esprits habitués à remonter aux principes, il se montre austère et ferme. Toutes les sources de faiblesse qui coulent sur la pensée et sur l'art de son temps, il les indique d'un doigt certain. On ne prend pas en défaut son sens de la beauté. Mais nul n'atteint une telle sûreté de jugement sans avoir mûri sa méditation à de puissants foyers. Aussi lui suffit-il d'une phrase lancée en passant pour caractériser un homme ou une œuvre ou une idée. est le signe de la maî- trise ; saisir d'emblée le caractère essentiel des choses, les voir et les décomposer d'une cime.

A l'époque Baudelaire écrivait des arts plas- tiques, ceux-ci se traînaient dans une situation analogue à celle d'aujourd'hui. L'Etat français, obéissant à sa tendance vers une centralisation intégrale, mais conduit par des politiques à courte vue, avait accepté et encouragé l'organisa- tion d'un art d'Etat, comme d'une science d'Etat. Pourtant, un des plus formes créateurs de cette centralisation, homme de sûr et vaste coup d'œil, Richelieu, avait senti le danger de ces lamentables

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institutions de petits états dans l'Etat. Il encoura- geait, dans chaque corps d'état, les fortes person- nalités indépendantes et dissidentes. Il fondait l'Académie, c'est-à-dire une littérature officielle, mais il favorisait à la dérobée ceux qui la fron- daient. Quoi qu'il en soit, il existe en France, de- puis le dix-neuvième siècle , un art officiel, maintenu par une armée d'artisans presque fonc- tionnaires, et, invention déconcertante pour qui ne Taurait pas constatée, ne représentant pas même quelque chose de médiocre et de terne, ne représentant rien. En sorte que cet art officiel ne peut pas être critiqué : oij il n'y a rien la cri- tique perd ses droits. 11 a peut-être son utilité : fortifier, par la lutte oii il les contraint, les rares artistes véritables. Lagénération de 1840 comptait de beaux peintres, les généreux paysagistes, encore que trop emportés, par la réaction contre le poncif classique, vers un acquiescement à l'étude ex- clusive de la nature, au détriment de Timagina- tion et de la composition. Et tout en aimant le charme profond de cet harmonieux poète ingénu, Corot, ou la passion véhémente d'un Théodore Rousseau, Baudelaire eut le courage de voir ce qui leur manquait. On voudrait sans défauts ceux qu'on aime. Il y avait un caricaturiste qui dépassait les bornes de son art, qui se haussait

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vers de plus fiers sommets : Daumier. Puis il y avait, solitaire et dénigré, un grand peintre tragique, le seul de son temps qui atteignit la forte spiritualité : Delacroix. On lui opposait un mauvais peintre, professeur de dessin estimable, Ingres. Delacroix, < homme de génie malade de génie », est un fier exemple pour qui veut protéger sa sensibilité d'un rempart de solitude. Lion qui défend son antre pour y vivre sa seule vie intérieure, pour n'avoir d'autres joies que celles nées de son enthousiasme. Cet homme oli- vâtre et dévoré écrivait dans le journal passionné qu'il nous laissa : « Je me suis dit et ne puis assez me le dire pour mon repos et mon bonheur l'un et l'autre sont une même chose que je ne puis et ne dois vivre que par l'esprit. » Pensée à laquelle il revient à chaque instant, et il fut dou- loureusement fidèle. Cet ascète émacié de l'art, ce tragique et sulfureux esprit avait pris pour devise ces vers hautains de Michel-Ange : « J^ai du moins cette joie, au milieu de mes chagrins, que personne ne lit sur mon visage ni mes en- nuis, ni mes désirs, que je ne crains pas plus l'en- vie que je ne prise les vaines louanges de la foule ignorante ; et je marche solitaire dans des routes non frayées », C'est dans de telles routes que marchent les forts avec agilité.

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Mon esprit, tu te meus avec agilité !

C'est là, certainement, la constatation satisfaite d'une très forte volupté. Sentir son esprit se mouvoir avec aisance dans les éléments de l'analyse, flotter sur des déductions profondes, c'est une volupté pareille à celle qu'éprouve le nageur qui se meut dans l'eau, la brassant d'un ^este sûr et stylisé, tout en apercevant, à quelques mètres au-dessous de ses yeux, un sol vague et fluant. C'est une gymnastique intel- lectuelle, un bon exercice d'assouplissement, un mode de se mouvoir dans les limites du connais- sable. Cela forme un esprit musclé, entraîné selon la méthode socratique. Attention ! toute volupté peut jeter au danger de l'abus. Gello-ci mène à la décomposition philosophique, au délire de la ratiocination, à la vanité affolée de l'esprit. Gare au nageur, si maître soit-il de son art, si sûr de son endurance, qui s'éloigne trop de la côte 1 Voyez la philosophie allemande : si on la laissait faire, elle empoisonnerait le monde civilisé. Ce fut une maladie de ce temps, une foi éperdue en sa raison, précisément à l'heure il laissait dans l'oubli les lois du maniement de la raison, quand il la jetait hors des limites que lui découvrait sagement l'un de ses meilleur»

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mainteneurs, le prudent René Descartes. On dirait que notre époque, demandant aux poiriers de donner des pommes, est toujours prête à les jeter au feu s'ils ne lui donnent que des poires. L'intellection a son domaine, ample, aux limites lointaines. Qu'elle s'év^ertue, de toute sa sûre énergie, dans les royaumes qui d'elle ressor- tissent ! Tant d'autres lui échappent. Et le poète doit les visiter tous. Arrête-t-elle seulement son action aux bords de l'inconnaissable ? D'autres frontières lui sont fermées. Si déliée, si puissante soit-elle devenue, elle ne les franchira jamais. Supposons que chez un homme le sens de la vue ait acquis une force de pénétration presque illi- mitée. Si pendant ce temps son odorat est mort, il ne percevra point par les yeux le parfum d'une rose.

Quand l'ange Azraël lui demandera descompfces, qu^il se trouverait interdit et désemparé, celui- qui répondrait : « Toutes les choses que m^offrait le monde, je n'y ai touché que par mon intellection. J'ai exercé son mécanisme sur elle. Je les ai comprises. » Non. Comprendre, c'est prendre avec l'ensemble de nos puissances, avec toutes les énergies qui nous furent départies. Non, tu n'as pas compris, tu n'as pas saisi. Nui ne fut un saint qui ne fut point tenté, un mage

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qui n'ait pas frémi, un héros qui n'ait pas faibli. Nul ne fut réellement un vivant s^il n'a pas été pénétré dans toutes les fibres de sa chair, de son esprit et de son âme. Nul ne fut un poète, c'est- à-dire un homme neuf fois vivant s'il ne fut, comme le satyre Marsyas, écorché par Apollon, afin de pouvoir offrir à la vie le contact de toutes ses sensibilités à vif.

Tant de moyens de comprendre le monde sont à notre portée ! Mais nous ne choisissons pas nos moyens. Ils nous sont imposés par nos fatalités, par nos tendances innées, par nos directions initiales. Notre sensibilité a ses tentacules parti- culiers pour happer les faits, pour les soumettre à ses tâtonnements, pour en prélever son expé- rience et ses lassitudes. La souffrance nous est un mode de comprendre, le plus véhément et le plus pénétrant. La volupté en est un autre, ardent et impérieux. Aucuns n'auront perçu le monde que par la douleur. Ils sont profonds, ils sont poignants, ils sont incomplets. Que Leopardi est monotone ! D'autres ne l'auront perçu que par la volupté. Ils sont séduisants comme des roses. Un parfum vénusien s'envole de leur haleine : ils sont incomplets. Leur charmant domaine est enclavé dans des steppes tristes. Les jardins d'Ar- mide sont bornés par des bosquets de jasmin et

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(le fleurs délicieuses. Mais on n'y découvro [kh l'horizon. Tous les modes de la sensation nous apportent des effluves de la terre et les précipilont dans l'urne de notre cœur, tous les modes, de- puis la joie légère jusqu'au plus ténébreux dé- sespoir. Les posséder tous et les équilibrer? Gomment saisir l'énigme de la vie ? En quelle partie du sphinx enfoncerons-nous nos ongles pour fixer son regard? 11 a des ailes d'aigle, des ailes qui portent au sommet de l'espace, d'où l'on voit les perspectives les plus vastes, d'où l'on connaît les cimes de la terre. Il a des seins de femmes, des seins dont la forme sug- gère l'amour et la volupté. Il a les pattes de lion, les griffes de l'audace, du courage jamais dé- faillant. 11 a les flancs du taureau qui peine et qui s'obstine à tirer la charrue pour tracer ses sillons. Il faudrait lui prendre à la fois les ailes et les seins et les pattes et les flancs, le maîtriser d'un quadruple efl'ort, pour le contraindre à livrer le mot de son énigme, la clé d'or ouvrant les cinquante portes de lumière.

J'appelle poète celui, et celui-là seul est un poète, qui a su contraindre le sphinx, qui a pu saisir le mystère de la vie par tous les modes de la sensibilité et de l'intellection. Ailleurs, un homme est un maître quand il a agrandi jusqu'à

54 FIGURES d'ÉVOCATEURS

son excès une des puissances humaines. Il res- pire, avec une intensité supérieure, mais avec une seule àme. Une de ses facultés se bande vers sa cime ; les autres calmissent. Il aura humé, de toute l'énergie de sa poitrine, l'un des forts par- fums de la terre. Il aura extrait de la vie une des essences les plus concentrées, et le bouquet qu'il aura cueilli pour l'ange Azraël épandra quelque temps son odeur dans l'atmosphère animique. Ainsi aura-t-il fait de lui-même l'un des types culminants qu'emmène dans sa ronde la fau- cheuse égalitaire que dessinent avec une verve profonde les Danses macabres du Moyen-Age. Il aura vu la sphère de la réalité par l'une de ses faces. Mais quelle variété dans ces perceptions ! Il aura pu être un saint, ou un héros, ou un amant. Mais que de différentes façons d'être un saint, ou un héros, ou un amant ! Que de chemins mènent à la cité mystique ! D'aucuns atteignent leurs cimes par l'activité, d'autres par la passivité, parla contemplation. D'aucuns donnent toute leur force à leur foi. La foi est un mode d'îiccession à la Connaissance, passif et rapide, plus sûr peut-être que des modes plus lents, comme l'étude ou la méditation, sujet à l'erreur^ certes, comme tous les autres, mais planant comme l'aigle quand il a as- suré son vol, et découvrant de plus vastes hori-

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zons. D'autres ont accueilli la souffrance comme leur mode de développement. Ils l'auront aimée ou maudite, souvent môme aimée et maudite à, la fois ; mais ils auront pris leur flamme à son brasier ; ils y auront consumé tout ce qui n'était pas essentiel à eux-mêmes, tout ce qui les aurait détournés de leur voie. Ceux qui saisirent la révé- lation de la vie par la douleur en auront senti tout leur être ébranlé jusqu'en ses plus secrètes profondeurs ; et il n'importe qu'ils l'aient con- quise au titre de saints, de héros ou d'amants. La volupté aussi est un mode de posséder la vie, un véhicule vers l'extase, c'est-à-dire vers l'un des plus terribles sommets spirituels, et la volupté est multiforme. Elle s'offre sous les plus différentes apparences, jusqu'à celle elle se distingue à peine de sa sœur la douleur. Et celui qui s'est fié à l'une appelle l'autre d'un inconscient et dé- voué amour. Et cependant, tous ces modes de sentir, de comprendre et d'aimer, le poète doit les avoir maniés. Mille âmes, cent mille âmes, mais l'humanité ne contient pas plus de mille types, ont vécu dans l'âme de Shakespeare avec toutes leurs beautés ou toutes leurs difformités. Elles y furent aussi à l'aise que sous le firma- ment, car rien n'y attenta au développement de toutes leurs possibilités , fussent-elles mons-

36 FIGURES d'ÉVOCATEURS

trueuses. Et cet étrange, ce déconcertant génie, qui quitta un jour tout ce monde de passions dé- chaînées, tout ce peuple d'âmes jaillies de la sienne pour aller planter placidement ses choux jus- qu'à sa dernière heure, a-t-il pas embrassé la vie comme aucun autre homme ne l'embrassa ja- mais ? Et n'en éprouva-t-il pas alors un invin- cible dégoût ? Et s'il en était ainsi, cette retraite serait le plus terrible, le plus décourageant des exemples, un exemple auprès duquel celui de Gharles-Quint quittant le trône pour le cloître serait celui de l'espoir.

Celui-là était un poète dramatique, c^est-à-dire un cœur habité par les cœurs étrangers, un homme en qui vivent d'autres hommes.

On s'y saoule, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux.

Il en est de même pour le poète lyrique, en- core que les êtres étrangers pénétrant en lui soient moins apparents. Ils n'y viennent pas vivre la durée d'une action qui tend leurs facul- tés au paroxysme. Mais ils y passent et s'enfuient, et capricieusement repassent. Capricieusement ? Non. Ils obéissent à la logique régulière qui do- mine les âmes et les passions, comme la lune règle les marées. 11 ne vient en nous que ce qui

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obéit à notre appel secret, ou ce que nous accep- tons, ce que nous ne savons chasser. Et mille reflets d'être entrent clans l'âme du poète lyrique. Les tragédies qui sortent de lui sont plus brèves. Les âmes qui habitent en lui n'y viennent que proférer le chant de leur passion, la clameur de leur désespérance. 11 pourrait les suivre dans la durée d'un conflit tragique, et les ordonner jus- qu'au dénouement du conflit. Certainement, si Poë et Baudelaire avaient tenté la forme drama- tique, ils l'auraient maniée en maîtres, surtout Poë, implacable constructeur de mécanismes dé- clanchant les émotions. Et tous deux pouvaient écouter en eux les voix de mille âmes différentes. Ils y songèrent. Poe avait entrepris un drame, Politien, qui ne fut pas achevé, mais dont les fragments écrits promettent une grande beauté. Quant à Baudelaire, il racontait souvent ses pro- jets dramatiques à son ami Théodore de Ban- ville. Mais,

Bien qu'on ait du cœur à l'ouvrage, L'art est long et le temps est court.

Pour chaque œuvre nouvelle il faut devenir un homme nouveau. Une palingénésie de l'esprit et de l'âme s'impose, une renaissance d'ingénuité.

58 FIGURES D EVOCATEUllS

C'est l'exigence de tout nouvel amour. Mais ce n'est pas toujours possible. A quelle vie nou- velle renaître ? Quel ange entr'ouvrira les portes neuves du monde de l'enthousiasme ? Quand on s'est empoisonné le cœur, quand on a saturé son sein des eftluves des fleurs du mal, quel dieu in- voquer qui viendrait jeune et pur, quel Apollon joyeux ?

Et si nulle renaissance n'est possible, si l'on ne découvre pour son génie ni la fontaine de Ga- nathé, Junon chaque année se plongeait pour en sortir vierge redevenue, ni même la fontaine de Jouvence, quand on est un esprit de haut vol, on ne subit pas la déchéance. On ne se répète pas comme un vulgaire rhéteur ; on ne devient pas le singe de soi-même. On entre dans le silence ou dans la mort.

* * *

Voici des mots qui chantent des chants forts et captivants. Ils pénètrent en nous comme un baume ou comme une blessure. Qui leur a donné ce pouvoir ?

Sans doute ils furent agencés par un ouvrier

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savant, aussi expert à manier les émotions et les rythmes que celui qui s'amusa de démontrer, après coup, comment il avait froidement com- posé son ardent Corbeau. Sans doute leur musique fut travaillée pour obséder, pour prendre, pour charmer Tesprit, pour lui ouvrir des portes qui d'ordinaire lui sont fermées. Mais cela suffit-il à leur donner la vertu d'ensorcellement, une par- celle de ce mystérieux pouvoir de lier dont l'usage fut réservé, selon de divines paroles ? Non. D^adroits rimeurs en feraient autant, qui ne fe- raient qu'œuvre morte.

Ces mots sont aimantés. Un homme les a char- gés des effluves magnétiques sortant de lui, sa- turés de toutes les exhalaisons de son cœur, de son esprit , de son âme, de ses âmes. Et ils gardent les vibrations de toutes les résonnances qui passaient en cet homme. Le vocable et rhomme restent reliés par un lien magique. La magie suppose la connaissance des correspon- dances existant entre les plans divers du monde. Mais l'homme lui-même, à quels êtres, à quelles étoiles s'est-il relié ?

Une ardente, une violente spiritualité l'embrase et le consume jusqu'à la cendre. Elle s'enlace à une sensualité pénétrante et ubiquitaire. L'une va rarement sans Tautre. Toutes deux s'épousent et

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se complètent. Elles sont les deux pôles de la sen- sibilité. Elles se communiquent leurs flammes. Que l'une serait froide si l'autre ne la brûlait pas ! Y a-t-il entre elles conflit? Pas toujours. Quel- quefois elles s'entendent à merveille. Non, le con- flit tragique de cette âme, qui la torture et la dé- vaste, naît des directions différentes de sa terrible spiritualité. Elle frémit d'un désespéré désir de s'évertuer dans les zones lumineuses que hantent les cœurs étincelants. Elle soupire avec rage vers la palme de sérénité. Mais des voix d'abime l'ap- pellent toujours, et toujours elle obéit à cet appel. Nous allons nous sommes attirés. Nous sommes libres du choix. Mais dans quelle mesure? Astra inclinant, no7i nécessitant. Sans doute, mais nous obéissons facilement à l'inclinaison qui nous est donnée, au mouvement qui nous est indiqué, si cette inclinaison, si ce mouvement sont dirigés vers le monde de notre curiosité. Chaque nuit, la terre va plonger sa face, quand le soleil se recule, dans le cône d'ombre gravitent les démons de la nuit, les lémures et les lamies. Des peuples de larves s'y ruent, qui vivent de notre substance, et qui sont les passions des hommes, les hideuses et voraces passions. Chaque homme aussi plonge sa face dans un cône d'ombre se tordent les essaims des mauvais rêves, des détestables désirs,

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des gestes coupables. C'est que sont métamor- phosées nos généreuses intentions déformées jus- qu'à devenir nos actes peccamineux. Tout l'arse- nal démoniaque, sur un appel de nous, sur une de nos pâles velléités, y jetterait ses armes dange- reuses et ses flèches empoisonnées. Il y forge les <îauchemars de nos sommeils, et, plus péril- leux — les cauchemars de notre esprit éveillé. Nid soyeux de nos mauvais instincts, de nos virtua- lités déréglées, retraite nous savons caresser nos infernales tendances ; chaque homme, comme la terre, traîne après lui son Erèbe. Malheur à qui lui voue sa plus intime curiosité.

Il semble que la curiosité de l'esprit soit encla- vée par les dieux dans des limites très proches qu'elle ne peut franchir sans attirer sur elle un châtiment. Un ironique eritis sicut dii l'invite aux pièges les plus certains et les plus vindicatifs. Et c'est pourquoi, peut-être, le génie, qui est une cu- riosité ordonnée et victorieuse, entraîne tant de maux pour qui le possède. Une anxieuse, une flambante curiosité a jeté l'esprit de Baudelaire dans le cône d'ombre de la terre, dans le cône d'ombre des âmes individuelles. Son frère Poe aussi écoutait liévreusement l'appel du démon de la perversité. Les autres aussi, tous les grands frères douloureux des hommes, tous ceux qui leur

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parlent en « sachant » se sont penchés sur ces gouffres. Ils ne s'y sont pas attardés. Ils n'y ont pas savouré une terrible délectation morose. Ils ne sont pas demeurés longuement, férocement, éper- dûraent, au jardin des Fleurs du Mal, pour en ex- traire des essences violentes, des essences qui nous pénètrent jusqu'aux moelles. Sans doute, puis- qu'ils ont des yeux de Voyants, ils savent que le monde n'est pas ordonné par un dieu des bonnes gens bénisseur et bourgeois, par un démiurge dé- cent et modéré. Ils savent tout le mal, et toute la douleur et tout l'enfer. Ils savent que les hommes sont la postérité d'Atrée et de Thyeste, et que les Euménides accompagnent leurs pas prédestinés. Mais ils ont aussi tendu, dans leurs mains ensan- glantées, des roses fraîches, correspondances sua- vement mystérieuses de la rose mystique, de la rose oîi s'^inscrit le sublime espoir, la rose du Dante et de Saadi.

Il y a une grâce noire, une grâce érébéenne, s'il n'est pas périlleux d'accoupler ces mots, et nul théologien n'en a tracé le procès logique. Ce n'est pas la disgrâce, qui est négative. Celle- est positive et efficace. C'est une part du far- deau karmique. D'aucuns en sont baignés. Leurs seins, dès le berceau, avant le berceau, en furent investis. Et ils auront toujours le goût des fleurs

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d'abîme et des poisons. Leur âme respire le soufre et le datura. L\m d'eux est-il grand poète ? il sera Baudelaire. L'autre est-il entraîné vers les profondeurs de la métaphysique? Il sera Stanislas de Guaita. Tous deux ont avidement étudié les poisons qui traversent le corps pour enivrer l'i- magination, autant que les poisons spirituels. Le premier avait décomposé, de sa coupante et didactique analyse Topium et le haschich. Le second, chimiste, et mieux : philosophe du Feu, possédait tous les secrets dangereux de la mor- phine et de la cocaïne. C'était là, pour eux, des études servant de préludes à celles qu'ils pous saient audacieusement sur les poisons de l'âme, à leurs stations doctorales dans le temple de Sa- tan. J'ai bien souvent entendu Guaita parler de Baudelaire. Esprit méthodique, classique, il pré ferait secrètement en lui au poète divinateur le dogmatique dialecticien, le déductif tranchant qui jette quelquefois parmi les couleurs enflam- mées des iïeurs du mal l'éclat et aussi la froideur de l'acier. Mais je me souviens, trop confusément à travers la brume des années, d'une causerie singulièrement belle écoutée au courant des rues solitaires de Paris nocturne, sur ce thème inat- tendu : la sainteté de Baudelaire. Le causeur était un de ces esprits de spéculation profonde dont

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toute la force, accaparée par la méditation, ne peut plus se résoudre à l'effort de se figer dans une œuvre. Mais elle se répand parfois dans la pa- role qui s'envole, qui s'envole et va se poser quelque part dans le réservoir des forces dont aucune ne se perd. Paris, qui contient tant de merveilleuses richesses, compte toujours un nombre de ces esprits de haut vol, ' solitaires ou noctambules, bohémiens de la transcendante spiritualité, que seuls connaissent une poignée d'écouteurs de qualité différente. C'est dans un café, ou dansla rue, ou dans une mansarde qu'il arrive d'entendre ces magiciens de la méditation verser la joaillerie de leur parole. Et ils donnent à leurs auditeurs de nobles fêtes. Leur mission est d'appeler à eux de belles idées, de leur offrir la possibilité de vivre parmi nous, et d'attacher à nous leur aimantation. Ils sont comme des ves- tales chargées d'entretenir une flamme divine, comme ces Bénédictines veillant sur une lampe symbolique nourrie de leurs effusions autant que d'huile consacrée. C'était un de ces esprits-là qui m'entretint, deux heures durant, au cours d'une déambulation dans la rue nocturne, de ce thème nouveau : la sainteté de Baudelaire. Je regrette d'avoir oublié l'argumentation : elle était d'une étrange beauté. Elle ne me paraît point si para-

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doxale. On ne fabrique pas les saints avec des bourgeois décents, avec des âmes moyennes.

Anges revêtus d'or, de pourpre et d'hyacinthe, 0 vous, soyez témoins que j'ai fait mon devoir Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte !

Comme une âme forcenée dans ses plongées aux gouffres de la spiritualité équivoque et dans ses retours enthousiastes aux pures lumières. Tout génie a sa mission. 11 lui faut la mener à bien sans défaillir, sans s'abandonner aux pres- tiges des tentations extérieures. En cet homme, l'homme intérieur, le « moi » ésotérique vivait ardemment. Il mêlait sa vie à la divination du monde de la douleur et de la passion, du monde naissent les cauchemars et les esprits mauvais. Sa spiritualité virait à gauche, au pôle sinistre. Il avait la mission d'être le divinateur doulou- reux de la réalité. 11 possédait le don de voir la réalité sur certains plans, et dans les antres de TErèbe.

Pourquoi donc n'est-il pas le sublime poète ?

Celui qui peut atteindre cette cime dore tout ce qu'il touche d'un reflet de sérénité. Une joie loin- taine et mystérieuse accompagne en sourdine ses chants les plus poignants et les plus déchirés.

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66 FIGURES d'ÉVOCATEURS

Et c'est la joie de respirer au rythme des meil- leures, des plus véridiques puissances. Pourtant, chez celui-ci, cette chérubique sérénité jaillit par- fois, épanchant sa musique éthérée dans sa fumée de myrrhe. Et le chant prend alors un timbre d'or pur, d'or solaire et archangélique, comme le son du bouclier de saint Michel. Mais elle ne sourd point constamment dans les dessous de l'œuvre. C'est que l'auteur n'eut pas le pouvoir de l'évoquer toujours, et d'en emplir le fond de ses poumons, l'essence de son haleine. Il s^est trop complu aux curiosités nécessaires de son gé- nie ; il a trop aimé les noirs compagnons de ses périples périlleux. L'attraction de mauvaises si- rènes pèse sur son essor, quand il le veut libérer. Il a fait entrer dans son cœur les créatures de l'E- rébe. Elles ont versé en lui leur indélébile odeur, et la vibration crispée de leur accent. On ne joue pas en vain au sorcier ; alors on ne peut plus de- venir un mage. Reconquérir la pure sérénité, ce fut son obsession impuissante et torturante.

Hélas ! c'est la nôtre. C'est celle du monde d'au- jourd'hui, du monde d'hier. Le génie panique qui déjà harcelait Pascal a distendu la portée de son souffle. Et plus que jamais les destins se font rigou- reux aux âmes sublimes. Un jour, au hasard de traverser un cimetière, Chateaubriand fut arrêté

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par une tombe, pensif d'y lire le seul mot qui y fut inscrit : miserrimus. N'est-ce-pas ce mot qui devrait être engravé sur Faérolithe sous lequel repose la dépouille d'Edgar Poë, puisque les hommes de son pays, après l'avoir supplicié vi- vant, reconnurent que seule une pierre venue di- rectement du ciel pouvait peser sur une telle sé- pulture? Celui-là aussi, puisque le monde surna- turel était découvert à ses yeux de Voyant, puis- qu'il voyait la réalité^ par delà les apparences, tendait vers la palme de sérénité sa main crispée. Mais comment aurait-il pu la cueillir pour la donner aux hommes, quand chacun de ses jours était tissé de quelque horrible détresse ? Une force in- l'ernale devait briser ses héroïques envolées, Ali ! le gardien du seuil veille terriblement sur les tré- sors dont il a la garde ! Nul chevalier, parti sur le navire Argo toujours réviviscent, ne rapportera la Toison d'or, l'or divin de la sérénité.

Les mots, quand on suit leur vie mystérieuse, enseignent toutes choses : sérénité descend du sanscrit sourya, qui désigne le soleil, ce soleil qui est, au dire de l'Aréopagite, la statue transpa- rente de Dieu. Sérénité, transmutation merveil- leuse des douleurs et des angoisses, d'aucuns pourtant l'obtinrent, parmi nos anciens. Leurs mains imprégnaient de ta mystérieuse essence

68 FIGURES d'ÉVOCATEURS

tout ce qu'elles touchaient, fût-ce les profondeurs de la misère humaine, aussi sûrement que celles de Midas changeaient en or tout ce qui venait à leur contact. Mais depuis des temps révolus, une malédiction étrangea de ton haleine nos plus puissants génies. Us portent la marque de leur temps, le sceau de l'inquiétude. Et ceux qui ont vu l'Erèbe et ses effrois, les divinateurs dou- loureux, n'invoquent plus qu'avec désespoir, le parfum trop lointain concentré au cœur de la mystique Rose,

Neî giallo délia Rosa sempiterna.

ALFJiED DE VJGJMY

OU

LE DÉSESPÉ7{AJ^JT

I

ALFRED DE VIGNY

OU

LE DÉSESPÉRANT

Celui-là qui vit réellement, celui qui a un cœur se déroule la tragédie du silence, ne s'inquiète plus de paraître sous un aspect quelconque. Pa- raître ? Qu'a-t-il affaire de la grande affaire des hommes vulgaires ? Pour lui, la grande affaire, t c'est d'être soi-même, c'est-à-dire d'atteindre saj propre cime. Car être soi-même, c^est livrer laf place à l'homme intérieur et supérieur qu'on porte» en soi. Et cependant, celui qui donne une forme à sa pensée et à son émotion, une forme publique, n'est jamais sans se préoccuper de l'effet que pro- duira sur les hommes ce qu'il leur présente de lui-

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même. Usait sa responsabilité. Alors il paraîtra, tout naturellement, sous l'aspect le plus beau qu'il se puisse donner, et ce sera son aspect le plus vé- ridique. Il montrera la grande toilette de son es- prit. Son émotion vêtira une robe de parade. En sera-t-il moins sincère ? Non, certes. Car un homme ainsi fait est doublement sincère, par né- cessité et par volonté. D'ailleurs, n'est pas insin- cère qui veut. 11 mettra parfois sa main sur son sein pour en calmer les battements. Un scrupule lui murmure que Fécho de ces battements, si le rythme en est troublé, peut déprimer des âmes. Celui qui porte en lui le désespoir, qu'a-t-il à dire ? A-t-il le droit de proclamer sa désespérance, de la déverser dans des esprits ?

Seul le silence est grand : tout le reste est faiblesse.

Voici un esprit de qualité pure. Il tend à être un juste bien plutôt qu'un artiste. Il porte en lui le désespoir de l'esprit et la mélancolie du cœur. Il sait que toutes ses paroles seront char- gées de ces parfums amers. Alors il se plonge dans le désir du silence, et ses paroles, vêtues de grave et douloureuse beauté, se feront rares et réticentes. Avec un tact doux, il affectera de par- ler d'autre chose que de son tourment, comme

ALFRED DE VIGNY 73

rhomme de bonne compagnie parle dans un sa- lon du temps qu'il fait ou des modes du jour, quand soixante-dix-huit serpents secrets lui mordent l'âme. V^oilà pourquoi il aura peu parlé. Voilà pourquoi il aura imprimé des dits qui lui sont étrangers, qui n^ont pas traversé la scène tragique de son intimité, qui n'en ont pas puisé les émanations violentes. Voilà pourquoi il ne se sera pas toujours montré lui-même. Mais, par moments, les fortes secousses du Destin lui feront jaillir de la bouche les paroles réelles, profondes, définitives de lui-même. Celles-là vibreront de toutes ses résonnances cachées. Ainsi sera trahie la beauté désespérée de cet esprit.

Et ce fut la mort qui la révéla. Car Vigny est, comme l'âpre Milton, dont il est quelque peu parent, un poète posthume. Tous deux, leurs contemporains les connurent. Mais ils sortirent du tombeau différents de ce qu'ils avaient paru vivants, plus réels, plus vrais. L'œuvre d'Alfred de Vigny tient toute en cinq ou six cents vers. Pon- derantur, non numerantur. Mais en ces quelques poèmes, il a exprimé, teintée d'une résignation virile, l'une des grandes angoisses de l'âme hu- maine. Et cela suffît à créer une gloire.

Quand il offrit aux hommes sa gerbe, il écrivait : a L'avenir accepte rarement tout ce que lui lègue

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un poète. Il est bon Je chercher à deviner son goût et de lui épargner autant qu'on peut le faire, son travail d'épurations rigides ». Il était jeune encore quand il parlait ainsi, et il n'avait pas encore fait son œuvre véritable. L'avenir d'alors -est entré daus le passé. Il n'a point retenu la plu- part de ces poèmes. 11 en a retenu d'autres, ceux que Fauteur ne montra pas de son vivant. A part quatre ou cinq poèmes : Moïse ^ Eloa, les Ainants de Montmorency , Paris, les vers qu^il a publiés en son vivant ne nous touchent point. Ils sont gracieux, d'un timbre agréable et noble sans doute. Ils nous sont étrangers, comme ils sont étrangers à l'auteur.

Combien d'heures de notre vie, combien de nos brèves années employons-nous à nous chercher! Nousconnaitrons-nous jamais ? nous demandons- nous parfois avec inquiétude. Puis cette connais- sance survient, ou lente ou foudroyante de rapidi- té, toujours trop tard. On devient initié, disait la sagesse antique, dans le temps que des siècles s'écoulent ou dans le temps que met une bonne femme à filer sa quenouille. Il en est ainsi de l'initiation à soi-même. /Il ne me paraît pas ad- missible qu'un esprit aussi sagace, aussi pénétrant, n'ait pas senti que la plupart des sujets qu'il avait traités n'avaient pas vécu en lui, n'étaient

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pas sortis de lui chargés de sa substance.'^ Cer- tainement il avait eu la révélation de lui-môme. Sans doute une réserve instinctive, une fierté native, et surtout un scrupule l'empêchèrent de la laisser transparaître évidemment. On le repré- sente d'ordinaire drapé dans un manteau mili- taire. Il n'est peut-être rien, dans nos gestes fa- miliers, qui ne corresponde à certaines de nos puissances les plus lointaines, de nous-mêmes insoupçonnées. Dans le symbolique langage de l'antiquité, le manteau signifiait l'isolement, le recueillement qui permet d'accéder à la notion profonde de la réalité.

11 s^était toujours enveloppé du manteau. Dis- cret, il s'était peu mêlé à la turbulente phalange romantique. Néanmoins, si fort soit-on, si capable de cette haute solitude hors de laquelle on ne saurait grandir, on respire toujours l'atmosphère de son temps. Il s'agit d'en éliminer les poisons. Vigny revendique l'honneur d'avoir, le premier parmi ses contemporains, écrit des poèmes dans lesquels une pensée philosophique est mise en scène sous une forme épique ou dramatique. Il sait qu'une œuvre vaut uniquement par son éso- térisme, et que l'affabulation, le récit de Tanec- dote ne peuvent être que des agréments disposés avec grâce autour de la flamme intérieure qu'ils

76 FIGURES d'ÉVOCITEURS

voilent. Mais, à cette époque papillotante du ro- mantisme, ses jeunes contemporains, ses cadets rimaient volontiers des anecdotes ou des chansons tout extérieures, complètement étrangères à leur esprit. Ils composaient, parés d'aimables talents, et combinés avec adresse, des poèmes sur des thèmes choisis, comme des écoliers exécutent des discours latins sur des sujets imposés. C'est une mode qui leur a survécu, qui subsiste encore. Mais le jeune Musset dans ses fantaisies espa- gnoles mettait tant de charme, Hugo dans ses Orientales jetait tant de couleur, qu'aujourd'hui encore elles ne sont pas tout-à-fait mortes. Tous ceux-là mettaient en œuvre des récits qui leur étaient indifférents, tel un pianiste exécute sur le clavier des morceaux de maîtres disparates avec des doigts habiles et froids. Victor Hugo alla jus- qu'à prêter sa forme savante successivement aux lieux-communs qui passaient en son temps par les bouches de la foule, lieux-communs aujour- d'hui remplacés par d'autres ; car ils se chassent comme les nuages dans le ciel. On l'en glorifiait, et il s'englorifiait. Bizarre conception ! Sophisme malsain ! Une formule circulait : « Le poète est l'écho de son temps ». Un homme porte le cos- tume de son temps, mais là-dessous il est fait de chair et d'os, et d'organes, pareil aux hommes de

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tous les temps. Un poète parle la langue de son temps, de son pays ; mais il ne vaut que si sa pensée et son émotion correspondent à ce qu'il y a d'immanent dans le cœur des hommes. Existe-il, d'ailleurs, une pensée collective du temps ? Peut- être sur certains objets très délimités, sur cer- taines nécessités vitales. Et comment se mani- festerait-elle ? Qui l'exprimerait ? On croit cou- ramment par exemple, qu'en France les hommes du dix-huitième siècle avaient une pensée collec- tive. Je crois que c'est une vue très superficielle. donc cette pensée se montre-t-elle ? Chez les encyclopédistes^ dit-on. Mais ces encyclopédistes, qui avaient si mesquinement borné leur horizon, ne constituaient qu'une petite fraction des écri-r vains de ce siècle. 11 y avait alors des esprits d^une portée autrement vaste, encore que le vulgaire les ignore. Il y avait Claude de Saint-Martin et Court de Gébelin et Fabre d'Olivet. Nous ne savons pas, aujourd'hui, si dans l'avenir ces hommes ne seront pas considérés comme repré- sentatifs de leur époque bien plutôt que les encyclopédistes. Quand une époque ou une na- tion porte une aspiration nette et déterminée, ce n^est pas un poète qui la formule, c'est un homme d'action qui la concrétise. Et encore, il est facile de voir le désir d'une nation. Elle veut vivre,

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car elle est un être. Une époque ne constitue pas un être collectif. Une collectivité' ne s'ordonne pas selon le temps comme elle s'ordonne selon l'espace Une époque n'engendre point comme une nation, sonégrégore. Le sentiment d'une nation peut être exprimé par un poète, mais cela n'arrive guère que lorsqu'il ne peut être mis en acte par un hé- ros. Il n'y a peut-être qu'une nation qui ait des poètes nationaux. La Pologne s'affirme par la grande voix de ses Miçkiewicz, de ses Krazewski, de ses Slowacki parce qu'elle ne peut plus s'af- firmer parle geste de héros.

La grande affaire, c'est de s'évader des trivia- lités du temps, c'est de s'évader des formules du temps. On a dit que Vigny les contemplait du haut de la tour d'ivoire il s'était réfugié. Il fut longtemps à trouver ce refuge. Une générosité imprudente le jeta dans le siècle. Il fut candidat à l'Assemblée Nationale, en 1848 ; il crut, lui pes- simiste, que le naïf socialisme, jeune alors, se- rait un contrepoison à l'effroyable oligarchie des hommes d'argent. Et quand il eut confirmé sa méditation et son expérience, il monta dans sa tour d'ivoire, désenchanté, incroyant aux hommes comme il était désespérément incroyant aux dieux. Belle et précieuse matière que l'ivoire, mais fragile : les contacts la rayent. Il faudrait

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une tour en ciment armé. Ce n'est que du haut d'une tour qu'on domine les hommes. Et celui qui ne sait pas tracer autour de lui une aire de solitude ne prominera jamais. « Tu sortiras de la solitude esprit de lumière ou esprit de ténèbres », disait l'antique sagesse d'Egypte.

Avant d'atteindre sa propre hauteur, qui ne put être estimée qu'après sa mort, Vigny s'était mon- tré sous ses aspects moindres. Outre ses poèmes, un roman à thèse généreuse, un roman histo- rique, et surtout des pièces de théâtre avaient répandu son nom discret. OEuvres honorables certes, se reconnaît une main forte, mais on les pourrait retrancher sans le diminuer. Ainsi subit-il vivant cette ironique destinée : il eut des succès, et en réalité il était inconnu. « Avoir du succès » est peut-être la plus amère aventure qui puisse blesser un esprit haut. Le génie dans l'obscurité est une des grandes beautés de ce monde. Le génie nié, bafoué, insulté, gagne sa couronne d'épines. L'insulte le confirme. Mais le génie toléré, admis, félicité comme un personnage aimable et mondain, terni par les approbations médiocres, c'est sa pire tristesse, c'est la substi- tution d'une couronne en papier doré à son au- réole natale. Cependant, c'est le destin de tout esprit de passer déformé à travers l'esprit des

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autres, comme un rocher de marbre est réfracté dans l'eau. Les hommes ne sont pas tenus d'être prophètes. On ne peut demander aux contempo- rains de Vigny d'avoir deviné que celui dont ils estimaient d'estimables productions portait dans sa tête, dans son sein, dans son àme déchirée, les grandes pages des Destinées. Elles ne devaient voir la lumière qu'après sa mort. Pouvait-il être compris des autres, puisqu'il ne s'était compris lui-même que tard, ou par accès ? Se découvrir, s'inventer, plonger au gouffre de soi-même pour y pêcher la perle, la perle sécrétée par la douleur tréfoncière de Fâme : rude tâche ! Il faut être très fort pour n'y pas succomber.

Cinq ou six cents vers et c'est tout. Cela suffit. Ce que Vigny avait à dire tient entièrement là. Quand un homme a donné une forme belle à deux ou trois idées attenant au fond même de l'âme humaine, il peut être sûr que l'avenir retiendra son œuvre. D'aucuns versent des fleuves d'idées diverses et étincelantes. Elles passent, elles éblouissent un instant, puis disparaissent. C'est qu'ils avaient éparpillé leurs forces sans en trou- ver en eux une source suffisamment abondante et généreuse. Les hommes ont besoin de simpli- fier leur conception de ceux d'entre eux qu'ils admirent. Ils aiment l'homme d'une idée. Celui-

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ne les déconcerte pas par la multiplicité de ses aspects. Il présente un diamant taillé à plusieurs facettes. On sait que c'est un diamant qu'il porte. Celui dont la main tient une poignée de gemmes inépuisables inspire l'hésitation. L'homme d'une idée se fait entendre de ses contemporains si son idée correspond à leur désir. Une idée est un être vivant, comme le savait Platon. Pour exercer son action dans le monde de l'humanité, il lui faut s'allier à un homme, le plus étroitement, le plus douloureusement possible. Elle se nourrit de sa substance, et quelquefois lui prend son sang et sa vie. Si elle est pour lui unique, comme une maî- tresse très aimée, elle l'enveloppe d'une oppres- sive autorité. Et si elle s'empare d'un esprit faible, elle le ronge et le détruit. Elle devient l'i- dée fixe, selon le langage médical. Mais nul es- prit de quelque puissance ne devient la proie d'une seule idée. Dans le tourbillon de celles qui l^as- saillent, il en est une qui domine les autres, comme une reine dans un essaim d'abeilles. Elle règne despotiquement. Elle dessert et diminue ses compagnes ; elle les contraint de porter sa li- vrée ; elle ne tolère que celle dont elle accepte la soumission ; elle chasse celles dont elle redoute la rivalité. L'esprit qu'elle asservit a perdu sa liber- té ; car elle l'a pétri, elle l'a façonné à sa guise

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plénière. Elle ne lui permettra de voir toute chose qu'à travers des verres à sa couleur. Et il par- courra le monde des émotions et des sensations sans pouvoir les connaître autrement qu'à travers le prisme dont elle les décomposera pour lui.

Telle aventure ne touche pas les grands gé- nies, les esprits complets. Ceux-ci, toutes les idées les habitent, en ordre hiérarchique, échelonnées selon leur puissance générative. Mais certains esprits moindres, ne possédant qu'une sorte de grandeur, ne s'évertuant que dans un secteur du cercle spirituel, deviennent la demeure d'une idée. Elle imprègne leur âme de sa teinture, et il faut ici donner à ce mot le sens mystique oîj l'entendait Jacob Boehm. Vignj est^hanté d'une idée : la désespérance. Est-ce une idée ou un sen- timent? A-t-elle jailli de son intellection, de son imagination, ou de son cœur? Elle est fille de son esprit, mais née aux confins de son cœur. Et elle l'habite entier. Saint Augustin dit que la déses- péraH€e tue les âmes. Cette âme-là, sans doute parce qu'elle voulut s'y bâtir un palais tout ré- sonnant de ses échos, la désespérance ne l'a pas tuée, et même, par une singulière destinée, elle l'a fait vivre et elle lui a donné la force.

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Voici un homme qui a proféré de belles paroles terribles. Voici la postérité de l'Eoclé- siaste. Sa bouche n^a pas jeté des cris bestiaux, des clameurs forcenées. Elle n^émit que des chants limpides, assez majestueux pour valoir d'être confrontés à la majesté du silence. G^est qu'ils n'exprimaient pas des désespoirs, c'est-à- dire des sentiments violents à causes immédiates et nettement déterminées, mais une désespérance métaphysique et foncière, un état latent de l'âme et de l'esprit. Cette désespérance acquise était-elle une résultante de désespoirs apportés par la vie ? Non. Si des souffrances comme nous en subissons tous avaient déposé sur elle leurs sédiments sentimentaux, elles n'ont pas altéré son caractère essentiel. Sans doute un cœur hanté d'anciens désespoirs passag-ers renforce le sombre accent d'un esprit envoûté par la déses- pérance, mais, à moins de le trouver étrange- ment faible, il ne saurait entraîner cet esprit à la définitive désespérance.

Il y a pour les hommes mille motifs de dé- sespoir. Ils sont individuels ou collectifs. L'his-

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toire les enregistre, et la tragédie les évoque. Et quelle vie humaine atteignit son terme sans avoir traversé la région oii ne vit aucun espoir ? La- quelle ignore le désert sans puits à l'horizon ? C'est le désespoir jeté dans notre sein par une cause individuelle comme une flèche par la main d'un archer visible. C'est celui d'Hécube hurlant comme une chienne, ou celui de Roméo croyant Juliette morte. Mais de ce désespoir causé par la ruine de notre amour, on sort toujours, soit par la mort, quand le destin vient nous dire comme Macduff à Macbeth : « Despair and die ! » soit par la vie qui met le baume du temps sur nos blessures. Ugolin sort du désespoir par la mort. La belle Andromaque par la vie : elle entre au lit du fils de celui qui tua son Hector. Elle, elle avait perdu son amour, et l'amour est une vertu diffé- rente de l'espérance. Il y a le désespoir de la chair, celui d'Ugolin , qui ayant vu ses quatre fils mourir de faim sous ses yeux, sentit lui « le jeûne plus puissant que la douleur : « Pos- cia,più che il dolor, pote il digiuno ». Mais si la porte, clouée sur lui, de la tour de Pise s'était ouverte avant la mort de ses quatre beaux enfants, le plus pitoyable des traîtres, sorti de sa terrible prison, n'en aurait bientôt peu à peu gardé que le souvenir évanescent d'un cauchemar. Le déses-

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poir de la chair est temporaire, et celui du cœur aussi, à condition de ne pas mourir immédiate- ment ou dans un délai. C'est le vide de l'âme de- vant laquelle s'est effondré l'espoir qu'elle cons- truisait, pour y loger sa vie, ou la part la plus forte de sa vie. Mais sur l'emplacement de la maison détruite s'en bâtit bientôt une autre. Cer- taines existences sont hachées par les coups du désespoir du cœur. Elles persistent, elles persé- vèrent, comme recommence l'araignée dont une main mauvaise déchire successivement la toile constamment retissée. Une évidente providence a mis en nous la force de reconstruire l'espoir. Il est des accommodements avec la douleur comme avec le ciel. Quand Jupiter délivra Promé- thée, il ne pouvait violer son serment divin. Il avait juré que l'audacieux ravisseur du Feu se- rait pour toujours enchaîné au Caucase. Promé- thée dut porter toujours au doigt un anneau de fer dont le chaton fut formé d'une gemme prise au Caucase. Notre désespoir passé n'est plus qu'un anneau mystique que nous portons au doigt pour nous rappeler la chaîne qui hier nous enveloppait le cœur. Si sublime fût-il, Prométhée avait connu le désespoir de la chair. Quel héros ne Ta pas connu ? Ney, le brave des braves, disait : « Je voudrais bien voir lejeanfoutre qui prétend

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n'avoir jamais eu peur ». Je voudrais bien voir le héros qui n'a pas connu le désespoir de la chair ou celui du cœur. Rappelons-nous la sueur d'a- gonie du jardin des Oliviers le soir la planète vit le plus mystérieux des désespoirs.

Désespoir de la chair, désespoir du cœur, ce sont des tourmentes, des cyclones qui nous tra- versent et nous bouleversent, qui laissent en nous des ruines et des désastres. Mais après la désola- tion qui leur succède, une frénésie nous prend de reconstruire ils ont détruit, une fièvre de vivre, la convalescence avait ralenti les battements du sang. Sans doute ils laisseront longtemps dans notre âme, dans notre esprit, leurs rudes vestiges ; sans doute leur souvenir apporte sa gravité dans le timbre de notre voix. Mais ils agissent sur nous selon les innéités qu'ils rencontrent en notre fond. Us s'allient aux ten- dances qui leur ressemblent : ils les confirment. Ils influent sur notre esprit ; ils pèsent sur lui, mais ils n'en modifient pas la trame, s'ils en altèrent la couleur. Sans doute entre l'expérience que nous apporte la rumination des faits blessants et la conviction nous induit notre méditation in- térieure, il n'est pas de cloison étanche. La pre- mière vient se jeter sur la seconde, au risque de la dessécher. Mais chez les hommes d'une ccr-

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taine force, les racines de l'esprit ne sont pas brûlées par l'eau salée des larmes dont elles sont arrosées.

Voici un fait : il agréa à la comédienne Marie Dorval de coucher avec le jeune et beau comédien Mélingue. Quand Alfred de Vigny apprit ce fait, il sentit, écrivit-il sur une page intime, « la terre lui manquer sous tes pieds ». Les événements puisent leur importance dans nos sentiments.. Sans doute un tel incident, pour insignifiant qu'il soit intrinsèquement, peut retentir long- temps dans une âme telle que celle qu'il frappait. Mais s'il devait ébranler ou transformer les con- ceptions fondamentales sur lesquelles s'appuie cette âme, s'il devait voiler d'une plus sombre couleur sa vision du monde, c'est qu'il la trou- verait sans force native et sans puissance. Que dire d'un esprit qui laisserait péricliter sa foi ou dépérir son espérance à cause que le coeur qu'il accompagne serait blessé , comme par sept flèches, par les sept pensées que Jérémie attribue aux femmes concupiscentes ?

Les faits qui nous déchirent fortifient nos in- néités qui leur correspondent, qui sont aptes à profiter de leur rude enseignement. Mais ils ne créent pas en nous des tendances étrangères. Ils n'ont pas le pouvoir d'innover dans nos âmes.

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L'expérience de la vie développe certaines de nos puissances au détriment de certaines autres, et les courbe dans une direction. Elle n'en invente aucune. C'est un impavide jardinier qui peut à un pommier couper des branches et supprimer des fructescences tandis qu'il soignera quelques fruits choisis pour les mieux aoûter ; mais il ne lui fera jamais porter de prunes. La langue fran- çaise, qui se sert du verbe faire pour mille usages, possède une expression singulièrement forte : « un homme fait », dit-elle d'un homme dont la jeunesse est morte. Les heures de sa vie l'ont fait tel qu'il est, l'ont façonné comme les lames successives ont sculpté les récifs dans la mer. Celles qui furent les plus âpres, les plus vio- lentes, les plus douloureuses, lui permirent de jeter plus profondément ses regards en lui-même. L'homme ne voit guère son âme qu'à travers des déchirures. Elles auront agrandi certaines de ses facultés, et diminué certaines autres. Elles auront modifié la nature de ses relations avec les hommes, non celle de ses relations avec les dieux. Le som- met de la vie, c'est l'enthousiasme, c'est-à-dire le moment oii l'être intérieur s'approche du plan divin. L'effort des belles âmes ne permet pas aux hordes des souffrances de détruire en elles la puissance d'enthousiasme. Mais l'enthousiasme

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est une llamme qui se teinte de toutes les couleurs du prisme sentimental, depuis la douleur jusqu'à la joie. Il peut être aux couleurs de la désespé- rance, qui lui donneront une rude et trafique beauté.

De temps en temps, à notre époque insoumise à la hiérarchie intellectuelle , quelque critique agnostique prend sous son bonnet et met à la mode pendant quelques années, un système qui prétend expliquer les hautes âmes et les esprits supérieurs. Ces systèmes, comme les jours, se suivent et ne se ressemblent pas. Tantôt l'un dé- montre que le grand homme est produit par ce que ce jargon pédant appelle «son milieu », ce qui revient à démontrer qu'un aérolithe est le produit d'un carré de choux. Tantôt un autre dé- couvre que ce grand homme représente les gens parmi lesquels il a vécu, ce qui revient à décou- vrir qu'il faut un nombre considérable d'imbéciles pour être représentés par un grand homme. Ces fariboles ne valent pas discussion. Le premier des travaux d'un homme de quelque puissance, celui dont dépend tout le cycle des autres travaux, c'est de devenir lui-même, c'est de conquérir sa personnalité contre tous obstacles, c'est de s'af- franchir des chaînes de ces contingences natives que la langue vigoureuse des généthliaques nomme

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chances tl'ctat. Cet effort, comme tous les grands autres efforts, s'accomplit dans le tréfond de la vie secrète. Certes, la vie apparente pèse lourde- ment sur la vie réelle et profonde d'un homme, môme très fort. Mais nous ne voyons pas les effets de cette pression, et toutes nos conjectures sur la vie secrète sont vaines.

Rien, dans la vie apparente d'Alfred de Vigny, ne nécessite les deux épais nuages à l'ombre des- quels grandit la fleur de son œuvre : la désespé- rance et le sentiment de la solitude absolue. fKien, dans la vie apparente d'un homme supérieur, ne nécessite les directions de son esprit. Tous les imbéciles qui ont écrivaillé sur Molière, et nul plus que Molière ne fut affligé par les com- mentaires des imbéciles, ont fait graviter ce viril génie autour du malheur conjugal. A les entendre, il suffirait d'être cocu pour écrire le Misanthrope ! \La vie apparente de Vigny fut mélancolique, solitaire et voilée. D'un poète, la période décisive est l'adolescence, comme de tout homme. A ce moment, la personnalité vaporeuse encore, pour la première fois se condense. Non encore enténébrée par les expé- riences du monde, elle a la force divinatri«e; elle a l'oreille ouverte aux voix qui chantent la suprême réalité. Pour entendre ce que la pro-

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fonde sagesse hindoue appelle « la voix suave de l'oiseau d'immortalité ;^ il faut avoir longue- ment cheminé dans les âpres sentiers de la vie ascendante. L'adolescent n'a pas atteint cette hauteur, mais il la pressent. Siegfried écoute ingénument le chant de l'oiseau. Ceux d'entre les hommes qui deviennent des héros ont obéi sans hésitation aux commandements des voix de leur adolescence. Les autres, les moins forts, ceux qui ont tâtonné, qui ont péniblement cher- ché leur route à travers les hasards, ne recon- quièrent, — mais hélas ! diminuée, leur personnalité perdue que lorsqu'ils parviennent à Rajuster, meurtrie par les expériences vaines, au rêve restitué de leur adolescence. Mais cette période de la vie, féconde et concréfiante, de- meure secrète, sous les apparences, et d'autant plus impénétrable que l'àrae qui la traverse est de plus haute qualité. On raconte volontiers que les grands événements historiques impriment une direction déterminée aux âmes adolescentes qui se forment au moment ils se passent. Par ainsi, le vol des aigles françaises sur le monde aurait jeté le poids de son ombre sur le jeune Vigny, de même que sur toute la géné- ration romantique. Je crois qu'il ne faut voir qu'un développement de rhétorique, une decla-

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matio, dit le poète latin. La jeunesse a un prodi- gieux pouvoir de vivre en elle-même, et ceux qui sentent une force intérieure savent s'enfer- mer dans un isolement que ne troublent pas les clameurs du dehors. Toute ma génération, celle dont le berceau entendit les échos de Sedan, a grandi dans l'idée que le champ de bataille l'attendait pour la victoire ou la mort. Si, à chacun des hommes de cette génération ayant montré une activité féconde, on demandait quelle influence cette idée exerça sur leur âme ado. lescente, chacun répondrait : « Aucune. Si le destin m'avait appelé , j'aurais fait comme les autres mon devoir, et voilà tout! »

De la vie apparente de Vigny on cite des faits. Le blond gentilhomme adolescent fut soldat. La vie militaire fait éclore, selon les âmes qu'elle prend, des vertus ou des vices. Le poète, c'est-à- dire l'esprit pénétrant l'ordre et l'harmonie, y prit le sens de la discipline, de la hiérarchie et du sacrifice. Mais il n'était pas pour être sol- dat, pas plus qu'il n'était pour écrire les poèmes gracieux et inférieurs de sa première manière. Cet esprit n'eut la révélation de lui-même que fort tard, et par éclairs, mais quels farouches éclairs ! 11 regarda la vie du soldat de son œil stoïque, et il sut peindre sa vision en une sorte

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de traité de la hauteur d ame sous le harnais.

Dans cette vie apparente on cite le passage de trois femmes. Une femme de lettres gracieuse et spirituelle, qu'il renonça à épouser quand elle n'était encore qu'une jeune fille rimant genti- ment. La brillante Delphine Gay devint la femme d'un déplaisant et vulgaire lanceur de journaux. Aurait-elle pu être mieux ? Celle qu'épousa le jeune gentilhomme, pour des considérations médiocres, paraît d'une lourde médiocrité. Enfin, celle qu'é- lut la passion fut une comédienne occupée, comme toutes, d'obtenir des rôles. Espérons qu'il y eut quelque inconnue, d'un niveau plus élevé.

Une curiosité passionnée toujours cherche l'é- nigme féminine dans la vie d'un poète. Elle n'est pas si vaine, mais toujours déroutée. L'énigme n'est jamais déchiffrée : elle cache au plus profond de la vie secrète son sens obscurci. Certes, les femmes marquent l'œuvre d'un homme au sceau de leur baiser. Mais déterminer la part de leur influence, la part de l'influence de chacune, seul l'intéressé le pourrait peut-être, et encore devrait" il posséder un don merveilleux de voir en lui- même. Cette influence impondérable se trans- forme, se transpose dans l'esprit qu'elle touche. Elle y dépose des ferments poursuivant leur ac- tion dans le mystère de la conscience en travail.

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Elle coopère, selon sa puissance, à une transélé- mentation des impressions qui y pénètrent. Mais l'œuvre latente de nos sœurs d'argile, comme les nomme Shelley, est tout autre que le croient ceux qui ne voient que la surface. Elle naît de vibra- tions infinitésimales, pareilles à l'émission d'ondes hertziennes, et bien fou qui prétendrait perce- voir, avec les faibles lunettes de l'intellection, sa subtile genèse. Une loi au moins paraît cer- taine : la plus belle fille du monde ne peut don- ner que ce qu'elle a. Et ce qu'elle a, seul le sait celui à qui elle l'a donné.

Voilà pourquoi ils me font toujours rire^ comme les maris selon Gavarni, les docteurs ès-critique qui se targuent de jauger une influence de femme sur l'œuvre d'un poète. Vous nous racontez que la comédienne Marie Dorval, d'un accès de cou- cherie, a inspiré la colère de Samson! Est-ce elle qui a inspiré à Milton son Samson agonistes ? Et ils me font rire aussi ceux qui prétendent con- naître dans sa réalité un haut esprit par ses pa- piers confidentiels, par des notes de journal in- time, parles lettres d'épanchement. On ne peut trouver qu'une partie de lui-même, une partie transitoire et recroquevillée, éphémère, mesquine et négligeable. Gerte, une personnalité est cons- tituée de tous ses éléments. Elle se révèle entière

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dans l'œuvre la plus parfaite qu'elle a créée. se retrouvera aussi cette partie secondaire d'elle- même qu'on chercherait naïvement à connaître par des notes confidentielles, par des anecdotes extérieures. Car cette partie pèse de tout son poids sur l'autre, sur celle qui importe, sur celle qui différencie la personnalité du vulgaire, sur celle qui lui donne sa grandeur et sa beauté, sa plus haute et sa définitive vérité. La famille de Racine détient, dit-on, des papiers intimes qui montre- raient ce poète sous un aspect nouveau. Cela n'importe. Il est entier et réel, il découvre sous tous ses aspects, dans Andromaque et dans Phèdre, son âme forcenée. La famille de V igny possède, dit-on, un long et minutieux journal de son célèbre parent. C'est dans les Destinées qu'il apparaît intégral. Aux heures il les con- <;;ut , il fut lui-même , réellement et totale- ment, il sentit frémir toute son âme sous les attaches qui la liaient au cœur secret du monde. Quand il écrivait son journal, ou des lettres à ses amis, il n'était que l'homme incomplet, rai- sonneur et limité que nous sommes tous aux heures ordinaires de notre vie. Cet homme-là, ne nous en inquiétons pas trop. C'est lui qui alour- dit l'élan vers les cimes. Assurément nous lui devons notre respect attendri pour son honnêteté

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native et sa limpidité, pour son noble et constant tourment. Mais réservons-lui notre tendresse plus profonde et plus affirmée pour les heures il invoque son âme la plus haute, il nous ap- paraît vêtu de sa plus généreuse beauté. Le poète n'est lui-même qu'aux moments il atteint sa propre cime. Il n'est que sa propre ombre quand il en est descendu.

Le grave chercheur de doctrine, dont l'enfance se nourrit à la Bible, dont la maturité accepta le dogme de la fatalité, s'arrête au seuil qu'enve- loppent les apparences. Il n'a pas eu la force d'en- foncer la porte de la réalité, c'est-à-dire du mys- tère entrevu. Et de tout son mal, toute sa belle douleur stoïquement voilée.

Le juste opposera le dédain à l'absence,

Et ne répondra plus que par un froid silence

Au silence éternel de la divinité.

Le juste ? soit, mais non le mage. Une oreille de prophète entend le silence. Une oreille de di- vinateur perçoit, dans ce silence, dans cette Sigè mystérieuse dont les Gnostiques ont fait, avec l'Abîme, un des deux principes de la création, tout le concert des voix intermédiaires. Ici, ar- rêtons-nous au bord des profondeurs abyssales.

ALFRED DE VlGxNY 07

Mais certainement les hommes du siècle, les hommes qui passent, sont sourds au sublime si- lence, sont sourds à la voix qui parle dans un buisson ardent. Heureusement pour eux ! S'ils l'entendaient, leur organisation en serait à jamais détraquée. Mais le poète doit les entendre. Il doit être assez fort pour supporter la redoutable audition. S'il n^a l'ouïe merveilleuse du prophète, si sa parole n'est l'écho de lointaines vibrations du ciel, à quoi bon sa vaine rimaillerie ? S'il n'entend pas battre le cœur du monde, sa voix ne saura se plier au rythme nécessaire. Elle ne chantera pas; elle ne pourra que parler.

Voici le malheur réel de Vigny : Son esprit ne pénètre pas au monde transcendant, et quelque- fois, aux heures il conçut les poèmes des Destinées, il y toucha. Quelques puissants coups d'aile, inattendus et rares, l'emportèrent au-delà des plans qu'il hantait, au-delà des domaines il bornait sa course.

Tout homme a vu le mur qui borne son esprit.

Assurément ; mais la surface enclose par ce mur est plus ou moins vaste. Si elle est plus étroite que le désir de Tâme, il y a chez l'homme un désaccord entre ses puissances, et de ce con-

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98 FIGURES d'ÉVOCATEURS

Ait naît le drame intérieur. Chez Vigny, l'âme a plus d'aspirations que l'esprit n'en peut satis- faire et n'en peut apaiser : de le conflit tra- gique. Dans ses nobles ouvrages en prose, dans son journal intime, suivez sa pensée : elle est juste, et elle est d'un juste ; elle est ferme et droite, frappée au coin de ce haut bon sens qui fait la preuve de l'aristocratie spirituelle. Mais elle ne lance pas d'étincelles mystiques. Elle marche avec gravité ; elle ne s'envole pas. Elle garde le ton raisonneur de la terre, non la grâce aérienne et spacieuse. Elle a pris une telle ha- bitude de marcher sûrement sur le sol dense, que, quand il lui arrive d'être emportée par un élan sublime, elle semble retenue par une gène lé- gère, jamais abdiquée. Elle s'est tant accoutumée à s'exprimer dans la parole de la terre, qu'elle s'étonne de vibrer dans un chant éolien. Et si pur soit-il, son chant, ce chant intérieur qui doit s'accorder à l'essentielle musicalité du monde, manque de certaines résonnances insondables.

Et pourtant, nous l'écoutons en tressaillant de presque toutes nos fibres, cet hymne d'une ma- jesté déchirée, qui déroule sur d'amples orgues les thèmes de Tisolenient de la créature et de sa désespérance. L'atmosphère il vibre est amère et veuve d'encens. Dans la symbolique immé-

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moriale des Orientaux, telle qu'on l'entend chez le délicieux et profond Hafiz, les parfums si- gnifient l'espérance. Vous qui pénétrez en ces beaux poèmes stoïquement terrifiés, laissez le désir d'y respirer ces parfums vivifiants. Vous y trouverez une àme si limpide que la désespé- rance l'élut pour s'y mirer, pour y refléter sa beauté fatale, pour s'y transmuter sous l'ardeur sourde de la résignation.

Dans le journal intime de Vigny se lit cette phrase : « L'espérance est la plus grande de toutes nos folies et la source de toutes nos lâchetés ». C'est pourtant la seule chose que Pandore nous ait conservée dans sa boîte. Voilà une phrase si- nistre, mais étroite. Elle ne tombe pas d'un som- met. L'esprit d'où elle sort n'est pas d'un Voyant, mais d'un homme dont les regards s'arrêtent au mur de l'apparence. Il ne voit pas au-delà de l'ho- rizon de la terre ; il ne verra pas celui de sa terre promise. 11 ne voit pas la constante logique de la vie maintenue par <( la chaîne d'or » dont le discret Platon ne parle qu'à mots couverts. 11 envisage les choses selon la vision des philo- sophes exotériques. Son esprit n'est pas illuminé, mais son àme a des ailes. Que l'esprit, l'àme et le cœur d'un homme atteignent de cô^aeiEV© |^^* mêmes hauteurs, qu'ils respiltent daphnies a

V

^'îîavicris'\s

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mêmes atmosphères, et c'est cet e'quilibrc qui constitue le grand poète.

Chez le courageux auteur des Destinées^ tout ce qui pénètre d'incomplet et d'imparfait est corrigé par la pureté de l'âme et la générosité du cœur. bouillomie le secret de son chant, qui prend l'accord sur l'acceptation de l'inéluctable, sur l'adhésion tranquille au malheur. Voici ce que son esprit a démêlé dans l'écheveau em- brouillé des apparences : Nous vivons dans l'isole- ment définitif, que la nature prolonge autour de nous, et dont rien ne nous console, pas même un sentiment, pas même l'amour « taciturne et toujours menacé », et l'unique horizon de notre vie, c'est la désespérance absolue. Car nulle voix des cieux n'a jamais répondu à l'anxieuse inter- rogation des hommes, et même nulle voix n'a ré- pondu à la plus terrible question qu'ait entendue la planète, dans le soir enténébrant le jardin des Oliviers. Alors ?

Le juste opposera le dédain à l'absence.

Mais, le dédain est-il une ample vertu digne d'un stoïque ? Est-il de force à protéger contre la fata- lité? Sans doute.

Une des vertus premières du poète est le

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dédain : le dédain des choses basses, le dédain de tout ce qui est facile, facile comme la descente de tous les Avernes Ah ! qu'elle est nécessaire, cette vertu défensive ! Fine cotte de mailles d'un acier bien trempé, qu'il faut porter sur le torse, invisible, insensible, sous la tunique ou sous le veston. Sans doute, cette vertu-là prend sa source dans l'orgueil, le prince des vices. Mais toute fleur eut du fumier à sa racine, et, en se réfrac- tant dans les belles âmes, les vices deviennent des vertus. Une merveilleuse transmutation s'élabore dans ces âmes, et n'est-ce pas la plus sublime de nos fins, n'est-ce-pas le suprême Grand-OEuvre de transformer en beauté toutes les vilenies que la vie nous tend dans sa corbeille ? Quel œil suivra la mystérieuse élaboration de notre vie intérieure ? Aucun œil humain n'en aura jamais le pouvoir, et pas même celui du plus clairvoyant divinateur. Du moins nous assistons chez Vigny à la transmutation d'une con- ception déprimante en une émouvante et fécon- dante beauté, à la transfiguration de la désespé- rance.

L'homme ne vit pas seulement de pain. Il vit surtout d'espoir et de foi ; il vit de son adhésion à des axiomes; il vit, pour prendre un mot de saint Paul, de la substance des choses espérables.

'02 FIGURES d'ÉVOCATECRS

Celui qui serait sans aucun espoir, sans au- cune foi, ne pourrait pas plus vivre que sans nourriture. Quiconque attente à un espoir ou à une foi, quiconque détruit le pain spirituel n^est- il pas pareil au ravageur qui brûlerait les mois- sons et les granges ? Les sophistes de la désespé- rance sont des malfaiteurs que les sociétés orga- nisées supprimaient. Heureusement, les tristes bûcherons qui s'attaquent à la forêt de nos espoirs ébrèchent leurs cognées sur des fûts résistants et réviviscents. Comment donc trancheraient-ils les vivaces racines de notre vie ? Mais Vigny est loin de les blesser. Cet homme, qui vaut avant tout par sa qualité d'âme, n'a trouvé dans le monde d'autre déesse que la désespérance. Mais il l'a enveloppée des forces de son amour, et il l'a baignée, cette noire déité sans arôme, des effluves de son parfum intérieur ; et son âme scrupuleuse et charitable s'est tant effrayée de la montrer à ses frères telle qu'il la voyait, qu'il n'a déchiré que par accès brefs, nécessaires, imposés, le voile de silence dont il l'avait couverte.

Il est un critère de l'action exercée par un es- prit, critère indépendant de la mesure de son pou- voir, c'est l'impression qu'il laisse dans les autres- Cette action, il ne l'exerce que sur ceux qui sont en affinité avec lui. 11 ne fait vibrer que les es-

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prits à son diapason. Mais quelle vibration leur donne-t-il ? Tumultueuse ou harmonieuse? Quelle semence jette-t-il : quel froment généreux ou quel blé retrait ? Qu'ils sont rares les esprits qui nous exaltent vers la paix supérieure;, vers les cimes de l'amour rasséréné ! Les plus grands passent à travers nous comme des torrents emportant des cailloux, et des débris et de la vase. Us nous secouent et nous dévastent. Remercions-les. Quelle reconnaissance ne leur devrons-nous pas, si, une fois la tourmente passée, nous nous apercevons que l'eau torrentielle nous a lavés, nous a puri- fiés, et nous laisse cet apaisement du sang que notre corps puise dans des flots bien vivants et bien agités.

Balzac, qui, en dépit de la dilution de son gé- nie en pages trop nombreuses, en bavardages romanesques, demeure un condensateur d'éner- gie, a laissé une formule célèbre : « Les hommes n'ont pas besoin de maîtres pour douter. » Gom- i mentons-la. Celui-là ne sera jamais un maître, i qui laissera le doute dans les esprits oi^i il passe. Si, comme on l'a dit, « le scepticisme est un mol oreiller pour dormir », les hommes ont besoin de vivre, et ils appellent d'instinct ceux qui leur : imposent une foi. Car toute vie est un acte de foi ; à des axiomes. Le septicisme à la Pyrrhon, c'est-

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à-dire le mode le plus perfectionné du genre, constitue un jeu d'esprit amusant pour des man- darins lettrés ou des grœciili de décadence. se borne sa portée. Mais il n'est pas mauvais qu'une âme ait été assaillie par le doute. Bien plus, cela est nécessaire à son entraînement, à son dévelop- pement, à son ascèse. Le doute fait partie de la pro- fitable tentation, comme la désespérance, comme tous les troubles, comme tous les fruits attirants et amers. Dans l'immémoriale symbolique des « Philosophes du Feu » des esprits qui voient la matière poursuivre sa vie sur plusieurs plans, une phase est annoncée dans la conduite du Grand-Œuvre, une phase terrible que beaucoup désignent sous le nom de Tête de Corbeau. Cest la phase tous les efforts accomplis paraissent vains : La matière qui avait passé par d'éclatantes couleurs tombe dans un noir de néant ; et le Phi- losophe sent entrer en lui la mort de l'espoir. Mais s'il est vaillant, il persiste dans son labeur et l'œuvre sort triomphalement de la phase fa- I taie. Dans le Grand-CEuvre qu'est le développe- I ment d'une ùme dans la vie de ce monde, la I phase de la Tête de Corbeau survient toujours. Il faut la traverser selon d'inéluctables nécessités, comme il fallait, pour arriver aux Champs-Ely- séens, traverser les quatre fleuves infernaux. Alors

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jouent leur rôle utile les faux-maîtros qui prêchent le doute. Mais les vrais maîtres aussi, les plus forts et les plus certains, ont traversé la phase du doute, nécessaire et féconde, et ils. la font tra- verser aux autres, comme un guide au pied sûr vous aide à franchir un passage difficile d'un sentier de montagne. Le doute méthodique de Descartes est une station salubre du chemin cru- cial de l'esprit.

Mais d'autres stations nous attendent sur la voie douloureuse, d'autres que déva 4(>tit les vents chargés des plus tristes exhalaisons, jusqu'à celle l'âme sent en elle-même la morî de l'espoir. Et des guides nous y accompagn^Mil ; quelques- uns mêmes nous y mènent de for.r Les faibles nous y abandonnent, comme ils y sont aban- donnés eux-mêmes. Les forts s'encv.ulent, et leur élan généreux nous remporte vers de meilleurs horizons.

L'heure sonne pour tous de la leddition des comptes. Figurons-nous, dans une .sorte de vallée de Josaphat de l'esprit, les poètes qu(; nous avons aimés traduits devant le tribunal de nos cons- ciences. Qu'elles s'efforcent d'être justes comme si Minos, Eaque etRhadamante dressaient derrière elles leurs ombres ténébreuses. Nous demanderons à chacun d'eux ce qu'il évoqua pour nous d'es-

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sentiel et de définitif ; nous lui demanderons de quels esprits il nous a traversé l'âme, et surtout, oh ! surtout, quels arômes il a laissés en nous. Certe chacun d'eux nous a troublés ; chacun nous a secoués de passions, d'angoisses, de délires. Les plus audacieux nous ont hantés de cette in- quiétude sacrée sans laquelle la vie ne serait qu'une torpeur plus lamentable que la mort. Et c'est une mission du génie de nous tordre lame comme Michel-Ange tord la musculature de ses frémissants Hercules, afin de nous faire vivre selon nos plus excessives possibilités. Mais nous séparerons l'ivraie du bon grain. Ceux qui, après nous avoir jetés dans la tourmente, nous y laissent ; ceux qui nous quittent plus inquiets, plus mo- roses, plus désespérés, ceux-là nous ont diminués. Ceux-là ne sont pas des maîtres, et la déchéance dont ils nous ont frappés, fiit-elle aussi fugitive que l'éclair, crie leur condamnation. Nous les aimerons peut-être amèrement, parce que, selon Shakespeare, « nos natures se jettent sur le mal comme les rats sur le poison », et parce que la même perversion nous inspire que les femmes immémorialement attirées par le prestige sata- nique. Mais ceux-là sont les vrais maîtres, les guides purs et tendres, qui, après avoir versé en nous le torrent de leurs doutes, de leurs angoisses,

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de leurs passions sanglantes et de leurs déses- poirs, nous laissent un baume d'apaisement. A leur généreux contact, nous avons frémi, et nous avons grandi, et ils nous ont imposé le calme de leur force. Le génie est expiatoire, et c'est pour- quoi l'histoire des hommes qui reçurent ce don terrible est un martyrologe.

Quand on sort d'écouter la voix pénétrante d'Alfred de Vigny, quelle impression persiste en nous ; quel chant perdurable y prolonge ses échos ; quel sens garde l'ardeur qui nous émeut? Cette voix nous a chanté les hymnes les plus sombres et les plus désolées ; mais le timbre en est si pur, si clair, si généreux, qu'elle nous laisse une dou- ceur profonde, une dilatation apaisée. 11 a évoqué la solitude inviolable et nue et la définitive dé- sespérance. Il les a vêtues d'amour, et il sut éveil- ler sur leurs visages un sourire si résigné et si fier que nulle crispation n'en détruit le charme. 11 fut doux avec elles, comme au dire de Bossuet, Madame fut douce avec la mort. 11 enchanta ces Bêtes, pour nous les présenter familières, d'un geste d'orphique virilité. Il ne les dompta pas par la force transcendante de l'esprit, ; il les charma par l'énergie du cœur ; il fit, selon son pouvoir, son devoir d'assumer plus intense sa part de la dou- leur humaine, afin d'adoucir celle qui est dévolue

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à chacun de nous. Les belles urnes, dit le poète hindou, sont comme le bois de santal qui parfum e la hache qui le frappe.

Tout homme dont la voix ne parle pas vaine- ment, mais prolonge ses résonnances dans les antres profonds de l'esprit, est élu pour apporter un message. Si celui qui affirma la solitude de cœur et la désespérance de l'âme, à cause de les avoir vêtues d'amour et contraintes à nous sou- rire, par chaste pitié pour notre faiblesse, est res- pectueusement salué et tendrement aimé, quel accueil ferions-nous à celui qui nous apporterait, dans ses belles mains, le message de l'espérance? Les hommes seront toujours les mômes. Celui-là? peut-être mort serait-il très chéri, mais vivant il serait sûrement lapidé.

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LE C7{0TA?JT

BARBEY D'AUREVILLY

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LE CROYANT

Les mains des morts ont souvent imc étrange beauté. On croirait qu'elles ont vêtu^ comme des gants mystiques, la joie de n'avoir plus à faire les gestes du péché, la fierté de s'être autrefois tordues dans la douleur ou tendues vers le ciel. Après vingt ans, je revois, comme si c'était hier, les mains de Barbey d'Aurevilly sur son lit de mort.

J'arrivai dans la vieille maison de la rue Rous- selet par une de ces matinées ensoleillées d'avril qui font jaillir sur Paris un rayonnement venu du cœur secret de la cité. Dans l'escalier, deux

112 FIGURES d'ÊVOCATEURS

chats, reconnaissant une figure amie, vinrent se frotter contre mes jambes. C'était la chatte noire Démonotte. et son fils Spirito, un angora fauve. Dans la chambre, dont Fhumblc mobilier était bouleversé, on apercevait, par les deux fenêtres ouvertes, chantant sous le soleil par la voix de ses oiseaux,legaijardin des frères Saint-Jean-de-Dieu. Barbey d'Aurevilly gisait sur son lit, vêtu d'une sorte de simarre blanche, un petit crucifix de cuivre sur la poitrine. Son visage s'encadrait d'une « clé- mentine » écarlate à bandes noires ; sorte d'an- cienne coilTure papaline qu'il portait habituelle- ment chez lui et qui rappelle un peu le pschent égyptien. Cet homme de quatre-vingts ans s'était battu contre la vieillesse comme contre tout ce qui lui semblait une faiblesse, et, dans son masque aquilin d'un jaune de vieille cire, je voyais pour la première fois blanche la moustache serpentant sur F(HT anguleux de la bouche. Mais les mains étaient belles, comme taillées dans l'ivoire ancien, très larges à la racine du pouce, ainsi que les mains surmontant les sceptres et de celles qui peuvent tenir avec une égale aisance un sceptre ou un bâton de chemineou, une épée ou une plume. Pendantplus d'un demi-siècle, ellesavaient tenu ïa plume comme on tient l'épée quand on est de chevalerie.

BARBEY D AUREVILLY 113

Rude tâche ! Cet homme avait conquis une foi et une certitude. Elles n'avaient pas été toujours son bien permanent, l'arôme habitant sa chair, consubstantiel à son esprit. Il en avait fait la con- quête violemment, et il les défendit de toute sa force contre l'ennemi le plus abondant, le plus fourmillant, le plus décourageant : la médiocrité. Ainsi se défendait-il lui-même, car les temps lui étaient hostiles. Ils le sont toujours à ceux qui se dressent solitaires et passionnés, à ceux qui, envers et contre tous, prétendent devenir et rester eux-mêmes. « Il n'est plus haute seigneurie que de soi-même » a écrit Léonard de Vinci. Cette sei- gneurie-là se paie cher au prix du sang, et seuls l'atteignent jamais ceux qui offrirent délibérément leur sein à d'invisibles et profondes blessures. Leur vie est un combat sans trêve, mais qui donc mériterait la palme sans avoir combattu ? Barbey d'Aurevilly, avant tout, admirait le geste héroïque. Il aimait l'action, il estimait la force. Il écrivait dans Ce qui ne meurt pas : « L'action l'emporte sur la pensée de toute la beauté de la volonté ac- complie ». Sur l'exemplaire du Chevalier Des- touches qu'il me donna, il avait inscrit, de sa lé- gendaire encre rose pailletée d'or : « En agissant, ils firent nos livres : nous, nous ne les avons qu'é- crits ». Constante émulation, féconde rivalité de

H 4 FIGURES d'ÉVOCATEURS

l'homme qui agit et de celui qui indique une di- rection à l'activité. Barbey était artiste : il suivit sa destinée, à regret comme nous faisons tous plus ou moins. Il regrettait de n'être pas un soldat. 11 avait la mine d'un soldat d'aventure. Quand je le connus, il était plus que septuagénaire. Il portait la tête haute, comme habituée à résister au poids du casque et Ton s'étonnait de voir son flanc sans épée. A première vue, ce qui m'avait frappé, c'é- tait l'importance de son cou, aussi large que la tête qu'il supportait. Ainsi sont construits les bons taureaux de combat. Celui-ci avait, toute sa vie, foncé sur les idées et les œuvres qui attentaient à ses convictions. Il s'était toujours battu. Et main- tenant il se battait aussi contre la vieillesse, et comme tous ceux qui portent en eux une force in- térieure, il n'était pas désabusé. Ceux qui ont de- mandé leur joie, non pas au monde, mais à leur idéal, conservent sous l'agression répétée des ans, leur juvénile fraicheur d'âme. Sans doute ce vieil- lard enduisait de noir ses moustaches et les restes de sa crinière d'ancien lion romantique. Il ne vou- lait pas que son aspect offrit les apparences de la vieillesse, puisqu^il portait au profond de lui la flamme de la jeunesse, comme une antique église délabrée est intérieurement joyeuse par la lampe du sanctuaire.

BARBEY d'aUREVILLY 115

Il avait une attitua de : tête haute et le poing- sur la hanche. Il voulut la conserver jusqu'à la iin, tel Trivulse à sa dernière heure se mit debout et l'épée à la main pour ne pas mourir dans un lit. Une attitude ? Qui donc traverse sans en avoir une ce bal masqué qu'est le monde ? 11 en est de deux sortes : la fausse et la vraie, l'insincère et la sincère, celle de Tartufe et celle de Parsifal. Elle est vraie, elle est sincère, quand elle con- corde avec la plus certaine et la plus profonde réalité de nous-mêmes. Elle devient la forme de notre essence intime, et nous nous mouvons en elle comme dans notre propre fantôme. Elle est la légende visible de notre vérité sublimée. Elle a éloigné de nous le trivial et le superflu pour cons- tituer le juste symbole de notre personnalité.

Celui qui possède une personnalité doit terri- blement la défendre. S'il ne la cuirassait pas, elle s'étiolerait vide sous les coudoiements. Combien d'âmes sont mortes dans l'atmosphère de la mé- diocrité, parce qu'elles n'ont pas assez vaillam- ment lutté pour vivre ? Une personnalité, la sono- rité propre d'une personne. La logique mysté- rieuse du langage est infaillible : Que signifie le mot « personne » ? Persona, c'était le masque qu'au théâtre l'acteur se mettait sur le visage, et à travers lequel sa voix multipliait sa réson-

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nance. Sa voix sonnait par rintermédiaire de ce masque. Notre personne, c'est l'instrument à tra- vers lequel resonne la voix que nous pouvons percevoir de l'infini Dieu est personnel, disent ]'3S tliéologiens, c'est-à-dire: il est masqué par le monde ; il est incommunicable.

Notre personnalité , quand nous la sentons d'accord avec notre idéal, avec notre ange, di- raient les Mystiques, avec la part la plus forte, la plup haute de notre âme, c'est notre devoir pre- mier de combattre pour la sauver, autant que pour sauver notre vie même. Tout ce qui l'en- toure y attente. Tout ce qui passe veut l'effriter. Des sopiiistes du XIX^ siècle ont inventé ce qu'ils nommentj en leur pénible jargon, « l'influence des milieux ». Cette influence est une fatalité pesant sur les âmes vulgaires. Elle ne peut dis- soudre que ce qui lui est soluble. Une âme vigou- reuse, une forte personnalité lui demeurent im- perméables, j

Assurément d'Aurevilly vécut dans une cons- tante tension de tout son être contre le courant qci emportait autour de lui les faibles. Il passa, les muscles bandés comme dans les dessins de Mi- chel-Anp f». Mais il traversa victorieusement son temps. Aucune des médiocrités ambiantes n'a con- tumirii' c ,n esprit robuste, aucune dos fadnisps

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endémiques n'effémina sa pensée virile. Il a sauvé sa personnalité par tous les moyens, et il a pu dire la parole liturgiques : « Non confundar ». C'est un des modes de faire son salut. Saluons ! Aussi ses contemporains le considérèrent-ils comme un excentrique, puisqu'il ne se soumettait pas aux propositions admises, aux idées courantes, aux fariboles, aux sottises qu'on respirerait avec l'air, si l'on ne savait quelquefois se boucher le nez, et auxquelles des esprits distingués , mais sans force héroïque, finissent par acquiescer, par lassitude, par faiblesse, par péché contre eux- mêmes. Les esprits des autres sont pour nous des miroirs convexes ou concaves oii nous nous voyons déformés. Plus nous sommes différents des autres, plus la déformation est accusée. Pour ses contem- porains, Barbey d'Aurevilly était une sorte d'ex- centrique dont la pensée, comme la toilette s'écar- tait de l'ordinaire. Que de sottises ne furent pas écrites sur ses costumes ! Il avait appris à la mé- thode catholique le pouvoir sourd de la règle, l'emprise sournoise des rites, et que tout ce qui touche notre corps déteint sur notre esprit. Peut- être s'habillait-il à son goût pour mettre plus de distance entre lui et le monde étranger. Il avait conservé dans son vêtement la mode de sa jeu- nesse, et il apparaissait, en 1883, vêtu comme un

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dan'Jy de 1830. se bornait toute cette fameuse excentricité de costume sur laquelle ont bavardé tant de grimauds. Peut-être encore, révolté contre le cours du temps, pensait-il maintenir en lui la jeunesse intérieure, en s'habillant comme lors de st>s vingt- cinq ans. Les plus fermes esprits ont le>/.r part d'enfantillage, et c'est une de leurs grâces. Mais cet enfantillage est toujours obédient à un instinct sûr comme celui de l'animal. Il n'est point sans cause. La cause nous échappe et sou- vent à eux aussi.

Défendre sa personnalité, c'est défendre son uniîé. Qu'ils apparaissent rares, les hommes mon- trap.i une unité! Ceux-là sont réellement des hommes : ils réalisent en eux l'harmonie du cœur, de Tesprit et de l'âme. Les vents du siècle soufflent sur eux de toutes leurs aires sans les enivrer des haleines qu'ils apportent, sans les troubler des odeurs qu'ils soulèvent, sans les souiller des pous- sières qu'ils dispersent. Eux, ils apportent la lo- gique et la constance dans leurs décisions. Mais une personnalité forte ne jaillit point dans le monde comme une Pallas toute casquée du cer- veau de Jupiter. Elle se forme, s'accroît, se déve- loppe, comme un athlète, par un entraînement sans défaillance. Elle ne peut vivre isolée, sans attaches profondes, pas plus qu'un arbre ne vi-

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vrait sans racines dans la terre. Nul corps, nul esprit n'ont grandi sans nourriture. Il lui faut plonger ses racines dans une doctrine éprouvée, dans une foi spontanée ou dans une certitude conquise, mais toujours dans une révélation déci- sive de la réalité. Qu'est la force de celui qui se fie à sa propre force? Elle trouve vite sa limite. Notre force vaut selon les forces elle corres- pond, oii elle s'est accordée. Elle est assistée par des principes vivants, par des influences fidèles. Les forces que nous appelons viennent à nous, si nous savons être les centres d'aimantation qui les attirent. Nous pouvons choisir nos anges et les attacher à nous. C'est l'acte de notre liberté. La personnalité de Barbey doit sa vigueur à son unité. Tous ses rayons, quoi qu'ils aillent toucher, partent d'un même foyer. Le poète, le romancier, le critique, le polémiste, le causeur se ressemblent. Ceux qui l'ont entendu, quand ils le lisent, entendent sa voix, cette voix dont l'âge, quand je l'entendis, avait assourdi le timbre et molli Tarticulation. Il parlait exactement comme il écrivait, avec une projection d'images incisives et chaudes. D'autres ont pu dire ses attitudes de jeunesse et de maturité. Les ans avaient-ils jeté sur ses manières une auréole de simplicité ? Je le vis toujours simple et charmant. Peut-être le

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vieux maître mettait-il une coquetterie à traiter comme un égal le petit poète de vingt ans par lequel il se sentait compris. 11 cherchait à plaire à qui lui plaisait, mais ceux-là étaient rares. Son amabilité ne s'exerçait qu'à bon escient et, une fois conquise, ne défaillait jamais. D^aucuns l'ont recherchée sans l'obtenir. Quand il écrivait, à l'encre rose et or, sur la feuille de garde d'un de ses livres un de ces envois d'auteurs spirituels, gracieux ou profonds, si scintillants toujours qu'un écrivain de race les a recueillis et publiés, c'est qu'il avait pour le destinataire estime ou amitié. Je sais tel académicien, mort aujourd'hui, homme d'esprit et galant homme, qui se démena pour ob- tenir un de ces envois d'auteur. 11 n'y parvint jamais : Barbey dédaignait sa littérature.

Les hommes qui nourrirent fortement leur es- prit ont une parole équivalente à leur style écrit. Barbey improvisait des conversations éclatantes, 011 la pensée vigoureuse apparaissait entre deux pointes spirituelles, comme un obus entre deux flèches d'or. Ce diable d'homme, qui avait quel- quefois signé Old Noll n'avait pas l'esprit de l'es- calier. Il envoyait du tac au tac les ripostes dont certaines sont devenues fameuses. Certes il avait subi victorieusement les épreuves d'où les carac- tères sortent trempés ou faussés. La plus délétère.

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celle du succès, ne lui avait été présentée qu'en sa vieillesse. Il comptait soixante-douze ans quand il obtint, avec une Histoire sans nom^ son premier succès. Sa romantique jeunesse avait henni à la gloire, ce mirage fascinant les jeunes âmes nobles. La gloire, elle apparaît comme ces belles femmes nues et insaisissables oii les peintres et les sculp- teurs incarnent les allégories. Aussi nulle part ne se piète-t-elle mieux que sur les tombeaux. Mais quelquefois, pour se montrer dans le monde des vivants ou de ceux qui semblent des vivants, elle s'habille, elle revêt la défroque éclatante de ce singe savant, le succès, et alors elle lui res- semble, et elle grimace. Le mépris de la gloire n'appartient qu'aux âmes très fortes, à qui peut être un mage, ou un saint, ou un héros parfait. Jamais le poète, parce qu'il tient trop par ses fibres aux fibres de ce monde, et parce que sa voix parle aux hommes, ne se désintéressera complètement de l'opinion des hommes. Le délicieux et souriant Banville, qui avait également fréquenté le boule- vard et l'Olympe, prétendait que sur cette terre le poète fait l'apprentissage de son métier pour chan- ter plus tard devant les anges. Mais l'apprenti s'adresse encore aux hommes. Dans une petite chapelle d'un couvent de Bénédictines, j'ai souvent entendu le chant merveilleux d'une des sœurs.

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Cette voix chantant pour son Dieu atteignait une sublimité qui effaçait les plus grandes cantatrices. Celles-ci ne chantaient que pour les hommes, et, plus ou moins, la préocupation de l'effet à pro- duire, ridée de gloire, sous quelque forme, ma- gnifique ou basse, qu'elle leur apparût, diminuait leur art et rétrécissait leur puissance. Quand on habite la tour d'ivoire, on domine de haut les hommes. C'est même de qu'on les domine le plus sûrement. Mais, si on les laisse pénétrer dans la tour sous-prétexte qu'ils y apporteront de l'en- cens, ils ne sauraient y apporter que la boue de leurs souliers. Et pourtant, qu'il serait misérable, l'adolescent qui déjà saurait cette vérité, et, qui? dénué d'illusion généreuse, ne brûlerait pas de traverser ces flammes, le désir de la gloire et le désir de la femme !

Barbey eut la chance de vivre longtemps dans l'obscurité. Il s'y fortifia. La période lui fut longue des tâtonnements le jeune esprit en formation s'interroge, se cherche dans les limbes anxieux de lui-même. Sa personnalité en jaillit après la conquête définitive de son unité. Car ce qui frappe le plus en elle, c'est cette unité. Si, vers qua- rante-cinq ans, à la voix de son ami Raymond Bruc- ker, Barbey s'est lié, des pieds et des poignets, au catholicisme, il fut beaucoup moins séduit par cette

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merveilleuse my&tique qui aspire les âmes poé- tiques que par la doctrine invinciblement uni- taire ; et l'Eglise lui paraissait avant tout un mé- canisme fabriquant l'unité conceptuelle et sa con- séquence l'unité sociale, une machine à tuer tous les schismes. Une de ses premières études histo- riques, écrite, pendant sa période de libre pen- sée, à propos de l'ouvrage d'Urter sur Inno- cent m et la papauté est telle qu'il n'aurait eu rien à y changer plus tard. Le puissant terroir nor- mand, qui instille le bon sens aux veines de ses enfants, avait versé en sa tête ce solide jugement qui la rendit invulnérable aux sophismes contem- porains. Ce petit gentilhomme terrien du Coten- tin était de Saint-Sauveur-le- Vicomte, distant de la mer de quelques milles. A la côte vivent, jux- taposées, deux races très différentes : les gens de mer et ceux que Fhomme de lignée marine, le den a vor , disent les Bretons, nomme dédai- gneusement les paysans. Bien que descendant du grand armateur Ango, qui mettait au service de François 1*='' sa flotte de douze navires corsaires, bien que ses armes, sans ancienneté et attestant la décadence de l'héraldique, portassent d'azur à deux barbeaux (barbeys) adossés, Barbey n'a rien du type marin ; c'est bien un terrien, mais il l'est puissamment. Il revendiquait sa qualité de nor-

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mand. Il la sentait palpiter en lui. L'homme qui tient à la terre par des racines ancestrales, qui a vécu parmi les arbres et les plantes, qui a subi le rytlime des saisons et les mouvements des élé- m^ents, a absorbé par les narines et par les pores sa dose vitale de bon sens. L'homme dans les villes, plus impressionnable, plus mobile et plus vibrant, est sensible aux atmosphères ar- dentes et passionnées. Il est plus doux, plus poli, et aussi plus exaspéré, plus excessif. Il n'a pas la force radicale de résister aux rhétoriques, aux sé- ductions des idées folles dansant comme des sa- lamandres dans la buée lumineuse qui le soir monte des cités vers les étoiles. Hélas '. il ignore la nuit, la grande nuit apaisante et mystérieuse, car la nuit effarée et rapide qui glisse sur les villes à pas d'intruse semble venir y semer des cauchemars avec des mains dépouillées de leurs primitives ténèbres. Et c'est de si loin que monte à peine en sa chair le chant du printemps ou la mélancolie de l'automne !

L'unité frappante de la personnalité de Barbey l'a fait entrer dans la gloire comme un coin dans une bûche. Les lisières dont l'enserrent les né- cessités, les fatalités, elle les fait craquer et les brise. 11 faut qu'elle soit, pour elle-même et de- vant les autres. Gomment se m ontre-t-elle à

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nous ? Pas selon son désir. Le jeune Barbey, avec toute la génération dite de 1830, était entré dans l'adolescence quand le tonnerre des canons de l'é- popée française résonnait encore en longs échos dans les cervelles ardentes. Il rêvait d'agir : soldat ou plutôt homme d'état. On n'a guère fait remarquer que Napoléon, guerrier malgré lui, surtout meneur d'hommes, avait suscité chez les hommes qui eurent vingt ans sous la Restaura- tion l'ambition de gouverner les populations plu- tôt que de les conquérir. Barbey ne se donna pas d'abord aux lettres avec tout l'amour, avec l'hu- milité de l'amour. Cela lui permit de juger durant ioute sa vie, sans aveuglement, leurs fautes et leurs dangers. Car, filles de la langue d'Esope elles partagent la double puissance de leur mère. Mais il leur offrit un amour toujours croissant, comme doit l'être le véritable amour. La période des tâtonnements lui fut longue, quelque nettes et fermes qu'aient été les directions initiales de sa personnalité. Dans le grand œuvre alchimique, tous les philosophes du Feu reconnaissent une phase tout semble perdu, la phase de ténèbres et d'angoisses qu'ils nomment en leur langue de haut symbole, « la tête de corbeau ». Dans ce grand œuvre qu'est le salut en ce monde, soit la conservation de la personnalité, il y a une phase

426 FIGURES d'évocateurs

analogue. C'est la période la plus trouble de la vie, celle oij il s'agit de se connaître, de se sen- tir, de se deviner, et de se situer au plan de ses puissances. Nous traversons alors la douloureuse inquiétude de l'esprit et de l'âme. Il semble que nous fassions alors dans notre vie de la terre, l'apprentissage de ce jugement des morts dont la religion égyptienne avait exotérisé la révélation, et dont Ezéchiel parle sous les voiles de ses images augurales. Le plus fréquemment, c'est notre jeunesse le théâtre se déroule le conflit tra- gique de nous-mêmes. Une fougue impatiente et dispersée nous agite et nous éloigne, nous fait étranger à jamais de la voie véritable et juste nous poussait l'élan de notre adolescence, véri- dique comme l'instinct. Plus tard, si nous avons triomphé de l'épreuve, si nous avons émergé des vertiges, nous revenons au point initial de notre course vitale, et nous tâchons à modeler, de nos mains plus expertes et moins ardentes, la statue de la vision dont s'illuminait notre rêve ado- lescent. — trop heureux s'il n'est pas trop tard I La jeunesse de Barbey d'Aurevilly fut solitaire et mondaine. Elle ne se môle point à l'efferves- cence tumultueuse de la génération. Elle ignore les cénacles, les parlottes littéraires, les jeunes hommes impatients brassent les vocables et les

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doctrines dans un pétrin ils versent rarement le levain du génie. 11 est six ans après Hugo, deux ans avant ce Musset qu'il définit si joliment « un bois de lilas foudroyé ». Il ne les frôle pas. Il ne connaît guère dans les lettres que son ami de collège voué à un éclat posthume, Maurice de Guérin. Dans un salon, il voit Chateaubriand.

Comment était-il? lui clemandai-je un jour avec cette curiosité passionnée qui saisit notre jeunesse quand un vivant peut nous parler d'un mort éblouissant déjà loin de nous dans le temps.

Aucun homme, me répondit Barbey, ne donnait l'impression de s'ennuyer aussi profon- dément. Il semblait la statue de l'ennui. Silen- cieux dans un fauteuil dont il ne bougeait pas, il n'ouvrait la bouche que pour mordre constam- ment son mouchoir. »

Et ce portrait ne contredisait pas celui que se faisait mon imagination du solennel désenchanté qui enviait la terrible épitaphe lue par lui sur une tombe anonyme : Miserrimus. Gomme il contrastait avec la silhouette du vieillard que j'entendais le décrire et que je voyais aussi dans un salon, en grande toilette démodée, vif d'esprit, désireux de charmer, empressé près des femmes dont il regardait le reOet dans un petit miroir caché par son gant noir brodé d'or. Et j'inter-

128 FIGURES DÉVOCATEURS

rogeai le vieux maître sur Balzac. Il décrivait son aspect fameux, ajoutant qu'il l'avait vu sans jamais l'entendre. Je savais ce qu'il ne m'avouait pas. C'est que, déjà lui-même, ayant fait ses preuves et gagné ses éperons, il rencontrait quelquefois Balzac dans Tomnibus qui le con- duisait à cette maisonnette de Passy, perdue dans la verdure, d'où l'on découvre aujourd'hui encore cette belle vallée de la Seine dont la mal- faisante main des hommes n'a pu détruire complètement le charme. Et tel était son respect pour ce gros homme haussé, dans son jugement, à la hauteur de Shakespeare, qu'il le suivait sans jamais oser lui adresser la parole.

Le nom de Barbey d'Aurevilly n'est point mêlé à ceux de cette tumultueuse jeunesse de 1830. Sa jeuness! à lui fut un piaffement dans le désert ; et s'il proRiena dans des salons sa silhouette de dandy inquiet, le monde n'est-il pas un désert humain ? A part le jeune chevaucheur du Centaure, son ami du collège, Maurice de Guérin, le fidèle Trébutien, son cousin Edelestand du Méril, il n'a pas auprès de lui ces esprits qui nous sont pa- rents, et qui souvent nous sont nécessaires pour l'équilibre de notre esprit. Nous versons en eux le trop-plein d'une pensée qui nous opprimerait sous son silence, et ils nous donnent en échange

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quelque chose de la leur ; ils jettent leurs étin- celles sur notre bûcher intérieur.

Puis, que savons-nous jamais des échanges faits, des influences subies ? Il y a une source mystérieuse d'influence : les femmes. Leurs doigts nous tendent la clé de la connaissance de nous-mêmes. Elles sont le miroir nous vou- lons voir notre plus beau reflet. Certainement elles durent peser de tout le poids de leur charme sur la formation de cet esprit, sur la jeunesse de celui qui a si fortement modelé des figures fémi- nines.

L'unité d'un esprit est créée par les principes dont il vit. Aussi la reconnait-on sous les appa- rences les plus variées qu'il lui plaît de revêtir, de même qu'on retrouve le même corps d'une femme sous les toilettes les plus disparates. La personnalité de Barbey déborde des cadres oiî elle entre. On l'aperçoit poète, contour, romancier, critique. Sous ces avatars, il reste toujours lui- même.

Poète il l'est toujours au long de son œuvre,

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130 FIGURES d'ÉVOCATEURS

puisqu'il a les dons essentiels, la sensibilité, l'ar- deur, la passion, et celui, dominateur, de saisir les rapports unissant les choses, de voir sous les apparences, la réalité. Mais, dans son œuvre en vers constitué par un petit recueil, Poussières , qu il dédaigna de publier, il ne prétend pas ceindre son front de la couronne de chêne. Il en porta toujours le regret mélancolique. Quel noble ado- lescent ne rêva pas d'être un poète ? Tous ceux qui durent s'accomplir sous une autre apparence, qui parvinrent à donner quelque grandeur à leur vie, tendirent leurs bras vers l'un de ces deux emblèmes : la Lyre ou l'Epée. Avant de songer à l'aire de sa vie un poème de la sainteté, François d'Assise s'essayait à rimer. Mais le don mysté- rieux d'évoquer de lointaines beautés par la mu- sique du vers, les Muses cruelles le distribuent comme il leur plaît. On les voit le refuser à de très hauts esprits, à des cœurs magnifiques en même temps qu'elles l'accordent à des intelli- gences aimables et courtes.

Deux fois j'ai entendu Barbey d'Aurevilly dire ses vers, de sa voix encore sonore de vieillard, les bras aux accotoirs d'un fauteuil, le buste re- jeté en arrière. Il laissait deviner, en disant : « Oh! pourquoi voyager ! » la mélancolie passionnée qui était son plus intime sentiment, et, en disant u?i

liAllBEV d'aU?.EV1LLY 131

amour de jupe la grâce mondaine dont il se mas- quait. Ses vers ont la couleur éclatante et Tardeur attristée dont il signe tout ce qu'il écrit. Ils portent la griffe de cette personnalité intense. Mais ils ne sont pas des vers de poète. Ils ne ressortissent pas du divin langage qui peut, par de mystérieuses résonnaaces puisées dans les analogies musicales du verbe, clés du secret de Tincantation, ouvrir à l'àme du lecteur prédestiné des horizons illi- mités. Ils ne chantent pas au cœur. Ils se con- tentent de lui parler, ce qui n'est pas suffisant. Puis d'aucuns portent leur date, nous paraissent affublés à la mode de leur temps, déguisés de ces oripeaux du dandysme romantique qui rend insupportables bien des pages du délicieux Musset.

Barbey exerçait sur lui-même comme sur autrui sa sûre judicature de critique. « Le vers n'est pas ma langue », disait-il non sans mélancolie. Aussi ne s'attarda-t-il pas à manier un langage qu'il ne sentait pas sien, et voulut-il étiqueter ses poèmes peu nombreux d'un titre dédaigneux : Poussières. 11 se trouvait plus à l'aise dans le poème en prose, qu'il aima toute sa vie d'un amour heureux ; je n'en veux pour preuve que cette brillante Amaï- dée écrite dans sa jeunesse, perdue pendant des lustres, et retrouvée dans sa vieillesse, et aussi

132 FIGURES d'ÉVOCATEURS

ces Rythmes oubliés qui sont bien maniés par la poigne ferme d'un maître.

Mais ses dons poétiques trouvèrent leur expan- sion dans le roman et dans la critique, et c'est par eux qu'il est sacré romancier et critique de premier ordre. Les huit romans et les six fameuses Diaboliques sont des conquêtes violemment arra- chées au labeur du journaliste. Aussi ont-ils la force conquérante.

Le roman doit nous saisir par Fàme et l'esprit, par le cœur et les entrailles. Il est tenu de nous passionner; autrement il nous ennuie. Piètre ro- man, celui dont nous lisons quelques pages, puis que nous fermons. Il faut que, dès les premières pages, l'intérêt nous emporte, haletants jusqu'à la fin. Forme littéraire infréieure, prolixe et écla- mée, sorte d'épopée bourgeoise qui a pullulé dans une époque bourgeoise, le roman eut sa gloire quand il était de chevalerie. Et, par une ironie du destin, le plus parfait des romans, je veux dire don Quichote, fut écrit en raillerie du roman de chevalerie enseveli dans le poncif. Quand le roman est un masque sur une tête œcuménique, celle d'un Cervantes ou d'un Balzac, il s'illumine d'imprévus rayonnements.

Le pauvre roman est l'enfant déshérité des Muses. Condamné à se traîner dans les longueurs

BARDEY d' AUREVILLY 133

du récit, pénible cul-de-jatte des lettres, et sur- chargé encore d'accessoires utiles et futiles, il lui faut porter comme Bias tout son bien sur lui ; mais ce bien est toujours beaucoup plus encom- brant que l'immatériel bagage du sage Grec. La tragédie, la comédie, alertes, dégagées, laissent au lecteur ou à l'auditeur, le soin d imaginer leur mise en scène. Elles restent dans la destination littéraire qui est de présenter les passions et les sentiments des hommes, leur vie intérieure à l'heure oii elle est éclairée par les étincelles d'un conflit de conscience. Le roman, dans ces derniers temps, s'évada souvent du domaine qui lui est as- signé. Une personnalité très puissante, emprison- née dans un genre littéraire, le dilate jusqu'à le faire éclater. Ainsi Balzac élargit-il de sa corpu- lence le moule du roman. Il y entra avec les nova- tions des conquérants. N'avait-il pas laissé voiler la lucidité de son génie par les fumées de cette étrange ivresse qui depuis deux siècles a troublé des cerveaux d'écrivains ? On conte qu'il avait épingle à la muraille de sa cellule érémitique un portrait de Napoléon au-dessous duquel il avait inscrit cette phrase : « Ce qu'il a commencé par l'épée, je l'achèverai par la plume ». Ainsi ce ferme esprit songeait à prendre sur la vie des bornâmes une inflence immédiate. Il voulait être

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un maître dans la directe acception du terme. Que cela est dangereux ! Le vulgaire des hommes, dans les plus noblement substantielles corbeilles que leur tendent les mains des grands hommes, ne prend jamais que les fruits pourrissants. Il obéit à ses instincts comme le pourceau à ses appétits ; et il déforme à l'usage de ses passions les plus pures créations du génie quand il sent que le génie se diminue jusqu'à les lui destiner. Voilà pourquoi nul esprit, si fort et sihaut soit-il, ne peut prévoir l'action de ses œuvres sur la foule, s'il se leurre du désir de prendre sur la foule une immédiate autorité. Le vin du génie est trop fort pour les faibles cervelles : il leur donne une ivresse mauvaise. Elles ne décou- vriront jamais dans Foeuvre de Balzac le haut et lumineux enseignement sourdant, entre les pages, du cœur expérimenté comme de l'esprit certain du Voyant. Elles n'y trouveront que l'affolante mêlée des passions emplissant les fresques du grand peintre de l'enfer social, de celui qui a fait de la Comédie humaine une espèce de pendant montrueux à la divine Comédie.

Ce Balzac a créé la grandeur du roman. De mesquine qu'elle avait toujours été, cette forme a pris sous ses mains d'ouvrier une telle am- pleur qu'on en appela le roman la forme tao-

BARBEY d'aUREVILLY 13o

derne de l'épopée. Ne sommes-nous pas au siècle de l'exagération ? Jamais une forme forcée de se traîner dans les longueurs de la prose analytique pourrait-elle approcher d'une forme exigeant la concision, cette mystérieuse condensation de la pensée qui seule lui permet d'atteindre, quand elle a pris la minceur de la flèche, les horizons qui touchent au monde divin ? A égal génie, le romancier et le poète épique sont trop inégale- ment lotis. S'ils montent la même somme sur la pente de l'Hélicon, le premier porte un sac de sous, l'autre une pièce d'or.

Le roman^ aimé des femmes, est comme elles. Il vaut dans sa jeunesse. Mais qu'il a de peine à subir l'épreuve du temps ! Car l'imagination, à qui il s'adresse, la folle du logis a-t-on dit, porte en elle l'ingratitude des femmes légères. Elle ou- blie le roman qui lui ouvrit les portes d'un palais au balcon duquel elle put voir passer la vie en robe couleur du beau temps. Car le romancier est le couturier qui habille la vie au goût de son gé- nie, lequel se plie au goût du jour. Et la robe la plus merveilleuse n'est plus qu'une loque indif- férente lorsque quelques années ont démodé sa coupe et fané ses couleurs. Encore advient-il que la popularité, qui choisit ses favoris à sa hau- teur, garde longtemps^ pour sa banalité touchante

136 I-IGLRES d'ÉVOCATEURS

et sa basse sentimentalité, tel roman médiocre comme Manon Lescaut. Vraiment, quel dommage qu'en ces trente dernières années se soient bâties tant d'usines à romans ! Leur reproduction a jeté quelque discrédit sur ce genre littéraire, si sédui- sant quand il est le truchement d'un beau cœur ou d'un esprit vigoureux, capables d'atteindre cette ex- pression évocatoire sans laquelle il n'est pas d'art. Après l'unique Balzac, la main qui, au dix-neu- vième siècle, aura le plus fortement pétri la pâte du roman, est celle de Barbey d'Aurevilly. Pour apparaître aux premiers plans, le laborieux et pé- nible Flaubert, si respectable que soit son effort, est dénué d'âme, et sa vision ne dépasse pas un étroit horison. Beau peintre de morceaux pour ou- vriers de lettres, lui-même bon ouvrier qui ne passera jamais maître. La force d^'un conteur, comme celle d'un arbre, vient de ses racines. Celui qui raconte les actes oij les hommes sont contraints par leurs passions doit voir vivre ces passions sur les plans soustraits aux regards vul- gaires. Il doit percevoir monter en elle la sève ardente venue de leurs racines plongeant dans un monde de ténèbres. Elles sont vivantes comme des larves attachées aux flancs de leurs auteurs. Et comment un romancier les pourrait-il voir vivre, s'il n'avait le sens du surnaturel?

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Pas de poète sans ce sens, pas de génie sans cette intuition. Nombre d'esprits, en notre temps, ont renoncé cette essentielle notion. Ils ont ré- tréci l'horizon oii ils veulent passer décapités. En sorte que la mode de notre temps nie le surna- turel. Cela n'importe. Celui qui voit la réalité, celui qui conquit la seigneurie de lui-même, ne prend souci des modes de son temps, ni de ses errements. Il va droit devant lui, les yeux des- silles, sans s'inquiéter de l'opinion de ses con- temporains. Le contact des aveugles ne commu- nique la cécité qu'aux prunelles sans destin. Ce qui fait de Balzac et de Barbey des romanciers supérieurs aux autres de leur siècle, c'est leur vision du monde surnaturel. Si les personnages qu'ils créent nous attachent à eux par les liens d'une ardente émotion, c'est qu'autour d'eux nous sentons une atmosphère charriant des passions aussi vivantes que des bêtes. Leurs actes, exé- cutés en obéissance à des ordres dictés par de mystérieuses puissances, prolongent leurs con- séquences infernalement logiques jusqu'en de té- nébreux domaines, impérieusement soupçonnés- Les héros de Barbey, qu'il est licite d'appeler héros puisqu'ils portent jusque dans la perver- sité ou le crime leur furieuse fierté, exhalent une odeur de sang ou de soufre. Il faut excepter

138 FIGURES d'ÉVOCaTEURS

quelques-uns respirant un parfum d'innocence. Ce sont rares fleurs humaines, dans la littérature comme dans la vie. Hélas ! l'âme des hommes est ainsi dirigée, qu'elle s'intéresse moins longtemps, moins fortement, aux êtres purs qu'aux pervers. La pureté est monotone, la perversité très variée. Et ce qui nous attache à une créature pure, c'est en elle le germe originel du mal, c'est sa lutte avec le mal. Le saint ne nous touche que par sa tentation. Le génie, qui saisit ce qu'il voit le plus clairement, montre toujours une prédi- lection farouche pour ses plus mauvais enfants. Avec quelle sollicitude Shakespeare a-t-il ca- ressé son Yago et Molière son don Juan, ces deux fils du génie tendant leurs sinistres bras vers un idéal de mal absolu ! Le conteur des Diabo- liques, le mâle et chaud romancier de YEiisor- celee et û^un Prêtre marié, d'une vieille Maî- tresse et d\(ne Histoire sans no?n ne se laisse in- timider par nulle horreur des âmes. Son poing viril ne tremble pas d'élever la torche sur leur gouffre s'entrechoquent des passions forcenées. 11 sait que ces passions puisent leur énergie vi- tale dans le pacte que les hommes concluent avec elles et signent de leur sang, de ce sang dont elles se nourrissent comme des stryges ou des lamies. Pour descendre dans les âmes, il faut du courage

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comme pour descendre aux enfers. Et il faut des yeux puissants, les yeux de l'esprit plutôt que ceux du corps, pour voir ce que jette en elles le monde occulte, ou tout au moins la partie de ce monde nos idées et nos désirs plongent leurs racines pour y vivre et grandir, ce que jette en elles le royaume de la tentation. Barbey, ce nor- mand qui campait solidement ses pieds sur son terroir, sur le sol visible à tous les yeux, n'était pas un mystique. Mais son intuition et son étude lui permettaient des visions sur le domaine de la Mystique. Il accédait à la noLion de l'Occulte par la voie catholique, qui, entre celles qui y mènent est une des plus prudentes. Du point oij il s'était placée il pouvait suivre la hiérarchie des plans sur lesquels les gestes des hommes prennent leurs causes ou envoient leurs résonnances. Tout au moins pouvait-il voir les plus proches anneaux de la chaîne d'or de Platon, et de la chaîne de fer dont le grand vulgarisateur grec n'a pas exotérisé la rude image- C'est d'un pareil sommet que tout poète tragique voit dans une clarté fulgureuse la terrible logique de la vie^ et démontre la réalité de la prophétique parole : « Satan est logicien » . Le génie du poète ou du romancier est une équilibra- tion de facultés. Il lui faut le sens de la Mystique, mais sans que ce sens empiète sur les autres. Un

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mystique pur ne saurait être un artiste ; ainsi Ernest Hello ne vaut que par son sens mystique qui lui dicte d'admirables pages, et, dès qu'il veut marcher dans une autre voie, il n'apparaît plus qu'un écrivain médiocre et un conteur terne.

Dans le roman, la formidable main de Balzac brasse tout un monde de caractères et de passions comme un conquérant brasse les peuples soumis. Ce romancier-là dépassait le roman, qui doit d'or- dinaire se contenter de jeter sa lumière sur une situation mettant en action deux ou trois carac- tères, sur quelque individualité saillante ou sur une passion unique. Et c'est bien assez. Cette tragédie racontée que doit être le roman a besoin de se couler dans cette triste et belle unité d'ac- tion que seuls un Shakespeare ou un Balzac peuvent se permettre de briser. Barbey entreprend ce roman de proportions ordinaires, mais sous son souffle de flamme, la passion devient in- cendie, un incendie qui laissera les âmes en ruines. Plutôt qu'un romancier, il est un conteur. Il ne laisse pas ses personnages agir, parler, A'ivre par eux-mêmes sous l'ceil du lecteur. Il ne les quitte pas. 11 est toujours là, qui les présente, qui les évoque et qui les juge. Mais il leur a insuffle une vie ardente et terrible, et nous les voyons, tout près de nous, familiers encore que hautains,

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et enveloppés d'une atmosphère violente leurs passions tendent leurs griffes et leurs gueules de monstres. Eux, ils les aiment, ces monstres^ avec l'aveuglement Je l'amour qui conduit ses aveuglés à l'abime. Et leur auteur, que nulle sensiblerie n'émasciilc, les accompagne d'un pas justicier jusqu'au bord.

Plutôt conteur que romancier, leur auteur s'est parfois attardé avant de les jeter pantelants sous nos yeux, et il nous faut attendre trop longtemps le moment oii ils viendront si près de nous, que nous respirerons avec eux, que nous retiendrons notre souffle pour écouter le leur. Puis, voici la pierre sur laquelle achoppe quelquefois le roman- cier. 11 nous présente certains héros prêts à d'extraordinaires exploits, et nous les voyons pareils à des écureuils tournant dans leurs cages. Voici le beau protagoniste d'une vieille Maîtresse, Ryno de Marigny, dardant sur le monde des re- gards de conquérant. Ses facultés condensent une telle force, d'après son auteur, que sans doute il laissera derrière lui un de ces inoubliables sillages que tracent les maîtres d'entre les hommes. Or, que fait-il en tout et pour tout ? Il s'acoquine à une vieille maîtresse qui traîna dans des lits ba- naux son pouvoir ensorcelant. Rirn de plus. A-t-il au moins la gloire d'être un grand amant ? Cette

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gloire-là est l'égale des autres. Elle prend même sur les autres la supériorité du secret. Elle s'illu- mine de n'être connue que d'une seule femme et de Dieu. La gloire dans les ténèbres est quelque chose de si beau, qu'elle est réservée, ainsi qu'aux grands amants, à de suprêmes génies ou à des hé- ros élus. L'instinct populaire ne se trompe pas qui mêle les noms des grands amants légendaires à ceux des plus illustres d'entre les hommes. Ce Ryno de Marigny n'est qu'un médiocre amant, passif jouet du destin, inerte volant que se ren- voient ces deux raquettes du diable, l'orgueil et la luxure. C'est un petit cœur, et son auteur nous parle couramment de sa grandeur. Il n'est pas seul à nous décevoir parmi les personnages de Barbey. D'autres piaffent, mais ne courent pas vers un but qui vaille. Ils semblent dévorés par l'ennui des oiseaux captifs. Ils n'ont pas su éployer leurs puissances. Portaient-ils un cœur trop vaste pour le rétrécir aux dimensions qui lui permet- traient de se loger dans quelqu'un des cadres que le monde tient tout préparés pour ses mé- diocres favoris ? C'est probable. Souvent les hommes au trop large rêve sont incapables de s'adapter aux conditions ambiantes. Quelques- uns trouvent en eux la force de faire éclater les cadres trop étroits pour les contenir. Mais, en défi-

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nitive, quel homme s'est jamais accompli selon son désir? Quel héros, quel poète, quel saint a pu dire, à son heure dernière : « Ma vie fut supérieure à mon rêve adolescent ? » Qui donc a taillé sa propre statue à l'échelle de son idéal ?

Mais nous, nous ne pouvons nous intéresser qu'aux personnages correspondant à nos puis- sances, ceux dont les passions ont leurs germes en nos cœurs, et si, après la lecture d'un roman ou d'une tragédie nous savions faire jusqu'au plus profond notre examen de conscience, nous découvririons que nous aussi nous avons, sinon mille âmes, comme on l'a dit de Shakespeare, au moins mille possibilités d'âmes. Et le contact de ces personnages de d'Aurevilly fait lever en nos âmes des songes forcenés, qui s'y tapissaient au plus ténébreux comme des lièvres, peut-être aussi peureux que des lièvres de se montrer. Ces gens furent par leur auteur aimantés d'une magnétique attirance, et nous attachent à eux par des liens entrant en nous. Car nous sentons qu'une part de leur vie se déroule sur des plans voilés, mais aussi certains que notre instinct. Ces êtres de chair ardente, et tourmentés des plus violents vertiges des nerfs et du sang, ont un pied, comme nous dans le monde surnaturel. C'est dans ce monde-là que se déroulent, avec une terrible logique, les

344 FIGURES d'évocateurs

causes et les conséquences de leurs actions. C'est dans ce monde-là que résonnent leurs voluptés et leurs angoisses. Les maîtres sont ceux qui voient ce déroulement, qui entendent ces résonnances, et qui évoquent à nos yeux leurs visions. Nous aussi_, nous sentons le prolongement de notre vie dans le domaine des causes et des conséquences. Notre instinct nous le murmure, notre intuition nous le chante, notre raisonnons l'affirme. Et les voix qui nous en parlent avec le plus de certitude sont celles qui font vibrer en nous les échos les plus nombreux et les plus impérieux.

Le romancier, comme le poète tragique, nous présente ses enfants, en nous montrant ses héros àTheuredeleur plus ardentconflit avec la vie. Il les a engendrés et enfantés. Il leur a modelé la face à la ressemblance de ses passions virtuelles, de ses désirs en germe, de ses songes en brume. En eux ses innéités assoupies se réveillent avec leur développement intégral. C'est d'avoir jailli d'une âme fortement vivante que les personnages de romans se saturent d'un fluide attractif et emplissent leurs veines d'un sang généreux. Et ceux qui les voient vivre dans l'œuvre du conteur les aiment quand ils se sentent liés à ces êtres imaginaires par quelque obscure affi- nité.

BARBEY d'aUREVILLY 145

Notre vie pétrit notre génie d'une main mys- térieuse dont nul ne voit le geste, pas même nous. Tout ce qui passa par notre cœur laisse en nous des vestiges perdurables. Notre âme est douée d'une mémoire occulte capable de garder les échos de tous les cris qui résonnèrent en elle. Comme la vie grave jour par jour, jusqu'à la vieil- lesse, sur le visage des hommes, l'histoire de leurs pensées et de leurs désirs, de leurs défauts et de leurs douleurs, elle imprègne leur esprit de l'a- rome qu'ils respirèrent en elle. Nous sommes tein- tés de notre passé, même quand nous l'avons rache- té au prix de notre sang. Si dans nos œuvres per- durent de belles pages, c'est que notre vie eut sa beauté secrète, fut-ce seulement en désir, et de même nos défaillances s'y peuvent deviner. Je comprends donc cette curiosité morbide qui tient certains de rechercher tous les détails de la vie des grands écrivains. Mais cette recherche est vaine, parce qu'elle ne trouve jamais que des ap- parences. Elle découvre quelquefois des faits in- déniables. Mais les faits n'agissent sur les âmes que par les émotions qu'elles y engendrent. Et ringéniosité des fureteurs ne parvient pas à per- cevoir la qualité de ces émotions, dont le souvenir vibre dans notre voix. « Notre vie est faite de la trame de nos rêves », dit Shakespeare, trame sur

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14G FIGURES d'ÉVOCATEURS

laquelle nos plus secrets émois brodent des fleurs couleur d'or et de sang.

Tout ce qui au fond de nous s'accumula de notions et de vibrations y forme une sorte d'or- chestre occulte dont le chant lointain, perceptible seulement à de très subtiles oreilles, accompagne toutes nos paroles. Et c'est cela qui donne à nos paroles leur force réelle et leur autorité.

Eh bien ! voici un critique possédant la force et l'autorité. J'estime, en Barbey d'Aurevilly, le critique plus assuré et plus complet que le ro- mancier. Ses contemporains qui admirèrent en lui le romancier, s'accordèrent presque tous à taxer ses jugements de partialité et de témérité. Ils honorèrent du critique la virtuosité, la couleur et la fougue. Ils n'allèrent pas au fond, s'éta- geaient la fermeté et la justesse des décisions. Barbey d'Aurevilly toute sa vie passa pour un critique sévère et malveillant. L'argot des bas- fonds littéraires le qualifia d' « éreinteur ». Je l'entendis s'en plaindre, car les plus bronzés

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souffrent derincompréhension. Le temps ordonne toutes choses. Il permet de voir que les sévérités de Barbey, encore qu'elles éclatèrent comme des cris de guerre, furent justes. Quand le critique pécha, ce fut par indulgence. Quelquefois ses amitiés, ses sympathies troublèrent son coup d^œil, etnousnous étonnons de Tcntendre vanter quelques œuvres, depuis longtemps mortes, qui n'ont jamais eu que ^apparence de la vie.

Cet œuvre critique est considérable , fécond et varié. Le monument, construit pierre à pierre au cours d'une longue carrière, ne fut dévoilé que longtemps après la mort de l'auteur. Il se com- pose d'articles écrits sous le souffle de l'actualité, et soumis aux rudes conditions qu'impose le journalisme, aux nécessités de l'improvisation, à la gêne constante. Cet écrivain prétendait, sur les œuvres et les hommes de son temps, écrire sa pensée en pleine indépendance. Il voulait son esprit libre au milieu d'une organisation qui ne tolère que des esclaves. La presse ne peut vivre qu'enchaînée, par des chaînes qui ne sont même pas toujours d'or. Gomment pourrait-elle donner la liberté à ses ouvriers ?Meme si elle le voulait, elle ne le pourrait pas. Un écrivain fier est, dans un journal, en butte à mille difficultés. Il est comme don Quichote parmi des moulins à

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vent. Il risque toujours d'être happé par quelque aile tournante.

Quiconque dut passer son esprit au laminoir du journalisme apprit à ses dépens à admirer l'énergie avec laquelle Barbey subit l'épreuve sans se diminuer. Le journal est certainement l'un des plus dévorants dragons de notre âge de papier. Il dévore les forêts, il arrache à la planète sa chevelure de frondaisons pour en faire la pâte de son éphémère papier, de sa prochaine poussière. Ce n'est presque pas métapho- riquement qu^il se nomme une feuille. Il est le prolongement de la langue d'Esape, ce qu'il y a de meilleur au monde et ce qu'il y a de pire. Dragon dévorant, disais-je ; oui mais dragon enchaîné. Que ferait-il s'il était libre ? La liberté n'est que le pouvoir de choisir son maître, fût-ce d'adhérer à un axiome. La presse n'est pas libre de choisir son maître. Elle est tenue en chaîne par le pouvoir régnant sur la société actuelle, l'argent. La ploutocratie est le ferment des sociétés en décomposition. L'empire romain en mourut. Notre monde en meurt.

Serve de tous les pouvoirs, apparents ou se- crets, bavarde bâillonnée, qui doit répéter les paroles dictées quand est desserré son bâillon d'or, la presse obéit avec passivité. L'écrivain que

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les destins lui ont livré subit l'impulsion de cette maîtresse de l'épreuve. S'il est sincère, s'il pré- tend montrer sa pensée, c'est-à-dire sa force, tout l'engrenage de la machine cherche à le broyer. Une ploutocratie veut des courtisans et des valets, non des maîtres. Elle hait d'instinct toute aristocra- tie, et celle de Tintellection avant toutes autres. La critique a souffert de telles conditions. Elle a lutté pour vivre. Puis vraiment, la vie lui fut toujours dure. Si elle résiste à la mode, si elle ne s'habille pas au goût du jour, elle est dédai- gnée. Elle est tenue dans un dilemne : courtisane ou reléguée. Son aventure est de tous les temps. Ce lourd gars breton de Fréron portait dans sa cervelle plus de bon sens que n'en avaient tous les Encyclopédistes ensemble, plus de perspica- cité que ce brillant touche-à-tout de Voltaire. Le terrible esprit de Voltaire a couvert Fréron de ridicule. Et comme nul ne lira plus Fréron, ni même Voltaire, le procès gagné par l'homme d'esprit contre l'homme de pensée ne sera pas révisé. Oui, la critique est toujours vouée à d'in- grats destins. Elle a le rôle, non de la belle fille qui séduit, mais de la vieille qui grogne. Et pourtant sa voix est nécessaire, si elle se fait en- tendre d'un sommet. Elle vaut selon la doctrine qui l'étaie, et selon l'homme qui la manie. La

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tâche est rude. Il est bien rare que l'homme soit à la hauteur de la tâche. L'adhésion fidèle à des principes éprouvés, et la justesse du coup d'oeil ; la fermeté de la décision et le courage de la pa- role ; la virilité de l'intelligence et la délicatesse de la sensibilité : vertus rarement conjuguées que la critique exige. Aussi ne les rencontre t-elle guère réunies que chez des hommes doués aussi de facultés créatrices. Ceux-ci la considèrent sans enthousiasme, ou la dédaignent, ou ne lai con- sacrent leurs talents que par échappées. C'est une personne qui ne peut contracter que des mariages de raison. D'ordinaire les maîtres, qui possèdent la faculté critique comme ils possèdent la faculté de création, ne l'exercent que sur leurs propres œuvres^ dans le silence de la conscience. « La critique, c'est la puissance des impuissants », di- sait dédaigneusement Lamartine au nez de Sainte- Beuve. Aussi, quand, dans la période des dé- boires, il se mit à la critique, il l'accepta comme un métier indigne de lui. On ne fait bien que ce qu'on aime faire. D'ailleurs son génie valait beau- coup plus par la chaleur du cœur que par la pro- fondeur de l'intellection. Mais il avait cette sen- sibilité généreuse et spontanée qui seule permet de voir la beauté. Rare faculté, don précieux pou- vant suppléer à tous les autres !

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Barbey d'Aurevilly se faisait une haute idée de la critique, encore qu'elle ne soit pas admise dans le chœur des Muses. Un bon ouvrier fait avec amour toutes ses tâches. Celui-ci eut, jus- qu'à la fin de sa longue carrière, assez d'ardeur pour en embraser des pages écrites sur des choses souvent indignes d'occuper son esprit. L'auteur du Dandysme connaît trop certainement le sourd pouvoir de la tenue sur Thomme, pour jamais se laisser aller. Sa critique est toujours casquée. Elle est guerrière. 11 lui faut résister à tant d'en- nemis ! Mais elle est aussi pacifique ; et, si d'une main elle tient l'épée, de l'autre elle sème à la volée le grain de l'idée. En effet, la critique mé- riterait le dédain si elle se bornait à énoncer de stériles décisions, d'inutiles verbiages. Sa gloire, toujours obnubilée, c'est de proposer de hauts conseils et-de beaux exemples. Elle ne doit parler du passé, du présent, qu'en s'adressant à l'avenir. En montrant les défauts des œuvres terminées, elle songe à orienter vers la perfection les œuvres futures, indécises encore dans leurs limbes. Elle éveille un vivant cortège d'espoirs. Qu'elle leur dénonce tous les pièges innombrables, tendus sous leurs pas ; qu'elle leur recense toutes les fautes offertes à leurs tâtonnements; qu'elle leur éclaire les voies qui mènent aux gouffres !

132 FIGURES d'ÉVOCATEURS

L'esprit qui traitera la critique avec cette sûre autorité devra être nourri à de fortes doctrines, assez fortes pour lui avoir imposé le sens de l'ordre. Voilà qui manque à la plupart des esprits contemporains, l'empreinte d'une puissante doc- trine. Sans doute d'aucuns ont le goût expéri- menté, la sensibilité juste. Mais on les dirait ré- fractaires à la continuité du jugement, à la per- sévérance de la certitude. Ils vacillent ; ils tré- buchent. Nulle initiation profonde ne leur a ré- vélé la face saillante d'une certitude. Ils ne sont pas descendus dans la crypte d'Eleusis, et ils n'ont demandé à nul hiérophante la coupe dont le vin provient d'une vigne ancienne et célébrée. Regardons autour de nous : qu'ils sont rares, les esprits vertébrés! La plupart semblent dédaigner de fortifier leur ossature. S'ils le connaissaient, l'admirable mécanisme de l'intellect construit sur des plans immémoriaux dans l'Ars magna d'un Raymond LuUe leur prêterait à rire.

Rarbey s'attache à une doctrine. L'artiste et le critique ont été fondus du même métal dans le même moule, selon la même armature. Cette personnalité tumultueuse et véhémente, si elle n'était tenue par la force à laquelle elle s'est fiée, s'égarerait dans les sentiers de gauche, hors de la voie droite et sûre. A ce Normand de bon sens,

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fils de ceux qui depuis les siècles, ont fait vivre l'Angleterre de la constitution sage qu'ils lui don- nèrent, il faut une autre doctrine que celles qui passent un moment sur de beaux esprits, comme une risée, au souffle d'un philosophe en faveur pour un instant, voire pour quelques lustres. Il faut une doctrine éprouvée par les siècles. Aussi va-t-il droit à celle qui fit notre civilisation, au catholicisme. Quand il fixe son choix, son esprit touche l'heure de la maturité. Il a quarante-cinq ans. Depuis l'adolescence jusque-là, il a erré, il a flirté avec toutes les idées du siècle, avec tous les concepts à la mode ; il a été l'esprit fort négateur et souriant. L'enfant prodigue apprécie mieux la demeure qu'il regagne en la maison du père. Comment comprendrez-vous votre ville natale, si vous n'avez jamais voyagé, si vous ne pouvez la comparer à nulle autre ? Hélas ! infirmité du cœur humain ! Gomment sentirez-vous votre grand, votre définitif amour, consubstantiel à vous-même, si vous ne vous êtes blessé à de moindres amours ? Heureux ceux qui n'ont traversé les orages de l'esprit ou du cœur, ceux qui passèrent attachés au même giron dont ne les sépara nulle fièvre d'aventure ! Mais d'autres ne sont pas nés pour cette tranquillité. Les oiseaux grands voiliers sont construits pour la tempête. Les esprits comme

154 FIGURES d'éVOCATEURS

Barbey respirent à l'aise dans l'ouragan. Mais ils ont besoin de savoir qu'ils peuvent se reposer sur du granit.

Chez Barbey, c'est le critique, le penseur, plu- tôt que l'artiste, qui avait besoin de la doctrine catholique. D'ordinaire, c'est sa mystique, si clai- rement ordonnée, qui appelle au catholicisme les âmes d'artistes, féminines toujours un peu, quand elles ne possèdent pas le complet androgynat du génie. Ou encore, quand leur sensibilité superfi- cielle vibre aux beautés extérieures dont elle n'at- teint pas la vie profonde, c'est la pompe des sym- boles. Certes Barbey portait en lui assez d'intui- tion poétique pour assentir dans le catholicisme sa présentation précise, partant un peu sommaire, des hiérarchies du monde surnaturel. Mais ce qui de cet ensemble attire avant tout cet esprit déductif, c'est la méthode et c'est le plan de cons- truction sociale. C'est l'éthique du catholicisme qui a captivé cette tête normande de raisonneur. Volontiers Barbey s'attacherait à l'Eglise histo- rique plutôt qu'à l'Eglise mystique. La croyance est différente selon l'esprit qu'elle habite. D'au- cuns sombrent dans la crédulité niaise, dans l'abdication totale, par lâcheté spirituelle, s'ils ne peuvent accéder à une splendeur d'humilité. D'autres, sans rien renoncer de leurs facultés,

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donnent leur adhésion à une évidence. Ils fa- çonnent leur foi selon la définition de Thomas d'Aquin : « la foi est le courage de l'esprit qui s'élance résolument devant lui, certain de décou- vrir la vérité ». Pour eux, la croyance est un mode d'accession à la connaissance, et la foi est le seuil de la certitude. Nul dogme, dans aucune religion, ne saurait masquer une notion sufii- samment pour la dérober à un esprit capable de la voir.

Barbey, romancier ou critique, est, comme Balzac, préoccupé d'éthique plus fortement que d'art. En lui, comme en Balzac, Tartiste est tou- jours prêt à céder le pas au moraliste. Aussi a-t-il vu d'abord dans le christianisme ce qu'y voyait Balzac : « un système complet d'opposition aux tendances dépravées de l'homme ». Assurément, ces deux esprits étaient trop hauts pour n'y pas voir des sommets dépassant ce niveau pragma- tique. Mais l'un et l'autre construisirent leur œuvre sur cette base. C'est piété sur ce terrain que Barbey aura lancé le faucon de sa critique sur la philosophie, l'apologétique, l'histoire, la poli- tique, la littérature, les arts et les mœurs.

Et rien n'aura ébloui la fermeté de son regard, si ce n'est quelquefois l'amitié. Nulle répu- tation, si boursouflée fût-elle, ne lui aura imposé,

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comme nulle mode. Sa fière poigne de justicier arrache le masque de la célébrité vaine, les ori- peaux du succès grossier. Les idées et les hommes du dix-neuvième siècle défilent sous ses yeux pers- picaces. Ils ont depuis passé sous la toise du temps, qui déjà rendit à des renommées démesurées leur véritable taille. Mais le temps lui-même, ce des- tructeur de toutes choses, ne parvient pas à fau- cher les fausses gloires, celles qui, édifiées par les esprits médiocres, sont par eux conservées à travers les siècles. Or, la critique, si elle s'appuie^ comme elle dit, sur la connaissance des principes et des lois de l'esprit, doit se montrer aussi inac- cessible au vain prestige de renommées acceptées par une badauderie millénaire qu'à celui prêté par la mode à des réputations contemporaines. Nulle critique ne vaut sans une métaphysique supérieur^. Barbey en montre une qu'il semble avoir confrontée aux Ethiques d'Aristote, et c'est au feu de cette lampe intérieure qu'il juge même les plus éphémères productions de la petite lit- térature.

L'éthicien s'inquiète des ravages apportés de- puis deux siècles à l'esprit de la France, à son cœur, à tout son organisme par le poison litté- raire. Un esprit ferme est rebelle à toute idolâtrie ; il ne professe pas le culte aveugle du talent, car

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le talent littéraire, véhément ou menu, trouble trop souvent comme une vapeur d'alcool le cer- veau oiî il loge. Dans une de ses fortes préfaces, le mâle Corneille souhaite échapper « à cet enivre- ment d'orgueil familier aux personnes qui se mêlent d'écrire »_, mais son droit génie ne s'oppo- sait-il pas à ce péril comme la plus sûre protection ? L'homme de lettres, le rhéteur a pris l'habitude de soumettre à son jugement insuffisant les plus hautes questions dont son esprit est incapable de voir les cimes obnubilées. 11 ne saurait apporter dans sa décision rapide la rectitude ni la profon- deur essentielles au génie. Il n'enferme pas en lui, pour éclairer ses propres ténèbres, la lampe certaine d'une initiation. Souvent il n'est pas lié à une tradition qui le maintiendrait dans une voie sûre. Il ne relève alors que de lui-même, c^est-à- dire de peu de chose. II est un vulgaire parlant au vulgaire, et lui parlant en sa langue. Il arrive que des hommes de petit esprit, d'âme courte, de cœur étroit, atteignent les tours de main du talent et les prestiges oratoires. Tel est le cas de presque tous les petits lettrés. Ils touchent aux grands problèmes avec des doigts de rustres, mais quelque- fois précieusement gantés, et leur virtuosité éblouit la foule. Or, si sans posséder les fortes supério- rités, sans respirer dans les hautes atmosphères,

158 FIGURES d'ÉVOCATEUUS

l'écrivain montre un talent prestigieux, il devient d'autant plus pernicieux. Qui dira la nuisance du venimeux dilettantisme d'un Renan? Et n'avons- nous pas vu les ravages qu'exerça dans des cer- velles victiraées un populaire romancier russe, Tolstoï, lorsqu'enivré d'orgueil, à l'instar de son maître le rhéteur Jean-Jacques, il prétendit sou- mettre à sa puérile dialectique de Barbare les con- cepts souverains et les plus beaux génies de notre civilisation ?

C'est une vertu du génie d'adhérer spontané- ment à de justes principes, de plonger au cœur du monde. Partant, il ne tombe pas plus dans l'er- reur morale que dans l'erreur métaphysique. lia la droiture innée. Mais l'écrivain moindre, celui à qui n'est pas attribuée la certitude primordiale, doit s'inquiéter de sa responsabilité morale. Il verse nécessairement dans son œuvre son essence intérieure, car tout homme exhale son odeur psy- chique, pure ou impure, comme toute ileur son parfum. Ce qui fait la qualité morale d'une œuvre, c'est le sens moral de son auteur, c'est sa qua- lité d'âme. L'écrivain ne peut donc faire œuvre morale ou immorale à volonté ; il œuvre selon sa moralité intime, qui transparaît toujours. Les lit- tératures vivent de la peinture des passions hu- maines, qui sont le plus souvent abominables.

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C'est l'âme Ju peintre qui enveloppe la peinture d'une atmosphère morale, comme Véronèse revêt d'un rellet d'argent tout ce qu^il touche. Et la morale d'une oeuvre doit être comme le parfum d'une fleur : les parfums les plus pénétrants sont les plus discrets. A tout écrivain, au romancier comme à l'historien, la critique doit demander compte de sa tendance, de son sentiment éthique. Barbey n'y manque pas, et il a jugé avec une si décisive fermeté les écrivains d'histoire, qu'on se prend à regretter qu'il ait dispersé en croquis de maître ses études d'histoires, plutôt qu'en faire de larges et définitives fresques.

Qu'est-ce que l'Histoire ? C'est la confession des fautes de l'humanité. Il lui faut la sincérité et la profondeur de l'examen de conscience. Précisément, presque tous les écrivains qui s'en mêlent sont des passionnés. Rien de mieux si leurs passions étaient grandes et fortes, car sans passion nulle beauté littéraire, et la froideur du cœur obscurcit la portée des yeux. Mais leurs passions mesquines ne sont même pas les leurs. Elles sont celles de leur temps, de leur villagCr de leur coterie. Presque toujours, les historiens n'imaginent pas des idées, des idées maîtresses^ de celles qui dirigent une époque, différentes de celles qui semblent diriger leur époque. La

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première vertu de l'historien, c'est la liberté de l'esprit. Son premier devoir, c'est de planer au- dessus des lieux communs de son temps, c'est de pouvoir épouser d'autres conceptions que celles dont il entend autour de ses oreilles le bourdonnement. C'est le même génie que le poète tragique qui peut vivre les vies les plus contradictoires, et qui, comme Shakespeare, peut avoir mille âmes. Aussi quel historien égale Shakespeare historien ? L'histoire est la critique du passé. Elle n^a donc que les puissances négatives de la critique : elle peut enseigner à éviter les fautes. Elle ne peut donner le talent politique, mais elle révèle comment les mêmes fautes engendrent toujours les mêmes consé- quences. Et combien d'esprits, en notre âge de pensée aveulie, entendent ses leçons rudes, annonçant l'inéluctable ? Combien ont appris d'elle que toute démocratie c'est-à-dire toute ploutocratie, aboutit à l'empire militaire?

C'est parce qu'il a sauvé sa personnalité que Barbey d'Aurevilly est un grand historien. Sans doute il n'a écrit aucun gros volume sur un su- jet historique. Journaliste, il critiquait, au cou- rant de leur apparition, les livres d'histoire. Mais d'ordinaire, il faisait en un article, l'histoire que l'auteur n'avait pas su faire en un livre. La

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force première de l'historien, c'est sa connaissance du cœur humain. Les événements ne sont que les conséquences logiques des passions. Connaître les hommes : rude science qu'on avale avec les crapauds éclos, par génération spontanée, de leur fréquentation, rude science que les plus intui- tifs, les plus géniaux, n'acquièrent qu'en res- pirant l'odeur vénéneuse de leur contact, trop heureux si la l'obustesse de leur tempérament leur permet d'éliminer le poison ! C'est cette science-là, qu'on n'apprend pas dans les écoles, que doit avant toute autre posséder l'historien, aussi bien que le poète tragique et le romancier. « Je ne suis pas un sentimental historique, un philanthrope qui se cabre devant l'humanité, parce que l'imbécile la croyait charmante. Je sais de reste qu'à toutes les pages de l'Histoire il y en a d'affreuses, pleines de sang et de larmes, et que les annales de ce monde ne nous offrent que le spectacle de révoltes, de colères, de renverse- ments. » Mais les passions humaines sont le le- vain dans la pâte se moulent les événements. Quelle main mystérieuse la brasse ? Celle de la Providence ! s'écrie Bossuet. Celle de la fatalité ! murmure Vico et clament les déterministes. « Tantôt l'une, tantôt l'autre », dit le plus juste visionnaire , Fabre d'Olivet. Mais l'auteur mé-

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connu de l'Histoire philosophique du genre hu- maiuy d'intuition profonde et de science colos- sale, n a pas les grands dons merveilleux du style qui seuls assurent la gloire. Et sa voix ne vibre pas d'un assez sonore métal pour atteindre d'autresi oreilles que celles d'une très restreinte élite, à laquelle il révéla lejeu occulte des forces auxquelles adhère ou résiste la liberté de l'homme . Je ne crois pas que Barbey d'Aurevilly, dont la lecture était énorme, ait connu l'œuvre de Fabre d'Olivet, qu'il aurait compris.

Autre vertu nécessaire à l'historien : la virilité de l'esprit. Mais n'est-ce pas elle aussi qui assure la connaissance des passions. Clio est une rude Muse, qui, pour être toujours vierge comme ses huit sœurs, a le masque énergique modelé par une âme héroïque. Elle vomit toutes les lâchetés, et la sensiblerie est la lâcheté du cœur. Il faut admirer en d'Aurevilly cette virilité intellectuelle et cuirassée. L'historien ne délace jamais sa cuirasse. Pour juger les hommes et les événe- ments, dans le passé comme dans le présent, pour être un juge toujours droit et d'aplomb, il s'est attaché à un poteau solide : le catholi- cisme. Les cordes qui le maintiennent là, droit comme le poteau, n'ont pas chez lui troublé le cours du sang au point de ui donner la iièvre.

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Il a autant de sang-froid dans le coup d'œil que d'ardeur dans l'expression. Ne se laisser aveugler ni par ses haines, ni par ses amours, c'est une irrécusable preuve de force. Monarchiste, puisque la monarchie est une tendance à l'unité, et que son critère est l'unité, nul ne peint avec plus d'intensité les fautes do la monarchie française depuis la Renaissance jusqu'à sa fin. Nul n'a plus justement flagellé ces secs Valois et ces épais Bourbons qui ont rongé de leurs dents longues Fœuvre admirable de leurs prédécesseurs, de Charlemagne à Louis XL Appartenir à un parti, c'est renoncer sa personnalité, c'est se faire étalon dans un haras, selon le mot de Musset qui re- fusait cette déchéance de toute la fière vibration de sa tête chevaline. La plupart des historiens modernes ont cette abnégation de se sacrifier à leur parti. Ils commencent par se décapiter. Ensuite ils tâchent à étaler les faits sur le lit de Procuste de leurs thèses. Certes la froideur et la neutralité sont des stupéfiants. L'historien sans passion n'est qu'un radoteur inécouté. Mais, si la passion de l'artiste multiplie la force, celle du partisan la ratatine.

11 ne peut exister d'histoire nationale. La vie d'une nation se mêle à celle du monde entier. Elle ne s'isole pas. Pour être autre chose qu'une

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peuplade sauvage, qu'un anonyme ramassis de barbares sans annales, pour constituer une nation, un peuple doit porter à travers le monde l'éten- dard d'une idée ou d'un sentiment. Sa fonction est d'exécuter le pacte mystique qu'il a conclu pour vivre. II ne vit qu'autant qu'il obéit fidèle- mentaux conditions de son tempérament etau mi- rage de son idéal, qu'il équilibre, par son vou- loir les directions à lui assignées par sa fatalité et les tendances suscitées par un appel supérieur. Un historien national rétrécirait son champ de vision autant qu'un historien partisan. Il man- querait de la première faculté exigée par l'his- toire : le sens de la perspective, la perception des plans se situent les péripéties de ce drame qu'est l'histoire. Un historien national ne serait guère plus grand qu'un historien de clocher. 11 faut laisser à la morgue allemande ce souci de faire de l'histoire un piédestal colossal jucher la flasque Gretchen casquée qui l'allégorise. L'Al- lemagne n'est pas une nation. Conglomérat sa- turnien de petits peuples, elle est, comme sa langue amorphe, dénuée de vertèbres. Mais la France est unenation.S'iln'est pas possible d'écrire l'histoire d'une nation, il est possible de faire sa biographie. Or la France attend encore son bio- graphe. Nul n'a raconté avec la voix du génie sa

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vie passionnée. Qui donc aujourd'hui prendrait au se'rieux ce capricant et mesquin professeur, Jules MicheletjSénile banderillero qu'éventra, dans un accès de colère, un coup de corne de cet acre taureau de la logique, Proudhon, logicien comme le diable ? Voici une nation solaire et rayonnante qui n'a enfanté ni un historien de sa vie ni un poète de son épopée. Or elle a toujours mêlé sa vie à celle du monde, et elle a semé sur la terre l'éclat de gestes épiques. Elle donne Charlemagne, puis cette merveille épanouie de l'héroïsme dévoué : la Chevalerie, Et les fameuses chansons de gestes ne sont que d'assez ternes rapsodies. Elle che- vauche dans les Croisades, au cours desquelles, oc- cultée par les éclats des chocs d'cpées, s'accomplit dans la crypte l'entente des initiations d'Occident et d'Orient, qui, maintenue, eût apporté au monde une paix sociale dont elle élançait du sol de France un témoignage de pierre : la cathédrale gothique. Quel historien montra la portée des Croisades, depuis celle que prêcha Pierre l'Ermite jusqu'à celle qu'accomplit contre la Chine, en 1900, l'Eu- rope alliée au Japon? Quelle âme épique de Fran- çais en révéla les péripéties évidentes ou voilées? Ce n'était pas ce gracieux et faible italien, Tor- quato Tasso, qui pouvait planer à la hauteur du sujet. Que cette France est féconde en créa-

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tures exceptionnelles ! Elle enfante Jeanne d'Arc, l'inspire'e miraculeuse dont Fépée déchire un pan du voile dérobant le plan les événements de ce monde plongent leurs racines cachées. La Voyante guerrière n'a ni son historien ni son poète. Salumière désespère les cécités rationalistes. Sa cuirasse a reçu bien des taches d'encre. Toute grandeur les attire. Puis songez à la multitude de grands hommes émergeant de la foule : combien ont trouvé un biographe à leur taille ? Il est beau- coup plus facile d'être un grand homme que d'être compris par un autre homme. Le jeune génie d'Alexandre le savait quand il pleurait d'être après la mort d^Homère.

La Révolution a-t-elle trouvé son historien ? Urf peut-être : l'Anglais de génie qui en peignit la ca- ricature, Carlyle, une espèce de prophète bouffe. En France, elle ne fut racontée que par des fana- tiques. Les uns en écrivirent avec amour ; les autres avec horreur. Les illuminés secondaires qui la préparèrent sur le sol de France avaient brouillé les plans lucides du Grand Architecte. Les superficiels rhéteurs de l'Encyclopédie rétré- cissaient les horizons. Les quarterons d'initiés dévoyés qui, dans la frénésie de l'échec, se guil- lotinèrent les uns les autres, ne pouvaient com- prendre que les principes dont ils voulaient ins-

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taiirer les conséquences ne recevaient Thaieine vivifiante de la vérité que sur certains plans transcendants. Appliqués sur le plan social, ils devenaient absurdes et n'engendraient que du dé- sordre. Et c'est pourquoi Joseph de Maistre, qui voit parfois les racines souterraines des faits, dé- clare la Révolution satanique. Or, qu'est-ce que Satan ? C'est le principe déséquilibrant dont Fhé- roglyphe se retrouve, tonifié par le D qui le pré- cède, dans l'hiéroglyphe du mot français DeSTi N. Car la langue française, comme toutes les autres, est hiéroglyphique.

Non, cette France qui enfante des hommes su- périeurs sans se lasser de ses parturitions et sans les lasser de sa maternelle ingratitude, accomplit sa geste dans le monde sans avoir tiré de ses flancs l'historien qui la conterait fortement, ni le poète épique qui en révélerait le logique déroulement sur le film du Mystère, Rares sont toujours les écrivains qui méritent le titre d'historiens, ceux dont s'empare cette possessive et terrible Clio à qui la symbolique des Anciens attribuait un ventre d'airain. Il faut un génie singulièrement viril pour accoler ce ventre et y faire tressaillir les entrailles. L'intrépidité du jugement accom- pagnant la puissance du coup d'oeil, l'énerg-ie de faire comparaître les morts et de les traduire à

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une vie nouvelle, à une vie plus essentielle que celle qu'ils ont vécue , plus saillante de par le raccourci des gestes, quand on a ces grandes ver- tus de l'historien, on présente Richard III ou Henri VIII, et on se nomme Shakespeare. Et quand un homme portant le reflet de ces vertus peint le portrait d'un vivant appartenant à l'his- toire, il efi"ace tout ce que les autres écrivent de ce personnage. Il existe un portrait de Louis XIV tracé par Saint-Simon. 11 existe, sur ce roi hour- souflé, une foule de documents, de ces documents officiels sous la poussière desquels de naïfs érudits croient surprendre le secret des événements, sans se douter que tout document officiel est obliga- toirement mensonger. Nous ne voyons Louis XIV que selon Saint-Simon.

Barbey d'Aurevilly possédait les dons pragma- tiques de l'historien, et il pouvait envisager les plus horribles convulsions de l'humanité sans dé- tourner les yeux et sans pâlir. Sans doute, il n"a pas fait œuvre d'historien. Il ne s'est pas mis aux prises avec cette difficulté si rarement vain- cue de construire un ouvrage des fondations au faîte, bien que, lutteur, il eût appris à ceinturer le sujet qu'il trouvait en face de lui. Il dut se contenter de promener sa judiciaire passionnée au travers des édifices construits par les autres.

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Mais le propre d'un esprit ferme est d'émettre, sur tout ce qu'il touche, une décision essentielle. Bar- bey, dans ses articles écrits au jour le jour, a jeté les lueurs de sa lanterne sourde sur les faits et sur les hommes du passé dont il retrouvait les traces dans les livres que son métier l'obligeait à cri- tiquer, et telles pages par lui écrites à propos d'historiens tombés dans un juste oubli resteront définitives.

Un historien est un juge de la politique, c'est-à- dire de l'adaptation des principes aux passions. Cette tète historienne de Barbey, qui, dans sa jeu- nesse, se laissa férir de politique active, dut sou- vent, au cours de sa carrière, critiquer des ou- vrages politiques. 11 le fit toujours avec empres- sement, même sur le tard de sa vie, avec cette vigueur des esprits que l'âge semble ne toucher que pour leur donner plus d'énergie. Et pourtant aucune littérature n'est aussi vaine que la litté- rature politique. Quelle méprisable chose que la rhétorique prétendant précéder l'action ! Assuré- ment la politique, qui est l'art de gouverner les hommes, est fondée sur des principes immuables aussi immuables que les passions humaines. A l'énoncé de ces principes par Aristote, personne n'a jamais rien ajouté. Si Machiavel, quelque surfait qu'il soit, nous émeut encore, avec son

170 FIGURES d'ÉVOGATEURS

Prince^ c'est qu'il était un artiste et que sa lan- terne sourde perçait terriblement l'ombre fétide grouillent les désirs des hommes. Sans doute un génie comme Dante ne se traîne pas dans l'en- fer de la banalité quand il écrit son de Monar- chia. Mais que nous importe sa théorie politique ? Nous estimons qu'il a perdu son temps à l'écrire. Quant à la littérature sociale, elle ne peut mon- trer un livre ; elle n'existe pas. Les benêts con- temporains qui s'y adonnent rabâchent tous la Cité du Soleil, l'utopique fantaisie du mathéma- tique Carapanella, qui vaut beaucoup mieux que son livre. Jamais un état social ne s'est établi sur une théorie. Jamais un écrivain n'a prévu un état social, que seules peuvent construire les néces- sités. Saint Augustin, qui n'a jamais pu dépouil- ler le professeur de rhétorique, mais qui était un rude constructeur, n'a pas soupçonné comment s'adapteraient à la vie du monde les doctrines qu'il propageait. 11 ne concevait pas une autre forme que l'empire romain, et il eût été stupéfait si on lui avait prédit la belle synarchie française du XIII"^ siècle. Pour lui, la chrétienté ne pouvait vivre qu'avec l'empire romain.

Au fond, toutes les littératures qui prétendent diriger l'action sont du bavardage d'hommes de lettres, le plus néfaste des bavardages, parce qu'il

BARBEY d'aUREVILLY 171

est souvent multiplié par la séductive sonorité du talent. Aucune littérature militaire n'a suscité un grand capitaine, comme aucune théorie ne suscite le génie. Certes l'œuvre laissé par Ardant du Picq est fort beau, etTauteur était mieux qu'un théori- cien, puisqu^il se fit tuer sur le champ de bataille. Il serait bon que tous les jeunes officiers l'aient lu. Mais un colporteur lorrain qui savait à peine lire, devenu du jour au lendemain le général Humbert, jeté sur file d'Irlande avec mille hommes fit contre cent mille ennemis une merveilleuse cam- pagne, bien qu'abandonné et trahi, et il aurait con- quis l'Angleterre si ses ministres n'avaient fait charger par la cavalerie de Saint-Georges les vastes poches des potentats éphémères du Directoire. Ah ! la littérature qui veut enseigner l'action ! Elle peut quelquefois susciter l'ardeur, souffler la flamme. Car, si elle ne peut avoir une influence technique, elle peut avoir une influence morale.

La littérature politique ne se contente pas de son inutilité. Elle est vénéneuse comme toutes les rhétoriques. C'est ce diable de Voltaire qui nous en a empoisonnés. Pour commenter Cor- neille, assez sottement bien souvent, il avait étu- dié les tragédies politiques de cette puissante tête sur laquelle Napoléon aurait voulu poser un cha- peau de premier ministre. C'est peut-être que

172 FIGURES d'ÉVOCATKUUS

ce brillant touche-à-lout, qui n'avait d'esprit <iue lorsqu'il touchait à de petites choses, a pris l'idée de se faire une espèce de roi, le roi Voltaire, comme écrivit l'intuitif Arsène Houssaye. C'est d'avoir vu sur son crâne sec la couronne de pa- pier que tant d'hommes de lettres ont tâché à gouverner les autres hommes, ou tout au moins à écrivailler sur la façon de les gouverner. Oxens- tiern a écrit avec mépris : « On ne sait pas com- bien il faut peu de génie pour gouverner les hommes ». Ce Suédois, dont la politique obtint l'admiration de Richelieu, s'y connaissait : il avait gouverné à coups de bottes les Prussiens conquis. Un autre grand Scandinave, Charles XII, absent de ses états, voulait envoyer à ses sujets sa botte pour les diriger à sa place.

Quelquefois, la littérature politique peut at- teindre à la hauteur de critique de Faction. Elle se hausse alors aux qualités négatives de la cri- tique, qui, impuissante à enseigner ce qu'il faut faire, peut montrer ce qu'il ne faut pas faire. Elle projette une lumière sur les fautes commises. Et encore elle n'obtient guère cette force que lors- qu'elle est pratiquée par un homme d'action dé- chu. Napoléon a occupé ses loisirs de Sainte-Hé- lène à faire la critique de sa politique. Aucun des mille et mille auteurs qui ont écrit sur cet

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homme du destin n'a vu ses fautes avec le demi- quart de la lucidité que montre le Mémorial de Sainte-Hélène. César et Napoléon ont commenté leur œuvre. Tous deux ont la vision du génie. Mais le premier écrit en pleine ascension de sa fortune : il parade devant la postérité. Le second écrit quand iln'est plus rien : il a puisé dans la chute une sincérité majestueuse qui donne à sa critique une force profonde, comme si la justice ou la justesse était une étoile qui ne se voit que dans la nuit du malheur.

Une politique n'est jamais qu'une résultante de philosophies, puisque toute actionnait d'une idée. Il appartient au mâle génie de la critique de saisir l'entrelacement des doctrines et des actes, et de dénoncer l'action mauvaise des idées et des œuvres. Barbey a rempli ce devoir avec simplici- té ou avec frénésie. Tout combattant qu'il est, il sait se placera hauteur d'embrasser tout le champ de bataille. Son point de vue est assez haut pour lui permettre de voir entre les masses militantes l'insidieux serpentement des doctrines. Il ne fut pas tendre aux philosophes. Loué soit-il d'avoir hautainement fouaillé la funeste meute des in- venteurs de systèmes. Coups de fouet dont le claquement n'a pas eu encore un assez fort re- tentissement pour disperser les badauds de Tes-

174 FIGURES d'ÉVOCATEURS

prit, toujours rassemblés respectueusement de- vant la baraque les acrobates de la ratiocination font la parade. Platon voulait chasser les poètes de sa République ; et Platon était autre chose qu'un philosophe ; c'était un exotérisateur de la doctrine unique, de la tradition vivante. Mais les poètes, les prophètes, ne chasseront-ils pas du royaume de l'esprit les philosophes, ces parasites ! Je crois qu'il n'est pas d'homme aussi superflu qu'un philosophe. Le poète, s'il est digne de porter ce nom sublime, contient en son esprit toute la philosophie vivante, puisqu'il voit la réalité de ses yeux prophétiques, puisqu'il doit pénétrer au cœur du monde. Mais le philosophe, Thomme qui marche isolé, sans attache avec quelque chaîne reliée à la chaîne d'or évoquée par Pla- ton, n'est jamais qu'un béquillard de l'esprit. Seul son orgueil le suscite et l'inspire, et tout ce qui est construit sur l'orgueil s'efîondre. « Les philosophies ont pour loi d'engendrer d'autres philosophies qui les dévorent ». Loi vérifiable au cours des temps. Nulle horlogerie du raisonne- ment individuel, fût-elle aussi ingénieusement compliquée que celle d'un Kant ou d'un Hegel, n'a jamais résisté aux dents des rongeurs sortis des souterrains du concept isolé. Tant mieux, car autrement elles sonneraient plus longtemps

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sur le monde Theure de Terreur vaniteuse. Barbey s'était piété sur un tertre assez haut pour toiser les systèmes, comme pour mesurer les hommes, même s'ils paraissaient grands aux pas- sants. Les œuvres et les hommes, il les a saisis avec une puissance de jugement et une sponta- néité de sensation équivalentes. En lui le penseur viril et l'artiste ardent s'entrelacent. Un esprit vaut par son unité. Toutes les idées qui coulent de celui-ci, impétueusement, sont solidaires. Un fil les relie comme les perles d'un collier. Cette ima- gination véhémente s'est soumise à une disci- pline constante, car l'intelligence qui l'accom- pagne envisage l'ordre comme le support de toute beauté. Ainsi, si le poète a vécu dans cette exal- tante inquiétude du cœur, dans les orages de l'imagination hors de quoi il ne saurait vivre^ pas plus que le poisson hors de l'eau, le penseur at- teignit la paix de l'esprit, cette haute sérénité promise à ceux qui se fient à une croyance évi- dente et éprouvée, à l'élan intuitif et supérieure- ment calculé vers la certitude.

Jules Barbey d'Aurevilly, solitaire éclatant qui marchiez hors des routes banales, quand j'avais vingt ans, vous les aviez presque quatre fois, et vous vous plaisiez à m'enorgueillir de votre indul- gente amitié. Sans doute, d^avoir longtemps vécu

176 FIGURES d'ÉVOCATEURS

parmi les idées et les hommes, votre esprit s'était vêtu d'une sagace expérience, d'une connaissance profonde. Mais dans tout votre être qui s'était re- fusé à vieillir, survivait une telle flamme de jeu- nesse, que de vous à moi, je ne sentais pas de différence d'âge. Auprès de deux de vos contem- porains, qui étaient vos amis, et qui voulurent bien s'affirmer les miens, auprès du délicieux Arsène Houssaye, du charmant Théodore de Ban- ville, deux intuitifs esprits, j'éprouvais la môme impression. Aujourd'hui, la neige arrive à ma tempe, et c'est moi qui ai pour amis des poètes de vingt ans. Je souhaite à mon tour qu'ils m'es- timent proche d'eux, comme je souhaite que les cuis^tres qui vous détestent aient pour moi le même éloignement. Puissé-je témoigner qui vous étiez, si différent de celui que montrait une stu- pide légende, non encore abolie. Pour traverser la foule des nigauds, vous aviez mis un masque sur votre visage. Il y a toujours des nigauds qui prennent le masque pour l'homme qui s'en cache. Ils vous voient dandy, imitateur effacé de Georges Brummel, votre personnage d'un jour. Dandy ! ah I que vous en étiez loin? Mais quelle généro- sité de l'esprit et du cœur, vainement voilée du paradoxe de votre parole, jaillissait dans votre .œuvre, pour y fixer sa vie perdurable !

YJLUEJiS DE zlSLE-JlBAM

OU

L'JJ^JITIÉ

12

VILLIERS DE l'ISLE-ADAM

OU

L'INITIÉ

I

Depuis que Jean-Marie-Mathias-FMiilippe-Au- guste, comte de Villiers de l'Isle-Adam, a quitté cette terre sur laquelle il vécut dans la joie et la douleur du génie, plus de vingt années se sont écoulées. Quel éclat ce laps de temps donna-t-il à sa gloire? Il semble qu'il n'ait pas entièrement dissous la brume dorée dont elle fut enveloppée avant la tombe. Le domaine de l'apothéose, Vil- liers le traverse comme un grand fantôme, mais nous ne lui voyons pas la robuste et précise mus- culature des héros définitifs. Sa gloire altière ne rayonne encore que pour l'élite qui n'en a pas im-

180 FIGURES d'ÉVOCATELRS

posé l'évidence aux esprits moindres. Ses aînés dans la mort, Vigny, Baudelaire, Lacuria ont un semblable destin.

Il n'est pas, dans la langue française, de prose plus belle, plus puissament aimantée du pouvoir mystérieux de résonner jusqu'au fond des âmes. La magique vertu du Verbe y descendit. Villiers a laissé des pages qui deviendront classiques. Un jour, les pédants s'empareront de son œuvre. C'est la seconde mort des écrivains. Sort triste : ut déclamatio fias! Bossuet, Corneille, Molière sont soumis à ce supplice. On les montre aux ado- lescents comme une matière à philologie, comme si l'on voulait leur dérober à jamais la vie pro- fonde et merveilleuse de ces génies. Rien n'atteste le néant de la gloire autant que la fatalité qui fait d'un esprit un sujet de pensums.

Peut-être Villiers paraît-il déconcertant par sa noblesse constante. Il ne déchoit jamais pour se mettre à portée d'un grand nombre. Il est or pur. Les monnaies courantes doivent être faites d'al- liage. L'or pur s'userait en passant dans les mains des hommes. Villiers a agi selon le conseil de Théophile Gautier :

Ne fais pas d'escalier à ta pensée ardue.

Mais d'autres ne sont pas venus mettre l'es-

VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 181

calier. La cime est restée pure dans sa neige que ne foulent point les pas vulgaires. Une fonction de cet esprit lui donnait prise sur les esprits ba- naux : la terrifiante raillerie. En son vivant, Vil- liers apparut à maints un créateur d'anecdotes ironiques. Ainsi, l'esprit qui lui est fraternel, Edgar Poë, n'est guère considéré que comme un hallucinant dispensateur de terreur. Mais le su- blime poète à'Ulalume et le Voyant certain du Colloque entre Monos et Una demeure l'objet d'un culte bien peu répandu.

Cette juste parole d'Emerson : « Les réputations du dix-neuvième siècle suffiront un jour à attester sa barbarie » fixe l'état d'esprit désordonné d'un temps qui ne voulut accepter la hiérarchie de ses esprits, et les situa selon le plus parfait mé- pris de la perspective. Il ne sut mettre aucun de ses hommes à son plan. Il en eut de très grands. Il les relégua dans des coins. Il en jucha de très petits sur des socles gigantesques.

Villiers de |risle-Adam domina de sa haute stature de chevalier la littérature de son temps. Il n'a pu parvenir à faire la synthèse de sa science et de son art. S'il avait pu conduire à ee sommet son ambitieux génie, il eut été l'Orphée de son époque. Il eut réalisé la prophétie de Wronski qui annonce cet apogée d'un art futur,

182 FIGURES d'ÉVOCATELRS

égal à celui d'un merveilleux passé. Cet art suprême enferme dans ses formes d'évocation la science, non cette science éperdue en d'infimes détails et de puériles analyses que vantent les petits esprits et les badauds intellectuels, mais la Haute Science, qui est et sera toujours person- nelle (1), ésotériquo et intransmissible.

Dans l'anarchie intellectuelle du temps, une élite disséminée et restreinte a seule conservé le sentiment de la hiérarchie des esprits. Cette élite se renouvelle incessamment. C'est elle qui prépare aux fronts prédestinés la gloire que viendra confirmer la mort, et ses décisions sont plus sûres, étant immuables à travers les temps, que celles fluctuantes des postérités. Cette élite a toujours placé Villiers au rang qui lui était dû. Elle sut qu'Axel est un drame qui ne pâlit pas auprès d'un drame de Shakespeare. Elle sut que dans VEve future des pages ouvrent des horizons illimités. Elle sut que des contes comme l'id/?- 7io?iciat€ur et A/cédi/sséril sont des chefs-d'œuvre de langue française. Elle sut que Villiers de l'Isle- Adam n'a pas dit tout ce qu'il avait à dire, qu'il n'a pas réalisé tout ce qu'il a médité. Elle pleura,

(1) Peut-être n'est-il pas superflu de rappeler que per- sonnel signifie incommunicable. Seuls les théologiens lui ont conservé son véritable sens.

VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 183

le jour de sa mort, une espérance fauchée ; et, sur la tombe de cet homme de cinquante ans, frappe dans la tleur du génie, elle pensa mettre, comme sur la tombe des jeunes hommes, une colonne brisée.

A ce poète, la vie et la mort furent si dures qu'elles l'empôchèfent d'achever son œuvre. Nous ne connaîtrons jamais le Vieux de la Mon- tagne, ni cette œuvre dont il me raconta le plan, et dans laquelle il se proposait de montrer le mage Raymond LuUe éteignant en lui la llamme du désir. Ce m'est un regret cruel de n'avoir pas noté, au sortir de ses causeries étoi. lées, les belles conceptions qui sortaient de ses lèvres, tout armurées d'une forme éblouissante, comme des Pallas casquées. Au sujet d'un Tor- qitemada en gestation, dont il m'enchanta deux heures durant, je retrouve une lettre qu'il m'écri- vait trois ans avant sa mort, que je crois devoir publier, alin de montrer la modestie charmante de ce haut esprit.

7 septembre 1886.

Mon cher ami,

Z. est un de mes vieux camarades, et,m'ayant, un soir montré un Torquemada de sa composition dans le-

184 FIGURES d'ÉVOGATEUBS

quel, à Finslar de Dostoïewsky, le digne inqui- siteur faisait brûler son bon dieu, je lui dis ces seuls mots : « A ta place, je prendrais le sujet comme ceci ». Et j'ébauchai l'idée qu'il m'a demandé la per- mission de traiter à la place de sa première concep- tion. Donc, tout est pour le mieux, et j'aurais l'air d'un monsieur qui reprend ce qu'il a donné si je m'en plaignais. De plus, je suis charmé qu'il ait écrit cela, car c'était trop difficile pour moi : je l'aurais à peine esquissé en trois semaines au moins de tra- vail. — Il serait donc inutile même d'en parler à cet excellent Z. Merci, et bien cordialement

Votre ami,

ViLLIERS DE l'IsLE-AdAM.

Cette modestie si jolie de Villiers n'était pas feinte. Elle le poussait à n'être jamais satisfait de ce qu'il avait fait. Il sentait aussi que chacune de ses œuvres, pour éblouissante qu'elle nous appa- raisse, n'était pas animée de toute la force qu'il lui rêvait.

II

La première fois que je vis Villiers, ce fut chez Catulle Mendès qui habitait alors 6, rue Mansart. Je crois que la première impression qu'on a d'un

VlXLIERS DE l'iSLE-ADAM 185

homme est la plus juste. Il me parut usé. Il de- vait mourir, cinq ans plus tard, d\ine mort na- vrante. Il était de taille moyenne, et ses mouve- ments montraient une élégance native et indiffé- rente. Ce qui captait dabord l'attention, c'était son front, très beau, très large, découvert à droite par le départ d'une raie partageant les cheveux grisonnants, dont une mèche, toujours descendue, était toujours rejetée en arrière par le geste habi- tuel d'une main très belle. Le visage, très large en haut, devenait très étroit à la base, la courbe de la mâchoire descendait rapidement vers le menton prolongé par la pointe d'une royale que Villiers tordait machinalement aux moments de réflexion intense, et c'étaient les plus fréquents de sa vie.

Les yeux, lunaires, distants des sourcils, étaient pâles et fatigués. Et pourtant les regards qu'ils projetaient sur les êtres et les choses avaient une pénétration extraordinaire. De stupides légendes représentent les hommes de très haut esprit comme des rêveurs incapables de voir autre chose que leurs rêveries. C'est un de ces lieux communs contemporains comme le profond rail- leur en a poursuivi de sa verve. Au vrai, les es- prits tendus sur leur idéal métaphysique ont une puissance toute particulière de capturer, jusqu'au

186 FIGURES d'ÉVOCATEURS

fond le plus intime, les objets qu'ils regardent, quand ils posent sur eux des yeux habitués à voir de haut. Garlyle déclare que l'homme de gé- nie est celui qui voit « le Fait » et qui agit fidè- lement à cette vision. Disons que l'homme de gé- nie est celui qui voit la Réalité, et nous serons d'accord avec Garlyle en constatant que le grand nombre des faibles ne voit pas la Réalité et ne peut agir fidèlement à elle.

Nous apparaissons aux autres sous des aspects différents, et chacun se fait de nous une représen- tation adaptée à son esprit. « L'homme qui t'in- sulte, écrivait dédaigneusement Villiers n'insulte que l'idée qu'il a de toi, c'est-à-dire lui-môme ». Plus l'homme est haut, plus il est difficile à voir. Un personnage comme Villiers déconcerte ceux qui le regardent. On a montré une quantité de Villiers différents. J'en ai connu deux : celui qui traversait la foule des « passants », comme il di- sait, et celui de l'intimité. Le premier, incertain de ne savoir trop sous quel masque préserver son Ame et songénie, accompagnant les passants d'in- quiets mouvements de ses prunelles couleur des Heurs de lin, tortillant de sa belle main pâle sa barbiche émaillée d'argent, émettait à regret une parole descendant de la plus altière éloquence jusqu'au bredouillement, Le second était un en-

VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 187

chanteur. Quand il se sentait dans l'intelligente amitié, il déchaînait une parole ailée car il faut toujours revenir aux justes épithètes homé- riques — et tout aimantée de son ardente vie in- térieure. Il parlait comme le phénix s'envolait des cendres de son ancien corps. Il contait sa vi- sion dans un langage pareil à son langage écrit, lourd de significations profondes, et chatoyant d'esprit. Souvent, je le rencontrais dans la rue, silhouette frileuse dont la tète pesante se penchait sur les épaules, et longtemps je marchais à son côté, dans la fête de sa parole à la fois éthérisée comme un phantasme et ferme comme un ro- cher. Il se sentait à l'aise dans la rue de Paris, ce canal de vitalité, oîi l'atmosphère est saturée de passion, d'amour, de douleur et de joie. L'oc- culte bouillonnement de la cité correspondait au volcan de son verbe. Le trottoir du boulevard lui était un tremplin pour bondir aux zones su- prêmes de l'esprit. 0 Paris^ merveille des villes, quel torrent de génie dévale sur ton pavé, mêlé à l'eau immense des larmes de tes enfants en détresse ! Et quelle chaude et magnétique solitude tu sais offrir aux méditatifs dont la marche aiguil- lonne la pensée ! En ces inoubliables heures de promenade côte-à-côte avec Villiers, rien n'exis- tait plus, que la voix du lyrique enchanteur.

l88 FIGURES d'éVOCATEURS

Le timbre de la voix révèle entière la sensibi- lité de l'homme. Le timbre, chez Villiers, usé quand je le connus, avait être très beau. Il devenait, dans les moments de solennelles pa- roles, d'une sonorité merveilleuse, assez forte pour agir en mode d'incantation, pour pronon- cer, en déchaînant leurs lointaines vertus, les mantrams notés par les sages de l'Inde. Cette voix puisait son pouvoir au cœur du génie dont elle énonçait la pensée. Villiers, dont l'intuition sûre et la science avaient pénétré les mystères de la sonorité, semblait mettre en pratique ce passage du Rig-Véda : « Au nombre de quatre sont les sortes de paroles ; les Brahmanes instruits dans les Védas savent cela : trois d'entre elles sont la- tentes, la dernière est parlée. » Je dois même dire qu'aucun chanteur ne m'a fait comprendra la délicieuse mélodie de Lohengrin : « Mon cygne aimé... » aussi fortement que Villiers, quand il la chantait sur un grand piano de Pape qu'il avait conservé à travers ses pénibles aventures.

Car il eût pu révéler son génie par la musique aussi pleinement, peut-être, que par le langage. Il était, pour les musiques qu'il aimait, un inter- prète inspiré, tout exécutant sans métier qu'il fût. Mais sa jeunesse avait été si enivrée des ardentes inventions de Wagner, alors méconnu, qu'il ne

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connaissait plus guère que cette musique torren- tielle. 11 avait longtemps projeté de faire toute une partition sur le livret d'opéra la Esmeralda, que Victor Hugo avait écrit pour Mademoiselle Louise Bertin. Je crois que le projet ne fut jamais exécuté. Villiers avait mis en musique plusieurs sonnets de Baudelaire. Je ne les ai pas entendus. Incapable d'écrire cette musique, il l'avait dictée à M""® Augusta Holmes.

Villiers avait la prétention d'être un bon athlète, de manier savamment l'épée et de lancer un sioing selon les règles les plus classiques de la boxe an- glaise. 11 avait, en eflet, une très sûre compréhen- sion des méthodes en ces deux arts. 11 aurait pu écrire un traité d'escrime tout comme Descartes ou Léonard de Vinci. INIais ces arts demandent un entraînement constant, qu'il était loin de possé- der. Rodolphe Darzens et moi, nous lui avons plu- sieurs fois laissé la joie de nous battre, avec le fleuret ou le poing, alors que, en pleine forme à cette époque, nous n'aurions eu qu'à fc serrer notre jeu » pour qu'il lui fût à peu près impossible de nous toucher. 11 avait certainement le don du ti- reur à la carabine, qu'il avait développé par un patient travail en sa jeunesse, et bien qu'il n'eût guère l'occasion de pratiquer le tir quand je le connus, je lui vis faire d'excellents cartons.

190 FIGURES DÉVOCATEURS

Tel m'apparut Villiers, pour l'enchantement (le mon jeune esprit. Tous ceux qu'il honora de sa belle amitié ont gardé de lui un souvenir mer- veilleux ; tous ceux qui l'ont connu le jugèrent extraordinaire, et même les plus épais bélitres que frôla sa silhouette durent subir son charme au point de le déclarer un hagard et excentrique bouffon, un clown désopilant.

Comment fut-il considéré par les pobtes et les écrivains de sa génération ? Tandis que Tinfail- lible coup (J'œil de Baudelaire avait deviné ce jeune esprit, ceux-ci, sauf quelques exceptions, ne surent point le reconnaître, et le tinrent pour un esprit excentrique et bizarre. Quand, du vivant de Villiers je leur parlais avec admiration de leur grand contemporain méconnu, ils me regardaient avec étonnement, et ne s'attardaient pas à discuter ce qu'ils estimaient l'enthousiasme erroné d'un jeune homme. 11 en est toujours ainsi. L'homme d'originale supériorité ne peut être compris de ceux de son âge, qui sont nécessairement inca- pables de le distinguer des détraqués d'apparence brillante. Les hommes qui ont vingt ans à l'heure sa parole est dans sa maturité puissante, com- mencent à l'entendre. Il est en dehors de la mode, en dehors du goût particulier de l'époque, et c'est précisément parce qu'il se fie à de l'éternel qu'il a

VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 191

besoin de conclure un pacte tacite avec le temps. Les Parnassiens, qui s'appliquaient à un art strict, métallique et déterminé, ne pouvaient guère se plaire aux sonores et mystérieuses évocations de Villiers. Toujours, des groupements ou des écoles littéraires, ceux qui doivent surgir avec une sta- ture plus haute sont ceux qui avaient avec ces groupements quelques attaches légères et molles, mais qui n'en faisaient pas partie intégraeste.L n lions vont seuls. Ainsi Villiers, Mallarmé, étaient à côté des Parnassiens, et très différents d'eux, cemme Verlaine en sa deuxième manière. Ils s'en rapprochaient par le goût des belles formes.

Il n'est pas d'esprit méconnu. Je veux dire qu'il est toujours reconnu par ceux qui se sentent avec lui en affinité. Peu importe leur nombre. Ponde' rantia\ non numerantur. Quand Mahomet, à qua- rante et un ans, se découvrit une mission, tout son entourage se mit à rire. Mais il n'était point mé- connu, puisque sa femme Kadidja et son neveu Ali le comprirent. Villiers était enveloppé d'un groupe d'admirateurs, peu nombreux, mais sûrs et fer- vents. Ceux qui l'approchaient ont tous reçu -quelque joyau princier de sa couronne spirituelle. Aux uns il facilitait l'accès de leur propre voie intellectuelle ; aux autres, il distribuait les iné- duisables richesses de ses idées. D'une conversa-

192 FiGUiŒS d'évocatelrs

tion de Villiers pouvaient profiter tous les homm.es de réalisation, quelle que fût leur spécialité : écri- vains, artistes, théologiens, ingénieurs, inven- teurs, savants, hommes d'affaires, financiers, bateleurs, etc. Car il montait et descendait toute l'échelle de l'esprit, du prophétisme à la bouffon- nerie, et sans cesser d'être lui-même. Quelqu'un de ses amis de lettres lui lisait-il ou lui racontait- il quelque ouvrage en gestation, quelque projet encore informe, si la conception ne l'en avait pas satisfait, Villiers réiléchissait un instant^ tordait sa barbiche et disait : « Heu ! Heu ! à ta place, je m'y prendrais ainsi... » Et, immédiatement, il re- construisait entièrement l'œuvre écoutée ; il lui donnait soudain une ampleur, une logique, une vie dont l'auteur restait stupéfait. Tant mieux pour celui-ci s'il avait une bonne mémoire...

H!

Saint- Brieuc est une ville rude, discrète et mélancolique. Sur un sol montueux, d'angu- leuses et massives maisons de schiste sombre dominent la très creuse baie triangulaire d'Yf- finiac. 11 semble que la ville ait attendu dans sa solitude que la mer vint à elle, après avoir rongé la terre. Rue Saint-Benoit, une hôtellerie

VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 193

moderne occupe aujourd'hui une vaste maison, autrefois construite, comme dépendance de leur couvent, par les Dames Bénédictines du Calvaire. C'est là, dans une cliambre éclairée par deux larges fenêtres, dont l'une est flanquée d'un banc de pierre, que naquit, le 7 novembre 1838, sur les neuf heures du matin, Jean-Marie-Mathias- Philippe-Auguste de Villiers de l'Isle-Adam, haut seigneur spirituel sorti d'une illustre lignée. Les Villiers de l'Isle-Adam, originaires de l'Ile de France, avaient donné, au long des siècles, des Croisés héroïques ou de vigoureux gens de guerre. En 1670, un Villiers de l'Isle-Adam, par son mariage avec une demoiselle de Courson, fonda la branche bretonne de cette famille. Son petit-fils, capitaine marin d'humeur aventureuse, émigra pendant la Révolution et revint en France vers 1820. Il eut trois enfants, une fille, Gabrielle, morte, il y a environ vingt-cinq ans, dame du Sacré-Cœur de Jésus, en Avignon, et deux fils, dont l'aîné fut le père du poète et le cadet se fit prêtre .

Un jour de l'été de 1894, j'arrivai, au hasard de la promenade, sur la place d'un joli bourg des Côtes-du-Nord, Ploumilliau. En visitant l'église, mon attention fut attirée par une vaste plaque de marbre blanc, taillée en segment de

13

194 FIGURES DÉVOCATEURS

cercle, et récemment encastrée dans le mur. J'y lus, en lettres d'or neuf, Tépitaphe que voici :

CIT-GIT VÉNÉRABLE ET DISCRET MeSSIRE YvES-MaRIE-ViCTOR,

Comte Villiers de l'Isle-Adam,

DOCTEUR en théologie, CHANOINE HONORAIRE, recteur DE cette PAROISSE PENDANT 25 ANS, DÉCÉDÉ LE 12 MAI 1889, A l'aGE DE 80 ANS.

Souvenir respectueux de ses Paroissiens.

Benedictio perituri super me veniehat, et cor viduae consolatus sum.

Job, cap. XXIX V 13.

En haut de la plaque étaient gravées des armes que je reconnus : d'or, au chef d'azur chargé d'un dextrochère d'hermine vêtu d'un fanon du même. Certes, si le langage héraldique laissa souvent, aux esprits ouA'erts, entrevoir le profond mystère de son ésotérisme, si le pantacle d'un blason écrit le pacte conclu par une lignée avec l'occulte entité de son destin, le rapport s'impose entre les antiques armoiries de cette famille et le génie du poète qui fut sa suprême floraison.

Ainsi, celui qui reposait dans cette calme église bretonne, c'était l'oncle du poète, qui avait pré- cédé de trois mois son neveu dans la mort. Je

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revins sur la place chaque maison avait un débit de boissons. Un couchant d'or et de sang se mirait sur la mer, sur les eaux apaisées de la toute proche baie de Plestin. A l'église s'accotait le presbytère, décoré de glycines. C'était là, qu'en 1877, dans une trêve de sa vie tourmentée, Vil- liers était venu demander quelques instants de repos à son oncle, et qu'il écrivit ce conte célèbre, Y Intersigne ; et je me rappelai ce tableau de ce que je voyais alors, tracé en belles phrases majes- tueuses dont les dernières chantaient en ma mé- moire sans pâtir du voisinage des plus mysté- rieuses harmonies du vers :

« L'aspect champêtre de cette maison, les croi- sées et leurs jalousies vertes, les trois marches de grès, les lierres, les clématites et les roses-thé qui s'enchevêtraient sur les murs jusqu'au toit, d'oii s'échappait d'un tuyau à girouette un petit nuage de fumée, m^inspirèrent des idées de re- cueillement, de santé et de paix profonde. Les arbres d'un verger voisin montraient, à travers un treillis d'enclos, leurs feuilles rouillées par l'énervante saison. Les deux fenêtres de l'unique étage brillaient des feux de l'Occident ; une niche, on se trouvait l'image d'un Bienheureux, était creusée entre elles. Je mis pied à terre silen- cieusement ; j'attachai le cheval au volet et je

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levai le marteau de la porte en jetant un coup d'œil de voyageur à l'horizon derrière moi. Mais rhorizon brillait tellement sur les forêts de chênes lointains et de pins sauvages les derniers oi- seaux s'envolaient dans le soir, les eaux d'un étang couvert de roseaux, dans l'éloignement, réfléchissaient si solennellement le ciel ; la na- ture était si belle, au milieu de ces airs calmés, dans cette campagne déserte, à ce moment tombe le silence, que je restai sans quitter le marteau suspendu je restai muet.

« 0 toi, pensai-je, qui n'as point l'asile de tes rêves, et pour qui la terre de Ghanaan, avec ses palmiers et ses eaux vives, n'apparaît pas, au mi- lieu des aurores, après avoir tant marché sous de dures étoiles, voyageur si joyeux au départ et maintenant assombri, cœur fait pour d'autres exils que ceux dont tu partages l'amertume avec des frères mauvais, regarde ! Ici Ton peut s'as- seoir sur la pierre de la mélancolie ! Ici les rêves morts ressuscitent, devançant les moments de la tombe ! Si tu veux avoir le véritable désir de mourir, approche : ici la vue du ciel exalte jus- qu'à l'oubli. »

Le marquis de Villiers de TIsle-Adam, père du poète, semble avoir été un chimérique son- geur occupé de chercher des trésors. Sans doute,

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d'avoir entendu s'émettre cette propension, Fau- teur à.' Axel conçut le déroulement de cette œuvre autour d'un trésor oublié sous le sol de la Forùt Noire, trésor qui, d'ailleurs, fut trouvé quelques années après la mort de Villiers. Le père et la mère du poète eurent foi en le génie naissant qu'il promit dès Tadolescence. Ils réalisèrent leur petit avoir, quittèrent Saint-Brieuc et vinrent à Paris afin que le jeune homme y pût épanouir une destinée qu'ils pressentaient exceptionnelle, et qui en eiïet le fut dans l'angoisse de la vie comme dans la sublimité de l'esprit.

11 est un mode de critique qui scrute en ses aventures les plus tragiques comme les plus fu- tiles la vie des grands écrivains pour en déduire la répercussion sur l'œuvre. Tentative misérable achoppant à l'impossibilité. Car nul ne peut se vanter de connaître l'impression produite par un fait sur une âme autre que la sienne. Chaque homme voit les événements dans une perspective différente. Voici un illustre esprit : Newton. Quel est le fait le plus important de sa vie ? Un jour il a vu tomber une pomme ; mais, ce jour-là, il avait les yeux du génie grand ouverts. L'insi- gnifiant incident lui a évoqué une vision dont nous nous entretenons encore. Seul l'inventeur sait quelle fut la source de sa trouvaille ; et

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presque toujours il l'oublie ; et quelquefois il Fignore, puisqu'un esprit ardent est emporté dans le tourbillon des associations d'idées, fugaces, difficiles à reconstituer. Mais nul n'évaluera ja- mais l'écho qu'un fait a éveillé dans le mystère d'une àme qui n'est pas la sienne. La vie exté- rieure, apparente du poète, est très souvent pa- rallèle à sa vie intérieure, seule réelle. Elle ne la rencontre pas. L'homme supérieur, aux heures oii les autres le croient dans la pire détresse, peut appartenir entier à un« exaltation délicieuse, exclusive et jalouse. Spinoza, souffreteux, penché sur la meule pour polir des verres de lunettes, ou sainte Lydwine, sur son chronique grabat de moribonde, avaient d'insoupçonnés ravissements. On raconte la vie des hommes qui prominèrent entre leurs semblables. Mais de ces vies, que savons-nous? Des faits, et c'est tout. Nous igno- rons le jeu des ressorts de l'âme, comme en regardant un bateau manœuvrer au large, nous voyons ses évolutions, mais nous ignorons les sentiments de ses passagers.

La vie apparente et extérieure de Villiers de risle-Adam ne semble pas voir épousé sa vie réelle et intérieure. Autour d'elle la virile fierté de cet homme s'est plu à condenser des ténèbres qu'il serait malséant de dissiper. Il souffrit de si-

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nistres misères, et plus d'une fois il manqua de pain pour lui et les siens. S'il est universellement vrai, le vers fameux :

Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire,

On peut ajouter que le chemin qui conduisit Vil- liers fut semé des plus cruelles épines. Mais quand bien même le destin y eût placé les fruits de la terre vers quoi se limitent l'ambition et l'ap- pétence du vulgaire, Villiers ne les eût cueillis que d'une main distraite et étrangère. Si les pa- lais qu'il a évoqués avec sa justesse d'artiste avaient été offerts en patrimoine à ses pas inquiets, il n'y eut promené qu'une mélancolie d'exilé et une effervescence d'esprit enivré d'intimes songes. Il estimait toute âme haute comme en exil, et cette conception se répand en son œuvre. Une pa- triC; c'est le monde des esprits qui nous sont fra- ternels. Tout autre monde ne nous offre que l'exil. « Regardez-vous comme exilé et comme étranger sur la terre », dit l'Imitation.

Les hommes comme Villiers, s'ils appliquaient à cette fin leur intelligence, sauraient, aussi ha- bilement que le plus adroit de nos hommes de lettres ayant conquis pignon sur rue, organiser leur vie et leur œuvre pour leur assurer le lit douil-

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let d'une situation sociale enviée. Mais à quoi bon? puisque ces hommes, sous quelque apparence dorée qu'elle se dissimule, voient la réalité. Ils ont subi quelque terrible initiation analogue à celle du mage Raymond Lulle, dont Villiers se pro- posait de tracer l'anxieux tableau. Le maître de VArs magna n'était encore qu'un jeune cavalier mondain et galant quand il obtint un rendez-vous de la belle femme de Palma qu'il poursuivait d^un tenace amour. « Tu m'aimes, dit la jeune femme, eh bien, regarde ! » Et elle lui dévoila son sein rongé par un horrible cancer.

IV

Villiers n'appelait à lui que l'extraordinaire. Et l'extraordinaire lui advenait directement, Ceux qui l'approchaient ne se seraient point étonnés de le voir dans les plus invaisemblables aventures. Ainsi, nous aurions appris un beau jour qu'il avait pris d'assaut, avec quatre hommes et un caporal, une ville défendue par cent mille hommes, nous aurions trouvé cela tout simple. Ce qui nous eût surpris, c'eût été de le voir plongé dans le banal, dans le trivial, dans ce qui entoure le commun des hommes. Quand un homme a mérité d'être environné d'une légende»

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c'est que son désir essentiel eut la puissance de coaguler tout ce qui lui était éventuel. Une légende est une quintessence de vérité possible. Une légende n'est jamais fausse que pour les petits esprits qui ne savent discerner la vérité réelle, animée et vivante, des vérités apparentes et mort-nées. Or Villiers portait autour de lui sa légende, augmentée chaque jour d'une anec- dote panachée d'étrangeté.

Est-il strictement exact que Villiers, jeune gentilhomme venu de Bretagne pour éblouir Paris et le monde des feux de son génie, et, par droit héréditaire, grand maître de l'Ordre des Chevaliers de Malte, ait revendiqué la couronne de Grèce ? Eut-il avec ce rêveur lassé qui, sous le nom de Napoléon Ifl, n'était qu'un empereur apparent, une entrevue dans laquelle il sollicita l'aide de l'épée française pour la conquête du trône hellénique ? Ou bien ne put-il exposer ses royales prétentions qu'à quelque chambellan sceptique et balourd ? L'exactitude ici n'importe guère. Le geste était bien de Villiers, et les amis du jeune poète eussent trouvé tout simple que son front prédestiné ceignît la couronne royale que forgent les orfèvres, comme la couronne de chêne que pour leurs élus les Muses tressent en y glissant des épines.

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Eut-il à tirer l'épée pour soutenir son droit à porter son nom héroïque ? Ses bio^rapties, parmi lesquels son cousin du Pontavice de Heus- sey, racontent qu^un officier ayant affirmé être le seul qui dût porter le nom de Villiers de llsle- Adam, le poète répliqua vertement dans une lettre parue au Figaro. La polémique s'aiguisa. Villiers adressa à l'officier deux de ses amis. Quand on arriva sur le pré, à Saint-Germain-en-Laye, l'of- ficier déclara très galamment qu'il ne pouvait soutenir, les armes à la main, des droits qu^il re- connaissait ne pas avoir. Et le poète embrassa son adversaire. En réalité, cet officier appartenait à une famille de Villiers qui, croyant éteint le nom des Villiers de TIsle-Adam, avait obtenu d'un des sceptiques Bourbons de la Restauration d'ajouter « de l'Isle-Adam » à son patronyme.

Plusieurs fois Villiers, agacé d'entendre con- tester sa filiation par des personnes mal infor- mées, saisit l'occasion de la prouver. L'auteur dramatique Lockroy, dans un mélodrame fait en collaboration, avait attribué un rôle de traître au maréchal Villiers de l'Isle-Adam. Le poète inten- ta un procès aux héritiers Lockroy aux fins d'in- terdire la représentation d'une pièce déshonorant son ancêtre. Sans doute il savait bien que les au- teurs dramatiques seraient fort gênés s'il ne leur

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était plus permis de présenter à leur façon les personnages historiques, d'autant plus que Fhis- toire n'est que le champ de toutes les hypothèses Mais il comptait, par ce procès, établir irréfuta- blement sa descendance.

La légende dessine encore un Villiers exalté par l'émotion tragique de 1870, qu'il a rappelée dans son frappant et mystérieux récit, le Droit du passé, et dans une page sur Augusta Holmes. On le voit, après Tarmistice, garde national, prêt à reprendre la bataille, applaudir de son élo- quence, avec Verlaine, aux premiers efforts de la Commune. Assurément, l'histoire officielle de tous les âges n'est qu'un tissu de mensonges ou d'erreurs, mais l'histoire des événements de 1870- 1871 est enveloppée d'une brume bien opaque. Il semble à tout esprit juste et généreux qu'avant de s'être laissé envahir, comme il advient iné- vitablement à toute insurrection, par un esprit de bandits, la Commune fut, à ses débuts, repré- sentative de l'esprit de la France. La magnanime illusion d'un Rossel honore la patrie que trahis- saient alors de louches fauteurs de combinai- sons politiques. Les chercheurs pourraient re- trouver, dans un petit journal paraissant en 1871, le Tribun du peuple, un article enflammé de Vil- liers en faveur de la naissante Commune brandis-

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sant «des drapeaux couleur de vengeance ». Ce Breton vibrait d'accord avec l'âme de Paris, qui voulait se battre encore. Il n'est pas prouvé qu'à cette heure-là, l'apparition d'un jeune héros, di- rigeant un soubresaut de ce singulier peuple de France, coutumier de tels gestes, n'eût pas recon- duit un peu rudement les Allemands au-delà du Rhin.

Aucune nation, autant que celle à qui fut en- voyée Jeanne d'Arc, n^a reçu autant d'hommes supérieurs par le cœur ou le génie, autant d'en- voyés de l'Infini. Aucune ne les accueille avec si grande ingratitude. On dirait que cette France privilégiée se plaît à dilapider ses plus heureux trésors, à gaspiller l'esprit de ses plus merveilleux enfants. Quand elle a un André Chénier, elle lui coupe la tête. Qui dénombrera les admirables es- prits qui lui furent donnés au dix-neuvième siècle et qu'elle maltraita ? Le malheur est l'épreuve salutaire aux peuples comme aux individus. 11 semble que le coup de massue de 1870 dût lui en- seigner la foi en les grands esprits qui lui seraient envoyés. Elle a vite repris l'indifférence légère des femmes dont la vie est joyeuse. Ce sont les nations douloureuses qui sont fidèles à leurs hé- ros. La France heureuse ne saurait accorder à ses plus sublimes fils un culte comme celui dont la

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Pologne entoure ses Miçkiewictz ou ses Siowacki. Aussi, pour des hommes comme Villicrs, elle se montre une mère ingrate.

Us sont obligés de se défendre. Ils ont une arme redoutable : ils savent rire. Les grands méditatifs, les inspirés, ont de l'esprit, possédant l'esprit. Puisqu'il leur est donné de voir au fond les choses et les âmes, ils découvrent à quel point précis lancer laflèche d'une parole acérée. Ecoutez Jeanne d'Arc devant ses ennemis : elle est spirituelle dans les mots comme elle est spirituelle dans la vie in- térieure. Si subtile soit-elle, l'ironie déconcerte les plus épais goujats, et plus elle tombe de haut, elle est pénétrante. Presque toujours, avec les es- prits très fiers, les railleurs de taille ordinaire n'ont pas l'avantage. Us trouvent aussitôt leurs maîtres en ces mélancoliques songeurs qui, dans l'escrime de l'esprit, pratiquent la botte la plus élégante : coup droit sur préparation d'attaque de l'adversaire. Tels se montrèrent ces deux gen- tilshommes de lettres très différents par certains aspects, très proches par certains autres, Barbey d'Aurevilly et Villiers de l'Isle-Adam. Ces deux hommes, qui s'amusèrent d'être de terribles sa- gittaires, longtemps se méconnurent. D'Aurevilly avait critiqué vertement son cadet, lui reprochant de n'être pas à la hauteur de son nom. Villiers

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avait répondu vigoureusement. Ils ne se connais- saient pas. Beaucoup plus tard, vers 1885, un ami commun, Huysmans, si mes souvenirs ne m'a- busent, — les mit en présence. Ils se reconnurent faits pour s'entendre. Je ne les vis point ensemble, à mon regret ; mais chacun d'eux me parla de l'autre avec chaleur.

Les hommes de forte pensée se révèlent, quand ils le veulent, de rudes polémistes. Quand ils chargent un adversaire, ils le mettent en pièces. Les moqueurs n'osaient plus s'attaquer à Viiliers, dont les mots d'acier ricochaient comme des balles sur les tables des cafés du boulevard. Tel mauvais compagnon, entre autres, fut transpercé de justes épigrammes sanguinaires , qui sont restées fichées dans son nom. D'autres fois, des ripostes sonnaient comme des heurts d'armures. Ainsi, on contait qu'un jour, à l'improviste, Vii- liers reçut d'un Israélite très puissant une lettre l'invitant à venir le voir pour un entretien très sérieux. Le poète qui, étreint par la pauvreté, gardait toujours une tendresse pour les chimères, montrait la précieuse lettre à ses amis, affirmant que l'influent personnage, comprenant sa valeur, prétendait s'honorer en se faisant un intelligent Mécène. Quand il arriva chez son correspondant, il lui fut expliqué qu'on lui demandait d'employer

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ses dons de polémiste à écrire un livre destiné à être opposé à un ouvrage très batailleur de M. Edouard Drumont, qui faisait grand bruit en ce temps-là.

Quant au prix, ajouta négligemment l'in- terlocuteur, n'en parlons pas : il sera tel que vous le fixerez.

Villiers tortillait sa barbiche :

Monsieur, répondit-il, le prix est fixé de toute éternité. C'est trente deniers.

Les cibles préférées des grands railleurs seront toujours la sottise et la bassesse d'âme, qui d'or- dinaire s'offrent conjuguées. Villiers avait in- carné un horrible état de bêtise et d'ignominie modernes en un type qui a pris sa place dans l'in- fernale galerie des monstres-types de notre temps, à côté de Joseph Prudhomme, de Homais, de Robert-Macaire. Il a créé un personnage très ca- ractérisé, la brute scientifique. Son docteur Tri- bulat Bonhomet est le bourgeois dont la cervelle a développé sa férocité native à l'acquisition de dogmes d'une prétendue science infatuée et stu- pide. Chaque époque génère une bêtise d'un ca- ractère particulier. La nôtre aura vu s'épanouir la bêtise scientifique. Sur les états d'esprit du vulgaire aux siècles précédents, nous n'avons au- cune donnée, puisque ne survit que la pensée des

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hommes qui pensent en dehors de leur temps, en sorte que le péché de sottise, différent selon le siècle, s'engloutit dans le néant. Les hypothèses des historiens valent des bulles de savon. Suppo- sons fondée celle qui attribue au vulgaire, dans la période précédant l'an mille, la croyance à la fm du monde. La démence collective dut alors revêtir des formes déconcertantes. La sottise con- temporaine a été fomentée par la croyance du vul- gaire à une vague entité qu'il nomme la science et à un avenir de bonheur créé par cette entité. Des niais convaincus ou d'adroits imposteurs ont jeté dans le vulgaire, ébloui par des inventions ingénieuses de quelques admirables expérimen- tateurs, cette illusion que demain il saurait tout et que demain il serait heureux. C'est l'antique parole eritis sicut dii sous sa plate traduction mo- derne. Comme si l'humanité était construite pour vivre dans de tels éléments, la connaissance et le bonheur ! Si par invraisemblable fortune, un dieu l'y transportait, elle y périrait aussitôt, comme le poisson passant de la lourde pression de l'eau à celle de l'air. De telles calembredaines détrui- raient le bon sens, le sens droit et juste de la vie dans la race, si d'elle ne surgissaient les grands rieurs qui continuent la lignée des Rabelais et des Molière et qui transpercent le dragon de la cuis-

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trerie. Oui, dragon aux cent mille têtes, que la cuistrerie contemporaine, contre laquelle une juste allégorie nous montrerait un Villiers de risle-Adam armure d'acier comme ses ancêtres, levant un glaive vengeur. Le glaive que manie Villiers quand il rit ressemble à celui de la guil- lotine. Le sarcasme tombe comme sous le déclic d'une mécanique. Le créateur de Tribulat Bon- homet qualifie son invention de « boufFonnerie énorme et sinistre, couleur du siècle ». Malheu- reusement, Villiers, prodigue d'anecdotes effa- rantes adornant la légende du docteur Tribulat Bonhomet, dédaignait de les écrire. En sorte que cette légende comique est constituée par une tra- dition orale bien plutôt que par les trois ou quatre fantaisies qu'il s'amusa d'écrire et de placer dans un volume intitulé : Tribulat Bonhomet., dont la partie la plus importante est formée par l'oppres- sant récit de l'aventure de Glaire Lenoir. Le doc- teur Tribulat Bonhomet, « membre honoraire de plusieurs Académies, professeur agrégé de physio- logie », bourgeois féroce et rationnel, venimeux et jobard tenant de doctrines falotes et délétères, est une allégorie de l'arrière-pensée moderne. Son inventeur l'imagina afin que sa nombreuse per- sonne inspirât « quelqu'une de ces pages de feu, de honte et de vomissement que, de siècle en

14

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siècle, l'un des soldats de Tidéal crache, en fré- missant, au front de ses congénères ».

Villiers se plaisait à se considérer, il me le répéta plusieurs fois, comme le révélateur de l'arrière-pensée de ses contemporains. En certains de ses contes, d'une saveur de vitriol, il se montra tel, soit dans la Machine à gloire^ C Affichage cé- leste ou les Demoiselles de Bienfildtre. On a rare- ment ri avec autant d'amertume et de dégoût. Mais nous ne devons voir qu'une face de son mul- tiple génie. Je crois qu'il faut trouver ici la cause de l'impression déconcertante que laissent cer- taines de ses œuvres de longue haleine, l'Eve fu- ture, par exemple. Des envolées sublimes n'y parviennent pas à nous donner un sentiment de plénitude, et nous nous demandons si tout puis- samment ailé qu'il nous apparaisse, le poète ne b'jîte pas d'avoir, comme Jacob, lutté avec l'Ange. Les éléments très différents de son génie n'ont pas trouvé leur équilibre parfait. Le railleur et le savant, le bouffon et le prophète, le satirique et le Voyant, chacun à son tour prominent sans que le poète, maître de l'ordre, ait réussi à con- tenir chacun dans le domaine qu'il lui assigne.

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V

A vingt et un ans, Villiers publia son volume de vers intitulé : Premières poésies. C'est le début ordinaire à notre époque. Tout poète a écrit, à vingt ans, son recueil de vers. Les uns le livrent à l'imprimerie, les autres le brûlent ou le gardent au fond d'un tiroir. L'un ou l'autre de ses gestes est indifférent. Il n'y a pas d'exemple qu'une de ces œuvres de la première jeunesse valut d'être conservée. 11 est possible d'y discerner le don qui doit plus tard s'épanouir, d'y entendre, dans le balbutiement, la sonorité de la voix future. S'il a le don du rythme, l'adolescent le laisse voir dans ses premiers essais. Mais l'originalité vir- tuelle ne s'y montre jamais. C'est un travail d'é- colier, imité des maîtres préférés, glacé, sans vie et sans âme, que produit le poète très jeune. Hélas ! il faut avancer en âge pour conquérir sa jeunesse, pour la délivrer des entraves, pour vivre selon son initial élan. Si ingénument méditatif, si no_ blement solitaire qu'il soit, le jeune homme s'ignore. Il lui faudra, au cours de la vie, décou- vrirson âme, comm e une terre inconnue. Etquand, douloureux et mûri, il l'aura découverte, il la

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conduira sur la voie qu'entrevoyaient ses premiers rêves adolescents. La vie d'un homme, comme celle d'un monde, est cyclique.

Les Poésies de Villiers n'échappent pas à la commune règle. L'adolescent de génie s'y annonce aux yeux très clairvoyants. Le don du rythme, la qualité du timbre s"y découvrent ; mais les poèmes juvéniles n'y révèlent pas Toriginalité future. De quel maître portent-ils l'empreinte ? Précisément celle du seul poète français dont les vers de jeunesse ne soient pas dénués de signifi- cation, celle du charmant et spontané Musset.

Après avoir jeté aux vents ces premiers poèmes, Villiers abandonna le vers. Il le mania pourtant plus tard avec maîtrise, quand il s'y essaya. Les Contes cruels contiennent une série de poèmes d'une haute et belle inspiration, d'un chant so- nore et bien à lui. Mais chaque artiste a le choix de son expression. Il préféra la prose, à laquelle il donna une mélodie nombreuse et profonde, in- cantatoire aussi fortement que les vers les plus mystérieux. Le vers est un langage très particu- lier, dans lequel plusieurs maîtres de la prose, poètes par la qualité de l'esprit ou la générosité du cœur, furent impuissants à s'exprimer. Tel Chateaubriand. J'ai entendu Barbey d'Aure- villy dire : « Si le vers avait été ma langue,

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j'aurais voulu faire mon œuvre en vers. Mais, hélas ! ce n'était pas ma langue ». Pourtant, les vers qu'il écrivit sont très beaux. Mais il leur manque cette résonnance lointaine et ineffable qui multiplie dans l'âme des échos vibrant au diapason d'un monde illimité.

Un an après les Premières poésies paraît Isis, première partie d'un ample roman philosophique dont l'auteur abandonna le développement. Il était, quand il l'entreprit, à l'âge des grands es- poirs et des vastes pensées. Et il est fort extraor- dinaire qu'un jeune homme de vingt ans ait conçu et mené à sa fin cette œuvre l'écrivain, déjà, dès ses premiers pas, se révèle lui-même. Le jeune songeur de la côte bretonne ne s'est pas attardée cueillir des Heurs plantées par d'autres dans le jardin des lettres. On sent que la main qui écrivit Isis sera celle d'un maître. La sûreté et la hauteur de la pensée s'y annoncent comme la beauté du langage. Les personnages qui s'y des- sinent sont les premières ébauches de ceux dont l'esprit de Villiers sera hanté toujours. TuUia Fabriana est la maquette, encore incertaine de laquelle surgira vingt ans plus tard, Sara de Mau- pers. Héroïne qui drape son beau corps athlétique d'un manteau romantique encore, mais dont le souci constant est de préserver des atteintes du

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monde sa solitude se développe à Taise sa vie intérieure, ardente et dévorée de rêves. Elle allie à de suprêmes séductions de femme un esprit vi- ril que des méditations profondes et d'audacieuses études ont trempé comme l'acier. Cette Tullia est surtout envahie des conceptions hégéliennes. Le jeune Yilliers semble alors obsédé par Hegel, qui lui donna le point de départ de son développement. Car, au fur et à mesure que s'augmenteront les conquêtes de son esprit, que s'étendra le domaine de sa culture multiple, cha- cune de ses œuvres nouvelles prendra plus d'am- pleur et d'autorité ; et l'horizon s'y reculera jus- qu'au bord de l'infini. Certes, si le devoir d'un poète est de confronter sa méditation aux formes les plus variées de la Connaissance, nul plus que Villiers n'aura rempli ce devoir. Il n'aura jamais parlé sans s'être surchargé de substantielles no- tions. Il partit de Hegel, qui marqua d'une forte empreinte la jeunesse de son esprit. Mais il re- monta aux sources d'où découlait Hegel, soit Ja- cob Bœhm, le cordonnier sublime dont l'expres- sion trouble voile lourdement l'illumination, soit encore l'école hindoue adwaïti, qui alimenta toute la philosophie allemande. Pour un esprit de large envergure, la spéculation philosophique ne peut être qu'un apéritif. II ne peut s'en contenter :

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car le simple philosophe, si fort crentendemcnt soit-il, n'a pour point d'appui que sa seule intelli- gence, faillible comme toutes les autres, et n'est pas maintenu par une tradition certaine, établie par un concours de Voyants. Les-théologies strictes et figées, la mystique aux formes variées, les ca- bales, portes redoutables ouvrant sur la voie de l'initiation de Fillumination intérieure, s'offrent comme des auxiliaires fermes. Villiers chercha de ces côtés sa voie, la bonne voie, l'unique. 11 est écrit : « Frappez et il vous sera ouvert ». Il s'agit de trouver, selon la belle expression de Thomas de Vagan, le Philalèthe, « l'entrée ou- verte au palais fermé du Roy ». Cène fut certes pas sans peines, sans tâtonnements et sans in- quiétudes que Villiers franchit « l'entrée ou- verte ». Mais il triompha des épreuves, et il faut saluer en lui l'un des plus hauts et des plus par- faits Initiés de France, un des plus sûrs mainte- neurs de la Tradition occidentale, un guide et un Maître. 11 entend le sens vivant de la Parole, et il en transmet la révélation avec l'autorité de ceux qui voient la lumière intérieure des arcanes. Ce n'est pas, évidemment, dans les œuvres de sa jeunesse qu'il montre cette certitude. Nul n'at- teint le sommet, dès les premiers pas. C'est dans les œuvres de sa forte maturité, surtout dans Aké-

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dysséril, dans l'Eve future et dans Axel que les phrases deviennent, par delà leur sonorité pro- fonde, par delà leur signification première et ap- parente, lourdes de significations latentes et de mâle certitude.

Cependant, ceux qui doivent accomplir cette as- cèse sont appelés. Ils portent dans la main, à la base du doigt solaire, le triple sceau. Et souvent leurs premières paroles font prévoir en eux les prédestinés. Déjà, dans les œuvres de jeunesse, une atmosphère s'étend, trop forte pour le respir du vulgaire. Il faut diviser sa production en deux périodes, avant et après 1870. il semble que cette année terrible ait creusé un fossé dans l'esprit des générations de France. Elle tranforma aussi celui de plusieurs individus. Le poète partagea le des- tin de sa patrie, dont il sut magnifier le noble langage. En 1870, il est dans la trentaine. C'est l'âge l'homme renaît ou commence à mourir. Jusqu'à 1870, il met au jour des œuvres diverses, théâtre ou contes, éclatantes et vivantes, mais n'affirmant pas son génie. C'est une belle florai- son de promesses. Après 1870, il traverse huit années de recueillement et de silence. Il en sor- tira aimanté de son fécond savoir et maître de son originalité, enfin conquérant de lui-même.

Il a vingt-cinq ans quand il fait paraître Elën^

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drame en trois actes, l'élan juvénile épouse les hautes préoccupations d'un esprit en ascension, déjà une page, le songe d'opium, doit de- meurer célèbre. Déjà Villiers était un semeur d'idées. 11 en répandait opulemment le trésor au- tour de lui, et c'est sans doute dans cette Elën que le jeune François Coppée trouva le germe de son gracieux Passant, qui, coulé dans une poésie plus étroite, plus mesquine, devait séduire le vulgaire, certainement rebelle aux tendances plus altières à'Elën.

L^année suivante apparaît Morgane, drame eu cinq actes. Elën et Morgane sont revêtues du manteau romantique, dont le poète semble n^a- voir abandonné qu'avec un certain regret le luxe un peu puéril. Villiers ne connut pas la joie de voir vivre ces deux pièces sur la scène. Morgane n'y parut jamais. Elën fut représentée une fois, cinq années après la mort de l'auteur, par le second Théâtre-Libre, que dirigeait M. Larochelle. Elën et Morgane, longtemps introuvables en librairie, puisque l'auteur, ne leur souhaitant que la scène, les avait fait tirer à un très petit nombre d'exem- plaires, sont demeurées peu connues. Villiers^ en sa seconde période, les déprisait. D'ailleurs, toujours en gestation d'une nouvelle beauté, il cédait à la tendance emportant les esprits créa-

2\8 FIGURES d'ÉVOCATEURS

teurs au dédain de leurs œuvres passées. Le gé- nial auteur d'Axel n'avait pas à dédaigner Mor- <jane. Aocël, dans la pensée de Villiers, était uni- quement pour le livre, Morgane était uniquement pour la scène. Si le drame de la jeunesse du poète ne contient pas les profondeurs étoilées du dra- matique poème de la maturité, il montre ce- pendant de sombres et vertigineuses beautés.

Morgane, dans la tradition celtique, est la Vénus immortelle dont le nom signifie « née de la mer », et, sur les côtes de Bretagne, les ma- rins ont conservé la crainte de la « Marie-Mor- garie », la sirène aux cheveux d'or qui les appelle vers les récifs mortels. Ce nom redoutable, Villiers l'entendit tout enfant, dans la baie natale de Saint Brieuc, et, poète juvénile, il en baptisa sa tragique héroïne. Il en signa celte femme fa- tale qui portait en sa belle poitrine brune un cœur déchiré de cimes et d'abîmes. La femme fatale, tous les grands poètes l'ont montrée, par- dessus le ricanement du vulgaire, apparaissant dans la vie comme l'associée du Destin. Quand l'homme en ascension vers son devenir voulu va d'un effort placer son front sous le rayon de l'étoile d'élection, la femme fatale surgit, mis- sionnaire des influences adverses, et, d'une ca- resse de ses mains longues, fait dévier le front

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mâle du rayon d^étoile. Dans les œuvres de Vil- liers, cette femme fatale apparaît toujours. C'est Morgane, Elën, mistress Andrews, Sara. Entre le héros encore mordu par les passions, encore enténébré par les fumées de Tinstinct, et le lu- mineux idéal vers lequel il tend la main, elle interposera son ombre délicieuse et dévastatrice. Elle étouffera les soupirs d^argoisse de l'homme dans la volupté préordonnée de ses cheveux. Ainsi la plupart des hommes créés par Villiers, anxieux héros dont l'âme hautaine a des tendons vulnérables encore, vont s'abîmer sous de mys- térieux baisers, comme de majestueux vaisseaux en vue du port sous les vagues nocturnes. Ainsi Morgane emporte dans la mort son magnifique amant, après avoir pénétré du respir de son Ascen- dant l'aspir de l'Ascendant du beau Sergius.

Avec Morgane, Villiers de l'Isle-Adam ramenait le théâtre à sa voie, la voie marchèrent les Tra- giques anciens et les grands Français et Shakes- peare. Car le théâtre, art hiératique, doit faire couler en ses flancs la vie apparente et la vie mystérieuse des êtres. Au point de vue scénique, Morgane est constituée comme un organisme complet, comme un drame solide et d'un intérêt haletant.

En 1870 paraissent deux fantaisies en un acte,

220 FIGURES d'ÉVOCATEURS

t^ Evasion et la Révolte. La première, de portée moindre, ne fut représentée qu'une quinzaine d'années plus tard, à la première soirée du Théâtre- Libre, dans des conditions amusantes. Ce fut une de ces petites fêtes comme les aime le Paris spiri- tuel, car un public de choix, vivant et brillant, s'était entassé dans une baraque en bois, au fond du passage de TElysée-des-Beaux-Arts, à Mont- martre, à l'appel de quelques jeunes genss'impro- visant comédiens et criant sur les toits qu'ils al- laient montrer du nouveau. L'Evasion, aventure d'un forçat échappé qui renonce à égorger un jeune couple d'amants, fut saluée d'acclamations. Ce n'était pas la pièce, c'était le nom de son au- teur qu'acclamait avec passion une jeunesse ar- dente.

La Révolte avait été représentée en 1870, au Vaudeville, grâce à l'intervention d'Alexandre Dumas fils, qui en aimait la dure logique. Ce dia- logue entre un époux bourgeois acharné à gagner de l'argent, et une épouse, qui jusqu'alors asso- ciée irréprochable, veut maintenant fuir sa geôle et vivre, provoqua des colères et des discussions.

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VI

L'œuvre théâtrale dans laquelle Villiers devait sWfirmer en maître de la scène parut dix ans plus tard. C'était un drame en cinq actes, le Nou- veau Monde. Pour l'écrire, le poète avait s'é- tendre sur un lit de Procuste. Une Société amé- ricaine avait mis au concours^ en 1876, une pièce devant présenter en scène la guerre de l'indépen- dance américaine. Celle qui devait être estimée la meilleure par un jury constitué à cet effet serait représentée par les soins de cette société, et l'au- teur recevrait une prime de dix mille francs. Un artiste très expérimenté ne se diminue pas en exécu- tant une commande imposant de strictes conditions d'exécution. Il sait faire entrer son génie dans un cadre régulier aussi bien que le déchaîner vers le libre espace sans limites. Villiers sut avec une magistrale habileté donner la vie à une aventure symbolique dont les péripéties s'enchevêtrent dans la lutte de la jeune Amérique contre la vieille Angleterre. Comme tous les ouvriers très experts en leur art, Villiers aimait quelquefois le tour de force. C'était une manie chez E<%ar Poë. Tous

222 FIGURES d'évocateurs

deux étaient marqués au sceau saturnien qui at- tribue à l'artiste le don de construire, comme il donne à l'homme un squelette solide. Il incite aussi les esprits qu'il sigillé à la solution des plus ardus problèmes, au goût de vaincre la difficulté. Villiers, qui met toujours à ses œuvres une arma- ture précise et minutieusement ajustée, avait édi- fié son Nouveau Monde sur une charpente qui est une merveille d'ingéniosité. Il sut encore de cha- cun des protagonistes faire un personnage symbo- lique tout en lui insufflant une vie ardente et per- sonnelle, et il leur conféra de la grandeur tragique, parce que ses mains déposaient de l'or sur tout ce qu'elles touchaient. Lord Ceci!, l'aristocratique héros représentatif de la tradition anglaise, Ste- phen Aswell, le noble champion des jeunes li- bertés, Ruth Moore, tendre cœur fiancé à l'avenir qui possède son amour, et lié au passé qui tient sa générosité, cœur de femme oii se tord le conflit générateur de tragédie, atteignent une grandeur qu'un critique d'ordinaire moins intelligent, J. J. Weiss, estima cornélienne. Cette pièce de circonstance, écrite pour courir les chances déce- vantes d'un concours, est un des plus majestueux drames de notre temps. Le jury lui décerna le prix. Mais la Société américaine qui avait institué le concours faillft à tous ses engagements. Elle ne

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versa pas la prime à l'auteur et ne s'inquiéta jamais de faire représenter la pièce.

En 1883, après les pénibles et illusoires dé- marches destinées à emplir de lie la coupe boit tout poète qui fait œuvre théâtrale, l'auteur, aidé de quelques amis, parvint à monter sa pièce sur la scène du Théâtre-Historique, aujourd'hui occupé par M'"'" Sarah Bernhardt. Construite pour une mise en scène soignée, la pièce affrontait la rampe dans les lamentables conditions qu'offrent ces représentations de fortune : troupe d'acteurs sans cohésion, mise en scène misérable. Mais l'intérêt du drame et sa robuste beauté triom- phèrent des chances adverses. La salle palpita. La majorité des critiques dramatiques, celle dont Je jugement s'établit dans les papotages des cou- loirs, ne savait trop que dire. Elle reprocha à l'au- teur de n'avoir pas été toujours sublime.

Cependant, cette reprc-sentation avait fait de Villiers un personnage « d'actualité parisienne ». Telles sont les mœurs présentes. Un homme peut vivre simultanément dans la gloire et dans l'obs- curité. Le cas est môme fréquent. La gloire est faite par vingt esprits. La renommée est faite par vingt voix. L'une et l'autre n'ont rien de commun La gloire est une grande dame. La renommée est une bonne commère. Qui que vous soyez, quel

224 FIGURES d'évocateurs

que soit votre idéal, votre œuvre, votre héroïsme, votre fantaisie ou votre forfait, celle-ci, dès qu'un incident vous lance sur la vague de « l'ac- tualité parisienne », s'empare de vous et vous serre dans ses bras inconstants. L'allégorie moderne de la Renommée aux cent bouches, la presse pari- sienne, est coutumière d'élans généreux, de spon- tanéités charmantes. Elle représente bien l'hu- meur de Paris, ouverte, généreuse et légère, mer- veilleusement compréhensive et follement capri- cieuse. Mais elle ne fait pas ce qu'elle veut. Elle est une esclave soumise à des règles et à des mœurs. Pour qu'elle ait le droit de montrer sa sympathie à un homme, il faut qu'il soit « d'ac- tualité ». Villiers était dans les rédactions un personnage notoire. Sa légende y courait ; sa verve terrible, son esprit intarissable, toute les anec- dotes qui l'enveloppaient, l'auréolaient, plus ou moins fausses comme presque toutes les anecdotes, lui donnaient un grand prestige. On disait : « Villiers ! ah ! oui ! » Exclamation qui pouvait ainsi se traduire : « Certainement, c'est un homme de grand talent, ou de génie. Mais qu'en faire, puisqu'il échappe à toute classification ? » Puis, on avait vn l'homme ; on l'avait aperçu dans les cafés. Il venait dans les rédactions offrir un conte, un article, qu'on n'acceptait pas toujours. Il m'a-

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vait dit un jour : « Mon ami, quand vous aurez travaillé vingt ans, vous pourez faire passer des articles à trois sous la ligne dans des journaux guipaient quelquefois ».

En même temps que le Nouveau Monde s'éclai- rait de la rampe, les Congés CrM^/5 paraissaient en librairie. Le nom de Villiers de l'Isle-Adam, glo- rifié par le dernier qui le portait, fut alors jeté aux échos de toute la presse.

VII

Villiers, qui réservait sa tendresse à ses œuvres de haute portée, et surtout à son Axel inachevé, n'accordait pas grande importance à ses contes. « Bah ! disait-il, des anecdotes ! » Cependant, nombre de ceux qu'il écrivit montrent une beauté définitive et complète. Moins préocupé de les sur- charger des efflorescences de sa pensée touffue, il atteignait en chacun d'eux, avec aisance, le but qu'il s'était fixé. Aussi, certains de ses contes donnent cette impression de plénitude prouvant le chef-d'œuvre. Le conte en prose ne peut accep- ter que des paroles essentielles. C'est une forme se trouvent merveilleusement à l'aise les esprits très riches, ceux dont le verbe magnétique dissi-

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226 FIGURES d'évocateurs

mule son rayonnement sous le chatoiement des phrases. Il maintient l'artiste dans un cadre strict, comme le poème à forme fixe. Il adapte toutes les émotions, depuis la terreur mystérieuse d'Edgar Poë jusqu'à la gracieuse volupté de Boccace ; mais il exige le don universel du poète. Il n'existe pas, dans aucune langue européenne, de contes plus parfaitement beaux que ceux de Villiers. V Intersigne ^ Véra, V Amour suprême seront cer- tainement toujours admirés comme des chefs- d'œuvre. Dans les quatre volumes de contes qu'a laissés Villiers, nombreux surgissent ceux qui peuvent être cités comme des modèles, ceux dans lesquels le poète évoque un horizon se perdant au bord de l'infini. Il y a quelques années, un édi- teur belge se plut à réunir dans un livre luxueux, sous le titre heureux de Histoires souveraines quelques-uns des plus beaux contes de l'auteur. Mais comment faire la sélection ? Et le choix, quoique intelligent, ne contenta point les admira- teurs du conteur, car chacun d'eux avait ses pré- férences personnelles.

Les Contes Cruels, qui parureut en 1883, con- tenaient Azraël^ mystérieux poème en prose qui, publié d'abord en 1878, sous format luxueux, annonçait l'entrée de l'auteur, sorti de la période des essais éclatants, dans la possession de son

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génie. Huit années do silence, d'études constantes et de méditation avaient dynamisé son ascèse. U a traversé le dédale ténébreux qui conduit aux cinquante portes de Lumière, et le monde oc- culte lui a ouvert ses horizons. Il a terrassé riUusion, et désormais il voit la réalité. 11 est, comme disaient les Anciens, deux fois né, dwidja, prononcent encore les Hindous.

De Claire Lenoir^ parue sous sa première forme en 1867, à YEve future, parue en 1886, énorme est la distance. Dans Claire Lenoir, si intuitif, si hanté d'étincelles soit-il, le jeune homme trébuche. Le solide constructeur n'a pas bien équilibré son œuvre, qui demeure dé- concertante. Il a commis la faute de faire nar- rer l'aventure inquiétante de Glaire Lenoir par ce sinistre farceur de Tribulat Bonhomet. La voix grinçante du dangereux fantoche nous gène. Et le poète, qui plus tard déploiera un don si prestigieux d'évoquer l'atmosphère occulte oii se prolongent les événements dont nous ne voyons que les phases apparentes, n'atteint pas son but, ne parvient pas à nous emporter dans les cycles de la terreur. Du moins a-t-il chanté par la bouche charmante de la belle Glaire Lenoir, dans un langage déjà magnifique, de très belle et très pure métaphysique religieuse.

228 FIGUULS DÉVOCAÏEURS

Dans cette prodigieuse Eve future^ qu'il dé- die « aux rêveurs, aux railleurs », il atteint do plus hauts sommets. Tels dialogues d'Edison et de lord Ewald s^envolent sur les cimes de l'esprit humain. Et louvrage est à la fois la plus solennelle glorification de l'effort de cet esprit et la plus désespérée raillerie de sa fai- blesse. La construction de cette délicieuse An- dréide est une forme du Grand-OEuvre, une adaptation de Fhomuncule cherché par des souffleurs en alchimie. Villiers a tenu, trop, peut-être, à parler dans leur langue aux hommes de son temps. C'est pourquoi VEve future portera sa date, tandis quMajè/ est affranchi de cette servitude. Il s'est amusé de donner dans son œuvre une part considérable à la science exotérique de son temps, science transitoire qui demain niera ce qu'elle affirmait hier. Lui qui entend et qui parle le langage de la Science éternelle, il s'est attardé aux tours de main de son époque, certes très ingénieux, mais destinés à être détrônés, dans un proche avenir, par les tours de main d'une autre époque. Toutefois, la réalisation, si minutieuse dans les détails, du corps de TAndréide n'est au poète qu'un noyau autour duquel il agrège le tourbillon solaire de ses justes pensers, nés d'une héroïque audace

VILLIEI'.S DK l'lSLE-AUAM 229

intellectuelle. Et cette audace, chez lui, paraît naturelle, tant il y semble voué. Toute destinée de poète a son mystère. Les Vllliers de l'Isle- Adam ont deux devises : « Va oultre ! » et « La main à l'œuvre ! ». « Va oultre », c'est la parole profonde dictée par Saturne. Va oultre ! va par- delà, va au plus profond des abîmes du Mystère ! « La main à l'œuvre », c'est la parole dictée par Mercure, qui favorise les laborieux ouvriers d'art. Or Villiers a été fidèle singulièrement aux deux devises familiales. Il fut l'un des plus profonds entre les poètes. Il fut un merveilleux et patient ouvrier du Verbe.

VIII

Axel est l'œuvre préférée de Villiers, celle en laquelle son audacieux génie a essayé son plus audacieux essor. Est-il destiné à occuper, dans la pensée des hommes, une place à côté des grands chefs-d'œuvre définitifs ? Villiers ne le croyait pas. Sans doute il avait raison de ne pas le croire.

II est dans le monde des Victoires mutilées. Elles ont surgi de quelque crypte ou de quelque fosse, merveilleuses, mais, hélas ! incomplètes. Statues qu'on soupçonne parfaites, qui nous im-

230 riGLHEs d'kvocatelrs

posent le concept de leur perfection, à l'une il manque un bras ou un pied, à l'autre la tête, à l'autre une aile. Mais telles, elles sont si belles qu'il nous faut un effort, un malaise latent, pour nous apercevoir de ces amputations, La Victoire de Samothrace est décapite'e ; elle a perdu des membres. Ce qui subsiste d'elle est si impérieuse- ment obsédant, qu'en le voyant, nous ne savons que nous laisser envahir par son pouvoir. Il est, dans le monde, des Victoires mutilées. Il est des chefs-d'œuvre qui furent trempés dans l'eau du Styx, mais pas entièrement. Ils restent, comme Achille, vulnérables au talon. La flèche de la cri- tique peut les y atteindre. Achille était le plus complet des héros. Les chefs-d'œuvre vulnérables sont peut-être ceux qui prirent les plus magni- fiques élans.

Axel est un chef-d'œuvre inachevé. Depuis la première vision qu'il en perçut jusqu'à sa mort, Tauteur y travailla, le fit passer par différents « états », comme disent les graveurs. Nous n'au- rons pas connu le dernier état, l'épreuve défini- nitive. Villiers voulait modifier toute la dernière partie, changer le dénouement, dont il voyait, avec sa coutumière lucidité, la faiblesse. La mort s'y opposa. J'ai eu entre les mains le manuscrit A' Axel

VILLIEHS DK L ISLK-ADAM

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en l'un de ses états, tel qu'il fut publié, en 1886, par la revue la Jeune-France^ dont j'étais alors secrétaire de rédaction. On y constate de sen- sibles différences avec le dernier état^ celui qui parut en librairie, après la mort de l'auteur. J'ai- dais alors Villiers dans la correction des épreuves. Ce n'était pas mince besogne. Nous allions à Tim- primerie, cachée dans le faubourg Montmartre, au fond d'un étroit passage sur les murailles du- quel un oiselier accrochait des centaines de cages pépiantes et chantantes. Nous regardions les oi- seaux. Je répétai à Villiers cette parole de maître Janus :

Oii point de cieux, point d'ailes !

Hélas ! fit-il, ^ Té/ n^a pas pour théâtre l'es- pace céleste. C'est un aigle prisonnier dans une cave, mais il s'y démène avec une telle furie, avec un tel fracas d'ailerons, que le bruit percera les épaisses voûtes, et l'on entendra au dehors les clameurs de l'aigle blessé. »

Nous arrivions à l'imprimerie, les « pa- quets » nous attendaient « sur le marbre ». Los épreuves étaient surchargées d'un texte nou- veau. Souvent, une page entière avait été chan- gée sur épreuve. A peine avais-je vérifié si les corrections d'auteur couvrant la première épreuve d^une claire écriture étaient toutes faites sur la

232 iMGUKi'.s i»'kv(»(;\tkuhs

seconde, que Villiers s'emparait du feuillet, ra- turait, écrivait, prononçant à haute voix les belles phrases sonores improvisées là, récitant, mimant, vivant le drame extraordinaire. Et le metteur en pages, les typos et les « typotes », sombres en leurs sarreaux noirs comme Sara de Maupers, s'arrêtaient de fouiller les cassetins pour regarder cet étrange personnage qui proférait des paroles incompréhensibles, mais captivantes comme une incantation. Et quand Villiers s'interrompait, on aurait pu entendre le vol d'une mouche dans l'atelier odorant Tencre grasse.

Depuis ces jours-là, Axel fut remanié cons- tamment. Le texte paru dans la Jeune-France, en 1886, présente de notables différences avec le texte paru plus tard dans Tédition Quantin. Mais le poème, tel que nous le connaissons, n'é- tait, dans la pensée de Tauteur, qu'une ébauche, et il faut le considérer comme inachevé. Ce fut l'angoisse de Villiers de voir la mort venir avant qu'il eût pu terminer son œuvre de prédilection. Il en déplorait le dénouement provisoire, dont l'évidente faiblesse le blessait.

Ce n'est pas par un suicide que peut être donnée au monde la vertu d'un « Signe nouveau ». Le sui- cide, c'est-à-dire Taveu de l'impuissance à vivre, est par essence stérile. Il ne peut jaillir d'une

VILLIEHS DK l'isLE-AUAM 2'3)^

tombe volontaire qu'une fleur vénéneuse. Quoi ! voici deux jeunes gens surhumains par leur gé- nérosité native et par leur formation exception- nelle : Axel d'Auërsperg et Sara de Maupers. Ils ont été^ l'un et l'autre, élus du fond des âges pour une mystérieuse prédestination. Ils ont la beauté, la force, et devant eux s'ouvrent les plus belles avenues qui puissent conduire à l'avenir. Ils ont conquis la puissance conférée par un trésor qui dépasse les limites de la richesse, au point qu'il devient un irrésistible talisman. Plus encore : leur jeunesse possède la clé de la Connaissance parfaite. La jeune fille encerclée dans la règle con- ventuelle qui concentre les forces de la vie inté- rieure et mystique, et libre d^ailleurs d'initier son esprit aux arcanes révélés dans les manuscrits des Roses-Croix ; le jeune homme saturé de l'atmos- phère quasi-surnaturelle enveloppant le formi- dable esprit qui l'a élevé, qui l'a nourri, ce maître Janus dont la parole semble venir du cœur même du monde, savent, ou devinent déjà, ce que seuls savent ou devinent les rares et suprêmes génies de l'humanité. Oui, par intuition comme par acquisi- tion, ils savent. Et leur aboutissement serait le suicide vulgaire ! Non, ils savent ou ils pressentent, ces jeunes initiés, les conduirait la mort volon- taire, de l'autre côté de la porte du sépulcre. Sans

234 FIGURES D'l':V<M;ATi;iliS

doute, chacun de son côté, ils ont renoncé la vie sublime pour entrer dans le monde passionnel, pour subir la double épreuve de l'or et de l'amour. La passion, dont ils supportent pour la première fois les assauts, les trouble au point de les trans- porter hors d'eux-mêmes. Doivent-ils donc dé- pouiller toute force originelle pour devenir im- médiatement la proie de la démence ? De tels es- prits sont prompts à se ressaisir. Sans doute, comme le déclare Axel, ils ne retrouveront jamais, s'ils survivent, une intensité égale à l'instant de leur rencontre, de leur premier et foudroyant élan d'amour. Mais ne doivent-ils pas accepter de vivre dans le monde passionnel qu'ils ont souhaité ?

Refusons donc, d'accord avec la volonté de Villiers, le dénouement d'yl.T^/ tel que nous le connaissons. Nous attendions plus grandiose. Est- ce parce qu'elle est femme que Sara ne sait of- frir à son merveilleux amant que de banales réali- sations ? Certains esprits n'ont pas le droit d'énon- cer, fût-elle sertie dans le métal d'une admirable éloquence, une banalité. Villiers est de ceux-là. Nous ne sommes nullement surpris de la bana- lité des conceptions de Victor Hugo. Nous savons que sa fonction est de proférer des lieux communs dans un porte-voix d'or. 11 est des génies dont la mission consiste à magnifier le banal. Mais nous

I

VILUKUS UE l"iSIJ>ADA.M 235

nous étonnons quand un parent spirituel de Vil- liers, Jean-Paul, choit de sa hauteur dans quelque platitude allemande.

La tâche que se proposait Villiers en écrivant Axëi était terrible. Assurément, dans sa pensée, ce poèmô à forme dramatique n'était pas écrit pour la scène. L'auteur ne voulait, à aucun prix, que cette œuvre fut représentée sur un théâtre. 11 me l'affirma plusieurs fois très énergiquement. Les discours de l'archidiacre et les sentences ini- tiatiques de maître Janus sont pour être méditées, non pour être jouées. Pourtant, en 1894, M. Laro- chelle, qui présidait à la seconde phase du Théâtre-Libre, eut l'idée hardie de monter Axel sur les planches. L'unique représentation donnée à la Gaité fut fort étrange. M. Larochelle jouait le personnage d'Axel ; une jeune fomme qui aban- donna peu après la scène, M'""^ Camée, incarna avec intelligence Sara. Mais nous vîmes un maître Janus qui aurait désarmé Villiers. C'était un tragédien delà plus puissante envergure, Emile Raymond, mort plus tard de phtisie et de misère, sans avoir pu jamais conquérir la moindre place montrer l'éclat de son grand talent. 11 est des destinées d'artistes mystérieusement maléficiées. Raymond comprenait, devinait, sentait, vivait les propos su- prêmes du mage. 11 envoûtait la salle du pouvoir de

'2'S(') FIGUUtOS d'évocaikurs

ce verbe adamantin. Cette salle se divisait en deux camps. Celase passait aux temps dits « héroïques », au plus ardent moment de ce mouvement littéraire de 1890. Il y avait d'une part une jeunesse vi- brante, passionnée^, enivrée de la parole deVilliers. Il y avait, d'autre part, la critique dramatique, une partie de ce petit monde parisien qui, par mé- tier ou par goût, ligure aux répétitions générales, monde composite et bizarre, d'esprit fin, mais routinier, expérimenté, mais ignorant, blasé, mais naïf, monde fait d'élément les plus différem- ment originaires, conglomérant le cuistre et l'a- venturier, le bélître et l'inspiré, le bourgeois et le bohème, le normalien prétentieusement rica- neur et l'ancien chasseur de cercle promu journa- liste de fortune. Spectacle amusant que l'ahuris- sement de ces personnages aux sidérantes phrases imposées par maître Janus. Ils ne savaient que penser. Ils n'osaient même pas s'ennuyer. La ma- gie verbale de Villiers ne leur en laissait pas le loisir. Dehors, ils se secouèrent comme des chiens mouillés, et les articles de critique furent comiques au possible. Au fond, ces gens moyens, médiocres, quelconques, n'avaient pas tort. Ils étaient venus pour assister à un spectacle. On leur avait offert, dans une prose gemmée, des concepts de métaphy- sique transcendante.

VILLIERS DE l'iSLE-ABAM 237

Oui, Axel demeure Teffort de la plus auda- cieuse ambition. Je ne vois que les anciens poètes hindous qui aient plongé leur inspiration au gouffre de la me'taphysique occulte avec une au- dace égale. Mais les poètes des civilisations an- ciennes avaient des avantages que nous ne con- naissons pas. La formation de leur génie s'opé- rait entre les colonnes du Temple. Certes, comme l'affirme maître Janus, nul n'est initié que par lui-même. Certes toute connaissance d'une cer- taine profondeur est intransmissible. Certes au- cun Maître digne de ce nom ne peut dire autre chose que «je n'instruis pas, j'éveille ». Toutefois, s'ils prétendaient, avant d'écrire leurs pensées et leurs émotions, franchir les cinquante portes de Lumière qui s'ouvrent sur la Gnose, la voie leur était facile. Quand ils voulaient se dynamiser l'âme, le réservoir immense de la Connaissance était à leur portée. Le verbe prophétique s'élabo- rait en eux, près des sanctuaires surchargés de puissances latentes, avant de s'évader de leurs lèvres. Mais aujourd'hui, quels labeurs déréglés, quels tâtonnements découragés, quelles peines anxieuses sont le lot du poète qui, avant de parler, tend à posséder la certitude ! Car la parole des agnostiques s'inscrit sur le sable. Elle ne contient aucun principe de durée.

238 FIGURE» d'évocaïeurs

Le poète d'Axel a conquis le trésor de la Con- naissance, aussi énorme que ramoncellcmenl d'or et de pierreries que découvre, dans les sou- terrains du château dAuërsperg, aux yeux un instant éblouis du jeune margrave, le calme poi- gnard de la belle Sara de Maupers. Et ce trésor occulte pèse sur le poème, autant que la présence, cachée jusqu'aux approches du dénouement, du trésor d'or et de gemmes. De lui surgit, comme de terre le bois d'un chêne, la construction de l'œuvre, assurée et solide, et le logique déroule- ment des événements générant les émotions des personnages. Il semble que l'auteur ait noté les signes que devait sur leurs fronts préalablement graver la main de la destinée. Puis, dans la troi- sième partie du drame, le Monde occulte^ chaque parole de maître Janus incitant son jeune dis- ciple à choisir la voie surhumaine est lourde de significations profondes. La difficulté terrible, c'était que le métaphysicien n'usurpât pas la place du poète. Il n'est point de grand poète sans certitude métaphysique. Mais dans tout poème, le métaphysicien doit céder le pas au poète. Il doit être près de lui, toujours présent, mais dissimulé. Le langage du vers, maintenu dans des règles de fer^ oblige le métaphysicien à rester dans les dessous, à ne pas monter sur le

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Pinde ^a parole sonnerait d'un timbre plus froid. Mais la prose, fût-elle aussi belle que celle d'A.rël, lui permet de réclamer une place plus importante. On a dit que Shakespeare avait mille âmes. Le poète contient une foule d'esprits, celui du théologien, ou du métaphysicien, ou du mage, aussi bien que celui de la bonne femme égrenant humblement son chapelet.

Souvent Villiers a délaissé le monde de l'hu- manité pour celui de la surhumanité. Alors il est semblable à l'albatros que montre Baudelaire sur le pont d'un navire. Ses ailes de géant l'em- pêchent de marcher. Les génies suprêmes, Cor- neille ou Shakespeare, ont leurs pieds solidement appuyés sur la terre, sur la terre nous vivons, nous souffrons, retournent nos corps. Ils ont aussi des ailes pour s'enlever dans les cieux les plus mystérieux, et s'y mouvoir avec une divine aisance. Et les hommes, leurs frères plus faibles, s'ils perdent alors de vue leurs envolées lointaines, entendent pourtant encore, du fond des hauteurs, le battement de ces cœurs se sublimèrent leurs propres émotions.

Villiers ne classait pas Axel parmi ses œuvres dramatiques, mais parmi ses œuvres métaphy- siques. Quoi qu'il en soit, pour inachevée qu'il faille la prendre, l'œuvre surgit merveilleuse et

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FKIUIŒS D EYOCATEURS

solitaire, sans parenté dans la littérature euro- péenne, si ce n'est, peut-être, le second Faust ou Titan. Et c'est une parure de diamants noirs, d'or et de perles, sur le sein généreux de la Muse de France.

IX

Villiers de l'Isle-Adam, prince audacieux de l'esprit celte, a emporté la littérature française sur des cimes qu'elle n'avait jamais atteintes avant sa venue. Est-il voué, de par son héroïque envolée, à la solitude et à Texil ? Bien qu'il appa- raisse encore isolé dans une couronne de nuées, il appartient bien à son temps, et il exerce sur lui une influence profonde.

Certains hommes reçoivent mission de relier l'esprit de leur race à son principe. Ils sont des chaînons de la chaîne qui le rattachent aux hiérarchies de l'esprit. Villiers me disait plusieurs fois : « Je suis peut-être le porte-voix derarrièrc- pensée moderne. » Il était beaucoup plus. 11 était l'expression sonore du désir inconscient de son époque.

Carlyle a écrit : « L'Europe demande une aris- tocratie réelle, sans quoi elle ne peut continuer à

VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 241

exister». Ikie société ne peut pas plus vivre sans aristocratie qu'un corps sans tête. L'aristocratie essentielle de Villiers suffirait à le signaler. Mais surtout, sa haute sérénité d'Initié certain de sa foi contrôlée par l'examen de son intelligence, la pénétration de sa science et la vision de son génie, le désigne comme un maître à une époque éperdue de recherche anxieuse et de préoccupa- tion dévoyée. Le siècle est àprement théologique. Il a brisé un maillon de la chaîne qui le liait aux Hiérarchies, et il tend désespérément les bras vers qui le remettrait en sa voie, vers ses maîtres. VilUiers est un de ceux-là.

Il fut, avec son ami Stéphane Mallarmé, un précurseur de cette explosion littéraire commencée vers 1885, et qu'on étiqueta du nom de symbo- lisme. Ce mouvement, qui semblait devoir ré- nover l'art et les lettres de France, et partant, du monde occidental, et dont le point de départ était beaucoup plus juste que celui de 1830, n'a pas pris l'expansion espérée. La promesse obscure et lumineuse qu'il déroulait n'est pas sortie de ses limbes. Pourquoi? Les ardents jeunes hommes qui semblaient devoir élargir des horizons nou- veaux et vastes, avaient tenté de marcher dans la vraie voie, dans l'unique. Ils voulaient du monde et de la vie percevoir l'essentiel et l'inscrire en

16

242 FIGURES d'évocatelirs

des symboles. Ils cherchaient, sous le voile de l'apparence, la réalité. C'est le but réel et cer- tain de toute poésie haute, de tout art sublime. Mais ils s'arrêtèrent à mi-chemin. Leur audace manqua de persévérance. Ils ne montèrent point jusqu'à la hauteur le sens vivant des choses est dévoilé ; ils n'accédèrent point à l'initiation intérieure. Ils se contentèrent de cérébrales sen- sualités. Ils fléchirent, comme Axel, alors que maître Janus lui disait : « Tu es dans l'âge otj le scintillement des astres dérobe, à chaque instant, le sentiment du Ciel. Oublie plutôt des expressions qui, sur tes lèvres, sont purement verbales, et dont tu ne saurais entendre le sens vivant. Ne joue pas avec elles. Chacune de tes paroles flotte autour de toi quelques instants, puis... te quitte ». Il n'est jamais que les fortes individualités qui, contre tous obstacles, s'accomplissent ; et il faut toujours honorer ceux qui, n'ayant pas touché leur terre de promission, tentèrent du moins de la chercher.

Catulle Mendès, qui enviait les dons extrordi- naires de son compagnon de jeunesse (Villiers, avec une diction et une mimique cruellement comiques, prononçait Catulle Abraham Mendès), a prétendu reconnaître en lui un demi-génie. Est-ce juste? Quand Villiers mourut, le 18 août

VILLIERS DK l'iSLE-ADAM 2i3

1889, chez les frères Saint-Jean-dc-Dieii, dans la détresse, dans Tangoisse de laisser inachevé son œuvre, et dans la sérénité du chrétien et de l'initie, quand s'ouvrit pour lui la porte du tombeau qui donne sur la gloire humaine, si peu de chose, et sur la paix céleste, toute la presse parisienne, dont la vibrante sensibilité se montre souvent si intuitive, s'écria : « Un homme de génie est mort! » Le génie est d'essence audacieux. Si ce- lui-ci n'a pas toujours atteint son but, s'il n'a pas laissé, parachevée exactement selon son vou- loir, son œuvre, c'est que son audace fut verti- gineuse. Il voulut, lidèle à la tradition des grands Anciens, donner à cette œuvre une signification vivante dont l'essor se perpétue en des horizons de plus en plus lointains. Il avait, pour prendre une expression chère à son premier maître Hegel, « saisi le Mystère », et il voulait en inscrire le reflet dans la parole humaine. C'est le secret de l'incantation, que, intuitif ou savant le poète doit connaître et sentir, doit voir vivre. Plusieurs fois Villiers y fait allusion. Ecoutons cette phrase de r Eve future : « Sans doute n'estimait-il, dans la vibration du mot, que cet insaisissable au-delà dont le magnétisme, inspiré par la Foi, peut pé- nétrer un vocable dans 1 instant oii on le profère ». Et c'est une œuvre de ténèbres, réalisée par la

244 FIGURES d'évocateurs

magie verbale, que dénoncent ces phrases d'A- kédysséril : « Ah ! les délations de mes phaodjs sont profondes. Elles mont éclairé sur certaine détestable puissance dont tu disposes ! Us ont at- testé, en un serment, les Dévas des Expiations éternelles, que nulle arme n'est redoutable auprès de l'usage ton noir génie sait plier la parole des vivants. Sur ta langue, aflirment-ils, s'entre- croisent, à ton gré, des éclairs plus fallacieux, plus éblouissants et plus meurtriers que ceux qui jaillisent, dans les combats, des feintes de nos ci- meterres. Et lorsqu'un esprit funeste agile su torche au fond de tes desseins, cet art, ce pouvoir, plutôt, se résout, d'abord, en... en des suppositions lointaines, motivées subtilement et suivies d'af- freux silences... Puis, des inflexions très sin- gulières de ta voix éveillent... on ne sait quelles angoisses dont tu épies, sans trêve, l'ombre passant sur les fronts. Alors mystère de toute raison vaincue ! d'élranges conso/inafices, oui , presque nulles de signilication, et dont les ma- giques secrets te sont familiers, te suffisent pour effleurer nos esprits d'insaisissables, de gla- çantes inquiétudes ! de si troubles soupçons qu'une anxiété inconnue oppresse, bientôt^ ceux-là mêmes dont la déflance, en éveil, commençait à te regar- der fixement. Il est trop tard. Le verbe de tes

VILLIERS DE l'iSLE-ADAM 245

lèvres revêt, alors, les reflets bleus et froids des glaives, de l'écaillé des dragons, des pierreries. Il enlace, fascine, déchire, éblouit, envenime, étouffe... et il a des ailes ! Ses occultes morsures font saigner l'amour à n'en plus guérir...»

Villiers do Ilsle-Adam a proféré une parole solennelle, aimantée d'une âme participant à la vie des suprêmes esprits, une parole accordée au verbe divin. Il descendait d'un grand-maître de ces Templiers qui avaient fait serment « de protéger et de défendre l'Eglise catholique, apos- tolique et johannite ». Il se dresse sur notre temps comme l'un des plus purs représentants de l'initiation celtique, dont la chaîne s'envelop- pant, à travers les siècles, dans le dogme drui- dique, puis dans le dogme catholique, est assez solide encore pour rattacher aux sources céleste? dévie l'esprit du monde de l'Occident.

L

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TABLE DES MATIÈRES

Charles Baudelaire ou le Divinateur douloureux. 6

Alfred de Vigny ou le Désespérant(. ... 69

Barbey d'Aurevilly ou le Croyant 109

VillJers de risIe-Adam ou l'Initié 177

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Vannes. Imprimerie LAFOLYE Frères.

Lo Bibliothèque Univtrtité d'Ottowo

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