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GENIE

DU

CHRISTIANISME

ou

BEAUTÉS DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.

IMPRIMERIE LE NORMANT, RUE DE SEINE, 8,

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GENIE

DU

CHRISTIANISME,

ou

BEAUTÉS DE LA RELIGION CHRÉTIENNE;

TAR M. LE VTE DE CHATEAUBRIAND.

Chose admirable! la religion chrétienne, qui ne «cmblo avoir d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.

Montfsçihku , Esp. des Lois, liv. xxxu , ch. 3.

TOME TROISIÈME.

PARIS,

LE NORMANT, IMPRIMEUR-LIBRAIRE,

RUE DE SEINE, 8, PRES LE PONT DES ARTS.

MDCCCXXIII.

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in 2010 with funding from

University of Ottawa

http://www.archive.org/details/genieduchris182303chat

GENIE

DU CHRISTIANISME.

TROISIÈME PARTIE.

BEAUX - ARTS ET LITTÉRATURE.

LIVRE PREMIER.

BEAUX-ARTS.

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CHAPITRE PREMIER.

MUSIQUE.

De l'influence du Christianisme dans la Musique.

r rères de la poésie , les beaux-arts vont être maintenant l'objet de nos études : attachés

3. i

a GÉNIE

aux pas de la religion chrétienne , ils la recon- nurent pour leur mère aussitôt qu'elle parut au monde ; ils lui prêtèrent leurs charmes terrestres , elle leur donna sa divinité ; la musique nota ses chants , la peinture la repré- senta dans ses douloureux triomphes, la sculp- ture se plut à rêver avec elle sur les tombeaux, et l'architecture lui bâtit des temples sublimes et mystérieux comme sa pensée.

Platon a merveilleusement défini la nature de la musique : « On ne doit pas, dit-il, juger de la musique par le plaisir , ni rechercher celle qui n'auroit d'autre objet que le plaisir, mais celle qui contient en soi la ressemblance du beau. »

En effet , la musique , considérée comme art, est une imitation de la nature; sa per- fection est donc de représenter la plus belle nature possible. Or le plaisir est une chose d'opinion , qui varie selon les temps , les mœurs et les peuples , et qui ne peut être le beau, puisque le beau est un, et existe absolument. De toute institution qui sert à purifier l'âme, à en écarter le trouble et les dissonances , à y faire naître? la vertu , est, par cette qualité même , propice à la

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plus belle musique , ou à l'imitation la plus parfaite du beau. Mais si cette institution est en outre de nature religieuse , elle possède alors les deux conditions essentielles à l'har- monie, le beau et le mystérieux. Le chant nous vient des anges , et la sou rce des concerts est dans le ciel.

C'est la religion qui fait gémir, au milieu de la nuit, la vestale sous ses dômes tran- quilles ; c'est la religion qui chante si douce- ment au bord du lit de l'infortuné. Jérémie lui dut ses lamentations, et David ses péni- tences sublimes. Plus fière sous l'ancienne alliance , elle ne peignit que des douleurs de monarques et de prophètes ; plus modeste , et non moins royale sous la nouvelle loi , ses soupirs conviennent également aux puissans et aux foibles , parce qu'elle a trouvé dans Jésus-Christ l'humilité unie à la grandeur.

Ajoutons que la religion chrétienne est essentiellement mélodieuse , par la seule raison qu'elle aime la solitude. Ce n'est pas qu'elle soit ennemie du monde , elle s'y montre au contraire très - aimable ; mais cette céleste Philomèle préfère les retraites ignorées. Elle est un peu étrangère sous les

i.

4 GÉNIE

toits des hommes : elle aime mieux les forêts , qui sont les palais de son père et son ancienne patrie. C'est qu'elle élève la voix vers le firmament, au milieu des concerts de la nature: la nature publie sans cesse les louanges du Créateur , et il n'y a rien de plus religieux que les cantiques que chantent, avec les vents, les chênes et les roseaux du désert.

Ainsi le. musicien qui veut suivre la religion dans ses rapports , est obligé d'apprendre l'imitation des harmonies de la solitude. Il faut qu'il connoisse les sons que rendent les arbres et les eaux; il faut qu'il ait entendu le bruit du vent dans les cloîtres, et ces mur- mures qui régnent dans les temples gothiques , dans l'herbe des cimetières, et dans les sou- terrains des morts.

Le christianisme a inventé l'orgue , et donné des soupirs à l'airain même. Il a sauvé la musique dans les siècles barbares; il a placé son trône, s'est formé un peuple (jui chante naturellement comme les oiseaux. Quand il a civilisé les Sauvages , ce n'a été que par des cantiques; et flroquois qui n'a- voit point cédé à ses dogmes, a cédé à ses concerts. Religion de paix ! vous n'avez pas,

DU CHRISTIANISME. 5

comme les autres cultes, dicté aux humains des préceptes de haine et de discorde, vous leur avez seulement enseigné l'amour et l'har- monie.

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CHAPITRE IL

Du Chant Grégorien.

Si l'histoire ne prouvoit pas que le chant Grégorien est. le reste de cette musique an- tique dont on raconte tant de miracles, il suffiroit d'examiner son échelle , pour se con- vaincre de sa haute origine. Avant Gui-Arétin, elle ne s'élevoit pas au-dessus de la quinte, eh commençant par Vui:ul, ré, mi, fa, sol. Ces cinq tons sont la gamme naturelle de la voix, et donnent une phrase musicale pleine et agréahle.

M. Burette nous a conservé quelques airs grecs. En les comparant au plain-chant, on y reconnoît le même système. La plupart des psaumes sont suhlimes de gravité, particu- lièrement le Dixii Dominas Domino meo, le Coiifileor iibi , et le Laudate , pueri. Uln exiiu , arrangé par Rameau, est d'un carac- tère moins ancien ; il est peut-être du temps de Y Ut queant Iaxis, c'est-à-dire, du siècle de Charlemagne.

DU CHRISTIANISME. 7

Le christianisme est sérieuxcomme l'homme, et son sourire même est grave. Pùen n'est beau comme les soupirs que nos maux arrachent à la religion. L'office des morts est un chef- d'œuvre ; on croit entendre les sourds reten- tissemens du tombeau. Si l'on en croit une ancienne tradition, le chant qui déluré les morts, comme l'appelle un de nos meilleurs poêles , est celui-là même que l'on chantoit aux pompes funèbres des Athéniens, vers le temps de Périclès.

Dans l'office de la Semaine-Sainte, on re- marque la Passion de saint Matthieu. Le réci- tatif de l'historien , les cris de la populace juive, la noblesse des réponses de Jésus, forment un drame pathétique.

Pergolèze a déployé dans le S/abat Mater la richesse de son art ; mais a-t-il surpassé le simple chant de l'Eglise ? Il a varié la musique sur chaque strophe; et pourtant le caractère essentiel de la tristesse consiste dans la répé- tition du même sentiment , et , pour ainsi dire dans la monotonie de la douleur. Diverses raisons peuvent faire couler les larmes ; mais les larmes ont toujours une semblable amer- tume : d'ailleurs, il est rare qu'on pleure à la

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fois pour une foule de maux ; et quand les blessures sont multipliées, il y en a toujours une plus cuisante que les autres , qui finit par absorber les moindres peines. Telle est la raison du charme de nos vieilles romances françaises. Ce chant pareil, qui revient à chaque couplet sur des paroles variées , imite parfaitement la nature : l'homme qui souffre , promène ainsi ses pensées sur différentes images , tandis que le fond de ses chagrins reste le même.

Pergolèze a donc méconnu celte vérité, qui tient à la théorie des passions, lorsqu'il a voulu que pas un soupir de l'âme ne ressemblât au soupir qui l'avoit précédé. Partout il y a variété , il y a distraction , et partout il y a distraction , il n'y a plus de tristesse : tant l'u- nité est nécessaire au sentiment; tant l'homme est foible dans cette partie même gît toute sa force , nous voulons dire dans la douleur.

La leçon des lamentations de Jérémic porte un caractère particulier : elle peut avoir été retouchée par les modernes , mais le fond nous en paraît hébraïque ; car il ne ressemble point aux airs grecs du plain-chant. Le Pentateuque se chantbit à Jérusalem, comme des buco-

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liques , sur un mode plein et doux ; les pro- phéties se disoient d'un ton rude et pathé- tique , et les psaumes avoient un mode exta- tique qui leur étoit particulièrement con- sacré ( 1). Ici , nous retombons dans ces grands souvenirs que le culte catholique rappelle de toutes parts. Moïse et Homère, le Liban et le Cylhéron , Solyme et Rome , Babylone et Athènes , ont laissé leurs dépouilles à nos autels.

Enfin , c'est l'enthousiasme même qui ins- pira le Te Deum. Lorsque arrêtée sur les plaines de Lens ou de Fontenoy , au milieu des foudres et du sang fumant encore , aux fanfares des clairons et des trompettes , une armée française , sillonnée des feux de la guerre , fléchissoit le genou , et entonnoit l'hymne au Dieu des batailles , ou bien , lors- qu'au milieu des lampes , des masses d'or , des flambeaux , des parfums , aux soupirs de l'orgue, au balancement des cloches, au fré- missement des serpens et des basses , cet hymne faisoit résonner les vitraux, les sou- terrains et les dômes d'une basilique, alors

(1) Boimel , Histoire de la Musique et de ses ejjels.

io GÉNIE

il n'y avoit point d'homme qui ne se sentit transporté , point d'homme qui n'éprouvât quelque mouvement de ce délire que faisoit éclater Pindare auxhois d'Olympie, ou David au torrent de Cédron.

Au reste, en ne parlant que des chants grecs de l'Eglise, on sent que nous n'em- ployons pas tous nos moyens , puisque nous pourrions montrer les Amhroise , les Damase , les Léon , les Grégoire , travaillant eux-mêmes au rétablissement de l'art musical ; nous pour- rions citer ces chefs-d'œuvre de la musique moderne , composés pour les fêtes chrétiennes, et tous ces grands maîtres enfin , les Yinci , les Léo, les liasse, les Galuppi, les Durante, élevés, formés, ou protégés dans les ora- toires de Venise, de Naples , de Rome, et à la cour des souverains pontifes.

DU CHRISTIANISME. n

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CHAPITRE III.

Partie historique de la Peinture chez les Modernes-

La Grèce raconte qu'une jeune fille, aper- cevant l'ombre de son amant sur un mur, dessina les contours de cette ombre. Ainsi, selon l'antiquité, une passion volage pro- duisit l'art des plus parfaites illusions.

L'école chrétienne a cherché un autre maître; elle le rcconnoît dans cet Artiste , qui , pétris- sant un peu de limon entre ses mains puissantes, prononça cesparoles: Faisons F homme à notre image. Donc, pour nous, le premier trait du dessin a existé dans l'idée éternelle de Dieu , et la première statue que vit le monde, fut celte fameuse argile animée du souffle du Créateur.

Il y a une force d'erreur qui contraint au silence , comme la force de vérité : Tune et l'autre , poussées au dernier degré , emportent conviction , la première négativement , la se- conde affirmativement. Ainsi , lorsqu'on en-

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tend soutenir que le christianisme est l'ennemi des arts, on demeure muet d'étonnement , car à l'instant même on ne peut s'empêcher de se rappeler Michel-Ange , Raphaël , Car- rache , Dominiquin , Lesueur, Poussin, Cous- tou , et tant d'autres artistes, dont les seuls noms rempliroient des volumes.

Vers le milieu du quatrième siècle , l'Em- pire romain envahi par les Barbares , et dé- chiré par l'hérésie , tomba en ruine de toutes parts. Les arts ne trouvèrent plus de retraites qu'auprès des chrétiens et des empereurs ortho- doxes. Théodose , par une loi spéciale deexcu- satione artificium, déchargea les peintres et leurs familles de tout tribut et du logement d'hommes de guerre. Les Pères de l'Eglise ne tarissent point sur les éloges qu'ils donnent à la peinture. Saint Grégoire s'exprime d'une manière remarquable : Tridi sœpius inscrip- tiorris imaginent , et sine lacrymis transire non potui, citm tant efficaciler ob oculos poneret historiam (i); c'étoit un tableau représentant le sacrifice d'Abraham. Saint Basile va plus loin , car il assure que les peintres font autant

(i) Deuxième Conc. Nie. act. 4°-

DU CHRISTIANISME. i3

par leurs tableaux que les orateurs par leur éloquence (i). Un moine nommé Méthodius peignit dans le huitième siècle ce jugement dernier, qui convertit Bogoris, roi des Bul- gares (2). Les piètres avoient rassemble au collège de l'orthodoxie, à Constantinople, la plus belle bibliothèque du monde , et les chefs- d'œuvre des arts : on y voyoit en particulier la Vénus de Praxitèle (3), ce qui prouve au moins que les fondateurs du culte catholique n'étoient pas des barbares sans goût , des moines bigots, livrés à une absurde supersti- tion.

Ce collège fut dévasté par les Empereurs iconoclastes. Les professeurs furent brûlés vifs, et ce ne fut qu'au péril de leurs jours, que des chrétiens])ar\'mrent àsauverla peau de dragon, de cent vingt pieds de longueur , les œuvres d' Homère étoient écrites en lettres d'or. On livra aux flammes les tableaux des églises. De stupides et furieux hérésiarques, assez sem-

(1) S. Basile, hom. 20.

(2) Curopal. Cedren. Zonar. Maimb. Hisl. des IconocL ^3) Cedren. Zonar. Constant, et Maimb. Hist. des Ico-

nocl. , etc.

,4 GÉNIE

blablcs aux puritains de Cromwcl , hachèrent à coups de sabre les mosaïques de l'église de Notre-Dame de Constantinoplc, et du palais des Blaquernes. Les persécutions furent pous- sées si loin , qu'elles enveloppèrent les peintres eux-mêmes : on leur défendit , sous peine de mort , de continuer leurs études. Le moine Lazare eut le courage d'être le martyr de son art. Ce fut en vain que Théophile lui fit brûler les mains , pour l'empêcher de tenir le pin- ceau. Caché dans le souterrain de l'église de saint Jean-Baptiste , le religieux peignit avec ses doigts mutilés le grand saint dont il étoit le suppliant (i) , digne sans doute , de devenir le patron des peintres, et d'être reconnu de cette famille sublime , que le souffle de l'es- prit ravit au-dessus des hommes.

Sous l'empire des Goths et des Lombards, le christianisme continua de tendre une main secourablc aux talcns. Ces efforts se remar- quent surtout dans les églises bâties par Théo- doric, Luitprand et Didier. Le même esprit de religion inspira Charlemagne ; et l'église des Apôtres, élevée par ce grand prince à

(i) Maimb. Ht st. des Iconocl. Cedren. Curopal.

DU CHRISTIANISME. i5

Florence , passe encore, même aujourd'hui , pour un assez beau monument (i).

Enfin , vers le treizième siècle, la religion chrétienne, après avoir lutte contre mille obstacles, ramena en triomphe le chœur des Muses sur la terre. Tout se fit pour les églises , et par la protection des pontifes et des princes religieux. Bouchet , Grec d'origine , fut le pre- mier architecte ; Nicolas le premier sculpteur, et Cimabou le premier peintre , qui tirèrent le goût antique des ruines de Rome et de la Grèce. Depuis ce temps, les arts, entre diverses mains , et par divers génies , parvinrent jusqu'à ce siècle de Léon X, éclatèrent, comme des soleils , Raphaël et Michel-Ange.

On sent qu'il n'est pas de notre sujet de faire l'histoire complète de l'art. Tout ce que nous devons montrer, c'est en quoi le chris- tianisme est plus favorable à la peinture qu'une autre religion. Or, il est aisé de prouver trois choses : que la religion chrétienne , étant d'une nature spirituelle et mystique , fournit à la peinture un beau idéal , plus parfait et plus divin que celui qui naît d'un culte maté-

(i) Vasari, poem. del. vit.

iG GÉNIE

Fiel ; que , corrigeant la laideur des passions , ouïes combattant avec force, elle donne des tons plus sublimes à la figure humaine, et fait mieux sentir l'âme dans les muscles , et les liens de la matière ; enfin , qu'elle a fourni aux arts des sujets plus beaux, plus riches, plus dramatiques , plus touchans, que les su- jets mythologiques.

Les deux premières propositions ont été amplement développées dans notre examen de la poésie : nous ne nous occuperons donc que de la troisième.

DU CHRISTIANISME. 17

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CHAPITRE IV.

Des Sujets de Tableaux.

Vérités fondamentales.

i°. Les sujets antiques sont restés sous la main des peintres modernes : ainsi , avec les scènes mythologiques, ils ont de plus les scènes chrétiennes.

20. Ce qui prouve que le christianisme parle plus au génie que la fable , c'est qu'en général nos grands peintres ont mieux réussi dans les fonds sacrés que dans les fonds profanes.

3°. Les costumes modernes conviennent peu aux arts d'imitation: mais le culte catholique a fourni à la peinture des costumes aussi nobles que ceux de l'antiquité (1).

(1) Et ces costumes des Pères et des premiers chrétiens , costumes qui sont passés à nos religieux, ne sont autres que la robe des anciens philosophes grecs , appelée Tzspt- Qokot.iQ-j ou pallium. Ce fut même un sujet de persécution pour les fidèles; lorsque les Romains ou les Juifs les aper- cevoient ainsi vêtus, ils s'écrioient : O ypatxoç eViSs-niç! ô l'imposteur grec! ( Hier, ep, 10, ad Furiam. ) On peut

3. 2

18 GÉNIE

Pausanias (i), Pline (2) et Plutarquc (3) nous ont conservé la description des tableaux de l'école grecque (4). Zcuxis avoit pris pour sujet de ses trois principaux ouvrages, Péné- lope , Hélène et l'Amour ; Polygnote avoit figuré sur les murs du temple de Delphes , le sac de Troie et la descente d'Ulysse aux enfers. Euphranor peignit les douze dieux , Thésée donnant des lois, et les batailles de Cadmée , de Leuctres et de Mantinée ; Apellcs représenta Vénus Anadyomène, sous les traits de Campaspe , AEtion les noces d'Alexandre et de Roxane , et Timanthe le sacrifice d'Iphigénie.

Rapprochez ces sujets des sujets chrétiens, et vous en sentirez l'infériorité. Le sacrifice d'Abraham , par exemple , est aussi touchant, et d'un goût plus simple que celui d'Iphigénie : il n'y a ni soldats, ni groupe, ni tumulte,

voir Kortliolt, de Morib. christ, cap. ///, p. 2.3; et Bar. an. LVI , n. 11. Tertullien a écrit un livre entier (de Pallia) sur ce sujet.

(1) Paus. Liv. V.

(2) Plin. lib. XXXV , cap. 8 , 9.

(3) Plut, in Hipp. Pomp. Lucul. etc.

(4) Voyez la note A a la fin du volume.

DU CHRISTIANISME. ,9

ni ce mouvement qui sert à distraire de la scène. C'est le sommet d'une montagne ; c'est un patriarche qui compte ses années par siècle ; c'est un couteau levé sur un fils unique ; c'est le bras de Dieu arrêtant le bras paternel. Les histoires de l'Ancien Testament ont rempli nos temples de pareils tableaux, et l'on sait combien les mœurs patriarcales , les costumes de l'Orient , la grande nature des animaux et des solitudes de l'Asie , sont favorables au pinceau.

Le Nouveau Testament change le génie de la peinture. Sans lui rien ôter de sa sublimite, il lui donne plus de tendresse. Qui n'a cent fois admire les nativités , les vierges et Y enfant , les fuites dans le désert , les couronnemens d'épines, les sacremens , les missions des apôtres, les descentes de croix, les femmes au saint sépulcre ! Des bacchanales , des fêtes de Vénus, des rapts, des métamorphoses, peuvent- ils toucher le cœur, comme les table aux tirés de l'Ecriture ? Le christianisme nous montre par- tout la vertu et l'infortune, et le polythéisme est un culte de crimes et de prospérité. Notre religion à nous, c'est notre histoire : c'est pour nous que tant de spectacles tragiques

2.

20 GÉNIE

ont été donnés au monde : nous sommes parties dans les scènes que le pinceau nous étale , et les accords les plus moraux et les plus tou- chans se reproduisent dans les sujets chré- tiens. Soyez à jamais glorifiée, religion de Jésus-Christ, vous qui aviez représenté au Louvre le Roi des rois crucifié , le jugement dernier au plafond de la salle de nos juges, une résurrection à l'hôpital général, et la naissance du Sauveur, à la maison de ces orphelins délaissés de leur père et de leur mère !

Au reste , nous pouvons dire ici des sujets de tableaux, ce que nous avons dit ailleurs des sujets de poèmes : le christianisme a fait naître pour le peintre une partie dramatique, très-supérieure à celle de la mythologie. C'est aussi la religion qui nous a donné les Claude le Lorrain, comme elle nous a fourni les Delille et les Saint-Lambert (i). Mais tant de raisonnemens sont inutiles : parcourez la gale- rie du Louvre, et dites encore, si vous le voulez, que le génie du christianisme est peu favorable aux beaux-arts.

(i) Voyez la note B à la fin du volume.

DU CHRISTIANISME. ai

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CHAPITRE V.

Sculpture.

A quelques différences près qui tiennent à la partie technique de l'art, ce que nous avons dit de la peinture s'applique également à la sculpture.

La statue de Moïse , par Michel-Ange , à Rome ; Adam et Eve , par Baccio , à Flo- rence; le groupe du vœu de Louis XIII , par Coustou, à Paris; le saint Denis, du même; le tomheau du cardinal de Richelieu , ouvrage du double génie de Lebrun et de Girardon; le monument de Colbert, exécute d'après le dessin de Lebrun, par Coyzevox et Tuby; le Christ, la Mère de Pitié, les huit Apôtres de Rouchardon, et plusieurs autres statues du genre pieux , montrent que le christianisme ne sauroit pas moins animer le marbre que la toile.

Cependant, il est à désirer que les sculp- teurs bannissent à l'avenir de leurs compo-

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sitions funèbres, ces squelettes qu'ils ont placés au monument ; ce n'est point le génie du christianisme , qui peint le trépas si beau pour le juste.

Il faut également éviter de représenter des cadavres (i) ( quel que soit d'ailleurs le mérite de l'exécution ) , ou l'humanité succombant sous de longues infirmités (2). Un guerrier expirant au champ d honneur , dans la force de l'âge, peut être superbe, mais un corps usé de maladies est une image que les arts repoussent, à moins qu'il ne s'y mêle un miracle, comme dans le tableau de saint Charles Borromée (3). Qu'on place donc au monument d'un chrétien, d'un côté , les pleurs de la famille et les regrets des hommes ; de l'autre, le sourire de l'espérance et les joies célestes : un tel sépulcre , des deux bords du- quel on verrait ainsi les scènes du temps et

(1) Comme au mausolée de François Ier et d'Anne de Bretagne.

(2) Comme au tombeau du duc d'Harcourt.

(3) La peinture souffre plus facilement la représenta- tion du cadavre que la sculpture , parce que dans celle-ci le marbre offrant des forces palpables et glacées, ressemble trop à la vérité.

DU CHRISTIANISME. a3

de l'éternité, seroit admirable. La mort pour- ront y paroître , mais sous les traits d'un ange à la fois doux et sévère ; car le tombeau du juste doit toujours faire s'écrier avec saiut Paul : O mort! est ta victoire? qu * as-tu fait de ton aiguillon (i)?

(1) I. Cor. cap. i5 , v. 55.

24 GÉNIE

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CHAPITRE VI.

ARCHITECTURE.

Hôtel des Invalides.

En traitant de l'influence du christianisme dans les arts, il n'est besoin ni de subtilité, ni d'éloquence ; les monumens sont pour répondre aux détracteurs du culte évangé- lique. Il suffit, par exemple, de nommer Saint-Pierre de Rome, Sainte- Sophie de Constantinople, et Saint -Paul de Londres, pour prouver qu'on est redevable à la reli- gion, des trois chefs-d'œuvre de l'architec- ture moderne.

Le christianisme a rétabli dans l'architec- ture , comme dans les autres arts , les véri- tables proportions. Nos temples , moins petits que ceux d'Athènes, et moins gigantesques que ceux de Memphis, se tiennent dans ce sage milieu régnent le beau et le goût par excellence. Au moyen du dôme, inconnu des anciens , la religion a fait un heureux mé-

DU CHRISTIANISME. a5

lange de ce que l'ordre gothique a de hardi, et de ce que les ordres grecs ont de simple et de gracieux.

Ce dôme , qui se change en clocher dans la plupart de nos églises , donne à nos hameaux et à nos villes un caractère moral , que ne pouvoient avoir les cités antiques. Les yeux du voyageur viennent d'abord s'attacher sur cette flèche religieuse , dont l'aspect réveille une foule de sentimens et de souvenirs : c'est la pyramide funèbre autour de laquelle dor- ment les aïeux; c'est le monument de joie l'airain sacré annonce la vie du fidèle ; c'est que les époux s'unissent; c'est que les chrétiens se prosternent au pied des autels, le foible pour prier le Dieu de force , le cou- pable pour implorer le Dieu de miséricorde, l'innocent pour chanter le Dieu de bonté. Un paysage paroît-il nu , triste, désert, placez-y un clocher champêtre ; à l'instant tout va s'animer : les douces idées de pasteur et de troupeau, d'asile pour le voyageur, d'aumône pour le pèlerin , d'hospitalité et de fraternité chrétienne, vont naître de toutes parts.

Plus les âges qui ont élevé nos monumcns ont eu de piété et de foi , plus ces monumcns

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ont été frappans par la grandeur et la no- blesse de leur caractère. On en voit un exemple remarquable dans l'hôtel des Invalides et dans V Ecole militaire : on diroit que le premier a fait monter ses voûtes dans le ciel, à la voix du siècle religieux, et que le second s'est abaissé vers la terre , à la parole du siècle athée.

Trois corps-de-logis , formant avec l'église un carré long, composent l'édifice des Inva- lides. Mais quel goût dans cette simplicité ! quelle beauté dans cette cour , qui n'est pour- tant qu'un cloître militaire l'art a mêlé les idées guerrières aux idées religieuses, et marié l'image d'un camp de vieux soldats , aux sou- venirs attendrissans d'un hospice! C'est à la lois le monument du Dieu des aimées , et du Dieu de F Evangile. La rouille des siècles qui commence à le couvrir, lui donne de nobles rapports avec ces vétérans, ruines animées, <jui se promènent sous ses vieux portiques. Dans les avant-cours , tout retrace l'idée des combats : fossés, glacis, remparts, canons, tentes , sentinelles. Pénétrez-vous plus avant , le bruit s'affoiblit par degrés, et va se perdre à l'église , règne un profond silence. Ce

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bâtiment religieux est placé derrière les bâti- mens militaires , comme l'image du repos et de l'espérance , au fond d'une vie pleine de troubles et de périls.

Le siècle de Louis XIV est peut-êlre le seul qui ait bien connu ces convenances morales, et qui ait toujours fait dans les arts ce qu'il falloit faire, rien de moins, rien de plus. L'or du commerce a élevé les fastueuses colon- nades de l'hôpital de Greenwich , en Angle- terre ; mais il y a quelque chose de plus fier et de plus imposant dans la masse des Inva- lides. On sent qu'une nation qui bâtit de tels palais pour la vieillesse de ses armées , a reçu la puissance du glaive, ainsi que le sceptre des arts.

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CHAPITRE VIL

Versailles.

La peinture, l'architecture, la poésie et la grande éloquence ont toujours dégénéré dans les siècles philosophiques. C'est que l'esprit raisonneur, en détruisant l'imagination, sape, les fondemens des beaux-arts. On croit être plus habile , parce qu'on redresse quelques erreurs de physique ( qu'on remplace par toutes les erreurs de la raison) ; et l'on rétrograde en effet, puisqu'on perd une des plus belles facultés de l'esprit.

C'est dans Versailles que les pompes de l'âge religieux de la France s'étoient réunies. Un siècle s'est à peine écoulé , et ces bosquets , qui retentissoient du bruit des fêtes, ne sont plus animés que par la voix de la cigale et du rossignol. Ce palais, qui lui seul est comme une grande ville , ces escaliers de marbre qui semblent monter dans les nues, ces statues, ces bassins, ces bois, sont maintenant ou

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croulans , ou couverts de mousse , ou dessé- chés , ou abattus , et pourtant cette demeure des rois n'a jamais paru ni plus pompeuse, ni moins solitaire. Tout étoit vide autrefois dans ces lieux ; la petitesse de la dernière Cour ( avant que cette Cour eût pour elle la grandeur de son infortune) sembloit trop à Taise dans les vastes réduits de Louis XIV.

Quand le temps a porté un coup aux Em- pires, quelque grand nom s'attache à leurs débris, et les couvre. Si la noble misère du guerrier succède aujourd'hui dans Versailles à la magnificence des cours, si des tableaux de miracles et de martyres y remplacent de profanes peintures , pourquoi l'ombre de Louis XIV s'en offenseroit-elle ? Il rendit illustres la religion , les arts et l'armée , il est beau que les ruines de son palais servent d'abri aux ruines de l'armée , des arts et de la religion.

3o GENIE

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CHAPITRE VIII.

Des Eglises gothiques.

Chaque chose doit cire mise en son lieu, vérité triviale à force d'être répétée, mais sans laquelle, après tout, il ne peut y avoir rien de parfait. Les Grecs n'auroient pas plus aimé un temple égyptien à Athènes, que les Egyptiens un temple grec à Memphis. Ces deux monumens , changés de place , auroient perdu leur principale beauté, c'est-à-dire leurs rapports avec les institutions et les habi- tudes des peuples. Cette réflexion s'applique pour nous aux anciens monumens du chris- tianisme. Il est même curieux de remarquer que, dans ce siècle incrédule, les poètes et les romanciers, par un retour naturel vers les mœurs de nos aïeux, se plaisent à intro- duire dans leurs fictions, des souterrains, des fantômes, des châteaux, des temples gothi- ques : tant ont de charmes les souvenirs qui se lient à la religion et à l'histoire de la patrie !

DU CHRISTIANISME. 3i

Les nations ne jettent pas à l'écart leurs an- tiques mœurs, comme on se dépouille d'un vieil habit. On leur en peut arracher quelques parties, mais il en reste des lambeaux qui forment , avec les nouveaux vêtemens , une effroyable bigarrure.

On aura beau bâtir des temples grecs bien élégans, bien éclairés, pour rassembler le bon peuple de saint Louis , et lui faire adorer un Dieu métaphysique , il regrettera toujours ces Nôtre-Darne de Reims et de Paris , ces basiliques , toutes moussues , toutes remplies des générations des décédés et des âmes de ses pères ; il regrettera toujours la tombe de quelques messieurs de Montmorency , sur la- quelle il souloit de se mettre à genoux durant la messe , sans oublier les sacrées fontaines il fut porté à sa naissance. C'est que tout cela est essentiellement lié à nos mœurs ; c'est qu'un monument n'est vénérable qu'autant qu'une longue histoire du passé est pour ainsi dire empreinte sous ses voûtes toutes noires de siècles. Voilà pourquoi il n'y a rien de merveilleux dans un temple qu'on a vu bâtir, et dont les échos et les dômes se sont formés sous nos yeux. Dieu est la loi éternelle ; son

32 GÉNIE

origine et tout ce qui tient à son culte, doit

se perdre dans la nuit des temps.

On ne pouvoit entrer dans une église gothique , sans éprouver une sorte de fris- sonnement , et un sentiment vague de la divi- nité. On se trouvoit tout à coup reporté à ces temps des cénobites , après avoir médité dans les bois de leurs monastères , se venoient prosterner à l'autel , et chanter les louanges du Seigneur , dans le calme et le silence de la nuit. L'ancienne France sembloit revivre : on croyoit voir ces costumes singuliers , ce peuple si différent de ce qu'il est aujourd'hui ; on se rappeloit et les révolutions de ce peuple, et ses travaux , et ses arts. Plus ces temps étoient éloignés de nous, plus ils nous paroissoient magiques, plus ils nous remplissoient de ces pensées qui finissent toujours par une réflexion sur le néant de l'homme , et la rapidité de la vie.

L'ordre gothique, au milieu de ses pro- portions barbares , a toutefois une beauté qui lui est particulière (i).

(i) On pense qu'il nous vient des Arabes, ainsi que la sculpture du même style. Son affinité avec les monumens

DU CHRISTIANISME. 33

Les forets ont été les premiers temples de la Divinité, et les hommes ont pris dans les foréls la première idée de l'architecture. Cet art a donc varier selon les climats. Les Grecs ont tourne l'élégante colonne corin- thienne, avec son chapiteau de feuilles, sur le modèle du palmier (i). Les énormes piliers du vieux style égyptien représentent le syco- more , le figuier oriental , le bananier , et la plupart des arbres gigantesques de l'Afrique et de l'Asie.

Les forets des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos pères, et nos bois de

de l'Egypte nous porteroit plutôt à croire qu'il nous a été Iransmis par les premiers chrétiens d'Orient; mais nous aimons mieux encore rapporter son origine à la nature.

(1) Vitruve raconte autrement l'invention du chapi- teau ; mais cela ne détruit pas ce principe général , que l'architecture est née dans les bois. On peut seulement s'étonner qu'on n'ait pas , d'après la variété des arbres, mis plus de variété dans la colonne. Nous concevons, par exemple, une colonne qu'on pourroil appeler palmiste, et qui seroit la représentation naturelle du palmier. Un orbe de feuilles un peu recourbées, et sculptées au haut d'un léger fût de marbre, feroit, ce nous semble, un effet charmant dans un portique.

3. 3

34 GENIE

chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Ces voûtes ciselées en feuillages , ces jambages qui appuient les murs , et finissent brusque- ment comme des troncs brisés , la fraîcheur des voûtes , les ténèbres du sanctuaire , les ailes obscures, les passages secrets, les portes abais- sées, tout retrace les labyrinthes des bois dans l'église gothique ; tout en fait sentir la reli- gieuse horreur, les mystères et la Divinité. Les deux tours hautaines , plantées à l'entrée de l'édifice , surmontent les ormes et les ifs du cimetière, et font un effet pittoresque sur l'azur du ciel. Tantôt le jour naissant illu- mine leurs têtes jumelles; tantôt elles parois- sent couronnées d'un chapiteau de nuages, ou grossies dans une atmosphère vaporeuse. Les oiseaux eux-mêmes semblent s'y mé- prendre , et les adopter pour les arbres de leurs forêts : des corneilles voltigent autour de leurs faîtes, et se perchent sur leurs galeries. Mais tout à coup des rumeurs confuses s'é- chappent de la cime de ces tours , et en chas- sent les oiseaux effrayés. L'architecte chrétien, non content de bâtir des forêts , a voulu , pour ainsi dire, en imiter les murmures; et, au moyen de l'orgue et du bronze suspendu, il a

DU CHRISTIANISME. 35

attache au temple gothique jusqu'au bruit des vents et des tonnerres, qui roule dans la pro- fondeur des bois. Les siècles, évoqués par ces sons religieux , font sortir leurs antiques voix du sein des pierres, et soupirent dans la vaste basilique ; le sanctuaire mugit comme l'antre de l'ancienne Sibylle ; et , tandis que l'airain se balance avec fracas sur votre tétc , les sou- terrains voûtés de la mort se taisent profon- dément sous vos pieds.

3.

GÉNIE DU CHRISTIANISME. 37

TROISIÈME PARTIE.

BEAUX -ARTS ET LITTÉRATURE.

LIVRE SECOND.

PHILOSOPHIE.

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CHAPITRE PREMIER,

Astronomie et Mathe'matiques.

Considérons maintenant les effets du chris- tianisme dans la littérature en général. On peut la classer sous ces trois chefs principaux : philosophie, histoire, éloquence.

Par philosophie , nous entendons ici l'étude de toute espèce de sciences.

On verra qu'en défendant la religion , nous n'attaquons point la sagesse : nous sommes

38 GÉNIE

loin de confondre la morgue sophistique avec les saines connoissances de l'esprit et du cœur. La vraie philosophie est l'innocence de la vieillesse des peuples , lorsqu'ils ont cessé d'avoir des vertus par instinct, et qu'ils n'en ont plus que par raison : cette seconde inno- cence estymoins sûre que la première ; mais, lorsqu'on y peut atteindre , elle est plus su- blime.

De quelque côté qu'on envisage le culte évangélique, on voit qu'il agrandit la pensée , et qu'il est propre à l'expansion des sentimens. Dans les sciences, ses dogmes ne s'opposent à aucune vérité naturelle ; sa doctrine ne dé- fend aucune étude. Chez les anciens, un phi- losophe rencontroit toujours quelque divinité sur sa route ; il étoit, sous peine de mort ou d'exil , condamne par les prêtres d'Apollon ou de Jupiter, à être absurde toule sa vie. Mais comme le Dieu des chrétiens ne s'est pas logé à l'étroit dans un soleil, il a livré les astres aux vaines recherches des savans; /•/ a jeté le monde devant eux , comme une pâture pour leurs disputes (i). Le physicien peut

(i) Kcclésiaste , III, v. 1 1.

DU CHRISTIANISME. 39

peser l'air dans son tube, sans craindre d'of- fenser Junon. Ce n'est pas des élémens de noire corps , mais des vertus de notre âme, que le souverain Juge nous demandera compte un jour.

Nous savons qu'on ne manquera pas de rappeler quelques bulles du Saint-Siège , ou quelques décrets de la Sorbonne, qui con- damnent telle ou telle découverte philoso- phique ; mais aussi , combien ne pourroit-on pas citer d'arrêts de la cour de Rome en fa- veur de ces mêmes découvertes ? Qu'est-ce donc à dire , sinon que les prêtres , qui sont hommes comme nous, se sont montrés plus ou moins éclairés, selon le cours naturel des siècles ? 11 suffit que le christianisme lui-même ne prononce rien contre les sciences , pour que nous soyons fondés à soutenir notre pre- mière assertion.

Au reste, remarquons bien que l'Eglise a presque toujours protégé les arts , quoiqu'elle ait découragé quelquefois les études abstraites : en cela elle a montré sa sagesse accoutumée. Les hommes ont beau se tourmenter , ils n'en- tendront jamais rien à la nature , parce que ce ne sont pas eux qui ont dit à la mer : ï^ous

4o GÉNIE

viendrez jusque-là, vous ne passerez par, plus loin , et vous briserez ici l'orgueil de vosjlots ( r ). Les systèmes succéderont éternellement aux systèmes, et la vérité restera toujours incon- nue. Que ne plaît-il un jour à la nature , s'écrie Montaigne , de nous ouvrir son sein ? O Dieu ! quel abus , quels mécomptes nous trouverions en notre pauvre science (2) !

Les anciens législateurs , d'accord sur ce point comme sur beaucoup d'autres, avec les principes de la religion chrétienne , s'oppo- soient aux philosophes (3) , et combloicnt d'honneurs les artistes (4)- Ces prétendues persécutions du christianisme contre les scien- ces, doivent donc être aussi reprochées aux anciens, à qui toutefois nous reconnoissons tant de sagesse. L'an de Rome 5g 1 , le sénat rendit un décret pour bannir les philosophes de la ville; et, six ans après, Caton se hâta de

(r) Job, xxxvii , 1 1.

(2) Essais, liv. II, chap. 12.

(3) Xcnoph. Hisl. G/YBc.Plut Mor. Plat, in Phœd. in Repub.

(4-) Les Grecs poussèrent cet te haine des philosophes jusqu'au crime , puisqu'ils firent mourir Socrate.

DU CHRISTIANISME. 4t

faire renvoyer Carnéade , ambassadeur des Athéniens, « de peur, disoit-il, que la jeu- nesse , en prenant du goût pour les subtilités des Grecs, ne perdît la simplicité des mœurs antiques. » Si le système de Copernic fut mé- connu de la cour de Rome, n'éprouva-t-il pas un pareil sort chez les Grecs? « Aristarchus, dit Plutarque , estimoit que les Grecs dévoient mettre en justice Cléanthe le Samien, et le condamner de blasphème encontre les Dieux, comme remuant le foyer du monde ; d'autant que cest homme taschant à sauver les appa- rences, supposoit que le ciel demouroit im- mobile, et que c'estoit la terre qui se mouvoit par le cercle oblique du zodiaque , tournant à l'entour de son aixieu (i). »

Encore est-il vrai que Rome moderne se montra plus sage , puisque le même tribunal ecclésiastique qui condamna d'abord le sys- tème de Copernic, permit, six ans après, de

(i) Plut. De la face qui npparoist dedans le rond de la lune, chap. y. On sait qu'il y a erreur dans le texte de Plu- tarque , et que c'étoit , au contraire , Aristarque de Samos que Cléanthe vouloit faire persécuter pour son opinion sur le mouvement de la terre ; cela ne change rien à ce que nous voulons prouver.

/fa GÉNIE

l'enseigner comme hypothèse (i). D'ailleurs, pouvoit-on attendre plus de lumières astrono- miques d'un prêtre romain , que de Tichobraé, qui continuoit à nier le mouvement de la terre ? Enfin un pape Grégoire , réformateur du calendrier, un moine Bacon, peut-être inventeur du télescope, un cardinal Guza, un prêtre Gassendi , n'ont-ils pas été ou les pro- tecteurs, ou les lumières de l'astronomie?

Platon , ce génie si amoureux des hautes sciences, dit formellement, dans un de ses plus beaux ouvrages , que les hautes éludes ne sont pas utiles ci tous , mais 'seulement à un petit nombre; et il ajoute cette réflexion , confirmée par l'expérience : << qu'une ignorance absolue n'est ni le mal le plus grand, ni le plus à craindre , et qu'un amas de connoissanecs mal digérées est bien pis encore (2). »

Ainsi , si la religion avoit besoin d'être justifiée à ce sujet, nous ne manquerions pas d'autorités chez les anciens, ni même chez les modernes. Hobbes a écrit plusieurs traités (3)

(1) Voyez la note C à la fin du volume.

(2) De Leg.lih. 7.

(3) Examiiiatia et emendatio mathematicœ hodiernœ, dial. VI , contra Geometras,

DU CHRISTIANISME. 43

contre l'incertitude de la science la plus cer- taine de toutes , celle des mathématiques. Dans celui qui a pour titre: Contra Geometras , sive contra phastum Professorum , il reprend, une à une , les définitions d'Euclide , et montre ce qu'elles ont de faux , de vague ou d'arbitraire. La manière dont il s'énonce est remarquable : Itaque per hanc epistolam hoc ago ut osten- dam iibi non minorent esse dubitandi cau- sarn in scriptis mathematicorum , quant in scriptis physicorum , ethicorum, etc. (i). « Je te ferai voir dans ce traité qu'il n'y a pas moins de sujets de doute en mathématiques qu'en physique, en morale, etc. »

Bacon s'est exprimé d'une manière encore plus forte contre les sciences , même en pa- roissant en prendre la défense. Selon ce grand homme , il est prouvé « qu'une légère teinture de philosophie peut conduire à méconnoître l'essence première ; mais qu'un savoir plus plein mène l'homme à Dieu (2). »

Si cette idée est véritable , qu'elle est ter- rible ! car, pour un seul génie capable d'ar-

(1) Hob. Opéra < onin. Amstelod. eciit. 1667.

(2) De /li/g. scient, lib. V.

44 GÉNIE

river à cette plénitude de savoir demandée par Bacon , et , selon Pascal , on se rencontre dans une autre ignorance , que d'esprits mé- diocres n'y parviendront jamais , et resteront dans ces nuages de la science qui cachent la Divinité !

Ce qui perdra toujours la foule , c'est l'or- gueil : c'est qu'on ne pourra jamais lui per- suader qu'elle ne sait rien au moment elle croit tout savoir. Les grands hommes peuvent seuls comprendre ce dernier point des con- noissances humaines, l'on voit s'évanouir les trésors qu'on avoit amassés, et l'on se retrouve dans sa pauvreté originelle. C'est pourquoi la plupart des sages ont pensé que les études philosophiques avoient un extrême danger pour la multitude. Locke emploie les trois premiers chapitres du quatrième livre de son Essai sur V entendement humain , à mon- trer les hornes de notre connoissance, qui sont réellement effrayantes, tant elles sont rapprochées de nous.

« Notre connoissance , dit-il , étant resserrée dans des hornes si étroites , comme je l'ai montré, pour mieux voir L'état présent de notre esprit , il ne sera peut-être pas inutile...

DU CHRISTIANISME. 45

do prendre connoissancc de notre ignorance

qui peut servir beaucoup à terminer les

disputes si, après avoir découvert jusqu'où

nous avons des idées claires nous ne nous

engageons pas dans cet abîme de ténèbres (où nos yeux nous sont entièrement inutiles , et nos facultés ne sauroient nous faire apercevoir quoi que ce soit ) , entêtes de cette folle pensée , que rien n'est au-dessus de notre compréhen- sion (1).

Enfin, on sait que Newton, dégoûté de l'étude des mathématiques, fut plusieurs an- nées sans vouloir en entendre parler; et de nos jours même , Gibbon , qui fut si long-temps F apôtre des idées nouvelles, a écrit: « Les sciences exactes nous ont accoutumés à dé- daigner l'évidence morale, si féconde en belles sensations, et qui est faite pour déterminer les opinions et les actions de notre vie. »

En effel , plusieurs personnes ont pensé que la science entre les mains de l'homme dessèche le cœur , désenchante la nature , mène les esprits foibles à l'athéisme , et de l'athéisme

(1) Locke , Entend, /mm. liv. IV , chap. 3 , art. 4, IrcuL de Caste.

46 GÉNIE

au crime ; que les beaux-arts , au contraire , rendent nos jours merveilleux, attendrissent nos âmes , nous font pleins de foi envers la Divinité, et conduisent par la religion à la pratique des vertus.

Nous ne citerons pas Rousseau, dont l'au- torité pourroit être suspecte ici ; mais Des- cartes, par exemple, s'est exprimé d'une ma- nière bien étrange sur la science qui a fait une partie de sa gloire.

« Il ne trouvoit rien effectivement, dit le savant auteur de sa vie, qui lui parût moins solide que de s'occuper de nombres tous sim- ples et de figures imaginaires , comme si l'on devoits'en tenir à ces bagatelles , sans porter la vue au-delà. Il y voyoit même quelque chose de plus qu'inutile ; il croyoit qu'il étoit dan- gereux de s'appliquer trop sérieusement à ces démonstrations superficielles, que l'industrie et l'expérience fournissent moins souvent que le hasard (i). Sa maxime étoit que cette ap- plication nous désaccoutume insensiblement de l'usage de notre raison, et nous expose à

(i) Lettres de i638, p. 4-12 , Cartes, lib. de direc. ingen. régula , n. 5.

DU CHRISTIANISME. 4 7

perdre la route que sa lumière nous trace (i). »

Cette opinion de l'auteur de l'application de l'algèbre à la géométrie , est une chose digne d'attention.

Le Père Castel, à son tour , semble se plaire à rabaisser le sujet sur lequel il a lui-même écrit. « En général, dit-il, on estime trop les

mathématiques La géométrie a des vérités

hautes, des objets peu développés, des points de vue qui ne sont que comme échappés. Pour- quoi le dissimuler? Elle a des paradoxes, des apparences de contradiction , des conclusions de système et de concession, des opinions de sectes, des conjectures même, et même des paralogismes (2). »

Si nous en croyons Buffon, « ce qu'on ap- pelle 'vérités mathématiques se réduit à des identités d'idées , et n a aucune réalité (3). » Enfin l'abbé de Condillac, affectant pour les géomètres le même mépris qu'Hobbes , dit , en parlant d'eux : « Quand ils sortent de leurs calculs pour entrer dans des recherches d'une

(1) Œuv. de Desc. lom. I, p. 112.

(2) Mat Ii. unie. p. 3, 5.

(3) Hisf. nat. tom. I , prem. dise. p. 77.

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nature différente, on ne leur trouve plus la même clarté, la même précision, ni la même étendue d'esprit. Nous avons quatre métaphy- siciens célèbres, Descartes, Malcbranchc, Leibnitz et Locke : le dernier est le seul qui ne fut pas géomètre, et de combien n'est-il pas supérieur aux trois autres (i) ! »

Ce jugement n'est pas exact. En métaphy- sique pure, Malcbranchc et Leibnitz ont été beaucoup plus loin que le philosophe anglais. Il est vrai que les esprits géométriques sont souvent faux dans le train ordinaire de la vie ; mais cela vient même de leur extrême jus- tesse. Ils veulent trouver partout des vérités absolues, tandis qu'en morale et en politique les vérités sont relatives. Il est rigoureuse- ment vrai que deux et deux font quatre ; mais il n'est pas de la même évidence qu'une bonne loi à Athènes soit une bonne loi à Paris. Il est de fait que la liberté est une chose excellente : d'après cela, faut-il verser des torrens de sang pour l'établir chez un peuple , en tel degré que ce peuple ne la comporte pas ?

(1) Essai sur T Origine des Connoissances humaines , i cm. II, sect II, chap. 4i 2^y, édit. Ainsi. 178^.

DU CHRISTIANISME. 49

En mathématiques on ne doit regarder que le principe, en morale que la conséquence. L'une est une vérité simple , l'autre une vérité complexe. D'ailleurs, rien ne dérange le com- pas du géomètre, et tout dérange le cœur du philosophe. Quand l'instrument du second sera aussi sûr que celui du premier, nous pourrons espérer de connoître le fond des choses : jusque-là il faut compter sur des er- reurs. Celui qui voudroit porter la rigidité géométrique dans les rapports sociaux, de- viendroit le plus stupide ou le plus méchant des hommes.

Les mathématiques , d'ailleurs , loin de prouver l'étendue de l'esprit dans la plupart des hommes qui les emploient, doivent être considérées, au contraire, comme l'appui de leur foiblesse, comme le supplément de leur insuffisante capacité , comme une méthode d'abréviation propre à classer des résultats dans une tête incapable d'y arriver d'elle- même. Elles ne sont en effet que des signes généraux d'idées qui nous épargnent la peine d'en avoir, des étiquettes numériques d'un trésor que l'on n'a pas compté, des instru- mens avec lesquels on opère , et non les choses

3. 4

5o GÉNIE

sur lesquelles on agit. Supposons qu'une pen- sée soit représentée par A et une autre par B. Quelle prodigieuse différence n'y aura-t-il pas entre l'homme qui développera ces deux pensées , dans leurs divers rapports moraux , politiques et religieux, et l'homme qui, la plume à la main , multipliera patiemment son A et son B en trouvant des combinaisons cu- rieuses, mais sans avoir autre chose devant l'es- prit que les propriétésde deux lettres stériles ? Mais si, exclusivement à toute autre science, vous endoctrinez un enfant dans cette science qui donne peu d'idées , vous courez les risques de tarir la source des idées mêmes de cet en- fant, de gâter le plus beau naturel, d'éteindre l'imagination la plus féconde, de rétrécir l'en- tendement le plus vaste. Vous remplissez cette jeune tete d'un fracas de nombres et de figures qui ne lui représentent rien du tout ; vous l'ac- coutumez à se satisfaire d'une somme donnée, à ne marcher qu'à l'aide d'une théorie, à ne faire jamais usage de ses forces , à soulager sa mémoire et sa pensée par des opérations arti- ficielles, à ne connoître, et finalement à n'ai- mer que ces principes rigoureux et ces vérités absolues qui bouleversent la société.

DU CHRISTIANISME. 5t

On a dit que les mathématiques servent à rectifier dans la jeunesse les erreurs du rai- sonnement. Mais on a répondu très-ingénieu- sement et très-solidement à la fois, que pour classer des idées , il falloit premièrement en avoir ; que prétendre arranger Y entendement d'un enfant , c'éloit vouloir arranger une chambre vide. Donnez-lui d'abord des notions claires de ses devoirs moraux et religieux ; en- seignez-lui les lettres humaines et divines : ensuite, quand vous aurez donné les soins né- cessaires à l'éducation du cœur de votre élève , quand son cerveau sera suffisamment rempli d'objets de comparaison et de principes cer- tains, mettez-y de l'ordre, si vous le voulez, avec la géométrie.

En outre, est-il bien vrai que l'élude des mathématiques soit si nécessaire dans la vie? S'il faut des magistrats, des ministres, des classes civiles et religieuses , que font à leur état les propriétés d'un cercle ou d'un triangle ? On ne veut plus, dit-on, que des choses posi- tives. Eh ! grand Dieu ! qu'y a-t-il de moins positif que les sciences , dont les systèmes changent plusieurs fois par siècle ? Qu'im- porte au laboureur que l'élément de la terre

4-

52 GÉN1K

ne soit pas homogcne, ou au bûcheron que le bois ail une substance pyroli gueuse ? Une page éloquente de Bossuet sur la morale, est plus utile et plus difficile à écrire qu'un volume d'abstractions philosophiques.

Mais on applique , dit-on , les découvertes des sciences aux arts mécaniques? Ces grandes découvertes ne produisent presque jamais l'ef- fet qu'on en attend. La perfection de l'agri- culture, en Angleterre, est moins le résultat de quelques expériences scientifiques , que celui du travail patient et de l'industrie du fermier obligé de tourmenter sans cesse un sol ingrat.

Nous attribuons faussement à nos sciences ce qui appartient au progrès naturel de la société. Les bras et les animaux rustiques se sont multipliés ; les manufactures et les pro- duits de la terre ont augmenter et s'amé- liorer en proportion. Qu'on ait des charrues plus légères , des machines plus parfaites poul- ies métiers, c'est un avantage; mais croire que le génie et la sagesse humaine se ren- ferment dans un cercle d'in veillions méca- niques, c'est prodigieusement errer.

Quant aux mathématiques propremcnlditcs,

DU CHRISTIANISME. 53 il est démontré qu'on peut apprendre, dans un temps assez court, ce qu'il est utile d'en savoir pour devenir un bon ingénieur. Au-delà de celte géométrie - pratique , le reste n'est plus qu'une géométrie- spéculative , qui a ses jeux, ses inutilités, et pour ainsi dire ses romans comme les autres sciences. « Il faut bien distinguer, dit Vol taire, entre la géo- métrie utile et la géométrie curieuse

Quarrez des courbes tant qu'il vous plaira, vous montrerez une extrême sagacité. Vous ressemblez à un arithméticien qui examine les propriétés des nombres, au lieu de calculer

sa fortune Lorsqu'Archimède trouva la

pesanteur spécifique des corps, il rendit ser- vice au genre humain ; mais de quoi vous ser- vira de trouver trois nombres tels que la différence des quarrés de deux, ajoutée au nombre trois, fasse toujours un quarré, et que la somme des trois différences, ajoutée au même cube , fasse toujours un quarré ? Nugœ difficiles ( i ) . »

Toute pénible que cette vérité puisse être pour les mathématiciens, il faut cependant le

(i) Ouest, sur l'Eneyc. Géom.

54 GÉNIE

dire : la nature ne les a pas faits pour occuper le premier rang. Hors quelques gc'omèlres inventeurs , elle les a condamnés à une triste obscurité; et ces génies inventeurs eux-mêmes sont menacés de l'oubli, si l'historien ne se charge de les annoncer au monde : Archimède doit sa gloire à Polybe , et Voltaire a créé parmi nous la renommée de Newton. Platon et Pythagore vivent comme moralistes et légis- lateurs, Leibnitz et Descartes comme méta- physiciens, peut-être encore plus que comme géomètres. D'Alembert auroit aujourd'hui le sort de Varignon et de Duhamel, dont les noms encore respectés de l'école n'existent plus pour le monde r que dans les éloges aca- démiques, s'il n'eût mêlé la réputation de l'écrivain à celle du savant. Un poète avec quelques vers passe à la postérité, immorta- lise son siècle , et porte à l'avenir les hommes qu'il a daigné chanter sur sa lyre : le savant, à peine connu pendant sa vie, est oublié le lendemain de sa mort. Ingrat malgré lui, il ne peut rien pour le grand homme, pour le héros qui l'aura protégé. En vain il placera son nom dans un fourneau de chimiste ou dans une machine de physicien ; estimables

DU CHRISTIANISME. 55

efforts , dont pourtant il ne sortira rien d'il- lustre. La gloire est née sans ailes; il faut qu'elle emprunte celles des Muses , quand elle veut s'envoler aux cieux. C'est Corneille , Racine, Boileau, ce sont les orateurs, les historiens, les artistes qui ont immortalisé Louis XIV, bien plus que les savans qui bril- lèrent aussi dans son siècle. Tous les temps , tous les pays offrent le même exemple. Que les mathématiciens cessent donc de se plaindre, si les peuples , par un instinct général , font marcher les lettres avant les sciences ! C'est qu'en effet l'homme qui a laissé un seul pré- cepte moral , un seul sentiment touchant à la terre , est plus utile à la société que le géo- mètre qui a découvert les plus belles propriétés du triangle.

Au reste, il n'est peut-être pas difficile de mettre d'accord ceux qui déclament contre les mathématiques et ceux qui les préfèrent à tout. Celte différence d'opinions vient de l'erreur commune , qui confond un grand avec un habile mathématicien. Il y a une géométrie matérielle qui se compose de lignes , de points , d'A -f B ; avec du temps et de la persévérance , l'esprit le plus médiocre peut y faire des pro-

56 GENIE

diges. C'est alors une espèce de machine géo- métrique , qui exécute d'elle-même des opé- rations compliquées, comme la machine arith- métique de Pascal. Dans les sciences, celui qui vient le dernier est toujours le plus instruit : voilà pourquoi tel écolier de nos jours est plus avancé que Newton en mathématiques , voilà pourquoi tel qui passe pour savant au- jourd'hui, sera traité d'ignorant par la géné- ration future. Entêtés de leurs calculs , les géomètres-manœuvres ont un mépris ridicule pour les arts d'imagination : ils sourient de pitié quand on leur parle de littérature, de morale, de religion; ils commissent , disent- ils , la nature. Naime-t-on pas autant {igno- rance de Platon , qui appelle cette même nature une poésie mystérieuse?

Heureusement il existe une autre géomé- trie , une géométrie intellectuelle. C'est celle-là qu'il i'alloit savoir pour entrer dans l'école des disciples de Socrate ; elle voit Dieu derrière le cercle et le triangle , et elle a créé Pascal , Leibnitz, Descartes et Newton. En général les géomètres inventeurs ont été religieux.

Mais on ne peut se dissimuler que celte géométrie des grands hommes ne soit fort

DU CHRISTIANISME. 57

rare. Pour un seul génie qui marche par les voies sublimes de la science , combien d'autres se perdent dans ses inextricables sentiers ! Observons ici une de ces réactions si com- munes dans les lois de la Providence : les âges irréligieux conduisent nécessairement aux sciences , et les sciences amènent nécessaire- ment les âges irréligieux. Lorsque, dans un siècle impie , l'homme vient à méconnoîtrc l'existence de Dieu , comme c'est néanmoins la seule vérité qu'il possède à fond, et qu'il a un besoin impérieux des vérités positives, il cherche à s'en créer de nouvelles , et croit les trouver dans les abstractions des sciences. D'une autre part, il est naturel que des esprits communs , ou des jeunes gens peu réfléchis , en rencontrant les vérités mathématiques dans l'univers , en les voyant dans le ciel avec Newton, dans la chimie avec Lavoisier , dans les minéraux avecHaiiy ; il est naturel, disons- nous , qu'ils les prennent pour le principe même des choses, et qu'ils ne voient rien au-delà. Cette simplicité de la nature qui de vi oit leur faire supposer, comme Aristote , un premier mobile, et comme Platon, \m éternel géomètre , ne sert qu'à les égarer : Dieu

58 GÉNIE

n'est bientôt plus pour eux que les propriétés des corps; et la chaîne même des nombres leur dérobe la grande Unité.

DU CHRISTIANISME. 5g

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CHAPITRE IL

Chimie et Histoire naturelle.

Ce sont ces excès qui ont donné tant d'avan- tages aux ennemis des sciences, et qui ont fait naître les éloquentes déclamations de Rousseau et de ses sectateurs. Rien n'est plus admirable , disent-ils, que les découvertes de Spallanzani, de Lavoisier, de Lagrange; mais ce qui perd tout, ce sont les conséquences que des esprits faux prétendent en tirer. Quoi ! parce qu'on sera parvenu à démontrer la simplicité des sucs digestifs, ou à déplacer ceux de la géné- ration ; parce que la chimie aura augmenté , ou, si l'on veut, diminué le nombre des élé- mens ; parce que la loi de la gravitation sera connue du moindre écolier ; parce qu'un enfant pourra barbouiller des figures de géométrie ; parce que tel ou tel écrivain sera un subtil idéologue , il faudra nécessairement en con- clure, qu'il n'y a ni Dieu , ni véritable reli- gion? quel abus de raisonnement!

Go GÉNIE

Une autre observation a fortifié chez les esprits limides le dégoût des études philoso- phiques. Ils disent: « Si ces découvertes étoient certaines, invariables, nous pourrions conce- voir l'orgueil qu'elles inspirent , non aux hommes estimables qui les ont faites, mais à la foule qui en jouit. Cependant, dans ces sciences appelées positives , l'expérience du jour ne détruit -elle pas l'expérience de la veille ! Les erreurs de l'ancienne physique ont eu leurs partisans et leurs défenseurs. Un bel ouvrage de littérature reste beau dans tous les temps; les siècles même lui ajoutent un nou- veau lustre. Mais les sciences qui ne s'occupent que des propriétés des corps, voient vieillir dans un instant, leur système le plus fameux. En chimie , par exemple , on pensoit avoir une nomenclature régulière (i); et l'on s'aperçoit

(i) Par les terminaisons des acides en eux et en iaues : on a démontré récemment que L'acide nitrique et l'acide sulfurique n' étoient point le résultat d'une addition d'oxi- gène à l'acide nilreux et à V acide sulfureux. Il y avoit tou- jours, dès le principe , un vide dans le système par 1 acide muriatique , qui n'avoil pas de positif en eux/M. Berlhol- lel est, dit-on, sur le point de prouver que Wuole, regarde

DU CHRISTIANISME. 61

maintenant qu'on s'est trompé. Encore on certain nombre de faits , et il faudra briser les cases de la chimie moderne. Qu'aura-t-on gagné à bouleverser les noms, à appeler Y air vital, oxigene, etc. ? Les sciences sont un laby- rinthe où l'on s'enfonce plus avant , au moment même l'on croyoit en sortir. »

Ces objections sont spécieuses , mais elles ne regardent pas plus la chimie que les autres sciences. Lui reprocher de se détromper elle- même par ses expériences , c'est l'accuser de sa bonne foi , et de n'être pas dans le secret de l'essence des choses. Et qui donc est dans ce secret, sinon cette Intelligence première qui existe de toute éternité ? La brièveté de notre vie , la foiblesse de nos sens, la grossièreté de nos instrumens et de nos moyens, s'opposent à la découverte de cette

jusqu'à présent comme une simple essence combinée avec le calorique , est une substance composée. Il n'y a qu'un fait certain en chimie , fixé par Boerhaave , et déve- loppé par Lavoisier; savoir, que le calorique , ou la subs- tance qui, unie à la lumière, compose le feu, tend sans cesse à distendre les corps, ou à écarter les unes des autres leurs molécules constitutives.

6a GÉNIE

formule générale , que Dieu nous cache à jamais. On sait que nos sciences décomposent et recomposent, mais qu'elles ne peuvent composer. C'est cette impuissance de créer qui découvre le côté foible et le néant de l'homme. Quoi qu'il fasse, il ne peut rien, tout lui résiste; il ne peut plier la matièreà son usage, qu'elle ne se plaigne et ne gémisse: il semble attacher ses soupirs et son cœur tumultueux à tous ses ouvrages !

Dans l'œuvre du Créateur , au contraire , tout est muet, parce qu'il n'y a point d'ef- fort; tout est silencieux, parce que tout est soumis : il a parlé , le chaos s'est tu , les globes se sont glissés sans bruit dans l'espace. Les puissances unies de la matière sont à une seule parole de Dieu , comme rien est atout, comme les choses créées sont à la nécessité. Voyez l'homme à ses travaux ; quel effrayant appa- reil de machines! Il aiguise le fer, il prépare le poison , il appelle les élémcns à son secours ; il fait mugir l'eau , il fait siffler l'air, ses four- neaux s'allument. Armé du feu, que va tenter ce nouveau Prométhée? Va- t-il créer un monde? Non; il va détruire : il ne peut enfanter que la inorl !

DU CHRISTIANISME. 63

Soit préjuge d'éducation , soit habitude d'errer dans les déserts , et de n'apporter que notre cœur à l'étude de la nature , nous avouons qu'il nous fait quelque peine de voir l'esprit d'analyse et de classification dominer dans les sciences aimables , l'on ne devrait rechercher que la beauté et la bonté de la Divinité. S'il nous est permis de le dire , c'est , ce nous semble , une grande pitié que de trou- ver aujourd'hui l'homme mammifère rangé , d'après le système de Linnœus, avec les singes, les chauve-souris et les paresseux. Ne valoit-il pas autant le laisser à la tête de la création , l'avoient placé Moïse, Aristote , Buffon et la nature? Touchant de son âme aux cîeux, et de son corps à la terre , on aimoit à le voir former, dans la chaîne des êtres, l'anneau qui lie le monde visible au monde invisible , le temps à l'éternité.

« Dans ce siècle même, dit Buffon, les sciences paroissent être cultivées avec soin, je crois qu'il est aisé de s'apercevoir que la philosophie est négligée , et peut-être plus que dans aucun siècle; les arts, qu'on veut appeler scientifiques, ont pris sa place; les méthodes de calcul et de géométrie , celles de

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botanique et d'histoire naturelle , les formules, en un mot, et les dictionnaires, occupent presque tout le monde : on s'imagine savoir davantage , parce qu'on a augmenté le nombre des expressions symboliques et des phrases savantes, et on ne fait point attention que tous ces arts ne sont que des échafaudages pour arriver à la science , et non pas la science elle-même ; qu'il ne faut s'en servir que lors- qu'on ne peut s'en passer, et qu'on doit tou- jours se défier qu'ils ne viennent à nous man- quer , lorsque nous voudrons les appliquer à l'édifice (i). »

Ces remarques sont judicieuses, mais il nous semble qu'il y a dans les classifications un danger encore plus pressant. Ne doit-on pas craindre que cette fureur de ramener nos connoissanecs à des signes physiques , de ne voir dans les races diverses de la création que des doigts, des dents , des becs, ne conduise insensiblement la jeunesse au matérialisme ? Si pourtant il est quelque science les incon- véniens de l'incrédulité se fassent sentir dans leur plénitude , c'est en histoire naturelle. On

(i) lîuff. Hist, iiat. loin. I , prem. dise. pag. 79.

DU CHRISTIANISME. 65

flétrit alors ce qu'on touche : les parfums , l'éclat des couleurs , l'élégance des formes , disparoissent , dans les plantes, pour le bota- niste qui n'y attache ni moralité ni tendresse. Lorsqu'on n'a point de religion , le cœur est insensible, et il n'y a plus de beauté : car la beautén'cstpointunétreexistanthorsdenous; c'est dans le cœur de l'homme que sont les grâces de la nature.

Quant à celui qui étudie les animaux , qu'est- ce autre chose , s'il est incrédule , que d'étudier des cadavres ? A quoi ses recherches le mènent- elles? quel peut être son but? Ah! c'est pour lui qu'on a formé ces cabinets , écoles la Mort , la faux à la main , est le démonstrateur ; cimetières au milieu desquels on a placé des horloges pour compter des minutes à des sque- lettes, pour marquer des heures à l'éternité!

C'est dans ces tombeaux le néant a ras- semblé ses merveilles, la dépouille du singe insulte à la dépouille de l'homme ; c'est qu'il faut chercher la raison de ce phénomène, un naturaliste athée : à force de se promener dans l'atmosphère des sépulcres, son âme a gagné la mort.

Lorsque la science étoit pauvre et solitaire ;

3. 5

66 GÉNIE

lorsqu'elle erroit dans la vallée et dans la foret, qu'elle épioit l'oiseau portant à manger à ses petits, ou le quadrupède retournant à sa ta- nière , que son laboratoire étoit la nature , son amphithéâtre les cieux et les champs; qu'elle étoit simple et merveilleuse comme les déserts elle passoit sa vie, alors elle étoit religieuse. Assise à l'ombre d'un chêne , cou- ronnée des fleurs qu'elle avoit cueillies sur la montagne, elle se contentoit de peindre les scènes qui l'environnoicnt. Ses livres n'étoient que des catalogues de remèdes pour les infir- mités du corps, ou des recueils de cantiques , dont les paroles apaisoient les douleurs 'de l'âme. Mais quand des congrégations de savans se formèrent; quand les philosophes, cher- chant la réputation et non la nature, voulu- rent parler des œuvres de Dieu , sans les avoir aimées, l'incrédulité naquit avec l'amour- propre , et la science ne fut plus que le petit instrument d'une petite renommée.

L'Eglise n'a jamais parlé aussi sévèrement contre les études philosophiques , que les divers philosophes que nous avons cités dans ces cha- pitres. Si on l'accuse de s'être un peu méfiée de ces lettres qui ne guérissent de rien , comme

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parle Sénèque , il faut aussi condamner cette foule de législateurs, d1hommes d'Etat, de moralistes, qui se sont élevés beaucoup plus fortement que la religion chrétienne contre le danger, l'incertitude et l'obscurité des sciences.

découvrira-t-elle la vérité ? Sera-ce dans Locke, placé si haut par Condillac ? dans Leibnitz, qui trouvoit Locke si foible en idéologie , ou dans Kant, qui a , de nos jours , attaqué et Locke et Condillac ? En croira-t-elle Minos , Lycurgue , Caton, J.J.Rousseau, qui chassent les sciences de leurs républiques, ou adoptera-t-clle le sentiment des législaleurs qui les tolèrent? Quelles effrayantes leçons, si elle jette les yeuxautour d'elle ! Quelle ample matière de réflexions sur cette histoire de V arbre de science, qui produit la mort! Tou- jours les siècles de philosophie ont touché aux siècles de destruction.

L'Eglise ne pouvoit donc prendre, dans une question qui a partagé la terre , que le parti même qu'elle a pris : retenirou lâcher les rênes, selon l'esprit des choses et des temps ; opposer la morale à l'abus que l'homme fait des lu- mières, et tacher de lui conserver, pour son

5.

(58 GÉJN1E

bonheur, un cœur simple et une humble pensée.

Concluons que le défaut du jour est de sé- parer un peu trop les études abstraites des études littéraires. Les unes appartiennent à l'esprit, les autres au cœur; or, il se faut donner de garde de cultiver le premier à l'ex- clusion du second , et de sacrifier la parlie qui aime à celle qui raisonne. C'est par une heu- reuse combinaison des connoissances physi- ques et morales , et surtout par le concours des idées religieuses , qu'on parviendra à re- donner à noire jeunesse cette éducation qui jadis a formé tant de grands hommes. Il ne faut pas croire que notre sol soit épuisé. Ce beau pays de France , pour prodiguer de nou- velles moissons, n'a besoin que d'être cultivé un peu à la manière de nos pères : c'est une de ces terres heureuses régnent ces génies protecteurs des hommes , et ce souffle divin, qui, selon Platon, décèlent les climats favo- rables à la vertu (i).

(i) VUx.de Leg. lib. V.

DU CHRISTIANISME. 69

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CHAPITRE III.

DES PHILOSOPHES CHRÉTIENS.

Métaphysiciens.

Les exemples viennent à l'appui des prin- cipes ; et une religion qui réclame Bacon , Newton, Bayle , Clarke , Leibnilz, Grotius, Pascal , Arnauld , Nicole , Malebranche , La Bruyère (sans parler des Pères de l'Eglise , ni de Bossue t, nidcFénélon, ni deMassillon, ni de Bourdaloue, que nous voulons bien ne compter ici que comme orateurs), une telle religion peut se vanter d'être favorable à la philosophie.

Bacon doit sa célébrité à son Traité, on the adiancement oflearning , et à son novum organum scientiarurn. Dans le premier , il examine le cercle des sciences , classant chaque objet sous sa faculté ; facultés dont il reconnoît quatre : Y âme ou la sensation , la mémoire , Y imagination , V entendement. Les sciences s'y

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trouvent réduites à trois : la poésie , Y histoire , la philosophie.

Dans le second ouvrage , il rejette la manière de raisonner par syllogisme, et propose la physique expérimentale, pour seul guide dans la nature. On aime encore à lire la profession de foi de l'illustre chancelier d'Angleterre , et la prière qu'il avoit coutume de dire avant de se mettre au travail. Cette naïveté chrétienne, dans un grand homme, est hien touchante. Quand Newton et Bossuet découvroient avec simplicité leurs têtes augustes, en prononçant le nom de Dieu , ils étoient peut-être plus admirables dans ce. moment, que lorsque le premier pesoit ces mondes , dont l'autre en- seignoit à mépriser la poussière.

Glarke dans son Traité de r existence de Dieu, Leibnitz dans sa Théodicée , Male- branche dans sa Ixecherche de la vérité , se sont élevés si haut en métaphysique , qu'ils n'ont rien laissé à faire après eux.

Il est assez singulier que notre siècle se soit cru supérieur en métaphysique et en dialec- tique au siècle qui l'a précédé. Les faits dé- posent contre nous: certainement Condillur , qui n'a rien dit de nouveau, ne peut seul

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balancer Locke, Descartes, Malebranche et Leibnitz. Il ne fait que démembrer le pre- mier , et il s'égare toutes les fois qu'il marche sans lui. Au reste, la métaphysique du jour diffère de celle de l'antiquité, en ce qu'elle sépare, autant qu'il est possible, l'imagi- nation des perceptions abstraites. Nous avons isolé les facultés de notre entendement , réser- vant la pensée pour telle matière , le raison- nement pour telle autre, etc. D'où il résulte que nos ouvrages n'ont plus d'ensemble, et que notre esprit, ainsi divisé par cliapitres, offre les inconvéniens de ces histoires, chaque sujet est traité à part. Tandis qu'on recommence un nouvel article , le précédent nous échappe ; nous cessons de voir les liai- sons que les faits ont entr'eux , nous retom- bons dans la confusion à force de méthode , et la multitude des conclusions particulières nous empêche d'arriver à la conclusion générale.

Quand il s'agit , comme dans l'ouvrage de Clarke , d'attaquer des hommes qui se piquent de raisonnement , et auxquels il est nécessaire de prouver qu'on raisonne aussi bien qu'eux , on fait merveilleusement d'employer la ma- nière ferme et serrée du docteur anglais; mais,

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dans tout autre cas, pourquoi préférer cette sécheresse à un style clair, quoique animé? Pourquoi ne pas mettre son cœur dans un ou- vrage sérieux, comme dans un livre purement agréable ? On lit encore la métaphysique de Platon , parce qu'elle est colorée par une ima- gination brillante. Nos derniers idéologues sont tombés dans une grande erreur, en séparant l'histoire de l'esprit humain de l'histoire des choses divines, en soutenant que la dernière ne mène à rien de positif, et qu'il n'y a que la première qui soit d'un usage immédiat. est donc la nécessité de connoitre les opé- rations de la pensée de l'homme , si ce n'est pour les rapporter à Dieu? Que me revient-il de savoir que je reçois ou non mes idées par les sens ? Gondillac s'écrie : « Les métaphy- siciens mes devanciers se sont perdus dans des mondes chimériques, rnoi seul j'ai trouvé le vrai; ma science est de la plus grande utilité. Je vais vous dire ce que c'est que la conscience, l'attention, la réminiscence. » Et à quoi cela me conduira-t-il ? Une chose n'est bonne, une chose n'est positive qu'autant qu'elle renferme une intention morale; or, toute métaphysique qui n'est pas lliëologie ,

DU CHRISTIANISME. 73

comme celle des anciens et des chrétiens, toute métaphysique qui creuse un abîme entre l'homme et Dieu, qui prétend que le dernier n'étant que ténèbres , on ne doit pas s'en occuper : cette métaphysique est futile et dan- gereuse , parce qu'elle manque de but.

L'autre , au contraire , en m'associant à la Divinité, en me donnant une noble idée de ma grandeur , et de la perfection de mon être , me dispose à bien penser et à bien agir. Les fins morales viennent par cet anneau se rattacher à cette métaphysique , qui n'est alors qu'un chemin plus sublime pour arriver à la vertu. C'est ce que Platon appeloit par excel- lence la science des Dieux, et Pythagore , la géométrie divine. Hors de , la métaphysique n'est qu'un microscope , qui nous découvre curieusement quelques petits objets que n'au- roit pu saisir la vue simple , mais qu'on peut ignorer ou connoître , sans qu'ils forment , ou qu'ils remplissent un vide dans l'existence.

7/t GENIE

CHAPITRE IV.

SUITE DES PHILOSOPHES CHRÉTIENS. Publicistes.

Nous avons fait, dans ces derniers temps, un grand bruit de notre science en politique ; on diroit qu'avant nous le monde moderne n'avoil jamais entendu parler de liberté, ni des différentes formes sociales. C'est apparem- ment pour cela que nous les avons essayées les unes après les autres avec tant d'habileté et de bonheur. Cependant, Machiavel, Thomas Morus, Mariana, Bodin, Grotius , Puffen- dorf et Locke, philosophes chrétiens, s'étoient occupés de la nature des gouvernemens bien avant Mably et Rousseau.

Nous ne ferons point l'analyse des ouvrages de ces publicistes, dont il nous suffit de rap- peler les noms, pour prouver que tous les genres de gloire littéraire appartiennent an christianisme; nous montrerons ailleurs ce que la libellé du genre humain doit à celle

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même religion , qu'on accuse de prêcher l'esclavage.

Il seroit bien à désirer , si l'on s'occupe encore d'écrits de politique (ce qu'à Dieu ne plaise!), qu'on retrouvât pour ces sortes d'ouvrages les grâces que leur prètoient les anciens. La Cyropédie de Xénophon , la Répu- blique et les Lois de Platon sont à la fois de graves traités et des livres pleins de charmes. Platon excelle à donner un tour merveilleux aux discussions les plus stériles; il sait mettre de l'agrément jusque dans l'énoncé d'une loi. Ici , ce sont trois vieillards qui discourent en allant de Gnosse à l'antre de Jupiter, et qui se reposent sous des cyprès , et dans de rianlcs prairies ; , c'est le meurtrier involontaire ; qui, un pied dans la mer, fait des libations à Neptune : plus loin , un po'éte étranger est reçu avec des chants et des parfums : on l'ap- pelle un homme divin , on le couronne de lauriers , et on le conduit , chargé d'honneurs , hors du territoire de la République. Ainsi, Platon a cent manières ingénieuses de pro- poser ses idées ; il adoucit jusqu'aux sentences les plus sévères, en considérant les délits soas un jour religieux.

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Remarquons que les publicistes modernes ont vanté le gouvernement républicain, tandis que les écrivains politiques de la Grèce ont généralement donné la préférence à la mo- narchie. Pourquoi cela ? parce que les uns et les autres haïssoient ce qu'ils avoient , et aimoient ce qu'ils n'avoient pas : c'est l'his- toire de tous les hommes.

Au reste , les sages de la Grèce envisageoient la société sous les rapports moraux; nos der- niers philosophes Font considérée sous les rapports politiques. Les premiers vouloient que le gouvernement découlât des mœurs ; les seconds , que les mœurs dérivassent du gou- vernement. La philosophie des uns s'appuyoit sur la religion; la philosophie des autres , sur l'athéisme. Platon et Socrate crioient aux peuples : « Soyez vertueux , vous serez libres » ; nous leur avons dit : « Soyez libres , vous serez vertueux. » La Grèce, avec de tels sentimens, fut heureuse. Qu'obtiendrons-nous avec les principes opposés?

DU CHRISTIANISME. 77

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CHAPITRE V.

MORALISTES. La Bruyère.

Les écrivains du même siècle , quelque différens qu'ils soient par le génie, ont cepen- dant quelque chose de commun entr'eux. On reconnoît ceux du bel âge de la France , à la fermeté de leur style , au peu de recherche de leurs expressions, à la simplicité de leurs tours, et pourtant à une certaine construction de phrase grecque et latine, qui, sans nuire au génie de la langue française , annonce les modèles dont ces hommes s'étoient nourris. De plus, les littératures se divisent, pour ainsi dire , en partis qui suivent tel ou tel maître , telle ou telle école. Ainsi les écrivains de Poii-Royal se distinguent des écrivains de la Société; ainsi, Fénélon , Massillon et Flé- chier se touchent par quelques points, et Pas- cal, BossuetetLaBruyère par quelques autres. Ces derniers sont remarquables par une sorte de brusquerie de pensée et de style , qui leur

78 GÉNIE

est particulière. Mais il faut convenir que La Bruyère qui imite volontiers Pascal (i), affai- blit quelquefois les preuves, et la manière de ce grand génie. Quand Fauteur des Caractères , voulantdémontrcrlapetilessedc l'homme, dit: « Vous êtes placé , ô Lucile , quelque part sur cet atome , etc. » , il reste bien loin de ce mor- ceau de l'auteur des Pensées : « Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini? qui le peut comprendre? » La Bruyère dit encore : « Il n'y a pour l'homme que trois événemens : naître, vivre et mourir ; il ne se sent pas naître , il souffre à mourir, et il oublie de vivre. » Pascal fait mieux sentir notre néant : « Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tète , et en voilà pour jamais. » Comme ce dernier mot est effrayant ! On voit d'abord la corneille, et puis la terre, et puis Y éternité. La négligence avec laquelle la phrase est jetée , montre tout le peu de valeur de la vie. Quelle amère indifférence, dans celle courte et froide histoire de l'homme (2) !

(1) Surtout dans le chapitre des Esprits forts.

(2) Cette pensée est supprimée dans la petite édition

DU CHRISTIANISME. 79

Quoi qu'il en soit, La Bruyère est un des beaux écrivains du siècle de Louis XIV. Aucun homme n'a su donner plus de variété à son style, plus de formes diverses à sa langue, plus de mouvement à sa pensée. Il descend de la haute éloquence à la familiarité , et passe de la plaisanterie au raisonnement , sans jamais blesser le goût ni le lecteur. L'ironie est son arme favorite : aussi philosophe que Théo- phraste , son coup d'œil embrasse un plus grand nombre d'objets, et ses remarques sont plus ori- ginales et plus profondes. Théophraste conjec- ture , La Rochcfoucault devine , et La Bruyère montre ce qui se passe au fond des cœurs.

de Pascal, avec les notes; les éditeurs n'ont pas apparem- ment trouvé que cela fût d'un beau style. Nous avons entendu critiquer la prosedu sièclede Louis XIV, comme manquant d'harmonie, d'élégance et de justesse dans l'ex- pression. Nous avons entendu dire : « Si Lossuet et Pascal revenoient, ils n'écriroient plus comme cela. » C'est nous , prétend - on , qui sommes les écrivains en prose par excellence , et qui sommes bien plus habiles dans l'art d'arranger des mots. Ne seroit-ce point que nous exprimons des pensées communes en style recherché, tandis que les écrivains du siècle de Louis XIV disoient tout simplement de grandes choses?

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C'est un grand triomphe pour la religion que de compter parmi ses philosophes un Pascal et un La Bruyère. Il faudroit, peut-être, d'après ces exemples, être un peu moins prompt à avancer qu'il n'y a que de petits esprits qui puissent être chrétiens.

« Si ma religion étoit fausse, dit l'auteur des Caractères , je l'avoue , voilà le piège le mieux dressé qu'il soit possible d'imaginer : il étoit inévitable de ne pas donner tout au tra- vers , et de n'y être pas pris. Quelle majesté ! quel éclat de mystères ! quelle suite et quel enchaînement de toute la doctrine ! Quelle raison éminente ! quelle candeur ! quelle inno- cence de mœurs ! quelle force invincible et accablante de témoignages rendus successive- ment et pendant trois siècles entiers par des millions de personnes les plus sages, les plus modérées qui fussent alors sur la terre , et que le sentiment d'une même vérité soutient dans l'exil, dans les fers , contre la vue de la mort et du dernier supplice ! »

Si La Bruyère revenoit au monde, il seroit bien étonné de voir celle religion, dont les grands hommes de son siècle confessoicnl la beauté et l'excellence, traitée d'infâme, de

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ridicule, à' absurde. Il croiroit sans doute que les nouveaux esprits forts sont des hommes très-supérieurs aux écrivains qui les ont pré- cédés , et que devant eux, Pascal, Bossuet, Fénélon , Racine, sont des auteurs sans génie. Il ouvriroit leurs ouvrages avec un respect mêlé de frayeur. Nous croyons le voir s'atten- dant à trouver à chaque ligne quelque grande découverte de l'esprit humain , quelque haute pensée , peut-être même quelque fait histo- rique auparavant inconnu, qui prouve invin- ciblement la fausseté du christianisme. Que diroit-il, que penseroit-ilf dans son second étonnement qui ne tarderoit pas à suivre le premier?

La Bruyère nous manque ; la Révolution a renouvelé le fond des caractères. L'avarice, l'ignorance , l'amour-propre se montrent sous un jour nouveau. Ces vices, dans le siècle de Louis XIV, .se composoient avec la religion et la politesse, maintenant ils se mêlent à l'impie et à la rudesse des formes : ils dévoient donc avoir dans le dix -septième siècle des teintes plus fines, des nuances plus délicates; ils pouvoient être ridicules alors : ils sont odieux aujourd'hui.

3. 6

8a GÉNIE

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CHAPITRE VI.

SUITE DES MORALISTES.

Il y avoit un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avoit créé les mathématiques; qui, à seize, avoit fait le plus savant traité des coniques qu'on eût vu depuis l'antiquité; qui, à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l'entendement; qui, à vingt-trois , dé- montra les phénomènes de la pesanteur de l'air , et détruisit une des grandes erreurs de l'ancienne physique ; qui , à cet âge les autres hommes commencent à peine de naître , ayantachevé de parcourir le cercle des sciences humaines , s'aperçut de leur néant , et tourna ses pensées vers la religion ; qui , depuis ce moment jusqu'à sa mort , arrivée dans sa trente-neuvième année , toujours infirme et souffrant , fixa la langue que parlèrent Bossuct et Racine , donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie , comme du raisonnement le plus

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fort ; enfin qui , dans les courts intervalles de ses maux, résolut, par abstraction, un des plus hauts problèmes de géométrie, et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du Dieu que de l'homme : cet effrayant génie se nommoit Biaise Pascal.

Il est difficile de ne pas rester confondu d'étonnement, lorsqu'on ouvrant les Pensées du philosophe chrétien , on tombe sur les six chapitres il traite de la nature de l'homme. Les sentimens de Pascal sont remarquables surtout par la profondeur de leur tristesse , et par je ne sais quelle immensité : on est suspendu au milieu de ces sentimens comme dans l'infini. Les métaphysiciens parlent de cette pensée abstraite, qui n'a aucune pro- priété de la matière , qui touche à tout sans se déplacer, qui vit d'elle-même , qui ne peut périr, parce qu'elle est indivisible, et qui prouve péremptoirement l'immortalité de l'âme : cette définition de la pensée semble avoir été suggérée aux métaphysiciens par les écrits de Pascal.

Il y a un monument curieux de la philo- sophie chrétienne , et de la philosophie du jour : ce sont les Pensées de Pascal , com-

6.

84 GÉNIE

mcntécs par les éditeurs (i). On croit voir les ruines de Palmyre, restes superbes du génie et du temps , au pied desquelles l'Arabe du désert a bâti sa misérable hutte.

Voltaire a dit : « Pascal , fou sublime , un siècle trop tôt. »

On entend ce que signifie ce siècle trop tôt. Une seule observation suffira pour faire voir combien Pascal sophiste , eût été inférieur à Pascal chrétien.

Dans quelle partie de ses écrits le solitaire de Port-Royal s'est-il élevé au-dessus des plus grands génies ? Dans ses six chapitres sur l'homme. Or, ces six chapitres qui roulent entièrement sur la chute originelle rC existe* voient pas , si Pascal eût été incrédule.

Il faut placer ici une observation impor tante. Parmi les personnes qui ont embrassé les opinions philosophiques , les unes ne ces- sent de décrier le siècle de Louis XIV; les autres, se piquant d'impartialité, accordent à ce siècle les dons de l'imagination , et lui refusent les facultés de la pensée. C'est le dix-

(i) Voyez la note D à la fin du volume.

DU CHRISTIANISME. 85

huitième siècle , s'écrie-t-on, qui est le siècle penseur par excellence.

Un homme impartial , qui lira attentivement les écrivains du siècle de Louis XIV , s'aper- cevra bientôt que rien n'a échappé à leur vue; mais que , contemplant les objets de plus haut que nous , ils ont dédaigné les routes nous sommes entrés, et au bout desquelles leur œil perçant avoit découvert un abîme.

Nous pouvons appuyer cette assertion de mille preuves. Est-ce faute d'avoir connu les objections contre la religion, que tant de grands hommes ont été religieux ? Oublie-t-on que Bayle publioit, à cette époque même, ses doutes et ses sophismes ! Ne sait-on plus que Glarke et Leibnitz n'étoient occupés qu'à combattre l'incrédulité ? que Pascal vouloit dé- fendre la religion ; que La Bruyère faisoit son chapitre des Esprits forts , et Massillon son sermon de la T^érité d'un avenir; que Bossuet enfin lançoit ces paroles foudroyantes sur les athées ? « qu'ont - ils vu , ces rares génies , qu'ont-ils vu plus que les autres? Quelle ignorance est la leur, et qu'il seroit aisé de les confondre , si , foibles et présomptueux , ils ne craignoient point d'être instruits ? car

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pensent-ils avoir vu mieux les difficultés à cause qu'ils y succombent , et que les autres qui les ont vues les ont méprise'es ? Ils n'ont rien vu, ils n'entendent rien, ils n'ont pas même de quoi établir le néant auquel ils espèrent après cette vie , et ce misérable par- tage ne leur est pas assuré. »

Et quels rapports moraux, politiques ou religieux se sont dérobés à Pascal? quel côté de choses n'a-t-il point saisi? S'il considère la nature humaine en général , il en fait cette peinture si connue et si étonnante : « La pre- mière chose qui s'offre à l'homme , quand il se regarde , c'est son corps , etc. » Et ailleurs : « L'homme n'est qu'un roseau pensant, etc. » Nous demandons si , dans tout cela , Pascal s'est montré un foible penseur ?

Les écrivains modernes se sont fort étendus sur la puissance de l'opinion , et c'est Pascal qui le premier l'avoit observée. Une des choses les plus fortes que Rousseau ait hasardées en politique , se lit dans le discours sur V Inéga- lité desCo traitions : « Le premier, dit-il, qui, ayant enclos un terrain , s'avisa de dire : Ceci est à moi, fut le vrai fondateur de la société civile. » Or, c'est presque mot pour mot

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l'effrayante idée que le solitaire de Port-Royal exprime avec une tout autre énergie : « Ce chien est à moi , disoient ces pauvres enfans ; c'est ma place au soleil : voilà le commence- ment et l'image de l'usurpation de toute la terre. »

Et voilà une de ces pensées qui font trem- bler pour Pascal. Quel ne fût point devenu ce grand homme, s'il n'avoit été chrétien ! Quel frein adorable que cette religion , qui , sans nous empêcher de jeter de vastes regards autour de nous , nous empêche de nous pré- cipiter dans le gouffre !

C'est le même Pascal qui a dit encore : « Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité , ou de peu d'années de possession. Les lois fondamentales changent , le droit a ses époques : plaisante justice qu'une rivière ou une montagne borne ; vérité au -deçà des Pyrénées , erreur au-delà. »

Certes , le penseur le plus hardi de ce siècle, l'écrivain le plus déterminé à généraliser les idées pour bouleverser le monde , n'a rien dit d'aussi fort contre la justice des gouvernemens et les préjugés des nations.

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Les insultes que nous avons prodiguées par philosophie à la nature humaine , ont été' plus ou moins puisées dans les écrits de Pascal. Mais , en dérobant à ce rare génie la misère de l'homme , nous n'avons pas su , comme lui, en apercevoir la grandeur. Bossuet et Féné- lon , le premier, dans son Histoire universelle, dans ses Avertis sernens et dans sa Politique tirée de V Ecriture-Sainte, le second , dans son Tclcmaqiie , ont dit sur les gouvernemens toutes les choses essentielles. Montesquieu lui-même n'a souvent fait que développer les principes de l'évéque de Meaux , comme on l'a très-bien remarqué. On pourroit faire des volumes des divers passages favorables à la liberté et à l'amour de la patrie , qui se trou- vent dans les auteurs du dix-septième siècle.

Et que n'a-t-onpointtenté dansce siècle (i) ? L'égalité des poids et mesures , l'abolition des coutumes provinciales, la réformation du code civil et criminel, la répartition égale de l'im- pôt: tous ces projets dont nous nous vantons, ont été proposés , examinés , exécutés même quand les avantages de la réforme en ont paru

(i) Voyez la noie E à la fin du volume.

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balancer les inconvéniens. Bossuel n'a- 1- il pas été jusqu'à vouloir réunir l'Eglise protes- tante à l'Eglise romaine ? Quand on songe que Bagnoli, Le Maîlre, Arnauld, Nicole, Pascal s'étoient consacrés à l'éducation de la jeunesse, on aura de la peine à croire , sans doute , que celte éducation est plus belle et plus savante de nos jours. Les meilleurs livres classiques que nous ayons , sont encore ceux de Port- Royal , et nous ne faisons que les répéter, souvent en cachant nos larcins, dans nos ou- vrages élémentaires.

Notre supériorité se réduit donc à quelques progrès dans les études naturelles ; progrès qui appartiennent à la marche du temps , et qui ne compensent pas, à beaucoup près , la perte de l'imagination qui en est la suite. La pensée est la même dans tous les siècles , mais elle est accompagnée plus particulièrement ou des arts ou des sciences : elle n'a toute sa grandeur poétique et toute sa beauté morale qu'avec les premiers.

Mais si le siècle de Louis XIV a conçu les idées libérales (1) , pourquoi donc n'en a-t-il

(i) Barbarisme que la philosophie a emprunté des

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pas fait le même usage que nous? Certes , ne nous vantons pas de notre essai. Pascal , Bos- suet , Fénélon ont vu plus loin que nous , puisqu'en connoissant comme nous, et mieux que nous , la nature des choses , ils ont senti le danger des innovations. Quand leurs ou- vrages ne prouveroient pas qu'ils ont eu des idées philosophiques, pourroit-on croire que ces grands hommes n'ont pas été frappés des abus qui se glissent partout, et qu'ils ne con- noissoient pas le foible et le fort des affaires humaines ? Mais tel étoit leur principe , qu'il faut pas faire un petit mal , même pour obtenir un grand bien (i) , à plus forte raison pour des systèmes, dont le résultat est presque toujours effroyable. Ce n'étoit pas par défaut de génie , sans doute , que ce Pascal , qui , comme nous l'avons montré , connoissoit si bien le vice des lois clans le sens absolu, disoit dans le sens relatif : « Que l'on a bien fait de distinguer les hommes par ies qualités exté-

Àn«lais. Comment se fait -il que notre prodigieux amour de la patrie aille toujours chercher ses mots dans un diction- naire étranger >'

(i) Hist. de Porl~Royal.

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ricures ! Qui passera de nous deux ? qui cédera la place à l'autre ? le moins habile ? Mais je suis aussi habile que lui ; il faudra se battre pour cela. Il a quatre laquais , et je n'en ai qu'un ; cela est visible, il n'y a qu'à compter : c'est à moi à céder, et je suis un sot si je le con- teste. »

Cela répond à des volumes de sophismes. L'auteur des Pensées, se soumettant aux quatre laquais , est bien autrement philosophe que ces penseurs que les quatre laquais ont ré- voltés.

En un mot , le siècle de Louis XIY est resté paisible, non parce qu'il n'a point aperçu telle ou telle chose , mais parce qu'en la voyant , il Fa pénétrée jusqu'au fond ; parce qu'il en a considéré toutes les faces et connu tous les périls. S'il ne s'est point plongé dans les idées du jour, c'est qu'il leur a été supérieur : nous prenons sa puissance pour sa foiblesse ; son secret et le nôtre sont renfermés dans cette pensée de Pascal :

« Les sciences ont deux extrémités qui se touchent : la première est la pure ignorance naturelle se trouvent tous les hommes en naissant; l'autre extrémité est celle arrivent

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les grandes âmes qui , ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent dans cette même ignorance d'où ils sont partis ; mais c'est une ignorance savante qui se connoît. Ceux d'entre eux qui sont sortis de l'ignorance naturelle , et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante , et font les entendus. Ceux-là troublent le monde , et jugent plus mal que tous les autres. Le peuple et les habiles composent pour l'or- dinaire le train du monde ; les autres les mé- prisent, et en sont méprisés. »

Nous ne pouvons nous empêcher de faire ici un triste retour sur nous -même. Pascal avoit entrepris de donner au monde l'ouvrage dont nous publions aujourd'hui une si petite et si foiblc partie. Quel chef-d'œuvre ne se- roit point sorti des mains d'un tel maître ! Si Dieu ne lui a pas permis d'exécuter son des- sein , c'est qu'apparemment il n'est pas bon que certains doutes sur la foi soient éclaircis, afin qu'il reste matière à ces tentations et à ces épreuves , qui font les saints et les martyrs..

DU CHRISTIANISME. 93

TROISIÈME PARTIE.

BEAUX -ARTS ET LITTÉRATURE.

LIVRE TROISIÈME.

HISTOIRE.

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CHAPITRE PREMIER.

Du Christianisme, dans la manière d'e'crire l'Histoire.

Oi le christianisme a fait faire tant de progrès aux idées philosophiques , il doit être néces- sairement favorable au génie de l'histoire , puisque celle-ci n'est qu'une branche de la philosophie morale et politique. Quiconque rejette les notions sublimes que la religion nous donne de la nature et de son auteur, se prive volontairement d'un moyen fécond d'images et de pensées.

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En effet, celui-là connoîtra mieux les hommes , qui aura long-temps médité les desseins de la Providence ; celui-là pourra démasquer la sagesse humaine , qui aura pé- nétré les ruses de la sagesse divine. Les des- seins des rois , les ahominations des cités , les voies iniques et détournées de la politique , le remuement des cœurs par le fd secret des passions , ces inquiétudes qui saisissent par- fois les peuples , ces transmutations de puis- sance du roi au sujet , du noble au plébéien , du riche au pauvre : tous ces ressorts reste- ront inexplicables pour vous , si vous n'avez, pour ainsi dire , assisté au conseil du Très- Haut , avec ces divers esprits de force , de prudence , de foiblesse et d'erreur , qu'il envoie aux nations qu'il veut ou sauver ou perdre.

Mettons donc l'éternité au fond de l'his- toire des temps ; rapportons tout à Dieu , comme à la cause universelle Qu'on vante tant qu'on voudra celui qui , démêlant les se- crets de nos cœurs , fait sortir les plus grands événemens des sources les plus misérables : Dieu attentif aux royaumes des hommes ; l'impiété , c'est-à-dire l'absence des vertus

DU CHRISTIANISME. 95

morales , devenant la raison immédiate des malheurs des peuples : voilà , ce nous semble, une base historique bien plus noble , et aussi bien plus certaine que la première.

Et pour en montrer un exemple dans notre révolution : qu'on nous dise si ce furent des causes ordinaires qui , dans le cours de quel- ques années, dénaturèrent nos affections, et effacèrent parmi nous la simplicité et la gran- deur particulières au cœur de l'homme ? L'es- prit de Dieu s'étant retiré du milieu du peuple, il ne resta de force que dans la tache origi- nelle qui reprit son empire , comme au jour de Caïn et de sa race. Quiconque vouloit être raisonnable , sentoit en lui je ne sais quelle impuissance du bien ; quiconque étendoit une main pacifique , voyoit cette main subitement séchée : le drapeau rouge flotte aux remparts des cités ; la guerre est déclarée aux nations : alors s'accomplissent les paroles du prophète : Les os des rois de Juda , les os des prêtres , les os des habitons de Jérusalem , seront jetés hors de leur sépulcre (i). Coupable envers les souvenirs , on foule aux pieds les institutions

(i) Jerem. cap. VIII , v. i.

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antiques ; coupable envers les espérances , on ne fonde rien pour la postérité : les tombeaux et les enfans sont également profanés. Dans cette ligne de vie qui nous fut transmise par nos ancêtres, et que nous devons prolonger au-delà de nous , on ne saisit que le point présent; et, chacun se consacrant à sa propre corruption , comme à un sacerdoce abomi- nable , vit tel que si rien ne l'eût précédé, et que rien ne le dût suivre.

Tandis que cet esprit de perte dévore inté- rieurement la France, un esprit de salut la défend au dehors. Elle n'a de prudence et de grandeur que sur sa frontière ; au dedans tout est abattu, à l'extérieur tout triomphe. La patrie n'est plus dans ses foyers , elle est dans un camp sur le Rhin , comme au temps de la race de Mérovée ; on croit voirie peuple Juif chassé de la terre de Gcssen , et domp- tant les nations barbares dans le désert.

Une telle combinaison de choses n'a point de principe naturel dans les évenemens hu- mains. L'écrivain religieux peut seul décou- vrir ici un profond conseil du Très-Haut: « Si les puissances coalisées n'avoient voulu que faire cesser les violences de la Révolution, et

DU CHRISTIANISME. 97

iaisser ensuite la France réparer ses maux et ses erreurs; peut-être eussent-elles réussi. Mais Dieu vit l'iniquité des cours , et il dit au soldat étranger : a Je briserai le glaive dans ta main , et tu ne détruiras point le peuple de saint Louis. »

Ainsi la religion semble conduire à l'expli- cation des faits les plus incompréhensibles de l'histoire. De plus , il y a dans le nom de Dieu quelque chose de superbe , qui sert à donner au style une certaine emphase merveilleuse , en sorte que l'écrivain le plus religieux est presque toujours le plus éloquent. Sans reli- gion on peut avoir de l'esprit; mais il cstdif ficile d'avoir du génie. Ajoutez qu'on sent dans l'historien de foi un ton, nous dirions presque un goût d'honnête homme , qui fait qu'on est disposé à croire ce qu'il raconte. On se défie , au contraire , de l'historien sophiste ; car, re- présentant presque toujours la société sous un jour odieux, on est incliné à le regarder lui-même comme un méchant et un trompeur.

3.

98 GÉNIE

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CHAPITRE IL

€AUSES GÉNÉRALES QUI ONT EMPÊCHÉ LES ÉCRIVAINS MODERNES DE RÉUSSIR DANS L'HISTOIRE.

Première cause : beaute's des sujets antiques.

Il se présente ici une objection : si le chris- tianisme est favorable au génie de l'histoire , pourquoi donc les écrivains modernes sont-ils généralement inférieurs aux anciens dans cette profonde et importante partie des lettres ?

D'abord , le fait supposé par cette objec- tion n'est pas d'une vérité rigoureuse , puis- qu'un des plus beaux monumens historiques qui existent chez les hommes , le Discours sur T Histoire universelle , a été dicté par l'es- prit du christianisme. Mais, en écartant un moment cet ouvrage , les causes de notre infériorité en histoire , si cette infériorité existe , méritent d'être recherchées.

Elles nous semblent être de deux espèces : les unes tiennent à Y histoire, les autres à Y his- torien.

DU CHRISTIANISME. 99

L'histoire ancienne offre un tableau que les temps modernes n'ont point reproduit. Les Grecs ont surtout été remarquables par la grandeur des hommes ; les Romains , par la grandeur des choses. Rome et Athènes, par- ties de l'état de nature pour arriver au der- nier degré de civilisation, parcourent l'échelle entière des vertus et des vices , de l'ignorance et des arts. On voit croître l'homme et sa pen- sée : d'abord enfant , ensuite attaqué par les passions dans la jeunesse, fort et sage dans son âge mûr, foible et corrompu dans sa vieil- lesse. L'état suit l'homme, passant du gou- vernement royal oupaternel au gouvernement républicain , et tombant dans le despotisme avec l'âge de la décrépitude.

Bien que les peuples modernes présentent, comme nous le dirons bientôt, quelques épo- ques intéressantes , quelques règnes fameux , quelques portraits brillans , quelques actions éclatantes , cependant il faut convenir qu'ils ne fournissent pas à l'historien cet ensemble de choses, cette hauteur de leçons qui font de l'histoire ancienne un tout complet et une peinture achevée. Ils n'ont point commencé par le premier pas ; ils ne se sont point for-

roo GÉNIE

mes eux-mêmes par degrés : ils ont été trans- portés du fond des forêts et de l'état sauvage au milieu des cités et de l'état civil : ce ne sont que de jeunes branches entées sur un vieux tronc. Aussi tout est ténèbres dans leur ori- gine : vous y voyez à la fois de grands vices et de grandes vertus , une grossière ignorance et des coups de lumière , des notions vagues de justice et de gouvernement, un mélange confus de mœurs et de langage : ces peuples n'ont passé ni par cet état les bonnes mecurs font les lois , ni par cet autre les bonnes lois font les mœurs.

Quand ces nations viennent à se rasseoir sur les débris du monde antique , un autre phénomène arrête l'historien : tout paroît su- bitement réglé, tout prend une face uniforme ; des monarchies partout ; à peine de petites républiques qui se changent elles-mêmes en principautés , ou qui sont absorbées par les royaumes voisins. En même temps les arts et les sciences se développent, mais tranquil- lement , mais dans les ombres. Ils se séparent, pour ainsi dire , des destinées humaines ; ils n'influent plus sur le sort des empires. Relé- gués chez une classe de citoyens , ils devien-

DU CHRISTIANISME. ici

nent plutôt un objet de luxe et de curiosité , qu'un sens de plus chez les nations,

Ainsi les gouvernemens se consolident à la fois. Une balance religieuse et politique tient de niveau les diverses parties de l'Europe. Rien ne s'y détruit plus ; le plus petit Etat moderne se peut vanter d'une durée égale à celle des empires des Cyrus et des Césars. Le christianisme a été l'ancre qui a fixé tant de nations flottantes ; il a retenu dans le port ces Etats qui se briseront peut-être , s'ils viennent à rompre l'anneau commun la religion les tient attachés.

Or, en répandant sur les peuples cette uni- formité , et , pour ainsi dire , cette monotonie de mœurs que les lois donnoient à l'Egypte , et donnent encore aujourd'hui aux Indes et à la Chine , le christianisme a rendu nécessai- rement les couleurs de l'histoire moins vives. Ces vertus générales , telles que l'humanité , la pudeur, la charité , qu'il a substituées aux douteuses vertus politiques ; ces vertus , di- sons-nous , ont aussi un jeu moins grand sur le théâtre du monde. Comme elles sont véri- tablement des vertus , elles évitent la lumière et le bruit : il y a chez les peuples modernes

ioa GÉNIE

un certain silence des affaires , qui décon- certe l'historien. Donnons-nous de garde de nous en plaindre ; l'homme moral parmi nous est bien supérieur à l'homme moral des an- ciens. Notre raison n'est pas pervertie par un culte abominable ; nous n'adorons pas des monstres ; l'impudicité ne marche pas le front levé chez les chrétiens ; nous n'avons ni gla- diateurs ni esclaves. Il n'y a pas encore bien long-temps que le sang nous faisoit horreur. Ah ! n'envions pas aux Romains leur Tacite, s'il faut l'acheter par leur Tibère !

DU CHRISTIANISME. io3

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CHAPITRE III.

SUITE DU PRECEDENT.

Seconde cause : les Anciens ont épuisé tous les genres d'histoire , hors le genre chrétien.

A cette première cause de l'infériorité de nos historiens , tirée du fond même des su- jets , il en faut joindre une seconde qui tient à la manière dont les anciens ont écrit l'his- toire ; ils ont épuisé toutes les couleurs ; et si le christianisme n'avoit pas fourni un carac- tère nouveau de réflexions et de pensées , l'histoire demeuroit à jamais fermée aux mo- dernes.

Jeune et brillante sous Hérodote , elle étala aux yeux de la Grèce la peinture de la nais- sance de la société , et des mœurs primitives des hommes. On avoit alors l'avantage d'é- crire les annales de la fable , en écrivant celles de la vérité. On n'étoit obligé qu'à peindre , et non pas à réfléchir ; les vices et les vertus

io4 GÉNIE

des nations n'en étoient encore qu'à leur âge

poétique.

Autre temps, autres mœurs. Thucydide fut privé de ces tableaux du berceau du monde , mais il entra dans un champ encore inculte de l'histoire. Il retraça avec sévérité les maux causés par les dissensions politiques, laissant a la postérité des exemples dont elle ne pro- fite jamais.

Xénophon découvrit à son tour une route nouvelle . Sans s'appesantir, et sans rien perdre de l'élégance attique , il jeta des regards pieux sur le cœur humain , et devint le père de l'his- toire morale.

Placé sur un plus grand théâtre , et dans le seul pays l'on connût deux sortes d'élo- quence, celle du barreau et celle du Forum, Tite-Live les transporta dans ses récits : il fut l'orateur de l'histoire, comme Hérodote en est le po'ëte.

Enfin la corruption des hommes , les règnes de Tibère et de Néron , firent naître le der- nier genre de l'histoire, le genre philosophi- que. Les causes des événemcns qu'Hérodote avoit cherchées chez les Dieux , Thucydide , dans les constitutions politiques, Xénophon,

DU CHRISTIANISME. io5

dans la morale , Tite-Live , dans ces diverses causes réunies , Tacite les vit dans la méchan- ceté du cœur humain.

Ce n'est pas, au reste, que ces grands his- toriens brillent exclusivement dans le genre que nous nous sommes permis de leur attri- buer ; mais il nous a paru que c'est celui qui domine dans leurs écrits. Entre ces caractères primitifs de l'histoire , se trouvent des nuances qui furent saisies par les historiens d'un rang inférieur. Ainsi Polybe se place entre le poli- tique Thucydide et le philosophe Xénophon ; Salluste tient à la fois de Tacite et de Tite- Live : mais le premier le surpasse parla force de la pensée , et l'autre par la beauté de la narration. Suétone conta l'anecdote sans ré- flexion et sans voile ; Plularque y joignit la moralité ; Velleius Paterculus apprit à géné- raliser l'histoire sans la défigurer ; Florus en fit l'abrégé philosophique ; enfin , Diodore de Sicile, Trogue -Pompée, Denys d'Halicar- nasse , Gornelius-Nepos , Quinte-Curce , Au- relius -Victor, Ammien-Marcellin, Justin , Eutrope , et d'autres que nous taisons , ou qui nous échappent , conduisirent l'histoire jusqu'aux temps elle tomba entre les mains

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des auteurs chrétiens : époque tout changea dans l'esprit et dans les mœurs des hommes. Il n'en est pas des vérités comme des illu- sions : celles-ci sont inépuisables , et le cercle des premières est borné ; la poésie est tou- jours nouvelle , parce que l'erreur ne vieillit jamais, et c'est ce qui fait sa grâce aux yeux des hommes. Mais , en morale et en histoire , on tourne dans le champ étroit de la vérité ; il faut , quoi qu'on fasse , retomber dans des observations connues. Quelle route historique, nonencoreparcourue,restoit-ildoncàprendre aux modernes ! Ils ne pouvoient qu'imiter ; et , dans ces imitations , plusieurs causes les empéchoient d'atteindre à la hauteur de leurs modèles. Comme poésie, l'origine des Cattes, des Tenctères , des Mattiaques , n'offroit rien de ce brillant Olympe, de ces villes bâties au son de la lyre , et de cette enfance enchantée des Hellènes et des Pélasges; comme poli- tique, le régime féodal interdisoit les grandes leçons ; comme éloquence , il n'y avoit que celle de la chaire ; comme philosophie , les peuples n'étoient pas encore assez malheu- reux , ni assez corrompus , pour qu'elle eut commencé de paroître.

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Toutefois on imita avec plus ou moins de bonheur. Bentivoglio , en Italie, calqua Tite- Live , et seroit éloquent , s'il n'étoit affecté. Davila, Guicciardini et Fra-Paolo eurent plus de simplicité , et Mariana , en Espagne , dé- ploya d'assez beaux talens ; malheureusement ce fougueux Jésuite déshonora un genre de littérature , dont le premier mérite est l'im- partialité. Hume , Robertson et Gibbon ont plus ou moins suivi ou Salluste ou Tacite ; mais ce dernier historien a produit deux hommes aussi grands que lui-même, Machia- vel et Montesquieu.

Néanmoins Tacite doit être choisi pour modèle avec précaution ; il y a moins d'incon- véniens à s'attacher à Tite-Live. L'éloquence du premier lui est trop particulière , pour être tentée par quiconque n'a pas son génie. Ta- cite , Machiavel et Montesquieu ont formé une école dangereuse , en introduisant ces mots ambitieux, ces phrases sèches, ces tours prompts , qui , sous une apparence de briè- veté , touchent à l'obscur et au mauvais goût. Laissons donc ce style à ces génies immor- tels qui, par diverses causes , se sont créé un genre à part ; genre qu'eux seuls pouvoient

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soutenir, et qu'il est périlleux d'imiter. Rap- pelons-nous que les écrivains des beaux siècles littéraires ont ignoré cette concision affectée d'idées et de langage. Les pensées des Tite- Live et des Bossuet sont abondantes et enchaî- nées les unes aux autres ; chaque mot chez eux naît du mot qui l'a précédé , et devient le germe du mot qui va le suivre. Ce n'est pas par bonds, par intervalles, et en ligne droite, que coulent les grands fleuves ( si nous pou- vons employer cette image ) : ils amènent longuement de leur source un flot qui grossit sans cesse; leurs détours sont larges dans les plaines; ils embrassent de leurs orbes immenses les cités et les forets , et portent à l'Océan agrandi des eaux capables de combler ses gouffres.

DU CHRISTIANISME. 109

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CHAPITRE IV.

Pourquoi les Français n'ont que des Me'moires.

Autre question qui regarde entièrement les Français : pourquoi n'avons-nous que des mé- moires au lieu d'histoire , et pourquoi ces mé- moires sont-ils pour la plupart excellens ?

Le Français a été dans tous les temps , même lorsqu'il étoit barbare , vain, léger et sociable. Il réfléchit peu sur l'ensemble des objets ; mais il observe curieusement les dé- tails , et son coup d'œil est prompt , sûr et délié : il faut toujours qu'il soit en scène , et il ne peut consentir, même comme historien, à disparoître tout-à-fait. Les mémoires lui lais- sent la liberté de se livrer à son génie. , sans quitter le théâtre, il rapporte ses obser- vations , toujours fines , et quelquefois pro- fondes. Il aime à dire : Tétois , le Roi me

dit J'appris du Prince Je conseillai ,

je précis le bien, le mal. Son amour- propre se satisfait ainsi; il étale son esprit devant le

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lecteur, et le désir qu'il a de se montrer pen- seur ingénieux, le conduit souvent à bien penser. De plus , dans ce genre d'histoire , il n'est pas obligé de renoncer à ses passions , dont il se détache avec peine. Il s'enthou- siasme pour telle ou telle cause , tel ou tel personnage ; et , tantôt insultant le parti opposé , tantôt se raillant du sien , il exerce à la fois sa vengeance et sa malice.

Depuis le sire de Joinville, jusqu'au cardinal de Retz , depuis les mémoires du temps de la Ligue , jusqu'aux mémoires du temps de la Fronde , ce caractère se montre partout ; il perce même jusque dans le grave Sully. Mais quand on veut transporter à l'histoire cet art des détails , les rapports changent ; les petites nuances se perdent dans de grands tableaux , comme de légères rides sur la face de l'Océan. Contraints alors de généraliser nos observa- tions , nous tombons dans l'esprit de système. D'une autre part, ne pouvant parler de nous à découvert , nous nous cachons derrière nos personnages. Dans la narration , nous deve- nons secs ou minutieux , parce que nous cau- sons mieux que nous ne racontons ; dans les réflexions générales, nous sommes chélifs ou

DU CHRISTIANISME. in

vulgaires, parce que nous ne connoissons bien que l'homme de notre société (i).

Enfin , la vie privée des Français est peu favorable au génie de l'histoire. Le repos de l'âme est nécessaire à quiconque veut écrire sagement sur les hommes; or, nos gens de lettres, vivant la plupart sans famille, ou hors de leur famille , portant dans le monde des passions inquiètes et des jours misérablement consacrés à des succès d'amour- propre, sont, par leurs habitudes , en contradiction directe avec le sérieux de l'histoire. Cette coutume de mettre notre existence dans un cercle borne nécessairement notre vue , et rétrécit nos

(i) Nous savons qu'il y a des exceptions à tout cela, et que quelques écrivains français se sont distingués comme historiens. Nous rendrons tout à l'heure justice à leur mé- rite , mais il nous semble qu'il seroit injuste de nous les opposer, et de faire des objections qui ne détruiroient pas un fait général. Si Ton en venoit là, quels jugemens seroient vrais en critique? Les théories générales ne sont pas de la nature de l'homme , le vrai le plus pur a tou- jours en soi un mélange de faux. La vérité humaine est semblable au triangle, qui ne peut avoir qu'un seul angle droit, comme si la nature avoit voulu graver une image de notre insuffisante rectitude dans la seule science réputée certaine parmi nous.

na GÉNIE

idées. Trop occupés d'une nature de conven- lion , la vraie nature nous échappe; nous ne raisonnons guère sur celle-ci qu'à force d'es- prit et comme au hasard; et, quand nous rencontrons juste , c'est moins un fait d'expé- rience qu'une chose devinée.

Concluons donc que c'est au changement des affaires humaines, à un autre ordre de choses et de temps , à la difficulté de trouver des routes nouvelles en morale , en politique et en philosophie , que l'on doit attribuer le peu de succès des modernes en histoire ; et, quant aux Français , s'ils n'ont en général que de bons mémoires , c'est dans leur propre caractère qu'il faut chercher le motif de cette singularité.

On a voulu la rejeter sur des causes poli- tiques : on a dit que si l'histoire ne s'est point élevée parmi nous aussi haut que chez les anciens, c'est que son génie indépendant a toujours été enchaîné. Il nous semble que cette assertion va directement contre les faits. Dans aucun temps , dans aucun pays , sous quelque forme de gouvernement que ce soit, jamais la liberté de penser n'a été plus grande qu'en France , au temps de sa monarchie. On

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pourroit citer sans doute quelques actes d'op- pression , quelques censures rigoureuses ou injustes (i), mais ils ne balanceroient pas le nombre des exemples contraires. Qu'on ouvre nos mémoires , et l'on y trouvera à chaque page les vérités les plus dures, et souvent les plus outrageantes, prodiguées aux rois, aux nobles, aux prêtres. Le Français n'a jamais ployé servilement sous le joug ; il s'est tou- jours dédommagé, par l'indépendance de son opinion , de la contrainte que les formes mo- narchiques lui imposoient. Les Conles de Ra- belais , le traité de la Servitude volontaire de la Boétie , les Essais de Montaigne , la Sa- gesse de Charron, les Républiques de Bodin, les écrits en faveur de la Ligue, le traité Mariana va jusqu'à défendre le régicide , prouvent assez que ce n'est pas d'aujourd'hui seulement qu'on ose tout examiner. Si c'étoit le titre de citoyen, plutôt que celui de sujet, qui fit exclusivement l'historien , pourquoi Tacite , Tite-Live même, et, parmi nous, l'évèque de Meaux et Montesquieu, ont -ils fait entendre leurs sévères leçons sous l'em-

(i) Voyez la noie F à la fin du volume.

3. 8

n4 GÉNIE

pire des maîtres les plus absolus de la terre ? Sans doute , en censurant les choses deshon- nêtes , et en louant les bonnes , ces grands génies n'ont pas cru que la liberté d'écrire consistât à fronder les gouvernemens , et à ébranler les bases du devoir ; sans doute s'ils eussentfait un usage si pernicieux de leur lalent, Auguste , Trajan et Louis les auroient forcés au silence ; mais cette espèce de dépendance n'est elle pas plutôt un bien qu'un mal? Quand Voltaire s'est soumis à une censure légitime, il nous a donné Charles XII et le Siècle de Louis XIT^; lorsqu'il a rompu tout frein , il n'a enfanté que V Essai sur les Mœurs. Il y a des vérités qui sont la source des plus grands désordres , parce qu'elles remuent les pas- sions ; et cependant , à moins qu'une juste autorité ne nous ferme la bouche , ce sont celles-là même que nous nous plaisons à révé- ler, parce qu'elles satisfont à la fois et la ma- lignité de nos cœurs corrompus par la chule, et notre penchant primitif à la vérité.

DU CHRISTIANISME. n5

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CHAPITRE V.

Beau côté de l'histoire moderne.

Il est juste maintenant de considérer le revers des choses , et de montrer que l'his- toire moderne pourroit encore devenir inté- ressante, si elle étoit traitée par une main habile. L'établissement des Francs dans les Gaules, Charlemagne , les croisades, la che- valerie , une bataille de Bouvines, un combat de Lépante , un Conradin à Naples , un Henri IV en France , un Charles Ier en An- gleterre , sont au moins des époques mémo- rables , des mœurs singulières, des événemens fameux, des catastrophes tragiques. Mais la grande vue à saisir pour l'historien moderne, c'est le changement que le christianisme a opéré dans l'ordre social. En donnant de nou- velles bases à la morale, l'Evangile a modifié le caractère des nations , et créé en Europe des hommes tout différens des anciens , par les opinions , les gouvernemens, les coutumes, les usages, les sciences et les arts.

Et que de traits caractéristiques n'offrent

8.

i.6 GÉNIE

point ces nations nouvelles! Ici, ce sont les Germains , peuples la corruption des grands n'a jamais influé sur les petits, l'indifférence despremiers pourla patrien'em- péche point les seconds de l'aimer ; peuples l'esprit de révolte et de fidélité, d'esclavage et d'indépendance , ne s'est jamais démenti depuis les jours de Tacite.

, ce sont ces Batavcs qui ont de l'esprit par bon sens, du génie par industrie, des vertus par froideur, etdes passions par raison.

L'Italie aux cent princes et aux magnifiques souvenirs, contraste avec la Suisse obscure et républicaine.

L'Espagne , séparée des autres nations , présente encore à l'historien un caractère plus original : l'espèce de stagnation de mœurs dans laquelle elle repose, lui sera peut-être utile un jour; et, lorsque les peuples euro- péens seront usés par la corruption, elle seule pourra reparoître avec éclat sur la scène du monde , parce que le fond des mœurs subsiste chez elle.

Mélange du sang allemand et du sang fran- çais, le peuple anglais décèle de toutes parts sa double origine. Son gouvernement forme

DU CHRISTIANISME. 117

de royauté et d'aristocratie, sa religion moins pompeuse que la catholique , et plus brillante que la luthérienne , son militaire à la fois lourd et actif, sa littérature et ses arts, chez lui enfin le langage , les traits même , et jusqu'aux formes du corps , tout participe des deux sources dont il découle. Il réunit à la simpli- cité, au calme, au bon sens, à la lenteur ger- manique, l'éclat, l'emportement et la vivacité de l'esprit français.

Les Anglais ont l'esprit public , et nous l'honneur national ; nos belles qualités sont plutôt des dons de la faveur divine , que des fruits d'une éducation politique : comme les demi-dieux , nous tenons moins de la terre que du ciel.

Fils aînés de l'antiquité, les Français, Ro- mains par le génie , sont Grecs par le carac- tère. Inquiets et volages dans le bonheur , constans et invincibles dans l'adversité , for- més pour les arts , civilisés jusqu'à l'excès , durant le calme de l'Etat ; grossiers et sau- vages dans les troubles politiques, flottans, comme des vaisseaux sans lest , au gré des passions ; à présent dans les cieux , l'instant d'après dans l'abîme ; enthousiastes et du bien

n8 GENIE

et du mal , faisant le premier sans en exiger de rceonnoissance, et le second sans en sentir de remords ; ne se souvenant ni de leurs crimes, ni de leurs vertus ; amans pusilla- nimes de la vie pendant la paix ; prodigues de leurs jours dans les batailles; vains , rail- leurs , ambitieux , à la fois routiniers et novateurs , méprisant tout ce qui n'est pas eux; individuellement les plus aimables des hommes , en corps les plus désagréables de tous ; charmans dans leur propre pays, insup- portables chez l'étranger ; tour à tour plus doux , plus innocens que l'agneau , et plus impitoyables, plus féroces que le tigre : tels furent les Athéniens d'autrefois, et tels sont les Français d'aujourd'hui.

Ainsi, après avoir balancé les avantages et les désavantages de l'histoire ancienne et mo- derne , il est temps de rappeler au lecteur que si les historiens de l'antiquité sont en gé- néral supérieurs aux nôtres , cette vérité souffre toutefois de grandes exceptions. Grâce au génie du christianisme , nous allons mon- trer qu'en histoire l'esprit français a presque allcint la même perfection que dans les autres blanches de la littérature.

DU CHRISTIANISME. rij

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CHAPITRE VI.

Voltaire, historien.

« Voltaire, dit Montesquieu, n'écrira jamais une bonne histoire ; il est comme les moines qui n'écrivent pas pour le sujet qu'ils traitent, mais pour la gloire de leur ordre. Voltaire écrit pour son couvent. »

Ce jugement , appliqué au Siècle de Louis XIV et à Y Histoire de Charles XII , est trop rigoureux ; mais il est juste, quant à Y Essai sur les Mœurs des nations (i). Deux noms surtout effrayoient ceux qui combat- toient le christianisme, Pascal et Bossuet. 11 falloit donc les attaquer, et tacher de dé- truire indirectement leur autorité. De l'édi- tion de Pascal avec des notes, et Y Essai qu'on

(i) Un mot échappé à Voltaire, dans sa Coirespon- danre, montre avec quelle vérité historique, et dans quelle intention il écrivoit cet Essai : « J'ai pris les deux hémisphères en ridicule; c'est un coup sûr. » An 1754-, Curresp. tfén. \om. V, p. q4-

i2o GÉNIE

prétendoit opposer au Discours sur l'Histoire universelle. Mais jamais le parti anti-religieux , d'ailleurs trop habile, ne fit une telle faute, et n'apprêta un plus grand triomphe au chris- tianisme. Comment Voltaire, avec tant de goût et un esprit si juste, ne comprit-il pas le danger d'une lutte corps à corps avec Bossuet et Pascal ? Il lui est arrivé en histoire ce qui lui arrive toujours en poésie : c'est qu'en dé- clamant contre la religion, ses plus belles pages sont des pages chrétiennes, témoin ce portrait de saint Louis.

« Louis IX , dit-il , paroissoit un prince destiné à réformer l'Europe, si elle avoit pu l'être, à rendre la France triomphante et po- licée, et à être en tout le modèle des hommes. Sa piété qui étoit celle d'un anachorète , ne lui ôta aucune vertu de roi. Une sage écono- mie ne déroba rien à sa libéralité. Il sut ac- corder une politique profonde avec une jus- tice exacte , et peut-être est-il le seul souverain qui mérite celte louange. Prudent et ferme dans le conseil, intrépide dans les combats, sans être emporté, compatissant comme s'il n'avoit jamais été que malheureux, il n'esl pas donné à l'homme de pousser plus loin la

DU CHRISTIANISME. 121

vertu.... Attaqué de la peste devant Tunis il se fit étendre sur la cendre , et expira à l'âge de cinquante-cinq ans, avec la piété d'un religieux et le courage d'un grand homme. »

Dans ce portrait, d'ailleurs si élégamment écrit , Voltaire , en parlant d'anachorète , a-t-il cherché à rahaisser son héros ? On ne peut guère se le dissimuler ; mais voyez quelle méprise ! C'est précisément le contraste des vertus religieuses et des vertus guerrières, de l'humilité chrétienne et de la grandeur royale , qui fait ici le dramatique et la beauté du tableau.

Le christianisme rehausse nécessairement l'éclat des peintures historiques, en déta- chant, pour ainsi dire, les personnages de la toile, et faisant trancher les couleurs vives des passions sur^un fond calme et doux. Pxenoncer à sa morale tendre et triste , ce seroit re- noncer au seul moyen nouveau d'éloquence que les anciens nous aient laissé. Nous ne doutons point que Voltaire , s'il avoit été religieux, n'eût excellé en histoire; il ne lui manque que de la gravité , et , malgré ses im- perfections , c'est peut-être encore , après Bos- suet, le premier historien de la France.

i22 GENIE

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CHAPITPvE Vil.

Philippe de Commines et Rollin.

Un chrétien a éminemment les qualitc's qu'un ancien demande de l'historien.... un bon sens pour les choses du monde , et une agre'able expression (i).

Comme écrivain de vie , Philippe de Com- mines ressemble singulièrement à Plutarque ; sa simplicité est même plus franche que celle du biographe antique : Plutarque n'a souvent que le bon esprit d'être simple ; il court vo- lontiers après la pensée : ce n'est qu'un agréable imposteur en tours naïfs.

A la vérité il est plus instruit que Com- mines , et néanmoins le vieux seigneur gaulois , avec l'Evangile et sa foi dans les ermites, a laissé, tout ignorant qu'il éloit, des mémoires pleins d'enseignement. Chez les anciens, il

(1) Lucien, Comment il faut écrire V Histoire , îraduc- iiun <Je Racine.

DU CHRISTIANISME. *a3

falloitèlrc docte pour écrire ; parmi nous, un simple chrétien, livré, pour seule étude, à l'amour de Dieu, a souvent composé un ad- mirable volume ; c'est ce qui a fait dire à saint Paul : « Celui qui, dépourvu de la charité, s'imagine être éclairé, ne sait rien. »

Rollin est IcFénélon de l'histoire, et, comme lui, il a embelli l'Egypte et la Grèce. Les pre- miers volumes de Y Histoire ancienne res- pirent le génie de l'antiquité : la narration du vertueux recteur est pleine , simple et tran- quille, et le christianisme, attendrissant sa plume , lui a donné quelque chose qui remue les entrailles. Ses écrits décèlent cet homme de bien dont le cœur est une fête continuelle ( i), selon l'expression merveilleuse de l'Ecriture. Nous ne connoissons point d'ouvrages qui reposent plus doucement l'âme. Rollin a ré- pandu sur les crimes des hommes le calme d'une conscience sans reproche , et l'onctueuse charité d'un apôtre de^ésus-Christ. Ne ver- rons-nous jamais renaître ces temps l'édu- cation de la jeunesse et l'espérance de la pos- térité éloient confiées à de pareilles mains !

(i) Ecclcsiaslic. c. XXX, v. 27.

124 GÉNIE

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CHAPITRE VIII.

Bossuet , historien.

Mais c'est dans le Discours sur l'Histoire

universelle que Ton peut admirer l'influence du génie du christianisme sur le génie de l'his- toire. Politique comme Thucydide , moral comme Xénophon , éloquent comme Tite- Live, aussi profond et aussi grand peintre que Tacite, l'évëque de Mcaux a de plus une parole grave et un tour sublime dont on ne trouve ailleurs aucun exemple , hors dans le début du livre des Machabées.

Bossuet est plus qu'un historien , c'est un Père de l'Eglise , c'est un prêtre inspiré, qui souvent a le rayon de feu sur le front, comme le législateur des Hébreux. Quelle revue il fait de la terre! il est en raille lieux à la fois ! Pa- triarche sous le palmier de Tophel, ministre à la cour de Babylone, piètre à Memphis, législateur à Sparte, citoyen à Athènes et à Rome, il change de temps et de place à son gré ; il passe avec la rapidité et la majesté des

DU CHRISTIANISME. ia5

siècles. La verge de la loi à la main , avec une autorité incroyable , il chasse pêle-mêle devant lui et Juifs el Gentils au tombeau ; il vient enfin lui-même à la suite du convoi de tant de gé- nérations, et, marchant appuyé sur Isaïe et sur Jérémie , il élève ses lamentations pro- phétiques à travers la poudre et les débris du genre humain.

La première partie du Discours sur l'His- foire universelle est admirable par la narration ; la seconde par la sublimité du style et la haute métaphysique des idées ; la troisième par la profondeur des vues morales et politiques. Tite-Live et Salluste ont-ils rien de plus beau sur les anciens Romains, que ces paroles de Févêque de Meaux?

« Le fond d'un Romain , pour ainsi parler, étoit l'amour de sa liberté et de sa patrie ; une de ces choses lui faisoit aimer l'autre : car, parce qu'il aimoit sa liberté , il aimoit aussi sa patrie comme une mère qui le nourrissoit dans des sentimens également généreux et libres.

» Sous ce nom de liberté , les Romains se figuroient, avec les Grecs, un Etat per- sonne ne fût sujet que de la loi, et la loi fut plus puissanle que personne. »

,26 GENIE

A nous entendre déclamer contre la reli- gion, on croiroit qu'un prêtre est nécessaire- ment un esclave , et que nul , avant nous, n'a su raisonner dignement sur la liberté : qu'on lise donc Bossuet à l'article des Grecs et des Romains.

Quel autre a mieux parlé que lui et des vices et des vertus ? quel autre a plus justement estimé les choses humaines ? Il lui échappe de temps en temps quelques uns de ces traits qui n'ont point de modèle dans l'éloquence an- tique, et qui naissent du génie même du chris- tianisme. Par exemple, après avoir vanté les pyramides d'Egypte, il ajoute : « Quelque effort que fassent les hommes, leur néant paroît partout. Ces pyramides étoient des tombeaux ; encore ces rois qui les ont bâties, n'ont-ils pas eu le pouvoir d'y être inhumés, et ils n'ont pu jouir de leur sépulcre (i). »

On ne sait qui l'emporte ici de la grandeur de la pensée ou de la hardiesse de l'expres- sion. Ce mot jouit \ appliqué à un sépulcre, déclare à la fois la magnificence de ce sé- pulcre, la vanité des Pharaon qui relevèrent,

(i) Disc, sur rilist. Ufti'e.IIIc part.

DU CBÈISTIANISME. 127

la rapidité de noire existence, enfin l'in- croyable néant de l'homme, qui, ne pouvant posséder pour bien réel ici-bas qu'un tom- beau , est encore privé quelquefois de ce stérile patrimoine.

Piemarquons que Tacite a parlé des pyra- mides (1), et que sa philosophie ne lui a rien fourni de comparable à la réflexion que la religion a inspirée à Bossuet; influence bien frappante du génie du christianisme sur la pensée d'un grand homme.

Le plus beau portrait historique dans Ta- cite , est celui de Tibère ; mais il est effacé par le portrait de Cromwel, car Bossuet est en- core historien dans ses Oraisons funèbres. Que dirons-nous du cri de joie que pousse Tacite , en parlant des Bructaires, qui s'égor- geoient à la vue d'un camp romain ? « Par la faveur des Dieux, nous eûmes le plaisir de contempler ce combat sans nous y mêler. Simples spectateurs, nous vîmes, ce qui est admirable , soixante mille hommes s'égorger sous nos yeux pour notre amusement. Puissent, puissent les nations, au défaut d'amour pour

(1) Ann. lib. II, 61.

i28 GÉNIE

nous, entretenir ainsi dans leur cœur les unes

contre les autres une haine éternelle (i) ! »

Ecoutons Bossuet.

« Ce fut après le déluge que parurent ces ravageurs de provinces que l'on a nommés conquérans, qui, poussés par la seule gloire du commandement, ont exterminé tant d'in-

nocens Depuis ce temps, l'ambition s'est

jouée , sans aucune borne , de la vie des hommes ; ils en sont venus à ce point de s'entre-tucr sans se haïr : le comble de la gloire, et le plus beau de tous les arts, a été de se tuer les uns les autres (2). »

Il est difficile de s'empêcher d'adorer une religion qui met une telle différence entre la morale d'un Bossuet et d'un Tacite.

L'historien romain , après avoir raconté que Thrasylle a voit prédit l'empire à Tibère , ajoute : « D'après ces faits , et quelques autres , je ne sais si les choses de la vie sont.... assu- jetties aux lois d'une immuable nécessité, ou si elles ne dépendent que du hasard (?>). »

(1) Tacite, Rlœurs des Germains, 33.

(2) Disc, sur rilist univ.

(3) Ann. lib. VI, 22.

DU CHRISTIANISME. 129

Suivent les opinions des philosophes que Tacite rapporte gravement, donnant assez à entendre qu'il croit aux prédictions des as- trologues.

La raison, la saine morale et l'éloquence nous semblent encore du côté du prêtre chrétien.

« Ce long enchaînement des causes parti- culières qui font et défont les Empires, dé- pend des ordres secrets de la divine Provi- dence. Dieu tient, du plus haut des cieux , les rênes de tous les Royaumes; il a tous les cœurs en sa main. Tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride , et par il remue

tout le genre humain Il connoît la sagesse

humaine , toujours courte par quelque endroit ; il l'éclairé, il étend ses vues, et puis il l'aban- donne à ses ignorances. Il l'aveugle, il la pré- cipite , il la confond par elle-même : elle s'en- veloppe , elle s'embarrasse dans ses propres subtilités , et ses précautions lui sont un

piège C'est lui (Dieu) qui prépare ces effets

dans les causes les plus éloignées , et qui frappe ces grands coups dont le contre-coup porte si

loin Mais que les hommes ne s'y trompent

pas : Dieu redresse , quand il lui plaît, le sens

3. 9

i3o GENIE

égaré ; et celui qui insultoit à l'aveuglement des autres , tombe lui-même dans des ténèbres plus épaisses, sans qu'il faille souvent autre chose pour lui renverser le sens, que de longues prospérités. »

Que l'éloquence de l'antiquité est peu de chose auprès de cette éloquence chrétienne !

DU CHRISTIANISME. i3i

TROISIEME PARTIE.

BEAUX -ARTS ET LITTÉRATURE.

LIVRE QUATRIEME.

ÉLOQUENCE. vvivvvvvvvvvvvvvvvvv»\vvvvvvvv\i\*vvv«avvvvvvvvvvvv»vvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv

CHAPITRE PREMIER.

Du Christianisme dans l'éloquence.

Ee christianisme fournit tant de preuves de son excellence, que, quand on croit n'avoir plus qu'un sujet à traiter, soudain il s'en pré- sente un autre sous votre plume. Nous par- lions des philosophes, et voilà que les orateurs viennent nous demander si nous les oublions. Nous raisonnions sur le christianisme dans les sciences et dans l'histoire, et le christianisme

9-

i3a GÉNIE

nous appeloit pour faire voir au monde les plus grands effets de l'éloquence connus. Les modernes doivent à la religion catholique cet art du discours qui, en manquant à notre lit- térature , eût donné au génie antique une su- périorité décidée sur le nôtre. C'est ici un des grands triomphes de noire culte ; et quoi qu'on puisse dire à la louange de Cicéron et de Dé- mosthène, Massillon et Bossuet peuvent sans crainte leur être comparés.

Les anciens n'ont connu que l'éloquence judiciaire et politique : l'éloquence morale, c'est-à-dire l'éloquence de tout temps , de tout gouvernement, de tout pays, n'a paru sur la terre qu'avec l'Evangile. Cicéron défend un client; Demosthène comhat un adversaire, ou tâche de rallumer l'amour de la patrie chez un peuple dégénéré : l'un et l'autre ne savent que remuer les passions, et fondent leur espé- rance de succès sur le trouble qu'ils jettent dans les cœurs. L'éloquence de la chaire a cherché sa victoire dans une région plus éle- vée. C'est en comballant les mouvemens de l'âme qu'elle prétend la séduire ; c'est en apai- sant les passions qu'elle s'en veut faire écouter. Dieu et la charité, voilà son texte, toujours

DU CHRISTIANISME. i33

le même, toujours inépuisable. Il ne lui faut ni les cabales d'un parti, ni des émotions populaires , ni de grandes circonstances, pour briller: dans la paix la plus profonde, sur le cercueil du citoyen le plus obscur, elle trou- vera ses mouvemens les plus sublimes ; elle saura intéresser pour une vertu ignorée ; elle fera couler des larmes pour un homme dont on n'a jamais entendu parler. Incapable de crainte et d'injustice, elle donne des leçons aux rois, mais sans les insulter; elle console le pauvre, mais sans flatter ses vices. La poli- tique et les choses de la terre ne lui sont point inconnues ; mais ces choses, qui faisoient les premiers motifs de l'éloquence antique , ne sont pour elle que des raisons secondaires ; elle les voit des hauteurs elle domine, comme un aigle aperçoit, du sommet de la montagne, les objets abaissés de la plaine.

Ce qui distingue l'éloquence chrétienne de l'éloquence des Grecs et des Romains , cest cette tristesse evangélique qui en est F âme, selon La Bruyère , cette majestueuse mélan- colie dont elle se nourrit. On lit une fois, deux fois peut-être les Vervines et les Cati- linaires de Cicéron , l'Oraison pour la Cou-

i34 GÉNIE

ronne et les Philippiques de Dcmosthcne ; mais on médite sans cesse , on feuillette nuit et jour les Oraisons funèbres de Bossuet et les Sermons de Bourdaloue et de Massillon. Les discours des orateurs chrétiens sont des livres, ceux des orateurs de l'antiquité ne sont que des discours. Avec quel goût merveilleux les saints docteurs ne réfléchissent-ils point sur les vanités du monde ! « Toute votre vie , disent-ils, n'est qu'une ivresse d'un jour, et vous employez cette journée à la poursuite des plus folles illusions. Vous atteindrez au comble de vos vœux, vous jouirez de tous vos désirs , vous deviendrez roi , empereur , maître de la terre : un moment encore , et la mort effacera ces néans avec votre néant. »

Ce genre de méditations , si grave , si solen- nel, si naturellement porté au sublime, fut totalement inconnu des orateurs de l'anti- quité. Les païens se consumoient à la pour- suite des ombres de la vie (i) ; ils ne savoient pas que la véritable existence ne commence qu'à la mort. La religion chrétienne a seule fondé cette grande école de la tombe,

(i) Job.

DU CHRISTIANISME. i35

s'instruit l'apôtre de l'Evangile : elle ne per- met plus que l'on prodigue , comme les demi- sages de la Grèce , l'immortelle pensée de l'homme à des choses d'un moment.

Au reste, c'est la religion qui, dans tous les siècles et dans tous les pays, a été la source de l'éloquence. Si Démosthène et Cicéron ont été de grands orateurs , c'est qu'avant tout ils étoient religieux (i). Les membres de la Con- vention , au contraire , n'ont offert que des talens tronqués et des lambeaux d'éloquence , parce qu'ils attaquoient la foi de leurs pères , et s'interdisoient ainsi les inspirations du cœur (2).

(1) Ils ont sans cesse le nom des dieux à la bouche : voyez l'invocation du premier aux mânes des héros de Marathon, et l'apothéose du second aux dieux dépouillés par "Verres.

(2) Qu'on ne dise pas que les Français n'avoient pas eu le temps de s'exercer dans la nouvelle lice ils venoient de descendre : l'éloquence est un fruit des révolutions; elle y croît spontanément et sans culture ; le Sauvage et le Nègre ont quelquefois parlé comme Démosthène. D'ail- leurs , on ne manquoit pas de modèles, puisqu'on avoit entre les mains les chefs-d'œuvre du forum antique , et ceux de ce forum sacré, l'orateur chrétien explique la

i36 GÉSIE

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CHAPITRE II.

DES ORATEURS.

Les Pères de l'Eglise.

L'éloquence des docteurs de l'Eglise a quelque chose d'imposant, de fort, de royal , pour ainsi parler, et dont l'autorité vous con- fond et vous subjugue. On sent que leur mission vient d'en-haut, et qu'ils enseignent par l'ordre exprès du Tout-Puissant. Toutefois, au milieu

loi éternelle. Quand M. de Montlosier s'écrioit, à propos du clergé, dans l'Assemblée contituante : Vous les chassez de leurs palais , ils se retireront dans la cabane du pauvre qu'ils ont nourri j vous voulez leurs croix d'or, ils prendront une croix de bois ; c'est une croix de lois gui a sauvé le monde! ce mouvement n'a pas été inspiré par la démago- gie , mais par la religion. Enfin Vergniaud ne s'est élevé à la grande éloquence , dans quelques passages de son dis- cours pour Louis XVI , que parce que son sujet 1 a entraîné dans la région des idées religieuses : les pyra- mides, les morts, le silence et les tombeaux.

DU CHRISTIANISME. i37

de ces inspirations, leur génie conserve le calme et la majesté.

Saint Ambroise est le Fénélon des Pères de l'Eglise latine. Il est fleuri, doux, abon- dant, et, à quelques défauts près qui tiennent à son siècle, ses ouvrages offrent une lecture aussi agréable qu'instructive ; pour s'en con- vaincre, il suffit de parcourir le Traité de la Virginité (i) , et Y Eloge des Patriarches.

Quand on nomme un saint aujourd'hui, on se figure quelque moine grossier et fana- tique, livré, par imbécillité ou par caractère, à une superstition ridicule. Augustin offre pourtant un autre tableau: un jeune homme ardent et plein d'esprit s'abandonne à ses pas- sions; il épuise bientôt les voluptés, et s'étonne que les amours de la terre ne puissent rem- plir le vide de son cœur. Il tourne son âme inquiète vers le Ciel : quelque chose lui dit que c'est qu'habite celte souveraine beauté après laquelle il soupire : Dieu lui parle tout bas, et cet homme du siècle , que le siècle n'a- voit pu satisfaire , trouve enfin le repos et la plénitude deses désirs dans le sein de lareligion.

(i) Nous en avons citt!' quelques morceaux.

i38 GENIE

Montaigne et Rousseau nous ont donne leurs Confessions. Le premier s'est moqué de la bonne foi de son lecteur; le second a révélé de honteuses turpitudes, en se proposant, même au jugement de Dieu, pour un modèle de vertu. C'est dans les Confessions de saint Augustin qu'on apprend à connoître l'homme tel qu'il est. Le saint ne se confesse point à la terre , il se confesse au Ciel ; il ne cache rien à celui qui voit tout. C'est un chrétien à genoux dans le tribunal de la pénitence, qui déplore ses fautes, et qui les découvre , afin que le mé- decin applique le remède sur la plaie. Il ne craint point de fatiguer par des détails celui dont il a dit ce mot sublime : // est patient , parce quil est éternel. Et quel portrait ne nous fait-il point du Dieu auquel il confie ses erreurs !

« Vous êtes infiniment grand , dit-il , infi- niment bon, infiniment miséricordieux, infi- niment juste ; votre beauté est incomparable, votre force irrésistible , votre puissance sans bornes. Toujours en action , toujours en repos , vous soutenez, vous remplissez, vous conser- vez l'univers ; vous aimez sans passion, vous êtes jaloux sans trouble ; vous changez vos

DU CHRISTIANISME. i39

opérations et jamais vos desseins.... Mais que vous dis-je ici, ô mon Dieu! et que peut-on dire en parlant de vous ? »

Le même homme qui a tracé cette bril- lante image du vrai Dieu, va nous parler à présent avec la plus aimable naïveté des erreurs de sa jeunesse :

« Je partis enfin pour Carthage. Je n'y fus pas plus tôt arrivé que je me vis assiégé d'une foule de coupables amours, qui se présen- taient à moi de toutes parts.... Un état tran- quille me sembloit insupportable, et je ne cherchois que les chemins pleins de pièges et de précipices.

» Mais mon bonheur eût été d'être aimé aussi bien que d'aimer ; car on veut trouver la

vie dans ce qu'on aime Je tombai enfin dans

les filets je désirois d'être pris : Je fus aimé , et je possédai ce que j'aimois. Mais , ô mon Dieu! vous me fîtes alors sentir votre bonté et votre miséricorde , en m'accablant d'amer- tume ; car, au lieu des douceurs que je m'étois promises , je ne connus que jalousie , soupçons, craintes , colère , querelles et emportemens. »

Le ton simple , triste et passionné de ce récit, ce retour vers la Divinité elle calme du

i4o GÉNIE

Ciel, au moment le saint semble le plus agile par les illusions de la terre et par le sou- venir des erreurs de sa vie : tout ce mélange de regrets et de repentir est plein de charmes. Nous ne connoissons point de mot de senti- ment plus délicat que celui-ci : « Mon bonheur eût été d'être aimé aussi bien que d'aimer, car on çeut trouver la vie dans ce qu on aime. » C'est encore saint Augustin qui a dit cette parole : « Une âme contemplative se fait à elle-même une solitude. » La Cité de Dieu , les épîtres et quelques traités du même Père , sont pleins de ces sortes de pensées.

Saint Jérôme brille par une imagination vigoureuse , que n'avoit pu éteindre chez lui une immense érudition. Le recueil de ses lettres est un des monumens les plus curieux de la littérature des Pères. Ainsi que saint Augustin , il trouva son écueil dans les voluptés du monde.

Il aime à peindre la nature et la solitude. Du fond de sa grotte de Bethléem , il voyoit la chute de l'Empire romain : vaste sujet de réflexions pour un saint anachorète ! Aussi , la mort et la vanité de nos jours sont-elles sans cesse présentes à saint Jérôme.

DU CHRISTIANISME. 4i

« Nous mourons et nous changeons à toute heure , écrit-il à un de ses amis , et cependant nous vivons comme si nous étions immortels. Le temps même que j'emploie ici à dicter, il le faut retrancher de mes jours. Nous nous écrivons souvent, mon cher Héliodore ; nos lettres passent les mers, et à mesure que le vaisseau fuit, notre vie s'écoule : chaque flot en emporte un moment (i). »

De même que saint Ambroise est le Fénélon des Pères, Tertullien en est le Bossuet. Une partie de son plaidoyer en faveur de la reli- gion, pourroit encore servir aujourd'hui dans la même cause. Chose étrange ! que le chris- tianisme soit maintenant obligé de se défendre devant ses enfans , comme il se défendoit au- trefois devant ses bourreaux, et que Y Apolo- gétique aux Gentils soit devenue Y Apolo- gétique aux Chrétiens !

Ce qu'on remarque de plus frappant dans cet ouvrage , c'est le développement de l'esprit humain : on entre dans un nouvel ordre d'idées ; on sent que ce n'est plus la première

(i) Hieron. Epist.

142 GÉNIE

antiquité ou le bégaiement de Thomme qui se

fait entendre.

Tertullien parle comme un moderne ; ses motifs d'éloquence sont pris dans le cercle des vérités éternelles, et non dans les raisons de passion et de circonstance employées à la tri- bune romaine, ou sur la place publique des Athéniens. Ces progrès du génie philosophique sont évidemment le fruit de notre religion. Sans le renversement des faux Dieux et l'éta- blissement du vrai culte , l'homme auroit vieilli dans une enfance interminable ; car, étant toujours dans l'erreur, par rapport au pre- mier principe , ses autres notions se fussent plus ou moins ressenties du vice fondamental.

Les autres traités de Tertullien, en parti- culier ceux de la Patience, des Spectacles, des Martyrs, des Ornemens des femmes , et de la Résurrection de la chair, sont semés d'une foule de beaux traits. « Je ne sais (dit l'ora- teur, en reprochant le luxe aux femmes chré- tiennes) ; je ne sais si des mains accoutumées aux bracelets , pourront supporter le poids des chaînes ; si des pieds ornés de bandelcttec s'accoutumeront à la douleur des entraves. Je crains bien qu'une télé, couverte de réseaux

DU CHRISTIANISME. i43

de perles et de diamans , ne laisse aucune place à l'épée (i). »

Ces paroles, adressées à des femmes qu'on conduisoit tous les jours à l'échafaud, étin- cellent de courage et de foi.

Nous regrettons de ne pouvoir citer tout entière l'Epître aux Martyrs , devenue plus intéressante pour nous depuis la persécution de Robespierre : « Illustres confesseurs de Jésus-Christ, s'écrie Tertullien, un chrétien trouve dans la prison les mêmes délices que les prophètes trouvoientau désert.... Ne l'ap- pelez plus un cachot, mais une solitude. Quand l'âme est dans le ciel, le corps ne sent point la pesanteur des chaînes ; elle emporte avec soi tout l'homme ! »

Ce dernier trait est sublime.

C'est du prêtre de Carthage que Bossuet a emprunté ce passage si terrible et si admiré: « Notre chair change bientôt de nature , notre corps prend un autre nom ; même celui de

(i) Locum spathœ non det. On peut traduire , ne plie sous l'épée. J'ai préféré l'autre sens comme plus littéral et plus énergique. Spatha, emprunté du grec, est Fétymolo- gie de notre mot épée.

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cadavre, dit Tertullien , parce qiCil nous montre encore quelque/orme humaine , ne lui demeure pas long-temps ; il devient un je ne sais quoi qui lia plus de nom dans aucune langue (i), lant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprime ses malheureux restes. »

Tertullien étoit fort savant, bien qu'il s'ac- cuse d'ignorance , et l'on trouve dans ses écrits des détails sur la vie privée des Romains, qu'on chercheroit vainement ailleurs. De fréquens barbarismes , gune latinité africaine désho- norent les ouvrages de ce grand orateur. Il tombe souvent dans la déclamation, et son goût n'est jamais sûr. « Le style de Tertullien est de fer, disoit Balzac , mais avouons qu'avec ce fer il a forcé d'excellentes armes. »

Selon Lactancc , surnommé le Cicéron chré- tien, saint Gypricn est le premier Père élo- quent de l'Eglise latine. Mais saint Cyprien imite presque partout Tertullien, en affaiblis- sant également les défauts et les beautés de son modèle. C'est le jugement de La Harpe, dont il faut toujours citer l'autorité en critique.

(i) Orais. funob. de la ducli. d'Orl.

DU CHRISTIANISME. 145

Parmi les Pères de l'Eglise grecque , deux seuls sont très-éloquens , saint Chrysostôme et saint Basile. Les homélies du premier, sur la Mort , et sur la Disgrâce dEutrope , sont des chefs-d'œuvre (i). La diction de saint Chry- sostôme est pure , mais laborieuse ; il fatigue son style à la manière d'Isocrate : aussi Liba- nius lui destinoit-il sa chaire de rhétorique avant que le jeune orateur fût devenu chrétien.

Avec plus de simplicité , saint Basile a moins d'élévation que saint Chrysostôme. Il se tient presque toujours dans le ton myslique, et dans la paraphrase de l'Ecriture (2).

Saint Grégoire de Nazianze (3) , surnommé le Théologien , outre ses ouvrages en prose , nous a laissé quelques poèmes sur les mystères du christianisme.

« Il étoit toujours en sa solitude d'Arianze, dans son pays natal, dit Fleury : un jardin,

(1) Voyez la note G à la fin du volume;

(2) On a de lui une lettre fameuse sur la solitude , c'est la première de ses épures ; elle a servi de fondement à sa règle.

(3) Il avoit un fils du même nom et de la même sain- teté que lui.

3. 10

,{6 GÉNIE

une fontaine, des arbres qui luidonnoient du couvert, faisoient toutes ses délices. Il jeûnoit, il prioit avec abondance de larmes. .. Ces saintes poésies furent les occupations de saint Gré- goire dans sa dernière retraite. Il y fait l'his- toire de sa vie et de ses souffrances.... Il prie, il enseigne , il explique les mystères, et donne des règles pour les mœurs.... Il vouloit donner à ceux qui aiment la poésie et la musique , des sujets utiles pour se divertir, et ne pas laisser aux païens l'avantage de croire qu'ils fussent les seuls qui pussent réussir dans les belles- lettres (i). »

Enfin, celui qu'on appeloit le dernier des Pères, avant que Bossuct eût paru, saint Bernard , joint à beaucoup d'esprit une grande doctrine. Il réussit surtout à peindre les mœurs , et il avoit reçu quelque chose du génie de Théophraste et de La Bruyère.

« L'orgueilleux, dit-il, a le verbe haut et le silence boudeur ; il est dissolu dans la joie, furieux dans la tristesse, déshonnéte au dedans, honnête au dehors ; il est roide dans sa dé- marche , aigre dans ses réponses , toujours

(i) Fleury, Ilist.Eccl. t. IV, liv. XIX, p. 55;, c. 9.

DU CHRISTIANISME. 147

fort pour attaquer, toujours foible pour se défendre ; il cède de mauvaise grâce, il impor- tune pour obtenir; il ne fait pas ce qu'il peut et ce qu'il doit faire , mais il est prêt à faire ce qu'il ne doit pas et ce qu'il ne peut pas (1). » N'oublions pas cette espèce de phénomène du treizième siècle , le livre de Y Imitation de Jésus-Christ. Comment un moine, renfermé dans son cloître , a-t-il trouvé cette mesure d'expression, a-t-il acquis cette fine connois- sance de l'homme , au milieu d'un siècle les passions étoient grossières, et le goût plus grossier encore ? Qui lui avoit révélé , dans sa solitude, ces mystères du cœur et de l'élo- quence ? Un seul maître : Jésus-Christ.

(0 De Mur. lib. XXXIV, cap. 16.

10.

i/,8 GÉNIE

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CHAPITRE III.

Massillon.

Si nous franchissons maintenant plusieurs siècles, nous arriverons à des orateurs dont les seuls noms embarrassent beaucoup cer- taines gens ; car ils sentent que des sophismes ne suffisent pas pour détruire l'autorité qu'em- portent avec eux Bossuet, Fénélon , Mas- sillon , Bourdalouc , Fléchier , Mascaron , l'abbé Poulie.

Il nous est dur de courir rapidement sur tant de richesses , et de ne pouvoir nous arrêter à chacun de ces orateurs. Mais comment choi- sir au milieu de ces trésors? Comment citer au lecteur des choses qui lui soient inconnues ? Ne grossirions-nous pas trop ces pages , en les chargeant de ces illustres preuves de la beauté du christianisme ? Nous n'emploîrons donc pas toutes nos armes ; nous n'abuserons pas de nos avantages, de peur de jeter, en pressant trop l'évidence, les ennemis du chris-

DU CHRISTIANISME. i4g

tianisme dans l'obstination , dernier refuge de l'esprit de sophisme poussé à bout.

Ainsi nous ne ferons paroître à l'appui de nos raisonnemens , ni Fénélon, si plein d'onc- tion dans les méditations chrétiennes , ni Bourdaloue, force et victoire de la doctrine évangélique : nous n'appellerons à notre se- cours ni les savantes compositions de Flé- chier , ni la brillante imagination du dernier des orateurs chrétiens, l'abbé Poulie. O reli- gion, quels ont été tes triomphes ! quipouvoit douter de ta beauté , lorsque Fénélon et Bos- suet occupoient tes chaires, lorsque Bour- daloue instruisoit d'une voix grave un mo- narque alors heureux, à qui, dans ses revers , le Ciel miséricordieux réservoit le doux Mas- sillon !

Non toutefois que l'évêque de Clermont n'ait en partage que la tendresse du génie ; il sait aussi faire entendre des sons mâles et vigoureux. Il nous semble qu'on a vanté trop exclusivement son Petit Carême : l'auteur y montre , sans doute , une grande connoissance du cœur humain , des vues fines sur les vices des cours, des moralités écrites avec une élé- gance qui ne bannit pas la simplicité ; mais il

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y a certainement une éloquence plus pleine, un style plus hardi, des mouvemens plus pa- thétiques et des pensées plus profondes dans quelques uns de ses autres sermons, tels que ceux sur la mort , sur Y impénitence finale , sur le petit nombre des élus , sur la mort du pé- cheur, sur la nécessité d'un avenir , sur la pas- sion de Jésus-Christ. Lisez, par exemple, cette peinture du pécheur mourant :

« Enfin , au milieu de ces tristes efforts , ses yeux se fixent, ses traits changent, son visage se défigure, sa bouche livide s'entr'ouvre d'elle-même , tout son esprit frémit ; et , par ce dernier effort , son âme s'arrache avec regret de ce corps de boue , et se trouve seule au pied du tribunal redoutable (i). »

A ce tableau de l'homme impie dans la mort, joignez celui des choses du monde dans le néant.

« Regardez le monde tel que vous l'avez vu dans vos premières années , et tel que vous le voyez aujourd'hui ; une nouvelle cour a suc- cédé à celle que vos premiers ans ont vue ; de nouveaux personnages sont montés sur la

(i) Mass. Avent. Mort du Pécheur , prem. partie.

DU CHRISTIANISME. i5i

scène, les grands rôles sont remplis par de nouveaux acteurs : ce sont de nouveaux évé- nemens, de nouvelles intrigues, de nouvelles passions, de nouveaux héros, dans la vertu comme dans le vice, qui sont le sujet des louanges, des dérisions, des censures pu- bliques. Rien ne demeure, tout change, tout s'use , tout s'éteint : Dieu seul demeure tou- jours le même. Le torrent des siècles qui en- traîne tous les siècles, coule devant ses yeux, et il voit avec indignation de foibles mortels , emportés par ce cours rapide, l'insulter en passant. »

L'exemple de la vanité des choses humaines, tiré du siècle de Louis XIV, qui venoit de finir ( et cité peut-être devant des vieillards qui en avoient vu la gloire ) , est bien pathé- tique ! Le mot qui termine la période semble être échappé à Bossuet: tant il est franc et sublime.

Nous donnerons encore un exemple de ce genre ferme d'éloquence qu'on paroît refuser à Massillon, en ne parlant que de son abon- dance et de sa douceur. Pour celte fois , nous prendrons un passage l'orateur abandonne son style favori , c'est-à-dire le sentiment et

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les images, pour n'être qu'un simple argu- mentateur. Dans le sermon sur la vérité d'un avenir, il presse ainsi l'incrédule :

« Que dirai -je encore? si tout meurt avec nous, les soins du nom et de la postérité sont donc frivoles ; l'honneur qu'on rend à la mé- moire des hommes illustres , une erreur pué- rile , puisqu'il est ridicule d'honorer ce qui n'est plus ; la religion des tombeaux , une illusion vulgaire ; les cendres de nos pères et de nos amis , une vile poussière qu'il faut jeter au vent , et qui n'appartient à personne ; les dernières intentions des mourans , si sacrées parmi les peuples les plus barbares, le dernier son d'une machine qui se dissout ; et , pour tout dire en un mot , si tout meurt avec nous , les lois sont donc une servitude insen- sée ; les rois et les souverains , des fantômes que la foiblesse des peuples a élevés ; la jus- tice, une usurpation sur la liberté des hommes ; la loi des mariages , un vain scrupule ; la pu- deur, un préjugé ; l'honneur et la probité, des chimères ; les incestes , les parricides , les perfidies noires , des jeux de la nature , cl des noms que la politique des législateurs a inventés.

DU CHRISTIANISME. i53

» Voilà se réduit la philosophie sublime des impies ; voilà cette force , cette raison , cette sagesse qu'ils nous vantent éternelle- ment. Convenez de leurs maximes , et l'uni- vers entier retombe dans un affreux chaos ; et tout est confondu sur la terre ; et toutes les idées du vice et de la vertu sont renversées ; et les lois les plus inviolables de la société s'évanouissent ; et la discipline des mœurs périt ; et le gouvernement des Etats et des Empires n'a plus de règle ; et toute l'harmo- nie des corps politiques s'écroule; et le genre humain n'est plus qu'un assemblage d'insen- sés , de barbares, de fourbes , de dénaturés , qui n'ont plus d'autres lois que la force , plus d'autre frein que leurs passions et la crainte de l'autorité , plus d'autre lien que l'irréligion et l'indépendance, plus d'autres dieux qu'eux- mêmes : voilà le monde des impies ; et si ce plan de république vous plaît, formez, si vous le pouvez , une société de ces hommes mons- trueux : tout ce qui nous reste à vous dire , c'est que vous êtes dignes d'y occuper une place. »

Que l'on compare Cicéron à Massillon , Bossuet à Démosthène, et l'on trouvera ton-

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jours entre leur éloquence les différences que nous avons indiquées ; dans les orateurs chré- tiens, un ordre d'idées plus général, une con- noissance du cœur humain plus profonde , une chaîne de raisonncmens plus claire , enfin une éloquence religieuse et triste , et ignorée de l'antiquité.

Massillon a fait quelques oraisons funèbres ; elles sont inférieures à ses autres discours. Son Eloge de Louis XIV n'est remarquable que par la première phrase : « Dieu seul est grand , mes frères ! » C'est un beau mot que celui-là, prononcé en regardant le cercueil de Louis-le- Grand (i).

(i) Voyez la note H à la fin du volume.

DU CHRISTIANISME. i55

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CHAPITRE IV.

fiossaet orateur.

Mais que dirons-nous de Bossuet comme orateur ? à qui le comparerons-nous? et quels discours de Cicéron et de Démosthène ne s'é- clipsent point devant ses Oraisons funèbres ? C'est pour l'orateur chrétien que ces paroles d'un roi semblent avoir été écrites : L'or et les perles sont assez communes , mais les lèvres savantes sont un vase rare et sans prix (i). Sans cesse occupé du tombeau , et comme penché sur les gouffres d'une autre vie , Bos- suet aime à laisser tomber de sa bouche ces grands mots de temps et de mort , qui reten- tissent dans les abîmes silencieux de l'éter- nité. Use plonge , il se noie dans des tristesses incroyables , dans d'inconcevables douleurs. Les cœurs , après plus d'un siècle , retentissent encore du fameux cri , Madame se meurt ,

(i) Prov. cap. 20, v. i5.

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Madame, est morte. Jamais les rois ont-ils reçu de pareilles leçons? jamais la philosophie s'ex- prima-t-elle avec autant d'indépendance ? Le diadème n'est rien aux yeux de l'orateur; par lui, le pauvre est égale au monarque , et le potentat le plus absolu du globe est obligé de s'entendre dire , devant des milliers de té- moins , que ses grandeurs ne sont que vanité , que sa puissance n'est que songe, et qu'il n'est lui-même que poussière.

Trois choses se succèdent continuellement dans les discours de Bossuet : le trait de génie ou d'éloquence ; la citation , si bien fondue avec le texte , qu'elle ne fait plus qu'un avec lui; enfin, la réflexion, ou le coup d'œil d'aigle sur les causes de l'événement rapporté. Sou- vent aussi cette lumière de l'Eglise porte la clarté dans les discussions de la plus haute métaphysique , ou de la théologie la plus su- blime ; rien ne lui est ténèbres. L'évêque de Meaux a créé une langue que lui seul a parlée, souvent le terme le plus simple et l'idée la plus relevée, l'expression la plus commune et l'image la plus terrible, servent , comme dans l'Ecriture , à se donner des dimensions énor- mes et frappantes.

DU CHRISTIANISME. i57

Ainsi , lorsqu'il s'écrie en montrant le cer- cueil de Madame : La voilà, malgré ce grand cœur, celte princesse si admirée et si chérie ! la voilà telle que la mort nous fa faite! pour- quoi frissonne-t-on à ce mot si simple , telle que la mort nous Va faite ? C'est par l'oppo- sition qui se trouve entre ce grand cœur, cette princesse si admirée, et cet accident inévitable de la mort, qui lui est arrivé comme à la plus misérable des femmes ; c'est parce que ce vcrbcfaire , appliqué à la mort qui défait tout, produit une contradiction dans les mots et un choc dans les pensées , qui ébranlent l'âme ; comme si , pour peindre cet événement mal- heureux, les termes avoient changé d'accep- tion, et que le langage fût bouleversé comme le cœur.

Nous avons remarqué qu'à l'exception de Pascal , de Bossuet, de Massillon , de La Fon- taine , les écrivains du siècle de Louis XIV, faute d'avoir assez vécu dans la retraite , ont ignoré cette espèce de sentiment mélanco- lique, dont on fait aujourd'hui un si étrange abus.

Mais comment donc l'évéque de Meaux , sans cesse au milieu des pompes de Versailles,

i!ï8 GÉNIE

a-t-il connu cette profondeur de rêverie ? C'est qu'il a trouvé dans la religion une soli- tude ; c'est que son corps etoitdans le monde, et son esprit au désert ; c'est qu'il avoit mis son cœur à l'abri dans les tabernacles secrets du Seigneur; c'est, comme il l'a dit lui-même de Marie-Thérèse d'Autriche, « qu'on le voyoit courir aux autels pour y goûter avec David un humble repos , et s'enfoncer dans son ora- toire , , malgré le tumulte de la Cour, il trouvoit le Carmel d'Elie , le désert de Jean, et la montagne si souvent témoin des gémis- semens de Jésus. »

Les Oraisons funèbres de Bossuet ne sont pas d'un égal mérite , mais toutes sont su- blimes par quelque côté. Celle de la Reine d'Angleterre est un chef-d'œuvre de style , et un modèle d'écrit philosophique et poli- tique.

Celle de la duchesse d'Orléans est la plus étonnante , parce qu'elle est entièrement créée de. génie. Il n'y avoit ni ces tableaux des troubles des nations , ni ces développemens des affaires publiques , qui soutiennent la voix de l'orateur. L'intérêt que peut inspirer une princesse expirant à la fleur de son âge ,

DU CHRISTIANISME. i59

semble se devoir épuiser vite. Tout consiste en quelques oppositions vulgaires de la beauté , de la jeunesse, de la grandeur et de la mort; et c'est pourtant sur ce fonds stérile que Bos- suet a bâti un des plus beaux monumens de l'éloquence ; c'est de qu'il est parti pour montrer la misère de l'homme par son côté périssable, et sa grandeur par son côté immor- tel. 11 commence par le ravaler au-dessous des vers qui le rongent au sépulcre , pour le peindre ensuite glorieux avec la vertu dans des royaumes incorruptibles.

On sait avec quel génie , dans l'oraison fu- nèbre de la princesse Palatine, il estdescendu, sans blesser la majesté de l'art oratoire , jus- qu'à l'interprétation d'un songe , en même temps qu'il a déployé , dans ce discours , sa haute capacité pour les abstractions philoso- phiques.

Si , pour Marie-Thérèse et pour le chan- celier de France , ce ne sont plus les mouve- mens des premiers éloges , les idées du pané- gyriste sont-elles prises dans un cercle moins large, dans une nature moins profonde? Et maintenant , dit-il , ces deux âmes pieuses (Michel LeTcllier et Lamoignon), touchées

i6o GENIE

sur la terre du désir de faire régner les lois , Contemplent ensemble à découvert les lois éternelles d'où les nôtres sont dérivées ; et si quelque légère trace de nos foibles distinc- tions paroît encore dans une si simple et si claire vision , elles adorent Dieu en qualité de justice et de règle. »

Au milieu de cette théologie , combien d'autres genres de beautés , ou sublimes , ou gracieuses , ou tristes , ou charmantes ! Voyez le tableau de la Fronde : « La monarchie ébranlée jusqu'aux fondemens , la guerre ci- vile , la guerre étrangère , le feu au dedans et au dehors.... Etoit-ce de ces tempêtes par le Ciel a besoin de se décharger quel- quefois ?.... ou bien étoit-ce comme un travail de la France , prête à enfanter le règne mira- culeux de Louis (i)? » Viennent des réflexions sur l'illusion des amitiés de la terre, qui « s'en vont avec les années et les intérêts » , et sur l'obscurité du cœur de l'homme , « qui ne sait jamais ce qu'il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu'il veut , et qui n'est pas moins

(i) Or. fun. d'Ami, de Gonz.

DU CHRISTIANISME. 161

cache ni moins trompeur à lui-même qu'aux autres (i) »

Mais la trompette sonne, et Gustave pa- roît : « Il paroît a la Pologne surprise et trahie , comme un lion qui tient sa proie dans ses ongles , tout prêt à la mettre en pièces. Qu'est devenue cette redoutable cavalerie qu'on voit fondre sur l'ennemi avec la vitesse d'un aigle ? sont ces âmes guerrières , ces marteaux d'armes tant vantés , et ces arcs qu'on ne vit jamais tendus en vain? Ni les chevaux ne sont vites, ni les hommes ne sont adroits que pour fuir devantle vainqueur (2). »

Je passe , et mon oreille retentit de la voix d'un prophète. Est-ce Isaïe, est-ce Jérémie qui apostrophe l'île de la Conférence, et les pompes nuptiales de Louis?

« Fêles sacrées, mariage fortuné, voile nup- tial , bénédiction, sacrifice , puis-je mêler aujourd'hui vos cérémonies et vos pompes avec ces pompes funèbres, et le comble des grandeurs avec leurs ruines (3) ! »

(1) Or. fun. d'Ann. de Gonz.

(2) Ibid.

(3) Orais. fun. de Mar. Thér. d'Autr.

3. 11

162 GENIE

Le poëte ( on nous pardonnera de donner à Bossue t un titre qui fait la gloire de David), le poète continue de se faire entendre ; il ne touche plus la corde inspirée; mais, baissant sa lyre d'un ton jusqu'à ce mode dont Salo- mon se servit pour chanter les troupeaux du mont Galaad, il soupire ces paroles paisibles: « Dans la solitude de sainte Fare , autant éloignée des voies du siècle , que sa bienheu- reuse situation la sépare de tout commerce du monde ; dans cette sainte montagne que Dieu avoit choisie depuis mille ans ; les épouses de Jésus-Christ faisoient revivre la beauté des anciens jours; les joies de la terre étoient inconnues ; les vestiges des hommes du monde, des curieux et des vaga- bonds ne paroissoicnt pas; sous la conduite de la sainte Abbesse , qui savoit donner le lait aux enfans aussi bien que le pain aux forts, les commencemens de la princesse Anne étoient heureux (i). »

Cette page , qu'on diroit extraite du livre de Ruth, n'a point épuisé le pinceau de Bos- suet ; il lui reste encore assez de cette antique

(i) Orais. fun. d'Anne de Gonz.

DU CHRISTIANISME. iG3

et douce couleur, pour peindre une mort heu- reuse. «Michel Le Tellier, dit-il, commença l'hymne des divines miséricordes : Miser h-

CORDIAS DOMINI IN STERNUM CANTARO : Je

chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur. Il expire en disant ces mots, et il continue avec les anges le sacré cantique. »

Nous avions cru pendant quelque temps que l'oraison funèbre du prince de Condé , à l'exception du mouvement qui la termine , étoit généralement trop louée ; nous pensions qu'il étoit plus aisé, comme il l'est en effet, d'arriver aux formes d'éloquence du commen- cement de cet éloge , qu'à celles de l'oraison de madame Henriette : mais quand nous avons lu ce discours avec attention ; quand nous avons vu l'orateur emboucher la trompette épique pendant une moitié de son récit, et donner, comme en se jouant, un chant d'Ho- mère ; quand , se reliranl à Chantilly avec Achille en repos, il rentre dans le ton évan- géliquc , et retrouve les grandes pensées , les vues chrétiennes qui remplissent les premières oraisons funèbres ; lorsqu'après avoir mis Condé au cercueil , il appelle les peuples , les princes, les prélats, les guerriers au cata-

1 1.

i64. GÉNIE

falque du héros ; lorsqu'enfin , s' avançant lui- même avec ses cheveux blancs, il fait entendre les accens du cygne , montre Bossuet un pied dans la tombe , et le siècle de Louis , dont il a l'air de faire les funérailles, prêt à s'abîmer dans l'éternité, à ce dernier effort de l'élo- quence humaine , les larmes de l'admiration ont coulé de nos yeux , et le livre est tombé de nos mains.

DU CHRISTIANISME. i65

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CHAPITRE V.

Que l'Incrédulité est la principale cause de la décadence du Goût et du Génie.

Ce que nous avons dit jusqu'ici a pu con- duire le lecteur à cette réflexion , que l'in- crédulité est la principale cause de la déca- dence du goût et du génie. Quand on ne crut plus rien à Athènes et à Rome , les talcns disparurent avec les Dieux, et les Muses li- vrèrent à la barbarie ceux qui n'avoient plus de foi en elles.

Dans un siècle de lumières, on ne sauroit croire jusqu'à quel point les bonnes mœurs sont dépendantes du bon goût , et le bon goût des bonnes mœurs. Les ouvrages de Racine , devenant toujours plus purs à mesure que l'auteur devient plus religieux , se terminent enfin à Alhalie. Remarquez , au contraire , comment l'impiété et le génie de Voltaire se décèlent à la fois dans ses écrits , par un mé- lange de choses exquises et de choses odieuses. Le mauvais goût , quand il est incorrigible ,

iG(i GÉNIE

est une fausseté de jugement, un biais naturel dans les idées ; or, comme l'esprit agit sur le cœur, il est difficile que les voies du second soient droites , quand celles du premier ne le sont pas. Celui qui aime la laideur, dans un temps mille chefs-d'œuvre peuvent avertir et redresser son goût , n'est pas loin d'aimer le vice ; quiconque est insensible à la beauté pourroit bien méconnoître la vertu.

Un écrivain qui refuse de croire en un Dieu auteur de l'univers, et juge des hommes dont il a fait l'âme immortelle, bannit d'abord l'infini de ses ouvrages. Il renferme sa pensée dans un cercle de boue, dont il ne peut plus sortir. Il ne voit rien de noble dans la nature ; tout s'y opère par d'impurs moyens de corrup- tion et de régénération. L'abîme n*est qu'un peu d'eau bitumineuse; lesmontagnessontdes protubérances de pierres calcaires ou vitres- cibles , et le ciel , le jour prépare une im- mense solitude , comme pour servir de camp à l'armée des astres que la nuit y amène en silence ; le ciel , disons-nous, n'est plus qu'une étroite voûte momentanément suspendue par la main capricieuse du Hasard.

Si l'incrédule se trouve ainsi borné dans les

DU CHRISTIANISME. iG7

choses de la nature, comment peindra -t- il riiomme avec éloquence ? Les mots pour lui manquent de richesse , et les trésors de l'ex- pression lui sont fermés. Contemplez, au fond de ce tombeau, ce cadavre enseveli, cette sta- tue du néant, voilée d'un linceul : c'estl'homme de l'athée ! Fétus du corps impur de la femme , au-dessous des animaux pour l'ins- tinct , poudre comme eux , et retournant comme eux en poudre, n'ayant point de pas- sions , mais des appétits , n'obéissant point à des lois morales, mais à des ressorts physiques, voyant devant lui, pour toute fin , le sépulcre et des vers : tel est cet être qui se disoit animé d'un souffle immortel ! Ne nous parlez plus des mystères de l'àmc, du charme secret de la vertu : grâces de l'enfance, amours de la jeunesse , noble amitié , élévation de pensées, charmes des tombeaux et de la patrie, vos enchantemens sont détruits !

Nécessairement encore l'incrédulité intro- duit l'esprit raisonneur, les définitions abs- traites , le style scientifique , et avec lui le néologisme , choses mortelles au goût et à l'éloquence.

Il est possible que la somme de talens dé-

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partie aux auteurs du dix-huitième siècle, soit égale à celle qu'avoient reçue les écrivains du dix-septième (i). Pourquoi donc le second siècle est-il au-dessous du premier? Car il n'est plus temps de le dissimuler, les écrivains de notre âge ont été en général placés trop haut. S'il y a tant de choses à reprendre , comme on en convient, dans les ouvrages de Rous- seau et de Voltaire, que dire de ceux de Ray- nal et de Diderot (2) ? On a vanté , sans doute avec raison , la méthode de nos derniers mé- taphysiciens. Toutefois on auroit remar- quer qu'il y a deux sortes de clartés : l'une tient à un ordre vulgaire d'idées ( un lieu commun s'explique nettement ); l'autre vient d'une admirable faculté de concevoir et d'ex- primer clairement une pensée forte et com- posée. Des cailloux au fond d'un ruisseau se voient sans peine , parce que l'eau n'est pas

(1) Nous accordons ceci pour la force de l'argument ; mais nous sommes bien loin de le croire. Pascal et Bos- suet, Molière et La Fontaine sont quatre hommes tout- à fait incomparables, et qu'on ne retrouvera plus. Si nous ne mettons pas Racine de ce nombre , c'est qu'il a un rival dans Virgile.

(2) Voyez la note 1 à la fin du volume.

DU CHRISTIANISME. 169

profonde ; mais l'ambre , le corail et les perles appellent l'œil du plongeur à des profondeurs immenses, sous les flots transparens de l'abîme.

Or, si notre siècle littéraire est inférieur à celui de Louis XIV, n'en cherchons d'autre cause que notre irréligion. Nous avons déjà montré combien Voltaire eût gagné à être chrétien : il dispuleroit aujourd'hui la palme des Muses à Racine. Ses ouvrages auroient pris cette teinte morale , sans laquelle rien n'est parfait ; on y trouveroit aussi ces souve- nirs du vieux temps , dont l'absence y forme un si grand vide. Celui qui renie le Dieu de son pays , est presque toujours un homme sans respect pour la mémoire de ses pères ; les tom- beaux sont sans intérêt pour lui ; les institu- tions de ses aïeux ne lui semblent que des coutumes barbares ; il n'a aucun plaisir à se rappeler les sentences, la sagesse et les goûts de sa mère.

Cependant il est vrai que la majeure partie du génie se compose de cette espèce de sou- venirs. Les plus belles choses qu'un auteur puisse mettre dans un livre , sont les senti- mens qui lui viennent par réminiscence , des premiers jours de sa jeunesse. Voltaire a bien

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péché contre ces règles critiques ( pourtant si douces ! ) , lui qui s'est éternellement moque des mœurs et des coutumes de nos ancêtres. Comment se fait-il que ce qui enchante les autres hommes, soit précisément ce qui dé- goûte un incrédule ?

La religion est le plus puissant motif de l'amour de la patrie ; les écrivains pieux ont toujours répandu ce noble senliment dans leurs écrits. Avec quel respect , avec quelle magnifique opinion , les écrivains du siècle de Louis XIV ne parlent-ils pas toujours de la France ! Malheur à qui insulte son pays ! Que la patrie se lasse d'être ingrate , avant que nous nous lassions de l'aimer ; ayons le cœur plus grand que ses injustices.

Si l'homme religieux aime sa patrie, c'est que son esprit est simple , et que les senli- mens naturels qui nous attachent aux champs de nos aïeux, sont comme le fond et l'habi- tude de son cœur. 11 donne la main à ses pères cl à ses enfans ; il est planté dans le sol natal, comme le chêne, qui voit au-dessous de lui ses vieilles racines s'enfoncer dans la terre, et à son sommet des boutons naissans qui aspi- rent vers le ciel.

DU CHRISTIANISME. 17.

Rousseau est un des écrivains du dix-hui- tième siècle dont le style a le plus de charme, parce que cet homme, bizarre à dessein, s'é- toit au moins crée une ombre de religion. Il avoit foi en quelque chose , qui n'étoitpas le Christ , mais qui pourtant étoit YEçangile ; ce fantôme de christianisme, tel quel , a quel- quefois donné beaucoup de grâces à son génie. Lui qui s'est élevé avec tant de force contre les sophistes, n'eût-il pas mieux fait de s'a- bandonner à la tendresse de son âme, que de se perdre, comme eux, dans des systèmes , dont il n'a fait que rajeunir les vieilles er- reurs (1) ?

Il ne manqueroit rien à Buffon s'il avoit autant de sensibilité que d'éloquence. Pic- marque étrange , que nous avons lieu de faire à tous momens , que nous répétons jusqu'à satiété , et dont nous ne saurions trop con- vaincre le siècle : sans religion , point de sen- sibilité. Buffon surprend par son style ; mais rarement il attendrit. Lisez l'admirable article du chien; tous les chiens y sont: le chien- chasseur, le chien-berger, le chien sauvage, le

(1) ïruycz la noie K à la fin du volume.

172 GÉNIE

chien grand-seigneur, le chien petit-maître, etc. Qu'y manque-t-il enfin? le chien de l'aveugle. Et c'est celui-là dont se fût d'abord souvenu un chrétien.

En général, les rapports tendres ont échappé à Euffon. Et néanmoins rendons justice à ce grand peintre de la nature : son style est d'une perfection rare. Pour garder aussi bien les convenances, pour n'être jamais ni trop haut ni trop bas, il faut avoir soi-même beaucoup de mesure dans l'esprit et dans la conduite. On sait que Buffon respectoit tout ce qu'il faut respecter. Il ne croyoit pas que la philo- sophie consistât à afficber l'incrédulité , à insulter aux autels de vingt-quatre millions d'hommes. Il étoit régulier dans ses devoirs de chrétien , et donnoit l'exemple à ses do- mestiques. Rousseau, s'attachant au fond, et rejetant les formes du culte, montre dans ses écrits la tendresse de la religion avec le mau- vais ton du sophiste ; Buffon, par la raison contraire, a la sécheresse de la philosophie , avec les bienséances de la religion. Le chris- tianisme a mis au dedans du style du premier, le charme , l'abandon et l'amour ; et au de- hors du style du second , l'ordre, la clarté et

DU CHRISTIANISME. i73

la magnificence. Ainsi les ouvrages de ces hommes célèbres portent, en bien et en mal, l'empreinte de ce qu'ils ont choisi et de ce qu'ils ont rejeté eux-mêmes de la religion.

En nommant Montesquieu, nous rappelons le véritable grand homme du dix -huitième siècle. L'Esprit des Lois et les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains , et de leur décadence , vivront aussi long-temps que la langue dans laquelle ils sont écrits. Si Montesquieu , dans un ouvrage de sa jeu- nesse, laissa tomber sur la religion quelques uns des traits qu'il dirigeoit contre nos mœurs, ce ne fut qu'une erreur passagère, une espèce detributpayé àla corruption de laRégence (i). Mais dans le livre qui a placé Montesquieu au rang des hommes illustres , il a magnifique- ment réparé ses torts , en faisant l'éloge du culte qu'il avoit eu l'imprudence d'attaquer. La maturité de ses années et l'intérêt même de sa gloire lui firent comprendre que , pour élever un monument durable , il falloit en creuser les fondemens dans un sol moins mou- vant que la poussière de ce monde ; son génie,

(i) Voyez la note L à la fin du volume.

17/

74 GÉNIE

qui cmbrassoit tous les lemps , s'est appuyé sur la seule religion à qui tous les temps sont promis.

Il résulte de nos observations , que les écri- vains du dix-huitième siècle doivent la plu- part de leurs défauts à un système trompeur de philosophie, et qu'en étant plus religieux, ils eussent approché davantage de la perfec- tion.

Il y a eu dans notre âge , à quelques excep- tions près , une sorte d'avortement général des talcns. Ondiroit même que l'impiété, qui rend tout stérile , se manifeste aussi par l'ap- pauvrissement de la nature physique. Jetez les yeux sur les générations qui succédèrent au siècle de Louis XIV. sont ces hommes aux figures calmes et majestueuses , au port ctaux vélemens nobles, au langage épuré, à l'air guerrier et classique , conquérant et ins- piré des arts ? On les cherche , et on ne les trouve plus. De petits hommes inconnus se promènent comme des pygmées sous les hauts portiques des monumens d'un autre âge. Sur leur front dur respirent Tégoïsmc et le mépris de Dieu; ils ont perdu et la noblesse de l'habit et la pureté du langage : on les prendroit, non

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pour les fils , mais pour les baladins de la grande race qui les a précédés.

Les disciples de la nouvelle école flétrissent l'imagination avec je ne sais quelle vérité, qui n'est point la véritable vérité. Le style de ces hommes est sec , l'expression sans franchise , l'imagination sans amour et sans flamme; ils n'ont nulle onction, nulle abondance, nulle simplicité. On ne sent point quelque chose de plein et de nourri dans leurs ouvrages ; l'im- mensité n'y est point , parce que la divinité y manque. Au lieu de cette tendre religion , de cet instrument harmonieux dont les auteurs du siècle de Louis XIV se servoient pour trouver le ton de leur éloquence, les écrivains modernes font usage d'une étroite philoso- phie qui va divisant et subdivisant toute chose, mesurant les senlimens au compas, soumet- tant l'âme au calcul , et réduisant l'univers, Dieu compris, aune soustraction passagère du néant.

Aussi le dix-huitième siècle diminue -t- il chaque jour dans la perspective , tandis que le dix-septième semble s'élever, à mesure que nous nous en éloignons ; l'un s'affaisse, l'autre monte dans les cicux. On aura beau cher-

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cher à ravaler le génie de Bossuet et de Ra- cine , il aura le sort de cette grande figure d'Homère qu'on aperçoit derrière les âges : quelquefois elle est obscurcie parla poussière qu'un siècle fait en s'écroulant ; mais aussitôt que le nuage s'est dissipe', on voit reparoître la majestueuse figure qui s'est encore agran- die , pour dominer les ruines nouvelles (i).

(i) Voyez la note M à la fin du volume.

DU CHRISTIANISME. i77

TROISIEME PARTIE.

BEAUX- ARTS ET LITTÉRATURE.

LIVRE CINQUIÈME.

HARMONIE DE LA RELIGION CHRÉTIENNE AVEC LES SCÈNES DE LA NATURE ET LES PASSIONS DU CŒUR HUMAIN.

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CHAPITRE PREMIER.

Division des Harmonies.

Avant de passer à la description du culte , il nous reste à examiner quelques sujets que nous n'avons pu suffisamment développer dans les livres précédens. Ces sujets se rap- portent au côté physique ou au côté moral des arts. Ainsi, par exemple, les sites des 3. 12

i78 GENIE

monastères , les ruines des monumens reli- gieux , etc. , tiennent à la partie matérielle de l'architecture , tandis que les effets de la doc- trine chrétienne , avec les passions du cœur de l'homme , et les tableaux de la nature , rentrent dans la partie dramatique et descrip- tive de la poésie.

Tels sont les sujets que nous réunissons dans ce livre , sous le titre général tfharmo-

DU CHRISTIANISME. r7g

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CHAPITRE II.

HARMONIES PHYSIQUES.

Sites des Monumens religieux, Couvens Maronites, Cophtes ,etc.

Il y a dans les choses humaines deux espèces de nature place'es , l'une au commencement , l'autre à la fin de la société. S'il n'en étoit ainsi , l'homme , en s'éloignant toujours de son origine , seroit devenu une sorte de monstre ; mais , par une loi de la Providence , plus il se civilise , plus il se rapproche de son pre- mier état : il advient que la science au plus haut degré est l'ignorance , et que les arts par- faits sont la nature.

Cette dernière nature , ou cette nature de la société , est la plus belle : le génie en est l'instinct , et la vertu l'innocence , car le génie et la vertu de l'homme civilisé ne sont que l'instinct et l'innocence perfectionnés du Sau- vage. Or, personne ne peut comparer un In-

12.

180 GENIE

dieu du Canada à Socrate, bien que le premier soit, rigoureusement parlant, aussi moral que le second; ou bien il faudroit soutenir que la paix des passions non développées dans l'en- fant , a la même excellence que la paix des passions domptées dans l'homme ; que l'être à pures sensations est égal à l'être pensant , ce qui reviendroit à dire que foiblessc est aussi belle que force. Un petit lac ne ravage passes bords, et personne n'en est étonné; son im- puissance fait son repos : mais on aime le calme sur lamer, parce qu'elle a le pouvoir des orages, et l'on admire le silence de l'abîme, parce qu'il vient de la profondeur même des eaux.

Entre les siècles de nature et ceux de civi- lisation , il y en a d'autres que nous avons nom- més siècles de barbarie. Les anciens ne les ont point connus. Ils se composent de la réunion subite d'un peuple policé et d'un peuple sau- vage. Ces âges doivent être remarquables par la corruption du goût. D'un côté , l'homme sauvage , en s'emparant des arts , n'a pas assez de finesse pour les porter jusqu'à l'élégance , et l'homme social pas assez de simplicité pour redescendre à la seule nature

On ne peut alors espérer rien de pur que

DU CHRISTIANISME. 181

dans les sujets une cause morale agit par elle-même indépendamment des causes tem- poraires. C'est pourquoi les premiers soli- taires , livrés à ce goût délicat et sûr de la religion , qui ne trompe jamais lorsqu'on n'y mêle rien d'étranger, ont choisi dans les di- verses parties du monde les sites les plus frap- pans > pour y fonder leurs monastères (i). Il n'y a point d'ermite qui ne saisisse aussi bien que Claude Lorrain ou Le Nôtre , le rocher il doit placer sa grotte.

On voit çà et , dans la chaîne du Liban , des couvens Maronites bâtis sur des abîmes. On pénètre dans les uns par de longues ca- vernes , dont on ferme l'entrée avec des quar- tiers de roche ; on ne peut monter dans les autres qu'au moyen d'une corbeille suspendue. hejleuçe saint sort du pied de la montagne ; la forêt de cèdres noirs domine le tableau , et elle est elle-même surmontée par des croupes arrondies, que la neige drape de sa blancheur. Le miracle ne s'achève qu'au moment Ton arrive au monastère : au dedans sont des vignes , des ruisseaux , des bocages ; au dehors,

(i) Voyez, la note N à la fin du volume.

i8« GÉNIE

une nature horrible , et la terre qui se perd et s'enfuit avec ses fleuves , ses campagnes et ses mers , dans de bleuâtres profondeurs. Nourris par la religion, entre la terre et le firmament, sur ces roches escarpées, c'est laque de pieux solitaires prennent leur vol vers le ciel comme des aigles de la montagne.

Les cellules rondes et séparées des couvens égyptiens sont renfermées dans l'enceinte d'un mur qui les défend des Arabes. Du haut de la tour bâtie au milieu de ces couvens , on dé- couvre des landes de sable, d'où s'élèvent les têtes grisâtres des pyramides, ou des bornes qui marquent le chemin au voyageur. Quel- quefois une caravane abyssinienne, des Bé- douins vagabonds, passent dans le lointain à l'un des horizons de la mouvante étendue ; quelquefois le souffle du midi noie la perspec- tive dans une atmosphère de poudre. La lune éclaire un sol nu, des brises muettes ne trouvent pas même un brin d'herbe , pour en former une voix. Le désert sans arbres se montre de toutes parts sans ombre ; ce n'est que dans les bâtirnens du monastère qu'on re- trouve quelques voiles de la nuit.

Sur l'isthme de Panama en Amérique, le

DU CHRISTIANISME. i83

cénobite peut contempler du faîte de son cou- vent les deux mers qui baignent les deux rives du Nouveau -Monde : l'une souvent agitée quand l'autre repose, et présentant aux mé- ditations le double tableau du calme et de l'orage.

Les couve ns situés dans les Andes voient s'aplanir au loin les flots de l'Océan Pacifique. Un ciel transparent abaisse le cercle de ses horizons sur la terre et sur les mers , et semble enfermer l'édifice de la religion sous un globe de cristal. La fleur capucine , remplaçant le lierre religieux , brode de ses chiffres de pourpre les murs sacrés ; le Lamaz traverse le torrent sur un pont flottant de lianes, et le Péruvien infortuné vient prier le Dieu de Las Casas.

Tout le monde a vu en Europe de vieilles abbayes cachées dans les bois , elles ne se décèlent aux voyageurs que par leurs clochers perdus dans la cime des chênes. Les monu- mens ordinaires reçoivent leur grandeur des paysages qui les environnent ; la religion chré- tienne embellit au contraire le théâtre elle place ses autels et suspend ses saintes déco- rations. Nous avons parlé des couvens euro-

184 GÉNIE

péens dans l'histoire de René , et retrace quelques uns de leurs effets, au milieu des scènes de la nature ; pour achever de montrer au lecteur ces mon umens, nous lui donnerons ici un morceau précieux que nous devons à l'amitié. L'auteur y a fait de si grands chan- gemens, que c'est , pour ainsi dire , un nou- vel ouvrage. Ces beaux vers prouveront aux poètes que leurs Muses gagneroient plus à rêver dans les cloîtres, qu'à se faire l'écho de l'impiété.

CHARTREUSE DE PARIS.

Vieux cloître de Bruno les disciples cachés Renferment tous leurs vœux sur le ciel attachés j Cloître saint, ouvre-moi tes modestes portiques ï Laisse-moi m'égarer dans ces jardins rustiques venoit Catinat méditer quelquefois, Heureux de fuir la cour, et d'oublier les rois.

J'ai trop connu Paris : mes légères pensées, Dans son enceinte immense au hasard dispersées , Veulent en vain rejoindre et lier tous les jours Leur fil demi-formé , qui se brise toujours. Seul , je viens recueillir mes vagues rêveries. Fuyez, bruyans remparts, pompeuses Tuileries, Louvre, dont le portique à mes yeux e'blouis , Vante après cent hivers la grandeur de Louis! Je préfère ces lieux l'âme moins distraite, Mimi! au sein de Paris, peut goûter la retraite :

DU CHRISTIANISME. t85

La retraite me plaît, elle eut mes premiers vers. Déjà , de feux moins vifs e'clairant l'univers , Septembre loin de nous s'enfuit, et de'colore Cet e'clat dont l'anne'e un moment brille encore. Il redouble la paix qui m'attache en ces lieux ; Son jour mélancolique , et si doux à nos yeux , Son vert plus rembruni , son grave caractère , Semblent se conformer au deuil du monastère. Sous ces bois jaunissans j'aime à m'ensevelir ; Couché sur un gazon qui commence à pâlir, Je jouis d'un air pur, de l'ombre et du silence.

Ces chars tumultueux s'assied l'opulence ,

Tous ces travaux , ce peuple à grands flots agité ,

Ces sons confus qu'élève une vaste cité ,

Des enfans de Bruno ne troublent point l'asile;

Le bruit les environne , et leur âme est tranquille.

Tous les jours , reproduit sous des traits inconstans ,

Le fantôme du siècle emporté par le temps

Passe , et roule autour d'eux ses pompes mensongères.

Mais c'est en vain : du siècle ils ont fui les chimères;

Hormis l'éternité tout est songe pour eux.

Vous déplorez pourtant leur destin malheureux !

Quel préjugé funeste à des lois si rigides

Attacha, dites-vous, ces pieux suicides?

Ils meurent longuement , rongés d'un noir chagrin ;

L'autel garde leurs vœux sur des tables d'airain ;

Et le seul désespoir habite leurs cellules.

Eh bien , vous qui plaignez ces victimes crédules , Pénétrez avec moi ces murs religieux : N'y respirez-vous pas l'air paisible des cieux? Vos chagrins ne sont plus , vos passions se taisent , Et du cloître muet les ténèbres vous plaisent.

Mais quel lugubre son, du haut de cette tour, Descend et fait frémir les dortoirs d'alentour ?

i86 GENIE

C'est l'airain qui , du temps formidable interprèle ,

Dans chaque heure qui fuit , à l'humble anachorète

Redit en longs échos : Songe au dernier moment.

lie son sous cette voûte expire lentement ;

Et quand il a cessé l'âme en frémit encore.

La méditation qui , seule dès l'aurore ,

Dans ces sombres parvis marche en baissant son oeil ,

A ce signal s'arrête , et lit , sur un cercueil ,

L'épitaphe à demi par les ans effacée ,

Qu'un gothique écrivain dans la pierre a tracée.

O tableaux éloquens ! oh ! combien à mon cœur

Plaît ce dôme noirci d'une divine horreur,

Et le lierre embrassant ces débris de murailles,

croasse l'oiseau chantre des funérailles,

Les approches du soir , et ces ifs attristés

glissent du soleil les dernières clartés ,

Et ce buste pieux que la mousse environne ,

Et la cloche d'airain à l'accent monotone ,

Ce temple chaque aurore entend de saints concerts

Sortir d'un long silence , et monter dans les airs ,

\Jn martyr dont l'autel a conservé les restes ,

Et le gazon qui croit sur ces tombeaux modestes

l'heureux cénobite a passé sans remord

Du silence du cloître à celui fie la mort ï

Cependant sur ces murs l'obscurité s'abaisse ,

Leur deuil est redoublé , leur ombre est plus épaisse ,

Les hauteurs de Meudon me cachent le soleil ;

Le jour meurt , la nuit vient : le couchant moins vermeil .

Voit pâlir de ses feux la dernière étincelle.

Tout à coup se rallume une aurore nouvelle,

Qui monte avec lenteur sur les dômes noircis

De ce palais voisin qu'éleva ÏMédicis (i) ;

(i) Le Luxembourg.

DU CHRISTIANISME. 187

Elle en blanchit le faite , et ma vue enchantée

Reçoit par ces vitraux la lueur argentée.

L'astre touchant des nuits verse du haut des cieux,

Sur les tombes du cloître un jour mystérieux ,

Et semble y réfléchir cette douce lumière

Qui des morts bienheureux doit charmer la paupière.

Ici , je ne vois plus les horreurs du trépas:

Son aspect attendrit et n'épouvante pas.

Me trompé-je? Ecoutons : sous ces voûtes antiques

Parviennent jusqu'à moi d'invisibles cantiques,

Et la Religion , le front voilé, descend

Elle approche : déjà son calme attendrissant ,

Jusqu'au fond de votre âme en secret s'insinue ;

Entendez-vous un Dieu dont la voix inconnue

Vous dit tout bas : Mon fils , viens ici , viens à moi ,

Marche au fond du désert : j'y serai près de toi ?

Maintenant , du milieu de cette paix profonde , Tournez les yeux : voyez , dans les routes du monde , S'agiter les humains que travaille sans fruit Cet espoir obstiné du bonheur qui les fuit. Rappelez-vous les mœurs de ces siècles sauvages , sur l'Europe entière apportant les ravages , Des Vandales obscurs , de farouches Lombards , Des Goths , se disputoient le sceptre des Césars. La force étoit sans frein , le foible sans asile : Parlez , blàmerez-vous les Benoit , les Basile , Qui , loin du siècle impie , en ces temps abhorrés , Ouvrirent au malheur des refuges sacrés? Déserts de l'Orient, sables, sommets arides, Catacombes , forêts, sauvages Thébaïdes, Oh ! que d'infortunés votre noire épaisseur A dérobés jadis au fer de l'oppresseur ! C'est qu'ils se cachoienl , et les chrétiens fidèles , Que la Religion protégeoit de ses ailes,

i88 GENIE

Vivant avec Dieu seul dans leurs pieux tombeaux ,

Pouvoient au moins prier sans craindre les bourreaux.

Le tyran n'osoit plus y chercher ses victimes.

Et cme dis-je? accablé de l'horreur de ses crimes ,

Souvent dans ces lieux saints l'oppresseur désarmé

Vcnoit demander grâce au pied de l'opprimé.

D'héroïques vertus habitoient l'ermitage.

Je vois dans les débris de Thèbes , de Carthage ,

Au creux des souterrains , au fond des vieilles tours,

D'illustres pénitens fuir le monde et les cours.

La voix des passions se tait sous leurs cilices;

Mais leurs austérités ne sont point sans délices :

Celui qu'ils ont cherché ne les oublira pas ;

Dieu commande au désert de fleurir sous leurs pas

Palmier, qui rafraîchis la plaine de Syrie,

Ils venoient reposer sous ton ombre chérie !

Prophétique Jourdain , ils erroient sur tes bords !

Et vous , qu'un roi charmoit de ses divins accords,

Cèdres du haut Liban , sur votre cime altière ,

Vous portiez jusqu'au ciel leur ardente prière !

Cet antre protégeoit leur paisible sommeil ;

Souvent le cri de l'aigle avança leur réveil ;

Ils chantoient l'Eternel sur le roc solitaire,

Au bruit sourd du torrent dont l'eau les désaltère ,

Quand tout à coup un ange , en dévoilant ses traits ,

Leur porte, au nom du ciel , un message de paix.

Et cependant leurs jours n'étoient point sans orages.

Cet éloquent Jérôme , honneur des premiers âges ,

Voyoit, sous le cilice et de cendres couvert,

Les voluptés de Rome assiéger son désert.

Leurs combats exerçoient son austère sagesse.

Peut-être , comme lui , déplorant sa foiblesse ,

Un rnoilel trop sensible habita ce séjour.

Hélas ! plus d'une fois les soupirs de l'amour

DU CHRISTIANISME. 189

S'élèvent dans la nuit du fond des monastères;

En vain le repoussant de ses regards austères,

La pénitence veille à côté d'un cercueil :

11 entre déguisé sous les voiles du deuil ;

Au Dieu consolateur en pleurant il se donne;

A Comminge, à Rancé , Dieu sans doute pardonne :

A Comminge , à Rancé , qui ne doit quelques pleurs?

Qui n'en sait les amours? qui n'en plaint les malheurs?

Et toi dont le nom seul trouble l'âme amoureuse,

Des bois du Paraclet vestale malheureuse ,

Toi qui , sans prononcer de vulgaires sermens,

Fis connoitre à l'amour de nouveaux sentimens;

Toi que l'homme sensible , abusé par lui-même ,

Se plaît à retrouver dans la femme qu'il aime,

Héloïse ! à ton nom quel cœur ne s'attendrit?

Tel qu'un autre Abeilai d tout amant te chérit.

Que de fois j'ai cherché , loin d'un monde volage ,

L'asile dans Paris s'écoula ton jeune âge !

Ces vénérables tours qu'allonge vers les cieux

La cathédrale antique prioient nos aïeux;

Ces tours ont conservé ton amoureuse histoire.

tout m'en parle encor (i) : revit ta mémoire;

du toit de Fulbert j'ai revu les débris.

( )n dit même en ces lieux , par ton ombre chéris ,

Qu'un long gémissement s'élève chaque année,

A l'heure se forma ton funeste hyménée.

La jeune fille alors lit , au déclin du jour,

Cette lettre éloquente brûle ton amour :

Son trouble est aperçu de l'amant qu'elle adore ,

Et des feux que tu peins , son feu s'accroît encore.

Mais que fais-je , imprudent ? quoi ! dans ce lieu sacré

J'ose parler d'amour, et je marche entouré

(1) Héloïse vhoit dans le cloître Notre-Dame; on y voit encore la maison de son oncle, le chanoine Fulbert.

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Des leçons du tombeau , des menaces suprêmes !

Ces murs, ces longs dortoirs se couvrent d'anathèmes ,

De sentences de mort qu'aux yeux épouvantés

L'ange exterminateur e'crit de tous côte's.

Je lis à chaque pas : Dieu , Y enfer , la vengeance.

Partout est la rigueur, nulle pari la clémence.

Cloître sombre, l'amour est proscrit par le Ciel ,

l'instinct le plus cher est le plus criminel ,

Déjà, déjà ton deuil plaît moins à ma pensée.

L'imagination, vers tes murs élancée ,

Chercha leur saint repos, leur long recueillement;

Mais mon âme a besoin d'un plus doux sentiment.

Ces devoirs rigoureux font trembler ma foiblesse.

Toutefois quand le temps qui détrompe sans cesse,

Pour moi des passions détruira les erreurs ,

Et leurs plaisirs trop courts souvent mêlés de pleurs,

Quand mon cœur nourrira quelque peine secrète,

Dans ces momens plus doux , et si chers au poëte ,

, fatigué du monde , il veut , libre du moins ,

Et jouir de lui-même, et rêver sans témoins,

Alors je reviendrai , solitude tranquille,

Oublier dans ton sein les ennuis de la ville ,

Et retrouver enror, sous ces lambris déserts ,

Les mêmes sentimens retracés dans ces vers.

DU CHRISTIANISME. 191

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CHAPITRE III.

DES RUINES EN GÉNÉRAL. Qu'il y en a de deux espèces.

De l'examen des sites des monumens chré- tiens, nous passons aux effets des ruines de ces monumens. Elles fournissent au cœur de majestueux souvenirs , et aux arts des com- positions touchantes. Consacrons quelques pages à cette poétique des morts.

Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature , à une conformité secrète entre ces monumens détruits et la rapidité de notre existence. Il s'y joint , en outre , une idée qui console notre petitesse , en voyant que des peuples entiers, des hommes quelquefois si fameux , n'ont pu vivre cependant au-delà du peu de jours assignés à notre obscurité. Ainsi, les ruines jettent une grande moralité au mi- lieu des scènes de la nature ; quand elles sont

193 GÉNIE

placées dans un tableau , en vain on cherche à porter les yeux autre part : ils reviennent toujours s'attacher sur elles. Et pourquoi les ouvrages des hommes ne passeroient-ils pas , quand le soleil qui les éclaire doit lui-même tomber de sa voûte ? Celui qui le plaça dans les cieux, est le seul souverain dont l'empire ne connoisse point de ruines.

Il y a deux sortes de ruines : l'une , ouvrage du temps ; l'autre, ouvrage des hommes. Les premières n'ont rien de désagréable , parce que la nature travaille auprès des ans. Font- ils des décombres , elle y sème des fleurs. Entr'ouvrent-ils un tombeau, elle y place le nid d'une colombe : sans cesse occupée à re- produire, elle environne la mort des plus douces illusions de la vie.

Les secondes ruines sont plutôt des dévas- tations que des ruines; elles n'offrent que l'image du néant , sans une puissance répara- trice. Ouvrage du malheur , et non des années , elles ressemblent aux cheveux blancs sur la tête de la jeunesse. Les destructions des hommes sont d'ailleurs plus violentes et plus complètes que celles des âges : les seconds minent, les premiers renversent. Quand Dieu , pour des

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raisons qui nous sont inconnues , veut hâter les ruines du monde, il ordonne au Temps de prêter sa faux à l'homme; et le Temps nous voit avec épouvante ravager dans un clin d'œil ce qu'il eût mis des siècles à détruire.

Nous nous promenions un jour derrière le palais du Luxembourg, et nous nous trouvâmes près de cette même Chartreuse que M. de Fontanes a chantée. Nous vîmes une église dont les toits étoient enfoncés , les plombs des fenêtres arrachés , et les portes fermées avec des planches mises debout. La plupart des autres bâtimens du monastère n'exisloient plus. Nous nous promenâmes long-temps au milieu des pierres sépulcrales de marbre noir , semées çà et sur la terre ; les unes étoient totalement brisées , les autres offroient encore quelques restes d'épilaphes. Nous entrâmes dans le cloître intérieur ; deux pruniers sau- vages y croissoient parmi de hautes herbes et des décombres. Sur les murailles on voyoit des peintures à demi effacées , représentant la vie de saint Bruno; un cadran étoit resté sur un des pignons de l'église ; et dans le sanc- tuaire , au lieu de cet hymne de paix qui s'élc- voit jadis en l'honneur des morts , on enten-

3. .3

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doit crier l'instrument du manœuvre qui scioit

des tombeaux.

Les réflexions que nous fîmes dans ce lieu , tout le monde les peut faire. Nous en sortîmes le cœur flétri , et nous nous enfonçâmes dans le faubourg voisin, sans savoir nous allions. La nuit approchoit : comme nous passions entre deux murs , dans une rue déserte , tout à coup le son d'un orgue vint frapper notre oreille, et les paroles du cantique Laudale Dominum , omnes génies , sortirent du fond d'une église voisine ; c'étoit alors l'octave du Saint-Sacrement. Nous ne saurions peindre l'émotion que nous causèrent ces chants reli- gieux ; nous crûmes ouïr une voix du ciel qui disoit : « Chrétien sans foi , pourquoi perds-tu l'espérance ? Crois-tu donc que je change mes desseins comme les hommes ; que j'abandonne, parce que je punis ? Loin d'accuser mes dé- crets , imite ces serviteurs fidèles qui bénissent les coups de ma main , jusque sous les débris je les écrase. »

Nous entrâmes dans l'église , au moment le prêtre donnoit la bénédiction. De pauvres femmes , des vieillards , des enfans étoient prosternés. Nous nous précipitâmes sur la

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terre, au milieu d'eux ; nos larmes couloient; nous dîmes dans le secret de notre cœur : Par- donne , ô Seigneur , si nous avons murmuré en voyant la désolation de ton temple ; par- donne à notre raison ébranlée ! l'homme n'est lui-même qu'un édifice tombé, qu'un débris du péché et de la mort ; son amour tiède , sa foi chancelante, sa charité bornée, ses senti- mens incomplets, ses pensées insuffisantes, son cœur brisé , tout chez lui n'est que ruines.

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CHAPITRE IV.

EFFET PITTORESQUE DES RUINES. Ruines de Palmyre , d'Egypte, etc.

Les ruines, considérées sous les rapports du paysage , sont plus pittoresques dans un tableau, que le monument frais et entier. Dans les temples que les siècles n'ont point percés, les murs masquent une partie du site et des objets extérieurs, et empêchent qu'on ne distingue les colonnades et les cintres de l'édifice ; mais quand ces temples viennent à crouler , il ne reste que des débris isolés , entre lesquels l'œil découvre au haut et au loin les astres , les nues , les montagnes , les fleuves et les forcis. Alors, par un jeu de l'optique, l'horizon recule , et les galeries suspendues en l'air, se découpent sur les fonds du ciel et de la terre. Ces effets n'ont pas été inconnus des anciens; ils élevoient des cirques sans masses pleines , pour laisser un libre accès aux illu- sions de la perspective.

DU CHRISTIANISME. «97

Les ruines ont ensuite des harmonies parti- culières avec leurs déserts, selon le style de leur architecture , les lieux elles sont pla- cées, et les règnes de la nature au méridien qu'elles occupent.

Dans les pays chauds, peu favorables aux herbes et aux mousses , elles sont privées de ces graminées, qui décorent nos châteaux gothiques et nos vieilles tours ; mais aussi de plus grands végétaux se marient aux plus grandes formes de leur architecture. A Pal- myre, le dattier fend les têtes d'homme et de lion , qui soutiennent les chapiteaux du temple du Soleil; le palmier remplace par sa colonne, la colonne tombée , et le pêcher que les anciens consacroient à Harpocrate , s'élève dans la demeure du silence. On y voit encore une espèce d'arbres , dont le feuillage échevelé et les fruits en cristaux, forment , avec les débris pendans, de beaux accords de tristesse. Quel- quefois une caravane , arrêtée dans ces déserts, y multiplie les effets pittoresques : le costume oriental allie bien sa noblesse à la noblesse de ces ruines , et les chameaux semblent en ac- croître les dimensions , lorsque , couchés entre des fragmens de maçonnerie , ils ne laissent

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voir que leurs têtes fauves et leurs dos bossus.

Les ruines changent de caractère en Egypte , souvent elles offrent dans un petit espace di- verses sortes d'architectures et de souvenirs. Les colonnes du vieux style égyptien s'élèvent auprès de la colonne corinthienne; un mor- ceau d'ordre toscan s'unit à une tour arabe , un monument du peuple pasteur à un monu- ment des Romains. Des Sphinx, des Anubis, des statues brisées, des obélisques rompus, sont roulés dans le Nil , enterrés dans le sol , cachés dans des rizières , des champs de fèves et des plaines de trèfles. Quelquefois , dans les débordemens du fleuve , ces ruines res- semblent sur les eaux à une grande flotte; quelquefois des nuages , jetés en onde sur les flancs des pyramides, les partagent en deux moitiés. Le chakal , monté sur un piédestal vide , allonge son museau de loup derrière le buste d'un Pan à tête de bélier; la gazelle, l'autruche , l'ibis, la gerboise, sautent parmi les décombres , tandis que la poule-sultane se tient immobile sur quelques débris , comme un oiseau hiéroglyphique de granit et de porphyre.

La vallée de Tcmpé , les bois de l'Olympe ,

DU CHRISTIANISME. i9y

les côtes de l'Attiqùe et du Péloponèse , éta- lent les ruines de la Grèce. Là, commencent à paroître les mousses , les plantes grimpantes , et les fleurs saxatiles. Une guirlande vagabonde de jasmin embrasse une Venus , comme pour lui rendre sa ceinture ; une barbe de mousse blanche descend du menton d'une Hébé ; le pavot croît sur les feuillets du livre de Mné- mosyne : symbole de la renommée passée , et de l'oubli présent de ces lieux. Les flots de l'Egée , qui viennent expirer sous de croulans portiques , Philomèle qui se plaint , Alcyon qui gémit , Gadmus qui roule ses anneaux autour d'un autel, le cygne qui fait son nid dans le sein de quelque Léda , mille accidens , produits comme par les Grâces , enchantent ces poétiques débris : on diroit qu'un souffle divin anime encore la poussière des temples d'Apollon et des Muses ; et le paysage entier , baigné par la mer , ressemble à un tableau d'Apelles , consacré à Neptune et suspendu à ses rivages (i).

(i) Voyez la note O à la fin du volume.

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CHAPITRE V.

Ruines (les Monumens chrétiens.

Les ruines des monumens chrétiens n'ont pas la même élégance que les ruines des mo- numens de Rome et de la Grèce ; mais , sous d'autres rapports , elles peuvent supporter le parallèle. Les plus belles que l'on connoissc dans ce genre, sont celles que l'on voit en Angleterre , au bord des lacs du Cumberland , dans les montagnes d'Ecosse, et jusque dans les Orcades. Les bas côtés du chœur, les arcs des fenêtres , les ouvrages ciselés des vous- sures , les pilastres des cloîtres , et quelques pans de la tour des cloches, sont en général les parties qui ont le plus résislé aux efforts du temps.

Dans les ordres grecs , les voûtes et les cintres suivent parallèlement les arcs du ciel; de sorte que , sur la tenture grise des nuages ou sur un paysage obscur, ils se perdent dans les fonds : dans l'ordre gothique, au contraire, les pointes contrastent avec les arrondissemens

DU CHRISTIANISME. aoi

des cieux et les courbures de l'horizon. Le gothique, étant tout composé de vides, se décore ensuite plus aisément d'herbes et de fleurs, que les pleins des ordres grecs. Les filets redoublés des pilastres, les dômes dé- coupés en feuillage ou creusés en forme de cueilloir, deviennent autant de corbeilles les vents portent, avec la poussière, les se- mences des végétaux. La joubarbe se cram- ponne dans le ciment, les mousses emballent d'inégaux décombres dans leur bourre élas- tique , la ronce fait sortir ses cercles bruns de l'embrasure d'une fenêtre, et le lierre, se traînant le long des cloîtres septentrionaux, retombe en festons dans les arcades.

Il n'est aucune ruine d'un effet plus pitto- resque que ces débris : sous un ciel nébuleux , au milieu des vents et des tempêtes, au bord de cette mer dont Ossian a chanté les orages, leur architecture gothique a quelque chose de grand et de sombre , comme le Dieu de Sinaï, dont elle perpétue le souvenir. Assis sur un autel brisé , dans les Orcades , le voyageur s'étonne de la tristesse de ces lieux ; un océan sauvage , des syrtes embrumées , des vallées s'élève la pierre d'un tombeau , des torrens

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(jui coulent à travers la bruyère , quelques pins rougeâtres jetés sur la nudité d'un morne flanqué de couches de neige , c'est tout ce qui s'offre aux regards. Le vent circule dans les ruines, etleurs innombrables jours deviennent autant de tuyaux d'où s'échappent des plaintes; l'orgue avoit jadis moins de soupirs sous ces voûtes religieuses. De longues herbes trem- blent aux ouvertures des dômes. Derrière ces ouvertures, on voit fuir la nue et planer l'oi- seau des terres boréales. Quelquefois égaré dans sa route , un vaisseau caché sous ses toiles arrondies , comme un Esprit des eaux voilé de ses ailes , sillonne les vagues désertes ; sous le souffle de l'aquilon, il semble se pros- terner à chaque pas , et saluer les mers qui baignent les débris du temple de Dieu.

Ils ont passé sur ces plages inconnues, ces hommes qui adoroient la Sagesse qui s'est promenée sous les flots. Tantôt, dans leurs solennités , ils s'avançoient le long des grèves , en chantant avec le Psalmistc : « Comme elle » est vaste cette mer qui étend au loin ses » bras spacieux (i)! » tantôt , assis dans la

(i) Ps. io3 , v. 25.

DU CHRISTIANISME. 203

grotte de Fingal, près des soupiraux de l'O- céan, ils croyoient entendre cette voix, qui disoit à Job : « Savez-vous qui a renfermé la » mer dans des digues , lorsqu'elle se débor- » doit en sortant comme du sein de sa mère ; » Quasi de vulvâ procedens (i) ? » La nuit, quand les tempêtes de l'hiver étoient descen- dues, quand le monastère disparoissoit dans des tourbillons , les tranquilles cénobites , re- tirés au fond de leurs cellules, s'endormoient au murmure des orages ; heureux de s'élre embarqués dans ce vaisseau du Seigneur , qui ne périra point !

Sacrés débris des monumens chrétiens, vous ne rappelez point, comme tant d'autres ruines, du sang , des injustices et des violences ! vous ne racontez qu'une histoire paisible , ou tout au plus que les souffrances mystérieuses du Fils de l'Homme! Et vous , saints ermites, qui, pour arriver à des retraites plus fortu- nées , vous étiez exilés sous les glaces du pôle , vous jouissez maintenant du fruit de vos sacri- fices ! S'il est parmi les anges comme parmi les hommes des campagnes habitées et des

(i) Job. cap. XXXVIII, v. 8.

204 GÉNIE

lieux déserts , de même que vous ensevelîtes vos vertus dans les solitudes de la terre , vous aurez sans doute choisi les solitudes célestes pour y cacher votre bonheur !

DU CHRISTIANISME. 2o5

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CHAPITRE VI

HARMONIES MORALES. Dévotions populaires.

Nous quittons les harmonies physiques des monumens religieux et des scènes de la nature, pour entrer dans les harmonies morales du christianisme. Il faut placer au premier rang ces dévotions populaires ) qui consistent en de certaines croyances et de certains rites pra- tiquée par la foule, sans être ni avoués, ni absolument proscrits par l'Eglise. Ce ne sont , en effet , que des harmonies de la religion et de la nature. Quand le peuple croit entendre la voix des morts dans les vents , quand il parle des fantômes de la nuit, quand il va en pèlerinage pour le soulagement de ses maux , il est évident que ces opinions ne sont que des relations touchantes entre quelques scènes na- turelles , quelques dogmes sacrés, et la misère de nos cœurs. Il suit de que , plus un culte

20G GÉNIE

a de ces dévotions populaires , plus il est poétique , puisque la poésie se fonde sur les mouvemens de l'âme et les accidens de la nature , rendus tout mystérieux par l'inter- vention des idées religieuses.

Il faudroit nous plaindre si , voulant tout soumettre aux règles de la raison , nous con- damnions avec rigueur ces croyances qui aident au peuple à supporter les chagrins de la vie, et qui lui enseignent une morale que les meilleures lois ne lui apprendront jamais. Il est bon , il est beau, quoi qu'on en dise , que toutes nos actions soient pleines de Dieu , et que nous soyons sans cesse environnés de ses miracles.

Le peuple est bien plus sage que les philo- sophes. Chaque fontaine , chaque croix dans un chemin , chaque soupir du vent de la nuit , porte avec lui un prodige. Pour l'homme de foi , la nature est une constante merveille. Souffre-t-il ? il prie sa petite image , et il est soulagé. A-t-il besoin de revoir un parent , un ami ? il fait un vœu , prend le bâton et le bourdon du pèlerin ; il franchit les Alpes ou les Pyrénées , visite Notre-Dame de Lorette ou Saint-Jacques en Galice ; il se prosterne,

DU CHRISTIANISME. 207

il prie le saint de lui rendre un fils (pauvre matelot, peut-être errant sur les mers), de sauver une épouse , de prolonger les jours d'un père. Son cœur se trouve allégé. Il part pour retourner à sa chaumière : chargé de coquillages , il fait retentir les hameaux du son de sa conque , et chante, dans une com- plainte naïve , la bonté de Marie , mère de Dieu. Chacun veut avoir quelque chose qui ait appartenu au pèlerin. Que de maux guéris par un seul ruban consacré ! Le pèlerin arrive à son village : la première personne qui vient au-devant de lui; c'est sa femme relevée de couches , c'est son fils retrouvé , c'est son père rajeuni.

Heureux, trois et quatre fois heureux, ceux qui croient ! Ils ne peuvent sourire sans compter qu'ils souriront toujours ; ils ne peuvent pleurer , sans penser qu'ils touchent à la fin de leurs larmes. Leurs pleurs ne sont point perdus : la religion les reçoit dans son urne, et les présente à l'Eternel.

Les pas du vrai croyant ne sont jamais soli- taires ; un bon ange veille à ses côtés , il lui donne des conseils dans ses songes , il le dé- fend contre le mauvais ange. Ce céleste ami

ao8 GÉNIE

lui est si dévoué, qu'il consent pour lui à

s'exiler sur la terre.

Trouvoit-on chez les anciens rien de plus admirable au'une foule de pratiques usitées jadis dans noire religion ? Si l'on rencontroit au coin d'une foret le corps d'un homme assassiné , on plantoit une croix dans ce lieu , en signe de miséricorde. Cette croix deman- doit au Samaritain une larme pour un infor- tuné , et à Fhabitant de la cité fidèle une prière pour son frère. Et puis , ce voyageur étoit peut-être un étranger, tombé loin de son pays , comme cet illustre inconnu sacrifié par la main des hommes , loin de sa patrie céleste ! Quel commerce entre nous et Dieu! quelle élévation cela ne donnoit-il pas à la nature humaine ! qu'il étoit étonnant d'oser trouver des conformités entre nos jours mortels et l'éternelle existence du Maître du monde !

Nousne parlerons point de ces Jubilés substi- tués aux jeux séculaires , qui plongent les chré- tiens dans la piscine du repentir, rajeunissent les consciences, et appellent les pécheurs à l'am- nistie de la religion. Nous ne dirons point non plus comment, dans les calamités publiques, les grands et les petits s'en alloicnt pieds nus

DU CHRISTIANISME. 209

d'église en église , pour tâcher de désarmer la colère de Dieu. Le pasteur marchoit à leur tête , la corde au cou , humble victime dévouée pour le salut du troupeau.

Mais le peuple nenourrissoitpointla crainte de ces fléaux , quand il avoit sous son toit le Christ d'ébène, le laurier bénit, l'image du saint , protecteur de la famille. Que de fois on s'est prosterné devant ces reliques , pour de- mander des secours qu'on n' avoit point obte- nus des hommes!

Qui ne connoît Notre-Dame des Bois , cette habitante du tronc de la vieille épine , ou du creux moussu de la fontaine ? Elle est célèbre dans le hameau par ses miracles. Maintes matrones vous diront que leurs douleurs dans l'enfantement ont été moins grandes depuis qu'elles ont invoqué la bonne Marie des Bois. Les filles qui ont perdu leurs fiancés, ont souvent , au clair de la lune , aperçu les âmes de ces jeunes hommes dans ce lieu solitaire ; elles ont reconnu leur voix dans les soupirs de la fontaine. Les colombes qui boivent de ses eaux , ont toujours des œufs dans leur nid , et les fleurs qui croissent sur ses bords , tou- jours des boutons sur leur tige. 11 étoit conve- 3. i4

aïo GÉNIE

nable que la sainte des forets fît des miracles doux comme les mousses qu'elle habite , char- mans comme les eaux qui la voilent.

C'est dans les grands événements de la vie, que les coutumes religieuses offrent aux mal- heureux leurs consolations. Nous avons été une fois spectateur d'un naufrage. En arrivant sur la grève , les matelots dépouillèrent leurs vêtemens, et ne conservèrent que leurs pan- talons et leurs chemises mouillées. Ils avoient fait un vœu à la Vierge pendant la tempête. Ils se rendirent en procession à une petite chapelle , dédiée à saint Thomas. Le capitaine marchoit à leur tête , et le peuple suivoit, en chantant avec eux Y Ave, maris Stella. Le prêtre célébra la messe des naufragés , et les matelots suspendirent leurs habits trempés d'eau de mer , en ex- 10/0 , aux murs de la chapelle. La philosophie peut remplir ses pages de paroles magnifiques, mais nous dou- tons que les infortunés viennent jamais sus- pendre leurs vêtemens à son temple.

La mort si poétique, parce qu'elle touche aux choses immortelles, si mystérieuse, à cause de son silence, devoit avoir mille ma- nières de s'annoncer pour le peuple. Tantôt

DU CHRISTIANISME. 211

un trépas se faisoit prévoir par les tintemens d'une cloche qui sonnoit d'elle-même , tantôt l'homme qui devoit mourir entendoit frapper trois coups sur le plancher de sa chambre. Une religieuse de saint Benoît , près de quitter la terre , trouvoitune couronne d'épine blanche sur le seuil de sa cellule. Une mère perdoit- clle un fils dans un pays lointain, elle en éloit instruite à l'instant par ses songes. Ceux qui nient les pressentimens , ne connoîtront jamais les routes secrètes par deux cœurs qui s'ai- ment communiquent d'un bout du monde à l'autre. Souvent le mort chéri, sortant du tombeau, se présentoit à son ami , lui recom- mandoit de dire des prières pour le racheter des flammes , et le conduire à la félicité des élus. Ainsi la religion avoit fait partager à l'amitié le beau privilège que Dieu a de donner une éternité de bonheur.

Des opinions d'une espèce différente , mais toujours d'un caractère religieux, inspiroient l'humanité : elles sont si naïves , qu'elles em- barrassent l'écrivain. Toucher au nid d'une hirondelle, tuer un rouge-gorge, un roitelet, un grillon , hôte du foyer champêtre, un chien devenu caduc au service de la famille, c'étoit

i/f.

ai a GÉNIE

une sorte d'impiété qui ne manquent point, disoit-on , d'attirer après soi quelque malheur. Par un admirable respect pour la vieillesse , on croyoit que les personnes âgées éloient d'un heureux augure dans une maison, et qu'un ancien domestique portoit bonheur à son maître. On retrouve ici quelques traces du culte touchant des lares, et l'on se rappelle la fdle de Laban, emportant ses Dieux paternels.

Le peuple étoit persuadé que nul ne com- met une méchante action , sans se condamner à avoir , le reste de sa vie , d'effroyables appa- ritions à ses côtés. L'antiquité , plus sage que nous, se scroit donné de garde de détruire ces utiles harmonies de la religion , de la conscience et de la morale. Elle n'auroit point rejeté cette autre opinion, par laquelle il étoit tenu pour certain que tout homme qui jouit d'une prospérité mal acquise , a fait un pacte avec l'Esprit de Ténèbres, et légué son âme aux enfers.

Enfin, les vents, les pluies, les soleils, les saisons , les cultures , les arts , la naissance , l'enfance, l'hymen, la vieillesse, la mort, tout avoit ses saints et ses images , et jamais

DU CHRISTIANISME. 2.3

peuple ne fut plus environné de divinités amies, que ne l'étoit le peuple chrétien.

Il ne s'agit pas d'examiner rigoureusement ces croyances. Loin de rien ordonner à leur sujet, la religion servoit au contraire à en prévenir l'abus , et à en corriger l'excès. Il s'agit seulement de savoir si leur but est mo- ral , si elles tendent mieux que les lois elles- mêmes à conduire la foule à la vertu. Et quel homme sensé peut en douter? A force de déclamer contre la superstition , on finira par ouvrir la voie à tous les crimes. Ce qu'il y aura d'étonnant pour les sophistes, c'est qu'au milieu des maux qu'ils auront causés , ils n'auront pas même la satisfaction de voir le peuple plus incrédule. S'il cesse de soumettre son esprit à la religion , il se fera des opinions monstrueuses. Il sera saisi d'une terreur d'au- tant plus étrange, qu'il n'en connoîtra pas l'objet ; il tremblera dans un cimetière il aura gravé que la mort est un sommeil éternel ; et, en affectant de mépriser la puissance divine, il ira interroger la bohémienne , ou chercher ses destinées dans les bigarrures d'une carte.

Il faut du merveilleux , un avenir , des espé- rances à l'homme , parce qu'il se sent fait pour

2,4 GÉNIE

l'immortalité. Les conjurations , la nécro- mancie, ne sont chez le peuple que l'instinct de la religion , et une des preuves les plus frappantes de la nécessite d'un culte. On est bien près de tout croire, quand on ne croit rien; on a des devins, quand on n'a plus de prophètes , des sortilèges quand on renonce aux cérémonies religieuses, et l'on ouvre les antres des sorciers, quand on ferme les temples du Seigneur.

DU CHRISTIANISME.

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CHAPITRE VIL

Réunion des Harmonies physiques et morales.

Nous allons maintenant confondre les har- monies précédentes, et achever de représenter les effets du culte et de la morale évangélique avec nos passions tumultueuses et les scènes paisibles de la nature. Mais , au lieu de donner des préceptes, nous offrirons des exemples; l'auteur se taira pour laisser parler d'autres personnages. Nous dirons d'Atala aux lecteurs, ce que le Dante disoit de ses chants : Si mon langage cous étonne , que la nouveauté m'ex- cuse.

GÉNIE DU CHRISTIANISME. 217

TROISIÈME PARTIE.

BEAUX -ARTS ET LITTÉRATURE.

LIVRE SIXIÈME.

SUITE DES HARMONIES DE LA RELIGION CHRÉTIENNE AVEC LES SCÈNES DE LA NATURE ET LES PASSIONS DU CŒUR HUMAIN.

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ATALA ,

ou LES AMOURS DE DEUX SAUVAGES DANS LE DESERT.

PROLOGUE.

Ea France possédoit autrefois, clans l'Amé- rique septentrionale, un vaste empire, qui s'étendoit depuis le Labrador jusqu'aux Fio-

ai8 GÉNIE

rides, et depuis les rivages de l'Atlantique

jusqu'aux lacs les plus recules du haut Canada.

Quatre grands fleuves , ayant leurs sources dans les mêmes montagnes , divisoient ces régions immenses : le fleuve Saint-Laurent , qui se perd à l'est dans le golfe de son nom ; la rivière de l'ouest, qui porte ses eaux à des mers inconnues ; le fleuve Bourbon qui se précipite du midi au nord dans la baie d'Hud- son ; et le Meschacebé (i), qui tombe, du nord au midi , dans le golfe du Mexique.

Ce dernier fleuve , dans un cours de plus de mille lieues, arrose une délicieuse contrée, que les habitans des Etats-Unis appellent le nouvel Eden , et à laquelle les Français ont laissé le doux nom de Louisiane. Mille autres fleuves, tributaires du Meschacebé, le Mis- souri, rillinois, l'Akanza, l'Ohio, le Wa- bache , le Tenase , l'engraissent de leur limon , et la fertilisent de leurs eaux. Quand tous ces fleuves se sont gonflés des déluges de l'hiver, quand les tempêtes ont abattu des pans entiers de forêts, les arbres déracinés s'assemblent sur les sources. Bientôt les vases les cimentent,

(i) Vrai nom du Mississipi <>u Meschassipi.

DU CHRISTIANISME. 219

les lianes les enchaînent ; et des plantes , y prenant racine de toutes parts, achèvent de consolider ces débris. Charriés par les vagues écumantes, ils descendent au Meschacebé. Le fleuve s'en empare , les pousse au golfe Mexi- cain , les échoue sur des bancs de sable , et accroît ainsi le nombre de ses embouchures. Par intervalles, il élève sa voix, en passant sous les monts , et répand ses eaux débordées autour des colonnades des forets , et des pyra- mides des tombeaux indiens ; c'est le Nil des déserts. Mais la grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature : tandis que le courant du milieu entraîne vers la mer les cadavres des pins et des chênes, on voit sur les deux courans latéraux remonter , le long des rivages, des îles flottantes de pistia et de nénuphar , dont les roses jaunes s'élèvent comme de petits pavillons. Des serpens verts, des hérons bleus , des flamans roses , de jeunes crocodiles s'embarquent passagers sur ces vais- seaux de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d'or, va aborder, endormie, dans quelque anse retirée du fleuve.

Les deux rives du Meschacebé présentent le tableau le plus extraordinaire. Sur le bord

u7.o GÉNIE

occidental, des savanes se déroulent à perte de vue ; leurs flots de verdure , en s'éloignant , semblent monter dans l'azur du ciel , ils s'évanouissent. On voit dans ces prairies sans bornes , errer à l'aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buffles sauvages. Quel- quefois un bison chargé d'années , fendant les flots à la nage, se vient coucher parmi de hautes herbes, dans une île du Meschacebé. A son front orné de deux croissans, à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu du fleuve , qui jette un œil satisfait sur la grandeur de ses ondes , et la sauvage abon- dance de ses rives.

Telle est la scène sur le bord occidental ; mais elle change sur le bord opposé , et forme avec la première un admirable contraste. Sus- pendus sur le cours des eaux, groupés sur les roches et sur les montagnes , dispersés dans les vallées, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs , de tous les parfums , se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards. Les vignes sauvages, les bignonias, les colo- quintes s'entrelacent au pied de ces arbres, escaladent leurs rameaux, grimpent à l'ex-

DU CHRISTIANISME. 221

trémité des branches, s'élancent de l'érable au tulipier, du tulipier à l'alcée, en formant mille grottes, mille voûtes, mille portiques. Souvent égarées d'arbre en arbre , ces lianes traversent des bras de rivière , sur lesquels elles jettent des ponts de fleurs. Du sein de ces massifs, le magnolia élève son cône im- mobile : surmonté de ses larges roses blanches , il domine toute la forél , et n'a d'autre rival que le palmier , qui balance légèrement auprès de lui ses éventails de verdure.

Une multitude d'animaux , placés dans ces retraites par la main du Créateur, y répan- dent l'enchantement et la vie. De l'extrémité des avenues, on aperçoit des ours enivrés de raisins, qui chancellent sur les branches des ormeaux ; des cariboux se baignent dans un lac, des écureuils noirs se jouent dans l'épais- seur des feuillages ; des oiseaux moqueurs, des colombes de Virginie de la grosseur d'un passereau , descendent sur les gazons rougis par les fraises ; des perroquets verts à télé jaune, des piverts empourprés, des cardinaux de feu grimpent, en circulant, au haut des cyprès ; des colibris étincellent sur le jasmin des Florides, et des serpens-oiselcurs sifflent

n2, GÉNIE

suspendus aux dômes des bois, en s'y balan- çant comme des lianes.

Si tout est silence et repos dans les savanes de l'autre côte du fleuve, tout ici, au con- traire , est mouvement et murmure : des coups de bec contre le tronc des chênes, des froisse- mens d'animaux qui marchent , broutent ou broient entre leurs dents les noyaux des fruits ; des bruissemens d'ondes , de foibles gémisse- mens, de sourds meuglemens, de doux rou- coulcmens remplissent ces déserts d'une tendre et sauvage harmonie. Mais quand une brise vient à animer ces solitudes , à balancer ces corps flottans, à confondre ces masses de blanc, d'azur , de vert, de rose , à mêler toutes les couleurs , à réunir tous les murmures , alors il sort de tels bruits du fond des forêts , il se passe de telles choses aux yeux, que j'essaie- rois en vain de les décrire à ceux qui n'onl point parcouru ces champs primitifs de la nature.

Après la découverte du Mcschacebé par le Père Marquette et l'infortuné La Salle, les premiers Français qui s'établirent au Biloxi et à la Nouvelle-Orléans, firent alliance avec Les Natchcz, nation indienne, dont la puis-

DU CHRISTIANISME. 228

sance étoit redoutable dans ces contrées. Des querelles et des jalousies ensanglantèrent dans la suite la terre de l'hospitalité. Il y avoit parmi ces Sauvages un vieillard nommé Chac- tas(i), qui, par son âge, sa sagesse et sa science dans les choses de la vie , étoit le pa- triarche et l'amour des déserts. Comme tous les hommes, il avoit acheté la vertu par l'in- fortune. Non seulement les forets du Nouveau- Monde furent remplies de ses malheurs, mais il les porta jusque sur les rivages de la France. Retenu aux galères à Marseille , par une cruelle injustice , rendu à la liberté , présenté à Louis XIV, il avoit conversé avec les grands hommes de ce siècle , et assisté aux fêtes de Versailles , aux tragédies de Racine , aux orai- sons funèbres de Bossuet : en un mot le Sau- vage avoit contemplé la société à son plus haut point de splendeur.

Depuis plusieurs années, rentré dans le sein de sa patrie , Chactas jouissoit du repos. Toute- fois le ciel lui vendoit encore cher cette fa- veur ; le vieillard étoit devenu aveugle. Une jeune fille l'accompagnoit sur les coteaux du

(1) La voix harmonieuse.

224 GÉNIE

Meschacebé, comme Antigone guidoit les pas

(l'Œdipe sur le Cythéron, ou comme Mal-

vina conduisoit Ossian sur les rochers de

Morven.

Malgré les nombreuses injustices que Chac- tas avoit éprouvées de la part des Français, il les aimoit. Il se souvcnoit toujours de Fé- nélon , dont il avoit été l'hôte , et désiroit pou- voir rendre quelque service aux compatriotes de cet homme vertueux. Il s'en présenta une occasion favorable. En 1725, un Français nommé René , poussé par des passions et des malheurs, arriva à la Louisiane. Il remonta le Meschacebé jusqu'aux Natchez, et demanda à être reçu guerrier de cette nation. Chactas l'ayant interrogé , et le trouvant inébranlable dans sa résolution, l'adopta pour fils, et lui donna pour épouse une Indienne appelée Cé- luta. Peu de temps après ce mariage , les Sau- vages se préparèrent à la chasse du castor.

Chactas, quoique aveugle, est désigné par le conseil des Sachcms(i) pour commander l'expédition , à cause du respect que les tribus indiennes lui portoient. Les prières et les

(1) Vieillards ou conseillers.

DU CHRISTIANISME. 225

jeunes commencent : les Jongleurs inter- prètent les songes ; on consulte les Manitous ; on fait des sacrifices de petun ; on brûle des filets de langue d'orignal ; on examine s'ils pé- tillent dans la flamme, afin de de'couvrir la volonté des Génies ; on part enfin , après avoir mangé le chien sacré. René est de la troupe : à l'aide des contre-courans , les pirogues re- montent le Meschacebé , et entrent dans le lit de FOhio ; c'est en automne : les magnifiques déserts du Kentucki se déploient aux yeux étonnés du jeune Français. Une nuit, à la clarté de la lune, tandis que tous les Natchez dorment au fond de leurs pirogues, et que la flotte indienne, élevant ses voiles de peaux de bètes , fuit devant une légère brise , René , de- meuré seul avec Chaclas, lui demande le récit de ses aventures. Le vieillard consent à le satisfaire ; et, assis avec lui sur la poupe de la pirogue, il commence en ces mots :

LE RÉGIT.

LES CHASSEURS.

« C'est une singulière destinée, mon cher fils , que celle qui nous réunit. Je vois en toi 3. i5

226 GÉNIE

riiommc civilise qui s'est fait Sauvage ; lu vois en moi l'homme sauvage que le grand Esprit (j'ignore pour quel dessein) a voulu civiliser. Entrés l'un et l'autre dans la carrière de la vie par les deux bouts opposes , tu es venu te reposer à ma place, et j'ai été m'asseoir à la tienne : ainsi nous avons avoir des objets une vue totalement différente. Qui de toi ou de moi a le plus gagné ou le plus perdu à ce changement de position? C'est ce que savent les Génies, dont le moins savant a plus de sagesse que tous les hommes ensemble.

» A la prochaine lune des fleurs (i), il y aura sept fois dix neiges, et trois neiges de plus (2), que ma mère me mit au monde , sur les bords du Meschacebé. Les Espagnols s'é- toient depuis peu établis dans la baie de Pcn- sacola , mais aucun blanc n'habitoit encore la Louisiane. Je comptois à peine dix-sept chutes de feuilles , lorsque je marchai avec mon père, le guerrier Outalissi , contre les Muscogulges , nation puissante des Floridcs. Nous nous joi- gnîmes aux Espagnols nos alliés, et le combat

(1) Mois de mai.

(2) Néïge pour année , 70 an.-.

DU CHRISTIANISME. 227

se donna sur une des branches de la Maubile. Areskoui (1) et les Manitous ne nous furent point favorables. Les ennemis triomphèrent; mon père perdit la vie ; je fus blessé deux fois en le défendant. Oh ! que ne descendis-je alors dans le pays des âmes (2) ! j'aurois évité les malheurs qui m'attendoient sur la terre. Les Esprits en ordonnèrent autrement ; je fus en- traîné parles fuyards à Saint-Augustin.

» Dans cette ville nouvellement bâtie par les Espagnols, je courois le risque d'être en- levé pour les mines de Mexico , lorsqu'un vieux Castillan , nommé Lopez , touché de ma jeunesse et de ma simplicité , m'offrit un asile , et me présenta à une sœur avec laquelle il vivoit sans épouse.

» Tous les deux prirent pour moi les senti- mens les plus tendres. On m'éleva avec beau- coup de soin , on me donna toutes sortes de maîtres. Mais, après avoir passé trente lunes à Saint-Augustin, je fus saisi du dégoût de la vie des cités. Je dépérissois à vue d'ceil : tantôt je demeurois immobile pendant des heures à

(1) Dieu de la guerre.

(2) Les enfers.

2o8 GÉNIE

contempler la cime des lointaines forêts; tantôt on me ti ouvoit assis au bord d'un fleuve , que je regardois tristement couler. Je me peignois les bois à travers lesquels cette onde avoit passé, et mon âme étoit tout entière à la solitude.

» Ne pouvant plus résister à l'envie de re- tourner au désert, un matin je me présentai à Lopcz , vetu de mes habits de Sauvage , tenant d'une main mon arc et mes flèches, et de l'autre mes vêtemens européens. Je les remis à mon généreux protecteur, aux pieds duquel je tombai , en versant des torrens de larmes. Je me donnai des noms odieux , je m'accusai d'ingratitude : « Mais enfin , lui dis-je , ô mon » père, tu le vois toi-meme, je meurs, si je » ne reprends la vie de l'Indien. »

» Lopcz, frappé d'étonnement, voulut me détourner de mon dessein. Il me représenta les dangers que j'allois courir, en m'exposant à tomber de nouveau entre les mains des Mus- cogulges. Mais voyant que j'étois résolu à tout entreprendre, fondant en pleurs, et me ser- rant dans ses bras : « Va, s'écria-t-il, enfant » de la nature! reprends cette indépendance » de l'homme, que Lopcz ne te veut point

DU CHRISTIANISME. 229

» ravir. Si j'étois plus jeune moi-même, je » i'accompagnerois au désert (où j'ai aussi de » doux souvenirs)! et je te remettrois dans » les bras de ta mère. Quand tu seras dans tes » forets , songe quelquefois à ce vieil Espagnol » qui te donna l'hospitalité, et rappelle-toi, » pour te porter à l'amour de tes semblables, » que la première expérience que tu as faite » du cœur humain a été tout en sa faveur. » Lopez finit par une prière au Dieu des chré- tiens, dont j'avois refusé d'embrasser le culte, et nous nous quittâmes avec des sanglots.

» Je ne tardai pas à être puni de mon in- gratitude. Mon inexpérience m'égara dans les bois, et je fus pris par un parti de Musco- gulgcs et de Siminoles , comme Lopez me Ta voit prédit. Je fus reconnu pour Natchez à mon vêtement et aux plumes qui ornoicnt ma tête. On m'enchaîna , mais légèrement, à cause de ma jeunesse. Simaghan , le chef de la troupe , voulut savoir mon nom ; je répondis : « Je m'appelle Chactas, fils d'Outalissi, fils » de Miscou , qui ont enlevé plus de cent che- » vclures aux héros muscogulges. » Simaghan me dit : « Chactas , fils d'Outalissi , fils de » Miscou, réjouis-toi, tu seras brûlé au grand

23o GÉNIE

» village. » Je repartis: « Voilà qui va Lien » ; et j'entonnai ma chanson de mort.

» Tout prisonnier que j'étois, je ne pou- vois, durant les premiers jours, m'empècher d'admirer mes ennemis. Le Muscogulge, et surtout son allié le Siminole, respire la gaieté , l'amour, le contentement. Sa démarche est légère, son abord ouvert et serein. Il parle beaucoup et avec volubilité ; son langage est harmonieux et facile. L'âge même ne peut ravir aux Sachems cette simplicité joyeuse : comme les vieux oiseaux de nos bois , ils mêlent encore leurs vieilles chansons aux airs nouveaux de leur jeune postérité.

*Les femmes qui accompagnoient la troupe, témoignoien t pour ma jeunesse une pitié tendre et une curiosité aimable. Elles me question- noient sur ma mère , sur les premiers jours de ma vie ; elles vouloient savoir si l'on suspen- doit mon berceau de mousse aux branches fleuries des érables, si les brises m'y balan- çoient , auprès du nid des petits oiseaux. C'étoit ensuite mille autres questions sur l'état de mon cœur ; elles me demandoient si j'avois vu une biche blanche dans mes songes, et si les arbres de la vallée secrète m'avoient conseilléd'aimer.

DU CHRISTIANISME. a3i

Je répondois avec naïveté aux mères, aux filles et aux épouses des hommes. Je leur disois : « Vous êtes les grâces du jour, et la nuit vous » aime comme la rosée. L'homme sort de » votre sein pour se suspendre à votre ma- » melle et à votre bouche ; vous savez des pa- » rôles magiques qui endorment toutes les » douleurs. Voilà ce que m'a dit celle qui m'a » mis au monde , et qui ne me reverra plus ! » Elle m'a dit encore que les vierges étoient » des fleurs mystérieuses qu'on trouve dans » les lieux solitaires. »

» Ces louanges faisoient beaucoup de plaisir aux femmes ; elles me combloient de toute sorte de dons ; elles m'apportoient de la crème de noix, du sucre d'érable , de la sagamité(i), des jambons d'ours , des peaux de castor , des coquillages pour me parer, et des mousses pour ma couche. Elles chantoient , elles rioient avec moi, et puis elles se p renoient à verser des larmes , en songeant que je serois brûlé.

» Une nuit que les Muscogulgcs avoient placé leur camp sur le bord d'une foret , j'étois assis auprès du feu de la guerre , avec le chas-

(i) Sorte de pâte de maïs.

à$2 GÉNIE

seur commis à ma garde. Tout à coup j'en- tendis le murmure d'un vêtement sur l'herbe , et une femme à demi voilée vint s'asseoir à mes côtés. Des pleurs rouloient sous sa pau- pière ; à la lueur du feu un petit crucifix d'or brilloit sur son sein. Elle étoit régulièrement belle ; l'on remarquoit sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné, dont l'attrait étoit irrésistible. Elle joignoit à cela des grâces plus tendres ; une extrême sensi- bilité , unie à une mélancolie profonde , res- piroit dans ses regards ; son sourire étoit céleste.

» Je crus que c'étoit la Vierge des dernières amours, cette vierge qu'on envoie au prison- nier de guerre , pour enchanter sa tombe. Dans cette persuasion, je lui dis en balbutiant, et avec un trouble qui pourtant ne. venoit pas de la crainte du bûcher : « Vierge , vous êtes digne » des premières amours, et vous n'êtes pas » faite pour les dernières. Les mouvemens » d'un cœur qui va bientôt cesser de battre, » répondroient mal aux mouvemens du vôtre. » Comment mêler la mort et la vie ? Vous me » feriez trop regretter le jour. Qu'un autre soit » plus heureux que moi, et que de longs cm-

DU CHRISTIANISME. 233

» brassemcns unissent la liane et le chêne ! » » La jeune fille me dit alors : « Je ne suis » point la Vierge des dernières amours. Es-tu » chrétien ? » Je répondis que je n'avois point trahi les Génies de ma cabane. A ces mots l'In- dienne fit un mouvement involontaire. Elle me dit : « Jeté plains de n'être qu'un méchant » idolâtre. Ma mère m'a fait chrétienne ; je » me nomme Atala, fille de Simaghan aux » bracelets d'or, et chef des guerriers de cette » troupe. Nous nous rendons à Apalachucla » tu seras brûlé. » En prononçant ces mots , Atala se lève , et s'éloigne. »

Ici Chactas fut contraint d'interrompre son récit. Les souvenirs se pressèrent en foule dans son âme , ses yeux éteints inondèrent de larmes ses joues flétries : telles deux sources , cachées dans la profonde nuit de la terre, se décèlent par les eaux qu'elles laissent filtrer entre les rochers.

« O mon fils , reprit-il enfin , tu vois que Chactas est bien peu sage , malgré sa renom- mée de sagesse. Hélas, mon cher enfant, les hommes ne peuvent déjà plus voir, qu'ils peuvent encore pleurer! Plusieurs jours s'écou- lèrent ; la fille du Sachem revenoit chaque soir

&â/, GENIE

me parler. Le sommeil avoit fui de mes yeux, cl Atala étoit dans mon cœur, comme le sou- venir de la couche de mes pères.

» Le dix-septième jour de marche, vers le temps l'éphémère sort des eaux, nous en- trâmes sur la grande savane Alachua. Elle est environnée de coteaux qui , fuyant les uns der- rière les autres, portent, en s'élevant jus- qu'aux nues, des forets étagées decopalmes, de citronniers , de magnolias et de chênes verts. Le chef poussa le cri d'arrivée, et la troupe campa au pied des collines. On me relégua à quelque distance , au hord d'un de ces Puits naturels , si fameux dans les Florides. J'étois attaché au pied d'un arbre : un guerrier veil- loit impatiemment auprès de moi. J'avois à peine passé quelques instans dans ce lieu, qu'Atala parut sous les liquidambars de la fontaine. « Chasseur, dit-elle au héros mus- » cogulge, situ veux poursuivre le chevreuil , » je garderai le prisonnier. » Le guerrier bondit de joie à cette parole de la fille du chef; il s'élance du sommet de la colline, et allonge ses pas dans la plaine.

» Etrange contradiction du cœur de l'homme î Moi qui avois tant désiré de dire les choses

DU CHRISTIANISME. ^35

du mystère à celle que j'aimois déjà comme le solei i, maintenant interdit et confus, je crois que j'eusse préféré d'être jeté aux cro- codiles de la fontaine, à me trouver seul ainsi avec Atala. La fdle du désert étoit aussi trou- blée que son prisonnier : nous gardions un profond silence: les Génies de l'amour avoient dérobé nos paroles. Enfin Atala, faisant un effort, dit ceci : « Guerrier, vous êtes retenu » bien foiblement ; vous pouvez aisément vous » échapper. » A ces mots, la hardiesse revint sur ma langue ; je répondis : « Foiblement

» retenu, ô femme ! » Je ne sus comment

achever. Atala hésita quelques momens ; puis elle dit : « Sauvez-vous » ; et elle me détacha du tronc de l'arbre. Je saisis la corde; je la remis dans la main de la fille étrangère , en forçant ses beaux doigts à se fermer sur ma chaîne. « Pieprenez-la ! reprenez-la » m'écriai- je. « Vous êtes un insensé, dit Atala d'une » voix émue Malheureux ! ne sais-tu pas que » tu seras brûlé ? Que prétends-tu ? Songes-tu » bien que je suis la fille d'un redoutable » Sachem ? » « 11 fut un temps, répliquai-je » avec des larmes, qucj'étois aussi porté dans » une peau de castor, aux épaules d'une mère.

236 GÉNI E

» Mon père avoit aussi une belle hutte, et ses » chevreuils buvoient les eaux de mille tor- » rens ; mais j'erre maintenant sans patrie. » Quand je ne serai plus , aucun ami ne mettra » un peu d'herbe sur mon corps, pour le ga- » rantir des mouches. Le corps d'un étranger » malheureux n'intéresse personne. »

» Ces mots attendrirent Alaîa. Ses larmes tombèrent dans la fontaine. « Ah ! repris-je » avec vivacité , si votre cœur parloit comme » le mien ! Le désert n'est-il pas libre? Les » forets n'ont-elles point des replis nous » cacher? Faut-il donc, pour être heureux, » tant de choses aux enfans des cabanes! » O fille plus belle que le premier songe de » l'époux ! ô ma bien-aimée ! ose suivre mes » pas. » Telles furent mes paroles. Atala me répondit d'une voix tendre : « Mon jeune ami, » vous avez appris le langage des blancs , il » est aisé de tromper une Indienne. » « Quoi! » m'écriai-jc , vous m'appelez votre jeune ami !

» Ah ! si un pauvre esclave » « Eh bien !

» dit-elle en se penchant sur moi, un pauvre

» esclave » Je repris avec ardeur:

« Qu'un baiser l'assure de ta foi! » Atala écouta ma prière. Comme un faon semble

DU CHRISTIANISME. 237

pendre aux fleurs de lianes roses , qu'il saisit de sa langue délicate dans l'escarpement de la montagne , ainsi je restai suspendu aux lèvres de ma bien-aimée.

» Hélas ! mon cher fils , la douleur touche de près au plaisir. Qui eût pu croire que le moment Atala me donnoit le premier gage de son amour, seroit celui-là même elle détruiroit mes espérances? Cheveux blanchis du vieux Chactas, quel fut votre étonnement, lorsque la fille du Sachem prononça ces paroles: « Beau prisonnier, j'ai follement cédé à ton » désir ; mais nous conduira cette passion ? » Ma religion meséparede toipourtoujours....

» O ma mère ! qu'as-tu fait ? » Atala se tut

tout à coup, et retint je ne sus quel fatal secret près d'échapper à ses lèvres. Ses paroles me plongèrent dans le désespoir. « Eh bien! » m'écriai-je, je serai aussi cruel que vous; » je ne fuirai point. Vous me verrez dans le » cadre de feu ; vous entendrez les gémisse- » mens de ma chair, et vous serez pleine de » joie. » Atala saisit mes mains entre les deux siennes. « Pauvre jeune idolâtre , s'écria-t-elle, » tu me fais réellement pitié! Tu veux donc » que je pleure tout mon cœur? Quel dom-

a38 GÉNIE

» mage que je ne puisse fuir avec toi ! Mal- » heureux a été le ventre de ta mère , ô A tala ! » Que ne te jettes -tu au crocodile de la » fontaine ! »

» Dans ce même moment , les crocodiles , aux approches du coucher du soleil , com- mençoient à faire entendre leurs rugissemens. Atala me dit : « Quittons ces lieux. » J'en- traînai la fille de Simaghan aux pieds des coteaux qui formoient des golfes de verdure , en avançant leurs promontoires dans la savane. Tout étoit calme et superhe au désert. La cigogne crioit sur son nid, les bois reten- tissoient du chant monotone des cailles, du sifflement des perruches , du mugissement des bisons et du hennissement des cavales siminoles.

» Notre promenade fut presque muette. Je maichois à côté d1 Atala ; elle tenoit le bout de la corde, que je Pavois forcée de reprendre. Quelquefois nous versions des pleurs, quel- quefois nous essayions de sourire. Un regard , tantôt levé vers le ciel , tantôt attaché à la terre, une oreille attentive au chant de l'oi- seau, un geste vers le soleil couchant, une main tendrement serrée , un sein tour à tour palpitant, tour à tour tranquille, les noms de

DU CHRISTIANISME. 23f) Chactas et d'Atala doucement répétés par in- tervalles Oh! première promenade de

l'amour , il faut que votre souvenir soit bien puissant, puisqifaprès tant d'années d'infor- tune , vous remuez encore le cœur du vieux Chactas !

» Qu'ils sont incompréhensibles les mortels agités par les passions! Je venois d'abandonner le généreux Lopez , je venois de m'exposcr à tous les dangers pour être libre; dans un ins- tant le regard d'une femme avoit changé mes goûts, mes résolutions, mes pensées ! Oubliant mon pays , ma mère , ma cabane et la mort affreuse qui m'attendoit , j'étois devenu indif- férent atout ce qui n'étoit pas Atala! Sans force pour m'élever à la raison de l'homme , j'étois retombé tout à coup dans une espèce d'enfance; et, loin de pouvoir rien faire pour me soustraire aux maux qui m'attendoient , j'aurois eu presque besoin qu'on s'occupât de mon sommeil et de ma nourriture !

» Ce fut donc vainement qu'après nos courses dans la savane, Atala, se jetant à mes genoux , m'invita de nouveau à la quitter. Je lui protestai que je retournerois seul au camp , si elle refusoit de me rattacher au pied

^o GÉNIE

de mon arbre. Elle fut obligée de me satis- faire , espérant me convaincre une autre fois. » Le lendemain de cette journée, qui dé- cida du destin de ma vie , on s'arrêta dans une vallée, non loin de Cuscowilla, capitale des Siminolcs. Ces Indiens , unis auxMuscogulges, forment avec eux la confédération des Greeks. La fdle du pays des palmiers vint me trouver au milieu de la nuit. Elle me conduisit dans une grande foret de pins, et renouvela ses prières pour m'engager à la fuite. Sans lui répondre, je pris sa main dans ma main, et je forçai cette biche altérée d'errer avec moi dans la foret. La nuit étoit délicieuse. Le Génie des airs secouoit sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins , et l'on respiroit la foiblc odeur d'ambre qu'exha- loient les crocodiles couchés sous les tama- rins des fleuves. La lune brilloit au milieu d'un azur sans tache, et sa lumière gris de perle descendoit sur la cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisoit entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnoit dans la profondeur des bois : on eût dit que l'âme de la solitude soupiroil dans toute l'étendue du désert.

DU CHRISTIANISME. 241

» Nous aperçûmes^ à travers les arbres un jeune homme, qui, tenant à la main un flam- beau , ressembloit au Génie du printemps parcourant les forets pour ranimer la nature. C'étoit un amant qui alloit s'instruire de son sort à la cabane de sa maîtresse.

» Si la vierge éteint le flambeau , elle acccplc les vœux offerts ; si elle se voile sans l'éteindre, elle rejette un époux.

» Le guerrier , en se glissant dans les ombres, chantoit à demi-voix ces paroles :

« Je devancerai les pas du jour sur le som- » met des montagnes , pour chercher ma co- » lombe solitaire parmi les chênes de la foret.

» J'ai attaché à son cou un collier de porce- » laine (1) ; on y voit trois grains rouges pour » mon amour, trois violets pour mes craintes, » trois bleus pour mes espérances.

» Mila a les yeux d'une hermine et la chc- » velure légère d'un champ de riz ; sa bouche » est un coquillage rose, garni de perles: » ses deux seins sont comme deux petits che- » vreaux sans tache , nés au même jour d'une » seule mère.

(1) Sorte de coquillage.

3.

24a GÉNIE

» Puisse Mila éteindre ce flambeau ! Puisse » sa bouche verser sur lui une ombre volup- » tueuse! Je fertiliserai son sein. L'espoir de » la patrie pendra à sa mamelle féconde, et » je fumerai mon calumet de paix sur le ber- » ccau de mon fds !

» Ah ! laissez-moi devancer les pas du jour » sur le sommet des montagnes, pour cher- » cher ma colombe solitaire parmi les chênes » de la forêt ! »

» Ainsi chantoit ce jeune homme , dont les accens portèrent le trouble jusqu'au fond de mon âme, et firent changer de visage à Atala. Nos mains unies frémirent l'une dans l'autre. Mais nous fûmes distraits de cette scène , par une scène non moins dangereuse pour nous.

» Nous passâmes auprès du tombeau d'un enfant , qui servoit de limite à deux nations. On l'avoit placé au bord du chemin , selon l'usage , afin que les jeunes femmes, en allant à la fontaine, pussent attirer dans leur sein l'âme de l'innocente créature, et la rendre à la patrie. On y voyoit dans ce moment des épouses nouvelles qui , désirant les douceurs de la maternité, cherchoient, en cntr'ouvnmt leurs lèvres , à recueillir l'âme du petit enfant ,

DU CHRISTIANISME. 243

qu'elles croyoicnt voir errer sur les fleurs. La véritable mère vint ensuite déposer une gerbe de maïs et des fleurs de lis blanc sur le tom- beau. Elle arrosa la terre de son lait, s'assit sur le gazon humide, et parla à son enfant d'une voix attendrie :

« Pourquoi te pleuré-je dans ton berceau » de terre, ô mon nouveau-né? Quand le » petit oiseau devient grand , il faut qu'il » cherche sa nourriture , et il trouve dans le » désert bien des graines amères. Du moins » tu as ignoré les pleurs ; du moins ton cœur » n'a point été exposé au souffle dévorant » des hommes. Le bouton qui sèche dans son » enveloppe passe avec tous ses parfums , » comme toi, ô mon fils, avec toute ton » innocence. Heureux ceux qui meurent au » berceau ; ils n'ont connu que les baisers et » les souris d'une mère! »

» Déjà subjugués par notre propre cœur, nous fûmes accablés par ces images d'amour et de maternité , qui sembloient nous pour- suivre dans ces solitudes enchantées. J'em- portai Atala dans mes bras au fond de la foret , et je lui dis des choses qu'aujourd'hui je chercherois en vain sur mes lèvres. Le vent

16.

a44 GÉNIE

du midi , mon cher fils , perd sa chaleur en passant sur des montagnes de glace. Les sou- venirs de l'amour dans le cœur d'un vieillard sont comme les feux du jour réfléchis par l'orbe paisible de la lune , lorsque le soleil est couché , et que le silence plane sur les huttes des Sauvages.

» Qui pouvoit sauver Atala? Qui pouvoit l'empêcher de succomber à la nature ? Rien qu'un miracle , sans doute ; et ce miracle fut fait! La fille de Simaghan eut recours au Dieu des Chrétiens ; elle se précipita sur la terre , et prononça une fervente oraison adressée à sa mère et à la reine des vierges. C'est de ce moment , ô Piené , que j'ai conçu une mer- veilleuse idée de cette religion qui, dans les forêts, au milieu de toutes les privations de la vie , peut remplir de mille dons les infor- tunés ; de cette religion qui, opposant sa puissance au torrent des passions , suffit seule pour les vaincre , lorsque tout les favorise , et le secret des bois , et l'absence des hommes , et la fidélité des ombres. Ah ! qu'elle me parut divine , la simple Sauvage, l'ignorante Atala, qui, à genoux devant un vieux pin tombé, comme au pied d'un autel , offroit à son Dieu

DU CHRISTIANISME. 24.5

des vœux pour un amant idolâtre ! Ses yeux levés vers l'astre de la nuit , ses joues brillantes des pleurs de la religion et de l'amour , étoient d'une beauté immortelle. Plusieurs fois il me sembla qu'elle alloit prendre son vol vers les cicux ; plusieurs fois je crus voir descendre sur les rayons de la lune, et entendre dans les branches des arbres , ces Génies que le Dieu des Chrétiens envoie aux ermites des rochers , lorsqu'il se dispose à les rappeler à lui. J'en fus affligé; car je craignis qu'Atala n'eût que peu de temps à passer sur la terre.

» Cependant elle versa tant de larmes , elle se montra si malheureuse, que j'allois peut- être consentir à m'éloigner, lorsque le cri de mort retentit dans la foret. Quatre hommes armés se précipitent sur moi : nous avions été découverts ; le chef de guerre avoit donné l'ordre de nous poursuivre.

» Atala , qui ressembloit à une reine pour l'orgueil de la démarche , dédaigna de parler à ces guerriers. Elle leur lança un regard superbe , et se rendit auprès de Simaghan.

» Elle ne put rien obtenir. On redoubla mes gardes, on multiplia mes chaînes, on écarta mon amante. Cinq nuits s'écoulent , et

a46 GÉNIE

nous apercevons Apalachucla située au bord de la rivière Chata-Uche. Aussitôt on me couronne de fleurs, on me peint le visage d'azur et de vermillon, on m'attache des perles au nez et aux oreilles , et l'on me met à la main un chichikoué (i).

» Ainsi paré pour le sacrifice, j'entre dans Apalachucla, aux cris répétés de la foule. C'en étoit fait de ma vie , quand tout à coup le bruit d'une conque se fait entendre, et le Mico, ou chef de la nation, ordonne de s'assembler.

» Tu connois, mon fds , les tourmens que les Sauvages font subir aux prisonniers de guerre. Les missionnaires chrétiens , au péril de leurs jours, et avec une charité infatigable, étoient parvenus, chez plusieurs nations, à faire substituer un esclavage assez doux aux horrcursdu bûcher. LesMuscogulgesn'avoient point encore adopté cette coutume ; mais un parti nombreux s'étoit déclaré en sa faveur. C'étoit pour prononcer sur cette importante affaire que le Mico convoquoit les Sachems. On me conduit au lieu des délibérations.

(i) Instrument de musique des Sauvages.

DU CHRISTIANISME. 247

» Non loin d'Apalachucla, s'élcvoit sur un tertre isolé le pavillon du Conseil. Trois cercles de colonnes formoient l'élégante archi- tecture de cette rotonde. Les colonnes étoient de cyprès poli et sculpté; elles augmentaient en hauteur et en épaisseur, et diminuoienten nombre , à mesure qu'elles se rapprochoient du centre marqué par un pilier unique. Du sommet de ce pilier partoient des bandes d'écorce , qui , passant sur le sommet des autres colonnes , couvroient le pavillon en forme d'éventail à jour.

» Le conseil s'assemble. Cinquante vieil- lards , en manteau de castor , se rangent sui- des espèces de gradins faisant face à la porte du pavillon. Le grand chef est assis au milieu d'eux , tenant à la main le calumet de paix à demi coloré pour la guerre. A la droite des vieillards , se placent cinquante femmes cou- vertes d'une robe de plumes de cygne. Les chefs de guerre , le tomahawk (1) à la main , le pennache en tête, les bras et la poitrine teints de sang, prennent la gauche.

» Au pied de la colonne centrale , brûle le

(l) La hache.

a48 GÉNIE

feu du Conseil. Le premier jongleur environné des huit gardiens du temple , vêtu de longs habits, et portant un hibou empaillé sur la tête , verse du baume de copalme sur la tlamme, et offre un sacrifice au soleil. Ce triple rang de vieillards, de matrones, de guerriers, ces prêtres, ces nuages d'encens, ce sacrifice , tout sert à donner à ce conseil un appareil imposant.

» J'étois debout enchaîné au milieu de l'assemblée. Le sacrifice achevé , le Mico prend la parole , et expose avec simplicité l'affaire qui rassemble le conseil. Il jette un collier bleu dans la salle , en témoignage de ce qu'il vient de dire.

» Alors un Sachem de la tribu de l'Aigle se lève, et parle ainsi :

« Mon père le Mico , Sachems , matrones , » guerriers des quatre tribus de l'Aigle, du » Castor, du Serpent, et de la Tortue , ne » changeons rien aux mœurs de nos aïeux ; » brûlons le prisonnier, et n'amollissons » point nos courages. C'est une coutume des » blancs qu'on vous propose; elle ne peut » être que pernicieuse. Donnez un collier » rouge qui contienne mes paroles. J'ai dit. »

DU CHRISTIANISME. ^d

» Et il jette un collier rouge dans l'as- semblée.

» Une matrone se lève , et dit :

« Mon père l'Aigle , vous avez l'esprit d'un » renard, et la prudente lenteur d'une tortue. » Je veux polir avec vous la chaîne d'amitié, » et nous planterons ensemble l'arbre de » paix. Mais changeons les coutumes de nos » aïeux en ce qu'elles ont de funeste. Ayons » des esclaves qui cultivent nos champs , et » n'entendons plus les cris du prisonnier, » qui troublent le sein des mères. J'ai dit. »

» Comme on voit les flots de la mer se briser pendant un orage ; comme en automne les feuilles séchées sont enlevées par un tour- billon ; comme les roseaux du Meschacebé plient et se relèvent dans une inondation subite ; comme un grand troupeau de cerfs brame au fond d'une foret, ainsi s'agitoit et murmuroit le conseil. Des Sachems , des guer- riers , des matrones parlent tour à tour , ou tous ensemble. Les intérêts se choquent , les opinions se divisent , le conseil va se dissoudre ; mais enfin l'usage antique l'emporte , et je suis condamné au bûcher.

» Une circonstance vint retarder mon sup-

25o GÉNIE

plice ; la Fête des morts ou le Festin des âmes approchoit. Il est d'usage de ne faire mourir aucun captif pendant les jours consacrés à celte cérémonie. On me confia à une garde sévère; et sans doute les Sachems éloignèrent la fille de Simaghan, car je ne la revis plus.

» Cependant les nations de plus de trois cents lieues à la ronde arrivoient en foule , pour célébrer le Festin des âmes. On avoil bâti une longue hutte sur un site écarté. Au jour marqué, chaque cabane exhuma les restes de ses pères de leurs tombeaux particuliers, et l'on suspendit les squelettes , par ordre et par famille , aux murs de la Salle commune des aïeux. Les vents (une tempête s'éloil élevée), les forêts , les cataractes mugissoient au dehors , tandis que les vieillards des diverses nations concluoient entre eux des traités de paix et d'alliance sur les os de leurs pères.

» On célèbre les jeux funèbres , la course , la balle, les osselets. Deux vierges cherchent à s'arracher une baguette de saule. Les bou- tons de leurs seins viennent se toucher, leurs mains voltigent sur la baguette qu'elles élèvent au-dessus de leurs têtes. Leurs beaux pieds nus s'entrelacent, leurs bouches se rencon-

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trent, leurs douces haleines se confondent: elles se penchent et mêlent leur chevelure; elles regardent leurs mères, rougissent : on applaudit (i). Le jongleur invoque Michapous, génie des eaux. Il raconte les guerres du grand Lièvre contre Malchi-Manitou, dieu du mal. Il dit le premier homme et Atahentsik la pre- mière femme , précipités du ciel pour avoir perdu l'innocence, la terre rougie du sang fraternel, Jouskeka l'impie immolant le juste Tahouistsaron, le déluge descendant à la voix du grand Esprit , Massou sauvé seul dans son canot d'écorce, et le corbeau envoyé à la dé- couverte de la terre; il dit encore la belle Endaé , retirée de la contrée des âmes par les douces chansons de son époux.

» Après ces jeux et ces cantiques, on se prépare à donner aux aïeux une éternelle sépulture.

» Sur les bords de la rivière Chata-Uche se voyoit un figuier sauvage , que le culte des peuples avoit consacré. Les vierges avoient accoutumé de laver leurs robes d'écorce dans ce lieu et de les exposer au souffle du désert,

(i) La rougeur est sensible chez les jeunes Sauvages.

252 GÉNIE,

sur les rameaux de l'arbre antique. C'étoit qu'on avoit creusé un immense tombeau. On part de la salle funèbre, en chantant l'hymne à la mort ; chaque famille porte quelque débris sacré. On arrive à la tombe , on y descend les reliques, on les y étend par couche, on les sépare avec des peaux d'ours et de castor; le mont du tombeau s'élève, et l'on y planle V Arbre des pleurs et du sommeil.

» Plaignons les hommes, mon cher fils! Ces mêmes Indiens dont les coutumes sont si touchantes, ces mêmes femmes qui m'avoient témoigné un intérêt si tendre, demandoient maintenant mon supplice à grands cris ; et des nations entières rctardoient leur départ , pour avoirlc plaisir de voir un jeune homme souffrir des tourmens épouvantables.

» Dans une vallée au nord, à quelque dis- tance du grand village, s'élevoit un bois de cyprès et de sapins , appelé le Bois du sang. On y arrivoitpar les ruines d'un de ces monu- mens dont on ignore l'origine, et qui sont l'ouvrage d'un peuple maintenant inconnu. Au centre de ce bois s'étendoit une arène , l'on sacrifioit les prisonniers de guerre. On m'y conduit en triomphe. Tout se préparc pour

DU CHRISTIANISME. a53

ma mort : on plante le poteau d'Areskoui; les pins, les ormes, les cyprès tombent sous la cognée : le bûcher s'élève ; les spectateurs bâ- tissent des amphithéâtres avec des branches et des troncs d'arbre. Chacun invente un sup- plice : l'un se propose de m'arracher la peau du crâne , l'autre de me brûler les yeux avec des haches ardentes. Je commence ma chanson de mort :

« Je ne crains point les tourmens : je suis » brave , ô Muscogulges, je vous défie! je vous » méprise, plus que des femmes. Mon père » Outalissi, fils de Miscou , a bu dans le crâne » de vos plus fameux guerriers : vous n'arra- » cherez pas un soupir de mon cœur. »

» Provoqué par ma chanson , un guerrier me perça le bras d'une flèche ; je dis : « Frère , » je te remercie. »

» Malgré l'activité des bourreaux, les pré- paratifs du supplice ne purent être achevés avant le coucher du soleil. On consulta le jongleur qui défendit de troubler les Génies des ombres, et ma mort fut encore suspendue jusqu'au lendemain. Mais, dans l'impatience de jouir du spectacle, et pour être plus tôt prêts au lever de l'aurore , les Indiens ne quittèrent

254 GENIE

point le Bois du sang; ils allumèrent de grands

feux, et commencèrent des festins et des

danses.

» Cependant on m'avoit étendu sur le dos. Des cordes partant de mon cou , de mes pieds , de mes bras , alloient s'attacher à des piquets enfoncés en terre. Des guerriers étoient cou- chés sur ces cordes , et je ne pouvois faire un mouvement sans qu'ils en fussent avertis. La nuit s'avance : les chants et les danses cessent par degrés ; les feux ne jettent plus que des lueurs rougeâtres, devant lesquelles on voit encore passer les ombres de quelques Sauvages; touts'endort: àmesurequelebruitdeshommcs s'affoiblit, celui du désert augmente, et au tumulte des voix succèdent les plaintes du vent dans la forêt.

» G'étoit l'heure une jeune Indienne qui vient d'être mère se réveille en sursaut au milieu de la nuit ; car elle a cru entendre les cris de son premicr-né , qui lui demande la douce nourriture. Les yeux attachés au ciel, le croissant de la lune erroit dans les nuages , je réfléchissois sur ma destinée. Atala me sembloit un monstre d'ingratitude. M'a- bandonner au moment du supplice , moi qui

DU CHRISTIANISME. 255

m'étois dévoue aux flammes plutôt que de la quitter ! Et pourtant je sentois que je l'aimois toujours , et que je mourrois avec joie pour elle. » Il est dans les extrêmes plaisirs un aiguillon qui nous éveille, comme pour nous avertir de profiter de ce moment rapide ; dans les grandes douleurs, au contraire, je ne sais quoi de pesant nous endort ; des yeux fatigués par les larmes cherchent naturellement à se fermer, et la bonté de la Providence se fait ainsi re- marquer jusque dans nos infortunes. Je cédai maigre moi à ce lourd sommeil que goûtent quelquefois les misérables. Je révois qu'on m'ôtoit mes chaînes , je croyois sentir ce sou- lagement qu'on éprouve , îorsqu'après avoir été fortement pressé , une main secoarablc relâche nos fers.

» Cette sensation devint si vive , qu'elle me fit soulever les paupières. A la clarté de la lune, dont un rayon s'échappoit entre deux nuages , j'entrevois une grande figure blanche penchée sur moi, et occupée à dénouer silen- cieusement mes liens. J'allois pousser un cri , lorsqu'une main, que je reconnus à l'instant, me ferma la bouche. Une seule corde restoit; mais il paroissoit impossible de la couper,

256 GÉNIE

sans toucher un guerrier qui la couvroit toul entière de son corps. Atala y porte la main ; le guerrier s'éveille à demi , et se dresse sur son séant. Atala reste immobile , et le regarde. L'Indien croit voir l'Esprit des ruines ; il se recouche en fermant les yeux et en invoquant son Manitou. Le lien est brisé. Je me lève ; je suis ma libératrice , qui me tend le bout d'un arc dont elle tient l'autre extrémité. Mais que de dangers nous environnent ! Tantôt nous sommes près de heurter des Sauvages endor- mis ; tantôt une garde nous interroge, et Atala répond en changeant sa voix. Des enfans poussent des cris , des dogues aboient. A peine sommes-nous sortis de l'enceinte funeste, que des hurlemens ébranlent la forêt. Le camp se réveille, mille feux s'allument ; on voit courir de tous côtés des Sauvages avec des flambeaux : nous précipitons notre course.

» Quand l'aurore se leva sur les Apalaches, nous étions déjà loin. Quelle fut ma félicité lorsque je me trouvai encore une fois dans la solitude avec Atala , avec Atala ma libératrice , avec Atala qui se donnoit à moi pour toujours! Les paroles manquèrent à ma langue ; je tombai à genoux, et je dis àla fille de Simaghan : « Les

DU CHRISTIANISME. a57

» hommes sont bien peu de chose ; mais quand » les Génies ies visitent , alors ils ne sont rien » du tout. Vous êtes un Génie , vous m'avez » visité , et je ne puis parler devant vous. » Atala me tendit la main avec un sourire : « Il » faut bien, dit-elle, que je vous suive, puis- » que vous ne voulez pas fuir sans moi. Cette » nuit, j'ai séduitle jongleur par des présens, » j'ai enivré vos bourreaux avec de l'essence » de feu (1) , et j'ai hasarder ma vie pour » vous, puisque vous aviez donné la vôtre » pour moi. Oui, jeune idolâtre , ajoula-t-ellc » avec un accent qui m'effraya, le sacrifice » sera réciproque. »

» Atala me remit les armes qu'elle avoit eu soin d'apporter ; ensuite elle pansa ma bles- sure. En l'essuyant avec une feuille de papaya , elle la mouilloit de ses larmes. « C'est un » baume , lui dis-je , que tu répands sur ma » plaie. » « Je crains plutôt que ce ne soit » un poison » , répondit-elle. Elle déchira un des voiles de son sein , dont elle fit une pre- mière compresse , qu'elle attacha avec une boucle de ses cheveux.

(1) De l'eau-de-vie.

3. 17

258 GENIE

» L'ivresse qui dure long-temps chez les Sau- vages, et qui est pour eux une espèce de mala- die, les empêcha sans doute de nous poursuivre durant les premières journées. S'ils nous cher- chèrent ensuite, il est probable que ce fut du côté du couchant, persuadés que nous aurions essayé de nous rendre au Meschacebé ; mais nous avions pris notre route vers l'étoile im- mobile (i), en nous dirigeant sur la mousse du tronc des arbres.

» Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que nous avions peu gagné à ma délivrance. Le désert dérouloit maintenant devant nous ses solitudes démesurées. Sans expérience de la vie des forets, détournés de notre vrai chemin, et marchant à l'aventure , qu'allions- nous devenir? Souvent en regardant Atala, je me rappelais cette antique histoire d'Agar que Lopcz m'avoit fait lire , et qui est arrivée dans le désert de Bersabée, il y a bien long- temps, alors que les hommes vivaient trois âges de chêne.

» Atala me lit un manteau avec la seconde écorce du frêne , car j'étois presque nu. Elle

(i) Le nord.

DU CHRISTIANISME. 259

me broda des mocassines (i) de peau de rat musqué , avec du poil de porc-épic. Je pre- nois soin à mon tour de sa parure. Tantôt je lui mcttois sur la tête une couronne de ces mauves bleues que nous trouvions sur notre route, dans des cimetières indiens abandon- nés; tantôt je lui faisois des colliers avec des graines rouges d'azalea; et puis je me prcnois à sourire , en contemplant sa merveilleuse beauté.

» Quand nous rencontrions un fleuve , nous le passions sur un radeau ou à la nage. Atala appuyoit une de ses mains sur mon épaule; et, comme deux cygnes voyageurs, nous tra- versions ces ondes solitaires.

» Souvent dans les grandes chaleurs du jour, nous cherchions un abri sous les mousses des cèdres. Presque tous les arbres de la Floride, en particulier le cèdre et le chêne vert, sont couverts d'une mousse blanche qui descend de .leurs rameaux jusqu'à terre. Quand la nuit , au clair de la lune, vous apercevez, sur la nudité d'une savane , une yeuse isolée revêtue de cette draperie , vous croiriez voir un fantôme , traî-

(i) Chaussure indienne.

*7-

26o GÉNIE

nant après lui ses longs voiles. La scène n'est pas moins pittoresque au grand jour ; car une foule de papillons, de mouches brillantes, de colibris , de perruches vertes , de geais d'azur, vient s'accrochera ces mousses, qui produisent alors l'effet d'une tapisserie en laine blanche , l'ouvrier européen auroit brodé des insectes et des oiseaux éclatans.

» C'étoit dans ces riantes hôtelleries, pré- parées par le grand Esprit, que nous nous re- posions à l'ombre. Lorsque les vents descen- doient du ciel pour balancer ce grand cèdre, que le chàleau aérien bâti sur ses branches alloit flottant avec les oiseaux et les voyageurs endormis sous ses abris , que mille soupirs âortoient des corridors et des voûtes du mo- bile édifice , jamais les merveilles de l'ancien monde n'ont approché de ce monument du désert.

» Chaque soir nous allumions un grand feu, et nous bâtissions la hutte du voyage, avec une écorce élevée sur quatre piquets. Si j'avois tué une dinde sauvage, un ramier, un faisan des bois, nous le suspendions devant !e chéne embrasé , au bout d'une gaule plantée en terre , et nous abandonnions au vent le soin

DU CHRISTIANISME. 261

de tourner la proie du chasseur. Nous man- gions des mousses appelées tripes de roches, des écorces sucrées de bouleau , et des pommes de Mai , qui ont le goût de la pêche et de la framboise. L cnoyer noir, l'érable, le sumac, fournissoient le vin à notre table. Quelquefois j'allois chercher parmi les roseaux une plante dont la fleur allongée en cornet contenoit un verre de la plus pure rosée. Nous bénissions la Providence qui , sur la foible tige d'une fleur, avoit placé cette source limpide au milieu des marais corrompus, comme elle a mis l'espérance au fond des cœurs ulcérés par le chagrin, comme elle a fait jaillir la vertu du sein des misères de la vie.

» Hélas ! je découvris bientôt que je m'étois trompé sur le calme apparent d'Atala. A me- sure que nous avancions, elle devenoit triste. Souvent elle tressailloit sans cause , et tournoit précipitamment la tête. Je la surprenais atta- chant sur moi un regard passionné , qu'elle reportoit vers le ciel avec une profonde mélan- colie. Ce qui m'cffrayoit surtout, étoit un secret, une pensée cachée au fond de son âme , que j'cntrevoyois dans ses yeux. Tou- jours m'attirant et me repoussant, ranimant

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et détruisant mes espérances , quand je croyois avoir fait un peu de chemin dans son cœur , je me retrouvois au même point. Que de fois elle m'a dit : « O mon jeune amant ! je t'aime » comme l'ombre des bois au milieu du jour ! » Tu es beau comme le désert avec toutes ses » fleurs et toutes ses brises. Si je me penche » sur toi, je frémis; si ma main tombe sur la » tienne , il me semble que je vais mourir. » L'autre jour le vent jeta tes cheveux sur » mon visage , tandis que tu te délassois sur » mon sein ; je crus sentir le léger toucher » des esprits invisibles. Oui , j'ai vu les che- » vrettcs de la montagne d'Occone; j'ai en- » tendu les propos des hommes rassasiés de » jours : mais la douceur des chevreaux et la » sagesse des vieillards sont moins plaisan Les » cl moins fortes que tes paroles. Eh bien ! » pauvre Ghactas , je ne serai jamais ton » épouse ! »

» Les perpétuelles contradictions de l'a- mour et de la religion d'Alala, l'abandon de sa tendresse et la chasteté de ses mœurs ; la fierté de son caractère et sa profonde sensi- bilité , l'élévation de son àme dans les grandes choses , sa susceptibilité dans les petites :

DU CHRISTIANISME. *G3

tout en faisoit pour moi un être incompré- hensible. Alaia ne pouvoit pas prendre sur un homme un foiblc empire : pleine de pas- sions, elle étoit pleine de puissance; il falloit ou l'adorer, ou la haïr.

» Apres quinze nuils d'une marche préci- pitée , nous entrâmes dans la chaîne des monts Allégany, et nous atteignîmes une des branches du Tenase , fleuve qui se jette dans l'Ohio. Aidé des conseils d'Atala, je bâtis un canot, que j'enduisis de gomme de prunier, après en avoir recousu les écorces avec des racines de sapin. Ensuite je m'embarquai avec Atala , et nous nous abandonnâmes au cours du fleuve.

» Le village indien de Sticoë, avec ses tombes pyramidales et ses huttes en ruine, se montrait à notre gauche, au détour d'un promonloire ; nous laissions à droite la vallée de Kcow , terminée par la perspective des cabanes de Jore , suspendues au front de la montagne du même nom. Le fleuve qui nous entraînoit couloit entre de hautes falaises, au bout desquelles on apercevoit le soleil cou- chant. Ces profondes solitudes n'étoient point troublées par la présence de l'homme. Nous ne vîmes qu'un chasseur Indien qui, appuyé

264 GÉNIE

sur son arc, et immobile sur la pointe d'un rocher , ressembloit à une statue élevée dans la montagne au Génie de ces déserts.

» Atala et moi nous joignions notre silence au silence de cette scène. Tout à coup la fille de l'exil fit éclater dans les airs une voix pleine d'émotion et de mélancolie ; elle chantoit la patrie absente :

« Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée » des fêtes de l'étranger, et qui ne se sont » assis qu'aux festins de leurs pères !

» Si le geai bleu du Meschacebé disoit à la » nonpareille des Florides : « Pourquoi vous » plaignez-vous si tristement? N'avez-vous » pas ici de belles eaux et de beaux ombrages, » et toutes sortes de pâtures comme dans vos » forets?» «Oui, répondroit la nonpareille » fugitive; mais mon nid est dans le jasmin; » qui me l'apportera? Et le soleil de ma sa- » vane , l'avez-vous? »

» Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée » des fêtes de l'étranger, et qui ne se sont » assis qu'aux festins de leurs pères !

» Après les heures d'une marche pénible , » le voyageur s'assied tristement. Il contemple » autour de lui les toits des hommes ; le voya-

DU CHRISTIANISME. a65

» geur n'a pas un lieu reposer sa tête. Le » voyageur frappe à la cabane , il met son arc » derrière la porte, il demande l'hospitalité : » le maître fait un geste de la main , le voya- » geur reprend son arc, et retourne au désert !

» Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée » des fêles de l'étranger , et qui ne se sont » assis qu'aux festins de leurs pères !

» Merveilleuses histoires racontées autour » du foyer , tendres épanchemens du cœur , » longues habitudes d'aimer si nécessaires à la » vie , vous avez rempli les journées de ceux » qui n'ont point quitté leur pays natal ! Leurs » tombeaux sont dans leur patrie, avec le » soleil couchant , les pleurs de leurs amis et » les charmes de la religion.

» Heureux ceux qui n'ont point vu la furnée » des fêtes de l'étranger , et qui ne se sont » assis qu'aux festins de leurs pères ! »

» Ainsi chantoi t Atala. Rien n'interrompoit ses plaintes, hors le bruit insensible de notre canot sur les ondes. En deux ou trois endroits seulement, elles furent recueillies par unfoible écho qui les redit à un second plus foible, et celui-ci à un troisième plus foible encore : on eût cru que les âmes de deux amans jadis in-

sG6 GÉNIE

fortunés comme nous , attirées par cette mélo- die touchante , se plaisoient à en soupirer les derniers sons dans la montagne.

» Cependant la solitude, la présence conti- nuelle de l'objet aimé, nos malheurs même, rcdoubloient à chaque instant notre amour. Les forces d'Atala commençoient à l'aban- donner, et les passions , en abattant son corps, alloient triompher de sa vertu. Elle prioit con- tinuellement sa mère , dont elle avoit l'air de vouloir apaiser l'ombre irritée. Quelquefois elle me demandoit si je n'entendois pas une voix plaintive , si je ne voyois pas des flammes sortir de la terre. Pour moi , épuisé de fatigue, mais toujours brûlant de désir , songeant que j'étois peut-être perdu sans retour au milieu de ces forets, cent fois je fus prêt à saisir mon épouse dans mes bras , cent fois je lui proposai de bâtir une hutte sur ces rivages , et de nous y ensevelir ensemble. Mais elle me résista toujours : « Songe, me disoit-ellc, mon » jeune ami , qu'un guerrier se doit à sa » patrie. Qu'est-ce qu'une femme auprès des » devoirs que tu as à remplir? Prends cou- » rage, fils d'Oulalissi. ne murmure point » contre ta destinée. Le cœur de l'homme est

DU CHRISTIANISME. 267

» comme l'éponge du fleuve , qui tantôt boit » une onde pure dans les temps de sérénité; )) tantôt s'enfle d'une eau bourbeuse, quand » le ciel a troublé les eaux. L'éponge a-t-elle » le droit de dire : « Je croyois qu'il n'y auroit » jamais d'orage , que le soleil ne seroit jamais » brûlant? »

» O René , si tu crains les troubles du cœur , défie-toi de la solitude : les grandes passions sont solitaires, et les transporter au désert, c'est les rendre à leur empire. Accablés de soucis et de craintes , exposés à tomber entre les mains des Indiens ennemis , à être engloutis dans les eaux , piqués des serpens , dévorés des bètes, trouvant difficilement unechétive nour- riture , et ne sachant plus de quel côté tourner nos pas , nos maux sembloient ne pouvoir plus s'accroître , lorsqu'un accident y vint mettre le comble.

» C'étoit le vingt-septième soleil depuis notre départ des cabanes : la lune de jeu (1) avoit commencé son cours , et tout annonçoit un orage. Vers l'heure les matrones in- diennes suspendent la crosse du labour aux

(1) Mois de juillet.

268 GÉNIE

bianches du savinier , et les perruches se rclirent dans le creux des cyprès, le ciel com- mença à se couvrir. Les voix de la solitude s'éteignirent, le désert fit silence , et les forets demeurèrent dans un calme universel. Bientôt les roulemens d'un tonnerre lointain , se pro- longeant dans ces bois aussi vieux que le monde, en firent sortir des bruits sublimes. Craignant d'être submergés, nous nous hâtâmes de gagner le bord du fleuve, et de nous retirer dans une foret.

» Ce lieu étoit un terrain marécageux. Nous avancions avec peine sous une voûte de smi- lax, parmi des ceps de vigne , des indigos , des faséoles, des lianes rampantes , qui entra- voient nos pieds comme des filets. Le sol spongieux trembloit autour de nous ; et , à chaque instant, nous étions près d'être englou- tis dans des fondrières. Des insectes sans nombre, d'énormes chauve-souris nous aveu- gloient ; les serpens à sonnette bruyoient de toutes parts ; et les loups , les ours , les car- cajous , les petits tigres , qui venoient se ca- cher dans ces retraites , les remplissoient de leurs rugissemens.

» Cependantrobscurité redouble: lesnuages

DU CHRISTIANISME. sGy

abaissés entrent sous l'ombrage des bois. La nue se déchire , et l'éclair trace un rapide lo- sange de feu. Un vent impétueux , sorti du couchant, roule les nuages sur les nuages; les forets plient ; le ciel s'ouvre coup sur coup, et , à travers ses crevasses , on aperçoit de nouveaux cieux et des campagnes ardentes. Quel affreux, quel magnifique spectacle ! La foudre met le feu dans les bois ; l'incendie s'étend comme une chevelure de flammes ; des colonnes d'étincelles et de fumée assiègent les nues qui vomissent leurs foudres dans le vaste embrasement. Alors le grand Esprit couvre les montagnes d'épaisses ténèbres ; du milieu de ce vaste chaos s'élève un mugisse- ment confus formé par le fracas des vents , le gémissement des arbres , le hurlement des bètes féroces , le bourdonnement de l'incen- die , et la chute répétée du tonnerre qui siffle en s'éleignant dans les eaux.

» Le grand Esprit le sait ! Dans ce moment je ne vis qu'Atala , je ne pensai qu'à elle. Sous le tronc penché d'un bouleau , je parvins à la garantir des torrens de la pluie. Assis moi- même sous l'arbre, tenant ma bien -aimée surmes genoux, et réchauffant ses pieds nus

270 GÉNIE

entre mes mains , j'étois plus heureux que la nouvelle épouse qui sent pour la première fois son fruit tressaillir dans son sein.

» Nous prêtions l'oreille au bruit de la tem- pête ; tout à coup je sentis une larme d'Atala tomber sur mon sein : « Orage du cœur, m'é- » criai-je , est-ce une goutte de votre pluie ? » Puis embrassant étroitementcelle que j'aimois: « Atala , luidis-je, vous me cachez quelque » chose. Ouvre-moi ton cœur, ô ma beauté ! » cela fait tant de bien , quand un ami regarde » dans notre âme ! Raconte -moi cet autre » secret de la douleur, que tu t'obstines à taire. » Ah ! je le vois , tu pleures la patrie. » Elle repartit aussitôt: « Enfant des hommes, com- » ment pleurcrois-jc ma patrie , puisque mon » père n'étoit pas du pays des palmiers ? » « Quoi , répliquai-jc avec un profond éton- » nement, votre père n'étoit point du pays » des palmiers! Quel est donc celui qui vous » a mise sur cette terre ? Ptépondez. » Atala dit ces paroles :

« Avant que ma mère eût apporté en ma- » riage au guerrier Simaghan trente cavales , » vingt buffles, cent mesures d'huile de glands, » cinquante peaux de castor et beaucoup d'au-

DU CHRISTIANISME. a7i

» très richesses , elle avoit connu un homme » de la chair blanche. Or, la mère de ma mère » lui jeta de l'eau au visage , et la contraignit » d'épouser le magnanime Simaghan , tout » semblable à un roi, et honoré des peuples » comme un Génie. Mais ma mère dit à son » nouvel époux : « Mon ventre a conçu, tuez- » moi. » Simaghan lui répondit : « Le grand » Esprit me garde d'une si mauvaise action. » Je ne vous mutilerai point , je ne vous cou- » perai point le nez ni les oreilles , parce que » vous avez été sincère , et que vous n'avez » point trompé ma couche. Le fruit de vos » entrailles sera mon fruit, et je ne vous visi- » terai qu'après le départ de l'oiseau de ri- » zière, lorsque la treizième lune aura brillé. » » En ce temps-là, je brisai le sein de ma mère, » et je commençai à croître , fière comme une » Espagnole et comme une Sauvage. Ma mère » me fit chrétienne , afin que son Dieu et le » Dieu de mon père fût aussi mon Dieu. En- » suite le chagrin d'amour vint la chercher, » et elle descendit dans la petite cave garnie » de peaux , d'où l'on ne sort jamais. »

» Telle fut l'histoire d'Atala. « Et quel étoit » donc ton père, pauvre orpheline ? luidis-je.

273 GÉNIE

» Comment les hommes l'appeloient-ils sur » la terre , et quel nom portoit-il parmi les » Génies? » « Je n'ai jamais lavé les pieds de » mon père , dit Atala ; je sais seulement qu'il » vivoit avec sa sœur à Saint- Augustin , et » qu'il a toujours été fidèle à ma mère : Phi- » lippe étoit son nom parmi les anges; et les » hommes le nommoient Lopez, »

» A ces mots je poussai un cri qui retentit dans toute la solitude ; le hruit de mes trans- ports se mêla au bruit de l'orage. Serrant Atala sur mon cœur, je m'écriai avec des san- glots : « O ma sœur ! ô fille de Lopez ! fille » démon bienfaiteur! » Atala effrayée me demanda d'où venoit mon trouble ; mais quand elle sut que Lopez étoit cet hôte généreux qui m'avoit adopté à Saint- Augustin , et que j'a- vois quitté pour être libre , elle fut saisie elle- même de. confusion et de joie.

» C'en étoit trop pour nos cœurs que cette amitié fraternelle qui venoit nous visiter, et joindre son amour à notre amour. Désormais les combats d' Atala alloicnt devenir inutiles ; en vain je la sentis porter une main à son sein, et faire un mouvement extraordinaire : déjà je l'avois saisie , déjà je m'étois enivré de son

DU CHRISTIANISME. ?73

souffle, déjà j'avois bu toute la magie de l'a- mour sur ses lèvres. Les yeux levés vers le ciel , à la lueur des éclairs, je tenois mon épouse dans mes bras, en présence dei'Elernel. Pompe nuptiale , digne de nos malheurs et de la gran- deur de nos amours ; superbes forêts qui agi- tiez vos lianes et vos dômes comme les rideaux et le ciel de notre couche; pins embrasés qui formiez les flambeaux de notre hymen ; fleuve débordé , montagnes mugissantes , affreuse et sublime nature, n'étiez-vous donc qu'un appa- reil préparé pour nous tromper, et ne pûtes- vous cacher un moment dans vos mystérieuses horreurs la félicité d'un homme !

» Atala n'offroit plus qu'une foible résis- tance : je touchois au moment du bonheur, quand tout à coup un impétueux éclair, suivi d'un éclat de la foudre , sillonne l'épaisseur des ombres , remplit la foret de soufre et de lumière , et brise un arbre à nos pieds. Nous fuyons. O surprise !.... dans le silence qui suc- cède, nous entendons le son d'une cloche ! Tous deux interdits , nous prêtons l'oreille à ce bruit , si étrange dans un désert. A l'instant un chien aboie dans le lointain; il approche, il redouble ses cris, il arrive, il hurle de joie

3. 18

2-

74 GENIE

à nos pieds : un vieux Solitaire , portant une petite lanterne , le suit à travers les ténèbres de la foret. « La Providence soit bénie! s'é- » cria-t-il aussitôt qu'il nous aperçut. Il y a » bien long-temps que je vous cherche ! Notre » chien vous a sentis dès le commencement » de l'orage , et il m'a conduit ici. Bon Dieu ! » comme ils sont jeunes ! Pauvres enfans ! » comme ils ont souffrir ! Allons : j'ai » apporté une peau d'ours, ce sera pour cette » jeune femme ; voici un peu de vin dans notre » calebasse. Que Dieu soit loué dans toutes » ses œuvres ! sa miséricorde est bien grande, » et sa bonté est infinie ! »

» Atala étoit aux pieds du religieux : « Chef » de la prière, lui disoit-elle, je suis chré- » tienne ; c'est le ciel qui t'envoie pour me » sauver. » « Ma fille, dit l'ermite en la rele- » vant, nous sonnons ordinairement la cloche » de la Mission pendant la nuit et pendant les » tempêtes, pour appeler les étrangers ; et, à » l'exemple de nos frères des Alpes et du Li- » ban , nous avons appris à notre chien à dé- » couvrir les voyageurs égarés. » Pour moi, je comprenois à peine l'ermite; cette charité me sembloit si fort au-dessus de l'homme,

DU CHRISTIANISME. 275

que je croyois faire un songe. A la lueur de la petite lanterne que tenoit le religieux , j'en- trevoyois sa barbe et ses cheveux tout trempés d'eau ; ses pieds , ses mains et son visage étoient ensanglantes par les ronces. « Vieil- » lard, m'écriai-je enfin, quel cœur as -lu » donc, toi qui n'as pas craint d'être frappé » de la foudre? » * Craindre ! repartit le Père » avec une sorte de chaleur ; craindre lors- » qu'il y a des hommes en péril , et que je » leur puis être utile ! je serois donc un bien » indigne serviteur de Jésus-Christ! » « Mais » sais - tu , lui dis-je, que je ne suis pas » chrétien ! » « Jeune homme , répondit l'cr- » mite, vous ai- je demandé votre religion? » Jésus-Christ n'a pas dit: « Mon sang lavera » celui-ci, et non celui-là. » Il est mort » pour le juif et le gentil , et il n'a vu dans » tous les hommes que des frères et des infor- » tunés. Ce que je fais ici pour vous est fort » peu de chose, et vous trouveriez ailleurs » bien d'autres secours ; mais la gloire n'en » doit point retomber sur les prêtres. Que » sommes-nous, foibles Solitaires, sinon de » grossiers instrumens d'une œuvre céleste ? » Eh ! quel seroit le soldat assez lâche pour

18.

2?6 GENIE

» reculer, lorsque son chef, la croix à la main, » et le front couronné d'épines , marche de- » vant lui au secours des hommes ? »

» Ces paroles saisirent mon cœur ; des larmes d'admiration et de tendresse tom- bèrent de mes yeux. « Mes chers enfans , dit n le missionnaire, je gouverne dans ces forets » un petit troupeau de vos frères sauvages. » Ma grotte est assez près d'ici dans la mon- » tagne ; venez vous réchauffer chez moi : » vous n'y trouverez pas les commodités de » la vie , mais vous y aurez un abri ; et il faut » encore en remercier la bonté divine, car il » y a bien des hommes qui en manquent. »

LES LABOUREURS.

» Il y a des justes dont la conscience est si tranquille, qu'on ne peut approcher d'eux sans participer à la paix qui s'exhale, pour ainsi dire , de leur cœur et de leurs discours. A mesure que le Solitaire parloit , je sentois les passions s'apaiser dans mon sein, et l'o- rage même dans le ciel sembloit s'éloigner à sa voix. Les nuages furent bientôt assez dis- persés , pour nous permettre de quitter notre retraite. Nous sortîmes de la forêt, et nous

DU CHRISTIANISME. 277

commençâmes à gravir le revers d'une haute montagne. Le chien marchoit devant nous , en portant au bout d'un bâton la lanterne éteinte. Je tenois la main d'Atala; et nous suivions le missionnaire. Il se détournoit sou- vent pour nous regarder, contemplant avec pitié nos malheurs et notre jeunesse. Un livre étoit suspendu à son cou ; il s'appuyoit sur un bâton blanc. Sa taille étoit élevée , sa figure pâle et maigre , sa physionomie simple et sin- cère. Il n'avoit pas les traits morts et effacés de l'homme sans passions ; on voyoit que ses jours avoient été mauvais , et les rides de son front montroient les belles cicatrices des passions guéries par la vertu et par l'amour de Dieu et des hommes. Quand il nous par- loi t debout et immobile , sa longue barbe , ses yeux modestement baissés, le son affectueux de sa voix, tout en lui avoit quelque chose de calme et de sublime. Quiconque a vu , comme moi, le Père Aubry cheminant seul avec son bâton et son bréviaire dans le désert, a une -véritable idée du voyageur chrétien sur la terre. » Après une demi-heure d'une marche dan- gereuse par les sentiers de la montagne , nous arrivâmes à la grotte du missionnaire. Nous

273 GENIE

y entrâmes à travers les lierres et les girau- monts humides , que la pluie avoit abattus des rochers. Il n'y avoit dans ce lieu qu'une natte de feuilles de papaya , une calebasse pour pui- ser de l'eau, quelques vases de bois, une bêche, un serpent familier, et , sur une pierre qui ser- voil de table , un crucifix et le livre des Chré- tiens.

» L'homme des anciens jours se hâta d'al- lumer du feu avec des lianes sèches ; il brisa du maïs entre deux pierres, et, en ayant fait un gâteau, il le mit cuire sous la cendre. Quand ce gâteau eut pris au feu une belle couleur do- rée , il nous le servit tout brûlant , avec de la crème de noix , dans un vase d'érable.

» Le soir ayant ramené la sérénité , le ser- viteur du grand Esprit nous proposa d'aller nous asseoir à l'entrée de la grotte. Nous le suivîmes dans ce lieu , qui commandoit une vue immense. Les restes de l'orage étoient jetés en désordre vers l'orient; les feux de l'incendie allumé dans les forets par la foudre , brilloient encore dans le lointain ; au pied de la montagne un bois de pins tout entier étoit renversé dans la vase, et le fleuve rouloitpélc- méle les argiles détrempées , les troncs des

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arbres , les corps des animaux et les poissons morts, dont on voyoit le ventre argenté flot- ter à la surface des eaux.

» Ce fut au milieu de cette scène, qu'Atala raconta notre histoire au vieux Génie de la montagne. Son cœur parut touché , et des larmes tombèrent sur sa barbe : « Mon enfant, » dit-il à Atala , il faut offrir vos souffrances » à Dieu , pour la gloire de qui vous avez déjà » fait tant de choses; il vous rendra le repos. » Voyez fumer ces forêts , sécher ces torrens, » se dissiper ces nuages ; croyez- vous que » celui qui peut calmer une pareille tempête , » ne pourra pas apaiser les troubles du cœur » de l'homme ? Si vous n'avez pas de meil- » leure retraite , ma chère fille , je vous » offre une place au milieu du troupeau » que j'ai eu le bonheur d'appeler à Jésus- » Christ. J'instruirai Chactas , et je vous le » donnerai pour époux quand il sera digne » de l'être. »

» A ces mots je tombai aux genoux du So- litaire, en versant des pleurs de joie; mais Atala devint pâle comme la mort. Le vieillard me releva avec bénignité , et je m'aperçus alors qu'il a voit les deux mains mutilées. Atala

28o GENIE

comprit sur-le-champ ses malheurs. « Les bar- bares! » s'écria- t-elle.

« Ma fille , reprit le Père avec un doux sou- » rire , qu'est-ce que cela auprès de ce qu'a » enduré mon divin Maître ? Si les Indiens » idolâtres m'ont affligé , ce sont de pauvres » aveugles que Dieu éclairera un jour. Je les » chéris même davantage , en proportion des » maux qu'ils m'ont faits. Je n'ai pu rester » dans ma patrie j'étois retourné, et » une illustre reine m'a fait l'honneur de vou- » loir contempler cesfoibles marques de mon » apostolat. Et quelle récompense plus glo- » rieuse pouvois-je recevoir de mes travaux , >> que d'avoir obtenu du chef de notre reli- » gion la permission de célébrer le divin sa- » crifice avec ces mains mutilées ? 11 ne me » restoit plus , après un tel honneur, qu'à tà- » cher de m'en rendre digne : je suis revenu » au Nouveau-Monde, consumer le reste de » ma vie au service de mon Dieu. Il y a bien- » tôt trente ans que j'habite cette solitude , » et il y en aura demain vingt-deux que j'ai >■> pris possession de ce rocher. Quand j'arri- » vai dans ces lieux , je n'y trouvai que des » familles vagabondes, dont les mœurs étoient

DU CHRISTIANISME. 2<Sï

» féroces , et la vie fort misérable. Je leur ai » fait entendre la parole de paix , et leurs » mœurs se sont graduellement adoucies. Ils » vivent maintenant rassemblés au bas de » cette montagne. J'ai tâché , en leur ensei- » gnant les voies du salut , de leur apprendre » les premiers arts de la vie, mais sans les » porter trop loin , et en retenant ces hon- » nétes gens dans cette simplicité qui fait le » bonheur. Pour moi, craignant de les géner » par ma présence , je me suis retiré sous » celte grotte , ils viennent me consulter. » C'est ici que , loin des hommes , j'admire » Dieu dans la grandeur de ces solitudes, et » que je me prépare à la mort que m'annon- » cent mes vieux jours. »

» En achevant ces mots, le Solitaire se mit à genoux , et nous imitâmes son exemple. Il commença à haute voix une prière à laquelle Atala répondoit. De muets éclairs ouvroient encore les cieux dans l'orient , et sur les nuages du couchant, trois soleils brilloient ensemble. Quelques renards dispersés par l'orage allon- geoient leurs museaux noirs au bord des pré- cipices , et l'on entendoit le frémissement des plantes qui, séchant à la brise du soir, rele-

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voient de toutes parts leurs tiges abattues.

» Nous rentrâmes dans la grotte , Ter- mite étendit un lit de mousse de cyprès pour A tala. Une profonde langueur se peignoit dans les yeux etdans les mouvemens de cette vierge : elle regardoit le Père Aubry, comme si elle eût voulu lui communiquer un secret ; mais quelque chose sembloit la retenir, soit ma pré- sence, soit une certaine honte, soit l'inutilité de l'aveu. Je l'entendis se lever au milieu de la nuit: elle cherchoit le Solitaire ; mais comme il lui avoit donné sa couche , il étoit allé con- templer la beauté du ciel, et prier Dieu sur le sommet de la montagne. Il me dit le lende- main que c'étoit assez sa coutume , même pen- dant l'hiver, aimant à voir les forets balancer leurs cimes dépouillées , les nuages voler dans les cieux , et à entendre les vents et les lorrens gronder dans la solitude. Ma sœur fut donc obligée de retourner à sa couche elle s'as- soupit. Hélas ! comblé d'espérance, je ne vis dans la foiblesse d' A tala que des marques pas- sagères de lassitude!

» Le lendemain je m'éveillai aux chants ^cs cardinaux et des oiseaux moqueurs , nichés dans les acacias et les lauriers qui environ-

DU CHRISTIANISME. a»3

noient la grotte. J'allai cueillir une rose de magnolia , et je la déposai humectée des larmes du matin, sur la tète d'Ataîa endormie. J'es- pérois , selon la religion de mon pays , que l'àme de quelque enfant mort à la mamelle seroit descendue sur cette fleur dans une goutte de rosée , et qu'un heureux songe la porteroit au sein de ma future épouse. Je cherchai en- suite mon hôte ; je le trouvai la robe relevée dans ses deux poches , un chapelet à la main, et m'attendant assis sur le tronc d'un pin tombé de vieillesse. Il me proposa d'aller avec lui à la Mission, tandis qu'Atala reposoit encore; j'acceptai son offre , et nous nous mîmes en route à l'instant.

» En descendant la montagne , j'aperçus des chênes les Génies sembloient avoir dessiné des caractères étrangers. L'ermite me dit qu'il les avoit tracés lui-même , que c'étoient des vers d'un ancien poëte appelé Homère , et quelques sentences d'un autre poète plus an- cien encore , nommé Salomon. Il y avoit je ne sais quelle mystérieuse harmonie entre cette sagesse des temps, ces vers rongés de mousse , ce vieux Solitaire qui les avoit gravés , et ces vieux chênes qui lui servoient de livres.

284 GÉNIE

» Son nom, son âge , la date de sa mission étoient aussi marqués sur un roseau de savane, au pied de ces arbres. Je m'étonnai de la fra- gilité du dernier monument : « Il durera en- » core plus que moi, me répondit le Père , » et aura toujours plus de valeur que le peu » de Lien que j'ai fait. »

» De nous arrivâmes à l'entrée d'une val- lée , je vis un ouvrage merveilleux : c'éloit un pont naturel, semblable à celui de la Vir- ginie, dont tu as peut-être entendu parler. Les hommes , mon fils , surtout ceux de ton pays, imitent souvent la nature, et leurs co- pies sont toujours petites ; il n'en est pas ainsi de la nature , quand elle a l'air d'imiter les travaux des hommes , en leur offrant en effet des modèles. C'est alors qu'elle jette des ponts du sommet d'une montagne au sommet d'une autre montagne , suspend des chemins dans les nues, répand des fleuves pour canaux, sculpte des monts pour colonnes, et pour bassins creuse des mers.

» Nous passâmes sous l'arche unique de ce pont, et nous nous trouvâmes devant une auNcc merveille : c'étoit le cimetière des Indiens de ra Mission, ou les Bocages de la mort. Le Père

DU CHRISTIANISME. 285

Aubry avoit permis à ses néophytes d'ensevelir leurs morts à leur manière , et de conserver au lieu de leur sépulture son nom sauvage ; il avoit seulement sanclifié ce lieu par une croix (1). Le sol en étoit divisé, comme le champ commun des moissons, en autant de ^ lots qu'il y avoit de familles. Chaque lot fai- soit à lui seul un bois qui varioit selon le goût de ceux qui l'avoient planté. Un ruisseau ser- pentoit sans bruit au milieu de ces bocages ; on l'appeloit le Ruisseau de la paix. Ce riant asile des âmes étoit fermé à l'orient par le pont sous lequel nous avions passe ; deux col- lines le bornoient au septentrion et au midi ; il ne s'ouvroit qu'à l'occident, s'élevoit un grand bois de sapins. Les troncs de ces arbres, rouges marbrés de vert, montant sansbranches jusqu'à leurs cimes , ressembloient à de hautes colonnes, etformoient le péristyle de ce temple de la mort : il y régnoit un bruit religieux , semblable au sourd mugissement de l'orgue sous les voûtes d'unè**#^ise ; mais , lorsqu'on

(1) Le Père Aubry avoit fait comme les Jésuites à la Chine, qui permettoient aux Chinois d'enterrer leurs parens dans leurs jardins, selon leur ancienne coutume.

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pénétrait au fond du sanctuaire, on n'cnlcn-

doit plus que les hymnes des oiseaux qui cé-

lébroient à la mémoire des morts une fcle

éternelle.

» En sortant de ce bois , nous découvrîmes le village de la Mission , situé au bord d'un lac , au milieu d'une savane semée de fleurs. On y arrivoitpar une avenue de magnolias et de chênes verts , qui bordoient une de ces an- ciennes routes que l'on trouve vers les mon- tagnes qui divisent le Kentucky des Florides. Aussitôt que les Indiens aperçurent leur pas- teur dans la plaine, ils abandonnèrent leurs travaux, et accoururent au-devant de lui. Les uns baisoient sa robe , les autres aidoient ses pas ; les mères élevoient dans leurs bras leurs petits enfans , pour leur faire voir l'homme de Jésus- Christ , qui répandoit des larmes. Il s'informoit , en marchant, de ce qui se pas- soit au village ; il donnoit un conseil à celui-ci, réprimandoit doucement celui-là ; il parloit des moissons à recueillir, des enfans à ins- truire , des peines à consoler, et il mêloil Dieu à tous ses discours.

» Ainsi escortés , nous arrivâmes au pied d'une grande croix qui se trouvoit sur le che-

DU CHRISTIANISME. 287

min. C'étoit que le serviteur de Dieu avoit accoutumé de célébrer les mystères de sa religion : « Mes chers néophytes, dit-il en » se tournant vers la foule , il vous est arrivé » un frère et une sœur ; et, pour surcroît de » bonheur, je vois que la divine Providence a » épargné hier vos moissons : voilà deux » grandes raisons de la remercier. Offrons » donc le saint sacrifice , et que chacun y » apporte un recueillement profond, une foi ■» vive , une reconnoissance infinie et un cœur » humilié. »

«Aussitôt le prêtre divin revêt une tunique blanche d'écorce de mûrier ; les vases sacrés sont tirés d'un tabernacle au pied de la croix ; l'autel se prépare sur un quartier de roche ; l'eau se puise dans le torrent voisin, et une grappe de raisin sauvage fournit le vin du sacrifice. Nous nous mettons tous à genoux dans les hautes herbes ; le mystère commence.

» L'aurore, paroissant derrière les mon- tagnes , enflammoit l'orient. Tout étoit d'or ou de rose dans la solitude. L'astre annoncé par tant de splendeur sortit enfin d'un abîme de lumière , et son premier rayon rencontra Fhostie consacrée que le prêtre , en ce mo-

£88 GÉNIE

ment même , elevoit dans les airs. O charme de la religion ! O magnificence du culte chré- tien ! Pour sacrificateur un vieil ermite, pour autel un rocher, pour église le désert, pour assistance d'innocens Sauvages ! Non , je ne doule point qu'au moment nous nous pros- ternâmes, le grand mystère ne s'accomplit, et que Dieu ne descendit sur la terre, car je le sentis descendre dans mon cœur.

» Après le sacrifice, il ne manqua pour moi que la fille de Lopez , nous nous rendîmes au village. régnoit le mélange le plus tou- chant de la vie sociale et de la vie de la nature : au coin d'une cyprière de l'antique désert, on découvroit uneculture naissante ; les épis rou- loient à flots d'or sur le tronc du chêne abattu, et la gerbe d'un été remplaçoit l'arbre de trois siècles. Partout on voyoit les forêts livrées aux flammes pousser de grosses fumées dans les airs , et la charrue se promener lentement entre les débris de leurs racines. Des arpen- teurs, avec de longues chaînes, alloicnt me- surant le terrain ; des arbitres établissoicntlcs premières propriétés ; l'oiseau cédoit son nid ; le repaire de la bete féroce se changeoit en une cabane ; on entendoit gronder des forges,

DU CHRISTIANISME. 289

et les coups de la cognée faisoient , pour la dernière fois , mugir des échos expirant eux- mémesavecles arbres quileurservoient d'asile.

» J'crrois avec ravissement au milieu de ces tableaux , rendus plus doux par l'image d'Atala et par les rêves de félicité dont je berçois mon cœur. Jadrnirois le triomphe du christianisme sur la vie sauvage; je voyois l'Indien se civilisant à la voix de Ja religion ; j'assistois aux noces primitives de l'Homme et de îa Terre: l'homme , par ce grand contrat , abandonnant à la terre l'héritage de ses sueurs , et ia terre s'engageant , en retour , à porter fidèlement les moissons , les fds et les cendres de l'homme.

» Cependant on présenta un enfant au mis- sionnaire , qui le baptisa parmi des jasmins en fleurs , au bord d'une source , tandis qu'un cercueil , au milieu des jeux et des travaux , se rendoit aux Bocages de la mort. Deux époux reçurent la bénédiction nuptiale sous un chéne , et nous allâmes ensuite les établir dans un coin du désert. Le pasteur marchoit devant nous, bénissant çà et et le rocher, et l'arbre, et la fontaine , comme autrefois, selon le livre des Chrétiens, Dieu hém\ la terre

3. f9

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inculte, en la donnant en héritage à Adam. Cette procession, qui , pêle-mêle avec ses trou- peaux, suivoit de rocher en rocher son chef vénérable, représentoit à mon cœur attendri ces migrations des premières familles , alors que Sem , avec ses enfans , s'avançoit à travers le monde inconnu , en suivant le soleil qui marchoit devant lui.

» Je voulus savoir du saint ermite comment il gouvernoit ses enfans ; il me répondit avec une grande complaisance : « Je ne leur ai don » aucune loi ; je leur ai seulement enseigné à » s'aimer, à prier Dieu et à espérer une meil- » leure vie : toutes les lois du monde sont là- » dedans. Vous voyez au milieu du village une » cabane plus grande que les autres : elle sert » de chapelle dans la saison des pluies. On » s'y assemble soir et matin pour louer le » Seigneur; et , quand je suis absent , c'est un » vieillard qui fait la prière ; car la vieillesse » est, comme la maternité, une espèce de » sacerdoce. Ensuite on va travailler dans les » champs ; et si les propriétés sont divisées , '> afin que chacun puisse apprendre l'écono- » mie sociale, les moissons sont déposées dans » des greniers communs , pour maintenir la

DU CHRISTIANISME. 291

» charité fraternelle. Quatre vieillards distri- » buent avec égalité le produit du labeur. » Ajoutez à cela des cérémonies religieuses, » beaucoup de cantiques, la croix j'ai cé- » lébré les mystères , l'ormeau sous lequel je » prêche dans les bons jours, nos tombeaux » tout près de nos champs de blé, nos fleuves » je plonge les petits enfans et les saint » Jean de cette nouvelle Béthanie T vous aurez » une idée complète de ce royaume de Jésus- » Christ. »

» Les paroles du Solitaire me ravirent , et je sentis la supériorité de cette vie stable et occupée , sur la vie errante et oisive du Sau- vage.

» Ah ! René , je ne murmure point contre la Providence , mais j'avoue que je ne me rap- pelle jamais cette société évangélique , sans éprouver l'amertume des regrets. Qu'une hutte, avec Atala , sur ces bords, eût rendu ma vie heureuse ! finissoient toutes mes courses; là, avec une épouse, inconnu des hommes , cachant mon bonheur au fond des forêts , j'aurois passé comme ces fleuves qui n'ont pas même un nom dans le désert. Au lieu de cette paix que j'osois alors me pro

19.

292 GÉNIE

mcliic, dans quel trouble n'ai-je point coule mes jours ! Jouet continuel de la fortune , brisé sur tous les rivages , long-temps exilé de mon pays , et n'y trouvant, à mon retour, qu'une cabane en ruine et des amis dans la tombe : telle devoitêtre la destinée de Chactas. »

LE DRAME.

« Si mon songe de bonbeur fut vif, il fut aussi d'une courte durée, et le réveil m'at- tendoit à la grotte du Solitaire. Je fus surpris , en y arrivant au milieu du jour, de ne pas voir Atala accourir au-devant de nos pas. Je ne sais quelle soudaine horreur me saisit. En approchant de la grotte, je n'osois appeler la fille de Lopez : mon imagination étoit égale- ment épouvantée , ou du bruit . ou du silence qui succéderoit à mes cris. Encore plus effrayé de la nuit qui régnoit à l'entrée du rocher, je dis au missionnaire : « O vous , que le ciel » accompagne et foriifie, pénétrez dans ces » ombres ! »

» Qu'il est foible celui que les passions do- minent ! Qu'il est fort celui qui se repose en Dieu ! Il y avoit plus de courage dans ce cœur religieux , flétri par soixante-seize années, que

DU CHRISTIANISME. ag3

dans toute l'ardeur de ma jeunesse. L'homme de paix entra dans la grotte , et je restai au- dehors plein de terreur. Bientôt un foible murmure, semblable à des plaintes, sortit du fond du rocher, et vint frapper mon oreille. Poussant un cri , et retrouvant mes forces , je m'élançai dans la nuit de la caverne... Es- prits de mes pères ! vous savez seuls le spec- tacle qui frappa mes yeux !

» Le Solitaire avoit allumé un flambeau de pin ; il le tenoit , d'une main tremblante, au- dessus de la couche d'Atala. Cette belle et jeune femme , à moitié soulevée sur le coude, se montroit pale et échevelée. Les gouttes d'une sueur pénible brilloient sur son front ; ses regards à demi éteints cherchoient encore à m'exprimer son amour, et sa bouche essayoit de sourire. Frappé comme d'un coup de foudre, les yeux fixés, les bras étendus, les lèvres entr'ouvertes , je demeurai immobile. Un profond silence règne un moment parmi les trois personnages de cette scène de dou- leur. Le Solitaire le rompt le premier : « Ceci , » dit-il , ne sera qu'une fièvre occasionnée » par la fatigue ; et si nous nous résignons à » la volonté de Dieu , il aura pitié de nous?»

294 GENIE

» A ces paroles , le sang suspendu reprit son cours dans mon cœur, et , avec la mobi- lité du Sauvage, je passai subitement de l'excès de la crainte à l'excès de la confiance. Mais Atala ne m'y laissa pas long-temps. Balançant tristement la tête , elle nous fit signe de nous approcher de sa couche.

« Mon père , dit-elle d'une voix affoibl'.e , » en s'adressant au religieux , je touche au » moment de la mort. O Chactas ! écoute » sans désespoir le funeste secret que je t'ai » caché , pour ne pas te rendre trop misé- » rabie, et pour obéir à ma mère. Tache de » ue pas m'interrompre par des marques de » douleur, qui précipiteroient le peu dinstans » que j'ai à vivre. J'ai beaucoup de choses à » raconter, et aux battemens de ce cœur, qui

» se ralentissent à je ne sais quel fardeau

» glacé que mon sein soulève à peine.... je » sens que je ne me saurois trop hâter. »

» Après quelques momens de silence, Atala poursuivit ainsi :

« Ma triste destinée a commencé presque « avant que j'eusse vu la lumière. Ma mère » m'avoit conçue dans le malheur; je fati- 9 guois son sein, et elle me mit au monde

DU CHRISTIAN 1SME. 29;»

» avec de grands déchiremens d'entrailles : » on désespéra de ma vie. Pour sauver mes » jours , ma mère fit un vœu : elle promit à la » Reine des Anges que je lui consacrerois

» ma virginité , si j'échappois à la mort

» Vœu fatal qui me précipite au tombeau !

» J'entrois dans ma seizième année, lorsque » je perdis ma mère. Quelques heures avant » de mourir, elle m'appela au bord de sa » couche. « Ma fille , me dit - elle en pré- » sence d'un missionnaire qui consoloit ses » derniers instans : ma fille , tu sais le vœu » que j'ai fait pour toi. Voudrois-tu dé- » mentir ta mère ? O mon Atala ! je te laisse » dans un monde qui n'est pas digne de pos- » séder une chrétienne , au milieu d'idolâtres » qui persécutent le Dieu de ton père et le » mien, le Dieu qui, après t'avoir donné le » jour, te l'a conservé par un miracle. Eh ! » ma chère enfant, en acceptant le voile des » vierges, tu ne fais que renoncer aux soucis » de la cabane et aux funestes passions qui » ont troublé le sein de ta mère ! Viens donc, » ma bien-aimée ; viens , jure sur cette image » de la mère du Sauveur, entre les mains de » ce saint prêtre et de ta mère expirante , que

a§6 GENIE

» tu ne me trahiras point à la face du ciel. » Songe que je me suis engagée pour toi, afin » de te sauver la vie , et que si tu ne tiens ma » promesse, tu plongeras i'àme de ta mère » dans des tourmens éternels. »

» O ma mère ! pourquoi parlâtes-vous ainsi ! » O religion qui fais à la fois mes maux et ma » félicité, qui me perds, et qui me consoles ! » Et toi, cher et triste objet d'une passion qui » me consume jusque dans les bras de la mort , « tu vois maintenant , ô Ghactas , ce qui a fait » la rigueur de notre destinée !.... Fondant » en pleurs et me précipitant dans le sein ma- » ternel , je promis tout ce qu'on me voulut » faire promettre. Le missionnaire prononça » sur moi les paroles redoutables, et me donna » le scapulaire qui me lie pour jamais. Ma » mère me menaça de sa malédiction si ja- » mais je rompois mes vœux ; et , après m'a- » voir recommandé un secretinviolablc envers » les païens , persécuteurs de ma religion , » elle expira en me tenant embrassée.

» Je ne connus pas d'abord le danger de » mes sermens. Pleine d'ardeur, et chrétienne » véritable , fière du sang espagnol qui coule » dans mes veines , je n'aperçus autour de

DU CHRISTIANISME. 297

» moi que des hommes indignes de recevoir » ma main; je m'applaudis de n'avoir d'aulre » époux que le Dieu de ma mère. Je te vis , » jeune et beau prisonnier, je m'attendris sur » ton sort, je t'osai parler au bûcher de la » forêt : alors je sentis tout le poids de mes » vœux. »

» Comme Atala achevoit de prononcer ces paroles , serrant les poings , et regardant le missionnaire d'un air menaçant , je m'écriai : « La voilà donc cette religion que vous m'a- » vez tant vantée ! Périsse le serment qui » m'enlève Atala ! Périsse le Dieu qui con- » trarie la nature ! Homme , prêtre , qu'es-tu » venu faire dans ces forêts ? »

« Te sauver, dit le vieillard d'une voix ter- » rible, dompter tes passions , et t'empêcher, » blasphémateur, d'attirer sur toi la colère » céleste! Il te sied bien, jeune homme, à » peine entré dans la vie , de te plaindre de r> tes douleurs ! sont les marques de tes » souffrances ? sont les injustices que tu » as supportées ? sont les vertus qui seules » pourroient te donner quelques droits à la » plainte ? Quels services as-tu rendus ? Quel » bien as-tu fait? JEh ! malheureux, tu ne

*q8 GÉME

» m'offres que des passions , et tu oses accuser » le ciel ! Quand tu auras , comme le Père » Aubry, passé trente années exilé sur les » montagnes , tu seras moins prompt à juger » des desseins de la Providence ; tu compren- » dras alors que tu ne sais rien , que tu n'es » rien , et qu'il n'y a point de chà Liment si » rigoureux , point de maux si terribles , que » la chair corrompue ne mérile de souffrir. » » Les éclairs qui sortoient des yeux du vieil- lard , sa barbe qui frappoit sa poitrine, ses paroles foudroyantes le rendoient semblable à un Dieu. Accablé de sa majesté, je tombai à ses genoux , et lui demandai pardon de mes emportemens. « Mon fils, me répondit-il avec » un accent si doux , que le remords entra » dans mon âme , mon fils , ce n'est pas pour » moi-même que je vous ai réprimandé. Hé- » las! vous avez raison, mon cher enfant : » je suis venu faire bien peu de chose dans » ces forêts, et Dieu n'a pas de serviteur plus » indigne que moi. Mais , mon fils , le ciel , » le ciel , voilà ce qu'il ne faut jamais accuser ! » Pardonnez-moi si je vous ai offensé , mais » écoutons votre sœur. Il y a peut-être du » remède , ne nous lassons poi nt d'espérer.

DU CHRISTIANISME. 299

» Chactas, c'est une religion bien divine que » celle-là qui a fait une vertu de l'espérance! » « Mon jeune ami , reprit Alala, tu as été » témoin de mes combats , et cependant tu » n'en as vu que la moindre partie ; je te ca- » chois le reste. Non , l'esclave noir qui arrose » de ses sueurs les sables ardens de la Floride, » est moins misérable que n'a été Atala. Te » sollicitant à la fuite , et pourtant certaine de » mourir si tu t'éloignois de moi ; craignant » de fuir avec toi dans les déserts , et cepen-

» dant haletant après l'ombrage des bois

» Ah! s'il n'avoit fallu que quitter parens, » amis , patrie ; si même (chose affreuse ! )il » n'y eût eu que la perte démon âme...maiston » ombre , ô ma mère , ton ombre étoit tou- » jours là, me reprochant ses tourmens ! J'en- » tendois tes plaintes, je voyois les flammes l'enfer te consumer. Mes nuits étoient

^es et pleinafde fantômes , mes jours » étoient désolés ;Ta rosée du soir séchoit en » tombant sur ma peau brûlante ; j'entr'ou- » vrois mes lèvres aux brises, et les brises , » loin de m'apporter la fraîcheur, s'embra- » soient du feu de mon souffle. Quel !our- » ment de te voir sans cesse auprès de moi ,

3oo GÉNIE

» loin de tous les hommes , dans de profondes » solitudes , et de sentir entre toi et moi une » barrière invincible ! Passer ma vie à tes » pieds , te servir comme ton esclave , apprê- » ter ton repas et ta couche dans quelque coin » ignoré de l'univers , eût été pour moi le » bonheur suprême ; ce bonheur, j'y touchois, » et je ne pouvois en jouir. Quel dessein » n'ai-je point rêvé! Quel songe n'est point » sorti de ce cœur si triste ! Quelquefois, en » attachant mes yeux sur toi , j'allois jusqu'à » former des désirs aussi insensés que cou- » pables : tantôt j'aurois voulu être avec toi » la seule créature vivante sur la terre; tan- » tôt , sentant une divinité qui m'arrêtoit dans » mes horribles transports , j'aurois désiré que » cette divinité se fut anéantie , pourvu que , » serrée dans tes bras , j'eusse roulé d'abîme » en abîme avec les débris de Dieu çLrfki » monde ! A présent même.... le dirai-je? à » présent que l'éternité va m'engloulir, que » je vais paroître devant le juge inexorable , » au moment où, pour obéir à ma mère , je » vois avec joie ma virginité dévorer ma vie , » eh bien , par une affreuse contradiction , » j'emporte le regretdc n'avoir pas été à toi ! »

DU CHRISTIANISME. 3oi

« Ma fille, interrompit le missionnaire, » votre douleur vous égare. Cet excès de pas- » sion auquel vous vous livrez est rarement » juste ; il n'est pas même dans la nature, et » en cela il est moins coupable aux yeux de » Dieu , parce que c'est plutôt quelque chose » de faux dans l'esprit, que de vicieux dans » le cœur. Il faut donc éloigner de vous ces » emportemens, qui ne sont pas dignes de » votre innocence. Mais aussi, ma chère en- » fant, voire imagination impétueuse vous a » trop alarmée sur vos vœux. La religion » n'exige point de sacrifice plus qu'humain. » Ses sentimens vrais, ses vertus tempérées » sont bien au-dessus des sentimens exaltés » et des vertus forcées d'un prétendu hé- » roïsme. Si vous aviez succombé, eh bien, » pauvre brebis égarée ! le bon Pasteur vous » auroit cherchée pour vous ramener au trou » peau. Les trésors du repentir vous étoient » ouverts : il faut des torrens de sang pour » effacer nos fautes aux yeux des hommes , » une seule larme suffit à Dieu. Rassurez-vous » donc, ma chère fille, votre situation exige » du calme ; adressons-nous à Dieu , qui guérit >> toutes les plaies de ses serviteurs. Si c'est

3o2 GÉNIE

» sa volonté, comme je l'espère, que vous » échappiez à cette maladie, j'écrirai àl'évêq-ue » de Québec ; il a les pouvoirs nécessaires » pour vous relever de vos vœux, qui ne sont » que des vœux simples , et vous achèverez » vos jours près de moi, avec Chactas votre » époux. »

» A ces paroles du vieillard, Atala fut saisie d'une longue convulsion , dont elle ne sortit que pour donner des marques d'une douleur effrayante. « Quoi ! dit-elle en joignant les » deux mains avec passion, il y avoit du rc- » mède ! Je pouvois être relevée de mes » vœux ! » « Oui , ma fdle, répondit le Père ; » et vous le pouvez encore. » « Il est trop » lard, il est trop tard, s'écria-t-ellc ! Faut-il » mourir au moment j'apprends que j'au- » rois pu être heureuse ! Que n'ai-je connu » plus tôt ce saint vieillard! Aujourd'hui , de » quel bonheur je jouirois avec toi , avecChac-

» tas chrétien , consolée, rassurée par ce

» prêtre auguste dans ce désert pour

» toujours oh! c'eut été trop de félicité ! »

« Calme-toi, luidis-jc, en saisissant une des » mains de l'infortunée ; calme-toi , ce bon- » heur, nous allons le goûter, » « Jamais!

DU CHRISTIANISME. 3o3

» jamais! dit Atala. » « Gomment! repartis- » je. » « Tu ne sais pas tout , s'écria la vierge : » c'est hier.... pendant l'orage. ...J'allois violer » mes vœux ; j'allois plonger ma mère dans » les flammes de l'abîme : déjà sa malédiction » étoit sur moi ; déjà je mentois au Dieu qui » m'a sauvé la vie.... Quand tu baisois mes » lèvres tremblantes, tu ne savois pas, tu ne » savois pas que tu n'embrassois que la mort ! » « O ciel! s'écria le missionnaire , chère enfant, » qu'avcz-vous fait ? » « Un crime, mon père, » dit Atala les yeux égarés ; mais je ne perdois » que moi, et je sauvois ma mère. » « Achève » donc , mécriai-je plein d'épouvante. » « Eh » bien, dit-elle, j'avois prévu ma foiblesse ; » en quittant les cabanes, j'ai emporté avec » moi..,. » « Quoi? rcpris-je avec horreur. » « Un poison ? dit le Père. » « Il est dans mon » sein » , s'écria Atala.

» Le flambeau échappe de la main du Soli- taire ; je tombe mourant près de la fille de Lopez ; le vieillard nous saisit l'un et l'autre dans ses bras, et tous trois dans l'ombre, nous melons un moment nos sanglots sur cette couche funèbre.

« Réveillons-nous, réveillons-nous, dit

3o/+ GÉNIE

» bientôt le courageux ermite en allumant une j) lampe ! Nous perdons des momens pré- » cieux : intrépides chrétiens , bravons les assauts de l'adversité ; la corde au cou , la cendre sur la tête, jetons-nous aux pieds du » Très Haut, pour implorer sa clémence , ou » pour nous soumettre à ses décrets. Peut- » être est-il temps encore. Ma fdle, vous cus- » siez m'avertir hier au soir. »

« Hélas! mon père, dit Atala, je vous ai » cherché la nuit dernière ; mais le ciel , en » punition de mes fautes , vous a éloigné de » moi. Tout secours eût d'ailleurs été inutile ; » car les Indiens même, si habiles dans ce » qui regarde les poisons, ne connoissent » point de remède à celui que j'ai pris. O » Chaclas, juge de mon étonnement, quand » j'ai vu que le coup n'étoit pas aussi subit » que je m'y attendois ! Mon amour a redoublé » mes forces, mon Ame n'a pu si vite se sépa- » rer de toi. »

» Ce ne. fut plus ici par des sanglots que je troublai le récit d'Atala, ce fut par ces cm- portemens qui ne sont connus que des Sau- vages. Je me roulai furieux sur la lerrc, en me tordant les bras et en me dévorant les

DU CHRISTIANISME. 3o5

mains. Le vieux prêtre, avec une tendresse merveilleuse, couroit du frère à la sœur, et nous prodiguoit mille secours. Dans le calme de son cœur et sous le fardeau des ans, il savoit se faire entendre à notre jeunesse, et sa religion lui fournissoit des accens plus tendres etplusbrûlansquenos passions mêmes. Ce prêtre, qui depuis quarante années s'im- moloit chaque jour au service de Dieu et des hommes dans ces montagnes , ne te rappelle- t-il pas ces holocaustes d'Israël, fumant per- pétuellement sur les hauts lieux, devant le Seigneur ?

» Hélas ! ce fut en vain qu'il essaya d'ap- porter quelque remède aux maux d'Atala. La fatigue, le chagrin, le poison et une passion plus mortelle que tous les poisons ensemble , se réunissoient pour ravir cette fleur à la soli- tude. Vers le soir, des symptômes effrayans se manifestèrent ; un engourdissement général saisit les membres d'Atala, et les extrémités de son corps commencèrent à refroidir : « Touche mes doigts, me disoit-elle, ne les » trouves-tu pas bien" glacés ? » Je ne savois que répondre, et mes cheveux se hérissoient d'horreur ; ensuite elle ajoutoit : « Hier en-

3. 20

3o6 GÉNIE

» core, mon bicn-aimé, ton seul loucher me » faisoit tressaillir, et voilà que je ne sens plus » ta main ; je n'entends presque plus ta voix, » les objets de la grotte disparoissent tour à » tour.Nesont-cepas les oiseaux qui chantent? » Le soleil doit être près de se coucher main- » tenant ? Chactas , ses rayons seront bien » beaux au dései^jiur ma tombe ! »

» Atala, s'apflPfeyant que ces paroles nous faisoient fondre en ^pleurs, nous dit: « Par- » donnez-moi, mes*,î)ons amis, je suis bien » foible ; mais peut-être que je vais devenir » plus forte. Cependant mourir si jeune tout » à la fois, quand mon cœur étoit si plein » de vie ! Chef de la prière , aie pitié de moi : » soutiens-moi. Crois-tu que ma mère soit » contente, et que Dieu me pardonne ce que » j'ai fait ? »

« Ma fille, répondit le bon religieux en » versant des larmes , et les essuyant avec ses » doigts tremblans et mutilés; ma fdle, tous » vos malheurs viennent de votre ignorance : » c'est votre éducation sauvage et le manque » d'instruction nécessaire qui vous ont per- » due ; vous ne saviez pas qu'une chrétienne » ne peut disposer de sa vie. Consolez-vous

DU CHRISTIANISME. 3o7

» donc, ma chère brebis; Dieu vous pardon- » nera , à cause de la simplicité de votre » cœur. Votre mère et l'imprudent mission - » naire qui la dirigeoitont été plus coupables » que vous ; ils ont passé leurs pouvoirs , en » vous arrachant un vœu indiscret ; mais que » la paix du Seigneur soit avec eux. Vous offrez » tous trois un terrible exemple des dangers » de l'enthousiasme , et du défaut de lumières » en matière de religion. Rassurez-vous, mon » enfant , celui qui sonde les reins et les cœurs , » vous jugera sur vos intentions qui étoient » pures , et non sur votre action , qui est con- » damnable.

» Quant à la vie, si le moment est arrivé » de vous endormir dans le Seigneur , ah ! ma » chère enfant, que vous perdez peu de chose » en perdant ce monde ! Malgré la solitude » vous avez vécu , vous avez connu les cha- » grins ; que penseriez- vous donc, si vous » eussiez été témoin des maux de la société ; » si , en abordant sur les rivages de l'Europe , » votre oreille eût été frappée de ce long cri » de douleur qui s'élève de cette vieille terre ? » L'habitant de la cabane , et celui des palais, » tout souffre , tout gémit ici-bas : les reines

20.

3o8 GÉNIE

» ont été vues pleurant comme de simples » femmes , et l'on s'est étonné de la quantité » de larmes que contiennent les yeux des » rois !

» Est-ce votre amour que vous regrettez ? » Ma fille , il faudroit autant pleurer un songe. » Connoissez-vous le cœur de l'homme , et » pourriez-vous compter les inconstances de » son désir ? Vous calculeriez plutôt le nombre » des vagues que la mer roule dans une tem- » pétc. Atala, les sacrifices, les bienfaits ne » sont pas des liens éternels : un jour, peut- » être, le dégoût fût venu avec la satiété; le » passé eût été compté pour rien , et l'on n'eût » plus aperçu que les inconvéniens d'une union » pauvre et méprisée. Sans doute, ma fille, » les plus belles amours furent celles de cet » homme et de cette femme sortis de la main » du Créateur. Un paradis avoit été formé » pour eux; ils étoient innocens et immortels. » Parfaits de l'âme et du corps, ils se conve- » noient en tout : Eve avoit été créée pour » Adam, et Adam pour Eve. S'ils n'ont pu » toutefois se maintenir dans cet état de bon- » heur, quels couples le pourront après eux? » Je ne vous parlerai point des mariages des

DU CHRISTIANISME. 3o9

» premiers nés des hommes , de ces unions » ineffables, alors que la sœur étoit l'épouse » du frère , que l'amour et l'amitié fraternelle » se confondoient dans le même cœur, et que » la pureté de l'une augmentoit les délices de » l'autre. Toutes ces unions ont été troublées : » la jalousie s'est glissée à l'autel de gazon » l'on immoloit le chevreau ; elle a régné sous » la tente d'Abraham, et dans ces couches » même les patriarches goûtoient tant de » joie , qu'ils oublioient la mort de leurs mères. » Vous seriez-vous donc flattée , mon en- » fant , d'être plus innocente et plus heureuse » dans vos liens , que ces saintes familles dont » Jésus-Christ a voulu descendre ? Je vous » épargne les détails des soucis du ménage , » les disputes, les reproches mutuels, les » inquiétudes et toutes ces peines secrètes qui » veillent sur l'oreiller du lit conjugal. La » femme renouvelle ses douleurs chaque fois » qu'elle est mère, et elle se marie en plcu- » rant. Que de maux dans la seule perte d'un » nouveau-né à qui l'on donnoit le lait , et qui » meurt sur votre sein ! La montagne a été » pleine de gémissemens : rien ne pouvoit » consoler llachel , parce que ses fils n'étoient

o GÉNIE

plus. Ces amertumes attachées aux ten- dresses humaines sont si fortes, que j'ai vu dans ma patrie de grandes dames aimées par des rois, quitter la cour pour s'ensevelir dans des cloîtres , et mutiler cette chair révoltée , dont les plaisirs ne sont que des douleurs. » Mais peut-être direz-vous que ces der- niers exemples ne vous regardent pas ; que toute votre ambition se réduisoit à vivre dans une obscure cabane avec l'homme de votre choix ; que vous cherchiez moins les douceurs du mariage , que les charmes de cette folie que la jeunesse appelle amour ? Illusion, chimère, vanité, rêve d'une ima- gination blessée ! Et moi aussi, ma fille, j'ai connu les troubles du cœur : cette tête n'a pas toujours été chauve, ni ce sein aussi tranquille qu'il vous le paroît aujourd'hui. Croyez-en mon expérience : si l'homme , constant dans ses affections , pouvoit sans cesse fournir à un sentiment renouvelé sans cesse , sans doute la solitude et l'amour l'égaleroient à Dieu même : car ce sont les deux éternels plaisirs du grand Etre. Mais l'âme de l'homme se fatigue , et jamais elle n'aime long-temps le même objet avec

DU CHRISTIANISME. 3n

» plénitude. Il y a toujours quelques points » par deux cœurs ne se touchent pas, et » ces points suffisent à la longue pour rendre » la vie insupportable.

» Enfin, ma chère fille, le grand tort des » hommes, dans leur songe de bonheur, est » d'oublier cette infirmité de la mort attachée » à leur nature : il faut finir. Tôt ou tard , » quelle qu'eût été votre félicité, ce beau visage » se fût changé en celte figure uniforme que » le sépulcre donne à la famille d'Adam : l'œil » même de Chactas n'auroit pu vous recon- » noître entre vos sœurs de la tombe. L'amour » n'étend point son empire sur les vers du » cercueil. Que dis-je ? vanité des vanités !) » Que parlé-je de la puissance des amitiés de » la terre? Voulez-vous, ma chère fille, en » connoître l'étendue? Si un homme revenoit » à la lumière quelques années après sa mort , » je doute qu'il fût revu avec joie , par ceux-là » même qui ont donné le plus de larmes à sa » mémoire : tant on forme vite d'autres liai- » sons , tant on prend facilement d'autres » habitudes , tant l'inconstance est naturelle » à l'homme , tant notre vie est peu de chose , » même dans le cœur de nos amis !

3ia GÉNIE

» Remerciez donc la bonté divine , ma chcrc » fille, qui vous retire si vite de cette vallée » de misère. Déjà le vêtement blanc et la » couronne éclatante des vierges se préparent » pour vous sur les nuées ; déjà j'entends la » reine des Anges qui vous crie : « Venez , ma » digne servante, venez, ma colombe, venez » vous asseoir sur un trône de candeur , parmi » toutes ces filles qui ont sacrifié leur beauté » et leur jeunesse au service de l'humanité, à » l'éducation des enfans et aux chefs-d'œuvre » de la pénitence. Venez , rose mystique , vous » reposer sur le sein de Jésus-Christ. Ce cer- » cueil, lit nuptial que vous vous êtes choisi, » ne sera point trompé, et les embrassemens » de votre céleste époux ne finiront jamais ! »

» Comme le dernier rayon du jour abat les vents et répand le calme dans le ciel, ainsi la parole tranquille du vieillard apaisa les pas- sions dans le sein de mon amante. Elle ne parut plus occupée que de ma douleur , et des moyens de me faire supporter sa perte. Tantôt elle me disoit qu'elle mourroit heureuse , si je lui promettois de sécher mes pleurs ; tantôt elle me parloit de ma mère , de ma patrie ; elle chcrchoit à me distraire de la douleur

DU CHRISTIANISME. 3i3

présente, en réveillant en moi une douleur passée. Elle m'exhortoit à la patience , à la vertu. « Tu ne seras pas toujours malheureux, » disoit-elle : si le Ciel t'éprouve aujourd'hui , » c'est seulement pour te rendre plus com- » pâtissant aux maux des autres. Le cœur, ô » Chactas, est comme ces sortes d'arbres qui » ne donnent leur baume pour les blessures » des hommes , que lorsque le fer les a blessés » eux-mêmes. »

» Quand elle avoit ainsi parlé , elle se tour- noit vers le missionnaire, cherchoit auprès de lui le soulagement qu'elle m'avoit fait éprou- ver ; et, tour à tour consolante et consolée, elle donnoit et recevoit la parole de vie sur la couche de la mort.

» Cependant l'ermite redoubloit de zèle. Ses vieux os s'étoient ranimés par l'ardeur de la charité ; et, toujours préparant des remèdes, rallumant le feu , rafraîchissant la couche , il faisoit d'admirables discours sur Dieu et sur le bonheur des justes. Le flambeau de la reli- gion à la main , il sembloit précéder Atala dans la tombe , pour lui en montrer les secrètes merveilles. L'humble grotte étoit remplie de la grandeur de ce trépas chrétien , et les

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ST1AN1SME. Si 5

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3i4 GÉNIE

esprits célestes étoient sans doute attentifs à cette scène la religion luttoit seule contre l'amour, la jeunesse et la mort.

» Elle triomphoit cette religion divine, et Ton s'apercevoit de sa victoire à une sainte tristesse qui succédoit dans nos cœurs aux premiers transports des passions. Vers le milie u delanuit, Atalasemblaseranimerpourrépétcr des prières que le religieux prononçoit au bord de sa couche. Peu de temps après, elle me tendit la main, et avec une voix qu'on enten- doit à peine, elle me dit: « Fils d'Oulalissi, » te rappelles-tu cette première nuit tu me » pris pour la Vierge des dernières amours ? » Singulier présage de notre destinée ! » Elle s'arrêta ; puis elle reprit : « Quand je songe » que je te quitte pour toujours, mon cœur fait » un tel effort pour revivre , que je me sens » presque le pouvoir de me rendre immor- » telle à force d'aimer. Mais, ô mon Dieu, » que votre volonté soit faite ! » Atala se tut pendant quelques instans ; elle ajouta : « Il » ne me reste plus qu'à vous demander pardon » des maux que je vous ai causés. Je vous ai » beaucoup tourmenté par mon orgueil et » mes caprices. Chactas, un peu de terre jeté

DU CHRISTIANISME. Si5

» sur mon corps va mettre tout un monde » entre vous et moi, et vous délivrer pour » toujours du poids de mes infortunes. »

« Vous pardonner , répondis-je noyé de » larmes, n'est-ce pas moi qui ai causé tous » vos malheurs ? » « Mon ami, dit-elle en » m'interrompant, vous m'avez rendue très- » heureuse , et si j'étois à recommencer la vie , » je préférerois encore le bonheur de vous » avoir aimé quelques instans dans un exil » infortuné , à toute une vie de repos dans » ma patrie. »

» Ici la voix d'Atala s'éteignit ; les ombres de la mort se répandirent autour de ses yeux et de sa bouche ; ses doigts errans cherchoient à toucher quelque chose ; elle conversoit tout bas avec des esprits invisibles. Bientôt, faisant un effort, elle essaya, mais en vain, de déta- cher de son cou le petit crucifix ; elle me pria de le dénouer moi-même, et elle me dit:

« Quand je te parlai pour la première fois, » tu vis cette croix briller à la lueur du feu » sur mon sein ; c'est le seul bien que possède » Atala. Lopez , ton père et le mien , l'envoya » à ma mère , peu de jours après ma nais- » sauce. Reçois donc de moi cet héritage , ô

3i6 GÉNIE

» mon frère ! conserve-le en mémoire de mes » malheurs. Tu auras recours à ce Dieu des » infortunés dans les chagrins de ta vie. » Chactas, j'ai une dernière prière à te faire. » Ami , notre union auroit été courte sur la » terre , mais il est après cette vie une plus » longue vie. Qu'il seroit affreux d'être séparée » de toi pour jamais ! Je ne fais que te devan- » cer aujourd'hui , et je te vais attendre dans » l'empire céleste. Si tu m'as aimée, fais-toi » instruire dans la religion chrétienne qui pré- » para notre réunion. Elle fait sous tes yeux » un grand miracle, cette religion , puisqu'elle » me rend capable de te quitter, sans mourir » dans les angoisses du désespoir. Cependant , » Chactas, je ne veux de toi qu'une simple » promesse ; je sais trop ce qu'il en coûte » pour te demander un serment. Peut- clic » ce vœu te sépareroit-il de quelque femme

» plus heureuse que moi O ma mère,

» pardonne à ta fille ! O Vierge , retenez; » votre courroux ! Je retombe dans mes foi- » blesses, et je te dérobe, ô mon Dieu, des » pensées qui ne devroient être que pour toi ! » » Navré de douleur , je promis à Atala d'embrasser un jour la religion chrétienne. A

DU CHRISTIANISME. 3i7

ce spectacle , le Solitaire se levant d'un air inspire , et étendant les bras vers la voûte de la grotte : « Il est temps , s'écria t-il , il est » temps d'appeler Dieu ici ! »

» A peine a-t-il prononcé ces mots', qu'une force surnaturelle me contraint de tomber à genoux , et m'incline la tête au pied du lit d'Atala. Le prêtre ouvre un lieu secret étoit renfermée une urne d'or, couverte d'un voile de soie ; il se prosterne et adore profondé- ment. La grotte parut soudain illuminée ; on entendit dans les airs les paroles des anges et les frémissemens des harpes célestes ; et lorsque le Solitaire tira le vase sacré de son tabernacle, je crus voir Dieu lui-même sortir du flanc de la montagne.

» Le prêtre ouvrit le calice ; il prit entre ses deux doigts une hostie blanche comme laneige, et s'approcha d'Atala, en prononçant des mots mystérieux. Cette sainte avoit les yeux levés au ciel , en extase.Toutes ses douleurs parurent suspendues, toute sa vie se rassembla sur sa bouche ; ses lèvres s'entr'ouvrirent, et vinrent avec respect chercher le Dieu caché sous le pain mystique. Ensuite le divin vieillard trempe un peu de coton dans une huile consacrée ; il

3i8 GÉNIE

en frotte les tempes d'Atala ; il regarde un moment la fille mourante , et tout à coup ces fortes paroles lui échappent : « Partez, âme » chrétienne ; allez rejoindre votre Créateur! » Relevant alors ma tête abattue, je m'écriai, en regardant le vase étoit l'huile sainte : « Mon père , ce remède rendra-t-il la vie à » Atala ? » « Oui , mon fils , dit le vieillard en » tombant dans mes bras, la vie éternelle ! » Atala venoit d'expirer. »

Dans cet endroit, pour la seconde fois depuis le commencement de son récit, Chactas fut obligé de s'interrompre. Ses pleurs l'inon- doient, et sa voix ne laissoit échapper que des mots entrecoupés. Le Sachem aveugle ouvrit son sein , il en tira le crucifix d'Atala. « Le » voilà, s'écria-t-il , ce gage de l'adversité! » O René , ô mon fils , tu le vois ; et moi , je ne » le vois plus ! Dis-moi, après tant d'années, » l'or n'en est -il point altéré ? N'y vois-tu » point la trace de mes larmes? pourrois-tu » reconnoître l'endroit qu'une sainte a touché » de ses lèvres? Comment Chactas n'est-il » point encore chrétien? Quelles frivoles rai- » sons de politique et de patrie l'ont jusqu'à

DU CHRISTIANISME. 3i9

» présent retenu dans les erreurs de ses pères? » Non , je ne veux pas tarder plus long-temps. » La terre me crie : « Quand donc descen- » dras-tu dans la tombe, et qu'attends-tu pour » embrasser une religion divine « O terre , » vousnem'attendrezpas long-temps ; aussitôt » qu'un prêtre aura rajeuni dans l'onde cette » tète blanchie par les chagrins , j'espère me » réunir à Atala. » Mais achevons ce qui me reste à conter de mon histoire.

LES FUNÉRAILLES.

« Je n'entreprendrai point, ô René, de te peindre aujourd'hui le désespoir qui saisit mon âme , lorsqu' Atala eut rendu le dernier soupir. Il faudroit avoir plus de chaleur qu'il ne m'en reste ; il faudroit que mes yeux fermés se pussent rouvrir au soleil, pour lui demander comp te des pleurs qu'ils versèrent à sa lumière. Oui , cette lune qui brille à présent sur nos tètes, se lassera d'éclairer les solitudes du Ken- tucky ; oui , le fleuve qui porte maintenant nos pirogues suspendra le cours de ses eaux, avant que mes larmes cessent de couler pour Atala ! Pendant deux jours entiers, je fus insen- sible aux discours de l'ermite. En essayant de

32o GÉNIE

calmer mes peines , cet excellent homme ne se servoit point des vaincs raisons de la terre , il se contentoit de me dire : « Mon fils , c'est » la volonté de Dieu » , et il me pressoit dans ses bras. Je n'aurois jamais cru qu'il y eût tant de consolation dans ce peu de mots du chrétien résigné , si je ne l'avois éprouvé moi- même.

» La tendresse , Fonction , l'inaltérable patience du vieux serviteur de Dieu , vain- quirent enfin l'obstination de ma douleur. J'eus honte des larmes que je lui faisois ré- pandre, v Mon père , lui dis-je , c'en est trop : » que les passions d'un jeune homme ne » troublent plus la paix de tes jours ! Laisse- » moi emporter les restes de mon épouse ; je » les ensevelirai dans quelque coin du désert; » et si je suis encore condamné à la vie, je » tâcherai de me rendre digne de ces noces » éternelles qui m'ont été promises par » Atala. »

» A ce retour inespéré de courage, le bon Père tressaillit de joie ; il s'écria : « O sang » de Jésus-Christ , sang de mon divin maître , » je reconnois tes mérites ! Tu sauveras » sans doute ce jeune homme. Mon Dieu ,

DU CHRISTIANISME 32i

» achève ton ouvrage. Rends la paix à cette » âme troublée, et ne lui laisse de ses mal- » heurs que d'humbles et utiles souvenirs ! »

» Le juste refusa de m'abandonner le corps de la fille de Lopez ; mais il me proposa de faire venir ses néophytes , et de l'enterrer avec toute la pompe chrétienne : je m'y refusai à mon tour. « Les malheurs et les vertus d'Atala, » lui dis-je , ont été inconnus des hommes ; » que sa tombe , creusée furtivement par nos » mains , partage cette obscurité ! p Nous convînmes que nous partirions le lendemain , au lever du soleil , pour enterrer Atala sous l'arche du pont naturel, à l'entrée des Bocages de la mort. Il fut aussi résolu que nous passe- rions la nuit en prières auprès du corps de cette sainte.

» Vers le soir, nous transportâmes ses pré- cieux restes à une ouverture de la grotte , qui donnoit vers le nord. L'ermite les avoit roulés dans une pièce de lin d'Europe , filé par sa mère : c'étoit le seul bien qui lui restât de sa patrie , et depuis long-temps il le dcstinoit à son propre tombeau. Atala étoit couchée sur un gazon de sensitives de montagne ; ses pieds, sa tète, ses épaules et une partie de 3. 2.1

33a GÉNIE

son sein étoient découverts. On voyoit dans ses cheveux une fleur de magnolia fanée.... celle-là même que j'avais déposée sur le lit de la vierge, pour la rendre féconde. Ses lèvres, comme un bouton de rose cueilli depuis deux matins, sembloient languir et sourire. Dans ses joues d'une blancheur éclatante , on distin- guons quelques veines bleues. Ses beaux yeux étoient fermés , ses pieds modestes étoient joints, et ses mains d'albâtre pressoient sur son cœur un crucifix d'ébènc ; le scapulaire de ses vœux étoil passé à son cou. Elle parois- soit enchantée par l'Ange de la mélancolie, et par le double sommeil de l'innocence et de la tombe. Je n'ai rien vu de plus céleste. Qui- conque eût ignoré que celte jeune fille avoit joui de la lumière, auroit pu la prendre pour la statue de la Virginité endormie.

» Le religieux ne cessa de prier toute la nuit. J'étois assis en silence au chevet du lit funèbre de mon Atala. Que de fois, durant son sommeil, j'avois supporté sur mes genoux cette téle charmante! Que de fois je m'élois penché sur elle, pour entendre et pour respi- rer son souffle ! Mais à présent, aucun bruit ne sortoit de ce sein immobile , et c'étoit

DU CHRISTIANISME. 3^3

en vain que j'attcndois le réveil de la beauté !

» La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. Elle se leva au milieu delà nuit, comme une blanche vestale qui vient pleurer sur le cercueil d'une compagne. Bientôt elle répandit dans les bois ce grand secret de mélan- colie, qu'elle aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers, De temps en temps , le religieux plongeoit un rameau fleuri dans une eau consacrée; puis, secouant la branche humide , il parfumoit la nuit des baumes du ciel. Parfois il répétoit sur un air antique quelques vers d'un vieux po'ëte nommé Job ; il disoit :

« J'ai passé comme une fleur ; j'ai séché » comme l'herbe des champs.

» Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à » un misérable, et la vie à ceux qui sont dans » l'amertume du cœur? »

» Ainsi chantoit l'ancien des hommes. Sa voix grave et un peu cadencée , alloit roulant dans le silence des déserts. Le nom de Dieu et du tombeau sortoit de tous les échos , de tous les torrens, de toutes les forêts. Les roucou- lemens de la colombe de Virginie , la chute d'un torrent dans la montagne , les tintemens

21.

324 GENIE

de la cloche qui appeloit les voyageurs , se mèloicnt a ces chants funèbres , et Ton croyoit entendre dans les Bocages de la mort le chœur lointain des décèdes , qui répondoit à la voix du Solitaire.

» Cependant une barre d'or se forma dans l'Orient. Les éperviers crioient sur les rochers, et les martres rentroient dans le creux des ormes : c'étoit le signal du convoi d'Atala. Je chargeai le corps sur mes épaules; l'ermite marchoit devant moi , une bêche à la main. Nous commençâmes à descendre de rochers en rochers ; la vieillesse et la mort ralentis- soient également nos pas. A la vue du chien qui nous avoit trouvés dans la foret, et qui maintenant, bondissant de joie, nous traçoit une autre route , je me mis à fondre en larmes. Souvent la longue chevelure d'Atala , jouet des brises matinales , étendoit son voile d'or sur mes yeux ; souvent, pliant sous le fardeau , j'étois obligé de le déposer sur la mousse , et de m'asseoir auprès, pour reprendre des forces. Enfin , nous arrivâmes au lieu marqué par ma douleur; nous dcsccndîmcssousl'archc du pont. O mon fils, il eût fallu voir un jeune Sauvage et un vieil ermite, à genoux l'un vis-à-vis de

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.J'attachai pour la dernière lois me* veux oeares sur Le visasse dAtala

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DU CHRISTIANISME. 325

l'autre, dans un désert, creusant avec leurs mains un tombeau pour une pauvre fille dont le corps étoit étendu près de , dans la ravine desséchée d'un torrent !

» Quand notre ouvrage fut achevé , nous transportâmes la beauté dans son lit d'argile. Hélas ! j'avois espéré de préparer une autre couche pour elle ! Prenant alors un peu de poussière dans ma main , et gardant un silence effroyable, j'attachai, pour la dernière fois, mes yeux sur le visage d'Atala. Ensuite je répandis la terre du sommeil sur un front de dix-huit printemps ; je vis graduellement dis- paroître les traits de ma sœur, et ses grâces se cacher sous le rideau de l'éternité ; son sein surmonta quelque temps le sol noirci , comme un lis blanc s'élève du milieu d'une sombre argile : « Lopez, m'écriai-jc alors, vois ton » fils inhumer ta fille ! » et j'achevai de cou- vrir Atala de la terre du sommeil.

» Nous retournâmes à la grotte, et je fis part au missionnaire du projet que j'avois formé de me fixer près de lui. Le saint, qui connoissoit merveilleusement le cœur de l'homme , découvrit ma pensée et la ruse de ma douleur. Il me dit : « Chactas, fils d'Outa-

3^6 GÉNIE

» lissi , tandis qu'Atala a vécu , je vous ai solli- » cité moi-même de demeurer auprès de moi; » mais à présent votre sort est changé : vous » vous devez à votre patrie. Croyez-moi , mon » fils; les douleurs ne sont point éternelles : » il faut tôt ou tard qu'elles finissent, parce » que le cœur de l'homme est fini; c'est une » de nos grandes misères, nous ne sommes » pas même capables d'être long-temps mal- » heureux. Retournez au Meschacebé : allez » consoler votre mère , qui vous pleure tous » les jours, et qui a besoin de votre appui. » Faites-vous instruiredanslareligiondevotre » Atala, lorsque vous en trouverez l'occasion, » et souvenez-vous que vous lui avez promis » d'être vertueux et chrétien. Moi , je veillerai » ici sur son tombeau. Partez , mon fils. Dieu , » l'âme de votre sœur, et le cœur de votre » vieil ami vous suivront. »

» Telles furent les paroles de l'homme du rocher; son autorité éloit trop grande, sa sagesse trop profonde, pour ne lui obéir pas. Dès le lendemain je quittai mon hôte vénérable qui, me pressant sur son cœur, me donna ses derniers conseils, sa dernière bénédiction et Ses dernières larmes. Je passai au tombeau ; '

DU CHRISTIANISME. 3a7

je fus surpris d'y trouver une petite croix qui se montroit au-dessus de la mort, comme on aperçoit encore le mât d'un vaisseau qui a fait naufrage. Je jugeai que le Solitaire étoit venu prierai! tombeau pendant lanuit ; cette marque d'amitié et de religion fit couler mes pleurs en abondance. Je fus tenté de rouvrir la fosse , et de voir encore une fois ma bien-aimée ; une crainte religieuse me retint. Je m'assis sur la terre fraîchement remuée. Un coude appuyé sur mes genoux , et la tête soutenue dans ma main , je demeurai enseveli dans la plus amère rêverie. G René, c'est que je fis, pour la première fois, des réflexions sérieuses sur la vanité de nos jours , et la plus grande vanité de nos projets ! Eh ! mon enfant, qui ne les a point faites ces réflexions ! Je ne suis plus qu'un vieux cerf blanchi par les hivers ; mes ans le disputent à ceux de la corneille : lié bien , malgré tant de jours accumulés sur ma tete, maigre une si longue expérience de la vie, je n'ai point encore rencontré d'homme qui n'eut été trompé dans ses rêves de félicité, point de cœur qui n'entretint une plaie cachée. Le cœur le plus serein en apparence ressemble au puits naturel de la savane Alachua : la surface

3a8 GÉNIE

en paroît calme et pure; mais , quand vous regardez au fond du bassin , vous apercevez un large crocodile , que le puits nourrit dans ses eaux.

» Ayant ainsi vu le soleil se lever et se cou- cher sur ce lieu de douleur, le lendemain , au premier cri de la cigogne , je me préparai à quitter la sépulture sacrée. J'en partis comme de la borne d'où je voulois m'élancer dans la carrière de la vertu. Trois fois j'évoquai l'âme d'Atala ; trois fois le Génie du désert répondit à mes cris sous l'arche funèbre. Je saluai ensuite l'orient, et je découvris au loin, dans les sentiers de la montagne, l'ermite qui se rendoit à la cabane de quelque infortuné. Tombant à genoux, et embrassant étroitement la fosse, je m'écriai : « Dors en paix dans celte » terre étrangère , fille trop malheureuse ! » Pour prix de ton amour, de ton exil et de » ta mort, tu vas être abandonnée, même de » Chactas! «Alors, versant des flots de larmes, je me séparai de la fille de Lopez ; alors je m'arrachai de ces lieux , laissant au pied du monument de la nature un monument plus auguste , l'humble tombeau de la vertu. »

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Dors en paix dans cette terre étrangère, fille trop mallieiireuse,poiir prix de ton ainonr, ne ton exil et de la mort ,iu vas être abandonnée, même de Chaetas

R P. ./ .// /:■„/.,.

DU CHRISTIANISME. 3a9

ÉPILOGUE.

Chactas, fils d'Outalissi, le Natchez, a fait cette histoire à René l'Européen. Les pères l'ont redite aux enfans, et moi, voyageur aux terres lointaines , j'ai fidèlement rapporté ce que les Indiens m'en ont appris. Je vis dans ce récit le tableau du peuple chasseur et du peuple laboureur; la religion, première légis- latrice des hommes ; les dangers de l'ignorance et de l'enthousiasme religieux opposés aux lumières, à la charité et au véritable esprit de l'Evangile ; les combats des passions et des vertus dans un cœur simple ; enfin le triomphe du christianisme sur le sentiment le plus fou- gueux et la crainte la plus terrible , l'amour et la mort.

Quand un Siminole me raconta cette his- toire , je la trouvai fort instructive et parfai- tement belle, parce qu'il y mit la fleur du désert, la grâce de la cabane , et une simpli- cité à conter la douleur, que je ne me flatte pas d'avoir conservées. Mais une chose me restoit à savoir. Je demandai ce qu'étoit devenu le Père Aubry, et personne ne me le pouvoit

33o GÉNIE

dire. Je l'aurois toujours ignoré, si la Pro- vidence qui conduit tout, ne m'avoit décou- vert ce que je cherchois. Voici comme la chose se passa :

J'avois parcouru les rivages du Mescbacebé, qui formoient autrefois la barrière méridio- nale de la Nouvelle-France, et j'étois curieux de voir au nord l'autre merveille de cet empire, la cataracte de Niagara. J'étois arrivé tout près de cette chute, dans l'ancien pays des Agonnonsioni (i), lorsqu'un matin, en tra- versant une plaine, j'aperçus une femme assise sous un arbre , et tenant un enfant mort sur ses genoux. Je m'approchai doucement de la jeune mère , et je l'entendis qui disoit :

« Si tu étois resté parmi nous , cher enfant, » comme ta main eut bandé l'arc avec grâce ! » Ton bras eût dompté l'ours en fureur ; et , » sur le sommet de la montagne , tes pas » auroient défié le chevreuil à la course. » Blanche hermine du rocher, si jeune être » allée dans le pays des âmes ! Comment feras- » tu pour y vivre ? Ton père n'y est point, » pour t'y nourrir de sa chasse. Tu auras

(i) Les Iroquois.

DU CHRISTIANISME. 33 1

» froid , et aucun esprit ne te donnera des » peaux pour te couvrir. Oh ! il faut que » je me hâte de t'ai 1er rejoindre , pour te » chanter des chansons, et te présenter mon » sein. »

Et la jeune mère chantoit d'une voix trem- blante , balançoit l'enfant sur ses genoux , humectoit ses lèvres du lait maternel , et pro- diguoit à la mort tous les soins qu'on donne à la vie.

Cette femme vouloit, selon la coutume in- dienne , faire sécher le corps de son fils sur les branches d'un arbre , afin de l'emporter ensuite au tombeau de ses pères. Elle dépouilla donc le nouveau -né; et, respirant quel- ques instans sur sa bouche , elle dit : « Ame » de mon fils , âme charmante , ton père t'a » créée jadis sur mes lèvres par un baiser; » hélas ! les miens n'ont pas le pouvoir de te » donner une seconde naissance ! » Ensuite elle découvrit son sein , et embrassa ces restes glacés qui se fussent ranimés au feu du cœur maternel, si Dieu ne s'étoit réservé le souffle qui donne la vie.

Elle se leva, et chercha des yeux un arbre sur les branches duquel elle pût exposer son

33a GÉNIE

enfant. Elle choisit un érable à fleurs rouges, festonné de guirlandes d'apios , et qui exha- loit les parfums les plus suaves. D'une main elle en abaissa les rameaux inférieurs, de l'autre elle y plaça le corps ; laissant alors échapper la branche , la branche retourna à sa position naturelle , emportant la dépouille de l'innocence cachée dans un feuillage odo- rant. Oh ! que cette coutume indienne est tou- chante ! Je vous ai vus dans vos campagnes désolées, pompeux monumens des Grassus et des Césars, et je vous préfère encore ces tom- beaux aériens du Sauvage , ces mausolées de fleurs et de verdure que parfume l'abeille , que balance le zéphyr, et le rossignol bâtit son nid et fait entendre sa plaintive mélodie. Si c'est la dépouille d'une jeune fille que la main d'un amant a suspendue à l'arbre de la mort ; si ce sont les restes d'un enfant chéri , qu'une mère a placés dans la demeure des pe- tits oiseaux , le charme redouble encore. Je m'approchai de celle qui gémissoit au pied de l'érable; je lui imposai les mains sur la tétc , en poussant les trois cris de douleur. Ensuite, sans lui parler, prenant comme elle un ra- meau , j'écartai les insectes qui bourdonnoient

DU CHRISTIANISME. 333

autour du corps de l'enfant. Mais je me don- nai de garde d'effrayer une colombe voisine. L'Indienne lui disoit : « Colombe, si tu n'es » pas l'àme de mon fils qui s'est envolée , tu » es sans doute une mère qui cherche quelque » chose pour faire un nid. Prends de ces chc- » veux, que je ne laverai plus dans l'eau d'es- » quine ; prends-en pour coucher tes petits : » puisse le grand Esprit te les conserver ! »

Cependant la mère pleuroitdejoieen voyant la politesse de l'étranger. Comme nous fai- sions ceci , un jeune homme approcha, et dit: « Fille de Céluta , retire notre enfant ; nous » ne séjournerons pas plus long-temps ici, et » nous partirons au premier soleil. » Je dis alors : « Frère , je te souhaite un ciel bleu , » beaucoup de chevreuils, un manteau de cas- » tor, et l'espérance. Tu n'es donc pas de ce » désert ? » « Non , répondit le jeune homme : » nous sommes des exilés, et nous allons cher- » cher une patrie. » En disant cela, le guer- rier baissa la tête dans son sein, et avec le bout de son arc il abattoit la tête des fleurs. Je vis qu'il y avoit des larmes au fond de cette histoire, et je me tus. La femme retira son fils des branches de l'arbre , et elle le donna à

334 GÉNIE

porter à son époux. Alors je dis : « Voulez- » vous me permettre d'allumer votre feu cette » nuit ? » « Nous n'avons point de cabane , » reprit le guerrier ; si vous voulez nous suivre, » nous campons au bord de la chute. » « Je » le veux bien, répondis- je » , et nous par- tîmes ensemble.

Nous arrivâmes bientôt au bord de la cata- racte, qui s'annonçoit par d'affreux mugisse- mens. Elle est formée par la rivière Niagara , qui sort du lac Erié , et se jette dans le lac Ontario ; sa hauteur perpendiculaire est de cent quarante-quatre pieds. Depuis le lac Erié jusqu'au Saut, le fleuve accourt par une pente rapide ; et, au moment de la chute, c'est moins un fleuve qu'une mer, dont les torrens se pressent à la bouche béante d'un gouffre. La cataracte se divise en deux branches, et se courbe en fer à cheval. Entre les deux chutes s'avance une île creusée en dessous , qui pend, avec tous ses arbres , sur le chaos des ondes. La masse du fleuve qui se précipite au midi , s'arrondit en un vaste cylindre , puis se dé- roule en nappe de neige , et brille au soleil de toutes les couleurs. Celle qui tombe au levant descend dans une ombre effrayante;

DU CHRISTIANISME. 3 35

on diroit une colonne d'eau du déluge. Mille arcs-en-ciel se courbent et se croisent sur l'a- bîme. Frappant, le roc ébranlé, l'eau rejaillit en tourbillons d'écume, qui s'élèvent au-dessus des forets , comme les fumées d'un vaste em- brasement. Des pins , des noyers sauvages , des rochers taillés en forme de fantômes, dé- corent la scène. Des aigles, entraînés par le courant d'air, descendent , en tournoyant, au fond du gouffre ; et des carcajous se suspendent parleurs queuesflexibles au bout d'une branche abaissée , pour saisir dans l'abîme les cadavres brisés des élans et des ours.

Tandis qu'avec un plaisir mêlé de terreur, je contemplois ce spectacle, l'Indienne et son époux me quittèrent. Je les cherchai en re- montant le fleuve au-dessus de la chute , et bientôt je les trouvai dans un endroit conve- nable à leur deuil. Ils étoient couchés sur l'herbe avec des vieillards , auprès de quelques ossemens humains enveloppés dans des peaux de bète. Etonné de tout ce que je voyois de- puis quelques heures , je m'assis auprès de la jeune mère , et je lui dis: « Qu'est-ce que tout » ceci , ma sœur ? » Elle me répondit : « Mon » frère , c'est la terre de la patrie ; ce sont les

336 GÉNIE

» cendres de nos aïeux , qui nous suivent dans » notre exil. » « Et comment, m'écriai-je, » avez-vous été réduits à un tel malheur ? » La fille de Céluta repartit : « Nous sommes » les restes des Natchcz. Après le massacre » que les Français firent de notre nation pour » venger leurs frères, ceux de nos frères qui » échappèrent aux vainqueurs , trouvèrent un » asile chez les Chikassas nos voisins. Nous y » sommes demeurés assez long -temps tran- » quilles ; mais il y a sept lunes que les blancs » de la Virginie se sont emparés de nos terres, » en disant qu'elles leur ont été données par » un roi d'Europe. Nous avons levé les yeux » au ciel ; et , chargés des restes de nos aïeux, » nous avons pris notre route à travers le dé- » sert. Je suis accouchée pendant la marche ; » et, comme mon lait étoit mauvais à cause de » la douleur, il a fait mourir mon enfant. » En disant cela , la jeune mère essuya ses yeux avec sa chevelure ; je pleurois aussi.

Or, je dis bientôt : « Ma sœur, adorons le » grand Esprit, tout arrive par son ordre. » Nous sommes tous voyageurs ; nos pères » l'ont été comme nous ; mais il y a un lieu » nous nous reposerons. Si je ne craignois

DU CHRISTIANISME. 337

» d'avoir la langue aussi légère que celle d'un » blanc, je vous demanderois si vous avez » entendu parler de Chactas , le Natchez ? » A ces mots , l'Indienne me regarda et me dit: « Qui est-ce qui vous a parlé de Chactas , le » Natchez? » Je répondis : « C'est la sagesse. » L'Indienne reprit : « Je vous dirai ce que je » sais, parce que vous avez éloigné les mouches » du corps de mon fds , et que vous venez de » dire de belles paroles sur le grand Esprit; » Je suis la fdle de la fdle de René l'Euro- » péen , que Chactas avoit adopté. Chactas, » qui avoit reçu le baptême , et René mon » aïeul si malheureux, ont péri dans le mas- » sacre. » « L'homme va toujours de douleur » en douleur, répondis-je en m'inclinant. Vous » pourriez donc aussi m'apprendre des nou- » velles du Père Aubry ? » « Il n'a pas été » plus heureux que Chactas , dit l'Indienne. » Les Chéroquois, ennemis des Français, pé- » nétrèrent à sa Mission ; ils y furent conduits » par le son de la cloche qu'on sonnoit pour » secourir les voyageurs. Le Père Aubry se » pouvoit sauver ; mais il ne voulut pas aban» » donner ses enfans, et il demeura pour les » encourager à la mort par son exemple. Il

3. 22

338 GÉNIE

» fut brûlé avec de grandes tortures ; jamais » on ne put tirer de lui un cri qui tournât à ?> la honte de son Dieu ou au déshonneur de » sa patrie. Il ne cessa, durant le supplice, » de prier pour ses bourreaux , et de com- » patir au sort des victimes. Pour lui arracher » une marque de foiblesse , les Chéroquois » amenèrent à ses pieds un Sauvage chrétien » qu'ils avoient horriblement mutilé. Mais ils » furent bien surpris quand ils virent le jeune » homme se jeter à genoux, et baiser les plaies » du vieil ermite qui lui crioit : « Mon en- » fant , nous avons été mis en spectacle aux » anges et aux hommes. » Les Indiens furieux » lui plongèrent un fer rouge dans la gorge , » pour l'empêcher de parler. Alors , ne » pouvant plus consoler les hommes , il » expira.

» On dit que les Chéroquois, tout accoutu- » mes qu'ils étoient à voir des Sauvages souf- » frir avec constance , ne purent s'empêcher » d'avouer qu'il y avoit dans l'humble courage » du Père Aubry quelque chose qui leur éloit » inconnu, et quisurpassoit tous les courages » de la terre. Plusieurs d'entre eux, frappés » de cette mort , se sont faits chrétiens.

DU CHRISTIANISME. 339

» Quelques années après, Chactas, à son » retour de la terre des blancs , ayant appris » les malheurs du chef de la prière , partit » pour aller recueillir ses cendres et celles » d'Atala. Il arriva à l'endroit étoit située » la Mission, mais il put à peine le recon- » noître. Le lac s'étoit débordé , et la savane » étoit changée en un marais ; le pont natu- » rel , en s'écroulant, avoit enseveli sous ses » débris le tombeau d'Atala et les Bocages de » la mort. Chactas erra long -temps dans ce » lieu; il visita la grotte du Solitaire, qu'il » trouva remplie de ronces et de framboisiers, » et dans laquelle une biche allaitoit son faon. » Il s'assit sur le rocher de la Veillée de la >> mort, il ne vit que quelques plumes » tombées de l'aile de l'oiseau de passage. » Tandis qu'il y pleuroit , le serpent familier » du missionnaire sortit des broussailles voi- » sines, et vint s'entortiller à ses pieds. Chac- » tas réchauffa dans son sein ce fidèle ami , » resté seul au milieu de ces ruines. Le fils » d'Outalissi a raconté que plusieurs fois , aux » approches de la nuit, il avoit cru voir les » ombres d'Atala et du Père Aubry s'élever » dans la vapeur du crépuscule. Ces visions

22.

34o GÉNIE

» le remplirent d'une religieuse frayeur et » d'une joie triste.

» Après avoir cherché vainement le tom- » beau de sa sœur et celui de l'ermite, il étoit » près d'abandonner ces lieux, lorsque la biche » de la grotte se mit à bondir devant lui. Elle » s'arrêta au pied de la croix de la Mission. » Cette croix étoit alors à moitié entourée » d'eau ; son bois étoit rongé de mousse , et » le pélican du désert aimoit à se percher sur » ses bras vermoulus. Chactas jugea que la » biche reconnoissante l'avoit conduit au tom- » beau de son hôte. Il creusa sous la roche » qui jadis servoit d'autel , et il y trouva les » restes d'un homme et d'une femme. Il ne » douta point que ce ne fussent ceux du prêtre » et de la vierge, que les anges avoicnt peut- » être ensevelis dans ce lieu ; il les enveloppa » dans des peaux d'ours, et reprit le chemin » de son pays, emportant les précieux restes » qui résonnoient sur ses épaules comme le » carquois de la mort. La nuit, il les mettoit » sous sa tête , et il avoit des songes d'amour » et de vertu. O étranger, tu peux contem- » pler ici cette poussière avec celle de Chactas » lui-même ! »

DU CHRISTIANISME. 341

Comme l'Indienne aehevoit de prononcer ces mots, je me levai; je m'approchai des cendres sacrées , et me prosternai devant elles en silence. Puis, m'éloignant à grands pas, je m'écriai : « Ainsi passe sur la terre tout ce qui fut bon , vertueux , sensible ! Homme , tu n'es qu'un songe rapide , un rêve douloureux; tu n'existes que par le malheur ; tu n'es quelque chose que par la tristesse de ton âme et l'éter- nelle mélancolie de ta pensée ! »

Ces réflexions m'occupèrent toute la nuit. Le lendemain , au point du jour, mes hôtes me quittèrent. Les jeunes guerriers ouvroient la marche, et les épouses la fermoient ; les premiers étoient chargés des saintes reliques , les secondes portoient leurs nouveau-nés : les vieillards cheminoient lentement au milieu , placés entre leurs aïeux et leur postérité, entre les souvenirs et l'espérance , entre la patrie perdue et la patrie à venir. Oh ! que de larmes sont répandues , lorsqu'on abandonne ainsi la terre natale , lorsque , du haut de la colline de l'exil, on découvre pour la dernière fois le toit l'on fut nourri, et le fleuve de la ca- bane , qui continue de couler tristement à tra- vers les champs solitaires de la patrie !

342 GÉNIE DU CHRISTIANISME.

Indiens infortunés que j'ai vus errer clans les déserts du Nouveau-Monde avec les cendres de vos aïeux , vous qui m'avez donné l'hospi- talité malgré votre misère , je ne pourrois vous la rendre aujourd'hui, car j'erre, ainsi que vous, à la merci des hommes; et, moins heureux dans mon exil, je n'ai point emporté les os de mes pères.

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NOTES

ET ÉCLAIRCISSEMENS.

Note A, page 18.

V oici le catalogue de Pline :

Peintres des trois grandes Ecoles , Ionique , Sicyonienne et Attique.

Polygnote de Tluisos peignit un guerrier avec son bou- clier. Il peignit de plus le lemple de Delphes , et le por- tique d'Athènes , en concurrence avec Mylon.

Apollodore d'Athènes. Un prêtre en adoration. Ajax tout enflammé des feux de la foudre.

Zeuxis. Une Alcmène. Un dieu Pan. Une Pénélope. Un Jupiter assis sur son trône , et entouré des dieux qui sont debout. Hercule enfant, étouffant deux serpents, en présence d'Amphitryon et d' Alcmène qui pâlit d'effroi. Junon Sacinienne. Le Tableau des raisins. Une Hélène et un Marsyas.

Pajrhusius. Le rideau. Le peuple d'Athènes person- nifié. Le Thésée. Méléagre. Hercule et Persée. Le Grand- Prétre de Cybèle. Une nourrice Cretoise avec son enfant. Un Philoclète. Un dieu Bacchus. Deux enfans accom-

344 NOTES

pagnes de la Vertu. Un Pontife assisté d'un jeune garçon qui lient une boite d'encens, et qui a une couronne de fleurs sur la tête. Un coureur armé, courant dans la lice. Un autre coureur armé , déposant ses armes à la fin de la course. Un Enée. Un Achille. Un Agamemnon. Un Ulvssc. Un Ajax disputant à Ulysse l'armure d'Achille.

Timanthe. Sacrifice d'Iphigénie. Polyphème endormi, dont de petits satyres mesurent le pouce avec un thyrse.

Pamphyle. Un combat devant la ville de Phlius. Une victoire des Athéniens. Ulysse dans son vaisseau.

Echion. Un Bacchus. La Tragédie et la Comédie per- sonnifiées. Une Sémiramis. Une vieille qui porte deux lampes devant une nouvelle mariée.

Apelles. Campaspe nue , sous les traits de Vénus Ana- dyomène. Le roi Antigone. Alexandre tenant un foudre. La pompe de Mégabyse , pontife de Diane. Clitus partant pour la guerre , et prenant son casque des mains de son rcuyer. Un Habron , ou homme efféminé. Un Ménandre , éoi de Carie. Un Ancée. Un Gorgosthcin le tragédien. Les Dioscures. Alexandre et la Victoire. Bellone enchaînée au char d'Alexandre. Un héros nu. Un cheval. Un Néopto- lème combattant à cheval contre les Perses. Archéloiis avec sa femme et sa fille. Antigonus armé. Diane dansant avec de jeunes filles. Les trois tableaux connus sous le nom de l'Eclair, du Tonnerre et de la Foudre.

Aristide de Thèbes. Une ville prise d'assaut , et pour sujet une mère blessée et mourante. Bataille contre les Perses. Des quadriges en course. Un suppliant. Des chas- seurs ave c leur giber. Le portrait du peintre Léontion. Riblis. Bacchus et Ariane. Un tragédien accompagné d'un

ET ÉCLAIRCISSEMENT 345

jeune garçon. Un vieillard qui montre à un enfant à jouer de la lyre. Un malade.

Protogène. Le Lialyssus. Un satyre mourant d'amour. Un Cydippe. Un Tlépolème. Un Philisque méditant. Un athlète. Le roi Antigonus. La mère d'Aristote. Un Alexandre. Un Pan.

Asclëpiodore. Les douze grands Dieux.

Nicomaque. L'enlèvement de Proserpine. Une Victoire s'élevant dans les airs sur un char. Un Ulysse. Un Apollon. Une Diane. Une Cybèle assise sur un lion. Des bacchantes et des satyres. La Scylla.

Philoxène d'Erétrie. La bataille d'Alexandre contre Darius. Trois Silènes.

Genre grotesque et peinture à fresque.

Ici Pline parle de Pyreicus, qui peignit, dans une grande perfection , des boutiques de barbiers , de cordon- niers, des ânes, etc. C'est l'Ecole flamande. 11 dit ensuite qu'Auguste fit représenter , sur les murs des palais et des temples , des paysages et des marines. Parmi les peintures à fresque de ce genre , la plus célèbre étoit connue sous le nom de Marachers. C'étoient des paysans à l'entrée d'un village, faisant prix avec des femmes pour les porter sur leurs épaules à travers une mare, etc. Ce sont les seuls paysages dont il soit fait mention dans l'antiquité, et encore n'étoit-ce que des peintures à fresque. Nous revien- drons dans une autre note sur ce sujet.

34G NOTES

Peinture encaustique.

Pausanias de Sicyone. L'Hémérésios, ou l'enfant. Gly- cère assise et couronnée de fleurs. Une hécatombe.

Euphranor. Un combat équestre. Les douze Dieux. Thésée. Un Ulysse contrefaisant l'insensé. Un guerrier remettant son épée dans le fourreau.

Cydias. Les Argonautes.

Antidotas. Le champion armé du bouclier. Le lutteur el le joueur de flûte.

Nicias Athénien. Une forêt Némée personnifiée. Un Bacchus. L'hyacinthe. Une Diane. Le tombeau de Méga- byze. La nécromancie d'Homère. Calypso. Io et Andro- mède. Alexandre. Calypso assise.

Alhénion. Un Phylarque. Un Syngénicon. Un Achille déguisé en fdle. Un palefrenier avec un cheval.

Limonaque de Byzance. Ajax. Médée. Oreste. Iphigéun- en Tauride. Un Lécythion , ou maître à voltiger. Une famille noble. Une Gorgone.

Aristolous. Un Epaminondas. Un Périclès. Une Médée. La Vertu. Thésée. Le peuple Athénien personnifié. Une hécatombe.

Sacrale. Les filles d'Esculapc , Hygie, Eglé, Panacée, Laso. QEnos, ou le cordier fainéant.

Aniiphile. L'enfant soufflant le feu. Les fileuses au fuseau. La chasse du roi Plolémée , et le Satyre aux aguets.

Aristophon. Ancéc blessé par le sanglier de Caljdon, Un tableau allégorique de Priam et d'Ulysse.

ET ÉCLAIRCISSEMENT 347

Arlemon. Danaé et les Corsaires. La reine Stratonice. Hercule et Dcjanire. Heecule au mont Oéta. Laomédon.

Pline continue à nommer environ une quarantaine de peintres inférieurs, dont il ne cite que quelques tableaux.

Pline, lio. 35.

Nous n'avons à opposer à ce catalogue que celui que tous les lecteurs peuvent se procurer au Muséum. Nous observerons seulement que la plupart de ces tableaux antiques sont des portraits ou des tableaux d'histoire ; et que , pour être impartial , il ne faut mettre en parallèle avec des sujets chrétiens que des sujets mythologiques.

Note B, page 20.

Le catalogue que Pline nous a laissé des lableaux de l'antiquité n'offre pas un seul tableau de paysage , si Ton en excepte les peintures à fresque. Il se peut faire que quelques uns des tableaux des grands maîtres eussent un arbre , un rocher , un coin de vallon ou de forêt . un courant d'eau dans le second ou troisième plan ; mais cela ne constitue pas le paysage proprement dit , et tel que nous l'ont donné les le Lorrain et les Berghem.

Dans les antiquités d'Herculanum , on n'a rien trouvé qui pût porter à croire que l'ancienne Ecole de peinture eût des paysagistes. On voit seulement, dans le Télèphe , une femme assise , couronnée de guirlandes , appuyée sur un panier rempli d'épis, de fruits et de fleurs. Hercule est vu par le dos, debout devant elle, et une biche allaite un enfant à ses pieds. Un Faune joue de la flûte dans l'éloignement, et une femme ailée fait le fond de la figure

348 NOTES

d'Hercule. Celte composition est gracieuse ; mais ce n'est pas encore le véritable paysage, le paysage nu, et re- présentant seulement un accident de la nature.

Quoique Vitruve prétende qu'Anaxagore et Démocrite avoient parlé de la perspective en traitant de la scène grecque, on peut encore douter que les anciens con- nussent cette partie de l'art, sans laquelle toutefois il ne peut y avoir de paysage. Le dessin des sujets d'Hercu- lanum est sec , et tient beaucoup de la sculpture et des bas-reliefs. Les ombres d'un rouge mêlé de noir sont également épaisses depuis le haut jusqu'au bas de la figure, et conséquemment ne font point fuir les objets. Les fruits mêmes , les fleurs et les vases manquent de perspective , et le contour supérieur de ces derniers ne répond pas au même horizon que leur base. Enfin, tous ces sujets, tirés de la fable, que l'on trouve dans les ruines d'Hercu- lanum, prouvent que la mythologie, déroboit aux peintres le vrai paysage , comme elle cachoit aux poètes la vraie nature.

Les voûtes des thermes de Titus , dont Raphaël étudia les peintures , ne représentoient que des personnages.

Quelques empereurs iconoclastes avoient permis de dessiner des /leurs et des oiseaux sur les murs des églises de Constantinople. Les Egyptiens qui avoient la mytho- logie grecque et latine , avec beaucoup d'autres divinités , n'ont point su rendre la nature. Quelques unes de leurs peintures que l'on voit encore sur les murailles de leurs temples, ne s'élèvent guère, pour la composition, au- delà du faire des Chinois.

Le Père Sicard , parlant d'un petit temple situé au

ET ÉCLAIRCISSEMENS. 349

milieu des grottes de la Thébaïde , dit : « La voûte , les murailles, le dedans, le dehors, tout est peint, mais avec des couleurs si brillantes et si douces, qu'il faut les avoir vues pour le croire

» Au côïé droit, on voit un homme debout, avec une canne de chaque main, appuyé sur un crocodile, et une fille auprès de lui , ayant une canne à la main.

» On voit, à gauche de la porte, un homme pareil- lement debout , et appuyé sur un crocodile , tenant une épée de la main droite, et de la gauche une torche allumée. Au dedans du temple, des fleurs de toutes couleurs, des instrumens de différens arts, et d'autres figures grotesques et emblématiques y sont dépeintes. On y voit aussi d'un autre côté une chasse , tous les oiseaux qui aiment le Nil sont pris d'un seul coup de rets ; et de l'autre on y voit une pêche , les poissons de cette rivière sont enveloppés dans un seul filet , etc. » ( Lett. édif., tom. V, pag. i44.)

Pour trouver des paysages chez les anciens, il faudroit avoir recours aux mosaïques ; encore ces paysages sont- ils tous historiés. La fameuse mosaïque du palais des princes Barberins à Palestrine , représente dans sa partie supérieure un pays de montagnes, avec des chasseurs et des animaux : dans la partie inférieure, le Nil qui ser- pente autour de plusieurs petites îles. Des Egyptiens poursuivent des crocodiles ; des Egyptiennes sont cou- chées sous des berceaux ; une femme offre une palme à un guerrier, etc.

11 y a bien loin de tout cela aux paysages de Claude le Lorrain.

35o NOTES

Note C, page 4-2

L'abbé Batrthélemy trouva le prélat Baïardi occupé répondre à des moines de Calabre, qui l'avoient consulté sur le sjslème de Copernic. « Le prélat répondoit lon- guement et savamment à leurs questions, exposoit les lois de la gravitation, s'élevoit contre l'imposture de nos sens, et finissoit par conseiller aux moines de ne pas troubler les cendres de Copernic. » ( Voy. en Italie. )

Note D, page 84..

On se refuse presque à croire que quelques unes de ces notes soient de Voltaire , tant elles sont au-dessous de lui. Mais on ne peut s'empêcher d'être révolté à chaque instant de la mauvaise foi des éditeurs, et des louanges qu'ils se donnent entre eux. Qui croiroit, à moins de l'avoir vu imprimé, que dans une notule, faite sur une note, on appelle le commentateur, le Secrétaire de Morc- Aurèle , et Pascal, le Secrétaire de Port- Royal? Dans cent autres endroits on force les idées de Pascal, pour le faire passer pour athée. Par exemple , lorsqu'il dit que la raison de V homme seule ne peut arriver à une démons- tration parfaite de l'existence de Dieu, on triomphe, on s'écrie qu'il est beau de voir Voltaire prendre le parti de Dieu contre Pascal. En vérité, c'est bien se jouer du sens commun, et compter sur la bonhomie du lecloii".

N'est-il pas évident que Pascal raisonne en rhiétiin qui veut presser l'argument de la nécessité d'une révéla-

ET ÉCLA1RCISSEMENS. 35*

iion F II y a d'ailleurs quelque chose de pis que tout cela dans celte édition commentée. Il ne nous est pas démontré que les Pensées nouvelles qu'on y a ajoutées, ne soient pas au moins dénaturées, pour ne rien dire de plus. Ce qui autorise à le croire , c'est qu'on s'est permis de retran- cher plusieurs des anciennes , et qu'on a souvent, divisé les autres, sous prétexte que le premier ordre éloit arbi- traire , de manière à ce qu'elles ne donnent plus le même sens. On conçoit combien il est aisé d'altérer un passage en rompant la chaîne des idées , et en séparant deux membres de phrase , pour en faire deux sens complets. 11 y a une adresse, une ruse, une intention cachée dans cette édition , qui l'auroient rendue dangereuse , si les notes n'avoient heureusement détruit tout le fruit qu'on s'en étoit promis.

Note E, page 88.

OUTRE les projets de réforme et d'amélioration cjuî sont venus à la connoissance du public , on prétend que l'on a trouvé depuis la révolution, dans les anciens papiers du ministère, une foule de projets proposés dans le conseil de Louis XIV, entre autres celui de reculer les frontières de la France jusqu'au Rhin , et de s'emparer de l'Egypte. Quant aux monumens et aux travaux pour l'embellissement de Paris, ils paroissent avoir tous été discutés. On vou- loit achever le Louvre , faire venir des eaux , découvrir les quais de la Cité , etc. etc.

Des raisons d'économie ou quelque autre motif arrê- tèrent apparemment les entreprises. Ce siècle avoit tant

352 NOTES

fait , qu'il falloit bien qu'il laissât quelque chose à faire à l'avenir.

Note F, page n3.

Je répondrai par un seul fait à toutes les objections qu'on peut me faire contre l'ancienne censure. N'est-ce pas en France que tous les ouvrages contre la religion ont été composés , vendus et publiés , et souvent même imprimés ? et les grands eux-mêmes n'étoient-ils pas les premiers à les faire valoir et à les protéger? Dans ce cas, la censure n'étoit donc qu'une mesure dérisoire, puis- qu'elle n'a jamais pu empêcher un livre de paroitre, ni un auteur d'écrire librement sa pensée sur toute espèce de sujets : après tout , le plus grand mal qui pouvoit arriver à un écrivain , étoit d'aller passer quelques mois à la Bastille , d'où il sortoit bientôt avec les honneurs d'une persécution , qui quelquefois étoit son seul titre à la célé- brité.

Note G, page i45.

On jugera de l'éloquence de saint Chrysostôme par ces deux morceaux traduits ou extraits par Rollin , dans son Traité des Etudes , tom. II , ch. 2 , pag. 4-q3.

EXTRAIT DU DISCOURS DE SAINT CHRYSOSTÔME , SUR LA DISGRACE D'EUTROPE.

EuTROPE étoit un favori tout-puissant auprès de l'em- pereur Arcade , et qui gouvernoit absolument l'esprit de

ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 353

son maître. Ce prince , aussi foible à soutenir ses ministres, qu'imprudent à les élever, se vit obligé malgré lui d'aban- donner son favori. En un moment Eutrope tomba du comble de la grandeur dans l'extrémité de la misère. Il ne trouva de ressource que dans la pieuse générosité de saint Jeaii Chrysostôme qu'il avoit souvent maltraité, et dans l'asile sacré des autels qu'il s'étoit efforcé d'abolir par diverses lois, et il se réfugia dans son malheur. Le lendemain , jour destiné à la célébration des saints mys- tères , le peuple accourut en foule à l'église pour y voir dans Eutrope une image éclatante de la foiblesse des hommes, et du néant des grandeurs humaines. Le saint évêque parla sur ce sujet dune manière si vive et si tou- chante , qu'il changea la haine et l'aversion qu'on avoit pour Eutrope en compassion, et fit fondre en larmes tout son auditoire. Il faut se souvenir que le caractère de saint Chrysostôme étoit de parler aux grands et aux puissans , même dans le temps de leur plus grande prospérité, avec une force et une liberté vraiment épiscopales.

« Si l'on a jamais s'écrier : Vanité des vanités , et » tout n'est que vanité , certainement c'est dans la con- » joncture présente. est maintenant cet éclat des plus » hautes dignités? sont ces marques d'honneur et de » distinction ? Qu'est devenu cet appareil des festins et » des jours de réjouissance? se sont terminées ces » acclamations si fréquentes et ces flatteries si outrées de » tout un peuple assemblé dans le cirque pour assister » au spectacle? Un seul coup de vent a dépouillé cet » arbre superbe de toutes ses feuilles , et après l'avoir » ébranlé jusque dans ses racines , l'a arraché en un

3. 23

35/, NOTES

» moment de la terre. sont ces faux amis, ces vils

» adulateurs, ces parasites si empressés à faire leur cour,

» et. à témoigner par leurs actions et leurs paroles un

» servile dévouement ? Tout cela a disparu et s'est évanoui

» comme un songe , comme une fleur, comme une ombre.

» Nous ne pouvons donc trop répéter cette sentence du

» Saint-Esprit : Vanité des vanités, et tout nest que

» vanité. Elle devroit être écrite en caractères éclatans

» dans toutes les places publiques, aux portes des mai-

» sons, dans toutes nos chambres : mais elle devroit

» encore bien plus être gravée dans nos cœurs, et faire

» le continuel sujet de nos entretiens.

» N'avois-je pas raison, dit saint Chrysostôme en

>< s'adressant. à Eutrope, de vous représenter l'inconstance

» et la fragilité de vos richesses? Vous connoissez main-

» tenant, par votre expérience, que comme des esclaves

» fugitifs elles vous ont abandonné, et qu'elles sont

» même, en quelque sorte, devenues perfides et homi-

» cides à votre égard , puisqu'elles sont la principale cause

» de votre désastre. Je vous répétois souvent que vous

» deviez faire plus de cas de mes reproches , quelque

» amers qu'ils vous parussent , que de ces fades louanges

dont vos flatteurs ne cessoient de vous accabler, parce

» que les blessures que fait celui qui aime valent mieux

» que les baisers trompeurs de celui qui hait. Avois-je tort

» de vous parler ainsi ? Que sont devenus tous ces cour-

» tisans? lisse sont retirés : ils ont renoncé à votre amitié :

» ils ne songent qu'à leur sûreté, à leurs intérêts, aux

» dépens même des vôtres. Il n'en est pas ainsi de nous.

» Nous avons souffert vos emporlemens dans votre éleva

ET ÉCLA1RCISSEMENS. 355

» lion; et, dans voire chute, nous vous soutenons de tout » noire pouvoir. L'Eglise à qui vous avez fait la guerre, » ouvre son sein pour vous recevoir : et les théâtres , objet » éternel de vos complaisances , qui nous ont si souvent » attiré votre indignation , vous ont abandonné et trahi.

» Je ne parle pas ainsi pour insulter au malheur de » celui qui est tombé , ni pour rouvrir et aigrir des plaies » encore toutes sanglantes, mais pour soutenir ceux qui » sont debout , et leur faire éviter de pareils maux. Et le » moyen de les éviter, c'est de se bien convaincre de la » fragilité et de la vanité des grandeurs humaines. De les » appeler une (leur, une herbe, une fumée, un songe, » ce n'est pas encore en dire assez, puisqu'elles sont » au-dessous même du néant. Nous en avons une preuve » bien sensible devant les jeux. Qui jamais est parvenu à m une plus haute élévation? N'avoit - il pas des biens » immenses? Lui manquoit-il quelque dignité? N'étoil-il » pas craint et redouté de tout l'Empire? Et maintenant , » plus abandonné et plus tremblant que les derniers des » malheureux , que les plus vils esclaves, que les prison- » niers enfermés dans de noirs cachols, n'ayant devant » les yeux que* les épées préparées contre lui , que les » tourmens et les bourreaux , privé de la lumière du jour » au milieu du jour même , il attend à chaque moment » la mort , et ne la perd point de vue.

» Vous fûtes témoins, hier, quand on vint du palais » pour le tirer d'ici par force , comment û courut aux » vases sacrés, tremblant de tout le corps, le visage pâle et défait, faisant à peine entendre une foible voix entre- » coupée de sanglots, et plus mort que vif. Je le répète

23.

35-6 NOTES

» encore, ce n'est point pour insulter à sa chute que je

» dis tout ceci , mais pour vous attendrir sur ses maux ,

» et pour vous inspirer des sentimens de clémence et de

» compassion à son égard.

» Mais , disent quelques personnes dures et impi-

» toyables , qui même nous savent mauvais gré de lui

» avoir ouvert l'asile de l'Eglise, n'est-ce pas cethomme-là

» qui en a été le plus cruel ennemi , et qui a fermé cet

» asile sacré par diverses lois? Cela est vrai, répond saint

» Chrysostôme ; et ce doit être pour nous un motif bien

» pressant de glorifier Dieu , de ce qu'il oblige un ennemi

» si formidable de venir rendre lui-même hommage , et

» à la puissance de l'Eglise, et à sa clémence : à sa puis-

» sance , puisque c'est la guerre qu'il lui a faite , qui lui a

» attiré sa disgrâce ; à sa clémence', puisque , malgré tous

» les maux qu'elle en a reçus, oubliant tout le passé, elle

» lui ouvre son sein , elle le cache sous ses ailes, elle le

» couvre de sa protection comme d'un bouclier, et le

» reçoit dans l'asile sacré des autels , que lui-même avoit

» plusieurs fois entrepris d'abolir. 11 n'y a point de

» victoires , point de trophées , qui pussent faire tant

» d'honneur à l'Eglise. Une telle générosité , dont elle

» seule est capable , couvre de honte et les Juifs et les

» infidèles. Accorder hautement sa protection à un ennemi

» déclaré, tombé dans la disgrâce, abandonné de tous ,

» devenu l'objet du mépris et de la haine publique ; mon-

» trer à son égard une tendresse plus que maternelle ;

» s'opposer en même temps et à la colère du prince et à

» l'aveugle fureur du peuple. : voilà ce qui fait la gloire

do notre sainte religion.

ET ÉCLAIRCISSEMENT 357

» Vous dites avec indignation qu'il a fermé cet asile par diverses lois. O homme , qui que vous soyez, vous est-il donc permis de vous souvenir des injures qu'on vous a faites? Ne sommes-nous pas les serviteurs d'un Dieu crucifié, qui dit en expirant : Mon père , pardon- nez-leur, car ils ne savent ce qu'ils jont ? Et cet homme, prosterné au pied des autels, et exposé en spectacle à tout l'univers, ne vient-il pas lui-même abroger ses lois, et en reconnoitre l'injustice? Quel honneur pour cet autel, et combien est- il devenu ter- rible et respectable , depuis qu'à nos yeux il tient ce lion enchaîné! C'est ainsi que ce qui rehausse l'éclat et l'image d'un prince, n'est pas qu'il soit assis sur un trône, revêtu de pourpre, et ceint du diadème ; mais qu'il foule aux pieds les barbares vaincus et captifs. » Je vois dans notre temple une assemblée aussi nom- breuse qu'à la grande fête de Pàque. Quelle leçon pour tous que le speclacle qui vous occupe maintenant , et combien le silence même de cet homme réduit en l'état vous le voyez, est-il plus éloquent que tous nos discours! Le riche, en entrant ici, n*a qu'à ouvrir les yeux pour reconnoitre la vérité de cette parole : Toute cli air nesl que de l'herbe , et toute sa gloire est comme la fleur des champs. L'herbe s'est scellée, cl la fleur est tombée, parce que le Seigneur l'a pappée de son souffle. Et le pauvre apprend ici à juger de son état 1out autre- ment qu'il ne fait , et , loin de se plaindre , à savoir même bon gré à sa pauvreté, qui lui tient lieu d'asile, de port, de citadelle, en le mettant en repos et en sûreté, et le délivrant des craintes et des alarmes dont

358 NOTES

» il voit que les richesses sont la cause et l'origine. » Le but qu'avoit saint Chrysostôme en tenant tout ce discours, n'éloit pas seulement d'instruire son peuple, mais de l'attendrir par le récit des maux dont il lui faisoil une peinture si vive. Aussi eut-il la consolation, comme je l'ai dit, de faire fondre en larmes tout son auditoire, quelque aversion qu'on eût pour Eutrope, qu'on regardoit avec raison comme l'auteur de tous les maux publics et particuliers. Quand s'en aperçut , il continua ainsi : « Ai-je calmé vos esprits ? Ai-je chassé la colère ? Ai-je » éteint l'inhumanité? Ai-je excité la compassion? Oui » sans doute : et l'état je vous vois, et ces larmes qui » coulent de vos yeux , en sont de bons garans. Puisque » vos cœurs sont attendris, et qu'une ardente charité en » a fondu la glace et amolli la dureté, allons donc tous » ensemble nous jeter aux pieds de l'Empereur : ou plutôt » prions le Dieu de miséricorde de l'adoucir, en sorte » qu'il nous accorde la grâce entière. »

Ce discours eut son effet, et saint Chrysostôme sauva la vie à Eutrope. Mais quelques jours après, ayant eu l'imprudence de sortir de l'Eglise pour se sauver, il fut pris , et banni en Cypre, d'où on le tira dans la suite pour lui faire son procès à Chalcédoine , et il y fut décapité.

EXTRAIT TIRÉ DU PRF.MIER LIVRE DU SACERDOCF.

Saint Chrysostôme avoit un ami intime, nommé Basyle , qui lui avoit persuadé de quitter la maison de sa mère, pour mener avec lui une vie solitaire et retirée. Dès que cette mère désolée eut appris cotte nouvelle, elle me

ET ÉCLAIRCISSEMENS. 35c>

prit la main , dit saint Chrjsostôme , me mena dans sa chambre ; et , m'ayant fait asseoir auprès d'elle sur le même lit elle m'avoit mis au monde, elle com- mença à pleurer, et à me parler en des termes qui me donnèrent encore plus de pitié que ses larmes. « Mon » fils, me dit-elle, Dieu n'a pas voulu que je jouisse » long-temps de la vertu de votre père. Sa mort , qui » suivit de près les douleurs que j'avois endurées pour » vous mettre au monde , vous rendit orphelin , et me » laissa veuve plus tôt qu'il n'eût été utile à l'un et à » l'autre. J'ai souffert toutes les peines et toutes les » incommodités du veuvage , lesquelles , certes, ne » peuvent être comprises par les personnes qui ne les ont » point éprouvées. 11 n'y a point de discours qui puisse j> représenter le trouble et l'orage se voit une jeune » femme, qui ne vient que de sortir de la maison de son » père, qui ne sait point les affaires, et qui , étant plon- » gée dans l'affliction, doit prendre de nouveaux soins, » dont la foiblesse de son âge, et celle de son sexe, sont » peu capables. Il faut qu'elle supplée à la négligence de » ses serviteurs , et se garde de leur malice ; qu'elle se » défende des mauvais desseins de ses proches ; quelle » souffre constamment les injures des partisans, et l'inso- » lence et la barbarie qu'ils exercent dans ta levée des » impôts.

» Quand un père en mourant laisse des enfans, si » c'est une fille , je sais que c'est beaucoup de peine et de » soin pour une veuve : ce soin néanmoins est suppor- » table, en ce qu'il n'est pas mêlé de crainte, ni de dépense. » Mais si c'est un fils, l'éducation eu est bien plus diffi-

36o NOTES

» cile, et c'est un sujet continuel d'appréhensions et de » soins, sans parler de ce qu'il coûte pour le faire bien » instruire. Tous ces maux pourtant ne m'ont point por- » tée à me remarier. Je suis demeurée ferme parmi ces >> orages et ces tempêtes; et, me confiant surtout en la grâce de Dieu, je me suis résolue de souffrir tous » ces troubles que le veuvage apporte avec soi.

» Mais ma seule consolation dans ces misères, a été de » vous voir sans cesse , et de contempler dans votre visage » l'image vivante et le portrait fidèle de mon mari » mort : consolation qui a commencé dès votre enfance , » lorsque vous ne saviez pas encore parler, qui est le » temps les pères et les mères reçoivent plus de plaisir » de leurs enfans.

» Je ne vous ai point aussi donné sujet de me dire » qu'à la vérité j'ai soutenu avec courage les maux de ma » condition présenle, mais aussi que j'ai diminué le bien » de votre père pour me tirer de ces incommodités, qui » est un malheur que je sais arriver souvent aux pupilles; » car je vous ai conservé tout ce qu'il vous a laissé, quoi- » que je n'aie rien épargné de tout ce qui vous a été » nécessaire pour votre éducation. J'ai pris ces dépenses » sur mon bien, et sur ce que j'ai eu de mon père en » mariage : ce que je ne vous dis point, mon fils, dans » la vue de vous reprocher les obligations que vous » m'avez. Pour tout cela je ne vous demande qu'une » grâce : ne me rendez pas veuve une seconde fois. Ne » rouvrez pas une plaie qui commcnçoit à se fermer. » Attendez au moins le jour de ma mort ; peut-être n'esl- » il pas éloigné. Ceux qui sont jeunes peuvent espérer

ET ECLAÏRCISSEMENS. 36 1

» de vieillir; mais, à mon âge, je n'ai plus que la mort » à attendre. Quand vous m'aurez ensevelie dans le tom- » beau de votre père , et que vous aurez réuni mes os à » ses cendres, entreprenez alors d'aussi longs voyages, et » naviguez sur telle mer que vous voudrez , personne ne » vous en empêchera. Mais, pendant que je respire » encore, supportez ma présence, et ne vous ennuyez » point de vivre avec moi. N'attirez pas sur vous l'indi- gnation de Dieu , en causant une douleur si sensible à » une mère qui ne l'a point méritée. Si je songe à vous » engager dans les soins du monde , et que je veuille vous » obliger de prendre la conduite de mes affaires qui sont » les vôtres, n'ayez plus d'égard, j'y consens , ni aux lois » de la nature, ni aux peines que j'ai essuyées pour » vous élever , ni au respect que vous devez à une mère, » ni à aucun autre motif pareil : fuyez-moi comme l'en- » nemi de votre repos, comme une personne qui vous » tend des pièges dangereux. Mais si je fais tout ce qui » dépend de moi afin que vous puissiez vivre dans une » parfaite tranquillité, que cette considération pour le » moins vous retienne, si toutes les autres sont inutiles. » Quelque grand nombre d'amis que vous ayez , nul ne » vous laissera vivre avec autant de liberté que je fais. » Aussi n'y en a-t-il point qui ait la même passion que » moi pour votre avancement et pour votre bien. »

Saint Chrysostôme ne put résister à un discours si tou- chant ; et, quelque sollicitation que Basyle son ami conti- nuât toujours à lui faire, il ne put se résoudre à quitter une mère si pleine de tendresse pour lui , et si digne d'être aimée.

362 NOTES

L'antiquité païenne peut-elle nous fournir un discours plus beau, plus vif, plus tendre, plus éloquent que celui-ci, mais de cette éloquence simple et naturelle, qui passe infiniment tout ce que l'art le plus étudié pour- roit avoir de plus brillant ? Y a-t-il dans tout ce discours aucune pensée recherchée, aucun tour extraordinaire ou affecté? Ne voit-on pas que tout y coule de source, et que c'est la nature même qui la dicté? Mais ce que j'ad- mire le plus , c'est la retenue inconcevable d'une mère affligée à l'excès, et pénétrée de douleur, à qui, dans un état si violent, il n'échappe pas un seul mot ni d'em- porlement, ni même de plainte contre l'auteur de ses peines et de ses alarmes , soit par respect pour la vertu de Basyle, soit par la crainte d'irriter son fils, qu'elle ne songeoit qu'à gagner et à attendrir.

Note H, page 1 54-.

« C'est au grand talent , dit M. de La Harpe , qu'il est donné de réveiller la froideur et de vaincre l'indifférence ; et, lorsque l'exemple s'y joint (heureusement encore tous nos prédicateurs illustres ont eu cet avantage), il est cer- tain que le minislère de la parole n'a nulle part plus de puissance et de dignité que dans la chaire. Parlout ailleurs , c'est un homme qui parle à des hommes : ici, c'est un être d'une autre espèce : élevé entre le ciel et la terre, c'est un médiateur que Dieu place entre la créature et lui. Indépen- dant des considérations du siècle, il annonce les oracles de l'éternité. Le lieu même d'où il parle, celui on l'écoute, confond et fait disparoître toutes les grandeurs

ET ÉCLAIRC1SSEMKNS. 363

pour ne laisser sentir que la sienne. Les rois s'humilient comme le peuple devant son tribunal , et n'y viennent que pour être instruits. Tout ce qui l'environne ajoute un nou- veau poids à sa parole : sa voix retentit dans l'étendue d'une enceinte sacrée , et dans le silence d'un recueillement universel. S'il atteste Dieu, Dieu est présent sur les autels; s'il annonce le néant de la vie, la mort est auprès de lui pour lui rendre témoignage , et montre à ceux qui l'écoutent qu'ils sont assis sur des tombeaux.

» Ne douions pas que les objets extérieurs, l'appareil des temples et des cérémonies, n'influent beaucoup sur les hommes, et n'agissent sur eux avant l'orateur , pourvu qu'il n'en détruise pas l'effet. Représenlons-nous Massi- lon dans la chaire, prêt à faire l'oraison funèbre de Louis XIV, jetant d'abord les yeux autour de lui, les fixant quelque temps sur cette pompe lugubre et impo- sante qui suit les rois jusque dans ces asiles de mort il n'y a que des cercueils et des cendres, les baissant ensuite un moment avec l'air de la méditation, puis les relevant vers le ciel, et prononçant ces mois d'une voix ferme et grave : Dieu seul est grand, mes frères! Quel exorde renfermé dans une seule parole accompagnée de celte action! comme elle devient sublime parle spectacle qui entoure l'orateur! comme ce seul mot anéantit tout ce qui n'est pas Dieu ! »

Note I, pag. 168.

LlCHTENSTElN. LES Encyclopédistes sont une secte de soi-disant phi- losophes, formée de nos jours; ils se croient supérieurs

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pag. 168.

NSTEIN. une.

364 NOTES

à tout ce que l'antiquité a produit en ce genre. A l'effron- terie des cyniques, ils joignent la noble impudence de débiter tous les paradoxes qui leur tombent dans l'esprit ; ils se targuent de géométrie , et soutiennent que ceux qui n'ont pas étudié cette science ont l'esprit faux ; que par conséquent ils ont seuls le don de bien raisonner : leurs discours les plus communs sont farcis de termes scienti- fiques. Ils diront, par exemple, que telles lois sont sage- ment établies en raison inverse du carré des distances ; que telle puissance , prête à former une alliance avec une autre, se sent attirer à elle par l'effet de l'attraction, et que bientôt les deux nations seront assimilées. Si on leur propose une promenade , c'est le problème d'une courbe à résoudre. S'ils ont une colique néphrétique , ils s'en guérissent par les règles de l'hydrostatique. Si une puce les a mordus , ce sont des infiniment petits du premier ordre qui les incommodent. S'ils font une chute , c'est pour avoir perdu le centre de gravité. Si quelque follicu- laire a l'audace de les attaquer, ils le noient dans un déluge d'encre et d'injures; ce crime de lèse -philosophie est irrémissible.

Eugène.

Mais quel rapport ont ces fous avec notre nom, avec le jugement qu'on porte de nous?

LlCHTENSTEIN.

Beaucoup plus que vous ne croyez , parce qu'ils dé- nigrent toutes les sciences, hors celle de leurs calculs. Les poésies sont des frivolités dont il faul exclure les fables : un poëte ne doit rimer avec énergie que les

ET ÉCLAIRCISSEMENT 365

équations algébriques. Pour l'histoire , ils veulent qu'on l'étudié à [rebours , à commencer de nos temps pour remonter avant le déluge. Les gouvernemens , ils les réforment tous : la France doit devenir un état républi- cain , dont un géomètre sera le législateur , et que des géomètres gouverneront en soumettant toutes les opéra- tions de la nouvelle république au calcul infinitésimal. Cette république conservera une paix constante , et se

soutiendra sans armée Ils affectent tous une sainte

horreur pour la guerre S'ils haïssent les armées et les

généraux qui se rendent célèbres, cela ne les empêche pas de se battre à coups de plume, et de se dire souvent des grossièretés dignes des halles ; et, s'ils avoient des troupes , ils les feroient marcher les unes contre les

autres En leur style, ces beaux propos s'appellent des

libertés philosophiques ; il faut penser tout haut , toute vérité est bonne à dire ; et comme , selon leur sens , ils sont seuls les dépositaires des vérités, ils croient pouvoir débiter toutes les extravagances qui leur viennent dans l'esprit, sûrs d'être applaudis.

Marlborough.

Apparemment qu'il n'y a plus en Europe de Petites- Maisons ; s'il en resloit , mon avis seroit d'y loger ces messieurs , pour qu'ils fussent les législateurs des fous leurs semblables.

Eugène.

Mon avis seroit de leur donner à gouverner une pro- vince qui méritât d'être châtiée ; ils apprendroient par

366 NOTES

leur expérience , après qu'ils y auroient tout mis sens dessus dessous, qu'ils sont des ignorans , que la critique est aisée , mais l'art difficile ; et surtout qu'on s'expose à dire force sottises , quand on se mêle de parler de ce qu'on n'entend pas.

LlCHTENSTEIN.

Des présomptueux n'avouent jamais qu'ils ont tort. Selon leurs principes , le sage ne se trompe jamais ; il est le seul éclairé ; de lui doit émaner la lumière qui dis- sipe les sombres vapeurs dans lesquelles croupit le vul- gaire imbécille et aveugle : aussi Dieu sait comment ils l'éclairent. Tantôt c'est en lui découvrant l'origine des préjugés, tantôt c'est un livre sur l'esprit, tantôt le sys- tème de la nature ; cela ne finit point. Un tas de polissons, soit par air ou par mode, se comptent parmi leurs dis- ciples; ils affectent de les copier, et s'érigent en sous- précepteurs du genre humain ; et , comme il est plus facile de dire des injures que d'alléguer des raisons, le ton de leurs élèves est de se déchaîner indécemmenl en toute occasion contre les militaires.

Eugène.

Un fat trouve toujours un plus fat qui l'admire ; mais les militaires souffrent-ils les injures tranquillement ?

LlCHTENSTEIN.

Ils laissent aboyer ces roquets, et continuent leur chemin.

ET ÉCLAIRCISSEMENT 367

Marlborough.

Mais pourquoi cet acharnement contre la plus noble des professions, contre celle, sous l'abri de laquelle les autres peuvent s'exercer en paix ?

LlCHTENSTEIN.

Comme ils sont tous très-ignorans dans l'art de la guerre , ils croient rendre cet art méprisable en le dépri- mant ; mais, comme je vous l'ai dit , ils décrient généra- lement toutes les sciences, et ils élèvent la seule géométrie sur ces débris , pour anéantir toute gloire étrangère , et la concentrer uniquement sur leurs personnes.

Marlborough.

Mais nous n'avons méprisé ni la philosophie , ni la géo- métrie, ni les belles-lettres, et nous nous sommes con- tentés d'avoir du mérite dans notre genre.

Eugène.

J'ai plus fait. A Vienne j'ai protégé tous les savans, et les ai distingués lors même que personne n'en faisoit aucun cas.

LlCHTENSTEIN.

Je le crois bien , c'est que vous étiez de grands hommes, et ces soi-disant philosophes ne sont que des polissons , dont la vanité voudroit jouer un rôle : cela n'empêche pas que les injures si souvent répétées ne fassent du tort à la mémoire des grands hommes. On croit que raisonner har- diment de travers , c'est être philosophe , et qu'avancer

3G8 NOTES

des paradoxes, c'est emporter la palme. Combien rTai-je pas entendu, par de ridicules propos, condamner vos plus belles actions, et vous traiter d'hommes qui avoient usurpé une réputation dans un siècle d'ignorance qui manquoit de vrais appréciateurs du mérite !

Marlborough.

Notre siècle , un siècle d'ignorance ! ah ! je n'y tiens plus.

LlCHTENSTEIN.

Le siècle présent est celui des philosophes.

Note K, page 171.

Pur/rai/s de J. J. Rousseau et de Voltaire, par La Harpe.

Deux surtout dont le nom , les talens, l'éloquence, Faisant aimer l'erreur ont (onde' sa puissance, Préparèrent de loin des maux inaltendus , Dont ils auroient frémi , s'ils les avoient prévus. Oui , je le crois , témoins de leur affreux ouvrage , Us auroient des Français désavoué la rage. Vaine et tardive excuse aux fautes de l'orgueil ! Qui prend le gouvernail doit connoilre l'écueil. lia foiblesse réclame un pardon légitime , Mais de tout grand pouvoir l'abus est un grand crime. Par les dons de l'esprit placés aux premiers rangs , Us ont parlé d'en haut aux peuples ignorans; Leur voix montoit au Ciel pour y porter la guerre ; J.eur parole hardie a parcouru la terre.

ET ECLAIRCISSEMENT 36^

Tous deux ont entrepris d'ôter au genre humain

Le joug sacré qu'un Dieu n'imposa pas en vain ;

Et des coups que ce Dieu frappe pour les confondre,

Au inonde , leur disciple , ils auront à re'pondre.

Leurs noms , toujours charge's de reproches nouveaux ,

Commenceront toujours le récit de nos maux.

Ils ont frayé la route à ce peuple rebelle ;

De leurs tristes succès la honte est immortelle.

L'un qui , dès sa jeunesse errant et rebuté, Nourrit dans les affronts son orgueil révolté , Sur l'horizon des arts sinistre météore, Marqua par le scandale une tardive aurore , Et , pour premier essai d'un talent imposteur, Calomnia les arls, ses seuls titres d'honneur , D'un moderne cynique affecta l'arrogance, Du paradoxe allier orna l'extravagance , Ennoblit le sophisme , et cria vérité. Mais par quel art honteux s'est-il accrédité? Courtisan de l'envie , il la sert , la caresse , Va dans les derniers rangs en flatter la bassesse , Jusques aux fondemens de la société II a porté la faux de son égalité ; 11 sema , fit germer, chez un peuple volage, Cet esprit novateur , le monstre de notre âge , Qui couvrira l'Europe et de sang et de deuil. Rousseau fut parmi nous l'apôtre de l'orgueil : Il vanta son enfance à Genève nourrie , Et pour venger un livre , il troubla sa patrie, Tandis qu'en ses écrits, par un autre travers, Sur sa ville chétive il régloit l'univers. J'admire ses talens , j'en déteste l'usage ; Sa parole est un feu , mais un feu qui ravage , Dont les sombres lueurs brillent sur des débris . Tout , jusqu'aux vérités, trompe dans ses écrits; 3. 2/f

37o NOTES

Et du faux et du vrai ce mélange adultère Est d'un sophiste adroit le premier caractère. Tour à tour apostat de l'une et l'autre loi , Admirant l'Evangile et reprouvant la foi , Clire'tien , déiste, armé contre Genève et Rome , Il e'puise à lui seul l'inconstance de l'homme , Demande une statue , implore une prison ; Et l'amour-propre enfin , égarant sa raison , Frappe ses derniers ans du plus triste délire : Il fuit le monde entier qui contre lui conspire , Il se confesse au monde , et, toujours plein de soi , Dit hautement à Dieu : Nul h est meilleur que moi.

L'autre, encor plus fameux, plus éclatant génie, Fut pour nous , soixante ans , le dieu de l'harmonie. Ceint de tous les lauriers , fait pour tous les succès, Voltaire a de son nom fait un titre aux Français. 11 nous a vendu cher ce brillant héritage , Quand , libre en son exil , rassuré par son âge , De son esprit fougueux l'essor indépendant Prit sur l'esprit du siècle un si haut ascendant. Quand son ambition , toujours plus indocile , Prétendit détrôner le Dieu de l'Evangile, Voltaire dans Ferney, son bruyant arsenal, Secouoit sur l'Europe un magique fanal , Que pour embraser tout , trente ans on a vu luire. Par lui l'impiété , puissante pour détruire , Ebranla , d'un effort aveugle et furieux , Les trônes de la terre appuyés dans les cieux. Ce flexible Protée étoit pour séduire : Fort de tous les talens , et de plaire et de nuire , Il sut multiplier son fertile poison ; Armé du ridicule , éludant la raison , Prodiguant le mensonge , et le sel , et l'injure . De cent masques divers il revêt l'imposture ,

ET ÉCLAIRCISSEMENT 37i

Impose à l'ignorant, insulte à l'homme instruit; II sut jusqu'au vulgaire abaisser son esprit, Faire du vice un jeu , du scandale une école. Grâce à lui , le blasphème , et piquant et frivole, Circuloit embelli des traits de la gaité; Au bon sens il ôta sa vieille autorité , Repoussa l'examen , fit rougir du scrupule , Et mit au premier rang le titre d'incrédule.

Note L, page 173.

Voici ce que Montesquieu écrivoit en 1752, à l'abbé de Guaseo : « Huart veut faire une nouvelle édition des Lettres Persanes ; mais il y a quelques Juvenilia que je voudrois auparavant retoucher. »

Sous ce passage on trouve cette note de l'éditeur : « Il a dit à quelques amis que s'il avoit eu à donner actuellement ces Lettres, il en auroit omis quelques unes dans lesquelles le feu de la jeunesse l'avoit transporté ; qu'obligé par son père de passer toute la journée sur le Code , il s'en trouvoit le soir si excédé , que pour s'amuser il se mettoit à composer une Lettre Persane, et que cela couloit de sa plume sans étude. » ( Œuvres de Montesquieu, tom. VII, pag. 233.)

Note M , pag. 176.

Voltaire, que j'aime à citer aux incrédules, pen- soit ainsi sur le siècle de Louis XIV, et sur le nôtre. Voici plusieurs passages de ses Lettres (où l'on doit tou- jours chercher ses sentimens intimes) qui le prouvent

assez.

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37a NOTES

te C'est Racine qui est véritablement grand , et d'autant plus grand , qu'il ne paroit jamais chercher à l'être. C'est l'auteur d'Alhalie qui est l'homme parfait. » {Corresp. gén., tom. VIII, pag. 4-65.)

« J'avois cru que Racine seroit ma consolation , mais il est mon désespoir. C'est le comble de l'insolence de faire une tragédie après ce grand homme. Aussi après lui je ne connois que de mauvaises pièces, et avant lui que quelques bonnes scènes. » (//>/J., tom. VIII, pag. 467.

« Je ne peux me plaindre de la bonté avec laquelle vous parlez d'un Brut us et d'un Orphelin ; j'avouerai même qu'il y a quelques beautés dans ces deux ouvrages ; mais encore une fois vive Jean (Racine ) ! plus on le lit, et plus on lui découvre un talent unique, soutenu par toutes les finesses de l'art : en un mot , s'il y a quelque chose sur la terre qui approche de la perfection, c'est Jean. » (lèid., tom VIII, pag. 5oi.)

« La mode est aujourd'hui de mépriser Colbert et Louis XIV ; cette mode passera , et ces deux hommes resteront à la postérité avec Loileau. » ( Ibid. , tom. XV , pag. 108. )

« Je prouverois bien que les choses passables de ce temps-ci sont toutes puisées dans les bons écrits du siècle de Louis XIV. Nos mauvais livres sont moins mauvais que les mauvais que l'on faisoit du temps de Boileau , de Racine et de Molière , parce que dans ces plats ouvrages d'aujourd'hui, il y a toujours quelques morceaux tirés visiblement des auteurs du règne du bon goût. Nous res- semblons à des voleurs qui changent et qui ornent ridicu- lement les habits qu'ils ont dérobés, de peur qu'on ne les

ET ÉCLALRCISSEMENS. 373

reconnoisse. A cette friponnerie s'est jointe la rage de la dissertation et celle du paradoxe ; le tout compose une impertinence qui est d'un ennui mortel. » (IbicL, tom. XIII, pag. 219.)

« Accoutumez-vous à la disette des talens en tout genre , à l'esprit devenu commun , et au génie devenu rare , à une inondation de livres sur la guerre pour être battus , sur les finances pour n'avoir pas un sou , sur la population pour manquer de recrues et de cultivateurs , et sur tous les arts pour ne réussir dans aucun. » (Ibid., tom. VI, pag. 3gi. )

Enfin , Voltaire a dit dans sa belle Lettre à milord Hervey, tout ce qu'on a répété moins bien et redit mille fois depuis sur le siècle de Louis XIV. Voici cette lettre à milord Hervey, en i74°«

Année 174.0.

Mais, surtout, Milord, soyez moins fâché contre

moi de ce que j'appelle le siècle dernier le siècle de Louis XIV. Je sais bien que Louis XIV n'a pas eu l'hon- neur d'être le mailre ni le bienfaiteur d'un Bayle, d'un Newton, d'un Halley, d'un Addison, d'unDryden: mais dans le siècle qu'on nomme de Léon X, ce pape avoit-il tout fait? N'y avoit-il pas d'autres princes qui contri- buèrent à polir et à éclairer le genre humain? Cependant le nom de Léon X a prévalu , parce qu'il encouragea les arts, plus qu'aucun autre. Eh! quel roi a donc, en cela, rendu plus de services à l'humanité que Louis XIV? quel roi a répandu plus de bienfaits, a inarqué plus de goût , s'est signalé par de plus beaux établissemens ? Il n'a pas

374 NOTES

fait tout, ce qu'il pouvoit faire , sans doute , parce qu'il étoit homme ; mais il a fait plus qu'aucun autre , parce qu'il étoit un grand homme : ma plus forte raison pour l'estimer beaucoup, c'est qu'avec des fautes connues, il a plus de réputation qu'aucun de ses contemporains, c'est que , malgré un million d'hommes dont il a privé la France , et qui tous ont été intéressés à le décrier, toute l'Europe l'estime et le met au rang des plus grands et des meilleurs monarques.

Nommez-moi donc, Milord, un souverain qui ait attiré chez lui plus d'étrangers habiles , et qui ait plus encouragé le mérite dans ses sujets ? Soixante savans de l'Europe reçurent à la fois des récompenses de lui, étonnés d'en être connus.

Quoique le roi ne soil pas votre souverain, leur écrivoit M. de Colbert, il veut être votre bienfaiteur ; il m'a com- mandé de vous' envoyer la lettre de change ci - jointe , comme un gage de son estime. Un Bohémien, un Danois recevoient de ces lettres datées de Versailles. Guillemini bâtit à Florence une maison des bienfaits de Louis XIV ; il mit le nom de ce roi sur le frontispice , et vous ne voulez pas qu'il soit à la tête du siècle dont je parle !

Ce qu'il a fait dans son royaume doit servir à jamais d'exemple. 11 chargea de l'éducation de son fils et de son petit-fils les plus éloquens et les plus savans hommes de l'Europe. Il eut l'attention de placer trois enfanSde Pierre Corneille , deux dans les troupes , et l'autre dans l'Eglise ; il excita le mérite naissant de Racine , par un présent con- sidérable pour un jeune homme inconnu et sans bien; et quand ce génie se fut perfectionné, ces talens, qui souvent

ET ECLAIRCISSEMENS. 375

sont l'exclusion de la fortune , firent la sienne. Il eut plus que de la fortune , il eut la faveur et quelquefois la fami- liarité d'un maître dont un regard étoit un bienfait. Il étoit, en 1688 et 1689, de ces voyages de Marlj, tant brigués par les courtisans ; il couclioit dans la chambre du roi pendant ses maladies, et lui lisoit ces chefs-d'œuvre d'élo- quence et de poésie qui décoroient ce beau règne.

Cette faveur accordée avec discernement, est ce qui produit de l'émulation et qui échauffe les grands génies ; c'est beaucoup de faire des fondations , c'est quelque chose de les soutenir : mais s'en tenir à ces établissemens, c'est souvent préparer les mêmes asiles pour l'homme inu- tile et pour le grand homme ; c'est recevoir dans la même ruche l'abeille et le frelon.

Louis XIV songeoit à tout ; il protégeoit les Académies, et distinguoit ceux qui se signaloient ; il ne prodiguoit point sa faveur à un genre de mérite , à l'exclusion des autres , comme tant de princes qui favorisent , non ce qui est beau , mais ce qui leur plaît ; la physique et l'étude de l'antiquité attirèrent son attention. Elle ne se ralentit pas même dans les guerres qu'il soutenoit contre l'Europe; car , en bâtissant trois cents citadelles , en faisant marcher quatre cent mille soldats, il faisoit élever l'Observatoire, et tracer une méridienne d'un bout du royaume à l'autre , ouvrage unique dans le monde. Il faisoit imprimer dans son palais les traductions des bons auteurs grecs et latins ; il envoyoit des géomètres et des physiciens au fond de l'Afrique et de l'Amérique, chercher de nouvelles con- noissances. Songez, Milord, que, sans le voyage et les expériences de ceux qu'il envoya à Cayenne en 1672,

376 NOTES

et sans les mesures de M. Picard, jamais Newton n'eût fait ses découvertes sur l'attraction. Regardez, je vous prie, un Cassini et un Huygens, qui renoncent tous deux à leur patrie qu'ils honorent, pour venir en France jouir de l'estime et des bienfaits de Louis XIV. Et pensez-vous que les Anglais même ne lui aient pas obligation ? Dites- moi , je vous prie, dans quelle cour Charles II puisa tant de politesse et tant de goût ? Les bons auteurs de Louis XIV n'ont-ils pas été vos modèles? n'est-ce pas d'eux que votre sage Àddison, l'homme de votre nation qui avoit le goût le plus sûr , a tiré souvent ses excellentes critiques ? L'évêque Burnet avoue que ce goût , acquis en France par les courtisans de Charles II , réforma chez vous jusqu'à la chaire, malgré la différence de nos reli- gions ; tant la saine raison a partout d'empire. Dites-moi si les bons livres de ce temps n'ont pas servi à l'éducation de tous les princes de l'empire? Dans quelles cours d'Alle- magne n'a-t-on pas vu des théâtres français? Quel prince ne tàchoit pas d'imiter Louis XIV? Quelle nation ne sui- voit pas alors les modes de la France ?

Vous m'apportez, Milord, l'exemple de Pierre-le-Grand, qui a fait naître les arts dans son pays, et qui est le créateur d'une nation nouvelle ; vous me dites cependant que son siècle ne sera pas appelé dans l'Europe le siècle du czar Pierre : vous en concluez que je ne dois pas appeler le siècle passé le siècle de Louis XIV. 11 me semble que la différence est bien palpable. Le czar Pierre s'est instruit chez les autres peuples; il a porte leurs arts chez lui , ma .s Louis XIV a instruit les nations : tout, jusqu'à ses fauies , leur a été utile. Les proleslans , qui ont quitté ses Etals,

ET ÉCLAIRCISSEMENT 377

ont porté chez vous-même une industrie qui faisoit la richesse de la France. Comptez-vous pour rien tant de manufactures de soie et de cristaux? Ces dernières furent perfectionnées chez vous par nos réfugiés , et nous avons perdu ce que vous avez acquis.

Enfin, la langue française, Milord, est devenue pres- que la langue universelle. A qui en est-on redevable? étoit-elle aussi étendue du temps d'Henri IV? Non sans doute; on ne connoissoit que l'italien et l'espagnol. Ce sont nos excellens écrivains qui ont fait ce changement : mais qui a protégé, employé, encouragé ces excellens écri- vains? C'étoit M. de Colbert , me direz-vous; je l'avoue , et je prétends bien que le ministre doit partager la gloire du maître. Mais qu'eût fait un Colbert sous un autre prince? sous votre roi Guillaume qui n'aimoit rien, sous le roi d'Espagne Charles II , sous tant d'autres souverains?

Croiriez-vous , Milord, que Louis XIV a réformé le goût de la cour en plus d'un genre? Il choisit Lulli pour son musicien , et ôta le privilège à Lambert , parce que Lambert étoit un homme médiocre, et Lulli un homme supérieur. 11 savoit distinguer l'esprit du génie ; il donnoit à Quinault les sujets de ses opéras ; il dirigeoit les pein- tures de Le Brun ; il soutenoit Boileau , Racine et Molière contre leurs ennemis; il encourageoit les arts utiles comme les beaux-arts, et toujours en connoissance de cause ; il prêtoit de l'argent à Van-Robais pour ses manufactures; il avançoit des millions à la compagnie des Indes qu'il avoit formée; il donnoit des pensions aux savans et aux braves officiers. Non seulement il s'est fait de grandes choses sous son règne , mais c'est lui qui le?

37S NOTES

faisoif. Souffrez donc, Milord, que je tâche d'élever à sa gloire un monument, que je consacre encore plus à Futi- lité du genre humain.

Je ne considère pas seulement Louis XIV parce qu'il a fait du bien aux Français , mais parce qu'il a fait du bien aux hommes : c'est comme homme, et non comme sujet que j'écris; je veux peindre le dernier siècle, et non pas simplement un prince. Je suis las des histoires il n'est question que des aventures d'un roi, comme s'il existoit seul, ou que rien n'exislàt que par rapport à lui; en un mot, c'est encore plus d'un grand siècle que d'un grand roi que j'écris l'histoire.

Pélisson eût écrit plus éloquemment que moi ; mais il étoit courtisan , et il étoit payé. Je ne suis ni l'un ni l'autre ; c'est à moi qu'il appartient de dire la vérité. ( Curresp. gén., tom. III, pag. 53. )

Note N, pag. 181.

M. L'ABBÉ FLEURY, dans sesMœurs des Chrétiens, pense que les anciens monastères sont bâtis sur le plan des mai- sons romaines, telles qu'elles sont décrites dans Vitruve et dans Palladio. « L'église , dit-il, qu'on trouve la pre- mière , afin que l'entrée en soit libre aux séculiers , semble tenir lieu de cette première salle que les Romains apoeloient atrium : de on passoit dans une cour envi- ronnée de galeries couvertes, à qui l'on donnoit le nom de péristyle; c'est justement le cloître l'on entre de lYglise , et d'où l'on va ensuite dans les autres pièces, comme le chapitre qui est Yexcdre des anciens ; le réfec-

ET ÉCLAIRCISSEMENT 379

toire qui est le triclinium, et le jardin qui est derrière tout le reste, comme il étoit aux maisons antiques. »

NoteO, pag. 199.

Cette lettre à M. de Fontanes achèvera de faire con- noitre au lecteur les ruines de l'antiquité.

A M. de Fontanes.

Rome, le 10 janvier i8t>4-

J'arrive de Naples, mon cher ami, et je vous porte des fruits de mon voyage , sur lesquels vous avez des droits ; quelques feuilles du laurier du tombeau de Vir- gile. « Tenet nunr. Parthenope. » Il y a long-temps que j'aurois vous parler de cette terre classique, faite pour intéresser un esprit comme le vôtre ; mais diverses raisons m'en ont empêché. Cependant je ne veux pas quitter Rome , sans vous dire quelques mots de cette ville fameuse. Nous étions convenus que je vous écrirois, au hasard et sans suite , tout ce que je penserois de l'Italie , comme je vous marquois autrefois l'impression que fai- soient sur mon cœur les solitudes du Nouveau-Monde. Sans autre préambule , je vais donc essayer de vous donner une idée générale des dehors de Rome , c'est-à- dire de ses campagnes et de ses ruines.

Vous avez lu, mon cher ami, tout ce qu'on a écrit sur ce sujet : mais je ne sais pas si les voyageurs vous ont donné une idée bien juste du tableau que présente la campagne de Rome. Figurez-vous quelque chose de la

38o NOTES

désolation de Tyr et de Babylone, dont parle l'Ecriture; un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressoient jadis sur ce sol. On croit y entendre retentir cette malédiction du pro- phète : Ventent tibi duo hœc subitb in die unâ, sterililas et oiduitas (i). Vous apercevez çà et quelques bouts de voies romaines, dans des lieux il ne passe plus per- sonne , quelques traces desséchées des torrens de l'hiver , qui, vues de loin, ont elles-mêmes l'air de grands che- mins battus et fréquentés , et qui ne sont que le lit d'une onde orageuse qui s'est écoulée comme le peuple romain. À peine découvrez-vous quelques arbres ; mais vous voyez partout des ruines d'aqueducs et de tombeaux, qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d'une terre composée de la poussière des morts, et des débris des empires. Souvent dans une grande plaine j'ai cru voir de riches moissons ; je m'en approchoïs , et ce n'éloit (jue des herbes flétries qui avoient trompé mon œil : sous ces moissons stériles, on distingue quelquefois les traces dune ancienne culture. Point d'oiseaux , point de labou- reurs , point de mugissemens de troupeaux , point de villages. Un petit nombre de fermes délabrées se montrent sur la nudité des champs ; les fenêtres et les portes en sont fermées; il n'en sort ni fumée, ni bruit, ni habi- tons; une espèce de sauvage, presque nu, pâle et mine par la fièvre , garde seulement ces tristes chaumières , comme ces spectres qui, dans nos histoires gothique ,

(i) « Deux choses te viendront à la fois dans un seul jour , m stérilité et veuvage. » Isàie.

ET ÉCLAIRCISSEMENS. 38i

défendent l'entrée des châteaux abandonnés. Enfin , l'on diroit qu'aucune nation n'a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale , et que vous voyez ces champs tels que les a laissés le soc de Cincinnatus, ou la dernière charrue romaine.

C'est du milieu de; ce terrain inculte que s'élève la grande ombre de la ville éternelle. Déchue de sa puis- sance terrestre, elle semble dans son orgueil avoir voulu s'isoler : elle s'est séparée des autres cités de la terre ; et comme une reine tombée du trône , elle a noblement caché ses malheurs dans la solitude.

Il me seroit impossible de vous peindre ce qu'on éprouve , lorsque Rome vous apparoît tout à coup au milieu de ses royaumes vides, inania régna, et qu'elle a l'air de se lever pour vous de la tombe elle éloit couchée. Tâchez de vous figurer ce trouble et cet éton- nement qu'éprouvoient les prophètes , lorsque Dieu leur envoyoit la vision de quelque cité à laquelle il avoit attaché les destinées de son peuple : quasi aspecius splendoris (i). La multitude des souvenirs , l'abondance des sentimens , vous oppressent, et votre âme est bouleversée à l'aspect de cette Rome qui a recueilli deux fois la succession du monde , comme héritière de Saturne et de Jacob (2).

(1) « C'étoit comme une vision de splendeur. » Ezêch.

(2) Montaigne décrit ainsi la campagne de Rome, telle qu'elle étoit il y a environ deux cents ans.

« Nous avions loin , sur notre main gauche , l'Apennin , le » prospect du pays mal plaisant, bossé, plein de profondes fan- *> dusses, incapables d'y recevoir nulle conduite de gens de

38 a NOTES

Vous croirez peut-être , mon cher ami , d'après cette description, qu'il n'y a rien de plus affreux que les cam- pagnes romaines? vous vous tromperiez beaucoup : elles ont une inconcevable grandeur; on est toujours prêt, en les regardant, à s'écrier avec Virgile :

Salve magna parent frugum , Saturnin tel! us , Magna virûm ( i ) !

Si vous les voyez en économiste , elles vous déplairont ; mais si vous les contemplez en artiste, en poëte, et même en philosophe, vous ne voudriez peut-être pas qu'elles fussent autrement. L'aspect d'un champ de blé ou d'un coteau de vigne ne donneroit pas à votre âme d'aussi fortes émotions que la vue de cette terre dont la culture moderne n'a pas rajeuni le sol, et qui est, pour ainsi dire , demeurée antique comme les ruines qui la couvrent.

Rien n'est beau comme les lignes de l'horizon romain, comme la douce inclinaison des plans, et les contours suaves et fnyans des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées y prennent la forme d'une arène, d'un cirque, d'un hippodrome ; les coteaux y sont taillés en terrasses, comme si la main puissanle des Romains avoit remué toule cette terre. Une vapeur particulière, répandue dans les

» guerre en ordonnance ; le terroir nu sans arbres , une bonne » partie ste'rile, le pays fort ouvert tout autour, et plus de dix » milles à la ronde, et quasi tout de cette sorte , fort peu peuplé » de maisons. »

(i) Terre fe'conde en fruits, en conque'rans fertile : Salut ! Delille , Gcorg.

ET ÉCLAIRCISSEMENT 383

lointains, arrondit les objets, et fait disparaître ce qu'ils pourraient avoir de trop dur ou de trop heurté dans leurs formes. Les ombres n'y sont jamais lourdes et noires ; il n'y a pas de masses si obscures dans les rochers et les feuillages, il ne s'insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre , le ciel , les eaux : toutes les surfaces , au moyen d'une gra- dation insensible de couleurs , s'unissent par leurs extré- mités, sans qu'on puisse déterminer le point une nuance finit et l'autre commence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude le Lorrain, cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? bien, c'est la lumière de Rome.

Je ne me lassois point de voir, à la villa Borghèse, le soleil se coucher sur les cyprès du mont Marius ou sur les pins de la villa Pamphili, plantés par Le Nôtre. J'ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte Mole, pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparoissent alors de lapis lazuli et d'or pâle, tandis que leur base et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d'une teinte violette ou purpurine. Quel- quefois de beaux nuages comme des chars légers, portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable , font com- prendre l'apparition des habitans de l'Olympe sous ce ciel mythologique ; quelquefois l'antique Rome semble avoir étendu dans l'occident toute la pourpre de ses Consuls et de ses Césars, sous les derniers pas du dieu du jour. Cette riche décoration ne disparoit pas aussi vite que dans nos climats : lorsque vous croyez que les teintes vont s'ef- facer , elle se ranime tout à coup sur quelqu'autre point

384 NOTES

tic l'horizon ; un crépuscule semble succéder à un cré- puscule , et la magie du couchant se prolonge. Il est vrai qu'à cette heure du repos des campagnes, l'air ne retentit plus de chants bucoliques ; les bergers n'y sont plus : JJulcia linquimus aroa ; mais on voit encore les grandes victimes du Clyiumne , des bœufs blancs ou des troupeaux de cavales demi- sauvages , descendre seuls au bord du Tibre , et s'abreuver dans ses eaux. Vous vous croiriez transporté au temps des vieux Sabins, ou au siècle de l'Arcadien Evandre , izotpêvEç ),awv (i), alors que le Tibre s'appeloit Albula (2) , et que le pieux Enée remonta ses ondes inconnues.

Je conviendrai toutefois que les sites de Naples sont peut-être plus éblouissans que ceux de Rome. Lorsque le soleil enflammé, ou la lune large et rougie, se lève au - dessus du Vésuve , comme un globe lancé par le volcan , la baie de Naples avec ses rivages bordés d'oran- gers, les montagnes de S or ente , l'ile de Caprée, la côte du Pausilippe, Baïes, Misène, Cumes, l'Averne , les Champs-Elysées , et toute cette terre Virgilienne , pré- sentent un spectacle magique ; mais il n'a pas le gran- diose de la campagne de Rome. Du moins est-il certain que l'on s'attache prodigieusement à ce sol fameux : il y a deux mille ans que Cicéron se croyoit exilé sous le ciel de l'Asie , et qu'il écrivoit à ses amis : Urbem, mi Rufi, cole et in istâ luce owe (3). Cet attrait de la belle Ausonie

(1) « Pasteurs des peuples. » Ilomcr.

(2) Vid. TU. Liv.

(3) « C'est à Rome qu'il faut habiter, mon cher Rufus , c'est

ET ECLAIRCISSEMENT 385

est encore le même. On cite plusieurs exemples de voya- geurs qui , venus à Rome dans le dessein d'y passer quelques jours, y sont demeurés toute leur vie. Il fallut que Le Poussin vint mourir sur cette terre des beaux paysages; et, au momenl même je vous écris, j'ai le bonheur d'y connoitre M. d'Agincourt, qui y vit seul depuis vingt-cinq ans, et qui promet à la France d'avoir aussi son Winchelinann.

Quiconque s'occupe uniquement de l'étude de l'anti- quité et des beaux-arts, ou quiconque n'a plus de liens dans la vie , doit venir demeurer à Rome. il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et qui occupera son cœur, des promenades qui lui diront tou- jours quelque chose. La pierre qu'il foulera aux pieds lui parlera , et la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S'il est mal- heureux , s'il a mêlé les cendres de ceux qu'il aima à tant de cendres illustres , avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipion au tombeau d'un ami ver- tueux , du superbe mausolée de Cecilia Metella , au modeste cercueil d'une femme infortunée ! Il pourra croire que ces nuànes chéris se plaisent à errer autour de ces monumens avec l'ombre d'un Cicéron pleurant encore sa Tullie , ou d'une Agrippine encore occupée de l'urne de Germanicus. S'il est chrétien, ah ! comment pourroit-

» à celte lumière qu'il faut vivre. » Je crois (;ue c'est dans Je premier ou dans le second livre des EpHres familières . Comme j'ai cité partout de mémoire, on voudra bien me pardonuer. s'il se tiouve quelqu'inexactitiide d„ns les citations.

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O. 23

386 NOTES

il alors s'arracher de cette terre qui est devenue sa patrie, de cette terre qui a vu naître un second empire plus saint dans son berceau, plus grand dans sa puissance que celui qui Ta précédé , de cette terre les amis que nous avons perdus , dormant avec les saints dans les catacombes , sous l'œil du Père des fidèles, paroissent devoir se réveiller les premiers dans leur poussière, et semblent plus voisins des cieux ?

Quoique Rome, vue intérieurement, ressemble aujour- d'hui à la plupart des villes européennes, toutefois elle conserve encore un caractère particulier : aucune autre cité ne présente un pareil mélange d'architecture et de ruines, depuis le Panthéon d'Agrippa jusqu'aux murailles gothiques de Bélisaire , depuis les monumens apportés d'Alexandrie jusqu'au dôme élevé par Michel- Ange. La beauté de ses femmes est un autre trait distinctif : elles rappellent, par leur port et leur démarche, les Clélie et les Cornélie ; on croiroit voir des statues antiques de Junon ou de Pallas, descendues de leur piédestal, et se promenant autour de leurs temples. D'une autre part , on retrouve chez les Romains ce ton des chairs, que les peintres appellent couleur historique, et qu'ils emploient dans leurs tableaux. Il semble naturel que des hommes dont les aïeux ont joué un si grand rôle sur la terre, aient servi de type aux Raphaël et aux Dominiquin , pour re- présenter les personnages de l'histoire.

Une autre singularité de la ville de Rome , ce sont les troupeaux de chèvres, et surtout ces attelages de grands bœufs aux cornes énormes que l'on trouve couchés au pied des obélisques égyptiens, parmi les débris du Forum,

ET ÉCLAIRCISSEMENS. 387

et sous les arcs ils passoient autrefois, pour conduire le triomphateur à ce Capitole que Cicéron appelle le conseil public de f univers :

Iiomanos ad iempla Deûm duxêrc tr.umphos. Aux bruits ordinaires des grandes cités se mêle ici le bruit des eaux que Ton entend de toutes parts, comme si Ton éloit auprès des fontaines de Rlanduse et d'Egérie. Du haut des collines renfermées dans l'enceinte de Rome , ou à l'extrémité de plusieurs rues, vous apercevez la cam- pagne en perspective , ce qui mêle la ville et les champs d'une manière très -pittoresque. En hiver, les toits des maisons sont couverts d'herbe, à peu près comme les vieux toits de chaume de nos paysans. Ces diverses circons- tances contribuent à donner à Rome je ne sais quoi de rustique , qui vous rappelle que ses premiers dictateurs con- duisoienlla charrue, qu'elle dut l'empire du monde à des laboureurs , et que le plus grand de ses poètes ne dédaigna pas d'enseigner l'art d'Hésiode aux enfans de Rornulus :

Ascrœumque cano Romana per oppida carmcn.

Quant au Tibre qui baigne cette grande cité , et qui en partage la gloire , sa destinée est tout-à-fait bizarre. Il passe dans un coin de Rome , comme s'il n'y éloit pas; on n'y daigne pas jeter les yeux, on n'en parle jamais, on ne boit point ses eaux , les femmes ne s'en servent pas pour laver; il se dérobe furtivement entre de méchantes maisons qui le cachent , et court, se précipiter dans la mer, honteux de s'appeler le Teoere.

11 faut maintenant, mon cher ami, vous dire quelque chose de ces ruines dont vous m'avez tant recommandé

25.

3S8 NOTES

de vous parler; je les ai vues en détail, soit à Rome, soit à Naples, excepté pourtant les temples de Ptestum , que je n'ai pas eu le temps de visiter. Vous sentez qu'elles doivent prendre différons caractères, selon les souvenirs qui s'y attachent.

Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j'étois allé m'asseoir au Colisée , sur la marche d'un des autels consacrés aux douleurs de la Passion. Le soleil, qui se couchoit , versoit des fleuves d'or par toutes ces galeries rouloit jadis le torrent des peuples ; de fortes ombres sortoient en même temps de l'enfoncement des loges et des corridors , ou tomboient sur la terre en larges bandes noires, du haut des massifs de l'architecture. J'apercevois, entre les ruines du coté droit de l'édifice, le jardin du palais des Césars, avec un palmier qui semble être placé tout exprès sur'ces débris , pour les peintres et les poètes. Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces pous- soient jadis dans cet amphithéâtre, en voyant déchirer des chrétiens par des lions et des panthères, on n'entendoit que les aboiemens des chiens de l'ermite qui garde ces ruines. Mais au moment le soleil descendit sous l'ho- rizon, la cloche du dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colisée. Cette correspondance, établie par des sons religieux entre les deux plus grands monumens de Rome païenne et de Ronic chrétienne, me causa une vive émotion ; je songeai que cet édifice moderne tom- beroit à son lour comme l'édifice antique, et que les monumens se succèdent comme les hommes qui les ont élevés; je me rappelai cjue ces mêmes Juifs qui, dans leurs premières captivités, travaillèrent aux ('dilues de

ET ECLAIHCISSEMENS. 339

l'Egypte et de Babylone , avoient aussi , dans îeur dernière dispersion , bâti cette énorme enceinte ; que Je monu- ment sous les voûtes duquel résonnoit cette cloche chré- tienne , étoit l'ouvrage d'un empereur païen , marqué dans les prophéties pour la destruction finale de Jérusalem. Sont-ce là, mon cher ami, d'assez hauts sujels de médi- tation fournis par une seule ruine , et croyez - vous qu'une ville de pareils effets se reproduisent à chaque pas soit digne d'être vue ?

Je suis retourné hier, g janvier, au Golisée, pour le voir dans une autre saison et sous un autre aspect; j'ai été étonné, en arrivant , de ne point entendre l'aboiement des chiens qui se montroient ordinairement dans les cor- ridors supérieurs de l'amphithéâtre, entre des ruines et des herbes séchées. J'ai frappé à la porte de l'ermitage pra- tiqué dans le cintre d'une loge; on ne m'a point répondu : l'ermite est mort. L'inclémence de la saison, l'absence du bon solitaire, des souvenirs récens et douloureux ont redoublé pour moi la tristesse de cette enceinte, au point que j'ai cru voir les ruines d'un édifice que j'avois admiré quelques jours auparavant dans toute son intégrité et toute sa fraîcheur. C'est ainsi que nous sommes avertis à chaque pas de notre néant. L'homme cherche au dehors des raisons pour s'en convaincre ; il va méditer sur les restes des monumens des empires ; et il ne songe pas qu'il est lui-même une ruine encore plus chancelante, et qu'il sera tombé avant ces débris ! Ce qui achève de rendre notre vie le songe d'une ombre (1), c'est que nous ne

(1) Pi/id.

3cjo NOTES

pouvons pas même espérer de vivre long-temps dans le souvenir de nos amis. Leur cœur, s'est gravée notre image , n'est-il pas , comme l'objet dont il retient les traits, une argile -sujette à se dissoudre? On m'a montré, à Porlicl , un morceau de cendre du Vésuve, qui tombe en poudre sous le toucher, et qui conserve l'empreinte , chaque jour plus effacée, du sein et du bras d'une jeune femme ensevelie sous les ruines de Pompéia : c'est une image assez juste (^bien qu'elle ne soit pas encore assez vaine) de la trace que notre mémoire laisse dans le cœur des hommes, qui n'est que cendre cl poussière (i).

Avant de partir pour Naples, j'étois allé passer quelques jours seul à Tivoli. Je parcourus les ruines des environs, et surtout celles de la villa Adriana. Surpris par la pluie , au milieu de ma course, je me réfugiai dans les salles des Thermes voisins du Pècile (2), sous un figuier qui avoit renversé le pan d'un mur en s'élevant. Dans un petit salon octogone, ouvert devant moi , une vigne vierge avoit percé la voûte de l'édifice, et son gros cep lisse, rouge et tor- tueux , montoit le long du mur comme un serpent. Autour de moi, à travers les arcades des ruines, s'ou- vroient des points de vue sur la campagne romaine. Des buissons de sureau remplissoient les salles désertes ou yenoient se réfugier quelques merles solitaires. Les frag- mens de maçonnerie étoient tapissés de feuilles de scolo- pendre , dont la verdure satinée se dessinoit comme un travail en mosaïque sur la blancheur des marbres. Ça et

(1) Job.

(2) Monuinens de la Villa.

ET ÉCLAIRC1SSEMENS. 39i

de hauts cyprès remplaçoient les colonnes tombées dans ces palais de la mort ; l'acanthe sauvage rampoil à leurs pieds, sur des débris, comme si la nature s'étoit plu à reproduire sur ces chefs-d'œuvre mutilés de l'architec- ture , l'ornement de leur beauté passée. Les salles diverses et les sommités des ruines ressembloient à des corbeilles et à des bouquets de verdure ; le vent en agitoit les guir- landes humides , et les plantes s'inclinoient sous la pluie du ciel.

Pendant que je contemplois ce tableau , mille idées confuses se pressoient dans mon esprit : tantôt j'admirois, tantôt je détestois la grandeur romaine; tantôt je pensois aux vertus , tantôt aux A'ices de ce propriétaire du monde , qui avoit voulu rassembler une image de son empire dans son jardin. Je me rappelois les événemens qui avoient renversé cette villa superbe ; je la voyois dépouillée de ses plus beaux ornemens par le successeur d'Adrien ; je voyois les Barbares y passer comme, un tourbillon , s'y cantonner quelquefois, et, pour se défendre dans ces monumens qu'ils avoient à moitié détruits , couronner l'ordre grec et toscan du créneau gothique : enfin , des religieux chrétiens , ramenant la civilisation dans ces lieux , plantoient la vigne , et conduisoient la charrue dans le temple des Stoïciens et les salles de V Académie (i). Bientôt le siècle des arts renaissoit, et de nouveaux sou- verains achevoient de bouleverser ce qui restoit encore des ruines de ces palais , pour y trouver quelque chef- d'œuvre des arts. A ces diverses pensées se mêloit une

([) Monumens de la Villa.

3ga NOTES

voix intérieure qui me répétoit ce qu'on a cent fois écrit sur la vanité des choses humaines. H y a même double vanité dans les monumens de la villa Adriana; ils n'étoient, comme on sait, que des imitations d'autres monumens répandus dans les provinces de l'empire romain : le véri- table temple de Sérapis'k Alexandrie, la véritable Aca- démie à Athènes, n'existent plus; vous ne voyez donc dans les copies d'Adrien que des ruines de ruines.

11 faudroit maintenant, mon cher ami, vous décrire le temple de la Sibylle à Tivoli , et le charmant temple de Vesta suspendu sur la cascade ; mais le temps me manque. Je regrette encore de ne pouvoir vous peindre cette cas- cade célébrée par Horace ; j'étois dans vos domaines , vous l'héritier de V Af e^ioi des Grecs ou du simplex mun- diiiis (i) du chantre de Y Ait portique : mais je l'ai vue dans une saison assez triste, et je n'étois pas moi-même fort. gai. Je vous dirai plus : j'ai été importuné de ce bruit des eaux , qui m'a tant de fois charmé dans les forêts américaines. Je me rappelle encore avec quelles délices, la nuit, au milieu du désert, lorsque mon bûcher étoit à demi éteint, que mon guide dormoit, que mes chevaux paissoient à quelque distance , je me rappelle , dis-je , avec quelles délices j'écoutois la mélodie des eaux et des vents dans la profondeur des bois. Ces murmures tantôt plus forts, tantôt plus foibles, croissant et décroissant à chaque inslant, me faisoient tressaillir, et chaque arbre étoit pour moi comme une espèce de lyre, dont les vente tiroient d'ineffables accords.

(i) « Elégante simplicité. » /for.

ET ÉCL/URCISSEMENS. 393

Aujourd'hui je m'aperçois que je suis moins sensible à ces charmes de la nature, et je doute que la cataracte de Niagara me causât la même admiration qu'autrefois. Quand on est très-jeune , la nature muette parle beaucoup, parce qu'il y a surabondance de sentimens dans le cœur de l'homme ; tout son avenir est devant lui (si mon Aris- tarque veut me passer cette expression); il espère reporter ses sensations au monde , et il se nourrit de mille chi- mères : mais dans un âge plus avancé, lorsque la perspec- tive que nous avions devant nous passe derrière , que nous sommes détrompés sur une foule d'illusions, alors la nature seule devient plus froide et moins parlante ; les jardins parlent peu (i). 11 faut, pour qu'elle nous inté- resse encore, qu'il s'y attache des souvenirs de la société, parce que nous nous suffisons moins à nous-mêmes ; la solitude nous pèse , et nous avons besoin de ces con- versations qui se font le soir à voix basse entre des amis (2).

Je n'ai pas quitté Tivoli , sans visiter la maison du poëte que je viens de citer; elle étoit en face de la villa de Mécène. C'étoit qu'il offroit Jloribus et vino genium memorem brevis œvi (3). L'ermitage ne pouvoit pas être grand, car il est situé sur la croupe même du coteau; mais on sent qu'on devoit être bien à l'abri dans ce lieu , et que tout y étoit commode , quoique petit. Du verger

(1) La Fonlnirie.

(2) Horace.

(3) « Des fleurs et du vin au génie qui nous rappelle la » brièveté de la vie. »

394 NOTES

qui cl oit au-devant de la maison, l'œil emhrassoit un pays immense : vraie retraite du poëte , a qui peu suffit , et qui jouit de tout ce qui n'est pas à lui : spatio brevi spem longam reseces (i). Après tout, il est fort aisé d'être philosophe comme Horace ; il avoit une maison à Rome , deux villa, Tune à Utique, l'autre à Tivoli. Il buvoit d'un certain vin du consulat de Tullus avec ses amis ; son buffet ètoii couvert d' argenterie ; il disoit familièrement au premier ministre du Maître du monde : « Je ne sens point les besoins de la pauvreté ; et si je voulois quelque chose de plus, Mécène, tu ne me le rejuserois pas. » Avec cela on peut chanter Lalagé , se couronner de lis qui vivent peu , parler de la mort en buvant le Falerne , et livrer au vent les chagri ns.

Je remarque qu'Horace, Virgile , Tibulle, Tite-Live, moururent tous avant Auguste, qui eut en cela le sort de Louis XIV : notre grand prince survécut un peu à son siècle , et se coucha le dernier dans la tombe , comme pour s'assurer qu'il ne restoit rien après lui.

Il vous sera sans doute fort indifférent de savoir que la maison de Catulle est. placée à Tivoli , au-dessus de la maison d'Horace, et qu'elle sert maintenant de demeure à quelques religieux chrétiens ; mais vous trouverez peut- êlre assez remarquable que l'Arioste soit venu composer ses fables comiques (2) au même lieu Horace s'est joué des choses de la vie. On se demande avec surprise, com-

(1) « Renferme clans un espace e'troittes longues espérances. Hor.

(2) Boileau.

ET ÉCLAIRC1SSEMENS. 3cj5

mont il se fait que le chantre de Roland, retiré chez le cardinal d'Est à Tivoli , ait consacré ses divines folies à la France , et à la France demi- barbare , tandis qu'il avoit sous les jeux les sévères monumens et les graves souve- nirs du peuple le plus sérieux et le plus civilisé de la terre. Au reste , la villa d'Est est la seule villa moderne qui m'ait intéressé, au milieu des débris des villa de tant d'empereurs et de consulaires. Cette illustre maison de Ferrare a eu le bonheur peu commun d'avoir été chantée par les deux plus grands poètes de son temps et les deux plus beaux génies de l'Italie moderne.

Piacciavi generose Ercolea proie Ornameno , c splendor del sccol nostro Ippoldo , etc.

C'est le cri d'un homme heureux, qui rend grâce à la maison puissante dont il recueille les faveurs, et dont il fait lui-même les délices. Le Tasse, plus touchant, fait entendre, dans son invocation, les accens de la recon- noissance d'un grand homme infortuné :

Tu magnanimo Alfonso , il quai ritogli , etc.

C'est faire un noble usage du pouvoir que de s'en servir pour protéger les talens exilés. Arioste et Hippo- lyte d'Est ont laissé dans les vallons de Tivoli un souve- nir qui ne le cède pas en charme à celui d'Horace et de Mécène. Mais que sont devenus les protecteurs et les pro- tégés? Au moment même j'écris, la maison d'Est vient de s'éteindre, sa villa tombe en ruine, comme celle du

396 NOTES

ministre d'Auguste : c'est l'histoire de toutes les choses et de tous les hommes :

Liwjuenda telhis , et domus , et placens Uxor{\).

Je passai presque tout un jour à cette superbe villa. Je ne pouvois me lasser d'admirer la vaste perspective dont on jouit du haut de ses terrasses. Au-dessous de vous s'étendent les jardins avec leurs platanes et leurs cyprès; après les jardins viennent les ruines de la maison de Mécène , placée au bord de l'Anio (2) ; de l'autre côté de la rivière , sur le coteau en face , règne un bois de vieux oliviers , l'on trouve les débris de la villa de Varus (3) ; un peu plus loin à gauche , dans la plaine , s'élèvent les trois monts Munticelli , san Francesco , et sant Angelo , et entre les sommets de ces trois monts voisins apparoit le sommet lointain et azuré de l'antique Soracle; à l'horizon et à l'extrémité des campagnes romaines , en décrivant un cercle par le couchant et le midi , on découvre les hauteurs de Monte-Fiascone , Rome, Civita-Vecchia, Ostie , la mer, Frascati sur- monté des pins de Tusculum ; enfin , revenant chercher Tivoli vers le levant, la circonférence entière de cette immense perspective se termine au mont Ripoli , autre -

(1) « Il faudra quitter la terre, une maison, une e'pouse >< chérie. » Ilor.

(2) Aujourd'hui le Tcvcronc.

(3) Le Varus qui fut massacre avec les légions en Germanie Voyez l'admirable morceau de Tacite.

ET ÉCLAIRC1SSEMENS. 397

fois occupé par les maisons de Brulus et d'Atticus, et au pied duquel se trouve la villa Adiiana.

Au milieu de ce tableau, le Teverone descend rapide- ment vers le Tibre, et L'œil en peut suivre le cours jusqu'au pont s'élève le mausolée de la famille Plotia, bâti en forme de tour. Le grand chemin de Rome se déroule aussi dans la campagne ; c'étoit l'ancienne voie Tiburtine , autrefois bordée de sépulcres, et le long de laquelle des meules de foin, élevées en pyramides, imitent encore des tombeaux.

Il seroit difficile de trouver dans le reste du monde une vue plus propre à faire naître de puissantes réflexions. Je ne parle pas de Rome, dont on aperçoit les dômes, et qui seule dit tout : je parle seulement des lieux et des monumens renfermés dans cette vaste étendue. Voilà la maison Mécène , rassasié des biens de la terre, mourut d'une maladie de langueur; Varus quitta ce coteau, pour aller verser son sang dans les marais de la Germanie; Cassius et Brutus abandonnèrent ces retraites pour boule- verser leur patrie ; sous ces pins de Frascati, Cicéron dic- toit ses Tusculanes; Adrien fit couler un nouveau Pénée au pied de cette colline, et transporta dans ces lieux les noms , les charmes et les souvenirs du vallon de Tempe ; vers cette source de la Solfatare , la reine de Palmyre acheva ses jours dans l'obscurité , et sa ville d'un moment disparut dans le désert; c'est ici que le roi Latinus con- sulta le dieu Faune dans la forêt de TAlbunée ; c'est ici qu'Hercule avoit son temple, que la sibylle Tiburtine dictoit ses oracles ; ce sont les montagnes des vieux Sabins, les plaines de l'antique Latium; terre de Saturne

3i}8 NOTES

et de Rhée, berceau de l'âge d'or chanté par tous les poètes, rians coteaux de Tibur et de Lucrétile, dont le seul génie français a pu retracer les grâces, et qui atten- doient le pinceau du Poussin et de Claude Lorrain.

Je descendis de la villa d'Est xers les trois heures après midi, je passai le Teverone sur le pont de Lupus, pour entrer à Tivoli par la porte Sabine. En traversant le bois d'oliviers dont je viens de vous parler, j'aperçus une cha- pelle blanche, dédiée à la Madone Quintilanea, et bâlie sur les ruines de la villa de Varus. C'étoit un dimanche; la porte de cette chapelle étoit ouverte ; j'y entrai; je vis trois autels disposés en forme de croix ; sur celui du milieu s'élevoit un crucifix d'argent, devant lequel brùloit une lampe suspendue à la voûte. Un seul homme , qui avoit l'air très-malheureux, éloit prosterné auprès d'un banc; il prioit avec tant de ferveur, qu'il ne leva pas même les yeux sur moi au bruit de mes pas. Je sentis ce que j'ai mille fois éprouvé en entrant, dans une église, c'est-à-dire un cerlain apaisement des troubles du cœur (pour parler comme nos vieilles Bibles ), et je ne sais quel dégoût de la terre. Je me mis à genoux à quelque distance de cet homme , et, inspiré par le lieu, je ne pus m'empêcher de prononcer cette prière : « Dieu du voyageur, qui avez voulu que le pèlerin vous adorât dans cet humble asile, bâti sur les ruines du palais d'un grand de la terre ; Mère de douleur, qui avez établi votre culte de miséricorde dans l'héritage de ce Romain malheureux , mort loin de son pays, parmi des Barbares! nous ne sommes ici q»e deux fidèles prosternés au pied de voire autel solitaire. Accordez à cet inconnu qui semble si profondément

ET ÉCLAIRCISSEMENT 399

humilié devant vos grandeurs , tout ce qu'il vous demande ; faites que les prières de cet homme servent à leur tour à guérir mes infirmités , afin que ces deux chrétiens qui sont inconnus l'un à l'autre , qui ne se sont rencontrés qu'un instant dans la vie , et qui vont se quitter pour ne plus se voir ici-bas, soient tout étonnés, en se retrouvant au pied de votre trône , de se devoir mutuellement une partie de leur bonheur, par les miracles de la charité! »

Quand je viens à regarder, mon cher ami, toutes les feuilles éparses sur mon bureau, je suis épouvanté de mon énorme fatras, et j'hésite à vous l'envoyer. Je sens pourtant que je ne vous ai rien dit , que j'ai oublié mille choses que j'aurois vous dire. Comment, par exemple , ne vous ai-je pas parlé de Tusculum , de ce Cicéron qui , selon Sénèque, « fut le seul génie que le peuple romain ait eu égal à son empire? lllud ingenium quod solum popu- lus Romanus par imperio suo habuit. » Mon voyage à Naples; ma descente dans la cratère du Vésuve (i), mes courses à Pompéia , à Capoue, à Caserte , à la Solfatare , au lac d'Averne, à la grotte de la Sibylle, auroient pu vous intéresser, etc. Baies, se sont passées tant de

(i) Il n'y a que de la fatigue et aucun danger à descendre dans le cratère du Vésuve. Il faudroit avoir le malheur d'y être surpris par une éruption, et dans ce cas- même, si l'on n'e'toit pas emporte' par l'explosion de la matière, l'expérience a prouvé qu'on peut encore se sauver sur la lave ; comme elle coule avec une extrême lenteur, sa surface se refroidit assez vite pour qu'on puisse y passer rapidement. Je suis descendu jusque dans un des trois petits cratères, formés dans le milieu du grand cratère, par la dernière éruption, qui eut lieu en 1797. Les

4oo NOTES

scènes mémorables, méritèrent seul un volume- Il me semble que je vois encore la tour de Baula éloit placée la maison d'Agrippine , et elle dit ce mot sublime aux assassins envoyés par son fils : « Venlrem feri (i). » L'ile de Nisida, qui servit de retraite à Brutus, après le meurtre de César, le pont de Caligula, la Piscine admi- rable, tous ces palais bâtis dans la mer, dont parle Horace, vaudroient bien la peine qu'on s'y arrêtât un moment. Virgile a placé ou trouvé dans ces lieux les belles fictions du sixième livre de son Enéide; c'est de qu'il écrivoit à .Auguste ces paroles modestes (elles sont, je crois, les seules ligues de prose qui nous restent de ce

grand homme) : Ego verb fréquentes à te litteras accipio

De JEnea quidem rneo , si mehercule Jam dignum auribus habcrcmtuis, libenter milterem; sed tania inchoata res est , nt pêne pitio mentis tanlum opus ingressits mihi videur; cùtn prœsertim , ut sois, alla ipioque studia ad id opus multo- que potiora impertiar (2).

Mon pèlerinage au tombeau deScipion l'Africain est un de ceux qui a le plus satisfait mon cœur, bien que j'aie manqué le but pour lequel je 1 avois entrepris. On m'avoit

fumées, du côté de la torre de V Annunziata , étoient assez fortes; je fis plusieurs tentatives inutiles, pour parvenir à une lueur que l'on voyoit sur le flanc opposé , du côté de Caserte : dans quelques endroits, la rendre étoil brûlante à deux pouces de profondeur sous sa surface.

(1; Tacite.

(2) Ce fragment se trouve dans les Saturnales de Marrobe , mais je ne puis indiquer le livre : je crois pourtant que c'est le premier.

ET ECLAIRCISSEMENS. 4ci

dit que le mausolée de ce fameux Romain existoit encore , et qu'on y lisoit même le mot patria , seul reste de cette inscription qu'on prétend y avoir été gravée : Ingrate , patrie , tu n'auras pas mes os. Je me suis rendu à Patria , l'ancienne Literne; je n'ai point trouvé le tombeau, mais j'ai erré sur les ruines de la maison que le plus grand et le plus aimable des hommes habita dans son exil. Il me sembloit voir le vainqueur d'Annibal se promener au bord de la mer sur la côte opposée à celle de Carthage , se con- solant de l'injustice de Rome, par les charmes de l'amitié et le souvenir de ses verlus (i).

(i) Non seulement on m'avoit dit que ce tombeau existoit , mais j'avois lu les circonstances que je rapporte ici, dans je ne sais plus quel voyageur. Cependant les raisons suivantes me font douter un peu de la vérité des faits.

i°. Il me paroît que Scipion , maigre' les justes raisons de plainte qu'il avoit contre Rome , aimoit cependant trop sa patrie , pour avoir voulu qu'on gravât cette inscription sur son tombeau : cela semble contraire à tout ce que nous connoissons du génie des anciens.

2°. L'inscription rapportée est conçue presque littéralement dans les termes de l'imprécation que Tite-Live fait prononcer à Scipion en sortant de Rome : ne seroit-ce pas la source de l'erreur ?

3°. Plutarque raconte que l'on trouva près de Gaïete une urne de bronze dans un tombeau de marbre, les cendres de Scipion dévoient avoir été renfermées, et qui portoit une ins- cription très-différente de celle dont il s'agit ici.

L'ancienne Literne ayant pris le nom de Patria , cela a pu donner naissance à ce qu'on a dit du mot patria , resté seul de toute l'inscription du tombeau. Ne seroit-ce pas, en effet, un hasard fort singulier que le lieu se nommât Patria , et que le

3. 26

4o2 NOTES

Quant aux Romains modernes, mon cher ami, Du- closme semble avoir de l'humeur lorsqu'il les appelle 1rs Italiens de Rome. Je crois qu'il y a encore chez eux le fond d'une nation peu commune. On peut découvrir aisé- ment parmi ce peuple trop sévèrement jugé, un grand sens, du courage, de la patience, du génie, des traces

mot patria se trouvât aussi sur le monument de Scipion! à moins que l'on suppose que l'un a pris son nom de l'autre.

Il se peut faire toutefois que des auteurs que je ne connois pas aient parlé de cette inscription de manière à ne laisser aucun doute : il y a même une phrase dans Plutarque, qui semble favorable à l'opinion que je combats. Un homme du plus grand me'rite, et qui m'est d'autant plus cher qu'il est fort malheureux, a fait, presqu'en même temps que moi, le voyage de Patria. Nous avons souvent causé ensemble de ce lieu célèbre; mais je ne suis pas bien sûr qu'il m'ait dit avoir vu lui-même le tombeau et le mot ( ce qui traucheroit la difficulté ) , ou s'il m'a seulement raconté la tradition populaire. Quant à moi, je n'ai point trouvé le monument , et je n'ai vu que les ruines de la villa, qui sont très-peu de chose.

Plutarque parle de l'opinion de ceux qui vouloient que le tombeau de Scipion fût auprès de Home. Mais ils confondoicnt évidemment le tombeau des Scipion et le tombeau de Scipion. Tite-Live affirme que celui-ci étoit à Literne, qu'il éloit sur- monté d'une statue qui fut abattue par une tempête, et qu'il avoit vu lui-même cette statue. On savoit d'ailleurs parSénèque, Cicéron et Pline, que l'autre tombeau, c'est-à-dire celui des Scipion , avoit existé en effet à une des portes de Rome. Il a été découvert sous Pie VI; on en a transporté les inscriptions au musée du Vatican : parmi les noms des membres de la famille «les Scipion, trouvés dans le monument, celui de l'Africain manque.

ET ÉCLAIRCISSEMENS. 4o3

profondes de ses anciennes mœurs, je ne sais quel air de souverain, et quels nobles usages qui sentent encore la royauté. Avant de condamner cette opinion, qui peut, vous paroître bizarre , il faudroit entendre mes raisons , et je n'ai pas le temps de vous les rapporter.

Que de choses me resteroient à vous dire sur la litté- rature italienne ! Savez-vous que je n'ai vu qu'une seule fois le comte Alfieri dans ma vie , et devineriez-vous dans quelle circonstance ? je l'ai vu mettre dans le cercueil ! On me dit qu'il n'étoit presque pas changé ; sa physio- nomie me parut noble et grave ; la mort y ajoutoit sans doute une nouvelle sévérité. Je tiens de la bonté d'une personne qui lui fut bien chère , et de la politesse d'un ami du comte Alfieri à Florence , des notes curieuses sur les ouvrages posthumes et les opinions de cet homme célèbre. La plupart des papiers publics , en France , ne vous ont donné sur cela que des renseignemens tronqués et incertains. En attendant que je puisse vous commu- niquer mes notes, je vous envoie l'épitaphe que le comte Alfieri avoit faite, en même temps que la sienne, pour sa noble amie.

4o4 NOTES

HIC. SITA. EST. Al. . . . E. . . . St. . . .

Alf. . . . Com. . . .

Génère, forma, moribus.

Incomparabili. ani'mi. candore.

Prœclarissima.

A. Victorio. Aîferio.

Jus ta. quem. sarcophago. uno. (i)

Tumulaia. est.

Annorum. 26. spatio.

Ultra res. omnes. dilecia.

Et. quasi, mortale. numen.

Ab ipso, constanier. habita.

Et. obseivata.

Vixit annos... menses... dies...

Hannoniœ. Montibus. nata.

Obiil... die... mensis...

Anno Domini. M. D. CCC... (2)

(1) Sic inscribendum, me, ut op'mor et opto , prœmoriente . sed, aliter jubenie Deo, aliter inscribendum :

Qui. Juxta. eam. sarcophago. uno. Conditus erit quamprimum.

(2) « Ici repose Héloïse E. St. comtesse et Al. , illustre par ses » aïeux , célèbre par les grâces de sa personne , par les agrémens » de son. esprit , et par la candeur incomparable de son âme. » Inhumée près de Victor Alfieri , dans un même tombeau (*) ; il » la préféra , pendant vingt-six ans , à toutes les choses de la » terre. Mortelle, elle fut constamment suivie et honorée par lui , » comme si elle eût été une Divinité.

» Née à Mont ; elle vécut et mourut le »

(•) Ainsi j'ai écrit , espérant , désirant mourir le premier ; mais s'il plaît a Dieu d'en ordonner autrement, il faudra autrement écrire :

« Inhumée par la volonté de Victor Alfieri, qui sera bientôt enseveli pris d'elle 11 dans un même tombeau. >•

ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 4o5

La simplicité de cette épitaphe, et surtout la note qui l'accompagne , me semblent extrêmement touchantes.

Pour cette fois, j'ai fini ; je vous envoie ce monceau de ruines, faites-en tout ce qu'il vous plaira. Dans la description des divers objets dont je vous ai parlé, je crois n'avoir omis aucune circonstance remarquable , si ce n'est que le Tibre est toujours le flaous Tiberinus de Virgile. On prétend qu'il doit sa couleur limoneuse aux pluies qui tombent dans les montagnes d'où il descend. Souvent, par le temps le plus serein, en regardant couler ses flots décolorés , je me suis représenté une vie com- mencée au milieu des orages : le reste de son cours passe en vain sous un ciel pur ; le fleuve demeure teint des eaux de la tempête , qui l'ont troublé dans sa source.

Chateaubriand.

FIN DES NOTES DU TROISIEME VOLUME.

TABLE DES CHAPITRES

CONTENUS DANS CE VOLUME.

TROISIEME PARTIE.

BEAUX-ARTS ET LITTÉRATURE.

V^nAPITRE I.

Chapitre II. Chapitre III.

Chapitre IV. Chapitre V. Chapitre VI. Chapitre VII. Chapitre VIII

Chapitre I. Chapitre II. Cuapitre III.

LIVRE PREMIER.

BEAUX -ARTS.

Musique. De l'influence du Christia- nisme dans la musique Pag. i

Du Chant Grégorien 6

Partie historique de la peinture chez les

Modernes 1 1

Des sujets de Tableaux 17

Sculpture 21

Architecture. Hôtel des Invalides 24

Versailles a8

Des Eglises gothiques 3n

LIVRE SECOND.

PHILOSOPHIE.

Astronomie et Mathématiques 07

Chimie et Histoire naturelle 5q

Des Philosophes chrétiens. Métaphysi- ciens Kg

TABLE DES CHAPITRES. 407

Chapitre IV. Suite des Philosophes chrétiens. Puhli-

cistes 74

Chapitre V. Moralistes. La Bruyère 77

Chapitre VI. Suite des Moralistes 8a

LIVRE TROISIÈME.

HISTOIRE.

Chapitre I. Du Christianisme, dans la manière

d'écrire l'Histoire g3

Chapitre II. Causes générales qui ont empêché les écrivains modernes de réussir en His- toire. Première cause : beautés des

sujets antiques 98

Chapitre III. Suite du précédent. Seconde cause : les anciens ont épuisé tous les genres d'his- toire, hors le genre chrétien io3

Chapitre IV. Pourquoi les Français n'ont que des

Mémoires 109

Chapitre V. Beau côté de l'histoire moderne n5

Chapitre VI. Voltaire, historien 119

Chapitre VII. Philippe de Commines et Rollin 122

Chapitre VIII. Bossuet, historien 124

LIVRE QUATRIÈME.

ELOQUENCE.

Chapitre I. Du Christianisme dans l'éloquence. .. ,. i3i

Chapitre II. Des Orateurs. Les Pères de l'Eglise.... i36

Chapitre III. Massillon 148

Chapitre IV. Bossuet, orateur i55

Chapitre V. Que l'incrédulité est la principale cause

de la décadence du goût et du génie. . 16S

4o8 TABLE DES CHAPITRES.

LIVRE CINQUIÈME.

HARMONIES DE LA RELIGION CHRÉTIENNE AVEC LES SCÈNES DE LA NATOSE ET LES PASSIONS DO CŒUR HUMAIN.

Chapitre I. Division des Harmonies 177

Chapitre IL Harmonies physiques. Sites des Monu- mens religieux , Couvens Maronites , Cophtes , etc 179

Chapitre III. Des Ruines en ge'ne'ral. Qu'il y en a de

deux espèces 191

Chapitre IV. Effet pittoresque des Ruines. Ruines de

Palmyre , d'Egypte , etc 196

Chapitre V. Ruines des Monumens chrétiens 200

Chapitre VI. Harmonies morales. Dévotions popu- laires ao5

Chapitre VII. Réunion des Harmonies physiques et

morales *i5

LIVRE SIXIÈME.

SUITE DES HARMONIES DE LA RELIGION CHRETIENNB AVEC LES SCÈNES DE LA NATURE ET LES PASSIONS DU CŒUR HUMAIN.

Atala, ou les Amours de deux Sauvages dans le désert.

Prologue 217

Notes et Eclaircissemens 343

FIN DE LA TABLE DU TROISIEME VOLUME.

s

I