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Frédéric NIETZSCHE

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J973

HUBERT LE

HARDY A^

F

RÉDÉKiC

NIETZSCHE

ÉTUDE MORALE

BRUXELLES HENRI LAMERTIN, Libraire-Éditeur

o8-62, RUE COUDENBERG, 58-62

1914

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A Frédéric Nietzsche

« Païav na|.i)Lir)Teipav àeiao)aoi, fii)9é|ue9\ov, npeapiaTriv, r| qpép^ei èm xGovi ttôvG', ôitôo' iariv... 'Ek aéo b' eûiraibeç Te Koi eÛKopnoi reX^Gouoiv... Xaîpc, eeiiiv lifiTcp, âXox' Oùpavoû àOTepôevToç. »

Hymnes homériques.

Dans ces quelques pages consacrées à Frédéric Nietzsche, nous avons voulu rendre hommage au caractère, aux qualités morales supérieures de celui qui fut par excellence un héros dans la vie du cœur et de lesprit. Si les hommes pou- vaient comprendre les sources profondes de leurs pensées, il y aurait bien moins de contradictions: d'une même aspiration du cœur peuvent naître dans différents esprits des opinions et des croyances en apparence inconciliables.

Les idées de Nietzsche peuvent se discuter ; ce quHl vécu sera toujours vrai et émouvant pour les âmes sincères qui n''ont pas ,d4s£tp^is les nobles sentiments. Volontiers nous nous assimilons des théories aptes à flatter notre amour-propre oti à justifier nos convoitises; pour le réel amour de vérité, pour la sincérité envers soi-même et envers ceux qu^on doit estimer le temps nous manque.

Si le bonheur est le sens et le but véritable de la vie, Frédéric Nietzsche a mal vécu et son œuvre est sans valeur. Vous tous qui voulez « vivre votre vie » et affirmer votre « droit au bonheur », laissez Zarathoustra : cet Art n'est pas pour vous.

« «

Les formes de la pensée évoluent et se perdent dans l'infini des nuances et des con- tradictions, mais ce qui reste éternellement vrai dans le Génie, ce sont les quahtés du cœur, la noblesse dans les souffrances et l'héroïsme des victoires. Voilà ce que nous estimons dans un grand homme ; c'est au second plan que doivent passer les froids cal- culs d'une intelligence, la seule grandeur véri- table réside dans ce qui fut vécu. D'ailleurs ce qui nous rend un Maître sympathique, c'est

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la noble sincérité de son caractère. Par sa valeur niorale il se survit à lui-même en nos cœurs. Une âme ardente et volontaire, en laquelle s'agite tout un monde, tel nous nous imaginons le vrai génie : dédaigneux d'un bonheur actuel, pour des douleurs et des pensées titanesques. Voisin de ces forêts dodo- néennes qui rendaient les oracles sous le souffle des vents puissants, l'homme supérieur, interprête de toute vaste aspiration humaine, se dresse soHtaire par dessus l'État et les formes de la société.

Une chose est l'homme, une autre son œuvre; l'auteur de Zarathoustra n'est pas Zarathoustra, encore moins Vadeur de son idéal. Commençons donc par chercher à com- prendre l'Artiste en tant qu'homme, avant de nous élever dans les dangereuses régions de sa pensée. L'esprit moderne peut atteindre à une telle complexité, qu'il n'est plus étonnant de le voir vivre par l'art et la pensée ce qui constitue précisément l'antipode idéal du milieu qui l'entoure. Ce qu'il nous faut

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donc considérer avant tout dans un artiste, un penseur, c'est l'homme privé, la signi- fication véritable de ses luttes, les relations psychologiques unissant le cœur à Tesprit.

« *

S'il n'y avait eu que la pensée en Frédéric Nietzsche, nous pourrions le considérer à bon droit comme un dangereux destructeur, sou- vent même un fanatique, il ne serait à nos yeux qu'un puissant cerveau dont les pensées froides et irrésistibles veulent anéantir notre univers moral. N'est-ce pas quelque sacri- lège impie et sans pitié qui prétend anéantir nos dernières espérances ? Un conquérant moral dont la figure ne s'épanouit que sur les ruines?

Nous savons cependant qu'en ce guerrier de l'idéal, sous ce masque de vieux grenadier impitoyable, vibrait une âme d'élite, un cœur vaste et sensible dans lequel toute chose avait son écho. C'était un de ces génies puissants et

A FREDERIC .NIETZSCHE

rares, dans les sentiments desquels s'agite tout un univers.

Frédéric Nietzsche a rêvé la Grandeur. Mais qui peut comprendre ce que signifiait ce mot pour un homme tel que lui : tout à la fois le génie de la Grèce antique en sa belle époque, les vastes poitrines des héros achéens, les marbres dressés sur les rivages méditer- ranéens, tous ces puissants et généreux sentiments spontanés de l'âme hellénique, VImperium Bomanum « œre perennius », les Olympiens couronnés de lumière et l'ineffable ivresse de la vie saine et innocente : en un mot tout ce qui fut, est et sera vaste, lourd de conséquences et débordant de pure vitalité sur la terre î Mais que sont tous ces vains mots à côté de ce que l'âme seule peut ressentir. Pour un Titan les perspectives changent; des montagnes surgissent, des vallées s'effon- drent. Pour celui qui souffrit avec plus de noblesse que les autres hommes, grandissent aussi des joies nouvelles et des espoirs que nul encore n'osa concevoir. Cette noble gran-

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deur est le sens supérieur de toute l'existence de Frédéric Nietzsche ; elle vit dans toutes ses pensées, dans tout son « empire » artistique. A ce cher idéal il sait tout sacrifier. D'un caractère intraitable et entier, seul il lutta contre son temps, rêveur inactuel de la pléni- tude antique dans un monde qui méconnaît le vrai génie. Son courage le mène jusqu'aux dernières conséquences de ses idées et de sa volonté. Il est une de ces natures qui ne peuvent se taire et garder en elles ce qu'il est dangereux de crier au grand jour. Peu lui importe son bonheur, sa vie matérielle, son bien-être ; qu'est-ce que tout cela en face de sa foi?

Gomme tous les véritables grands hommes, Nietzsche eut sa foi, non pas des opinions, mais une croyance absolue en son œuvre, en son idée. C'est peu de pouvoir créer si l'on ne sait pas se sacrifier à cette grandeur. Réunis- sant en lui-même des qualités très chrétiennes et toutes spontanées, la clarté volontaire et impitoyable de son esprit l'emporta bien loin

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de la religion romaine. Très religieux en face de sa propre foi, il est le premier saint qui ait voulu se faire passer pour un satyre.

Vous autres, jouisseurs et phtisiques de la haute classe, combien de fois n'avez-vous pas jette les yeux vers Zarathoustra? Ne serait-il pas le roi des viveurs ?

Mais croyez-vous donc que c'est pour vivi- fier vos tristes et méprisables générations que ces pures et sublimes paroles furent pro- noncées, que cet Art fut vécu ?

Zarathoustra est le fruit intellectuel et raisonné de la vie d'une âme vaste et doulou- reuse, en laquelle bien des siècles gémissent et aspirent à leur rédemption. Zarathoustra n'est pas un enseignement pour les hommes qui veulent « jouir » de la vie.

C'est à nos rêves les plus nobles qu'il s'adresse, non pas à l'égoïsme de notre dégra- dation morale et physique. Mais comment cet

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idéal aurait-il pu pénétrer dans des cœurs actuels sans être souillé par l'essentielle laideur ultra-moderne ?

Nous avons dit que Nietzsche n'avait pas d'opinions. C'est la foi qu'il avait en ses vérités qui constitue sa religion, sans partage ni con- cession. Tandis que les opinions viennent de l'esprit, de la raison, toute foi vient du cœur et nul syllogisme ne peut la conquérir. Tel est le cas du philosophe, de l'artiste dont les idées et les conceptions ne sont que les con- séquences intellectuelles du sentiment tout puissant qui les pousse et qui crée. Jamais la dialectique ni la logique ne pourront produire une œuvre si vécue, si sincère que celle du solitaire de Sils- Maria. Aussi, c'est dans le cœur, dans l'âme de tels hommes qu'il faut chercher les origines de leurs créations, les bases de leur pensée. Voyez-les tous trois, Nietzsche, Wagner et Schopenhauer : pleins de majesté, façonnant des mondes en eux- mêmes, entiers et violents. Chacun d'eux a Técu intégralement toute son œuvre, est

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leur supériorité sur tant d'autres grands hommes. Que nous importent donc les formes extérieures de leurs idées si nous comprenons le sens de leur volonté. Alors que la Vie elle- même nous apparait comme la synthèse de toutes les contradictions, comment serions- nous étonnés des formes paradoxales que doit contenir fatalement tout vaste intellect. Dans une œuvre comme celle de Nietzsche, c'est en la profonde et continuelle aspiration du cœur que réside la véritable unité.

Nous ne pouvons nous résoudre à ne voir dans le génie qu'une puissance intellectuelle, mécanique et froide, utilitaire et artificielle ; il doit avoir pour base la noblesse innée de sentiments supérieurs, la force indomptée des désirs les plus élevés. Toute raison, toute richesse intellectuelle doit reposer sur ces qualités du caractère et cette volonté sponta- née de ce qui nous élève vers la Perfection. Le voilà, Tinactuel, riche de lui-même, créant, dans sa lumière à lui, un monde rien ne serait menteur. Gomment pouvait-il ne pas

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haïr violemment, lui qui se consacra si complètement à son amour de Vérité?

* *

Strictement, nous ne pouvons reprocher à Nietzsche ses écarts de paroles ou de pensée. Nous savons que toujours il est sincère et convaincu. Sans doute, il a trop souffert, mais avec quelle grandeur ! Les déceptions, les rudes épreuves de son existence, au heu de l'abattre, le rendirent plus noble et plus fort ; les autres apprennent à se courber et à se mentir, il entreprit Tâpre lutte, il se raidit dans le suprême effort d'où devait jaillir Thymne impérissable, la victoire, la perfection, Zarathoustra.

Après avoir créé et vécu intérieurement la « tragédie > de son œuvre, Frédéric Nietzsche se retrouvait en face de la vie réelle comme quelqu'ascète du désert, égaré par hasard au milieu des hommes. Lorsqu'en lui nous consi- dérons l'homme physique placé dans la vie

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moderne, nous comprenons quel abîme le sépare de ses rêves et des acteurs de son art. Il n'est pas homme d'action au sens matériel du mot, sa Pensée n'appelle pas l'action dans notre monde actuel.

C'est déjà beaucoup d'avoir acquis des vérités nul ne peut nous les ravir ; s'il est vrai que la Vie dans sa puissance harmo- nieuse et saine doit toujours finir par vaincre l'hypocrite artificiafité, nous pouvons avoir la certitude que l'avenir lui-même accomplira ce que nos esprits peuvent dès à présent conce- voir. Celui qui veut l'action doit renoncer à la grande connaissance. Le surhumain ne sera possible que par le développement d'hommes capables d'agir avec innocence sous l'empire des saines forces de leurs natures aristocratiquement disciplinées.

Ainsi donc un Nietzsche peut vivre inté- rieurement toute la grandeur imaginable; mais au physique, dans son époque, rien ne le distingue, sinon cette « dignité royale », cette « grâce pleine de mesure » qui ne le quittaient jamais.

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Durant la période qui vit naîlre sa plus belle œuvre, il était extrêmement triste et déprimé ; c'est à grand peine qu'il surmontait le dégoût d'un milieu pour lequel il n'était pas né. Ses œuvres les plus claires et divinement joyeuses sont issues des plus profondes dou- leurs et des plus cruelles déceptions! C'est donc son contraire, le contraire de son propre temps, qu'il lui fallut vivre moralement.

Au fond, n'était- il pas très sensible à la pitié, lui qui la combattit si âprement dans son idéal 1 N'était-il pas très décadent, lui qui se montra ennemi mortel de toute décadence ? Certes ici nous retrouvons bien sa courageuse sincérité, car lui-même avoue son propre état physique, bien éloigné de toute réalité sur- humaine. Son grand mérite est d'avoir cherché le chemin d'une jeunesse et d'une innocence nouvelles, de n'avoir pu se complaire dans cette « santé » morale et physique du monde moderne.

Inactuel, par le Passé, vers l'Avenir son temps fut pour lui le plus grand ennemi,

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car sa supériorité morale spontanée et acquise le plaçait trop haut par dessus ses contem- porains. La plus rare loyauté, le plus noble amour de vérité, le condamnaient à errer seul sur des mers nul ne pouvait le suivre.

« Je ne suis pas mon propre interprête, dit- il, mais celui qui s'élève sur sa propre voie porte avec lui mon image à la lumière. >

Comment pouvait-on comprendre? Ces cou- rageux « surhommes » qui, en prétendant s'inspirer de lui, se sont « élevés sur leur propre voie », n'ont-ils pas tout simplement porté à la lumière l'image de leurs instincts les plus vils, les moins nobles et les moins innocents !

La Vie d'un Richard Wagner nous montre la force de vitalité du génie aux prises avec les réalités, la victoire matériellement rem- portée sur le monde extérieur par un art pro- digieux, vaste, complexe et plein de sève nationale. Nietszche, lui, n'a pas lutté

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matériellement contre son époque, il n'a jamais cherché à en tirer profit personnel- lement. Sa vie est un exemple de courage et de fermeté en face des idéaux mensongers. Trop éclairé pour jamais croire qu'il lui était possible de changer la destinée de l'hu- manité, trop fier pour s'abaisser à combattre de fait un état social qu'il méprisait, sa foi, il l'a mise dans la croyance à la Vie et à la Terre, sa force, il l'a menée vers un champ de bataille digne de son génie : la Connaissance. Ceux qui sentent la différence entre l'estime et l'admiration enthousiaste comprendront pourquoi l'auteur de Zarathoustra ne peut être comparé à tant d'autres artistes et philo- sophes dont la gloire est d'ailleurs assurée.

« Diamantine » et harmonieuse, sa pensée chercha le chemin d'un idéal plus humain. C'est qu'il devient le Titan du monde moral, l'explorateur audacieux des mers igno-

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rées. Le premier, il découvrit une Hellade tombée dans Y incompréhensible depuis vingt- cinq siècles : lame de la Grèce tragique. Arquebouté sur ce Passé, de son regard ardent, il fixe l'Avenir.

Sans doute, il était une vaste et puissante intelligence, celui qui créa Zarathoustra. Mais croyez'vous que cette divine musique, cette immortelle œuvre d'art soit le fruit d'un esprit uniquement philosophique? Ici doit cesser toute sagesse conventionnelle. Qu'il y ait encore des « Sages » en face de l'Etat, cela se comprend, mais en face de la personnalité d'un Frédéric Nietzsche, n'est-ce pas un manque de décence intellectuelle et morale?

« Par delà le Bien et le Mal » ! est-ce la raison qui créa seule ; le cœur se gonflant de vastes sentiments, ne l'a-t-il pas vivifié puis- samment? La voilà bien, la lumière rêvée par celui qui se débat dans la nuit, la joie conçue par le héros qui se redresse sous l'accablement des douleurs et des hideuses réalités.

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Quelqu'un rêva ï Innocence; ce rêve devenu chef-d'œuvre c'est Zarathoustra.

L'esprit suit le cœur : dès sa plus tendre enfance, Nietzsche s'était montré l'esclave dé- voué de la Sincérité et de la Bonne Conscience. Sa volonté le porte irrésistiblement vers la grande clarté psychologique. C'est dans l'An- tiquité seule qu'il devait trouver les valeurs morales sincères et l'aspect de perfection dont son âme était avide. Toute sa philosophie se résume en ces mots : le Sens de la Terre; ceux qui ont trouvé leur plus cher idéal dans Homère ne peuvent manquer de comprendre. Évidemment; par la violence de sa lutte morale, par sa vie tourmentée, Frédéric Nietzsche offre bien des traits caractéristiques du chrétien ; mais tandis que nous devons nous vaincre à chaque instant pour acquérir les vertus chrétiennes, la supériorité de son caractère unie à son extrême clairvoyance lui fit entreprendre de surmonter en lui-même ce qu'il y a de meilleur dans le Christianisme.

Michel- Ange, ce douloureux génie qui plus

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que tout autre en son temps souffrit du pessi- misme religieux et de lui-même, Michel- Ange faible et laid, mortellement triste et accablé, n'a-t-il pas fait revivre en son art les antiques formes olympiennes? C'est donc vers la lumière qu'il aspirait. Ame tourmentée, c'est vers la force harmonieuse qu'il était poussé. Glorieux retour des évoluations païennes ! Lui aussi : son contraire, il le vécut en idéal ; dans un monde sans soleil, il sut faire briller sa propre lumière. Lui aussi, vainqueur dans sa peine, il aspira à la splendeur antique pleine de vie saine et bien équilibrée. De même que le malade rêve la Santé, l'inactuel vit moralement son contraire après avoir courageusement sur- monté ce qu'il est en tant qu'homme de son temps. Ce que d'autres avant lui avaient tenté sponta- nément, Nietzche le fit consciemment; mais jamais, il ne fut un lâche qui veut écliapper au joug des obligations gênantes ; ce qu'il ne fut certainement pas, c'est un chercheur de bonheur. Ceux-là l'on fait à leur image, qui le regar- dèrent comme un maître de vie très moderne.

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C Pour atteindre à la hauteur du « Gai Savoir » il faut commencer par être honnête et droit de cœur, il faut avoir renoncé aux bas plaisirs d'aujourd'hui.*^ r^ v-c-oU tr^

« Il y a tant de convoitises qui veulent aller sur les hauteurs! » Ainsi parlait Zara- thoustra et du moins il avait raison.

« *

A peine Nietzsche était-il mort que les déclassés et les hystériques de toute catégorie « découvrirent » sa philosophie. C'est à grand bruit qu'ils se réclamèrent de lui pour légi- timer leur droit au bonheur et à la vie. Les voilà donc ces pauvres décadents, sceptiques, névrosés, qui s'exhortent mutuellement à l'énergie et à l'optimisme ! Ils veulent à tout prix se faire illusion sur leur état physiolo- gique et moral, trouver dans le monde exté- rieur ce qui leur manque précisément en eux-mêmes. Si les premiers chrétiens se recru- tèrent parmi les simples, le prétendu « Nietz-

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scheïsme de la première heure opéra une mobilisation en masse de la canaille la plus prétentieuse.

Néanmoins, les forts, les bien-portants ne se soucient nullement aujourd'hui de « vivre leur vie » ! Riches intérieurement d'une joie et d'une santé suffisantes, ils continuent à envisager le monde avec une certaine tristesse. Pour eux la Philosophie et l'Art ne sont pas des enseignements de vie réelle ; disposés plutôt à s'appuyer sur des croyances solides, leur cœur les porte à l'action dépourvue de prétentions surhumaines mais honnête.

Nietzsche devint un dieu pour la sensualité masquée et malpropre des petites gens de toutes les castes, un justificateur de l'instinct ! Des poètes hystériques, vautrés dans la boue de leur génie, ont osé le salir de leur pensée. Des « femmes d'esprit » , des femmes d'énergie surtout, ont fait grand bruit à son sujet. Mais nous savons ce que vaut cette énergie, ce que représente cet esprit spécial! Il y a tant d'in- décence et de laideur dans de telles choses,

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tant de mesquine misère qu'elles ne peuvent entrer en ligne de compte; un peu de mépris et du grand air! Ne pouvant l'attein- dre dans sa grandeur, ne semble-t-il pas que l'humanité la plus « moderne » s'est efforcée de ternir la pure noblesse morale de Frédéric Nietzsche?

Combien sont préférables les âmes droites et fermes qui le détestent ouvertement et refusent de le connaître. L'homme le plus pieux et le plus chrétien qui n'est point pour les plaisirs inférieurs, esprit avide et inquiet cherchant un port nouveau, cœur honnête et sain souffrant profondément, celui-là aujourd'hui est vraiment digne de Zarathoustra; il y puisera la joie sereine et la consolation, l'Innocence et la Santé nouvelles. Seuls les meilleurs sont dignes de cette foi inactuelle et aristocratique. Les meilleurs dans le Christianisme, ceux-là peuvent devenir les bons dans l'idéale vie tragique.

* » *

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Peu importe l'idée que Nietzsche prétendait se faire de lui-même. Son âme débordait de lumière et de force, son caractère le portait naturellement vers l'ascétisme: vaillante et disciplinée, sa pensée s'élançait à l'assaut du ciel même. Ainsi doivent être ses bons dis- ciples, ceux qui l'estiment, le comprennent et Taiment : leur pensée sera un guerrier armé de pied en cap, leur cœur honnête et loyal.

Nous ne croyons pas que l'élite intellec- tuelle d'aujourd'hui soit appelée à former un jour une majorité. Elle n'est pas un embryon de grandeur à venir. Cette élite a reçu en par- tage le bonheur du crépuscule. C'est par elle que la Vie se recueille et se mire en elle-même. Prenant plaisir à contempler sa propre image, elle croit se comprendre. Par la Connaissance, l'homme se détourne de toute réalité, de toute action matérielle pour diriger ses désirs et ses facultés vers V Action morale. Parles Croyances

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il est soutenu dans la vie, toutes les erreurs lui sont bonnes pour agir. Si la foi ne pousse pas directement à l'action, du moins donne-t-elle des « motifs » à celui qui est pour les réa- lités. Dans l'histoire de l'humanité toutes les grandes choses se sont faites loin de la Con- naissance. Ceux qui « savent > n'agissent pas; leur vitalité se porte vers leur monde intérieur. La grandeur matérielle, au contraire, est basée sur les forces aveugles et sponta- nées, tenaces et profondes ; l'Empire Romain ne s'est pas édifié sur la Connaissance humaine. Ne nous attendons pas à voir un jour la froide science créer quelque puissante hiérarchie, condition première de toute Gran- deur. Zarathoustra lui-même n'est pas une morale pour les hommes de l'avenir ; jamais une caste surhumaine ne se réclamera d'une philosophie. Avouons-le : aucun édifice social futur ne sortira jamais de la Transmutation des Valeurs : il y a des choses qui ne s'appren- nent pas. Nietzsche ne peut être compris que par une élite actuelle et à venir, élite com-

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posée de tard-venus, d'aventuriers de la Con- naissance et de l'Art. Pour cette aristocratie, il sera l'évangile parfait, l'espoir qui purifie et donne courage, le gai-savoir qui enseigne l'Innocence et sa joie; il sera encore la science cachée et dangereuse de la Vie et de son méca- nisme moral le plus profond. Celui qui le com- prend véritablement pourra vivre la Grandeur en son « monde intérieur ». Le chrétien qui souffre, envahi par le grand désespoir du néant et par les épreuves morales, peut trou- ver en lui la Foi nouvelle en de lointaines aurores. Ne l'oublions pas, nous trouvons dans l'œuvre de Nietzsche, la victoire suprême remportée sur la décadence. C'est de lui que nous vient le sublime enseignement qu'il faut voir la vie telle quelle est et Vaimer ainsi, avec toutes ses joies et toutes ses douleurs. Seul un lâche veut saisir les joies sans supporter les peines : ij^ m audit Ia_vifi car il en souffre. NietzsciiJ&--esf-le-§tami--«Taître de la Victoire sup^^i-même. Chez lui se vaincre n'est pas s/nonyme de contrecarrer la nature; il veut

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que l'on se surmonte dans la mesure de ses forces et selon le sens d'un Avenir supérieur^ Le Christianisme ntms a enseigné à vaitîcre les plaisirs, Zarathoustra nous donne l'exem- ple de la victoire sur la douleur. Eh bien ! s'il est encore aujourd'hui des hommes dont l'idéal dépasse les hmites de l'Etat moderne, des hommes qui ne peuvent vivre de cœur dans cette société dégradée, parce qu'ils sont moralement trop bien nés, trop francs et trop fiers, s^il se trouve encore quelque part des âmes sohtaires et farouches, aspirant à un noble idéal, ceux-là trouveront en Frédéric Nietzsche un ami et un maître. C'est ainsi qu'il leur sera donné de vivre à l'avance par la Pensée, ce qui ne peut devenir réahte que dans un avenir insoupçonné.

Lui aussi, le triste Beethoven, c'est à cette Joie de plénitude et d'innocence qu'il aspirait lorsqu'il déchaîna les forces « dionysiennes » de sa Neuvième Symphonie. « En un long cré- puscule, lourd de fatigue et de complexité tardive, j'ai rêvé l'ivresse de la pure Force et

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de l'éternelle Aurore ». Ainsi pourrait parler l'Artiste inactuel.

» *

Mais vous, les hommes d'aujourd-'hui, qui aimez la vie moderne, vous n'êtes pas nés pour renier votre temps et ses évaluations morales ; jamais les âpres montagnes de Zara- thoustra ne seront votre patrie : entre son univers et votre monde misérable est un abîme infranchissable. Il est des trésors qui devraient rester cachés aux ambitieux, connus de ceux- seuls qui ne se sont pas courbés ! Prenons garde de nous tromper sur ce dangereux mot : l'Immoralité^ Elle peut exister comme un ^e supérieur aux valeurs actuelles et signi- fier avant tout un état naturel de supériorité très morale sur les vertus chrétiennes : Sieg- fried, les hommes d'Homère et d'Eschyle. Evidemment ce sont les hommes qui doivent être alors essentiellement nobles de naissance et de cœur. Cette grandeur-là, nul ne l'attein- dra par sa volonté consciente. Par ses raison-

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nements et ses désirs, l'individu élevé dans l'État, type plus ou moins avancé du décadent, ne parviendra qu'à se libérer du joug moral sous lequel il a grandi, c'est-à-dire à déchoir de sa dernière dignité. La voilà, l'Immoralité moderne, Immoralité de la mauvaise conscience qui, loin de nous hausser par-dessus notre temps, nous abaisse dans la fange du scepti- cisme dissolvant, signe certain de la dégéné- rescence d'une race. Nietzsche a rêvé de sur- monter les «Vertus» caractéristiques de notre civilisation, précisément par une Santé morale, une Innocence, qui soit capable d'écarter toute faiblesse. L'évolution fatale et les destinées de notre humanité peuvent seules amener un jour cet état dans sa plus haute plénitude, comme elles le tentèrent déjà, nous semble-t-il, pour ces grecs de la belle époque. 11 est évident que, par la ruine de ses évaluations morales, notre civilisation perdra sa dernière apparence de dignité, sa véritable base ; loin d'annoncer une victoire, 1' « Immorahté » d'aujourd'hui ne peut être qu'un indice de décadence générale.

2

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Ne sont-ils pas nombreux ceux qui s'imaginent danser par-dessus le bien et le mail Gela prouve tout simplement qu'il est facile au cœur de se faufiler par-dessous la morale, tandis que la raison proclame sa victoire sur les anciens tyrans !

« Montre-moi que tu n'es ni parmi ceux qui convoitent, ni parmi les ambitieux!... Es-tu quelqu'un qui avait le droit de s'échapper d'un joug? » Ainsi parlait Zarathoustra.

Bien des esprits qui auraient commen- cer par s'élever en cherchant la vertu Chré- tienne, ont préféré suivre les faiblesses de leur nature en proclamant la faihite de toutes les morales anciennes.

Ne nous méprenons pas : la réalisation du rêve surhumain suppose avant tout le renver- sement complet de notre société moderne et de sa civilisation. C'est dans l'âme grecque tragique que Nietzsche a découvert l'étincelle

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de son Avenir titanesque. Cet Avenir n'est possible que par l'avènement d'une race d'hommes supérieure encore aux grecs, pos- sédant comme ces derniers la Grandeur uni- que, à nulle autre pareille : la Grandeur qui a pour base les qualités du cœur, l'harmonie parfaite entre l'homme et la Terre qui le porte. Vers ce but si noble, vers cet idéal rédempteur nul chemin réel ne peut conduire nos généra- tions; par l'Art seul il est accessible aujour- d'hui. Cet Avenir capable de justifier à nos yeux tout le présent, cet Avenir qui ne peut aller à rencontre du sens de la Terre, nous le vivons à l'avance par l'Art, par la Connais- sance. Voilà ce qui nous permet de considérer avec une nouvelle bienveillance l'état du monde actuel. Nous ne pouvons nous résoudre à voir dans l'homme moderne le type le plus élevé qui puisse être atteint. Tard-venus, arti- ficiels, hypocondriaques et fatigués, héritiers d'un sang appauvri par des ancêtres qui vécurent à nos dépens, avihs par le milieu si peu naturel dans lequel nous vivons, il nous

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faudra bien un jour céder la place à Véternel- lement jeune.

Le retour actuel à la « culture physique » ne représente qu'un degré de plus dans l'arti- fîcialité : jamais une race ne s'améliorera par sa volonté consciente. C'est à une école bien dilïérente de celle des « sports » que se forment les races fortes, bien équilibrées, harmonieuses et capables de produire une culture sponta- née. Nous ne pouvons remonter en arrière ; il nous faudra bien la suivre jusqu'au bout la marche de cette civilisation qui repose essentiellement sur la froide raison et la science. Mais de même que cette science est incapable de soustraire un seul homme à la vieillesse et à la mort, elle ne pourra préserver notre race de la déchéance et de la disparition inévitables, elle ne pourra retarder son propre déclin. Malgré les richesses extérieures dont elle nous entoure, cette étrange science, l'uni- vers n'a cessé de s'enlaidir et de s'appauvrir. Tandis que le monde antique avec ses dieux- artistes s'épanouissait comme une immense

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œuvre d'Art, notre monde moderne se glace par les victoires apparentes d'une intelligence qui prétend soumettre les forces naturelles, violenter la Terre elle-même en lui arrachant des secrets qui devaient rester cachés. Dès lors, nous les modernes, qui vivons dans une clarté anti-naturelle, nés pour habiter un monde plus humain et moins mathématique, ne perdons-nous pas en grandeur morale ce que nous avons gagné en conquêtes scienti- fiques ? En savons-nous plus long ? Jamais l'homme ne fut plus inquiet, plus indécis, jamais les contradictions ne s'élevèrent plus violentes.

Victorieux de ces forces élémentaires que les anciens, non sans grandeur, regardaient comme le domaine exclusif de leurs divinités, plus que jamais nous sommes devenus les esclaves de notre misérable état physiologique et moral : esclaves devant nos passions, notre hypocrisie, devant l'Etat, devant l'Argent !

*

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Frédéric Nietzsche est le prophète attendu par le type d'homme le plus élevé aujourd'hui : l'Artiste dans le large sens du mot, l'intellec- tuel aux vastes sentiments. L'Artiste dont l'âme et l'esprit sont des miroirs du monde, l'ami de la vraie connaissance, celui qui sait prendre son temps pour écouter des mélodies inconnues aux autres hommes, gar 1/^1 r/ la yie_Sjest-J«stifiée;.^elle devient. Jligne. d'être ,Yé£ue_iïioralement, intérieurement, par ceux qui onJ_comprisJejion-sens absolu de toute éïûllltion. Pour ceux-là qui en savent trop long, l,^AryustifiêJ^ivers.

Dans l'Avenir, la philosophie Nietzschéenne pourra-t-elle mener les hommes à l'action ? Jamais : ceux qui seraient capables un jour de la réaliser ne pourraient agir selon les enseignements d'un maître. Nietzsche n'est pas un fondateur de religion, mais il appelle dans l'avenir bien des forces créatrices. Sa parole s'accomplira lorsque le monde sera mûr pour l'avènement d'une race d'hommes assez généreux, assez nobles et courageux pour

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vivre selon leur cœur et leur nature, « super- ficiels par profondeur », conscients dans leur santé toute spontanée et créatrice. C'était peu de rêver l'ombre d'un surhumain par-dessus l'homme moderne; Nietzsche a deviné les plus hautes destinées possibles de l'humanité en prenant pour base l'âme grecque tragique! En face de l'avenir, Zarathoustra est le prophète de toute force harmonieuse, de toute grandeur bien orientée ; il est le prédicateur de la Vertu hellénique et romaine, de la Vertu que n'écrase point le poids du Passé. Appuyé sur ces dieux antiques qui sont la synthèse du plus pur et du plus sain idéal humain, Zarathoustra ébauche le prodigieux tableau des printemps possibles.

Une Athènes, une Rome futures devraient sedifier sur de bien plus larges bases que dans le passé. A cette condition seulement, l'égalisation de notre société peut prendre un sens sérieux. Si un jour encore, au crépuscule de notre civilisation un peuple jeune et neuf, race obscure que rien encore n'a débilité, se

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mettait à suivre la voie de la grande discipline f Ne peut-on envisager un futur Imperium ? Que de grandeur cachée et contenue ne faudrait-il pas pour cela! Quelle immensité de force calme et silencieuse devrait se dissi- muler dans l'âme d'un tel peuple! Pour un pareil avenir ce n'est pas un Napoléon qui est nécessaire, mais une race entière, capable de bâtir le plus largement sur les plus solides bases ; une race qui tire sa force et sa destinée de la nature même, façonnée par les forces élémentaires; une puissance impétueuse et vivifiante, capable de rendre à la Terre sa signification sans tâche et sa tragique noblesse. Néanmoins la surhumanité même consiste principalement dans le perfectionne- ment moral du type actuel : la grandeur possible par le cœur et par l'esprit.

Nietzsche en savait trop long pour prétendre changer le cours des choses; il croit à la Vie et à sa victoire certaine sur l'artificialité : « Zarathoustra dit qu'il fera..., mais Zara- thoustra ne fera pas... Il suffit de le bien

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comprendre ». C'est la destinée même de la nature humaine, qui doit un jour porter cet Art à la lumière réelle. C'est dans l'éternelle Réalité, dans le sens le plus profond de la Vie qu'est puisée cette justification du monde. L'anarchie moderne envisagée comme condi- tion d'une ferme hiérarchie future, l'impiété d'un monde en décadence, comme présage de la plus vaste foi.

Le poids du Passé! Comprend-on ce que signifient ces mots? Nous vivons sous le poids du passé au dépend de V Avenir. Nietzsche est le premier génie européen qui s'éleva suffi- samment haut pour désirer le sacrifice de l'individu à la Vie : la Tragédie. La sécurité, le bien-être individuel, le bonheur des hommes actuels, tout cela perd sa signification sérieuse en face du plus grand bien de V Avenir. Ne peut-on voir les éléments d'une Foi pos- sible pour des hommes d'une clairvoyance supérieure, riches assez pour se sacrifier à la

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« belle ligne » de la Vie, artisants conscients d'un type surhumain qui sera le fruit et la justification de leurs souffrances ?

Depuis son aurore notre civilisation marche vers une hberté illusoire dont nul ne serait capable de supporter le poids. Dans notre égoïsme à courtes vues, nous n'osons voir plus loin que notre propre génération; à plus forte raison sommes-nous incapables d'avoir une Foi dans ce qui peut s'édifier par delà notre civilisation. Notre époque ne peut-elle avoir un sens plus élevé que son propre bien- être? La science elle-même nous enseigne dans quelle admirable hiérarchie les orga- nismes s'échelonnent les uns par dessus les autres. L'homme seul trouverait-il en lui- même sa raison d'être? Chercheur infatigable d'une liberté qui est le principe de toute anarchie misérable, c'est par l'obéissance qu'il atteignit jadis sa plus sincère noblesse; c'est encore par l'obéissance qu'il parviendra dans l'avenir à sa plus haute signification. C'est par faiblesse que l'on réclame cette liberté

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idéale lorsqu'on est au fond esclave en face de son propre cœur, car le chemin de la vraie liberté, c'est la domination de soi. Ceux-là qui ont en eux-mêmes la hiérarchie peuvent devenir des maîtres ou des « esprits libres ». L'homme ne peut s'élever que par dessus Vhomme et non pas dans sa royauté sur la nature matérielle. N'attendons pas la grandeur humaine de la science, mais de la lutte et de la souffrance qui seule trempe le meilleur acier. Notre civilisation ne pourrait-elle un jour servir de base à quelque destinée dans laquelle se trouvent dès à présent son but et sa justification ?

* *

Tout peuple qui ne s'est pas développé dans l'indépendance d'une culture antécédente reste infailliblement courbé sous le joug moral de ses prédécesseurs. Le sang épuisé des races vieillies et dégénérées continue à peser dans les cœurs des races jeunes. Autant la Grèce héroïque et tragique s'aventura loin

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dans le sens de la perfection humaine, autant fut intense et accentuée la réaction contre l'harmonie de cette vitalité supérieure. Dès Socrate l'âme grecque court vers son antipode. Ce n'est pas le Christianisme qui a brisé la grandeur Hellénique, c'est l'esprit grec qui a marché vers le Christianisme. Et Pvome ! la vertueuse république en marche ascendante qui aboutit à son contraire dans la « Ville éternelle » épuisée et dégénérée.

Nous, les Européens, depuis quinze cents ans nous portons le poids de ces deux prédé- cesseurs : notre culture sort de ces deux civi- lisations. Avons-nous hérité de la Perfection grecque et des magistrales vertus romaines? Non, car ces qualités sont les résultantes des conditions physiologiques et naturelles. L'âme antique ne peut s'acquérir par la raison; seule la marche future de l'espèce humaine peut faire surgir encore de pareils hommes, assez riches d'innocence spontanée pour mécon- naître toutes nos vertus.

De fait la Grèce nous a légué sa culture la

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plus anti-hellénique, les formes de sa trop « sage » vieillesse : la Philosophie, la Démo- cratie, la Dialectique et surtout la Comédie! Rome nous a chargé du poids de sa suprême dégénérescence : son droit, sa culture cosmo- polite en laquelle viennent se fondre toutes les « infamies » du monde antique en décom- position. En mourant matériellement, Rome, par une sélection, nous a confié à la hiérar- chie du Cathohcisme, c'est-à-dire l'héritier moral de la puissance impériale.

Le voilà! le poids du Passé :1a force imma- térielle qui se déploie sur le barbare à la genèse du monde moderne. Notre moyen-âge à la fois jeune et sénile, vigoureux et triste, hypocrite avec naïveté, porte bien la marque de son origine complexe. Aujourd'hui les formes, les lourdes contradictions de ce moyen-âge ont disparu, mais sa grossière et relative sincérité nous fait totalement défaut. Depuis lors notre monde matériel s'est large- ment régularisé et embelli; il n'en fut pas de même pour les cœurs. Bien des passés vivent

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en nous, reconnaissables pour le médecin et le psychologue, mais notre époque vit pour son plus grand bien, sans foi ancestrale, sans sacrifices à l'Avenir.

Le premier, Nietzsche s'est élevé sérieuse- ment contre le poids du Passé. Sans doute, ses conceptions géniales ne peuvent être vraies aujourd'hui que pour l'Artiste, pour celui qui n'a pas besoin d'entrer vivant dans son para- dis ! Néanmoins le monde est devenu singu- lièrement plus large et plus animé, la nature elle-même nous apparaît plus riante et plus claire, la bienveillance renaît en nous. Dans les abîmes de PA venir commencent à luire des constellations nouvelles, des océans d'énergie doivent encore être vécus, déjà des sifflements de tempête parviennent jusqu'à nos oreilles : le nouveau Prométhée a paru.

Comme nous comprenons bien cet olym- pien qui du haut de l'Ida se plaisait à contem-

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pler les plaines du Scamandre chargées de fiers guerriers! Certes, il était Artiste par excellence, ce dieu heureux de la plus belle époque!

Les héros d'Homère représentent le plus haut degré de Grandeur humaine possible : ils possèdent l'Innocence. Cette innocence n'est pas acquise : elle est en eux dans leurs chairs aussi bien que dans leurs cœurs, elle n'est pas un voile jeté sur la honte. Ils sont des sim- ples d'esprit sans manquer d'harmonie, de grands enfants, mais non sans profondeur véritable, tout d'une pièce dans la Tragé- die ; leur vitaUté est essentiellement généreuse et bien équilibrée, saine et spontanée. Dans les victoires ils ne méditent pas, dans la lutte ils savent goûter la joie de vivre : leur sagesse n'est pas une sagesse apprise, elle bénit la Terre. C'est dans l'admiration de ces fils de Titans que Nietzsche a puisé les bases de sa Philosophie. Hélas ! quel est le noble Idéal qui ne soit aujourd'hui souillé, terni et renversé par l'esprit dissolvant de la froide décadence

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moderne? Naturellement, Zarathoustra devait être compris selon la lettre. Anarchiste origi- nal pour les uns, éducateur de la « Jeunesse d'avenir » pour les autres, bien peu s'efforcent d'en comprendre le sens véritable, mais cha- cun se plaît à puiser dans les richesses incom- parables de cette pensée et de ce style, tout en se gardant bien de l'avouer. Il devient difficile aux plus habiles faiseurs de livres de paraître profond sans avoir recours aux puissantes vérités de celte Philosophie.

Si vraiment il est impossible de servir deux maîtres à la fois, nous ne pouvons désirer de voir les mêmes hommes serviles devant l'Etat et esclaves de leur désir de vérité. C'est un bonheur pour Nietzsche de n'avoir jamais été le « philosophe officiel » et de ne pouvoir jamais le devenir : sa place est trop haut par dessus toutes les formes périssables de la société humaine. Qu'importent ici les calomnies méprisables? Nous savons que Nietzsche n'est véritablement iu et apprécié que par l'élite et non par la canaille la moins honorable. Pour

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comprendre un Kant, il faut savoir raisonner : chacun prodigue volontiers son esprit dans l'étude des choses lointaines. Zarathoustra réclame une longue application de l'intelli- gence, des sentiments de la meilleure qualité et de plus une solide culture historique, mais bien peu sont capables d'avoir encore du cœur tout égoïsme bas doit s'éteindre devant les splendeurs de la Connaissance.

« «

L'art Wagnérien, malgré les apparences, est bien plus « actuel » que la Philosophie Nietzschéenne. Un Wagnérien peut être homme d'action sans se trouver forcé de renier à chaque instant l'idéal qu'il a choisi ; un disciple de Zarathoustra, pour ne pas se courber, devra concentrer le meilleur de lui- même en son monde intérieur. Fervents ado- rateurs de l'Hellade antique, ces bons disciples s'avanceront solitaires dans la vie d'une épo- que qu'ils méprisent, peu soucieux de s'épar-

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gner dans leur amour de la Connaissance, éclairés par les clartés vivifiantes de l'Aii, suffisamment forts pour se passer de tout nar- cotique. Des tard-venus, issus d'une race pour laquelle toute grandeur matérielle véritable s'est évanouie, les meilleurs d'aujourd'hui cherchent leur patrie dans les hauteurs fré- missantes de la Pensée vécue. La franchise, la simplicité, la bienveillance en face de la réa- lité actuelle, mais la noblesse et la puissance indomptables dans la pure lumière du monde intérieur. du moins sont toujours possibles, la Grandeur, la Santé parfaite, la Vertu anti- que et la complète Sincérité.

Les ennemis sont salutaires, mais prenons garde de nous attaquer à des géants qui nous sont de loin supérieurs : en les combattant nous ne ferions pas preuve de force mais d'orgueil méprisable, nous manquerions de goût. Si Nietzsche avait le droit de combattre Richard Wagner et le Christianisme comme il l'a fait, ce droit, qui donc oserait encore le revendiquer sérieusement? Sans doute, il se

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croyait fort assez; néanmoins; seul dans la lutte, il finit par sombrer malgré sa supério- rité intellectuelle et morale. V Ennoblissement est-il possible P Ceïies, il le fut pour Lui, mais au prix seulement de cette lutte et de cette souffrance que nous ne pouvons comprendre qu'en nous élevant dans les plus hautes régions de la vitalité humaine : cette souf- france intérieure du génie loyal par excellence, divinement solitaire !

« Qu'est-ce qui seul pourra nous rétablir? L'aspect de la perfection ». Elle seule, en effet, pouvait satisfaire cette âme avide de vérité. La Perfection, c'est-à-dire l'harmonie complète dans la hiérarchie intérieure du type humain, dans l'orientation de ses facultés: l'harmonie de la Force qui se possède, calme et généreuse, s'avançant avec noblesse dans le Sens delà Terre. La Perfection! mais n'est- ce pas déjà nommer l'Hellade ? Si l'humanité doit un jour se courber devant la puissance de Titans à venir, tout le passé et le présent sont justifiés, rachetés : l'histoire des deux

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derniers millénaires prend un sens sérieux. Mais si de nouveaux printemps sont impossi- bles pour la Vie, si la destinée de l'homme est de toujours souffrir et lutter sans aucune Fin surhumaine et naturelle, quelle signification peut-on trouver dans notre monde, sinon la perpétuelle satisfaction d'égoismes méprisa- bles, la conquête illusoire d'un bien-être acheté au prix de toutes les hontes et de toutes les laideurs, la poursuite d'une liberté universelle qui rend chacun esclave de tous? La Comédie ne peut-elle un jour tourner en Tragédie? Bien des voies, sans doute, peuvent mener vers des aurores nouvelles. Tandis qu'ils croyaient avoir découvert l'anarchie rêvée, les hommes n'ont-ils pas souvent trouvé des maîtres? Aujourd'hui même la Perfection est encore possible dans une certaine mesure : l'Art, la Connaissance.

Il eut été bien étonnant que l'on n'eut pas reproché à Frédéric Nietzsche son manque

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d'originalité, ses contradictions, sa fausse compréhension du monde antique, les excès de sa parole et surtout sa folie. Le solitaire de Sils-Maria serait un « esprit aigu, subtil, disloquant et dissolvant ! » On lui accorde une « certaine ardeur et conviction violente et sombre, qui fait penser et est au moins effi- cace en cela » ! Peut-être, après tout, pourrait- on lui accorder aussi quelque talent à cet infirme presqu'aveugle, cet halluciné du midi dont on parle en souriant d'un air entendu ! Au fond, il est convenu a priori qu'un génie ne peut exister hors de PEtat et contre l'Etal. Nietzsche devait ainsi fatalement mériter la haine de tous ceux qui préfèrent la sécurité au danger, les plaisirs de la société aux rudes ascensions solitaires. Nietzsche est un danger, voilà le grand argument! On craint son génie, on s'efforce de le rendre petit. La « conjuration du silence » qui s'est faite contre lui n'est peut-être qu'un bien. Mais qu'est-ce que cela prouve? La grossièreté intellectuelle et morale d'une époque qui doit mépriser ce qui

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lui est véritablement supérieur, le manque de sincérité des hommes d'élite qui admirent et estiment sans oser le proclamer, une philoso- phie réprouvée par la « Sagesse officielle » .

«

Nous aimons à nous représenter un Homère aveugle et vieux, puissant visionnaire des gloires passées, évocateur magistral des héros et des dieux, poète enthousiaste d'une vie majestueuse et rude, gonflée comme l'Océan dans la tempête, lumineuse comme les cîmes de l'Olympe. Nous comprenons la tristesse inquiète et résignée d'un Michel-Ange aux yeux douloureux et cependant pleins d'es- pérance. Mais son art! Quel contraste entre l'homme extérieur et ses rêves! Est-ce donc le créateur du « David », le héros de la Sixtine? Un génie païen sous les apparences chrétiennes. Même contradiction chez un Beet- hoven : le plus durement éprouvé, au sein de la plus noire tristesse, luttant contre le déses-

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poir, il eut cependant la force du Titan, qui des gouffres nébuleux s'élancerait à l'assaut du ciel. Beethoven se conquit un ciel sur la terre; il sut faire jaillir de son cœur la joie la plus pure et la plus lumineuse : la détresse même lui créa des ailes. Ainsi le vrai génie, surmontant sa faiblesse extérieure et ses souf- frances, parvient à vaincre tout autre devrait succomber faute de vitalité. C'est la puissance intérieure, la force de réaction et la qualité des aspirations qui permettent à l'homme supérieur de découvrir malgré tout sa joie claire, son soleil et sa patrie véritable. Glorieuse victoire remportée par le monde moral sur la réalité du temps. Le vrai génie trouve précisément en lui-même les richesses que la plupart des hommes s'efforcent d'ac- quérir au dehors.

Le meilleur des Grecs d'avant Périclès devait naturellement bénir les réalités de son époque puisqu'il ne pouvait trouver mieux eti aucun idéal; les meilleurs des modernes ont tous fait la guerre à leur temps : c'est qu'ils

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ne pouvaient courber leur pensée et leur cœur devant la mauvaise conscience et la laideur morale de la société dans laquelle ils vivaient. Par la dégénérescence multiple, l'excès de complexité, par la situation de plus en plus fausse et anormale de l'homme vis-à-vis de la nature, de la Terre mère, la jeunesse, l'har- monie, la Santé, la noblesse constamment étouffées, contrecarrées, cessent d'être possi- bles dans la réalité physique. Dès lors a com- mencé dans V Art et la pure Connaissance la genèse de mondes nouveaux pleins de riches- ses contradictoires en apparence, résultats des plus nobles aspirations humaines, créa- tions du génie victorieux.

pour vivre intérieurement d'une façon bien plus intense qu'au physique, le bon intel- lectuel d'aujourd'hui apprécie trop justement la puissance surprenante de la Pensée pour désirer l'Action selon son idéal ; il estime trop ses vérités pour désirer leur avènement dans la société actuelle des grandes villes. Nietzschéen savait trop long pour croire encore qu'il est

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possible d'améliorer le monde par des raison- nements. Là, seules sont capables d'agir les forces natm'elles, le temps et la destinée, l'esprit est impuissant et stérile; car l'homme pourra se rendre maître un jour de toute la nature matérielle, mais il ne parviendrait jamais par sa volonté consciente à rebâtir une Athènes et une Rome et à les remplir de citoyens qui soient dignes du passé. « L'aspect de la per- fection » n'est plus possible aujourd'hui que pour l'Artiste, le penseur, le solitaire. Il est une voie que nous ne suivons certainement pas à l'heure présente, celle de la dure dis- ciphne , de l'éducation par l'impitoyable nature : le chemin qui mène aux Vertus antiques.

* *

Chacun doit vivre selon l'idéal pratique et réalisable qui est à sa hauteur. La claire sin- cérité est la première condition de beauté morale. Si souvent l'esprit, tout en se croyant libre et impartial, ne fait qu'obéir aux plus

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méprisables désirs du cœur! La plupart secouent le joug d'une religion dans la pensée qu'ils cherchent la liberté, mais n'est-ce pas plutôt pour devenir les jouets de leur faiblesse et de leurs instincts les moins nobles? Com- bien d'entre eux pensèrent trouver en Zara- thoustra un nouveau dieu de leur laideur et de leur lâcheté !

Pour ceux qui veulent aujourd'hui « vivre leur vie » Nietzsche ne peut en rien être un maître à moins d'être absolument mal compris ou mal connu. Aux forts qui veulent l'Action et non la pure Connaissance, c'est la foi ferme et sincère qui convient; leur esprit et leur sen- timent ne peuvent s'égarer dans la pour- suite de vérités et d'idéaux supérieurs dont le propre est précisément d'anéantir dans l'homme tout désir matériel et tout égoïsme pratique. l'amour de vérité tient sans cesse en éveil l'audacieuse intelligence, les âmes sincères aspirent à l'ennoblissement moral, les cœurs, sans basse convoitise, sont avides de lumière et de grand air, Zara-

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thoustra est parmi ses vrais disciples, même lorsqu'il est méconnu.

« * *

Frédéric Nietzsche n'eut pas été sincère s'il avait voulu agir selon ses conceptions. Entre l'artiste et l'homme, entre celui qui crée et son œuvre, il ne peut y avoir que des relations morales, intellectuelles. Malgré tout son génie, comment pourrions-nous estimer un homme supérieur qui, par sa Pensée, justifierait ses faiblesses. Héroïque par sa franchise et son absolue bonne foi comme « aventurier de la Connaissance », Nietzsche, plus que tout autre, garda toujours intactes ces qualités capitales, grâce à l'élévation morale et à la fi^e honnê- teté d'une vie privée humble, simple et soli- taire. Si la plupart de ses lecteurs sont disposés à prendre sa parole dans un sens trop maté- riel, c'est qu'il y a peu d'artistes et beaucoup de « jouisseurs ».

Ceux qui veulent le comprendre croient

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tout d'abord se trouver en face d'un idéal sans acteur; d'un rêve qui ne peut trouver son écho dans la réalité. De fait, son œuvre est une Renaissance morale des « sommets de l'anti- quité » projetés dans la pure lumière de la Connaissance. C'est par l'esprit des Platon et des Aristote que la Grèce avait survécu à elle-même. Par la Raison de sa décadence, par la logique de ses vertus factices, elle a conti- nué à peser sur l'humanité: la sagesse inventée des philosophes survivant à la sagesse supé- rieure et éternelle de la Vie. C'est dans la Grèce d'Eschyle et d'Homère, dans la vraie âme hellénique, la plus haute perfection humaine réalisée jusqu'aujourd'hui, que Nietzsche a trouvé les bases de sa Philoso- phie ; c'est qu'il découvrit les acteurs réels de son rêve le plus profond .• l'harmonieuse Perfection comme but de la Vie, la « suprême Victoire sur soi-même » comme idéal ter- restre pour le type humain à venir.

*

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Lorsqu'une époque est près de la Perfection selon le sens de la nature humaine, l'Art ne peut représenter que la plus haute affirmation de la réalité extérieure. L'Art antique, exempt de toute complexité morale, puise directement sa sève dans le monde extérieur. L'Olympe n'est qu'une reproduction subhme des réalités humaines; les dieux sont des types caractéris- tiques du monde héroïque; rien n'est con- struit en vue d'une utilité quelconque. La raison humaine se tait devant l'irréfutable « belle ligne » de la Vie; les réalités s'impo- sent à des hommes qui, par leur Santé morale et physique, peuvent se passer de toute logique. Heureux de son univers, le Grec trouvait dans l'Art une représentation triomphale de sa vita- lité ; conscient de sa dignité profonde dans les pires catastrophes, il trouva dans le malheur même la source de sa Tragédie. Ici, le monde intérieur est en parfait accord avec l'Action. De tels hommes n'avaient aucun motif de chercher en eux-mêmes une clarté plus pure que celle de leur soleil méditerranéen; il leur

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suffisait d'animer le marbre d'une étincelle de cette Perfection dont ils étaient pénétrés, jusqu'à Périclès c'est la réalité même qui fut leur plus beau rêve. Héritier d'Eschyle et d'Ho- mère, Frédéric Nietzsche a grandi parmi les Achéens et les Hellènes de la forte époque : comme nul avant lui n'avait pu les com- prendre, il les comprit et les aima passionné- ment, puisant ainsi à la source la plus pure et la plus vivifiante. Aujourd'hui, dans un temps qui est à l'antipode du monde antique, l'âme grecque resplendit plus que jamais dans les régions de la Connaissance, pour les esprits avides de la vérité supérieure : celle qui repré- sente le sens de la Vie et de la Terre, même à rencontre de toute logique.

Nous pouvons mesurer la distance parcou- rue de l'art d'Eschyle à celui de Richard Wagner : si la complexité s'est accrue d'une façon extraordinaire, la profondeur naturelle et la qualité des sentiments ne semblent pas y avoir gagné. L'Art est évidemment devenu le meilleur moyen d'échapper à la réalité ; c'est

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le « monde intérieur » de l'homme d'élite qui réagit fatalement contre la dégradation con- stante du milieu extérieur. Réalisation sen- sible des aspirations d'une aristocratie morale, l'œuvre d'art moderne, en opposition avec la réalité du temps, devient une preuve indiscu- table de la fausse position dans laquelle nous nous trouvons vis-à-vis des éternelles vérités de la Vie. Les qualités d'un Siegfried, si éminemment vraies selon la perfection du cœur humain, ne peuvent manquer de faire ressentir à l'esprit supérieur actuel la profonde déchéance morale de son époque. Siegfried est d'ailleurs la seule conception par laquelle Richard Wagner se soit rapproché de la Per- fection même; tout le restant de son art n'est qu'un rêve splendide mais menteur qui nous mène bien loin de toute réalité possible et vraie.

Autre chose est de vivre par la Connais- sance au-dessus de la morale actuelle ou de

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chercher à s'y soustraire par lâcheté. La sin- cérité même exige que, dans l'Action, nous vivions selon le bien et le mal de notre temps; la Connaissance ne peut nous servir dans la vie pratique. Tard-venus du XX« siècle, des- cendants dégénérés d'une noblesse écroulée, fils d'esclaves parvenus, comment pouvons- nous prétendre à vivre selon les héros d'Ho- mère? Nos ancêtres ont trop vécu; leur civili- sation dépourvue de « grande discipline » doit avoir sa descente en nous. Héritier des diffé- rentes castes du passé, l'homme moderne réunit en lui la complexe dégénérescence du type supérieur et l'hypocrisie des opprimés qui trop longtemps ont haï dans l'ombre. Nos quahtés mêmes ne sont nullement de nature à nous placer par-dessus la morale actuelle. Dans le domaine de la Pensée, dans l'Art seulement nous pouvons rompre avec tout le présent, nous élever jusqu'aux plus hautes conceptions de la Vie. du moins la Perfec- tion est encore possible aujourd'hui, le passé peut encore être vécu moralement et l'Avenir

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même le plus rédempteur peut être entrevu. Fervents admirateurs de la Philosophie Nietzs- chéenne, prenons garde de souiller par une interprétation basse et matérielle ce que nous devons vénérer dans le plus pur amour de Vérité ; maintenons « Zarathoustra » bien haut par dessus nos actions, dans le domaine de nos rêves les plus chers et de notre pensée la plus noble. Nous, les modernes, nous ne pouvons dans la vie pratique renier la morale chré- tienne que par faiblesse ou par hypocrisie. De fait, les faibles seuls actuellement désirent s'y soustraire dans leurs actions : même avec l'apparence de la force, ils sont incapables de se commander et de s'obéir. Il n'y a qu'une voie aujourd'hui pour les esprits les plus sincères et les plus nobles qui veulent à tout prix l'ab- solue Vérité : c'est de chercher leur patrie dans la Connaissance et dans l'Art, scintillent mille facettes de la Perfection, la grande sincérité est toujours possible dans l'amour de ce qui fût et sera éternellement vrai selon la noblesse du cœur humain. Honte sur ceux

3.

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qui rampent vers les « montagnes de Zara- thoustra » pour y chercher la justification de leur faiblesse !

Agir sans connaître, chercher la Connais- sance en renonçant à l'action immédiate! La plupart des hommes naissent pour l'action ma- térielle; ceux-là ne vivront jamais leurs meil- leurs moments dans le domaine intellectuel et moral. Aux forts de la pensée, c'est la franche simplicité qui convient dans la vie pratique. Les Grecs d'avant Périclès sont évi- demment jusqu'aujourd'hui les meilleurs « Nietzschéens » de la réalité. Tandis qu'ils ne sont en rien comparables à nous au point de vue de la puissance scientifique, ne nous sont-ils pas infiniment supérieurs par la dignité morale et V Innocence, en un mot par toutes les qualités qui concourent à l'élévation du type humain dans chaque individu. Il leur suffisait de puiser dans les réalités pour créer leurs dieux; mais nous ne pourrions nous

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satisfaire d'un Olympe fabriqué sur le plan de notre état physiologique et des formes de la société moderne ! Nous aimons cependant trop sincèrement la Vérité pour croire à une per- fection et à une noblesse extra-humaines, c'est pourquoi tout notre espoir et tout notre amour se sont portés vers cette vie « diaman- tine » de l'antique Hellade et le surhumain dont elle est le prélude.

La vérité peut-elle contredire la Vie? Nous croyons plutôt que seuls les Sages ont rêvé une vérité transcendantale contraire à l'éter- nel esprit de la Vie. Cependant, les hommes doivent s'appuyer sur l'illusion et l'erreur pour agir ; ils doivent croire sans raisonner pour se donner des motifs. Au fond, ce ne sont pas les croyances qui sont cause d'une gran- deur historique, elles en sont tout simplement la base apparente. La capacité de grandeur historique, résultat des forces profondes qui

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représentent la « destinée », est elle-même la vraie génératrice d'une puissante foi. C'est lorsqu'ils ne sont plus capables d'agir avec générosité que les hommes deviennent scep- tiques : le désir de vérité ne guide jamais un peuple. L'avènement de la « Raison » n'est qu'une marque de sénilité, de complexité, d'anarchie, l'incapacité de bâtir encore quelque chose de grand, le manque de sève printanière. En croyant servir leurs intérêts, en croyant lutter pour leurs dieux et leur foi, les hommes, sans le savoir, se sacrifient à la Vie, à l'Avenir ; c'est ainsi qu'ils servent la Vérité. Tous ont lutté et souffert de tout temps en se donnant mille motifs : de fait ils tra- vaillaient toujours inconsciemment à l'édifica- tion de quelque puissance morale ou maté- rielle située en dehors des limites de leur individualité. Pour agir grandement, il faut une foi, or l'esprit ne peut créer la foi : celle-ci trouve sa source dans les dispositions du cœur, la santé spontanée c'est-à-dire les forces profondes de l'individu, de la race. Orientées

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selon la qualité de ces forces, les croyances donnent un sens apparent au monde et à l'Action.

Peut-il naître un jour des hommes capables de comprendre selon la Connaissance et d'agir le plus largement sans illusions? Ce qui se fit jusqu'aujourd'hui sous le ciel de la foi, est-il possible qu'on le fasse un jour en pleine con- science? La Connaissance remplaçant les anciennes formes de l'Idéal !

Si le but de la Raison est le bonheur par la vertu, le but de la Vie est la marche en avant par l'éternelle mobilité, par le sacrifice cons- tant du présent à l'avenir, de l'individu à la grande ligne. Surmontant cette Raison par son amour de vérité, l'esprit vraiment supé- rieur ne peut méconnaître cette Sagesse indiscutable de la Vie ; dès lors il est amené à se demander si la Connaissance unie à la Santé ne peut élever l'homme à une hauteur qu'il n'a pu atteindre jusqu'ici : l'absolue sin- cérité et Hnnocence, la suprême grandeur morale la Surhumanité.

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« Pareille à la voile que fait trembler l'im- pétuosité de l'esprit, ma sagesse passe sur la mer ma sagesse sauvage! Mais, serviteurs du peuple, sages illustres, cotnment pomriez- vous venir avec moi? » Ils ne l'ont pas suivi mais ils l'on jugé : Socrate contre Homère ! Cela prouve que bien peu d'esprits sont capa- bles de se développer et de s'élever pour eux- mêmes en dehors de la servitude morale de l'Etat, par dessus le souci des honneurs et des vils intérêts. Pour comprendre Nietzsche il ne suffit pas d'être un fin raisonneur, il faut encore avoir du cœur, des aspirations essen- tiellement nobles et desintéressées ; peut-être même n'est-il pas inutile d'avoir été à l'école de l'antiquité grecque. C'est ainsi que le petit nombre prévaudra toujours sur le peuple ; l'aristocratie d'aujourd'hui est fondée sur la Connaissance. Pour ceux qui devinent la puissance et les possibilités d'avenir conte- nues dans les profondeurs de ce « monde

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intérieur », l'état présent de la société doit commencer à prendre un sens. La noblesse actuelle ne peut reposer sur la supériorité matérielle et extérieure ; les bien-nés d'aujour- d'hui forment l'aristocratie de Pesprit, du goût et des sentiments supérieurs. Le patri- cien moderne se distingue du restant des hommes par la façon même dont il recherche la joie et dont il surmonte ses souffrances, par la sincérité de sa vie intellectuelle et la simplicité de sa vie pratique. Qu'importe le « progrès » matériel ! C'est le progrès moral seul qui peut élever le surhumain dans l'homme.

Deux mondes sont en présence sans se comprendre ; l'un recherche ce que l'autre possède naturellement : la perfection humaine, la Vertu, l'hmocence, réalités pour le monde Homérique deviennent un Idéal pour le Chris- tianisme. Le grec de l'Iliade, presqu'un dieu par ses qualités surhumaines, n'est qu'un

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grand enfant par le cœur : la santé morale, VInnocence, il la possède spontanément. Le chrétien, qui ne peut trouver en lui-même son paradis, doit commencer par vaincre sa propre nature afin d'acquérir des vertus vers les- quelles son instinct naturel ne le porte pas. Un « monde meilleur » ne peut exister dans l'avenir que pour des hommes vraiment jeu- nes et bien portants au point de vue moral et héréditaire, des hommes chez qui rien n'est artificiel, pas même la Vertu ! Que recher- chaient-ils sinon l'Innocence, la noblesse, la perfection, ceux-là qui, par force et non par faiblesse, quittèrent la société dégradée pour aller chercher au désert une vie moins hypo- crite, plus conforme à la nature et plus sim- ple? Leur raison se donnait mille motifs, mais leur cœur aspirait à l'éternelle Vérité.

Méprisant un bonheur payé au prix de concessions qui répugnaient à sa noblesse morale, Frédéric Nietzsche resta jusqu'au bout le héros de la sincérité dans la connaissance. Tout devait concourir à combattre les qualités

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exceptionnelles de ce cœur débordant qui ne pouvait trouver son semblable ; condamné à la plus dure solitude, il devait bien finir par se consumer à son propre feu. Trop facile- ment il accordait à d'autres l'estime que lui seul méritait : l'ami véritable lui manqua tou- jours. La tragédie de sa vie est dans l'histoire de sa réaction contre Richard Wagner et contre le Christianisme. Se fit-il ainsi l'inter- prète de ceux qui professent les idées les plus modernes et les moins chrétiennes? Ceux-là combattent ce qui est au-dessus d'eux, lui combattit d'en haut, ennobli par sa souffrance même. Comment aurait-il pu ne pas combattre ce qu-'il y a encore de plus puissant dans notre monde actuel? L'histoire de cette réaction de plus en plus exaspérée contre la tentation de Rome est avant tout un drame intérieur. Nous pouvons l'imaginer, poussé par l'irré- sistible volonté de l'absolu, s'élevant dans une solitude toujours plus âpre et plus dange- reuse ; la paix toujours possible dans la douce demi-clarté d'un idéal consolateur, un pas

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vers Parsifal, quelques concessions..., il était sauvé. Mais il n'a pas voulu se courber comme tout autre l'eût fait dans sa situation ; malgré le pressentiment de la catastrophe inévitable, malgré les souffrances physiques et la détresse morale, par une admirable victoire de son génie et de son noble caractère, il crée Zara- thoustra : l'ineffable chef-d'œuvre de l'effort vers la lumière, la perfection, l'harmonie.

*

Homère regarde l'homme comme le plus malheureux des êtres qui rampent sur la terre. Nous savons ce que signifie la conception « tragique » de la vie : la vraie force consiste précisément dans le fait de pouvoir envisager la Vie telle qu'elle est, avec tout son mal et tout son bien, sans en avoir peur, sans la mau- dire. C'est le rôle des malades et des décadents de charger le monde de leurs laideurs et de leur mauvaise conscience; mais comme ils se plaisent aussi à décorer la Vie de fausses

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guirlandes et de bonheurs hypocrites et arti- ficiels! Voilà bien cette comédie par excellence, la comédie de ceux qui prétendent se faire passer pour bien portants, forts et nobles alors qu'en eux tout est mensonge, basse convoitise et manque de saine vitalité. Com- prendre vraiment l'esprit de la Grèce tragique, c'est commencer à aimer Nietzsche. Quel spectacle admirable que ce monde sculpté par la dureté naturelle, spontané, exceptionnelle- ment équilibré, les hommes sont capables de garder leur grandeur et leur noblesse aussi bien dans la détresse extrême des catastro- phes que dans les joies sereines dont la per- fection inspire le désir de l'éternité.

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Wagner fut toujours pour Frédéric Nietz- sche le seul ami possible; il l'eût été de fait, si l'amitié n'avait pour base les qualités du caractère et l'estime mutuelle. A défaut d'ami- tié véritable, l'admiration, l'enthousiasme

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persistaient chez Nietzsclie pour un art vers lequel son cœur était naturellement porté. Son esprit de vérité lui fit alors remporter sa plus belle victoire en reniant consciemment ce qu'il avait adoré plus que tout autre par la seule impulsion première de son instinct. N'avait-il pas trouvé ses plus vives joies artistiques? Plus nous connaissons l'homme dans Wagner, plus nous admirons la valeur morale de celui qui a si noblement préféré la soUtude et les souffrances dans la vérité sin- cère et absolue, au bonheur facile dans les hautes régions d'un milieu et d'un art tout pour lui devenait concession et mensonge.

Frédéric Nietzsche a découvert la vraie psy- chologie; il bâtit sur de bonnes bases : les hommes peuvent personnellement contredire Zarathoustra; il sera toujours vrai selon la Vie. La Connaissance ne peut mener à un idéal plus noble, plus désintéressé surtout; un

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Idéal plein de courageuse sincérité,qui méprise les bas calculs de la raison en vue du bien- être personnel, car il aspire à la plus haute perfection réalisable; une foi saine et clair- voyante qui plane par dessus les égoïsmes étroits du grand nombre, car elle veut la qualité et non la quantité, le bien du type humain et non la satisfaction momentanée de chaque individu. Zarathoustra ne promet pas ce qu'il ne peut donner mais il ne donne pas à tout le monde. C'est la dégéné- rescence des grandes villes, l'hypocrisie, la mauvaise conscience qui sont des dissonances en face de Zarathoustra; l'homme digne de ce nom fut et sera toujours son vrai disciple.

Par le mérite d'une vie toute consacrée à la lutte pour la lumière, par la noblesse acquise dans ses souffrances morales, Frédéric Nietz- sche avait le droit de dire avec dignité ce que tout autre n'aurait pu concevoir en bonne conscience : sans doute, il lui était indispen- sable de mériter sa propre estime pour s'en- gager dans une telle voie.

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Son caractère exceptionnellement sincère et loyal l'entraînait irrésistiblement dans un domaine toute concession devenait un mensonge. Solitaire, héroïque, fier et libre, dur envers lui-même et ne s'épargnant pas, il se sacrifia tout entier à la puissante aspira- tion qui le poussait vers une Vérité supé- rieure, — jamais il ne se rendit, jamais il ne se courba, lui qui rêva l'Absolu et la Perfec- tion malgré tout.

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