UNIVERSITÉ DE FRANCE ACADÉMIE DE PARIS

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PASTEUR ET PROFESSEUR EN THÉOLOGIE 1545-1602

ÉTUDE HISTORIUUE

THÈSE

Présentée à la Faculté de Théologie protestante de Paris

POUR OBTENIR LE GRADE DE BACHELIER EN THEOLOGIE ET SOUTENUE PUBLIQUEMENT

Le vendredi^ 22 décembre 1882, à 4 heures

PAR

ALFRED DA VAINE

De Saint-Amand-leS'Eaux (Nord)

PARIS IMPRIiVlÉ PAR CHARLES NOBLET

13, RUE CUJAS, 13

1882

VJ

■À

UNIVERSITÉ DE FRANCE ACADÉMIE DE PARIS

nmm m m (Jiiis)

PASTEUR ET PROFESSEUR EN THÉOLOGIE

1545-1602

ÉTUDE HISTORIQUE

THESE

Présenlce à la Faculté de Tliéologie proleslanle de Paris

POUR OBTENIR LE QRA.DE DE BACHELIER EX THEOLOGIE

ET SOUTliNUE PUBLIQUEMENT

Le vendredi. 22 décembre 1882, à 4 heures

r.vR

ALFRED DAVAÎNE

De S a i n t - A ni a lul - 1 e s - E a u X (Nord)

PARIS IMPRIMÉ PAR CHARLES NOBLET

13, RUE CUJAS, 13

18 82

FACULTÉ DE THÉOLOGIE PROTESTANTE

DE PARIS

JilXAMINATEURS DE LA SuIITENANCE

M. Bonet-Mauuy, Président de la soutenance.

MM. Bonet-Maury, n

Ph. Berger, . Examinateurs.

Massebieau.

La Faculté ne prétend approuver ni désapprouver les opinions pariiculières du candidat.

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A MES PARENTS

A M. LE PASTEUR C. DE VISME

Président honoraire du Consistoire de Lille, chevalier de la Légion

d'honneur.

A M. LE PASTEUR E. DiïOxMBRES

De l'Eïïlise réformée de Paris, chevalier de la Légion d'honneur,

Témoignage de reconnaissance et d'affeclion,

Alfred Davaine.

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University of Ottawa

http://www.archive.org/details/franoisdujonjuOOdava

PREFACE.

Nous n'avons eu d'autre but, en abordant cette étude, que de rendre un modeste hommage à la mémoire d'un homme trop ignoré jusqu'à ce jour Notre temps et les hmites mêmes de ce travail ne nous permettaient pas de retracer d'une façon com- plète l'œuvre de François du Jon. Nous nous som- mes contentés de faire le récit de sa vie extérieure ; nous avons raconté son activité, en la remettant, autant que possible, dans son milieu historique. Telle a été notre tâche. Elle nous a conduit à étu- dier l'oriffine de la Réforme dans ces Pavs-Bas dont une partie, depuis lors, a été rattachée à la France . Elle nous a amené à rappeler les premières desti - nées de ces Eglises wallonnes, sœurs des nôtres, au sein desquelles tant de sang fut versé pour secouer le joug odieux du despotisme espagnol. Elle nous ;i enfin fait assister à cette tragédie sanglante joué ' entre Philippe II et ce petit peuple des Province^- Unies, qui lutte et se débat afin d'échapper à quelque chose d'inouï : le martyre en masse.

Mêlé à tous ces événements, du Jon, pasteur à Anvers, nous est apparu doué d'une fermeté et d'un courage qui commandent la sympathie et l'admi- ration. Cette circonstance seule nous eût engagé à

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tirer sa noble ligure de l'ombre oi^i elle nous semble injustement restée.

Une autre raison cependant nous a déterminé à écrire ces pages : c'est la publication récente des œuvres choisies de notre auteur. L'Université libre d'Amsterdam a entrepris d'éditer à nouveau les ou- vrages de tous les théologiens réformés. Comme prémices de ce travail considérable, elle a fait pa- raître, cette année même, par les soins d'un de ses éminents professeurs, M. le D'" A. Kuyper, un pre- mier volume qui renferme les « Opuscula théologien selecta Francisa Junii (1). » Nous ne pouvions attendre une meilleure justification du choix de notre sujet.

Nous serons satisfait, si, dans la mesure de nos faibles forces, nous parvenons à exciter quelque intérêt pour un de ces vigoureux pionniers de la Réforme aux Pays-Bas, pour un homme que le pro- testantisme français doit, à juste titre, revendiquer comme une de ses gloires les plus pures : car du Jon, au dire de ses contemporains, fut un des plus habiles théologiens, un des plus savants philologues de son siècle.

(i) Amsterdam, 1882, chez Fréd. MuUer et G^, in*4.

CHAPITRE PREMIER.

JEUNESSE DE FRANÇOIS DU JON. SA FAMILLE.

SES ÉTUDES A BOURGES, LYON ET GENEVE. SON

APPEL A ANVERS.

Originaire du Berry, c'est sous Louis XII seule- ment que la famille de François du Jon était arri- vée aux honneurs. Pendant l'expédition de Navarre, entreprise pour rétablir l'infortuné Jean II d'Al- bret, dépouillé d'une partie de ses Etats par Fer- dinand le Catholique, Guillaume du Jon, seigneur de La Bofîardinière, près d'Issoudun, s'était parti- culièrement distingué ; à son retour, il avait, en récompense de ses services, reçu du roi de France des titres de noblesse (1^07).

De son mariage avec Jacqueline Pison, Guillaume eut trois fils et deux filles. L'aîné des fils, Jean, embrassa la carrière militaire ; mais l'ardeur avec laquelle il accepta la Réforme ne lui permit pas de marcher sur les traces de son père. Pour échapper à la persécution, il dut quitter le royaume et se ré- fugier avec sa femme, Renée de Mesnard, à la cour du comte palatin. Celui-ci l'avait admis dans son conseil, et plusieurs fois il lui confia, à titre d'am- bassadeur, la négociation de ses affaires.

Le second des fils de Guillaume du Jon, François,

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était entré dans les ordres. Rien ne prouve, pa- raît-il, qu'il se soit ouvertement rattaché aux idées nouvelles. Quant au troisième, Denis, selon la règle suivie à cette époque dans la plupart des familles nobles, il avait se tourner vers la jurisprudence. C'est lui qui est le père de notre François du Jon : c'est à lui que revient l'honneur d'avoir donné à l'Eglise protestante un de ses apôtres les plus sa- vants et les plus dévoués.

Denis étudia le droit à Bourges, à Poitiers et à Toulouse. Mais, d'après ce que nous dit son fils, il se fit moins remarquer par son application que par son ardeur à se mêler aux luttes et aux querelles de TAcadémie. D'un caractère indomptable et bouillant, il préférait le maniement de l'épée à celui de la pa- role, et ses amis ne manquaient pas d'exploiter, à leur profit, cette ardeur belliqueuse. Le père faisait tous ses elforLs pour rappeler son tîls au devoir ; chacune de ses lettres était un nouvel avertissement par la suscription originale qu'elle portait. On y lisait, comme adresse, ces mots significatifs : « Dio- nysio dilëcto filio, misso ad studendum. » Le jeune homme, en effet, ne méritait que médiocrement le titre d'étudiant [studens), généralement donné à ceux qui fréquentent les écoles (1).

Denis conquit néanmoins à Toulouse ses grades de hcence. Il revint alors à Issoudun, Gi!i il devait bientôt trouver l'occasion de satisfaire ses goûts entreprenants.

(1) Voir : F. Junil autobiographia, p. 9. Édition Kuyper.

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C'était en 1533, à cette époque où, après la mort de la reine mère, Louise de Savoie, et l'alliance de François V^ avec les protestants de la ligue de Smalkade, on pouvait se demander si la Réforme n'allait pas triompher en France. L'influence bien- faisante de la sœur du roi, la douce Marguerite de Valois, grandissait tous les jours. Courault et Ber- thaud, moines augustins fortement évangéliques , s'étaient fait entendre en même temps que Gérard Roussel dans les chaires de Paris. Leurs prédica- tions avaient attiré une foule immense dans les égli- ses. L'enthousiasme était universel. En vain Noël Béda et plusieurs autres docteurs de la Sorbonne avaient tenté de soulever le peuple ; le Parlement s'était prononcé pour leur exil.

Il y eut alors un moment la colère des moi- nes ne respecta plus rien. Ce n'étaient, de toutes parts, que récriminations et diatribes violentes contre l'infortunée Marguerite. Au collège de Navarre, on faisait jouer une pièce elle était subitement chan- gée en furie d'enfer. A la Sorbonne, on saisissait et on mettait à l'index son livre intitulé : Le Miroir (le rame pécheresse, à' d.'^vh^ lequel la religion se résu- mait en ces deux termes : le péché de l'homme et la grâce de Christ. En plusieurs endroits, et à Issou- dun en particulier, l'insolence des gens d'église dépassa toute mesure. Près de cette ville, se trou- vait un couvent de cordeliers dirigé par un certain frère Tossain, chez lequel l'impureté des mœurs égalait celle du langage. L'audace de ce prê- cheur fut telle qu'il ne craignit pas d'attaquer en

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chaire Marguerite de Valois, et de dire qu'à cause de son luthéranisme, elle méritait d'être enfermée dans un sac et jetée à Teau. Le magistrat lui recom- manda inutilement plus de respect pour la prin- cesse : il fut obligé d'en avertir François P% qui, se sentant atteint dans sa personne, résolut d'infliger au bouillant cénobite la peine dont il avait lui- même menacé Marguerite de Valois. Le moine ce- pendant avait pour lui toute la populace de la ville, et l'arrêter, c'était s'exposer à une émeute certaine. Personne n'osait exécuter la dangereuse commis- sion du roi. Ce fut Denis du Jon qui s'en chargea. A peine rentré de Toulouse et mis au courant de l'affaire, il se fait adresser personnellement le dé- cret royal, prend sous ses ordres quelques archers et s'empare du fanatique cordeher, qui fut envoyé deux ans aux galères. Marguerite avait intercédé pour lui et obtenu que sa peine fût ainsi commuée.

Denis n'avait pas réussi dans son entreprise sans ameuter contre lui toute une foule qui voulait le la- pider. Son acte de courage lui attira les faveurs du roi et celles de la reine de Navarre ; mais il fut pour lui, de la part du peuple et du clergé, le point de départ d'une série de menaces, de procès et de per- sécutions qui devaient avoir un tragique résultat.

Il avait épousé Jacquehne Hugauld, dont le ca- ractère paisible et doux devait, semble-t-il, con- traster avec celui de l'ancien étudiant en droit. Deux filles étaient nées de cette union. C'est alors que l'on commence à l'accuser de luthéranisme : une de ses servantes fut subornée et elle vint attes-

ter, en public, qu'il ne gardait pas les jours de jeûne, qu'il mangeait de la viande aux époques dé- fendues. Denis dut fuir et chercher un asile auprès de la reine de Navarre. Ses biens furent confisqués et, pendant presque un an, il ne dut sa subsistance qu'à la générosité de sa protectrice.

Le fameux frère Tossain était, sur ces entre- faites, revenu des galères, et le peuple avait salué son retour avec enthousiasme . « Vive le saint homme ! « s'écriait-on sur son passage ; le diable a, pendant « son absence, chassé les scélérats qui s'opposaient à « lui. )) On ne pouvait plus s'attaquer directement à du Jon : mais sa femme était restée à Issoudun, et c'est sur elle que tombèrent les coups de ses détrac- teurs. Pendant Tabsence de son mari, elle avait mis au monde un fils (février 1537). On profita de cette circonstance pour la traiter d'adultère et de prostituée (1). Alors déjà, ces sortes d'accusations lancées contre les partisans de la Réforme ne de- vaient plus étonner. Luther un des premiers en avait été atteint. Le fanatisme conserve partout le même goût pour les injures grossières.

Cependant la reine de Navarre avait intercédé en faveur de son protégé. François 1"' dut interve- nir une seconde fois, et mettre à néant toutes les accusations lancées contre Denis. Comme dédom-

(1) Profugus pater clam ad matrevi semel redierat : hinc gra- vida fada mater proscindebalur a vulgo, tanquam si jirostifufa fuisset picdiciiia illiiis. Utroque hoc incommudo sancise illius fe- mimc animus oppugnabatur, objicientibus m,aligne quam, pluri- nds, titm Franciscain illius reversionein, ium gravilatem {ut aie- bant) irupudicam matris. Junil VUa, p. M.

magement de ce qu'il avait souffert, celui-ci reçut le titre de conseiller royal et fut nommé lieutenant de la maréchaussée de Bourges. Il devait revenir encore une fois à Issoudun, mais pour y trouver la mort.

La première guerre de religion venait de se ter- miner par la convention d'Amboise (12 mars 1563). On connaît les clauses de ce traité (1). Gondé Tavait signé malgré les ministres, et à Tinsu de Coligny, qui lui dit en plein conseil : « Monseigneur, d'un trait .le plume, vous avez ruiné plus d'églises qu'on n'en eût détruit en dix ans. »

Cette paix, en somme, ne mécontentait pas moins les catholiques que les protestants; dans beaucoup d'endroits elle n'arrêta pas l'effusion du sang. A Is- soudun, les esprits étaient loin de se calmer. Le jour de la Fête-Dieu, une procession solennelle par- court la ville et a pour effet de rallumer le zèle fu- rieux des papistes. On se porte en masse. contre la maison qui sert de lieu de culte aux protestants; une émeute éclate; elle est assez violente pour atti- rer l'attention du roi. Chargé d'instruire l'affaire, le lieutenant de la maréchaussée se rendit à Issou- dun, accompagné de trois archers seulement. Bien- tôt le peuple le reconnaît et devine la cause de sa venue. On se soulève; on assaille du Jon dans son logis ; quelques misérables, déguisés en mendiants, pénètrent jusqu'à lui, Tégorgent et jettent son

(1) Pour les seigneurs, le culte libre des châteaux; pour le peuple, une ville par bailliage, el tous les lieux dont les protes- tants (Haient alors en possession.

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cadavre par la fenêtre. Le corps mutilé est alors traîné par les rues de la ville, et puis abandonné aux chiens. Défense fut faite de Tensevelir (1). (Mai 1563)

Indigné de cet acte, le Conseil du roi avait or- donné de démanteler la ville. Mais le gouverneur Cipierre et (7uelques nobles catholiques l'emportè- rent. Ils rappelèrent comment, depuis vingt-quatre ans, Denis du Jon s'était toujours montré l'ennemi des papistes, et ils parvinrent à empêcher l'exécu- tion de l'arrêt. C'est en vain que l'infortunée veuve poursuivit jusqu'auprès du roi les meurtriers de son mari ; elle ne réussit qu'à accroître encore le nombre de ses ennemis et à perdre, pendant les persécutions religieuses, les quelques biens qui pouvaient lui rester.

Denis laissait après lui neuf enfants. Un seul d'entre eux s'est fait connaître : nous voulons par- ler de François, qui s'est rendu célèbre dans l'his- toire de la Réforme et de la théologie protestante sous le nom de Junius.

François du Jon naquit à Bourges \ei^^ mai lb45, à sept heures du soir , comme il le rapporte lui-même. Ses parents craignaient pour sa vie et le firent baptiser le jour même de sa naissance à l'église Saint-Médard. On l'appela François, du nom de ses deux parrains Francisciis Albaspineus etFran- ciscus Behaldus Chantillms, amis intimes de la famille du Jon. Le premier occupa un poste élevé

(l) Voir F. Junil rita, p. 21 et 22.

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dans la magistrature et mourut de chagrin à la suite de la Saint-Barthélémy; quant au second, il ne semble pas s'être bien sérieusement rattaché au protestantisme.

L'enfance de du Jon fut maladive : plusieurs fois on crut qu'il deviendrait sourd ou aveugle. Sïl sur- vécut à ces épreuves, il garda pour le reste de sa vie une santé délicate, constamment sujette à de fâcheuses variations. C'est à la maison qu'il reçut de son père les premières leçons. A six ans, Fran- çois savait lire et écrire, et il n'avait encore subi d'autre influence que celle du foyer domestique.

Le caractère de l'enfant apparaissait déjà tel que, dans ses traitsprincipaux, nousle retrouverons chez l'homme fait. C'était d'abord une certaine gaieté naturelle, dont les spirituelles saiUies déridaient souvent le front soucieux du père ; une ardeur incroyable à rechercher l'approbation des autres ; une tendance à l'emportement ; un jugement telle- ment développé pour son âge que sa mère lui repro- chait parfois de vouloir être un second Socrate. C'était enfin une timidité dont il ne put jamais se défaire, et qui donna toujours à ses manières quelque chose de primitif et de rude. Il avoue lui- même qu'à cinquante ans il osait à peine, sans rou- gir, parler à sa femme ou donner un ordre à sa ser- vante. La mère s'en affligeait, et attribuait à l'ingratitude cette retenue excessive qu'il avait vis- à-vis d'elle. Ce ne fut que bien longtemps après, lorsqu'en 1567, au milieu des plus grands dangers, François vint une dernière fois la voir à Bourges,

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qu'elle comprit la nature de son fils et ?e persuada du profond attachement qu'il avait toujours eu pour elle (1).

Il importe, croyons-nous, de relever ce dernier trait du caractère de du Jon. Cette timidité natu- relle, jointe à son ambition et à son ardeur pour le travail, explique ce qu'il a fait et le rôle qu'il a joué. Il a d'abord appris, dit-il, à se défier de lui-même et à éviter toute précipitation dans le jugement. lia commencé à profiter de ce qu'il entendait du^e, de ce qu'il voyait faire, pour arriver à vaincre, par ce qu'il apprenait chaque jour, la faiblesse et la défiance inhérentes à ^sa nature. De cette humilité, cette douceur, qui dominent toute sa vie comme une note délicieuse. De aussi ses prodigieuses recherches, ses nombreux déplacements, et le peu d'importance qu'il attacha toujours aux honneurs extérieurs (2). « Junius est le seul, dit Bayle (3), qui, par rapport « aux avantages mondains, se soit bien trouvé de « sa modestie; de nos jours, il faut de la vanité « et de la présomption pour arriver aux digni- « tés. » Nous ne pouvons que souscrire à ce juge- ment.

Du Jon , dans son autobiographie , paie à ses maîtres une dette de reconnaissance en mention- nant leurs noms. Nous savons ainsi qu'il reçut

(1) Junii Vita, p. 12.

(2) Id testur, nihil mihi serundum benedictionem, Dei tam com- modavisse in rebxis omnibus, quam illam de me ipso di/fideniiam ex conscientia ivjirmitatis et pudoris inei, et sindiosam aliorum, quibuscumque adfui, observantiam {Vita, p. 12).

(3) Dictionnaire historiqxie et critique, art. Junius.

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chez lui des leçons de Pierre de Galéra, de Denis de Birrgoset de Pierre Barbe, qui fut plus tard nommé, sur la recommandation de Denis du Jon, avocat royal à Moulins. Mentionnons encore J. Popardi- nus, J. Morel et TAllemand P. Pampulfurius, qui, paraît-il, avait autant d'élégance dans son ensei- gnement que de bonté dans le caractère : ces trois derniers étaient attachés aux écoles de la ville; les autres avaient été donnés comme précepteurs au jeune François. Ils ne firent que l'initier à la con- naissance du trivium et du quadrivium qui for- maient encore alors la base de tout enseignement. A douze ans, ses parents renvoyèrent aux écoles publiques.

Le père n'oubliait pas qu'à l'étude il fallait join- dre le maniement des affaires. Aussi employait-il les loisirs de son enfanta le faire travailler avec lui. Il le prenait, pour ainsi dire, comme conseiller intime quand il y avait une question embrouillée à résou- dre, une sentence capitale à prononcer. Cette con- fiance que lui témoignait son père flattait et stimu- lait singulièrement le timide François. Il eut le malheur de tomber, à ce moment, sous la férule de maîtres barbares; seul son amour du travail lui fit prendre en patience ces cruels traitements ; jamais ses parents ne l'entendirent se plaindre ; il crai- gnait trop d'alarmer leur tendresse, ou de se voir retiré par eux de l'école

Bientôt le temps arriva de prendre une décision, et de voir de quel côté le jeune homme tournerait ses pas. Tous les nobles de la ville lui assuraient

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leur appui et lui promettaient de le faire arriver ra- pidement aux honneurs ; ceux-ci le poussaient à sé- journer quelque temps en Allemagne ; ceux-là con- seillaient de l'attacher à la personne de quelque grand ambassadeur français ; d'autres enfin ren- voyaient à Paris afin de Tinitier de bonne heure aux intrigues de la cour. Denis connaissait le ca- ractère de son fils , il lui semblait que sa timidité naturelle l'empêcherait toujours de parvenir à quel- que poste élevé. Et puis surtout il n'ignorait pas ce qui se passait alors dans les hautes classes de la société. On en était aux règnes de Henri II et de François IL Catherine de Médicis, cette digne élève des Machiavel et des Borgia, obtenait tous les jours un triomphe plus complet. Les Guises s'élevaient dans l'ombre et allaient bientôt faire éclater au grand jour leurs infâmes machinations.

Denis du Jon savait observer tout cela et en faire part à ses enfants. « La France, leur disait-il, est « livrée tout entière à finjustice; impossible au- (( jourd'hui, pour quiconque brigue les honneurs, « de sauvegarder la droiture et l'intégrité de sa « conscience. Une peste horrible dévore tout le « royaume. Il ne se peut que Dieu ne fasse fondre « bientôt sur notre patrie les plus cruels fléaux. » Ce n'était donc pas aux hautes dignités que de- vaient songer alors les hommes vraiment sérieux» Mieux valait s'attacher à la science, qui est toujours dans la vie le guide le plus sûr et le plus fidèle. La faveur des princes passe ; la science acquise de- meure : par elle seule nous sommes sûrs de gagner

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chaque jour dans l'estime de nos semblables (1).

François du Jon se sentait parfois touché jus- qu'aux larmes par ces paroles si pleines d'autorité. La suite de sa vie nous autorise à dire qu'il ne les oubliajamais.

Depuis sa fondation par Louis XI, en 1463, l'Université de Bourges était devenue célèbre. C'est qu'avait enseigné le Milanais André Alciat, l'un des plus savants jurisconsultes de son siècle. aussi, Marguerite de Navarre avait appelé comme professeur de langues anciennes le célèbre Melchior Wolmar, l'élève de Lefèvre d'Etaples, le père intel- lectuel et spirituel de Théodore de Bèze , qui à une grande science joignait une piété vivante et éclairée. Cette Université avait compté dans son sein deux étudiants illustres : nous avons nommé Th. de Bèze; le second, c'est Calvin, qui, déjà alors (1528-1529), affermissait par son enseignement aussi édifiant que profond la petite communauté évangélique de Bourges.

Alciat et Wolmar étaient morts depuis longtemps quand du Jon commença, à treize ans, ses études de droit (1558). L'Université de Bourges possédait cependant encore d'éminents professeurs. C'était d'abord le jurisconsulte François Duaren, le plus savant élève d'Alciat, suspect de luthéranisme comme la plupart de ses collègues (2); Hugues

(1) F. Jiniii Vita, p. 13 et 14.

(2) Calvin le défendit contre les attaques du jurisconsulte F. Baudouin, qui l'accusait d'avoir pris dans les ouvrages du réfor- mateur français tout ce que lui-même disait dans ses livres sur la prètris.^ (Voir Bayle, art. Duaren).

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Doneaii,qui avait foraiellement embrassé la Reforme, et qui, obligé de fuir après le massacre de lo72, devait porter en Suisse, en Allemagne et en Hol- lande les trésors de sa science lumineuse et pro- fonde. Citons encore Antoine Gonce et Louis Hus- sard, dont les noms méritent d'être sauvés de l'oubli. Grâce aux leçons de ces maîtres de premier ordre, grâce aux directions de son père qui Tinitiait toujours à la pratique des affaires, du Jon fit de rapides progrès dans la jurisprudence. Mais plus il apprenait, plus il sentait tout ce qu'il ignorait. Il ne voulait pas s'en tenir à la seule étude du droit : celle de la littérature, des langues et de l'histoire l'atli- rait aussi passionnément. G'est alors que se présenta pour lui l'occasion de satisfaire d'une autre manière les besoins élevés de son intelligence.

Depuis deux ans il s'adonnait au droit, quand son père apprit que, de Lyon, allait partir pour Gonstantinople un nouvel ambassadeur du roi de France (1560). G'était, pour le jeune François, une perspective pleine d'attrait que celle d'accompagner en Turquie l'envoyé français. Outre l'honneur qui pouvait lui en revenir, il comptait de cette façon avancer plus vite dans l'étude des langues orienta- les, qui devait, semble-t-il, le captiver particuHère- ment à ce moment déjà. Il fut, du reste, encouragé par son père et par un ami de sa famille, le vieux Barthélémy Aneau, principal du collège de Lyon. Ge dernier était à Bourges, et avait été élève de Melchior Wolmar en même temps sans doute que condisciple d'Amyot, de Bèze et de Calvin. S'il ne

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lit jamais ouvertement profession du protestantisme, il avait cependant pour lui des sympatliies réelles. En 1529, on lui coniiait une chaire de rhétorique au collège de la Trinité, à Lyon ; il dirigea dans la suite ce collège jusqu'en 1550, et de 1558 jusqu'à sa mort, dont nous devrons reparler plus loin. Sur les recommandations de ce pieux ami, François du Jon se mit en route. En arrivant à Lyon, il dut malheureusement renoncer à son projet; depuis plusieurs jours l'ambassadeur avait quitté la ville : il était déjà en Italie.

Obhgé de la sorte d'attendre une autre occa- sion qui lui permît d'entreprendre le voyage, du Jon se remit à l'étude avec une nouvelle ardeur. A Lyon, il trouvait en abondance de quoi occuper son esprit. Il y eut alors pour lui une sorte d'enivrement à la vue de tant de richesses qu'il allait pouvoir faire siennes, grâce à sa passion pour le travail. Il lisait tous les livres qui lui tombaient sous la main, et sans se fixer à aucune science en particulier, il fai- sait de toutes à la fois l'objet de ses investiga- tions.

L'intimité dans laquelle il vivait avec Aneau l'em- pêcha heureusement de dissiper longtemps ainsi les forces de sa pensée. Celui-ci lui représenta que dé- vorer toutes sortes de hvres sans choix et sans mé- thode était le moyen de ne jamais rien savoir à fond. Il faut avoir dans ses études un but fixe et y rapporter tous les efforts de son intelligence. Du Jon profita de ces précieux conseils, et il n'eut qu'à s'en applaudir pendant toute sa vie^ Cependant il

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échappait à un danger pour en courir d'autres bien plus graves.

Lyon, comme toutes les grandes villes d'alors, donnait le spectacle d'une profonde corruption. Il était difficile, pour un jeune homme abandonné à lui-même, de rester pur au milieu d'une société dé- pravée, dont chaque jour il fallait subir le contact. Du Jon eut, sous ce rapport, à surmonter bien des obstacles. La timidité môme de son caractère, voire un certain manque d'urbanité, excitaient contre lui les risées de ceux qui faisaient tout pour l'entraîner à leurs jeux impurs (1). Il faut voir avec quelle énergie singulière notre jeune étudiant résista à toutes ces tentations : parfois il dut en venir jus- ques aux coups. Mais il avait le cœur haut placé; l'honneur était de tradition dans sa famille. Il tra- versa victorieux ces épreuves oi^i tant d'autres suc- combaient autour de lui.

Après les tentations du corps ce furent celles de l'esprit. La lutte ici fut plus dangereuse, et du Jon ne dut son salut qu'à la pure grâce de Dieu. Sur les conseils d Aneau, il avait étudié, annoté et essayé de réfuter, sur certains points, le traité de Cicéron De tiaUira deonnn (2). Dans le premier de

(1) Nain [ut vtax'iina est illius iirbis et incredibilis 'plane licen- tia) Jeminse et puellx aliquot ruebant cerlatim in me, ut meam xtatem corrumperent... Dies et noctes appefebant canes illx pro- mis eue , nescium quid sibivellent, et gravitatis honestatisque il- lius, qux in domo paterna videravi, subinde recordantem (Vita, p. 15).

(2) Ce ne pouvait être le De /e^/iiwi', comme du Jon le dit clans son autobiographie (p. 15).

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ces livres, les objections d'Epicure contre la Provi- dence Tavaionl frappé. Il lui était arrivé d'en rai- sonner avec un de ses maîtres qui, par ses arguments et le crédit dont il jouissait, l'avait amené peu à peu à se rendre à l'avis du philosophe grec, et à ne voir en Dieu « qu'un être oisif, plonge dans un repos éternel, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. «C'était l'athéisme qu'aurait bientôt suivi une impiété réelle, si le disciple d'Aneau n'eût sérieuse- ment cherché la vérité. « Dieu s'est souvenu de son serviteur, dit-il..... Il m'a retiré de ce gouffre immense de perdition, après que je me fus vautré pendant un an dans ses funestes délices (1). »

Au mois de juin 1561, le jour rie la Fête-Dieu, un tumulte religieux éclata dans les rues de Lyon. D'après les historiens cath cliques, il eut pour cause le fanatisme d'un orfèvre de la religion qui accosta un prêtre |)endant la procession, lui arracha des mains le Saint-Sacrement, jeta l'hostie à |erre et la foula aux pieds (2). Ce récit diffère sensiblement de ce que nous dit du Jon, témoin ocukiire des faits. Le prêtre, paràît-il , se serait cru menacé, et, ne songeant qu'à fuir, il aurait laissé tomber de ses mains « le corps de Jésus » qu'il promenait à tra- vers la ville. Revenu ensuite de son erreur, il se se- rait donné comme victime d'un monstrueux atten- tat et aurait réussi à soulever le peuple. Quoi (|u'il en soit, du Jon faillit périr dans l'émeute : pour-

(1) Vi(a, p. 4 5.

(2) Voir Haag, la France protestante , art. Aneau.

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suivi jusque dans sou loijjs, il u'ôchappa qu'à tra- vers mille dangers.

Il n'en fut pas de même de son illustre protec- teur, le principal Aneau. On le soupçonnait forte- ment d'hérésie. Depuis sa venue à Lyon, le collège avait singulièrement prospéré, et, malgré certaines clauses du contrat qu'il avait passer en accep- tant SOS fonctions (i), le zélé directeur, à la grande fureur des jésuites, avait fait de son école un centre de lumière scientifique et religieuse. 11 y avait là, pour les défenseurs de la foi catholique, un vérita- ble foyer d'hérésie, contre lequel la foule se porta en masse. Aneau eut beau se défendre, chercher à désarmer ses meurtriers: il était bientôt massacré sans pitié. Sa femme aussi faillit être saisie et jetée dans le fleuve. Elle ne dut son salut qu'à l'interven- tion du prévôt, qui la fît emprisonner. Dès le len- demain, le collège de la Trinité était fermé pour six mois. Quatre ans après il passait entre les mains des jésuites, et le clergé de Lyon envoyait une dé- putation au roi et à l'archevêque poui" solliciter l'é- largissement des meurtriers. Que de crimes restèrent ainsi impunis pendant cette sombre époque !

Du Jon dut quitter Lyon. 11 revint à Bourges, où. il suivit, pendant quelque temps, les cours du grand Cujas. L'état de son âme était toujours le même. Son père n'avait pas tardé à remarquer son

(1) Il lui était expressément enjoint de ne permettre « estreleu ni enseigné au dict collège aulcune doctrine, ni livres défendus ou censurez, contre l'honneur, auctorité et défense denostremère sainte Eglise, w

20 manque de zèle pour la religion; il travailla alors, par de sages exhortations, à le ramener à de meil- leurs sentiments.

Cette année-là (1 560), les réformés commencèrent à célébrer publiquement leur culte. Ils y étaient forcés, et par leur noii^ibre grossissant chaque jour, et par le besoin qu'ils avaient de se justifier des ca- lomnies lancées contre leurs assemblées secrètes. Bourges avait imité les autres villes du royaume : une foule nombreuse se réunissait régulièrement pour entendre la prédication de l'Evangile. C'est sans doute à la suite de l'une de ces assemblées, il nous dit lui-même avoir assisté, que François du Jon ramena son attention sur les choses de la foi. Son père du reste l'engageait à lire l'Evangile ; sans le forcer toutefois, car la piété ne s'impose pas : il savait que celle-là seule est vraie qui est le fruit d'une libre persuasion. Il avait pris le bon chemin. Les yeux de son fils s'ouvrirent bientôt, et l'on peut dire qu'à partir de ce moment la parole divine devint « une lampe à ses pieds et un guide à ses sentiers. » Laissons ici parler François du Jon lui-même : « J'ouvre le Nouveau Testament que « Dieu lui-même me mettait dans les mains, et à « moi, dont les occupations étaient tout autres, le « Seigneur montra du premier coup cet auguste ce chapitre de l'évangéliste et apôtre Jean : Au com- « mencement était le Vorbo... Je lis unj partie de (.( ce chapitre, et cette lecture me bouleverse telle- ce ment que, soudain, je sens la divinité des preuves, et la majesté et l'autorité des Ecritures, laissant

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« loin après elles tous les flots de Téloquence hii- « maine. Le frisson parcourait mon corps ; la stu- « peur s'emparait de mon esprit, et tout ce jour-là, « je fus tellement ébranlé que je n'étais plus bien « certain de ma propre existence. Tu t'es souvenu « de moi, Seigneur mon Dieu, dans ton immense « miséricorde, et tu as ramené au bercail ta brebis « perdue (1). »

La conversion de du Jon était préparée ; on Ta vu précédemment. Il fallait néanmoins l'intervention de la puissance divine des Ecritures pour que cette conscience droite, cette âme éminemment sincère fût touchée d'une manière définitive. Le traité de Cicéron n'avait pu que déconcerter le jeune juris- consulte ; et voici, quelques mots de Saint Jean le ramènent de ses égarements et ouvrent à sa vie des perspectives toutes nouvelles, saint Augustin, lui aussi, avait cherché dans la littérature et la philo- sophie païennes la satisfaction de son intelligence en même temps que la paix de son âme ; et il suffit de la lecture de quelques versets de saint Paul pour le convaincre du néant de la sagesse humaine, et lui faire comprendre la puissance du Dieu qui aime et qui pardonne.

Apartir de cette époque, il se produisit dans les sen- timents de du Jon une révolution complète. Comme son père le poussait à faire choix d'une carrière, il lui fit comprendre que son ardent désir était de con- tinuer l'étude des langues. Pour cela, il fallait aller

(1) VHa, p. 18.

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chercher dans d'autres centres les ressources intel- lectuelles que ne pouvait fournir en ce moment l'humble ville de Bourges. Paris et Genève se pré- sentaient : Paris, alors comme toujours, foyer do lumière, point de rencontre de toutes les idées, de toutes les influences, séjour nécessaire pour qui- conque voulait s'assurer un avenir brillant ; Genève, moins fastueuse peut-être, mais plus austère, plus propre à la méditation féconde, surtout depuis que Calvin y avait si fortement gravé l'empreinte de son puissant génie. Malgré les conseils du profes- seur de droit Louis Russard, c'est Genève qui remporta. Du Jon se mit en route pour cette ville, n'ayant avec lui que l'argent nécessaire au voyage. Il partait au moment oii le massacre de Vassy (1^^" mars 1562) venait de soulever dans tout le peuple réformé un cri d'indignation et d'horreur. Les guerres de religion, trop longtemps contenues, allaient commencer. Mis hors la loi par les entre- prises d'un des plus grands seigneurs de France, les Huguenots se trouvaient désormais dans le cas de légitime défense. Un môme saisissement s'em- para des cœurs; d'un bout du royaume à l'autre, sans accord préalable, tous se jetèrent sur leurs armes.

Lorsqu'il traversa Lyon, du Jon ne put s'em- pêcher de frémir en rapprochant les circonstances présentes de celles qui l'avaient naguère obHgé à fuir cette vifle. Il eut entre les mains le premier manifeste lancé par Condé et les siens contre les violences criminelles des Guises et de leur faction.

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Poil s'en fallut qu'il ne s'enrôlâl: lui aussi dans les rangs de l'armée huguenote. Dieu l'appelait à d'au- tres destinées. Gomme Calvin, c'était loin du bruit des champs de bataille qu'il devait servir la Réforme. A chacun son rang, selon les talents qu'il a reçus. Le grand point est de se sentir à sa place.

Le 17 mars 1562, du Jon arrive à Genève sain et sauf. Il avait dix-sept ans seulement. C'est qu'il va se consacrer définitivement à l'étude de la théo- logie, et acquérir cet immense savoir qui l'a rendu célèbre.

On sait ce qu'était Genève alors. Calvin y possé- dait toujours une influence extraordinaire. Après des tribulations de toutes sortes, après un exil (sept. 1538- sept. 1541) suivi d'un retour triomphant, l'illustre réformateur avait pu mener à bonne fin son œuvre. Grâce à son génie d'organisation, il avait réussi à faire passer dans la pratique le système dogmati- que et disciplinaire tel qu'il l'avait exposé dans son Institution chrétienne. Mais il avait fait plus. Après avoir réalisé dans Genève l'Église telle qu'il la con- cevait, après s'être acquis une sorte de royauté morale, moins par la force que par ce que ses amis appelaient : « la majesté de son caractère », après avoir lutté vingt ans pour pétrir de sa forte main une population frivole et trop aisément ameutée, après l'avoir marquée d'une empreinte si profonde que des siècles ne pourront l'effacer, à l'exemple de Luther, de Zwingle, d'Œcolampade, Calvin s'était souvenu que l'instruction devait être un auxiliaire des plus puissants pour la Réforme. Le 5 juin 1559,

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il avait fondé cette fameuse Académie, qui devint dans la suite une des gloires les plus pures de Genève* Bèze en fut le premier recteur. Il inaugura lui- môme la nouvelle école par un discours prononcé à la cathédrale de Saint-Pierre.

On ne dira jamais assez ce que les pays réformés durent à cette fondation. C'est que, de tous les points de TEurope, des milliers d'hommes, de toute condition et de tout âge, accouraient pour écouter les leçons et les prédications du réformateur. Le maître pénétrait ses étudiants de cette éducation forte et sévère dont ils allaient porter partout les fruits. Mais il bur inspirait surtout cette foi pro- fonde, cette ai^deur du prosélytisme qui les faisaient bientôt retourner dans leurs pays d'origine pour se mettre à l'œuvre sainte, et braver les périls avec la vocation du martyre.

Cinq professeurs donnaient des cours à la nou- velle Académie : l'hébreu y était enseigné par An- toine Chevalier, le grec par François Bérauld, les belles-lettres et la philosophie par Jean Tagaut. Calvin et Bèze se partageaient la théologie. De ce foyer de propagande évangélique sortirent, de 15o5 à 1564, plus de cent cinquante pasteurs pour la France , et Calvin pouvait adresser cette hère réplique à ceux de ses adversaires qui tournaient en opprobre le fait que Dieu ne lui avait pas donné d'enfants : « N'ai-je pas des milliers d'enfants dans le monde chrétien ? »

Dans quel état du Jon arrivait-il à Genève ? Nous l'avons vu : c'était au moment la guerre civile

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venait d'éclater en France, et ses parents allaient pendant longtemps être privés de tout moyen de communication avec lui. L'exiguïté de ses ressour- ces devait bientôt le mettre aux prises avec les plus dures nécessités.

Il avait commencé par partager généreusement sa bourse avec son ami, le Dauphinois Saint-Ferréol. Il aurait s'en tenir là; mais à peine arrivé, il n'avait pu oe défendre d'accompagner quelques-uns de ses condisciples dans une tournée en Suisse. Quand il revint, il avait, il est vrai, salué à Berne Musculus et Haller; à Zurich P. Alartyret Bullin- ger; à Neuchâtel G. Farel; mais ces trois semaines de voyage l'avaient entraîné dans plus de dépenses qu'il ne l'avait prévu. Il employa ce qui lui restait d'argent à l'achat de quatre ouvrages dont l'étude, comme il le dit lui-même, éclaira ses ténèbres, et le consola de sa pauvreté (1). C'était la Bible d'abord , qu'il se mit à lire assidûment ; V Institution chré- tienne de Calvin, dont il fît un résumé pour son usage personnel; la Confession de foiàQ Bèze, qui lui ser- vait d'index pour l'ouvrage de Calvin; enfin la gram- maire hébraïque de Chevalier. Ce dernier donnait d'autres leçons pour le moment; ce fut Philippe Bignon (2) qui enseigna à du Jon et à plusieurs de ses amis les premiers éléments de l'hébreu.

Sept mois cependant s'étaient écoulés , et les

(1) Fita, p. 19.

(2) Gentilhomme de Bretagne réfugié à Genève, Il rentra plus tard en France et s'établit à la Rochelle. En 1609, il fut appelé à Saumur, comme professeur d'hébreu (Haag).

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guerres civiles empêchaient toujours toute commu- nication avec la mère patrie. Parmi les rares nouvelles que le jeune étudiant avait pu recevoir, une surtout avait Falfliger profondément : ce fut quand il apprit qu'après Blois, Tours et Poitiers, Bourges allait être emporté par les catholiques. A ce moment ses parents peut-être se trouvaient réduits à la dernière extrémité, lui-même en arriva à un degré de misère tellement grand qu'il n'avait bientôt plus de quoi se nourrir, ni de quoi se vêtir. Avec son caractère, il eût mieux aimé mourir que de demander Taumône. Il n'avait rencontré que de rindifférence auprès des anciens amis de sa famille. La froide saison était arrivée (nov. 1562), etle pau- vre étudiant n'avait pour se couvrir qu'un léger vêtement de toile. 11 n'y avait qu'un parti à prendre, se livrer à un travail manuel pour gagner sa subsis- tance. Réservant une moitié de son temps pour l'étude, il va s'engager comme ouvrier, et trans- porter de la terre sur les murs de la ville.

« Dieu, dit-il, jeta alors les yeux sur moi, et il eut pitié de ma misère. » 11 eut le bonheur en effet d'être reconnu un jour, en sortant de Saint-Pierre, par un pauvre tailleur de Bourges, nommé Guil- laume Bourdon, qui prouva, en le recevant chez lui, qu'il n'avait pas perdu le souvenir des bienfaits de sa mère. Pendant sept autres mois du Jon vécut des libérahtés de ce jeune ouvrier français réfugié à Genève. En mars 1563, après la eignature de l'Edit de pacification d'Amboise, il put recevoir quelque argent de son père : mais il offrit en vain à

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Bourdon de payer les services qu'il lui avait rendus.

Il était loin d'avoir le bonheur Sa santé laissait toujours à désirer, et, de plus, la boutique d'un tail- leur était un lieu peu favorable à l'étude et au re- cueillement. Une chose surtout le tourmentait, c'était la crainte d'être à charge à son hôte et de l'imporluner par sa présence. On le vit alors, pen- dant quatre mois, se contenter d'un seul repas par jour. Le reste du temps il adoucissait par la lecture, la méditation et la prière les rigueurs du jeûne au- quel il se contraignait. Sa santé fut naturellement encore plus gravement compromise, et i ! 1 iit l'inter- vention de ses condisciples pour le décider à ne pas laisser épuiser plus longtemps ses forces. Grâce à eux, il put reprendre le dessus, et rendre quelque vie à son corps mortifié par les privations.

Cependant Denis du Jon, à Bourges, avait vu avec joie la conversion de son fils : mais il craignait que celui-ci, dans un miheu comme Genève, ne se laissât décider à embrasser le ministère évangélique. La paix semblait assurée dans le royaume : il lui en- voya un message pour le rappeler auprès de lui. François, de son côté, remit des lettres à Claude Prévost (1) qui partait en ce moment pour exercer à Issoudun les fonctions de pasteur; il le chargea de plaider énergiquement sa cause auprès de son

(1) à -Issoudun, il avait été professeur de belles-lettres à l'Académie de Lausanne en 15i3. Il fut pasteur dans sa ville na- tale jusqu'à la Saint -Barthélémy ; assez heureux pour échapper aux massacres, il se retira à Genève. On a de lui un : Commen- tariiis de magistratlbus j^opuli Romani (Lausanne, 1579, in-4") (Voir Haap, Fr. prot., YIII, 320;.

père. Avant l'arrivée de Prévost à Issoudun, Denis du Jon était ignoblement massacré; on sait dans quelles circonstances.

François ne se laissa pas abattre par cette terri- ble catastrophe qui frappait sa famille. Il n'était âgé que de dix-huit ans. On peut vraiment dire que l'épreuve le grandit. A partir d'alors, il s'opère en lui une transformation complète. Désormais il voit sa route clairement tracée devant lui ; c'est l'homme qui apparaît maintenant tel qu'il sera pendant toute sa vie.

On coinprend d'abord l'impression que produisit sur lui la nouvelle de l'odieux attentat commis sur la personne de son père. Ce fut un sentiment d'hor- reur et de répulsion pour cette patrie ingrate, qui laissait égorger sans pitié les meilleurs de ses citoyens, et portait en triomphe ses plus mortels ennemis. Du Jon jura de ne plus revoir cette terre où. tous les jours s'accomplissaient d'aussi grands forfaits. A dater de ce moment, il va se suffire à lui-même, pour ne pas être à charge à sa mère. Il lui écrit de ne pas se mettre en peine à son sujet, et pendant deux ans il poursuit avec ardeur ses études, gagnant sa vie à donner des leçons de latin, de grec et d'hébreu. Il logeait alors chez le pasteur Louis Enoch (1), dont la piété et le savoir stimulaientforte- ment son zèle pour l'étude des saintes lettres.

(1) Également à Issoudun, il s'élait retiré à Genève vers 1550. Promu au ministèie en 1557, il avait été en 1562 nommé recteur de l'Académie, Dans la suiLe, il accepta pour quelque temps la place de minisire de Renée de France (Voir Haag, Fr. prot., IV, 538).

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aussi il rencontra un jeune professeur, nommé Etienne Grossius, qui unissait également à une piété simple et sincère une puissance de travail surpre- nante. Les deux jeunes gens se lièrent d'une étroite amitié. Ils mirent en commun les ressources de leur bibliothèque. Gomme ils se servaient des mêmes livres, l'un travaillait une moitié de la nuit ; après quoi, l'autre lui succédait jusqu'au matin. Ils pre- naient plaisir, pour rappeler cette intimité, à se donnerentre euxles noms de Castor et Pollux. Ainsi s'écoula Tannée 1S64 et l'hiver 1564-1365. Avec de semblables dispositions, on se figure aisément la somme énorme de connaissances que dut acquérir notre jeune travailleur. ^

11 eut l'honneur, vers cette époque, d'être de- mandé comQie pasteur dans une des églises de Genève. Il refusa. Accepter de pareilles fonctions, c'était, il le savait bien, se lier pour la vie. Or le cli- mat du lieu était décidément contraire à sa santé; il avait résolu de chercher ailleurs un champ d'ac- tivité. G'est alors (avril 1565) qu'arriva des Pays- Bas un délégué chargé de demander pour l'Église wallonne d'Anvers un pasteur capable de prêcher l'Evangile en français. L'occasion était bonne. Sur les conseils de Jean Grespin (1), et après avoir pris

(1) uj'auteur de la célèbre //ii'/'oi^-e des inartijrs, natif d'Arras et réfugié à Genève, après avoir été condamné par coniumace au bannissement le 13 avril 1515. Son compatriote, le jurisconsulte François Baudouin, njn moins connu par sa science q'ie par ses nombreuses évolutions ecclésiastiques, avait subi le même sort. (Cf. Rod. Reuss, Pierre Brully, p. 57. Gh. Paillard, 7e Procès de P. Bidli/, p. 171 (pièce justilicativc), et du mèm3 auteur la no- tice ijiographique sur Grespin (B'iU. de l'his/. du prol. franc., année 1878).

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Tavis du Consistoire, du Jon quitta Genève pour la Flandre. Il avait pour compagnon de route Pérégrin de la Grange (1) qui allait avec Guy de Bray (2) établir à Valenciennes le centre de son activité pas- torale.

Les deux voyageurs saluèrent sur leur chemin la petite communauté de Metz, qui avait à sa tête Jean Garnier (3), Pierre de Cologne (4) et surtout Jean Taffin (5). Sur la demande de celui-ci ils annoncè- rent deux fois TEvangiledansle village de Malmcdy (Ardennes) ; leurs prédications furent secrètes : peu de temps après le petit groupe de protestants était obligé, pour fuir la persécution, de se réfugier dans le monastère de Saint-Lambert, ))rès de Neustadt, dans le Palatinat. Enfm, passant par Liège, les deux jeunes pasteurs arrivèrent 5 Anvers, en mai 156S. A ce moment, une flotte partait pour aller recevoir l'infante Dona Maria, fille du prince Edouard de Portugal et petite-fille du roi Jean II, promise en mariage au célèbre Alexandre Farnèse, fils unique de la gouvernante. C'était aussi l'époque oiile comte d'Egmont revenait d'Espagne après avoir rempli

(1) à Châte, près de Saiut-Marcellin en Dauphiné, vers 1540 ( Cf. Gh. Paillard, les Grands prêches calvinistes de Valen- ciennes, p. 6).

(2) à Mons vers 1523 (Cf. même ouvrage, p. 33).

(3) Avait succL-dé à P. BruUy comme pasteur de la paroisse française à Strasbourg, quand celui-ci fut appelé à Tournai en 1544° (Cf. R.Reuss, P. Brully, p. 51).

(4) à Gand et converti à Paris par Calvin (Cf. Haag, Frayice prot., V, p. 219, et une lettre de Calvin à Golonius, du 10 juin 1502. Calvini opéra, XIX, p. 43G).

(5) Expulsé cette année de Metz, comme étranger, il allait de- venir le collègue de du Jon à Anvers.

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l'ambassade dont il avait été chargé par Marguerite de Parme et le conseil d'Etat pour exposer à Phi- lippe II les souffrances du ['ays. Ces deux circons- tances allaient influer directement sur les destinées ultérieures de François du Jon.

Avant de le suivre plus avant, arrêtons-nous quel- ques instants, et essayons d'esquisser, en quelques traits rapides, la physionomie de Tancien étudiant de Lyon. Voyons ce que du Jon apportait à cotte ÉgUse qui Tavait appelé et qu'il allait servir jusqu'à ce que les circonstances l'en eussent totalement empêché. Il lui apportait d'abord Fardeur de sa jeu- nesse et la fraîcheur de toutes ses facultés. Du Jon n'avait alors que vingt ans : mais les divers événe ments de sa vie l'avaient mûri avant l'âge ; il appor- tait donc aussi ce sérieux, disons plus, cette austérité 1 rofonde qui l'avait sauvé jusqu'alors de toutes sortes de périls, et qui devait toujours être la force de sa vie. Il apportait encore une érudition et une science acquises on sait au prix de quelles difficultés : à cette science se joignait une foi d'autant plus sincère qu'elle était le fruit de sa propre expérience. On reconnaît facilement, à ces traits, le fils du géné- reux officier de Bourges, l'élève du savant péda- gogue , Barthélémy Aneau , le digne disciple des illustres maîtres de Genève, J. Calvin et Th. de Bèze.

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CHAPITRE II.

APERÇU DES ORIGINES DE LA REFORME AUX PAYS- BAS. EFFORTS DE CHARLES-QUINT ET DE PHI- LIPPE II POUR ÉTOUFFKR l'hÉrÉSIE. ETAT DES ESPRITS EN 1565.

Quelle était, au moment du Jon arrivait à An- vers, la situation du pays? Quelles conditions étaient faites au peuple, à la Réforme? Quel était l'état des esprits? C'est ce qu'il importe d'éta- blir exactement pour saisir toute la portée des évé- nements auxquels nous allons assister.

A la mort de Charles-Quint (1558), ses Etats avaient été partagés entre son frère Ferdinand et son fils Philippe II : au premier étaient revenus la dignité impériale et les domaines héréditaires de la maison d'Autriche en Allemagne. Le second avait obtenu les Pays-Bas, l'Espagne, le duché de Milan, le royaume des Deux-Siciles et les possessions des Espagnols dans le Nouveau Monde. Il avait épousé, en 1554, sa cousine Marie Tudor, fille de Henri VIII et de Catherine d'Aragon, et devenue reine d'An- gleterre à la mort de son frère Edouard VI (1553-

1558). Ce mariage avait été suivi d'une restauration sanglante du catholicisme en Angleterre.

Philippe 11 rci)renait bientôt avec la France les

33 guerres si longtemps soutenues par son père. Sa femme le secondait avec passion. C'est grâce à son assistance qu'il avait réuni une belle armée dans les Pays-Bas, et gagné la bataille de Saint-Quentin, rendue célèbre par l'héroïque défense de Coligny. Mais la prise de Calais par François de Guise, nommé lieutenant général du royaume, n'avait pas tardé à renverser toutes les espérances de Marie Tudor, et à hâter sa fin (1558). Malgré le succès du duc d'Egmont à Gravelines, Philippe II était entré en négociations avec Henri II ; l'arrivée au trône d'Elisabeth la protestante le privait désormais de toute alliance avec l'Angleterre. Epuisé du reste par de grandes dépenses, il désirait vivement la paix. Enfin, et ce fut une des causes principales du traité de Gateau-Cambrésis (3 avril 1559), les deux souverains étaient effrayés des progrès que le protestantisme faisait dans leurs Etats. Ils avaient hâte de mettre fin à la guerre et de concentrer tous leurs efforts sur la lutte contre cet ennemi commun qui leur semblait de plus en plus menaçant.

Depuis longtemps en offet, les Pays-Bas étaient travaillés par l'esprit nouveau. La situation géo- graphique de cette contrée que Guichardin appelle « port et marché de l'Europe (1), » en avait naturel- lement fait un des boulevards de la Réforme. se mêlaient, avec les honmies, les idées de toutes les nations. Ouvertes à toutes les industries comme

(1) Louis Guichardin, neveu du célèbre historien de l'Italie, auteur d'un ouvrage intitulé : Description des Pays-Bas (1567, irad. iranc. par Bellcforest, Paris, 1612, in-iol.j.

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à toutes les influences, les dix-sept provinces dont se composait le pays (1) avaient été bien vite atteintes et secouées par le souffle puissant de Luther. Tan- dis que d'un côté les commerçants étrangers intro- duisaient avec eux les nouveaux livres et les nou- velles doctrines, de l'autre les marchands indigènes, de retour dans leurs foyers, y rapportaient toujours quelque germe de ce qu'un contemporain appelle « la pestilente ivroye (2). » De longue [date en outre le pays était sans cesse traversé par les armées de Charles-Quint, dans lesquelles il y avait bon nombre de luthériens. Nous sommes d'ailleurs dans la pa- trie d'Erasme qui avait appris à la haute bourgeoi- sie de son temps à s'instruire et à philosopher. Ici enfin nous rencontrons, chez les provinces du Sud surtout, ces sociétés ambulantes dites « chambres de rhétorique », qui, dans des intermèdes popu- laires, signalaient les abus del'Égflse à la risée ou à l'indignation publique.

Le peuple des Pays-Bas, alors comme aujour- d'hui, était essentiellement actif et travailleur. On pouvait donc considérer comme inévitable qu'il n'y eût pas chez lui un mépris instinctif pour les cou- vents de toute espèce, et en particulier pour ces

(1) Dont sept bataves (Groningue, Frise ^ Over-Vssel, Gueldre^ Ufrechf, Hollande, Zèlande), et dix belges {Brabant, Flandre orientale, Flandre occidentale, Hainaut, Anvers^ Namiir, Liège, Artois, Limhourg et Ltixembourg.

(2) Henri d'Oultreman, écuyer, sieur de Rombies, prévôt de Va- lenciennes (ir)i(3-1605J : Hist. de la ville et comté de Falenciennes, publiée, illustrée, augmentée et légèrement altérée par son ûls le R. P. Pierre d'Oultreman, de la Compagnie de Jésus (liv. II, chap. {%.

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ordres mendiants qui pullulaient sur son territoire. Jl faut toutefois le reconnaître : au nombre de ces communautés il y en eut qui furent vraiment des foyers de lumière et de vie religieuses, et c'est dans leur sein qu'ici, comme partout ailleurs, nous pour- rions trouver quantité de ces réformateurs avant la Réforme, qui, comme les Gondulfiens de l'Artois (1), protestèrent bien avant Luther contre la déprava- tion générale du clergé et servirent énergiquement la cause de la réaction anti-romaine.

Au douzième siècle s'étaient fondées ci^s commu- nautés libres religieuses (béguins ou lollards, frères de la vie commune, etc.), qui avaient si grande- ment favorisé le développement d'un mysticisme vraiment chrétien, raisonnable et pratique. C'est de leurs rangs qu'étaient sortis, entre tant d'autres, Gérard Groot^ l'un des premiers qui s'adressa au peuple en langue vulgaire, et Jean Ruysbroch qui, pour s'être livré à un mysticisme trop contemplatif, n'en Iranchait pas moins par la pureté de sa vie sur le reste du clergé. Enfin, et ce n'est pas un mince honneur, deux ouvrages fameux y avaient vu le jour : h Livre de la Théologie allemande^ et r Imi- tation de Jé.ms-Christ. Nulle part le quinzième siècle n'avait mieux préparé le seizième; nulle part la Réforme ne semblait devoir trouver un terrain plus favorable à son développement.

Notre tâche n'est pas de raconter en détail les origines des mouvements luthérien et calviniste aux

(1) Cf. Gh. L. Frossard, l'Église sous la croix (Introduction, p. VI).

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Pays-Bas. Contentons-nous de donner, aussi pré- cisément que possible, quelques rapides indications.

Ce furent naturellement les disciples de Luther qui firent pénétrer les premiers dans les pays du Nord les idées de leur maître. Ce furent eux qui fé- condèrent et firent éclore ces germes de la réaction évangélique, déjà tentée dans ces contrées par les vaudois et les anabaptistes. Ici du reste, comme en France, être luthérien ne voulait pas dire suivre exactement la doctrine du réformateur germain, mais essentiellement être hérétique et séparé de l'Eghse romaine.

Les bûchers suivirent de près l'apparition de l'hé- résie. En 1523 on brûlait à Bruxelles trois augus- tins d'Anvers accusés d'avoir prêché les doctrines de Luther; une émeute provoquée par les inquisi- teurs dispersait les autres moines du couvent et le démolissait. Dans cette même ville d'Anvers, un jeune homme, marin sans doute, nommé Nicolas, annonçait un jour l'Evangile à toute une foule as- sem.blée près du fleuve. Bientôt il avait été saisi, mis dans un sac et noyé dans l'Escaut. A partir d'alors les exécutions ne cessent plus à Tournay, Malines, Arras, etc.

Il faut arriver jusqu'à l'année 1544 pour rencon- trer, dans les villes du Brabant et du Hainaut, le premier prédicateur régulier : c'est le célèbre Pierre Brully, aujourd'hui mieux connu, grâce aux savants travaux de MM. C. Paillard et R. Reuss (1). Ancien

(1) c. Paillard, le Procès de Pierre Brully, 1878. R. Reuss, Pierre Brully, 1879.

37 dominicain de Metz, il avait succédé à Calvin, en septembre 1541, comme ministre de l'Église fran- çaise de Strasbourg. Trois ans après, les réformés de Tournay avaient adressé une députa tion à Mar tin Bucer, pour le prier d'envoyer un pasteur qui f)iit à la fois organiser leur Eglise et y enseigner TEvangile. Brully avait été choisi. Arrivé à Tour- nay en septembre 1544, il s'était aussitôt mis à l'œuvre; ses prêches avaient lieu la nuit, dans la maison des personnes désireuses d'entendre la bonne nouvelle. Mais son apostolat ne s'était pas borné à cette seule ville. Valenciennes, Lille, Douai et Arras avaient aussi reçu ses visites. Puis, Tour- nay restant toujours son principal objectif, il y était revenu (fin octobre 1544). Ce retour devait lui être fatal. Bientôt il était dénoncé au magistrat et aux chanoines de la cathédrale. Après une tentative d'évasion qui faillit lui coûter la vie, Brully avait été saisi et jeté dans un des cachots delà ville. Ra- mené plusieurs fois devant ses juges, il avait ré- pondu sans broncher à toutes leurs accusations, et le 19 février de Tannée suivante il subissait coura- geusement le martyre sur le grand marché de la ville (1). Son supplice avait été presque immédiate- ment suivi des exécutions de Jacques de le Tombe, cousturier, natif de Roubaix, et de sa femme Marie de le Pierre, accusés d'avoir donné asile au ministre hérétique, et tenu dans leurs maisons plusieurs conventicules illicites. Les pièces du procès de

(1) J. Crespin , Histoire des martyrs ( Gen. , 1619), 1. III, p. 158-164).

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P. Brully nous indiquent qu'il avait eu comme pré- curseurs à Tournay « Daniel Itéro, Slaffm et M^ Antoine (1). ^)

C'est ici le cas de rappeler le beau vers de d'Au- bigné :

Les cendres des bruslez sont prétieuses graines... (2),

car le supplice du « prédicant d'Alemaigne », l'exemple de son courage et de sa résignation, ne firent qu'augmenter la fermeté des siens. Ici, comme dans l'histoire de toutes les persécutions re~ ligieuses, on vit la foi naître de la persécution même et le zèle des néophytes grandir avec la colère des bourreaux.il faut hre, dans le martyrologe de Grès - pin, les noms de toute cette série de témoins de l'Evangile, qui, dans les vingt années suivantes, périrent sur le bûcher (3).

En 1553, c'est un enfant de Mons, Guy de Bray, qui, après avoir été peintre sur verre comme son père, retrouve un jour la Bible, la lit, embrasse le calvinisme avec une ardeur des plus vives, et prêche le pur Evangile à Mons, Lille et Valenciennes. En 1555 nous le trouvons à Gand, d'où il publie, l'an- née suivante, son hvre de controverse : « Le bas ton

(1) Faut-il confondre Stafûn avec Taftia? Nous y sommes tout disposé pour notre part, en admettant toutefois que ce Taftin ne peut être identifié avec le ministre Jean Taffin, plus tard pasteur à Anvers et à Liège, et qui n'avait alors que seize ans. Quoiqu'il y eût un Taffin parmi les jurés chargés d'interroger Brully, cette famille, sans doute originaire de Tournay, pouvait déjà alors avoir de fortes tendances évangéliques. La question du reste est très difficile à résoudre (Cf. Paillard, le Procès de Brully, p. 22, 54, 86. Ch. Seep, Drie Evangeliedinaren (Jean Taffin).

(2) Tragiques, éd. Read, p. 14b. (:<) Hist. des martyrs, p. 194, 298.

so- dé la foy chrestieime. » M =iis son éducation théo- logique est incomplète; il le sent, se rend à Genève et à Lausanne pour s'y perfectionner dans l'étude du latin, du grec et de l'hébreu, puis revient se fixer à Tournay, d'oili il rayonne incessamment sur Lille, Valenciennes, Dieppe, Amiens, etc. En 1561 il compose à Tournay, avec Adrien de Saravia (1), sa fameuse « Confession de foy des fidelles qui con- versent es Pays-Bas », laquelle fut envoyée à Phi- lippe II avec une lettre les religionnaires récla- maient la hberté du culte, tout en protestant de leur fidélité politique (2). Il devait, nous l'avons vu, unir bientôt ses efforts à ceux de Pérégrin de la Grange, et subir avec lui le dernier suppHce, après avoir vaillamment défendu Valenciennes assiégée par les Espagnols (décembre 1566 à juin 1567).

Quels moyens Charles-Quint avait-il employés pour résister à cet immense débordement d'hérésie? Si, en Allemagne, la pression irrésistible du mou- vement évangéhque l'avait peu à peu amené à si- gner celle convention de Passau (1552) qui accor- dait la liberté de conscience aux protestants, il semble que c'est pour les provinces de son patri- moine, sur lesquelles il avait la toute-puissance, qu'il réserva ses rigueurs. Ici les édits ou placards contre l'hérésie se succèdent de 1521 à 1550 avec une rapidité toujours croissante : peine de mort par le fer, la fosse ou le feu contre ceux qui vendent,

(1) à Hesdin d'un père espagnol, marié à Saint*Ouen, suf- fragantde Nicolas des Gallars, ministre de l'Eglise française à Londres (Paillard, les Gr. Prêches, p. 34).

(•2) Cf. Gh. Frossard, l'Eglise sous la croix, p. 253.

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achètent, copient ou reçoivent des livres d'héré- tiques ; contre ceux qui tiennent des réunions pour disputer sur les saintes Écritures, ou qui prêchent et soutiennent les doctrines des auteurs réprouvés ; peines sévères et exclusion de toute charge pronon- cées contre les personnes infectées ou suspectes de mauvaises doctrines, etc.. Les tendances sont pour- suivies et punies presque autant que les faits ; la pro- cédure est à la fois très détaillée et très complète.

A côté des placards, c'est Tlnquisition qui est éta- bhe en 1522 pour protéger le pays contre l'invasion des fausses doctrines. Le personnel en est nombreux et il fonctionne sans interruption. Vis-à-vis d'elle la juridiction civile ne jouera plus qu'un rôle effacé et subalterne : « Ordre à tous les sujets de l'Empe- « reur, même aux bourgmestres, présidents et con- « seillers de justice, de témoigner devant les inqui- « siteurs quand ils seront requis, à peine d'être « tenus pour fauteurs d'hérétiques. » Voilà ce que porte une ordonnance de 1546.

Ces mesures de rigueur avaient amené une infi- nité de supplices. D'après certains auteurs, on peut porter à 50,000 le nombre des victimes immolées pendant le règne de Charles-Quint. Mais l'Empereur jouissait, aux Pays-Bas surtout, de ce prestige qu'attachaient à sa personne ses innombrables suc- cès, plus brillants que solides. Le grand souverain du reste était Flamand lui-même, et cette circon- stance, jointe à son tact de pohtique consommé, lui avait acquis dans ces Etats une merveilleuse popularité. Ne nous étonnons donc pas si, durant

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son règne, ses placards et ses instructions en ma- tière d'hérésie n'excitèrent dans les Provinces-Unies qu'une médiocre émotion.

Sous son fils, la scène change. Celui-ci," outre qu'il est étranger, semble réunir dans sa personne tous les traits sombres de la nature de son père. Philippe II, c'est l'égoïsme et la superstition; c'est le mauvais roi doublé du plus détestable chrétien. En vain Charles-Quint lui avait-il recommandé, en mourant, de respecter avec soin la Constitution des Pays-Bas : Philippe marchera droit devant lui, inexorable comme un appareil de logique, inflexible comme un système, et ce système sera celui du concile de Trente, auquel le roi d'Espagne se don- nera tout entier (1). Il quitte les Pays-Bas, en août 1559, et confie le gouvernement de ces pro- vinces à une fille naturelle de Charles-Quint, Mar- guerite, veuve du duc de Parme, Octave Farnèse. Il lui avait donné comme conseiller intime Antoine Perrenot, évêque d'Arras, puis archevêque de Ma- lines et abbé de Saint-Amand-les-Eaux, qui, après avoir été promu au cardinalat en 1561 , prit le nom de Granvelle, déjà porté par son père.

La lutte sérieuse va commencer entre le despo- tisme de Philippe II et les défenseurs acharnés des hbertés brabançonnes et bataves. Au nom de la re- ligion l'Espagne va engager la lutte contre les Pays-Bas, au nom de la religion aussi les Pays- Bas vont se défendre. L'indépendance religieuse

(1) E. Quinet, Marnix de Sainte- Aldegonde, p. 7.

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amènera forcément Tindépendance politique : toutes deux sortiront de cette lutte sanglante, après que, des extrémités opposées du monde moral, les es- prits se seront entrechoqués pendant de longues années.

Noua sommes loin, semble-t-il, de l'histoire de la Réforme, et pourtant ces détails sont nécessaires, car dans aucun pays l'histoire politique ne pé- nètre davantage celle des idées religieuses. De 1560 à 1565 l'orage se prépare. L'exaspération causée par la création de nouveaux évêchés va croissant tous les jours. Les placards de Charles-Quint sont rigoureusement exécutés! on y résistera. Les in- quisiteurs renversent, par leur procédure arbitraire et secrète, les droits les plus sacrés du pays ! on protestera. Le mouvement commencera par partir d'en bas, il est vrai : mais il gagnera bientôt les hautes classes et entraînera tout un peuple exas- péré par des attentats sans nombre, et secouant un joug odieux au cri de : Liberté et mort au despo- tisme.

François du Jon va se trouver directement mêlé à cette lutte. Il était donc nécessaire de rappeler ce qui précède. Ce résumé.; quelque bref qu'il soit, suffira à nous faire comprendre la suite des évé- nements auxquels nous allons assister.

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CHAPITRE III.

ACTIVITÉ DE DU JON A ANVERS. LES POURSUITES

CONTRE SA PERSONNE. LE COMPROMIS DES NOBLES.

l'assemblée DE SAINT-TROND. LES RAPPORTS

ÉTABLIS ENTRE LES CONFÉDÉRÉS ET LES DÉPUTÉS

DES ÉGLISES PROTESTANTES. LE BRIS DES IMAGES.

ATTITUDE DE DU JON VIS-A-VIS DE CES EXCES.

PROTESTATIONS. LUTTES A GAND ET A BRUGES.

DU JON DANS LE LIMBOURG. NOUVEAUX DAN- GERS. SA RETRAITE DANS LE PALATINAT.

Anvers était alors, sans contredit, la ville la plus importante du Brabant. surtout s'échangeaient non seulement les produits do tous les pays, mais encore les idées et les opinions qui y régnaient. Un courant intellectuel très vif s'était établi, et il por- tait sur deux points principaux : la liberté reli- gieuse et les privilèges du Brabant. L'audace du peuple n'y connaissait plus de bornes, surtout lorsque les matières intéressant la conscience étaient

en jeu.

Cependant, si la Réforme comptait dans cette ville beaucoup d'adhérents, nulle part ceux-ci n'é- taient plus divisés : calvinistes et martinistes (ou luthériens, du prénom de Luther) s'observaient d'un

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œil jaloux : on vit même une fois ces derniers s'unir aux catholiques contre leurs frères de l'autre con- fession (1). Qu'on ne s'en étonne pas : le seizième siècle ne connaissait pas la tolérance. La Réforme avait trouvé à Anvers comme auxiliaire puissant rimprimerie : c'est de qu'étaient sorties plusieurs traductions de la Bible, ainsi que beaucoup de traités de Luther. A mesure que le protestantisme s'était plus nettement dessiné, des ministres avaient d'abord été improvisés, puis appelés de Genève. A côté de l'Eglise flamande, dirigée alors par Hermann Modet, les réfugiés français avaient fondé une com- munautédesservied'abord parle ministre Jean Taffm . Il importe de dire que sur tous les points du pays de semblables associations s'étaient formées : ces asso- ciations avaient pris le nom d'Eglises wallonnes, et s'étaient organisées comme les Eglises réformées de France. Chaque ville avait son consistoire secret. Anvers était le centre d'où tout émanait. Pour cor- respondre entre elles, ces Éghses se désignaient les unes les autres par des noms symboliques, rappe- lant certains passages de la Bible, et connus des seuls affihés (2).

(1) Voir Brandt, Hist.abr. delà Réf.aicx P.-B. (trad. du holl.), t. I, p. 148 et suiv.

(2) Ainsi, l'Eglise de Tournay se nommait la Palme (Apoc, VII, 9); Lille et Hasselt, la Rose- Armentières et la Horije, le Bouton; Arras, la Pensée; Bruxelles, le Soleil (Matt., XXIV, 29) ou la Ruche; Anvers, la Vigne (Matt.. XX, 2), et aussi Ca- pharnailm (Matt., XI, 23); Gand, le Glaive; Valenciennes, l'Ai- gle; Aadenar de ^ la Fleur de Lis occidentale, ])ms la Giroflée; Diest, la Fleur de Lis septentrionale ; Douai, la Gerbe ; Bois-le- Duc, l'Arbre au bois; Hondschote et Steinwerk, la Pierre (Ma.it., VII, 2b} ; Werwick et Gommines, ta Pierre du Coin (Matt,, XXI,

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Quand du Jon ai riva à Anvers, le potestaniisme n'y comptait pas moins de 16,000 représentants connus de l'autorité communale. Le nouveau pas- teur ne semble pas au premier abord avoir été bien accueilli par ceux qui l'avaient appelé de Genève. Il était Français, et cela suffisait, nous dit-il, pour que plusieurs se défiassent de lui comme d'un es- pion. C'étaient donc de sérieuses difficultés qu'il avait à vaincre pour se faire agréer par ses coreli- gionnaires. Son attitude fut d'abord ferme et éner- gique. (( Eh quoi! s'écriait-il parfois, grâce aux « folies d'un roi et de quelques princes, Satan au- « rait eu assez de puissance sur l'esprit des hommes « pour semer parmi eux des haines implacables, et « maintenant que nous sommes assemblés pour « entendre prêcher l'Evangile du salut, le sang de « Christ, qui nous lave de tout péché, ne serait « pas assez efficace pour bannir toute récrimina- « tion et nous unir saintement dans un même « amour (1) ! »

On voit sur quel terrain du Jon se place en arri-

'i2); le Quesnoy, VOlive occidentale; Meiiin avec Mouscron, Tourcoing, Roubaix, Bondues, Wambrechies, Lincelles, l'Olive orientale; Orchies, l'Ortie; Malines, la Meule; Saint-Trond, l'O- livier (très transitoire); Louvain, la Violette (?) ; Termonde, l'A- louette; Tirlemont, le Bluet ; Saint- Amand et La Celle, Le- celles auj. fier past., Jean Gâteux, Picard, martyr, 1567), V An- cre^ etc..

Voir Encycl. des se. rel. (supplément), art. Refuge, par M. F. de Schickler. Le Protestantisme belge, par un Belge, p. 82. Les procès-verbaux des synodes wallons ne remontent malheu- reusement que jusqu'en 1503. i^'organisation dont nous parlons datait de plus haut Ce n'est souvent qu'approximativement que l'on parvient à la reconstituer.

a) Vita, p. M.

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vant, pour vaincre les préventions dont il était l'objet. Par sa patience et son ardent amour des âmes, il ne tarda pas à se faire respecter, apprécier et aimer de plus en plus. Bientôt les Eglises voisines réclament ses soins. Charles de Nielle et Stéphan Marmier, ministres à Tournay, l'accablent de be- sogne par leurs demandes et leurs réclamations. Du Jon devait cela à son caractère et surtout aussi à la situation de son Église, au sein de laquelle, nous l'avons dit, siégeait le consistoire central des Eglises wallonnes.

Ce n'était pourtant rien encore. L'indignation soulevée par les édits atroces lancés contre les hé- rétiques gagnait maintenant tous les esprits. Phi- lippe II avait fait publier dans les Pays-Bas les dé- crets du concile de Trente (1564), qui détruisaient l'indépendance de l'Eghsc universelle en la subor- donnant au pape. Pour les faire appliquer, l'inqui- sition apostolique ou papale fonctionnait à côté de l'inquisition épiscopale ou diocésaine. Celle-ci déri- vait de la seule autorité des évêques, qui ne l'exer- çaient jamais qu'en connaissant à fond la vie et la conduite de leurs ouailles. Celle-là au contraire pro- cédait du pape et était exercée par des délégués du Saint-Siège, auxquels des instructions très précises avaient été données le 11 mai 1565. Ils pouvaient à l'avenir « s'enquérir, procéder, corriger, punir... « poursuyvre les procès sans se servir de la forme « ordinaire de justice. » S'ils avaient à s'adjoindre un des conseillers du roi, celui-ci devait « estre K tenu de donner sentence selon leur désir, suivant

f

« les lettres apostolicques, lesquelles en avoyent esté (c données, sans attendre ou requérir le juge ordi- « naire du diocèse des lieux, et ainsi procéder par (c moyen contre les suspects d'hérésie ou contre ce ceux qui lisoyent les livres défendus, ou qui fai- « soyent des assemblées Ton dis pu toit et parloit « de TEscripture saincte (1). i>

Deux choses résultaient de ces ordonnances : c'était, d'une part, un regain de persécution contre les hérétiques, et, de l'autre, une sujétion de plus en plus absolue des pouvoirs civils et judiciaires au pouvoir inquisitorial. Circonvenus, enlacés et gar- rottés, partisans des franchises du pays et parti- sans de la liberté religieuse devaient protester éga- lement; et c'est ce qui arriva.

Il ne fallait qu'une occasion pour faire éclater les haines de toute cette société depuis longtemps mise en défiance. L'exaspération est générale. En sep- tembre, la fiancée d'Alexandre Farnèse arrive d'Es- pagne; la flotte envoyée pour la recevoir ramène avec elle de nouveaux inquisiteurs, porteurs d'ordres encore plus sévères édictés par Philippe II. Un peu plus tard, le 17 octobre 1565, par une dépèche fran- çaise restée fameuse et datée du Bois de Ségovie, le roi d'Espagne accentue de plus belle les anciens placards de Charles-Quint, en les restaurant dans toute leur férocité (2). Bientôt le mariage du fils

(1) E. Van Metpren, Histoire des Paijs-Bas depuis 1315 à 1612 (La Haye, 1618).

(2) Voir le résumé de cette dépèche très intéressante pour comprendre le caractère de Philippe II dans Ch. Paillard, Huit mois de la vie d'un peuple, p. 9 et suiv.

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unique de Marguerite de Parme et de Tinfante dona Maria attire à Bruxelles un grand nombre de gen- tilshommes flamands. On en profite pour échanger SOS impressions et ses craintes. Plusieurs jiobles, rattachés à la Réforme, délibèrent sur ce qu'il y a à faire dans l'intérêt de la religion et du salut pu- blic. C'était le jour même des noces (commencement de novembre) (1). La réunion avait pris ses m^e- sures à Tavance, et du Jon avait été appelé d'An- vers pour implorer les bénédictions de Dieu sur les graves décisions qui allaient être arrêtées. Il nous dit en effet qu'il fut mandé ce jour-là d'Anvers à Bruxelles par une vingtaine de gentilshommes réunis en conciliabule. C'était à l'hôtel de Culem- bourg, appartenant à Florent van Palland. Après avoir prêché et prononcé quelques prières, du Jon assista aux délibérations de la petite assemblée, mais sans y prendre part. C'est cette poignée d'hommes qui décida pour la première fois de s'or- ganiser afin de secouer le joug des inquisiteurs. Le compromis des nobles, signé peu de temps après à Bréda, a sa véritable origine dans la petite réu- nion de l'hôtel de Culembourg, sur laquelle a été invoquée l'assistance du Très-Haut. C'est donc bien au nom de la rehgion que les armes vont être prises.

Notons en passant que le récit de du Jon est confirmé par M. Grœn van Prinsterer (Archives de

(1) Et non pas d'octobre, comme le dit du Jon, dans son auto- biographie (p. 2'i\

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la maison d'Orange-Nassau), dont rautorité, en ce qui concerne Thisloire do ce ten:)ps, est considé- rable (1). Cet auteur, en effet, parle d'une pièce datée du 2 novembre el portant le titre suivant : « Confédération des environ vingt gentilshommes^ entre « lesquels quasi fut M. de Tholouse, contre le concile « de Trente^ r Inquisition et les rigoureux édicts du Roy, c{ faicte après l'invocation de Dieu^ en la maison du « seigneur comte de Culembourg à Bruxelles. »

Ce M. de Tholouse n'est autre que Jean de Mar- nix (seigneur de Tholouse), frère puîné du célèbre Philippe de Marnix, seigneur de Mont-Sainte-Alde- gonde. En même temps que lui, Louis de Nassau, frère du prince d'Orange, avait du, selon toute apparence, assister au conciliabule. Peut-être même est-ce lui qui avait fait venir du Jon à Bruxelles. Vers cette époque, en efîet, avait paru un écrit im- portant c{ue Ton pourrait considérer comme le pré- lude du compromis. Le prédicant calviniste Tavait publié sous son nom : mais nous savons pertinem- ment que Louis de Nassau était venu à Anvers pour en conférer avec Fauteur et les membres de l'Eglise (2). Cet écrit était intitulé : « Brie f discours (( envoyé au roy Philippes, nostre sire et souverain sei- « gneur^ pour le bien et prou f fit de Sa Majesté^ et « singulièrement dans ses Pays-Bas^ auquel est monstre « le moien qiéil faudrait tenir pour obvier cmx troubles

(1) Nous nous en rapportons, pour cette source que nous n'a- vons pu consulter, à la note de M. Paillard, Huit mois de la vie rïuii peuple, p. 37.

(2) Junil Vita, p. 25.

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« et esmotions^ et extirper les sectes et hérésies pulhi^ « Imites en sesdicts pays (1). »

On décide donc de protester contre « la tyrannie violente et barbare de l'Inquisition. «Une association sera formée : les princes protestants étrangers seront appelés à y prendre part : il faudra auparavant y faire entrer le plus grand nombre possible d'habi- tants des Pays-Bas. Dans ce but, deux personnes travailleront dans chaque province à cimenter la ligue et à lui gagner des adhérents. Cette réunion, paraît-il, avait été assez remarquée pour que deux ans après, quand, sous le régime de sang du duc d'Albe, la réaction sembla prendre le dessus, ordre fût donné de raser Thôlel de Gulembourg, de déca- piter les deux gentilshommes qui l'habitaient, et de semer du sel sur l'emplacement des murailles.

Trois jours après du Jon était de retour à Anvers. Ce voyage l'avait éclairé sur l'état des affaires poli- tiques et rehgieuses du pays. Il avait aussi con- tribué à le mettre en honneur. A partir de ce mo- ment, tous les yeux semblent tournés vers lui. Chaque jour ce sont de nombreuses lettres qui lui arrivent de toutes les Eglises. Partout, en effet, on sentait le besoin de s'organiser, de s'unir pour la résistance, et du Jon, par sa position et son récent séjour à Bruxelles, semblait bien désigné pour donner le mot d'ordre. On s'imagine aisément le

(1) Bfandt, Hist. de la R. avx P. B. Ce libelle, probablement {)erdu, est mentionné dans la liste que du Jon nous a laissée de ses ouvrages à la fin de son autobiographie : 1565. Orationem scripsl gallice ad Regem Hispanioruvi pro defensione Belgii.

m

travail qu'exigeait de lui ua pareil état de choses. Il n'avait pour l'aider dans ses nombreux écrits que Jean de Blois, seigneur de Treslong, son ami in- time, et le seul en qui il eût confiance (1).

On peut dire, sans exagération, que du Jon ré- sume dans sa personne tous les sentiments qui travaillaient alors sourdement les dix-sept provin- ces. Il monte courageusement sur la brèche et donne l'exemple d'une résistance à la fois éner- gique et respectueuse.

L'indignation soulevée par les dépêches d'Espa- gne s'était traduite par une pluie de pasquilles et de libelles colportés de maison en maison, semés dans le;:; rues, affichés nuitamment à la porte des hôtels des grands seigneurs. Du Jon, lui aussi, lance quelques mémoires politiques, dans lesquels il s'ef- force de défendre, au nom de l'histoire, la cause delà libertécivileet religieuse(2).Ilfaitplus : ilprend soin d'en introduire plusieurs au sein du Conseil d'Etat réuni à Brux'^lles; il n'a en cela qu'un but : attirer sérieusement l'attention des conseillers sur ce qui pourrait assurer la paix publique, sans nécessiter l'inspection des âmes et l'examen minutieux des consciences. Tout le monde approuvait ces remon-

(1) MuUdS ad Eccleslam literse atque eiiamad m" adferehanhvt in dies singulos, et prxter responsaprodibant ad me perscriptiojies mullx, protit ex usu esse videbatur, qaarum perscriptionum ego solus plerumque conscius {nam erant manu mea) et alter mecum Aiitverpianus civls, nomine Joannes de Lalbois, qui Trelonus ab origine diceba/ur vulgo cujvs viri optimi,jidem in quam plurimis et gravissimis rébus expertus sum [Junii Vita, p. 24).

("2) Aliquot nionita poliilca, rationibus huinanis et exempUs ah historia sumpfis conjirmaia (Vita, ibidem).

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trances. Le comte d'Egmont lui-même en fit un grand éloge, jusqu'au moment il a[)prit qu'elles avaient pour auteur un ministre français ; il ne vou- lut dès lors plus voir en lui qu'un ennemi naturel du pays. On pourrait se servir de ce détail j)Our confirmer le jugement porté par E. Quinet sur lui et sur son compagnon d'infortune, le comte de Hornes : « La vérité, dit-il, est que Taffranchisse- « ment politique dépassait de beaucoup la pensée « des deux, s'il devait entraîner après lui la chute « du catholicisme. De telles idées n'avaient jamais « approché ni de l'un ni de l'autre (1). »

Orange , Egmont et Hornes avaient toutefois protesté, mais inutilement, au sein du conseil. Le vieux président, Viglius de Zuichem, avait déclaré « qu'il y avait lieu de faire des représentations au « roi, et qu'il était prêt à assumer la responsabihté « de la temporisation qu'il préconisait. » Son avis ne prévalut pas, « Nous n'avons plus le choix, dit « alors le prince d'Orange, qu'entre l'obéissance et a la rébellion ouverte. Pour moi, je m'en lave les « mains. » Puis, voyant qu'on se mettait immédia- tement à préparer la publication des décrets du concile de Trente et celle des placards fondamentaux, il s'était penché vers son voisin et lui avait murmuré à l'oreille ces paroles prophétiques : « Nous allons « voir le commencement d'une belle tragédie. »

Il ne se trompait pas. En réponse aux lettres-cir- culaires expédiées par la duchesse aux gouverneurs

(1) E. Quinet, Marnix de Saint e-Aldeg onde, p. H).

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et aux conseils provinciaux, on vit paraître, à An- vers, le 23 décembre, une pétition à laquelle du Jon nous semble avoir mis la main. Elle contenait : « une complainte et exhortation au nom des bour- « geois au magistrat contre l'Inquisition qu'on y « entendait de brief publier, en quoy gisoit leur « ruine, alléguant que, en ce faisant, on leur faisoit « force et contravenoit aux privilèges , ensamble « aux promesses du roy faictes à la ville, tant au « pays que en Espagne, requérant que le magis- « trat les défendisse et aurait à citer le roy, (( suivant les privilèges du pais, en la chambre impé- « riale de l'empire et y faire casser telz violen- ce ces... (1). )>

Ce document fut envoyé par le magistrat d'An- vers à la gouvernante. Elle se contenta d'y répondre d'une manière évasive et d'affirmer que, pas plus que le roi, elle n'avait le dessein d'introduire l'In- quisition à Anvers. Ce pamphlet avait cependant un caractère politique qui l'effrayait dans une cer- taine mesure; c'est pour cela qu'elle manda en toute hâte le margrave d'Anvers, et lui enjoignit de pro- mettre 1,500 florins à quiconque en dénoncerait l'auteur.

Cette mesure ne put empêcher (le 22 janvier 1566) la présentation au conseil provincial de la première requête écrite des quatre chefs-villes de la province de Brabant (Bruxelles, Anvers, Louvain, Bois-le-Duc). Les revendications ne sont plus faites

(1) Voir C. Paillard, Huit mois de la vie d'un peuple, p. 16. Van Metpren, Hist. des Pays-Bas.

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maintenant seulement au nom du droit, mais au nom des fails. « Vous dites que le roi ne veut in- « troduire aucune nouveauté. Eh bien ! nous, Bra- (( bançons, de par les édits de l'empereur, nous ne i( connaissons plus l'Inquisition depuis l'année 1550, « donc elle ne peut nous être infligée. »

Plusieurs écrivains du temps ont prétendu, avec raison, pensons-noUs, que du Jon et Jean de Blois, seigneur de Treslong, avaient collaboré à cette re- quête. Outre que cette assertion est vraisemblable, les quelques détails qlle nous donne du Jon, dans son autobiographie, sont de nature à la confirmer. H nous dit, en effet, que le magistrat d'Anvers fit promettre une récompense de plusietirs centaines de florins à celui qlii livrerait l'auteur de la requête. Un jour même, inconnu de la foule, il se trouva présent 5 Une publication de ce genre. Bientôt il n'y avait plus de doute, l'auteur d(3 la protestation n'était autre que le ministre de l'Eglise française. Il ne s'agissait que d'avoir son sigi;alement pour l'ar- rêter. Un peintre de Bruxelles se laisse séduire : il arrive à Anvers en espion, simule un grand zèle pour le protestantisme, se mêle aux réunions, et y entend plusieurs fois du Jon dont il étudie soi- gneusement les traits. Peu de temps après, il en- voyait le portrait du prédicant à Marguerite de Parme, avec tous les renseignements qu'il avait pu prendre sur sa personne, son habitation, etc. La gouvernante faisait parvenir ensuite ce portrait au ' margrave d'Anvers avec ordre de mettre la main sur du Jon. Toutes ces démarches furent vaines.

L'officier chargé d'exécuter cet ordre, tenta de mettre de son coié une ancienne servante de sa maison, qui se trouvait alors au service de l'hôte de du Jon : mais cette fille demeura insensible à ses flatteries et à ses menaces. Ayant ensuite reçu l'au- torisation de visiter la demeure de du Jon, il y descendit trop tard : depuis une demi-heure, le pasteur incriminé était parti pour Bréda,où l'Eglise l'avait appelé. L'hôte, averti à temps, avait mis en sûreté les eff'ets de son locataire ; il ne restait chez lui aucun indice qui pût le faire soupçonner d'héré- sie ; on l'épargna momentanément (1).

Les événements, cependant, se précipitaient. Protestatioiis et remontrances se succédaient au- près de la gouvernante, sans que celle-ci, toujours indécise entre l'obéissance qu'elle doit au roi et son ferme désir de maintenir l'ordre dans ses provinces, pût se décider à prendre un parti définitif. Partout le conseil supérieur de la confédération des nobles se met en rapport avec les Eghses protestantes : les ministres sont chargés par lui de répandre les li- belles dirigés contre l'Inquisition et les placards (2).

Les gouverneurs des provinces eux-mêmes s'ef- forcent de faire sentir à la duchesse combien est périlleuse la stricte exécution des édits royaux. « Sy sa majesté, écrit le marquis de Berghes, gou- « verneur du Hainaul, le 9 janvier 1566, suivant

(1) Junii Vita, p. 25.

(2) « La charge de semer les billets se donnera aux ministres d'Anvers, lesquels M. de Sainte-Aldegonde (Phil. de Marnix) avertira de la résolution. » (Grœn van Prinsterer, Ârch., II, 60 et 01, cité par Paillard).

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son dessaing, fait exécuter ce qu'elle commande, je dis la rigeurdes placcars, il s'ensuivra néces- sairement de deulx choses Tune : ou que les in- fectez de ceste peste, avec ceulx que sont expa- triez, confortés de nos voisins, desquels ne se fault fier, quelque bone chose qu'ils nous mons- trent, exciteront grans troubles et séditions en ces pays, ou pour le moins et mieulx aller, se ex- patrieront de ces estats un^^ million d'hommes, avec la plus grand part de la négotiation, quy causera une tèle diminution de force en ces pays qu'aisément noz voisins viendront au dessus de leurs anciènes et uniques prétentions (1). » La gouvernante fait bien part au roi de toutes ces plaintes. Celui-ci, dominé par cette idée fixe de sauver, à tout prix, l'unité et l'intégrité de la foi ca- tholique, s'étonne et envoie cette candide réponse : « J'ai appris, avec peine, que le contenu de ma a lettre, datée de Ségovie , a été mal interprété rt aux Pays-Bas; mes intentions, cependant, ne « tendent qu'au service de Dieu et au bien de ces « Etats, comme l'amour que je leur porte m'y ic oblige (2). »

Devant cette attitude du souverain, les esprits n'avaient plus à reculer. Ce que n'ont pu faire les requêtes de Brabant et de Flandre, faute d'une or- ganisation énergique et puissante, le pays va le de-

(1) Lettre citée par Ch. Paillard, Huit années de la vie d'un peuple, p. 26, 27.

(2) Lettre de PhiL II à sa sœur: datée du 21 mars 1566 (Ga- çhard, Correspondance franc., 1, 395).

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mander maintenant à cette fameuse ligue des no- bles, dont le compromis, signé à Bréda sans doute, avait été rédigé par Marnix de Sainte-Aldegonde, justement appelé « le théologien laïque de la Ré- « forme dans les Pays-Bas. »

Nous n'avons pas à analyser ce célèbre docu- ment (1). Sa seule lecture suffit à prouver qu'il a pour auteurs des hommes vraimentpieux et croyants, qui voient dans l'Inquisition la plus mortelle en- nemie delà vraie religion. Beaucoup d'entre eux se rattachent déjà ouvertement à la Réforme, et c'est vraiment au nom de la liberté de conscience qu'ils réclament.

Le 5 avril 1566, les nobles confédérés, réunis à Bruxelles, au nombre de quatre cents environ, et dans ce même hôtel de Gulembourg du Jon avait prêché, présentaient respectueusement leur fameuse requête à Marguerite de Parme. Ils y demandaient surtout l'abolition de l'Inquisition et la modération des placards remis en vigueur par Phihppe II. La duchesse répondit à ceux qu'on appellera désormais « les Gueux des Pays-Bas, » que, pour l'Inquisition, elle ne pouvait rien faire sans avoir l'avis exprès du roi : il fallait donc attendre la réponse de celui- ci. Pour le moment, sependant, l'Inquisition pa- pale était modérée et presque suspendue elle existait. Quant aux placards, si on les adoucit , ce fut pour la forme seulement : la religion nouvelle

(1) Voir, pour cela, Gh. Paillard, Huit mois de la vie d'un peu- ple, p. 41 et suiv. E. Quinct, Marnix de Sainte-Aldegonde , p. 23.

n'était pas tolérée plus que par le passé; mais ses sectateurs encouraient des peines différentes. La hart était substituée au bûcher ; le fagot faisait place à la corde : ainsi se résumait le chapitre des châtiments nouveaux infligés à tous les hérétiques notoirement séparés de l'Eglise catholique.

Ces lois de prétendue « modération » n'étaient qu'un mensonge et qu'un leurre. Le peuple le com- prit, lorsque, par une de ces clairvoyances formi- dables que l'on rencontre souvent chez lui, il joua sur le mot flamand « moderacie, w et appela le nou- veau placard, placard de mort {morderacy, assas- sinat, tuerie).

L'indignation rie fît que grandit* dans tout le pays. Les réformés se sentaient de plus en plus poursuivis et traqués. « Geste modération, dit Grespin , no- (( nobstant la signification du nom , n'estoit en « effect qu'un refraischissement ou plustôt renforce- « ment des vieux placars. Il y avait la mesme cou- rt fiscation de corps et de biens (1). » Et le sinistre Philippe II écrivait à sa sœur, du fond de son palais de l'Escurial, ces mots qui le peignent : « Dieu « sçait que je n'évite rien plus volontiers que l'effu- « sion du sang humain, et tant moings de mes sub- i( jects de delà, et tiendrois bien pour un des plus « heureux points de mon règne qu'il n'en fust jamais « questioti (2). >}

Si ces lois visaient à l'exécution de tous les « pré- « dicans, endoctrineurs, ministres, diacres, admo-

(1) Histoire des martyrs, IX, f. 724 verso.

(2) Lettre du 0 mai 15G6.

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« nesteurs et telz autres, » de Belgique, elles attei- gnaient surtout François du Jon qui était étranger au pays. La duchesse savait qu'il tenait toujours à Anvers des réunions secrètes; empêchée une première fois de s'emparer de sa personne, elle ima- gina un nouveau moyen d'arriver à ce but.

Pour soutenir son autorité, elle s'était assurée du concours de plusieurs seigneurs, entre autres celui dii sire de Rassinghien (Maximilien Vilain), gouver- neur des châtellenies de Lille, Douai et Orchies ; il avait jadis été attaché à la personne du comte d'Egmont. Sur l'instigation de la régente, il s'en- tend avec uîi gentilhomme du nom de Catibeke, et déclare que, vu son désir de prendre connaissance du nouveau culte, il a l'intention de provoquer chez lui un colloque entre un prêtre et un ministre ré- formé : c'était un moyen d'aitirer ce dernier dans une embûche. Rassinghien s'adresse à TEglise d'An- vers, et du Jon est désigné par tous pour aller sou- tenir à Lille le débat contradictoire. Il se rend malgré lui à cette invitation. A peine arrivé, l'au- bergiste chez lequel il était descendu venait, pen- dant son repas, l'avertir que six soldats se diri- geaient vers la maison, avec des intentions évidemment hostiles. Du Jon n'eut que le temps de fuir et d'échapper une fois de plus à ce nouveau danger (1).

C'était aux environs ae la Pentecôte, c'est-à-dire vers la fin du mois de mai. Dans le Brabant, les

(1) Junii Fita, p. 25 et 26.

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Eglisesétaient encore clandestines. La Flandre n'a- vait pas attendu si longtemps; bon nombre de ré- formés s'y réunissaient au grand jour. Ils n'avaient fait que céder en cela aux impatiences qui se tra- hissaient de toutes parts. Le temps de la modération était passé; il avait fallu suivre le courant général, et obéir au frémissement qui ébranlait les esprits. Les ministres et les consistoires avaient bien vite compris ces deux nécessités de leur situation. « D'une part, ils ne pouvaient refuser plus « longtemps à leurs ouailles les enseignements, « dont elles étaient comme altérées. D'un autre « côté, ils sentirent qu'ils allaient être débordés, « s'ils ne cédaient point (1). » C'est dans ces cir- constances, qu'après mûre délibération, les grands prêches pubHcs avaient été décidés au sein des di- verses Eghses. A Anvers, plusieurs réunions s'é- taient tenues dans ce sens. Marnix de Sainte-Alde- gonde avait assisté à deux d'entre elles. On avait résolu de se réunir ouvertement en dehors de la ville, et d'inviter toutes les autres Eglises qui le pourraient à faire de même. C'est à ce moment aussi que du Jon envoya aux frères de Genève, pour la faire approuver, « la confession de foi des Eglises belges, w Elle avait été arrêtée par le pre- mier synode des Eglises protestantes tenu à Anvers au commencement du mois de mai, et n'était autre que celle de 15B1, revue, approuvée et éditée de nouveau dans les deux langues.

(1) Gh. Paillard, Huit mois de la vie d'un peuple, p. 136.

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Il importe de bien établir que les premiers prêches publics eurent un caractère purement religieux et nullement politique. Les réformés ne réclamaient qu'une chose : la liberté de leur culte et de leur conscience. Sous cette réserve, ils se soumettaient entièrement à leur souverain, obéissant « aux Rois, « princes et magistrats, comme ordonnez lieute- « nans de Dieu, auquel tous doivent honneur et « obéissance, sans en excepter un seul, prians « Dieu pour leur salut, prospérité et grandeur, es- « timans que leur féhcité ne peut autrement consis- « ter (1). »

Ces prêches publics furent fortement désapprou- vés par le prince d'Orange et par un grand nombre des seigneurs confédérés. Il était évident, en effet, que leurs adversaires ne manqueraient pas de les rendre sohdaires de ces manifestations exclusive- ment religieuses. D'autre part, ils prévoyaient que, dans un avenir prochain, ils seraient impuissants à tenir l'engagement qu'ils avaient pris auprès de la régente, de maintenir Tordre et de rétablir la tran- quillité publique. Mais Tétat des esprits ne permet- tait plus de temporiser. Le peuple se soulevait maintenant comme les flots de la mer, prêt, sem- blait-il, à briser les obstacles et à rompre les digues qu'en tenterait de lui opposer.

A Tournai, Ambroise Wille prêche pour la pre- mière fois, le 28 juin au soir, au pont d'Ernouville; peu de temps après, ses collègues, Charles de Nielle

(1) Crespi", Histoire des martyrs, IX, f. 726 verso.

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et Marmier, commençaient leurs prédications dans les environs de la même cité, au lieu dit les Folais, et, le 30 juin, Pérégrin de la Grange, passant par Tournai pourgagner Valenciennes, se faisait enten- dre au Pont-à-Rieu. Il allait bientôt commencer (le 7 juillet) en dehors de cette dernière ville, ses fameux grands prêches, aidé pendant tout le mois de juillet par un moine défroqué d'Arras, Jehan Le- seur, et secondé jusqu'à la prise de Valenciennes par l'héroïque Guy de Bray (1).

A Anvers, les assemblées commencées vers le milieu de juin, après avoir été intermittentes, de- vinrent bientôt régulières et périodiques. Elles avaient heu à trois endroits suburbains : le Kiel, Berchem, et la clairière de Borgerhout. « Deux « presches, dit Pontus-Payen (2), se faisoient du « commenchement cliascun jour es faulxbourgs « d'Anvers, l'une en flameng pour les martinistes, « et l'aultre en franchois pour les calvinistes. Sça- « vez-vousqui estoient les prédicans? l'ung estoit « tainclurier et l'aultre couvreur de cuir. Ces pres- « ches creurent en peu de temps jusques au nom- ce bres de sept (par jour), confluoit une infinité « de peuple et villages voisins, la pluspart armez « de harquebuzes, fourches, hallebardes et demi- ce picques, es quelles assemblées présidoit comme

(1) Voir Ch. Paillard, Zei' Grands prêches calvinistes de Valen- ciennes (7 juillet-15 août 1566).

("2) Pontus-Payen, avocat d'Arras, Mémoires publiés en 1861 par la Société d'hist. de Belgique, et édités et commentés par M. Al. Henné.

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« capitaine et protecteur ung meschant peiidart « nommé maistre Herman. »

Ce « meschant pendart » n'est autre, sans doute, que le ministre Herman Modet ou Stryker. Il avait, en effet, d'abord évangélisé TÉglise d'Anvers ; puis, obligé de fuir, il était allé exercer son ministère à Oudenarde, d'oii il rayonnait sur toute la Flandre orientale. A côté de lui, il convient de citer l'ancien moine Pierre Dathen, qui réunissait à Poperinghe, dans la Flandre occidentale, jusqu'à lo,000 audi- teurs à la fois. S'il fut, au dire de Brandt, pendant toute sa vie un ministre intrigant et brouillon, il était du moins doué d'une rare éloquence, et il eut l'insigne honneur de donner une traduction fla- mande des Psaumes de Marot, laquelle, malgré ses imperfections, resta pendant deux siècles le chant officiel en Hollande (1).

Ces prêches publics eurent comme premier effet de montrer combien étaient nombreux les partisans de la religion nouvelle. Il y eut alors comme une révélation soudaine qui jetait la gouvernante dans une douloureuse perplexité, tandis qu'elle permet- tait aux réformés de prendre conscience de leur force.

Contre un tel état de choses Marguerite lutte à coups d'édits, mais elle les sait elle-même et elle les proclame d'avance impuissants. Le 27 juin, elle fait pubher un placard contre les étrangers : tous de- vront être expulsés, sauf ceux qui pourront légitime-

(l) Brandt, Histoire abrégée de la Rèformation des Pays-Bas ^ t. i, p. 129 et suiv.

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ment établir qu'ils n'ont d'autre occupation dans le pays que celle de leur négoce. Les Eglises wallonnes, et en particulier celle d'Anvers, étaient directement atteintes par cette ordonnance. Du Jon n'avait plus de sécurité à trouver en aucun endroit. Il reste néanmoins à son poste, quoique plus exposé que ses collègues aux rigueurs de la persécution.

Le 3 juillet, nouvel édit prononçant la peine de mort contre ceux qui prêteront leurs maisons ou jardins pour y tenir des assemblées illicites, ou contre ceux qui recèleront ou favoriseront des « dogmatiseurs, prescheurs et séducteurs », quali- fiés de « pervers, ennemys communs, séditieux, « perturbateurs du repos publicq. » C'était véri- tablement l'inauguration de ces massacres en masse, froidement exécutés plus tard par le féroce duc d'Albe.

Pour ce qui concerne Anvers, la régente était toujours persuadée que du Jon y menait tout à sa guise, que les autres Eglises recevaient de lui le mot d'ordre, et qu'en somme le véritable auteur des troubles, c'était lui. Le magistrat de la ville se trou- vait maintenant presque impuissant à rétablir le calme, et il demandait, comme remède, que la gou- vernante vînt résider à Anvers jusqu'à ce que l'ordre y fût revenu. Marguerite ne se sentit pas assez forte pour répondre favorablement à cet appel. Elle se contenta de remercier le magistrat de ses bons oftîces et de lui recommander la stricte exé- cution des placards, surtout en ce qui touchait les étrangers.

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A une proclamation qui interdisait aux habitants d'assister aux prêches, tant à l'intérieur qu'à l'exté- rieur de la ville, les luthériens, les calvinistes et les anabaptistes répondirent le 3 juillet par une péti- tion adressée au conseil d'Anvers, et dans laquelle ils réclamaient, comme une chose de première néces- sité, le libre exercice de leur religion. Pour y par- venir, ils suppliaient le magistrat de leur désigner quelques « emplacements mtra muros. et disposés K de telle façon qu'ils pussent y ériger des temples. w Cette pièce (1) montre combien les prétentions des religionnaires croissaient à mesure qu'ils se voyaient plus nombreux et plus forts. Les magistrats n'y répondirent qu'en prenant des décisions plus éner- giques, et en ordonnant aux commissaires de la ville d'expulser les soldats et les Français que les perquisitions auraient fait découvrir.

A partir de ce moment du Jon dut chercher, dans les villes voisines d'Anvers, un refuge contre les pour- suites dont il était de plus en plus l'objet. Quoi- (|ue obligé de fuir sans cesse d'un endroit dans un autre, tantôt à Bruges, tantôt à Gand, tantôt de nouveau à Anvers, il restait l'âme des décisions prises au sein des Eglises wallonnes, et tandis que ses ennemis lui tendaient mille pièges pour l'attra- per et le faire périr, les calvinistes le faisaient en- trer dans le secret de toutes leurs affaires. Il mon- trait en toutes choses tant de zèle et de prudence,

(1) Rapportée par Paillard (d'après les Mémoire.-; de Wesen- beke), Huit mois de la vie d'un peuple^Tp. 150.

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(j(3

«■ que l'on ne peut dire s'il était plus considéré des « réformés, que haï des catholiques romains (1). »

A Anvers, cependant, Tagitation croissait de jour en jour. La présence simultanée dans cette ville du comte de MéiJ:en, dévoué à Meriïuerite de Parme, et de Brédérode, le grand chef des Gueux, ajoutait encore à l'émotion générale Le magistrat n'était plus qu'un jouet entre les mains du peuple, et il cherchait maintenant à gagner du temps en semant des germes de discorde entre les différentes confes- sions représentées à Anvers. Il avait, quelque temps auparavant, écarté de l'Église du Kiel deux ministres luthériens, Henry Mathys et François Alaerts : il les rappela, les autorisa à reprendre leurs fonctions, en leur recommandant de se conduire prudemment. C'était une sorte de tolérance accordée à ceux de la « confession augustane. »Les réformés s'emparèrent du fait pour appuyer de nouvelles réclamations conçues en des termes de plus en plus pressants. On ne leur répondit qu'en les engageant à déposer les armes qu'ils portaient en allant aux prêches. C'était trop leur demander pour le moment.

Marguerite de Parme essaya enfin de sauver la situation en chargeant Guillaume d'Orange d'aller calmer les esprits à Anvers. Sa venue y fut acclamée en différents sens. Les uns voyaient en lui le « vray libérateur, » celui qui apportait la confession d'Augs- bourg. D'autres ne craignaient pas de le considérer

(1) S. Brandt, Ii^st^ ahr. de la réformât, aux Pays-Bas, p. 4 3-2.

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comme un des leurs en faisant retentir à ses oreilles le cri de : « Vivent les Gueux ».

Les obstacles étaient trop grands, et, de plus, Guillaume d'Orange était déjà trop attaché à la cause des libertés du pays pour qu'il pût remplir sa mission selon les vues de celle qui la lui avait confiée. Il se contenta, pour le moment, de faire mettre bas les armes à une Eglise qui suivait les mêmes doctrines que TEglise de France avec la- quelle elle demeurait en rapport, et qui, pour ce fait, suscitait en politique des craintes fon- dées.

Il était temps pour les confédérés de prendre une décision énergique. Il fallait aussi que les partisans de la liberté religieuse s'entendissent définitivement sur l'union de leur cause avec celle des auteurs du compromis. C'est ce que les uns et les autres s'ef- forcèrent de faire dans une assemblée générale tenue à Saint-Trond, le lo juillet 1566, dans la principauté de Liège.

Dès le début, nous l'avons vu, les Eglises protes- tantes s'étaient placées sous la sauvegarde des Gueux, pour tâcher d'obtenir, par leur appui, la li- berté de conscience. La gouvernante le savait. Elle n'avait pu cependant empêcher les consistoires de prendre leurs mesures et de choisir des délégués pour les représenter à Saint-Trond. Dans ce but un synode s'était tenu à Anvers au commencement de juillet. Du Jon était revenu de Gand pour y as- sister. La députation nommée par ce synode comp- tait dans son sein quatre ministres : du Jon et Péré*

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grin de la Grange (1) représentaient les Eglises wallonnes, tandis que Herman Modet et un autre, resté inconnu, étaient chargés de |)arler au nom des Eglises flamandes. Pérégrin avait quitté Valen- ciennes après le troisième prêche public tenu par lui, le 11 juillet, aux environs de la ville. Il était venu rejoindre à Anvers les autres délégués des Eglises évangéliques. G'e3t pendant son ab- sence (du 11 au 28 juillet) que Jehan Leseur, dit sire Philippe, prêcha à sa place, devant des au- ditoires évalués par des témoins oculaires à 15 ou 16,000 personnes.

Guy de Bray, de son côté, qui, après sa fuite de Tournay (fin 1561), avait trouvé un asile à Sedan, auprès du duc de Bouillon, convei'ti au protestan- tisme, était appelé à Anvers au moment de cette as- semblée de Saint-Trond. Il y prêchait environ trois semaines, et continuait véritablement, pendant ce temps, Tœuvre entreprise par du Jon, en s'efforçant, avec Charles de Nielle, de réaliser entre luthériens et calviniste3 un accord basé sur la formule de Wit- temberg (Wittemberger Goncordie) élaborée par Mé- lanchton et Bucer(2).

Le 15 juillet, les députés des Eglises arrivaient à Saint-Trond. Le 17, ayant à leur tête Philippe van der Meeren, riche marchand d'Anvers, ils firent parvenir au conseil des gentilshommes une requête

(1) Ego et sanctissima illa, placidissimaque anima, Peregrinus Grangxus, récusantes et inviti, delegatisumus {Junii Fita, p. 26). Voir, à ce sujet, le document cité par C. Paillard, Huit mois de ta vie d'un peuple, p. 168, note 3.

(2) Voir Paillard, les Grands prêches calvinistes, p. 37, nolo I .

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dans laquelle ils demandaient simplement aux con- fédérés do les prendre sous leur protection et d'em- pêcher que violence leur fût faite pour Texercice de leur culte. Ils protestaient en même temps de leur profond désir de conserver le pays en repos, et de vivre en fidèles sujets de leur prince, à l'exemple de leurs ancêtres (1).

Les confédérés accueillirent favorablement les dé- légués des Eglises. Ils sentaient qu'il y avait der- rière eux une grande partie du peuple; ils avaient compris aussi que c'était par eux seuls qu'ils pour- raient trouver l'argent nécessaire à leur entreprise. D'après Pontus-Payen, en effet, « les marchands « calvinistes vindrent offrir à Saint-Trond aultant « d'argent qu'il convenoit pour soldoyer trente « mil hommes par cottisation ou aultre voye qu'ils « poldriont aviser en leurs consistoires. » Aucun pacte ne fut officiellement conclu à ce sujet. On se contenta d'échanger quelques promesses. Les reli- gionnaires s'engageaient à rester fidèles à leur roi et prince naturel, et, en vertu de cette déclaration, les Gueux entendaient maintenir au peuple la liberté de sa foi, en même temps que sauvegarder les privi- lèges de chaque province.

Toutes ces décisions étaient malheureusement trop vagues pour avoir une grande portée. Cette alliance, ou plutôt ce projet d'alliance dont nous venons de i)arler, devait toujours rester à l'état

fl) Voir, pour cette pièce, Paillard, Huit mois de la vie d'un -peuple, p. 168 et suiv., elle est ropporlt'e d'après Grœn van Priiisiercr, Archives, II, p. 159 et suiv.

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crébaiichc plu'^; ou moins complète, et comme tel ne porter aucun fruit.

Marguerite, informée de ce ([ui se passait à Saint- Trond, et craignant que de nouveau les Gueux ne vinssent la braver jusque dans Bruxelles, n'eut rien de plus pressé que d'envoyer Orange, Egmont et riorjies pour essayer de traiter avec eux. Mesure trop tardive ! De part et d'autre on n'avait plus que des reproches à se faire. Guillaume rappelle aux chefs des nobles qu'ils ont promis dans leur pre- mière requête de maintenir la paix publique, et il les accuse d'avoir plutôt favorisé les prêches, cause de tous les désordres de l'heure présente. Brédé- rode et ses amis répondent énergiquement à ces remontranees intempestives : ils ne craignent pas de dire qu'ils ont été indignement trompés {)ar les promesses de la gouvernante ; depuis leurs récla- mations, la persécution n'a fait que grandir; la tête des prédicants a été mise à prix comme s'ils étaient des bêtes féroces. C'est la conduite du gou- vernement, et non celle des confédérés, qui est véri- tablement cause des difficultés du moment. Tel est le résumé des paroles échangées à cette confé- rence de Duifel, les représentants .des Eglises avaient suivi les chefs confédérés. Quand les dé- hbérations reprirent à Saint-Trond il n'y avait rien de changé dans la situation des parlis lun à l'égard de lautre.

Les confédérés s'arrêtèrent alors à ces deux déci- sions : d'une part, ils admirent, sans conteste, la nécessité de prendre les armes pour résister, dans

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certains cas, à l'autorité royale. D'un autre côté, ils envoyèrent, le 30 juillet, à la i^ouvernante une nou- velle requête, désignée ordinairement sous le nom de seconde requête ou requête de Saint-Trond. Ils persistaient à y donner des gages de leurs bonnes intentions, de leur fidélité au roi, de leur ardent désir de défendre les intérêts du pays; ils ne crai- gnaient pas de rendre la duchesse responsable des troubles, et de l'informer de tout ce qui s'était passé entre eux et les consistoriaux. Inutile de dire que la présentation de cette requête ne fit qu'exas- pérer davantage la régente, et qu'au sortir de la séance cette présentation eut lieu, les interlo- cuteurs étaient plus divisés, plus irrités, plus aigris que jamais.

En somme, du Jon a raison de dire, dans son autobiographie, que les conférences de Saint-Trond, en ce qui concerne les réformés, n'aboutirent à au- cun résultat (1). D'après lui, un homme fut la cause de cet échec. Quoiqu'il ne le nomme pas , nous avons tout lieu de croire que le personnage auquel il fait allusion n'est autre que Guillaume d'Orange. Après le colloque de Duffel, il avait en effet envoyé à Brédérode un écrit il se montrait aussi défiant et hostile à l'égard des réformés que favorable à ceux de la confession d'AugsboUrg. Il trouvait ces derniers « fort gens de bien et paisibles, et nuUe- « nnént enclins à sédition et désobéissance, et fort « contraires à ceste façon des calvinistes », des-

(1) Veiiimus, vidimus, nihil effecimus, imporfuna cujusdem in- iercessione : cui îgnoscat Deus {Viia, p. 26).

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quels, d après lui, semble venir tout le mal(1). Ces paroles auraient pu suffire pour empêcher ou du moins retarder un accord définitif entre les délé- gués des Eglises et les confédérés qui comptaient dans leurs rangs Louis de Nassau, frère du Taci- turne, et luthérien comme lui.

Il faut comprendre cette situation d'esprit du prince d'Orange. Elle explique seule l'attitude qu'on lui voit prendre pendant toute cette période. La lu- mière ne s'est pas encore faite pour lui; il doute ; il délibère. « Hostile au calvinisme, comme tous les (( princes allemands, cela seul le rendait incapable « d'êtï^e le chef d'un mouvement calviniste... Ce « n'est pas tout d'être un grand homme, il faut en- ce core que le moment soit venu pour le héros de « voir et de comprendre sa mission. Les hésita- « tions, les incertitudes d'opinions, se joignant en « ce moment chez Guillaume d'Orange à la circon- « spection naturelle de son caractère, font de cette « époque de sa vie une contradiction perpétuelle, oii « son génie d'action s(!ra paralysé; mais c'est sa « gloire qu'après avoir été surpassé au début par « l'instinct populaire, il ait si bien pris sa revanche « et entraîné ceux qui l'avaient précédé (2). »

Pendant ce temps Philippe II ne se hâtait pas de répondre à la requête du 5 avril que sa sœur lui avait fait parvenir. La duchesse se désespérait; elle sentait que chaque minute écoulée lui faisait perdre

(1) Paillard, Huit mois de la vie d'un peuple, p. 178, HQ. Grœn van Prinsterer, Archives^ 1, p. 109, 170.

(2) E. Quinet, Marnixde Sainle-Aldegonde, p. 21 et 22.

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du terrain. Qu'avait-elle cependant à attendre d'Un roi qui ne voulait se prêtera aucune concession? Le fils de Charles- Quint s'était toujours regardé comme « le gardien naturel et légitime de l'unité catho- « lique , considérée au double point de vue du « dogme et de la juridiction. » Il avait la ferme croyance que son salut dépendait de la manière dont il jouerait ce rôle de gardien. Ce n'est pas trop de dire avec M. Paillard qu'il se considérait aussi « comme responsable du salut de ses propres « sujets aux yeux du Dieu dont il s'était forgé, pour (( son usage exclusif, la notion et l'image. »

Après l'assemblée de Saint-Trond, chacun des ministres délégués avait regagné son Eglise. Du Jon était revenu à Anvers (commencement d'août), mais pour y rester quelques jours à peine. L'Eglise de Gand réclamait de nouveau le secours de ses pru- dents conseils. C'est dans cette ville qu'il était quand éclata dans toute la Flandre et dans le Brabant cette explosion étrange connue sous le nom de « bris des images. » Il importe, croyons-nous, d'en retracer les origines.

A Anvers nous avons vu que Guillaume d'Orange avait d'abord tenté de calmer les esprits, et de de- mander aux calvinistes de mettre bas les armes avec lesquelles ils allaient aux prêches. A cet ordre les ministres et les présidents de consistoires avaient fait une réponse favorable. Il leur sufflsait, avaient- ils dit, qu'ils eussent « le mot du prince ». Peu de temps après, dans une séance, tenue le 17 juillet, le Grand Conseil de la ville avait décidé « qu'on ne

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« devait pas recourir aux armes pour dissiper les « prêches. Ceux tenus hors la ville seraient tolé- « rés, mais on s'opposerait formellement à ce qu'ils o fussent transportés dans l'enceinte des murailles. »

Malheureusement de graves imprudences furent commises. Ainsi, le 19 juillet, l'officier de justice de Brabant, Jean de Grève, passait dans les environs d'Anvers, accompagné d'une troiipe de soldats. Il y avait dans cette marche un certain air de bravade qui suffit pour ranimer l'émotion populaire. On sa- vait pertinemment que Marguerite de Parme n'ap- prouvait que très médiocrement et comme à contre- cœur les mesures prises par le prince d'Orange. Il fallait de sa part s'attendre à tout, et se tenir sur ses gardes. Le peuple n'ayant pas la moindre ga- rantie , il était impossible que ses appréhensions ne grandissent tous les jours.

Bientôt les religionnaires reprirent leurs armes, et ils recommencèrent à agiter sérieusement leur ancien projet de transporter les prédications dans l'intérieur de la ville. Le 14 août au matin, le consistoire au sein duquel siégeaient les ministres Jean Taffln et Herman Modet, décida que le lendemain 15 août les prêches auraient lieu par dedans l'enceinte. Ce n'est qu'à grand'peine que Guillaume d'Orange obtint qu'ils fussent différés jusqu'au 18 août, jour oia les chevahers de l'ordre devaient se réunir à Bruxelles, et arrêter, *de concert avec la duchesse, une réso- lution à laquelle il n'y aurait plus qu^à se ranger.

Le 15 août, l'envahissement et le pillage des cghses commençaient dans la basse Flandre. Le I4

75 déjà, un ramassis de brigands, de voleurs, de filles, sortis on ne sait d'oi^i, avait paru dans les environs de Saint-Omer, frontière de France. Cette troupe, munie de toutes sortes d'armes destructives et non de combat,renversaitles croix et les madones le long des chemins, pillait et saccageait Tabbaye de Gour- Irai, le couvent de Bailleul, les églises de Comines, dTpres, de Menin, etc. Le signal semblait donné ; presqu'en même temps Tournai et Valenciennes subissaient le môme orage qui en trois jours sacca- gea plus de quatre cents églises dans les Pays-Bas.

C'est à Anvers, sans contredit, que la dévasta- tion fut la plus furieuse, quoiqu'elle n'eût lieu qu'à la fm de la tourmente, le 20. Depuis le 15 déjà l'émoi était dans la ville ; la procession de la statue de la Vierge, le jour de ^'Assomption, avait amené une certaine surexcitation contenue par la présence de Guillaume d'Orange. Le 19 il dut se 'rendre à Bruxelles, et dès lors l'émeute se déchaîna avec une rare violence. La cathédrale fut envahie et pillée; le 21 les saccageurs se répandaient à travers la ville, et, ne se heurtant à aucun obstacle soit de la part du magistrat, soit de la part des catholiques épou- vantés, ils dévastaient les autres églises, ainsi que les chapelles et monastères qu'ils rencontraient sur leur passage.

La gouvernante, terrifiée, eut beau envoyerWesen- beke à Anvers pour seconder le magistrat.il arriva au moment les ministres et les consistoriaux avaient décidé que le 23 août, avant midi, des prêches au- raient lieu intra muros^ dans deux éghses de la

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ville. Il ne put empêcher l'exécution de ce projet. Le 23, en effet, à huit heures du matin, Modet prê- chait en flamand à Notre-Dame; à dix heures, Jean Taffin montait dans la chaire de Téglise du Bourg, et recommandait à ses auditeurs la modestie et Tobéissance aux ordres du magistrat.

Il nous semble superflu d'insister ici sur ces fureurs iconoclastes et d'en rechercher les vrais commencements. C'est du reste une énigme his- torique qu'il serait difficile de résoudre. Il faut affirmer néanmoins que, si les dévastateurs accom- plissaient leur besogne en chantant les comman- dements de Dieu mis en vers par Marot (1), les pré- dicants, malgré leurs imprécations souvent fulmi- nantes contre le culte des idoles, avaient toujours recommandé à leurs auditeurs de s'abstenir de voies de fait et de respecter lesédits des magistrats statuant sur la matière. Les historiens catholiques eux-mêmes ont hésité à attribuer l'organisation de ce mouvemtînt soit aux ministres, soit aux confédé- rés. Il est trop évident que cette convulsion violente était directement opposée à l'intérêt des uns et des autres. En somme, la masse des protestants demeura étrangère à ces excès, commis par une multitude effrénée, sortie on ne sail d'où et compo- sée de vagabonds et de femmes publiques.

Un des premiers laïques qui protesta contre l'ico-

( I ) Tailler ne te fera ymaige

En quelque chose que ce soit. Si honneur luy fais ou hommaige Ton Dieu jalousye en rechoipt.

(C. Marot. V, 1G8, vd. de 18230

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noclastiefut Marnix de Sainte-Aldegonde. Il eût préféré que les images et les objets du culte eussent été enlevés des églises paisiblement et sans troubles; il l'avait même conseillé. Si sa voix ne fut pas en- tendue, sa ferme attitude lava du moins la révolu - tion du reproche de vandalisme et rendit la con- fiance aux incertains.

A. Anvers, dans la soirée du 23, Taffin remit au bourgmestre Vanderheyden un rapport du consis- toire portant que le bris des images avait eu lieu à rinsu de ses membres, qu'ils maudissaient les pil- lages, les voleries, l'ivrognerie et les autres excès qui en avaient été la conséquence; qu'ils charge- raient les serviteurs de leur Eghse d'engager chacun des coreligionnaires à s'abstenir de pareils faits, et à restituer les objets volés, en les déposant à l'Hôtel de ville.

Voici du reste deux témoignages qui nous mon- trent clairement le rôle joué dans ces circonstances par les conducteurs des Églises nouvelles. Le pre- mier estd'Ambroise Wille, pasteur de Tournay; il fait à ses auditeurs des remontrances sur l'envahis- sement des temples et leur dit « que ce ne debvoit « sans l'auctorité du magistrat et qu'ils debvoient « en premier lieu oster les ymaiges dominant es ;< cœurs des hommes, si comme avarice, envie, « luxure, et autres vices et peschez intérieurs, « avant de procéder à l'abat des idoiles exté- « rieures. »

Le second témoignage auquel nous faisons allu- sion est de du Jon lui-môme. « Jamais, écrit-il dans

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« son autobiographie, ces projets violents et déréglés « nem'ontp]u,et je no crois pas qu'il y ait jamais eu « quelqu'un auprès de moi àqui j'aie pu, par la plus « légère démonstration, suggérer la pensée que des « actes de cette espèce pouvaient me plaire. C'est « pour moi une obligation de rendre publiquement c( ce témoignage à ma fidélité et à celle de mes « pieux collègues. Jamais je n'ai approuvé les par- ce tisans du désordre et de la licence (1). »

Après les paroles voi'û les faits. Il suffit de voir du Jon à l'œuvre et de se convaincre, par sa con- duite, du peu de fondement des accusations que l'on serait tenté de lancer contre lui et les autres minis- tres de la religion.

C'est à Gand, avons-nous dit, qu'il apprit les désordres survenus à Anvers les 20 et 21 août. Ces nouvelles n'avaient pas tardé à exciter les esprits. La nuit on "entendait traîner par les rues des tuyaux d'orgues que les pillards avaient apportés d'Anvers. On s'était assemblé tumultueusement et on avait décidé de faire irruption, comme partout ailleurs, sur les églises de la ville. Le jour était déjà con- venu : on devait se réunir au Marché aux poissons, d'où le signal serait donné.

La multitude avait chargé un certain Guillaume Lié vin Onghena d'exécuter ses décisions : c'est lui qu'elle avait pris comme chef des opérations.

(l) Junii Vila, p. 26» Voir aussi, comme réponse à l'accusa- tion si souvent répétée contre les réformateurs d'avoir prêché l'insurrection contre les gouvernements établis, deux lettres de Th. de Bèze au ministre Taffin, datées l'une du 7 juin, l'autre du li août 1566 (Bulletin de l'hist. du frot. français, tome 22).

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Ebranlé par la charge qu'on lui imposait, celui-ci demanda au dernier moment à réfléchir. Il s'arrê- tait maintenant, hésitant et rempli de scrupules, devant un acte qui lui semblait avoir toutes les apparences d'une rébellion ouverte. Il alla consul- ter du Jon. « Nous ne devons rien faire, lui dit le « ministre, que ce que notre mission nous impose. « Or, puisque vous n'êtes pas magistrat, puisque « vous n'êtes revêtu d'aucune autorité régulière, « puisque, en outre, en me demandant conseil, « vous prouvez qu'il ïie vous est pas permis de vous « attribuer des droits extraordinaires, sous aucun a prétexte vous ne devez faire ce que vous « dites (1). »

Onghena se retira non convaincu; il empêcha cependant que l'orage ne se déchaînât avec autant de violence qu'à Anvers. Les images furent simple- ment enlevées sous sa direction et avec l'aide de quel- ques hallebardiers et de deux agents de police que, sur sa demande, le Grand Bailli de la ville lui avait adjoints. Onghena était un des anciens de l'Eglise réformée de Gand; épargné pour le moment, il devait subir, sous le gouvernement du duc d'Albe, les conséquences de sa fidélité à l'Évangile. Son bûcher s'éleva à Gand même, le 15 octobre 1573 (2).

Malgré tous ses efforts à retenir la fureur du peuple, malgré les remontrances qu'il ne craignait pas de faire publiquement, du Jon passait toujours,

(1) Vita, p. '■21.

(2) Crespin, Livre des martyrs^ IX, 7(

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surtout aux yeux du clergé romain, pour l'instiga- teur des troubles. Un prêtre vint lui réclamer en face les sceaux du chapitre de Saint- Jean, qui avaient été dérobés; il Taccusait d'être l'auteur de ce vol.

Il n'est pas de soupçons, pas de calomnies qui n'aient alors atteint la personne de du Jon, pas de périls auxquels il n'ait été exposé. Outre la haine qu'entraînait naturellement après elle l'exercice de sa charge, il était toujours en butte, vu sa nationalité, aux plus amères défiances. L'assemblée de Saint- Trond avait été d'avis de ne supporter en Belgique aucun prédicant étranger, et, moins que tous les autres, les ministres français pouvaient espérer quelque tolérance. Les soutenir, c'eût été, pour la fière noblesse des dix-sept provinces, faire cause commune avec l'ennemi le plus ancien du pays, et la gouvernante aurait eu beau jeu ensuite pour re- procher aux confédérés ces alliances odieuses. « Comme si moi, s'écrie du Jon, moi qui, en toute « conscience, n'avais jamais eu en vue que les de- ce voirsde ma vocation, j'avais été envoyé en Belgi- « que, comme un émissaire, comnje un incendiaire, (( pour servir les desseins de princes étrangers... « Hélas ! telle est la puissance de Satan, même sur « les bons, qu'il en arrive ainsi à semer la division « au milieu de ceux qui, malgré des nationalités « différentes , devraient se sentir unis dans une « même piété en Christ. »

A Gand, du Jon échappa une première fois aux poursuites dirigées contre lui par le seigneur de

81 Wackenheim, Grand Bailli de la Flandre orientale. Quand la bande chargée de saisir le prédicantfit irruption dans son logis, il s'était mis en route pour Bruxelles une heure auparavant.

Wackenheim ne se tint pas pour battu. Après quelques jours de réflexion, il tenta un autre moyen d'arriver à ses fins. Les réformés avaient coutume de se réunir en dehors de la ville, en un lieu dit : Les Chartreux. Pour s'y rendre, ils descendaient d'or- dinaire le cours de la Lys, et franchissaient toujours sans empêchement les murailles de la ville. Le gou- verneur eut l'idée de défendre que le soir de ce jour- (il était déjà près de midi) aucun protestant se rendît aux Chartreux. Du Jon dînait chez l'avocat Pierre de Ryck, un des anciens de l'Église. C'est qu'on vint lui apprendre que le Bai Ih défendait de se rendre au prêche; de Ryck traita la nouvelle de faux bruit; jamais, d'après lui, on ne publiait des dispositions de police à si court intervalle. Accom- pagné de du Jon et de vingt-cinq membres de l'Église environ, il se rendit au bord de l'eau, à la nuit tombante, et tous se mirent en route malgré l'ordre qu'ils avaient reçu. Arrivés au fossé de la ville, ils sont arrêtés par Wackenheim lui-même, qui, entouré de sa garde, leur ordonne de sortir l'un après l'autre de la barque, afm qu'il pût les reconnaître. Tous craignaient déjà pour du Jon, et chacun s'apprêtait à lui faire un rempart de son corps ; mais celui-ci les engage à dissimuler leur inquiétude: il leur recommande d'obéir aux ordres qu'ils reçoivent et d'agir comme s'il n'était pas

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parmi eux. Ce fut colle fermeté qui le sauva. Ils défilèrent devant la garde, du Jon au milieu de ses amis. Arrivé devant Wackenlieim, il lui fit un grand salul que celui-ci lui rendit, sans le reconnaître; il avait été trompé par les bruits qui couraient sur le compte du jeune pasteur et il s'était figuré voir un formidable colosse. Quand tous furent sortis de la barque, le Bailli se pencha sur le cou de son cheval pour voir s'il n'y restait personne; puis, ne décou- vrant pas celui qu'il s'était imaginé y trouver, il permit à tous les réformés de retourner chez eux.

C'est du Jon qui nous rapporte ce fait dans son autobiographie, avec une simphcité touchante. « Ministres du Seigneur, dit-il à la fin de son récit, « confiez-vous en la providence de Dieu; reposez^ « vous en toute confiance sur la vérité de ses pro- « messes, car il est fidèle, le Seigneur, gardien (( d'Israël (1). »

Quelques jours après (mi- sept.}, notre vaillant prédicant se rendait à Bruges. Il y était appelé par le ministre de l'endroit nommé Jean Munt; une fois déjà celui-ci avait été appréhendé au corps par quelques Espagnols qui ne l'avaient relâché qu'a- près lui avoir fait subir les plus durs traitements. Il était venu lui-même à Gand exposer la fâcheuse position de son Eglise; il demandait qu'on lui ad- joignît quelqu'un pour l'aider à surmonter les difh* cultes du moment. A Bruges, comme ailleurs, c'était l'Éghse wallonne qui courait les plus grands dan-

(1) nta, p. 27 et 28.

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gers; du Jon avait hâte de retourner à Anvers; et pourtant il était seul pour répondre à l'appel de Munt, seul capable de porter des encouragemenls à ses frères de langue française. Il se rendit donc aux instances du son collègue^ et partit avec lui.

Munt et du Jon prêchèrent deux fois aux environs de Bruges Tun en flamand, l'autre en français. Ils comptaient pouvoir facilement pénétrer le soir dans la ville; la poUce les en empêcha. Force leur fut d'errer une partie de la nuit dans la campagne, jusqu'à ce qu'à grand'peine on leur accorda un gîte dansunepauvre chaumière. Lelendemain dimanche, ils prêchèrent l'un et l'autre ; puis, pour plus de sûreté, on les conduisit à Damme, pendant deux jours les frères de TEghsc leur prodiguèrent les soins les plus empressés.

Cependant le comte d'Egmont avait sous sa juridiction les provinces de Flandre, et il était venu à Bruges pour tâcher d'arrêter les excès scandaleux dont les religionnaires passaient toujours pour les premiers auteurs. Nous n'avons pas à juger ici l'at- titude prise dans ces événements par ce personnage que sa fin rend sympathique, mais dont la vie cependant ne fut qu'une suite de molles hésitations et de contradictions impardonnables (1). Pour le moment, effrayé sans doute par la tournure violente que prenaient les affaires, il aide de toutes sesforces la gouvernante à réprimer les troubles. Par un

(1) Voir les quelques lignes frappantes que lui a consacrées Quinet, Marnix de Sainte- Aldeg onde, p. 19 et 20.

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accord conclu le 23 août entre Marguerite et les confédérés, etsurlequel nous reviendrons plus loin, ceux-ci s'étaient engagés à chasser du pays tous les étrangers qui pouvaient s'y trouver. Egmont s'em- pressa, à Bruges, de faire appliquer à du Jon cette clause de la convention. Huit cents tlorins furent de nouveau promis à celui qui remettrait vivant entre les mains de la justice le prédicant français; on en garantissait quatre cents à quiconque le livrerait mort.

Du Jon et Munt, pendant ce temps, étaient ap- pelés à comparaître devant les magistrats de Damme. Gomme Munt était Brabançon, on le relâcha immé- diatement. Quant à du Jon, il eut le bonheur d'être traité par ses juges avec une bienveillance inat- tendue. (( Nous ne voudrions pas, lui dirent-ils « après avoir longuement délibéré, être solidaires « des dangers qui vous attendent, et nous ne dou- « tons point que vos intentions à notre égard et en- te vers la ville ne soient pures ; nous ne pouvons « vous cacher l'ordonnance publiée hier au nom du « roi, contre vous, à Bruges. En conséquence, et « comme gens aussi dévoués que vous au bien pu- « blic, nous vous conseillons de quitter noire ville « aujourd'hui même, car demain nous devrons pu- ce blier cette ordonnance. Si le conseil blâme notre « lenteur, nous nous excuserons sur ce que l'ordon- « nance nous est parvenue trop tard pour être « exécutée à temps (1). »

(1) Junil rita, p. 29.

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Du Jon se rendit à leur demande, non toutefois sans leur avoir témoigné sa vive gratitude* Quel- ques lieures après il se mettait en route, seul, pres- que sans ressources, dans un pays qu'il ne connais- sait pas, et dont il ignorait complètement la langue. Pour rester fidèle à son engagement, il s'était retiré dans un marais voisin, et il se voyait forcé d'y passer la nuit. Mais ce n'était pas si facilement qu'il pou- vait se dérober au désir que les Églises avaient de le posséder. Bientôt il était rejoint par un messager que le troupeau de Bruges avait dépêché vers lui pour le supplier de venir les soutenir. Se rendre à cet appel, c'était, cette fois, courir au-devant d'une mort certaine ; y rester sourd, c'était abandonner de faibles âmes à leurs bourreaux; c'était, pour un ministre de l'Evangile, se montrer infidèle à la mis- sion qu'il a reçue de se sacrifier pour ses frères. Du Jon ne recula pas. Il rentra à Bruges. Pour ne donner l'éveil à personne, il avait préalablement échangé ses vêtements contre ceux d'un maçon. La Providence le servit à souhait. Au moment oi^i il passait devant la poterne, un ouvrier de la ville l'aperçut, et, le prenant pour un autre, lui cria en fiamand : « Bonsoir, compère ! »

C'est ainsi que sain et sauf il ne tardait pas à se retrouver au milieu de ses fidèles amis, rendant grâces à Dieu pour sa paternelle protection. En quelques jours il put relever l'Église, ranimer les courages , aifermir la foi de tous. Cette mission accomplie , il repartit définitivement pour Anvers, oij malhearousemeiit il allait se trouver ern-

péché d'exercer les fonctions de son ministère.

Que s'était-il en effet passé dans cette ville depuis son départ? Quelles avaient été les suites de ces fureurs iconoclastes qui ici avaient sévi avec une rage particulière ?

La gouvernante, mise au courant des désordres, avait immédiatement réuni le conseil , le 19 août. Déjà elle semblait accorder aux confédérés tout ce qu'ils réclamaient sur l'Inquisition, la modération des placards, la convocation des États généraux, le par- don accordé à tous ceux qui avaient trempé dans le compromis. Elle comptait par ces promesses hâtives apaiser au moins pour un temps les esprits. Vain espoir! Bientôt on vint lui annoncer que les iconoclas- tes allaient s'attaquer à Bruxelles même, et massa- crer sous ses yeux « tous les prestres, gens d'église et « catholiques et officiers de Sa Majesté, sans enlais- '(sev un seul en vie (1). » Quant à elle, disait-on, on devait se contenter de l'appréhender et la conserver comme otage, ainsi qu'Egmont et le vieux président du conseil, Viglius Zuichem.

Que faire devant de pareilles menaces? Mainte- nant la gouvernante sentait vraiment son impuis- sance. C'en était trop pour elle de céder, et de se résoudre, comme dernier moyen de salut, à «( laisser « faire les prêches, à accorder la liberté de con- « science, et à demander seulement que les réfor- « mes mettent bas les armes. »

Va-t-cUe sortir de Bruxelles, s'évader comme

(1) Lettre du 22 août I 566. Paillard, Huit 7nois de la vie d'un peuple, p. 237 à 254.

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une proscrite, et se réfugier à Mons ? Mais il n'est déjà plus temps d'y penser ; les bourgeois, à peine informés du projet, se sont saisis des portes de la ville, et ont décidé d'arrêter au passage la duchesse et son escorte.

Il ne restait plus qu'un parti à prendre, celui de la soumission au moins apparente. Le 23 août, Mar- guerite, à bout de forces, remettait aux confédérés des lettres de garantie, en même temps qu'elle arrêtait avec eux un accord, destiné à assurer la liberté des prêches sur le pied du staiu quo.

La solution de toutes les difficultés semblait défi- nitivement trouvée. Il convient toutefois de remar- quer que, si Marguerite de Parme « autorise les « prêches en certains lieux et sous certaines condi- « tions, elle n'autorise pas, du moins explicitement, « l'administration des sacrements à la huguenote. » Il y a dans l'accord , pris au pied de la lettre, la liberté des prêches, il n'y a pas celle du culte. Or, on le sait, il était impossible pourles protestants desépa- rer les deux choses : les ministres administraient les sacrements, célébraient les mariages, c'est-à-dire remplissaient tous les actes du culte, au mifieu même des prêches. Au point de vue de la logique et de l'esprit, la liberté des prêches entraînait forcé- ment celle du culte. La gouvernante préféra, et pour cause, s'en tenir à la lettre. « L'interprétation « judaïque qu'elle donna à l'arrangement, qu'elle fît « prévaloir aussitôt qu'elle fut en force, devint, « entre ses mains habiles et peu scrupuleuses, une « des principales causes de la décadence et de la

« fiiine prochaines des Églises évangéliques. » On est indigné, quand, en lisant les correspon- dances du temps, on voit à quel point Marguerite, dans ses lettres à son frère, travestit les faits et calomnie ceux avec qui elle a traité, ceux-là même dont elle s'est servie. Il n'y a plus après cela à s'étonner de la rage indicible de Philippe II, lorsqu'il apprit el le bris des images et les concessions de si sœur. « Par l'âme de mon père, s"écria-t-il, ils le paieront cher ! »

« N'est-ce pas un spectacle singulier, dit le savant « auteur de l'histoire des troubles, que de voir ce « monarque si froid, si compassé, si dissimulé, si « parfaitement maître de lui-même, s'arracher la « barbe, se répandre en exclamations inarticulées, « s'enfermer au plus profond de son palais, et fma- « lement tomber malade de fureur ? De ce jour-là, « la mission du duc d'Albe fut décidée, et le rôle de « celui-ci fut tracé. Tout un peuple allait expier le « crime de quelques fanatiques obscurs ! »

Le 25 août, la duchesse fit part aux conseils pro- vinciaux et aux magistrats des villes de l'accord qu'elle venait de faire avec les confédérés. Pour ce qui regarde Anvers, Orange, qui en était toujours le gouverneur, obtint bientôt une transaction dans le sens de la convention du 23. Le 2 septembre 1566, il fut entendu entre lui, représentant du roi, et les députés des Eglises réformées, qu'il n'y aurait plus désormais à Anvers que deux ministres. Un article spécial portait qu'ils devaient « estre natifs des pays « subjects à Sa Majesté, ou mesme estre bourgeois

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«de quelque bonne ville de ces Pays-Bas (1). »

Tel est l'accord qui fut conclu entre Guillaume d'Orange et ceux que, pendant plus d'un an, du Jon avait évangélisés au milieu de mille dangers. Il ne lui restait plus qu'à quitter cette Eglise orga- nisée et soutenue par lui, empêché qu'il était, par la force des choses, d'y exercer son ministère. Les Anversois le supplièrent au moins de ne pas cher- cher d'emploi ailleurs qu'en Belgique. On avait ap- précié ses talents et chacun tenait à le voir s'éloi- gner le moins possible.

Le 14 octobre 1866, du Jon quittait Anvers pour la province de Limbourg, nous allons le suivre, et oii de nouvelles tribulations l'attendaient. Il espérait pouvoir revenir bientôt dans son ancienne Eglise, et c'est pour cela qu'il y avait laissé tout ce qu'il possédait. Son attente fut trompée ; jamais il ne recouvra ce qu'il avait abandonné.

Deux jours après leur départ, du Jon et ceux qui l'accompagnaient s'arrêtèrent dans la petite ville de Hervé, située à égale distance de Liège et de Ver- viers. Leur arrivée occasionna une sédition dans la locahté, et ce n'est qu'à grand'peine qu'ils calmèrent les esprits.

Le lendemain, ils se rendent à Limbourg, oii ils arrivent le 17. Là, le magistrat les empêche formel- lement de s'établir, malgré les protestations des habitants les plus considérés de la ville. Ils durent se retirer et chercher un asile dans un petit bourg

(1) J. Crespin, Histoire des martyrs, IX, p. 7-?9.

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des environs nommé Summagne. Le vendredi 18 octobre, du Jon prêchait, pour la première fois, dans le Limbourg; c'était dans un champ situé sur la route qui conduit de Hervé à Liège. L'assemblée était assez nombreuse, mais le prédicateur y courut un grand danger. Un homme, armé d'un épieu, avait juré sa mort et se tenait derrière lui pendant le sermon ; quand il entendit la lecture de l'Evan- gile, et les paroles qui suivirent, son attention fut tellement captivée qu'à l'issue de la réunion il avait renoncé à son funeste dessein.

Vers le soir, les religionnaires rentraient à Hervé au nombre d'environ cent trente personnes. Du Jon n'eut pas le temps d'y prendre quelque repos. Bien- tôt un agent de l'autorité arrivait de Limbourg avec quelques satellites, faisait sonner le tocsin et atta- quer la maison le ministre se trouvait avec quelques amis. Déjà on s'apprêtait à se défendre vigoureusement, mais du Jon, prêchant à ceux qui l'entouraient la résignation et le calme, leur per- suada qu'il valait mieux éviter toute effusion de sang, et fuir avant d'en venir aux mains. Ses con- seils furent écoutés. Escorté des siens, tous prêts à lui prêter main-forte, il ne tai'dait pas à rentrer à Limbourg même, d'oii était parti l'arrêté de sa mort. Ce n'était pas un acte de témérité. Du Jon savait qu'il comptait dans cette ville bon nombre de par- tisans; là seulement il pouvait se sentir entouré et protégé contre les coups de ses ennemis.

Le dimanche suivant, à la grande rage des pa- pistes et des anabaptistes, il j^rêchait le matin dans

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une des églises de la ville, et le soir de nouveau en plein champ, dans un lieu suburbain, désigné vulgairement sous le nom de la Montagne-Dieu. C'était malgré lui que cet endroit avait été choisi ; il avait y consentir sur Tassurance que seu- lement le peuple pourrait se rendre en masse. La position y fut tragique. Deux fois, pendant le prêche, Talarme fut donnée ; deux fois le prédicateur dut s'interrompre pour rassurer et calmer ses auditeurs. Tout à coup, il se produit dans rassemblée un fré- missement d'angoisse. On vient d'apercevoir, sur la colline voisine, une troupe de quatre-vingts cava- liers liégeois, envoyés par l'évêque pour empoigner le prédicant. Du Jon garde, en face de ce péril im- minent, une attitude pleine de fermeté et d'éner- gie. Son exemple ranime les courages. Celui-ci monte à cheval et se poste près de son pasteur, dis- posé à le défendre et à mourir pour lui ; ceux-là préparent leurs armes et se retranchent ; les femmes, elles-mêmes, menacent d'une grêle de pierres la cavalerie déjà engagée dans le détllé qui mène au sommet de la Montagne-Dieu. Heureusement ces préparatifs de lutte en demeurèrent là. La troupe rebroussa chemin, effrayée sans doute par l'ac- cueil qui lui était fait, et du Jon put rentrer paisi- blement chez son hôte.

De retour à Limbourg, il eut le bonheur d'y édifier, pendant presque six mois, l'Eglise de Dieu. Il y jouis- sait d'une réputation qui allait se répandant toujours plus parmi le peuple, et son influence était vérita- blement bénie. 11 suffirait d'en avoir pour preuve le

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récit suivant que nous empruntons à son autobio- graphie.

Dans un village voisin de Liège, vivait une pauvre veuve, vieille déjà, et chargée d'une nombreuse fa- mille. Elle avait été excommuniée, puis exorcisée parles prêtres, parce qu'elle ne fréquentait pas les offices d'une manière régulière : les soins de sa nom- breuse lignée, en bas âge encore, et l'éloignement de sa demeure de l'église, en étaient la cause ; mais ces motifs ne furent point admis. Elle avait fini par se croire possédée du démon. Parfois on la voyait errer dans la campagne et fuir l'approche de tout être humain. On l'amena à du Jon qui la traita d'abord avec les plus grands égards. Il lui demanda la cause de ses angoisses, et dès qu'elle lui eut tout révélé, il chercha à la calmer peu à peu. « Je lui « montrai, dit-il, que le service de Dieu n'était pas « tel qu'elle se l'imaginait; que, loin d'avoir com- te mis une faute, elle avait rempli son devoir de « mère en soignant ses pauvres orphelins, que c'était « en cela, du reste, que, d'après Jacques, consistait (( la vraie religion. Elle se rendit bien vite à mes « raisons; le soir même elle nous quittait, l'esprit « tranquillisé, et tous en remerciaient Dieu avec « admiration. A partir de ce moment, le respect « j)our l'Evangile s'accrut considérablement, et « l'Eglise jouit d'une popularité toujours croissante. « C'était à tel point, qu'à ma grande tristesse et « malgré tous mes efforts pour répandre autour de « moi Iss lumières de la vérité, beaucoup de per- ce sonnes m'amenèrent, pendant un certain temps,

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« des malades, afin que je les guérisse (1). » Les anabaptistes et les papistes s'opposaient tou- jours à la prédication de l'Evangile à Limbourg. Les disciples de Miinzer et de Jean de Leyde comp- taient dans cette ville de nombreux adhérents. Du Jon n'eut garde de rompre ouvertement avec eux ; il s'efforça au contraire de se les attac'her au moyen de rapports amicaux, et il parvint ainsi à diminuer sensiblement leur nombre, leur autorité et Itnir crédit.

Quant aux papistes, ce n'étaient, de leur part, que vociférations et injures de toutes sortes. Les églises de Liège surtout retentissaient de leurs cris qui n'avaient d'autre résultat que d'amener à du Jon des auditeurs toujours nouveaux. A Verviers, un franciscain se vante de pouvoir soutenir avec lui une discussion publique. Il se rendait déjà sur le lieu du débat, quand, sous prétexte d'avoir oublié quelque chose, il rebroussa chemin et ne reparut plus.

Les adversaires du ministre français ne crai- gnaient pas d'exploiter la crédulité populaire, et de faire courir sur son compte les bruits les plus stu- pides. Un jour, un vieillard s'écria, après avoir examiné du Jon de la tête aux pieds : « Eh ! je vois « bien maintenant que ce qu'on m'a dit sur toi est « faux. » « Quoi donc? >y lui demanda du Jon. « Eh oui ! dit l'autre, on m'avait assuré que tu « avais les pieds fourchus (2)! »

{\) Junii Vlta, p. 31. (2) Junii Fita, p. 31.

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Voyant pourtant que, pour vaincre un adver- saire, il ne suffisait pas de lui lancer de loin les plus grossières injures, le clergé romain résolut de s'at- taquer directement à ce ministre qui, depuis Irop longtemps, les tenait en échec. Il profita pour cela de l'approche de la fête de Pâques, à l'occasion de laquelle la Gène allait être célébrée dans toutes les Églises. Il essaya de provoquer une conférence, et trouva un jésuite et un franciscain disposés à argu^ menter contre du Jon. Les moines se rendirent à Limbourg et s'adressèrent au magistrat d'abord, puis au châtelain pour que le débat eût lieu, en sa seule présence, dans le château. C'était une con- dition inacceptable pour le prédicant calviniste. Gomme on lui demandait son consentement : « J'ai « toujours enseigné au grand jour, répondit-il, et « c'est au grand jour aussi que je veux me dé- « fendre. » On chercha en vain à s'arranger. Les moines retournèrent chez eux, et ne manquèrent pas de dire qu'ils avaient confondu du Jon et qu'il avait fui. Leur imposture était trop évidente. Ils ne réussirent qu'à accroître le renom du courageux pasteur, dont le nombre des auditeurs fut plus grand que jamais (1).

Du Jon aurait sans doute exercé encore long- temps, dans le duché de Limbourg, un ministère béni, si la gouvernante ne s'était remise à le pour- suivre jusque dans cette retraite éloignée. Au com- mencement d'avril 1567, les troupes de Margue-

(1) Junii Vifa, p. 32.

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rite de Parme envahissaient la contrée et recher- chaient tous les fauteurs d'hérésie.

La vie de du Jon n'était décidément plus en sûreté s'il restait à son poste. Les magistrats eux- mêmes lui conseillaient de s'éloigner. Depuis long- temps déjà il était sur la brèche, et il avait le droit de chercher quelque repos. Il se décida à quitter ces Pays-Bas où, en si peu de temps, il avait tant combattu et tant souffert.

Un prince allemand lui réservait l'accueil le plus favorable. Du Jon allait enfin trouver, dans ses Etats, cette liberté d'espnt et d'action qui jusqu'a- lors lui avait fait défaut.

CHAPITRE IV

DU JON DANS LE PALATINAT. SON MINISTERE DANS

L'ÉGLISE DE SCHŒNAU. SES MISERES COMME AU- MÔNIER DE l'armée DU PRINCE d'ORANGE. l'uNI-

VERSITÉ DE HEIDELBERG. UNE TRADUCTION DE LA

BIBLE EN LATIN. LE COLLEGE DE NEUSTADT.

VOYAGE EN FRANCE. DU JON PROFESSEUR DE THEO- LOGIE A l'université de LEYDE. SES REVERS DE

FAMILLE. SA MORT. CONCLUSION.

Nous pourrions nous arrêter ici, car, à partir de cette époque, la vie de du Jon nous intéresse moins directement. C'est maintenant le penseur et le théologien qui apparaissent; c'est, après les épreuves de la lutte, la période du recueillement

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et du travail fécond. Nous avons vu à l'œuvre le pasteur zélé, héroïque, infatigable, et comme tel surtout nous avons entrepris de l'étudier. C'est uniquement pour compléter sa biographie que nous continuerons à le suivre dans ses nouveaux champs d'activité. C'est dire que ce chapitre sera pour nous un des moins importants. Il devrait être le plus étendu pour quiconque voudrait retracer en détail l'œuvre théologique si considérable de François du Jon.

Les magistrats de Limbourg avaient prudem- ment favorisé la retraite du ministre français, en lui donnant les moyens de gagner les frontières d'Allemagne. Il se retire alors dans le Palatinat, l'électeur Frédéric III s'attacha à sa personne.

Nous n'avons pas à faire l'histoire religieuse des Etats de ce prince II suffît, jiour expliquer l'accueil empressé fait en cette circonstance à du Jon, pas- teur réformé, de savoir que Frédéric fut un des comtes palatins qui travaillèrent le plus à l'exten- sion du calvinisme dans cette partie de l'Allemagne. Quand il fut promu à la dignité d'Électeur, de regrettables conflits s'étaient déjà élevés entre les luthériens d'une part, les calvinistes et les zwin- ghens de l'autre. Frédéric III se tourna vers le Calvinisme et s'entoura dès lors de professeurs et de pasteurs réformés (1).

Reçu à Heidelbergà la cour de l'Électeur, du Jon fut chargé par lui de diriger la petite communauté

( l) Voir E.eizog,Real Encyclopédie, art. Pfalz et Freidrich III.

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de Schœnau. C'était une Eglise wallonne, dont la fondation avait eu pour cause l'arrivée de Marie Tudor au trône d'Anglel erre. On sait qu'en géné- ral les protestants du nord et de l'ouest de la France avaient choisi comme asile l'Angleterre, Edouard VI avait établi, par lettres patentes du 24 juillet 1550, l'église dite Éylise wallonne de Lon- dres (Ecclesia Peregrinorum).

L'arrivée au pouvoir de Marie la Sanglante avait dispersé ces réfugiés et occasionné sur le continent (1553) la fondation des Eglises wallonnes d'Emden, la plus ancienne et la plus importante, de Wesel, de Francfort, de Schœnau (1561). Avec le gouverne- ment du duc d'Albe, ces Eglises s'étaient accrues de nouveaux réfugiés, tous reçus avec bienveillance par Frédéric III. Les Eglises de Heidelberg, de Saint-Lambert, de Cologne, d'Aix-la-Chapelle, d'Otterbourg (1578), que nous retrouverons plus loin, devaient leur création à ces mêmes circon- stances (1).

A Schœnau, du Jon se retrouvait donc au milieu de ses compatriotes. Il désirait depuis longtemps revoir sa mère et venir passer quelques moments auprès d'elle dans sa ville natale. Sa nouvelle Église l'y autorisa. Craignant toutefois de le perdre, elle lui adjoignit un compagnon de route chargé de le ramener.

Du Jon passa un mois et demi à Bourges. Nous avons dit plus haut l'impression que ce voyage,

(l) \o\rEncycl. des se. rel. [supplément), art. Refuge, par M. F. de Schickler.

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d^

tenté par lui au milieu des plus ij;rands périls, pro- duisit sur sa mère. Do Bourges, il reviiit par Paris, Sedan et Metz, oij la maladie d'un jeune IVère qu'il avait emmené pour surveiller ses études le retint pendant plus de deux mois. Enfin, en octobre 1567, il reprenait ses fonctions dans TEglise deSchœnau.

AuxPays-Bas cependant, le duc d'Albe (arrive au mois d'août 1S67) avait déchaîné contre les révoltés politiques et religieux une persécution féroce. Depuis sa venue, le sang ne cessait pas de couler, et le pape Pie V écrivait à cet horrible bourreau des Provinces- Unies : « Continuez, cher fils, d'accumuler ces « belles actions comme les degrés qui vous condui-

« ront à la vie éternelle Il n'est rien que nous

ne croyions être (avec la grâce de Dion) à « votre piété envers lui, à votre amour pour la reli- « gion, à vos travaux pour la défense de la foi « catholique (1). »

Guillaume d'Orange, que nous avons vu quelque temps indécis sur la route qu'il devait suivre, en présence de tant de massacres, avait décidément pris en main la défense de son pays. Son appel avait été entendu; une foule d'hommes dans la force de l'âge étaient venus se placer sous ses ordres. Sur les étendards de cette expédition libératrice on lisait ces mots : « Liberté de la Patrie et de la conscience. »

Les ressources financières manquaient malheu- reusement à cette troupe de vengeurs, et ce n'est qu'à

(1) Voir le Protestantisme belge, par uu Belge, p. 181.

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grand'peine que le Taciturne pouvait les empêcher d 3 molester les moines et de piller les églises. Il fallait à cette armée un ministre qui pût au besoin la rappeler au devoir, et lui prêcher en même temps que la fermeté, Flmmilité et la douceur. L'Electeur palatin jeta les yeux sur du Jon, qui devint ainsi Faumônier du prince d'Orange pendant cette malheureuse campagne de l'année 1568. La misère de tous était extrême. Une fois, le pasteur de l'ar- mée resta trois jours sans manger, et il ne reçut ensuite que des légumes crus. Pendant la déroute, il erra dans laCampine, oij il pensa mourir de froid. Il parvint cependant à gagner la Lorraine, marchant nus pieds et après avoir été dépouillé de sa monture. Le prince d'Orange ne le laissa partir qu'après que l'armée eut été ramenée en Allemagne et licenciée (1).

A partir de ce moment, du Jon desservit paisi- blement son Eglise de Schœnau jusqu'en l'année 1 573. L'Électeur Frédéric le manda alors à Heidelberg pour travailler avec le savant Trémellhis {^) aune traduction latine de l'Ancien Testament. Cette ver- sion, publiée à Francfort de 1575 à 1579 (in-fol.), eut vingt éditions en une vingtaine d'aimées. C'est assez dire qu'elle fut tenue en haute estime dans les

(1) Junii Vita, p. 32 et 33.

(2) vers 1510 d'une famille Israélite de France, il avait d'a- bord embrassé la religion catholique, puis quitté celle-ci, pour se l'aire protestant. 11 enseigna successivement l'hébreu à Stras- bourg, à Londres, à Heidelberg, puis à Sedan, il mourut en 1580 (Cf. G. Bonet-Maury,' les Origines du christianisme unitaire chez les Anglais, p. 140, 141. Haag, Fr. prot., art. Tremel' lius).

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pays protestants de l'Allemagne, de TAngleterre et de la Suisse.

Un des successeurs de Frédéric III, le comte palatin Jean Casimir, avait fondé, en 1578, une académie calviniste à Neustadt, Du Joii y occupa pendant quatorze mois une chaire de professeur (1). Peu de temps après, il était chargé d'organiser l'Eglise d'Otterbourg, dont il fut le pasteur pendant un an et demi. Revenant de à Neustadt, il y reprit ses cours publics, jusqu'à ce que Jean Casi- mir l'appela à Heidelberg pour y professer la théo- logie (Ancien Testament).

Après tant de pérégrinations, du Jon, semble-t-il, pouvait espérer jouir de quelque repos, et il ne son- geait plus maintenant qu'à s'acquitter conscien- cieusement de ses studieuses fonctions. Mais il avait compté sans la renommée qui s'attachait déjà à sa personne et qui devait faire que plusieurs allaient encore se disputer l'honneur de le posséder.

En 1592, le duc de Bouillon, prince depuis long- temps converti au protestantisme, venait à Heidel- berg, et l'invitait, au nom du roi Henri IV, et avec des instances équivalentes à des ordres, à venir en France. Il refusa d'abord, retenu (ju'il était par la mort récente de sa femme, par les soucis que lui causaient ses enfants en bas âge, enfin par son désir

(1) Nous avons tout lieu de croire que c'est la chaire d'hébreu qui lui fut confiée en 1578 : « Orationem habui de lingua He- brsea, » dit-il lui-même, dans la mention qu'il fait de ses ditté- rent^ ouvrages. Ce discours ne peut ^uère s'expliquer que s'il était professeur d'hébreu.

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de se consacrer tout entier à son enseignement. Il dut céder.

Nous le voyons ainsi arriver à Paris, d'où Henri IV, à qui il avait été présenté, le renvoyait bientôt avec une mission diplomatique en Alle- magne. Cette mission remplie, il quitta le Palatinat, avec l'assentiment de son prince, comptant rentrer enfin dans sa patrie pour ne plus en sortir. Des cir- constances de famille l'obligeaient à passer par les Pays-Bas. Un mois après son départ de Heidelberg, le 20 juillet 1592, il s'arrêtait à Leyde, des amis le recevaient avec un empressement particulier

C'est que le prince d'Orange, aidé des États de Hollande et de Zélande, avait fondé, le 8 février 1575, une université restée célèbre (1). Du Jon pou- vait y avoir une place; il ne s'agissait que de le décider. Des démarches furent faites auprès de lui par les magistrats de la ville et par les professeurs. Leur engagement était pressant ; du Jon ne put se défendre d'accepter la chaire de théologie qui lui était généreusement offerte.

Une difficulté l'avait d'abord arrêté. Il avait été chargé par le roi Henri IV de quelques négociations, et il était juste qu'avant de prendre aucun engage- ment, il allât lui rendre compte de sa mission. L'ambassadeur de France, à la demande des magis- trats, avait levé cet empêchement, et, prenant sur lui cette affaire, il laissa du Jon complètement libre de rester à Leyde.

(1) Van Meleren, Hist des Pays-Bas de 1315 à 1612.

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Le nouveau professeur prit surtout pour objet de ses cours l'étude philologique etexégétique de l'An- cien Testament. 11 enseignait aussi la dogmatique, ainsi que nous le prouvent son traité « De vera theohgia » et ses « Thèses theologkœ Leydenses (1). » Son influence fut particulièrement féconde pour ce qui concerne l'Ancien Testament. Outre une grairi- maire hébraïque qui eut trois éditions de son vivant, il publia des commentaires sur presque tous les livres de l'ancienne alliance. La critique, telle que nous l'entendons aujourd'hui, est Jiaturellement absente de ces ouvrages: mais la connaissance du texte y est exacte, ajiprofondie et sûrement raison - née. L'hébreu, du reste, n'était pas la seule langue orientale que connût du Jon.

Il avait traduit en latjn la version arabe des Actes' des Apôtres, des Épîtres de Paul aux Corinthiens, aux Galates, et de TÉpître aux Hébreux. La littéra- ture profane l'avait également attiré ; il édita les lettres de Gicéron et traduisit en français son traité De Legibus.

Les écrits dogmatiques de du Jon mériteraient une étude toute spéciale. Nous ne disposons pas ici des conditions nécessaires pour donner un exposé complet des idées qu'ils renferment. Disons cependant que, sous une enveloppe parfois trop scûlastique, nous y avons remarqué une originalité de pensée très appréciable. Le « De vera theologia, est un traité complet sur la connaissance de Dieu.

(1) Cf. Opusciila fheologica, Ed. Kuyper.

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L'guteur, après avoir indiqqé comment Dieu seul se connaît lui-même, montre dans quelle mesure l'humanité peut arriver à s'unir à l'être infini. Le rôle de Jésus-Christ et celui de la Révélation sont indiqués dans de longs développements entremêlés de nombreuses citations du Nouveau Testament. C'est par grâce que Dieu s'abaisse en Christ jusqu'à nous, pour nous élever ensuite jusqu'à lui. Con- naître Christ {theologia unioms), c'est apprendre à connaître Dieu [theologia archetypa). Cette connais- sance est toujours en nous à l'état de devenir. La ' grâce n'opère pas une fois pour toutes : son œuvre se poursuit dans la vie du chrétien, et l'élève chaque jour plus haut surcette échelle du salut qui conduit au ciel. L'homme, en se dépouillant de sa nature, se retrouve plus riche en Dieu. Le dépouillement suprême, la mort, est je passage définitif de la con- naissance imparfaite {theologia revelationis) à la con- templation parfaite de Dieu {theologia visionis).

Sur le dogme de la prédestination, on peut dire que du Jon se rattachait au calvinisme le plus strict. Nous n'en voulons pour preuve que ces quelques citations empruntées à ses Thèses iheologicœ Ley denses : « Est praedestinqtio, generah'ter accepta, simplissi- « muni, justjssimum, çapieptjssimum, liber]:'imuni (( et immutabile pei decr^tul'P, qnQ apud se, ab çc œterno, statuit gratiam adoptionjs in filjos largiri « ahis, aliis non largiri, pro placito voluntatis suge,

a et sjc glpriam suam sapientissinie illustrare

« Praedestinatio sanctorum est decretum, que « Deus Pater Domini nostri Jesu Cln^isti. pro bene-

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« placito voluntatis siise, ab aeterno nos prsedesti- « navit (id est quosdam ex hominibus) sibi ad 0 uloOeaicLv in Christo, ad laudem gloriae graLiœ

« sLise Reprobatio seu prœteritio est aeternum

« Dei decretum, quo Deus secundum propositum « voluntatis suœ, ante omne lempus, decrevit « majorem hominum partem non prsBdestinare ad « uioGecjiav, non misereri, sed sibi ipsis et in naturâ « suâ relinquere, ad illustrationem glorise suae, et (c perfectionem 'Kohjizoïy.Ckoit sapientiœ suœ decla-

« randam Finis tum electionis tum reproba-

« tionis proprie est gloria Dei eligentis atque « reprobantis, oui fini conjuncta est electorum « salus in Christo Jésus. » {Thèses LeydemeSy « pp. 132, 134, 137, 140. Ed. Kuyper.)

On le voit, du Jon partageait nettement les doctrines d'Augustin et de Calvin. 11 prévoyait néanmoins les luttes qu'elles allaient bientôt amener et il ne se taisait pas illusion sur leur valeur. Chose étrange ! Gomar et Arminius, les deux futurs anta- gonistes de Dordrecht (1618), lurent au nombre de ses plus intimes amis. Arminius lui succéda comme professeur à Leyde, et il prétendait apporter dans son enseignement les mêmes idées que son prédéces- seur. Cela s'explique, si l'on songe qu'à la fermeté des convictions, du Jon unissait une tolérance bien remarquable pour son époque et sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Pendant dix ans il occupa sa chaire avec un éclat attesté par chacun de ceux qui l'ont connu. En 1602, il fut frappé de ce terrible fléau de la peste

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qui, cette année, désola la ville de Leyde. Déjà il avait vu mourir à ses côtés sa femme bien-aimée; atteint du même mal, il ne devait pas tarder à la rejoindre. C'est sans trembler qu'il sentit la main de Dieu s'appesantir sur lui. Il supporta sa maladie avec une fermeté et une résignation peu communes. Visité à ses derniers moments par ses collègues de rUniversité, Gomar, Bontius, Pavius, etc. , il ne ces- sait de leur répéter avec le calme le plus parfait : « 11 nous est bon de nous soumettre avec recori- « naissance aux coups de Dieu, notre père. Lui seul « sait et nous donne ce qui nous est salutaire(l). » De nombreux jeunes gens, venus de tous les côtés de la France pour suivre son enseignement, l'en- touraient de leurs soins; jusqu'au bout ils purent être témoins de la piété et de la foi de celui qu'ils aimaient à l'égal d'un père. Le dernier jour, alors que les souffrances du malade étaient devenues de plus en plus intenses, le jeune Samuel Rivère lui lut quelques passages des Psaumes et de la première Epître aux Corinthiens. Gomar était à ses côtés, le soutenant de ses pieuses consolations et lui rappe- lant ces grandes vérités qui pendant si longtemps avaient fait l'objet de ses cours. « Toutes ces cho- « ses que j'ai enseignées aux autres, lui dit du Jon, « je me les rappelle en ce moment, et je me les ap- cc plique en toute sincérité. Je m'en remets entière-

(1) Brevis narratio de morbo et placido D. Fr. Junii ohitu, desumpta e funebri oratione D. Franc. Gomari quain habuit d. VII Kal. Novembris anno l602 in audifnrio publico Leydensi [Opusc. theol. sel. Jmiii, p. 34, 36).

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« ment à la grâce de Dieu. Dieu pourvoira à mon « salut... )) A midi Gomar le quittait. Le mal avait atteint le cœur, et déjà la main du mourant se re- froidissait. Peu à peu son souffle se ralentit, et il rendit l'âme paisiblement, après Tavoir remise avec joie entre les mains de Dieu qui l'appelait au repos éternel. C'était le 13 octobre 1602 : du Jon n'était alors âgé que de cinquante-sept ans.

Ainsi mourut ce fidèle serviteur de Dieu auquel les épreuves n'avaient pas été épargnées pendant sa vie, |1 s'était marié quatre fois. Sa prenaière femme, Agnès Champion, fille d'un greffier de Liège, était naorte après avoir cruellement souffert pendant sept an§ des suites de la maladresse d'une sage- feniïne. La seconde, Elisabeth Corput, également fille d'qn greffier, de Bréda, avait été emiportée en cinq jours par une fièvre continue. La troisième, Jeanne Lhermite, était fille de Sinîon Lhermite, seigneur de Bétinsart^ magistrat d'Anvers; elle avait succpnqbé à une affection hydropique. La dernière se nommait Marie Glaser, et avait pour père un cé- lèbre lapidaire d'Anvers. Nous avons vu plus haut qu'elle fut atteinte de la peste, et qu'elle précéda de quelques jours son mari dans l'éternité (1).

Du Jon laissait qprès lui une nombreuse famille dopt chacun 4ps menribres marcha dignement sur les traces d\\ père (2).

Notre tâche est achevée. Nous voudrions cepen-

(1) Jnnii Fita, \). ;f4.

(2) Voir Haag, Fr. prof.,[sLVt. du Jon, p. 390.

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dant, à la fin de celte étude, résumer brièvement notre impression sur celai dont nous avons retracé d'une manière bien imparfaite la prodigieuse acti- vité.

Et d'abord disons-Se hautement: c'est à nous, protf3stants français, que François du Jon se rat- tache : c'est à nous c{u'il appartient. A nous aussi, par conséquent, de revendiquer comme une gloire son œuvre tout entière. On le sait : dans ces sopabres périodes d'intolérance qui ont nom seizième et dix- septième siècle, c'est souvent au delà de l'étroite enceinte de nos frontières qu'il faut aller chercher tout ce qui a illustré le protestantisme français, tout ce qui a fait sa force, tout ce qui constitue aujour- d'hui son héroïque tradition. La persécution de nos pères a amené leur exil, et cet exil a été pour beau- coup de pays voisins du notre une vraie cause de grandeur, [^'histoire enregistre un à un les noms de ces glorieux persécutés qui, pour s'assurer le libre exercice de leur foi, portèrent hors de la France leur savoir, leur talent, leur fortune.

N'ayant pas pénétré assez avant dans l'œuvre scientifique accomplie par du Jon, nous n*avons pu donner de sa valeur qu'une idée très incomplète. C'est dans tous les domaines que ce théologien a dirigé ses recherches, Exégèse, dogmatique, philo- logie, histoire, controverse, l'ont également tenté. Dans toutes ces branches il a porté une méthode claire et précise, dans toutes il s'est fait remarquer par son érudition extraordinaire. Il suffirait du reste d'en avoir pour garantie les nombreux témoignages

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de ses contemporains. «Scioppius. si rarement juste, « surtout envers les écrivains protestants, assure « qu'on peut, sans témérité, comparer du Jon aux « plus habiles théologiens ou philologues de son siè- « cle. Grotius fait de lui un plus bel éloge encore en le « qualifiant de juste et de modéré, et André Rivet « reconnaît que personne ne jura moins que lui sur « la parole du maître, que personne ne pesa avec « plus d'équité les diverses opinions, que personne « ne chercha plus diligemment la vérité... (1). »

Quant à Scaliger (2), il avait toujours eu une cer- taine jalousie pour du Jon dont il enviait la première place à l'Université de Leyde. Mais dès qu'il apprit la mort de son savant collègue, il composa sur lui une pièce de vers latins, et nous y lisons ceux qui suivent :

« Juni, quem modo literis potentem

« Pleni gymnasii fréquente cœtu,

« Ci ngebat docilis corona pubis

« Docto pendula difterentis ore :

« At nunc, o séries iniqua rerum!

« Tactus sidère pestilentis aurae

« Sol pallenlibus occidis tenebris !

« Te mrerens schola flet suum magistrum,

« Orba Ecclesia te suum parentem,

« Doctorem gémit orbis universus (3). »

Si, pour notre part, nous cherchons à relever chez du Jon quelques-uns de ces traits par lesquels il appartient véritablement à la glorieuse famille des

(1) Voir, pour ces témoignages, Haag, Fr. prot., art. du Jon, ).. 385.

('2) Nommé en 1579 comme successeur de Juste-Lipse à la chaire d'histoire de TUniversité de Leyde.

(3) Voir Nicéron, Mémoires 'pour servir à l'hlst . des hommes illuslres, t. XVI, p. 185, 188.

109 grands esprits du seizième siècle, citons d'abord cette capacité de travail, cette puissance inouïe de production qui nous permettent de le placer, sous ce rapport, à eôté de Calvin. Nous avons assisté à toutes les péripéties de son activité pastorale ; nous avons vu toutes les agitations de sa vie, tous les troubles de son existence, les épreuves qu'il essuya dans ses diverses fonctions. Ne semble-t-il pas que de telles circonstances eussent paralyser ses for- ces ou Tempêcher au moins de se livrera aucun tra- vail suivi? Et cependant, arrivé au bout de sa car- rière, du Jon laisse après lui une série d'ouvrag3S dont la liste ne contient pas moins de quatre-vingt- huit articles, et qui se distinguent, pour la plupart, autant par la vigueur de la pensée que par la pro- fondeur de l'érudition (1). Exprimons notre recon- naissance à l'Université libre d'Amsterdam et en particulier à M. le professeur Kuyper pour Tédition qu'ils viennent de faire paraître des Opuscula theolo- (jica seîecta F. Jiinii Ce premier volume nous montre suffisamment déjà quelle sera l'importance de la Bibliothèque réformée, dont la publication a été ainsi inaugurée par les savants professeurs hollandais. Puisse leur œuvre s'élever comme un monument destiné à rappeler aux Églises réformées de France et des Payy-Bas ce qu'elles se doivent les unes aux autres, ce qui les unit dans le passé et les unira dans l'avenir.

Le second trait qui nous frappe chez du Jon, c'est

(1) Voir la lisLo raisonnée de ce> ouvrages dans l'édition de M. Kuyper.

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la tolérance, la largeur d'opinion ei de vues. Ceci était rare au temps oii il a vécu. Il est peu d'hommes, au seizième siècle, qui n'encourent, par quelque côté de leur caractère, le re|jroche d'étroitesse et d'intolérance. On se représente toujours la rigidité impassible de Calvin, la fermeté parfois impitoyable de ses principes, la dureté souvent excessive de ses décisions. Tout cela s'explique facilement parles né- cessités du temps et de la situation ; et ce n'est pas aux adversaires de la Réforme à nous en faire un crime. Du Jon, toutefois, nous semble, sous ce rap- port, s'être élevé au-dessus des hommes de sa gé- nération. En toutes circonstances, il prêche l'union et la concorde. Il comprend la diversité des vues et des opinions ; il la supporte, en remettant à Dieu le soin de discerner ceux qui sont siens. A Anvers, nous l'avons vu travailler à réconcilier les réformés et les luthériens, alors divisés jusqu'à la haine ; nous avons admiré aussi les efforts qu'il faisait pour ar- rêter le zèle inconsidéré des iconoclastes. A Leyde, il s'oppose, avec quelques-uns de ses collègues, à la condamnation de Christophle Ostorod et d'André Voidiovius, qui cherchaient à implanter en Hol- lande les erreurs du socinianisme. Du reste, ses vues particulières différaient sur plusieurs points de celles des théologiens de Genève, et il ne le cachait pas. Il eut avec Théodore de Bèze des discussions sur l'Eglise, sa notion, ses attributs. 11 ne craignait pas la controverse catholique; mais toujours il con^ servait cette douceur et cette modération exquises, sans se laisser aller à ces invectives parfois gros-

m

sières qui, il faut lu reconuaître, déparent beaucoup d'écrits des théologiens de Tépoque. Il a laissé, dans un de ses ouvrages, une empreinte tldèle de cet esprit de largeur qui Tanimait : c'est dans son <c Eireni- cum de pace Ecclesiœ catholicœ (1), » traduit par lui- même en français, et publié sous ce titre : « Le Ci paysible chrestien (2). »

L'auteur, d'après M. Haag^ montre comment « aucun chrétien, à moins d'être injuste, ne peut « se séparer entièrement de ceux avec qui le Christ « s'est uni ou a promis de s'unir. Si tous ne portent « pas les mêmes fruits, tous ont la même racine, et « aucun ne doit être exclu inconsidérément du « royaume de Dieu. Sans doute, TEghsc romaine « est la prosi ituée de Babylone ; mais le Christ ne lui « a pas encore doimé sa lettre de divorce ; jusque-là, « les protestants et les catholiques habitent la de- « meure du même Père et doivent se traiter en frè- « res, bien que les premiers soient obligés de se « retirer dans un corps de logis particuUer afin d'é- « viter l'infection (3). »

Citons, du reste, les paroles de du Jon : « Non a existimamus temere sentenliam adversus ullum (( fieri oportere, tanquam si a Deo abesset plané ce qui abest a judicio nostro. Servi alieni suntilhus « Domini, qui et nos et alios et illos ipsos redemit a sanguinepretiososuo: sivestent,sivecadant,stant

(1) later christianos , quamvis diversis sententiis, religiose procuraiida, colenda atque contlnenda. In Ps. 122 et 128 Medi- talio [Op. th. sel.^ p. 393).

(2) Leyde, 1593, in-8.

(3) Haag, Fr. prot., art. du Jon, p. 387.

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« et cadunt Domino suo. Ac propterea fugionda no- ce bis sunt quam diligentissinae prœpropera illa ju- « dicia,quibu3 alii alios plus salis, irritante Satana <f et mundo applaudente, infeslamus alque oiïendi- « mus... Nam qua3 ratio est in membro, eamdem in « corpore quoque Ecciesiae oportet observari. Mem- (c bri in fideinfirmi miseremur, recte : quidni etiam « corporis ex infirmitate laborantis? Dum anima « est in eo, vivit; dum aliquid est vitae, anima est « in eo... Ut me, ut hanc aut illam Ecclesiam « agnoscant,non magnopere laborabo, modo agno- « scant Christum : pro certo habens, si in Christo « paulatim confirmentur, fore ut confirmalo men- « tis oculo me et alios vivere in Christo videant, et « amplius cum cœtu piorum coalescant... Si me « offendit alter in re humana dissentiens, condo- « nare jubeor auctoritate Domini : qui autem a me « dissentit in causa fidei, si errât, non me offendit « sed Dominum suum. Dominus autem condonat ; « ego non condonem ? Deinde si errât, non revela- « vit Dominus ipsi ; ferendus est errans ; expectan- « dus Dominus qui errantem doceat : et manu s « nostrae non ad depeilendum errantem, sed ad « viam monslrandam potius adhibendœ, si Deus « operam nostiam ad salutem et institutionem ejus « volet occupari (1). »

Tels sont les principes exposés dans VEirenict/m, qui était, de tous les ouvrages de notre théologien, celui qu'il préférait. Dans une réunion, ses amis lui

(I) Elrenicum, [). i38, iiO, i'il, 4i8. Ed. Kuyper.

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firent un jour celte demande : « Si tous vos écrits (( devaient être détruits, sauf un à votre choix, au- « quel donneriez-vous la préférence ? » « Au Pai/- fc sible chrestien, répondit-il; car j'ai écrit tous mes « autres livres en théologien, mais celui-ci en chré- (( tien (1). »

Enfin, relevons comme dernier trait du carac- tère de du Jon sa grande humihté, son extrême modestie. Son activité, sa science, le placent au pre- mier rang partout il est appelé, et partout il garde cette retenue, cette délicatesse de sentiment qu'il tenait de la maison paternelle. C'est ce qu'ex- prime heureusement Bayle dans ces mots qui résu- ment toute notre pensée : « Du Jon ne connut ja- « mais mieux l'étendue de ce qu'il ne savait pas, « que lorsqu'il fut promu au plus haut point de la « science. C'était un signe de bon esprit. »

Il est de ces personnahtés qui, malgré la dis- tance qui nous sépare d'elles, exercent toujours, sur ceux qui les approchent, une influence salutaire et bénie. C'est ce que nous éprouvons sincèrement arrivé au terme de ce travail.

Nous sentons pleinement les lacunes de ces quel- ques pages : nous ne nous faisons pas illusion sur leur valeur. Mais une chose nous reste : c'est le sen- timent profond qu'il nous a été bon de vivre pen- dant quelque temps dans le commerce de l'un de ces hommes grands à la fois par la piété et par l'in- telligence. Tel a été François du Jon.

(l) s. Brandt, Hist. abr. de la Réf. dans les Pays-Bas, I, 354.

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Heureux serions-nous si nous avions réussi à éveiller quelque intérêt pour cette figure si sympa- thique ; plus heureux encore si, au milieu de nos luttes actuelles, nous pouvions retrouver, dans la contemplation des grands caractères du passé, cette ardeur infatigable, ce zè!e éclairé, cette charité pro- fonde qui animaient nos pères.

Vu : le doyen , F. LIGHTENBERGER.

Vu et permis d'imprimer :

Le vice-recteur de r Académie de Paris, GRÉARD.

TABLE DES MATIERES

Pages

Préface i

Chapitre I"''. Jeunesse de François du Jon. Sa fa- mille. — Ses études à Bourges, Lyon et Genève 3

Chapitre II. Aperçu des origines de la Réforme aux Pays-Bas. Efïorts de Charles-Quint et de Philippe II pour étouffer Thérésie. Etat des esprits en 1565 32

Chapitre 111. Activité de du Jon à Anvers. Les pour- suites contre sa personne. Le compro- mis des nobles. L'assemblée de Saint- Trond. Les rapports établis entre les confédérés et les députés des Eglises protestantes. Le bris des images. Atiitude de du Jon vis-à-vis de ces excès. Luttes à Gand et à Bruges. Du Jon dans le Limbourg. Nouveaux dangers.

Sa retraite dans le Palatinat ... 43 Chapitre IV. Du Jon dans le Palatinat. Son ministère

dans l'église de Schœnau. Sa misère comme aumônier du prince d'Orange. L'Université de Heidelberg. Une tra- duction de la Bible en latin. Le col- lège de Neustadl. Voyage en France.

Du Jon, professeur de théologie à l'U - versiîé de Leyde. Ses revers de fa- mille. — Sa mort. Conclusion. . . 95

Paris. Imp. de Ch. Noblet, 13, rue Cujas. 9685.

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