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80001 9042M

n . aJtli. 5-1 d. r

rBANÇOIS-TICTOB HCGO

ŒUVRES COMPLÈTES

l SHAKESPEARE

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OEUVRES COMPLÈTES

01

W. SHAKESPEARE

TOME VII

LES AMANTS TRAGIQUES

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fAWT-DtSIS

. _ TYrObRAmiG DE A. MOtLH.

n

lïl.aicU-

^1

oL. I]

FRANÇOIS-VICTOR HUGO

TRABUCTEUR

ŒUVRES COMPLETES

W. SHAKESPEARE

LES AMANTS TRAGIQUES

T CLÉO?ATRE. ROHËO ET JULIITTE.

PARIS PAGNERRE, LIRRAIRE-ÉDITEUR

HUE DE SEINE , 18

18S0

RïprodHetlon et traduction r^suri™».

I-

II

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A JULES JANIN

F.-V. H,

▼D.

; .:>

INTRODUCTION

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h'

I

Lorsque messire Jacques Amyot, abbé de Bellozane, publia sa traduction des œuvres de Plutarque sous le patronage de très-haut et très-chrétien roi de France Henri Deuxième^ rémolion fut grande chez nos aïeux de la Renaissance. Les personnages antiques, que le Moyen Age avait relégués daos la légende h c6\6 des Arthur et des Roland, rentraient brus» quement dans Thistoh^. Grâce à Finterprétalion du bon* homme Amyot, les léftèbres amassées anlour de tant de noms illustres étaient enfin dissipées ; les exagérations de la tradition orale tombaient devant le témoignage écrit. La déposition de Plutarque était là, traduite avec un scrupule implacable. Ces êtres prestigieux auxquels une crédulité séculaire attribuait des proportions démesurées reprenaient fout à coup la taille humaine. Le biographe de Chéronée racontait la vie intime de ces héros ; il les montrait en robe de chambre, assis au foyer de famille ; il disait leurs infir- eomme leurs vertus ; il les fnsait voir, dès l'enfance,

8 LES AMÂiNTS TRAGIQUES.

soumis à tous les besoins e( sujets à toutes les défaillances de la créature. Les générations modernes regardaient tous ces grands hommes qu'Âmyot leur expliquait, et, stupéfaites, elles reconnaissaient des hommes. Elles contemplaient avec une incessante avidité ces vivants portraits : Thémistocle, Alcibiade, Agis et Gléomène, Coriolan, Ànnibal, les Grac- ques, Cicéron, Brutus. C'était donc Pompée ! C'était donc César ! Quoi ! ce petit homme, c'était Alexandre !

Mais, dans cette galerie glorieuse, il y avait un groupe qui provoquait une curiosité inexprimable : c'étaient deux amants qui se tenaient étroitement embrassés. L'un, vêtu de la laticlave romaine, était flgé de cinquante ans au moins ; il avait « la barbe forte et épaisse, le front large, le » nez aquilin... Il usait du style et façon de dire qu'on ap- » pelle asiatique, laquelle florissait et était en grande vogue » en ce temps-là, et si avoit grande conformité avec ses » mœurs et sa manière de vivre qui était venteuse, pleine » de braverie vaine et d'ambition inégale qui ne s'entrete- « nait point... Si avait outre cela une dignité fort libérale et » sentant son homme de bonne maison... Il ne faisait point difficulté de boire devant tout le monde et de s'asseoir )) auprès des soldats quand ils dtnaient , et de boire et » manger avec eux à leur table ; il n'est pas croyable com- » bien cela le faisait aimer, souhaiter et désirer d'eux... Il n était grossier et peu subtil de nature et s'apercevait à tard D des fautes qu'on lui faisait ; mais aussi quand il les con- D naissait, il en était bien fort marri, et les confessait ron- n dément à ceux à qui sous son autorité on avait fait tort ; D bien avait-il le cœur grand, tant à punir les forfaits comme » à rémunérer les bienfaits, d L'autre, habillée à la mode macédonienne, était une femme de trente ans environ ; « sa » beauté seule n'était point si incomparable qu'il n'y en pût » bii*n avoir d'aussi belles comme elle, ni telle qu'elle ra- » vit incontinent ceux qui la regardaient ; mais sa conversa-

■> tinu îk la baiil<;r était si amiaLle, qu'il élnit impossjblu » H'eo é\itvT h priso, et avec sa bcaiiti^, la lionne grflee

> qu'elle avait à deviser, la douceur et ta gc nlillessc de son

* naliirel qui assaisonnait tout ce qu'elle disait ou faisait,

éuil un aiguillon qui poignait au vif; et si y avait outre

> cela grand pUisir au son de sa voix seulement et à sa pro- i

> Doociotion, parce que sa langue était comme un instru-

ment do musique à plusieurs jeux et registres qu'clla 1 s tournait nisément va tel langage comme il lui plutsait, tel*

lement qu'elle jiarlait h peu de nations barbares partni- ]

* cbetnent, mais leur rendait par elle-même réponse, aa [ B moins à la plus grande partie, comme aux Étiiîopiens, 1

Arabes, Troglodytes, llébreui, aux Syriens, Médois et j

* aux Tanties et h beaucoup d'autres dont elle avait appris J

leslsaguos. d Tels étaient Antoine et Cléopdlrt-, d'apràs la réridique peinture de Plutarque ; telsapparniss«ient, aux I jeux de nos pères étonnés, ces amants illustres que l'épo- I p6tt erotique plaçait dans une lumineuse apothéose h cdté lie ces couples fabuleux, PAris et Hélène, Achille et Briséis, Thésée et Hippuljte, Hercule et Omphale.

Quelle légende tragique que cette biographie d'Antoine j et de Cléop3tro, racontée naïvement par le digne précep- teur de Marc-AurèW ! 1^ fantaisie humaine ne pourra ja> \ nuis rdfer rien de plus merveilleux que ce drame, inventa ] par l'histoire, qui se noue par une amourette et se dénoue j par le bouleversement d'un empire. Pascal a indiqué dam une phrase célèbro toutes les profondeurs do cet étonnant j sujet : « Si le nez de Clco[ullre avait été plus court, toute la j bce de la terre annit changé. » Ce qui frappe le penseur J dans cetio mémomble leçon donnée aux hommes par la T destinée, c'est la prodigieuse disproportion entre le fait et j la conséquence, entre le mojcn et le résultat, entre les pré- i misses et la conclusion, n La c-iuse est un je ne saisqtui | pl les efletN en sont elTroyables. »

10 LES AMANTS TRAmQUES.

Pour TOUS rendre compte de celte disproportion, réduisez i ^es éléments essentiels Taction dont il s'agit : un pro- digue, épris d*une courtisane qu'il entretient à grands frais, se décide, pour réparer sa fortune, à épouser une femme qu'il n'aime pas ; à peine le mariage est-il eondu, qu'il retourne BUprès de sIei maîtresse pour manger avec elle la dot de sa femme. L'épouse délaissée se réfugie chez son frère qui, furieux, provoque le mari. Un duel a lieu ; le prodigue succombe et la courtisane désespérée se suicide. -*- Supposez que les événements que je viens de dire se passent dans le cercle restreint de la vie bourgeoise : qu'en résultera-t-il ? Une simple tragédie domestique dont la ca- tastrophe n'atteindra que quelques existences immédiate- ment compromises. Faites au contraire que ces mêmes évé- nements aient lieu dans les plus hautes régions de la vie publique; faites que la courtisane] s'appelle CléopAtre et porte une couronne ; faites que le mari prodigue s'appelle Antoine et règne sur l'Orient ; faites que le frère qui venge l'épouse outragée se nomme Octave et soit maître de l'Occi- dent : alors tout l'univers connu se trouvera engagé dans une querelle do ménage ; le deuil d'une famille produira le deuil de l'humanité. La terre frémira sous le pas des ar- mées, la mer sous le poids des flottes ; les peuples se pro- voqueront et se rueront les uns sur les autres ; Alexandrie Jettera le défi à Carthagène ; Rome se colletera avec Athè- nes. Pour soutenir la cause de la courtisane, cent mille hommes, douze mille chevaux, trois cents vaisseaux suffi- ront à peine ; on verra accourir à la rescousse le roi des Li- byens Bocchus, le roi de la Haute-CilicieTarcodemus, le roi de Cappadoce Archélaùs, le roi de Paphlagonie Philadel- phus, le roi de Commagène Mithridate, le roi de Thrace Adallas, le roi de Pont Polémon, le roi d'Arabie^ Nanchus. le roi des Lycaoniens et des Galates Amynthas, le roi des Juifs Hérode, et enfin le roi des Mèdes. Pour défendre les

DmiODCCTlOS.

Il

droits do la femme légitime, co ne sera pas trop de qualrc- ïingl mille véliirans. de douze mill<' thovaun et de deuï cent cinquaale vaissoauii I'IliNl', l'Espagne, la Uaule en- ?erroiit leurs légions, et l'Europe s'ébranler» depuis l'Ës- davonte jusqu'à la mer Océane. —0 logique surprenante des bits] Se peut-il qu'une cause aussi mince ait d'aussi énor- mes résultais! Pour soulever le globe, le sourire d'une TÎergo folle est-il donc un levier suftisant?

Quoi I parce qu'un homme s'est amouraché d'une lille, parce qu'U s'est alTolé d'un profil équivoque, voilà la guerre universelle allumée. Il faut que partout les mères pleurvDt leurs enfants, que partout les fiancés s'arra- chent à leurs lancées, que partout les co'urs se déchi- rent. La corvée enlève le laboureur à son sillon, le paysan à SB cabane, le berger à son troupeau. La presse dé- peuple les maisons pour peupler les galbres ; on prend de force, c'est Plutarque qui le raconte. les mule- tiers, les moissoQueurs , les voyageurs qui passent: le désert envahit tes cités; la Guerre et le Chaos courent à travers cbsmps, la torche à la main ; le ciel s'empour- pre de lueurs sinistres : ce sont les hameaux qu'on brûle, CO sont les escadres qu'on incendie. L'Orient et l'ûc- radent, après s'Élre lougtemps défiés, se rencontrent. Le choc a lieu devant le promontoire d'Âctium. L'Orient recule devant l'Occident. A peine le combat a-t-îl com- mencé que Cléopâlre effarée s'enfuit ; pour rejoindre sa maltresse. Antoine s'enfuit à son tour; il laisse à Oclave le champ de bataille et la victoire ; il déserte ces peu- ples qui étaient venus se faire tuer pour lui : il se dérobe è ces légions fidèles qui t'avalent si vaillamment coulenu h Tharsale et à Phihppes. Que lui Importent l'honneur et la gloire et la toute-puissance? Il n'écoute que sa passion ; lui, le lieutenant de César, le vainqueur de CasBius, il s'est sauvé comme un lâche, et un bai-

12 LES AMANTS TRAG'Ol'tS.

ser de CléopAtre Ta déjà consolé de lempiro pordu. Mais Octave ne lui laisse pas de répit; il rallie à ses aigles implacables l'Europe et l'Asie, et vient assiégor l'adultère jusque dans Alexandrie. En vain les amants ont cru ressai- sir la victoire dans une sortie heureuse. Le dieu Bac- chus qui les protégeait les abandonne; le peuple fait comme le dieu et les trahit. La désertion va les livrer à Octave, mais, au moment le vainqueur croit les te- nir, tous deux lui échappent par le suicide. Ijk dynastie des Ptolémées succombe à la morsure d'un aspic ; la fière Egypte devient une province romaine : l'univers n'a plus qu'un maître; l'ère des Césars commence; Octavie est vengée et le monde est esclave.

On comprend à quel point ce drame, si éloquemment raconté par Plutarque, devait séduire le génie de Shakes- peare. L'auteur d'Hamlet trouvait dans ce sujet unique l'éclatante confirmation de ses vues sur l'impuissance de la volonté humaine aux prises avec les forces mystérieu- ses qui dirigent la marche des choses. Pendant des siècles, une grande ville, qui représentait une grande idée, avait tenté de transformer l'univers à son image ; aidée des plus vaillants capitaines et des hommes d'État les plus habiles, Rome avait voulu agglomérer les peuples sous sa su- prématie tutélaire ; elle avait essayé de rallier les nations ennemies dans une vaste communauté à laquelle elle avait donné d'avance le nom sublime de République. Chimé- rique espoir ! L'effort de Rome vers l'avenir devait abou- tir à la plus triste contradiction. L'événement allait donner à la ville éternelle le plus formidable démenti. Tandis que Rome élaborait la civilisation, l'événement produisait la dé- cadence ; tandis que Rome s'évertuait pour le progrès, l'évé- nement inaugurait le césarisroe ; tandis que Rome ébau- chait la République, l'événement formait le triumvirat et complotait l'empire. La glorieuse politique des Gaton, des

niTRODucnoif. 13

Bratus, des Gracques et des Scipioo s'écroulait dans une intrigue ; l'entreprise de cent générations avortait dans un démêlé de famille. Dérision suprême de la destinée ! Trente ans ayant Jésus-Christ, l'univers romain n'est plus qu'un patrimoine qu'un libertin dévore dans une oigie sans nom en compagnie d'une gourgandine. A CléopAtre la Syrie ! A Cléopâtre l'tle de Chypre ! La Lydie à CléopAlre ! La maltresse d'Antoine a-t-elle la fantaisie d'un peuple ? Elle n'a qu'à choisir.

Une aventure si triste pour l'initiative humaine of- frait aux idées du poète un symbole trop éclatant pour qu'il ne fût pas tenté de la mettre sur la scène. Mais ce sujet si profondément tragique présentait à l'exécution des diffi- cultés presque insurmontables. Comment élait-il possible, sans distraire et sans disperser l'intérêt, de produire sur le théâtre tous les incidents que l'annaliste indiquait au poëte : la mort de Fulvie, le départ d'Antoine pour Rome, son ma- riage avec Octavie, la réconciliation des triumvirs, leur pacte avec Cnéius Pompée, l'entrevue de Misène, la fête donnée par Pompée aux maîtres du monde, la rupture d'Antoine avec Octavie, son retour auprès de CléopAtre, la déposition de Lépide, la bataille d'Âctium, la fuite des amants, le dé- barquement d*Octave en Egypte, le combat d'Alexandrie, la victoire décisive d'Octave, enGn la mort d'Antoine et de Cléopâtre? Comment grouper en un harmonieux ensemble tous ces faits accumulés par l'histoire universelle dans un iolervalle de douze années? Une pareille tâche aurait fait reculer tous nos auteurs classiques : avant même de la ten- ter, il leur aurait fallu enfreindre toutes leurs règles, violer tontes leurs conventions, bouleverser toute leur poétique. Le théâtre de Shakespeare était seul assez vaste pour con- tenir une pareille action ; son génie était seul assez puis- sant pour la' condenser. L'auteur anglais a scrupuleuse- ment recueilli les faits principaux consignés par le chro<-

14 LES AXÀIITS TRAOIQUES.

niqueur grec; mais il a eu l'art de les rattacher i uo point central. Dans le drame comme dans l'histoire, c'est Cléopâtre qui est l'Ame des ^événements. C'est elle qui, en dominant le triumvir, soulève le monde ; c'est elle qui, d'un signe, arrache Antoine à Octavie ; c'est elle qui le brouille avec César ; c'est elle qui le fait fuir à Actium ; c'est pour elle qu'Antoine se débat sous Alexandrie ; c'est pour elle qu'il se tue ; c'est elle qui termine l'ailloo par sa mort.

Le poëte a tout Cait pour que son héroïne fût sans cesse présente h notre pensée. Ce n'est jamais que pour peu de temps que nous la perdons de vue. A peine An- toine àAAl pu débarquer en Italie» qu'aussitôt l'action nous ramène en Egypte pour nous montrer Cléop&tre pieu* rant son amant.

•*- Charmion, donne-moi à boire de la mandragore.

Pourquoi, madame?

Pour que je puisse dormir ce grand laps de temps mon Antoine est absent !...

Le mariage d'Antoine avec !a sœur d'Octave ne s'est pas plus tôt conclu sous nos yeui, que vite le magique auteur évoque Alexandrie et Cléopâtre pour nous peindre, dans une scène superbe qui manque à Plutarque, l'impression que va faire sur l'impérieuse reine la nouvelle apportée de Rome.

LE MESSAGER.

Madame, il est marié à Octavie.

CLÉOPÂTRE, le frappanl.

One la peste la plus venimeuse fonde sur toi !

LE MESSAGER.

Bonne madame, patience!

CLEOPATRE.

Hors d*ici, horrible drôle, ou je vais chasser tes yeui comme des balles devant moi ; je vais dénuder la tète. Le secouant violomment.

Je te ferai fouettar avec du fer, étuver dans la fautnare ei eoofire i

nmoDucnoN. 13

la uaee «denta... Ohl dis qo« cela n'est pas, al je te donnerai une province, et je rendrai ta fortune splendide, et je te gratifierai de tons las dons que ton hamilité peat mendier.

LE MESSAGER.

Il est marié, madame.

CLÊOPATRE, tirant un couteau.

Misérable, tn as trop longtemps Téen.

Le Messager s'eaftiiu

BieniAt l'action nous rappelle à Rome nous assistons à la séparation d'Octave et d'Octavie ; mais c'est comme & contre-cœur que le poëte cède cette fois encore aux exi- gences du sujet; il écourte les adieux du frère et de la sœur, et il invente une nouvelle scène la reine d'Egypte repa- raît pour questionner le messager sur sa rivale :

As-tu aperçu Octavié ?

Oui» reine redoutée.

Où?

A Rome» madame. Je l'ai regardée de face : elle mar* chaît entre son frère et Marc- Antoine.

Est-elle aussi grande que moi ?

Non» madame.

L'as-tu entendue parler? A-t*elle la voix perçante ou basse?

•* Sa voix est basse.

Cela n*a rien de si gracieux ! Elle ne peut lui plaire longtemps... Yoix sourde et taille naine !... Quelle mcyesté a sa tournure?

Elle se traîne. Sa marche ne fait qu'un avec son re- pos. Elle a un corps plutôt qu'une animation. C'est une statue plutôt qu'une vivante.

> Estime son âge, je t'en prie.

Madame, elle était veuve.

Veuve ! Cbarmion, tu entends?

El je croît qu'elle a bien trente ans.

16 LES AMANTS TRAQIQCES.

As-tu sa figure dans Tesprit? Est-elle longue ou ronde ?

Ronde à l'excès.

La plupart de ceux qui sont ainsi sont niais. Et ses cheveux, de*quelle couleur?

Bruns, madame, et son front est aussi bas qu'on peut le désirer.

Tiens ! voilà de l'or pour toi. Tu ne dois pas prendre mal mes premières violences. . . Eh ! à Ten croire, cette créature n'est pas grand'chose.

C'est par de telles scènes que le génie de Shakespeare supplée à l'histoire et en comble les lacunes. C'est par ces traits-d'union ineffaçables que le poëte rejoint les incidents épars dans la chronique. Sans cesse il ramène Tintérôt vers cette figure souveraine qui donne à l'œuvre son unité. Absente ou présente, CléopAtre anime le drame tout entier. Même dans la fête que le jeune Pompée offre aux triumvirs 2 bord de sa galère , même dans cette orgie monstrueuse oii le vin tourne les tètes les plus hautes, oii Lépide roule sous la table, Antoine trébuche et César balbutie, c'est Cléopfttro qui préside inaperçue. CléopAtre est l'enchante- resse fatale qui a initié Rome aux effrayants mystères de la volupté orientale. Elle est la sorcière invisible qui entraîne les maîtres du monde dans le tourbillon vertigineux de la bacchanale égyptienne.

Et c'est ici surtout que se manifeste la toute-puissance de Shakespeare. CléopAtre étant Théroïne de son drame, comment s'y est-il pris pour attirer sur cette créature fu- neste les sympathies du public? A-t-il fait comme Corneille dans Pompée et nous a-t-il présenté la fille des Ptolémées comme le modèle de la grandeur d'Ame et de l'intrépidité morale? A-t-il fait comme Dryden dans Tout pour V amour ^ et a-t-il travesti la formidable reine d'Egypte en une timide Lavallière dont un Louis XIV romain mé^nnatt l'inaltérable

INTRODUCTION.

17

dirouemenl? Non, Shakespeare n'a pas iiail aiDsi ; il n'a pas triompha de l'obstacle en l'éludant; il n'a pas tronqué la prodigiense figure que Plutarque lui indiquait ; il lui a ' lusse toutes ses laideurs et toutes ses beautés, toutes ses bassesses et toutes ses grandeurs. Dans le drame, Cléopâtre reparaît avec toutes les contradictions qui font sa physiono- mie dans l'histoire. Nous la retrouvons telle qu'elle dut ètie, t/ranoique et généreuse, hautaine et familière, vio- lante et tendre, mélancolique et rieuse, perGde et dévouée, peureuse et héroïque, lascive et sublime, a L'âge ne saurait 1 ta Détrir, ni l'habitude épuiser sa variété ialinio. Les autres J renmes rassasient les appétits qu'elles nourrissent : mais | die, plus elle satisfait, plus elle aFTame. Car les choses les plus immondes séduisout en elle au point que les prêtres ainls la bénissent quand elle se prostitue ! »

Cléopdtre csl le type suprême de la séduction. Le prestige ] qo'dle eicrce est le plus grand triomphe de la magie fémi- nioe. Ses sceurs, les autres héroïnes de Shakespeare, ne nous plaisent que par leurs vertus et par leurs qualités : e\le, elle nous enchante par ses défauts, par ses faiblesses même. 1 « Je l'ai vue une fois, dit le sceptique Enobarbus, sauter | quarante pas h cloche-pied ; ayanl perdu haleine, elle voa-» 1 lut parler et s'arrêta palpitante, si gracieuse, qu'elle faisait 1 d'one dëfûllance une beauté, et qu'à bout de respiration j elle respirait le charme, s Sa grâce est telle qu'elle survit à l'odieux. Shakespeare peut impunément lui attribuer les I paroles les plus monstrueuses, a Majesté, dit Alcias à Cleo- ! pitre, Hérode de Judée n'ose vous regarder que quand voua Wes de bonne humeur. J'aurai la tète de cet Hérode, ré- J pond-elle impassible. I.es peuples ne sont pas plus sacrés | pour elle. « Je voudrais que lu mentisses, dit-elle au mes- ta^r qui lui annonce te mariage d'Anloine, dût la moitié de mon Egypte être changée en citerne ! ■> ' Bien sâr de l'irrésistible charme de son héroïne, le poète

L

18 LES ÀMiNTS TRAGIQUES.

ne nous laisse pas d'illusions sur elle un seul instant. Dès le commencement du drame, au mamœt môme Cléo^ pfttré entre en scène au bras de son amant» il nous dit oe qu'elle est avec une énergique franchise : « Faites bien atr ttolioiif 8'éerie4-il, et vous Terrttdans Antoine l'un des trois pîUeffs du monde tiansfonné en bouffon d'une proiUluée. »

Take bot good Dote, and you shall see in him The triple piUar of the world transform'd In a strampet's fool.

Ainsi, pas de réiiœnce, pas de faux-fuyant, pas d'équiyo- que. Shakespeare n'a pas la timidité de Corneille ni de Dry*- den : il n'esquive pas le sujet, il l'aborde de front. Il ne re- nie pas son héroïne, il la proclame. C'est une « prostituée qu'il intronise sur la scène ; c*est sur une prostituée qu'il attire rintérét; c'est pour l'affection d'une prostituée qu'il réclame ootre^ pitié; c'est pour la mort d'une prostituée et de son amant qu'il eiige nos larmes. Omnipotence du génie 1 Dans ce drame une épouse outragée revendique ses droits contre une courtisane, ce n'est pas l'épouse qui nous émeutf c'est la courtisane ! Celle que nous plaignons, ce n'est pas cette Octavie, si austère et si chaste, « dont la vertu et les grftces parlent une langue ineffable, » c'est cette Aile perdue qu'Antoine a ramassée « comme un reste sur TassieUe de César mort ! i> Celle dont le malheur nous tour cbe y ce n'est pas la matrone romaine , c'est la catin d'Egypte!

Mais par quel moyen le poëte a-t-il pu donner ainsi le cban0d à la conscience inCaillible du spectateur et concen- trer sur Cléop&tre toutes les sympathies qui semblaient dues à Octa¥ie? Pour opérer ce prodige, Shakespeare n'a eu qu'à difa ]fL vérité : û n'a eu qu'à nous révéler le sentiment pro^ fond qui inspire son héroïne. Cléopâtre a dans te eœur la Oimm qui 9W#W to)it : elle aimeé G'esl par l'amour que

UfTRODDGTION. )9

k oooitisaiie royale se relève à nos yeux ; c'est par Tamour qn'eUa se réhaKlite,

Oui, eet Antrâie qu'elle bafoue, qu'elle harcèle» qu'elle inite, cet ÀDloine qu'die renie par instant et qu'elle trom*» perait aans scrupule avec un Thyréus, elle l'aime ; elle l'aime éperdument. En doutez- vous? Voyez« Dès qu'An- toine n'est plus là, tout manque à Cléopàtre. Elle ne pense qu à lui, elle ne parle que de lui ; elle s'enivre de mandra- gore pour dormir tout le temps de son absence : « Oh ! Charmioo, erois-tu qu'il est maintenant? Est-il debout ou assis? Esl-il à pîed ou à cheval? 0 heureux coursier diaigé du poids d'Antoine, sois vaillant ! car sais-tu qui tu portes ? Le demi- Atlas de cette terre, le bras et le cimier du genre homainl En ce moment il parle et dit tout bas : cU mon ierpeiU du tfieux NUî » Et, quand Antoine a ex- piré, quels regrets ! quelle désolation ! La douleur éclata* t-elle jamais en sanglots plus pathétiques : « Veux-tu doue mourir, ô le plus noble des hommes ? As-tu pas souci de moi ? Resterai-je donc dans ce triste monde qui en ton ab- senoe n'est plus que fumier ? Oh ! voyez, mes femmes, le oouroDiiement du monde s'écroule. . . Oh ! flétri est le lau*- lier de la guerre ! L'étendard du soldat est abattu I Les pe- tits garçons et les petites filles sont désormais à la hauteur des hommes ; plus de supériorité ! U n'est rien resté de r^ atfquabk sous l'empire de la lune ! » Elle s'évanouit, et, quand eUe revient à la vie, c'est avec la rés(riutioi) de la quitter. « L'acte vraiment brave et vraiment noble, nous allons l'aocomplir à la grande façon romaine, et nous ren- drons la mort fiàre de nous obtenir... Allons! sortons! L'envdoppe de qb vaste esprit est d^ froide... Ab ! f<*m- OMS, feomies; nous n'avons plus pour amis que notre cou- rage et la fin la plus prompte. »

Shakespeare a scrupuleusement suivi le récit de Piular- que : il n'y a fait qu'une modification essentielle. Dans

30 LES AMANTS TRAGIQUES.

rhistoire, Antoine, après sa réconciliation avecOctave, co- habite avec Octavie et a d'elle des enfonts. Dans le drame» Antoine n*épouse Octavie que pour la forme : il se refuse « à fouler l'oreiller conjugal et à engendrer d'elle une race l^itime. x>

Hafe I my pillow left impress'd in Rome, Forborae the getting of a lawfol race*

Qui ne voit dans cette correction de l'histoire par le génie un trait d'exquise délicatesse? Le poëte n'a pas voulu que son héros fût un seul instant infidèle à son héroïne : il n'a pas permis qu'une trahison, même légale, profanAt cet adul- tère sacré. Pour Shakespeare, l'union d'Antoine avec Octa- vie n'a jamais été qu'un marché éphémère bftclé par la po- litique ; mais son union avec CléopAtre est un pacte éternel, conclu par le dévouement. Aussi le poëte n'hésite-t-il pas à sacrifier la première à la seconde. A ses yeux, ce qui sanc- tifie les rapports entre l'homme et la femme, c'est moins la convention sociale que la loi naturelle. Que deux êtres s'ai- ment, qu'ils vivent l'un pour l'autre, qu'ils soient prêts à mourir l'un pour l'autre, cela suffit : en dépit de tout en- gagement contraire, ils sont fiancés à jamais. Devant la pos- térité comme devant Shakespeare, l'épouse d'Antoine, ce n'est plus Octavie, c'est CléopAtre.

L'intensité de la passion en est la légitimité : telle est la vérité morale qui ressort, éclatante, de l'œuvre admirable que nous venons d'étudier.

Quel contraste entre les deux couples qui remplissent ce livre de leurs émotions : Antoine et CléopAtre, Roméo et Ju- liette ! Ceux-ci sont adolescents, loyaux et candides ; ils n'ont pas une ride au front, pas un remords au cœur ; leur caractère est pur comme leur affection ; leur esprit est vierge comme leur corps. Leur accord est une continuelle effusion de tendresses ; c'est un harmonieux duo pas un

ISTRODl'CnoN,

?1

murmure ne détonne. Ce qu'il rêve, elle le voil : ce qu'elle sent, il le pressent. Les soupirs répliquent aux soupirs, les larmes aux larmes, les baisers aux baisers : bouches qui ^'efHi-ureot ! peasées qui se confoodent' L'innocence des amants cbrctiens n'a d'égale que la corruption des smants païens. Anloineestau;>sivicieui que Roméo est intè- gre; Géopâtre est aussi dissolue que Juliette est chaste. L'u- nioD du Romain et de l'Égyptienne est rnci'ouplemenl néfaste de deux grandes âmes que le pouvoir absolu a faites mons- trueuses : cette union est sombre comme l'orage, ranque comme la débauche, écheveléc comme l'orgie. Les peuples écrasés par le despotisme conlemplenl aveceffroi cette passion tilanique qui gronde au-dessus de leurs télés et jaillit en fclairs foudroyants. Entre le triumvir et la reine d'Egypte, ce ue sont que querelles, récriminations, sarcasmes, în- veclîtres! Qu'importe"? Ils s'aiment ; et lelle esl la grandeur de leur amour que nous en oublions leurs crimes. Oui, derant ce sentiment si réel et si profond, nous sommes letlement émus que nous ne nous rappelons plus les forfaits de ces amants, les nations asservies, la Grèce, l'Égypti- et l'Asie raui;onnées, Tunivers mis au piit.igc. Nous n'grettons la défaite, pourtant si méritée, d'Actium ; nous déplorons le désastre, pourtant si nécessaire, d'Alesandrie, Tel esl le prestige exercé sur nous par l'immense passion, que, malgré nous, nous pardonnons aux despotes. Notre com- passion se rebelle contre notre équité, et la mort d'Antoine et de Cléopâtre nous frappe autant que la mort de Roméo et de Juliette.

C'est qu'en effet In même fatalité qui entraîne ceiix-ri, pré- cipite ceux-là Pour les uns comme pour les autres, 1b sui- cide est une nécessité. L'affinité entre Its deux catastrophes i-st teJIe qu'il semble qu'en les préparant la destinée se soit plagiée elle-même. On n'a pas assez remarqué cette surprenante analogie qui. jusque dans le»; dét^iils. provoque

jfii.

n

LES AHAJtTS TRAatQOES.

les rapprochements. Les deui dénoûments ont lieu dans le même décor funèbre : ici c'est le tombeau des Plolémées, c'est !e tombeau des Capulels.

Traqués par l'adversité, les amants païens ontéCé, comme les amants chrétiens, acculés au sépulcre ; c'est au sépulcre qu'ils se réfugient ; c'est au sépulcre qu'est leur dernier rendez-vous. Dans les deui drames, la même erreur a les mêmes conséquences ; Antoine croit Cléopâlre morte et se tue ; Roméo croit Juliette morte et se tue. L'attachement des femmes est à la hauteur du dévouement des hommes : toutes deuï refusent de se sauver. Celle-ci résiste aux sol- licitations de César, comme celle-là aux prières de Lau- rence : « Je ne méfie qu'à ma résolution, » dit l'une, et elle s'applique l'aspic. Je ne veux pas parlir, s'écrie l'autre, et elle saisît le poignard.

Sublime conclusion ! Entre ces deux couples qui^ont vécu si différemment, l'Hmour infini supprime toute différence : il efface toute distinction entre les innocents et les coupa- bles ; il fait de l'Égyptienne expirante l'égale de la Véronaise à l'agonie, il donne à l'adultère l'auguste majesté du ma- riage, u Donne-moi mon manteau, mets-moi ma couronne. J'ai en moi d'immortelles convoitises- Vile, vile. Iras. Il me semble que j'entends Antoine qui appelle. Je le vois qui se lève pour louer ma noble action. , Epoux, j'arrive: que mon courage soit désormais mon titre à ce nom ! » Oui, le même nom que Juliette donne à Roméo, Cléopâtre a enfin conquis le droit de le donner à Antoine : au moment oii elle se tue pour lui, il lui est bien permis de l'appeler son époux. Les deux amants ont échangé en mourant te baiser des éter- nelles fiançailles. Entre elle et lui, désormais plus de sé- paration à craindre, plus de divorce possible, Leur en- nemi même est obligé de reconnaître cette union sainte, perpétuée par le sacrifice, « Enlevez-la. dit Octave à ses gardes, elle sera enterrée près d(> son Antoine : jamais

k_

M

II

INTHODICTION. 23

tombe sur la terre o'étreindra un couple aussi fameui. » EDserelis par leur vainqueur, Antoiae et Cléopâtre repo- sent cûtfl à cûle daus le cercueil nuptial. La mort a été pour eoi l'hymen.

^^^Hhil après Narignan. La guerre que la république de Venise, aiJée de la France chevaleresque, soutenait contre l'empereur d'Allemagne, durait encore, lin jeune officier <îeealÎD au service de la sérénisâîme république, don Luigî da Porto, avait pris en afTectiou un archer de sa com- (Hgnie, nommé Perégrino, vétéran de cinquante ans envi- ron, qui, comme tous ses compatriotes véronais, était un JDveoi compagnon et un beau parleur Chaque fois qu'il mit à faire quelque reconnaissance ou quelque eicursion, dou Luigi emmenait cet archer favori, qui charmait les heures du bivouac par sa verve intarissable. Un jour donc qu'il devait se rendre de tiradisca à Udine, comme les che- mins du Frioul étaient peu sûrs à celle époque, il s'éliiit I bit suivre pur Pérégriuo et par deux autres archers. La toute Était Apre, sinistre et désolée. L'Autrichien avait laissé partout la trace de son passage ; ce n'étaient que champs iétViéi, autres armcltés, malsons incendiées, hameaux déserts. L'oflicier cheminait triste et pensif in avant de sod worte, lorsqu'il fut iuterrompu au milieu de sa rêverie par use voix qui appelai! derrière lui. Il se retourna et recon- mi Pér^riuo. L'arclier. ayant remarqué la mélancolie da-j HQ commandant, s'oiTraît gracieusement h l'eu distraire J parle récit d'une aventure émouvante qui avait eu lieti^ jtft dans sa villt; natale Don Luigi accepta de grand cœur*

k proposition, et v

i peu près ce que, cbemin faisant, I

brâax soldat raconta : « .tacnmmencement du treizième sièrlo, h l'époquo oJi

24

LES AMA.VTS IKAGIOUES.

Barlholoméo Jella Scala était seigoeur de Vérone, il y avait daas celle ville deui familles qui se baïssaieal d'une haine immémoriale. Entre les Cappellelti et les Honlecchi les provocations et Il>s querelles étaient continuelles et c'était h grand'peine que le podestat était parvenu pour un moment h les faire cesser. Pendant cette trêve épliémère, le chef de l'uue de ces familles. Antonio Cappelletti, avait réuni tous ses partisans dans une fôte de nuit. Un jeune homme qui appartenait h la maison rivale, Roméo Montecchi, n'hésita pas, en dépit du danger, à pénétrer dans ce bal pour; poursuivre uue dame qui lui tcuaît rigueur et dont il était épris A peine fut-il entré dans la salle que Juliette, la lille d'Antonio, fiia les jeux sur lui et fut frappée de sa beauté. Roméo s'aperçut de l'impression qu'il avait pro- duite sur la jeune personne ; bientôt il s'approcha d'elle et proûta des libertés de la danse pour lui presser h main. Juliette répondit à la douce étreinte et avoua naïvement à Roméo sa tendre admiration. Roméo répliqua par la plus respectueuse protestation de dévouement et, la fête étant terminée, se relira avec le reste des convives.

Il Dès celte soirée, Juliette ne songea plus qu'à Roméo, et Roméo, oubliant la cruelle pour Inquelle il avait soupiré vainement jusque 'là, ne rCvu ptusqu<:de Juliette. Les deux amants cbercbèrenl ù se rencontrer de nouveau. Roméo passait ses nuits seul, eu péril de sa vie, sous les fenêtres de SB belle: quelquefois même, l'imprudent grimpait jus- qu'au balcon de sa chambre, et là, sans être vu d'elle ni di' personne, il pouvait In voir ol l'entendre. Une nuit que la lune brillait, au moment Roméo se préparait à son escalade, Julielle ouvrit sa fenêtre et l'aperçut :

Que faites vous ici à cette heure? murmura-l-elle stupéfaite.

Uélas. répondit Roméo, tout ce qu'il plaît k l'amour de m'inspirer.

À

INTHonPCTIOK.

?5

z-voiis pns nsqiifi

Et si fOus étiez surpris, ne cnan d'être lue?

Certainement; mais il me strn doui de mourir prAs <le vous, si }o ne puis vivre avec vous.

Jnmnis jo ne m'opposerai fl cp que vous viviez près lie mni. Plût à Dieu que l'inimitié qui existe entre nos fleiii maisons n'y mtt pas plus d'obslacle que ina volonté !

O"''mporte celte inimitié ! Consentez à être ma femme, et je n»> crains pas que personne ose vous an-flcher de mes brss.

Cependant Juliette résista aux instances de ttomén, et les deuï jeunes gens se séparèrent sans avoir pris de parti. Enfin, tm soirque la nrige tonibnit à gros ilocons, li> pau- vre amoureux transi frapp.^ au balron de la jeune fîlle et la supplia de l'admettre dans sa chambre. Juliette s'y re- fusa avec irritation et répliqua tout net qu'elle n'accorderait nne pareille faveur qu'à son mari. Toutefois, ne voulant pas que Doméo s'eiposAt pins longtemps pour venir In visiter, elle se déclara prête à l'épouser et à le suivre ensuitn partout il voudrait l'emmener. t.e jeune hnmme fui ravi d'avoir obtenu le consentement souhaité. Pour célébrer le mariage, tous deux convinrent de s'adresser secrètement au moine franciscain Lorenzo, grand philosophe, tr^s- •^périmenté en beaucoup de sciences tant naturelles que physiques.

» Ce religieux était le confesseur de Juliette et l'ami de Roméo. 11 n'ful aucune objection '\ consacrer une alliance qui. espérait-il, pouvait amener une réconciliation entre les EamiUes rivales. Conformément à un plan arr/^.té d'a- vance, on jour de carême, Juliette quitta la mni^^on pnler- nelle sons prétexte d'aller à confesse et se rendit nu couvent [fe Saint-Frai)(;oi5-en- Citadelle, od Roméo l'ottendail. I.e niariflX*' f'il conclu dans le confessionnal même,

o Onelqui* ■seniainp'^ apr^s celle imiou Handcsline, nue

26

LES AMANTS TnAGIOl'ES

t

rixe éclate sur la promenade du Cours eotre les Cappelletlî et les Monlnc'hi ; Roméo, quoique présent, s'abstient d'a- bord d'y prendre part, mais il entend les cris de ses par- tisans blessés: il veut les venger, s'élance suruncerlain Tebaldo qui paraissait le plus enragé parmi les ennemis, et d'un coup d'épée létend roide mort sur la place. Les Cap- pellclti furibonds courent se plaindre au seigneur délia Scala et, sur leurs instances, le meurtrier est eipulsé de Vérone. A la oouvelle de cet arrôt, Juliette se rend à la cellule de Lorenzo son mari est caché : elle déclare h Roméo qu'elle l'accompagnera dans son eïil : elle coupera ses tresses blondes et le senira comme son page, et Jamais seigneur n'aura été mieux servi. Roméo repousse généreu- sement celle offre généreuse; convaincu qu'avant peu il obtiendra sa grflce, il décide sa femme à attendre à Vérone le résultat des démarches qui vont être faites auprès du podestat. Voilà les époux séparés. L'un chevauche triste- mejit vers Manloue, tandis que l'autre retourae désolée sous le toit paternel.

» Les jours se passent. Le chagrin mine la santé de Ju- liette et altère ses traits. Sa mère s'inquièle de ce change- ment et veut en savoir la cause. Mais Juliette la lui dissi- mule; elle n'attribue qu'à des prétextes futiles la douleur qui ta tue. Donna tiiovauna, i) bout de conjectures, finit par se persuader que la pauvre enfant meurt d'envie de se marier et qu'elle a honte d'en convenir. Toute fière de sa dé- couverte, elle va la communiquera son seigneur et maître, don Aolonio. qui sur-le-champ ordonne que sa Hlle, pour se guérir, épousera sans délai le comte de I.odrone. Juliette a beau protester qu'elle ne désire pas se marier, don An- tonio n'en veut pas démordre; il menace Juliette de toute sa tyrannie paternelle si elle se refuse plus longtemps à de- vi^nir comtesse. Mais la femme de RomiiO aime mieux mou- lir que de violer la foi jurée. Conduite par sa mère, qui

rNTKODlJCTION. 57

rjoit ta mener à confesse, Juliette retourne au couvent de Saint-François el conjure Lorenzo de lui fournir les moyens d'accomplir sa résolution désespérée : si le bon père ne «eut pas lui fournir un poison rapide, elle se frappera d'un coup de couteau. Le religieux la supplie énergiquement de reDoncer h son projet de suicide, et lui propose un espé- dieol : nu lieu de poison Juliette avalera un narcotique qui l'endormira pendant quarante-huit heures. Ses parents, la croyant morte, la feront ensevelir et déposer, sur un cpr- cueil découvert, dans le tombeau de famille qui est placé jastement au milieu du cimetière du couvent. Le moment Tenu. I.orenzo la retirera du caveau, la transportera dans sa cellule. Jettera sur elle une robe de moine, puis t'escor- tera jusqu'à Mantoue, l'attendra Roméo, initié d'avance, par une lettre de sa femme, è tous les détails du strslag^me. - Juliette accepte avec joie ce plan sauveur, elle prend la poudre que lui présente Lorenzo . promet de lui envoyer sar-le-cbamp la lettre destinée à prévenir Roméo et, ra- dieuse, retourne auprès de sn mère à qui elle demande pardon de son obstination passée. Euchanlo de cette conver- sion miraculeuse, don Antonio veut hâter les noces de sa ûlle el l'envoie, sous l'escorle de deui tanles, dans un cbAteau. situé k deux milles de Vérone elle doit être présealéoà In famille de son lîancé.

n Juliette se laisse conduire au manoir de fort bunne grôce ; mais, le soir venu, elle prétexte la fatigue du voyage. el se retire dans sa chambre avec une jeune camériste qui coucbe ordinairement près d'elle. Vite elle se déshabille et se met au lit; la camériste en fait autant et s'endorl. Au bout de quelque temps, Juliette la réveille, lui dit qu'elle a grand soif el la prie d'aller lui chercher un verre d'eau. I.a »>ubre(tc obéit machinalement et se recouche. Juliette prend le verre d'eau, y verse précipitamment la poudre narcotique, l'avale, puis se relève, se revèt di^ ses hiiblls

LES AMAKTi; TRl^GKJlES,

de fête, éteint sa lumière, s'ëtend de nouveau sur son croise les bras et s'endort. Le lendemain matin, tout le monde é\sH debout au château que Juliette n'était pas encore levée. Ses tantes et sa chambrière s'étonnent de ce relard inaccoutumé; elles se décident à la réveiller et l'appellent. Pas de réponse. Elles tirent les rideaui du lit, regardent et trouvent la jeune fille rigide et blême comme un cadavre. Plus de doute : Juliette est morte ! Aut cris de douleur qui retentissent, don Antonio, arrivé depuis un moment au château, accourt dans la cbambre de sa fille et fait vile appeler un médecin. I.'homme do l'art déclare, après e^araen, que la malheureuse enfanl est morte et qu'il ne reslo plus qu'à l'ensevelir. On pronède aux funé- railles. I.e corps de Julielte est ramené solennellement à Vérone et déposé dans le caveau de famille au cimetièrB. 1 Saint-François. I

n La funèbre cérémonie terminée, un valet de Roméo, qui depuis longtemps servait d'intermédiaire entre les deux époux, Piétro, court àMantouepourraconlerà son maître les tristes événements dont tout Vérone est ému. Par suite d'un contre-temps funeste, Roméo n'avait pas reçu la lettre qui lui expliquait le stratagème de I^ren?x) : au récit circonstan- cié que lui fait son 6dèle valet, il ne doute pas que Juliette _ ne soit morte; dès lors il n'écoute plus que son déses- I poir. Il congédie Piétro, qui pourrait s'opposer h ses si- i nistres projets, revêl une défroque de paysan, prend dans une armoire une fiole d'eau de serpent, part pour Vérone, arrive pendant la nuit au cimetière du couvent de Saint- François, s'introduit dans le caveau des Cappclletti, dont il descelle la pierre, et hoil le poison en embrassant pour la dernière fois sa bien-atmée. A ce contact suprême, Juliette s'éveille.

Il Alors n lieu une scène déchirante entre le mari qui va mourir et ta femnir qui viinl de rmaltre. Roméo explique

ISTrirtDlCTIOH ?9

dequtrlle fatale méprise il a l'ié victime; Juliette déclare qu'elle suivra Roméo dans In tombe. Roméo combat d'une voix épuisée cette héroïque résolution.

Si ma foi el mon amour vous ont été chers, vivez, ja vous en supplie, vivez, puisque vous pouvez encore Jouir de la vie 1

Ah ! répond-elle, si vous avez sacriBé votre vie pour - ma mort qui n'était que simulée, que ne dois-je pas faire, mon bien-aîmé, pour votre mort qui n'est, hélas ! qus trop réelle? Mon seul regret est de ne pas avoir le moyen de mourir i-ivont vous, et je m'en veui à moi-même de vivre encore au moment de vous perdre.

Honiéo essaye de répliquer h Juliette ; mais les forces lui manquent: te râle le serre h la gorge et l'empêche de parier. A ce moment, le Père Lorcnzo, qui doit venir ch'T- cher la jeune T'mme, Bpp.iralt^ l'entrée du cavenu. lis'é- toDoe des gémissements qu'il entend :

Crains-tu donc, ma chère fille, dit-il à Juliette, que je le laisse mourir ici?

Bien loin de ; ma seule crainte est que vous ne m'en retiriez vivante. Ah ! par pitié, refermez ce sépulcre et éloigna z-ïOu s, que je puisse mourir tranquille Mon père ! mon père ! est ce donc ainsi que vous m'avez rendue à Ro- méo ? Voyei ! voyez ! je le presse sur mon sein !

El Juliette montre au moine elTarc son mari qui ago- nise. Lorenzo se penche sur Roméo el le supplie de parler à sa Juliette. A ce nom bien-aimé, le moribond rouvre les jvax, les fixe tendrement sur Juliette, soupire et rend rime.

» Le jour commençait è poindre. Lorenzo veut éloigner la jeune femme du cher cadavre qu'elle étreint encore : oh ! qu'elle vienne dans un couvent prier pour Roméo ! Mais Ju- liette refuse ; son unique vœu est d'être enterrée avec lui. Elle se retourne vers son mari, lui ferme 1rs yeux, puis reste

LtS AMANTS TRAGIQUES- quelque temps à le contempler, relient violemment sa respi- ' ration et retombe morte sur le mort.

n Cfpendant les gardes du podestat, en passant près du cimetière, ont remarqué avec ëlonnement la lumière qui brille dans te caveau des Cappetletti. !ls se dirigent vers le monument, surprennent I.orenzo à côte des deux cadavres, et, le soupçonna.jt d'un double meurtre, le somment de sortir du tombeau pours'eipliquer. Lorenzo, qui est clerc. résiste d'abord à la sommation des officiers laïques. Mais le seigneur délia Scala, prévenu de cette étrange arrestation, envoie au moine l'ordre de comparaître devant lui. Lorenzo SI' justifie bien vite on racontant minulieusoment la tragique histoire des amants véronais. Touché jusqu'aux larmes de ces tristes événements, ce brave seigneur se rend lui-même au cimetière, déjà envahi par une foule immense, et or- donne que les deux époux, transportés à l'église Saint- fninçois, soient inhumés dans le même sépulcre. Atti- rés par une douleur commune, les Cappelletli et les Mon- tecclii se rendent en masse à l'église ; et les deux familles si longtemps ennemies se réconcilient enfin sur la tombe des dt^ux jeunes gens que leur discorde a tués. »

Ainsi finit l'aventure tragique que l'archer Pérégrino ra- contait au capilaiue Luigi da Porto sur le chemin de Gradîsca a Udine.

Que va devenir ce récit, écoulé au milieu des dist^a(^- tions de toute espèce qui peuvent assaillir l'esprit dans une excursion militaire à travers un pays désolé? Petil- être le vent qui sooflle l'a-t-il emporté el jeté dans l'ou- bli, phrase h phrase, parole à parole; peut-être n'en res- tera-t-il rien, pas môme un souvonir.

Mais non, rassurez-vous. \ji récit du soldat véronais ne doit pas périr : il est destiné à une prodigieuse for- lune. Tonl A l'heure la poésie va le recueillir etl'iinmorta-

HITHODCCTION

31

User. Roman, il va émouvoir l'Italie et la France; comédie, il Ha amuser l'Espagne: tirarne. il va passionner l'AnglO' terre et le monde.

En 1.M6, Luigida Porto, oe même officier que je vous si montré tout k l'heure cheminant sur la route du Frioul, est blessé grièvement en défendant l'entrée de Vicence à la tète de sa compagnie. Forcé de renoncer au service, il quitte l'épee pour la plume, et d homme d'armes se fait homme de lettres. Alors, grâce à son eiceltente mémoire, il se rappelle la oarratioD de Pérégrino et la développe dans une nouvelle quiest publiée A Veniseen 1S35, six ans après sa mort, sous ce titre : LaGiuiietta.

Dix-buil ans plus tard, un romancier en vogue, le moine domtoicaiii Maleo Bandello s'approprie la nouvelle de Luigi, l'amplifie, en rectifie certains détails secondaires, et, ainsi modifiée, l'insère sous son nom dans le recueil de ses contes qui parait avec grand fracas en IIS53.

Sii ans après, notre compatriote trop oublié, le breton Pierre Boisteau, sous prétexte de mettre en français le roman de Baodello. le refait presque complètement, y introduit même un personnage de sa fafon ' et remplace la conclu- Moa tmditionnelle par un dénoâineat tout nouveau Ro- méo meurt sans avoir assisté au réveil de sa femmo, et Juliette se tue avec le poignard de son mari.

C'est toujours par la France que l'Angleterre est initiée au mouvement littéraire de la Renaissance. Le roman ita- lien, corrigé par Pierre Boisteau, passe le détroit, et aussi- tôt un rapsode anglais, Arthur Rrooke, paraphrase la ver- sioo française dans un poëmo de quatre mille vers qu'il lidite en 1562, avec ses initiales, sous ce titre prolixe : La tragique histoire de Romeus et Juliette, contenant un

' L'»po[hicaife iiui vend le pouon k Roméo. (Voir * l'appendice celle rarMaie noDvelle, réimprimée ici pour la première foiidepoit leimiiniq Hètto.)

LES AMANTS TIIAGIUIES.

rare exemple de vraie eonstaiiee ainsi que les subtils ron- seils et pratiques d'un vieux mirine, et leur fatal résultat.

Cinq nns plus tard, un héraut d'armes de la reine Elisa- beth, Wilham Paynter, plus modeste qu'Arthur Brooke. traduit littéralement le texte de Boisteau et insère coite tra- duction dans une compilation banale. Le Palais du Plaisir, colportée par toute l'Angleterre dès 1367.

Shakespeare venait de naître.

C'est par celte série d'interprètes que la légende murmu- rée jadis sur une route par un passant est parvenue de souffle en souffle jusqu'à l'esprit souverain qui doit la vivifier.

Coïncidence frappante ! Au moment même la fable itn- lienne traverse la Manche, invoquée par le génie du Nord, elle franchit les Pyrénées, réclamée par le génie du Midi. Elle prend possession à la fois de ces deui grandes scènes riva- les. In scène anglaise et la scène espagnole. Pendant que là- has, au milieu des brumes de ta Tamise, William Shakes- peare rêve Bornéo et Juliette, ici, sous un soleil presque africain, Lope de Vega compose Les Castelvins et les Mon- lèses.

Avant d'entrer dans le théâtre de Londres et d'y assister au drame que répètent les comédiens ordinaires de la reine Elisabeth, pénétrons, s'il vous plall, dans le théStre de Ma- drid et voyons un peu la pièce que joue la troupe du roi don Philippe.

Le rideau si- lève. Le décor représente une place deVérone. Au fond est un beau palais qui appartient au vieil Antonio, chef de la faction des Ciislelvins. 11 y a bal dans ce palais. Le bruit des violons et des llûteà parvient jusqu'à nous. Sur le devant de lu scène, Roséto, jeune cavalier de la faction des Montèses, cause gravimcnt avec son ami Anselme et lui onfie snn désir ^'assister à la fiHe I.c iirudml .Vnselme s'é-

INTHODi;CTI<lN 33

vcftue h te dissuaiJer île ce projet insensé : Rosélu n'ignore pss quelle buoe implacable se sont jurée les Castelvjns et lesMonlèses.Va-t-Jl donc, parpurefnnfaronnade.se livrer & seseoDemis, s'exposer à quelque outrage éclatant, risquer sa ïie? Rosélo s'eotêle : une sorle de transport surnaturel te pousse, préteud-il, à entrer chez Ânloine ; il émet l'espoir que l'aiDOur lenniiiera toutes ces méchantes querelles el que l'hyméoée réconciliera les deux partis. Anselme lient bon, mais Rosélo persiste el finit par décider son ami à l'accom- pagner. Les deux jeuni^s gens se masquent el s'insinuent dans le palais, suivis du gracioso Mario qui proteste par sa tojreur boutîonnL* contre l'extravagance de son rasllre.

Le décor change. Nous voici devant un vaste jardin circuleni sUègrement des groupes de cavaliers et de dames travestis. Un jeune Castelvin, Octave, tîts de Théobalde, fait la cour à sa fiancée, la charmante Juhe, litle d'Antoine, qui nipoiid froîdemenl à ses fadaises. Dans ce moment parais- sent dos trois intrus. Rosélo aperçoit Julie; frappé de sa beauté rare, il perd la tète et ôte son masque. ï.e maître de céaos, Antoine, le reconnaît, a Peut-on pousser l'audace plus loin? s'écrie-t-il. Rosélo dans mon palais! nEt furieux il va s'ëlaucer sur le jeune homme, la rapière au poing. Heureu- semenl Théobalde retient son vieil ami et le rappelle au nspoct de l'hospilalité. Grâce fi cette intervention, Rosélo peut impunément contempler Julie, a Hélas ! pcnse-l-il, pourquoi su is-je du sang des Mon lèses ? En aurait -il coûté daiaotage au ciel de me faire Castelvin ' T n De son cdté Ju- lie ressent un trouble étrange à l'aspect de cet étranger dooi elle ignore le nom ; u Si l'amour descendait chez les hommes, il prendrait le visage et la taille de cet inconnu. »

Ce*t dsDs le mSaie senliineDi que le Rddk^o de Shakespeare dit 1 JoliWle; MoD nom, uiiile chérie, m'eit odieni à moi-même, puii- qatl Mt on eoneni pour loi ; ai je l'avais écril It, je le décliirerais en

34 LES AMAIITS TRiOlOUSS.

Les deux jeunes gens se rapprochent dans le désordre du bai champêtre : Roséb avoue à Julie qn'il TaiBie; Julie, pro- fitant d'un moment Octave a le dos tourné, glisse une bague au doigt de Rosélo et lui accorde un rendez* vous pour la-nuit prochaine.

Cependant le jour baisse et le crépuscule met un terme à la fête. Tous les invités se retirent Julie reste seule avec Célie, sa suivante, et lui révèle ses tendres sentiments pour le bel inconnu. Célie se récrie : « Ce bel inconnu, c'est le fils de Fabrice, l'ennemi de votre nom et de votre Camille ! » Elle supplie sa maltresse de combattre cette passion néfaste. Julie voudrait bien suivre un si bon conseil, mais elle n'en a plus la force. D'ailleurs, comment pourrait-elle se déga- ger ? Elle lui a répondu d'un ton qui n'annonce pour lui aucune horreur. Faut-il donc qu'elle passe dans l'esprit de Rosélo pour une Ame double et sans foi ?

Quelques politesses pour un étranger, affirme Célie, ne tirent pas à conséquence.

- Mais je lui ai donné une bague.

C'est une innocente galanterie qui peut échapper dans un jour d'allégresse.

Mais...

Quoi ! encore un mais, madame.

Célie, ne me désespère pas, il s'attend A me parler cette nuit dans le jardin. J'ai promis de m'y trouver.

Ne vous y trouvez point ; il se piquera, vous ne le verrez plus, et c'est l'unique moyen de vous guérir promp- tement.

En dépit des remonU'ances de la soubrette, Julie s'est dé- cidée à tenir parole. La nuit est venue. La jeune fille erre seule dans l'allée, et attend Rosélo qui apparaît après avoir escaladé les murs du jardin. Tête-à-tête.

Rosélo, écoutez-moi. J'ai fait mes réflexions... Cet amour nous mènerait trop loin l'un et l'autre. Nous som-

IltTRODUCTIOS 35

mes sar le bord d'un abîme. Tâcbons de qous en écar< ter. Vous êtes MoQtèse et je suis Castelvine. Quelle hor- reur si Ton découvrait que je souffre vos assiduités! Je vois Totre mort certaine, mon désespoir, ma honte inévitable. Oubliez-moi et que moD nom ne sorte jamais de votre bou- che. Adieu, Rosélo, retirez-vous! Hélas! je tremble au momeoloù je vous parle! Simon père vous surprenait ici !

Rosélo ne tient pas compte des prières de Julie : il ne peut pas partir, il ne partira pas. a Chère ennemie, le ciel sait que je vous obéirais si je pouvais vous obéir ; mais l'a* mour qui me pénètre me rend incapable d'un si grand ef- fort. Rien ne m'épouvante. Il me serait plus doux de perdre la vie que d'être privé de la joie de \ous voir '. o Puis, se jetant aux genoux de sa bicn-aimcc : u Julie, frappe ce aeat qui t'adore, répands tout le sang odieux des Monté- ses qui coule dans mes veines, ou donne-moi ta maîo : .songe que le ciel nous a peut-être formés pour étouffer l'intmitié de nos pères et pour rétablir la paix dans notre pairie. »

A ce moment pathétique, on entend une rumeur au fond du jardin. Julie reconnaît la voix de son père : u Ëloigne- loi, dit-elle tremblante, il te sacrifierait à sa haine.

Non, je ne te quitterai point : dois-je vivre ou mou- rir ? Parle. A quoi te résous-tu ?

Julie se décide enfin ; elle aime mieux épouser Rosélo que de le laisser tuer ; elle accorde son consentement et le jeune homme se retire.

Ici fiait la première journée. Quand ta deuxième com- mence, le soleil de midi luit sur la place publique de Vérone et écUîre de ses plus ardents rayons le portail de la cathé- drale. Rosélo fait part a Anselme de sua union avec la fille

> Dt même Roméo A Joliette : Si tu ob io'siniei pas, que les pa- reil* me Uvuveut ici. J'nirue aieui ma vie fiaiv par leur baine qac ma mort prorogi-c mu« tua amoar. D

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LbS A,>IANTS TRAGIQUES

d'Antoine : le mariage vient d'être conclu secrètenient par le miuislère du prêtre Aurélio. Au moment les deux amis s'eDlretieonent, un cliquetis d'épées accompagné de voci- férations reieiitit à rentrée de l'église : bientôt débouchent sur la place des bandes furieuses, années de rapières et de perluisanes. Ce sont les Castelvins el les Montèses qui se sont provoqués et qui vont se batlie. Rusélo intervient entre les deux factions: a Seigneurs, arrétez-voiis! Je suis Montèse, mais je ne souhaite pas le malheur des Castelvins ' . SoutTrey. qu'enfin la raison vous éclaire, et daignez m'apprendre quel sujet vous a mis les armes à la main, n Octave explique t) lloselo que les valets d'une dnmii Montèse ont eu l'audace de déranger un tabouret placé sous les pieds de sa sœur Dorothée, Boséto ne [«ut voir im motif suflisanl pour que taiil di' personnes s'enlr'égorgenl . Il s'offre ù réparer l'offense eu allant lui-même replacer le tabouret et propose en ou- tre de prévenir toute discorde nouvelle par une double al- liance cnlre les deux familles : Octave se marierait à dona Andréa, daine Montèse. el lui, Rosélo, épouserait Julie. Celte proposition exaspère le jeune Castelvin, qui n'a nulle- ment nnoncé à ses prétentions sur la fille d'Antoine. Il s'élance sur son rival, l'ëpée nue. a Seigneurs, s'écrie Rosélo .'[1 s'adressant aux fientilshommes qui l'entourent, soyez témoins que je suis réduit â me défendre lorsque je ne cherchais que la paix, n Le duri s'engage. Après la deuxième botte , Octave tombe mort, et Rosélo n'a que h' temps de fuir pour se soustraire aux peines terribles dont la loi menace les meurtriers. Au bruit de la querelle, le duc de Vérone Maximilieu est accouru. Sa Grflce interroge les assistants pour connaître les coupables et les châtier. Tou- tes les dépositions sont à la dérjjargfi de Rosélo; Julie elle-

' De m&me Rom^o à T^bnlt que \e mie»; li(!ii>-toi pour <ali3

Il (le Capulel m'etl «osni dwf

ISTRODLUTION.

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iiM>me âort de l'église pour le justifier. Mais le duc vrain- drail d'irriter les Castelvins si Rosélo restait impuni : il l'c-iile.

Changemvut de décor. Nous recoannissons le jardin d'Autoiiw éclairé vaguement par la lune. Avant de quitter Vérone, Hosélo a voulu revoir Julie et s'est rendu nuprès d'eik-. Accompagné de Marin, qui, de son c6té, désire faire »es adieux à Cèlie. Julie est toute en larmes. Kosélo lui demande si c'est la mort d'Octave qui la désole ' : si cela est, il lui ofTre son poignard pour en frapper le meurtrier. « Cniel, répond la jeune femme, ne saîs-tu pas que ton ab- sence est la seule cause de mes pleurs? Je n'ai plus d'autres parents que toi. Tu es mon bien, mon espoir, ma gloire et ta» «ic. La nature m'a faite Castelvine, mais l'amour me rend Muntèse. d Tout en devisant avec une tendre effusion, les deux époux disparaissent sous la charmille, laissant la place au gracioso et à la soubrette qui égayent U scène de leurs épanchements comiques. Marin raconte que, pen- dant la dernière bagarre, il s'est réfugié au haut d'une tour, ne se sentant nulle envie de mourir, et trouvant d'ailleurs que Célie méritait bien qu'on vécOt pour elle. Célie ap- prouve fort la couardise, si flatteuse pour elle, de son bon «mi. A l'en croire, les galants doivent être un pi'u poltrons pour rendre de longs services h leurs maltresses. Un rodo- moDl croit pouvoir entrer partout l'épée à la main ; il s'at- tire des affaires, réveille le voisinage et nous met dans des transe» continuelles. Parlez-nous d'un poltron ! u Sa timidité nous assure de sa prudence et nous goûtons avec lui des plaisirs tranquilles sans craindre pour notre réputation. * Mario enchanté jure par les jeux mutins de Célie qu'on ne trouvera pas dans Vérone un Idcbe plus consciencieux que

* Lndoule temblalitc troierse l'esprit de Roméo : «Est-ce qu'elle M ■« regarde p>« coium« on iannie meurtrier, nnlnteosni que j'ti miilM l'curuce de noire honheur don Miig ii proche du sien T

38 LES UUJm TBAQIQUES.

M. A peine oe Figaro sans Yetgogne t-^i-U ea le temps d'embreieer sa Suzanne que les deui époox reparaissent Roséio» qui doit se réfugier à Ferrare, promet de revenir Toir sa femme de tempe à autre. Julie est déjà inquiète des suites de cette absence forcée ; et, pour la rassurer, il fout que Rosélo se confonde en protestations de fidélité. A son tour, Marin ecdge des garanties de Célie, qui (ait voeu d'être aussi constante... qu'un papillon. A ce moment pathëtfaïue, des torches luisent à trsTers la fouillée. Voici Autoine qui s'atanoe avec des falets armés jusqu'aux dents pour recon- naître d'où provient ce bruit inusité qu'il entend dans le jardin. Rosélo et Marin ont juste le temps de s'esquiver. Antoine trouve sa fille toute éplorée et veut savoir la cause de cette pluie de larmes. Julie Tattribue à la mort de son oousin Octave. Le vieillard la loue de cette sensibilité, et, pour consoler la pauvre enfant» se met en tâte de la ma- rier au comte P&ris, jeune seigneur aimable, riche et fort accrédité dans Vérone. Sans crier gare» il envoie aucomte une lettre pressante : « Je vous donne ma fille , éorit**il, quittes tout, venez nous trouver ^ »

Ici l'intrigue se complique. Ls comédie, qui jusqu'ici a suivi sans trop de divagation le scénario italien, s'en écarte brusquement et s'égare dans les méandres de l'imbroglio picaresque. A. peine sorti de Vérone, Rosélo tombe en jMin dans une embuscade que lui ont tendue les Castelvios. Au moment il va succomber sous le nombre de ses agfes> aeurst survient fort à propos le comte Paris, qui lui prête main^forte, le dégage et lui offre un asile dans une char- mante villa qu'il possède aux environs. C'est là» en fg^ sence de Rosélo, qu'il reçoit la missive d'Antoine : il s'em- presse de la montrer à son hôte pour lui fiûre part de la

' Le vieax Capotât iii tv«c It mèae 0ttlr«Qai4«nM : <i Sira Péris, pois hardÛMBl vooi oflkir TMMHir da na fiUo.

INTRODDCTIOx^. 39

bonne nouvelle. Rosélo la lit, se croit reDÎé par Julie, et part aussitôt pour Ferrare avec riotentioD formelle de se venger de cette trahison dans les bras de quelque maîtresse.

La troisième journée nous montre Julie renfermée chez elle et violemment persécutée par son père qui veut lui im- poser le comte PAris. La jeune femme désespérée écrit au prôtre Aurélio qu'elle est décidée à mourir plutôt que de su- bir ce second mariage, et envoie Célie porter la lettre. La soubrette revient avec un flacon que lui a remis le prè* tre et qui contient, a-t-il dit, un calmant souverain. Que madame preoue cette potion, et elle sera délivrée de tous ses tourments ! Cette affirmation laconique suffit à Julie : •( Aurélio, pense-t-elle, est un grand philosophe ; toutes les propriétés des plantes lui sont connues, la nature n'a point de secrets pour lui. De plus, il aime Julie comme il aime Rosélo. Depuis qu'il les a mariés, il les appelle ses en- fants. » Rassurée par ces réflexions, Julie boit la liqueur, les yeux fermés ; mais aussitôt elle se plaint de souffrances intolérables ; un feu ardent la dévore ; elle ne voit plus qu'à travers un nuage. Plus de doute. Le prêtre s'est trompé et, au lieu d'un cordial, lui a envo)^é du poison : « Arrête, Cé- lie, ne trouble pas mes derniers moments... Je meurs con- tente... Quand tu verras Rosélo, dis-lui que je n'ai pas dés- honoré mon titre d'épouse, dis lui que j'emporte mon amour dans la tombe, dis-lui qu'il se souvienne de moi, mais qu'il se console... qu'il vive heureux... Adieu, Rosélo! Rosélo! d

A peine Célie a-t-elle emmené sa maîtresse défaillante, qu'une décoration nouvelle nous montre une rue de Fer- rare. Rosélo, transformé en petit-maître, est installé sous le balcon de dofia Sylvia, jeune coquette célèbre dans la ville, et fait à cette merveilleuse une déclaration qui semble fort bien accueillie. Ces pourparlers galants sont interrom- pus par Anselme qui vient d'assister aux funérailles de Ju- lie, et qui apprend à Rosélo tous les événements dont a'en*-

iO LES AMANTS TRAGIQUES.

tretient à Vérone la douleur publique : la fille d'Antoine s'est empoisonnée ; elle a été trouvée morte dans son lit et enterrée le matin. Rosélo, indigné contre lui-même d'avoir méconnu un dévouement si héroïque, veut s'en punir par un coup de couteau. Mais Anselme lui retient le bras et ré- vèle enfin à son ami le secret que le prêtre Aurélio lui a con- fié : ce n'est pas un poison que Julie a bu, c'est un narco- tique ; tous la croient morte, mais elle n'est qu'endormie. La nuit prochaine, elle s'éveillera, et Rosélo n'a qu'à partir bien vite pour retirer sa femme du monument funèbre. Rosélo ne perd pas un instant et se lance au galop sur la route de Vérone, en compagnie du gracioso Marin qui a peine à le suivre.

Changement à vue. Voici le tombeau de familledes Castel- vins, vaste caveau encombré d'ossements et de têtes de mort. Au milieu est le cercueil a été déposée Julje. La jeune femme vient de s'éveiller : elle ne sait pas elle est, elle distingue vaguement les squelettes qui l'entourent et se croit sous l'influence d'un horrible cauchemar. Bientôt paraissent à l'entrée du sépulcre Rosélo et son valet. Marin éclaire la route avec un flambeau ; il s'avance, plus frémissant que Sganarelle traîné par don Juan; il trébuche contre un crâne , il tombe : la lumière s'éteint ! Malgré l'obscurité qui règne, les deux époux se sont bientôt reconnus ; ils ont hAte de quitter cet horrible lieu et vont chercher asile dans une ferme qu'Antoine possède, aux environs.

C'est là, dans un décor tout agreste, que nous retrouvons nos fugitifs, en compagnie d'Anselme qui s'est joint à eux. Tous ont revêtu des costumes champêtres et mènent une existence pastorale. Mais ces félicités bucoliques sont brus- quement troublées par l'arrivée d'Antonio qui vient, avec une cohue d'invités , célébrer son mariage avec mademoi- selle Dorothée, sœur du défunt Octave. Craignant d'être surpris par leurs ennemis, Rosélo , Ansdme et Marin ont

tl^uerpi au plus viu?. De son rflié, Jrilie a grimpt'- dans une libelle pratiquiîe au-dessus de l'oppartoment mOme d'An- loioe : de cette retraite invisible, elle interpelle son père; elle prétend être revenue de chez les morts pour lui repro- cher son injustice et sa rigueur : c'est lui qui l'a tuiîe en la forçant à épouser Paris, bien qu'elle fôt d<îjà mariée h Ro- iélo; aussi est-elle décidée à le hanter tant qu'il ne consen- tir» pas à reconnaître son pondre et h l'uinier. Le bon An- toioe, persuadé que c'est l'ombre de sa fille qui lui parle, est saisi de panique : pour apaiser les mânes de Julie, il jure qu'il aimera son mari comme un fils. Au moment il rient de prononcer ce vœu solennel, arrivent Théobalde et d'autres seigneurs, entraînant Rosélo , Anselme et Marin qu'ils oui faits prisonniers. Les Castelvins furibonds propo- M'nl d'infliger à ces trois mécréants les plus aiïreux suppli- pts; mais Antoine s'y oppose; il déclare vouloir tenir le semieDl qu'il a fait au spectre de sa fîlle; il prend Rosélo sous sa protection et, pour lui prouver sa tendresse toute paternelle, il oiïre de lui céder sa propre fiancée Dorothée. I.e mariage entre Rosëlo et la fille de Théobalde est sur le point de s'accomplir, quand apparaît Julie, qui descend du ciol pour réclamer en personne son mari. Surprise géné- rale. Antonio, trop heureux de retrouver son enfant, e\- CH.^e la ruse dont il a été dupe et ratifie l'union définitive de Julie et de Rosélo; lui-même épouse Dorothée, et Marin obtient Célie ornée d'une dot de mille ducais. La pais entre Ifs Hontèses elles Coslolvinsest enfin conclue, au milieu de l'hilarité générale, par une triple noce.

Iji pièce de fA)po de V^a est amusante, leste et spiri- loeile : on y iroave tous les mérites, comme tous les défauts do [a comédie de cape et d'épée ; elle a IVntrain, la variété, la saillie prompte, l'allure facile, le geste rapide : mais il lui manque les qualités suprêmes, l'observation qui scrute les

42 LES AMAlfTS TRAftlQUES.

passions, rimaginaiion qui crée les caractères, la concentra- tion qui règle l'action. Dans l'œuvré espagnole» il y a le mouvement, il n'y a pas la vie; tous ces personnages s'agi- tent, mais ne respirent pas : parlent, mais ne pensent pas ; crient, mais ne sentent pas ; ils passent devant nous comme autant d'automates qu'agite au hasard un caprice irrespon- sable. Pourquoi Rosélo, qui semblait ôtre passionnémeoi épris de Julie, est-il prêt à la tromper avec la première fille venue? Nous ne savons. L'auteur ne se donne pas la peine d'expliquer cette contradiction. Lui-même ne croit pas plus que nous à la réalité des sentiments qui animent ses person- nages : il doute de cette affection exceptionnelle que Ro- sélo et Julie professent l'un pour l'autre ; voilà pourquoi il en altère sans scrupule le dénoûment tragique ; voilà pour- quoi il en fait la caricature dans l'amourette bouffonne du gracioso et de la soubrette.

Lope de Véga a fait la parodie de la légende italienne , Shakespeare en a fait le drame.

William a vengé les amants de Vérone des ironies de Lope : il leur a restitué leur tendresse éperdue, leur fidélité inébranlable, leur suicide sublime. Ces héros, fourvoyés dans la comédie, il les a livrés pour toujours à la fatalité tra- gique. Il les a soustraits au bonheur banal dont le poëte es- pagnol avait flétri leur union, et if les a voués à jamais au martyre dont ils étaient dignes II leur a rendu leur ennui, leur désespoir, leur agonie ; il leur a rendu leurs sanglots, et les larmes du genre humain.

Le drame anglais n'est pas la reproduction de la lé- gende italienne, il en est la résurrection. Shakespeare a ranimé de son souffle souverain toutes ces figures enseve- lies dans la tradition : Roméo, Juliette, Tybalt, la nourrice, le moine, le vieux Gapulet. GrAce à lui, chacune de ces om- bres a acquis une individualité impérissable. Le poëte a fait revivre, non-seulement les personnages, mais l'époque

IimODtlCTlON. 43

disporoe. Dès II première scène, dans cette Vérone qu'en- ungtantent les querelles civiles, ndus reconnaissons l'Italie do qoatorziènie siècle, cett» misérable Italie pour laquelle le Dante mendie, du fond du purgatoire, la pitié de l'empe- re«r Albert :<i Viens voiries Monteccht et lesCappelletti, les MoD^Idi et les Filippcschi, ô toi, bomme sans souci, les uns Aé\i Inslas. tes autres craignant de le devenir... Maintenant ne peuvent vivre sans guerre ceux qui habitent ces contrées, et l'on j voit se ronger l'un l'autre ceux qu'entourent une arftne muraille et un même fossé '. » Alors la discorde est pirtoat, le déchirement partout, le morcellement partout. f>tie société que nous avons vue, au temps /l'Antoine et de CléopAtre. limitée aux bornes de l'univers connu, est main- tenant réduite aux proportions d'une cité : non, pas même d'une cîlé. d'une maison. Les enfants de la rnSme ville te battent d'une rue à l'autre. Guelfes contre Gibelins, Blancs contre Noirs, Orsinis contre Coionoas, Capulets con- tre Montajtues. A voir cette universelle manie de fratricide, il Haibleraitque chaque créature est possédée de l'esprit de Caln. On croirait que l'humanité va disparaître, que la civi- lisation va s'éteindre et que ta haine va triompher.

Hiis non. Ne perdons pas espoir. Au fond même du cœur bnmaiD, ilya un instinct tutélaire que n'ont pas étouffé tous les appétits néfastes ; il y a un sentiment diviu qui résiste à Unies (es passions bestiales. Cet instinct tutélaire, ce senti- ment divin, c'est l'amour. Tandis que ta haiue pousse au désordre, k la guerre, au chaos, l'amour prêche la con- oorde, la paix, l'harmonie. L'amour tente de réunir ceux que la baine divise. Acharne comme la haine, tl est, comme elle, aveugle : il ignore les obstacles. Peu lui importent les ftéfOgéB de caste, lesacliarnemeuts de parti, les jalousies de raee. les vendettas héréditaires. 11 poursuit, en dépit de

DmU. U Pvrgatoirt [«• ch»«).

44 LB8 AMANTS TIUOIOUKS.

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tout, sa mission providentielie : organe mystérieux da pio- grès, il s'évertue à réconcilier les ftimilles» à rapprocher les nationst à reconstituer l'humanité. La haine aie, l'amour affirme ; la haine détruit» l'amour vivifie. Homéo et Juliette est le splendide symbole de cet antagonisme étemel entre les deux principes contraires.

Tandis qu'on se bat dans les rues de Vérone et que les valets préludent à coups de couteau h la querelle des maî- tres ; tandis que cette brute de 'Tybalt force à la riposte l'inoffensîf Benvolio ; tandis que le vieux Capulet menace de sa rapière rouillée le vieux Montague, apercevez-vous ce jeune homme» p&le et défait, qui, dès l'aube, erre à l'aven- ture dans ce grand bois de sycomores? Il soupire, il gémit, il pleure. Qu'a-t-il donc? Il a besoin d'aimer : il est tour- menté de ces vagues désirs que révèle la puberté à l'adoles- cent inquiet ; il souffre de l'isoleâient il a vécu jusqu'ici; il cherche un cœur sympathique qui batte à l'unisson du sien ; il appelle l'âme égarée qui doit compléter son Ame. Cette &me prédestinée à la sienne, Roméo croit l'avoir retrou- vée dans Rosaline. Mais Rosaline est un mythe ; c'est unecréa- ture insaisissable « qui échappe au choc des r^rds provo- quants ; » nul ne l'a vue, nul ne la verra jamais ; elle n'existe que dans l'imagination de son platonique amant. Le nom de Rosaline est le pseudonyme de la beauté idéale dont Roméo est épris. Jusqu'ici Roméo a poursuivi vainement cette beauté fugitive, et voilà la cause de sa mélancolie. Yoilà la cause de ce trouble étrange qu'il ressent : <( 0 tu- multueux amour ! ô amoureuse haine ! 6 tout créé de rien ! informe chaos de ravissantes visions ! plume de plomb ! lumineuse fumée! feu glacé, santé malade I sommeil tou- jours éveillé qui n'est pas ce qu'il est ! Voilà l'amour que je sens et je n'y sens pas d'amour! d

Ce conflit d'impressions contradictoires peut seul donner une idée de la crise morale qui précède chez le jeune homme

l'aiplosion de la passion. Roméo a peiue s se rendre rompte àe ee qu'il éprouve; il est inquiet, agile : il a la fièvre de la sympitlbie. U faut qu'il aime; mais qui? mnis qui donc?

C'est l'époque le carnaval agile sus grelots dans les raes de Vérone. Le soir vient. Vojez-vons ce palais dont les vitres s'illu minent? Eh bien, s'il est dans le inonde ua . lieu funeste pour Homéo Montague, c'est celte demeure 1 spleodide. les Capulels sont en fête ; sooL réunis tous I les eonemb de Romeo : de tous les cavaliers, de toutes le* 1 dames qui entrent sons ce porche, il n'en est pas un, it< f D'en est pas une qui ne prononce avec exécration le noai< | de Montague. Que Roméo passe donc vite devant cette mai" Mm maudite el qu'il se garde d'j entrer!... Mais je ne saiS' 1 quelle sédurtion, plus forte que la raison, entraîne le Mon- I tague. Il semble fasciné par ce senil fatal ; il se sent entraîné 1 vers ce salon doré par la môme force mystérieuse qui attira 1 Hamiet sur la sombre plate-forme. Il entre, déguisé en> [ pèlerin. U regarde tous ces fronts menaçants, tous ces visa- ges hostiles. 0 stupeur! « Quelle est, murmure-t-il, celt» 1 liante qui enrichit la main de ce cavalier là-bas? Oh ! elld' 1 apprend aut ilambeaui à resplendir ! Sa beauté est suspens I (lue à la joue de la nuit comme un riche joyau à l'oreillB' ] il'nae Éthiopienne! Beauté trop précieuse pour la possession, trop exquise pour la t^rre!... Mon cœur a-I-il aimé jus» 1 qu'ici? Non, car je n'avais pas encore vu la vraie beauté, m 1 Dès ce moment, Roméo ne s'appartient plus : la vague lea-4 dresse qu'il éprouvait naguère est devenu>^ une irrésistible: | pusion ; la beauté qu'il rêvait a enfin pris forme devant ses jïus rtvis. Dans son eitase, le jeune homme ne remarque pasTyball qui le menace de son épée ; il n'a qu'une préoccu- pation, contempler cette jeune fille ; qu'un désir, luiparler. !1 s'approche d'elle, il lui prend la main, il lui donne un baiser et. dans ce baiser, son âme. Mais cette inconnue qu'il ndore, ^us quel nom doit-il l'invoqupr? Roméo s'informe: pins de

46 LIS AIIÀITS TtâOIQUIS.

doute» elle s'af^^e Julielle, et e*est une Gapulet ! « O trop dbèrecréanoe, s'écrie-l-il en se retirant, ma rie est doeà moo ennemie. » De son côté Juliette demande aireo anxîélé les noms de ces cavaliers qui s'en vont : * Nourrice, quel est ce gentilhomme Ià4>as? - C'est le fils et l'héritier du Tieux "nbério. Quel est celui qui sort à présoit? «— Ma foi, je crois que c'est le jeune Pétruchio. » Quel est cet antre qpd suit et qui n'a pas voulu danser? Je ne sais pas. «— Ya demander son nom ; s'il est marié, mon cercueQ pourrait bien être mon lit nuptial... Son nom est Roméo, c'est un Montague, le fils unique de votre plus grand eonraii. Mon unique afieclion émane de mon unique aversion! D m'est un prodigieux amour, puisqu'il Coiut que j'aime mon ennemi exécré ! » Ainsi la sympathie humaine est im- prescriptible : la nature finit toujours par ressaisir ses droits méconnus. Qu'importe que Roméo ait appris dès l'enfiuioe à détester les Ca pu tels! Qu'importe que Juliette ait été éle* vée dans l'horreur des Montagues ! L'éducation, si forte qu'elle soit, est moins forte que la passion. L'inimitié des deux familles se résout en tendresse, la haine acharnée des parents suscite chez les enfants un amour acharné qui lui donne le démenti et la brave.

Après la scène du bal, la scène du balcon. Dès que Roméo et Juliette se sont retrouvés, l'union est devenue pour eux la nécessité suprême. Pour atteindre ce but radieux, les deux amants sont prêts à tout, oui, même à renier leurs pères et à abjurer leurs noms. « Tu n'es pas un Montague, lui dit-elle, tu es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montague? Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme.. . Oh ! sois quelque autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons rose embaumerait autant sous un autre nom. Quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, il n'en garderait pas moins ses chères perfections... Roméo, renonce à ton nom, et, en

INTRODUCTION.

M

échBDgerfe ton nom, prends-mni tout entière. Je te prends SI) mol. r^ponrl-il, «[ipellc-moi srulemenl Ion nmour, ot je niçois un nouveau bnptéme , je ne suis plus Roméo. » La Jalietle anglaise est bien plus raialement éprise que la Giu- lietU italienne ou la Julia espagnole. Elle ne résiste pas, cotnmecelles-rî.nux sollicitations de son amant .elle se donne tout de suite, à jamais : « Ah ! Je voudrais bien rester dans les convenancns, je TOudrais bien nier ce que j'ai dit. Mais adipu les cérémonies! H'aimes-tu? Je sais que tu vas dire oui et Je te croirai sur parole... Si lu penses que jt me laisse trop vite R»gni-r, je froncerai le sourcil, et Je se- rai cruelle, et je te dirai non. pour que tu me fasses la cour : autrement, rien au monde ne m'y déciderait. En vërité, beau Hontague. je suis trop éprise, et aussi tu pourrais cruire ma conduite léft^re: mais crois-moi, gentilhomme, je me mon- trerai plus Gdële qup celles qui savent le mieux affecter la réserve. » Devant Bornéo, Juliette laisse tomber tous les voiles ; elle n'a ni honte, ni coquetterie, ni fierté; elle dé- daigne la tactique banale de la défensive féminine ; les ru- ses d" h résistance lui répugnent comme autant d'hypocri- sies. A quoi bon les équivoques? A jjpoi bon les fnni- hyanlf ? .\ quoi bon les délais? A quoi tx)n les mensonges? N'est-pllo pas à lui comme il est i elle? Qu'il la possède dooc Pudeur suprfirae de l'amnur! la vierge s'offre avec l'enipressemont de la prostituée.

L'unioD, résolue entre les amants, doit être consacrée dès le lendemain. Mais donc est le prêtre digne de bénircetle saiuU) fusion des deux Ames? Regardez, â In lueur de l'au- rore, ce vieillard qui entre dans celle cellule , un panier au brss. Il vient de cueillir dans les champs les simples dont il a besoin pour composer ses philtres bienfaisants. Sans être magicien comme le Lorenzo dp la légende, Laurence est un uvanl. Il e*t de ces clercs tolérants qui n'ont pas peur d'é- tudier Dieu dans son œuvre ; il a beaucoup observé, beau-

48 LES AMANTS TRAGIQUES.

coup médité. Pour lui, a il n'est rien sur la terre de si humble qui ne rende à la terre un service spécial. » Il cherche la grâce dans ce qu'il y a de plus vil, comme dans ce qu'il y a de plus noble ; il interroge les plantes, les her- bes, jusqu'aux pierres. La nature lui révèle ses secrets aussi volontiers que la société ; il est l'arbitre choisi des choses et des hommes. La fleur, comme Juliette, Ta pris pour confesseur. Observez-le bien. C'est un des plus vénérables caractères que le théâtre nous offre. Quel con- traste entre ce religieux rêvé par le poëte hérétique, et le re- ligieux vulgaire que les écrivains catholiques ont peint d'a- près nature ! Ck>mbien ce ministre de la charité et de la science ressemble peu au moine intrigant, ignorant et fourbe, dont Boccace et Rabelais ont levé la cagoule ! Lau- rence est le représentant le plus auguste du sacerdoce : c'est un philosophe, c'est un sage ! Pour sanctifier l'amour de ses héros, le poëte a évoqué la majestueuse figure du pontife idéal.

Shakespeare, qui, comme chacun sait, a re&it Roméo et JuUette, a complètement modifié la scène les deux amants viennent trouver le moine dans sa cellule. Dans le drame primitif, publié en 1597, Laurence ratifiait le ma- riage entre le fils des Montagues et l'héritière des Gapu- lets, sans témoigner aucune inquiétude sur les conséquen- ces de cette union clandestine. <c Père, lui disait Roméo en entrant, c'est de ton concours sacré que dépendent mon bonheur et celui de Juliette. Sans plus de paroles, ré- pondait (.aurence, je ferai tout au monde pour vous rendre heureux, si cela est en mon pouvoir. » Dans le drame défi- nitif, imprimé en 1599, le moine a perdu cette fausse con- fiance. Ce n'est plus sans appréhension qu'il accorde son concours : « Puisse le ciel, s'écrie-t-il, sourire à cet acte pieux, et puisse l'avenir ne pas nous le reprocher par un chagrin ! Il ne dissimule plus les inquiétudes qu'autorise

LSTHOOUCTIO.X.

sa ricille expérience; le bonheur de ces anioureui lut paraît trop gnnd pour durer : a Ces joies violentes ont des lins noleales ; flamme et poudre, elles se consument dans un baiser. » Ainsi le moine nous pr<:pare par ses pressenti- DMDts à la fatale conclusion. Grâce à une retouche magis- mle, il acquiert la puissance augurale qui lui manquait. Ce trait nouveau complète désormais sa figure. Le prêtre est . devenu prophète.

Hélas ! la prédiction de Laurence ne se rijalise que trop tAL A peine Roméo a-t-il épousé Juliette, à peine a-t-il qiûOé ta cellule, que Tybalt le défie sur la place publique. - Vous vous rappelez eomment a Heu la rencontre entre Ro- néo et Tebaldo dans la légende italienne. Une nie a éclaté nr la promenade du Cours entre les dftui familles rivales ; RtMDéo.d'abord neutre, se laisse émouvoirparlescris de si partisans blessés; ilsejetlesurlebaldoet le tue. -Afin da I JQStiCercctteaetiondo Roméo, Shakespeare a pris un surcroît dd précaution : quelque.s coups d'épée donnés à d'obscurs partisans ne lui ont pas paru une provocation suffisante ; il aafçgravé roCfense do Tybalt par le meurtre de Mercutto. Ce n'est pas seulement pour Roméo, son ami intime, que la mort de Mercutio est une perte irréparable, c'est pour la foule, dont il était le favori. Jamais Qgure plus aimable, plus gracieuse et plus gaie n'avait paru sur la scène. Shakes- peare avait trouvé dans des ébauches antérieures les autres personnages de son drame. Mais Mercutio était de sa fantaisie : aussi avait-il traité ce Ris unique en enfant gâté ; il avait prodigué, pour en doter celui-ci, tous les trésors de sa vervo inépuisable; il lui avait accordé les dons les plus enviés de l'intelligence. Mercutio n'était pas seulement un homme d'esprit dans l'acception moderne du mot, c'était un poeta. Il n'avait pas seulement tous les mérites superficiels, la saillie, la répartie soudaine, la raillerie, l'étincelle ; il avait toutes les facultés puissantes, l'intuition mystérieuse.

50 LES AMAKTS TRÂGIQGES.

la pensée profonde, l'imagination ardente, le fea sacré. Il ne savait pas seulement lancer l'épigramme mordante aux trousses de la nourrice ahurie ; il pouvait, quand bon loi semblait, atteler le quadrige effréné du rêve ao diar aérien de la reine Biab.

Dryden rapporte une tradition étrange è propos de la mort de Mercutio ; d'après cette tradition, l'auteur de Roméo et Juliette aurait déclaré qu'il avait été obligé de tuer Mer* eutio au milieu de la pièce pour ne pas être tué par lui. Dryden, qui se platt à croire à l'authenticité de ces paroles, ajoute assez méchamment que Mercutio ne lui semble pas un personnage si formidable et que V auteur aurait bien pu, sans danger pour lui-même, le laisser vivre jusqu'à la fin do la pièce et mourir dans son lit. Johnson, peu suspect de partialité pour Shakespeare, relève avec colère l'assertion malveillante de Dryden et en fait justice en peu de mots : « La gaieté de Mercutio, son esprit et son courage, dit le célèbre critique, feront toujours désirer par ses amis qu'il eût vécu plus longtemps ; mais sa mort n'est pas précipitée ; il a vécu le temps qui lui était assigné dans la construction de la pièce, et je ne doute pas que Shakespeare n'eût été ca« pable de prolonger son existence, bien que quelques-imes de ses saillies dépassent la portée de Dryden. d La riposte de Johnson est dure, mais méritée. Conçoit-on, en effet, l'outrecuidance du poëtede la Restauration, raillant, sur un propos do coulisse, l'incapacité de Shakespeare ! Comme il est vraisemblable que l'auteur de Comme U vous plaira et de Beaucoup de bruit pour rien eût proclamé son impuissance à soutenir jusqu'au bout un personnage comique ! Shakes- peare, le père de Béatrice et de Rosaline , Shakespeare, l'auteur de l'intarissable Falstaff, se déclarant épuisé par Mercutio ! Quelle absurdité ! L'affirmation de Dryden ne prouve qu'une chose : c'est qu'il n'a point compris la sa* vante construction du drame dont il parle. La mort de Mer-

INTBODUCTIOH.

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culio n'est pas un accident intempestif, au caprice soudiin d'un esprit fatigué : elle est l'événement nécessaire d'où doit sortir le dénoûinent même.

Tjballdoit tuer MerculioaGn que Roméo tue Tybalt. Pour' (joecel Hamlet de l'amour s'orracbe à son inaction, pourqu'il bûileotralné à se battreavec ce Laértes farouche dont Juliette estUcousine, il faut une de ces causes suprêmes qui mettent l'épée A ta main des plus lâches : il faut qu'il ait à venger, uuon un père, du moins un frère, u Donc ce genlilhommei, moo intime ami, a reçu un coup mortel pour moi, après l'outrage déshonorant fait à ma réputation !... Tybalt est vî- faul. triomphant, et Merculio e;t tue. Ah ! remonte m rt^l, drootispecte douceur, et loi, furie à l'œil de flamme, sois moo guide! .. Tybalt, reprends pour toi ce nom d'tnfâme ' qua lu m'as donné tout h l'hrure. L'âme de Mercutio n'a fait que peu de chemin au-dessus de nos tètes ; elle attend * que la tienne aille lui tenir compagnie ! Il faut que toi ou moi ou tous d«ui nous allions la rejoindre! » Ainsi parie Roméo. Devant le cadavre de Hercutio, il sent renaître en lui ses nncuoes de Montague; l'antique esprit des vemletlas lui re6iJtiie ses vertiges ; il est possédé de nouveau de ce dé- mon de la haine qu'avait eiorcisé le doux regard de sa bfen- aimé» ; le sang de ses aïeux lui remonte à la face. Il menace de sa lame furieuse la rapière redoutable qui vient de frap- per son ami. Le mari de Juliette croise le fer avec le cousin de Juliette. C'en est bit. Tybalt tombe et Roméo est banni.

Quelle scène étonoanle que celle Juliette apprend les terribles événements qui vonl décider de sa vie ! Jamais poëte n'a combiné avec une plus savante audace ces deux éléments du drame, le comique et le tragique. La nour- rice arrive haletante, épuisée, toussant, crachant, n'eu pou- TiDt plus. A son geste de désespoir. Juliette comprend qu'une catastrophe est arrivée ; mais quelle est au juste cette catastrophe, elle ne peut parvenir à le découvrir : « U est

k.

:/J LES AMÂKTS TRAGIQUES.

mort ! il est tué ! il n'est plus ! » Mais qui donc est mort ? La nourrice ne le dit pas. Son essoufflement prolonge l'af- freuse équivoque. Il faut que Juliette attende que la TÎeille femme ait repris haleine ; il faut que cette immense douleur reste suspendue aux intermittences de ce catharre : « Quel démon es-tu pour me torturer ainsi ? s'écrie la pauvre en- fant. C'est un supplice à faire rugir les damnés. Roméo est- il mort? Dis oui ou non, et qu'un seul mot décide de ma mi- sère ! r> L'asthme de la vieille est impitoyable. Quelques minutes, quelques siècles s'écoulent avant qu'elle parvienne à articuler ces mots décisifs : « Tybalt n'est plus et Roméo est banni ! Roméo qui l'a tué est banni! d Enfin Juliette connaît la vérité tout entière : elle est frappée d'un double malheur ; elle a h pleurer en môme temps son cousin mort et son mari proscrit. Pour un instant la perte de Tybalt parait être le regret suprême de Juliette : on dirait qu'alors elle se rappelle cette douce enfance dont Tybalt fut le compagnon, et que cessouvenirs afQuent dans son esprit pour accuser Ro- mé3. Durant une minute, les prédilections de la jeune fille semblent dominer les affections de la femme. Juliette cesse d'être une Montague pour redevenir une Capulet. A l'écou- ter parler de Roméo, on croirait entendre la Chimène mau- dissant Rodrigue : a 0 cœur de reptile caché sous la beauté en fleur! Corbeau aux plumes de colombe ! Agneau ravisseur de loups ! Méprisable substance d'une forme divine ! Se peut-il que la perfidie habite un si splendide palais ! » Mais l'Italienne n'a pas l'acharnement familial de l'Espagnole. Chez elle, cette apparente velléité de résistance à la passion n'a que la durée d'un éclair. Pour que ses vrais sentiments fassent explosion, il suffit d'un mot de la nourrice : « Il n'y a plus à se fier aux hommes, marmonne cette commère» ce sont tous des parjures, tous des vauriens, tous des hypocri- tes. Ah ! est mon valet? Vite, qu'on me donne de l'eau- de-vie !... Honte h Roméo ! »

INTRODUCnOH. 53

Travesties de cette façon bouffonne, les paroles que Ju- fiette fient de prononcer contre son mari lui semblent au- tttit de blasphèmes ; elle se tourne avec fureur contre la nulle qui loi renvoie cet écho burlesque de ses impréca« tioDS : « Maudite soit ta langue pour ce souhait ! U n'est pas pour la honte, lui ! La honte serait honteuse de siéger sur 90D front» car c'est le trône l'honneur devrait être eouronné monarque absolu de l'univers. Âh ! quel monstre ' fêlais de l'outrager ainsi ! » Le grotesque déchaîne le su* blime. Provoqué par la ridicule interruption de la nourrice, l'amour reparait chez Juliette dans toute sa pathétique gran- deur; le désespoir de l'épouse foudroie le deuil de la oour sine de ses dédains superbes : « Oh ! il y a un mot plus ter* rible que la mort de Tybalt qui m'a assassinée ; je voudrais bieo l'oublier, mais, hélas ! il pèse sur ma mémoire comme une bute damnable sur l'âme du pécheur. Tybalt est mort et Roméo est banni. Banni! ce seul mot banni a tué pour moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c'était un mal- heur suffisant, se fût-il arrêté là. Si même le malheur inexo- rable a besoin d'un cortège de catastrophes, pourquoi, après m'avoir dit Tybalt est mort^ n'a-t-elle pas, ajouté ton père iMiti ou ta mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi ? Hais, à la suite de la mort de Tybalt, faire surgir cette ar- rière-garde : Roméo est banni, c'est tuer, c'est égorger à la fois père, mère , Tybalt, Roméo et Juliette ! Roméo est kimi... 11 n'y a ni fin, ni Umite, ni mesure, ni borne à ee iDot meurtrier ! »

La scène suivante entre Laurence et Roméo est un des plus frappantsexemples de la toute-puissance dugénie. Ici s'offrait iTaoleur une formidable difficulté : il avait à peindre l'état meotal d'un homme que l'exil arrache à tout ce qu'il aime. Pour une pareille tâche, les éléments que fournit robserva- tioD personnelle manquaient au poëte. Tant qu'il ne s'a- giisait que d'exprimer les douleurs imposées à l'homme par vn.

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UiS \HfLNTS THAOtOUES-

J

la vie, Shakespeare pouvait trouver dans ses propres impres- sions les documeDls qui lui étaient nécessaires. Il avait été jaloui comme Othello ; il avait pleuré un enfant comme le roi Lear; il avait éprouvé, comme Claudio, les terreurs delà mort : il avait épuisé, comme Hamiet, les amertumes de la mélancohe. Il avait été frappé par la nature, mais it n'avait pas été, comme Roméo, accablé par la société. Il n'avait pas été proscrit, il n'avait pas été mis hors la loi, it n'avait pas subi l'épouvantable déchirement de l'homme qui est arraché par la mémo secousse à la patrie et à la femme adorées. Il n'avait pas été condamné à quitter pour toujours le foyer héréditaire, à rompre les douces habitudes de l'enfance, i briser les chères relations do la jeunesse. U n'avait pas été réduit à abandonner la terre douce et triste, im

TombesD de ses oisai «t nid de ses amoars. J^H

Il n'avait pas été suffoqué par les sanglots d'un éternel adieu : il n'avait pas senti son cœur se fondre et son âme s'en aller sur ses lèvres dans ie baiser suprême d'un dernier rendez- vous .

Comment donc le poète pouvait-il eiprimer les angoisses de Roméo, ne les ayant pas éprouvées? Toutes les données de l'expérience faisant défaut, un talent vulgaire aurait éludé ou écourlé la terrible scène. Mais Shakespeare n'a pas eu cette défaillance. Il a aflronté le sujet avec toute l'assurance du génie: il a suppléé par l'intuition aux lacunes de l'ana- lyse ; ne pouvant voir, il a deviné, et, par un miracle d'ima- gination, il a évoqué le vrai.

0 vous tous qui avez traversé ces éprouves , vous tous que la destinée a violemment enlevés aui joies natales, relisez cette scène oi^ Bornéo apprend la sentence qui le frappe. et dites-moi si le poète n'a pas bien trahi le secret de vos souffrances. Ne sont-ce pas vos plaies cachées que voilà i

WTBODUCTIOB. 55

se» A nu? Ne soDl-ce pas les douleurs stoïquement désa- vouées par tous qui hurlent parla voii de Roméo? « Ab! le baonissementl par pitié, dis : la mort! L'eiil a l'aspect plus terrible, bien plus terrible que la mort!... Hors de ces murs, le monde n'eiiste pas : il n'y a que purgatoire, tor- ture, enfer même! Être banni d'ici, c'est être banni du monde, et cet exil-là, c'est la mort!... Tu n'uvais donc pas dtf poison subtil, pas un couteau affilé, un instrument quel- cooque de mort subite? Tu u'avais doue pour me tuer que ce seul mot : banni ! banni ! Ce mot-là, mon père, les dam- D^del'oofer le prononcent dans les rugissements!... Au gibet la philosophie ! Tu ne peux pas parler de ce que tu ne seos pas. Si tu étais jeune comme moi. éperdu comme moi et comme mot proscrit, alors tu pourrais t'arracber les che- veux et te Jeter contre terre pour y prendre d'avance la me^ sure de ta fosse ! »

Quelle nuit de noces ils ont eue, les époui véronaîsl Nuit de délices et de tortures! Nuit d'eitase et d'effroi ! Nuit d'immense ravissement et de désolation immense ! Entre ces jeDoes gens que l'amour marie ce soir, demain l'exil pro- nooce le divorce. Les voyez-vous dans la chambre nuptiale, sUflDtdu balcon à ralc()ve et de l'alcOve au balcon, enchantés et eSarés, maudissant et bénissant chaque minute qui s'é- coule, échevelés à la fois par la jouissance et par l'horreur ? fiélas ! ces étreintes si douces doivent être les dernières ; tous ces baisers sont des baisers d'adieu ! La proscription, la hideuse proscription est à la porte et n'attend que le point du jour pouf les enlever l'un à l'autre. Misérablis bienheu- reux I il bot qu'ils rassasient en quelques heures l'infini de leurs désirs ; îl fout qu'ils vivent en quelques secondes toute une éternité de tendresses... Ciel! quel est l'oiseau qui a ebanté. Est-ce le rossignol? Est-ce l'alouette? " C'e.st le ms- ugad, prétend Juliette ; toutes les nuits il chante sur le gre- nadier là-bas. Crois-moi, amour, c'était le rossignol. C'est

L

56 US àMàSflS TtAOlQCIS.

Taloaette, affirme Roméo, c est U messagère do matiii ! Re- garde, arooor, ces lueurs jaloiises qui deotetlent le bord des nuages è l'orient. Je dois partir et TÎTre ou rester et mourir. C^te clarté lè-bas n'est pas la darté du jour, je le sais bien, moi! c'est quelque météore que le soleil exhale pour te serrir de torche cette nuit Reste donc! Soit ! qu'on me prenne, qu'on me mette è mort, je suis content si tu le veux ainsi. Non, cette lueur grise n'est pas le regard du matin, elle n'est que le pâle reflet du front de Cynthia, et oe n'est pas l'alouette qui frappe de ces notes stridentes la Toûte du ciel. Vienne la mort et elle sera la bienvenoe. Ainsi le reut Juliette... Comment ëtes-foos, mon âme? Causons, il n'est pas jour. Il est jour, il est jour! Va-t'en, pars. C'est l'alouette qui détonne ainsi. Sa voix nous dérobe l'un à l'autre et te chasse d'ici par son hounrarî matinal. Ah ! maintenant pars ! . . . Allons, fenêtre, laisse entrer le jour et sortir ma vie. Adieu, adieu ! un baiser et je descends. » Et l'affreux arrachement a lieu et Roméo descend» et, quand il est descendu, les deux époux échangent un der- nier regard ; mais déjà ils sont méconnaissables ; l'exil a jeté sor leur visage son crêpe lugubre, c 0 Dieu ! s'écrie-t-elle, tu m'apparais comme au fond d'une tombe. Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pftie. Crois-moi, ma bien- aimée, tu me semblés bien pâle aussi. L'angoisse a bu notre sang, adieu ! » Pour les amants, la séparation, c'est la mort. Chaque pas qui les éloigne est un pas dans le sé- pulcre. Dès l'instant ils se quittent, ce ne sont plus des vivants, ce sont des spectres.

Roméo et Juliette est, de tous les drames de Shakespeare, celui l'action est la plus rapide. Voyez avec quelle logi- que inexorable les événements s'y sont précipités. L'entrée de Roméo au bal des Capulets a eu immédiatement une double conséquence, son mariage avec Juliette et son duel avec Tybalt. Son duel avec Tybalt a eu pour résultat aon

INTRODOCTION. -,7

Mil. Son eii! a causé le désespoir de JuIioUo. I,e desespoir ■le JiilieUe esl ie motif qui ilccide ses parents à la marier sans relard à Piris.—Dflns la li^gende italienne, un intervalle lie plusieurs mois s'écoule entre le départ de Roméo et cette funeste décision, a. Roméo ayant pris congé de Juliette s'cd va h SeintFrançois, et, après qu'il eut fait entendre soQ nftaire à frère Laurens, partit de Vérone accoutré en mar- rliand étranger et fit si bonne diligence, que sans encom- bricr il arriva è Mantoue, il loua maisou, et vivant en Gompagoie honorable, s'essaya pour quelques mois h déce- voir Tennemi qui le tourmentait. Mais durant sou absence, la mîs^ble Juliette ne sut donner si bonne trêve à son deuil que par ta mauvaise couleur de son visage, on ne dé- œuvrll aisément l'inl^-rieur de sa passion '. n Dans le drame, pas de délai. Iji fatalité tragique, une fois en be- sogne, ne s'interrompt pas. A peine Roméo a-t-il quitté la chambre nuptiale que voici venir Capulet et lady Capulet pour signilier A leur lîlle que dans deui jours elle doit ^oser le comte Paris. Placée entre la foi conjugale et le respect filial. Juliette agit comme Desdémona : elle résiste, arec déférence mais avec fermeté, à l'autorité paternelle.

Alors éclate sur la jeune femme la formidable colère du père offensé. Capulet est de la même race que Brabantio. Cest un de ces seigneurs de vieille roche habitués à exercer chez eux le pouvoir absolu. Devant lui tous plient, tous s'hu- milii^nt, tous tremblent. Sa femme n'est que la première de ses servantes. U traite sps gens comme sa famille, et sa fa- mille comme ses gens. Doué de qualités réelles, affable, bospilalier, assez bon homme au fond, Capulet devient fé- roce à la moindre résistance. Vous vous rappelez, pendant la scène du bal, avec quelle indignation il gourmandsit son neveu Tybalt. Jugez par combien il doit être exas-

< No(i>eHa Baoïlelln. traduite ysr Itoiilemi

58 LES AÏAirrS TRAGIQUES.

péré par la désobéissance de sa fille : <x Mignonne donzeUe, s'écriait-il, dispensez-moi de vos fieMés et préparez vos fines jambes pour vous rendre jeudi prochain h relise Saint-Pierre, en compagnie de PAris» ou je t'y traînerai sur la claie» moi ! Cher père» je vous en supplie à genoux» ayez la patience de m'écouter» rien qu'un mot ! Arrière» éhontée ! » Repoussée par le vieillard qui vient de sortir fu- rieux, Juliette se traîne aux pieds de lady Capulet. Si son père ne ;ra'' pas comprise, peut-être sa mère la devinera-t- elle : <x]Oh ! ne me rejetez pas, ma mère bien-aimée. Ajour- nez ce mariage d'un mois, d'une semaine. Sinon, dressez le lit nuptial dans le sombre monument Tybalt repose! Ne me parle plus, je n'ai rien à te dire, car entre toi et moi tout est fini. x> Et lady Capulet court rejoindre son mari. Qui donc aura pitié de la pauvre enfant» si sa mère l'abandonne ? H est encore une affection sur laquelle Ju- liette compte : la nourrice I Oui, cette vieille servante qui l'a allaitée, qui l'a tenue dans ses bras toute petite» qui a (Âh tenu d'elle son premier sourire, et, vous vous en souvenez, sa première grimace, cette fidèle gouvernante qui l'a vue grandir sous ses yeux, qui toujours l'a gâtée» adulée» choyée, qui pour elle a tendu les langes du berceau elles draps du lit nuptial, celle^à du moins sympathisera avec Juliette : « 0 mon Dieu, nourrice, comment empêcher cela? Console- moi, conseille-moi ! n Ici encore le sublime se heurte au grotesque. Le vulgaire raisonnement de la nourrice n'indi- que au noble délire de Juliette que le plus ignoble expé- dient : <c Ma foi, écoutez ! Roméo est banni ; je gage le monde entier contre néant qu'il n'osera jamais venir vous récla- mer. . . Puisque tel est le cas, mon avis, c'est que vous épou- siez le comte. Oh ! c'est un si aimable gentilhomme. Roméo n'est qu'un torchon à côté de lui ! y> Devant cet infilme con- seil, la généreuse créature se révolte, Juliette récuse à tout jamais le lâche dévouement qui lui offre le bonheur dans

ISTflODUCnOS. 59

le iWshoiinear : « 0 vieille damnée! abominable démon! Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me parjure, ou d'outrager mou seigneur! Va-t'en, perfide conseillère. Ëolre toi et mon cœur, il y a désormais rupture. :•

Miiddite par son père, honnie par sa mère, trahie par sa nourrice, Juliette va s'adresser à la mon : elle se tuera plu- tôt que d'épouser PAris. Mais, avant d'accomplir cette réso- lution désespérée, elle veut, pour l'acquit de sa conscience, invoquer une dernière fois l'arbitrage de la sagesse hu- maine. Elle se rend chez son confesseur, un poignard à la main : Oh! donne-moi vite un conseil, dit-elle à I^urence ; RDon, entre ma détresse et moi, je prends ce couteau pour médiateur, n A la situation extrême est placée Juliette, Laurence entrevoit tout de suite la véritable issue : cette issue, ce n'est pas le suicide, c'esNia fuite. 11 faut que Ju- liette fuie, et fuie avec Roméo. Mais comment opérer cette évasion sans un scandale qui perde la jeune femme? Com- ment protéger la retraite des époux? Comment dépister à jamais les vendettas acharnées h les poursuivre? La Kienoe extraordinaire du moine lui révèle un moyen ex- traordinaire. Comme l'alchimiste païen de Cymbdine, le mage chrétien a la recette d'un narcotique inoffensif qui peut donner h un vivant toute l'apparence d'im cadavre. Endormie par ce narcotique, Juliette passera pour morte; ses parents l'enseveliront au caveau de famille ; au bout de quarante-deux heures elle s'éveillera; Roméo, appelé de Maotoue par une lettre pressante, l'enlèvera de ta tombe et tous deux pourront, sans être inquiétés, se réfugier dans quelque lointain asile. Tel est le plan qui doit sau- ror Juliette, « si aucune frayeur féminine ne vient abat- tre son courage au moment de l'exécution, d Donne, oh ! donne, ne me parte pas de frayeur, s'écrie l'n- i^use qui ne doute pas d'elle-même, et elle om-

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60 LES AMANTS TRAGIQUES.

porte la précieuse fiole qui contient sa réunion à Roméo.

Rentrée à la maison, Juliette suit les instructions de son directeur ; elle feint de consentir à épouser Paris, et, tandis que Gapulet, dupe de ce pieux mensonge, Teille aux prépa- ratifs de la noce, elle s'apprête pour les funérailles. Une fois seule dans sa chambre, elle saisit la fiole ; mais, au moment d'avaler l'étrange liqueur, elle sent un frisson qui lui glace le sang ; sa frêle et délicate constitution se révolte contre la violence qui lui est faite. Une lutte sinistre s'établit entre sa nature et sa volonté, entre les instincts de la femme et la résolution de l'épouse. Toutes les suppositions que peut suggérer l'effroi traversent en un instant sa pensée. Elle craint d'être empoisonnée; elle craint que Roméo n'arrive pas à temps ; elle craint d'être suffoquée ou tout au moins de devenir folle dans ce caveau <k depuis des siècles sont entassés les os de ses ancêtres, Tybalt sanglant pourrit sous son linceul, où, à certaines heures de la nuit, les es- prits apparaissent. » Elle craint de s'éveiller avant l'heure « au milieu de gémissements semblables à ces cris de man- dragore déracinée que les vivants ne peuvent entendre sans tomber en démence. Oh ! alors elle perdrait la raison ; et peut-être, insensée, voudrait-elle jouer avec les squelettes de ses ancêtres, et, saisissant l'os de quelque grand parent, en broyer sa cervelle désespérée ! Dans son délire, elle aperçoit le spectre de son cousin poursuivant Roméo... « Arrête, Tybalt, arrête ! d II semble qu'en ramenant sa pensée vers Roméo, Juliette ait repris courage. Elle porte la fiole à ses lèvres et avale le breuvage, dans un toast à son bien-aimé : a Roméo ! Roméo ! Roméo ! voici à boire, je boisa toi. »

Mistress Jameson, dans une remarquable étude, a juste- ment fait ressortir la différence qui existe entre Juliette et les autres types féminins de Shakespeare. L'énergie de Juliette ne rappelle jamais celle que produit chez sa sœur

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Imogène la ^ndeiir morale ou che?. sa sœur Portia la puissance intellectuelle: elle est fondée sur le sentiment, DOD sor le caractère ; elle est accidentelle, non inhérente'. Otez i Juliette son amour, vous retrouverez tout de suite Ift J hible et pusillanime nature il'une nnïve enfant. Au con- traire rwtHuer-lui sa passion, et anssildt cette nature s'eial- tera. sa faiblesse deviendra force, sa pusillanimitt^, se chau- ffera en iotrépifiité. sa naïveté se transformera en ('loquence. Elle aura tout courage et toute bravoure: elle affrontera ' tontes les épreuves, tous les [>érils, tous les épouvantnils. L'enisnt deviendra sublime, et l'héroïsme posera sur ce ] front de quinze ans son éblouissante auréole.

Jnsqu'ici le stratagème imaginé par Laurence a réussi ' tHDlidremcni . C^^ que le moine avait prémédité s'est accom^ ' pli dans le moindre détail. Le matin même Paris devait I l'iÇpoaser, Juliette, immobilisée par le somnifère, a été Aéi^ (Urée morte, et conduite cimetière au lieu d'être menée \ l'église. « Tous les préparatifs de fêle se sont changés ea appareil funèbre : It* gai concert est devenu un glas mélan> colique, le repas de noces un triste banquet d'obsèqueit l'hymne solennel un chant lugubre n La jeune femme, coDcb^ dans un cercueil ouvert, dort au caveau de famille; «nnl vingt-quatre heures, elle doit s'éveiller. Qu'alors RomiV) arrive, qu'il la retire du sépulcre, qu'il l'emmène de cette triste Vérone, et les deui époux, désormais à l'abri du péril, pourront transporter dans quelque désert éloigné \ l'Êden de leur amour! Oh ! quelle ciistenre d'eitases, âe ravissements et de délices leur promet ce paradis retrouvé! , Quelle joie de vivre, loin des haines du monde, sous quel- ' que humble toit, côte h cûte. la bouche sur la bouche. J «eor sur le cœur, Roméo pour Juliette, Juliette pour Ro- méo ! Le bon prêtre n tout arrangé et tout deviné ; il a totit 1 ftén, oui, tout, - hormis l'imprévu! Laurence a biea . é^'ril h Roméo pour lui révéler son plan mystérinui, mais

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62 LES ÂMAlfTS TRAOIQUIS.

la lettre n'a pas été remise à Roméo. Le moine qui s'était chargé de la porter a été retenu par un accident. Cet ac- cident, c'est le veto mis par le sort au bonheur des amants véronais. Cet accident, c'est le trait oblique lancé sur les deux prédestinés par les astres ennemis. Cet accident* c'est la brusque échappatoire opposée à la conjecture par le mjs- tère ! Cet accident, c'est l'infranchissable grain de sable jeté par la fiitalité en travers de la volonté humaine.

Hélas! les plus sages sont sujets à l'erreur : frère Jean n'ayant pu remplir sa mission, le projet de Laurence avorte. Balthazar arrive le premier ; et, au lieu de l'heureuse issue qu'avait rêvée le moine, arrive la catastrophe.

Persuadé par le récit du page que Juliette est morte, Roméo ne verse pas une larme, ne pousse pas un sanglot, n'articule pas un cri. Devant une telle douleur, le poëte a fait taire la parole : il n'a pas cherché à exprimer l'inexpri- mable, il n'a pas tenté de définir Tinfini. A quoi bon pour ce désespoir les lieux communs de la plainte ? Juliette est morte. Il s'agit bien de la pleurer ! Il faut la rejoindre. « 0 ma Juliette, je dormirai près de toi ce soir ! » Pour arriver à ce but suprême, Roméo veut le moyen le plus infaillible et le plus rapide : il s'empoisonnera. Mais comment se pro- curer du poison ? La loi de Mantoue punit de mort le trafic de cette denrée-là. Bien misérable serait celui que l'appât du gain déciderait à braver une prohibition si terrible. C'est alors que Roméo se souvient d'avoir rencontré, il y a quel- ques jours, un pauvre apothicaire occupé à cueillir des sim- ples, a Ce gueux que la famine a rongé jusqu'aux os » tient aux environs une chétive échoppe se dessèchent une tor- tue, un alligator empaillé et des peaux de poissons mons- trueux ; sur sa devanture <x sont épars pour faire étalage des boites vides, des pots de terre verdAtres, des vessies, des graines moisies, des restes de ficelle et de vieux pains de rose, Roméo se rappelle minutieusement ces détails

INTRODICTION.

63

qai confirment son plas cher espoir. Nul doute que cette pAiurie squBlide ne soit corruptible, et que ce meurl-de- (sim ne lui Teude à mourir. Bornéo frappe h la porte du booge. L'homme ouvre. Roméo lui offre une fortune, qua- rante ducats, pour une dose de poison. « J'ai des poisons Bwartriers, rëpond l'homme timidement, mais la loi de HiDtoue. c'est la mort pour qui les débite, n Roméo est sur*- j pris do scrupule. Ce téméraire qui s'insurge contre la de»- . tioée s'étonne de ce pusillanime qui hésite à se révoltercon- IfG ta société. Roméo viole bien la loi naturelle : pourquoi ce '. malbeureux n'enfreindrait -il pas une convention factice? Le Monlague insiste avec une sinistre éloquence. [^ mî< tère morale prêche l'insurrection k la misère matérielle pour CD faire sa complice : « Le monde ne t'est point 1 ami, ni la loi du monde ; le monde n'a pas fait sa loi pour l'enrichir, viole-la donc, cesse d'être pauvre et prends ceci. » EnTin le gueui se laisse tenter: tout tremblant, il accepte la bourse en échange de la fiole. « Voici ton or, reprend RomÀ) impassible. Ce poison-là est plus funeste à l'âme des | hommes, il commet plus de meurtres en cet odieux monde , que ces pauvres mixtures que lu n'as pas le droit de vendre. ' C'est moi qui te vends du poison ; loi, tu ne m'en as pas vendu. Adieu, achète de quoi manger et engraisse... Ce(» du poison! non ! viens, Lordial, viens avec moi au tombeau 4e Juliette, c'est que tu dois me servir ! »

La nuit est venue. Les ténèbres couvrent le cimetière an miliea duquel se dresse le mausolée des Capulets. Derrière les ifs et les cyprès dont les ombres s'agitent dans le champ . funèbre, apercevez-vous cette lumière qui s'avance vers I nous, sinistre comme un feu follet? C'est la torche qui j éclaire la marche de Uoméu vers le sépulcre dort si foicn-aimée. A cette lueur fantastique, le proscrit apparaît, drapé dans un manteau sombre. Son ceil fixe, ses trait» wotraclés.son geste saccadé, sa face spectrale annoncent une

64 LKS ÂMiNTS TRA61QUBS.

détermination irrévocable. Que va-t-il se passer? Arri?é devant le tombeau, Roméo prend un levier des mains de Balthazar qui l'accompagne, puis, congédiant le fidèle servi- teur : « Va-l'en, lui dit-il, éloigne-toi ; si tu oses revenir pour épier ce que je vais faire, par le ciel ! je te déchirerai lambeau par lambeau et je joncherai de tes membres ce ci- metière affamé. Ma résolution est farouche comme le mo- ment, elle est plus inexorable que le tigre à jeun ou la mer rugissante. Je vais me retirer, murmure le page atterré, je ne vous troublerai pas. C'est ainsi que tu me prouveras ton dévouement.. . Prends cet or, vis et sois heureux. Adieu, cher enfant! » Dès que le page a disparu, Roméo s'élance vers la tombe, le levier à la main : « Matrice de nK)rt, s'écrie-t-il , je parviendrai bien à ouvrir tes lèvres pourries et à te fourrer de force une nouvelle proie. )> Mais au mo- ment où il va crocheter la porte, une voix menaçante l'in- terpelle du fond de l'ombre : a Suspends ta besogne, vil Montagne! Misérable condamné, je t'arrête. Obéis et viens avec moi, car il faut que tu meures. Roméo, déjà tourné vers la tombe, se retourne vers ce vivant qui ose le déranger, et le conjure de ne pas intervenir follement entre lui et la tombe : a Oh! va-t'en. Parle ciel, je t'aime plus que moi- même, car c'est contre moi-même que je viens ici armé. Ne tarde pas, vis, et dis un jour que la pitié d'un fou t'a foroé de fuir, n Mais l'inconnu brave la commisération de Roméo et le provoque de son épée. Le Montague pare le coup et riposte : son adversaire tombe expirant. Roméo ne sait pas encore qui il a tué : il approche la torche du cadavre et re- connaît — qui? %)n rival, Pftris.

Nombre de critiques ont blâmé comme une complication inutile ce duel entre Paris et Roméo que le poëte a ajouté à la l^ende italienne. Ces critiques auraient mieux com- prendre la pensée du mettre. Si Shakespeare s'est ici dé- parti de sa scrupuleuse fidélité au scénario original, c'est

ISTRODOCTION.

65

qu'uD motif puissant l'y a détermiiié. Saiis doute la cods- cîeDc« du poëte a protesté contre l'impunité accordée par la tradition au persécuteur de Juliette. La coupable obstiua- lion de Paris lui a paru mériter ud cliâtiment. N'est-ce pas M effet Paris qui a réduit Juliette au désespoir? Voulant épouser la GUe de Capulet, cet Looime ne l'a même pas consultée ! Au lieu de s'adresser à elle afin d'obtenir son aveu, il a provoqué conlre elle toutes les rigueurs du despo- tique paternel. En vain Laurence lui avait reproché cette i conduite déloyale ; Paris n'a pas tenu compte de ces objec-i j tioos. En dépit de Juliette elle-mâme, qui ne lui dissimulait | passes antipathies, il s'est enlété dans ses poursuites avee 1 la froide persévérance d'un calculateur qui ne voit dans I mariage que le contrat et qui traite, comme des affaires d'ar>^ ( geDi, les pins délicates questions du cœur. Poussé par H plus prosaïque couvoitise, le comte s voulu faire violence I aux goAls de Juliette: il a attenté aux franchises les plus sa-f CT^ de cette belle âme. Le téméraire ! il n'a pas vu de-( j vait l'entratner sa triste cupidité. En s'acharnant ainsi, 9 I n'a pas vu h quelle rivalité formidable il allait se heurter ; il ] n'a pas deviné qu'il essayait de séparer deux eiisteuces i(H' ' separables. Celte erreur lui a coQté la vie. Paris a succombé I pour s*£tre interposé jusqu'au dernier moment entre Homéô' ' elJutieUe; il a été broyé dans le suprême embrassement des ' épous préijestinés.

PAris tué. le Montagne peut enfm accomplir sans obstacle sa résolution. 11 pénétre dans le tombeau, traînant le corps MDglaot qu'il ensevelit de ses mains, en adversaire gén^ J retix ; puis, ce pieux devoir accompli, il contemple pour la 1 demièrw fois la forme terrestre de la beauté idéale qu'il croit,- ] hélostenfuie ailleurs. Un instant, on espèrequ'llvarecoo'' 1 naître sa méprise. A voir ce teint blanc et rose, ces traits 8|] calmes, celte fiKure si sereine, Roméo semble soupçonnée ' d'abord que Juliette n'est qu'assoupip « 0 ma bien-aimée.

66 LES IMAMTS TBAQIQUBS.

la mort ne t'a pas conquise; la flamme de la vie est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues» et le blâme drapeau de la mort n'est pas encore déployé là. Mais ce doute ne fait que traverser son esprit comme une poétique image. Roméo ne prend pas au mot la tutélaire métaphore qu'une secrète inspiration lui suggère. Pour lui» Juliette est morte, bien morte : Balthazar ne le luia-t-il pas dit? Allons ! il faut mourir ! a Chère Juliette, je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit. Je veux res- ter ici avec la vermine que tu as pour chambrière. Oh ! c'est ici que je veux fixer mon éternelle demeure et soustraire aux étoiles ennemies cette chair lasse du monde. . . Viens, amer conducteur, viens, Acre guide. Pilote désespéré, lance sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente... A toi ! mon amour ! x> A peine Roméo a-t-il été foudroyé par le poison, que Juliette tressaille. Elle ouvre les yeux; son premier cri est pour demander Roméo. Encore engourdie par le sommeil, elle ne voit pas ce cadavre qui l'étreint. U faut que Laurence qui vient d'entrer lui révèle l'afireuse vé- rité : « Un pouvoir au-dessus de toute contradiction a tra- versé nos projets. Viens ! partons ! Ton mari est gisant sur ton sein... Viens, je te placerai dans une communauté de saintes religieuses. Pas de question a Va-t'en d'ici, répond-elle au prêtre, moi, je ne m'en irai pas!... Qu'est ceci? Une fiole dans la main de mon bien-aimé ! Le poi- son, je le vois, a causé sa fin prématurée. Le ladre ! il a tout bu ! U ne m'a pas laissé une goutte amie pour le rejoindre. Je veux baiser ses lèvres. Peut-être y trouverai-je un reste de poison dont le baume me tuera ! » En vain Juliette ac- cumule les baisers : elle ne peut sucer la mort sur cette bouche adorée. Heureusement elle aperçoit le poignard sus- pendu au côté de Roméo, elle le saisit : « Voici ton four- reau, s'écrie-t-elle, rouille-toi et laisse-moi mourir! » Ainsi que le lecteur s*en souvient, dans la légende de

Loigi da Porto, Juliette s'éveille avant que Roméo, déjà em- poisoooé, ail rendu le dernier soupir; les deui ëpoui ont on dernier entretien et s'expliquent dans une scène na- rrante l'effroyable erreur dont ils sont victimes. Selon toute probabilit*^, Shakespeare n'a pas eu connaissance de ce dé- nofiment que tes traducteurs onglais, Arthur Brooke et William Pajrnter, lui ont présenté, modifié selon la version française de Pierre Boisteau. S'il en avait eu connaissance, aarait-il altéré son drame conformément à la tradition pri- mitive? Aurait-il préféré la conclusion italienne à la conclu- sion fran^se ?

Cette grave question, qui aujourd'hui encore tient en sus- pens la critique européenne, David ûarritk l'a tranchée an siècle dernier par l'affirmative. Croyant obéir au génie même de Shakespeare, l'illustre tragédien n'a pas hésité à refaire ta scène finale du drame d'après les indications de Luîgî da Porto et à jouer sur le théâtre de Drury-Lane la pièce ainsi transformée. Le lecteur trouvera, reproduit fidè- lement dans les notes placées à la fin de ce volume, tout le tniail de Garrick et pourra ainsi décider par lui-même si l'cpurre du maître a gagné ou perdu k cette correction posthume. Quant à moi, s'il m'est permis d'exprimer un ti- mide «vis dans celte importante controverse, j'avouerai que le succès obtenu par tiarrick ne justifie pas à mes yeux sa témérité, le drame de Shakespeare corrigé par le chef de troupe me fait l'efTet d'un merveilleus tableau du Titien re- tODcbé crament par quelque peintre de décor. Cette retou- che criarde détonne, non-seulement avec le style, mais avee ' la pensée du maître. Les Inmentations pénibles qu'arracha i Roméo et à Juliette la reconnaissance finale intercalée par j Garrick troublent complètement l'impression que le poète a , eotenda produire sur le spectateur. Au lieu de la salutaire j tristesse que doit laisser dans son esprit la conclusion pri- I mîlîre, le public, devant ce surcroit de supplice, n'éprouvB

68 LES AMANTS TRAGIQUES.

plus que rhorreur et l'effroi. Est-ce ce que le poète a voulu ? Loin d'exagérer la douloureuse émotion causée par la mort des amants véronais; il a tout fait au contraire pour l'atténuer; c'est dans ce but qu'il a prolongé la scène jusqu'à la réconciliation des Montagnes et des Gapulets. Logique dans son système, Garrick a retranché ce dernier épisode. Mais comment ne pas voir que cette suppression est directe- ment contraire aux intentions les plus formelles de l'auteur? Au lieu de conclure son œuvre par l'anatbème du déses- poir, Shakespeare l'a résumée par un cri d'espérance. La lutte entre l'amour et la haine, dont Roméo et Juliette est le merveilleux emblème, se teràiine en définitive par le succès du bon principe : la bataille qui semblait perdue par l'a- mour s'achève, grâce à un brusque retour, par la déroute de la haine. Ces familles ennemies que n'avait pu rapprocher l'union des deux amants sont réconciliées par leur mort : elles abjurent les rancunes et les animosités qui ont tué leurs enfants. Les bourreaux sont convertis par les martyrs ; la vic- toire reste aux victimes. Désormais plus de querelles intes- tines ! Plus de vendettas domestiques ! Les Capulets tendent la main aux Montagnes ; Ëtéocle ouvre les bras à Polynice ; Thyeste se jette aux pieds d'Atrée. Le sacrifice de Roméo et de Juliette est l'holocauste expiatoire qui doit apaiser à jamais les furies du fratricide.

Que cette solution suprême nous rassure et nous console. Espérons, espérons. L'amour, en voie de triomphe, ne s'ar- rêtera pas. L'amour, c'est la fatalité propice qui emporte l'humanité vers l'harmonie divine. Aujourd'hui l'amour fonde la cité par le rapprochement des familles ; demain il fondera la patrie par la réconciliation des cités. Un jour, inspirées par lui, les villes ennemies feront comme les mai- sons ennemies : elles renieront leurs rivalités et leurs jalou- sies séculaires. Alors plus de Guelfes ni de GibeUns! Ainsi

que les Capulelâ aux Moiitagues, ceux do l'îse tendront la maio à ceux de t'Iorence, ceui de Ferrare à ceux de Ritnini, ceux (le Modène à ceux de Parme. Milan conspirera en fa- veur de Mantoue. Gênes preudra les armes, uon plus pour ruiner, mais pour sauver Venise. I-e Nord affranchira le Midi : lefilsd'uii pjkheurde la cote subalpine s'embarquera dans l'ouragan pour aller délivrer la lerrc de Masauiello.

L'n dernier mot pour évoquer un pieux souvenir.

Dans un faubourg de Vérone, près d'ufl couvenl francîs- rxiD silué hors de l'enceinte Scaliger, au milieu d'un champ (jui fui jadis un cimetière et qui est aujourd'hui converti en >ignoble. on voit, sous un berceau de pampres, un sarco- pbai^e de marbre rouge, en partie dégradé par les siècles. Cesaroopbage, profond d'un pied et demi, large de deux pieds et long de six pieds, est frusle et découvert; dansl'in- tétieur, à l'estrémîté orientale, est un oreiller de pierre qui semble avoir été placé pour appuyer une tête ; à deux des parois se remarquent deux trous, évidemment creusés à la hâte, qui ont faire office de soupirail. C'est dans co tom- beau, plus semblable à un lit qu'à un sépulcre, que, selon une tradition immémoriale, le moine Lorenzo a déposé Juliette.

A l'heure j'écris, le canon autrichien menace le cbamp sacré qui contient lu glorieuse relique; une bande lie lettres bivouaque dans le vénérable monastère ; un soudard gennanique est en faction auprès du sarcophage !

0 vous tous, camarades d'outre-monts, jeunes gens qui avei su cœur la sainte tismme de Koméo et qui parlez sa langue, songez qu'une sentinelle tudesque garde le monu- ment où fut inhumée la tille des Capulets I Songez à cela, et poisse cette pensée surexciter votre acharnement, au jour de la lutte décisive contre l'étrangerl Puisse le ressentiment d'une telle profanation exalter votre fureur jusqu'à l'hc- roisrael Alors, pu dépit des bastions et de la forteresse, ni;u-

70 LES AMANTS TRAGIQUES.

chez sur Vérone, intrépides; forcez le faubourg sous la mi- traille, pénétrez dans le champ funèbre, reprenez-ie, et, quand vous l'aurez reconquis, A prodige ! vous {verrez surgir de la tombe, après une léthargie de quinze cents ans, cette Juliette immortelle qui s'appelle Tltalie !

Hautevilleilouse, 10 aoùl 1860.

ANTOINE ET CLÉOPATRE (*>

PERSONNAGES:

MAUC-ANT01N|

OCTAVE CÉSAR ^ Triumvirs.

LÉPIDË

SKXTUS rOMPËE.

DOMITIUS ÉNOBARBUSy

VENTIDIUS

l^arlisatis d'Anloiae.

ÉROS

SCARUS

DERCÉTAS

DÉMÉTRIUS

PHILON

MÉCÈNE

AGRIPPA

DOLADELLA

PROG13LÉ1136

THYRÉLS

GALLUS

MENAS

MÉNECRATE } partisans de Tompée.

VARRIUS

Parlisans de César.

TAURUS, lieolenant de César. CA.NIDIUS, lieuteDaDtd*Antoine. SiLllS, officier dans Tarmée de

Yentidius. EUPHROMOS, précepleur des ea-

faols d* Antoine. ALEXAS \

MARDIAN ( au service de Cléo- SÉLEUCUS l pâtre. DIOMEDE /

UN DEVIN. UN PAYSAN.

CLÉOPATRE, reine d'Egypte.

OGTAVIE, sœur de César et feffliM

d*Antoine.

CHARMION ». , . ^, , ,. > suivantes de Cléopâlre.

IRAS S

OFFIUERS, SOLDATS» MESSAGERS ET AUTRES GENS DE SERVICE.

La scène se passe successivement dans diverses parties de

TEmpire romain.

PHIWN. - Non. mais cet poivremeot de notre gi^ntral - dëhorde . hfÊtaate. Ses ^eui superbes, - qui sur les lignes et les bMM gaerrières, - ra^onnoient comme l'armure de Mars, abaissent désormais, détournent désormais - le feu et ia dévotion de leurs regards - sur un front basané. Son cœur de capitaine, - qui dans les mêlées des grandes batailles faisait éclater - les boucles île sa cuirasse, a perdu toute sa trempe, - et est devenu un soufflet, un éventail - S r.i- fralchir les ardeurs d'unp gipsy... Tenez, les voici qui «irnoent.

Il AnTOINK el rT.F.OPATT.E MgilPDl iW vventaiU dcïiiii

; Icursoiln. D«ei

Faites bien attention, el vous verrez en lui l'iiii des trois piliers du monde transformé - en bouffon d'une |irns- litDPe. Regarde/ et voyez.

CLÉfU'ATBE. t Anloiiit.

Si c'est vraiment de l'amour, di-î-moi combien il est

L^

74 ANTOINE ET CLÉOPATRE.

ANTOINE.

Il y a indigence dans Tamour qui peut s'évaluer.

aÉOPATRE.

—Je veux fiïer la limite jusqu'où on peut être aimé.

ANTOINE.

Alors il te faut découvrir un nouveau ciel, une nou- velle terre.

Entre on serviteur. LE SERVITEUR, à Antoine.

Mon bon seigneur, les nouvelles de Rome...

ANTOINE.

M'agacent. Sois bref.

atOPATRE.

Voyons, écoutez-les, Antoine : - Fnlvîe peut-être est irritée; ou qui sait si l'imberbe César ne vous signifie pas - ses ordres souverains : Fais ceci ou cela, prends ee royaume et affranchis cet autre; obéis ou nous te damnonsf

ANTOINE.

Quoi, mon amour !

aÉOPATRE.

Peut-être (oui, c'est bien probable,) ne devez-vous pas rester ici plus longtemps : c'est votre congé que César vous envoie. Ecoutez-le donc, Antoine. est la somma- tion de Fulvie. . . de César, veux-je dire ? Non, de tous deux ! Faites entrer les messagers. Aussi vrai que je suis reine d'Egypte, tu rougis, Antoine ; et ce sang sur ton visage (3St un hommage à César ; ou bien ta joue paye un tribut de honte parce que tu entends gronder la voix stridente de Fulvie. . . Les messagers !

ANTOINE.

Que Rome s'effondre dans le Tibre ! et que l'arche immense de l'empire édifié s'écroule ! Voici mon uni-

r

SCÈNS T 7S

Tws! - }jB6 royaumes ne soDl que fange : Dotrc fumier lerreslre nourrit également la bête ei l'homme. La no- blesse delà ïie, - c'est de s'embrasser ainsi,

Il embrasse Cléopdtre.

quand an couple si bien appareillé, - quand deux êtres comme nous peuvent le faire!... Dans cette sublime étreiDte, j'enjoins au monde entier, sous peine de châti- ment, de reconnaître - que nous sommes incomparables .' CLÉOPATRE.

Etrellenle imposture! - Pourquoi eftt-il épousé Fulvia. s'il ne t'aimait pas ? - Je ne suis pas la folle que je veux paraître : Antoine - sera toujours lui-même. . . ASTOIBE.

Sans cesse animé par Cléopâtre. - Ah ! pour l'amour de mon amour et de ses douces heures, - ne perdons pas le temps en conférences ardues. - 11 n'est pas une minute de nwtrc existence qui doive se prolonger - désormais sans quelque plaisir : quelle fête ce soir? CliOPATRE.

- Écoutez les ambassadeurs.

UiTOrHE. Fi ! raine querelleuse. - à qui tout sied, gronder, rire. - pleurer : chez qui toutes les passions réussissent pleinement - h paraître belles et à se faire admirer ! - Pas de messa- gers!... Seuls tous les deux, - ce soir nous flânerons dans les mes el nous observerons -les mœurs du peuple. Venez, ma reine : -vous me l'ave/ demandé la nuit dernière... (3). In seniteof.

B nous parle pas.

Sorlent l.Dtoi[ie et Clén^iAiiv iivec leur saite. DËIHBTBItlS. - César a-l-il donc pour Antoine si peu d'importance?

PHIUIN. Parfois, seigneur, quand il n'est plus Antoine, - il se

J

76 ANTOINE ET CLÉOPATRE.

dépare trop de cette noble digaité ~ qui ne devrait jamais quitter Antoine.

DËMÉTRIUS.

C'est avec douleur que je le vois confirmer ainsi la médi- sance vulgaire qui parle de lui à Rome. Mais je veux es- pérer — pour demain une conduite meilleure. . . Que le repos vous soit heureux !

Ils sorlent.

SCÈNE II.

[Alexandrie. Une autre partie da palais.]

fiutrent Charmion» Iras, Albxas, puis un devin.

CHARMION.

Seigneur Alexas, suave Alexas, superlatif Alexas, presque parfait Alexas, est le devin que vous avez tant vanté à la reine? Oh! que je connaisse ce mari qui, comme vous dites, doit entrelacer ses cornes de guirlandes !

alexas.

Devin !

I.E DEVIN, s'avançant.

Platt-il ?

CHARmON, montrant le Devin.

-Est-ce l'homme?... Est-ce vous, monsieur, qui con- naissez les choses ?

LE DEVIN.

Dans le livre infini des secrets de la nature je sais lire un peu.

ALEXAS, n Charmion.

Montrez-lui votre main.

ËN'OBARBI'S.

- Qu'on dresse vite le dessert ! et qu'il j uil du vin siif- lissminenl - pour boire h la santé de Ck'opâlre !

Cn^RMION. Ion bon monsieur, donnez-moi une bonno destint^e. LE DRIS. Je ne la fais pas, je la prédis.

nHABinos. kXb bien, je vous en prie, prédites-la -moi bonne. LE DRVIN, euminant ta main de ChannioD.

- Vous serez beaucoup plus blanche que vous n'êtes. CHARH10N.

In veut dire plus blanche de peau.

nus. ÏRon, vou« vous peindrez quand vous serez vieille.

aiAHMlON. IAus rides ne plaide!

âLEXAS. e troublez pas sa prescience ; soyez attentive.

CnABMION. 3iut!

IB DEVIN.

- Vous aimerez plus que vous ne serez aimi^e. CnAPMION.

bl'aimerais mieui m'échauiîer le foie fi boire.

AI.FXAS. Voyons, ëcoutei-le.

CHARHION.

Allons, maintenant, quelque excellente aventure ! Que.

'isns une malinée, je sois l'épouse de trois rois, et leur

veuve à tous ! Qu'à cinquante .ins j'nîp un fils h qui Hérode

'Je Judée rende hommage! Trouve-moi uu moyen de me

I

78 AIVTOINE ET CLKOPATRE.

marier à Octave César, que je sois l'égale de ma maîtresse.

LE DEVIN.

Vous survivrez à la dame que vous servez.

GHARMION.

0 excellent ! j'aime mieux une longue vie qu'un plat de figues.

LE DEVIN.

Vous avez vu et traversé jusqu'ici une existence meil- leure — que celle qui vous attend.

GHÀRIOON.

Alors il est probable que mes enfants n'auront pas de nom de famille. De grftce, combien dois-je avoir de garçons et de filles ?

LE DEVIN.

Si chacun de vos désirs avait une matrice et si chacun était fécond» vous en auriez un million.

GHÀRIOON.

A d'autres, fou ! je te pardonne tes contes de sorcière.

ALEXAS, à CharmioD.

Vous croyez que vos draps sont les seuls confidents de vos désirs.

CHARMION, au Devin.

Eh bien, voyons, dites à Iras son sort.

ALEXAS.

Nous voulons tous savoir le nôtre.

ÉNOBARBUS.

Le mien, et celui de la plupart d'entre nous, ce sera de nous coucher ivres ce soir.

IRAS| tendant sa main au Devin.

Voici une paume qui annonce tout au moins la chasteté.

GHARMION.

Juste comme le Nil débordé annonce la famine.

IRAS.

41lez, folle compagne de lit, vous ne vous entendez pas à prédire.

CHARMIOS.

NoD 1 Si une main onctueuse n'est pas un pronostic de fécondilé, il n'est pas vrai que je puisse me gratter l'oreille... Je leo prie, ne lui prédis qu'une destinée de manoauTre. i

LE DEVi:4, après aroir eumlné U main d'Iris.

Vos destins sont pareils.

IRAS.

Mais comment î Mais comment ? Donnez-moi des détails.

LE nEvm. J'ai dit.

BUS. Quoi ! je n'ai pas un pouce de chance de plus qu'elle?

dURUON. Eh bien, quand vous auriez un pouce de chance de plus que moi, le souhaiteriez-vous? IRAS. Ce ù'est pas précisément au bout du nez de mon mari.

aiÂRMIOS. Que le ciel redresse nos mauvaises pensées !... Au tour d'Aletas! Allons! sa bonne aventure ! sa bonne aventure !... Oh ! qu'il épouse une femme qui ne sache pas se tenir, douce Isis, je t'en supplie! £t que celte femme meure, et donne-lui-en une pire! Et qu'une pire succède à celle-ci, jusqu'à ce que la pire de toutes le mène en riant à sa tombe, cinquante fois cocu ! Bonne Isis, eiauce-moi cette prière, quand tu devrais me refuser une chose plus importante. BcHine Isis. je t'en supplie l

IRAS.

Amen ! Exauce celte prière des fidèles ! Car, si c'est un crève-coBur de voir un galant homme mal marié, c'est un i-tiagrin mortel Je renconlrei un affreux maroufle non

80 ANTOINE ET GLÉOPATRE.

COCU ! Ainsi, bonne Isis, maintiens les bienséances, et qu*il soit loti congrument I

CHARMION.

Amen !

ALEXAS.

Ah ! vous le voyez ! s*i] dépendait d'elles de me faire COCU, elles se feraient putains rien que pour ça.

ÉNOBARBUS.

Chut ! voici Antoine.

CHARMION.

Non, pas lui, la reine!

Entre Clêopatre. CLÉOPATRE.

Avez-vous vu Monseigneur?

ÊNOBAHBUS.

Non, madame.

GLÊOPATRE.

Est-ce qu'il n'était pas ici ?

CHARMION.

Non, madame.

CLÉOPATRE.

Il était disposé à la joie ; mais soudain - une idée romaine l'a frappé... Énobarbus!

ÈNOBARBITS.

Madame!

CLÉOPATRE.

Cherchez-le et amenez-le ici... est Aleias?

ALEXAS.

Ici, madame, à vos ordres... Monseigneur arrive.

Kntre Antoine, suivi d'un MESSAGER et de sa soite.

CLÉOPATRE.

Nous ne voulons pas le voir : venez avec nous.

Sortent Cléopfttre, Énobarbus, Âleias, Iras. Charmîon, le de?in et la suite de la reine.

I

IIK

de

I

SCËiNE 11. 81

ï£ MESSAGER. Fulvie, ta femme, est entrée la première eu cam- (3}.

ANTOINE.

CoQlre luoD frère Lucius ?

LE MESSAGES.

Oui ; mais celte guerre a vite pris fin, et Is raison d'état les a réconciliés et réunis contre César - dont le triomphe les a, - dès le premier choc, chassés d'Italie.

AKTOISE. Eh bien. - quoi de pire?

LE UESSAGEK. Toute mauvaise nouvelle empeste celui qui la dit. ANTOINE.

Quand elle concerDC un fou ou un lâche,.. Continue : les choses passées sont finies pour moi. C'est ainsi. -

Celui qui me dit la vérité, quund son récit recèlerait la mort, - je l'écoute comme un flatteur. LE MESSAGER. Lsbiéaus (c'est une dure nouvelle) a, avec son armée de Parthes, —conquis l'Asie depuis l'Euphrate : - sa ban- nière viclorieusea oscdié de la Syrie - à la Lj'dic et à l'ionic; tandis que...

AMOl."iE. Aotoine, veux-tu dire...

LE MESSAGER. '''

Oh ! Monseigneur !

ASTOINE.

-Parle-moi tout net; n'atténue pas le langage public; nomme Clëopdtru comme on l'appelle à Rome ; -déblatère dans le style de Fulvie, et taxe mes fautes - avec toute b licence que la vérité et la malveillance réunies - peuvent se permettre en paroles... Oh ! nous ne produisons que des ronces, quand les soufûcsqui nous viviiieii! s'arrêtent;

À

8'i ANTOINE ET CLEOPATRE.

chez elle une ruse. Si c'en est une» elle fait tomber les aver- ses aussi bien que Jupiter.

ANTOINE.

Que je voudrais ne jamais l'avoir vue !

ÉNOBARBUS.

Oh ! seigneur ! En ce cas, vous auriez perdu le spectacle d'un merveilleux chef-d'œuvre ; et cette félicité de moins eût jeté du discrédit sur votre voyage.

ANTOINE.

Fùlvie est morte.

Seigneur ?

Fulvie est morlc.

Fulvie?

Morte !

ËNOBARBUS.

ANTOINE.

ENOBAHBUS.

ANTOINE.

ÈNOBARBUS.

Eh bien» seigneur» offrez aux dieux un sacrifice d'actions de grâces. Quand il platt à leurs divinités d'enlever à un homme sa femme, l'homme les reconnaît comme les tail- leurs de la terre et se console par cette réflexion que» quand une vieille robe est usée, il y a de quoi en faire une neuve. S'il n'y avait pas d'autre femme que Fulvie, vous auriez vraiment reçu un coup, et le cas serait lamentable : mais cette douleur est couronnée d'une consolation. Votre vieille jupe vous vaut un cotillon neuf; et, en vérité, toutes les larmes qui doivent laver ce chagrin-là tiendraient dans un oignon.

.VNTOLNE.

- Les affaires qu'elle a entamées dans l'État ne peu- vent tolérer plus longtemps mon absence. -

El les affaires quB vous avez eulamées ici oe peuvent se passer de vous, surtout celles de Clëopûtre qui dépendent entièrement de voire rtîsidence. ANTOLNE.

Plus de réponses frivoles ! Que nos officiers - reçoi- *ent avis de noire résolution. Je m'ouvrirai à la reine sur les causes de notre départ, —et j'obtiendrai son con- sentement. Car ce n'est pas seulement - la mort de Fulvie et d'autres raisons personnellement urgentes - qui nous [«rient si puissamment ; les lettres de nos amis les plus Ktib à Rome nous réclament cbez nous. Sextus Pompée i - a jeté le défi h César et commande l'empire des mers : notre peuple capricieux, - dont l'amour ne s'atta- che jamais à l'homme méritant que quand ses mérites ne sont plus, fait déjà revivre ~ le grand Pompée avec toutes ses qualités dans son Gis. Itedoutabb par son nom et par sa puissance, —plus redoutable encore par son ardeur et par son énergie, Sextus se produit- comme le premier des sol- dais ; et son importance, en grandissant, - serait un danger pour les Oancs du monde. !l y a dans l'avenir plus d'un germe qui, comme le crin du coursier, a déjà la vie, mais pas encore le venin du serpent [4], Dis à ceux qui seneot sous nos ordres que notre bon plaisir exige notre prompt éloignement d'ici.

ÉNOBARBIS.

J'obéis.

tis sonenl,

SCÈNE ni.

L De aotre partie ûo pdais.]

Eolrent Cleopatiie, CH.tR)llo>, Ikas el Alexas.

CLÉOP&TRE.

I

86 ANTOINE IT GLiOPATRK.

GHARMIQII.

Je ne l'ai pas vu depuis.

GLiOPATRE, à Aleias.

Voyez il est, avec qui, ce qu'il ftiit. Il est en- tendu que je ne vous ai pas envoyé. Si vous le trouvez triste, dites que je danse ; s'il est gai, annoncez que je me suis brusquement trouvée mal. Vite et revenez.

AJexas sort. CHARMION.

Madame, il me semble que, si vous l'aimez tendre- ment, - vous ne prenez pas le moyen de le forcer à la réciprocité.

GLÉOPATRE.

Ne lais-je pas ce que je dois ?

CHARMION.

Cédez-lui en tout ; ne le contrariez en rien .

GliOPATRE.

Tu enseignes en vraie niaise ; ce serait le moyen de le perdre.

CHARMION.

Ne le poussez pas trop à bout ; modérez-vous, je vous prie ; - nous finissons par haïr ce que trop souvent nous craignons. Mais voici Antoine.

Enlre ANTOINE. GLÉOPATRE.

Je suis malade et triste.

ANTOINE.

Je suis désolé de donner souffle à ma résolution...

GLÉOPATRE.

Aide-mot à sortir, chère Charmion , je vais tomber. . . Cela ne peut pas durer longtemps ainsi ; les flancs d'une créature ne sauraient y résister.

SCÉNK 111.

ANTOINE , SB npprochïDt. Eh bien, ma Irès-chère reiDe... CLPflPATBE.

Je vous eu prie, teuez-vous plus loin de moi.

AMOHE.

Ou*y a-t-il?

fA.mmM.

Je lis dans ces yeui-là qu'on a de bonnes nouvelles. , - Que (lit la feninie loanée"!... Vous pouvez partir... - J^M voudrais qu'elle ne vous eût jamais donné permission de v dr ; Qu'elle n'aille pas dire que c'est moi qui vous re- ' tiens ici! Je n'oî pas de pouvoir sur vous. Vous êtes tout idlc.

ASTOISE.

Les dieux savent trop bien. . .

CLEOPATRE. Oh '. y eot-il jamais reine - si effronlémenl trahie!... Pourtant, dès les commencements, - j'ai vu poindre la trahison.

ASTOISR. CI<!opàtre !

CLËOrATRE.

Quand vous ébranleriez de vos prolesKitions le Irône des divni, - i^mmunt pourrais-je croire que vous dtes à moi sincèrement, - vous qui avez trompe Fulvie ? Extra- ngante folie' - de se laisser empêtrer par ces serments des I^rec. rompus aussitAI que proférés !

ANTOINE. Adorable reine !

OÈOPATRE.

Non, je vous prie; ne cherchez pns de prélcite pour votre départ, - maïs dites adieu et parlez : quand vous im- ploriez de rwlcr, - alors était le temps des (wi-oles!... l'3s de départ, alors! L'éteruiti.- était sur nos lèvres et dans

88 ANTOINE EN CLKOPATRE.

nos yeux, la béatitude dans Tare de nos sourcils ! Rien en nous de si chétif qui n*cût une saveur de ciel! Tout cela est vrai encore, ou bien toi, le plus grand soldat du monde, tu en es devenu le plus grand menteur !

ANTOINE.

Eh bien, madame !

CLÉOPATItE.

Je voudrais avoir ta taille; tu apprendrais qu'il y a un cœur en Egypte.

ANTOINE.

Reine, écoutez-moi : l'impérieuse nécessité des temps réclame momentanément nos services ; mais mon cœur tout entier reste en servitude avec vous. Notre Italie— étincelle d'estocades civiles : Sextus Pompée— approche des portes de Rome. L'égalité des deux partis domestiques— produit l'exigence des factions. Les plus haïs, accrus en forces, croissent en sympathies : le condamné Pompée, riche de la gloire de son père, s'insinue rapidement dans les cœurs de ceux qui n'ont rien gagné au présent état de choses. Leur nombre devient menaçant ; et leur calme, écœuré d'inaction, voudrait se purger par quelque changement désespéré. Ma raison personnelle, celle qui doit le mieux vous rassurer sur mon départ, c'est la mort de Fulvie.

CLÉOPATRÉ.

Bien que l'âge n'ait pu me préserver de la folie, - il me préserve de la puérilité... Est-ce que Fulvie peut mourir?

ANTOINE.

Elle est morte, ma reine...

Lai reraeltont an papier.

Jette les yeux sur ceci, et, h ton loisir souverain, tu liras les désordres qu'elle a suscités ; sa fin est ce qu'elle a fait de mieux. Tu verras et (|uand elle est morte.

SCtNE III. 89

rxÉOPATRB. 0 te plus faux des amants ! sont donc les fioles sa- crées que lu devrais remplir de larmes de douleur? Ah .' je Tois, je vois, par la mort de Fulvie, comment sera reçue la mienne.

ANTOINE.

- Ne <juere!ez plus, mais prëpurez-vous à apprendre les projets que j'ai en tête : ils existent ou s'évanouissent «u gré de vos avis... Oui, par le feu qui féconde le limon du Nil, je pars d'ici - Ion soldai, ton serviteur, prêt k faire la paîi ou la guerre, selon que tu le désires.

aÉOPATRK.

Coupe mon locct, Charmion, tiens... Mais non, laisse-moi ; en un instant, je me sens mal et bien : - ainsi aime Antoine.

ANTOl-NE.

Calme-loi, ma précieuse reine; - et accorde la pleino conBance à un amour qui affronte - une si honorable épreuve.

CLÉOPATRE.

Fulvie m'y a encouragée !.. - Je t'en prie, détourne-toi, et pleure en songeant h elle; puis dis-moi adieu et pré- tends que tes larmes appartiennent à rÉgjpliennc. Par grSce, joue donc une scène de parfaite dissimulation et mime l'honneur intègre !

ANTOLNE.

Vous m" échaufferez le sang ! Assez.

CLÈOl'ATRE.

- Vous pourriez mieux faire encore ; mais cela n'est pas mal.

ASTÛISE. Eh bien, par mon épée!

OÊOPATRE, le eon Ire faisan t.

Et par mon boucher !.. Il y a progrès ; - mais ce n'est

i

90 ANTOmS ET GLÉOPATRE.

pas encore parfait. Vois^donc, je t'en prie, Charmion, comme cet Hercule romain a Tattitude digne de son ancêtre !

ANTOINE.

Je vous laisse, madame.

aÈOPATRE.

Courtois seigneur, un mot ! . . . Vous et moi, il faut nous séparer, messire... Ce n'est pas ça... Vous et moi. nous nous sommes aimés, messire... Ce n'est pas ça non plus; cela, vous le savez bien !.. Il y a quelque chose que je voulais... QJi! mon souvenir est un autre An- toine, - et j'ai tout oublié.

ANTOINE.

Si votre royauté n'avait la frivolité pour sujette, je vous prendrais pour la frivolité même.

GLÉOPATRE.

C'est un rude labeur que de porter la frivolité aussi près du cœur que Cléopâtre. Mais pardonnez-moi, sei- gneur : mes habitudes les plus chères m'assomment, dès qu'elles ne vous plaisent pas. Votre honneur vous ap- pelle loin d'ici : soyez donc sourd à ma folie incomprise, et que tous les dieux aillent avec vous ! que sur votre épée se pose le laurier Victoire ! et que le plus doux suc- cès — jonche la route sous vos pas !

ANTOIJSE.

Partons!.. Allons! nos adieux s'attardent et s'envolent de telle sorte que, résidant ici, tu pars aveemoi, et que, m'éloignant d'ici, je reste avec toi!.. - En route!..

Ils sortent.

SCBBE 1¥.

SCÈNE IV.

[ Rome. Diai le palais de César.]

EotrvQt OCTAVR. Cestfi, LËPIIte et leur suils.

CÉSAR.

- Vous pouvez le voir, Lépide, et à l'aveuîr vous le re- conaaltrez, César n'a pas le vice naturel de haîr - notre grand collègue. D'Alexandrie voici les nouvelles : il pè- che, boit et use - en orgie les flambeaux de la nuit; il n'est pis plus viril - que Cléopâtre, et la veuve de Ptolémée - s'est pas plus efféminée que lui: â peine consent-nl à donner j aiHfience, ou daigoe-t-il se souvenir qu'il a des collègues. Tous en conviendrez, cet bomiue-là est l'abrégé de tous ] les (lébnts dont l'humanité peut être atteinte.

LÉPIDE.

Je ne puis croire que le mal cbe/. lui soit suffisant -i pour temîr tout le bien : les imperfections en lui sont oKnnie les taches du ciel : ta noirceur de la nuit ne 1^ rend que plus lumineuses. Kl les sont hérédilaires plutflt ' qu'acquises, irreniédiablos - plutM qu'arbitraires.

CiSAH.

- Vous Êtes trop indulgent. Concédons que ce n'est pas ' - un crime de choir sur le lit de Ptolémée, - d'accorder UD royaume pour une facétie, de s'asseoir avec un < clave et de lui donner In réplique du gobelet, - de battre le pavé h midi et de faire le coup de poing avec des drdies i qui sentent la sueur. Admettons que cela lui va bien (et ' certes il faut être d'une rare organisation pour ne pas tee souillé par de pareilles vilenies); pourtant Antoine t'a plus aucune excuse, quand c'est nous qui portons

92 iNTOINB ET CLÉOPATRE.

*

rénorme poids de ses légèretés. S'il se bornait à remplir ses loisirs de ses voluptés, je laisserais l'indigestion et le rachitisme lui en demander compte; mais perdre ainsi les heures en fêtes, quand il entend le tambour du temps qui le rappelle aussi fort que son intérêt et le nôtre, c'est mériter d'être grondé, comme ces garçons qui, déjà mûris par la science, sacrifient leur éducation à leurs plaisirs présents et se révoltent contre la raison.

Entre an MESSAGER. LÉPIDE.

Voici encore des nouvelles.

LE MESSAGER.

Tes ordres ont été exécutés; et d'heure en heure, très-noble César, tu seras instruit de ce qui se passe. Pompée est fort sur mer ; et il semble qu'il soit adoré de tous ceux que la crainte seule attachait à César. Vers les ports il voit affluer les mécontents, et la rumeur publique

- le présente comme une victime.

CËSAR.

J'aurais le prévoir. L'histoire, dès les temps primi- tifs, nous apprend que celui qui est au pouvoir n'a été désiré que jusqu'à ce qu'il y fût , et que l'homme déchu, non aimé tant qu'il méritait vraiment de l'être,

devient cher au peuple dès qu'il lui manque. Cette multitude est comme un roseau errant sur les flots qui va et vient au gré du courant capricieux et qui se pourrit par son mouvement même.

Entre un deuxième messager. LE MESSAGER.

César, je t'apporte une nouvelle : Ménécrate et Menas, ces fameux pirates, ont asservi la mer qu'ils sillonnent

3CÉNB IV. 93

et [acèrenl - avec des quilles de toute forme. Ils font en Italie maintes chaudes incursions. Les riverains da la mer blêmissent rien que d'y penser, et la jeunesse exal- tée se rêtolte. Nul vaisseau ne peut se hasarder sans être aossitAt pris qu'apert^u : et te nom de Pompée fait plus de ravages que n'en feraient ses forces opposées aux ndtres.

Antoine. - laisse les lascives orgies. Naguère, quand ta fus chassé deModène, lu avais tué tes consuls HirliQs et Pansa, la famine marcha sur tes talons (S) : tu la combattis, - bien qu'élevé délicatemenl, avec plus de pa- tience — qu'un sauvage. On te vit boire l'urine des che- vaux et cette lie dorée des mares ~ qui faisait renâcler les listes. Ton palais ne dédaignait pas - le fruit le plus âpre du buisson le plus grossier. Comme le cerf alors que la neige couvre les pâturages, tu broutais même l'écorce des arbres. Sur les Alpes, à ce qu'on rapporte, tu man- geas d'une chair étrange - que plusieurs n'avaient pu voir sans mourir. Et tout cela (souvenir aujourd'hui blessant pour ton honneur!] fut supporté si héroïquement que ta joue n'en maigrit même pas!

LÊPIDE.

Pîiojable déchéance !

Paissent ses remords le ramener vite h Rome! 11 est temps que tous deux nous nous montrions dans la plaine; à cet effet, assemblons immédiatement le con- seil. Pompée se renforce de notre înaclion. LÉPIDE.

Demain, César, - je serai en mesure de vous indiquer exactement cequejepuisfournirsur terre et sur mer pour affronter la crise actuelle.

1

94 AirrOlNE ET GLiOPATRE.

CÉSAR.

Jasqu'à ce que nous nous revoyions, je m!oocuperai du même objet. Adieu.

LÈPIDK.

- Adieu, monseigneur. Si dans l'intervalle vous appre^ nez de nouveaux mouvements au dehors, je vous supplie de m'en faire part.

CÉSAR.

N'en doutez pas, seigneur. Je sais que c'est mon de- voir.

Ils sortent.

SCÈNE V.

[Aleiandrie. Dans le pelais.]

Entrent Cléopatre, Charmion, Iras et Mardiam.

GLÉOPATRE.

Charmion !

CHARMION.

Madame?

aÉOPATRE.

Ah ! ah ! . . donne-moi à boire de la mandragore.

CHARMION.

Pourquoi, madame ?

GLÉOPATRE.

Pour que je puisse dormir ce grand laps de temps - mon Antoine est loin de moi.

CHARMION.

Vous pensez à lui bien trop.

GLÉOPATRE.

Oh ! c'est une trahison !

CHARMION.

J*espère que non, madame*

scfin T- 95

OiOPATRE.

- Eunuque! Marilian!

HÂM)IÀ5. Que) i>sl le bon plaisir de Votre Altesse ? OÉOPATHE.

- Ce n*e»t pas de l'entendre cbanter. Je ne prends au- cun plaisir à ce que peut un eunuque. Tu es bien heu- reux — d'être chAtré.: ta pensée, restée libre, - peut ne pas s'envoler d'Égjfpte.,. As-tu des passions?

- Oui, gracieuse madame.

CLÈOPATIIB. En réalité?

HAIIDU!).

- Pas eo réalilié. madame ; car je ne puis en réalité rien faire que d'innocent ; pourtant j'ai des passions fu- ribondes, et je pense ~ à ce que Vénus fit avec Mars.

afeOPATRE. 0 CbartnîoD ! - croîs-lu qu'il est maintenant? Est-il Irboot ou assis? - Est-il à pied ou h cheval? ~ 0 heu- tfut cheval chargé du poids d'Antoine! - sois vail- Lint! car saîs-tu qui tu portes? I.e demi-Atlas de cette imib! le bras - et le cimier du genre humain ! En ce mo- iDtut il parle et dit tout bas : est mon serpent dv ntu A'ii * Car il m'appelle ainsi . . . Mais je m'enivre - du |ilus délicieux poison. Lui, penser à moi -qui suis toute Mire des amoureuses caresses de Phébus, - à moi que le Knpsa couverte de rides si profondes!... C^sar au vaste riODi, - quand tu étais ici au-dessus de la terre, j'étais «D morceau digne d'un monarque : alors le grand Pompée, -immobile, fixait ses yeui dilatés sur mon front; c'é- Uit U qu'il voulait jeter l'ancre de son eit,<ise et mourir - eu conteniplanl celle qui ^tait sa vje !

i

96 iNTOINE ET GLÉOPATRE.

Entre Alexas.

ALEXAS.

Souveraine d'Egypte, salut !

GLÉOPATRE.

Combien tu ressembles peu à Marc-Antoine ! mais tu viens de sa part, et ce merveilleux élixir t'a transBguré et converti en or. Comment va mon brave Marc-Antoine?

ALEXAS.

Savez-vous la dernière chose qu*il a faite, chère reine?

II a appliqué un baiser, le dernier après bien d'autres,

sur cette perle orientale... Ses paroles sont rivées à mon cœur.

CLÈOPATRE.

Il faut que mon oreille les en arrache.

ALEXAS.

a Ami, s'est-il écrié, dis que le fidèle Romain envoie à la grande Égyptienne - ce trésor d'une huître ; pour ra- cheter à ses pieds, la mesquinerie de ce présent, je veux incruster de royaumes son trône opulent ; tout l'Orient,

dis-le-lui, la nommera sa maltresse ! » Sur ce, il a fait un signe de tète et il est monté gravement sur un coursier fougueux qui hennissait si haut que, eussé-je voulu parler,

son cri bestial m'eût rendu muet !

GLÉOPATRE.

Eh bien, était-il triste ou gai?

ALEXAS.

Comme la saison de l'année intermédiaire entre la chaleur et le froid : il n'était ni triste ni gai.

GLÉOPATRE.

0 disposition bien équilibrée ! Remarque bien, re- marque bien, bonne Charmion, voilà l'homme; mais re- marque bien : il n'était pas triste , car il voulait rester serein pour ceux qui composent leur mine sur la sienne;

SCtoB V. 97

il n'était pas g«i, - comme pour leur dire que son souvenir était relégué en Egypte avec toute sa joie ; mais il était cotre les deux extrêmes. 0 mélange céleste!.,. Va, quand tu serais triste ou gai, les transports de tristesse ou de joie te siéraient encore - mieux qu'à nul autre... A AteiM. As-tu rencontré mes courriers? ALEX.VS.

- Oui, madame, une vingtaine au moins. Pourquoi les envojez-ïous ainsi les uns sur les autres ?

CLKOPATRE. L'enfant qui nalira lo jour oiï j'aurai oublié d'envoyer *efs Antoine mourra misérable... De l'encre et du pa- pier, Cbarmion!... - Sois le bienvenu, mon bon Alexas .. Cbannioa, ~ ai-je jamais aimé César â ce point? CH\ltino:f. Oh ! ce brave César !

CLÉOPATRE.

- Qn'une seconde exclamation de ce genre te sufToque !

- Dis donc, ce brave Antoine !

CHABMION. Ce Taillant César!

aÉOPATRE.

- Par Isis, je te ferai saigner les dents si lu compa- res encore i César mon préféré entre les hommes.

GflAHMIOR.

Avec votre très-gracieuse indulgence, - je ne fais que répéter vos refrains.

CLÉDPATBE.

J'étais alors aux jours de ma primeur, - dans toute la

verdeur de mon ineipérîence... Il faut avoir le sang glacé

-- pour dire ce que je disais alors... Mais viens, sortons.

- Procure-moi de l'encre et du papier : il aura tous les joors un roessagedc moi, dussé-je dépeupler l'Egypte.

98 ANTOINE KT CLÉOP&TRE.

SCÈNE VI.

[Messine. Dans la maison de Pompée.]

Entrent Pompée, Mënêcrate et Menas.

POMPÉE.

Si les dieux grands sont justes, ils appuieront les actes des hommes justes.

mènègràte. Croyez-bien, digne Pompée, que ce qu'ils différent, ils ne le refusent pas.

POMPÉE.

Tandis que nous sommes suppliants au pied de leur trône, elle dépérit, la cause pour laquelle nous sup- plions.

MÈNÉCRATE.

Ignorants de nous-mêmes, nous implorons souvent notre propre malheur, et les puissances tutélaires - nous refusent pour notre bien : ainsi nous trouvons profit - à l'insuccès de nos prières.

POMPÉE.

Je réussirai, le peuple m'aime et la mer est à moi. - Ma puissance est à son croissant, et mes pressentiments me disent qu'elle atteindra son plein. Marc-Antoine est à dîner en Egypte et il n'ira pas faire la guerre au dehors; César amasse de l'argent, tandis qu'il perd des cœurs; Lépide les flatte tous deux, —et tous deux le flattent ; mais il n'aime ni l'un ni l'autre, et ni l'un ni l'autre ne se soucie de lui.

MÈNÉCRATE .

César et Lépide sont en campagne; ils commandent des forces imposantes.

D'où toDez-ïous cela? c'est faui.

HÈNECUtTE. De SilTÎus, seigneur.

Il rêre ; je sais qu'ils sonl tous deux à Rome, atten- . danl Antoine. Mais que tous les charmes de l'amour, H lascive CléopAtre, adoucissent ta lèvre flétrie! que la ma- fie se joigne à la beauté, la luiure à toutes deui! —Enferme le libertin dans une lice de fêtes : maintiens son cerveau dans les fumées; que des cuisiniers épicuriens - aigui- sent son appétit de ragoûts toujours stimulants ! Qu'enfin te sommeil et la bonne clière prorogent son honneur jus- qu'à l'assoupissement du Lélhé!... Eh bien, Varrius?

Entre VahHILS.

V.VRWUS.

-Ce que je vais annoncer est très-certain : Marc-An- toine est d'heure en heure attendu - dans Rome ; depuis qa'il est parti d'Ëgj'pte, il a eu plus que le temps d'ar-

POttFËE. J'aurais plus volontiers prêté l'oreille à une nouvelle moins grave... Menas, je ne croyais pas - que ce glouton •i'aoMur mettrait son casque pour une si petite guerre. Commesoldal, il vaut deux fois les deux autres... Mais D'eD soyons que plus Sers d'avoir pu, au premier mouve- ment, — arracher du giron de la veuve d'Egypte l'insatiable dëbaucbë Antoine.

Je ne puis croire que César et Antoine s'accordent bien ensemble. - La femme d'Antoine, qui vient de mourir, a fait lorlàCésar; —son frère a guerroyé contre lui, sans tou- tefois, je pense, avoir élé suscité par Antoine.

É

100

ANTOINE KT CLKOrATHE.

rOHPÉE. Je ne sais pas, Menas, comment les moindres Jni< Riitiës ont pn faire trêve nu i plus grandes. N'était que nous nous soulevons conirc eux tous, ~ il est évident qu'ils se querelleraient entre eux, - car ils ont des motifs sufËssuls - pour tirer l'^pce ; mais comment la crainte que nous leur inspirons peut-elle raccommoder leurs divi- sions par la ligature - d'un différend inférieur, c'est ce que nous ne savons pas encore. Qu'il en soit ce que nos dieux voudront! Il j' va de notre salut de déployer toutes nos ressources. —Venez, Menas.

[Rome. Chez Lépide.]

Entrent Enobarbus et LEfede.

LÉPIDE.

- Enobarbus, vous feriez un acte méritoire - et digne de vous en implorant de votre capitaine un langage doux et conciliant.

ÉSOBARDUS. Je l'engagerai à répondre comme il lui sied : lirrite, - qu'Antoine regarde par-dessus la tète de César, ~ et parle aussi haut que Mars ! Par Jupiter, si j'étais por- teur de ta barbe d'Antoine, - je ne me raserais pas au- jourd'hui.

liPlDE. Ce n'est pas le moment des rancunes privées.

ÉXOBARDtlS. Tout moment - est bon pour la question qu naître.

SCKKE Vil, m

\imt. ~ Mais les peliles queslions doivenl téder la place aux grandes.

ÈNOBAilBUS.

Non, si les potiles viennent les premières.

LÉPIDE.

Noirti langage esl tout de passion. Mais, je vous en prie, ne remuez pas les cendres. Voici venir le noble Antoine.

Eoireiii Amoihe cl Vehtidils.

KNOBARBUS. Kt puis, la-bas, César.

Enlrent, d'un aulre cû!é, CÉSAR, MEcKwi; ot Acrii'm. ANTOl-NE.

- Si nous nous accorJoQS bit;n ici, vite chez les ("ar- thes ! - Vous entendez, Ventidîus î

CÊSAH.

Je ne sais pas, Mécène ; demandez à Agrippa.

LÈFIDE.

Nobles amis, le sujetqui nous réunit ici est d'une gra- <ilé suprême; tju'une —cause chétive ne produise pas notn décLiremeot; que les griefs, s'il ea esl, soient tettJe avec douceur. Quand nous déballons - avec vio- ■Mt DOS mesquins différends, nous commettons le Hntreen pansant la blessure. Ainsi, nobles collègues, - jeious en conjure inslainmcot, - loucbez les points les plos amers avec les termes le-s plus douï, - et que rem- portement n'aggrave point le mal. ANTOINE.

Cesl bien parlé. - Nous serions à la Ifile de nos armûes, «tprôts  combattre, quo j'en agirais ainsi.

1

iOifc ANTOINE ET GLÉOPATRE.

GÈSAR.

Soyez le bieuvenu à Rome.

ANTOINE.

Merci .

CtSÂR.

Asseyez-vous.

ANTOINE.

Asseyez-vous, monsieur!

GÈSAR.

Eh bien, voyons...

Hs s*asseoieni. ANTOINE.

J'apprends que vous trouvez mauvaises les choses qui ne le sont pas, ou qui, le fussent-elles, ne vous regar- dent pas.

CÉSAR.

Je serais ridicule, si, pour rien ou pour peu, je médi- sais offensé, avec vous surtout ; je serais plus ridicule en- core, si je vous nommais avec défaveur, sans avoif intérêt à prononcer vorre nom.

ANTOINE.

Que je fusse en Egypte, César, cela vous touchait-il?

CÉSAR.

Pas plus que ma résidence ici, à Rome, ~ ne pouvait vous toucher en Egypte. Pourtant, si de vous intri- guiez contre mon pouvoir, votre présence en Egypte - pouvait m'occuper.

ANTOINE.

Qu'entendez-vous par intriguer?

CÉSAR.

Vous pouvez facilement saisir ma pensée, après ce qui m'est arrivé. Votre femme et votre frère m'ont fait la guerre ; leurs hostilités - vous avaient pour thème ; vous étiez leur mot d'ordre.

sctut vil. 103

ASTOINE.

- Vous vous aiépreaei. Jamais mon frère - oe m'a mis en avanitlaos ses actes; je mV'rj suis enquis, et je tiens mes reii>eigo<?mPQts de rappi^rteurs fidèles - qui ont lire l'épée pour \ous. Est-co que bien plutill il n'attaquait pas moQ autoriié en même temps que la vôtre? Est-ce qu'il oe faisait pas la guerre contre mes Jiîsirs, - votre cause étant b mioiiDc?Surcepoiiii, mes ielires - vous onldéjàCdifié. Si »ous voulez bâcler une querelle. - n'ayant pas de motif {•our eu faire une, - cherchez autre chose.

CÈS.tR. Vous TOUS justifiez - en ra'impulant des erreurs (le juge- ments; mois - vous bAclez vous-même ceseicuses-là.

tMOLMi.

HoD pas, non pas. - Je sais, je suis sûr que vous ne pouviez vous soustraire - h l'ëviilence de ce raisonnement : moi, votre associé dans la uause qu'il combattait, je oe pouvais pas voir d'un œil complaisant cette guerre qui bntlait en brèche mon repos. Quant à ma femme, je voudrais que vous fussiez uni h un esprit pareil. Le tiers du monde est à vous, et avec un licou vous pourriez aisé- moot le mener, mais une pareille femme, ooo pas t -

Plût aux dieui que nous eussions tous de pareilles épouses : les hommes pourraient aller en guerre contre les femmes t

ANIOI.NE.

Oui, César, les implacables commotions que causait lOO impatience, jointe è une certaine astuce jiolitique, j'en conviens avec douleur, - vous ont trop inquiété ; mais, vous êtes tenu de reconnaître quu je n'j' pouvais rien.

CÉSAR.

Je TOUS ai écrit , pendant vos oi^ies , à Aleian- dr«; TOUS - avez mis mes lettres dans votre poche, ul

1 04 ÀNTOlNfi ET GLÉOPATRE.

par des sarcasmes outrageants éconduit moD messager.

ANTOINB.

Seigneur, il m'est tombé brusquement, sans être au- torisé. Alors je venais de festoyer trois rois, et je n'étais plus tout à fait ce que j'avais été le matin ; mais, le len- demain, " je le lui ai expliqué .moi-même; ce qui était même chose que de lui demander pardon. Que ce com- pagnon ~ no soit pour rien dans notre brouille ; si nous devons nous quereller, rayez-le delà question.

CÉSAR.

Vous avez rompu - l'engagement de la foi jurée ; et c'est ce que jamais vous n'aurez droit de me reprocher.

LÈPIDE.

Doucement, César!

ANTOINE.

Non, Lépide, laissez-le parler. Il m'est sacré l'hon- neur dont il parle - et auquel il suppose que j'ai manqué. Continuez donc, César! Cet engagement de la foi jurée...

CÉSAR.

- C'était de me prêter vos armes et vos subsides, à la première réquisition : vous avez tout refusé.

ANTOINE.

Dites plutôt négligé : j'étais alors dans ces heures em- l>oisonnées qui m'ôtaient la conscience de moi-même. Autant que je le pourrai, je vous en témoignerai mes regrets ; mais jamais la loyauté ne désertera ma gran- deur plus que ma grandeur ne se passera de la loyauté. La vérité est que Fulvie, - pour me faire quitter l'Egypte, vous a fait la guerre ici ; et moi, le motif innocent, je vous en offre toutes les excuses auxquelles l'honneur, en pareil cas, m'autorise à descendre.

LÉPIDE.

C'est parler noblement.

MÉCÈNE.

Veuillez ne pas insister davantage sur vos griefs

HŒHB Vtl. 105

mutuels. Les oublier, ce sérail vous souvenir que les nëc^ssrles présentes réclament voire réconnlialion. LËFISE. C'est parler dignement. Miocène.

RNOMRBliS. On du moins prêtez-vous votre afTection l'un è l'autre pour le moment ; el. dès que vous n'entendrez plus parler de Pompée, vous pourrez vous la restituer. Vous aurez le temps de vous chamailler, quand vous n'aurez pas autre cboseji foire.

ASTOISE.

Tu n'es qu'un soldat; tais-toi. -

én'OBaubi's. J'avais presque oublié que la vérité doit Otrc muette. ASTOiîiE.

Vous faites tort à cette réunion solennelle; ainsi, taisez-vous.

ÉNÛB.UIBIS. Poursuivez donc. Votre auditeur est de pierre.

CÉSAB.

Je ne désapprouve pas le fond, mais - la forme de son langage ; car il est impossible que nous restions amis, DOS pouvoirs étant si peu d'accord dans leurs actes. Pour- tant, si je savais une chaîne assez forte pour nous tenir unis, d'un bout du monde à l'autre, je la chercherais.

AGRIPPA. Permets-moi, César.

ctSAR.

Pariez, Agrippa.

AGRIPPA.

Tu as du côté maternel une sœur, - l'illustre Octavie (6) ; te grand Marc-Antoine ~ est maintenant veuf.

CÉSAR. Ftp dites pas cela, Agrippa. - Si Cléopritre vous en-

106 Aim)INS BT GLÉOPATRR.

tendait, vous seriez justement taxé d*impertinGiice,

ANTOINE.

Je ne suis pas mari^, César ; laissez-moi écouter Agrippa.

AGRIPPA.

-^ Pour vous maintenir en perpétuelle amitié, pour faire de vous des frères, et lier vos cœurs par un nœud indissoluble, qu'Antoine prenne Octavie pour femme : le mari que sa beauté réclame ne doit être rien moins que le premier des hommes ; sa vertu et toutes ses grftces parlent une languo ineffable. Grâce à ce mariage. toutes ces petites jalousies qui maintenant semblent si grandes, - et toutes ces grandes craintes qui offrent main- tenant leurs dangers, - seraient réduites à néant : les vé- rités même deviendraient mensonges, tandis qu'à pré- sent les demi-mensonj[es sont vérités. L*amour qu'elle aurait pour vous deux entraînerait votre mutuel amour et Tamour de tous pour vous deux. Pardonnez-moi ma franchise. Ce n*est pas une idée improvisée, c^est une idée étudiée, ruminée par le dévouement.

ANTOINE.

César parlera-t-il?

CÉSAR.

Non, pas avant de savoir quel est le sentiment d'An- toine — sur ce qui vient d'être dit.

ANTOINE.

Quels pouvoirs aurait Agrippa, si je disais : Agrippa, soit! pour effectuer ce qu'il propose?

CÉSAR.

Le pouvoir de César, et mon pouvoir sur Octavie.

ANTOINE.

Ah ! puissé-je, à ce bon projet, plein de si belles pror messes, ne jamais imaginer d'obstacle!... Donne-moi ta main ; accomplis celte action de grâces, et, désormais,

SCËSE Vil. 1(17

qu'un cceur frateraei commande h nos affections - et règle DOS gnmds desseins!

Toid ma main. Je te lègue une sœur que j'aime | comme jamais frère n'aima. Qu'elle vive pour uniç , DOS empires et DOS cceurs; et puissent nos alTections ne ((lus jamais s'envolfr!

LËFIDG.

Je dis avec bonheur : amen ! AlfTOmK.

- Je ne crojaispasav'iîr à tirer l'efiee contre l'ompee, car il m'a acablé Je courtoisies eitmoi-ilinaires - tout n^- cemment; il faut que 'l'abord je Ip rpraorcie, pour ne ! pas faire tort .'i ma répulation de graiitude : el, sur te talon de ce remerctment, je lui jetterai mon défi.

liPinE. te temps nous pressn. Allons vite chercher Pompée,

- autrement ce sera lui qui \iendra nous chercher.

ANTOINE. Et est-il?

CÉSAR.

- Aui environs du mont Misène.

ANTOIXE-

Ouplles sont ses forces - sur terre?

CÉSAR. Imposantes déjil, et sans cesse croissantes : maïs stir mer

- il est le maître absolu.

ANTOINE. Tel est le bruit public. Je voudrais que nous nous fus- sions d^à parlé. Hâlons-noiis. - Mais, avant de prendre les armes, dépêchons l'affaire rlont nous avons causé. CÉSAR. Avec le plus grand plaisir; - je vous invita à voir ma wur, et je vais de ce jias vous conduire à elle. ,

108 ANTOINE ET GLÉOPATRE.

ANTOINE.

Lépide, ne nous privez pas de votre compagnie.

LÈPIDE.

Noble Antoine» la maladie même ne me retiendrait pas.

Fanfares. Sortent Antoine, César et Lépide. MÉCÈNE, à Ënobarbos.

Soyez le bienvenu d'Egypte, seigneur.

ÉNOBARBUS.

Moitié du cœur de César» digne Mécène!... Mon hono- rable ami, Agrippa !

AGRIPPA.

Bon Énobarbus !

MÉCÈNE.

Nous devons être heureux que les choses se soient si bien arrangées. Vous vous êtes bien tenus en Egypte.

ÉNOBARBUS.

Oui, monsieur; nous dormions toutes les heures du jour, et nous abrégions la nuit à boire.

MÉCÈNE.

Huit sangliers rôtis tout entiers à un déjeuner, et pour douze personnes seulement ! Est-ce vrai ?

ÉNOBARBUS.

Eh ! cela n'est qu'une mouche auprès d'un aigle ; nous avons fait des bombances bien plus monstrueuses et bien plus dignes d'êtres citées.

MÉCÈNE.

C'est une femme bien irrésistible, si les rapports cadrent avec la vérité.

ÉNOBARBUS.

La première fois qu'elle a rencontré Marc-Antoine, sur le fleuve Cydnus, elle a emboursé son cœur.

AGRIPPA.

C'est qu'elle est apparue, en effet, si mes rapports ne me trompent pas.

SCÈNE ïll, \m

ÉKOBAimrs. Je rais vous dire. Le baleau elle é\a'd assise, pareil b un trAne élincelanl, - flamboyait sur l'eau ; la poupe ëtait d'or battu;— les ¥Oiles, de pourprée! si parfumées que - lea renls se pAmaîent sur elles ; les rames tSlaient d'argent : maniées eu cadence ausoQ des flûtes, elles forçoiem l'eau qu'elles cbassaieot à revenir plus vite, ~ comme amoureuse de leurs coups. Quant à sa personne, elle appauvrissait toute description ; couchée - sous un pavillon de drap d'or, -elle effarait cette Vénus nous voyons ~ l'art surpasser la nature ; à ses cdtés, des enfants aux gracieuses fossettes, pareils â des Cupidons souriants, se tenaient avec des ércDlails diaprés, dont le souffle semblait - enflammer les joues délicates qu'il rafralcbissaît et faire ce qu'il dé- faisait.

.^GRIPPA.

0 splendtde spectacle pour Antoine !

ÈNÛBARDEIS.

Ses femmes, comme autant de Néréides, - ou de fi!es des eaui, luj obéissaient sur un regard et s'inclinaient dans les plus joUes attitudes. Au timon c'est une sirène qu'on croirait voir commander; les cordages dcsoie frémis- sent au contact de ces mains, moelleuses comme des fleurs,

-qui font lestement la manœuvre. Du bateau,— un étrange et invisible parfum frappe les sens des quais adjacents. La cité avait jeté tout son peuple au-devant d'elle ; et Antoine,

assis sur un Irône au milieu de la place publique, y res- tait seul, jetant ses cris à l'air qui, si le vide avait été pos- sible, -serait allé aussi contempler Cléopâtre-et aurait fait une brèche â la nature [8] '.

Kcmn. iji rare Egyptienne !

ÉSOEWRDUS.

Quand elle fut dcsci'ndue en terre, Antoine l'envoya

no ANTOINE rr CLtOPATRE.

—convier à souper. Elle répliqua— cpi'il valait mienx qu'il fût son hâte, —et le décida. Notre courtois Antoine, h qui jamais femme n'a entendu dire le mot naut se (ait raser dix fois, va au festin,— et, pour éoot, donne son coeur— en payement de ce que ses yeux ont dévoré.

AGRIPPA.

Royale gourgandine! elle a forcé le grand César è mettre son épée au lit; - il Ta labourée, et elle a porté moisson «

ÈNOBARBUS.

Je Taî vue une fois dans la rue sauter quarante pas i cloche-pied : ayant perdu haleine, elle voulut parler et s'arrêta palpitante, —si gracieuse qu'elle faisait d'une défail^ lance une beauté, et qu'à bout de respiration, elle respirait le charme.

MiciM.

Maintenant, voilà Antoine obligé de la quitter abso- lument.

ÊNOBARBUS.

Jamais ! il ne la quittera pas. L'âge ne saurait la flétrir, ni l'habitude épuiser sa variété infinie. Les autres femmes rassasient les appétits qu'elles nourrissent ; mais elle, plus elle satisfait, —plus elle affame. Car les choses les plus immondes séduisent en elle au point que les prêtres saints— la bénissent, quand elle se prostitue !

MfiCÈNE*

Si la beauté, la sagesse, la modestie peuvent fixer le cœur d'Antoine, Octavie est pour lui une bienheureuse fortune.

AGRJPPA.

Partons. Bon Énobarbus, soyez mon hôte tant que vous demeurerez ici.

ÊNOBARBUS.

Je vous remercie humblement, seigneur.

lli sorUDt.

SCENE VIII.

[Rome. Dbds le jmIbu de Cûsat.]

Entre OCTAVIB. accompagnée J'on tbli par CESAR, <le raatrv pur AsroiXE; OD Dbvih el det geos de ««rvice le* stiirenl.

àirroiHB.

- Le monde et mes haute;; foDctions m'arracheront parfois de TOtre sein.

Sans «esse alors - mon genou ploiera devant les dieux mes prières - pour vous.

(iVrOISE, i Césnr.

Bonne nuit, seigneur... Mon Oolavie, —ne lisez pas mes . défauts dans les récits du monde : jusqu'ici je n'ai pas gardé la mesure; mais 3t l'avenir tout sera fait selon la n^fcle. Bonnp nuit, chère dame.

OCTAVIB. Bonne nuit, seigneur.

CiSAR. Bonne nuit.

Sortenl César, Oelavi». el le* gem de service. ANTOINE, ail OeJÎa.

- Eh bien, maraud I souhsiteriez-vous être en Égjpte?

1.E DîMS.

- Plût aui dieiis que je n'en fusse jamais sorti, et qua vous De fussiez jamais venu ici !

AWOWE.

Votre raison, si tous pouvez ?

LE DEVEÏ. Jp la vois dans mon ênT^lion. je ne l'ni pas sur les lèvres.,- Mais retournez vile en Egypte. i r ! i-

112 ANTOINE ET CLÉOPATRB.

ANTOINE.

Dis-moi qui» de César ou de moi» aura la plus haute fortune (9).

LE DEVIN.

César. —Donc, ô Antoine, ne reste pas à ses côtés. —Ton démon, c'est-à-dire l'esprit qui fa en garde, est noble, courageux, hautain, incomparable n'est pas celui de César ; mais près de lui, ton ange, comme accablé, n'est plus que Frayeur ; donc— mets une distance suffisante entre vous deux.

ANTOINE.

Ne parle plus de cela.

LE DEVIN.

A nul autre que toi; jamais, si ce n'est devant toi. Si tu joues avec lui à n'importe quel jeu, tu es sûr de perdre; et il a tant de bonheur naturel qu'il te bat contre toutes les chances; ton lustre s'assombrit, —dès qu'il brille près de toi ; je répète que ton esprit est tout effrayé de te gouverner, près de lui, mais que, lui absent, il est vrai- ment noble.

ANTOINE.

Va-t'en et dis à Ventidius que je veux lui parler.

Le Devin sort.

Il faut que je marche contre les Parthes... Soit science, soit hasard, il a dit vrai... Les dés même Ifi obéissent ; et, dans nos jeux, toute ma supériorité s'évanouit devant son bonheur; si nous tirons au sort, il gagne ; ses coqs l'emportent toujours sur les miens, quand tous les calculs sont pour le contraire ; et toujours ses cailles bat- tent les miennes dans l'enceinte de la lutte. Je veux re- tourner en Egypte ; j'ai fait ce mariage pour ma tranquil- lité; soit! Mais c'est en Orient qu'est mon plaisir...

Entre Ventidius. ANTOINE,

Ah ! venez, Ventidius. Vous allez marcher contre les

pBithes : TOlre commission est prèle ; - suivez-moi pour la recevoir.

i

SCÈNE IX.

[Rome. Une (ilsce public|ue.]

{vouent LtPiDE, Hecëne et Aghippa.

LÊPIDE.

Se vous déraogezpas plus longtemps; je vous en prie, rejoignez vite - vos généraui.

AGRIPrA. Seigneur, que Marc-Antoine prenne seulement !o temps d'embrasser Octavie, et nous marchons. LÈPlDE.

Jusqu'à ce que je vous voie dans ce costume de soldat qui vous ira si bien à tous deux, adieu !

HÈCÈITE.

D'après mes conjectures sur ce vojrage, nous serons au mont Misène avant vous, Lépide.

LËPIDE. La route que vous suivez est beaucoup plus courte ; mes afbires m'en écarteront beaucoup; - vous gagnerez deui jours sur moi.

UËCÈKE El AGKIPPA.

Seigneur, bon succès !

WPIDE.

Adieu.

Us sortent.

L

3

It4 ANTOINK ET atoPATRB.

SCÈNE X.

[Alexandrie. Dans le palais.]

Entrent Cléopatre, Charmion, Iras Albxas, et des gens de

service.

GLÈOPÂTRE.

Donnez-tnoi de la musique» de la musique, ce mélan- colique — aliment de nous tous, les affairés d'amour !

UN 8ERVITEUR.

La musique ! Holà !

Entre MàRdian. CLÈOPilTRE.

-Laissons cela... Allons jouer au billard. Viens, Charmion.

CHÂRMION.

Mon bras me fait mal. Jouez plutôt avec Mardian.

GLÊOPÀTRE.

Pour une femme, autant jouer avec un eunuque qu'avec une femme...

A Mardian.

Allons, voulez-vous jouer avec moi , messire?

marbiân. Aussi bien que je puis, madame.

GLEOPATRE.

Et des que le bon vouloir est démontré, il a beau être insuffisant, l'acteur a droit au pardon... Mais non, je ne veux plus... —Donnez-moi ma ligne. Nous irons au fleuve ; là, —ma musique jouant au loin, j'amorcerai des pois- sons aux fauves nageoires ; mon hameçon recourbé percera leurs visqueuses mâchoires ; et, à chaque poisson que

SQtm X.

115

j'enlèverai, je m'imaginerai tjue c'est un Intoioe, et je dirai : Âh ! ab I vous ^tas pris !

COAllUlON.

L'umasantti journée vous Ûles ce pari à qui poche- rait le plus, et votre plongeur - accrochf^à l'hamei^oa d'Antoiae oo poisson salé - qu'il retira avec transport ! (lO) CLÉOMTBE.

Ce temps-U ! oh ! quel temps! Je me moquai de tui.k lui Ater la patience ; et, le soir venu, - je me moquai de lui i la lai rendre ; le lendemain matin, - avant neuf heures, je le restituai, ivre, à son lit : puis je le couvris de mes mbes et de mes manteaux, tandis que je portais Sun épée dt Philippcs.

Knlre ua Hessuger.

OiOPATHE. Oh! d'Italie!... -Entasse tes f<icondes nouvelles dans mon oreille longtemps stérile.

U MESSiGER. Madame, madame...

CLÉOl'ATRE.

Antoine est mort ! Si tu dis cela, drôle, tu assassines ta maltresse ; - mais s'il est libre et bien portant, si c'est ainsi que lu me le présentes, voilà de l'or et voici - mes veines les plus bleues à baiser; prends cette main que des rois ont pressée de leurs lèvres et n'ont baisée qu'en tremblant !

LE HEBS&GilR. D'abord, madame, il est bien.

OtOPilM. liens ! voil de l'or encore. Mais fais attention, ma- raud. !Sous avons coutume de dire que tes morts sont l>ivu ; si c'est à cela que tu veui en venir, cet or que je te donne, je Itt ferai fondre ni je le verserai dans ta gorge mal embauchée.

1

116 ANTOINE ET CLÉOPATRE.

LE MESSAGER.

Bonne madame, écoutez-moi.

CLÉOPATRE.

Eh bien, va, j'y consens ; mais il n'y a rien de bon dans ta figure. Si Antoine est libre et en pleine santé, que sert d'avoir cette mine sinistre pour trompetter de si bon- nes nouvelles ? S'il n'est pas bien, - tu devrais arriver comme une furie couronnée de serpents, et non sous la forme d'un homme.

LE MESSAGER.

Vous plaira-t-il de m'écouter?

CLÉOPATRE.

J'ai envie de te frapper avant que tu parles. Mais, si tu dis qu'Antoine est vivant, bien portant, l'ami do César et non pas son captif, je t'enfouirai sous une pluie d'or et sous une grêle de perles fines.

LE MESSAGER.

Madame, il est bien.

CLÉOPATRE.

Bien dit.

LE MESSAGER.

El l'ami de César.

CLÉOPATRE.

Tu es un honnête homme.

LE MESSAGER.

César et lui sont plus grands amis que jamais.

CLÉOPATRE.

Fais-toi une fortune avec moi !

LE MESSAGER.

Mais, madame...

CLÉOPATRE.

Je n'aime pas ce mais, il affaiblit un si bon com- mencement. Fi de ce mais! Ce mais est comme un geô- lier qui va produire quelque monstrueux malfaiteur. Je

SCÉSl X. 117

1

t'en i»ie. ami, - wne> toute ta charge dans rnoo oreille,

le bien et le maU la fois. Il est ami avec César, -en pleine

^^H

santé, dis-tu, et libre, dis-tu?

^^1

LE MESSAGER.

^^H

- Libre, madame t non : je o'ai point fait un pareil rap-

^^^^H

port : - il est attaché Â Octaïie.

^^^^^1

OÉOPATM.

^^^^1

Poor quel bon office *

^^^^1

a MESSAGEH. "'

- Pour le meilleur, l'office du lit. ' ' ** "

^^^^^1

^^^^1

atoPATRB.

^^^^^1

Je palis, Cfaanntoa.

^^^H

LE «ESSAGEH.

^^^^^1

- Madame, il est marié à Octavie.

^^^^^1

Œ^PATItS.

^^^^1

- Que la peste la plus venimeuse fonde sur toi !

Elle le frappe ei lerraue.

U MESSAGER.

- Bonne madame, patience !

afeOPATRE.

Que dites- vous T. .

Elle le frsppe encore.

Bors d'ici. - horrible drôle ! ou je vais chasser tes yeux

- comme des billes devanl moi ; je vais dénuder ta tête. . ,

4

k le ferai fouetter avec le fer, étuver dans la saumure, -

•il confire à la sauce ardente.

LE MLSSAGER.

Gracieuse madame, -si j'apporte la nouvelle, je n'ai pas

btlemaria^.

CLÈOPATRB.

- Dis que cela n'est [«s. et je te donnerai une province.

-rtje rendrai ta fortune splendide ; le coup que lu as reçu

- le fera pardonner de m'avoir mise en rage : - el je te

™. 8

.ft^

1^^^

»

118 ANTOINK BT OUOPàTRK.

gratifierai de tous les dons -^ que Iob kumiUlé peut mendier.

LS llK96àeBB4

Il est marié» madame*

" Misérable, tu as véca trop longtomps.

Elle tira an cooteaa. LS MSSSAGSi.

Ah! je me sauve. —Que prétendez- vous, madame? Je n'ai tait aucune iaute .

Il s'enfuit. CfiAffliAM.

- Bonne madame, contenez-vous r HiMniôé est in- nocent.

diOPATRl.

- Il est des innocents qui n'échappent pas au coup de foudre... - Que TÉgypte s'effondre dans le Nil ! et que toutes les créatures bienfaisantes - se changent en serpents ! Rappelez cet esclave ; - toute furieuse que je suis, je ne le mordrai pas. . . Rappelez-le .

Qaelqn'an sort. GHARinON.

- Il a peur de revenir.

GLÈOPATRE.

Je ne lui ferai pas de mal ; ces mains perdent leur no- blesse en frappant un plus petit que moi, alors que seule - je me suis mise en cet état.

Rentre le messager. OÈOPATRE.

Approchez, monsieur ! ~ Il peut être h(Miiiète^ mab H n'est jamais bon d'apporter une mauvaise nouvelle. Donnes à un gracieux message une légion de langues ; mais laissez les mauvaises noavdles s'annooeer - elles- mêmes par le coup qui nous frappe«

F

LE I J'ai hit moD devoir.

CLËOPiTni. Esl-il marié? Je te h»ïr8t de ma pire haine, - si lu di» encore oui.

LE MESSAGER.

Il est marié, madame.

atorATRE. ~ Que les dieux le confondent ! Tu persistes donc lou- joors?

U HESSikGER.

- Fani-il que je mente, madnme?

OÈOPATBE.

Oh ! Je voudrais que tu mentisses, - quand la moitié de mon Ëgyp'^ devrait éire submei^ et faire une citerne pour les serpents squammeui ! Va, sors d'ici ; quand tu aurais le visage da Narcisse , h moi tu me paraîtrais affreux... Il est marié ?

Ll BESSACEB. '

- J'implore le pardon de Votrt.' Altesse. ' ' """ I

OiOPATItE. n est marié?

LE HBSSAGBR.

- Ne TOUS oETenseï pas du ce que je ne veuille pas vous ufleoser ; - me punir pour ce que vous me faîtes faire - me semble bien inique. Il est marié à Octavie.

aiOPATRE,

Ob! si son exemple avait pu te rendre fourbe, toi qui ne l'es pas!... Quoi ! tu essftrde cela? Va-t'en d'ici. Iji marchandisp qu» tu as rapportée de Rome est trop chère pour moi. Qu'elle te reste sur [es bras, - et sois ruiné par

' -'■ '' Le iiie>Mg«r9on.'

120 ÀI«T01N£ KT CLtOPàTRK.

GHARWON.

Bonne Altesse, patience !

dtoPATRB.

En louant Antoine, j'ai déprécié César.

GHARiaON.

Maintes fois, madame.

CLtoPATRS.

J'en suis bien payée à présent ! —Emmenez-moi d'ici... - Je me sens défaillir... Oh ! Iras! Charmion !. . Ce n'est rien. . - Va trouver cet homme, bon Alexas ; commande-loi de te dire les traits d'Octavie, ses années, ses îndiiia* tions; qu'il n'oublie pas la couleur de ses chereox I .. Rapporte- moi vite ses paroles . .

Alexas sort.

Renonçons à lui pour toujours... Mais non, Gbar- mion ! Si, d'un côté, il a le masque de Gorgone» de l'autre, c'est Mars pour moi ! . . .

A Mardian.

Dis à Alexas de me rapporter quelle taille elle a.<>» Plains-moi, Charmion, mais ne me parle pas. . . Menei- moi dans ma chambre.

Ils sortent.

SCÈNE XI.

[Près do cap Mitàne.]

PoMPÈB et MENAS arrivent d'no cAté, an son des tambonrs et det litMi- pettes; de l'autre, CéSAR, LfiPU>E, ÀNTOUfB, IsNOBARBUS, MtcÉMI afec une escorte de soldats.

POMPfiK.

J'ai VOS otages, vous avez les miens, et nous aUoiis causer avant de combattre (11).

CÉSAR.

Il est fort juste - que nous en venions d'abord aux paro-

SCÈlfR XI t2t

les: aussi t'sToiisnous envoyé d'avaDcenos proposîltons écrites; pour peu que tii les tiits eiaminées, fais-nous Hvoir - si elles sufBseDt pour cnchataer ion épée mëcon- lente -et ramener en Sicile toutecetle bellejeunesse - qui autrement devra périr ici.

POKPfiE. Croutez-moi, tous trois, seuls sénateurs de ce vaste uni»efs, -agenlssuprêmesdesdieux : je oevois pas - pour- quoi moa père manquerait de vengeurs, - lui qui o laissé un fils el des amîs, quand Jules-César, qui apparu! au bon Brutas à Philippes, - vous a vus travailler pour lui. Qo'esl-ce qui poussa le pAle Cassius h conspirer ? Qu'est-ce qui— décida le très-honoré, l'Honnèle Romain Brutus et ses compagnons d'armes, rourtisans de la belle liberté, h eosangianler li- Capitole? C'est qu'ils ne voulurent voir duis an homme qu'un bomme. Et voilA ce qui m'a porté i équiper celte flotte dont le poids - fait écumer i'Océao irrité el avec laquelle j'entends - châtier l'ingra- titude dont la haineuse Rome - accabla mon noble père. CÈSAB.

A votre aise.

iKTOESB.

Tu oe parviendras pas à nous effrayer, Pompée, avec

toutes les voiles ; nous saurons te répliquer sur mer ;

•or lerre. tu sais - tout ce que tu as de moins que nous.

POMPÉE.

Sur terre, en effet, —tu as de plus que moi la maison de

mon père; - mais, puisque le coucou se niche toujours

cflleunqae chez lui, restes-y tant que lu pourras.

Veuillez nous dire (car tout ceci est hors de la qties- tioo] comment vous accueillez - les offres qui* nous vous irons transmises

m A!ITOI!IE ET atOPATII

GÉBài.

Vdli le point.

ARTUUII.

- Re te laisse pes dédder par nos prières, mais ooDsi- dère quel parti fl faut mieux embrassa.

(ÉSàM.

Et quelles eoosëqueoces aurait pour toi l'ambitioD d'une plus haute iortuue.

ronti. Vous m'arei frit offre de la Sicile et de la Sardaigne; à conditioD queje nettoierais la merdes pirates et que j'en- ▼errais à Rome eertaines mesures de blé. Cette conten- tion faite, nous defons nous séparer sans une entaille I nos épées, sans une balafre à nos boucliers.

cÉSAi, Aimm, Ltm.

Voilà nos offres.

Sachez donc— <pie j'étais tenu id« défaut tous, en homme préparé à accepter ces offres. Hais Marc-Antoine m'a causé quelque impatience.

A Antoiae.

Dussé-je perdre mon mérite en le rappelant, tous saurez que» quand César et tos frères étalent aux prises, - Totremère est tenue en Sicileet y atruufé un accueil

amical.

Anomi. Je Tai appris, Pompée ; et je suis tout disposé à vous offrir libéralement les remerdments que je vous dois.

Donnez-moi votre main. - Je ne m'attendais pas» sei- gnour, à vous rencontrer ici.

A9T0DIB.

- Les lits sont moelleux en Orient. Merci à vous -de in*Avoir fuit revenir ici plus tAt que je ne comptais! car j'y ai gagné.

seine XI. 123

Depuis la dernière fois que je vous ai vu, -* fMaèvez changé.

POMPÈK.

Vraiment, je ne sais pas -^ quais comptes l'Apre fortune tient sur mon râage; •* en tout cas, jésiafs elle n-eBvahira mon sein, —jusqu'à faire de mon cœur son vassal !

LINDI, à^ Pompée.

Heureuse réunion !

POMPil.

Je Tespère, Lépide... Ainsi, nous sommes d'aooocd ; je demande que notre convention soit mise par écrit, et scellée de nous.

gIbsâr.

Cest la première chose que nous devons foire.

PMPii.

n faut nous fêter les uns les autres^ avant dénoua sé- parer; tirons -au sort à qui commencera.

ANTODIB.

Ce sera moi» Pompée.

PMPÉB.

Non, Antoine, laissons décider le sort; mais, que voua sojez le premier ou le dernier, votre estimable cuisine égyptienne - aura toute la vogue. J'ai ouï dire que ^uies César s'est engraissé à festiner là-bas.

ANTOINE.

Vous avez ouï dire bien des choses.

POMPtas.

Je n'ai que de courtoises pensées, messire.

ANTOOn.

Et d'aussi courtoises paroles.

Voilé ce que j*ai ouï dire. Et j'ai ouï dire aussi qu' Apollodore porta. . .

124 A!mi!IE ir GiiDfiTII.

ÈKÊàMBEê.

-Soflh. iirtfût.

FOifPil.

Porta quoi, je tous prie?

Geitaiiie fôie i Céstf diDs im iimelai(tl).

- Je te reeomiaîs à préseot ComineDt Yas-Ca, soldai?

Fort hien : et il est probaMe que je cootinuerai: car j'apergoia quatre banquets en perspeetife.

roifpii.

Laisse-moi serrer ta main ; je ne t*ai jamais hai; je t'ai TU combattre, et j*aî envié ta faleor.

tROBilBCS.

Monsieur» - je ne tous ai jamais beaucoup aimé ; mais je fousai loué, quand tous méritiez dix fois plus d'éloges que je ne vous en donnais.

POMPil.

Jouis de ta franchise : - elle ne te sied pas mal. Je TOUS inrite tous h bord de ma galère. OuTrez la marche, seigneurs.

GtaAR» ANT0I9B, LÈPmi.

Montrei-nous le chemin» monsieur. -

POMPÈB.

Venez.

Sortent Pompée, CéMr,. Aoloine, I>|Mde, les soldais el les gens Ae U

sotte.

MENAS, A psrt.

Ton père, Pompée, n'aurait jamais (ait ce traité-lè.

Haot, è Énobarbas.

Vous et moi, nous nous sommes connus, monsieur.

tnOBARBUS.

je crois.

BCkSl XI. i!^5

tffefAS.

En cflét, monnoiip*

iROBAIfflDS.

Yoa» a^ei fnt ménreilles Sdr l'eau.

MteAS.

Et Toos sar terre.

tlKffiAItBIlS.

Je louerai toujours qui me loue. Aussi bien, on ne peut nier ee que j'ai Ml sur terre.

MilUS.

Ni ee que j'ai fait sur l'eau.

tHOBARBUS.

Si, il 7 a quelque chose que tous pouvez niez pour votre sûreté même : vous avez été un giraind bandit tat mer.

MiNAS.

Et vous sur terre.

En ce cas, je nie mes services. #. Mais donnez-moi la main, Menas. Si vos jput avaient cette autorité, ils pour- Frieot saisir ici deux bandits qui s'embrassent.

Us se tendent ti màfii.

idafÂS.

Le visage d*un homme ne ment pas, quoi que fesse sa miin.

inOBARBUS.

En revanche, il n'est pas de jolies femmes dont le vidage assoit fourbe.

MENAS.

n ne les calomnie pas : elles volent les cœurs

ÈNOBABfiUS.

Hons étions venus ici pour nous battre avec vous.

MiNAS.

huar ma part, je suis fftché que cela ait tourné en bois- ans. Aujourd'hui Pompée perd sa fortune k rire.

Iî6t àNTOIRE CLÉOPATRB

fiNOBàm».

Si cela est, pour sûr il ne la regagnera pan à plemiarr ;

Vous l'avez dit, monsieur. Noutn'atteiidkMaa pas Marc- Antoine ici : dites-moi, est-ce qu'il est mariéàCléopAtre?

ÈNOMRBUS.

La sœur de César s'appelle Octavie.

V MÈKAS.

C'est vrai, monsieur ; elle était la femoie de Caïua Mar- cellus.

iSNOBARBDS.

Mais elle est maintenant Ja femme de Marcus Àntonius.

MfalAS.

Que dite^vous, monsieur?

ÉNOBABBUS.

C'est la vérité.

Alors, César et lui sont liés pour toujours.

felîOBÀRBUS.

Si j'étais tenu de prédire le sort de cette unios, je ne pro- phétiserais pas ainsi.

Je crois que la politique a plus fait dansoeroariage que l'amour.

ËNOBàRBGB.

Je le crois aussi ; mais vous verres que le tien même qui semble resserrer leur amitié, l'étranglera. Octavieeat d'un abord austère, froid et calme.

MENAS.

Et quel est Thomme qui ne voudrait voir sa femme ainsi?

fiNOBARBUS.

Cehii qui lui-même n'est pas ainsi ; et cet homme est Marc-Antoine. H retournera à son fagoAt égyptien;, alors

SCÉKE XII 1*7

les soupirs d'Octavîe attiseront la colère dans César: el. romme je viens de le dire, ce qui est la force de leur ami- tié dépendra la cause immédiate de leur rupture. Antoine laissera son affection ofi elle est ; il n'a épousé ici que l'oc- casion .

MENAS. Cela pourrait bien être. Allons, monsieur, venez-vous À bord? J'ai un toast pour vous. Knobuibis. J'y répondrai, monsieur : nous a ^^p-ËeTpte. ^^■^ ^^^Kfeoez. Partons.

ms firessé nos gosiers

SCENE XII.

Tlord de I* galèn de Pompée, près da cap Miitne. tin pont de boi» rejomi la galerie.]

]«» on troif GBKViTeuns, ponant ane ubie terfie.

PREHBB SER^TTEUR. t vont venir, camarade Déjà plusieurs ont la plante des pieds presque déracinée ; le moindre vent va les abattre. DËCXIÈHE SERVITEUR.

Lépide est haut en couleurs.

pRiMiEti sERvrmnt. Ils lui ont lait boire leur rebut.

DEUXIÈME SSRYITErB. Quand les deui autres se piquent à l'endroit sensible, il leur crie : assez ! et, tout en les réconciliant avec sa prière, il se réconcilie avec la liqueur.

PREMIER SERVITEUR.

Mais il ne fait qu'envenimer la ^erre entre lui et son

bon sens, * ■■ : ■;!, . i,^! iir.'. t -". .

m ANTOIKE KT GLtOPATRI.

DBUXlÈm 8HIV1TIUK.

Tout cela, pour être compté danis la société des honnoM supérieurs ! Moi, j'aimerais mieux avoir un roseau dont je pourrais me servir qu'une pertuisane que je ne pourrais pas soulever.

PBKmsR snvrnsuR.

Être admis dans les sphères hautes sans y faire sentir son action , c'est ressembler à ces orbites les yeux ne sont plus et qui font un vide pitoyable dans le visage.

Fanfares. Entrent CfisAR» AirroiNB, Pompée, Lëpidb» AcaupTA, Mtt- CÉNB, ÈlOBARBCS, MtNAS et aatret capitaines. Tons se mettent à - table.

ANTOINS^ à César.

- C'est ainsi qu'ils font, seigneur; ils mesurent la crue du Nil à une certaine éch^ sur la pyramide, et ils savent, selon le niveau élevé, bas ou moyen de l'étiage, s'il y aura disette ou abondance. Plus le Nil monte, - plus il promet ; lorsqu'il se retire, le laboureur sème son grain sur le limon et la vase, et bientôt obtient moisson.

LiFIDgy d'one TOfix avinée.

Vous avez d'étranges serpents.

ANTOIIfS.

Oui, Lépide.

LÈPIDB.

Votre serpent d'Egypte natt de votre fange par l'opération de votre soleil : de même votre crocodile.

ANTOINB.

C'est vrai.

POMPÉE.

Asseyons-nous, et du vin. A la santé de Lépide.

liPIDE.

Je ne suis pas aussi bien que je le devrais, mais jamais je ne serai hors de raison.

tENOBkHBliS. ,, Non, jusqu'à ce que vous dormiuz. Jusque-lâ, je craios kien que tous ne soyez dedaus.

LÉriDS.

Chl cemÎQemeDt j'ai oui dire que les Pyramides de Pto- Umêa étaient de irès-belles clioses ; sans contredit, j'ai ouï direçi.

UfcNAS, R pari. Pompée, UD moi!

POBPÈK. Dis-le-moi à l'oreille : qu'est-ce? M^AS, i part. ~ Quitte ton siège, je t'en supplie, capitaine, - que je tidise UD mot.

eowti. iUends ! tout k l'heure ! - Celte rasade pour Lépide !

Quelle espèce d'âtre est voire crocodile?

KWïom. U est formé, monsieur, comme lui-même ; et il est tiiffii large qu'il a de largeur ; il est juste aussi haut qu'il l'est, et il se meut avec ses propres organes ; il vil de ce qui le nour- rit : et, dès que les éléments dont il est formé se décompo- sent, il opère sa transmigraliou . limi. De quelle couleur est-il?

AKTDINI. De sa propre couleur.

LtPiDE. *uhtibnt^

C'est no étrange serpent.

iaroBi. '

C'est nm ; et ses larmes sont humides .

CtSAH, t ADioioe. Ciille description le satisfera-t-elle? i,,>if>cniii >

tSO iirroiltt ST GUiOPATRS.

Oui, avec la ssnté que Pompée lui porte. Aotrement, ce serait un épicurien bien difficile.

POMPÈB, bat, à Menas.

Allez tous &ire pendre, olon ëher, allez t ... me parier de quoi?... Arriàfe! - Obéisses...

Hant.

est la coupe que j'ai demandée ?

MENAS, ban, à Pompée.

Au nom de mes services, di tu veux bien m'entendre, lève-toi de ton tabouret.

POMPfSy bas, h Menas.

Tu es fou, j'e croîs. De quoi s'agît-îl?

T1 se lèfe et se retire à Técart afec Menas.

mInas.

, , < '

rai toujours eu le chapeau bas devant ta fortune.

POMPÉS.

1 I

Tu m'as toujours servi avec une grande fidélité. Après?

Haal, auieonvives.

Soyez joyeux, seigneurs !

AMTOINK.

Lépide, - défiez-vous des banos de sable ; voua sonir brez.

MENAS, bas, à Hmpéê.

Veux-tu ôlre seigneur de tout l'univers !

POMPÈB, bas, à Ménatf.

Que dia-tu ?

MkNAS.

Encore une fois, ve6i*-tu être seigneur de l'univers entier? '

POMPte.

Comment serait-ce possible?

HËU8. »pte seulemenlt el» tout pauvre que tu me crois, je s homme - i te donoer tom l'uniïers.

POKPËE. >ij.<taijiHiU]V

As-tu beaucoup but

HtSkS.

- NoD, Pompée, je me suis abstenu de la coupe. - Tu j «s, situ l'oses, leJupiterterresIre:— tout cequet'OcéaDea- I Ml, tout ce que le ciel embrasse, - est i toi, si tu le veux, ]

POMTÉE. Montre-moi par quelle voie. Ht» AS.

- Ces partageurs du monde, les triumvirs, - sont daot I lOD raisseau; laisse-moi couper le cordage. - et, quand 1 nous serons au large, «uluus-leur k la gorge, - tout ttt j ttûi.

poicpte.

Ah l tu aurais le faire sans m'en avertir. De ma part, 1 ce serait une vilenie ; de la tienne, c'eût été un bon ser- j vice. Tu devais savoir que mon intérêt oe guide pas moQ j honneur, mais est guidé par lui. Regrette que ta langue \ aitjamais - trahi Ion action. Faite à mon insu, - je l'au- rais trouvée bien faite. - Mais maintenant Je dois la con- < liamner. N'y pense plus et bois.

Il reTieol prè» dei c HtîlAS, t pan. Puisque c'est ainsi, je ne veux plus suivre ta fortune étentée. - Qui cherche une chose et la repousse quand ' die s'offre, - ae la retrouvera plus.

A ta santé de Lépide!

AFTOIM.

- Qu'on le porte h la cOte !.,. je vous ferai raison pour

132 ANTOINE BT GLtOPATEK.

tNOBARBUS, ane ooope à la main.

" A toi. Menas.

MilNAS.

Volontiers, Énobarbus.

POMPÈB, à reaelafe qai Tene A boira.

Remplis jusqu'à cacher la coupe.

fnOBARBDS, montmit no esclave qm eiapoitie Lépide.

^. Yoilè un fort gaillard. Menas.

MinAS.

Pourquoi ?

fafOBABBDS.

Il porte - un tiers du monde» mon cher, ne Yois-tu pas?

MtNAS.

- Alors le tiers du monde est ivre; que ne l'est-il tout entier pour pouvoir rouler plus aisément 1

tNOBABBUS.

Bois donc et aide à le mettre an branle.

MENAS.

Viens.

POMPIb, à ÀDioine.

Ce n'est pas encore une fête d'Alexandrie !

ANTOINB.

- Gela en approche... Choquons les coupes! Holà! - La santé de César !

CÉSAR.

Je me passerais bien de celle-là. C'est un labeur mons- trueux : me laver le cerveau pour ne le rendre que {dus trouble !

ANTONB.

Soyez Tenfuit de la cirotmsiance.

CfeSAR.

- Bois donc, je te donnerai la réplique ; mais j'aurais ■ufiux timé jeûner, pendant quatre jours, que dê^ boire tant en un seul.

SCÈNE Xll. 133

tNOBABBCS, t Aotoine.

Elh 1 mon brave empereur ! Si nous dansions msia- teoBDt la bacchanale égjptieiuie pour célébrer noire boire?

POUFÊE.

Volontiers, bon soldat.

Ton* se lèresl de Uble.

AHTonre.

- Allons ! tenons^nous tous par la main - jusqu'à ce qae le Tin triompbaol ait plongé nos sens dans un doux et délicieuï Lélhé !

ÈSOBARBUS.

Prenous-nous tous la main. Qu'une musique reten- lissante batte nos oreilles. - Pendant ce temps-là , je tous placerai ; puis cet enfant chantera, et chacun entonnera le refrain aussi baul que ses vigoureux poumons pour- ront lancer leur volée.

La miuique joue. ÉoobflrbDS plaça toa

Vieot, toi, mODarqueda via,

BMchat JonRla, A I'œiI cote : Que DOS M>ucis «oiant Dojéi dans tes cures. Et no» chereui couronnés de les grappes ! Tene-oous jutqo'l ce que le monde tantoe , Verse-noas jasqii'l ce que le moude tourne I

CËUt, ae retirant.

- Quevoudriez-vousdeplus?... Pompée, bonne nuit... A Antoiae.

Bon frère, laissez-moi vous emmener : nos graves ilbires répugnent à tant de légèreté!... Gentils seî- SOïUR. séparons-nous; - vous voyez, nous avons les joues «Q feu : le vigoureux Ênobarbus est plus faible que le *in. el ma propre langue balbutie ce qu'elle dit: peu leu faut que l'eitravagante orgie ne nous ait tous

134 AirrOINt ET GLÈOPATRE.

hébétés. Qu'est-îl besoin de plus de paroles? Bonne nuit. Bon Antoine, votre main.

POM^.

Je veux veiller sur vous jusqu'à la côte.

ANTOINE, chancelant.

- Fort bien, monsieur : donnezHmoi voire main.

POMPÉE.

0 Antoine, ~ vous avez la maison de mon père... Mais quoi? Nous sommes amis. Allons ! descendons dans le bateau.

ÈNOBARBUS.

Prenez garde de tomber.

Pompée, César, Antoine et leor soîte B'embarqnenl.

- Menas, je n'irai pas à terre.

MENAS.

Non I dans ma cabine ! ! les tambours ! les trom- pettes ! les flûtes ! ! Que Neptune nous entende dire un bruyant adieu à ces grands compagnons ! Sonnez ! Peste soit de vous ! Sonnez donc !

Fanfares et tambours. ÈNOBARBUS, ioterpellaot ceax qui s*embarqaent.

Ho, là-bas ! Voilà mon bonnet !

Il agite son bonnet. MENAS.

Holà ! . . . Noble capitaine, venez !

Sortent Énobarbus et Menas .

SCÈNE XIII.

[En Syrie.]

Entre, comme après une victoire, Ventidius, accompagné de Silius et d antres Romains, officiers el soldais. On porte devant lui le corps de Pacoms, fils d'Orodes, roi des Parthes.

VKNTIDIUS.

- Enfin, en dépit de tes flèches, Partbie, te voilà frappée I

SCÈNE xm. tss

EbSo la Fortane daigne feire de moi le yeogeur de Marcus Crassus. . . Que le corps de ce fils du roi soit porté

- devant notre armée... Ton Pacorus, Orodes, nous paye Marcus Crassus (13).

snJDS.

Noble YentidiuSy —tandis que ton épée est encore chaude da sang des Parthes, poursuis les fugitife ; galope à tra- vers la Médie, -la Mésopotamie et tous les repaires— se dispersent les vaincus. Alors ton grand capitaine Antoine

- te mettra sur un char triomphal, et posera des cou- ronnes sur ta tête.

VKNTIDIUS.

0 Silius, Silius ! J'en ai fait assez. Un subalterne, re- marque bien, peut accomplir un trop grand exploit. Car retiens ceci, Silius : Mieux vaut rester inactif, qu'acquérir par nos actes une trop haute' gloire, en l'absence de celui que nous servons. —César et Antoine ont eu plus de succès par leurs officiers qu'en personne : Sossius, mon prédé- cesseur en Syrie, lieutenant d'Antoine, par une accumu- lation de renommée trop vite acquise, perdit la faveur du maître. Celui qui en guerre fait plus que ne peut son capitaine devient le capitaine de son capitaine ; et Tarn- bition, - cette vertu du soldat, doit mieux aimer une dé- laite - qu'une victoire qui la dessert. Je pourrais faire plus pour le bien d'Antoine, mais cela l'offenserait ; et dans cette offense, mes exploits disparaîtraient.

snjus. Tentidius, tu as les qualités sans lesquelles un soldat et son épée diffèrent à peine. Tu écriras à Antoine ?

YSNTIDIUS.

- Je lui signifierai humblement ce qu'en son nom, ce magique cri de guerre, nous avons effectué : com- loeot, grâce à ses bannières et à ses troupes bien payées.

136 ÂNTOINK KT CLÉOPATRK.

le cheyal indompté du Parthe a été surmené par nous.

siuus. est-il maintenant ?

VKMTUyiDS.

II se rend & Athènes : là, aussi vite que nous le permettra le poids du butin , ~ nous paraîtrons devant lui... En avant» mardions!

Ils sortent.

SCÈNE XIV.

[Rome. Dans le palais de César].

Entrent, d'un côté» Agrippa^ de Taatre Énorarbob.

AGRIPPA.

Quoi ! ces frères se sont-ils déjà séparés ?

ÊNOBARBUS.

Ils ont terminé avec Pompée qui est parti ; tous trois scellent le traité. Octavie pleure de quitter Rome ; César est triste ; et Lépide, depuis le festin de Pompée, est, à ce que dit Menas, troublé par les pâles cou- leurs.

AGRIPPA.

Ce noble Lépide !

ÊNOBARBUS.

Ce digne homme ! Oh ! comme il aime César !

AGRIPPA.

Oui, mais combien il adore Marc-Antoine !

ÊNOBARBUS .

César ? Eh, c'est le Jupiter des hommes !

AGRIPPA.

Qu*estce qu'Antoine? Le dieu de Jupiter.

sGtifK xnr. 137

iaiOBÀBBUS.

- Pariez-vous de César ? Ah I c'est le sans-pareil !

AGRIPPA.

- D'AntoÎDe ? Oh ! c'est le phénix d'Arabie !

ËlfOBARBUS.

- Voulez-Yous louer César, dites César et restez-en là.

AGRIPPA.

- En Térité , il les accable tous deux d'excellents éloges.

ËlfOBARBUS.

- Mais c'est César qu'il aime le mieux ; pourtant il aime Antoine. Oh ! ni cœurs, ni langues, ni chiffres, ni scri- bes, ni bardes, ni poètes, ne pourraient imaginer, ex- primer, évaluer, écrire, chanter, nombrer son amour pour Antoine ! Mais pour César, à genoux , à genoux et admirez.

AGRIPPA.

Il les aime tous deux.

ÉNOBARBtfS.

- Ils sont les ailes dont il est le hanneton. Aussi...

Fanfares.

- C'est le boute-selle ! Adieu, noble Agrippa.

AGRIPPA.

- Bonne chance, digne soldat, et adieu !

Entrent César, Antoinb, Lêpidb et Octatie. Airronns, à Céaar.

Pas plus loin, seigneur I

CÉSAR.

- Vous m'enlevez une grande partie de moi-même; traitez-moi bien en elle... Sœur, sois comme épouse— telle que ma pensée te rêve, toujours & la hauteur— de mes plus vastes promesses. Très-noble Antoine, que ce modèle de

rSt ÂNTOIl^E IT GUtoPATRE.

vertu qui est mis - entre iious comme le ciment de notre affection, pour la tenir édifiée, ne soit pas un bélier qui en ébranle— la forteresse. Car mieux eût valu - que notre amitié se pass&t de ce lien, s'il ne nous est pas égale- lement précieux & tous deux.

ANTOINE.

Ne m'offensez pas par votre défiance.

(iSAR.

J'ai dit.

ANTonn.

Vous ne trouverez pas, si susceptible que vous soyez, le moindre sujet & l'inquiétude que vous semble^ avoir. Sur ce, que les dieux vous gardent et décident les cœurs des Romains à servir vos projets ! Nous allons nous se* parer ici.

GÊSAR.

Sois heureuse, ma sœur chérie, sois heureuse! Que les éléments te soient propices et fassent de joie ton humeur ! Sois heureuse.

OGTAVIE, les larmes aoi yeni.

Mon noble frère !

ANTOINE.

Avril est dans ses yeux; c'est le printemps de l'a- mour, — et voici les averses qui l'inaugurent. . . Consolez- vous!

OCTAVIE, h César,

Seigneur, soyez bienfaisant & la maison de mon mari et...

CÉSAR.

Quoi, Octavie?

OGTAVK.

Je vais vous le dire à l'oreille.

Elle s'entretient toat bas a?ec son frère.

sciiis XIT. t89

ÂNTOm.

—Sa langue ne veut pas obéir à son cœur» et son oœur *

- ne peut pas animer sa langue. C'est le duvet du cjgne— qui flotte sur la vague au plus fort de la marée et n'incline d'aucun câté.

ÈNOBÀRBUS, bas, à Agrippa.

- César pleurera-t-il ?

. iGRIPPi.

U a un nuage sur la Cace.

ÈN0RÀBBU8.

- 0 serait cheval que cette tache le défigurerait ; à plus forte raison, on homme.

AGRIPPA.

Bah, Énobarbus! Lorsque Antoine reconnut Jules César mort, il poussa presque des rugissements, et il pleura lorsqu'à Philippes il reconnut Brutus tué.

ÈNOBARBUS.

- C'est que cette année-là il était tourmenté d'un gros rhame : il se lamentait sur ce qu'il avait volontaire- ment anéanti. Croyez à ses larmes quand je pleurerai moi-même.

GÈSAR.

Non, chère Octavie, vous aurez toujours de mes nou- velles ; jamais le temps ne devancera ma pensée envolée îers vous.

ANTOINE.

Allons, seigneur, allons! je lutterai d'amour avec TOUS... Tenez! je vous embrasse!... Puis je vous laisse

- et je vous donne aux dieux.

CÉSAR.

Au revoir : soyez heureux!

LÈPIDE^ èAntoiae.

- Que toute la pléiade des astres éclaire ta voie ra- dieuse!

140 ÀMTOINB KT atOPÀTIlK.

GÈSAR.

Adieu ! adieu I

Il embraMe OeUrie. ANTOINE.

Adieu !

Fanfares. Ils aortanl.

SCÈNE XV.

[Alexandrie. Dana le palais.]

BDtrant Clëopatre, Chàrmion, Iras et Albxas.

GLÈOPATRS.

est l'homme?

ALEXÀS.

II est à moitié effrajë de venir.

CLËOPATRE.

Allons! allons... Venez ici, monsieur.

Entre le messager. ALEXAS.

Bonne Majesté, Hérode de Judée n*ose jeter les yeux sur vous, que quand vous êtes bien disposée.

aÉOPATRE .

Je veux avoir la tète de cet Hérode. Mais comment cela, maintenant que j'ai perdu Antoine par qui j'aurais pu l'exiger?... Approche.

LE MESSAGER.

Très-gracieuse Majesté. . .

CLÉOPATRE.

As-tu aperçu - Octavie (14)?

LE MESSAGER.

Oui, reine redoutée.

SC&RB XT. 141

OiOPATRE. Où?

IfMKSSAGSR.

A Rome» madame. Je l'ai regardée en face : je l'ai Tue marcher entre son frère et Marc-Antoine.

CLËOPATRE.

- Est-elle aussi grande que moi?

U lOGSSÂOKB.

Non, madame.

GLÈOPATRS.

- L'as- tu entendue parler? A-t-elle la yoix perçante ou

basse?

LE MESSAGER.

- Madame, je l'ai entendue parler : sa voix est basse.

CLÉOPATRE.

- Cela n'a rien de si gracieux!... Elle ne peut lui plaire

longtemps.

GHARinON.

- Lui plaire? 0 Isis! c'est impossible.

CLÉOPATRE.

- Je le crois, Charroion : voix sourde et taille naine!... - Quelle majesté a sa démarche? Rappelle-toi, si jamais lu as TU la vraie majesté.

LE MESSAGER.

Elle se traîne : sa marche ne fait qu'un avec son re- pos : - elle a un corps plutôt qu'une animation : c'est "ne statue plutôt qu'une vivante.

CLÉOPATRE.

Esl-cp certain ?

LE ITESSAGER.

- Oui, OU je ne sais pas observer.

CHARMION.

Il n'est pas en Egypte trois hommes dont le diagnostic soit plus sûr.

142 ANTOINK ET aÉOPiTRI.

(SÉOPATRt.

0 s*y connaît bien, je m'en aperçois... U n'y a en- core rien en elle. . . - Le gaillard a un bon jugement.

CHARIOON.

Excellent.

GLtoPATRS, an messager.

- Estime son âge, je t'en prie.

u MESSÂGKB.

Madame, elle était veuve. . . Veuve?... Cbarmion, tu entends.

LE MESSAGER.

- Et je crois qu'elle a bien trente ans !

GLÈOPATRE.

- As-tu sa figure dans l'esprit? est-elle longue ou ronde?

LE MESSAGER.

- Ronde jusqu'à l'excès.

CLËOPATRE.

La plupart de ceux qui sont ainsi sont niais. . . Ses cheveux, de quelle couleur?

LE MESSAGER.

~ Bruns, madame : et son front est aussi bas qu'elle peut le souhaiter.

GLÈOPATRE, lai jetant nne bonrse.

Voici de l'or pour toi. Tu ne dois pas prendre mai mes premières vivacités. Je veux te faire repartir : je te trouve très-bon pour l'emploi. Va te préparer : nos lettres sont prêtes.

Le messager -sort. CHARMION.

C'est un homme convenable.

GLÈOPATRE.

- Oui, vraiment : je me repens beaucoup de l'avoir

ainsi radoyé... Eb, & l'en croire» cette créature n*est pas grand'ohose,

CHARMION.

Oh! rien, madame!

GLËOPÀTRE.

- L'homme a sans doute tu la majesté : il doit s'y con nattre.

GHÂRMION.

- S'il a TU la majesté ? Bonne Isis ! . . . lui qui tous a serri si longtemps !

CLÊOPÂTRE.

- J'ai encore une question à lui Cairey chère Charmion.

- Mais peu importe : tu me ramèneras - je Tais écrire : tout peut encore s'arranger.

GHÂRMION.

- Je TOUS le garantis, madame.

Tous sortent.

SCÈNE XVI.

[Athènes. Dans le palais d'Antoine.]

Entrent AirroiNE et Octatie. AliTOINE.

- Non, non, OctaTie, pas seulement cela : ce tort serait excusahle, comme mille autres - de semblable im- portance ; mais il a engagé - une nouTelle guerre contre Pompée; il a fiait son testament et l'a lu - en publie. A peine y a-t-il parlé de moi ; quand forcément - il m'a on témoignage honorable, c'est froidement et à contre-cœur

- qu'il me l'a rendu ; il m'a mesuré très-étroitement reloge ; les meilleures occasions de me louer» il les a re* pées - ou ne les a saisies que du bout des lèTres.

i

144 ANT0I5B ET GLtOPiTRK. .

OCTAVIE.

0 mon bon seigneur, ne crojez pas tout, ou, si vous devez tout croire, ne tous irritez pas de tout. Jamais femme ne fut plus malheureuse que moi, ~ si cette rup- ture a lieu ! Être placée entre deux partis - et prier pour tous deux ! Les dieux bons se moqueront de mes prières,

lorsque je leur dirai : Oh! bénissez mon seigneur^ mon mari ! et qu*annulant ce souhait, je leur crierai tout aussi fort : Oh! bénissez mon frère l Succès au mari, succès au frère, une prière détruit l'autre ; point de moyen terme

entre ces extrêmes (18).

ANTOINE.

Douce Octavie, - que votre préférence incline vers le côté qui fait le plus - d*efTorts pour la fixer. Si je perds mon honneur, je me perds moi-même : mieux vaudrait l»our vous ne pas m'avoir que m'avoir ainsi dégradé. Mais, comme vous le demandez, vous pouvez intervenir entre nous. Pendant ce temps, madame, je ferai des préparatifs de guerre qui contiendront votre frère. Met- tez-y toute votre diligence. Ainsi vos désirs sont exaucés.

OCTAVIE.

Merci à mon seigneur! Que le puissant Jupiter fasso par moi, bien faible, bien faible femme, votre réconci- liation. La guerre entre vous deux, ce serait comme si le monde s'entr'ouvrait et qu'il fallût combler le gouffre

avec des cadavres.

ANTOINE.

Dès que vous reconnaîtrez le moteur de ceci, to^^ nez de son côté votre déplaisir : car nos fautes ne peu- vent jamais être tellement égales que votre affection - flotte également entre elles. Préparez votre départ ; choisîsseï votre cortège et faites, coûte que coûte, les commandes - r/ ^""^ dont vous aurez fantaisie.

Us sortent.

sciNK xvn. 145

SCÈNE XVTI

[Athèoat. Une aatre partie da palais.J

Énobarbus et ÉROS se reDoontreot. ilNOBÂRBUS.

Eh bien, ami Éros !

ÈROS.

Il est arrivé d'étranges nouvelles, messire.

ÈNOBÂRBUS.

Quoi donc» T homme?

ÈROS.

César et Lépide ont fait la guerre à Pompée.

ÈNOBÂRBUS.

C'est vieux... quelle en est l'issue?

ÈROS.

César, après s'être servi de Lépide dans la guerre contre Pompée, l'a renié comme collègue; il n'a pas voulu qu'il eût part à la gloire de la campagne ; non content de cela, il l'accuse d'avoir auparavant écrit des lettres à Pompée, et, sur sa seule affirmation, il l'arrête. Voilà le pauvre triumvir à J'ombre, jusqu'à ce que la mort l'ait élargi de prison.

ÈNOBARBUS.

Ainsi, 6 monde, il ne te reste plus qu'une paire de mâchoires ; tu auras beau leur jeter tous les aliments que tu possèdes, elles grinceront des dents l'une contre l'autre... est Antoine?

ÈROS.

U se promène dans le jardin... comme ceci; il écrase - le fétu qui se trouve devant lui, en criant : ce niais de Lépide! et il menace à la gorge celui de ses officiers qui a assassiné Pompée .

146 AirronvK bt cLtoATRB.

ÈNOBiRBUS.

Notre grande flotte est équipée.

ÈROS.

Contre l'Italie et César. Autre chose, Domitius : - Monseigneur vous réclame immédiatement. Mes nouTelles,

- j'aurais les remettre à un autre moment.

ÈNOBARBCS.

C'est sans doute pour un rien, mais n'importe. Con- duisez-moi à Antoine.

fiROS. Venez, messire.

Ils tortent.

SCÈNE xvni.

[Rome. Dans le palais de César, j

Entrent Cêsàr, Agei?pa et Mécène.

CÉSAR.

Au mépris de Rome, il a fait tout cela. Bien plus, à Alexandrie, voici en détail ce qui s'est passé. En plac^ publique, au haut d'un tribunal argenté, Gléopfttre et lui dans des chaires d'or ont été publiquement introqisés : à leurs pieds étaient assis Césarion, qu'ils appellent le fils de mon père, et tous les enfants illégitimes que leurs dé- bauches—ont depuis lors engendrés entre eux. A Cléopâtre

il a donné l'établissement d'Egypte; puis, delà basse Syrie, de Chypre et de Lydie - il l'a faite reine absolue (16).

MÉCÈNE.

Et cela en public.

CÉSAR.

Sur la grande place se font les exercices. -* il a proclamé ses fils rois des rois : la grande Médie, la

scÈifi xvm. 147

Parthie et T ATmëoie, il les a données à Alexandre ; & Pto- lémée il a assigné la Syrie» la Cilicîe et la Phénîeie. Quant è elle, c'est sous Taccoutrement de la déesse Isis qu'elle a paru ce jour-là ; et souvent déjà elle avait donné audience, - dit-on, dans ce costume.

nficÈNE. U faut que Rome en soit informée !

AGRIPPA.

Et, déjà écœurée de tant d'insolence, Rome retirera son estime à Antoine.

CfcSAR.

Le peuple sait tout ; il vient de recevoir ses accu- sations.

AGRIPPA.

Qui accuse-t-il?

CÉSAR.

- César! Il se plaint de ce qu'ayant dépouillé de la Sicile ~ Sextus Pompée, je ne lui aie point baillé sa part de l'Ile ; puis il dit m'avoir prêté - des vaisseaux que je ne lui ai point rendus ; enfin, il se fflche de ce que Lépide ait été déposé du triumvirat, et, cela étant, de ce que nous détenions tous ses revenus.

AGRIPPA.

Sire, il faut répondre à cela.

CÉSAR.

~ C'est déjà fait, et le messager est parti. Je leur dis que Lépide était devenu trop cruel, qu'il abusait de son autorité - et qu'il a mérité sa déposition ; quant à ce que j'ai conquis, je lui en accorde sa part, pourvu que, dans %n Arménie et dans les autres royaumes qu'il a conquis, - il me fasse la mienne.

MÉCÈIfE.

Il n'y consentira jamais.

148 AKTOUIE ST GLÉOPiTRK.

GÈSAR.

Alors je oe dois pas consentir à ce qu'il demande.

Eotre OcTAYis. OCTiVIE.

Salut, César! salut, monseigneur! salut, très-cher César!

CinSAR»

Qui m'eût dit que jamais je t'appellerais abandonnée !

OCTiYIE.

Vous ne m'avez jamais appelée ainsi et vous n'avez pas sujet de le faire.

GÈSAR.

Pourquoi donc nous surprenez-vous ainsi? Vous n'ar- rivez pas comme la sœur de César : la femme d'Antoine devrait avoir une armée pour huissier, et les hennis- sements des chevaux devraient annoncer son approche, longtemps avant qu'elle paraisse ; les arbres du chemin devraient être chargés de gens, et l'attente publique devrait languir k souhaiter sa venue trop lente. Oui, la pous- sière — aurait monter jusqu'au faîte du ciel, sou- levée par votre cortège populaire. Mais vous êtes venue —à Rome comme une fille du marché, et vous avez prévenu la manifestation de noire amour, oubUant que l'affection, restée cachée, reste souvent méconnue. Nous aurions été à votre rencontre - par terre et par mer, vous rendant à chaque étape un nouvel hommage !

OCTAVIE.

Mon bon seigneur, je n'étais pas forcée d'arriver ainsi, je l'ai fait de mon plein gré. Monseigneur, Marc-An- toine, — apprenant .que vous faisiez des préparatifs de guerre, en a instruit ~ mon oreille affligée; sur quoi, j'ai imploré de lui la grftce de revenir.

SCÈNE xvm.

149

CÉSAK. Et fo-tte grâce, il tous l'a vite accordée, puisque vous éliez l'obslacle entre sa luxure et lui. OCTAÏIB.

Ne dîtes pas cela, monseigneur.

CÉSAR.

J'ai les jeux sur lui, et la uouvelle Je ses actes m'ar- riteaTecleveot... Sarez-vous oii il est mainteuaul? OCTAVIB. A Athènes, monseigneur.

CÉSAR.

Non, ma sœur trop outragée : Cléopâtre l'a rappela d'un signe. Il a livré son empire - à une prostituée, et tous deux maintenant lèveat - pour la guerre tous les rois de la terre. 11 a rassemblé Boixhus, le roi de Libye, Ar- chéiaiis, - deCappadoce, Phîladelphos, roi de Papbla- gonie. le roi deThrace, Adallas, le roi .Malcbus d'Arabie, le roi de Pont, Hérode de Judée, Milbrldate, roi de Comagèno, Polémon et Aoiintas. les rois de Médie et de L)rcaonie, avec un - vaste arrière-ban de sceptres,

OCTAVIE.

Oh! malheureuse que je suis d'avoir le cœur partage entre deux parents qui s'accablent l'un l'autre ! CtSAR. Soyeï la bienvenue ici. Vos lettres ont relardé notre . rupture - jusqu'au moment j'ai reconnu combien vous ^etoutragée - et combien notre négligence était dange- reuse. Reprenez courage! Ne vous laissez pas déoon- t>*rter par des temps qui amoiicèlent au-dessus de votre twnheur ces sombres nécessités; - mais laissez, impas- iilile. les choses déterminées par le destin - suivre k'ur "'Ufs, Soyez la bienvenue à Rome, - vous, ce que j'ai de P'us cher. Vous avez été insultée - au delà de toute idée, et ^ ilieui grands, - pour vous faire justice, nous ont pris

TO. 10

150 ÂNT01NR BT GLÉOPATRE.

pour ministres, - nouset tous ceux qui vous aiment. Con- solez-vous ; - et soyez pour toujours la bienvenue près de nous.

iGRVPA.

Soyez la bienvenue, madame.

Chère dame, soyez la bienvenue. Tous les cœurs dans Rome vous aiment et vous plaignent. ~ Seul Tadvl- tère Antoine, dans l'excès de ses abominations, vous renie et abandonne sa puissance h uiie impure qui la fait gronder contre nous.

OCTiVIB.

Est-il vrai, seigneur?

GËSAR.

Rien de plus certain. Sœur, soyez la bienvenue : je vous en prie, - ne perdez jamais patience... Ma sœur bien-aimée !

lU sortcnu

SCÈNE XIX.

[Le camp d'ÂDloioe près d'Actium.J

Entrent Clêopatre et Énobarbus.

GLÈOPATRB.

Je ne te tiens pas quitte, sois-en sûr.

ÈNOBARBUS.

Mais pourquoi? pourquoi? pourquoi?

GLfeOPATRE.

Tu t'es opposé à ma présence dans cette guerre, - et tu HS dit qu'elle n'était pas convenable.

ÈNOBARBUS.

Voyons, Test-elle? l'est-elle?

SCiNB XIX. 151

aJsoPiîBs.

- A moins qu'il n'y ait exception contre moi, ~ pour- quoi ne devrais-je pas être ici en personne?

ÈNOBARBUSy à part.

^ Je sais bien ce que je pourrais répondre. Si nous allions en guerre avec les chevaux et les juments tout en- semble, — les chevaux deviendraient absolument inutiles, car les juments porteraient chacune un cavalier et son cheval.

GLfeOPATRE.

Qu'est-ce que vous dites ?

ÈNOBÂBBUS.

- Votre présence ne peut qu'embarrasser Antoine, et distraire de son cœur, de son cerveau, de son temps ce qu'il n'en doit pas aliéner. U est déjà accusé de légè- reté, et l'on dit à Rome que ce sont vos femmes et l'eu- nuque Pbotin qui dirigent cette guerre (17)«

CLÉOPATRE.

Que Rome s'effondre, et que pourrissent toutes les lan- gues ~ qui parlent contre nous ! Je porte, moi aussi, le poids de cette guerre, et je dois au royaume que je pré- side — d'y figurer comme un homme. Cesse de me contre- dire : - je ne resterai pas en arrière.

ÈNOBARBUS.

Eh bien! j'ai fini. Voici l'empereur.

Rntrent AirroiNR etCANiDius.

AirromE.

.N'est-il pas étrange, Canidius, que, de Tarente et de Brindes, il ait pu si vite fendre la mer Ionienne, et prendre Toryne?

A Cléopâtre.

Vous savez cela, ma charmante?

152 A19T0INE ET GLËOPATRE.

GLËOPiTRE.

" La rapidité n'est jamais plus admirée que par les paresseux.

ANTOINE.

Excellente épigramme qui ferait honneur au plus vail- lant des hommes et qui tance notre indolence... Cani- dius> nous voulons le combattre sur mer (18).

CLÈOPATRE.

Oui, sur mer, serait-ce possible ailleurs?

GÂNIDIUS.

Pourquoi cette résolution, monseigneur?

ANTOINE.

Parce qu'il udlis y provoque !

ÈNOBARBUS.

Monseigneur Ta bien provoqué, lui, à un combat sin- gulier.

CANIDIUS.

Oui, et vous lui avez offert la bataille à Pharsale, - César se mesura avec Pompée. Mais^ vos propositions- n'étant pas à son avantage, il les repousse. Eh bien ! re- poussez les siennes.

ËNOBARBUS.

Vos navires ne sont pas bien équipés : vos matelots sont des muletiers, des moissonneurs, tous gens enlevés de vive force. Sur la flotte de César sont des marins qui souvent ont combattu Pompée ; ses vaisseaux sont faciles k manier; les vôtres sont lourds. Aucune honte pour vous à refuser le combat sur mer, quand vous y êtes prêt sur terre.

ANTOINE.

Sur mer ! sur mer !

ËNOBARBUS.

Très-digne sire, vous annulez par li la stratégie consommée que vous avez sur terre ; vous divisez votre

SCÈNE XIX.

t;i3

armée, composée surtout de fantassins aguerris; tous laissez ioactive - votre eipérience renommée; vous écar- tez—les moyeos qui assurent le succès ; ~ et, pour vous jeter h la merci de la chance et du hasard, vous renoncez

- aux plus solides garanties.

UilOWE. Je combattrai sur mer.

CLÈOPÂTRE.

J'ai soixante vaisseaux : César n'en a pas de meilleurs.

ASTOINB.

Nous brûlerons le superflu de notre marine: - et, avec le reste complélement équipé, de la pointe d'Actium

- nous repousserons César, s'il approche. Au cas oii nous ^bouons, alors nous pouvons agir sur terre.

Entre un mëSSagbb.

Ton message?

LE MESSAGER.

~ La nouvelle est vraie, monseigneur; l'eiiuemiesl si- imaié : César a pris Tcrj-ne.

AHTonre.

Se peut-il qu'il j soit en personne? c'est impossible!

- Hest étrange que ses [unes soient le !... Canidius, tu commanderas sur terre nos dix-neuf légions el nos douze mille chevaux... Nous allons à bord... -Partons, ma Thétis!

LDlre DU SOLDAT.

ABTOISK. Eb bien ! brave soldat?

LB SOLDAT.

0 noble empereur, ne combats pas sur mer: ne Ip risque pas sur des planches pourries. Te déRes-lu de celte épéc et de ces miennes cicatrices? Laisse les Egyptiens

- et les Phéniciens pntnuRer: nous. nous avons cou-

154 AMTOIME KT GLÉOPiTRE.

tume de vaincre debout sur terre, ~ en combattant pied à pied (19).

ANTOINE.

Bien, bien. Partons.

Sortent AntoiDe, Cléopâtre et Énobarbos. LE SOLDAT.

Par Hercule, je crois que je suis dans le vrai.

CANIDIUS.

Oui, soldat. Mais ses actions u'obéissent plus à leur régie légitime. Notre meneur est mené, - et nous sommes les soldats des femmes.

LE SOLDAT.

Vous commandez sur terre les légions et toute la ca- valerie, n'est-ce pas?

CANIDIUS.

Marcus Octavius, Marcus Justeius, Publicola et Cé- lius tiennent sur mer; nous, nous commandons toutes les forces de terre. Cette rapidité de César passe toute croyance.

LE SOLDAT.

Quand il était encore à Rome, son armée s'achemi- nait par petits détachements, de manière i dépister tous les éclaireurs.

CANIDIUS.

Quel est son lieutenant, savez-vous?

LE SOLDAT.

Un nommé Taurus. dit-on.

CANIDRIS.

Oh! je connais l'homme.

Entre an MESSAGER. LE MESSAGER.

L'empereur demande Canidius.

SGÉHK XX. 1&5

GAmiHUS.

~ Le temps est en travail d'éTënemeots et il en eiiâmte - à chaque minute.

lis sortent.

SCÈNE XX.

[Un plateaa près d*àelîaoi*] Entrent CteAE, Taurds, des officiers et des soldats.

CiSÂR.

Taanis!.

TAURUS.

Monseigneur !

CËSiR.

N*agis pas sur terre ; reste compact ; n'offre pas la ba- taille avant que nous ayons fini sur mer ; ^ n'outrepasse point les ordres que contient cet écrit.

l\ loi remet on roaleao.

Notre fortune dépend de ce hasard suprême.

Ils sortent. Entrent ArrroiNB et Enobarbus. ANTOINE.

Plaçons nos escadres sur ce côté de la colline en vue de l'armée de César ; de le nous pourrons découvrir le nombre de ses vaisseaux et manœuvrer en consé- quence.

Ils sortent.

Entrent, d'un côté, les troapes d*Anteine, conduites par Canidius; de Taotre celles d*0cteve, commandées par Taurus. Après qa*e11es ont défilé, on entend le brait d'an combat naval. Panlares d'alarme.

Rentre Énobarbus. ÈNOBABBUS.

Néant, néant, tout à néant! Je n'en puis voir davan-

156 ÂlfTOIllE KT GLÉOPiTRE.

tage. VAntoniadey le vaisseau amiral Égyptien, tourne le gouvernail et fuit avec soixante voiles ; i le voir, mes yeux se sont aveuglés (20) .

Entre Sgaaus. SGARUS.

A nous, dieux et déesses, et tout le céleste synode !

ÈNOBâRBUS.

D'où vient ton émotion ?

SGiRUS.

- Le plus beau tiers du monde est perdu ~ par pure ineptie ! Nous avons perdu en baisers - des royaumes et des provinces.

ÈNOBÂRBUS.

Quel aspect présente le combat?

SGARUS.

De notre côté, tous les signes de la peste— qui précè- dent la mort! Cette monture à ribaud, cette rosse d'Egypte,

- que la lèpre l'étouffé ! Au milieu de la bataille, quand les deux chances étaient comme des jumelles du môme Age, si même la nôtre n'était l'aînée, je ne sais quel taon la pique ainsi qu'une vache en juin ! Elle déploie les voiles et s'enfuit!

ÈNOBÂRBUS.

J'en ai été témoin : mes yeux, malades de ce specta- cle, n'ont pu l'endurer plus longtemps.

SGARUS.

Une fois qu'elle a viré de bord, la noble victime de sa magie, Antoine, secoue ses ailes marines, et, comme un canard éperdu, - vole après elle, laissant la bataille au plus fort de l'action. - Je n'ai jamais vu une affaire si honteuse; l'expérience, l'énergie, l'honneur n'ont ja- mais - attenté ainsi h eux-mêmes.

SGÉlfB XXI. 157

ÊNOBARBCS.

Hélas ! hélas !

Enlre Canidius. GANIDroS.

Notre fortune sur mer a perdu le souffle et sombre lamentablement. Si notre général s'était montré - ce qu'il était jadis, tout aurait bien été. Oh ! il nous a donné l'exemple de la ftSite bien lâchement.

ÈNOBâRBUS, èpart.

Ah! Yous en êtes li? alors, bonsoir - cette fois!

GÂNIDIUS.

Ils se sont enfuis vers le Péloponèse

SGÀRUsr

La route en est aisée, et j'irai y attendre l'événe- ment.

CANIDIUS.

Je vais me rendre k César avec mes légions et ma cavalerie ; six rois déjà m'ont montré la voie de la sou- mission.

ÉNOBÂRBUS.

Moi, je veux suivre encore la fortune blessée d'An- toiDe, bien que ma raison se tourne avec le vent contre moi

\\n sortent.

SCÈNE XXI.

[Aleiandrie. Dans le palais.]

knirent Antoine ei pluhienra serviteurs.

ANTOINE.

Ecoutez! la terre me somme de ne plus la fouler ! Elle a honte de me porter ! . . . Amis, approchez ! Je me suis

158 ANTOINE ET GLÉOPATRE.

tellement attardé dans ce raonde que j'ai pour toujours perdu mon chemin.. J'ai un navire - chargé d'or; pre- nez-le, partagez- vous- le; fuyez et faites votre paix avec César (21).

LES SERVITEURS.

Nous fuir ! jamais !

ANTOINE.

J'ai fui moi-même, et j'ai appris aux autres i se sauver et à montrer leurs épaules... Amis/ partez, je me suis moi-même décidé pour une voie je n'ai pas be- soin de vous; partez! mon trésor est dans le havre, prenez-le ! . . . Oh ! j'ai couru après ce que je rougis maintenant de regarder ! Mes cheveux mêmes en sont révoltés : car les blancs ~ reprochent aux bruns tant de témérité, et ceux-ci reprochent h ceux-là ~ tant de couar- dise et d'ineplie!. . Amis, partez; vous auri'z - des lettres de moi pour quelques amis qui vous balayeront l'accès auprès de César. Je vous en prie, n'ayez pas l'air triste - et ne me faites pas d'objections; prenez l'avis que pro- clame mon désespoir; abandonnez qui s'abandonne. Vile au rivage ! Je vais vous livrer ce navire et ce trésor. Laissez-moi un peu, je vous prie! oui, je vous en prie, - laissez-moi ! Voyez-vous, j'ai perdu le droit de commander; aussi, je vous prie ! Je vous rejoindrai tout à l'heure.

Il s'assied. Entre Éros» pois Clëopatre, sontcnae par (^harmion et Iras.

ÉROS, èCléopâtre.

Ah ! bonne madame ! allez le consoler.

IRAS.

Allez, chère reine.

CHARMION.

Allez ! Que pouvez-vous faire de mieux ?

SGÉflK XXI 159

GLtoPATRE.

Laissez-moi m'asseoirl... 0 Junon!

Elle s*aflaiMe comme eo défaillance. Ëros la mon ire h Aotoine.

AliTOINE.

Non, non, non, non, dod !

ÈROS.

Voyez un peu, Sire.

AirroiNE. 0 fi!fi!fi!

GHARMION.

Madame !

IRAS.

Madame ! 0 bonne impératrice !

ÈBOS.

Sire ! Sire !

ANTOINE.

- Oui, seigneur, oui! A Philippes, il tenait son épée comme un danseur, tandis que je frappais le maigre et ridé Cassius ; et ce fut moi qui anéantis ce fou de Bru- tus ! Lui, il n'agissait que par ses lieutenants ; il n'avait aucune pratique des manœuvres hardies de la guerre ! Aujourd'hui pourtant... n'importe.

CLÈOPATRE, se redressanl.

Ah ! rangez-vous !

ÉROS, a Auloiue.

La reine, monseigneur, la reine !

IRAS.

Allez à lui, madame ! Parlez-lui ! Il est anéanti par l'humiliation.

aÈOPATRË.

Eh bien, soutenez-moi... Oh !

Elle s'arrête, pois va lentement vers Autoiue, supportée par ses femmes.

ÈROS, à Aotoiue.

- Très-noble Sire, levez-vous ; la reine s'avance ;

160 ANTOINE ET CLÉOPATRE.

sa tête s'incline et la mort va la saisir; rien qu*un mot de consolation, et vous la sauvez.

ANTOINE.

J'ai forfait à la gloire ! Reculade ignoble !

ÈROS.

Sire, la reine !

ANTOINE, se détoarnaoU

Oh ! m'as-tu réduit. Égyptienne? Vois, —je ne puis te cacher ma confusion, —qu'en regardant, derrière moi, les ruines de mon honneur !

CLÉOPATRE.

0 Monseigneur! Monseigneur! Pardonnez à mes voiles peureuses ! Je ne croyais pas que vous me sui- vriez.

ANTOINE.

Égyptienne, tu savais trop bien que mon cœur était attaché par toutes ses cordes à ton gouvernail et que tu me remorquerais. Tu savais - ta pleine suprématie sur mon Ame, et qu'un signe de toi pourrait me faire en- freindre — l'ordre même des dieux.

CLÉOPATRE.

Oh ! pardon !

ANTOINE.

Maintenant, il faut que j'envoie d'humbles supplica- tions à ce jeune homme ; il faut que je biaise et que je rampe dans tous les méandres de la bassesse, moi qui avais pour hochet la moitié du monde, qui faisais et dé- faisais les fortunes ! . . . Vous saviez à quel point vous m'aviez conquis, et que mon épée, affaiblie par ma pas- sion, — lui obéirait en tout.

CLÉOPATRE.

Oh ! pardon ! pardon !

Elle pleore. ANTOINE.

- Ne pleure pas, te dis-je ; une seule de tes larmes vaut

SGilfE XXU. 161

tout ce qui a été gagné et perdu. Donne-moi un baiser.. .

Voici ce qui me dédommage... J'ai envoyé le précepteur de nos enfants; est-il de retour?... Mon amour, je ne sab quel plomb pèse sur moi... Du vin, holà! et à souper!... La fortune sait que, plus elle menace, plus je la nargue.

Ils sortant.

SCÈNE XXII.

[Le camp de César en Egypte.] Entrent César, Dolabella, THYRfius et d*aatres.

GËSâB.

Qu'on fasse paraître l'envoyé d'Antoine !

A Dolabella.

Le connaissez- VOUS?

DOLABELIA.

César, c'est son maître d'école ! Jugez i quel point il est dépouillé, puisqu'il vous envoie une si pauvre plume de son aile, lui qui pour messager avait des rois i foison,

il y a quelques lunes à peine !

Entre Euphronius.

cêsàr. Approche et parle.

EUPHRONIUS.

Si peu que je sois, je viens de la part d'Antoine ; j'étais naguère aussi insignifiant pour ses desseins .que la goutte de rosée perdue sur la feuille du myrte ~ l'est pour cette vaste mer.

CÉSAR.

Soit! Déclare ta mission.

162 ANTOINE ET CLÉOPATRE.

EUPHRONIUS.

Antoine salue en toi le maître de ses destinées et de- mande à vivre en Egypte ; en cas de refus, il restreint sa demande et prie de le laisser respirer entre les cieux et la terre, comme personne privée, dans Athènes; voilà pour lui. Quant à Cléopâtre. elle confesse ta grandeur, - se soumet à ta puissance, et implore de toi pour ses enfants le diadème des Plolémées - maintenant h la merci de ta £ft veur (22) .

CÉSAR.

Pour Antoine, je suis sourd à sa requête. Quant à la reine, je consens à l'entendre et à la satisfaire, pourvu qu elle chasse d'Egypte son amant dégradé - ou lui Ole la vie. Cela fait, elle ne priera pas en vain. Telle est ma réponse à tous deux.

EUPHRONIUS, s'ÎDcliuant.

Que la fortune te suivcî !

CÉSAR.

Qu'on le reconduise à travers nos lignes !

Eaphronins sort nvec une escorte. A Thyréns.

Voici le moment d'essayer ton éloquence. Pars vite ;

détache Cléopâtre d'Antoine : promets-lui, en notre nom, ce qu'elle demande ; ajoute même des offres de ton chef ; les femmes, même en plein bonheur, ne sont pas fortes; mais la misère parjurerait la vestale immacu- lée. Montre ton savoir-faire, Thyréus ; - et, quant à ta ré- compense, tu promulgueras toi-même l'édit qui pour nous

sera loi.

THYRÉUS.

Je pars. César.

CÉSAR.

Observe comment Antoine supporte sa chute, —et épie tous les mouvements par lesquels se manifeste son action .

SCÈNE XXIII. 163

THTRiUS.

J'obéirai, Césnr.

SCENE xxni.

[AleiaDdrie. Dans le palais.]

Entrent Clêopatre, Lnobarbus, Charhion et Iras.

GLtoPATRE.

- Que devons-nous faire, Éoobarbus?

ÈNOBARBUS.

Méditer et mourir.

aÈOPÀTRE.

- Est-oe Antoine ou moi qu*il faut accuser de ceci ?

ÈNOBARBUS.

—Antoine seul, qui a voulu faire de son désir— le mattre desa raison ! Qu^mportait que vous eussiez fui - de ce terri- ble front de bataille les rangs opposés - se renvoyaient répouvante? Pourquoi vous a-t-il suivie ? Les démangeai- sons de son affection n'auraient pas troubler en lui le capitaine, au moment suprême oîi les deux moitiés du monde se heurtaient et oîi son empire était en cause. Il }' avait pour lui honte autant que désastre à suivre vos étendards en fuite - et à laisser sa flotte effarée.

GLÈOPATRK.

Paix, je te prie !

Entrent AntOINB el Buphrontos. ANTOINE.

- Est-ce ta réponse If

EUPHRONIUS.

Oui, Monseigneur.

164 ANTOINE BT GLÂOPATRB.

ANTOINE.

Ainsi la reine aura droit à ses courtoisies si elle veut me sacrifier.

EUPHRONIDS.

C'est ce qu'il dit.

ANTOINE.

11 faut qu'elle sache cela.

MontraDt sa tête à Cléopâtre.

A Tenfant César envoie cette tête grisonnante et jusqu'au bord il remplira tes souhaits de royaumes.

GLËOPATRE.

Cette tête, Monseigneur !

ANTOINE, à EuphroQiiM.

Retourne à lui ; dis-lui qu'il porte sur son front la rose de la jeunesse, et que le monde attend de lui quelque action d'éclat : son argent, ses vaisseaux, ses lé- gions ~ pourraient aussi bien appartenir à un lAche; ses lieutenants pourraient vaincre au* service d'un en- fant aussi heureusement que sous les ordres de César. C'est pourquoi je le provoque à mettre de côté ces splen- dides avantages et à se mesurer avec Antoine déclinant, épée contre épée, seul à seul. Je vais le lui écrire. Suis- moi.

Sortent Antoine et Eaphronins. ÊNOBARBUS.

Oui, comme il est vraisemblable que César au faite de la victoire voudra désarmer son bonheur et s'exhiber en spectacle aux prises avec un bretteur! Je le vois, le ju- gement des hommes s'altère avec leur fortune ; et les dignités extérieures entraînent les facultés intérieures après elles - dans la déchéance. Comment a-t-il pu rêver, —ayant l'intelligence des proportions, que César en sa plé- nitude— se mesurerait avec son dénâment!... César, tu as vaincu sa raison aussi.

8GÉN£ XXm. 165

Entre on Seryitbub.

LE SERVITEUR.

Un envoyé de César !

GLÊOPATRE.

Qaoi ! sans plus de cérémonie ! Voyez, mes femmes, - ils se bouchent le nez devant la rose épanouie, ceux qui l'adoraient en bouton... Introduisez-le, monsieur.

Le servileor sort. ÈNORiRBUS.

Mon honnêteté et moi , nous commençons à nous quereller. La loyauté qui reste dévouée aux fous fait— de notre foi une pure folie... Pourtant, celui qui a la force de garder allégeance à son seigneur déchu est le vainqueur du vainqueur de son mattre ~ et gagne une place dans l'histoire !

Entre ThteéUS. aÈOPATRE.

La volonté de César?

TBYRÉUS.

Écoutez-la en particulier.

aÉOPATRB.

U n'y a ici que des amis; parlez hardiment.

THYRÉUS.

Peut-être ausi sont-ils les amis d'Antoine.

ÉNOBARBUS.

Il lui faut autant d'amis qu'en a César : sinon, nous lui sommes inutiles. S'il plaît à César, notre mattre s'é- lancera au-devant de son amitié. Quant à nous, vous le savez. nous sommes à qui il est, et alors nous serons ac- quis à César.

THYRÉUS.

Soit !... Écoutez-moi donc, illustre reine; César vous

VII. 11

166 mOMK KT CLKOPATRK

conjure - d'oublier tout, dans votre situation présente, excepté qu'il est César.

atOPATRE«

Poursuivez : c'est d'une générosité royale.

THYRÉOS.

Il sait que vous ne vous êtes pas attachée à Antoine par amour, mais par crainte.

GLtoPATRE.

Oh!

THTiiUS.

Aussi, lesbalafresfaites à votre honneur— l'émeuvent- elles de pitié, comme des plaies causées par la violenœ, mais imméritées

aÈOPATRE.

César est un dieu, et il reconnaît - ce qui est bien vrai : mon honneur n'a pas été cédé, - il a été conquis.

ÉNOBARBUS, à pari.

Pour être sûr de cela, -je vais le demander à Antoine... Maître, maître, tu fais eau de toutes parts, et nous n'a- vons plus qu'à te laisser sombrer, car - ce que tu as de plus cher t'abandonne.

Il sort.

TBYRÉUS.

Dirai-je à César - ce que vous désirez de lui ? Il sol- licite — les demandes afin de les accorder. Il serait charmé - que de sa fortune vous fissiez un bâton pour vous appuyer; mais combien son zèle serait enflammé, s'il apprenait de moi que vous avez quitté Antoine, et que vous vous êtes mise sous la protection du maître de l'u- nivers ?

CLÉOPATRE.

Quel est votre nom?

THYRÈUS.

Mou nom est Thyréus.

âCÉNB XXm. 167

diOPÂTRB.

Très-aimable messager, dites au grand César que par votre intermédiaire je baise sa main triomphante; dites- lui que je suis prête à déposer ma couronne à ses pieds et à m'agenouiller devant lui : -dites-lui que de son souffle souverain il peut me signifier le sort de TEgjpte.

THYRÉUS.

Vous prenez le parti le plus noble. - Quand la sagesse et la fortune sont en lutte, si la première n*ose que ce qu'elle peut, - aucun hasard ne peut l'ébranler. Laissez- moi par grAce déposer - mon hommage sur votre main .

CLÉOPATRE.

Souvent le père de votre César, après avoir rêvé de royaumes à conquérir, - imprima ses lèvres à cette place indigne, ~ comme s'il pleuvait des baisers !

Thyréas lai baise la maio. Entrent précipitammeot Antoine et Énobarbus.

ANTOINE.

Des faveurs, par Jupiter tonnant!... Qui es-tu, drôle?

THYRÈUS.

Le strict exécuteur— des ordres de l'homme le plus puis- sant et le plus digne - d'être obéi.

iSiOBARBUS.

Vous allez être fouetté.

âNTOINB, appelant.

- Holà ! qu'on vienne !

A Thjréos.

Ah! mon oiseau de proie! .. Par les dieux et les démons,

- l'autorité fond sous moi ! Naguère, quand je criais : holà !

- comme des enfants qui se bousculent, des rois s'élan- çaient - me criant : Que voulez- vous?... N'avez-vous pas d oreilles? Je suis - encore Antoine !

Tes senritears paraiMeot.

168 iRTOUIK BT GLtOPATRK.

Emmenez-moi ce gueux, et fouettez-le.

&NOBARBUS.

Mieux vaut jouer avec un lionceau, qu'avec un vieux lion mourant.

ANTOmE.

Lune et étoiles! fouettez-le... Quand ils seraient vingt des plus grands tributaires qui reconnaissent César, si je les trouvais à ce point insolents avec la main de cette femme... Comment se nômme-t-elle depuis qu'elle n'est plus CléopAtre?... Donnez-lui le fouet, compagnons,

jusqu'à ce que vous le voyiez grimacer, comme un en- fant, — et geindre en implorant merci... Enmienez-le.

THYRËUS.

Marc-Antoine...

ANTOmE.

Entraînez-le, et, dès qu'il sera fouetté, ramenez-le... Ce valet de César - lui portera un message de notre part.

Les senritean emmèoent Thyréos. A Cléopâtre.

Vous étiez à moitié flétrie avant que je vous con- nusse... Âh! Ai-je donc laissé à Rome l'oreiller nuptial, sans même l'avoir foulé, aije donc renoncé à avoir une race légitime de la perle des femmes, pour être trompé

par une créature qui regarde des laquais T

aÉOPATRK.

Mon bon seigneur...

ANTOINE.

Vous avez toujours été une hypocrite... - Mais, dès que nous nous endurcissons dans le vice, d misère ! les dieux sages ferment nos yeux ; ils laissent tomber notre pure raison dans notre propre ordure, nous font adorer nos erreurs et rient de nous, quand nous nous pavanons - sur le chemin de notre ruine !

sce:(E xxiil. 169

nitoPATRE. Oh! en est-ce venu là?

ANTOINB.

Je TOUS ai trouvée comme un morceau refroidi - sur l'flssiette deCésar mort... Que dis-je! vous étiez un reste- de Cnéius Pompée : sans compter ces heures ardentes, - non pnregislrées par la renommée vulgiiire, que votre luiure avait dérobées!.. Car. j'en suis sftr, sivousêtes capable de deviner ce que peut être la vertu, - vous ne savez pas ce que c'est !

OÉOPATRE. Pourquoi tout ceci?

ANToms.

permettre qu'un drûle fait pour recevoir un salaire et pour dire : Dieu vous le rende! soit familier ~- avec ma compagne de jeui, avef votre main, avec ce sceau rojal, garant de la foi des grands cœurs!... Ob! quenesuis-je sur la montagne de Sasan, pour y rugir plus haut que les troupeaux à cornes! Car j'ai de farouches griefs: - et les exprimer humsinement, ce serait faire - comme le con- dïmné qui, la corde au cou, remercie le bourreau ~ de sa dextérité!...

TnvBEDS revient avec te« fervitenn. ANTOINE. Est-il fouetté*

PREMIEU SEil^TTEUR.

~ Solidement, monseigneur.

AffrOLNE. A-t-il crié? a-t-il imploré son pardon?

PHF.MIER SERVTTIDB.

-Ha demandé grâce.

ASTOrSE, ï Thyréru.

~ Si Ion père vit encore, i) regrettera ■- que tu ne sois P*sné fille: et toi, tu te repentiras - d'avoir suivi César '''ns son triomphe, puisque - lu as été fouetté pour

170 ANTOINB ET CLSOPATRI.

l'avoir suivi : désormais, que la blanche main d'une femme le donne la fièvre; tremble, rien qu'à la voir.. Retourne vers César, raconte- lui ta réception : songe i lui dire qu'il m'irrite, pour autant qu'il fait trop du superbe et m'a en mépris. En rabâchant sur ce que je suis, il oublie ce que je fus. Il m'irrite, au moment même oti je suis si facile à aigrir, - lorsque les astres propices, qui jusqu'ici ont été mes guides, - se sont échappés de leurs orbites, et ont lamé leurs feux dans les abtmes de l'enfer ! S'il trouve mauvais ce que je dis et ce que j'ai fait, mande-lui qu'il a par-devers lui Hipparque, mon affranchi , et qu'il peut à plaisir le fouetter, le pendre ou le torturer, afin que nous soyons égaux. Insiste pour cela toi-même, et va-t'en avec tes marques sur le dos.

Sort Thyréos. CliOPATRB.

Avez* vous fini?

ANTOINE.

Hélas, notre lune terrestre est maintenant éclipsée; et cela seul suffirait pour annoncer - la chute d'Antoine!

aÉOPATRE.

Attendons qu'il ait achevé.

ÂM'OINE, aCIeopâtre.

Pour flatter César, vous échangez des regards - avec un drôle qui lui attache ses aiguillettes!

CLÉOPATRB.

Ne pas me connaître encore !

ANTOINE.

Êtes- VOUS donc de glace pour moi ?

CLÉOPATRE.

Ah ! cher, si je suis ainsi, que de mon cœur glace le ciel engendre une grêle ~ empoisonnée à sa source ; et que le premier grêlon tombe dans ma gorge pour se dis- soudre — avec ma vie! que le second frappe Césarion ! -

SGÉNB XXIII. 171

\j\ie successivement tous les fruits de mes entrailles, et

0

mes braves Egyptiens, soient lapidés par cet ouragan en fusion ! Et que tous restent gisants sans tombes jusqo'è ce que les mouches et les insectes du Nil - les ensevelissent en les dévorant!

ANTOINE.

Je suis satisfait. César s'établit sous Alexandrie ; c'est \h que je veux combattre sa destinée. Nos forces de terre

- ont noblement tenu ; notre flotte dispersée - s'est ral- liée et vogue dans sa menace navale. Qu'étais-tu donc devenu, mon courage?... Écoutez, madame, si je reviens encore une fois du champ de bataille, pour baiser ces lèvres, je veux apparaître couvert de sang. Moi et mon ëpée, nous allons gagner notre chronique; il y a de l'es- poir encore !

CLÉOPÀTRB.

Voilà enfin mon vaillant seigneur !

ANTOINE.

- Mes muscles, mon cœur, mon souffle vont être triplés,

- et je veui combattre sans merci. Quand mes heures coulaient insouciantes et propices, les vaincus rachetaient de moi leur vie avec un bon mot, mais maintenant, je vais grincer des dents et envoyer dans les ténèbres tous ceux qui m'arrêteront. .. Allons, - ayons encore une nuit joyeuse ; qu'on appelle à moi tous mes tristes capitaines et qu'on remplisse nos coupes ; encore une fois narguons la cloche de minuit !

CLËOPÂTRE.

C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance ; - je croyais qu'il serait pauvrement fêlé ; mais puisque mon sei- gneur — est redevenu Antoine, je veux être Cléopâtre.

ANTOQQL

- Tout ira bien tncore.

^

172 iNTOINE ET CLÉOPATRB.

CLtOPATBK. ~ 0»'*in appelle auprès de monseigneur tous ses nobles capitaines !

ANTOINE.

- Faites. Nous voulons leur parler; et ce soir je forcerai

- le vin à sourdre sous leurs cicatrices... Venez, ma reine :

- il y a encore de la sève, là! La prochaine fois que je com- battrai, - je rendrai la mort amoureuse de moi; car je vais rivaliser avec sa faux pestilentielle.

Sorleni Antoine. Cléopltre et les servtican. ÉNOBARBUS.

- Le voilà résolu à éclipser la foudre ! Élre ,furieux, - c'est n'avoir plus peur à force d'effarement; dans cette hu- meur-là, — une colombe attaquerait une autruche. Je le vois, c'est toujours - aux dépens de sa cervelle que notre capitaine reprend du cœur. Quand la valeur - entame Is raison, elle dévore le glaive avec lequel elle combat... Je vais chercher un moj'en de le quitter.

[Le camp de Céur k Aleiendrie.] ^

'; Intrenl C£mk, lium une lettre, Aorippa, HeceifS et antrM.

CÉSAR. Il me traite d'enfant, et me morigène coromes'îl avait le pouvoir do me chasser d'Éjtypte. Mon messager, —il l'a haltii de verges : il me provoque à un combat singulier, - César contre Antoine ! Que Ip vieux ruffian sache que j'ai beaucoup d'autres moyens <\c mourir et qu'en attendant je me moque de son défi (24). MÉCÈNK. CCsar doit penser - que, quand un homme si grand est

A

8GÉ1II XXT. 173

pris de rage, c'est qu'il est anx abois. Ne lai donnez pas de répit, mais Tite profitez de son égarement. Jamais la fbrear n'a fait bonne garde pour elle-même.

dCSAR.

Faites savoir à nos meilleurs chefs - que demain ta der- nière de tant de batailles sera livrée par nous... H y a dans nos rangs assez de déserteurs de l'armée d'Antoine pour l'aller chercher. . . Veillez i ce que ce soit fait, ~ et qu'on festoie les troupes ; nous regorgeons de vivres, et elles ont bien mérité cette prodigalité. Pauvre Antoine I

Ils lOTteDt.

SCÈNE XXV.

[▲leiaftdrie. Dans la palaii.]

Entrant AirroiNB, CLtoPATEB, ÉiioBAaiius, CHAaMioM, Iras, Albxas

at aatres.

AHTOINK.

n ne veut pas se battre avec moi, Domitios !

tiTOBABBUS.

Non.

iSTOniK.

Pourquoi pas?

n pense qu'étant vingt fois plus fortuné que vous, il risquerait vingt contre un.

AKTOniB. Demain, soldat, je veux me battre sur terre et sur mer; ou je sunrivrai, ou je donnerai h ma gloire mourante un bain de sang qui la fera revivre. Es-tu prêt & bien te battre?

fafOBARNIS.

Je frapperai en eriant : Pas de quartier!

174 AlfTOlNE ET GLtOPATRE.

ANTOINE.

Bien dît! Allons! Qu'on appelle les gens de ma mai- son ! que cette nuit il y ait profusion à notre banquet !

EotreDt des SERVITEURS. Il leor tend saccessivement la main.

Donne-moi la main, toi, tu as toujours été bien fidèle... Et toi aussi... Et toi. . Et toi... Vous m'avez bien servi, et vous aviez des rois pour compagnons.

CLÉOPÂTRE, à pari, à Éaobarbas.

Que signifie ceci?

ÉNOBARBUS, h pari.

- C'est un de ces traits bizarres que la douleur déco- che de l'âme.

ANTOINE.

Et toi aussi, tu es un serviteur fidèle ! - Je voudrais me multiplier en autant d'hommes que vous êtes, et vous voir tous réunis en - un Antoine, pour pouvoir vous ser- vir — aussi bien que vous m'avez servi !

LES SERVITEURS.

Aux dieux ne plaise !

ANTOINE.

- Allons, mes bons camarades, assistez-moi cette nuit encore : ne ménagez pas mes coupes, et traitez-moi, - comme quand tout un empire était votre compagnon et obéissait à mes ordres.

GLÉOPATRE.

Que prétend-il ?

ÉNOBABBIS.

- Faire pleurer ses amis !

ANTOINE.

Aidez-moi cette nuit encore. Peut-être est-ce la fin de votre service ; peut-être ne me verrez-vous plus ou ne verrez-vous de moi - qu'une forme mutilée ; peut-être demain, serviroMrous ua autt© maître. Je vous regarde

SCtHB XXV). 175

(ous «0 boiome qui vous fait ses adieux. Mes âdèles amis, je ne vous renvoie pas ; j'ai, comme maître, épousé Totre bon service et je ne m'en déferai qu'à la mort. - Assislez-moi celte nuit deux heures, pas davantage, - et que les dieux vous en récomponseot !

T(in<- les tervilenri Toodent en larme*.

ÉNOBARBl'S.

Que prétendez -vous , Sirr? - Pourquoi leur donner ce

décciuragemeni V Voyez, ils pleurent ; et moi, flne que je .

SDÎ$,j*ai un oignon dansl'œtl Par pudeur,— ne nous trans-

(onneoE pas en femmes.

unousi. Assez ! assez ! assez ! Que la sorcière m'emporte, si j'avais cette intention ! - Que l'allégresse germe sont tombées ces larmes ! Mes générf ux amis, - vous prenez ce que je dis dans un sens trop douloureui : je vous parlais pour vous encourager, quand je vous demondais - d'in- cendier cette nuit avec des lorches ! Sachez , mes chers cœurs, - que j'ai bon espoir pour demain. Si je vous con- duis au combat, - c'est que j'-n attends la victoire et la vie - plutôt que la mort et la gloire Allons souper; venez ~ et noyons les rélleitons [2o).

Ti>u« sorUnt

SCENE XXVI.

[Aleiandrie. Devant le palais. 1 Entrani deux soldats.

rlflEMIER SOLDAT. Bonne nuit, frère; demain esl le jour. I DEUXlËliE SOLn.\T.

- Oui, qui décidera de tout : bonne chance ! - vous entendu rien d'étrange dans les rues?

m

176 ÀlfTOnn et CLtOFATRB.

PREMTEH SOLDAT.

- Rien : quelles nouvelles?

DEUXIÈME SOLDAT.

Ce n'est probablement qu'une rumeur : bonne nuit à

TOUS.

PREMIER SOLDAT.

Allons, mon cher, bonne nuit.

Entreot DEUX autres soldats.

DEUXIÈME SOLDAT, aoi ooaveaoi venus.

Soldats, - attention au poste !

TROISIÈME SOLDAT.

Attention, vous aussi ! Bonne nuit, bonne nuit.

Les deoi premiers soldats se metteDt en (action an fond dn théâtre. QUATRIÈME SOLDAT, ao troisième*

- Nous, ici !

Ils se postent snr le devant de la scène.

Si demain notre flotte l'emporte, j'ai la conviction ab- solue — que nos gens de terre tiendront bon.

TROISIÈME SOLDAT.

C'est une brave armée, - et pleine de résolution...

Mnsiqne de bantbois soos la scène. QUATRIÈME SOLDAT.

Silence ! quel est ce bruit ?

PREMIER SOLDAT.

Écoutez ! écoutez !

DEUXIÈME SOLDAT.

- Chut ?

PREMIER SOLDAT.

De la musique dans l'air!

TROISIÈME SOLDAT.

Sous terre !

QUATRIÈME SOLDAT.

C'est bon signe, n'est-ce pasT

8CÈSB XXVU.

m

TROISIÙIE SOLDAT.

NOQ.

PREMIER SOLDAT. Paii, VOUS dis-je I Qu'est-ce que cela signifie ? DEUXIÈME SOLDAT.

- C'est le dieu Hercule, tant aimé d'Antoine, -qui l'a- bandoQue aujourd'hui {'Ho).

PHKU1ER SOLDAT. AvauçoQS ! Voyons si les autres sentinelles entendent comme nous.

Ils l'amicent dmi la direclioli d'an antra poiU. DEUXIÈME SOLDÂT , appeUal. Eh bien, camarades?

PLUSIEURS SOLDATS, r.^poDdanl t la toii.

Eh bien! - Eh bien ! entendez-vous?

PREMIER SOLDAT. Oui. N'est-ce pas étrange?

TROISIÈME SOLDAT. i

- Entendez-Tous , camarades ? entendez-vous ? i

PREMIER SOLDAT.

- Suivons le bruit jusqu'à la limite de dos quartiers ; - voyons comment il cessera.

PLUSIEURS SOLDATS. Volontiers : voilà qui est étrange.

Toiu sorte uL.

SCÈNE XXVI!.

[Alnaadne. Dans le palais. Le jour se lëfe.; Entreol AnTOiNE et Clëopatre suivis Ae ChaRmion et d'aaires.

ANTOLVE. ~ Éros! mon armure, Éros !

CLliOl'ATRB. [lurmez un {h<u.

178 ANTOINB KT CLBOPATRK.

idrroiiiB.

Non, ma poule... Eros, viens donc; mon /irmure, Éros!

Entre Éros, a?ec nne annare. ANTOmE.

Viens, mon brave, couvre-moi de fer. Si la fortune n'est pas pour nous aujourd'hui, c'est que nous la bra- vons... Allons!

Éros se met en devoir de Téqaiper. CLÈOPATRE.

Ah ! je veux aider, moi aussi.

Prenant ane pièce de i*armaTe.

Oïl se met ceci?

ANTomE. Ah ! laisse ça, laisse ça... Tu es - l'armurière de mon cœur... Tu te trompes, tu te trompes!... Ceci ! ceci!

Antoine désigne la cuirasse. CtéopAtre la prend et la lui met.

CLÈOPATRE.

Doucement! là! je veux vous aider... Voilà comment ça doit être.

ANTOINE.

Bien, bien ! Nous réussirons à présent... Allons, mon brave, - va t'équiper.

ÉROS.

Tout de suite, Sire.

CLÈOPATRE.

Est-ce que ce n'est pas bien bouclé ?

ANTOINE.

A merveille , à merveille ; - celui qui débouclera ceci avant qu'il nous plaise de l'ôter pour nous reposer, aura entendu une tempête... Tu tâtonnes, Éros, et ma reine est un écuyer bien plus adroit que toi... Dépêchons- nous. 0 mon amour, - que ne pe;ux-tu me voir combattre

SCÉflE XXVII 179

aigounjliui, et assieler à mes royales occupations ! tu «errais quel ouvrier je guis!

Entre an officie it nttaé.

ASTORE. Boojour; sois le bienvpnu; - tu as l'air d'un homme chargé d'une mission belliqueuse: - pour l'ouvrage que oous aimons nous nous levons de bonne heure, -et nous ; allons avec joie.

P&SÏIER OFnaEB. Mille combattants. Sire, - quoique ce soit bien \.6t, ont Héjà rivé leur armure - et vous attendent aui porlfs.

AeclanalioDi mêlées an bruit des [rompetles .

Eotrent des ofkigiehs et îles soldats.

PEUXIÈJiE OFflOEH.

- La matinée est belle... Bonjour, général!

TOUS.

- Bonjoar, général ^ '

ASTODiE. Voilà qui est bien embouché, mes enfants ! Le mstio, précoce comme le génie d'un jeune homme qui doit faire parler de lui, commence du bonne heure..

A En», qui aeliéve île l'armer.

-- Ainsi, ainsi... Allons, donne-moi cela... de cette fa- çon... Bien...

A cléopJtre.

- Sois heureuse, ma dame, quoi qu'il advienne de moi !

Il l'embnsM.

- C'est un baiser de soldat, mais je serais blâmable et digne des plus humiliants reproches, si je m'arrêtais de plus minutieux compliments; je dois le quitter - mainle- tiaol, comme 'lu homme d'acier. Vous ijui voulez com-

180 ANTOINE ET GLÈOPATRS.

battre, suivez-moi de près ; je vais tous conduire à l'œu- vre... Adieu!

Sortent Antoiae, Éros, les officiers et les soldats. GHARMION.

Vous plairait-il de vous retirer dans votre chambre ?

GLÈOPATRE.

Conduis-moi. —Il part vaillamment. Ah ! si lui et César avaient pu décider cette grande guerre dans un combat singulier! - Alors Antoine... Mais maintenant... Eh bien, marchons.

Elles sortent.

SCÈNE XXVUI.

[Le camp d'Antoine près d'Alexandrie.]

Les trompettes sonnent. Entre Antoine, accompagné d'ÉROS ; il ren- contre le SOLDAT qai Ta interpellé h Actiam.

LE SOLDAT.

Fassent les dieux que cette journée soit heureuse pour Antoine !

ANTOINE.

Ah ! que n'ai-je été décidé par tes conseils et par tes cicatrices à combattre sur terre !

LE SOLDAT.

Si tu Tavais fait, les rois qui se sont révoltés et le sol- dat — qui t'a quitté ce matin, marcheraient encore à ta suite.

ANTOINE.

Qui donc a déserté ce matin ?

LE SOLDAT.

Qui? Quelqu'un qui était toujours près de toi. Appelle Énobarbus, il ne t'entendra plus, ou du camp de César " il répondra : Je ne mis pltis des tiens.

SGÉNK XXDC. 181

AlfTOHiS.

Que dis-tu ?

LE SOLDAT.

Seigneur, il est avec César.

ÈROS.

Seigneur, ses coffres et ses trésors, il a tout laissé ici.

ANTOINE.

Est-il parti vraiment?

LE SOLDAT.

Rien de plus certain.

ANTOINE.

- Va, Éros, renvoie-lui ses trésors; fais vite, et n'en

retiens pas une obole, je te le défends ; écris-lui la plus

affectueuse lettre d'adieu, je la signerai ; dis-lui que je

souhaite que désormais il n'ait plus de motif de changer

dp maître... Ohl ma fortune a corrompu les honnêtes

gens... Dépêche-toi... Enobarbus !

Us sortent.

SCÈNE XXIX.

fLe camp de César devant Alexandrie.]

Fanfares. Entre César, accompagné d' AGRIPPA, d*^OBARBUS et

d'autres.

CÉSAR.

- Pars, Agrippa, et engage la bataille ; notre vo- lonté «»st qu'Antoine soit pris vivant ; fais-le savoir.

AGRIPPA.

J'obéis, César.

Il sort.

CÉSAR.

- \fi temp*; de la paix universelle est proche ; si cette

TII.

18? ANTOINE ET CLÉOPATRE.

journée est heureuse, les trois parties du monde porte- ront spontanément Toliv*'.

Kotre un MESSAGER. LE MESSAGER.

Antoine est arrivé sur le champ de bataille.

CÉSAR.

Va, dis à Agrippa de poser les déserteurs à Tavant- garde, atin qu'Antoine épuise en quelque sorte sa furie- sur lui-même.

Sorleot César el sa suite. ÉNOBARBUS.

Alexas a trahi ; envoyé en Judée pour les intérêts d'Antoine, il a persuadé au grand Hérode de passer à César et d'abandonner Antoine , son maître : pour la peme, ~ César l'a fait pendre. Canidius et les autres qui ont déserté ont obtenu do l'emploi, mais non une honorable confiance. J'ai mal agi, et je m'en accuse si amèrement - que je n'aurai plus de joie.

Entre uo SOLDAT de César. LE SOLDAT.

Énobarbus, Antoine te renvoie tous tes trésors, grossis de ses largesses. Sonmessager est venu, sous ma garde, et il est maintenant dans ta tente à décharger ses mules.

ÉNOBARBUS.

Je vous donne tout.

LE SOLDAT.

Ne vous moquez pas, Enobarbus, - je vous dis la vé- rité. Vous feriez bien d'escorter le messager - jusqu'à la sortie du camp; je dois uie rendre à mon poste, sans quoi

SCÈNE XXX. 183

je l'aurais fait moi-même. Votre empereur est toujours un Jupiter.

Il sort.

ËNOBARBUS, seul.

- Je suis le vrai scélérat de Tunivers, et je le sens tout le premier. 0 Antoine, - mine de générosité, de quel prix tu aurais payé mes fidèles services, toi qui --cou- ronnes d'or ma turpitude ! Mon cœur se gonfle : si le remords violent ne le brise pas, un moyen plus violent devancera le remords ; mais le remords suffira, je le sens ;

moi, combattre contre toi ! Non... Je veux chercher un fossé mourir ; le plus immonde est le meilleur —pour la fin de ma vie !

Il sort.

SCÈNE XXX.

[Le champ de bataille. Bruit de combat. Tambours et trompettes.]

Entre A/;ri?pa, suifi d'autres combattants.

AGRIPPA.

- Relirons-nous, nous nous sommes engagés trop avant ; - César lui-même a cle la besogne, et la résistance

excède ce que nous attendions.

Ils sortent.

Bruit de combat. F:ntrent ANTOINE etSCARUS blessé.

SCARUS.

- 0 mon brave empereur , voilà ce qui s'appelle com- battre ! - Si nous avions fait de même tout d'abord . ils auraient été repoussés jusque chez eux —avec des chiffons autour de la tête.

ANTOINE.

Tu saignes abondamment.

184 INTOlin ET GLÉOPATRE.

SGâRUS. .

J'avais ici une blessure en forme de T ; elle est maioteDant faite comme uo U.

ÂNT01N8.

Ils font retraite.

SGARUS.

—Nous les chasserons dans des trous ; j'ai encore place pour six balafres.

Entre Éros. ÈROS.

Us sont battus, seigneur ; et notre avantage a tout l'effet d'une belle victoire.

SGARUS.

Taillons-leur les épaules, —et attrapons-les comme nous prendrions des lièvres, par derrière ; —c'est plaisir de hous- piller un fuyard.

ANTOINB.

Je te récompenserai - une fois pour ta joyeuse humeur et dix fois pour ta bonne vaillance. Viens.

SGARUS.

Je vous suis clopin-clopant.

Ils sortent.

SCÈNE XXXI.

[Sons les murs d'Alexandrie].

Entre Antoine, en marche militaire ; Scarus et tooie Tarmée le

soi vent.

ANTOINE.

Nous l'avons chassé jusque dans son camp! Qu'on coure en avant annoncer à la reine les hâtes qui nous

8CBNB XXXI.

\8h

arrirenl. Demain, avant qiiele soleil nous voie, nous ver- serons le sang - qui nous a échappé aujourd'hui. Je vous remercie lous; —car vous avez le bras vaillanl, el vous vous é(^ battus, ~ Don comme si vous serviez nuirui. mais comme si ma causp avait été celle de chacun de vous ; vous vous êtes tous montrés des îlectors. - Entrez dans ht ville, em- hrasseï vos femmes, vos amis, et raconlez-leur vos exploits, tandis qu'avec des larmes de joie ils laveront les caillots lie vos blessures et baiseront vos plaies honorées.

A Scan*.

DoDne-moî ta main.

Clëopatrb arrive tiee m «uite.

ANTOINE, C'est à cette grande fée que je veui vanter tes exploits, - pour qu'elle te bénisse de sa remnoaissance.

À Cl^opAlre.

0 loi. lumière du jour, étreins mon rou bardé de fer; toute radieuse, élance-toi, - en dépit de cette armure, sur mon cœur pour t'y laisser - soulever par les élans du triomphe!

CLËOrATRE, le prenant d«n« se» bras.

Seigneur des soigneurs, - fl héroïsme infini ! te voilà doDc revenu souriant, - après avoir échappé au grand ^ége des hommes.

AirtOISB.

Mon rossignol, - nous les avons chassés jusqu'à leurs Iitî.

PoTiRDi la maio A «es rheveui. Eh bien, ma Qlle, bien que les gris soient quelque peu mêlés aux bruns, nous avons encore - assez de cervelle pour nourrir notre énergie et —pour tenir tête à la jeunesse.

MoDtraiil Scarui.

Regarde cet homme ; confie à ses lèvres ta main sympa- thique . - Baise cette main, mon guerrier, . 11 a combntlu

186 ^ ANTOINE ET GLÉOPÂTRE.

aujourd'hui comme si un dieu, hostile au genre humain, avait pris sa forme pour détruire.

CLÈOPÂTRE.

Ami, je vais fe donner une armure d'or, qui appar- tenait à un roi.

ANTOINE.

Il Ta bien méritée, fût-elle couverte d'escarboucles - comme le char sacré de Phébus ! . . . Donne-moi ta main ; faisons à travers Alexandrie une marche joyeuse ; portons devant nous nos boucliers balafrés comme leurs maîtres. - Si notre grand palais était assez vaste pour camper cette armée, nous souperions tous ensemble et nous boirions à la ronde à la journée de demain qui nous promet un royal péril... Trompettes, assourdissez la ville de vos fanfares cuivrées, et qu'on y mêle le cliquetis de nos tambourins, en sorte que le ciel et la terre se fassent écho

pour applaudir à notre approche.

SCÈNE xxxn.

[Le camp de (lésar pendant la nuit. La lune brille.]

Des soldais sont en sentinelle. Entre ÉNOBARBUS-

PREMIER SOLDAT.

Si nous ne sommes pas relevés avant une heure, ~ nous devrons retourner au corps de garde. La nuit est brillante et l'on dit que nous serons en bataille dès la deuxième heure du matin.

DEUXIÈME SOLDAT.

La journée a été dure pour nous.

ÉNOBARBUS.

0 nuit, sois-moi témoin...

TROISIÈME SOLDAT.

Quel est cet homme ?

SGÉIVE XXII. 187

DEUXIÈME SOLDiT.

Approchons et écoutons-le.

ÉNOBÂRBUS.

Sois témoin, 6 lune sacrée, quand l'histoire jettera sur les traîtres ~ un souvenir flétrissant, sois témoin que le pauvre Énobarbus s'est repenti devant ta face!

PREMIER SOLDÂT.

Enot)arbus !

TROISIÈME SOLDÂT.

Silence! Ecoutons encore.

ÈNOBÂRBUS.

- 0 souveraine maîtresse de la mélancolie profonde, déverse sur moi les humides poisons de la nuit, ~ afin que celte vie, rebelle à ma volonté, ne m*accable plus. Jette mon cœur contre la pierre dure de ma faute. et que, desséché par la douleur, il s'y brise en poussière - pour on fiuir avec toute sombre pensée. 0 Antoine, plus généreux que ma révolte n'est infâme, pardonne-moi pour ta part, et qu'alors le monde m'inscrive sur le registre des déser- teurs et des transfuges! 0 Antoine! 6 Antoine!

Il menrt. DEUXIÈME SOLDÂT. Parlons-lui.

PRE^nER SOLDAT.

- Écoutuuslc bien; car les choses qu'il dit - peuvent intéresser César.

TROISIÈME SOLDÂT.

Oui. Mais il dort!

PREMIER SOLDÂT.

Je crois plutôt qu'il s'évanouit; car jamais prière aussi déchirante n'a app»'lé le sommeil.

DEUXIÈME SOLDÂT.

Allons à lui.

\U >'a(>prochent dn cadavre.

188 ANTOINE ET GLÉOPÂTRE.

TROISIÈME SOLDAT.

Éveillez-vous, éveillez-vous, seigneur; parlez-nous.

DEUXIÈME SOLDAT, le secouant.

Entendez-vous, seigneur?

PREMIER SOLDAT.

La main de la mort Ta atteint.

Roalement de tambonr aa loin.

Écoutez, les tambours éveillent solennellement l'armée endormie... Portons-le— au corps de garde. C'est quelqu'un de notable. Notre faction'' - est amplement terminée.

TROISIÈME SOLDAT.

Allons, portons-le : il peut encore revenir.

Ils sortent avec le corps.

SCÈNE XXXIII.

[Un terrain accidenté entre les deux camps. On aperçoit an bois de

pins sar ane éminence.]

Arrivent Antoine et Sgarus suivis de troapes en marche.

ANTOINE.

Aujourd'hui tous leurs préparatifs sont pour un combat naval ; nous ne leur plaisons pas sur terre.

SCARUS.

On se battra sur terre et sur mer, monseigneur.

ANTOINE.

Je voudrais qu'on pût se battre dans le feu ot dans l'air; aussi nous les attaquerions. Mais écoute : notre infanterie, postée sur les hauteurs qui avoisinent la ville, restera avec nous; les ordres sont donnés à la flotte, et elle a déjà quitté la rade. Allons chercher une position - d'oîi nous puissions découvrir leur ordre de bataille - et observer leurs manœuvres.

Us sortent.

SCÈNE xxxin. 189

Entre César à la tête de ses troupes.

CÉSAR.

Nous resterons immobiles sur terre, à moins que nous ne soyons attaqués, et nous ne le serons pas, je crois, car ses meilleures troupes sont employées au service de ses galères. Gagnons les vallées, et gardons nos plus grands avantages.

Ils sortent. Rentrent Antoine et Scarus.

ANTOINE.

Ils ne se sont pas encore abordés. De l'endroit oh ce pin s'élève, je découvrirai tout : je reviendrai te dire immédiatement quelle apparence ont les choses.

l\ sort.

SCARUS.

I.es hirondelles ont bâti leurs nids dans les voiles de Cléopâtre : les augures prétendent qu'ils ne savent pas, qu'ils ne peuvent pas dire. . Ils ont l'air lugubre, et n'osent exprimer leur pensée. Antoine est vaillant et abattu ; et, par accès, sa fortune agitée le remplit d'espoir ou de crainte, à la vue de ce qu'il a et de ce qu'il n'a pas.

Bruit lointain annonçant an combat naval. Rentre Antoine. ANTOINE.

Tout est perdu ; cette noire Égyptienne m'a trahi ; (Î7) - ma flotte s'est rendue h Tennemi; et les voilà là-bas qui jettent leurs bonnets en l'air et qui boivent tous en- semble - comme des amis longtemps éloignés... Triple prostituée ! c'est toi qui m'as vendu à ce novice, et mon cœur ne fiait plus la guerre qu'à toi seul . . .

A Scaras.

Dis-leur à tous de fuir, car, dès que je serai vengé

190 ANTOINE ET CLÉOPATRE.

de ma charraeresse, - j'aurai fini... Dis-leur à tous de fuir, va !

Sort Scanis.

0 soleil, je ne verrai plus ton lever! La Fortune et Antoine se séparent ici ; c'est ici que nous nous serrons la main... Que tout en soit venu là! Les cœurs qui ram- paient à mes talons et dont je comblais les désirs, fondent et distillent leur baume— sur le florissant César; et le cèdre reste dépouillé, qui les ombrageait tous. Je suis trahi ! 0 âme noire d'Egypte ! sinistre charmeresse dont un regard m'envoyait à la guerre ou me rappelait au foyer, dont le sein était ma couronne et mon but suprême ! - Véritable gipsy, elle m*a, par ses impostures, entraîné au cœur de la ruine. Holà, Éros ! Éros !

Entre ('lêopatre. ANTOINE.

Àb! enchanteresse! ctrricTe!

CLÉOPATRE.

Pourquoi mon seigneur est-il furieux contre sa bien- aimée?

ANTOINE.

Évanouis- toi. ou je le donnerai ce que tu mérites, et je ferai tort au triomphe de César. Qu'il te prenne - et qu'il t'expose aux acclamations des plébéiens; - suis son chcir, comme l'opprobre le plus grand de tout ton sexe. Monstre prodigieux, sois exhibée - aux badauds, pour la plus chétive obole , et que la patiente Oclavie te laboure le visage de ses ongles aiguisés !

Cl(^opâtre sort.

Tu as bien fait de t'enfuir, si c'est un bien de vivre : pourtant, mieux eût valu pour toi - succomber sous ma furie, car cette mort t'en eût épargné mille... Holà! Éros !... La chemise de Nessus est sur moi : ô toi, Àlcide, mon ancêtre, enseigne-moi ta rage. - Puîssé-je,

8GÉNK XXXI?. 191

moi aussi, lancer Licbas sur les cornes de la lune, et, à l'aide de ces bras qui brandissaient la plus lourde massue, m*anéantir héroïquement ! . . . Cette sorcière mourra : elle m'a vendu au marmouset romain, et je succombe sous sa trahison : elle mourra pour cela. À moi, Éros !

Il sort.

SCÈNE XXXIV.

[Aleiandrie. Daos le palais de GléopAtre.] Kntreiii Clêopatrb, Charmion, Iras et Mardian.

CLÉOPATRE.

- A mon secours, mes femmes! Oh! il est plus furieux ' que le fils de Télamon frustré du bouclier d'Achille ; le sanglier de Thessalie n'était pas plus écumant.

GHARMION.

Rendez- VOUS au tombeau. Enfermez-vous là, et fsdtes- lui dire que vous êtes morte. La séparation de T&me et du corps n'est pas plus déchirante ~ que la perte de la grandeur.

aÈOPATRE.

Au tombeau ! - Mardian, va lui annoncer que je me suis tuée ; dis-lui que mon dernier mot a été : Antoine! ~ et, je Ten prie, attendris-le par ton récit. Pars, ~ Mardian, et reviens m'apprendre comment iUprend ma mort. Au tombeau!

Tous sortent.

SCÈNE XXXV.

, Alexandrie. Dtns ie |>alais d'Antoine.]

Entrent Antoine et Éros. ANTOINE.

- Eros, tu me vois encore ?

192 ANTOIIŒ ET GLËOPâTRE.

ÈROS.

Oui, noble seignear.

ANTOWB.

Nous voyons parfois un nuage qui ressemble à un dragon, parfois une vapeur ayant la forme d'un ours ou d'un lion, d'une citadelle flanquée de tours, d'une roche pendante, d'une montagne dentelée ou d'un bleu pro- montoire - couronné d'arbres qui font des signes au monde

et jettent à nos regards une aérienne moquerie! Tu as vu ces météores : ce sont les spectacles du sombre Vesper.

ÈROS.

Oui, monseigneur.

ANTOINE.

Rien que le temps d'y penser, et ce qui tout à l'heure était un cheval, - la nuée le rature et le rend indistinct comme de l'eau dans de l'eau.

ËROS.

En effet, monseigneur.

ANTOINE.

Eh bien, mon bon serviteur Éros, ton capitaine est comme un de ces corps-là. Je suis encore Antoine, mais je ne puis plus garder cette forme visible, ô mon serviteur !

C'est pour l'Égyptienne qu«' j'ai fait la guerre: et cette reine, - dont je croyais posséder le cœur comme elle pos- sédait mon cœur (mon cœur qui, si j'en fusse resté maître, se serait attaché un million de cœurs, maintenant aliénés), celte reine, Éros, a -battu les cartes pour César et triché ma gloire pour le triomphe de mon ennemi!... Va, ne pleure pas, doux Eros; il nous reste encore nous- môme pour mettre fin à nous-même.

Entre Mardian. ANTOINE.

Oh ! ton inf&me maltresse ! Elle m'a volé mon épée!

SGÈIIE UXY. 193

MARDIAll.

iNoD, Antoine, ma maîtresse t'aimait, et sa foitone s'était associée sans résenre à la ttenne.

ANTOIHK.

Arrière, eunaqae impudent! tais-toi ! Elle m'a trahi et elle mourra.

MÀRMAN.

La mort est une dette qui ne se paye qu'une fois, -- et elle l'a acquittée. Ce que tu voulais foire est foit ; ses dernières paroles ont été : Antoine ! très-noble Antoine ! Alors un cri déchirant lui a brisé dans la gorge le nom d*ADtoine, suspendu entre son cœur et ses lèvres : elle a rendu l'âme, gardant ton nom enseveli en elle.

Airroi^E. Elle est donc morte?

MâRDIâR.

Morte!

ANTOINE.

Ëros, désarme-moi ; la tflche de la longue journée est finie, - et nous devons dormir.

A MardiiiD*

Pars d'ici sain et sauf, —et tiens-toi pour bien payé de ta peine. Va.

Mardian sort.

Allons, défois tout cela.

liros loi enlève ton armare, pièee è piëee.

~ Le bouclier à sept peaux d'Ajax ne saurait contenir les battements de mon cœur. Oh! déchirez-vous, mes flancs! Mon cœur, sois plus fort que ton récipient et brise ta frêle enveloppe... Vile, Eros, vite! Je ne suis plus un soldat... Lambeaux de mon armure, allez! Vous avez été noblement portés!... Laisse- moi un instant.

Éros sort.

Je vais te rejoindre, Cléopâtre, et implorer mon

f94 ANTOINK ET CLÉOPATRE.

pardon. Oui, il le faut, car maintenant tout délai est torture... Puisque la torche est éteinte, - couchons-nous, sans plus tarder. Maintenant tout labeur s'évertuerait en pure perte; la force ne ferait que s'embarrasser par ses efforts mêmes. Apposons notre sceau, et tout est fini... Éros!... Je viens, ma reine... Éros !... Attends-moi. les âmes couchent sur des fleurs, nous irons la main dans la main, et nous éblouirons les esprits de notre

r

auguste apparition ; Didon et son Enée perdront leur cortège, et la foule des spectres nous suivra... Allons, Éros, Éros !

Rentre Éros. ÈROS.

- Que veut monseigneur ?

ANTOINE.

Depuis que Cléopâtre est morte, je vis dans un tel déshonneur que les dieux - détestent ma bassesse. Moi, qui avec mon épée ~ taillais le monde, et qui sur le dos du vert Neptune faisais des cités avec mes vaisseaux, je m'accuse de n'avoir pas le courage d'une femme. Je suis moins magnanime que celte qui, en mourant, vient de dire à César : Je suis vaincue par moi seule /. . . Tu as juré, Éros, que, si jamais les circonstances l'exigeaient (et elles l'exigent maintenant), si jamais je voyais derrière moi - l'inévitable poursuite du déshonneur et de l'hor- reur, alors, sur mon commandement, tu m'occirais. Fais-le, le moment est venu. Ce n'est pas moi que tu frapperas, c'est César que tu dépouilleras. ~ Rappelle la couleur sur ta joue.

ÉROS.

Que les dieux retiennent mon bras! Ferai -je donc ce que toutes les flèches parthes, bien qu'ennemies, n'ont pu faire?

scinK XXXV. 195

Airronifi. Êros, voudrais-tu dooc d'une feDÔtre, dans la grande Rome, voir passer ton maître, les bras croisés, le cou plo)é - sous le châtiment, le visage abattu par une poi- gnante humiliation, tandis que, traîné devant lui, le trône roulant du fortuné César, narguerait -- sa honte captive?

ÈROS.

Non, je ne voudrais pas voir cela.

ANTOINE.

~ Approche donc ; car je ne puis être guéri que par une blessure. Tire cette honnête épée que tu as portée - si utilement pour ton pays.

ÈROS.

Oh ! gr&ce, seigneur !

ANTOLNE.

-Quand je t'ai affranchi, n*as-tu pas juré de faire cela dès que je t'en requerrais? Fais- le donc vite ; ou tous les services passés ne sont plus pour moi que des hasards involontaires. Tire ton épée et approche.

ÉROS.

- Détourne de moi ce noble visage respire la ma» jesté de tout un monde.

ANTOINE, détoarniiDt la tète.

Allons !

ÈROS.

- Mon épée est tirée.

ANTOINE.

Qu'elle fasse donc vite - la chose pour laquelle tu l'as tirée.

ÉROS.

Mon maître chéri, - mon capitaine et mon empereur! laissez-moi, avant de frapper ce coup sanglant, laissez- moi vous dire adieu.

196 ANTOIMK ET GLÉOPÂTRK.

âNTOINS.

C'est dit, l'ami : adieu.

ÉROS.

Adieu, grand chef. Frapperai-je maintenant?

ANTOINE.

Maintenant, Eros !

ÊROS.

Eh bien donc, voilà !

Il se jette sar son épée.

C'est ainsi que j'échappe à la douleur de tuer Antoine !

Il eipire. ANTOINE.

Ami trois fois plus noble que moi-même, tu me mon- tres, vaillant Éros, qu'il faut - que je fasse ce que tu n'as pu faire. Ma reine et Eros m'ont, par leur brave exem- ple, rappelé à la dignité : je veux être un Bancé pour la mort, et courir à elle comme au lit d'une bien-aimée.

9

Allons! Eros, ton maître meurt ton disciple : voilà ce que tu m'as appris (28) .

Il se jette sar son épée.

Eh quoi ! pas encore mort ! pas mort ! Holà, gardes ! . . . Oh! achevez-moi.

Eotrent DercêTAS et des gardes. PREMIER GARDE.

Quel est ce bruit?

ANTOINE.

J'ai mal fait ma besogne, ami : oh ! a<;hevez ce que j'ai commencé.

DEUXIÈME GARDE.

L'étoile est tombée !

PREMIER GARDE.

Et les temps sont consommas !

SCENE XXXV, 197

Tors. Hoiaset malheur!

(LNTOINK.

- Que celui qui m'aime me frappe à morl I

PREMIER GARDE. ,

O De sera pas moi.

DEnXiËUE r.ARDE. Ni moi.

TROISIÈME GARDE. ,

Ni 8UCUD de dous.

Lm garde* sonant.

derc£ta3.

- Ta mort fl (a fortune foiil fuir les partisaus.

BoiniMBDI Vépée (l'Aoïoiue.

- (*tle épée apportée à OJsar avec celte nouvelle - me fera biea recevoir de lui.

En ire DiomËdb.

DIUMËDE.

- esl Antoine?

DERCÈTAS.

U, Dioroède, là.

niOMËDE. Est-il vivaiilî.. Veux-tu pas répondre, l'homme?

DercéUi son. ANTOIPre.

- Est-ce toi, Diomède? tiri' ton épée et donne-moi uu coup sufSsanl pour mi' tuer.

DIUMÉDE. Très-excellent seigneur. - ma maîtresse Cléopfltre m'a envujré vers loi.

ANTOINE.

- Quand t'fl-t-elle envoyé?

nioMÈDi. A l'instant, monseigneur

TU. 13

198 ANTOINE ET CLÉOPATRK.

ANTOINE.

est-elle ?

D10MÈDE.

Enfermée dans son sépulcre. Elle avait une crainte prophétique - de ce qui est arrivé. Voyant que, par une déûance à jamais injustifiable, vous la soupçonniez - d'avoir traité avec César, et que votre rage ne pouvait plus se guérir, elle vous avait envoyé dire qu'elle était morte; mais depuis, craignant l'effet de ce message, elle m'a envoyé vous déclarer la vérité, et j'ai peur d'être venu trop tard.

ANTOINE.

Trop tard, bon Diomède... Appelle ma garde, je te prie.

DIOMÉDE.

Holà! la garde de l'empereur! La garde, holà! venez, voire maître appelle.

Entrent plasiears gardes. ANTOINE.

Portez-moi, mes bons amis, s'esl retirée Cléopâ- tre: - c'est le dernier service que je vous commanderai.

PREMIER GARDE.

Quelle douleur pour nous. Sire, que vous n'ayez pu survivre au dernier de vos partisans fidèles !

TOUS.

Jour accablant !

ANTOINE.

Ah ! mes braves camarades, n'accordez pas au destin cruel la jouissance de votre douleur : accueillons bien l'ennemi - qui vient nous châtier, et nous le châtions par notre apparente insouciance. Enlevez-moi! Je vous ai souvent menés; portez-moi à votre tour, mes bons amis, et recevez, tous, mes remercîments

Les gardes sortent, emportant Antoine.

SCSNK XJUVl. 199

SCÈNE XXXVI.

[Alexandrie. De?aiit qd monaineot funéraire, pereé de fenêtres dans sa

partie snpërieare.]

Cl&opatke, Chârmion et Iras paraissent è la principale de ces

fenêtres.

GLfeOPÀTRB.

- 0 GhannioD, je De sortirai jamais d'ici.

GHÂRMION.

- CoDSolez-YOus, chère madame.

GLÈOPÂTRE.

Non, je ne veux pas : tous les événements étranges et tprribles sont les bienvenus, - mais je méprise les conso- lations. Ma douleur, - pour être proportionnée à sa cause, doit être immense comme elle.

Arri?e DiomÈdb. CLÉOPATRE.

Eh bien! est-il mort?

DIOMÈDE.

- I^ mort est sur lui, mais il n'est pas mort ; regar- dez aux abords de votre monument : ses gardes ramè- nent.

Entre Antoine» porté par ses gardes.

CLÈOPATRE.

0 soleil, brûle la vaste sphère tu te meus, et que les ténèbres couvrent - la face trop changeante du monde! . 0 Antoine ! Antoine ! Antoine ! . . . Charmion, à Taide ! à Faide, Iras ; - à l'aide, vous, mes amis, là-bas. Montons- le jusqu'ici.

ANTOINE.

Silence ! ce n'est pas la valeur de César qui a renversé

200 ANTOINE ET CLEOPATRE.

ÀDtoiDe, c'est Antoine qui a triomphé de lui-même.

CLEOPATRE.

Cela devait être : nul autre qu'Antoine ne devait vaincre Antoine ; mais quel malheur que cela soit !

ANTOINE.

Je suis mourant, Egypte, je suis mourant, mais j*implorede la mort un répit, jusqu'à ce que, de tant de milliers de baisers, j'aie déposé sur tes lèvres le pauvre dernier.

CLEOPATRE.

Je n'ose pas, cher (mon cher seigneur, pardon !), je n'ose pas descendre, de peur d'être prise. Jamais l'im- périeuse parade ~ du fortuné César ne sera rehaussée par ma présence. Si les couteaux, les poisons, les serpents - ont une pointe, un dard, une action, jo suis sauvegardée. Ta femme Octavie, avec ses regards prudes et son sang- froid impassible, n'aura pas l'honneur de me dévisager... Mais viens, viens, Antoine. . - Aidez-moi, mes femmes. Il faut que nous le montions ! Assistez-moi, mes bons amis.

Elle jette par la fenêtre des cordes auxquelles les gardes attachent AntoiDe; puis elle hisse celui-ci, avec Taide de ses femmes.

ANTOINE.

Oh ! vile, ou je suis à bout.

CLEOPATRE, tirant sur les cordes.

Voilà un exercice, en vérité!... Combien monsei- gneur est pesant ! - Notre force s'en va toute dans la dou- leur — qui nous accable. Si j'avais le pouvoir de la grande Junon, Mercure t'enlèverait sur ses robustes ailes et te déposerait aux côtés de Jupiter... Viens. Encore un petit effort. . . Les souhaits furent toujours des niaiseries. . . Oh ! viens, viens, viens.

Elle attire Antoine h elle et le tient embrassé.

~ Sois le bienvenu, le bienvenu! Meurs oti tu as vécu,

SCKN8 \\X\l. 201

et revis 50us les baisers : si mes lèTres avaient le pou- viMf de te raaimer, - je les userais aiasi .' TOUS. Accablant spectacle!

&M01IIE.

- Je meurs, Egjpte, je meurs : - donnez-moi du vin, que je puisse parler un i>e\i !

CLÉOrATRE.

- Non, laisse-moi parler, leisse-nioi proférer de telles invectives que cette perfide ménagère, la Fortune, brise son rouet - de dépit.

ANTOIRE. L'n seul mot, reine bien-aïroée : assurez auprès de César votre honneur et volrf vie... Oh l clèopatre.

- Ce sont deui choses inconciliables.

ANTOISE.

r.hnrmante, écoutez-moi : - de tous ceui qui approchent César, ne vous fiez qu'à Proculéius. ai.ov,\ms.

- Je me Rerai à ma résolution et à mon brns. Jamais à quelqu'un qui approche César

Anroms.

- Ne vous lamentez point pour Is misérable mutation de ma fortune A la (în de mes jours (29) ; mais charmez vos pensées en les reportant sur les prospérités premières j'ai *"'eii, le plus puissant prinre de l'univers - et le plus Rloricui. Je meurs aujonrd'hui. mais sans bassesse et sans lârhelf^ si Je rends mon cimier, c'est - à un compa- triote; Romain, par un Romain —je suis vaincu vaillam- mf>nt. Maintenant, mon esprit s'en va : Je n'en puis plus .

[1 empire. OiOFATBE. Veux-tu donc mourir, û le plus noble des hommes?

202 ANTOINE ET CLÉOPATRE.

As-tu pas souci de moi? Restorai-je donc* dans ce triste monde qui, en ton absence, n'est plus que fumier?... Oh! voyez, mes femmes, le couronnement du monde s'écroule... Monî>eigneur ! - Oh! flétri est le laurier de la guerre, l'étendard du soldat est abattu : les petits gar- çons et les petites filles sont désormais à la hauteur des hommes ; plus de supériorité ! Il n'est rien resté de re- marquable — sous l'empire de la lune.

Elle s*évanonit. CHARMION.

Oh! du calme, madame!

IRAS.

Elle est morte aussi, notre souveraine.

CHARMION.

Maîtresse !

IRAS.

Madame !

CHARMION.

0 madame, madame, madame!

IRAS.

Royale Egypte ! - Impératrice!

CHARMION.

Silence, silence. Iras!

CLÉOPATRE, reveDADt h elle.

Je nesuisplusqu'une femme, soumise - aux mêmes passions misérables que la laitière qui fait la plus hum- ble besogne... Je devrais - jeter mon sceptre à la face des dieax injurieux en leur disant que f-e monde valait le leur avant qu'ils nous eussent volé notre trésor Tout n'eat plus que néant; la patience estsottise et l'impatience

est bonne pour un chien enragé. . . Est-ce donc un crime

de s'élanoer dans la secrète demeure de la mort, - avant que la mort osevenir à nous? . Comment vous trouvez-vous, %nidMt? - Allons, allons, bon courage!... Eh bien, Char-

SCÈNE XXXïll. 20.1

mion! MesooblesSlIes! .. Ab! femmes, femmes! voyez, - tiutre flambeau esl coasiuné, il s'est éteint...

Aui garde* resici en bas.

Uu courage, mes bons amis! Nous allons l'ensËvelir, et puis, l'acte vraiment brave et vraiment noble, nous raccomplirons à la grande façon romaine, ~ et nous ren- lirons la mort fière de nous obtenir. Allons, sortons : l'enveloppe de ce vaste esprit est dt'jà froide. Ah ! femmes, ft.'nnnes, nous n'avons pluspour amis que notre courage et la fin la plus prompte.

Elle» s'ineni, umportuDl leMcps d'&iiUiiae,

SCÈNE XXXVI! .

[Le i:aiup de César iJevaDl AleuDiJne.]

Kainoi CesAH, Agrippa, Dolauella, ïiecbne, Gallus, PnocuLetttB et aotres.

CÉSAR.

- Allez â lui, Holabella, sommez-le de se rendre; - dites-lui que. dans un pareil dénùment, il nous oppose des délais dérisoires.

IIÛU^BELU.

J'obéis, César.

Sort DotabelU.

tiitr« IIEnCËTAS, ■pportinl l'^pée d'Anloinp.

cisiJt.

- Qui- sigiiitie ceci 1 (fui es-lu donc, loi qui oses pa- raître ainsi devant nous'*

DEBCÉTIS.

Je m'appelle Dercélas: -j'ai servi Maro-Antoine, l'homme

le plus tti|f ne - d'ôtre le mieui servi. Tant qu'il a pu rester

debout et {wrler. - Il a été mou maître ei Je n'ai tenu à la

304 ANTOINE KT CLÉOPATEtB.

vie que pour l'employer contre ses ennemis. S'il te plaît - de me prendre à ion seiïice, ce que j'ai été pour lui. - je le serai pour loi ; si cela ne le ptalt pas, —je t'abandonne

cfesAH. Qu'est-ce que lu dis ?

DEBCÉTAS.

- Je dis, ô César, qu'Antoine nsl mort.

CÉSAR.

L'écroulemenl d'une si ^''^nde eiistnnce aurait faire un bien autre craquement. I.e globe houl*;versé aurait lancer - les lions dans les rues diis cités, - et les citoyens dans les antres. La mort d'Antoine ~ n'est pas une catastrophe isolée : dans son nom tenait une moitié du monde.

dergEtas. Il «8t mort. César, mais non sous le (çlaive de ta justice publique, non sous un couteau soudoyé: c'esl de sa propre main, de cette main qui a écrit sa gloire dans ses actes, qu'Antoine, avec le courage que lui inspirait le cœur, - s'est déchiré le cœur... Voici son épée , - je l'ai volée à sa blessure : regarde-la, teinte encore du plus ooble sang.

CÉSAR. Soyez tristes à votre aise, amis ! Que les dieux mectiA- tient, si ce n'est pas une nouvelle à inondtT les yei des rois !

AGRIPPA.

Cbose étrange que la nature nous force à déplorer nos succès les mieux prémédités ! MÉCÈNE. Les opprobres et les mérites se balançaient en lui.

AGRIPPA.

Jamais plus rare esprit - ne pilota l'humanité, m

lA- _

\

A

SGÉI4E xxxvn. 205

vous, dieux, vous nous donnez toujours quelques fai- blesses pour nous faire hommes. César est ému.

MÉCÈNE.

- Quand un miroir si spacieux est placé devant lui, il faut bien qu'il s'y voie.

CÉSAR.

0 Antoine! - c'est moi qui t'ai réduit h ceci... Mais il est des maladies qui exigent le coup de lancette. H fal- lait forcément ou que je t'offrisse le spectacle d'une pa- reille chute ou que j'assistasse à la tienne : nous ne pou- vions pas tenir ensemble dans l'univers. Pourtant laisse- moi te pleurer avec ces larmes suprêmes qui saignent du cœur! 0 toi, mon frère, mon associé au but de toute entreprise, mon collègue dans l'empire, mon ami, uiou compagnon à la face des guerres, bras droit de mon corps, cœur le mien allumait ses pensées, pour- quoi faut-il que nos étoiles - irréconciliables aient rompu

ainsi notre égalité !...bcoutez-moi, mes bons amis... (30)

BDlreUD MESSAGER.

CÉSAR.

- Mais je vous dirai cela dans un meilleur moment; la mine de cet homme annonce quelque message ; - écou- tons ce qu'il dit... D'où venez- vous?

LE MESSAGER.

- Je ne suis qu'un pauvreJÊgyptien. La reine, ma maî- tresse, — confinée dans le domaine qui lui reste, son tombeau, désire être instruite de tes intentions, afin de se décider d'avance sur le parti qu'il lui faut prendre.

CÉSAR.

Dis-lui de se rassurer; elle saura bientôt, par quel- qu'un des nôtres, quel traitement honorable et cordial

nous lui réservons. César ne peut vivre que généreux.

LE MESSAGER.

Qu'ainsi les dieux te préservent !

Il son.

206 AKTOIWE ET CLEOPATRE.

CÉSAR.

Approchez, Proculéius; allez lui dire qu'elle ne craigne de nous aucune humiliation ; donnez-lui les con- solations - que la violence de sa douleur exigera, - de peur que, dans son orgueil, vWe ne nous échappe par quelque coup mortel. Cléopâtre, vivante à Rome, serait pour nous un éternel triomphe! Allez, et revenez au plus vite nous apprendre ce qu'elle dit et ce que vous pensez d'elle.

PROCULÉIUS.

J'obéis, César

Il sort. CÉSAR.

Gallus, allez avec lui.

Gallas sort.

est Dolabella, - pour seconder Proculéius?

AGRIPPA ET MÉCÈNE, appelant.

Dolabella !

CÉSAR.

Laissez ; je me rappelle maintenant à quelle mission il est employé : il sera prêt à temps. . Venez avec moi dans ma tente: vous verrez avec quelle répugnance je me suis engagé dans cette guerre: quel calme «t quelle douceur j'ai toujours montrés - dans mes lettros. Venez avec moi : vous verrez - les preuves que je puis vous donner

Us sortent.

SCÈNE XXXVIll.

[L'Intérieur da monumeni funèbre. Âa fond une grille.)

Luirent Clêopatre, Charmion et Iras.

GLÉOPATRE.

Ma désolation commence à prendre meilleur cou- rage. Chose misérable que d'être César ! - Il n'est pas la

SCÉNR SXXÏIII l'fl?

Fortune, il n'est quo «on valet, Ip ministre de ses caprices ! En revanche, il est grand - d'accomplir l'acte qui met fin è tous les autres, l'acte qui gairotle les accidetils et ver- rouille les vicissitudes, l'acte qui endort et dégoûte à jamais de la fange - qu'not pour nouirice li; mentliant et César.

PSOCOLtIVS, Gallcs el des tolàals ealr«nt *ti Tond du Ihéllre el se placent derrière la grille. PBOCtlLÉHJS, Ja dehor*.

- César envoie saluer la reine d'Egypte et l'invite à réfléchir aux demandes - qu'elle désire se voir accordées par lui

CLEOPàTBE, Je ri.il^riear dn monomeol.

Quel est ton nom?

PROCÏÏLÉroS.

MoD nom est Proculéius.

CLÉOPATRE. Antoine - m'a parlé de vous.elm'a ditde me fiera vous; mais je ne me soucie gtière d'être trompée, n'ayant plus que faire de la fidélité. Si votre maître veut avoir une reine pour mendiante, allei lui dire - que la majesté, pour garder son décorum, no peut - mnndier moins qu'un royaume S'il lui platl - de me donner pour mon fils l'Egyple qu'il a conquise, il me donnera, sur ce qui m'appartient, assez pour - que je le remercie à genoux.

l'ROCULÉICS.

Ayeï bonne espérance : - vous êtes tombée entre des mains vraiment princîères. ne craignez rien : - ne doutez point de tout commettre su bon vouloir de mon seigneur : - sa générosité est si vaste qu'elle déborrie - sur tous ceux qui la réclament. Laissez-moi lui annoncer - votre gra- cieuse soumission; et vous trouverez - un vainqueur qui appellera la bonté i votre aide, - dès que vous implorerez sa clémencf. "' "

208 USTOraE ET CLÉOPiTRE.

CLÉOPATM. Dites-lui, je vous prie, - que je suis la vassale de sa for- tune et que je lui remets - l'autorilé qu'il a conquise. Je m'instruis d'hi'ure en heure dans la science d'obéir, et je serais bien aise - de le voir face à face. PROaiLÈIUS. Je vais le lui dire, chère dame; prenez courage, car je sais que votre malheur émeut de pitié celui qui l'a causé.

PeodiDi is Jeroière partie de ce dialogue, des garde» oui dresse iid« lidielle conlro une teDèlre pratiquée aa lianl (iu monumeat. i. peipe f'roculéius a-l-il achevé de parler i|ii'il t'étance aa bnut de l'échetle. ?^tiivi de deoT «oldaLa. et piSnÈiru liaus l'intérieur dn inaDwIiie (31).

GMXUS, aux soldats restés eu dehort,

Vous voyez combien il élan aisé de la surprendre ! (iardez-la jusqu'à ce que César vienne.

Il s'éloigue. IKAS, ai^iTcevauc Praculéius.

0 reine !

CHAMIION. 0 CléopAtre ! tu es prise, ma reine !

OÉOFiTRE, lirBi.1 Due dagoe.

Vite, vile, mes bonnes mains!

PHOCULKIUS, lui reteDant le bran.

Arrêtez, noble dame, arrêtez. N'attentez pas ainsi à vous-même ; je viens voussauver et non vous perdre!

Taudii qiie Procoléiu* désarme lUéopAUe. les deui soldai* qui l'ont Miîri Dovreot grille du uouunienl et t'j placeut eu faction avec le reite des gardes <\at enireui en foule.

CLÉOPiTRE, i Proculéius.

Vous ne me sauvez que de la mort, - qui délivre jus- qu'aux chiens de la douleur !

PROCDLÉIUS. Cléopfltre. - ne trompez pas In générosité d

SCÈNE XXXVlll. 209

Ire. en vous détruisant vims-même ; que le mouHe ïoie

se manifester sa noblesse d'âme, saas que votre mort - y mette obstacle !

afiOPATRE. es-tu, mort? Viens ici, ïieos, viens, viens et prends-moi : uoe reine vaut bien un tas d'enfants et de misérables !

pRociiiiaiiâ. Oh ! du calme, madame !

CliOl'AIRK. Monsieur, je ne veui plus manger; je ne veux plus boire, monsieur: - et, puisqu'il faut perdre le temps en l'Xplications friToles, je ne veux plus dormir... Je ruinerai cette mortelle demeure, - en ddpil de César. Sachez-le, monsieur, je ne veux pas paraître garrottée à la cour de votre maître, ni me laisser insulter par le regard hautain

de la stupide Octavie. Croient-ils donc qu'ils vont me traîner et m'eihiher sous les huées de la valetaille in- solente de Rome'/ Plutôt avoir un fossé de l'Egypte pour mn plus douce sépulture ! l'IulAlétre couchée toute nue- sur Is vase du Nd et j devenir la proie horrible - des mous- tiques l Plutâl avoir pour gibet les hautes pyramides de mon pays - et y être pendue à des chaînes !

PROCUIËIUS.

Vous vous créez - des terreurs dont l'exagération vous sera prouvée - par César.

Entre Doubell^.

awJMUA. Croculéiiis, César, ton maître, sait ce que tu as fait et t'envoie demander. Quant à la reine, je la prends sous ma garde.

PROCOLtlUS. Soit ! Dolabella, - j'y consens de grand cœur... Soyez bon pour elle, '«'■ ■<' '

210 ANTOINE ET CLÉOFÂTRE.

A Cléopâtre.

Je dirai à César ce qui vous plaira, si vous voulez m'employer près de lui.

CLEOPATRE.

Dites-lui que je voudrais mourir.

ProcaléiiM sort. DOUBEIXA .

Très-noble impératrice, vous avez entendu parler de moi?

CLEOPATRE.

Je ne puis dire.

DOLABELLA.

Assurément, vous me connaissez.

aÈOPATRE.

Peu importe, monsieur, ce que j'ai ouï dire et ce que je sais. Vous éclatez de rire quand un enfant ou une femme vous raconte son rêve : n'est-ce pas votre manie?

DOLABELLA.

Je ne comprends pas, madame.

CLEOPATRE.

Eh bien, j'ai rêvé qu'il y avait un empereur nommé Antoine... Oh ! que ne puis-je refaire un pareil somme pour revoir un homme pareil !

DOLABELLA.

Si VOUS permettez...

CLEOPATRE.

Son visage était comme les deux ; on y voyait briller

une lune et un soleil qui , dans leur cours, illuminaient

le petit orbe terrestre.

DOLABEUJ^.

Souveraine créature...

CLEOPATRE.

Il enjambait l'Océan : son bras levé - faisait un ci-

SGEM! XXXVIil.

•211

mîer sa monde ; sa voix ébiit barniooieuse comme les sphères, quand elle parlait il des amis : - mais qiiaad 11 von - lait dominer etébranler l'univers, -c'élaillecride la foudre. Sa gén<^rosité - n'avait pas d'hiver : c'était un automne - fërondé pnr la moisson elle môme. Ses plaisirs -étaient autant deilauphinsqui s'ébattaient au-dessus -de l'élément ils vivaient. Dans sa livrée erraient des couronnes et des tortils : des royaumes et de» îles étaient - Is mounaie qui tombait de ses poche».

DOLABBIM. Cléopfltr*' !

a*OPATRB.

- Crois-iu qu'il puisse j avoir ou qu'il y ait jamais eu un homme - comme celui dont j'ai rêvé?

OOIADEUï. Non, gracieuse madame.

CLËOrATRE.

- Vous en avez menti, à la face des dieux! Mais, qu'il ait eiislé ou qu'il dDJve exister jamais, un pareil être dé- passe les proportions du rêve. Lu nature est bien souvent impuissante ~ h rivaliser avec les créations merveilleuses de la penséu ; mais, en concevani - un Antoine, la nature l'emporterait sur la pensée - et condamnerait au néant tontes les fictions.

DOL&DEIM. Éfoutez-rooi, madame; - votre perte est aussi grande que TOUS môme, cl votre douleur - répond il sou immen- sité. Puissé-Je ne Jamais obtenir un succès désiré, s'il n'est pas vrai que votre tiflliction rebondit, par contre- coup, — jusqu'au fond de mon cœur!

ilfcOPATRE.

Je TOUS remercie, monsieur. - Savez-vous ce que César entend faire de moi? h .•

212 ANTOmB ET CLÉOPATRK.

DOUBELLÀ.

Je répugne à vous dire ce que je voudrais que vous connussiez.

CLÉOPATRE.

iih ! je vous en prie, monsieur !

DOLABELLA.

Quoique César soit magnanime. . .

aÉOPATRE.

Il veut me traîner en triomphe !

DOUBELLA.

Il le veut, madame, je le sais.

UNE VOIX, d»i dehors.

Faites place, là.. . César !

Enlrenl Cësar, Gallus, ProculêiuS, MÉCÈNE, SÊLEUCUSeï nutres

perfion nages de la su île.

CÉSAR.

est la reine d'Egypte ?

DOLABELLA, à Cléopâtre.

C'est l'empereur, madame.

Cléopâtre se jetle aux pieds de César. CÉSAR.

Relevez-vous. Ne vous agenouillez pas. - Je vous en prie, debout 1 debout, Egypte !

CLÉOPÂTRE.

Sire, les dieux le veulent ainsi ; h mon maître et sei- gneur — il me faut obéir.

César:

Ne vous mettez point en tête d'idées pénibles ; les in- jures que vous nous avez faites, bien que le souvenir en soit écrit avec notre sang, ne :-ont plus pour nous que les effets du hasard.

CLÉOPÂTRE.

Seigneur unique du monde, je ne puis présenter ma

SCENE xxxvni. 213

propre cause assez bien pour qu'elle paraiâsejuste; mais je confesse avoir cédé aux faiblesses qui déjà trop sou- vent ont Tait la hoote de notre sexe. CÉSAR. CléopAlre, sachez - que nous sommes plus disposé k atténuer tout qu'à tout a^raver. Si vous vous conformez à nos inlentions, qui sont pour vous des plus bienveillao- tes. vous trouverez uo bénéfice h ce changement; mais, si TOUS cherches— ô me rendre responsable d'une cruauié, en suivant l'exemple d'Antoine , vous vous priverez dd

mes bienfaits, et vous exposerez vos enfants à une destruGlioa dont je les sauverai -si vous vous fiez à moi... ie vais prendre congé de vous.

aÉOrATHK.

- Vous pouvez aller h travers le monde entier; il est à vous ; et nous, vos écussons. vos insignes de victoire, nous resterons ~ Bxés » la place qui vous plaira.

Loi remetuot an papier.

Tenez, mon bon seigneur.

CÈSAH.

Je prendrai conseil de vous pour tout ce qui concerne CléopAtre.

CLÉOPATRE.

Voici le bordereau des sommes, de l'argenterie et des bijoux - qui sont eu ma possession ; c'est un relevé exact, - A quelques vétilles près... est Séleucus?

SÈUtiCUS.

Ici, madame.

CLÉOPATBR.

- Voici mon trésorier, monseigneur ; sommez-le, ft »es risques et périls, de dire si je rne suis rien réservé

- pour moi-même. Diies la vérité, Séleucus.

Madame, j'aimerais mieux sceller mes lèvres que de dire, b mes risques et périls, ce qui n'est pas.

214 ANTOINE ET GLÉOPATRE.

GLÈOPATRE.

Ou'ai-je donc caché T

SÈLEUCUS.

Assez pour racheter ce que vous avez déclaré.

CÉSAR.

Voyons, ne rougissez pas, Cléopâlre; j'approuve en ceci votre sagesse.

CLÉOPATRE.

Voyez, César, oh! voyez comme le succès attire tout! Mes gens sont désormais à vous ; et, si nous changions de situation, les vôtres seraient à moi. L'ingratitude de ce Séleucus m'exaspère : ô esclave, aussi peu digne de foi que l'amour mercenaire !

Elle s'avance vers lui roeoacaDte. Séleacus recale devant elle.

Ah! tu recules? tu auras beau reculer, je te garantis que j'attraperai tes yeux, eussent-ils des ailes ! Maroufle, scélérat sans âme, chien ! ô prodige de bassesse (32) !

CÉSAR.

Bonne reine, laissez-nous vous supplier.

CLÉOPATRE.

0 César, quelle blessante indignité! Quoi ! lorsque tu daignes me venir voir ici, et faire les honneurs de ta grandeur à une si chétive créature, il faut que mon propre serviteur ajoute à la somme de mes disgrâces le surcroît de sa perfidie ! Admettons, bon César. - que j'aie réservé quelques colifichets de femme, des baga- telles sans valeur, de ces riens qu'on offre aux amis les plus familiers; admettons - que j'aie mis à part quelque présent plus noble -pour Livie et pour Octavie, afin de me concilier leur intercession, est-il juste que je sois dé- noncée — par un homme que j'ai nourri?... 0 dieux ! ce nouveau coup rend ma chute plus profonde...

A Séleacas.

Je t'en prie, va-t'en! ou j'attiserais ma colère sous

SCÈNE ixxvm. 215

les cendres de mon malheur. . . Si tu étais un homme» tu

aurais pitié de moi.

GÈSàr.

Retirez-vous, Séleucus.

Séleoeos sort.

GLÈOPÀTRE.

Qu'on le sache, nous, les grands de la terre, nous sommes toujours blâmés -pour ce que font les autres: et, dès que nous tombons, nous avons à répondre person- nellement des fautes d'autrui. Ah! nous sommes bien k plaindre.

CËSAR.

Cléopàtre, rien de ce que vous avez réservé ou déclaré

ne sera mis au bilan de notre conquête. Tout est encore à vous, - disposez-en à votre gré; croyez bien que Cés^ir n*est pas homme à vous marchander des choses qui sont vendues par les marchands. Rassurez- vous donc ;

- ne vous faites pas une prison imaginaire; non, chère reine ; car nous entendons ne régler votre sort que d'après vos conseils. Mangez et dormez ; notre bienveil- lante compassion vous est tellement acquise que nous resterons votre ami; sur ce, adieu.

GLÊOPÀTRE.

Mon maître ! mon seigneur !

CÉSAR.

Ne m'appelez pas ainsi. . . Adieu !

César sort avec sa suite. CLÉOPÀTRE.

II me flagorne, mes filles, il me flagorne pour que je n'aie plus le sentiment de ma dignité : mais écoute, Charmion !

Elle parle bas à Charmion. IRAS.

Finissons-en, madame ; le jour brillant est passé, et nous sommes à l'heure des ténèbres.

216 ANTOINE ET CLKOPATRE.

aÉOPATRE, « Charmion.

Pars vite; - j*ai déjà donné des ordres et tout est pré- paré; — va dire qu'on se dépêche.

CHARMION.

J'obéis, madame.

Reiilre OOLABELLA. DOUBELLA.

est la reine ?

CHARMION, montroDl Cléopâtre.

Vous la voyez, seigneur.

Charmion sort. CLÉOPÂTRE.

Dolabella?

DOLABELU.

Madame , lidèle au serment que vous avez exigé de moi et que mon affection se fait scrupule de tenir, je viens vous prévenir que César a décidé de reprendre son chemin par la Syrie ; dans trois jours, - il vous enverra devant, vous et vos enfants. Faites votre profit de cet avis : j ai rempli votre désir et ma promesse.

CLÉOPATRE.

Dolabella, je resterai votre débitrice.

DOUBELLA.

Et moi, votre serviteur. - Adieu, bonne reine; il faut que je retourne auprès de César.

aÉOPATRE.

Adieu et merci.

Dolabella sort.

Kh bien! Iras, qu'en penses-tu? Marionnette égyp- tienne, tu vas être exhibée dans Rome, ainsi que moi : de misérables artisans, - avec des tabliers, des équerres et des marteaux crasseux, nous hisseront à la portée de tous les regards ; leurs haleines épaisses, rancies par une

Dourritun? grossière, feront un nuage autour de nous, et Dous serons forcées d'en aspirer la vapeur. IRAS. Aux dieux ne plaise!

CLËOPATRE.

Oui, cela est certain, Iras. D'insolents licteurs nous rudoieront comme des filles publiques ; de sales riineurs nasilleront sur nous df^s ballades ; des comédiens expéditifs

- nous parodieront en impromptu, et figureront nos orgies d'Alexandrie. Antoine sera représenté ivre; et je verrai quelque garçon criard singer la graude Gléopâtre

dans la posture d'une prostituée.

IRAS.

0 dieux bons!

OÈOPATRI.

Oui, I eta est certain.

IRAS. -Je ne le vernii jamais; car mes ongles, je suis sûre,— sont plus forts que mes yeux.

CLÉOPATRE. Certes, Toili le moyen de déjouer leurs prépsratife et 4'fcraser - leurs projets sous le ridicule!...

Eolre ChakmiûN.

CLÈOPATHR. Eh bien, Charmion?... Mes femmes, parez^moi comme ODe reine, allez me chercher mes plus beaux vêtements; J* *ais encore sur le Cydnus - à la rencontre d'Antoine.. - *i*e. Iras!... -Oui, ma noble Cbarmion, nous allons en "lir ;_ - et, quand tu auras achevé cette tAche, je te donne- ••• congé jusqu'au jour dn jugement... A Ira». Apporte-moi ma couronne et le reste... Sort Ini. Rameur sa dehort.

D'oii fient ce bruit?

^

218 AHTOINK ET aÉOPATRE.

Entre on garde. LE GARDE.

Il y a ici un homme de la campagne qui veut absolu- ment être admis devant Votre Altesse : - il vous apporte des figues.

GLtoPATRE.

Qu*il entre !

Sort le garde.

Quelle noble action peut s'accomplir avec un pauvre instrument ! Il m'apporte la liberté. - Ma résolution est fixée, et je n'ai plus rien d'une femme en moi. Désormais de la tôte aux pieds je suis un marbre im- passible ; désormais la lune variable n'est plus ma planète.

Rentre le garde, accompagn/f d'on paysan portant nne corbeille

chargée de figoes.

LE GARDE.

Voilà l'homme.

GLtoPATRE.

Retire-toi, et laisse-nous.

Le garde sort. An paysan.

As-tu ce joli reptile du Nil qui tue sans faire soufl'rir? - «

LE PAYSAN.

Oui, vraiment, je l'ai ; mais je ne voudrais pas être le particulier qui vous engagerait à y toucher, car sa morsure est immortelle ; ceux qui en meurent n'en revii^nnent ja- mais ou n'en reviennent que rarement.

CLÈOPATRE.

Te rappelles-tu quelqu'un qui en soit mort?

LE PAYSAN.

Beaucoup de personnes, hommes et femmes. J'ai on-

SCÈNE xxxvm. 219

tendu parler de Tune d'elles, pas plus tard qu'hier ; une très-honnéte femme, mais quelque peu adonnée au men- songe, ce qu'une femme ne doit jamais être, si ce n'est en tout honneur; j'ai ouï comme quoi elle est morte de la morsure de la bête, quelle peine elle a sentie... Eh bien, vraiment, elle fait du reptile un excellent rapport. Mais ce- lui qui croirait toutes les choses que disent les femmes ne serait pas sauvé la moitié de celles qu'elles font. Ce qu'il y a de faillible, c'est que le reptile est un singulier reptile.

aÉOPÀTRE.

Va-t'en d'ici. Adieu.

LE PAYSAN.

Je vous souhaite bien du plaisir avec le reptile.

Il dépose le panier. CLÈOPATRE.

Adieu.

LE PAYSAN.

Il faut toujours vous rappeler, voyez- vous, que le reptile obéit à son instinct.

CLÉOPATRE.

Oui, oui, adieu.

LE PAYSAN.

Voyez-vous, le reptile ne doit être confié qu'à la garde de personnes prudentes; car, vraiment, il ny a pas de bonté dans le reptile.

CLÉOPATRE.

Sois sans inquiétude; on y veillera.

LE PAYSAN.

Très-bien. Ne lui donnez rien, je vous prie, car il ne vaut pas la nourriture.

CLÉOPATRE.

Et moi, me mangerait-il?

220 ANTOINE ET CLÉOPATRE

LE PAYSAN.

Ne me croyez pas assez simple pour ignorer que le dia- ble lui-même ne mangerait pas une femme. Je sais que la femme est un mets cligne des dieux, quand ce n'est pas le diable qui l'accommode. Mais, vraiment, ces putassiers de diables font grand tort aux dieux dans les femmes ; car sur dix que créent les dieux, les diables en gâtent cinq.

aÉOPATRE.

C'est bien. Va-t'en, adieu.

LE PAYSAN.

Oui, ma foi , je vous souhaite bien du plaisir avec le serpent.

il sort.

Iras rentre, apportant an mantetiu royal, une couronne et autres in- signes dont elle aide Giéopâtre h se revêtir. Tout en habillant la reine, qui continue de parler, elle prend le temps de plonger son bras dans la corbeille sont cachés les aspics et Ten retire, sans que sa maîtresse s'en aperçoive.

CLÉOPATRE.

Donne-moi ma robe... Pose ma couronne... Je sens

en moi d'immortelles ardeurs. Désormais le jus de la grappe d'Egypte ne mouillera plus ma lèvre... - Leste- ment, lestement, bonne Iras, vite ! Il me semble que j'en- tends — Antoine qui appelle ; je le vois se dresser - pour louer ma noble action ; je l'entends qui se moque du bonheur de César, bonheur que les dieux accordent aux hommes pour justifier leurs futures colères. . . Époux, j'ar- rive ! Qu'à ce nom si doux mon courage soit mon titre !

Je suis d'air et de feu ; mes autres éléments, je les lègue à une plus infime existence... Bon... avez-vous fini?

Venez donc, et recueillez la dernière chaleur de mes lèvres.... Adieu, bonne Charmion ! Iras, un long adieu !

Elle len embrasse. Iras chancelle et tombe morte.

SCÈNE XXXVIÎI.

271

CLÈOPATRE, cnnlinoiiol. * \ n-1-ildonc un aspic sur mes lèvres? quoi, tombes? Si tu peux si doucement le séparer de h nature. le coup de la mort est comme l'étreinte d'un amant, - qui blesse Pl qu'on sonhnite... Es-lu donc immobile ? Situ t'évanouis ainsi, tu déclares au monde qu'il n'est pat> digne d'un adieu.

cnAR«Io^.

- Nuages épais, dissolvez-vous en pluie, que Je puisse dire : Les dieux eux-mêmes pleurent !

CLÈOPATRE.

Ceci m'accuse de lâcbeté : si elle rencontre la pre- mière Antoine dans son tourbillon, il lui demandera de mes nouvelle!' en lui accordant ce baiser - qui est pour moi le ciel.

A l'atpic qu'eMe applique iiir sod sein.

Viens, misérable tupur. défais avec ta dent acérée le nœud ardu de cette vie : pauvre bêf venimeuse. ir- rite-loi et dépêche... Oh ! que ne peux-tu parler, - pour que je t'entende appeler le grand César âne slupide ! CUARiaON.

0 étoile d'Orient î

CLÉOrATRE. Silence ! silence ! - Ne vnis-lu pas mon enfant h la ma- melle - qui telle sa nourrice en l'endormant ?

ouitum. Oh! finissons' finissons!

CLÈOPATRE.

Aussi suave qu'un baume, aussi doux que l'air, aussi tendre... - 0 Antoine!

Appliiiuaiit au BDtre aspic a son brus.

Allons, je veux le prendre, toi aussi... - Pourquoi res- teniis-je. . . .

Elle eipite.

222 ÂNTOINB ET CLËOPATRB.

CHÀRinON.

-Dans ce monde désert?... Adieu donc !...- Mainte- nant, ô mort ! tu peux te vanter d'avoir en ta possession une créature incomparable ! . . .

Loi fermant les yeox.

Rideaux frangés, fermez-vous ! Et puisse le dieu d'or Phébus ne jamais être contemplé d'un regard si royal !... Votre couronne est de travers ; je vais la redresser, et puis je prendrai congé.

Eotreol précipiummeot plusieurs gardes. PREMIER GARDE.

est la reine. ^

GHARiaON.

Parlez doucement, ne l'éveillez pas.

PREMIER GARDE.

César a envoyé. . .

CHARMION.

Un messager trop lent.

Elle s'applique un aspic.

Oh ! viens ! vite ! dépêche ! Je te sens déjà.

PREMIER GARDE.

Arrivez vite, holà ! il y a quelque malheur. César est trahi.

DEUXIÈME GARDE.

Dolabella vient d'être envoyé par César... Appe- lez-le !

PREMIER GARDE, considérant Cléopâtre.

Quelle est cette besogne?... Charmion, cela est-il beau?

CHARMION.

Très-beau, et convenable à une princesse extraite de la race de tant de rois ! . . . - Ah ! soldats (33) !

Elle expire.

SCÈNE xxxvm. 2?3

Entre Dolabella. DOLABELLA.

- Que se passe-t-il ici?

DEUXIÈME SOLDAT.

Toutes mortes !

DOLABELLA.

César, tes conjectures viennent de se réaliser. Tu arrives pour voir accompli Tacte redouté que tu avais tant cherché à prévenir.

VOIX, an dehors.

Place, ! Place à César !

Entrent César et m saite. DOLABELLA.

-Ah,! seigneur, vous étiez un trop infaillible augure : ce que vous craigniez s'est accompli.

CÉSAR.

C'est une fin héroïque ! Elle avait pénétré nos inten- tions, et, en vraie reine, elle a tout décidé à sa guise... Comment sont-elles mortes ? Je ne vois pas couler leur sang.

DOLABELLA.

Qui les a quittées le dernier ?

PREMIER GARDE.

Un simple campagnard qui leur a apporté des figues : - voici son panier.

CÉSAR.

Ces figues étaient donc empoisonnées?

PRECHER GARDE.

0 César ! - Cette Charmion vivait, il n'y a qu'un mo- ment ; elle était debout et parlait ; je l'ai trouvée raccou- trant le diadème de sa maîtresse morte ; elle était toute tremblante, et soudain elle s'est afiaissée.

CÉSAR.

0 noble faiblesse / Si elles avaient avalé du poison,

224 ANTOnfE BT GLÊOP\TRE

cela se reconnaîtrait à quelque enflure extérieure ; mais Cléopâtre semble endormie, comme si elle voulait atti- rer un autre Antoine dans le filet tout-puissanl de sa grflce.

DOIABELLA.

Là, sur son sein, il y a un épancheraent de .^ang et une légère tuméfaction : la même marque est à son bras.

PREMIER SOLDAT.

C'est la trace d'un aspic : ces feuilles de figuier -ont sur elles la bave que laissent les aspics dans les cavernes du Nil.

CÉSAR.

Il est très-probable qu'elle est morte ainsi , car son médecin m'a dit qu'elle avait recherché par d'innom- brables expériences les genres de mort les plus doux. Emportez-la sur son lit, et relirez ses femmes de ce monu- ment. — Elle sera ensevelie auprès de son Antoine ; - nulle tombe sur la terre n'aura enveloppé un couple aussi fa- meux. De si grands événements frappent ceux mêmes qui les ont faits; et leur histoire vivra dans la pitié des âges aussi longtemps que la gloire de celui qui a rendu leur fin lamentable. Notre armée, avec uno pompe solen- nelle , assistera à ces funérailles ; et ensuite à Rome* ! Allez, Dolabella, veillez à ce que le meilleur ordre préside à cette grande solennité.

Tous sortent.

FIN D'ANTOINE ET CLÉOPÂTRE.

LA

TRÈS EX-

cellente et lamentable Tragédie de Roméo

et Juliette

NoavilUmait corrigée, aagmentit tt

amendée :

Comme elle a été souventefois jouée publiquement par les

serviteurs du très honorable

Lord Chambellan.

LONDRES

ede pour outique p

'^99

Imprimé par Thomas Creede pour Cuthbert 8urby et mis en vente à sa boutique prés la Bourse

PftSIllICCS 34

Ll m3Cl et r

CiTTLIT »

l«:i£ù. iif et Wo VIHCrnO. pcremc la 7r:met d TTÎaLT. a«ven de Ca9<b<t. FR£3E ULliI^a. wHse Hkiâl 1115. r«ix2sau i*i EiLTRlZiB. p*£e 5A1S03 I

ABBAfllM, ▼■lei de !«o«ugxie. MEftBf, fdet de b nocmei» C5 iPCfTHlCiUK. LI CL0W5. TlOtS VCSiOE».

C^ OFFICm

LADY MOTTIGCE. femme de MoiiU^nie. UDT CAPCLET, femme de Opulet JlLirTTE, fiUe de C«pakt. LA 50LBRICE.

CHOYEES DE TEROXE ; SEIG^ÎEUIS ET DAMES , P-AKENTS DES DEUT FAMILLES; MASOCES , GARDES, GUETTEURS DE MHT. GEXS DE SIRTICE.

seéué est UntAt è Vérone, laoUk à Mantooe.

CHŒUR.

Deux familles, égales en noblesse,

Daus la belle Vérooe, noas plaçons notre scène.

Sont entraînées par d'anciennes rancones à des rixes Dcavelles

le sang des citoyens sooille les mains des citoyens.

Des entrailles prédestinées de ces deui ennemies

A pris naissance, sons des étoiles contraires, an eoaple d'amoareoi

Dont la mine néfaste et lamentable

Doit ensevelir dans lear tombe Tanimosité de lears parents.

Les terribles péripéties de leur fatal amoar

Et le:» eflets de la rage obstinée de ces familles

Ooe peut seule apaiser la mort de lears enfants

Vont en deax heures être exposés sur notre scène.

Si vous daignez nous écooter patiemment,

Notre zèle s'efforcera de corriger notre insoffisance (35).

SCÈNE I.

[Vérouc. Uao place publique.]

EDlrcDt Samson et Grégoire, àtmés d'épées et de boacliers.

SÂMSON.

Grégoire, sur ma parole, nous ne supporterons pas leurs brocards.

GRÉGOIRE.

Non, nous ne sommes pas gens à porter le brocart.

SÂMSON.

Je veux dire que, s*ils nous mettent en colère, nous allongeons le couteau.

GRÉGOIRE.

Oui, mais prends garde qu'on ne t'allonge le cou tdt ou tard.

SAMSON.

Je frappe vite quand on m'émeut.

GRÉGOIRE.

Mais tu es lent à t'émouvoir.

SAMSON.

Un chien de la maison de Montagne m'émeut.

GRÉGOIRE.

Qui est ému, remue; qui est vaillant, tient ferme; consé- quemment, si tu es ému, tu l&ches pied.

vil. 15

ROHËO KT JDUBTTK. SIMSON.

aod un chien de cette maison-là m'émeut, je tiens B. Je suis décidé h prendre le haut du payé sur tous les agnes, hommes ou femmes.

GRÉGOIRE. B prouve que tu n'es qu'un faible drAle; les faibles nient toujours au mur.

SUISON. est vrai ; et voilà pourquoi les femmes, étant les vases ilus faibles, sont toujours adosséesau mur ; aussi, quand si affaire aux Hontagues, je repousserai les hommes du et j'y adosserai les femmes.

GRÉGOIRE.

querelle ne regarde que nos maîtres et nous, leurs

aporte I je veux agir en tyran. Quand je me serai ivec les hommes, je serai (iruel avec les femmes. Il UB plu^ 4e visses 1

GRÉGOIRE. Tu feras donc sauter toutes leurs létes?

SAHSON.

Ou tous leurs pucelages. Comprends la chose comme tu V9udras.

GRÉGOIRE. Celles-là comprendront U chose, qui la sentiront.

6AHS0H- Je la leur ferai sentir tant que je pourrai tenir ferme , et l'on sait que je suis un joli morceau de chair. GRÉGOIRE. Il est fort heureux que tu ne sois pas poisson ; tu aurais fait un pauvre merlan. Tire ton instrument: en voici venir deux de la maison de Montague.

Ils dégainent.

SCÈNE I. 231

Entrent Abraham et Balthazar.

SAMSON.

Voici mon épée nue; cherche-leur querelle; je serai derrière loi.

GRÉGOIRE.

Oui, tu te tiendras derrière pour mieux déguerpir.

SÀMSON.

Ne crains rien de moi.

GRÉGOIRE.

De toi? Non, morbleu.

SAMSON.

Mettons la loi de notre côté et laissons-les commencer.

GRÉGOIRE.

Je vais froncer le sourcil en passant près d'eux, et qu'ils le prennent comme ils le voudront.

SÀMSON.

C'est-à-dire comme ils l'oseront. Je vais mordre mon pouce en les regardant, et ce sera une disgrâce pour eux, s'ils le supportent (36).

ABRAHAM, h Samson.

Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce, monsieur?

SAMSON.

Je mords mon pouce, monsieur.

ABRAHAM.

Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce, monsieur ?

SAMSON, bas, à Grégoire.

La loi est-elle de notre côté, si je dis oui?

GRÉGOIRE, bas, à Samson.

Non.

SAMSON, haut, à Abraham.

Non, monsieur, ce n'est pas à votre intention que je

232 ROMÉO ET JILIKTTE.

mords mon pouce, monsieur; mais je mords mon pouce, monsieur.

GRÉGOIRE, i Abraham.

Cherchez-vous une querelle, monsieur ?

ABRAHAM.

Une querelle, monsieur? Non, monsieur!

SAMSON.

Si vous en cherchez une, monsieur, je suis votre homme. Je sers un maître aussi bon que le vôtre.

ABRAHAM.

Mais pas meilleur.

SAMSON.

Soit, monsieur.

Entre au fond da théâtre Benvolio ; puis, a distance, derrière lui,

Tybalt.

GRÉGOmE^ à Saroson.

Dis meilleur! Voici un parent de notre maître.

SAMSON, à Abraham.

Si fait, monsieur, meilleur!

ABRAHAM.

Vous en avez menti.

SAMSON.

Dégainez, si vous êtes hommes !

Tous se mettent en garde.

Grégoire, souviens-toi de ta maltresse botte !

BENVOLIO, s'avançant, la rapière au poing.

Séparez-vous, imbéciles! rengainez vos ép^s; vous ne savez pas ce que vous faites.

Il rabat les armes des valels. TYBALT, s*élançant, l'épée nue, derrière BenTolio.

Quoi ! l'épée à la main, parmi ces marauds sans cœur! Tourne-toi, Benvolio, et fais face à ta mort.

BENVOUO, à Tyball.

Je ne veux ici que maintenir la paix ; rengaine ton

scÈ^'E I. 233

épée, ou emploie-la, comme moi» à séparer ces hommes.

TYBALT.

Quoiy i'épée à la main» tu parles de paix ! Ce mot» je le bais, - comme je hais Tenfer» tous les Montagues et toi. A toi, lâche!

Tous te battent. D'aotres partisans des deux maisons arrivent et se joignent à la mêlée. Alors arrivent des citoyens armés de bâtons (37) .

PREMIER CITOYEN.

A l'œuvre les bâtons, les piques, les pertuisanes ! Frappez! Écrasez-les! - A bas les Montagues! à bas les Capulets !

Entrent Cafui.et, en robe de chambre, et lady Capulbt.

CAPULET.

Quel est ce bruit?... Holà! qu'on me donne ma grande épée.

UDY CAPULET.

Non! une béquille! une béquille!... Pourquoi de- mander une épée?

CAPULET.

Mon épée, dis-je ! le vieux Montague arrive et bran- dit sa rapière en me nai^uant !

Entrent Montague, Tépée à la main, et lady Montague.

MONTAGUE.

A toi, misérable Capulet ! ... Ne me retenez pas ! lâchez- moi.

UDY MO:tTAGUE^ le retenant.

Tu ne feras pas un seul pas vers ton ennemi (38).

Entre le prince, avec sa suite. LE PRINCE.

Sujets rebelles, ennemis de la paix! profanateurs

234 . ROMÉO ET JULIETTE.

qui souillez cet acier par un fratricide!... Est-ce qu'on ne m'entend pas?... Holà! vous tous, hommes ou brutes,

qui éteignez la flamme de votre rage pernicieuse— dans les flots de pourpre échappés de vos veines, sous peine de torture, obéissez ! Que vos mains sanglantes jettent à terre ces épées trempées dans le crime, et écoutez la sentence de votre prince irrité !

Tous les combattants s'arrêtent.

Trois querelles civiles, nées d'une parole en Tair, ont déjà troublé le repos^de nos rues, par ta faute, vieux Capulet, et par la tienne, Montague ; trois fois les anciens de Vérone, dépouillant le vêtement grave qui leur sied,

ont saisir de leurs vieilles mains leurs vieilles per- tuisanes,'— gangrenées par la rouille, pour séparer vos haines gangrenées. Si jamais vous troublez encore nos rues,

votre vie payera le dommage fait à la paix. Pour cette fois, que tous se retirent. —Vous, Capulet, venez avec moi ;

et vous, Montague, vous vous rendrez cette après-midi,

pour connaître notre décision ultérieure sur cette affaire,

au vieux château de Villafranca, siège ordinaire de notre justice. Encore une fois, sous peine de mort, que tous se séparent (39) !

Tous sortent, excepté Montague, lady Montague et Benvolio.

MONTAGUE.

Qui donc a réveillé cette ancienne querelle? Parlez, neveu, étiez-vous quand les choses ont commence ?

BLNTOLIO.

Les gens de Yo*?e adversaire et les vôtres se bat- taient ici à outrance quand je suis arrivé; j'ai dégainé pour les séparer; à l'instant même est survenu le fou- gueux Tybalt, l'épée haute, vociférant ses défis à mon oreille, en môme temps qu'il agitait sa lame autour de sa tète et pourfendait l'air qui narguait son impuissance

bcAhi 1. par un sifQemeDt. Tandis qu6 dous écbaDgions les coups et les estocades, sont arrivés des deux edtés de nooveauz partisans qui ont combattu jusqu'à ce que le prince soit venu les séparer (40}.

USï HfflJTAGUI. Oh l est donc Roméo? l'avez-vous vli aujoRM'hiliT Je suis bien aise qu'il n'ait pas été dans eette bagarre.

Madattie, une hetire avant que le soteii saCté la vitre d'or de l'Orient, - tnon esprit agité tn'a eotrall sortir ; tout en marchant dads le bois sj'coroores qui s'étend à l'ouest de la ville, - j'ai vu votre fils qui s^ promenait déjà ; je me suis dirigé vêts lai, inais, î môb aspect, il s'ost dérobé dans les profondeurs du bols. Pour moi, jugeant de ses émotions par les miennes, qui ne sont jamais aussi absorbantes que quand elles sont soli- taires, -j'ai suivi ma fantaisie sans poursuivre la sienne, et j'ai évité volontiers qui me fuyait si voloolïers (41).

MOSTAGUB.

Voilà bien des matinées (42) qu'on l'a vu augmen- ter de ses larmes la fraîche rosée du matin et à force de soupirs ajouter des nuages aui nuages. Mais, aussilât qsa le vivifiant soleil commence, dans le plus lointain orient^ i tirer les rideaux ombreux du lit de l'Aurore, vite mon fils accablé fuit la lumière, il rentre, s'emprisonne dans sa chambre, ferme ses fenêtres, lire le verrou sur le beau jour, - et se fait une nuit artiGcielle. - Ah ! celte humeur sombre lui sera falale, si de bons conseils n'en dissipent la cause.

BENYOUO.

Cette cause, la connaissez-vous, mon noble oncle?

VONTAGCE.

Je ne la connais pas et je n'ai pu l'appnmdre de lui.

236 ROMÉO ET JDLIETTE.

BENYOUO.

Avez-vous insisté pi^s de lui suffisamment?

MONTAGDE,

J'ai insisté moi-même, ainsi que beaucoup de mes amis; - mais il est le seul conseiller de ses passions; il est l'unique confident de lui-même, confident peu sage peut-être, mais aussi secret, aussi impénétrable, aussi fermé & la recherche et à Texamen que le bouton qui est rongé par un ver jaloux avant de pouvoir épanouir à Tair ses pétales embaumées - et offrir sa beauté au soleil ! Si seulement nous pouvions savoir d'où lui viennent ces douleurs, nous serions aussi empressés pour les guérir que pour les connaître.

Roméo paratt à dislance. WESSOUO.

Tenez, le voici qui vient. Eloignez-vous, je vous prie , OU je connaîtrai ses peines, ou je serai bien des fois refusé.

MONTÂGUE.

Puisses-tu, en restant, être assez heureux pour entendre une confession complète!... Allons, madame, partons !

Sortent Montagne et lady Montngue.

BEN voue.

Bonne matinée, cousin!

ROMÉO.

Le jour est-il si jeune encore?

BENVOUO.

Neuf heures viennent de sonner.

ROMÉO.

Oh ! que les heures tristes semblent longues ! N'est-ce pas moD père qui vient de partir si vite?

DESVnUO. - C'est lui-rûêrae. Quelle est doue la tristesse qui allonge les heures de Roméo?

- La tristesse de ne pas avoir ce qui les abrégerait.

BEWOUO.

- Tu es amoureux?

HOUÉO. Je suis éperdu...

BEtnOLIO.

D'amour !

- Des dédains de celle que j'aime.

BL1V0U0.

- Hélas! faut-il que l'amour, si doux en apparence, soit si t^rannique et si cruel à l'épreuve ?

ROMÈn,

- Hélas ! faut-il que l'amour, malgré le bandeau qui l'aveugle. trouve toujours, sans y voir, un chemin vers son but (43)!... - dînerons-nous?... 0 mon Dieu!... Quel ûlaii celapage?.., - Mais non, ne me le dis pas, car je sais tout ! Ici on a beaucoup à faire avec la haine, mais plus encore avec l'amour... —Amour! û tumultueux amour I 0 amoureuse haine! 0 tout, créé de rien ! 0 lourde légèreté ! vanité sérieuse ! Informe chaos d ravissantes visions! Plume de plomb, lumineuse fu- mée, feu glacé, santé maladive! Sommeil toujours éveillé qui n'est pas ce qu'il est ! Voilà l'amour que je sens, et je n'y sens pas d'amour. . . Tu ris, n'est-ce pas ?

BHn'OUO. Ron, cousin : je pleurerais plutôt. ROUËU.

- Bonne flme!... et de quoi?

238 ROMÉO ET JULIETTE.

BENVOUOb

De voir ta bonne âme si accablée.

ROMÉO.

Oui, tel est l'effet de la sympathie. La douleur ne pesait qu'à mon cœur, et tu veux l'étendre sous la pression

de la tienne : cette affection que tu me montres ajoute une peine de plus à l'excès de mes peines. L'amour est une fumée de soupirs; dégagé, c'est une flamme qui étincelle aux yeux des amants ; comprimé, c'est une mer qu'alimentent leurs larmes (44). Qu'est-ce encore? la folie la plus raisonnable, une suffocante amertume, une vivifiante douceur!... Au revoir, mon cousin,

U va pour sortir. BENVOUO.

Doucement, je vais vous accompagner : vous me faites injure en me quittant ainsi.

ROMËO.

Bah ! je me suis perdu moi-même ; je ne suis plus ici ; ce n'est pas Roméo que tu vois, il est ailleurs.

BENVOLIO.

Dites-moi sérieusement qui vous aimez.

ROMÈO.

Sérieusement? Roméo ne peut le dire qu'avec des sanglots.

BENVOUO .

Avec des sanglots? non ! Dites-le-moi sérieusement.

ROMÉO.

Dis donc à un malade de faire sérieusement son tes- tament ! Ah ! ta demande s'adresse mal à qui est si mal !

Sérieusement, cousin, j'aime une femme.

BENVOUO.

En le devinant, j'avais touché juste.

ROMÉO.

Excellent tireur!... j'ajoute qu'elle est d'une écla- tante beauté.

SCÈNE I.

239

BENVOLIO. - Plus le but est éclatant, beau cousin, plus il est facile f'mèindre.

BOBÉO.

Ce irdit-là frappe fi cflté ; cap ello est hors d'atteiolo

- des Dèches de Cupidoo ; elle a le caractère de Diane ; - armée d'une chasteté à toute épreuve, elle vil à l'abri de l'arc enfantin de l'Amour; - elle ne se laisse pas assiéger en termes amoureux. - elle se dérobe au choc des regards provocauls (43) et ferme son giron à l'or qui séduirait une sainte. Oh ! elle est riche en beauté, misérable seule- ment — en ce que ses beaux trésors doivent mourir avec elle (46) !

BLWOUO.

Elle a donc juré de vivre toujours chaste*

BOM^.

Elle l'a juré, et cette réserve produit une perte im- mense. - En aflamaiit une telle beauté par ses rigueurs,

elle en déshérite toute la postérité. - Ulle est trop belle, trop sagi-, trop sagement belle, car elle mérite le ciel en faisant mon désespoir. Elle a juré de n'aimer jamais, et ce serment me tue en me laissant vivre, puisque c'est un vivant qui te parle.

B£11\'0U0.

Suis mon conseil ; cesse de penser à elle.

HOHËO.

Oli! apprends-moi comment je puis cesser de penser.

HESSQUO.

Eo readant la liberté à tes yeux : - examine d'autres beautés,

Ce serait le moj'en ~ de rehausser encore ses grûces exquises. -~ Les bienheureux mnsques qui baisent le front des belles, ne servent, par leur noirceur, qu'à nous rsp-

L

ffétr^ M»iiii'iiii qtTm

hfte

ee SKRI-&. d^aî je Bonr oBohibk!

SCÈ\E IL

CaKICT, PaBB d It GL9V1I.

CAFOIT.

lloiitagiie est lié eomnie moi, ci sons une égale tatiûoa. D n est pts bien difficile, je pense, i des TÎetl- kvds commeiiofisdegarder kpaix[4T\

PUIS.

Yoos afcz tous deux k plus hooonhie répotalioo ; cl c'est pitié que tous ajei iréca si longtemps eo queielle... ^ liais maintenant, nK)ttseignear, que répcmki-Toas à ma reqoête?

Je ne pois que redire ce que j'ai déjà dit. Mon en- tàùi est encore étrangère au monde ; <- eUe n'a pas encore m k fin de ses quatorze ans ; kissons deux étés encore se flétrir dans kur orgueil, arant de k juger mûre pour k mariage.

PAUS.

De plus jeunes qu'elle sont déjà d'heureuses mères.

CàlULBT.

Trop Tite étiolées sont ces mères trop précoces...

SCÈNE 11. S41

La [erre a englouti toutes mes esptirauccs ; Juliette seule, - Julielle est la reine espérée de raa terre. Courtisez-la, gentil Pflris, obtenez son cœur ; - mon bon vouloir n'est que la conséquence de son assentiment ; si vous lut agréez, c'est de son choix - que dépendent mon appro- bation et mon plein consentement... [48] —Je donne ce soir une fête, consacrée par un vieil usage, à laquelle j'invite ceux que j'aime ; vous serez le très-bienvenu, si vous voulez être du nombre. Ce soir, dans ma pauvre de- meure, attendez-vous à contempler des étoiles qui, tout en foulant la terre, éclipseront la clarté des cieux. Les dé- licieux transports qu'éprouvent les jeunes galants alors qu'Avril tout pimpant arrive sur les talons - de l'imposant hiver, vous les ressentirez ce soir chez moi, au milieu de ces fraîches beautés en bouton. Écoutez-les toutes, vojez-les toutes, - et donnez la préférence k celle qui la méritera. Ma fille sera une de celles que vous verrez, - et, si elle ne se fait pas compter, elle peut du moins fair nombre. - Allons, venez avec moi...

Holà, maraud ! tu vas te démener - à travers notre belle i Vérone ; tu iras trouver les personnes dont les noms sont écrits ici, et tu leur diras que ma maison et mon hospitalité sont mises à leur disposition.

It remet an papier «a clown et sort avec Firi*.

dOWN, seul, les jenx (Itëi sar le papier. Tnraver les gens dont les noms sont écrits ici [49)? Il est écrit... que le cordonnier doit se servir de sa verge, le tail- leur do son aléoe, le pêcheur de ses pinceaux et le peintre ' de ses filets; mais moi, on veut que j'aille trouver les per- sonnes dont les noms sont écrits ici, quand je ne peux même pas trouver quels noms a écrits ici l'écrivain ! Il faut queje m'adresse aux savants... Heureuse rencontre!

242 ROXÉO ET JULIETTE.

Entrent Benvouo et Roméo. BE5V0U0.

Bah ! mon cher, une inflammation éteint une autre inflammation ; une peine est amoindrie par les an- goisses d'une autre peine. La tête te tourne-t-elie ? tourne en sens inverse, et tu te remettras... -r Une douleur désespérée se guérit par les langueurs d'une douleur nou- velle ; que tes regards aspirent un nouveau poison, el l'ancien perdra son action venimeuse.

ROMÉO, iroDiqoement.

La feuille de plantain est excellente pour cela (50).

BENVOUO.

Pour quoi, je te prie ?

ROMÉO.

Pour une jambe cassée.

BEN\'0U0.

Ça, Roméo, es- tu fou?

ROMÉO.

Pas fou précisément, mais lié plus durement qu'un fou ; je suis tenu en prison, mis à la diète, flagelle, tourmenté et...

Ao clown.

Bonsoir, mon bon ami.

LE GLô^^li• Dieu vous donne le bonsoir!... Dites-moi, monsieur, savez-vous lire?

ROMËO.

Oui, ma propre fortune dans ma misère.

LE CLOWN.

Peut-être avez- vous appris ça sans livre: mais, dites- moi, savez-vous lire le premier écrit venu?

ROMÉO.

Oui, si j'en connais les lettres et la langue.

8GÉNS U. 843

LE (WVfV.

Tous parlez cx)ngruineDt. Le ciel vous tienne en joie !

u va pour se retirer. ROMÉO 9 le rappelant.

Arrête, Tami, je sais lire.

Il prend le papier des mains dn valet et lit :

« Le signer Martine^ sa femme et ses filles ; le comte Anselme 0t ses charmantes sœurs ; la veuve da signer Vitruvio ; le signor Placen- tio et ses aimables nièces ; Mercntio et son frère Valentin ; mon oncle Capolet, sa femme et ses filles ; ma jolie nièce Rosaline ; Livia ; le figi^or Yalentio et son consin Tybalt ; Locio et la vive Héléna. »

Rendant le papier.

Voilà une belle assemblée. doit-elle se rendre ?

LE CLOWN.

LÀ-haut.

cela?

Chez nous, à souper. Chez qui ?

Chez mon maître.

ROHÉO.

LE CLOWN.

ROMÉO.

LE CLOWN.

ROMÉO.

J'aurais commencer par cette question .

LE CLOWTî.

Je vais tout vous dire sans que vous le demandiez : mon maître est le grand et riche Capulet ; si vous n'êtes pas de la maison des Montagnes, je vous invite à venir chez nous faire sauter un cruchon de vin... Dieu vous tienne en joie !

Il sort. BENVOUO.

C'est l'antique fête des Capulets ; la charmante Ro-

244 wornÈb ET joiette:.

nlîiie, œUe qoe ta aimes tant, y soopera, ai&si que tootes les bernés adoûrées deTmoe; tbs-t, puis, d*un €Bfl impartial, compare sod nsa^ i d autres que je te montrerai, et je te ieni coofoûr que too crgne n est qa'oo corbeau.

Si jamais mon regard, en dépit d^une rdigieuse dé- folioo, prodamait un tel mensonge, que mes larmes se changent en flammes ! et que mes jeux, restés vi- fants, quoique tant de fois noT^ ~ transparents héré- tiques, soient noyés ccHnme imposteurs ! Une femme plus bdle que ma Imn-aimée ! Le soleil qui Toit tout n'a jamais vu son égale dqmis qu a comm^icé le monde !

icnrouo.

Bah ! TOUS l'avez vue belle, parte que tous l'avez vue seule ; - pour vos yeux , elle n'avait d'autre contre-poids qu'elle-même ; mais, dans ces balances cristallines, met- tez votre - bien -aimée en regard de telle autre beauté que je vous montrerai toute brillante à cette fête, et die n'aura plus cet éclat qu'elle a pour vous aujourd'hui.

ROMÉO.

Soit ! J'irai, non pour voir ce que tu dis, mais pour jouir de la splendeur de mon adorée.

Us sortent.

SCÈNE m.

[Dans nuÎMD de CapoIeL]

Ëotrent ladt Capclet et h NOuaaicE.

UDY CAPCLET.

Nourrice, est ma fille T Appelle-la.

U NOURRICE.

Eh ! par ma virginité de douze ans, je lui ai dil de venir...

Appelint. Allons, mon agneau! Allons, mon oisoUe! - Dieu me pardonne ! ... est donc cette tîlle ?. . . Allons, Juliette !

Entre Jfl.lETTE. ^ '

JUUEHE. '

Ehbien, qui m'appelle?

U NOUfimCE. Votre mère.

JUUnTE. Mevoici, madame. Quillb est volri; volonté? lADÏ aPL'UT.

Voici la chose. . . Nourrice, laîsse-nous un peu ; - nous avons à cnuser en secret...

La Dotirrite va pour sortir. Non, reviens, nourrice; —je me suis ravisée, ta assis- teras à notre conciliabule. Tu sais que ma fille est d'un joli âge.

U NOURRICE.

Ma foi, je puis dire son fige h une heure près.

UDï rXPLlET.

Elle n'a pas quatorze ans.

U .\0URR1CE. Je parierais quatorze de mes deuts, et, à ma grande douleur, je n'en ai plus que quatre, qu'elle n'n pas qua- torze ans... Combien ya-t-il d'ici à la Saint-Pierre-ès-Liens? UDÏ CAPULET. Une quinzaine au moins?

LA NOURRICE.

Au moins ou au plus, n'importe ! Entre tous les jours de l'année, c'est précisément la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens qu'elle aura quatorze ans. Susanne et elle, Dieu garde toutes lésâmes chrétiennes! -étaient du

Tii. u;

M

246 ROHto BT JULIEHE.

même tge... Oui, à présent, Susanne est avec Dieu : elle étah trop bonne pour moi ; mais, comme je disais, la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens elle aura quatorze ans ; - elle les aura, ma parole. Je m*en souviens bien. Il y a maintenant onze ans du tremblement de terre ; et elle fut sevrée, je ne l'oublierai jamais, entre tous les jours de Tannée, précisément ce jour-lè ; car j'avais mis de l'ab- sinthe au bout de mon sein, et j'étais assise contre le mur du pigeonnier ;— Monseigneur et vous, vous étiez alors à Mantoue. . . Oh ! j'ai le cerveau solide 1. . . Mais, comme je disais, - dès qu'elle eut goûté l'absinthe au bout— de mon sein et qu'elle en eut senti l'amertume, il fallait voir comme la petite folle, toute furieuse, s'est emportée contre le téton 1 - Tremble, fit le pigeonnier ; il n'était pas besoin, je vous jure, de me dire de décamper... Et il y a onze ans de ça ; car alors elle pouvait se tenir toute seule ; oui, par la sainte croix, elle pouvait courir et trottiner tout partout ; car, tenez, la veille même, elle s'était cogné le front ; et alors mon mari. Dieu soit avec son âme ! c'était un homme bien gai ! releva Tenfant : Out-dà,dit-il, tu tombes mr la face? - Quand tu auras plus d'esprit^ tu tomberas sur le dos; n* est-ce pas^ Juju î Et, par Notre- Dame, la petite friponne cessa de pleurer et dit : Oui ! Yoyez donc à présent comme une plaisanterie vient à point ! Je garantis que, quand je vivrais mille ans, je n'oublierais jamais ça : HT est-ce pas, Juju? fit-il ; et la petite folle s'arrêta et dit : Oui !

Limr CAPUUT.

En voilà assez ; je t'en prie, tais-toi.

U NOURRICE.

Oui, madame; pourtant je ne peux pas m'empécher de rire quand je songe qu'elle cessa de pleurer et dit : 0ml Et pourtant je garantis qu'elle avait au front une boaae aussi grosse qu'une coque de jeune poussin, un

SCÈNE 111. m

i-oup terrible! Et elle pleurait amèrement : Oui-dà, 6t mon mari, tu lombes sur la face ? Quand tu seras £âge, tu tomberas sur le dos;— n'est-ce pas, Juju. ? Et elle s'arrêta et dit : Oui (fil) !

JUUBHG.

Arrôt6-toi donc aussi, je feo prie, nourrice !

LA KOURHICE.

Paix! j'ai fini. Que Dieu le marque de sa grflce !— Tu étais le plua joli poupon que j'aie jamais nourri ; si je puis ïivre pour te voir marier un jour, je serai satis- faite.

UkDY CACDLET.

VoilS jusiemeut le sujet dont je viens l'entretenir... Dis-moi, Juliette, ma fille, - quelle disposition te sens-tu pour le mariage?

JULUTTS.

C'est un honneur auquel je n'ai pas même songé.

U NOUHRICE.

Uo honneur! Si je n'étais pas ton unique nourrice,— je dirais que tu as sucé Is sagesse avec le tait.

UOÏ WPtlLET.

Eh bien, songez au mariage dès à présent ; de plus jeunes que vous, -dames fort estimées, Ici à Vérone môme,

- sont d(ji devenues mères; si je ne me trompe, —j'étais mère moi-même avant l'flge vous êtes fille encore. En deux mots, voici : le vaillant Paris vous recherche puur M fiancée [Si).

U KOURniCE.

VoilJi un homme, ma jeune dame ! un homme comme le monde entier... Quoi! c'est un homme en cire î

LADÏ CiPULET.

Le parterre de Vérone n'offre pas une fleur pareille

248 ROMÉO KT IL'L1£TTE.

LA Homiici.

Oui, ma foi, il est la fleur do pays, la flear par ex- edlenee (53).

UDT CàPUUT.

Qo'en dites-Toas ? Pourrez-Toas aimer ce gentilhomme ? Ce soir foos le verrez à notre fête; lisez alors sur le Tisage du jeune Pflris, et observez toutes les grâces qu'y a tracées la plume de la beauté ; examinez ces trails si bira mariés, - et voyez quel charme chacun prête à l'au- tre ; si quelque chose reste obscur en cette belle page, vous le trouverez éclairci sur la marge de ses yeux. Ce précieux livre d'amour, cet amant jusqu'ici détaché, —pour être pariait, n'a besoin que d'être relié!... Le poisson brille sous la vague, et c'est la splendeur suprême pour le beau extérieur de receler le beau intérieur; aux yeux de beaucoup» il n'en est que plus magnifique» le livre qui d'un fermoir d'or étreint la légende d'or ! Ainsi, en l'épousant, vous aurez part à tout ce qu'il possède, sans que vous-même soyez en rien diminuée.

U NOURRICE.

' —Elle, diminuer! Elle grossira, bien plutôt. Les femmes s'arrondissent auprès des hommes I

LADT GàPUlET , à JnUeCte.

Bref, dites-moi si vous répondrez à l'amour de Péris.

JUUETTE.

Je verrai à l'aimer, s'il suffit de voir pour aimer : mais mon attention à son égard ne dépassera pas la por- tée que lui donneront vos encouragements.

En Ire un valet. LE VALET.

Madame, les invités sont venus, le souper est servi ; on tous appelle ; on demande mademoiselle ; on maudit la

SCÉflE IV. 349

nourrice h l'office ; et tout est terminé. Il faut que je m'en aille pour servir; je vous en conjure, veaez vile.

LADÏ CAPULET.

- Nous le suivons, Juliette, le comte nous atlend,

lïOURRlCE.

- Va, fillette, va ajouter d'heureuses nuits à tes heureux jours.

Toni sorleot.

SCÈNE IV.

[Une place sor laquelle est «iluée U maison de Capulei.]

Katreot nOMf.u, eoilamé en ptlerin ; Heecutio, Benvolio, avec cinri 00 lii matqaei: dei geai poriauldes torches et Jes moaiciens.

ROUËO.

- Voyons, faut-il prononcer un discours pour nous ex- cuser — ou entrer sans apologie ?

BES\-OUO.

- Ces harangues proUies ne sont plus de mode. Nous n'surous pas de Cupidon aux ^'eux bandits d'une ëcharpe, portant un arc peint à ta tartare, et faisant fuir les dames comme un épouvanlail ; pas de prologue appris par cœur et mollement débile à l'aide d'un souffleur, pour jiréparer notre entrée. - Qu'ils nous estimenl dans la me- sure qui leur plaira: nous leur danserons une mesure, et nous partirons.

ROMÉO-

- Qu'on me donne une torche ! Je ne suis pas en train de gambader! Sombre comme je suis. Je veux porter la lumière [S4).

MERCUTIO.

- Ah ! mon doux ftoraéo , nous voulons que vous dansiez.

<60 ROMÉO IT JULIETTE.

ROMtO.

Non, croyez-moi : vous avez tous la chaussure de bal

et le talon léger : moi, j'ai une âme de plomb qui me cloue au sol et m'ôte le talent de remuer.

MERCuno.

Vous êtes amoureux (55) ; empruntez à Cupidon ses ailes, et vous dépasserez dans votre vol notre vulgaire essor.

ROMÉO.

Ses flèches m'ont trop cruellement blessé pour que je puisse m'élancer sur ses ailes légères ; enchaîné comme je le suis, —je ne saurais m'élever au-dessus d'une immuable douleur ; je succombe sous Tamour qui m'écrase.

MERCuno.

Prenez le dessus et vous l'écraserez : le délicat en- fant sera bien vite accablé par vous.

ROMÉO.

L'amour, un délicat enfant ! 11 est brutal, rude, vio- lent ; il écorche comme l'épine.

MERCUTIO.

Si l'amour est brutal avec vous, soyez brutal avec lui ;

écorchez l'amour qui vous écorche, et vous le domp- terez.

Aox valets.

Donnez-moi un étui à mettre mon visage !

Se masqaaDt.

Un masque sur un masque ! Peu m'importe à présent

qu'un regard curieux cherche à découvrir mes laideurs !

Voilà d'épais sourcils qui rougiront pour moi !

BENVOLIO.

Allons, frappons et entrons ; aussitôt dedans, que chacun ait recours à ses jambes (56) I

ROMÉO.

A moi une torche! Que les galants au cœur léger

SCÈKK IV. 251

agacent du pied le nsKe inseasible. Pour moi, je m'nc- cominode d'une phrase de grand-père : je tiendrai la chandelleet je regarderai... A vos brillants ébats mon humeur noire ferait tache.

MKBCUTIO.

Bah '. In nuit tous les chats sont gris ! Si tu es en humeur noire, nous te tirerons, sauf respect, du bourbier - de cet amour oii tu pataufïes jusqu'aux oreilles... Allons, vite. Nous usons notre éclairage de jour...

ROMÉO.

Comment cela?

BnciiTio. J*» veux dire, niessire, qu'en nous attardant nous consumons nos lumières en pure perte, comme des lampes en plein jour... No tenez compte que de ma pensée : notre mérite - est cinq fois dans noire intention pour une fois qu'il ost dans notre bel esprit.

ROHËO.

En allant à cette mascarade, nous avons bonne inten- tion, - mais il j a peu d'esprit à y aller.

MERCUTTO.

Peut-on demander pourquoi?

ROMÉO.

J'ai fait un rêve celte nuit.

MEBœTIO. Kt moi aussi.

ROMÉO.

Eh bien ! qu'avez-vous rêvé?

«ERCL'TIO. Que souvent les rêveurs sont mis dedans ! ROMÉO.

Oui, diins le lit où, tout en dormant, ils rêvent la I vérité.

l 1

252 ROMÉO ET JCUEnK.

HERCUTIO.

- Oh ! je le vois bien, la reine Mab vous a fuit visite. Elle est la fée accoucheuse el elle arrive, pas plus grande qu'une agate - à l'index d'un aldcrman, - traînée par un attelage de petits atomes - à travers les nez îles hommes qui gisent endormis. Les rayons des roues de son char sont faits de longues pattes de faucheux; la capote, d'jiiles de sauterelles; les rênes, de la plus ûue toile d'araignée ; les harnais, d'humides ravons de lune.

Son fouut, foit d'un os de grillon, a pour cord-? un fil de la Vierge, Son cocher est un petit cousin en livrée grise,

moins gros de moitié qu'une petite bÊte ronde - tirée avec une épingle du doigt paresseui d'un servante. Son chariot est une noisette vide, taillée par le menuisier écureuil ou par le vieux ciroo, carrossier immémorial des fées. C'est dans cet apparat qu'elle galope de nuit en nuit à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d'amour, sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitAt de courtoisies, sur les doigts des gens de loi qui aussitôt rôvent d'honoraires, sur les lèvres des dames qui rêvenlde baiser-s aussitôt! Ces lèvres, Mab les crible souvent d'ampoules, irritée - de ce que leur haleine est gfltée par quelque pommade. - Taniôt elle galope sur le nez d'un solliciteur, et vite il rôve qu'il flaire une place; - tantôt elle vient avec la queue d'un cochon de la dlmo chatouiller la narine d'un curé endormi, et vite il rêve d'un autre bénéfice ; - tantôt elle passe sur le cou d'un soldat, - et alors il rôve de gorges ennemies coupées, de brèches, d'embuscades, de lames espagnoles,

de rasades profondes de cinq brasses, el puis de tam- bours - battant à son oreille; sur quoi il tressaille, s'é- veille. — el, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, - el se rendort. C'est celle môme Mab - qui, la nuit, tresse la crinière des chovaux et danf les poils emmêlés durcit ces

scÈ:!E V, 353

nœuds magiques —qu'on ne peut débrouiller sans encourir malliPur. C'est la strjge qui, quand les filies sool cou- chéiis sur le dos, les étreint ot les habitue h porter leur cbarge pour en faire des femmes à solide carrure. C'est elle (37)...

HOUÈO.

Paii, paix, MercuUo, paix. Tu nous parles de riens !

MEBCIJTIO. En effet, je parle des rêves, - ces enfants d'un cerveau en délire, que peut seule (engendrer riiallucination, aussi insubstanlielle que l'air, et plus variable que le vent qui caresse - en ce moment le seinglacé du nord, —et qui tout i l'heure, s'échappnnt dans une bouffée de colère, va se tourner vers le midi encore h imide de rosée ! BESVOUO,

Ce vent dont vous parlez nous emporte hors de nous- mêmes : le souper est fini et nous arriverons trop tard.

HOMÉO.

Trop tôt, j'en oi peur! Mon âme pressent qu'une amère catastrophe, encore suspendue à mon étoile. aura pour date funeste cette nuit de fête, et terminera lu méprisable existence contenue dans mon sein par le coup sinistre d'une mori prématurée. - Mais que Celui qui est le nautonnier de ma destinée dirige ma voile ! . . . En avant, joyeux amis!

BE>TOLIO.

Bflttei, tambours!

Ils aarleot.

SCÈNE V.

[Une suite dani la dibJwi] de Capalet.]

liDlreat PLL'SIEIHS VALETS.

PBESIIER VALET.

est donc Uterrine, qu'il ne m'aide pas à desservir?

J

254 ROMÉO KT JUUETTE.

Lui, soulever une assiette! Lui» frotter une table! Fi donc!

DSUUÊME YAUT.

Quand le soin d'une maison est confié aux mains d'un ou deux hommes, et que ces mains ne sont même pas lavées, c'est une sale chose.

PREMIER VAUT.

Dehors les tabourets!... Enlevez le buffet!... Attention à l'argenterie...

k Tan de ses camarades.

Mon bon, mets-moi de côté un massepain ; et, si tu m*aimes, dis au portier de laisser entrer Susanne Lameule etNelly... Antoine! Laterrine!

/ TROISIÈME VALET.

Voilà, mon garçon ! présent!

PREMIER VALET.

On vous attend, on vous appelle, on vous demande, on vous cherche dans la grande chambre.

TROISIÈME VÂLET.

Nous ne pouvons pas être ici et là... Vivement, mes en- iants; mettez-y un peu d'entrain, et que le dernier restant emporte tout (58).

Ils se retireot.

Entrent le vieux Capulet, pais, pnnni la fbale des convives, Ttbalt, Juliette et la nourrice ; enfin Robiêo, accompagné de ses amis, tous masqués. Les valets vont et viennent.

GAPULET

Messieurs, soyez les bienvenus ! Celles de ces dames qui ne sont pas affligées de cors aux pieds vont vous donner de l'exercice !... Ah ! ah ! mes donzelles ! qui de vous toutes refusera de danser à présent? Celle qui fera la mijaurée, celle-là, je jurerai qu'elle a des cors! Eh! je voua preudi par l'endroit sensible» n'est-ce pas?

SCfiHK V.

2&5

A de DoaTeaax arrivaDti-

Vous êtes les bienvenus, messieurs. J'ai vu le temps

où. moi aussi, je portais un masque et Je savais cfaucbotter à l'oreille des belles dames de ces mots qui tes cbarmenl : ce temps-là ii'est plus, il ti'esl plus, il n'est plus [S9] !

A de nôuieoni Birivaola.

Vous êtes les bienvenus, messieurs... Allons, musi- ciens, joueï ! Salle nette pour le bal ! Qu'on fasse place ! el en avant, jeunes filles !

Ui rDii<>iqii^ joue. Les ilanies commem^ent. Aat valRts.

Rncore des lumières, marauds. Redressez ces tables,

01 éleiçnei le feu ; il fait trop chaud ici, . .

A 9on eonsÏD Capnlet. qni arrîre. '

Ah '. mon cher, ce plaisir inespéré est d'autant mieux venu... Asseyez-vous, asseyez-vous, bon cousin Capulet;

car vous et moi, nous avons passé nos jours de danse. - Combien de temps y a-t-il depuis le dernier bnl vous et moi - nous étions masqués?

DBCXIÈMB aniLET. Trente «ns. par Notre-Oame!

PREMIER rAi'CLn.

Bah ! mon cher \ pas tant que ça ! pas tant que ça ! C'était fi la noce de Lucenlin. Vienne la Penlecflte aussi vite qu'elle voudra. - il y aura de cela quelque vingt-cinq ans; el cette fois nous étions masqués.

DECXIÉMI CmilET.

Il y a plus longtemps, il y a plus longtemps : son fils est plus âgé, messire ; son Bis a trente ans.

IMIEMIER UPLILET. Pouvez-vous me dire çal - Son fils était encore mineur il y a deux ans. {00)

(tOHtO, A un Talet, iDooirmi Jalietle.

Quelle est cette dama qui eurichii la main de ce cavalier. 16-bas?

256 RO)IÉO ET JULIETTE.

LB VALET.

Je ne sais pas, monsieur.

ROMÉO.

Oh ! elle apprend aux flambeaux à illuminer ! Sa beauté est suspendue à la face de la nuit comme un riche joyau à l'oreille d'une Éthiopienne! Beauté trop précieuse pour la possession, trop exquise pour la terre ! Telle la colombe de neige dans une troupe de corneilles (61), - telle apparaît cette jeune dame au milieu de ses compagnes. " Cette danse finie, j'épierai la place elle se tient, et je donnerai à ma main grossière le bonheur de toucher la sienne. Mon cœur a-til aimé jusqu'ici? Non; jurez-le, mes yeux ! Car jusqu'à ce soir, je n'avais pas vu la vraie beauté.

TTBALT, désignant Romëo.

Je reconnais cette voix ; ce doit âtre un Montagne. . .

A un page.

Va me chercher ma rapière, page ! Quoi ! le misérable ose venir ici, couvert d'un masque grotesque, pour insulter et narguer notre solennité? Ah ! par l'antique honneur de ma race, je ne crois pas qu'il y ait péché à rétendre mort !

PREMIER GiLPULET, s'approchant de Tybalt.

Eh bien ! qu'as-tu donc, mon neveu? Pourquoi cette tempête?

TYRALT.

Mon oncle, voici un Montagne, un de nos ennemis, un misérable qui est venu ici par bravade insulter à notre soirée solennelle.

PREMIER GAPULET.

N'est-ce pas le jeune Roméo?

TYRALT.

C'est lui» ce misérable Roméo !

SCÈNE V, 557

HinnER CAPOBT.

Du calme, gentil cousin! laisse-le tranquille ; il a les manières du plus courtois gentilhomme ; - et, à dire vrai, Vérone est fière de lui, comme d'un jouvenceau ver- tueux et bien élevé. - Je ne voudrais pas, pour toutes les richesses de cette ville, qu'ici, dans ma maison, il lui fflt fait une avanie. - Aie donc patience, ne fais pas atten- tion h lui, c'est ma volonti5 : situ la respectes. - prends un air gracieux et laisse-là cette mine farouche qui sied mal dans une fête.

Elle sied bien dès qu'on a pour hôte un tel misé- rable ; je ne le tolérerai pas !

PREMIER CAPCLET. Vous le tolérerez ! -Qu'est-ce à dire, monsieur le frelu- quet! J'entends que vous le tolériez... Allons donc! Qui est le maître ici, vous ou moi? Allonc donc ! Vous ne le tolérerez pas ! Dieu me pardonne ! - Vous voulez soulever une émeute au mihtïu de mes hdles ! Vous voulez mettre le vin en perce ! vous voulez faire l'homme ! TTBiLT.

Hais, mon oncle, c'est une honte.

PREMIER CJiPtLET.

Allons, allons, - vous êtes un insolent garçon. En vérité, celle incartade pourrait vous coilter cher. Je sais ce que je dis... n faut que vous me contrariiez!... Morbleu! c'est le moment [fi2}!...

Aux donieart.

A merveille, mes chers cœurs!... A Jjball.

Vous êtes un faquin... itestez tranquille, sinon...

A m itiels. Des lumières ! encore des lumières ! par décence !

A T;bflli.

Je vous ferai rcâter Iraiiqtiillu, alliez !

258 ROMÉO ET JULIEHE.

Adx dansears.

De Tentrala, mes petits cœure !

TYBALT,

La patience qu'on m'impose lutte en moi avec une colère obstinée, et leur choc fait trembler tous mes membres... Je vais me retirer; mais cette fureur ren- trée» — qu*en ce moment on croit adoucie, se convertira en fiel amer.

II sort. ROMtO, preuant la maio de Jolielie.

Si j'ai profané avec mon indigne main cette chflsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence : per- mettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, d'effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser.

JULIETTE.

Bon pèlerin, vous êtes irop sévère pour votre main qui n*a iait preuve en ceci que d'une respectueuse dévo- tion. — Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; et cette étreinte est un pieux baiser.

ROMÉO.

Les saintes n'ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi?

JUUETTB.

Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.

ROMÈO.

-- Oh I alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. Elles te prient; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir.

Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières.

ROMÉO.

Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l'ef- fet de ma prière.

n rembrasse sur la bouché.!

BClNE T. ?59

Vos lèvres ont efface Ip p^rhé des miennes.

jnLinTF.

Mes lèvres ont gardo pour elles le péché qu'elles ont pris des vôtres.

ROMÉO.

Vous avez pris le péché de mes lèvres ? 0 reproche charmant! - Alors rendez-mot mon péché.

Il l'embrasse encore. IILIETTE.

Vous avez l'art des baisers.

Madame, votre mère voudrait vous dire un mot (63).

JulietU se diriga «en ladj C'palet. BOMËO, h la iiourriie,

Qui donc est sa mtre?

LA TIOUHmCE. Eh bien, bachelier, ~ sa mère est la maltresse de la maison, - une bonne dame, et sage et vertueuse ; - j'ai nourri sn fille, celle avec qui vous causiez ; je vais vous dire : celui qui parviendra à mettre la main sur elle pourra faire sonner les écus.

HOHÉO. Cest uue Capulet 1 0 trop chère créance ! Ma vie est due è mon enmrmie {6i) !

BESVOLIO, à Roméo.

Allons, parlons ; la fôte est è sa fin.

ROMEO, h pnrl.

Hélas ! oui, et mon trouble est à son comble.

CAFlin', aa\ iorités qui se relirent.

Çé, messieurs, n'allez pas nous quitter encore: nous avons un méchant petit souper qui se prépare... Votts êtes donc décidés?.. . Eh bien, alors je vous remercie tous... - Je vous remercie, honnêtes geniilsbommes . bonne nuit [65). - Des torches par ici!... Allons, meltons- Dous au lit !

m

260 ROMÉO ET JULIBTTE.

A 800 ooaiin Capulet.

Ah ! ma foi, mon cher, il se fait tard : je vais me reposer.

Tous sortent, excepté Juliette et la noarrice. JUIXEITB.

—Viens ici, nourrice : quel est ce gentilhomme, là-bas?

U NOURBIGE.

C'est le fils et l'héritier du vieux Tibério.

JULIETTE.

Quel est celui qui sort à présent?

U NOURRICE.

Ma foi, je crois que c'est le jeune Pétruchio.

JULIETTE» montrant Roméo.

Quel est cet autre qui suit et qui n'a pas voulu danser?

LA NOURRICE.

Je ne sais pas.

JULIETTE.

Va demander son nom.

La nourrice 8*éloigne nn moment.

S'il est marié, mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial.

LA NOURRICE, re?enant.

Son nom est Roméo ; c'est un Montagne, le fils unique de votre grand ennemi.

JULIBTIB.

Mon unique amour émane de mon unique haine I Je l'ai vu trop tôt sans le connaître et je Tai connu trop tard. —Il m'est un prodigieux amour, puisque je dois aimer un ennemi exécré !

u NOIRRIGE.

Que dites-vous? que dites-vous?

(SCKHIi VI. 3[il

JLLIETTE.

Une strophe qae vient de in*appren<ire - un de mes dan- seurs.

Voii m dehors appelant Julielle. U NOUHftlCE. Tout S l'heure! tout à l'heure!... Allons-nous-en ;tous lus (Jtrstigers sont parli».

ICdik le cuoeuit.

LE ClICEUR. IUiatcn*iit, te viait amour igoaise ïar son lit Je luorl, Kt nne pansion nouvelle aspire i wn liâritgge. Celte faellu pour (jul noire nmant géniisaait et ToaloiL mourir, Compariie i la lendre lulielle. a cené d'être belle. MaintenaDl Roioéo est aimu de celle qu'il aime : El Iniis deui sont ensorcelés par le charme de leurs regard». U«i4 il besoin de couler »es peines à son ennemie supposée, El tlle dcmbe ce doui appât (l'anioar «ur un hsineçon dan(;ereui. Traité L-n ennemi, HomJo ne p«ul avoir un libre bccës Pour soupirer ces voeni que les amant* se pinisent à prononcer, Kl Juliette , tonl aoi«i éprise, «st plu» împniManli: encore A niénager une rencontre cntru les auioureui. Mab la pAMion leur donne la force, et le temps, l'occasion I)e go Aler ensemble d'iocirahles jaicj dans d'iiielTables irnosej.

Il sort (66).

SCÈNE VI. [Une route »ui abords du jardin de Capulel.j

ROMÉO, moDtrsnl mar du jardin.

Puis-je aller plus loin, quand mon cœur est ici? 1 arrière, masse terrestre, et retrouve ton centre.

Il cstaladflcitinr cldi^Minll.

3

I6S ROMÉO BT JUUKTTE.

Entrent Benvolio et Hebcotio.

BENYOUO.

Roméo ! mon cousin Roméo !

VERGimO.

Il a fait sagement. Sur ma vie» il s'est esquivé pour gagner son lit,

BENVOUO.

Il a couru de ce cdté et sauté par-dessus |e mur de ce jardin. Appelle-le, bon Mercutio.

MERCuno. Je ferai plus ; je vais le conjurer... Roméo ! caprice I frénésie ! passion ! amour ! apparais-noos sous la forme d'un soupir ! Dis seulement un Yers, et je suis satisfait !

Crie seulement hélas! accouple seulement amour avec 70ur/— Rien qu'un mot aimable pour ma commère Yénus !

Rien qu'un sobriquet pour son fils» pour son aveugle héritier, le jeune Abraham Gupido, celui qui visa si juste, quand le roi Cophétua s'éprit de la mendiante (67) ! . . .

Il n'entend pas, il ne remue pas, il ne bouge pas. Il faut que ce babouin-là soit mort : évoquons-le (68) . Roméo, je te conjure par les yeux brillants de Rosaline, par son front élevé et par sa lèvre écarlate, —par son pied mignon, par sa jambe svelte, par sa cuisse frémissante, et par les domaines adjacents : —apparais- nous sous ta propre forme !

BENVOUO.

S'il t'entend, il se fftchera.

IIERCUTIO.

Gela ne peut pas le fâcher ; il se fâcherait avec raison,

si je faisais surgir dans le cercle de sa maltresse un dé- mon - d'une nature étrange que je laisserais en arrêt —jus- qu'à ce qu'elle l'eût désarmé par ses exorcismes. Cela se- rait une oQense : mais j';igis en enchanteur— loyal et bon-

SCÉNB \11.

263

nêle : «l, au nom de sa maîtresse, - c'est lui seul que je .veux foire surgir.

misouo,

Allons ! il s'est enfoncé sous ces arbres pour y cherclier une nuit assortie à son humeur. Son amour est aveugle, et n'est à sa place que dans les ténèbres.

MiRCcno.

Si l'amour est aveugle, il ne peut pas frapper le but... San* doute Homik) s'est assis au pied d'un pêcher, pour rOver qu'il le commet avec sa maltresse. Bonne nuit. Romife... Je vais trouver ma chère couchette: ce lit d'e camp est trop froid pour que j'y dorme. Eh bien, partons-itous ?

BESTOLTO. Oui, partons : car il est inutile - de chercher ici qui ue veut pas se laisser trouver (69).

Ils sortent,

SCÈNE VII.

Il^ejardio de Cipulet. Sous le) fenêtrei de l'ipparieineiit <le Juliette.] Botte RouSD.

D se rit des plaies, celui qui n'a jamais reçu de bles- sures!

Apereerani JaUelle qai apparati à one feDâtre.

Mais doucement ! Quelle lumière jaillit par cotte feoô- tre? Voilà l'Orient, etJulîeUeest le soleil! - Lève- toi, belle aurore, et lue la lune jalouse, qui déjà languit et pdlitde douleur. parce que toi, sa prélresse, tu es plus belle qu'elle-même ! >e sois plus sa prêtresse, puisqu'elle e^l jaloux du toi; - sa livioi dt.' vesUile eal maliidive «t

4

264 UOM£0 ET JULI&TTË.

blême, elles folles seules la portent: rejette-la!... Toilà ma dame! Oh! voilà mon amour! —Oh! si elle pouvait le savoir (70) I... -Que dit-elle? Rien... Elle se tait... Mais non : son regard parle, et je veux lui répondre. . . Ce n'est pas à moi qu'elle s'adresse. —Deux des plus belles étoiles du ciel, ayant affaire ailleurs, adjurent ses yeux de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu'à ce qu'elles reviennent. Àh ! si les étoiles se substituaient à ses yeux, en même temps que ses yeux aux étoiles, —le seul éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, comme le grand jour, une lampe; et ses yeux, du haut du ciel, darderaient une telle lumière à travers les régions aérien- nes, — que les oiseaux chanteraient, croyant que la nuit n'est plus. —Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main! Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! Je touche- rais sa joue !

JULIETTE.

Hélas!

ROMÉO.

Elle parle! Oh! parle encore, ange resplendissant! Car tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tète, comme le messager ailé du ciel, quand, aux yeux bou- leversés — des mortels qui se rejettent en arrière pour le contempler, il devance les nuées paresseuses— et vogue sur le sein des airs !

JULIETTE.

- 0 Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo? -Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet.

ROMÈO9 à part.

- Dob-je l'écouter encore ou lui répondre?

JULIETTE.

- Ton nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montague, tu es toi-mcmc (71). - Qu'est-ce qu'un Montagne?

Ce n'est nJunemnin, ni un pieil, -ni un bras, ni un vi.iage, ni rien qui fasse partie d'im homme... Oh ! snis quelque autre nom (72}! Qu'ya-l-il dnnsun nom? Ce que nous ap- pelons une rose embaumerait autant eous un autre nom. <

Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, - il conserverait encore les chères perfections qu'il possède (73). . .

-- Roméo, renonce à Ion nom ; - el, à la place de ce nom qui ne lait pas partie de toi, prends-moi tout entière (74).

BUMÊO. Je te prends au mol! ■- Appelle-moi seulement ton amour, et je reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plusRoraéo.

Jl-UETTE.

Quel homme es-lu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens (le te heurter 6 mon secret ?

ROHÉO. Je ne sais parquel noml'indiquerqui jesuis. ~ Mon nom, sainte chérie, m' est odieux à moi-même, -parce qu'il est pour toi un ennemi : si je l'avais écrit là, j'en déchi- rerais les lettres.

JULlEnE.

Mon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles -pro- férées par cette voix, el pourtant j'en reconnais le son. - If'es-tu pas Roméo et un Montague t

ROMÉO.

Ni l'un ni l'autre, belle virile, si lu délesles l'un et l'autre.

jtiLiBrra.

Comment es-tu venu ici, dis-moi? et dans quel but?

Les murs du jardin sont hauts et diffiiiles ?i gravir. Considère qui tu es : ce lieu est Li mort, - si quolipruii de mes parents te trouve ici.

KOMÈO.

J'ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l'a-

L

266 ROMÉO BT JULUTTK.

mour : car les limites de pierre ne sauraient arrêter Tamour, et ce que l'amour peut fairft, Tamour ose le tenter; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obsta- % cle pour moi.

JUUKTTE.

~ S'ils te voient, ils te tueront.

ROMÉO.

Hélas ! il y a plus de péril pour moi dans ton regard que dans vingt de leurs épées : que ton œil me soit doux, et je suis à l'épreuve de leur inimitié.

JULIETTE.

Je ne voudrais pas pour le monde entier qu'ils te vis- sent ici.

ROMÈO.

J'ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue. D'ailleurs, si tu ne m'aimes pas, qu'ils me trouvent ici! J'aime mieux ma vie unie par leur haine— que ma mort prorogée sans ton amour.

JULIETTE.

Quel guide as-tu donc eu pour arriver jusqu'ici?

ROMÉO.

L'amour, qui le premier m'a suggéré d'y venir : il m'a prêté son esprit et je lui ai prêté mes yeux. Je ne suis pas un pilote ; mais, quand tu serais à la même dis- tance — que la vaste plage baignée par la mer la plus loin- taine , je risquerais la traversée pour une denrée pa- reille.

JULIETTE.

Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage: sans cela, tu verrais une virginale couleur colorer ma

joue, quand je songe aux paroles que tu m'as entendue dire cette nuit. —Ah ! je voudrais rester dans les convenan- ces; je voudrais, je voudrais nier ce que j'ai dit... Mais, adieu les cérémonies ! M'aimes-tu ? Je sais que tu vas

SCÈNE VII. ?67

dire ouU et J6 te croirai sur parole. Ne le jure pas : —tu pourrais trahir ||n serment : les parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter... Oh! gentil Roméo, - si tu m'ai- mes, proclame-le loyalement : et si tu crois que je me laisse trop vite gagner, je froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je te dirai non, pour que tu me fasses la cour : autrement, rien au monde ne m'y déciderait... En vérité, beau Montague, je suis trop éprise, et aussi tu pourrais croire ma conduite légère ; mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que celles qui savent mieux affecter la réserve. J'aurais été plus réservée, il faut que je Tavoue, ~ si tu n'avais pas surpris, à mon insu, Taveu passionné de mon amour : pardonne-moi donc et n'impute pas à une légèreté d'amour cette faiblesse - que la nuit noire t'a permis de découvrir.

ROMÉO.

Madame, je jure par cette lune sacrée qui argenté toutes ces cimes chargées de fruits!...

JULIETTE.

Oh ! ne jure pas par la lune, l'inconstante lune dont le disque change «haque mois, de peur que ton amour ne devienne aussi variable !

ROMÉO.

Par quoi dois-je jurer?

JUUETTB.

Ne jure pas du tout; ou, si tu le veux, jure par ton gracieux être (75), qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai.

ROMÉO.

Si l'amour profond de mon cœur. . .

JULIETTE.

Ah ! ne jure pas (76) ! Quoique tu fasses ma joie, -je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre rap- prochement; — il est trop brusque, trop imprévu, trop

jr ■*

?68 noMfio rr joushk.

subit , - trop semblable à l'édair qui a cessé d'élre avant qu'on ait pu dire : il brille!... Hfox ami, bonne nuit ! - Ce bouton d'amour, mari par l'baleine de l'été,

pourra détenir une belle flebr, h notre prochaine entre- vue... — BoaoB nuil, bonne nuit ! Puisse le repos, puisse lo calme déliâeox - qui est dans mon sein, arriver k ton cœur!

ROUÈa.

Oh ! v.is-ta donc me laisser si peu salislisit ?

JULIETTE.

Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit?

BOHtO.

le solennel échange de ton amour contre ie mien.

JULIETTE.

Mon amouri je le l'ai donné avant que tu l'aies de- mandé. — El pourtant je voudrais qu'il Î(A encore k donner.

EOKto.

Voudrais-ln me le retirer? Et pour qaelle raison, mon amour ?

JULIETTE.

Rien que pourêlre généreuse el le le donner encore,

Maisje désire un bonheur que j'ai déjà : —ma tibératité est aussi illiniitée que lu mer, et mon amour aussi pro- fond : plus je le donne, plus il me reste, car l'une et l'iiu- ire sont infinis.

On enlenii la voii de la nourrice.

.l'entends du bruit dans la maison... Cher amour, adieu! J'y vais, bonne nourrice!... Doux Monliiguc, sois fidèle. Attends nn moment, je vais revenir.

Elle se retire da la feoètie. ROHÉO.

0 céleste, céleste nuit! J'ai peur, comme il fait

SCÈNE TO; 269

nuiU que tout oeci ne soit qu'uniéve» trop délicieusement flatteur pour Vtrtfepéd^

lULUTTK revient. JUUETO.

Trois mots encore, cher Roméo» et bonne nuit, cette fois ! Si l'intention de ton amour est honorable, si ton but est le mariage, fais-moi savoir demain, par la per- sonne que je ferai parvenir jusqu'à toi, en quel lieu et à quel moment tu veux accomplir la cérémonie, et alors je déposerai à tes pieds toutes mes destinées, —et je te suivrai, mon seigneur, jusqu'au bout du monde !

LA NOURRICE, derrière le théâtre*

Madame !

juusrrE.

J'y vais ! tout à l'heure ! Mais si ton arrière-pensée n'est pas bonne, je te conjure...

U NOURRIGB, derrière le théâtre.

Madame !

JULIKTTE.

À l'instant ! j'y vais ! ... de cesser tes instances et de me laisser à ma douleur... - J'enverrai demain.

Routo. Par le salut de mon âme...

JULIETTE.

Mille fois bonne nuit !

Elle quitte h fenôtre. ROMto.

La nuit ne peut qu'empirer mille fois, dès que ta lu- mière lui manque...

Se retirant à pas lents.

L'amour court vers l'amour comme l'écolier hors de de la classe ; mais il s'en éloigne avec l'air accablé de TenCant qui rentre à l'école.

Jelietta re|Mn^ à It fenêtfe.

,.pP soHÉQiTininmi.

* ' muRTi.

Stt! Roméo! Rtt!..- Oh! que jé'm^ Uf toûc du tan- ooDDier pour réclamer mon lu^nrtiercelell Hais la captivité est eorouée et De beot porter haut : sans quoi j'ébranlerais la caverne Echo dort, et sa voix aérienae serait bientôt plus enrouéQ qu9 la qwdqq, - tnnt je lui ferais répéter le nom de mon Rptn^!

ROHËO, •4M4«lit «w (fl PMi

C'estnion âme qui iqerappelle par tQDQQQm!— Quels sons argentins a dans la puit la tqïx (Jq la biaQ-aimée ! ~ Quelle suave musique pour l'oreillf) atteotivQ (77) !

Roméol

ROHio. Ma...

U NOlltlRlCI, dflrpirt le Ih^Uf. Madame !

jnUBTTE. A quelle heure, demain. enremi-Je vers toi?

ROHiO. A neuf heures.

ivuem.

Je n'y manquerai pas : il y a vingt ans d'ici tù. J'ai oublié pourquoi je t'ai rappelé.

ROMÉO.

Laisse-moi rester ici jusqu'à ce que tu t'en sou- viennes.

JULIETTE.

Je l'oublierai, pour que lu restes toujours, me rap- pelant seulement combien j'aime ta compagnie.

RDUËO.

Et je resterai pour que tu l'oublies toujours, ~ ou- bliant moi-même que ma demeure est ailleurs.

JULIETTI.

Il est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti,

SCÈNE VII. ?67

dire oui. et je tecroirni sur parole. Ne lo jure pas: —tu pourrnis trahir l^n serment : les parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter... Ob ! gentil Roméo, - si tu m'ai^ mes. proclame-le loyalement : et si tu crois que je me laisse trop vile gagner, —je froncerai le sourcil, et je sera! cruelle, et je te dirai non, pour que tu me fasses ta cour : autrement, rien au monde ne m'y décidernil...— En vérité, beAU Hontague, je suis trop éprise, et aussi tu pourrais croire ma conduite légère ; -mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus firtèlo que celles qui savent mieux affecter la réserve. - J'aurais été plus réservée, il faut que je l'avoue, si tu n'avais pas surpris, à mon insu, ~ l'aveu passionné de mon amour : pardonne-moi donc et n'impute pas h une légèreté d'amour cette faiblesse - que la nuit noire l'a permis de découvrir.

ROMÉO.

Madame, je jure par celte lune sacrée qui argenté toutes ces cimes chargées de fruits!...

jriJBTTE.

Oh ! ne jure pas par la lune, l'inconstante lune dont le disque change «haque mois. de peur que ton amour □e devienne aussi variable !

noMKo.

Par quoi dois-je jurer?

JliUETTE. Nejurepasdu tout; - ou, si tu le veux, jure par ton gracieux être [15], - qui est le dieu de mon idolâtrie, - m je te croirai.

ROUËO.

. Si l'amour profond de mon cœur, . .

JULIETTE.

Ab ! ne jure pas (76) ! Quoique tu fasses ma joie, -je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de noire rap- prochement ; - il est trop brusque, trop imprévu , trop

272 RO>IÉO KT JULirPTE.

plantes pernicieuses et de fleurs au suc précieux. La terre, qui est la mère des créatures, est aussi leur tombe ; leur sépulcre est sa matrice même. Les enfants de toute espèce, sortis de son flanc, nous les trouvons suçant sa mamelle inépuisable; —la plupart sont doués de nom- breuses vertus ; pas un qui n'ait son mérite, et pourtant tous diiïèrent (78) ! Oh! combien efficace est la grâce qui réside ~ dans les herbes, dans les plantes, dans les pierres et dans leurs qualités intimes; il n'est rien sur la terre de si humble qui ne rende à la terre un service spécial ;

il n'est rien non plus de si bon qui, détourné de son légitime usage, ne devienne rebelle à son origine et ne tombe dans l'abus. La vertu même devient vice, étant mal appliquée, et le vice est parfois ennobli par l'action.

Entre Roméo. LAUBENGBy prenant une fleor dans le panier.

Le calice enfant de cette faible fleur recèle un poi- son et un cordial puissants : respirez-la, elle stimule et l'odorat et toutes les facultés; goûtez-la, elle frappe de mort et le cœur et tous les sens. Deux reines ennemies sont sans cesse en lutte dans l'homme comme dans la plante, la grâce et la rude volonté; et la pire prédomine, le ver de la mort a bien vite dévoré la créature.

BOMÈO.

Bonjour, père.

LAURENCE.

Benedicite ! Quelle voix matinale me salue si douce- ment?—Jeune fils, c'est signe de quelque désordre d'esprit,

quand on dit adieu sitôt à son lit. Le souci fait le guet dans les yeux du vieillard, et le sommeil n'entre jamais loge le souci. Mais la jeunesse in-

gaoïbe repose, le cerveau dt^egë. Ih règne le sommeil d'or. Je conclus donc de (a visite œaliasle que quel- que grave perlurbatton t'a mis sur pied. Si cela n'est pas, je devine que noire Roméo ne s'est pas couché uelte nuit.

muio.

Celle dernière conjecture est la vraie ; mais mon repos n'eu a été que plus doux.

Dieu pardonne au pécbeur ! Elais-tu donc avec llo- saline?

nouËo.

Avec Hosalinel Oh non, mon pcre spirituel : - j'ai oublie ce nom, el tous les maui attachés à ce nom.

UlfRESCB.

VolUunbon fils... Mais as-tu été alors?

HUMËO.

Je vais le le dire el l'épargner de nouvelles questions. Je me suis trouvé à la même fête que mon ennemie : tout à coup celte ennemie m'a blessé, ~ et jiî l'ai blessée à mon tour : notre guérison à tous deux dépend de tes secours et de ton ministère sacré. Tu le vois, saint homme, je n'ai pas de haine ; car - j'intercède pour mon adversaire comme pour moi.

LAURENCE.

Parle clairement, mon cher fils, et explique-loi sans détour : une confession équivoque n'obtient qu'une ab- solntion équivoque.

nouËO.

Apprends-le donc tout net, j'aime d'un amour pro- fond — la fille charmante du riche Capulet. Elle a fixé mon cœur comme j'ai fixé le sion ; pour que notre union soit complèle, il no nous mnnque que d'être unis par loi dans le saint managc. Quand, et comment nous nous

J

274 ROIfÉO ET IULIETTE.

sommes vos, aimés et fiancés» je te le dirai diemin fai sant; mais, ayant tout, je t*en prie, consens à noi marier aujourd'hui môme.

LAUKENCS.

^ Par saint François ! quel changement ! Cette Ros

line que tu aimais tant, est-elle donc si vite délaissa Ah! Tamour des jeunes gens n'est pas vraiment dans cœur, il n*est que dans les yeux. Jesu Maria! que c larmes pour Rosaline ont inondé tes joues blêmes! - Que d'eau salée prodiguée en pure perte— pour assaisonna un amour qui n'en garde pas même l'arrière-goût! I soleil n'a pas encore dissipé tes soupirs dans le ciel : t gémissements passés tintent encore à mes vieilles oreille Tiens, il y a encore là, sur ta joue, la trace d'une ai cienne larme, non essuyée encore ! Si alors tu étais bie toi-même, si ces douleurs étaient bien les tiennes, toi tes douleurs vous étiez tout à Rosaline; et te voi déjà changé ! Prononce donc avec moi cette sentence : L femmes peuvent faillir, quand les hommes ont si pen ( force.

' i ROMÉO.

Tu m'as souvent reproché mon amour pour Rosalin

LAUHENCE.

^^ Ton amour? Non, mon enfant, mais ton idolâtrie.

'Ç- ROMÉO.

Et tu m'as dit d'ensevelir cet amour.

't

t

f

k

UURENCE.

Je ne t'ai pas dit— d'enterrer un amour pour en exhum< un autre.

ROMÉO.

Je t'en prie, ne' me gronde pas : celle que j'aime présent me rend faveur pour faveur, et amour poi amour ; l'autre n'agissait pas ainsi.

SIBtKt a.

m

LAURENCE. Obi elle foyail bien que ton nmour déclamait sa leron «Tant même de savoir épelcr, - Mais viens, jeune volage, viens avec moi; une raison me décide à t'assister : - cette union peut, par un henreux effet, changer en pure sfTection la rancune de vos familles. nouÈo.

Oh ! partons : il y a urgence i nous hSter.

UUBENCK.

- Allons sagement et doucement : trébuche qui court vite (79).

Ils 9orteot.

SCÈNE IX.

[Dne me.] Entrent Benvolio et Mercltio-

UEBCLTIO.

diable ce Romëo peut-il être? ~ Est-ce qu'il n'est pas reutn^ cette nuit?

BESVOLIO.

Non, pas chez son père; j'ai parlé à son valet.

BERfitmo.

Ah ! cette pâle fille au cœur de pierre, cette Rosaline, le tourmente tant qu'à coup sûr il ea deviendra fou.

bwsQm.

Tybalt, le parent du vieui Capulel, lui a envoyé une lettre chez son père.

siERcirno.

Un cartel, sur mon Jlme !

BENVOUU. liomeu répondra.

276 UOMÉO KT JULIETTE.

MERGUTIÛ.

Tout homme qui sait écrire peut répondre à une lettre.

BEN voue.

C'est à l'auteur de la lettre qu'il répondra : provocation pour provocation.

HERUUTIO.

Hélas! pauvre Roméo! il est déjà mort : poignardé par l'œil noir d'une blanche donzelle, frappé à Toreille par un chant d'amour, atteint au beau milieu du cœur par la flccho de l'aveugle arcberot. . . Est-ce un homme en état de tenir têteàTybalt?

BENVOLIO.

Eh! qu'est-ce donc que ce Tybalt?

MERCUTIO.

Plutôt le prince des tigres que des chats, je puis vous le dire (80). Oh ! il est le courageux capitaine du point d^hon- neur. Il se bat comme vous modulez un air, observe les temps, la mesure et les règles, allonge piano, une, deux, trois, et vous touche en pleine poitrine. C'est un pourfendeur de boutons de soie, un duelliste, un duelliste , un gentilhomme de première salle, qui ferraille pour la première cause venue.

n se met en garde et se fend.

Oh! la botte immortelle! la riposte en tierce! touché!

BENYOUO.

Quoi donc?

MERGUnOy se relevant.

Au diable ces merveilleux grotesques avec leur zézaye- ment, et leur affectation, et leur nouvel accent!

ChaDgeant de voii.

Jésus! la bonne lame! le bel homme! l'excellente putain! Ah ! mon grand-père, nVst-ce pas chose lamentable que nous soyons ainsi harcelés par ces moustiques étrangers, par ces colporteurs de modes qui nous poursuivent de leurs

8GÉHK a.

277

pardonuez-moi (81), et qui, tant ils sont rigides sur leurs nouvelles formes, ne sauraient plus s'asseoir à l'aise sur nos vieux escabeaux? Pesto soit de leurs bonjours et de leurs bonsoirs!

Entre RohëDi rêveur.

BENVOUO. Voici Roméo ! Voici Roméo !

HERCiniO. N'ayant plus que les os! sec comme un hareng saur! Oh! pauvre chair, quel triste maigre tu fais !... Voyons, donne- nous un peu de cette poésie dont débordait Pétrarque : comparée à la dame, I^ure n'était qu'une fille de cuisine, bien que son chantre sût mieux rimer que toi ; Didon, une dondon ; Cteopdtre, unegipsy; Hélène, une catin ; Réro, une gourgandine; Thisbé, un œil d'azur, mais sans éclat! Signor Boméo, bonjour! A votre culotte française le salut français!... Vous nous avez joués d'une manière charmante hier soir.

ROMÉO. Salut i tous deux !... que voulez-vous dire?

MKRCITIO. Ebl vous ne compreoez pas? vous avez fait une fugue, une à belle fugue !

HOHÉO. PardoD, mon cher Mercutio, j'avais une affaire urgente ; et, dans un cas comme le mien, il est permis à un homme de brusquer la politesse.

Msncimo. Autant dire que, dans un cas comme le vdtre, un homme est forcé de fléchir le jarret pour... ItOHKO. Pourtirersa rëïérenre.

TU. m

ttH ROMÉO IT jUUinK.

MERGUTIO.

Merci. Tu as touche juste.

ROMÉO.

C'est rexplication la plus bienséante.

MERCUTIO.

Sache que je suis la rose de la bienséance.

ROMÉO.

Fais-la-moi sentir.

MERGUTIO.

La rose même !

ROMÉO y montrant sa cbaussare conrerte de rubans.

Mon escarpin t'en offre la rosette !

MERGUTIO.

Bien dit. Prolonge cette plaisanterie jusqu'à ce que ton escarpin soit éculé : quand il n'aura plus de talon, tu pourras du moins appuyer sur la pointe.

ROMÉO.

Plaisanterie de va-nu-pieds!

MERCUTIO.

Au secours, bon Benvolio ! mes esprits se dérobent.

ROMÉO.

Donne-leur du fouet et de l'éperon ; sinon, je crie : vic- toire !

MERCUTIO.

Si c'est à la course des oies que tu me défies, je me ré- cuse : il y a de l'oie dans un seul de tes esprits plus que dans tous les miens. . . M au riez-vous pris pour une oie?

ROMÉO.

Je ne t'ai jamais pris pour autre chose.

MERCUTIO.

Je vais te mordre l'oreille pour cette plaisanterie- là.

ROMÉO.

Non. Bonne oie ne mord pas.

SCÈNE IX. 279

MERCUnO.

Ton esprit est comme une pomme aigre : il est è la sauce piquante.

ROMÉO.

N'est-ce pas ce qu'il faut pour accommoder Toie grasse?

MERCUTIO

Esprit de cbeyreau ! cela prête à volonté : avec un pouce d'ampleur on en fait long comme une verge.

ROMÉO.

Je n'ai qu'à prêter l'ampleur à l'oie en question ; cela suffit : te voilà déclaré. . . grosse oie.

Us éclatent de rire.

MKRcuno. Eh bien , ne vaut-il pas mieux rire ainsi que de geindre par amour? Te voilà sociable h présent, te voilà redevenu Roméo ; Ip voilà ce que lu dois être, de par l'art et de par la nature. Crois-moi, cet amour grognon n'est qu'un grand nigaud qui s'en va, tirant la langue, et cherchant un trou fourrer sa... marotte.

BENVOUO.

Arrête-toi là, arrête-toi là.

MIRCUTIO.

Tu veux donc que j'arrête mon histoire à contre-poil ?

BENVOUO.

Je craignais qu'elle ne fût trop longue.

MERCUTIO.

Oh! tu te trompes : elle allait être fort courte; car je suis è bout et je n'ai pas l'intention d'occuper la place plus longtemps.

ROMÉO.

Toilà qui est parfait.

Entrent la NOURRICE et PlERRB. MERCUTIO.

Une voile! une voile! une voile!

280 ROMÉO ET JULISHE.

BDCVOUO.

Deux Yoiles ! deux voiles! une culotte et un jupon.

U ROURRICE.

Pierre!

PIERRE.

Voilà!

U NOURRICE.

Mon éventail, Pierre.

MERCuno. Donne-le-lui, bon Pierre, qu'elle cache son visage, son éventail est moins laid.

u NOURRICE.

Dieu vous donne le bonjour, mes gentilshommes !

MERGuno. Dieu vous donne le bonsoir, ma gentille femme !

u NOURRICE.

C'est donc déjà le soir?

MERGUTIO.

Oui, déjà, je puis vous le dire, car l'index libertin du ca- dran est en érection sur midi.

lA NOURRICE.

Diantre de vous! quel homme êtes- vous donc?

ROMÉO.

Un mortel, gentille femme, que Dieu créa pour se faire injure à lui-même.

LA NOURRICE.

Bien répondu, sur ma parole ! Pour se faire injure à lui- même, a-t-ildit?... Messieurs, quelqu'un de vous saurait- il m'indiquer je puis trouver le jeune Roméo?

ROMÉO.

Je puis vous l'indiquer : pourtant le jeune Roméo, quand vous l'aurez trouvé, sera plus vieux qu'au moment oiji vous TOUS êtes mise à le chercher. Je suis le plus jeune de ce nom-là, à défaut d'un pire.

SCiNB IX.. 281

lA NOURRICE.

Fort bien !

MERGUnO.

C'est le pire qu'elle trouve fort bien ! bonne remarque, ma foi y fort sensée, fort sensée.

U NOURRICE, à Roméo.

Si VOUS êtes Roméo, monsieur, je désire vous faire une courte confidence.

BENVOUO.

Elle va le convier à quelque souper.

MERCuno. Une maquerelle! une maquerelle! une maquerelle! Taïaut !

ROMÉO, à Mercolio.

Quel gibier as-tu donc levé?

MERGuno. Ce n'est pas précisément un lièvre, mais une béte à poil, rance comme la venaison moisie d'un pflté de carême.

Il chante.

Un vieax lièvre faisandé,

Qaoiqa'il ait le poil gris,

Est nn fort bon plat de carême ;

Mais on vient lièvre faisandé

A trop longtemps duré.

S'il est moisi avant d'être fini.

Roméo, venez-vous chez votre père? Nous y allons dîner (82).

ROMÈO.

Je vous suis.

MERCUnO, saloantla nonrrice.

Adieu, l'antique dame, adieu, la dame, la dame, dame !

Sortent Mercutio et Benvolio. U NOURRICE.

Oui, morbleu, adieu ! Diles-moi donc quel est cet impu- dent fripier qui a débite tant de vilenies?

282 ROMÉO ET JULKTTB.

ROMto.

C'est UD gentilbomme, Dourrice, qui aime à s'entendre parler, et qui en dit plus en une minute qu*ii ne pourrait écouter en un mois.

U NOURRICE.

S'il s'avise de rien dire contre moi, je le mettrai à la rai- son, fût-il vigoureux comme vingt freluquets de son espèce; et si je ne le puis moi-même, j'en trouverai qui y par- viendront. Le polisson! le malotru! Je ne suis pas une de ses drôlesses; je ne suis pas une de ses femelles!

A Pierre.

Et toi aussi, il faut que tu restes coi, et que tu permettes au premier croquant venu d'user de moi à sa guise !

l'IERRE.

Je n'ai vu personoe user de vous à sa guise; si je l'avais vu, ma lame aurait bieo vite été dehors, je vous le garantis. Je suis aussi prompt qu'un autre à dégainer, quand je vois occasion pour une bonne querelle, et que la loi est de mon côté.

u NOURRICE.

Vive Dieu ! je suis si vexée que j'en tremble de tous mes membres!... Le polisson! le malotru!... De grâce, mon- sieur, un mot! Commf-je vous lai dit, ma jeune maîtresse m'a chargée d'aller à votre recherche... Ce qu'elle m'a chargée de vous dire, je le garde pour moi... Mais d'abord laissez-n.oi vous déclarer que, si vous aviez l'intention, comme on dit, de la mener au paradis des fous, ce serait une façon d'agir très-grossière, comme on dit : car la de- moiselle est si jeune ! Si donc il vous arrivait de jouer dou- ble jeu avec elle, ce serait un vilain trait à faire à une de- moiselle, et un procédé très- mesquin.

ROMÉO.

Nourrice, recommande-moi è ta dame et maîtresse. Je te jure...

SGÉNl II. 283

LA NOURRICE.

L'excellent cœur! Oui, ma foi, je le lui dirai. Seigneur ! Seigneur ! elle va être bien joyeuse.

ROMÉO.

Que lui diras- tu, nourrice? Tu ne m'écoutes pas.

U NOURRICE.

Je lui dirai, monsieur, que vous jurez, ce qui, à mon avis, est une action toute gentilhommière.

ROMÉO.

Dis-lui de trouver quelque moyen d'aller à confesse cette après-midi (83); c'est dans la cellule de frère Lau- rence - qu'elle sera confessée et mariée. Voici pour ta peine.

u lai oiïre Id bourse. U NOURRICE.

Non vraiment, monsieur, pas un denier !

ROMÉO.

Allons! il le faut, te dis-je.

NOURRICE, prenaDt la bourso.

dette après-midi, monsieur? Bon, elle sera là.

ROMÉO.

Et toi, bonne nourrice, tu attendras derrière le mur de l'abbaye. Avant une heure, mon valet ira te rejoindre et t'apportera une échelle de cordes : ce sont les hau- bans par lesquels je dois, dans le mystère de la nuit, mont^^r au hunier do mon bonheur... Adieu !... Recom- mande-moi à ta maîtresse.

u NOURRICE.

Sur ce, que le Dieu du ciel te bénisse! Écoutez, monsieur.

ROMÉO.

Qu'as-tu à dire, ma chère nourrice?

LA NOURRICE.

Votre valet est-il discret? Vous connaissez sans doute le proverbe : Deux personnes, hormis une, peuvent garder un secret.

?84 M>liD rr JCURIE.

HMÉO.

IfaBsoie-loi : moo lalH est épiooré eomme Tad -

u mniD.

Bien, monsiear : ma mattresse est bien la plus charmante dame... Seigneur! Seigneur!... Quand elle n*était encore qu'on petit être babillard!... Oh! il j a en Tille un grand seigneur, un certain FIris, qui voudrait bien tâter da morceau ; mais eUe, la bonne âme, elle aimerait autant loir un crapaud, un Yrai crapaud, que de le Toir, lui. Je la lâche quelquefois quand je lui dis que Paris est Thomme qui lui convient le mieux : ah ! je vous le garantis, quand je dis ça, elle devient aussi pâle que n*importe quel linge au monde... Romarin et Jtonufo ooàmiencent tous deux par la même lettre, n*est-ce pas?

Oui, nourrice. L'un et l'autre oommeoceot par on R.

Après?

U KOOBRIOL

Ah ! vous dites ça d'un air moqueur. Un e*csl bon pour lo nom d'un chien, puisque c'est un grognement de chien (84)... Je suis bien sûre que Roméo commence par une autre lettre. . . Allez, elle dit de si jolies sentences sur vous et nuT lo romarin, que cela vous ferait du bien de les entendre.

ROMÉO.

Hecommande-moi à ta maîtresse.

Il

lA NOURRICE.

Oui, mille fois !... Pierre !

PIERRE.

VoilA !

U NOURRICE.

Kn avAut, et lostoment!

Ik

SCÉIIK X. TSa

SCÈNE X.

[L'appartement de Juliette.]

Entre Juliette. JUUKTTB.

L*hor1oge frappait neuf heures, quand j*ai envoyé la nourrice ; elle m'avait promis d'être de retour en une demi-heure... Peut-être n*a-t -elle pas pu le trouver!... Mais non... —Oh ! elle est boiteuse ! Les messagers d'amour devraient être des pensées plus promptes dix fois que les rayons du soleil qui dissipent l'ombre au-dessus des collines nébuleuses. Aussi l'amour est-il tratné par dV giles colombes; aussi Cupidon a-t-il des ailes rapides comme le vent. Maintenant le soleil a atteint le sommet suprême de sa course d'aujourd'hui ; de neuf heures à midi il y a trois longues heures, et elle n'est pas encore venue ! - Si elle avait les affections et le sang brûlant de la jeunesse, elle aurait le leste mouvement d'une balle ; - d'un mot je la lancerais à mon bien-aimé qui me la renverrait d'un mot. Mais ces vieilles gens, on les pren- drait souvent pour des morts, à voir leur inertie, leur lenteur, leur lourdeur et leur pâleur de plomb (85).

Entrent la NOURRICE et PIERRE. JUUKTTK.

Mon Dieu, la voici enfin... 0 nourrice de miel, quoi de nouveau? L'as-tu trouvé?... Renvoie cet homme.

U NOURRICE.

Pierre, restez à la porto.

Pierre sort. JULIETTE.

Eh bien, bonne, douce nourrice?... Seigneur ! pour-

286 ROMio rr juliittb.

quoi as-tu cette mine abattue ? Quand tes nouTelles se- raient tristes, annonce-les-moi gaiement. Si tes nouTelles sont bonnes, tu fais tort à leur douce musique en me la jouant avec cet air aigre.

Li NOUKRICS.

Je suis épuisée; laisse-moi respirer un peu. Ah! que mes os me font mal ! Quelle course j'ai faite!

JUUETTS.

Je voudrais que tu eusses mes os, pourvu que j,'eusw tes nouvelles. . . Allons, je t'en prie, parle ; bonne, bonne nourrice, parle.

Li NOUBRICE.

Jésus ! quelle hâte ! Pouvez- vous pas attendre un peu ? —Voyez- vous pas que je suis hors d'haleine?

JUUETTS.

Comment peni-tu être hors d'haleine quand il te reste assez d'haleine pour me dire que tu es hors d'ha- leine? — L'excuse que tu donnes à tant de délais est plus longue è dire que le récit que tu t'excuses de différer. Tes nouvelles sont- elles bonnf's ou mauvaises? Réponds à cela ; réponds d'un mot, et j'attendrai les détails. - Édifie-moi : sont-elles bonnes ou mauvaises?—

LA NOURRICE.

Ma foi, vous avez fait un pauvre choix : vous ne vous entendez pas à choisir un homme : Roméo, un homme? non. Bien que son visage soit le plus beau visage qui soit, il a la jambe mieux faite que tout autre ; et pour la main, pour le pied, pour la taille, bien qu'il n'y ait pas grand'chose à en dire, tout cela est incomparable... Il n'est pas la fleur de la courtoisie, pourtant je le garantis aussi doux qu'un agneau... Ya ton chemin, fillette, sers Dieu... Ahçà! avez- vous dîné, ici?

JULIETTE.

Non, non... Mais je savais déjà tout cela. Quedit- il de notre mariage ? Qu'est-ce qu'il en dit ?

sctm X.

387

LA NornmcE.

Seigneur, que la tête me fait raal 1 Quelle tête j'ai t - Elle bal comme si elle allait tomber en vingt morceaux...— El puis, d'un autre cflté, mon tlos,.. Oh ! mon dos! mon ilos ! - Méchant coBuf que vous êtes de m'envoyer ainsi pour attraper ma mort h galoper de tous cAtés!

jrLIETTE.

En vérité, je suis fâché»- ((iie tu ne sois pas bien : chère, chère, chère nourrice, dis-moi, que dit mon bien- . aimé?

U NOiaiRiCE.

Voire bien-aimé parle en gentilhomme loyal, ^ I courtois, et siïable, et gracieux, el, j'ose W dire, ver- | tueux... est votre nière?

JCLiEm.

Oii est ma mère? Eh bien, elle esl à la maison : ] ou veui-tu qu'elle soit? Que tu réponds singulièremi'iit! - Voire bieii-aimé parle en gentiibomme loyal, - est votre mire?

LA NOUHBICE.

Oh ! Notre-Dame dn bon Dieii ! Ètes-vous h ce point

tirû]ante?Pardine, écbaulTez-vuub encore : —est-ce le votre

cataplasme pour mes pauvres os? Dorénavant faites

vos messages vous-même !

jrUKTTE

Que d'embarras !... Voyons, que dit Roméo?

u NOijiiiaa.

Aveï-ïous permission d'aller A confesse aiijour- •Ihuiî

JULimE. Oui.

U NOURtllCE.

Eh birn, courez de ce p«s à la cellule de frère Lau- rence : un mari vous y attend pour faire de vous sa

?88 lOMÉO ET JQLRTTK.

femme. Ah bien ! ïoilk œ fripoD de sang qui vous vient aux joaes : bieDiôt eOes demndront écarUtes à la moin- dre noofdle. Courez à Téglise ; moi, je vais d'un an- tre côlé chercher réchelle par laquelle fotre bien-aimé

doit grimper jusqu'au nid de l'oiseau, dès qu'il fera nuit noire. C'est moi qui suis la b^ de somme, et je m*é- puise pour Totre plaisir ; mais, pas plus tard que ce soir, ce sera tous qui porterez le fordeau. Allons, je vais dloer ; courez vite i la cellule.

jninTB.

Vite au bonheur suprême!... Honnête nourrice, adieu.

Elles iortent par des côtés diflerents.

SCÈNE XI (86).

[La eellole de Frère Liorence.]

Entrent Frèr^AUBEUCE et ROMÉO. UURE^CE.

" Veuille le ciel sourilt à cet acte pieux, et puisse l'avenir ne pas nous le reprocher par un chagrin !

ROMÉO.

Amen, amen ! Mais viennent tous les chagrins possi- bles, — ils ne sauraient contrebalancer le bonheur que me donne la plus courte minute passée en sa présence. Joins seulement nos mains avec les paroles saintes, et qu'alors la mort, vampire de l'amour, fasse ce qu'elle ose :

c'est assez que Juliette soit mienne!

LàURENCE.

Ces joies violentes ont des fins violentes, et meu- rent dans leur triomphe : flamme et poudre, elles se consument en un baiser. Le plus doux miel devient fas- tidieux par sa suavité même, - et détruit l'appétit par le

goAl : aime donc iiioiJéré[neQt : modéré est l'amour du- rable : - la préctpitalioa D'atteint pas le but plus tdt que la lenteur...

UIKENCE.

Voici la dame. Ob! jamais un pied aussi léger— n'u- sera la dalle éternelle ; - les amoureux pourraient che- j vaucber sur ces fils de la vierge qui flottent ou souHlo | ardent de i'éié, et ils ne tomberaient pas : si légère est J toute vanité!

I JULIETTE.

Salul à mon vénérable cunresseur ! UUltENŒ. Roméo le remerciera pour nous deux, ma fille. JIUETTE. Je lui envoie le même salut : sans quoi ses remercl- ' méats seraient immérités.

muta.

Ab I Juliette, si ta joie est h son comble - comme la mienne, et si, plus habile que moi, tu peux la peindre, alors parfume de ton baleine l'air qui nous entoure, et que la riche musique de t,i voix - exprime le bonheur idéal que nous fait ressentir à tous deux une rencontre si cbère.

JULIEHE.

Le sentiment, plus riche en impressions qu'en paro- les, — est fier de son essence, et non des ornements : indigents sont ceux qui peuvent compter leurs richesses ; mais mon sincère nmour est parvenu à un tel excès que je De saurais évaluer la moitié de mes trésors.

Allons, venez avec moi, et nous aurons bientôt fait ; sauf votre bon plaisir, je ne vous laisserai seuls ~ que quand la sainte Ëgliso vous aura incorporés l'un ji l'outre.

Ils aorlenl.

290 ROMfio rr raLonTE.

SCENE XII.

[Vérone. La promenade da Coars pi-ès de la porte des Borsari.]

Entrent Mercutio, BsifTOLio, an page et des valets.

BBNVOUO.

Je t'en prie, bon Mercutio, retirons-nous ; la jour- née est chaude ; les Capulets sont dehors, et, si nous les rencontrons, nous ne pourrons pas éviter une querelle : car, dans ces jours de chaleur, le sang est furieusement excité (87) ! -

MERCUTIO.

Tu m'a<^ tout Tair d'un de ces gaillards qui, dès qu'ils entrent dans une taverne, me flanquent leur épée sur la table en disant : Dieu veuille que je n'en aie pas besoin ! et qui, à peine la seconde raçade a-t-elle opéré, dégainent contre le cabaretier, sans qu'en réalité il en soit besoin.

BENVOUO.

Moi ! j'ai l'air d'un de ces gaillards-là ?

MERCUTIO.

Allons, allons, tu as la tête aussi chaude que n'importe quel drille d'Italie ; personne n'a plus d'emportement que toi à prendre de l'humeur et personne n'est plus d'humeur à s'emporter.

BBNYOUO.

Comment cela ?

MERCUTIO.

Oui, s'il existait deux êtres comme toi, nous n'en aurions bientôt plus un seul, car l'un tuerait l'autre (88). Toi ! mais tu te querelleras avec un homme qui aura au menton ua poil de plus ou de moins que toi ! Tu te querelleras avec un homme qui fera craquer des noix, par cette unique rai-

KtHl XII. 291

son que tu asTccil couleur noisette : il faut des yeux comme les tiens pour découvrir un grief 1 Ta tête est pleine de querelles, comme l'œuf est pl<-in du poussin ; ce qui ne l'empêcbe pas d'être vide, comme l'œuf cassé, à force d'a- voir éié battue h chaque querelle. Tu t'es querellé avec un humme qui louss.iit dans la rue. parce qu'il avait réveillé ton chien endormi au soleil. Un jour, n'as-tu pas cherché noise à un tailleur parce qu'il portail un pourpoint neuf avant Pilques, et i un autre parce qu'il attachait ses souliers neufs avec un vieux ruban ? V.l c'est toi qui me fais un ser- mon contre les querelles !

DENVOUO.

Si j'étais aussi querelleur que toi, je céderais ma vie en nue propriété su premiiT acheteur qui m'assurerait une heure et quart d'eiistence.

HERQino.

En nue propriété ! Yoilà qui serait propre [HQ] !

EDiKDt TïULT, PSTRUcaiO et qoelqDW partiMot,

BENÏOUO. Sur ma tête, voici les Capulets.

uEitnuTlo. Par mon talon, je ne m'en soucie pas.

TYBALT, i ses ataia.

Suive7-moi de près, car je vais leur parler...

A Uefcuuo et h BuDToiio, Bonsoir, messieurs : uu mol h l'un de vous.

KERCunO. Rien qu'un mot? Accouplez-le à quelque chose : donnez lemot et lecoup.

rTBALT. Vous m'j trouverez assez disposé, messire, pour peu que luusm'i'D fournissiez l'occasion.

292 ROMÉO ET JULISHE.

MERGimO.

Ne pourriez-Yous pas prendre l'occasion sans qu'on vous la fournit ?

TYBALT.

Mercutio, tu es de concert avec Roméo...

iCERcnno. De concert ! Comment ! nous prends-tu pour des ménes- trels? Si tu fais de nous des ménestrels, prépare-toi à n'en- tendre que désaccords.

MeUant la maia sur son épéc.

Voici mon archet ; voici qui vous fera danser. Sangdieu,

de concert !

BEmoLio.

Nous parlons ici sur la promenade publique ; ou retirons-nous dans quelque lieu écarté, ou raisonnons froidement nos griefs, ou enfin séparons-nous. Ici tous les yeux se fixent sur nous.

MERCUTIO.

Les yeux des hommes sont faits pour voir : laissons- les se fixer sur nous : aucune volonté humaine ne me fera bouger, moi (90) !

Entre ROMÉO. TYBALT, i Mercatio.

Allons, la paix soit avec vous, messire !

MontraDt Roméo.

Voici mon homme.

MERCUTIO.

Je veux être pendu, messire, si celui-là porte votre li- vrée : —morbleu, allez sur le terrain, il sera de votre suite ; c'est dans ce sens-là que Votre Seigneurie peut Tappeler son homme.

Roméo, l'amour quo je te porte ne me fournit pas - de terme meilleur que celui-ci : Tu es un infâme !

Tjbalt, les raisons que j'ai de t'simer me font excu- ser la rage qui éclate par un tel salut (91).. . Je ne suis pas un infAme.y AJnsi, adieu : je vois que tu ne me con- nais pas.

Il »o pour Bortir. TTBALT.

Enfant, ceci ne saurait excuser les injures que lu m'as fuites : tourne-toi donc, et eu garde !

ROHÉO.

Je proteste que je ne t*ai jamais fait injure, et que je t'aime d'une affection dont tu n'auras idée - que le jour tu en connaîtras tes motifs... Ainsi, bon Capulet... (ce nom m'est - aussi cber que le mien), liens-loi pour satîsfsit.

MERCUTIO.

0 froide, déshonorante, ignoble soumission! Une estocade pour réparer cela !

II met Vépée i la main.

Tyball, tueur de rats, voulez-vous faire un tour?

TTBàLT. Que veui-lu de moi ?

merci; Tio. Rien, bon roi des cbals, rien qu'une de vos neuf vies ; celle-U, j'entends m'en régaler, me réservant, selon vo- ire conduite future à mon égard, de mettre en bacbis les huitautr«s. Tirez donc vite votre épée par les oreilles, ou, avant qu'elle soit bors de l'élui, vos oreilles sentiront la mienne.

TTBALT, Yépie k U main. Je sais k vous (93).

Mon bon Merculio, remets ton épée.

vil. 19

2M

Uiow, flttsnt. «cure

- bétBÊiat^ Bfirvoiio, e! abMODS lears nies... Me»- near^, podeor, reculez âecsDi un H ontraçe : Tj- ba'-t ! lkTc:irbo ! Le prinoe a ciyeameMl interdît les rixes dans ks mes de TésxiDe .. Anètei, Tjliall! cber

Mereatki!

B«aM» «l«fti ftc« «fM ealre le»

fitr-dcAMO» le kras et fteoié» et s'

Je sois blessé... - MalédictioD sur les deux maîsoiK!... Je sots expédié... D est parti ! Est-œ qo*Q n*a rien ?

n r^iapplf

EE^OIIO, seMcuBl SeraMie.

Quoi, es-io blessé?

vncmo.

Oui, oui, une égratignure, une égiitignure: mor- bleu, c'est bi«i suffisant... est nx>n page? Maraud, ▼a me chercher un diirurgien.

Le page ton. ROMÉO.

Courage, ami : la blessure ne peut être sérieuse.

imcmo.

Non, elle n'est pas aussi profonde qu'un poîts, ni aussi large qu'une porte d'église: mais elle est suffisante, die peut compter : demandei à me Toir demain» et, quand fOiB me ref rouTerex, j'aurai la gravité que donne la biàm. Je suis poivré, je vous le garantis, assez pour ce bas-monde... Malé- diction sur vos deux maisons 1... Moi» un bomme, être égra- tigrié à mort par un chien, un rat, une souris» un chat! par un fier-à-bras, un gueux, un maroufle qui ne se bat que par règle d'arithmétique!

SGÉ1«£ 111. 295

A nCNIMO.

Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre nous? J'ai reçu le coup par-dessous votre bras.

ROMÉO.

J'ai cru faire pour le mieux.

MERCUnO.

Aide-moi jusqu'à une maison, Benvolio, ou je vais défaillir... Malédiction sur vos deux maisons! Elles ont fait de moi delà viande à vermine... Oh! j'ai reçu mon affaire, et bien à fond. . . Vos maisons ! . . .

Mercotio sort, soutena par Benvolio (93). ROMÉO, Féal.

Donc un bon gentilhomme, le proche parent du prince, mon intime ami, a reçu le coup mortel pour moi, après l'outrage déshonorant fait à ma réputation par Tybalt, par Tybalt, qui depuis une heure est mon cousin!... 0 ma douce Juliette, ta beauté m'a efféminé ; elle a amolli la trempe d'acier de ma valeur!

Rentre Bbnvouo. BENYOUO.

0 Roméo, Roméo ! le brave Mercutio est mort : Ce galant esprit a aspiré la nuée, trop tôt dégoûté de cette terre.

ROMÉO.

Ts. Ce jour fera peser sur les jours à venir sa sombre fatalité : il commence le malheur, d'autres doivent l'achever.

Rentre Tybalt. BBNVOUO.

Voici le furieux Tybalt qui revient.

ROMÉO.

Vivant! U-iomphant! et Mercutio tué! Remonte au

296 ROMÉO ET JULIETTE.

ciel, circonspecte indulgence, ~ et toi, furie à l'œil de flamme, sois mon guide maintenant ! Ah ! Tybalt, re- prends pour toi ce nom d'infâme que tu m'as donné tout à l'heure : l'âme de Mercutio n'a fait que peu de che- min au-dessus de nos tètes, elle attend que la tienne vienne lui tenir compagnie. Il faut que toi ou moi, ou tous deux, nous allions le rejoindre (94).

TYBALT.

Misérable enfant, tu étais son camarade ici-bas : c'est toi qui partiras d'ici avec lui.

ROMÉO, mettant Tépëe k la main.

Voici qui en décidera .

Ils se battent. Tybalt tombe. BENYOUO.

Fuis, Roméo, va-t'en! Les citoyens sont sur pied, et Tybalt est tué... Ne reste pas stupéfait. Le prince va te condamner à mort, si tu es pris... Hors d'ici! va-f en! fuis!

ROMÈO.

Oh I je suis le bouffon de la fortune (98) !

BENYOUO.

Qu'attends-tu donc?

Roméo s*enfait. Entrent nne foule de citoyens armés. PREMIER CITOYEN.

Par oîi s'est enfui celui qui a tué Mercutio? Ty- balt, ce meurtrier, par s'est-il enfui?

BENYOUO.

Ce Tybalt, le voici i terre !

PREMIER CITOYEN.

Debout, monsieur, suivez-moi : je vous somme do m'obéir au nom du prince.

e PRiBCE et 5a suite, Montacue, Capulet, ,i.adv Montague, LADï Capulet el d'aatrei.

LE PBINCB.

sont les vils promoteurs de cette rixe?

BENVOUO.

0 noble prince, je pais te révéler toutes - les cir- conslances douloureuses de cette fatale querelle.

MoDtriDt le corpi de Tybalt.

Toici rhorarae qui a été tué par le jeune Roméo. après avoir tué Ion parent, le jeune Mereutio.

UDÏ CAPULET, se peDchanlaarle corps.

Tjbalt, mon neveu!... Oh! l'enfant de mon frère! 1 Oh ! prince I ... Oh ! mon neveu ! . . . mon mari (96) I C'est te sang ~ de notre cher parent qui a coulé I... Prince, si tu es juste, verse le sang des Montagnes pour venger notre sang... Ohl mou neveu! mon neveu!

LE PRmCB.

Benvolio, qui a commencé cette rixe?

BRNVOLIO.

Tjbalt, que vous vojez ici, tué de la main de Roméo.

Ed vsîn Roméo lui parlait sagement, lui disait de roilé- | chir à la futilité de la querelle, et le roettaiten garde contre voire auguste déplaisir... Tout cela, dit d'une voix | affable, d'un air calme, avec l'humilité d'un suppliant age- nouillé, - n'fl pu faire irève à la fureur indomptable de T;rbalt, qui, sourd aux paroles de paix, a brandi la pointe de son épée contre la poitrine de l'intrépide Mereutio, Mereutio, tout aussi exalté, oppose le fer au fer dans ce duel

h outrance; avec un dédnin martial, il écarte d'une main

la froide mort et de l'autre la retourne - contre 'l'ybalt, dont la dextérité - la lui renvoie; Roméo leur crie: ~ Ar- riles, amis! amis, séparez-voug ! el, d'un geste plus rapide ' que sa parole, il abat les pointes fotnies. -Au moment il

298 ROMÉO ET JULIETTE.

s'élance entre eux, passe sous son bras même une botte perfide de Tybaltqui frappe mortellement le fougueux Mercutio. Tybalt s'enfuit alors, puis tout à coup revient sur Roméo, qui depuis un instant n'écoute plus que la vengeance. Leur lutte a été un éclair; car, avant que j'aie pu dégainer pour les séparer, le fougueux Tybalt était tué. En le voyant tomber, Roméo s'est enfui. —Que Ben- volio meure si telle n'est pas la vérité (97) !

LADY GàPULET, dës^ignaDt BeoTolio.

Il est parent des Montagues ; l'affection le fait men- tir, il ne dit pas la vérité (98) ! Une vingtaine d'entre eux se sont ligués pour cette lutte criminelle, et il a fallu qu'ils fussent vingt pour tuer un seul homme! Je demande justice, fais-nous justice, prince. Roméo a tué Tybalt; Roméo ne doit plus vivre.

LE PRINGE.

- Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio : qui maintenant me payera le prix d'un sang si cher?

MONTAGUE.

^ Ce ne doit pas être Roméo, prince, il était l'ami de Mercutio. Sa faute n'a fait que terminer ce que la loi eût tranché, la vie de Tybalt.

LE PRINCE.

Et, pour cette offense, nous l'exilons sur-le-champ.— Je suis moi-même victime de vos haines ; mon sang coule pour vos brutales disputes ; mais je vous imposerai une si rude amende que vous vous repentirez tous du mal- heur dont je souffre. Je serai sourd aux plaidoyers et aux excuses; ni larmes ni prières ne rachèteront les torts;

elles sont donc inutiles. Que Roméo se hâte départir; l'heure on le trouverait ici serait pour lui la dernière. Qu'on emporte ce corps, et qu'on défère à notre volonté :

la clémence ne fait qu'assassiner en pardonnant à ceux qui tuent (99).

SCÈNE XIII.

tL'apTuirUmanl île Juliette (100).

Retournée nu galop, vniis coursiers auz pieds flamme, -vers le logis do Phébus : déjà un cocher comme , Phoélon vousaurnii lancés d<ins l'ouest elauraîl ramené U nuit n<^l>uleuse...~ Etends ton ï'psis rideau, nuit vouée à t'nmour, que les yeux de la mm^ur se ferment et que Roméo bondisse dnns mes hras, ignoré, inaperçu! Pntir accomplir leurs amoureux devoirs, les amants y voient ; assez à la seule lueur de leur beauté; et, si l'amour est , aveugle, il s'accorde d'autant mieui avec la nuit... Viens, nuit solennelle, - matrone au sobre vêtement noir, apprends-moi i perdre, en la gagnant, celte partie qui aura pour enjeui deui virginités sans tache; cachi? le ] sang hagard qui Sf débat dans mes joues. avec ton noir chaperon, jusqu'à ce que le timide amour, devenu plus j hardi, -- ne voie plus que chasteté dans l'acte de l'amour! A moi. nuit ! Viens, Roméo, viens : tu feras le jour de la Duit. -quand tu arriveras surles ailes de la nuit. —plus écla- tant que la neige nouvelle sur le dos du corbeau. Viens, gentille nuit; viens, chère nuit an front noir, donne-moi mon Roméo, et, quand il sera mort, preods-le et coupe- le en petites étoiles, et il rendra la face du ciel si splen* dtde que tout l'univers sera amoureux de la nuit et ! refusera son culteà l'aveuglnn* soleil... Oh! j'ai acheta ] un domaine d'amour, - mais je n'en ai pas pris possi'a- sîon, et celui qui m'a acquise— n'a pas encore joui de moi. Fastidieuse journée, lente comme la nuit l'est, h la

L

300 ROMÉO ET JOLISnE.

veille d'une fête, pour rimpatiente enfoni qui a une robe neuve et ne peut la mettre encore ! Oh ! voici ma nour- rice...

Entre la NOURRICE, avec une écheUe de corde.

JULIETTE.

Elle m'apporte des nouvelles; chaque bouche qui me parle— de Roméo, me parle une langue céleste... Eh bien, nourrice, quoi de nouveau?... Qu'as- tu là? l'échelle de corde que Roméo t'a dit d'apporter ?

U NOURRIGS.

Oui, oui, l'échelle de corde!

Elle laisse tomber T échelle avec an geste de désespoir. JULIETTE.

Mon Dieu ! que se passe-t-il? Pourquoi te tordre ainsi les mains ?

Lk NOURRICE.

Ah! miséricorde! il est mort, il est mort, il est mort!

Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues!

Hélas ! quel jour ! C'est fait de lui, il est tué, il est mort!

JULIEHE.

Le ciel a-t-il pu être aussi cruel !

u NOURRICE.

Roméo l'a pu, sinon le ciel... 0 Roméo! Roméo! Qui l'aurait jamais cru T Roméo !

JULIETTE.

Quel démon es-tu pour me torturer ainsi ? C'est un supplice à faire rugir les damnés de l'horrible enfer. Est-ce que Roméo s'est tué? Dis-moi oui seulement, —et ce simple oui m'empoisonnera plusvite que le regard meur- trier du basilic. - Je cesse d'exister s'il me faut ouïr ce oui,

et si tu peux répondre : oui, les yeux de Roméo sont fer- més ! Est-il mort? dis oui ou non,— et qu'un seul mot décide de mon bonheur ou de ma misère !

sctm xm,

301

I.A NOURRICE.

J'ai VU la blessure, je l'oi vuodti mes yeui... Par croix du Sauveur!... là, sur sa œAle poitrine... Un triste cadavre, un triste cadavre ensanglanté, - pâle, pAle

comme la cendre, tout couvert de sang, de sang caillé... A le voir, je me suis évanouie.

JITJBTTE.

Ob ! renonce, mon cœur ; pauvre failli, fais banque- roule à cette vie I En prison, mes yeux ! Formez-vous à la libre lumière ! Terre vile, retourne à la terre, cesse de te mouToir, - et, Roméo el toi, affaissez-vous dans le m^me tombeau.

LA NOURRICE.

0 Tyball, Tjbalt, le meilleur ami que j'eusse! 0 courtois Tjbalt! honnête genlilbomme! - Faut-il que j'aie vécu pour te voir mourir !

JCLtEHE.

Quel est cet ouragan dont les rafales se heurtent ? Roméo est-il lue et Tjbnit est-il mort ? - Mon cher cou- sin, et mon mari plus cher! - Alors, sonne la trompette terrible du dernier jugement ! Car qui donc est vivant, si cfs doux-lA ne sont plus ?

LA RdURBlCE.

Tyball n'est plus, et Roméo est banni ! -Roméo, qui ' l'a tué, est banni.

METTE.

0 mon Bien ! Esl-ce que lu main Ju Roméo 8 versé le s.ingdeTybalt?

U NOIRRICE.

Oui, oui. hélas! oui.

«JURHE.

0 opur reptile caché sous la beauté en fleur! Jamais dragon ticcupa-t-il une caverne si splendide!

302 ROMtO RT lULIKTTB.

Gracieux tyran ! démon angéliqne ! corbeau aux plu- mes de colombe ! agneau ravisseur de loups ! -* méprisable substance d'une forme divine ! Juste l'opposé de ce quê tu semblés être justement,— saint damné, noble misérable (101) ! 0 nature, è quoi réservais-tu l'enfer, quand ta reléguas l'esprit d'un démon dans le paradis mortel d'un corps si exquis? Jamais livre contenant aussi vile rap- sodie fut-il si bien relié ^ Oh ! que la perfidie habite - un si magnifique palais 1

NOURRICE.

Il n'y a plus h se fier aux hommes ; chez eux ni bonna foi, ni honneur, ce sont tous des parjures, tous des tral* très, tous des vauriens, tous des hypocrites... Ahfoii est mon valet? Vite, qu'on me donne de l'eau^de-vie! - Ces chagrins, ces malheurs, ces peines me font vieillir. - Honte à Roméo !

JUUETTK.

Que ta langue se couvre d ampoules— après un pareil souhait ! Il n'est pas pour la honte, lui. La honte se» rait honteuse de siéger sur son front ; car c'est un trône l'honneur devrait être couronné monarque absolu de l'univers. Oh! quel monstre j'étais de l'outrager ainsi !

U NOURRICE.

Pouvez-vous dire du bien de celui qui a tué votre cousin ?

JULIETTE.

Dois-je dire du mal de celui qui est mon mari? Ah ! mon pauvre seigneur, quelle est la langue qui caressera ta renommée, quand moi, ton épousée depuis trois heures, je la déchire? Mais pourquoi, méchant, as-tu tué mon cousin ? C'est que, sans cela, ce méchant cousin aurait tué mon Roméo ! Arrière, larmes folles, retournez à votre source naturelle : - il n'appartient qu'à la douleur, ce tribut que par méprise vous offrez à la joie. Mon mari, que

SC*NE xin.

303

Tybalt voulait tuer, psI vÎTant: el Tybalt, qui voulait tuer mon mari.estmorl.— Tout cela est heureux : pourquoi donc pleurer?... Ah! il y a un mot, plus terrible que la mort de Tvbalt. —qui m'a assBssinée ! jft voudrais bien l'oublier, mais, hélas ! il pèse sur ma mémoire, comme une faute (lamnable sur l'Ame du pécheur. Tybalt e»t mort et Roméo est... banni. Banni ! ce seul mot banni a tué pour moi dix mille TybaU. Que Tybsll mourût, c'était un malheur sutlîsant, se fût-il arrêté là. - Si mûme le malheur inexora- ble ne se plaît qu'en rompagnie, s'il a besoin d'être es- corté par d'autres catastrophes, pourquoi, après m'avoir dit : Tybalt fut mort, n'a-t-elle pas ajouté : Ton p^re aussi, ou la mhe aussi, ou même ton père ft ta mère aussi ? Cela m'aurait causé de tolérables angoisses. Mais, à la suite (le la mort de Tybalt. faire sm^ir cette arrière-garde : -Roth^o «( fcflfint, prononcpr seulement ces mots. - c'est tuer, c'est faire mourir à la fois père, mère Tyball, Roméo cl Juliette! - lïoméo est banni! - Il n'y a ni fin. ni li- mite, ni mesure, ni borne à ce mol meurtrier! Il n'y a pas de cri pour rendre cette dôuleur-là. Mou père el ma mère, sont-ils, nourrice ?

U MiLURICE.

Ils pleurent el sanglotent sur le corps de Tybalt. Voulei-vous aller près d'eux? Je vous y conduirai.

ItUETTB.

Us lavent ses blessures de leurs larmes? Les miennes, je les réserve, quand le? leurs seront séchées, pour le bannissement de Roméo Ramasse ces rordes.. Pauvre ifchelle. le voitâ déi^ue comme moi, car Roméo est exilé : il avait fait de toi nn chemin jusqu'à mon lit ;

•mais, restée vîei^, il faul que je meure dans un virginal «(•uvBge. A moi, rordes ! Ji moi, nourrice! je vais au lit nuptial, - et. au lieu deltoméo, c'est le sépulcre qui pren- dra ma virginité.

304 RO^iÊO ET JUUBTTE.

U HOUUUCB.

Courez à votre chambre ; je Tais trouver Roméo pour qu'il TOUS console... Je sais bim il esL.. Entendez- vous, votre Roméo sera ici cette nuit ; —je vais à lui; il est caché dans la cellule de Laurence.

JULIETTE , déuchant ane bagve de toa doigt.

Oh ! trouve-le ! Remets cet anneau è mon fidèle che- valier, — et dis-lui de venir me faire ses derniers adieux.

SCÈNE XIV.

[La cellule de frère Laareoee.] Entreol frère Laurence, puis RoMto. Le jour baisse.

UURENCE.

Tiens , Roméo ; viens, homme sinistre ; l'afDictioa s'est énamourée de ta personne, et tu es fiancé à la ca- lamité.

ROMÉO.

Quoi de nouveau, mon père? Quel est Tarrét du prince ? —Quel est le malheur inconnu qui sollicite accès- près de moi ?

lAlRKNTR.

Tu n'es que trop familier - avec cette triste société, mon cher fils. Je viens l'apprendre l'arrêt du prince.

ROMÉO.

Quel arrêt, plus doux qu'un arrêt de mort, a-t-il pu prononcer ?

UURENGE.

Un jugement moins rigoureux a échappé à ses lèvres : il a décidé, non la mort, mais le bannissement do corps.

SCÔflB XIT. ,

305

BOMKO.

Ah! le bannissement ! Pnr pîlîé, dis la mort! -L'eiil n l'aspect plus terrible, bien plus terrible que la mort. Ne dis pas le bannissenieni !

UtJRSNCE.

Tu es désormais boniii de Vérone. Prends cou- rage; le monde est grand et vaste.

ROMÉO.

Hors des murs de Vérone, le monde n'exislo pas ;

il a'y a que purgaloire, toiture, enfer même. - Être banni d'ici, c'est être banni du monde, ~ et cet exil-là, c'est la mort. Donc le bannissement, c'est la mort sous un faux nom. En appelant la morlbannîssemeat, -tume Irancbesla tiîte avec une hache d'or, et tu souris au coup qui me tue!

UL'HENCE.

0 péché mortel ! 0 grossière ingratitude ! - Selon notre loi, ta faute, c'élnil la mort ; mais le bon prince,— prenant ton parti, a tordu la loi, et à ce mot sombre, la mort, a substitué le bannissement. -- C'est une grâce insi- gne, et tu ne le vois pas.

ROMÉO.

C'est one torture, et non une grâce ! I.e ciel est - vil Juliette : un chat, un chien, une petite souris, l'ê- tre le plus immonde, vivent dans le paradis et peuvent la contempler, mais Roméo ne le peut pas. La mouche du charnier est plus privilégiée, plus comblée d'honneur, plus favorisée que Roméo ; elle peut saisir - les blanches merveilles de la chère main de Juliette, et dérober une immortelle béatitude sur ces lèvres - qui, dans leur pure et vestale modestie, rougissent sans cesse, comme d'un péché, du baiser qu'elles se donnent ! Mais Roméo ne le peut pas, il est exilé. - Ce bonheur que la mouche peut avoir,jedoisle (\iir, moi; -elle est libre, mais je suis banni.

-Euu disque l'eiil ti'est iws la mort! - Tu n'avaisdone

306 ROMÉO KT JOLIKTTE.

pas un poison subtil, un couteau bien affilé, un instru- ment quelconque de mort subite , tu n*avais donc, pour me tuer, que co mot : Banni!... banni! Ce mot-U, mon père, les damnés de Tenfer remploient et le prononcent dans des hurlements ! Comment as-tu le cœur, toi, prêtre, toi, confesseur spirituel, —toi qui remets les péchés et t'a- voues mon ami, de me broyer arec ce mot : bannissemerUÎ

UURKNCS.

Fou d'amour, laisse-moi te dire une parole.

ROMÈO.

Oh ! tu vas encore me parler de bannissement

UCRENCE.

Je vais te donner une armure è Tépreuve de ce mot.

1^ philosophie, ce doux lait de l'adversité, te soutien- dra dans Ion bannissement.

ROMtO.

Encore le bannissement!... Au gibet la philoso- phie! ~ Si la philosophie ne peut pas faire une Juliette,

déplacer une ville, renverser l'arrêt d'un prince,

elle ne sert à rien, elle n'est bonne à rien, ne m'en parle plus !

UURENCE.

Oh ! je le vois bien, les fous n'ont pas d'oreilles !

ROMio.

Comment en auraient-ils, quand les sages n'ont pas d'yeux ?

LAURENCE.

Laisse-moi discuter avec toi sur ta situation.

ROMÊO.

Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais jeune comme moi et que Juliette fût ta bien-aimée, si, marié depuis une heure, tu avais tué Tybalt, si tu étais éperdu comme moi et comme moi banni, alors tu pourrais parler, alors tu pourrais t'arracher les cheveux, -

8GÉNE XIY. 307

et te jeter contre terre, comme je fois en ce moment, - pour y prendre d'avance la mesure d'une tombe !

U s'afTaisse à lerre. On frappt a la porte. UURINGI.

Lève-toi, on frappe... Bon Roméo, cache-toi.

ROMiO.

Je ne me cacherai pas ; h moins que mes douloureux soupirs ne fossent autour de moi un nuage qui me dé- robe aux regards !

Od frappe encore. LAURENCE.

Entends-tu comme on frappe?... Qui est là?... Ro- méo, lève-toi, tu vas être pris... Attendez un moment... Debout ! Cours à mon laboratoire ! . . .

On fl'appé.

Tout à l'heure ! . . . Mon Dieu ! quelle démence ! . . .

On frappe.

J'y vais, j'y vais !

Allant à la porte.

Qui donc frappe si fort? D'où venez-vous? que voulez- vous?

LA NOURRICE, dn dehors.

Laissez-moi entrer et vous connaîtrez mon message. Je Tiens de la part de madame Juliette.

LAURENCE, oovrant.

Soyez la bienvenue, alors.

Entre LA NOURRICE. LA NOURRICE.

0 saint moine, oh ! dites-moi, saint moine, est le seigneur de madame, est Roméo?

LAURB9GE.

Là, par terre, ivre de ses propres larmes.

308 BOJIÈO ET JlUlilTE.

LA NOtJRHia.

Oh! dans le même état que ma mailresse, juste dans le même état.

UUREHCE.

0 triste sympathie 1 lamentable situution !

U HOURRICK.

C'est ainsi qu'elle est alTaissce, sanglotant et pleurant, pleurant et sanglotant!...

Se penchant sur Roméo.

Debout, debout. Levez-vous, si vous êtes un homme.

Au nom de Juliette, au nom de Juliette, levez-vous, debout I Pourquoi tomber daus un si profond dé- sespoir?

ROHËO, se redressant comme en tnnaat. La nourrice !

LA NOURRICE.

Ahl monsieur] ah! monsieur!... Vojons, la mort est au bout de tout.

fiOHËO.

Tu as parlé de Juliette ! en quel état est-elle T - Est-ce qu'elle ne me regarde pas comme un assassin endurci, maintenant que j'ai souillé l'enfance de notre bonheur d'un sang si proche du sien ? Oîi est-elle ? et comment est* elle? Que dit ma mystérieuse compagae de notre amou- reuse misère?

u NOURBICB.

Oh ! elle ne dit rien, monsieur ; mais elle pleure, elle pleure ; ~ et alors elle se jette sur son lit, et puis elle se redresse, - et appelle Tybalt; et puis elle crie : Roméo!

et puis elle retombe.

ROHBO. n semble que ce nom, lancé par quelque fusil menr- trier, - l'assassine, comme la main maudite qui répond à ce nom - a assassiné son cousin !... Oh t dis-moi, prêtre,

SCENE i\V. 309

dis^moi dans quetle vile partie de ca squelette esl logé mon nom ; dis-le moi, pour que je mette à sac ce hideux repaire?

Il tire aon poignard comme pont sea finpper. Id Doorrice le [aï nmcbe.

UURENCE.

Itetiens ta main désespérée! Es-tu un homme? ta forme crie que tu ea es un; - mais tes larmes sont d'une Tomme, cl la sauvage aclioti dénonce la furie déraison- nable d'une bête brute. ~ 0 femme disgracieuse qu'on croirait un homme, bùle monstrueuse qu'on croirait homme et femme, —tu m'as étonné!... Par noire saint ordre, - je croyais ton caractère raieuï trempé. Tu as tué Tjbalt et tu veux te tuer I tu veux luer la femme qui ne respire que par loi, en assouvissant sur toi-inème une haine damnée! Pourquoi insulles-tu à la vie, au cîel et i la terre? - La vie, le ciel et la terre se sont tous trois réunis pour Ion existence ; et tu veux renoncer à tous trois! - Fil fi! tu fais lionte àln b^aulé, àlonnmour,à ton esprit. Usurier, tu regorges de tous les biens, et lu ne les emploies pas k ce légitime usage qui ferait honneur à ta binante, J ton amour, à ton esprit. Ta noble beauté n'est qu'une image de cire, dépourvue d'iJnergie virile : ton amour, ce tendre engagement, n'est qu'un misérable parjure, qui tue celle que lu avais f.iil vœu de chérir; —Ion esprit, cet ornement de la beauté el de l'amour, - n'en est chez toi que leguide égaré : -comme la (loudre dans la cilcbassc d'un soldat maladroit, - il prend feu parla propre ignorance - el te mutile au lieu de te défi'ndre. - Allons, relève-loi, l'hom- me! Elle vit, la Juliette, - celle chère Juliette pour qui tu mourais tout à l'heure : n'es-tu pas heureiis? Tjbalt voulait l'égorger, - mais tu as tué Tjbalt : n'es-tu pas heureux enrorc? - La loi qui le menaçail de la mort devient ton amie et change la sentence en exil: n'es-tu pas heureux vri ■'**

L

310 ROMÉO ET JULlirnE.

toujours? Les bénédictions pleuvent sur ta tète . la fortune te courtise sous ses plus beaux atours; mais toi, maussade comme une fille mal élevée, tu fais la moue au bonheur et à l'amour. —Prends garde» prends garde, c'est ainsi qu'on meurt misérable. Allons, rends-toi près de ta bien-aimée, comme il a été convenu ; monte dans sa cham- bre et va la consoler; mais surtout quitte-la avant la fin de la nuit , car alors tu ne pourrais plus gagner Mantoue; et c*est que tu dois vivre jusqu'à ce que nous trouvions le moment favorable pour proclamer ton mariage, réconcilier vos familles, obtenir le pardon du prince et te rappeler ici. Tu reviendras alors plus heu^ reux un million de fois que tu n'auras été désolé au dé^ part... (102) —Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta maltresse, - et dis-lui de faire coucher son monde de bonne heure ; - le chagrin dont tous sont accablés les dis- posera vite au repos... Roméo te suit.

U NOURRICE.

Vrai Dieu ! je pourrais rester ici toute la nuit à écouter vos bons conseils. Oh ! ce que c'est que la science I

A Roméo.

Mon seigneur, je vais annoncer à madame que vous allez venir.

ROMÉO.

Va, et dis à ma bien-aimée de s'apprêter à me gronder.

lA NOURRICE, lai remettant aoe bagae.

Voici, monsieur, un anneau qu'elle m*a dit de vous donner. Monsieur, accourez vite, dépéchez -vous, car il se fait tard.

Lt Doarrioe fort. ROMÉO, mettant la bagne*

Gomme ceci ranime mon courage I

LAURENCE.

Partei. Bonne nuit. Mais Caites^j attaotioDi tout votre

SCÈNK XV. 311

sort en dépend, —quittez Vérone avant la fin de la nuit, ou éloignez-vous à la pointe du jour sous un déguisement.

Restez h Mantoue ; votre valet, que je saurai trouver, vous instruira de temps h autre des incidents heureux pour vous qui surviendront ici... Donne-moi ta main ; il est tard : adieu; bonne nuit.

ROMÉO.

Si une joie au-dessus de toute joie ne m'appelait ail- leurs, — j'aurais un vif chagrin à me séparer de toi si vite.

Adieu.

Ils sortent.

SCÈNE XV.

[Dans la maison de Gapulet.] Entrent Capulet, lady Capulet et Paris.

GAPULET.

Les choses ont tourné si malheureusement, messire,

que nous n'avons pas eu le temps de disposer notre fille.

C'est que, voyez- vous, elle aimait chèrement son cousin Tybalt, et moi aussi... Mais quoi ! nous sommes nés pour mourir. Il est très-tard ; elle ne descendra pas ce soir. Je vous promets que, sans votre compagnie, je serais au lit depuis une heure.

PARIS.

Quand la mort parle, ce n'est pas pour l'amour le mo- ment de parler. Madame, bonne nuit : présentez mes hommages à votre fille.

LADI CAPULET.

Oui, messire, et demain de bonne heure je connaîtrai sa pensée. Ce soir elle est cloîtrée dans sa douleur.

GAPULKT.

Sire Pftris, je puis hardiment vous offrir l'amour

3J2 ROMEO KT JULIETTE-

de ma fille ; je pense qu'elle se laissera diriger par moi en toutes choses; bien plus, je n'en doute pas... Femme, allez la voir avant d'aller au lit; - apprenez-lui l'amour de mon fils Paris, - et dites-lui, écoutez bien, que mercredi prochain... 51ais doucement! Quel jour est-ce?

i'ARIS.

Lundi, monseigneur.

CÀPULET.

Lundi? hé! hé! alors, mercredi est trop tôt. Ce sera pour jeudi... dites-lui que jeudi elle sera mariée à ce noble comte... - Serez- vous prêt? Cette hâte vous con- vient-elle? — Nous ne forons pas grand fracas : un ami ou deux! - Car. voyez-vous, le meurtre de Tybalt étant si récent, on pourrait croire que nous nous soucions fort peu de notre parent, si nous faisions de grandes réjouis- sances. — Conséquemmenl, nous aurons une demi-dou- zaine d'amis, et ce sera tout. Mais que dites-vous de jeudi?

PARIS.

Monseigneur, je voudrais que jeudi fût demain.

CAPILET.

Bon; vous pouvez partir... Ce sera pour jeudi, alors. Vous, femme, allez voir Juliette avant d'aller au lit, - et prcparez-la pour la noce... - Adieu, messire... De la lumière dans ma chambre, holà! Ma foi, il est déjà si tard qu'avant peu il sera de bonne heure. . . Bonne nuit.

Us sortent.

SCÈNE XVI.

[La chambre à coacher de Jalielte.}

Entrent Roméo et Juliette.

JULIETTE.

Veux-tu donc partir? le jour n'est pas proche encore :

SCftîlE XVI.

:îi3

c'était )e rossignol et non l'alouette -dont In voii jierrait lun oreile craintive. Toutes les nuits il chante sur le gre- nadier> là-bas, Crois-moi, amour, c'était le rossignol.

HOMÈO.

C'était l'alouelte, la messagère du malin, et non lo rossignol, negnr<.'e, amour, ces lueurs jalouses qui den- lelleiil le bord di^s nuages à l'orient! - I,cs flambeaux de la nuit sont éteints, etlejourjoyeux se dresse sur la pointe du pied su sommet brumeux de la montagne. Je dois partir cl vivre, ou rester et mourir.

JU METTE.

Cette clarté là-bas n'est pas la clarté du jour, je le sais bien, moi ; c'est quelque météore que le soleil eibale pour le servir de torche citle nuit - et éclairer ta marche vers Msntoue. Reste donc, lu n'as pas besoin de partir encore (103).

ROMÈn.

Soil! qu'on me prenne, qu'on me mette à mort; je suis content, situ le veux ainsi. Non. cette lueur grisô n'est pas le regard du malin, ~ elle n'est que le pâle reflet du front de Cjnlhia ; et ce u'csl pas l'alouette qui frappe de notes si hautes - ta vortlc du ciel au-dessus de nos Uïlcs. ' J'ai plus le déiiir de rester que la volonté de partir.

Vienne la mort, et elle sera biunvenue !,.. Ainsi le veut Juliette... Comment étus-vous, mon âm-'? Causons, il n'est pas jour.

JCLffiTTE.

C'est le jour, c'est le jour! Fuis vite, va-l'en, pars: C'est l'alouftle qui détonne ainsi, ~ et qui lance ces notes rauques, ces sireltes déplaisantes. On dit que l'alouette prolonge si doucement les accords ; cela n'est pas, car elle rompt le nôtre. Ou dit que l'alouette et le hideux cra- paud ont changé d'yeus : - oh ! que n'ont-ils aussi changé de voix, puisque rette vo>x nous arrache plTiirés l'un à

314 ROMÉO ET JOLIETTE.

l'autre et te chasse d'ici par son hourvari matinal (104) ! Oh ! maintenant pars. Le jour est de plus en plus clair.

ROMÉO.

- De plus en plus clair?... De plus en plus sombre est notre malheur.

Entre La Nourrice. U NOURRICE.

Madame!

Nourrice ?

JUUEITE.

U NOURRICE.

Madame votre mère va venir dans votre chambre. Le jour paraît; soyez prudente, faites attention.

La nourrice sort. JULIETTE.

Allons, fenêtre, laissez entrer le jour et sortir ma vie.

ROMÉO.

Adieu, adieu ! un baiser, et je descends.

lu s'embrassent. Roméo descend. JULIETTE, se p^^nchant snr le balcon.

Te voilà donc parti? amour, seigneur, époux, ami! Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour, car il y a tant de jours dans une minute ! Oh ! à ce compte-là, je serai bien vieille, - quand je reverrai mon Roméo.

ROMÉO.

Adieu ! je ne perdrai pas une occasion, mon amour, de t'envoyer un souvenir.

JUUETTE.

Oh ! crois-tu que nous nous rejoindrons jamais?

ROMÉO.

Je n'en doute pas; et toutes ces douleurs feront le doux entretien de nos moments à venir.

SGÉME XVI. 315

JULRTTB.

0 Dieu! j'ai dans l'Ame un présage fatal. Mainte- nant que tu es en bas, tu m'apparais comme un mort an fond d'une tombe. Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pftle.

ROMÉO.

Crois -moi, amour, tu me semblés bien pAIe aussi. L'angoisse aride boit notre sang. Adieu ! adieu !

Roméo tort^

juLnrrrs.

0 fortune ! fortune ! tout le monde te dit capricieuse ! Si tu es capricieuse, qu'as-tu à faire avec un homme - d'aussi illustre constance? Fortune, sois capricieuse, car alors tu ne le retiendras pas longtemps, j'espère, et tu me le renverras (105).

LADY CAPULET, da dehors.

Holà ! ma fille ! êles-vous levée T

JULIETTE.

Qui m'appelle? est-ce madame ma mère? Se serait- ejle couchée si tard ou levée si tôt? Quel étrange motif l'amène?

Entre lad y Capulet.

UDY CAPULET.

Eh bien, comment êtes- vous, Juliette?

JULIETTE.

Je ne suis pas bien, madame.

UDY CAPULET.

Toujours à pleurer la mort de votre cousin?... Pré- tends-tu donc le laver de la poussière funèbre avec tes lar- mes? — Quand tu y parviendrais, tu ne pourrais pas le faire revivre. Osse donc : un chagrin raisonnable prouve l'af- fection ; mais un chagrin excessif prouve toujours un manque de sagesse (106).

316 ROMÉO ET JULIETTE.

JUUEnE.

T.aissez-moi pleurer encore une perle aussi sensi- ble.

UDY CAPULET.

Vous ne sentirez que plus vivement cette perte, sans sentir plus près de vous Tami que vous pleurez.

JUUETTE.

Je sens si vivement la perte de cet ami que je ne puis m'empôcher de le pleurer toujours.

UDY CAPULET.

Va, ma fille, ce qui te fait pleurer, c'est moins de le savoir mort que de savoir vivant l'infAme qui Ta tué.

JULIETTE.

Quel infâme, madame ?

LADY CAPULET.

Eh bien ! cet infAme, Roméo !

JUUEHE.

Entre un infâme et lui il y a bien des milles de dis- tance. — Que Dieu lui pardonne! Moi, je lui pardonne de tout mon cœur ; et pourtant nul homme ne navre mon cœur autant que lui.

UDY CAPULET.

Parce qu'il vit, le traître!

JULIEHE.

Oui, madame, et trop loin de mes bras. Que ne suis-je seule chargée de venger mon cousin !

LADY CAPULET.

Nous obtiendrons vengeance, sois-en sûre. Ainsi ne pleure plus. Je ferai prévenir quelqu'un à Mantoue, on vit maintenant ce vagabond banni : on lui donnera une potion insolite qui l'enverra vite tenir compagnie à Tybalt, et alors j'espère que tu seras satisfaite.

JULIETTE.

Jonc serai vraiment satisfaite que quand je verrai

SCÉNK XVI.

317

Roméo... supplicié, torluréest mon pnuvrccœur, depuis (|u"un tel pareut m'eal eulevé. - MadRnio, trouvez seule- ment un homme pour porter le poison ; moi, jo le pré- parerai, - et si bien qu'après l'avoir pris, Romdo dor- mira vile en paix. Oh ! quelle horrible soutTrance pour mon cœur de Venteudre nommer, sans pouvoir aller jusqu'à lai, pour assouvir l'umour qui: je portais à mou cousin

sur le corps de son meurlrit^r !

UDY CAPULET.

Trouve les moyens, toi; moi, jn trouverai l'homme.

- Maintenaat, fille, j'ai à te dire de joyeuses nouvelles.

JIXIETTE.

La joie est la bienvenue quund elle est si nécessaire :

- quelles sont ces nouvelles ? j'adjure votre llrâce.

LÂDï CIPULET.

Va, va, mon enfani, tu as un eicellont pÈre : - pour te tirer de ton accablement, - il a improvisé une journée de fête i laquelle tu ne t'attends pas et que je n'espérais guère.

JIUEIIE.

Quel sera cet heureui jour, madame?

lADY QPILET.

Eh bien, mon enfaol, jeudi prochain, de bon matin,

un galant, jeune el noble Rentilhomme, le comte PAris, le mènera à l'église Saint-Pierre, et aura le bon- heur de faire de toi sa joyeuse épouse. -

JULIETTE.

Ah ! par l'église de Saint-Pierre et par saint Pierre lui- même, il ne fera pas de moi sa joyeuse épouse. Je m'étonne de tant de hâte : ordonner ma noce, ~ avant que celui qui doit être mon mari m'ait fait sa coik! Je vous en prie, madame, dites à mon seigneur el père -~ que je ne veui pas me marier encore. Si jamais je me marie, je

318 ROMÉO ET JULIETTE.

le jure, ce sera plutôt à ce Roméo que tous savez haï de moi, qu'au comte Paris. Voilà des nouvelles, en vérité

UDY CAPDLBT.

Voici votre père qui vient; faites-lui vous-même votre réponse, et nous verrons comment il la prendra.

Ealreot Gapulbt et la NOURRICE. CAPULET, regardant Juliette qui sanglotte.

Quand le soleil disparaît, la terre distille la rosée ; mais, après la disparition du radieux 61s de mon frère,

il pleut tout de bon. Eh bien! es-tu devenue gouttière, fil- lette? Quoi, toujours des larmes! toujours des averses! Dans ta petite personne tu figures à la fois la barque, la mer et le vent ; tes yeux, que je puis comparer à la mer, ont sans cesse un flux et un reflux de larmes ; ton corps est la barque qui flotte au gré de cette onde salée, et tes soupirs sont les vents - qui, luttant de furie avec tes larmes,

finiront, si un calme subit ne survient, par faire sombrer

ton corps dans la tempête... Eh bien, femme, lui avez-vous signifié notre décision ?

LADY CAPDLET.

Oui, messire; mais elle refuse ; elle vous remercie. La folle! je voudrais qu'elle fût mariée à son linceul!...

CAPULBT.

Doucement, je n'y suis pas, je n'y suis pas, femme.

Comment! elle refuse! elle nous remercie! et elle n'est pas fière, elle ne s'estime pas bien heureuse, tout indigne qu'elle est, d'avoir, par notre entremise, obtenu pour mari un si digne gentilhomme !

JULIETTE.

Jeme suis pas fière, mais reconnaissante : fière, je ne puis l'être de ce que je hais comme un mal. Mais je suis reconnaissante du mal même qui m'est fait par amour.

SGÉNB XVI. 319

GAPULET.

Eh bien» eh bien» raisonneuse, qu'est-ce que cela si- gnifie?— Je vous remercie et je ne vous remercie pas .. Je suis fière et je ne suis pasfière!... Mignonne donzelle,

dispensez-moi de vos remerctments et de vos fiertés, et préparez vos fines jambes pour vous rendre jeudi pro- chain — à l'église Saint-Pierre en compagnie de Paris ; ou je t'y traînerai sur la claie, moi ! Ah ! livide carogne ! ah ! bagasse ! Âh ! face de suif !

UDY GAPULET.

Fi, fi! perdez-vous le sens?

JULIETTE, s'agenoaillant.

Cher père, je vous en supplie à genoux , ayez la patience de m'écouter! rien qu'un mot !

GAPULET.

Au diable, petite bagasse ! misérable révoltée 1 Tu m'entends, rends-toi à l'église jeudi, ou évite de me rencontrer jamais face à face : ne parle pas, ne réplique pas, ne me réponds pas; mes doigts me démangent... Femme, nous croyions notre union pauvrement bénie, parce que Dieu ne nous avait prêté que cette unique en- fant: — mais, je le vois maintenant, cette enfant unique était déjà de trop, - et nous avons été maudits en l'ayant.

Arrière, éhontée!

U NOUBRIGE.

Que le Dieu du ciel la béniss" ! Vous avez tort, monsei- gneur, de la traiter ainsi.

GAPULET.

Et pourquoi donc, dame Sagesse?... Retenez votre langue, maîtresse Prudence, et allez bavarder avec vos commères.

LA NOURRICE.

Ce que je dis n'est pas un crime.

320 KOMÉO ET JDLIETTE.

CAPULBT.

AU nom du ciel, bonsoir!

U NOURRICE.

Peut- on pas dire un mot?

CAPULKT.

Paix, stupide radoteuse ! Allez émettre vos sentences sur le bol d'une commère, car ici nous n'en avons pas besoin.

UDY CAPIJLET,

Vous êtes trop brusque.

CAPULET.

Jour de Dieu! j'en deviendrai fou. Le jour, la nuit, h toute heure, à toute minute, à tout moment, qoe je fusse occupé ou non. seul ou en compagnie, mon unique souci a été de la marier ; enfin je trouve un gentil- homme de noble lignée, —ayant de beaux domaines, jeune, d'une noble éducation, pétri, comme on dit, d'honora- bles qualités, un homme aussi accompli qu'un cceur peut le souhaiter, et il faut qu'une petite sotte pleurni- cheuse, — une poupée gémissante, quand on lui offre sa fortune, réponde : Je ne veux pas me marier, je nepuis aimer, —je suis trop jeune, je vous prie de me pardonner ! Ah ! si vous ne vous mariez pas, vous verrez comme je vous pardonne ; allez paître vous voudrez, vous ne logerez plus avec moi. Faites-y attention, songez-y, je n'ai pas coutume de plaisanter. Jeudi approche ; mettez la main sur votre cœur, et réfléchissez. Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami ; si tu ne l'es plus, va au diable, mendie, meurs de faim dans les rues. Car, sur mon âme, jamais je ne te reconnaîtrai, et jamais rien de ce qui est à moi ne sera ton bien. - Compte là-dessus, réflé- chis, je tiendrai parole.

n son.

JULIETTE.

N'y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages,

SGËNB XVI. 3Vt

qui voie au fond de ma douleur ?~0 ma mère bien-aimée, tic me rejetez pas, ■- ajournez ce mariage d'uo mois, (l'une semaine! Sinon, dressez le Ut nuptial dans le sombre monument T^ibnlt repose ! UDV CAPULET.

Ne me parle plus, car je n'ai rien h te dire ; - fais ce que tu voudras, car entre toi et moi toul est fini.

Elle sort. JllIETTE.

Omon Dieu I... Nourrice, comment empêcher cela?

- Mon mari est encore sur la terre, et ma foi est au ciel ;

comment donc ma foi pftut-elle redescendre ici-bas, lanl que mon mari ne me l'aura pas renvoyée du ciel en quinanl la terre?... Console-moi, coliscille-moi ! - Hélas! Iwilns! se peul-il que le ciel tende de pareils pièges à une crt'alure aussi frêle que moi! - Que dis-tu ? n'as-lu pas ua mol qui me soulage? Console-moi, nourrice (107).

U NOUHRICB. Ma foi, écoutez : Roméo est banni ; je gage le monde entier contre néant - qu'il n'osera jamais venir vous récla- miT ; s'il le fait, il faudra que ce soit à la dérobée. IlonCt puisque tel est le cas, - mon avis, c'est que vous ëpou- siejL le comte. Oh ! c'est un sinimable geniilhomme! - Roméo n'est qu'un torchon près de luil... Un aigle, ma- dame, — n'a pas l'œil aussi vert, aussi vif, aussi brillant que Paris. Maudit soit mon creor. si je ne vous trouve pas bien heureuse de ce second mariage! il vaut bien mieux que votre premier. Au surplus, voire premier est mon, ou autant vaudrait qu'il le fût, ~ que de vivre sans 10US être bon h. rien.

KLIETTE.

Parles-tu du fond de ton cœur':"

U NOUHRICK. El du fond de mon âme: sinon, malédiiilioji à luu dcox!

322 ROMÉO BT JDLlinTE.

JULIETTE.

Amen!

U NOURRICE.

Quoi?

JULIETTE.

Ah! tu m'as merveilleusement consolée. Va dire à madame qu'ayant déplu à mon père, je suis allée à la cellule de Laurence, pour me confesser et recevoir l'ab- solution.

u NOURRICE.

Oui, certes, j'y vais. Vous faites sagement.

Elle sort. JULIETTE, regardant s'éloigoer la noarrice.

—0 vieille damnée ! abominable démon! Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me parjure, ou de ravaler mon seigneur de cette même bou- che — qui l'a exalté au-dessus de toute comparaison tant de milliers de fois. .. Va-t'en, conseillère; entre toi et mon cœur il y a désormais rupture. Je vais trouver le religieux pour lui demander un remède ; à défaut de toute autre, j'ai la ressource de mourir.

Elle sort.

scÈ^fE XVII.

[La cellale de frère Laurence.]

Entrent Laurence et Paris. UURENCE.

Jeudi, seigneur ! le terme est bien court.

PARIS.

Mon père Capulet le veut ainsi, et je ne retarderai son empressement par aucun obstacle.

SCÈNE xvu. 323

LAUKENCE.

Vous ignorez encore, dites-vous» les sentiments de la dame. Voilà une marche peu régulière, et qui ne me plaît pas.

PARIS.

Elle ne cesse de pleurer la mort de Tyball, et c'est pourquoi je lui ai peu parlé d*amour ; car Vénus ne sou- rit guère dans une maison de larmes. —Or, son père voit un danger— à ce qu'elle se laisse ainsi dominer par la dou- leur ; et, dans sa sagesse, il hflte notre mariage pour arrêter cette inondation de larmes. Le chagrin qui Tabsorbe dans la solitude pourra se dissiper dans la société. Main- tenant vous connaissez les raisons de cet empressement.

LAURENCE, à part.

Hélas! je connais trop celles qui devraient le ra- lentir !

Hant.

Justement, messire, voici la dame qui vient à ma cellale.

Entre Juliette. PARIS.

Heureux de vous rencontrer, ma dame et ma femme !

JUUETTE.

Votre femme ! Je pourrai l'être quand je pourrai être mariée.

PARIS.

Vous pouvez et vous devez Tôlre, amour, jeudi pro- chain.

JUUETTE.

Ce qui doit être sera.

LAURENCE.

Voilà une vérité certaine.

324 ROMÉO KT JULIETTE.

PARIS, h Julielte.

Venez-vous faire votre confession à ce bon père?

JDUEnE.

Répondre à cela, ce serait me confesser à vous.

PARIS.

Ne lui cachez pas que vous m'aimez.

JUUEnK,

~ Je vous confesse que je Tairae.

PARIS.

Comme vous confesserez, j'en suis sûr, que vous m'aimez.

JULIETTE.

Si je fais cet aveu, il aura plus de prix en arrière de vous qu'en voire présence.

PARIS.

Pauvre Ame, les larmes ont bien altéré ton visage.

JULIETTE.

Elles ont remi>orlé une faible victoire: - il n'avait pas grand charme avant leurs ravages.

PARIS.

Ces paroles-là lui font plus d'injure que tes larmes.

JULIEHE.

Ce n'est pas une calomnie, monsieur, c'est une vé- rité ; et celte vérité, je la dis à ma face.

PARIS.

Ta beauté est à moi et tu la calomnies,

«

JUUEHE,

Il se peut, car elle ne m'appartient pas... Êtes- vous de loisir, saint père, en ce moment, ou reviendrai- je ce soir après vô[)res ?

UURKNGE.

J'ai tout mon loisir, pensive enfant... Mon sei- gneur, nous aurions besoin d'être seuls.

P\WS.

Dieu me préserve de troubler la dévotioD ! Juliette, jeudi, de boa matin, j'irai vous réveiller. —Jusque-là, adieu, et recueillez ce pieux baiser.

Il l'embrasse et sort. JULIinE. ~ Ob! ferme la porte, et, cela fait, viens pleurer avec moi : plus d'espoir, plus ressource, plus de remède.

LAURBKCB.

Ah! Julielle. je connais déjà ton chngrin, et j'ai l'espril tendu par une anxiété inexprimable. Je sais que jeudi prochain, sans délai possible, tu dois être mariée au comte.

JUUETTK.

Ne me dis pas que tu sais cela, frère, sans me dire aussi commentée puis l'empêcher. Si dans ta sagesse tu ne trouïPs pas de remède, déclare seulement que ma résolution est sage, et sur-le-cbamp je remédie h. tout avec ce couteau.

Elle montre un poignarJ.

Dieu a joint mon cœur à celui de Roméo; toi, lu as joint nos mains ; et, avant que cette main , engagée par toi è Bornéo, scelle un autre contrat, - avant que mon cœur lo;nl, devenu perfide et traître, se donne h un autre, ceci aura eu raison de tous deui. Donc, en vertu de la longue expérience (i08], donne-moi vite un conseil; sinon, regarde! —entre ma détresse et moi je prends ce couteau sanglant pour médiateur : c'est lui qui arbitrera le litige que l'autorité de ton flgeet de la science n'aura pas su terminer à mon honneur. - Réponds-moi sans re- tard; il me tarde de mourir - si ta réponse ne m'indique pas de remède !

UlIREiNCE.

Arrête, ma Glle ; j'entrevois une cs|it'rancc possible,

328 ROMÉO KT JOLIITTK.

mais le moyen nécessaire à son accomplissement est aussi désespéré que le mal que nous vodlôns empêcher. Si, plutôt que d'épouser le comte t^Aris, tii as Ténétf ie de vouloir te tuer, il est prob^iblé qtié ttl osetHs elflronté^

rimage de la mort pour repousser le déshonneur, toi qui, pour y échapper, veux provoquer la mort elle-même. Eh bien , si tu as ce courage, je te donnerai un remède.

JULIBTTK.

Oh ! plutôt que d* épouser Paris, dis-moi de m'élancer

des créneaux de cette tour là-bas, ou d'errer sur le chemin des bandits; dis-moi de me glisser— rampent des serpents; enchalne-moi avec des ours rugissants; —en- ferme-moi, la nuit, dans un charnier, sous un monceau d'os de morts qui s*entre-choquent, de moignons fétides et de crânes jaunes et décharnés; dis-moi d'aller, dans une fosse fraîche remuée, m'enfouir sous le linceul avec un mort : ordonne-moi des choses dont le seul récit me faisait trembler, et je les ferai sans crainte, sans hésitation, pour rester l'épouse sans tache de mon doux bien-aimé (109) !

LAURKNCBé

Écoute alors : rentre à la maison t aie l'air gai et dis que tu consens à épouser Paris. C'est demain mercredi.

Demain soir, fais en sorte de coucher seule ; que ta nourrice ne couche pas dans ta chambre ; une fois an lit, prends cette fiole et avale la liqueur qui y esl distil* lée. Aussitôt dans toutes tes veines se répandra une froide et léthargique humeur : le poub suspeBdra son mouvement naturel et cessera de battre ; ni chaleuri ni souffle n'attestera que tu vis. Les roses de tes lèvres et de tes joues seront flétries - et ternes comme la ôendre; les fenêtres de tes yeux seront closes , comme si la mort les avait fermées au jour do la vie. Chaque partie de ton 6tre, privée de souplesse et d'action, sera roide, inflexi-

i XVIIl.

32?

ble et froide comme la mort [110). - Daos cet ëtal appa- Tenl de codsTre - tu resteras juste quarante-deux heures, et alors lu t'éveilleras comme d'un doui sommeil. - Le matin, quand le (iancé arrivera - pour hâter ton lever, il te trouvera morte daus ton lit. Alors, selon l'usage dB notre pays, vêtue de ta plus belle parure,, et placée dans un cercueil découvert, -- tu seras transportée à l'anciea caveau ~ oii repose toute la famille des Capulets. - Ce- pendant, avant que tu sois éveillée, Roméo, instruit de notre plan par mes Ittires, - arrivera ; lui et moi nous épierons ton réveil, et celte nuit-là même - RooiéO t'emmènera à Mantoue. Et ainsi lu seras sauvée d'un déshonneur imminent, si nul caprice futile, Qulle frayeur féminine ~ n'abat ton courage au moment da ' l'exécution.

Donne ! oh ! donne ! ne me parle pas de frayeur.

LAURENCE, lui temetUat la figle.

Tiens, pars ! Sois forte et sois heureuse dans ta réso- lution. Je vais dépêcher un religieux ^ à Mantoue avec un message pour Ion mari.

lULICnE.

Amour, donne-moi ts force , et celte force me sau- yeri. Adieu, mon père!

Il* H )ép«reai.

SCENE XVlll.

^■Bi U naÎHQ ds Ctpalei.]

Lolreiil CaFLLET, LAt>V CaPULET, la nOUHKlCE el dus VALETS.

UIM'IiT, renetUnt nn papier sa fremier filel (III}. Tu inviteras toutes les personnes dont les noms sont

328 ROMiO ET JULIEHE.

Aa second valet*

Maraud, va me louer vingt cuisiniers habiles.

DEUXIÈME YÀLET.

Vous n'en aurez que de bons, monsieur, car je m'assure- rai d'abord s'ils se lèchent les doigts.

CAPULET.

Et comment t'assureras-tu par-là de leur savoir-Caire.?

DEUXIÈME VALET.

Pardine, monsieur, c'est un mauvais cuisinier que celui qui ne se lèche pas les doigts : ainsi ceux qui ne se lécheront pas les doigts, je ne les prendrai pas.

CAPULET.

Bon, va-t'en.

Le Tâlet sort.

—Nous allons être pris au dépourvu cette fois. Eh bien, est-ce que ma fille est allée chez frère Laurence?

U NOURRICE.

Oui, ma foi.

CAPULET.

Allons, il aura peut-être une bonne influence sur elle. La friponne est si maussade, si opiniâtre!

Entre JuLtBTTB (H2). U NOURRICE.

Voyez donc avec quelle mine joyeuse elle revient de confesse.

CAPULET.

Eh bien, mon entêtée, avez-vous été comme ça?

JULIETTE.

Chez quelqu'un qui m'a appris à me repentir do ma coupable résistance à vous et à vos ordres. Le vénérable Laurence m'a enjoint de me prosterner à vos pieds, - et de vous demander pardon . . .

Elle s*agenoaillQ devant son përe.

SCÈNE XVUl. 329

Pardon, je vous en conjure! - Désormais je me laisserai nigir enlièrement par vous.

CAPL'LBT.

Qu'on aille chercher lo comte, et qu'on l'instruise de ceci. Je veux que ce nœud soit noué dès demain matin.

lUllETTE.

i'ai rencontré le jeune comte à la cellule de Lau- rence, — et je lui ai témoigné mon amour autant que je le pouvais sans franchir les bornes de la modestie.

CAI'lilET.

Ab! j'ensuis bien aise... Voilà qui estbîen... Relève- toi.

Joli eue le relfeve,

Lescbosessont comme elles doivent Être... II faut que je voie le comte. Morbleu, qu'on aille le chercher, vous dis-je. Ah ! pardieu, c'est un saint homme que ce révé- rend père, et toute notre cité lui est bien redevable.

lUI-IEHE.

Nourrice, voulez-vous venir aveo moi dans mon cabi- - net? - Vous m'aiderez à ranger les parures que vous

trouverez convenables pour ma toilelle de demain. lAOï aPtLET.

Non, non, pas avant jeudi. Nous avons le temps.

aPÏLET.

Va, nourrice, va avec elle.

JalieUe sorL avec la nourrice. A lodr CapnlM. Nous irons à l'église demain.

UDV CAPULET.

Nous serons pris k court pour les préparatifs : - il ist presque nuit déjà.

CAPl!LET. Bah! je vais me remuer, et loulirabicn, jetelcgHran-

330 ROMÉO RT JULSrrE

X\$ , femme ! Toi, ta rejoindre Juliette, et aide^la à se parer ; je ne me coucherai pas cette nuit, . , Lai^ie^iooi seul; c'est moi qui ferai la ménagère cette fois... Holà !...

Ils sont tous sortis. Allons, je vais moi-même chez le comte Pftris le prévenir pour demain. iTai le cœur éton« namment allègre, depuis que cette petite folle est Tenue à résipiscence.

Hs sortoaU

SCÈNE XIX.

[La dumbre à eonchar do Juliette.]

Entrent Juliette et la nourrice (ii3). JUUnTE.

Oui, e'est la toilette qu'il faut... Mais, gentille nour- rice, •*- laitse-moi seule cette nuit, je t'en prie : car j'ai besoin de beaucoup prier, pour décider le ciel à sourire à mon existence» qui est, tu le sais bien, pleine de trouble

- et de péché.

Entre LiU)Y Capulet. LADY CAPULET.

Allons, êtes- vous encore occupées? avez-vous besoin de mon aide?

JULIETTE,

Non, madame; nous ayons choisi tout ce qui sera nécessaire pour notre cérémonie de demain. Veuillez permettre que je reste seule à présent, et que la nourrice veille avec vous cette nuit; car, j'en suis sûre, vous avez trop d'ouvrage sur les bras, dans des circonstances si pres- sa) nies.

aCftNE XIX.

.331

LiDÏ CArilLET. Bonne nuit ! Mets-toi au lit, et repose ; car tu en as besoin.

Lndï CapQleL Mft «rec Is ooQrrJce. JlUBnE.

Adieu!... Dieu sait qunnd nous nous reverrons, Une vAgue frayeur répand le frisson dans mes veines - et j glace presque la chaleur vitale.,. - Je vais les rappeler pour me rassurer... Nourrine!... Qu'a-t-elle à faire ici ? fl fsut que je joue seule mon horrible scène '.

Prennnt la Unie que Lauraoce lai adonnée.

A njoi, fiole !... - Eh quoi 1 si cr breuvage n'agissait ptsi -^ Serais-je donc marit^ demain matin?,.. Non, non... Voici qui l'empCcherait... Repose ici, loi.

Elle mei im couleaa A côté deson lit.

Et si c'était un poison que le moine - m'eût subtile- ment administré pour me faire mourir, aRn de ne pas Être déshonoré par ce mariage, - lui qui m'a déjà marié à Roméo! - J'ai peur de cela; mais non, c'est impossible :

il a toujours été reconnu pour un saint homme... - Et si, une fois déposée dans le tombeau, je m'éveillais av.int le moment oh Roméo doit venir me délivrer ! Ah ! l'pf- froyablfl chose! Ne pourrais-je pas être étouffée dans ce cavenu - dont la bouche hideuse n'aspire jamais un air par,'

et mourir suffoquée avant que Roméo n'arrive ! Ou même, si je vis, n'est-il pas probable -- que l'borrible im- pression de la mort et de la nuit jointe il la terreur dn lieu... - En effet, ee caveau est l'ancien rcceptacle depuis bien des siècles sont entassés - les os de lous mes ancêtres ensevelis ; Tvbalt sanglant et encore tout frais dans la lerro - pourrit sous son linceul ; où. dit-on, - Jfcer- taines heures de la nuit, les esprits s'assemblent ! ... - Hélas ! hélas ! n'est-ii pas probable que. réveillée avant l'heure, au milieu d'eihalaisons infectes - et de gémissements jpa-

332 ROMÉO ET lULICTTR.

reils h cos cris de mandragores déracinées qae des vifants ne peuvent entendre sans devenir fous... (114) Oh! si je m*éveille ainsi, est-ce que je ne perdrai pas la raison, en- vironnée de toutes ces horreurs? Peut-être alors, in- sensée, voudrai-je jouer avec les squelettes de mes ancêtres, et arracher de son linceul Tybalt mutilé» et» dans ce délire, saisissant l'os de quelque grand parent comme une massue, en broyer ma cervelle désespérée ! Oh ! tenez ! il me semble voir le spectre de mon cousin poursuivant Roméo qui lui a troué le corps avec la pointe de son épée... Arrête, Tybalt, arrête !

Klle porte la fiole & ses lèvres.

Bornéo! Roméo! Roméo! voici à boire! je bois à toi.

Elle se jette sar son lit, derrière on rideta.

SCÈNE XX.

[Une salle dans la maison de Capnlet. Le jour se lère.]

Entrent lady Capulet et la nourrice. lADY GÀPULETy donnant un tronsseaa de deî§ à la noarrîce.

Tenez, nourrice, prenez ces clefe et allez chercher d'autres épices (118).

U NOURRICE.

On demande des dattes et des coings pour la pâtis- serie.

Entre Capulet. GâPULET.

—.Allons! debout! debout! debout! le coq a chanté deux fois ; - le couvre-feu a sonné; îl est trois heures...

A lady Capulet.

Ayez l'œil aux fours, bonne Angélique et qu'on n'épargne rien.

SCftllE XX. 333

NOURRICE, àCapolet.

Ailes» allez, oogne-féta, allez vous mettre au lit; ma parole, vous serez malade demain d'avoir veillé cette nuit.

GàPULET.

Nenni, nenni. Bah ! j'ai déjà passé des Duits en- tières pour de moindres motifs, et je n'ai jamais été ma- lade.

LÀDY CAPULBT.

Oui, vous avez chassé les souris dans votre temps ; mais je veillerai désormais & ce que vous ne veilliez plus ainsi.

Lady Capalet et la nourrice sortent. CAPULBT.

Jalousie ! jalousie !

Det valeta passent portant des broches, des bûches et des paniers. An premier valet.

Eh bien, l'ami, qu'est-ce que tout ça ?

FREIDSR VALET.

Monsieur, c'est pour le cuisinier, mais je ne sais trop ce que c'est.

CAPULEF.

Hftte-toi, hftte-toi.

Sort le premier valet. An deoiième Talet.

Maraud, apporte des bûches plus sèches , appelle Pierre, il te montrera il y en a.

DEUXIÈME VALET.

J'ai assez de tète, monsieur, pour suffire aux bû- ches — sans déranger Pierre.

11 sort. GAPULET.

Par la messe, bien répondu. Voilà un plaisant coquin ! Ah! je te proclame roi des bûches... Ma foi, il est jour.

334 ROMÉO PT IlILinTK.

- Le comte va être ici tout h rbeufe avec la musique, - car il me l'a promis.

Brait d*io8traineiiM qqi se rapproelifHit,

Je l'entends qui s'avance... —Nourrice! Femme!... Holà ! nourrice, allons donc !

Entre la NOORRieB.

CAPuirr.

Allez éveiller Juliette, allez, et habillez-la ; je vais causer avec Pftris... Vite, bAtez-vous, hâter-vous! le fiancé est déjà arrivé; hfttez*yoiis, vous dîs-jç.

Tous sortent.

SCÈNE XXI.

[La chambre à coocher de Juliette.]

Entre la nourrice. LA NOURBIGE, appelant.

Madame! allons, madame!,.. Juliette!... f\\e dort profondément, je le garantis... Eh bien, agaeau ! eb bien, maîtresse!... Fi, paresseuse!... Allons, amour, allons! Madame! mon cher cœur! Allons, la mariée!

Quoi, pas un mot !... Vous en prenez pour votre argent cette fois, vous dormez pour une ^maine, car, la nuit prochaine, j'en réponds, le comte a pris son p^fti ~ de ne vous laisser prendre que peu de repos.,. Dieu me par* donne ! Jésus Marie ! comme elle dort! Il faut que je réveille... Madame! madame! madame! Oui, que le comte vous surprenne au lit ; c'est lui qui vous secouerai ma foi...

Elle tire les rideaux du Ht et découvre Juliette étendue et immobile.

Est-il possible ! Quoi ! toute vêtue , toute parée, et re- couchée! — Il faut que je la réveille... Madame! madame!

3CÂKK XXI. 335

madame! 0 malheur! fnut-il qpe je sois jamais née!...

Holà, deTeau-de-vie!... MonseigaQur! M^dam^l

Entre làdt Ca?ui«1|T. UDY GiPUUT.

Quel est ce bruîl? 0 jour lamentable !

UDT CiPCLBT.

Qu'y a-t-îl ?

LA NOURRICE, montrant le lit.

Regardez, regardez ! 0 jour désolant !

UDT GAPULBT.

-^ Cie) ! ciel ! Mpn enfant, ma vie ! -^ lieoais, rouvre le$ jeux, pu je vais mourir avec toi ! Aq secours ! au secours I appelez au secours !

Entre Capulet. GiPUlST.

Par pudeur, amenez Juliette ; son mpri est arrivé.

U NOUPIGE.

Elle est morte, décédée , elle est morte ; ah ! mon Dieu!

UDY CAPULÏT.

Mon Dieu ! elle est morte ! elle est morte ! elle est morte!

CAPULET, «^approchant de Jqliette.

Ah! que je la voie!... C'est finif hélas! elle est froide ! Son sang est arrêté et ses membres sont roides.

La vie a depuis longtemps déserté ses lèvres. ï^a mort est sur elle, comme une gelée précoce sur la fleur de^ champs la plus suave (116) !

u NOURRICE.

0 jour lamentable !

336 ROMÉO ET JDUETTE.

UDT GAPULET.

Douloureux moment !

GAPULET.

La mort qui me Ta prise pour me fiiire gémir en- chaîne ma langue et ne me laisse pas parler.

Entrent frérb Làurencb et Paris 8ai?i de musiciems.

UURENGE.

Allons, la fiancée est-elle prête à aller à l'église?

GAPULET.

Prête à y aller, mais pour n'en pas revenir !

A PAris.

0 mon fils, la nuit qui précédait tes noces, la mort est entrée dans le lit de ta fiancée, et voici la pauvre fleur toute déflorée par elle. Le sépulcre est mon gendre, le sépulcre est mon héritier, le sépulcre a épousé ma fille. Moi, je vais mourir et tout lui laisser. Quand la vie se retire, tout est au sépulcre.

PARIS.

N'ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, que pour qu'elle me donnât un pareil spectacle (117) !

LADY GAPULET.

Jour maudit, malheureux, misérable, odieux! Heure la plus atroce qu'ait jamais vue le temps dans le cours laborieux de son pèlerinage ! Rien qu'une pauvre enfant, une pauvre chère enfant, rien qu'un seul être pour me réjouir et me consoler, et la mort cruelle l'arra- che de mes bras (118) !

U NOURRICE.

0 douleur douloureux, douloureux, douloureux jour ! Jour lamentable ! jour le plus douloureux que jamais, jamais j*aie vu! 0 jour! ô jour! ô jour! 6 jour odieux ! Jamais jour ne fut plus sombre ! 0 jour dou- loureux ! ô jour douloureux !

PARIS.

- Déçufi, divorcée, frappée, accablée, assassinée .'-Oui, tlétestsble morl, déçue par toi, ruinée par loi , cruelle, cruelle I - 0 mon amour! ma vie!... Non, tu n'es plus ma vie, lu es mon amour dans la mort l

CAriLET.

- Honnie, désulce, navrée, martyrisée, tuée ! -Sinistre cat/istrophc, pourquoi es~tu venue détruire, <)étruire notre solennité?... 0 mon enfant ! mon entisDt ! mon enfant ! Non ! toute mon àmc! Quoi, tu es morte !■.. Hélas! mon enfant est morte. - et, avec looa enfant, sont ensevelies toutes mes joies !

UtBEMCE.

- Silence, n'avez-vous pas de honte? Le remède aui maus désespérés - n'est pas dans ces désespoirs. Le ciel et vous, vous vous partagiez cette belle enfant; maintenant le ciel Ta tout entière, - et pour elle c'est tant mieux. Votre part en elle, vous ne pouviez la garder de la mort, mais le ciel garde sa part dans réternetle vie. IJne haute for- tune était tout ce que vous lui souhaitiez; c'était le crei pour vous de la voir s'élever, et vous pleurez maintenant qu'elle s'élive, au-dessus des nuages, jusqu'au ciel même ! Oh I vous aimez si mal votre enfant que vous devenez fous en voyant qu'elle est bien. Vivre longtemps mariée, ce n'est pas être bien mariée: - la mieux mariée est celle qui meurt jeune. ~ Séchez vos larmes et attachez vos branches de romarin sur ce beau corps ; puis, selon la coutume, - portez-la dans sa plus belle parure h l'église.

Car, bien que la faible nature nous force tous k pleurer,

les larmes do la nature font sourire la raison.

UPII.KT. -~ Tous nos préparatifs do fêle ~ se changent en ap- pareil funèbre : - noire concert devient un glas mélan- colique; — notre repas de noces, un triste banquet d'ob-

338 ROMÉO ET JULlEnE.

sèques ; nos hymnes solennels, des chants lugubres. - Notre bouquet nuptial sert pour une motte, et tout change de destination.

LAURENCE

Retirez-vous, monsieur, et vous anssi^ madame, —et vous aussi, messire Paris ; cjue chacun se prépare à es- corter cette belle enfant jusqu'à son tombeau^ Le ciel s'appesantit sur vous, pour je ne sais quelle offense ; ne l'irritez pas davantage en murmurant contre sa volonté su- prême. —

SorleDt Cd^lél^ lad y Capalet, Paris et frère LeareDce (119}*

PREMIER MUSICIEN.

Nous pouvons serrer nos flûtes et partir.

U NOURRICE.

Ail! serrez-les, serrez-les, mes bons, mes honnêtes amis ; car, comme vous voyez, la situation est lamen* table.

PREMIER MUSICIEN.

Oui, et je voudrais qu'on pût l'amender.

Sort la noarrice. Entre Pierrb (ISO). PIERRE.

Musiciens ! Oh ! musiciens, vite Gaieté du azur l Gaieté du cœur \ Oh ! si vous voulez que je vive, jouez-moi Caieti du cœur!

PREMIER MUSICIEN.

Et pôUbquol Gaieté du cœur ?

PIERRE.

0 tnusiciébs ! parce que mon cœur lui-même joue l'air de Mon cœur est triste. Ah ! jouez-moi quelque complainte joyeuse pour me consoler.

DEU3UÈME MUSICIEN*

Pas la moindre complainte ; ce n'est paâ le moment de jouer à présent.

SGtKE 1X1. 339

PKdtUS.

Vous ne voulez pas^ alôrd?

iSB MtSICiEtfS. NOB.

PIERRE.

Alors vous allez l'avoir solide^

PREMIER MUSIGlfiNi

Qu'est-ce que nous allons avoir?

PIERRE.

Ce n'est pas de l'argent, morbleu, c'est une r&clée, mé- ehants rfteleurs !

PREMIER MUSICIEN.

Méchant valet !

PIERRE.

Ah ! je vais vous planter ma dague de valet dans la per- ruque. Je ne supporterai pas vos fadaises ; je vous en don- nerai des fa-dièse, moi, sur les épaules, notez bien.

PREMIER MUSICIEN.

En nous donnant le fa-dièse, c'est vous qui nous no- terez.

DEUXIÈME MUSICIEN.

Voyons, rengainez Votre dague et dégainez votre esprit.

PIERRE.

En garde donc ! ie vais vous attaquer h la pointe de l'es- prit et rengainer ma pointe d'acier... Ripostez-moi en hommes.

II chaote.

QaaDd aoe doolear poignante blesse le cœar Et qa'one morne tristesse accable Tesprit, Alors la masiqae an son argentin...

Pourquoi son argentin? Pourquoi la musique a-t-elle le son argentin ? Répondez, fiimon Corde-à-Boyau I

PREMIER MUSICIEN.

Eh I parce que l'argent a le sod fort dout.

340 ROBCÉÛ ET JULUSnE.

PIERRE.

Joli !... Répondez, vous, Hugues Rebec!

DEUXIÈME MUSICIEN.

La musique a le son argentin parce que les musiciens la font sonner pour argent.

PŒRRE.

Joli aussi!... Répondez, vous, Jacques Serpent.

TROISIÈME MUSiaEN.

. Ma foi, je ne sais que dire.

PIERRE.

Oh ! j'implore votre pardon : vous êtes le chanteur de la bande. Eh bien, je vais répondre pour vous. La musique a le son argentin, parce que les gaillards de votre espèce font rarement sonner Tor.

Il chante.

Alors la musiqae aa son argentin Apporle promptement le remède.

Il sort.

PREMIER MUSICIEN.

Voilà un fieffé coquin !

DEUXIÈME MUSICIEN.

Qu'il aille se faire pendre!... Sortons, nous autres, at- tendons le convoi, et nous resterons à dîner.

Us sortent.

SCÈNE XXII.

[Mantooe. Une roe.])

Entre Roméo (121).

ROMÈO.

Si je puis me fier aux flatteuses assurances du som- meil, — mes rôves m'annoncent l'arrivée de quelque

scÉNi; xxn.

341

joueuse nouvelle. La pensée souveraine de mon cœur si^ge sereine sur son trône ; -et, depuiscc matin, une allégresse singulière m'élève au-dessus de terre par de riantes pen- sées. — J'ai rêvé que ma dame arrivait et me trouvait mort, (étrant;e rave qui laisse à un mort la faculté de penser!; puis, qu'à force debaisers elle ranimait la vie sur mes lèvres, et que je renaissais, et que j'étais empereur.

Ciel I combien doit èlre douce la ]>ossessioD de l'amour,

si son ombre est déji si prodigue do joies (1S2)!

entre Balthazar.

Des nouvelles de Vérone!... Eh bien, Ballhazar, est-ce que lu ne m'apportes pas de lettre du moine (123)? Comment va ma dame? Mon père est-il bien? Comment va madame Juliette? Je te répèle celte question-là ; car, si ma Juliette est heureuse, il n'eiiste pas de malbeur.

BALTHAZAR.

Elle est beureuse, il n'eiiste donc pas de malheur. - SoD corps repose dans le tombeau des Capulcls, et son 4me immortelle vil avec les anges. Je l'ai vu déposer dans le caveau de sa famille, et j'ai pris aussitôt la poste pour vous l'annODcer. Oh ! pardonnez-moi de vous apporter ces tnslcs nouvelles: —je remplis l'office dont vous m'aviez chargé, monsieur (124).

Est-ceainsi? eh bien, astres, je vous déCe!...

4 B4lthaiar.

Tu sais oii je loge : procure-moi de l'encre cl du pa- pier, — et loue des cbevaut de poste : je pars d'ici ce soir (125).

BAITHAZ&R.

Je vous en conjure, monsieur, ayez do la patience. -

342 ROMEO ET JUUKTTE.

Votre pAleur, votre air hagard anQonce quelque cata- strophe.

ROMto. Bah ! tu te trompes !... Laisse-moi et fais ce que je te dis : - est-ce que tu n*as pas de lettre du moine pour moi?

BÂLTHA2AR.

Non, mon bon seigneur.

ROMÉO.

N'importe : va-t'en, et loue des chevaux ; je te rejoins sur-le-champ.

Sort Balthazar.

Oui» Juliette, je dormirai près de toi cette nuit. - Cherchons le moyen... 0 destruction I comme tu t'offres vite à la pensée des hommes désespérés ! Je me souviens d'un apothicaire qui demeure aux environs ; récemment eDCore je le remarquais sous sa guenille, occupé, le sour- cil froncé, à cueillir des simples ; il avait la mine amai- grie, — l'âpre misère l'avait usé jusqu'aux os. Dans sa pauvre échoppe étaient accrochés une tortue, un alliga- tor empaillés et des peaux de poissons monstrueux ; sur ses planches, une chétive collection de bottes vides, ^ des pots de terre verdâtres, des vessies et des graines moi* sies, des restes de ficelle et de vieux pains de rose étaient épars çà et pour faire étalage. Frappé de cette pénurie, je me dis à moi-même : a Si un homme avait besoin de poison, bien que la vente en soit punie de mort à Mantoue, voici un pauvre gueux qui lui en ven- drait. )) Oh ! je pressentais alors mon besoin présent; - il faut que ce besoigneux m'en vende... Autant qu'il m'en souvient, ce doit être ici sa demeure ; oomma c'est fête aujourd'hui, la boutique du misérable est fermée... ~ Holà! l'apothicaire (126)!

ëCÉNB \xu, 343

Une porte s'oavre. Paratt l'ai»othigàiee. L'APOrmCilRS.

Qui dooc appelle si fort ?

ROMÉO.

Viens ici, Tami... Je vois que tu es pauvre; tiens, voici quarante ducats (127); donne-moi une dose de poison ; mais il me faut une drogue énergique— qui, à peine dispersée dans les veines de Thomme las de vivre, le fasse tomber mort, et qui chasse du corps le soufQe aussi violemment, aussi rapidement que la flamme ren- voie la poudre des entrailles fatales du canon !

l'apothicaire.

y ai de ces poisons meurtriers. Mais la loi de Mantoue,

c'est la mort pour qui les débite.

ROMtO.

Quoi! tu es dans ce dénûment et dans cette misère,

et tu as peur de mourir ! La famine est sur tes joues ; le besoin et la souffrance agonisent dans ton regard ; le dégoût et la misère pendent à tes épaules (128). Le monde De t*est point ami, ni la loi du monde ; le monde n'a pas fiait sa loi pour t'enrichir; viole-la donc, cesse d'être pauvre et prends ceci.

Il loi montre si boorse*

l'apothicaire.

Ma pauvreté consent, mais non ma volonté.

ROMio.

Je paye ta pauvreté, et non ta volonté.

l'apothicaire.

Mettez ceci dans le liquide que vous voudrez, et avalez ; eussiez-vous la force de vingt hommes, vous se- rez expédié immédiatement (129).

ROMÉO, Ini jetant sa kkourse.

Toici ton or; ce poison est plus funeste à l'Ame

344 ROMÉO ET JULIEHE.

des hommes» il commet plus de meurtres dans cet odieux monde que ces pauvres mixtures que tu n'as pas le droit de vendre. C'est moi qui te vends du poison; tu ne m'en as pas vendu. Adieu, achète de quoi manger et en- graisse.

Serrant la fiole que Tapothicaire loi a remise.

Ceci, du poison? non ! Viens, cordial, viens avec moi au tombeau 'de Juliette ; c'est que tu dois me servir.

Ils se séparent.

SCÈNE XXUI.

[La cellale de frère Laurence.]

Entre frère Jean. JEAN.

Saint franciscain ! Mon frère, holà!

Entre frère LAURENCE. UURENGE.

Ce doit être la voix de frère Jean. De Mantoue! Sois le bienvenu. Que dit Roméo?... A-t-il écrit ? Alors donne-moi sa lettre.

JEAN.

J'étais allé à la recherche d'un frère déchaussé de notre ordre, qui devait m'accompagner, - et je l'avais trouvé ici dans la cité en train de visiter les malades ; - mais les inspecteurs de la ville, nous ayant rencontrés tous deux dans une maison qu'ils soupçonnaient infectée de la peste, en ont fermé les portes et n'ont pas voulu nous laisser sorlir. C'est ainsi qu'a été empêché mondé- part pour Mantoue.

SCfiNE U1V. 345

UURDICB.

Qui donc a porte ma lettre à Roméo ?

WlS.

—La Toid. Je n*ai pas pu renvoyer, —ni me procurer un messager pour te la rapporter, tant la oontngion effrayait tout le monde.

UURBfCB.

Malheureux éfënement! Par notre confrérie, ce n'était pas une lettre insigniBante, c'était un message d'une haute importance, et ce retard peut produire de grands malheurs. Frère Jean, va me chercher un leyier de fer, et apporte*le moi sur-le-champ dans ma cellule.

JEàN.

Frère, je vais te l'apporter.

11 tort.

LAURIICGE.

Maintenant il faut que je me rende seul au tombeau ;

dans trois heures la belle Juliette s'éveillera. Elle me maudira, parce que Roméo n'a pas été prévenu de ce qui est arrivé; mais je vais récrire & Mantoue, et je la garderai dans ma cellule jusqu'à la venue de Roméo.

Pauvre cadavre vivant, enfermé dans le sépulcre d'un mort (130)!

Il sort.

SCÈNE XXIV.

[Vérone. Un cimetière nu miliea duquel 8*élèvc le toml>eaii des

Cnpalets.]

Estre Paris soîtI de son page qui porte ane terehe et des fleors .

PARIS.

Page, donne-moi ta torche. Éloigne-toi et tiens-toi à réeart... Hais, non, éteins-la, car je ne veux pasétro TU. - Va te coucher sous ces ifs la bas, en appliquant

348 ROMtO ET JULIETTE.

ton oreille contre la terre sonore ; —aucun pied ne pourra se poser sur le sol du cimetière, tant de fois amolli et fouillé par la bêche du fossoyeur, sans que tu l'entendes : tu sif- fleras, — pour m'avertir, si tu entends approcher quel- qu'un... — Donne-moi ces fleurs. Fais ce que je te dis. Ta.

LE PAGE, h part.

J'ai presque peur de rester seul ici dans le cimetière ; pourtant je me risque.

Il se relire. PABIS.

Douce fleur, je sème ces fleurs sur ton lit nuptial, ~ dont le dais, hélas! est fait de poussière et de pierres; je viendrai chaque nuit les arroser d'eau douce, ou, à son dé- faut, de larmes distillées par des sanglots; oui, je veux célébrer tes funérailles en venant, chaque nuit, joncher ta tombe et pleurer (131).

Lueur d'une torche et brait de pas au loin. Le page sifDe.

Le page m'avertit que quelqu'un approche. Quel est ce pas sacrilège qui erre par ici la nuit et trouble les rites funèbres de mon amgur?... Eh quoi ! une torche!... Nuit, voile-moi un instant.

il se cache.

Eotre RoMËO, suivi de Balthazar qui porte une torche, une pioche

et un levier.

ROMÉO.

Donne-moi cette pioche et ce crocheteur d'acier.

Remettant un papier au page.

Tiens, prends cette lettre ; demain matin, de bonne heure, aie soii^de la remettre à mon seigneur et père. .. - Donne-moi la lumière. Sur ta vie, voici mon ordre :- quoi que tu voies ou entendes, reste à l'écart et ne m'interromps pas dans mes actes. Si je descends dans

tte alcôve de la mort, c'est pour contempler les traits dame, mais surtout pour détacher de son doigt

8GÉNE XXIT. 347

inerte un anneau précieux, un anneau que je dois em- ployer — à un cher usage. Ainsi, éloigne-toi, va-t'en...— Mais si, cédant au soupçon, tu oses revenir pour épier ce que je veux faire, par le ciel, je te déchirerai lambeau par lambeau, et je joncherai de tes membres ce cimetière affamé. Ma résolution est farouche comme le moment: elle est plus terrible et plus inexorable que le tigre à jeun ou la mer rugissante (133).

BALTHÂZAR.

Je m*en vais , monsieur , et je ne vous troublerai pas.

ROMÉO.

C*est ainsi que tu me prouveras ton dévouement...

Lui jetant sa bourse.

Prends ceci : vis et prospère... Adieu, cher enfant.

BALTHAZ.VR^ à part.

N'importe. Je vais me cacher aux alentours ; sa mine m'effraye, et je suis inquiet sur ses intentions.

n se retire. ROMÉO, prenant le levier et allant au tombeau.

Horrible gueule, matrice delà mort, —gorgée de ce que la Ityre a de plus précieux, je parviendrai bien à ouvrir tes lèvres pourries et à te fourrer de force une nouvelle proit^ !

l\ enfonce la porte du monument.

PARIS.

C'est ce banni, ce Montague hautain qui a tué le cousin de ma bien-airaée : la belle enfant en est morte de chagrin, à ce qu'on suppose, Il vient ici pour faire quelque infâme outrage aux cadavres : je vais l'arrêter...

Il s*avance.

Suspends ta besogne impie, vil Montague : la ven- gMQce peut-elle se poursuivre au delà de la mort? Mi-

348 ROMÉO ET JULIETTE.

sérabic condamDé, je t'arrête. Obéis et viens avec moi; car il faut que tu meures (133).

ROMÉO.

Il le faut en effety et c'est pour cela que je suis venu ici... Bon jeune homme» ne tente pas un désespéré» - sauve-toi d'ici et laisse- moi...

MoQlrant les tombeaux.

Songe à tous ces morts, et recule épouvanté... Je t'en supplie, jeune homme, ne charge pas ma tête d'un pé- ché nouveau en me poussant à la fureur... Oh ! va-t'en. Par le ciel, je t'aime plus que moi-même, car c'est contre moi-même que je viens ici armé. Ne reste pas, va-t'en ; vis, et dis plus tard que la pitié d'un furieux t'a forcé de fuir (134).

PARIS, rëpëe è la maio.

Je brave la commisération, - et je t'arrête ici comme félon.

ROMto.

Tu veux donc me provoquer? Eh bien, à toi, enfant !

Ils se ballent.

LE PAGE.

0 ciel ! ils se battent : je vais appeler le guet. *

11 sort en conraDt. PARIS, tombant.

Oh ! je suis tué !... Si tu es généreux, —ouvre le tom- beau et dépose-moi près de Juliette.

Il expire. ROMÉO.

Sur ma foi, je le ferai.

Se penchaot sur le cadavre.

Examinons cette figure : un parent de Mercutio, le noble comte Paris ! ~ Que m'a donc dit mon valet? Mon âme, bouleversée, n'y a pas fait attention... Nous étions k

SCÈNE XXIV. J49

cheïal... Il me contait, je crois, que Paris devait épouser Juliette. M'a-t-il dit cela, ou l'ai-je rêvé ?- Ou, en l'en- tendaol parler de Juliette, ai-je eu la folie- de m'imaginer cela?

Prenanl le cidavre par le brat. Ob! donne-moi la main, toi que l'âpre adversité a in- scrit comme moi sur son livre! Je vais t' ensevelir dans un tombeau triompbal... Un tombeau? Oh '. non, jeune victime, c'est un louvre .splendide, car Juliette y re- pose, et sa beauté fait de ce caveau une salle de fête illu- minée.

Il dëpoie Pari) dsD) le monameiil,

Mort, repose ici, enterré par un mort. Que de fois les bommes à l'agonie ont eu un accès de joie, un éclair avant la mort, -comme disent ceux qui les soignent... Ah! comment comparer - ceci à un éclair?

Contemplant le corps de Inlielle.

0 mon amour ! ma femme ! —La mort qui a sucé le mi«l (le ton baleine n'a pas encore eu de pouvoir sur to beauté : elle ne t'a pas conquise ; la ilamme de la beauté est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues, et le pâle drapeau de la mort n'est pas encore dé- ployé là...

Allant â nn aatr« cercueil.

ïybaltl te voilà donc couché dans ton linceul san- glant!—Oh! quepuis-je faire de plus pour toi? —De celte même main qui faucha ta jeunesse, je vais abattre celle de ton ennemi. Pardonne-moi, cousin.

Kevenant sut ms pi».

Ah: cbère Juliette, pourquoi es-tu si belle encore?

Dois-je croire que le spectre de la Mort est amoureux

et que raffrcux monstre décharné te garde - ici dans les

tént'brcs pour te [losséder ! ... - Horreur ! Je veux rester près

350 ROMÉO ET JULIETTE.

de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit :

ici, ici, je veux rester avec ta chambrière, la vermine! Oh ! c'est ici que je veux fixer mon éternelle demeure

et soustraire au joug des étoiles ennemies cette chair lasse du monde...

Teoant le corps embrassé.

Un dernier regard , mes yeux ! ^ bras, une dernière étreinte ! et vous, lèvres, vous, portes de Thaleine, scel- lez par un baiser légitime— un pacte indéfini avec le sépul- cre accapareur !

Saisissant la fiole.

Viens, amer conducteur, viens, acre guide. —Pilote désespéré, vite ! lance sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente! A ma bien-aimée !

Il boil le poisoo.

Oh ! Tapothicaire ne m*a pas trompé : ses drogues sont actives... Je meurs ainsi... sur un baiser (135) !

Il eipire eo embrassant Jaliette.

Frère Laurence paratt A Tautre extrémité do cimetière, a?ec une lan- terne, an levier et ane bêche.

LAURENCE.

Saint François me soil en aide ! Que de fois cette nuit ~ mes vieux pieds se sont heurtés à des tombes (136) !

Il rencontre Balthazar étendu à terre.

Qui est ?

BàLTHAZAR, se relerant.

Un ami ! quelqu'un qui vous connaît bien.

LAURENCE, mouiraiii le tombeau des Capulets.

Soyez béni !... Dites-moi, mon bon ami, quelle est cette torche là-bas qui prête sa lumière inutile aux larves et aux crânes sans yeux î II me semble qu'elle brûle dans le monument des Capulets.

SCÈNE xxnr. 351

BÀLTHAZAR.

En effet, saint prêtre ; il y a mon maître, quel* qu'un que vous aimez.

UURENGE.

Qui donc ?

BALTHAZAR.

Roméo.

UURKNCE.

Combien de temps a-t-il été là?

BALTHAZAR.

Une grande demi-heure.

UURINGE.

Viens avec moi au caveau.

BALTHAZAR.

Je n'ose pas, messire. Mon maître croit que je suis parti ; ~ il m'a menacé de mort en termes effrayants, si je restais à épier ses actes (137).

UURENCE.

Reste donc, j'irai seul... L'inquiétude me prend : ob ! je crains bien quelque malheur.

BALTHAZAR.

Comme je dormais ici sous cet if, —j'ai rêvé que mon maître se battait avec un autre homme et que mon maître le tuait (138).

LAURENCE, allant rers le tombeau.

Roméo !

Dirigeant la lamiëre de sa lanterne sar rentrée da tombean.

Hélas! hélas! quel est ce sang qui tache le seuil de pierre de ce sépulcre? Pourquoi ces épées abandon- nées et sanglantes projettent-elles leur sinistre lueur sur ce lieu de paix?

11 entre dans le monument.

~ Roméo! Oh! qu'il est pâle!... Quel est cet autre? Quoi, Paris aussi! baigné dans son sang! Oh! quelle

352 ROM&O ET JDUBTTE.

heure cruelle - est donc coupable de cette lamentable ca- tastrophe (139)î...

Éclairant Joliette.

Elle remue !

Jalielte 8*éveille et se soulève.

JULIETTE.

0 frère charitable, est mon seigneur ? Je me rappelle bien en quel lieu je dois être : m'y voici... Mais est Roméo ?

Rumeor aa loio. UURENGE.

J'entends du bruit... Ma fille, quitte ce nid— de mort, de contagion, de sommeil contre nature. Un pouvoir au- dessus de nos contradictions a déconcerté nos plans. Viens, viens, partons! Ton mari est gisant sur ton sein, et voici PAris. Viens, je te placerai dans une communauté de saintes religieuses ; pas de questions ! le guet ar- rive...— Allons, viens, chère Juliette.

La rameur se rapproche.

Je n'ose rester plus longtemps.

Il sort da tombeau et disparaît. JUUETTE.

Va, sors d'ici, car je ne m'en irai pas, moi. Qu'est ceci? Une coupe qu'étreint la main de mon bien-aimé? - C'est le poison, je le vois, qui a causé sa fin prématurée. - L'égoïste ! il a tout bu ! il n'a pas laissé une goutte amie - pour m'aider à le rejoindre !... Je veux baiser tes lèvres: - peut-être y trouverai-je un reste de poison dont le baume me fera mourir...

Elle l'embrasse.

Tes lèvres sont chaudes !

PREMIER GARDE, derrière le théâtre

Conduis-nous, page... De quel côté?

JULIETTE.

Oui, du bruit! Hâtons-nous donc!

Saisissant le poigoard de Roméo.

SCÈNE XXIV.

0 benreai poignard ! voici ton fourreau. . .

Elle se frappe. Louilte-loi et laisse-moi mourir (140) !

Elle tombe sar le corps de Aoinéo et et pire

Bntre le guet, cooduii par le rA<;E de Paris.

^^^H LE PAGE, moDtrant k toinbeau.

^^^P> Voilà l'endroit, ta torche brûle.

rilEHlER GARDE , & l'eDtrée du lombeau.

Le sol est sanglant. Qu'on fouille le cimetière. Allez plusieurs et arrêtez qui vous trouverez.

Det gardes sorleot.

Spectacle navrant! Voici le comte assassiné... Juliette en sang!... chaude encore !... morte il n'ja qu'ua 1 roomeat, - ellequi élaiteusevelîe depuis deux jours !...- Allez prévenir le prince, courez chez les Capiilels, réveillez les Montagues... que d'autres aillent aux recherches.

D'antres gardes sortent.

Nous voyons bien le lieu sont entassés tous ces i désastres: mais les causes qui ont donné lieu à ces dé- sastres lamentables, nous ne pouvons les découvrir sanj uDe enquête.

^^^^ta Entrenl quelques Gabdes, ramenant Balthazar.

^^f DECXIËUE GABDE.

Voici le valet de Roméo, nous l'avons trouvé dans le j cimetière.

PRGHIER GAtIDE.

Tenez-lc sous bonne garde jusqu'à l'arrivce du j prince.

Rntre an GAitDE, ramenant fme Laurence.

TIIOISIEKE GAUUE.

p Voici UD moine qui tremble, soupire et pleure -Nous ,

354 ROMÉO ET JULIETTE.

lui avons pris ce levier et cette bêche, ~ comme il venait de ce câté du cimetière.

PREMIER GARDE.

Graves présomptions I Retenez aussi ce moine.

Le jour commence è poindre. Entrent le prince et sa saite.

LE PRmCE.

Quel est le malheur matinal qui enlève ainsi notre personne à son repos ?

Entrent CAfOLST, lady Capulrt, et leur saite.

CAPULET.

Pourquoi ces clameurs qui retentissent partout ?

UDY GAPULET.

Le peuple dans les rues crie : Roméo !... —Juliette !... Paris ! et tous accourent, ~ en jetant Talarme» vers notre monument.

LE PRINCE.

D'où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos oreilles ?

PREMIER GARDE» montrant les cadavres.

Mon souverain, voici le comte Paris assassiné; voici Roméo mort ; voici Juliette, la morte qu'on pleurait, chaude encore et tout récemment tuée.

LE PRINCE.

Cherchez, fouillez partout, et sachez comment s'est fait cet horrible massacre.

PREMIER GARDE.

Voici un moine, et le valet du défunt Roméo : ils ont été trouvés munis des i^nstruments nécessaires pour ou- vrir — la tombe de ces morts.

CAPULET.

~ 0 ciel!... Oh! vois donc, femme, notre fille est en

SCÈNE XXIV. 355

sangl... Ce poignard s'est mépris... tiens I sa gatne est restée vide au flanc du Montague, et il s* est égaré dans la poitrine de ma fille (141)1

UDT GAPULKT.

Mon Dieu ! ce spectacle funèbre est le glas qui ap- pelle ma vieillesse au sépulcre.

Entrent Monta GUB et sa suite. LE PRINCE.

Approche, Montagne : tu t'es levé avant l'heure pour voir ton fils, ton héritier couché avant l'heure.

MONTÀGUE.

Hélas! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit. L'exil de son fils l'a suffoquée de douleur (142) I Quel est le nouveau malheur qui conspire contre mes années?

LE PRINCE, iDOOtraatletombeaa.

Regarde, et tu verras.

MONTÀGUE, recoonaissaDt Roméo.

0 malappris! Ya-t-il donc bienséance à prendre le pas sur ton père dans la tombe?

LE PRINCE.

Fermez la bouche aux imprécations, jusqu'à ce que nous ayons pu éclaircir ces mystères, et en con- naître la source, la cause et l'enchaînement. Alors c'est moi qui mènerai votre deuil, et qui le conduirai, s'il le faut, jusqu'à la mort. En attendant, contenez-vous, et que Taffliction s'asservisse à la patience... Produisez ceux qu'on soupçonne.

Les gardes amèneot Laareace et Baltbazar. UIRENCE.

Tout impuissant que j'ai été, c'est moi -^ qui suis le plus suspect, puisque Theure et le lieu s'accordent à m'imputer cet horrible meurtre ; me voici, prêt à m'ac-

356 ROMEO £T JULIETTE.

cuser et à me défendre, prêt i m'absoudre en me con- damnant.

LE PRINCE.

Dis donc vite ce que tu sais sur ceci.

UURENCE.

Je serai bref : car le peu de souffle qui me reste no suffirait pas à un récit prolixe. Roméo, ici gisant, était répoux de Juliette ; et Juliette, ici gisante, était la femme fidèle de Roméo. Je les avais mariés : le jour de leur ma- riage secret fut le dernier jour de Tybalt, dont la mort prématurée proscrivit de cette cité le nouvel époux. C'était lui, et non Tybalt, que pleurait Juliette.

A Capttlet.

Vous, pour chasser la douleur qui assiégeait votre fille, vous l'aviez fiancée et vous vouliez la marier de force au comte Paris. Sur ce, elle est venue à moi, et, d'un air effaré, m'a dit de trouver un moyen pour la soustraire & ce second mariage ; sinon, elle voulait se tuer, là, dans ma cellule. Alors, sur la foi de mon art, je lui ai remis - un narcotique qui a agi, comme je m'y attendais, en loi donnant l'apparence de la mort. Cependant j'ai écrit & Roméo d'arriver, dès celte nuit fatale, pour aider Juliette à sortir de sa tombe empruntée, au moment l'effet du breuvage cesserait. Mais celui qui était chargé de ma lettre, frère Jean, a été retenu par un accident, et me l'a rapportée - hier soir (143). Alors tout seul, à l'heure fixée d'avance pour le réveil de Juliette, je me suis rendu aa caveau des Capulets dans l'intention de l'emmener et de la recueillir dans ma cellule jusqu'à ce qu'il me fût pos- sible de prévenir Roméo. Mais quand je suis arrivé, quelques minutes avant le moment de son réveil, j'ai trouvé ici - le noble Paris et le fidèle Roméo prématuré- ment couchés dans le sépulcre. Elle s'éveille, je la con- jure de partir et de supporter ce coup du ciel avec pa*

SCKWE XXIV.

357

tiencc... Aussitôt un bruit alarroanl me chasse de la tombe ; Juliette, désespérée, refuse de me suivre, - et c'est sans doute alors qu'elle s'est fait violence à elle-même.

Voilà tout ce que je sais. La nourrice était dans le secret

de ce mariage. Si dans tout ceci quelque malheur est arrivé par ma faute, que ma vieille vie soit sacrifiée, quelques heures avant son épuisement, à la rigueur des lois les plus sévères.

LE PRmCE.

Nous l'avons toujours connu pour un saint homme...

est le valet de Roméo ? qu'a-t-il à dire î

aaTUAZAR.

J'ai porté à mon maître la nouvelle de la mort de Ju- liette; — aussitAtila pris la poste, a quitté Mantoue et est venu dans ce cimetière, Ace monument. L'i.il m'a chargé de remettre de bonne heure à son père la lettre que voici, et, entrant dans le caveau, m'a ordonné sous peine do mort

de partir et de le laisser seul.

LE PRINCE, prenant le papier que tiCDlBrikhdï.ir.

Donne-moi cette lettre, je veux la voir... - est le page du comte, celui quia appelé le guet? Maraud, qu'est-ce que ton maître a fait ici?

LE PAGE.

n est venu jeter des fleurs sur le tombeau de sa fiancée

ot m'a dit de me tenir à l'écart, ce que j'ai fait. —Bientôt un homme avec une lumière est arrivé pourouvrir la tombe;

et, quelques instants après, mon mallro a tiré l'épée contre lui ; ~ et c'est alors que j'ai couru appeler le guet.

LE PFtI?lCE, jelBDlIcs jcuisur In leure.

Cette lettre confirme les paroles du moine... Voilà tout le récit de leurs amours,.. Il a appris qu'elle était morte; aussïtAl, écrit-il, il a acheté du poison d'un pauvre apothicaire el sur-le-champ s'est rendu dans ce caveau pour y mourir et rej>oser près do Juliette...

vu. 23

958 ROMÉO ET JCUITTE.

Regardant aotoor de lui.

soDt-ils, ces eoDemis? Capulet! Mootague! - Voyez par quel fléau le ciel châtie votre haine : pour tuer vos joies il se sert de Tamour!... Et moi, pour avoir fermé les yeux sur vos discordes, j*ai perdu deux pareots. Nous sommes tous punis (144).

GAPULR.

0 Montagne, mon frère, donne-moi ta main.

U serre la maio de Montagae.

Voici le douaire de ma fille ; je n'ai rien à te deman- der de plus.

MONTAGUE.

Mais moi,*j'ai à te donner plus encore. Je veux dres- ser une statue de ta fille en or pur. Tant que Vérone gar- dera son nom, il n'existera pas de figure plus honorée- que celle de la loyale et fidèle Juliette (145).

CAPULET.

Je veux que Roméo soit auprès de sa femme dans la même splendeur: pauvres victimes de nos inimitiés!

LE PRINCE.

Cette matinée apporte avec elle une paix sinistre, - le soleil se voile la face de douleur. Partons pour causer en- core de ces tristes choses. Il y aura des graciés ,et des punis. —Car jamais aventure ne fut plus douloureuse— que celle de Juliette et de son Roméo.

ToQS sortent (145)»

FIN DE ROMÉO ET JULIBttE.

NOTES

SOB

ANTOINE ET CLÉOPATRE ET ROMÉO ET JULIETTE.

»<^o»a>i

(1) La tragédie d* Antoine et Cléopâlre a été imprimée pour la première fois, sans division d'actes ni de scènes, dans l'édition in-folio de 1623; elle est Tavant-dernière pièce du volume, oiî elle prend place en Ire Othelb et Cymheline. Les recherches faites par les commentateurs pour fixer l'époque à laquelle elle a été représentée sont restées jusqu'ici infructueuses : Malone et Chalmers indiquent Tannée 1608, mais sans donner de motif sérieux. Antoine et Cléopâtre appartient évidemment au môme cycle que Coriolan et JîUes César^ et j'incline à croire avec M. Knight que la composition des trois pièces romaines occupa la 6n de l'existence de Shakespeare. Sans doute cette magnifique trilogie fut le dernier miracle de ce génie tout-puissant, qui, après avoir ressuscité le monde du moyen âge, voulut, avant de disparaître, faire revivre la société antique.

Ainsi que je l'ai dit à l'Introduction, l'auteur a suivi minu- tieusement le récit de Plutarque. Dès 1579, les Vies des hommes iUuatreti avaient été traduites par sir Thonias Norlh, non sur le texte grec, mais d'après la version franchise d'Amyot, et, *— disons-

360 ANTOIlfB ET GLËOPATRE, ROMÉO ET JULIETTE.

]e avec orgueil, c^est le travail de notre compatriote qui a servi à Shakespeare pour élever son monument. Si scrupuleuse est l'exactitude avec laquelle Shakespeare reproduit Amyot, que, pour traduire Tun, je n'ai eu souvent qu'à copier l'autre. Le lec- teur trouvera cités plus loin tous les passages dont l'auteur s'est particulièrement inspiré ; j'ai souligné dans ces citations quantité de phrases et de mots littéralement empruntés par le poète au prosateur.

Antoine et Cléopâtre a été abrégé pour le théâtre de Drury- Lane, en 1758, par Edward Capell.

(2) « Mais, pour revenir à Cléopatra, Platon écrit que l'art et science de flatter se traite en quatre manières, toutefois elle en inventa beaucoup de sortes : car fût en jeu en affaire de con- séquence, elle trouvait toujours quelque nouvelle volupté par laquelle elle tenait sous sa main et maîtrisait Antonius, ne l'abandonnant jamais, et jamais ne le perdant de vue ni de jour ni de nuit : car elle jouait aux dés, elle buvait, elle chassait ordinairement avec lui, elle était toujours présente quand il pre- nait quelque exercice de la personne : quelquefois qu'il se dégui- sait en valet pour aller la nuit rôder par la mUe^ et s'amuser aux fenêtres et aux huis des boutiques des petites gens mécaniques, â contester et railler avec ceux qui étaient dedans, elle prenait l'ac- coutrement de quelque chambrière, et s'en allait battre le pavé et courir avec lui, dont il revenait toujours avec quelques mo- queries et bien souvent avec des coups qu'on lui donnait : et combien que cela déplût et fût suspect à la plupart, toutefois communément ceux d'Alexandrie étaient bien aises de celte joyeuselé et la prenaient en bonne part, disant élégamment et ingénieusement qu'Antonius leur montrait un visage comique, c'est-à-dire joyeux, et aux Romains un tragique, c'est-à-dire austère. » (Plutarque traduit par Amyot. Vie d* Antoine.)

(3] (c Ainsi, comme Antonius prenait ses ébats en telles folies et telles jeunesses, il lui vint de mauvaises nouvelles de deux côtés : l'une de Rome, que Lucius, son frère, et Fulvia, sa femme, avaient premièrement eu noise et débat ensemble, et puis étaient

HOTES.

361

entrés en guerre ouverte conire César, et avaient tout giJté tant qu'ils avaient élé contraints de vider et s'enfuir de l'Italie: l'autre, qui n'était point meilleure que cetle-lâ, c'est que Labié- nus, avec l'armée des Pariiies, subjuguait et conquérait loule l'Asie, depuis le ilcuve d'Euplirale et depuis la Syrie, jusques au pays de Ljdit.' et lonie. Et adonc commença-t-il à luule peine b s'éveiller un peill, comme s'il eîlt él& bien fort endormi, et par manière de dire à s'en revenir d'une grande ivresse. S\ voulut aller à l'euconlre des Partîtes premièrement, et lira jusques à la conirûu de In l'héiilcie; mais il reçut des lettres de Fulvia pleines de lamentations el de pleurs: par quoi il tourne loul court devers l'Italie avec deux cents navires, et allant recueillir par les cliemins tous ses amis qui s'enruyaienl de l'italle vers lui, et par lustguels il fut informé que Fulvia était In seule cause de celte guerre, laquelle étant d'une nature fâcheuse, perverse et témé- raire, avait expressément ému ce trouble et lumulle en Italie, pour l'espérance de le retirer par ce moyen d'avec Cléopaira. Or advinl'il de bonne fortune que celte Fulvia, en allant trouver Anlonius, mourut de maladie en la vlllo de Sicyone, et pour- uni fut l'appoinlemeni entre lui cl César plus aisé à traiter. »

(t) Allu-iion à une ant-ienne superstition mentionnée par Ho- linsbed : u Un crin de cheval jeté dans un bassin d'eau croupie ne tardera pas â remuer et à devenir une créature vivante. OrKTiplion of Engtand, p. 224.

(.'i) u D'autre part CicÔron, qui était lors le premier homme de la ville en aulorilé ei en répulalion, irritait et mutinait tout le monde à l'ennintre d'Anlonius, tellement qu'û la Hn il Qt Innt que le sénat le déclara et jugea ennemi de la cbose publique, el d^erna au jeune Oesar des sergents qui porteraient les liaches devant lui et autres marques el enseignes du magistral cl de la dignité prélortale, et envoya Ulrcius et Pansa, qui pour lors étaient consuls, avec deux armées, pour débouler et chasser An- tonius hors de toute l'Italie. Ces deux consuls ensemble, avec Ca'sar qui avait aussi une armée, allèrent trouver Aniouius au siège devant la ville de Modéne, el le détirenl eu bataille:

36? ANTOINE ET CLÉOPATRE, ROMFO ET JULIETTE.

mais tous les deux consuls y moururent. Antonius, en s'enfuyant de cette défaite, se trouva en plusieurs nécessités et détresses grandes tout à un coup, dont la plus pressante était la faim : mais il avait cela de nature qu'il se surpassait soi-même en pa- tience et en vertu quand il se trouvait en adversité, et plus la fortune le pressait, plus il devenait semblable à un homme véri- tablement vertueux. Or, l'st-ce bien chose commune à tous ceux qui tombent en tels détroits de nécessité, de sentir et entendre ce que requiert alors le devoir et la vertu: mais il en est peu qui en telles traverses et secousses de fortune aient le cœur assez ferme pour faire et imiter ce qu'ils louent et estiment, ou pour fuir c^ quMls blAment et reprennent, mais plutôt au contraire se laissent aller pour Taccoutumance qu'ils ont de vivre à leur aise et, par faiblesse et lâcheté de cœur, fléchissent et changent leurs premiers discours. Pourtant était-ce un exemple merveilleux aux soldats de voir Antonius, qui avait accoutumé de vivre en délices et en si grande affluence de toutes choses, boire facilement de Teau puante et corrompue, manger des fruits et racines sauva- ges : et dit-on encore plus qu'il mangea des écorces d'arbres et des bétes, dont par avant jamais homme n'avait tâté, en passant les monts des Alpes. »

(6) a Quand Antonius eut pris terre en Italie et qu*on vît que Cœsar ne lui demandait rien quant à lui, et qu'Antonius, d'autre côté, rejetait tout ce dont on le chargeait sur sa femme Fulvia, les amis de l'un et de l'autre ne voulurent point qu'ils entrassent plus avant en contestation ni inquisition pour avérer qui avait le tort ou le droit, et qui était cause de ce trouble, de peur d'aigrir davantage les choses, mais les accordèrent, et divisèrent entre eux l'empire de Rome, faisant la mer Ionique borne de leur par- tage : car ils baillèrent toutes les provinces du Levant à Anto- nius et celles de l'Occident à Cœsar, laissant à Lépidus l'Afrique, et arrêtèrent que, l'un après l'autre, ils feraient leurs amis con- suls quand ils ne le voudraient être eux-mêmes. Cela semblait être bien avisé, mais qu'il avait besoin de plus étroit lien et de plus grande sûreté dont fortune bailla le moyen Car il y avait Octavia, sœur aînée de Cœsar, non d'une même mère, car elle était née

NOTIB. 383

d'ADCbaria, âl lui aprâs d'Aci-.iu. Il uimaii singuliërenioni cuUe tienne smur : uussi dlsit-ce a la vérité une excellente dame, veuve de un premier mari, Caïus Marcellus, qui naguËres étajl dëoâdé, ut wmbia qu'Anlonius élail veuf depuis le décâs de Fulvis : cgr il ne iiinil point qu'il n'eûl Cléopuira, iiiaiit ausïi ne confessait-il pas qu'il le tînt pour lumme, mars débutait encore de cela la raison contre l'amour de cette Egyptienne. Par quoi tout le monde mil en avant ce mariage, nspi^rant que cette dame Octa- ■ia, laquelle avait la grdce, l'tionnâleté et la prudence conjointe i une li rare beauté, quand elle ilemi^urerait avec Anlonius, étant aimée et eMimée, comme la raison voulait que le fût une lella dame, qu'elle serait cau»e d'une bonne paix et certaine amitié entra eui. »

(7) « J'ai autrefoia oui raconter à mon grand-pére Lampryte qu'un Philoias, médecin, natif de la ville d'Amphissa, lui contait comme en ce lemps-là il était en Alexandrie, étudiant en son art de médecine, et que l'un den maîtres cuisiniers de la maison d'Antoniut, auquel il avait pris connaissance, le mena avec lui comme un leuno homme curieux de voir, pour lui montrer le ^rand appareil et la somptuosité d'un seul souper. Quand il fut en la cuisine, il y vit une inlînitë de viandes, et, entre atitre«, bnîl sangliers tout entiers qu'on rotisi-ait, dont il fut fort ébahi, diunt qu'il devait avoir grand nombre de gens â ce sou- par. La cuisinier s'en prit à rffe, et lui répomiit qu'il n'y en avait b)>5ucoup, mais environ donie .oeulement : mais qu'il fallait que tout ce qui était mis sur la table fût cuit et servi à son point, lequel «égalent se panse i-n un moment, et Antonius voudra peut- être souper tout à celte heure, ou bien d'ici i un peu de temps, ou (MMsible qu'il le ditTérera plus lard, pour ce qu'il aura bu Mir jour. DU qu'il sera entré en quelque long propos: et â cette cause on prépare, non un souper seul, mais plusieurs pour autant qu'on ne saurait deviner l'heure qu'il voudra souper, u

(8) a Ftani Antonliis de telle nature, te dernier et le comble de toua se* maux, c'est a savoir l'amour de Cléopatra, lui survint qui éveilla et excita plusieurs vices qui étaient encore ochês en

AHTOINE ET LUOPATBE, BOSIEO KT JULIEHB.

lui : et s'il lui élnil reslé quelque sriniille de bien el quelque eiipérance de ressource, elle l'éieiguil du tout et le gala encore plus qu'il n'était auparavant. Si fut pris en cette manière : ainsi qu'il allait pour faire la guerre contre les Parthes, il envop ajourner Cléopalra à coiiipnroir en personne par-devant lui quand il serait en la Cilicie, pour répondre aux charges et impu- tations qu'on proposait à l'enconlre d'elle. Si Cléopalra fit provi- sion de quantité de dons et de présents, de force or el argent, de richesses ot de beaux ornemenis, comme il est croyable qu'elle pouvait apporter d'une si grande maison et d'un si opulent el si , ricbe royaume cemme celui d'Egypte. Mais pourtant elle ne . ^rta rieu avec elle en quoi elle eût tant d'espérance ni de con- I tisnce comme en soi-mâme, et aux cliormes et enchantemenls j de sa beauté et bonne grâce. Par quoi, combien qu'elle fût man- f -iée par plusieurs lettres, tant d'Anlonius même que de ses amis, elle en 6t si peu de compte et se moqua tant de lui, qu'elle n'en daigna autrement s'avancer, sinon que de se mettre sur le (leuve Cyduus dedans un bateau dont la poupe était d'or, lesToiltsde fourpre, les rameud'argmt, qu'on maniait au son et à la cadence d'une musique do flûtes, hautbois, citbres, violes et autres lels instruments dont on jouoit dedans. Et au reste, qunnl à sa per- sonnf, elle était coucMe dessous un pavill&n d'or tissu, vêtue el accoutrée tout en la sorte qu'on dépeint ordinairemenl Vénus, el auprès d'elle, d'un côlé et d'autre, de beaux petits enfants, babil- les ni plus ni moins que les peintres ont accoutumé de portraire les amours, avec des éventaux en leurs mains dont ils s'éven- taient. Ses femmes et damoiselles, semblablement les plus belles, étaient habillées en nymphes néréides qui sont les fées des eaux, et comme les Grâces, les unes appuyées sur le timon, les auLres sur les câbles el cordages du bateau, duquel il sortait de nier- veilleusement douces et suaves odeurs de parfums qui remplis- saient deçà el delà les rives toutes couvenes de monde innumé- rable : cur les uns accompagnaient le bateau le long do la rivière, les autres accouraient de lu ville pour voir ce que c'était ; et sor- tit une si grande foule de peuple, que Tinalement Anioniui, étant sur la place en son siège impérial a donner audience, y d»- nieura toulseul, el courait une voix par les bouches du commua

1Ï0TK8.

365

peuple, que c'éuit la déesse Vénus, laquelle venail jouer cher. \a ilieu Bacchus pour le bien universel do loule l'Asie. Quand elle fui tUsctniiiit m lem, AtUoniut l'etitoija concîrr de venir sou- |wr en son logis : mais elle lui manda qu'il vnlait mieux que lui plut6l vint souper chez elle. Par quoi, pour se montrer gracieux i son arrivée envers elle, il lui voulut bien obtempérer et y alla, il trouva l'appareil du restin si grand et si exquis qu'il n'est possible de le bien exprimer, n

(9) t AnIoniuB avait avec lui un devin égyptien, de ceux qui se méicnl de juger les nativités et prédire les aventures des hommes en considérant l'heure de leur naissance, lequel, Tùl pour gratifier à Cléopatra ou pour ce qu'il le trouvait ainsi par son art, disait franchement à Anlonius que sa Tortune, laquelle était de soi trés-illustre et trfu-^rande, a'efTaçaii et s'offusquait auprès de celle de tosar, et pourtant lui conseillait de se reculer le plus loin qu'il pourrait de ce jeune seigneur : car ton démon, diMit-il, c'est-Wire te bon anyt et Cetpril qui t'a en gardr, craint et redoiile le sien, et étant couTat^tx H hautain quand il est seul â part lui, il devient craintif et peureux quand il s'ap- proclMde l'autre. Quoi que ce soit, les événements approuvaient ce que disait cet Égyptien. Car on dit que toutes les fois qu'ils tiraient au son, par manière de passe-temps, a qui aurait quelque chose, ou qu'ils jouaient aux dés, Autonius perdait toujours. Quelquefois, par jeu, ils faisaient jouter des coqs ou des cailles qui étaient duiles el fuites à se battre. Celles de Cfesar vain- quaient toujours, do quoi Antonius était marri en soi>méme, combien qu'il n'en montrât rien par dehors, et pourtant en ajou- uil plus de foi à cet Égyptien. »

(10] « Antonius se mit quelquefois à pécher à la ligne, et voyant qu'il ne pouvait rien prendre, en était fort dépité et marri è cause que Cléopatra était présente. Si commanda secrè- tement à quelques pAcheurs, quand il aurait jeté sa ligne, qu'ils so plongeassent soudain en l'eau et qu'ils allassent accrocher à son hameçon quelques poissons de ceux qu'ils auraient pècbt's auparavant, et puis relira ainsi deux on trois fois la ligne avec

366 ANTOINE ET GLÉOPATRE, ROMÉO ET JULIETTE.

prise. Cléopatra s'en aperçai inconiinent, toutefois elle fit sem* blantcleD*en rien savoir et de s'émerveiller commeot il péchait si bien : mais à part elle conta le tout à ses familiers et leur dit que le lendemain ils se trouvassent sur l'eau pour voir l'ébatla- ment. Ils y vinrent sur le port en grand nombre et ae mirent dedans des bateaux de pécheurs, et Antonius aussi lâcha la ligne, et lors Cléopatra commanda è l'un de ses serviteurs qu'il se hâtât de plonger devant ceux d'Antonius et qu'il allât attacher a l'hameçon de sa ligne quelque vieux poisson salé, comme ceux qu'on apporte du pays de Pont : cela fait, Antonius, qui cuida qu'il y avait un^ poisson de pris, tira incontinent sa ligne, et adonc, comme on peut penser, tout les assistants se prirent bien fort è rire, et Cléopatra en riant lui dit : Laisse-nous, seigneur, à nous autres Égyptiens habitants de Pharus et de CaDopus, laisse-nous la ligne : ce n'est pas ton métier : ta chasse est de prendre et conquérir villes et cités, pays et royaumes,

(11) a Or tenait alors Sextus Pompéius la Sicile, et de courait et pillait tonte l'Italie avec un grand nombre de fustes et autres navires de corsaires que conduisaient Menas et Ménécratea, deux écumeurs de mer, dont ils travaillaient tellement toute h mer que personne ne s'osait mettre à la voile : et si avait plot que Sextus Pompéius s'était honnêtement porté envers Antonius, car il reçut humainement sa mère, laquelle s'enfuyait de l'Italie avec Fulvia : par quoi ils avisèrent qu'il fallait aussi appointeravec lui. Si convinrent ensemble près le mont de Misène sur une le- vée qui est jetée assez avant dedans la mer, ayant Pompéius la flotte de ses navires auprès à l'ancre, et Antonius et Cssar leurs armées sur le bord de la mer tout à l'endroit de lui, où, après qu'ils eurent «irrêlé que Pompéius aurait la Sicile et la Sardaigne, par tel convenant quHl nettoierait la mer de tous cornaix^e» et larrons, et la rendrait sûre et navigable et outre enverrait quelque certaine quantité de blés à Home, ils se con- vièrent les uns les autres à manger ensemble, et tirèrent au sort à qui le premier ferait le festin. Le sort échut premier à Pompéius, pourquoi Antonius lui demanda : Et souperons-nous? Là, répondit Pompéius, en lui montrant sa galère Capilainesse qui

NOTES. 367

était è six rangs de rames : car c'est, dit-il, la seule maison pa- leraelle qu'on m'a laissée. Ce qu'il disait pour piquer Antonius, è cause qu'il tenait la maison de Pompéius le Grand, son père : si 6t jeter en mer force ancres, pour assurer sa galère, et bâtir un pont de bois pour passer depuis le chef de Miséne jusques en sa galère, il les reçut et festoya à bonne chère : mais au milieu du festin, comme ils commençaient à s'échauffer et à gaudir Antonius de l'amour de Cléopatra, Menas le corsaire s'approcha de Pompéius, et lui dit tout bas en l'oreille : Veux-tu que je coupe les cordages des ancres, et que y te fasse seigneur, non-seule* ment de Sicile et de Sardaigne, mais aussi de tout Ntat et em- pire de Rome? Pompéius, après avoir un petit pensé en soi- même, lui répondit : Tu le devais faire sans m'en avertir^ mais maintenant contentons-nous de ce que nous avons : car quant à moi, je n'ai point appris de fausser ma foi, ni de faire acte de trahison.

(12) JuliusCaesar manda secrètementi Cléopatra qui était aux champs, qu'elle revînt; et elle prenant en sa compagnie Apollo- dorus, Sicilien, seul de tous ses amis, se mil dedans un petit bateau, sur lequel elle vint aborder au pied du château d'Alexan*- drie qu'il était nuit toute noire : et n'ayant moyen d'y entrer autrement sans être connue, elle s'étendit tout de son long des- sus un faisceau de bardes qu^ApolloHorus plia et lia par-dessus avec une grosse courroie, puis le chargea sur son col, et le porta ainsi dedans à Cnpsar par la porte du château. Ce fut la première amorce, à ce qu'on dit, qui attira Caesar à Taimêr. » Pbiiarque traduit par Amyof. Vie de Julius Cœmr.

(13) <r Cependant Venlidius défit une autre fois en bataille, qui fut donnée en la contrée Cyrrestiqiie, Pacorus, le fils d'Orodes, roi des Parihes, lequ<*l était derechef venu avec grosse puissance pour envahir et occuper la Syrie, en laquelle journée il mourut un grand nombre de Parihes, et entre les autres y demeura Pacorus lui-môme. Cet exploit d'armes, excellent entre les plus glorieux qui furent onques faits, donna aux Romains pleine et entière vengeance de la hontn et p^^rte qu'ils reçurent à la mort

368 ANTOINE ET GLÉOPÂTRE, ROMÉO ET iULIETTB.

de Marcus Crassus, et fil retirer les Parthes et se contenir au dedans des limites de la Mésopotamie et de la Médie, après avoir élé déconfits et défaits par trois fois tout de rang en bataille ordonnée ; mais Venlidius n'osa pas entreprendre de les pour- suivre plus outre, à cause qu'il craignait qu'il ne s'acquit l'envie et la maie grâce d'Antonius. » Vie d* Antoine.

(14) Shakespeare semble avoir transporté dans son drame une scène historique dont il a été contemporain. En écoutant les minutieuses questions que Cléopâtre adresse ici au messager, on croirait entendre la reine Élisabelh interrogeant Melville sur la compte de sa rivale Marie Sluart. « Sa Majesté, raconte l'am- bassadeur écossais dans ses Mémoires, me demanda quels che- veux je préférais, les siens ou ceux de la reine Marie. Je lui dis que leurs deux chevelures étaient d'un blond également rare. Elle me pressa de lui dire qui des deux était la plus belle. Je lui dis qu'elle (la reine Elisabeth) était la plus belle en Angle- terre et que ma reine était la plus belle en Ecosse. Elle insisU sur sa question. Je répondis qu'elles étaient les deux plus gra- cieuses personnes de leurs royaumes : que Sa Majesté était h plus jolie et ma souveraine la plus belle. Elle me demanda quelle était la plus grande. Je lui dis que c'était ma reioe. a Elle est trop grande alors, fit-elle, car je ne suis ni trop grande ni trop petite. » Elle me demanda quelles étaient les occupa* tiens de la reine Marie. Je répliquai que, d'après ma dernière dé- pêche, ma reine revenait d'une chasse dans les hautes terres; que, quand ses affaires le lui permettaient, elle lisait l'histoire, que d'autres fois elle jouait du luth et du clavecin. Enjoué- t-elle bien ? Mais raisonnablement pour une reine... Elle me demanda qui dansait le mieux, ma reine ou elle? Je répondis que ma reine dansait avec autant de noblesse qu'elle. Elle me répéta alors qu'elle voudrait voir la reine Marie d'une manière commode. Je lui offris de la mener secrètement en poste, dégui- sée en page. Elle pourrait voir ainsi la reine comme le roi Jac- ques V avait vu la sœur du duc de Vendôme qu'il devait épou- ser. J'ajoutai qu'elle n'aurait qu'à faire défendre son appartement pendant son absence, comme si elle était malade. Il n'était

ROTES. 369

nâcessstre de meure dans la cunBâenre r]ue Lady SIrafîord et l'un des grooms de la cliambrc. Celle idée poriil d'nbord lui plaire; puis elle reprit en soupirant : « Hélas! si je pouvais faire çs\ n MelvUte'$ Utmoirs.

(lÔ) a Peur quelques rapports qu'on lui fil, Anloniusse cour- rouça derechef à rencontre deCa^sar et s'embarqua pour aller vers l'Italie avec trois cents navires : ei pour ce que ceux da Brundusium ne voulurent pas recevoir son armée en leur pori, il tiru  Tarenle oii Octavia sa femme, qui était venue avec lui dit U Grèce, la supplia que son plaisir fût de l'envoyer vers son frère, «qu'il St. Elle était pour lors enceinte, et si avait déjà une seconde fille de lui, et néanmoins se mit en voie ei rencon- tra Ocsar en cbemin, qui menait avec lui Mitcenaset Agrippa, ses doux principaux amis, lesquels elle tira a pari, et leur fit les plus alTeclueuses prières et supplications de quoi elle se put avi- ser, qu'ils ne voulussent permettre qu'elle qui élait la plus heu- rru» femme du monde, devint la plus misérable el la plus in- fortunée qui fut oncques : car maintenant tout le monde, disaît- elte, a les yeux sur moi, pour autant que je suis sœur de l'un de« empereurs et femme de l'autre. Or si [ce qu'à Dieu ne plaise] Irpiro conseil a lieu cl que la guerre se fasse, quant à vous, il est incertain auquel des deux les dieux ai^nt destiné d'être vain- queur ou vaincu : mais quant à moi, de quelque (^lé que la vic- toire 60 tourne, en tout événement ma condition sera toujours malheureuse, d Plutarqw Iraduil par Amyol. fie d'Antoine.

[16) « Aussi à vrai dira Aoloniusélail par trop insolent el Irap superbe, el quasi comme fait en dépit el en mépris dos Homains. Caril fil assembler loul le peuple dedans le parc, 0(1 les jeunes gens s'adressent aux exercices de la personne, et li, dessus un haul tributuU argrnté, lit mettre dmx chaire» d^or, l'une pour lui et l'autre pour Clëopatrn, et d'autres plus basses [wur ses enfants : puis décinra publiquement devant toute I'a«sistancc qu'il é'abli^'sait premièrement Cléopalra reine d'Éij'jpte, lie Cypre, de Lydie n dr. la basse fiyrie, et a»ec elle l'a-sarion aussi roi de' mêmes royaumes : on cstimntlceOesarion

370 ANTOINK ET GL&OPATRB, ROMÉO ET JULIETTE.

fils de JuHus CaBsar, qui avait laissé Cléopatra enceinte. Secon- dement il appela ses enfants de lui et d'elle les rois des rois et donna pour apanage à Alexandre T Arménie, la Média et les Parlhes quand il les aurait subjugués et conquis, et à Plolé- mœus la Phénicie, la Syrie et la Cilicie : mais quand et quand il amena en public Alexandre vêtu d'une robe longue à la médoise, avec un haut chapeau pointu sur la tête, dont la pointe était droite» ainsi que le portent les rois des Médois et des Arméniens, et Ptolemœus vêtu d'un manteau à la macédonienne avec des pantoufles à ses pieds et un chapeau à large rebras bordé d'un bandeau royal, car tel était l'acoutrement que soûlaient porter les rois successeurs d'Alexandre le Grand. Ainsi après que ses enfants eurent fait la révérence et baisé leur père et mère, in- continent une troupe de gardes arméniens, attitrés expressément, en environna l'un, et une de Macédoniens l'autre. Quant à Cléopatra elle vêtait l'accoutrement sacré de la déesse Isis et don- nait audience à ses sujets comme une nouvelle Isis. Cœsar rap- portant ces choses au sénat, et l'en accusant souventefois devant tout le peuple romain, fit tant qu'il irrita tout le monde contre lui. Antonius de l'autre côté envoya à Rome pour le contre-char- ger et accuser aussi : mais les principaux points des charges étaient qu'ayant dépouillé Sextus Pompéius de la Sicile, U ne lui avait point baillé sa part de l'île : secondement, qu'il ne lui rendait point les navires et vaisseaux qu'il avait empruntés de lui pour cette guerre : tiercement, qu'ayant débouté Lépidus leur compagnon au triumvirat de sa part de l'empire, et l'ayant destitué de tous honneurs, il retenait par devers lui la personne, les terres et revenus d'icelles qui lui avaient été assignées pour sa part, et après tout qu'il avait presque distribué à ses gen- darmes toute l'Italie et n'en avait rien laissé aux siens. CaBsar lui répondait, quant a Lépidus, qu'il l'avait déposé voirement, et privé de sa part de l'empire, pour autant qu'il en abusait ou- trageusement : et quant à ce qu'il avait conquis par les armes, qu'il en ferait volontiers part à Antonius, pourvu qu'il lui fit aussi le semblable de l'Arménie ; quant à ses gens de guerre, qu'ils ne devaient rien quereller en Italie pour autant qu'ils possédaient la Médie et la Parthe, lesquels ils avaient ajoutées è

NOTBS. 371

l'Empire Romain, en combaltanl vaillutnmeni avec leur Empe- reur. »

[17) « Après doDc que Cœsar eut suffis m me lit fuit sesapprâts, il fit publiquement décerner la ){uerre cunlreCléopatra el abro- ger la puissance el l'empire d'Anlonius, aliendu qu'il l'avait préalablement c^é à une femme. Et disait davantage Ciesar qu'Antonius n'était pas maiire de soi, mais que Cléopalra par quelques charmes et poisons amatoires l'avait tortreit de son bon sens, et que aux qui Ifur feraient la guerre, neraietU wn Jfar- dian eunuqw, un PkoUnus, une Iras, TeinDiu de chambre de Cti'opatni qui lui accoutrait se> cheveux, et une Chnrmioti, U^t* quelles maniaient les ^rincifiales ulTaircs de l'empire d'Anto- niuB. K

(18) ■( Anlonius était si abbéti et si asservi au vouloir d'une femme que, combien qu'il (ùl de beaucoup le plus fort parterre, il voulut néanmoins que l'aiTaire se vidât par un combat de mer pour l'amour de Cléopatru, encore qu'il vit devant sesyeux qu'à fauta de forçairas ses capitaines prenaient et enlevaient de la pauvre Grèce par force toutes gens qu'on pouvait trouver par les champs vtatcurs passants, muletiers, moissonneur», de jeunes galons, et encore ne pouvaient-ils pas fournira emplir les galères, tellement que la plus grande partie était vide et ne pouvait vo- guer qu'à peina à cause qu'il n'y avait pas assez de gens de rame dedans. Uais au contraire, celles de Oesar n'étaient point b3tiea pompeusement en grandeur et hauteur pour une ostentation de magniiicence, mais étaient légères et faciles à manier, armées et fournie de furçaires autant comme il leur en fallait, lesquelles il tenait toutes prêtes es ports de iarente et de Brundusium. Si manda à Antonius qu'il ne reculât plus en perdant temps el qu'il vînt avec u>D armée 6a llaUa, et quanta lui, qu'il lui baillerait havres et rades pour pouvoir sûrement et sans empécbemeni prendre terre, et qu'il se reculerait avec son armée arrière de la mer au dedans du l'Italie, autant que se peut étendre la course d'un cheval, jusqu'à ce qu'il eût exposé son armée en terre el qu'il fût logé. Antonius bravant è l'opposite, lui remanda qu'il

372 ANTOINE KT GLÉOPATRE, ROMÉO ET JUUEnE.

le défiait de combaUre seul à seul en champ clos, combien qu'il fût le plus vieil, et, s'il fuyait ce combat, qu'il le combattrait en bataille rangée es campagnes de Pharsale, comme avaient fait auparavant Julius Csesar et Pompéius. »

(19) <c Après donc qu'il fut tout conclu et arrêté qu'on com- battrait par mer, il fit brûler toutes les autres naves fors que soixante égyptiennes, et ne retint que les meilleures et les plus grandes galères depuis trois rangs de rames jusqu'à dix, sur les- quelles il mit vingt et deux mille combattants, avec deux mille hommes de trait : mais ainsi qu'il ordonnait ses gens en bataille, îl y eut un chef de bande, vaillant homme et qui s'était trouvé en plusieurs affaires et renconfres sous sa charge, tellement qu'il en avait le corps tout détaillé et cicatrice de coups, lequel, ainsi qu'Antonius passait au long de lui, s'écria et dit tout haut : Sire empereur, comment mets-tu ton espérance en ces méchants et frôles bois ici ? te dé^ts-tn de ces mienties cicatrices et de celte épée ? laisse combattre les Phéniciens et les ^Egyptiens sur la mer, et nous laisse la terre ferme sur laquelle nous avons aceovr tumé de vaincre ou de mourir debout. Antonius passa outre sans lui répondre, seulement lui fit-il signe de la main et de la tête, comme s'il eût voulu admonester qu'il eût bon courage, tou- tefois il n'avait pas lui-même guère bonne espérance. »

(20) a Toutefois le combat était encore égal et la victoire en di)ute sans incliner plus d'un côté que d'autre, quand on vît soudainement les soixante naves de Cléopatra dresser les mâts et déployer les voiles pour prendre la fuite : si s'enfuirent tout i travers de ceux qui combattaient; car elles avaient été mises derrière les grands vaisseaux et mirent les autres en grand trouble et désarroi : pour ce les ennemis mêmes s'émerveilléreat fort de les voir ainsi cingler à voiles déployées vers le Pélopo- nèse : et Antonius montra tout évidemment qu'il avait perdu le sens et le cœur, non-seulement d'un empereur, mais aussi d'un vertueux homme, et qu'il était transporté d'entendement, et que cela est vrai qu'un certain ancien a dit en se jouant que l'âme d'un amant vit au cœur d'autrui, non pas au sien : tant il

KOTES. 373

se laissa mener ei traîner à celle femme comme s'il cûl élé collé i elle, et qu'elle n'eût su se remuer sans le mouvoir aussi. Car, tout aussitôt qu'il vil partir son vaisseau, il oublia, abandonna ei trahit ceux qui combsllaient el se raisatent tuer pour lui, el se jeu en une galère à cinq rangs de rames pour suivre relie qui l'avait d^jâ coaimoncé à ruiner, et qui le devait encore du tout achever de détruire. »

(31] « Oiunl è lui-même, il se délibérait de traverser en Afrique, et prit l'une de ses carraques chargée d'or cl d'argent et d'autres meubles, laquelle il donna à ses amis, leur comman- dant qu'ils la partissent entre eux, et qu'ils cherchassent moyen de se sauver. Ils répondirent en pleurant qu'ils ne le Feraient point et qu'ils ne l'abandonneraient jamais. Adonc Antonius les reconforta fort humainement el alTectueusement, les priant de se retirer. Si écrivit à Theophilus, le gouverneur de Corinthe, qu'il leur donnât moyen d'être en stlreié el qu'il les carhAt dans quelque lieu secret jusqu'à ce qu'ils eussent fait leur appoinlc- menl avec César, n

(22) « Ils envoyèrent des ambassadeurs vers César en l'Asie, elle requérant le royaume d'Egypte pour ses enfants, et lui priant qu'on le laiiudl tirre à Alhêws comme personne priite, si César ne voulait qu'il demeurât en Egypte. Et pour tant qu'ils n'avaient à l'enlour d'eux autre personne de quelque appa- rence, i cause que les uns s'en étaient fuis et qu'il ne se Raient guéres tax autres, ils furentcontraints d'y envoyer T-uphronius, le précepteur do leurs enfants; César ne voulut point ouïr les prières et requêtes d'Anionius ; mais quant à Cléopatra. il lui fil réponse qu'il ne lui refusait rien qui fût juste ou équitable, moyenoant qu'elle fit mourir ou qu'elle chassât hors de son pays ADUtnius. »

(23] K César envoya l'un de ses serviteurs, nommé Tyréus,

homme clairvoyant et bien avisé, et qui, apportant lettres de

créance d'un jeune seigneur à une femme hautaine et qui se

l'onlpntait grandement et se fiait de !,i beauté, l'eût par son é!<>

VII. U

374 AIfTOlNB BT GLÉOPATRE, ROMÉO KT JOLiBTTE.

quBQce facilement pu émouvoir. Celui-ci parlût é elle plus longtemps que les autres, et lui faisait la reine très-grand hon- neur, tellement qu'il mit Antonius en quelque imagination et soupçon : si le fit saisir au corps et fouetter à bon escient, puis b renvoya ainsi accoutré à César, lui mandant qu*il Tavait irrité, pour autant qu'il faisait trop du superbe^ et l'avait eu en mépriif mémement lorsqu'il était facile et aisé à aigrir pour la misère en laquelle il se trouvait. Bref, si tu le trouves mauvais (dit-il), tu as par devers loi un de mes affranchis, Hipparchus^ pends-le si lu veux^ ou le fouette à ton plaisir, afin que nous soyons égaux. De en avant Cléopatra, pour se purger des imputations qu'il lui mettait sus et des soupçons qu'il avait contre elle, l'en- tretint et le caressa le plus soigneusement et le plus diligemment qu'elle put : car tout premier elle solennisait le jour de sa nativité petitement et escharsement, comme il convenait à sa fortune présente, au contraire elle célébrait le jour de la sienne de telle sorte qu'elle outrepassait toutes les bornes de somptuo- sité et magniGcence en manière que plusieurs des conviés au festin, lesquels y étaient venus pauvres, s'en retournaient tous riches. »

(24] (c Si César approcha tant qu'il vint planter son camp tout joignant la ville dedans les lices, on avait accoutumé de ma- nier et piquer les chevaux. Antonius Gt une saillie sur lui et combattit vaillamment, si bien qu'il repoussa les gens de cheval de César et les mena battant jusque dedans leur camp, puis s'en revint au palais se glorifiant grandement de cette victoire, et baisa Cléopatra tout ainsi armé comme il était venu du oombat^ lui recommandant l'un de ses hommes d'armes, lequel en cette escarmouche avait très-bien fait son devoir, et elle pour loyer de sa vertu, lui donna un corselet et un armet d'or; mais lliomme d'armes, après qu'il eut reçu ce riche présent, la nuit s'en alla rendre à César. Et Antonius envoya une autre fois défier César, et lui présenter le combat d'homme à homme. CisarluifU répmm qu'ilavail beaucoup i autres moyens de mourir que celui4à ^

' L ttiubigaité de cette phrase, lidèleuient reproduite par Norll^a lait

NOTIW.

375

fih) a l'sr^uoi Anionius vaynnl qu'il ne rB&tail poini de plus tionnMe moyen de mourir qu'en coinbuiiaiit vailiammenl, m d^Mn de faire tout son dernier effort tant par mer uomme par b'rrc : ni en M)upan[, comme on dit, commanda â tet servi- ti-urs et olticiers domestiques qui le servaient à table, qu'ils lui versaawnl largement i boire ei le traitassent à la meilleore chère qu'ils fMJurraiudt : Car, dit-il, vous ne savez si vous m'en ferez d«main auuni, ou si vous servirez autres maîtres, et pcut-^trit ne Mn-ce plus riun que de moi, sinon un c^rps mort étendu : i9Uiefoi«. xoyanl queues gens et&es familiers fondaient en larmes en lai oyant dire ces paroles, pour rhabiller ce qu'il avait dit, il y ajouia qu'il ne les mènerait point en bataille, dont il piruài plutôt rtlnumer tûrumeia atec ia vicUnrt ^u'y mourir oaiUam- ment acte gloire. »

(?t)) « Au demeurant celle nuit même environ la minuit pnts- qoe, eomme toute la ville était en'silence, frayeur et tristesse, pour l'attenta de l'issus de cette guerre, on dit que soudainement on ouït l'harmonie et les sons accordés de toutes sortes d'instru- ments de musique, avec lu clameur d'une grande multitude, comme ti c'euswnl été des gens qui eussent dansé et qui Fussent athSs chsniani, ainsi qu'on fait es fâles de Bacchus, avec mouve- ment et taltaiions satyriques ; et semblait que cette danse passât loutà traven de la ville psr In porte qui Téptiiidait nu camp de» eniwfflù, et par cette porte dont on oyait le bruit, toute la troupe

« noa erreoT historique. Le poêla a cru que la not Umi nppotUHi Cétar, •! ea coos^oence il a prêté celte réponte *0<U?a :

l.el(bea)dniaaa Kdo», Ilttnm 0»c le Tieoi nalDu suhc ijn

ijHB j'nf bleu d'

« uioyen» du inoarif.

Il lalTit de cuniuller le texte grec pour reconnaître la mépriie. Octave ne réplique pis qoe c'est lui-mâme, mais son adversaire c|ui n lien d'autres noient de mourir. La plirase de Ptaiarqiie, litt^rnlement tra- darte. ditsipe loale jqairaqae ; la voici : n Après cela, Antoine envoya défier (lisar k eombaitre («rp* I eorps el teçnt pour réponse qu'il pour- rait irvuvtr d'aultei KOjMsda l«ratiu«r st tie. i

376 ANTOINE ET CLÉOPÀTHE, ROMÉO ET JOUETTK.

sortît hors de la ville. Si fut avis é ceux qui» avec quelque raison, cherchèrent l'interprétalion de ce prodige que c'était le dim au* qud Anloniui awiii singalière défooiion de le oontreiûre et affec- tion de lui ressembler, qui k laistaU. yt

(27) « Le lendemain à la pointe du jour, il alla parquer le peu de gens de pied qu'il avait sur les coteaux qui sont au-devant de la ville, et de se prit à regarder ses galères qui partaieut du port et voguaient contre celles des ennemis, si s'arrêta tout de pied coi, attendant de voir quelque exploit des gens de guerre qui étaient dedans; mais incontinent qu'à force de rames ibae furent approchés, ils saluèrent les premiers ceux de César, et ceux de César les resaluèrent aussi, et firent des deux une seule armée, et puis tous d'une flotte voguèrent vers la ville. Antouios n'eut pas plus tôt vu cela que ses gens de cheval rabandonnèrent et se rendirent à César, et ses gens de pied furent rompus H défaits : par quoi il se retira dedans la ville, crîamt que CUopetm, Cavait trahi à ceux contre qui il avait entrepris et fait la guerre pour l'amour d'elle. »

(28) <K Adonc elle, craignant sa fureur et sa désespérance, s'enfuit dedans la sépulture qu'elle avait fait bfttir, elle lit serrer les portes et abattre les grilles et les herses qui se fermaient à grosses serrures et fortes barrières, et cependant envoya vere Antonius lui dénoncer qu'elle était morte : ce qu'il crut tout aussitôt et dit en lui-même : Qu'attends-tu plus, Antonius, quand la fortune ennemie t'a ôté la seule cause qui te restait, pour la- quelle tu aimais encore à vivre? Après qu'il eut dit ces paroles» il entra en une chambre et délaça le corps de sa cuirasse, et quand il fut découvert, il se prit à dire : 0 Cléopatra, je ne suis point dolent d'être privé et séparé de ta compagnie, car je me rendrai tantôt par devers toi : mais bien suis-je marri qu'ayant été si grand capitaine et si grand empereur, je sois par effet convaincu d'être moins magnanime et de moindre cœur qu'une femme. Or avait-il un sien serviteur nommé Éros, duquel il se fiait et auquel il avait longtemps auparavant fait dœmer ta fd qu'il Coecirait quand par lui il en serait requis : il le somma kn

NOTES. 377

de t#nif «1 pronie<i<ui : par i|uoi lo ^rviinur di^^nîna «on l'-p^t ei 1 l'élendîl comme pour le frapper, mais en délournaiit son visage I d'un autre nù\é, il se la fourra à soi-méiue lout au Iravprs du corps, et tomba tout mon aux pieds de sod maiire : et adonc dit Anlonius : 0 genlil Hros, Je te sais bon gré et est verlueuseuieat fait  toi de nu mûnirer qu'U faut que je fasse moi-même ce que tu n'at pu faire en mon endroit. En disant ces paroles il se donna de l'épéo dedans le ventre, et puis se laissa tomber à la renverse sur un petit lit : si n'éiail pas le coup pour en mourir soudainement, et pourtant l'eiïusion du sang se restreignit an i peu quand il fut couché, et après qu'il se fut un peu revenu, il pria ceux qui étaient présents do l'achever d'occire, mais tk ] s'enfuirent tous de la chambre, et le laissèrent là, criant et louimentani, jusqu'à ce qu'un certain secrétaire, nommé D\o~ j jaiAb, \\a.\ par devers lui, lequel avait charge de le faire porter \ dedans le monument était Cléopatra. Quand il sut qu'ells ' vivait encore, il commanda de grande affection  ses gens qu'ils y portassent son corps, et fut ainsi porté entre les bras de serviteurs jusques s l'entrée. »

('29) a Toutefois Cléopatra ne voulut pas ouvrir les portes, i mais elle se vint mettre à des fenêtres hautes, et dévala en b quelques chaînes et cordes, dedans lesquelles on empaqueit | Antonius, et elle, avec deux île ses femmes SL'ulement qu'elle avait soufTerl entrer avec elle dedans ces sépulcres, le lira amont. Ceux qui furent présents à ce spectacle, dirent qu'il no fui oneques ehose si pileuse k voir : car on tirait ce pauvre homme lout souillé de sang tirant aux traits de la mort, et qui tendait les deux mains à Cléopatra, et se soulevait le mieux qu'il pouvait. , C'était une chose bien malaisée que de le monter, mémement i \ (les femmes, toutefois Cléopatra en grande peine s'efTorçnnt da | toute sa puissance, la léte courbée contre bas sans jamais lâcher 1 les cordes, lit tant à la (in i|u'elle le monta et tira à soi, à l'aide | de ceux d'à bas qui lui donnaient courage, et liraient autant d peine i la voir ainsi uavailler comme elle-même. Après qu'elle l'eut en celte sorte tiré amont, et couché dessus un lit, elle dé- ' rompit et déchira adonc ses habillements sur lui, battant sa poi-

rs^m^m^^m^^^^mm

378 ANTOINE ET GLÉOPATRE, ROMÉO ET JULIETTE.

trine, et s'égratigoant le visage et restomae : puis lui easuja le sang qui lui avait souillé U face, en l'appelant son seigneur, son mari et son empereur, oubliant presque sa misère el sa calamiié propre, pour la compassion de celle elle le voyait. Anloniiu lui fit cesser sa lamentation, et demanda à boire da vin» fût eu pour ce qu'il eût soif ou pour ce qu*il espérât parée moyen pies tôt mourir. Après qu'il eut bu, il Tadmonesta et lui conseilla qu'elle mit peine i sauver sa vie, si elle le pouvait taire sans honte ni déshonneur et qu'elle u fiât prineipatement m Prooi- kitUf plus qu'à nul autre de ceux qui avaient crédit autour de César : et quant à lui qu'elle ne k lameniâl poini pour la mité- rMe muUUion de m fortune sur la fin de eeêjaurêt mais qu'elle l'estimftt plutôt bien heureux pour les triomphes et honneurs qu'il avait reçus par le passé; vu qu'il ataii été en $a vie U pim glorieux^ le plm triomphant et le plue puisianl homme de b terre, et que lors il avait été vaincu^ non lâchement, mois vaUltm- ment^ lui qui était Romain^ par un autre Romain oiiaas. »

(30) (( Après qu'Antonius se fut frappé, ainsi qu'on le portait dedans les sépulcres à Cléopatra, l'un de ses gardes, nommé Dsr- cetaus, prit l'épée de laquelle il s'était frappé, et la cacha : poil se déroba secrètement, et fut le premier qui porta la nouvdiede la mort a César, et eu montra l'épée encore toute teinte de u^, César, ces nouvelles ouïes, se retira incontinent au plus aeeret de sa tente, et illec se prit à pleurer par compassion, et i plaindra sa misérable fortune, comme de celui qui avait été sou allié et son beau-frère, son égal en empire, et compagnon eu plusiean exploits d'armes et grandes affaires : puis appela tous ses amifi et leur montra les lettres qu*il lui avait écrites et ses répomes aussi durant leurs différends et querelles, et commeot à tovlff les choses justes et raisonnables qu'il lui écrivait, l'autre U répondait fièrement et arrogamment. Cela fait, il y envoya ho- culeius, lui commandant qu'il fit tout devoir et toute dili|ei0 de ravir Cléopatra vive, s'il pouvait, pour autant qu'il craigaiil que son trésor ne fût perdu, et davantage qu'il estimait qjiatt serait un grand ornement de son triomphe, s'il lapouvaiij et mener vive à Rome. »

NOTÏS.

379

[31) o Msîs elle n8 so voulut point moltre cnire les mains i]« Proculeius : louieroîs ils parlèrent ensemble, car Proculelus s'ap- procha près des portes, qui élaieni grosses ei forles et sûrement barrées : maïs il y avait qudquos fentes par h voix pouvait passer, et enlendait-on qu'elle demandait le royaume d'É^pie pour ses enfants, et quefroculeiDsIut répondait qu'elle eôl bon tie (T«p^ranc0, et qu'elle ne doutât point de iomiwltre tout au bon muUnr df Citar. Après qu'il eât bien regarda et considéré le fÎAu, il vint Taire son rapport i César, lequel envoya derechef Gallus pour parlementer encore un coup avec elle : cl lui Gt expressément durer le propos, cependant que Proculeius faisait dresser une échelle contre la fcnAlre haute, par laquelle on avait iBonlé Antonius et descendit dedans avec deux de ses serviieun tout contre la porte, prôs de laquelle était Cléopaira, entendant à ce (]ue Gallus lui disait. L'un» des femmes qui élaieni léans enfermées avec elle, avisa d'avenlure Proculeius ainsi qu'il des- o^ndailet se prit k crier : Pauvre femme Cléapalra, lu es prise. Et adonc quand elle vit en se retournant Proculeius derrière elle, elle cuida se donner d'une courte dague qu'elle avait tout expres- sément ceinte à son cbié; mais Proculeius s'avança soudaine- ment qui l'embrassa à deux mains, et lut dit : Cléopaira, lu feras lort s loiméme premièrement, cl puis â César, lui voulant Ater l'iMTcation de mettre en évidence sa grande bonté et clémence, et donnant k ses maUeillanls mstiire de calomnier le plus doux et le plu» humain Prince qui fut oncqiies, comme s'il était personne sans merci, et auquel il n'y cCtL point (le fiance. Kn disant cela, il lui Qta la dague qu'elle portail, et secoua ses habillements de peur qu'elle n'eilt dedans quelque poison caché, n

(3?) o Peu de jours après. César lui-même en personne l'alla visiter pour parler à elle et la rtSconforter : elle était couchée sur un petit lit bas en bien pauvre état : mais silOl qu'elle le vit entrer eu sa chambre, elle se leva soudain, et s'alla jeter toute nue en chemise i §es pieds étant merveilleusement déligurée, tant pour tes cheveux qu'elle avait arrachés que pour la face qu'elle avait déchirée avec ses ongles, et si avait la voix faible et iremblanle, les yeui battus el fondus i force de larmoyer conli-

1^

380 AKTOmE ET CLËOPATRE, ROMÉO ET JULIETTE.

nuelleinenty et si pouvait-on voir la plus grande partie de son estomac déchiré et meurtri. Bref le corps ne se portait guère mieux que l'esprit : néanmoins sa bonne grice, et la vigueor et force de sa beauté n'étaient pas du tout éteintes ; mais, encore qu'elle fût en si piteux état, elle apparaissait du dedans^ et se démontrait aux mouvements de son visage. Après que César l'eut fait recoucher, et qu'il se fut assis auprès d'elle, elle com- mença â vouloir déduire ses défenses et alléguer ses justtBca- tiens, s'excusaut de ce qu'elle avait fait, et s'en déchargeant sur la peur et crainte d'Antonius. César, au contraire, la convain- quait en chaque point et article : par quoi elle tourna tout sou- dain sa parole i lui requérir pardon et implorer sa merci, comme si elle eût eu grande peur de mourir et bonne envie de vivre. A la fin elle lui biilla un bordereau des bagues et finances qu'elle pouvait avoir. Mais il se trouva d'aventure l'un de ses tréso- riers, nommé Séleucus» qui la vint devant César convaincre pour faire du bon valet, qu'elle n'y avait pas tout mb, et qu'die en recelait sciemment, et retenait quelques choses, dont elle fut si fort pressée d'impatience et de colère qu'elle l'alla prendre aux cheveux, et lui donna plusieurs coups de poing sur le visage. César s'en prit à rire, et la fit cesser. Hélas! dit-elle, adonc. César, rCni-ce pas une grande indignité^ que tu aies bien daigné prendre la peine de venir vers tiun, et m'aies fait cet honneur de parler avec moi, chétive, réduite en un si piteux et misérable état, et puisque mes serviteurs me viennent accuser, si j'ai peut- Ôtre réservé et mis à part quelques bagues et joyaux propres aux femmes, non point, hélas ! pour moi, malheureuse, en parer, mais en intention d'en faire quelques petits présents à Oiota- viaet à livia^ à celle fin que par leur intercession et moyen tu me fusses plus doux et plus gracieux. César fut très-joyeox de ce propos, se persuadant de qu'elle désirait fort assurer sa vie : si lui fit réponse qu'il lui donnait non-seulement ce qu'elle avait retenu pour en faire du tout à son plaisir, mais qu'outre cela il la traiterait plus libéralement et plus magnifiquement qu'elle ne saurait espérer : et ainsi prit congé d'elle, et s'en alla pensant l'avoir bien trompée, mais étant bien trompé lui- même. »

XOTKS. .1K1

(33) « Or y avail-il un jeune gontilhomme nommé Cornpiius DoIsbelU, qui <(lail l'un des mignons dp César, el n'était poinl mal alTt>clionné envers Cléopalra : celui-ct lui manda secrè- lemenl, comme elle l'en avait prié, que César ne délibérait de Tfprmdre son chemin par la Syrie, et que dedans troi» jours il la datait tntoyrr derant avec nés enfants. Quand elle cul en- tendu œs nouvelles, elle lit requête s César, que son bon plaisir fi1t de lui permettre qu'elle oITrîi les dernières oblaiions des morts ârSino d'AnioniuK : ce qui lui étant permis, elle se tit porter au lieu de sa sépulture, cl la, ù genoux, embrassant le tombeau avec ses femmes, se prit h dire les larmes aux yeux : 0 cber seigneur Antonius, je t'inhumai naguère» étant encore libre et franche, et maintenant te présente ces otTerles et effusions funâ- brrs étant prisonnière et captive, et me défend-on de déchirer ei meurtrir de coups ce mien esclave corps, dont on fait sor),'neuse garde seulement pour Iriompber de toi : n'attends donc plus autres honneurs, offrandes ni sacrifices de moi. Tant que nous avons Técu, rien ne nous a pu séparer d'ensombte : mais main- tenant â noire mort je fais doute qu'on ne nous fasse échanger les Item de notre naissance : et comme toi, llomain, as été ici inhumé en Kgypte, aussi moi, malheureuse Égyptienne, ne sois en sépulture en Italie, qui sera le seul bien que j'aurai reçu de ton pays. Si donc les dieux de lu es a présent ont quelque autorité et puissance, puisque ceux de par deçà nous ont aban- donnés, ne souffre pas qu'on emmène vive ton amie, et n'endure qu'en moi on triomphe de toi, mais me reçois avec toi el m'en- sevelis en un mémo tombeau : car, combien que mes maux soient infinis, il n'y en a pas un qui m'ait été si si grief à sup- porUr comme le peu de temps que j'ai été contrainte de vivre sans toi. Après avoir fait telles lamentations, et qu'elle eut cou- ronné le tombeau de bouquets, feslons el chapeaux de fleurs, e| qu'elle l'eut embrassé fort aiïeclueu sèment, elle commanda qu'on lui apprêtât un bain, puis quand elle se fut baignée et lavée, elle se mit & table elle tut servie magniliqucmenl. Et cependant qu'elle dînait, il arriva un paysan des champs qui apportait un panier : les gardes lui demandèrent incontinent que c'élnil qu'il portail léans : il ouvrit son panier, et ùM les feuilles de hguier

382 ANTOINE ET GLÉOPATRS» ROMÉO ET JULIETTE.

qui étaient dessus, et leur montra que c'étaient des figue». Ils furent tous émerveillés de la beauté et grosseur de ce fruil. U paysan se prit à rire, et leur dit qu'ils en prissent 9'ik voulaient: ils crurent qu'il dit vrai, et lui dirent qu'il les portât léan^ Après que Cléopatra eut diné, elle envoya à César des tablettu écrites et scellées» et commanda que tous les autres sortissent àm sépultures elle était, fgrs ses deux femmes : puis elle bnni les portes. Incontinent que César eut ouvert ces tabletlet et eut commencé à y lire des lamentations et supplications par les- quelles elle le requérait qu'il voulût la faire inhumer avec Ao- tonius, il entendit soudain que c'était à dire» et y cuida aller lui- môme : toutefois il envoya premièrement en grande diligenoB voir que c'était. La mort fut fort soudaine : car ceux que Céar y envoya accoururent à grande hâte et trouvèrent les gardes qui ne se doutaient de rien, ne s'étant aucunement aperçus de cette mort; mais quand ils eurent ouvert les portes, ils trouvèrent Cléopatra raide morte, couchée sur un lit d'or» accoutrée de ses habits royaux, et l'une de ses femmes, celle qui avait nom Iras, morte aussi à ses pieds; et l'autre, Charmion, i demi mode et déjà tremblante, qui lui raccoûtrait le diadème qu'elle portait! l'entour de la tête : il y eut quelqu'un qui lui dit en courroux : Cela est-il beau, Charmion? Trèi-beaUf répondit-elle, et ome^ nabU à une dame extraite de la race de tant de roU. Elle oe dit jamais autre chose, mais chût en la place toute morte près da lit. Aucuns disent qu'on lui apporta l'aspic dedans ce pani^ avec les figues, et qu'elle l'avai^ ainsi commandé qu'on le caehït de feuilles de figuier, afin que quand elle penserait prendre des figues, le serpent la piquât et mordit, sans qu'elle l'aperçût pre- mière ; mais que quand elle voulut ûter les feuilles pour repren- dre du fruit, elle l'aperçut et dit : Es-tu donc ici? et qu'elle loi tendit le bras tout nu pour le faire mordre. Les autres disent qu'elle le gardait dedans une buie, et qu'elle le provoqua et irrin avec un fuseau d*or, tellement que le serpent courroucé 8(^t de grande raideur et lui piqua le bras; mais il n'y a personne qui en sache rien à la vérité. Car on dit même qu'elle avait du poison caché dedans une petite râpe ou étrille creuse qu'elle portait entre ses cheveux, et toutefois il ne se leva nulle tadn

H0TB8. 383

»ur soo corps, ni n'y eul aucune Bp«rcevaiic« ni signe qu'elle fùl empoisonnée, ni aussi d'auLfo cùlé ne Irouva-t-on jamais de- dans le sépulcre co ser|)cnt ; saulemenl dit-on qu'on en vil quel- que [rai et quelque Irace sur le bord de la mer, regardait ce wpulurv. mAmenwnt du cfilédeg portes. Aucuns disent qu'on itperçul deux piqûres en l'un de ses bras fort pelil&s el qui n'ap- preiisaieul quafli poîni; â quoi il semble que César lui-même ajouta foi, pour ce qu'en son triompha il (it porter l'image de Cléopalra, qu'un aspic mordait au bras. Voilà comme on dit qu'il i-n alla. Quant à Cé&ar, combien qu'il lût fort marri de la mort (ie c«lte femme, si eui-tl en admiration lu granduur et noblesse de ton courage, et commanda qu'on inhumùi royalement et ma- Knjriquenient son corp^ avec celui d'Anlonius, el voulut aussi que ses (emines eussent pareillement honorables funérailles. CMopatra mourut en l'âge de trente-huit ans, après en avoir régné - vî|i({l «1 deux, et gouverné avec Antonius plus de quatorze, n

(M) Les diverses traduc^ons de Bomfy tt JtUîitu 4|ui jus- qu'ici ont paru dans notre langue ont toutes été faites sur le texte tRMact d'unu édition touta moderne, publiée au siècle dernier pur Sieevens et Ualone. A défaut d'autre qu.ilité, la traduction que «oici a du moins ce mérite tout nouveau de reproduire l'œuvre dt ShakMpoare telle que l'auteur l'a écrite, et non telle que ses comiueulBtvurs l'ont (orgé«. U texte que j'ai adopté est celui de l'édition in-quarto qui fui imprimée, en 1^99, par Thomas Creede pour Cuthbert Burby ot qui a servi de type aux éditiona de 1609 et de 1623.

Ainsi que l'indique son titre même, cette édition princeps fut composée sur un manuscrit nouc«i/emmt ayrrigé par l'auteur. Deux ans avant su publication, avait paru à l'étalage du libraire Jobn Danier un petit volumo iu-quario de irenie-neuf feuillets, sur la première page duquel on lisait ceci : « La tra^idie ejxtl- letnaunt coaçur de Itirnuo rt JulitUe, tdlt 'ju'elle a élé joui» sou* MrU, aux grands applaudi ssemenu dapMic, par Us ifrtitnir* du trit-honorablf. hrd Uumdim, tâ07. n Celte édition, qui se vendait alors quelques deniers, a at^uis aujourd'hui une valeur iinmerisit, car elle dnnne le drame t\a Itomeo tt Juiietif

w

384 AMTOINB KT CLÉOPATIIE, ROMÉO BT JULIETTE.

tel que le poète l'a primitivement conçu et écrit. Grâce âux nras exemplaires qui nous en sont parvenus, la critique peut mainte- nant se rendre un compte exact des phases qu'a subies la pensée de Shakespeare avant de trouver son expression suprême; elle peut comparer le premier mot au dernier, le brouillon A Tinme, l'ébauche au monument : étude pleine d'attraits qyi lui peroHlée pénétrer, sans indiscrétion, dans le laboratoire du poêla et de sn- prendre sans scrupule les secrets les plus intimes de son génie! En effet, le rapprochement entre le iioméo H J%»Uette de 1587 et le Roméo et Juliette de 1599, en nous faisant voir quel trait l'auteur a jugé nécessaire de rectifier, quelle figure il a troavé boa de modifier, nous aide à mieux comprendre sa pensée néaa. Disons vite que ces corrections n'ont rien changé au plan génénl de l'œuvre. Sauf un incident, la mort de BenvoKoque leposto tuait primitivement sans expliquer pourquoi, le sofoafiodeli pièce originale et le scénario de la pièce corrigée nous oilrent tement les mêmes péripéties, les mêmes événements » les éléments d'émolion et d'intérêt. Ce que la retouche du mahiea transformé, je devrais dire transfiguré, ce n'est pas raelîon,€S sont les caractères. Les développements nouveaux donnés paiMI au dialogue ont accentué l'individualité de tous les personnafes. Les lignes, d'abord faiblement indiquées, de chaque physioas- mie ont acquis désormais un relief ineflhçable. La passion ches Roméo et chez Juliette s'est accusée par une exaltation plus éb- quente; la sénilité de Capulet s'est nuancée d'une bonhomie origi- nale; l'esprit de Mercutio a gagné en verve railleuse; le eymaê de la nourrice s'est trahi par un redoublement de loquadté pops- lacière; la sagesse du moine Laurence s'est élevée, griee î uas philosophie plus haute, jusqu'à l'intuition prophétique. Mais de toutes les figures du drame, celle qui a subi la plus complèle mé- tamorphose, c'est celle de Paris. Dans l'esquisse originale, b rival de Roméo paraissait réellement épris de Juliette; la Cfoyaat morte, il manifestait le plus profond désespoir; si sincère était son affection que Roméo lui-même s'avouait en quelque soila vaincu par elle : m Je veux eoDaucer ta dernière prière^ disaiHl en ensevelissant son adversaire, car tu as estimé ton OMn/mr flfss que ta vie, »

Bat t will uU>rj ihy last reqDWt.

For Ihoa hMt prlied Ihy love above thf llfe.

En corrigeDDl $on œuvre, l'auteur semble avoir vu la nânessité raturer l'hommage que Roméo adre&sail i son rival en termes si élc^ieux ; il a fait plus : il a retranché i)u rôle de Paris loul co i)ai pouvait faire croire à la sincériié de son allachemeni pour Julieiie. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, d'après le UfXie primitif, Paris s'écriait en présence de Juliette iju'il crojait morle : « N'ai-je si longtemps désiré voir celle aurore que pour qu'elle me présentât de pareilk's catastrophes! Maudit, mal- heureux, misérable homme ! Je suis abandonné, délaissé, ruinéi venu an monde pour y élre opprimé par la détresse et par une irrémédiable infortune. 0 cieux ! û nature! pourquoi m'avez- vous fait une existence si vile et si lamentable? » D'aprâs le mm révisé, il se borne à dire : a N'ai-Je si longtemps désiré voir celle aurore que pour qu'elle m'olTril un pareil spectacle? » J'appelle l'aliention des critiques surces modifications qui tendent i prouver que Shakespeare a voulu justiQer la rencontre sanglante de Paris et de Roméo en établissant un contraste frappant entre les sentiments des deux rivaux.

b lecteur trouvera, traduits plus loin, de nombreux extraits le, imprimé en 1597. En rapprochant cesexiraits des pas- qni y correspondent dans le drame publié en 1699, il lui bcile de poursuivre lui-même cette comparaison si'intéres- Mme et si instructive entre l'œuvre ébauchée et l'œuvre achevée par Shakespeare.

Les travaux des commentateurs ont été jusqu'ici impuissants à établir d'une manière certaine la date précise à laquelle Rotnio et JulùUe a été composé et représenté. D'après une ingénieuse conjecture de Tyrwhit qui a voulu voir dans le célèbre récit delà nourrice une allusion à un tremblement de terre ressenti à Lon- dres en 1580, /fomi^o et /ii/i^Kr aurait été composé sous sa forme primitive vers tâ9i. Quant au drame définitif, il a été terminé el joué peu de temps avant l'année 1599, ainsi que le trouve le litre même de l'édition publiée par Cuthberl Burby : a La Irès-exett- Itnlf ri lamrnlablr Irayriiif df limiiio « JuluW, nuuvulleuK-iil

les ssnl: *4n»

386 AlfTOUIB ET afiOPÂTBE, BOMÊO KT JOLUTTE.

corrigée, augmentée et amendée^ telk qu'eUe a éU jouée plutieurt fins publiquement par im osniumn eu êrèi-ktmorable iard Chambellan, n Si ces calculs sont exacte, il s'est écoulé entre la composition première de Roméo ei JulieUe et sa révision un inter- valle de huit années environ durant lesquelles le poêle a pnHié ses poèmes, ses sonnets, presque toutes ses pièces bistonques» et ces deux ravissantes comédies, le Marchand de Feime et leSènja iune Nuit (Tété.

Aucun détail ne nous est parvenu sur hi mise en scène et sor la distribution des rôles de Bùméo et JuKeue. Noos savons seule- ment, d'après une mention insérée par inadvertance dans Téift* tion de 16?3, que le personnage de Pierre, le valet de la nourrice, était représenté par l'acteur comique William Kempe qui, i en croire le témoignage d'un chroniqueur contemporain, « avait sae- cédé au fameux Tarleton dans les bonnes grâces de la reine et dans la faveur du public, d Si un rôle aussi insignifiant était rem|ffi par un comédien aussi renommé, il faut croire que la troupe du lord Chambellan avait tout fait pour assurer le succès du chef- d'œuvre immortel que lui avait confié Will Shakespeare.

(35) Dans la pièce primitive (1597], le cœur s'exprime ainsi :

Deoi familles alliées, égalas en noblesse. Dans la belle Vérone aoos plaçons notre scèae. Sont eolraloées par des discordes civiles à une inimitié Qui souille par la guerre civile les mains des cilojeas. Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies A pris naissance sous des astres contraires on couple d'amoureoi 4 Dont la mésaventure, catastrophe lamentable. Causée par la lutte obstinée de leurs pères Et par la rage fatale de leurs parents, Va en deux heures être exposée sur notre scène. Si TOUS daignez nous écouter patiemment, Nous tâcherons de suppléer à notre insufBtaace.

(36) Ce genre d'insulte « qu'on croit originaire dltalie, hélait naturalisé en Angleterre au temps de Shakespeare. Dans une co- médie de mœurs écrite en 1(K)8 , le poêle Decker Dom préseaie

m^^^^^rz ^'y^^- 387

les grou|)«s lurbulenU qui frêquenlaieni le promenade de Ssini' Paul se dûlîani de la même mauière.

[37] Ceci esl une indication moderne. Les anciens telles disent toul siinplemenl : « Enfer three or four citizfns irilk chibs or partj/sant {mtrtW trou ou quatre ciloyms avec des masmes ou de$ perlviêannes]. s

(38) Tout ce diilo^UB, depuis l'entrée de Benvolio jusqu'à l'ap- pariiion du prince, a élâ ajouiè par le poëie, lorsqu'il a refait son dr.-ime. Originairement la lutte entre les partisans des deux mai- sons ennemies était une pantomime, indiquée ainsi par l'édition di^ 1597 ; « Ils [Ifs raleis] dégaineiU: au militu d'eux arrire Tijbalt ; tous »f. batlna. Alors rntrent te prinre, U «i^ru^ Hontague tt ta fi-mme, ie rfieux Cnpulel et sa femm» a d'autres cHoyens qui apparent Us combatlanls. »

[39) Ce discours du prince a été considérablement amplifié. Le voici dans sa concision primitive :

H Sujets rebelles, ennemis de la paix sous peine de torture, obéisse! I que vos mains sanglantes jettent à terre ces épées trempées dans le mal ! Trois querelles civiles nées d'une parole en l'air, par ta Tante, vieuxCapuIel, et par la tienne, Montague, ont trois fuis troublé le repos de nos rues. Si jamais vous trou- bler encore nos rues, votre vie paiera la rançon de voire crime. Que pour cette fois chacun se retire en paix. Vous, Capulet, venez avec raoi, et vous, Montague, vous voua rendrez cette après-midi, pour connotire notre décision ultérieure sur cette alTaire, au viuuxchAteaude Villafranca. siège ordinaire de notre justice. Encore une fois, sous peine de mort, que chacun se retire, n

(411 Ce vers : H j'ai évité volontiers qui me fuyait si volon- tiers M manque â l'édition de 1597.

[ii] La fin de ce dialogue entre Montague et Benvolio [depuis

388 ÀKTOUIK &T GLÉOPâTRK, AOMÉO KT JOUETTC.

ces mots : Voiià bien dn nuUink^ jusqu'à ceux-ci ifour In fài- Tir que pour Us connaître, ) esl une addition à l'esquisse origi- nale. Des vingt-cinq vers qui précédent, l'édition de 1597 ne con- tient que ceux-ci :

MOMTAGUB.

Ah ! cette homear sombre lui sera fatale, si de bons coaseib n*en dissipenl la caase.

BKNVOUO.

Cette caase, la conoaîsses-voas, mon DoUeoMlef

MONTAGUE.

Je ne la connais pas et je n*ai pa rappiendre de loi.

Après quoi BenvoJio reprend : « Tenez, le voici qui vient. i>

(43) Au lieu de ce distique :

Alat! that tove, whose viewsare moffled still»

Shoold wilhoQt eyes see pathways to bis will ! c Héias I faal-il qae Tamoar, malgré le bandeaa qui ravengle. Trouve, sans y voir, on cbemin vers son bot I »

L'édition de 1597 a celui-ci :

Alas ! that love whose views are moffled still, Shoold, wiihoQt laws, give pathways to oar will I « Hélas I faoï-il que Tarnoor, malgré le bandeaa qui Paveogley Prescrive, lai qui ne connatl pas de loi, an chemin à noCra vokmtél »

(44) Au lieu de :

Seing vex*d, a ses noarish*d with lovingtears. « Comprimé, c'est ane mer qa'alimentent des larmes amourooses* »

L'édition de 1597 dit:

Being vex*d, a sea raging with a lorer*s (ears. c Comprimé, c*est une mer mise en farear par les larmes d*an anoii* renx. a

(45) Ce vers: «Elle se dérobe au choc des regards provocants a manque à l'édition de 1597.

(46) Dans la pièce primitive, la scène finit à ces mots : «Ses

KUTE3. 3S9

beaux trfeors doivent périr avec elle. » L'auteur a composé après coup les vingt vers fioméo décrit en cooceltis le désespoir au- i(uel le réduit Rosaliaeei son impuissance à combattre cet amour par une diversion.

(47) Les trois vers qui précèdent manquent à l'édition de 169T.

(48)Ce distique : u Si vousiui agréez, c'est de son choix— que dépendent mon approbation et mon plein consentement » n'est p«8 dans l'édition de 1&97.

(49) Aprte ces mots : u Trouver les gens dont les noms sont écrits ici » le clown ajoutait, selon le texte primitir : « Je ne sais ps nue\s sonL les noms écrits iri ; il faut que ju m'adresse aux savants pour qu'ils me le fassent savoir, n

(50} Le plantain était célèbre pour ses vertus médicales. Le lecteur se rappelle que, dans Peints d'ainour perdues. Trogne demande du plantain pour guérir sa jambe meurtrie,

[5)) Ces huit vers si caractéristiques la nourrice rabAohe la même histoire ont été ajoutés par l'auteur, lorsqu'il a refait sa pièce.

(5?] Au lieu des six vers qui précédent, ladyCapulet disait ori- ginairement ce seul vers : «Eh bien, riUette, le noble comte Paris ta recherche pour femme. »

(53] Après ces paroles de la nourrice : « Oui, ma foi, il est la fleur du pays, la fleur par excellence s, la scène se terminait ainsi primitivement.

LADY CAPOLET.

Eh bien, luUelte, commeui répundei-voQ» i l'amour de fflru?

JULIETTE.

Je verni i l'aimer, s'il «ifTit de voir poar aimer; mais mon ■Uention t md égard ae dépasiera pas la portée qne lai doaaeroil

3§0 AlfTOIllB BT GLÉOPâTRS, ROM&O KT JULOTTI.

Entre on vAurr.

LE VALET. Madame, on tous demande ; le souper est prêt ; on maadil la ooll^ rice èroffice ; toat est terminé ; dépéchez-vons, car il faut qae je parte pour serrir.

Os sortent

(54) Un passage d'une comédie dfi mœurs écrite par Decker et Webster explique parfaitement pourquoi Roméo demande à porter la torche au milieu de la joyeuse réunion : a II est juste comme un porte-torche dans une mascarade, il porte de beaux habits, se mêle à la bonne compagnie, mais ne fait rien. » WestwardHoë{{e07).

(55) Ce dialogue de douze vers entre Mercutio et Roméo (de- puis ces mots : Vous êtes amoureux, jusqu'à ceux-ci : Écorchia CamouT qui vous écorche, fxms le dompterei) manque à l'édi- tion de 1597.

(56) La pièce originale ne contient pas les trois vers qui pré- cédent.

(57) Voici, telle que nous la présente l'édition de 1597, l'é- bauche de cette merveilleuse peinture faite par Mercutio :

MERCUTIO.

Ah I je le vois bien, la reine Mab vous a fait visite.

fiENVOLIO.

La reine Mab? qui donc est-elle?

MERCUTIO.

Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, pas plus grande qu'une agate à l'index d'nn bourgmestre, traînée par un attelage da petits atomes à travers les nez des hommes, quand ils gisent en- dormis. ~ Les rayons des roues de son char sont faits de fils d'arai-, gnée, la capote d'ailes de sauterelles ; les rênes sont d'homides rayons de lune ; les harnais des os de grillon ; la corde de son fooet un fil de la vierge. Son cocher est un petit cousin en livrée grise, moins gros de moitié qa'one menue vermine tirée du doigt pa-

FOTffi. 3»1

rwKaié'iiiieserTntte. C'mt de celle façon qu'elle gslopeen totu !i«as t travers let cerieiai -ie* amials qai alors rôveal d'amoiu, tai les genoui des courtissa; qui rêvent unssititt de courtoisies, sur Ivs litres des diimes qoi riTeot de baiier) aassitûl. Ces lèvrei , Usb le« crible MO veDl d'ampoules, irritée deceque leur lialeiDeest gAti^e par quelque ponmad« 1 Tanlôl elle galope lar les geaoux d'an lé- giste, — et alors il rÔTS qu'il flaire un procès ; [aDtOt elle vient avec Ib queao d'un cocboo de la dtme chatODiller la narine d'un corê en- dormi, — et rite il rare d'an autre bëaélice : taiitdl elle galope sar le nei d'an wldst, et alors il r6ve de gorges eauemies coupées. de brâchea, il'embDai:ades, do coiiiremiaei, de rasades profondes de cinq braates, et pais de tambours battant i son oreille ; ior qaoj il trcsta i Ile, 9 'r veille, jure une prière ou deui et se rendort. C'est celte M*b qui force te* filles h se rouclier sur le dos et en fait des femmes i solide carrure. C'e^^t celte même 5lab qui, la nuit, tresse le» crinières des cbeiraai et dans les poils emmMés fuit cei ncends megiqtiM qu'on ne peut dénouer sont «'attirer malfaenr I

(58) Celle courte scène l'auleur fait inlervenir el parler les vsleu Ml ooe addition à la pièce primitive.

{59) Ces quatre vers Capulel rappelle in^tancoUqueineni le temps i( portait un masque el il chuchotait à l'oreille des beUndumn soat uue retouche magistrale à l'esquisse de 1597

(6U) L'édition de 1697 dontie ainsi la réplique de Capulet . a Poiivez-vous me dire ^a ? Son fils élail encore mineur, il y B trois ans... Vivent les jeuites gens I Oh 1 la jeunesse est une Joyeuse chose ! »

(61) Au lieu de Telie la aMomtmdeneiijt, le texte original dit : TMfrriUe un cggiie blanc comme la neige.

(63) Ces mots : « It faut que vous me contrariez I morbleu, c'est te rnomentl... Vous Stes un faquin, allez... De l'entrain, tafs peliu cœurs,» ont été sjoutéxi la réplique primitive de Ca- pulel.

(63) Au lieu de : Madamf, «rtre mire vaudrait vous dirt un

392 ANTOINS ET CLÉOPATRE, ROMÉO BT JULIBTTB.

moty la nourrice disait originairement : Madame^ voire min appelle.

(64) Au lieu de ce vers devenu si célèbre :

0 dear accoant I my life is my foë's debt,

«t Ohl trop chère créancel ma vie esidue à mon ennemie! »

L'édition de 1597 faisait dire è Roméo:

0 dear accoant I my life is my foë's thrall,

« Ohl trop chère créance ! ma vie est asservie k mon enoemie 1

(65) Après ces mots je votis remercie^ honnêtes gentils homme$, Capulet ajoutait primitivement : « Je vous promets çue, sans votre coinpagfiie, je serais au lit depuis une heure, » L'auteur a transposé ces deux vers à la scène XV de la pièce définiUve. Là» au lieu de les adresser aux danseurs, Capulet les adresse à Paris.

(66) Dans la pièce originale, le chœur ne paraissait pas ici.

(67) Voir la note 33 du sixième volume.

(68) L'édition de 1597 ne contient pas cette saillie de Mer- cutio : « 11 n'entend pas, il ne bouge pas, il ne remue pas. H faut que ce babouin soit mort, évoquons-le. »

(69) Cette réplique, attribuée définitivement à Benvolio^ termiae l'apostrophe de Mercutio dans l'édition de 1597.

(70) Le Roméo de la pièce primitive n'avait pas à dire ces deux vers : « Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! Ob! si elle pouvait le savoir ! »

(71) Ce vers : Tu n'es pas un Montague, tu es toi-même^ est un trait sublime ajouté à l'esquisse première.

(72) Qui fasse partie d*un homme. Oh I sois quelque autre nom l Encore une addition à l'œuvre originale.

[73} I,"ë(]ilion de 1S97 dit « les diDÏnfs perfecliotin » au lieu de o les chfm perfL-ciions. n

(74) Au lieu de : prendê-moi toule miiire, Julintle disait d'a- bord moins énergiquement : prend» tout cf qurj'ai.

(75) Ces mois : par Km gracinix ilre, onl été substitués à ceux-ci ; parUmgloriextxtlrt.

(7(j] Tout ce passage a été coDsidérablemenl allongé dans l'édilion de 1599. L'édition de 1597 présenloil ainsi le dia- logue :

JUMETTE. Ah ! na jare pas : qooiqne lu Tasses mn joie, je ne ptiis goùler c«tt« nuit Innteslp* joie* 'ie notre miitiiellc aoion : elle e>t brus- qne. trop impréiue. irop subite, trop semblable, à l'éclair i|Di «Mé d'être avant qu'on aîlpD dira : Il brille 1 Doni ami, bonne nnil I... J' en leods quelqu'un (enlr... Chernmour, adieo 1 Attend» no nomeni, je vais retenir.

ROHËO.

- tib r céleate, céleste o

(77) QHrikntntt munqw pour l'oreille attentive I Addition à l'œuvre originale.

[78) Les six beaux vers qui précédent ont été ajnittés d»ns rédilion de I&99 au monologue de frère Laurence.

(79) Le distique qui termine celte scène mauque à l'édilion de 1597.

[80) PourcomprendrecetleexctamuliondeMerculio, il faut se rappeler que, daos l'antique légende du Renard (légrndc tra- duite du lran<;ais par Caxiun), le prince des chais, Ion limide et fort prudent, s'appelle Tkibam, en anglais Ubtrl ou Tyball.

(81) a Pardonnez-moi était une expression de doute cl d'bé-

394 ANTOINE ET GLÉOPATRE, ROMÉO ET JULIETTE.

sitatioD usitée parmi les gens d'épée» dans un temps le pmDt d'honneur, chatouilleux à Texcès, se fût offensé de tout autre mode de contradiction. x> Johnson.

(82) Au lieu de : Venei-vous chez txïtre pire? Nom y alkm dîner, Mercutio disait primitivement : Voîâs viendrez souper chez votre pire.

(83) Cette fin du dialogue entre la nourrice et Roméo a été presque toute entière ajoutée à la seconde édition. Voici la con- clusion de la scène, dans l'édition de 1597 :

ROMËO.

Dis-loi de sortir demain matin ~- pour venir à confesse dans It cellole de frère Lanrenee. ~~ Adien I sois fidèle et je te récompenserai de tes peines Adien I recommande-moi à ta mattresse.

n ton.

LA NOU&aiCB.

Oni, mille fois... Pierre 1

PIERRE.

VoUAl

LA NOURRICE.

Pierre, prenez mon éventail et marchez devant.

Os sortenL

(84) Dans le moyen âge, la consonne R était appelée la lettre du chien, à cause de son analogie avec le grognement de cet ani- mal. Érasme, pour expliquer Tadage canina facundia^ dit : R, littera quœ in Rixando prima est, canina vocatur.

De môme, le vieux poêle Lucilius :

« Irritata canis qood RR qoam pinrima dicat. »

(85) Ce monologue a subi, dans le drame corrigé, d'importan- tes modifications. Pour s'en rendre compte, le lecteur n'a qu'à le comparer avec l'esquisse publiée en 1597 :

JULIETTE.

L'horloge frappait neaf heares, qnand j*ai envoyé la nowrice ;— elle m'avait promis d'être de retoar, en une demi-henre. Peat-ètre ne Ta-t-elle pas trouvé... Mais non... *- Oh 1 elle est pvossense 1 Les

NOTKS.

395

mesugers d'amoar derraienl élre des peniém, et courir aaui litâ que la Oamme chasse la poudre de la gueule terrible du canon, Ah I eoriD, elle arrive I Dii-moî, gentille nourrice, qne dii mou amour? Tout en relranchanl de la pièce corrigée les quatre derniers vers de celle citation, le poète n'a pas voulu que son œuvre perdît la belle image qu'ils conliennent; voilà pourquoi, avec ce tact scrupuleux qui caractérise le génie, il a transposé cette image à une autre scène du drame déHnitif. En lisant loul à l'heure la •cène XXn, le lecteur retrouvera dans la bouche de Roméo la pensée exprimée ici par Juliette : a. Donne-moi un poison, dit Bornéo à l'apoUiicaire, qui enlève du corps le souflle vllal AUSSI violemment, aussi rapidrinent que la fîamine chasse la foudrt lift erUraitles fatales du canon. »

[86] Celte scène a élé comptèienient refaite. La voici, telle que Ib poêle l'avait primitivement conçue :

Entrent (rèra Liike;ici et RoMlo. ROUEO.

Hiintenaot, pire Laarence, c'est de ton consentemeot sacré qae dépeDdent mon bonheur et celui de Jaliette.

LAl'ItERCE.

Saiu plot de paroles, je ferai lotit an monde pour vous rendre kenrent, si cela est en mon poutoir.

noKËO .

Klle a décidé qae nou» aonn rencontrerions ici ce malin et qne dous reMcrrerioos tes liens imlissolables, gage de notre mntuel

LAtntENCE.

le devine qu'elle va venir en effet : l'amour chei la jeaneste est alerte, il est plus rapide rj ne la plus rapide précipitation.

ICLIETTE entre uavi LUIvemeal ut te lïlie d»iis Ir» bru de Rdidco.

Voveil II twili qui tient I Un pied aussi léger marclierailsor une ikur tans la TroîiMr : de l'amour et de la joïe vojet, vojcz le sou- verain po avoir.

JCUBITE-

. Rotnéol

H0)l£0. - Sais la bienteniie. ma Julieliul c«mme le regard en éveil gnette

396 ANTOINE ET CLÉOPàTRE, ROBfÉO ET JULIETTE.

la riante anrore, toat eofoai qa'il est dans les brames de la nuit, ainsi Roméo a attendu Juliette, et te voilà fenae I

JULIETTE.

Si je sais Taorore, me voilà venoe ~- à mon éclatant soleil ; brille donc, et fais-moi rayonner.

ROMÉO.

^ Tons les rayons de la beanté sont dans tes yeax.

JULIETTE.

Roméo, c'est de ta splendeur qo'ils jaillissent.

LAURENCE.

Allons, mes galants, allons, les heures furtives passent ; ^ ajou- nez les embrasseroents à un moment pins opportun ; séparez-TOOs pour un moment; vous ne serez seuls que quand tous deoz, joÎBtf par la sainte église, vous ne ferez plus qu*un.

ROMÉO.

En avaot, saint père, tout délai semble long.

JULIETTE.

Vite I vite ! ces langueurs nous font mal.

LAURENCE.

Oh ! modération et douceur font, dit-on, la meilleure besogne ;

d'ordinaire, la précipitation bronche aux chemins de traverse.

Us sortenu

(87) Ces deux derniers vers manquent à l'édition de 1597.

(88) Ces mots car tun tuerait Cautre y manquent égale- ment.

(89) Cette réplique de Mercutio et les paroles de Benvolio qui la provoquent ont été ajoutées au texte original.

(90) Au lieu des trois répliques qui précèdent» l'édition de 1597, contient cette courte réponse de Mercutio à Tybalt:

a De concert I corbleu I de concert ! le drôle veut faire de nous dei râcleurs t »

(91) Cette réplique a été légèrement altérée. Roméo disaitdaos l'origine : « Tybalt, l'amour que je te porte me fait excuser la rage qui éclate dans de telles paroles 1 x>

(92) Après ces mo\sjfiiuisà roiis, l'édilian de 1697 abrège h ^ne par celle simple indîcaLion :

Tjhdl frïppfl HcrcDiio pn^desjioiis !i> braa de Bercutin et s'enfuit.

(93| Les dernières paroles de Merculio ont été o modlGées â la seconde MitioD. Voici colles que luipreie l'édilioD de IS9T.

Je nU poirri pour ce bas monde, je sais eipédié loal de bon ; il bil de moi de U linode à vermine. Si ran* demandei à me voir demalD, loni ne lron*erei avec h gravilé que donne ts bière. Que la lûrole confonde vos msiionil je raïs ôlre magairiqaemâDl rnoolé lor lea ëpao* le* de quatre hommes t Et cela pour vos maisons dea IHontègnes et dei Capolel» I Pni9 quelque misérable pajsao, quelque fossoyeur, queltpw , ignoble maraud, écrira pour mou épitaphe que Tjball est venu el iJolÉ les décret! dn prince et que Mercotio n été tué pour la coûte la plus frivole. est le chirurgien?

LE PARE.

11 Ut crriié, seigneur.

MEHCmO.

Il va pouvoir tenir conversation i travers mes bojaoï. Allons, Benvolio , prtte-moi ton bras. Que la vérole confonde vos maisons I

UssnrlcuL

[94) Dans la pièce primitive, le combat cnlre Roméo ei Ty- bsli commence, sans plus de paroles, après celle exclamation de Roméo :

( Il but que loi ou moi ou tous deo> nous le suivions, s

(95) D'après l'édition de 1S97, Roméo s'écrlail : Je suis r«i- elaceAe laTorlune, els'enFuyait sans que Benvoliolui dît : (]u'al- t«nds-m donc?

(96) Au lieu de ces mois : « Oh ! prince ! oh I mon neveu ! mon mari 1 n Lady Capulet, s'écriait : « Malheureux spectacle I hélas I »

(97) Voici le récit de Benvolro d'abord :

tel que le poêle l'avait congu

398 AATOIHI BT CllOPATRK, BOHÉO IT lULDETR.

LB PtISCI. BeoTolio, qui a eommeneé eeite me saaglaBle f

BESfYOLIO.

Tybalt, qae ? ons foyes id toé de U mAift de Ronéo. * En Taii Roméo, loi parlant ftagement, lai aTait dit de réfléchir à la foUliié jde la querelle ; Tybalt persistait toojoars dans ses outrages. ^ Le fon- gaeoi MercQtio a dégafoé pour calmer la tempête. Ce qae f oyant, Roméo lear a crié : Arrêtez tnessieurt î m*a appdé, et a dégainé poar séparer les combattants. Pois, d*an geste rapide, le jeune Ro- méo ^ a cherché à rétablir la paix, en même temps qa*il U rédanait par la parole. ^ Tandis qu'ils échangeaient les eoaps et les estocades, sous le bras même do jeone Roméo qoi s'évertuait à les séparer, ^ le furieux Tybalt a allongé une botte per6de qui a terminé la rie du fongueux Mercutio. Sur quoi il s*est enfui, mais il est revenu sor le champ, et avec sa rapière a bravé Roméo, qui depuis un in- stant n'écoutait plus que la vengeance, » et, avant que je poisse tirer répée pour séparer leur furie, Tybalt est tombé, ^ et Roméo s'est enfui de ce côté.

(98) La première édition omet ce vers : a L'affection le fait mentir, il ne dit pas la vérité, n Elle omet également les deux répliques du prince et de Montagne qui suivent la réclamation de Lady Capulet.

(99) Au lieu de ces vers :

Bear hence this body, and attend oar vill : Mercy bot marders, pardooing those that kill.

a Qo'oo emporte ce corps et qu'on défère à notre volonté : ^ U clémence ne fait qu'assassiner en pardonnant à ceux qui tuent, a

Le prince du drame primitif disait :

Pity shall dwell and go? ern with os still :

Mercy to ail bot morderers, pardooing none that kill.

« La pitié siégera et gouvernera toujours avec nous : la clémence n'exdot que les meurtriers ; elle ne pardonne pas à celui qoi tue. a

(100) Rien ne peut donner une plus complète idée de la trans- figuration subie par Roméo et JulkHe que le rapprochement entre cette scène et Tesquisse primitive :

50TES. 399

Enlre JrLierrt. JDLIETTK.

ftetonniez an galop, toqs, coarsien mu pieds de (lamme, Ten h demeure de Pbébasi un cocher camma Phaëton vom annît vito raoïeDé) et aaraît aar le champ déchaîné la nuit nébalense.

JULIETTE, coBtiniiaBl.

Eh bien, noarricef Oh mon Dieut pourquoi as-tn l'air si tristel Qa'a»-ia lA T l'ichella de oorde T

LA nOUHRlCE.

Oai, oDi, récbellede corde. Uéia»! nooï aomues perdue* t Daiu MiDrnes perdoei, madame I doqs lommes perdues !

JULIETTE.

Qoel démon es-tn, pour me tortorer ainsi?

LA NOURRICE,

Hélai ! qael joor I il eiL mort, il est mort, il eat mort 1

C'eat an sappUce à Taire rogir les damnés d'an horrible enfer. Le* cieni oni-ils po ^tre ansai croels 1

LA NOimRlCE.

Rooiéo l'a pa, «î les cieai ne l'ont pn. J'ai va la bleasare, je l'ai I ne de met jeai, Dieu garde ma Ame I sur sa mite poitrine I on codafre eouDglanté, un triste cadatre ensanglanté, pAle comme la cendre 1 À le voir, je me sais évanoaie ! etc., etc.

(101) Les (jualre vers commençanl par ces mois : Corbeaux auxp^umn de coIom6er manquent à l'édilion de 1697.

(103) Les cinq vers qui précèdent et la phrase finale de celle réplique : Rmnéo u suit ont été ajoutés à la seconde édition.

(103) L'édition de 1597 a ici une légère variante ; elle dit : Reste encore an otomeni, in ne l'en irai pas si vite.

Oui, je ri

:i : qu'on

e prenne et qa'oi

(104) Les commenlateurs ont expliqué ces paroles un peu obscu- res dites par Juliette : « Le crapaud a de très-beaux yeui, remar- que Warburloo, cl l'alouelte de Irôs-laids; de ce dicton popu- laire, auquel Juliello fait allusion : a Le crapaud el l'alouetle ont

400 ANTOINE ET CLÉOPATRB. ROMÉO ET JULIETTE.

changé d'yeux. » « Si le crapaud et Taiouetia avaieul cbaugé de voix, ajoute Heath, le cri de Talouette n'aurait plus indiqué l'apparition du jour» et conséquemment n'aurait pas donné à Roméo le signal du départ. »

(105) Cette belle invocation à la Fortune et les deux répliques qui précèdent l'entrée de lady Capulet manquent au drame pri- mitif.

(106) Les trois vers qui précèdent ont été ajoutés à la seconde édition.

(107) Ces neuf vers admirables qui peignent si éloqueroment l'angoisse de Juliette sont dûs à une retouche exquise. D'après l'édition de 1597, Juliette disait tout prosaïquement : a Ah ! nourrice! quelle consolation, quel conseil peux- tu me donner? »

(108) L'édition de 1597 ne contient pas les neuf vers qui précèdent.

(109) Ici Juliette disait primitivement : « Enchaine-moi au sommet de quelque montagne escarpée errent des ours ru- gissants ou des lions sauvages, ou couche-moi dans une tombe avec un mort d'hier. Les choses dont le seul récit me faisait trembler, je les ferai sans crainte, sans hésitation, pour me garder, épouse fidèle et sans tache, à mon cher seigneur, i mon très-cher Roméo. »

(110) Les six vers qui précèdent manquent au texte pri- mitif.

(111) Cette scène commençait ainsi dans l'origine :

CAPOLET.

es-tu, maraud ?

LE VALET.

Id, pardine.

NOTES. 401

CAPOLET.

> Ta me chercher vingt cuisiniers habiles, etc.

(112) Le dialogue, depuis Tentrée de Juliette jusqu'à sa sor- tie, a été curieusement remanié à la seconde édition du drame. Le voici, tel que l'indiquait la première édition :

CAPOLET.

Eh bieo, mon entêtée, aTez-voas été comme ça?

JULIETTE.

Chez quelqu'un qui m'a appris à me repentir comme d*un péché _ de mon opposition impertinente et obstinée h vous et h vos or- dres. Le pieui Laurence m'a enjoint de me prosternera vos pieds— et d*implorer rémission d'une si noire action.

Elle s'agenouille.

LA MÈRE.

Allons, voilà qui est bien dit.

CAPOLET.

Ah I par Dieo, c'est un saint homme que ce révérend père et tonte notre cité Ini est bien redevable. Qn'on aille immédiatement prévenir le comte de ceci, car je veux que ce nœud soit noué dès

JULIETTE.

Nourrice, voulez- vous venir avec moi dans mon cabinet, afin de choisir les choses requises pour demain T

LA MERE.

Oui, je t*en prie, bonne nonrrice, va avec elle, aide-la h trier 9es coiffures, ses rabats, ses chaînes; je vais vous rejoindre sur-le- champ.

LA NOURRICE. '

Allons, cher cœur, sortons-noosT

JULIETTE.

Viens, je le prie.

ExeuDt.

(113) Voici l'esquisse de celle scène, d'après Tin-quarto de 1597 :

Entrent Juliette et la MooanicB. LA NOURRICE.

Allons, allons, qaevous faulril encore?

402 AirrOlRB ET GLÉOPATRÉ, ROMÉO KT JUUSTTK.

JULIETTE.

Rien, bonne noorrice. Laitse-moi, car je iétn coodie^ seule celle nuii.

LA NOURRICE.

G'esl bon, il y a ane chemise blanche sor ?otre oreiller; sur et, bonsoir I

Entre la MiiB. LA UtSLE,

Eh bien, èles-Tons encore occopées T Esl-ce qne tous avez besoia de mon aide ?

JULIETTE.

Non, madame; nous aTont choisi toos les effets qui me seronl nécessaires poar notre cérémonie de demain ; maintenant venilla permettre qne je resle seule et qne la nonrrice veille arec yoos celte nuit ; car, j*en sois sûre, toos avez trop d'onvrage sar les bras, dans des circonstances si pressantes.

LA MÈRE.

Bonne noit ; mets-loi an lit el repose, car ta en at besoin.

La mère et la oourrioe sorteot. JULIETTE.

Adien... Dieo sait quand nous noas roTorrons : Àh! j'entre- prends une chose effrayante. Eh quoil si cette potion n'agissait pis da loul, faudrait-il donc forcémenl qne je fusse mariée an comtet

Voici qui Tempècherail... Couteau, repose ici... Et si le rnoÎM m'avait donné ce breuvage pour m 'empoisonner, de peor qoe je ne révèle noire récent mariage ? Ah ! je le calomnie, c*esl an religieax et saint homme : je ne veux pas accueillir une si mauvaise pensée.

El si j'allais être étouffée dans la tombe ! Si seulement je m'éveil- lais une heure avant l'instant fixé I Ah I j'en ai peor, alors je devien- drais lunatique, et, jouant avec les ossements de mes anefttres, ^ j'en broierais ma frénétique cervelle... Il me semble voir mon eon- sin Tjbalt, baigné dans son sang, qui cherche Roméo... Arrête» Tybalt, arrête... Roméo, j'arrive... Tiens! je bois à toi.

Elle se jette sur son lit derrière les riderai.

(114) Juliette fait ici allusion à Tune des superstitions lei plus tenaces du moyen âge. D'après la croyance populaire, la mandragore déracinée jetait des cris âurnàttirels qu'aucune créa- ture ne pouvait entendre sans mourir. Pour éviter ce danger, nos pères avaient recours à un expédient singulier : ils creanient la

NOTES. 403

terre aotour des raciDes de la plante, fixaiem k tîgé niié corde qu'ils attachaient par Tautre extrémité au cou d'un chien, et, après s'être soigneusement bouché les oreilles, appelaient le mal- heureux animal qui tombait foudroyé, après avoir arraché la pré- cieuse plante dans son élan.

(115) D'après l'édition de 1697, cette scène commence ainsi :

LA MÈRE.

Voilé qoi est bieo dit, Doarrice : faites tout préparer ; le comte Ta être ici immédiatement.

Entre Capoiat. CAPOLET.

Hâtez-Yoas, hâtez-?oas I etc. (116] Texte primitif :

LE VIEILLARD (CAPULET.)

Arrêtez 1 laistez-moi voir... Toote pâle et toute blême I Temps maudit! iofortané vieillard I (Éd. 1597.)

(117) Au lieu de ces deux vers, Paris disait antérieurement : « N'ai-je si longtemps désiré voir celle aurore, que pour qu'elle me présentât de pareils prodiges! Maudit, malheureux, misé- rable homme! ^*Je suis abandonné, délaissé, ruiné, venu au monde pour y être opprimé par la détresse et par une irrémé- diable infortune! 0 cieux! ô nature! pourquoi m'avez-vous fait une existence si vile et si lamentable? n

(118) Après celte réplique de lady Capulet, le texte primitif abrège ainsi la scène :

Tous 86 tordent les mains et crient à la fois. TOUS.

Toute notre joie, tonte notre espérance est morte, morte, perdne, anéantie, évanouie, à jamais disparue.

(1 19] L'édition de 1S97 contient ici cette curieuse indication :

Tous, excepté la nourrice, sortent en jetant du romarin sur elle (Juliette) et en fermant

les rideaux.

Hfc JHIHK 7 ZaJSP^^TSS,

'r IsKvmof

•— 21 « JOB 1^ a

«J«

!^ La ânx v«s ^RCéiiaLfi samfMaK à réfitân 4e 1417.

t:^"; DaiLî puace •jrgiaaÀe, Ecmeo n'jdressMl pas à ZïT eeOe qvstÎGa à iaporunif ^H la répéter iMt à 1

\ii Tex^ primitif : c PardiMiDe-iiioi, seigneor, â megagfT, de fânnoiieer mie si ouaTiise imiTeik. »

125) Du» le drame origiiial, Bornéo ne donaiit pas a w

pifffl en iiuiruoiioDs. « Tu sais oi'i je toge, procure-moi da l'encre ol du papier, el loue des chevaux de poste, je parsd'icî ce soir. »

(136) Le lecteur verra avec un viT înlérêl l'esquisse de re bmaus monologue :

Ooi, Jollelte, je dormirai prèi de toi cette nuit. Cherchons le noieii. Autant qu'il m'en souiient, ici demenra nn iputhicaire que j'ai MOTent remarqué en païunt : )■ panvre «achoppe est garnie d'une cliélire colleclion de bottes vides ; nii atligalor y est accroché :

de rienT bouts de ncelle et des pains de rose sont rangés ci et Upoor faire étalage. Tout en le remarqua ni, j'ai peni^é en moi-même :

Si en ce motnenl un homme avait besoin de |ioison, bien que la venta en tait punie de mnrt i Mantoue, il pourrait en acheter 11. Cette pensée était nn pressentlnieni démon besoio prêtent... C'est par ici qa'il demeare. Comme c'est Tète aujourd'hui, la boutique do miaë- nbleest rermée. UoUI l'apothicaire! montre-loi, altoof ; »

II27I Toite primitif : « Vingt ducnts. »

ll?8} Texte priroilif : o La misère déguenillée pend à les êpau- lea. et la famine hideuse s'attache à les joues, n

(129) Texte primitif : a Mettes c«ci dans le liquide que vous voudrez, et vous serez expédié , eussiez-vous la vie de viagi hommes. »

(130} Texte primitif:

l.AURENCS.

HaÏDtenant il Taitt qua je me rende seul an tombeaa> De peur qs* la dame ne s'éveille avant que j'arrive, je vais me hïler de Is rrer de cette tomba de misère.

(131) Au lieu de ces six vers, voici ce que l'édition de 1597 bit dire à Piris :

PAHIS.

Doocelleur.jetèmede^lluiir'i sur loti lit nuptial! Douce tombe,

qoi contiea» dan* Ion enceinte la phis parfait modèle de l'éternité ;

406 ÂHTOiNB ET aÉOPATRB, ROMÉO ET JUL1BTTB.

belle Juliette qui demeures avec les anges, accepte de ma main ce dernier hommage. Vivante, Je t'honorai ; morte, j^oma ton ton- beau de funèbres louanges.

(132) Les deux derniers vers manquent à Téditioti de 1597.

(133) Texte primitif :

PARIS.

C*est ce banni, ce Montagne hantain»"*- qui a iné le oooain de nu bien-aimée. Suspends la besogne sacrilège, vil Montagne ; la ven* geance peut-elle sa poursuivre an delà de la mort ? -— Je te aaisb ici comme félon. La loi te condamne : donc il (kvLi qn« tu oiesraa.

(134) Les deux derniers vers ont été ajoutés à rédilion origi- nale.

( 1 35) Ce monologue de Roméo a été transBguré par la retouche du maître. En voici l'ébauche :

ROMËO.

Sur ma foi, je le ferai... fcixaminons cette figure : an parent de

Mercutio, le noble comte PAris... Que m'a donc dit mon valet? moa

âme bouleversée n*y a pas fait attention... Nous étions à cheval. 0

m*a conte, je crois, que Pâtis devait épouser Juliette; m'a-t-il

dit cela ou l'ai-je rêvé ? N'importe, je veox exaucer ta demièra

prière, car tu as estimé ton amonr plus que ta vie. Mort, repose

ici enterré par on mort.

Il dépose Paris dans le monuBieiit.

Que de fois les hommes à Tagooie ont eu un accès d'enjooe- ment et de gaieté, un éclair avant la mort comme disent coox qnilei soignent. Oh! comment puis-je appeler an éclair ce que je ressens? Ah I chère Juliette, comme ta beauté pare cette tombe! Ob! je crois que le spectre de la mort est amoureux et qa*il coartiae maa adorée. Aussi je veux à jamais, oh I à jamais ûxer ici mon éter- nelle demeure, avec la vermine qui te sert de chambrière ! TienSi pilote désespéré, lance vite ^ sur les brisants ma barqne épuisée par la tonrmente... A mabien-aimée I

Il boit.

L'apothicaire ne m*a pas trompé, ses drognes sont actives*.. Ainsi

je meurs sur un baiser.

Il meurt.

(Ed. 1697.)

NOTES. 407

(136) Après ce vers, Tédition de 1597 ajoute:

Quel est celui qui si tard fraternise avec les morts?

(1 37) Texte primitif : « Si je le troublais dans son entreprise. »

(138) Au lieu des cinq vers qui précèdent, l'édition de 1697 n'a que ce seul vers» dit par Laurence :

« Alors il faut que j'accoure. J'ai dans l'esprit un mauvais pressentiment. »

(139) Texte primitif : « Ah ! quelle heure fatale a donc été complice d'un si noir- péché? »

(liO) Voici les dernières paroles que le drame original faisait dire à Juliette :

Le moine sort. JULIETTE.

Va, sors d'ici 1 car moi, je ne m*en irai pas. Qu'est ceci? une coope qu'élreiDt la main de mon amant ! Ah ! Tégoisle ! il a tout bu I 11 n'en a pas laissé une goutte pour moi!

Rumeur au dehors.

Do bruit ! alors soyons résolue. Oh ! heureux poignard, tu vas mettre fin À ma frayeur : repose dans mon seinl... Ainsi je

TÎeot à toi.

Elle meurt.

(141) Texte primitif:

CAPOLET.

Vois donc, femme. Ce poignard s*est mépris. Tiens, il a quitté le dos du jeune iMootagoe pour se fourrer dans la poitrine de ma fille.

(142) Texte primitif:

MONTAGUE.

Hélas! mon suzerain, ma femme est morte celte nuit, et le jeune benvolio est aussi décédé.

(143j Dans l'origine, Laurence expliquait avec plus de détail raccideutqui avait arrêté Fréro Jean :

îUê AUIM ir OKH-AZBI^ HCMâD D JttBIl.

4 Saisaiai, •&Ht-4L 'fui amtaa lettres^ le religien Jean,^ eherdiHit on Frère <pi irait VwaamfÊfper^ dins oo endroit (là rétpaàt le Séaa caataçi&KL^ fii&relBiiB per les inspedean «le la Tiile^ dlB. ».

1 14) Aa lie« ônf «Bn(|iii praeèdm» le prâeedisaiitd'i- berd : « 04 soi cm mnÊaaa? Tofs ce fa'a bit h haine. »

;145» Teite phontif :

li a> jura pas ie slaliie esdiiiée à plas kaot prix que ceiie de Boawo et de 9 hian ■iim'H JoKette.

1 46î Toict le déDoûniefiC de Mmtàf M JmèiMt^ lel que Gtr- l'a retet en tTiO pour b âcéoe de Drvj Lane :

et Pirk se baiiaiL

Mljesais tué! âtat» gémsxma^ fia fbeia et <é-

fiMHMàpià» de Jniiilla.

a expire.

> Sar OM fin* je le In».. éÊ 9si«eC»> lewMa ce^ae Pfris ! -- Tf «r loa tivrt. je vm t*

la porte

-- Car Jaii«ae lapaae. 0 Ma Mear l aa fieauaa ! -- U BMit fai « »an la oùel «la tua bateiBa > a*a p«i catoit ea de peaieif lar tabaaaia; ^aUa aa i pa» wanaiw. U la—a 4a la baaalé--flil

ftms ci sar tes joats -- ai le plia inr 4a k MK a M aecafa ééplafâ H !— O JalieUe, siMfe aaeart? ^Icx^ià javeaxfi] at

BÊÊÊitu

Tîaas aner coadaetBar, vîeas lera gaièa. » Klaca

fiae, laaca --sar les brisaals om baffae épairfe pw la

Assci !.. . A aa bien sian'e !

nboitle

~ La 4araier re^v^, acs ycai ! bras, aae dMaièrn étreialB,

YODS, lètrei, îcellei le* pnrtPK île relie hs

DoncemcDt I... ellcreipireet remoel

JULIETTE.

ttiîï-je?,.. Défendez- moi, puissances!

ROHËO.

Elle parle, elle TJt I Nous allons Ëlre heureai étoile propice me iléJoairnsge mainteniinl plisses. Lève-toi, lëve-toi, nis Jolielte; et de ( (le cette BiaituD il'horieur laitse-moi l'emporti

de I

ton Roméo : laisse-i rappeler, mon ime, h

iDlHer «I

eti I

Ma bonne Bs chagrin* lie la mon, les bras de 'S lèvre» un esprit vital at le

JULIETTE. HooDieu! qu'il Tait firoid?... Qui esl

ROMÉO. Ton mari, Juliette ! Ton Roméo revei primablei joies t... Qaillc, quille ce lieu.

idn désespoir 1 J'it - el rufons eiKGinble.

Pourquoi me faites-vous violeaceT... Je m Hes force» peuvent me trahir, mais ma volooti: est immuable- Je ne veii)tp«s épouser Firîs % Roméo est mon maril

BOBF.O.

Romi!'0 est lou mari ! je sui» ce lloméo; et loules le* puis- MDcexde la terre ou de l'bomme ne parviendraieni pas i briser nos liens ni k t'arroclier de mon cfeur I

JULIETTE.

Je reconoait celle voii ; sa magique suavité éveille mon Ame rniie -. h présenl je me rappelle bien tontes les circonstances. Obi non (eignenrl mon mari! F:>t-ce que tu m'ûvitea, Roméo? Toai m'elfrajel I E'arlei ! Oh ! que j'entende une voii autre que la mienne dans ce sinistre caveau de la mort, ou je tais déraillir... Sootieas-moi.

ItOHËO. Ohtjene puis; je n'ai plus de force : j'ai besoin moi- mi! me de ion faible appui. Cruel poison !

JULIETTE.

Du poison ? que vent dire monseigneur? Telle voii tremblante! ces lèvres liviJeil ces yi-ui hagard* I.., La mort ert sur ton visage !

u

410 AHTODIB KT CLfiOPATIB, ROlfiO ET JDUini.

ftOHÉO.

Oui, je lotte aree elle ea ee noseiii. Les traBitports qae j*« éproaTéfl è t'eatendre parler, à voir tes yeoi s^oorrir, ^ ont arrêté poar an moment sa marche ini|iéuievte, » et tonta aa penaée était ao bonheor et à toi ; mais maintenant la poison coort dans mes Teines...

Je n*ai pas le temps de l'eipliqoer... Le deatm Bi*a ameaé ici pour dire an dernier, an dernier adieo è ma bien-aimée et moorir atec toi.

JULUTTB.

MoarirT La maiaa m*a doae troMpéaî

■CMItO.

Je ne sais pas eela. ia t*ai eraa Morta ; égaré à eetta Toa, * 6 promptitude fatale ! j*ai bo do poison, baiié tas Ibnas» al tronvé dans tes bras on précieox tombeao 1 ~ Mais è ce moment... Oh I

JULIETTE.

Et je me sois é? eillée poor eela !

ROMEO.

Mes forces soot brisées ; la mort et Tamoar se dtspatent et m*arrachent mon être, mais la mort est la phis forte... Il faot qoe je te qaitte, Jaliette! 0 cniel, croel destin I À la (ace da ciel...

JULIETTE.

Ta délires : appoie-Ull sor mon sein.

ROMÉO.

Les pères ont des cœars de pierre qoe jamais larmes n^attendri- root.. La oatare parle en vain , il faat qoe les enfants soient ai- sérables.

JULIETTE.

Oh I mon cœar se fend !

ROMÉO.

Elle est ms femme... ffos cœars sont tramés Ton dans l'antre...

Arrête, Capalet... Péris, lâchez donc, ne tirez pas ainsi les fibres de nos cœnrs... elles éclatent... elles se brisent... Oh ! Jaliette! Ja- liette !

Il meurt. Jaliette s'évanouit sur son corps.

Entre FWre Lacreu^ce, avee une lanterne et un levier. LAURENCE.

Saint François me soit eo aide! Que de fois cette nnii-^ mes vieux pieds se sont heurtés è des lombes !... Qui est là? HéUs! hélas! quel est ce sang qai souille le seail de pierre de ee sé- pulcre 1

Rons. 41 1

jnLIBTTB.

Qoî est U?

LAURBNCB.

Ciel ! Jaliette est éTeiJlée I et Roméo mort I et Paris aassi ! Ah f quelle heare néfaste est donc eonpable de cette lamentable catastrophe?

JULIBÎTB.

Il est encore là, et je le tiens bien ; on ne Tarrachera pas de moi.

LAURENCE.

Patience, madame !

JtltlBTTB.

*— Patlenee ! ah 1 mandit prêtre I ta parles de patience à nne fliiaérabte comm moi !

LAUEKIfCE.

0 fatale erreur ! Lève- toi, belle désolée, et fais cette scène de mort.

JULIETTE. I

fie m*approche pas ; oo ce poignard va venger la mort de mon Roméo.

Elle tire an poignard. LAURENCE.

Je ne m*en étonne pas, la donlenr te rend folle.

Voix an debon criant : Venez 1 renés ! LAURENCE.

Quel est ce brait ? Chère Jaliette, fuyons ! Un pouvoir au- dessas de nos contradictions a déconcerté nos plans. Viens, échap- pons-nous! — Malheureuse femme, je te placerai dans une com- munauté de saintes religieuses.

Voix au dehors criant : l'ar Y par ?

Plus de questions 1 le guet arrive... Allons, viens, chère Miette .. Je n*ose rester plus longtemps.

u s'enfuit JULIETTE.

Va, sors d'ici, car moi, je ne m'en irai pas. Qa'e^t ceci ? une fiole?... Oui, la fin prématurée de Roméo ! L'égoïste I il a tout bn, il n*A pas laissé une goutte amie pour m'aider k le rejoindre... Je TWi baiser tes lèvres ; peut-être y Irouverai-je un reste de poison !

Voix an dehors : Conduis-nous, page : par ?

Encore du bruit! hâtoos-nons doue !... 0 heureux poignard !

Voici ton fourreau !... Repose là, et laisse-moi mourir!

Elle se poignarde et meurt.

412 ANTOINE ET CLÉOPATBE, ROMÉO ET JDL1STTK.

Entrent Balthazar et le page entourés de gardes, puis le pai5CE et ses gpii$

portant des torches.

BALTHÀZAR.

> Voici Tendroit, monseigneiir.

LB PRINCB.

^ Qael est le malheor matinal - qai enlève notre personne à loo repos?

Entrent Câpolet et des seigneurs.

CAPULBT.

- Poarqnoi cas clameurs qni retentissent partent î > Dans les mei les ODS crient : Roméo ! > d'antres , Juliette ! d'antres, Paris ! ei tooi accourent en jetant Talarme, vers notre monument.

LB PRINCE.

D*où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos oreilles T

BALTHAZAR.

Mon souverain, voici le comte Paris tué, et Roméo, mon maître, mort ! et Juliette, qu*on croyait déjà morte, semble avoir été tnée, 3 n*y a qu'un moment.

CAPULBT.

Hélas I ce spectacle funèbre est le glas qui appelle roa vieillesie au sépulcre.

Entrent Mcxtagcf. et des seigneurs.

LE PRINCE.

Approche, Montagne : tu ne t'es levé avant Thenre que poar voir ton fils, ton héritier couché avant l'heure.

MONTAf.UE.

Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit. L'eiil de mon (ils l'a suiroquéo! Ouel est le nouveau malheur qni conspire contre mesann<'es?

LE PRINCE.

Regarde, et vois I

MONTAGUE.

Oh I malappris, y a-t-il donc bienséance *- à prendre le pas sar ton père dans la tombe ?

LE PRINCE.

Fermez la bouche ans imprécations, -^ jusqu'à ce que nooi ayons pu éclaircir ces mystères et reconnaître leur source et leur

NOTES. 413

eaase. En atleodaDl, conleoez-vous, et que l'afRiction s'a^serfisse à la palience. ^ Prodoisez les suspects.

Entre Frère Lacibnci. LAURENCE.

Je sois le principal.

LE PRINCE.

> Dis donc vite ce qne tu sais de tout ced.

LAURENCE.

RetiroBs-noQS de ce sinistre théâtre de la mort, et Je toqs ré- fëlerai toat; si dans ceci il est arrivé malhenrpar ma faute, que ■â vieille vie soit sacrifiée, quelques heures avant son épuisement, à la rigueur des lois les plus sévères.

LE PRINCE.

Nous t'avons toujours connu pour un saint homme. Que le ▼alet de Roméo et qne ce page nous suivent. Nous allons sortir, et examiner à fond ce triste désastre. « Sages trop tard, messeigneurs, V008 pouvez déplorer maintenant ^- les tragiques résultats de votre mutuelle haine. Que de malheurs terribles causent les discordes privées ! Quelle qu*en soit la cause, Teffet inévitable est une ca-

bmilé.

Tous sortent.

FIN DES NOTES.

APPENDICE.

TROISIÈME fflSTOIRE TRAGIQUE

Extraite des œuvres italiennes de Bandel et mise en langue française Par Pierre Boisteao , surnommé Launay.

DE DBUX AMANTS DONT L'UN MOURUT DE VENIN, L'AUTKE DE TRISTESSE ■.

Du temps que le seigneur de l'Escale était seigneur de Vérone, il y avait deux familles en la cité qui étaient plus renommées qne les autres, tant en richesse qu'en noblesse, l'une desquelles s'appelait les Montesches, l'autre les Cap- pelets : mais, ainsi que le plus souvent il y a envie entre ceux qui sont en pareil degré d'honneur, aussi survint quelque

> Dans le recneil de Bandello, cette histoire est la oeiiviènie nou- velle de la seconde partie et a pour titre : La sfortunaia morte di dut infelicissimi Amanti, che l'uno di velenOt e Valtro di dohre mori- rano. Il est à remarquer que, daus la nouvelle francisée, Juliette ne lueort pas de tristesse, mais d un coup de poignard. Pierre Boisleau n*a pas pensé à recliOer ce titre, qui D*est plus d'accord avec le dénoû- ment improvisé par lui.

416 APPENDICE.

iDimitié entre eux, et combien que l'origine en fût légère et assez mal fondée, si est-ce que par intervalle de temps elle s'enflamma si bien qu'en diverses menées» qui se dres- sèrent d'une part et d'autre, plusieurs y laissèrent la vie. Le seigneur Barthélémy de l'Escale, voyant un tel désordre en sa République, s'essaya par tous moyens de réduire et con- cilier ces deux ligues, mais tout en vain, car leur haine était si bien enracinée qu'elle ne pouvait être modérée par au- cune prudence ou conseil, de sorte qu'il ne put gagner sur eux autre chose que leur laisser les armes pour un temps, attendant quelque autre saison plus opportune avec plus de loisir il espérait apaiser le reste.

Cependant que ces choses étaient en tel état, l'un des Mon- tesches, qui se nommait Rhoméo, Agé de vingt à vingt et on ans, le plus beau et mieux accompli gentilhomme qui fitt en toute la jeunesse de Vérone, s'énamoura de quelque damoiselle de Vérone ', et en peu de jours fut tellement épris de ses bonnes grâces, qu'il abandonna toutes ses au- tres occupations pour la servir et honorer. Et après plu- sieurs lettres, ambassades et présents, il se délibéra enfin de parler à elle, et de lui faire ouverture de ses passions, ce qu'il fit sans rien pratiquer, car elle, qui n'avait été nourrie qu'à la vertu, lui sut tant bien répondre et retran- cher ses afTections amoureuses, qu'il avait occasion pour l'avenir de n'y plus retourner, et même se montra si austère qu'elle ne lui fit la grâce d'un seul regard; mais plus le jeuneenfantia voyait rétive, plus s'enflammait, et, aprèsavoir continué quelques mois en telle servitude sans trouver re- mède à sa passion, se délibéra enfin de s'en aller de Vé- rone pour expérimenter si, en changeant de lieu, il pour- rait changer d'aflection, et disait en soi-même : Que me sert d'aimer une ingrate, puisqu'elle me dédaigne ainsi?

* Roialine, dans le drame.

THOISIÉJIK msTOIllK TIlAGlyUt.

i!7

Je (a suis partout, et elle me fuit : je ne puis vivre si je ne suis auprès d'elle, et elle n'a conteDtement aucun, siuoa quand elle est absente de moi. Je me veui donc pour l'a- venir étranger de sa présence, car peut-être que, ne la Tojsnt plus, ce mien feu qui prend viande et aliment de ses •beaux yeux s'amortira peu à peu : mais, pensant exécuter ses pensers, en un instant ils étaient réduits au contraire, de sorte que, ne sachant en quoi se résoudre, passait ses jours et ses nuits en plaintes merveilleuses : car amour te sollicitait de si près, et lui avait si bien empreinte la beauté de la demoiselle en l'intérieur de son cœur, que, n'y pou- vant plus résister, il succombait au faix et se fondait peu h peu comme la neige au soleil,

I>e quoi émerveillés ses parents et alliés plaignaient gran- dement son désastre : mais sur les autres un sien compa- gnon ', plus mûr d'dge et de conseil que lui, comment à le reprendre aigrement : car l'amitié qu'il lui portait était si grande, qu'il se ressentait 6e son martyre, et participait à sa passion, qui fut cause que, le voyant quelquefois agité de ses rêveries amoureuses, il lui dit :

Rhoméo, je m'émerveille grandement r^mme tu con- sumes ainsi le meilleur de ton âge k la poursuite d'une chose de laquelle tu le vois méprisé et banni, sans qu'elle ail respect ni à ta prodigue dépense, ni à ton honneur, ni i tes larmes, ni même à ta misérable vie qui émeuvent les plus constants à pitié. Par quoi je te prie, par noire an- cienne amitié et par ton propre salut, que lu apprennes à l'avenir ft être tien, sans aliéuer ta liberté à personne tant ingrate, car, à ce que je puis conjecturer par les choses qui sont passées entre toi et elle, ou elle est amoureuse de quel- que autre, ou bien est en délibération de n'aimer jamais aucun. Tu es jeune, riche des biens de fortune, et plus re-

418 APmDHX.

commandé en beauté que gentilhomme de cette ché, tu es bien instruit aux lettres, tu es fils unique de ta maison. Quel crève-cœur à ton paurre TieQlard de père et à tes autres pa- rents de te voir ainsi précipité en cet abtme de vices et en l'âgeoùtu leurdusses donner quelque espérance de ta verta! Commence donc désormais à reconnaître rerreur en laquelle tu as vécu jusqu'ici. Ote ce voile amoureux qui te bande les yeux et qui t'empêche de suivre le droit sentier par le- quel tes ancêtres ont cheminé, ou bien, si tu te sens si sujet à ton vouloir, range ton cœur en autre lieu, et élis qudqoe maîtresse qui le mérite, et ne sème désormais tes peines en si mauvaise terre que tu n'en reçoives aucun fruit. La sabon s*approcbe qu'il se fera assemblée des dames par la dté, ob tu en pourras regarder quelqu'une de si bon ceil qu'elle te fera oublier tes passions précédentes.

Ce jeune enfant, ayant ententivement écouté toutes les raisons persuasives de son ami, commença quelque peu à modérer cette ardeur et reconnaître que toutes les exhorta- tions qu'il lui avait faites ne tendaient qu'à bonne fin, et dès lors délibéra les mettre en exécution, et de se retrouver in- différemment par toutes les assemblées et festins de la vfile, sans avoir aucune des dames non plus affectée que d'autres. Et continua en cette façon de faire deux ou trois mois, pen- sant par ce moyen éteindre les étincelles de ses anciennes flammes.

Advint donc quelques jours environ la fête de Noël que l'on commença à faire festins, les masques, selon la eoo* tume, avaient lieu. Et parce que Antoine Capellet était chef de sa famille, et des plus apparents seigneurs de la cité, Q lit un festin . et, pour le mieux solemniser, il convia toute la noblesse tant des hommes que des femmes, en laquelle oo put voir aussi la plus grande part de la jeunesse de Vérone. La famille des Capellpts (comme nous avons montré au cora- mencemeut de cette histoire) était eu disside avec oelle des

TR0151ËHK UlETOllIE TRAOIUUE. 419

Montft5ches,quifut la cause pour laquelle les Hooteschesne se IrouTèrent h ce convi, hormisce jeune adolescent Ulioméo Montesche. lequel vinl en masque après lesouper avec quel- ques autres jeuaes gentil sbonimes. Et après qu'ils eurent demeuré quelque espace de temps la face couverte de leurs masques, ils se démasquèrent. Et Hhoniéo loul honteux se retirs en uQ coin de la salle ; mais, pour la clarté des torches qui étaient allumées, il fut incontinent avisé de tous, spé- cialement des dames, car, outre la naïve beauté de laquelle la nature l'avait doué, encore s'émerveillaient- elles davantage de son assurance, et comme il avait osé entrer avec telle privauté en la maison de ceux qui avaient peu d'occasion de lui vouloir bien. Toutefois les Capellets, dissimulant leur bainc, ou bien pour la révérence de la compagnie, ou pour respect de son Age, ne lut méflreut, ni d'effet ni de paro- les. Au moyen de quoi, avec toute liberté il pouvait contem- pler les dames à son aise, ce qu'il sut si bien faire, et de si bonne grâce, qu'il d'j avait celle qui ne reçût quelque plai- sir du sa présence.

Et après avoir assis un jugcmetH particulier surl'eicel- lence de chacune, selon que l'afTection le conduisait, il avisa unefille entre autres d'une extrême beauté, laquelle, encore qu'il ne l'eût jamais vue, elle lui plut sur toutes, et lui dofl* n«it en son cœur le premier lieu en toute perfection do beauté. Et la festoyant incessamment par piteux regards, l'amour qu'il portait h sa première damoiselle demeura vaincu parce nouveau feu, lequel prît tel accroissement et vigueur, qu'il ne se put oncques éteindre que par la seule mort, comme vous pourrez entendre par l'un de ces plus étranges discours que l'homme mortel saurait imaginer. Le jeuns Rhoméo donc, se sentant agité de celte nouvelle tem- pSte, ne savait quelle contenance tenir, mais était tant sur- pris et altéré de ses dernières flammes, qu'il se méconnaîs- aait pcasque gaHnftma, de sorte qu'il n'avait ta hardiesse de

420 APPENDICE.

s'enquérir qui elle était, et n'était ententif seulement qu'à re- paître ses yeux de la vued'icelle : par lequel il humait le dooi venin amoureux, duquel il fut enfin si bien empoisonné, qu'il finit ses jours par une cruelle mort. Celle pour qui Rhoméo souffrait une si étrange passion s'appelait Juliette, et était fille de Capellet, mattre de la maison on faisait cette assemblée, laquelle, ainsi que ses yeux ondoyaient çà et là, aperçut de fortune Rboméo, lequel lui sembla le plus beau gentilhomme qu'elle eût oncques vu à son gré. Et Amour adonc qui était en embûche, lequel n'avait point en- core assailli le tendre cœur de cette jeune damoiselle, la toucha si au vif que, quelque résistance qu'elle sût faire, n'eut pouvoir de se garantir de ses forces, et dès lors com- mença à contemner toutes les pompes de la fête, et ne sen- tait plaisir en son cœur, sinon lorsque par emblée elle avait jeté ou reçu quelque trait d'œil de Rhoméo. Et après avoir contenté leurs cœurs passionnés par une infinité d'amou- reux regards, lesquels se rencontrant le plus souvent et les mêlant ensemble, leurs rayons ardents donnaient suffisant témoignage de quelque commencement d'amitié. Amour ayant fait cette brèche au cœur de ces amants, ainsi qu'ils cherchaient tous deux les moyens de parler ensemble. For- tune leur en apprêta une prompte occasion, car quelque seigneur de la troupe prit Juliette par la main pour la bire danser au bal de la torche, duquel elle se sut si bien acquit- ter et de si bonne grâce, qu'elle gagna pour ce jour le prix d'honneur entre toutes les filles de Vérone.

Rhoméo, ayant prévu le lieu elle devait se retirer, fit ses approches et sut si discrètement conduire les affaires» qu'il eut le moyen à son retour d'être auprès d'elle. Juliette, le bal fini, retourna au même lieu duquel elle était partie auparavant, et demeura assise entre Rhoméo et un autre ap- pelé Marcucio ' , courtisan fort aimé de tous, lequel, à cause

Ce nom, légèrement modifié par le traducteur anglais AribarBrooke,

TnOlSlÉHE HISTOIRE TltAOlQUE.

421

de ses faccties et gentillesses, était bien reçu en toutes com' pagnies. Marcucio, hardi entre les vierges comme un lion entre les agneaui, saisit incontinent la main de Juliette, lequel avait une coutume tant l'hiver que l'été d'avoir lou- jours les mains froides comme un glaçon de montagne, même étant auprès du feu. Rhoméo, lequel était au côlé senestre de Juliette, voyant que Marcucio la tenait par la main dextre, afin de ne faillir à son devoir, prit l'autre main de Juliette, et, la lui serrant un peu, se sentit telle- ment pressé de celte nouvelle faveur, qu'il demeura court, ans pouvoir répondre ; mais elle, qui aperçut par sa muta- lion de couleur que le défaut procédaitd'une trop véhémente amour, désirant de l'ouïr parler, se tourne vers lui, et la vois Ireroblante, avec une honte virginale entremêlée d'une pudicité, lui dit : n Bénie soit l'heure de votre venue à mon cAté t » Puis, pensant achever le reste. Amour lui serra tellement la bouche, qu'elle ne put achever son propos. A quoi le jeune enfant tout transporté d'aise et de contente- ment, en soupirant lui demanda quelle était la cause de cette fortunée bénédiction. Juliette, un peu plus assurée, avec un regard de pitié lui dit en souriant :

Mon gentilbomme, ne soyez point émerveillé si je bénis votre venue, d'autant que le seigneur Marcucio, long- temps avec sa main gelée, m'a toute glacé la mienne, et TOUS, de votre grflce, la m'avez échauffée.

A quoi soudain répliqua Rhoméo :

Madame, si le ciel m'a été tant favorable, que je vous aie fait quelque service agréable, pour m'étre trouvé casuel- lement en ce lieu, je l'estime bien employé, ne souhaitant

ilâ ilotmé par Shakespeare à l'ami intime de son Roinda. Il a'j a, do reite, aucun rapport entre le rôle iniignifiant jouù par le Marcucio de la Ngende, et le râle si important soutenu par le Mercutio du drame. I^ figore lra(;i 'Comique de Mercutio csl toute cnliûre la création du poêle.

autre plus grand bien, pour le comble de tous le^ contente^ ments que je prétends en ce monde, que de tous serrif, obéir et honorer partout ma vie se pourra étendre, comme Texpérience vous en fera plus entière preuve, lorsqu'il votls plaira en faire essai : mais au reste, si vous avez reçu quel- que chaleur par l'attouchement de ma main, bien vous pois^ je assurer que ses flammes sont mortes au regard des vives étincelles et du violent feu qui sort de Vos beaux yeox, le« quel a si bien enflammé toutes les plus sensibles parties de moi que, si je ne suis secouru par la faveur de vos divines grâces, je n'attends que l'heure d'ôtre du tout coostimé et mis en cendres.

À peine eut-il achevé ces dernières paroles, que le jeu de la Torche * prit fln, dont Juliette, qui toute brûlait d'a^ mour, lui serrant la main étroitement, n'eut loisir que de lui dire tout bas :

Mon cher ami, je ne sais quel autre plos assuré témd- gnage vous voulez de mon amitié, sinon que je votts puis acertener que vous n*6tes point plus à vous^mâme que je suis vôtre, étant prête et disposée devons obéir en tout ce que l'honneur pourra souffrir, vous suppliant de vous con- tenter de ce, pour le présent, attendant quelque autre saison plus opportune nous pourrons communiquer plM prtvë- ment de nos affaires.

Rhoméo se sentant pressé de partir avec la compagnie, sans savoir par quel moyen il pourrait revoir quelque aufare fois celle qui le faisait vivre et mourir, s'avisa de demander à quelque sien ami qui elle était, lequel lui fit réponse qu'elle était fille de Capellet, maître de la maison àféH

1 Le pas del Torchio était ooe danse par laquelle les bals se tensi- naient, aa quatorzième siècle, dans Tltalie da Nord. Chaque daoïe iO' vitait son dausear en Ini présentant ane torche allamée. Le diTerti»e- ment dei Moccoletiiy qui encore aujourd'hai à Rome égaie li fie dH M>irécs du carnaval, pur:)ii être un reste de cet ancien usage.

TROISIÈME 1I18T01HK TRAGIQUE.

423

él^ Tait cGjour le festin, lequel iadignéoulreinoâuredequoi la fortuue l'avait adressé en lieu si périllcui, jugeait en soi- mCme qu'il était presque impossible de mettre fin k son en- treprise. Juliette, convoiteuse d'autre cdlé de savoir qui était le jouvenceau qui l'avait tant humaiuenjt-nt curessii te soir, et duquel elle sentait la nouvelle plaie on son cœur, appela une vieille dame d'honneur ' qui l'avait nourriu et élevée àe son lait, il laquelle elle dit, étant Bppuy(.'e : Mire, qui sont ces deui jouvenceaux qui sortent les premiers avec dcui torches devant? » A laquelle la vieille répondit, selon Je nom des maisons dont ils étaient issus. Puis elle interro- gea derechef : a Qui est ce jeune qui tient un masque en sa main, et est râtu d'un manteau de damas? C'est, dit- elle, Rtioffl^o Montesche, lils du capital ennemi de votre pi^re et de ses alliés. »

Mais la pucolle. au seul nom de Montesche, demeura toute confuse, désespérant du tout de pouvoir avoir pour époui 90D tant atTectionné Rhoméo pour les anciennes ini- mitiés d'entre les deuï familles : néanmoins elle sut (pour l'houre) si bien dissimuler son ennui et mécontentement, que la vieille ne le put comprendre, mais lui persuada de se retirer en sa chumbrepour st) coucher, i quoi elle obéit; mais étant au Ut, et cuidant prendre son accoutumé repos, un grand tourbillon de divers pcneements commencèrent k TenvironDer et traiter de telle sorte, qu'elle ne sut ooques clore les yeax, mais se tournant, <;a et là, faotastiquait diver- ses choses en son esprit, faisant tanlAt état de retrancher du tout cette pratique amoureuse, tantôt de la continuer. Ainsi était la pucelle agitée de deux contraires desquels l'un lui donnait adresse de poursuivre sa délibération, l'autre lui jffOposait le péril émiuent auquel indiscrètement elle se pré- cipitait, et après avoir longtemps vagué en ce khynntho

La nuurriet, liam te dratue.

424 APPEHDICI.

amoareax, ne sayait enfin à qnoi se résoudre, mais elle plea- rait incessamment et s'accosait soi-même , disant : « Ah ! chétiTe et misérable créature, dont procèdent ces inaccou- tomées traverses que je sens en mon âme qoi me font pe^ dre le repos ? Mais, infortunée que je suis, que sais-je si ce jouvenceau m'aime comme il dit? Peut-être que, sous le ▼oile de ses paroles amiellées, il me veut ranr l'honneur pour se venger de mes parents qui ont offensé les siens, et par ce moyen me rendre par une étemelle infomie la foble du peuple de Vérone. » Puis soudain après elle condamnait ce qu'elle soupçonnait au commencement, disant : c Était- ce possible que, sous une telle beauté et accomplie dou- ceur, déloyauté et trahison eussent mis leur siège T S'il est ainsi que la foce est la loyale messagère des cono^tions de l'esprit, je me puis assurer qu'il m'aime : car j'ai expéri- menté tant de mutation de couleur en lui, lorsqu'il pariait à moi, et l'ai vu tant transporté et hors de soi, que je ne dois souhaiter autre plus certain augure de son amitié en laquelle je veux persister , immuable jusques au dernier soupir de ma vie, moyennant qu'il m'épouse, car peut-être que cette nouvelle alliance engendrera une perpétuelle paix et amitié entre sa fomille et la mienne,

Arrêtée en cette délibération, toutes les fois qu'elle avi- sait Rhoméo passer devant sa porte, elle se présentait avec un visage joyeux, et le conduisait du clin de l'cail, tant qu'elle l'eût perdu de vue. Et après avoir continué en cette façon de faire par plusieurs jours, Rhoméo, ne se pouvant contenter du regard, contemplait tous les jours l'assiette de la maison, et un jour entre autres, il avisa Juliette à la fe- nêtre de sa chambre, qui répondait à une rue fort étroite, vis-à-vis de laquelle y avait un jardin ; qui fut cause que Rhoméo (craignant que leurs amours fussent manifestée^ commença dès lors à ne passer plus le jour devant sa porte; mais sitôt que la nuit avec son brun manteau avait couvert

TROISIEME HISTOIRE TRAGIQUE.

42!)

la terre, il se promenait lui seul avec ses armes en cette pe- tite ruelle : et après y avoir été plusieurs fois à faute, Ju- liette, impatiente en son mal, se mit un soir à la fenêtre, et aperçut aisément, par la splendeur de la lune, son Rhoméo joignant sa fenêtre, non moins attendu qu'attendant. Lors ello lui dit tout bas, la larme i l'œil, avec une voii inter- rompue de soupirs :

Seigneur Rhoméo, vous me semblés par trop prodigue de votre vie, l'eiposant à telle heure à la merci de ceux qui ontsi peu d'occasion de vous vouloir bien : lesquels, s'ils vous surprenaient, vous mettraient en pièces, et mon honneur, quej'ai plus cherque ma vio, en serait à jamais interressé.

Madame, répondit Rhoméo, ma vie est eu la main de Dieu, de laquelle lui seul peut disposer, si est-ce que si quelqu'un voulait faire effort de me l'ûter, je lui ferais con- naître en votre présence comme je la sais défendre, ne m'é- tant point toutefois si chère, ni en telle recommandation, que je ne la voulusse sacrifier pour vous à un besoin ; et quand bien mon désastre serait si grand que j'en fusse privé en ce lieu, je n'aurais point d'occasion d'y avoir rfgrel, si- non que la perdant, je perdrais le moyen do vous foire con- naître le bien que je vous veui, et la servitude quej'ai à vous, ne désirant la conserver pour aise que je sente ni pour autre regard fors que pour vous aimer, servir et hono- rer, jusques au dernier soupir d'icelle.

Soudain qu'il eut donné fin à son propos, lors amour et pitié commencèrent à s'emparer du cœur do Juliette, et te- nant sa tête appuyée sur une main ', ayant la face toute baignée de larmes, répliqua à Rhoméo :

1 Ce trail piltorMque a étësjauti par Pierre Boiiusu au luxle origi- nal. Shake9|ieare l'a liiiëraletneoi reproduit dans ce ven que dil Roméo ai>«rt«*aDt Jalietle i son balcon •■

beï, lion ibc luiuit hur diook ui«>n lier Iiand t

426 APPKNDIGE.

^ ^igpeur Rboroéo, je vous prie de ne plus me remé- morer C96 choses : car la seule apprébeosioQ que j'ai d*m tel iocoQTénient me fait balancer antre la mort et la vie, étant mon cœur si uni au vôtre, que vous ne sauriez rece- voir le moindre ennui de ce monde, auquel je ne participe comme vous-même, vous priant au reste que si vous désira votre salut et le mien, que vous m'exposiez en peu de paro- les quelle est votre délibération pour l'avenir ; car, si vous prétendez autre privante de moi que l'bonneur ne le com- mande, vous vivez en très-grande erreur : mais si votre vo- lonté est sainte et que l'amitié^ laquelle vous dites me por- ter, soit fondée sur la vertu et qu'elle se consomme par ma- riage, me recevant pour votre femme et légitime épouse, vous aurez telle part en moi que, sans avoir égard à l'obéis- sance et révérence que je dois à mes parents ni aux ancien- nes inimitiés de votre famille et de la mienne, je vous ferai mattre et seigneur perpétuel de moi et de tout ce que je pos- sède, étant prête et appareillée de vous suivre partout ojli vous me commanderez : mais si votre intention est autre, et que vous pensez recueillir le fruit de ma virginité, sous le prétexte de quelque lascive amitié, vous êtes bien trompé, vous priant vous en déporter et me laisser désormais vivre en repos avec mes semblables.

Rhoméo, qui n'aspirait à autre cbose, joignant les mains au ciel, avec un aise et contentement incroyable, lui répondit :

Madame, puisqu'il vous plaît me faire bonneur de m'accepter pour tel, je l'accorde et m'y consens, du meil- leur endroit de mon cœur, lequel vous demeurera poqr gage et assuré témoin de mon dire, jusques à ce que Diea m'ait fait la grAce de le vous montrer par effet. Et afin que je donne commencement à mon entreprise, je m'en irai de- main au conseil à frère Laurens, lequel, outre qu'il est mon père spirituel, a de coutume de me donner instruction en

TROISIEIIE HIST01R8 TRACrOUE.

4?7

toutes mes autres aiïaires iirivées, et ne faudra) [s'il vouR plaît) à me retrouver en ce lieu, à -la mâme heure, oIId de vous faire enteadre ce que j'aurai moyenne avec lui.

Ce qu'elle accorda volontiers, et se Unirent leurs propos saos que Rhoméo rei;ut pour ce soir autre faveur d'elle que de parole.

Ce frôra Laurene, duquel il sera fait plus ample mention ci;aprè6, était un ancien docteur en théologie, de l'ordre des frères mineurs, lequel, outre l'heureuse profession qu'il avait faite aux saintes lettres, était merveilleufiement \tiTsé en philosophie, et grand scrutateur des sflcrets de na- ture, même renommé d'avoir inlelligence de la magie et des autres sciences cachées el occultes, ce qui ne diminuait en rieji sa réputation. El avait ce frère, par sa prudhommie et bonté, si bien gagné le cœur des ciio^^ens de Vérone, qu'il les ojrail presque tous en confession : el n'y avait celui de- puis les petits jusques nus grands qui nelerévcrflt et aimât , et m^me le plus savant, par sa grande prudence, étaitquel- quefoi& appelé aux pins étroites affaires des seigneurs de la ville. Et entre autres il était grandement favorisé du sei- gneur de l'Escale, seigneur de Vérone, et de toute la famille des MoQtescties et des Capellets et de plusieurs autres.

Le jeune Rbnraéo (comme avons jA dit), dès son jeune âjW avflit loi^ours eu je ne sais quelle particulière nmilië avec frère Laurens, el lui communiquait ses secrets. Au mojfiii do quoi, partant d'avec Juliette, s'en va tout droit à saint Frani;ois, il raconta par ordre tout le succès de ses amours au bon père, et la conclusion du miiriage prise en- tre lui el Juliette, ajoutant pour la fm qu'il r.4irnil plutôt une bontense mort que lui faillir de promesse : auquel le bon père, après lui avoir fait plusieurs remontrances et proposé tous les Inconvénients de ce mariage clandestin, l'exhorta d'y penser plus à loisir: toutefois il ne lui fut possible de le réduire: par quoi vaincu de sa perlinacité cl aussi proje-

L

428 APPKRDICB.

tant en lui-même que ce mariage serait (peut-être) moyen de réconcilier ces deux lignées, lui accorda enBn sa requête, avec la charge qu'il aurait un jour de délai pour exoogîter le moyen de pourvoir à leur fait.

Mais si Rhoméo était soigneux de son côté de donner ordre à ses affaires, Juliette semblablement faisait bien son devoir du sien : car, voyant qu'elle n'avait personne autour d'elle, à qui elle pût faire ouverture de ses passions, s'avisa de communiquer le tout à sa nourrice qui couchait en sa chambre et lui servait de femme d'honneur, à laquelle die commit entièrement tout le secret des amours de Rhoméo et d'elle. Et quelque résistance que la vieille fit au commen- cement de s'y accorder, elle la sut enfin si bien persuader et la gagner, qu'elle lui promit de lui obéir ce qu'elle poa^ rait, et dès lors la dépêcha pour aller en diligence parler à Rhoméo et savoir de lui par quel moyen ils pourraient s'épouser, et qu'il lui fit entendre qui avait été déter- miné entre frère Laurens et lui. A laquelle Rhoméo fit ré- ponse comme, le premier jour qu'il avait informé firère Laurens de son affaire, il avait différé jusques au jour sub- séquent qui était ce même jour, et qu'à peine y avait une heure qu'il en était retourné pour la seconde fois, et que frère Laurens et lui avaient avisé que le samedi suivant elle demanderait congé à sa mère d'aller à confesse, et se trouverait en Téglise de Saint-François , en certaine cha- pelle en laquelle secrètement les épouserait, et qu'elle ne faillite se trouver '.

Ce qu'elle sut si bien conduire et avec telle discrétion,

1 Boisteau a modifié le plan indiqué par Tantenr de la légende ori- ginale. Dans la nouvelle de Bandello, les denx amants ont, avant ter mariage, une entrevue noctome dans la chambre de JuUeUe, et c*est qu'ils conviennent de leur stratagème pour accomplir leur union clan- destine. Le traducteur a supprimé cet incident et établi, par rintermé- diaire de la nourrice, Tentente entre les jeunes gens.

R0IS1ËME HISTOIRE TRAGIQUE,

429

que sa mère lui accorda sa requête, et, accompagnée seule- ment de la booDe vieille et d'une jeune damoiselte ', se trouva au jour déterminé : et, sitâl qu'elle fui entrée eu l'é- glise, elle 6t appeler le bon docteur frère Laurens, à la- quelle on lit réponse qu'il était au confessionnaire, et qu'on Valiait avertir de sa venue. Silût que frère Laurens fut averti de la venue de Juliette, il entra au grand corps de l'église, et dit à la bonne vieille et à la jeune damoiselle qu'elles allassent ouïr messe, et qu'il les ferait appeler, dès qu'il eût fait avec Juliette : laquelle entrée en la cellule avec frère Laurens, ferma la porte sur eux, comme il avait àe coutume, même qu'il y avait près d'une heure que Rho- méo et lui étaient ensemble enfermés. Auxquels frère Lau- rens, après les avoir cuis en confession, il dit h Juliette : Ma fille, selon que Rlioméo (que voici présent) m'a ré- cité, vous êtes accordée avec lui de le prendre pour mari, et lui semblablement vous pour son épouse : persistez-vous encore maintenant en ces propos ? m Les amants répondirent qu'ils ne souhaitaient autre chose. Et voyant leurs volontés conformes, après avoir raisonné quelque peu à la recom- mandation de la dignité de mariage, il prononça les paroles desquelles on use, selon l'ordonnaiice de l'église, aux épou- sailles. Et elle ayant reçu l'anneau de Rhoméo, se levèrent (le devant lui, lequel leur dit : « Si avez quelque autre chose i conférer ensemble de vos menues affaires, diligentez- vous, car je veux faire sortir Rhoméo d'ici, au désu des au- tres. «Rhoméo, presse de se retirer, dit secrètement à Ju- liette qu'elle lui envoyât après dîner la vieille, et qu'il ferait faire une échelle de cordes, par laquelle (le soir même) il monterait en sa chambre par la fenôtre plus à loisir ils aviseraient à leurs aiïaires.

Dm la légende iislieDoe, Julielte se tead h confesie, nccompa- gnée de lo mère. doDnaGiovinaa, et de deux outres femme».

i ■.

V.

430 APPENDICE.

l,es choses arrêtées entre eus. chacun se retira en la mai- son, avec un contentement ÎDcroynble, attendant l'heure heureuse de la consommation de leur mariage. Rboniéo, arrivé à sn maison, ddctara entièrement tout ce qui s'était passé entre lui et Juliette à un sien serviteur nommé Pierre ', auquel il se fût fié de sa vie, tant il avait eipéri- menlé sa fidélité, et lui commanda de recouvrer prompie- ment une échelle de cordes, avec deux forls crochets de fer, attachés oui deux bouts : ce qu'il fit <iisémen(, parce qu'elles sont fort fréquentes en Italie. Juliette n'oublia au soir, sur les cinq heures, d'envoyer la vieille vers Khoméo. lequel, ayant pourvu de ce qui était nécessaire, lui fît bailler l'é- chelle et la pria d'assurer Juliette que, ce soir raàme, il ne faudrait au premier somme de se trouver au lieu accou- tumé; mais si cette journée sembla longue à ces passionnés amants, il en faut croire ceux qui ont fait autrefois essai de gemblables choses, car chacune minute d'heure leur durait mille ans, de sorte que. s'ils eussent pu commander au ciel. comme Josué au soleil, la terre eût été bientôt couverte de très-obscurea ténèbres.

L'heure de l'assignation venue, Rhoméo s'accoutra des plus somptueux habits qu'il eût, et, guidé par sa bonne fur- lune, se sentant approcher du lieu son cœur prenait vie, se trouva tant délibéré, qu'il franchit agilement la muraille du jardin. Étant arrivé joignant la fenêtre, aperçut Juliette qui avait tendu son laçon de corde pour le tirer en haut, et avait si bien agrafe ladite échelle que, sans aucun péril, il entra en la chambre, laquelle était aussi claire que le jour, à cause de trois mortiers de cire vierge que Juliette avait fait allumer pour mieux contempler son Bboméo^. Juhette, de sa part, pour toute parure seulement de son couvrechef,

Baliha^r, dso^ le drame.

' Ces détail» cnrieui snot île l'imagiDAtioii du iruduclenr.

IHOIStËME HIETOIDE TRAGIQUE.

*3I

s'était coi£E^ de nuit : laquelle incootinenl qu'elle l'nperçut, se Innncba i son col, et, «près l'avoir baisé et rebaisé un million de fois, se cuida pâmer entre ses bras, snns qu'elle eût pouvoir de lui dire un seul mot, mais ne faisait que soupirer, tenant sa bouche serrée contre celle de Rhoméo, laquelle ainsi transie le regardait d'un œil pileux, qui le hisait vivre et mourir ensemble. El apriJs Hre revenue quel- que peu à soi. elle lui dit, tirant un profond soupir de son œar:

Ah ! Bboméo, eiemplaire de toute vertu et gentillesse, vous soyez le très-bien venu maintenant en ce lieu, auquel pour votre absence, et pour la crainte de votre personne, j'ai t4int jeté de larmes, que la source en est presque épui- ser; mais maintenant que je vous liens entre mes bras, fassent désormais Is mort et la fortune comme elles enten- dront, car je me tiens plus que satisraite de tous mes ennuis passés, par la seule faveur de votre présence.

A laquelle Rhoméo, la larme à l'ceil. pour ne demeurer muet, répondit :

.Madame, combien que je n'aie jamais reçu tant de fa- veur de fortune que vous pouvoir faire sentir par vivij eipé- rience la puissance qu'avez sur moi, et lu tourment que je recevais à tous les moments du jour à votre occasion, si vous puis-je assurer, que le moindre ennui oli je me suis vu pour votre absence m'a été mille fois plus pénible que la mon. laquelle longtemps eiU tranché le Tdel de ma vie, sans l'espérance que j'ai toujours eue en cette heureuse journée, laquelle me payant maintenant le juste tribut de mes larmes passées, me rend plus content que si je commandais à l'univers, vous suppliant (sans nous amuser à remémorer nos anciennes misères) que nous avisions pour l'avenir de contenter nos cœurs passionnés, et à conduire nos affaires avec telle prudence et discré- tion , que nos ennemis , n'ayant aucun avantage sur

432 iPPIHDIGK.

nous , nous laissent continuer le repos et tranquillité ^

Et ainsi que Juliette voulait répondre» la vieille survint qui leur dit :

Qui a temps à propos et le perd, trop tard le recou- vre ; mais puisqu'ainsi est que vous avez tant &it endurer de mal l'un à l'autre, voilà un champ que je vous ai dressé, dit-elle, leur montrant le lit de camp qu'elle avait appa- reillé : prenez vosarmes, et en tirezdésormais la vengeance*.

A quoi ils s'accordèrent aisément : et lors étant entre les draps en leur privé, après s'être chéris et festoyés de toutes les plus délicates caresses dont amour les pût aviser, Rho- méo, rompant les saints liens de virginité, prit possession de la place, laquelle n'avait encore été assiégée, avec tel heur et contentement que peuvent juger ceux qui ont expérimenté semblables délices. Leur mariage ainsi consommé, Rhoméo, se sentant pressé par l'importunité du jour, prit congé d'elle, avec protestation qu'A ne faudrait de deux jours l'un à se retrouver en ce lieu, et avec le môme moyen et à heure semblable , jusqu'à ce que la fortune leur eût apprêté sûre occasion de manifester sans crainte leur mariage à tout le monde. Et continuèrent ainsi quelques mois ou deux leurs aises, avec un contentement incroyable, jusques à tant que la fortune, envieuse de leur prospérité, tourna sa roue pour les faire trébucher en un tel abtme, qu'ils lui payèrent l'usure de leurs plaisirs passés par une très-cruelle et très- pitoyable mort, comme vous entendrez ci-après par le dis- cours qui s'ensuit.

Or, comme nous avons déduit ci-devant, les Capellets et les Montescbes n'avaient pu être si bien réconciliés par le

> Ce dialogue est ane longue amplificalioD da texte italien.

^ Dan^ la légende originale, la nourrice ne parait pas pendant la nnit de noces. Boistean esquisse ici grossièrement la Ogare comiqne que Shakespeare doit peindre plos tard.

TROISIÈME HlSTOlitE TRAGIQUE. 433

seigneur de Vérone, qu'il ne leur restai encore quelques élincelles de leurs anciennes inimiliés, et n'attendaient d 'une part et d'autre que quelque légère occasion pour s'attaquer : ce qu'ils firent. Les fêtes de Pâques (comme les hommes sanguinaires sont volontiers coutumiers, après les bonnes fûtes commencent les méchantes œuvres) auprès la porte de Boursari, devers le château vieux de Vérone, une troupe des Capellets rencontrèrent quelques-uns des Monteschcs, et, ssDS autres paroles, commencèrent à chamailler sur eux, et avaient les Capellets, pour chef de leur glorieuse entre- prise, un nommé Thibaut', cousin-germain do Juliette, jeune homme dispos, et bien adroit aux armes, lequel exhortait ses compagnons de rabattre si bien l'audace des Montesches, qu'il n'en fût jamais mémoire. El s'augmenta la rumeur de telle sorte par tous les cantons de Vérone, qu'il survenait du secours de toules parts : de quoi Rhoméo averti, qui se promenait par la ville avec quelques siens compagnons, se trouva promplemcnl en la place ofi se fai- sait ce carnage de ses parents et alliés, et, après en avoir avisé qu'il y en avait plusieurs blessés des deux cAlés, dit à ses compagnons : « Mes amis, séparons-les, car ils sont si acharnés les uns sur les autres, qu'ils se mettront tous en pièce avant que le jeu départe : » et ce dit, il se précipita au milieu de la troupe, et ne faisant que parer aux coups, tant des siens que des autres, leur criant tout haut : « Mes amis, c'est assez, il est temps désormais que nos querelles cessent, car outre que Dieu y est grandement oiïensé, nous som- mes en scandale à tout le monde, et mettons cette Répu- blique en désordre. » Mois ils étaient si animés les uns contre les autres, qu'ils no donnèrent aucune audience à Rhoméo, et n'entendaient qu'à se tuer, démembrer et déchi- rer l'un l'autre, et fut la mêlée tant cruelle et furieuse entre

434 ÂPPKIIDICE

eut, que ceux qui la r^rdaient s'épOdimtitaiêfit les ▼oîr tant souffrir, car la terre était toute couverte de bras, de jambes, de cuisses et de saûg, sans qu'ils donnassent té* moigûage aucun de pusillanimité, et se maintinrent ainsi longuement, sans qu'on pût juger qui avait du meilleur. Lors Thibaut, cousin de Juliette, enflammé d*ire et de cour- roux, se tournant vers Rhoméo, lui rua une estocade, pen-^ sant le traverser de part en part» mais il fut garanti du coup par le jaques qu'il portait ordinairement, pour la doute qu'il avait des Capellets, auquel Rhoméo répondit :

Thibaut, tu peut connaître, par la patience que j'ai eue jusqu'à l'heure présente, que je ne suis point venu ici pour combattre ou toi ou les tiens, mais pour moyenner la paix entre nous; et si tu pensais que, par défaut de cou*» rage» j'eusse failli i mon devoir, tu ferais grand tort à ma réputation, mais je te prie de croire qu'il j a quelque autre particulier respect qui m'a si bien commandé jusquea ici que je me suis contenu comme tu vois : duquel je te prie n'abuser, mais sois content de tant de sang répandu, et de tant de meurtres commis dans le passé, sans que me tu contraignes de passer les bornes de ma volonté.

Ha ! traître, dit Thibaut, tu te penses sauver par le plat de ta langue, mais entends à te défendre, car je te ferai maintenant sentir qu'elle ne te pourra si bien garantir ou servir de bouclier, que je ne t'ôte la vie.

Et ce disant, lui rua un coup de telle furie que, sans que l'autre le parât, il lui eût ôté la tête de dessus les épaules» mais il ne fit que le prêter h celui qui le lui sut incontinent rendre; car étant non-seulement indigné du coup qu'il avait, mais de l'injure que l'autre lui avait faite, Rhoméo commença è poursuivre son ennemi d'une telle vivacité» qu'au troisième coup d'épée qu'il lui rua, il le renversa mort par terre d'un coup de pointe qu'il lui avait donné en la gorge, si qu'il la lui perça de part en part. A raison de

t

TROISIÈME HISTOIHE TMaïQUE. 435

quoi la m^lée cessa ; car, outn^ que Thibaut était chef de la compagnie, eacore ëtail-it issu de l'une dos plus apparentes maisons de la cité : qui fut cause que le podestat fil coDgré- get en diligence des soldats pour emprisonner llhoméo. lequel, voyant son désastre, s'en va secrètement vers frère Uurcos, à Soint-Francois, lequel, ayant entendu son fait, le retint en quelque lieu secret du couvent, jusqu'à ce que la fortune e>n eût autrement ordonné.

Le brait divulgué par la cité de l'accident survenu au sei- gneur Thibaul, les Capellets accoutrés de deuil fireol porter corps mort devant le seigneur de Vérone, tant pour rémouvoir à pitié que pour lui demander justice, devant lequel se trouvèrent aussi les Monlesches. remontrant l'in- Bscencfl de Hhoméoet l'aggression de l'autre. Le conseil as- Mublé, et les témoins ouis d'une part et d'autre, il leur fut QD étreil commandement par ledit seigneur de poser ]■ armes. Et quant au délii de [thoméo, parce qu'il avait tué loutre se défendant, il seruit banni à perpétuité de Vérone. Bt ce commun infortune publié par la cité, tout était plein dt plaintes et de murmures. Les uns lamentaient la mort du Mifoenr Thibaut, tant pour la dextérité qu'il avait aux

les que pour l'eipérience qu'on avait un jour de lui, et grands biens qui lui étaient préparés, s'il n'eût été pré-

lU par tant cruelle mort : les autres se doulaient [et spé- ifilemeDt les damée} de la ruine du jeune Rhoméo lequel OQtni une beauté et bonne grflce, de laquelle il était enrichi, eocoreavait-il jene sais quel charme naturel, parles vertus auquel il atlirail si bien les cœurs d'un chacun que tout le monde lamentait son désastre; mais sur tout l'infortunée Juliette, laquelle avertie tant de la luort de son cousin Thi- baut que du bannissement de son mari, faisait retentir l'air par une infinité de cruelles plaintes et misérables lamenta- liODS, puisse sentant par trop oulrsKée de son extrême pas- ^, eatni en h chambre, et vaincue de douleur, se jeta

436 APPENDICE.

sur son lit elle commença à renforcer son deuil par une si étrange façon qu'elle eût ému les plus constants à pitié, puis comme transportée, regardant çà et là, et avisant de fortune la fenêtre (par laquelle soûlait Rboméo entrer en sa chambre), s'écria ;

0 malheureuse fenêtre par laquelle furent ourdies les amères trames de mes premiers malheurs, si par ton moyen j'ai reçu autrefois quelque léger plaisir ou contentement transitoire, tu m'en fais maintenant payer un si rigoureux tribut que mon tendre corps, ne le pouvant plus supporter, ouvrira désormais la porte à la vie, afin que l'esprit déchargé de ce mortel fardeau cherche désormais ailleurs plus assuré repos. Ah ! Rhoméo, Rhoméo, quand au commencement j'eus accointance de vous et que je prêtais l'oreille à vos fardées promesses confirmées par tant de jurements, je n'eusse jamais cru qu'au lieu de continuer notre amitié el d'apaiser les miens, vous eussiez cherché l'occasion de la rompre par un acte si l&che et vitupérable que votre re- nommée en demeure à jamais intéressée, et moi miséra- ble que je suis sans consort et époux. Mais si vous étiez si affamé du sang des Capellets, pourquoi avez-vous épargné le mien, lorsque par tant de fois et en lieu secret m'avez vue exposée à la merci de vos cruelles mains? La victoire que vous aviez eue sur moi ne vous semblait-«lle assez glo- rieuse, si pour mieux la solenniser elle n'était couronnée du sang du plus cher de tous mes cousins ? Or, allez donc désormais ailleurs décevoir les autres malheureuses comme moi, sans vous trouver en part je sois, ni sans qu'aucune de vos excuses puisse trouver lieu en mon endroit. Et ce- pendant je lamenterai le reste de ma triste vie avec tant de larmes, que mon corps épuisé de toute humidité cherchera en bref son réfrigère en terre.

Et ayant mis fin à ces propos, le cœur lui serra si fort qu'elle ne pouvait ni pleurer ni parler, et demeura du tout

TWnSlSNE B1ST01HB THAGIOliE. 437

icDcnobîEe, comme si elle eût été trausie, puis étant quelque peo revenue, avec une faible vois disait :

Ah! langue meurtrière de rbonneurd'autrui, com- ment oses-tu ofTenser celui auquel ses propres ennemis iloao«Dt louange? Comment rejettes-tu le blâme sur Rho- néo. duquel cbacua approuve rinnocence? sers désor- mais son refuge puisque celle qui dût être l'unique propu- gDKle et assuré ' rempart de ses malheurs, le poursuit et le diffame. Reçois, reçois donc, hboméo, la satisfaction mon ingratitude par le sacritice que Je le ferai de ma propre vie, et par ainsi, la faute que j'ai commise contre ta lovauté sera manifestée, loi vengé e moi punie ' l

Et cuidsnt parler davantage, tous les sentiments du corps lui défaillirent, de sorte qu'il semblaitqu'elle donnât lesder- niers signes de mort, mais la bonne vieille qui ne pouvait imaginer la cause de la longue absence de Juliette, se douta soadaîn qu'elle souffrait quelque passion, et la cbercha tant par tous les endroits du palais de son père qu'à la Gn elle la trouva en sa chambre étendue et pâmée sur sou lit, ayant toutes les eitrémités du corps froides comme marbre, mais la TÎeille. qui la pensait morte, commença à crier comme si elle eftl été forcenée, disant :

Ah 1 cbère nourriture, combien votre mort maintenant me grève!

Et ainsi qu'elle la maniait par tous les endroits de son corps, elle connut qu'il y avait encore scintille de vie, qui

> De même U Jolietle da drame :

Ab I mT pour loM, «lui longue «taill anuiotlt ih; uamc,

< Âb t m-™ pMire soigneur, quelle esi li lingue qui oaro*BiT^ U ronoiqpié*, qMod Boi, ton épntui'c de trola heam, je TisDE de la dfchlrer ? >

* Tout ce monologac eit l'œuvre do Irailucteur frani^aii

i

438 iPnmDMi.

fut cause que rayant appelée plusieurs fcris par sou nom» elle la fit retourner d'extase. Puis elle loi dit :

Madamoiselle Juliette, je ne sais dont tous procède eetle façon de faire, ni cette iramodérëe tristesse, mais bien TOUS puis-je assurer que j*ai pensé depuis une heure en çÀ TOUS accompagner au sépulcre.

«— Uélas! ma grande amie (répond la désolée Juliette) ne connaissez-vous à vue d*œil la juste occasion que j*ai de me douloir et plaindre, ayant perdu en un instant les deux personnes du monde qui m'étaient les plus chères?

«— Il me semble, répond cette bonne dame, qu'il vous sied mal (attendu voire réputation) de tomber en telle extré- mité, car lorsque la tribulation survient c'est l'heure mieux se doit montrer la sagesse. Et si le seigneur Thibaut est mort, le pensez-vous révoquer par vos larmes? Que doit- on accuser que sa trop grande présomption et témérité? Eussiez-vous voulu que Rhoméo eût fait ce tort à lui et aux siens de se laisser outrager par un à qui il ne cédait en rien? Suffise vous que Rhoméo est vif, et ses aflaires sont en tel état qu'avec le temps il pourra être rappelé de son exil, car il est grand seigneur comme vous savez, bien apparenté et bien voulu de tous. Par quoi armez-vous désormais de pa- tience, car combien que la fortune le vous éloigne pour un temps, si suis-je certaine qu'elle vous le rendra au para* près avec plus d'aise et de contentement que vous n'eûtes ooques; et afin que nous soyons plus assurées en quel état il est, si me voulez, promettre de ne vous plus contrister ainsi, je saurai ce jourd'hui de frère Laurens il est retiré.

Ce que Juliette accorda. Et cette bonne dame prit le droit chemin à Saint-Frauçois elle trouva frère Laurens qui l'avertit que ce soir Rhoméo ne faudrait à l'heure ac- coutumée visiter Juliette, ensemble lui faire entendre quelle était sa délibération pour l'avenir. Celte journée donc se

TBOISlin HISTOIRE TRAGIQUE. 439

pissa oomme sont celles des mariniers, lesquels après avoir éé agités de grosses tempêtes, voyant quelque rayon de so- leil pénétrer le ciel pour illuminer la terre, se rassurant et pensant avoir évité naufrage, soudain après la mer vient à s'enfler et à matiner les vagues par telle impétuosité qu'ils retombent en plus grand péril qu'ils n'avaient été au pré- cédent

L'heure de l'assignation venue, Rboméo ne faillit la pro- messe qu'il avait faite de se rendre au jardin il trouva son équipage prêt pour monter en la chambre de Juliette, la- qoéUe ayant les bras ouverts commença à l'embrasser si étroitement qu'il semblait que l'âme dût abandonner son eorpa. Et furent plus d'un gros quart d'heure en telle agonie tiios deux sans pouvoir prononcer un seul mot. Et ayant leun faces serrées l'une contre l'autre, humaient ensemble avec leurs baisers les grosses larmes, qui tombaient de leurs jeax. De quoi s'apercevant Rboméo, pensant la remettre quelque peu, lui dit :

> M'amie, je n'ai pas maintenant délibéré de vous déduire b diversité des accidents étranges de l'inconstante et fragile fortaoe, laquelle élève l'homme en un moment au plus haut d^é de sa rouo, et toutefois en moins d'un cil d'oeil elle le rabaisse et déprime si bien qu'elle lui apprête plus de 'misères en un jour que de faveurs en cent ans ; ce qui s'eipérimente maintenant en moi-même, qui ai été nourri délicatement avec les miens, maintenu en telle prospérité et grandeur que vous avez pu connaître, espérant pour le comble de ma félicité par moyen de notre mariage réconci- lier vos parents avec les miens, pour conduire le reste de ma vie k son période déterminé dn Dieu. Et néanmoins toutes mes entreprises sont renversées et mes desseins tournés au contraire, de sorte qu'il me faudra désormais errer vaga- bond par diverses provinces, et mu séq^o^trer des miens sans avoir lieu assuré de ma iciraite. Ce que j'ai bien voulu

440 AmiOKK.

mettre detant ? os jeox, afin de tous exhorter à l'a? enir de porter patiemment tant mon absence que ce qui joos est destiné 'de Dieu.

Mais Juliette» toute confite en larmes et mortelles an- goisses, ne f oulut laisser passer outre, mais lui interrom- pant ses propos lui dit :

Gômmeoty Rhomëo, aurez-Tous bien le cœur si dur ëloignëde toute pitié de me vouloir laisser ici seule, assiégée de tant de mortelles misères qu'il n'y a heure ni mo- ment ao jour la mort ne se présente mille fois h moi ? et toateidis mon malheur est si grand que je ne puis mourir : de sorte qu'il semble proprement qu'elle me veut conserver la vie, afin de se délecter en ma passion et de triompher de mon mal, et vous, comme ministre et tyran de sa cruauté, ne fûtes conscience ce que je vois), après avoir recueilli le meilleur de moi, de m'abandonoer. En quoi j'expéri- mente que toutes les lois d'amitié sont amorties et éteintes, puisque celui duquel j'ai plus espéré que de tous les autres, et pour lequel je me suis faite ennemie de moi-même, me dédaigne etcontemne. Non, non, Rboméo, il vous faut ré- soudre en Tune des deux choses ou de me voir incontinent précipiter du haut de la fenêtre en bas après vous ou que vous souffriez que je vous accompagne partout la fortune vous guidera : car mon cœur est tant transformé au vôtre que, lorsque j'appréhende votre département, je sens ma vie incontinent s'éloigner de moi, laquelle je ne désire con- tinuer pour autre chose que pour me voir jouir de votre présence et participer à toutes vos infortunes comme vous- même. Et par ainsi, si oncques la pitié logea en cœur de gentilhomme, je vous supplie, Rhoméo, en toute humilité, qu'elle trouve place en votre endroit, que vous me receviez pour votre servante et fidèle compagne de vos ennuis; et si voyez que ne puissiez me recevoir commodément en l'état de femme, et qui me gardera de changer dhabits? serai-je

THOISIÉME PISTOIBE TRAOIOUE.

441

la première qui en n usé ainsi pour échapper la tyrannie des siens? Doutez-vous que mon service ne vous soit aussi agréable que celui de Pierre votre serviteur? Ma loyauté sera-t-elle moindre que la sienne? Ma beauté laquelle vous avez autrefois tant exaltée n'aura-t-elle aucun pouvoir sur vous? Mes larmes, mon amiiîé et les ancieas plaisirs que TOUS avez reçues de moi seront-ils mis eu oubli?

Rhoméo, la voyant entrer en ces altères, craignant qu'il lui advint pis, la reprît de rechef entre ses bras, et, U bai- sant amoureusement, lui dit :

Juliette, l'unique maîtresse de mon cœur, je vous prie, au nom de Dieu et ds la fervente amitié que me per- lez, que vous déraciniez du tout celte entreprise de votre entendement, si ne cherchez l'entière ruine de votre vie et delà mienne : car si vous suivez votre conseil, il ne peut advenir autre chose que la perte des deux ensemble, car, lorsque voire absence sera manifestée, votre père fera une si vive poursuite après vous, que nous ne pourrons faillir h être découverts et surpris, et enfin cruellement punis, moi comme rapteur, et vous fille désobéissante à son père ; et ainsi cuîdant vivre contents, nos jours prendront leur (in par une mort honteuse. Mais si vous voulez vous forli6er on peu à la raison plus qu'aux délices que nous pourrions recevoir l'un de l'autre, je donnerai tel ordre à mon bannis- sement que dedans trois ou quatre mois, pour tout délai, je serai révoqué. Et s'il en est autrement ordonné, quoiqu'il en advienne, je retournerai vers vous, vA, avec puissance de mes amis, je vous inlèverai de Vérone à main forte, non point en habit dissimulé, comme étrangère, mais comme mon épouse et perpétuelle compagne. Et par ainsi modérez désormais vos passions, et vivez assurée que la mort seule me peut séparer de vous et non autre chose.

I^s raisons de Rhoméo gagnèrent tant sur Juliette, qu'elle lui répondit :

M?

MoDdierainivjeiieTcoiqiieceqiiiKntpfalL Scst- ce quelque part que toos tiriec moD eœur vonsdcnmcni pour gage du pouvoir que tous m'aifez donné sur loos. CependaDt, je tous prie ne fiiîllir me faire eoleodre $00- vent par frère Laurens en quel état seront tos affiires, méiDe le lien de votre ré<îdenee '.

Ainsi oes deui pauvres amants passèrent la naît ensem- Me, JQsques h ce que le jour qui commençait i poindre causa leur séparation avec pvtrAme deuil et tristesse. Rbo- méo, ayant pris congé de Juliette, sVn va à Saînt-Franrois, et, après qu'il eût fait entendre son affaire à frère Laarens, partit de Vérone accoutré en marchand étranger, et fit si bonne diligence que, sans encombrier, il arriva à Mantoue (accompagné seulement de Pierre son serviteur , lequel il renvova sciudainement h Vérone au senice de son père), il loua maison ; et, %ivant en compagnie honorable, s'es- saya pour quelques mois à décevoir Tennui qui le tour- mentait. Mais, durant son al>5enct\ la misérable Juliette ne sut donner si bonnes trêves h cr»n deuil que, par la mauvaise couleur de son visage, on ne découvrît aisément l'intérieur de sa passion.

A raison de quoi sa mère , qui l'entendait soupirer à toute heure et se plaindre incessamment, ne se put conte- nir de lui dire :

M'amie, si vous continuez en ces façons défaire, vous avancerez la mort à votre bon homme de père et à moi semblabk'ment qui vous ai aussi chère que la %ie. Parquoi modérez-vous pour Tavenir, et mettez peine devnus réjouir, sans plus songer à la mort de votre cou>in Thibaut, lequel, s'il a plu à Dieu de l'appeler, le pensez- vous révoquer par vos larmes et contrevenir à sa volonté?

Ce dialogae diffère entièrement, «inon pr le fond, da moins par 1a forme, do leile italien.

TROISIÈME HISTOmS TRACIOnE.

4i:i

Mnis la pauvrette, qui ne pouvait dissimiiler son mal, lui dit :

Madame, il y a longtemps que les dernières larmes de Thibaut sont jetées, et crois que la source en est si bien Lirie, qu'il n'en renaîtra plus d'a'ilrc.

La mère, qui ne savait iifi temlaient tous ces propos , se lut de peur d'ennuyer sa lille. Et quelques jours après, la ropnt continuer en ses Irisles^es et angoisses nccoulu- mées, Hcha par tous moypns He savoir, tant d'elle que de tous Ifts domestiques de la maison, l'oeeasion de son deuil, mais tout en vain. De quoi la pauvri- mère, fâchée outre mesure, s'avisa de fîiire enltndre le tout au seigneur An- tonio, son mari. Et, un jour quVllu le trouva A |)rupos, lui dit:

~- Monseigneur, ^i vous avez considéré la contenance de notre fille et ses gestes, depuis la mort du seigneur Thibaut son cousin, vous y trouverez une si élnuige mulalion, que vous en d'-meurerez émerveillé. Car elle n'est pas sonlement contente de perdre le brjire. le manger et Ip dormir, mais elle ne s'eii^rce S autre chosp qu'i pleurer cl lamenter, et n'a autre plus grau'l plaisir cl cunlcntenienl que de se tenir récluse en sa chnnibre, elle se passionne si fort quf, si nous n'y donnons ordre, je doute désormais de sa vie, et, ne pouvant savoir l'origine de son mal, In remède sera jilus difFicile. Cor encore que je me sois employi'e ."i loulc exlnî- mité, je n'en ai rien su comprendre, et combien que j'aie pensé au commencement qui" rr-]n lui procéiMt pour li' décès de son cousin, je crois maintenant le contraire, joint qu'elle-même m'a assurée que les dernières larmes en étaient jetées ; et ne sachant plus i.n quoi me résoudre, j'ai pensé en moi-même qu'elle se cuatrislait ainsi pour un dé- pit qu'elle a conçu de voir la plupart de ses compagnes ma- riées et elle non. se persuadant peut-être que nous la vou Ions laisser ainsi. l'ar quoi, mon .'mi. je vous supplie allée-

444 APPENDICE.

lueusempnt, pour nolro repos ut pour le sien , que vous sojez pour l'avenir curieux de la pourvoir en lieu digne île nous. I

A quoi le seigneur Antonio s'accorda volontiers, Ifl disant : m

M'aœie, j'avais plusieurs fois pensé ce que me dites : toutefois, voyant qu'elle n'avait encore atteint l'âge de dit- huit ans, je délibérais y pourvoir plus à loisir, Néanmoins, puisque les choses sont en terme et que c'est un dangereux trésor que de Hlles, j'y pourvoirai si promptement que vous aurez occasion de vous en contenter, et elle de recouvrer son embonpoint qui se perd & vue d'œil. Cependant, avisez si elle n'est point amoureuse de quelqu'un, afin que nous n'ayons point tant d'égard aux biens ou à la grandeur de la maison nous la pourrions pourvoir qu'à la vie et sanlé de notre fille : laquelle m'est si chère, que j'aimerais mieux mourir pauvre et déshérité que de la donner à quelqu' qui la traitAtmal.

Quelques jours après que le seigneur Antonio eut évi mariage de sa Bile, il se trouva plusieurs gentilshommes la demandaient tant pour l'excellence de sa beauté que pour sa richesse et extraction ; mais, sur tous autres, l'alliance d'un jeune comte nommé Paris, comte de Lodronné. sem- bla plus aviirilageuse au seigneur Antonio, auquel il l'ac- corda libéralement, après loulefois l'avoir communiquée sa femme, la mère, fort joyeuse d'avoir rencontré un si hormétn parti pour sa fille, la fit appeler en privé et lui lit entendre comme les choses étaient passées enire son père et le comle Paris, lui mettant la beauté et bonne grflce de ce jeune comte devant les yeux, les vertus pourlesquellesil était recommandé d'un chacun, njoulanl pour conclusion les grandes richesses et faveurs qu'il avait aux biens de for- tune, par le mojen desquelles elle et les siens vivraient en étemel honneur. Mais Juliette, qui eAt plutdt consenti

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1

TROISIKMB HISTOIRE TRAGIQUE. 445

démembrée toute vive que d'accorder re m;iriflge, lui dit avec une audace non accoutumée :

Madame, je m'étonne comme avez été si libérale de votre fille de la commettre au vouloîrd'autrui, sans premier savoir quel ëlait le sien ; vous en ferez ainsi que l'enlen- drez, mais assurez-vous que, si vous le faites, ce sera ou- tre mon gré. El quant au regard du comte Paris, je perdrai premier la vie qu'il ait part à mon corps, de laquelle vous serez homicide, ro'ayant livrée entre les mains de celui le- quel je ne puis ni ne veux ni ne saurais aimer. Par quoi je TOUS prie me laisser désormais vivre ainsi sons prendre au- COD soin de moi, tant que ma cruelle fortune ait autrement disposé de mon fait.

La dolente mère, qui ne savait quel jugement asseoir sur ta réponse de sa fille, comme confuse et hors de soi, va trouver le seigneur Antonio auquel, sans lui rien déguiser, fit entendre le tout. Le hon vieillard, indigné outre mesure, commanda qu'on l'amenât incontinent par force devant lui, si de bon gré elle ne voulait venir. Et sitât qu'elle fut ar- rivée toute éplorée, elle commença à se jeter à ses pieds, lesquels elle baignait tous de larmes pour la grande abon- dance qui distillait de ses yeu\. Et cuidant ouvrir la bouche pour lui crier merci, les sanglots et soupirs lui interrom- paient si souvent la piirole, qu'elle demeura muette sans pouvoir former un seul mot; mais le vieillard, qui n'était eo rien ému des larmes de se fille, lui dit avec Irès-grande colère :

Viens çA, ingrate et désobéissante fille, as-lu déjà rois en oubli ce que tant de fois as ouï raconter à ma table de la puissance que les anciens pères Romains avaient sur leurs enfants? Auxquels il n'était pas seulement loisible de les vendre, engager et aliéner (en leur nécessité) comme il leur plaisait, mais qui plus est, ils avaient entière puissance de vie et mort sur eux. De quels fers, de quels tourments,

446 AmirDiCB

de quf Is liens te chAtîraieDt ces bons pères, s'ils étaient ressuscites, et s'ils voyaient l*ingratitude, félonie et déso- béissance de laquelle tu uses envers ton père, lequel, avec maintes prières et requêtes, t'a pourvue de Tun des plus grands seigneurs de cette province, des mieux renommés en toute espèce de vertus, duquel toi et moi sommes in« dignes, tant pour les grands biens (auxquels il est appelé) comme pour la grandeur et générosité de la maison de la- quelle il est issu, et néanmoins tu fais la délicate et rebelle et veux contrevenir à mon vouloir. J'atteste la puissance de celui qui m'a fait la grflce de le produire sur terre que si, dedans mardi pour tout le jour, tu faux à te préparer pour te trouver à mon château de Villefranche * doit se rendre le comte P&ris, et donner consentement h ce quêta mère et moi avons déjà accordé, non-seulement je te priverai de ce que j'ai des biens de ce monde, mais je te ferai épouser une si étroite austère prison, que tu maudiras mille fois le jour et l'heure de ta naissance. Et avise désormais à ce que tu as à faire : car, sans la promesse que j'ai faite de toi au comte Paris, je te ferais dès à présent sentir combien est grande la juste colère d'un père indigné contre l'enfant ingrat ^.

Et, sans attendre autre réponse, le vieillard part de sa chambre et laisse sa fille à genoux, sans vouloir attendre aucune réponse d'elle. Juliette, connaissant la fureur de son père, craignant d'encourir son indignation ou de l'irriter davantage, se relira (pour ce jour) en sa chambre ' et exerça

1 Villafranc«, lien de iriste mémoire, aux environs de Vérone.

* Tout ce discours est l'œuvre de Boisteau.

* le tradociear sapprirae ici un incident important de la Ié;rende iU- lienne. D'après le récil de Bandello, Juliette^ ane fois retirée dans son appartement, écrit à Roméo tout ce qui s*est passé et lui fait parvenir la lettre par l'intermédiaire du pt- re Lorenzo. Roméo lui répond qu'elle soit tranquille» que bientôt il viendra la chercher et l'emmènera avec lui è

TROISIÈME msTOinE THACIOUE.

447

toute la nuit plus ses yeux S pleurer qu'à dormir. Et, le ma- tin, elle partit, feignant aller h la messe, avec sa dame de chambre, arriva aux Cordeliers, et, après avoir fait appeler frère Ijiurens. le pria de l'ouïr en confession. Sitôt qu'elle fui A genoux devant lui, elle commenna sa confession par larmes, lui remontrant le grand malheur qui lui était pré- para pour le mariaf» accordé par son ptre avec le comte Paris, et, pour la conclusion, lui dit:

Monsieur, parce que vous savez que je ne puis être ma- ri^ deux fois et que je n'ai qu'un Dieu, qu'un mari et qu'une foi, je sois déliLKÎrce parlant d'ici, avec ces deui mains que vous voyez jointes devant vous , ce jourd'huf donner fin ft mn douloureuse vie : afin que mon esprit (lone témoignage au ciel et mon sang k Is terre, de ma foi et loyauté gardée.

Puis, avant mis fin â ce propos, elle regardait çà et là, fai- sant entendre, par sa [toucIio contennnci-, qu'elle bâtis- sait quelque sinistre entreprise. De quoi frère Laurens, étonné outre mesure, craignant qu'elle n'exécutât ce qu'elle avait délibéré, lui dit :

MadamoiseileJiiliette, je vous prie, au nom de Dieu, modérez quelque peu votre ennui et vous tenez coie en ce ti«u jusqu'à ce que j'aie pourvu h votre affaire : car, avant que vous partiez de céans, je vous donnerai telle consolation H remédierai si bien à vos afflictions que vous demeurerez satisfaite et contente.

f.i l'ayant laissée en cette bonne opinion, sort de l'église f\ monte subitement en sa chambre, il commença i prqjetçr diverses choses en son esprit, se sentant sollicité en sa conscience de ne souffrir qu'elle épousfll le comte Pa- ris, sachant que par son mojen elle en avait épousé un au-

Hmiloue. Bointeaii a jugé nécËAinire i|ue Rliuiuéo ignorll jasqu'an bam le péril qui iiieance sn femuie, et celle correclioD Mgace èli euDiirr's par Sbskeipe.ire.

448 APRHDICS.

tre ; sentant ores son entreprise difficile, et encore plus périlleuse l'exécution, d'autant qu'il se commettait è la mi- séricorde d'une jeune simple damoiselle peu aooorte, el que, si elle détaillait en quelque chose, tout leur fait serait diful- gué, lui difiamé, et Rhoméo son époux puni. Néanmoins, après avoir été agité d'une infinité de divers pensements, fut enfin vaincu do pitié et avisa qu'il aimait mieux son hon- neur que de souffrir l'adultère de PAris avec Juliette. Et, étant résolu en ceci, ouvrit son cabinet et prit une fiole, et s'en retourna vers Juliette, laquelle il trouva quasi transie, attendant nouvelles de sa mort ou de sa vie, à laquelle le beau-père demanda :

Juliette, quand est-ce l'assignation de vos noces?

La première assignation, dit-elle, est à mercredi qui est le jour ordonné pour recevoir mon consentement au ma- riage accordé par mon père au comte P&ris, mais la solen- nité des noces ne se doit célébrer que le dixième jour de septembre.

Ha fille, dit le religieux, prends courage, le Seigneur m'a ouvert un chemin pour te délivrer, toi et Rhoméo, de la captivité qui t'est préparée. J'ai connu ton mari dès le berceau. 11 m'a toujours commis les plus intérieurs secrets de sa conscience, et je l'ai aussi cher que si je l'avais en- gendré, par quoi mon cœur ne saurait souffrir qu'on lui fit tort, en choses je pusse pourvoir par mon conseil. Et d'autant que (i\es sa femme, je te dois par semblable rai- son aimer, et m'évertuer de te délivrer du martyre et an- goisse qui te tient assiégée. Entends donc, ma fille, au secret que je vais è présent manifester , et te garde surtout de le déclarer à créiiture vivante, car en cela consiste ta vie et ta mort. Tu n'es point ignorante, par le rapport commun des citoyens de cette cité et par la renommée qui est publiée partout de moi, que j'ai voyagé quasi par toutes les provin- ces de la terre habitable : de sorte que par l'espace de vingt

TKOISIKUE HlâTOIEtK TUAGl^lJi:.

449

ans continus, je n'ai donné repos à mon corps, mais Je l'ai le plus souveDl exposé à la merci des bêtes brûles par les Héserls, et quelquefois h. celle des ondes, à la merci des pirates, et de mille autres périls et naufrages qui se retrou- vent tant en la mer que sur la terre. Or, est-il, ma Glle, que toutes mes pérégrinations ne m'ont point été inutiles, car, outre le contentement incroyable que j'en reçois ordinai- rement en mon esprit, encore en ai-je recueilli un autre fruit particulier, lequel, avec la grâce de Dieu, lu ressentiras en bref. C'est que j'ai éprouvé les propriétés secrètes des pierres, plantes, métaux et autres choses cachées aux en- trailles de la terre, desquelles jo me sais aider (contre la commune loi des hommes), lorsque la nécessité me sur- Tienl, spécialement aux choses esquelles je connais mon Dieu en être moins offensé. Car, comme tu sais, étant sur le bord de ma fosse [comme je suis) et que l'heureapproche qu'il me faut rendre compte, je dois désormais avoir plus grande appréhension des jugements de Dieu que lorsque les ardeurs de l'inconsidérée jeunesse bouillonnaient en mon corps. Entends donc, ma fille, qu'avec les autres grâces et faveurs que j'ai reçues du ciel, j'ai appris et expérimenté longtemps la composition d'une pâte que je fais de certains soporifèrcs, laquelle, puis après réduite en poudre el bue avec un peu d'eau, en un quart-d'heure endort tellement celui qui la prend et ensevelit si bien ses sens et autres es- prits de vie qu'il n'y a médecin tant excellent qui ne juge pour mort celui qui en a pris. Et a encore davantage un effet plus merveilleux : c'est que la personne qui en use no sent aucune douleur ; et. selon la quantité de la dose qu'on a reçue, le patient demeure en ce doux sommeil, puis, quand son opération est parfaite, il retourne en son pri;inier état. Or, reçois donc maintenant l'instruction de ce que tu dois faire, et dépouille cette affection féminine, et prends un courage viril, car en la seule force de tou cœur consiste

450 àPPBMDIGB.

l'heur ou malheur de ton affaire. Voilà une Gole que je te donne, laquelle tu garderas comme ton propre cœur, et le soir dont le jour suivant seront tes épousailles, ou le ma- tin avant jour, tii Temphras d'eau et boiras ce qui est con- tenu dedans, et lors tu sentiras un plaisant sommeil, lequel glissant peu à peu par toutes les parties de ton corps, les contraindra si bien qu'elles demeureront immobiles, ot, sans faire leurs accoutumés offices, perdront leurs naturels sentiments ; et demeureras en telle extase l'espace de qua- rante heures pour le moins, sans aucun pouls ou mouve- ment perceptible : de quoi étonnés ceux qui te viendront voir te jugeront morte, et, selon la coutume de notre cité, ils te feront apporter au cimetière qui est près notre église et te mettront au tombeau ont été enterrés tes ancêtres les Cflpellets. Et cependant j'avertirai le seigneur Rhoméo par homme exprès de toute notre affaire, lequel est à Man- toue, qui ne faudra à se trouver la nuitée suivante nous fe- rons, lui et moi, ouverture du sépulcre, et enlèverons Ion corps. Et puis l'opération de la poudre parachevée, il te pourra emmener secrètement à Mantoue , au déçu de tous tes parents et amis, puis peut-être quelquefois la paix de Rhoméo faite, ceci pourra être manifesté avec le conten- tement de tous les tiens.

Les propos du beau-père finis, nouvelle joie commença à s'emparer du cœur de Juliette, laquelle avait été si atten- tive à les écouter qu'elle n'en avait mis un seul point en oubli. Puis elle lui dit :

Père, n'ayez doute que le cœur me défaille en Tao- complissement de ce que vous m'avez commandé : car, quand bien serait quelque forte poison et venin mortel, plutôt le mettrais- je en mon corps que de consentir de tom- ber ès-mains de celui qui ne peut avoir part en moi. A plus forte raison donc me dois- je fortifier et exposer à tout mor- tel péril, pour m'approcher de celui duquel dépend entià-

TBOISIÉMS HISTOIRE TRAGIQUE. ib\

mni-nt ma vie et lout le conlentemeat que je prétends ea M monde .

Or va donc, ma lilk> (dit le licau-pèrej à ta garde àt \ Dieo. lequel je prie te tenir la main i^t le coufirmer celte J ToloDié en l 'accumpliâscmint de toD œuvre.

Juliette, partie d'avec frère Laurens, s'en retuurua au.piH- j Uîs de son père sur k-s onze tioures, elle trouva sa mère i k la [tOTie qui l'Bllendail en twune dévotion de lui deman- der si file voulait eucoru cunlinuer en ses premières er- reurs : mais Juliette, avec une contenance plus gaie que de coutume, sans avoir pntience que sa mère IJulerrogeâl, lui dit:

Madame, je viens de Saint- François j'ai séjourné peut-âtre plus que mon devoir ne requérait, néanmoios ce n'a été sans Truit et sans apporter un grand repos à ma con- scûuco affligée par le moyen de notre père spirituel, frère Laurens, auquel j'ai fait udl- bien ample déclaration de ma vie, et même lui ai communiqué eu confession ce qui était passé entre monseigneur mon père et vous sur le mariage du comte Paris el de moi ; mais le bon homme m'a su si bien gagner par ses saintes remontrances et louables horta* lions, qu'encore que je n'eusse aucune volonté d'être ja- mais mariée, si est ce que je suis maintenant disposée de vous obéir en tout ce qu'il vous plaira me commander. Par quoi, madame, je vous prie, impétrez ma grâce envers mua seigneur et père et lui dites, s'il vous plaît, qu'obéissant à sou commandement, je suis prête d'aller trouver le comle Ptris h Villefranche, et là, en vos présences, l'acci'pter pour seigneur et époux : en assurance de quoi je m'en vais à mon cabinet élire tout ce qu'il y a de plus prét^imx, afm que me voyant en si bon équipage, je lui suis plus agréable.

La Uonn>.' mère, ravie de trop grand aise, ne peut répon- dre un seul mol, mai» s'en va en diligence (rouvur le soi- gneur Anlooio sou mari, auquel elle raconta par le meau

452 APPENDICE.

le bon vouloir de sa fille, et comme parle moyen de frère Lau- retiselle avait du tout changé de volonté : de quoi lebon vieil- lard, joyeux outre mesure, louait Dieu en son cœur disant :

M 'amie, ce n*est pas le premier bien que nous ayons reçu de ce saint homme, même qu'il n'y a citoyen en cette République qui ne lui soit redevable : plût au Seigneur Dieu que j'eusse acheté vingt de ses ans la tierce partie de ma vie, tant m'est griève son extrême vieillesse !

Le seigneur Antonio à la même heure va trouver le comte PAris auquel il pensa persuader d'aller à Villefrancbe. Mais le comte lui remontra que la dépense serait exces- sive» et que ce serait le meilleur de la réserver au jour des noces pour les mieux solenniser : toutefois qu'il était bien d'avis, s'il lui semblait bon, d'<(11er voir Juliette, et ainsi s'en partirent ensemble pour l'aller trouver. La mère, aver- tie de sa venue, fit préparer sa fille h laquelle elle com- manda de n'épargner ses bonnes grâces à la venue du comte, lesquelles elle sut si bien déployer, qu'avant qu'il partit de la maison, elle lui avait si bien dérobé son cœur, qu'il ne vivait désormais qu'en elle, et lui tardait tant que l'heure déter- minée n'était venue qu'il ne cessait d'importuner et le père et la mère de mettre une fin et consommation à ce ma- riage. Et ainsi se passa cette journée assez joyeusement, et plusieurs autres, jusques au jour précédant les noces, au- quel la mère de Juliette avait si bien pourvu qu'il ne res- tait rien de ce qui appartenait à la magnificence et grandeur de leur maison. Villefrancbe duquel nous avons lait men- tion était un lieu de plaisance le seigneur Antonio se voulait souvent récréer, qui était un mille ou deux de Vé- rone, où le dtner devait se préparer, combien que les solen- nités requises dussent être faites h Vérone.

Juliette sentant son heure approcher, dissimulait le mieux qu'elle pouvait, et quant) ce vint l'heure de se reti- rer, sa dame de chambre lui voulait faire compagnie et

m

TROIBIÉHE EISTOIRE TBAGlQrE. 453

coucher en sa chambre, comme elle avait accoutumé. Mais Juliette lui dit:

Ma graud'amie, vous savez que demain se doivent cé- lébrer mes noces, et parce que je veux passer la plupart de la auît en oraisons, je vous prie pour aujourd'hui me lais- ser seule et venez demain sur les six heures m'sider à m'accoûtrer '.

Ce que la bonne vieille lui accorda aisément, ne se dou- tant pas de ce qu'elle so proposait de faire. Juliette, s'élant retirée seule en sa chambre, ayant un bocal d'eau sur la ta- ble, emplit la fiole que le beau-père lui avait donnée : et après avoir fait cette mixtion, elle mit le tout sous le chevet de son lit, puis elle se coucha : et, étant au lit, nouveaux pensers commencèreut à l'environner, avec une appréhen- sion de mort si grande qu'elle ne savait en quoi so résou- dre, mais se plaignant incessamment, disait :

Ne suis-je pas la plus malheureuse et désespérée créa- ture qui naquit onques entre les femmes? Pour moi n'y a au monde que malheur, misère et mortelle tristesse, puis- que mon infortune m'a réduite à telle extrémité que, pour sauver mon honneur et ma conscience, il faut que je dé- vore ici un breuvage duquel je ne sais la vertu. Mais que sais-je (disait-elle) si l'opération de cette poudre se fera point plus tôt ou plus tard qu'il n'est de besoin et que, ma faute étant découverte, je demeure la fable du peuple? Que sai&-je davantage si les serpents et autres bétes venimeuses qui se trouvent coutumièrement aux tombeaux et cachots de la terre ra'oiïenscronl pensant que je sois morte? Mais comment pourrai-je endurer la puanteur de tant de charo- gnes et ossements de mes ancêtres qui reposent en ce sé-

' Daiu [■ légende il^ljonae. Juliette D'éli)i({"e pns MgouterninM qui passe la naît Untii sa chambre. La iirécauiion prise ici ds cQUgôdier il camfriite eat due i la Mgacilû du trniluctear fraudais.

454 AfPIllDICI.

palcre? Si de fortane je m'ëveillais avant que Rhomëo et Laarens me finssent secourir?

Et ainsi qu'elle se plongeait en la contemplation de ces choses, son imagination fut si forte qu'il lui semblait avis qu'elle voyait quelque spectre ou fantôme de son cousin Thibaut, en la même sorte qu'elle l'avait vu blesse et san- glant, et appréhendait qu'elle devait vive être ensevelie à son cùXé avec tant de corps morts et d'ossements dénués de chair que son tendre corps et délicat se prit à frissonner de peur, et ses blonds cheveux à hérisser tellement que, pressée de frayeur, une sueur froide commença à percer son cuir et arroser tous ses membres, de sorte qu'il lui semblait avis qu'elle avait déjà une infinité de morts autour d'elle qui la tiraillaient de tous côtés et la met- taient en pièces : et sentant que ses forces se diminuaient peu à peu, et craignant que par trop grande débilité elle ne pût exécuter son entreprise, comme furieuse et force- née, sans y penser plus avant, elle engloutit l'eau contenue en la fiole; puis, croisant les bras sur son estomac, per- dit à l'instant tous ses sentiments du corps et demeura en extase.

Sa dame de chambre, qui l'avait enfermée avec la clef, ouvrit la porte, et, la pensant éveiller, l'appelait souvent, et lui disait : « Madamoiselle, c'est trop dormir ! Le comte Paris nous viendra lever. » La pauvre femme chantait aux sourds, car, quand tous les plus horribles et tempétueux sons du monde eussent résonné à ses oreilles, ses esprits de vie étaient tellement liés et assoupis, qu'elle ne s'en fût éveillée.

De quoi la pauvre vieille étonnée commença à la ma- nier, mais elle la trouva partout froide comme marbre : puis, lui mettant la main sur sa bouche, jugea soudain qu'elle était morte, car elle n'y avait trouvé aucune respira- tion : dont comme forcenée et hors de soi, courut l'annon-

TROISIEME HISTOIRE TRAGIQUE.

45à

cer à la mère, laquelle effrénée comme un tigre qui a perdu ses faons, entra soudaiuemeDt en la chambre de sa (ille, et, l'ajaDt avisée en si pileux élat, la pensant morte, s'écria ;

Ah ! mort cruelle, qui as mis fin k toute ma joie et fô- iidté, exécute le dernier fléau de ton ire contre moi, de peur que, me laissant vivre le reste de mes jours en tris- tesse, mon martyre ne soit augmenté.

Lors elle se prit tellement à soupirer qu'il semblait que le cœur lui dût fondre : et ainsi qu'elle renfon;ait ses cris, Toici le père, le comte Paris, et grande troupe de geutils- honimes et damoiselles, qui étaient venus pour honorer la fête : lesquels, sitôt qu'ils eurent le tout entendu, menà- reut tel deuil, que, qui eût vu lors leurs contenances, il eût pu aisément juger que c'était la journée d'ire et de pi- tié, spécialement le seigneur Antonio, lequel avait le cœur si serré, qu'il ne pouvait ni pleurer ni parler, et, ne sa- chant que faire, mande incontinent quérir les plus experts médecins de la ville, lesquels, après s'être enquêtes de la tie passée de Juliette, jugèrent d'un commun rapport qu'elle était morte de mélancolie, et lors les douleurs commencèrent à se renouveler. Et si oncques journée fut tamentahie, piteuse, malheureuse et fatale, eerlsine- ment ce fut cellu en laquelle la mort de Juliette fut publiée par Vérone : car elle était tant regrettée des grands et des petits, qu'il si.'mblait à voir les communes plain- tes que toule la République fût en péril, et non sans cause. Car, outre la naïve beauté, accompagnée de beaucoup de vertus, desquetl<>s nature l'avait enrichie, encore élail-elte tant humble, sage et débonnaire, que, pour cette humilité et courtoisie, elle avait si bien dérobé les cœurs d'un chacun, qu'il n'y avait celui qui ne lamenlât son dé- sastre.

Comme ces choses se mcnaienl, frère Laurens dépêcha

456 Ammci.

en dfligeoee on betn-père de soo cooTent nommé frère Ansebne * aaqoel fl se fiait comme en lui-même, et lui donna ane lettre écrite de sa main, et lui commanda ex- pressément ne la bailler à autre qu'à Rhoméo, en laquelle était eonté tout ce qui était passé entre lui et Juliette, nom- mant la fertu de la pondre, et lui mandant qu'il eût à venir la nnil snitante, parce que l'opération de la poudre pren- drait fiu, et qu'il emmènerait Juliette avec lui à Mantoue en habit dissimulé, jusqu'à ce que la fortune en eût autrement ordonné. Le cordelier fit si bonne diligence, qu'il arriva à Mantoue peu de temps après. Et pour ce que la coutume dllalieestque lesCordeliers doivent prendre un compagnonà leor couvent pour aller £ûre leurs affaires par la ville, le cor- délier s'en va à son couvent, mais depuis qu'il j fut entré, il ne lui fut loisible de sortir à ce jour comme il pensait, parce qne quelques jours avant, il était mort quelque religieux au ooovent (comme on disait] de peste : par quoi les députés de la santé avaient défendu au gardien que les Cordeliers n'eussent à aller par ville, ni communiquer avec aucun des dtojens, tant que Messieurs de la justice leur eussent donné permission : ce qui fut cause d'un grand mal, comme vous verrez ci-après. Ce cordelier étant en cette perplexité de ne pouvoir sortir, joint aussi qu'il ne savait ce qui était contenu en la lettre, voulut différer pour ce jour.

Cependant que ces choses étaient en cet état, on se pré- para à Vérone pour faire les obsèques de Juliette. Or, ont une coutume qui est vulgaire en Italie, de mettre tous les plus apparents d'une lignée en un môme tombeau, qui fut cause que Juliette fut mise en la sépulture ordinaire des Ca- pellets, en un cimetière près l'église des Cordeliers, même Thibaut était enterré.

Et les obsèques parachevées honorablement, chacun s'en

* Prert Jean dans le drame.

TROISIÉIIB HISTOIRE TBAGIQUK-

457

retourna; auxquelles Pierre', serviteur de Rhoméo, avait assisté, car, comme nous avons dit ci-devant, son maître l'avait renvoyé de Mautoue à Vérone faire service h son père, et l'avertir de tout ce qui se bâtirait en son absence & Vérone. Et ayant vu le corps de Juliette enclos dans le tom- beau, jugeant comme les autres qu" elle était morte, prit in- continent la poste el fil tant par sa diligence, qu'il arriva à Maatoue il trouva son maître en sa maison accoutumée, auquel il dit, ayant ses yeux tout mouillés de grosses larmes :

Mon seigneur, il vous est survenu un accident si étrange, que, si vous ne vous armez de constance, j'aî peur de devenir le cruel ministre de votre mort. Sachez, monseigneur, que depuis hier matin medamoiselle Juliette a laissé ce monde pour chercher repos en l'autre, et l'ai vue en ma présence recevoir sépulture au cimetière de Saint- Prançois.

Au son de ce Irisle message, Rhoméo commença à mener tel deuil qu'il sembla que ses esprits, ennuyés du martyre de sa passion, dussent â l'instant abandonner son corps; mais son fort amour qui ne put lui permettre de faillir jus- quesà l'exlrëmilé, lui mit en fantaisie que s'il pouvait mourir auprès d'elle, sa mort serait plus glorieuse, et elle (ce lui semblait) mieux satisfaile.'A raison de quoi, après s'filre lavé la face, de peur qu'on ne connût son deuil, il part de sa chambre et défend à sou serviteur de le suivre, puis il s'en va par tous les cantons de hi villi', chercher s'il pourrait trouver remède propre h son mal. Et ayant avisé entre autres ta boutique d'un apothicaire .nssez mal peuplée de boites et autres choses requises à son étal, il pensa lors en lui-même que l'extrême pauvreté du maître le ferait volontiers con- sentir il ce qu'il prétendait lui demander. Et après l'avoir tiré à part, lui dit en secret :

U

458 ÂPPXITDKZ

Maître, voilà cinquante ducats que je tous donne, et me délivrez quelque violenle poison, laquelle en un quart d*beure fasse mourir celui qui en usera.

Le malheureux vaincu d*avarice lui accorda ce qu'il lui demandait, et feignant lui donner quelque autre médecine devant les gens , lui prépare soudainement le venin, puis lui dit tout bas :

Monseigneur, je vous en donne plus que n'avez besoin, car il n'en faut que la moitié pour faire mourir en une heure le plus robuste homme du monde '.

Rhoméo, après avoir serré son venin s*en retourna è sa maison il commanda à son serviteur qu'il eût à partir en diligence et s'en retourner à Vérone, et qu'il fit provision de chnndelles, de fusil et d'instruments propres pour ouvrir le sépulcre de Juliette, et surtout qu'il ne faillît à l'attendre joignant le cimetière de Saint-François, et sur la vie qu'il ne dtt à personne son désastre. A quoi Pierre obéit, en la forme que son maître lui avait commandée et fit. si bonne diligence qu'il arriva de bonne heure à Vérone, donna ordre à tout ce qui lui étiit enchargé.

Rhoméo cependant sollicité de mortels pensements, se fit apporter encre et papier, et mit en peu de paroles tout le discours de ses amours par écrit, les noces de lui et de Juliette, le mojen observé en la consommation d'icelles, le secours de frère I^urens, l'achat de sa poison, finalement sa mort, puis ayant mis fin à sa triste tragédie , il ferma les lettres et les cacheta de sou cachet, puis mit la superscrip- tion h son père, et serrant ses lettres en sa bourse, il monta à cheval et fit si bonne diligence, qu'il arriva par les obscures

> Cette scène qae Shakespeare a si merveilleosement déTeloppée, est dae tOQte entière à Timagi nation de Pierre Boistean. Le texte italien dit tout simplement : « Roméo prit avec Ini an flacon rempli d*an poison très-violent ; et sous le costume d*nn marchand allemand, monta è ehe- Tal. »

TROISIÈME HISTOIRE TRAGIOUB.

459

ténèbres de Ifl nuit en la cité de Vérone, avant que les porles fuâseal fermées, il trouva son si-rviteur qui l'atteDdail. avi'C laDlernes et iDstruments susdits, propres pour ouvrir le sépulcre, auquel il dit :

Pierre, aide-moi à ouvrir ce sépulcre et, sitât qu'il sera ouvert, je te coinmanderoi sur peine de la vie, de a'ap- procber de moi, ni de nietU% empêchement à chose que je veuille eiécuter. Voilà une leltre que lu présenteras demain au matin à mon pare à son lover, laquelle peut-être lui sera plus agréable que tu ne penses.

Pierre ne pouvant imaginer quel était le vouloir de son maître, s'éloigna quelque peu afin de contempler ses gestes et contenances. Et lorsque le cercueil fut ouvert, Rhoraéo descend deux degrés, lignant sa chandelle à la main, et com- mença à aviser d'un œil piteui le corps de celle qui élnit l'organe de sa vie, puis, l'ayant arrosée de ses larmes et baisée étroitement, la tenant entre ses bras, ne se pouvant rassasier de sa vue, mil ses craintives mains sur le froid es- tomac de Juliette et, après l'avoir maniée en plusieurs en- droits, et n'y pouvant asseoir aucun jugement de vie, îl tira la poison de sa botte, el en ayant avalé une grande quantité, il s'écrie :

0 Juliette de laquelle le monde était indigne, quelle mort pourrait élire mon cœur qui lui fût agréable que celle qu'il souffre près de toi? quelle sépulture plus glorieuse que d'être enfermé en Ion tombeau? quelle plus digne ou excel- lente épitaphe se pourrait sacrer A la mémoire que ce mutuel et piteui sacrifice de nos vies?

El cuidant renforcer son deuil, le coeur lui commença à frémir pour la violence du venin, lequel peu à peu s'-mpa- rait de son cusur, et, regardant cji et là, avisa te corps de Thibaut, près de celui de Juliette, lequel n'était encore <lu tout putréfié, parliinl fi lui comme s'il élait vif. disait :

Cousin Thibaut, en quelque lieu que tu sois, je te crie

460 APRUDICS.

maintenant merci de l'offense qoe je fis de te priter de vie, et si ta souhaites vengeance de moi, quelle autre plus grande ou cruelle satisfaction saurais-tu désormais espérer que de voir celui qui t'a méfait » empoisonné de sa propre main et enseveli à tes côtés ^

Puis, ayant mis fin à ce propos, sentant peu à peu la vie lui défaillir, se prosternant à genoux, d'une voix faible dit assez bas :

Seigneur Dieu, qui pour me racheter es descendu du sein de ton père et as pris chair humaine au ventre de la Vierge, je te supplie prendre compassion de cette pauvre âme affligée : car je connais bien que ce corps n'est plus (JUe terre.

Puis saisi d'une douleur désespérée, se laissa tomber sur le corps de Juliette de telle véhémence que, le cœur atténué de trop grand tourment, ne pouvant porter un si dur et der- nier effort, demeura abandonné de tous les sens et vertus naturelles : en façon que le siège de l'ftme lui faillit à l'in- stant, et demeura raide étendu '.

* Ainsi qoe je Tai dit h rintroduclion, Pierre Boistean a complète- ment modifié la fin de la légende italienne. Dans la nooTelle de Ban- dello, Roméo et Juliette te reconnaissent avant de monrir. J'extrais de la traduction de M. de Gnénifey, publiée en 1836, le récit de cette funèbre entrevue :

«... Roméo, ayant pris Juliette entre ses bras, loi prodiguant les pins tendres caresses, attendait une mort inévitable et prochaine, en conjurant Piétro de fermer la tombe sur lui. Le temps était vena la poudre entièrement digérée avait perdu toute sa vertu. Juliette se ré- veilla, et sentant que quelqu'un la tenait embrassée, elle crnt qne le père Lorenzo venait pour la retirer du cercueil et la conduire dans sa cellule ; que, poussé par quelque mauvaise pensée, il osait attenter à sa pudeur. « 0 mon père I dit-elle, est-ce ainsi qne voos répondez h la » confiance que Roméo a eu vous ? Retirez-vous ! » et s'agitant ponr t'en débarrasser, elle changea de position, ouvrit les yeux et vit qu'elle était dans les bras de Roméo, qu'elle reconnut aussitôt quoiqu'il fût dégnisé en Allemand : « 0 mon Dieu ! s'écria -t-elle, ma chère vie, vons icil

THOTSIÈME HISTOIRE TRAOIOUK. 461

Frôpe Lnurens qui connaissait le période certain 3e l' opé- ration de sa poudre, émerveillé qu'il n'avait aucune réponse de la lettre qu'il avait envoyée à Rhoméo par son compagnon frère Anselme, s'en part de Saint-François, et avec înstru-

esl te përe Loreazo? Ponrqnoi ne me reiirei-Yoas pas de ce sépul-

cwT Ponr l'nmour de Dieu, sortons d'ici, a

Roméo, 10 jani Juliette ouvrir les yeui el l'ajnnl eosnite entendge parler, rit dniremeot qu'elle viiail, qu'elle n'était pai morte ; il en res' Mntît i la Tois ane joie et un chagrin indicibles. Il serrait dans set brat celle chtre épouse qu'il arroMît de ses larmes.

« 0 ciel I vie de ma vie, cœur de mon corps, quel homme au

> monde épronvn jamais autant de joie que j'en resieas en ce momeiit ;

rermement persuadé que vous étiei morte, quel est mon bonheur

> de TOUS tenir dans mea bras pleine de nie et de santé 1 Mais aoasi

> quelle douleur fut jamais égale à ma doalenr, quelle peine peot être

plus cuisante que la mienne de me voir parTenu i la (in de ma malheu- reuM carrière et de sentir la vie prêle à m'échapper quand plus qne

jamais elle me serait agréable 1 Car, si je vis encore une demi-heure, B c'est plus que je ne puis espérer. Eiista-t-il jamais au monde nne » personne qui, dans le même temps, éprouva autant d'allégresse et de » désespoir que j'en ressens moi-même en ce moment? En alTet, quelle 1 n'eit pas ma satisfaction, chère compagne, de vods retrouver virsDie V nprès vous avoir cru perdue pour toujours et voua avoir pleurée si

amèrement ! Il est viai, je doi^ avec vous me réjouir d'un si heureux

événement ; mais en même temps, à quelle extrême douleur ne suis- je

pas en proie, pensant que bientôt je ne pourrai plu» vous voir, vous

eolendre, rester avec vous et jouir de votre compagnie si douce, si

agréable elaprès laquelle j'ai taiil sonpirél II est certain que la joie

de vous voir rendue au monde surpasse de beaucoup la douleur qui me

lonrnienle en sentant approcher l'Instant fatal qui doit me séparer i D jamais ile vous; je prie notre divin Créateur qu'autant d'années qui H vont se trouver retranchée* de mon eiistence, il veuille bien tes ajon- i> 1er A la vdtre et rendre voire sort moins funeste que le mien ; je sens

que déji ma vie est Dnie. s

Juliette qui s'était presque eotièremeol mise sur son séant, enten- dant ce discours de Roméo, lui dil : n Ah ! quelles paroles me dites- » vous donc, seigneur, eu ce momenll Est-ce donc la consolation que

> je devais atteudreT êtes-vous veuu etprës de Mantoue poar m'apporler

une aussi lerrible nouvelleT quels aeni

462 APPSNDIGE.

ments propres délibère d'ouvrir le sépulcre pour donner air è Juliette, laquelle était prête à s'éveiller. Et approchant du lieu, il avisa la clarté dedans» qui lui donna terreur jusques à ce que Pierre, qui était prè», Teût acertené que Roméo

meott qnel mal teotei-Toas donc poor parler de monrir? ji

» L'iDforiQDé Roméo loi raconta aion la circonstance da poison qu'il arait pris.

« Hélas ! infortonée qne je sois I s'écria Juliette, qa'est-ce qoe » j'apprends T qne me dites-Tons? sqis-je assez malheoreose l mon sort » est-il assez déplorable ! mais, d'après ce qoe j'entends, le père Lorenzo » ne TODS a point écrit qoelles étaient les mesores qoe noos avions adop- » tées. 11 m'avait si bien promis qo'il toos iostroirait de toot I

a Ainsi, cette jeone femme inconsolable, dans l'amertome de sa doo- leor, ao milieu des plears, des cris, des sanglots, presque hors d'elle- même, dans one agitation aflreose, raconta i son mari, ayec détail, toot ce qoi avait été concerté entre le religieui et elle, afin qu'elle ne fût pas contrainte d'accepter le mari que son père voulait la forcer d'épou- ser.

9 Ces détails, parvenus h la connaissance de Roméo, augmentèrent d'autant plus sa douleur et ses violents chagrins.... La pauvre Juliette, la plus effrayée des femmes, car il n'y avait aucun remède è sa douleur, s'adressant è Roméo : c Puisqu'il n'a pas plu h Dieu, dit-elle, de nous » accorder la grâce de passer noire vie ensemble, qo'il loi plaise ao » moins que j'aie la consolation d'être ensevelie ici avec voos et qoe noos » n'ayons qu'une seule et même sépulture. Soyez bien convaincu que, » quelque chose qu'il arrive, nulle puissance au monde ne pourra ro'o- » biiger à quitter ce lieu sans vous. » Roméo, l'ayant prise de nouveau dans ses bras, recommença avec toutes sortes de caresses, h la supplier de se consoler et de se résigner è vivre, ajoutant que, pour lui, il ne pourrait quitter la vie avec moins de douleur qu'autant qu'il aurait l'as- surance que Juliette serait vivante et disposée à prendre soin de ses Jours. Il lui dit, à ce sujet, les choses les plus touchantes pour la con- vaincre. Quant A lof, il se sentait progressivement défaillir; sa vue était déjà presque éteinte, et ses forces Tabandonnaient ; toot è coup, il tomba en (liant d'une manière attendrissante ses derniers regards sur sa femme inconsolable; il s'écria : « 0 ciel! malheureux que je suis! adieu, ma » chère Juliette, adieu, je meurs. »

Le père Lorenzo (quelle qu'en fût la cause) n'avait pas voulu transpor- ter Juliette la nuit même qu'elle fut ensevelie, dans une chambre du

THOISIÈME HISTOIRE TRAGlOl-E.

463

éUil dedans et n'avait cessé de se plaindre et lameiiler de- puis deux heures. Et lors entrèrent dedans le sépulcre et trouvant Rhoméo sans vie , menèrent un deuil tel que peuvent appréhender ceux qui ont BÎmé quelqu'un de par- faite amitié.

iivnQle, «ûjant que

g Roméo ne piraJEsaît pat, il em- mena BTec lui un religieui qui avsil sa conrinace, et il Tint avec toul ce qu'il fallait pocr ourrir le lombuai]. Lesdeni relifileui j arrivÈrenl au (Domenl Roméo allait eilialer soe dernier soupir. Le père l.oreoio, ajant vu qae la porte du lonibenu -'-lait ouverte et recouua Piélro. lui dit raïuilièiemenl : a Bb I l'ami, oiïeat ton malireîs Jalietic.eaiendant parler el ayant reconiin lunt de sulle la roii du rfligieui, <oulevant la tête, Ini adressa ce qui mit : « Que Dieu vous le pardonne, ino.i père,

mais vous avex <''lé Ijje» eiacl a envoyer la lettre i Roinéol n v Je * Ib loi ai bien certainement adressée, répondit le Père ; et c'eil le frère » Anselme, que lu connais bien, que j'ni chargé de ce mesnnge. Mais, t ma lllle, pourquoi me fais-tu celte question T Juliette, Tondant en larioes. lui rf-pondit : « Veuei id, et tous le lerrei, v

a Le religieux se rendit t l'invitation de Juliette et vit. en effet, Homéo couché et i qui il ret>tait a peine un souffle Je vie : » Roméo,

non cher (ils, qu 'as-tu? quel mal éprouvei-luT Roraéo, quoique à •on hvare suprême, ouvrit encore ses yeut mourants, reconnut 1c reli- gieux el lui dit aveu une grindedirTieulu- qu'il lui recamoianilait Juliette, que, pour lui, ni secoiir» ni conseils n'él.ilent pies nécessaires, et que, répondant de ses fautes, il demandait pardon t I>ïpu el k lui. A peine l'inTorinné Roméo eut-il pronun ce ces dernières parole* et se fui-il frappé faiblement Ja poitrine, qu'il eipira.

Combien ce spectacle fut stfreui pour an jeune femme déji réduite au désespoir 1 lUon cœur est incapable de pouvoir le décrire. Que celui qni porte un cœur sensible et qui aime véritablemeni, s'en faste une Juste idée el cberclie, |<ar rimaginatiOD, n se repréienler un spectacle aussi horrible, l'elle-ci, sanglolaul, répétait sans cesse le nom d'unépoai •doré, qu'elle appelait en vain ; le cceur brisé, elle tomba *ur le corpa inanimé de Roméo, sa doulcor la retint longtemps éranaiiie. Le boa religieux et Piélro, eicesaivemanl aniig<-s, parugeant sa douleur el innrhés de son d.'-sespoir, réussirent, i force desoins, à la rappeler à la vie. Ayint recouvré le sentiment, ellejoignit étroitement ses deni et les réunissant aiec foreei elle donna un libre coora i «e* lannaa

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TROISIÈME HISTûlBE TIUGIIJCE.

465

loi raconta fidèlement comme il avait envoyé frère Anselme vers Rhoméo à Mantoue, duquel il n'avait pu avoir réponse, toutefois qu'il avait trouvé Rhoméo au sépulcre, mort, duquel il lui montra le corps étendu joignant le sien : la suppliant au reste de porter patiemment l'infortune survL'nue, et que, s'il lui plaisait, il la conduirait en quelque monastère secret de femmes elle pourrait [avec le temps) modérer son deuil et donner repos à son âme. Mais à l'instant qu'elle eut jeté l'œil sur le corps mort de Rlioméo, elle commença à détoupcr la bonde à ses larmes par telle impétuosité que, ne pouvant supporter la fureur de son mal. elle haletait sans cesse sur sa bouche, puis, se lançant sur son corps et l'embrassant ëlroitement, il semblait qu'à force de soupirs et de sanglots, elle dût le vivifier et remettre en essence. Et après l'avoir baisé et rebaisé un million de fois, elle s'écria :

Ah ! doux repos de mes pensées et de tous les plaisirs que jamais j'eus, as-tu bien eu le cœur si assuré d'élire ton cimetière en ce lieu, entre les bras de la parfaite amante, et de finir le cours de ta vie à mon occasion , en la ileur de

chère et plus Agrfal>Ia quels tienne? Oai, je suivrai les iraces et ne

> l'abandonnerui pai. ii

> Le religieni et Piétro, pénétrés de compassioa, fondnieat en larmes et faisaient tout leur poMible pour lui donner linéique consolation ; mais tout cela en vain. Le pïre Lorenzo lui disail : Ma Hlle, noas ae

> pouvass pas revenir sar ce qui eut Tait etacrompti. S'il étail possible

Biec de« plenri de ressusciter Ronn-o, nous fondrions tous en larmes

aRn de le rappeler h la vie, mais il n'y a point de rcmiide. Reprends » conrage, songe i présent à vivre, et si lu ne veux pas rtlourner duns B la maison de loii père, je pourrai réussir s le placer daus un saint

raonasti^re oti, te consacrent au service du seigneur, tu lui adresseias

do Teifenlos prières pour Time de Inn mari. »

B Mais Juliette ne voulait rien écouler, et ddseAp^ranl de pouvoir racheter la vie de Boméu au prii de la sienne, elle persista dans son cniel dessein et se résolut à mourir. Ajfliit donc coaccniré lontei ses pensées sur sou malheureux époni qu'elle serrait sur sa poitrine, elle tomba dam nne rêverie profonde, |inis eiptra. >

L

466 APPniDiCI

ta jeunesse lorsque le vine te détail 6tre plus dier et délec- table? Cotnment ce tendre corps a-l-il pu résister au furieux combat de la mort lorsqu'elle s'est présentée? Gomment ta tendre et délicate jeunesse a-t-elle pu permettre son gré, que tu te sois confiné en ce lieu ordurier et infect tu serviras désormais de pâture à vers, indignes de toi? Hélas! hélas! quel besoin m'était-il maintenant que les douleurs se renou- fêlassent en moi , que le temps et ma longue patience de- taient ensevelir et éteindre? Ah ! misérable et chétive que je suis! pensant trouver remède A mes passions, j*ai émoulu le couteau qui a fait la cruelle plaie dont je reçois le mortel bommage ! ab ! heureux infortuné tombeau qui servira es siècles futurs de témoin de la plus parfoiite alliance qu'ont les deux plus infortunés amants qui furent oncques ! reçois maintenant les derniers soupirs et accès du plus cruel de tous les cruels sujets d*ire et mort.

Et comme elle pensait continuer ses plaintes, Pierre aver- tit frère Laureos qu'il entendait un bruit près de la citadelle, duquel intimidés ils s'éloignèrent promptement, craignant être surpris. Et lors Juliette se voyant seule et en pleine li- berté, prit de rechef Rhoméo entre ses bras, le baisant par telle affection qu'elle semblait être plus atteinte d'amour que de la mort. Et ayant tiré la dague que Rhoméo avait ceinte à son côté, se donna de la pointe plusieurs coups au travers du cœur, disant d'une voix faible et piteuse :

Ha ! mort, fin de malheur et commencement de félicité, sois la bienvenue : ne crains à cette heure de me darder, et ' ne donne aucune dilatioo à ma vie, de peur que mon esprit ne travaille à trouver celui de mon Rhoméo entre tant de morts ! Et toi, mon cher seigneur et loyal époux Rhoméo, s'il te reste encore quelque connaissance, reçois celle que tu as si loyalement aimée, et qui a été cause de ta violente mort : laquelle t'offre volontairement son âme afin qu'autre que toi ne soit jouissant de l'amour que si justement tu as con-

TROISIEME mSTOIRE TRAGIQUE.

467

quis, et afin que nos espriis, sortant do celte lumière, soieat éterDellemeol vivants ensemble, au lieu d'éternelle immor- talité !

Et ces propos achevés elle rendit l'esprit.

Pendant que ces choses se passaient, les gardes de la ville j passaient fortuitement par auprès, lesquels, avisant la J clarté en celorabcau , soupçonnèrent incontinent que c'étaieDt nécromanciens qui avaient ouvert ce sépulcre pour abuser ' des corps morts et s'en aider en leur art. El curieux de savoir ce qui en était, enlrt'rent au cercueil oii ils trouvèrent Rboméo et Juliette, aj'ant les bras lacés au col l'un de l'autre, comme . s'il eût resté quelque marque de vie. Et après les avoir bien regardés à loisir, connurent ce qui en était; et lors tout I étonnés cherchèrent tant ç^ et là, pour surprendre ceux qu'ils pensaient avoir fait le meurtre, qu'ils trouvèrent enfin le beau père frère Laurens et Pierre, serviteur du défunt Rhoméo, qui s'étaient cachés sous une stalle, lesquels ils menèrent aui prisons, et avertirent le seigneur de l'Escale et les magistrats de Vérone de l'inconvénient survenu, lequel fut publié eu un instant par toute la cité. Vous eussiez vu lors tous les citoyens avec leurs femmes et enfants aban- donner leurs maisons pour assister à ce pilem spectacle. Et afin qu'en présence de tous les citoyens le meurtre (Ot pu- blié, les magistrats ordonnèrent que les deux corps morts fussent érigés sur un théâtre, à la vue de tout le monde en la forme qu'ils étaient quand ils furent trouvés au sépulcre, et que Pierre et frère Laurens seraient publiquement inter- rogés afin qu'aupiiraprès on ne pût murmurer ou prétendre aucune cause d'ignorance. El ce bon vieillard de frère, étant sur le théâtre, ayant sa barbe blanche toute baignée de grosses larmes, les juges lui commandèrent qu'il eût à dé- clarer c€ui qui étaient auteurs de ce meurtre, attendu qu'à heure indue il avait été appréhendi^ avec quelques ferrements près le sépulcre. Frère Laurens, homme roud et libre en

468 APPEHDICE.

parole, sans s'émoaToir aiicaiian^it pour l'accosation pro- posée, leur dit avec une voix assurée :

Messieurs, il n'y a celui d'entre vous qui (s'il avait égard à ma vie passée et à mes vieux ans et au triste spec- tacle où la malheureuse fortune m'a maintenant réduit) ne soit grandement émerveillé d'une tant soudaine et inespérée mutation : attendu que depuis soixante et dix ou douze ans que je fis mon entrée sur la terre et que je commençai à éprouver les vanités de ce monde, je ne fus oncques at- teint, tant s'en faut convaincu de crime aucun qui me sût faire rougir, encore que je me reconnaisse devant Dieu le plus grand et abominable pécheur de la troupe. Si est-ce toutefois que lorsque je suis plus prêt à rendre mon compte el que les vers, la terre et la mort m'ajournent à tous les moments du jour à comparaître devant la justice de Dieu, ne faisant plus autre chose qu'attendre mon sépulcre, c'est l'heure (ainsi comme vous vous persuadez) en laquelle je suis tombé au plus grand intérêt et préjudice de ma vie et de mon honneur. Et ce qui a engendré cette sinistre opi- nion de moi en vos cœurs, sont (peut-être) ces grosses lar- mes qui découlent en abondance dessus ma face : comme s'il ne trouvait pas en récriture sainte, que Jésus-Christ eût pleuré ému de pitié et compassion humaine, et même que le plus souvent elle sont fidèles messagères de l'inno- cence des hommes. Ou bien, ce qui est plus probable, c'est l'heure suspecte el les ferrements, comme le magistrat a proposé, qui me rendent coupable des meurtres, comme si les heures n'avaient pas toutes été cré^ du Seigneur, égales : et ainsi que lui-même a enseigné, il y en a douze au jour, montrant pour cela qu'il n'y a point exception d'heures ni de moments, mais qu'on peut faire bien ou mal à toutes indifféremment, ainsi que la personne est guidée ou délaissée de l'espril de Dieu. Quant aux ferrements des- quels je fus trouvé saisi, il n'est besoin maintenant de vous

TROISIÈME niSTOlRE TnAOIQUE.

469

fiiire entendre pour quel usage a été créé le fer première- ment, et comme de soi il no peut rien accroilro en l'homme do bien ou de mal, sinon par la maligne volonté de celui qui en abuse. Ce que j'ai bien voulu mettre en avant pour vous faire entendre que ni mes larmes ni le fer ni l'heure sus- pecte ne me peuvent convaincre de meurtre, ni me rendre autre que je suis, mais seulement le tcraoîgnoge de mo pro- pre conscience, lequel seul me servirait (si j'étais coupable) d'accusateur, de témoin et de bourreau. Laquelle [vu l'âge je suis et la réputation que j'ai eue le passé entro vous et le petit séjour que j'ai plus à faire en ce monde) me de- vrait plus tourmenter dedans que toutes les peines mor- telles qu'on saurait proposer. Mais (la grâce à mon Dieu) je ne sens aucun ver qui me ronge, ni aucun remords qui mo pique, touchant le fait pour lequel je vous vois tous troublés et épouvantés. Et afin de mettre vos âmes en repos, et pour éteindre les scrupules qui pourraient tourmenter désormais vos consciences, je vous jure sur toute la part que je pré- tends au ciel, de vous faire entendre maintenant de fond en comble le discours de celte piteuse tragédie, de laquelle vous ne serez (peul-ôtre) moins émerveillés que de deux pauvres passionnés amants qui ont été forts et patients à s' exposer à la miséricorde do la mort, pour la fervente et indissoluble amitié qu'ils se sont portée.

Et lors le beau père commença à leur déduire le com- mencement des amours de Juliette etdelthoméo : lesquelles après avoir élé par quelque espace de temps confirmées, s'était ensuivie parole de présent, promesse de mariage entre eui, sans qu'il en sût rien. Et comme (quelques jours après) les amants se sentant aiguillonnés d'une amour plus forte, s'étaient adressés h lui sous le voile de confession, attestant tous deui par serment qu'ils élaienl mariés et que, s'il ne lui plaisait solenniscr leur mariage en face d'église, ils seraient contraints d'offenser Dieu et vivre en concubî-

4T0

nage. Eo eoosîdératîoD de quoi, et même voyant l'allia nce éire bcMiiie el cootonne en dignité, richesse et noblesse de tons les deux eôlés, espérant par ce moyen (peut-être) ré- GODcOier les Mootescfaes et Capdkts ensemble et faire œuvre agréable à Dien, leor atait donné la bàiédiction en une chapelle : dont la nuit même ils afaîent consommé leur mariage, au palais des Capellets : de quoi la femme de chambre de Juliette pourrait encore déposer. Ajoutant puis après le meurtre de Ibibaut, eoosin de Juliette, être sur- venu, i raison doqnel le ban de Rhoméo s'était ensuivi, et comme en Tabsence dudit Rhoméo, le mariage étant tenu secret entre eux, on l'avait voula marier au comte PAris, de quoi Juliette indignée, s'était prosternée i ses pieds en une chapelle de l'église Saint-François avec une ferme espérance de s'occire de ses propres mains, s'il ne lui donnait conseil au mariage accordé par son père avec le comte Pftris. Ajou- tant pour conclusion, encore qu'il eût résolu en lui-même (pour une appréhension de vidllesse et de mort) d'abhorrer toutes les sciences cadiées auxquelles il s'était délecté en ses jeunes ans , toutefois pressé d'importunité et de pitié, et craignant que Juliette exerçât cruauté contre elle-même, il avait élargi sa conscience et mieux aimé donner quelque légère atteinte à son âme que de souffrir que cette jeune damoiselle défit son corps et mît son âme en péril, et partant avait déployé son ancien artifice, et lui avait donné certaine poudre pour Tendormir, par le moyen de laquelle on l'avait jugée morte. Leur faisant puis après entendre comme il avait envoyé frère Anselme avertir Rhoméo par une lettre de toutes leurs entreprises, duquel il n'avait encore eu réponse : déduisant après par le menu comme il avait trouvé Rhoméo au sépulcre, mort, lequel (comme il était vraisemblable) s'était empoisonné ou étoufié , ému de juste deuil qu'il avait de trouver Juliette en cet état, la pensant morte : puis, poursuivant son discours, déclara comme Juliette s'était tuée

TROISIlUm IIISTOIIIE TIlACIOtli.

471

elle-même de la dsgue de Rhomco, pour l'accompagner après sa mort, et comme il ne leur avait été possible de la sauver, pour le bruit survenu des gardes qui les avaient con- traints de sYcarter.

El pour plus ample Information de son dire, il supplia le seigneur de Vérone et les magistrats d'envoyer h Mantoue quérir frèro Anselme savoir la cause de son retardement, de voirie contenu des lettres qu'il avait envoyées à Rhoméo, do faire interroger la dame de chambre de Juliette et Pierre le serviteur de Rhoméo, lequel, sans attendre qu'on fit autre enquête, leur dit :

Messieurs, ainsi que Rhoméo voulut enlrerau sépulcre, il me bailla ce paquet (;\ mon avis, écrit de sa main) lequel il me commanda expressément présenter à son père.

Le paquet ouvert, ils trouvèrent entièrement tout le coq- tenu de l'histoire, même le nom de l'apothicaire qui lui avait vendu le poison, le prix et l'occasion pour laquelle il en avait usé. Et fut le tout si bien liquidé qu'il ne restait autre chose pour la vérification de l'histoire, sinon d'y avoir été présents à l'exécution : car le tout était si bien déclaré par ordre qu'il n'y avait plus aucun qui en fit doute.

Et lors le seigneur Barthélémy de l'Escale (qui comman- dait de ce temps ft Vérone], après avoir le tout communi- qué aux magistrats, fut d'avis que la dame de chambre do Juliette fût bannie pour avoir celé au père de Rhoméo ce mariage clandestin, lequel s'il eflt été manifesté en sa saison eût été cause d'un très-grand bien. Pierre, pour ce qu'il avait obéi h son ma!lre, fut laissé en sa première liberté. L'apothicaire pris, géhenne et convaincu fut pendu. Le bon vieillard do frère Laurens, tant pour le regard des anciens services qu'il avait faits à lu république de Vérone que pour la bonne vie de laquelle il avait toujours été recommandé, fut laissé en paix, sans aucune note d'infamie. Toutefois il se confina de lui-môme, en un petit bermitage, à deux milles

près de Vérone, il vécut encore depuis cinq ou sii ans en continuelles prières et oraisons jusques h ce qu'il fût ap* pelé de ce monde à l'autre. Et pour la compassion d'une si étrange infortune, les Montesches et les Capellets rendirent tant de larmes qu'avec leurs pleurs ils évacuèrent leurs co- lères, de sorte que dès lors ils furent réconciliés, et ceux qui n'avaient pu être modérés par aucune prudence ou con- seil humain furent enfin vaincus et réduits par pitié.

Et pour immortaliser la mémoire d'une si parfaite et ac- complie amitié, le seigneur de Vérone ordonna que les deux corps do ces pauvres passionnés demeureraient enclos au tombeau auquel ils avaient fini leur vie, qui fut érigé sur une haute colonne de marbre et honoré d'une infinité d'excel- lentes épilaphes, et est encore pour le jourd'huî en essence : de sorte qu'entre toutes les rares excellences qui se retrou- vent en la cilé de Vérone, il ne se voit rien de plus célèbre que le monument de Rhoméo et de Juliette.

« DE L APPKMilCE.

TABLE

DU TOME SEPTieXB

lalroductioD

inroïKE ET ClEopATKB

BOHEO ET Jui.ieiTB

Notes

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ŒCVBES COMPLÈTES

W. SHAKESPEARE

LES AMIS

PARIS

PARNERHE, LIBRAIRE-ËDITEUH

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OEUVRES COMPLÈTES

DE

W. SHAKESPEARE

TOME VIII

LES AMIS

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FBANCOIS-VICTOR HUGO

TRADUCTEUR

ŒUVRES COMPLÈTES

W. SHAKESPEARE

LES AMIS

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PÀGNERRE, IIBRIIRE-EOITEUR

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A PAUL DE SAINT-VICTOR

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INTRODUCTION

l'homme qui s'esl appelù Shakespeare (îtait bon, cordial, alFable, tendre, bienveillant et bienfaisant. Tous ceux qui rapprochaient se sentaient entraînes vers lui par une in- surmontable sympathie, a Son excessive candeur et sa douce nature devaient nécessairement engager la plus noble partie du monde à l'aimer » Tous les documents qui nous sont parvenus confirment ce témoignage de Rowe, son premier biographe. La seule lettre à son adresse dont l'authenlicité ne soit pas contestée est une demande de secours signée Ryc. Quyney, datée du l" octobre 1598, el portant cette suscriplion : ,4 mon aimable ami et compa- triote M'. William Shakespeare, l'ius heureux que Molière, il s'était fait aimer de ses camarades de théâtre : sept ans après sa mort, Héminge et Condell, deux comédiens du Globe qui éditèrent l'in-folio biblique de 16<â3, pleuraient encore « leur Shakespeare, nn si digne ami et compa- gnon, n so worthn a friend and feltoui as was our Shakes- peare, dit l'épltro dédicaloirc. Ses confrères, je devrais dire

8 LES AMIS.

ses ennemis littéraires, subissaient le charme comme les autres; il enchantait jusqu'à ses envieux : « J'aimais l'homme, avoue Ben Jonson, et j'honore sa mémoire ; c'est pour moi une idolâtrie autant que pour quiconque. II était vraiment honnête, et d'une ouverte et généreuse nature. » Cette nature franche, expansive, affectueuse, si bien appré- ciée par un écrivain hostile, s'est révélée directement à nous dans une série de poèmes intimes que la postérité ne sau- rait trop relire. Les sonnets de Shakespeare nous appren- nent ce qu'il fut comme amant, ce qu'il fut comme ami. Jamais Ame humaine ne fut remuée plus profondément par l'affection. Il en connut toutes les délicatesses et toutes les violences, il en perçut les vibrations infinies, il en épuisa les joies et les douleurs, les extases et les délires. L'affection lui prouva sa toute-puissance par deux miracles : penseur, elle l'agenouilla aux pieds d'une femme galante ; histrion, elle le lia avec un grand seigneur.

L'amitié exerça sur ce tendre caractère une prodigieuse influence. Nous autres, enfants du dix-neuvième siècle, nous ne pouvons lire sans une sorte de stupeur ces poèmes la tendresse d'un homme pour un homme s'exprime avec une telle exaltation. L'amitié en ces effusions poétiques a tout le lyrisme de l'amour ; elle en parle la langue et en usurpe le nom. « Lord of tny love, lord de mon amour, » s'écrie William en invoquant son ami. « Accepte, dit-il plus loin, accepte mon amour, humble et sincère offrande, nul autre que toi n'a de part, don de mon être en échange du tien ! » William s'est en effet donné sans ré- serve ; c'est pour toujours qu'il a marié son Ame à l'Ame du bien-aimé. Union indissoluble, conclue en dehors de toutes les vicissitudes terrestres et que la mort elle-même n'inter- rompra pas : a Oh ! puissé-je ne jamais apporter d'entra- ves au mariage de nos Ames fidèles ! Ce n'est pas de l'ami- tié que l'amitié qui change quand elle voit un change-

ISTRODLCTION. 9

ment. Non 1 ramifié est un fnnnl permnnent qui domine les U)mp<>lcs sans tire t-brnnlé par elles; c'est letoile brillant pour toute barque E^rranle, dont le service est méconnu de celui même qui en consulte la bauleur! L'amitié reste immuable jusqu'au jour du jugement. Si ma vie dément jamais ce que je dis là, je n'ai jamais eu d'ami '. » A enten- dre le poète, l'amitié semble une émotion supérieure à l'amour même; elle n'est pas, comme l'amour, à moitié plongée dans la matière périssable. Dégagée de toute préoc* cupaliofl sensuelle, placée au-dessus des séductions de la cliair, elle s'élève par le désintéressement aux régions les plus hautes que puisse atteindre l'âme.

h'aul-il s'étonner que Shakespeare ait dans sou drame fait une si belle part au sentiment qui l'avait lui-même si vivement ému et si éloquemment inspiré? Quand Shakes- peare veut ennoblir une ligure et l'achever, l'amitié est le trait augusio qu'il lui ajoute. La sympathie dont il frustre les méchants, il la prodigue aux bons. L'ami qu'il refuse aux Richard lil et aux Macbeth, il l'accorde au More de Venise, au lils des Montagues, au prince de Danemark. Il fait de Cessio le complice discret des amours d'Othello et de Desdëmona, et ce dévouement ancien est l'argument su- prême que la Vénitienne fait valoir en faveur du disgracié avec une insistance fatale. A Bornéo il donne Merculio pour frère d'armes, et si puissante est cette fraternité, qu'au mo- mf ni décisif elle impose silence à l'amour même et fait tuer par le mari de Julielle le cousin de Juliette. A Hamiel il désigne lloratio pour confident et rapproche l'éludlaiit du prince par une inaltérable tendresse, Hamiet, si dur et ap- paremment si ingrat pour Opbélia, garde jusqu'au bout sa prédilection pour Horatio ; sans cesse il le porte » dans l(

Sono«t Lxxiii dans l'Mition {mbliée par moi, sannel IIS dini

10 LSS AVIS.

eœur de son cxBur ; il le met dans son secret en tiers afec Dieu ; et cette camaraderie est tellement durable, tel- lement obstinée» tellement dédaigneuse des atermoiements terrestres, tellement acharnée à l'éternité, qu'Horatio se tuerait ayec Hamlet s'il ne recevait du mourant l'ordre de lîfre.

L'amitié , si héroïque chez les hommes , n'est pas moins dévouée chez les femmes, mais, en changeant de [sexe, elle ebange de caractère. Elle perd son stoïcisme viril. Ses rap- ports deviennent plus gracieux, son expansion plus aban- donnée, sa familiarité plus caressante. C'est une incessante réciprocité de tendresses félines et d'exquises câlineries. Dans cette union de deux existences, les compagnes met- tent tout en commun, le travail, le repos, le plaisir, la souf- france et jusqu'à l'insaisissable rêverie. Ce délicieux accord est toute l'harmonie possible ici-bas à un duo d'flmes. « Rappelez-vous, dit Héléna à Hermia, rappelez-vous tous no6 épanchements mutuels, nos serments d'être sœurs, notre amitié écolière, notre innocence enfantine! Que de fois, vraies déesses d'adresse, nous avons créé toutes deux avec nos aiguilles une même fleur, toutes deux sur le même modèle, assises sur le même coussin, toutes deux fredon- nant le même chant, sur le même ton toutes deux, comme si nos mains, nos flancs, nos voix, nos Ames eussent été confondues! Ainsi on nous a vues croître ensemble, comme deux cerises, apparemment séparées, mais réunies par leur séparation même, fruits charmants moulés sur une seule tige. » Par moments cette amitié toute féminine puise dans sa tendresse même une fermeté extraordinaire. Voyez, dans Beaucoup de bruit pour rien^ avec quelle énergie Béatrice défend contre tous sa chère Héro qu'on diffame ! Si elle ne chfttie pas le calomniateur, ce n'est pas le courage qui lui manque : c Oh ! si j'étais un homme ! Mon Dieu ! si j'étais un homme, je lui mangerais le cœur sur la place du mar-

IHTnODUCTIOH. tl

ché. » Et fauline! Rappelez-vous Bvec quelln véhémence elle riïvcnciiquB dans le Conte d'hiver l'honneur de sa royale amie : « Je te ferai brûler, s'écrie Léonles furîeuï. Que m'importe, répond-elle, l'hérétique, c'est celui qui fera lo feu et non celle qui ; brûlera, n Le supplice que Pau- line alTronte pour Uermione, Émilia le subit pour Uesdé- niona : couchée près d'elle dans le lit funèbre, elle murmure h l'agonie l'innocence de la Vénitienne : « Que présageait ta chanson, maîtresse?... Ecoute! peux-tu m'entendre? Je vais faire cnmme le c)'gne et expirer en musique.., Le saule! le saule! le saule!... More, elle était chaste! Elle t'aimait, cruel More : ... puisse mon Ame... n'aller ù la béatitude que si Je dis vrai ! n

Ainsi, chez Shakespeare, l'amitié est une dévotion h. la mort. Il n'esl pas de sacrilice auquel elle se refuse. Son ab- négation va jusqu'au suicide, son désintéressement jusqu'au martyre. Les exemples que je viens de rappeler ont déjà prouvé quel immenseempireelle exerce sur l'âme humaine. Ln démonstration aurait pu s'arrêter li), mais le poète no l'a pas trouvée assez éclatante. Toute large qu'elle est, la pnrt jusqu'ici faite à l'amilié dans son théâtre ne lui a pas paru suffîsautc. C'était peu qu'une si noble passion eût animé rerlaius épisodes et se fût incarnée dans certaines figures secondaires. Il fallait qu'elle aussi elle eût son drame spé- cial comme l'amour avait eu le sien. Il fallait qu'à son tour elle fil ogir les principaux personnages ; il fallait qu'elle de- vint un ressort essentiel de l'action, et qu'elle manifestât sa force dans une succession de symboles.

Ces symboles, ce sont les trois pièces que réunit ce vo- lume.

Dans les Deux Gentilshommes de Vérone, raroilié nous apparaît aux prisas avec l'amour. Entre deux sentiments si énergiques, la lutte ne peut qu'être acharnée. L'amour sem- ble l'emjwrtcr tout d'abord par la félonie de Prolée qui

12 LES AVIS.

trahît son compagnon d'enfoncé pour lui enlever sa mat- tresse. Mais ce triomphe n'est que momentané» et au dé- noûment le repentir du coupable restitue à l'amitié la vic- toire qui lui est due.

Le Marchand de Vetiise nous montre Tamitié» non plus luttant avec l'amour» mais formant avec lui une alliance toute romanesque. Antonio est le héros de l'abnégation. Pdur que son cher Bassanio épouse celle qu'il aime, il ris- que sa fortune» sa liberté» sa vie» il engage à un juif jusqu'à sa chair. Obligé de rembourser l'usurier» Antonio serait vic- time de son dévouement, si» au moment critique, l'amour» prenant les traits de Portia, n'intervenait pour prononcer la sentence et pour sauver d'un péril imminent l'amitTé» sa bienfoitrice.

Dans Comme il vous plaira^ Célia foit à sa tendresse pour Rosalinde les mêmes sacrifices qu'Antonio à son affection pour Bassanio. Célia est l'héroïne du désintéressement» comme le marchand de Venise en est le héros. Pour suivre sa compagne dans l'exil» elle quitte le palais de son père» renonce à une existence princière et abdique une cou- ronne. A l'opulence sans Rosalinde elle préfère la misère avec Rosalinde. L'amitié qui entraîne les fugitives vers la m6me destinée les amène aux parages enchantés règne Tamour. Dans l'idéale forêt des Ardennes , l'amour et Tamitié» dont les Detix GentUdiommes de Vérone nous mon- traient l'antagonisme» effectuent leur réconciliation défini- tive par ce double hymen qui» unissant Rosalinde à Orlando et Célia à Olivier» fait des deux frères deux amis et des amies deux sœurs.

Sur le théAtre de Shakespeare» les passions ne rencon- trent pas cet obstacle moral que leur oppose le point d'hon-

INTKODUCnON, 13

oeur sur la scène espagnole ou la grandeur d'âmo dans la tragédie de Corneille. L*, si fort, si pur, si vnillant qu'il soit, qu'il s'appelle Roméo, Posthumus. Othello, Timon, firutus ou Macbeth, rbomme obéit aui passions ; il est en- traîné par elles, quoi qu'il fasse : il a beau résister, il faut qu'il sutcombe. Pas d'inclination qui ne lui donne le ver- tige. Tout penchant est un précipice.

L'homme, tel que l'a vu Shakespeare, semble être ab- solument dominé par le système nerveui : il va , vient, se meut, rf ve, pense et parle au gré de ses impressions. Chez lui, par un enchaînement m quelque sorie organique, toute impression devient sentiment, tout sentiment devient pas- sion, toute passion devient action, toute action devient drame.

Cette sujétion de l'homme à des émotions variables et contradictoires n'est nulle part plus tristement évidente que dans les Deux Genlilshommes de Vérone. Protée est par ex- cellence lo marionnette humaine dont la sensation agite le fil. Quand la comédie commence, il professe pour son cher Valentin une amitié è foute épreuve et pour sa chère Julia un éternel amour : « Doux Valenlin , dit-il è l'un, souhaite- moi toujours pour compagnon de h's jouissances, chaque fois que t'arrivera quelque bonheur, et, dans tes dangers, si jamais les dangers t'environnent, recommande tes angoisses à mes pii'uses prières. » a Voici ma main pour gage de ma loyale constance, dit-il à l'autre. Si jamais je laisse échapper une heure du jour sans soupirer pour toi, Julia. que d^s l'heure suivante quelque alfreui m.tlheur châtie ma trahison. » Pur verbiage! » De même que la flamme re- foule la flamme et qu'un clou chasse l'autre, de même le souvenir des premières amours doit s'effacer devant un ob> jet nouveau. » 0"^ Silvia paraisse, et aussitâl Prolée vio- lera tous ces beaux serments. Oii'iniporte que Silvia soit fiancée à Valenlin et que iui-mêmi' soit Gnncé h Julia !

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14 LES AMIS.

Protëe n'hésite pas à immoler ses affections de la veille à sa prédilection du jour» sans souci du double engagement qui le lie et comme amant et comme ami : « En quittant ma Ju- lia» je me parjure ; en aimant la belle Julia, je me parjure ; en trahissant Yalentin, je me parjure. Le même pouvoir qui m'a imposé mes premiers serments me provoque à ce triple manque de foi. Amour m'a dit de jurer , et Amour me dit de me parjurer. 0 doux tentateur Amour, si tu fais mon péché, enseigne*moi du moins à l'excuser ! »

C'est ainsi que Prêtée plaide et gagne sa cause devant sa propre conscience : il croit n'être qu'un instrument inerte à la merci d'un pouvoir aveugle, et il s'amnistie d'avance en attribuant à ce pouvoir l'initiative de tous ses actes. Fort de cette innocence prétendue , il commet sans sourciller tous les méfaits que sa passion lui commande. Aucune hy- pocrisie ne lui répugne, aucune coquinerie ne le rebute. Cet homme» « qui a toute la verdeur de l'Age et toute la ma- turité du jugement, » et qu'on nous présentait naguère comme « doué à l'extérieur et au moral de toutes les quali- tés qui peuvent qualifier un gentilhomme, » ce lettré, cet érudit, ce sage affronte toute abjection pour atteindre cet abject idéal : souffler à son ami sa maîtresse !

Yalentin a formé le projet d'enlever nuitamment Silvia qu'un tyran père noble veut marier, malgré elle, au richis- sime et grotesque Thurio. Mis dans la confidence du com- plot. Prêtée va le dénoncer au duc de Milan. Le duc furieux exile Yalentin. Ainsi débarrassé de son ami, Protée essaie de le supplanter auprès de Silvia en le calomniant. Mais Silvia aime trop Yalentin pour être dupe de cette ruse odieuse ; elle repousse Protée en lui jetant à la face son double par- jure, et s'enfuit au plus vite pour rejoindre son fiancé qu'elle croit réfugié à Mantoue. Malheureusement Protée court sur ses traces. 11 la rattrape dans une forêt, au moment des bandits vont l'enlever, la délivre de ces mécréants , et,

INTRODUCTION. 15

pour prix de ce service sigoalé, implore la complaisance de )s belle. Celle-^i repousse avec indignation l'outrageante prière : que n'a-t-elie éié saisie par un lion {ifTaniQ, au lieu d'être délivrée parce fourbe! Mais celte résistance ne fait qu'irriter le libertin : « Ab ! puisque la douce induencedes plus toucbanles paroles ne peut vous attendrir, je veux vous faire ma cour en soudard, h la pointe de Vépée , vous aimer contre la nature do l'amour, vous forcer... oui, je te forcerai à me céder ! »

Et Prêtée joint te geste h la parole en étreîgnant Silvîa. Déjà commence ce hideux conQit la victoire ne peut être qu'une souillure. Déjà la pudeur éperdue frémit au contact de la luiure éperdue, quand tout h coup relenlitune voix tutélaire : a Ruffian, crie cette voix, lâche cette brutale étreinte... Ami vulgaire, sans foi et sans amour, comme sont les amis d'à-présent, tu as menti à mes espérances. Mes yeux seuls ont pu me convaincre de ceci. A présent je n'ose plus dire que j'ai un seul ami vivant : tu me démenti- rais. A qui donc vous fier désormais quand votre bras droit est parjure envers votre cœur? Trotéc, j'en suis navré, en détruisant pour jamais m.i confiance en toi, tu me rends ôlranger à rbumanilé. La blessure intime est la plus pro- fonde. Temps maudit de tous les ennemis un ami est le pire ! "

Sous le coup de celte foudroyante imprécation, Proteo s*est arrôté au seuil de son forfait. Dans le personnage fa- rouche qui vient d'apparaître, il a reconnu son ami d'en- fance que la proscription afaitcapitaJne de bandits. Blémo, la tôte basse, l'œil piteux, il balbutie l'excuse : t Ma honte et mon crime me confondent,, . Pardonne-moi, Valentin. Si un cordial remords est pour ma faute une rançon suffi- sante, je te l'offre ici!.., » Que va faire Valentin? Il tient Protée en son pouvoir. Il est à la fois le franc-tenancier et le franc-juge de celle forfil. Il exerce sur tous les furbans qui

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16 LES AMIS.

reotourent cetto £asciDation souveraine par laquelle l'intcl- i ligence dompte la force brutale. Il a muselé tous ces hom-

mes féroces, et d'un geste il peut les déchaîner contre le \ coupable. II n*a qu'à sonner la fanfare, et toute une meute

^ de furieux va se ruer sur le misérable aux abois.

Protée attend en tremblant l'arrêt que va prononcer le ' tout-puissant justicier. Pour rançon de son crime, il vient

. d'offrir le remords : cela suffira-t-il ? « Oui, répond Va-

l lentin. Je t'admets encore une fois à Tbonneur. Qui n'est

pas satisfait par le repentir n'appartient ni au ciel ni à la terre, car le ciel et In terre se laissent fléchir. La pénitence apaise la colère de l'Éternel. » Et ce disant, il ouvre les bras A Protée.

Nombre de critiques ont réclamé contre cetto sentence magnanime qui termine la comédie et en règle le dénoû- ment. Quoi ! se sont-ils écriés avec une vertueuse indigna- tion, ce félon qui a commis tant de bassesses et de lAchetés, ce fourbe qui a trahi son ami, ce criminel digne de la hart qui a tenté de violer la fiancée de son ami, n'a qu'à murmu- rer quelques mots d'excuse, et le voilà pardonné. Et non- seulement il est pardonné, mais il lui est permis de revenir à ses premières amours et d'épouser cette Julia qu'il a dé- laissée si cruellement, le jour même Valentin obtient du vieux duc converti la main de sa chère Silvia ! Quelle solu- tion inique et subversive ! Quel encouragement au vice ! Quel renversement des principes élémentaires de toute so- ciété ! Les critiques qui poussent ces clameurs sont les mêmes, vous vous en souvenez, qui ont déjà dénoncé à la réprobation publique le dénoûment de Tout est bien qui finit bi£n, le dénoûment de Cymbeline, le dénoûment du Conte d'hiver^ le dénoûment de la Tempête, etc. A les en croire, le comte de Roussillon aurait faire plus longue pénitence avant d'être amnistié par Hélène; Posthumus n'aurait pas tendre la main à lachimo, en lui disant ces

INIRODUCnON.

simples et grandes paroles : Ma vengeance, envers loi, c'est de te pardonner; Léontes n'aurait pas i] il attendrir Bermione par seize aimées de remords; eDlin Prospôro n'aurait pas ouvrir ses bnis au fratricide Antoaio. I,e pardon ac- corde ici par Valeotin à Prolée n'est qu'un exemple de plus de l'immorale indulgence accordée systématiquement aux coupables par la comédie de Shakespeare.

Cette immorale indulgence qu'une critique draconienne a signalée h la honte du poète, signalons-la, nous autres, h sa gloire. Loin de le blâmer, honorons-le d'avoir si sou- vent proclamé du haut do la scène la prescription de la faute parle repentir et do la rancune par le remords. Re- mercions-le d'avoir fait du théâtre la vraie chaire et d'avoir prêché la charité, Toubli des injures, la rémission des of- fenses dans un siècle oîli les ministres d'une religion d'a- mour fulminaient la colère, l'extermination et l'anathème. Admirons-le d'avoir opposé aux prescriptions atroces de l'implacable code social les généreux arrâts d'une juris- prudence idéale.

En faisant de la mansuétude la prondonce de sa comé- die, Shakespeare est ri'sté conséquent avec lui-même. Nul mieux que lui ne connaissait la fragilité de notre nature. Nul n'avait examiné de plus près cette trame de la vie tissée à la fais de bien et de mal. « Nos vertus seraient arrogao^ tes, a-l-il dit quelque part, si nos fautes ne les Qagellaient pas, et nos vices désespéreraient, s'ils n'étaient pas relevés par nos vertus. » L'homme étant imparfait par nature, doit- on lui demander un compte trop rigoureux des conséquen- ces de cette imperfection ? Si vraimi?nt il est incapable de résister par sa seule volonté à la violence des passions, doit- on lui faire expier sans merci cette incapacité? Qui n'est pas responsablt;, n'est pas coupable. Or, l'homme n'est pas responsable de son tempérament. Do quel droit l'en puni- riez-vous? Si vous voulez n'être que sévères , accordez-liiî

18 LBS AMIS.

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aa moins le bénéfice des circonstances atténuantes. Le jage 9 ici-bas ne peut*étre impartial qu'en étant indulgent. La

justice stricte n'est due qu'à la stricte perfection. L'équité à la taille de l'homme, c'est la pitié.

Voilà ce que nous dit Shakespeare à la fin de sa comédie. Et quand Shakespeare parle ainsi, il obéit aux plus intimes sollicitations de son cœur en même temps qu'à la Ic^que suprême de son esprit. Le sentiment l'entratne aux mêmes conclusions que le raisonnement. Ce n'est pas seulement son génie qui lui commande l'indulgence, c'est son tem- pérament. Placé dans la même situation que Talentin, Sha- kespeare aurait agi comme Yalentin. En doutez-vous? Écoutez.

Ainsi que Yalentin , William avait un ami cher et une maîtresse chère, et pour lui, comme pour Yalentin, cette affection était un double culte. Mais William ayait été moins heureux que son héros dans le choix de son héroïne. Celle dont il était épris n'avait pas les scrupules de Silvia. Loin de résister à Protée, elle le provoqua ; loin de le repousser, elle s'offrit à lui. William surprit ces avances faites par sa maltresse à son ami, et l'un de ses sonnets nous peint le trouble le jeta cette découverte : ce Mon démon femelle entraine loin de moi mon bon ange et tâche de séduire mon saint pour en faire un diable, poursuivant sa pureté de sa ténébreuse ardeur. Mon bon ange est-il devenu démon ? Je puis le soupçonner sans l'affirmer encore ^.. Hélas! le démon finit par l'emporter; le bon ange se laissa enflam- mer par le mauvais. Combien William souffrit de cette triste certitude, ses poëmes ne le disent qu'imparfaitement. Pas plus que Yalentin, le pauvre grand homme ne put compri- mer d*abord un mouvement d'indignation. « Ah ! dit-il à l'ami qui l'avait trahi, tu aurais respecter mon foyer et

I Sonnet xxn.

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ISTFtODUCTlO:!.

19

empêcher ta beauté et ta jeunesse vagabonde de l'entraîner dans leur débauche oh lu es forcé de violer une double foi : celle qu'elli; me doit, par la tentation ta beauté l'en- traîne, celle que (u me dois, par ton infidélité. » Ces re- proches attendrirent le coupable : les larmes aux jeui il implora sa grâce, comme Prottie, et, comme Prolée, il lob- lint. a !4'aie plus de chagrin do ce que tu as fait : les roses ont l'épine et les sources d'argent la vase: les nuages et les éclipses cachent le soleil el la lune, et le ver répugnant vit dans le plus tendre bouton. Tout homme fait des fau- tes '... Ton remords n'est pas un remède à ma douleur; tes regrets ne réparent piis ma perte. Le chagrin de l'offenseur n'apporte qu'un faible soulagement h la lourde croix de l'offense. Ah ! mais ces larmes sont des perles que Ion cœur répand, et elles sont la riche rançon de tous tes torts '... » Surprenante analogiel A Prolée qui lui offre un cordial remords pour rançon de sa faute, Valentin ré- pond : « Je suis payé. » William dit à son ami : « Tes lar- mes sont la riche rançon de tous tes torts. » C'est la même pensée répétée presque dans les mêmes termes.

La critique n"a pas remarqué jusqu'ici les intimes et mi- nutieux rapports qui existent entre le drame réel figura Shakespeare dans sa jeunesse et la comédie fictive que dans sa jeunesse il composa pour la scène. Ces rapports, que j'ai scrupuleusement révélés dans les noies placées à la On de ce volume, ont d'autant plus d'importance que, jusqu'à présent, les commentateurs ont été de leur propre aveu parfaitement impuissants h découvrir les origines de la fable mise en œuvre par Shakespeare. Les archives de toutes les bibliothèques ont élé fouillées ; tous les documents littérai- res, antérieurs au dix-septième siècle, romans, chroniques.

1 Sonoet xxtn. » Sonnet \XXI.

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20 LES AMIS.

légendes, ont été compulsés. Inutiles efforts ! La souroe l'auteur des Deux Gentilshommes de Vérone a puisé ses in- spirations s'est dérobée, comme celle du Nil, aux explora- tions des plus érudits. Cependant une femme savante du siècle dernier a cru un instant être sur la voie : un jour qu'elle lisait la Diane de Montemayor^ ce fomeux roman pastoral qui a servi de modèle à VAstrée et que l'admiration de Cervantes a épargné dans l'auto-da-fé des livres de don Quichotte, mistress Lenox fut frappée de certains traits de ressemblance outre l'histoire de Julia et l'épisode de la bergère Félismène '. Ainsi que Julia, Félismène reçoit, par rintermédiaire de sa suivante, une lettre d'un beau sei- gneur à laquelle elle répond favorablement , après avoir si- mulé la plus vive colère contre «c cette traîtresse de Rosette » qui a laissé choir devant elle laffreux billet doux. Ainsi que Julia, Félismène s'énamoure du galant et se déguise en page pour le rejoindre en pays étranger. Ainsi que Julia, Félismène, à peine arrivée dans la ville loge son fiancé, le surprend roucoulant une sérénade sous le balcon d'une beauté nouvelle. Ainsi que Julia, Félismène s'engage au service de l'infidèle qui, ne la reconnaissant pas sous sa li- vrée d'emprunt, lui fait porter ses lettres à sa rivale. Enfin, toujours comme Julia, Félismène pardonne au coupable et l'épouse. Sur tous ces points, la similitude entre le roman et la comédie est vraiment remarquable, mais elle s'arrête là. Dans le roman, Félismène plaide la cause de son per- fide amant avec une abnégation qui manque h Julia, et ne réussit, par toute cette éloquence désintéressée, qu'à inspi- rer à sa rivale une passion fatale. Malgré cette différence profonde entre les deux épisodes, admettons, avec mistress Lenox, que Shakespeare ait emprunté au roman de Monte- mayor certains incidents secondaires de sa comédie. Il n'en

* Voir cet épisode à TA ppendice.

INinODUCTlOS. 21

est pas moins vrai que l'élément fondamental de l'intrigue des Deux Genlilshommes de Vérone n'est pas même indiqué par l'écrivain espagnol, ha Diane ne nous montre nulle part deux camarades, épris de la miîme femme, que l'amour di- vise et que l'smilié finit par réconcilier. Or, est le sujet véritable de la pièce. Qui donc a révélé ce sujet à Shakes- peare? Qui donc lui a tracé son scénario ? Qui donc a es- quissé dans ses linéaments principaux ce dramatique tableau que le poète a oiposé à nos jeux charmés? S'il était permis de répondre par une hjpothiisc à cette question resiée jus- qu'ici sans réplique, je n'hésiterais pas à dire ; c'est la vie!

Oui, c'est dans la biographie de Shakespeare qu'est l'ori- gine des Deux Gentilthomims de Vérone. Toutes ces émo- tions que le poêle a fait agir et parier sur son théâtre, l'homme les avait vues agir, les avait entendues parler en lui et près de lui. Ce drame que Shakespeare a mis en scène vers 4S91, il l'avait répété avec le concours des deux person- nages mystérieux qui ûgiirent avec lui dans ses Sonuels. Lui-mémo il avait été le héros de ce drame. Soutflc par son propre cœur, il y avait créé le plus l>eau râle, il en avait joué les scènes les plus pathétiques . il en avait déclamé les plus fières douleurs, il en avait pleuré les plus nobles larmes, il en avait soutenu le dénouement. C'est lui qui, en pardonnant à son ami coupable, avait trouvé le geste sublime de Valenlin tendant la main à Protée.

Leshilotes à Sparte, les parias dans l'Inde, les ghiaours en Turquie, les nègres en Amérique ont moins souffert que les juifs dans l'Rurope chrétienne. Celte malheureuse nation eut i gémir pendant des siècles du préjugé, si puis*

saat encore aujourd'hui, qui fait les enraals solidaires des actions, bonnes ou mauvaises, commises par tes parents. Auij'eui des nations chrétiennes, ce peuple elait toujours la même populace qui avait réclumé de Pilale le nieurtre du Dieu fnit bomine. Tout cbrélien avait contre tout Juif un grief personnel et lui gardait rancune du crime commis par Judas. L'tsraiMite était hors de l'humanité : c'était une œuvre pie de l'injurier, de le molester, de le maltraiter. Loin de contrarier la prévention populaire, les gouvernants l'encourageaient et la consacraient. Dès l'an 613, le concile de Paris avait déclaré les juifs incapables de remplir aucune fonction civile; d'autres conciles leur avaient défendu de travailler pour les chrétiens; les édits royaui leur avaient interdit la possession foncière. Ainsi traqué par la législa- tion, chassé des métiers, repoussé de l'industrie, excommu- nié du travail, le juif s'ingénia pour vivre : il éluda par l'as- tuce ce code qui prétendait l'affaraer ; il convertit tout son avoir en numéraire et fit le Iralic des espèces ; il entassa l'or, t'accapara ol le vendit au prii qu'il voulut : il devint usurier. Ce commerce avilissant auquel le chrétien l'a- vait réduit, le juif le tourna contre le chrétien. 11 exploita au profil de lu vengeance l'épargne du désespoir. Le chré- tien lui avait interdit le gain honnête : il Ttl aux dépens du chrétien un bénéfice infâme. Le chrétien avait voulu le ruiner, il s'enrichit par la ruine du chrétien.

Mais cet enrichissement même fut fatal aux israéliles. L'opulence des mécréants excita la cupidité des croyants. Un seigneur catholique, prince ou baron, était-il embar- rassé dans ses linances? Sans forme de procès il empoignait quelque richard do la tribu et lui soutirait de l'argent par la torture. Ce fut ainsi que dans l'anuée 1210, Jean , roi d'Angleterre, emprunta dix mille marcs à un Hébreu de Bristol en lui arrucbunl huit dents. Le juif était une ferme princière que le bourreau faisait valoir. Ce même Jean,

A

inthoduction.

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daas un pressant besoin, loua à sod frère Richard tous les juifs de ses États pour plusieurs années, ut quos rex exco- riaverat, cornes evisceraret, afio que le comte vidât ceux qu'avait écorchés le roi, dil Maihieu Pflris. C'était chose loule simple. En 19C2, les lords révoltés contre Henri III n'obtinrent l'appui du peuple qu'en lui accordant le pil- lage du quartier juif à Londres. Trois cents maisons fu- rent saccagées, et sept cents personnes, hommes, femmes, enfants, furent assassinées. Le peuple triomphant exerçait cette année-lè les droits régaliens. La France n'était guère plus tendre aux juifs que l'Anglelerre. Pour les em- pêcher d'échapper à l'expropriation par l'abjuration, saint Louis fait confirmer par le synode de Melun l'édit qui con- fisque au profil du seigneur les biens de tout israélite con- verti. En même temps, par une atroce contradiction , le pieui roi permet, & Paris et dans les provinces, regorge- ment de tous les Israélites qui refusent de se convertir. Eu Brie, en Touraine, en Anjou, dans le Poitou et dans le Maine, deux mille cinq cenlsjuifs furent massacrés. Cela eut lieu pendant la semaine de Pâques de l'an de grâce 1238, c'est-à-dire, si je ne me trompe, trois cent trente-quatre ans avant la Saint- Barthélémy. On le voit, ce n'est pas seu- lement pnr la date que Louis 1\ doit prendre rang avant Charles IX. Les Valois sotimellaient les juifsà un système savant de déprédations périodiques : tour à tour ils les chas- saient après les avoir dépouillés et les rappelaient pour les dépouiller encore : c'étaient des coupes réglées. Les rois catholiques faisaient valoir les réprouvés aussi ingénieu- sement que les rois très-chrétiens. Ils les spoliaient, puis les laissaient s'enrichir et les spoliaient encore. L'intègre Torquemada mit fin à cette exploitation sanglante : il ré- clama du Ferdinand l'expulsion à perpétuité do tous les juifs qui n'auraient pas abjuré avant quatre mois. Les juifs aver- tis offrirent au roi trente mille ducats pour qu'il consentît â

L

S4 LES AMIS,

les garder. FerdÎDand hés'ilnit à signer le décret, quand le œoino entra, UD cruciGx à la maJo, ets'écna : « Judas Isca- riûle a vendu son Dieu pour trente deniers ; vous, vous allez te vendre pour Irenle mille! » Le roi signa, et, au calcul de Mariana . huit cent mille Hébreux s'eipatriè- renl. Que devinrent-ils? Demandez-le à la misère, à la détresse, à l'épidémie, à la peste, à la famine, demandez- le aui tempêtes de l'Océan, demandez-le aus lions de l'A- tlas , demandez- le aux bommes du Portugal.

Décimés à Lisbonne par le massacre, chassés de France par l'édit de Charles VI, d'Angleterre par le statut d'E- douard I", d'Allemagne par le rescrit de Maiimilien I", les circoncissetratnèrent jusqu'au nord de l'Europe, au Fond de la Bohême, du Alecklembourg et de la Pologne. ÇA et pourtant quelques villes libres et souveraines les admi- rent : Metz, Nuremberg, Florence, Venise. La Rome des papes tira pour les laisser entrer l'énorme verrou du Ghetto. Mais, môme dans ces cités tolérantes, les israélites restèrent voués à l'infamie : ils durent porter la dégradante livrée ordonnée par le concile de Bâle, la rouelle à l'épaule ou sur la poitrine, et ce bonnet jaune qui les désignait partout aux huées des enfants et aux aboiements des chiens. Utt instant les malheureux eurent une lueur d'espoir: ils crurent que la Réforme les relèverail de l'analbème dont les acca- blait le catholicisme. Ils demandèrent à entrer dans les États germaniques révoltés contre le saint-siége. Luther s'y op- posa. L'excommunié excommuniait les maudits. Us împlo- rèrenl de la reine Elisabeth leur rappel en Angleterre. Eli- sabeth refusa et n'en fut que plus populaire. Loin d'apaiser les préjugés contre les juifs, le protestantisme les fanatisa; il crut prouver son orthodoxie en exagérant l'horreur pour les prétendus meurtriers du Christ. Sa crédulité fervente donnait force aux vieilles fables qui les accusaient d'em- poisonner les rivjères et les fontaines, de communiquer fa

TNTRODrCT[ON. ?5

lèpre, d'immoler à leur Pâque des enfants volés nux chré- tiens. Les poètes répétaient en vers In calomnie que les pré- dicateurs ressassaient en prose. Les Iréleaui de la scène fai- sflientécho aux lréte«uide l'église. Dès 1590, un des fon- dateurs du théâtre anglais, un écrivain qui pourtant avait du cœur et du talent, Christophe Marlowe . faisait jouer par la troupe du Cockpit un drame certain juif de Malle, appelé Barabbas (le nom est bien choisi), empoisonne tout un cou- vent de religieuses pour être silr d'empoisonner sa fille Ahigaïl. récemment convertie. Voulez-vous avoir une idée du stylo de cette diatribe? Écoutez ce petit dialogue entre le juif et son esclave, un More qu'il vient d'acheter sur le marché :

Bis-moi ton nom, ta naissance, ta condition et ta pro- fession.

Ma foi, seigneur, ma naissance n'est que basse, mon nom Ithamore, ma profession ce que vous voudrez.

Tu n'as pas d'étal? Eh bien, fais attention à mes pa- roles. Je vais t'inculquer une leron qui devra se cheviller en toi. D'abord débarrasse-toi de tous ces seniimenls, compas- sion, amour, espérance vainc, scrupule pusillanime. Ne t'é- meus de rien, n'aie pitié de personne, mais souris-toi à toi-même quand les chrétiens gémissent,

Oh ! brave maître. Je n'en ai que plus de respect pour votre nez! {Pour faire comprendre ce lazzi d'ithamore, disons vile entre parenthèses que le juif de comédie portait traditionnellement un énorme faui nez, L'épouvaDtail n'a- vail même plus figure humaine).

Quant à moi, reprend Barabbas , je passe ta nuit h rAder et à tuer les malades agonisant aux pieds des murs. Parfois je vais Ô l'écart et j'empoisonne les puits. De temps k autre, pour entretenir les voleurs chrétiens, je perds vo- lontiers quelques écus , pourvu toutefois que bientôt je puisse, en me promenant dans ma galerie, les voir passer

u

26 LIS AMIS.

garrottés devant ma porte. Étant jeune, j'ai étudié la méde- cine et j'ai commencé par exercer d'abord sur les Italieiis. Alors j'enrichissais les prêtres par les enterremeDts et saas cesse j'occupais les bras du sacristain h creuser la tombe et à sonner le glas. Puis, j'ai été ingénieur, et, dans les guerres entre la France et l'Allemagne, sous prét^te de serrir Gbarles-Quint, je tuais, par mes stratagèmes, amis et enne- mis. Puis, j'ai été usurier, et, à force d'extorsions, d'escro- queries, de confiscations et de ruses de courtage, en un an je remplissais les geôles de banqueroutiers et j'encombrais les hôpitaux de jeunes orphelins. Grflce h moi, il n'était pas de lune qui ne rendit quelqu'un fou ; de temps à autre, un homme se pendait de désespoir, portant, attaché sur la poi- trine, un long écriteau qui disait combien je l'avais torturé par mon usure. Mais vois quelle bénédiction m'ont value toutes leurs douleurs : j'ai assez d'argent pour pouvoir acheter toute la ville! Mais dis-moi, toi, à quoi passais-tu le temps?

Ma foi, maître, à incendier les villages chrétiens, à enchaîner les eunuques, à lier les galériens. A une époque, j'ai été cabaretier dans une hôtellerie, et, pendant la nuit, je me glissais furtivement dans les chambres des voyageurs et je leur coupais la gorge. Un jour, à Jérusalem, j'ai semé de la poudre sur les dalles de marbre s'agenouillaient les pèle- rins, et leurs genoux en furent si bien éclopés que j'éclatais de rire à voir tous ces culs-de-jatte retourner dans leur chrétienté sur des béquilles.

Allons, ce n'est pas mal. Regarde-moi comme ton ca- marade. Nous sommes mécréants tous deux, tous deux cir- concis, et nous haïssons les chrétiens tous deux. Sois fidèle et discret, et l'or ne to manquera pas.

Telles étaient les monstruosités que le dramaturge hugue- not mettait sans scrupule dans la bouche du juif. Ces difTa- mations impossibles, qui aujourd'hui indignent le bon sens

inthoouctios, 27

et révoltent l'imaginalion, étaieDi alors consacrées par l'as- sentiment général. Il falldit voir l'enlhousissme du public & la fin de la pièce, quand Barabbas était Jeté dans la cuve ar- dente. Quel plaisir d'écouter les rugissements et d'observer les convulsions du juif bouilli vivant ! Toute la bonne ville voulut se donner ce spectacle. Le drame de Marlowe obtint un succès eiceplionnel que constalenl, recette à recolle, les registres du chef de troupe Henslowe. Ne pouvant rûlir le juif en personne, comme avaient fait récemment les bour- geois de Melï, la populace de Londres allait cbaque jour le voir brûler en efligie : elle soufllait ses acclamations sur ce feu d'enfer et l'allissit de hourrahs. Oh! celte foule fré- nétique, i'apercevez-vous ft la lueur de ce sabbat sinislre ? La voyez-vous, comme moi , trépigner de joie, battre des mains et danser une ronde aulour de Is chaudière en enloo- nant le refraÎD sauvage de la complaiole de Gemutus?

Good peaple, thatdoe hêare thii topg,

For iruelh I dare nell say Thnt man; a wretch ai iU bs bee

Doth lite DOW at thïs daj ; TliDl seekelh oothios bat ibe apojle

ormanj a weallliey laan, Kod for lo trap Uie innocent

Dflviselh ivhal Ihey can. Frnm wlioiD Ihe Lerd deliver me,

à nd ercry Clirisliaa too, And send lotliem like sentence eke

Tlut meaaelli ui lo do '.

}ji baltado de Gernultis était une chanson populaire,

Beanc

gens qoi ti

le chanion. J'ose adJrmer comm

\i néchanlt que lai e>istent e

TéritR qae bien de» mîiérables ai

g Qui ne cliercbeni qae la ipoliatioii de mainl homme opulent, el qok, pour attraper l'inooMal. imaginent tous Iw moyeni. B De ceui'li puiﻫ le b«igiieut me délivrer ainsi que tous les chrd-

28 LES AMIS.

sortie on ne sait d'où, qui courait les rues de Londres. Elle racontait, sur l*air de Black and yeUaw^ comme quoi il y eut jadis à Venise un marchand de bonne renomnoée qui, ayant besoin d'argent, demanda h un usurier juif, Doamié Gemutus, de lui prêter cent écus pour un an et un jour. Le juif consentit à le faire sans réclamer d'intérêt, mais à la condition que le marchand s'engagerait, en cas de non reoF boursement, à lui donner une livre de sa chair. Le billet fat signé. Dans l'intenralle, le marchand eut des malheurs ; ses navires naufragèrent et ses coffres ne se remplirent pas : bref, le jour de l'échéance, il ne put payer. Gemutus fit arrêter son débiteur et le traduisit devant le tribunal en ré- clamant la pénalité stipulée. Les amis du Vénitien s'inter- posèrent et supplièrent l'usurier de renoncer à ses pour- suites : en remboursement des cent écus qui lui étaient dus, ils lui offrirent cinq cents, mille, trois mille et jusqu'à dix mille écus. Le juif repoussa toutes ces offres et réclama le dédit convenu. Autorisé par le tribunal, déjà il tirait son couteau, quand le juge le prévint que, s'il outrepassait son droit d'un scrupule, s'il versait une seule goutte de sang, s'il coupait plus ou moins que la quantité de chair qui lui reve- nait, il serait pendu haut et court. Sur. cette observation du juge, Gemutus frémit : il rengaina piteusement sa lame et déclara consentir à accepter les dix mille écus proposés par les amis du Vénitien. « Non, dit le magistrat, tu n'auras pas une obole ; prends ton dédit, n Gemutus demanda son principal. « Non, fit le magistrat, prends ta livre de chair ou déchire ton billet, d Sur quoi, Gemutus maudit son juge et s'enfuit.

Cette légende, si propre à propager Tanimosité contre la race maudite, avait fait le sujet d'une pièce représentée en

liens! Poisse-t-il frapper d'une sentence pareille qaiconqoe prélend agir ainsi ! »

ISTRODUCTION. 29

1S78 sur le théâtre du Bull, aiii grands applaudissements des puritains de Londres '. Cependant, si appréciée qu'elle fût du public anglais, elle n'était pas d'invention britan- nique : on la retrouvait dans presque toutes les littératures ; elle était connue non-seulement en Angleterre, ninis ea France, mais en Italie, mais dans toute 'a chrétienté. Pendant le seizième siècle, un juriste frnni;jiis, Alexandre Sylvain, en avait fait le Ihème de sh quatre-vingt-quinzième Déclama- tion dans un manuel d'éloquence, intitulé L'Orateur. Au quatorzième siècle, un conteur italien, Giovanni Fiorenlino, en avait tait l'incident d'une nouvelle dans un recueil im- primé en 1558, sous ce titre : /i Pecorme Dès le treizième siècle, l'auteur anonyme des GesUi iivmanonim l'avait conté i en bas lalin A l'Rurope entière. Quelle était l'origine de | cette légende ? De quelle sombre région était-elle venue? On ne savait. Elle était cosmopolite et immémoriale. Il n'y a pus cent ans qu'un oflicier anglais, l'enseigne Thomas i Hunroe, la déchiffra sous la poussière dans un vieux manu»- | crit persan, trouvé à Tanjore, au fond de l'Inde! Elle était i familière, non-seulement ^ toute la chrétienté, tnaisâ tout \ l'islam. 1.0 croissant l'avaii adoptée comme la croii. Par- tout, à travers ions les peuples, daus tous les climats tA I sous tous les cieux, sur les bords de la Tamise, sur lei J bords de la Seine, au Rialto, sur tes rives de l'Euphrate, au-dcli de l'Indus, au-delà du Gange, elle suivait le jutf,

ette pièce, antérieure d'environ vingt aman ifor- | ehand Ht i'ettit, eil prouvée par un pflmpliUt religieux que publia, m 1S7I), nn Tanatique appelû Sleplien Gouod. Ce Oosioa. fort boslile a^ Ihéltre naissant, oomme Ion* let porilains, t»ii par nception l'Éloge d'ane traftériie intimide le Juif. laquelle ««I jon^e an fiull et repré- Mnte l'avidiié de< clioisiveuTS (chowrt) moniinios et les seaiimenu Mngnin«ire« des usnrien- n U'aprën celte analyse sommaire, il csi per- mit de croire que cette piËce, comme celle de SlisVespesre, r^uoisiaît dant ane compcsition aniqae les deai incidenls si divers des coR^U et du billet. Elle en inalheureosrmcnt ; erdue.

30 LES ÀM18.

elle lui courait sus et le persécutait de sa huée impla- cable.

Ce fut vers la fin du seizième siècle, aa moment elle courait les carrefours de Loodres dans le chant populaire de Gemutus^ que Shakespeare arrêta la légende au passage. Qu'allait (aire le poëte ? Était-ce donc pour la fortifier de son génie et pour en accabler le misérable israélite, qu'il allait évoquer dans son drame cette fable de la haine? Allait-il accroître les douleurs de ce souffre- douleur, en joignant son imprécation au haro universel? Lui, l'apôtre de l'indulgence, entendait-il donc, cédant aux préventions publiques, eicepter une créature de Diea de cette tolérance qu'il réclamait pour tous?

Non, telle n*a pas été la pensée du mattre. Il n'a pas sacrifié au préjugé, si impérieux qu'il fût, sa mission civili- satrice. Il n'a pas donné le démenti à son apostolat. De sa charge, le poëte n'a pas rejeté TAme du juif. Loin d'écraser ce lépreux, il a tenté de le relever. Certes, l'entreprise était ardue et périlleuse. Le fanatisme ne se laissait pas braver impunément h celte furieuse époque. Il n'y avait pas long- temps que Reuchlin, tout favori d'empereur qu'il était, avait failli expier du dernier supplice son équivoque sym- pathie pour la tribu maudite. S'il ne risquait pas sa vie ou sa liberté dans une lutte déclarée contre l'opinion do- minante, le penseur risquait, h coup sûr, son autorité morale. Shakespeare avait donc certains tempéraments à prendre, certains ménagements à garder, pour ne pas exas- pérer sou public. L'intérêt même de l'opprimé exigeait qu'il ne fût pas trop ouvertement soutenu. C'était risquer le suc- cès que vouloir l'emporter, et le maître eût compromis son plaidoyer en s'aliénant dès le premier mot la confiance du jury. Chose étrange, pour gagner une pareille cause, il fallait la plaider non du banc de la défense, mais du banc de l'accusation ! Cette ruse de forme était nécessaire. £t

l.MBODlCnOS.

3t

voilà pourquoi Shakespeare a choisi, pour y développer BOD idée, une légende qui devait à son hostilité contre les juife son immense popularitt;. Mais, par un prodige de ^ënJQ, tout en gardant TétiqueiiL', il en a moditîé le sens. En évoquant la légende, il la transfigurée. Elle grimaçait la haine, il lui a imposé l'expression sereine de la mansué- tude. Depuis des siècles, elle vociférait l'eilerminatioa , il lui a arraché le cri de l'humanllé.

Donc, pour bien comprendre la pensée qui ici a inspiri Shakespeare, deux conditions sont indispensables : la pra^ nitèro condition, cVsl de se reporter au temps il a com- posé son drame, époque de fanatisme universel, le catholique Charles l\ u tenait que, contre les hérétiques, c'était cniauté d'être humain et humanité d'être cruel ', * et le poêle prolestant Marlowe s'écriait en plein théâtre : ' o Détruire un juif est charité et non péché '. » La second* L-oiiditioD. c'est de confronter l'œuvre du maître avec les opuscules qui l'ont précédée. Jamais comparaison n'a été plus instructive, plus probante, plus nécessaire; jamais la critique, pour ne pas s'égarer, n'a eu plus grand besoin d't'tre éclairée par Ihistoire.

Ile tous les écrivains, romanciers, chroniqueurs ou chansonniers, qui, avant Shakespeare, ont traité le sujet àa Marchand de Venise, il n'en est pas un qui ait essayé d'ex- pliquer par un motif quelconque le sanglant contrat pnssA-j entrele juif et le chrétien. L'auteur italien, dont la nouvelle a servi de cadre au chef-d'œuvre anglais, dit tout simple* j ment : a Comme il lui manquait dix mille ducats, messire Ansaldo alla trouver un juif à .Meslre, et les lui emprunta avec cette convention et condilinn que, s'il ne les avait pas rendus à la Saint' Jean de juin prochain, le juif lui pourrait

> BrantAme,

* Tu undu a

» {Lt Jaif Halle.)

32 LES AMIS.

polever une livre de chair dnns quelque endroit du corps qu'il voudrait '. n Puis il parle d'outre chose, sans s'arrô- tor, môme pour s'en indigner, sur cette monstrueuse con- venlion. Le prêteur est juif : cela suffit. Est-ce que les juifs n'ont pas pour habitude de sacrifier à leur Pâque un enfant chrétien et de communier en le dévorant? Il est donc tout simple quo celui-ci veuille avoir la chair de messire Ansatdo, A quoi bon chercher des prétextes k un appétit si naturel ? Qui dit juif, dit vampire. Ainsi pensait maître Giovanni Fiorentino, conteur du quatorzième siècle. Ainsi n'a pas pensé maître William Shakespeare, le cooteur de tous les Ages.

El d'abord, Shakespeare a restitué une âme au ji Le juif était hors l'humanité, Shakespeare l'y a rap] d'un trait ào plume. Il a voulu que l'action du juif, si in- humaine qu'elle fût, eût une raison humaine. Voilà pour- quoi il a créé entre Shjlock et Antonio une baine invété- rée (o lodged bâte] qui n'existe pas entre le mécréant de la nouvelle et messire Ansaido, Voilà pourquoi il a accumulé les griefs dans le cœur de Shj'lock. Shylock haït Antonio, parce qu'Antonio est chrétien, parce qu'Antonio, qui est royalement riche, prêle l'arRcnt pralis: mais il hait Antonio surtout parce qu'Antonio hait la sainte nation israélile, parce qu'Antonio va partout clabaudant contre Shylock, contre ses opérations, coQlre ses profils légitimes, parce que. quand lui, Shylock. passe, Antonio l'appelle chien, le chasse du pied et lui crache au visage. Cependant un jour vient cet Antonio qui a pour habitude u de vider sa bave

K E perche gli mancavana djeci mila dneaii, mestere Aosaldo andô

A un Giudeti a Mesiri, e accilORli cou qiieaLî patti « condiiioni, chu s'egli iioD gtie l'avease readmi dnl deUo di a Sun liiovanni giaguo protaicDO, clie'l Giuileo gli poLe^sv levure unn librn di Mrne d'addo-siio rii qiisliinquB loogo e' ïolesse. a II Pecorune. Giomala quarla. (Voir j| l'Appendice la traduction de celle ntiavelle.}

iieur >peM^

J

INTRODUCnOS. 33

sur la barbe » de Shjlock, a besoin de Shjlock et s'adresse â lui. tii rlc|iit de son juste ressen Liment, Sliylock rei^oit furt bien le marchand :

Le bonheur vous garde, bon signer 1 dil-il le sourire sur les lèvres.

Âhylock, répond sMiemcnl Antonio, bien que je n'ai» pas l'usage de préler ni d'emprunter ji inlérât, pour subvenir aux besoins de mou ami, je romprai une babi- lude...

L'exorde est singulier. Antonio commence par déclarer contraire à ses principes l'action môme qu'il vient implorer de Shylock. Celui-ci aurait bon droit de se choquer, conve- nez-en. Cependant il ne se formalise pas , il discute poli- ment avec Antonio, il invoque pour sa défense le livre sa- cré que révèrent également le juifel le chrétien, a Le profit est béni quand il n'est pas volé, u Et, pour justifier ses bé- néfices, Sbylock cite l'eiemple de Jacob prélevant la dime sur les troupeaux de Labon par une ruse dont Dieu même est complice.

Sur quoi Antonio, interromparil la conversation , se tourne vers Bassanio el lui dit sans baisser la voix :

Remarquez ceci, le diable peut citer l'Êcriiure pour ses fins. Une âme mauvaise produisant de saints témoigna- ges est comme un scélérat à la joue sourianle, une belle pomme pourrie au cu!ur. Oh ! que l'imposture a de beaux dehors !

Vous le voyez, Antonio ne discute pas. Aux arguments de sou interlocuteur, il répond tout de suite par des invec- tives : Shylock est un imposteur, un scélérat, un diable ! Ce qui n'empôcbe pas Antonio de lui adresser, un moment après, cette question doucereuse :

Eh bien, Shjlock, serons-nous vos obligés?

On con<;oit que tant d'impertinence finisse par agacer Shjlock. Cette façon de demander un scrviceà un homme en

34 LES AMIS.

lui jetant de la boue a de quoi lasser la patience da plus patient. Aussi le rouge monte à la face du juif» et c'est avec

peine qu'il contient sa colère prête à éclater :

Signor Antonio, dit-il d'une voix de plus en plus vi- brante, mainte et mainte fois sur le Rialto, vous m'avei honni à propos de mon argent et de mon usance. Je Tai supporté patiemment avec un haussement d'épaules, car la souffrance est l'insigne de toute notre tribu. Vous m'appe- liez mécréant, chien, coupe-jarrets, et vous crachiez sur mon gaban juif, et cela parce que j'use de ce qui m'appar- tient. Eh bien, il paraît qu'aujourd'hui vous avez besoin de mon aide. En avant donc ! Vous venez à moi et vous me dites : Shylock , nous voudrions de l'argent ! Vous dites cela, vous qui vidiez votre bave sur ma barbe et qui aie re- poussiez du pied comme on chasse un limier étranger de son seuil ! Vous sollicitez de l'argent ! Que puis-je vous dire? Ne devrais-je pas vous dire : Est-ce qu'un chien a de l'argent ? est-il possible qu'un limier puisse prêter trois mille ducats? Ou bien dois-je m'incliner profondément et d'un ton servile, retenant mon haleine dans un murmure d'humilité, vous dire ceci : Mon beau monsieur, vous avez craché sur moi mercredi dernier , vous m'avez chassé du pied tel jour, une autre fois vous m'avez appelé chien: pour toutes ces courtoisies, je vais vous prêter tant d'ar- gent?

A cette plainte si éloquente et si pathétique du souffre- douleur, que va répliquer Antonio? Va-t-il faire réparation au juif ? Va-i-il, comme il le devrait, effacer par une écla- tante apologie ses violences passées? Va-t-il, comme il le devrait, demander pardon de tous ses torts? Va-t-il au moins s'engager pour l'avenir à des procédés plus doux? Fi donc !

Je suis bien capable, répond-il au juif, de t'appeler chien encore, de cracher sur toi encore, de te chasser du

l

I

INTBODUOnON.

35

pied encore. Si tu prêtes de l'argent, ne le prête pas comme à un ami. L'amitié a-l-elle jamais tiré profit du stérile métal confié par un ami? Non, considère ce prêt comme faite ton ennemi. S'il manque à l'engagement, \a auras meilleure figure h exiger contre lui la pénalité !

Antonio a commencé par insulter Shvlock. il finit par le tiraver. Tuut à l'heure il l'outrageait, maintenant il le pro- voque. C'en est fait, la mesure est comblée. L'excessive in- solence n épuisé l'excessive patience. Ce défi que le chré- tien lui jetle, le juif ne peut plus le repousser. Shylock ne voulait pas la lutle. mais Antonio la veut : soit ! il l'aura. Aussi bien, dans son duel avec Antonio, Shylock accepte les conditions mêmes de son adversaire. Antonio réprouve l'usure, Shylock dédaigne celte arme : il le déclare d'a- vance, il ne prendra pas un denier d'intérêt, il prêtera son argent pour rien. Seulement, « par manière de plaisante- rie, n si Antonio ne rembourse pas la somme dite au jour dit, il perdra une livre pesant de sa belle chair, laquelle aura coupée et prise dans Ulle partie du corps que dési- gnera Shjlock. Certes, en ce moment, la proposition de Sbj'lock a bien l'air d'une plaisanterie ; elle semble bien plulûl imaginée pour faire rire que pour faire frémir. Quelle vraisemblance qu'Antonio ne puisse pas acquitter dans trots mois uue misérable dette de trois mille ducats? Antonio a été surnommé le a Marchand royal. » Il a des galions sur toutes les mers, il attend de somptueuses eai^aisons de tous les points du globe, d'Angleterre, de Lisbonne, de Tripoli, . de Barbarie, du Mexique, des Indes et de je ne sais où. On peut craindre dix naufrages, on n'en prévoit pas cent. An- tonio ne pourrait être réduit h lo banqueroute que par uns coalition inouïe de désastres. A supposer que le Juif conspi- rât du fond de sa haine contre la vie de ce chrétien , il fau- drait encore qu'il pût embaucher dans son stratagème toutes les catastrophes du ciel. Ce mécréant aurail-il â ses ordres

36 LIS AJOS.

les foudres de Dieu ? Aatooio ne peut admettre

ture impie : bien iùr d'être en règle aa jour de Vi

il regarde le prêt proposé par Sfaylock comme an prit gn-

tuit : (i Vraiment le juif fait preuve de grande

il devient bon. Il se f»^ra chrétien. Et tout en

ainsi la religion «le Sh?lixk, Antonio se rend vite cfaei k

notaire pour signer le plaisant billet.

ATOuez-le, tant d'insultes et de provocations safBraiaB bien à expliquer dans I avenir ranîmosité «le Shjlock» Mai le po^te ne s'est pas contenté de cette excuse. Ponr justifie l'acharnement du juif, il lui a créé un dernier» un suprèn» grief. Ce n*était pas assez que Shjlock fût souffleté dans s foi, dans sa race, dans son crédit, dans son hoonear, il M lait qu'il fût frappé au cœur dans la plus vénérable et la pin auguste de ses affections.

Kcoutez cette histoire qui tout entière a été ajoutée pai Shakespeare à la légende.

Sbylock a donné à sa ûlle la sévère éducation que lo

prescrit sa croyance religieuse. Il a élevé Jessica dans la so-

I II litude du foyer domestique, à Tabri d'un monde corrompo

avec une sorte de puritanisme rabbinique. Il n'a cessé delà prêcher Taustérité rigide, l'orgueil des ancêtres, le dévoue ment à la tribu, la dévotion à la foi, la défiance envers « L race d'Agar, d le dédain de la société chrétienne, le mépri du plaisir chrétien, du rire chrétien, de la mascarade chré

Il tienne : « Écoutez-moi, Jessica, fermez bien mes portes

I et, si vous entendez le tambour et l'ignoble fausset du Qfr

au cou tors, n'allez pas grimper aux fenêtres ni allonge

votre tête sur la voie publique pour contempler ces fous d

chrétiens aux visages vernis. Mais bouchez les oreilles d

I I ma maison, je veux dire mes fenêtres : que le bruit de !

vaine extravagance n'eutre [)as dans mon austère maison. Jessica n'a que faire de regarder les jeunes païens qui pai sent enfarinés dans la rue : si elle veut se mettre en ména(

I.

\

IMHODDCTION.

37

avec le consentement de son père, elle ne se mariera qu'à la synagogue. « PliU & Dieu, dit Stiylock , qu'elle eût pour roari un descendant de Barabbas plutôt qu'un chrétien ! u Par malheur, Jessica n'a gahre mis à profit les leçons pa- ternelles. I.ecarflclère mutin de la bellejutve résiste à cette farouche éducation. « Fille de Shylock par le sang, elle ne l'est pas par le caractère. ■» Jamais la nature ne s'est dé- mentie aussi formellement d'une génération à l'autre. Les goûts de l'enfant sont en contradiction éclatante avec les goûts du père. Autant Shylock est rigide, âpre, frugal, dur à la souffrance, autant Jessica est tendre, molle, friande et indolente. Shylock est fanatique d'austérité; Jessica, de plaisir. Shylock outre l'économie jusqu'à l'avarice ; Jes- sica exagérerait la prodigalité jusqu'au gaspillage. Shy- lock se défierait du chrétien le plus sage ; Jessica s'affole- rait du plus écervelé. Vous connaissez Lorenzo, ce jeune mcrveilleui, velu à la dernière mode vénitienne, qui tou- jours arpenle la place Saint-Marc, la moustache en croc et l'épée en civsdière? Eh bien, Jessica abjurerait avec joie le Dieu de ses ancêtres pour pouvoir battre le pavé aux bras de ce Philistin. La rieuse enfant ne peut se faire à l'exis- tence claustrale que lui impose son père : elle étouffe dans celle almo$plihc d'ennui. « Noire maison est un enfer, » pense-t-elle, et elle suit d'un œil d'envie ce « joyeux dia- ble » de Lancelot qui s'en va en chantant chercher fortune ailleurs.

Enfin, l'occasionlantatlenduesepréseote. - Le jour même Shylock a prêté les trois mille ducats, il est invité par le reconnaissant Bassnnio à un souper Antonio et tous ses amis doivent choquer les verres. Shylock hésite longtemps à accepter l'invitation : il a fait la veille un mauvais rêve, il pressent que « quelque vilenie se brasse contre son re- pos, n Cependsni l'envie de n manger aux dépens du chré- tien prodigue » finit par l'emporter : il se rend chez Bassa-

38 LES AMIS.

Dio. Pendant le souper, les plus gais convives, Gratiano, Salarino et Lorenzo, s'esquivent sous prétexte d'aller cher- cher leurs masques. Mais les trois jeunes gens se sont donoé rendez-vous d*un air mystérieux devant certaine maison. Us arrivent.

Holà I quelqu'un ! exclame Lorenzo en s'avançant sous le balcon.

A ce cri qui semble un signal, une lumière brille, une fe- nêtre s'ouvre et un page apparaît.

Qui êtes- vous T répond le page d'une voix singulière- ment douce.

Lorenzo ! ton amour !

Lorenzo, c'est certain ! Mon amour, c'est vrai ! Mais qui sait si je suis votre amour T

Le ciel m'est témoin que tu l'es.

Eh bien, tenez! attrapez cette cassette... Je vais fer- mer les portes, me dorer encore de quelques ducats, et je suis à vous.

Une minute après, Jessica se présentait sur le seuil de la rigide demeure dans sa livrée de carnaval et s'enfuyait, une torche à la main, au milieu de la bande joyeuse.

Quand Shylock rentra chez lui, il trouva son logis dé- sert, son coffre-fort pillé, mais il ne trouva plus son enfant. Qu'on imagine sa douleur ! Le misérable père fouilla toute la ville pour découvrir Jessica. Il courait dans les rues comme un fou, traqué par une meute d'écoliers qui répé- taient en riant ses cris de détresse. Un chrétien qui le vit passer disait n'avoir jamais entendu « fureur aussi trou- ble, aussi extravagante, aussi incohérente que celle qu'exha- lait ce chien de juif. » Dans sa course effarée, Shylock traverse le Rialto sans même apercevoir Salarino qui cause avec Solanio des nouvelles alarmantes reçues, dit-on, par Antonio. Salarino appelle le juif.

**^ Holà, Shylock ! Quoi de nouveau f

ISTIIODlCTIOiV . 39

Shjlock se détouroe et reconnaît dsns celui qui l'a- postrophe un des convives disparus pendant le souper fatal :

Vous avez su mieux qui3 personne la fuite de ma Glle, dit-il.

Cela est certain, répond Salarino on ricanant, je sais même lo tailleur qui a fait les ailes avec lesquelles elle s'est envolée.

Et pour sa part, observe Soianio, Shylock savait que l'oiseau avait toutes ses plumes et qu'alors il estdaus le tfmpérameni de tous les oiseaux du quitter la maman.

Elle est damnée pour cela.

C'est certain, si elle a le diable pourjugc.

Ma chair et mon sang se révollur ainsi !

Fi, vieille charogne! devraieiit-ils se révulCer k (on AgeT

C'est ainsi que ces jeunes gens parlent ù ce vieillard ! Les insolents ! Les imprudents ! Et c'est au moment ofi ils vieunent de lui jeter à la face ce dernier outrage ramassé dans le plus sale égoul de l'ignominie, qu'ils usent demaa- der au juif d'épargner un chrétien I

Si Antonio n'est pas en règle, dit Salarino, lu ne pren- dras pas sa chair. A quoi te serait-elle bonne?

A amorcer le poisson, s'écrie Slijlock qui éclate enfin. Dât-elle ne rassasier que ma vengeance, elle la rassasiera. Il m'a couvert d'opprobre, il m'a fait tort d'un demi-million, il a ri de mes pertes, il s'est moqué de mes gains, U a cons- pué ma nation... El quel est son motif? Je suis juif! L'n juif n'a^l-il pas des yeux? Un juif n'a-l-il pas des mains, des organes, des proportions, d(>s sens, des affections, des passions? N'esl-il pas nourri de la mémo nourriture, blessé des mèmi.'S armes, sujet aux m«^mes maladies, gui-'H par le6 i mêmes mo/ens, échauUé et refraidî par le même été et par le même hiver qu'un chrétiin ? Si vous nou& piquoe, est-ce

40 LES AMIS.

que nous ne saignons pas T Si vous nous chatoaillex, est-oa que nous no rions pas ? Si vous nous empoisoniiezt esl-oa que nous ne mourons pas? Et si vous nous outragez, esl-oa que nous ne nous vengerons pas? Si nous sommes oomme ▼ous du reste, nous vous ressemblons aussi en cela. Qu'on chrétien soit outragé par un juif» met-il son huadlité? A se venger. Qu'un juif soit outragé par un chrétien» doit- il» d'après Texemple chrétien, mettre sa patience? Eh bien, à se venger ! La perfidie que vous m'enseignec» je la pra- tiquerai, et j'aurai du malheur si je ne surpasse pas mes maîtres!

Cette imprécation sublime est le plus éloquent plaidoyer que jamais voix humaine ait osé prononcer en face d'une race maudite. Quelque terrible que soit le dénoûment, die le prépare et le justifie. Certes, si implacable qu'il soit, Shylodi aura de la peine à dépasser ses mattres. A supposer qu'il la réclame, une livre de la chair d'Antonio ne fera jamais contre-poids dans la balance des représailles à ces milliers de cadavres entassés sur le charnier chrétien par une tuerie de treize siècles !

En donnant à la conduite de Shylock ce mdbile qui suscite les héros, le patriotisme, en lui fournissant pour excuses, non-seulement ses griefs personnels, mais les griefs séculaires de tout un peuple, Shakespeare a d'avance amnistié le juif. Doutez-vous encore que celteamnistie ait été préméditée par le poëte? Hésitez*vous encore à croire qu'il ait voulu nous montrer dans l'acharnement du juif la conséquence fatale d'une légitime rancune? Eh bien, votre incertitude va disparaître. Écoutez la conversation que l'auteur a ménagée entre Shylock et son ami Tubal, et vous reconnaîtrez avec quelle logique profonde il a soudé la ruine d'Antonio à l'enlèvement de Jessica :

Votre fille a dépensé à Gènes, m'a-t-on dit, quatre- vingts ducats eu une nuit.

ISTBODLXT10X il

Tii m'enforirps un poignard ; jn no rpvprrai jamais mon or. OoalR'-vîngts ducats J'un coup! Ouatre-vingls ducats !

Il est venu avec moi de Venise des créanciers d'An- tonio, qui jurent qu'il ne jieut manquer de faire bau- querouto.

J'en suis ravi. Je le harcèlerai, je le lurlnrcrsi. J'en suis ravi!

l'n d'entre eux m'a montré une bague qu'il a eue de votre fille pour un singe.

Mallieur i elle! Tu me tortures, Tubal ! C'était ma turquoise l Je l'avais eue de Lia, quand j'étais garçon. Je ne l'aurais pas donnée pour une forêt de singes !

Remarque! ce trait magistral ajouté ici par une brusque inspiration. Alaintenanl ce n'est plus seulement le père qui souffre dans Shylock, c'est l'amant. Voilà l'ombre de Lia, la chère morte, qui apparaît ici, comme pour exciter 4e juif Jl la vengeance.

Mais, reprend vile Tubal, Antonio est ruiné certaine- ment.

Oui, c'est vrai, c'est vrai... Va, Tubal, engage-moi un eiempt, retiens-le quinze jours d'avance... S'il ue paj'e pas, je veux avoir son cœur. Va, Tubal, et viens me re- joindre h la synagogue. Va, mon bon Tubal. A notre syna- gogue, Tubal.

Et déco pas, l'Uraélite va invoquer l'Klernel, qui jadis parla à Moise, disant :

u Quand quelque homme aura fait outrsgf^ h son pro- chain, on lui fera comme il a fait ;

Fracture pour fracture, œil pour «il, dent pour dent: on lui fera le même mal qu'il a fait à un autre homme. »

Ko se rendant i la synagogue, Shylock a pincé sa haine sous la sauvegarde de sa foi. t>ésormais sa vengeance s pris un caractère sacré. Son acharnement contre le chrétien de-

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42 LES AMIS.

vient hiératique. Le supplice d'Antonio n'est plus qu*ui holocauste offert au Tout-Puissant exterminateur. Shyloci s'est engagé par des vœux irrévocables. Et quand il oom paraît devant le tribunal, il a l'impassibilité farouche di I lévite qui va immoler l'agneau expiatoire au Dieu de

armées.

Que lui parle-t-on de faire grftce ? Shylock a juré d'êtn inflexible par le saint Sabbat, ce II a un serment ai ciel, un serment! un serment! Mettrait-il le parjure sui son flme? Non, pas pour tout Venise, d Le supplier, lui ! y songez- vous ? « Autant vaudrait aller vous installer sui la plage, et dire à la grande marée d'abaisser sa hauteui habituelle ! Autant vaudrait défendre aux pins de la mon tagne de secouer leurs cimes hautes et de bruire lor& qu'ils sont agités par les rafales ! » D'ailleurs, que ré- clame4-il? la stricte justice. Un engagement a été pris, ce engagement doit être tenu. Un billet a été souscrit, ce bille j . doit être remboursé. Le juif ne sort pas de la légalité. I

ni [ invoque à son profit la législation môme qui, si souvent, i

" été invoquée à son détriment. Ce contrat social, sous leque

on l'a accablé de tout temps, voulez-vous donc qu'il hésite quand il le peut, à le faire retomber sur ses adversaires ' Dans la légende du Pecoroney le juif insiste sur soi droit sans donner de raison.

J'entends, dit le juge, que tu prennes ces cent milli ducats et que tu délivres ce brave homme, qui te sera \ jamais obligé.

Je n'en ferai rien, répond laconiquement le juif ^ Bien différent de son devancier, Shylock consent à don- ner à ses juges des explications auxquelles il n'est pa;

* « Disse il giadice : lo voglio che ta U tolga questi cento mila da cati, e liberi qaesto baon uomo, il qaal anco te ne sarè sempre teouto Rispose il Giudeo : lo non ne faro n lente. » // /Vcoron^, par Ser Gio vanni Fiorentino.

mTfiODUCTio:(.

obligé. Ce qui l'aDicno coutrc Antonio, c'est « imo haino rédéchie et une horreur invétérée, n Celte haine, Antonio lui-même l'a provoquée, sollicitée, méritée ; il l'a oblcDue : qu'avez-vous à dire? Chrétiens du seizième siècle, vous parlez de miséricorde I mais étes-vous vraiment bien fon- dés à parler de miséricorde? Vous-mêmes, étes-vous plus miséricordieux que Shylock? Cette religion de charité que vous priî^ez si éloquemmeul, la pratiquez- vous? Votre constitution civile et politique ne reposc-t-elle pAS tout enlière sur la servitude? Vous plaignez Antonio ; eh ! com- mencez donc par plaindre les innombrables serfs dont le labeur est voire richesse et le désespoir votre luxe ! « Vous avez parmi vous nombre d'esclaves que vous employez comme vos Anes, vos chiens et vos mules, à des travaux abjects et serviles, parce que vous les avez achetés. Irai-je vous dire : faites-les libres I mariez-les à vos enfants! pourquoi suent-ils sous des fardeaux? que leurs lits soient aussi moelleux que les vdlres ! que des mets comme les vôtres (Inllent leurs palais! Vous me répondriez : ces es- claves sont à nous ! Eh bien , je réponds de môme ; la livre de chair que j'exige de lui, je l'ai chèrement payée : elle est à moi, et je la veux ! Si vous me refusez, Il de vos lois ! les décrets de Venise soûl sans force. Je demande ta jusiice : l'aurai-Je? Répondez ! »

C'est avec uoe irrésistible logique que Shylock en ap- pelle ici au pacte social. Ce pacte, qui consacre l'esclavage en autorisant l'achat de l'homme par l'homme, sera désor- mais lettre morte, si le juif n'obtient pas gain de cause. L'engagement qui lui adjuge une livre de la chair d'An- tonio est aussi légal que le marché qui concède au négrier toute une cargaison de chair humaine. La magistrature vénitienne n'hésiterait pas h donner raison k tel coloa qui poursuivrait un nègre échappé de sa plantation. Elle ne peut dt»ic, sans une contradictioQ périlleuse, donner

44 LES AMIS.

tort & Sh7k)ck exigeant sa vivante pnqpriétë. m Si SbfoA persistOt le strict tribunal de Venise n'a plus qo'à pranaa- eer la sentence contre le marchand. » Poor qa'AnlQBio puisse être sauvé, pour que sa poitrine aaaeffia pœm échapper an couteau qui la rëdamCt il but qae les magistnli constitués se récusent et qu'un juge nouveau apparaisBe. Arrière» doge sérénissime! Place i Fortia ! ^ Portia est l'interprète d'une jurisprudence ineonnoe. Il loi qu'elle revendique n'est plus la loi du passé , la loi de haine ; c'est la loi de l'avenir, la loi d'amour. Elle enree fe ministère public, non phis au nom de la justice^ mais as nom de la clémence. « La clémence est la poissanca das puissances ; elle est au-dessus de l'autorilé du sceptre ; eOe est l'attribut de Dieu môme , et le pouvoir terrestre qoi ressemble le plus à Dieu est celui qui tempère la justiea par la clémence. Ainsi, juif, bien que la justice soit loo argument, considère ceci : qu'avec une stricte jnstioe, nul de nous ne verrait le salut. C'est la clémence qo'inToqoe k prière, et c'est la prière même qui nous enseigne A tons 1 faire acte de clémence. Tout ce que je viens de dire est pour mitiger la justice de ta cause... Sois donc dément. Prends trois fois ton argent et dis-moi de déchirer œ billet. »

On comprend que Sbylock résiste avec toute l'énergie de sa croyance religieuse à ce droit inouï, plaidé brusquement par l'avocat de l'avenir. Le sectateur de Moïse ne peut que protester contre cette jurisprudence étrange qui oblige à pardonner les ennemis. Le texte dont il relève, ce n'est pas celui qui dit : a Ne résiste point au mal , et si quelqu'un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l'autre ; » c*est celui qui dit : « Œil pour œil, dent pour dent. » Voilà pourquoi le juif rejette tout accommodement* toute tran- saction : K Sur mon flroe , je le jure , il n'est au pouvoir d'aucune langue humaine de m'ébranler : je m'en tiens à

isTnoniicTio\.

^5

mon billet. >' I.e sanglanl roiilral va-t-11 donc i^lpe Cïfîrulé ? Non, un droil supérieur h la loi s'y oppose. A bout d'ar- guments, la Pitié, dont Portiaesl l'organe, a recours à l'ar- gutie : elle saisit le glaive l^gal dont Shyloek est armé, y découvre une paille et le brise en le ployant.

La Justice aurait livré Antonio, la Pitié le délivre. Cette « puissance des puissances» qui un jour déclarera inviolable l'existence humaine, retire au juif sa propriété palpitante. Shylock est dépossédé, mais, songez-y bien, il n'a pu ûtre con- damné que par un tribunal supérieur â tous les tribunaux. En réalité, ce n'est pas Shylock que frappe l'arrêt de Porlia; ce que frappe cet arrêt, c'est la coutume du talion, c'est cette rigoureuse justice qui n'est qu'une injustice rigou- reuse, c'est cette législation vengeresse que promulguent tous les édits des princes et qu'appliquent sans merci tou- tes les magistratures établies, parlements, commissions prévotales, chambres ardentes, chambres étoilées, cours d'assises, c'est celle procédure de représailles qui tour- mente, tenaille, roue, écartèle, pend, décapite, assassine l'assassin, qui lave le sang avec du sang et qui punit la faute en commettant le crime.

Le condamné, ce n'est pos le juif, c'est le judaïsme.

Telle est la portée véritable de l'arrfil prononcé. En défi- nitive, Shylock a gagné mieux que sa cause, il a gagné la cause de tout un peuple : il a revendiqué les droits mécon- nus de sa race et il les a fait prévaloir par la condamnation éclatante du code exterminateur qui pesait sur elle.

En confirmant un pareil jugement, Shakespeare n'a donc pas cédé, comme beaucoup l'ont cru jusqu'ici, à une inspi- ration fanatique. Loin d'encourager l'nnimosité séculaire entre le chrétien et l'Israélite, le maître a voulu y mettre fin par une sentence qui, pour me servir d'une expression ju- diciaire toute britannique, fiait à ta paix les deux adversai- res. Oui, il a été le juge de paix de ce grand litige ; il a ré-

eoMifié pirticf ptr m eooenMM rédpnMfuc». En f erdl ra cimitiniflne, i n'a ( eooom ioeoDoo de b Ubcrié da leoient ftire pratiquer par tooi» ligioD idéale qd prêche le téiae, le juif aoia deux parraina; û f aorail en dix pour le meoer, non paaan polenee. » Cette eidamation de appiandifiementi da pobliCt eootra la aojoif d'entrer dans l'édite cbrétienna fentenee do poète choquait pa» par fon iotoléranoe.

La réconciliation ordonnée par le fcrdicidn, dément consacrée par la légitime union fiea« En mariant la fille de Shjlock an tien, Shakespeare a brafé le sentiment pnhiin qoi ▼ait comme sacrilège tonte mésalliance entre le le saitg chrétien ; en dépit da pr^ogé fuian » A a damé régalité des races ennemies et les a poar rapprochées et confondues dansie m6me amour la même foi. Grèce à la Taillante inspiration da poêla, le terrible drame se dénoue de lui-même dans ona délicien» comédie. L'immémoriale animosité des aieux s'éfumoîl anr les lèvres des enfants en chuchottements de tendreaM. Gaa serments de haine, ces cris de rage, ces imprécalÎQoaa aes huées que se renvoyaient depuis des siècles les gënëraiions ennemies , expirent , par une nuit splendidot à roaihra embaumée d'une végétation tropicale, sous les ramuraa enivrantes des oraugers et des lauriers roses, en un duo da baisers : « Comme ce clair de lune dort doucement sor ca banc !... Assieds-toi, Jessica... Vois comme le parquet dn ciel est partout incrusté de disques d'or étincelants I De tooa ces globes que tu contemples, il n'en est pas un qui , dans

^^P^Wi^^

INTRODDCTIOK. «

son mouveraent, ne clianlc comine un ange, toujours en chœur avec les chérubins aux jeunes >euit. Il esl dans les Ames immortelles une harmonie pareille, mais, tant que cette /augu périssable la couvre do son enveloppe grossière, nous De pouvons l'entendre. »

Ah ! comment la haine, si invétérée qu'elle soit, résiste- rait-elle aux exorcismes de ce ciel enchanteur ? Comment, eu dépit de l'enveloppe grossière qui la gène, les âmes no met- (raient-elles pas leur harmonie Intente d'accord avec l'har- monie înetTable des astres? Dans ces jardins féeriques, toute rancune doit s'upaiser, toute querelle doit s'éteindre. Portîa et Nérissa peuvent bien accuser leurs maris de les avoir trompées, mais celte accusation n'est pas même sou- tenahle. La vérité, un instant travestie, jette bien vite le masque pour justifier les accusés stupéfaits. Bassanio croit avoir remis son anneau nuplial au docteur Ballhazar : er- reur ! il l'a donné à sa femme. (îratiano se ligure avoir cédé sa bague do fiani;ailles au clerc du docteur : illusion ! il l'a donnée è sa femme. Quelques paroles su^îsent pour expli- quer la méprise. L'évidence confond d'un mot l'apparence. Lo droit, obscurci par un quiproquo, révèle gaiement son identité à la raison qui l'a tant de fois méconnu, et la chi- cane humaine, dont le cri implacable retentissait naguère ■levant le tribunal des doges, linit ici par retirer sa plainte •lans un éclat du rire.

Lorsque, la belle saison venue, Shakespeare relournsit i Stralford-sur-Avon, après avoir quitté lx)ndres, ce Lon- dres ténébreux et sinistre oîi Irânaît le sanglant despotisme des Tudors, ce Londres qui avait pour monuments l'échnfaud de Thomas Morus, le billot de Jane Grey et le bitcher de

l.»timer: lorsqu'au «orilr île In grande villo noire of) «Vi». laieiil lanl île \ices, se caclinieul tanl de misères, lanl de désespoirs mniitraienl le poing, il retrouvait le dooi pays nalal ; lorsqu'il revoyait l'humble toit de chaume sous lequel il élaîl né. et sa maisonnette de New-Place, el ti rerme dont son frère Richard était le métayer, et le jardiu dont l'allée fleurie menait à la berge de la rivière : lorsque, prolongeant de quelques milles sa tournée de reconnais- sance, il poussait jusqu'à Wilmecote pour visiter l'hêritagï de sa mère et qu'il traversait ces riantes prairies, toutes illu- minées pour lui de souvenirs et de rayons, alors le poète comparait dans son âme le spectacle d'aujourd'hui au spec- tacle de la veille, toutes ces harmonies è toutes ces discor- des, ces routes pavées de primevères h ces rues jonchées de boue, ces sources pures h ces ruisseaux infecis, cette rivière limpide h ce fleuve immonde, ce ciel lumineux à ce firma- ment enfumé, celle campngne en fôte à cette ville en deuil. Puis il méditait sur ce conlraste, il en cherchait les causes el il reconnaissait que l'homme est le principal auteur des maux qui l'accablent; il défaisait par la pensée la société si mal faite par l'homme et il y substituait dans son esprit un monde supérieur exclusivement soumis aux lois de la db- ture. Laissez faire la nature, cessez de la g€ner par vos prohibitions et par vos entraves. Elle rétablira partout l'or- dre, la paix, le bien-èlre, la tempérance; elle détruira tous les préjugés comme tous les abus ; elle abolira les castes et les aristocraties factices ; devant elle il n'y aura plus ni grands ni petits ; elle dira â tous : vous éles égaux , é^aui devant le besoin, égaux devant la passion, égaux devant le berceau, égaux devant la tombe, et elle ajoutera comme conclusion nécessaire do celle vérité primordiale ; Vous êtes frères. Ainsi pensait le poète, louten cheminant rêveur le long du sentier, bordé de sautes, qui eiHoie l'Avon. Et, inspiré par la promenade champêtre, le poète rentrAtLj

I.MIlUDUCTll)i\. -19

logis, prenait une plume et écrivait la première scène de Comme H vousplaira.

La capitale du duché de *" uous offre le fidèle tableau de la société civilisée. La force brutale y triomphe ; tous les droits y sont opprimés; h mérite y est disgrâce. Ici « les vertus ne sont que de célestes traîtresses, et la perfection empoisonne qui elle parc, n L'iniquité gouverne l'État comme la famille. Le duc régnant a usurpé la couronne sur son frère aîné qu'il a banni et la garde par la terreur. La coiita^'ion du fratricide s'étend de la cour à la cité. Tel suzerain, toi vassal. Al'inslardu duc Frédéric, Olivier est un tyran domestique. Jalous de son cadet Orlando, il lui a confisqué sa part d'héritage, il u a miné par l'éducation sa noblesse native, n il l'a élevé dans une ignorance crasse, pour école il lui a donné une élablc, et, n'ayant pas réussi à faire de lui un manant, il n fait de lui son valet. La géné- reuse UBlure d'Orlsndo a résisté à ce traitement dégradant. L'adolescent a grandi et est devenu homnii:. Alors, si doux et si patient qu'il soit, Orlando ne peut plus supporter l'Ob' jection son aîné le relègue : il faut qu'Olivier lui restitue 1(! millier d'écus que lui a légués son père, et il ira chercher fortune ailleurs. Olivier feint de consentir à cette réclama- tion, mais secrètement il complote la mort de son frère. Il stipendie le fameux boxeur Charles, et celui-ci s'engage à assommer le jeune gars dans un pugilat qui doit avoir lieu le lendemain au palais. En effet, pour se désennuyer, le duc Frédéric a fait défier par son champion tous les jeunes gens de ses étals et a convié sa cour à assister â cette lutte intéressaute. Ce digne prince que la violence a fait souverain aime le spectacle de la violence ; il renouvellerait volontiers ces combats de gladiateurs qui charmaient les .Nérons et les liéliogabales : pour lui et pour ses pairs , c'est volupté de voir évenlrer vivante une créature, de regardor sa cervelle jaillir ol sa chair tomber pur lambcaui, d'écouler ses gé-

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cun tort Ji ses amis, car il n'en a aucun pour le pleurer, aucun prt^judice au monde, car il n'y possède rien ; il oc- cupe une place qui sera beaucoup mieux remplie, quand il l'aura laissée vide, n

La lutte s'engage. 0 miracle ! Est-ce le regard de Rosa- linde qui inspire â Orlando cette agilité surprenante, celle adresse incomparable, cette vigueur herculéenne V On di- rait Alcide étreigtiaot Antée. L'athlète est terrassé et son jeune adversaire n'est pas même en haleine. On emporte le gt^ant qui r/lle. Orlando est sorti triomphant du guet- apens dressé contre lui, et pour trophée opime il emporte à son cou la chaîne qu'y a posée Rosatinde. Mais, hélas I un nouveau péril l'attend. Au moment de rentrer chez lui, il rencontre sur le seuil Adam qui lui barre le passage. Le vieux seniteur affirme que, ce soir, Olivier mettra le feu au logis doit dormir Orlando.

Cette maison n'est qu'une Iraucherie : abhorrez-la, redoutez- la, n'y entrez pas.

Mais veux-tu que j'aille, Adamï

N'importe où, excepté ici.

Comment faire? Faut-il donc qu'Orlando a mendie dé- sormais sur les routes ou y exige â main armée la ration du Yol¥ n Orlando est sans ressources, mais il a compté sans le dévouement du Adèle valut. Adam a cinq cents écus, x une humhie épai^ne qu'il gardait comme une inCrmière pour te temps sa vieillesse dédaignée seroit jetée dans un coin. » U offre cette épargne h son jeune maître, et il se propose à le suivre dans son aventureuse émigration. Or- lando accepte i « 0 bon vieillard, que tu me fais bien l'effet de ce constant serviteur des anciens jours qui donnait sa sueur par devoir et non par intérêt! Tu n'es plus à la mode de cette époque chacun s'évertue uniquement pour un profit et amortit son zèle, ce prulit obtenu. U n'en est pas ainsi de toi. Oui, pauvre vieillard, viens, nous irons

52 ' LK8 AMIS.

ensemble, et, avant d*aYoir dépensé les gages de ta jeoiiem, nous trouverons quelque humble établîssemmt i ooin gré.

La proscription qui dépayse Orlando expatrie Rosalinde. Tandis que celui-là, n'ayant plus d'autre ami qu*an valet en cheveux blancs, échappe À la haine de son frère, oelle-eis'eQ- fuit devant la persécution de son oncle. Le crime de la jeune fiUeest celui du jeune homme : <k sa douceur, sonsileooemôme et sa patience parlent au peuple qui la plaint. » EUe est cou- pable de bonté dans un monde le méchant règne, et voill pourquoi on la chasse. Du reste, elle n'est pas partie seule : elle a trouvé dans Célia le même dévouement qu'Orhndo dans Adam. La fille du duc régnant, qui a partagé le bon* heur avec sa cousine, a voulu partager avec elle un malheur dont elle était digne. Et voilà les deux Altesses, travesties, l'une, en page, l'autre, en paysanne, qui cheminent bras dessus bras dessous, accompagnées du bouffon Pierre de Touche qui les soutient de sa verve étincelante. La vertu proscrite a pour escorte la joie.

Apercevez-vous au bout de cette clairière cette forêt pro- fonde dont l'automne dore les ctmçs mélancoliques ? C'est la forêt des Ardennes ! Mais ne vous y trompez pas, ce n'est pas la forêt historique à travers laquelle la Meuse conduit à la dérive le touriste charmé. Vous ne trouverez dansées haliiers ni le manoir d'Herbeumont, ni le chAteau-fort de Bouillon, ni la grotte de Saint-Remacle. La forêt nous transporte le poëte n'a pas d'itinéraire connu ; aucune carte routière n'en faitmention, aucun géographe ne l'adéfrichée. C'estla forêt vierge de la Muse. Elle rassemble dans sa pépinière unique toutes les végétations connues : le sapin du Nord s'y croise avec le pin du Midi, le chêne y coudoie le cèdre, le houx s'y acclimate à l'ombre du palmier. Dans ses taillis antédi- luviens l'Arche a vidé toute sa ménagerie : le serpent de rinde rampe dans les hautes herbes qu'effleure le daim ef«

r

INTRODUCTION. 53

iaré ; le rugissement de la lionne y fait envoler un essaim de cerfs. la guerre et la vanité humaines n'ont jamais été admises h bâtir leurâ demeures : là, ni palais ni forteresses. Tout au plus, sur la lisière du bois, quelque humble toit de chaume. Le prince banni qui vit dans ces lieui, et qui jadis régna sur un duché puissant, y tient ses grands levers dans une grotte : n Eh bien, mes amis, mes frères d'eiil, la vieille habitude u'a-t-elle pas rendu celte vie plus douce que celle d'une pompe faclico? Celle forél n'est-elle pas plus exemple de dangers qu'une cour envieuse ? Ici nous ne su- bissons que la péaahté d'Adam, la différence des saisons... Doux sont les procédés de l'adversité : comme le crapaud *e- tiimeux, elle porte un précieux joyau dans sa lële. Cetlo existence h l'abri de la cohue publique révèle des voix dans les arbres, des livres dans les ruisseaux qui coulent, des le- vons dans les pierres, le bien en toute chose, d

Ouel contraste entre la forêt des Ardennes et les Etats du Juo Frédéric ! Là-bas, la violence, le guet-apens, la dis- pute, la trahison, le meurtre à plaisir, le fratricide cou- ronné. Ici, la douceur, l'urbanité, la causerie affable, l'hos- pitalilé prévenante, la charité souveraine. Qu'un mendiant affamé se présente , et le vieux duc se lèvera pour faire au malheureux les honneurs de son repas frugal. Ici, plus d'é- tiquette : on est poli sans être obséquieux : on est courtois, mais non courtisan. Plus de préjugé ni de prévention. L'homme a fait table rase du passé : il a raturé pour ja- mais cette informe ébauche sociale qui n'a de la civilisation que le nom, et il est revenu en pleine sauvagerie pour re- faire sa vie d'après nature. C'est sur la nature que dé- sormais se modèle la société : pas d'autre loi que la loi de nature ; pas d'autres peines que celles que la nature inOige. Ah ! combien ce code élémentaire est plus doux que nos codes savants! Combien la rigueur des chosi^ semble lé- gère à cdté de la rigueur humaine :

vni. 4

4

^

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54 LES AMIS.

Sooflle, loaffle, fent d*hif6r!

Ta o*et pas aosti malfaÎMOt

Que riogratitade de Thomme.

Ta deot n'est pas acérée,

Car tu es infitible,

Quelque rade que soit ton haleine. ! Iio ! Chantons ! ho ! sous le boas TarU Trop sentent l'amitié est feinte, Tamoar pare folie !

Donc ! ho ! sons le houx.

Cette vie est la pins riante.

^ Ici la nature règle le plaisir comme la peine. Fi do a

' distractions monstrueuses qui ont la cruaaté pour rtflB

nement ! Ici la joie est sans remords. Les seuls divertisM ments sont les éternels spectacles qu'offre la création. I ciel s*est chargé de la mise en scène, et, pour varier le cor, sans cesse il refait ses aurores, il redore ses crëpusca les, il allume de nouveaux astres à sa rampe étoilée.

C*est dans ces lieux privilégiés que la destinée attire Of lando et Rosalinde. Si vaste est la forêt que les deux amaol se cherchent longtemps avant de se retrouver. Orlando îds crit sur tous les arbres le nom de Rosahnde; il scuipt dans récorce de tous les bouleaux des sonnets è la gloire d Rosalinde ; pas un saule qui ne pleure sous son coutea l'absence de Rosalinde. A force de nommer sa maîtresse Tamant finit par l'évoquer. Mais il ne la reconnaît pas sou son costume de fantaisie. Comment croire que ce page qc I»orte si gaillardement le pourpoint et le haut-de-chausses ce Ganimède si espiègle, si malicieux, si mutin, si mauvai sujet, soit la séraphique créature dont Orlando a vu luire l sourire tutélaire pendant sa lutte avec Tathlète? Rosalind se plaît à garder Tincognito qui lui va si bien ; elle met ui adorable égoisme à prolonger la douce mystification ; ell s*amuse à surprendre les secrets d*Orlando sans lui révèle les siens ; elle savoure avec délices ces confidences et ce épancliemoiits, hommages involontaires qui lui sont rendus

Il faot lire el relire ces scènes exquises qai échappent à I'b- oal^se par leur inefTable grAce. Avf^c quel art Rosalinde joue l'indiiïércnce devant ces aveui h chacun desquels sa vie est suspendue ! Quello énergie elle ci(?ploie pour no pas répon- dre : et moi aussi, je t'aime ! Avec quelle héroïque coquet- terie elle retient son cœur prfil à déborder ! Son masque de raillerie laisse entrevoir son œil humide. On entend dans son éclat de rire comme la saccade lointaine d'un sanglot élouflé. Un jour cependant, la belle enfant finit par se heurtera ce jeu périlleui. Orlando, onlinaîremeut si exact aux rendeï-vous, se fuit allendro depuis deux heures. Ga- iiimMe ne peut expliquer ce retard étrange. Quel accident a donc pu empMier l'amoureux de venir ? Enfin un messa- ger arrive, il apporte un mouchoir ensanglanté et raconte qu'Oriando a été blessé en luttant avec une lionne qui guet- inil un homme endormi. Cette fois l'émotion est trop forte pour pouvoir être comprimée. A la vue d'un sang si cher, le prétendu page chancelle : les forces lui manquent. Ganï- mé<le s'évanouit cl Hosaliode parait.

Devinez-vous quel est ce nouveau venu pour qui Orlando vient d'exposer ses jours? C'est Olivier, Olivier qui, banni à son tour, a trouvé refuge dans la forêt ! Le misérable, s'é- tnnt affaissé sous un chêne . allait élre dévoré par une bêle féroce, quand Orlando est accouru et s'est vengé de lui en le sauvant. Du reste, dans celui qui parlp, il serait dif- litile de reconnaître le fils aîné du chevalier Roland, si dif- férent est son langage, si complote est la métamorphose morale qu'il a subie. En foulant le sot du bois sncré, Olivier fi ressenti un trouble prodigieui. Ses forfaits passés ont ap- paru dons toute leurlaideurà ses yeux dessillés. Le repentir l'a saisi, et le fratricide s'est jeté, éperdu de remords, aux pieds de son frère attendri. Désormais Olivier n'est plus le même. 1^ nature, souveraine en ces lieux, a repris possession de ce caractère dénaturé, elle l'a débarrassé de loiK les vices

56 US AMIS.

qu'une société corrompue lui avait inoculés» elle lui a ratî- tué cette santé idéale qui s'appelle la bonté et , pour pié- venir toute rechute, elle a fait veiller par l'amour cette âme convalescente. Célia s'empresse d'assurer la cure, en épcm- sant Olivier le jour même Rosalinde épouse Orlaodo.

La conversion du duc Frédéric n'est pas moins miracii- leuse que la guérison d'Olivier. Le tyran s'était aTanoé à la tête d'une nombreuse armée pour s'emparer de la forêt des Ardennes et mettre à mort son frère, le duc légitime. Maisi peine a-t-il touché la lisière du bois qu'un vieil ermite s'est avancé vers lui et par une courte harangue l'a décidé à r&> noncer h son entreprise et au monde. Le duc a abdiqué im- médiatement, a restitué le pouvoir h son atné et s*est lui- même retiré dans la forêt pour y embrasser la vie contem- plative. — Sous le froc vénérable du solitaire, c'est la oatuie elle-même qui s'est révélée à Frédéric. C'est la nature qui l'a arrêté au passage et qui, par cette voix sainte, lui a crié : Tyran, tyran, pourquoi me persécutes-tu ? Le duc est entré dans la forêt par la route de Damas. Un rayon d'en haut a percé la nue, et, éclairé par cette clarté divine, le despote a reconnu toute l'horreur de son despotisme. Le bourreau du droit en est devenu l'apôtre. Il s'est prosterné devant les vé- rités qu'il venait combattre. Usurpateur, il a renié l'usurpa- tion ; porte-sceptre, il s'est défait de la couronne ; homme de guerre, il a mis bas les armes ; porte-glaive, il a rendu son épée à la nature anachorète et il s'est constitué prison- nier du désert.

Tout autre était la conclusion qu'indiquait à Shakespeare la légende de Rosalinde d'où le poète a tiré la fable de sa comédie. Dans le roman pastoral de Lodge ' , une bataille fratricide a lieu entre le roi détrôné Gérismond et l'usurpa*

1 Voir è l'AppeDdice la tradaction de cette nouvelle, docament ti important poar rtiistoire des leUres, qu'il était temps de réTéler è It FraDce.

tNTBODL'CTIOS.

S7

iRiir TliorisTiioni). Celui-ci est vniticu M tiiù, pt c'est par cplti" ïictoirn que !e prince li^itime reprend possession de ses ÉWts. I. 'auteur de Comme H vous plaira a rejeté ce fié- nriûmenl qui n'^tail plus d'ncrord svpc la composilîoD ^éné- ralede l'œuvre courue par lui. I^evieui duc qui.dnnsia pa- cifique forM des Ardennes, avait si solennellement répudié toutes les vanités de ce monde, ne pouvait, sans se dé- mentir, suivre l'exemple de Gérismond et recourir autar- mps pour revendiquer son dueW : plulAt renoncer su scep- tre que de le ramasser dans le sang, 1^ restauration du titulaire légitime ne pouvait s'effectuer dicnement que par l'abdication volontaire de l'usorpaleur. et il était juste que la nature elle-même, toute-puissante dans fette comédie, prouvAt son înOiience jusqu'^ la lîn en obtenant par la per- suasion la démission de Frédéric. Cette modification de la rnnrlusion légendaire décèle la logique siipr/'me qui règle rhoT. Shakespeare les conceptions en apparence les plus rn- pririeuses de l'art. Tout significatif qu'il est, ce changement n'est pourtant pas le plus important que l'auteur ait fait subir h la pastorale de Lodge. Le cadre do la nouvelle ori- ginale a été démesurément agrandi pour faire place h deux figures nouvelles, nées toutes deux d'un génie colossal ; Pierre de Touche et Jacques.

L'existence de l'homme, nécessairement imparfaite et mitte. petfl être envisagée h deux points de vue diamétrale- ment opposés , dans ses qualités ou dans ses défauts, dans ses latitudes ou dans ses lacunes, sous son aspect riant ou sous son aspect sombre. Par ses perpétuelles anti- thèses, l'eiistenco provoque les appréciations les plus con- tradictoires ; elle justifie l'éloge comme le blâme, le déni- grement comme l'enthousiasme. Elle a asseîi de beaulés. assez d'aurores, assez de zépbjrs, assez d'azur, assez de printemps, assez d'espérances, assez de satisfactions pour autoriser une incessante gaieté; elle a assez de laideurs.

58 LES AMIS.

assez de crépuscules, assez de tempêtes, assez de téoèbns, assez d'hÎTers, assez de déceptkms, assez de souCEtumb pour justifier uoe perpétuelle tristesse.

De b leptimité égale de ces deox types qui représei- teot dans Comme il toms plaira la double critique homaÎDe. Pierre de Touche est Toptimiste par ezeellence. Auen contre-temps ne peut troubler sa bonne humeur pUloia- phique : il a dans la forêt des Ardennes autant d'entiû que dans le palais du tvran. Il conserve le même enyoue- ment sous le chaume et sous les lambris, dans rezil eldass la patrie, dans la prospérité et dans la disgrftce. Pis de situation è laquelle il ne se fasse. Il rit de tout à tnfen tout. Il vous démontrera, quand vousTOudrez, que la rie do paysan est aussi délicate que celle du courtisan, et que la main encrassée de goudron sent meilleur que la main parfumée de civette : « La civette, pouah ! c'est de la fiente de chat t S*il est quelque part dans les champs un laideron, dont personne ne veuille, Pierre de Touche lui découvrira des grâces ignorées de tous : il trouvera à ses défauts même je ne sais quelle perfociion, je ne sais quel atlrait à ses difibr- mités. Pour ce don Quichotte du laid, Haritoroe aura toutes les séductions de Dulcinée. Ne lui parlez pas de Phœbé, celte pastourelle dont la beauté prude fait pâtir le pastou- reau Silvius. Pierre de Touche aime bien mieux sa mie Audre}' : « Une pauvre pucelle, monsieur, une créature mal lagoiée, mais qui est à moi. Un pauvre caprioe à moi, monsieur, de prendre ce dont nul autre homme n*a voulu. La riche humilité se loge comme un avare, monsieur, dans une masure , comme votre perle dans votre sale huître. » Pierre de Touche ne regarde pas à Técaille : il ne voit que la perle. Môme avant de se mettre en ménage, il a prém toutes les conséquences de cet acte solennel, et il s*accoiih mode des plus désastreuses. Il est déji apprivoisé au sort (|ui effarouche les autres. I/épouvanlail qui terrifie Georges

D.iii^JD no fait que lui sourire : u Bli bii'n.aprèsV I.e plus ooble cerf en porle d'aussi amples que te plus mia^rable. Le célibataire est-il donc heureux ? De même qu'une ville crénelée est plus importante qu'un village, de même le chef d'un homme marié est plus honorable que le front uni d'un garçon, » Vous le voj'eï, l'indomptable jovialité du boulîon triomphe de toutes les épreuves, survit à toutes les dis- grâces. Le vent de l'adversité aura beau s'acharner conlre lui : il ne fera qu'agiter plus gaiement les grelots de sa marotte.

Si Pierre de Touche est l'optimiste achevi' , Jacques est le pessimiste parfait. Ce que l'un voit en rose, l'autre le voit en noir. De même que les plus tristes choses ne font qu'^ayer celui-ci, de même les choses les plus gaies ne font qu'attrister celui-là. Pour Jacques il n'existe plus de refrain joyeux ; cet homme « suce la mélancolie d'une chanson comme la belette le contenu d'on œuf. » Ne croyez pas cependant, comme on a voulu vous le faire en- londrc, qu'une hostilité systématique contre l'humanité ait produit ce tempérament atrabilaire. Des critiques ingénieux ont comparé Jacques à Alcestc. Mais Jacques n'est pas un niisanthrofie: il ne hait pas les hommes, il les plaint ; s'il les censure, c'est par sollicitude, non par animosité. Ce ne sont pas les considérations mondaines qui le rendent bypo- condre. Il n'a u ni la mélancolie de l'écolier, laquelle n'est qu'émulation ; ni la mélancolie du courtisan, laquelle n'est que vanité; ni la mélancolie du soldat, laquelle n'est qu'am- bition ; ni la mélancolie du législateur, laquelle n'est que politique: ni la mélancolie de la femme, laquelle n'est qu'afféterie; ni In mélancolie de l'amant, laquelle est tout cela ; mais il a une mélancolie à lui, composée d'une foule de simples et extraite d'un las d'objets. » La mauvaise hu- meur d'Alceste lient ^ des causes accidentelles : il a perdu son procès, il a été dupe par une coquette, il est au mi-

60 LES AMIS.

lieu d'une société frivole, hypocrite et oorrompoe, Hiti son antipathie contre Fespèce humaiDe. Supposes qo"! al gagné sa cause, qu'il se soit fait aimer de GélimèM, d^K tous les abus dénoncés par lui aient été thropie n*aura plus de raison d'être, dans le milieu Shakespeare a placé Jaoqoes. et 3 7 i tout lieu de croire qu'Alceste sera satisfait. Poorqooi è&m Jacques ne Test-il pas? D'où vient que la répoÛiqne |n- mitive établie h l'ombre de la forêt des Ardenoes n*a jm désarmé son opposition? (x)mment se fait-il que le rrtoor de l'âge d'or n'ait pas apaisé ses murmures? Ab ! c*estqiie le spleen de Jacques est produit par des raisons proiooda. Ce n'est pas contre la société qu'il a des griefis, c'est eootre l'existence. Ce n'est pas à l'humanité qu'il rompt en fi- sièro, c'est à la nature.

Ce qui attriste Jacques, c'est ce drame monotone dont une omnipotence anonyme a fait le scénario et que tous successivement nous jouons sur le théâtre du monde ; c'est cotte tragédie lugubre qui commi^nce par des gémissemeols et qui finit par des gémissements, dont la première scène est une enfance « qui vagit et bave au bras d'une nour- rice, » et dont « la scène finale est une seconde enfance, état de pur oubli, sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien ! d Jacques a connu toutes les joies de ce monde, il a épuisé la jouissance, il a bu de la volupté jus- qu'à cette lie capiteuse, la débauche. Et d'une satiété aussi complète, il n'a gardé qu'une insondable amertume. Toutes nos délices terrestres n'ont réussi qu'à l'éccBU- rer. La plus haute des émotions humaines, l'amour* n'est plus pour lui qu'un malaise moral. Le pire de vos défauts, dit-il à Orlando, c'est d'être amoureux. Et il se détourne avec une sorte de rage de ce jeune affolé. Nos appétits révoltent Jacques autant que nos inclinations. U n'est pas jusqu'au plus frugal repas dont le menu ne lui répugne : il

INTBODUCTION, 61

s'indigno de iclle voracilc sanguinaire quo peut seule apai- ser une boucherie; il a horreur de celte cuisine vampire qui ne di^pèce que des cadavres. Quand le vieux duc s'en va quérir h la chasse son souper du soir, il faut entendre Jac- ques s'apiloyer « sur ces pauvres animaux tachetés. bour< ^eois natifs de celle cité sauvage, quo les flèches fourchues atteignent sur leur propre terrain ; » il faut l'entendre dé- noncer la cruauté du noble veneur et « jurer que le vieui duc est un plus grand usurpateur que son frère. » Ainsi les exigences mêmes de la faim « navrent le mélancolique Jacques. » Il critique la vie dans ses nécessités élémentai- res : il allaque, dans l'ordre physique comme dans l'ordre moral, la constitution mCmede l'être. C'est au nom de l'âme hautaine qu'il s'insurge contre celle double servitude im- posée à l'homme ici-bas : le besoin et la passion. 11 esl l'in- corrigible mécontent qu'aucune réforme ne satisfera, qu'au- cune concession ne ralliera. Sa mélancolie superbe est le dédaigneux reproche jeté par l'idée â la matière, par l'esprit au corps, par la créature à la création.

lUaUville-HoaM, 31 décembre 1660.

DEUX GENTILSHOMMES

DE VERONE.

riisiiiiMS (t)

U DDG m mus, pèT« 4e SïWm.

TiLUm I ... . „,

. } gububoMMei Térona.

iSTOinO, pfcra de Proije.

THDMO, TÎTel groteMiM de Vilealiii.

tOLUKKnt, coMpegM* Silm4«H sa Ml».

mUGKHCI, pagebevOHdeVeleBlia.

UnCK, |wg« Proiée.

PAKTHtON, ialMdiBt d'Antonio.

Un BOTKUUi cbet lequel Jolie loge 1 Hilen.

JTLIA. dame de Vérone, atnoureuM de Prolce. SILVIA. amoareuM de Valenua. LUCSnif, soiianle de Julie. Valets et musiciens.

La Htoe est tantôt à Itilao, tanlAl k Vérooe, tanlùt d Totèt sur 11 route de Mealoue.

Butreat Valentin et ProtEe.

VALENTIN.

Renonce à me persuader, mon aimable Prêtée ; - la jeu- nesse qui se borne nu Ic^is a toujours l'esprit borné- - Si rafTectioti n'encbntnait pas tes tendres jours - aux douces œillades de Ia4>^lle que tu honores, - je t'engagerais à m 'accompagner pour voir les merveilles du monde, pluldt que de vivre chez loi en une indolente apathie, - et d'user ta jeunesse dans une frivolité grossière. - Mais, puisque tu aimes, continue d'aimer, et réussis - comme je désire réussir quand je me mettrai à aimer. PHOTÈE.

Veui -tu donc partir? Mon doui Valentin, adieu! Pense à ton Protée, quand par hasard tu verras quelque objet rare et digne de note dans les voyages ; souhaite- moi pour compagnon de tes jouissances, - quand il l'ar- rivera quelque bonne fortune ; et, dans tes dangers, si jamais les dangers t'environnent, - recommande les anxié- tés à mes pieuses prières ; -car je veux être ton desservant, Valentin.

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D'^Slfe - êfDOQreoi ! Aimer, c'est jUmIu le pleurât de prudes regard» pv des soupirs dédûnon, U joie ^phimèfe d'oo moment ~ ptr viict noils de toHs» de fitii^ et d'emoi. En en de conquête, iralve f/m peut être un mslheur ; —en cas d'échec, une pénible serf- frsnœ est toire conquête. -A coup sûr e*esi le fbiieeelie- Uie au pris de la raison, —ou c'est la raison vaincue per h folie.

PIOTtf.

Ainsi, vous concluez en rn 'appelant fou.

ECtRB I. 07

VAIENTO,

- Ainsi, vous concluerez, j'en ai peur, on le devo- nant.

PHOTÈE.

- C'esl l'amour qui' vous crîtiqiiPi. Je no suis pns l'amour.

VALESTIS.

- l/amour est votre maître, car il vous maîtrise ; i-t celui qui so laisse ainsi subjuguer par tm fou - ne doit pas, ce me semble, èlre repulësage.

PROTÉE.

- Les auteurs disent pourtant que, comme le ver dévo- rant - se logo dans le plus suave bouton , ainsi l'amour dévorant - habite dans tes plus beaui esprits (3).

VALKSTIN.

- Au dire des auteurs aussi, de même que le bouton le plus précoce - est dévoré par le ver avant de s'épanouir, - de rnèuie aussi l'esprit jeune rt tendre - est changé par l'amour en folie; il se flétrit en bouton ; -dès Is primeur il perd sa verdure -et toute sa belle floraison d'espérances h venir. - Mais pourquoi vais-je perdre le temps à te conseiller, toi qui es voué h une ardente passion? Encore une fois, adieu ! Mon père m'attend sur le port pour me voir embarquer.

PROTÉE.

- Et je veux t'y conduire, Valenlîn.

VALESTIN.

- Non, mon doux Protée ; faisons-nous ici nos adieui. - Quand je serai h Milan, écris-moi tes succès en amour et tout ce qui t'arrivera de nouveau ici, en l'absence de ton ami ; et moi. de mon cfilé, je te visiterai de mes lettres.

PBOTtB.

- Que tous les bonheurs t'arrivent à Milan !

68 LB OnX GMTlLSHOiailS DE itMOKÊ.

TiLORlR.

Comme à toi, ici ! Et sur oe, adîea.

ValmUa tort. RBOTÈI.

Il est en chasse d'honneur» moi, en chasse d*amoiir.

Il abandonne ses amis pour les enorgueillir daTantige;

moi j'abandonne tout, mes amis et nioi-méme. pour l'amour. Ah ! Julia, c'est toi qui m'as métaoïorphosé, - qui m'as fait négliger mes études, perdre mon temps, - combattre les meilleurs conseils, mettre le noonde à néant;

c'est ta faute si mon esprit est épuisé de rêverie et moa cœur malade d'anxiété.

Ebu« Diligence.

diugbigi.

Seigneur Prot^e, salut ! Avez-vous vu mon maître?

PROTtS.

Il vient justement de partir afin de s'embarquer pour Milan.

DIUGBNCE.

Vingt contre un qu'il est déjà h bord ! Et moi qui ne fais que bêler après lui depuis que je l'ai perdu I

PROTÊE.

Le bélier s'égare fort souvent quand le berger n'est plus là.

DUJGDICE.

Vous concluez donc que mon maître est un berger, et moi un bélier?

PROTËB.

Oui.

DIUGENCE.

Alors, mes cornes sont ses cornes, que je dorme ou que je veille.

biaise réponse, (.'Ibieu digne d'un Iwlier!

niLlOENCE. El qui prouverait que je suis un bélier?

photék. Oui, et tou maitre un berger.

DILIGENCE,

ïh bien, je prouverai que non par un raisoiineuieiit.

PROTÉK.

Ou ju me trompe fort, ou je prouverai que si par un autre.

iHLIGENc:K. I.C berger court après le bélier, et non le bélier apr^ le berger. Or, je cours après mon maître, el mon maître ne court pas après moi : donc, je no suis pas un bélier. PBOTBK. Le bélier pour du fourrage suit le bei^er, le berger ne suit pns le bélier pour sa pitance : or, lu suis ton maître pour des gages, et ton maître ne le suit pas pour do; gages. Donc tu es un bélier.

DILIGENCE. Encore une preuve pareille, et vous me faites crier: béli!

PftOTËE.

Mais écoute-moi : as-lu donné ma lettre h Julia * mUGËNCE.

Oui, seigneur. Moi. pauvre mouton perdu, je lui ai donne votre lettre , à cette brebis égarée : et elle , cette brebis égarée, ne m'a non donné ?i moi, pauvre mouton perdu.

l'RIITEE. Ce&t que la pâture n'cbl (las sufrisanle jwur tout ce trou- peau-là.

VIII S

70 LIS DBUX 6ENTILSH0MMKS DE YtÊOM.

NUGOICS.

Si votre brebis n'a pas assez, augmentei le fourrage.

PROrtB.

Foin de toi ! Je vais t'envoyer pattre !

IMUGBIGI.

Pour porter une lettre, on me paye au moins cent demeis comptant.

FKOliB.

On te doit moins d'argent, sans dénier qu'on t'en doife. Voyons ! que t'a-t-elle dit ?

Diligence fait on sigoa de déoégilîia.

Â-t-elle secoué la tête?

DIU6EIVGB.

Hé! hé!

PROTÈK.

Elle a secoué la tète ?

IHU6K1I6B.

Sans doute, monsieur, elle a son cou et sa tète.

PRorfs. Butor !

mUGBIGI.

Décidément, vous me prenez pour une bète de somme !

PROTÈE.

Comment ça, messire ?

DIUGENGE.

Eh bien, vous me faites porter vos lettres, et vous me payez de ce pauvre compliment : butor ! Convenez que je vous sers pour une bète de somme.

PROTÊE.

Malepeste ! tu as l'esprit vif.

mUGEIfGE.

Pas assez cependant pour attraper une bourse inerte comme la vôtre.

r

Allons, allous, ouvre-loi à moi jicu tti.' mois : qu'a- l-ellc liit ?

DILIGENCE. Ouvrez votre bourse, et "je m'ouvrirai à vous iramcJia- tcmeul.

PHOTËE , lui ramvtttoL aoe pièce de monnaie. Eh bien , messirc , voici pour voire peine. Qu'a- t-ellc dit?

DIUGENCE. Vraiment, monsieur, jo crois que vous aurez do la peine à la gagner.

Comment? T'a-t-elle laissé percevoir cela ? DILIGËKE.

Monsieur, je n'ai rien pu percevoir d'elle, non , pas même un ducat pour le |)Ort de votre lettre ; j'rii peur qu'ayant été si dure pour moi, quand je lui faisais part de vos sentiments, elle ne soit aussi dure pour vous, quand elle vous dira les siens. Si vous voulez la séduire, ne soj'ez pas trop mou, car elle est dure comme fer. PROTÉE.

Comment! elle n'a rien dit!

DIUGENCE.

Non, pas môme un : voillt pour ta peine .' Pour me t»i- moigner votre générosité, vous m'avez donné six deniers, je vous en remercie. En récompense, vous pouvez désor- mais porter vous-même vos lettres. Et sur ce , monsieur, je vous recommanderai à mon maître,

Va, vu , cours assurer contre le naufrage le navire en )iarlancc : il ne stiuroit périr , l'avaiilà boni, - des- tiné que tu es à une mort plus sèche en terre ferme. 11 faut que j'envoie un uuurrier plus convenable , -je craiu-

72 LES DKUX OBKTiLSHOIIMES DE VtMMII.

drais que ma Julia ne dédaignât mes vers, les recevant d'un aussi indigne messager.

Ils sorleol.

SCÈNE H.

[Vérone. Uo jardin chex ialia.]

Eolrenl Jllu et Lugette, JUUA.

Dis-donc , Lucette , maintenant que nous sommfô seules, me conseillerais-tu de tomber amoureuse ?

LUCETTE.

Oui, madame, iK)urvu que vous ne trébuchiez pas étourdiment.

JUUA.

De tout le beau monde des gentilshommes qui cha- que jour m'abordent en causant, lequel est, dans ton opinion, l'amoureux le plus accompli?

LUCETTE.

Veuillez me répéter leurs noms, et je vous révélerai ma pensée, selon mon simple bon sens.

jum.

Que penses-tu du beau sire Églamour?

LUGETTE.

C'est un chevalier beau parleur, élégant et rafiiné , mais , si j'étais de vous , il ne serait jamais mon homme.

juuâ.

Que penses-tu du riche Mercutio?

LUCETTE.

-De sa fortune, beaucoup de bien ; mais de lui-même, peub !

SGÉIIK 11. 73

JUUA.

- Qiio penses-tu du gentil Protëe ?

LUCCTTR.

-Seigneur! Seigneur! voir ainsi comme la sottise règne en nous !

JUUA.

- Eh bien ! que signiRe cette émotion à ce nom ?

LIÎCETTE.

- Pardon, chère madame! Il est par trop honteux que moi, indigne créature, je prononce un jugement sur de si aimables gentilshommes!

JUUA.

- Pourquoi pas sur Protée , comme sur tous les autres?

LUCEnB.

- Tout simplement parce que, de tous les bons, je le crois le meilleur.

JULU.

- Et votre raison de le croire ?

LUGETTE.

- Je n'en ai pas d'autre qu'une raison de femn^p : - je le crois, parce que je le crois.

JUUA.

- Et tu voudrais me voir jeter mon amour sur lui?

LUGETTE.

- Oui, si vous ne croyez pas votre amour ainsi jeté au vent.

JUUA.

- Eh bien 9 il est de tous celui qui m'a le moins pressée.

LUGETTE.

- C'est qu'il est de tous, à mon avis, celui qui vous nimo le plus.

74 LES DEUX OENTILSBCmMES DB TtRDNI.

JUUA.

Son peu de parole montre son peu d'amour.

UJCBTTB.

-- Le feu le plus concentré est le plus brûlant de tous.

JUUA.

Ils n*Biinent point, ceux qui ne montreot pas leur amour.

LUGETTB.

Oh ! ceux-là aiment le moins qui font counattre aux gens leur amour.

JUUA.

Que je voudrais connaître sa pensée !

LUCETTE y lai remettADt ao pli.

Lisez cette lettre, madame.

JUUA , lisanl.

A Julia 1 De quelle part, dis ?

LUGETTE.

Le contenu vous l'apprendra.

JUUA.

Dis, dis, qui te Ta donnée ?

LUCETTE.

Le page de sire Valentin, envoyé, je crois, par Protée.

Il voulait vous la remettre ; mais, étant sur le chemin, je l'ai reçue en votre nom ; pardonnez la faute, je vous prie.

JUUA.

Voilà, par ma pudeur, une entremetteuse émérite ! Vous osez prendre sur vous de recueillir ces lignes galantes,

et conspirer à la sourdine contre ma jeunesse! Croyez-moi, c'est une fonction de grand profit, —et vous feriez pour l'emploi un excellent fonctionnaire. Tenez, prenez cette lettre, veillez à ce qu'elle soit renvoyée : sinon, je vous renvoie à jamais de ma présence.

Xt.Vt It. 75

l-UCETIK.

- Un plaidoyer pour l'amour mérite il'aulrcs honoraires que le haine.

mu.

- Voulez-vous vous en aller?

LUCETTE.

Oui, pour vous bisser réfléchir.

Elle son. JIJUA.

-N'importe! j'aurais voulu jeter un eoup d'œil sur cette lettre. ~ Ce serait une honte de la rappeler— et de ta prier h, une faute pour laquelle je viens <ie la gronder. - Solle qu'elle est, sachant que je suis fille, de ne pas m'avnir mis la lettre de force sous les jeux .' - A cortaines offres les niles, par modestie, disent un non - qu'elles voudraient qu'on prit pour un oui. Fi ! fi ! Que! capricieux que ce fol amour - qui, comme un marmot t^lu, égrotiftne sa nourrice - et aussitdi baise la verge, hurobtemenl ! r^mmej'ai chassé brutalement Lucetle, - quandje l'aurais si volontiers gardée ici ! Quelle moue furieuse je m'étu- diais i (aire, - quand la joio intérieure forrail mon cœur 6 sourire ! - Pour pénitence, je vais appeler Julia - et lui demander la rémission de ma sottise passée. - Ho\h '. Lucette '

LtcBTTR revienl.

LIXETTE. Que désire Votre Grâce ?

JUUA.

- Esl-il bicatât l'heure do dîner?

LI'CETTE, M baisuinl comme pour rama&scr quelque cIiom. Je le voudrais pour que vous pussiez assouvir vos fureurs sur vntre repas, - et non sur votre servante !

76 LES ncns (lEyPIÎ-SHOliMES DE VÉHOXE.

}L'UA. I

Ou'est-rc .ionc que vous avez ramassé si délink- I

meni ?

uHxm. I

ititn. v .

niUA. ^

Pourquoi donc vous êles-vous baissée ? 1

LLCETTE. I

~ Pour ramasser UQ papier que j'avais laissé tomber. | nuk. I

Kl CB papier n'est Jonc rien ?

LUCETTE. A

Rien qui me concerne. 1

lUUA. 1

Laissez-le à lerro pour ceux qu'il ooDcenic.

UlCEnE.

Madame, il n'a rien h taire pour ceux qu'il ron- cerne.

JUUA.

Quelque amour(>ux à vous qui vous aura écrit en bouts rimes !

UGEHE.

Pour que je puisse les thanler, madame ! Donnez- moi un sir : Voire GrAcG sait mettre eu musique.

lULU.

Aussi mal que possible, de pareilles sonieltes ! Chanlez-Ies sur l'air de : Léger amotir [3] !

LtCETTB.

Ces vers sont trop graves pour un air si lëger.

JUUA.

Trop graves ! I,n note doit être en bourdon.

LUCKHS. 1 Elle doit élre la mtîlodio mfime, si c'est vous qui la chantez.

SCiNE 11.

i i

JUUA.

Et pourquoi pas vous?

LUGEHE.

Je ne puis pas atteindre cette nole-là.

JDLU.

Voyons votre chanson.

Elle prend le papier et fredonne.

Qu'en dites-vous, mignonne 7

LUcrrTE.

- Continuez sur ce ton, jusqu'à la fin ; et pourtant, à vrai dire, votre ton ne me platt guère.

JUUA.

- Il ne vous platt guère ?

LUCETTE.

Non, madame : il est trop haut.

JUUA.

Vous, mignonne, vous êtes trop impertinente !

LUCETTE.

- Maintenant, il est trop bas. Vous gâtez l'accord par un changement si brusque. Il faut garder la mesure pour chanter juste.

JULU.

Comment le puis-je, quand tu le prends toi-roéme si haut?

LUCETTE.

- Je ne prends si haut que votre parti, d Protée !

JUUA.

- Je ne veux plus être importunée de ce verbiage. - Voici le cas que je fais de la déclaration.

Elle déchire la leUre.

Partez, allez- vous-en , et laissez voler tous ces petits papiers; - pour peu que vous les touchiez, je me fâche.

78 LB8 inUX 61

-:i; » I

LDGRTI.

Elle fait la dégoûtée ; mais elle Mfwt ehannëe - it

Toir à se fâcher d'une autre lettre.

JUUA.

- Plût à Dieu que je fusse même fâchée de eeUed! - Oh ! odieuses mains, qui avec déchiré de si tendres paroksl

- Perfides guêpes, c'est donc pour butiner ce dom mI,

- que vous avez lacéré de vos dards Tabeille qui le prodoit!

Elle ramasse qoeUpes-oas des ■Mreeaoi iepifîff.

- Pour réparation» je veux baiser tous ces firagmedH!

- Voyez, ici est écrit : Banne JuUal.. Mëdiante Jalia!

- Pour te punir de ton ingratitude, je ¥ais brojertoi nom contre ces pierres, - et mettre tes mépris sous mei pieds dédaigneux!

Elle jette à terre le frugieeit

- Voyez, ici est écrit : Prêtée blessé d^ amour ! paoTre non blessé ! - je veux te donner un lit dans mon sein, jusqa*! ce que ta plaie soit complètement guérie : tiens, je b panse avec ce baiser souverain.

Elle baise le fragmeetei le net dans ■• gergeietts»

- Mais voici Protée écrit deux ou trois fois : reste calme, bon vent, ne fais pas envoler un seul mot, laisse- moi retrouver toutes les lettres de cette lettre, excqplé celles de mon nom ! Celles-là, qu'un tourbillon les emporlB

- sur un roc hérissé, terrible, à pic, et les précipite dans la mer en rage ! ! voici en une seule ligne son nom écrit doux fois: - Le pauvre Protée délaissé, le passionné Protée...

- àla charmante JuUa : ce mot-là, je vais le déchirer, - ot pourtant iM)n, il l'a si gentiment - accouplé à son nom plaintif! - Je vais les plier l'un sur l'autre, comme ceci.

- Maintenant baisez- vous, embrassez-vous, étreignez-vous, faites co que vous voudrez !

SGÉKS 111. 79

LUCETTB reTient. ^ LUCETTK.

Madame, le dtner est prêt, et votre père vous attend.

1 JUUA.

Eh bien , allons !

f UJGKTTB.

t Quoi ! vous laisserez traîner ces papiers indiscrets ?

l' JUUA.

I Si vous en faites cas, reprenez-les.

' LDGETTB.

^ - J'ai été reprise pour les avoir ramassés : pourtant il ne faut pas qu*ils restent à attraper froid.

JUUA.

Je vois qu'ils vous sont à cœur.

LUGBTTE.

Oui, madame, vous pouvez dire ce que vous voyez, je vois bien des choses, moi aussi , quand vous me croyez les yeux fermés.

JULIA.

Allons, allons, vous plaira-t-il de venir?

Elles sortent.

SCÈNE m.

[Vérone. Chez Antonio.]

Entrent Antonio et Panthéon. ANTONIO.

Dites-moi, Panthéon, quel grave discours vous tenait donc mon frère dans le cloître?

PANTHÉON.

C'était à propos de son neveu Protée, votre fils.

80 LES DEUX GENTILSHOMMBS DE TÉMin.

ANTœno.

Eh bien ! que disait-il de lui?

PAKTHlON.

Il s'ëtonnait que Votre Seigneurie le laissât pisser ici sa jeunesse, quand tant d'autres gens de mine crédit envoient leurs fils chercher carrière, les uns, à la guerre, pour y tenter fortune, les autres à la dëeoo- verto d'tles lointaines, d'autres» aux cours des anhersilés. - 11 disait que votre fils Prêtée était propre à chacooe de ces occupations, voire même à toutes : ~ et il m'eng^eiit à vous presser de ne pas le laisser davantage perdre son temps ici , car ce serait plus tard un grand inoonvéoient pour lui de n'avoir pas fait de voyage dans sa jeunesse.

AÎTOîflO.

- Tu n'as pas besoin de me presser à ce sujet; -^ e^ idée me met martel en tète depuis un mois. Je me sois bien dit qu'il perd son temps et qu'il ne peut être un homme accompli, - sans avoir été éprouvé à Tëcoledo monde. - L'expérience est acquise par la pratique, et perfectionnée par le cours rapide du temps. Ainsi, db- moi je ferais bien de l'envoyer.

PANTHÉON.

Votre Seigneurie n'ignore pas, je pense, que son camarade, le jeune Valentin, - est attaché à la cour de l'empereur.

ANTONIO.

- Je le sais parfaitement.

PANTHÉON.

- Il serait bon, je pense, que Votre Seigneurie l'envoyât, lui aussi , là-bas : - il s'y formerait aux carrousels et aux tournois, —il entendrait un langage exquis, converserait avec de grands seigneurs, et aurait à sa portée toutes sortes d'exercices, dignes de sa jeunesse et de sa noble nais- sance.

' SCÈHï. III.

ANTONIO. - J'iiime ton conseil : tu as fort bien raisonné ; - cl pour que tu juges combien je l'aime. - je veux le mettre à exécution, et au plus vite - dépêcher Trolée à la cour du l'empereur.

PAWTHÉON.

Demain, si cela vous platt. Don Alphonse. - ainsi que d'autres gentilshommes de bonne renommée, ~ par- tent pour saluer l'Empereur el mettre leurs services à sus ordres.

ANTUNIU.

~ Bonnecompngnie! l'roléo ira avec eux! - Juslcmcnl, le iriici Nous allons nous en ouvrir h lui.

rniiTËE entre, lisAnt iinc lattra, el saoi voir Anioniu ni ranlliùim.

l'KOTÉB.

Doux amour! Douces lignes! douce vie! - Voici bien sa main, l'agent de son cœur ! Et voici son serment d'amour, son engagement d'honneur. Ah ! si nos pères pouvnieni applaudir à nos amours - et sceller notre bon- heur de leur consentement ! 0 céleste Julia!

ANTONIO, bmiqiiemcni à Trotte. Kh bien ? Quelle lellre Hsez-vous doDC ? rnoTÈE, atec embnrras.

N'en déplaise à Votre Seigneurie... c'est un mot ou deux - de souvenir... que m'envoie Valentin et que m'a remis un ami venu de sa part.

ANTONIO.

Prêtez-moi celte lettre, que je voie les nouvelles.

PHQTÉE.

Il n'y a |)as de nouvelles, monseigneur, il uréerit sim- plement-comme quoi il vil heureux, adoré,— et chaque jour comblé par l'empereur ; - il me souhaiterait auprès de lui pour partenaire de sa fortune.

82 DEUX GENTILSHOMMES HB ftMMB.

AHTOmO.

- Et comment accueillez-TOus ce souhait ?

PROTfl.

Comme quelqu'un qui se soumet à la Tolonté de Totn Seigneurie, et qui ne dépend pas de son désir ami.

AitTono.

- Ma volonté n'est point en désaccord aY6C son désir, - pourtant ne te figure pas qu'il me décide brusqueBMl Ce que je Yeux, c'est moi qui le veax» et cela suffit - J'ai résolu que tu passerais quelque temps a^ec Yakatia à la cour de l'empereur : la pension qu*il reçoit de 9 famille, je te la ferai pour ton entretien. ~ Demain sois prêt à partir. Pas d'excuse : mon ordre est péremp- toire.

PROTÈE.

~ Monseigneur, je ne puis pas être si tôt en mesure : - de grftce, accordez-moi un jour ou deux.

ANTOMO.

Écoute, ce qu'il te faut sera expédié apràs toi. Pltf de retard. Demain, tu dois partir. Allons» Pantbéoo; vous allez vous occuper de hâter ses préparatifs.

▲ntooio et Panthéon sortent. PROTÈE.

~ Ainsi, j'ai évité le feu par crainte de me brûler, - et je me suis plongé dans la mer je me noie. Je n'ai pas voulu montrer à mon père la lettre de Julia, de peur qu'il n'objectit à mes amours : et du prétexte donné par moi- il a fait la plus puissante objection à mes amours. Oh! comme ce printemps d'amour ressemble, par son ince^ taine splendeur, à la journée d'avril, qui tout à l'heorB montrait toute la beauté du soleil et qui maintenant II laisse dérober par un nuage !

SCÈNE IV. 83

Pamth&or nTieot. PANTHiON.

Sire Prolée, votre père vous appelle : il est pressé : ainsi partez, je vous prie.

PROTÈK.

Oui, il le faut. Mon cœur y consent , et pourtant il dit mille fois non !

Us sortent.

SCÈNE IV.

[Milan. Dans le palais da dac]

Entrent Valbntin et Diligence. DIUGENGB.

Monsieur, un gant à vous !

VALKNTm.

Pas à moi : mes gants sont déjà mis.

DIUGSNGE.

Celui-ci est à vous, alors, car c'est un gant déjà mis.

VALBNTIN^ prenant le gant.

Ah ! fais-moi voir. Oui, je le garde, il m'appartient. Douce parure qui orne un objet divin ! Ah ! Silvia ! Silvia!

IMUGENGBy criant.

Madame Silvia ! madame Silvia !

VALENTIN.

Qu'est-ce à dire, drôle?

DIUGENGB.

Elle n'est pas à portée de voix, monsieur !

vâlentin. ~ Eh bien ! monsieur, qui vous a ditde l'appeler ?

84 LES DEUX GEIITILSHOMMES DB

D1U6KRGB.

- Votre Révérence, seigneur; ou bien c*est que je suis trompé.

YAunmN.

- Allons! vous serez toujours trop pétulant.

DIUGCHCE.

Et pourtant je viens d'être grondé pour avoir ététnf lent.

VALENTIN.

Ah rà, monsieur, dites-moi, est-ce que touscoh naissez madame Silvia?

mUGENGE.

Celle que votre Révérence aime?

VALENTIH.

Eh ! comment savez- vous que je suis amoureux?

DILIGENCE.

Parbleu, à ces signes spéciaux : d'abord vous avez appris, comme messirc Protée, à croiser vos bras comme un mé- content, puis h ressasser un chant d'amour» comme un rouge-gorge, à vous promener seul, comme un pestiféré, à soupirer comme un écolier qui a perdu son ABC» à pleurer comme une jeune donzelle qui a enterré sa m^ grand, à jeûner comme quelqu'un qui est à la diète» à veiller comme quelqu'un qui a peur d'être volé, en6n à geindre comme un mendiant à la Toussaint. Auparavant, quand vous riiez, vous éclatiez comme un coq ; quand vous marchiez, vous marchiez comme un lion : quand vous jeûniez, c'était immédiatement après dtner ; quand vous aviez l'air triste, c'était faute d'argent ; et maintenant vous êtes à ce i)oint métamorphosé par une maîtresse (|nc, quand je vous i^egarde, j'ai peine à croire que vous soyez mon mattre.

VALBSTIN.

Est-ce que toutes ces choses se remarquent eu moi?

SGÉ1«E IV. 85

DiUGENCE.

Elles se remarquent toutes aux dehors de monsieur.

YALBNTIN.

Hors de moi? c*est impossible.

DlUGEIfCE.

Si fait, dans tous vos dehors. Il est certain qu'en dehors de vous, on ne trouverait chez personne tant de simplicité. Ces folies ne se voient si bien aux dehors de monsieur, que parce qu'elles sont au dedans de monsieur. Elles brillent à travers sa personne comme l'eau dans un urinoir, si bien que pas un œil ne peut le voir sans deviner, comme un médecin , sa maladie . «

VALENTIN.

Mais dis-moi, connais-tu madame Silvia?

DIUGENCB.

Celle que vous regardez si fixement à souper ?

VALENTm.

Tu as observé ca ? c'est celle-là même.

DIUGENGB.

Eh bien , monsieur, je ne la connais pas.

VALEIfFIN.

Gomment ! tu m'as vu la regarder et tu ne la connais pas!

DIUGENCE.

N'est-ce pas elle qui est si disgracieuse, monsieur ?

VALENTIN.

Imbécile ! elle est encore plus gracieuse que belle.

DILIGENCE.

Monsieur, je sais cela .

VALENTIN.

Que sais-tu ?

DIUGENCE.

Que vous lui accordez des grâces bien supérieures à sa beauté.

VIII G

86 LIS DEUX OENTILSHOIQIIS M TtftOB.

VALENTIN.

Je veux dire que sa beauté est éclatante» mais que 9 grflce est sans prix.

D1U6ENGB.

Parce que l'une est peinte et que l'autre D*est d'aaou prix.

VAIINTIN.

Comment, peinte ? comment, d*aucun prix ?

DIUGKNGE.

Je veux dire qu'elle se peint tant, pour paraître jolie» que pas un homme n'attache de prix à sa beauté.

VALENTIN.

Pour qui donc me prends-tu? j'attache grand prix à st beauté.

DIUGENCE.

Vous ne l'avez pas vue depuis qu'elle est défigurée.

VALENTIN.

Et depuis quand est-elle défigurée?

DUiGENGE.

Depuis que vous l'aimez.

VALENTIN.

Je l'ai aimée du jour je l'ai vue, et je la vois toujours belle.

DIUGENCE.

Si vous l'aimez, vous ne pouvez pas la voir.

VALENTIN.

Pourquoi ?

DIUGENCE.

Parce que l'amour est aveugle (4). Ah ! si vous aviez mes yeux ! ou si vos yeux avaient les mêmes lumières que quand vous reprochiez à messire Protée d'aller sans jarre- tières !

VALENTIN.

Que verrais-je alors?

SCÈHE IV. 87

DIUGENGB.

Votre folie à vous et son extrême laideur à elle. Quand messire Protée était amoureux, il n'y voyait pas à attacher son haut-de-chausses ; vous, depuis que vous êtes amou- reux, vous n'y voyez même pas à mettre le vôtre.

VAUENTIN.

M'est avis, mon gars, que vous êtes amoureux, alors ; car hier matin vous n'y voyiez pas à brosser mes sou- liers.

DIUGENGE.

C'est vrai, monsieur, j'étais amoureux de mon lit; je vous remercie de m'avoir secoué sur mes amours, car (a me rend plus hardi à vous tancer sur les vôtres.

VÂLENTIN.

En somme, je me sens de l'affection pour elle.

DUJGDfGB.

Que ne vous en guérissez -vous! Votre affection ces- serait.

VALQITIN.

Hier soir, elle m'a enjoint d'écrire quelques vers pour quelqu'un qu'elle aime.

DIU6KNCE.

Et vous l'avez fait ?

VALBNTIN.

Oui.

DIUGSNCE.

Vous avez écrit en brouillon !

VALBNTIN.

Non, de mon mieux. Mais silence! la voici qui vient!

Entre SiLVU. DILIGENCE, à part.

0 la bonne farce ! ô l'excellente marionnette ! va-t-il pas maintenant lui servir d'interprète !

88 LIS DEUX 0K1ITILSH01I1UE8 01

VAUDmif.

Madame et maltresse, mille bonjours !

DUiGENGB, à part.

Oh! donnez- vous donc un simple bonsoir 1 Pùorqini faire un million de façons 7

SILYIA.

Sire Valentin, mon serviteur, à tous deux milie !

DIUGBIGBy à pari.

Ce serait à lui de payer Tintérôt, et c'est elle qui II paye.

VÂLBNTIN, remelUiit on papier à Sîirâ.

Comme vous me l'avez enjoint, j'ai écrit votre leltn - il cet ami secret que vous ne nommez pas : j'aurais m grande répugnance à le faire, n'était ma soumissiool

Voire Grâce.

SILVIÂ, eiamînanl le papier.

Je vous remercie , gentil serviteur : c'est fait conune par un clerc.

VALKNTIN.

Croyez-moi, madame, cela venait mal. -^ Ignonnt pour qui était la chose, —j'ai écrit au hasard et sans asso- rance.

SlLVIA.

Peut-être trouvez- vous que c'est trop de peine?

YÂLBNTIN.

Non , madame , si cela vous rend service. Vous n'avezqu'àordonner, j'en veux écrire mille fois autant; - et pourtant. . .

SILVU.

La jolie phrase ! Oui, j'en devine la suite: et pour- tant... je n'ose pas le dire; et pourtant... je ne m'en sou- cie pas ; et pourtant... reprenez ceci.

Elle lai lend la lettre.

Et pourtant. . . je vous remercie, - décidée que je sais désormais à ne plus vous donner tant de trouble.

SCftSR IV. 89

DILIGENCE, i pari.

- Et pourtflDt si ! et pourtant, encore un pourtant !

VAUINTIN, voyant le moDTement deSilvia.

- Que veut dire Votre Grâce? n'ôles-vous pas satis- faite ?

81LVU.

- Si fait ! les vers sont très-jolis ; mais, puisque vous les avez écrits avec répugnance, reprenez-les, -oui, prenez-les.

VÀLEin'L'i, ■roeptiDl le papier. Madame, ils sont pour vous. mviA.

- Oui, oui, vous les avez écrits, monsieur, à ma re- quête, - mais je n'en veux pas ; ils sont pour vous : je les aurais voulus d'un stj'Ie plus pathétique.

VALESTIN. ~ Si vous te désirez, madame, je vous écrirai une autre épllre.

SILV1.\.

- Et quand elle sera écrite, lisez-la en mon nom, - Si elle vous plait, soit! Si elle vous déplati, soit encore!

VALENTL'i.

- Si elle me plaît, madame, quoi alors ?

SlUTA.

- Eli bien, si elle vous plaît, gardcz-lo pour votre peine. El sur ce, bonjour, serviteur !

tlle se MDte. niUGENCE, i part.

- 0 rouerie imperceptible, inscrutable, invisible, - comme un nez au milieu d'un visage d'homme ou comme une girouette au haut d'un clocher! Mon maiire soupire pour elle ; et elle enseigne au soupirant, en se faisant son écolier, à devenir son maître. 0 l'excellent lour! Ouït-

on j;«md» parier 4*on locîUear? Mon ■okre. |ffi fm HJtréUm^ s'émJêni à loi-niCiiie !

T1LOI15, m

Eh bieOy moDsieor? Sor qooî

seul?

DIIJCI».

lloi? Je ii'étais occopé que de rime. ¥< raison.

De (aire quoi?

DOJGDCI.

D'être l'interprète de madame SilTÎa.

VAUOTDI.

Près de qui ?

MLJGD((Z.

Près de vous-même. Sa déclaration est par&jtemeÉl tournée.

YALE5TI5.

Quelle déclaration?

DIUGENCE.

Eh bien ! la lettre !

VALENTLN.

Comment ! elle ne m'a pas écrit.

niUGENCE.

Quel besoin en avait-elle, puisqu'elle vous a fait écrire è vous-même? Quoi! est-ce que vous n'apercevez pas la rouerie?

VALENTIN.

Non, crois-moi.

DILIGENCE.

Impossible vraiment de vous en croire , monsieur. N'avez-vouspas vu tout ce qu'elle a montré d'art?

SCÈNE IV. 91

YALENTIN.

En fait d'arrhes, elle ne m'a donné que paroles de re- proche.

mUGENGE.

Comment ! elle vous a donné une lettre.

VALEimN.

C'est la lettre que j'ai écrite à son ami.

DIUGEKGE.

Eh bien ! cette lettre, elle l'a remise, et c'est fini.

VALENTIN.

Je voudrais qu'il n'y eût rien de pire là-dessous.

DIUGENCB.

Je vous le garantis, c'est comme je vous le dis.

Déclamant.

Car vons loi avîei soof ent écrit, et elle n*af ait pa répoodre ,

Par modestie oa par manque de loisir,

Oa par crainte qn*un messager ne déooof rtt son secret :

C*est pourquoi elle a fait écrire à son amoureux par son amant lui-même.

Tout ce que je dis est à la lettre, car je Vai deviné à la lettre. Mais à quoi songez-vous, monsieur? il est l'heure de dîner.

VALEimN.

J'ai diné.

DILIGENCE.

Soit, mais écoutez, monsieur : quoique le caméléon amour puisse vivre d'air, je suis de ceux qui se nourrissent de victuailles, et je mangerais volontiers. Oh ! ne soyez pas comme votre maîtresse : ne résistez pas ! ne résistez pas !

Ils sortent.

>;

SGBKE T.

\jtz ptlience, ftûSBe JoEi.

ioa. Il k but biefj, puisqu'il d*j a pas <ie

pwrtL ' Ait^ilM que je pourrai, je serai de

ma.

- Si rien ne vous détourne, foos serez plos Ml de n- lour. - Garde ce soutenir pour ramonr de lai Jolii.

ElkM FlOrtCy preMBt I'ibimmo et eo rcatttuiftua mtÊMmà

- Eh bien» nous ferons un échange, celui'ti.

jum.

- Kt scellons le marché par un saint baiser.

pnoiti.

Voici ma main pour gage de ma loyale ooostaiiee. «-

8i jr; laisse échapper une heure du jour sans soupirv

pour toi, Julin, - puisse, dès Theure suivante, qnàqM

affreux accident ~ me faire expier cet oubli de mes amoun!

Mon père m'attend; ne réponds pas. C'est l*betDe

poiir la marén, mais non pour la marée des larmes.

('rite mnréo-U me retiendrait plus longtemps qu'il neCiiiL

Julia, adieu I

Jiilia Mit précipitamment.

Quoi ! jwirlie sans iiii mot? Oui , voilA bien Tanioar

vrai : il ne peut rien <Jire, -Sa sinccrilé se distingue par les actes bien mieui que par les paroles.

Entre TanthEon.

PAKTnÉON. Sire i'rolée, vous êtes attendu.

ITOTÈE.

Allons! je viens, je viens. - Hiilas! la séparation frappe de mutisme les pauvres amants.

[Vérone. Une p!«e.l

UNCE. Oui , il se passera une heure encore avant que j'aie fini de pleurer. Toute l'espèce des Lance a ce défnut-là. J'ai reçu ma ration, comme l'enfant prodige, et je pars avec messire Prolee pour la cour impériale. Je rrois que Crabe, mon chien, est bien le chien le plus insensible qui existe :ina mère pleurait, mon père sanglotait, ma sœur criait, notre servante hurlait, notre chatte se tordait les bras, toute la maison était en grande perplexité, et ce méctianl mâtin n'a pas verse une Inrmc ! C'est une pierre, un vrai caillou, et il n'y a pas plus de pitié en lui que dans un chien. Un juif Burait pleuré d'avoir vu notre séparation. Et même, ma prand'maman qui n'a plus d'yeux, vojez-vous, pleurait de mon départ à s'aveugler. Tenez, je vais vous montrer la chose. O stmlier-ci est mon père... non, c'est le soulier gauche qui est mon pfcre. . non, non, le soulier gauche est ma mère. . non. ça ne se peut pas nnn plus,.. Si ! c'est ça,

94 LES DEDX GENTILSHOMMES DE VÉROfïE.

c'est ça : il a la semelle ptrcée. Ce soulier troué (9» mare, et celui-ci est mon père. Dieu me damne, si ce o'<a pBSca!... Maiotenaiil, monsieur, ce Mlon est ma sœar:ar, voyez-vous, elle est aussi blanche qu'un lis et aussi mina qu'une badine. Ce cLspcau est Nanette, notre semale.li suisle chien. . . Nou, le cbieu est lui-même, cl je suis le chîeD... Oh! le chien, c'est moi et je suis moi-même... Oui,c"C!t ça, c'eatça... Alors j'arrive à mon père. Père, votre béntik- tionl alors, le soulier ne doit pas dire un mot A force «h pleurer; alors je dois embrasser mon p&re ; boo, il plfure encore plus. . Alors j'arrive à ma mère... Ah! si elle pou- vait parler!., mais elle est comme abrutie. .. bon, je l'em- brasse... Oui, c'est i;a... voici exactement le soupir balelsm de ma mère... Alors j'arriveâ ma sœur; écoutez le gémisse- ment qu'elle Tait. . . Alors le chien ne répand pas une larme et ne dit pas un mot |)en<lant tout ce temps-là ; mais moi, voyez comme j'arruse la poussière de mes larmes!

l'ANTilKdN. Ijiiice , en nvaul , en avant ! à Lord ! Tuii mallre oi embarqué, et il faut que lu le rallrapes a force de rames. Qu'y a-t-il*? qu'as-tu à pleurer, l'hommeT Kn avant, ânci Tu perdras la marée si lu lardes plus longtemps.

LANCE.

Peu importe si la marée est perdue : l'amarré que voici est si désagréable qu'on n'en a jamais vu de pire à l'amarre.

MMHÈUS.

Que veux-tu dircV lu marée est désagréable !

UNtE. Oui, parbleu, celui que je tiens ici amarré : Crabe, mon chien !

SCtilB Tl. 95

PiflTBÈOH. Bah! Je te dis, l'ami que tu vas perdra l'heure du flot, et, en perdsDt l'heure du flot, perdre Ion voyage, et, en per- dant ton voyage, perdre ton maître, et, eu perdant ton matlre, perdre ton service, et en perdant ton service. . . pour- quoi me fermes-tu la bouche î

LANCE. Pour que tu oe perdes pas tes paroles.

PANTEliffil. Et en quoi perdrais-je mes paroles?

LAIfCE.

En ce récit futile.

PANTBÈON. Je ne connais pas de récif utile.

LMJCE. Moi, perdre la marée, et mon voyage, et mon maître, et mon service, el l'amarriS que voici! Tu ne sais donc pas, l'ami, que, si la rivière était è sec, je semis homme à la rem- plir de mes larmus, et que, si le venl était tombe, je pour- rais pousser le bateau avec mes soupirs! PAHTUtON. .Vllons ! parlons, l'ami ; je suis envoyé pour l'appeler.

UÎÏCE. Monsieur, appelez-moi comme vous voudrez.

PASTQÈON. Vcui-lu partir?

LANCE. C'est lK»n. On y va.

Ut Kiri«iit<

96 LES DEUX oBHTiLSHOianEs ui mlsom.

SCÈNE VIL

[Milan. Dni le paltit doeal.]

EDtrent Valentin, Silyu , Thquo «t I>ilici

SOiVU. Serviteur !

VALDriDI.

Maîtresse!

DILIGENCE, bas à Valenlin.

Maître, messiro Tburio vous regarde de traTers.

YALENTIN, bas à Diligence.

Bah ! mon garçoD, c'est de l'amour.

DIUGENCX, bas à Valenlin.

Pas pour vous.

YàLENTIN, bas à Diligence.

Pour ma maîtresse alors !

DIUGENGE, bas à ValenUn.

Vous feriez bien de l'assommer.

SILYIA, è Valentin.

Serviteur, vous êtes mélancolique.

VALENTDI.

Vraiment, madame, je le parais.

TiirRin. Paraltriez-vous ce que vous n'elcs pas?

VALENTIN.

Peut-être.

Tiirnio. Ainsi, vous auriez une mine contrefaite.

VALESTIN.

Comme vous.

SCÈNE VII. 97

THURIO.

Que parais-je être» que je ne sois pas?

VALKSTIN.

Sensé.

TBURIO.

Quelle preuve avez-vous que je ne le suis pas?

VALKNTIN.

Votre folie.

THURIO.

Et découvrez- vous ma folie?

VALENTUf.

A la recherche de votre joquette.

THURIO.

Ma jaquette est un pourpoint à crevés !

VALENTIN.

Votre folie aussi est à crever... les yeux.

THURIO, farieoi.

Comment?

smvu. Ah çà, de la colère, sire Tburio? vous changez de cou- leur?

VALENTIN,

Laissez-le faire, madame, c'est une espèce de caméléon.

THURIO^ à part.

Qui a plus envie de se repaître do votre sang que de dé- vorer votre air.

VALDiTIN.

Vous avez dit, monsieur?

THURIO.

Oui, monsieur, et j'ai fini aussi, pour cette fois.

vALEirrm. Je le sais, monsieur : vous finissez toujours avant de com- mencer.

98 LES DIUX OBirnLSHOmilS M TtBcm.

SDLVIi.

Voilà, messieurs, une belle volée de moto et ib tirée.

YAUHTIll.

C'est vrai, madame : nous remerdoiis le foarmmm.

WLYlk.

Qui est-il» mon cavalier?

VÀLSimN.

C'est Yous-môme, madame; car c*est vous qui aveiCMini le feu. Messire Thurio emprunte son esprit aux regwds de Votre GrAce, et dépense ce qu'il emprunte, génëreuseoient, en votre présence.

THURIO.

Monsieur, si vous dépensiez avec moi mol pour mot, j'aurais bientôt fait faire banqueroute & votre esprit.

VÀLEimN.

Je le sais bien, monsieur : vous avez un trésor de pa- roles, et, je crois, pas d'autre monnaie & donner à vos gens : on peut voir à la nudité de leurs livrées qne iroos ne les payez que de mots tout nus.

SUMA.

Assez, messieurs, assez ! voici mon père.

Entre le duc. LE DUC.

—Eh bien, Silvia, ma fille, vous voilà rudement assiégiée. - Sire Valentin, votre père est en bonne santé. Quel accueil feriez-vous à la lettre d'un ami, vous apportant d'excellentes nouvelles?

VALBNTm.

Monseigneur, je serais reconnaissant - à l'heureux mes- sager venu de si bonne part.

LE DUC.

Connaissez-vous don Antonio, votre compatriote?

SCliftE VII.

99

I

U Oui, mon bon seigneur, je le connais pour un gentil- f imme - de qualilé, fort estimé - et n'ajanl pas sans mé- I' te cette belle réputation. m LE DUC.

N'a-t-il pasuQ fils?

vALems.

Oui, mon bon seigneur : un fits qui no déroge pas ~ I l'bonneur et au renom d'un tel père.

1^ DIC.

Vous te connaissez bien ?

VALEHTIS.

—Je le connais comme moi-même ; car, dès notre en- nous avons vécu et passé toutes nos heures en- ^ÏBemble. - Je n'étais, moi , qu'un paresseux vaurien. - llierdant les moments précieux ~ ofi je pouvais parer ma Jounesse d'une perfection angéiique, tandis que Protée, [«'est ainsi qu'il se nomme, - faisait un utile et noble em- ln\oi de ses journées. - Jeune encore par les années, mais •Aé]i, vieux d'expérience. il a toute la verdeur de l'Age, mais toute la uialurilé du jugement ; - en un mot [car son mérite est bien au-dessus des éloges que je lui accorde ici), il est doué à l'intérieur comme au moral, - de toutes les bonnes qualités qui peuvent qualifier un gentil- homme.

1.E DI'C.

~ Peste, moDseur ! S'il justifie ce que vous dites, - il est aussi digne d'être aimé d'une impératrice - que d'être le conseiller d'un empereur. ~ Eb bien, monsieur, ce gen- tilhomme s'est présenté à moi, - avec la recommnndatîon de puissants seigneurs, - et il se propose de passer ici quel- que temps. - Je pense que cette nouvelle n'est pas la mal- venue près de vous

L

100 LKS DIUX GENTILSHOMMES DE VtMR.

VALENTm.

Si j'avais désiré un ôtre ici, c'eût été lai.

LE DUC.

Faites-lui doDC l'accueil conforme à son mérite. - Silvia, c'est à vous que je parle, et à vous, sire Thario. - Pour Yalentin, je n'ai pas besoin de l'y exhorter. Je vais vous renvoyer ici sur-le-champ.

Le dac sort.

VALENTIN, À Sylvia.

C'est ce gentilhomme, je l'ai dît à Votre Grâce» - qui serait venu avec moi, si sa maltresse n'avait tenu ses yeux captifs dans ses regards de cristal.

SILMA.

Elle les a sans doute mis en liberté, ~ sous la cau- tion de quelque autre gage.

VALENTIN.

Non , je suis sûr qu'elle les tient toujours prison- niers.

SILVU.

Non , car il serait aveugle ; et, étant aveugle , - comment pourrait -il voir son chemin pour vous re- trouver?

VALKNTTN.

Madame, c'est que l'amour a vingt façons d'y voir.

THURIO.

On dit que l'amour est sans yeux...

VALENTIN.

Pour voir des amoureux comme vous, Thurio. L'amour ferme les yeux sur un objet fâcheux.

SILVU.

Finissez ! finissez ! voici venir le gentilhomme.

Entre Protêe. VALENTIN.

Bienvenu, cher Protée! Maîtresse, je vous en sup-

SCftlIK Vil. 101

plie, prouvez-lai qu'il est le bienrenu par quelque grftoe spéciale.

SUVIA.

Son mérite est garant de sa bieuTenue ici, s'il est bien celui dont vous ayei si sourent souhaité des nou- ïdles.

YALflmN.

Maîtresse » c'est lui-même. Charmante dame , per^ mettez-lui d'être mon collègue au service de Votre Grâce.

8ILVU.

Maîtresse trop vulgaire pour un serviteur si rare !

PRorti. —Non, charmante dame : serviteur tropvil— pour méri- ter même un regard d'une si noble maltresse I

VAURTm.

Laissez-là ces protestations d'indignité. Charmante dame, agréez-le pour votre serviteur.

PKOTkB.

Je mettrai toute ma fierté h accomplir mon devoir.

SILVU.

Et le devoir accompli est sûr de la récompense. Serviteur, vous êtes le bienvenu près d'une maltresse indigne.

PROTÈB.

Je jouerai ma vie contre quiconque, hormis vous, dira cela.

SlLVU.

Que vous êtes le bienvenu ?

PBOTil.

Non, que vous êtes indigne.

THURIO.

-• Madame, mon seigneur votre père voudrai! vous parler.

vui. 7

10{ LES DBUX OENTlLSHOmOS DE VtBÛKK.

81LVU.

Je me rends à ses ordres. Allons^ sire Thurio, ^ avec moi.

A Protée.

Encore une fois, mon nouveau senrileur, soytt leU venu. Je vous laisse causer de vos affaires iolnm.

Quand vous aurez fini, nous espérons avoir de vos noii- velles.

Siâfia, Tkorio el DîlîgMce loilafti.

VÀLENim.

Maintenant, dites-moi comment sont tous ceox que vous avez laiasës là- bas?

PftOTii.

Vos parents sont bien et vous enfoieBl fona com- pliments.

VAUmN.

Et les vôtres?

PItOTÈE.

Je les ai quittés tous en bonne santé.

VALBmN.

Comment va votre dame? Vos amours prospè- rent-elles ?

PROTÈE.

Mes histoires d'amour avaient Thabitude de vous ennuyer ; je sais que vous ne vous plaisez guère à parler amour.

VALENTIN.

Ah ! Protée, ma vie est tout à fait changée depuis lors.

J'ai été bien mortifié pour avoir méprisé Tatûcur. - Son impérieuse autorité m'en a puni par des jeûnes amers, par des gémissements de pénitence^ par des lar- mes, toutes les nuits, et, tous les jours, par de déchirants soupirs. —Oui, pour se venger de mes mépris, —ramour a shassé le sommeil de mes yeux asservis et fait d*eux les

actiiK vu. 103

gardes- malades de mon coBar. 0 gentil Protée ! Tamour est un seigneur puissant» - et il m'a buoiilié à ce point que, je le confesse, il n'est pas sur terre de souffrance égale à ses rigueurs, ni de joie comparable à ses faveurs ! Désormais, plus de causerie, si ce n'est sur l'amour I Désormais, pour avoir déjeuné, dtné, soupe et dormi, il me suffit de ce mot tout sec : Amour !

PBOTÉB.

Assez ; je lis votre aventure dans vos regards. -Est-ce l'idole que vous adorez ainsi ?

VALEMTIN.

Elle-même. N'est-ce pas une sainte céleste ?

PROTte.

Non, mais c'est une perfection terrestre.

VALBirrDi*

Appelez-la divine.

pBorii. le ne veux pas la flatter.

VAURTm.

Oh ! flattez-m(M i l'amour se complaît aux louanges.

PBOTÈI.

Quand j'étais malade, vous me donniez des pilules amères; il faut que je vous en administre de pa- reilles.

VAUMTIV.

Eh bien ! dis la vérité sur elle : sinon pour divine, - reconnais-la du moins pour une beauté sérsphique qui

domine toutes les créatures de la terre.

PROTÈE.

Excepté ma maîtresse.

VALERTUf.

Ah ! cher, n*exeeple personne, si tu ne vwx pas feîre I mes amours une injure exceptionnelle.

protÎe.

N'ai-jopas raison d'exalter mon amour avant tout?

104 LK8 DKUX GENTILSHOMMES DE VÉB0III.

YÂLBUrm.

- Et je veux contribuer i l'exalter. ^ Ta bien-aimée sera élevée h l'honneur suprême de porter la queoede ma reine, pour empêcher que la terre vile ne parneoBe à dérober un baiser à son vêtement, ^ et, enofgoeiDîe d'une si grande faveur, ne dédaigne d'enradoer la fleur parfumée d'été, et ne rende le rude hiver pmpétoel!

PROltE.

- Comment, Yalentin, qu'est-ce que tout ce phébos?

VALENTIN.

Pardonne-moi, Protée : tout ce que je pais dire n'est rien à côté de celle dont le mérite réduit tout autre mérite à néant. 11 n'y a qu'elle seule.

PROTÈE.

£h bien ! laissez-la seule.

YALKMTDI.

Non pas pour le monde entier. Sais-tu, moo dier, qu'elle est à moi? Et je suis aussi riche en possédant un- tel joyau que vingt mers dont tous les grains de sable seraient des perles, l'eau du nectar, et les rochers de l'or pur. Pardonne-moi de ne pas songer à toi, quand tu me vois radoter de mes amours. Mon niais de rival, que le père aime uniquement à cause de son inunenae fortune, vient de partir avec elle; et il faut que je tes suive, - car l'amour, tu le sais, est plein de jalousie.

PROTÊE.

~ Mais vous, vous aime-t-elle?

VALENTIN.

Oui, et nous sommes fiancés. Il y a plus, l'heure de notre mariage et tout le plan mystérieux de notre éyasion sont arrêtés : je dois escalader sa fenêtre à l'aide d'une échelle de corde; tous les moyens ont été concer- tés et combinés pour mon bonheur. -- Bon Protée, viens

SCÈNE ÏII.

lOfi

avec moi dans ms chambre, - pour m'aider do t,es con- seils dans cette affaire.

rflOTÈE. -Allez devant; je vous retrouverai : il faut que j'aille au port pour faire débarquer - des cfTets dont j'ai grand besoin, et alors, j'irai immédiatement vous re- joindre.

VALBSTIS.

- Vous vous lii^pêcherez ?

I-ROTÈB. Sans doute.

Valentia tort.

- De même que la (Isnimc refoule la flamme, - et qu'un clou chasse l'aulre, - ninsî le souvenir de mon pre- mier amour est tout à fait effacé par un objet plus nou- veau. — ï^t-ce ma propre admiration ou l'enthousiasme de Valentin, - csl-co sa perfection véritable ou ma cou- pable illusion -qui font ainsi déraisonner ma raison?

- Celte femme est belle ; mais elle est belle aussi, la Julia que j'aime, - que j'ai aimée, dois-je dire, car mon amour s'est fondu - comme une figure de cire devant le feu, - et ne garde plus vestige de ce qu'il était. - Il me semble que mon dévouement pour Valentin s'est refroidi, - et que je ne l'aime plus comme par le passé. Ah ! mais j'aime trop, bien trop sa maltresse : - voilà pourquoi je l'aime si peu, lui. —Combien je vais ralfoler d'elle en la connaissant mieux, moi qui déjA l'aime sans la connaître I - je n'ai encore vu que son image, - et elle a ébloui les >eus de ma raison; - mais quand je considérerai ses perfections,

- il D'y a pas de raison pour que je n'en sots pas aveuglé.

- J'arrêterai, si je puis, mon amour égaré; - sinon, j'userai de tout mon pouvoir pour la séduire !

Il Mrt.

LES DEUX GENTIlSnO«MES DE VÉROSK.

SCÈNE VIII.

rMilan. Une ne.]

Entrent DILIGENCE et LanCI.

iJlUGENCE. Lance ! sur mon honneur, lu es le bienvenu è Mihn.

LASCB.

Ne le parjure pas , doux jouvenceau, je ne suis pas te bienvenu. Je calcule toujours qu'on n'est jamais perdu lanl qu'on n'est pas pendu, ni bienvenu quelque part lani que certain écol n'a pas élé payé el que l'bôlesso n'a pas dil; bienvenu l

D1UGF.NCE.

Allons! cervelle folle, je vais te mener immédiatenientè une taverne où, pour un écot de dix sous, lu seras dii mille fois le bienvenu... Mais dis-moi, drôle, comment ton maître s'esl-il s(*pnr(i de madame Jolia ? LANCE.

Ma foi, après s'être embrassés tout de bon, ils se sont sé- parés évidemment pour rire.

D1LIGE^'CE.

Mais l'épousera-t-el!e?

LANCE. Non.

DEicencs. Comment ! alors il l'épousera, lui ?

UNCE. Non plus.

DILIGENCE. Quoi ! esl-cequ'ilsjont rompu?

LANCE.

Non, ils ne font qu'un.

sckiii Yni. 107

DUGIHGE.

Eh bien ! alors, comment l'afieire s'arrange-t^eUe entre eux?

LANGE.

Mort)Ieu, comme ceci : quand elle s'arrange bien pour lui, elle s'arrange bien pour elle.

DOIGIHGB.

Quel âne tu es de soutenir un pareil non-sens !

LANGE y 8*appayant8or sacaDoe.

Quelle bûche tu es de contester ça, quand mon bAton même me soutient !

DIUGENGE.

Que dis-tu ?

UNGE.

Oui, et je te le prouve. Vois, je n*ai qu'à m'appuyer sur mon bAton, et mon bAton me soutient.

DIUGENGE.

Tu yeux dire qu'il se tient sous toi.

LANGE.

Eh bien, se tenir sous moi et me soutenir, c'est tout un.

DUJGENGE.

Voyons, dis-moi la yérité, le mariage se fera-t-il?

LANCE,

Demande à mon chien ; s'il dit oui, il se fera; s'il dit non, il se fera ; s'il remue la queue et ne dit rieUt il se fera.

DIUGENGE.

En conclusion donc, le mariage se fera.

LANCE.

Tu n'obtiendras jamais de moi un pareil secret, si ce n'est par parabole.

DIUGENGE.

Ça m'est égal, si je l'obtiens ainsi. Mais que dis-tu de eeci, Lanoe? mon maitie est fou éperdu.

108 \M MVX GRNTIUH0)I1IIS ME ftlOlCC.

UlfCE.

Je ne l'ai jamais conna aotremeot.

dhjgiiicb. Que quoi?

UlIGI.

Que fou et que perdu, comme ta le dis fDrI bien.

DDJGBIlCi.

Ah ch, fils de putain, Ane ta es, ta ne m'cnleedi pas!

LAKCB.

Ah çà, imbécile, ce n'est pas toi j'mtends, e*cst tae maître.

UUGENGB.

Je te dis que mon maître est amoureux éperdu.

LANGE.

Eh bien ! je te dis que ça m'est égal qu'il se perde par amour. Allons, viens avec moi prendre la bière au cabaret; si tu refuses, tu es un hébreu, un juif, et tu n'es pas digne d'une terre chrétienne.

DIUGKNCB.

Pourquoi T

LAKGE.

Parce que tu n'auras pas été assez charitable pour aToir la bière en compagnie d'un chrétien. Veux-tu venir?

DIUGKNGE.

A ton service !

Ils sortent.

SCÈNE IX.

FMiUn. Dans le palais dacal.] Entre Protêe.

PROTfcE.

- En quittant ma Julia, je me parjure ; en aimant la belle Silvifl , je me parjure : - en trahissant mon ami, je

SCftNR IX.

t09

me parjure hautement. l.c pouvoir <jui ni 'a imposù mon premier serment est le même qui me provoque & ce triple manque de foi ! Amour m'a ditde jurer, et Amour me dit de me parjurer. 0 doux tentateur Amour, si tu es fait mon péchë, - enseigne-moi, h moi Ion sujet si^uit, h l'excuser... D'abord j'idolâtrais une équivoque étoile, mais maintenantj'adore un céleste soleil. ~ Des vœux irnî- fléchis peuvent être rompus par réQexion : et celui-U n'a pas d'esprit qui n'a pas la résolution ~ d'obliger son esprit k échanger le mal pour le mieux. - Fi , H 1 langue irréïérente ! peux-tu dénigrer ainsi -celle dont tuas sisou- vent consacré la souveraineté - par vingt mille serments du cceur? Je ne dois pas cesser d'aimer, et je cesse pourtant : mais si je cesse d'aimer, c'est toujours pour aimer. - Je perds Julia, et je perds Valentin. - Si je les garde, il faut que je me perde. - Si je les perds, je recou- vre, grAce i cette perte, au lieu do Valentin, Protée, au lieu de Julia, Silvia (5). Je me suis plus cher à moi- même qu'un ami, car l'amour de soi passe avant tout autre. - Près de Silvia, j'en atteste le ciel qui l'a créée si belle, Julia n'est qu'une éthiopienne hâlée. - Je veux oublier que Julia est vivante et me rappeler seulement que mon amour pour elle estmort. - Quant à Valentin, je le traiterai en ennemi pour chercher auprès de Silvia une amitié plus douce. Je ne puis plus être constant envers moi-même, sans user de trahison envers Valen- tin. — Cette nuit, il compte par une échelle de cordes escalader la fenêtre de la céleste Silvia : moi, son rival, je suis confident. - Eh bien ! je vais sur-le-champ révéler au père leur déguisement et leur projet de fuite ; ~ il sera furieux, et il exilera Valentin, - car il entend que Thurio épouse sa fille. Mais, Valentin une fois parti, j'arrêterai vite, - par quelque adroilf manœuvre, les lents progrès de ce slupido Thurio. - Amour, donne-

110 LIi DICI G

moi t€f ailes poor bâier noo pragel^ mÊmmm U wim prélé Ion dénie pour le eonploter !

SCÈNE X.

[f éroM. Omi Mm.]

KaMAi JCUA t( IXOTIB. itUA.

" Un coDseily Lacette ! assiste-moi, nugnom» ! tm ton afTectaeQT dëYouemeot, je te conjare» toi, nmêt tablette tontes mes pensées sont lisiblement inscrte tf grafées (6), instruis-moi! dis-moi par quel mofai- je pois af ec honneur rejoindre mon bien-ainié PMfe.

LUGRTI.

Hélas ! la voie est (atigante et longue.

JUUi.

Un pèlerin rraiment dévot ne se Mgae pes de mesurer des rojaumes de ses faibles pas : encore moins celle qui vole sur les ailes de ramoar, ^ quand son vd est dirigé vers un être aussi cher, aussi parfut, ansn divin que sire Prolée.

LUCBTTB.

Mieux vaut attendre qu'il revienne.

JUUA.

Oh ! tu ne sais donc pas que sa vue est Taliment de mon Ame ? Plains-moi de la disette je languis, - affamée de lui depuis si longtemps. Si ta connaissais seulement l'impression profonde de l'amour, tu songe- rais autant à allumer du feu avec de la neige qu'à éteindre le feu de l'amour avec des paroles.

LUCETTB.

Je ne songe pas à éteindre le feu ardent de totie

SGÈHI X. 111

amoar, - mais à en tempérer l'eitrâme fureur» pour qu'il ne brûle pas au-delà des bornes de la raison*

JULIA.

Plus tu veux le contenir, plus il brûle. Le cou- rant qui glisse avec un doux murmure » - tu le sais, pour peu qu'on l'arrête, s'impatiente et s'irrite. Mais, quand son cours naturel n'est pas empoché, il fiotit une suaye musique sur les cailloux émaillés, en donnant on doux baiser à chaque roseau qu'il dépasse dans son pèlerinsge : «- et ainsi, par mille sinueux méandres, il ya s'évanouir, «-avec une folAtre complaisance, dans le iarouche océan. Laisse-moi donc aller et n'empêche pas ma course ; je serai aussi patiente qu'un doux ruisseau, et je me ferai un passe-temps de iatiguer mes pas, pourvu que le dernier m'amène à mes amours 1 là, je me reposerai, eomme, après de longs tourments, une Ame élue, dans l'Elysée!

LUCSTTE.

Mais SOUS quel costume voulez-vous partir ?

JUUÂ.

- Pas sous celui d'une femme : car je veux me mettre en garde «- contre les abords impertinents des libertins. Gente Lucette» prépare-moi un accoutrement qui irait à un page de bonne maison.

LUCBTTE.

- Eh bien donc, madame doit couper ses cheveux !

JUUÂ.

Non, la fille ! je les tresserai avec des lacets de soie en vingt boucles amoureuses et originales. Un peu de fiin- laisie ne messied pas à une jeunesse plus grave même que ne paraîtra la mienne.

LUCETTE.

.- De quelle façon, madame, ferai-je vos culottes ?

JUUA.

-C*est comme si tu disais : « Dites-moi, mon bon mon-

H 2 LES DECX GENTILSHOMMES DE VtRMi.

sieur, - de quelle ampleur vouIez-TOus votre Tarlogi- din ? » - Eh bien! de la foçon qui te (daim le pliis,Lii- cette.

LDGRTB.

U iîBtut absolument que tous les porlies awe k bia- guette» madame.

JCUÂ.

-Fi ! fi ! Lucette, ce serait indécent.

LUGEITB.

Un haut-de-chausses» madame, ne vaut pas une épia* gle si tous n*avez pas une braguette attadiw iros <piii- gles.

JULIA.

Si tu m*aimes, Lucette, donne-moi ce que to crai- ras le plus convenable et le plus élégant. Mais disnnoi, fillette, qu'est-ce que le monde pensera de moi pov avoir entrepris un si aventureux voyage ? Je crains de faire scandale.

LUGETTB.

Si vous le croyez, eh bien, restez chez toos el ne par- tez pas.

JDLU.

Ah ! pour ça, non.

LUGEHE.

~ Alors, partez sans songer à Tesclandre. Si Prêtée approuve votre voyage quand vous arriverez, -- peu im- porte qui le blAme quand vous serez partie : j'ai peur qu'il n'en soit guère charmé.

JUUA.

C'est la moindre de mes peurs, Lucette. Mille serments, un océan de larmes et des preuves infinies de son amour me garantissent le bon accueil de Protée.

LDCEnB.

Toutes ces choses servent les hommes trompeurs.

SCbtK Zl.

113

Jl'UA.

Bien vils ceux qui en font usage pour ce vil objet ! raais des étoiles plus fiies ont présidé à la Daisssnce de Proléo; ses paroles sont des engagements, ses serments des oracles : sonaoïouresl sincère, ses pensées sont im- maculées ;— ses larmes, les pures messagères de son cceur; - son cœur est aussi éloigné delà fraudequele ciel de la terre.

LICETTB.

- Fasse le ciel que vous le retrouviei le môme à votre arrivée !

iVUK.

-Ah! si tu m'aimes, ne lui fais pas l'injure - d'avoir mauvaise opinion de sa loyauté : lu ne mériteras moo amour qu'on l'aimant. - Viens tout de suite avec moi dans ma chambre, - nous prendrons note de ce qui est né- cessaire—â mon équipement pour ce voj'agotantsouhaitf^. Je laisse h ta disposition tout ce qui m'appartient, mes biens, mes terres, ma réputation. Je ne te demande, eu retour, que de m'expédier d'ici. Allons, ne réponds pas, et vite i l'œuvre I - Je suû impatiente de tant de retard.

SCENE XI.

[Mitao. Daa» tapalaii ducal.] Entrent le duc, Thurio «l Protée.

LE DlC. ~ Sire Thurio, veuillez, je vous prie, nous laisser un moment, nous avons à causer d'affaires secrètes. Sort Thurio.

- Maintenant, l'rotée, parlez, que me voulez-vous?

[■Rom.

- Mou ijraùeus seigneur, vc que jo veux vous docou-

114 LES DEUX GEiNTlLSHOMlBS DB TÉtOHI.

vrir, - la loi de l'amitié m'ocdonne de le cacher ; maii, quand je reporte ma pensée sur les fafears -^ ôoêâ fooi m'avez comblé, moi indigne, —je me sens ttimolë parités* ▼oir h révéler ce que tous les biens de ce monde ne n'v* Tacheraient pas. Sachez, digne prince, que sire Vihetii, mon ami, al'intention d'enlever votre fille o^te noil;-» c'est à moi-même qu'il a fait confidence do eompiol. Jsshi que vous avez décidé de la donner à ce Thurio que hiît votre charmante fille : —si elle vous avait été ainsi enlevée, - c'eût été une grande vexation pour votre vieillesse. ^ Aom» par déférence pour mon devoir, ai-je mieux aimé t^lve^ ser les plans de mon ami que de laisser, en les eadiaot, s'entasser sur votre tète un monceau de chagrins qi vous précipiteraient— à l'improviste dans une tombe préma- turée.

LE DUC.

Protée, je te remercie de ton honnête sotlicitnde : «* en retour, dispose de moi tant que je vivrai. Je m'élns souvent moi-même aperçu de leurs amours, alors même qu'ils me croyaient profondément endormi : et souvent je m'étais proposé d'interdire à sire Yalentin la compa- gnie de ma fille et ma cour; mais, craignant de me trom- per dans mes soupçons jaloux et de disgracier injuste- ment un homme, tort que j'ai jusqu'ici toujours évité, je lui ai fait bon visage afin de m'assurer de ce que toi-même me dénonces en ce moment. Juge combien j'étais inquiet, sachant la tendre jeunesse si facile à séduire : je la loge toutes les nuits dans une haute tou- relle — dont je garde toujours la clef sur moi : il est donc impossible de Tenlever.

PROTÉE.

Sachez donc, noble seigneur, que, d'après le moyen qu'ils ont imaginé, il pourra monter à la fenêtre de sa chambre et la faire descendre par une échelle de corde.

BGtflE XI. 1 15

- Celle éohelte, k jeime aaant est d^à parti k ohendiir, <-- et, comme il Ta tout à Theare la rapporter par ici» tous pourrez, a'il fous plati, lai barrer le passage. Mais, mon bon aeigoeor, preoexF-foua-j assez adroitement pour qe'il ne ae doute pas de ma dëDoncktioa. Car c'est par amour pour fous, et dod par haine pour mon ami, que je me sois fut le rérélateur de ce projet.

LB DUC.

Sur mon honneur, il ne saura jamais que j'ai eu de toi aucune lumière sur eeci.

noTii.

Adieu, mon seigneur, Toici messire Valentin qui tient.

Ufort,

Valentin entre, enfelappë dasi sa long oiaatôao, et trafene

rapidement la scène.

U DUG«

Sife Talentin, attez-fons si fîte f

VALENTIN, s'arrêtent.

Votre Grâce m'excusera, il y a un courrier qui at- tend pour emporter mes lettres à ma famille, et je vais les lui remettre.

LE njc. Sont-elles de grande importance ?

VALENTIH»

Ellea ne parlait, c'est leur teneur, que de ma santé et de mon bonbeer à la eonr.

LE DOC.

Eh bien 1 alors, peu importe.

D*an air aimable et mystérieax.

Reste un moment avec moi. J'ai à m'ouvrir à toi sur eertaines abires qui me touchent de près et pour les- quelles tu deis élre discret. Tu n'es pas sans savoir qoe

116 LES DEUX GElimSflOMllES M

j*ai songé i unir mon ami, menire Thnio, à

- Je le sais fort bien, mons^gneor ; el, à eonpsAr, a serait un parti riche et h<moraUe ; en outoe , le faâr homme— est plein de Terto, de générMÎté, deméritoetè tontes les qualités qui peuvent eoawemr è mie fmm comme votre charmante fille. Est-ce que Yoiie GiAee m peut pas la décider à le prendre en goAt ?

LE roc.

- Non» je t'assure. C'est une fille mainsade, mome, revéche , altière , désobéissante, entéiëe, inseosible m devoir, qui ne se regarde pas plus coaune mon enfant qu'elle ne me redoute comme son père. Bref, je pois b dire, son orgueil, réflexion foite, m'a 6të toat amour poor elle ; et, renonçant à attendre le bonhear de vieux jours de sa piété filiale , je suis désormais piei- nement résolu à prendre femme et à Tabandcmiier à qn voudra la recueillir. Qu'elle ait donc sa beauté pour toute dot, puisqu'dle fiiit si peu de cas de moi et de mes biens.

VALSHTIH.

- X}ue puisse pour Votre Grâce dans tout ceci ?

LE DUC.

- Mon cher, il y a ici à Milan une grande dame doot je suis épris ; mais elle garde une froide résenre» et ne fait aucun cas de ma vieille éloquence. Eh bien, je te voudrais maintenant pour mon précepteur, car il y a long- temps que j'ai désappris à fure la cour, et d'aÛlears It mode du jour est changée. Dis-moi donc comment je dois m'y prendre pour attirer sur moi son plus radieux regard.

VALENTO,

- Gagnez-la par des cadeaux, si elle ne tient pas oomple de V05 paroles. - Souvent les bijoux muets, avec leur genre

6GÉI» XI. 1 17

silencieux, émou vent plus une âme de Temmo que de vives paroles.

LE DUC.

Mais elle a repoussé un présent que jo lui ai envoyé.

VALESTIN.

Une femme repousse parfois ce qui la charme lu plus.

- Envojez-lui-en un autre ; ne renoncez jamais. -Car les dédains dans le passé augmentent l'amour dans l'avenir, Si elle fait la moue, ce n'est pas en haine de vous, mais au contraire pour vous rendre plus amoureux. —Si elle vous gronde, ce n'est pas pour vous congédier ; car ces folles- sont furieuses si on les laisse seules. Ne vous robutez pas, quoi qu'elle vous dise. —Par retirez-vous, elle n'entend pas parles ! Flattez, louez, vantez, cialtez ses grâces ; si noire qu'elle soil, diles-lui qu'elle a une figure d'ange.

- L'homme qui a une langue, je le dis, n'est pas un homme si, avec sa tangue, il ne sait pas gagner une femme.

LE WC.

Mais celle dont je parle est promise par ses parents à un jeune homme de qualité : - et elle est si sévèrement tenue h l'écart des hommes que, pendant le jour, nul n'a accès près d'elle.

VALENTIN.

Eh bien, j'essaierais do l'aborder la nuit.

LE DUC.

Oui, mais les portes sont si bien fermées, et les clefs si bien serrées que pas un homme ne peut l'approcher la nuit.

VALENTIN.

Qui empêche d'entrer par sa fenêtre?

LE DL'C.

La chambre est à une telle hauteur, et la muraillo on est si escarpée, qu'où ne peut pas y grimper sans ris- que évident de la vie.

118 LES DEUX GENTILSHOMMES DE TÉROHK.

VÀl^IfTW.

Eh bien» une échelle, artistement faite de oordes-et pendue à deux crochets bien ancrés, suffirait, pour es- calader la tour de la nouvelle Héro, aa Léandre hardi qui tenterait l'aventure.

LE DUC.

Maintenant, si tu es un gentilhomme de race, - enseigne-mol je puis avoir une échelle pareille.

VALENTIN.

Quand vous en serviriez-vous ? Voyons, semeur, dites-moi.

LE DUC.

Ce soir même : car Tamour est comme un enfant- I qui il tarde d'avoir tout ce qu'il peut atteindre.

VALENTIN.

Vers les sept heures je vous procurerai réchelle.

LE DUC.

Mais écoute bien : je veux y aller seul. Comment pourrai-je transférer Téchelle là-bas?

VALENTIN.

Elle sera assez légère, monseigneur, pour que vous puissiez la porter sous un manteau quelque peu long.

LE DUC.

Un manteau long comme le tien fera-t-il l'a£faire ?

VALENTIN.

-^ Oui, mon bon seigneur.

LE DUC.

Eh bien, laisse-moi voir ton manteau. Je m'en procM« ferai un de la mfime longueur.

VALENTIN.

Oh ! le premier manteau venu fera Taffaire, monsei- gneur.

LE DUC.

Gomment m*y prendrai-jc pour porter un nian-

SCÈNE XI. 119

tonu?... ~ Voyons, laisse-moi cssayor lu Ucu sur inui. Il imehe le iMniMu qoi enve1op|>e Vultmin, lo met viM Im et la feuille,

Quelle 09t cette lettre ? Lisant radreue.

Qu'y a-t-il ici ? A Silvia !

Il foaille ane aalre poche et en tire l'ikliclle dii corde.

- Kt voici un engin propre à mes opérations!... -Jtt prendrai pour celte fois la liberté de briser le cacliel.

-Il onvre la lettre et lit le» ters SQirAnt» ;

Me« pensers 9e r^rugient DaitsmmODl prës de ma Sïlvia, El ee ne wnl qoe mes eaclavei, ï moi qni legr donne essor. Oh I iii lenr nintlre pouvait aller et «soir ans»! prestement, Il l'iriit lai-mème loger se nichent ce» ioMoaibiei.

Le« peniers, mes h^raots, reposent sur ton seio par (7),

Kt moi, )ear roi, moi qni lei diïpùclie IMias.

Je maudis la gréée qni leur accorde cette céleste grSce,

Farceqoe je voodraiipotirraoi-mèmola bonne forlnne de me» sujet*.

Je wc niiudis moi-même de le* avoir envojës, l'uisqo'ils occupent l'asile démit Sire leur maître.

Ou'y a-t-il ici ?

5i7i'rfl, cette nuit je te délivrerai. Oui, vraiment, cl voici tout exprès l'écbelle. Eb quoi! toi, qui n'c^j que le fils d'un Mérops, tu aspires, comme Pbaêlon, à guider le char divin. - au risque d'umbraser lo monde par ton audacieuse folie! Veux-tu donc atteindre les étoiles, parce qu'elles brillenl au-dessus de toi? Va, vil intrus! faquin outrecuidant! réserve tes sourires nagorneurs pour tes égales I Crois-le, c'est k ma clé- mence, el non À la stricte justice que tu dois le pri- vilège de partir d'ici. Itomercie-moi de celte faveur-là plus que de toutes celles dout, trop généreux, je t'ai jusqu'ici comblé. - Mais si lu restes sur mon loiritoirc

120 LES DEUX GENTILSHOMMES DK VtiUllIS.

au-delà du délai - que la vitesse la plus expéditive te donne pour quitter notre cour, - par le ciel» ma colère dépassai de beaucoup Taffection que j'ai jamais eue pour ma nile, ou pour toi ! - Va-t'en ; je ne veux pas entoidretes

vaines excuses : si tu aimes ta vie, hâte-toi.

Le dae tort.

ViLLKNTIN.

- Et pourquoi pas la mort plutôt qu'une viTante tor- ture ? Mourir , c'est être banni de moi-môme , et Silvia est moi-même ; être banni d'elle, c'est encore l'être de moi : bannissement meurtrier ! Quelle lumière est lumière, si Silvia n'est plus visible? Quelle joie est joie, si Silvia n'est plus là?— Suffit-il de me figurer qu'elle est là?

L'ombre de la perfection peut-elle me rassasier? - La nuit, si je ne suis pas près de Silvia, le rossignol est sans musique (8). ~ Le jour, si je n'aperçois pas Silvia, - je n'aperçois pas le jour. Elle est mon essence ; et je cesse d'être, si, par sa radieuse influence je ne suis— plus ré- chauffé, illuminé, caressé, vivifié! Je ne fuis pas la mort en fuyant l'arrêt de mort. —En restant ici, j'attends la mort,

- mais, en fuyant d'ici, je fuis de la vie.

La nuit tombe. ËDtrent Protêb et Lance. PROTÈEy à Laace.

Cours, page, cours, cours, et découvre-le.

LANGE, appelant.

Taïaut ! Taïaut !

PROTÉE.

Que vois-tu ?

LANCE.

Le lièvre que nous cherchons. Il n'a pas un poil sur la tête quinesoitâValentin.

SCftlIB XI. t2l

PROTÈK.

Esl-cc loi , Valenlin ?

YALBNTIN.

Non.

PROTKE.

Qui donc alors ? son ombre ?

vâlentin. Non plus.

PROTfaB.

Quoi alors?

VALKNTIN.

Rien.

UNCi.

Est-ce que rien peut s'exprimer T Maître , si je frap- pais?

PROris. Qui veux-tu frapper ?

UNGB.

Rien.

PROrfaS, le retenant.

Drôle, je te le défends.

UNCE.

~ Mais, monsieur, si je frappe, c'est sur rien : je vous en prie...

PROTÈE.

Je te dis, coquin, que je te le défends... Ami Yalen- tin, un mot.

VALBRTm.

J'ai les oreilles bouchées : elles ne pourraient pas en- tendre — de bonnes nouvelles, tant elles sont déjà piffinos des mauvaises.

PROTËR.

Eh bien, j'ensevelirai les miennes dans un profond silence, car elles sont Apres, malsonnantes et tristes.

122 LIS IttDX GE1IT1L8B01I1IKS DB JÈaOWE.

vAuarTm.

Est-ce que Silvia est morte ?

piorti. Non, Yalentin.

VALOmif.

Non, Yalentin n'existe plus pour Tadorable Silna. - Est-ce qu'elle m'a renié ?

PROTÈE.

Non, Yalentin.

YALBHTIN.

Non, Yalentin no serait plus si SiWia Tayait renié.

LANCE, viTOment.

Monsieur, il y a une proclamation qui vous avanit

PROTÈE.

Qui t'a banni ! Oh ! voilà la nouvelle. Banni d'ici ! banni de Silvia ! banni de moi, ton ami !

VALEimN.

Ah ! j'ai déjà dévoré cette douleur, et j*en sens l'excès qui m'étouffe. Silvia sait-elle que je suis banni?

PROTÉE.

Oui ! oui ! et elle a opposé à cet arrêt, qui, encore irrévoqué, reste dans toute sa force, - une mer de ces perles liquides que quelques-uns appellent des larmes : —elle les a jetées aux pieds rudes de son père, en s'agenouillant humblement elle-même et en tordant ses bras qui, ad* mirables de blancheur, semblaient tout exprès pftlis pour la douleur. Mais ni ses genoux plies, ni ses mains pures tendues, ni ses tristes soupirs, ni ses profonds gémisse* ments, ni ses larmes argentines n'ont pu émouvoir l'in- flexible vieillard : si tu es pris, Yalentin, il faut que tu meures ! D'ailleurs, il a été tellement irrité par cette in* tercession de sa fille qui implorait ta grâce, qu'il Ta

scÈnK xr.

consignée dans une étroite prison, - avec la cruelle me- nace de l'y laisser toujours.

vmsTiN.

- Tais-tcn, A moins que le mot qui le reste h dire n'ait quelque action funeste sur ma vie ! Si cela est, mur- mure-leà mon oreille -comme l'antienne finale de mon in- fime douleur !

PBOTÊE. " Cesse de t'aftliger de l'irrémédiable, et cherche le remède k ton affliction. - Le temps est le nourricier et le père de tout bien. - Si tu restes ici, lu ne peui plus voir la bien-aimée, et songe que rester . c'est abréger la vie. ~ L'espoir est le bâton do l'amoureux : pars en l'empor* tant, - et emploie-le contre les pensées décourageantes. - Tas lettres peuvent être ici, si lu n'y es plus :— adressées àmoi, elles seront déposées-dans le sein lacté de ta bien- aimée. Le temps n'est pas aux récriminalions. Viens, je vais le mener hors des portes de la cité, et, avant do nous séparer, nous causerons à fond -de tout ce qui peut intéresser les affaires d'amour. Par amour pourSilvia, sinon pour toi-même, —mets-loi en garde contre le danger cl viens avec moi.

VALENTIN.

- Je te prie, Lanc«, si lu vois mon page, - dis-lui (îo se dépêcher et de me rejoindre à la porte du Nord.

PROTÈE.

Va, drôle, cherche-le... Viens, Valentîn.

VALESHX.

Oh ! ma chère Silvia ! malheureux Valenlin 1 -

Vtoiée et VileDlia sortent.

LANCE.

Je ne suis qu'un nigaud, vojez-vous; et pourtant j'ai

assez d'esprit pourcroire que mon maître est une esp6eB de

coquin : mais s'il n'est qu'un coquin ordinaire, peu im-

iwrto... Nul Otro vivant ne sait encore que je suis amou-

124 LK8 DEUX GKNTILSHOIIMIS DK fÉaORI.

reux, et pourtant je suis amoureux... Mais un attelage de chevaux n'arracherait pas de moi ce aecrei-li, ni un smI aveu sur Tobjet de mon amour , et pourtant c'est uae femme. Hais je ne dirai jamais ce qu'est cette femme. El pourtant, c'est une fille de ferme... ^urtant, elle n'est plus fille, car elle a bit beaucoup jaser ; pourtant si ! elle est fille, car elle est fille de ferme chez son maître» et elle seit pour des gages... Elle a plus de qualités qu'un épagneol, ce qui est beaucoup pour une simple chrétienne. Yoici le raisiné de ses qualités :

U tira ott papier de m podM.

Imprimis : elle peut chercher et rapporter. Eh bien, m cheval ne peut pas faire plus ; et même, un cheTal ne peut pas chercher , il ne peut que rapporter : ainsi elle vint mieux qu'une rosse... Item. Elle sait traire : yoilà une Tertu suave, voyezrvous, chez une fille qui a les mains propres.

£Dtra DlUGBMCE.

DIUGKNCi.

Eh bien , signer Lance , quelles nouvelles Votre Sei- gneurie T.. .

LANGE, rinterrompant.

Mon seigneur ne rit pas.

DIUGKNCi.

Bon. Toujours votre vieux déCsiut : jouer sur les mots ! Voyons, quelles nouvelles avez-vous sur ce papier?

LANCE.

Les nouvelles les plus noires que tu aies jamais ouïes.

DIUGENCE.

Comment, mon cher, noires?

LANGE.

Oui, noires comme de Tencre.

DIUGENCE.

Laisse-moi les lire.

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SCtRB XI. 125

LANGE.

Foin ! bourrique ! Tu ne sais pas liro .

DIU6KNGE.

Tu mens, je sais.

LÂ9GB.

Je Tais t'ezaminer. Dis-moi : qui t*a mis au monde ?

DUJ6BNGE.

Morbleu, c'est le fils de mon grand-père.

UNGB.

Oh ! l'illettré benél ! c'est le fils de ta grand'mère : ceci prouve que tu ne sais pas lire (9).

DQJGKNGE.

Allons, imbécile, allons ; examine-moi sur ton papier.

UNGB.

Tiens ! Saint-Nicolas te soit en aide !

U loi tend le papier. DIUGBNCBy lÎMDt.

ImprimiSf... elle sait traire.

LANGE.

Oui, ça, elle le sait.

DIUGENGB.

Item^ eUe brasse d'excellente bierre.

LANGE.

De vient le proverbe : bénis soient ceux qui brassent d'excellente bierre !

DIUGENGB.

Item, elle sait faire un point.

LANCE.

C'est un point capital.

DIUGSNGB.

Item, eUe sait tricoter.

LANGE.

Une fille qui sait tricoter chausse partutement son homme.

126 LS8 DEUX GEKTILSIOOIS Dl TtMn.

Item^ elle lave et rânume die^mime.

Une verta toute spéciale : elle n*a pas baioiii

ni qu'on la ramone.

Item^ elle peut filer.

Je serai heureux comme un rouet, si elle 61e asseï pour gagner sa vie.

DOiGDICK.

Item, elle a une foule de vertui innommées.

UHCE.

Autant dire des vertus bâtardes, lesquelles ne connais- sent point leurs parents et par conaéqnenl n'ont pas de

noms.

DOJGDIGE.

Ici Suivent ses défauts.

UNCE.

àSur les talons de ses vertus.

mUGENCE.

Item y il ne faut pas V embrasser à jeun, en raison de son haleine.

UNCE. Soit ! Ce défaut-là peut se corriger avec un déjeuner. Continue.

DILIGENCE.

Item, elle a le palais trop délicat.

UNCE.

Ça fait compensation pour Vhaleine trop forte.

DILIGENCE.

Item, elle park en dormant.

UNCE.

Peu importe, si elle ne dort pas quand elle parle*

BGiHB XI. iS7

DIUGBIGE.

Item, elle a la parole lente.

LANCB.

Oh ! le butor qui met ça parmi ses défauts ! Avoir la pa- role lente, pour une femme, ce n'est qu'une vertu. Je t'en prie, efface-ça et mets-le en tête de ses qualités.

DUilOERCE.

Item, elle est coquette.

LANCB.

Efface-ça aussi : c'est un legs d'Eve à sas filles, on ne peut pas le leur retirer.

DIU6ENGB.

Item, eUe n'a pas de dents.

UNGB.

Ça ne me fait rien non plus ; car j'aime la croûte.

DUiGBNGE.

Item, elle est hargneuse.

Lange. Qu'importe, puisqu'elle n'a pas de dents pour mordre !

DILIGENCE.

Item, elle goûte fort la liqueur.

LANCE.

Si la liqueur est bonne, elle doit la goûter ; elle ne le fe- rait pas, que je le ferais, moi ! Il faut goûter les bonnes choses.

DIUGENCE.

Item, elle est trop libérale.

LANCE.

De sa parole, ça ne se peut pas, car il est écrit plus haut qu'elle l'a fort lente; de sa bourse, ça ne sera pas, car j'en tiendrai les cordons ; d'autre chose, ça se peut, car je n'en puis mais. Allons, poursuis!

DIUGENCE.

Item, elle a plus de cheveux que d'esprit, plus de dé- fauts que de cheveux, et plus d'icus que de défauts.

128 LIS DKUX Gl

Ualte-U ! Jo la prends. Elle a été à mai 0t psà deux OQ trois fois, dans cet artîde. Repaie la pba»

une fois.

Item, elle a plus de cheveux que de

IkSCL

Plus de cheveux que de eervdU... Çaae peoL démontrer. Le couvercle delà sali&ne cache le ael, ictf te plus volumineux que le sel ; de même» les clititai en- vrant la cervelle, sont plus volumineax que la ccnderk contenu est moindre que le contenant. Après ?

DIUGBCCE.

Plus de défauts que de cheveux.

UHCE.

Ça, c'est monstrueux. Plût au ciel qae ça 0*7 fûA pas!

DQJGIIIGi.

Et plus d'écus que de défauts.

LAKCE.

Eh bien , ce mot-l& rend les débuts diaiTiiants. AUk je la prends : et s'il y a mariage, comme rien n'est ia-

. .

DIUGEKCE.

Alors?

LÂ9GB.

Eh bien, alors, je te dirai que ton mattre t'attend i h porte du Nord.

DIUGENCE.

Moi?

UNGE.

Oui, toi ! Qui es-tu donc ? Il en a attendu de meiHeoR que toi.

DILIGENCE.

Et faut-il que j'aille à lui ?

SCtKE XII.

LUÏCE. 11 faut que tu coures à lut, car tu es resté ici si^ongtemp^ qu'il ne suffirait pas d'y aller.

DlUGGXCe.

Pourquoi ne me le disais-tu pas plus Idl? Peste soit do les lettres d'amour!

Il tort. UNCE. Va-t-il ôtro secoué pour avoir lu ma lettre ! Le drôlu mal- appris qui veut se fourrer dans des secrets ! Suîvons-le. T^ me réjouira de voir corriger ce garnement-lJi !

Il sort.

SCÈNE XII.

[Milan. Dans le palii» ducsU]

unirent le DlC ei Tiiunio, pnis Pbotëe, qoi se lient quelque temps au fond da IhéAlre.

LE DlC.

SircThurio, rassurez-vous; elle vous aimera, niain- Iciiant que Valentin est banni de sa vue.

Tiiunio.

Depuis qu'il est exilé, elle me méprise encore davan- tage;—elle a maudit ma société et m'a tellement insulté— que j'ai désespéré de l'obtenir.

L8 ni'C.

Celle faible impression d'amour est comme une ligure leillée dans la glace qu'une heure de chaleur dissout et déforme. —Un peu de temps fondra la glace do ses pen- sées, - et l'indigne Valentin sera oubhé.

Il aperçoit Prêtée.

Eh bien, sire Prolée? Votre compalriote- est-il parti, conformément k notre édït?

^WOI.^i

Si illii iraui sssl

Cn T^sd ôf Tsnaé^

Il m.

TuiÂwIe

^ ti rnis^ nais

^NBSmSBt 'XR IL SL B

r^odisr i xii^

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- Tu inxr nx î! if* ien pîias knil eoicfs Toire Grttt,

- roi li r^iîfai âî rT^apenesiBade losgrices!

U SX.

ioc" SK Tiiin: « lia ilt ?

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- li :a »

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!JÏ 9fT.

•,*!:. ziâLif ^i_if :*;r5if^

\K? oxiirise -ec .:e rxare : - trois dioscs baissent po,H.>olêc:ei::.

u r-o:. Oui, 2iiLi t^lc :r?in q^e c'est la

-9m Li AxnSk k oublier- Ttario?

-de qœles

sein XII. tSI

? noiftt.

«- Oui, si c'est dd ennemi de Valentin qui afSrme la chose. Aussi fout-il qu'elle soit dite, avec des délaHs ^ probants, -par quelqu'un qu'Ole regarde comme son ami. 4 Ll DOC.

* Eh bien, TOus-méiDe, chargez-vous de lecitomoier.

PBOTÉE.

Η Ah ! c'est à quoi je répugne , nKnseignenr. C'est an vilain râle pour un gentilhomme; -spécialement, coa* Iro un ami intime! 11 DOC.

Puisque vos éloges ne sauraient le servir, vos ca- 1 lomnies ne sauraient lui faire tort. Prenez donc ce rdle j sans scrupule, la prière de votre ami.

PROTiE. ^ Vous m'avez décidé, monseigneur. Si jo puis y réus- sir — par une médisance quelconque,— elle cessera bientôt ' de l'aimer. Mais , en admettant que je déruciiic sou , amour pour Vatentin, il ne s'en suit pas qu'elle situera nre Thurio.

I THDRIO.

Aussi, quand vous déviderez son amour, de peur qu'il ne s'embrouille et ne soit plus bon à rien , vous

I devez avoir soin de le pelotonner sur moi : ce qui doit dtro lait en m'ezaltant autant - que vous ravalerez sire Talentin.

I LE DUC.

Protée , nous nous confions à tous dans cette af- faire, — sachant par Valentin - que vous avez déjà fixé ailleurs le culte de votre amour, - et que vous êtes inca- pable d'apostasier si vite en changeant d'inclination. Sur celte garantie, je veux que vous soj'ez admis à conférer avec Silvia en tonte liberté. - Elle est moiDse , triste , mé- lancolique, — mais, fia sourcirir de voire ami, eHe seta

132

LES DKOX GKNTILSHOIOIKS Dl ViÊOU.

contente de vous voir.— Alors, tous pourrez la di^)Oser pv la persuasion à haïr le jeune Yalentin et à s^éfieabtit mon ami.

protIe.

Je ferai tout ce que je pourrai. —Hais tous, sire Un- no, vous n'êtes pas assez insinuant. Vous devriez en- gluer ses sympathies dans des sonnets plaintifs dont les rimes savantes ne devraient offrir que vœux dedéfooe- ment.

LE DUC.

Oui, grande est la force de la poésie» fille du cid.

PROTÉE.

Dites à Silvia que, sur l'autel de sa beauté» vous sacri- fiez vos larmes, vos soupirs, votre cœur! Écrivez jusqul ce que votre encrier soit sec, et remplissez-le alors de ?os pleurs ; puis , composez quelques vers toachants qui lui révèlent un si parfait amour. Pour cordes à sa lyre il avait des nerfs de poëte , cet Orphée dont la touche d*or pouvait attendrir l'acier et les pierres, apprivoiser les ti- gres et forcer les léviathans énormes è quitter les ablines insondés pour danser sur la plage! ~ Après ces élégies af- freusement lamentables, rendez-vous la nuit sous la fe- nètre de votre belle avec quelque suave sérénade : chaiH tez sur les instruments une mélodie éplorée. Le silence funèbre de la nuit accompagnera bien votre doakor doucement gémissante. Ce n'est que comme cdaqœ vous l'obtiendrez.

LE DUC.

Cette tactique montre que tu as été amoureux.

THURIO.

Et je veux ce soir même mettre ton avis en pratique. Ainsi, suave Protée,mon directeur, allons de oe pas dans la cité choisir quelques musiciens habiles. - J*»

SGÈME Xlil. 133

UD sonnet qui fera parfaitement raflaire, - comme prélude à ton beau programme.

LB DUC.

A Tœuvre, messieurs !

PROTÈK.

Nous resterons auprès de Votre Grâce jusqu'après souper : et ensuite nous arrêterons nos plans.

LE DUC.

Non ! tout de suite à l'œuvre ! je vous excuserai.

Ils sorieoi.

SCENE Xlll.

[Une forêt, près de Manloue.]

Entrent plasiears bandits. ^

PREMIER RANDIT.

Camarades, rangez-vous. Je vois un passant.

DEUXIÈME RÂNDIT.

Quand il y en aurait dix, ne reculons pas, tombons dessus.

Entrent Yalentin et Diligence.

TROISIÈME BANDIT, se metUnt derant ValenUn.

~ Halte-là, monsieur ! jetez-nous ce que vous avez sur vous ; sinon, nous allons vous asseoir et vous dévaliser.

DIUGENGE, à Valentin.

Nous sommes perdus, monsieur ! Ce sont les bandits dont tous les voyageurs ont si grand'peur.

VALENTIN.

Mes amis...

VIII. 9

. * -.

it: : irL.-

- Vtj. I &>iâ iiwctf r

f

uiii bMHBf? tr»]'>t pèT r»iitrsùê. J'aî poor li^ n- b'ïïH^ t^s piOTrcs fa»bilkfixc3 : - a VDBi si'cB dôpri- l«z, - f oas preiidrei en sobsâiixe toot lae que je pCBvdt

- O'j Toas rço4€z-TOU5? A Véroue.

nuun uuii.

- D'où ètes-Toos veon ?

viixyro.

TlMaiME U5IJIT.

- Y iTez-voQS séjourné longtemps ?

" Quelque seize mois. J'aurais pu y rester plos loDg* temps, - si la fortune tortueuse ne m*6a «raît chassé.

PREVIER Bi5Drr.

- Quoi ! auriez-voos été banni de Mibn ?

VALCnW.

J(; Tai été.

DEUXIÈME B.CÎDIT.

Pour quel roéfoit ?

- Pour un acte que je ne puis raconter maintenant sans tourment. - J'ai tué un homme dont je regrette beaucoop

I SCK.^'K XIII. f35

la mort, mais pourtant je l'ai égorgé vaillamment dans I un combat, - sans avantage déloyal ni basse trahison.

PREMIER BANDIT.

Eh bien, ne regrettez rien, s'il en est ainsi. Com- ment ! vous avez été banni pour une pareille peccadille !

^ VALENTIN.

Je l'ai été, et je me tiens pour heureux de cette con- damnation.

^ PREMIER BANDIT.

I Possédez-vous les langues ?

' VALLVnN.

' Une jeunesse voyageuse m'a valu ce privilège, sans lequel j'aurais été souvent bien embarrassé.

TROISIÈME BANDIT.

Par la tonsure du gras chapelain de Robin-Hood (10), ce compagnon serait un bon roi pour notre bande fa- rouche.

PREMIER BANDIT.

Prenons-le... Messieurs, un mot!

Les brigands se reliront à Técart et se consultent h voix basse.

DIUGENCË.

Maître, soyez Tun d'eux. C'est une honorable espèce de voleurs.

^ VALENTIN.

' - Assez, coquin !

DEUXIÈME BANDIT , savançant, à Valenlin.

Dites-nous, avez-vous encore quelque ressource ?

VALENTIN.

Aucune autre que ma fortune.

TROISIÈME BANDrr.

Sachez donc que quelques-uns de nous sont des gen- tilshommes — que la furie d'une jeunesse indisciplinée a ehassés de la société légale. - Moi-même j'ai été banni de

136 LES DKDX GKNTILSHOMMBS TÉMMB.

Vérone - pour avoir tenté d'enlever ane dame, - on M* ritière, alliée de près au duc.

DSUXlto BAHUT.

Et moi , de Mantoue, pour ua geatOhomme - V^ dans une boutade, j'ai poignardé au eœur.

PRBMISR aiNDIT.

Et moi, pour quelque menu crime oooune œox-lL- Mais venons au fait... Nous vous avons dit nos fautes -pov excuser à vos yeux notre existence irrégalière. Sur a, considérant que vous êtes orné d*une belle presliDtt, que, d'après votre propre dire, vous ètas lingôislB, qK vous êtes l'homme par excellence dont nom avons be- soin dans notre profession. .

DBOXito BAIOMT.

Qu'enfin et surtout, vous êtes un banni, nous tni* tons avec vous : - consentez-vous à 6tie notre géodral, - et, faisant de nécessité vertu, A vivre, comme nous, dm cette solitude?

TROISIÈIIB BANDIT.

" Que dis-tu ? Veux-tu être de notre clique ? Dis ov, et tu seras notre capitaine A tous ; nous te ferons bon- mage et, gouvernés par toi, nous t'aimerons comme m- tre chef et notre roi.

PRDIIER BAHUT.

Mais si tu dédaignes nos politesses, tu es mort.

DEUXIÈME Bandit.

Tu ne vivras pas pour te targuer de nos avances.

YALKNTIN.

J'accepte votre offre, et je veux vivre arec vous, - pourvu que vous ne commettiez pas d'outrages sur de simples femmes ou de pauvres passants.

TROisffiME Bandit.

Non, nous avons horreur de ces viles et lâches pnli- ques. -^ Allons, viens avec nous, nous allons t'intiodsiit

KÊm XI?. 137

dans nos bandes, - et te montrer tons nos trésors, - les- qads sont, comme noos-mdmes, à ta disposition.

IktortMt.

SCÈNE XIV.

ruilon. Soai les feaèlm de SilTit. CMr de Iom.]

BiUtPlOTÉB.

PIOTil.

-D^j'ai trahi Valentin, et maintenant il iant qoe je trompe Thorio. - Soas prétexte de parler pour loi, j*ai la liberté d'atancer mon propre amour ; mais Silfia est trop honnête , trop sincère, trop sainte pour se laisser corrompre par mes offres indignes. -Quand je lui proteste de ma loyauté vraie, - die me rétorque ma fousseté envers mon ami. Quand je consacre mes vœux à sa beauté, elle me rappelle que je me suis parjuré en manquant de foi à Julia que j'aimais. -Nonol^tant toutes ces vives rail- leries — dont la moindre devrait amortir Tespoir d'un amant, mon amour est comme un épagneul : plus elle le rebute, plus il est tendre et caressant pour elle. Mais voici Thurio : nous allons maintenant sous la fenêtre de Silvia, pour lui donner une sérénade.

Tmmio arrifs avae des moiidasi. TDURIO.

Eh bien, rocssire Protée, vous vous êtes donc glissé ici avant nous T

PROTiE.

Oui, gentil Thurio : vous le savez, l'amour a lo ta- lent de se glisser il no peut aller.

138 LKS DEUX GENTILSHOMMES ÙE ?6B09E.

TBIIRM).

- ! mais j'espère , monsieur* qye wos ii*m

pas ici.

PROTÈE.

Si fait, monsieur : autrement je n*y serais pas.

TiirRio.

Qy\\ doncTSilvia?

PROTÉB. Oui, Silvia. Pour votre compte.

THURIO.

- Prenez mes remercîments pour le vôtre.

Au\ masiciens.

Eh bien, messieurs, accordons^nous» et etëeirtODs ti-

goureusement !

Le» musiciens, précédés par Proiée et par Tharîo, romt se plaecr soai les fenêtres de Silvia. Un hotelibr entre, aeeompagaé et JiaJi« dégui^i'C CD page. Tous deux se tiennent à distance.

l'uotsusb,

Eb bien ! mon jeune bote, vous avez l'air tout à la coli- que : pourquoi ça, je vous prie ?

JUUA.

Ma foi, mon bote, parce que je ne peux pas 6lre gai.

L'i10T£UER.

Eh bien ! nous allons vous rendre gai : je vous mène à im endroit vous entendrez de la musique, et oh vous verra

le gentilhomme que vous demandâtes.

jruA. Mais est-ce que je l'entendrai parler?

l' HOTELIER.

Oui, certainement.

JlUA.

Quelle musique pour moi !

L'orchestre commence.

l'hôtelier.

Altontion ! attention !

SGKftB XIV. 139

JOUA.

Est-il donc panni ces gens-là?

l'hotbuer.

Qui : mais silence, écoutons^les.

CHANSON.

Quelle e^t celle Silvia f qa*e»i-eUe, Qoe toaft nos pâMt le ventent ? flelalê, bnlle ti »go elle eei I Le ciel lui prètA toatae les grâces Qui pooTeient la faire admirer.

Est-elle aussi bonne qoe belle f Oui, car la beauté vit de bonté. L*amour eberche dans eet yeax Le remède à aon ereaglementt Et, Ty troarant, il s*y installe.

Chantons done à Silfia Qoe Silfia est parûdle ; Elle aarpeeie tout tee nortel Habitant cetto triste terre. Apportons-lai nos couronnes.

L'DOTEUER, à Julia.

Eh bien ! vous êtes plus triste encore que tout à l'heure? Qu'avez-Yous donc, Tami ? La musique ne vous plaît pas ?

jruA. Vous faites erreur. C'est le niiisieien qui ne me platt pas.

l'hotsuer. Pourquoi donc, mon joli damoiseau?

JlUA.

Il joue faux, bon père.

l'hotkuer. Comment? les cordes sont-elles hors de ton?

2Xl^flK àt

MU. « «monK •£!»

itm'wfO'yx

mK «/l

Cifi 'a wûlûa qs ctf

VcQi voaisia. qàts

iDût. moc &I«e. est-ce qae ce {orâpGs. ta s*>3vect chez celle dme?

étqâ

Je Toos diru ce qoeLuwe, soohoaHne. n'a ifit : i TaM OQtre mesore.

JOli. Ouest Lance?

L*HmiJD.

Il est allé chercber soo cfaico : el deoiaîn, par orireée soD maltr?. îi dt>it te porter en présent 1 eeUe

mil.

Sileoce! raogez-Tous! Toici la fntnpagnie qai se sépae.

KÊm xnr. 141

PSOTÉB*

I - Mesure Thorio, ne emgnei rien I Je plaiderai si bien Yous déclarerez parCûte ma manœaTre.

THimo. - nons retronverons-noos?

norti. I Au puits de Saint-Grégoire.

THURK),

Au revoir.

Tborio et l«t amieiiu tortast.

SiLViA partit SB baieoi de m fimètra. PIOTil.

- Madamet bonsoir à Yotre Grêeel

sum.

Je tous remerde de votre musique, messieurs. Qui donc vient de parier?

raOTlK.

Un homme que vous sauriez vite reoonnattre à sa voix, si vous reconnaissiez , madame , la pure sincérité de son eœur.

SILVIA.

- Sire Protée, ce me semble?

PROTfti.

Oui, gentille dame, sire Protée, votre ser?iteur.

SDiVU.

Quel est votre désir?

PROTil.

D'accomplir le vôtre.

SOiVIA.

- Soyez saiisbit, je désire justement ceci que vous rentriez vite vous mettre au lit. Ah ! homme subtil, par- jure, fourbe» déloyal! Me crois-tu donc assez frivole, assez étourdie, pour me laisser séduire par tes flatteries.

* T^rjcbet ^ nxjcifmt sutae je pénis à tepHkr.

Poor » dꌫiîir, ]e aimb qa*l parler; ev je ^'j r* qn'elie a'«st pas gptettw eneore.

- AdsKttoas qa'eOe ie soîL ^t viTaQ'L. et c'e<: à lui. ta en es tëcootn toi-méiM, - qv je suis âaocée. ^Tas-lo {m& hoale ttai'nyliniji iii^'l- tir> importonhé»?

- J'ai appris rgajpmfnt que Yakatu eal

- Eh bi^Q ! suppose-moi morte aussi ; car <!»?** sa inafcr. v)is-en silr, est eose^eli mon amour.

Charmante dame, laissei-moi Texhumer.

SOMSl.

Va au tombeau de ta matiresse» et éroque-Ia : oa, au moins, enterre ton amour avec le sien.

JILLlf à ptrt.

Il n'entend pas cela.

PRÛflÉE.

Madame, puisque votre cœur est si endurci, accor- dez du moins à mon amour votre portrait, le portiait qui est pendu dans votre chambre. A lui je parlerai, à lai j'adresserai mes soupirs et mes larmes. ~ Car, puisque h

I SCÈNE XIV. 143

I substance de vos perfections est consacrée à un autre, je I ne suis plus qu'une ombre, - et c'est à votre ombre que je I veux reporter mon amour vrai !

r JL'LlAy À pArt.

Si vous la possédiez en substance, pour sûr, vous la tromperiez, clbienlôt vous n'en auriez fait qu'une ombre, comme moi.

SILVU.

J'ai grande répugnance à être votre idole, monsieur ; mais, puisque le mensonge vous dispose si bien à en- censer des ombres et à adorer des formes menteuses, envoyez chez moi demain matin, et je vous renverrai. Sur ce, dormez bien.

PROTÉE.

Aussi bien que les misérables qui attendent leur exé- cution pour la matinée. -

Silvia 5ie retire du balcon. Prêtée sort. JULIA, secouant Thôtelier.

I/hôtelîer, voulez-vous partir?

L'iIOTEUER, se réveillant.

Foi de crétin, j'étais profondément endormi.

JUUA.

Dites-moi, loge messire Protée?

l/lIOTEUER.

Chez moi, parbleu! Je crois vraiment qu'il est presque jour.

JllïA.

Pas encore ; mais c'est bien la plus longue nuit que j'aie jamais passée, et la plus accablante.

Us sortent.

I.e jour se lève. Kntre Eglanouk en habit de deail.

EGUMOUR.

- Voici l'heure madame Silvia m'a prié de veniri

IM

Voire serfîteor, fotre TotreGrftee.

- Sire E^ftemofir, mîDe boqovs.

- AoUDt, DoUedame, inNis4Bêne! aox iojoDctioDS de ToCre Griee, je mis mmu mmk boDoe heore, pour safoir qod serfiee luos fooki Vm exiger de moi.

8B.TIJL

-OEgiamoar! toesongeDlilhoiiiiiie— (ne crois pts^n je te flatte, car je jore que dod) failhnt» mgb. eonpl- tjssant, accompli. Tu n'es pas ssos savoir quoDe teodie ioclioatioD j'ai pour le proscrit Yalmtio, eCeomiMot mon père foadrait me forcer à épouser ee frt de Thurio que j'abhorre du fond de l'flme. Toî-mëme» to as aioé; et je t'ai entendu dire qu'aucun malbeor ne t'a naTrë le cœur autant que la mort de ta dame» de ta bien-aimée, - et que, sur sa tombe, tu as hit vœu de chasteté et»- nelle ! - Eglamour, je voudrais rejoindre Yaloitin - 1 Mantoue j'apprends qu'il s'est fixé; et, couuiie les routes sont dangereuses à traverser» je le demande ti digne compagnie, à toi dont la foi et Thonnear m'ins- pirent toute confiance. N'objecte pas la colère de mon père, Eglamour, mais pense & ma donlear, la doolear d'une femme ! - et à la légitimité de cette évasion qui me préserve d'une union sacrilège, que le ciel et la fo^ tune récompenseraient par d'éternelles misères. Je te le

^ SGÂdK XIV. 145

) demande, c'est le vœu d'un cœur - aussi plein de chagrins i que l'Océan de sables, accompagnennoi» viens avec moi.

Sinon, tiens caché ce que je t'ai dit, - et je me risque- rai & partir seule.

EOLÂMOUR.

Madame, je compAtis à des douleurs qui procèdent, je le sais, d'une vertueuse affection, et je consens & par- tir avec vous, aussi insouciant de ce qui peut m'arriver

que désireux de vous voir heureuse. Quand voulez- vous partir?

SILVU.

Ce soir même.

S6UM0UB.

Yous rejoindrai-je ?

SILVIA.

A la cellule de frère Patrick, je veux porter une pieuse confession.

SGLÂMOUR.

Je ne ferai pas attendre Votre Grâce. Bonjour, gentille dame.

saviA. Bonjour, cher sire Eglamour.

Silria se retire do balcon. BgUnioor 8*eo va. Entre Lancb, conduisant son chien.

LANGE.

Quand on a un serviteur qui se conduit comme un mâtin, voyez-vous, ça va mal. Un être que j'ai soigné tout petit! un être que j'ai sauvé de la noyade, quand trois ou quatre de ses frères et sœurs aveugles y allaient, que j'ai élevé de façon à faire dire précisément au monde : voUà comme je vou- drais élever un chien ! Eh bien, je suis chargé de le remettre en présent â madame Silvia, de la part de mon maître» et i

yame "v*-*- '•ixvf- ians a aile i nmçer qi^3 me SRÉesv

-•n i«»-tf m -^itf 9 cuû-wi «ie chapon. Oh! c'est»

31*^ iifr*Mse v::\ii*i m nÉtin c<? snk pas se tenir is

::' r rr - . :tr-t:=- .tt ■i?iiianis -^Q iToîr iiB y pour MB '•f^r- r:: T.'-îî'ir'/ -n 7«rri «r-itre an TérîtaUe dùec i' -«r- -I nxH'iriH -r»? m *±ï*m ?«Mir toot &îre.SijeB'mis Ta^ *»i ^nn^ f* •s)rr rw ni- -ît ?ns «or noi b hBle qui T^ait -»fTî!E»*tp? »■ :r?fs ?cjîtfi*.meut qa'îl fonilclé T««!ini -«t'ur -1 r'^irrf ^mi -nwf^Tfsftp. H anrail souffntpoor

1 i:> Il -1 'Q ':'^*r iicoâitHir va se fourrer (hnsh

.iir.ùwiif :• r- ^^ »! r:.i :>^faieT2:^^ntimtres, soushtabie •M ::i. i : * 1.- "'i -'■* .1 ;.i>^2-aioî le mol) letonpsde

.?> :• .' ; e I-— s.!»**» t* -wnrj-t- .1 la perte U ekin,

. •--. . î r is- !v* ^ '■'#*:-<». lit :e «lae. Moi, qaiaw

'v^^Minii > »**ir :»'f}m> 'r^jenotfbe savais qaee*ëliîtCrik:

.' H n ^^ i: ^i*-"i: r: :«:i:iece les chiens : ^aî,

... - ' i. » '• il w warfifc:.'' > ';;ifV?» ?... Oui. «wr-

''•:iÉ-i> •■. ".'■•i •"»'-■ .-«f 'Hi^ nMWjarej

V .* v:-- I .> •♦■ :-r ::.i.(ii«. x»? rh-îiie fie !a chambre .i: .:n.:: :..}. r- : -i >^rc ri-jnc pccr iecr wiiileii ?-i-:i»-i. •• ^M *• •• îr«»-. H Tî»» f?::* ia^sse a:et:n? aux ceps :i'ù' •> . ^- : : . I i. .:-?- sac* •:juoi il aurai: êti :;\A-u. .r irairnf m ?iii.»r. pour «les oies qu'il aTaiî

t

. .':^;>. > -.T' , ■• I _ I . J- M -.7: .

T*: "T ; 7tîcs.'< 7 ■■■5 ^ii:"'?'.!:"' Mais 3»i. mcnsîenr. j*:

r.'T .^T;^" •■; *':..» *.»::: >i ''»■.» es:-:*? q":»? ne t'aTsîs pas "^.rvcrrrii::''»^ "p "'•«'«■th^ * 7!"ïUT:::«:t'*t'fc faire comi» j j-?' Fh ':î'.'.-. :;:.'- ! r ï- . '-T/çri' patte et anrser V^:r* ,:'••• -j^ . » ^' »-: ;;»"::ij"5 ^a faire nnepj-

séAke XIV. 147

!

Botiml PtoTÉB 6t JOLU, toujoara fMse en page.

bI PROTÉC.

^ Sébastien est ton nom? Tu uio plais, et je vais g f Miplogrer toat à l'heure.

g ' jruA.

g A tout ce qui vous plaira. Je ferai ce que je pourrai.

I PROTtE.

I J'y oomple.

Leace.

* Eh bien, maraud, fila de putaia que vous êtes, - dûDO avei-vous flAné ces deux jours-ci ?

I LàHGB,

Pardine, monsieur, j'ai porté à madame Silvia le ohien ^ que vous m'avez dit.

PIOIÈE.

Et que dit*elle de moa petit byou?

UNGB.

Pardon, elle dit que votre chiaa est un mAtio, et aile ajoute qu'un grognement est tout le remerdment que mérite un pareil cadeau.

pRorte. Mais elle a accepté mon chien ?

Non vraiment. Je le ramène ici aveo moi.

PB0ltB. Comment ! tu lui as offert celui-ci de na part?

UMGI.

Oui, monsieur. L'autre écureuil m'avait éé màA sur la place du marohé par les valets du boarrtan ; et alors je lui ai offert le mien propre qui est un chien dhc foie gros comme le viUre, et ainsi le cadeau n'en était que plus con- sidérable.

»

irkî,ledEÎe!

A Zrtsr IL

ci

-

^ co putiepBtt

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fi n'j a pas i se fier ici

ri5r«:-^. - n^jî >iT7:*r ;o3r u mme et poar taleniK - r^ K ^-î >i^ biic f^nrç, ~ annnnneut mM ocdkiÉe •:<»s=»:c ZK beccBse •-€ boHaMe MfeBie. -- foOà, aïk- :-= hi-sc. zccrraii je t'MUpie. Itai iiMiûliilfimri -isiptir» ^K uLOBt*. ec fcmete fe à "■•***»"t Sîhrii... - Cie m'sirsait bim, eeOe qoi me le donna.

L ;an.t que toqs ne raimîa pas pnisc|iie muas nw defutes •>? ce zase : eUe est morte, sans donle?

PBQTII.

NoD pas: je crois qu'elle tIu

jnii.

H^las!

ftOTil.

Pourquoi cries-tu : bêlas?

JOli.

Je ne puis m*empêdier de la plaindre.

PMTil. Pourquoi la plains-tu?

mjA.

Parce qu'elle tous aimait, je crois, autant que voos aimez votre madame Silf ia. Elle songe à oelai qui a ou- blié son amour, et tous raffolez de celle qui ne se soqcîb pas du TÔtre. Cest dommage de Toir tant d'amour OOD* trarié ; - et y penser me fait crier : bêlas !

SCÈNE XIV. 149

PROTÈe.

Allons ! donne-loi cet anneau , el en même temps Il cette lettre.

U loi montre la fenêtre de Silvia.

ig Voilà sa chambre. Dis à ma dame -que je réclame son I divin portrait promis par elle. Ton message terminé, re* I iriens vite à ma chambre tu me retrouveras, triste et solitaire.

' Prot^ sort.

' JUUA.

I - Combien do femmes se chargeraient d'un pareil mes- V sage ? - Hélas, pauvre Prêtée ! tu as pris— un renard pour \ berger de tes brebis. Uélas , pauvre folle ! pourquoi i plains-tu celui qui te dédaigne de tout son cœur? Lui,

c'est parce qu'il en aime une autre, qu'il me dédaigne :

moi, c'est parce que je l'aime, que je ne puis m'empè- eher de le plaindre. Cet anneau, je le lui donnai , quand il me quitta, pour l'obliger à se souvenir de ma ten- dresse ; et maintenant me voilà tenue , malheureuse messagère, —d'implorer ce que je ne voudrais pas obtenir,

d'offrir ce que je voudrais voir refuser, et de vanter un dévouement que je voudrais entendre blâmer. Je sois l'amante scrupuleusement loyale démon maître, —mais je ne puis être sa servante loyale, sans me trahir déloya- lement moi-même.— Pourtant je plaiderai pour lui, —mais pourtant avec autant de froideur que j'ai, le ciel le sait, de répugnance pour son succès.

Entre Silvia, avec sa suite. JUUA.

Bonjour, noble dame ! Veuillez, je vous prie, me servir d'introductrice auprès de madame Silvia.

SILVIA.

- Ou'auriez-vous à lui dire, si j'étais elle?

VIII. 10

-d'é»

- 't I '!:ut- -JLv.tâ :

«u. 3xa:amtf

dtmipKi.

La ieciv poor Toira GffiBe.

a.

J< : ^a ;ne. «LàêeHUùt i^:^ aK%iR ccUe-là.

i:-: -9cv«»i.: . rr^niare lia lecoAj papier.

J*» ne Ttui :j5 z:-!l:« marier les Ters de Toire nui- tre : -je sais qu'ils «ootbooirês de prole5tBtioi»,--«l ran- plii de seruHfDts itnprnvîsés qu'il romprait, aosn meut que je «J'Ahire foii billet.

SCÈNE \IV. 151

Jl'UA, lui remclUol un ouoeau.

§ Madame, il envoie cette bague à Votre Grâce.

SILVIA.

C'est un surcroît d'opprobre pour lui qu'un pareil i envoi ; car je lui ai entendu dire mille fois— que sa Julia r la lui avait donnée à son départ. Quoique son doigt traître . «it profané cet anneau, le mien ne fera pas une si noire

iiyure à sa Julia.

Kilo rend Tanneaa à Julia. JUUA.

Elle vous en remercie.

SILVIA.

Que dis-tu ?

JULU.

Je vous remercie, madame, de vous intéresser à elle. Pauvre gentillefemme ! Mon maître Ta bien fait souf- frir.

SILVIA.

Est-ce que tu la connais ?

JUUA.

Presque autant que je me connais moi-même. Rien qu'en pensant h ses malheurs, je vous jure que j'ai pleuré cent fois.

SILVU.

Elle pense sans doute que Protéc l'a abandonnée.

JUUA.

Je crois que oui, et c'est la cause de son chagrin.

SlLVU.

N'est-elle pas éclatante de beauté ?

JUUA.

Elle l'a été, madame, plus qu'elle ne l'est. ~ Quand elle se croyait aimée do mon maître, —elle avait, à mon ju- gement, autant d'éclat que vous; mais depuis qu'elle a négligé son miroir - et jeté le masque qui l'abritait du so-

\bi LL< DU'l tifLMIUMOMMES US ftBOSE.

IciL - Tair a flétri les roses de ses joues et nMmth si tciot de lys. - teileiiieiit qu'elle est aajotudlniiHnUR

que moi.

De quelle taille est-die?

jrm.

- A peu près de ma hauteur : car, à la Penteeâie, -^ari se jouaient nos parades joyeuses, nos jeunes esmnin me faisaient jouer un rAle de femme, je mliafailliiKrai robe do madame Julia, etoevèteoientni'allaitaoKiliBii (le l'avis de tous les hommes, - que s'il «Tait été fûtpoa iDoi. ' Je sais ainsi qu'elle est h peu près de ma grandw.

- Ce jour-li, je la faisais pleurer tout de bon, eu jt remplissais un rôle lamentable : madame, c'était Ariat se lamentant sur le parjure et la fuite iod^goe de Thàét

- Je jouais arec des larmes si naies, que ma psom maîtresse, tout émue, en pleurait amèrement. Ah!ji \eui être morte, si je ne ressentais pas par la peeséi toute sa douleur.

Elle doit t*en être reconnaissante, gentil jou?enc6ia!

- Hélas ! pauvre fille, esseulée, abandonnée ! Je pleure

moi-même en pensant à ce que tu tiens de dire. Heos,

jouvenceau, voici ma bourse ; je te la donne, pour IV

mour de ta chère maîtresse, puisque tu lui es si dénnié. -

Au revoir.

Jolia sort avee sai ftwgi,

JlUA.

- Kt elle vous en remerciera , si jamais tous la con- naissez. - Noble femme, vertueuse, douce et bdie! - J'espère que mon maître ne sera qu'un amoureux transi,

- puisqu'elle s'intéresse tant à Tamour de ma maltresse.

- Hélas ! que Tamour a d'enfantillage ! Voici son por- trait. Voyons. Je crois - quavec cette coifTure^, mon

SCÈIiE XV. 153

-t visage - serait tout nussi charmant que le sien : et i pourtant le peintre Va un peu flattée, -si je ne me flatte moi-même d'une illusion. Ses cheveux sont d'un chft- lain foncé, les miens d'un blond parfait. Si c'est à cette seule difl'érence que tient l'amour de Protée, je me procurerai une perruque de cette couleur-là. Ses yeux I Mot glauques comme le verre, et les miens aussi. Oui, mais f son front est aussi bas que le mien est haut ! Qu'est-ce i donc qu'il admire en elle, que je ne pourrais lui faire admirer en moi, si ce fol amour n'était pas un Dieu aveu- glé? — Allons, pauvre ombre, allons, emporte cette ombre, ta rivale.

Elle regarde le portrait.

0 insensible forme ! tu vas être encensée , baisée, ai- mée, adorée; et, si son fétichisme avait du sens,— c'est ma personne qui devrait être idole à ta place. Je veux te traiter bien par égard pour ta maltresse qui m'a bien traitée : n'était cela, je le jure par Jupiter, - j'aurais déjà crevé tes yeux inertes, afln d'arracher à mon maître son amour pour toi !

Elle sort.

SCÈNE XV.

l' M il An. Une abbaye.]

Entre Églamour. ÈGUMOUR.

Le soleil commence à dorer le ciel à l'occident ; et voici bientôt l'heure Silvia doit me rejoindre h la cel- lule de frère Patrick. Elle sera exacte ; car les amants ne manquent pas l'heure, à moins que ce ne soit pour la de- vancer, — tant ils éperonnent leur empressement !

1S4 LES DSTX GEimLSflUOItS M tlHn.

bM floilft.

- Tojez, la voici : hramxsoir, madame I

-AmeD!âaien!Alk)m,bon«^«n^ te polerae des murs ite Ttbbtje; je cuios d*M|i|| psr desespioDS.

tGUiom.

- NeGriigD6sriea;tei(irétn*iBtpaBàtnii]i0a||||

si iKHis pouTODs raUeiodre, QOQS sommes en <<M4

SCÈNE XVI.

[DoM k filsit éÊf&ÊL) Eitfwi Thosio, PMttt al JinjA.

TBURIO.

- SîreProtée, quo répond Silvia h mes instances t

PROTte.

- Oh ! messire* je te troufe plus douce qu'die n'i

- et néanmoios elle fait des objections contre votie sonne.

THURIO.

- Que dit-elle ? que j'ai la jambe trop longue ?

PROTiX.

Non, que yous Tavez trop menue.

THDRIO.

- Je porterai des bottes pour la rendre on peu ronde.

JUUAy à part.

—Il n*cst pas d*ëperon qui mène Tamour à ce i déteslei

SCtNR XVf. 155

THITRIO.

- Que dit-elle de ma face?

g PROTÈE.

Qu'elle est blanche.

^ THURIO.

I NoD, elle ment, la coquette. Ma face eat brune.

protIs.

Mais les perles sont blanches; et le proverbe dit— que i les hommes bruns sont des pertes aux yeux des belles

dames.

JILU, iparu

- De pareilles perles offusquent les regards des femnaes ; pour moi, je ferme les yeux pour ne pas les voir.

TIIUMO.*

Comment trouve-t-elle que je cause ?

raorii*

Mal, quand vous parlez de guerre.

THumD.

- Mais bien, sans doute, quand je cause d*ainour et de paix?

JUUA, à part.

—Mais mieux encore, quand il reste en paix.

THURIO.

Que dit-elle de ma valeur?

PROTÈE.

Oh ! messire, elle n'a pas de doute sur ce point.

JUUA, à part.

-Elle n*en doit pas avoir^ connaissant sa couardise.

THURIO.

-Que dit-elle de ma naissance ?

PROTtE.

Que vous êtes descendu d'une botiiie fiimîlleâ

156 LES DKITX GENTlL^HOlUiES DC TtaCHIK.

- C'est vrai ; d'une race de genUlshommes aa nng Hê- bécile!

THUBIO.

- Pense-t-elle à mes propriétés ?

vwtto. Ob ! oui ; et avec regret.

THURIO.

Pourquoi donc ?

mUKj h part.

—Parce qu'elles sont à un âne pareil.

PRortE. Parce qu'elles sont aliénées.

^ JULIA.

Voici venir le duc.

Entre le wc. LE DUC.

- Eh bien/ sire Protée?Eh bien, ThurioT Qui de vous a vu sire Églamour ?

THURIO.

- Ce n'est pas moi.

PRortE. Ni moi.

LE DUC.

Avez-vous vu ma fille?

PROTÈE.

Non plus.

LE DUC.

- Il est donc vrai qu'elle a fui pour rejoindre ce manant de Valentin, - et qu'Ëglamour l'accompagoe. Cela est certain, r^r le frère Laurence les a rencontrés tous deux - dans la forêt ou il errait par pénitence : -il Ta parfiailemeot

SCÈNE XVll. 157

ri^onnu, lui, et il a cru devinerquec'était elle; - mais, comme elle était masquée, il n'a pu s'en assurer. -Au surplus, elle a prétendu qu'elle allait se confesser ce soir à la cellule de Patrick, et on ne l'y a pas trouvée. Ces présomptions confirment sa fuite. Aussi, je vous en prie, ne restez pas à discourir, -mais montez & cheval immédiatement et venez me retrouver au pied de la côte qui mène à Mantoue. C'est par qu'ils se sont sauvés. Dépêchez- vous, chers messieurs» et suivez-moi.

Il sort. THURIO.

Oui-dà ! voilà une fille bien difficile ! - Fuir ainsi le bonheur, quand le bonheur la poursuit ! Je pars , mais plutôt pour châtier Églamour que par amour pour l'ex- travagante Silvia.

Il sort. PROTÈE.

Je pars aussi , mais plutôt par amour pour Silvia, - que par haine pour Églamour qui fuit avec elle.

H sort. SILVU, h part.

Je pars aussi, mais plutôt pour traverser cet amour- , que par haine pour Silvia qui s'est enfuie par amour !

Elle sort.

SCÈNE XVII.

;ilne forêt sar la roate de Mantoue.]

Des BANDITS entrent, emmcnanl Sii.via. PREMIER RAND1T.

Allons, allons ! Patience ! il faut que nous, vous me- nions à notre capitaine.

r

ir.8 l,KS DRIX liEltTII.SH0M5fES tlE VÉim\F.

- Mille malheurs plus grands m*ont appris- i wffB- ter cplui-ci j)atieininent.

DErXlèME IUNDIT.

- Allons! ommenons-la.

PREMIER BANDn*.

- Oft est le gentilhomme qui était avw! elle?

TROISIÈME BATOir.

- h^tanl do pied léger, il nous a échappé, mailHk el Valérius le poursuivent.

Xa premier bandit.

- Couduis-la, toi, h l'cxtrétuilii occidentale de la bA,

C'est \h qu'est notre cupilnine. Nous autres, nous f09- suivrons le fujord ; - le taillis est cerné , il dc pwt Ht s'évader.

rREHlEH BAHDIT, i Silvia.

- Allons! il font que je vous mène à la raveroedeno- tre capitaine. N'ayez pas peur ; il porte un oCBtir ik^.

et il n'est pas homme à traiter une femme irrévéreiicicii- ^emeiit.

sii.ïh.

- Q. Valonliii ! c'est pour toi que j'endure reri .'

SCÈNE XVHl.

\V.ûe autre pariie de U forêt,]

Knlre Vm.KMIN.

VALENTIS.

Comme l'usage crée vite une habitude chez l'iiomme ! - Cette solitude ombreuse, ces bois infréquenlés, je mert arran(;o mieux que de» vilios peuplées et florissantpa - Ifj

/\

I SCÈNE XYllI. 159

je puis m'assooir soûl, inaperçu de tous, et sur les airs I plaintifs du rossignol chanter mes détresses, et soupirer mes malheurs. 0 toi qui as pour foyer mon cœur, ne laisse pas ta demeure si longtemps inoccupée, de peur que, tombant en ruines, rédifice ne s'écroule, sans laisser mémo le souvenir de ce qu'il était ! Restaure-moi par ta I présence, Silvia ! Ah ! douce nymphe, soutiens ton ber- ger désolé !

On entend on cliquetis d*épées mèI6 de cris.

- Quel vacarme, quel tumulte aujourd'hui ! Ce sont mes camarades qui font de leur volonté leur loi ; ils donnent la chasse à quelque malheureux passant. —Ils m'aiment bien ; pourtant j'ai beaucoup à faire— pour les empêcher de com- mettre de sauvages excès. Retire-toi, Valentin. Voyons, qui vient ?

\\ se met è l'écart. Kotrent ProtCe, Tépée à le main, SiLYiA et Julia.

l»ROTÉE.

- Oui, madame, je vous ai rendu ce service, quelque indifférente que vous soyez à ce que fait votre serviteur; —j'ai hasardé ma vie pour vous délivrer d'un homme - qui vou- lait faire violence à votre honneur et à votre amour. En récompense, accordez-moi au moins un tendre regard. Je ne puis demander et vous ne pouvez , j'en suis sûr,

- me concéder une faveur moindre.

VALENTlNy à part.

Comme ce que je vois et entends ressemble à un rêve !

- Amour , prête-moi la patience de me contenir un

moment.

SILYIA.

- 0 misérable ! malheureuse que je suis !

PROTÈE.

^ Malheureuse , vous l'étiez , madame i avant que je

1 60 LES DErX GENTILSHOMMES DE ViillOlCE.

vinsse; - mais, par ma venue, je vous ai rendue hn- reusc.

SILVU.

- Ton approche fait le comble de mon maihear.

JUUA, à put.

- El du mien, quand c'est de tous qu'il s'BpptoduL

SILVIA.

- Si j'avais été saisie par un lion aflbmé, j'aunismien aimé être le déjeuner de la béte que de me voir délivrée par le fourbe Protée. Oh ! le ciel sait quel est monamov pour Valentin» dont la vie m'est aussi chère que mon las!

Eh bien, aussi grande (car plus grande, c*est imposdik) est - ma haine pour le parjure Protée ! —Ainsi ta-t*eD,M me sollicite plus.

PROTÉE.

- Quel danger, si proche qu'il fût de la mort, n% fronterais-je pas pour un seul regard affectueux ? 0 élK<- nel malheur de Tamour ! - Ne pouvoir être aimé de h femme qu'on aime !

SILVIA.

- Ou, comme Protée, ne pouvoir aimer celle dont on est aimé ! Relis donc, dans le cœur de Julia, l'hisloiR de ton premier amour ! Pour lui plaire , tu déchiias ton honneur en mille serments; et tous ces serments se sont envolés en parjure pour l'amour de moi ! -^ Tu n'as plus de parole maintenant, h moins que tu n*en aies deux,

ce qui est bien pire que de ne pas en avoir ! Oui, plutAt ne pas en avoir, que d'avoir deux paroles dont une est de trop. Tu as été trattre à ton meilleur ami !

PROTÉE.

En amour, —qui donc respecte l'amitié?

SILVIA.

Tous les hommes, hormis Protée.

SGiNfi XVIU. 161

PROTiB.

- Eh bien, si la douce éloquence des plus touchantes paroles ne peut pas vous attendrir, je vais vous faire ma cour en soudart, à la pointe de Tëpée, vous aimer en dépit de Tamour, vous forcer !

SILVIA.

-Ociel!

PROT^y la prenant dans ses bras.

Je te forcerai de céder à mes désirs.

YALENTINy s'éJaoçanl.

- RufBan, lâche cette rude et brutale étreinte! - Ami do mauvais aloi !

PROTÉE.

Valentin !

VALENTIN.

Ami vulgaire, sans foi iii amour, comme sont les amis d'à-présent, homme de trahison ! tu as menti à mes espérances. Mes yeux seuls pouvaient me convaincre de ceci. A présent je n'ose plus dire que j'ai un seul ami vivant : tu me démentirais. A qui pouvez-vous vous fier quand votre bras droit est parjure à votre cœur? Protée, j'en suis nAvré, en détruisant pour jamais ma confiance en toi, - tu 'me rends étranger à l'humanité. La bles- sure intime est la plus profonde. 0 temps maudit» de tous les ennemis un ami est le pire (11) !

PROTÈE.

Ma honte et mon crime me confondent. - Pardonne- moi, Valentin : si un cordial remords est pour ma faute une rançon suffisante, - je te l'offre ici. Ma souffrance est aussi grande que mon forfait.

VALENTIN.

Eh bien! je suis payé (12) ! Je t'admetsi^ encore une fois à l'honneur. Celui qui n'est pas satisfait par le re- pentir, — n'appartient ni au ciel, ni à la terre : car le ciel

Iti2 LES DEUX GKNT1LSU03IIIES DE VÉROHB.

et la terre se laissent fléchir. La péniteocc apaise la a>- lùro de rÉternel. Et, pour qu'on voie oombia amitié est franche et généreuse, je te rends, autaiil qs j*en puis disposer, toutes les bonnes grâces de Silna. '

JUUA.

- Malheur à moi !

Elle duBOflOs.

PUOTÉE, inonlrant Jolja.

Qu a donc le page?

VALENTlNy s'approchant de Jalia.

Eh bien, page? - Eh bien, espiègle! allons! Qa'ya4il? Lcvç les yeux, parle.

JLUA.

- Ah ! cher monsieur, mon maître m'avait chaigé de n- mettre un anneau à madame Silvia, et j'ai négligé delebiie.

PROTÊE.

- est cet anneau, page?

JULIA.

Le voici : tenez.

Elle loi remet une bagne.

l'ROTÉE.

Comment! voyons donc! - Mais c'est Tanneau que j'ai donné à Julia.

JULIA.

- Oh! j'implore votre pardon, monsieur, je me sois méprise. Voici l'anneau que vous envoyiez à Silvia.

Klle lui montre ane aatrc bague. PROTÉM, considérant toojoors la première bague.

—Mais d'où t'est venu cet anneau-ci? A mon départ, - je lai donné à Julia.

JCUA.

- Et c'est Julia elle-même qui me l'a donné. Etc'esl Julia elle-même qui l'a apporté ici.

PUOTÉE.

- Comment! Julia!

il

SCiMC XYIU. 163

JUUA.

- Regarde celle qui s'oiïrit en butte à tous tes sermeuts» I et qui les reçut en plein dans son cœur! Que de fois I depuis tu Tas criblée de parjures! —0 Prolée, que ce vête- ment te fasse rougir ! Sois honteux de ce qu'il m'a fallu prendre un si immodeste accoutrement. S'il y a de la

I honte dans ce déguisement d'amour, aux yeux de la pu- deur, la flétrissure est moindre pour la femme à changer de costume, que pour l'homme à changer d'âme !

PROTÈE.

- Que pour l'homme à changer d'Ame ! c'est vrai. 0 ciel ! si l'homme était constant, il serait parfait : cette unique er- reur - le remplit de défauts et l'entraine à toutes les vile- nies. — L'inconstance est une déchéance, avant mémo d'avoir commencé. Qu'y a-t-il dans les traits de Silvia, que je ne puisse,— par de constants regards, retrouver plus suave dans ceux de Juliaf

VALRRTW.

- Allons ! allons ! La main tous deux ! Que j'aie la joie de faire cet heureux rapprochement ! Ce serait pitié que deux amis comme vous fussent longtemps ennemis I

PROTÈE.

- Ciel ! sois-en témoin, mon désir est à jamais comblé.

JUUA.

Etle mien aussi.

t)BS BANDrrs arrirent, menant le Duc et Thurio.

UN BANDIT.

Une prise! une prise! une prise!

VALSNTIN.

- Arrêtez ! arrêtes, vousdis-je ! c'est monseigneur ledoc..;

- Votre Grâce est la bienvenue auprès d'un homme disgra- cie, - le proscrit Valentin.

I6i LKS DEUX GLNTILSUOSUIKS DE VÛUmC.

LE DUC.

Sire Yalentin !

THURIO.

- Voilà Sihia, et Silvia est à moi.

VALENTIN, répéeàlamJB.

- Tburio, recule, ou tu te jettes dans les bras di li mort. Ne te mets pas à la portée de ma colère. lle<fe pas que Silyia est à toi; si tu le répètes, Milan oeten- verra plus. La voici devant toi ! Ose donc prendre po»- sessioQ d'elle par un seul attouchement ! Je le défie d'ef- fleurer ma bien-aimée d'un souffle.

THURlO.

Sire Valentîn, je ne me soucie pas d'elle» moi. - BÎM fou est celui qui risquera sa personne poar une fille qa ne l'aime pas. Je ne la réclame pas, et ainsi elle est à loi!

LE DUCy à Thorio.

Tu n'en es que plus dégénéré et que plus vil, après tous les moyens que tu as employés pour l'avoir, de l'abandonner à de si faciles conditions. ~ Ah ! par Thoi- neur de mes aïeux, j'applaudis à ton ardeur, Valentiii,

- et je te tiens pour digne de l'amour d'une impératrice. ~ Sache-le donc, j'oublie ici tous mes anciens griefs, -

- j'efTace toute rancune et je te rappelle dans nos foyers.

- Réclame une grandeur nouvelle pour ton mérite ineom- parable, - et j'y souscris en te disant : Sire Yalentin, In es gentilhomme, et bien : - prends ta Silna, car tu l'as méritée.

YALENTIN.

Je remercie Votre GrAce. Ce don me rend heureux.- Maintenant, je vous en supplie, au nom de votre fille, —ac- cordez la faveur que je vais vous demander.

LE DUC.

- Je l'accorde, à ta requête, quelle qu'elle soit.

I SCÈNE XYllI. 165

VALENTIN.

Ces proscrits, avec qui j'ai vécu, - sont des hommes doués do nobles qualités ; pardonnez-leur ce qu'ils ont commis, et qu'ils soient rappelés de leur exil. Ils sont réformés, civils, pleins de bons sentiments, et peuvent

r rendre de grands services, digne seigneur.

L LE DUC.

. Tu as prévalu. Je leur pardonne, ainsi qu'à toi. Dispose d'eux, selon les mérites que tu leur connais. Allons, partons : nous conclurons toutes nos querelles par des galas, des réjouissances et de rares solennités.

VALBNTIN.

Tout en marchant, je prendrai la liberté de faire sourire Votre Grâce par mes récits.

Montrant Jalia.

Que pensez- vous de cépage, monseigneur?

LE DUC.

Je pense que ce garçon-là a la grâce en lui : il rougit.

VALENTIN.

Je vous garantis, monseigneur, qu'il a plus de grâce qu'un garçon.

LE DUC.

Que voulez-vous dire par là?

VALENTIN.

Si cela vous platt, je vous raconterai, chemin faisant, des événements qui vous émerveilleront. En avant, Protée ! Il faudra pour pénitence que vous entendiez la révélation de vos amours. Cela fait, le jour de nos noces sera le jour des vôtres: n'ayons qu'une mêmefcte, qu'une même maison, qu'un môme bonheur.

Ils sortent.

FIN DBS DEUX CKNTILSIIOMMES DE YÉaO.NË.

viu. 11

M liliuKl uitavr iiaVf> lH

H»»'

Lia très excellente

Histoire du Marchand de T^enise.

Avec l'extresme cruauté que monstra Shylock le Juif

envers ledit Marchand , lui voulant couper une

juste livre de sa chair : et la coii<iiiesCe

de Portia par le choix des trois

coffrets.

Comme elle *a été diverses fois représentée par les serviteurs

du Lord Chambellan.

Ecrite par William Shakespeare

A LONDRES,

Iinprîuié par I. R. pour Thomas Heyes,

et mise en vente au cimetière de Paul, au signe du Vert Dragon

PEISIIIACES (<3}

LE DOGE DE VENISE. LE PRINCE DE ILVROC. LE PRINCE D'ARAGON. ANTONIO, le marchand de Veaise. DASSAN10> lOB ami. SOLANIO, j

SAL.VRINO, ; amis d* Antonio et de Bassanio.

GIIATIANO, )

LORENZO, amooreoi de Jessica.

SHYLOCK, JQif (14).

TIBAL, antre juif, ami de Shjk>ck.

LVNCELOT GOBBOy le down, son valet.

LE VIEUX QOBBO, père de Uncclot.

SALERIO, messager de Venise.

LEONARDO, valet de Dasaanio.

BALTllAZAn, )

8TKPHAN0, i ''^''' ^' ^''''''

PORTIA, riche héritière.

NÉRISSA, sa sairante.

jessica; fille de Shylock.

Magnifiques sénateurs de Venise, ophciers db la oooi

JUSTICE, geôlier, valets, GEHS DE SBRVlCE.

La scène est tantôt i Venise, tantôt k Belraont, chàleaa éê PMiaa

en terre ferme.

SCÈNE 1.

[Venise. Le comploir d*Àiilonio.]

Entrent Antonio, Salarino et SoiJiNio.

ilNTONIO.

Ma foi, je ne sais pourquoi j'ai cette tristesse. Elle m*obsède; vous dites qu'elle vous obsède aussi! Mais comment je Tai gagnée, trouvée ou rencontrée, de quelle étoffe elle est faite, d'où elle est née, je suis encore à l'apprendre. Elle me rend si stupide quej'aigrand'- peine à me reconnaître.

SAUKINO.

Votre pensée roule sur l'Océan, partout vos 'galions à la voile majestueuse, - seigneurs et riches bour- geois des flots, ou, si vous voulez, décors mouvants de la mer, - planent sur les petits navires marchands qui leur font courtoisement la révérence, alors qu'ils volent près d'eux avec leurs ailes de toile.

SOLANIO.

Croyez-moi, monsieur, si je courais de pareils ris- ques, — la meilleure partie .de mes émotions voyagerait avec mes espérances. Je serais sans cesse à arracher des brins d'herbe pour savoir d'où le vent souffle, à observer

170 LE MARCHAND DE VBlflSB.

sur les cartes les ports, les mâles et les rades ; et tort ce qui pourrait me faire craindre, par conjectures, unied- dent à mes cargaisons, me rendrait triste.

SAURINO.

Mon souffle, refroidissant mon bouilIoD, me feraitfn- sonner, à la pensée de tout le mal qu'un trop grand ml peut faire en mer. Je ne pourrais pas voir cooler le si- blier, ~ sans penser aux bas-fonds et aux bancs de sàk^

sans voir mon riche Saint'André^ engrayé» indinafll son grand mAt plus bas que ses sabords , pour baiser son sépulcre. Pourrais-je aller à l'église et yoir le saiol édifice de pierre, sans songer immédiatement aux rocs dangereux qui, rien qu'en touchant le flanc de mon dooi navire, disperseraient toutes mes épices sur la vague - et habilleraient les lames rugissantes de mes soieries; - bref, sans songer que cette opulence, si grande naguère, - peut être h cette heure réduite à néant? Puis-je arrêter m pensée - sur cette pensée, sans avoir la pensée qa'oK pareille inquiétude me rendrait fort triste? Ailes, nmtik de le dire! Je sais qu'Antonio est triste parce qu'il paon à ses marchandises.

ANTONIO.

- Non, croyez-moi : j'en remercie ma fortune, mes pa- cotilles — ne sont pas aventurées dans une seule cale, ni sur un seul point : mes biens ne sont pas tous à la merd

des hasards de cette année. Ce ne sont donc pas mes spéculations qui me rendent triste.

SOLANIO.

- Alors vous êtes amoureux.

ANTONIO.

Fi, fi!

SOLANIO.

- Pas amoureux non plus? Disons alors que vous êtes triste, parce que vous n'êtes pas gai : il vous serait aassi

SGtNR I. 171

facile fin rire, de sauter et de dire que vous êtes gai

parce que vous n'êtes pas triste. Par Janus au double visage, - la nature forme à ses heures d'étranges gaillards :

ceux-ci cligneront de l'œil perpétuellement et riront, comme des perroquets, au son d'une cornemuse, ceux- ont l'aspect si vinaigré qu'ils ne montreraient pas les dents en manière de sourire, quand Nestor jurerait que la plaisanterie est risible.

KDtrent Bassanio, Lorenzo et Gratiano.

SOLANIO.

Voici venir Bassanio, votre très-noble parent, avec Gratiano et Lorenzo. Adieu. Nous vous laissons en meil- leure compagnie.

SAURINO.

Je serais resté jusqu'à ce que je vous eusse rendu gai, de plus dignes amis ne m'ataient prévenu.

ANTONIO.

Vos bontés me sont bien précieuses. Je pense que vos propres affaires vous réclament, et que vous saisissez cette occasion pour me quitter.

SAURINO.

Bonjour, mes bons messieurs.

BASSANIO.

Mes bons seigneurs, quand rirons-nous? Dites, quand? - Vous devenez excessivement rares. Ensera-t-il toujours ainsi?

SALARINO.

Nous mettons nos loisirs aux ordres des vôtres.

Sortent SalariDO et Solanio. LORBNZO.

Mon seigneur Bassanio, puisque vous avez trouvé Anlonioi nous deux, nous vous laissons. MaiSi à l'heure

172 LE MARCHAND DE NESISE.

(lu (Itner, rappelez- vous, je vous prie, notre mifr vous.

BASSàmo.

- Je ne vous manquerai pas.

GnATIANO.

Vous ne paraissez pas bien, signor ÀDtoDÎo. - Vob avez trop de préoccupations dans cette vie ; —c'est b perin que l'nchetcr par trop de soucis. Croyez-moi, tous te merveilleusement changé.

AKTONIO.

>- Je tiens ce monde pour ce qu'il est, Gratiano : - ob thé&tre chacun doit jouer son rôle, et le mien est d'être triste.

GRATIAKO.

 moi donc le rôle de fou ! Que les rides de l'âge m viennent à force de gaieté et de rire! Puissé-je avoir k foie échauffé par le vin plutôt que le cœur glacë par des soupirs mortiéants ! Pourquoi un homme qai a du stt| ardent dans les veines serait-il, comme son grand-papi, taillé dans Talbâtre? Pourquoi dormir tout éveillé et gh gner la jaunisse - à force d'ôlre grognon? ÉcootBi ia- tonio, - je t*nime et c'est mon amitié qai parle : ilyi une sorti; d'hommes dont le visage de crème croupi comme un mnrais stagnant, - qui gardent une immobîlilé volontaire exprès pour se draper dans une répatatioB - do sagesse, de gravité et de profondeur, et qoi semblent dire : a Je mi^ messire VOrade; qumd f ouvre les lèvres^ qu*aucun chien n'aboie / » O mon An- tonio ! J'en connais qui passent pour des sages unique- ment — parce qu'ils ne disent rien, et qui, j'en suis bien sûr, s'ils parlaient, compromettraient le salut de leurs auditeurs, - en les forçant à traiter le prochain d'imbé- cile ! Je t'en dirai plus long une autre fois. Crois- moi, ne pèche pas, avec l'amorce de la mélancolie, la

SCÈNE I. 173

réputation» ce goujon des sots !... ~ Viens» bon Lorenzo... Au revoir» - je finirai mon sermon après dtner.

LORENZO.

Allons ! Nous vous laissons jusqu'au dtner. Il faut bien que je sois un de ces sages muets» - car Gratiano ne me laisse jamais parler.

GRATIANO.

Bon ! Tiens-moi compagnie encore deux ans» et tu ne reconnaîtras plus le son de ta propre voii.

ANTONIO.

Adieu ! Je deviendrais bavard à celte école-li.

GRATIANO.

Tant mieux, ma foi ! car le silence n*est recomman- dable que dans une langue fumée ou dans une vierge non vénale. -

Griiliano et Lorenzo sortent. ANTONIO.

Y a-t-il quelque chose dans tout cela?

EASSANIO.

Gratiano est Thomme de Venise qui sait dire indéfini- ment le plus de riens. Ses raisonnements sont comme deux grains de blé perdus dans deux boisseaux de menue paille ; vous les chercherez tout un jour avant do les trouver, et, quand vous les aurez, ils ne vaudront pas vos recherches.

ANTONIO.

Q, dites-moi maintenant, quelle est cette dame à qui vous avez fait vœu d'un secret pèlerinage - et dont vous m'avez promis de me parler aujourd'hui?

EASSANIO.

Vous n'ignorez pas, Antonio, dans quel délabre- ment j'ai mis ma fortune, en étalant quelque temps un faste excessif que mes faibles ressources ne m'ont pas permis de soutenir. Je ne gémis pas de ne pouvoir con- tinuer — ce noble train ; mais mon plus grand souci est

171 LE MAP.CH\5D DE

(lo sortir honnêtomont des dettes Gonsidérables - jeunesse, un peu trop prodigue, -> m'a laisse engiffi. C«E à vous, Antonio, que je dois le plus, en argent et a aiïection ; et c'est sur la foi de votre afiEectioo. que je» décide à vous faire part de tous les plans et pniijetsfe j'.'i formés pour me débarrasser de toutes mes deOek

.VNTOMO.

Je vous en prie, bon Bassanio, faîtes^es-moi cob- nnîtm : et, s'ils ne s'écartent pas plus que vous na k faites vous-memo des voies de FhoaDeur, sovczsûr- que ma bourse, ma personne, mes ressources dernières -

sont toutes ouvertes à votre service.

RASSANIO.

Étant écolier, lorsque j'avais perdu une flèche, j*« lanrais une autre de la même portée dans la même di- rection, en la suivant d'un regard plus attentif, pourra trouver la première; et, en risquant les deux, je retrao- vais souvent les deux. Si je vous cite cet exemple de l'eDDam

c'est que ma conclusion est de la plus pure candeor. - Je vous dois beaucoup; et par mon étourderie dejeoK homme ce que je vous dois est perdu ; mais si yoiisoqs* sentez à lancer une seconde flèche dans la même dim- tion que la première, je ne doute pas, comme fci surveillerai le vol, ou de les retrouver toutes deux ou de vous rapporter la seconde en restant pour la première votre débiteur reconnaissant.

ANTONIO.

Vous me connaissez bien ; et vous perdez votre temps- h circonvenir mon amitié par tant d'ambages. Et vous me faites plus de tort, par vos doutes, en mettant en question mon dévouement absolu , que si vous aviei dissipé tout ce que j'ai. Dites-moi seulement ce que je dois faire d'après votre connaissance de ce que je puis.

et je suis tout prêt. Ainsi, parlez.

^ SCÈNE !l. 175

B * BA8SAN10.

H Il est à Bclmont une riche héritière, -- d'une beauté

>i ^'embellissent les plus merveilleuses vertus : j'ai déjà

il de ses yeux reçu de doux messages muets. Elle se

I aomroe Portia et n'est inférieure en rien à la fille de

Gaton, la Portia de Brutus. L'univers n'ignore pas son

prix, car les quatre vents lui soufflent de toutes les côtes

^ d'illustres galants : sa chevelure radieuse pend à ses

f tempes comme une toison d'or, et fait de sa résidence

f de Belmont une plage de Colchos bien des Jasons

I viennent pour la conquérir. 0 mon Antonio! Si j'avais

seulement les moyens de soutenir ma rivalité avec

eux, mon esprit me présage un tel succès que je ne

I pourrais manquer de réussir.

I AÎTONIO.

Tu sais que toute ma fortune est sur mer ; je

I ii*ai pas d'argent, ni de moyen de réunir sur-le-champ

I une somme. Ainsi, va, essaie ce que peut mon crédit

[ dans Venise ; je suis prêt à le tordre jusqu'au dernier

I écu pour t'envoyer, bien équipé, à Belmont près de la

belle Portia. Va, cherche, je chercherai de mon côté

à trouver de l'argent ; et, à coup sûr, j'en obtiendrai de

la confiance ou de la sympathie que j'inspire.

Ils sortent.

SCÈNE II.

[Belmoot. Chez Portia.]

Entrent Portia et Nêrissa. PORTU.

Surmafoi, Nérissa, mon petit corps est bien las de ce grand monde^

1

JL l\^a^30

•jt i^rmr *i;*ii smoÊtt. T.: iLiâ j;iu

'•

^ iLr*: zA.z viâsi liS; 'T'^A sAvoir ce qu'il est boB de lift .Tï •!CJc<'..»rï s^n:»;!:: w< -idiïses, et les chanuins m ;«i^r^ frC5 iKi :a^i^ ii^ grinces. Le boo prtdkiiegdl -:i:-. zi ru ?ait ses 7 rocns inâtnctioos. H a^cst pios -: jpçr&::>:r*; 1 ^.nxi :4rrs:ca<s ce qail est boa de Cûe^fl i rCTï . ,^r ics T.nin 3 enivre ec^ propres leçons. Le ce-j T-^ii peitia^^a j:r ies Was poor ia passioa : msis m ^^ nxec: ir^c: 5d::e par-^iiess^iâ Li froide règle : k jeanetl :'oL*r §e ùii iirfrî pocr facciir par^Jesscs les filets qee IeéI I-f ^-ui-^ie-jaue L«:c crcseii. Mais ce rsisoniiemml n*est p -:e =:.ic 1 : :L/i:*aiec: i^ z:-? •.hoisir an mari... dBJB» r.r-j5? •Qi.iîir ! J-? L'T p'iLS ci choisir qui je Toodnis ni R- :':5cr qui nie ; : .1:: liriSi il volonté de la fille mafc ■ioi". s^ ccorii^r >:r:> :j T::.tonte Ju père mort... yesl-il p-j5 birrr. -i^ir. >Tr sij. le ne p<:aToir ni choisir, ni refaser fiersocaeT

Votre pcrre fut totijours vertueux, et les saints personai- zes n'oQt à leur mort que île bonnes inspirations. Toili fMTiurquoi cette loterie, imi^uée f^r lui, en Tertu de laqneDe vous appartenez à celui qui choisit, suirant son intentîoD, entre ces trois cutTrtts d'or, «i argent et de plomb, ne favo-

SGËNE 11. 177

risera» soyez-en sûre, qu'un homme digne de votre amour. Voyons, avez-Yous quelque ardente affection pour un de ces prétendants princiers <iui sont déjà venus?

PORTIA.

Redis-moi leurs noms, je t'en prie ; à mesure que tu les nommeras, je les décrirai, et, par ma description, tu devi- neras mon affection.

NÈRISSA.

D'abord, il y a le prince napolitain.

PORTIA.

Ah ! celui-là, il est à l'écurie ; car il ne fiait que parler de s&à cheval : il se vante, comme d'un grand mérite , de pouvoir le ferrer lui-même! J'ai bien peur que madame sa mète n'ait triché avec un forgeron.

NÈRISSA.

Ensuite, il y a le comte palatin.

PORTU.

Il ne fait que froncer le sourcil, comme s'il voulait dire : wms ne voulez pas de moi^ décidez-vous. Il écoute les plus joyeux récits sans sourire. Je crains qu'il ne devienne le philosophe larmoyeur quand il se fera vieux , puisqu'il est dans sa jeunesse d'une tristesse si immodérée. J'aimerais mieux me marier à une tête de mort ayant un os entre les dents qu'à un de ces deux-là. Dieu me garde de ces deux hommes!

NÉRISSA.

Que dites-vous du seigneur français, monsieur Lebon ?

PORTIA.

Dieu l'a fait : qu'il passe donc pour un homme ! En vé- rité, je sais que c'est un péché de se moquer : mais lui, comment donc ! Il a un meilleur cheval que celui du Napo- litain : la mauvaise habitude de froncer le sourcil , il l'a plus parfaite que le comte palatin. 11 est tous les hommes sans être un homme. Qu'un merle chante, vite il fait la eu-

178 LE MARGUA!<D DB V£K1SE.

briole; il dégainerait contre son ombre. Si je Tamisais, j'é- pouserais vingt maris. Il me dédaignonait, que je loi par- donnerais ; car, m'aimât-il à la Me, je ne le piyeni jamais

de retour.

NiMSSA.

Que direz-TOus donc à Fauconbridge , le jeune baron

d'Angleterre ?

PORTIA.

Tu sais que je ne lui dis rien» car nous ne nous com- prenons ni l'un ni l'autre : il ne possède ni le latin , ni le français, ni l'italien , et vous pourez jurer en coarde jus- tice que je ne possède pas une pauvre obole d'anglais. Il est le portrait d'un homme distingué. Mais, hélas ! qui peut causer avec un mannequin ? Qu'il est drôlement affaMé ! Je pense qu'il a acheté son pourpoint en Italie, son haut-de- chausses en France, sa toque en Allemagne et ses manières partout.

NÈRISSA.

Que pensez- vous du lord écossais, son proche voisin (18}?

TORTIA.

Qu'il fait preuve de charité envers son prochain» car il a emprunté un soufQet à l'Anglais et a juré de le lui ren- dre, quand il en serait capable. Je crois que le Français loi a donné sa garantie et s'est engagé à restituer le double.

NÈRISSA.

Ck)mment trouvez- vous le jeune Allemand, le neveu du duc de Saxe ?

PORTIA.

Répugnant le matin, lorsqu'il est à jeun, et plus répu- gnant dans l'après-midi, lorsqu'il est ivre. Dans ses meil- leurs moments, il vaut un peu moins qu'un homme ; dans ses plus mauvais, un peu plus qu'une bête. Quelque mal- heur qui m'arrivc, j'espère trouver moyen de lui échapper.

SCÈNE 11. 179

NÈRISSA.

S'il offre de tenter l'épreuve et qu'il choisisse le eoffiret gagnant, vous refuseriez d'accomplir la volonté de votre père, en refusant de l'épouser ?

PORT! A, Aussi, de crainte de malheur, mets, je t'en prie, un grand verre de vin du Rhin sur le coffret opposé : car, quand le diable serait dedans, si cette tentation est dessus, je sais bien qu'il le choisira. Je ferai tout au monde, Mérissa, plutôt que d'épouser une éponge.

NfoUSSA.

Vous n'avez rien à craindre, madame , vous n'aurez aucun de ces seigneurs ; ils m'ont fait connaître leur résolution de s*en retourner chez eux et do ne plus vous troubler de leurs hommages, à moins que, pour tous obtenir, il n'y ait un autre moyen que le choix des coffrets imposé par yotre père.

PORTIA.

Dussé-je vivre aussi vieille que la Sibylle, je mourrai chaste comme Diane, à moins que je ne sois obtenue selon la dernière volonté de mon père. Je suis charmée de voir si raisonnables ce tas de soupirants : car il n'en est pas un pour l'absence duquel je ne brûle, et je prie Dieu de leur accor- der un bon voyage (16).

NÈiaSSA.

Vous rappelez- vous , madame, un Vénitien, un savant, un brave, qui vint ici, du vivant de votre père, en compagnie du marquis de Montferrat ?

PORTlA.

Oui, oui, Bassanio! C'est ainsi, je crois, qu'on l'ap- ' pelait.

NÉRÎSSA.

Justement, madame ; do tous les hommes que mes faibles yeux aient jamais regardés, c'est lui qui est le plus digne d'une jolie femme.

180 LE MARCHAND DE VENISE.

PORTIA.

Je me le rappelle bien ; et, tel que je me le raiq)eUe, il mérite tes éloges.

Entre on valet. PORTIA.

Eh bien ! quoi de nouveau ?

LE VALET.

Les quatre étrangers vous cherchent , madame , pour prendre congé de vous. Il est arrivé un courrier dépêché par un cinquième, le prince de Maroc. Il porte la nouvelle que le prince, son maître, sera ici ce soir.

PORTIA.

Si je pouvais souhaiter la bienvenue au cinquième aussi volontiers que je souhaite un bon voyage aux quatre autres, je serais charmée de son approche : eût-il les qualités d'un saint, s'il a le teint d'un diable, je l'aimerais mieux pour confesseur que pour mari. Viens, Nérissa.

An valet.

Maraud, marche devant. Au moment nous fermons la grille sur un soupirant, un autre frappe à la porte.

lis sortent.

SCÈNE 111.

[Venise. Devant la maison de Shylock.] Entrent Bassanio et Shtlock.

SIIVLOCK.

Trois mille ducats? Bien.

BASSANIO.

Oui, monsieur, pour trois mois.

SHYLOCK.

Pour trois mois ? Bien.

SCÈNE Ul. 181

BÂSSAKIO.

Pour laquelle somme, comme je vous l'ai dit, Antonio s'engagera.

snYLOCK. Antonio s'engagera... Bien.

BÂSSAKIO.

Pouvez-vous me rendre ce service ? Voulez-vous me faire ce plaisir ? Connaltrai-je votre réponse ?

SHYLOCK.

Trois mille ducats, pour trois mois, et Antonio engagé.

bassânio. Votre réponse à cela ?

SHYLOCK.

Antonio est bon.

BÂSSÂNIO.

Avez*yous jamais entendu contester cela T

SHYLOCK.

Oh! non, non, non, non. Quandje dis qu'il estbon, je veux dire qu'il est solvable. Mais ses ressources sont exposées; il a un galion en route pour Tripoli, un autre pour les Indes. De plus, j'apprends sur le Rialto qu'il en a un troisième pour Mexico, un quatrième pour l'Angleterre, et d'autres encore aventurés dans de lointaines spéculations. Mais les navires ne sont que des planches, les matelots que des hom- mes. Il y a des rats de terre et des rats d'eau, des voleurs de terre et des voleurs d'eau, je veux dire des pirates; et puis il y a le danger des eaux, des vents, et des rocs. L'homme est néanmoins solvable. Trois mille ducats?... Je crois que je peux prendre son billet.

bâssanio. Soyez assuré que vous le pouvez.

SHYLOCK.

Je veux en être assuré ; et c'est pour m'en assurer que je veux réfléchir... Puis-je parler à Antonio?

VIII. it

182 LE MARCHAND DE VENISE.

BASSANIO.

Si VOUS voulez dloer avec nous.

SHYLOCK.

Oui, pour sentir le porc, pour manger de la demeure votre prophète, le Nazaréen, a évoqué le diable ! Je veux bien acheter avec vous, vendre avec vous, causer avec vous, cheminer avec vous, et ce qui s'en suit ; mais je neveux pas manger avec vous, boire avec vous, ni prier avec vous... Quelles nouvelles au Rialto?... Qui vient ici?

Entre ANTONIO. BASSANIO.

C'est le signor Antonio.

SHYLOCK 9 à part.

Comme il a l'air d'un publicain flagorneur! Je le hais parce qu'il est chrétien, mais surtout parce que, dans sa simplicité vile, il prête de l'argent gratis et fait baisser le taux de l'usance ici, parmi nous, à Venise. Si ja- mais je le tiens dans ma poigne, j'assouvirai la vieiOe rancune que je lui garde. Il hait notre sainte nation; et il clabaude, dans l'endroit même se réunissent les marchands, contre moi, contre mes opérations, contre mes légitimes profits qu'il appelle intérêts! Maudite soit ma tribu, - si je lui pardonne!

BASSANIO 9 parlant haat è Shylock qni paraît absorbé.

Shylock ! entendez-vous?

SHYLOCK.

Je calcule ce que j'ai en réserve, - et, d'après une évaluation faite de mémoire, je ne puis immédiatement réunir le capital entier de ces trois mille ducats. N'im- porte! — Tubal, un riche hébreu de ma tribu, me four- nira ce«qu'il faut... Mais doucement; combien de mois ~ demandez-vous?

SCÈNE m. 183

A Antonio.

Le bonheur vous garde, bon signor ! Le nom de Votre Honneur était justement sur nos lèvres.

ANTONIO.

^ Sbylock, bien que je n'aie pas l'usage de prêter ni d'emprunter à intérêt, cependant, pour subvenir aux besoins urgents de mon ami, je romprai une habitude.

A BassiiDio.

Sait-il déjà combien vous voudriez?

SHYLOCK.

Oui, oui, trois mille ducats.

ANTONIO.

Et pour trois mois.

SHYLOCK.

J*avais oublié... Trois mois, m'a vez-vous dit? Et puis, votre billet... Ah çà, voyons... mais... écoutez! Tous avez dit, ce me semble, que vous ne prêtiez ni n'em- pruntiez — à intérêt.

ANTONIO.

Je ne le fois jamais.

SHYLOCK.

Quand Jacob menait pattre les moutons de son oncle Laban, grâce à ce que fit pour lui sa prudente mère, ce Jacob était le troisième patriarche après notre saint Abraham; oui, il était le troisième.

ANTONIO.

Eh bien, après? Prêtait-il à intérêt?

SHYLOCK.

Non, il ne prêtait pas à intérêt; pas, comme vous diriez, positivement à intérêt. Écoutez bien ce que faisait Jacob. Laban et lui étaient convenus que tous les agneaux qui étaient rayés et tachetés seraient le salaire de Jacob. Les brebis, étant en rut, cherchèrent les bé- liers à la fin de l'automne ; - tandis que le travail de la gé-

184 LE MARCHAND DE VENISE.

nération s'accomplissait entre ces bêtes à laine, le malin bei^er se mit à me peler certaines baguettes» —et. aa moment de l'œuvre de nature, les planta devant les brebis lascives, lesquelles, concevant alors, mirent bas, au moment venu , des agneaux bariolés , et ceux-ci furent pour Jacob. ~ C'était un moyen de pro6t, et Jaoob était béni, et le profit est bénédiction quand il n'est pas volé.

ANTONIO.

Jacob, monsieur, servait en vue d*un bénéfice aven- tureux — qu'il n'était pas en son pouvoir de produire, - mais qui était réglé et créé par la main de Dieu. Est-ce un argument pour justiGer l'intérêt T Votre or et votre argent sont-ils des brebis et des béliers?

SHYLOCK.

Je ne saurais dire; je les fais produire aussi vite. - Mais suivez-moi bien, signor...

ANTONIO.

Remarquez ceci, Bassanio, ~ le diable peut citer rÉcri- ture pour ses fms. Une Ame mauvaise produisant de saints témoignages est comme un scélérat à la joue sou- riante, — une belle pomme pourrie au cœur. Oh! que la fausseté a de beaux dehors !

SHYLOCK.

Trois mille ducats! c'est une somme bien ronde! - Trois mois de douze... Voyons quel sera le taux?

ANTONIO.

Eh bien, Shylock, serons-nous vos obligés?

SHYLOCK.

Signor Antonio, mainte et mainte fois, sur le Rialto, vous m'avez honni à propos do mon argent et de mes usances. Je l'ai supporté patiemment en haussant les épaules, car la souffrance est l'insigne de toute notre tribu. Vous m'appelez mccrcant, chien, coupe-jarrets,

SCÈNE m. 185

el vous crachez sur mon gaban juif, - et cela parce que j*use de ce qui m'appartient. - Eh bien, il pa- rait qu'aujourd'hui vous avez besoin de mon aide. En avant donc ! vous venez à moi et vous me dites : Shylock, nous voudrions de l'argent!.. Vous dites cela, vous qui vidiez votre bave sur ma barbe et qui me repoussiez du pied comme vous chassez un limier étranger de votre seuil ! Vous sollicitez de l'argent ! Que devrais-je vous dire? Ne devrais-je pas vous dire : Est-^e qu'un chien a de f argents Est-il possible qu^un limier puisse prêter trois miUe ducats ? Ou bien, dois-je m'incliner profondément et, d'un ton servile, retenant mon haleine dans un mur- mure d'humilité, vous dire ceci : Mon beau monsieur , vous avez craché sur moi mercredi dernier^ vous m'avez chassé du pied tel jour; une autre fois^ vous m'avez appelé chien; pour toutes ces courtoisies je vais vous prêter tant d'argent?

ANTONIO, vivement.

- Je suis bien capable de t'appeler encore de même, de cracher sur toi encore, de te chasser du pied encore. Si tu prèles cet argent, ne le prête pas comme à un ami ; l'amitié a-t-elle jamais tiré profit du stérile métal confié à un ami? Non, considère plutôt ce prêt comme fait à ton ennemi. S'il manque à l'engagement, tu auras meil- leure figure - à exiger contre lui la pénalité.

SHYLOCK.

Ah ! voyez comme vous vous emportez ! Je voudrais me réconcilier avec vous, avoir votre affection, ou- blier les affronts dont vous m'avez souillé, subvenir à vos besoins présents, sans prendre un denier d'intérêt pour mon argent, et vous ne voulez pas m'entendre ! Mon offre est bienveillante pourtant !

ANTONIO.

Ce serait la bienveillance même.

186 LB MARCHAND DE VKRISK.

SHYLOCK.

Celle bienveillance, je veux vous la montrer. Venez avec moi chez un noiaire, signez-moi un simple billet. Et, par manière de plaisanterie, si vous ne me rem- boursez pas Ici jour, en tel endroit, la somme ou les sommes énonciées dans l'acte, qu'il soit stipulé que vous perdrez une livre pesant ~ de votre belle cbair» la- quelle sera coupée et prise dans telle partie de votre corps qui me plaira.

AMONIO.

Ma foi, j'y consens; je signerai ce billet et je dirai que le juif fait preuve de grande bienveillance.

BASSAN10.

Vous ne signerez pas un pareil billet pour naoi ; j'aime mieux rester dans ma nécessité.

ANTONIO.

Allons! ne crains rien, l'ami, je n'encours pas celle perte. Dans deux mois, c'est-à-dire un mois avant l'échéance, je compte qu'il me rentrera - neuf fois la va- leur de ce billet.

SHYLOCK.

0 père Abraham ! ce sont bien les chrétiens ! La dureté de leurs propres procédés leur apprend à suspecter— les intentions des autres.

A Dassanio.

Répondez-moi, je vous en prie : s'il manque à l'échéance, que gagnerai-je -- à exiger le dédit? Une livre de chair, ôtée d'un homme, - n'est pas aussi estima- ble ni aussi profitable qu'une livre ~ de chair de mouton, de bœuf ou de chèvre». Je le répète, c'est pour acheter ses bonnes grâces que je lui offre ce service. S'il l'acccple» soit! Si non, adieu! Mais, de grâce, ne m'outragez pas jusque dans ma bonté.

SCÈNE IV. 187

ANTONIO,

Oui, Shylock, je signerai ton billet.

SHYLOCK.

Allez donc sur le champ m'attendra chez le notaire;

faites-lui rédiger ce plaisant billet. Moi, je vais tout droit chercher les ducats, donner un coup d œil à mon logis, laissé à la garde périlleuse d'un valet négligent ; et aussitôt je suis à vous.

11 sorL ANTONIO.

Cours, aimable juif. Cet Hébreu se fera chrétien, il devient bon.

BASSANIO.

Je n*aime pas les plus beaux termes à la pensée d'un coquin.

ANTONIO.

Marchons. Il n'y a ici rien à redouter : mes navires arrivent un mois avant l'échéance.

Ils sortent.

SCÈNE iV.

[BelmoDt. Chez Portia.]

Fanfare de cor. Entre LE prince de Maroc, niore basané, veto de blanc, et trois on quatre courtisans costumés de ipême ; puis PoRTiA, Nérissa et d'autres suivantes.

MAROC.

Ne me prenez point en aversion à cause de mon teint,

sombre livrée du soleil de bronze dont je suis le voi- sin et près de qui j'ai été nourri! Amenez-moi Tclre le plus blanc qui soit vers le nord, oti le feu de Phébus fait à peine fondre les glaçons ; et pour l'amour de vous, faisons-nous une incision - afin de voir qui des deux a le

188 LE MARCHAND DE VENISE.

sang le plus rouge. Je te le dis, belle dame, ce visage a terrine les vaillants, et, je le jure par nnon amour, les vierges les plus admirées de nos climats ne l'en ont que plus aimé. Je ne voudrais pas changer de couleur, —à moins que ce ne fût pour ravir vos pensées, ma douce reine.

PORTIA.

Dans mou choix je ne suis pas uniquement guidée

par l'impression superficielle d'un regard déjeune fille;

d'ailleurs la lolerie de ma destinée m'ôte la faculté d'un choix volontaire. Mais si mon père ne m'avait pas astreinte, par sa sagesse tutélaire, à me donner pour femme à celui qui m'obtiendra par le moyen que je vous ai dit, vous, prince renommé, vous auriez autant de titres que tous ceux que j'ai vus venir ici, à mon affection.

MAROC.

C'est assez pour que je vous rende grâce. Veuillez donc, je vous prie, me conduire à ces coffrets, que je tente ma fortune. Par ce cimeterre qui a égorgé le Sophi et un prince persan, qui a gagné trois batailles sur le sultan Soliman, je suis prêt à foudroyer de mon regard les regards les plus insolents, et de ma bravoure le plus audacieux courage ; à arracher les oursins de la mamelle de l'ourse. et même à insulter le lion rugissant après sa proie, pour te conquérir, ma dame! Mais, hélas! si Hercule et Lychas jouent aux dés à qui l'emportera, le plus beau coup peut tomber par hasard de la main la plus faible, et Alcide sera battu par son page. Ainsi pourrais-je, guidé par l'aveugle fortune, manquer ce que peut atteindre un moins digne, et en mourir de dou- leur !

PORTIA.

Il faut accepter votre chance ; renoncez tout à fait à

SCÈNE Y. 189

choisir, ou jurez, avant de choisir, que, si vous faites un mauvais choix, jamais, à l'avenir, vous ne parlerez de mariage - à aucune femme... Ainsi, réfléchissez.

MAROC.

- J'y consens, allons ! conduisez-moi à ma chance.

PORTIA.

Au temple, d'abord! Après dtner, - vous tenterez votre hasard.

HÀROG.

Alors que la fortune me soit bonne ! —Elle peut me faire une existence ou bénie ou maudite!

Ils sorteot. Fanfares de cor.

SCÈNE V.

[Venise. Une rne.]

£ntre Lancelot Gobbo (17). lANCELOT.

U faudra bien que ma conscience m'autorise à décamper de chez le juif, mon maître. Le démon me touche le coude et me tente, en me disant : Gobbo, Lancelot Gobbo, ou bon Lancelot, ou bon Gobbo, ou bon Lancelot Gobbo, joue des jambes, prends ton élan et décampe. Ma conscience dit : Non, prends garde, honnête Lancelot, prends garde, honnête Gobbo, ou, comme je disais, honnête Lancelot Gobbo, ne fuis pas, mets ce projet de fuite sous tes talons. Alors le dé- mon imperturbable me presse de faire mes paquets : en route! dit le démon, va t'en! dit le démon , au nom du ciel, prends un brave parti, dit le démon, et décampe. Alors, ma conscience, se pendant au* cou de mon cœur, me dit très- sagement : Mon honnête ami Lancelot, toi qui es le (Us d'un honnête homme (ou plutôt d'une honnête femme ; car

190 LE IIABCHA5D DE VENISE.

mon père a eu quelque petite tache, il s'est parfois laissé aller, il avait certain goût...) Alors ma conscience me dit : Lancelot^ ne bouge pas. Bouge^ dit le démon. Ne bauge pas, dit ma conscieDce. Conscience^ dis-je, vous me conseil- lez bien; démon, dis-je, vous me conseillez bien. Pour obéir à ma conscience, je dois rester avec le juif mon maître qui, Dieu me pardonne, est une espèce de diable ; et, pour dé- camper de chez le juif, je dois obéir au démon qui, sauf votre respect, est le diable en personne. Mais, pour sûr, le juif est le diable incarné; et, en conscience, ma conscience est une bien dure conscience de me donner le conseil de rester chez le juif. C'est le démon qui me donne le conseil le plus amical Je vas décamper, démon ; mes talons sont à vos ordres ; je vas décamper !

Entre le vieux GoBBO, portant an panier.

GOBBO.

Monsieur! Jeune homme! c'est à vous que je m'adresse! Quel est le chemin pour aller chez le maître juif?

LANCELOT, à part.

0 ciel ! c'est mon père légitime ! Comme il est presque aveugle et qu'il a la gravelle dans l'œil, il ne me reconnaît pas. Je vais tenter sur lui des expériences.

GOBBO.

Mon jeune maître, mon gentilhomme, quel est le che- min, je vous prie, pour aller chez le maître juif?

LANCELOT.

Tournez à main droite, au premier détour, puis, au dé- tour suivant, à main gauche, puis, morbleu, au prochain détour, ne tournez ni h main droite, ni à main gauche, mais descendez indirectement chez le juif.

GOBBO.

Par les sentiers de Dieu ! ce sera un chemin difflcilc à

SG£^E V. 191

trouver. Pourriez-vous me dire si un certain Lancelot qui demeure avec lui, demeure avec lui ou non?

UNCELOT.

Parlez-vous du jeune sieur Lancelot?

A part.

Remarquez-moi bien, je vais fairejouer les grandes eaux.

Haat.

Parlez-vous du jeune sieur Lancelot?

GOBBO.

Ce n'est pas un sieur, monsieur, mais le fils d'un pauvre homme. Son père, quoique ce soit moi qui le dise, est un honnête homme, excessivement pauvre, mais. Dieu merci, en état de vivre.

LANCELOT.

Soit! que son père soit ce qu'il voudra, nous parlons du jeune sieur Lancelot.

60BB0.

De Lancelot, pour vous servir, seigneur !

LANCELOT.

Mais, dites-moi, je vous prie, vieillard, ergd, je vous sup- plie, parlez-vous du jeune sieur Lancelot?

GOBBO.

De Lancelot, n'eu déplaise à Votre Honneur.

LANCELOT.

Ergb^ du sieur Lancelot ! ne parlez pas du sieur Lancelot, père, car le jeune gentilhomme (grâce à la fatalité et à la destinée et autres locutions hétéroclites, grâce aux trois Sœurs et autres branches de la science), est effectivement décédé ; ou, pour parler en termes nets, il est allé au ciel.

GOBBO.

Morbleu, Dieu m'en préserve! Ce garçon était mon uni- que bâton de vieillesse, mon unique soutien.

LANCELOT.

Est-ce que j'ai l'air d'un gourdin, d'un poteau, d'un bâ- ton, d'un étai? Me reconnaissez- vous, père?

192 LE MARCHAND DB YKRISB.

GOBBO.

Hélas! non, je ne vous reconnais pas, mon jeune gen- tilhomme ; mais, je vous en prie, dites-moi, mon garçon (Dieu fasse paix à son âme!) est-il vivant ou mort?

LANCELDT.

Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, père?

GOBBO .

Hélas ! monsieur, j'ai la vue trouble, je ne vous recon- nais pas.

LLNCELOT.

Àh ! ma foi, vous auriez vos yeux que vous risqueriei aussi bien de ne pas me reconnaître ; bien habile est le père qui reconnaît son propre enfant 1 Eb bien, vieux, je vais vous donner des nouvelles de votre fils ; donnez-moi votre béné- diction. La vérité doit se faire jour; un meurtre ne peut rester longtemps caché, le fils d'un homme le peut, mais, h la fin, la vérité se découvre.

GOBBO.

Je vous en prie, monsieur, mettez-vous debout : je suis sûr que vous n'êtes pas Lancelot, mon garçon.

LANCELOT.

Je vous en prie, cessons de batifoler, donnez-moi votre bénédiction. Je suis Lancelot, celui qui était votre garçon, qui est votre fils, qui sera votre enfant.

GOBBO.

Je ne puis croire que vous soyez mon fils.

UNCELOT.

Je ne sais ce que j'en dois croire; mais je suis Lancelot, l'homme du juif; et ce dont je suis sûr, c'est que Margue- rite, votre femme, est ma mère.

GOBBO.

Son nom est Marguerite, en effet. Je puis jurer, si tu es Lancelot, que tu es ma chair et mon sang. Dieu soit béni !

SCÈNE V. 193

Quelle barbe tu as ! Tu as plus de poils à ton menton que Dobbin, mon limonnier, à sa queue.

UNCELOT.

Il faut croire alors que la queue de Dobbin pousse à re- bours ; je suis sûr qu'il avait plus de poils à la queue que je n'en ai sur la face, la dernière fois que je l'ai yu.

GOBBO.

Seigneur ! que tu es changé !... Comment vous accordez- vous/ ton maître et toi? Je lui apporte un présent. Com- ment vous accordez- vous maintenant?

UNCELOT.

Bien, bien. Mais quant à moi, comme j'ai pris la résolu- tion de décamper de chez lui, je ne m'arrêterai pas que je n*aie couru un bon bout de chemin. Mon maître est un vrai juif. Lui donner un présent, à lui ? Donnez-lui une hart. Je meurs de faim à son service; vous pourriez compter toutes les phalanges de mes côtes. Père, je suis bien aise que vous soyez venu ; donnez-moi ce présent- à un certain monsieur Bassanio. En voilà un qui donne de magnifiques livrées neuves ! Si je n*entre pas à son service, je veux courir aussi loin que Dieu a de la terre... 0 rare bonheur! Le voici en personne. Abordez-le, père : car je veux être juif, si je sers le juif plus longtemps.

Entre Dassanio, saivi de Lêonardo et d'autres domesUqaes.

BASSANIOy i an valet.

Vous le pouvez, mais hâlez-vous, pour que le souper soit prêt au plus tard à cinq heures. Faites porter ces lettres à leur adresse, faites faire les livrées, et priez Gratiano de ve- nir chez moi incontinent.

Sort an valet. LANCELOTy bas i Gobbo.

Abordez-le, père !

194 LE MARGHÂlID DE YBRISI.

GOBBO.

Dieu béDÎsse votre Excellence !

BASSANIO.

Grand merci ! Me veux-tu quelque chose?

GOBBO.

Voici mon fils, monsieur, un pauvre garçon...

UNCELOT.

Non pas un pauvre garçon, monsieur, mais bien le servi- teur du riche juif, lequel voudrait, monsieur, conune mon père vous le spécifiera...

GOBBO.

Il a, comme on dirait, une grande démangeaison de servir...

LANGELOT.

Eiïectivement, le résumé et Texposé de mon aflaire, c'est que je sers le juif et que je désire, comme mon père vous le spéciGera....

GOBBO.

Son mattre et lui, sauf le respect à votre Excellence, ne sont pas tendres cousins...

LANGELOT.

Pour être bref, la vérité vraie est que le juif, m*ayant mal traité, m*oblige, comme mon père, en sa qualité de vieillard, vous Texpliquera, j'espère, avec féconde...

GOBBO.

J'ai ici un plat de pigeons que je voudrais offrir à votre Excellence, et ma requête est...

LANGELOT.

Bref, la requête est pour moi de grande impertinence, ainsi que voire Excellence l'apprendra par cet honnête vieil- lard, qui, quoique ce soit moi qui le dise, est pauvre, quoi- que vieux, et de plus est mon père...

BASSAMO.

Qu'un de vous parle pour tous deux... Que voulez-vous?

SCÈNE V. 195

LANCELOT.

Vous servir, monsieur.

GOBBO.

Voilà Tunique méfait de notre demande, monsieur.

BASSilNiPy à Lancelot.

~ Je te connais bien ; tu as obtenu ta requête. Shy- lock, ton maître, m'a parlé aujourd'hui même et a con- senti à ton avancement, si c'est un avancement - que de quitter le service d'un ricbejuif pour te mettre à la suite d'un pauvre gentilhomme comme moi.

LANCELOT.

Le vieux proverbe se partage très-bien entre mon maître Shylock et vous, monsieur : vous avez la grAce de Dieu, monsieur, et lui, il a de quoi.

BASSANIO.

Bien dit... Va, père, avec ton fils. Va prendre congé de ton vieux maître, et fais-toi indiquer ma demeure.

A ses geos.

Qu'on lui donne une livrée plus galonnée qu'à ses camarades. N'y manquez pas.

H s*eDlrelieDt i voix basse avec Léonardo. UKCELOT.

Enlevé, mon père !.. Ah ! je ne suis pas capable de trou- ver une place! Ah! je n'ai jamais eu de langue dans ma léte!.. Bien.

Regardant la paame de sa main.

Est-il un homme en Italie qui puisse, en jurant sur la Bible, étendre une plus belle paume?.. J'aurai du bonheur: tenez, rienquecettesimplelignede vie (18)! Voici une menue ribambelle d'épouses ! Hélas! quinze épouses, ce n'est rien. Onze veuves, et neuf vierges, c'est une simple mise en train pour un seul homme; et puis, cette échappée à trois noyades ! et ce péril qui menace ma vie aubord d'un lit de plume!.. Ce sont de simples chances!.. Allons, si la fortune est femme,

196 LE MARCHAND DB VENISE.

à ce compte-là c*est une bonne fille... Tenez, mon père ; je vas prendre congé du juif en un clin d'œii.

Sortent Lancelot et le vieux Gobbo.

BASSANIO.

Je t*en prie, bon Léonardo, pense à cela. Quand tu auras tout acheté et tout mis en place, reviens vite, car je festoie ce soir mes connaissances les plus estimées. Dépêche- toi, va.

LÉONÂRDO.

J'y mettrai tout mon zèle.

Entre Gratiano. GRATIANO.

est votre maître?

LÊONARDO.

bas, monsieur, il se promène.

Sort LéoDardo. GRATIANO.

Signor Bassanio...

BASSANIO.

Gratiano !

GRATIANO.

J'ai une chose à vous demander.

BASSANIO.

Vous l'avez obtenue.

GRATIANO.

Vous ne pouvez plus me refuser : il faut que j'aille avec vous à Belmont.

BASSANIO.

S'il le faut, soit !.. Mais écoute, Gratiano, tu es trop pétulant, trop brusque, trop tranchant en paroles. Ces façons-là te vont assez heureusement, et ne sont pas des défauts pour des yeux comme les nôtres; mais pour ceux qui ne te connaissent pas, ch bien, elles ont quel-

SCÈNE VI. 197

que chose de trop libre. Je t'en prie, prends la peine de calmer par quelques froides gouttes de modestie Teffer- vescence de ton esprit ; sans quoi ta folle conduite me ferait mal juger aux lieux je vais, - et ruinerait mes espérances.

GRÀTIÂNO.

Signor Bassanio, écoutez-moi : si vous ne me voyez pas adopter un maintien grave, parler avec réserve, jurer modérément, - porter dans ma poche des livres de prière, prendre un air de componction, et, qui plus est, quand on dira les grâces, cacher mes yeux, comme ceci, avec mon chapeau, et soupirer, et dire : Âmen! enfin ob- server tous les usages de la civilité, comme un être qui s'est étudié à avoir la mine solennelle pour plaire à sa grand'mère, ne vous fiez plus à moi!

BASSÂNIO.

C'est bien , nous verrons comment vous vous compor- terez.

GRÀTIANO:

Àh ! mais je fais exception pour ce soir. Vous ne pren- drez pas pour arrhes ce que nous ferons ce soir.

BASSANIO.

Non, ce serait dommage. Je vous engagerais plutôt à revêtir votre plus audacieux assortiment de gaieté, car nous avons - des amis qui se proposent de rire... Sur ce, au revoir! J'ai quelques affaires.

GRATIANO.

Et moi, il faut que j'aille trouver Lorenzo et les autres; mais nous vous rendrons visite à l'heure du souper.

Ils sortent.

VIII. 13

198 u KiRGHÂMD m uns.

SCÈNE VI.

[Yenite. Une chambre ehez Sbylo^].

EDtreDt JBSSiCà et Lancilot. JXSSIGA.

Je suis fâchée que tu quittes ainsi mon père; notre maison est un enfer, et toi» joyeux diable, ta loi dércriMis un peu de son odeur d*ennui ; mais adieu. Yoîd un ducat pour toi. Àh ! Lancelot, tout à l'heure au souper ta ver- ras — Lorenzo, un des convives de ton nouveau mattre : - donne-lui cette lettre... secrètement! Sur ce, adiealJe ne voudrais pas que mon père me vit causer avec toi.

LANCELOT, larmoyant.

Adieu ! . . Les pleurs sont mon seul langage. . . 0 ravissante païenne, délicieuse juive ! Si un chrétien ne fait pas quelque coquinerie pour te posséder, je serai bien trompé. Mais^adieu ! Ces sottes larmes ont presque noyé mon viril courage. Adieu!

11 ton.

JESSIGÀ.

Porte-toi bien, bon Lancelot. Hélas ! Quel affreux pédié c'est en moi que de rougir d'être l'enfant de mon père ! - Mais quoique je sois sa fille par le sang, je ne la suis pas par le caractère. 0 Lorenzo, si tu tiens ta promesse, je terminerai toutes ces luttes : je me ferai chrétienne pour être ta femme bien-aimée.

Elle tort. SCÈNE VU.

[Toujours i Venise. Une me]. Entrent GaATUMO, LoREifzo, Saueimo et Solanio.

LORENZO.

Oui, nous nous esquiverons pendant le souper ; -

SGÉNB Vn. 199

nous nous déguiserons chez moi» et nous serons de retour

tous en moins d'une heure.

GRATIÂNO.

Nous n'avons pas fait de préparatifs suffisants.

SJOARINO.

Nous n'avons pas encore retenu de porte-torche.

SOLANIO.

C'est bien vulgaire, quand ce n'est pas élégamment arrangé; il vaut mieux, selon moi, nous en passer.

LORENZO.

n n'est que quatre heures ; nous avons encore deux heures pour nous équiper.

Entre Lancelot, portant one lettre. LORSNZO.

Ami Lancelot, quelle nouvelle?

LANGELOT.

S'il vous plaît rompre ce cachet, vous le saurez pro- bablement.

LORENZO.

Je reconnais la main ; ma foi , c'est une jolie main :

elle est plus blanche que le papier sur lequel elle a écrit,

cette jolie main-là !

GRÀTIAMO .

Nouvelle d'amour, sans doute.

LÂNŒLOT, se retirant.^

Avec votre permission, monsieur...

LORENZO.

(Kl vas-tu?

UNCELOT.

Pardieu, monsieur, inviter mon vieux maître le juif à souper ce soir chez mon nouveau maître le chrétien.

LORENZO, bai à Lancelot, en loi remettant de l'argent.

Arrête ; prends ceci... Dis h la gentille Jessica

206 LE MARGHÂRD DE VENISE.

que je ne lui manquerai pas... Parle-lui en seeret; fa.

Sort Laacelol.

Messieurs, voulez-vous VOUS préparer pour la masca- rade de ce soirT Je suis pourvu d'un porte-torche.

SAURINO.

Oui, pardieu ! j'y vais à l'instant.

SOLANIO.

Et moi aussi.

LORINZO.

Venez nous rejoindre, Gratiano et moi, - dans une heure d'ici, au logis de Gratiano.

SAURINO.

Oui, c'est bon.

Sortent Salarino et Solanio. GRATIANO,

Cette lettre n'était-elle pas de la belle Jessica?

LORENZO.

Il faut que je te dise tout! Elle me mande le moyen par lequel je dois l'enlever de chez son père, l'or et les bijoux dont elle s'est munie, le costume de page qu'elle tient tout prêt. Si jamais le juif son père va au ciel,

- ce sera grAce à sa charmante fille ; quant à elle, jamais le malheur n'oserait lui barrer le passage, si ce n*est sous le prétexte qu'elle est la fille d'un juif mécréant

Allons, viens avec moi ; lis ceci, chemin faisant : la belle Jessica sera mon porte-torche !

Ils sortent.

SCÈNE VIII.

[Toujours à Venise. Devant la maison de Shylock.] Entrent Shylock et Lancelot. SHTLOCK.

Soit! tu en jugeras par tes yeux, tu verras ^ la dif- férence entre le vieux Shylock et Bassanio. - Holà , Jessica !..

SCÈNE YIII. 201

Tu ne pourras plus l'empiffrer comme tu faisais chez moi... Holà, Jessica !... ni dormir, ni ronfler, ni mettre en lambeaux ta livrée. Eh bien ! Jessica, allons !

LANGELOT^ criant.

Eh bien ! Jessica !

SHTLOGK.

Qui te dit d'appeler? Je ne te dis pas d'appeler.

LANCELOT.

Votre Honneur m'a si souvent répété que je ne savais rien faire sans qu'on me le dise !

Entre Jessica. JESSICA 9 Sbylock.

Appelez-vous? Quelle est votre volonté?

SHYLOGK.

Je suis invité à souper dehors, Jessica : -^ voici mes clefs... Mais pourquoi irais-je? Ce n'est pas par amitié qu'ils m'invitent : ils me flattent! J*irai pourtant, mais par haine, pour manger aux dépens du chrétien pro- digue... Jessica, ma fille, veille sur ma maison... J'ai une vraie répugnance à sortir : il se brasse quelque vi- lenie contre mon repos, car j'ai rêvé cette nuit de sacs d'argent.

LANCELOT.

Je vous en supplie, monsieur, partez; mon jeune maître est impatienté de votre présence.

SHYLOGK.

Et moi, de la sienne.

LANCELOT.

Ils ont fait ensemble une conspiration... Je ne dis pas que vous verrez une mascarade ; mais si vous en voyez une, cela m'expliquera pourquoi mon nez s'est mis à saigner le dernier lundi noir (19), à six heures du matin, après avoir

202 LB MARCHAND DE VBRISB.

saigné» il y a quatre ans, le mercredi des oendres» dans Ta» près-midi.

SHYLOGK.

Quoi ! il y aura des masques? Écoutez-moi, Jessica;

fermez bien mes portes ; et quand vous entendrez le tam- bour—et rignoble fausset du fifre au cou tors, —n'allez pas grimper aux croisées, ~ ni allonger votre téta sur la voie publique pour contempler ces fous de chrétiens aux vi- sages vernis. Mais bouchez les oreilles de ma maison, je veux dire mes fenêtres. Que le bruit de la vaine extrava- gance n'entre pas dans mon austère maison... Par le bâton de Jacob, je jure que je n'ai nulle envie de souper dehors ce soir; mais j'irai... Pars devant moi, drôle, et dis que je vais venir.

lângelot. Je pars en avant, monsieur.

Bas, à Jessica.

Maltresse, n'importe, regardez par la fenêtre.

Voas verrez passer un chrétien, Bien digne de l'œillade d'une juive.

Sort LaDceloU SHYLOGK.

Que dit ce niais de la race d' Agar, hein ?

JESSICA.

Il me disait : adieu, madame; voilà tout.

SHYLOCK.

C'est un assez bon drille, mais un énorme mangeur,

lent à la besogne comme un limaçon et puis dormant le jour - plus qu'un chat sauvage! Les frelons ne sont pas de ma ruche. - Aussi je me sépare de lui, et je le cède

à certain personnage pour qu'il l'aide à gaspiller de l'argent emprunté... Allons, Jessica, rentrez; peut- être reviendrai-je immédiatement; ~ faites comme je vous dis, fermez les portes sur vous. Bien serrée bien re-

SCÈNE IX. 203

trouvé; c*ost un proverbe qai ne rancit pas dans un esprit éGonome.

IliorU JESSIGA, regardant s'ébigoer Sbyloek.

Adieu; si la fortune ne m*est pas contraire, nous avons perdu» moi, un père, et vous, une fille.

Elle sort.

SCÈNE IX.

[Toujours à Venise.]

Enirtnt Gratuno et SàLAEINO, masqués. GRATIANO.

Voici l'auvent sous lequel Lorenzo nous a priés d'at- tendre.

SAURINO.

L'heure est presque passée.

GRATIANO.

C'est merveille qu'il n'arrive pas à l'heure, car les amants courent toujours en avant de l'horloge.

SAURINO.

Oh ! les pigeons de Vénus volent dix fois plus vite pour sceller de nouveaux liens d'amour que pour garder intacte la foi jurée.

GRATIANO.

C'est toujours ainsi. Qui donc, en se levant d'un festin, a l'appétit aussi vif qu'en s'y asseyant? est le che- Tal qui revient sur sa route fastidieuse avec la fougue in- domptée — du premier élan? En toute chose on est plus ardent à la poursuite qu'à la jouissance. Qu'il ressemble à l'enfant prodigue, le navire pavoisé, quand il sort de sa baie natale, pressé et embrassé par la brise courtisane !

204 LE MARCHABD M YEHISB.

Qu'il ressemble à renfant prodigue, quand il reneni, les flancs avariés, les voiles en lambeaux, extéoué, ramé, épuisé par la brise courtisane !

SÂLàRniO.

Voici Lorenzo... Nous reprendrons cela plus tard.

Entre Lorekzo. LDREKZO*

Chers amis, pardon de ce long retard : ce n'est pas moi, ce sont mes affaires qui vous ont fait attendre. Quand vous voudrez vous faire voleurs d'épouses, ~ je ferai pour vous une aussi longue faction... Approchez: —ici loge mon père le juif. . . Holà ! quelqu'un !

Jessica parait à la fenêtre, vètoe en page.

JESSICÂ.

Qui êtes-vous? dites-le-moi, pour plus de certitude,

bien que je puisse jurer que je reconnais votre voix.

LORENZO.

Lorenzo, ton amour!

JESSICÂ.

Lorenzo, c'est certain ; mon amour, c'est vrai. Car qui aimé-jc autant? Mais maintenant, qui sait, hormis vous, Lorenzo, si je suis votre amour?

LOBENZO.

Le ciel et tes pensées sont témoins que tu l'es.

JESSICÂ, jetant an coffret.

Tenez, attrapez cette cassette; elle en vaut la peine.

Je suis bien aise qu'il soit nuit et que vous ne me voyiez pas, car je suis toute honteuse de mon déguisement ; - mais l'amour est aveugle, et les amants ne peuvent voir - les charmantes folies qu'eux-mêmes commettent; car, s'ils le pouvaient, Cupido lui-même rougirait de me voir ainsi transformée en garçon.

SCÈNE IX. 205

LORSNZO.

Descendez» car il faut que vous portiez ma torche.

JESSICÂ.

Quoi ! faut-il que je tienne la chandelle à ma honte? ~ Celle-ci est déjà d'elle-même trop, bien trop visible. Quoi! mon amour, vous me donnez les fonctions d*éclaireur

quand je devrais me cacher!

LORENZO.

N'êtes- vous pas cachée, ma charmante, sous ce gra- cieux costume de page? Mais venez tout de suite: car la nuit close est fugitive, et nous sommes attendus à sou- per chez Bassanio.

JESSICA.

Je vais fermer les portes, me dorer encore de quelques ducats, et je suis à vous.

Elle quitte la feoètre. GRATIÀNO.

Par mon capuchon, c est une gentille et non une juive.

LORENZO.

Que je sois maudit, si je ne l'aime pas de tout mon cœur ! Car elle est spirituelle, autant que j'en puis juger ;

elle est jolie, si mes yeux ne me trompent pas; elle est Gdèle, comme elle me l'a prouvé. Aussi, comme une fille spirituelle, jolie et fidèle, règnera-t-elle constam- ment sur mon cœur.

Entre Jessica. LORENZO.

Ah! te voilà venue?... En avant, messieurs, partons ;

nos camarades nous attendent déjà sous leurs masques.

Il sort avec Jessica et Salarino. Entre Antonio.

ANTONIO.

Qui est là?

#Wlh|

206 U XABCHASD DE vmSE.

GlilUHO.

Le signor Antonio ?

AincNiio.

Fi! G! Gratiaool sont tous les antres? U est neuf heures, tous nos amb tous attendent : pas de mas- carade ce soir. Le Tent s'est leté ; Bassanio Ta s'embar- quer immédiatement. J'ai euToyé vingt persomies tous chercher.

6RÂTIÂ90.

Je suis bien aise de cela ; mon plus cher désir ~ est d'être sous voile et parti ce soir.

U* sortaBU

SCÈNE X.

[BelmoDU Dans te palais de Portia.]

Faofares de cors. Entrent PoRTU et le prinee de Haaoc, Toiie et

Taotre avec leur soite.

PORTU.

Allons ! qu'on tire les rideaux et qu'on fasse voir les divers coffrets à ce noble prince !

Au prince de Blaroc.

Maintenant, faites votre choix.

MAROC.

Le premier est d'or et porte celle inscription :

Qui me choisit, gagnera ce qao beancoap d'hommes désirent.

Le second, tout d'argent, est chargé de celte pro- messe :

Qoi me choisit, obtiendra toat ce qu*il mérite.

Le troisième, de plomb grossier, a une devise brute comme son métal :

Qai me choisit, doit donner et hasarder tout ce qu'il a.

Comment saurai-je si je choisis le bon?

SCÈNE X. 207

POBTIA.

L'un d'eux contient mon portrait, prince; si vous le prenez, moi aussi, je suis à vous !

MAROC.

Qu'un dieu dirige mon jugement ! Voyons. Je vais relire les inscriptions. Que dit ce coffret de plomb?

Qui me choisit, doit donner et hasarder toat ce qo'il a.

Tout donner... Pour quoi? Pour du plomb I tout ha- sarder pour du plomb! Ce coffret menace. Les hommes qui hasardent tout ne le font que dans l'espoir d'avan- tages suffisants. Une Ame d'or ne se laisse pas éblouir par un métal de rebut ; je ne veux donc rien donner, rien hasarder pour du plomb. Que dit l'argent avec sa couleur virginale?

Qai me chérit, obtiendra ce qa*il mérite.

Ce quil mérite ?. . . Arrête un peu, Maroc, et pèse ta valeur d'une main impartiale ; si tu es estimé d'après ta propre appréciation, tu es assez méritant, mais être assez méritant cela suffit-il pour prétendre à cette beauté?

Et pourtant douter de mon mérite, ce serait, de ma part, un désistement pusillanime. Ce que je mérite f Mais c'est elle ! Je la mérite par ma naissance, par ma fortune,

par mes grâces, par les qualités de l'éducation et sur- tout par mon amour!... Veyons; si, sans m'aventurer plus loin, je fixais ici mon choix?... Lisons encore une ibis la sentence gravée dans l'or :

Qai me choisit, gagnera ce qae beaucoup d*hommes désirent.

Eh ! c'est cette noble dame ! Tout le monde la désire :

des quatre coins du monde, on vient baiser la châsse de la sainte mortelle qui respire ici. Les déserts de THyr- canie, les vastes solitudes de l'immense Arabie, sont maintenant autant de grandes routes frayées par les princes qui visitent la belle Portia! ~ L'empire liquide, dont la crête ambitieuse - crache à la face du ciel, n'est

208 LE MARCHiHD M VKSBK.

pas une barrière qui arrête les soupirants lointains : Ums la franchissent, comme un raissean» poor loir h belle Portia. Un de ces trois coffrets eontiei^ sa eâesia image. Est-il probable que ce soit celni de plomb? Ce serait un sacrilège d'avoir une si basse pensée : œ serait trop brutal de tendre pour elle un suaire dans oet obecar tombeau!... Croirai-je qu'elle est murée dans eet A^ent, -> dix fois moins précieux que l'or pur? -- 0 ooopable pen- sée ! Il faut à une perle si riche au moins une monture d'or. U est en Angleterre une monnaie d*or sur laquelle la figure d'un ange est gravée (20), mais c'eslà la surface qu'elle est sculptée, tandis qu'ici c'est intérîenrenient« dans un lit d'or, qu'un ange est couché. Remettez-moi la clef. Je choisis celui-ci, advienne que pourra.

PORTU.

Voici la clef, prenezrla, prince, et, si mon image est U, je suis à vous.

Il oone le coffret d*or. IIÀROC.

0 enfer! qu'avons-nous là? Un squelette, dans ToBil duquel est roulé un grimoire. Lisons-le :

ToQl ce qoi lait n^est pas or.

Vous l'avez souvent entendu dire ;

Bien des hommes ont vendu lear vie.

Rien que pour me contempler :

Les tombes dorées renferment des vers.

Si TOUS aviez <^té aussi sage que hardi,

Jeune de corps et vieoi de jugement.

Votre réponse n*aurait pas été sar ce parchemin.

Adieu : recevez ce froid cougé.

Bien froid, en vérité. Peines perdues ! Adieu donc, brûlante flamme ! Salut, désespoir glacé. Portia, adieu, j'ai le cœur trop affligé pour prolonger un pénible arrache- ment. Ainsi partent les perdants.

11 sort.

SGËNE XI. 209

PORTU.

" Charmantdébarras!... Fermez les rideaux, allons! Puissent tous ceux de sa couleur me choisir de même!

Tous sortent.

SCÈNE XI.

[Venise. Une rae.]

Entrent Salarino et Solanio. SALÂRINO.

Oui, mon brave, j'aivu Bassanio mettre à la voile; Gratianoesl parti avec lui. Et je suis sûr que Lorenzo n'est pas sur leur navire.

SOUNIO.

. Ce coquin de juif a par ses cris éveillé le doge, qui est sorti avec lui pour fouiller le navire de Bassanio.

SAURINO.

Il est arrivé trop tard ; le navire était à la voile. Mais on a donné à entendre au doge que Lorenzo et son amoureuse Jessica ont été vus ensemble dans une gon- dole ; - en outre, Antonio a certifié au duc qu'ils n'étaient pas sur le navire de Bassanio.

SOLANIO.

—Je n'ai jamais entendu fureur aussi désordonnée, aussi étrange, aussi extravagante, aussi incohérente que celle que ce chien de j uif exhalait dans les rues : Ma fiUe /. . . â mes ducats L , . 6 ma fille! Enfuie avec un chrétien!... oh! mes ducats chrétiens! Justice! La loi!... mes du- cats et ma fille ! Vu sac plein, deux sacs pleins de du- cats, — de doubles ducats, à moi volés par ma fille!.,. Et des bijoux!... deux bourses, pleines des plus précieux bijoux, volées par ma fille !... Justice ! qu'on retrouve la fille ! - Elle a sur elle les bourses et les ducats !

210 LE lAlCflilD K SWHOL.

Ansn, tous les eoiuils de Yenise le Auifml en criant : Ohé ! $a fHU^ ses boMnes et ses imemts!

soLàno.

Que le bon Antonio soit exact à Téchteiee; sinon, il payera pour tout oda.

SiUiDfO.

Pardieu ! tous m'y faites songer : on Français airec qpi je causais hier me disait que, dans les mers étroites qui séparent la France et l'Angleterre, il avait péri ~ un narire de notre pays, ridiement chargé. J'ai pensé i Antonio quand il m'a dit ça, et j'ai souhaité en ailen» que ce ne fftt pas on des siens.

SOLAICH).

" Tous ferez très-bien de dire i Antonio ce vous saTez ; mais pas trop brusquement, depeor de l'affliger.

SAuanio.

Il n'est pas sur la terre de meilleur homme. J*aî TU Bassanio et Antonio se quitter. Bassanio loi disait qu'il hâterait autant que possible son retour. D a ré- pondu : PTen faites rien, Bassanio^ ne krusquez pas te choses à cause de moi^ mais attendez que le temps les et mûries. Et quant au billet que le juif a de moi^ fii*iliir préoccupe pas votre cervelle d^ amour eux. Soyez gai; coih sacrez toutes vos pensées à faire votre cour et à prouver votre amour par les démonstrations que vous crairex les plus décisives. Et alors, les yeux gros de larmes, fl a détourné la tète, tendu la main derrière lui, et, avec une prodigieuse tendresse, il a serré la main de Bassanio. Sur ce, ils se sont séparés.

solâhio.

Je crois qu'il n'aime cette rie que pour Bassanio. Je t'en prie, allons le trouver, et secouons la mélancdie qu'il couve par quelque distraction.

SCÈNE xn. 211

SALARIIIO.

Oui, allons.

Ils sortent.

SCÈNE XII.

[Belmont. Dans le |Mlais de Portie.]

Entre Nérissa, soivie d*an valet. NÈRISSA.

Vite ! vite ! tire les rideaux sur-le-champ, je te prie ; le prince d'Aragon a prêté serment et vient foire son ehoix à Tinstant même.

Fanfares de eors. Entrent le prince D*ÂIiAGON, PORTU et lear saite.

PORTU.

Regardez, ici sont les coffrets, noble prince; si vous choisissez celui je suis renfermée, notre fête nuptiale sera célébrée sur-le-champ, mais si vous échouez, il fau- dra, sans plus de discours, que vous partiez d*ici immé- diatement.

ARAGON.

Mon serment m'enjoint trois choses : d'abord, de ne jamais révéler à personne quel coffret j'ai choisi; puis, si je manque ~ le bon coffret, de ne jamais courtiser une fille en vue du mariage ; enfin, si j'échoue dans mon choix, de vous quitter immédiatement et de partir.

PORTU.

Ce sont les injonctions auxquelles jure d'obéir quiconque court le hasard d'avoir mon indigne personne.

ARAGON.

J'y suis préparé. Que la fortune réponde aux es- pérances de mon cœur!.. Or, argent et plomb vil.

Qui me choisit doit donner et hasarder tout ce qo*il a.

212 LE lUBCHi!(D DE TUOSI.

Tu auras plus belle mine, aTant que je donne ou ha* sarde rien fiour toi! Que dit la cassette d'or T Ha! yo^oiis!

Qui me chcisit gagnera ce que beaaooap d'boffliBM désireot.

Ce que beaucoup d'hommes désirent... Ce beaueoMp peut désigner la folle multitude qui choisit d'après l'appa- rence, ne connaissant que ce que lui dit son œil ébloui,

qui ne regarde pas à l'intérieur, mais, comme le marti- net, — bâtit au grand air, sur le mur extérieur, à la por- tée et sur le chemin même du danger. Je ne Teux pas choisir ce que beaucoup d*bommes désirent, parce que je ne Teux pas frayer avec les esprits vulgaires et me ranger parmi les multitudes barbares. A toi donc, main- tenant, écrin d'argent! - Dis-moi une fois de plus qnefle devise tu portes :

Qui me choisit obtiendra ce qo'il mérite.

Bien dit. Qui en effet voudrait duper la fortune en obtenant des honneurs auxquels manquerait le sceau da mérite? que nul n'ait la présomption de revêtir une di- gnité dont il est indigne ! - Ah ! si les empires, les grades, les places ne s'obtenaient pas par la corruption, si les honneurs purs n'étaient achetés qu'au prix du mérite,

que de gens qui sont nus seraient couverts, -- que de gens qui commandent seraient commandés! Quelle ivraie de bassesse on séparerait du bon grain de l'hon- neur! Et que de germes d'honneur, glanés dans le fu- mier et dans le rebut du temps, seraient mis en lu- mière !.. Mais faisons notre choix.

Qai me choisit, obtiendra ce qo*il mérite.

Je prends ce que je mérite. Donnez-moi la clef de ce coffret, que j'ouvre ici la porte à ma fortune !

U ooTre le coffret d*argeBt. FORTU.

Ce que vous y trouvez ne valait pas c^te longue pause.

SCÈNE XII. 213

ARAGON.

Que vois-je? Le portrait d'un idiot grimaçant qui me présente une cédule! je vais ia lire. —Que tu ressembles peu à Portia ! Que tu ressembles peu à ce que j'espérais, à ce que je méritais!

Qui me choisit, aora ce qu*il mérite.

" Ne méritais-je rien de plus qu'une tête de niais? - Est-ce le juste prix de mes mérites?

PORTIA.

La place du coupable n'est pas celle du juge : ces deux rôles sont de nature opposée.

ARAGON.

Qu'y a-t-il là?

Le feo m*a éprouvé sept fois ;

Sept fois éprouvé doit être le jugement

Qui n*a jamais mal choisi.

Il est des gens qui n'embrassent que des ombres ;

Ceui-là n'oDt que l'ombre du bonheur.

11 est ici-basy je le sais, des sots

Qui ont, comme moi, le dehors argenté.

Menez au Ut l'épouse que vous voudrez.

Je serai toujours la tête qui vous convient.

Sur ce, parlez : vous êtes eipëdié.

Plus je larderai ici, plus j'y ferai sotte figure. J'étais venu faire ma cour avec une tète de niais, mais je m'en vais avec deux. Adieu, charmante! Je tiendrai mon serment, et supporterai patiemment mon malheur.

Sort le prince d'Aragon avec sa suite. PORTIA.

Ainsi, le phalène s'est brûlé à la chandelle. Oh ! les sots raisonneurs ! Quand ils se décident, —ils ont l'es- prit de tout perdre par leur sagesse.

NÈRISSA.

Ce n'est point une hérésie que le vieux proverbe : - pendaison et mariage, questions de destinée!

vm. 14

214 LE llAElCHA5b DE ÎIIOSE.

PORTU.

Allons! ferme le rideau, Kérissa.

Eatre on MESSAGEft.

*

LE MESSAGER.

est madame?

POBTU.

Ici : que veut monseigneur?

LE MESSAGEK.

Madame, il vient de descendre h ▼otre porte on jeune Vénitien qui arrive en avant pour signifier l'approche de son maître. Il apporte de sa part des hommages subs- tantiels, — consistant, outre les compliments et les mur- mures les plus courtois, en présents de riche valeor. Je n'ai pas encore vu un ambassadeur d'amour aussi afe- nant : jamais jour d'avril n'a annoncé aussi délicieuse- ment - rapproche du fastueux été que ce piqueor la venue de son maître.

PORTU.

Assez, je te prie. J ai k moitié peur que tu ne dises bientôt qu'il est de tes parents, quand je te vois dépen- ser à le louer ton esprit des grands jours. Viens, viens, Nérissa; car il me tarde de voir ce rapide courrier de Cupido, qui arrive si congrûment.

HÉRISSA.

Veuille, seigneur .imour, que ce soit Bassanio !

Toos sonenu

SCÈNE XIII.

[Une me de Venise.]

EaueDt S0LA5I0 et Salarcio.

SOULXIO.

Maintenant, quelles nouvelles sur le Rialto?

SGÉNB XIII. 215

SÀURINO.

Eh bien, le bruit court toujours, sans être démenti, qu'un navire richement chargé, appartenant à Antonio, a fait nau- frage dans le détroit, aux Goodwins : c'est ainsi, je crois, que l'endroit s'appelle. C'est un bas-fond dangereux et fa- tal où gisent enterrées les carcasses de bien des navires de haut bord. Voilà la nouvelle, si toutefois la rumeur que je répète est une créature véridique.

SOULMO.

Je voudrais qu'elle fût aussi menteuse que la plus fourbe commère qui ait jamais grignoté pain d' épiées ou fait croire à ses voisins qu'elle pleurait la mort d'un troisième mari. Mais, pour ne pas glisser dans le prolixe et ne pas obstruer le grand chemin de la simple causerie, il est trop vrai que le bon Antonio, Thonnète Antonio... Oh ! que ne trouvé-je une épithète digne d'accompagner son nom!...

SAURINO.

Allons ! achève ta phrase.

SOLAWO.

Hein? que dis-tu?... Eh bien, pour finir, il a perdu un navire.

SALARINO.

Dieu veuille que ce soit la fin de ses pertes !

SOLANIO.

Que je dise vite : Amen ! de peur que le diable ne vienne à la traverse de ma prière : car le voici qui arrive sous la fi- gure d'un juif...

ËDtre Shylock. SOLANIO.

Eh bien, Shylock? Quelles nouvelles parmi les mar- chands ?

SDYLOCK.

Vous avez su, mieux que personne, la fuite de ma fille ?

216 LB MARCHAND DE YKIIISC.

SALABLNO.

Cela est certain. Pour ma part, je sais le tailleur qai a fait les ailes avec lesquelles elle s*est envolée.

souxio.

Et, pour sa part, Shylock savait que l'oiseau avait toola ses plumes, et qu'alors il est dans le tempérameol de tous les oiseaux de quitter la maman.

SHTLOGK.

Elle est damnée pour cela.

SAURIRO.

C'est certain, si elle a le diable pour juge.

SHYLOCK.

Ma chair et mon sang se révolter ainsi !

SOLANIO.

Fi, vieille charogne ! le devraient-ils k ton Age?

SHYLOCK.

Je parle de ma fille qui est ma chair et mon sang.

SAURINO.

Il y a pins de diiïérence entre ta chair et la sienne qu'en- tre le jais et Ti voire ; entre ton sang et le sien qu'entre le vio muge et le vin du Rhin... Mais, dites-nous, savez-voussi Antonio a fait, ou non, des pertes sur mer?

SHYLOCK.

Encore un mauvais marché pour moi ! Un banquerou- tier, un prodigue, qui ose à peine montrer sa tête sur le Rialto! Un mendiant qui d'habitude venait se prélasser sur la place!... dare à son billet! Il avait coutume de m'appe- 1er usurier. Gare à son billet ! 11 avait coutume de prêter de l'argent par courtoisie chrétienne. Gare à son billet !

SAURLNO.

Bah ! je suis sûr que, s'il n'est pas en règle, tu ne pren- dras pas sa chair. A quoi serait-elle bonne?

SHYLOCK.

A amorcer le poisson ! dût-elle ne rassasier que ma >-en-

SCÈNE XIII. 217

geance, elle la rassasiera. Il m'a couvert d opprobre, il m'a fait tort d'uD demi-million , il a ri de mes pertes, il s'est moqué de mes gains, il a conspué ma nation, traversé mes marchés, refroidi mes amis, échauffé mes ennemis; et quelle est sa raison?.. Je suis un juif! Un juif nVt-il pas des yeux? Un juif n'a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions? N'est-il pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, échauffé et refroidi par le même été et par le même hiver qu'un chrétien? Si vous nous piquez, est-ce que nous ne saignons pas ? Si vous nous chatouillez , est-ce que nous ne rions pas ? Si vous nous empoisonnez, est-ce que nous ne mourons pas? Et si vous nous outragez, est-ce que nous ne nous vengerons pas? Si nous sommes comme vous du reste, nous vous ressemblerons aussi en cela. Quand un chrétien est outragé par un juif, met-il son humilité !f à se venger! Quand un juif est outragé par un chrétien, doit-il, d'après l'exemple chrétien, mettre sa patience? Eh bien, à se venger! La perfidie que vous m'enseignez, je la pratiquerai, et j'aurai du malheur, si je ne surpasse pas mes maîtres !

En Ire un VALET. LB VALET.

Messieurs, mon maître Antonio est chez lui et désire vous parler à tous deux.

SAURLNO.

Nous l'avons cherché de tous côtés.

SOLANIO.

En voici un autre de la tribu ! On n'en trouverait pas un troisième de leur trempe, à moins que le diable lui-même ne se fit juif.

Sortent Solanio, Salariao et le valet.

i\S LE 1L\RCUAXD DE VE51SE.

Entre Tcbal. SHYLOCK.

Eh bien, Tubal, quelles nouTelles de Gènes? As-tu troafé ma fille ?

TUBAL.

J'ai entendu parler d elle en maint endroit, mais je n'ai pas pu la trouver.

SBYLOCK.

Allons, allons, allons, allons ! Un diamant qui m'avait coûté à Francfort deux mille ducats, perdu ! Jusqu'à présent la malédiction n'était pas tombée sur notre nation ; je ne l'ai jamais sentie qu*à présent... Deux mille ducats que je perds là, sans compter d'autres bijoux précieux, bien précieux !... Je voudrais ma fille là, à mes pieds, morte, avec les bijoux à ses oreilles ! Je la voudrais ensevelie, à mes pieds, avec les ducats dans son cercueil!.. Aucune nouvelle des fugitiCs ! Non, aucune !.. Et je ne sais pas ce qu'ont coûté toutes les recherches. Oui, perte sur perte! Le voleur parti avec tant; tant pour trouver le voleur! Et pas de satisfaction , pas de vengeance ! Ah ! il n'y a de malheurs accablants que sur mes épaules, de sanglots que dans ma poitrine, de larmes que sur mes joues!

Il pleure TUBAL.

Si fait, d'autres hommes ont du malheur aussi. Antonio, à ce que j'ai appris à Gencs...

SHYLOCK.

Quoi ! quoi ! quoi ! un malheur? un malheur?

TLBAL.

A perdu un galion, venant de Tripoli.

SHYLOCK.

Je remercie Dieu, je remercie Dieu ! Esl-co bien vrai? Est-ce bien vrai?

SCÈNE XIII. 219

TUBAL.

J'ai parlé à des matelots échappés au naufrage.

SHYLOGK.

Je te remercie, bon Tubal ! . . Bonne nouvelle ; bonne nou- velle. Ha! ha ! ça? à Gènes?

tubâl.

Votre fille a dépensé à Gènes, m*a-t-on dit, quatre-vingts ducats en une nuit!

SHTLOCK.

Tu m'enfonces un poignard... Je ne reverrai jamais mon or. Quatre-vingts ducats d*un coup! quatre-vingts ducats!

TUBAL.

Il est venu avec moi à Venise des créanciers d'Antonio qui jurent qu'il ne peut manquer de faire banqueroute.

SHYLOCK.

J'en suis ravi. Je le harcèlerai , je le torturerai; j'en suis ravi.

TDBAL.

Un d'eux ma montré une bague qu'il a eue de votre fille pour un singe.

SHYLOCK.

Malheur à elle ! Tu me tortures, Tubal : c'était ma tur- quoise! Je l'avais eue de Lia, quand j'étais garçon : je ne l'aurais pas donnée pour une forêt de singes.

TUBAL.

Mais Antonio est ruiné, certainement.

SHYLOCK.

Oui, c'est vrai, c'est vrai. Va, Tubal, engage-moi un

exempt, retiens-le quinze jours d'avance... S'il ne paie pas,

je veux avoir son cœur : car, une fois qu'il sera hors de

Venise, je puis faire tous les marchés que je voudrai. Va,

Tubal, et viens me rejoindre à notre synagogue ; va, bon

Tubal. Â notre synagogue, Tubal !

sortent.

330 LE XÂRCHiSD DE TE91SB.

XIV.

^Le palais de Portia i BelmonU]

Eoireoi Passamo, Portl\. G&atia50, Nérissa eid*aiitr«9 somates. La

coffrets soBt déeooferts.

PORTU.

Différez, je vous prie. Attendez ud jour ou deux avant de vous hasarder; car, vous choisissez mal, je perds votre compagoie. Ainsi, tardez un peu. Quelque chose me dit mais ce nVst pas ramour,) que je ne voudrais pas vous perdre : et vous savez vous-même qu'oœ pareille suggestion ne peut venir de la haine. Biais, pour que vous mo compreniez mieux, (et pourtant une vieiige n*a pas de langage autre que sa pensée,) je voudrais vous retenir ici un mois ou deux, - avant que vous vous aventn* riez pour moi. Je pourrais vous apprendre comment bien choisir ; mais alors je serais parjure, et je ne le serai jamais. Vous pouvez donc échouer; maissî vous échouez, vous me donnerez le regret coupable de n'avoir pas âé parjure. Maudits s^DÎent vos yeux! Ils m'ont enchantée et partagée en deux moitiés : - l'une est i vous, Tautre est à vous... - à moi, voulais-je dire: mais, si elle est A moi, elle est à vous, et ainsi le tout est i vous. Oh ! cruelle destinée qui met une barrière entre le propriétaife et la propriété. - et fait qu'étant i vous, je ne suis pas à vous !.. Si tel est Tévénement, que ce soit la fortune, et non moi, qui aille en enfer! J'en dis trop long, mus c'est pour suspendre le temps, - l'élendre, le traîner en longueur, - et relarder votre choix.

B.\SSJLX10.

laissez- moi choisir, - car, dans cet état, je suis à la torture.

SG&NE XIV. 221

PORTIA.

A la torture, Bassanio? Alors avouez quelle trahison est mêlée à votre amour.

bâssânio.

Aucune, si ce n'est cette affreuse trahison de la dé- 6ance qui me fait craindre pour la possession de ce que j'aime. Il y a autant d'afGnité et de rapport entre la neige et la flamme qu'entre la trahison et mon amour.

PORTIA.

Oui, mais je crains que vous ne parliez comme un homme ~ que la torture force à parler.

BASSANIO.

Promettez-moi la vie, et je confesserai la vérité.

PORTIA.

Eh bien alors, confessez et vivez.

BASSANIO.

En me disant : confessez et aimez, vous auriez ré- sumé toute ma confession. 0 délicieux tourment ma tourmenteuse me suggère des réponses pour la déli- vrance ! Allons ! menez-moi aux coffrets et à ma fortune.

PORTIA.

En avant donc ! Je suis enfermée dans Tun d'eux : si vous m'aimez, vous m'y découvrirez. Nérissa, et vous tous, tenez-vous à l'écart... Que la musique résonne pendant qu'il fera son choix ! Alors, s'il perd, il finira comme le cygne, qui s'évanouit en musique; et, pour que la comparaison soit plus juste, mes yeux seront le ruisseau qu'il aura pour humide lit de mort. Il peut gagner : alors, que sera la musique? Eh bien, la musique sera— la fanfare qui retentit quand des sujets loyaux saluent un roi nouvellement couronné : ce sera le doux son de l'aubade qui se glisse dans l'oreille du fiancé rê- vant - et l'appelle au mariage... Voyez! il s'avance avec non moins de majesté, mais avec bien plus d'amour,

--x ]^ i^zii^ JLjisà^. &j:rs quH TBcbeta le TÛ^ÎBal tribat pfT* imr Tniiç ren!s?58i!îe - bg maosire de la mer. loi, j* m* •>::? :«r>*^ ^osr Hr swrifi» : rcs femmes, à Féent. c* s,:,!,: i^i ItEriinkiiDes qrri, le rissee efliré. rânoeot Toir - î*î5?De ' çBîppprise... Ta, Hercule! TseC je ^TVTfti. . J*ei l^es p:iis <raiixifté, moi qui assiste m rozii^iTL giH- loi qui rençaces.

Li mes ÇK niiLn*e&9t. Tasd» que

!•«»» tt ra LT PL daBff li ifie? i_ciiiin>vL: b&?:-i «s k ddcttu-i] ?

•**e itfiDT. Ot r^rwo*. « mam

lubf fc xier;.«ac oc A nfiom.

m caioAXie. Ii:aç. ér«z, «o'c! TiCS-

I>.Lr. ÔMftT. vole!

- Dciric )r< II' J5 i'ri'îaDîs dehors fieuvent être les moins sincc-Tps. - Le sr-Di^ est ««ns cesse déçu par romemeoL - En jusiiœ. q jt*lle es! h cause malade et impure doal les tempénmer*^ d'une voîi gracieuse— ne dissimulent pas l'c^ieux? Ed relifiriD. quelle erreur si damnable qui ne puisse, sancliô** - par en front austère et s^aatorisaot d'uo teite. ca* ber sa cr^ssièntté sous de beaux ornements? 11 n'est pas de ^ice si sirrple qui n'afficbe des dehors de vertu. - Combien de p:»*/jv»ns, au oœur traître comme un escâlitT de saMe, qc: jorteni au menton la barbe dun Hercule et dun Mar? farouche! Sondez-les intê- rieuremenl : ils ont le foie bîanc comme du lait! Ils n'assument reicrtment de la virilité que pour se rendre

SCÈNE XIV. 223

redoutables... Regardez la beauté, et vous verrez qu'elle s'acquiert au poids de la parure : de ce miracle, nou- veau dans la nature, que les femmes les plus chargées sont aussi les plus légères. Ainsi, ces tresses d*or aux boucles serpentines qui jouent si coquettement avec le vent - sur une prétendue beauté, sont souvent connues pour être le douaire d'une seconde tète, le crAne qui les a produites étant dans le sépulcre ! Ainsi Tornement n'est que la plage trompeuse de la plus dangereuse mer, c'est la splendide écbarpe —qui voile une beauté indienne! C'est, en un mot, Tapparerice de vérité que revêt un siècle perfide pour duper les plus sages. Voilà pourquoi, or édatant, âpre aliment de Midas, je ne veux pas de toi.

Montrant le coiïret d*argent.

Ni de toi, non plus, pâle et vulgaire agent entre rbommeetThomme... Mais toi! toi, maigre plomb, - qui fais une menace plutôt qu'une promesse, ta simplicité m'émeut plus que l'éloquence, - etje te choisis, moi! Que mon bonheur en soit la conséquence !

PORTIA.

Comme s'évanouissent dans les airs toutes les autres émotions, inquiétudes morales, désespoir éperdu, frissonnante frayeur, jalousie à l'œil vert! 0 amour, modère-toi, calme ton extase, contiens ta pluie de joie, affaiblis-en l'excès; je sens trop ta béatitude, atténue- la, de peur qu'elle ne m'étouffe.

BASSÂMO, oayrant le coflret de plomb.

Que vois-je ici? - Le portrait de la belle Portia ! Quel demi-dieu a approché à ce point de la création? Ces yeux remuent-ils, ou est-ce parce qu'ils agitent mes pru- nelles, — qu'ils me semblent en mouvement? Voici des lèvres entr'ouvertes que traverse une haleine de miel ; jamais barrière si suave ne sépara si suaves amis. Ici, dans ces cheveux, le peintre, imitant Arachné, a tissé

224 LK MARCHilfD DE YENISI.

UD réseau d'or les cœurs d*homines se prenoeDt plus vite qu'aux toiles d'araignée les ooasiDs! Mais ees yeux !... Comment a-t-il pu Toir pour les frire? Un aeol achevé suffisait, ce me semble» pour ravir ses deux jeux, à lui, et Tempècher de finir. Mais voyez, aolant k réalité de mon enthousiasme calomnie cette ombre -- par ses éloges insuffisants, autant cette ombre se traîne pé- niblement loin delà réalité... Voici l'écriteau qui oontieot et résume ma fortune :

À foas qai ne choisissez pas sar rapparenee.

BoDDe chaoce ainsi qa*heareai choii !

Paisqne ce bonheur vous arrive,

Soyez content, n'en cherchez pas d*aotre ;

Si TOUS en êles satisfait

Ht si votre sort fait votre bonheor,

Tonmez-voQs vers votre dame

Et réclamez -la par un tendre baiser.

-Charmantécriteau ! Belle dame, avec votre permissîoo...

n Tembrasse.

Je viens, celte note à la main, donner et recevoir. Un jouteur, luttant avec un autre pour le prix, croît avoir réussi aux yeux du public, lorsqu'il entend les ap- plaudissements et les acclamations universelles ; >- il s'ar* rête, l'esprit étourdi, l'œil fixe, ne sachant si ce tonnerre de louanges est, oui ou non, pour lui. De même, je reste devant vous, trois fois belle dame, doutant de la vérité de ce que je vois, jusqu'à ce qu'elle ait été confirmée, signée, ratifiée par vous.

PORTIA.

Vous me voyez ici, seigneur Bassanio, telle que je suis. Pour moi seule, je n'aurais pas l'ambitieux d^îr— d'être beaucoup mieux que je ne suis. Mais pour vous, je voudrais tripler vingt fois ce que je vaux, être mille fois plus belle, dix mille fois plus riche et, rien que pour grandir dans votre estime, ~ avoir, en vertus, eo

SCÈNE XIV. 225

beautés, en fortune, en amis, un trésor incalculable. Mais la somme de ce que je suis est une médiocre somme : à l'évaluer en gros, vous voyez une fille sans savoir, sans aequis, sans expérience, heureuse d*ètre encore d*âge à apprendre, plus heureuse d'être née avec assez d'intel- ligence pour apprendre, heureuse surtout de confier son docile esprit à votre direction, ô mon seigneur, mon gouverneur, mon roi ! Moi et ce qui est mieUf tout est vôtre désormais. Naguère, j'étais le seigneur ~ de cette belle résidence, le maître de mes gens, la reine de moi-même : et maintenant, au moment oti je parle, cette maison, ces gens et moi-même, vous avez tout, mon seigneur. Je vous donne tout avec cette bague. —Gar- dez-la bien ! Si vous la perdiez ou si vous la donniez, oeia présagerait la ruine de votre amour et me donnerait motif de récriminer contre vous.

BASSANIOy mettant è son doigt la bagae qne lai offre Portia.

Madame, vous m'avez fait perdre la parole; mon sang seul vous répond dans mes veines, et il y a dans toutes les puissances de mon être cette confusion qui, après la harangue gracieuse d'un prince bien-aimé, se manifeste dans les murmures de la multitude charmée :

chaos oti tous les sentiments, mêlés ensemble, se Gonfondent en une joie suprême qui s'exprime sans s'exprimer. Quand cette bague aura quitté ce doigt, alors ma vie m'aura quitté; oh! alors, dites hardiment: Bas- sanio est mort.

NÉRISSÂ.

-^ Mon seigneur et madame, voici le moment pour nous,

spectateurs qui avons vu nos vœux s'accomplir, de crier : Bonheur ! Bonheur à vous, monseigneur et ma- dame !

GRATIANO.

Mon seigneur Bassanio et vous, ma gentille dame,

î*fS LE liLCâm DE mfil.

)t KiDS soobBJii: \C0oi \t hxïhesiT qiK TOUS pourez soohaiter,

CET jt î^ slr qoe «^os sc^ohâhs ne s'opposeot pas à mon bMtbeLr. Lt jctij- tos eicelleDces oompleot solea- Li>:T - . eciiUice (k i^ur foi, je jes eo ooDJiire« qo'dks

Toi j»rrz:rUcL; Str Hir ntMJÎer aossî.

- ii*'.Ài mîMk oi^ui. si iQ peax trooTer une fanme.

- it re^^encie ^cfirt SeiçDeurie: nMis m'eo aToetroufé LUr. Xt< ^r:ix»:tii: au^^i pr^ùmptsque les ^tres, moD- >r- -rue^. - V.ius lojiei .a nîaltresâe. j'ai regardé b soî- 't: .i . - V>i25 &^l:::1. j â4 aix&ê: car les délais ne sont ^i%> i ^> ôe ZKQ fc^:. î-'.-içDear. da T6lre. Volie :-.>:.^ijf iùti: iiiiici< .oSnrzs queToilà, la mienne aossi, K\^u.7:ji: . 1 irûrzirii: *e foyjve. J'ai saé sang et eaa pour p.7irv. - ;e !i.r î^w.5 ôef^àccbé le palais à prodiguer ks >rrr.-'tL.5 iamc'ur. eiriîmi. ceue promesse est une fin,

- j ai ci*:eL- ir ceoe brlle la promesse qu^elle m'ac- oi>rieraîi K*:i aax^ur. si vc^is ariez la cbanœ de oooqué- rir >a iL&îu>câse.

IMtlli.

L>:-<eTrai, Nerissa?

~ tKii. Di»ian>e. sa tous t consentez.

- Et ^>us. tintsarïo. éles-Tcms de bonne foi ?

- Oui, aia foi, seiraeur.

- So5 ncoes servant fon b-^^nor^ de votre mariage. -

Nous jouerons a^ec eux mille ducats à qui fera le premier gan.'ou.

SCÈNE XIV. 227

NÉRISSÀ.

Bourse déliée ?

GRATIANO.

Oui ; on ne peut gagner à ce jeu-là que bourse déliée. Mais qui vient ici ! Lorenzo, et son infidèle? Quoi! mon vieil ami de Venise, Solanio !

Eoireni Lorenzo, Jessica et Solanio. BASSANIO.

Lorenzo et Solanio, soyez les bienvenus ici: tou- tefois la jeunesse de mes droits céans m'autorise h vous souhaiter la bienvenue... Avec votre permission, douce Portia, je dis à mes amis et à mes compatriotes qu'ils sont les bienvenus.

PORTU.

Je le dis aussi, mon seigneur. Ils sont tout h fait les bienvenus.

LORENZO.

Je remercie votre Grâce... Pour ma part, monsei- gneur, - mon dessein n'était pas de venir vous voir ici ; mais Solanio, que j'ai rencontré en route, m'a tellement supplié de venir avec lui que je n'ai pu dire non.

SOUNIO.

C'est vrai, mon seigneur, et j'avais des raisons pour cela. Le signor Antonio se recommande à vous.

H remet ooe lettre è Bassaoio. BASSANIO.

Avant que j'ouvre cette lettre, dites-moi, je vous prie, comment va mon excellent ami.

SOLANIO.

S'il est malade, seigneur, ce n'est que moralement; s'il est bien, ce n'est que moralement. Sa lettre vous indiquera son état. *

U liBCHASO K nSBL

GUTIA50, MMiiaC h

- !(én>sa, chômez cette étrangère : souhulez-liii b Imd- Tenue. Votre main, SoUdîo. Quelles noatelles de Venise?

- Cooiinent Ta le roval marchand, le boo Ânloiiio? Je sais qu'il sera content de notre succès : doos sommes des JasoQs. nous btcos conquis la Toison.

soi^no.

- Ooe n aTex-TOQS conquis la toison qo'îl a perdue !

ponu.

- 11 T a dans cette lettre de sinistres ooavdks qui ravissent leur couleur aux joues de Bassauio : sans ooute la mort d'un ami cher ! Car rieo au aïoode ne (ourrait chaoçer à ce point les traits d'un hooime résolu. <>io: ! i^ five en f^ire ! Permetlei, Bessuûo, je suis une nx*iùé A^ Tous-mcme. - et je dois avoir ma large moitié

- lie c^ que ce f .apier tous apporte.

0 dc«ace Portia ! Il } a ici plusieurs des mots les phs de>L»lant5 qui aient jamais noirci le papier. Charmante dame, - qoand je toos ai pour la première fois Cait part de mon amocr. je tchis ai dit franchement que tonte ma richesse - ciTvu'*aiî dans mes Teines, que j'étais gentil- homme. - Akr? je tojs disais Trai, et pourtant, chère d.^nH\ en m'eva.uaDi i néant, vous allez Toir combien je me T^intiiis encc^re. Ou>Q^ je&iimais ma fortune à rieo, j'aurais vous din? - qu elle é*iait moins que rien : car

- jo me suis lai: !o débiteur d'un ami cher, et j'ai fait vîo cet imi -o -iti»i**eur Je son pire ennemi, pour me créer des ressouTws. Vc4ci une lettre, madame, dont le papier es: comme !e Ci>rps de mon ami, et dont chaque iiKM est une plaie h^anie par saigne sa Tie... Mais e^-ee bien Trai, Solanio? - Toutes ses expéditions ont manque? pas une n'.v neussi ? De Tripoli , du Mexi- que, dWi^ieterrw - de IjsLionue, de Barbarie, des Indes,

SG&NE XIV. 229

pas un vaisseau qui ait échappé au contact terrible des rochers, funestes aux marchands?

SOIANIO.

Pas un, monseigneur. Il parait en outre que, quand même il aurait l'argent nécessaire pour s'acquitter, le juif refuserait de le prendre. Je n'ai jamais vu d'être ayant forme humaine s'acharner si avidement à la nÛDe d'un homme. Il importune le doge du matin au soir,

et met en question les libertés de l'état si on lui re- fuse justice. Vingt marchands, le doge lui-même et les Magnifiques du plus haut rang ont tous tenté de le per- suader, — mais nul ne peut le faire sortir de ces arguments haineux : manque de parole, justice, engagement pris.

JESSICA.

Quand j'étais avec lui, je l'ai entendu jurer devant Tabal et Chus, ses compatriotes, qu'il aimerait mieux avoir la chair d'Antonio que vingt fois la valeur de la somme qui lui est due : et je sais, monseigneur, que, si la loi, l'autorité et le pouvoir ne s'y opposent, cela ira mal pour le pauvre Antonio.

PORTlÂ, àBassaaio.

Et c'est votre ami cher qui est dans cet embarras?

BASSANIO.

Mon ami le plus cher, l'homme le meilleur, - le cœur le plus disposé, le plus infatigable à rendre ser- vice, un homme en qui brille l'antique honneur romain plus que chez quiconque respire en Italie.

PORTIA.

Quelle somme doit-il au juif?

BASSANIO.

Il doit pour moi trois mille ducats.

PORTIA.

Quoi! pas davantnge ! Payez-lui-en six mille et déchi- rez le billet ; doubb'z les six mille, triplez-les, plutôt vin. 15

il m^iàTK^msk

pQcni.

- 0 3»xi izsocr.

et partez.

Pu2§q<3e ^•Q§ !Zï& doQoei la pfmiîssâoo de partir, —je vais lae hiser : nuis Jlci à

entiv ^c««i5 et aiot.

retour, - aocmi Ihoesen aman rrpos ne s*inlefpo6ea

SCÉNB XV. 231

SCÈNE XV.

[Venise. Une rue.] Eoireni Siiylock, Salarino» Antonio et an geôlier.

SHYLOCK.

Geôlier, ayez Tœil sur lui... Ne me parlez pas de pi- tié... — Voilà l'imbécille qui prêtait de l'argent gratis! Geôlier, ayez l'œil sur lui.

ANTONIO.

Pourtant écoute-moi, bon Shylock.

SHYLOCK.

Je réclame mon billet : ne me parle pas contre mon billet, j'ai juré que mon billet serait acquitté. Tu m'as appelé chien sans motif; eh bien ! puisque je suis chien, prends garde h mes crocs. Le doge me fera justice. Je m'étonne, mauvais geôlier, que tu sois assez faible pour sortir avec lui, sur sa demande.

ANTONIO.

Je t'en prie, écoute-moi.

SHYLOCK.

Je réclame mon billet, je ne veux pas t'entendre ; je réclame mon billet : ainsi, ne me parle plus. On ne fera pas de moi un de ces débonnaires, à l'œil contrit, qui secouent la tête, s'attendrissent, soupirent, et cèdent aux instances des chrétiens. Ne me suis pas : je ne veux pas de paroles, je ne veux que mon billet.

Sort Shylock. SALARLNO.

C'est le m&lin le plus inexorable qui ait jamais frayé avec des hommes.

ANTONIO.

Laissons-le ; - je ne le poursuivrai plus d'inutiles prié-

232 LE MARCHAND DE YKRISB.

res. II en veut à ma vie ; je sais sa raison : j'ai soo- venl sauvé de ses poursuites bien des gens qui m'ont imploré ; voilà pourquoi il me hait.

SAURINO.

Je suis sûr que le doge ne tiendra pas cet engagement pour valable.

ANTONIO.

~ Le doge ne peut arrêter le cours de la loi. Les ga« ranties que les étrangers trouvent chez ooos A Yeniie ne sauraient être suspendues sans que la justice de l'état soit compromise - aux yeux des marchands de toutes na- tions dont le commerce fait la richesse de U cité. Aiosi« advienne que pourra! Ces chagrins et ces pertes m'oot tellement exténué ~ que c*est à peine si j'aurai une livre de chair à livrer, demain, à mon sanglant créancier. - Allons, geôlier, en avant!.. Dieu veuille que Bassanio nenae

me voir payer sa dette, et le reste m'importe peu.

Ils sortent.

SCÈNE XVI.

[BeliDont. Dans le palais de Portia.] Knirent Portia, Nérissa, Loremzo, Jessica et Balthazar.

LORENZO.

- Je n'hésite pas, madame, à le dire en votre pi^sence,

vous avez une idée noble et vraie de la divine amitié: vous en donnez la plus forte preuve en supportant de cette façon Tabsence de voire seigneur. Mais, si vous savia qui vous honorez ainsi, à quel vrai gentilhomme voas portez secours, à quel ami dévoué de mon seigneur votre mari, je suis sûr que vous seriez plus fière de votre œuvre que vous ne pourriez l'êlre d'un bienfiiit ordi- naire.

SCÈNE XVI. 233

PORTIA.

Je n'ai jamais regretté d'avoir faille bieo, et je ne commencerai pas aujourd'hui. Entre camarades qui vi- vent et passent le temps ensemble, et dont les Ames portent également le joug de laflection, il doit y avoir une véritable harmonie de traits, de manières et de goûts :

c'est ce qui me fait penser que cet Antonio, étant Tami de cœur de mon seigneur, ~ doit ressembler à mon seigneur. S'il en est ainsi, combien peu il m'en a coûté

pour soustraire cette image de mon Ame à l'empire d'une infernale cruauté ! Mais j'ai trop l'air de me louer moi-même ; aussi, laissons cela et parlons d'autre chose.

Lorenzo, je remets en vos mains la direction et le ménagement de ma maison jusqu'au retour de monsei- gneur. Pour ma part, j'ai adressé au ciel le vœu secret

de vivre dans la prière et dans la contemplation, sans autre compagnie que Nérissa, jusqu'au retour de son mari et de mon seigneur. Il y a un monastère à deux milles d'ici ; c'est que nous résiderons. Je vous prie de ne pas refuser la charge que mon amitié et la nécessité

vous imposent en ce moment.

LORENZO.

Madame, c'est de tout mon cœur que j'obéirai à tous vos justes commandements.

PORTIA.

Mes gens connaissent déjà mes intentions : ils vous obéiront à vous et à Jessica comme au seigneur Bassanio et à moi-même. Ainsi, portez-vous bien; au revoir!

LORENZO.

Que de suaves pensées et d'heureux moments vous fas- sent cortège!

JESSICA.

Je souhaite à Votre Grâce toutes les satisfactions du cœur!

234 LE MARCHAND DB VENISE.

PORTIA.

Merci de votre souhait; j'ai plaisir à tous le ren- voyer. Adieu, Jessica.

Sortent Jesnea el Loreuo.

Maintenant à toi, Balthazar. Je t'ai foajoars troofé honnête et fidèle : que je te trouve encore de même ! Prends cette lettre et fais tous les efforts humains pour être vite à Padoue ; remets-la en main propre au dodaur Bellario, mon cousin. Puis prends soigneusement les pa- piers et les vêtements qu'il te donnera, et rapporte-les, je te prie, avec toute la vitesse imaginable, ~ h l'embarea- dèrc du bac public qui mène à Venise. Ne perds pas le temps en paroles, pars; je serai avant toi.

BALTHAZAR.

Madame, je pars avec toute la diligence possible.

n «on.

PORTIA.

Avance, Nérissa. J'ai en main une entreprise que tu ne connais pas. Nous verrons nos maris plus tdt qu'ils no le pensent.

!CÈRISSA.

Est-ce qu'ils nous verront?

PWmA.

Oui, Nêrissa, mais sous un costume tel qu'ils nous on^iront |x^unrues de ce qui nous manque. Je gage ce que tu voudras, - que, quand nous serons l'une et l'autre jiccinitnVs comme des jeunes hommes, je serai le ploi joli cavalier des deux, et que je porterai la dague delà meilleurt^ «r^ce. - Tu verras comme je prendrai la voix nAttHM]ui marque la transKionde l'adolescent à Thomme: iHunin»* jo donnerai à notrv* pas menu une allure virile: a>mino je |>arierai querelles en vraie jeunesse fanfiironoe, et quels jolis mensonjres je dirai ! - Que d'honorables dames, avant nviK'fcht? uK^n amour, - seront tombées malades et

SCÈNE XVU. 235

seront mortes do mes rigueurs!.. Pouvais-je suffire à toutes? Puis je me repentirai. et je regretterai, au bout du compte, de les avoir tuées. Et je dirai si bien vingt de ces mensonges mignons qu'il y aura des gens pour jurer que j'ai quitté Técole depuis plus d'un an!.. J'ai dans l'esprit ~ mille gentillesses, à Tusage de ces fats, - que je veux faire servir.

KÈRISSA.

On nous prendra donc pour des hommes?

PORTU.

Fi ! quelle question, si tu la faisais devant un in- terprète égrillard ! Allons ! je te dirai tout mon plan, - quand je serai dans mon coche qui nous attend ~ à la porte du parc. Dépéchons-nous, car nous avons vingt milles à faire aujourd'hui.

Ils sortent.

SCÈNE XVII.

[Les jardins de Portia à Belmont.]

Entrent Lancelot et Jessica.

LANCELOT.

Oui, vraiment : car, voyex-vous, les péchés du père doi- vent retomber sur les enfants ; aussi, je vous promets que j'ai peur pour vous. J'ai toujours été franc avec vous, et voilà pourquoi j'agite devant vous la matière. Armez-vous donc de courage ; car, vraiment, je vous crois damnée. 11 ne reste qu'une espérance en votre faveur, et encore c'est une sorte d'espérance bâtarde.

JESSICA.

Et quelle est.cette espérance, je te prie?

LANCELOT.

Ma foi» vous pouvez espérer à la rigueur que votre père

£36 l&lGi&ll) M msc

oe«0B&a{«sebçei>irte,qiie«OBSD'tÉespfe5 la fi&e <iB j«ii.

C«5ft là. en tSsA^ uBe sorte d'fspinmot bAtvde. Eo « cKs oe senieot tes péchés de ma mm qoi MMimt «ÎBléi en moB.

LiKILOf.

TraJiDeD:. doDC. j'ai («or que vous ne so^cz dimnée A '5€ {•ère et de mère : tînsu quand j^êrHe Srrlla, ictre pm, je lomlf.' en OunlMle, T(Are inère. AUods, vous éies pndoe

ie ««rai sauvée ;ar mots mari : il m'a fiûte cfaréticoDe.

Traiment, H d>d est que plus blâmable : noos âkos dijà b>eo assez de cbre-bens, jusie assez pour pouvoir bien yivre le^ ods t dAé des aatreî>. Gede coniectioD de chràjens va hausser k prii do oocbotï : si nous de^^eooiis tous man- geurs de {icin-., OD oe pourra plus i aucun prix avoir une cout'iiûe sur leghl.

Enirt Loanoo. JiSS3Câ.

Je rais coûter à moo mari œ que i^ous dites, Laooelol:

justement )e vcàd.

LCftCQCi.

Je deTiendrai bieDt^»t jaloux de vous, Lanodot, si vous attirez ainsi ma femme dans des coins.

AH î vouf n'avez fias besoin «le vous inquiéler de doqs, I orf-nz»"*. lJinrel»t et moi. nwis sommes mal ensemble. Il me dit nettement qu'il n> a point de merri pour moi dans le cieK parcv nue je suis fille d'un juif, et il prétend que vous êtes un mt^cbant memiire de la république {oitoe qu'en

SCÈNE XVII. 237

convertissant les juifs en chrétiens, vous haussez le prix du porc.

LORENZO9 à Lancelot.

J'aurais moins de peine à me justifier décela devant la république que vous de la rotondité de la négresse. La fille maure est grosse de vous, Lancelot.

LAIfCKLOT.

Tant mieux, si elle regagne en embonpoint ce qu'elle perd en vertu. Cela prouve que je n'ai pas peur de la maure.

LORENZO.

Comme le premier sot vemi peut jouer sur les mots! Je crois que bientôt la meilleure grâce de l'esprit sera le si- lence, et qu'il n'y aura plus de mérite à parler que pour les perroquets. Allons, maraud, rentrez leur dire de se préparer pour le dîner.

UNCELOT.

C'est fait, monsieur, ils ont tous appétit.

LORENZO.

Bon dieu ! quel tailleur d'esprit vous êtes ! Dites-leur alors de préparer le dîner.

LANCELOT.

Le dîner est prêt aussi : c'est le couvert que vous devriez dire.

LORENZO.

Alors, monsieur, voulez-vous mettre le couvert?

LANCELOT, s'inclinant, le chapcao h la maio.

Non pas; ici, je me garde découvert; je sais ce que je ¥Ous dois.

LORENZO.

Encore une querelle de mots ! Veux-tu montrer en un instant toutes les richesses de ton esprit? Comprends donc simplement un langage simple. Va dire à tes camarades qu'ils mettent le couvert sur la table, qu'ils servent les plats et que nous arrivons pour dîner.

238 LE lUIGHilin DK TOISB.

LâSCBiOT.

Oaî, on Ta serrîr la table» roonsieor, et meltre le ooineit sur les plats, roonsîear ; quant à TOtre arrivée pour dtoer, monsieur» qu'9 en soit selon fOire hmneor et votre fan- taisie!

Vife la raison ! quelle suite dans ses paroles! L'im- bécile a campé dans sa mémoire une armée de boas mots ; et je connais bien des imbéciles, plus haut placés que lui, qui en sont comme lui tout cuirassés et qui pour un mot drôle ~ rompent en risière au sens commua. Comment va ta bonne humeur, Jessica? Et maintenant, chère bien -aimée, dis ton opinion : comment trooiw- tu la fenune du seigneur Bassanio?

JISSKà.

Au-dessus de toute expression. Il est

que le seigneur Bassanio tife d'une vie exemplaire, - car, ajant dans sa femme une tdie fâicîté^ il trouien sur cette terre les joies du ciel ; et, s'il ne les iqppréde pas sur terre, il est bien juste qu'il n'aille pas les recueillir au ciel. Ah ! si deux dieux, faisant quelque céleste gageure, - mettaient pour enjeu deux femmes de la terre, - et que Portia fût l'une d'elles, il faudrait néces- sairement ~ ajouter quelque chose à l'autre, car ce paurre monde grossier n'a pas son égale.

umERZO. Tu as en moi, comme mari, ce qu'elle est comme femme.

JESSIQ.

- Oui-di^ ! demandez-moi donc aussi mon opinion tt- dessus.

LQKEKZO.

- Je le ferai tout à rheure: d'abord allons dîner.

SCÈNE XVill. 239

JESSIGÂ.

- Nenni, laissez-moi vous louer, tandis que je suis en appétit.

LORENZO.

—Non, je t'en prie, réservons cela pour propos de table ; alors, quoi que tu dises, je le digérerai avec tout le reste.

JESSIGA.

C'est bien, je vais vous démasquer.

Ils sortent.

SCÈNE XVIII.

[Venise. Une cour de justice.]

Bnlrent le Doge, les Magnihoues, Antonio, Bassanio, Gratiano,

SoLARiNO, SoLANio, et autres.

LE DOGE.

- Eh bien, Antonio est-il ici?

ANTONIO.

Aux ordres de Votre Grflce.

LE DOGE.

- J'en suis navré pour toi : tu as à répondre à un adversaire de pierre, à un misérable inhumain, incapa- ble de pitié, dont le cœur sec ne contient pas une goutte de sensibilité.

ANTONIO.

J'ai appris que Votre Grflce s'était donné beaucoup de peine pour modérer la rigueur de ses poursuites ; mais puisqu'il reste endurci, et que nul moyen légal ne peut me soustraire aux atteintes de sa rancune, j'oppose - ma patience à sa furie ; et je m'arme de toute la quié- tude de mon âme pour subir la tyrannie et la rage de la sienne.

l. intiiZ h \i Y.^J: : fe T*:âd, xnoosdgDeor.

LE IM£.

- F*r.r^ p* vv. q^i il se tie&De en lace de nous. Shy- •:<k. j-É crois, ««r-iDr t>-i: 1* monde, que to n'as foolo s^'iLenir ^* r*!.> iep?rr^rç que jusqu'à Theuredu déooue- mec: : et q::'8V:*rs tu n^xitreras une pitié et une iodal- ççnoe plu? etran^^ que n'est étrange ton apparente cruaut-i:. A'ors, cn>it-i:»D.au lieu de fédamer la pénalité,

- c'est-à-'iire une livre de la chair de ce panvre marchand,

o<>D seulement tu renonceras i ce dédit, mais encore, tL'urbr: fiar I9 tendresse et par rafiection humaines, to le tiendras quitte de la moitié du principal; tu considé- r**r»s d'un «pi! «le pitié les désastres qui Tiennent de fondre sur son «los. et qui suffiraient pour accabler un marchand rojaK pour arracher la commisération - i des poitrines de bronze, à des cœurs de marbre, à des Turcs inflexibles, à des Tartares n'ajant jamais pratiqué - les devoirs d'une affectueuse courtoisie. Nous attendons tous une bonne réponse, juif.

SHYLOCK.

- J'ai informé Votre Grâce Je mes intentions. J'ai juré par notre saint Sabbath d*exiger le dédit stipulé dans mon billet. Si vous me refusez, que ce soit au péril - de votre charte et des libertés de votre cité ! Vous me demanderez pourquoi j'aime mieux - prendre une livre de charogne que recevoir trois mille ducats. A cela je n'ai point à répondre, sinon que tel est mon goût. Est-ce répondre? Supposez que ma maison soil troublée par un

SCENE XYIII. 241

rat, - et qu'il me plaise de donner dix mille ducats pour le faire empoisonner!... Cette réponse vous suffit-elle?

Il y a des gens qui n'aiment pas voir bftiller un porc,

- d'autres qui deviennent fous à regarder un chat, d'autres qui, quand la cornemuse leur chante au nez, ne peuvent retenir leur urine : car la sensation, souveraine de la passion, la gouverne au gré de ses désirs ou de ses dégoûts. Or, voici ma réponse : ~ De même qu'on ne peut expliquer par aucune raison solide pourquoi celui-ci a horreur d'un cochon qui bâille, celui-là, d'un chat fami- lier et inofTensif, cet autre, d'une cornemuse gonflée, et pourquoi tous, cédant forcément à une inévitable fai- blesse, — font pâtir à leur tour ce qui les a fait pâtir, de même je ne puis et ne veux donner d'autre raison qu'une haine réfléchie et une horreur invétérée pour Antonio, afin d'expliquer pourquoi je soutiens, contre lui ce pro- cès ruineux... Cette réponse vous suffit-elle?

BilSSANIO.

~ Ce n'est pas une réponse, homme insensible» qui excuse l'acharnement de ta cruauté.

SHYLOCK.

Je ne suis pas obligé à te plaire par ma réponse.

bâssanio.

Est-K^e que tous les hommes tuent les êtres qu'ils n'ai^ ment pas?

SHYLOCK.

~ Est-ce qu'on hait un être qu'on ne veut pas tuer?

Bâssanio.

Tout grief n'est pas nécessairement de la haine.

SHYLOCK.

Quoi ! voudrais-tu qu'un serpent te piquât deux fois?

ANTONIO.

Songez, je vous prie, que vous discutez avec le juif. Autant vaudrait aller vous installer sur la plage et dire à

242 LE MARCHAND DE VENISB.

la grande marée d'abaisser sa hauteur habituelle, autant vaudrait demander au loup pourquoi il fait bêler la brebis après son agneau, autant vaudrait défendre aux pins de la montagne de secouer leurs cimes hautes et de bruire - lorsqu'ils sont agités par les rafales du ciel, autant vau- drait accomplir la tftche la plus dure, que d'essajer (car il n'est rien de plus dur) d'attendrir ce cœur judaïque... Ainsi, je vous en supplie, ne lui faites plus d*offre, n'es- sayez plus aucun moyen. Plus de délai. C'est assez chi- caner, - à moi, ma sentence, au juif, sa requête.

BASSANIO.

Pour tes trois mille ducats, en voilà six.

SHYLOCK.

Quand chacun de ces six mille ducats serait divisé en six parties et quand chaque partie serait un ducat, je ne voudrais pas les prendre ; je réclame mon billet.

LE DOGE.

Quelle miséricorde peux-tu espérer, si tu n'en mon- tres aucune 7

SHYLOCK.

Quel jugement ai-je à craindre, ne faisant aucune in- fraction? — Vous avez parmi vous nombre d'esclaves, - que vous employez comme vos fines, vos chiens et vos mules, à des travaux abjects et serviles, parce que vous les avez achetés... Irai-je vous dire : Faites-Us libres! Mariez-les à vos enfants l Pourquoi suent-ils sous des fardeaux ? Que leurs lits - soient aussi moelleux que les vôtres l Que des mets comme les vôtres flattent leur palais! Vous me répondriez : Ces esclaves sont à nous... Eh bien, je réponds de même : La livre de chair que j'exige de lui, - je l'ai chèrement payée : elle est à moi et je la veux. Si vous me la refusez, fi de vos lois! Les décrets do Venise sont sans force ! Je demande la justice; l'aurai-je? répondez.

SCÉME XYIU. 243

LE DOGE.

En vertu de moD pouvoir, je puis oongédier la cour,

à moins que Bellario, savant docteur que j'ai envoyé chercher pour déterminer ce cas, n'arrive aujourd'hui.

SOLANIO.

Monseigneur, il y a dehors un messager nouvelle- ment arrivé de Padoue avec une lettre du docteur.

LE DOGE.

Qu'on nous apporte cette lettre; qu'on appelle le messager.

BASSANIO.

Rassure-toi, Antonio! allons, mon cher! courage encore! Le juif aura ma chair, mon sang, mes os, tout, " avant que tu perdes pour moi une seule goutte de sang.

ANTONIO.

" Je suis la brebis galeuse du troupeau, celle qui est bonne à tuer. Le plus faible fruit tombe à terre le pre- mier ; laissez-moi tomber. - Ce que vous avez de mieux à fiiire, Bassanio, - c'est de vivre pour faire mon épitaphe.

Entre N£RISSA, défpiisée en clerc. LE DOGE.

Vous venez de Padoue, de la part de Bellario ?

NËRISSA.

Oui, mon seigneur, Bellario salue Votre Grâce.

Elle présente une lettre au doge. BASSANIO, èShylock.

Pourquoi repasses-tu ton couteau si activement?

SHYLOCR.

Pour couper ce qui me revient de ce banqueroutier.

GRATIANO.

Ce n'est pas sur ce cuir, c'est sur ton cœur, âpre juif,

que tu affiles ton couteau! Mais aucun métal, non,

344 Lt UAllCUAHD DE VEMSE.

pas même la Imctie rlu bourreau, n'(;st aussi affilé - qneli

rnnounc actinie. Aucune prière ne peut donc le péuétiw'

snïLOCK.

- AuRuiieque Ion esprit suffise à imaginer.

GRATIANO.

- Ohl sois damné, chien inexorable! El que la vie accuse la juslico! Pou s'en raiilquelii ne me fasses chm- celer dons ma foi - et croire avec Pythngore - que les ftmes des animaux passent - dans les corps des hommes. Ton esprit hargneux ~ gouvernait un loup qui fui pendu pour meurtre d'homme - et dont l'âme féroce, enTol» (lu gibet - quand tu étais encore dans le venlre de U mère profane, s'introduisit en toi! tes appétits - sont ceux d'un loup, sanguinaires, voroces et furieux.

SHïLOfiK.

- Tant que les injures ne ratureront pas la signature Je m bitlet, tu ne blesseras que tes poumons à pérorersi fort. Étoic ton esprit, bon jeune homme, sinon, il « subir —un irréparable écroulement... J'attends ici justice.

I.K DOGE.

- Cette lettre de Bellarîo reccommande à la cour un jeune et savant docteur. OJi est-il?

NÉBISSA. 11 attend tout près d'ici - pour savoir si vous voudrei bien l'admettre.

IX IIOGE.

- De tout moncteur... Que trois ou quatre d'entre vous soilcnt et lui fassentjusqu'ici une escorte de courtoisie. -Kn attendant, la cour entendra la lettre de Bellario.

LE CLERC, lisaui.

« Voire Grlce npprcnjra que, lorsque j'ai reço ss lettre, j'ëtais très-

B malade; main, au momeiil miime sao messnger arrivait, je rec*'

B vais l'aimable visite il'un jeune JocLeur <le Rome, iioinmé BailliBïar.

» Je l'ai instruit do la cause pendaiilc erilrc le juif file niarcliani] in-

/^

SCÈME XYilI. 245

» tonio. Noos avons feailleté beaucoup de livres ensemble. Il est muni » de mon opinion ; il tous la portera ëpnrée par sa propre science dont » je ne saurais trop ranter retendue; et sur ma sollicitation, il rem- » plira à ma place les intentions de Votre Grâce. Que les années dont » il est privé ne le privent pas, je tous en conjure, de TOtre haute » estime; car je n*ai jamais tu si jeune corps avec une tète si vieille. » Je le livre h votre gracieux accueil, bien sûr que Téprenve enchérira » sur mes éloges. »

LE DOGE.

Vous entendez ce qu'écrit le savant Bellario, et voici, je suppose, le docteur qui vient.

Entre PoRTiA, dans le costume de docteur en droit.

LE DOGE.

Donnez-moi votre main . Vous venez de la part du vieux Bellario?

PORTIA.

Oui, monseigneur.

LE DOGE.

Vous êtes le bienvenu. Prenez place. Étes-vous instruit du différend qui s'agite présentement devant la cour?

PORTIA.

Je connais à fond la cause. Lequel ici est le mar- chand, et lequel est le juif?

LE D06E.

Antonio, et vous, vieux Sbylock, avancez tous deux.

PORTIA.

Votre nom est-il Shylock?

SHYLOCK.

Shylock est mon nom.

PORTIA.

Le procès que vous intentez est d'une étrange nature ; mais vous êtes si bien en règle que la loi vénitienne ne peut pas faire obstacle à vos poursuites.

A Antonio.

C'est vous qui êtes à sa merci, n'est-ce pas?

Tlll. 16

SIS U liïOUlKD M TDBE.

Oui, i œ qa*îl dit.

nmnk» ReeooBaisâei-Toas lebflkt?

Je le reconnais.

U but donc que le juif soit clémeoL

SSTLùiLk.

En Terta de quelle obligation? Dites4e-iiioi.

La cicmecce ne se commande pas. Elle tombe di cie!. coccme une ploie douce. sur le lien qu'elle do- mùie : d-jutle bienfaisance* e!ie bit do bien à celui qttî donne e: à c>elui qui nr*.oît. Elle esl la puissance des puisèances. Elle sie*i - oui monarques sur leur trône mien^ que leur coun>nne. Leur sceptre représente la force do pouvoir temporel: il est l'attribui d'épouTaote et de ma- jesté — dont émanent le re:^)ect et la terreur des rois. - Mais la clémence est au-dessus de lautorilé du sceptre, - elle trdne dans k cceur des rois» elle est rattribot de Dieu même : et !e pouvoir terrestre qui resseoible le pbs à Dieu est o^lui qui tempère la justice par la clémence. Ainsi, juif» ~ bien que la justice soit ton argument, consi- dCre ce*:i : qu'avei* la striite justice nul de nous œ \err»it le salut. C'e^t la clémence qu'iuToque la prière, - et c'est Ivi prière même qui nous enseigne à tous i faire - acte Je o!tiiitn*.e. Tout ce que je viens dédire est pour militer la justice Je ta cause: - si lu persistes, le strict tribunal de Venise n'a plus qu'à prononcer sa sentence contre ce marchand.

SHTLOCK.

~ Que mes actions retombent sur ma lèle! Je réclame k loi, - la pénalité et le dédit stipulé par mon bîUel.

SCÈNE XYUI. 247

rORTU.

Est-ce qu'il n'est pas en état de rembourser l'argent?

BASSÂinO.

Si fait. Je le lui offre ici devant la cour : je double nléme la somme. Si cela ne suffit pas, - je m'obligerai à la {làyër dix fois, en donnant pour gages mes mains, ma tAte, mon cœur. Si cela ne suffit pas, il est notoire que c'est la méchanceté qui accable l'innocence. Je vous en conjure, ibûlez une fois la loi sous votre autorité. Pour rendre la grande justice, faites une petite injustice, et domptez le cruel démon de son acharnement.

PORTIÀ.

Cela ne doit pas être : il n'y a pas de puissance à Ye^ Dise qui puisse altérer un décret établi. Cela serait enregistré comme un précédent; et par cet exemple, bien des abus - feraient irruption dans l'État. Cela ne se peut.

SHYLOCK.

C'est un DAniel qui nous est venu pour juge! oui, un Daniel! 0 juge jeune et sage^ combien je t'honore !

PORTU.

Faites-moi voir le billet, je vous prie.

SHYLOCK.

Le voici, très-révérend docteur ; le voici.

PORTIA.

Shylock, on t'offre ici trois fois ton argent.

SHYLOCK.

Un serment! un serment! J'ai un serment au ciel ! -^ Mettrai-je le parjure sur mon âme? Non, pas pour tout Venise.

PORTIA.

£h bien 1 l'échéance est passée ; et légalement, avec ceci, le juif peut réclamer une livre de chair, qui doit être coupée par lui tout près du cœur du marchand...

-2U

U KlKtUD DE TÏSlâC.

Sois dëmeot, - preD(k trots fûts loa sr^eot cC dsHRid dédùrer C8 biUcL

- QoukI il iMiiinji' iiHilwm/BWiii h M IiimmT '0 «oh qoetoes élet nn juge êaérîle: mas coaMissKl k»; TOtre Mpoatioa - s élé pèrraplaîre; jenmsBMi ao twcB de la kn - dont «oos éles le d^»B pffifw. - i procéder au jogemeaL jure cor non Sme qa'S ■*■ as poomir d'aocone Uagot hamaioe de m'âunki Je m'en liess à inoo biUeL

- Jesuppbe t

- de rendra sja iiv

1

mm. EhlMo! le voîct.

U bat offrir votre poîlrine i son couteau.

SttUJX^

ODoblejogeidexcelkol jeanebomme!

pwmi.

Car U gloîe et l'esprit île U loi agrégat tout à far arec la pt-tialilè sliputée clairement dans re biUet.

SHUOCS.

C'esA. très-Trai ! 0 juge saje et équitable ! Combtiii lu es plus Tîeui que tu ne le parais I

rv'Bni, à Xuom».

AiDîî. ineC.ez à nu TOtre sein,

s&noa. Oui, sa poitrine : - bîUet le dit. 5'est-ce pas, oolitc juçe? - Toot près de soo cœur, ce sont les pn^m lennÇï.

iC-UTlk. ~ E\arlemenl. \ a-l-il ici une halaoce pour peser - li

SCÈNE xvm. . ?49

SHYLOCK,

J'en ai une toute prête.

PORTIA.

Ayez aussi un chirurgien à vos frais, Shylock, pour bander ses plaies et empêcher qu'il ne saigne jusqu'à mourir.

SHYLOCK.

Cela est-il spécifié dans le billet?

PORTIA.

Cela n'est pas exprimé ; mais n'importe ! Il serait bon que vous le lissiez par charité.

SHYLOCK.

Je ne trouve pas ; ce n'est pas dit dans le billet.

PORTLA, à AnloDio.

Allons, marchand, avez-vous quelque chose à dire?

ANTONIO.

Peu de chose. Je suis armé, et parfaitement préparé.

Donnez-moi votre main , Bassanio ; adieu ! Ne vous attristez pas, si je suis réduit pour vous à cette extrémité.

Car la fortune se montre en ce cas plus indulgente que de coutume. D'ordinaire, elle force le malheureux à survivre à son opulence, et à contempler avec des yeux baves et un front ridé un siècle de pauvreté : elle me retranche les pénibles langueurs d'une pareille misère.

Recommandez-moi à votre noble femme ; racontez- lui, dans toutes ses circonstances, la fm d'Antonio ; dites- lui combien je vous aimais; rendez justice au mort. Et, quand l'histoire sera contée, qu'elle déclare— s'il n'est pas vrai que Bassanio eut un ami. Ne vous repentez pas d'a- voir perdu cet ami ; —il ne se repent pas, lui, de payer votre dette. -Car, pourvu que le juif coupe assez profondément,

je vais la payer sur-le-champ de tout mon cœur.

BASSANIO.

Antonio, je suis marié à une femme qui m'est

?5Û a HllCBUB DB TEIflSB.

■ossi chère que ma TÏe même; mais ma vie même, nu fcinme, le monde eoUer - ne sont pas pour moi plaspfé- cieax que ta TÎe ; - je suis prêt à perdre loul, oui, à sioi- fier lout i oe démon que TOtci, pour te sauver, rwcu.

Votre femme tous reraerciersit peu. si elle rau eoleodait faire une pareille offre.

GUTUm.

J'ai une femme que j'aime, je )e jor© ; eh bien, j* TOodnris qu'ede fût an ciet, si elle pouvait décider quel- que puissance à chajtgcr ce juif bai^em.

!rË81SSl.

Yoos (ahes bien de le soahailer en arrière d'elle ; - aolremeni ce \œu-là mettrait le trouble dans voire mé- nage.

SHTUKI, part,

Voilà bien ces époui cbr<?tiens. J'ai une fille : pltt i Dieu qu'elle eût «n 'îœcendant de Barabbas pour mari, plutôt qu'un chrétien!

Nous gaspillons le temps. Je l'en prie, procède â II sentence,

PORTU.

Tu as droit h une liTre de la chair de ce marchand. - La cour te l'adjuge et la loi le la donne.

SUVLOCK.

0 le juge mérite I

PORTLV.

Et tu dois ta couper de son sein ; la loi le permet, et la cour le concède.

SHVLOCK.

0 le savant juge ! Voilà une sentence. Allons ! préru- rez-vous-

n

SGJtlB XVIII. 2S1

PORTIA.

^rr6te ud peu. Ce n'est pas tout. —Ce billet-ci ne t'ac*

une goutte de sang. Les termes exprès sont :

4e chair. Prends donc ce qui t*est dû, prends ta

Jeehair (21) ; mais si, en la coupant» tu verses- une

utte de sang chrétien, tes terres et tes biens —sont,

, tes lois de Venise, confisqués - au profit de TÉtat

enise.

GRÀTIANO.

^^0 juge émérite! Attention, juif!,.. 0 le savant

SHYLOGK.

*- Est-ce la loi ?

PORTU.

verras toi-même le texte. Puisque tu réclames jus- a«.f<N8 sûr que tu obtiendras justice, plus même que le désires.

GRATIANO.

V 0 le savant juge!... Attention, juif!... 0 le savant ige!

SHYLOGK.

P Alors j'accepte Toffre... Payez-moi trois fois le billet, -* et que le chrétien s'en aille. mI- rassânio.

f Toici l'argent.

PORTIA.

( IkiMieement! Le juif aura justice complète... Douce- ment... Pas de bâte! Il n'aura rien que la pénalité prévue.

". ' GRATIANO.

^ 0 juif ! quel juge émérite! quel savant juge !

PORTIA.

Ainsi, prépare-toi à couper la chair. - Ne verse pas le aiog ; ne coupe ni plus ni moins, - mais tout juste un

252 LK MARCRAKD DE TOISE.

livre de chair. Si tu en prends plus ou moins que lajusle livre , si tu diminues ou augmentes le poids conima - ne fût-ce que de la vingtième partie d*un seul pauvn grain « si même la balance incline de Tépaissear d'un cheveu, tu meurs, et tous tes biens sont confisqués.

GRATIAKO.

Un second Daniel ! un Daniel, juif! MaiotenaDt, in- fidèle, je te tiens.

PORTU.

Qu'attcnds-tu, juif? Prends ce qui te revient.

SHYIjOCK.

Donnez-moi mon principal, et laissez-moi aller.

BÂSSA510.

Je Tai tout prêt : prends-le.

roRTU.

n l'a refusé en pleine cour. 11 n'aura que ce qn lui est en stricte justice.

GRATIAHO.

Un Daniel, je le répète! un second Daniel ! Jeté remercie, juif, de m'avoir soufflé ce mot.

SHYLOCK.

Quoi ! je n'aurai pas même mon principal?

PORTIA.

" Tu n'auras rien que le dédit stipulé. Prends-le i

tes risques et périls, juif.

SHYLOCK.

En ce cas, que le diable se charge du remboursement ! Je ne resterai pas plus longtemps à discuter.

PORTU,

Arrête, juif. - La justice ne te lâche pas encore. —Il est écrit dans les lois de Venise que, s'il est prouvé qu'un t'irangcr, par des manœuvres directes ou indirectes, - attente ii la vie d'un citoyen, la personne menacée

sira la moitié des biens du coupable ; l'autre moitié -

SGÉHB XYIII. ?53

rentrera dans la caisse spéciale de l'État ; -et la vie do l'of- fenseur sera livrée à la merci— du doge qui aura voix souve- raine. —Or, je dis que tu te trouves dans le cas prévu, car il est établi par preuve manifeste qu'indirectement et même directement tu as attenté à la vie même— du défendant ; et tu as encouru la peine que je viens de mentionner. A genoux, donc, et implore la merci du doge.

6RATIAN0.

Implore la permission de t'aller pendre. - Mais, tes biens faisant retour à l'État, tu n'as plus de quoi acheter une corde ; - il faut donc que tu sois pendu aux frais de l'État.

LE DOGE.

Pour que tu voies combien nos sentiments diffèrent,

je te fais grâce de la vie avant que tu l'aies demandée.

La moitié de ta fortune est à Antonio , - l'autre moitié revient à l'État ; mais ton repentir peut encore commuer la confiscation en une amende.

poRm.

Soit , pour la pari de l'État ; non , pour celle d'An- tonio.

SHYLOCK.

Eh ! prenez ma vie et tout, ne me faites grâce de rien. y^^^Sà!!^^

Vous m'enlevez ma maison en m'enlevant ce qui sou- ^V^y '/ tient ma maison ; vous m'ôtez la vie en m'ôtant les res- p. v^.'v'>. sources dont je vis. - : -

PORTIA.

Que lui accorde votre pitié, Antonio?

GR ATI ANC.

Une hart gratis, rien de plus, au nom du ciel !

ANTONIO.

Que monseigneur le doge et toute la cour daignent lui abandonner sans amende la moitié de ses biens. Je consens, pourvu qu'il me prête à intérêt l'autre moitié.

S54

LE MARCHAND DE VENISE.

à la restituer, -après sa mort, au genlîlUomme qoi^weifc retnent a enlevé sa fille. A celte faveur deux coadïliBHl l'une,— c'est qu'il se fera chrétien siip-le-champ; -l'auMt c'est qu'il fera donalion, par acte passé devant la coût, (ie tout ce qu'il possédera en mourant à son liU Loreiuo et à SB fillo.

LE DOGE.

11 fera cela, ou je révoque - la grâce que je viens de lui accorder.

roRTU.

T consens-lu, juit?Quedis-taï

8in-L0CK. ''Il

J'y consens.

POBTIA. Clerc, dressez l'acte de donation.

SHÏLOCK.

Je vous prie de me laisser partir d'ici : jo no sui? pas bien. Envoyez-moi l'acte, et je le signerai.

LE DOGE.

Pars, mais ne manque pas de signer.

i;il,\Tl.VNO.

A ton baptême, tu nuras deux parrains. Si j'avais été juge, tu on aurais eu dix de plus pour le mener, non au baptistère, mais h la potence (22) l

Sort ShïloeK. LE DOCE, ù l'orliD.

Monsieur,je vous conjure de venir dîner chez moi.

PORTIA.

Je demande humblement pardon à Votre GrAce : je dois retourner ce soir à Padoue,— et il convient que je parte sur-le-champ.

LE DQr.E.

Je suis fâché que vos loisirs ne vous laissent pas libre.

SGftFB X^ni. 855

Antonio, rétribuez bien ce gentilhomme, —car vous lui êtes, selop moi, grandement obligé.

Le doge, les magnifiques et leor soite sortent. BASSÂNIO, i Portia.

*- Très-digne gentilhomme » mon ami et moi» nous ve- nons d'être soustraits par votre sagesse à une pénalité cruelle... Comme honoraires, - acceptez les trois mille du- cats qui étaient dus au juif; nous nous empressons de vouç les offrir pour un si gracieux service.

ANTONIO.

Et de plus nous restons vos débiteurs pour tou- jours, en affection et dévouement.

PORTU.

*- Estbien payé qui est bien satisfait. Moi, je suis sa- iilblitde vous avoir délivrés, —et par conséquent je me tiens pour bien payé. Mon âme n*a jamais été plus mercenaire que ça. Je vous prie seulement de me reconnaître quand nous pous rencontrerons : je vous souhaite le bonjour, et, sur ce, je prends congé de vous.

BASSÀNIO.

Cher monsieur, il faut absolument que j'insiste auprès de vous. - Acceptez quelque souvenir de nous, comme tri- but, — sinon comme salaire. Accordez-moi deux choses, je vous prie, —l'une, c'est de ne pas me refuser ; l'autre, c'est de me pardonner.

PORTIA.

Vous me pressez si fort que je cède.

A Antonio.

Donnez-moi vos gants, je les porterai en mémoire de

TOQS.

A Bassanio.

Etpourl'amourde VOUS, j'accepterai cetanneau...— Ne retirez pas votre main : je ne prendrai rien de plus ; fotre amitié ne me refusera pas cela.

256 LE MARCHAND DE ^IHISE.

BASSA510.

Cet anneau, cher monsieur! Hélas! c*e8t une baga- telle ! Je serais honteux de vous donner cela.

PORTIA.

Je ne veux avoir que cela ; et maintonant, Yoyez- vous, j'en ai la fantaisie.

BASSANIO.

Il a pour moi une importance bien au-dessus de sa valeur. —Je ferai chercher par proclamation la plus riche bague de Venise, et je vous la donnerai : quant h celle- ci, je vous prie, excusez-moi.

PORTIA.

Je le vois, monsieur, vous êtes libéral... en offres. Vous m'avez appris d*abord à mendier ; et mainteDant, ce me semble, vous m'apprenez comment il faut répondre au mendiant.

BASSANIO.

Cher monsieur, cet anneau m'a été donné par ma femme ; et, quand elle me Ta mis au doigt, elle m'a fait jurer de ne jamais ni le vendre, ni le donner, ni le perdre.

PORTIA.

Cette excuse-là économise aux hommes bien des ca- deaux. — A moins que votre femme ne fût folle, sachant combien j'ai mérité cette bague, elle ne saurait vous gar- der une éternelle rancune - de me Tavoir donnée. C'est bon. I^ paix soit avec vous !

Portia et NérisM sorte&t. ANTONIO.

Monseigneur Bassanio, donnez-lui la bague. Que ses services et mon amitié soient mis en balance avec la recommandation de votre femme.

BASSANIO.

Va, Gratiano, cours et rattrape-le ; donne-lui la ba-

SGÉKE XiX. 257

gae, et ramène-le, si tu peux, ~ à la maison d'Antonio. Cours, dép6cbe-toi.

GreUano tort.

—Allons chez vous de ce pas. -Demain matin de bonne heure, nous volerons tous deux vers Belmont. Venez, Antonio.

Ils sortent.

SCÈNE XIX.

[Une rno de Venise.]

Entrent Portia et Nérissa. PORTU.

Informe-toi de la demeure du juif; présente-lui cet acte, - et fais-le lui signer. Nous partirons ce soir, et nous serons chez nous un jour avant nos maris. - Cet acte- sera le bienvenu auprès de Lorenzo.

Entre Gratiano. GRATUNO.

Mon beau monsieur, vous voilà heureusement rat- trapé : monseigneur Bassanio, toute réflexion faite, vous envoie cette bague, et implore votre compagnie à dîner.

PORTU.

C'est impossible. Pour la bague, je l'accepte avec une vive reconnaissance; dites-le-lui bien, je vous prie. Ah ! je vous prie aussi de montrer à mon jeune clerc la mai-* son du vieux juif.

GRATIANO.

Très-volontiers.

NÊRISSA, è Portia.

Monsieur, je voudrais vous dire un mot.

258 LE MARCHAND DE VENISE.

Bas.

Je vais voir si je puis obtenir de mon tAin MgUe que je lui ai fait jurer de garder toujours.

PORTIA.

tu Tobtieudras, je te le garantis. Us nous donneroiii leur antique parole d'honneur que c'est à des hommes qu'ils ont offert leurs bagues ; mais nous leur tiendrons tête, en jurant plus haut qu'eux le contraire. Pars, dé- pêche-toi ! Tu sais je t'attends.

NÈRISSA^ à Gratiano.

Allons, cher monsieur, voulez-vous me montrer cette maison ? *

Ils sortent.

SCÈNE XX.

[Belmont. Une avetiae menant ati palais de Pôrtia.]

Entrent Lorenzo et Jessica. LORJSNZO.

La lune resplendit. Dans une nuit pareille à celle-ci,

tandis que le suave zéphyr baisait doucement les arbres»

sans qu'ils fissent de bruit ; dans une nuit pareille» Troylus a monter sur les murs de Troie et exhaler son âme vers les tentes grecques reposait Cressida !

JBSSIGA.

Dans une nuit pareille, -Thisbé, effleurant la rosée d*uii pas timide, aperçut l'ombre du lion avant le lion même,

et s'enfuit effarée.

LORHfW.

Dans une nuit pareille, Didon, une branctië clé saule à la main, se tenait debout sur la plage déserte et faisait signe à son bien-aimé - de revenir à Carthage.

SGÉNB XX. 2&9

J18SIGA.

Dans une nuit pareille, Médée cueillait les herbes en- cbantées - qui rajeunirent le vieil iEson.

LORENZO.

Dans une nuit pareille, Jessica se déroba de chez le juif opulent et, urée un amant prodigue, courut de Yenise -- jusqu'à Belmont.

JESSICA.

Et dans une nuit pareille, le jeune Lorenzo jurait de bien Taimer, et lui dérobait son âme par mille vœux de constance - dont pas un n'était sincère !

LORENZO.

Et dans une nuit pareille, la jolie Jessica, comme une petite taquine, calomniait son amant qui le lui pardon- nait.

JESSlCÂ.

Je vous tiendrais lête toute la nuit, si personne ne ve- nait. — Mais, écoutez ! J'entends le pas d'un homme.

Eulre St£PUAM0. LORENZO.

Qui s'avance si vile dans le silence de la nuit?

STEPHANO.

Un ami.

LORENZO.

Un ami ! Quel ami ? Votre nom, je vous prie, mon ami?

STEPHANO.

Siepbano est mon nom : et j'apporte la nouvelle ~ C[u 'avant le lever du jour, ma maltresse sera ici à fielmotit : elle chemine dans les environs, —pliant le genoif devant les croix saintes et priant pour le bonheur de son mariage;

LORENZO.

Qui vient avec elle ?

260 LE MARCHAND DB VKlilSE.

STKPHANO.

Un saint ermite et sa suivante : voilà tout. Dites- moi, je vous prie, si mon maître est de retour.

LOREMZO.

Pas encore. Nous n'avons pas eu de ses nouvelles. Rentrons, je t'en prie» Jessica, et préparon»-nous pour recevoir avec quelque cérémonie la maîtresse de la

maison .

Entre LanCELOT. LANGELOT.

Sol la ! Sol la ! ho ! ha ! ho! Sol la ! Sol la (23) !

LORENZO.

Qui appelle ?

LANCELOT.

Sol la ! avez-vous vu maître Lorenzo et dame Lorenzo ? Sol la ! Holà !

LORENZO.

Gesse tes holà, Tami ! Ici.

LANCELOT.

Holà! OÙ? où?

LORENZO. Ici.

LANCELOT.

Ici. Dites-lui qu'un courrier est arrivé de la part de moo maître, la trompe pleine de bonnes nouvelles. Mon maître sera ici avant le matin.

11 sort.

LORENZO.

Rentrons, ma chère âme, pour attendre leur arrivée.

Non, ce n'est pas la peine, pourquoi rentrerions-noos f

Âmi Stephano, annoncez, je vous prie» à la maison que votre maltresse va arriver, et faites jouer votre or- chestre en plein air.

Stephano sort.

SCÈNE XX. 26!

- Comme le clair de lune dort doucement sur ce banc !

Venons nous y asseoir, et que les sons de la musique glissent jusqu'à nos oreilles ! Le calme, le silence et la nuit

conviennent aux accents de la suave harmonie. Às- sieds-toi, Jessica. Vois comme le parquet du ciel— est par- tout incrusté de disques d'or lumineux. De tous ces glo- bes que tu contemples, - il n'est pas jusqu'au plus petit qui, dans son mouvement, ne chante comme un ange, en perpétuel accord avec les chérubins aux jeunes yeux ! Une harmonie pareille existe dans les Ames immortelles : mais tant que cette argile périssable la couvre - de son vê- tement grossier, nous ne pouvons l'entendre.

Ëntreot les musiciens* LORENZO) oontinaant.

Allons ! éveillez Diane par un hymne. —Que vos plus suaves accents atteignent l'oreille de votre maîtresse, - et attirez-la chez elle par la musique.

Masiqoe.

jEssia.

- Je ne suis jamais gaie quand j'entends une musique douce.

LORENZO.

La raison est que vos esprits sont absorbés. —Remar- quez seulement un troupeau sauvage et vagabond, une horde de jeunes poulains indomptés ; - ils essaient des bonds effrénés, ils mugissent, ils hennissent, emportés par Tardeur de leur sang. Mais que par hasard ils enten- dent le son d'une trompette, —ou que toute autre musique frappe leurs oreilles, vous les verrez soudain s'arrêter tous,

leur farouche regard changé en une timide extase, sous le doux charme do la musique! Aussi les poètes ont- ils feint qu'Orphée attirait les arbres, les pierres et les flots,

parce qu'il n'est point d'être si brut, si dur, si furieux,

VIII. 17

262 LB MARCHAND DE VBKISE.

dont la musique ne change pour un moment la nature. L'homme qui n'a pas de musique en lui et qui n'est pas ému par le concert des sons harmonieux est propre aux trahisons, aux stratagèmes et aux rapines. Les mou?e- ments de son Ame sont mernes comme la nuit, et ses affections noires comme l'Érèbe. Défiez-?oas d'un tel homme!... Écoutons la musique.

PoaTU et NIÎEISSA entrent et se tiennent à distance.

PORTU.

Cette lumière que nous voyons brûle dans mon ves- tibule. — Que ce petit flambeau jette loin ses rayons ! - Ainsi brille une bonne action dans un monde méchant.

NÈRISSA.

Quand la lune brillait, nous ne voyions pas le flam- beau.

PORTU.

Ainsi la plus grande gloire obscurcit la moindre. Un ministre brille autant qu'un roi jusqu'à ce que le roi pa- raisse : et alors tout son prestige s'évanouit, comme un ruisseau des champs dans l'immensité des mers... Une musique ! Écoute !

NÈRlSSÂ.

C'est votre musique, madame, celle de la maison.

PORTU.

Rien n'est parfait, je le vois, qu'à sa place : il me semble qu'elle est bien plus harmonieuse que de jour.

NÉRISSA.

C'est le silence qui lui donne ce charme, madame.

PORTU.

Le corbeau chante aussi bien que l'a louette pour qui n'y fait pas attention, et je crois que, si le rossignol chantait le jour, quand les oies croassent, il ne passerait pas pour meilleur musicien que le roitelet. Que de

SCÈNE XX. 163

choses n'obtiennent qu'à leur saison leur juste assai- sonnement de louange et de perfection ! Oh, silence ! la lune dort avec Endymion, - et ne veut pas être éveillée !

La motiqoe cesse. LORBNZO.

C'est la voix de Portia ou je me trompe fort.

PORTIA.

—11 me reconnaît, comme l'aveugle reconnaît le coucou,

à la vilaine voix.

LORSNZO.

Chère dame, soyez la bienvenue chez vous.

PORTIA.

Nous venons de prier pour le succès de nos maris,

que nous espérons bien avoir hâté par notre intercession.

Sont-ils de retour?

LORENZO.

Pas encore, madame : mais il est venu tout à l'heure un courrier pour signifier leur arrivée.

PORTU.

Rentre, Nérissa. Donne h mes gens l'ordre de ne faire

aucune remarque sur notre absence. N'en parlez pas, Lorenzo; ni vous, Jessica.

On entend nne fanfare. LORENZO.

Votre mari n'est pas loin. J'entends sa trompette. Nous ne sommes pas bavards, madame : ne craignez rien.

PORTIA.

Cette nuit me fait simplement l'effet du jour malade :

elle n'est qu'un peu plus pâle. C'est un jour comme est le jour quand le soleil est caché.

Entrent Bassanio, Antonio, Gratiano et lear suite.

DASSAMO, i Portia.

Nous aurions le jour en même temps que les anti-

264 LI MiBCfiAKD DE TCBttl.

podes , si tous af^iaraissiez toujours en l'absenee do

soleil.

ponu.

Puissé-je être brillaDte comme la lamière, sans être légère comme elle! —La légèreté de la femme fait l'accable- ment du mari : puisse Bassanio ne jamais être accablé de la mienne. - Ihi reste, à la grâce de Dieu !.. . Sajex, le bien- venu c:bez vous, monseigneur.

BASSA510.

Je vous remercie, madame. Faites fête à mon ami : voici Antonio, voici l'homme auquel je suis si infiniment obligé.

PtttTlA.

~ Vous lui avez, en effet, toutes sortes d'obligations : - car pour vous il en avait contracté de bien grandes.

ÂKTONM).

Aucune dont il ne se soit parfaitement acquitté !

PORTU, à Àotonio.

Monsieur, vous êtes le très-bienvenu en notre maisoo. Il faut vous le prouver autrement qu'en paroles: aussi j'abrège ces courtoisies verbales.

Graliano et Nérissa m parlent à part avec aDÎmatioB.

GRATlAîiO.

Par cette lune que voilà, je jure que vous me faites tort. —Sur ma foi, je Tai donnée au clerc du juge. —Je vou- drais que celui qui l'a fût eunuque, puisque vous preoex la chose si fort à cœur, mon amour !

PORTU.

Une querelle! Ah, déjà ! De quoi s'agit-il?

GRÀTUNO.

D'un cercle d'or, d'une misérable bague qu'elle m'a donnée et dont la devise, —s'adressant à tout le monde comme la poésie du coutelier sur un couteau, disait : Aimez-moi et ne me quittez pas.

SCÈNE XX. 265

NÈRISSA.

-- Que parlez-vous de devise ou de valeur? Quand je vous l'ai donnée» vous m'avez juré que vous la porteriez jusqu'à l'heure de votre mort et qu'elle ne vous quitte- rait pas même dans la tombe. Sinon pour moi, du moins pour des serments si pathétiques, vous auriez avoir plus d'égard, et la conserver. —Vous l'avez donnée au clerc du juge !... Mais je suis bien sûre que ce clerc-là n'aura jamais de poil au menton.

6RATIAN0.

Il en aura, s'il peut devenir homme.

NÈRISSA.

Oui, si une femme peut devenir homme.

GRATIANO , levant le bras.

Par cette main levée I je l'ai donnée à un enfant, une espèce de gars, un méchant freluquet, pas plus haut que toi, le clerc du juge, un petit bavard qui me l'a de- mandée pour ses honoraires. En conscience, je ne pou- vais pas la lui refuser.

PORTIA.

Je dois être franche avec vous, vous étiez à blâmer de vous séparer si légèrement du premier présent de votre femme : un objet scellé à votre doigt par tant de serments et rivé à votre chair par la foi jurée. J'ai donné une bague à mon bien-aimé, et je lui ai fait jurer— de ne jamais s'en séparer. Le voici. Eh bien, j'ose jurer pour lui qu'il ne voudrait pas la quitter ni l'ôter de son doigt, pour tous les trésors que possède le monde. En vérité, Gratiano, vous donnez à votre femme un trop cruel grief. —Si pareille chose m'arrivait, j'en deviendrais folle.

BASSANIO, à part.

Ma foi, ce que j'aurais de mieux à faire, ce serait de me couper la main gauche et de jurer que j'ai perdu la bague en la défendant.

266 LE MARCHAND DE YEHISK.

GRATIANO.

Monseigneur Bassanio a donné sa bague aa juge qui la lui demandait et qui, vraiment, la méritait bien. Et c'est alors que le garçon, son clerc, qui avait eu la peine de faire les écritures , m'a demandé la mienne : ni le serviteur ni le maître n'ont voulu acc^[»ter autre chose que nos deux bagues.

PORTIA, è Bassanio.

Quelle bague avez-vous donnée, monseigneur ? Ce n'est pas celle, j'espère, que vous aviez reçue de moi?

BASSAinO.

Si je pouvais ajouter le mensonge à la faute, je nierais : mais, vous voyez, la bague— n'est plus à mon doigt, je ne l'ai plus.

PORTIA.

La foi n'est pas davantage dans votre cœur. Par le ciel, je n'entrerai jamais dans votre lit que je n'aie revu la bague.

NÈRISSÂ, i Gratiano.

Ni moi dans le vôtre que je n'aie revu la mienne.

BASSANIO.

Charmante Portia, si vous saviez à qui j'ai donné la bague, si vous saviez pour qui j'ai donné la bague, si vous pouviez concevoir pour quoi j'ai donné la bague, avec quelle répugnance j'ai abandonné la bague, lorsqu'on ne voulait accepter que la bague, vous calme- riez la vivacité de votre déplaisir.

PORTIA.

—Si vous aviez connu la vertu de la bague, —ou soup- çonné la valeur de celle qui vous donna la bague, —ou at- taché votre honneur à garder la bague, - vous ne vous se- riez jamais séparé de la bague. —Quel homme eût été assez déraisonnable, s'il vous avait plu de la défendre— avec un semblant de zèle, pour réclamer avec cette outrecuî-

SGËNE XX. £67

dance un objet regardé comme sacré? Nérissa m'ap- prend ce que je dois penser. Que je meure» si ce n'est pas une femme qui a la bague !

BASSANIO.

- Non, sur mon honneur, madame, sur ma vie! Ce n'est point une femme, mais un docteur fort civil, qui a refusé de moi trois mille ducats et m*a demandé cet an- neau. J'ai commencé par le lui refuser,— et je l'ai laissé par- tir mécontent, lui qui avait sauvé la .vie môme de mon plus cher ami. Que pourrais-je dire, ma charmante dame? Je me suis vu contraint de le lui envoyer; —j'ai céder au remords et à la bienséance ; mon honneur n'a pu se laisser souiller par tant d'ingratitude. Pardon- nez-moi, généreuse dame : car, par ces flambeaux bénis de la nuit, si vous aviez été là, je crois que vous m'eussiez demandé - la bague pour la donner à ce digne docteur.

PORTIA.

Ne laissez jamais ce docteur-là approcher de ma mai- son. - Puisqu'il a le joyau que j'aimais et que vous aviez juré de garder en souvenir de moi, je veux être aussi li- bérale que vous. Je ne lui refuserai rien de ce qui m'ap- partient, — non, pas même mon corps, pas même le lit de mon mari ! Âh ! je me lierai avec lui, j'y suis bien déci- dée ; ne découchez pas une seule nuit, surveillez-moi, comme un argus. Sinon, pour peu que vous me laissiez seule, - sur mon honneur, que j'ai encore, moi ! j'aurai ce docteur-là pour camarade de lit.

NÉRISSA, h Graltaao.

- Et moi, son clerc ! Ainsi, prenez bien garde au mo- ment où vous me laisserez à ma propre protection.

GRATIANO.

Soit ! faites comme vous voudrez ! Seulement, que je ne le surprenne pas, car j'écraserai la plume du jeune clerc.

268 LE MARCHAND DE VENISE.

ANTONIO.

Et c'est moi qui suis le malheureux sujet de ces que- relles!

PORTIA, à Antonio.

Monsieur, ne vous affligez pas : vous n'en êtes pas moins le bienvenu.

RASSANIO.

Portia, pardonne-moi ce tort obligé. Et, devant tous ces amis qui m'écoutent, je te jure, par tes beaux yeux je me vois...

PORTU.

Remarquez bien ça ! Il se voit double dans mes deux yeux, une fois dans chaque œil !... Donnez votre parole d'homme double : voilà un serment qui mérite crédit !

BÂSSANIO.

Voyons, écoute-moi seulement. Pardonne cette faute, et, sur mon Ame, je jure— de ne jamais être coupable à ton égard d'un seul manque de foi.

ANTONIO, h Portia.

J'avais engagé mon corps pour les intérêts de votre mari, et, sans celui qui a maintenant la bague, il me serait arrivé malheur : j'ose répondre, cette fois, sur la garantie de mon âme, que votre seigneur ne violera ja- mais volontairement sa foi.

PORTIA , détachant an anneao de son doigt et le tendant à Antonio.

Ainsi, vous serez sa caution. Donnez-lui cette bague et dites-lui de la garder mieux que l'autre.

ANTONIO^ remettant Tannean à Bassanio.

Tenez, seigneur Bassanio. Jurez de garder cette bague.

BASSANIO.

Par le ciel ! c'est la même que j'ai donnée au doc- teur.

SCÈNE XX. 269

PORTU.

—Je l'ai eue de lui. Pardonnez-moi, Bassanio...— Pour cette bague, le docteur a couché avec moi.

NËRISSA.

Pardonnez-moi aussi, mon gentil Gratiano : - ce mé- chant freluquet, vous savez, le clerc du docteur, a couché avec moi la nuit dernière au prix de cette bague-ci.

GRÀTIANO.

Ah çà, répare-t-on les grandes routes - en été, quand elles sont parfaitement bonnes? Quoi! nous serions cocus avant de Tavoir mérité !

PORTU.

Ne parlez pas si grossièrement Vous êtes tous

ébahis. Eh bien, prenez celte lettre, lisez-la à loisir: elle vient de Padoue, de Bellario. —Vous y découvrirez que Portia était le docteur en question, et Nérissa que voici, son clerc. Lorenzo vous attestera que je suis partie d'ici aussitôt que vous, et que je suis revenue il n'y a qu'un moment : je ne suis pas même encore rentrée chez moi... Antonio, vous êtes le bienvenu. J'ai pour vous des nou- velles meilleures que vous ne l'espérez. Décachetez vile celle lettre. Vous y verrez que trois de vos navires viennent d'arriver au port richement chargés. Je ne vous apprendrai pas par quel étrange hasard j'ai trouvé cette lettre.

Elle remet an papier à Antonio* ANTONIO.

Je suis muet !

BASSANIO.

Comment ! vous étiez le docteur, et je ne vous ai pas reconnue !

GRATIANO.

Comment ! vous étiez le clerc qui doit me faire cocu!

U HiBCHA^ID DE VEKISC.

- quilot

Om, mats le clerc qui oe le Toudra jamais, -

MBt devenu un homme.

BASSASIO, à PofU».

Cbannant docteur, vous serez moD camarade de lit ; et, quand je serai absent, vous coucherez avec nu lemme.

A-NTOSIO.

Charmante dame, vous m'avez rendu l'être et le bien- &rc ; car j'apprends ici comme chose certaine que mes navires sont arrivés à bon port.

POBTIA. Comment va, Lorenio? Mon clerc a pour vous aus;> des nouvelles réconfortantes.

NËRISS.V. Oui, et je les lui donnerai sans rélributioa. BemettBDt un papier i Loremo.

Voici, pour vous et pour JessJca, - un acte formel pir lequel le riche juif vous lègue -tout ce qu'il posséiJera à mort.

LORENZO.

Belles dames, vous versez la manne sur le chemin - des gens affamés.

PORTU.

Il est presque jour, et pourt;int, j'en suis sûre, vous

n'êtes pas encore pleinement édifiés - sur ces événements.

Rentrons donc , et alors pressez-nous de questions ;

nous répondrons â toutes fidèlement.

liRATIASO.

Soit! Pour commencer l'interrogatoire auquel ma Nérissa répondra sous serment, je lui demanderai ce qu'elle aime mieui ; rester sur pied jusqu'à la nuit pro- chaine — ou aller au lit de ce pas, deux heures avant le jour. - Pour moi, quand il serait jour, je souhaiterais les

SCÈNE XX. 271

ténèbres afin d'aller me coucher avec le clerc du doc- teur. — Du reste, tant que je vivrai, je mettrai ma sollici- tude - la plus tendre à garder scrupuleusement Tanneau de Nérissa.

Ils sortent.

PIN DO MARCHAND DE VIN18B.

COMME IL VOUS PLAIRA

PERS0MA6ES{â4):

I.K VIKUX. DUC, proscrit.

FHËDËRIC, son Mte, duc asarpateiir.

JACQUES, 1

> «eignear» aytini AMIENS, ( " '

LEBËAU, ramilier de Frédéric.

CHARLES, ton InUeor.

OLIVIER, i

JACQUES, / fils de sir« Roland das Boi

ORLANDO, )

PIERRE DE TOCCaB, clown.

ADAH,

DENIS,

SIHB OLIVIBR GACHETKKTB. Ticairo.

CORIN,

S1LVII13.

<l«ns l'eiil le duc Imbiil.

f «erritenr* d'Olivier,

j berger!

WILLIAM, paysiin nmi

I d'Audrey.

nOSALINDE. CÉ1.1A. PIIÉIIÉ. AIIDBRV,

L'HYMEN.

EURS. (;E^S DR SEIIVJCE.

inlût ilaaa les Ktals usurpas par Pri'dérù-, lanlili dai la forèl des Ardenues.

SCÈNE I.

[Un verger, devanl la maison d*01ivier.]

Entrent Orlando el Adam. ORUNDO*

Autant qu*il m*en souvient, Adam, c'est dans ces condi- tions que m*a été fait ce legs : par testament, rien qu'un pauvre millier d'écus, mais, comme tu dis, injonction h mon frère de bien m'élever, sous peine de la malédiction paternelle ; et voilà l'origine de mes chagrins. Il entretient mon frère Jacques à l'école, et la renommée fait de ses pro- grès le récit le plus doré. Quant à moi, il m'entretient rus- tiquement au logis, ou , pour mieux dire, il me garde au logis sans entretien : car, pour un gentilhomme de ma nais- sance, nppelez-vous entretien un traitement qui ne diffère pas de la stabulation d'un bœuf? Ses chevaux sont mieux élevés; car, outre qu'ils ont abondance de fourrage, ils sont dressés au manège, et dans ce but on loue à grands frais des écuyers. Mais moi, son frère, je ne gagne rien sous sa tutelle que de la croissance : sous ce rapport les bétes de son fumier lui sont aussi obligées que moi. En échange de ce néant qu'il m'accorde si libéralement, il af- fecte par tous ses procédés de m'enlever le peu que m'a ac- cordé la nature : il me fait manger avec sa valetaille, m'in-

6 COMME IL VOUS PLAIRA.

iJil la place iruti frère, et, autant qu'il est en loi, mue i gentilhommerie par itiod éducation. Voilà ce qai m'il- j, Adam. Mais l'àine do mon père, que je crois sentiren 01, (!ommeni:e à se muliner contre cette servitude : je ne eu\ pas l'etidurer plus looglemps, quoique je ne cou- lisse pas encore de rcmôde sensé pour m'en délivrer,

Enlre OuvrKit.

ADAM. Voilà mon maître, votre frère, qui vient,

OItUSDO.

Tiens-toi à l'écart, Adam, et tu catemlras comme il Ta me secouer.

OLIVIER, i OrlaoJo.

Eh biuii, monsieur, que faites-vous ici?

ORUNDO. Rien. On ne m'a pas appris h. faire quelque chose.

OLIVŒR.

Que dégradez-vous alors, monsieur?

oausDO. Ma foi, monsieur, je vous aide à dégrader par la fai- néantise ce que Dieu a fait, votre pauvreet indigne frère. OLIVIER . Ma foi, monsieur, occupez-vous mieux cl allez au diable.

ORLANDO. Suis-je fait pour garder vos porcs et manger des glands avec eux 7 Quel patrimoine d'enfant prodigue ai-je dépen-é pour être réduit h une telle détresse?

OLIVIER.

Savez-vous ofi vous (îtes, monsieur?

ORUNDO. Oli! oui, monsieur, ici, très-hien; dans votre vertfer

SCÈNE I. 277

OUVIER.

Savez-vous devant qui , monsieur ?

ORUNDO.

Oui, mieux que celui devant qui je suis ne sait qui je suis. Je sais que vous êtes mon frère aîné, et par là, grAcc aux doux rapports du sang, vous deviez savoir qui je suis. La courtoisie des nations vous accorde la préséance sur moi en ce que vous êtes le premier ; mais cette tra- dition ne me retire pas mon sang, y eût-il vingt frères entre nous. J'ai en moi autant de mon père que vous, quoique (je le confesse) vous soyez, étant venu avant moi, le mieux placé pour devenir, comme lui, vénérable.

OUVlER.

Qu'est-ce à dire, petit?

ORLANDO, le saisissant à la gorge.

.\llons, allons, frère aîné, vous êtes trop jeune en ceci.

OUVIER.

Veux-tu donc mettre la main sur moi, manant?

ORUNDO.

Je ne suis pas un manant, je suis le plus jeune fils de sire Roland des Bois : il était mon père, et trois fois manant est celui qui dit qu'un tel père a engendré des manants! Si tu n'étais mon frère, je ne détacherais pas de ta gorge cette main, que celte autre n'eût arraché ta langue pour avoir parlé ainsi : tu t'es outragé toi-même.

ADAM.

Cliers maîtres , calmez-vous ; au nom du souvenir de votre père, soyez d'accord.

OLIVIER.

Làche-raoi, te dis-jc.

ORUNDO.

Non, pas avant que cela me plaise. Vous m'entendrez.... lion père vous a enjoint dans son testament de me donner une bonne éducation ; vous m'avez élevé comme un paysan,

Ylll. 18

278 COMME IL VOUS PiMRA.

obscurcissant et étoiitTaDt en moi toutes les qualités d'un gentilhomme ; mois l'Ame de mon père pread farce en moi, et je ne le tolérerai pas plus longtemps. Allouez-moi donc les exercices qui conviennent à un gentillioinme, ou donnez-moi le pauvre pécule que mon père m'a laissé par testament, et avec cela j'irai en quùle de mon sort. OUïIEH.

Et que veux-tu faire? Mendier, sans doute, quand tout sera dépensé? C'est bon, monsieur, rentrez, ie ne veux plus être ennujé de vous. Vous aurez une partie de ce qw vous désirez. Laissez-moi, je vous prie. OIlU^'DO, retirant H maîD.

.!e ne veux pas vous molester plus que ne l'eiige mon bien.

OUTIER, è Adam.

Rentrez avec lui, vieux chien l ADAM.

Vieux chien! Est-ce donc ma récompense? C'est vrai, j'ai perdu mes dcnlsft voire service... Dieu soil avec mon vieux maître ! Ce n'est pas lui qui aurait dit un mot pareil.

Sortent Orlando et Adnni. IILIVIER.

Oui-dà, c'est ainsi ! Vous commencez h empiéter sur moi .'Eh bien, jo guCrirai voire exubérance, et cela sans donner mille écus... Holà, Denis!

DESIS.

Votre Honneur appelle?

oyvifiit. Charles, le lultcur du duc, ne s'esl-il pas présenté i pour me parler ?

/l

SCÈNE I. 279

Avec votre pcrmis&ioQ , il est ici à la porte et sollicite accès près de vous.

UUVlfiR.

Faites-le entrer .

Ce sera un bon moyen... La lutte est pour demain.

Entre Charles. CHARLES.

Le bonjour à Votre Honneur.

OUVIER.

Bon monsieur Charles ! quelle nouvelle nouvelle y a-t-il à la nouvelle cour ?

CHARLES.

Messire, il n'y a de nouvelles à la cour que les vieilles nouvelles : c'est-à-dire que le vieux duc est banni par son jeune frère le nouveau duc ; avec lui se sont exilés volon- tairement trois ou quatre seigneurs tous dévoués. Leurs terres et leurs revenus enrichissent le nouveau duc qui, à ce prix, leur accorde volontiers la permission de vagabonder,

OUVlER.

Pouvez-Yous me dire si Rosalinde, la fille du duc, est bannie avec son père?

CHARLES.

Oh ! non, car la fille du nouveau duc, sa cousine, Taime tant, ayant été élevée avec elle dès le berceau, qu'elle l'au- rait suivie dans son exil ou serait morte en se séparant d'elle. Elle est à la cour son oncle l'aime autant que sa propre fille, et jamais deux femmes ne se sont aimées comme elles.

QUVIER.

va vivre le vieux duc ?

280 œMM£ IL vous PLÂlRÂ.

CHARLES.

On dit qu'il est déjà dans la forêt des Ardeiwes » avec maints joyeux compagnons, et que tous vivent oomme k vieux Robin Uood d'Angleterre. On dit que nombre de jeunes gentilshommes affluent chaque jour auprès de kii,0K qu'ils passent le temps sans souci, comme oo faisait dans l'âge d'or.

OUVIER.

Çà, vous luttez demain devant le nouveau duc?

CHARLES.

Oui, pardieu, monsieur, et je suis venu vous informer dune chose. Monsieur, on m'a donné secrètement à enten- dre que votre jeune frère, Orlando, est disposé à venir sous un déguisement tenter assaut contre moi. Demain» mon- sieur, c'est pour ma réputation que je lutte, et celui qui m'échappera sans quelque membre brisé s'en tirera bien heureusement. Votre frère est bien jeune et bien délicat, et, par égard pour vous, j'aurais répugnance à l'assommer comme j'y serai obligé par mon propre honneur, s'il se pré- sente. Aussi, par afl'ection pour vous, suis-je venu vous pré- venir, afm que vous puissiez ou le détourner de son inten- tion ou vous bien préparer au malheur qu'il encourt : c'est lui-même qui l'aura cherché, et tout à fait contre mon gré.

OUVlER.

Charles, je te remercie de ton affection pour moi, et sois sûr que je m'en montrerai bien reconnaissant. Moi-même j'ai eu avis des desseins de mon frère et j'ai fait sous main tous mes efforts pour l'en dissuader ; mais il est résolu. Te le dirai-je, Charles ? c'est le jeune gars le plus obstiné de France, un ambitieux, un envieux émule des talents d'autrui, un fourbe et un lâche qui conspire contre moi, son frère par la nature. Ainsi agis a ta guise. J'aimerais autant que tu lui rompisses le cou qu'un doigt... Et tu feras bien d'y

SCiNE I. 281

prendre garde ; car, si tu ne lui ménagesqu*un insuccès léger ou s'il n'obtient pas sur toi un éclatant succès, il emploiera le poison contre toi, il te fera tomber dans quelque per- fide embûche, et ne te lAcbera pas qu'il ne t'ait Até la vie par quelque moyen indirect ou autre. Car, je te l'affirme, et je parle presque avec larmes, il n'y a pas aujourd'hui un vivant à la fois si jeune et si scélérat. Encore est-ce en frère que je parle de lui; car, si je faisais 4evant toi son anatomie complète, je serais forcé de rougir et de pleurer, et toi tu pâlirais de stupeur.

CHARLES.

Je suis fort aise d'être venu ici vous trouver. S'il vient demain, je lui donnerai son compte. Si jamais après cela il peut marcher seul, je renonce à jamais lutter pour le prix, Et sur ce, Dieu garde Votre Honneur !

OUVIBR.

Au revoir, bon Charles.

Charles sort.

A présent je vais stimuler le gaillard, j'espère que je ver- rai sa fin : car mon Ame, je ne sais pourquoi, ne hait rien plus que lui. Pourtant, il est doux, savant sans avoir été ins- truit, plein de nobles idées, aimé comme par enchantement de toutes les classes et, en vérité, si bien dans le cœur de tout le monde et spécialement de mes propres gens qui le connaissent le mieux, que j'en suis tout à fait déprécié. Mais cela ne durera pas. Cet athlète arrangera tout. Il ne me reste plus qu'à enflammer le jeune gars pour la lutte, et j'y vais de ce pas.

11 sort.

28i COMME IL VOUS PUIRi.

SCÈNE n.

[Une peloQse devant le palais dfieal.1

Entrent Cêlu ei ROBAUimB.

GÊUA.

Je t'en prie, Rosalinde, ma chère petite cousine, sob gaie.

rosâlinde.

Chère Célia, je montre plus de gaieté qae je n'en pos- sède, et vous voudriez encore que je fusse plus gaie ! S vous ne pouvez me faire oublier un père banni, vous ne sau- riez me rappeler aucune idée extraordinairement plaisante.

CËLIA.

Je vois par que tu ne m*aimes pas aussi absolument quejet*aime : si mon oncle, ton père banni, avait banni ton oncle, le duc mon père, et que tu fusses toujours restée avec moi, j'aurais habitué mon affection éprendre ton père pour le mien, et c'est ce que tu ferais, si en vérité ion affec- tion pour moi était aussi parfaitement trempée que mon af- fection pour toi.

ROSALINDE.

Soit ! j'oublierai ma situation pour me réjouir de I9 vôtre.

CÈUA.

Ta le sais, mon père n'a d'enfant que moi ; il n'est pas

probable qu'il en ait d'autre, et sûrement, à sa mort, tu se- ras son héritière ; car ce qu'il a pris à ton pèro par force, je te le rendrai par affection ; sur mon honneur, je le ferai, et si je brise co serment, que je devienne un monstre ! Ainsi, ma douce Rose, ma chère Rose, sois gaie.

ROSALINDE.

Je veux l'être désormais, petite cousine, etm'ingénier en

6GÉNE U. 2t3

amusements... Voyons, si on se livrait à Tamour... Qu'en pensea-voud?

CÉLIA.

Oui, ma foi, n'hésite pas, fais de l'amour un amusement; mais ne va pas aimer sérieusement un homme, ni même pousser l'amusement jusqu'à ne pouvoir te retirer eu tout bonneury avec l'intacte pureté d'une pudique rougeur.

ROSÂLINDE.

A quoi donc nous amuserons-nous ?

CÉLIA.

Asseyons-nous et sous nos sarcasmes chassons dame Fortune de son rouet : que cette ménagère appreni^ désor- mais à répartir ses dons équitabl«[nent.

R0SAUND8.

Je voudrais que cela nous fût possible» car ses bienfaits sont terriblement mal placés, et la bonne vieille aveugle se méprend surtout dans ses dons aux femmes.

ciui.

C'est vrai : celles qu elle taii jolies, elle les fait rarement vertueuses, et celles qu'elle fait vertueuses, elles les fait fort peu séduisantes.

ROSALINDE.

*

Et ne vôis-tu pas que tu passes du domaine de la fortune à celui de la nature? La fortune règle les dons de ce monde, non les traits naturels.

« EDlre PlBERB DB TOUCHE.

CÈLIA.

Non. Quand la nature a produit une jolie créature, est-ce que la fortune ne peut pas la faire tomber dans le feu ?

Montrant Pierre de Tonche.

Si la nature nous a donné l'esprit de narguer la fortune, est-ce que la fortune n'a pas envoyé ce fou pour couper court à nos propos ?

P»nt-4lr»' a'-îst-î^

BEH9 4s> Eb

?!EUIB at iwiaL.

Toos i-t-oa pris pour

;, sur cooci hocuirar, ssik ou b*i

3l)6UJ9H.

?!iiu Qt r^ccai.

cT^^pcs edimt bixm«s <K jizmc sot «m hoonem tinie cbe i}!^: rmi : iinoc« je SEWtms q«e les bîipfit râc ec qiu» Li fnoctïrie e&it bonne; et fèevaiwr ce se poijarait pcs.

OLU.

Cixnmect pnxmîï-voQs ^, me folie bel

qœh

neia-

•>3t-.jj. .|>Hni;<et^ Totre s

SCÈNE H. 285

PIERRE DE TOrCHE.

Eh bien , avancez-vous toutes deux , caressez-vous le menton et jurez par vos barbes que je suis un coquin.

CÈUA.

Par nos barbes, si nous en avions, tu en es un.

PIERRE DE TOUCHE.

Par ma coquinerie, si j'en avais, je serais un coquin. Mais quand vous jurez par ce qui n'est pas, vous ne vous parju- rez pas : or, ce chevalier ne se parjurait pas en jurant par son honneur, car il n'en avait pas, ou, s'il en avait, il l'avait foussé longtemps avant de voir ces crêpes ou cette mou- tarde-là.

CÈLIA.

Dis-moi, je te prie, de qui tu veux parler.

PIERRE DE TOUCHE.

De quelqu'un qu'aimo fort le vieux Frédéric, votre père.

CÈUA.

L'amitié de mon père suffit pour le faire respecter. Assez ! ne parlez plus de lui. Un de ces jours vous serez fouetté pour médisance.

PIERRE DE TOUCHE.

Tant pis si les fous ne peuvent parler sensément des fo- lies que font les hommes sensés.

CÉLÏA.

Sur ma parole, tu dis vrai : car, depuis que les fous doi- vent imposer silence au peu de sens commun qu'ils ont, le peu de folie qu'ont les gens sensés fait un grand étalage. Voici venir monsieur Lebeau.

Entre Lebbau. ROSAUNDE.

loi bouche pleine de nouvelles.

COMME II, VOUS PLAIHA.

CÊLIA. Qu'il va nous dégorger, comme un pigeon noorrit se petits.

HOSAUNUE. Alors nous allons être farcies de nouvelles. ,

CÉUA. Tant mieux ; nous n'en serons que plus achalaiiijées. Bonjour, monsieur Lebeau. Quelle nouvelle? LEBEAU. Belle princesse, vous avez perdu un bien bon divertisse- meut.

CÉLU.

Un divortissemenl ? De quelle couleur ?

l?.\iUV. Dr quelle couleur, madame? Comment puis-je vous ré- pondre ?

ROSAUNUE. Comme le voudront votre esprit et la fortune.

piEnBf; m toucbe. Ou comme le d(!créteront les deslins.

GKUA.

Bien dit. Voilà une phrase vile maçoiuii'C.

l'IERRE DE TOUCHE.

Si jamais ma verve rancit !

liOSALKDE.

Tu cesseras d'être en bonne odeur.

Vous me déconcertez, mesdames. Je vous aurais parle d'une bonne lutte dont vous avez perdu le spectacle. ROSAUNDE. Ttiles-nous toujours les dtilails do celte lutte.

lEBEAV. Je vais vous dire le commencement, et, s'il plalt i Vos

/^

ÉGÈITE U. 287

Grâces, tous pourrez Toir la fin : car le plus beau est eticore à faire, et c'est ici même, vous êtes, qu'ils viennent l'ae- complir.

ciUA.

Eh bien, voyons ce commencement qui est mort et en- terré.

LEBEAU.

Voici venir un vieillard et ses trois fils. . .

GÈUA.

Je pourrais adapter ce commeMement à on vieux conte.

LEBEAU.

Trois beaux jeunes gens de taille et de mine excel- lentes...

ROSÀUNDE.

Avec des écriteaux au cou disant : A tous ceux qui ver- ront ces présentes salut !

LEBEAU.

L'aîné des trois a lutté avec Charles, le lutteur du duc, lequel Charles l'a renversé en nn moment et loi a brisé trois côtes, si bien qu'il y n peu d'espoir de le saover. I^ second a été traité de môme, et de môme le troisième. Ils sont là-bas gisants ; le pauvre vieillard, leur père, se lamente si douloureusement sur leurs corps que tous les spectateurs prennent son parti en pleurant.

ROSAUNDE.

Hélas !

PIERRE DE TOUCHE.

Mais, monsieur, quel est le divertissement que ces dames ont perdu ?

LEBEAU .

Eh bien, celui dont je parle.

PIERRE DE TOUCHE.

Ainsi les hommes deviennent plus savants de jour en jour ! C'est la première fois que j'ai jamais ouï dire que

^w

œm IL TOCS fumà.

▼oir briser (le< cMes était on difcrtnaerneot povk femines.

ŒLLl.

Et moi aussi, je te le promets.

iOSALDDC.

Mais V a-t-il encore quelqu'un qui aspire 1 entaiR dans ses cotes ce bris musical? Reste-t-il quelque do côtt'S brisées?... VerroDS-DOus cette lotte» coosine?

Lonr.

II le (aut bien, si vous restez ici; car Toici Teiidroîl mte fixé p*)ur la lutte, et ils sont prêts i Teogager.

(inx. Pour sur, ce sont eux qui Tiennent. Restons doKd vovons.

Fanfare». Eatreot le duc Feudeaic, Oelaubo,

jaear« et des gens de senrice.

ClUBlXS, det !«-

rRÊDEIlC.

En avant ! puisque ce jeune homme ne rent pas se ser fléchir, qu'il coure les risques de sa témëritë.

ROSiUXDE. Bonlrant Orbndo.

E*it-ce l'homme?

LfS£Ar.

Lui-même, madame.

CÉLU.

Hélas ! il est trop jeune ; pourtant il a un air trion- phanL

FRCDéllH:.

Vous Toilà, ma fille, et vous, ma nièce! Tous tous êtes donc glissées ici pour voir la lutte?

ROSAUNDE.

Oui, monseigneur, si* vous daignez nous le permettre.

FRÉDÉRIC.

Vous n'y prendre/ gu»^re do plaisir, je puis tous le dire,

i SGÉN£ II. 289

Il il y a tant d'inégalité entre les hommes. Par pitié pour la : ? jeunesse du provocateur» je serais bien aise de le dissuader,

mais il ne veut pas se laisser fléchir. Parlez-lui, mesdames ;

rojei si vous pouvez Témouvoir.

GÈUA.

I

1 Appele2-le, cher monsieur Lebeau.

I FRÉDÉRIC.

I Faites, je m'éloignerai.

Le dac s'éloigoe. I LEBEAU, allant à OrlaDdo.

Monsieur le provocateur, les princesses vous deman- dent.

orlàndo. Je me rends à leurs ordres, avec tout respect et toute dé- férence.

U s'approche des princesses. ROSAUNDE.

Jeune homme, avez-vous provoqué le lutteur Charles?

ORLANDO.

Non, belle princesse : il a lancé une provocation générale. Je viens seulement, comme les autres, essayer contre lui la vigueur de ma jeunesse.

CÉLU.

Jeune gentilhomme, votre caractère est trop hardi pour votre Age. Vous avez eu la cruelle preuve de la vigueur de œt homme. Si vous pouviez vous voir vous-même avec vos yeux ou vous juger vous-même avec votre raison, la crainte de votre danger vous conseillerait une entreprise moins iné- gale. Nous vous prions, par intérêt pour vous, de pourvoir à votre propre sûreté et d'abandonner cette tentative.

ROSALINDE.

I

Faites-le, jeune sire ; votre réputation n'en sera nulle- ment dépréciée ; nous nous chargeons d'obtenir du duc que la lutte s'arrête là.

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^ SCÈNE II. 201

> OBUNDO.

pi» Vous comptez me railler après la lutte, you3 oe devriez i pas me railler avant. Allons, approchez!

I^»> ROSÀUNDE.

t Hercule te soit en aide, jeune homme !

I CÈUA.

I Je voudrais être invisible pour attraper par la jambe ce i ^itobnste compagnon !

I Charles et Orlando latteot.

P ' ROSAUNDE.

I '' 0 excellent jeune homme !

i CÈUA.

Si j'avais la foudre dans les jeux, je sais bien qui serait à f terre.

Charles est renversé. Acclamation. FRÉDÉRIC.

I

Assez ! assez !

ORLAKDO.

Encore ! j'adjure Votre Grflce; je ne suis même pas en jb^eine.

FRÉDÉRIC.

Comment eS'tu, Charles?

UREAU.

Il ne peut pas parler, monseigneur.

FRÉDÉRIC ) à ses gens.

Emportez-le.

On emporte Charles. A Orlando.

Quel est ton nom, jeune homme ?

ORLANDO.

Orlando, monseigneur, le plus jeune fils de sire Roland des Bois.

FRÉDÉRIC.

- Que n'^u le fils d'un autre homme ! Le monde

GOMME IL VOUS PUIRA.

tenait ton père pour honorable , ~ mais je Tii tain trouve mon ennemi ; - tu m'aurais charmé davantipii cet exploit , si tu descendais d*ane autre masoi. - Adieu ! tu es un vaillant jouvenceau ; ^ je YoadraisqKh meusses nommé un autre père.

Il sort, soif i des cooitisani et de lém. CÈUA.

Si j'étais mon père, petite cousine» agirats^ev^*

ORUNDO.

Je suis plus fier d'être le fils de sire Roland,— son ffai jeune fils... Ah! je ne changerais pas ce litre pouredi d'héritier adoptif de Frédéric.

ROSAUMDE.

Mon père aimait sire Roland comme son Ame, - 1 tout le monde était du sentiment de mon père. Si j'av» su d'avance que ce jeune homme était son fils» je loin- 1 rais adressé des larmes pour prières, plutôt que de le laisser s'aventurer ainsi.

CÈUA. Gentc cousine, allons le remercier et rencourager:-' la brusque et jalouse humeur de mon père m'est restée sur le cœur.

À Orlando.

Messirc, vous avez beaucoup mérité : si vous sam seulement tenir vos promesses en amour aussi bien que vous avez su tout à l'heure dépasser toute promesse, vo- tre maîtresse sera heureuse.

nOSALiNDK, donnant à Orlando nne chaîne détachée do son coa.

Gentilhomme, portez ceci en souvenir de moi, d'une créature, rebutée par la fortune, -qui donnerait davantage, si elle en avait les moyens sous la main... Partons-nous, petite cousine?

CÈLU.

Oui. Adieu, beau gentilhomme.

Kllcs s^éioigoeoi.

SCÈNE II. 293

ORLANDO.

Ne puis-je même pas dire merci T Mes facultés les plus hautes sont abattues, et ce qui reste debout ici n'est qu'une quintaine, un bloc inanimé.

ROSAUNDEy reTenant vers Orlando.

Il nous rappelle... Ma fierté est tombée avec ma for- tune: — je vais lui demander ce qu'il veut... Avez-vous appelé, messire?... Messire, vous avez lutté à merveille et vaincu - plus que vos ennemis.

CfeUA.

Venez-vous, cousine?

ROSAUNDE.

-Je suis à vous... Adieu.

Sortent Rosalinde et Célia. ORLANDO.

Quelle émotion pèse donc sur ma langue? Je n'ai pu lui parler, et pourtant elle provoquait l'entretien.

Rentre Lbbbau. ORLANDO.

0 pauvre Orlando ! tu es terrassé : - si ce n'est Charles^ quelque créature plus faible t'a maîtrisé.

LEBEAU.

Beau sire, je vous conseille en ami de quitter ces lieux. Bien que vous ayez mérité de grands éloges, de sincères applaudissements et l'amour de tous, pourtant telle est la disposition du duc - qu'il interprète à mal tout ce que vous avez fait. Le duc est fantasque : ce qu'il est au juste, c'est à vous de le concevoir plutôt qu'k moi de le dire.

ORLANDO.

Je vous remercie, monsieur... Ah! dites-moi, je vous prie, - laquelle était la fille du duc, de ces deux dames qui assistaient à la lutte?

VIII. 19

COUME IL VOUS PLAIRA.

- Ni l'une ni l'aulre, si nous eu jugeons par le onc- lère ; - pourtant, en réalité, c'est Ja plus petite qui est u fille. - L'autre est la fille du duc banoi; sod oode l'usurpateur la détient ici pour tenir compagnie àsa fiBe: leur mutuelle affection est plus teodre que lemtun! attachement de deux sœurs. - Mais je puis vousdireque. depuis peu, ce duc-ci - a coii(;u du déplaisir coutresageii' tille nièce par cet unique motif que le peuple la kme pour ses vertus - et la plaint pour l'amour de son bon père. Je gage, sur ma vie, que sa rage contre ^e- (Sctatera brusquement... Messire, adieu. Plus tard, dans un monde meilleur que celui-ci, je solliciterai de tok une amitié et une connaissance plus étroites.

OttUSDO.

- Je vous suis grandement obligé : adieu !

- Maintenant il me faut passer de la fumée à l'étouffoir, - d'un duc tyran à un frère tyran... Ah ! céleste Bo- salinde !

SCENE III.

[Dans le palais dacal.]

Entrent Cëma et Rosalinde.

UÉLU.

Eh bien, cousine! eh bien, Rosalinde!... Cupide, un peu de pitié ! Pas un mot?

nOSALlSDE. Pas un à jeter aux chiens !

CÈL1A.

Non, tes mois sont trop précieux pour être jetés aux

n

SCÈNE m. (§5

chiens, mais jette-m'en quelques-uns. Allons, lance tes rai- sons h mes trousses.

ROSÂUNDE.

U n'y aurait plus alors qu'à enfermer les deux cousines, Tune étant estropiée par des raisons et l'autre folle par dé- raison.

Elle pooMe on soapir. GfaJA*

Est-ce que tout cela est pour YOtre père ?

ROSAUNDE.

Non, il y en a pour le père de mon enfant. Oh t combien ce monde de jours ouvrables est encombré de ronces !

CÈUA.

Bah ! cousine, ce ne sont que des chardons, jetés sur toi dans la folie d'un jour de fête ; si nous ne marchons pas dans les sentiers battus, ils s'attacheront à nos jupes.

ROSJILINDE.

De ma robe je pourrais les secouer ; mais ils sont dans mon cœur.

cfcLli. Expectore-les.

ROSÂUNDE.

J'essaierais, si je n'avais qu'à faire hem! pour réussir.

GÈUA.

Allons, allons, lutte avec tes affections.

ROSAUNDE.

Oh! elles ont pris le parti d'un lutteur plus fort que moi. .

GÈUA.

Oh I je vous souhaite bonne chance ! Le moment vien- dra où vous tenterez la lutte, même au risque d'une chute.. . Mais trêve de plaisanteries, et parlons sérieusement : est-il possible que subitement vous ayez conçu une si forte in- clination pour le plus jeune fils du vieux sire Roland?

296 CO\[MË IL VOUS PUIRA.

ROSALINOE.

Le duc mon père aimait son père profondément.

CÈL1A.

S'ensuit-il donc que vous deviez aimer son fils profonde* ment ? D'après ce genre de logique, je deYrais le haïr, car mon père haïssait son père profondément ; pourtaDt je ne hais pas Orlando.

ROSALINDE.

Non , de grâce, ne le haïssez pas, pour l'amour, de moi.

CËLTA.

Pourquoi le haïrais-je? N'a-t-il pas de grands mérites?

ROSALINDE.

Laissez-moi l'aimer par cette raison, et vous, aimez-le parce que je l'aime... Tenez, voici le duc qui vient.

GÊLÎA.

La colère dans les yeux.

Entre le duc Frédéric avec sa suite. FRÉDÉRIC, à Rosalinde.

Donzelle, dépêchez-vous de pourvoir à votre sûreté en quittant notre cour.

ROSALINDE.

Moi, mon oncle?

rRÉDÉRIC.

Vous, ma nicce !... Si dans dix jours tu te trouves à moins de vingt milles de notre cour, tu es morte.

ROSAUNDE.

Je supplie Votre Grâce de me laisser emporter la con- naissance de ma faute. S'il est vrai que j'aie conscience de moi-même, - que je sois au fait de mes propres désirs, - que je ne rêve pas, que je ne divague pas, —ce dont je sois C/Onvaincue, alors, cher oncle, j'affirme que jamais, même par la plus vague pensée, - je n'ai offensé Votre Altesse.

SCÈNE 111. 297

FRÉDÉRIC.

'lien est ainsi de tous les traîtres: ~ si leur justification 4^|pradait de leurs paroles, ils seraient aussi innocents 4(pe la pureté même. ~ Je mo défie de toi : que cela te

} ROSALINDE.

. Pourtant votre défiance ne suffit pas h me faire irai* tresse. Dites-moi en quoi consistent les présomptions con- fire moi.

FRÉDÉRIC.

\ Tu es la fille de ton père, et c'est assez.

ROSAUNDK.

I ., Je rétais aussi, quand Votre Altesse lui prit son du- i^ ; je l'étais aussi, quand Votre Altesse le bannit. —La -tlibison n'est pas héréditaire, monseigneur, et, quand néme elle nous serait transmise par nos parents, - que m'importe! mon père n'a jamais été .traître. Donc, mon l}fio suzerain, ne me méjugez pas jusqu'à voir dans ma 'vîsàre une trahison.

CÉUA.

Cher souverain, veuillez m' entendre.

FRÉDÉRIC.

Oui, Célia. C'est à cause de vous que nous Tavons re- tenue, — autrement il y a longtemps qu'elle vagabonderait avec son père.

CÉLU.

Je ne vous priais pas alors de la retenir : ce fut l'acte de votre bon plaisir et de votre libre pitié. J'étais trop jeune en ce temps-là pour apprécier ma cousine, - mais à présent je la connais. Si elle a trahi, - j'ai trahi, moi aussi : tpujours nous avons dormi ensemble, quitté le lit au DDtoie instant, appris, joué, mangé ensemble ; et par- tout où nous allions, comme les cygnes de Junon, tou- jours nous sommes allées accouplées et inséparables.

ae œm il tocs puiul

" EDe est trop subtile pour toi : sadoooeor, mt* lenee inèDDe et sa patmice - pukoi «o peuple fi h plaint. - Tu es one foHe : elle teTole te reDonunëe. - û tu brilleras bien daTaniase et tu sembleras bien plosacon* plie quand ei!e sera loin d'ici. Ainsi, n'oaTrepeshboi- che. Absohi et irrétoeable est l'arréc que j*« pnn contre elle : die est buinie.

Œlii.

ProDoncez donc aussi la sentence eontre moi, vut seigoeur : - je ne puis mre hors de sa compagnie.

nisiaic.

Vous êtes une foDe... Vous, nièce* faites rosptégt ratifs : si tous restez au-deli du temps fixé, sur mn bonneuft - par la puissance de ma parole, tous êtes morte!

Il ffwt aree ai loila. Ctlii.

0 ma pauTTe Rosalinde ! fas-tu aller? Yen-li changer de père? Je te donnerai le mien. AhîjelBb défends, ne sois pas plus affligée que moi.

KOSium.

J'ai bien plus sujet de l'être.

ciui. Nullement, cousine. Du courage, je l'ai prie! SaiMi pas que le duc m'a bannie, moi sa fille?

ROSALCCDC.

Pour cda, non !

CiLLl.

Non? n ne m'a pas bannie? Tu ne sens donc pas, I0- saiinde, l'affection qui te dit que toi et moi ne bisM qu'une. - Quoi ! nous serions arrachées Tune i l'autic! Nous nous séparerions, douce fille ! Non. Que mon pii* cherche une autre héritière ! .\insi décide avec moi gob- roent nous nous enfuirons, nous irons et ce que notf

SCÈNE m. 390

emporterons avec nous. Ah ! n'espérez pas garder votre malheur pour vous, supporter seule vos chagrins et m'en exclure : car, par ce ciel /déjà tout pAle de nos douleurs,

tu auras beau dire, j'irai partout avec toi !

ROSAUNDE.

Eh bien, irons-nous ?

CÉUA.

Retrouver mon oncle dans la forôt des Ardennes.

ROSAUNDE.

Hélas ! quel danger il y aura pour nous, - filles que nous sommes, à voyager si loin ! La beauté provoque les voleurs plus même que Tor.

CÉUA.

Je m'aiïublerai d'un accoutrement pauvre et vulgaire,

et me barbouillerai la figure avec une sorte de terre de Sienne. Vous en ferez autant, et nous passerons notre chemin, sans jamais tenter d'assaillants.

ROSAUNDE*

Ne vaudrait-il pas mieux, étant d'une taille plus qu'or- dinaire, — que je fusse en tout point vêtue comme un homme? Un coutelas galamment posé sur la cuiçse, un épieu à la main, je m'engage, dût mon cœur receler toutes les frayeurs d'une femme, à avoir l'air aussi ro- domont et aussi martial que maints polirons virils qui masquent leur couardise sous de fiaux semblants.

CÉUA.

Coniment t'appellerai-je, c^\iànd tu seras un homme?

ROSAUNDE.

Je ne veux pas un moindre nom que celui du propre page de Jupin. Ainsi ayez soin de m^appeler Ganimède.

Et vous, comment voulez-vous vous appeler ?

GÈUA.

#

D'un nom qui soif en rapport avec ma situation : délia n'est plus, je suis Aliéna.

300 COMME IL TOCS PLAflU.

MfiàUXK.

Dites donc, coosine, si nous essayioiis d'enlever et la coar le fou de votre père? Est-ce qQ*il ne serait pesn soutien pour nous dans notre pérégrioatîoD?

CEUX.

Il irait au bout du inonde avec moi : -- UsseHOMiî seok le séduire. Vite allons réunir nos jojaux el dos riciiesses; - puis choisissons le moment le plus propice el la voie la plus sûre pour nous dérober aux recherches qui seront laites après notre évasion. Marchons avec joie, non vers Texil» mais vers la liberté.

Elles sortent.

SCÈNE IV.

[Uoe grotte daos la forêt des Ardesnes.]

Entrent le vieux duc, 1mie:cs et d*«otres seigneurs, en babits de

Teneurs.

LE DUC.

Eh bien, mes compagnons, mes frères d'exil, la vieille habitude n'a-t-elle pas rendu cette vie plus douce que celle d*une pompe fardée? Cette forêt n'est-elle pas plus exempte de dangers qu'une cour envieuse? Ici nous ne subissons que la pénalité d'Adam , la différence des saisons. Si de sa dent glacée, de son soufDe brutal, le vent d'hiver - mord et fouette mon corp^ jusqu'à ce que je grelotte de froid, je souris et je dis : - Ici point de flatterie; voilà un conseiller qui me fait sentir ce que je suis. Doux sont les procédés de l'adversité : comme le crapaud hideux et venimeux, elle porte un précieux joyau dans sa tête (25) . - Cette existence à l'abri de la cohue pu* bliquc ~ révèle des voix dans les arbres, des livres dans les

SC&ME IV, 301

ruisseaux qui coulent, - des leçons dans les pierres ot le bien en toute chose. ^

AMIENS.

- Je ne voudrais pas changer do vie. Heureuse est Votre Grâce de pouvoir traduire racharnement de la fortune - en st^le si placide et si doux !

LE DUC.

- Ah çà, irons-nous tuer quelque venaison?... —Et pourtant je répugne à voir les pauvres êtres tachetés, bourgeois natifs de cette cité sauvage» - atteints sur leur propre terrain par les flèches fourchues - qui ensanglan- tent leurs hanches rondes.

PREMIER SEIGNEUR.

Aussi bien, monseigneur, cela navre le mélancolique Jacques ; il jure que vous êtes sous ce rapport un plus grand usurpateur que votre frère qui vous a banni. Aujourd'hui, messire d'Amiens et moi-même, nous nous sommes faufilés derrière lui, comme il était étendu - sous un chêne dont les antiques racines se projettent sur le ruisseau qui clapote le long de ce bois. Là, un pauvre cerf égaré, qu'avait blessé le trait des chasseurs, - est venu râler ; et vraiment, monseigneur, le misérable animal poussait de tels sanglots que, sous leur effort, sa cotte de cuir se tendait presque à éclater; de grosses larmes roulaient l'une après l'autre sur son innocent museau dans une chasse lamentable. Et ainsi la bête velue, ob- servée tendrement par le mélancolique Jacques, -se tenait sur le bord extrême du rapide ruisseau - qu'elle grossis- sait de ses larmes.

LE DUC.

Mais qu'a dit Jacques? A-t-il pas tiré lu morale de ce spectacle ?

PREMIER SEIGNEUR.

- Oh ! oui, en mille rapprochements. - D'abord, voyant

302

COMME IL VOUS puiha.

tant (le larmes perdues dnnfi le torrent : Pauert «rf, a-t-il dit, lu fais loii testament cotnm^ nos monâam,/i tu donnes à<iui avait déjà trop. " Puis, voyant la Mis seule, délaissée et abandoiiDée de ses amies veloutée) : " Cestjuste, a-l-il ajouté, la misère écarte le floldeU compagnie. <• Toutàcoup, unetroupedecerfs insoitciants- et bien repus bondit à cflté du blessé, sans même s'arrtter à le choyer : Oui, dit Jacques, - enfuyez-vous, gras et plan- tureux citoyens : - voilà bien la mode ! d quoi bon jeter m regard sur le pauvre hanqueroutier ruiné que voilà? - Ain« te trait de ses invectives frappait à fond la campagne, Il ville, la cour etjusqu'à notre existence ; il jurait que uom somnies de purs usurpateurs, des tyrans et ce qu'il y a de pire, d'effrayer ainsi les animaux et de les massacrer - dans le domaine que leur assigne la nature,

LE DUC.

Et vous l'avez laissé dans cette contemplation ?

DËL1XLÉUE SEIGNEUR.

Oui, monseigneur, pleurant et dissertant sur ce cerf à l'agonie.

LE DUC. Moatrez-moi l'endroit. - J'aime h l'aborder dans ces accès moroses, car alors il est plein de choses pro- fondes.

DEUXIÈME SEIGNEUR. Je vais vous conduire droit h lui.

Ils sorte Dt.

SCÈNE V.

[Dans le palais ducal.]

Kdlro LE DUC rtif.D£n[c, suivi tic SEIGNEURS «t de counisani.

FBÈDKRIC.

Est-il possible que personnu ne les ait vues? - Cela

r\

SCÉNB VI. 303

ne peut être : quelques traîtres de ma cour sont d'accord et de conniyence avec elles.

PRSMIKR SKIGNEUR.

Je ne sache pas que quelqu'un les ait aperçues. Les femmes de chambre qui la servent l'ont vue se mettre au lit ; mais, le matin de bonne heure, elles ont trouvé le lit dégarni de son auguste trésor.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Monseigneur, ce coquin de bouffon qui si souvent fai- sait rire Votre Grâce, a également disparu. ITespérie, la dame d'atours de la princesse, avoue qu'elle a secrète- ment entendu votre fille et sa cousine vanter beaucoup le^ qualités et les grâces du lutteur qui tout dernièrement a assommé le robuste Charles ; -et, en quelque lieu qu'elles soient allées, elle croit que ce jouvenceau est sûrement dans leur compagnie.

FRÉDÉRIC.

Envojrez chez son frère chercher ce galant ; s'il est absent, amenez-moi son frère, je le lui ferai bien trou- ver : faites vite, et ne ménagez pas les démarches et les perquisitions pour rattraper.ces folles vagabondes.

l\^ fortent.

SCÈNE VI.

[Devant la maison d'Olivier.]

Orlando et Adam te eroitent.

ORLANDO.

Qui est ?

ADAM.

Quoi ! . . . mon jeune maître ! 0 mon bon maître, ô mon cher maître, ô image du vieux sire Roland ! que faites- vous donc ici ? - Pourquoi êtes- vous vertueux ? Pour-

m

W

^364 coMKE 11. vous puinv.

quoi les gens vous aimenl-ils? El pourquoi éIps-tois doux, fort et vaillant? - Pourquoi, impruOeal, avei-rast terrassé - le champion ossu de ce liuc fantasque î-¥«ff gloire vous a lix)i) vite devauoi ici. Savez-vous jias, œil- tra, qu'il est ciirtaias hommes - pour qui luùrs quililù sont autant d'euneniis? —Vous êtes do ceux-là ; vos vertus, mou bon maître, ~ ne sont à votre égard que de saiDlt^ et pures traîtresses.— Oli! qu'esl-ce donc qu'un monde toute grAce empoisonne qui elle parc ? OULVSDO.

Voyons, de quoi s'iigil-il?

ADAM.

0 mallieureux jeune liorame I - Ne francbissez pas celle porte. Sous ce toit - logo l'ennemi de tous vos mérites. - Votre frère... non, pas votre frère... Lefîis... non, pas le fils ! je no veux pas l'appeler le fils de celui que j'al- lais appeler son père... --n appris votre triomphe; celte nuit mémo il se propose - de mettre le feu au logis vous arez l'habitude de coucher, - et de vous brfller dedans. S'il y ëchoue, - il recourra à d'autres moyens pour vous snéaD- tir : - je l'ai surpris dans ses machinations. Ce n'est pas ici un lieu pour vous, celte maison n'est qu'une boucherie. Abhorre/,-la, redoulez-la, n'y entrez pas, naiANDO.

Mais veux-tu que j'aille, Adam?

ADAM.

N'importe OÙ, excepté ici.

niiusiK).

Veux-tu donc que j'aille mendier mon pain - ou qu'a- vec une épée ISclie et forcenée j'exige sur la grande roule la ration du vol ? - C'est ce que j'aurais ù faire, ou je ne sais que faire ; mais c'est ce que je ne veux pas faire, quoi que je puisse faire. - J'aime mieux rn'expuser à l'a-

SCENE M. 305

charnement - d'un sang dénature» d*un frère sanguinaire.

ADAM.

- Non, n'en faites rien. J'ai cinq cents écus,— épargne amassée au service de votre père, que je gardais comme une infirmière pour le temps l'activité se paralysera dans mes vieux membres et ma vieillesse dédaignée sera jetée dans un coin. Prenez-les, et que Celui qui nourrit les corbeaux— et dont la providence fournit des ressources au passereau, soit le soutien de ma vieillesse!... Voici de l'or : je vous donne tout ça. Mais laissez- moi vous ser- vir. " Si vieux que je paraisse, je n'en suis pas moins fort et actif : car, dans ma jeunesse, je n'ai jamais vicié mon sang par des liqueurs ardentes et rebelles ; —jamais Je n*ai d'un front sans pudeur convoité les moyens d'af- foiblissement et de débilité. Aussi mon vieil Age est-il comme un vigoureux hiver,— glacé, mais sain. Laissez-moi partir avec vous : je vous rendrai les services d'un plus jeune homme - dans toutes vos affaires et dans toutes vos nécessités.

ORLANDO.

- 0 bon vieillard ! Que tu me fais bien l'effet de ce serviteur constant des anciens jours qui s'évertuait par devoir et non par intérêt ! Tu n'es pas h la mode de cette époque chacun s'évertue seulement pour un profit et, une fois satisfait, laisse étouffer son zèle par cette égoïste satisfaction : il n'en est pas ainsi de toi. Pauvre vieillard, tu soignes un arbre pourri qui ne peut pas même te donner une fleur en échange de toutes tes peines et de toute ta culture. Mais viens, nous ferons route ensemble, et, avant que nous ayons dépensé les gages de ta jeunesse, nous aurons trouvé quelque hum- ble sort à notre gré.

ADAM.

- En avant, maître ! je te suivrai, jusqu'à mon dar-

p

,11$ CDUE n. fM'S PUIBI.

■tar woÊfir, anc copsanee et loyauté. Depoji,^* dix-sefituisjasqo'ipns de quatre-vingts, j'uiAmb, je D'y Teu» plus TÎTre. A da-«)it w vont cbercber fortuoe, nuis à qaatre-Tinfts . il est Mp tKd d'uDe semaine au ntoios. N'imporU ! ta ioctane m peol pas mien me récompenser qu'en at it de mourir bonoèle et quîUe envers mon mitln. Us KKieiL

SCÈNE vn.

« kiU il* pajun : Ceiu, dégiû«éeeBberpn,« rmu os TWCHE-

Bo&umc 0 JufHier! <|ae nies esprits sont lassés!

mn M TMR^. Peu m'importerait pour mes esprits, si mes jambes M

réWienl pas.

RUSAlBSe. Je serais disposée de lont cœur à déshonorer mon co; lume d'homme et i pleurer comme une femme : mais il but que je soutienne le »ase W plus fragile. Le pourpoint « le haa(-de-chauss«s doivent à la jupe l'eiemple du cours^: wura^e donr . boone Aliéna .'

CZLU.

Je TOUS en prie . supportez ma dèhilLance ; je ne pois aller plus loin.

PliBRE OK TOTCilB.

Pour ma pari, j'aimerais mieui supporter votre tléiaîl- lance que porter votre personne : jKiurtanl, si je vous por- tais, mon fardeau ne serait pas pesant, car je crois que toii^ u'avez pas un besan dans votre bourse.

SCÈNE VII. 307

ROSAUNDE.

Yoilè donc la forôt des Ardennes.

PKRRS DE TOUCHE.

Oui, me voilà dans les Ardennes ; je n'en suis que plus fou. Quand j'étais h la maison, j'étais mieux ; mais les voya- geurs doivent être contents de tout.

BOSALINDE.

Oui, sois content, bon Pierre de Touche... Toyez donc qui vient ici : un jeune homme et un vieux en solennelle conversation.

Entrent CoRiM et SiLVivs. CORIN.

C'est le moyen de vous faire toujours mépriser d'elle.

SILVIUS.

0 Corin, si tu savais combien je Taime !

GORm.

Je m'en fais une idée, car j'ai aimé jadis.

savius.

Non, Corin, vieux comme tu Tes, tu ne saurais en avoir idée, quand tu aurais été dans ta jeunesse l'amant le plus vrai -qui ait Jamais soupiré sur l'ôréiller nocturne ! Si jamais ton amour a ressemblé au mien, (et je suis sûr que jamais homme n'aima autant), dis-moi à combien d'actions ridicules - tu as été entraîné par ta passion.

GORIN.

A mille que j*aî oubliées.

saviis.

Oh ! tu n'as jamais aimé aussi ardemment que moi. - Si tu ne te rappelles pas la moindre des folies auxquelles t'a poussé l'amour, —tu n'as pas aimé. -Si tu ne t'es pas assis, comme je le fais maintenant, - en fatiguant ton au-

J08 œxiE IL vixs miiA.

diteur des louanges de ta matlresse, tu n'as pasaimé.-

Si to n*as pas laossé compagnie brasqnement, faicé par

la passion, comme moi en cet instant, ta n'as pas aimé...

0I1iébé!Phâ>é!Pbébé!

n Ml.

eosiUMn.

Hélas! paoTre berger! tandis que ta sondais ta blessore, j*ai par triste arratare senti se roaTrir la mienne.

rauK u TorcBi.

Et moi la mienne. Je me soariens qae , quand j*élais amoureux, je brisai ma lame contre une pierre, et lai dis: Voilà qui f apprendra à aUrrde naU trcmvfr Jeanmetan Soa- rire. Et je me souTÎens que je baisais son battoir et les pis de la Tache que Tenaient de traire ses jolies mains gercées. Et je me souriens qu*uD jour, au lieu d'elle , je caressais une gousse : j'en pris les deux moitiés et, les lai offrant, je lui dis tout en larmes : Parîes4e$ pour Fanioar †mm. yous autres, rrais amoureux, nous nous liTrons à d'étran- ges caprices : mais, de même que tout est mortel dans la na- ture, de même toute nature atteinte d'amour est mortelle- ment atteinte de folie.

tOSJOJSU.

Tu paries spirituellement, sans y prendre garde.

niRRB DB TOUCHE.

Ah ! je ne prendrai jamais garde k mon esprit que quand je me serai brisé contre lui les os des jambes.

RQSALKDE.

~ Jupin ! Jupin ! La passion de ce berger a beaucoup de la mienne.

PIERRE DE TOICOE.

Et de la mienne : mais elle commence un peu à s'é- Tenter chez moi.

CÈUA, moDlrant Corin.

De grâce, que l'un de tous demande à cet homme-là

SCÈNE YII. 309

si pour de l'or il veut nous donner à manger. -Je suis presque mourante de faiblesse.

PIERRE DE TOUCHE^ appelant.

- Holà, vous, rustre !

ROSAUNDE.

Silence, fou ! il n'est pas ton parent.

CDRm.

- Qui appelle 7

PIERRE DE TOUCHE.

I>es gens mieux lotis que vous» messire.

GORIN.

- Pour ne pas Tôtre, il faudrait qu'ils fussent bien roi« sërables.

ROSAUNDE.

Paix, te dis-je!... ~ Bonsoir à vous, Tami !

GORIN.

- Et i vous, gentil sire, et i vous tous !

ROSAUNDE.

- Je t'en prie, berger, si l'humanité ou l'or - peut nous procurer un gtte dans ce désert, conduis-nous quelque part nous puissions trouver repos et nourriture. Voici une jeune Glle accablée do fatigue et qui succombe de besoin.

CORLN.

Beau sire, je la plains - et je souhaiterais, bien plus pour die que pour moi, que la fortune me rendit plus facile de la secourir. Mais je suis le berger d*un autre homme, et je ne tonds pas les brebis que je fais paître. Mon maî- tre est de disposition incivile et se soucie fort peu de s'ou- vrir le chemin du ciel ~ en faisant acte d'hospitalité. —En outre, sa cabane, ses troupeaux et ses pitis sont mainte- nant en vente, et dans notre bergerie, à cause de son alwence, il y a rien - pour vous à manger. Mais venez voir VIII. 20

310 COMME IL VOIS PLAIRA.

ce qu'il y a, -et il ne tiendra pas à moi que vous nosovez (tarfaitement reçus !

ROSALDCDE.

Qui donc doit acheter ses troupeaux et ses pâtu- rages ?

coRm.

Ce jeune berger que vous venez de voir et qui pour le moment se soucie peu d'acheter quoi qoe oe soit.

ROSAUKDI.

Si la loyauté oe s*y oppose en rien, je le prie d'a- cheter la chaumière, le pâturage et le troupeau : tu auras de nous de quoi payer le tout.

CÈLU.

Et nous augmenterons tes gages : j'aime cet endroit, - et j'y passerais volontiers mes jours.

CORIN.

Assurément la chose est à vendre. Venez avec moi. Si, information prise, vous aimez le terrain, le reveoa et ce genre de vie, je veux être votre très-fidèle berger - et tout acheter immédiatement avec votre or.

Us sortent.

SCÈNE VIII.

[Dans la forél.j Enirent Amiens, Jacques et d'autres.

AMIENS, chantaDt.

Qoe celai qui soos Tarbre vert Aime s'étendre avec moi Et moduler son chant jojeai D'accord avec le doux gosier de Toiseaui Vienne ici, vienne ici, vienne ici! Ici il ne Tcrra

. ff

A SGÉftK Yill. 3fl

D'autre ennemi Que Thiver M !• mMvdi temps.

*- fiooavé) encore, je t'eû prie, encore i

ASlSRo*

\'« m «aus rendre mélancolique^ monsieur Jacqnes.

JACQUES.

Tentmieu. Eticore, je t'en prie, encore ! Je puis sucer la mélancolie d'une chanson comme la belette suce un œuf. Encore, je t'en prie» encore!

▲MIENS.

Ma voix est enrouée : je sais que je ne pourrais vous plaire.

JAOQUtS.

Je ne vous demande pas de me plaire, je vous demande de chanter. Allons, allons, une autre stance. N'est-ce pas stances que vous les appelez ?

AMIENS.

Comrme i^us voudrez, monsieur Jacques.

JAGOUES.

Bah ! peu m'importe leur nom : elles ne me doivent rien. Voulez- vous chanter ?

AMIENS.

Soit ! à votre requête plutôt que pour mon plaisir.

JACQUES.

Eh bien, si jamais je remercie quelqu'un, ce sera vous. « Mais ce qu'ils appellent compliment ressemble à la rencontre de deux babouins : el quand un homme ne remercie cor- dialement, il me semble que je lui ai donné une obole et qu'il me témoigne une reconnaissance de mendiant. Al- lons, chantez. . . Et vous qui ne chantez pas, retenez vos lan- gues.

AMIENS.

Eh bien, je vais finir la chanson... Messieurs, mettez le dravert, le duo ^ent boire sons cet arbrei

312 COMME IL VOUS PLAllU.

A iacqaes.

Il VOUS a cherché toute la journée.

JACQUES.

Et moi, je Tai évité toute la journée. U est trop etgotaor pour moi. Je pense à autant de choses que lui, mais j'en rends grioes au ciel et je n'en tire pas vanité. AlloDSt gi-

zouille, allons.

AmieM chaste H tovt Ti

CHANSON.

Qae celai qoi fait rambiUon fit aime TÎTre aa loleil, Qiefthant sa noorriUire Et satisfait de ce qa'il troa? e Vienne ici, viesoe ici, Tienne ici !

Id U ne Terra

D'aotre ennemi Qae ThiTer etlemanTais temps.

JAOQUKS.

Je vais vous donner sur cet air-là une strophe que j'ai faite hier en dépit de mon imagination.

AMUENS.

Ëtje la chanterai.

JACQUES.

Ia voici.

Si par hasard il anire Qu*nn homme, changé en ânCt Laisse ses richesses et ses aises Pour satisfaire an caprice entêté, Dac ad me, dnc ad me, due ad ae l

Ici il verra D*aossi grands foos qae loi, S*il reat Tenir h moi.

AMIEKS.

Que signifie ce duc ad me?

JACQUES.

C'est une invocation grecque pour attirer les ioibëcte

SCÈNE IX. 313

dans un cercle... Je vais dormir si je peux; si je ne peux pas, je vais déblatérer contre tous les premiers -nés d'Egypte.

AMIKKS.

Et moi je Tais chercher le duc ; son banquet est tout pré- paré.

lit ft «lispertent.

SCÈNE IX.

[Sur lisière de k forèu]

KDtreai Orlando et Adam. ADAM.

Cher maître , je ne puis aller plus loin... Oh ! je meurs d'inanition ! Je vais m'étendre ici et y prendre la mesure de ma fosse. Adieu, mon bon mattre.

Il t*Airaitfe h terre. OaLANDO.

Comment, Adam ! tu n'as pas plus de cœur! Ah ! vis en- core un peu, soutiens-toi encore un peu, ranime-toi encore un peu ! Si cette farouche forêt produit quelque béte sau- vage, ou je serai mangé par elle, ou je te l'apporterai à man- ger. La mort est plus dans ton imagination que dans tes forces. Pour l'amour de moi, reprends courage : tiens pour un moment la mort à distance. Je vais être tout de suite à loi, et si je ne t'apporte pas de quoi manger, je te donne per- mission de mourir; mais si tu meurs avant mon retour, c'est que tu te moques de ma peine. . . A la bonne heure ! tu semblés te ranimer : je vais être à toi bien vite... Mais tu es étendu à l'air glacé. Viens, je vais te porter sous quelque abri, et tu ne mourras pas faute d'un dîner, s'il y a dans ce désert un être vivant... Du courage, bon Adam.

Il son, en porttDt Adam.

314 COMME Mi YOOft PLAÎRA.

SCENE -n.i : «.L. -^ ..

[Dans la forêt. Une taU« ionrie sont les arbres.]

' ^

Entrent te Tîeai duc, Amiens, et des seignbues.

LE DUC.

Je crois qu'il est nétapajpp^osé en bête; car je De peux le découvrir nulle part sous forme d'homme.

Monseigneur, il était ici tout à l'heure, s'égayant fort à écouter une chanaon. . ,

LE DUC.

S'il devient musicien, loi, ee composé de dissonnançes,

- nous aurons Uetiiôt du xléia6d[)ttd'ââl^ Ib^^^âi^.^ - ABez le chercher; dites-lui que jëVotrdnWs'lufpaflé^:^'*'''*^

Entre Jacques. PREMDBH SnÇlWUB, . ^ ... ,

tl m*en épargne la peine en venant lai-méme«

U5 DUC. ,.>'..

Eh bien, monsieur? Est-ce une existence? jf^aol- il que vos pauvres amis implorent votre çoa^p^^^i^? ~ Mais quoi ! vous avez l'air tout joyeux. .

JACQUES. . . . , ,

Un fou ! un fou ! j'ai rencontré un fou ^ajis la .iorÀ«

un fou en livrée bariolée. . . 0 migérablô fqonde V Àofisi vrai»que je vis de nourriture, j'ai rencontré un ioî^ étendu par terre, qui se chauffait au soleil e^ qui nar- guait dame Fortune en bons termes, en ternies fort bien pesés, et cependant c'était un fou en livrée. JSofùowfj, fou, ai-je dit... Non, monsieur ^ a-t-il dit, ne m*appeff$ fou que quand le ciel m'aura fait faire fortune. Puis il a

SCÈNE X. 315

tiré de sa poche uq cadrao qu'il a regardé d*un œil terne

- en disant tràs-seosément : Hest dixheuresl... Ainsi^ a-t-il ajouté» nous pouvons voir comment se démène le motide: il n*y a qu'une heure ^ qu'il était neuf heures; et dans une heure ^ il sera onze heures; et ainsi, d'heure eu heure, nous mûrissons, mûrissons, et puis, d'heure en heure, nous pourrissons, pourrissons, et ainsi finit l'his- toire. Quand j*ai entendu - le fou en livrée moraliser ainsisur le temps, mes poumons se sont mis à chanter comme un coq, à la pensée qu'il est des fous aussi contemplatifs; •- et j'ai ri, sans interruption, une heure à son cadran... 0 noble fou ! - 0 digne fou ! L'habit bariolé est le seul de mise.

LE DUC.

Quel est donc ce fou?

Jacques. 0 le digne fou !... C'en est un qui a été à la cour : il dit que, pour peu que les femmes soient jeunes et jolies»

elles ont le don de le savoir; dans sa cervelle, -aussi sè- che que le dernier biscuit après un long voyage, il y a d'étranges cases bourrées - d'observations qu'il Iftche

- en formules hachées... Oh! si j'étais fou! - J'ambi- tionne la cotte bariolée.

LE DUC.

-Tu en auras une.

JACQUES.

C'est la seule qui m'aille : pourvu que vous extirpiez devotresain jugement-cetteopinion, malheureusement en- racinée, — que je suis raisonnable. Il faut que j'aie franchise

entière et que, comme le vent, je sois libre de soufQer sur qui bon me semble, car les fous ont ce privilège. Et ce sont ceux qu'aura le plus écorchés ma folie qui de- vront rire le plus. Et pourquoi ça, messire? La raison est aussi unie que le chemin de l'église paroissiale : celui

310

aweis. a. vocs fuira.

qa'aB Im a frappa «l'uDe saillie spirituelte, - qoetqixdgi fBlIlneoeaise.aptIiillemeat, s'il ne paralIpssiiEB- iMe M raap : autruDeot, - la folie de l'faommesiptfl mise i nu - par les traits les plus hasardeux du lin. Affublet-CDOÎ de moa eostome bariolé, donoez-moi perm» sioa de dire ma pensée. et)e prétends purger ifbodk sale corps de ce moade corrooipu, - pounru qu'en agir patiemmenl ma médecÎDe. a Mc.

- Fi de t(H ! je puis ilire ce que ta ferais.

- th ! que ferais-Je, au bout du compie, si ce n'est di bien?

U DCC.

- Tu commettrais le plus affreux p^hé, en réprimm- dant le péché. - Car lu as été toi-même un libertÎD, - aussi sensuel que le rut bestial; - et tous les ulcères tuœê- fiés et tous les maux endurés que lu as attrapés dansu Uceo<» vagabonde. tu les communiquerais au moak entier,

JACOL'ES.

- Bah ! parce qu'on crie contre la vanité, la reproche- t-on pour cela à quelqu'un en particulier? Ce vice w s'étend-il pas, énorme comme la mer, jusqu'au point ûù l'impuissance même le force i refluer? Quelle est li femme que Je nomme dans la cité, quand je dis queli femme de la cilé porte sur d'indignes épaules la fortune d'un prince? - Quelle est celle qui peut s'avancer et dire que je l'ai désignée, quand sa voisine est en tout pareille il elle? - Ou quel est l'homme d'ignoble métier qui s'écriera que sa parure ne me coille rien, se crojant dé- signé par moi, s'il n'applique lui-même ~ à sa folie le stigmate de ma parole? - Eh bien ! allons donc ! faites-moi voir en quoi - ma langue l'a outragé; si elle a dit juste i

/^

SCÈNE X. 317

son égard, c'est lui-même qui s'est outragé ; s'il est san<; reproche, - alors ma critique s'envole comme une oie sau- vage, — sans être réclamée de personne. . . Mais qui vient ici?

Orlando s'élaoee l'épce h la maiu. ORUNDO.

- Arrêtez et ne mangez plus !

JACQUES.

Eh ! je n'ai pas encore mangé.

oaLANDO.

- Et tu ne mangeras pas, que le besoin ne soit servi !

JACQUES.

De quelle espèce est donc ce coq-li ?

LK DUC.

L'ami! est-ce ta détresse qui t'enhardit i ce point? ou est-ce par un grossier dédain des bonnes manières - que tu semblés à ce point dépourvu de civilité?

ORLAHDO.

Vous avez touché juste au premier mot : la dent ai- guë — de la détresse aflamée m'a 6té les dehors de la douce civilité; pourtant je suis d'un pays policé, et j'ai idée du savoir-vivre. Arrêtez donc, vous dis-je! il meurt, celui de vous qui touche i un de ces fruits - avant que moi et mes besoins nous soyons satisfaits !

JACQUES.

Si aucune raison ne suffit à vous satisfaire, - il faut que je meure.

LE DUC.

- Que voulez-vous?... Vous nous aurez plutêt forcés par votre douceur qu'adoucis par votre force.

ORLANDO.

- Je suis mourant de faim ; donnez-moi i manger

cmm. II. vous plaira.

U DUC.

- Assoyez-vous et mangez, et soyez le bienvenu incft

OHUNDO.

Pariez-vous si doucement? Oh ! pardon, je vousprie! J'ai cru que tout était sauvage ici, et voilà pourqowj'ii pris le Ion -de le farouche exigeance. Mais, qui que tous soyez, qui (tans ce désert inaccessible, —à l'ombre dw lancoliques rnmures, - passez n(?g!igpmment les heures fur- tives du iLmps, - si jamais vous avez vu des jours ineii- leurs, - si jamais vous avez vécu Ih des cloches appelleni I l'église, si ^dmis vous vous êtes assis h )a uÛt «J'od brave homme, - si jamais vous avez essuyé une laratede vos paupières, et su ce que c'est qu'avoir pitié emblfloir pitié, - que la douceur soit ma grande violence! - Dsni cet espoir, je rougis et cache mon épée.

Il reujjstne son épie.

LE DUC.

- C'est vrai, nous avons vu des jours meilleurs, elh cloche sainte nous a appelés ft l'égUse, et nous nous sommes assis à la table dp braves gens, ei nous avons es- suvé de nos yeux - des larmes qu'avait engendrées une pitié sacrte, - etainsi asspyez-vnus en toute douceur, - el prenez à volonté ce que nos ressources peuvent offrir k votre dénûment.

ORUNUO.

Eh bien, retardez d'un instant voire repas, tandis que, pareil h la biche, je vais chercher mon faon pour le nourrir. Il y a IS un pauvre vieillard - qui .^ ma suite a Iniîné son pas péniblt; par pur dévouement : jusqu'à ce qu'il ait réparé ses forces - occabk'espnr la double défail- lance de l'âReet de la faim, -je ne veux rien toucher.

i,E m n. Allez le chercher, - nous ne prendrons rien jusqu'à votre retour.

/^

sgjS;nk X. 310

ORIANDO.

- Je vous remercie : soyez béni pour votre généreuse assistance !

LE DUC, àjflcqaaibri . .• . :. t ^

Tu vois que nous ne sommes pas les seuls malheu- reux : - ce vaste théAiro de Tunivers -- ofice de plus dou- loureux spectacles que la soèDd nous figurons.

Le monde entier est UBfthéAtre^ '^;ettou8» liomraes^et femmes, n'en sont que les aeteurs. Tous ont leurs en- trtèfe et Jeurs' sorliei', et chacun^ y jôW sticeesslt^ement tèifdtfKrenfs rMes - d'un dfime en sept âge». C'est d^atonl FèM^nt^tagissant et bavant daM les Ifras de Id nourrice. Puis l'écolier pleurnicheur, avec sa sacocfbé' -^ et sa-lioe radieuse d'aurore, qui, fomme nH limaçon, rampe - à contre-cœur vers Técole. Et puis, l'amant, soupirant, avec l'ardeur d'une fournaise, une douloureuse ballade dédiée aux sourcils de sa maltresse. Puis» te soldat, plein de jurons étrangers, barbu comme le léopard, jaloux sur le point d'honneur, brusque et vif h la querelle, pour- suivant la fumée réputation jusqu'à la gueulé du canon. Et puis te juge, dans sa belle panse rotide, garnie d'un bon chapon, l'œil sévère, la barbe solennellement taillée, -- plein de sages dictons et de banales maximes, et jouant, lui aussi, son rôle. Le sixième Age nous offre - un maigre Pantalon en pantouffles, avec des lunettes sur le nez, un bissac au oôté ; les bas de son jeune temps bien conservés, mais inâDÎment trop laides -^ pour son jarret ra- corni; sa voix, jadis pleine et mâle, revenant au fausset enfantin et modulant- un aigre sifflement. La scène finale, qui termine ce drame historique, étrange et accidenté, ~ est une seconde enfance» étal de pur oubli; sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien !

3ib amc il tocs naiiâ

tel

U KC

-- Sogrez le bîeofeoa!... Déposa Yotre ^tfnhMt far- Jeio, - elfûmJe

Je tous femcrcie de loot eœur pov loi.

ToasCûles bien... - Car e*eiti peine si je pois pr 1er d tous ranefcîer poor moî-flièiiie.

u KC.

Sojez le bêenfena!... A table! Je ne leos pas iM troubler - eoeore eo tous qoertiomiapt sor ma awli res... - Qo*oD nous doooe de la aioskiQe, et loos, bM oousio, chantez.

Soalic, iMiic, ftal élûiw»

Ta B*et pas «u« ■ilfiiiit.

Qom f mgralila^ éê Thùmmt.

Ta deal b'csI pas li acMe,

Car la et iBTisible«

Qaclqve raila qaa aail Imi hÊÊmmm, lié!bo!eluBlOMlM!bo!aMflalMn vwt. Trop sooveat Vêmuùé ttX iwae» raaow, para Mie.

DoBc, ! bo ! soua la Imnu *

Celle f ie esl U plus riaate.

Gèle, gèle, eiel aigre,

To Be Bords pas aussi dur

Qo'oB bieeCiil oublié.

Si fort que la iagelles les eeoi.

Ta lanière ae blesse pas aaUal

Qu'uo ami saas mémoire. ! bo ! ehanloos, ! bo ! sous le boas ?€rt. Trop soofeol l'amilié esl feiate, raiaour, fMwe Mie.

Doac, ! bo ! soos le boei !

Celle vie esl la plas riaate.

Pcadeal qa'Amieas chaolait, le doc a eaosé à toîi basas avec OiUaii»

WÀ»i Xi. 321

UB DUC.

- Si, en effet, vous êtes le fils du brave sire Robnd« comme vous me l'avez dit franchement tout bas, et comme l'atteste mon regard qui retrouve son très-fidèle et vivant portrait dans votre visage, soyesle très-bienvenu k»! Je suis le duc qui aimait votre père... Quanta la suite de vos aventures, venez dans mon antre me la

A Ad«B.

Bon vieillard, - tu es, comme ton mahre, le très-bicD* venu.

Mootrant kdêm à tes gt»t.

Soutenez-le par le bras...

A OrUado.

Donnez-moi votre main , - et faites-moi connaître toutes vos aventures.

SCÈNE XI.

[Dans la paldt doeaL]

Bilreot doc FEiDÉâic» Olivier, des SBiGRiims M des geis de

senrîee.

FRÉDÉRIC, iOliTier.

Vous ne l'avez pas vu depuis? Messire, messire, cela n'est pas possible. - Si je n'étais pas dominé par l'indul- gence, — je n'irais pas chercher un autre objet de ma vengeance, toi présent... Mais prends-y garde : il faut que tu retrouves ton frère, en quelque lieu qu'il soit : cherche-le aux flambeaux, ramène-le, mort ou vif, avant on an ; si non, ne songe plus à chercher ta vie sur notre territoire. Tes terres et tous tes biens, - dignes de saisie, resteront saisis entre nos mains jusqu'à ce que tu te sois

COMME il. \WH PLAIRA.

Justilié, par la boucUe de ton ttère, des souprcu^ ] nous STOns conlre loi. ' '

~ Oh ! si Voire Altesse connaissait à food moataiii^ jamais jft n'ai aimé mon frère, de ma »ie.

HUtDifilQ.

- Ta n'en es que plus infâme... AUooft, qu'on UjeHi is porte, et que les oflitiers spéciaux mettent questre sur sa maison el sur ses terres : qu'oa prodè su plus vite ol qa'oo le chasse ! 4

Ils sortent. ^

SCÈNE X;i.

ri

[Dans la toril.]

•1 '"Un ..

OKLA.^uo CDlrB et appeodun papier à an arbra."

ORUNUO, déclamsDt. Piiez-roas lA, mes vari, en léuwigoage de mon amour ! El toi, teine de la nuit h la triple couroone, darde

ToD cliaste rcgiiril, du haut de lu pille «plière,

Sur le nom de In clinsseri'i'i'" qui règne snr ma vie.

0 Uosdlinde ! ces arbres «crout mes registres. Et dans leur écorce je graierai mes pensées. Afin que tous les yeun ouverts dans celle foriîi

Couri, coora, Orlando, inscris lur chaque arbr« La belle, lanbasle, l'ineUable!

tulreplCuRlNetI>IEIlRË DB'i'OtIUlB.

CûRIN. Et comment trouvez-vous celte vie de berger, malt Pierre de Touche?

PlEBRE ItE TOUCHE, l'ranclicmcnt, berçcr, considérée en clle-m6mc, c'est ut

/^

scÈNt: XII. 3^3

vio couvenable ; mais considérée comme vie de berger, elle ne vaut rien. En tant qu'elle est solitaire, je l'apprécie fort ; mais en tant qu'elle est retirée, c'est une vie misérable. En tant qu'elle se passe à la campagne, elle me platt fort ; mais en tant qu'elle se passe Ibin de la cour, elle est fastidieuse. Comme vie frugale, voyez- vous, elle sied parfaitement à mon humeur; mais comme vie dépourvue d'abondance, elle est tout h fait contre mon goût. As-tu en toi quelque philoso- phie, berger?

amnr. Tout ce que j'en ai consiste à savoir que, plus on est ma- lade, plus on est mal h l'aise, et que celui qui n'a ni ar- gent, ni ressource, ni satisfaction, est privé de trois bons amis; que la propriété de la pluie est de mouiller, et celle du feu de brûler ; que la bonne pâture fait le gras troupeau, et que la grande cause de la nuit est le manque de soleil ; et que celui à qui ni la nature ni la sdence n'a donné d'in- telligence, a à se plaindre de l'éducation ou est de parents fort slupides.

PIERRE DI TOOGBE.

C'est une philosophie naturelle que eelle-là... As-tu ja- mais été à la coar, berger?

COHIN.

Non, vraiment.

PIERRE DR TOUCHE.

Alors tu es damné.

OORIN.

J'espère que non.

PIERRE DE TOUCHE.

Si fait, tu es damné et condamné comme un œuf cuit d*Qn seul cAté.

coRm. Pour n'avoir pas été à la cour ! Comment i;a?

324 GOMME IL VOUS PUIRA.

PKBII DB TOCGBI.

Eh bien» si tu n'as jamais été à la ooor, ta B*as ji vu les bonnes CBiçras; si tu n'as jamais tu les façons, tes Cfliçons doivent être néoessairemeDl ma» et le mal est péché, et le péché est damnaliQD. Ta es un état périlleux* berger.

CDa».

Point du tout. Pierre de Touche. Les boiuies liçonsè la cour seraient aussi ridicules à la campagne que les mMft- res de la campagne seraient grotesques à la coar. Tov m'avez dit qu'on ne se salue à la cour qu'en se baisant ks mains ; cette courtoisie serait très-malpropre, si les coorfi* sans étaient des bergers.

PHERE DS TOUGHB.

La preuve, vite ! allons, la preuve!

GOBIH.

Eh bien, nous touchons continueUemeol nos brebis, d vous savez que leur toison est grasse.

PIERRE K TOUGHB.

Eh bien, est-ce que les mains de nos courtisans m suent pas? et la graisse d'un mouton n'esl-elle pas ans saine que la sueur d'un homme? Raison creuse, rma creuse! une meilleure , allons!

CORIN.

En outre, nos mains sont rudes.

PIERRE DE TOUCHE.

Vos lèvres n'en sentiront que mieux le contact. Encore une creuse raison : une plus solide, allons !

GORIN.

Et puis elles se couvrent souvent de goudron, quand noos soignons notre troupeau : voudriez-vous que nous ba- sions du goudron? Les mains du courtisan sont parfumées de civette.

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SCÈNE Xll. 325

PIERRE DE TOUCHE.

Homme borné, lu n'es que de la chair à vermine, corn-

I paré à un bon morceau de viande. Oui-dà ! . . . Ecoute le sage I et réfléchis : la civet(e est de plus basse extraction que le I goudron, c'est la sale fiente d'un chat. Une meilleure rai- son» berger.

CORLN.

Vous avez un trop belesprit pour moi : j'en veux rester là.

PIERRE DE TOUCHE.

Yeux-tu donc rester damné? Dieu t'assisie, homme borné ! Dieu veuille t'ouvrir la cervelle ! tu es bien naïf.

CORIN.

Monsieur, je suis un simple journalier : je gagne ce que je mange et ce que je porte ; je n'ai de rancune contre per- sonne, je n'envie le bonheur de personne ; je suis content du bonheur d'autrui et résigné à tout malheur; et mon plus grand orgueil est de voir mes brebis paître et mes agneaux téter.

PIERRE DE TOUCHE.

Encore une coupable simplicité : rassembler brebis et 1 béliers et tâcher de gagner sa vie par la copulation du bé- I lail ! se faire l'entremetteur de la bête à laine, et, au mépris f de toute conscience, livrer une brebis d'un an h un bélier cornu, chenu et cocu. Si tu n'es pas damné pour ça, c'est que le diable lui-même ne veut pas avoir de bergers; autre- ment, je ne vois pas comment tu peux échapper.

CORLN.

Voici venir maître Ganimède, le jeune frère de ma nou* telle maltresse.

Ëatre Rosalinde, lisant ud papier.

g ROSALINDE.

De Torient à Tf nde occidentale. Nul joyaa comme Rosalinde. Sa gloire, montée sur le Tenl,

21

KL KCS

Je vous hoKnî cocBme «^a hait années dmant, kshn di dîner, *ii soaper et da donnir eseepiées; c'est en ment le trot Time marduode de beorre aDaiit «■ bbrI

lOÊUzm.

Ualéceressû

Babil âlBY«? doit èir« Et de CKflie Li Bince R«iii

Pvi4 càjrricr avec ImaiBde. Up*néo«ccMiiaUplBi «gve Ctne leri, c'ett V^B fcot tio«Tcr U plv Trosve épiac d'aaav et

m

C'est U le bm galop do Tefs : pouiquoî tous empesl nxis de pareilles rimes?

Silence, foa obtu? : je les ai trouTées sur on arbre.

pfau H Tocaii. Ma foi, cet arbre-là tienne de maaTais froits.

Je Teux le greJer sur tous, et puis Tenter d'un néfli Alors TOUS ferez l'arbre le plus aTancé de toale la cootn TOUS ikmaerez «les fruits pourris avant d être à moitié mil ce qui est la qualité m^oie du Deûîer.

SGftNB XII. 397

PIERRE DE TOUCHE.

Vous avez parlé; si c*est sensément ou non, que la forêt Q décide.

Entre Célia, liiant on papier. ROSÀUHBE.

Silence ! Voici ma sœur qui vient en lisant ; rangeons- ous.

CÈLIÂ, déclamant. Pourqaoi ce bois serait-il désert? Parce qn^il est inhabité ? Non I J'attacherai à chaque arbre des langues Qai proclameront des rérités solennelles : Elles diront combien vite la rie de l'homme Parcourt ion errant pèlerinage; Qoe la somme de ses années Tiendrait dans une main tendue; Que de fois ont été violés les serments Échangés entre deax Ames amies. Mais^ sur les branches les plus belles Et aa bont de chaque phrase» J'écrirai le nom de Rosaliade, Pour faire savoir à tous ceux qui lisent Que le ciel a voulu condenser en elle La quintessence de tonte grâce. Ainsi le ciel chargea la nature D'entasser dans un seul corps Tontes les perfections éparscs dans le monde. Au<si(ôt la nature passa h son crible La beauté d*Hélëno, sans son cœur, La majesté de Cléopâtre, Le charme suprôme d*Atalante» L'austère chasteté de Lucrèce. Ainsi de maintes qualités Rosalinde Fut formée par le synode céleste : Nombre de visages, de regards et de cœurs Loi cédèrent leurs plus précieni attraits.

COMME 11: VOUS PLA1HA

El que jo

: Ions CCS dons, son esclan.

nosmsDE. 0 miséricordieux Jupiter! De (luellc fastidieuse homélie (l'amour vous venez d'assommer vos paroissiens, sans cria: Patience, bonnes gem !

CËLIA. Quoi ! vous étiei! là, amis d'arrière-garde !

A Corin. Berger, retire-toi un peu.

A Pierre Je Touche. Va avec lui, drôle.

mnilE DE TOCCRE, i CoriD. Allons, berger, Taisons une retraite honorable; siDOs avec armes et bagage, du moins avec la cape et l'dpée. Pierre lio Touche ei Corin sortenL. CËLIA. As-tu entendu ces vers?

ROSALINDE. Je les cnicndus, et de reste, car quelques-uns avaient plus de pieds que des vers n'en doivent porter.

CÈLIA.

Peu importe, si les pieds pouvaient porter les vers.

nOSALINDK. Oui, mais les pieds eux-mêmes clochaient et ne pou- vaient se supporter en dehors du vers, et c'est pourquoi ils faisaient clocher le vers.

CÉLU. Mais as-tu pu remarquer sans surprise comme Ion nom est exalté et grave sur ces arbres?

noSAl-INDE,

Sur neuf jours de surprise j'en avais déjà épuisé sept, quand vous êtes arrivée. Car voyez ce que j'ai trouvé sur un

h /\

SGÈNK XII. 329

palmier. Je n*ai jamais été tant rimée* depuis le temps de Pythagore, époque j'étais uii rat irlandais, ce dont je me souviens à peine.

CfcUA.

Devinez-vous qui a fait ça ?

ROSUINDE.

Est-ce un homme?

CÉUA.

Ayant au cou une chaîne que vous portiez naguère. Vous changez de couleur !

ROSAUNDB.

Qui donc, je t'en prie?

CJÉUÀ.

0 Seigneur! Seigneur! Pour des amants, se rejoindre est chose bien difficile ; mais des montagnes peuvent être déplacées par des tremblements de terre, et ainsi se ren- contrer.

ROSAUNDE.

Ah çà, qui est-ce?

CÈUA.

Est-il possible !

ROSALWDE.

Voyons, je t'en conjure avec la plus' suppliante véhé- mence, dis-moi qui c'est.

CÈLU.

0 prodigieux, prodigieux, prodigieusement prodigieux, et toujours prodigieux ! prodigieux au-delà de toute excla- mation !

ROSAUNDE.

Par la délicatesse de mon teint! crois-tu, que, si je suis caparaçonnée comme un homme, mon caractère soit en pourpoint et en haut-de-chausses ? Un moment de retard de plus est pour moi une exploration aux mers du sud. Je t'en prie, dis-moi qui c'est? Vite, dépécbe-toi de parler. Je vou*

SIB COMME fl, VOns PLAIRA,

cirais que tu fusses bègue, afin que ce nom enfoui tàaffl de tes lèvres, comme le vin sort d'une bouteille i l'ért goulot ; tropù In toisou pas du touti Je t'en prie,liiih bouchoD de ta bouche, que je puisse avaler ton injslte.

(ÉUA. Vous pourriez donc mettre un homme dans nbi ventre ?

Est-il de la façon de Dieu? Quelle sorte d'homme? Son chef est-il digne d'un chapeau, son menton digne i'm barbe?

CÈLIA.

Ma foi, il n'a que peu de barbe.

Eh bien, Dieu lui en accordera davantage, s'il seinoiilif reconnaissant. Je consens à attendre la pousse de sa bstbi, si tu ne diifères pas plus longtemps la description da w

CfeUA. C'est le jeune Orlando, celui qui au mi^me instaotj

oulbuli; le Uittcuf Gl votre cœur,

IinSiLINltE.

Allons! au diable les plaisanleries! parle d'un ton «i^- rieux et en vierge sage.

CKLIA. En vérité, petite cousine, c'est lui.

nOSALlNDB. Orlando T

CËMA.

Orlando.

nOSALlKDE.

Hélas! que vais-je faire à présent de mon ponrpoinle de mon haut-de-chnusses !... One fnisait-il, qu«nd ta 1> vu? Qu'a-l-il dit? Quelle mino avail-il? Dans quelle lenfi"

/Ti

BGÉIIE XII. 331

ëtait-il? Que fait-il ici? S'est-il informé de moi? reste-t- il? Comment s'est-il séparé de toi? Et quand dois-tu le re- voir? Réponds-moi d'un mot.

CÈUA.

Il faut d'abord que vous me procuriez la bouche de Gar- gantua : ce mot-là serait trop volumineux pour une bouche de moderne dimension. On aurait plus vite répondu au ca- téchisme que répliqué par oui ou non à tant de questions.

ROSÂLINDE.

Mais sait-il que je suis dans cette forêt, et en costume d'homme? A-t-il aussi bonne mine que le jour de la latte?

GÈUÂ.

Il est aussi aisé de compter les atomes que de résoudre les propositions d'une amoureuse. Mais déguste les détails de cette découverte et savoure-les avec un parfait recueille- ment... Je l'ai trouvé sous un arbre, comme un gland abattu!

ROSAUNDE.

Cet arbre peut bien s'appeler l'arbre de Jupiter, puis- qu'il en tombe un pareil fruit !

CÈLIA.

Accordez-moi audience, bonne madame.

ROSALINDE.

Poursuis.

CÈUA.

n était donc là, gisant tout de son long, comme un che- valier blessé.

ROSALINDE.

Si lamentable que pût être ce spectacle, cela devait bien faire dans le paysage.

CÊLIA.

Crie : halte ! à ta langue, je t'en prie ; elle fait des écarts bien intempestifs... Il était vêtu en chasseur.

'Mi COJIME IL VOUS PUIBA.

^B ROSALINDE.

^H 0 siuislro présage \ il vient pour me percer le cam.

^H ŒUA.

^B Ji! voudrais chanter ma chanson sans refrain ; tu m Iiis

^1 toujours sortir du loo.

ROSALiNDE.

^^ SovoK-vous pas que je suis femme? Quand je pense, il

^H faut que jo parle. Chère, continuez.

I

Entrent Oni.Asno el jACQrES.

CEL!(\.

Vous me déroulez... Chut! n'est-ce pas lui qui vient iril

ROSALINDE. C'est lui... Embusquons-nous et observons-le.

Célin et Rosalinde se m«Ltcnt è l'écart.

I.\CI,1UES. Je vous remercie de votre compagnie ; mais, ma foi, j'aurais autant aimé rester seul.

oulakdo.

El moi aussi ; cependant, pour la forme, je vous remercie également de votre société.

JACQUES.

Dieu soit avec vous ! Rencontrons-nous aussi rarement que possible.

OBUNDO. Je souhaite que nous devenions de plus en plus étrangers

l'un à l'autre.

JACQUES. Je vous en prie, ne déparez plus les arbres en écrivant des chants d'amour sur leur écorce.

OEIUNDO.

Je vous en prie, ne dépare?- plus mes vers en les lisant de si mauvaise grtlce.

n

SC^NE XII. 333

JACQUES.

Rosalinde est le nom de votre amoureuse?

ORUNDO.

Oui, justement.

JACQUES.

Je n'aime pas son nom.

ORLANDO.

On ne songeait pas à vous plaire» quand on Ta baptisée.

JACQUES.

De quelle taille est-elle?

ORLAinX).

Juste à la hauteur de mon cœur.

JACQUES.

Vous êtes plein de jolies réponses. N*auriez-vous pas été en relation avec des femmes d'orfèvre et ne leur auriez-vous pas soutiré des bagues?

ORLANDO.

Nullement. Je vous réponds dans ce style de tapisserie qui a servi de modèle à vos questions.

JACQUES.

Vous avez l'esprit alerte : je le croirais formé des talons d'Âtalante. Voulez-vous vous asseoir près de moi? et tous deux nous récriminerons contre notre maltresse, la création, et contre toutes nos misères.

ORLANDO.

Je ne veux blâmer au monde d'autre mortel que moi- même, à qui je connais maints défauts.

JACQUES.

Votre pire défaut, c'est d'être amoureux.

ORLANDO.

C'est un défaut que je ne changerais pas pour votre meil- leure qualité. Je suis las de vous.

JACQUES.

Sur ma parole, je cherchais un fou, quand je vous ai trouvé.

J'y verrai ma propre figure.

OEtUNDO. Que je prends pour celle d'un fou ou d'un zéro.

lACQUES.

Je ne resterai pas plus longtemps arec vous : adieu, bon BÎgDor Amour.

ORLAHDO. Je suis aise de votre départ. Adieu, bon tnoDsieur de la , Mélancolie.

Jicquet Mil, Rossliada el Célia •'■nnevnt.

R0S.U.1NDE.

Je vais lui parler en page impudent, et, sous cet accoii> Irement, trancher avec lui du faquin... Hé! ctissseur, en- tendez-vous?

ORUNDO. Très-bien ; que voulez-vous?

ROSAUNDE.

Quelle heure dit l'horloge, je vous prie?

ORLiSDO. Vous devriez me demander quel moment marque le jour: il n'y a pas d'horloge dans la forêt. ROSM.l"JDE. Alors c'est qu'il n'y a pas dans la forêt de véritable amant : car un soupir à chaque minute et un gémissement à chaque heure indiqueraient la marche lente du temps aussi bien qu'une horloge.

ORLANDO. Et pourquoi pas la marche rapide du temps? L'expression ne serait-elle pas au moins aussi juste?

n

seUifE xii. 935

BOfiALnnys.

Nullement, monsieur. Le temps suit diverses allures avec diverses personnes. Je vous dirai avec qui le temps va Tamble, avec qui il trotte, avec qui il galope et avec qui il dit balte.

ORLAKDO.

Dites-moi, avec qui trotte-t-il?

BOSALINDE.

Ma foi, il trotte, et très-dur, avec la jeune fille» entre le contrat de mariage et le jour delà célébration. Quand l'in- lérim serait de sept jours, l'allure du temps est si dure qu'il semble long de sept ans.

ORLANDO.

Avec qui va-t-il l'amble?

RosÂumns. Avec un prêtre qui ne possède pas le latin et un riche qui n*a pas la goutte. Car l'un dort moëlleusement» parce qu'il ne peut étudier; et l'autre vit joyeusement, parce qu'il ne ressent aucune peine. L'un ignore le fardeau d'une science desséchante et ruineuse ; l'autre ne connaît pas le fardeau d'une accablante et triste misère. Voilà ceux avec qui le temps va l'amble.

ORLANDO.

Avec qui galope -t-il?

ROSAUIO)!.

Avec le voleur qu'on mène ' au gibet : allAt-il du pas le plus lent, il croit toujours arriver trop tdt.

ORLAIQX).

Avec qui fait-il halte?

ROSALUfDB.

Avec les gens de loi pendant les vacations ; car ils dorment d'un terme à l'autre, et alors ils ne s'aperçoivent pas de la marche du temps.

COMME II. VODS PLAIRA.

ORUNDO. (lomeiiroz-ïous, joli damoiseau ?

ROSAa\DE. Avec cette bergère, ma sœur, ici, sur la lisière d(1» forêt, comme une frange au bord d'une jupe. ORIANDO. Ëtes-vous natif de ce pays?

HOSALlSnE. Comme le lapin que vous voyez demeurer il \nmï s'apparier.

ORUNDO. Votre accent a je ne sais quoi de raniné que vous a'm pu acquérir dans un séjour si retiré. nOSAUSDE. Bien des gens me l'ont dit, mais, vrai, j'ai appris k païkt d'un vieil oncle dévol qui, dans sa jeunesse, avait étéôli- din et qui ne se connaissait que trop bien eo galanterit, car il avait eu une passion. Je l'ai entendu lire bien des sermons contre l'amour, et je remercie Dieu de ne pis être femme, pour ne pas être atteint de tous les travers in- sensés qu'il reprochait au sexe en gûnt'ral. onuNDO. Pouvez-vous vous rappeler quelqu'un des principaux dé- fauts qu'il mettait à la charge des femmes ?

ROSAUNTIE.

Il n'y en avait pas de principal ; ils se ressemblaient tous comme des liards ; chaque di^faul paroîssail monstrucus jus- qu'au moment le suivant venait l'égaler, OHUNDO.

De grâce, citez-m'en quelques-uns.

nOSALTXDE.

Non. Je ne veux employer mon traitement que sur ceux

qui sont malades. Il y a un bommc qui hante la forêt et qui

dégrade nos jeunes arbres en gravant UosALTwnE sur leur

écorce; il suspend des odes ouï aubépines et des élegiei

/\

SCfiNE XII. 337

aux ronces, et toutes à l'envi déifient le nom de Rosalinde. Si je pouvais rencontrer ce songe-creux, je lui donnerais une bonne consultation, car il parait avoir la fièvre d*amour quotidienne.

ORUNDO.

Je suis ce tremblant d*amour ; je vous en prie, dites-moi votre remède.

ROSALINDE.

Il n'y a en vous aucun des symptômes signalés par mon oncle : il m'a enseigné à reconnaître un homme attrapé par Tamour, et je suis sûr que vous n'êtes pas pris dans cette cage d'osier-là.

ORLANDO.

Quels étaient ces symptômes?

ROSALINDB.

Une joue amaigrie, que vous n'avez pas ; un œil cerné et cave, que vous n'avez pas ; une humeur taciturne, que vous n'avez pas ; une barbe négligée, que vous n'avez pas; mais ça, je vous le pardonne, car, en fait de barbe, votre avoir est le lot d'un simple cadet. Et puis votre bas devrait être sans jarretière, votre bonnet débridé, votre manche débou- tonnée, votre soulier dénoué, et tout en vous devrait an- noncer une insouciante désolation. Mais vous n'êtes point ainsi ; vous êtes plutôt raffiné dans votre accoutrement, et vous paraissez bien plus amoureux de vous-même que de quelque autre.

ORUNDO.

Beau jouvenceau, je voudrais te faire croire que j'aime.

ROSAUNDE.

Moi, le croire ! Vous auriez aussitôt fait de le persuader à celle que vous aimez; et elle est, je vous le garantis, plus capable de vous croire que d'avouer qu'elle vous croit! C'est un des points sur lesquels les femmes donnent conti- nuellement le démenti à leur conscience. Mais, sérieuse-

338 COMME IL TOCS lUOUL

niait, éie»-fOQS eehiî qui suspend am «itees kMS casm 6sl tant lantëe Rosalinde?

Par la blanche main de Rosalinde, je le jure, qne je suis celoi-li : je sois ee loi infortané.

Maïs étes-Toas aussi amooreui que tos rûnas ïdb* ment?

oiunao. Hi rÛBe ni raison ne saurait exprimer à qud point jab

ROSAITTO.

L*amour est une pure démenée : je tous le dédare, fl mé- riterait la chambre noire et le fouet autant que la felie;ei, s'il n'est pas ainsi réprimé et traité, c'est qoe Tafifection est tellement ordinaire que les fouetteurs eax-méiDes en se- raient atteints. Pourtant je m'engage à la goérir par oonssl- tatîon.

ORULMK).

A^ei-vous jamais guéri quelque amant de cette manièref

losiLcm.

Oui, un, et foici comment. H défait s'imaginer qne j'étais sa bien-aimée, sa maîtresse, et je l'obligeais tons les jours! me (aire la cour. Alors, en jeune 611e qui a ses lunes, j'étais chagrine, eflféminée, changeante, exigeante et capricieuse; arrogante, fantasque, mutine, friToIe, inconstante, pleine de larmes et pleine de sourires : affectant toutes les émotioDS, sans Traiment en ressentir aucune, et pareille, sons ces coo- leurs, au commun troupeau des jeunes gens et des femmes. Tantôt je Taimais, tantôt je le rebutais ; tour à tour je le choyais et le maudissais, je m'éplorais pour lui et je cradiais sur lui. Je fis tant que mon soupirant, passant de sa folle humeur d'amour h une humeur chronique de folie, s'arra- cha pour jamais au torrent du monde et s'en alla Tine daas

8CftNE XUI. 339

une retraite toute monastique. Et c'est ainsi que je Tai guéri ; et je me fais fort par ce moyen de laver votre cœur et de le curer, comme un foie de mouton, si bien qu'il n'y reste pas la moindre impureté d'amour.

ORUMK).

Je ne saurais être guéri, jouvenceau.

ROSAUNDB.

Je vous guérirais, si seulement vous vouliez m'appeler Rosalinde et venir tous les jours à ma cabane me faire votre oour.

ORLAlfDO.

Eh bien» foi d'amoureux, j'y consens. Dites-moi où. est votre cabane.

ROSALINDE.

Venez avec moi, et je vous la montrerai ; et, chemin fai- sant, vous me direz dans quel endroit de la forêt vous habi- taB. Voulez-vous venir?

ORLANDO.

De tout mon cœur, bon jouvenceau.

ROSALUfDK.

Non ; il faut que vous m'appeliez Rosalinde.

À Cëlia.

Allons, sœur, voulez-vous venir?

Ils sortent.

SCÈNE XIII,

[Même lieu.]

Batrent PlBKRB de Touchb et Ai)dr£Y, pais iàoçnou qoi les obsenre

à distance.

purre de touche. Venez vite, bonne Audrey. Je vais chercher vos chèvres, Audrey. Eh bien, Audrey? suis-je toujours votre homme? Mes traits simples vous conviennent-ils?

340 GOMME IL VOUS RUIHÀ.

ÀUDRET.

Vos traits ! Dieu nous protège! quels traits?

PIERRE DE TOUCHE.

Je suis avec toi et tes chèvres an milieu de ces sites, comme jadis le plus capricieux des poètes, rhonnête Ovide, au milieu des Scythes.

JACQUES, à part.

0 savoir plus mal logé que Jupiter sous le chaume !

PIERRE DE TOUCHE.

Quand un homme voit que ses vers sont incompris ou que son esprit n'est pas secondé par cet enfant précoce, l'entendement, cela lui porto un coup plus mortel qu'an gros compte dans un petit mémoire... Vrai, je voudrais que les dieux t'eussent faite poétique.

ÀUDREY.

Je ne sais point ce que c'est que poétique. Ça veut-il dire honnête en action et en parole? Est-ce quelque chose de vrai?

PIERRE DE TOUCHE.

Non, vraiment; car la vraie poésie est toute fiction, et les amoureux sont adonnés à la poésie ; et l'on peut dire que, comme amants, ils font une fiction de ce qu'ils jurent comme poëtes.

AUDREY.

Et vous voudriez que les dieux m'eussent faite poé- tique !

PIERRE DE TOUCHE.

Oui, vraiment, car tu m'as juré que tu es vertueuse; or, si tu étais poète, je pourrais espérer que c'est une fiction.

AUDREY.

Voudriez- vous donc que je no fusse pas vertueuse?

PIERRE DE TOUCHE.

Je le voudrais certes, à moins que tu ne fusses laide. Car

SCÈNE XIII. 341

la vertu accouplée à la beauté, c*est le miel servant de sauce au sucre.

JACQUES, à port.

Fou profond !

AUDREY.

Eh bien, je ne suis pas jolie, et conséquemment je prie les dieux de me rendre vertueuse.

PIERRE DE TOUCHE.

Oui, mais donner la vertu à un impur laideron, c*est servir un excellent mets dans un plat sale.

AUDREY.

Je ne suis pas impure, bien que je sois laide. Dieu merci !

PIERRE DE TOUCHE.

C'est bon, les dieux soient loués de ta laideur! L'impu- reté a toujours le temps de venir. . . Quoi qu'il en soit, je veux t'épouser, et à cette fin j'ai vu sire Olivier Gâche-Texte, le vicaire du village voisin, qui m'a promis de me rejoindre dans cet endroit de la forêt et de nous accoupler.

JACQUES, à part.

Je serais bien aise de voir cette réunion.

AUDREY.

Allons, les dieux nous tiennent en joie !

PIERRE DE TOUCHE.

Amen!... Certes un homme qui serait de cœur timide pourrait bien chanceler devant une telle entreprise; car ici nous n'avons d'autre temple que le bois, d'autres témoins que les bétes à cornes. Mais bah ! Courage ! Si les cornes sont désagréables, elles sont nécessaires, on dit que bien des gens ne savent pas la fin de leurs fortunes; c'est vrai : bien des gens ont de bonnes cornes et n'en savent pas la véri- table fin. Après tout , c'est le douaire de leurs femmes ; ce n'est pas de leur propre apport. Des cornes?.!. Dame, oui!... Pour les pauvres gens seulement?... Non, non; le vui. 22

342 GOMME IL VOUS PLAlBi.

plus noble cerf en a d*aussi amples que le plus filain. L'homme solitaire est-il donc si heureux? Non. De même qu'une ville crénelée est plus majestueuse qu'uD village, de même le chef d'un homme marié est plus honorable que le front uni d*un célibataire. Et autant une bonne défeose est supérieure à l'impuissance, autant la corne est préféra- ble à l'absence de corne.

Entre siRE Olivier Gache-Textb . 1 PIERRE DE TOUCHE.

! Voici sire Olivier... Sire Olivier Gâche-texte, vous êtes le

I bien venu. Voulez- vous nous expédier sous cet arbre, oq

I irons-nous avec vous à votre chapelle ?

' SIRE OUVIER.

Est-ce qu'il n'y a personne ici pour présenter la femme?

PIERRE DE TOUCHE.

Je ne veux l'accepter d'aucun homme.

SIRE OLIVIER.

Il faut vraiment qu'elle soit présentée, ou le mariage n'est pas légal.

JACQUES, s*aTançant.

Procédez, procédez ! je la présenterai.

PIERRE DE TOUCHE.

j Bonsoir, cher monsieur Qui vous voudrez ! Comment va,

messire? Vous êtes le très-bien venu : Dieu vous bénisse pour cette dernière visite! Je suis bien aise de vous

i voir...

iMonlrant le chapeau que Jacques garde k la maio.

"* Quoi, ce joujou à la main, messire?... Allons, je vous en

; prie, couvrez-vous.

JACQUES.

Vous voulez donc vous marier, porte-marotte?

PIERRE DE TOUCHE.

De même que le bœuf a son joug, messire, le cheval sa

SCÈNE XIII. 343

gourmette et le faucon ses grelots, de même Thomme a ses envies; et de même que les pigeons se becquettent, de même les époux aiment à se grignotter.

JACQUES.

Quoi ! Un homme de votre éducation serait marié sous un buisson, comme un mendiant! Allez à Téglise et choi- sissez un bon prêtre qui puisse vous dire ce que c'est que le mariage. Ce gaillard-là vous joindra ensemble comme on joint une boiserie ; Tun de vous passera bientôt à Tétat de panneau rétréci et, comme du bois vert, déviera, déviera.

PIERRE DE TOUCHE, à part.

J'ai dans Tidée qu'il vaudrait mieux pour moi être marié par celui-là que par tout autre : car il ne me parait pas ca- pable de me bien marier ; et, n'étant pas bien marié, j'aurai plus tard une bonne excuse pour lâcher ma femme.

JACQUES.

Viens avec moi et prends-moi pour conseil.

PIERRE DE TOUCHE.

Viens, bonne Audrey... Nous devons ou nous marier ou vivre en fornication... Adieu, maître Olivier!

Fredonnant.

Non!... 0 brave Olivier,

0 brave Olivier,

Ne me laisse pas derrière toi.

Mais... prends le large,

Décampe, te dis-je.

Je ne veux pas de toi pour ma noce!

Sortent Jacques, Pierre de Touche et Audrey. SIRE OUVIER.

C'est égal... Jamais aucun de ces drôles fantasques ne parviendra à me dégrader de mon ministère.

II sort.

344 COMME IL VOUS FUIRA.

SCÈNE xrv.

[Une clinninière snr la lisière de la forél.]

Entreol Rosalinds et C£i.U.

ROSAUNDE. Ne me parle plus, je veui pleurer.

CËLU. À ton aise, je l'en prie; pourtant aie la bonté de o sidérer que les larmes ne conviennent pas â un homme, ROSXIISDE. Mais est-ce que je n'ai pas motif de pleurer?

nÉUA. Un aussi bon motif qu'on peut le désirer ; ainsi, pleon. ROSAUNDB. J

Ses cheveux mêmes ont la couleur de la trahison. | CÈLL\. "

Ils sont un peu plus hmns que ceux do Judas : au fuit, ses baisers sont baisers judaïques. nOSALISIlE. A dire vrai, ses cheveux sont d'une fort bonne cou- leur (-2fï).

CÉUA. Eïcellenle ! voire cbAlain est toujours la seule couleur.

ROSALISDE. Et ses baisers sont aussi pleins d'onction qno lo coiitid du pain bënil.

I! a acheté de Diane des lèvres de rhaix. Une nonaf vouée à l'hiver ne donne p^is de baisers plus purs; toute b glace de la chasteté est en eux.

/l

SCÈNE XIV. 345

ROSAUNDS.

Mais pourquoi a-t-il juré de venir ce matiu, et ne vient- il pas?

GÈLU.

Ah! certainement, il n'a pas d'honneur.

ROSÀUNDE.

Vous croyez?

GÈUA.

Oui, je crois qu'il n'est ni détrousseur de bourses ni vo- leur de chevaux; niais pour sa probité en amour, je le crois aussi creux qu'un gobelet vide ou qu'une noix mangée aux vers.

ROSAUNDE.

Il n'est pas loyal en amour?

GÈLU.

Quand il est amoureux, oui ; mais je ne crois pas qu'il le soit.

R0SAL1NDE.

Vous l'avez entendu jurer hautement qu'il était amou- reux.

CÉUA.

Il était n'est pas tl est. D'ailleurs, le serment d'un amoureux n'est pas plus valable que la parole d'un cabare- tier : l'un et l'autre se portent garants de faux comptes... Il est ici, dans la forêt, à la suite du duc votre père.

ROSAUNDE .

J'ai rencontré le duc hier, et j*ai eu une longue cause- rie avec lui. Il m'a demandé de quelle famille j'étais; je lui ai dit : d'une aussi bonne que la sienne ; sur ce, il a ri et m'a laissée aller. Mais pourquoi parler de pères, quand il existe un homme tel qu'Orlando?

CÉUA.

Oh! voilà un galant homme! il écrit des vers galants, parle en mots galants, multiplie les serments galants et les

iW CnUME IL \OUS PLAIRA.

rompt galamment à plot sur le cœur de sa maiLrescié qu'un joAteur novice qui n'éperoone son cheval qoeia côte et rompi sa laoce de travers comme un noble a K'imporle! ce que jeunesse monte et folie guide est jours galant. . . Qui vient ici?

Entre CoKiN.

CORifl.

Mallresse, el vous, maître, vous vous êtes soonB enquis - de ce berger qui se plaignait de l'amour que vous avez vu assis près de moi sur le gazon, - noUl la Hère et dédaigneuse bergère, ~ sa maîtresse.

CÈLU.

Oui, après?

CDRIK.

Si TOUS voulez voir une scène jouée au naturel - untro le teint pâle de l'amour pur et la vive roagearlt l'nrrogant et fier dédain, venez à quelques pas d'id «je vous conduirai, - pour peu que vous soubaiiiez êtreqw- lalciirs.

iiOJALl.\rif.. Oh! venez! parlons! - Ia vue des amanis soutienlle amoureui... Conduisez -nous à ce spectacle, el von- verrez que je jouerai un rùle actif dans la pièce.

Ils sorleat.

SCÈNE XV.

Entrent SiLviL'S et PhéBE.

SILVIL'S. - Non, Phébé; ne me rebutez pas, charmante Phébe Dites que vous ne m'aimez pas, mais ne le dites pas --

n

SCÈNE XV. 347

avec aigreur. L'exécuteur public, dont ie cœur est en- durci par le spectacle habituel de la mort, n'abaisse pas la hache sur le cou humilié, sans demander pardon. Voulez-vous être plus cruelle que celui qui, jusqu'à sa mort, vit de sang versé?

RosALiNDB, Cêlu et Corin entrent et se tiennent à distance.

PHtBË.

Je no veux pas être ton bourreau ; je te fuis, pour ne pas te faire souiïrir. Tu me dis que le meurtre est dans mes yeux : voilà qui est joli, en vérité, et bien pro- bable, — que les yeux, qui sont les plus frêles et les plus tendres choses, qui ferment leurs portes craintives à un atome, puissent être appelés tyrans, bouchers, meur- triers ! Tiens, je te fais la moue de tout mon cœur : - si mes yeux peuvent blesser, eh bien, qu'ils te tuent ! Allons, aiïecte de t'évanouir, allons, tombe à la renverse!

sinon, oh! par pudeur, par pudeur, cesse de mentir en disant que mes yeux sont meurtriers! Allons, montre- moi la blessure que mon regard ta faite... Egratigne-toi seulement avec une épingle, il en reste une cicatrice. Appuie-toi sur un roseau, une marque, une empreinte se voient ~ un moment sur ta main ; mais les regards que je viens de te lancer ne t'ont point blessé, et je suis bien sûre que des yeux n*ont pas la force de faire mal.

SILVIUS.

0 chère Phébé ! - si un jour (et ce jour peut être proche)

quelque frais visage a le pouvoir de vous charmer, alors vous connaîtrez ces blessures invisibles que font les flèches acérées de l'amour.

PHÉBÈ.

Soit ! jusqu'à ce moment-là, ne m'approche pas, et

348 COMME IL VOUS PLiIftÂ.

quand ce inomeDt viendra. - accable-moi de tes railknes sois pour moi sans pilié, - comme je le serai pour ta jusqu'à ce moment-là.

tl pourquoi, je tous prie? De quelle mère èles-von donc née. - pour insulter ainsi et accabler à plaisir - k malheureux? Quand vous auriez de la beauté, (^n foi, je vous en vois tout juste - assez pour aller au lit 1 nuit sans chandelle', serait-ce une raison pour être u rogante et impitoyable?... - Eh bien, que signiOeoed Pourquoi me considérez-vous? Je ne vois en tous m de plus que dans le plus ordinaire article de la ni ture... Mort de ma peiile vie! - Je crois qu'elle a Tinten tion de me fasciner, moi aussi... Non vraiment, fiif donzelle, ne l'espérez pas : ce ne sont pas vos soaitîl d*encre, vos cheveux de soie noire, vos yeux de jais i vos joues de crème - qui peuvent soumettre mon éme votre divinité!...

A SiWias.

Et VOUS, berger niais, [tourquoi la poursuivezvoos- comme un nébuleux vent du sud, soufflant le vent et 11

I pluie? - Vous êtes mille fois mieux comme homme -

qu'elle n'est comme femme. Ce sont les imbéciles tels qn vous qui peuplent le monde d enfants mal venus! û n'est pas son miroir qui la flatte, c'est vous! Grâce i vous, elle se voit plus belle - que ses traits ne la montreol en réalité...

A Phéb^.

.\llons, donzelle, apprenez à vous connaître ; mettez- vous à genoux, - jeûnez et remerciez le ciel d*étre aimée d'un honnête homme. - Or je dois vous le dire amicale- ment à Toreille, livrez- vous quand vous pouvez, vous ne serez pas toujours de défaite. Implorez la merci de cet homme, aimez-le, acceptez son offre. ÏJà laideur ne bit

SCÈNE XV, 349

que s'enlaidir par Timpertinence. - Ainsi, berger, prends- la pour fennme. . . Adieu !

PHÉBÉ.

Je vous en prie, beau damoiseau, grondez-moi un an de suite; j'aime mieux entendre vos gronderies que les tendresses de cet homme.

BOSALINDE.

Il s*est énamouré de sa laideur et la voilà qui s'énamoure de ma colère...

A Silvias.

S*il en est ainsi, toutes les fois qu'elle te répondra par des regards maussades, je l'abreuverai de paroles amères.

A Phébé.

Pourquoi me regardez- vous ainsi?

PHÊBÈ.

Ce n'est pas par malveillance pour vous.

BOSAUNDE.

Je vous en prie, ne vous éprenez pas de moi, car je suis plus trompeur que les vœux faits dans le vin... Et puis, je ne vous aime pas. Si vous voulez connaître ma demeure, c'est au bouquet d'oliviers, tout près d'ici... Sœur, venez- vous?... Berger, serre-la de près... Al- lons, sœur... Bergère, faites lui meilleure mine et no soyez pas ficre : quand tout le monde vous verrait, nul ne serait ébloui de votre vue autant que lui. Allons! A notre troupeau !

Sorienl Rosalinde, Cëlia et Corin. PUÈBÊ.

0 pâtre enseveli! C'est maintenant que je reconnais la force de tes paroles :

Quiconque doit aimer aime à première vue (37).

SILVIUS.

Chère Phébé !

350 COMME IL NOUS PUISA.

PHÈBÈ. Hé! que dis-tu, Silvius?

siLnus.

Douce Phébé, ajei pitié de moi.

PilÉBÈ. Eh bien, je compatis â ton état, gentil Sîlnus.

SILVIUS.

Parlout est la compassion, le soulagement densi accourir; si vous compatissez à mon chagrin d'amour,

- donnez-moi votre amour, et votre compassion ettucB chagrin seront eiterminés d'un coup.

rHEBÉ.

Tu as moti afEeclion : n'est-ce pas charitable?

SlLVlUS.

Je voudrais vous avoir.

PHÉBÈ. Oh ! ce s^ait de la convoitise. Silvius, il fut uo teopt je te haïssais... - Cn n'est pas que je t'aime encore : - mais puisque lu parles si bleu le langage de l'amour, - quelque importune que ta sociôié m'ait ete jusqu'ici, - ]! consens à la supporter, el mûme je me servirai de loi; - mais n'attends pas d'autre récompense que le bonheur de me servir,

SILVILS.

Si religieux et si parfait est mon amour, et telle est ma disette de faveurs que je regarderai comme la plus riche récolte quelques épis glanés à la suite de l'homme

qui doit recueillir la moisson. Laisse tomber de tempsj autre un sourire, et cela me suffira pour vivre.

PIlÈRt

Connais-ta le jouvenceau qui me parlait tout à l'heure?

n

SCÈNE XV. 351

SILYIUS.

Pas très-bien, mais je Tai rencontré souvent. C'est lui qui a acheté la cabane et les courtils que possédait le vieux Carlot.

PHÉBÈ.

Ne crois pas que je Taime, parce que je m'informe de lui. Ce n'est qu'un maussade enfant... Pourtant il jase bien. Mais que m'importent des paroles?... Pourtant les paroles sonnent bien, - quand celui qui les dit plaît à qui les écoule. C'est un joli garçon... pas très-joli, mais il est fier, j'en suis sûre ; et pourtant la fierté lui sied bien. Il fera un homme agréable. Ce qu'il a de mieux, c'est son teint ; et plus vite que ne blessait— sa langue, son re- gard guérissait... Il n'est pas grand ; mais il est grand pour son âge... —Sa jambe est couci couci... Pourtant elle est bien. II y avait une jolie rougeur sur sa lèvre : —un vermillon un peu plus foncé et plus vif que celui qui nuançait sa joue ; c'était juste la diiïérence entre le rouge uni et le rouge damassé. Il est des femmes, Silvius, qui, pour peu qu'elles l'eussent considéré en détail comme moi, auraient été bien près de s'amouracher de lui... Mais, pour ma part, —je ne l'aime, ni ne le hais ; et pour- tant — j'ai plus sujet de le haïr que de l'aimer... Mais lui, quel droit avait-il de me gronder ainsi? - Il a dit que mes yeux étaient noirs et mes cheveux noirs; et je me rappelle à présent qu'il m'a narguée... Je m'étonne de ne pas lui avoir répliqué. Mais c'est égal : omission n'est pas rémission. Je vas lui écrire une lettre très- impertinente, et tu la porteras : veux-tu, Silvius ?

SILVlUS.

De tout mon cœur, Phébé.

PHÉBÈ.

Je vas l'écrire sur-le-champ. Le contenu est dans ma

COMVE IL VOL'S PLAIRA.

Wl6 et dans mon cœur : ~ je vas être bien aigre A qu'eipéditîve avec lui. Viens avec moi, Sitvîus.

SCENE XVI.

[La Usihn de U forèl. Un bouqaet d'oliviers en t

Entrent HOSALINDE, Cei,u et Jacolies.

JACQUES. De grâce, joli jouvenceau, lions plus iolime eonous- sance.

ROSALIKDE. On dit que vous ôles un gnillard mélancolique.

JACOCES.

C'est vrai ; j'aime raieoi ça que d'être rieur.

ROSAUNDE. Ceux qui donnent dans l'un ou l'autre excès, sont d'abo- minables gens et s'eiposent, plus que des i^Tognes, à li censure du premier venu.

JADjn:s. Bail ! il est bon d'Clie grave et de ne rien dire,

EOSALINIIE. Il est bon d'être un poteau.

iACyiLS. Je n'ai ni la mélancolie de l'ctudiant. laqucDi' n'est qu>- mulation: ni celle du musicien, laquelle n'est que fan- taisie; ni celle du courlisnn, Inquelle n'est que vanité; ni celle du soldai, laquelle n'est qu'ambition ; ni celle de l'homme de loi, laquelle n'est que politique ; ni cu'lle de la femme, laquelle n'est qu'afféleric; i)i celle de l'amant, la- quelle est tout cela; mais j'ai une mélancolie à moi, com- posée d'une foule de simples et extraite d'une foule dob-

/\

SCÉlfE XVI. 353

jets; et, de fait, la contemplation de mes divers voyages, dans laquelle m'absorbe mon habituelle rôverie, me Cait la plus humoriste tristesse.

ROSAUNDE.

Un voyageur! Sur ma foi, vous avez raison d'être triste. J'ai bien peur que vous n*ayez vendu vos propres terres pourvoir celles d'autrui. En ce cas, avoir beaucoup vu et De rien avoir, c'est avoir les yeux riches et les mains pauvres.

JACQUES.

J'ai bien gagné mon expérience.

Eotre Orlamdo. ROSAUNDE.

Et votre expérience vous rend triste ! J'aimerais mieux une folie qui me rendrait gaie qu'une expérience qui me rendrait triste ; et voyager pour ça encore!

ORUNDO.

Bon jour et bon heur, chère Rosalinde !

JACQUES, regardant Orlando.

Ah ! VOUS parlez en vers blancs ! Dieu soit avec vous !

Il sort. ROSAUNDE, loarnée vers Jacqoes qui s'éloigne.

Adieu, monsieur le voyageur! Si vous m'en croyez, gras- seyez et portez des costumes étrangers ; dénigrez tous les bien- ftiits de votre pays natal ; soyez désenchanté de votre venue au monde, et grondez presque Dieu de vous avoir fait la phy- sionomie que vous avez; sinon, j'aurai peine à croire que vous ayez navigué en gondole!... Eh bien, Orlando, avez-vous été tout ce temps-ci ? Vous, un amoureux !... Si vous me jouez encore un tour pareil, ne reparaissez plus en ma présence.

(

354 COMME IL VOUS PLAIRA.

ORLANDO.

Ma belle RosaliDde, je suis en retard d'une heure ipeioe

sur ma promesse !

ROSALINDE.

En amour, manquer d'une heure à sa promesse ! Celai qui aura divisé une minute en mille parties et se sera at- tardé delà millième partie d'une minute en affaire d'amoiff, on pourra dire de lui que Cupido Ta frappé à l'épaule, mais je garantis que son cœur est intact.

ORLANDO.

Pardonnez-moi, chère Rosalinde.

ROSAUNDE.

Non, si vous êtes à ce point retardataire, ne reparaisses plus devant moi ; j'aimerais autant être adorée d'un li- maçon.

ORLANDO.

D'un limaçon!

ROSAUNDE.

Oui, d'un limaçon ; car, s'il vient lentement, il porte au moins sa maison sur son dos ; un meilleur douaire, je pré- sume, que vous n'en pourriez assigner à votre femme. En outre, il apporte sa destinée avec lui.

ORLANDO.

Quoi donc ?

ROSAUNDE.

Eh bien, les cornes dont il faut que, vous autres, vous ayez l'obligation à vos épouses; mais lui, il arrive armé de sa fortune, ce qui prévient la médisance sur son épouse.

ORLANDO.

La vertu n'est point faiseuse de cornes, et ma Rosalinde est vertueuse.

ROSALINDE.

Et je suis votre Rosalinde.

SCÈNE XVI. 355

CÈUA, k RoMliode.

11 lui plaît de vous appeler ainsi, mais il a une Rosalinde de meilleur aloi que vous.

ROSAUNDE.

AUoDs, faites-moi la cour, faites-moi la cour ; car aujour- d'hui je suis dans mon humeur fériée et assez disposée à consentir. Qu'est-ce que vous me diriez à présent, si j'étais votre vraie, vraie Rosalinde?

ORUNDO.

Je vous donnerais un baiser avant de parler.

ROSAUNDE.

Non ! Yous feriez mieux de parler d'abord , et quand vous seriez embourbé, faute de sujet, vous en prendriez occasion pour baiser. Il y a de très-bons orateurs qui, quand ils restent court, se mettent à cracher; et pour les amoureux, dès que la matière (ce dont Dieu nous garde I) leur fait défaut, l'expédient le plus propre, c'est de baiser.

ORLANDO.

Mais si le baiser est refusé?

ROSAUNDE.

Alors vous voilà amené aux supplications, et ainsi s'en- tame une nouvelle matière.

ORLANDO.

Qui pourrait rester en plan devant une maîtresse bien aimée?

ROSAUNDE.

Vous, tout le premier, si j'étais votre maîtresse ; autre- ment je considérerais ma vertu comme plus piètre que mon esprit.

ORLANDO.

Quoi ! je serais complètement défait !

ROSAUNDE.

Vos vœux seraient défaits, mais point vos vêtements. .. Ne suis-je pas votre Rosalinde ?

f.

356 COMME IL VOUS PLAIRA.

ORUNDO.

Je me plais à dire que vous Tètes , parce que je désire parler d'elle.

ROSAUNDE.

Eh bien, Rosalinde vous dit en ma personne : je ne veux pas de vous.

ORUNDO.

Alors, je n'ai plus qu'à mourir, de ma personne.

ROSAUNDE.

Non, croyez-moi, mourez par procuration. Ce pauTre monde est vieux d'à peu près six mille ans, et pendant tout ce temps-là il n'y a pas un homme qui soit mort en per- sonne, j'entends pour cause d'amour. Trojlus a eu la cer- velle broyée par une massue grecque ; pourtant il avait fût tout son possible pour mourir d'amour, car c*est un des sou- pirants modèles. Quanta Léandre, il aurait vécu nombre de belles années, quand même Iléro se fût faite nonnain, n'eût été la chaleur de certaine nuit de juin : car, ce bon jeune homme, il alla tout simplement se baigner dans THelles- pont, et, étant pris d'une crampe, il se noya : les niais chro- niqueurs du temps ont trouvé que c'était la faute à Hérode Sestos. Mais mensonges que tout ça ! Les hommes sont morts de tout temps, et les vers les ont mangés, mais jamais pour cause d'amour.

ORLANDO.

Je ne voudrais pas que. ma vraie Rosalinde fût dans ces idées-là ; car je proteste qu'un froncement de son sourcil me tuerait.

ROSAUNDE.

Par celle main levée, il ne tuerait pas une raouche. Mais voyons, je vais être pour vous une Rosalinde de plus ave- nante disposition. Demandez-moi ce que vous voudrez, je vous l'accorderai.

SGÉN£ XVI. 357

ORIANDO.

Eh bien, aime-moi, Rosalinde.

ROSAUNDE.

Oui 9 ma foi, je le veux bien, les vendredisi les samedis et tous les jours.

ORLÀNDO.

Et... veux-tu de moi?

KOSAUNDE.

Oui, et de vingt comme vous.

ORLâNDO.

Que dis-tu ?

ROSÂUNDB.

Est-ce que vous n'êtes pas bon ?

ORLAïaK).

Je l'espère.

ROSALINDE.

Eh bien, peut-on désirer trop de ce qui est bon?... Allons, sœur, servez-nous de prêtre et mariez-nous... Don- nez-moi votre main, Orlando.

Orlando et Rosalinde se prennent la nuiio.

Que dites-vous, ma sœur?

ORLANDO, A Célia.

De grâce, mariez-nous.

GÉUA.

Je ne sais pas les paroles à dire.

ROSALINDE.

Il faut que vous commenciez ^insi : Camente^-vousp Orlando ?, . .

CÉLIA.

J'y suis... Consentez-vous, Orlando, à prendre pour femme cette Rosalinde ?

ORLANDO.

J'y consens.

VIII. 33

358 COMME il VOUS PLàlBA.

ROSALUn».

Oui» mais quand?

ORUNDO.

Tout éd suite, aussi vite qu'elle peut nous marier.

ROSALIMDE^ à OrlaDdo.

Sur ce, vous devez dire : Je le prends pour femmes /to- salinde.

ORUKDO.

Je te prends pour femme, Rosaliode.

ROSALIND£» i Célia.

Je pourrais vous demander vos pouvoirs; mais n*im- porte. Orlando, je te prends pour mari... Voilà la fiancée qui devance le prêtre ; il est certain que la pensée d'wie femme court toujours en avant de ses actes.

ORLANDO.

Il en est ainsi de toutes les pensées : elles ont des ailes.

ROSAUNDE.

Dites-moi maintenant , combien de temps voudrez- voos d'elle, quand vous l'aurez possédée?

ORLANDO.

L'éternité et un jour.

ROSALINDE.

Dites un jour, sans Téternité. Non, non, Orlando. Les hommes sont Avril quand ils font leur cour, et Décembre quand ils épousent. Les filles sont Mai tant qu'elles sont filles, mais le temps change dès qu'elles sont femmes. Je prétends être plus jalouse de toi qu'un ramier de Barbarie de sa colombe, plus criarde qu'un perroquet sous la pluie» plus extravagante qu'un singe, plus éperdue dans mes dé- sirs qu'un babouin. Je prétends pleurer pour rien corame Diane à la fontaine (28), et ra quand vous serez en homeiff de gaieté ; je prétends rire comme une hyène, et ça quand tu seras disposé à dormir.

SCÈNE XVI. 389

ORUNDO.

Mais ma Rosalinde fera-t-elle tout cela?

R0SAL1NDE.

Sur ma vie, elle fera comme je ferai.

ORLÂNDO.

Oh! mais elle est sage !

ROSAUNDE.

Oui, autrement elle n'aurait pas la sagesse de faire tout cela. Plus elle sera sage, plus elle sera maligne. Fermez les portes sur l'esprit de la femme, et il s'échappera par la fe- nêtre; fermez la fenêtre, et il s'échappera parle trou de la serrure ; bouchez la serrure, et il s'envolera avec la fu- mée par la cheminée.

ORUNDO.

Un homme qui aurait une femme douée d'autant d'es- prit pourrait bien s'écrier : Esprit, t'égares-tu?

ROSALINDE.

Oh! vous pouvez garder cette exclamation pour le cas tous verriez l'esprit de votre femme monter au Ut de votre toisin.

ORUNDO.

Et quelle spirituelle excuse son esprit trouverait-il à cela?

ROSALINDE.

Parbleu ! il lui suffirait de dire qu'elle allait vous y cher- cher. Vous ne la trouverez jamais sans réplique, à moins que vous ne la trouviez sans langue. Pour la femme qui ne saurait pas rejeter sa faute sur le compte de son mari, oh! qu'elle ne nourrisse pas elle-même son enfant, car elle en ferait un imbécile.

ORLANDO.

Je vais te quitter pour deux heures, Rosalinde.

ROSALINDE.

Hélas ! cher amour, je ne saurais me passer de toi deux heures.

360 COMIU IL VOUS PUUUL.

ORLANDO.

Je dois me trouver aa dtner du duc ; vers deax heures je reYiendrai près de toi.

ROSALINDE.

Oui, allez, allez votre chemin... Je savais comment vous tourneriez... Mes amis me l'avaient prédit, et je m'yatten* dais... C'est votre langue flatteuse qui m'a séduite... Eooore une pauvre abandonnée... Vienne la mort!... A deux heu- res, n'est-ce pas?

ORLANDO.

Oui, charmante Rosalinde.

ROSALINDE.

Sérieusement, sur ma parole, sur mon espoir en Diea, et par tous les jolis serments qui ne sont pas dangereux, si vous manquez d'un iota à votre promesse, si vous venez UM minute après l'heure, je vous tiens pour le plas pathétique parjure, pour l'amant le plus fourbe et le plus indigne de celle que vous appelez Rosalinde, qu'il soit possible de trouver dans l'énorme bande des infidèles. Ainsi redouta ma censure, et tenez votre promesse.

ORUNDO.

Aussi religieusement que si tu étais vraiment ma Rosi- linde. Sur ce, adieu.

ROSALINDE.

Oui, le temps est le vieux justicier qui examine tous ces délits-là : laissons le temps juger. Adieu!

Orlando sort.

CÉLIA.

Vous avez rudement maltraité notre sexe dans votre bava^ dage amoureux ; vous mériteriez qu'on relevât votre pour- point et voire haul-de-chausses par-dessus votre tête, et qu'on fit voir au monde le tort que l'oiseau a fait à son pro- pre nid.

SCÉIIE XVII. 361

ROSâUNDE.

0 cousine, cousine, cousine, ma jolie petite coosine, si ta savais à quelle profondeur je suis enfoncée dans l'amour ! Mais elle ne saurait être sondée : mon affection a un fond inconnu, comme la baie de Portugal.

CÉLIA.

Ou plutôt, elle n'a pas de fond : aussitôt que vous Tépan* chez, elle fuit.

R0SAL1NDE.

Ab ! ce méchant bAtard de Vénus, engendré de la rêve- rie, conçu du spleen et de la folie ! cet aveugle petit gar- nement qui abuse les yeux de chacun parce qu'il a perdu les siens ! qu'il soit juge, lui, de la profondeur de mon amour!. .. Te le dirai-je, Aliéna? Je ne puis vivre loin de la vue d'Or- lando. Je vais chercher un ombrage et soupirer jusqu'à ce qu'il vienne.

GÉLIA.

Et moi, je vais dormir.

EUet sorteot.

SCÈNE XVII.

[Dans la forêt.]

Entrent Jacqubs et des seigneurs en habits de chasse.

JACQUES.

Quel est celui qui a tué le cerf?

PREMIER SEIGNEUR.

Monsieur, c'est moi.

JACQUES.

Présentons-le au duc comme un conquérant romain ; il serait bon aussi de poser sur sa tète les cornes du cerf, comme palmes triomphales... Veneur, n*avez-vous pas une chanson de circonstance?

362 COmR H VOUS PLAHà.

DEUXIEME fflGNEUB.

Oui, monsieur.

JACQUES.

Chantçz-la : peu importe que ce soit d'accord, f(mm qu'elle fasse assez de bruit.

CHANSON. PREMIER CHASSEUR.

Qo*obliendra celoi qoi tua le cerf?

DEUXIÈME CHASSEUR.

Qo*il emporle la peaa et les cornes !

PREMIER CHASSEUR.

Pnis ramenoDs-le en chantant.

TOUS LES CHASSEURS.

Ne fais pas de porter la corne :

Elle servait de cimier avant ta naissance.

PREMIER CHASSEUR.

Le përe de ton përe Ta portée.

DEUXIÈME CHASSEUR.

Et ton père Ta portée.

TOUS LES CHASSEURS.

La corne, la corne, la puissante corne N'est chose risible ni méprisable!

SCÈNE XVIII.

[Dans la forêt. Un pinleaii dominant une vallée, an bas de laquelle M

distin^'ue vaguement une cabane.]

Entre Rosalinde et Célu. ROSAUNDE.

Qu'en diles-vousà présent? il est passé deux heures, et si peu (l'Orlando!

fciiiB XYiii. 363

CÈUA.

Je vous garantis que, cédant à l'amour pur et au trouble de sa cervelle, il a pris son arc et ses flèches et est allé... dormir... Voyez donc ! qui vient ici?

Entre SiLVits. SILYIUS, àRosalinde.

J'ai un message pour vous, beau jouvenceau. Ma mie Phébé m'a dit de vous donner ceci.

Il lai remet une lettre qne Rosaliode lit.

Je ne sais pas le contenu de ce billet; mais, si j'en juge par le front sévère et par la mine irritée qu'elle avait en l'écrivant, la teneur en doit être furieuse. Par-* donnez-moi, je ne suis que l'innocent messager.

ROSALINDR.

La patience elle-même bondirait à cette lecture et deviendrait duelliste. Supporter ceci, c'est tout supporter. Elle dit que je ne suis pas beau, que je manque de formes, que je suis arrogant, et qu'elle ne pourrait m'aimer, l'homme fût-il aussi rare que le phénix... Dieu merci ! Son amour n'est pas le lièvre que je cours. Pourquoi m'écrit-elle ainsi?... Tenez, berger, tenez, cette lettre est de votre rédaction.

SiLVIUS.

Non, je proteste que je n'en sais pas le contenu : - c'est Phébé qui la écrite:

ROSALÏNDE.

Allons, allons, vous ôles fou : Tamour vous fait ex- travaguer. J'ai vu sa main : elle a une main de cuir, une main couleur de moellon ; j'ai vraiment cru qu'elle avait ses vieux gants, mais c'étaient ses mains. Elle a une main de ménagère; mais peu importe. Je dis que jamais elle n'a rédigé cette lettre: c'est la rédaction et la main d'un homme.

364 CO»HE IL vous PLAIRA.

S)L\TUS I

C'est bien la sienne. I

ROSALIXDE. Mais c'est un style TréDétique et fëroce , un stj!t d: cartel ! mais elle me jelle le déû, connme un Turc à w chrétien! la mignonne cervelle d'une femme -neatnal concevoir des eiprcssions si gignntesquenient bmlals, - de ces mois éthiopiens, plus noirs par leur signification - que par la couleur mémo de leurs lettres... Voulei-îoiB enlenOre l'épUre?

S1T.V11TS.

-Oui, s'il vous plall, car je n'en connais rien encore,- bien que je connaisse déjà trop la cruauté de PhéW.

ROS.<lUNDE.

Elle me Phébéise ! Écouter comme écrit ce tjrsn [*■ melle.

Elle lit. E«-ta on (lien changé ea pllre. Toi qui as brûlé un cœur devicrgcf

Une femme peut-elle pousser l'outrage jusqiie-!i?

SILVIUS. Appelez-vous ça un outrage?

liOSALINDE. Pourquoi, te dépouillBUt de lu ilivinilé, Guerroics-lu contre un cœur da femme?

Ouïles-vous jamais pareil outrage?

Tant qa'nn regard d'Iiomme m'apoursuivie

Elle me prend pour une bêle.

Si le (tùdain da vos yeui éclaUot* A pu m'iaspirer un tel aiuour, H^Us! quel <!-trange eHfct

SCÈHE XVIII. 365

M'aarait caosé leur tendre aspect!

Si je voas aimais quand vous me grondiez,

Combien m'aoriez-vons émuo de yos prières !

Celui qui te porte mon amonr

Se doute pen de cet amour :

Apprends-moi p^ lui sous un pli

Si ton jeune cœur

Accepte Toffrande sincère

De ma personne et de tout mon avoir ;

Ou, par lui, rejette mon amour.

Et alors, je ne songerai plus qu*à mourir»

* . r"

' I

SILVIUS, :•

Vous appelez ça des invectives !

CÉLIA.

Hélas, pauvre berger !

ROSALINDE9 àCéiia.

Vous le plaignez? Non, il ne mérite pas de pitié.

A Silvius.

Peux-tu aimer une pareille femme! Quoi! te prendre pour instrument et jouer de toi avec cette fausseté ! Ce n'est pas tolérable ! . . . Eh bien, retourne à elle (car je vois que l'amour a fait de toi un reptile apprivoisé), et dis-lui ceci : que, si elle m'aime, je lui enjoins de t'aimer ; que, si elle re- fuse, je ne voudrai jamais d'elle qu'au jour tu inter- céderas pour elle... Si tu es un véritable amant, va, et plus un mot! car voici de la compagnie qui nous vient.

Silvius sort. Entre Olivier, un linge ensanglanté à la main.

OUVIER.

Bonjour, belle jeunesse. Dites«moi, savez-vous dans quelle clairière de la forêt est une bergerie entourée d'oliviers?

CÈUA.

A l'orient de ce lieu» au bas du vallon voisin. Vous

I

366 comn IL V0D8 rumi.

voyez cette rangée de saules le long de eo mineaa monBi- rant? Laissez-la à ^otre main droite, et fons y tes. - Mais à cette heure la cabane se garde e1Ie*mème; ~ fl d'j a personne.

OUYlsa.

Pour peu qu'une langue ait po guider qd regard, -je vous reconnais parle signalement doonë : —même eostome, môme Age. .. Le garçm est blond, —aies traits fémhim,(l tout à fait Vair d'une sœur atnée ; la jeune fiUe est ftSk et plus brune que son frère,.. Ne seriez-vous pas - ks propriétaires de l'habitation que je cherche?

CËUA.

A cette question nous pouvons, sans vanité, répondR que oui.

OLIVIER.

Orlando se recommande à vous deux ; et à oe jou- venceau, qu'il appelle sa Rosalinde, il envoie oe moadioir sanglant. Est-ce vous?

BOSAUNDE.

C'est moi... Que doit nous apprendre oeci?

OLmiR.

Ma honte, si vous tenez k savoir de moi qui je sm et comment, et pourquoi, et ce mouchoir a été tadié de sang.

CiLIA.

Je vous en prie, parlez.

OLIVIER.

La dernière fois que le jeune Orlando vous a quittés, - il vous laissa la promesse de revenir dans deux heures. Il cheminait donc par la forêt, mAcbant l'aliment dooi et amer de la rêverie, '— quand, ô surprise! il jeta les jeu de côté, et voici, écoutez bien, le spectacle qui s'offrit à lui. Sous un chêne dont les rameaux étaient moussus de vieillesse et la ctme chauve d'antiquité caduque, -

SGÈN£ XVIII. 367

un misérable en guenilles, k la barbe démesurée, dor- mait, couché sur le dos : autour de son cou s'était en- lacé un serpent vert et or dont la tête, dardant la me- nace, s'approchait de sa bouche entr'ouverte ; mais tout k coup, à la vue d'Orlando, il s'est détaché et s'est glissé en replis annelés dans qn taillis k l'om- bre duquel une lionne aux mamelles taries était Jtapie la tête contre terre, épiant d'un œil de chat le moment l'homme endormi s'éveillerait : car il est— dans la nature royale de cette bote -de ne jamais faire sa proie de pd qui semble mort. A sa vue, Orlando s'est approché de l'homme et a reconnu son frère, son frère atné !

CÊLIA.

Oh ! je lui ai entendu parler de ce frère ; - il le re- présentait comme le plus dénaturé des hommes.

ousim. Et il avait bien raison ; car je sais, moi, combien il

^it dénaturé.

ROSAUNDK.

Mais Orlando ! est-ce qu'il l'a laissé à la merci de cette lionne affamée et épuisée ?

OUVIER.

Deux fois il a tourné le dos, comme pour se retirer.

Mais la générosité, toujours plus noble que la rancune,

et la nature, plus forte que ses justes griefs, l'ont décidé : il a livré bataille à la lionne qui bientôt est tombée devant lui : au vacarme, je me suis éveillé de mon terrible sommeil.

GÉUA.

Vous êtes donc son frère !

ROSAUNDE.

C'est donc vous qu'il a sauvé !

GÈLU.

C'est donc vous qui si souvent avez conspiré sa mort!

COSSE IL VOUS PUIRA.

ournR.

Cftait moi, mais ce n'est plus moi. Je ne nKtp!)B (le TOUS dire ce que j'clais, depuis que ma convemn- me rend si heureux d'être ce que je suis.

ROSAILVDE.

Mais ce mouchoir sanglant !

OLIMER.

Tout à l'heure. Quand tous deux à l'enn - ans eAmes mouillé de larmes de tendresse nos premiers i^ chements, - quand j'eus dit comment j'étais venu tlssi désert, - vile il m'a conduit au bon duc qui m'a des vêtements frais, une collation, et m'a confié à II sollicitude fraleroclle, Mon frère m'a conduit imméfr temeat dans sa grotte il s'est déshabillé, et c'estdos que, sur son bras, ~ nous avons vu une écorcbure.Eiil par la lionne, d'où le sang n'avait cessé de couler; i aussildt il s'est évanoui en prononçant dans un gémis» raent le nom de Rosalinde. —Bref, je l'ai ranimé, j'ai sa plaie, et, après un court intervalle, son cœur ajanl» pris force, - il m'a envove ici, loul étranger que je sui- pour vous faire ce récit, rescus(;r auprès de vous dVcù." manqué à sa promesse, et remettre ce mouchoir teintdî son sang au jeune pdlre qu'il appelle en plaisantants Rosalinde.

CÉUA, sûateaaDL Rosaliudequi s'ûranouit.

~ Qu'avez-vous donc, Gauimède, doux Gaoimède?

OUMER.

Beaucoup s'évanouissent à la vue du sang.

CÉLIA.

Si ce n'ëlait que cela! Cous... Ganimède!

Voyez, il revient à lui.

ROSAUXDE. Je voudrais bien être à la maison.

/^

SCÉ!«E xviu. 369

CÈUA.

- Nous allons vous y mener.

A Olivier.

Veuillez le prendre par le bras, je vous prie. -

OLIVIER, emmenant Rosalinde.

Remettez- vous , jouvenceau... Vous, un homme! Vous n*avez pas le cœur d'un homme!

ROSALINDE.

Non, je le confesse... Eh bien, Tami, il faut le re- connaître, voilà qui est bien joue ; dites, je vous prie, à . Totre frère comme j'ai bien joué la chose. Ha ! ha !

Elle poasse an soupir doalooreax. OLIVIER.

Ce n'était pas un jeu. Votre pAleur témoigne trop bien que c'était une émotion réelle.

ROSALINDE.

Simple jeu, je vous assure.

OLIVIER.

Eh bien, reprenez du cœur et montrez-vous un homme.

ROSAUNDE.

C'est ce que je fais... Mais en bonne justice j'aurais être femme...

CÊUA.

Tenez, vous pâlissez de plus en plus ; je vous en prie, rentrons... Vous, bon monsieur, venez avec nous.

OUVIER.

Volontiers, car il faut que je rapporte à mon frère en quels termes vous l'excusez, Rosalinde.

ROSALLNDE.

Je vais y réfléchir. iMais, je vous prie, dites-lui comme j ai bien joue... Voulez-vous venir?

Ils sortent.

.'

370 COMME IL TOUS FUUUL

SCÈNE XIX-

[Une daîrière.] ^ Entrent PiBRRi db Touche el Audkbt.

PŒRRS TOUCHE.

Nous trouTerons le moment, Audrey. Patience, ge&te Âudrey.

AUDREY.

Bah ! ce prètre-lÀ était suffisant ; le vieux gentilhomme avait beau dire !

PIEREE DE TOUCHE.

C'est un misérable que ce sire Olivier, Audrey, on iiH \ f&me Gache-Texte... Çà, Audrey, il y a ici dans la forêt on

gars qui a des prétentions sur vous.

AIDREY.

^ Oui, je sais qui c'est : il n'a aucun droit sur moi... Jus-

tement voici l'homme dont vous parlez.

Entre William.

PIERRE DE TOUCHE.

C'est pour moi le boire et le manger que la vue d'ao villageois. Sur ma foi, nous autres gens d'esprit, nous au- rons bien des comptes à rendre. Il faut toujours que nous nous moquions ; nous ne pouvons nous en empêcher.

AV1LUÀM.

Bonsoir, Audrey.

AUDREY.

Dieu vous donne le bonsoir, William !

WILLLVM, À Pierre de Touche.

Et bonsoir a vous aussi, monsieur.

8CtRE XIX. 371

PIBIBB DE TOUCHE.

Bonsoir, mon cher ami. Couvre ton chef, couvre ton chef; voyons, je t'en prie, couvre-toi... Quel âge avez-vous, ramiT

wauAM.

Vingt-cinq ans, monsieur.

PIERRE DE TOUCHE.

On ftge mûr. Ton nom est William?

WILUAH.

William, monsieur.

PIERRE DE TOUCHE.

Un beau nom. Es-tu ici dans la forât?

WILUAM.

Oui, monsieur. Dieu merci !

PIERRE DE TOUCHE.

Dieu merci ! Une bonne réponse. Es-tu riche ?

WILUAM.

Ma foi» monsieur, couci, couci.

PIERRE DE TOUCHE.

Couci couci est bon, très-bon, excellemment bon... el pourtant non, ce n'est que couci couci. Es-ta sage?

WILLIAM.

Oui, monsieur, j'ai suffisamment d'esprit.

PIERRE DE TOUCHE

Eh! tu réponds bien. A présent je ma rappelle^ une maxime : le fou se croit sage et le sage reconnaît lui-même rCêtre quun fou. Le philosophe païen, quand il avait envie de manger une grappe, ouvrait les lèvres au moment de la mettre dans sa bouche; voulant dire par que le» ^ppes étaient faites pour être mangées et les lèvres pour s'ou- vrir (29).

MODlraDt Aadrey.

Vous aimez celte pucclle?

W1LLUM.

Oui, monsieur.

I

372 OOUMfi IL VOUS PLAIlÀ.

PURRE DE TOUCHE.

Donnez-moi la main... Es-tu savant?

WILUÀM.

Non, monsieur.

PIERRE DE TOUCHE.

Eb bien, sacbe de moi ceci : Avoir, c'est aroir. Car c*es une figure de rbétoriquc qu'un liquide, étant versé d*(mi tasse dans un verre, en remplissant l'un évacue Tautre Car tous vos auteurs sont d*avis que ipse c'est lui-même ; or tu n*espas ipse^ car je suis lui-mime.

WILLIAM.

Quel lui-même, monsieur?

PIERRE DE TOUCHE 9 montrant Aadrej.

Celui-mème, monsieur, qui doit épouser cette îemBt I C'est pourquoi, ô rustre, abandonnez, c'est-à-dire, en ter

mes vulgaires, quittez la société, c'est-à-dire, en stjle vflli- * geois, la compagnie de cette femelle, c'est-à-dire, en langa

commune, de cette femme, c'est-à-dire, en résumé, abaD" j donne la société de cette femelle; sinon, rustre, tu périSi

ou, pour te faire mieux comprendre, tu meurs! en d'aulni termes, je te tue, je t'extermine, je translate ta vie a mort, ta liberté en asservissement ! j'agis sur toi par le poi- son, parla bastonnade ou par l'acier, je te fais sauter pa guet-apens, je t'écrase par stratagème, je te tue de cent dn quante manières ! C'est pourquoi tremble et décampe.

AUDREY.

Va-t-en, bon William.

WILUAM.

Dieu vous tienne en joie, monsieur!

Il 8*enfàit.

EDlrc CORIN.

CORIN, à Pierre de Touche.

Noire maître et notre matlresse vous cherchent ; allons en route , en route !

SCÈNE XX. 373

PIERRE DE TOUCHE.

File, Audrey, file, Audrey... J'y vais, j'y vais.

Ils sortcQl.

SCÈNE XX.

[Los eaviroQs do la grotte d'Orlando*]

Entrent Orlando, le bras en écharpe^ et Olivier.

ORLANDO.

Est-il possible qu'à peine connue de vous, elle vous ait plu ; qu'à peine vue, elle ait été aimée ; à peine aimée, de- mandée; à peine demandée, obtenue! Et vous êtes décidé i la posséder ?

OUVIER.

Ne discutez pas tant de précipitation, sa pauvreté, nos courtes relations, ma brusque demande et son brusque con- sentement; mais dites avec moi que j'aime Aliéna, dites avec elle qu'elle m'aime, convenez avec nous deux que nous pouvons nous unir ; et ce sera pour votre bien. Caria maison de mon père, les revenus du vieux sire Roland, je veux tout TOUS céder, et vivre et mourir ici berger.

Entre Rosalindb. ORLANDO.

Tous avez mon assentiment. Que votre noce soit pour de- main : j'y convierai le noble duc et tous ses courtisans char- més. Allez presser Aliéna; cor, voyez- vous, voici maRo- salinde.

ROSALINDE, à Olivier.

Dieu vous garde, frère !

OLIVIER.

Et vous, charmante sœur!

vni. 31

Tê\ COmE IL VOUS PLAIEA.

ROSALHCDB.

0 mon cher Orlando, que cela m'aflBige de fa fOff porto ton cœur en écbarpe !

ORLANDO.

Ce n* est que mon bras.

rosâunde. J*ai cru que ton cœur avait été blessé par les griffes d'tt lionne.

ORUKDO.

11 est blessé, mais par les yem d*une femme.

MAhimm. Votre frère ^us a-t-il dit comme j'ai joaé rénnooi» ment, quand il m'a montré votre taoochoir?

ORUNDO.

Oui, et des prodiges plus grands encore qae celui-là.

ROSALIKDK.

Oh ! je sais vous Toulez en venir. . . Oaî, c'est vni ; I ne s'est jamais rien vu de si brusque, honnis le chœ à deux béliers et la fanfaronnade hyperbolique de César: A suis venu^fai ru, fai vaincu. Car votre frère et masœora se sont pas plus tôt rencontrés, qu'ils se sont considéra; p plus tôt considérés, qu'ils se sont aimés; pas plustftt mes, qu'ils ont soupiré ; ils n'ont pas plus tôt soupiré, qal s'en sont demandé la raison ; ils n'ont pas plus tôt su la ni son, qu'ils ont cherché le remède, et ainsi de degré eo de gré ils ont fait une échelle à mariage qu'ils devront grvri incontinent, sous peine d'être incontinents avant le ai nage. Ils sont dans la fureur même de l'amour, et il ii qu'ils en viennent aux prises : des massues ne les aépiM raient pas !

ORUNDOi

Ils seront mariés demain, et j'inviterai le duc à la noa Mais, ah ! que c'est chose amère de ne voir le bonheur qc

SCÈNE XX. 375

par les yeux d*autrui! Demain, plus je verrai mon frère ' heureux de posséder ce qu'il désire, plus j'aurai le cœur accablé.

ROSAIINDE.

Allons donc ! est-ce que je ne peux pas demain vous tenir Itea de RosalindeT

ORUNDO.

Je ne puis plus vivre d'imagination.

ROSÀUNDE.

Eh bien» je ne veux plus vous fatiguerde phrases creuses. Sachez donc de moi (car maintenant je parle sérieusement) que je vous sais homme de grand mérite... Je ne dis pas ça pour vous donner une haute opinion de mon savoir en vous prouvant que je sais qui vous êtes. Si j'ambitionne votre estime, c'est dans une humble mesure, afin de vous inspi- rer juste assez de confiance pour vous rendre le courage sans surfaire ma valeur. Croyez donc, s'il vous plaît, que je puis faire d'étranges choses. J'ai été, depuis l'âge de trois ans, en rapport avec un magicien dont la science est fort profonde sans être en rien damnable. Si dans votre cœur vous aimez Rosalinde aussi ardemmeut que votre attitude le proclame, vous l'épouserez quand votre frère épousera Aliéna. Je sais h quelles extrémités la forlunc l'a réduite : et il ne m'est pas impossible, si vous n'y voyez pas d'inconvé- nient, de l'évoquer demain devant vos yeux sous sa forme humaine et sans aucun danger.

ORLANDO.

Parlez-vous sérieusement?

Oui, sur ma vie, que j'aime chèrement, bien que j'avoue être magicien. Ainsi parez-vous de vos plus beaux atours, conviez vos amis; car, si vous voulez être marié dcmaiu, vous le serez, et à Rosalinde, pour peu que vous le désiriez.

376 GOMME IL VOUS PLAIRA.

Entrent Silvius et Ph&bé. ROSAUNDE.

Tenez, voici mon amoureuse et son amoureux.

PHÉBÈ.

Jeune homme, vous m'avez fait une grande îndTililé, en montrant la lettre que je vous avais écrite.

ROSALINDE.

Cela m'est bien égal. Je m'étudie h paraître dédai- gneux et incivil envers vous. - Vous avez h votre saile un fidèle berger; - tournez les yeux sur lui, aimez-ie:i vous adore.

PHÉBÈ, à Sîlnas.

Bon berger, dites à ce jouvenceau ce que c'eH qu'aimer.

SIL>TDS.

C'est être tout soupirs et tout larmes ; et ainsi sois- je pour Phébé.

PHÈBÉ.

Et moi pour Ganimède.

ORLANDO.

Et moi pourRosalinde.

rosâunde. Et moi pour pas une femme.

SILVIUS.

C'est être tout fidélité et dévouement; et ainsi sois- je pour Phébé.

PiiteÉ. Et moi pour Ganimède.

ORLANDO.

Et moi pour Rosalinde.

ROSÂUNDE.

Et moi pour pas une femme.

8GÉNE XX. 377

SILYIUS.

C'est être tout eitasOi - tout passion et tout désir, tout adoration, respect et sacrifice, - tout humilité, tout patience et impatience, tout pureté, tout résignation, tout obéissance, et ainsi suis-je pour Phébé*.

PUÈBÈ.

Et ainsi suis-je pour Ganimède.

ORUNDO.

Et ainsi suis-je pour Rosalinde.

ROSAUNDE.

Et ainsi suis-je pour pas une femme.

PHÈBÈ, à Rosalinde.

Si c*est ainsi, pourquoi me blAmez-TOus de vous limer?

SILVIUS, à Phébë.

Si c'est ainsi, pourquoi me blftmez-YOus de tous aimer?

ORLANDO.

Si c'est ainsi , pourquoi me blAmez-TOus de tous aimer?

ROSAUNDE.

A qui dites-vous : pourquoi me bl&mez-vous de vous aimer ?

ORUNDO.

A colle qui n'est pas ici et qui ne m'entend pas.

ROSAUNDE.

Assez, je vous prie ! On dirait des loups d'Irlande hurlant h la lune.

A Silvius.

Je vous servirai, si je puis.

A Phébé.

Je vous aimerais, si je pouvais... Demain, venez tous me trouver.

378 GOIOfE IL VOUS PUIBA.

A Phébé.

Je me marierai avec vous, si jamais je me marie avec une femme, et je me marierai demain.

À Orlando.

Je vous satisferai, si jamais je satisfiiis un homme, et vous serez marié demain.

A SiWias.

* Je vous contenterai, si ce qui vous platt peut toqs oonteD-

ter, et vous serez m^rié demain.

!^ A Orlando.

h Si vous aimez Rosalinde , soyez exact.

A Silvias.

Si vous aimez Phébé, soyez exact... Aussi Trai que je n'aime pas une femme, je serai exact. Sur ce, au revoir! je

vous ai laissé mes ordres.

SILVIDS.

~ Je ne manquerai pas au rendez-vous, si je vis.

PHËBÈ.

Ni moi.

Ni moi.

ORLANDO.

Ils sortent.

SCÈNE XXI.

[Sous la feuillée.]

Eeirent Tibrre de Touche et Audrby. PIERRE DE TOUCHE.

Demain est le joyeux jour, Audrey ; demain nous serons mariés.

AUDREY.

Je lo désire de tout mon cœur, et j'espère que ce n'est

SCÈNE XXI. 379

pas un désir déshonnâte de désirer 6tre une femme établie. . . Voici venir deux pages du duc banni.

Entrent deux pages. PREMIER PAGE, à Pierre de Toache.

Heureuse rencontre, mon honnête gentilhomme !

PIERRE DE TOUCHE.

Oui, ma foi, heureuse rencontre!... Allons, asseyez-vous, asseyez-vous, et vite une chanson!

DEUXIÈME PAGE.

Nous sommes h vos ordres, asseyez- vous au milieu.

Pierre de Toache s'assied entre les deox peges. PREMIER PAGE, an deoiième.

Exécuterons-nous la chose rondement, sans tousser ni cracher ni dire que nous sommes enroués, préludes obligés d'un vilaine voix ?

DEUXIÈME PAGE.

Oui, oui, et tous deux sur le même Ion, comme deux bohémiennes sur un cheval.

CHANSON.

Il était an amant et si mie,

Hey ! ho! hey nonino!

Qai traversèrent le champ de blé vert,

Au printemps, an joli temps nuptial

les oiseaax chantent, hey ding ! ding ! ding !

Tendres omonts aiment le printemps.

Entre les rangées de seigle,

Hey ! ho I hey nonino I

Les jolis campagnards se couchèrent

Au printemps, on joli temps nuptial, etc.

Sur Theure ils commencèrent la chanson, Hey! ho ! hey nonino!

COMME IL VOUS PLAIHA.

Contme quoi la vie n'est qa'ane t\eor, An printemps, etc.

rrolitrz donc du temps prùteot, ( lley I ho ', licf ooD'mo !

Car l'omour se coiiroane de primean. Au primomps, etc.

PIERRE DE TOUCRE.

En vt'rilé, mes jeunes geatilshommes, quoique Isp»

les ne signifient pas grand'chose, le cfaant a élé ^fa

harmonieux.

PREinEtl PAGE.

Vous vous trompez, mcssire ; nous ayons obsefré laœe-

sure, nous n'avons pas perdu nos temps.

PIERRE DE TOUCHE.

Mn foi, si ; je déclarn que c'est temps perdu fkats

une si sotte chanson. Dieu soil avec vous, et Dîea tciA

amender vos voix!... AUons, Audrey.

Ils sortent.

SCÈNE XXII.

[Iji diauintiro dea princesses dworije comme ponr une file.

Enlreni In ^teux dl'c, A)I[E^s , Jacques, Orlando , Ouvra et CéLTa,

LE VIEUX tlfC.

Crois-tu, Orlando, que ce garçon ~ puisse fnirp lOK ce qu'il a promis?

onUNDO.

TanlAt je le crois, tantôt je ne le crois plus, - comme ceux qui craignent et qui espèrent on dt^pit de Inui

/^

SCÈNE xxn. 381

Entrent Rosalinde, Siiaius, et Phébê. ROSAUNDE.

Encore un peu de patience , que nous résumions nos conventions !

Au duc.

Vous dites que, si j'amène ici votre Rosalinde, vous l'accorderez à Orlando que voici ?

LE VIEUX DUC.

Oui, dussé-je donner des royaumes avec elle !

ROSAUNDE , à Orlando.

Et VOUS dites, vous, que vous l'accepterez, dès que je la présenterai ?

ORLANDO.

Oui, fussé-je roi de tous les royaumes !

ROSALINDE, h Phébë.

Vous dites que vous m'épouserez, si je veux bien?

PHËBË.

Oui, dussé-je mourir une heure après!

ROSALINDE, montrent Silvius.

Mais, si vous refusez de m'épouser, vous vous don- nerez à ce très-fidèle berger ?

phIbè.

Tel est notre marché.

ROSAUNDE, à Silfiof.

Vous dites que vous épouserez Phébé, si elle veut bien ?

SILVIUS.

Fallût-il, en l'épousant, épouser la mort!

ROSAUNDE.

J'ai promis d'arranger tout cela.

BTontrant Orlando au duc.

0 duc, tenez votre promesse de lui donner votre fille.

0 nesniibù»

I f ai cm «oîr «b &m àt voev ilk. Sâs,

* CMor. cifr ortcoi es iMS ks bois; ~ 3 a éfté iailî^

FD&UB^ -àfr ctilBDO scnc» éésopéreas par SQB oack qqi'I dédm 4ti« ca oumI BapcieB caché <faiis k

DfaaKialTaiiaaatiadAiVicarair. les cxmpies nmieirt aiosî ânsfache! T< d*anim«ix écnnces qoe, iiaslOBlB les lufoes, oo appelk

Stlat et compliaKiils à tras !

NoD 1k>o setenear, recevez-le bien. Cest ce eentîlhoiiime aa «TfeaQ bariolé que j'ai si soafcnt reoooolré dans b fonH : fl a élé homme «ie cour, assme-Ml.

rsÈM se lorcBE.

Si qoelqu'on en doQte^ qu'il me soumette i Texama. J'ai daosé on pas, j'ai cajolé une dame, j'ai élé politique avec moo ami, caressant avec mon ennemi. j*ai miné troii

BCÈNE XXII. 383

tailleurs, j'ai eu quatre querelles et j*ai failli en vider une sur le terrain.

JAGQUIS.

Et comment s'est-elle terminée?

PIERRS DB TOUCHE.

Eh bien, nous nous sommes rencontrés et nous avons reconnu que la querelle était sur la limite du septième grief.

JàGQUES.

Qu'est-ce donc que le septième grief?... Mon bon sei- gneur, prenez en gré ce compagnon.

LE VIEUX DUC.

Il m'est fort agréable.

riERRE DE TOUCHE.

Dieu vous en récompense, monsieur ! Puissiez-vous être aussi agréable pour moi!... J'accours ici, monsieur, au mi- lieu de ces couples rustiques, pour jurer et me parjurer, pour resserrer par le mariage les liens que rompt la pas- sion...

Montrant Aadrey.

Une pauvre pucelle, monsieur! une créature mal fagotée, monsieur, mais qui est à moi. Un pauvre caprice à moi, monsieur, de prendre ce dont nul n'a voulu. La riche honnêteté se loge comme l'avare, monsieur, dans une ma- sure, ainsi que votre perle dans votre sale huttre.

LE MEUX DUC.

Sur ma foi, il a le verbe vif et sententieux.

PIERRE DE TOUCHE.

Autant que peuvent l'être des traits de fou, monsieur, et autres fadaises !

JACQUES.

Mais revenez au septième grief. . . Comment avez-vous re- connu que la querelle était sur la limite du septième grief?

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r jm btoi tu.i«e, il ms iûsût £re ^H la flOfil poor

* (ùftîre à }si'2i^sDe. Ced s'jppeDe Ir MToanir wàcdm

Qot û JsHBtûs de DCMivQn, fl fompOitt aott jugaim Ceci s'^ipbje rffortit fmwrr... Qae â j^jaiartais ooovBMU il me répoodait qoe je mt dàsaàs pas la Tcrilé. O

I s'appcflefa npotUfmiI]MMU...Qatùfm»UmàtnoKnm

i ne dédaraîi que f en aiais menlL Cad s*appelfe k qmereUaue. Et ainsi de suite jnsqa*an déwigi et an drseati Ured (30].

D combien de fois arez-Toos dit qw sa bartie n'était | bieDtaîIkse?

niiiE re TorcHE.

Je n'omi pas aller plus loin qoe le iéwtemH nrindirianari il n'osa pas me donner If iéwÊmti dirrcf. Sor ce, ooos mes rimes nosépées et oons doqs séparâmes.

Poorriez-TOQS à présent nommer par ordre les degi da démenti?

piEUi K Toccas. Oh ! monsîear, noos noos qnereUons d*après Fimprim il T a un Urre poor ça comme il t a des liTies poor I bonnes manières. Je Tais Toas nommer les degrés. Premi degré, la Réplique courtoise : second, le Sarcasme modes! troisième, la Répartie grossière ; quatrièn^, la Riposte ^ lante; dnquième, la Contradiction qnerellense: sixième; Démenti à condition ; septième, le Démenti direct. Yo

8GÉNE XXll, 385

pouvez les éluder tous, excepté le démenti direct ; et encore vous pouvez éluder celui-là par un Si. J'ai vu le cas sept juges n'avaient pu arranger une querelle; mais, les adversai- res se rencontrant, Tun d'eux eut toutbonnement l'idée d'un SU comme par exemple : Si vous avez dit eeci^ fai dit cela, et alors ils seserrèrent la main et jurèrent d'être frères. Votre Si est l'unique juge de paix; il y a une grande vertu dans le Si.

JACQUES, audac.

N'est-ce pas un rare gaillard, monseigneur? Il est aussi bon en tout, et pourtant ce n'est qu'un fou.

LE DOC.

Sa folie n'est qu'un dada à l'abri duquel il lance ses traits d'esprit.

Entrent l'hymen, conduisant RosALiNDE, f ètae on femme, et Célia.

Mosiqae solennelle.

l'hymen, chantant.

Il y a joie an ciel

Qoand tous sar la terre s'aceordent

Et se mettent en harmonie.

Bon doc, reçois (a fille.

Du ciel rhymen Ta ramenée,

Oui, ramenée ici,

Afin qae tu donnes sa main à celoi

Dont elle a le cœur dans son sein.

ROSALINDE, an duc.

A VOUS je me donne, car je suis à vous.

A Orlando.

- A VOUS je me donne, car je suis à vous.

LE VIEUX DUC.

- Si cette vision ne me trompe, vous êtes ma fille.

ORUNDO.

Si cette vision ne me trompe, vous êtes ma Rosa- linde.

f

380 CONUE IL VOtrS PLàlU.

raist.

Si cette tUIod, si cette forme ne me iranqw, - ^ adiea moa amour !

Je veux ne pas aToir de père, si ce D'est toos.

A Orlando.

Je ne veai pas avoir de mari, si ce c'est tous.

1 Phébé.

Je Teox ii'époaser jamais une femme, si es a'ai

TOOS.

l'htm».

Slenec! Ob ! j'inienUs U cODfasioB t C'est moi qoi dois rare li eondnsioB De CM éTéoeiiKDU élnnges. Ces hnil fiatieé» doiTeDt se donner b nria El l'nnir par les tient il« rhjmea. Si la >érilé ml visic. A OriandO «t k ftooEDde.

Voua, TOUS £le$ inséparablei. A Oliiler d t GAb.

Voas, >aus ùtes lecnar dios Je cieiir.

Qd prenez une femme foor époui. * rn.TC .l.'Tco.-hL.uIiAuJirv.

Vous, TOUS êtes loués l'un à l'antre.

Comme l'hiter au miuvaii lemps.

Tandis qae non* chonteroDi un L-pilhalame,

IUs«Asiez-Toiis de qne^ilions,

ArjD que U ra\soa calme votre surprise

ËD vous eipliqusQl notre réunion et ce déDODenicDl,

De U gronde Junoa \a norc c'^l la coaronne : 0 lien sucri de la lalili: cL du lit ! C'cjt l'hymen qui peuple loute cîIl-,

8GÉNK XXll. 387

Honneor» hoontor et gloire A rhymeo, diea do tonte cité !

LE MEUX DUC.

- 0 ma chère nièce, sois ia bienvenue près de moi, - aussi bien venue qu'une autre fille !

PHÊBi, àSiWias.

- Je ne veux pas reprendre ma parole : désormais tu es à moi. -- Ta fidélité fixe sur toi mon amour.

Entre Jacques des Bois.

JACQUES DES BOIS.

- Accordez-moi audience pour un mot ou deux; —je suis le second fils du vieux sire Roland, et voici les nou- velles que j'apporte h cette belle assemblée. Le duc Fré- déric, apprenant que chaque jour des personnages de haute distinction se retiraient dans cette forêt, avait levé des forces considérables et s'était mis à leur tête, dans le but de surprendre son frère ici et de le passer au fil de l'cpée. A peine était-il arrivé à la lisière de ce bois sauvage, qu'ayant rencontré un vieux religieux et causé quelques instants avec lui, il renonça •- à son entre- prise et au monde, léguant sa couronne à son frère banni, et restituant toutes leurs terres à ceux qui l'avaient suivi dans l'exil. Sur la vérité de ce récit —j'en- gage ma vie.

LE VIEUX DUC.

Sois le bienvenu, jeune homme. Tu offres à tes frères un beau présent do noces : h l'un ses terres confis- quées, à l'autre un vaste domaine, un puissant duché. D'abord achevons dans cette forêt la mission que nous y avons si bien commencée et soutenue. Ensuite chacun de ces élus ~ qui ont enduré avec nous les jours et les nuits d'épreuve aura part à la prospérité qui nous est

aam n. vocs iluêl.

.1

»i

Si cette tîsîod, si cette forme De me trompe^ alors, «fiea moD amour !

;' lûSiliSlB, «4k.

! Je Tem ne pas avoir de père^ si ce D*est loas.

'^ AOiUsëo.

Je ne veux pas aïoir de mari, si œ n'est mns.

Je feox n'épouser jamais uie JBmmfi, si ce n'a

TOUS.

SOeMe! Ob ! j'iateidis b eonfirâMi f

CtA Boi qui dois Cure U amdmûoÊ

I>e ces éréDeaeats cCraaget.

Ces kvt SaMés éoifeat 98 d^aaer II

Et s'oair par les lieas de rhymeo,

U %érité est vraie. A Oiiuiéo et k ftosaliode.

Toas, TOUS êtes inséparablef. A Oimer d à caia.

Vous, vous élet le eoev dm k «v.

Hoetnfit sa^ius à fbétc. } Tons, oéda à toa amoar,

( Oa prenez ane femme pour épom.

A rkrre de Touche et à André?.

Toas, T009 êtes fooéi ron à rralre.

Comme l'hifer an maoTais temps.

Tandis qae sons ckanlereas mi épithalame,

Rassasies-fOis de qneslioiis,

▲Gn qae la raison calme f oCn surprise

£d toqs expliquant notre rtenioa et ce ddBOoeaeiit.

CHA!rr.

De U grande Janon la noce est.la eoaronne : 0 lien sacré de la lablc et da lit ! C*C5t rhymen qoi peuple tonte dté. Qne l'angoàtc mariage soii donc honoré.

SGÉIIK XXII. 387

Hoanenn honntor et gloire A rhymeo, diea do toote cité I

LE MEUX DUC.

- 0 ma chère nièce, sois la bienvenue près de moi, - aussi bien venue qu'une autre fille !

PHÊBÈ, àSiWias.

- Je ne veux pas reprendre ma parole : désormais (u es à moi. -- Ta fidélité fixe sur toi mon amour.

Entre Jacques des Bois.

JACQUES DSS BOIS.

- Accordez-moi audience pour un mot ou deux; —je suis le second fils du vieux sire Roland, et voici les nou- velles que j'apporte h cette belle assemblée. Le duc Fré- déric, apprenant que chaque jour des personnages de haute distinction se retiraient dans cette forêt, avait levé des forces considérables et s*élait mis à leur tôte, dans le but de surprendre son frère ici et de le passer au fil de l'épée. A peine était-il arrivé à la lisière de ce bois sauvage, qu'ayant rencontré un vieux religieux et eausé quelques instants avec lui, il renonça à son entre- prise et au monde, léguant sa couronne à son frère banni, et restituant toutes leurs terres à ceux qui l'avaient suivi dans Texil. Sur la vérité de ce récit j'en- gage ma vie.

LE VIEUX DUC.

Sois le bienvenu, jeune homme. Tu offres à tes frères on beau présent do noces : h l'un ses terres confis* quées, à Tautre un vaste domaine, un puissant duché. D'abord achevons dans cette forêt la mission que nous y avons si bien commencée et soutenue. Ensuite chacun de ces élus qui ont enduré avec nous les jours et les nuits d'épreuve aura part à la prospérité qui nous est

NOTES

LES DEUX GENTILSHOMMES DE VERONE,

MARCHAND DE VENISE, ET COMME IL VOUS PLAIRA

^K^€>QS3^9

(1) Les Deux Gentilshommes de Vérone ont été publiés pour la première fois sept ans après la mort de Shakespeare, dans le Cprand in-folio de 1623. La division absurde adoptée par les édi- teurs place cette pièce, qui fut évidemment une des premières compositions du maître, immédiatement après la Tempête^ qui fut eertainement une des dernières. La date h laquelle les Deux Gen- Ubhommes ont été représentés n'a pu être fixée par aucun docu- ment précis. Malone, après avoir délibérément assigné celte date à Tannée 1595, s*cst rétracte et l'a reportée à l'année 1591. Quel- ques paroles dites par un personnage sur les pères de famille qui envoient leurs fils à la guerre ou à la découverte des îles » lointaines y^ lui ont paru faire allusion à l'expédition des vo- lontaires protestants qui, en 1591, sous la conduite de lord Essex, allèrent grossir l'armée d'Henri IV, en mémo temps qu'aui nombreux voyages d'exploration entrepris à la même époque par Raleigb, Cavendish et d'autres. Cette conjecture repose» on

392 LKS DSOX GKNTILSUOMMKS DB TÉBimS. ETC.

le voit» sur des données bien vagues. Sans désigner une < positive, comme Ta fait un peu légèrement Malone, la criti peut, selon moi, afGrmerque cette comédie esl, par sa eom( lion et par Tordre d'idées qu'elle soulève, contemporaine poèmes et des Sonnets de Shakespeare. Nul doute qu'elle n'ail improvisée dans cette première période le poète s'essajait core. La brusquerie du dénouement trahit dans Tesprilde Tau une certaine fatigue que n'eût jamais ressentie son génie une sûr de lui-môme. J'ai déjà dit à l'Introduction queShakesp s'était inspiré, pour certaines scènes de sa comédie, d'un pastoral, la Diane de Montemayor. La Diane n'a été tradaiti anglais qu'en 1598. Il est donc infiniment probable que Sha peare n'a pas connu directement par l'œuvre espagnole eet sodé des amours de don Félix et de Félismàne qui lui a foi plusieurs incidents. Mais cet épisode avait fait le sujet d'un€ médie représentée en 1584, à Greenwich, devant la reine É beth, sous ce titre : The historié of Félix and PhUmnena^ et ( vraisemblablement par celte comédie, aujourd'hui perdue, Shakespeare a été initié à l'idée qu'il a plus tard mise en œu Les Dtxix Gentilshommes de Vérone ont été remaniés pou scène de Drury Lane par un M. Victor, en 1763.

(2) La môme comparaison se retrouve deux fois dans les i nets de Shakespeare :

Canker vice ihe sweelest bads dolh lore, And thoo presenl'sl a pure uostained prime.

c Le ver du mal aime les plus suaves boutons, et ta loi prése un printemps pur et sans tache. »

Sonnet lxxxix (ëdit. française)» 70 (édit^anglti

The loathsome canker lives in the svreelest bod. AU men roake fanlts.

Sonnet rxxii, 35.

« Le ver répugnant vit dans le pins snave bouton ; . tous les hom font des fautes. »

(3) Voir la Note 23 du quatrième volume.

NOTES. * 393

(4) Ce reproche d'aveuglement que Valentin reçoit ici de son page à cause de son admiration pour la brune Silvia, Shakespeare se l'adresse à lui-mûroe b propos de son engouement pour la brune héroïne de ses Sonnets. Diligence dit à Valentin : c Ifyou love her, you cannoi see her^ becatise lote U blind. Si vous l'ai- mez, vous ne pouvez pas la voir, parce que Tamour est avetigle. » Le poète a développé la même pensée dans ces vers :

Thon BLiNB fool, Love» what dost thoa to mine eyes, Thaï they behold, and see not what they see Y They know what beaaty is, see where it lies, Yet what the best is, take the worst to be.

t 0 toi^ aveiAglê foo, amour, qae Tais-ta à mes yeox poor qQ*ils regardent ainsi sans voir ce qa*ils voient ? Ils savent ce qn*est la beanté, ils voient o& elle se trouve : pourtant Us prennent pour parfait ce qu*il y a de pire. »

Sonnet xv, 187.

Ce qui rend ce rapprochement plus frappant, c'est que la bien- aimée de Valentin est accusée de se farder comme la bien-aimée du poêle : c Her beauty û painted^ sa beauté est peinte, prétend le page en parlant deSilvia. » « Mon mauvais génie, dit Sha- kespeare de sa maltresse, est une femme fardée.

My worser spirit a woman, colonr*d iU.

Sonnet xxix, 144.

l'ai déjà noté, au sixième volume, certains traits de ressem- blance entre Rosaline et la coquette qui fit tant souffrir Shakes- peare. Les mêmes traits se retrouvent dans la figure de Silvia. Le jeune Shakespeare semble avoir suivi l'exemple du jeune Ra- phaël : il a fait poser sa maîtresse pour ses premiers portraits de femme. Silvia, dans les Deux Gentilshommes de Vérone, Rosa- line, dans Peines d'amour perdues, Béatrice, dans Beaucoup de bruit pour rien, Rosalinde, dans Comme il vous pfaira, rappel- lent a des degrés différents le type provoquant et gracieux que l'a* mour révéla au poète.

(5) Le raisonnement spécieux par lequel Prêtée essaie icid'at-

394 ' LIS Diux onmLSHOimii db tArori, rc.

ténuer sa faute» le poète le fait dans ud de ses êommeiê pour « cuser la double trahison de son ami et de se maîtresse :

If I lose thee, œy Iom is my 1ot6*8 gain. And, losiDgher, rny friend has fooDd ihat lest; Both fînd each other, and I lose both twaio. And both for my sake lay on me this cross.

« Si je te perds, ma perte fait le gain de ma bien-aimée, etsiji perds, c*est moD ani qui recouvre l'égarée; si ja Toaa perds tu deai, tous deux vous voas recouvrez» et e'est eneere pour BMabl que vous me faites porter cette croii. tt

Sommet juj, 4t.

J'insiste expressément sur ces similitudes qu*auean comme tateur n'a remarquées jusqu'ici et qui prouvent la parenté, longtemps méconnue, entre Pœuvre lyrique et l'œuvre dramalîq de notre poète.

(6) The table hersin ail my thoughts Are visibly charactared.

Julia compare ici la mémoire de sa confidente & un carnet elle écrit toutes ses pensées. La môme comparaison se retrou exprimée en termes presque identiques dans un des SonneU Shakespeare. Le poëte, s'adressent i son mystérieux ami, I dit:

Thy tables are witiiiu my braio

Full cbaracter*d wilb lastiog memory.

« Ta as pour tablettes mon cerveau sont ioscrits partootde i râbles souvenirs. »

Sonnu Lxxix, iîl.

(7) L'idée exprimée brièvement ici a été développée par le po dans deux sonnets :

If the dail substance of my flesh were thoaght» Injarious distance should not stop my way ; For then, despile of space, I would be bronght Froro limits far reroote where thou stay.

c 8i It pettfée était l'cutnce de mon être grott|er, |a tttbttavet ilijQrieaM n'trrèleuit |mi8 marcht, car tlort, «n d^pit de Vet- D«c#, je nt tren^nerait des limites les p|at reculées aa lieo tit résides. ^

Sonnet LX, 44.

... My thoQghts (from far where I abide) Intend a zealoos pilgrimage io Ihee.

« Mes pensées loin dn lien Je sais entreprennent on ferreaf pèlerinage vers toi. »

SofMiel LTI, 17.

(8) Variante :

Thon away. the Ttry birds are mnte.

En ton absence» les oiseaax mêmes sont moets.

Sonnet LXii, 97.

(9) a C'est une vérité incontestable que la mère seule est sAre de la légitimité de l'enfant. Lance suppose que» si son interlocu- teur savait lire, il aurait lu quelque part cette maxime bien con- nue. » Stbevens.

(10) Le troisième brigand invoque ici le joyeux frère Tuck que la ballade anglaise donne pour confesseur au chevaleresque ban- dit Robin Hood. a Nous vivrons et mourrons ensemble, dit un personnage dans V Edouard I" de Peele (159S), comme Robin Hood, Frire Tuck et la pucelle Marianne. »

(1 1 ) Même idée en d'autres termes :

... Love knows, il is a greafer grief

To b^r love's wrong tban hate*s known injary.

L'amitié sait qne c*est une pins grande dooleor de snbir l'ontrage de Tamitié qne Tinjare prévue delà haine.

Sonnet xxxm. 40.

(12) Variante:

« Ton remords n'est pas un remède i ma douleur» tous tes re-

I

396 LES DBUX QS1ITCLSH01I1IES DB VtlORB, RC.

grels ne réparent pas ma perle. Le chagrin de l'oSenieor n'i^ porle qu'on faible soulagement i celui qui porte la lourde ou de l'offense. Ah ! maie ces larmes sont des perles que toneonr répand, et cette richesse-là est la rançon de tous tas torts. »

Sonnet xxxi, 34.

(1 3) C'est dans la dernière année du seiziàme siècle que k Marchand de Venise a été imprimé pour la première fois et (m- bliécn deux éditions différentes, l'une portant le nom d'unia- primeur« J. Roberts, l'autre le nom d'un libraire, Thomas Uejes. Le titre prolixe de celle seconde édition a été reproduit en tèledc noire traduction K Dés le mois de Juillet 1598, l'imprinm avait fait enregislrer son droit au SUUioner's HaU, ainsi que Fit leste l'extrait suivant:

tS juillet I59S.

James Roberis.

Un livre du Marchand de Venise, aulrement appelé le Juif de Venise, l*onrvo qu'il no soit pas imprimé par ledit James llobcris ou aocuu antre, sans une licence obtennc préalablement du très-honorable Lord Cham- bellan.

Celle restriction, qui faisait dépendre l'impression de Touvrigi de l'aulorisalion du lord Chambellan, a donné â croire que l

1 Le lecteur a remarqué et admiré, comme moi» les charmants tiue eizeviriens que la typographie Bloulin a , dans cette édition mèiM placés en tête des principales pièces de Shakespeare. Ces Utm, pa la forme des caractères et par la coupe des lignes, donnent nne iéé parfaitement exacte des litres des éditions originales qoi ont été UN exprès colqués au Briiish Muséum» La maison Pagnerre» fidèle i si nobles traditions, n*a rien négligé pour que ce monnment, élevé pi des Français à la plus grande gloire de l'Angleterre, fût digne à h foi et de la France et de Shakespeare.

floifs. sn

pièM n âml pu encore étô jouée h l'époqae de IVnregiElrcmeQl, et querinlendatil du ihéàlrodo In reino voulait réserver à la cour la [irimeur de la comédie nouvelle. Co ([m leiidruil ù conOrmer celte conjecture, c'est que le ilarriiaiid de Venise esl la dernière des pièces de Shakespeare mentionnées dans le catalogue que Francis Mores publia à la Gn de 1 598. Le Marchand de Vmi$e aurait donc élé reprûEenlé prirailivemeni par les comédiens da I ord Cbambellan dans riniervalle nW\ sépare lemois de juillet du mois de décembre de celte année.

Ce qui toutefois diminue la solidité de celte bypolhèse savam- ment conçue par les commcntalcurs modernes, c'est que, parmi lei pièces représentées en 159'! au lliéAire de Newiiiglon par lei troupes réunies du lord Amiral et du lord Chambellan, les livres du chef de troupe Henslowe citent, ù la date du 35 août, une Co- médie Yénitientu (Vmimi/oti Comedy] qui, s'il faut en croire Ma- lone, pourrait bien être le Harchand de Venix.

J'ai déjà indiqué à l'Inlroduclion les sources légendaires aux- quelles Shakespeare a puisé les éléments de l'intrigue prlncipila de son merveilleux chef-d'œuvre. Le lecteur connaît déjà, par l'analyse que j'en ai donnée, b ballade de Gemutus. et tout l'heure il va pouvoir lire à l'Appendice la nouvelle du Pecormie que le poète semble avoir plus spécialement consultée. L'anecdote racontée par les Gesla Itomanorvm se retrouve développée dans la nouvelle italienne : je me dispenserai donc de la traduire ici. Hais je ne puis m'empéclier de citer le conte oriental que l'ensei- gne Thomas Munroo, du premier bataillon de Cypaycs, découvrit au siècle dernier dans un manuscrit persan. En voici la tradue-

a On rapporte que, dans une ville de Syrie, un pauvre musul- man vivait dans le voisinage d'un riche juif. Un jour il alla trou- ver le juif et lui dit : < Préte-moi cent dinars, que je puisse éta- blir un commerce, et je le donnerai une part dans les bénérices. » Ce musulman avait une femme fort belle. Le juif l'avait vue el s'était épris d'elle; trouvant li une heureuse ocx^asion, il dit: «Je ne ferai pas cela, mais je te prêterai c^ nt dinars, à cette condi- tion que dans six mois lu me les rendras. Mais remets-moi un

L

398 LES DKux oniTiLSHOina» DB TtBOin, ne.

billel qui me donne le droit, si lu excèdes d'an tool joir V terme convenu, de couper une livre de-cbair dans b partie d ton corps que je choisirai. » Le juif pensait que, par oe DOfH peut-être, il pourrait posséder la femme du musolmsn. La m sulman était consterné et dit : « Pareille chose serait-elle po«i Lie? D Mais, comme sa détresse était extrême, il prit l'argent i la condition requise, 6t le billet et partit pour un vojrsge.

» Dans ce voyage il fit de grands bénéOces, et chaque jour 3 1 disait à lui-même : c A Dieu ne plaise que je laisae passer le joi de l'échéance et que le juif attire malheur sur moi! » En eon séquence il confia cent dinars d'or aux mains d*une pefsonaad confiance et l'envoya dans son pays pour les remettre au jol Mais les gens de sa maison, étant sans argent, les dépenièni pour se maintenir.

D Quand le musulman revint de son voyage, le juif réclamai payement de son argent et sa livre de chair. Le musulman dit « Je t'ai envoyé ton argent, il y a longtemps. » Le juif dit : i argent ne m'est pas parvenu. » Quand ce fait fut, après exaiM reconnu pour vrai, le juif mena le musulman devant le cadi i exposa toute l'affaire.

» Le cadi dit au musulman : Ou rembourse le Juif ou doDM lui la livre de chair. » Le musulman, ne consentant pas iceh dit : « Allons à un autre cadi. » Ils allèrent trouver un autre cri qui prononça la même sentence. Le musulman consulta un ia génieux ami qui lui dit : a Présente-toi devant le cadi d'EmèM et ton affaire s'arrangera à ta satisfaction. x> Alors le musulmsi alla trouver le juif et lui dit : c Je m'en remets au jugement di cadi d'Emèse. » I^ juif dit : a Et moi aussi. »

» Ils partirent alors pour la ville d'Emèse. Quand ils fareii devant le tribunal, le juif dit : « 0 monseigneur le juge, a homme m'a emprunté cent dinars, sous la garantie d'une livre d sa propre chair: ordonne qu'il me livre mon argent et sa chair. Il se trouva que le cadi était l'ami du père du musulman, et poi cette raison il dit au juif : <( Tu dis vrai, c'est la teneur d billet. > Et il ordonna qu'on apportât un couteau bien affilé, l musulman, en entendant cela, resta muet. Le couteau apporti le cadi se tourna vers le juif et dit : « I^ve-toi et coupe sur

V0TK8. S09

éorps une livre de chair ; mais de telle sorte qu'il n'y en ait pas un grain en plus ou on moins : si tu en coupes plus ou moin^ qu'une livre, j'ordonnerai que tu sois mis à mort. » Le juif dit : Je ne puis; j'abandonne TafTaire, et je pars. » Le cadi dit : a Tu ne le peux pas. » Il dit : a 0 juge, je le tiens quitte. » Le juge dit : a. Cela ne se peut. Ou coupe-lui une livre de chair ou paie- lui les frais de son voyage, d Les dépenses du voyage furent fixées i deux cents dinars. Le juif paya les deux cents dinars et partit. »

Shakespeare, qui a suivi assez fidèlement la fable indiquée par l'auteur du Pecorone^ a été obligé néanmoins de modifier la con- dition étrange mise par le romancier italien au mariage de la dame de Belmont. On se figure difficilement cette Poriia a qui n'est inférieure en rien à la Portia de firutus» » permettant an premier venu de partager son lit, comme le fait sa devancière, l'héroïne trop galante de Ser Giovanni Fiorentino. Aussi Shakes- peare a-t-il substitué à celle convention le pacte en vertu duquel Portia doit appartenir à l'heureux prétendant qui choisira entre trois coffrets le coffret désigné par un testament sacré. Une lé- gende des Gesta Romanorum a donné è notre auteur l'idée du contrat bizarre etcharmantqui fait ici le nœud de l'intrigue secon- daire. Celte légende, écrite en bas latin, raconte qu'il y avait une fois un roi d'Apulie donl la fille voulut épouser le fils de l'empe- reur de Rome, Anselme. La princesse fut amenée devant le C^ar légendaire qui lui dit : PuelUif propter amorem fUii mei muUa adverta suilinuisti. Tamen si digna fueris ut uxor ejtu sis eito probabo. d Autrement dit : a Jeune fille, tu as soutenu de nom- breuses adversités pour l'amour de mon fils. Pourtant j'éprouve- rai sur-le-champ si tu es digne d'être son épouse, d Et fecU fieri tria vasa. Le premier de ces trois vases était d'or pur et plein d'os de morts, et portait celle inscription :

Qui me elegeril, in me ioveoiet qaod meroit.

Le second était d'argent et plein de terre, et portait cette ins- cription :

Qoi ne elegerit, in me inveniet qnod natura appétit.

i

400 LES DEDX GEHTILSHOMMES DE VÉHOSE, ETC.

Le iroUîâme élail de plomb et plein de pierres précieuisa porlail celle iiiacriplton :

Qui ma utegeril, io mo ioteuict quoJ dcus diapotaU.

L'empereur Anselme déclara qu'il n'accorderait son iils à li fille du roi d'Apuliequesi ellocliotsissaii entre ces trois iiaso- lui dont le contenu avait le plus de valeur. Il va sans diK<{Kll princesse désigna le colTrel de plomb. Sur quoi, l'empcKBili Ail: Bonapuslta, bene (legisli; idea filium meum haM«.b c'est ainsi que le fils de l'empereur de Rome épousa U filk ^ roi d'Apulie. Celte fable nuive a été révélée à Sb3kespein(« une traduction qu'en avait publiée l'imprinieur Wînkji k Worde, sous le règne da Henri VI.

La Marchand dtVenise a éié altéré pour le théâtre de Liwiiii Inn, en 1701, par un cerlain lord Lansdowne. Je ne meniioDH que pour la nùirir eelie profanalion qui travestit Shylock eo pr- Mnnage comique. L'œuvre du mstire, resliiuée enfia à h scia dans sa pureté première, est aujourd'hui la plus populaire petl- are de toutes ki comédies deSbakespeare.

[14) Le nom de S/(i/(or^- est dérivé, prétend-on, dunomasisï- queSeta/of que portail un maronite du mont Liban, coniempo- rain de Shakespeare, l'ne hypothèse ditTérenie en fait une cou- traction du mol italien Scialacquo (prodigue). II eslcertain en loal cas que ce nom n'était pas nouveau parmi les membres de b tribu, ainsi que le prouve un almanach contenant les prophéli» du juif Calcb Shilock pour l'an do gràco 1607 : « Qu'il soil connu de toutes gens que, dans l'an 1607, lo inonde sera ei grand danger, cor un savant juif, nommé Caleb Shiloce écrit que, dans ladite année, le soleil sera couvert par le dragon dini la mHtinûc, de cinq heures à neuf heures, et apparaîtra connu

Il feu, etc. » Cet almanach, daté de 1607, était la r

impre^srDO

d'une premiCrc édition, paruehien avant la fin du seizième siècle et par conséquent antérieure au Marchand de Venise.

(15) Au lieu de : U lord Écossais, l'édition de 1623 dit: /'ai

n

NOTES. 401

tre seigneur. Le sarcasme contre la politique de l'Écossè, alliée à la France contre TAngleterre, a été retranché du texte original, évidemment après l'accession de Jacques I*' et par déférence pour le fils de Marie Stuart.

(16) Au lieu de : je prieDieu^ le texte de 1623 dit :je souhaUe. Altération exigée par le statut de Jacques I«% qui prohibait sur la scène Tinvocation à Dieu. On voit, par ces minutieuses variations du texte» que la censure des Stuarls était plus tyrannique même que la censure des Tudors.

(17) Au lieu de : entre Luncelot GobbOf l'édition primitive dit : entre le Clown seul. Lancelot est désigné par le nom de Cloum à toutes ses entrées et sorties.

(18) La chiromancie, dont Lancelot parait être un adepte fer- vent, place la ligne de vie au bas du pouce entre le mani de Véntu et la ligne naturelle moyenne.

(19) Le chroniqueur Stowe indique ainsi l'origine de cette sin- gulière appellation, Lundi noir : a Le quatrième jour d'avril 1360, au lendemain de Pâques, le roi Edouard campa avec son armée devant la Cité de Paris par un si grand froid, que beau- coup d'hommes moururent gelés sur leurs chevaux. Voilà pour- quoi le lundi de Pâques a été surnommé le Lundi noir. »

(20) La pièce d'or à l'effigie de l'Ange était une monnaie cou- rante au temps d'Elisabeth : elle s'appelait Àngel et était aussi ancienne que la monarchie saxonne. î/antiquaire Verstegan pré- tend que le root English^ qui désigne la race anglaise, est une contraction du mot Angel-like^ semblable à un ange. Celte éty- mologio prétendue expliquerait pourquoi les premiers princes d'Angleterre avaient fait sculpter la figure d'un ange sur leur plus belle monnaie.

(21) Ce vers:

DoDC prends ce qui t*esl Uû, prends ta livre do chair,

iQi LES DBDX GEHTILSHOHMBB DB VÉBOIlt, STC-

omi» dans l'édiliOD in-quarlo, a été rendu au texte pti Yth» de 1633.

[22] Dix parrains de plus, c'est-à-dire les douze jaréj qiii.di près la coutume soglaise, décidaient par leur verdict loaM ivt- jamoBtion à mort. Shakespeare prèle ici à )a republiqot de Xt- nise les (ormes de la procédure brJtaDnique.

[23] Lanceioi imite ici le son de la trompa par lequdtntw- riers de la poste signalaient leur approche aa temps de Sbikfr peare.

(24) La première édition connue de Comme U cotu plairas celle de 1633. Celle pièce occupe le neuvième rang danslsaiil des Comédies el y prend place entre le Marchand de YeniM di Sauvage apprivoisée, de la page 16S à la page 185. - Elle mit ôlre originairement publtf-e du vivant de Sbakespeait* même temps que Beaucoup rff bntU pmir rien et Henri V, la publication en fut suspendue pour des raisons ignorées , un que le prouve l'inscription suivante placée au commenc^ineolds second volume des enregistrements au Slationers'HaU -.

i &aoat(3ans indication d'anofe]-

n Comme il t>ous plaira, un livre

» Bairi Cinq, un livre l à suspendre. »

iiD^ttie de Beaucoup de brait pour ritn J

La prohibition, levée pour Henri l'ot Beaucoup de. bruitpouf rien dès l'année ICOO, ne parait pas l'avoir été pour Cammc iJ vous plaira avant l'année 1623.

L'époque à laquelle Corinne il tous plaira a été représenté pour la première fois, ne peut âire fixée qu'approximalivetaeaL Celle comédie n'est pas meniionnée par Mcres dans le catalogue des pièces de Shakespeare connues en 1598, et en outn? elle ciM un vers du poérae do Marlowe, Hcro et Léandre, qui ne fut pu- lilié que dans le cours dp la même année. L'extrait des registres du Slalioners'Hall, antérieur évidemment à la Qq de l'anoé^

/>

I600i {wonTe, d'aaire part, qu'elle avait élé livrée au publie avaDi celle époque. C'esl Jonc en 1599 ou au plus tard au com- mencemeDl de l'année 1600. qu'a avoir lieu la première re- présenlalion de celto raviîsanle pastorale.

Une tradition, devenue fameuse, attribue i Shakespeare la créa- lion du ri^te d'Adam duns Corime U tous plaira. Le récit sur le- quel repose celte traditiou a recueilli sous le règne de Char- les II de la bouche même du dernier frère survivant de Shakes- peare, el voici en quels lermes le chroniqueur Oldys l'a résumé : « Va des plus jeunes frères de Shakespeare qui vécut jusqu'à un Sge avancé , après la restauration du roi Charles II, Gilbert avatl conservé l'habitude de fr<fquenler les théâtres. I^s principaux ac- teurs do l'époque, tout eu lui témoignant h plus gronde défé- rent, tâchflieni de le faire parler sur le compte de son frère etiuî demandaient avec une vivo curiorisité des détails, spécialomeol sur le jeu dramatique de William. Hais déjà Gilbert était telle- ment cassé par les années Dt avait la mémoire lellemeni affaiblie par les infirmités, qu'il ne pouvait qu'éclaircir faiblement les questions qui lui étaient soumise». Tout ce qu'on put obtenir de lui était l'idée vague, indécise et presque oblitérée, qu'une fois il avait vu son frère Will jouer, dans une de ses comédies, le Tiih d'un vieillard décrépit : il portait la barbe longue et parais- sait si faible, si accablé, si incapable de marcher, qu'il fallait qu'une autre personne le portât jusqu'à une lable â laquelle il s'asseyait parmi de nombreux convives, dont un chantait une chanson. » reconnaît â celle description l'entrée d'Adam é la scène X,

Comme il tout plaira a donné lieu à de nombreuses imita- tioDS. La seule qui mérite de rester célèbre est une charmante va- riation que M"" George Sandu fait jouer, en I8ô6, sur la scène du Théâtre-Fran^iiiis.

(2 j) Shakespeare donne ici l'autorité do la poésie à une croyance populaire, d'après laquelle la lèledu crapaud élait censée renfer- mer une pierre précieuse, douée de prodigieuses vertus. Cette croyance était d'ailleurs conlirmée \ipT plus d'un savant livre. « 11 est hors de doulo, écrivait en 1569 le naturaliste Edward

I

4M

FcatOA, fill T a dui b tfle des fiem appîiêie Boni os Sldon. Elle se ma^i iau b iHe da cnfaod nifev a le po«âocDe»ttt ci est on spédiiiQe b pMne. » JfcfmUa Hrrvies dr le

S c n T a beaMMp de grtee R<Bsai!mi> : «3^ oibqoe soo dJie, ei qvaDd Gêltt eoofinw ses

malîcKsse, cUe se anlredî! fllr ■f»ti plaltl qaa ds ta som fii\ici SUIS dêéttse. » i<»asQa.

.•►•i

C* T«% ciiê î par b bersm Ptaêfcé, esteBprenléànpoi de Markve, («bliê eA USS, Arro ef Léamdrt. Llimmîoa c pi'.r-: eas«rili » esi aa lûodiaDl scavenir adressé par TaH de Cjmsmt u vyta piaira à rasleor de Fmmsi, et jeom pi I : mxi nïci Vigiy d&at J'ai neoolê aillears la fin tragique. '

f5 c Os a êleiê dtiis Qmpside vn tabemade en aail fr?^ nrSKSâEaenl !cnl(4ê. socs kqoel c$i une «tnlur de Dk en a^Urï . 3c«t les seins sas bîsseni jaillir de Fean» b Taz.:sp. 1 âoipr'f Svrrfjf cfLmàm^ 1599.

K à I adresse des biographes f racc^nuc: îi vie des fikîktsopb» de Tantiquilé tels que Diofè LMfvv. r&iiastnld, LjLapias, etc., rapportaient comne ( e.iMB;?«s if b pfitf ^.ew^ M^nar les paroles et les actions p!Qf is5inii&uiV$. > WiiBiiT05. Un livre appelé les Dkk ff éfs r^rriW ifsr P^^u^^vT^^fs, a^ait été pnblié par CaiU» 14TT. V. fu: *«7>iiii:t eu fnrxiis en argbis par lord Rirers. c'est stC5 dxiif far ceVéd i(^r>::n que Shakespeare a en conu saoce de cm fiiQiTY".è« philosophiques. » Stiktc!C5.

;30; Le line anqnei il est bil id allnsàon est on trailé d i U Fcm: tmpim. cte Xichd Léi?. U-18, SUS.

NOTES. 405

certain Vincentio Saviolo, intitulé : De Phonneur et des querella honorables^ in-quarlo imprimé par Wolf en 1594. La première partie de ce traité a pour titre : Disœurs fort nécessaire à tous les gentilshommes qui ont souci de leur honneur^ touchant la fa- çon de donner et de recevoir le démenti , d^où s* ensuivent le duel ei le combat sous diverses formes et maints attires inconvénients^ faute d*avoir la vraie science de Vhonneur et la vraie intelligence des termes qui sont ici expliqués, Les titres des divers chapi- tres sont comme il suit : L Quelle est la raison pour laquelle la Partie à laquelle est donné le Démenti^ doit devenir P Agresseur eide la Nature des Démentis, II. De la Méthode et delà Diver- sité des Démentis, III. Des Démentis certains [ou directs]. IV. Des Démentis conditionnels, V. Du Démenti en général,

VI. Du Démenti en particulier, VU. Des Démentis pué- rils. — VIII. Conclusion touchant la manière d'extorquer ou de rétorquer le Démenti [ou la contradiction querelleuse]. Au chapitre des Démentis conditionnels ^ Tauteur, parlant de la parti- cule Si^ dit : « Les démentis conditionnels sont ceux qui sont donnés conditionnellement, par exemple, par un hommedisanlou écrivant ces mots : Si tu as dit que j'ai fait affront à roilord, lu en as menti ; Si lu le dis à l'avenir, tu en auras menti. Ces sortes de démentis donnent souvent lieu à de vives discussions verbales qui ne peuvent aboutir à aucune conclusion décisive, d Saviolo entend par que deux adversaires ne peuvent parvenir à se couper la gorge tant qu'un Si les sépare. Voilà pourquoi Shakespeare fait dire à Pierre de Touche : <c J'ai vu le cas sept juges n'avaient pu arranger une querelle ; les adversaires se rencontrant, l'un d'eux eut tout bonnement l'idée d'un Si, comme par exemple : 9% vou» avex dit ceci^fai dit cela ; et alors ils se serrèrent la main et jurèrent d'être frères. Votre si est l'unique juge de paix ; il y a une grande vertu dans le si. » Caranza était un autre de ces au- teurs qui faisaient autorité en matière de duel. Fleicher le ridi- culise avec esprit au dernier acte de son Pèlerinage d amour. »

Wàrburton .

fin dbs notes. ▼m. 20

APPENDICE.

U DIANE DE GEORGE DE HONTEMAYOR

Traduite d'espagnol en francaia» par M. Gomv.

1578.

RÉGIT DE FÉLISMÉNS. [PrewUère partie^ livre second,]

Sachez que, comme j'étais en la maison de ma mère-* grand', âgée déjà presque de dix-sept ans, un gentilhomme devint amoureux de moi, qui ne demeurait pas si loin de notre maison que, d'une terrasse qui était en la sienne, on ne pût bien voir dans un jardin Tété je soûlais aller pas- ser le temps après souper. De donc ce malgracieux Félix ' ayant vu l'infortunée Félismène ^ (qui est le nom de la pauvrette qui vous conte ses désaventures), il s'énamoura de moi ou feignit être énamouré. Félix employa plusieurs jours à me Caire entendre sa peine, et, comme ni pour ses

> Protée dans les Deux Gentilshommes de Vérone, a Jolia.

11)8 U DU3E MQJmMiTM

démoostratioos et passages, ni poar mosiques et toun qui àoaf eûtes fois se disaient deirani ma porte^ je ne m trais aucunement connaître qu'il UA épris de moo amo il délibéra de m'écrire. Et pariant i une mienne sem et l'avant gagnée aTec plusieurs présents, loi doooa i lettre pour me faire tenir. Quant aux préambules que 1 sette ' ainsi s'appelait-elle} me fit avant que me U donii les serments qu'elle me jura, les cauteleuses paroles qa'< me dit afin que je ne me fichasse, ce fat chose mem leuse. Mais pour tout cela, je ne laissai de loi mer pai les yeux, disant :

Si je ne me considérais qui je sois et ce qu'on po rait dire, je t'assore que je marquerais si bien cette face est si dépourvue de honte, qu'elle serait reconnue ei toutes les autres. Mais pour la première ibis c'est assez, garde-toi de la seconde.

Il me semble que je Tois maintenant comme cette ti tresse de Rosette se sut si bien taire, dissimulant ce qu'î sentait de mon courroux. Car tous l'eussiez Tue, 6 g! tilles nymphes, feindre un petit ris, disant :

Jésus ! madame, je ne tous l'ai donnée que pi nous en moquer ensemble, et Dieu fisse, si janoais mon tention fut de vous donner ennui, que j'en reçoire le p grand que jamais fille de mère endura.

Et reprenant ma lettre, s'ôta de ma présence. Et c

passé, semblait qu'Amour allait excitant en moi un désir

voir la lettre, mais la honte me détournait de l'aller re(

^ mander à ma servante. Et ainsi je passai tout ce jour ji

qu'à la nuit en grande variété de pensement. Et quand F sette entra pour me déshabiller, me voulant aller coucb< Dieu sait si j'eusse désiré qu'elle m'eût représenté cette 1 tre, mais jamais ne m'en voulut parler, ni m*y faire penst

* Locetti.

Et moi, ponr voir si, lui allant au-devaiil, ou la meltaut en chemin, je pourrais profiler de queUiuechose, je lui disainsi :

Roselle. si le seigneur Félix, sans Cire plus avisé, se met encore en avant de m'écrire?

Ktle me répondit tout froidement : Madame, ce sont choses que l'amour apporte arec soi, je vous supplie très- liumblemcnl me piirdonner: carsi j'eusse pensd vous devoir en cela ennuyer, je me fusse plulAt arraché les ^eui.

Dieu sait en quel état je demeurai de celte réponse, lou^ lefois je dissimulai, et me laissa toute celle nuit accompa- gnée de mon désir. Et arrivant le matin, la prudente Ro- sette enlra en ma chambre pour me donner mes vêtements et laissa tomber après elle celle lellre en terre. Et comme je la vois, je lui dis : Qu'est-ce que cela qui est tombé? Montre-moi, que je le voie. -—Ce n'est rJen, madame, dit* elle. Çà, çà, montre-moi, lui dis-je sans me fâcher, ou dis-moi que c'esl. Jésus ! madame, pourquoi le vouiez- vousvoir? C'est la lettre d'hier. —Non, non, dis-je. Ce n'est pas cela : inonlre-moi que je voie si tu ne me mens point.

Je n'avais pas encore achevé ce mol, qu'elle me la mit entre les mains, disant : Dieu me fusse mal si c'esl autre chose !

Et encore que je la connusse fort bien, si dis-je : .as- surément que ce n'est point elle, car je la connais : il n'y a point de faute que c'est de quelqu'un de tes amoureux ; je la veux lire, pour voir les fuites qu'il l'écrit.

£t l'ouvrant, je vis ce qu'elle disait... Ajant vu cette lel- lre de dom Félii, je commençai à lui vouloir bien, et pour mou grand mal le commenç«i-je. Et incoalinent deman- dant pardon i Boselle de tout ce je lui avais dit, et lui re- commandant le secret de mes amours, je retournai h lire une autre fois celle letlrc, m'arrélant h chaque mol un peu : puis prenant encre et papier, lui répondis... Je lui envoyai

L

410 LA DliNE DK MORTEMATOK.

cette lettre, ce que je ne devais faire, car elle fat depuis c casioD de tout mon mal. Quelques jours te passèrent demandes et réponses. Les tournois Tinrent k se reiKiitfel les musiques de nuit n'ataient point de oesset et ainsi passa un an entier.

Mon malheur voulut qu'au temps oîi nos amoura étaî plus enflammées, son père en fut averti ; et celui qui loi lui sut si bien agrandir l'affaire que, craignant qu'il se a HAt avec moi» l'envoya i la cour de la grande princessa i guste Césarine, disant qu'il n'était honnôte qu'un gen homme jeune et de si noble race perdit sa jeunesse ei maison de son père» on ne pouvait apprendre que vices dont l'oisiveté est maltresse. Il partit ai ennujé, t sa tristesse Tempôcha de me pouvoir faire entendre son { tement. Mais quand j'en fus avertie, je demeurai en tel< que peut imaginer celle qui s'est autrefois vue autant s prise d'amour que lors* à mon grand malheur, je l'él Étant donc acheminée jusques au milieu de mon inforta et parmi les angoisses que l'absence de dom Félix me : sait sentir, et m'étant avis qu'aussitôt qu'il se trouve dans cette cour, tant è cause des autres dames de { grande qualité et beauté qu'à raison de l'absence, je faudrais d'être oubliée, je résolus de m'aventurer à laîit que jamais femme ne pensa, qui fut me vêtir en hi d'homme et m'en aller à la cour pour voir celui en la duquel était toute mon espérance.

Et à ce faire ne défaillit l'industrie, parce qu'avec l'i d'une mienne grande amie qui m'acheta les vêtements < je lui voulus commander et un cheval pour me porter, sortis de mon pays et ensemble de ma bonne renommée ainsi m'en allai droit à la cour. Je demeurai vingt joui arriver, au bout desquels je m'en allai en une maisoi plus éloignée do toute conversation que je pusse trouver n'osais m'enquérir de lui à mon hôte, de crainte que 1'

APPENDICE. 411

casiondema venue ne fût découverte. En cette confusion, je passai tout ce jour jusqu'à la nuit, chacune heure de la- quelle me semblait un an. Et étant un peu plus de minuit, l'hôte m'appela è la porte de ma chambre, me dit que si je voulais avoir le plaisir d'une musique qui se faisait en la rue, je me levasse incontinent, et me misse i la fenêtre : ce que je fis aussitôt. Et me tenant coite , ayant mis la tête dehors, j'ouïs un page de dom Félix qui avait nom Fabio, disant à des autres qui allaient avec lui : Or^ messieurs^ il est temps, maintenant que la dame est en la galerie sur le jardin, prenant la fraîcheur de la nuit. Et n'eut pas plutôt dit cela, qu'ils commencèrent à sonner trois cornets et une saquebute ' avec si grande harmonie qu'il semblait que ce fût une musique céleste... Après qu'ils eurent chanté, j'ouïs toucher une lyre et une harpe, avec la voix du mien dom Félix.

Nul ne pourrait imaginer le grand contentement que je reçus de l'ouïr, car il me sembla l'ouïr en cet heureux temps de nos amours. Mais aussitôt que cette imagination vint i se changer en vérité, voyant que la musique se fai- sait à une autre et non à moi, Dieu sait si je n'eusse pas aimé mieux endurer la mort, et avec une angoisse qui me rongeait l'âme, je demandai à mon hôte s'il savait point à qui se faisait cette musique. 11 me répondit qu'il ne pou- vait penser à qui c'était, parce qu'en ce quartier demeu- raient plusieurs dames et bien excellentes. Et voyant qu'il ne me rendait raison de ce que je demandais, je m'en re- tournai ouïr dom Félix, lequel en cet instant commençait au son d'une harpe à chanter ce sonnet :

Un temps fot que Tamonr met tristes ans perdait En espoirs raios, menteon et par trop ioutiles,

> Saquêbute , espèce de trompette qu'on allonge ou raeoooreit à ?o« looté, ressemblant au trombone.

4lf VUa K

1 1

\jt gat jMfL'a}AflaBiBCfu:

Ujt

i.

Li iDcsiqihe in: fiai dès fanbe do jour : je in*ef( ôe vcoT H- mksL 3Ciil Fêln, maïs i'ohscarîlé de U nuit i csipfcbï. E: v:T8Xk: qc'ils sa étaient aflës, je m'en m Bai coDcb» . pifomn idûd malheur. El étant berne di Ifvf?, jf fkirts de la mmsxm ei m'en aUu droit ma i^l« Il princessiK oa i! me sesnitii qae je poorraîs mieox roi qae je desirak tanu pnctiiosas: de en avant me faire a| ier Tft^ri: <;: cm me dnnaxiiaî: mon nom. Êtamt donc i ve* t prime iu çr&Dd n&lais. je ris ▼enir dom Faix, îi»fir a:*rci:LriBfiit de ««niiears tons ikhement lélos d livri^ de drep ccmiecr célesie, i bandes de i^loars ora Le zTMù dctsi Féiix ponaii des rffcap<8ses de veloois b ooTTSicees;, K îv^u&nies de icùle d'or tmx|niDe ; le pouf ettn de satic Manr Sfirhiqoeté H cooven de cainneliUe c e: DB «o.iet de ve.:*=rç 5e irfme cmlenr et brodetie, e pecii nujyiaao de ««ic»ar( Doâr tHXMlè d*or et doublé de f MC^fH emncDe. i cwe. u daçroe el la ceinture d'or, U*vnDei; for* :»je!n îr:.j>îîe i^ec je cûrdon semé d'étoiles c et au milieu ir (-barux>e us çros diamant : les plomes éta d'aror, arancef» M:>taDcbef. «lions aes^êiemeots se toji

APPENDICE. 413

semés de gros boutODS de perles : et portait en son ool une très-riche chaîne d*or avec les chaînes faites d'une nouvelle iaçon. Il était monté sur un beau cheval rouge enhamaché d'un riche harnais de couleur bleue et garni de belle bro* deries d*or et d'argent.

Et comme dom Félix arrivant au château se fut mis i pied et monta par un escalier qui allait à la chambre de la prin- cesse, je m'approchai du lieu étaient ses serviteurs, et voyant entr'eux Fabio, lequel auparavant j'avais vu» je le tirai à part, lui disant :

Monsieur, qui est ce chevalier qui vient de descendre ici de cheval? Car il m'est avis qu*il ressemble merveilleu- sement à un autre que j'ai vu bien loin d'ici.

Fabio me répondit : Êtes-vous si nouveau dans cette cour que ne connaissez dom Félix , vu que ne sache cheva- lier en icelle si connu que lui ?

" Je ne doute point de cela, lui dis-je, mais hier fut le premier jour que j'arrivai en cette cour.

Il n'y a donc de quoi vous reprendre, dit incontinent Fabio. Partant sachez que ce chevalier s'appelle dom Félix du pays de Vandalie et demeure en celte cour pour quelques siennes affaires et de son père. Vous devez entendre qu'il est ici serviteur d'une dame appelée Célia '. Et pour cela il porte la livrée d'azur qui est couleur du ciel, et le blanc et orangé qui sont les couleurs de la même dame.

Quand j'ouïs ceci vous pouvez penser quelle je devins ; toutefois dissimulant le mieux qu'il me fut possible, je lui répondis :

A la vérité, cette dame lui est fort redevable, puisque ne se contentant pas de porter ses couleurs , il veut encore porter son nom propre pour livrée. Mais est-elle belle ?

Oui pour certain , dit Fabio , combien qu'en notre

1 SilTia.

de rieo lerri. Lequel incoatinent me dei moD nom , et de quel pays. A quoi je fi

dalie était mon pays, mon dodi Valerio wnt je ne demeurais stoc personne.

Aiasi doQG, dit*il, k ce compte i d'uu pays, et encore pourrioDS-DOus Atn son, si vous voulez, parce qoe dom Féli: oomoiandé de lui chercher un page. Et p envie deleservir.arriïez. Ki le boire, ni 1< réaux par jour ne voua manqueront poio

A la rérité, lui répondis-je, je n'av me donner à personne; mais puisque la f dans un temps je n'ai rien à faire > semble que le meilleur serait de demeurei pour ce qu'il doit être 6 mon avis geatilt et ami de ses serviteurs qu'autre de cette

FinaletnentFabio en parla à son melti qu'il sortait et il commanda que je m'en son b^is. Je m'y en allai ; et il me reçut faisant le meilleur traitement du mond dom Félix commença à me porter une qu'il me découvrit toutes ses amours avait été fort bien traité de sa dame at

AIRNDICK. 415

JQsqu'à ce qae les affiiires» pour lesquelles il était à la cour, fussent achevées. Et n'y a point de doute , me disait le même Félii» que je le commençai seulement à cette inten- tion qu'elle dit ; mais maintenant Dieu sait s'il y a chose en ce monde que j'aime davantage.

Vous pouvez penser, 6 belles nymphes , ce que je sentis oyant ceci» mais avec toute la dissimulation qui m'était possible, je lui répondis : Il vaudrait beaucoup mieux, monsieur , que la dame se plaignit de vous à juste cause et qu'il fût ainsi comme elle dit : car si cette autre que vous serviez auparavant n'avait mérité que vous la missiez en oubli, vous lui faites un très-grand tort.

Dom Félix me répondit : L'amour que maintenant je porte à ma Célia, ne me permet de le penser ainsi; mais au contraire, il m'est avis que je me fis grand tort moi-môme, mettant mes premières amours en autre endroit qu'en elle.

De ces deux torts, lui répondis-je, je sais bien lequel est le pire... 11 me semble que votre pensée ne se devrait diviser en cette seconde passion, puisqu'elle est tant obligée à la première.

Dom Félix me répondit en soupirant, et me donnant de la main sur l'épaule :

0 Valerio , que tu es plein de discrétion et quel bon conseil me donnes-tu, si je le pouvais prendre ! Allons-nous- en dtner. Car incontinent après je veux que tu portes une mienne lettre à madame Célia, et, la voyant, tu connaîtras si elle mérite que, pour penser à elle, on oublie tout autre peh- sement.

Après que nous eûmes dtné, dom Félix m'appela, et me faisant grand cas de l'obligation que je lui avais pour m'avoir fait part de son mal et mis le remède entre mes mains, me pria que je lui portasse une lettre qu'il avait écrite. Et pre- nant la lettre et m'informant de ce qu'il y avait è faire, m'en allai à la maison de Célia , rêvant au triste état auquel mes

416

U DIANE DE UÛ.vrEMATOIt.

amours m'avaient ri-Juile, puisqu'il fallait que moî-ménieme Bssâ la guerre, étanl conlraitite d'intercéder pour eho« était si contraire à mon contentement. Et arrivant au lo^ de CéliH, et trouvant un sien page à la porte, je lui iemak si je pourrais parler h sa maîtresse. El le page m'avsn'J'- mandé qui j'étais , le dit à Célia , lui louant grandement m beauté et disposition, el lui disant que dom Félix m'init nouvellement pris en sa maison. Cëlia lui dît :

- Puisque dom Félix découvre ainsi tôt ses cogiialiuu à un homme nouveau, il faut qu'il y ait quelque raison pour ce faire. Dis-lui qu'il entre et que nous sachions ce qu'il demande.

J'entrai incontinent au lieu était la principale eDaenw démon bien, et avec la révérence due je lui baisai les nuin et lui mis en icelles la lettre de dom Félix. Célia la pnlU jeta les yeax sur moi, de façon que je sentis l'altération qpi ma vue lui avait causée , parce qu'elle demeura si hors de soi qu'elle ne me répondit pour lors un seul mot. Maiiiu peu après se retournant vers moi, me dit :

Quelle aventure l'a nmenO on celte cour? Qui a lîil dom Félis si heureux que de l'avoir pour serviteur?

MaJamo. lui répoiulis-je, il ne peut être que l'aveo- lure qui m'a amené en cette cour ne soit beaucoup meil- leure que je n'eusse jamais pensé , puisqu'elle a été cause que je visse si grande perfection et beauté, comme est celle que je vois devant mes yeux. El si auparavant j'avais com- passion lies soupirs de dom Félix, mon maître, niainlenanl que j'ai vu la cause de son mal , la pilié que j'avais de lui s'est du tout convertie en envie. Maïs s'il est ainsi, madame, que mon arrivée vous soit agréable, je vous supplie que votre réponse le soit semblablemenl.

- Il n'y a chose, me répondit Célia, que je ne veuille faire pour toi, encore que j'élois bien déterminée de n'aimer jamais un qui en a laissé une autre pour moi. Car c'est une

APrENDICK. 417

grande discrétion k une personne de pouvoir faire profit des accidents d'autrui pour s'en prévaloir aux siens.

Et sur ce je lui répondis: - Ne croyez pas, madame, qu'il y puisse avoir chose en ce monde pour laquelle doin Félix, mon mallre, vous oublie jamais. Et s'il a oublié une eulre dame h votre occasion , ne vous en émerveillez , car votre beauté est telle, et celle de l'autre si petite qu'il n'y a de quoi estimer que, pour l'avoir oubliée pour vous, il vous puisse oublier pour une autre,

Comment 1 dit Célia, as-tu connu Felismène, celle à qui ton mallre était serviteur en son pays?

Oui, madame, répondis-je, je l'ai connue, combien que non tant qu'il eût été nécessaire pour empêcher si grande infortune. Elle était voisine de la maison de mon pure. Mais considéré voire grande beauté accompagnée de tant de bonne grâce et discrétion, il n'y a raison d'accuser dom Félix pour avoir mis en oubli ses premières amours.

A cela me répondit Célia joyeusement : ~ Tu as bîtnlAl appris de ton mallre h savoir te moquer.

A vous savoir bien dire, lui répondis-je, voudrais-je pouvoir apprendre : caroù il y a si grande raison de dire ce qui se dit, il n'y peut intervenir moquerie.

Célia commenta à me prier que je lui disse à bon escient que c'était de Felismène.

A quoi je répondis: - Quant fi sa beauté, il y en a aucuns qui l'estiment fort belle, mais Jamais ne me sembla telle, parce qu'il y a longtemps qu'elle a faute de la principale partie qui est plus requise pour l'élre.

Quelle partie est-ce? demanda Célia.

C'est, lui dis-je, le contentement, parce queoîi il n'est point, il n'est possible qu'il y ait beauté accomplie.

Tu as la plus grande raison du monde, dit-elle, mais j'ai vu quelques dames auxquelles il sied si bien d'ôlre tristes, et i autres d'être ennuyées , que c'est une chose

w

U DIAKE DK HOHTEMÀYOR.

étrange : de tuym que l'eanoi ot la Irîstesse las hnt {ib

belles qu'elles ne sont.

Lèfdessus je lui répondis : En vérité bien est milbn- reuse la beauté qui a pour gouverneur l'ennni od U tré- lesse. Quant k moi, je me connais bien peu en telles fk^a, mais quant K celles qui ont besoin d'iadustrie pour ptralUt b^e8,jenelesti«ispourtelles,etn'}ra reisoQ deletiMM au rang de celles qui le sont.

Tuas grande raison, dilCëlia, et me semble bianlB discrétion qu'il n'y aura chose en quoi tu ne l'aies.

- U me coûte bien cher, lui rdpondis-je, de l'aToirai tant de choses. Mais je vous supplie, madame, faire répoo» à la lettre que vous ai apportée, afin que dom Félix, m* mahrc, l'ait aussi de recevoir ce contentement par mS' mains.

J'en suis contente, mo dit Célia. Mais avant je lat que tu me dises ce que c'est de Pélismène en nutière df discrétion : est-elle fort bien avisée?

Je lui répondis lors : - Jamais femme ne fut plus aviiéiy car il y a longtemps que plusieurs infortunes l'avisent, nm jamais elle ne s'avise; que si elle s'avisait aussi bien comme elle est avisée, elle ne serait avisée à être si contraire à soi- même.

Tu parles si discriilemcnt en toutes choses, qu'il n'j en a point, dit Célia, que je fisse plus volontiers que ée t'ouïr continuellement.

- Au contraire, madame, mes paroles ne sont pas viande pour un si subtil enlendement comme le vôtre.

- Je sais bien qu'il n'y aura chose que lu n'enlendes, répondit Célia; mais afin que tu n'emploies aussi mal ton temps à me louer, comme ton maître h me servir, je veui lire la lettre et te dire ce que tu dois dire.

El la dépliant, commença à In lire, et l'ayant achevée me dit : - Dis à ton maître que celui qui sait si bien dire

r\

APPENDICE. 419

ce qu'il endare» ne le doit sentir si bien comme il le dit.

Et s'approchant de moi me dit en Toix un petit plus basse: - Et ce, plus pour Tamour de toi, Valërio, que pour ce que je doite à aucune affection que j'aie à dom Félix, afin que tu connaisses que c'est toi qui le fiiTorises.

Et lui baisant les mains, pour la faveur qu'elle me faisait, m'en retournai vers dom Félix avec la réponse de laquelle il ne reçut peu de plaisir. Chose qui à moi était une autre mort; et disais sou ventes fois en moi-même (quand par fortune je portais ou rapportais quelque message) : 0 infortunée que tues, Félismène, qui, avec tes propres armes, te viens & tirer l'âme du corps, venant à accumuler des faveurs pour celui qui a fiait si peu de cas des tiennes ! Et ainsi je passais ma vie en si grand tourment que, si la vue de dom Félix ne m'y eût remédié, je ne pouvais daillir de la perdre. Plus de deux mois durant , Célia me tint caché Tamour qu'elle me portait, encore que non pas tant que je ne vinsse à m'en apercevoir. Dont je ne reçus pas peu d'allégeance pour le mal qui me poursuivait avec si grande importunité, m'étant avis que ce serait cause suffisante & ce que dom Félix ne fût aimé, qu'il lui pourrait advenir comme à plu- sieurs qui à force de refus et de défaveur changèrent enfin d'affection. Mais il n'en prit ainsi à dom Félix, parce que» tant plus il entendait que sa dame le mettait en oubli, tant plus les angoisses et les travaux le tourmentaient en son âme.

Un jour, ainsi que j'étais suppliant Célia, avec toute l'instance qu'il m'était possible, qu'elle eût compassion d'une si triste vie que dom Félix passait à son occasion, elle avec les larmes aux yeux , accompagnées de profonds sou- pirs, me répondit :

Ah! infortunée que je suis, A Valério, qui commence enfin à connaître combien je me trompe auprès de toi ! Je n'avais encore pu croire jusqu'à présent que les laveurs que tu me demandais avec si grande instance pour ton maître.

\

420 LA DUNE DE HOlfTKlIATOR.

fassent i autre fin que pour employer le temps, que tn ( dais i me le demander, è jouir de ma vue. Mais maintei je vois bien que lu les demandes à bon escient et, puisqo as si grande envie que je le traite bien , que sans douh ne m'aimes aucunement. Oh ! combien tu me paies mi bonne affection que je te porte, et ce que je délaisse i aii pour toi ! Je prie à Dieu que le temps un jour me vengi toi» puisque l'amour n'a été assez puissant h ce faire : ca ne puis croire que la fortune me soit tant contraire qu' ne te châtie une fois de ne l'avoir voulu connaître. Et dis l mattre dom Félix que , s'il a envie de me voir jamais i qu'il se garde de me voir. Et toi, traître ennemi de i repos, ne te trouve plus devant le regard de ces miens j travaillés, puisque leurs larmes n'ont eu assez de force ] te donner à connaître de combien tu m'es redevable.

Et ce disant, s'en alla d'auprès de raoi avec si gn abondance de larmes que les miennes ne furent suffisa de la pouvoir retenir, parce qu'avec très-grande vitesse el retira en une cbambrette, et serra la porte après soi de ' sorte que ni l'appeler ni la supplier, avec mes amoure paroles, qu'il lui plût m'ouvrir et prendre de moi telle si faction qu'il lui plairait, ni lui dire plusieurs autres cho je lui remontrais le peu de raison qu'elle avait eue d fAcher, ne pul servir de rien pour la persuader qu'elle voulût ouvrir la porte. Mais seulement me dit de là-ded avec une étrange furie :

Ingrat el discourtois Valérie, ne me cherche plus c parle plus à moi, car il n'y a aucune satisfaction à si gn discourtoisie et désamour; et ne veux autre remède au que tu m'as fait, que la seule mort, laquelle je me donn avec mes propres mains en satisfaction de celle que I bien méritée de moi.

Et moi, voyant ceci , je m'en vins au logis de dom 1 avec plus grande tristesse que je ne pus pour lors dissimi

APPENDICB. 43t

Et je lui dis que je n'avais pu parler à Célia, pour certaine Visitation à quoi elle était empêchée. Mais le lendemain au matin nous sûmes et fut encore su de toute la cité que cette nuit lui avait pris un évanouissement, avec lequel elle avait rendu l'esprit, qui ne donna pas peu d'étonnement à toute la cour. Aussitôt que dom Félix fut averti de sa mort, il partit et s'évanouit la même nuit de la maison, sans qu'aucun de ses serviteurs ni autre sût qu'il était devenu. Vous pouvez penser là-dessus, gracieuses nymphes, ce que je devais endu-* rer : que plût à Dieu que je fusse morte, et qu'une si grande malencontre ne me fût point survenue ! car la for- tune devait être bien lasse de celles que jusqu'alors elle m'avait envoyées. Et voyant que toute la diligence que je mettais à savoir nouvelles de dom Félix, ne servait de rieUt je déterminai de me mettre en cet habillement , que vous me voyez, avec lequel il y a plus de deux ans que je le vas cherchant par plusieurs contrées, mais la fortune m'a tou- jours empêchée de le trouver.

*

LES AVENTURES DE GIANETTO

Nouvelle extraite du PKCOiiO!«e de Ser Giovanni FioreiitÎDO et traduite de Titalien en fhincais par F.-V. Hugo.

Il y avait à Florence, dans la maison des Scali, un mar- chand qui avait nom Bindo« lequel avait été plusieurs fois aux bouches du Tanaïs et à Alexandrie, et avait fait les autres grands voyages entrepris généralement par les gens de com«*

> Celte Doavelle, écrite dans le courant du quatorzième siècle, fatini'- primoe pour la première fois k Rlilan , en 1 568. Elle n*a ëté traduite en an- glais qu'en 1755, et n*a été connue en France qa*en 1836, par la tra« dnclion pudiquement tronquée de M. de Guénifey. La version que voici est la seule complète qui ait 6acor« été fabUée d«M notre hnigie. VIII. 27

49 IBi'

npoadit k pève. fi B*«st pv decni ic^ fias de fais qs'à toi. ctaa

a MOB BBBVf 3BHWIIW M|BM» amm pas WDKv

m rmmyu pris de hL El je pas te fi i cA k ffai ikke aaftead soit iMnni les ckréti EkaoK îevcn qv, es qM jesBsi BOft. ta dcsàl 1b reBfen» oeoe ktire : A à ta SB ii conipoitv, la dei

MoQ poe, cKt le fils, je sois prépare à frire ce

Scr qsci k p^ àsmoM a bmêlictioo, et moonil ifc»: ttisfcktesoijBaèfeBtkphtgiaiida doolnr.ct

a;«è!s. ôecx liDS loaDdèrœt Gîuetlo et lui diieol

Fme» i eit Ima mi qae aoiie père a fût eoa I t ei aoas a iaMitafi ses léaaUiis» et B*a Ml d

ta a*CB s ptf »■» noire hèn i

«s cette karr, prUcaer ane pert é§de à k Bâm rhmtueentîer.

Mes CrèrRS» ffffiqn Gkiiello. je toos reods p pow nitre offre, oim qoaot à moi, moa inienlioo eH cT

APPENDICE. 4t3

chercher fortune ailleurs; j'j suis fermement dMoidëi jomê^ sez donc en toute bénédiction de rhéritage qoi foot ett assigné.

Sur ce, ses frères, foyant sa détermination, loi donnèrent im cheval et de l'argent pour les dépenses du voyage. Gia- aetk) prit congé d'eux et s'en alla & Venise, et arriva an oomptoir de messire Ànsaldo S et lui donna la lettre que aon père lui avait donnée avant de mourir. Lors messire Ansaldo, lisant cette lettre, apprit que le porteur était le fils de son très-cher Bindo, et dès qu'il l'eut lue, il l'embrassa aussitôt, disant : c Qu'il soit bienvenu, le fils que j'ai tant désiré ! d Et aussitôt il demanda des nouvelles de Bindo ; Gianetto lui répondit qu'il était mort. Sur quoi meeaire Ansaldo, fondant en larmes, l'embrassa, le baisa et dit: c Je suis désolé de la mort de Bindo , ayant gagné par son aide la plus grande partie de ce que j'ai; mais si grande est Tallégresse je suis de te voir, qu'elle mitigé cette dou« leur. » Il le fit mener à son comptoir et ordonna à ses {ac- teurs, à ses commis , à ses écuyers et à tous ses serviteurs, d'obéir à Gianetto et de le servir avant lui-même.

Et d'abord il lui confia la clef de son argent comptant et lui dit : c Mon fils, dépense ce que tu voudras, habille-toi et équipe-toi à ta guise, tiens table ouverte et liais-loi con^- nattre ; c'est à toi que je laisse ce soin, et tu me seras d'autant plus cher que tu seras plus estimé de tous*

C'est pourquoi Gianetto se mit à fréquenter les gentila- hommes de Venise, à donner des fêtes et des dîners, à Caire des largesses , à habiller richement ses gens et h acheter de bons coursiers, et à jouter et à fréquenter les tournois, comme un homme expert en ces exercices , magnanime et courtois en toutes choses, et il se montrait honorable en cha- que occasion, et toujours il rendait hommage à messire

> Anloaio.

424 LBS iV£5TCBIS OK GUnTTO.

Ansaldo plus que s*il «fait été eeot iois son père. El3i hibOemeot se eomporter afec toales sortes de gens quasi toute la popalation de Yenise loi Toalah da bk vojaot si sage* si aBaUe* si eieessiTeoieot coortoî! fiemmes et les hommes paraissaient niffoler de loi, et sire Ansaldo ne jurait plus que par loi, tant loi plaisai conduite et ses manières. H ne se donnait quasi pas ua à Yenise que ledit Gianello n'y fût ioTÎtë, tant il élai fu de chaque personne.

Or, il adTiot que deux de ses compagnons les plus foolureot aller à Alexandrie afec deux navires char^ leurs mardiandises, coomie ils étaient habitués à le chaque année; ils s*adrassèrent donc à Gianetto t dirent:

Tu devrais te donner le plaisir de naviguer afec i pour Toir le monde éL surtout Damas et le pays d*aleii

En bonne ioi , répondit Gianetto » j*irais bien f( tiers, si mon père, messire Ansaldo , và'en donnait l'ai sation.

Nous ferons si bient dirent ceux-ci, qu'il te la nera et sera content.

Et aussitôt ils allèrent à messire Ansaldo et lui dii

Nous Tenons tous prier de vouloir bien autoriser netto à Tenir avec nous oe printemps à Alexandrie, et i fournir quelque navire ou embarcation pour qu'il voi peu le monde.

. J en suis charmé, si cela lui platt, dit messire Ans

' Messire, répondirent-ils, il en est cbannë.

Messire Ansaldo fit donc aussitôt fréter pour lui un gnifique nsTire, et ordonna qu'il fût chargé de marc dises, garni debanderoUes et d'armes en aussi grande q tilé qu'il était nécessaire. Aussitôt qu'il fut préparé, me Ansaldo commanda au patron et à tous ceux qui étaiei serricedu narirB* de fiure tout ce que Gianetto leur eonu

APPENDICB. 4CS

lierait et d'avoir pour lui tous égards : « Car, dit-il , je ne l'envoie pas dans le but de spéculer, mais pour qu'il voie le monde à son aise. » Et quand Gîanetlo fut pour s'embarquer. Venise tout entière se pressa pour le voir, parce que depuis longtemps il n'élsit sorti de Venise un navire aussi beau et aussi bien équipé que celui-là. Et tout le monde était attristé de son départ. 11 prit congé de messire .^nsaldo et de tous SCS camarades; puis on mit à la mer, on hissa les voiles et on prit le chemin d'Alexandrie en invoquant Dieu et la bonne fortune.

Ces trois compagnons étant chacun sur un navire et naviguant ensemble depuis plusieurs jours, il advint qu'un matin, avant lo jour, ledit Gianetto aperrut un golfe avec un porl magnifique et demanda au patron comme se nommait ce port.

- Messire, répondit celui-ci. cet endroit appartient i une noble veuve qui a fait la ruine de bien des seigneurs,

- Comment? dit Gianetto.

- Messire, répondit l'autre, cette dame est belle et gra- cieuse, mais voici sa loi : Tout voyageur qui arrive doit coucher avec elle, et, s'il réussit â la posséder, il doit la prendre pour femme et devenir seigneur du port et de tout le pays. Mais s'il ne réussit pas à la posséder, il perd tout ce qu'il a.

Gianetto réfléchit un instant, et puis dit : <i Emploie tous les moyens que tu pourras pour entrer dans ce port, »

- Messire, dit le patron, prenez garde à ce que vous dites, car beaucoup de seigneurs sont entrés qui en sont partis ruinés.

- Ne l'embarrasse de rien, dit Gianelto. fais ce que je te dis.

Ainsi fut fait; le navire vira de bord et entra dans le port si rapidement, que les compagnons des deui autres na- vires ne s'aperçurent de rien.

I

4SS LB iTESTom M «mmn.

Daas li niitiiiée, h noofrile m répand qtm m bcn fin ëlail eotré au port, si bien que tout le monde d foir: d immédîaleiDeDt eela fiit dit à k dame. Bk m Gianello qui, incoodneot, se présenta à elle et k salua grande rétërenee. Elle le prit par k main et loi deau qui 0 était, d'oli il venait, et s'il savait TnangB dn f Gianello répondit que om, et qu'il n'était pas venu ] une antre cause. Élk lui dit : c Soyez donc eent ioi bkofenu ; a et toute h journée elle hii rendit de gn honneurs et fit inriter quantité de barons, de eomles i ebefaliers qui étaient ses vassan, pour qa'ik tinaaent c pagnk à son bMe. Tous ces seigneurs forent channés manières de GtanetlOt de ses kçons aisées, aflables et { Tenantes; ehaeun était ravi de lui, et toot k joor fl n*] que danses» chansons et fêtes pour l'arnoor de Gianeik chacun se f At tenu pour sstishit de l'avoir pour seign

Or, k soir étant venu, k dame k prit par k maia mena à sa chambre et lui dit : c L'heure me seo venue d'aller au lit. Madame, Je suk à toos, i^ Gknetto. a Et aussitôt arrivèrent deux damoiseOes, ï avec du vin» l'autre avec des confitures. « Je sais que^ devez avoir soif, dit k dame, buvez donc. » Gknetto des confitures et but de ce vin , lequel était préparé i faire dormir ; mais lui, qui n'en savait rien et qui k tim agréable, en but une demi-tasse, se déshabilla et alla poser. Et dès qu'il fut au lit, il s'endormit. La dami coucha à son c6\é. Il ne se réveilk que k lendemain nu passé la troisième heure. La dame se leva dès qu'il fit et fit commencer i décharger le navire, qu'on trouva c de grandes richesses et de bcmnes marchandises. Oi troisième heure étant passée, les caméristes de k d allèrent au lit de Gianetto, le firent lever et loi diren

* Porlia.

APPENDICE. 4!7

8*6D âlldp k la grâce de Dieu, parce qu*!! amit perdu mm navire et toat ce qa*il arait : ce dont il fut tout penaud, Tojant qu'il avait échoué. La dame lui fit donner un dieval et de l'argent pour ses dépenses de voyage. Il partit triste et accablé, et se dirigea vers Venise.

Quand il y fut arrivé» la honte l'empôcha de rentrer chez lui ; et il s'en alla de nuit à la maison d'un sien compa- gnon, qui s'écria tout émerveillé : Gianetto ici ! qu'est-ce à dire? Mon navire, répondit-il, a touché sur un écueQ pendant la nuit et s'est brisé ; tout a été détruit ; l'équipage a été jeté de côté et d'autre ; je me suis accroché à un mor- ceau de bois qui m'a jeté à la côte ; et ainsi je m'en suis revenu par terre, et me voici.

Gianetto resta plusieurs jours dans la maison de cet ami, lequel alla un matin visiter messire Ansaldo et le trouva fort mélancolique.

J'ai si grand 'peur, dit messire Ansaldo, que mon fils ne soit mort ou que la mer ne lui ait fait mal, que je ne saurais me trouver bien nulle part, tant est grand l'amour que je lui porte.

Je puis vous donner de ses nouvelles, dit le jeune homme ; il a fait naufrage , tout est perdu, lui seul a échappé,

Loué soit Dieu ! dit messire Ansaldo, s'il a échappé, je suis satisfait; quant aux richesses qu'il a perdues, je ne m'en soucie pas. est-il?

Il est chez moi, répondit le jeune homme.

Et aussitôt messire Ansaldo se leva et voulut aller le voir. Et, dès qu'il le vit, il courut vite l'embrasser et dit :

« Mon (ils, il n'est nul besoin d'être confus devant moi, car c'est chose fort ordinaire que des navires se perdent à la mer; ainsi, mon fils, ne te tourmente pas ; puisque tu n'as point de mal, je suis content. » Et il le mena chez lui sans cesser de le consoler.

La nouvelle se répandit par toute la ville de Venise, et

f

4-2S LES AYENTIRES DE GIANETTO.

UD chacun était affligé du malheur qu'avait eu Gianetto.i il advint que, peu de tomps après, ses compagnon: vûjage revinrent, tous enrichis, d'Alexandrie ; dès leur a véc, ils s'iuformùrent de (iiauelto, et toute l'histoire leur dite: c'est pourquoi ils counirent vite l'embrasser et dirent :

- Comment t*es-tu sépare de nous et donc es4u a Nous n'avons pu avoir de tes nouvelles, bien que d ajons rebroussé clicmin toute la journée ; nous n'avon: l'apercevoir ni savoir tu étais allé, et nous avons eu de douleur que, pendant loulo la traversée, nous nai pu nous réjouir, croyant que tu étais mort.

Gianetto répondit : - Il s'est élevé, dans un bras dei un vent contraire, qui a chassé le navire tout droit co 1 I un écueil qui était près do te rre , de telle sorte qu'à grandf

je me suis t^chappé, et tout a été perdu.

Telle fut l'excuse que leur donna Gianetto pour ne

*• découvrir sa faute. Et ils se livrèrent à la joie renierc

i Dieu de l'avoir sauvé, et lui dirent : « Au printemps]

chain , avec la grAce de Dieu , nous regagnerons ce tu as perdu cette fois: en attendant, passons le te gaiement et sans mélancolie. » Et dès lors , ils passé le temps joyeusement comme ils avaient coutume di foire.

Mais pourtant Gianetto ne faisait que penser aux mo^ de retourner auprès de cette dame, rénéchissant et se sant h lui-mémo : « A coup sur, il faut que je l'aie i femme ou j'en mourrai; )> et rien ne pouvait le distra C'est pourquoi nios>ire Ansaido lui dit plusieui-s fois : v< te fais pas de chagrin, car il nous reste assez de fort pour pouvoir fort bien vivre. » (iianetto répondit : a Mon «flDri je ne serai content que quand j'aurai fait une é foi» ce voyage. » Aussi, voyant sa volonté bien Ansaldo n*hésitaplus, au moment venu.

àPPBNDICK. 429

fiMirnir ud second navire plus richement chargé que le premier, et à mettre dans ce chargement la majeure partie de ce qu'il avait au monde ; ses compagnons, ayant fourni leurs navires de ce qui était nécessaire, mirent à la mer, fi* lent voile et naviguèrent de conserve avec Gianetto. Après plusieurs jours de traversée, Gianetto concentra toute son attention à retrouver le port de sa dame, qui s'appelait le Port de la dame de Belmonte. Une nuit, étant arrivé à la bouche de ce port, lequel était dans une rade, Gianetto le reconnut aussitôt , fit virer de bord et y pénétra si vite que ses compagnons, qui étaient sur les autres navires, ne 8*en aperçurent pas plus que la première fois.

La dame de Belmonte , s' étant levée le matin et ayant regardé en bas dans le port, vit flotter le pavillon de ce na« Tire, et. Tayaut aussitôt reconnu , appela une sienne ca« mériste et lui dit: Reconnais*tu ce pavillon?

Madame, répondit la camériste, il semble que c*est le navire du jeune homme qui est venu, il y a un an, et qui nous a laissé une si riche cargaison.

Certainement, tu dis vrai, dit la dame : et, bien sûr, il faut qu'il soit énamouré de moi, car je n'ai jamais vu per* sonne venir ici plus d'une fois.

Jamais, dit la camériste, je n'ai vu un homme plus courtois ni plus gracieux que lui.

La dame lui dépécha nombre de pages et d'écuyers qui le Tisitèrent en grand gala. Il leur fit l'accueil le plus aimable, et se rendit avec eux au château de la dame. Dès qu'elle le rit, elle l'embrassa avec joie et allégresse, et il l'embrassa avec grande révérence. Tout le jour se pas^ en fêtes et en r^ouissances. La châtelaine fit inviter nombre de barons et de dames qui vinrent à la cour faire fête i Gianetto. Pres- que tous les barons lui témoignaient de la sympathie et au- raient voulu l'avoir pour seigneur à cause de son affabilité fi de sa courtoisie ; et presque toutes les dames étaient éna-

430 LES AYENTURin M GlimETTO.

mourées délai ; et voyant a?eo quelle mesareil eondoisa danse et quelle élégance avaient tous ses dehors, ehacan maginait qu'il était le fils de quelque grand seigneur, voyant que l'heure de dormir était venue, la dame de ! monte prit Gianetto par la main et lui dit : c Allons n reposer. » Us allèrent dans la chambre, et dôs qn'ils Au assis, voici venir deux damoiselles avec le vin et les ec tures. Ils burent et mangèrent, puis s'en allèrent an U à peine furent-ils au lit que Gianetto s'endormit, la d étant déshabillée et couchée à côté de lui. Bref, il ne veilla pas de toute la nuit. Et quand le matin fut veni dame se leva, et sur-le-champ ordonna de foire dédia le navire. Après la troisième heure, Gianetto se rêve chercha la dame et ne la trouva pas ; s'étant mis sur séant, il vit qu'il était grand jour ; alors il se leva et ( mença à avoir grand'honte. On lui donna un cheval c l'argent pour ses dépenses, en lui disant : c Va ton min ; d et, pris de vergogne, il partit sur-le-champ tris mélancolique.

Il ne s'arrêta pas qu'il ne fût à Venise ; arrivé là, i rendit de nuit à la maison du môme ami qui , dès i l'aperçut, s*ccria avec la plus vive surprise : « Mon D que signifie ceci ?

Jo suis perdu, répondit Gianetto. Maudite soit la tune qui m'a fait venir en co pays !

Certes, tu peux bien la maudire, lui dit Tami, ci as ruiné mcssire Ansaldo qui était le plus grand et le riche marchand de la chrétienté : et ta honte doit être grande que le mal dont tu es cause.

Gianetto se tint caché plusieurs jours chez son ami sachant que faire ni que dire, il fut sur le point de s'ei tourner à Florence sans dire un mot à messire Ansa enfin pourtant, il se décida h aller le trouver. Dès que i sire Ansaldo le vit, il se leva, et, courant Tembrasserj

AFFENDIGE. 431

dît : ce Soit le bienyeon, mon flit ! » Et Giinetto l'embratM en pleurant. Après avoir entendu son récit , ineesîre An« saido dit : c Qu'à cela ne tienne» Gianetto i Ne te donne point de mélancolie ; puisque tu m'es renda» je suis con- tent. Il nous reste encore assez pour pouvoir vivre douce- ment. La mer fait la fortune des uns et la ruine des au« très. La nouvelle de ces événements se répandit par toute la ville de Venise, et chacun plaignait fort messire Ansaldo du malheur qu'il avait eu. Il fallut que messire Ansaldo vendit la plus grande partie de ce qu'il possédait pour payer les créanciers qui lui avaient fourni les mar- chandises. Les compagnons d'Ansaldo revinrent tous ri- ches d'Aleiandrie ; on leur conta, dès leur arrivée à Venise, comment Gianetto était revenu et avait tout perdu. Ce dont ils s'émerveillèrent, disant que c'était la chose la plus éton- nante qu'ils eussent jamais vue. Us allèrent trouver messire Ansaldo et Gianetto, et, leur ayant fait fête, dirent : c Mes- sire Ansaldo, ne tous tourmentez pas ; nous avons l'inten- tion de foire l'année prochaine nn nouveau voyage à votre bénéBce ; car c'est nous qui avons causé votre ruine en in- duisant Gianetto à nous accompagner dans notre première expédition ; ainsi ne craignez rien, et tant que nous aurons du bien, usez-en comme du vôtre. » Messire Ansaldo leur rendit grâce, en disant qu'ils avaient encore de quoi subsis- ter. Cependant, soir et matin, Gianetto restait absorbé dans ses réHexions et ne pouvait se réjouir. Messire Ansaldo lui demanda ce qu'il avait.

Je ne serai content, répondit-il, que quand j'aurai rattrapé ce que j'ai perdu.

^ Mon fils, dit messire Ansaldo/je ne veux plus que tu me quittes : vivons ici paisiblement avec le peu que nous avons ; cela vaut mieux pour toi que d'entreprendre un nou- veau voyage.

Je suis résolu, répliqua Gianetto, à faire tout mon

432 US àVBHTOBBS M OAHITTO.

le pour sortir d'ane situation je ne puis rester si la plus grande honte.

C'est pourquoi t voyant sa volonté fermenient arrétëet m sire Ansaido se disposa à vendre tout ce qu'il avait au moi pour fournir à Gianetto un nouveau navire ; il vendit à ce qu'il lui restait sans rien garder et ranplit le navire la plus belle cargaison. Comme il lui manquait dix m ducats, il alla trouver un juif * à Mestre et les lui emprui sous cette condition que, s'il ne les avait pas rendus l Saint- Jean du mois de juin prochain, ce juif pourrait enlever une livre de chair de quelque endroit du corps lui conviendrait. Messire Ansaido y consentit. Le juii dresser un acte authentique, par devant témoins, dam forme et avec la solennité nécessaires, et compta les mille ducats.

Avec cet argent, messire Ansaido se procura tout ce manquait encore au navire. Si les deux premiers char ments avaient été beaux, celui-ci était encore plus rich< plus abondant. De leur côté, les compagnons de Gian< frétèrent leurs deux navires avec cette intention que toui qu'ils gagneraient serait pour leur ami. Quand le \ ment du départ fut venu, messire Ansaido dit à Gianel « Mon fils , tu pars et tu vois par quelle obligation je ! lié. Je ne te demande qu'une grâce : s'il t'arrive malhe veuille revenir vite auprès de moi, afin que je puisse te \ avant de mourir, et je serai content. » Gianetto lui répom « Messire Ansaido, je ferai tout ce que je croirai vous i agréable. » Messire Ansaido lui donna sa bénédiction. voyageurs prirent congé et se mirent en route. Pendan traversée, les deux compagnons de Gianetto ne cessai d'observer son navire et Gianetto n'avait d'autre préoccu tion que d'aborder au port de Belmonte. Il s'entendit i

1 Shylock.

IPPRNDICE.

433

UQ de ses pilotes, si bien qu'une nuit le uâvire (ut amené dans le port de celte dame. Au lever du jour, ses compa- gnons, regardantaulDur d'eux et ne voyant nulle part le na* vire de (tianelto, se dirent : « Certainement il y a un mau- vais sort jeté sur celui-ci; » et ils prirent le parti de pour- suivre leur route, tout tSmerveillds de ce qui s'était passé.

Le navire étant arrivé au port, tous accoururent du châ- teau, apprenant que Gianotto était revenu et s'en étonnant fort, a Ce doit être, tlisaient-ils. le lils de quelque grand personnage, puisqu'il peut venir ainsi tous les ans avec tant de niarcliandisos et de si beaut navires : plût h Dieu qu'il fAt notre seigneur I » Il reçut la visite de tous les grands, barons et chevaliers de ce pays. On alla dire d la dame que Gianetto était de retour. Aussitôt elle se mit à la fenéire du palais, et vit ce magnifique navire, et reconnut le pavillon, et faisant le signe de la croii, elle s'écria ; « Voilà certaine- ment un fait extraordinaire : c'est le même homme qui a déjà laissé tant do richesses duns le pays ; » et elle l'envoya chercher. Gianetto alla à elle. Ils s'embrassèrent avec effu- sion, se saluèrent et se firent do grandes révérences. Toute la journée se passa dans les fêtes et dans l'allégresse. Il y eut en l'honneur de Gianetto un beau tournoi Joutèrent toute la journée nombre de barons et de chevaliers. Gia- netto voulut y prendre part et fit merveilles de sa personne, tant il se tenait bien sous les armes et à cheval ; et sa bonne mine plaisait tellement à tous les barons que chacun le dé- sirait pour seigneur. Or, il advint qu'au soir, le moment étant venu d'aller se reposer, la dame prit Gianetto par la main et lui dit : a Allons nous reposer. » Quand il fut à l'entrée de la chambre, une chambrière de la dame qui por^ lait un vif intérêt à Gianetio, se pencha à son oreille et lui dit bien doucement : a Faites semblont de boire, mais ne buvez rien ce soir. j> Gianetto, ayant bien romprîs ces paro- les, entra dans ta chambre. La dame lui dit : a Je sais que

434 LIS iYElTUUS K OilinO.

¥0115 derez tToir grand'soîf, et ansâ je Teox que lom nn afaDl que d*aller lit. » El aiHMifll deux dooid qui reuemblaieDt à dau aoges , vimeiil ^^'*"*"^ dliabit arec le fin el les coofitoieSt et loi oAivent à boîrt : c poarrait refuser, voyant deaxdamoiselks stbeBet? » s'é GianelU). La dame ne pot s'empèdier de rire. GianMo k tasae et, feignant de boira, lersa le tout dama mm u la dame, croyant qo'ilafaitbo, aediaaiten elleHiiènw : « noos amèneras un aotre oarire, car, pour celai-ei, ta perda. » Gianetio» s'étant mis an lit, se sentait tout gail et tout dispos, et troofait que la dame se Caisait attei mille ans. « Cette fois je Tai attrapée, se disail*il : au de l'iTTogne qu'elle attend, elle trouTeie le teremier. : pour que la dame se dépêchât de Tenir ma lit» fl eommen frire semblant de ronfler et de dormir. Sur qooi la di dit : « C'est bien ; » et, s'étant déshabillëe, se mit as près de Gianetto. Dès qu'elle fut entrée sons la cooTerti celui-ci, sans perdre de temps, se tourna Terselle et lui «a Tombrassant : « Voilé donc ce que j'ai tant désiré, s ce, il lui donna la paix du saint mariage, et loole la nuîi restèrent dans les bras l'un de l'autre. De quoi la dama plus que contente; et, s'étant lerée le matin avant le je elle fit mander tous les barons et chcTaliers et les princip citoTens, et leur dit : « Gianetto est Totre seigneur, pH raz-vous donc à lui faire fête. » Aussitôt par toute la coni éclatèrent les acclamations : « Vire le seigneur 1 vive le gneuri d Les cloches et les instruments sonnèrent con pour une fête ; des courriers furent envoyés k une fook barons et de comtes qui étaient loin du château, pour I dire : « Venez toir Totre seigneur ! » Et alors comme une grande et magniflque fête. Et quand Gianetio sortit d( chambre, il fut fait chetalier et placé surun tr6ne. On lui en main le sceptre, et on le proclama seigneur avee gr triomphe et grande gloire. Et dès que tous les baron

APPENDICE. 485

toutes les daines furent arrives i la cour, il épousa la souie- raine au milieu de fêtes et de réjouissances qu'il serait im^ possible de dire et d'imaginer. Tous les barons et seigneurs du pays vinrent à la fôte en grand gala. Ce n'étaient que jou- tes, pas d'armes, danses, chansons et musiques, divertisse- ments de toutes sortes. Messire Giànetto , magnifique en tout, se mit à distribuer des étoffes de.soie et autres riches choses qu'il avait apportées : exerçant virilement le pouvoir, il fit craindre son autorité et rendre justice à toute espèce de gens. Et ainsi il vivait en fête et en allégresse, sans s'in- quiéter ni se souvenir de ce pauvre messire Ansaido qui restait engagé envers le juif pour dix mille ducats.

Or, un jour que messire Giànetto était à la fenêtre du pa- lais avec sa dame, il vit passer sur la place une procession d'hommes qui, un ciergeallumé à la main, allaient faire une offrande, c Que veut dire ceci, dit messire Giànetto? C'est, répondit la dame, une procession d'artisans qui vont faire une offrande à l'église de Saint-Jean, parce que c'est aujourd'hui sa fête. » Messire Giànetto se souvint alors de messire Ànsaldo : il se retira de la fenêtre, poussa un grand soupir, changea de visage, et se promena de long en large dans la salle, absorbé dans ses réflexions. La dame lui de- manda ce qu'il avait. Messire Giànetto répondit : « Je n'ai rien. » Sur quoi la dame se mit à Texaminer, en disant : « Certainement vous avez quelque chose que vous ne voulez pas dire. » Et tant elle insista que messire Giànetto lui eonta comment messire Ansaido s'était engagé pour dix mille ducats et que le terme était échu, a J'ai la plus grande frayeur, ajouta-t-il, que mon père ne meure pour moi; car s'il ne rembourse pas la somme aujourd'hui, il doit perdre une livre de sa chair. t> La dame lui répondit : c Messire, montez sur-le-champ à cheval et prenez la route de terre ; vous arriverez par plus vite que par mer ; em- menés telle escorte que vous voudrez, emportez cent mile

436 LIS ATBSTCBES DB GtARITO.

ducats et ne vous arrêtez que quand woas seras 1 Tenisc et si Toire ami n'est pas mort, faites en sorte de ranm ici. » Aussitôt Gianetto fit sonner la trompette^ monta i ch val avec vingt compagnons, prit œ qn'il loi frUail d*arge et se mit en route pour Yenise.

Or il advinlque» le terme fixé étant écho^ le joif fit appi hender messire Ânsaido et voulut lui enleirer da corps m livre de chair. Messire Ànsaldo le pria de voiiloir bien i tarder sa mort de quelques jours» afin que, si son Giane revenait, il pût au moins le voir. Le joif répondit : c consens au délai que vous voulez, mais cfoand il arriva cent fois, je suis décidé à vous enlever one livre de du conformément à nos conventions. »

Ansaldo répondit qu'il était résigné.

Venise entière parlait de cet événement ; on diaeon

était affligé, et plusieurs marchands se réunirent afin

payer la somme. Le Juif ne voulut jamais Tacoepter, déci

qu'il était à commettre cet homicide, pour pouroir dire qi

avait fait mourir le premier marchand de la chrétienté. Oi

advint qu aussitôt après le prompt départ de messire G

netto, sa dame le suivit, d^isée en juge et accompigi

de deux familiers. Arrivé à Venise, messire Gianetto <

droit chez le Juif, embrassa avec grande allégresse mesi

Ansaldo , et dit au Juif qu'il était prêt à lui donner Targ

et tout ce qu'il voudrait en sus. Le Juif répondit qu'il

voulait pas d'argent, puisqu'on ne l'avait pas payé à tem

mais qu'il voulait la livre de chair. La question fut viven

débattue, et tout le monde donnait tort au Juif. Mais consi

rantque Venise était une terre de droitetquele Juif avait

droit établi en bonne forme, on n'osait lui faire oppositioi

on se bornait à le prier. Tous les marchands de Venise i

rent ainsi supplier le Juif, qui se montrait plus dur que

mais. Messire Gianetto voulut lui donner vingt mille du

qui furent refusés ; il en offrit trente mille , pois qoan

AITKNDICE.

437

mille, puis cinquaule mille, et coHn cent mille ducats, a Inutile! rlit le Juif, quand tu m'olTrirais plus de ducats que n'en vnut celle cité, je ue les prendrais pas; je veux exécuter dos conventions écrites. »

Pendant qu'avait lieu ce débat, voici venir à Venise la dame de Belmonle vêtue à la mnniiïre d'un juge. Elle des- cendit â une auberge , et aussitflt l'aubergiste demanda h un de ses domestiques : « Quel est ce genlilliomme? » Le do- mestique, quë la dame avait instruit de ce qu'il devait ré- pondre à cette question, répliqua : a C'est un gentilhomme ès-lois qui vient d'étudier à Bologne et qui retourne elles lui. n L'aubergiste, en entendant cela , lui rendit de grands honneurs. Ltantà Inble, le juge dit à l'aubergiste: x Com- ment 50 régit votre cité? »

MessJre , répondit l'hâte , la loi est ici trop sévère.

Comment cela, dillcjuge'?

Comment? repartit l'hOic. Je vais vous le dire. Il était venu de Florence un jeune homme ayant nom Ginnetlo, qui s'était établi chez un sien parent, ayant nom messire Ansaldo ; il s'était montré si gracieux et si aiïabie que tous les hommes et toutes les dames du pays s'étaient énamourés lui: Et jamais nouveau-venu dans cette cité n'a été estimé autant que l'était celui-ci. Or, cet Aosaldo lui fournit, pour trois expéditions successives, trois navires magniûquement chargés ; mais les deux premières ne réussirent pas, el pour équiper la troisième, messire Ansaldo emprunta dix mille ducats d'un juif à cette condition, que s'il ne les avait pas rendus à la Saint-Jean au mois de juin suivant, ledit Juif pourriiit lui enlever une livre de chair de quelque endroit du corps qu'il voudrait. Aujourd'hui ce jeuiie homme, que Dieu bénisse! est de retour, et en remboursement des dix mille ducats, il a voulu en donner cent mille ; mais ce fourbe de Juif ne veut pas ; tous les bonshommes de ce pays ont eu beau le supplier, il ne veut céder en rien.

«m» que ci» bDoiumiiie ae m^vre

«ncvpvs . 41 aoss «i» tous les hoames de ce pcj>s.

Sfxr ^aiji le ]iK ft pfodHDcr ut hm par toaie h i trée . poctuit <pie qinnwqœ «u ms ^aesliaB 1^ ps9oa*int. vint le trouver. XcsgireGîflaeCtoappntdoeti àaiCi«Hi an jage ée lofaçie qui rr -giliair lioas. Cert poarqooi mesaie Giaieito dit «jase.

AUoiis, reçomfit fe Mf : mab adfî^uM qae poi je n'en tiendrai i ce qm? dit le bilkc

Es 5e n^Qiiirefit en preâeiii!e da jamt et In fifoilla i reœe d'osage. Le jotie recoamit measâre GisBeHo, Giaoettû ce reGOfmci pas le jage cpû s'était transipi râace ta moyen de eertaîaes lierbes. Messira Giasetto Juif dirent cfaaeao lear aSure ci npligaérat daîrem qaestioii ta joae* qai prit le bîUet^ te kit et ifil aa Jni

fenteods qae ta pcenocscesccBl mille doeats d

ta ééiiffes ce braie hûCBBie qui te sera i|aflMÎ5 ob%é.

Je n'en feni riea. répondit le JoiL

C'est pcarttnt, «lit le joee, ce que ta peux bh mieux.

Mais le Juif ne ^onlot pas celer. Alors ils se rend d'acdird ta tribunal établi pour des cas pareils : et notre prit ia parole pour mesâire Ansaido et dit : Failas aira« partie adverse. Et, le Juif s' étant aTancé :

ALoQS, s'écria- t-ii, coope une lirre de la chair d homme ta Toodras, et exerce ton droit.

Sur ce, le Juif le fit de:>habiller tout na et prit en mai rasoir qu'il a^ait fait faire tout exprès. Et messîre Gia se tooma Ters le jajre, et loi dit :

Messîre, ce n'est pas de cela que je nMa avais

APPENDICE. 439

Sois tranquille, répondit le juge, il n'a pas encore coupé la livre de chair.

Le Juif se mit en devoir d'opérer.

Prends bien garde & ce que tu fais, dit le juge; car si tu enlèves plus ou moins qu'une livre, je te ferai enlever la tète. Et je te dis en outre que, si tu verses une seule goutte de sang, je te ferai mourir. Car ton billet ne fait pas men- tion d'effusion de sang ; au contraire, il dit expressément que tu devras lui ôter une livre de chair, ni plus ni moins. Et partant , si tu es sage, fais ce que tu croiras pour le mieux.

Et, sur-le-champ, il fit mander l'exécuteur, apporter le billot et la hache, et dit :

Si je vois une goutte de sang , je te fais aussitôt tran- cher la tète.

Le Juif commença à avoir peur et messire Gianetto à se rassurer. Enfin, après de longs débats, le Juif dit :

Messire juge, vous en savez plus long que moi : faites- moi compter les cent mille ducats et je suis content.

Non, dit le juge, coupe-lui une livre de chair, comme l'indique ton billet; je ne te donnerai pas un denier, tu as refusé l'argent quand je voulais te le faire compter.

Le Juif réduisit sa demande à nonante, puis à quatre- vingt mille ducats ; mais le juge se montra de plus en plus ferme dans son refus. Alors messire Gianetto dit au juge :

Donnez-lui ce qu'il veut , pourvu qu'il nous rende Ansaldo.

Je te dis de me laisser faire, lui répondit le juge.

Donnez-moi au moins cinquante mille ducats , fit le Juif.

Non, repartit le juge, je ne te donnerai pas le plus chétif denier.

Au moins, riposta le Juif, rendez-moi mes dix mille ducatSi et maudits soient l'air el la terre !

440 LES AVENTURES DE GIÂNBTTO.

Est-ce que tu n'entends pas, dit le juge? Je ne rien te donner ; si tu veux lui couper la chair, eh 1 coupe-la-lui; sinon, je ferai protester et annuler ton b

Tous ceux qui étaient présents étaient en grandis allégresse, et chacun, narguant le Juif, disait : « Te attrapé qui croit attraper autrui. » Sur quoi, le Juif tc qu'il ne pouvait faire ce qu'il avait voulu, prit son bille de rage, le déchira. Ainsi fut délivré messire Ansaldi Gianetto le ramena chez lui en' grande pompe ; et pr ment, il prit les cent mille ducats, et il alla h la dem du juge, et il le trouva dans sa chambre qui se prépai partir. Alors messire Gianetto lui dit :

Messire, vous m'avez rendu le plus grand servici j'aie jamais reçu; en conséquence je veux que vous en tiez chez vous ces ducats : vous les avez bien gagnés.

~ Cher médire Gianetto, répondit le juge, je vou mercie beaucoup, mais je n'en ai pas besoin. Remp cette somme avec vous, que votre femme ne dise paî vous êtes un mauvais ménager.

Ma foi, dit messire Gianetto, elle est si magnanin affable et si bonne que, quand j'en dépenserais quatre autant, elle serait contente ; elle voulait même que , portasse avec moi une plus forte somme.

Et quels sont, repartit le juge, vos sentiments à \\ de votre femme ?

Il n'est pas de créature au monde, répliqua Giai à qui je veuille plus de bien. Elle est si sage et si bell( la nature n'aurait pu la mieux douer. Et si vous voule faire la grâce de venir la voir, vous serez émerveille honneurs qu'elle vous rendra, et vous verrez si ce qi vous dis est exagéré.

Je ne puis aller avec vous, répondit le juge, parce j'ai autre chose à faire, mais puisque vous la dites si bo quand vous la verrez, saluez-la de ma part.

Je n'y manquerai pas, dit messire Gîanetto, mais je veux que vous emportiez ces ducats.

Tandis qu'il disait ces paroles, le juge, lui TOj'ant SD doigt un anneau, lui dit :

Je veux cet anneau et ne veui pas d'argent.

J'y consens, répondit messire Gianetto, maïs je vous le donne h regret, parce que c'est ma femme qui me l'a donné. Elle m'a dit de le porter toujours pour l'amour d'elle, et, si elle no me le voit plus, elle croira que je l'ai donné a quelque femme ; el ainsi elle se fûcliera contre moi cl croira que je suis énamouré d'une autre, moi qui lui suis plus atlnchë qu'à moi-même.

11 me parait certain, dit le juge, qu'elle se fiern è votre parole, puisqu'elle vous veut tant de bien : vous lui direz que vous me l'avez donné. Mais peut-être voulez-vous le donner ici h quelque ancienne maltresse.

Telle est l'affeciion, telle esl la foi que je lui porte, répondit messire Gianetto, que je ne la changerais pour aucune femme au monde, tant elle est accomplie en toute chose.

Sur ce, il tira l'anneau do son doigt et le donna au juge. Puis ils s'embrassèrent et se firent la révérence.

Faites-moi une grâce, dit le juge.

Demandez, riposta messire Ansaldo.

Eh bien, dit te juge, ne restez pas ici, et allez bien vite retrouver votre femme.

11 me semble, dit messire Gîanetto, qu'il y a cent mille ans que je ne l'ai vue.

Alors ils se séparèrent. Le juge s'embarqua et partit à la grâce de Dieu. De son câté, messire Gîanetto donna des dtners et des soupers, distribua des chevaux et de l'argent à ses amis ; et, après avoir festoyé el It-nu table ouverte pen- dant plusieurs jours, il prit congé de tous les Vénitiens el emmena avec lui messire Ansaldo. Beaucoup de ses anciens

442 LES ÂYENTDRES DB 6IA1IBTT0.

camarades s'en allèrent avec lui ; et presque tous les homi et toutes les femmes pleurèrent d'attendrissement à son < part, tant il avait été affable pour tout le aïonde durant i séjour à Venise. Enfin il partit et retourna à Belmonte.

Sa femme était arrivée déjà depuis plusieurs jours. 1 feignit d'avoir été prendre les bains ; et, ayant repris vêtements de femme , elle fit faire de grands préparât couvrir toutes les rues de tapis , et équipa plusieurs ce pagnies d'hommes d'armes. Et quand messires Gianett Ansaldo arrivèrent, tous les barons et toute la cour allèi à leur rencontre en criant : Vive le seigneur ! vive le gneur! Dès qu'ils eurent mis pied à terre, la dame de 1 monte courut embrasser messire Ansaldo et prit un aii peu fAcbé avec messire Gianetto, qu'elle aimait pour mieux qu'elle-même. Il y eut de grandes fêtes, animées des joutes, des tournois, des danses et des chants, a quelles prirent part barons, dames et damoiselles.

Messire Gianetto voyant que sa femme ne lui faisait aussi bon visage qu'à l'ordinaire, se retira dans sa cbami l'appela et lui dit : Qu'as-tu donc? et il voulut l'embras

Tu n'as pas besoin, dit la dame, de me faire toutes caresses , car je sais bien que tu as retrouvé tes anciec maîtresses à Venise.

Messire Gianetto de s'excuser.

est l'anneau que je t'ai donné? dit la dame.

Ce que j'avais prévu m'arrive, répondit messire ( netlo; j'avais bien dit que tu penserais mal de moi. Mai te jure, par la foi que je garde à Dieu et à toi, que j'ai do cet anneau au juge qui ma fait gagner le procès.

Eh bien, dit la dame, je te jure, par la foi que je gi à Dieu et à toi, que lu l'as donné à une femme, et je le bien, et ne jure pas le contraire, par pudeur!

Je prie Dieu de m'enlever de ce monde, reprit t sire Gianetto, si je ne dis pas vrai!... J'avais bien i

APPENDICE 443

venu le juge de tout cela, quand il m'a den^ndé Tanneau.

Tu aurais aussi bien fait, dit la dame, de m'envoyer inessire Apsaldo, et de rester là*bas à te goberger avec teç maîtresses, car j'apprends qu elles ont toutes pleuré quand tu es parti.

Messire Gianetto commença à verser des larmes, et, en proie aux plus vives tribulations, reprit : —Tu fais un article de foi de ce qui n*est pas vrai, de ce qui ne peut l'être.

La dame, voyant ces larmes, qui étaient pour son cœur autant de coups de couteau, courut aussitôt l'embrasser et partit d'un grand éclat de rire. Elle lui montra Fanneau, lui répéta ce qu'il avait dit au juge, lui conta comment ce juge, c'était elle-même, et de quelle manière elle avait obtenu la bague. Messire Gianetto témoigna la plus grande surprise du monde, et, reconnaissant que c'était vrai, reprit sa gaieté. Étant sorti de sa chambre, il raconta la chose aux barons Qt à ses amis, et l'amour ne fit que s'en accroître entre les deux époux. Ensuite messire Gianetto manda la chambrière qui, un soir, lui avait insinué de ne rien boire, et la donna pour femme à messire Ansaldo. Et tous passèrent en allé- gresse et en fêtes le reste de leur longue existence.

•H-

ROSAUNDE.

Tri(SOR LÉGïJt PAR ECPHUBS ET TROUfli APRÈS SA MORT A SiLIXEDRA.

Rapporta, des Canaries par Thomas Lodge, GE?rrnjiOMVE *. Traduit de l'anglais en français par F.-V. Hcco.

Près de la cité de Bordeaux vivait un chevalier de très- honorable maison, que la fortune avait gratifié de maintes faveurs, et la nature, honoré de nombre de qualités exquises.

> Dans ane dédicace adressée à Lord Uansdon, lord chambellan de la reine Éiisabetb, Tautear dit avoir composé ce roman pendant UD voyage

m ROSALINDE.

Il était si sage qu'il pénétrait aussi Join que Nestordusk prorondeurs du gouvernement civil, et, ce qui rendaili sagesse plus gracieuse, il avait ce salem ingemi « H* agréable éloquence qui étaient tant admirés dans Ulf». Sa valeur n'était pas moindre que son esprit, etlecoopi sa lance était aussi puissant qu'était persuasive la dDaint de su langue; car il avait été élu pour son coursgele|m- cipal chevalier de Malte. Ce hardi chevalier, nonrafin Jehan de Bordeaux, ayant, dans le printemps dcsajeaoesst. combattu maintes fois contre les Turcs, finit par vieillir: js cheveux prirent une nunoce argentine, et la carte de ses in- nées fut dessinée sur son front par les lignes de ses ridcj. ire Jehfin, ajant trois fils de sa femme Lynida, ror^Ufili saviepasséo.etvoysntque la mon allait le forcer ilesquiils. songea à leur faire un legs qui leur prouvât sa tendrons accrût leur affection fulure. Ajant fait appeler ces jeow gentilshommes, en présence des chevaliers de Malle ses cofi- pagnons, il résolut de leur laisser un mémorial de sa sollici- tude paternelle en leur rappelant les devoirs de l'amour (n- lernel. Donc, ayant la mort dans ses traits pour les attendrir

qu'il fit snt Teri^eires eL aoi Caniiriet. k l'époque oii il écrÎTiil, l'i*- glelerre élait eocore dan» loate U Terveur île son entliousistCDC r'^' ri'up/iHfls lie I.illj, ca cher de l'école précieuse donl j'ai longntoifBl ]inrlii ilnns riiitroduction nu «iiiéme volume. Voilà {iauri|ii(ii Ih^nn l.odge cml nssurer le succès de sa Irgende en Ja préseatanl cooiiM lie sorte d'appendice à une lEUïre universellemenl vantée. Il eilMf- loin que In Husalinde obtiiil morneDl'niument une vogue con>idér3:<>. s'il en fauL eo ji^ger pnr \e tliiTrâ des rùitnpressïous qui en fnrcnl ii'i- bliéei pendant plus <le cinqu.mli; ans ; mais il en eerlnin .-iiissi qu'c:., serait ni)jaurd*liiti compli'lemeiit oubliée, Shakfpcare ne l'aïaii ud- morlalisée dans un cher-d'œiivrc. Du resie, la nuDvelte. éJi:ée pour li preniièru fois en Iti^l, snus le nom île Lodge, n'est pas nut; crvitwn originiile du poiile qui l'a signée : elle n'est que le dtveloppt-mynl d'une vieille linllflde, inlilntée le Conte de Gamelyn, et altribAéei quelqu* obsi;ur cooleroporflin de Cluucer.

I

APPnOIGR.

445

et les larmes dans ses yeux pour peinJre In profondeur de ses émolioris, il prit son fils einii par la uisin el commençA aÏDsi :

Ornes fils, vous voypitiueledestinalorminé la période de mon existence. Je me rends au tombeau qui délivre de tous soucis, et je vous laisse Ji cl> monde qui multiplie les chagrins. Cons^quemm<>nt, tout en vous laissant quelques bions éphf5miircs pour combattre la pauvreté, je veux vous léguer d'iiifaillibles [.réceptes qui vous conduiront h la vertu. Donc, d'nbord k toi, Saladin ', l'atné et par conséquent le principal pilier de ma maison, je donne quatorze champs labourables, avec tous mes manoirs et ma plus riohe vais- selle. Ensuite, h Fernandin* je 16gue douze champs labou- rables. Mais, â Rosader', le plusjeuno.je donne mon cheval, mon armure et ma lance, avec seize champs labourables; car si les sentiments intimes peuvent être révélés par les reflets extorieurs, Rosnder vous surpassera tous en généro- sité et en honneur. Ainsi, mes fils, j'ai partagé entre vous la substance de mes richesses ; et, si vous étiez aussi prodigues à les dépenser que j'ai été économe h les acquérir, vos amis s'affligeraient de vous voir plus eilrnvagants que je n'ai été généreui, et vos ennemis souriraient de voir vos eicts naître de ma chute. Que mon honneur soit donc le sablier de vos actes, et le renom de mes vltIus l'éloile polaire qui dirige le cours de votre pèlerinage.. Dans ma mort voyez et remar- quez, mr;s fils, la folie de l'homme qui, fait de poussière, essaie, avec Briarée, d'escalader le ciel, et, près de mourir à toute minute, espère toujours un siècle de bonheur. Voyant donc la fragilité humaine, tâchez que votre existence soit vertueuse, afm que votre mort soil couverte d'une admi- rable gloire : ainsi vous sommerez la renommée d'être

Olivier, dans Comm» il vum plaira.

* iacijuei des Dai«,

* OflauJu.

M douleur dans oes lonibres vêtements la bjèae qai, quand elle se lamente, e fide, Saladio cachait bous ces âémoostn cœur pleia de satiBlacUon. Après un i prit h considérer le testament de son pèi avait bit i son jeune frère an plus beau que Rosaderavaitété le favori de son pi teuaat sous sa surveitlBuce; que, comi □'avaient pas encore atteint leur majori étant leur tuteur, siaon les frustrer dt moins dévaster si bien leurs patrimoines en fussent considérablement amoindri jeune , se dit-il , tiens-le dès à présent permets pas de te faire échec, car

Nimia tuniliariui conteiBpUun pi

a Qu'il sache peu, il ne sera pas capable éteins ses esprits sous la bassesse de sa i qu'il soit gentilhomme par nature, faç4 ut fais de lui un paysan par l'éducation, comme un esclave, et tu régneras en se toutes les possessions de ton frère. Quan

APPENDICE.

«7

s'il a de la science, c'est assez ; qu'il renonce au reste! » Dans cette humeur, Saladin fit ilo son frèro Hosader son valet de pied pendant deux ou trois ans, le maintenant dans une sujétion aussi serviie que s'il avait é\é le fils de quel- que vassal de campagne. Le jeune ^enliihonime supporta tout avec patience, Jusqu'K ce qu'un jour, se promenant seul dans le jardin, il rédéchil qu'il était le fils de Jehan de Bordeaux, chevalier renommé par ses nombreuses victoires, et gentilhomme fameux pour ses vertus, et que, contraire- ment au testament de son père, il était frustré de ses biens, traité comme un valet et relégué dans une si ténébreuse servitude qu'il ne pourrait jamais s'élever à d'honorables exploits. Comme il ruminait ainsi mélancoliquement, Sala- din arriva avec ses gens, et vojanl que son frère, absorbé dans ses sombres réflexions, avait oublié la révérence d'u- sage, il voulut l'arracher k sa râverie : v Manant, dil-il, votre cœur est-il en détresse, ou diriei-vous une palenôlre pour l'âme de votre père? Allons, mon dtner est-il prêt?

Tu me demandes tes ragoûts, répliqua Saludin en dé- tournant la tËte et en froni,'aut le sourcil? Demande-les à quelqu'un de tes paysans, qui sont faits pour un pareil of- fice. Je suis ton égal par la nature, sinon par la naissance; et, quoique tu aies plus do caries que moi dans la main, j'ai dans la mienne autant d'atouts, tine question! Pourquoi as-tu abattu mes bois, dépouillé mes manoirs, et fait main- basse sur tout le mobilier que m'avait donné moo père? Je t'en préviens, Saladin, réponds-moi en frère ou je t6 truilerai un ennemi.

Ç'i, drdie, repartit Saladin en souriant de la présomp- tion de Hosader, je vois que l'arbrisseau, qui doit devenir ronce, a de bonne heure des épines; est-ce mon regard bienveillant qui vous a appris fi être si arrogant? Je puis promptcmenl remédier h ce mal, et je ploierai l'arbrisseau tandis qu'il n'est encore qu'une baguette. Vous, mes amis.

délennioltîaii, eonfia son salut i ses I dus DD gicnîer qui wlioigDaît le jardin sonaH ngoureasaneDt. Saladîn. «raigni frère, loi ma : Rossder, oe t'empor Ion frère, ton aloè, et, si j'ai eu des tort prêt i les réparer. Ne venge pas ta colëi tu souillerais la Tert.u du TÎeux sire Jehai ce qui te mécooteDle et tu obtiendras sal

Ces paroles apaisèrent )a cdère de I d'une douce et affable nature), si bien arme, et, sur sa foi de gentilbomme, t qu'il ne lui porterait aucun préjudice. descendit, et, après de courts pourparle rent et se réconcilièrent, Saladin ayant pi restitution de toutes ses terres et toutes I ressources permettaient i Taniour fratem

Sur ces cnlrefailes, il arriva que Th France ', avait désigné un jour de joût afin d'occuper les principaux de son peuj qu'étant oisife, ils n'appliquassent leur pi plus sérieuses et ne se souvinssent de leu Un champion devait se mesurer contre toi un Normand *, un homme de haute statut

At>rENDICi:. 4îg

saires. Saludio, prenant l'occasion aux cheveui, s'enleodit secrètement avec ce Normand, et, par l'eppâl de riches ré- compenses, lui fit jurer que, si Rosader lui lombaîl sous la r grilTe, il ne reviendrait jamais chercher querelle b Saladia pour ses possessions. Le Normand, désireux de lucre, accepta les écus de Saladin en s'engageant à exécuter le stratagème. Le champion une fois lié par serment h sa criminelle dé- termination, Saladin alla trouver ie jeune Rosader et se mit à lui parler de ce tournoi et de ces joules, lui rappelant qus le roi serait U, et les principaux pairs de France, et toutes les belles damoîselles de la contrée : « Ah ! frère, lui dit-il, pour l'honneur de sire Jehan de Bordeaux , pour illustrer cette maison qui a toujours eu des hommes accomplis dans la chevalerie, montre ta résolution d'être intrépide. Cadet par les années, tu es l'atno par la valeur. Prends la lance de mon père, son épée et son cheval, cours au tournoi, et romps vaillamment une lance, ou dispute au Normand It palme du l'adresse. »

Les paroles de Saladio étaient autant de coups d'éperon h un cheval ardent; car à peine les eut-il prononcées que Ro- sader le serra dans ses bras, prenant celle offre en si bonne part qu'il promit de faire tout au monde pour lui témoigner sa reconnaissance.

Le lendemain était le jour du tournoi, el Rosader était si désireux de montrer ses sentimcnis héroïques qu'il passa la nuit presque sans dormir ; mais aussitôt que Phébus eut replié les rideaux de la nuit, il se leva, el. ajant pris congé de son frère, chevaucha vers le lieu désigné, chaque mille lui faisant l'effet de dix lieues jusqu'à ce qu'il fût arrivé.

Mais laissons-le h son impatience et venons au roi de France Thorismond. Celui-ci, aj'anl banni par la force Gé- rismond, le roi légitime ', qui vivait dans la forfit des Ar-

II duc, dans Commt il voiu plaira.

i

450 ROSALiNDK.

dennes comme un homme hors la loi, cherchait à ooeope

les Français par toutes les distractions qui pouvaient le

amuser. Entre autres plaisirs , il avait imaginé ce tourne

solennel il devait se rendre accompagné des doute paii

de France ; et voulant charmer les spectateurs par la vu

des objets les plus rares et les plus éclatants, il avait dési

gnë, pour assister à la fête, sa propre fille Alinda ', aioi

que la blonde Rosalinde, fille de Gérismond, et toutes k

damoiselles fameuses en France pour la beauté de leoi

traits. Tous vantaient les admirables richesses que la n^

ture avait entassées sur le visage de Rosalinde. Les gria

semblaient livrer bataille sur ses joues et lutter à qui rem

bellirait le plus par ses dons. La rougeur de la glorieai

Luna, alors qu'elle baisa le berger sur les hauteurs de La

mos, n'était pas d'une nuance aussi délicieuse que ce vei

millon que faisaient ressortir les couleurs argentines d

teint de Rosalinde. Ses yeux étaient comme ces lampes qi

illuminent la nappe somptueuse des cieux; ils rayonnaiei

la grAce et le dédain, aimables et pourtant timides, coma

si Vénus y avait concentré toutes ses tendresses et Diai

toute sa chasteté. Les boucles de sa chevelure» enroulé

dans une résille d'or, surpassaient autant Téclat scintilla

du métal que le soleil la plus humble étoile. Les tresses q

entourent le front d'Apollo n'étaient pas aussi splendides

la vue, car il semblait que, dans les cheveux de Rosalind

Amour se fût mis en embuscade pour surprendre le rega

assez arrogant pour oser contempler leur excellence *.

Rosalinde, assise près d'Alinda, assistait donc à ces jeu et par sa présence excitait les cavaliers à rompre plus va

> Cétii.

3 Ce portrait» scmpnleaseneat traduit, oflrt aa lactanr 1# puiaii i

dële de celte phraséologie cuphaiste qae Shakespeare a ai admirablem ridiculisée dans Peines d'amour perdues. Comme je Tai déjà dit, 1' teur de cette nouvelle était an disciple fervent da poëte LUly.

APPENDICE. 451

lamment leur lance. Quand le tournoi eut cesse, la lutte commença, et le Normand se présenta comme provocateur contre tout venant. Un riche franc-tenancier de la campa- gne arriva avec deux grands garçons qui étaient ses fils, de bonne mine et d'extérieur agréable. L*atné, ayant plié le ge- nou devant le roi, entra dans la lice et s*offrit au Normand qui sur-le-champ l'accosta avec furie, le terrassa et le tua sous le poids de sa corpulente personne. Ce que voyant, le jeune frère, altéré de vengeance, bondit immédiatement sur la place et assaillit le Normand avec une telle valeur qu'au premier choc il le fit tomber h genoux. Mais le Normand, revenu bientôt à lui-même, et fort d'une énergie que doublait la crainte du déshonneur, se redressa contre le jeune homme, et, le saisissant dans ses bras, le rejeta contre terre si violemment qu'il lui rompit le cou et termina ses jours comme ceux de son frère. A ce massacre inat- tendu, le peuple murmura ; mais le vieux père releva les corps de ses fils sans changer de visage ni donner aucun signe extérieur de mécontentement.

Rosader, qui avait assisté à cette tragédie, sauta à bas de son cheval, puis, s'asseyant sur la pelouse, commanda à son page de lui tirer ses^ bottes, et s*équipa pour la lutte. Une fois prêt, il frappa sur Tépaule du franc-tenancier en lui disant : (c Attends un peu, brave homme, tu vas me voir tomber le troisième dans cette tragédie ou venger la chute de tes fils par un noble triomphe. » Le campagnard, voyant un si beau gentilhomme lui apporter une si courtoise consolation, le remercia cordialement et lui promit de prier pour son heu- reux succès. Sur ce, Rosader sauta allègrement dans la lice, et, jetant un regard sur la foule de dames qui brillaient comme autant d'étoiles, il aperçut Rosalinde dont l'admira- ble beauté Téblouit au point que, s*oubliant lui-même, il s'arrêta pour rassasier sa vue de ses traits. Celle-ci s'en apen- çut et rougit, ce qui doubla l'éclat de ses charmes au point

45? APPENDICE.

que la pudique rougeur d'Aurora, à l'aspect împréTn i Pbaéto, était loin d'être aussi splendide.

Le Normand, voyant ce jeune gentilhomme ainsi enchal dans la contemplation des dames, le rappela à lui-même lui frappant sur Tépaule. Rosaderse retourna d'un air irri comme s'il avait été réveillé de quelque agréable rêve, prouva à tous, par la fureur de sa physionomie, qu'il él un homme d'une certaine hauteur de pensées : mais toi remarquant sa jeunesse et la douceur de son visage, s' fligeaient de voir un si beau jeune homme s'aventurer da une action si infime ; mais, sentant que ce serait pour s déshonneur qu*on le détournerait de cette entreprise, te lui souhaitaient la palme de la victoire. Quand Rosader ( été rappelé à lui-même par le Normand, il raccosta d'uo terrible choc que tous deux tombèrent à terre et furent fi ces, par la violence de la chute, de reprendre haleine. Di rant cet intervalle, le Normand se rappela qu'il avait afiai à celui dont Saladin lui avait demandé la mort; et, dans cet pensée, il raidissait ses membres et tendait tous ses musc! afin de gagner Tor qui lui avait été si libéralement promi De son côté, Rosader fixait ses yeux sur Rosalinde qui, po l'encourager d'une faveur, lui lança un tendre regard, cap ble de rendre héroïque Thomme lepluslAchc. Cette œilla enflamma Tardeur passionnée de Rosader, si bien que, retournant vers le Normand, il courut sur lui et Taborda ( un violent choc. Le Normand le reçut vaillammment; et acharné fut le combat qu'il était difficile de Juger de qi côté la fortune se montrerait prodigue. Enfin Rosader se i leva et terrassa le Normand, en tombant sur sa poitrine d' poids si écrasant que le Normand céda à la nature son et à Rosader la victoire.

I^ mort de ce champion, tout en donnant au vieux cam] gnard la satisfaction d'être vengé, provoqua l'admiration roi et de tous les pairs, étonnes que de si jeunes années et

453

si beaux dehors fussent altiës h ua si vaillant courage. Mais quand on sut que c'était le plus Jeune fils de sire Jehan de Bordeaux, le roi se leva de son trâne et l'embrassa, et les jiairs l'accablèrent de prévenances et de courtoisies. Tandis qu'il recevait ces félicitalions, les dames le favorisaient de leurs regards, spécialement Kosalinde, que la beauté et la valeur de Rosader avaient déjà touchée : mais elle consi- dérait l'amour comme un hochet, comma une passion mo- iiientance qui s'allumait d'un regard el s'éteignait d'un clin d'œil, et aussi ne craignait-elle pas de jouer avec la flamme; et, pour faire savoir à Rosader qu'elle l'avait en gré, elle détacha un bijou de son cou el l'envoya par un page au jeune gentilhomme. Le prix que Vonus donna à Paris fut loin de plaire au Troyen autant que ce joyau à Rosader. No pouvant la remercier par un cadeau pareil et voulant lui révéler ses sentiments autrement que par des rogards, il se retira dans une lente, prit une plume cl du papier, et écri- vit un beau sonnet qu'il lui envoya. Rosalinde rougit en le lisant, mais elle était charmée de savoir que l'Amour lui avait attaché un si tendre serviteur.

Rosader , accompagné d'une troupe de gentilshommes qui désiraient être ses familiers, s'en revint chez son frère Saladin. Celui-ci se promenait devant sa porte pour savoir plus vite le ïort de son radct, s'assurant de sa mort et se préparant i célébrer ses ruoérailles (vec une feinte douleur. Tandis qu'il était dans ces réflexions, il leva les yeux et aperijut Rosader qui revenait avpc une couronne sur la tète, accompagné d'une bande de joyeux compagnons : il rentra furieux et ferma la porte. Rosader, qui avait vu cela et ne s'attendait pas à une réception si désobligeante, dit poof excuse à ses compagnons que son frère, ayant été à la cam* pagne, s'était absenté, ne se trouvant pas fait pour recevoir si brillante compagnie. Mais il eut beau atténuer les torts de son frère, il no put, par aucun moyen, obtenir accès dans

454 BOSiUKML

la iDdîsoo : sur quoi, d'an ooap de pied« il enfoDçikfc et, répée nue, entra hardiment dans Fantithambre, < ne trouTa [car tous avaient fui) qu'un certain Adam Spei un Anglais qui avait été le vieux et fidiSe serrîtcar de Jehan de Bordeaux. Cet Adam, pour Tamour qa^ii port son feu maître, avait pris parti pour Rosader et le i aussi bien qu'il put, lui et les siens. Avec aon aide, Bcb mit le couvert et garnit les tables de tout œ qa*il pot t ver dans la maison. Quand ils eurmt festoyé, tous les vives prirent congé de Rosdder. Aussitôt âpres leur dq celui-ci, exaspéré de loutrage qu'il avait reço» tira son i et jura de se venger du discourtois Saladîn. Mais A Spencer parvint à réconcilier les deux frères eooore fois, et ils vécurent assez longtemps dans un amical ao qui réjouissait leurs serviteurs et charmait leurs voij Laissons-les à cette heureuse union et reTenons à A linde.

Quand RosaUnde, revenue de la fête, fat restée se Tamour présenta à sa pensée les perfections de Rosadtf la surprenaut sans défense, la frappa si profondén qu*eUe se sentit atteinte d*une excessive passion. Ta quelle se rappelait les charmes personnels de son fa aimé, rboDDeurdt'sesancéires et les vertus qui lerenda si gracieux aux yeux de tous, arriva Thorismond, accou gné de sa fille Alinda et d*un grand nombre de pairs France. Ce Thorismond, craignant que la perfection de salinde ne lui portAt préjudice, avait résolu de la ban Le visage plein de colèret il lui signifia un arrêt qu condamnait à quitter la cour dès la nuit suivante : « ( lui dit-ily j'ai ouï parler de tes discours ambitieux el tes projets de tnibison. d Surprise do cette sentence» salinde se couvrit du bouclier de son innocence» et s bardit à se justifier en termes respectueux ; mais 1 rismoud uc voulut pas entendre raison » et aucun

APPENDICE. 455

pairs n'osa intercéder pour Rosalinde. Tandis que tous restaient muets et que Rosalinde restait interdite, Alinda, qui l'aimait plus qu'elle-même, se jeta à genoux en implo- rant son père :

« Puissant Tborismond, si j'ai tort d'intercéder pour mon amie, que la loi de l'amitié soit l'excuse de ma hardiesse. Rosalinde et moi, nous avons été élevées ensemble dès no- tre enfance et nourries dans une familiarité si intime que l'habitude a fait de notre union un besoin de nature, et qu'ayant deux corps, nous n'avons qu'une Ame. Ne vous étonnez donc pas si, voyant mon amie en détresse, je me trouve tourmentée de mille chagrins. Quant à la vertueuse innocence de ses pensées, elle est telle qu'elle peut défier le dévouement même et désarçonner le soupçon. Je vous laisse juger par vos propres yeux de son obéissance envers Votre Majesté. Depuis l'exil de son père, n'a-t-elle pas dévoré patiemment toutes ses douleurs? En dépit de la nature, ne vous a-t-elle respectueusement honoré comme son père d'adoption, sans prononcer une parole de mécontentement, sans concevoir une pensée de vengeance ? Sa sagesse , sa retenue, sa chasteté et ses autres précieuses qualités, je n'ai pas besoin de les décrire. Il ne me reste plus qu'à conclure en un mot : elle est innocente. Si le sort a suscité quel- que personne assez envieuse pour ternir Rosalinde d'un soupçon de trahison, qu'elle soit confrontée avec elle et qu'elle produise des témoins à l'appui de son accusation. La preuve faite, que Rosalinde meure, et Alinda elle-même se chargera de l'exécution. Si personne n'ose garantir cette délation de ses desseins, faites justice, monseigneur, c'est la gloire d'un roi, et rendez-lui votre ancienne faveur, car si vous la bannissez, moi-même, sa compagne d'adversité, j'irai chercher dans l'exil ma part de ses malheurs !

Fille arrogante, répondit Tborismond en fronçant le sourcil comme si la tyrannie eût siégé tri(Hnphante sur son

DHt a prison. Mm pourquoi te donn faoeoir. petile màugfen. et retoorne i kàsîr TCos tend â étovrdie, oa la libert je Toos jHeBeni vile i one nide tAche . . . nez bit vos piquets ce soir ; allez clans . de TOtie pète, allez mue boiaisie vm KMS De Rsideiei plus i li coor.

Cette liftmivose réplique ne décooc»! poorsornt soo pbicloyer ai bienr de Ko: père, si l'anét ne poonit pis être réroqu pour h compagne de soo exil: s'ils'; rei ndeiait seeièleBtentpoin-tqmiidie Roeali tait ses jours par quelque genre de mort < TborÊiDOod vit safiUe si réscrioe, smctsai dam à son égard qu'il proocHiça nne se et pèremptoire qui les baonïssail toutes dei lent beaa le supplier de garder sa propre £ le faire revenir sur sa résolution ; tooti quitter la cour sans délai ni compagnie. E retira en ^nde méiaiieolie , laissant : dames. Rosalinde désolée s'assit et pleura, die sourit, et, s'assejant près de son ui

APPENDICE. 457

très de si bons remèdes, que n'en fais-tu usage pour toi- même ? Si tu te plains de ce qu'étant fille de prince , i*ad- vcrsité t'accable de si rudes exigences, songe que la royauté est une éclatante désignation à ses coups et que les couronnes ont leurs épines quand la joie est dans les chaumières. Pa- tience donc, Rosalinde ! Par ton exil tu vas retrouver ton père : et l'amour d'un parent doit être plus précieux que toutes les dignités. Pourquoi donc ma Rosalinde s'afOige- t«elle de la colère deThorismond qui» en lui causant un pré- judice, lui apporte un bonheur plus grand? D'ailleurs, folie enfant, est-ce le cas d'être mélancolique quand tu as avec toi Alinda qui a quitté son père pour te suivre et qui aime mieux supporter toutes les extrémités que renoncer à ta présence? Allons, Rosalinde,

Solamen misent socios habaisse dolorit.

Courage, femme! compagnes de lit dans la royauté, nous serons camarades dans la pauvreté. Je serai toujours ton Alinda, et tu seras toujours ma Rosalinde. Ainsi l'uni- vers canonisera notre amitié et parlera de Rosalinde et d'A- linda, comme d'Oreste et de Pylade. Et si jamais la fortune nous sourit encore, si jamais nous rentrons dans nos pre- miers honneurs, alors enlacées l'une à l'autre dans les délices de notre amitié , nous dirons gaiement , songeant à nos misères passées:

Olim hoBC meminisse joTabit.

A ce discours, Rosalinde commença à se consoler; après avoir versé quelques larmes de tendresse dans le sein de son Alinda, elle la remercia cordialement, et alors elles se rassirent pour se concerter sur la manière dont elles voyageraient. La seule chose que regrettât Alinda était de

vntaz *:les -r^JTinwj^tr i»iTt. jjî,i V **fiL 'JOL: iiL r lârs. % limlfiinr <

.juat ai.u » laBuimtTK. «le» câu ^gaâà». t£. iir mit inùt' » *àtf»n ç^jinsc *a^ if» tatiios âc a i^rEc, ^

*T';auir«, Bititseii» frjsr^-td |]*r as £i t/<^ de n-UJt: Sr-joSivùtus.. Eb£n, Gai

fcrirtequfclê^ûenleiTrâroeRkiitïTes;- j'afiefVjtt lh% tnc«s des btmnïes; a f(r9«^ *!*« ïers de berz^ere oa d'amn a m eut irons.

- SsDS dout^. dit A'iêna après ai [Kx-hie exprime la passion de quelque iriouré de quelfjue lielle pastourelle, i

APPENDICE. 450

de cire. Vous ôtes charmées qu'on vous fasse la oour, et alors vous mettez votre gloire à faire les sainte«n'y-toache ; et c'est quand vous êtes le plus désirées, que votre dédain est le plus glacial. Ce défaut est si commun à votre sexe que vous en voyez l'exemple dans la douleur de ce berger, qui trouve sa maîtresse aussi maussade qu'il est amoureux.

Eh ! répondit Aliéna, supposons, je vous prie, qu'on vous retirât vos habits ! De quel métal ôtes-vous donc formé, que vous ôtes à ce point satyrique contre les femmes? Le vilain oiseau qui dégrade son propre nid ! ' Prends garde, Ganimède, que Rosader ne t'entende I

C'est ainsi , dit Ganimède , que je soutiens mon râle. Je parle maintenant comme page d' Aliéna, non comme fille de Gérismond. Qu'on me remette un jupon, et je soutiendrai contre tous que les femmes sont courtoises, constantes, ver* tueuses, tout au monde.

A merveille! fit Aliéna.

Et sur ce , elles se remirent en route et marchèrent jus* qu'au soir. Alors, arrivant à une charmante vallée entourée de montagnes que couvraient de beaux arbustes, elles dé- couvrirent une prairie paissaient deux troupeaux. Puis, regardant aux alentours, elles aperçurent un vieux berger et un jeune pitre assis l'un près de l'autre dans un retrait fort agréablement situé. Aliéna s'avança suivie de Ganimède. A leur aspect, les bergers se levèrent et Aliéna les salua ainsi : « Bon jour à vous, bergers! Bonne chance à vous, amants! Je suis une dame en détresse. Egarés seuls dans une forêt inconnue, moi et mon page, nous sommes épuisés de fatigue, et nous voudrions trouver un lieu de repos. Si vous pouviez nous désigner un calme asile, quelque humble qu'il fût, je vous en serais reconnaissante.

1 De même, la Célia de Shakespeare dit h Rosalinde : « Voas méri- teriez qa'on relevât votre pourpoint et votre haot-de-chaatset, et na*on raonlrAt au monde le tort çue t'oiseau a fait à son propre nid. »

Ui^oM I

Si je u Tc^ c yàtn , j'itDpkccnî de iobs c r/fnnallre la aase de «es infortones. et quel but tous errtz ainsi arec toIr pi (lADgflmue,

- Ricoaler mes aveotnres, répondît iiouvelcr mes dooleors. Qu'il tous safE fientil berger : ma détresse est aussi gnuii Mt ptfrilleui. J'erre dans cette forât poui cabeiio moi et mon page noos poissii Iniiliuii d'aclieter une ferme et dd troup lit) devenir bergôre, résolue à rirre humb) tenter de la vie champêtre ; car les pAtn J'«l appris, qu'ils boivent sans soupçotj souol,

~ l>«rbl«u, madame, dit CoridoD, si te \\nu vttua Mm «rrivdeaa bon moment, car

_ 461

et vous ponvex les nvoir h bon mnrclié pour argent comp- tant. Quant à la vie îles bergers, ab ! madame, pour peu que vous eussiez vécu dans leur condition, vous diriez que la cour est plut6t un lieu de douleur que de délices. Ici la fortune ne vous conlrariera que par de petites infortunes comme la perte de quelques moutons, perte que l'année suivante peut réparer par une nouvelle génération. L'envia ne nous émeut pas. Le souci n'a pas d'asile dans nos caba- nes et nos coucbes rustiques ne connaissent pas les insom- nies : comme notre nourriture n'est jamais excessive, nous avons toujours assez, et voici tout mon latin, madame: Sali» est quod sufficit.

Ha foi , berger, dit Aliéna , lu me fais aimer votre vie champêtre; envoie donc chercher ton maître: j'achèterai la ferme et ses troupeaux, et tu continueras sous ma dépen- dance d'en prendre soin. Seulement, pour le plaisir, nous t'aiderons , nous mènerons les troupeaux aux champs et nous les parquerons. Ainsi veux-je vivre tranquille, igno- rée et satisfaite.

Coridon, enchanté île n'être pas mis hors de sa ferme, retira son chapeau de berger et fil h Aliéna le plus pro- fond salut.

Pendant tout ce temps Montanus était resté assis dans une profonde rêverie, songeant il la cruauté de sa Phébé qu'il avait longtemps fleurée, mais qu'il désespérait de gagner, danimède, qui avait toujours dans sa pensée le souvenir de Rosader, demanda à Coridon pourquoi ce jeune berger paraissait si triste.

Ah ! monsieur, dit Coridon, le gars est nmoureui.

Comment, dit Ganimède, est-ce que les bergers peu- vent aimer?

Oui, répondit Montanus, aimer et suraimer, autre- ment lu ne me verrais pas si pensif. L'amour est aussi pré- cieux aux yeui d'un berger qu'au regard d'un roi , el nous

Dw dëôn, do moins je 1' ment mon ecpoirMilît perdu: et ladà c'crt h mort.

Tandis qu'ils devisaient ëiaà, le sol de se coucher et brelus o'élant poi GoridoD pria Aliéna de rester assise are que Hontanut et lui eussent logé lei nuit. Puis il partit aTec soo camarade peaui dans leurs parcs. Easoile reveo do GaDÏmède, il les conduisit à sa paui tniius les quitta; les voyageuses allèrei mirent aussi prorondément que si elles do TUorismond, Le leodemain DUljn. toviius, Aliéna, résolue à fixer sa rési l'onlrflinisD de CoridOQ, un marché ari dovint ainsi maltresse de la fenoe et d vtHit on liorgàro et Ganimède en jeune Aitt eimduisnit ses troupeaux avec un Miiiiuit sou exil. Laissons-la s'Illustrei dos Ardi'iines ol revenons à Saladin.

Apràt avoir longtemps dissimulé ses [ COI, Sflladin npiwla un matin plusienra

àFPINDlGK. 463

lui répondit que par ud regard de dédain et partit » laissant le pauvre garçon dans une profonde perplexité. Rosader resta deux ou trois jours sans manger et, voyant que son frère ne voulait pas lui donner de nourriture, commença à désespérer de sa vie. Adam Spenoer, le vieux serviteur de sire Jehan de Bordeaux, sentit un remords de oonscienoe à laisser son fils dans une pareille détresse; et, bien que Saladin eût défendu à tous ses serviteurs, sous peine de mort, d'apporter à boire ou à manger à Rosader, il se leva une nuit secrètement, lui apporta tous les aliments qu'il put trouver et le mit en liberté. Quand Rosader se fut ras- sasié, sa première pensée fut de se venger immédiatement, mais Adam l'en dissuada : Monsieur, dit-il, ayez patience, et reprenez vos fers pour cette nuit encore. Demain votre frère a invité ses parents et alliés à un déjeûner solennel, rien que pour vous voir; il leur dira que vous êtes fou et qu'il a fallu vous lier à un poteau. Aussitôt qu'ils arri- veront, plaignez-vous à eux de cet outrage. S'ils vous font justice, c'est bon. Mais, s'ils n'écoutent pas vos plaintes, alors voici : j'aurai laissé vos fers détachés et mis au bout de la salle une paire do haches d'armes, une pour vous et une autre pour moi. Quand je vous ferai signe, secouez vos chaînes, tombons sur eux tous, chassons-les de la maison et gardons-en possession jusqu'à ce que le roi ait redressé vos griefs.

Rosader se laissa persuader par Adam. A l'heure dite, arrivèrent tous les invités. Le couvert était mis dans la salle Rosader était attaché, et Saladin montrait son frère à ses hôtes, le donoaut pour lunatique. En vain Rosader protesta contre un pareil outrage et implora leur pitié. Tous, sans se soucier de lui, se mirent à table avec Saladin. Enfin, quand les fumées de la grappe eurent monté péle-mèle à leurs cerveaux, ils se mirent à narguer Rosader par des propos satyriques. Adam à bout de patience donna le

dclifartti I

t Ils deaiK flectcts r<wiiliiî ■■ ii! i >inii iB^KBifeli^ ^émihtal par la ptmîute île BoideMifl HTnèrrat ^as fowwsbrç I la toréi des AnJeoneî. h ■almir, cn>*uK prendre nn chemin de trarene [«' gKMT Ltoo. Qs «aOètnil uo seotier qui les mena id pit qus de la forfl :de (elle sotte qu'ils errèrent eînqoaâ jours sans nutçer. nsTant pss rencoDtré ane «baof m irooTer du îetoars. La tiim deïenaiit eitrème. iia Speocer, quiétiil Tieni. îe sentit détailiîr et, s'asseTtnt ^c DD \a\ai. jperral RosjHkr éteoda i terre. 8(!«ab(é lue même par U faiblesse et l'aniiëté. A cette vue il Tersa ». Urm^i et s'écria : Ah î Rosader, si je pooTsis i'asjt>ter ma douleur serait moindre ; et bienheureuse serait au mort, si elle pouviiit être un soulagement j>our toi. !i»i< à nous Toir périr tous deui dans une même détresse, mi souffrance est double- Que puis-je donc faire? M'épar- gner le spectacle de tes ntiffoisses en terminant immédiate-

APPUDICE. 465

ment ma vie! Ah! le désespoir «st un peclié damoable ! Comme il allait céder à l'excès de sod émotion, il regarda Bosadçr ; le voyant changer de couleur, il se leva et alla à lui, puis, lui prenantes Itmpes : Du courage, maître > dit-il ; si tout nous fait défaut, que le cœur du moins ne nous manque pas. La voleur d'un bonunese montre dans sa fermeté à mourir.

Ah ! Adam ! répondit Rosadcr en levant les yeux, je ne regretta pas de mourir, mais je suis aflligé de la manière dont je meurs. Si j'avais pu rencontrer IVnnemi, la lanre au poing, et périr sur le champ de bataille , v.'etu été pour moi un honneur et une joie. Si j'avais pu combattre une bêle [éi'Dce et âlre sa proie, je serais satisfait ; mais mourir de faim, AAdam ! c'est de toutes les eitrémilés la plusestréme.

Maître, reprit le serviteur, vous voyez que nous som- mes tous deux dans la même situation, et je ne puis vivre longtemps sans manger. Eh bien, puisque nous ne pouvons trouver de nourriture, que In mort de l'un sauve la vie de l'autre. Je suis vieux et accablé par l'Age, vous £tes jeune et vous êtes l'espoir de bien des honneurs. A moi donc de mourir. Je vais me couper les veines, et de mon sang chaud, maître, ranimer vos esprits défaillants : sucez-le jusqu'à ce que jo périsse, et vous serez rétabli.

Sur ce, Adam Spencer s'apprêtait i tirer son couteau, quand Rosnder, plein de courage, quoique très-aQ'aibli, se leva et pria Adam de rester U jusqu'à son retour : a Un pressentiment, s'écria-t-il, me dit que je te procurerai à manger. » Alors Jl se mit h fouiller en tous sens la forêt, cherchant h rapporter à Adam de la nourriture ou à donner sa vie pour gage de son dévouement.

Le hasard fit que, ce jour-là, Gérismond, le rot légitime do France, banni parThorismond, qui vivait dans cette forêt avec une bande joyeuse de proscrits, célébrait l'anniversaire de sa naissance par un festin qu'il donnait à ses tenants ; et

H

toDS faisaient bombance ()e vin et de venaison, nssif kc^^ longue tablo, à l'omBre des citronniers. Ce fat justerwniir endroit que la fortune conduisit Rosader. Voyant uneilu-j-- breuse société de braves gens qui avaient è prnfasionl^ aliments faute desquels lui et Adamallaient périr, rliWi bravement au bout de la table, et, saluant )a rxtrn;*^ s'écria :

Qui que tu sois, maître de ces joyeux écujrers,jf ï salue aussi gracieusement que peut le faire un boaunda une extrême détresse : sacbo qu'un ami qui lu'acconçip et moi-même, nous errons affamés dans cette lottA'.tat n'avons plus qu'à périr, si nous ne sommes soulagéspuk charité. Donc, si tu es un gentilhomme, donne à miMwl des hommes, à des élrcs qui, sous tous les rapports, dignes de la vie. Que le plus ûer écuyer, assis a celte labk, se mesure avec moi à quelque noble exercice que ce soit. S si Je ne lui donne pas, à lui et à loi, la preuve que jesoisn homme, renvoie-moi d'ici sans secours. Si, avare de Ifi mets, tu te refuses à cela, je m'élancerai su milieu de l'épéa à la main, aimant mieux mourir vaillamment que pé- rir dans une si lâche extrémité !

Gérismond, qui le regardait en face attentivement, Tonc; un gi^nlilhomme si accompli dans une si amère eiallatioc. fut ému d'une pitié si grande qu'il se leva de table, k prit ta main et lui souhaita la bienvenue, le priant de s'a- seoir à sa place, et non-seulement de manger à sa fantaisie, mais de faire, en son nom, les honneurs du festin.

Grand merci, messire, fit Uosader , mais j'ai totii près d'ici un nmi défaillant d'inanition; c'est un vieil- lard, et conséquemment il est moins capable que him de supporter les angoisses dd la faim. Il y aurait pour tcoi déshonneur à toucher une miette de pain, avant de l'avoir associé à mon bonheur : je cours donc le chercher, et alors j'accepterai votre oITre avec gratitude.

I

APPENDICE. 467

Vite Rosader alla annoncer la nouvelle i Adam. Celui-ci fut ravi de ce fortuné hasard, mais il était trop faible pour pouvoir marcher ; sur quoi Rosader le prit sur son dos et l'amena au lieu de réunion. Dès que Gérismond et ses gens les aperçurent, ils applaudirent fort cette ligue de dévoue- ment. Rosader, à qui était réservée la place de Gérismond^ ne voulut pas s'j asseoir, mais y mit Adam Spencer. Aus- sitôt que le banquet fut terminé, Gérismond pria Rosader de raconter les circonstances de son voyage. Rosader lui narra de point en point toute son histoire. Quand il eut fini, Gérismond lui sauta au cou et lui dit qu'il était le roi légi- time, exilé par Tborismond ; quelle familiarité avait existé de tout temps entre son père, sire Jehan de Bordeaux, et lui; avec quelle loyauté avait vécu, avec quelle dignité était mort ce fidèle sujet ! En souvenir de lui, Gérismond promit à Ro- sader et à son ami toutes les distinctions que sa condition présente lui permettait d'offrir ; et sur ce, il fit de Rosader un de ses veneurs. Rosader lui demanda pardon de sa har- diesse passée et le remercia humblement de cette courtoise fa- veur. Gérismond s'enquit alors s'il avait été récemment à la cour de Thorismond et s'il y avait vu sa fille Rosalinde. A cette question, Rosader poussa un profond soupir et versa des larmes sans répondre; enfin, reprenant ses esprits, il révéla au roi comment Rosalinde avait été bannie, com- ment Alinda avait pour elle une si sympathique affection qu'elle avait mieux aimé la suivre dans l'exil que se séparer d'elle; et maintenant toutes deux erraient, on ne sait oui Cette nouvelle fit grand chagrin au roi, qui se retira immé- diatement de la fête, et jeta la consternation parmi tous les convives. Rosader et Adam allèrent prendre du repos. Lais- sons-les donc et retournons à Thorismond.

La nouvelle de la fuite de Rosader parvint à Thorismond. Sachant que Saladin était le seul héritier de sire Jehan de Bordeaux, et désirant s'emparer de ses revenus, le tyran prit

meseheTalien les plus brares etlesfdus r à la justice de te punir: en souTenîr de ta vie, maisje te bannis pour jamais de la France ! Sois parti dans dix jours ; sint tète tombera.

A ces mots, le roi se retira furieux et lai plexité le pauvre Saladin qui, bieo qu'ait résigna h le supporter patiemmeot, en fautes passées, et à voyager dans tous les qu'il eût trouvé son frère Rosader, à i récit.

Quoique fit Rosader, quelque part qi image de Rosalinde restait dans son souv< sa pensée des doucesperfections de sa bie: qu'il était, comme l'aigle, oiseau de noblt plant la beauté suprême aussi fixement q le soleil. Un jour entre autres, trouvant ptce et un lieu favorable, désireux de aux bois, il grava, avec son couteau, sur I & myrrhe cette jolie appréciation des perf(

De tous les oiieaux chiiteg la Dhéaii est 1a

4PPBlfDlGE. 469

De tout le&oiseaax fiers Ja[ûn préfère Taigie, Da joli monde ailé Vénos diatingoe la colombe^ De toas les arbres Minerre aime le mieux roUyier, De toutes les nymphes Rosalinde est ma favorite.

De tons ses dons sa sagesse charme le plus, De toutes ses grâces la ?ertu est sa seule fierté. Pour tous ses charmes ma ?ie et ma joie sont perdues, Si Rosalinde est rigoureuse et cruelle.

Aliéna et Ganimède, forcées par l'ardeur du soleil à cher- cher UQ abri, arrivèrent, par un heureux hasard, à l'endroit même l'amoureux veneur enregistrait sa passion mélan- colique. Elles remarquèrent le soudain changement de sa pby-r sionomie, ses bras croisés, ses soupirs douloureux ; elles l'en» tendirent maintes fois appeler brusquement Rosalinde qui, pauvre âme ! était aussi ardemment embrasée que lui-même, mais qui couvait ses souffrances sous les cendres d'une ho- norable réserve. Sur quoi , devinant qu'il était amoureux, elles interrompirent sa mélancolie par leur approche, et Ga- nimède l'arracha à sa rêverie en ces termes :

Qu'y a-t-il, veneur? As-tu perdu la trace de quelque cerf blessé? Ne t'afQige pas, l'ami, d'une perte aussi futile : tu n'aurais eu pour ta part que la peau, l'épaule et les cor- nes ; c'est le sort du chasseur de bien viser et de manquer sa proie.

Tu frappes à côté, Ganimède, dit Aliéna. Sa douleur est grande, et ses soupirs dénotent une perte plus sérieuse ; peut-être, en traversant ces halliers, a-t-il vu quelque belle nymphe, et est-il devenu amoureux.

C'est possible, dit Ganimède, car il vient de graver id quelque sonnet. Voyons donc ce que disent les vers du veneur.

Lisant le sonnet et remarquant le nom de Rosalindct Aliéna regarda Ganimède et se prit à rire ; et Ganimède, de- vin. 30

470 AOMtMMé

tournant ses regard! Sur 10 ehaâMttr M MMlMUiflstlit Rosi der, se prit à rodgif, inais, toulAiit cacher son secret soi son travestissement de page, elle s'adressa iiardiment à loi

Dis-moi, je te prie, veneur, quelle est cette Rosalint pour qui tu te consumes en une telle douleur? Ssl-ee que que nymphe, de la stiile de Diane, dont tu as Tante la eha telë par de tëlleâ épithètes? ott est^ (}uelqoe berg^ q hante ces plaines et a, par sa beauté, ensorcelé ton âme, qi tu chantes sous le nom supposé de RosaUnde, comme Ovi( chanta itllie sous le nom de CdHnne? ou, dis-itioi, Inoi Meti^ ést-ce 6ette Rosalinde dont les bergers ont souve] oifl parler, tu sais bien, berger, la fille de 6e Gërismoi qtii fut jadis roi, et est maintenant ptt»crit datis forM à Afdenties ?

«^ C'est elle, dit Rosadef en poussant un profond soupii 6 gentil pâtre, c'est elle ! c'est cette sainte que je sei^, c'e devant la châsse de cette déesse que je pfosteme tontes m dtfvotiotis ; eUe est la plus belle de toutes les belles, le pb diit de tout soti sexe et l'idéal de tonte terfestta pa fection.

^ FocitTtuôi, gentil ehasseuf , puis(}u*elle est si belle i t|tl0 td es si atnodretlt, pourquoi j a-t-^ilun tel trotible dai tes pensées ? Peut-être tessemble-t^lle i la rose, embaumé tnais eottverte d'épities ? Peut-être ta Rosalinde esVelle ai mable, mais cruelle, pleine de grâce, mais farouche, pnxé âans sagesse et dédaigneuse sans raison.

•^ Oh I berger, si tu connaissais sa personne, pâtée i reicellehce de toutes les perfections. Ce port les grâce abritent les vertus, tu ne proférerais pas un tel blasphèn] bontre la belle Rosalinde. Mais, malheureut qne je suis, j'a eomtne Iiion, fixé mon amour sur Junon, et je n'enibr» Serai, je le crains, qu'un nuage. Ah ! berger, j'ai aspiré nue étoile, mes désirs se ik)Ut élevés au^^esstis de ma eoii I, et mes pensées au-dessus de mes dettitts« Pigfsai

ÂPPBHAIGI. 471

j'ai osé contempler tine princesse, dont le Mtlg est trop élevé pour se mésallier à de si infimes amours.

Allons, chasseur, fit Ganimède, reprends courage. L'amour plonge aussi bas qu'il plane haut. Cupido vise aux guenilles aussi bien qu'aux manteaux4 Le regard d'une femme n'est pas attaché à l'aigrette des dignités. Rassure- toi : jamais faible cœur ne conquit belle damd. Mais est Rosalinde, à présent? à la cour?

Hélas ! non, elle vit je ne sais où, et c'est ma dou- leur ; bannie parThorismond, et c'est mon enfer. Car si je pouvais trouver sa personne sacrée et porter devant le tri- bunal de sa pitié la plainte de ma passion , je ne sais quel espoir me dit qu'elle m'honorerait de quelque faveur, et cela suffirait à compenser toutes mes misères passées.

J'ai beaucoup ouï parler des charmes de ta maltresse» et je sais, chasseur, que tu peux la décrire parfaitement, ayant étudié toutes ses grâces d'un œil si curieux. Fais-moi donc la faveur de me dépeindre ses perfections.

Volontiers, dit Rosader.

Et sur ce, il tira un papier de son sein il lut ceci :

Semblable à la clarté de k plof haute splièrt brille toate splendear impériale^ Est la coolear de sa chef elure, OéDOoëe 00 tressée. 1 ho ! belle Rosalinde 1

Ses yeaz sont des saphirs enchâssés dans la neigs, Éblooissant le ciel poar pea qa*Us s'entroorrent ; Les dieoi ont peur dès qu'ils brillent, Et moi, je tremble, rien que d'y penser. ! ho I qoe n'est-eUe à moi 1

Sa joae est comme la nuée rougissante

Qui embellit la face d'Aurore,

Ou oomiue U soaife d'ergént flttpdd^pré

fc tu Inla *■ -^•'■*-

cs^ 3ian£ ^tcvzà^ -an hjk fes ir ni., rw.» m»; ion fS^&jBBtti. X -rur È» pape» 9 Mpacfaife.

~ ii : cêsï^ Kraaitr. yâafit m ne p«ax et» le- îtace x B periecaùc wieMi la d'en anw ^ i^ c «K OK etnâeaoe «âbw ât nsscMUer i raeAaa

APPBNDICR. 473

pour los pages de servir les belles dames, sans être beaux eux-mêmes.

Oh! madame, repartit Ganimède, taisez-vous, car vous êtes partiale. Qui ne sait que toutes les femmes dési- rent attacher la souveraineté à leurs jupes et garder la beauté pour être seules ? Bah ! si les pages s'habillaient comme elles, peut-être seraient-ils aussi agréables, ou du moins aussi avenants. Mais, dis-moi, chasseur, n'as-tu pas écrit d'autres poëmes en l'honneur de ta maltresse?

Oui, gentil berger, mais je ne les ai pas sur moi ; de- main, au lever du jour, si vos troupeaux restent dansées pAtis, je vous les apporterai ici.

Sur ce, souhaitant un cordial bonsoir à Ganimède et à Aliéna, il retourna à sa grotte. Les deux amies parquè- rent leurs troupeaux et rentrèrent à la chaumière de Cori- don. Aliéna dit qu'il était temps d'aller au lit. Coridon jura que c'était vrai, car la grande ourse s'était levée au nord. Sur quoi tous, ayant pris congé, allèrent se reposer, tous, excepté la pauvre Rosalinde, qui, pleine de sa passion, ne put trouver le calme. Le soleil ne fut pas plus tôt sorti du lit d'Aurore, qu'Aliéna fut éveillée par Ganimède, qui, agitée toute la nuit, déclara qu'il était l'heure d'aller déparquer les troupeaux. Sur ce. Aliéna passa son jupon et se leva; dès qu'elle fut prête et qu'elles eurent déjeuné, vite elles revin- rent au champ avec leurs sacs et leurs bouteilles. A peine furent-elles près des parcs qu'elles aperçurent le trisie ve- neur qui se promenait mélancoliquement.

Chasseur, s'écria Ganimède en s'approchant de lui, je vous rappellerai votre promesse : voici le moment de nous faire connaître ces poëmes que vous aviez, disiez-vous, lais- sés dans votre grotte.

Je les ai sur moi, fitRosader; asseyons-nous, et alors vous apprendrez quelle fureur poétique l'amour inspire à un homme. Sur ce, tous s'assirent sur un banc de gazoq

414 ROSALINOE.

ombragé de Bguiers, et Eosader. pouauntUDpnfiiadB

ir, lui celle é

Si tonros mei («garda von le ci«l,

AmoDi blatte met jeax de set nêdiei.

Si je caasidère le gaioo,

AmODr m'sppiratt dans cbaqne fleur.

Si je cherclie i'oiuhre pour éviter ma peine,

Je JB retrouve i l'ombre.

Bi par an détoor je gagne art bosijaet cmU,

ie TOBCOQlre eecore cet amoar sacré.

Si js ne baigoe dam un luisseaii,

]e l'e&tenil) chanler au bord.

Si je mâdile senl.

Il lera conndenl de ms tristesse.

SI J8 m'afflige, il pleure avec moi,

Bl «eut être partout je suis,

Ooiod je parle de RoisliDde,

La dieu l'etTaroiiche et devient tendre,

Et lemble brûler des mSntes llammes

Et dn mémo amour qae moi.

Suave RasBlinde, aie pitié.

Car je inii ploa lldÈle que l'amoar.

Loi, a'il réussit. l'enfuira vile,

MaiB moi je ïliroi et moarrai de ton amonr

4

Comment Iroiivez-vous celte lîlégio, fit Rosader?

Ma foi, dit Oanimède, le style m'en plaît, mais nonii passion ; cor j'admire l'un el je plains l'autre, en ce seœ quB tu poursuis un nuage el que tu aimes sans retour ni succès.

Ce n'est pas la faute de son inseDsibililé, mais demi mauvaise fortune qui, pour mon malheur, prolonge son ab- sence ; car, si elle se doutait de mon amour elle ne œt laisserait pas languir ainsi. Les femmes vraiment nobles fs- timent plus le dévoijement que l'opulence , la fidélité éun! l'objet auquel vise leur tendresse. Mais laissons ce? di- gressions, et écoutez ces dernières strophes, alors vousfon- notlrpz toute ma poésie.

AirmiMB. 4T5

Et mr il wwp\n ainsi :

P*mi p4r(iM( mon? pois Mil «• ▼«fMTi

Car elle est la beauté ani<ioey

Qae j'ai pour sainte adorée.

Ainsi, poar la fidélité, je snii stni rifai,

fi poar la beaa^ çlle ef t inopinpif (|bl9 «

Qoe le tendre Pétrarqoe ratare l'éloge de Lêore

Et qae Tasse cesse de etianter son afléetion,

Poiâque nu foi a résisté à tontes les épfeofea

Et qn'elle est la belle qn'admirent tons lee beaaiee.

Ma poésie, eonme ma foi, eonsaere sa beanté.

Ainsi je fis par l'amoa? , et l'anionF fit à jamaia par mal*

- Je suis au bout de mes poèmes, dit Rosader, niais pon pour cela au terme de ma douleurs ; ainsi je ressem- ble à celui qui, dans la profondeur de sa détresse, ne trouve

que récho pour lui répondre.

Ganimède, ayant pitié de Rosader et croyant le tirer de son amoureuse mélancolie, observa qu'il était temps de dé- jeuner. € Ainsi, chasseur» si tu veux accepter le menu que contiennent nos grossiers bissaes, notre cordialité suppléera aux délicatesses que nous ne pouvons t*offrir. » Aliéna re- nouvela r invitation et pria Rosader d'être son hôte. Il les remercia cordialement, et, s'étant assis près d'elles, parta- gea les humbles provisions que leur allouait l'existence champêtre. Le repas fini, Rosader» après leur avoir rendu grâces, allait se retirer, quand Ganimède» qui avait peine à le laisser disparaître de sa présence, l'inlerpella ainsi :

Voyons, chasseur, si tu n'as rien de mieux à fair^, puisque tu es si profondément épris» montre-moi commept tu sais prier d'amour : je représenterai Rosalinde, el tu res- teras ce que tu es, Rosader. Imaginons une églogue eroti- que, où Rosalinde serait présente et tu lui fierais la oour ;

Jflle lapj^ft, BTiaphe, par lootes lei tODte* les larmM, les «ras, les marmures qae c pir tout ce qat noDs sDggtre !■ pensée ou la 1 tercède poar mes sonflranees eu les dévoilant, mon amour [oaî, Dieu le Tenille, mon aman veuille, ma vie I) aie pitié de n:oi I Tes le blet comme la colombe, et la pitié doit ton ^ Regarde mes yeux ronges de larmes donloi plnie d'une vraie détresse, mon visagQ si { Je ne puis £tre sonlagd qoe par l'amoai qn'une orageuse rigueur n' assombrisse pas to choisi pour Irùne K m démeace. I. 'arbre li souffle de Borée. Le fer se plie h In chnleut Hosslinde, sois indolgente, csr Rosalinde s

Les amants libertios arment leurs snf larmes, de vceei, de serments, de tendres rc mais quand leur afTeclion est mise h l'épreuve trahi par leurs sabtils fsux-fujanls 1 Ainsi pire l'amorce empoisonnée ; ' ainsi le cœar nels ; ainsi la pensée mSme se rnssssia de jenxie laissent aveogler par des charmes snb siennes, les soupirs qui se déchaînent si dool de plears que verte ene duplicité profondémen

ÂPPENDIGB. 477

le soleil dans sa splendeur, Taurore dans sa clarU*, par ces joues si do aces s*embosqae Tamoar pour baiser les roses de Tannée prin- tanniëre. Je t'invoque, Rosalindc, par des plaintes déchirantes que ne simulent ni trahison ni trompeuse hypocrisie,^ mais que pro?o« qoe une douleur inexprimable 1 Douce nymphe, sois indulgente, et la?orise-moi d'une sourire. Puissent, à ce prix, les cieux préserrer des aliments funestes tes troupeaux h jamais prospères 1 Paisse, à oe prix, l'été prodiguer les trésors de sa splendide opulence pour en- graisser tes moutons, citoyens de la prairie ! Oh ! cesse d'armer de dédains ton front adorable. L'oiseau a son bec, le lion a sa queue, mais Tamant n'a que des soupirs et d'amères lamentations pour assaillir l'idéale forteresse du sentiment. Oh 1 Rosalinde, sois indul- gente, car Rosalinde seule est belle.

ROSALINDE.

La flamme rend malléable l'acier le plus dor.

ROSÀDER.

Et Rosalinde, ma bien-aimée, elle qui est plus douce que l'a- gneau , •— ne laisserait pas enflammer son tendre cœur par des soopirs I

ROSALINDE.

Si les amants étaient sincères, les femmes les croiraient plus souvent.

ROSADER.

Sincérité, respect et honneur guident mon amour.

ROSALINDE.

Je voudrais bien m*y fier, mais je n'ose m'y risquer.

"* ROSADER.

Oh l pitié, douce nymphe ! Mets-moi seulement à l'épreuve I

ROSALINDE.

Je voudrais résister, mais je ne sais pas pourquoi.

ROSADER.

«- Oh ! Rosolinde, sols indulgente, cor les temps changeront : ton visage ne sera pas toujours ce qu'il est maintenant, tes années peuvent lui aliéner la beauté. Ah I cède à temps, douce nymphe, et aie pitié de moi.

ROSALINDE.

Oh I Rosalinde , tu dois avoir pitié, car Rosader est jeune et beau.

ROSADER.

Conquête plus belle qu'un royaume ou qu'une couronne I

nosju.iin».

AOSAI,[NRR.

v Oh I la bonne foi ut trahie, si RoEsdar me trotnp«.

HOSADEft.

PnJKent lei cieut cantpirer ma cliuie, et le ciel et le tmnm i«j«lM comme abject, —puiiwnt les chagrins tomb» i OoUMtHft traite maudite, et eue barreur iadesLructible conter dinwsë^ (initae In beaulù m'iccabler i jamaii de sonibret Reerd»—Mh Jétoipoir profead me poariaivra mds rcldcbe, ivant qu iMririi m'ait convaiDca de dÉlojauté, avant qas Roealiode m'mmt à froideur.

BOSALimiB.

•~ Amii Eoulinde veut-elle l'aeoorder kod emoor ; •— lori liade veal-elle l'avoir loDJOQrs en gré.

HOSADBR.

Que ce triomphe oie rende plag radfetu qna l'amante de Tilhai'' •~ Puisque Rosalinde ctde i Koiader, que mon riia^ btuiM looi sir chagrin et s'Jpanouiase dan» les joiei de l'affeettoe I - Ë diaODt i\ae Itosaliode est U bonl^ aniqae, comme BoMlindettlI'u»-

Eh bien, chasseur, s'écria Ganimède quand cette ten- dre églogiie fut achevée, no vous ai-je pas bien donné li

rpplique? N'ai-je pas joué admirablement la fommG? N'ai-jf pas monlré autant de répulsion h céder que de comptai- sauce à ilésircr? K'ai-je pas témoigne une défiance; égale 1 l'Iij'pocrisie des hommes'/ Et. pour réparer tout le mal, nf me suis-je pas empressé de conclure par une douce umon d'amour? Est-ce que Rosalindo n'a pas satisfait sou Ro- sader ?

En vérité, répondit gaiement Rosader, en secouant 1'. tête et en croisant les bras, Rosader a sa Bosalinile mais comme liion a eu sa Junon : croyant posséder une déesse, il n'embrasse qu'un nuage. En ces jouissances irafl''iDaireî je rcssemlile aux oiseaui qui se nourrissaient des grappes pointes par Zeuxis; ils devinrent si maigres à ne becqueter

AFFIHDIGI. 479

que des ombres qu'ils furent bien aises, comme le coq d'Ésope, d'attraper un grain de mil. De même, si je ne me nourris que de ces visions amoureuses, Vénus, au bout d'un an, me trouvera un bien malingre galant. Néanmoins j'espère que ce simulacre d'affection cacbe une conclusion de réelles amours.

Et sur ce, dit Aliéna, je jouerai le râle de prêtre : à partir de ce jour, Ganimède t'appellera son époui, et tu ap- pelleras Ganimède ta femme, et ainsi nous aurons un ma- riage.

J'y consens, dit Rosader en riant.

J'y consens, dit Ganimède , aussi pourpre qu'une rose.

Et ainsi, le sourire aux lèvres, la rougeur au front, ils conclurent ce mariage ficlif qui plus tard devint un mariage en réalité, Rosader se doutant peu qu'il avait prié et obtenu sa Rosalinde. Aliéna déclara que ce mariage ne valait pas un fétu, si l'on ne faisait quelque chère, et que le marché n'était pas bon s'il n'était pas scellé le verre en main ; con- séquemment elle pria Ganimède de servir toutes les provi- sions qu'il avait, et de tirer sa bouteille; elle conjura le chasseur, qui s'était si bien marié en imagination, de se figurer que ces provisions étaient le plus somptueux ban- quet, et de boire une chope de vin à sa Rosalinde; ce que Rosader fit, et ils passèrent la journée en agréable causerie. Enfin Aliéna, ayant fait remarquer que le soleil baissait et était prêt à se coucher, on termina le banquet par un toast final. Cela fait, tous trois se levèrent:

Ma foi, chasseur, s'écria Aliéna, bien qu'il y ait eu mariage, il faut pour cette nuit que j'emmène avec moi l'é- pousée, et demain, si nous nous retrouvons, je promets de vous la restituer aussi parfaitement vierge qu'en ce moment.

J'y consens, dit Rosader ; il doit me suffire de rêver d'amour la nuit, puisque, le jour, je suis assez fou pour ra-

4B0 EOSALniDE.

doter d'amour. A demain donc. Allez h vos pares, je tsl ma grotte.

Et sur ce, ils se séparèrent. A peine le chasseur étt' il parti, qu'A1i(!na etGanimède allèrent parquer lean ton- peaui, et, ayant pris leurs houlettes, leurs bissacs diee bouloillcs, elles retournèrent chez elles. Tout ca deiisui, elles aperçurent le vieux Coridon qui venait clopiniJo^ leur annoncer que le fouper ëtait prêt. Celle noaroUeblk leur retour au logis nous les laisserons jusqu'au iak main pour revenir à Saladin.

Pendant tout ce temps, le pauvre Saladîn, banni deict- deaui et do la cour de France par Thorismond , errait ps monts et par vaux dans la forêt des Ardennes, croyant pB- venirjusqu'iLjon.et de là, à travers l'Allemagne, se renJ» en Italie. Mais, la forfit étant pleine de défilés, luî-mêmei! conuflissanl pas bien le pays, il perdit son chemin etamn dans 1g bois, non loin du lieu étaient Gérismond et sce frère Hosader. Épuisé de fatigue, il découvrit, au foud d'ai hallier, une petite grotteoù ils'aCfaissa dansle plusprofoui sommeil. Comme i! était ainsi couché, un lion nffsmé p-y sur la lisii';re (lu fourrd, clierchant sa proie: ayant apeM Saladin, il mit la patte sur lui, mais, voyant qu'il ne bou- geait pas, il la relira, car le lion a horreur de se nourrira; cadavres; mais, désirant trouver sa pâture, il se mil i Mùi pour voir s'il remuerait. Tandis que Saladin dormait îina i-n pleine sécuriti', la fortune voulut que Rosader, poursui- vant à traversée hallier un cerf qu'il avait légèrement blessé, arrivât en grande hilte, son cpieu à la main. Il aperçul l'homme endormi et le lion tout près do lui : tandis qu'il s'arrÉtait étonné devant ce spectacle, il fui pris d'nn brusque saignement de nez, ce qui lui fit conjecturer qu'il y avait quelqu'un de ses amis; s'élaiit approché, il reconnut son frère Saladin, cl, tout perplexe à la vue d'un événement si inattendu, il su rnil à rélléuliir en lui-mûme : « Tu vois Sa-

APPENDICE. 481

ladin» se dit-il, ton ennemi, l'ouvrier de tes infortunes et Tauteur de ton exil, tu le vois, Rosader, livré à la merci d'un lion impitoyable par les dieux mêmes qui ont voulu ma- nifester leur justice, en châtiant ses rigueurs et en vengeant tes injures. Désormais tu peux retourner à Bordeaux, ren- trer dans ton patrimoine et prendre possession de son héri- tage : tu peux triompher dans tes amours et décorer de guir- landes l'autel de ton bonheur. Ce lion, en terminant la vie de ce misérable, va t'élever de la détresse à la félicité su- prême. » Sur ce, rejetant son épieu sur ses épaules, il se remit en marche. Mais à peine avait-il fait deux ou trois pas qu'un nouveau sentiment le frappa au cœur : (( Ah ! Rosa- der, vas-tu déshonorer ton sang, en mentant à la nature d'un gentilhomme? Qu'importe que Saladin t'ait molesté et t'ait fait vivre, exilé, dans une forêt? Ta nature sera-t-elle assez cruelle , ton éducation assez perverse , ta pensée assez sauvage, pour permettre une si épouvantable vengeance? Non, Rosader, ne ruine pas une existence, pour gagner un monde de trésors. En le sauvant tu sauves un frère ; en ris- quant ta vie pour lui, tu gagnes un ami, et tu te réconcilies un ennemi. r>

Tout à coup, Saladin fit un mouvement et le lion se dressa. Aussitôt Rosader chargea l'animal avec son épieu et le blessa grièvement du premier coup. Le lion, se sentant mortellement blessé , bondit sur Rosader et, avec sa grifie, lui étreignit la poitrine si violemment, qu'il faillit s'évanouir; mais comme c'était un homme très-énergique, il se remit bien vite et tua le lion après un court combat. La bête en expirant rugit si fort que Saladin s'éveilla en sursaut, stu- péfait de voir un animal si monstrueux étendu mort et un si charmant gentilhomme blessé à ses côtés. Ne reconnais- sant pas son frère sous le nouveau costume ; «c Messire, lui dit-il, qui que tu sois, je vois que tu as redressé ma desti- née par ton courage , et sauvé ma vie au sacrifice de la

livres, tandis que je vivrais sur ses rer plus jeune qui était la joie de mon père Rosader, (et en prononçant ce Dom, Salai mes] après l'aToir élevé chez moi commi l'ai chassé de Bordeaux, et il vit, od ne : gentiltiomme, sans doute daos une délref dieux, ne pouvant laisser impunie une pai voulu que le roi rae cherchât querelle, s'emparer de mes terri's, et m'exilât de F jours. Accablé de remords, pour péniten passées, je vais ainsi en pèlerinage à la n frère, afin de me réconcilier avec lui en t ensuite je me rendrai en Terre sainte, jours dans une vieillesse aussi vertueuse a été pleine de coupables vanités. »

En apprenant la résolution de Saladin , de pitié pour ses douleurs : « Saladin, t donc que tu as enfin retrouvé ton frère, t détresse que tu es accablé de sa misère. tes yeux et considérant sa phjstoDomie, i Rosader. Des explications pathétiques eurf deux frères, l'un implorant son pardon, l'ai oubliant toutes les injures passées. Dès qu'

ÂPPBIIDIGI. 483

permettrait de lui conférer. Puis, avec un profond M)upir, il lui demanda s'il avait des nouvelles d*Âlinda ou de ai fille Rosalinde. « Aucune , sire , dit Saladin ; depuis leur départi on n'a pas entendu parler d'elles, n « Cruelle fof- tune, s'écria le roi^ qui, pour doubler les misères du pèfe» 8*acharae contre la fille! Sur ce, accablé de douleurs, il 86 retira dans sa grotte, laissant les deui frères ensemble.

Aussitôt Rosader conduisit chez lui Saladin : pendant deux ou trois jours, il se promena avec son frère pour lui montrer les beautés des environs.

De son côté, Ganimède, ayant toujours son amour ati cœur , ne pouvant trouver de repos, s'impatientait de la cruelle absence de Rosader : car les amants comptent tou* tes les minutes, et tiennent les heures pour des jours et les jours pour des mois, jusqu'à ce qu'ils puissent rassasier leurs yeux par la vue de l'objet aimé. Dans cette perplexité vivait la pauvre Ganimède, quand un jour, assise près d'A- liéna, toute rêveuse, elle leva les yeux et vit venir Rosader avec son épieu sur les épaules. A cette vue, elle changea de couleur, et dit à Aliéna : « Voyez donc, madame, voici notre joyeux chasseur ! r> Dès que Rosader fut à portée de parole. Aliéna l'interpella :

Eh bien , gentil chasseur, quel vent vous a donc tenu éloigné d'ici ? Si nouvellement marié, vous n'avez donc pas plus de souci de votre Rosalinde? Est-ce cette passion que vous peigniez dans vos sonnets et dans vos rondeaux?

Tous vous trompez, madame, répliqua Rosader. En m'absentant, je n'ai fait que répondre au procédé peu gra- cieux par lequel vous avez enlevé la mariée à son époux. Pourtant, si je vous ai offensé par cette disparition de trois jours, je demande humblement votre pardon, et vous ne pou- vez le refuser quand la faute est avouée avec un si amical repentir. La vérité est que mon frère atné est banni de Bordeaux et que je Tai rencontré par hasard dans la forêt.

484 ROSÂLIUDB.

Et Rosader raconta tout ce qui s'était passé entre les

deux frères. Or , il y avait dans cette forêt des bandits qui vivaient de

brigandage et qui, par crainte de la prévôté, se cachaient

dans des cavernes au fond des halliers. Ayant ouï parler de la

beauté d' Aliéna , ces misérables avaient résolu de l'enlever,

pour en faire présent au roi , espérant par un tel cadeau

< obtenir leurs grAces du roi qui était un grand paillard.

Tandis qu'Aliéna et Ganimède étaient en grave conversa- tion , ils s*élancèrent sur Aliéna et sur son page, qui appe- lèrent Rosader à leurs secours. Résolu à mourir pour la défense de ses amis, Rosader asséna aux assaillants des coups assez vigoureux pour prouver à leurs carcasses qu*il n*était pas lâche. Mais il ne put résister longtemps au nombre, n'ayant personne pour le soutenir, et il finit par être repoussé, et même grièvement blessé. Aliéna et Gani- mède auraient été enlevées , si un heureux hasard n'avait amené de ce côté Saladin qui fondit sur la bande , son épieu à la main, et étonna les misérables par la vigueur de ses coups. Rosader, voyant son frère se comporter si vail- lamment, revint à la charge avec une telle violence que plu- sieurs des bandits furent tués et que le reste s'enfuit, lais- sant Aliéna et Ganimède en la possession des vainqueurs. TandisqueGanimède pansait lablessure du veneur, Aliéna, revenue de sa frayeur, regarda le galant champion qui leur

' avait si intrépidement porté secours ; prise pour lui d'une

vive sympathie, elle commença à admirer complaisamment tous ses dehors et à louer en elle-même sa personne et sa vaillance. Enfin, reprenant ses esprits : Gentil sire, lui dit- elle, pour rançon de notre salut, il faut que vous vous con- tentiez d'accepter l'affectueux remerciement d'une pauvre bergère qui promet de ne jamais être ingrate.

Jolie bergère, répondit Saladin, je regarde votre affec- tueux remerciement comme la plus précieuse récompense.

AmtNDIGK. 485

Comme il parlait ainsi, Ganimède le considéra attentive- ment 3t s'écria : —Vraiment» Rosader, ce gentilhomme vous ressemble beaucoup par les traits du visage.

Cela n*a rien d'étonnant , gentil pâtre , c'est mon frère aine.

Votre frère, répartit Aliéna, cette parenté ne le rend que plus agréable, et je me reconnais d'autant plus volon- tiers sa débitrice, après le service signalé qu'il m'a rendu. S'il veut bien me faire cet honneur, je l'appellerai mon ser- viteur et il m'appellera sa maîtresse.

Avec plaisir, chère maîtresse, dit Saladin, et, si jamais je néglige de vous appeler ainsi, c'est que je me serai oublié moi-même.

Sur ce, Rosader, soutenu par son frère, s'en retourna à sa cabane. De leur côté, Ganimède et Aliéna rentrèrent chez elles après avoir parqué leurs brebis. elles sou- pèrent avec le vieux Goridon qui, le repas fini, leur raconta longuement comme quoi Montanus ne pouvait obtenir au- cune faveur de Phébé et restait toujours le plus désespéré des amoureux transis.

Je voudrais voir cette Phébé , dit Aliéna. Est-elle donc si jolie qu'elle ne croie aucun berger digne de sa beauté, ou si acariâtre que ni amour ni dévouement ne puisse la satisfaire, ou si prude qu'elle veuille être toujours priée, ou si follement vaniteuse qu'elle oublie qu'il faut faire une large récolte pour obtenir un peu de blé !

Je ne saurais distinguer enlre des qualités si subtiles, répondit Goridon. Mais ce dont je suis sûr, c'est que, si toutes les filles étaient de son sentiment, le monde tomberait dans l'extravagance; il y aurait quantité de galanterie et peu d*épousailles, beaucoup de mots et peu de dévouement, beaucoup de folie et pas de foi.

A cette grave remarque de Goridon, si solennellement dé- bitée, Aliéna sourit, et, comme il se faisait tard , elle et vin. 3i

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r.AMsiMâqaBHiBbKnlvki

Umé»amàMÊan,àBmtam ln««t rdralli CanoUi:

uops. Aprèi mèéf-

t elles s'assÙFDt sous on olim ; «

it À leurs amours, elles aper^aml

_B^aeeoQnBtvcfs elles, loat essooOld.

- QkOb est dooc U iwuTelle , dit Aliéai , quilMtUl ymk me tst» de hlle*

- Ob! nuduM, rapoodhCoridon. Tnm uti-t hngwm désire lotr Phêbé. tajobebatgère doai MoDtantiseitépà Qi bîeo, à voos «odei, nws et Ganimède , aller inc ma josquaa bouqael d'vbres U-bos . voaa TCfrei Moatunn « eOe ssâtt près d'une foolaine, lui, la courtisjiDt eo mâdft- gua chuopAtres elle, «ui»i insensibie que si elle a'aù pour ramoui que da dêdata.

Celle DouTelle ïul tellement agrëablo aox dem anxii- reusts, qu'aossilôl elles se levèrpDt et partirent a*-ec Coridm. Ws quelles approcbèranl du taillis, eUes aperçurcDl, sssia sur le gïMMi, Pbébé, U plus jolie bei^gère de toutes les A^ dennes, lêlue d'une jupe décariate, duoe maulille Tertt, et couroQuèe dune guirlande de roses, sous laquelle bril- laient deui jeui qui auraiLUl pu enflammer un plus prand persouiiage que .Montauus. En extase devant cette njmpbe raviisanle, était assis le berger ; la tète dans sa main et son coude sur son genou, il murmurait ainsi contre l'iujusbee de l'Amour ;

Hélas I Tjwn, pleio de ngaear.

Modère qb peu la violence;

One le sert si grande dépense ?

C'est trop de flammes poor un cœur.

Épargnes-en nne tlincelle,

Puis fais loD eirort d'eroDOToir

Li riére qai ae venl point Toir

ï.a iiuel Teu je biûle pour elle.

APPSIIDIGI. 487

Eië«Qte» Âmoari ce dMiein, Et rabaisse an pea son aodace : Son cœar ne doit être de glace. Bien qu'elle ait de neige le sein K

Montanus termina ces stances par une volée de soupirs et par un torrent de larmes qui auraient pu émouvoir toute autre que Phébé : Àh! Fbébé, s'écria-t-il enRn, de quoi donc es-tu faite, que tu n*as pas pitié de ma souffrance? 8uis-je un objet si odieux ou si vil, que tu ne puisses m*accorder un gracieux regard f Tout dévoué au service de Phébé , ne recueillerai-je aucune récompense de ma fidélité? Si le temps peut prouver ma constance, voilà deux fois sept hi- vers que j'aime la belle Phébé. Si les signes extérieurs peu- vent révéler les affections intérieures, les sillons creusés sur ma face peuvent révéler les souffrances de mon cœur. Les larmes du désespoir ont ridé mes joues. Et Phébé est seule insensible à mes plaintes. Pourquoi! Parce que je suis Montanus et qu'elle est Phébé : je suis un misérable pâtre, et elle est la plus admirable des belles. Charmante Phébé, si je pouvais t'appeler tendre Phébé, j'en serais bien heureux, ce bonheur ne me fût-il permis que pour une minute! Sinon, ah! si Phébé ne peut aimer, qu'elle mette fin à mon désespoir par une tempête de dédains ! En mourant, j'aurai du moins l'indéniable privilège de dire que je suis mort pour la cruelle Phébé.

Importun berger, répliqua sèchement Phébé en fron« çant le sourcil, tes passions sont-elles à ce point violentes que tu ne puisses les comprimer patiemment? Es-tu enchaîné à une affection si exigeante que Phébé seule puisse les sa« tisfaire ? Allons , monsieur, si vous ne pouvez faire votre marché ailleurs, rentrez chez vous : mes raisins sont trop

1 Ces ?ers, qne ne désa?ooerait pas na poète de la Pléiade^ lenl m fraoçiîf dtnt le texte origina)»

488 ROSALINDE.

hauts pour que vous puissiez y atteindre. Si je te parle ainsi, Montanus, ce n'est pas que je te méprise» c^est que je bais Tamour ; je tiens plus à honneur de triompher de la passion que de la fortune. Quand tu serais aussi beau que Paris, aussi hardi qu'Hector, aussi constant que Trojlus, aussi tendre que Léandre, Phébé ne pourrait t'aimer : et, si tu me poursuivais avec Phébus, je te fuirais avec Daphné !

Ganimède, ayant entendu toutes les plaintes de Montanus, ne put supporter la cruauté de Phébé, et, s'élançant du fpurré, s'écria : « Et moi, si vous me fuyiez, donzelle, je vous changerais comme Daphné en laurier , afin de fouler dédaigneusement vos rameaux sous mes pieds, d

A cette apostrophe soudaine, Phébé fut toute ébahie, sur- tout quand elle vit la beauté du berger Ganimède ; elle allait s'enfuir, toute rougissante, quand Ganimède lui prit la main et poursuivit : « Eh quoi, bergère, si belle et si cruelle ! Prends garde qu'à force de dédaigner l'amour, tu ne sois accablée par l'amour, et que, comme Narcisse, tu n'éprou- ves une passion sans espoir. Parce que tu es belle, ne sois pas si difficile. S'il n'est rien d'aussi charmant que la beauté, il n'est rien non plus d'aussi fragile: elle est aussi éphémère que l'ombre qui tombe d'un ciel nébuleux. Aime donc quand tu es jeune, de peur que tu ne sois dédaignée en vieillissant. On ne saurait rattraper ni la beauté ni le temps. Situ aimes, donne la préférence à Montanus ; car, si sa passion est ar- dente, ses mérites sont grands.

Pendant tout ce temps, Phébé était restée en extase de- vant Ganimède, s*imaginant voir l'ombre d'Adonis échappée de l'Elysée sous la forme d'un pâtre ; enfin elle répondit doucement: <c Je ne puis nier, monsieur, que j'aie ouï parler de l'amour, bien que jamais je ne l'aie ressenti, ni que j'aie lu maintes descriptions de la déesse Vénus, bien que je ne l'aie jamais vue qu'en peinture... Et peut-être, monsieur, ajouta-t-elle en rougissant, ma vue est-elle plus prodigue

APPBHDIGE. 489

aujourd'hui que jamais. » A ces mots elle s'interrompit, comme si quelque grande émotion la troublait. En vain Aliéna lui demanda d'achever ; Phébé, la face couverte des nuances du vermillon, se rassit en soupirant. Sur ce, Aliéna et Ganimède, voyant la bergère dans une si étrange humeur, la laissèrent avec son Montanus, en lui souhaitant amicale- ment de devenir plus docile à l'Amour, de peur qu'en repré- sailles Vénus ne la soumit à quelque rude châtiment. Phébé s*en retourna chez son père, embrasée par une ardente flamme. L'image des perfections de Ganimède avait laissé dans l'esprit de la pauvre bergère une impression de plaisir mêlée à une intolérable souffrance, et elle souhaitait de mourir plutôt que de vivre dans cette amoureuse angoisse. Le trouble de son esprit agissant sur la santé de son corps, elle tomba malade, et si malade qu'on désespérait presque de la sauver.

La nouvelle de sa maladie se répandit bien vite par toute la forêt. Montanus accourut, comme un fou, pour visiter Phébé : assis, les larmes aux yeux, près de son lit, il lui de- manda la cause de sa maladie. Phébé garda le silence, puis bientôt pria Montanus de se retirer un moment, sans pour cela quitter la maison, voulant voir, disait-elle, si elle ne pourrait pas dérober un instant de sommeil. Montanus ne fut pas plus tôt sorti de la chambre, que, s'élançant vers son écritoire, elle prit une plume et de l'encre, et écrivit une lettre ainsi conçue :

a Beau berger,

» Qaoiqoe jusqu'ici mes yeux aient été de diamant poor réiîater k l'amoar, il m'a suffi de voir ton visage, pour qu'ils aient eédé à l'amour. Ta beauté a assenri Phébé au point qu'elle reste à ta merci» potiTant élre, & ton gré, ou la plus fortunée des femmes ou la plus mi- sérable des vierges. Ne mesure pas, Ganimède, mon amour à ma ri- chesse, ni ma passion à mon rang ; mais crois que mon âme est aussi tendre que ton visage est gracieux. Si tu m'as jugée trop cruelle à cause

490 EOtÂLllIDK.

éè IMM tf tMioa pMr MmUdm, du-toi qM J*y ai été flireés par le woiti; pi le ma Jogat trap laadra paar i*af oir aIsU û légèranant aa preoiiar mgani. 4i>-0i qQtt j*T •> At^ obligée |iar eoe îrrétislible destinée. Si dope il ast frai, GaDÎmèda, que Tainoor pénètre par les yeai, se ré- fbgîe dans le cœor et ne feot s*an laisier chasser par aocnn remède ni par aaeone raison, aie pitié de nioi,connie d*nne malade qui ne peat re- eateir la gaérisen qne de ta dooee main. Réduite ao désespoir, ai je ne aiis ioaiagée par toi, Je dots m'attendra on à ?irre lienreiise de la fiif ear •Vl Mourir piaérable de ton reftis,

a Celle qni doit Aire à loi on ne pu être,

» PattÉ. a

Cette lettre terminée, elle appela Montanus et le pria de la porter à Ganimàde. Bien que le pauTre Montanus se dou- tât de la passion qui la tourmentait, pourtant, voulant prou- fer à 89 maîtresse son entier dévouement, il dissimula la chose et se fit le messager volontaire de son propre mar« tgrre. Ayant pris la lettre, il se rendit le lendemain de bon matin dans la plaine Aliéna faisait paître ses troupeaux, et y trouva Ganimède qui, assis sous un grenadier , dëplo- rtit le douloureux accident qui tenait son Rosader éloigné d'elle. Montanus le salua en lui remettant la lettre qui, dit* il» lui était envoyée par Phébé. Quand Ganimède eut lu et relu la lettre, il se prit à sourire, et regardant Montanus :

Dis-moi , je te prie , berger , es-tu amoureux de Phébé f

Oh ! mon damoiseau, répondit Montanus, si je n'é- tais pas si profondément épris de Phébé, mes troupeaux seraient plus gras, et leur maître plus tranquille ; car ce sont mes chagrins qui font la maigreur de mes brebis.

Hélas ! pauvre pâtre, ta passion est-elle si extrême, ta tendresse si obstinée qu'aucune raison n'en puisse humilier l'orgueil ?

Rien ne pourra me faire oublier Phébé, tant que Mon- tanus s'oubliera lui-même.

APPKlfDICK. 491

Allons» Montants , considère combien ta tendresse est désespérée, et tu reconnaîtras la profondeur de ta propre folie. Je te le déclare, en faisant la cour à Pbébé, tu buries à la lune avec les loups de Syrie. Pour preuve, lis cette lettre.

Montanus prit la lettre et la lut, changeant de couleur à chaque ligne , et terminant chaque phrase par une période de soupirs.'

Eh bien , lui dit Ganimède, reconnais-tu que ton grand dévouement est bien faiblement récompensé ? Cesse donc d'avaler avidement cette potion que tu sais être un poison ; cesse de ramper devant celle qui ne se soucie pas de toi. Ah! Montanus, il y a bien des femmes aussi jolies que Phébé, mais plus aimables qu'elle. Crois-moi, les fa- veurs sont le combustible de Tamour ; puisque tu ne peux en obtenir, laisse la flamme s'évanouir en fumée.

Inutiles conseils! reprit Montanus; la raison n'apporte aucun remède à celui que la passion rend si obstiné. Quoi- que Phébé aime Ganimède, Montanus n'honorera jamais d'autre que Phébé.

Mais, dit Ganimède, que puis-je faire pour t'étre agréable? Teux-tu que je dédaigne Phébé, comme elle te dédaigne?

Ah ! répondit Montanus , ce serait renouveler mes chagrins et doubler mes souffrances : car la vue de sa don- leur serait mon arrêt de mort. Hélas! Ganimède, quoique je dépérisse dans ma passion , ne la laisse pas succomber dans ses désirs. Puisqu'elle t'aime si chèrement, ne la tue pas de tes dédains. Sois le mignon de cette incomparable ! elle a assez de beauté pour te plaire et assez de troupeaux pour t'enrichir. Tu ne peux rien désirer de plus que ce que tu obtiendras en la possédant, car elle est belle, ver- tueuse et riche, —trois stimulants puissants à rendre l'amour joyeux. U me suCGra de la voir contenu et de rassasier mes

492 ROSmifDR.

rc^wis de son bonheur. Si elle se marie, quoique ce soit pour moi un martyre, je le supporterai patiemment pourvu qu'elle soit satisfaite, et je bénirai mon étoile en voyant ses désirs exaucés.

Montanus prononça ces paroles avec une contenance si assurée qu'Aliéna et Ganimède furent stupéfaites de sa rési- gnation : pleines de pitié pour ses souffrances , elles cher- chèrent par quel habile moyen elles pourraient obtenir pour Montanus la faveur de Phébé.

Montanus, s'écria enGn Ganimède, puisque Phébé est dans une telle détresse, je craindrais d'être accusé de cruauté en n'allant pas saluer une si belle créature : j'irai donc avec toi voir Phébé pour l'entendre répéter de vive voix ce qu'elle m'a déclaré par écrit, et alors je prononcerai mon arrêt, au gré de ma sympathie. . . Je passerai par chez nous» et j'enverrai Coridon tenir compagnie à Aliéna.

Montanus parut charmé de cette détermination, et tous deux se dirigèrent vers la demeure de Phébé. Dès qu'ils furent près de la chaumière, Montanus courut en avant pour annoncer à Phébé que Ganimède était à la porte. A ce nom de Ganimède, Phébé se souleva sur son lit, comme à demi ranimée, et l'incarnat de la vie reparut sur ses joues flétries. Ganimède entra, puis, s'asseyant à côté de son lit, la questionna sur sa maladie et lui demanda elle souffrait.

Beau Ganimède, répondit Phébé, l'impérieux amour a allumé un tel feu dans mon âme que, pour donner pas- sage à la flamme, il me faut franchir les bornes de la modes- tie. Ne me blâme donc pas si je suis trop franche et trop effrontée, car c'est ta beauté, c'est la connaissance de tes vertus qui m'a mise en ce délire; laisse-moi donc dire en un mot ce qui peut être développé en un volume : Phébé aime Ganimède.

Sur ce, elle laissa retomber sa tète et fondit en larmes.

Phébé, répliqua Ganimède, n'arrose pas ainsi tes tristes

APPKNDIGK. 493

plaintes, car j'ai pitié de tes plaintes. Si Ganimède peut te guérir» ne doute pas de ton rétablissement. Pourtant laisse-moi dire, sans t'oiïenser, que je serais désolé de con- trarier Montanus en ses amours, l'ayant vu si content et a loyal. Tout en plaignant ton martyre, je ne puis t'accor* der le mariage; car, si belle que je te trouve, tu n'as pas encore enchaîné mon regard. Je suis pour toi sans dédain, comme sans passion , indifférent jusqu'à ce que le temps et l'amour aient fixé mes sentiments. Ainsi , Pbébé, n'essaie pas de comprimer ta tendresse , mais tâche d'éâeindre le souvenir de Ganimède dans l'amour de Montanus. Tâche de me haïr à mesure que je chercherai à t'apprécier, et sans cesse aie présent à l'esprit le dévoument de Montanus: car, si tu peux trouver un amant plus riche, tu n'en trou- veras pas un plus loyal.

Eh quoi, balbutia Pbébé en sanglotant, n'obtiendrai- je de Ganimède d'autre remède que Tincertitude, d'autre espoir qu'un hasard douteux? Les dieux ont pesé ma desti*- née à leur juste balance, puisque , cruelle pour Montanus, j'ai trouvé Ganimède aussi inexorable pour moi-même.

Je suis bien aise, dit Ganimède, que vous voyiez vos propres fautes, en mesurant à voire propre passion les souffrances de Montanus.

C'est vrai, répliqua Phébé, et je me repens si pro- fondément de ma dureté pour le berger que, si je pouvais cesser d'adorer Ganimède, je voudrais aimer Montanus.

Quoi ! si je pouvais par la raison persuader à Phébé de ne plus aimer Ganimède, elle consentirait à prendre en goût Montanus?

Du jour la raison, dit Phébé, éteindra l'amour que j'ai pour toi, je consens à le prendre en gré, à cette condi- tion que, si la raison ne peut détruire mon amour comme étant sans raison, Ganimède consente à épouser Phébé.

C'est convenu, jolie bergère, dit Ganimède; et, pour

tfl nourrir des douceurs de l'espérance, toîcî nurteV lion : je n'épouserai jamjiis une femme, si ce n'est loi.

Sur ce.Gonimèdoprit congé de Phébé el partit, laisianl la bergère satisfaite et Monlanus enchanté. En arrinoidaiii la prairie, elle aperçut Rosader et Saladin assis ï i'ontn avf f Aliéna ; et In vue de son amoureux fut an tel cordiil pour son cœur qu'elle bondit sur la pelouse, pleine de joïï, Coridon, qui était avec eux, aperçut Gaoiroède, se Im aussitôt et courut k sa rencontre en criant : Eh! l'amiioM noce! urfonoce! notre maîtresse se marie dimanche!

Gflnimède, si gaiement accueilli par le pauîre pajsM. salua la compagnie el surtout Rosader h qui il décUr» qu'a étftil chflrmiî de le voir si bien rétabli de ses blessures.

- A peine suis-je sorti, dil Rosader, que me voilà m\i h un mariage qui doit être célébra diraaoche prochnt entre mon frère et Aliéna. Je vois bien que, ïk règM l'amour, les délais sont fastidieux et qu'une courte dêclan- tion est tout ce qu'il faut, quand les parties sont d'acMfd.

- C'est vrai, dit Ganimède, mais quel heureux jour Cl serait, si Rosader pouvait, ce jour-là même, ^ire marici Rosalinde!

- Ah ! bon Ganimède, ne renouvelle pas mes doulean en nommant Rosalinde . car le souvenir de ses perfeclions est le sceau de mon malheur.

- Bah ! s'écria Ganimède, aie bon courage , mon cher : j'ai un ami qui est profondément eipérimenté en nécre- mancii' et en magie; tout ce que l'art peut accomplir sen fait en ta faveur. Je lui ferai évoquer Rosalinde, qu'elle scàl cachée en Francp. ou dans quelque pays limitrophe.

Aliéna sourit en voyant la moue que faisait Rosader. per- suadé que (ianimède s'était moqué de lui. La journée ?* passa en causerie, et tous se séparèrent au coucher dti soleil. Aliéna prépara, pour le jour des noces, le banquet le plus solennel et la plus belle toilette que permit l'eus-

iPPINDlGI. 495

tenee pastorale , et fit d'autant plus de frais que Rosa* der avait promis d'amener Gérismond à la fête. Ganimède, ayant l'intention de se faire reconnaître de son père , s'était fg^it une robe tout enguirlandée et une jupe du plus beau taffetas, si bien qu'elle ressemblait à quelque nymphe célesfë, revêtue d'un costume champêtre.

Enfin le dimanche arriva. A peine l'écuyer de Phébus avait paru dans les cieux pour annoncer à son mattre que ses chevaux étaient attelés à son radieux coche, et déjà Coridon, couvert de ses habits de fête, avait décoré de fleurs toute la maison, si bien qu'elle ressemblait plutdt à quelque bosquet favori de Flore qu'à une chaumière de campagne. Phébé était arrivée avec toutes les filles de la forêt, pour parer la mariée de la manière la plus avanta- geuse; mais, quelque xèle qu'elle mit à orner Aliéna, elle ne perdait pas de vue Ganimède qui , comme un joli page, suppléait sa maltresse et veillait à ce que tout fût près pour l'arrivée du marié. Saladin, en costume de veneur, arriva de bonne heure, accompagné de Gérismond et de son frère Rosader. Les nouveaux venus furent reçus solennelle- ment par Aliéna. Gérismond vanta hautement l'heureux choix de Saladin, qui possédait une bergère dont les grâces extérieures annonçaient tant de qualités. II accepta des mains de Coridon une belle mesure de cidre, et but à la santé d'Aliéna et de ses jolies compagnes. Aliéna fit raison au roi et but à Rosader. Tandis qu'ils buvaient ainsi, tous prêts à partir pour l'église, arriva Montanus, tout de jaune habillé, pour signifier qu'il était délaissé : sur sa tête était posée une guirlande de saule, sa bouteille pendait à son côté en signe de désespoir, et à sa houlette étaient atta- chés deux sonnets, testaments de ses amours et de ses mal- heurs. Les bergers, dès qu'ils l'aperçurent, lui rendirent tous les honneurs possibles, le tenant pour la fleur des ber- gers de l'Ardenne ; car on n'avait jamais vu un plus beau

M6 ROSALmOE.

garçon depuis mauvais sujet qui faisait pattra taiMi de l'Ida, ('•érismond d(>manda qui il élnit. SurqtnilMfa faconta l'amour de Moulanus pour Phéb^. sa grandB biSâ envers cette cruelle , et commeot par représailles les 'lias pvaient rendu cette mijaurée amoureuse du jeuûe Gai- mède. Après ce récit, le roi désira voir Phébe qui, ame- née devant Gérismond par Rosader, colora la beatitèdes» visage d'une nuance de vermillon si charmante qveleni fut ébloui do in pureté de ses grâces. Gérismond luidemiodi pourquoi elle récompensait si pauvrement l'amour de Mot- tanus, voyant ses mérites si grands et ses passions si nnt,

-Sire, repondit Pbébé, l'amour vole sur les ailes & destin, et ce que décrètent les astres est un iuhillibti ani^t. Je connais toutes les qualités de Montanus, je te loue. Je les admire , mais je n'aime pas sa personne, para que le sort en a décidé autrement. Vénus m'enaptioiepa une peine égale à la sienne. Car je suis éprise d'un fiSrt, aussi impitoyable pour moi que je suis cruelle pour Mon- tanus, aussi obstiné dans ses dédains que je suisocbaniH dans mes désirs; et, ajouta-l-elle, c'est le page d'AliéOJ, li; jeune Ganimède,

Gérismond, désirant poursuivre jusqu'au bout son en- quitte sur toutes ces amours, appela (.ianimède qui appro- cba, en rougissant. Le roi remarqua cette physionomie, dont les traits lui rappelèrent le visage de sa Rosaliode, a poussa un profond soupir. Rosader, qui était plus que fami- lier avec Gérismond, lui demanda pourquoi il soupirail si douloureusement.

Kosader, répondit le roi, c'est que les traits de Gani- mède me rappellent Rosalinde.

A ce nom, Rosader soupira si profondément qu'il sem- blait (jue sou cœur allait éclater.

- i:i comment se foit-il , ajouta Gérismond , que tu mt répondi's par un tel soupir?

ÀPPBNDIGR. 497

Pardon , sire , c'est que Rosalinde est la seule femme que j*aime.

Ah ! reprit Gérismoud, je te la donnerais bien volon- tiers en mariage aujourd'hui même, à condition qu'elle fût ici.

A ces mots, Aliéna détourna la tète et sourit à Ganimède qui eut grand* peine à garder contenance , mais qui cepen- dant parvint à dissimuler son secret. Gérismond, pour chasser sa mélancolie, demanda à Ganimède par quelle raison il ne répondait pas à Tamour do Phébé, voyant qu'elle était aussi belle que la coquette qui causa la ruine de Troie.

Si je cédais à la belle Phébé, répondit doucement Ro< salinde, je ferais au pauvre Montanus l'injure grande de lui ravir en un moment ce que, pendant bien des mois, il s'est efforcé de conquérir. Pourtant j'ai promis à la belle bergère de n'épouser jamais d'autre femme qu'elle, mais à condi- tion que, si je pouvais par la raison éteindre son amour pour moi , elle s'engageât à ne pas agréer un autre que Montanus.

Et je m'en tiens à cette convention, dit Phébé, car mon amour a tellement dépassé les bornes de la raison qu'il est inaccessible à la voix de la raison.

J'en appelle au jugement de Gérismond, dit Ganimède.

Et je m'en réfère à son arrêt, dit Phébé.

Les hasards de ma destinée, dit Montanus, sont sus- pendus à l'issue de cette lutte : si Ganimède triomphe, Mon- tanus assiste au couronnement idéal de ses amours; si Phébé gagne, je suis en réalité le plus misérable des amants.

Nous assisterons à ces débats , dit Gérismond, et en- suite nous irons à l'église. Ainsi, Ganimède, faites-nous connaître vos arguments.

Permettez-moi de m'absenter un peu, dit Ganimède, et je vous en présenterai un que je tiens en réserve.

p

m ROSAUKDI.

GaniinAdo se retira «1 rovfttil ses habilleroeots de femme: sa robe couverte do guirlandes et sa jupe du plus ricbelaEe- las lui allaient si bien qu'elle ressemblait h Diane trionh pbante. Sur sa tète elle portait une couronne de rose», mt tant de grâce qu'on eût dît Flore épanouie dans tout l'éclrt de ses (leurs. Ainsi parée, Rosal iode entra et sejelastupitd! de son père ; les larmes aux yeux , elle implorai sa béoédic- tioD et lui raconta toutes ses aventures, comment elle anit étû bannie par Thorismond et comment depuis tors elle mil constamment vécu déguisée dans ce pays.

Gérismond, reconnaissant sa fiHe, se[Ieva de son sit'geet lui snuta au cou , eiprimant toutes les émotions de sa jost par d'humides sanglots, transporté en une telle eilase de Iwntieur qu'il ne pouvait dire un mot! Je laisse ceut qiù ont l'expérience de l'amour juger de la stupéfaction et da ravissement de Rosader, voyant devant lui cette Rosalinde qu'il avait si longtemps et si profondément aimée. Enfin Gérismond, ayant n;pris possession de ses esprits, paria à si fille dons les termes les plus paternels et lui demaDda,âprès niaintrs autres questions, ce qui s'était passé entre elle et Rosader.

Tant de choses, sire, répondit Rosalinde, qu'il oe reste plus que le consentement de Votre Grâce pour conclure le mariage.

Eh bien donc, dit GiSrismond, prends-la, Rosader: elle est à toi. One celte journée solennise tes noces, ainsi que celles de Ion frère !

Rosader, satisfait au-delà de toute mesure, remercia hum- blement le roi et embrassa sa Rosalinde qui , se tournant vers Phébé , lui demanda si elle lui avait donné une raison suffisante pour comprimer la violence de son amour.

Oui, dit Phébé, une raison si éloquente que, pour peu que vous j consentiez, vous, madame, et Aliéna, Montanus

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API'RNDICe.

4!)9

Qt mot noos feroni aujourd'hui le troisièma couple de mari(^,

k peioe eut-elle prononce celle parole que Montooui arracha sa guirlande de saule et jota nu feu ses sonnet*, as* montrant aussi jovial que Pdris quand il obtint l'amour (l'Hélène. Sur ce, Gérisoiond «t les autres se prirent 6 rira et décidèrent que Montanus et Phélté célébreraient leurs noces en mâmo temps que les deux frères. Aliéna, voyant que Soladio restait absorbé, le réveilla de sa reserve en lui disant:

Qu'as-tu donc, mon Saladin? Tu es tout mornel Quoi 1 Mon cher, de la mélancolie un jour de noces ! Peut- être ce qui t'ufnige, c'est de songer k la haute fortune de ton frère Et h In bassesse d'une nifection qui t'a fait choisir UDO si humble bergère. Console-toi, l'ami! Car. en ce jour, tu seras marié i la Pdle d'un roi. Sache en efTel, Saladin, que je ne suis pas Aliéna, mais Alinds, la fille de ton mortel en- nemi Thorismond.

A ces mots toute la compagnie fut stupéfaite, surtout Gé- rismond qui, s'éiant levé, prit Aliéna dans ses bras cl dit à Itûsalinde : Est-ce cette belle Alinda, fameuse par tant de vertus, qui a quitté la cour de son père pour vivre avec toi dans l'eiil?

Ello-miime, dit Rosalindo.

Eh bien, dit Gérismond en se tournant vers Saladin, sois gai, beau veneur, car ta fortune est grande et tes désirs sont augustes : tu possèdes une princesse aussi fameuse qu'incomparable par ses perfections.

Elle a conquis par sa beauté, répondit Saladin, un humble serviteur, aussi plein de dévouement qu'elle est pleine de grflce.

Tandis quo chacun restait ébahi de ces joyeux événe- ments, Coridon arriva en gambadant annoncer que le prêtre était à l'église et attendait la compagnie. Sur ce, Gérismond

p

ROS&LINDE.

ouvrit la marche, les autres suivirent, et lesmarisg^hnot célébrés solenellement, à la grande admiratioD desplSe de l'Ardenne. Aussilûl que le prêtre eut fini, tous s'en re- tournèrent h la demeure d'Aliéna , Coridon avait W préparé. Les labiés dressées, le dîner fut servi; Gërismool Rosador, Saladia et Montanus installèrent les mariées m furent ce jour-là leurs serviteurs. Le repas était simple et tel que le permettaient les ressources du pays ; mais !ei convives suppléèrent aux lacunes du menu par une bonne causerie el par les récits variés de leurs amours et de leun aventutes. Vers le milieu du dîner, pour égayer la f^ Coridon arriva avec une bande nombreuse et joua une &rw dans laquelle il chanta celte chanson plaisante :

Uue [ille des champs iccorte et génie,

Ue; 1 ho I U génie tille I ËUit taux SDr l'Iierbe leadre

Etdiisit flïeD larmes: Nal ne me Tiendra donc BciimT Uo ïorl gnlont, un pilre enjôleur,

He; t ho I un gaIdDtpitre I Qui dans ses omours était fort ardent.

D'un air souriant vint tout droit à elle,

Qaant la coqueUe aperjnl,

Ile;f ! ho I iguaud elle aperçut Le mayeii de se foire épouser,

Elle 50urit doiiccmeut comme une gente belle. Le paire, voyant son oblique <£>lladc,

Hrj I ho I l'oblique œillade 1 Passa son brus auloor de sa taille.

Eh I belle nlle. eommeot nlIeE-vous ?

L'amie des champs dit : Bien, morguienDe I

He; I ho I bien, niargaienue! ïlais j'ai une ilémangertisan,

Une démangeaison qui me fait plearer. Hélas I dit-il, d'où vient ton mal T

Hey I bo ! doii vient ton mal ?

APPKNDICK. 501

D*ane plaie, dit-elle, irrémédiable : Je crains de mourir fille.

Si c'est tout, dit le berger,

Hey I hol dit le berger. On t*épousera, mignoooe.

Pour guérir ta maladie. Là-dessus, ils s'enibrassèreat avec maints serments,

Hey ! ho I avec maints serments ! Kt devant le dieu Pan engagèrent leur foi,

Et à réglise vite allèrent.

Que Dieu envoie à toute jolie fille,

Hey ! ho I toute jolie fille ! Oui craint de mourir de cet ennni-là.

Un aussi bon ami pour la guérir !

Coridon ayant ainsi égayé les convives, comme l'hilarilé était à son comble, on vint dire à Saladin et à Rosader qu'un certain Fernandin, leur frère, était arrivé et désirait leur parler. Gérismond, entendant cette nouvelle, demanda qui c'était. (1 Sire, répondit Rosader, c'est notre second frère qui est étudiant à Paris, mais je ne sais quelle occurrence Ta obligé à venir nous chercher. » Sur ce, Saladin alla au devant de son frère qu'il rerut avec une entière courtoisie, et Rosader lui lit un accueil non moins amical : le nouveau- venu fut introduit par ses deux frères dans le parloir tous étaient à table. Fernandin, qui connaissait les bonnes ma- nières aussi bien que les problèmes de la philosophie, aussi bien élevé qu'il était lellni salua toute la compa- gnie. Mais (lès qu'il aper(;ut Gérismond , se jetant à ses genoux, il lui rendit l'hommage di^ h son âge et prononça ces paroles :

- Très-puissant prince, quoique le jour des noces do mes frères soit un jour de gaîlé, le moment réclame d'autres occupations : élancez- vous donc de ce banquet friand aux Mil. 32

ItOSALINDK.

instruments de combat. El vous, fils de sir Jehan de Bor- deaux, arrachez- vous à vos amours pour courir auianua; au liou do vos bien-aimécs , étreignez vos lances, et que « jour vous trouvo aussi vaillants que, jusqu'ici, vousaveiêlé Iiassionnés . Sache en elTel, Gérismond, que sur la lisière de cette forôt, les douze pairs de France sont rangés en baiaille pour revendiquer les droits; Thorismond. entouré d'une bande de renégats désespérés, est prêt à les attaquer. les armées sont sur le point d'en venir aux mains : montre-la donc dans la mêlée pour encourager tes sujets. El vous, Saladin, Rosadcr, a cheval ! Montroz-vous aussi hardis soldats que vous avez été tendres amants : vous démontrerez ainsi, pour le bien de votre patrie, que les vertus de votre père oat laissé leurs empreintes dans vosâmes, et vous prouverez qae vous êtes les dignes fils d'un si noble parent.

A cette alarme donnée par Fernandio , Gérismond sa leva de table, et Saladin et Rosader coururent aux armes. a Venez avec moi, dit Gérismond, j'ai des chevaux et desar- mures pour nous tous; et une fois en selle, montrons que nous portons la vengeance et l'honneur à la pointe de an glaives. » Ainsi ils laissèrent tes mariées pleines de douleur; Aliéna, plus émue que les autres, demanda à Gérismond d'être indulgent pour son pf-re. I.e roi , à qui sa grande hâte ne laissait pas le temps de répondre, courut à sa caverne oil il remit à Saladin et à Rosader un cheval el une armure. Royalement armé, il prit lui-même les devants ; à peine avaient-ils chevauché deux lieues, qu'ils aperçurent les deux armées aux prises dans une vallée. Gérismond, re- connaissant l'aile combattaient les pairs , s'y jeta en criant Saint-Denis .' et chargea l'ennemi de manière à mon- trer que! prix il attocliail h la couronne. Quand les pairs virent que leur roi légitime était présent, li^ur ardeur re- doubla. Saladin et Rosader firent de tels exploits que nul n'osait leur faire obsl.'icii.' [ii soutenir la furie de leurs

/^

APPENDICE. 503

armes. Bref, les pairs furent vainqueurs, Tarmée de Thoris- mond fut mise en déroute, et lui-môme périt flans la ba- taille. Les pairs alors se réunirent et, ayant salué leur roi, le conduisirent solennellement à Paris, il fut reçu avec grande joie par tous les citoyens. Dès que tout fut tranquille et qu'il eut repris possession de la couronne, il envoya cher- cher Alinda et Rosalinde : Alinda était désolée de la mort de son père, mais elle supporta cette douleur avec d'autant plus de patience qu'elle avait la joie de voir son Saladin sauvé. Dès qu'elles furent arrivées à Paris, Gérismond donna aux pairs et aux seigneurs de ses Etats une fête royale qui dura trente jours. Ayant convoqué un parlement, du con- sentement de ses nobles, il créa Rosader héritier présomptif de la couronne, il restitua à Saladin toutes les terres de son père et lui donna la duché de Nemours, il fit de Fernandin son principal secrétaire, et, afin que l'événement fût en tout point joyeux , il fit MonUmus seigneur de la forêt des Ar- dennes, Adam Spencer capitaine des gardes du roi et Co- ridon intendant des troupeaux d'Alinda.

Dans ce récit doré, légué par Euphuès, vous pouvez voir, messieurs, que ceux qui mettent en oubli les préceptes don- nés par leur père encourent un grand préjudice; que toute animosité contraire à la nature est une tache à l'éducation en môme temps qu'une atteinte au bonheur; que la vertu ne se mesure pas à la naissance , mais à la conduite ; que les frères cadets, quoique inférieurs en âge, peuvent être supérieurs en qualités; que la concorde est la plus douce des conclusions, et que l'amour fraternel est plus fort que les événements. Si vous retirez quelque fruit de cette his- toire, parlez bien d'Euphuès qui l'a écrite et de moi qui

vous l'ai rapportée.

Th. Lodge.

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APPK^nlCE :

REUIT UE Fn.isiiENE, eilr-:iit dij la Dirt^ic de Mnnli-niiyor. (radait

de re^pngnol pur N. l'oLii 401

I.E5 Aventures de Giasettd, nouvelle eitr.iiie du Pecotvne de

9er tiiomnni Fbfeiitiiio, el iraduile de lilalieii pirF.-V. Hugo. 111

HOSALINUE, nouvcllo de Tliomas Ludge, traduite de l'anglais par

F.-ï. Uugu 4y

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