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COLLECTION :
GENIE
DU
CHRISTIANISME
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BEAUTÉS DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.
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IMPRIMERIE LE NORMAT^T, RDE T>E SEINE, IS° 8.
GENIE
DU
CHRISTIANISME,
ou
BEAUTÉS DE LA RELIGION CHRÉTIENNE ;
PAR M. LE V^E DE CHATEAUBRIAND. -
chose admiraLle ! la religion chre'lienne, qui ne itctnble avoir d'objet que la fc'licité de l'autre vie, fait l'ncore notre bonheur dans celle-ci.
MoNTBSQuiiiu , Esp. des Lois ,\tv. isxir ,ch. 3.
TOME QUATRIÈME.
PARIS.
LE NORMANT, IMPRIMEUR-LIBRAIRE,
RDE DE SEINE, k" 8, PRES LE PO^T DES ARTS.
MDCCCXXIII.
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
Iittp://www.arclnive.org/details/genieducliris182304cliat
GENIE
DU CHRISTIANISME.
QUATRIÈME PARTIE.
CULTE.
LIVRE PREMIER.
ÉGLISES, ORNEMENS, CHANTS, PRIÈRES, SOLENNITÉS, elC.
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CHAPITRE PREMIER.
Des Cloches.
L'histoire d'Alala nous ramène naturelle- ment au culte chrétien dont nous venons de voir quelques cérémonies au milieu des dé- serts. Ce sujet est pour le moins aussi riche que celui des trois premières parties , avec les- quelles il forme un tout complet.
4,
a GÉNIE
Or, puisque nous allons entrer dans le temple , parlons premièrement de la cloche qui nous y appelle.
C'étoit d'abord, ce nous semble, une chose assez merveilleuse d'avoir trouvé le moyen, par un seul coup de marteau, de faire naître, à la même minute , un même sentiment dans mille cœurs divers , et d'avoir forcé les venls et les nuages à se charger des pensées des hommes. Ensuite , considérée comme harmonie , la cloche a indubitablement une beauté de la première sorte : celle que les artistes appel- lent le grand. Le bruit de la foudre esl sublime, et ce n'est que par sa grandeur ; il en est ainsi des vents , des mers , des volcans , des cata- ractes, de la voix de tout un peuple.
Avec quel plaisir Pythagorc , qui prêtoit l'oreille au marteau du forgeron, n'eût-il point écouté le bruit de nos cloches, la veille d'une solennité de l'Eglise! L'âme peut être attendrie par les accords d'une lyre, mais elle ne sera pas saisie d'enthousiasme , comme lorsque la foudre des combats la réveille, ou qu'une pesante sonnerie proclame dans la région des nuées les triomphes du Dieu des batailles.
Et pourtant ce n'étoit pas là le caractère le
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plus remarquable du son des cloches ; ce son avoit une foule de relations secrètes avec nous. Combien de fois, dans le calme des nuits, les lintemens d'une agonie , semblables aux lentes pulsations d'un cœur expirant, n'ont-ils point surpris l'oreille d'une épouse adultère ! Com- bien de fois ne sont-ils point parvenus jusqu'à l'athée, qui, dans sa veille impie, osoit peut- être écrire qu'il n'y a point de Dieu ! La plume échappe de sa main ; il écoute avec effroi le glas de la mort, qui semble lui dire : Est-ce quil ii'y a point de Dieu? Oh î que de pareils bruits n'effrayèrent - ils le sommeil de nos tyrans! Etrange religion, qui, au seul coup d'un airain magique , peut changer en tour- mens les plaisirs , ébranler l'athée , et faire tomber le poignard des mains de l'assassin ! Des sentimcns plus doux s'attachoient aussi au bruit des cloches. Lorsqu'avec le chant de l'alouette , vers le temps de la coupe des blés , on entend oit, au lever de l'aurore , les petites sonneries de nos hameaux, on eût dit que l'ange des moissons, pour réveiller les labou- reurs, soupiroit, sur quelque instrument des Hébreux , l'histoire de Séphora ou de Noémi. Il nous semble que , si nous étions po'étes ,
I.
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nous ne dédaignerions point cette cloche agitée par les fantômes ^ dans la vieille chapelle de la forêt, ni celle qu'une religieuse frayeur balançoit dans nos campagnes , pour écarter le tonnerre, ni celle qu'on sonnoit la nuit, dans certains ports de mer, pour diriger le pilote à travers les écueils. Les carillons des cloches, au milieu de nos fêtes, sembloient augmenter l'allégresse publique ; dans des cala- mités , au contraire , ces mêmes bruits deve- noient terribles. Les cheveux dressent encore sur la tête , au souvenir de ces jours de meurtre et de feu, retentissant des clameurs du tocsin. Qui de nous a perdu la mémoire de ces hurle- mens , de ces cris aigus entrecoupés de silences, durant lesquels on distinguoit de rares coups de fusil, quelque voix lamentable et solitaire , et surtout le bourdonnement de la cloche d'alarme , ou le son de l'horloge qui frappoit tranquillement l'heure écoulée ?
Mais, dans une société bien ordonnée, le bruit du tocsin , rappelant une idée de secours, frappoit Tame de pitié et de terreur, et faisoit couler ainsi les deux sources des sensations tragiques.
Tels sont à peu près les sentimens que fai-
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soient naître les sonneries de nos temples; sentimens d'autant plus beaux , qu'il s'y mcloit un souvenir du ciel. Si les cloches eussent été attachées à tout autre monument qu'à des églises, elles auroient perdu leur sympathie morale avec nos cœurs. C'étoit Dieu même qui commandoit à l'ange des victoires de lancer les awléesqui publioient nos triomphes, ou à l'ange de la mort de sonner le départ de l'àme qui venoit de remonter à lui. Ainsi , par mille voix secrètes , une société chrétienne correspondoit avec la divinité , et ses institu- tions alloient se perdre mystérieusement à la source de tout mystère.
Laissons donc les cloches rassembler les fidèles ; car la voix de l'homme n'est pas assez pure pour convoquer au pied des autels le repentir, l'innocence et le malheur. Chez les Sauvages de l'Amérique , lorsque des sup- plians se présentent à la porte d'une cabane , c'est l'enfant du lieu qui introduit ces infor- tunés au foyer de son père : si les cloches nous étoient interdites , il faudroit choisir un enfant pour nous appeler à la maison du Seigneur.
6 GÊNIK
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CHAPITRE IL
Du Vêtement des Prêtres et des Ornemens de l'Eglise.
On ne cesse de se récrier sur les institutions de l'antiquité , et l'on ne veut pas s'apercevoir que le culte évangélique est le seul débris de cette antiquité qui soit parvenu Jusqu'à nous ; tout, dans FEglise , retrace ces temps éloignés dont les hommes ont depuis long-temps quitté les rivages , et où ils aiment encore à égarer leurs pensées. Si l'on fixe les yeux sur le prêtre chrétien , à l'instant on est transporté dans la patrie de Numa, de Lycurgue ou de Zo- roastre. La tiare nous montre le Mède errant sur les débris de Suze et d'Ecbatane ; Vaube ^ dont le nom latin rappelle et le lever du jour et la blancheur virginale, offre de douces con- sonnanccs avec les idées religieuses ; toujours un majestueux souvenir ou une agréable har- monie s'attache aux tissus de nos autels. • Et ces autels chrétiens, modelés comme des
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tombeaux antiques, et ces images du soleil vivant renfermées dans nos tahcrnacles , ont- ils quelque chose qui blesse les yeux ou qui choque le goût? Nos calices avoient cherché leurs noms parmi les plantes, et le lis leur avoit prêté sa forme ; gracieuse concordance entre l'Agneau et les fleurs.
Comme la marque la plus directe de la foi, la croix est aussi l'objet le plus ridicule à de certains yeux. Les Romains s'en ctoient mo- qués, ainsi que les nouveaux ennemis du chris- tianisme; etTcrtullien leur avoit montré qu'ils cmployoient eux-mêmes ce signe dans leurs faisceaux d'armes. L'attitude que la croix fait prendre au Fils de l'Homme , est sublime : l'affaissement du corps et la tête penchée font un contraste divin avec les bras étendus vers le ciel. Au reste , la nature n'a pas été aussi délicate que les incrédules ; elle n'a pas craint de mouler la croix dans une multitude de ses ouvrages : il y a une famille entière de fleurs qui appartient à cette forme , et cette famille se distingue par une inclination à la solitude ; la main du Tout-Puissant a aussi placé l'éten- dard de notre salut parmi les soleils.
L'urne qui renferraoit les parfums imitoit
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la forme d'une navette; des feux et d'odo- rantes vapeurs flottoient dans un vase à l'ex- trémité d'une longue chaîne : là se voyoient les candélabres de bronze doré , ou\Tage d'un Gafieri ou d'un Vassé , et images des chande- liers mystiques du Roi-pocte ; ici , les vertus cardinales , assises, soutenoient le lutrin trian- gulaire; des lyres accompagnoient ses faces, un globe terrestre le couronnoit , et un aigle d'airain, surmontant ces belles allégories, sembloit, sur ses ailes déployées, emporter nos prières vers les cieux. Partout se présen- toient et des chaires légèrement suspendues, et des vases surmontés de flammes , et des balcons , et de hautes torchères , et des ba- lustres en marbre , et des stalles sculptées par les Charpentier et les Dugoulon, et des lam- padaires arrondis parles Ballin ; et des Saints- Sacremens de vermeil , dessinés par les Ber- trand et les Cotte. Quelquefois les débris des temples des dieux du mensonge servoient à décorer le temple du vrai Dieu; les bénitiers de Saint-Sulpice étoient deux urnes sépul- crales apportées d'Alexandrie : les bassins , les patènes , les eaux lustrales rappeloient les sacrifices antiques ; et toujours venoient se
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mcler , sans se confondre, les souvenirs de la Grèce et d'Isra'êl.
Enfin , les lampes et les fleurs qui dccoroienl nos églises servoient à perpétuer la mémoire de ces temps de persécution , où les fidèles se rassembloicnt pour prier dans les tombeaux. On croyoitvoir ces premiers chrétiens allumer furtivement leur flambeau sous des arches fu- nèbres , et les jeunes filles apporter des fleurs, pour parer l'autel des catacombes : un pasteur, éclatant d'indigence et de bonnes œuvres, consacroit ces dons au Seigneur. C'étoit alors le véritable règne de Jésus-Christ , le Dieu des petits et des misérables; son autel étoit pauvre comme ses serviteurs. Maissi les calices eïoïent de bois , \q?> prêtres étoicnt (Tory comme parle saint Boniface ; et jamais on n'a vu tant de vertus évangéliques, que dans ces âges, où, pour bénir le Dieu de la lumière et de la vie, il falloit se cacher dans la nuit et dans la mort.
GÉNIE
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CHAPITRE IIL
Des Chants et des Prières,
On reproche au culte catholique d'employer,, dans ses chants etses prières , une langue étran- gère au peuple , comme si l'on préchoit en latin, et que l'office ne fût pas traduit dans tous les livres d'église. D'ailleurs, si la reli' gion , aussi mobile que les hommes , eût changé d'idiome avec eux , comment aurions- nous connu les ouvrages de l'antiquité ? Telle est l'inconséquence de notre humeur , que nous blâmons ces mêmes coutumes auxquelles nous sommes redevables d'une partie de nos sciences et de nos plaisirs.
Mais, à ne considérer l'usage de l'Eglise Romaine que sous ses rapports immédiats , nous ne voyons pas ce que la langue de Vir- gile, conservée dans notre culte (et même en certains temps et en certains lieux la langue cl'Homère) peut avoir de si déplaisant. Nous croyions qu'une langue antique et mysté-
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rieuse, une langue qui ne varie plus avec les siècles, convenoit assez bien au culte de l'Etre éternel , incompréhensible , immuable. Et puisque le sentiment de nos maux nous force d'élever vers le Roi des rois une voix suppliante, n'est-il pas naturel qu'on lui parle dans le plus bel idiome de la terre , et dans celui-là même dont se servoicnt les nations prosternées pour adresser leurs prières aux Césars ?
De plus , et c'est une chose remarquable , les oraisons en langue latine semblent redou- bler le sentiment religieux de la foule. Ne seroit-ce point un effet naturel de notre pen- chant au secret ? Dans le tumulte de ses pensées et des misères qui assiègent sa vie, l'homme , en prononçant des mots peu fami- liers ou même inconnus , croit demander les choses qui lui manquent , et qu'il ignore ; le .vague de sa prière en fait le charme , et son âme inquiète , qui sait peu ce qu'elle désire , aime à former des vœux aussi mystérieux que ses besoins.
Il reste donc à ex miner ce qu'on appelle la harharle des cantiques saints.
On con\'ient assez g<'néralement que , dans
la GÉNIK
le genre lyrique , les Hébreux sont supérieurs aux autres peuples de l'antiquité : ainsi l'Eglise qui chante tous les jours les psaumes et les leçons des prophètes, a donc premièrement un très-beau fonds de cantiques. On ne devine pas trop , par exemple , ce que ceux-ci peu- vent avoir de ridicule ou de barbare.
* N'espërons plus, mon âme, aux promesses du monde, etc. (i) « Qu'aux accens de ma voix la ferre se rt-veille, etc. »
« J'aî vu mes tristes journées
» De'cliner vers leur penchant , etc. (2). »
L'Eglise trouve une autre source de chants- dans les évangiles et dans les cpîtres des apôtres. Racine, en imitant ces proses (3), a pensé , comme Malherbe et Rousseau , qu'elles étoient dignes de sa Muse. Saint Chry- sostôme, saint Grégoire, saint Ambroise , saint Thomas d'Aquin , Coffin , Santeuil , ont réveillé la lyre grecque et latine dans les tombeaux d'Alcée et d'Horace. Vigilante à louer le Seigneur, la religion mêle au matin ses concerts à ceux de l'aurore .
(i) Malh. Livre I, ode 3«.
(2) Rouss. Livre I, odes 3"= et lo^
(3) Voyez le cantique lire de saint Paul.
DU CHRISTIANISME. i3
Splendor paternœ gloria t etc.
Source ineffable de lumière , Verbe, en qui l'Eternel contemple sa beauté, Astre , dont le soleil n'est que l'ombre grossière. Sacré jour, dont le jour emprunte sa clarté , Lève-toi , soleil adorable , etc.
Avec le soleil couchant l'Eglise chante encore (i):
Caîi Deus sanctissîme.
Grand Dieu, qui fais briller sur la voûte étoiléc
Ton trône glorieux, Et d'une blancbeur vive à la pourpre mêlée.
Peins le cintre des cieux.
Cette musique d'Israël, sur la lyre de Racine, ne laisse pas d'avoir quelque charme : on croit moins entendre un son réel^ que cette voix intérieure et mélodieuse qui , selon Pla- ton, réveille au matin les hommes ëpris de la vertu , en chaniani de toute sa force dans leurs cœurs.
Mais, sans avoir recours à ces hymnes, les prières les plus communes de l'Eglise sont admirables; il n'y a que l'habitude de les répéter dès notre enfance qui nous puisse empêcher d'en sentir la beauté. Tout reten- liroit d'acclamations , si l'on trouvoit dans
(i) Voyez la note A à la fin du volume.
i4 GÉNIE
Platon ou dans Senèquc une profession de foi aussi simple , aussi pure , aussi claire que celle-ci :
« Je crois en un seul Dieu , père tout-puis- sant, créateur du ciel et de la terre, et de toutes les choses visibles et invisibles. »
L'oraison dominicale est l'ouvrage d'un Dieu qui connoissoit tous nos besoins : qu'on en pèse bien les paroles.
« ISofîx Père qui es aux deux » ; Reconnoissance d'un Dieu unique.
« Que ion nom soit sanctifié » ; Culte qu'on doit à la divinité; vanité des choses du monde ; Dieu seul mérite d'être sanctifié.
ce Que ton règne nous arrive » ; Immortalité de Fâme.
(c Que ta çolonté soit faite sur la terre comme au ciel » ;
Mot sublime , qui comprend les attributs de la divinité : sainte résignation qui embrasse l'ordre physique et moral de l'univers.
« Donne -nous aujourd'hui notre pain quotidien » ; Comme cela est touchant et philosophique !
DU CHRISTIANISME. i5
Quel est le seul besoin réel de l'homme ? un peu de pain ; encore il ne lui faut qxi'aujour- iThui {hocliè); car demain exislera-t-il ?
« Et pardonne-nous nos ojjfènses , comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés » ; C'est la morale et la charité en deux mots.
« ISe nous Icdsse point succomber à la ten- tation ; mais délivre-nous du mal » ; Voilà le cœur humain tout entier ; voilà l'homme et sa foiblesse ! Qu'il ne demande point des forces pour vaincre ; qu'il ne prie que pour n'être point attaqué, que pour ne point souffrir. Celui qui a créé l'homme pouvoit seul le connoître aussi bien.
Nous ne parlerons point de la salutation angélique , véritablement pleine de grâce , ni de cette confession que le chrétien fait chaque jour aux pieds de l'Eternel. Jamais les lois ne remplaceront la moralité d'une telle coutume. Songe-t-on quel frein c'est pour l'homme que cet aveu pénible qu'il renouvelle matin et soir : J'ai péché par mes pensées^ par mes paroles^ par mes œuvres? Pythagore avoit recommandé une pareille confession à ses disciples : il étoit réservé au christianisme de
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réaliser ces songes de vertu , que révoient les
sages de Rome et d'Athènes.
En effet , le christianisme est à la fois une sorte de secte philosophique , et une antique législation. De là lui viennent les abstinences, les jeûnes, les veilles, dont on retrouve dos traces dans les anciennes républiques , et que pratiquoient les écoles savantes de l'Inde, de l'Egypte et de la Grèce : plus on examine le fond de la question, plus on est convaincu que la plupart des insultes, prodiguées au culte chrétien , retombent sur l'antiquité. Mais reve- nons aux prières.
Les actes de foi, d'espérance, de charité, de contrition , disposoient encore le cteur à la vertu : les oraisons des cérémonies chré- tiennes, relatives à des objets civils ou reli- gieux, ou même à de simples accidens de la vie, présentoient des convenances parfaites , des sentimens élevés , de grands souvenirs , et un style à la fois simple et magnifique. A la messe des noces, le prêtre lisoit l'épître de saint Paul : Mes Frères , que les femmes soient soumises à leurs maris comme au Seigneur ; et à l'évangile : « En ce temps-là^ les Pharisiens s' approchèrent de Jésus pour
DU CHRISTIANISME. 17
h tenter, et lui dirent : Est-il permis à un
homme de quitter sa femme P //
leur répondit : Il est écrit que l'homme quit- tera son père et sa mère, et s attachera à sa femme. »
A la bénédiction nuptiale, le célébrant, après avoir répété les paroles que Dieu même prononça sur Adam et sur Eve : Crescite et multiplie ami ni , ajoutoit :
« O Dieu , unissez , s'il vous plaît , les esprits de ces époux, et versez dans leurs cœurs une sincère amitié. Regardez d'uii œil
favorable votre servante Faites que son
joug soit un joug d'amour et de paix; faites que , chaste et fidèle , elle suive toujours l'exemple des femmes fortes ; qu'elle se rende aimable à son mari comme Rachel , qu'elle soit sage comme Rebccca ; qu'elle jouisse d'une longue vie , et qu'elle soit fidèle comme Sara qu'elle obtienne une heureuse fécon- dité ; qu'elle mène une vie pure et irrépro- chable , afin d'arriver au repos des Saints et au royaume du ciel: faites , Seigneur, qu'ils voient tous deux les enfans de leurs enfans jusqu'à la troisième et quatrième génération, et qu'ils parviennent à une heureuse vieillesse. »
4.
i8 GÉNIE
A la cérémonie des relevai/les^ on chantoit le psaume Nisi Dominas : « Si l'Eternel ne bâlit la maison , c'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent. »
Au commencement du carême , à la céré- monie de la cornminalion , ou de la dénon- ciation de la colère céleste , on prononç.oit ces malédictions du Deuléronome :
« Maudit celui qui a méprisé son père et sa mère.
» Maudit celui qui égare l'aveugle en che- min , etc. »
Dans la visite aux malades , le prêtre disoit en entrant :
Paix à cette maison et à ceux qui V habitent . Puis au chevet du lit de l'infirme :
« Père de miséricorde , conserve et retiens ce malade dans le corps de ton Eglise , comme un de ses membres. Aie égard à sa contrition , reçois ses larmes, soulage ses douleurs. »
Ensuite il lisoit le psaume In te , Domine : « Seigneur , je me suis retiré vers loi , délivre- moi par ta justice. »
Quand on se rappelle que c'étoit presque toujours des misérables que le prêtre alloit visiter ainsi, sur la paille où ils étoicnt cou-
DU CHRISTIANISME. 19
chés , combien ces oraisons chrétiennes parois- sent encore plus divines !
Tout le monde connoît les belles prières des Agonisans. On y lit d'abord l'oraison Proficiscere : Sortez de ce monde ^ ârne chrétienne ; ensuite cet endroit de la Passion : En ce temps-là , Jésus étant sorti , s'' en alla à la montagne des Oliviers ^ etc.; puis le psaume Miserere met; puis cette lecture de l'Apoca- lypse : En ces jours- là fai vu des morts ^ grands et petits , qui comparurent devant le trône , etc. ; enfin , la vision d'Ezéchiel' : La main du Seigneur fut sur moi^ et wl ayant mené dehors par l'esprit du Seigneur^ elle me laissa au milieu d'une campagne qui étoit couverte d'ossemens. Alors le Seigneur me dit: Prophétise à l'esprit; fils de F homme ^ dis à l'esprit : Prenez des Quatre-J^ ents , et soudez sur ces morts afin qu'ils revivent ^ etc.
Pour les incendies, pour les pestes, pour les guerres, il y avoit des prières marquées. Nous nous souviendrons toute notre vie d'a- voir entendu lire , pendant un naufrage où nous nous trouvions nous-méme engagé , le psaume Confitemini Domino : « Confessez le Seigneur, parce qu'il est bon »
ao GÉNIE
« Il commande, et le souffle de la tempête s'est élevé , et les vagues se sont amoncelées... Alors les mariniers crient vers le Seigneur, dans leur détresse , et il les tire de danger.
» Il arrête la tourmente , et la change en calme , et les flots de la mer s'apaisent. »
Vers le temps de Pâques , Jéréniie se réveil- loit dans la poudre de Sion pour pleurer le Fils de l'Homme. L'Eglise empruntoit ce qu'il y a de plus beau et de plus triste dans les Pères et dans la Bible , afin d'en composer les chants de cette Semaine consacrée au plus grand des mystères , qui est aussi la plus grande des douleurs. Il n'y avoit pas jusqu'aux litanies qui n'eussent des cris ou des élans admirables ; témoin ces versets des litanies de laProiidence:
« Providence de Dieu , consolation de l'âme pMerine. M Providence de Dieu , espérance du pécheur dé- laissé.
» Providence de Dieu , calme dans les tempêtes. » Providence de Dieu , repos du cœur, etc. » Ayez pitié de nous. »
Enfin nos cantiques gaulois , lesnoëls même de nos aïeux, avoient aussi leur mérite; on y sentoit la naïveté , et comme la fraîcheur de la foi. Pourquoi dans nos missions de cam-
DU CHRISTIANISME. ai
pagne sesentoit-on attendri , lorsque des labou- reurs venoient à chanter au salut :
« Adorous tous , ô mystère ineffable ! » Un Dieu caché, etc. ?»
C'est qu'il y avoit dans ces voix champêtres un accent irrésistible de vérité et de convie- lion. Les noels qui peignoient les scènes rus- tiques, avoienl un tour plein de grâce dans la bouche de la paysanne. Lorsque le bruit du fuseau accompagnoit ses chants, que ses en- fans , appuyés sur ses genoux , écoutoient avec une grande attention l'histoire de l'enfant- Jésus et de sa crèche , on auroit en vain cherché des airs plus doux , et une religion plus con- venable à une mère.
ao GÉNIE
« Il commande, et le souffle de la tempête s'est élevé , et les vagues se sont amoncelées... Alors les mariniers crient vers le Seigneur, dans leur détresse , et il les tire de danger.
» Il arrête la tourmente, et la change en calme , et les flots de la mer s'apaisent. »
Vers le temps de Pâques , Jérémie se réveil- loit dans la poudre de Sion pour pleurer le Fils de l'Homme. L'Eglise empruntoit ce qu'il y a de plus beau et de plus triste dans les Pères et dans la Bible , afm d'en composer les chants de cette Semaine consacrée au plus grand des mystères , qui est aussi la plus grande des douleurs. Il n'y avoit pas jusqu'aux Utanics qui n'eussent des cris ou des élans admirables; témoin ces versets des litanies de laProcidence:
« Providence de Dieu , consolation de l'ânie pèlerine. » Providence de Dieu , espérance du pécheur dé- laissé.
» Providence de Dieu , calme dans les tempêtes. » Providence de Dieu, repos du cœur, etc. » Ajez pitié de nous. »
Enfin nos cantiques gaulois , les no'éls même de nos aïeux, avoient aussi leur mérite; on y sentoit la naïveté , et comme la fraîcheur de la foi. Pourquoi dans nos missions de cam-
DU CHRISTIANISME. ai
pagne sesentoit-on atlendi i , lorsque des labou- reurs vcnoient à chanter au salut :
« Adorons tous , ô inystèrt: ineffable ! » Un Dieu caché, etc. ?«
C'est qu'il y avoit dans ces voix champêtres un accent irrésistible de vérité et de convic- tion. Les noëls qui peignoient les scènes rus- tiques, avoientun tour plein de grâce dans la bouche de la paysanne. Lorsque le bruit du fuseau accompagnoit ses chants, que ses en- fans , appuyés sur ses genoux , écoutoient avec une grande attention l'histoire de l'enfant- Jésus et de sa crèche , on auroit en vain cherché des airs plus doux , et une religion plus con- venable à une mère.
24 GÉNIE
On sait maintenant, par expérience, que le cinq est un jour trop près, et le dix un jour trop loin pour le repos. La terreur qui pou- voit tout en France, n'a jamais pu forcer le paysan à remplir la décade , parce qu'il y a impuissance dans les forces humaines, et même , comme on l'a remarqué , dans les forces des animaux. Le bœuf ne peut labourer neuf jours de suite ; au bout du sixième , ses mugissemens semblent demander les heures marquées par le Créateur pour le repos général de la nature (i).
Le dimanche réunissoit deux grands avan- tages : c'étoit à la fois un jour de plaisir et de religion. Il faut sans doute que l'homme se délasse de ses travaux, mais comme il ne peut être atteint dans ses loisirs par la loi civile , le soustraire en ce moment à la loi religieuse, c'est le délivrer de tout frein , c'est le replonger dans l'état de nature, et lâcher une espèce de sauvage au milieu de la société. Pour prévenir ce danger , les anciens même avoient fait aussi
(i) Les paysans disoient : « Nos bœufs connoisscnl le dimanche , al ne veulent pas travailler ce jour-là. »
DU CHRISTIANISME. 25
du jour de repos un jour religieux ; et le chris- tianisme avoit consacre' cet exemple.
Cependant cette journée de la bénédiction de la terre , cette journée du repos de Jéhovah, choqua les esprits d'une Convention qui avoit fait alliance avec la mort , parce qu 'elle étoit digne cVune telle société {i). Après six mille ans d'un consentement universel, après soixante siècles d'Hozannah , la sagesse des Danton , levant la léle, osa juger mauvais l'ouvrage que l'Elernel avoit trouvé bon. Elle crut qu'en nous replongeant dans le chaos, elle pourroit substituer la tradition de ses ruines et de ses ténèbres, à celle de la naissance de la lumière et de l'ordre des mondes ; elle voulut séparer le peuple français des autres peuples , et en faire , comme les Juifs , une caste ennemie du genre humain : un dixième jour , auquel s'attachoit pour tout honneur la mémoire de Roberspierre, vint remplacer cet antique sabbath , lié au souvenir du berceau des temps, ce jour sanctifié par la religion de nos pères, chômé par cent millions de chré-
(i) Sap. cap. I , V. 16.
26 GÉNIE
tiens sur la surface du globe, fêté par les saints et les milices célestes, et, pour ainsi dire , garde par Dieu même dans les siècles de l'Eternité.
DU CHRISTIANISME. 27
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CHAPITRE V.
Explication de ta Messe.
Il y a un argument si simple et si naturel , en faveur des cérémonies de la messe , que Ton ne conçoit pas comment il est échappé aux catholiques dans leurs disputes avec les protestans. Qu'est-ce qui constitue le culte dans une religion quelconque? C'est le sacrifice. Une religion qui n'a pas de sacrifice, n'a pas de culte proprement dit. Cette vérité est in- contestable, puisque chez les divers peuples de la terre les cérémonies religieuses sont nées du sacrifice , et que ce n'est pas le saciificc qui est sorti des cérémonies religieuses. D'où il faut conclure que le seul peuple chrétien qui ait un culte , est celui qui conserve une immo- lation.
Le principe étant reconnu , on s'attachera peut-être à combattre la forme. Si l'objection se réduit à ces termes , il n'est pas difficile de
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prouver que la messe est le plus beau , le plus mystérieux et le plus divin des sacrifices.
Une tradition universelle nous apprend que la créature s'est jadis rendue coupable envers le Créateur. Toutes les nations ont cherché à apaiser le ciel ; toutes ont cru qu'il fatloit une victime; toutes en ont été si persuadées, qu'elles ont commencé par offrir l'homme lui-même en holocauste : c'est le Sauvage qui eut d'abord recours à ce terrible sacrifice , comme étant plus près , par sa nature , de la sentence origi- nelle , qui demandoit la mort de l'homme.
Aux victimes humaines on substitua dans la suite le sang des animaux ; mais dans les grandes calamités on revenoit à la première coutume ; des oracles revendiquoient les enfans mêmes des rois : la fille de Jephté , Isaac , Iphigénie , furent réclamés par le ciel ; Curtius et Codrus se dévouèrent pour Rome et Athènes.
Cependant le sacrifice humain dut s'abolir le premier, parce qu'il appartenoit à l'état de nature, où l'homme est presque tout phy- sique ; on continua long-temps à immoler des animaux : mais quand la société commença à Aicillir, quand on vint à réfléchir sur l'ordre des choses divines, on s'aperçut de l'insuifi-
DU CHRISTIANISME. a.j
sance du sacrifice matériel ; on comprit que le sang des boucs et des génisses ne pouvoit racheter un être intelligent et capable de vertu. On chercha donc une Hostie plus digne de la nature humaine. Déjà les philosophes enseignoient que les dieux ne se laissent point toucher par des hécatombes , et qu'ils n'accep- tent que l'offrande d'un cœur humilié : Jésus- Chrisl confirma ces notions vagues de la rai- son. L'Agneau mystique , dévoué pour le salut universel , remplaça le premier-né des brebis; et, à l'immolation de Vhommc physique , fut à jamais substituée l'immolation des passions , ou le sacrifice de l'homme rnoral.
Plus on approfondira le christianisme , plus on verra qu'il n'est que le développement des lumières naturelles, et le résultat nécessaire de la vieillesse de la société. Qui pourroit au- jourd'hui souffrir le sang infect des animaux autour d'un autel, et croire que la dépouille d'un bœuf rend le ciel favorable à nos prières? Mais l'on conçoit fort bien qu'une victime spirituelle , offerte chaque jour pour les péchés des hommes, peut être agréable au Seigneur.
Toutefois , pour la conservation du culte extérieur, il falloit un signe, symbole de la
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victime morale. Jcsus-Christ, avant de quitter la terre , pourvut à la grossièreté de nos sens, qui ne peuvent se passer de l'objet mate'riel : il institua l'Eucharistie , où , sous les espèces visibles du pain et du vin, il cacha l'offrande invisible de son sang et de nos cœurs. Telle est l'explication du sacrifice chrétien ; expli- cation qui ne blesse ni le bon sens, ni la phi- losophie ; et si le lecteur veut la méditer un moment , peut-être lui ouvrira-t-elle quelques nouvelles vues sur les saints abîmes de nos mystères.
DU CHRISTIANISME. 3i
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CHAPITRE VI.
Cérémonies et Prières de la Alesse
Il ne reste donc plus qu'à Justifier les rites du sacrifice (i). Or, supposons que la messe soit une cérémonie antique , dont on trouve les prières et la description dans les jeux sécu- laires d'Horace, ou dans quelques tragédies grecques : comme nous ferions admirer ce dialogue qui ouvre le sacrifice chrétien !
^. Je m approcherai de F autel de Dieu.
^. Du Dieu qui réjouit ma jeunesse.
^. Faites luire votre lumière et votre vérité'; elles m'ont conduit dans vos tabernacles et sur votre montagne sainte.
]^. Je rn approcherai de V autel de Dieu^ du Dieu qui réjouit ma jeunesse.
^. Je chanterai vos louanges sur la harpe ., ô Seigneur.^ mais , mon âme, d'oii vient ta tristesse , et poujY/uoi me troubles-tu F
ÇT. Espérez en Dieu., etc.
Ce dialogue est un véritable poëme lyrique
(i) Voyei la note B à la fin du volume.
32 GÉNIE
entre le prêtre et le catéchumène : le premier,
plein de jours et d'expérience, gémit sur la
misère de l'homme, pour lequel il va offrir le
sacrifice; le second, rempli d'espoir et de
jeunesse , chante la victime par qui il sera
racheté.
Vient ensuite le Conjitcor^ prière admi- rable par sa moralité. Le prêtre implore la miséricorde du Tout-Puissant pour le peuple et pour lui-même.
Le dialogue recommence.
^. Seigneur ^écoutez ma prière l
Yf. Et que mes cris s^ élèvent jusqu''à vous.
Alors le sacrificateur monte à l'autel , s'in- cline, et baise avec respect la pierre qui, dans les anciens jours , cachoit les os des martyrs.
Souvenir des catacombes.
En ce moment le prêtre est saisi d'un feu divin : comme les prophètes d'Israël , il en- tonne le cantique chanté par les anges sur le berceau du Sauveur, et dont Ezéchiel enten- dit une partie dans la nue.
« Gloire à Dieu dans les hauteurs du ciel , et paix aux hommes de bonne volonté sur la terre ! Nous vous louons , nous vous bénissons,
DU CHRISTIANISME. 33
nous vous adorons , Roi du ciel , dans votre gloire immense ! etc. »
L'épître succède au cantique. L'ami du Rédempteur du monde , Jean , fait entendre des paroles pleines de douceur, ou le sublime Paul , insultant à la mort , découvre les mys- tères de Dieu. PrcL à lire une leçon de l'Evan- gile , le prêtre s'arrête, et supplie l'Eternel de purifier ses lèvres avec le charbon de feu dont il toucha les lèvres d'Isaïe. Alors les paroles de Jcsus-Christ retentissent dans l'as- semblée : c'est le jugement sur la femme adul- tère , c'est le Samaritain versant le baume dans les plaies du voyageur, ce sont les petits enfans bénis dans leur innocence.
Que peuvent faire le prêtre et l'assemblée, après avoir entendu de telles paroles ? Dé- clarer sans doute qu'ils croient fermement à l'existence d'un Dieu qui laissa de tels exem- ples à la terre. Le symbole de la foi est donc chanté en triomphe. La philosophie qui se pique d'applaudir aux grandes choses , auroit dû remarquer que c'est la première fois que tout un peuple a professé publiquement le dogme de l'unité d'un Dieu : Credo in unum Deum.
4. • 3
34 GÉNIE
Cependant le sacrificateur prépare l'hostie pour lui ^ pour les m'ans^ pour les morts. Il présente le calice : « Seigneur, nous vous offrons la coupe de noire salut. » Il bénit le pain et le vin. « Prenez, Dieu éternel^ bé- nissez ce sacrifice. » Il lave ses mains.
« Je laverai mes mains entre les innocens. . . . Oh! ne me faites point finir mes jours parmi ceux qui aiment le sang. »
Souvenir des persécutions.
Tout étant préparé , le célébrant se tourne vers le peuple, et dit :
« Priez ^ mes frères. »
Le peuple répond :
« Que le Seigneur reçoive de vos mains ce sacrifice. »
Le prêtre reste un moment en silence; puis tout à coup , annonçant l'éternité , Per omnia secula seculorum , il s'écrie :
« Elevez vos cœurs! »
Et mille voix répondent :
« Hahemus ad Dominum : Nous les élevons vers le Seigneur. »
La préface est chantée sur l'antique mé- lopée ou récitatif de la tragédie grecque ; les Dominations , les Puissances , les Vertus , les
DU CHRISTIANISME. 35
Anges et les Séraphins sont invités à descendre avec la grande victime , et à répéter, avec le chœur des fidèles , le triple Sanctus et YHo- zannah éternel.
Enfin l'on touche au moment redoutable. Le canon où la loi éternelle est gravée , vient de s'ouvrir: la consécration s'achève par les paroles mêmes de Jésus-Christ. « Seigneur^ dit le prêtre, en s'inclinant profondément, que V hostie sainte vous soit agréable comme les dons d'Abel le Juste ^ comme le sacrifice d'' Abraham noire patriarche ^ comme celui de voire grand-prêire Melchisedech. Nous vous supplions d ordonner que ces dons soient portés à voire autel sublime par les mains de votre ange^ en présence de votre didne majesté l »
A ces mots le mystère s'accomplit, l'Agneau descend pour être immolé :
« O moment solennel ! ce peuple prosterné.
Ce temple dont la mousse a couvert les portiques ,
Ses vieux murs , son jour sombre et ses vitraux gothiques,
Cette lampe d'airain , qui dans l'antiquité.
Symbole du soleil et de l'éternîté ,
Luit devant le Très-haut , jour et nuit suspendue ;
La majesté d'un Dieu parmi nous descendue ,
Les pleurs , les vœux , l'encens qui monte vers l'autel ,
Et de jeunes beautés, qui sous l'œil maternel
3.
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34 GÉNIE
Cependant le sacrificateur prépare l'hostie pour lui ^ pour les vivans^ pour les morts. Il présente le calice : « Seigneur, nous vous offrons la coupe de notre salut. » Il bénit le pain et le vin. « Prenez ^ Dieu éternel, bé- nissez ce sacrifice. » Il lave ses mains.
« Je laverai mes mains entre les innocens.,.. Oh! ne me faites point finir mes jours parmi ceux qui aiment le sang. »
Souvenir des persécutions.
Tout étant préparé , le célébrant se tourne vers le peuple, et dit :
a Priez, mes ff ères. »
Le peuple répond :
« Que le Seigneur reçoive de vos mains ce sacrifice. »
Le prêtre reste un moment en silence ; puis tout à coup , annonçant l'éternité , Per omnia secula seculorum , il s'écrie :
M élevez vos cœur si »
Et mille voix répondent :
« Hahemus ad Dominum : Nous les élevons vers le Seigneur. »
La préface est chantée sur l'antique mé- lopée ou récitatif de la tragédie grecque ; les Dominations , les Puissances , les Vertus , les
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DU CHRISTIANISME. 35
Anges et les Sérapliins sont invites à descendre avec la grande victime , et à répéter, avec le chœur des fidèles, le triple Sancius et VHo- zaïuiali éternel.
Enfin Ton touche au moment redoutable. Le canon où la loi éternelle est gravée, vient de s'ouvrir : la consécration s'achève par les paroles mêmes de Jésus-Christ. « Seigneur^ dit le prêtre, en s'inclinant profondément, ijiie V hostie sainte vous soit agréable cornrne les dons d' Abel le juste ^ comme le sacrifice d'' Abraham notre patriarche ^ comme celui de votre grand-prêtre Melchisedech. Nous vous supplions d'ordonner que ces dons soient portes à votre autel sublime par les mains de votre ange , en présence de votre didne majesté ! »
A ces mots le mystère s'accomplit, l'Agneau descend pour être immolé :
« O moment solennel ! ce peuple prosterné.
Ce temple dont la mousse a couvert les portiques ,
Ses vieux murs, son jour sombre et ses vitraux gothiques,
Cette lampe d'airain, qui dans l'antiquité'.
Symbole du soleil et de l'éternîte' ,
Luit devant le Très-haut , jour et nuit suspendue ;
La majesté d'un Dieu parmi nous descendue ,
Les pleurs , les vœux , l'encens qui monte vers l'autel ,
Et de jeunes beautés, qui sous l'œil maternel
3.
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36 GENIE
Adoucissent encor par leur voîx innocente
De la religion la pompe attendrissante ;
Cet orgue qui se tait, ce silence pieux ,
L'invisible union de la terre et des cieux,
Tout enflamme, agrandit , émeut l'homme sensible :
Il croit avoir franchi ce monde inaccessible ,
Où sur des harpes d'or l'immortel Séraphin ,
Aux pieds de Jéhovah , chante l'hymne sans fin.
Alors de toutes parts un Dieu se fait entendre ;
Il se cache au savant, se révèle au cœur tendre :
II doit moins se prouver qu'il ne doit se sentir (i). »
(i) Le jour des Morts , par SI. de Fontanes. La Harpe a dit que ce sont là vingt des plus beaux vers de la langue française; nous ajouterons qu'ils peignent avec la dernière exactitude le sacrifice chrétien.
DU CHRISTIANISME. 87
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CHAWTRE VIL
La Fête-Dieu.
Il n'en est pas des fêtes chrétiennes comme des cérémonies du paganisme ; on n'y traîne pas en triomphe un hœuf-dieu, un houe sacré ; on n'est pas ohligé, sous peine d'étré mis en pièces , d'adorer un chat ou un crocodile , ou de se rouler ivre dans les rues, en commettant toutes sortes d'ahominations , pour Vénus, Flore ou Bacchus : dans nos solennités, tout est essentiellement moral. Si l'Eglise en a seu- lement hanni les danses (i), c'est qu'elle sait comhien de passions se cachent sous ce plaisir en apparence innocent. Le Dieu des chrétiens ne demande que les élans du cœur , et les mou-
(i) Elles sont cependant en usage dans quelques pays , comme dans l'Amérique méridionale, parce que parmi les Sauvages chrétiens il règne encore une grande inno- cence.
38 GÉNIE
vemens égaux d'une âme que règle le paisible concert des vertus. Et quelle est , par exemple , la solennité païenne qu'on peut opposer à la fête où nous célébrons le nom du Seigneur (i) ?
Aussitôt que l'aurore a annoncé la fètc du Roi du monde , les maisons se couvrent de tapisseries de laine et de soie, les rues se jonchent de fleurs , et les cloches appellent au temple la troupe des fidèles. Le signal est donné : tout s'ébranle , et la pompe commence à défiler.
On voit paroître d'abord les corps qui com- posent la société des peuples. Leurs épaules sont chargées de l'image des protecteurs de leurs tribus , et quelquefois des reliques de ces hommes qui, nés dans une classe inférieure, ont mérité d'être adorés des rois pour leurs vertus : sublime leçon que la religion chré- tienne a seule donnée à la terre.
Après ces groupes populaires, on voit s'éle- ver l'étendard de Jésus-Christ , qui n'est plus un signe de douleur, mais une marque de joie. A pas lents s'avance sur deux files une longue suite de ces époux de la solitude , de
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(i) Voyez la note C à la fm du volume.
DU CHRISTIANISME. %
CCS enfans du torrent et du rocher, dont Tan- tique vêtement retrace à la mémoire d'autres mœurs et d'autres siècles. Le clergé séculier vient après ces Solitaires: quelquefois des pré- lats , revêtus de la pourpre romaine, pro- longent encore la chaîne religieuse. Enfin le pontife de la fêle apparoît seul dans le loin- tain. Ses mains soutiennent la radieuse Eucha- ristie, qui se montre sous un dais à l'extré- mité de la pompe , comme on voit quelque- fois le soleil briller sous un nuage d'or , au bout d'une avenue illuminée de ses feux.
Cependant des groupes d'adolescensmarchent entre les rangs de la procession: les uns pré- sentent les corbeilles de fleurs, les autres les vases des parfums. Au signal répété par le maître des pompes , les choristes se retournent vers l'image du soleil éternel , et font voler des roses effeuillées sur son passage. Des lévites, en tuniques blanches , balancent l'encensoir devant le Très-Haut. Alors des chants s'élèvent le long des lignes saintes : le bruit des cloches et le roulement des canons annoncent que le Tout-Puissant a franchi le seuil de son temple. Par intervalles, les voix et les instrumens se taisent , et un silence aussi majestueux que celui
4o GÉNIE
des grandes mers{\) dans un jour de calme, règne parmi cette multitude recueillie : on n'entend plus que ses pas mesurés sur les pavés retentissans.
Mais où va-t-il ce Dieu redoutable, dont les puissances de la terre proclament ainsi la majesté? Il va se reposer sous des tentes de lin, sous des arches de feuillages, qui lui pré- sentent , comme au jour de l'ancienne alliance , des temples innocens et des retraites cham- pêtres. Les humbles de cœur , les pauvres , les enfans le précèdent ; les juges , les guerriers , les potentats le suivent. Il marche entre ia simpli- cité et la grandeur , comme en ce mois qu'il a choisi pour sa fêle , il se montre aux hommes entre la saison des fleurs et celle des foudres.
Les fenêtres et les murs de la cité sont bordés d'habitans dont le cœur s'épanouit à cette fête du Dieu de la patrie : le nouveau-né tend ses bras au Jésus de la montagne, et le vieillard, penché vers la tombe , se sent tout à coup délivré de ses craintes; il ne sait quelle assurance de vie le remplit de joie à la vue du Dieu vivant.
(i) Bib. Sacr.
DU CHRISTIANISME. 4i
Les solennités du christianisme sont coor- données d'une manière admirable aux scènes de la nature. La fête du Créateur arrive au moment où la terre et le ciel déclarent sa puis- sance, où les bois et les champs fourmillent de générations nouvelles : tout est uni par les plus doux liens ; il n'y a pas une seule plante veuve dans les campagnes.
La chute des feuilles, au contraire, amène la fête des Morts, pour l'homme qui tombe comme les feuilles des bois.
Au printemps, l'Eglise déploie dans nos hameaux une autre pompe. La Fête-Dieu convient aux splendeurs des cours , les Roga- tions aux naïvetés du village. L'homme rus- tique sent avec joie son âme s'ouvrir aux in- fluences de la religion , et sa glèbe aux rosées du ciel : heureux celui qui portera des mois- sons utiles, et dont le cœur humble s'inclinera sous ses propres vertus , comme le chaume sous le grain dont il est chargé !
4a GÉNIE
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CHAPITRE VIIL
Des Rogations.
Les cloches du hameau se font entendre , les villageois quittent leurs travaux : le vigneron descend de la colline , le laboureur accourt de la plaine , le bûcheron sort de la forêt ; les mères , fermant leurs cabanes , arrivent avec leurs enfans , et les Jeunes filles laissent leurs fuseaux, leurs brebis et les fontaines pour assis- ter à la fête.
On s'assemble dans le cimetière de la pa- roisse , sur les tombes verdoyantes des aïeux. Bientôt on voit paroître tout le clergé destiné à la cérémonie : c'est un vieux pasteur qui n'est connu que sous le nom de curé^ et ce nom vénérable dans lequel est venu se perdre le sien, indique moins le ministre du temple, que le père laborieux du troupeau. Il sort de sa retraite, bâtie auprès de la demeure des morts dont il surveille la cendre. Il est établi dans son presbytère comme une garde avaacée
DU CHRISTIANISME. 43
aux frontières de la vie , pour recevoir ceux qui entrent et ceux qui sortent de ce royaume des douleurs. Un puits, des peupliers, une vigne autour de sa fenêtre , quelques colombes composent Fhéritage de ce Roi des sacrifices.
Cependant l'apôtre de l'Evangile, revêtu d'un simple surplis , assemble ses ouailles devant la grande porte de l'église ; il leur fait un discours, fort beau sans doute, à en juger par les larmes de l'assistance. On lui entend souvent répeter : Mes enfans , mes chers en- fans^ et c'est là tout le secret de l'éloquence du Chrysostôme champêtre.
Après l'exhortation , l'assemblée commence à marcher en chantant : « ï^ous sortirez avec plaisir^ et vous serez, reçu avec joie; les collines bondiront et vous entendront avec joie. » L'éten- dard des saints, antique bannière des temps chevaleresques, ouvre la carrière au troupeau qui suit péle-méle avec son pasteur. On entre dans des chemins ombragés et coupés profon- dément par la roue des chars rustiques ; on franchit de hautes barrières, formées d'un seul tronc de chêne ; on voyage le long d'une haie d'aubépine où bourdonne l'abeille , et où sifflent les bouvreuils et les merles. Les arbres
i{4 GÉNIE
sont couverts de leurs fleurs , ou parés d'un naissant feuillage. Les bois, les vallons, les rivières , les rochers entendent tour à tour les hymnes des laboureurs. Etonnés de ces can- tiques, les hôtes des champs sortent des blés nouveaux, et s'arrêtent à quelque distance, pourvoir passer la pompe villageoise.
La procession rentre enfin au hameau. Cha- cun retourne à son ouvrage : la religion n'a pas voulu que le jour où l'on demande à Dieu les biens de la terre, fût un jour d'oisiveté. Avec quelle espérance on enfonce le soc dans le sillon , après avoir imploré celui qui dirige le soleil , et qui garde dans ses trésors les vents du midi et les tièdes ondées ! Pour bien achever un jour si saintement commencé, les anciens du village viennent, à l'entrée de la nuit, converser avec le curé , qui prend son repas du soir sous les peupliers de sa cour. La lune répand alors les dernières harmonies sur cette fête que ramènent chaque année le mois le plus doux, et le cours de l'astre le plus mysté- rieux. On croit entendre de toutes parts les blés germer dans la terre, et les plantes croître et se développer : des voix inconnues s'élèvent dans le silence des bois , comme le chœur des
DU CHRISTIANISME. 45
anges champêtres dont on a imploré le secours; et les soupirs du rossignol parviennent à l'oreille des vieillards, assis non loin des tom- beaux.
46 GÉNIE
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CHAPITRE IX.
DE QUELQUES FETES CHRÉTIENNES.
Les Rois, Noël, etc.
Ceux qui n'^ont jamais reporté leurs cœurs vers ces temps de foi, où un acte de religion étoit une fête de famille , et qui méprisent des plaisirs qui n*ont pour eux que leur innocence ; ceux-là, sans mentir , sont bien à plaindre. Du moins , en nous privant de ces simples amu- semens, nous donneront-ils quelque chose? Hélas ! ils l'ont essayé. La Convention eut ses jours sacrés : alors la famine étoit appelée sainte, elVHozaimah étoit changé dans le cri de vUe la mort! Chose étrange ! des hommes puissans, parlant au nom de l'égalité et des passions, n'ont jamais pu fonder une fête, et le saint le plus obscur qui n'avoit jamais prêché que pauvreté, obéissance, renoncement aux biens de la terre , avoit sa solennité au mo- ment même où la pratique de son culte expo-
DU CHKISTlAÎNlSME. 47
soit la vie. Apprenons par là que toute fètc qui se rallie à la religion et à la mémoire des bienfaits, est la seule qui soit durable. Il ne suffit pas de dire aux bommcs rejcuissez-vous ^ pour qu'ils se rcjouisscnl. On ne crée pas des jours de plaisir comme des jours de deuil, et Ton ne commande pas les ris aussi facilement qu'on peut faire couler les larmes.
Tandis que la statue de Marat remplaçoit celle de saint Vincent de Paul, tandis qu'on célébroit ces pompes dont les anniversaires seront marqués dans nos fasles comme des jours d'éternelle douleur, quelque pieuse fa- mille cbômoit en secret une fcte chrétienne, et la religion inèloit encore un peu de joie à tant de tristesse. Les cœurs simples ne se rap- pellent point sans attendrissement ces heures d'épanchement , où les familles se rassem- bloient autour des gâteaux qui rctraçoient les présens des Mages. L'aïeul, retiré pendant le reste de l'année au fond de son apparte- ment, reparoissoit dans ce jour comme la divi- nité du foyer paternel. Ses petits-enfans , qui depuis long-temps ne revoient que la fête attendue, entouroient ses genoux, etlcrajeu- nissoient de leur jeunesse. Les fronts respi^
48 ' GÉNIE
roient la gaieté ; les cœurs e'toient épanouis: la salle du festin étoit merveilleusement dé- corée, et chacun prenoit un vêtement nou- veau. Au choc des verres , aux éclats de la joie , on tiroit au sort ces royautés , qui ne coûtoient nisoupirs , ni larmes : on se passoit ces sceptres, qui ne pesoient point dans la main de celui qui les portoit. Souvent une fraude , qui redou- bloit l'allégresse des sujets , et n'excitoit que les plaintes de la souveraine , faisoit tomber la fortune à la fdle du lieu , et au fils du voisin , dernièrement arrivé de l'armée. Les jeunes gens rougissoient, embarrassés qu'ils étoient de leur couronne ; les mères sourioient, et l'aïeul vidoit sa coupe à la nouvelle reine.
Or , le curé présent à la fête recevoit , pour la distribuer avec d'autres secours , cette pre- mière part appelée la part des pauçres. Des jeux de l'ancien temps , un bal , dont quelque vieux serviteur étoit le premier musicien , pro- longeoient les plaisirs, et la maison entière, nourrices, enfans, fermiers, domestiques et maîtres dansoient ensemble la ronde antique.
Ces scènes se répétoient dans toute la chré- tienté, depuis le palais jusqu'à la chaumière ; il n'y avoit point de laboureur qui ne trouvât
DU CHRISTIANISME. 49
moyen d'accomplir ce jour-là le souhait du Béarnais. Et quelle succession de jours heu- reux! ISoël, le premier jour de l'An, la fête des Mages, les plaisirs qui précèdent la péni- tence ! En ce temps-là les fermiers renouve- loient leur bail, les ouvriers recevoient leur paiement: c'étoit le moment des mariages, des présens, des charités, des visites : le client voyoit le juge, le juge le client : les corps de métiers, les confréries, les prévôtés, les cours de justice, les universités, les mairies, s'as- sembloient selon des usages gaulois et de vieilles cérémonies ; l'infirme et le pauvre étoicnt soulagés. L'obligation où l'on éloitde recevoir son voisin à cette époque, faisoit qu'on vivoit bien avec lui le reste de l'année , et par ce moyen la paix et l'union régnoient dans la société.
On ne peut douter que ces institutions ne servissent puissamment au maintien des mœurs , en entretenant la cordialité et l'amour entre les parens. Nous sommes déjà bien loin de ces temps où une femme , à la mort de son mari , venoit trouver son fils aîné , lui remet- toit les clefs , et lui rendoit les comptes de la maison, comme au chef de la famille. Nous
4. 4
5o GENIE
n'avons plus cette liautc idée de la dignité de l'homme , que nous inspiroit le christianisme. Les mères et les enfans aiment mieux tout devoir aux articles d'un contrat , que de se fier aux sentimens de la nature, et la loi est mise partout à la place des mœurs.
Ces fêtes chrétiennes avoient d'autant plus de charmes, qu'elles existoient de toute anti- quité, et l'on trouvoit avec plaisir, en remon- tant dans le passé, que nos aïeux s'étoient réjouis à la même époque que nous. Ces fêtes étant d'ailleurs très-multipliées , il en résultoit encore que , malgré les chagrins de la vie , la rehgion avoit trouvé moyen de donner de race en race, à des millions d'infortunés, quelques momens de bonheur.
Dans la nuit de la naissance du Messie , les troupes d'enfans qui adoroient la crèche, les églises illuminées et parées de fleurs , le peuple qui se pressoit autour du berceau de son Dieu , les chrétiens qui, dans une chapelle retirée, faisoient leur paix avec le ciel , les alléluia joyeux , le bruit de l'orgue et des cloches , offroient une pompe pleine d'innocence et de majesté.
Immédiatement après le dernier jour de
DU CHRISTIANISME. $i
folie , trop souvent marque' par nos excès , venoit la ce'rëmonie des Cendres, comme la mort le lendemain des plaisirs. « O homme! disoit le prêtre , souviens-toi que tu es pous- sière , et que tu retourneras en poussière. » L'officier qui se tenoit auprès des rois de Perse pour leur rappeler qu'ils étoient mortels, ou le soldat romain qui abaissoit l'orgueil du triomphateur, ne donnoit pas de plus puis- santes leçons.
Un volume ne suffiroil pas pour peindre en détail les seules cérémonies de la Semaine- Sainte ; on sait de quelle magnificence elles étoient dans la capitale du monde chrétien : aussi nous n'entreprendrons point de les dé- crire. Nous laissons aux peintres et aux po'etes le soin de représenter dignement ce clergé en deuil , ces autels , ces temples voilés , cette musique sublime , ces voix célestes chantant les douleurs de Jérémie, cette Passion mêlée d'incompréhensibles mystères , ce saint sé- pulcre environné d'un peuple abattu , ce pon- tife lavant les pieds des pauvres , ces ténèbres, ces silences entrecoupés de bruits formidables, ce cri de victoire échappé tout à coup du tom- beau, enfin ce Dieu qui ouvre la route du ciel
4.
5a GÉNIE
aux âmes délivrées, et laisse aux chrétiens sur la terre , avec une religion divine , d'intaris- sables espérances.
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CHAPITRE X.
FUNÉRAILLES. Pompes funèbres des Grands.
Si Ton se rappelle ce que nous avons dit dans la première partie de cet ouvrage, sur le der- nier sacrement des chrétiens , on conviendra d'abord qu'il y a dans cette seule cérémonie plus de véritables beautés que dans tout ce que nous connoissons du culte des morts , chez les anciens. Ensuite la religion chrétienne , n'envisageant dans l'homme que ses fins divines, a multiplié les honneurs autour du tombeau ; elle a varié les pompes funèbres selon le rang et les destinées de la victime. Par ce moyen , elle a rendu plus douce à chacun cette dure , mais salutaire pensée de la mort, dont elle s'est plu à nourrir notre âme ; ainsi la colombe amollit dans son bec le froment qu'elle pré- sente à ses petits.
A-t-elle à s'occuper des funérailles de quelque
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puissance de la terre , ne craignez pas qu'elle manque de grandeur. Plus l'objet pleure aura été malheureux , plus elle étalera de pompe autour de son cercueil , plus ses leçons seront éloquentes : elle seule pourra mesurer la hau- teur et la chute, et dire ces sommets et ces abîmes, d'où tombent et où disparoissent les rois.
Quand donc l'urne des douleurs a été ou- verte , et qu'elle s'est remplie des larmes des monarques et des reines ; quand de grandes cendres et de grands malheurs ont englouti leurs doubles vanités dans un étroit cercueil , la religion assemble les fidèles dans quelque temple. Les voûtes de l'église, les autels , les colonnes, les saints se retirent sous des voiles funèbres. Au milieu de la nef s'élève un cer- cueil environné de flambeaux. La messe des funérailles s'est célébrée aux pieds de celui qui n'est point né , et qui ne mourra point : maintenant tout est muet. Debout dans la chaire de vérité , un prêtre , seul vêtu de blanc au milieu du deuil général , le front chauve , la figure pâle , les yeux fermés , les mains croisées sur la poitrine , est recueilli dans les profondeurs de Dieu ; tout à coup ses yeux
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s'ouvrent, ses mains se déploient, et ces mots tombent de ses lèvres :
« Celui qui règne dans les cicux , et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appar- tient la gloire , la majesté et l'indépendance , est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois , et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons : soit qu'il élève les trônes , soit qu'il les abaisse , soit qu'il communique sa puissance aux princes, soit qu'il la relire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre foiblesse,il leur apprend leurs devoirs d'une manière souveraine et digne de lui(i).......
» Chrétiens , que la mémoire d'une grande reine , fille , femme , mère de rois si puissans , et souveraine de trois royaumes , appelle à cette triste cérémonie , ce discours vous fera paroître un de ces exemples redoutables qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout en- tière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines : la félicité sans bornes aussi bien que les misères ; une longue et pénible jouissance d'une des plus
(i) Bossuel, Orais. fun. de la Reine de la Gr. Bret.
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belles couronnes de l'univers. Tout ce que peut donner de plus glorieux la naissance et la grandeur accumulées sur une tête qui en- suite est exposée à tous les outrages de la for- tune ; la rébellion, long-temps retenue, à la fin toute maîtresse ; nul frein à la licence ; les lois abolies ; la majesté violée par des atten- tats jusqu'alors inconnus ; un trône indigne- ment renversé voilà les enseignemens que
Dieu donne aux rois. »
Souvenirs d'un grand siècle, d'une princesse infortunée , et d'une révolution mémorable , oh ! combien la religion vous a rendus tou- chans et sublimes , en vous transmettant à la postérité !
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CHAPITRE XI.
Funérailles du Guerrier, Convois des Riches, Coutumes, etc.
Une noble simplicité prcsidoit aux obsèques du guerrier chrétien. Lorsqu'on croyoit encore à quelque chose, on aimoit à voir un aumô- nier dans une tente ouverte, près d'un champ de bataille , célébrer une messe des morts sur un autel formé de tambours. G'étoit un assez beau spectacle de voir le Dieu des armées descendre, à la voix d'un prêtre, sur les tentes d'un camp français, tandis que de vieux sol- dats , qui avoient tant de fois bravé la mort , tomboient à genoux devant un cercueil, un autel et un ministre de paix. Aux roulemens des tambours drapés, aux salves interrompues du canon, des grenadiers portoient le corps de leur vaillant capitaine à la tombe qu'ils avoient creusée pour lui avec leurs baïon- nettes. Au sortir de ces funérailles , on n'al- loit point courir pour des trépieds , pour de doubles coupes, pour des peaux de lion aux
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ongles d'or, mais on s'empressoit de chercher, au milieu des combats, des jeux funèbres et une arène plus glorieuse ; et, si l'on n'immo- loit point une génisse noire aux mânes du héros , du moins on répandoit en son honneur un sang moins stérile , celui des ennemis de la patrie.
Parlerons-nous de ces enterremens faits à la lueur des flambeaux dans nos villes, de ces chapelles ardentes, de ces chars tendus de noir, de ces chevaux parés de plumes et de drape- ries, de ce silence interrompu par les versets de l'hymne de la colère, Dies irœ ?
La religion conduisoit à ces convois des grands, de pauvres orphelins sous la livrée pareille de l'infortune : par là elle faisoit sen- tir à des enfans qui n'avoient point de père , quelque chose de la piété filiale ; elle mon- troit en même temps à l'extrême misère , ce que c'est que des biens qui viennent se perdre au cercueil, et elle enseignoit au riche qu'il n'y a point de plus puissante médiation au- près de Dieu, que celle de l'innocence et de l'adversité.
Un usage particulier avoit lieu au décès des prêtres : on les enterroit le visage découvert ;
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le peuple croyoit lire sur les traits de son pasteur l'arrêt du souverain juge, et recon- noître les joies du prédestiné à travers l'ombre d'une sainte mort, comme, dans les voiles d'une nuit pure , on découvre les splendeurs du ciel.
La même coutume s'observoit dans les cou- vens. Nous avons vu une jeune religieuse ainsi couchée dans sa bière. Son front se confon- doit , par sa pâleur, avec le bandeau de lin dont il étoit à demi couvert ; une couronne de roses blanches étoit sur sa tête , et un flambeau brûloit entre ses mains : les grâces et la paix du cœur ne sauvent point de la mort , et l'on voit se faner les lis , malgré la candeur de leur sein , et la tranquillité des vallées qu'ils habitent.
Au reste , la simplicité des funérailles étoit réservée au nourricier, comme au défenseur de la patrie. Quatre villageois, précédés du curé , transportoient sur leurs épaules l'homme des champs au tombeau de ses pères. Si quel- ques laboureurs rencontroient le convoi dans les campagnes, ils suspendoient leurs travaux , découvroient leurs têtes , et honoroient d'un signe de croix leur compagnon décédé. On
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voyoit de loin ce mort rustique voyager au milieu des blés jaunissans, qu'il avoit peut- être semés. Le cercueil , couvert d'un drap mortuaire , se balançoit comme un pavot noir au-dessus des fromens d'or, et des fleurs de pourpre et d'azur. Des enfans , une veuve éplorée formoient tout le cortège. En passant devant la croix du chemin , ou la sainte du rocher^ on se délassoit un moment : on posoit la bière sur la borne d'un héritage ; on invo- quoit la Notre-Dame champêtre , au pied de laquelle le laboureur décédé avoit tant de fois prié pour une bonne mort , ou pour une ré- colte abondante. G'étoit là qu'il mettoit ses bœufs à l'ombre , au milieu du jour ; c'étoit là qu'il prenoit son repas de lait et de pain bis , au chant des cigales et des alouettes. Que bien différent d'alors, il s'y repose aujour- d'hui! Mais du moins les sillons ne seront plus arrosés de ses sueurs ; du moins son sein paternel a perdu ses sollicitudes; et, par ce même chemin où les jours de fêtes il se ren- doit à l'église , il marche maintenant au tom- beau, entre les touchans monumens de sa vie, des enfans vertueux et d'innocentes moissons.
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CHAPITRE XII.
Des Prières pour les Morts.
Chez les anciens, le cadavre du pauvre ou de l'esclave ctoit abandonné presque sans honneurs ; parmi nous , le ministre des autels est obligé de veiller au cercueil du villageois, comme au catafalque du monarque. L'indi- gent de l'Evangile , en exhalant son dernier soupir, devient soudain ( chose sublime ! ) un être auguste et sacré. A peine le mendiant, qui languissoit à nos portes, objet de nos dé- goûts et de nos mépris, a-t-il quitté cette vie , que la religion nous force à nous incliner devant lui. Elle nous rappelle à une égalité formidable , ou plutôt elle nous commande de respecter un juste racheté du sang de Jésus- Christ, et qui, d'une condition obscure et mi- sérable , vient de monter à un trône céleste ; c'est ainsi que le grand nom de chrétien met tout de niveau dans la mort ; et l'orgueil du plus puissant potentat ne peut arracher à la
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religion d'autre prière, que celle-là même
qu'elle offre pour le dernier manant de la cité.
Mais qu'elles sont admirables ces prières ! Tantôt ce sont des cris de douleur, tantôt des cris d'espérance : la mort se plaint, se réjouit, tremble , se rassure , gémit et supplie.
Eœibit spiritus ejus , etc.
« Le jour qu'ils ont rendu l'esprit , ils re- tournent à leur terre originelle , et toutes leurs vaines pensées périssent (i). »
Delicta juventidis meœ , etc.
« O mon Dieu , ne vous souvenez ni des fautes de ma jeunesse , ni de mes igno- rances (2) ! »
Les plaintes du Roi -prophète sont entre- coupées par les soupirs du saint Arabe.
« O Dieu, cessez de m'affliger, puisque raies jours ne sont que néant! Qu'est-ce que rhommc pour mériter tant d'égards , et pour que vous y attachiez votre cœur ?. . . . »
« Lorsque vous me chercherez le matin , vous ne me trouverez plus (3). »
(i) Office des Morts, ps. i54.
(2) Ibid. ps. 24.
(3) Ibid. V^ leç.
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« La vie m'est ennuyeuse ; je m'abandonne aux plaintes et aux regrets.... Seigneur, vos jours sont-ils comme les jours des mortels , et vos années éternelles comme les années passagères de l'homme (i)? >>
« Pourquoi , Seigneur, détournez-vous votre visage , et me traitez-vous comme votre en- nemi.'' Devez-vous déployer toute votre puis- sance contre une feuille que le vent emporte, et poursuivre une feuille séchée (2)? »
« L'homme né de la femme vit peu de temps , et il est rempli de beaucoup de mi- sère ; il fuit comme une ombre qui ne demeure jamais dans un même état. »
« Mes années coulent avec rapidité, et je marche par une voie par laquelle je ne revien- drai jamais (3). »
« Mes jours sont passés , toutes mes pen- sées sont évanouies , toutes les espérances de mon cœur dissipées.... Je dis au sépulcre : Vous serez mon père ; et aux vers : Vous serez ma mère et mes sœurs. » •
(i) Office des Morts, 1^ leç.
(2) lôid. IV^ leç.
(3) Uid. Vile leç.
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De temps en temps le dialogue du Prêtre et du Chœur interrompt la suite des cantiques.
Le Prêtre. « Mes jours se sont évanouis comme la fumée ; mes os sont tombés en poudre. »
Le Chœur. « Mes jours ont décliné comme l'ombre. »
Le Prêtre. « Qu'est-ce que la vie ? Une pe- tite vapeur. »
Le Chœur. « Mes jours ont décliné comme l'ombre. »
Le Prêtre. « Les morts sont endormis dans la poudre. »
Le Chœur. « Ils se réveilleront, les uns dans l'éternelle gloire, les autres dans l'opprobre, pour y demeurer à jamais. »
Le Prêtre. « Ils ressusciteront tous , mais non pas tous comme ils étoient. »
Le Chœur. « Ils se réveilleront. »
A la Communion de la Messe , le Prêtre dit:
« Heureux ceux qui meurent dans le Sei- gneur ; ils se reposent des à présent de leurs travaux, car leurs bonnes œuvres les suivent. »
Au lever du cercueil , on entonne le psaume des douleurs et des espérances. « Seigneur, je
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cric vers vous du fond de l'abîme; que mes cris parviennent jusqu'à vous. »
En portant le corps, on recommence le dialogue : qui dorniiunt ; « Ils dorment dans la poudre , — ils se réveilleront. j>
Si c'est pour un prêtre , on ajoute : « Une victime a été immolée avec joie dans le taber- nacle du Seigneur. »
En descendant le cercueil dans la fosse : « Nous rendons la terre à la terre , la cendre à la cendre , la poudre à la poudre. »
Enfin , au moment où l'on jette la terre sur la bière, le Prêtre s'écrie , dans les paroles de l'Apocalypse: Une voix d en-haut fut en- tendue^ quidisoit : Bienheureux sont les mo/is !
Et cependant ces superbes prières n'étoient pas les seules que l'Eglise offrît pour les tré- passés : de même qu'elle avoit des voiles sans taches et des couronnes de fleurs pour le cer- cueil de l'enfant , de même elle avoit des orai- sons analogues à l'âge et au sexe de la victime. Si quatre vierges, vêtues de lin et parées de feuillages , apportoient la dépouille d'une de leurs compagnes, dans une nef tendue de ri- deaux blancs, le Prêtre récitoit îi haute voix, sur cette jeune cendre, une hymne à la vir-
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ginité. Tantôt c'étoit VAçe^ rnaris Stella^ can- tique où il règne une grande fraîcheur, et où rheure de la mort est représentée comme Taccomplissement de l'espérance ; tantôt c'é- toient des images tendres et poétiques , em- pruntées de l'Ecriture : Elle a passé comme Vherhe des champs ; ce m.atin elle jleurissoil dans toute sa grâce , le soir nous t avons vue séchée. N'est-ce pas là la fleur qui languit touchée par le tranchant de la charrue; le pavot qui penche sa tête abattue par une pluie dorage? Pluvia citm forte gravantur.
Et quelle oraison funèbre le pasteur pro- nonçoit-il sur l'enfant décédé , dont une mère en pleurs lui présentoit le petit cercueil ? Il entonnoit l'hymne que les trois enfans hé- breux chantoient dans la fournaise , et que l'Eglise répète le dimanche au lever du Jour : (^ue tout bénisse les œiwres du Seigneur ! La religion bénit Dieu d'avoir couronné l'enfant par la mort , d'avoir délivré ce jeune ange des chagrins de la vie. Elle invite la nature à se réjouir autour du tombeau de l'innocence : ce ne sont point des cris de douleur, ce sont des cris d'allégresse qu'elle fait entendre. C'est dans le même esprit qu'elle chante encore le
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Laudate^ pueri^ Dominum^ qui finit par celte strophe : Qui habitarefacit sterilem in domo : rnatremfiliorumlœtantem. « Le Seigneur qui rend féconde une maison stérile , et qui fait que la mcre se réjouit dans ses fils. » Quel cantique pour des parens affligés ! L'Eglise leur montre l'enfant qu'ils viennent de perdre , vivant au bienheureux séjour, et leur promet d'autres enfans sur la terre !
Enfin, non satisfaite d'avoir donné cette attention à chaque cercueil , la religion a cou- ronné les choses de l'autre vie par une céré- monie générale, oij elle réunit la mémoire des innombrables habitans du sépulcre (i); vaste communauté de morts , où le grand est couché auprès du petit ; république de par- faite égalité , où l'on n'entre point sans ôter son casque ou sa couronne, pour passer par la porte abaissée du tombeau. Dans ce jour solennel où l'on célèbre les funérailles de la famille entière d'Adam , l'àme mêle ses tribu- lations pour les anciens morts , aux peines qu'elle ressent pour ses amis nouvellement perdus. Le chagrin prend , par cette union ,
(i) Voyez la note D à la fin du volume.
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quelque chose desouverainementbeau, comme une moderne douleur prend le caractère an- tique , quand celui qui l'exprime a nourri son génie des vieilles tragédies d'Homère. La re- ligion seule étoit capable d'élargir assez le cœur de l'homme, pour qu'il pût contenir des soupirs et des amours , égaux en nombre à la multitude des morts qu'il avoit à honorer.
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QUATRIÈME PARTIE.
CULTE.
LIVRE SECOND.
TOMBEAUX.
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CHAPITRE PREMIER.
TOMBEAUX ANTIQUES.
L'Egypte.
Ees derniers devoirs qu'on rend aux hommes seroient bien tristes , s'ils étoient dépouilles des signes de la religion. La religion a pris naissance aux tombeaux , et les tombeaux ne peuvent se passer d'elle : il est beau que le cri de l'espérance s'élève du fond du cer- cueil , et que le prêtre du Dieu vivant escorte au monument la cendre de l'homme ; c'est
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en quelque sorte T immortalité qui marche à la léte de la mort.
Des funérailles nous passons aux tombeaux qui tiennent une si grande place dans l'his- toire des hommes. Afin de mieux apprécier le culte dont on les honore chez les chrétiens , voyons dans quel état ils ont subsisté chez les peuples idolâtres.
Il existe un pays sur la terre qui doit une partie de sa célébrité à ses tombeaux. Deux fois attirés par la beauté des ruines et des souvenirs , les Français ont tourné leurs pas vers cette contrée : ce peuple de saint Louis est travaillé intérieurement d'une certaine grandeur qui le force à se mêler, dans tous les coins du globe, aux choses grandes comme lui-même. Cependant est-il certain que des momies soient des objets fort dignes de notre curiosité ? On diroit que l'ancienne Egypte ait craint que la postérité ignorât un jour ce que c'étoit que la mort, et qu'elle ait voulu, à travers les temps , lui faire parvenir des échantillons de cadavres.
Vous ne pouvez faire un pas dans cette terre sans rencontrer un monument. Voyez- vous un obélisque , c'est un tombeau; les dé-
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bris d'une colonne , c'est un tombeau ; une cave souterraine , c'est encore un tombeau. Et lorsque la lune, se levant derrière la grande pyramide , vient à paroître sur le sommet de ce sépulcre immense , vous croyez apercevoir le phare même de la mort , et errer vérita- blement sur le rivage où jadis le nautonier des enfers passoit les ombres.
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CHAPITRE IL
Les Grecs et les Romains.
Chez les Grecs et les Romains , les morts ordinaires reposoient à l'entrée des villes, le long des chemins publics, apparemment parce que les tombeaux sont les vrais monumcns du voyageur ; on ensevelissoit souvent les morts fameux au bord de la mer.
Ces espèces de signaux funèbres qui annon- çoient de loin le rivage et Técueil au naviga- teur, étoient pour lui sans doute un sujet de réflexions bien sérieuses. Oh ! que la mer de- voit lui paroître un élément sur et fidèle , auprès de cette terre où l'orage avoit brisé tant de hautes fortunes , englouti tant d'il- lustres vies! Près de la cité d'Alexandre on apercevoit le petit monceau de sable élevé par la» piété d'un affranchi et d'im vieux sol- dat aux mânes du grand Pompée ; non loin des ruines de Carthage , on découvroit sur un rocher la statue armée consacrée à la mémoire
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de Caton ; sur les côtes de Tltalie, le mausolée (le Scipion marquoit le lieu où ce grand homme mourut dans Texil ; et la tombe de Cicéron indiquoit la place où le père de la patrie fut indignement massacré.
Mais , tandis que la fatale Rome érigeoit sur le rivage de la mer ces témoignages de son injustice, la Grèce, consolant l'humanité, plaçoit au bord des mêmes flots de plus rians souvenirs. Les disciples de Platon et de Py- thagore , en voguant vers la terre d'Egypte où ils alloient s'instruire touchant les dieux, pas- soient devant l'île d'Io, à la vue du tombeau d'Homère. Il étoit naturel que le chantre d'Achille reposât sous la protection de Thétis ; on pouvoit supposer que l'ombre du poe'le se plaisoit encore à raconter les malheurs d'Ilion aux Néréides, vu que , dans les douces nuits de l'Ionie, elle disputoit aux sirènes le prix des concerts,
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CHAPITRE IlL
TOMBEAUX MODERNES.
La Chine et la Turquie.
Les Chinois ont irne coutume touchante ;: ils enterrent leurs proches dans leurs jardins. Il est assez doux d'entendre dans les bois la voix des ombres de ses pères , et d'avoir tou- jours quelques souvenirs au désert.
A l'autre extrémité de l'Asie , les Turcs ont à peu près le même usage. Le détroit de& Dardanelles présente un spectacle bien phi- losophique : d'un côté s'élèvent les promon- toires de l'Europe avec toutes ses ruines ; de l'autre , les côtes de l'Asie , bordées de cime- tières islamistes. Que de mœurs diverses ont animé ces rivages ! Que de peuples y sont en- sevelis , depuis les jours où la lyre d'Orphée y rassembla des Sauvages , jusqu'aux jours qui ont rendu ces contrées à la barbarie ! Pélaoges, Hellènes , Grecs, Méoniens, peuples d'Ilus ^
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(le Sarpédon , d'Ence, habitans de Tlda, du Tmolus, du Mcandrc et du Pactole, sujets de Mithridale , esclaves des Césars romains, Van- dales , hordes de Goths, de Huns , de Francs, d'Arabes , vous avez; tous sur ces bords étalé le culte des tombeaux , et en cela seul vos mœurs ont été pareilles. La mort , se jouant à son gré des choses et des destinées humaines, a prêté le catafalque d'un empereur romain à la dépouille d'un Tartare , et , dans le tom- beau d'un Platon , logé les cendres d'un Mollah,
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CHAPITRE IV.
La Calédonie, ou l'ancienne Er,osse.
Quatre pierres couvertes de mousse mar- quentsurles bruyères delà Calédonie, la tombe des guerriers de Fingal. Oscar et Matvinaont passé, mais rien n'est changé dans leur soli- taire patrie. Le montagnard écossais se plaît encore à redire les chants de ses ancêtres ; il est encore brave , sensible , généreux ; ses mœurs modernes sont comme le souvenir de ses mœurs antiques : ce n'est plus, qu'on nous pardonne l'image , ce n'est plus la main du Barde même qu'on entend sur la harpe : c'est ce frémissement des cordes , produit par le toucher d'une Ombre , lorsque la nuit , dans une salle déserte, elle annonçoit la mort d'un héros.
Carril accornpanied his voice. The music was Ukc ihe memory oj joys ihat arc pasl , pleasant , and mournjiil to the soûl. The ghosts of tieparted Bnrds heard il frorn SU-
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morcLS side , soft sounds spread along the wood and the silent valley ofnight rejoice. So ivhfji he sits in the silence ofnoon^ in the vnUey of his breeze^ the humming of the mountain's bec cornes to Ossians ear : the gale droivns it often in its cours ; but the pleasant sound re- turns again. « Carril accompagnoit sa voix. Leur musique , pleine de douceur et de tris- tesse, ressembloit au souvenir des joies qui ne sont plus. Les ombres des Bardes décèdes l'entendirent sur les flancs de Slimora. De foibles sons se prolongèrent le long des bois, et les vallées silencieuses de la nuit se rejoui- rent. Ainsi , pendant le silence du midi, lors- qu'Ossian est assis dans la vallc'e de ses brises , le murmure de l'abeille de la montagne par- vient à son oreille : souvent le zéphyr, dans sa course , emporte (i) le son léger, mais bientôt il revient encore. »
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CHAPITRE V.
Otaïti.
L'homme ici -bas ressemble à l'aveugle Ossian , assis sur les tombeaux des rois de Morven : quelque part qu'il étende sa main dans l'ombre, il touche les cendres de ses pères.
Lorsque les navigateurs pénétrèrent pour la première fois dans l'Océan Pacifique, ils virent se dérouler au loin des flots que ca- ressent éternellement des brises embaumées. Bientôt, du sein de l'immensité , s'élevèrent des îles inconnues. Des bosquets de palmiers, mêlés à de grands arbres qu'on eût pris pour de hautes fougères, couvroient les côtes, et descendoient jusqu'au bord de la mer en am- phithéâtre ; les cimes bleues des montagnes couronnoient majestueusement ces forêts. Ces îles , environnées d'un cercle de coraux, sem- bloient se balancer comme des vaisseaux à l'ancre dans un port , au milieu des eaux les
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plus Iranquillcs : Tingénicusc antiquité auroit cru que Vénus avoit noué sa ceinture autoiu* de ces nouvelles Cythères, pour les défendre des orages.
Sous ces ombrages ignorés , la nature avoit placé un peuple beau comme le ciel qui l'a- voit vu naître : les Otaïtiens portoient pour vêtement une draperie d'écorce de figuier; ils habitoient sous des toits de feuilles de mû- rier , soutenus par des piliers de bois odo- rant , et ils faisoient voler sur les ondes de doubles canots aux voiles de jonc , aux bande- roles de fleurs et de plumes. Il y avoit des danses et des sociétés consacrées aux plaisirs ; les chansons et les drames de l'amour n'é- toient point inconnus sur ces bords. Tout s'y ressentoit de la mollesse de la vie , et un jour plein de calme , et une nuit dont rien ne trou- bloit le silence. Se coucher près des ruisseaux, disputer de paresse avec leurs ondes , mar- cher avec des chapeaux et des manteaux de feuillages , c'éLoit toute l'existence des tran- quilles Sauvages d'Otaïti. Les soins qui, chez les autres hommes , occupent leurs pénibles journées, étoient ignorés de ces insulaires; en errant à travers les bois , ils trouvoient le
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lait et le pain suspendus aux branches des arbres.
Telle apparut Otaïti à Willis , à Cook et à Bougainville. Mais, en approchant de ses ri- vages , ils distinguèrent quelques monumens des arts , qui se marioient à ceux de la nature : c'étoient les poteaux des Moraï. Vanité des plaisirs des hommes ! Le premier pavillon qu'on découvre sur ces rives enchantées , est celui de la mort , qui flotte au-dessus de toutes les félicités humaines.
Donc ne pensons pas que ces lieux où l'on ne trouve , au premier coup d'œil , qu'une vie insensée, soient étrangers à ces sentimens graves , nécessaires à tous les hommes. Les Otaïtiens, comme les autres peuples, ont des rites religieux et des cérémonies funèbres ; ils ont surtout attaché une grande pensée de mystère à la mort. Lorsqu'on porte un ca- davre au Moraï , tout le monde fuit sur son passage ; le maître de la pompe murmure alors quelques mots à l'oreille du décédé. Arrivé au lieu du repos , on ne descend point le corps dans la terre , mais on le suspend dans un berceau qu'on recouvre d'un canot renversé, symbole du naufrage de la vie. Quel-
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quclbis une femme vient gémir auprès du Moraï ; elle s'assied les pieds dans la mer, la tête baissée , et ses cheveux retombant sur son visage : les vagues accompagnent le chant de sa douleur, et sa voix monte vers le Tout- Puissant, avec la voix du tombeau et celle de rOccan Pacifique.
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CHAPITRE VI.
Tombeaux Chrétiens.
En parlant du sépulcre dans notre religion , le ton s'élève, et la voix se fortifie : on sent que c'est là le vrai tombeau de l'homme. Le monument de l'idolâtre ne vous entretient que du passé ; celui du chrétien ne vous parle que de l'avenir. Le christianisme a toujours fait en tout le mieux possible ; jamais il n'a eu de ces demi-conceptions, si fréquentes dans les autres cultes. Ainsi, par rapport aux sé- pultures, négligeant les idées intermédiaires, qui tiennent aux accidcns et aux lieux , il s'est distinguédes autres religions par une coutume sublime : il a placé la cendre des fidèles à l'ombre des temples du Seigneur, et déposé les morts dans le sein du Dieu vivant.
Lycurgue n'avoit pas craint d'établir les tombeaux au milieu de Lacédémone ; il avoit pensé , comme notre religion , que la cendre des pères , loin d'abréger les jours des fds , prolonge en effet leur existence , en leur
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enseignant la modération et la vertu, qui con- duisent les hommes à une heureuse vieillesse. Les raisons humaines qu'on a opposées à ces raisons divines , sont bien loin d'être convain- canles. Meurt- on moins en France que dans le reste de l'Europe , où les cimetières sont encore dans les villes?
Lorsqu'autrefois parmi nous on sépara les tombeaux des églises , le peuple qui n'est pas si prudent que les beaux-esprits, qui ri'a pas les mêmes raisons de craindre le bout de la vie , le peuple s'opposa à l'abandon des an- tiques sépultures Et qu'avoienl en effet les modernes cimetières , qui pût le disputer aux anciens? Où éloient leurs lierres, leurs ifs, leurs gazons nourris depuis tant de siècles des biens de la tombe? pouvoient-ils montrer les os sacrés des aïeux, le temple, la maison du médecin spirituel , enfin cet appareil de re- ligion , qui promettoit , qui assuroit même une renaissance très-prochaine? Au lieu de ces cimetières fréquentés, cji nous assigna dans quelque faubourg un enclos solitaire aban- donné des vivans et des souvenirs, et où la mort , privée de tout signe d'espérance, sem- bloit devoir être éternelle.
6.
84 GÉNIE
Qu'on nous en croie : c'est lorsqu'on vient à toucher à ces bases fondamentales de l'édi- fice , que les royaumes trop remues s'écrou- lent (i). Encore si l'on s'étoit contenté de changer simplement le lieu des sépultures ! mais , non satisfait de cette première atteinte portée aux mœurs , on fouilla les cendres de nos pères, on enleva leurs restes, comme le manant enlève dans son tombereau les boues et les ordures de nos cités.
Il fut réservé à notre siècle de voir ce qu'on regardoit comme le plus grand malheur chez les anciens, ce qui étoit le dernier supplice dont on punissoit les scélérats , nous entendons la dispersion des cendres ; de voir, disons-nous, cette dispersion applaudie comme le chef- d'œuvre de la philosophie. Et oii étoit donc le crime de nos aïeux , pour traiter ainsi leurs restes , sinon d'avoir mis au jour des fils tels
(i) Les anciens auroient cru un Etat renverse , si l'on eût violé fasiie des morts. On connoît les belles lois de l'Egjpte sur les sépultures. Les lois de Solon séparoient le violateur des tombeaux de la communion du temple, et fabandonnoient aux furies. Les InstiUites de Justinien rèj^lent jusqu'aux legs, riiérilage, la vente et le radial d'un sépulcre , etc.
DU CHRISTIANISMK. 85
que nous ! Mais écoutez la fin de tout ceci , et voyez rénormilé de la sagesse humaine : dans quelques villes de la France , on bâlit des cachols sur remplacement des cimetières ; on éleva les prisons des hommes sur le champ où Dieu avoit décrété la fm de tout esclavage; on édifia des lieux de douleurs, pour rem- placer les demeures où toutes les peines viennent finir ; enfin, il ne resta qu'une res- semblance, à la vérité effroyable, entre ces prisons et ces cimetières , c'est que là s'exer- cèrent les jugemens iniques des hommes , là où Dieu avoit prononcé les arrêts de son inviolable justice (i).
(i) Nous passons sous silence les abominations com- mises pendant les jours révolutionnaires. 11 n'y a point d'animal domestique, qui, chez une nation étrangère un peu civilisée , ne fût inhumé avec plus de décence que le corps dun citoyen français. On sait comment les enterre- mens sVxécutoient , et comment, pour quelques deniers, on faisoit jeter un père , une mère ou une épouse à la voirie. Encore ces morts sacrés n'y étoient-ils pas en sûreté ; car il y avoit des hommes qui faisoient métier de dérober le linceul ,1e cercueil, ou les cheveux du cadavre. 11 ne faut rapporter toutes ces choses qu'à un conseil de Pieu; c'étoit une suite de la première violation sous la
86 GENIE
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CHAPITRE vil.
Cimetières de campagne.
Les anciens n'ont point eu de lieux de sépulture plus agréables que nos cimetières de campagne : des prairies , des champs , des eaux , des bois , une riante perspective ma- rioient leurs simples images avec les tombeaux des laboureurs. On aimoit à voir le gros if qui ne végétoit plus que par son écorce, les pommiers du presbytère , le haut gazon , les peupliers , Tormeau des morts , et les buis , et les petites croix de consolation et de grâce. Au milieu des paisibles monumens , le temple villageois élevoit sa tour surmontée de l'em- blème rustique de la vigilance. On n'enten- doit dans ces lieux que le chant du rouge- monarchie. Il est bien à désirer qu'on rende au cercueil les signes de religion dont on Ta privé, et surtout qu'on ne fasse plus garder les cimetières par des chiens. Tel est l'excès de la misère où Thomme tombe, quand il perd la vue de Dieu, que, n'osant plus se confier à l'homme, dont rien ne lui garantit la foi, il se voit réduit à placer ses cendres sous la protection des animaux.
DU CHRISTIANISME. «7
gorge , et le l)ruit des brebis qui broutoicnt l'herbe de la tombe de leur ancien pasteur.
Les senliers qui traversoient Tenclos bénit, aboulissoient à l'église, ou à la maison du curé: ils étoient tracés par le pauvre et le pè- lerin , qui alloient prier le Dieu des miracles, ou demander le pain de l'aumône à l'homme de l'Evangile ; l'indifférent ou le riche ne passoit point sur ces tombeaux.
On y lisoit pour toute épitrjj)he : GiilUaume ou Paul , né en telle année ^ rnort en telle autre. Sur quelques uns il n'y avoit pas même de nom. Le laboureur chrétien repose oublié dans la mort , comme ces végétaux utiles au milieu desquels il a vécu ; la nature ne grave pas le nom des chênes sur leurs troncs abat- tus dans les forets.
Cependant, en errant un jour dans un ci- metière de campagne , nous aperçûmes une cpitaphe latine sur une pierre, qui annonçoit le tombeau d'un enfant. Surpris de cette magnificence , nous nous en approchâmes , pour connoître l'érudition du curé du village ; nous lûmes ces mots de lEvangiie :
« Sinitc paivulos venire ad me. »
Laibscz, les petits cnfans venir à moi.
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Les cimetières de la Suisse sont quelquefois placés sur des rochers (i) , d'où ils comman- dent les lacs, les précipices et les vallées. Le chamois et l'aigle y fixent leur demeure, et la mort croît sur ces sites escarpés , comme ces plantes alpines dont la racine est plongée dans des glaces éternelles. Après son trépas, le paysan de Glaris ou de Saint-Gall est trans- porté sur ces hauts lieux par son pasteur. Le convoi a pour pompe funèbre la pompe de la nature , et pour musique , sur les croupes des Alpes, ces airs bucoliques qui rappellent au Suisse exilé son père , sa mère , ses sœurs , et les belemens des troupeaux de sa montagne.
L'Italie présente au voyageur ses cata- combes, ou rhumble monument d'un martyr dans les jardins de Mécène et de Lucullus. L'Angleterre a ses morts vêtus de laine , et ses tombeaux semés de réséda. Dans ces ci- metières d'Albion , nos yeux attendris ont quelquefois rencontré un nom français , au milieu des épitaphcs étrangères : revenons aux tombeaux de la patrie.
(i) Voyez la note E à la fin du volume.
DU CHRISTIANISME. 89
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CHyVPlTRE Vlll.
• Tombeaux dans les Eglises.
Rappelez-vous un moment les vieux mo- naslcros , ou les catlicdrales golliiqucs Icllcs qu'elles cxistoienl autrefois ; parcourez ces ailes du chœur, ces cliaj)elles, ces nefs, ces cloîtres paves par la mort, ces sanctuaires remplis de sépulcres. Dans ce labyrinthe de tombeaux , quels sont ceux qui vous frappent davantage ? Sont-cc ces monumens miodernes, charges de figures allégoriques, qui écrasent de leurs marbres glacés des cendres moins glacées qu'elles^ Vains simulacres qui semblent partager la double léthargie du cercueil où ils sont assis, et des cœurs mondains qui les ont fait élever ! A peine y jetez-vous un coup d'œil : mais vous vous arrêtez devant ce tombeau poudreux , sur lequel est couchée la figure gothique de quelque évéque revêtu de ses habits pontificaux, les mains jointes, les yeux fermés : vous vous arrêtez devant ce monu-
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88 Gh'lME
Los cimolièrcs do la Suisse ant qucUniefois placés sur des rochers (i) , d'ii ils comman- deiil les lacs, les pn'ripir(»s e les valires. Le chamois el Taille y fixent leurlemeure , et la mort croît sur ces sites escarps , comme ces [)lantes alpines dont la rac.ie est plongée daas des glaces éternelles. Apès son trépas, le paysan de (ilarLs ou de Saiinisall est trans- porté sur ces hauts lieux par )n pasteur. Le convoi a pf)ur pompe funèhrda pompe <le la nature, et pour nujsi«jue » sures croupes des Alpes, ces airs hucolirpies qi rappellent au Suisse exilé son père, sa mèr, ses stpurs , cl les l.rlemens des troupeaux dsa montagne.
L'Italie présente au \()y;rur ses cata- combes, ou riiumhle moniinnt d'un martyr dans les jardins de Mécène -l de Lucullus. L'Angleterre a ses morLs vcis de laine, et ses tond)eaux semés de réséa. Dans ces ci- metières d'Alhion, nos yei attendris ont quehpiefois rencontré un nm français , au milieu «les épitaphesélrangèri : revenons aux tond)eaux de la patrie.
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go GÉNIE
ment, où un abbé soulevé sur le coude, et la tcte appuyée sur la main, semble rêver à la mort. Le sommeil du prélat et l'attitude du prêtre ont quelque chose de mystérieux : le premier paroît profondément occupé de ce qu'il voit dans ses rêves de la tombe ; le second , comme un homme en voyage, n'a pas voulu se coucher entièrement, tant le moment où il se doit relever est proche !
Et quelle est cette grande dame qui repose ici près de son époux ? L'un et l'autre sont habillés dans toute la pompe gauloise ; un coussin sup- porte leurs têtes, et leurs têtes semblent si appesanties par les pavots de la mort, qu'elles ont fait fléchir cet oreiller de pierre : heureux si ces deux époux n'ont point eu de confidences pénibles à se faire sur le lit de leur hymen funèbre ! Au fond de cette chapelle retirée , voici quatre écuyers de marbre, bardés de fer, armés de toutes pièces, les mains jointes, et à genoux aux quatre coins de l'entablement d'un tombeau. Est-ce toi , Bayard qui rendois la rançon aux vierges , pour les marier à leurs amans? Est-ce toi, Beaumanoir qui buvois Ion sang dans le combat des Trente ? Est-ce quelque autre chevalier (|ui sommeille ici :' Ces
J)U CmUSTlANlSxME. fji
ccuycrs semblent prier avec ferveur, car ces vaillans hommes, antique honneur du nom français, tout guerriers qu'ils ctoicnt, n'en craignoient pas moins Dieu du fond du cœur; c'éloil en criant : Monijoye et Saint DcnU , qu'ils arrachoicnt la France aux Anglais , et faisoientdes miracles de vaillance pour TEglise, leur dame et leur roi. N'y a-t-il donc rien de merveilleux dans ces temps des Roland, des Godefroi , des sires de Coucy et de Joinvîlle ; dans ces lemps des INIaures des Sarrasins , des royaumes de Jérusalem et de Chypre ; dans ces temps où l'Orient et l'Asie cchangeoient d'armes et de mœurs avec l'Europe et l'Occi- dent ; dans ces temps oia Thibaut chantoit, où les troubadours se mèloient aux armes , les danses à la religion , et les tournois aux sièges et aux batailles (i) ?
(i) On a sans doute de grandes obligations à l'artiste qui a rassemblé les débris de nos anciens sépulcres; mais quant aux effets de ces monumens , on sent trop qu'ils sont détruits. Resserrés dans un petit espace , divisés par siècles, privés de leurs harmonies avec l'antiquité des temples et du culte chrétien, ne servant plus qu'à This- loire de l'art , et non à celle des mœurs et de la religion ; n ayant pas même gardé leur poussière , ils ne disent plus
92 GÉNIE
Sans doute ils cloienl merveilleux ces temps, mais ils sont passés. La religion avoit averti les chevaliers de cette vanité des choses hu- maines , lorsqu'à la suite d'une longue énu- mération de titres pompeux : Haut et puissant Seigneur^ messire Anne de Montmorency ^ connétable de France ^ etc. etc. etc. , elle avoit ajouté , priez pour lui^ pauvres pécheurs. C'est tout le néant (i).
Quant aux sépultures souterraines, elles
rien ni à rimagination ni au cœur. Quand des hommes abominables eurent l'idée de violer l'asile des morts, et de disperser leurs cendres pour effacer le souvenir du passé, la chose , tout horrible qu'elle est, pouvoit avoir, aux jeux de la folie humaine, une certaine mauvaise grandeur; mais c'étoit prendre l'engagement de boule- verser le monde , de ne pas laisser en France pierre sur pierre, et de parvenir, au travers des ruines, à des ins- titutions inconnues. Se plonger dans ces excès pour rester dans des routes communes , et pour ne montrer qu'ineptie et absurdité, c'est avoir les fureurs du crime sans en avoir la puissance. Qu'est-il arrivé à ces spoliateurs des tombeaux ? qu'ils sont tombés dans les gouffres qu'ils avoient ouverts, et que leurs cadavres sont restés comme en gage à la mort, pour ceux qu'ils lui avoient dérobés.
(i) Jolmson, dans son Traité des Epilaphes ^ elle ce simple mot de la religion comme sublime.
DU CnmSTIANlSME. 93
ctoicnl généralement réservées aux rois et aux religieux. Lorsqu'on vouloit se nourrir de sérieuses et d'utiles pensées , il falloit des- cendre dans les caveaux des couvens , et con- templer ces solitaires endormis, qui n'étoient pas plus calmes dans leurs demeures funèbres, qu'ils ne l'avoient été sur la terre. Que votre sommeil soit profond sous ces voûtes, hommes de paix , qui aviez partagé votre héritage mortel à vos frères , et qui , comme le héros de la Grèce, partant pour la conquête d'un autre univers , ne vous étiez réservé que l'espé- rance !
94
GENIE
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CHAPITRE IX.
Saint Denis.
On voyoit autrefois , près de Paris , des sépultures, fameuses entre les sépultures des hommes. Les étrangers veiioient en foule visiter les merveilles de Saint-Denis. Ils y puisoient une profonde vénération pour la France , et s'en retournoient en disant en dedans d'eux- mêmes, comme saint Grégoire : Ce royaume est réellement le plus grand parmi les nations» Mais il s'est élevé un vent de la Colère , autour de l'édifice de la Mort ; les flots des peuples ont éié poussés sur lui, et les hommes étonnés se demandent encore : Comment le Temple d'A]M3iON a disparu sous les sables des déserts?
L'abbaye gothique où se rassembloient ces grands vassaux de la mort, ne manquoit point de gloire : ies richesses de la France étoient à ses portes ; la Seine passoit à l'extrémité de sa plaine; cent endroits célèbres remplissoient, à quelque distance , tous les sites de beaux noms , tous les champs de beaux souvenirs ; la ville d'Henri IV et de Louis-le-Grand étoit
DU CIIUiSTlAMSMK. .,5
assise dans le voisinage; et la sépiillure royale de Saint-Denis se trouvoit au centre de notre puissance et de notre luxe, comme un trésor où Ton déposoit les débris du temps, et la surabondance des grandeurs du royaume de France.
C'est là que venoient tour à tour s'engloutir les rois de la France. Un d'entre eux, et tou- jours le dernier descendu dans ces abîmes , res- toit sur les degrés du souterrain , comme pour inviter sa postérité à descendre. Cependant Louis XI\ a vainement attendu ses deux dei - niers fils : l'un s'est précipité au fond de la voûte , en laissant son ancêtre sur le seuil ; l'autre , ainsi qu'Œdipe, a disparu dans une tempête. Chose digne de méditation ! le pre- mier monarque , que les envoyés de la Justice divine rencontrèrent , fut ce Louis si fameux par l'obéissance que les nations lui portoient. Il étoit encore tout entier dans son cercueil. En vain , pour défendre son trône , il parut se lever avec la majesté de son siècle , et une arrière- garde de huit siècles de rois ; en vain, son geste menaçant épouvanta les ennemis des moris, lorsque , précipité dans une fosse commune , il tomba sur le sein de Marie de Médicis : tout fut
96 GÉiNIE
détruit. Dieu , dans Teflusion de sa colère , avoit jure' par lui-même de châtier la France : ne cherchons point sur la terre les causes de pareils cvcncmens ; elles sont plus haut.
Des le temps de Bossuet, dans le souterrain de ces princes anéantis^ on pouvoit à peine déposer Madame Henriette : « tant les rangs y sont pressés^ s'écriele plus éloquent des ora- teurs , tant la mort est prompte à remplir ces places ! » En présence des âges , dont les flots écoulés semhlent gronder encore dans ces pro- fondeurs, les esprits sont abattus par le poids des pensées qui les oppressent. L'âme entière frémit en contemplant tant de néant et tant de grandeur. Lorsqu'on cherche une expres- sion assez magnifique, pour peindre ce qu'il y a de plus élevé, l'autre moitié de l'objet solli- cite le terme le plus bas , pour exprimer ce qu'il y a de plus vil. Ici, les ombres des vieilles voûtes s'abaissent, pour se confondre avec les ombres des vieux tombeaux ; là, des grilles de fer entourent inutilement ces bières , et ne peuvent défendre la mort des empressemens dos hommes. Ecoutez le sourd travail du ver du sépulcre , qui semble fdcr, dans ces cer- cueils, ks indestructibles réseaux de la mort .'
DU CHRISTIAISISME. 97
Tout annonce qu'on esl descendu à l'empire des ruines; et, à je ne sais quelle odeur de vétusté répandue sous ces arches funèbres, on croiroit, pour ainsi dire, respirer la poussière des temps passés.
Lecleurs chrétiens, pardonnez aux larmes qui coulent de nos yeux , en errant au milieu de cette famille de saint Louis et de Clovis. Si tout à coup, jetant à l'écart le drap mor- tuaire qui les couvre , ces monarques alloient se dresser dans leurs sépulcres , et fixer sur nous leurs regards, à la lueur de cette lampe !... Oui, nous les voyons tous se lever à demi, ces spectres des rois ; nous distinguons leur race , nous les reconnoissons , nous osons interroger ces majestés du tombeau. Hé bien, peuple royal de fantômes, dites-le-nous : vou- driez-vous revivre maintenant au prix d'une couronne ? le trône vous tente-t-il encore?.... Mais d'où vient ce profond silence ? d'où vient que vous êtes tous muets sous ces voûtes ? Vous secouez vos têtes royales, d'où tombe un nuage de poussière ; vos yeux se referment , et vous vous recouchez lentement dans vos cercueils !
Ah ! si nous avions interrogé ces morts champêtres, dont naguère nous visitions les
4- 7
98 GÉNIE
cendres , ils auroient percé le gazon de leurs tombeaux ; et , sortant du sein de la terre , comme des vapeurs brillantes, ils nous auroient répondu : « Si Dieu l'ordonne ainsi, pourquoi refuserions-nous de revivre ? Pourquoi ne pas- serions-nous pas encore des jours résignés dans nos chaumières? Noire boyau n'étoitpas si pesant que vous le pensez; nos sueurs même avoient leurs charmes, lorsqu'elles étoient essuyées par une tendre épouse , ou bénies par la religion. »
Mais où nous entraîne la description de ces tombeaux déjà effacés de la terre ? Elles ne sont plus ces sépultures ! Les petits enfans se sont joués avec les os des puissans monarques : Saint-Denis est désert; l'oiseau l'a pris pour passage , Thcrbe croît sur ses autels brisés ; et , au lieu du cantique de la mort, qui reten- tissoit sous ses dômes , on n'entend plus que les gouttes de pluie qui tombent par son toit découvert , la chute de quelque pierre qui se détache de ses murs en ruines, ou le son de son horloge , qui va roulant dans les tombeaux vides et les souterrains dévastés (i).
(i) Voyet. la noie F à la fin du volume.
DU CHRISTIANISME. 99
QUATRIÈME PARTIE.
CULTE.
LIVRE TROISIÈME.
VUE GÉNÉRALE DU CLERGÉ.
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CHAPITRE PREMIER.
De Jesus-Christ et de sa vie.
V ERS le temps de l'apparition du Rédempteur sur la terre, les nations étoient dans l'attente de quelque personnage fameux. «Une ancienne et constante opinion, dit Suétone, étoit répan- due dans rOrient, qu'un homme s'éleveroitde la Judée, et obtiendroitTempire universel (i).»
(i) Percrehiierat Oriente toto oetus et constans opïnio, esse infatis , ut eo tenipore Judœâ projecd reiumpotirentur. Suet. in Vespas.
7-
loo GÉNIE
Tacite raconte le même fait, presque dans les mêmes mots. Selon cet historien, « la plupart des Juifs étoient convaincus, d'après un oracle conservé dansles anciens livres de leurs prêtres, que dans ce temps-là (le temps de Vespasien) l'Orient prévaudroit , et que quelqu'un , sorti de Judée, régneroit sur le monde (i).
Josephe, parlant de la ruine de Jérusalem, rapporte que les Juifs furent principalement poussés à la révolte contre les Romains , par une obscure (2) prophétie, qui leur annonçoit que, vers cette époque , un homme séleveroit parmi eux , et soum.ettroit ï univers (3).
Le Nouveau-Testament offre aussi des traces de cette espérance répandue dans Isra'dl : la foule qui court au désert demande à saint Jean- Baptiste, s'il est le grand Messie^ le Christ de Dieu^ depuis long-temps attendu ; les disciples d'Emaiis sont saisis de tristesse , lorsqu'ils
(i) Pluribus persuasio inerat antiquis sacerdotum Utteris continens , eo ipso tempore fore , ut valesceret Oriens , pro- fectiqueJudωreruTnpotire.JHur. Tacit. Hist. iib. V.
(2) ku.'fi^okoz , applicable à plusieurs personnes ; et voilà pourquoi les liisloriens latins raltribuèrent à Vespasien.
(3) Joseph, de Bell Jndaic. paf^. i 288.
DU CHUISTIANISME. loi
reconnoissent que Jean nesl pasVhomTne qui doit racheter Israël. Les soixante-dix semaines de Daniel , ou les quatre cent quatre-vingt-dix ans, depuis la reconstruction du temple, étoient accomplis. Enfin Origène, après avoir rap- porté ces traditions des Juifs, ajoute « qu'un grand nombre d'entre eux avouèrent Jésus- Christ pour le libérateur promis par les pro- phètes (i). »
Cependant le ciel prépare les voies du Fils de l'Homme, Les nations long-temps désunies de mœurs , de gouvernement , de langage , entretenoient des inimitiés héréditaires ; tout à coup le bruit des armes cesse , et les peuples, réconciliés ou vaincus, ^^ennent se perdre dans le peuple romain.
D'un côté , la religion et lès mœurs sont parvenues à ce degré de corruption qui pro- duit de force un changement dans les affaires humaines ; de l'autre , les dogmes de l'unité d'un Dieu et de l'immortalité de l'âme com- mencent à se répandre (2) : ainsi les chemins
(i) Kat 7r£7rt(75xsvat «ùtov eivat tov TrpofYizcvvo^svov.
On^.cont. Cels. p. 127. (3) Voyez la note G à la fin du volume.
I02 GÉNIE
s'ouvrent à la doctrine évangclique, qu'une
langue universelle va servir à propager.
Cet Empire romain se compose de nations , les unes sauvages , les autres policées , la plu- part infiniment malheureuses : la simplicité du Christ, pour les premières, ses vertus morales, pour les secondes ; pour toutes, sa miséricorde et sa charité sont des moyens de salut que le ciel ménage. Etxes moyens sont si efficaces, que, deux siècles après le Messie, Tertullien disoit aux juges de Ptome : « Nous ne sommes que d'hier, et nous remplissons tout, vos cités, vos îles , vos forteresses , vos colonies , vos tribus , vos décuries , vos conseils , le palais , le sénat, le Forum ; nous ne vous laissons que vos temples. « Solci relinqulrnus ienipla (i).
A la grandeur des préparations naturelles, s'unit l'éclat des prodiges : les vrais oracles , depuis long-temps muets dans Jérusalem , recouvrent la voix , et les fausses sibylles se taisent. Une nouvelle étoile se montre dans l'Orient, Gabriel descend vers Marie, et un chœur d'esprits bienheureux chante au haut du ciel , pendant la nuit : Gloire à Dieu; paix
(i) TertuU. Apologet. cap. "àj.
DU CHUISTIANISME. io3
aux hommes ! Tout à coup le bruit se re'pand que le Sauveur a vu le jour dans la Judée : il n'est pointnë dans la pourpre, mais dans l'asile de l'indigence ; il n'a point été annoncé aux grands et aux superbes, mais les anges l'ont révélé aux petits et aux simples ; il n'a pas réuni autour de son berceau les heureux du monde , mais les infortunés ; et , par ce premier acte de sa vie , il s'est déclaré de préférence le Dieu des misérables.
Arrêtons-nous ici, pour faire une réflexion. Nous voyons , depuis le commencement des siècles , les rois , les héros , les hommes écla- tans devenir les dieux des nations. Mais voici que le fds d'un charpentier, dans un petit coin de la Judée , est un modèle de douleurs et de misère : il est flétri publiquement par un sup- plice ; il choisit ses disciples dans les rangs les moins élevés de la société ; il ne prêche que sacrifices, que renoncement aux pompes du monde, au plaisir, au pouvoir; il préfère l'esclave au maître , le pauvre au riche , le lépreux à l'homme sain ; tout ce qui pleure , tout ce qui a des plaies , tout ce qui est aban- donné du monde, fait ses délices : la puissance, la fortune et le bonheur sont au contraire
io4 GÉNIE
menacés par lui. Il renverse les notions com- munes de la morale ; il établit des relations nouvelles entre les hommes, un nouveau droit des gens , une nouvelle foi publique : il élève ainsi sa divinité, triomphe de la religion des Césars, s'assied sur leur trône , et parvient à subjuguer la terre. Non , quand la voix du monde entier s'éleveroit contre Jésus-Christ, quand toutes les lumières de la philosophie se réuniroient contre ses dogmes, jamais on ne nous persuadera qu'une religion , fondée surune pareille base, soit unereligionhumaine. Celui qui a pu faire adorer une croix ^ celui qui a offert pour objet de culte aux hommes Vhu- rnanité souffrante^ la vertu persécutée., celui-là, nous le jurons , ne sauroit être qu'un Dieu.
Jésus-Christ apparoît au milieu des hommes, plein de grâce et de vérité ; l'autorité et la douceur de sa parole entraînent. Il vient pour être le plus malheureux des mortels, et tous es prodiges sont pour les misérables. iS^^ miracles, dit Bossue t , tiennent plus de la bonté que de la puissance. Pour inculquer ses préceptes , il choisit l'apologue ou la parabole , qui se grave aisément dans l'esprit des peuples. C'est en marchant dans les campagnes, qu'il donne ses
DU CHRISTIANISME. io5
leçons. En voyant les fleurs d'un champ, il exhorte ses disciples à espérer dans la Provi- dence , qui supporte les foibles plantes , et nourrit les petits oiseaux ; en apercevant les fruits de la terre, il instruit à juger de l'homme par ses œuvres. On lui apporte un enfant, et il recommande l'innocence ; se trouvant au milieu des bergers , il se donne à lui-même le titre de pasteur des âmes^ et se représente rappor- tant sur ses épaules la brebis égarée. Au prin- temps, il s'assied sur une montagne, et tire des objets environnans de quoi instruire la foule assise à ses pieds. Du spectacle même de cette foule pauvre et malheureuse , il fait naître ses béatitudes : bienheureux ceux qui pleurent; bienheureux ceux qui ont faim et soif^ etc. Ceux qui observent ses préceptes, et ceux qui les méprisent, sont comparés à deux hommes qui bâtissent deux maisons, l'une sur un roc, l'autre sur un sable mouvant : selon quelques interprètes, il monlroit, en parlant ainsi, un hameau florissant sur une colline, et au bas de celte colline, des cabanes détruites par une inondation (i). Quand il demande de
(i) Fortin, on the iruth of ihe christ relig. pag. 1:18.
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l'eau à la femme de Samarie , il lui peint sa doctrine sous la belle image d'une source d'eau vive.
Les plus violens ennemis de Jésus-Christ n'ont jamais osé attaquer sa personne. Celse, Julien, Volusien (i) avouent ses miracles, et Porphyre raconte que les oracles même des païens Tappeloient un homme illustre par sa piété (2). Tibère avoit voulu le mettre au rang des Dieux (3) ; selon Lampridius, Adrien lui avoit élevé des temples , et Alexandre- Sévère le révéroit avec les images des âmes saintes, entre Orphée et Abraham (4). Pline a rendu un illustre témoignage à l'innocence de ces premiers chrétiens , qui suivoient de près les exemples du Rédempteur. Il n'y a point de philosophes de l'antiquité à qui l'on n'ait reproché quelques vices : les patriarches même ont eu des foiblesses ; le Christ seul est sans taches : c'est la plus brillante copie de cette
(i) Orig. cont. Cels. I, 11 , Jul. Ap. Cyril, lib. VI ,. Aug. ep. 3, 4-1 tom. II.
(2) Euseb. dem. IIl , ev. 3.
(3) Tert. Apologet.
(4) Lamp. in Alex. Sev. cap. ^ ei 31.
DU CHRISTIANISME. 107
beauté souveraine qui réside sur le trône des deux. Pur et sacré comme le tabernacle du Seigneur, ne respirant que l'amour de Dieu et des hommes , infiniment "Supérieur à la vaine gloire du monde , il poursuivoit, à travers les douleurs , la grande affaire de notre salut , forçant les hommes , par l'ascendant de ses vertus , à embrasser sa doctrine , et à imiter une vie qu'ils étoient contraints d'admirer (i). Son caractère éloit aimable , oui-ert et tendre; sa charité sans bornes. L'Apôtre nous en donne une idée en deux mots : // alloit faisant le bien. Sa résignation à la volonté de Dieu éclate dans tous les momens de sa vie ; il aimoit , il connoissoit l'amitié : l'homme qu'il tira du tombeau, Lazare, étoitson ami ; ce fut pour le plus grand sentiment de la vie qu'il fit son plus grand miracle. L'amour delà patrie trouva chez lui un modèle : « Jérusalem ! Jérusalem ! s'écrioit-ii en pensant au jugement qui menaçoit cette cité coupable, j'ai voulu rassembler tes enjans , comm,e la poule ras- semble ses poussins sous ses ailes ; mais tu ne Vas pas voulu ! » Du haut d'une colline ,
(i) Voyez la note H à la fin du volume.
io8 GÉNIE
jetant les yeux sur cette ville condamnée pour SCS crimes , à une horrible destruction, il ne put retenirses larmes : Ilvitlacité^ ditrApôtre» et il pleura ! Sa tftlerance ne fut pas moins remarquable , quand ses disciples le prièrent de faire descendre le feu sur un village de Samaritains , qui lui avoit refusé l'hospitalité ; il répondit avec indignation : f'^ous ne sa(ez, pas ce que vous demandez.!
Si le Fils de l'Homme étoit sorti du cie! avec toute sa force, il eût eu sans doute peu de peine à pratiquer tant de vertus , à sup- porter tant de maux ; mais c'est ici la gloire du mystère : le Christ ressentoit des douleurs; son cœur se brisoit comme celui d'un homme ; il ne donna jamais aucun signe de colère que contre la dureté de l'âme et l'insensibilité. Il répétoit éternellement : Aimez-vous les uns les autres. Mon père^ s'écrioit- il sous le fer des bourreaux , pardonnez.- leur, car ils ne savent ce qu'ils fout. Prêt à quitter ses dis- ciples bien-aimés, il fondit tout à coup en- larmes; il ressentit les terreurs du tombeau^ et les angoisses de la croix : une sueur de sang, coula le long de ses joues divines ; il se plai- gnit que son père l'avoit abandonné. Lorscjue
DU CHRISTIANISME. 109
l'ange lui présenta le calice, il dit : O mon Pèrel fais que ce calice passe loin de moi; cependant., si je dois le boire., que ta volonté soit faite. Ce fut alors que ce mot , où respire la subli- mité de la douleur, échappa à sa bouche : Mon âme est tristejusquàla mort. Ah ! si la morale la plus pure et le cœur le plus tendre, si une vie passée à combattre l'erreur et à soulager les maux des hommes, sont les attributs de la divinité, qui peut nier celle de Jésus-Christ? Modèle de toutes vertus , l'amitié le voit endormi dans le sein de saint Jean , ou léguant sa mère à ce disciple ; la charité l'admire dans le jugement de la femme adultère : partout la pitié le trouve bénissant les pleurs de l'infor- tuné ; dans son amour pour les enfans , son innocence et sa candeur se décèlent; la force de son âme brille au milieu des tourmens de la croix, et son dernier soupir est un soupir de miséricorde.
iio GÉNIE
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CHAPITRE IL
CLERGÉ SÉCULIER. Hiérarchie.
Le Christ , ayant laissé ses enseignemens à ses disciples, monta sur leTabor, et disparut. Dès ce moment, l'Eglise subsiste dans les apôtres : elle s'établit à la fois chez les Juifs et chez les Gentils. Saint Pierre , dans une seuleprédication, convertit cinq mille hommes à Jérusalem, et saint Paul reçoit sa mission pour les nations infidèles. Bientôt le prince des apôtres jette dans la capitale de l'Empire romain les fondemens de la puissance ecclé- siastique (i). Les premiers Césars régnoient encore , et déjà circuloit au pied de leur trône, dans la foule, le prêtre inconnu qui devoit les remplacer au Capitole. La hiérarchie com- mence ; Lin succède à Pierre , Clément à Lin : cette chaîne de pontifes, héritiers de Tauto-
(i) Voyez la note 1 à la fin du volume.
DU CHRISTIANISME. m
rite apostolique, ne s'interrompt plus pendant dix-huit siècles , et nous unit à Jcsus-Christ (i).
Avec la dignité épiscopale, on voit s'établir, dès le principe , les deux autres grandes divi- sions de la hiérarchie, le sacerdoce et le dicL- conat. Saint Ignace exhorte les Magnésiens à agir en uinié avec leur évêque qui tient la place de Jésus-Christ , leurs prêtres qui représentent les apôtres^ et leurs diacres qui sont chargés du soin des autels (2). Pic, Clément d'Alexan- drie , Origène et Tertullicn confirment ces degrés (3).
Quoiqu'il ne soit fait mention , pour la pre- mière fois, des métropolitains ou des arche- vêques , qu'au concile de Nicée, néanmoins ce concile parle de cette dignité, comme d'un de- gré hiérarchique établi depuis long-temps (4). Saint Athanase (5) et saint Augustin (6) citent
(i) Voyez la note K à la fin du volume.
(2) Ignat. Ep. ad Magnes, n. 6.
(3) Pius, ep. II. Clem. Alex. Strom. lib. VI, p. 667. Orig. Hom. II, in num. Hom. in can//c.Ter tull. de mo- nogam. c. 11. De; Fuga^ 4-i- ^<^ Baptismo, c. 17.
(4) Conc. Nicen. can. 6.
(5) Athan. de Sentent. Dionys. L I , p. 552.
(6) Aug. breivs Collât, tert. die. cap. 16.
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des métropolitains existans avant la date de cette assemblée. Dès le second siècle, Lyon est qualifié, dans les actes civils , de ville métropolitaine, et saint Iiénée qui en étoit CA éque , gouvernoit toute l'Eglise (7rapo;çtov) gallicane (i).
Quelques auteurs ont pensé que les arche- vêques même sont d'institution apostolique (2); en effet , Eusèbe et saint Chrysostôme disent que Tite, évêque , avoit la surintendance des évèques de Crète (3).
Les opinions varient sur l'origine du pa- triarchat : Baronius , de Marca et Richerius la font remonter aux apôtres ; ma^s il paroît néanmoins qu'il ne fut établi dans l'Eglise que vers l'an 385 , quatre ans après le concile gé- néral de Constantinople.
Le nom de cardinal se donnoit d'abord indistinctement aux premiers titulaires des
(i) Euseb. H. E. lib. V, cap. 28. De TroLpa^Lov^ nous avons fait paroisse.
(2) Usher. de Orig. Efdsc. et Meirop. Beoereg. cod. can. vind. lib. II, cap. 6, n. 12. Jlamm. Pief. io Titus i Dissert. 4 cont. Blonde! , cap. 5.
(3) Euseb. H. E. lib. m, c. 4- Chrjs. Hom. I. in Tit.
DU CHRISTIANISME. ii3
églises (i). Gomme ces chefs du clergé étoient ordinairement des hommes distingués par leur science et leur vertu, les papes les consultoient dans les affaires délicates; ils devinrent peu à peu le conseil permanent du Saint-Siège, et le droit d'élire le souverain pontife passa dans leur sein , quand la communion des fidèles devint' trop nombreuse pour être as- semblée.
Les mêmes causes qui avoient donné- nais- sance aux cardinaux près des papes, produi- sirent les chanoines près des é vêques : c'étoit un certain nombre de prêtres qui composoient la cour épiscopale. Les affaires du diocèse aug- mentant, les membres duSynode furent obligés de se partager le travail. Les uns furent appe- lés vicaires, les autres grands-vicaires, etc., selon Tétenduedeleurcharge. Le conseil entier prit le nom de chapitre , et les conseillers celui de chanoines ^ qui ne veut dire qu'administra- teur canonique.
De simples prêtres, et même des laïques , nommés par les évêques à la direction d'une communauté religieuse, furent la source de
(i) Héricourt, Loii ectA de Franc, p. 2o5.
L. 8
ii4 GÉNIE
Tordre des abbés. Nous verrons combien les abbayes furent utiles aux lettres , à l'agri- culture , et en général à la civilisation de l'Europe.
Les paroisses se formèrent à l'époque où les ordres principaux du clergé se subdivi- sèrent. Les cvêchés étant devenus trop vastes, pour que les prêtres de la métropole pussent porter les secours spirituels et temporels aux extrémités du diocèse , on éleva des églises dans les campagnes. Les ministres attachés à ces temples champêtres ont pris long-temps après le nom de curé , peut-être du latin cura^ qui signifie soins ^ fatigue. Le nom du moins n'est pas orgueilleux, et on auroit dû le leur pardonner, puisqu'ils en remplissoient si bien les conditions (i).
Outre ces églises paroissiales , on bâtit encore des chapelles sur le tombeau des mar- tyrs et des solitaires. Ces temples particuliers s'appeloient niarlyrium ou rncrnoria; et, par une idée encore plus douce et plus philoso-
(i) S. Athanase, dans sa seconde apolof^ie , dit (jue de son temps il y avoit déjà dix églises paroissiales établies dans le Maréotis , qui relevoit du diocèse d'Alexandrie.
DU CHRISTIANISME. ii5
phique, on les nommoil aussi cimetières ^ d'un mot grec qui signif.e sommeil (i).
Enfin , les bénéfices séculiers durent leur origine aux agapes , ou repas des premiers chrétiens. Chaque fidèle apportoit quelques aumônes pour l'entretien de Tévêque , du prêtre et du diacre , et pour le soulagement des malades et des étrangers (2). Des hommes riches , des princes , des villes entières , don- nèrent dans la suite des terres à TEglisef , pour remplacer ces aumônes incertaines. Ces biens partagés en divers lots, par le conseil des supérieurs ecclésiastiques , prirent le nom de prébende, de canonicat, de commande, de bénéfices-cures, de bénéfices-manuels, simples, claustraux , selon les degrés hiérarchiques de l'administrateur aux soins duquel ils furent confiés (3).
Quant aux fidèles en général, le corps des chrétiens primitifs se distinguoit en Trto-Toj, croyons ou fidèles , et -/.ar£xoyf*e«o« » catéchu- mènes (4). Le privilège des croyans étoit d'être
(i) Fleury, Hist. eccl.
(2) S. Just. Apol.
(3) Héric. Lois eccl. p. 2o4-i3.
(4) Eus. Demonst. Evang. iib. VII , cap. 2.
8.
ii6 GÉNIE
reçus à la sainte table , d'assister aux prières de TEglise , et de prononcer l'oraison domi- nicale (i), que saint Augustin appelle par celte raison oratio Jididiurn^ et saint Chrysoslôme zvyri TTtffTov. Les catécliumènes ne pouvoient assister à toutes les cérémonies , et l'on ne traitoit des mystères devant eux qu'en para- boles obscures (2).
Le nom de laïque fut inventé pour distin- guer l'homme qui n'étoit pas engagé dans les ordres du corps général du clergé. Le titre de clerc se forma en même temps : laïci et >«),/3pxoç se lisent à chaque page des anciens auteurs. On se servoit de la dénomination à^ ecclésias- tique^ tantôt en parlant des chrétiens en oppo- sition aux Gentils (3), tantôt en désignant le clergé , par rapport au reste des fidèles. Enfin , le titre de catholique , ou d'universelle , fut attribué à TEglisedèssa naissance. Eusèbe, Clé- ment d'Alexandrie et saint Ignace en portent
(i) Conslit. Apost. lib. VIII , cap. 8 et 12.
(2) Théodor. Epit. div. dogm. cap. 2.1^. Aug. Serm. ad Neophytos , in append. lom. X. p. 845.
(3) Eus. lib. IV, cap. 7; lib. V, cap. 27. Cyril, ca- tech. i5, n. 4-
DU CHRISTIANISME. 117
témoignage (ij. Poleimon , le juge, ayant demandé à Pionos , martyr, de quelle Eglise il étoit, le confesseur répondit : De F Eglise catholique ; car Jésus- Christ n'en connaît point d'autre (2).
N'oublions pas, dans le développement de cette hiérarchie, que saint Jérôme compare à celle des anges ; n'oublions pas les voies par où la chrétienté signaloit sa sagesse et sa force , nous voulons dire les conciles et les persécu- tions. « Piappelez en votre mémoire, dit La Bruyère, rappelez ce grand et premier con- cile, où les Pères qui le composoient étoient remarquables chacun par quelques membres mutilés , ou par les cicatrices qui leur étoient restées des fureurs de la persécution : ils sem- bloient tenir de leurs plaies le droit de s'as- seoir dans cette assemblée générale de toute PEglise. »
Déplorable esprit de parti! Voltaire, qui montre souvent l'horreur du sang et l'amour de rhumanité, cherche à persuader qu'il y eut
(i) Euseb. lib. IV, cap. i5. Clem. Alex. Strom. lib. VII. Ignat. cap. ad Sinym. n. 8.
(2) Act. Pion. ap. Bar. an. 254 ■> n. 9.
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peu de martyrs dans l'Eglise primitive (i); et, comme s'il n'eût jamais lu les historiens romains, il va presque jusqu'à nier cette pre- mière persécution dont Tacite nous a fait une si affreuse peinture. L'auteur de Zaïre, qui connoissoit la puissance du malheur, a craint qu'on ne se laissât toucher par le ta- bleau des souffrances des chrétiens ; il a voulu leur arracher cette couronne de martyre qui les rendoit intéressans aux cœurs sen- sibles , et leur ravir jusqu'au charme de leurs pleurs.
Ainsi, nous avons tracé le tableau de la 'hiérarchie apostolique ; joignez -y le clergé régulier, dont nous allons bientôt nous entre- tenir, et vous aurez l'Eglise entière de Jésus- Christ. Nous osons l'avancer : aucune autre religion sur la terre n'a offert un pareil sys- tème de bienfaits , de prudence et de pré- voyance , de force et de douceur , de lois morales et de lois religieuses. Rien n'est plus sagement ordonné que ces cercles qui, partant du dernier chantre de village, s'élèvent jus-
(i) Dans son Essai sur /es ]\Iœws. Voyez h no\e h a là fin du volume.
DU CHUISTIAMSME. 119
qu'au trône pontifical qu'ils supportent, et qui les couronne. L'Eglise ainsi, par ses diff'érens degrés, touchoit à nos divers besoins : arts, lettres, sciences, législation, politique, ins- titutions littéraires, civiles et religieuses , fon- dations pour l'humanité , tous ces magnifiques bienfaits nous arrivoient par les rangs supé- rieurs de la hiérarchie, tandis que les détails de la charité et de la morale étoient répandus par les degrés inférieurs , chez les dernières classes du peuple. Si jadis l'Eglise fut pauvre, depuis le dernier échelon jusqu'au premier, c'est que la chrétienté ctoit indigente comme elle. Mais on ne sauroit exiger que le clergé fût demeuré pauvre , quand l'opulence crois- soit autour de lui. Il auroit alors perdu toute considération, et certaines classes de la société avec lesquelles il n'auroit pu vivre , se fussent soustraites à son autorité moialc. Le chef de l'Eglise étoit prince, pour pouvoir parler aux princes; les évéques, marchant de pair avec les grands, osoient les instruire de leurs devoirs; les prêtres séculiers et réguliers , au-dessus des nécessités de la vie, se méloient aux riches dont ils épuroient les mœurs, et le simple curé se rapprochoit des pauvres, qu'il étoit destiné à
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soulager par ses bienfaits , et à consoler par son exemple.
Ce n'est pas que le plus indigent des prêtres ne pût aussi instruire les grands du monde , et les rappeler à la vertu; mais il ne pouvoit ni les suivre dans les habitudes de leur vie, comme le haut clergé, ni leur tenir un langage qu'ils eussent parfaitement entendu. La considéra- tion même dont ils jouissoicnt, venoit en partie des ordres supérieurs de l'Eglise. Il convient d'ailleurs a de grands peuples d'avoir un culte honorable , et des autels oii l'infortuné puisse trouver des secours.
Au reste , il n'y a rien d'aussi beau dans l'histoire des institutions civiles et religieuses, que ce qui concerne l'autorité , les devoirs et l'investiture du prélat, parmi les Chrétiens. On y voit la parfaite image du pasteur des peuples et du ministre des autels. Aucune classe d'hommes n'a plus honoré l'humanité que celle des évêques , et Ton ne pourroit trouver ailleurs plus de vertus, de grandeur et de génie.
Le chef apostolique dcvoit être sans défaut de corps, et pareil au prêtre sans tache, que Platon dépeint dans ses Lois. Choisi dans
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l'assemblée du peuple, il étoit peut-être le seul magistrat légal qui exislat dans les temps bar- bares. Comme cette place entraînoit une res- ponsabilité immense, tant dans cette vie que dans l'autre, elle étoit loin d'être briguée. Les Basile et les Ambroise fuyoient au désert , dans la crainte d'être élevés à une dignité dont les devoirs effrayoient même leurs vertus.
Non seulement l'évêque étoit obligé de remplir ses fonctions religieuses, comme d'en- seigner la morale , d'administrer les sacre- mens, d'ordonner les prêtres, mais encore le poids des lois civiles et des débats poli- tiques retomboit sur lui. G'étoit un prince à apaiser, une guerre à détourner, une ville à défendre. L'évêque de Paris , au neuvième siècle , en sauvant par son courage la capitale de la France , empêcha peut-être la France entière de passer sous le joug des Nor- mands.
u On étoit si convaincu, dit d'Héricourt, que l'obligation de recevoir les étrangers étoit un devoir dans l'épiscopat , que saint Grégoire voulut, avant de consacrer Florentinus, évêque d'Ancône , qu'on exprimât si c'étoit- par im- puissance ou par avarice qu'il n'avoit point
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exerce jusqu'alors l'hospitalité envers les e'trangers (i). »
On vouloit que l'évcque haït le péché, et non le pécheur (2) ; qu'il supportât le foible, qu'il eût un cœur de père pour les pauvres (3). Il devoit néanmoins garder quelque mesure dans ses dons , et ne point entretenir de pro- fession dangereuse ou inutile , comme les bala- dins et les chasseurs (4) : véritable loi politique, qui frappoit d'un côté le vice dominant des Romains , et de l'autre la passion des Barbares.
Si révéque avoit desparens dans le besoin, il lui étoit permis de les préférer à des étran- gers, mais non pas de les enrichir : « Car , dit le canon , c'est leur état d'indigence , et non les liens du sang qu'il doit regarder en pareil cas (5). »
Faut-il s'étonner qu'avec tant de vertus, les évéqucs obtinssent la vénération des peuples? On courboit la tète sous leur bénédiction ; on
(i) Lois eccL de Fr. p. 751.
(2) Id. ih. can. Odio.
(3) Id. loc. cit.
(4-) id. ih. can. Don. (fui venatori/jus. (b) Id. ib. pag. 7^2, can. Est probunda.
DU CHRISTIANISME. laS
chantoit Hozannah devant eux ; on les appe- \oit /rès-saints , très-cher s à Dieu ^ et ces titres étoicntd'autantplus magnifiques, qu'ilsctoient justement acquis.
Quand les nations se civilisèrent , les évé- ques, plus circonscrits dans leurs devoirs reli- gieux, jouirent du bien qu'ils avoient fait aux hommes, et cherchèrent à leur en faire en- core , en s'appliquant plus particulièrement au maintien de la morale , aux œuvres de charilc et au progrès des lettres. Leurs palais devinrent le centre de la politesse et des arts. Appelés par leurs souverains au ministère public, et revêtus des premières dignités de l'Eghse , ils y déployèrent des talens qui firent l'admiration de l'Europe. Jusque dans ces derniers temps , lesévéques de France ont été des exemples de modération et de lumière. On pourroit sans doute citer quelques excep- tions : mais, tant que les hommes seront sen- sibles à la vertu , on se souviendra que plus de soixante évêques catholiques ont erré fugitifs chez des peuples protestans, et qu'en dépit dés préjugés religieux, et des préventions qui s'attachent à l'infortune, ils se sont attiré le respect et la vénération de ces peuples ; on se
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souviendra que le disciple de Luther et de Calvin est venu entendre le prélat romain exilé, prêcher, dans quelque retraite obscure, Tamourde l'humanitéet lepardondes offenses; on se souviendra enfin que tant de nouveaux Cyprien , persécutés pour leur religion , que tant de courageux Chrysostôme se sont dé- pouillés du titre qui faisoit leurs combats et leur gloire, sur un simple mot du chef de l'Eglise ; heureux de sacrifier , avec leur f)ros- périté première , l'éclat de douze ans de mal- heur à la paix de leur troupeau.
Quant au clergé inférieur, c'étoit à lui qu'on étoit redevable de ce reste de bonnes mœurs que l'on trouvoit encore dans les villes et dans les campagnes. Le paysan sans religion est une bête féroce ; il n'a aucun frein d'édu- cation ni de respect humain : une vie pénible a aigri son caractère ; la propriété lui a enlevé l'innocence du Sauvage ; il est timide , gros- sier, défiant, avare, ingrat surtout. Mais, par un miracle frappant , cet homme naturelle- ment pervers , devient excellent dans les mains de la religion. Autant il étoit lâche , autant il est brave; son penchant à trahir se change en une fidélité à toute épreuve , son ingratitude en
DU CHRISTIATSISME. 125
un dévouement sans bornes, sa défiance en une confiance absolue. Comparez ces paysans im- pics , profanant les églises , dévastant les pro- priétés , brillant à petit feu les femmes, les enfans et les piètres ; comparez-les aux Ven- déens, défendant le culte de leurs pères, et seuls libres, quand la France étoit abattue sous le joug de la terreur ; comparez-les , et voyez la différence que la religion peut mettre entre les hommes.
On a pu reprocher aux curés des préjugés d'état ou d'ignorance; mais, après tout, la simplicité du cœur, la sainteté de la >'ic, la pauvreté évangélique , la charité de Jésus- Christ, en faisoient un des ordres les plus respectables de la nation. On en a vu plu- sieurs qui sembloient moins des hommes que des esprits bienfaisans descendus sur la terre pour soulager les misérables. Souvent ils se refusèrent le pain pour nourrir le nécessiteux, et se dépouillèrent de leurs habits pour en couvrir l'indigent. Qui oseroit reprocher à de tels hommes quelque sévérité d'opinion? Qui de nous, superbes philantropes , voudroit, durant les rigueurs de l'hiver , être réveillé au milieu de la nuit, pour aller administrer, au
liG GÉNIE
loin , dans les campagnes , le moribond expi- rant sur la paille ? Qui de nous voudroit avoir sans cesse le cœur brisé du spectacle d'une misère qu'on ne peut secourir, se voir envi- ronné d'une famille dont les joues hâves et les yeux creux annoncent l'ardeur de la faim et de tous les besoins ? Consentirions-nous à suivre les curés de Paris , ces anges d'huma- nité , dans le séjour du crime et de la douleur, pour consoler le vice sous les formes les plus dégoûtantes , pour verser l'espérance dans un cœur désespéré? Qui de nous enfin voudroit se séquestrer du monde des heureux, pour vivre éternellement parmi les souffrances , et ne recevoir, en mourant, pour tant de bien- faits, que l'ingratitude du pauvre et la calom- nie du riche ?
DU CHRISTIANISME. 127
CHAPITRE HT.
CLERGÉ RÉGULIER. Origine de la Vie monastique.
S'il est vrai , comme on pourroit le croire , qu'une chose soit poétiquement belle , en raison de l'antiquité de son origine, il faut convenir que la vie monastique a quelques droits à notre admiration. Elle remonte aux premiers âges du monde. Le prophète Elie , fuyant la corruption d'Israël , se retira le long du Jourdain, où il vécut d'herbes et déracines, avec quelques disciples. Sans avoir besoin de fouiller plus avant dans l'hisloirc , cette source des ordres religieux nous semble assez mer- veilleuse. Que n'eussent point dit les poètes de la Grèce , s'ils avoient trouvé pour fonda- teur des collèges sacrés, un homme ravi au ciel dans un char de feu , et qui doit reparoître sur la terre au jour de la consommation des siècles ?
126 GÉNIE
loin , dans les campagnes , le moribond expi- rant sur la paille ? Qui de nous voudroit avoir sans cesse le cœur brisé du spectacle d'une misère qu'on ne peut secourir, se voir envi- ronné d'une famille dont les joues hâves et les yeux creux annoncent l'ardeur de la faim et de tous les besoins? Consentirions-nous à suivre les curés de Paris , ces anges d'huma- nité , dans le séjour du crime et de la douleur, pour consoler le vice sous les formes les plus dégoûtantes , pour verser l'espérance dans un cœur désespéré? Qui de nous enfin voudroit se séquestrer du monde des heureux, pour vivre éternellement parmi les souffrances , et ne recevoir, en mourant, pour tant de bien- faits, que l'ingratitude du pauvre et la calom- nie du riche ?
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CHAPITRE m.
CLERGE REGULIER.
Origine de la Vie monastique.
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S'il est vrai , comme on pourroit le croire , qu'une chose soit poétiquement belte , en raison de l'antiquité de son origine, il faut convenir que la vie monastique a quelques droits à noire admiration. Elle remonte aux premiers âges du monde. Le prophète Elie , fuyant la corruption d'Israe'l , se retira le long du Jourdain , où il vécut d'herbes et déracines, avec quelques disciples. Sans avoir besoin de fouiller plus avant dans l'hisloire , cette source des ordres religieux nous semble assez mer- veilleuse. Que n'eussent point dit les poètes de la Grèce , s'ils avoient trouvé pour fonda- teur des collèges sacrés, un homme ravi au ciel dans un char de feu , et qui doit reparoître sur la terre au jour de la consommation des siècles ?
128 GÉNIE
De là, la vie monastique , par un héritage admirable , descend à travers les prophètes et saint Jean-Baptiste, jusqu'à Je'sus-Christ qui se dcroboit souvent au monde pour aller prier sur les montagnes. Bientôt les The'ra- peutes (i), embrassant les |ferfections de la retraite , offrirent , près du lac Mœris en Egypte , les premiers modèles des monastères chrétiens. Pmfm, sous Paul , Antoine et Pa- côme , paroissent ces saints de la Thébaïde, qui remplirent le Garmel et le Liban des chefs- d'œuvre de la pénitence. Une voix de gloire et de merveille s'éleva du fond des plus affreuses solitudes. Des musiques divines se méloient au bruit des cascades et des sources ; les séra- phins visitoient l'anachorète du rocher, ou enlevoient son âme brillante sur les nues; les lions servoicnt de messagers au solitaire , et les corbeaux lui apportoient la manne céleste. Les cités jalouses virent tomber leur réputation
(i) Yoltaire se moque d'Eusèbe, qui prend ^ dit-il, les Thérapeutes pour des nioiiies chiéllens. Eusèbe étoit plus près de ces moines que Voltaire, et certainement plus versé que lui dans les antiquités chrétiennes. Montfaucon , Fleurj, Héricourt, Helyot , et une foule d'autres savans, se sont rangés à l'opinion de l'évêque de Césarée.
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antique : ce fut le temps de la renommée <ln désert.
Marchant ainsi d'enchantement en enchan- tement , dans rétablissement de la vie reli- gieuse , nous trouvons une seconde sorte d'ori- gines que nous appellerons /o<:«/^5, c'est-à-dire, certaines fondations particulières d'ordres et de couvens : ces origines ne sont ni moins curieuses ni moins agréables que les premières. Aux portes mêmes de Jésusalem on voit un monastère bâti sur l'emplacement de la maison de Pilale; au mont Sinaï, le couvent de la Transfigura fi on marque le lieu où Jéhovah dicta ses lois aux Hébreux , et plus loin s'élève un autre couvent sur la montagne où Jésus- Christ disparut de la terre.
Et que de choses admirables l'Occident ne nous montre-t-il pas à son tour dans les fon- dations des communautés , monumens de nos antiquités gauloises, lieux consacrés par d'in- téressantes aventures, ou par des actes d'hu- manité! L'histoire, les passions du cœur, la bienfaisance se disputent l'origine de nos monastères. Dans cette gorge des Pyrénées , voilà l'hôpital de Roncevaux , que Charle- magnc bâtit à l'endroit même où la fleur des
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chevaliers, Roland , termina ses hauts faits : un asile de paix et de secours marque digne- ment le tombeau du preux qui défendit l'or- phelin , et mourut pour sa patrie. Aux plaines de Bovines , devant ce petit temple du Sei- gneur , j'apprends à mépriser les arcs de triomphe des Marius et des Césars ; je con- temple avec orgueil ce couvent qui vit un roi français proposer la couronne au plus digne. Mais aimez-vous les souvenirs d'une autre sorte ? Une femme d'Albion , surprise par un sommeil mystérieux , croit voir en songe la lune se pencher vers elle ; bientôt il lui naît une fille , chaste et triste comme le flambeau des nuits, et qui, fondant un monastère, devient l'astre charmant de la solitude.
On nous accuseroitde chercher à surprendre l'oreille par de doux sons, si nous rappelions ces couvens à! Aqua-Bclla , de Bel-Monte de Vallombreusey ou de la Colombe^ ainsi nommé à cause de son fondateur, colombe céleste qui vivoit dans les bois. La Trappe et le Paraclet gardoient le nom et le souvenir de Comminges et d'Héloïse. Demandez à ce paysan de l'antique Neustrie quel est ce mo- nastère qu'on aperçoit au sommet de la col-
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line ? Il vous répondra : « C'est le Prieuré des deuœ Amans: un jeune gentilhomme étant devenu amoureux d'une jeune damoiselle , fille du châtelain de Malmain , ce seigneur consentit à accorder sa fille à ce pauvre gentilhomme , s'il la pouvoit porter jusqu'au haut du mont. Il accepta le marché , et chargé de sa dame , il monta tout au sommet de la colline; mais il mourut de fatigue en y arrivant : sa pré- tendue trépassa bientôt par grand déplaisir; les parens les enterrèrent ensemble dans ce lieu , et ils y firent le prieuré que vous voyez. »
Enfin, les cœurs tendres auront dans les origines de nos couvens de quoi se satisfaire, comme l'antiquaire et le poêle. Voyez ces retraites de la Charité^ des Pèlerins^ du Bieîi-Mourir^ des Enterreurs de Morts; des Insensés^ des Orphelins; tâchez, si vous le pouvez , de trouver dans le long catalogue des misères humaines, une seule infirmité de l'âme ou du corps pour qui la religion n'ait pas fondé son lieu de soulagement ou son hospice !
Au reste , les persécutions des Romains contribuèrent d'abord à peupler les solitudes; ensuite , les Barbares s'étant précipités sur
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l'empire , et ayant brise tous les liens de la société , il ne resta aux hommes que Dieu pour espérance, et les déserts pour refuges. Des congrégations d'infortunés se formèrent dans les forets et dans les lieux les plus inac- cessibles. Les plaines fertiles étoient en proie à des Sauvages qui ne savoient pas les culti- ver , tandis que sur les crêtes arides des monts, habitoit un autre monde , qui , dans ces roches escarpées , avoit sauvé, , comme d'un second déluge , les restes des arts et de la civilisation. Mais de même que les fontaines découlent des lieux élevés pour fertiliser les vallées , ainsi les premiers anachorètes descendirent peu à peu de leurs hauteurs , pour porter aux Barbares la parole de Dieu et les douceurs de la vie.
On dira peut-être que , les causes qui don- nèrent naissance à la vie monastique n'exis- tant plus parmi nous , les couvens étoient devenus des retraites inutiles. Et quand donc ces causes ont-elles cessé ? N'y a-t-il plus d'or- phelins, d'infirmes , de voyageurs, de pauvres, d'infortunés ? Ah ! lorsque les maux des siècles barbares se sont évanouis , la société si habile à tourmenter les âmes , et si ingénieuse en douleur, a bien su faire naîtrq mille autres
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raisons d'adversité , qui nous jettent dans la solitude ! Que de passions trompées , que de sentimens trahis, que de dégoûts amers nous entraînent chaque jour hors du monde ! C*étoit une chose fort belle que ces maisons religieuses où l'on trouvoit une retraite assurée contre les coups de la fortune et les orages de son propre cœur. Une orpheline abandonnée de la société , à cet âge où de cruelles séductions sourient à la beauté et à Tinnocence, savoit du moins qu'il y avoit un asile où l'on ne se feroit pas un jeu de la tromper. Comme il étoit doux pour cette pauvre étrangère sans parens , d'entendre retentir le nom de sœur à ses oreilles ! Quelle nombreuse et paisible famille la religion ne venoit-elle pas de lui rendre ! un père céleste lui ouvroit sa maison, et la recevoit dans ses bras.
C'est une philosophie bien barbare et une politique bien cruelle , que celles-là qui veu- lent obliger l'infortuné à vivre au milieu du monde. Des hommes ont été assez peu délicats , pour mettre en commun leurs voluptés ; mais l'adversité a un plus noble égoïsme : elle se cache toujours pour jouir de ses plaisirs , qui sont ses larmes. S'il est des lieux pour la santé
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du corps, ah! permettez à la religion d'en avoir aussi pour la santé de l'âme ; elle qui est bien plus sujette aux maladies, et dont les infirmités sont bien plus douloureuses , bien plus longues, et bien plus difficiles à guérir.
Des gens se sont avisés de vouloir qu'on élevât des retraites nationales pour ceux qni pleurent. Certes, ces philosophes sont pro- fonds dans la connoissance de la nature, et les choses du cœur humain leur ont été révé- lées ! C'est-à-dire qu'ils veulent confier le malheur à la pitié des hommes , et mettre les chagrins sous la protection de ceux qui les causent. Il faut une charité plus magnifique que la nôtre pour soulager l'indigence d'une âme infortunée ; Dieu seul est assez riche pour lui faire l'aumône.
On a prétendu rendre un grand service aux religieux et aux religieuses, en les forçant de quitter leurs retraites : qu'en est-il advenu ? Les femmes qui ont pu trouver un asile dans des monastères étrangers , s'y sont réfugiées ; d'autres se sont réunies pour former entr'elles des monastères au milieu du monde ; plusieurs enfin sont mortes de chagrin ; et ces Trappistes si à plaindre , au lieu de profiter des charmes
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de la liberté et de la vie, ont été continuer leurs macérations dans les bruyères de l'An- gleterre et dans les déserts de la Russie.
11 ne faut pas croire que nous soyons tous également nés pour manier le boyau ou le mousquet, et qu'il n'y ait point d'homme d'une délicatesse particulière , qui soit formé pour le labeur de la pensée, comme un autre pour le travail des mains. N'en doutons point, nous avons au fond du cœur mille raisons de solitude : quelques uns y sont entraînés par une pensée tournée à la contemplation ; d'autres, par une certaine pudeur craintive , qui fait qu'ils aiment à habiter en eux-mêmes ; enfin , il est des âmes trop excellentes , qui cherchent en vain dans la nature les autres âmes aux- quelles elles sont faites pour s'unir, et qui semblent condamnées à une sorte de virginité morale ou de veuvage éternel.
C'étoit surtout pour ces âmes solitaires que la religion avoit élevé ses retraites.
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CHAPITRE IV.
Des Constitutions monastiques.
On doit sentir que ce n'est pas l'histoire particulière des ordres religieux que nous écrivons, mais seulement leur histoire morale.
Ainsi , sans parler de saint Antoine , père des cénobites , de saint Paul , premier des anachorètes, de sainte Synclétique, fonda- trice des monastères de filles ; sans nous arrêter à l'ordre de saint Augustin , qui com- prend les chapitres connus sous le nom de régidiers ; à celui de saint Basile , adopté par les religieux et les religieuses d'Orient ; à la règle de saint Benoît , qui réunit la plus grande partie des monastères occidentaux ; à celle de saint François, pratiquée par les ordres mendians , nous confondrons tous les religieux dans un tableau général , où nous tâcherons de peindre leurs costumes , leurs usages, leurs mœurs, leur vie active ou con-
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tcmplativc , et les services sans nombre qu'ils ont rendus à la société.
Cependant nous ne pouvons nous empêcher de faire une observation. Il y a des personnes qui méprisent, soit par ignorance, soit par préjugés , ces constitutions sous lesquelles un grand nombre de cénobites ont vécu depuis plusieurs siècles. Ce mépris n'est rien moins que philosophique , et surtout dans un temps où l'on se pique de connoître et d'étudier les hommes. Tout religieux qui , au moyen d'une haire et d'un sac, est parvenu à rassembler sous ses lois plusieurs milliers de disciples , n'est point un homme ordinaire ; et les res- sorts qu'il a mis en usage, l'esprit qui do- mine dans ses institutions , valent bien la peine d'être examinés.
Il est digne de remarque , sans doute , que de toutes ces règles monastiques, les plus rigides ont été les mieux observées : les Char- treux ont donné au monde l'unique exemple d'une congrégation qui a existé sept cents ans , sans avoir besoin de réforme. Ce qui prouve que, plus le législateur combat les penchans nattirels , plus il assure la durée de son ouvrage. Ceux au contraire qui pré-
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tendent élever des sociétés , en employant les passions comme matériaux de l'édifice , ressemblent à ces architectes qui bâtissent des palais avec cette sorte de pierre qui se fond à l'impression de l'air.
Les ordres religieux n'ont été, sous beau- coup de rapports, que des sectes philoso- phiques assez semblables à celles des Grecs. Les moines étoient appelés philosophes dans les premiers temps ; ils en portoient la robe et enimitoientles mœurs. Quelques uns même avoient choisi pour seule règle le manuel d'Epictète. Saint Basile établit le premier les vœux de pauvreté ^ de chasteté çX d'obéissance. Cette loi est profonde , et, si l'on y réfléchit, on verra que le génie de Lycurgue est ren- fermé dans ces trois préceptes.
Dans la règle de saint Benoît tout est pres- crit, jusqu'aux plus petits détails de la vie : lit, nourriture , promenade , conversation , prière. On donnoit aux foibles des travaux plus déli- cats ; aux robustes de plus pénibles : en un mot, la plupart de ces lois religieuses décèlent une connoissance incroyable dans l'art de gouver- ner les hommes. Platon n'a fait que rêver des républiques, sans pouvoir rien exécuter : saint
DU CHRISTIANISME. • 189 Augustin, saint Basile, saint Benoît ont été de véritables législateurs , et les patriarches de plusieurs grands peuples. ^
On a beaucoup déclamé, dans ces derniers temps , contre la perpétuité des vœux ; mais il n'est peut-être pas impossible de trouver en sa faveur des raisons puisées dans la na- ture des choses, et dans les besoins même de notre âme.
L'homme est surtout malheureux par son inconstance et par l'usage de ce libre arbitre , qui fait à la fois sa gloire et ses maux, et qui fera sa condamnation. Il flotte de sentiment en sentiment, dépensée en pensée ; ses amours ont la mobilité de ses opinions, et ses opi- nions lui échappent comme ses amours. Cette inquiétude le plonge dans une misère dont il ne peut sortir , que quand une force supérieure l'attache à un seul objet. On le voit alors porter avec joie sa chaîne ; car l'homme infi- dèle hait pourtant l'infidélité. Ainsi , par exemple , l'artisan est plus heureux que le riche désoccupé , parce qu'il est soumis à un travail impérieux, qui ferme autour de lui toutes les voies du désir ou de l'inconstance. La même soumission à la puissance fait le
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bien-être des enfans , et la loi qui défend le divorce, a moins d'inconvéniens pour la paix des familles, que la loi qui le permet.
Les anciens législateurs avoient reconnu cette nécessité d'imposer un joug à l'homme. Les républiques de Lycurgue et de Minos n'étoient en effet que des espèces de com- munautés, où Ton étoit engagé , en naissant , par des vœux perpétuels. Le citoyen y étoit condamné à une existence uniforme et mono- tone. Il étoit assujéti à des règles fatigantes , qui s'étendoient jusque sur ses repas et ses loisirs ; il ne pouvoit disposer ni des heures de sa journée , ni des âges de sa vie : on lui dcmandoit un sacrifice rigoureux de ses goûts ; il falloit qu'il aimât, qu'il pensât, qu'il agît d'après la loi : en un mot , on lui avoit retiré sa volonté, pour le rendre heureux.
Le vœu perpétuel, c'est-à-dire la soumis- sion à une règle inviolable , loin de nous plonger dans l'infortune , est donc au con- traire une disposition favorable au bonheur , surtout quand ce vœu n'a d'autre but que de nous défendre contre les illusions du monde , comme dans les ordres monastiques. Les passions ne se soulèvent guère dans notre
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sein avant noire quatrième lustre ; à qua- lante ans , elles sont déjà éteintes ou dé- trompées : ainsi le serment indissoluble nous prive tout au plus de quelques années de désirs , pour faire ensuite la paix de notre vie , pour nous arracher aux regrets ou au remords , le reste de nos jours. Or , si vous mettez en balance les maux qui naissent des passions, avec le peu de momcns de joie qu'elles vous donnent , vous verrez que le vœu perpétuel est encore un grand bien , même dans les plus beaux instans de la jeunesse.
Supposons d'ailleurs qu'une religieuse pût sortir de son cloître à volonté , nous deman- dons si cette femme seroit heureuse ? Quelques années de retraite auroient renouvelé pour elle la face de la société. Au spectacle du monde, si nous détournons un moment la tête , les décorations changent , les palais s'évanouissent ; et, lorsque nous reportons les yeux sur la scène , nous n'apercevons plus que des déserts et des acteurs inconnus.
On verroit incessamment la folie du siècle entrer par caprice dans les couvens , et en sortir par caprice. Les cœurs agités ne seroient plus assez long-temps auprès des cœurs pai-
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siblcs pour prendre quelque chose de leur repos, et les âmes sereines auroienl bientôt perdu leur calme , dans le commerce des âmes troublées. Au lieu de promener en silence leurs chagrins passés dans les abris du cloître , les malheureux iroient se racon- tant leurs naufrages, ets'excitant peut-être à braver encore les écueils. Femme du monde, femme de la solitude , l'infidèle épouse de Jésus-Christ ne seroit propre ni à la solitude ni au monde : ce flux et reflux des passions , ces vœux tour à tour rompus et formés , ban- niroient des monastères la paix, la subordi- nation , la décence : ces retraites sacrées , loin d'offrir un port assuré à nos inquiétudes , ne seroient plus que des lieux où nous viendrions pleurer un moment l'inconstance des autres, et méditer nous - mêmes des inconstances nouvelles.
Mais ce qui rend le vœu perpétuel de la religion bien supérieur à l'espèce de vœu politique du Spartiate et du Cretois, c'est qu'il vient de nous-mêmes ; qu'il ne nous est imposé p^ personne , et qu'il présente au cœur une compensation pour ces amours terrestres que l'on sacrifie. 11 n'y a rien que
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de grand dans cette alliance d'une âme im- mortelle avec le principe éternel ; ce sont deux natures qui se conviennent et qui s'unis- sent. Il est sublime de voir l'homme né libre , chercher en vain son bonheur dans sa volonté , puis, fatigué de ne rien trouver ici-bas qui soit digne de lui , se jurer d'aimer à jamais l'Etre-Supréme , et se créer , comme Dieu , dans son propre serment , une TSécessité.
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CHAPITRE V.
TABLEAU DES MŒURS ET DE LA VIE RELIGIEUSE. Moines Cophtes, Maronites, etc.
Venons maintenant au tableau de la vie religieuse , et posons d'abord un principe. Partout où se trouve beaucoup de mystère, de solitude, de contemplation, de silence, beaucoup de pensées de Dieu , beaucoup de choses vénérables dans les costumes , les usages et les mœurs , là se doit trouver une abon- dance de toutes les sortes de beautés. Si celte observation est juste , on va voir qu'elle s'ap- plique merveilleusement au sujet que nous traitons.
Remontons encore aux solitaires de la Thcbaïde. Ils habitoient des cellules appelées laures^ et portoient , comme leur fondateur Paul , des robes de feuilles de palmier ; d'autres étoient vêtus de cilices tissus de poil de gazelle ; quelques uns , comme le solitaire
DU CHKISTIANISME. ./,5
Zenon, jeloient seulement sur leurs épaules la dépouille des bêtes sauvages ; et Tanacho- rcte Séraphion marchoit enveloppé du linceul qui devoit le couatît dans la tombe. Les reli- gieux Maronites , dans les solitudes du Liban , les ermites ÎSestoriens , répandus le long du Tigre, ceux d'Abyssinie , aux cataractes du Nil et sur les rivages de la mer Piouge , tous enfin mènent une vie aussi extraordinaire que les déserts où ils l'ont cacbée. Le moine Côpbte, en entrant dans son monastère , renonce aux plaisirs, consume son temps en travail, en jeûnes , en prières et à la pratique de l'hospi- talité. Il couche sur la dure , dort à peine quel- ques instans , se relève , et , sous le beau fir- mament d'Egypte , fait entendre sa voix parmi les débris de Tlièbes et de Memphis. Tantôt l'écho des pyramides redit aux ombres des Pharaon les cantiques de cet enfant de la famille de Joseph ; tantôt ce pieux solitaire chante au matin les louanges du vrai soleil, au même lieu oii des statues harmonieuses soupiroient le réveil de l'aurore. C'est là qu'il cherche l'Européen égaré à la poursuite de ces ruines fameuses ; c'est là que le sauvant de l'Arabe, il l'enlève dans sa tour, et prodigue 4- lo
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à cet inconnu la nourriture qu'il se refuse à lui-même. Les savans vont bien visiter les débris de l'Egypte; mais d'où vient que, comme les moines chrétiens, objets de leur mépris , ils ne vont pas s'établir dans ces mers de sable, au milieu de toutes les privations, pour donner un verre d'eau au voyageur , et l'arracher au cimeterre du Bédouin ?
Dieu des chrétiens , quelles choses n'as-tu point faites! Partout oii Ton tourne les yeux , on ne voit que les monumens de tes bienfaits. Dans les quatre parties du monde , la religion a distribué ses milices et placé ses vedettes pour l'humanité. Le moine Maronite appelle, par le claquement de deux planches suspen- dues à la cime d'un arbre, l'étranger que la nuit a surpris dans les précipices du Liban ; ce pauvre et ignorant artiste n'a pas de plus riche moyen de se faire entendre : le moine Abyssinien vous attend dans ce bois , au mi- lieu des tigres : le missionnaire Américain veille à votre conservation dans ses immenses forets. Jeté par un naufrage sur des côtes in- connues , tout à coup vous apercevez une croix sur un rocher. Malheur à vous, si ce signe de salul ne fait pas couler vos larmes! Vous êtes
DU CHRISTIANISME. 147
en pays d'amis; ici sont des chrétiens. Voas êtes Français, il estvrai, etilssontEspagnols, Allemands, Anglais peut-être ! Et qu'importe! n'êtes-vous pas de la grande famille de Jésus- Christ? Ces étrangers vous reconnoîtront pour frère , c'est vous qu'ils invitent par cette croix ; ils ne vous ont jamais vu, et cependant ils pleurent de joie , en vous voyant sauvé du désert.
Mais le voyageur des Alpes n'est qu'au mi- lieu de sa course. La nuit approche , les neiges tomhent; seul , tremblant, égaré, il fait quel- ques pas , et se perd sans retour. C'en est fait, la nuit est venue : arrêté au bord d'un précipice, il n'ose ni avancer, ni retourner en arrière. Bientôt le froid le pénètre , ses membres s'engourdissent , un funeste sommeil cherche ses yeux ; ses dernières pensées sont pour ses eafans et son épouse ! Mais n'est-ce pas le son d'une cloche qui frappe son oreille à travers le murmure de la tempête , ou bien est-ce \e g/as de la mort, que son imagination effrayée croit ouïr au milieu des vents ? Non : ce sont des sons réels, mais inutiles! car les pieds de ce voyageur refusent maintenant de
le porter Un autre bruit se fait
10.
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entendre ; un chien jappe sur les neiges , il approche, il arrive, il hurle de joie : un soli- taire le suit.
Ce n'étoit donc pas assez d'avoir mille fois exposé sa vie pour sauver des hommes, et de s'être établi pour jamais au fond des plus affreuses solitudes ? Il falloit encore que les animaux même apprissent à devenir l'instru- ment de ces œuvres sublimes , qu'ils s'em- brasassent , pour ainsi dire , de l'ardente cha- rité de leurs maîtres , et que leurs cris sur le sommet des Alpes proclamassent aux échos les miracles de notre religion.
Qu'on ne dise pas que l'humanité seule puisse conduire a de tels actes ; car d'où vient qu'on ne trouve rien de pareil dans cette belle antiquité , pourtant si sensible? On parle de la philantropie ! c'est la religion chrétienne qui est seule philantrope par excellence. Immense et sublime idée qui fait du chrétien de la Chine un ami du chrétien de la France , du sauvage néophyte un frère du moine Egyptien ! Nous ne sommes plus étrangers sur la terre , nous ne pouvons plus nous y égarer. Jésus-Christ nous a rendu riiéritage que le péché d'Adam nous avoit
DU CHRISTIANISME. 1^9
ravi. Chrétien! il n'est plus d'océan ou de déserts inconnus pour toi ; tu trouveras par- tout la langue de tes aïeux et la cabane de ton
père!
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CHAPITRE VI.
SUITE DU PRECEDENT.
Trappistes, Chartreux, Sœurs de Sainte-Claire , Pères delà Re'demption , Missionnaires, Filles de la Charité', etc.
Telles sont les mœurs et les coutumes de quelques uns des ordres religieux de la vie contemplative; mais ces choses néanmoins ne sont si belles , que parce qu'elles sont unies aux méditations et aux prières : ôtez le nom et la présence de Dieu de tout cela , et le charme est presque détruit.
Voulez-vous maintenant vous transporter à la Trappe , et contempler ces moines vêtus d'un sac, qui bêchent leurs tombes? Voulez- vous les voir errer comme des ombres dans cette grande forêt de Mortagne, et au bord de cet étang solitaire "? Le silence marche à leurs côtés , ou s'ils se parlent quand ils se rencontrent, c'est pour se dire seulement: Frères^ il faut mourir. Ces ordres rigoureux du christianisme étoient des écoles de morale
DU CHRISTIAÎSISME. i5i
en action , instituées au milieu des plaisirs du siècle : ils offroient sans cesse des modèles de pénitence et de grands exemples de la misère humaine , aux yeux du vice et de la prospérité. Quel spectacle que celui du Trappiste mourant ! quelle sorte de haute philosophie ! quel avertissement pour les hommes! Etendu sur un peu de paille et de cendre , dans le sanctuaire de l'église , ses frères rangés en silence autour de lui, il les appelle à la vertu, tandis que la cloche funèhre sonne ses der- nières agonies. Ce sont ordinairement les vivans qui engagent l'infirme à quitter coura- geusement la vie; mais ici, c'est une chose plus sublime , c'est le mourant qui parle de la mort. Aux portes de l'éternité , il la doit mieux connoître qu'un autre ; et , d'une voix qui résonne déjà entre des ossemens , il appelle avec autorité ses compagnons , ses supérieurs même à la pénitence. Qui ne frémiroit, en voyant ce religieux qui vécut d'une manière si sainte, douter encore de son salut à l'ap- proche du passage terrible ? Le christianisme a tiré du fond du sépulcre toutes les mora- lités qu'il renferme. C'est par la mort que la morale est entrée dans la vie : si l'homme ,
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tel qu'il est aujourd'hui après sa chute , fût demeuré immortel , peut-être n'eùt-il jamais connu la vertu (i).
Ainsi s'offrent de toutes parts dans la reli- gion les scènes les plus instructives ou les plus attachantes : là, de saints muets , comme un peuple enchanté par un filtre, accomplissent sans paroles les travaux des moissons et des vendanges : ici , les filles de Claire foulent de leurs pieds nus les tombes glacées de leur cloître. Ne croyez pas toutefois qu'elles soient malheureuses au milieu de leurs austérités; leurs cœurs sont purs, et leurs yeux tournés vers le ciel, en signe de désir et d'espérance. Une robe de laine grise est préférable à des habits somptueux, achetés au prix des vertus; le pain de la charité est plus sain que celui de la prostitution. Eh! de combien de chagrins ce simple voile baissé entre ces filles et le monde, ne les sépare-t-il pas!
En vérité , nous sentons qu'il nous faudroit un tout autre talent que le nôtre , pour nous tirer dignement des objets qui se présentent à nos yeux. Le plus bel éloge que nous pour-
(l) Voyez la noie M h la fin du volume.
DU CHRISTIANISME. i53
rions faire de la vie monastique, seroit de présenter le catalogue des travaux auxquels elle s'est consacrée. La religion , laissant à notre cœur le soin de nos joies, ne s'est occupée, comme une tendre mère, que du soulagement de nos douleurs; mais, dans celle œuvre immense et difficile , elle a appelé tous ses fils et toutes ses filles à son secours. Aux uns , elle a confié le soin de nos maladies , comme à cette multitude de religieux et de religieuses, d voues au service des hôpitaux; aux autres , elle a délégué les pauvres, comme aux Sœurs de la Charité. Le Père de la Rédemp- tion s'embarque à Marseille ; où va-t-il seul ainsi avec son bréviaire et son bâton ? Ce con- quérant marche à la délivrance de Ihumanité, et les armées qui l'accompagnent sont invi- sibles. La bourse de la charité à la main, il court affronter la peste, le martyre et l'esclavage. Il aborde le Dey d'Alger, il lui parle au nom de ce Roi céleste dont il est l'ambassadeur. Le Barbare s'étonne à la vue de cet Européen, qui ose, seul, à travers les mers et les orages, venir lui redemander des captifs: dompté par une force inconnue, il accepte l'or qu'on lui présente; et l'héroïque libérateur, satisfait
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d'avoir rendu des malheureux à leur patrie, obscur et ignore, reprend humblement à pied le chemin de son monastère.
Partout c'est le même spectacle : le mission- naire qui part pour la Chine , rencontre au port le missionnaire qui revient , glorieux et mutilé, du Canada; la sœur-grise court admi- nistrer rindigent dans sa chaumière , le Père capucin vole à l'incendie , le frère Hospitalier lave les pieds du voyageur » le frère du Bieii- Mourir console l'aganisant sur sa couche , le frère Entenxur porte le corps du pauvre décédé , la sœur de la Charité monte au sep- tième étage pour prodiguer l'or, le vêtement et l'espérance ; ces filles , si justement appelées Filles-Dieu^ portent et reportent ça et là les bouillons, la charpie , les remèdes ; la fille du Bon-Pasteur tend les bras à la fille prostituée , et lui crie : Je ne suis point venue pour appeler les justes, mais les pécheurs ! l'orphelin trouve lin père ^ Tinsensé un médecin, l'ignorant un instructeur. Tous ces ouvriers en œuvres cé- lestes, se précipitent, vs'animent les uns les autres. Cependant la religion attentive , et tenant une couronne immortelle , leur cric : •< Courage, mesenfans! courage ! hàtez-vous^
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soyez plus prompts que les maux dans la car- rière de la vie ! méritez cette couronne que je vous prépare ; elle vous mettra vous-mêmes à l'abri de tous maux et de tous besoins. »
Au milieu de tant de tableaux , qui méri- teroient chacun des volumes de détails et de louanges, sur quelle scène particulière arrê- terons-nous nos regards ? Nous avons déjà parlé de ces hôtelleries , que la religion a placées dans es solitudes des quatre parties du monde, fixons donc à présent les yeux sur des objets d'une autre sorte.
Il y a des gens pour qui le seul nom de capucin est un objet de risée. Quoi qu'il en soit, un religieux de l'ordre de saint François étoit souvent un personnage noble et simple.
Qui de nous n'a vu un couple de ceshommes vénérables, voyageant dans les campagnes, ordinairement vers la fête des Morts , à l'ap- proche de l'hiver, au temps de la quête des vignes P Ils s'en alloient, demandant l'hospi- talité dans les vieux châteaux sur leur route. A l'entrée de la nuit, les deux pèlerins arrivoient chez le châtelain solitaire : ils montoient un antique perron , mettoient leurs longs bâtons et leurs besaces derrière la porte , frappoient
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au portique sonore , et demandoient Thospi- talitc. Si le maître refusoit ces hôtes du Seigneur, iJs faisoient un profond salut, se retiroient en silence , reprenoient leurs be- saces et leurs bâtons, et, secouant la pous- sière de leurs sandales , ils s'en alloient , à travers la nuit , chercher la cabane du labou- reur. Si,, au contraire , ils étoient reçus , après qu'on leur avoit donné à laver , à la façon des temps de Jacob et d'Homère , ils venoient s'asseoir au foyer hospitalier. Gomme aux siècles antiques , afin de se rendre les maîtres favorables ( et parce que , comme Jésus-Christ, ils aimoient aussi les enfans ) , ils commen- çoient par caresser ceux de la maison ; ils leur présentoient des reliques et des images. Les enfans qui s'étoient d'abord enfuis tout effrayés , bientôt attirés par ces merveilles , se familiarisoient jusqu'à se jouer entre les genoux des^bons religieux. Le père et la mère, avec un sourire d'attendrissement , regardoient ces scènes naïves , et l'intéressant contraste de la gracieuse jeunesse de leurs enfans , et de la vieillesse chenue de leurs hôtes.
Or, la pluie et le coup de vent des morts baltoicnt au-dehors les bois dépouillés , les
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cheminées , les créneaux du château gothique ; la chouette crioil sur ses faîtes. Auprès d'un large foyer, la famille se meltoit à tahle : le repas étoit cordial , et les manières affec- tueuses. La jeune demoiselle du lieu interro- geoit timidement ses hôtes , qui louoient gra- vement sa beauté et sa modestie. Les bons Pères cntretenoient la famille par leurs agréai )les propos : ils racontoient quelque histoire bien touchante ; car ils avoient toujours appris des choses remarquables dans leurs missions loin- taines , chez les Sauvages de l'Amérique , ou chez les peuples de la Tartarie. A la longue barbe de ces Pères , à leur robe de Tanlique Orient, à la manière dont ils étoient venus demander l'hospilalilé, on se rappeloit ces temps où les Thaïes et les Anacharsis voya- geoient ainsi dans l'Asie et dans la Grèce.
Après le souper du château , la dame appe- loit ses serviteurs, et l'on invitoitun des Pères à faire en commun la prière accoutumée ; en- suite les deux religieux se retiroient à leur couche, en souhaitant toutes sortes de pros- pérités à leurs hôtes. Le lendemain on cher- choit les vieux voyageurs , mais ils s'étoient évanouis , comme ces saintes apparitions qui
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visitent quelquefois Thomme de bien dans sa
demeure.
Etoit-il quelque chose qui pût briser l'âme, quelque commission dont les hommes , enne- mis des larmes, n'osassent se charger, de peur de compromettre leurs plaisirs , c'étoit aux enfans du cloître qu'elle étoit aussitôt dévolue, et surtout aux Pères de l'ordre de saint Fran- çois; on supposoit que des hommes qui s'é- toient voués à la misère , dévoient être natu- rellement les hérauts du malheur. L'un étoit obligé d'aller porter à une famille la nouvelle de la perte de sa fortune ; l'autre de lui ap- prendre le trépas d'un fils unique. Le grand Bourdaloue remplit lui-même ce triste de- voir : il se présentoit en silence à la porte du père , croisoit les mains sur sa poitrine , s'in- clinoit profondément , et se retiroit muet , comme la mort dont il étoit l'interprète.
Croit-on qu'il y eût beaucoup de plaisirs ( nous entendons de ces plaisirs à la façon du monde ) , croit-on qu'il fût fort doux pour un Cordelier, un Carme, un Franciscain , d'aller, au milieu des prisons, annoncer la sentence au criminel , l'écouter, le consoler, et avoir, pendant des journées entières , l'ame trans-
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DU CHHISTIAMSME. 1S9
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K P. JMForUaim'
DU CHRISTIANISME. 159
percée des scènes les plus déchirantes ? On a vu , dans ces actes de dévouement , la sueur tomber à grosses gouttes du front de ces compalissans religieux , et mouiller ce froc qu'elle a pour toujours rendu sacré, en dépit des sarcasmes de la philosophie. Et pourtant quel honneur , quel profit revenoit-il à ces moines de tant de sacrifices, sinon la dérision du monde, et les injures même des prison- niers qu'ils consoloient! Mais du moins les hommes , tout ingrats qu'ils sont , a voient con- fessé leur nullité dans ces grandes rencontres de la vie , puisqu'ils les avoient abandonnées à la religion , seul véritable secours au der- nier degré du malheur. O apôtre de Jésus- Christ, de quelles catastrophes n'étiez- vous point témoin , vous qui , près du bourreau , ne craigniez point de vous couvrir du sang des misérables , et qui étiez leur dernier ami ! Voici un des plus hauts spectacles de la terre : aux deux coins de cet échafaud , les deux jus- tices sont en présence , la Justice humaine et la Justice divine : l'une , implacable et appuyée sur un glaive , est accompagnée du désespoir ; l'autre , tenant un voile trempé de pleurs , se montre entre la pitié et l'espérance : l'une a
i6o GENIE
pour ministre un homme de sang^ , l'autre un homme de paix : Tune condamne , l'autre at>sout : innocente ou coupable , la première dit à la victime : « Meurs! » La seconde lui crie : « Fils de l'innocence ou du repentir, montez au Ciel! ^>
DU CHRISTIANISME. i6i
QUATRIÈME PARTIE.
CULTE.
LIVRE QUATRIÈME.
MISSIONS.
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CHAPITRE PREMIER.
Idée générale des Missions.
Voici encore une de ces grandes et nouvelles idées qui n'appartiennent qu'à la religion chré- tienne. Les cultes idolâtres ont ignoré l'en- thousiasme divin qui anime l'apôtre de l'E- vangile. Les anciens philosophes eux-mêmes n'ont jamais quitté les avenues d'Académus cl les délices d'Athènes , pour aller, au gré d'une impulsion sublime , humaniser le Sau- 4.
i6:i GÉNIE
vage , instruire l'ignorant, guérir le malade , vêtir le pauvre , et semer la concorde et la paix parmi des nations ennemies : c'est ce que les religieux chrétiens ont fait et font encore tous les jours. Les mers , les orages , les glaces du pôle , les feux du tropique , rien ne les arrête : ils vivent avec l'Esquimaux dans son outre de peau de vache marine ; ils se nourrissent d'huile de baleine avec le Groen- landais; avec le Tartare ou l'Iroquois, ils par- courent la solitude ; ils montent sur le dro- madaire de l'Arabe , ou suivent le Caffre errant dans ses déserts embrasés ; le Chinois , le Japonais, l'Indien sont devenus leurs néo- phytes ; il n'est point d'île ou d'écueil dans l'Océan , qui ait pu échapper à leur zèle; et, comme autrefois les royaumes manquoient à l'ambition d'Alexandre , la terre manque à leur charité.
Lorsque l'Europe régénérée n'offrit plus aux prédicateurs de la foi qu'une famille de frères, ils tournèrent les yeux vers les régions, où des âmes languissoient encore dans les ténèbres de l'idolâtrie. Ils furent touchés de compas- sion , en voyant cette dégradation de l'homme ; ils se sentirent pressés du désir de verser leur
DU CHRISTIANISiME. i63
sang pour le salut de ces étrangers. Il falloit percer des forêts profondes, franchir des ma- rais impraticables, traverser des fleuves dan- gereux , gravir des rochers inaccessibles ; il falloit affronter des nations cruelles , supersti- tieuses et jalouses ; il falloit surmonter dans les unes l'ignorance de la barbarie, dans les autres les préjugés de la civilisation : tant d'obstacles ne purent les arrêter. Ceux qui ne croient plus à la religion de leurs pères , con- ^dendront du moins que si le missionnaire est fermement persuadé qu'il n'y a de salut que dans la religion chrétienne , l'acte par lequel il se condamne à des maux inouïs pour sauver un idolâtre, est au-dessus des plus grands dé- vouemens.
Qu'un homme, à la vue de tout un peuple , sous les yeux de ses parens et de ses amis, s'expose à la mort pour sa patrie , il échange quelques jours de vie pour des siècles de gloire ; il illustre sa famille , et l'élève aux richesses et aux honneurs. Mais le missionnaire dont la vie se consume au fond des bois , qui meurt d'une mort affreuse , sans spectateurs , sans applaudissemens , sans avantages pour les siens, obscur, méprisé, traité de fou, d'ab-
1 1.
,G4 GÉNIE
surde , de fanatique , et tout cela pour donner
un bonheur éternel à un Sauvage inconnu
De quel nom faut -il appeler cette mort, ce sacrifice ?
Diverses congrégations religieuses se con- sacroient aux missions : les Dominicains , Tordre de saint François , les Jésuites et les prêtres des Missions étrangères.
Il y avoit quatre sortes de missions.
Les missions du Levant , qui comprenoient l'Archipel , Constantinople, la Syrie , TArmé- nie, la Crimée , l'Ethiopie , la Perse et l'E-
gypte.
Les missions de V Amérique , commençant à la baie d'Hudson , et remontant par le Ca- nada , la Louisiane, la Californie, les Antilles et la Guiane, jusqu'aux fameuses réductions ^ ou peuplades du Paraguay.
Les missions de l'Inde , qui renfermoient rindostan, la presqu'île en-deçà et au-delà du Gange , et qui s'étendoient jusqu'à Manille et aux Nouvelles-Philippines.
Enfin , les missions de la Chine , auxquelles se joignoient celles de Tong-King , de la Go- chinchine et du Japon.
On comptoit de plus quelques églises en
DU CHRISTIANISME. iB5
Island et chez les Nègres de TAfrique , mais elles n'étoicnt pas régulièrement suivies. Des ministres presbytériens ont tenté dernière- ment de prêcher TEvangile à Otaïti.
Lorsque les Jésuites firent paroître la cor- respondance connue sous le nom de L>ettres édifiantes ^ elle fut citée et recherchée par tous les auteurs. On s'appuyoit de son autorité , et les faits qu'elle contenoit passoient pour indu- bitables. Mais bientôt la mode vint de décrier ce qu'onavoit admiré. Ceslettresétoientécrites par des prêtres chrétiens : pouvoient-elles va- loir quelque chose ? On ne rougit pas de pré- férer, ou plutôt de feindre de préférer aux voyages des Dutertre et des Charlevoix , ceux d'un baron de la Hontan, ignorant et men- teur. Des savans , qui avoient été à la tête des premiers tribunaux de la Chine , qui avoient passé trente et quarante années à la cour même des empereurs , qui parloient et écrivoient la langue du pays, qui fréqucntoient les petits , qui vivoient familièrement avec les grands , qui avoient parcouru , vu et étudié en détail les provinces , les mœurs , la religion et les lois de ce vaste empire ; ces savans , dont les travaux nombreux ont enrichi les Mémoires de
i68 GÉNIE
mandarin et lettré ; chez l'Iroquois , il se fai- soit chasseur et sauvage.
Presque toutes les missions françaises furent e'tabliesparColbertet Louvois, qui comprirent de quelle ressource elles seroient pour les arts, les sciences et le commerce. Les Pères Fonte- nay , Tachard , Gerbillon , Le Comte , Bou- vet et Visdelou furent envoyés aux Indes par Louis XIV : ils étoient mathématiciens , et le Roi les fit recevoir de l'Académie des Sciences avant leur départ.
Le Père Brédevent , connu par sa disser- tation physico- mathématique , mourut mal- heureusement en parcourant l'Ethiopie; mais on a joui d'une partie de ses travaux : le Père Sicard visita l'Egypte avec des dessinateurs queluiavoit fournis M. de Maurepas. Il acheva un grand ouvrage , sous le titre de Description de r Egypte ancienne et moderne. Ce manus- crit précieux , déposé à la maison professe des Jésuites, fut dérobé , sans qu'on en ait ja- mais pu découvrir aucune trace. Personne sans doute ne pouvoit mieux nous faire connoîtrc la Perse et le fameux Thamas Koulikan , que le moine Bazin , qui fut le premier médecin de ce conquérant, et le suivit dans ses cxpé-
DU CHRISTIAMSME. »Gc,
ditions. Le Père Cœur-doux nous donna des renseignemens sur les toiles et les teintures indiennes. La Chine nous fut connue comme la France ; nous eûmes les manuscrits origi- naux et les traductions de son histoire ; nous eûmes des herhiers chinois , des geographies, des mathématiques chinoises ; et , pour qu'il ne manquât rien à la singularité de cette mission, le Père Ricci écrivit des livres de morale dans la langue de Confucius, et passe encore pour un auteur élégant à Pékin.
Si la Chine nous est aujourd'hui fenmée , si nous ne disputons pas aux Anglais l'empire des Indes , ce n'est pas la faute des Jésuites, qui ont été sur le point de nous ouvrir ces belles régions. « Ils avoient réussi en Amé- rique , dit Yoltaire , en enseignant à des Sau- vages les arts nécessaires ; ils réussirent à la Chine , en enseignant les arts les plus relevés à une nation spirituelle (i). »
L'utilité dont ils étoient à leur patrie , dans les Echelles duLevant, n'est pas moins avé- rée. En veut-on une preuve authentique?
(i) Essai sur les Missions chrétiennes ^ chap, ig5.
I70 GENIE
Voici un certificat dont les signatures sont
assez belles.
Brevet du Roi
« Aujourd'hui, septième de juin mil six cent soixante-dix-neuf, le Roi étant à Saint - Ger- main-en-Laye , voulant gratifier et favorable- ment traiter les Pères Jésuites Français, mis- sionnaires au Levant , en considération de leur zèle pour la religion , et des avantages que ses sujets , qui résident et qui ti'ajiquent dans toutes les Echelles^ reçoivent de leurs instructions^ Sa Majesté les a retenus et retient pour ses chapelains dans l'église et chapelle consulaire de la ville d'Alep en Syrie , etc. »
Signé LOUIS.
Et plus bas , COLBERT (l).
C'est à ces mêmes missionnaires que nous devons l'amour que les Sauvages portent en- core au nom français dans les forets de l'Amé- rique. Un mouchoir blanc suffit pour passer en sûreté à travers les hordes ennemies , et pour recevoir partout l'hospitalité. C'étoicnt
(i) Lettres édi'f. XGin. l ^ p. 12g, édit. de 1780.
DU CHRISTIANISME. 17.
les Jésuites du Canada et de la Louisiane , qui avoient dirigé Findusti ie des colons vers la culture , et découvert de nouveaux objets de commerce pour les teintures et les remèdes. En naturalisant sur notre sol des insectes , des oiseaux et des arbres étrangers (i) , ils ont ajouté des richesses à nos manufactures , des délicatesses à nos tables , et des ombrages à nos bois.
Ce sont eux qui ont écrit les annales élé- gantes ou naïves de nos colonies. Quelle excel- lente histoire que celle des Antilles par le Père Du Tertre, ou celle delà Nouvelle-France par Charlevoix ! Les ouvrages de ces hommes pieux sont pleins de toutes sortes de sciences: dissertations savantes, peintures de mœurs, pians d'amélioration pour nos étabiisscmcns, objets utiles , réflexions morales , aventures intéressantes , tout s'y trouve ; l'histoire d'un acacia ou d'un saule de la Chine s'y mêle à l'histoire d'un grand empereur réduit à se poignarder ; et le récit de la conversion d'un Pariah, à un traité sur les mathématiques des Brames. Le style de ces relations, quelquefois
(i) f^u)c'z la noie N à la fia du volume.
I70 GÉNIE
Voici un certificat dont les signatures sont
assez belles.
Brevet du Roi
« Aujourd'hui, septième de juin mil six cent soixante-dix-neuf, le Pioi étant à Saint -Ger- main-en-Laye , voulant gratifier et favorable- ment traiter les Pères Jésuites Français, mis- sionnaires au Levant , en considération de leur zèle pour la religion , et des avantages que ses sujets , qui résident et qui trafiquent dans toutes les Echelles^ reçoivent de leurs instructions^ Sa Majesté les a retenus et retient pour ses chapelains dans l'église et chapelle consulaire de la ville d'Alep en Syrie , etc. »
Signé LOUIS.
Et plus bas ^ COLBERT (l).
C'est à ces mêmes missionnaires que nous devons l'amour que les Sauvages portent en- core au nom français dans les forêts de l'Amé- rique. Un mouchoir blanc suffit pour passer en sûreté à travers les hordes ennemies , et pour recevoir partout l'hospitalité. C'étoicnt
(i) Lettres éd!f.\o\\\.\ ^ p. 129, édlt. de 1780.
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les Jésuites du Canada et de la Louisiane , qui avoient dirigé l'industrie des colons vers la culture , et découvert de nouveaux objets de commerce pour les teintures et les remèdes. En naturalisant sur notre sol des insectes, des oiseaux et des arbres étrangers (i) , ils ont ajouté des richesses à nos manufactures , des délicatesses à nos tables , et des ombrages à nos bois.
Ce sont eux qui ont écrit les annales élé- gantes ou naïves de nos colonies. Quelle excel- lente histoire que celle des Antilles par le Père Du Tertre, ou celle delà Nouvelle-France par Charlevoix ! Les ouvrages de ces hommes pieux sont pleins de toutes sortes de sciences: dissertations savantes, peintures de mœurs, plans d'amélioration pour nos établisscmens, objets utiles , réflexions morales , aventures intéressantes , tout s'y trouve ; l'histoire d'un acacia ou d'un saule de la Chine s'y mêle à l'histoire d'un grand empereur réduit à se poignarder ; et le récit de la conversion d'un Pariah , à un traité sur les mathématiques des Brames. Le style de ces relations, quelquefois
(i) Fuyez la noie N à la fin du volume.
172 GÉNIE
sublime, est souvent admirable par sa simpli- cité. Enfin , les missions fournissoient chaque année à l'astronomie , et surtout à la géogra- phie , de nouvelles lumières. Un Jésuite ren- contra en Tar tarie une femme Huronne qu'il avoit connue au Canada : il conclut de cette étrange aventure , que le continent de l'Amé- rique se rapproche au nord-ouest du conti- nent de l'Asie , et il devina ainsi l'existence du détroit, qui, long-temps après, a fait la gloire de Beringh et de Gook. Une grande partie du Canada , et toute la Louisiane , avoientété découvertes par nos missionnaires. En appelant au christianisme les Sauvages de l'Acadie , ils nous avoient livré ces côtes où s'enrichissoit notre commerce , et se for- moient nos marins : telle est une foible partie des services que ces hommes , aujourd'hui si méprisés, savoicnt rendre à leur pays.
DU CHRISTIANISME. 173
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CHAPITRE II.
Missions du Levant.
Chaque mission avoit un caractère qui lui étoit propre , et un genre de souffrances par- ticulier. Celles (lu Levant prcsentoient un spectacle bien philosophique. Combien elle ctoit puissante cette voix chrétienne qui s'é- levoit des tombeaux d'Argos et des ruines de Sparte et d'Athènes ! Dans les îles de Naxos et de Salamine d'où partoient ces brillantes théories qui charmoientetenivroientla Grèce, un pauvre prêtre catholique , déguisé en Turc, se jette dans un esquif, aborde à quelque mé- chant réduit pratiqué sous des tronçons de colonnes , console sur la paille le descendant des vainqueurs de Xerxès , distribue des au- mônes au nom de Jésus-Christ , et , faisant le bien comme on fait le mal , en se cachant dans l'ombre , retourne secrètement au désert.
Le savant qui va mesurer les restes de l'an- tiquité , dans les solitudes de l'Afrique et de
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17:. gémi:
sublime, est souvent admiralc par sa simpli- cité. Enfin , les missions fornissoienl clia(|in' année à rastronomic , et siitoiil à la j^rogia- pliic , de nouvelles lumière.^lJn Jésuite ren- conlra en Tartarie une fcmie lluronnc qu'il avoit connue au Canada : iconclut de celle éhan^e aventure , que le colinrnl de PAmé- ri<jue se raj)proclie au nor-ouesl du conti- lu'iit de l'Asie , et il <levin ainsi rexisteiue du détroit, (jui , lonj^-lemp après, a fait la gloire «le Heiiii^li «l de Gok. Une grande paiiie du (Janada , et toic la Louisiane, avoii'ritété découvertes par Ds missionnaires. Kii appelant au christianisiB les Sauvages de TAcadie , ils nous avoient vré ces rotes où s'i'iirirhissoit notre coiniurce , et se for- moient nos marins : telle esune foilde partie tics services (jiic ces liomrcs , aujom'd'hui si iiK-prisés , savoienl rendre leur pays.
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,74 GÉNIE
l'Asie , a sans cloute des droits à notre admi- ration ; mais nous voyons une chose encore plus admirable et plus belle : c'est quelque Bossuet inconnu , expliquant la parole des prophètes , sur les débris de Tyr et de Ba- bylone.
Dieu permettoit que les moissons fussent abondantes dans un sol si riche ; une pareille poussière ne pouvoit être stérile. « Nous sor- tîmes de Serpho , dit le Père Xavier , plus consolés que je ne puis vous l'exprimer ici , le peuple nous comblant de bénédictions , et remerciant Dieu mille fois de nous avoir ins- piré le dessein de venir les chercher au milieu de leurs rochers (i). »
Les montagnes du Liban, comme les sables de la Thébaïde, étoient témoins du dévoue- ment des missionnaires. Ils ont une grâce infinie à rehausser les plus petites circons- tances. S'ils décrivent les cèdres du Liban , ils vous parlent de quatre autels de pierre , qui se voient au pied de ces arbres , et oii les moines Maronites célèbrent une messe solen- nelle le jour de la Transfiguration; on croit
(i) Lettres éd. lom. I, p. i5.
DU CHRISTIANISME. 176
entendre les accens religieux, qui se mêlent au murmure de ces bois chantés parSalomon et Jércmie , et au fracas des torrcns qui tombent des montagnes.
Parlent -ils de la vallée où coule le fleuve saint ^ ils disent: « Ces rochers renferment de profondes grottes qui él oient autrefois autant de cellules d'un grand nombre de so- litaires qui avoient choisi ces retraites pour être les seuls témoins sur terre de la rigueur de leur pénitence. Ce sont les larmes de ces saints pénitens, qui ont donné au fleuve dont nous venons de parler le nom de fleuve saint. Sa source est dans les montagnes du Liban. La vue de ces grottes et de ce fleuve, dans cet affreux désert, inspire de la componction, de l'amour pour la pénitence, et de la com- passion pour ces âmes sensuelles et mondaines, qui préfèrent quelques jours de joie et de plai- sir à une éternité bienheureuse (i). »
Gela nous semble parfait , et comme style et comme sentiment.
Ces missionnaires avoient un instinct mer- veilleux pour suivre l'infortune à la trace , et
(i) Lettres éd. tom. I , p. 285.
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la forcer, pour ainsi dire, jusque dans son dernier gîte. Les bagnes et les galères pesti- férées n'avoient pu échapper à leur charité ; écoutons parler le Père Tarillon dans sa lettre à M. de Ponlchar train :
« Les services que nous rendons à ces pauvres gens (les esclaves chrétiens au bagne de Gons- tantinople ) , consistent à les entretenir dans la crainte de Dieu et dans la foi , à leur pro- curer des soulagemensde la charité des fidèles, à les assister dans leurs maladies , et enfin à leur aider à bien mourir. Si tout cela de- mande beaucoup de sujétion et de peine , je puis assurer que Dieu y attache en récom- pense de grandes consolations
» Dans les temps de peste , comme il faut être à portée de secourir ceux qui sont frap- pés , et que nous n'avons ici que quatre ou cinq missionnaires , notre usage est qu'il n'y ait qu'un seul Père qui entre au bagne , et qui y demeure tout le temps que la maladie dure. Celui qui en obtient la permission du supé- rieur, s'y dispose pendant quelques jours de retraite, et prend congé de ses frères, comme s'il devoitbicntôt mourir. Quelquefois il y con-
DU CHRISTIANISME. 177
somme son sacrifice, et quelquefois il échappe au danger (i). »
Le Père Jacques Cachod écrit au Père Ta- rillon :
M Maintenant je me suis mis au-dessus de toutes les craintes que donnent les maladies contagieuses ; et , s'il plaît à Dieu , je ne mour- rai pas de ce mal, après les hasards que je viens de courir. Je sors dû bagne , où j'ai donné les derniers sacremens à quatre-vingt-six per- sonnes Durant le jour, je n'étois, ce me
semble , étonné de rien ; il n'y avoit que la nuit, pendant le peu de sommeil qu'on me laissoit prendre , que je me sentois l'esprit tout rempli d'idées effrayantes. Le plus grand péril que j'aie couru , et que je courrai peut- être de ma vie , a été à fond de cale d'une sul- tane de quatre-vingt-deux canons. Les esclaves, de concert avec les gardiens , m'y avoient fait entrer sur le soir pour les confesser toute la nuit, et leur dire la messe de grand matin. Nous fumes enfermés à doubles cadenas , comme c'est la coutume. De cinquante -deux esclaves que je confessai , douze étoient
(i) Lettres éd. tom I, p. 19 et 21.
4- 12
178 GÉNIE
malades , et trois moururent avant que je fusse sorti. Jugez quel air je pou vois respirer dans ce lieu renfermé, et sans la moindre ouverture ! Dieu qui, par sa bonté, m'a sauvé de ce pas-là , me sauvera de bien d'autres ( i). »> Un homme qui s'enferme volontairement dans un bagne en temps de peste ; qui avoue ingénument ses terreurs , et qui pourtant les surmonte par charité ; qui s'introduit ensuite à prix d'argent, comme pour goûter des plai- sirs illicites , à fond de cale d'un vaisseau de guerre , afin d'assister des esclaves pestiférés ; avouons-le , un tel homme ne suit pas une impulsion naturelle : il y a quelque chose ici de plus que X humanité ; les missionnaires en conviennent , et ils ne prennent pas sur eux le mérite de ces œuvres sublimes : « C'est Dieu qui nous donne cette force , répètent-ils souvent , nous n'y avons aucune part. »
Un jeune missionnaire , non encore aguerri contre les dangers , comme ces vieux chefs tout chargés de fatigues et de palmes évangé- liques , est étonné d'avoir échappé au premier péril ; il craint qu'il n'y ait de sa faute : il en
(i) Lettres éd. tom. 1 , p. 23.
DU CHRISTIANIS3IE. 179
paroît humilié. Après avoir fait à son supé- rieur le récit d'une peste , où souvent il avoit été obligé de coller son oreille sur la bouche des malades , pour entendre leurs paroles mourantes j il ajoute: « Je n'ai pas mérité, mon révérend Père, que Dieu ait bien voulu recevoir le sacrifice de ma Aie,que je lui avois offert. Je vous demande donc vos prières pour obtenir de Dieu qu'il oublie mes péchés, et qu'il me fasse la grâce de mourir pour lui. » C'est ainsi que le Père Bouchet écrit des Indes : « Notre mission est plus florissante que jamais ; nous avons eu quatre grandes persé- cutions cette année. »
C'est ce même Père Bouchet qui a envoyé enEuropeles tables des Brames, dontM.Bailly s'est servi dans son Histoire de l'Astronomie. La société anglaise de Calcutta n'a jusqu'à pré- sent fait paroître aucun monumentdessciences indiennes , que nos missionnaires n'eussent découvert ou indiqué ; et cependant les sa- vans anglais , souverains de plusieurs grands royaumes, favorisés par tous les secours de l'art et de la puissance, devroient avoir bien d'autres moyens de succès , qu'un pau\Te Jésuite seul errant et persécuté. « Pour peu
i8o GÉNIE
que nous parussions librement en public, écrit le Père Royer, il seroit aisé de nous recon- noître à l'air et à la couleur du visage. Ainsi , pour ne point susciter de persécution plus grande à la religion , il faut se résoudre à demeurer caché le plus qu'on peut. Je passe les jours entiers , ou enfermé dans un bateau, d'oij je ne sors que la nuit, pour visiter les villages qui sont proches des rivières, ou retiré dans quelque maison éloignée (i). »
Le bateau de ce religieux étoit tout son observatoire ; mais on est bien riche et bien habile quand on a la charité.
Ci") Lettres éd. tom. 1, p. 8.
DU CHRISTIAINISME. i8i
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CHAPITRE III.
Missions de la Chine.
Deux religieux de l'ordre de saint Fran- çois , l'un Polonais , et l'autre Français de nation , furent les premiers Européens qui pénétrèrent à la Chine , vers le milieu du douzième siècle. Marc Paole , Vénitien , et Nicolas et Matthieu Paole , de la même fa- mille, y firent ensuite deux voyages. Les Por- tugais , ayant découvert la route des Indes , s'établirent à Macao , et le Père Piicci , de la compagnie de Jésus , résolut de s'ouvrir cet empire du Cathai , dont on racontoit tant de merveilles. Il s'appliqua d'abord à l'étude de la langue chinoise , l'une des plus difficiles du monde. Son ardeur surmonta tous les obstacles ; et , après bien des dangers et plu- sieurs refus , il obtint des magistrats chinois , en 1682, la permission de s'établir à Choua- chen.
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Ricci, élève de Gluvius, et lui-même trcs- habile en mathématiques, se fit, à l'aide de celte science , des protecteurs parmi les man- darins. Il quitta rhabit des bonzes, et prit celui des lettrés. Il donnoit des leçons de géo- métrie, où il mêloit avec art les leçons plus précieuses de la morale chrétienne. Il passa successivement à Chouachen , Nemchem, Pé- kin , Nankin ; tantôt maltraité , tantôt reçu avec joie; opposant aux revers une patience invincible , et ne perdant jamais l'espérance de faire fructifier la parole de Jésus -Christ. Enfin, l'Empereur lui-même, charmé des vertus et des connoissances du missionnaire , lui permit de résider dans la capitale , et lui accorda , ainsi qu'aux compagnons de ses tra- vaux, plusieurs privilèges. Les Jésuites mirent une grande discrétion dans leur conduite , et montrèrent une connoissance profonde du cœur humain. Ils respectèrent les usages des Chinois, et s'y conformèrent en tout ce qui ne blessoitpas les lois évangéliques. Ils furent traversés de tous côtés. « Bientôt la jalousie, dit Voltaire, corrompit les fruits de leur sa- gesse , et cet esprit d'inquiétude et de conten- tion , attaché en Europe aux connoissances
DU CHRISTIANISME. i83
et aux talens , renversa les plus j^rands des- seins (i). »
Pvicci suffisoit à tout. Il répondoit aux accu- sations de ses ennemis en Europe , il reilloit aux églises naissantes de la Chine. Il donnoit des leçons de mathématiques, il écrivoit en chinois des livres de controverse contre les lettrés qui l'attaquoient , il cultivoit l'amitié de l'Empereur, et se ménageoit à la cour, où sa politesse le faisoit aimer des grands. Tant de fatigues abrégèrent ses jours. Il termina à Pékin une vie de cinquante-sept années , dont la moitié avoit été consumée dans les travaux de l'apostolat.
Après la mort du Père Ricci , sa mission fut interrompue par les révolutions qui arri- vèrent à la Chine. Mais lorsque l'empereur Tartare Cun-chi monta sur le trône, il nomma le Père Adam Schall président du tribunal des mathématiques. Cun-chi mourut, et pendant la minorité de son fils Cang-hi , la religion chrétienne fut exposée à de nouvelles persé- cutions.
A la majorité de l'Empereur, le calendrier
(i) Essai sur les Mizurs^ ch. igS.
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se trouvant dans une grande confusion , il fal- lut rappeler les missionnaires. Le jeune prince s'attacha au Père Verbiest, successeur du Père Schall. Il fit examiner le christianisme par le tribunal des Etats de l'empire , et minuta de sa propre main le mémoire des Jésuites. Les juges , après un mûr examen , déclarèrent que la religion chrétienne étoit bonne , qu'elle ne contenoit rien de contraire à la pureté des mœurs et à la prospérité des empires.
Il étoit digne des disciples de Gonfucius, de prononcer une pareille sentence en faveur de la loi de Jésus-Christ. Peu de temps après ce décret , le Père Verbiest appela de Paris ces savans Jésuites, qui ont porté l'honneur du nom français jusqu'au centre de l'Asie.
Le Jésuite qui partoit pour la Chine , s'ar- moit du télescope et du compas. Il paroissoit à la cour de Pékin avec l'urbanité de la cour de Louis XÏV, et environné du cortège des sciences et des arts. Déroulant des cartes , tournant des globes , traçant des sphères , il apprenoit aux mandarins étonnés , et le véri- table cours des astres , et le véritable nom de celui qui les dirige dans leurs orbites. 11 ne dissipoit les erreurs de la physique que pour
DU CHRISTIANISME. i85
attaquer celles de la morale ; il replaçoit dans le cœur, comme dans son véritable siège , la simplicité qu'il bannissoit de l'esprit ; inspi- rant à la fois , par ses mœurs et son savoir, une profonde vénération pour son Dieu , et une haute estime pour sa patrie.
Il étoit beau pour la France , de voir ses simples religieux régler à la Chine les fastes d'un grand empire. On se proposoit des ques- tions , de Pékin à Paris : la chronologie , l'as- tronomie , l'histoire naturelle , fournissoient des sujets de discussions curieuses et savantes. Les livres chinois étoient traduits en français, les français en chinois. Le Père Parcnnin, dans sa lettre adressée à Fontenelle , écrivoit à l'A- cadémie des Sciences :
« Messieurs ,
» Vous serez peut-être surpris que je vous envoie de si loin un traité d'anatomie , un cours de médecine , et des questions de phy- sique écrites en une langue qui sans doute vous est inconnue ; mais votre surprise cessera , quand vous verrez que ce sont vos propres
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ouvrages que je vous envoie habillés à la tar- tarc (i). »
11 faut lire d'un bout à l'autre cette lettre , où respirent ce ton de politesse et ce style des honnêtes gens, presque oubliés de nos jours. « Le Jésuite nommé Parennin , dit Voltaire , homme célèbre par ses connoissances , et par la sagesse de son caractère , qui parloit très- bien le chinois et le lartare... C'est lui qui est principalement connu parmi nous, par les ré- ponses sages et instructives sur les sciences de la Chine , aux difficultés savantes d'un de nos meilleurs philosophes (2). »
En 171 1 , l'empereur de la Chine donna aux Jésuites trois inscriptions qu'il avoit com- posées lui-même , pour une église qu'ils fai- soient élever à Pékin. Celle du frontispice portoit :
« Au vrai principe de toute chose. »
Sur l'une des deux colonnes du péristyle , on lisoit :
« Il est infiniment bon et infiniment juste ,
(1) Lettres éd. tom. XIX, p. 257.
(2) Siècle de Louis XI V^ chap. 3g.
DU CHRISTIANISME. 187
il éclaire , il soutient , il i rgle tout avec une suprême autorité et avec une souveraine jus- tice. »
La dernière colonne étoit couverte de ces mots :
« 11 n'a point eu de commencemenl , il n'aura point de fin : il a produit toutes choses dès le commencement ; c'est lui qui les gouverne et qui en est le vc'ritable Sei- gneur. »
Quiconque s'intéresse à la gloire de son pays, ne peut s'empêcher d'être vivement ému, en voyant de pauvres missionnaires français donner de pareilles idées de Dieu au chef de plusieurs millions d'hommes ; quel noble usage de la religion !
Le peuple , les mandarins , les lettrés , em- brassoient en foule la nouvelle doctrine : les cérémonies du culte avoient surtout un succès prodigieux. « Avant la communion , dit le Père Prémare cité par le Père Fouquet, Je prononçai tout haut les actes qu'on fait faire en approchant de ce divin sacrement. Quoique la langue chinoise ne soit pas féconde en affec- tion du cœur, cela eut beaucoup de succès
Je remarquai , sur les visages de ces bons
i88 GÉNIE
chrétiens , une dévotion que je n'avois pas
encore vue (i). »
« Loukang , ajoute le même missionnaire , m'avoit donné du goût pour les missions de la campagne. Je sortis de la bourgade, et je trouvai tous ces pauvres gens qui travailloient de côté et d'autre ; j'en abordai un d'entre eux , qui me parut avoir la physionomie heu- reuse, et je lui parlai de Dieu. Il me parut content de ce que je disois, et m'invita, par honneur, à aller dans la salle des ancêtres. C'est la plus belle maison de la bourgade ; elle est commune à tous les habitans, parce que, s'étant fait depuis long -temps une cou- tume de ne point s'allier hors de leur pays, ils sont tous parens aujourd'hui, et ont les mêmes aïeux. Ce fut donc là que plusieurs , quittant leur travail, accoururent pour entendre la sainte doctrine (2). »
N'est ce pas là une scène de l'Odyssée , ou plutôt de la Bible ?
Un empire , dont les mœurs inaltérables
(1) Lettres éd. lom. XVII, p. i^Q*
(2) Lettres éd. tom. XVII. p. i52 et suiv. Voyez la note O à la fin du volume.
DU CH1\ISTIAMSME. 18»,
usoient depuis deux mille ans le temps, les révolutions et les conquêtes, cet empire change à la voix d'un moine chrélien, parti seul du fond de l'Europe. Les préjugés les plus enra- cinés, les usages les plus antiques, une croyance religieuse consacrée par les siècles , tout cela tombe et s'évanouit au seul nom du Dieu de l'Evangile. Au moment même où nous écri- vons , au moment où le christianisme est per- sécuté en Europe , il se propage à la Chine. Ce feu qu'on avoit cru éteint s'est ranime , comme il arrive toujours après les persécu- tions. Lorsqu'on massacroit le clergé en France , et qu'on le dépouilloit de ses biens et de ses honneurs , les ordinations secrètes étoient sans nombre ; les évcques proscrits furent souvent obligés de refuser la prêtrise à des jeunes gens qui vouloient voler au mar- tyre. Cela prouve , pour la millième fois , combien ceux qui onl cru anéantir le chris- tianisme , en allumant les bûchers , ont mé- connu son esprit. Au contraire des choses humaines , dont la nature est de périr dans les tourmens, la véritable religion s'accroît dans l'adversité : Dieu l'a marquée du morne sceau que la vertu.
igo GÉNIE
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CHAPITRE IV.
MISSIO^S DU PARAGUAY.
Conversion des Sauvages (i).
Tandis que le christianisme brilloit au milieu des adorateurs de Fo-hi , que d'autres missiomiaires Fannonçoicnt aux nobles Japo- nais , ou le portoient à la cour des sultans , on le vit se glisser, pour ainsi dire , jusque dans les nids des forêts du Paraguay, afin d'appri- voiser ces nations indiennes qui vivoient , comme des oiseaux , sur les branches des arbres. C'est pourtant un culte bien étrange que celui-là qui réunit, quand il lui plaît, les forces politiques aux forces morales, et qui
(i) Voyez, pour les deux chapitres suivans, les hui- tième et neuvième volumes des Lettres édifiantes; V His- toire du Paraguay^ par Charlevoix , in-4-°, édit. I744» Lozano; Historia de la compania de Jésus, en la priwin- ciadel Paiaguay , fol. 2 vol. Mad. I753; Muratori, // Crisiianesinio fdice ; el Montesquieu, Espr, des Lois.
DU CHRISTIANISME. 191
crée, par surabondance de moyens, des gou- vernemens aussi sages que ceux de Minos et de Lycurgue. L'Europe ne posse'doit encore que des constitutions barbares, formées par le temps et le hasard , et la religion chrétienne faisoit revivre au Nouveau-Monde les miracles des législations antiques. Les hordes errantes des Sauvages du Paraguay se fixoient, et une république évangélique sortoit, à la parole de Dieu, du plus profond des déserts.
Et quels étoient les grands génies qui rcpro- duisoientces merveilles? De simples Jésuites, souvent traversés dans leurs desseins par l'avarice de leurs compatriotes.
C'étoit une coutume généralement adoptée dans FAmérique espagnole , de réduire les Indiens en commande , et de les sacrifier aux travaux des mines. En vain le clergé séculier et régulier avoit réclamé contre cet usage aussi impolitique que barbare. Les tribunaux du Mexique et du Pérou, la cour de Madrid, reten- tissoient des plaintes des missionnaires (i). « Nous ne prétendons pas , disoient-ils aux
(i) Roberison, HUtoire de V. Amérique.
l*
fr,2 GÉNIE
colons, nous opposer au profit que vous pouvez faire avec les Indiens par des voies légitimes ; mais vous savez que l'intention du roi n'a jamais été que vous les regardiez comme des esclaves, et que la loi de Dieu vous le défend.... Nous ne croyons pas qu'il soit permis d'atten- ter à leur liberté, à laquelle ils ont un droit naturel , que rien n'autorise à leur con- tester (i). >'
Il rcstoit encore, au pied des Cordilières, vers le côté qui regarde l'Atlantique , entre Y Orenoque et liio de la Plain, un pays rempli de Sauvages, où les Espagnols n'avoient point porté la dévastation. Ce fut dans ces forcis que les missionnaires entreprirent de former une république chrétienne, et de donner du moins à un petit nombre d'Indiens le bonheur qu'ils n'avoient pu procurer à tous.
Ils commencèrent par obtenir de la cour d'Espagne la liberté des Sauvages qu'ils par- vicndroient à réunir. A cette nouvelle, les colons se soulevèrent; ce ne fut qu'à force d'esprit et d'adresse que les Jésuites surprirent, pour ainsi dire, la permission de verser leur
(l) Charlcvoii, Ilist. du Parapiay ^\. II, p. 26 et 27.
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C'est dans ce fleuve que rient se perdre l'autre fleuve qui a donné son nom au pars et a»n missions dont nous retraçons l'histoire. Paraguay, dans la langue des Sauvages, signi- fie le JUu*:€ couronné^ parce qu'il prend sa source dans le lac Xnrayrs, qui lui sert comme de couronne. Avant d'aller grossir Rio dt la Plata, il reçoit les eaux du Parama et de
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colons, nous opposer au profit que vous pouvez faire avec les Indiens par des voies légitimes ; mais vous savez que l'intention du roi n'a jamais été que vous les regardiez comme des esclaves, et que la loi de Dieu vous le défend.... Nous ne croyons pas qu'il soit permis d'atten- ter à leur liberté , à laquelle ils ont un droit naturel , que rien n'autorise à leur con- tester (i). »
Il restoit encore, au pied des Cordilières, vers le côté qui regarde l'Atlantique , entre V Orénoque et Rio de la Plata^ un pays rempli de Sauvages, où les Espagnols n'avoient point porté la dévastation. Ce fut dans ces forêts que les missionnaires entreprirent de former une république chrétienne, et de donner du moins à un petit nombre d'Indiens le bonheur qu'ils n'avoient pu procurer à tous.
Us commencèrent par obtenir de la cour d'Espagne la liberté des Sauvages qu'ils par- viendroient à réunir. A cette nouvelle , les colons se soulevèrent; ce ne fut qu'à force d'esprit et d'adresse que les Jésuites surprirent, pour ainsi dire, la permission de verser leur
(i) Charlevoix, Ilist. du Paraguay ^1. II, p. 260127.
DU CHRISTIANISME. 193
sang dans les déserts du Nouveau -Monde. Enfin, ayant triomphe de la cupidité' et de la malice humaine, méditant un des plus nobles desseinsqu'ait jamais conçusun cœur d'homme, ils s'embarquèrent pour Rio de la Plata.
C'est dans ce fleuve que vient se perdre l'autre fleuve qui a donné son nom au pays et aux missions dont nous retraçons l'histoire. Paraguay^ dans la langue des Sauvages, signi- fie le fleuve couronné^ parce qu'il prend sa source dans le lac Xarayès, qui lui sert comme de couronne. Avant d'aller grossir Rio de la Plata ^ il reçoit les eaux du Parama et de VUraguay. Des forcis qui renferment dans leur sein d'autres forets tombées de vieillesse, des marais et des plaines entièrement inondées dans la saison des pluies, des montagnes qui élèvent des déserts sur des déserts , forment une partie des régions que le Paraguay d^TYOSQ. Le gibier de toute espèce y abonde , ainsi que les tigres et les ours. Les bois sont remplis d'abeilles , qui font une cire fort blanche , et un miel très-parfumé. On y voit des oiseaux d'un plumage éclatant , et qui ressemblent à de grandes fleurs rouges et bleues, sur la ver- dure des arbres. Un missionnaire français,
4. i3
194 GENIE
qui s'étoit égaré dans ces solitudes, en fait la
peinture suivante :
« Je continuai ma route , sans savoir à quel terme elle devoit aboutir, et sans qu'il y eût personne qui pût me l'enseigner. Je trouvois quelquefois, au milieu de ces bois, des endroits enchantés. Tout ce que l'étude et l'industrie des hommes ont pu imaginer pour rendre un lieu agréable , n'approche point de ce que la simple nature y avoit rassemblé de beautés.
» Ces lieux charmans me rappelèrent les idées que j'avois eues autrefois , en lisant les vies des anciens solitaires de la Thébaïde : il me vint en pensée de passer le reste de mes jours dans ces forêts où la Providence m'avoit conduit , pour y vaquer uniquement à l'affaire de mon salut, loin de tout commerce avec les hommes ; mais, comme je n'étois pas le maître de ma destinée , et que les ordres du Seigneur m'étoient certainement marqués par ceux de mes supérieurs , je rejetai cette pensée comme une illusion (i). »
Les Indiens que l'on rencontroit dans ces retraites ne leur ressembloient que par le côté
(i) Lettres éd. tom. VIII, p. 38 1.
DU CHRISTIANISME. igS
affreux. Race indolente, stupide et féroce, elle montroit dans toute sa laideur l'homme primitif de'gradé par sa chute. Rien ne prouve davantage la dégéncration de la nature hu- maine, que la petitesse du Sauvage dans la grandeur du désert.
Arrivés à Buenos- Ayres , les missionnaires remontèrent i?/o deAaPlata^ et, entrant dans les eaux du Paraguay^ se dispersèrent dans les bois. Les anciennes relations nous les repré- sentent un bréviaire sous le bras gauche , une grande croix à la main droite , et sans autre provision que leur confiance en Dieu. Ils nous les peignent se faisant jour à travers les forêts, marchant dans des terres marécageuses où ils avoient de l'eau jusqu'à la ceinture , gravissant des roches escarpées, et furetant dans les antres et les précipices , au risque d'y trouver des serpens et des bètes féroces , au lieu des hommes qu'ils y cherchoient.
Plusieurs d'entre eux y moururent de faim et de fatigues ; d'autres furent massacrés et dé- vorés par les Sauvages. Le Père Lizardi fut trouvé percé de flèches sur un rocher; son corps étoit à demi déchiré par les oiseaux de proie , et son bréviaire étoit ouvert auprès de
i3.
198 GÉNIE
Ainsi la religion chrétienne réalisoit dans les forets de l'Amérique ce que la fable raconte des Amphion et des Orphée : réflexion si natu- relle , qu'elle s'est présentée même aux mis- sionnaires (i); tant il est certain qu'on ne dit ici que la vérité, en ayant l'air de raconter une fiction.
(i) CharleYoix.
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l.a l\(.Mni;ion C^lirctioniio rcalisail clans lesiorcts (^c 1 i\mcrinue,ce nue ]<\ iaoLo raconled Orpliee .
HT. JMFantainc.
DU CHRISTIANISME. 199
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CHAPITRE V.
SUITE DES MISSIONS DU PARAGUAT. République chrétienne. Bonheur des Indiens.
Les premiers Sauvages qui se rassemblèrent à la voix des Jésuites furent les Guaranis^ peuples répandus sur les bords du Parana- pané^ du Pirapé et de VUragiiay. Ils compo- sèrent une bourgade , sous la direction des Pères Maceta et Cataldino ^ dont il est juste de conserver les noms parmi ceux des bienfai- teurs des hommes. Cette bourgade fut appelée Lorette ; et dans la suite , à mesure que les églises indiennes s'élevèrent, elles furent com- prises sous le nom général de Réductions. On en compta jusqu'à trente en peu d'années, et elles formèrent entre elles cette république chrétienne , qui sembloit un reste de l'anti- quité, découvert au Nouveau -Monde. Elles ont confirmé sous nos yeux cette vérité connue de Rome et de la Grèce , que c'est avec la reli- gion, et non avec des principes abstraits de
20O GÉNIE
philosophie , qu'on civilise les hommes , et
qu'on fonde les empires.
Chaque bourgade étoit gouvernée par deux missionnaires, qui dirigeoientles affaires spi- rituelles et temporelles des petites républiques. Aucun étranger ne pouvoit y demeurer plus de trois jours; et, pour éviter toute intimité qui eût pu corrompre les mœurs des nouveaux Chrétiens , il étoit défendu d'apprendre à parler la langue espagnole ; mais les néo- phytes savoient la lire et l'écrire correc- tement.
Dans chaque i?<?Jt/c//o/2 il y avoit deux écoles : l'une pour les premiers élémens des lettres, l'autre pour la danse et la musique. Ce dernier art , qui servoit aussi de fondement aux lois des anciennes républiques , étoit particulière- ment cultivé par les GuaranU '■ ils savoient faire eux-mêmes des orgues , des harpes , des flûtes , des guitares , et nos instrumens guer- riers.
Dès qu'un enfant avoit atteint l'âge de sept ans, les deux Pteligieux étudioient son carac- tère. S'il paroissoit propre aux emplois méca- niques , on le fixoit dans un des ateliers de la Réduction , et dans celui-là même où son incli-
DU CHRISTIANISME. aoi
nation le portoit. Il dcvenoit orfèvre, doreur, horloger, serrurier, charpentier, menuisier, tisserand , fondeur. Ces ateliers avoient eu pour premiers instituteurs les Jésuites eux- mêmes ; ces Pères avoient appris exprès les arts utiles , pour les enseigner à leurs Indiens, sans être obligés de recourir à des étrangers.
Les jeunes gens qui préféroicnt l'agricul- ture, étoient enrôlés dans la tribu des labou- reurs , et ceux qui retenoient quelque humeur vagabonde de leur première vie erroient avec les troupeaux.
Les femmes travailloient séparées des hommes , dans l'intérieur de leurs ménages. Au commencement de chaque semaine on leur distribuoit une certaine quantité de laine et de coton , qu'elles dévoient rendre le samedi au soir, toute prête à être mise en œuvre; elles s'employoient aussi à des soins champêtres, qui occupoient leurs loisirs , sans surpasser leurs forces.
Il n'y avoit point de marchés publics dans les bourgades : à certains jours fixes, on don- noit à chaque famille les choses nécessaires à la vie. Un des deux missionnaires veilloit à ce que les parts fussent proportionnéesau nombre
203 GENIE
d'individus qui se trouvoient dans chaque cabane.
Les travaux comme nçoient et cessoient au son de la cloche. Elle se faisoit enlendre au premier rayon de l'aurore. Aussitôt les enfans s'assembloient à l'église, où leur concert mati- nal duroit, comme celui des petits oiseaux, jusqu'au lever du soleil. Les hommes et les femmes assistoient ensuite à la messe , d'où ils se rendoient à leurs travaux. Au baisser du jour, la cloche rappeloit les nouveaux citoyens à l'autel, et l'on chantoit la prière du soir, à deux parties , et en grande musique.
La terre étoit divisée en plusieurs lots, et chaque famille cultivoit un de ces lots pour ses besoins. Il y avoit en outre un champ public appelé la Possession de Dieu (i). Les fruits de ces terres communales étoient destinés à suppléer aux mauvaises récoltes , et à entre- tenir les veuves, les orphelins et les infirmes : ils servoient encore de fonds pour la guerre. S'il restoit quelque chose du trésor public au
(i) Montesquieu s'est trompé quand il a cru qu'il j avoit communauté de biens au Paraguay ; on voit ici ce qui l'a jeté dans l'erreur.
DU CHRISTIANISME. 2o3
bout de l'année, on appliquoit ce superflu aux dépenses du culte, et à la décharge du tribut de reçu d'or, que chaque famille payoit au roi d'Espagne (i).
Un cacique ou chef de guerre , un corre- gidor pour l'administration de la justice , des regidors et des alcades pour la police et la direction des travaux publics , formoient le corps militaire , civil et politique des Heduc- tions. Ces magistrats étoient nommés par l'assemblée générale des citoyens ; mais il paroît qu'on ne pouvoit choisir qu'entre les sujets proposés par les missionnaires : c'étoit une loi empruntée du sénat et dupeupleromain. Il y avoit en outre un chef nominé fiscal ^ espèce de censeur public, élu par les vieil- lards. Il tenoit un registre des hommes en âge de porter les armes. Un Tenicuie veilloit sur les enfans ; il les conduisoit à l'église , et les accompagnoit aux écoles, en tenant une longue baguette à la main : il rendoit compte aux missionnaires des observations qu'il avoit
(2) Charlevoix , Hist. du Parag. Montesquieu a évalué c e tribut à un cinquième des biens.
2o{ GÉNIE
faites sur les mœurs , le caractère, les qualités
et les défauts de ses élèves.
Enfin la bourgade étoit divisée en plusieurs quartiers, et chaque quartier avoit un surveil- lant. Comme les Indiens sont naturellement indolens et sans prévoyance, un chef d'agri- culture étoit chargé de visiter les charrues, et d'obliger les chefs de famille à ensemencer leurs terres.
En cas d'infraction aux lois, la première faute étoit punie par une réprimande secrète des missionnaires ; la seconde , par une péni- tence publique à la porte de l'église, comme chez les premiers fidèles; la troisième, parla peine du fouet. Mais, pendant un siècle et demi qu'a duré cette république, on trouve à peine un exemple d'un Indien qui ait mérité ce der- nier châtiment. « Toutes leurs fautes sont des fautes d'enfans , dit le Père Charlevoix ; ils le sont toute leur vie en bien des choses , et ils en ont d'ailleurs toutes les bonnes qualités. »
Les paresseux étoient condamnés à cultiver une plus grande portion du champ commun ; ainsi une sage économie avoit fait tourner les défauts même de ces hommes innoccns au profit de la prospérité publique.
DU CHRISTIANISME. aoS
On àvoit soin de marier les jeunes gens de bonne heure pour éviter le libertinage. Les femmes qui n'avoient point d'enfans se reti- roient, pendant Tabsence de leurs maris, à une maison particulière , appelée Maison du Refuge. Les deux sexes etoient à peu près sé- parés, comme dans les républiques grecques; ils avoient des bancs distincts à l'église , et des portes différentes par où ils sortoient sans se confondre.
Tout étoit réglé, jusqu'à l'habillement, qui convenoit à la modestie sans nuire aux grâces. Les femmes portoient une tunique blanche , rattachée par une ceinture; leurs bras et leurs jambes étoient nus ; elles laissoient flotter leur chevelure , qui leur servoit de voile.
Les hommes étoient vêtus comme les anciens Castillans. Lorsqu'ils alloient au travail, ils couvroient ce noble habit d'un sarrau de toile blanche. Ceux qui s'étoient distingués par des traits de courage ou de vertu, portoient un sarrau couleur de pourpre.
Les Espagnols , et surtout les Portugais du Brésil , faisoient des courses sur les terres de lâRepiihlique chrétienne^ etenlevoient souvent des malheureux qu'ils réduisoient en servitude.
2o6 GENIE
Résolus de mettre fin à ce brigandage , les Jésuites, à force d'habileté, obtinrent de la cour de Madrid, la permission d'armer leurs néophytes. Ils se procurèrent des matières premières, établirent des fonderies de canon, des manufactures de poudre , et dressèrent à la guerre ceux qu'on ne vouloit pas laisser en paix. Une milice régulière s'assembla tous les lundis , pour manœuvrer et passer la revue devant un cacique : il y avoit des prix pour les archers, les porte-lances, les frondeurs, les artilleurs , les mousquetaires. Quand les Portugais revinrent, au lieu de quelques labou- reurs timides et dispersés , ils trouvèrent des bataillons qui les taillèrent en pièces , et les chassèrent jusqu'au pied de leurs forts. On remarqua que la nouvelle troupe ne reculoit jamais, et qu'elle se rallioit, sans confusion, sous le feu de l'ennemi. Elle avoit même une telle ardeur, qu'elle s'emportoit dans ses exer- cices militaires, et l'on étoit souvent obligé de les interrompre , de peur de quelque malheur.
On voyoit ainsi au Paraguay un Etat qui n'avoit ni les dangers d'une constitution toute guerrière, comme celle des Lacédémonicns ,
DU CHRISTIANISME. 1107
ni les inconvcniens d'une société toute paci- fique , comme la fraternité des Quakers. Le problème politique étoit résolu : l'agriculture qui fonde, et les armes qui conservent, se trouvoient réunies. Les Guaranis ctoient cul- tivateurs sans avoir d'esclaves, et guerriers sans être féroces; immenses et sublimes avan- tages qu'ils dévoient à la religion chrétienne , et dont n'avoient pu jouir, sous le polythéisme, ni les Grecs ni les Romains.
Ce sage milieu étoit partout observé : la République chrétienne n'étoit point absolu- ment agricole , ni tout- à-fait tournée à la guerre, ni privée entièrement des lettres et du commerce ; elle avoit un peu de tout, mais surtout des fètcs en abondance. Elle n'étoit ni morose comme Sparte , ni fri\ole comme Athènes ; le citoyen n'étoit ni accablé par le travail, ni enchanté par le plaisir. Enfin les missionnaires, en bornant la foule aux pre- mières nécessités de la vie, avoient su distin- guer dans le. troupeau les cnfans que la nature avoit marqués pour de plus hautes destinées. Ils avoient , ainsi que le conseille Platon , mis à part ceux qui annonçoient du génie, afin de les initier dans les sciences et les lettres. Ces
2o8 GÉNIE
enfans choisis s'appeloient la Congrégation : ils étoient élevés dans une espèce de séminaire, et soumis à la rigidité du silence , de la retraite et des études des disciples de Pythagore. Il régnoit entre eux une si grande émulation, que la seule menace d'être renvoyé aux écoles communes jetoit un élève dans le désespoir. C'étoitde cette troupe excellente que dévoient sortir un jour les prêtres , les magistrats et les héros de la patrie.
Les bourgades des Réductions occupoient un assez grand terrain , généralement au bord d'un fleuve et sur un beau site. Les maisons étoient uniformes , à un seul étage , et bâties en pierres; les rues étoient larges et tirées au cordeau. Au centre de la bourgade se trouvoit la place publique, formée par l'église , la maison des Pères , l'arsenal , le grenier com- mun, la maison de refuge, et l'hospice pour les étrangers. Les églises étoient fort belles et fort ornées ; des tableaux , séparés par des festons de verdure naturelle, couvroient les murs. Les jours de fêtes on répandoit des eaux de senteur dans la nef, et le sanctuaire étoit jonché de fleurs de lianes effeuillées.
Le cimetière , placé derrière le temple, for-
DU CaUISTlANISME. liog
moit un quarré long , environné de murs à hauteur d'appui ; une allée de palmiers et de cyprès régnoit tout autour, et il ctoit coupé dans sa longueur par d'autres allées de citron- niers et d'orangers : celle du milieu condui- soit à une chapelle , où l'on célébroit, tous les lundis , une messe pour les morts.
Des avenues des plus beaux et des plus grands arbres parloient de l'extrémité des rues du hameau, et alloicnt aboutir à d'autres chapelles bâties dans la campagne , et que l'on voyoit en perspective : ces monumens religieux servoient de termes aux processions les jours de grandes solennités.
Le dimanche , après la messe , on faisoit les fiançailles et les mariages ; et le soir, on bapti- soit les catéchumènes et les en fans.
Ces baptêmes se faisoient, comme dans la primitive Eglise, par les trois immersions, les chants et le vêtement de lin.
Les principales fêtes de la religion s'annon- çoient par une pompe extraordinaire. La veille on allumoit des feux de joie , les rues étoicnt illuminées, et les enfans dansoientsur la place publique. Le lendemain , à la pointe du jour, la milice paroissoil en armes. Le cacique de
4. 14
2IO GENIE
guerre qui la pre'cédoit étoit monté sur un cheval superbe, etmarchoit sous un dais, que deux cavaliers portoient à ses côtés. A midi , après l'office divin, on faisoit un festin aux étrangers , s'il s'en trouvoit quelques uns dans la république, et l'on avoit permission de boire un peu de vin. Le soir, il y avoit des courses de bagues , oii les deux Pères assistoienl pour dis- tribuer les prix aux vainqueurs ; à l'entrée de la nuit , ils donnoient le signal de la retraite , et les familles, heureuses et paisibles, alloient goûter les douceurs du sommeil.
Au centre de ces forets sauvages, au milieu de ce petit peuple antique, la fête du Saint- Sacrement présentoit surtout un spectacle extraordinaire. Les Jésuites y avoient intro- duit les danses, à la manière des Grecs , parce qu'il n'y avoit rien à craindre pour les mœurs chez des Chrétiefcs d'une si grande innocence. Nous ne changerons rien à la description que le Père Charlevoix en a faite.
« J'ai dit qu'on ne voyoit rien de précieux à cette fête ; toutes les beautés de la simple nature sont ménagées avec une variété qui la représente dans son lustre : elle y est même , si j'ose ainsi parler, toute vivante ; car sur les
DU CHRISTIANISME. 211
fleurs et les branches des arbres , qui com- posent les arcs de triomphe sous lesquels le Saint-Sacrement passe, on voit voltiger des oiseaux de toutes les couleurs , qui sont atta- chés par les pattes à des fils si longs, qu'ils paroissent avoir toute leur liberté , et être venus d'eux-mêmes pour mêler leur gazouille- ment au chant des musiciens et de tout le peuple, et bénir, à leur manière, celui dont la providence ne leur manque jamais
» D'espace en espace on voit des tigres et des lions bien enchaînés, afm qu'ils ne troublent point la fête , et de très-beaux poissons qui se jouent dans de grands bassins remplis d'eau; en un mot, toutes les espèces de créatures vivantes y assistent, comme par dé[)utalion , pour y rendre hommage à l'Homme- Dieu dans son auguste sacrement.
» On fait entrer aussi dans cette décoration toutes les choses dont on se régale dans les grandes réjouissances, les prémices de toutes les récoltes pour les offrir au Seigneur, et le grain qu'on doit semer, afm qu'il donne sa bénédiction. Le chant des oiseaux, le rugisse- ment des lions, le frémissement des tigres,
14.
2 12 GÉNIE
tout s'y fait entendre sans confusion, et forme
un concert unique
» Dès que le Saint -Sacre ment est rentré dans l'église, on présente aux missionnaires toutes les choses comestibles qui ont été expo- sées sur son passage. Ils en font porter aux malades tout ce qu'il y a de meilleur ; le reste est partagé à tous les habitans de la bour- gade. Le soir, on tire un feu d'artifice, ce qui se pratique dans toutes les grandes solennités, et au jour des réjouissances publiques. »
Avec un gouvernement si paternel et si analogue au génie simple et pompeux du Sau- vage, il ne faut pas s'étonner que les nouveaux chrétiens fussent les plus purs et les plus heu- reux des hommes. Le changement de leurs mœurs étoit un miracle opéré à la vue du I^ouveau-Monde. Cet esprit de cruauté et de vengeance , cet abandon aux viceslesplus gros- siers, qui caractérisent les hordes indiennes , s'étoient transformés en un esprit de douceur, de patience et de chasteté. On jugera de leurs vertus par l'expression naïve de l'évéque de Buenos- Ayr es . « Sire , écrivoit-il à Philippe V, dans ces peuplades nombreuses, composées
DU CnRISTIANISiVn:. aiS
d'Indiens, naturellement portés à toutes sortes de vices , il règne une si grande innocence , que je ne crois pas qu'il s'y commette un seul pèche mortel. »
Chez ces Sauvages chrétiens , on ne voyoit ni procès ni querelles ; le tien et le mien n'y étoient pas même connus : car, ainsi que l'ob- serve Charlevoix , c'est n'avoir rien à soi que d'être toujours disposé à partager le peu qu'on a avec ceux qui sont dans le besoin. Abondam- ment pourvus des choses nécessaires à la vie ; gouvernés par les mêmes hommes qui les avoient tirés de la barbarie , et qu'ils rcgar- doient, à juste titre, comme des espèces de divinités ; jouissant dans leurs familles et dans leur patrie des plus doux sentimcns de la na- ture ; connoissant les avantages de la vie civile, sans avoir quitté le désert , et les charmes de la société , sans avoir perdu ceux de la soli- tude , ces Indiens se pouvoient vanter de jouir d'un bonheur qui n'avoit point eu d'exemple sur la terre. L'hospitalité , l'amitié , la justice et les tendres vertus , découloient naturelle- ment de leurs cœurs , à la parole de la reli- gion , comme des oliviers laissent tomber leurs fruits mûrs au souffle des brises. Mura-
2I/+ GÉiNIE
tori a peint d'un seul mot cette république chrétienne , en intitulant la description qu'il en a faite : // Crlstlanesimo felice.
Il nous semble qu'on n'a qu'un désir en lisant cette histoire, c'est celui de passer les mers, et d'aller, loin des troubles et des ré- volutions, chercher une vie obscure dans les cabanes de ces Sauvages , et un paisible tom- beau sous les palmiers de leurs cimetières. Mais ni les déserts ne sont assez profonds , ni les mers assez vastes , pour dérober l'homme aux douleurs qui le poursuivent. Toutes les fois qu'on fait le tableau de la félicité d'un peuple , il faut toujours en venir à la catas- trophe ; au milieu des peintures les plus riantes , le cœur de l'écrivain est serré par cette réflexion qui se présente sans cesse : Tout cela n existe plus. Les missions du Paraguay sont détruites ; les Sauvages , ras- semblés avec tant de fatigues , sont errans de nouveau dans les bois, ou plongés vivans dans les entrailles de la terre. On a applaudi à la destruction d'un des plus beaux ouvrages qui fût sorti de la main des hommes. G'étoit une création du christianisme, une moisson en- graissée du sang des apôtres ; elle ne méritoit
DU CHRISTIANISME. 2i5
que haine et mépris ! Cependant, alors même que nous triomphions , en voyant des Indiens retomber au Nouveau-Monde dans la servi- tude, tout retentissoit en Europe du bruit de notre philantropieetde notre amour de liberté. Ces honteuses variations de la nature humaine, selon qu'elle est agitée de passions contraires, flétrissent l'âme , et rendroient méchant , si on y arrctoil trop long-temps les yeux. Disons donc plutôt que nous sommes foibles, que les voies de Dieu sont profondes, et qu'il se plaît à exercer ses serviteurs. Tandis que nous gé- missons ici , les simples chrétiens du Paraguay^ maintenant ensevelis dans les mines du Potose, adorent sans doute la main qui les a frappés ; et, par des souffrances patiemment supportées, ils acquièrent une place dans cette république des saints, qui est à l'abri des persécutions des hommes.
2i6 GENIE
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CHAPITRE \I.
Missions de la Guiane.
Si ces missions étonnent par leurs gran- deurs , il en est d'autres qui, pour être plus ignorées, n'en sont pas moins touchantes. C'est souvent dans la cabane obscure , et sur la tombe du pauvre , que le Roi des Rois aime à déployer les richesses de sa grâce et de ses miracles. En remontant vers le Nord , depuis le Paraguay jusqu'au fond du Canada , on ren- controit une foule de petites missions , où le néophyte ne s'étoit pas civilisé pour s'attacher à l'apôtre , mais où l'apôtre s'étoit fait Sau- vage pour suivre le néophyte. Les religieux Français étoient à latête de ces églises errantes , dont les périls et la mobilité sembloient être faits pour notre courage et notre génie.
Le père Creuïlli , Jésuite , fonda les mis- sions de Cayenne, Ce qu'il fit pour le soulage- ment des Nègres et des Sauvages , paroi t au- dessus de rhumanité. Les Pères Lombard et
DU CHRISTIANISME. 217
Ramctte , marchant âur les traces de ce saint liomme , s'enfoncèrent dans les marais de la Guianc. Ils se rendirent aimables aux Indiens G alibis^ à force de se dévouer à leurs dou- leurs, et parvinrent à obtenir d'eux quelques enfans , qu'ils élevèrent dans la religion chré- tienne. De retour dans leurs forêts, ces jeunes enfans civilisés prêchèrent l'Evangile à leurs vieux parens sauvages, qui se laissèrent aisé- ment toucher par l'éloquence de ces nouveaux missionnaires. Les catéchumènes se rassem- blèrent dans un lieu appelé Kouroii ^ où le Père Lombard avoit bâti une case avec deux Nègres. La bourgade augmentant tous les jours , on résolut d'avoir une église. Mais comment payer Tarchitecte , charpentier de Cayenne, qui demandoit quinze cents francs pour les frais de l'entreprise ! Le mission- naire et ses néophytes, riches en vertus, étoient d'ailleurs les plus pauvres des hommes. La foi et la charité sont ingénieuses : les Galibls s'engagèrent à creuser sept pirogues , que le charpentier accepta sur le pied de deux cents livres chacune. Pour compléter le reste de la somme, les femmes filèrent autant de coton qu'il en falloit pour faire huit hamacs. Vin4:;t
2i8 GÉNIE
autres Sauvages se firent esclaves volontaires d'un colon, pendant que ses deux Nègres, qu'il consenlit à prêter , furent occupés à scier les planches du toit de l'édifice. Ainsi tout fut arrangé, et Dieu eut un temple au désert.
Celui qui de toute éternité a préparé les voies des choses , vient de découvrir sur ces bords un de ces desseins qui échappent dans leur principe à la sagacité des hommes , et dont on ne pénètre la profondeur qu'à l'ins- tant même où ils s'accomplissent. Quand le Père Lombard jetoit , il y a plus d'un siècle » les fondemens de sa mission chez les Galibis , il ne savoit pas qu'il ne faisoit que disposer des Sauvages à recevoir un jour des martyrs de la foi, et qu'il préparoit les déserts d'une nouvelle Théhaïde à la rehgion persécutée. Quel sujet de réflexions! Billaud de Varenne et Pichegru, le tyran et la victime dans la même case à Synnamary ; l'extrémité de la misère n'ayant pas même uni les cœurs ; des haines immortelles vivant parmi les com- pagnons des mêmes fers , et les cris de quelques infortunés prêts à se déchirer se mêlant aux rugisscmcns des tigres dans les forêts du Nouveau-Monde!
DU CHRISTIANISME. 219
Voyez , au milieu de ce trouble des passions , le calme et la sérénité évangéliques des con- fesseurs de Jésus-Christ jetés chez les néo- phytes de la Guyane , et trouvant parmi des Barbares chrétiens la pitié que leur refusoient des Français ; de pauvres religieuses hospita- lières, qui semblent ne s'être exilées dans un climat destructeur, que pour attendre un Collot-d'Herbois sur son lit de mort , et lui prodiguer les soins de la charité chrétienne ; ces saintes femmes, confondant Tinnoccnt et le coupable , dans leur amour de l'humanité , versant des pleurs sur tous , priant Dieu de secourir, et les persécuteurs de son nom, et les martyrs de son culte : quelle leçon! quel tableau ! que les hommes sont malheureux! et que la religion est belle !
2.20 GENIE
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CHAPITRE VIL
Missions des Antilles.
L'ÉTABLISSEMENT de nos colonies aux Antilles ou Ant-Iles , ainsi nommées , parce qu'on les rencontre les premières, à l'entrée du golfe Mexicain , ne remonte qu'à l'an 1627, époque à laquelle M. d'Enambuc bâlit un fort, et laissa quelques familles sur l'île Saint- Christophe.
C'étoit alors l'usage de donner des mission- naires pour curés aux établissemens loin- tains , afin que la religion partageât , en quelque sorte , cet esprit d'intrépidité et d'a- venture qui distinguoit les premiers cher- cheurs de fortune au Nouveau- M onde. Les Frères Prêcheurs^ de la congrégation de Saint- Louis , les Pères Carmes , les Capucins et le* Jésuites se consacrèrent à Tinstruction des Caraïbes et des Nègres, et à tous les travaux qu'exigeoient nos colonies naissantes de Saint- Christophe , de la Guadeloupe , de la Marti- nique et de Saint-Domingue.
DU CHRISTIANISME. aai
On ne connoît encore aujourd'hui rien de plus satisfaisant et de plus complet sur les Antilles , que l'Histoire du Père Dutertre , missionnaire de la congrégation de Saint- Louis.
« Les Caraïbes, dit-il , sont grands rêveurs ; ils portent sur leur visage une physionomie triste et mélancolique ; ils passent des demi- journées entières, assis sur la pointe d'un roc, ou sur la rive, les yeux fixés en terre, ou sur la mer, sans dire un seul mot
Ils sont d'un naturel bénin, doux, affable et compatissant , bien souvent même jusqu'aux larmes , aux maux de nos Français , n'étant cruels qu'à leurs ennemis jurés.
» Les mères aiment tendrement leurs cnfans , et sont toujours en alarme pour détourner tout ce qui peut leur arriver de funeste ; elles les tiennent presque toujours pendus à leurs mamelles même la nuit, et c'est une merveille, que, couchant dans des lits suspendus , qui sont fort incommodes ,
elles n'en étouffent jamais aucun Dans
tous les voyages qu'elles font, soit sur mer, soit sur terre, elles les portent avec elles,
222 GÉNIE
sous leurs bras, dans un petit lit de coton , qu'elles ont enécharpe , lié par-dessus l'épaule, afin d'avoir toujours devant leurs yeux l'objet de leurs soucis (i). »
On croit lire un morceau de Plutarque , traduit par Amyot.
Naturellement enclin à voir les objets sous un rapport simple et tendre , le Père Dutertre ne peut manquer d'être fort touchant, quand il parle des Nègres. Cependant il ne les repré- sente point, à la manière des philantropes, comme les plus vertueux des hommes ; mais il y a une sensibilité , une bonhomie , une raison admirable dans la peinture qu'il fait de leurs sentimens.
« L'on a vu, dit-il, à la Guadeloupe une jeune Négresse si persuadée de la misère de sa condition, que son maître ne put jamais la faire consentir à se marier au Nègre qu'il lui
présentoit
Elle attendit que le Père (« V autel) lui de- mandât si elle vouloit un tel pour son mari : car pour lors elle répondit avec une fermeté qui nous étonna : Non , mon père , je ne veux ni
(i) Jlist. des Ant. tom. 11, p. SyS.
DU CHRISTIANISME. 2a3
de celui-là, ni même d'aucun autre; je me contente d'être misérable en ma personne , sans mettre des enfans an monde , qui seroient peut-cUe plus malheureux que moi, et dont les peines me seroient beaucoup plus sensibles que les miennes propres. Elle est aussi tou- jours constamment demeurée dans son état de fille , et on l'appcloit ordinairement la Piicclle des lies. »
Le bon Père continue à peindre les mœurs des Nègres , à décrire leurs petits ménages , à faire aimer leur tendresse pour leurs enfans : il entremêle son récit de sentences de Sénè- que qui parle de la simplicité des cabanes où vivoient les peuples de l'àgc d'or; puis il cite Platon, ou plutôt Homère , qui dit que les Dieux ôtent à l'esclave une moitié de sa vertu : Dlmidiurn mentis Jupiter il lis aiifert; il com- pare le Caraïbe sauvage dans la liberté au Nègre sauvage dans la servitude, et il montre combien le christianisme aide au dernier à supporter ses maux.
La mode du siècle a été d'accuser les prêtres d'aimer Tesclavage , et de favoriser l'oppres- sion parmi les hommes; il est pourtant cer- tain que personne n'a élevé la voix avec autant
a A GÉME
de courage et de force en faveur des esclaves , des petits et des pauvres, que les e'crivains ecclésiastiques. Ils ont constamment soutenu que la liberté est un droit imprescriptible du chrétien. Le colon protestant , convaincu de cette vérité , pour arranger sa cupidité et sa conscience , ne baptisoit ses Nègres qu'à Varticle de la mort, souvent même, dans la crainte qu'ils ne revinssent de leur maladie , et qu'ils ne réclamassent ensuite , comme chrétiens^ leur liberté, il les laissoit mourir dans l'idolâtrie (i):la religion se montre ici aussi belle que l'avarice paroît hideuse.
Le ton sensible et religieux dontles mission- naires parloient des Nègres de nos colonies , cioit le seul qui s'accordât avec la raison et rhumanité. Il rendoit les maîtres plus pitoya- bles , et les esclaves plus vertueux ; il servoit la cause du genre humain sans nuire à la patrie , et sans bouleverser l'ordre et les propriétés. Avec de grands mots on a tout perdu : on a éteint jusqu'à la pitié ; car qui oseroit encore plaider la cause des noirs , après les crimes qu'ils ont commis? Tant nous avons fait de
^i) Hlst. (les A lit. lom. 11, p. 5o3.
DU CHRISTIANISME. auS
mal ! tant nous avons perdu les plus belles causes et les plus belles choses!
Quant à Thistoirc naturelle, le Pcre Dutertre vous montre quelquefois tout un animal d'un seul trait; il appelle roiscau-mouche une fleur céleste; c'est le vers du Père Commire sur le papillon :
Florent putarcs nare per lîquidum œlhcra ■
« Les plumes du flambant ou du flamant, dit-il ailleurs, sont de couleur incarnai: et, quandilvole à l'opposite du soleil, ilparoîttout flamboyant comme un brandon de feu (i). »
Buffon n'a pas mieux peint le vol d'un oiseau, que l'historien des Antilles:" Cet oiseau {laji'éga/e) a beaucoup de peine à se lever de dessus les branches ; mais quand il a une fois pris son vol, on lui voit fendre l'air d'un vol paisible, tenantses ailes étendues sans presque les remuer, ni se fatiguer aucu- nement. Si quelquefois la pesanteur de la pluie , ou rimpétuosilé des vents l'impor- tune , pour lors il brave les nues , se guindé dans la moyenne région de l'air, et se de'robe a la vue des hommes (2). »
(i) Ilisi. des Ani. lom. II, p. 268. (2) Id. p. 269.
4. i5
226 GÉNIE
Il représente la femelle du colibri , faisant son nid.
« Elle carde , s'il faut ainsi
dire , tout le coton que lui apporte le mâle , et le remue quasi poil à poil avec son bec et ses petits pieds ; puis elle forme son nid , qui n'est pas plus grand que la moitié de la coque d'un œuf de pigeon. A mesure qu'elle élève le petit édifice, elle fait mille petits tours, polissant avec sa gorge la bordure du nid , et le dedans avec sa queue.
»
Je n'ai jamais pu remarquer
en quoi consiste la becquée que la mère leur apporte , sinon qu'elle leur donne la langue à sucer , que je crois être tout emmiellée du suc qu'elle tire des fleurs. »
Si la perfection dans l'art de peindre con- siste à donner une idée précise des objets , en les offrant toutefois sous un jour agréable, le missionnaire des Antilles a atteint celte perfection.
DU CHRISTIANISME. 227
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CHAPITRE VllI.
Missions de la Nouvelle- France.
Nous ne nous arrêterons point aux mis- sions de la Californie, parce qu'elles n'offrent aucun caraclcre particulier , ni à celles de la Louisiane , qui se confondent avec ces terribles missions du Canada, où l'intrépidité des apôtres de Jésus-Christ a paru dans toute sa gloire.
Lorsque les Français , sous la conduite de Champelain , remontèrent le fleuve Saint- Laurent, ils trouvèrent les forets du Canada habitées par des Sauvages bien différens de ceux qu'on avoit découverts jusqu'alors au Nouveau - Monde. C'étoient des hommes robustes , courageux , fiers de leur indépen- dance, capables de raisonnement et de calcul, n'étant étonnés ni des mœurs des Européens , ni de leurs armes (1), et qui, loin de nous
(1) Dans le premier combat de Champelain contre les
i5.
228 GÉNIE
admirer, comme les innocens Caraïbes , n'a- voient pour nos usages que du dégoût et du mépris.
Trois nations se partageoient l'empire du désert : l'Algonquine , la plus ancienne et la première de toutes, mais qui, s'étant attiré la haine , par sa puissance , étoit prête à suc- comber sous les armes des deux autres; la Huronne, qui fut notre alliée, et l'Iroquoise notre ennemie.
Ces peuples n'étoient point vagabonds ; ils avoient des établissemens fixes , des gouver- nemens réguliers. Nous avons eu nous-mêmes occasion d'observer, chez les Indiens du Nou- veau-Monde, toutes les formes de constitutions des peuples civilisés ; ainsi les Natchez, à la Louisiane , offroient le despotisme dans l'état de nature , les Creecks de la Floride la mo- narchie , et les Iroqnois au Canada le gou- vernement républicain.
Ces derniers et les Hurons représentoient encore les Spartiates et les Athéniens , dans la
Iroquois, ceux-ci soutinrent le feu des Français, sans donner d'abord le moindre si^ne de frayeur ou d'étonne- ment.
DU CHRISTIANISME. 22,j
condition sauvage : les Hurons , spiriluels, gais, légers , dissimulés toutefois, braves, éioquens, gouvernés par des femmes; abusant de la for- tune , et soutenant mal les revers, ayant plus d'honneur que d'amour de la patrie : les Iro- quois séparés en cantons que dirigeoient des vieillards, ambitieux, politiques, taciturnes, sévères, dévorés du désir de dominer, capables des plus grands vices et des plus grandes ver- tus, sacrifiant tout à la patrie , les plus féroces et les plus intrépides des hommes.
Aussitôt que les Français et les Anglais parurent sur ces rivages , par un instinct na- turel , les Hurons s'attachèrent aux premiers ; les Iroquois se donnèrent aux seconds, mais sans les aimer ; ils ne s'en servoient que pour se procurer des armes. Quand leurs nouveaux alliés devenoient trop puissans , ils les aban- donnoient ; ils s'unissoient à eux de nouveau , quand les Français obtenoient la victoire. On vitainsi un petit troupeau de Sauvages se ména- ger entre deux grandes nations civilisées, cher- cher à détruire l'une par l'autre, toucher sou- vent au moment d'accomplir ce dessein , et d'élre à la fois le maître et le libérateur de cette partie du Nouveau- Monde.
23o GÉNIE
Tels furent les peuples que nos mission- naires entreprirent de nous concilier par la religion. Si la France vit son empire s'étendre en Amérique , par-delà les rives du Mescha- cebé , si elle conserva si long-temps le Canada contre les Iroqaois et les Anglais unis, elle dut presque tous ses succès aux Jésuites. Ce furent eux qui sauvèrent la colonie au berceau, en plaçant pour boulevart, devant elle, un village de Hurons et d'iroquois chrétiens , en prévenant des coalitions générales d'Indiens , en négociant des traités de paix , en allant seuls s'exposer à la fureur des Iroquois, pour traverser les desseins des Anglais. Les gou- verneurs de la Nouvelle-Angleterre ne cessent dans leurs dépêches de peindre nos mission- naires comme leurs plus dangereux ennemis : « Us déconcertent, disent-ils, les projels de » la puissance Britannique ; ils découvrent » ses secrets , et lui enlèvent le cœur et les » armes des Sauvages . »
La mauvaise administration du Canada , les fausses démarches des commandans , une poli- tique étroite ou oppressive , meltoient souvent plus d'entraves aux bonnes intentions des Jésuites , que l'opposition de l'ennemi. Pré-
DU CHKISTIAMSME. 2.61
sentoicnl-ils les plans les mieux concertés pour la prospérité de la colonie , on les louoit de leur zèle , et l'on suivoit d autres avis. Mais aussitôt que les affaires devenoient difficiles, on recouroit à ces mêmes hommes , qu'on avoit si dédaigneusement repoussés. On ne balançoit point à les employer dans des négo- ciations dangereuses, sans être arrêté par la considération du péril aucjuel on lesexposoit: l'histoire de la ISouvelle-France en offre un exemple remarquable.
La guerre étoit allumée enlre les Français et les Iroquois : ceux-ci avoicnt l'avantage; ils s'élcient avancés jusque sous les murs de Québec, massacrant et dévorant les habitans des campagnes. Le Père Lamberville étoit en ce moment même missionnaire chez les Iroquois. Quoique sans cesse exposé à être brûlé vif par les vainqueurs, il n'avoit pas voulu se retirer , dans Tespoir de les ramener à des mesures pacifiques , et de sauver les restes de la colonie ; les vieillards l'aimoient, et l'avoient protégé contre les guerriers.
Sur ces entrefaites il reçoit une lettre du gouverneur du Canada , qui le supplie d'en- gager les Sauvages à envoyer des ambassa-
232 GÉNIE
deurs au fort Calarocouy, pour traiter de la paix. Le missionnaire court chez les anciens, et fait tant, par ses remontrances et ses prières, qu'il les décide à accepter la trêve, et à dé- puter leurs principaux chefs. Ces chefs , en arrivant au rendez-vous, sont arrêtés, mis aux fers, et envoyés en France aux galères.
Le Père Lamberville avoit ignoré le dessein secret du commandant, et il avoit agi de si bonne foi qu'il étoit demeuré au milieu des Sauvages. Quand il apprit ce qui étoit arrivé , il se crut perdu. Les anciens le firent appeler ; il les trouva assemblés au conseil, le visage sévère et l'air menaçant. Un d'entr'eux lui raconta avec indignation la trahison du gou- verneur ; puis il ajouta :
« On ne sauroit disconvenir que toutes sortes de raisons ne nous autorisent à te traiter en ennemi; mais nous ne pouvons nous y résoudre. Nous te connoissons trop pour n'être pas persuadés que ton cœur n'a point de part à la trahison que tu nous as faite, et nous ne sommes pas assez injustes pour te punir d'un crime dont nous te croyons innocent, et que tu détestes , sans doute , au- tant que nous; il n'est pourtant pas à
DU CHRISTIANISME. 233
propos que tu restes ici : tout le monde ne t'y rendroit peut-être pas la même justice ; et, quand une fois notre jeunesse aura chanté la guerre, elle ne verra plus en toi qu'un perfide qui a livré nos chefs à un dur et rude esclavage , et elle n'écoutera plus que sa fureur , à laquelle nous ne serions plus les maîtres de te soustraire (i). »
Après ce discours, on contraignit le mis- sionnaire de partir , et on lui donna des guides qui le conduisirent par des routes détournées au-delà de la frontière. Louis XIV fit relâcher les Indiens , aussitôt qu'il eut appris la manière dont on les avoit arrêtés. Le chef qui avoit harangué le Père Lamberville se convertit peu de temps après, et se retira à Québec. Sa conduite , en cette occasion , fut le premier fruit des vertus du christianisme, qui com- mençoient à germer dans son cœur.
Mais aussi quels hommes que les Brébœuf, les Lallemant, les Jogues, qui réchauffèrent de leur sang les sillons glacés de la Nouvelle- France ! J'ai rencontré moi-même un de ces
(i) Charlevolx , Hist. Je la Koui>. Fiance ^ f/j-4-', tum. 1 , liv. XI , p. 5i I.
a34 GENIE
apôtres, au milieu des soliludes américaines. Un malin que je cheminois lentement dans les forêts, j'aperçus, venant à moi, un grand vieillard à barbe blanche, vêtu d'une longue robe, lisant attentivement dans un livre, et marchant appuyé sur un bâton ; il étoit tout illuminé par un rayon de l'aurore , qui tom- boit sur lui à travers le feuillage des arbres : on eût cru voir Thermosiris, sortant du bois sacré des Muses , dans les déserts de la Haute- Egypte. G'étoit un missionnaire de la Loui- siane ; il revenoit de la Nouvelle-Orléans , et retournoit aux Illinois où il dirigeoit un petit troupeau de Français et de Sauvages chrétiens. Il m'accompagna pendant plusieurs jours : quelque diligent que je fusse au matin, je trouvois toujours le vieux voyageur levé avant moi , et disant son bréviaire , en se promenant dans la forêt. Ce saint homme avoit beaucoup souffert ; il racontoit bien les peines de sa vie ; il en parloit sans aigreur, et surtout sans plaisir, mais avec sérénité: je n'ai point vu un sourire plus paisible que le sien. Il ci toit agréablement et souvent des vers de Virgile et même d'Homcrc , qu'il appliquoit aux belles scènes qui se succédoient sous nos
DU CHRISTIANISME. 235
yeux , ou aux pensées qui nous occupoient. 11 me parut avoir des connoissances en tous genres, qu'il laissoit à peine apercevoir sous sa simplicité évangélique ; comme ses prédé- cesseurs les apôtres, sachant tout, il avoit l'air de tout ignorer. Nous eûmes un jour une conversation sur la révolution française, et nous trouvâmes quelque charme à causer des troubles des hommes, dans les lieux les plus tranquilles. Nous étions assis dans une vallée, au bord d'un fleuve dont nous ne savions point le nom, et qui, depuis nombre de siècles, rafraîchissoit de ses eaux cette rive inconnue. J'en fis faire la remarque au vieil- lard qui s'attendrit ; les larmes lui vinrent aux yeux , à cette image d'une vie ignorée sacri- fiée dans les déserts à d'obscurs bienfaits.
Le Père Charlevoix nous décrit ainsi un des missionnaires du Canada :
« Le Père Daniel étoit trop près de Québec pour n'y pas faire un tour avant de reprendre le chemin de sa mission
Il arriva au port dans un canot, l'aviron à la main , accompagné de trois ou quatre Sau- vages , les pieds nus, épuisé de force, une
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chemise pourrie , et une soutane toute déchirée sur son corps décharné; mais avec un visage content et charmé de la vie qu'il menoit, et inspirant par son air et par ses discours l'envie d'aller partager avec lui des croix auxquelles le Seigneur attachoit tant d'onction (i). »
Yoilà de ces joies et de ces larmes, telles que Jésus-Christ les a véritablement promises à ses élus.
Ecoutons encore l'historien de la Nouvelle- France :
« Rien n'étoit plus apostolique que la vie qu'ils menoient (les missionnaires chez les Hurons). Tous leurs momens étoient comptés par quelque action héroïque , par des conver- sions ou par des souffrances qu'ils regardoient comme de vrais dédommagemens, lorsque leurs travaux n'avoient pas produit tout le fruit dont ils s'étoient flattés. Depuis quatre heures du matin qu'ils se levoient, lorsqu'ils n'étoient pas en course, jusqu'à huit, ils de- meuroient ordinairement renfermés : c'étoit le temps de la prière , et le seul qu'ils eussent
(i) Charlevoix, Hisl. de la Noui>. Fiance, in-/^" , tom. I, liv. V, p. 2 00.
DU CHRISTIANISME. sSj
fie libre pour leur exercice de piclc. A huit heures , chacun alloit où son devoir l'appeloit ; les uns visitoient les malades ; les autres sui- voient dans les campagnes ceux qui travail- loient à cultiver la terre ; d'autres se trans- portoient dans les bourgades voisines , qui étoient destituées de pasteurs. Ces causes pro- duisoient plusieurs bons effets ; car , en pre- mier lieu , il ne mouroit point, ou il mouroit bien peu d'enfans sans baptême ; des adultes même qui avoient refusé de se faire inscrire tandis qu'ils étoient en santé , se rendoient dès qu'ils étoient malades ; ils ne pouvoient tenir contre l'industrieuse et constante charité de leurs médecins (i). »
Si l'on trouvoit de pareilles descriptions dans le Télémaque, on se récrieroit sur le goût simple et touchant de ces choses : on loueroit avec transport la fiction du poëte , et l'on est insensible à la vérité présentée avec les mêmes attraits.
Ce n'étoit là que les moindres travaux de ces hommes évangéliques : tantôt ils suivoient
(i) Charlevoix, Hist. fie la Nouo. France , in - ^^ , lom. I, liv. V, p. 2 17.
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le Sauvage dans des chasses qui duroient plu- sieurs années , et pendant lesquelles ils se trouvoient obliges de manger jusqu'à leur vêtement ; tantôt ils étoient exposes aux caprices de ces Indiens , qui , comme des cnfans, ne savent jamais résister à un mou- vement de leur imagination ou de leurs désirs. Mais les missionnaires s'estimoient récom- pensés de leurs peines, s'ils avoient , durant leurs longues souffrances, acquis une âme à Dieu, ouvert le ciel à un enfant, soulagé un malade , essuyé les pleurs d'un infortuné. Nous avons déjà vu que la patrie n'avoit point de citoyens plus fidèles ; Fhonneur d'être Français leur valut souvent la persécution et la mort : les Sauvages les reconnoissoient pour être de ~la chair blanche de Québec , à l'intrépidité avec laquelle ils supportoient les plus affreux supplices.
Le ciel , touché de leurs vertus , accorda à plusieurs d'entr'eux cette palme qu'ils avoient tant désirée , et qui les a fait monter au rang des premiers apôtres. La bourgade Huronne où le Père Daniel (i) étoit missionnaire , fut
(i) Le même dont Charlevoix nous a fait le portrait.
DU CHRISTIANISME. 289
surprise par les Iroqiiois, au malin du 4 de juillet 1648 ; les jeunes guerriersétoientabsens. Le Jésuite, dans ce moment même , disoit la messe à ses néophytes. Il n'eut que le temps d'achever la consécration , et de courir à l'en- droit d'où parloient les cris. Une scène lamen- table s'offrit à ses yeux : femmes, enfans, vieil- lards gisoient ])éle-mcle expirans. Tout ce qui vivoit encore tombe à ses pieds, et lui demande le baptême. Le Père trempe unvoile dans l'eau, et le secouant sur la foule à genoux , procure la vie des cieux à ceux qu'il ne pouvoit arra- cher à la mort temporelle. Il se ressouvint alors d'avoir laissé dans les cabanes quelques malades qui n'avoient point encore reçu le sceau du christianisme ; il y vole, les met au nombre des rachetés, retourne à la chapelle, cache les vases sacrés, donne une absolution générale aux Hurons qui s'étoient réfugiés à l'autel , les presse de fuir , et pour leur en laisser le temps , marche à la rencontre des ennemis. A la vue de ce prêtre qui s'avançoit seul contre une armée , les Barbares étonnés s'arrêtent , et reculent quelques pas ; n'osant approcher du saint, ils le percent de loin avec leurs flèches, « Il en étoit tout hérissé , dit
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Charlevoix, qu'il parloit encore avec une action surprenante , tantôt à Dieu à qui il offroit son sang pour le troupeau, tantôt à ses meurtriers qu'il menaçoit de la colère du ciel, en les assurant néanmoins qu'ils trou- veroient toujours le Seigneur disposé à les recevoir en grâce , s'ils avoient recours à sa clémence (i). » Il meurt, et sauve une partie de ses néophytes , en arrêtant ainsi les Iroquois autour de lui.
Le Père Garnier montra le même héroïsme dans une autre bourgade : il éloit tout jeune encore, et s'étoit arraché nouvellement aux pleurs de sa famille, pour sauver des âmes dans les forêts du Canada. Atteint de deux balles sur le champ de carnage , il est renversé sans connoissance : un Iroquois, le croyant mort, le dépouille. Quelque ternps après, le Père re- vient de son évanouissement ; il soulève la tête, et voit à quelque distance unHuron quirendoit le dernier soupir. L'apôtre fait un effort pour aller absoudre le catéchumène ; il se traîne , il retombe : un Barbare l'aperçoit, accourt, et lui fend les entrailles de deux coups de
(i) llist. de la Noiw. France , t. I, llv. VJI , p. 286.
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hache : « Il expire, dit encore Charlevoix, dans l'exercice, et pour ainsi dire dans le sein même de la charilé (i). «
Enfin le Père Brébœuf, oncle du poëte du même nom , fut brûlé avec ces tourmens horribles que les Iroquois faisoient subir à leurs prisonniers.
w Ce Père, que vingt années de travaux, les plus capables de faire mourir tous les sentimensnalurels, un caractère d'esprit d'une fermeté à l'épreuve de tout, une vertu nourrie dans la vue toujours prochaine d'une mort cruelle , et portée jusqu'à en faire Fobjet de ses vœux les plus ardens, prévenu d'ailleurs, par plus d'un avertissement céleste, que ses vœux seroient exaucés, se rioit également des menaces et des tortures; mais la vue de ses chers néophytes , cruellement traités à ses yeux, répandoit une grande amertume sur la joie qu'il rcssentoit de voir ses espérances accomplies
» Les Iroquois connurent bien d'abord qu'ils auroient affaire à un homme à qui ils n'au-
(i) Hist. de la Nouq. France , 1. 1 , liv. VII , p. agS. 4. 16
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roient pas le plaisir de voir échapper la moindre foiblesse , et comme s'ils eussent appréhendé qu'il ne communiquât aux autres son intrépidité , ils le séparèrent , après quel- que temps , de la troupe des prisonniers , le firent monter seul sur un échafaud , et s'achar- nèrent de telle sorte sur lui, qu'ils paroissoient hors d'eux-mêmes , de rage et de désespoir.
» Tout cela n'empêchoit point le serviteur de Dieu de parler d'une voix fortt , tantôt aux Hurons qui ne le voyoient plus , mais qui pouvoient encore l'entendre , tantôt à ses bourreaux qu'il exhortoit à craindre la colère du ciel, s'ils continuoient à persécuter les adorateurs du vrai Dieu. Cette liberté étonna les Barbares; ilsvoulurent lui imposer silence , et, n'en pouvant venir à bout, ils lui coupèrent la lèvre inférieure et l'extrémité du nez, lui appliquèrent par tout le corps des torches allumées, lui brûlèrent les gencives , etc. (i )• ^>
On tourmentoit auprès du Père Brébœuf un autre missionnaire nommé le Père Lalle- mant, et qui ne faisoit que d'entrer dans la
(i) Charievoix, 1. 1, liv. YII, p. 292.
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carrière évangclique. La douleur lui arrachoit quelquefois des cris involontaires ; il deman- doit de la force au vieil apôtre , qui , ne pouvant plus parler, lui faisoit de douces inclinations de tcte, et sourioit avec ses lèvres mutilées, pour encourager le jeune martyr : les fumées des deux bûchers montoient ensemble vers le ciel , et affligeoient et rcjouissoient les anges. On fit un collier de haches ardentes au Père Brcbœuf; on lui coupa des lambeaux de chair que l'on dévora à ses yeux , en lui disant que la chair des Français étoit excellente (i) ; puis , continuant ces railleries : « Tu nous assurois tout à Theure , crioientles Barbares, que plus on souffre sur la terre , plus on est heureux dans le ciel ; c'est par amitié pour toi , que nous nous étudions à augmenter tes souffrances (2). »
Lorsqu'on portoit dans Paris des cœurs de prêtres au bout des piques, on chantoit : Ah ! il nest point de fêle , quand le cœur nen est pas.
Enfin , après avoir souffert plusieurs autres
(i) Hist. de la Nouv. Fiance , p. 298 et u.g^ (2) Ib. id. p. 294.
16.
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tourmens que nous n'oserions transcrire , le Père Brébœuf rendit l'esprit, et son âme s'envola au séjour de celui qui guérit toutes les plaies de ses serviteurs.
C'étoit en 1649 ^^^ ^^^ choses se passoient en Canada , c'est-à-dire au moment de la plus grande prospérité de la France, et pendant les fêtes de Louis XIV : tout triomphoit alors, le missionnaire et le soldat.
Ceux pour qui un prêtre est un objet de haine et de risée, se réjouiront de ces tour- mens des confesseurs de la foi. Les sages, avec un esprit de prudence et de modération , diront qu'après tout les missionnaires étoient victimes de leur fanatisme ; ils demanderont , avec une pitié superbe , ce que ces moines allaient faire dans les déserts de rAméricjue ? A la vérité , nous convenons qu'ils n'alloicnt pas, sur un plan de savans , tenter de grandes découvertes philosophiques; ils obéissoient seulement à ce Maître qui leur avoit dit : « Allez et enseignez. » Docete omnes génies; et sur la foi de ce commandement , avec une simplicité extrême , ils quittoient les délices de la patrie, pour aller, au prix de leur sang, révéler à un Barbare qu'ils n'avoient
DU CHRISTIANISME. 245
jamais vu — Quoi? rien, selon le
monde , presque rien : L' existence de Dieu et r immortalité' de rdm.e : Docete omnes
GENTES !
^46 GÉNIE
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CHAPITRE IX.
Fin des Missions.
Ainsi nous avons indiqué les voies que suivoient les différentes missions : voies de simplicité, voies de science , voies de légis- lation, voies d'héroïsme. Il nous semble que c'étoit un juste sujet d'orgueil pour l'Europe , et surtout pour la France, qui fournissoit le plus grand nombre de missionnaires , de voir tous les ans sortir de son sein des hommes qui alloient faire éclater les miracles des arts, des lois , de l'humanité et du courage , dans les quatre parties de la terre. De là provenoit la haute idée que les étrangers se formoient de notre nation, et du Dieu qu'on y adoroit. Les peuples les plus éloignés vouloient entrer en liaison avec nous ; Fambassadeur du Sau- vage de l'Occident rencontroit à notre cour l'ambassadeur des nations de l'Aurore. Nous ne nous piquons pas du don de prophétie ; mais on se peut tenir assuré , et l'expérience
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le prouvera, que jamais dessavans, dépêche's aux pays lointains , avec les instrumens et les plans d'une académie, ne feront ce qu'un pau\Te moine , parti à pied de son couvent , exécutoit seul avec son chapelet et son bré- viaire.
GÉNIE DU CHRISTIANISME. 2^9
QUATRIEME PARTIE.
CULTE.
LIVRE CINQUIÈME.
ORDRES MILITAIRES OU CHEVALERIE. vvvvvvvvxvvvvvvvvvvvvvvvvv\vvvvvvvvvvvvvvvvvvvv\vvvvvvvvvvi\vvvvvvvvvvv\vvvvwvw
CHAPITRE PREMIER.
Chevaliers de Malte.
Il n'y a pas un beau souvenir , pas une belle institution dans les siècles modernes , que le christianisme ne réclame. Les seuls temps poétiques de notre histoire , les temps chevale- resques lui appartiennent encore : la vraie religion aie singulier mérite d'avoir créé parmi nous rage de la féerie et desenchantemens.
M. de Sainte-Palaye semble vouloir séparer la chevalerie militaire de la chevalerie reli-
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gieuse, et tout invite, au contraire, a les confondre. Il ne croit pas qu'on puisse faire remonter l'institution de la première au-delà du onzième siècle (i); or, c'est précisé- ment l'époque des croisades qui donna nais- sance aux Hospitaliers , aux Templiers et à Tordre Teutonique (2). La loi formelle par laquelle la chevalerie militaire s'engageoit à défendre la foi , la ressemblance de ses céré- monies avec celles des sacremens de l'Eglise , ses jeûnes , ses ablutions , ses confessions , ses prières , ses engagemens monastiques (3) , montrent suffisamment que tous les chevaliers avoient la même origine religieuse. Enfin , le vœu de célibat qui paroît établir une diffé- rence essentielle entre des héros chastes et des guerriers qui ne parlent que d'amour , n'est pas une chose qui doive arrêter; car ce vœu n'étoit pas général dans les ordres mili- taires chrétiens .les chevaliers deSaint-Jacques-
(i) 3ïém. sur Pane. Cheo. tom. 1 , 2= part . p. 66.
(2) Hén. Hisl. de Fr., t. I, p. 167. Fleurj, Hist. ecclés.^ t. XIV, p. 38; ; t. XV, p. 604.. Helyol, Hist. des
Ordres rcîig. t. IIÏ , p. 74 , i4.3.
(3) Salnle-Paîaje , loc. cit. et la note 1 1.
DU CHRISTIANISME. aSi
de-l'Epce, enEspagne. pouvoientscmarier(i), et dans l'ordre de Malte , on n'est obligé de renoncer au lien conjugal , qu'en passant aux dignités de Tordre, ou en entrant en jouis- sance de ses bénéfices.
D' après Tabbé Giustiniani, ou sur le témoi- gnage plus certain, mais moins agréable, du Frère Hclyot, on trouve trente ordres reli- gieux militaires : neuf sous la règle de saint Basile , quatorze sous celle de saint Augustin , et sept attachés à l'institut de saint Benoît. Nous ne parlerons que des principaux, à savoir : les Hospitaliers, ou chevaliers de Malte en Orient, les Teuloniques à l'Occi- dent et au Nord , et les chevaliers de Cala- trave (en y comprenant ceux d'Alcantara et de Saint-Jacques-de-l'Epée ) au midi de l'Europe.
Si les historiens sont exacts, on peut compter encore plus de vingt-huit autres ordres mili- taires , qui , n'étant point soumis à des règles particulières , ne sont considérés que comme d'illustres confiéries religieuses : tels sont ces
(i) Fleurj, HisL ecclés. t. XV, liv. LXXII, p. 4.06, édit. 17 19, in-4.".
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chevaliers du Lion , du Croissant , du Dragon , de l'Aigle-Blanche , du Lys, du Fer-d'Or, et ces chevalières de la Hache , dont les noms rappellent les Roland , les Roger , les Renaud, les Glorinde, les Bradaraante , et les prodiges de la Table ronde.
Quelques marchands d'Amalfi , dans le royaume de Naples, obtiennent de Romen- sor , calife d'Egypte , la permission de bâtir une église latine à Jérusalem; ils y ajoutent un hôpital pour y recevoir les étrangers et les pèlerins : Gérard de Provence le gouverne. Les croisades commencent. Godefroy de Bouillon arrive , il donne quelques terres aux nouveaux Hospitaliers. Boyant-Roger succède à Gérard, Raymond-DupuyàRoger.Dupuy prend le titre de grand-maître , divise les Hospitaliers en chevaliers , pour assurer les chemins aux pèle- rins et pour combattre les infidèles , on chape- lains ^ consacrés au service des autels, et en Frères seivans, qui dévoient aussi prendre les armes,
L'Italie , l'Espagne , la France , l'Angle- terre, l'Allemagne et la Grèce, qui, tour à tour ou toutes ensemble , viennent aborder aux rivages de la Syrie, sont soutenues par
DU CHRISTIANISME. :i53
les braves Hospitaliers. Mais la fortune change sans changer la valeur : Saladin reprend Jéru- salem. Acre , ou Ptolémaïdc est bientôt le seul port qui reste aux croisés en Palestine. On y voit réunis le roi de Jérusalem et de Chypre , le roi de Naples et de Sicile , le roi d'Arménie, le prince d'Antioche, le comte de Jaffa , le patriarche de Jérusalem , les chevaliers du Saint-Sépulcre , le légat du pape, le comte de Tripoli , le prince de Galilée, les Templiers , les Hospitaliers , les chevaliers Teutoniques , ceux de Saint-Lazare, les Véni- tiens, les Génois, les Pisans, les Florentins, le prince deTarcnte et le duc d'Athènes. Tous ces princes , tous ces peuples, tous ces ordres ont leur quartier séparé , où ils vivent indé- pendans les uns des autres : « En sorte, dit l'abbé Fleury , qu'il y avoit cinquante-huit tribunaux qui jugeoient à mort (i). »
Le trouble ne tarda pas à se mettre parmi tant d'hommes de mœurs et d'intérêts divers. On en vient aux mains dans la vilje. Charles d'Anjou, et Hugues III, roi de Chypre, pré- tendant tous deux au royaume de Jérusalem,
(i) Ilisi. ecclés.
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augmentent encore la confusion. Le soudan Mélec-Messor profite de ces querelles intes- tines , et s'avance avec une puissante arme'e , dans le dessein d'arracher aux croisés leur dernier refuge. Il est empoisonné par un de ses émirs , en sortant d'Egypte ; mais , avant d'expirer, il fait jurer à son fils de ne point donner de sépulture aux cendres paternelles, qu'il n'ait fait tomber Ptolémaïde.
Mélec-Séraph exécute la dernière volonté de son père : Acre est assiégée et emportée d'assaut, le 1 8 de mai 1291. Des religieuses donnèrent alors un exemple effrayant de la chasteté chrétienne : elles se mutilèrent le visage , et furent trouvées dans cet état par les infidèles qui en eurent horreur, et les massacrèrent.
Après la réduction de Ptolémaïde , les Hospitaliers se retirèrent dans l'île de Chypre , où ils demeurèrent dix-huit ans. Pthodes ré- voltée contre Andronique , empereur d'O- rient , appelle les Sarrasins dans ses murs. Villaret, grand-maître des Hospitaliers , ob- tient d'Andronique l'investiture de l'île , en cas qu'il puisse la soustraire au joug des Maho- métans. Ses chevaliers se couvrent de peaux
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de brebis, et, se traînant sur les mains au milieu d'un troupeau , ils se glissent dans la ville pendant un épais brouillard, se saisissent d'une des portes , égorgent la garde, et intro- duisent dans les murs le reste de Tarmée chré tienne.
Quatre fois les Turcs essaient de reprendre l'île de Rliodes sur les chevaliers, et quatre fois ils sont repoussés. Au troisième effort, le siège de la ville dura cinq ans , et au quatrième, Mahomet battit les murs avec seize canons, d'un calibre tel qu'on n'en avoit point encore vu en Europe.
Ces mêmes chevaliers , à peine échappes à la puissance Ottomane , en devinrent les pro- tecteurs. Un prince Zizime, fils de ce Maho- met II qui naguère foudroyoit les remparts de Rhodes , implore le secours des chevaliers contre Bajazet son frère , qui l'avoit dépouillé de son héritage. Bajazet qui craignoit une guerre civile , se hâte de faire la paix avec l'Ordre , et consent à lui payer une certaine somme tous les ans , pour lapension de Zizime. On vit alors , par un de ces jeux si communs de la fortune , un puissant empereur desTurcs, tributaire de quelques Hospitaliers chrétiens.
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Enfin, sous le grand-maître Villiers-de- rile-Adam, Soliman s'empare de Rhodes , après avoir perdu cent mille hommes devant ses murs. Les chevaliers se retirent à Malte,, que leur abandonne Charles- Quint. Ils y sont attaque's de nouveau par les Turcs; mais leur courage les délivre , et ils restent paisibles possesseurs de Tile , sous le nom de laquelle ils sont encore connus aujourd'hui (i).
(i) Vert. Hist. des Cliev. de Malle; Fleury, Hist. ecclés. Giustiniaiii , Ist. cron. d^eW or. degli Ord. millt. Heljot, Hist. des Ordres relig. t. III.
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CHAPITRE 11.
Ordre Teutonique.
A l'autre extrémité de l'Europe , la che- valerie religieuse jetoit les fondemens de ces Etats , qui sont devenus de puissans royaumes.
L'ordre Teutonique avoit pris naissance pendant le premier siège d'Acre par les chré- tiens , vers l'an 1 190. Dans la suite , le duc de Massovie et de Pologne l'appela à la défense de sesEtats contre les incursions des Prussiens. Ceux-ci étoient des peuples barhares , qui sor- toient de temps en temps de leurs forets, pour ravager les contrées voisines. Ils avoient réduit la province de Culm en une affreuse solitude , et n'avoient laissé debout sur la Yistule , que le seul château de Plotzko. Les chevaliers Teutoniques, pénétrant peu à peu dans les bois de la Prusse , y bâtirent des forteresses. Les Warmiens, les Barthes , les Natangues subi- rent tour à tour le joug , et la niivigation des mers du Nord fut assurée.
4. 17
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Les chevaliers de Porte-glaive , qui de leur côté avoient travaillé à la conquête des pays septentrionaux, en se réunissant aux chevaliers Teutoniques, leur donnèrent une puissance vraiment royale. Les progrès de l'Ordre furent cependant retardés par la division qui régna long-temps entre les chevaliers et les évêques de Livonic ; mais enfin , tout le nord de l'Eu- rope s'étant soumis , Albert , marquis de Bran- debourg, embrassa la doctrine de Luther, chassa les chevaliers de leurs gouvernemens , et se rendit seul maître de la Prusse , qui prit alors le nom de Prusse ducale. Ce nouveau duché fut érigé en royaume en 1701 , sous l'aïeul du grand Frédéric.
Les restes de l'ordre Teu tonique subsistent encore en Allemagne, et c'est le prince Charles qui en est grand-maître aujourd'hui (i).
(1) Slioonbcck, Ortl. milit. Giustinian. Ist. delf or. rro- nol. degh Ord. milit. Heljot, Hist. des Ord. relig. t. III. Fieury , Hisf. eccl.
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CHAPITRE m.
Chevaliers de Calatrave , et de Saint-Jacques-de-l'Épëe , en Espagne.
La chevalerie faisoit au centre de l'Europe les mêmes progrès qu'aux deux extrémités de cette partie du monde.
Vers l'an 11 47» Alphonse-le-Batailleur , roi de Castille , enlève aux Maures la place de Calatrave en Andalousie. Huit ans après, les Maures se préparent à la reprendre sur dom Sanche , successeur d'Alphonse. Dom Sanche, effrayé de ce dessein, fait publier qu'il donne la place à quiconque voudra la défendre. Personne n'ose se présenter, hors un bénédictin de l'ordre de Cîleaux, dom Didaoe Vilasquès , et Raymond, son abbé. Ils se jettent dans Calatrave avec les paysans et les familles qui dépendoiejit de leur monas- tère deFitero : ils font prendre les armes aux Frères convers, et fortifient la ville menacée. Les Maures, étantinformésdeces préparatifs,
ï7-
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renoncent à leur entreprise : la place demeure à Tabbé Raymond, et les Frères convers se changent en chevaliers du nom de Calatrma.
Ces nouveaux chevaliers firent dans lasuile plusieurs conquêtes sur les Maures de Valence et de Jaën : Favera, Maella, Macalon, Valde- tormo, laFresueda, Yalderohbes, Galenda, Aqua-vi^a , Ozpipa , tombèrent tour à tour entre leurs mains. Mais TOrdre reçut un échec irre'parable à la bataille d'Arlarcos, que les Maures d'Afrique gagnèrent en ngS, sur le roi de Castille. Les chevaliers de Calalrave y périrent presque tous , avec ceux d'Alcanlara et de Saint-Jacques-de-l'Epée.
Nous n'entrerons dans aucun détail tou- chant ces derniers , qui eurent aussi pour but de combattre les Maures , et de pro- téger les voyageurs contre les incursions des infidèles (i).
Il suffit de jeter les yeux sur l'histoire , à l'époque de l'institution de la chevalerie reli- gieuse , pour reconnoîtrelesimportans services qu'elle a rendus à la société. L'ordre de Malte,
(i) Shonnberk, Giustiniaiii , Helyot, Flcurv et Ma- n'ana.
DU CHRISTIANISME. 261
en Orient, a protégé le commerce et la navi- gation renaissante , et a été , pendant plus d'un siècle , le seul boulevart qui empêchât les Turcs de se précipiter sur l'Italie ; dans le Nord, l'ordre Teutonique , en subjuguant les peuples errans sur les bords de la Baltique, a éteint le foyer de ces terribles éruptions qui ont tant de fois désolé l'Europe : il a donné le temps à la civilisation de faire des progrès , et de perfectionner ces nouvelles armes qui nous mettent pour jamais à l'abri des Alaric et des Attila.
Ceci ne paroîtra point une vaine conjecture, si l'on observe que les courses des Normands n'ont cessé que vers le dixième siècle , et que les chevaliers Teutoniques , à leur arrivée dans le Nord , trouvèrent une population réparée , et d'innombrables Barbares, qui s'étoient déjà débordés autour d'eux. Les Turcs descendant de l'Orient, les Livoniens, les Prussiens, les Poméraniens , arrivant de l'Occident et du Septentrion , auroient renouvelé dans l'Eu- rope, à peine reposée, les scènes des Huns et des Goths.
Les chevaliers Teutoniques rendirent même un double service à l'humanité ; car, en domp-
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tant des sauvages , ils les contraignirent de s'attacher à la culture , et d'embrasser la vie sociale. Chrisbourg , Bartenstein , Wissem- bourg, Wesel , Brumberg, Thorn , la plu- part des villes de la Prusse , de la Gourlande et de la Sémigalie , furent fondées par cet Ordre militaire religieux ; et tandis qu'il peut se vanter d'avoir assuré l'existence des peuples de la France et de l'Angleterre , il peut aussi se glorifier d'avoir civilisé le nord de la Germanie.
Un autre ennemi étoit encore peut-être plus dangereux que les Turcs et les Prussiens , parce qu'il se trouvoit au centre même de l'Europe : les Maures ont été plusieurs fois sur le point d'asservir la chrétienté. Et , quoi- que ce peuple paroisse avoir eu dans ses mœurs plus d'élégance que les autres Bar- bares , il avoit toutefois dans sa religion , qui admettoit la polygamie etl'esclavage, dans son tempérament despotique et jaloux, il avoit, disons-nous, un obstacle invincible aux lu- mières et au bonheur de l'humanité.
Les ordres militaires de l'Espagne , en com- battant ces infidèles, ont donc, ainsi que l'ordre Teutonique et celui de Saint-Jean-de-
DU^ CHRISTIANISME. tiiïS
Jciiisalt'in , prévenu de Irès-grands malheurs. Les chevaliers chrétiens remplacèrent en Eu- rope les troupes soldées , et furent une espèce de milice régulière , qui se transportoit où le danger étoit le plus pressant. Les rois et les barons , obliges de licencier leurs vassaux , au bout de quelques mois de service , avoient été souvent surpris par les Barbares : ce que Tex- périence et le génie des temps n'avoient pu faire, la religion l'exécuta; elle associa des hommes qui jurèrent , au nom de Dieu , de verser leur sang pour la patrie : les chemins devinrent libres, les provinces furent purgées des brigands qui les infestoient , et les ennemis du dehors trouvèrent une digue à leurs ravages. On a blâmé les chevaliers d'avoir été cher- cher les infidèles jusque dans leurs foyers. Mais on n'observe pas que ce n'étoit , après tout , que de justes représailles contre des peuples qui avoient attaqué les premiers des peuples chrétiens : les Maures , que Charles Martel extermina , justifient les croisades. Les dis- ciples du Coran sont-ils demeurés tranquilles dans les déserts de l'Arabie, et n'ont- ils pas porté leur loi et leurs ravages jusqu'aux mu- railles de Delhi, et jusqu'aux remparts de
â6< GÉNIE
Vienner? Il falloit peut-être attendre que le repaire de ces bêtes féroces se fût rempli de nouveau , et parce qu'on a marché contre elles sous la bannière de la religion, l'entreprise n'ctoit ni juste ni nécessaire ! Tout étoit bon , Teutatès, Odin, Allah, pourvu qu'on n'eût pas Jésus -Christ !
DU CHRISTIANISME. 266
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CHAPITRE IV.
Vie et Mœurs des Chevaliers.
Les sujets qui parlent le plus à Fimagination ne sont pas les plus faciles à peindre; soil qu'ils aient dans leur ensemble un certain vague plus charmant que les descriptions qu'on en peut faire , soit que Tesprit du lecteur aille toujours au-delà de vos tableaux. Le seul mot àechevalerie^ leseul nom à'' un'iWxisivc chevalier est proprement une merveille , que les détails les plus interessans ne peuvent surpasser ; tout est là-dedans, depuis les fables de l'Arioste , jusqu'aux exploits des véritables paladins, de- puis les palais d'Alcine et d'Armide , jusqu'aux tourelles de Cœuvre et d'Anet.
11 n'est guère possible de parler, même historiquement, de la chevalerie, sans avoir recours aux Troubadours qui l'ont chantée , comme on s'appuie de l'autorité d'Homère en ce qui concerne les anciens héros : c'est ce que les critiques les plus sévères ont reconnu.
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Mais alors on a l'air de ne s'occuper que de fictions. Nous sommes accoutumés à une vérité si stérile , que tout ce qui n'a pas la même sécheresse , nous paroît mensonge : comme ces peuples nés dans les glaces du pôle , nous pré- férons nos tristes déserts à ces champs où
La terra molle , et lieta , et dilettosa Simili a se gliabitator, produce (i).
L'éducation du chevalier commençoit à l'âge de sept ans (2). Duguesclin, encore enfant, s'amusoit, dans les avenues du château de son père, à représenter des sièges et des combats avec de petits paysans de son âge. On le voyoit courir dans les bois , lutter contre les vents, sauter de larges fossés, escalader les ormes et les chênes , et déjà montrer dans les landes de la Bretagne, le héros quidevoit sauver la France (3).
Bientôt on passoit à l'office de page ou de damoiseau ^ dans le château de quelque baron. C'étoit là qu'on prenoit les premières leçons sur la foi gardée à Dieu et aux dames (4). Sou-
(i") Tass. cant. 1, oct. 62.
(2) Sainte-Palaye, t. I, prem. part.
(3) Vie de Duguesclin.
(4) Sainte -Palaye, 1. 1, pag. 7.
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vent le jeune page y commençoit , pour la fille du seigneur, une de ces durables tendresses que des miracles de vaillance dévoient immor- taliser. De vastes architectures gothiques , de vieilles forêts, de grands étangs solitaires, nourrissoient, par leur aspect romanesque, ces passions que rien ne pouvoit détruire, et qui devenoient des espèces de sort ou d'en- chantement.
Excité par l'amour au courage , le page pour- suivoit les mâles exercices qui lui ouvroient la route de l'honneur. Sur un coursier in- dompté, il lançoit, dans l'épaisseur des bois , les bétes sauvages, ou , rappelant le faucon du haut des cieux , il forçoit le tyran des airs à venir, timide et soumis, se poser sur sa main assurée. Tantôt, comme Achille enfant, il fai- soit voler des chevaux sur la plaine , s'élan- çant de l'un à l'autre, d'un saul franchissant leur croupe , ous'asseyantsurleurdos ; tantôt il montoit tout armé jusqu'au haut d'une trem- blante échelle , et se croyoit déjà sur la brèche , criant : Montjoye et saint Denis (i) ! Dans la cour de son baron , il recevoit les instructions
(i) Sainte-Palaye , t. II, part. II.
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et les exemples propres à former sa vie. Là se rendoient sans cesse des chevaliers connus ou inconnus , qui s'étoient voués à des aven- tures périlleuses , qui revenoient seuls des royaumes du Gathay , des confins de l'Asie , et de tous ces lieux incroyables où ils redres^- soient les torts , et combattoient les infidèles, « On veoit, dit Froissard, parlant de la maison du duc de Foy , on veoit en la salle, en la chambre , en la cour , chevaliers et écuyers d'honneur aller et marcher , et les oyoit-on parler d'armes et d'amour : tout honneur étoit là-dedans trouvé, toute nou- velle , de quelque pays ne de quelque royaume que ce fust , là-dedans on y apprenoit ; car de tous pays, pour la vaillance du seigneur , elles y venoient. »
Au sortir de page , on devenoit écuyer, et la religion présidoit toujours à ces change- mens. De puissans parrains ou de belles mar- raines promettoient à l'autel , pour le héros futur , religion , fidélité et amour. Le service de l'écuyer consistoit , en paix , à trancher à table , à servir lui - même les viandes , comme les guerriers d'Homère , à donner à laver aux convives. Les plus grands seigneurs ne rougis-
DU CHRISTIANISME. 269
soient point de remplir ces offices. « A une tal)le devant le roi, dit le sire de Joinvillc , mangcoit le roi de Navarre, qui moult étoit paré et aourné de drap d'or en cotle et man- tel, la ceinture , le fermaii et chapel d'or fin, devant lequel je tranchois. »
L'écuyer suivoit \^ chevalier à la guerre, portoit sa lance, et son heaume élevé sur le pommeau de la selle, et condiiisoit ses che- vaux , en les tenant par la droite. « Quand il entra dans la forest , il rencontra quatre écuyers, qui menoient quatre blancs destriers en dextre. » Son devoir , dans les duels et les batailles, étoit de fournir des armes à son chevalier , de le relever quand il étoit abatlu , de lui donner un cheval frais, de parer les coups qu'on lui portoit, mais sans pouvoir combattre lui-même.
Enfin , lorsqu'il ne manquoit plus rien aux qualités du poursuivant d''armes , il étoit ad- mis aux honneurs de la chevalerie. Les lices d'un tournoi , un champ de bataille , le fossé d'un château, la brèche d'une tour, étoit sou- ventle théâtre honorable oùse conféroit l'ordre des vaillans et des preux. Dans le tumulte d'une mêlée, de braves écuyers tomboient aux
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genoux du roi ou du général qui les créoit chevaliers , en leur frappant sur l'épaule trois coups du plat de son épée. Lorsque Bayard eut conféré la chevalerie à François I" : « Tu es bienheureuse , dit-il en s'adressant à son épée, d'avoir aujourd'hui, à un si beau et si puissant roi , donné l'ordre de la cheva- lerie; certes, ma bonne espée , vous serez comme reliques gardée, et sur toute autre honorée. » Et puis, ajoute l'historien, « fit deux saults ; et après remit au fourreau son espée. »
A peine le nouveau chevalier jouissoit-il de toutes ses armes, qu'il brûloit de se distinguer par quelques faits éclatans. Il alloit par monts et par voua;, cherchant périls et aventures ; il traversoitd'antiques forêts, de vavStesbruyères, de profondes solitudes. Vers le soir il s'appro- rjioit d'un château dont il apercevoit les tours solitaires ; ilespéroit achever dans ce lieu quel- que terrible fait d'armes. Déjà il baissoit sa visière , et se recommandoit à la dame de ses pensées , lorsque le son d'un corse faisoit en- tendre. Sur les faîtes du château s'élevoit un heaume, enseigne éclatante de la demeure d'un chevalier hospitalier. LcsponLs-lcvis s'a-s.
DU CHRISTIANISME. 271
baissoiont, et Tavcnturcux voyageur entroit dans ce manoir écarté. S'il vouloit rester in- connu , il couvroit son écu d'une housse ^ ou d'un voile vert^ ou d'une guimpe plusjinc (jue Jleurs-dc-tys. Les dames et les damoiselles s'empressoient de le désarmer, de lui donner de riches liahils, de lui ser>âr des vins pré- cieux dans des vases de cristal. Qiiehiuefois il Irouvoit son hôlc dans la joie : « Le seigneur Amanieu des Escas, au sortir de table , élant l'hiver auprès d'un bon feu , dans la salle bien jonchée ou tapissée de nattes , ayant autour de lui ses escuyers , s'entrctenoit avec eux d'armes et d'amour , car tout dans sa maison , jusqu'aux derniers rur/efs , se mèloil d'ai- mer (i). »
Ces fêtes des châteaux avoient toujours quelque chose d'énigmalique ; c'étoit le festin de la licorne , le vœu du paon, ou du faisan. On y voyoit des convives non moins mysté- rieux, les chevaliers du Cygne, de l'Ecu- Blanc, de la Lance-d'Or , du Silence; guer- riers qui n'étoient connus que par les devises
(i) Sainte-Palaye.
272 GÉNIE
de leurs boucliers, et par les pénitences aux- quelles ils s'étoient soumis (i).
Des Troubadours, ornés des plumes du paon, entroient dans la salle vers la fin de la fête , et chantoient des lays d'amour :
Armes, amours, déduit, joie et plaisance, Espoir , désir , souvenir , hardement , Jeunesse, aussi manière et contenance. Humble regard, trait amoureusement, Gents corps, jolis, parez très-richement; Avisez bien cette saison nouvelle, Le jour de may , cette grand' feste et belle , Qui par le Roy se fait à Saint-Denys ; A bien jouter , gardez votre querelle , Et vous serez honorez et chéris.
Le principe du métier des armes chevale- resques , étoit
« Grand bruit au champ, et grand' joie au logis. » Bruits es chans , et joie à Vostel.
Mais le chevalier arrivé au château , n'y trouvoit pas toujours des fêtes; c'étoit quel- quefois l'habitation d'une piteuse dame qui gémissoit dans les fers d'un jaloux : Le hiau sire^ nohle^ courtois et preux , à qui l'on avoit refusé l'entrée du manoir , passoit la nuit au pied d'une tour d'où il entendoit les soupirs
(i) Hist. du maréchal de Boucirault.
DU CHRISTIANISME. ^73
de quelque Gabrielle qui appeloit en vain le valeureux Couci. Le chevalier , aussi tendre que brave, juroit par sa durandal et son aquilaiiL , sa fidèle épée et son coursier rapide, de défier en combat singulier le félon qui lourmentoit la beauté contre toute loi d'hon- neur et de chevalerie.
S'il étoit reçu dans ces sombres forteresses , c'étoit alors qu'il avoit besoin de tout son grand cœur. Des varlcls silencieux, aux re- gards farouches , l'introduisoient, par de lon- gues galeries à peine éclairées , dans la chambre solitaire qu'on lui deslinoit. C'étoit quelque donjon qui gardoit le souvenir d'une fameuse histoire ; on l'appeloit la chambre du roi Richard^ ou de la dame des Sept Tours. Le plafond en étoit marqueté de vieilles armoiries peintes, et les murs couverts de tapisseries à grands personnages , qui sembloient suivre des yeux le chevalier , et qui servoient à cacher des portes secrètes. Vers minuit, on enlen- doit un bruit léger , les tapisseries s'agitoienl , la lampe du paladin s'éteignoit , un cercueil s'élevoit auprès de sa couche.
La lance et la masse d'armes étant inutiles contre les morts , le chevalier avoit recours
4. 18
274 CxÉNIE
à des vœux de pèlerinage. Délivré par la faveur divine, il ne manquoit point d'aller consulter l'ermite du rocher qui lui disoit : « Si tu avois autant de possession comme en avoit le roi Alexandre , et de sens comme le sage Salomon , et de chevalerie comme le preux Hecteur de Troye ; seul orgueil s'il régnoit en toi , détruiroit tout (i). »
Le bon chevalier comprenoitpar ces paroles que les visions qu'il avoit eues n'étoient que la punition de ses fautes , et il travailloit à se rendre sans peur et sans reproche.
Ainsi chevauchant , il mettoit à fm , par cent coups de lance , toutes ces aventures chantées par nos poètes , et recordées dans nos chroniques. Il délivroit des princesses retenues dans des grottes , punissoit des mé- créans , secouroit les orphelins et les veuves^ et se défendoit à la fois de la perfidie des nains, et de la force des géans. Conservateur des mœurs comme protecteur des foibles, quand il passoit devant le château d'une dame de mauvaise renommée , il faisoit aux portes
(i) Sainte -Palaye.
DU CHRISTIANISME. 275
une note d'infamie (i). Si, au contraire, la dame de céans avoit bonne grâce et vertu , il lui crioit : « Ma bonne amie , ou ma bonne dame , ou damoiselle , je prie à Dieu que en ce bien et en cet honneur , il vous veuille main- tenir au nombre des bonnes, car bien devez être louée et honorée. »
L'honneur de ces chevaliers alloit quelque- fois jusqu'à cet excès de vertu qu'on admire et qu'on déteste dans les premiers Romains. Quand la reine Marguerite , femme de saint Louis , apprit à Damiette , où elle étoit près d'accouch-er , la défaite de l'armée chrétienne, et la prise du roi son époux, « elle fitwuidier hors toute sa chambre , dit Joinville , fors que le chevalier (un chevalier âgé de quatre-vingts ans), et s'agenoilla devant li, et li requist un don : et le chevalier li otria par son serement : et elle li dit : Je vous demande , Jist-elle , par lafoy que vous m avez, baillée , que se les Sar- razins prennent ceste ville , que vous me copcz la tête avant quils me preignent. Et le che- valier respondit ; Soies certeinne que je le ferai volontiers ^ car je Cavoie jà bien enpensé
(i) Du Cange , gloss.
18.
276 GENIE
que cous occiraie avant qu'ils nous eussent
prlns (i). »
Les entreprises solitaires servoient au che- valier comme d'échelons pour arriver au plus haut degré de gloire. Averti par les ménes- triers, des tournois qui se préparoient au gentil pays de France, il se rendoil aussitôt au rendez-vous des hraves. Déjà les lices sont préparées; déjà les dames, placées sur des échafauds élevés en forme de tours , cherchent des yeux les guerriers parés de leurs couleurs. Des Troubadours vont chantant :
Servans d'amour, regardez doulcement Aux eschafaux anges de paradis , Lors jousterez fort et joyeusement , Et vous serez honorez et che'ris.
Tout à coup un cri s'élève : « Honneur aux fils des Preuoc! » Les fanfares sonnent, les barrières s'abaissent. Cent chevalierss'élancent des deux extrémités de la lice , et se rencontrent au milieu. Les lances volent en éclats ; front contre front , les chevaux se heurtent, et tom- bent. Heureux le héros qui, ménageant ses coups , et ne frappant en loyal chevalier que
(i) Joinville, édit. de Capperonnier, p. 84.
DU CHRISTIANISME. 277
de la ceinture à l'c'paule , a renversé , sans le blesser , son adversaire ! Tous les cœurs sont à lui , toutes les dames veulent lui envoyer de nouvelles faveurs , pour orner ses armes. Ce- pendant des hérauts crient au chevalier : Souviens-ioi de qui tu es fils, et neforli'gne pas f Joutes, castilles , pas d'armes , combats à la foule , font tour à tour briller la vaillance, la force et l'adresse des combattans. Mille cris, mêlés au fracas des armes, montent jusqu'aux cieux. Chaque dame encourage son chevalier, et lui jette un bracelet , une boucle de cheveux , une ccharpc. Un Sargine, jusqu'alors éloigné du champ de la gloire, mais transformé en héros par l'amour , un brave inconnu , qui a combattu sans armes et sans vctemens , et qu'on distingue âsa camise sanglante Çi) , sont proclamés vainqueurs de la joute ; ils reçoivent un baiser de leur dame , et Ton crie : « L'amour des dames , la mort des héraux (2) , louenge et priz aux chevaliers. »
C'étoit dans ces fêtes qu'on voyoit briller
(i) vSainte-Palaje , Hisi. de Trois Chevaliers et deîCha- nise.
(2) Héros.
278 GÉNIE
la vaillance ou la courtoisie de La Tremouille , de Boucicault , de Bayard , de qui les hauts faits ont rendu probables les exploits desPerce- forest , des Lancelot et des Gandifer. Il en coûtoit cher aux chevaliers étrangers , pour oser s'attaquer aux chevaliers de France. Pen- dant les guerres du règne de Charles VI , Sampi et Boucicault soutinrent seuls les défis que les vainqueurs leur portoient de toutes parts ; et, joignant la générosité à la valeur, ils rendoient les chevaux et les armes aux témé- raires qui les avoient appelés en champ-clos.
Le roi vouloit empêcher ses chevaliers de relever le gant ^ et de ressentir ces insultes particulières. Mais ils lui dirent : « Sire, l'hon- neur de la France est si naturellement cher à ses enfans , que si le diable lui-même sortoit de l'enfer pour un défi de valeur , il se trou- veroit des gens pour le combattre. »
« Et en ce temps aussi , dit un historien , étoient chevaliers d'Espagne et de Portugal , dont trois de Portugal bien renommés de chevalerie, prindrent, par je ne sais quelle folle entreprise , champ de bataille encontre trois chevaliers de France ; mais , en bonne vérité de Dieu, ils ne mirent pas tant 4g
DU ClliaSTlAxMSME. 279
temps à aller de la porte Saint-Martin à la porte Saint- Antoine à cheval, que les Por- lii^allois ne fussent déconfits par les trois François (i). »
Les seuls champions qui pussent tenir devant les chevaliers de France , étoient les chevaliers d'Angleterre. Et ils avoient de plus pour eux la fortune, car nous nous déchirions alors de nos propres mains. La bataille de Poitiers , si funeste à la France , fut encore honorable à la chevalerie. Le prince Noir, qui ne voulut jamais, par respect, s'asseoira la table du roi Jean, son prisonnier, lui dit : « Il m'est advis que avez grand raison de vous élics- ser, combien que la journée ne soit tour- née à votre gré ; car vous avez aujourd'huy conquis le haut nom de prouesse , et avez passé aujourd'huy tous les mieux faisans de votre côté : je ne le die raie , cher sire , pour vous louer; car tous ceux de nostre partie qui ont veu les uns et les autres, se sont par pleine conscience à ce accordez , et vous en donnent le prix et chapelet. »
Le chevalier de Ribaumont, dans une action
(l) Journal de Paris, sous Cliarles VI et VII.
28o GENIE
qui se passoit aux portes de Calais , abattit deux fois à ses genoux Edouard III , roi d'Angleterre ; mais le monarque , se relevant toujours , força enfin Ribaumont à lui rendre son épée. Les Anglais étant demeurés vain- queurs , rentrèrent dans la ville avec leurs prisonniers. Edouard, accompagné du prince de Galles , donna un grand repas aux cheva- liers Français; et, s'approchant de Ribau- mont , il lui dit : « Vous êtes le chevalier au monde que je visse oncques plus vaillamment assaillir ses ennemis. Adonc print le roi son chapelet qu'il portoit sur son chef (qui étoit bon et riche ) , et le mit sur le chef de mon- seigneur Eustache , et dit : Monseigneur Eus- tache, je vous donne ce chapelet pour le mieux combattant de la journée. Je sais que vous êtes gay et amoureux, et que volontiers vous trouverez entre dames et damoiselles , si dites partout où vous irez que je le vous ai donné. Si vous quitte votre prison , et vous en pouvez partir demain s'il vous plaist (i). »
Jeanne d'Arc ranima l'esprit de la cheva- lerie en France ; on prétend que son bras
(i) Froiss.
DU CHRISTIANISME. :iSi
étoit armé de la {dîneuse Joyeuse de Charle- magne, qu'elle aToit retrouvée dans l'église deSainte-Calherine-de-Fierbois, enTouraine.
Si donc nous fûmes quelquefois abandonnes de la fortune , le courage ne nous manqua jamais. Henri IV , à la bataille d'Ivry , crioit à ses gens qui plioient : « Tournez la tête , si ce n'est pour combattre , du moins pour me voir mourir. » Nos guerriers ont toujours pu dire dans leur défaite , ce mot qui fut inspiré par le génie de la nation , au dernier chevalier Français à Pavie : « Tout est perdu , fors l'honneur. »
Tant de vertus et de vaillance méritoient bien d'être honorées. Si le héros recevoit la mort dans les champs de la patrie , la cheva- lerie en deuil lui faisoit d'illustres funérailles; s'il succomboit, au contraire , dans des entre- prises lointaines, s'il ne lui restoit aucun frère d'armes , aucun écuyer , pour prendre soin de sa sépulture , le ciel lui envoyoit pour l'ensevelir quelqu'un de ces solitaires , qui habitoient alors dans les déserts , et qui
Su'l Libano spesso , e su'l Carmelo
In aéra magion fan dimoranza.
C'est ce qui a fourni au Tasse son épisode
-8a GÉNIE
de Suenon : tous les jours un solitaire de la Thébaïde , ou un ermite du Liban , recueilloit les cendres de quelque chevalier massacré par les infidèles; le chantre de Solyme ne fait que prêter à la vérité le langage des Muses.
« Soudain de ce beau globe, ou de ce soleil de la nuit, je vis descendre un rayon qui , s'allongeant comme un trait d'or , vint toucher le corps du héros
» Le guerrier n'étoit point prosterné dans la poudre ; mais de même qu'autrefois tous ses désirs tendoient aux régions étoilées , son visage éloit tourné vers le ciel , comme le lieu de son unique espérance. Sa main droite étoit fermée, son bras raccourci; il serroit le fer, dans l'attitude d'un homme qui va frapper ; son autre main, d'une manière humble et pieuse, reposoit sur sa poitrine, et sembloit demander pardon à Dieu
» Bientôt un nouveau miracle vient attirer mes regards.
» Dans l'endroit où mon maître gisoit étendu , s'élève tout à coup un grand sépulcre ,
DU CHRISTIANISME. 283
qui , sortant du sein de la terre , embrasse le corps du jeune prince , et se referme sur lui.... Une courte inscription rappelle au voyageur le nom et les vertus du héros. Je ne pouvois arracher mes yeux de ce monument, et je contemplois tour à tour, et les caractères , et le marbre funèbre.
» Ici, dit le vieillard, le corps de ton général reposera auprès de ses fidèles amis , tandis que leurs âmes heureuses jouiront , en s'aimant dans les cicux , d'une gloire et d'un bonheur éternel (i). »
Mais le chevalier, qui avoit formé dans sa jeunesse ces liens héroïques qui ne se brisoient pas même avec la vie , n' avoit point à craindre de mourir seul dans les déserts : au défaut des miracles du ciel , ceux de l'amitié le sui voient. Constamment accompagné de son frère d'ar- mes ^ il trouvoit en lui des mains guerrières, pour creuser sa tombe , et un bras pour le venger. Ces unions étoient confirmées par les plus redoutables sermens : quelquefois les deux amis se faisoient tirer du sang , et le mêloient dans la même coupe ; ils portoient pour gage
(i) Jer.lih. cant. VIII.
284 GÉNIE
de leur foi mutuelle , ou un cœur d'or, ou une chaîne, ou un anneau. L'amour, pourtant si cher aux chevaliers , n'avoit , dans ces occa- sions , que le second droit sur leurs âmes , et l'on secouroit son ami de préférence à sa maîtresse.
Une chose néanmoins pouvoit dissoudre ces nœuds, c'étoit l'inimitié des patries. Deux frères d'armes , de diverses nations, cessoient d'être unis, dès que leurs pays ne l'étoient plus. Hue de Carvalay , chevalier Anglais , avoit été l'ami de Bertrand Duguesclin : lors- que le prince Noir eut déclaré la guerre au roi Henri de Castille, Hue fut obligé de se séparer de Bertrand ; il vint lui faire ses adieux, et lui dit :
« Gentil sire , il nous convient de partir. Nous avons été ensemble par bonne com- pagnie, et avons toujours eu du vôtre à nôtre (de l'argent en commun), si pense bien que j'ai plus reçu que vous ; et pour ce vous prie que nous en comptions ensemble.... — Si, dit Bertrand, ce n'est qu'un sermon, je n'ai point
pensé à ce compte il n'y a que du bien à
faire : raison donne que vous suiviez votre maître. Ainsi , le doit faire tout preudhommc :
DU CHRISTIANISME. ^85
bonne amour fist l'amour de nous, et aussi en sera la départie , dont me poise qu'il convient qu'elle soit. Lors le baisa Bertrand et tous ses compagnons aussi : moult fut piteuse la dé- partie (i). »
Ce désintéressement des chevaliers , cette élévation d'âme , qui mérita à quelques uns le glorieux nom de sans reproche , couron- nera le tableau de leurs vertus chrétiennes. Ce même Duguesclin, la fleur et l'honneur de la chevalerie , étant prisonnier du prince Noir , égala la magnanimité de Porus , entre les mains d'Alexandre. Le prince l'ayant rendu maître de sa rançon , Bertrand la porta à une somme excessive, w Où prendrez- vous tout cet or? dit le héros Anglais étonné. Chez mes amis , repartit le fier connétable ; il n'y a pas de Jileresse en France , qui ne filât sa quenouille pour me tirer de vos mains. »
La reine d'Angleterre , touchée des vertus de Duguesclin , fiit la première à donner une grosse somme, pour hâter la liberté du plus redoutable ennemi de sa patrie. « Ah ! Madame, s'écria le chevalier Breton , en se jetant à ses
(i) Vie de Bertrand Dug.
286 GÉNIE
pieds , j'avois cru jusqu'ici estre le plus laid homme de France ; mais je commence à n'a- voir pas si mauvaise opinion de moi , puisque les dames me font de tels présens. »
DU CHRISTIANISME. 287
QUATRIÈME PARTIE.
CULTE.
LIVRE SIXIEME.
SERVICES RENDUS A LA SOCIÉTÉ PAR LE CLERGÉ ET LA RELIGION CHRÉTIENNE, EN GÉNÉRAL,
«\^h'VV«^VVVVVVVVVVV\VvVV\«iVVVV\^%'VVVVM>VM^A/VVVVVV\VV\VVVVV\VVVVVVVVVVVVV'\'VVVV\\V
. CHAPITRE PREMIER.
Immensité des bienfaits du Christianisme (i).
Ce ne seroit rien connoître que de connoître vaguement les bienfaits du christianisme : c'est
(i) Voyez pour toute celte partie, Héljot, Hisi. des Ordres relig. et milil. 8 vol. in-4°; Hermant, Etab. des Ordres rel.; Bonnani, Cotai, omn. Ord. relig.; Giusti- niani , Mennehius et Shoonberk , dans leur Hist. des Ord. milit. ; Saint- Foix , Essai sur Pans ; Vie de Saint- Vincent- de-Paul; Vies des Pères du Désert; S. Basyle , Oper. Lo- bineau, Hist. de Bretagne.
o88 GÉNIE
le détail de ces bienfaits , c'est Tart avec lequel la religion a varié ses dons, répandu ses se- cours, distribué ses trésors, ses remèdes, ses lumières , c'est ce détail , c'est cet art qu'il faut pénétrer. Jusqu'aux délicatesses des sen- limens , jusqu'aux amours-propres , jusqu'aux foiblesses , la religion a tout ménagé , en sou- lageant tout. Pour nous, qui depuis quelques années , nous occupons de ces recherches , tant de traits de charité , tant de fondations admirables , tant d'inconcevables sacrifices sont passés sous nos yeux , que nous croyons qu'il y a dans ce seul mérite du christianisme de quoi expier tous les crimes des hommes ; culte cé- leste , qui nous force d'aimer cette triste hu- manité qui le calomnie.
Ce que nous allons citer est bien peu de chose , et nous pourrions remplir plusieurs volumes de ce que nous rejetons ; nous ne sommes pas même sûrs d'avoir choisi ce qu'il y a de plus frappant : mais dans l'impossi- bilité de tout décrire , et de juger qui l'em- porte en vertu parmi un si grand nombre d'œuvres charitables , nous recueillons, pres- qu'au hasard , ce que nous donnons ici.
Pour se faire d'abord une idée de l'immen-
DU CHRISTIANISME. 289
site des bienfaits de la religion , il faut se re- présenter la chrétienté comme une vaste répu- blique, oi^i tout ce que nous rapportons d'une partie , se passe en même temps dans une autre. Ainsi, quand nous parlerons des hôpi- taux , des missions , des collèges de la France , il faut aussi se figurer les hôpitaux, les mis- sions, les collèges de l'Italie, de l'Espagne, de l'Allemagne , de la Russie , de l'Angle- terre, de l'Amérique, de l'Afrique et de l'A- sie; il faut voir deux cents millions d'hommes au moins, chez qui se pratiquent les mêmes vertus , et se font les mêmes sacrifices ; il faut se ressouvejîir qu'il y a dix-huit cents ans que ces vertus existent, et que les mêmes actes de charité se répètent: calculez maintenant, si votre esprit ne s'y perd , le nombre d'indiA'i- dus soulagés et éclairés par le christianisme , chez tant de nations , et pendant une aussi longue suite de siècles !
4.
ago GÉNIE
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CHAPITRE II.
Hôpitaux.
La charité , vertu absolument chrétienne , et inconnue des anciens , a pris naissance dans Jésus-Christ ; c'est la vertu qui le distingua principalement du reste des mortels, et qui fut en lui le sceau de la rénovation de la nature humaine. Ce fut par la charité , à l'exemple de leur divin maître , que les apôtres gagnèrent si rapidement les cœurs, et séduisirent sainte- ment les hommes.
Les premiers fidèles , instruits dans cette grande vertu, mettoient en commun quelques deniers pour secourir les nécessiteux , les ma- lades et les voyageurs : ainsi commencèrent les hôpitaux. Devenue plus opulente, l'Eglise fonda, pour nos maux, des établissemens dignes d'elle. Dès ce moment, les œuvres de miséricorde n'eurent plus de retenue : il y eut comme un débordement de la charité sur les misérables, jusqu'alors abandonnés sans se-
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cours, par les heureux du monde. On deman- dera peut-être comment faisoient les anciens, qui n'avoient point d'hôpitaux? Ils avoient, pour se défaire des pauvres et des infortunes, deux moyens que les chre'tiens n'ont pas ; l'in- fanticide et l'esclavage.
Les maîadrics ou léproseries de Saint- Lazare , semblent avoir clc en Orient les premières maisons de refuge. On y recevoit ces lépreux qui , renonces de leurs proches , languissoient aux carrefours des cités, en horreur à tous les hommes. Ces hôpitaux étoient desservis par des religieux de Tordre de Saint-Basile.
Nous avons dit un mot des Trinitaires , ou des Pères de la Rédemption des captifs. Saint* Pierre de Nolasque en Espagne imita saint Jean de Matha en France. On ne peut lire sans attendrissement les règles austères de ces ordres. Par leur première constitution , les Trinitaires ne pouvoient manger que des légu- mes et du laitage. Et pourquoi cette vie rigou- reuse? Parce que plus ces Pères se privoient des nécessités de la vie , plus il restoit de trésors à prodiguer aux Barbares ; parce que, s'il falloit des victimes à la colère céleste , on
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espéroit que le Tout -Puissant recevroit les expiations de ces religieux , en c'change des maux dont ils délivroient les prisonniers.
L'ordre de la Merci donna plusieurs sainls au monde. Saint Pierre Pascal, évéque de Jae'n , après avoir employé ses revenus au rachat des captifs et au soulagement des pauvres , passa chez les Turcs , oii il fut chargé de fers. Le clergé et le peuple de son Eglise lui envoyèrent une somme d'argent pour sa rançon. « Le Saint, dit Hélyot, la reçut avec beaucou pde reconnoissance ; mais, au lieu de l'employer à se procurer la liberté , il en racheta quantité de femmes et d'enfans, dont la foi- blesse lui faisoit craindre qu'ils n'abandonnas- sent la religion chrétienne , et il demeura tou- jours entre les mains de ces Barbares , qui lui procurèrent la couronne du martyre , en i3oo. »
Il se forma aussi dans cet ordre une congré- gation de femmes, qui se dévouoient au soula- gement des pauvres étrangères. Une des fon- datrices de ce tiers-ordre , étoit une grande dame de Barcelonne , qui distribua son bien aux malheureux : son nom de famille s'est perdu; elle n'est plus connue aujoud'hui que
DU CHRISTIANISME. 2<)3
par le nom de Marie du secours, que les pauvres lui avoicnt donné.
L'ordre des Religieuses pénitentes , en Alle- magne et en France , retiroit du vice de mal- heureuses fdles exposées à périr dans la misère, après avoir vécu dans le désordre. G'étoit une chose tout-à-fait divine , de voir la religion , surmontantses dégoûts par un excès de charité, exiger jusqu'aux preuves du vice, de peur qu'on ne trompât ses institutions , et que Tin- nocence , sous la forme du repentir , n'usurpât une retraite qui n'étoit pas établie pour elle. « Vous savez , dit Jehan Simon , évcque de Paris, dans les constitutions de cet Ordre, qu'aucunes sont venues à nous qui étoient
vierges , à la suggestion de leurs mères et
parens qui ne demandoient qu'à s'en défaire ; ordonnons que si aucune vouloit entrer en votre congrégation, ellesoitinterrogée....etc. »
Les noms les plus doux et les plus miséri- cordieux servoient à couvrir les erreurs passées de ces pécheresses. On les appeloit les filles du JBon-Pastcur ^ ou Ics^lles de la Magdeleine , pour désigner leur retour au bercail , et le pardon qui les attendoit. Elles ne pronon- çoient que des vœux simples ; on tâchoit même
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de les marier quand elles le désiroient , et on leur assuroit une petite dot. Afin qu'ell s n'eussent que des idées de pureté autour d'elles, elles étoient vêtues de blanc, d'où on les nommoit aussi Filles blanches. Dans quelques villes on leur mettoit une couronne sur la tête, et l'on chantoit : J^eni, sponsa Chrisii^ « venez, épouse du Christ. » Ces contrastes étoient touchans , et cette délica- tesse bien digne d'une religion qui sait secourir sans offenser, et ménager les foiblesses du cœur humain , tout en l'arrachant à ses vices. A l'hôpital du Saint-Esprit , à Piome , il est défendu de suivre les personnes qui déposent les orphelins à la porte du Père-Universel.
11 y a dans la société des malheureux qu'on n'aperçoi t pas , parce que , descendus de parens honnêtes , mais indigens , ils sont obligés de garder les dehors de l'aisance , dans les priva- tions de la pauvreté : il n'y a guère de situation plus cruelle ; le cœur est blessé de toutes parts , et pour peu qu'on ait l'âme élevée , la vie n'est qu'une longue souffrance. Que deviendront les malheureuses demoiselles , nées dans de telles familles ? Iront-elles chez des parens riches et hautains se soumettre à toutes sortes
DU CHRISTIANISME. 2y5
de mépris , ou embrasseront-cUes des nréticrs que les préjugés sociaux et leur délicatesse naturelle leur défendent ? La religion a trouvé le remède. Notre-Dame de Miséricorde ouvre à ces femmes sensibles ses pieuses et respec- tables solitudes. Il y a quelques années que nous n'aurions osé parler de Saint-Cyr , car il étoit alors convenu que de pauvres filles nobles ne méritoient ni asile ni pitié.
Dieu a différentes voies pour appeler à lui ses serviteurs. Le capitaine Caraffasollicitoit, à Naples , la récompense des services mili- taires qu'il avoit rendus à la couronne d'Es- pagne. Un jour, comme il se rendoit au pa- lais , il entre par hasard dans l'église d'un monastère. Une jeune religieuse chantoit; il fut touché jusqu'aux larmes de la douceur de sa voix : il jugea que le service de Dieu doit être plein de délices, puisqu'il donne de tels accens à ceux qui lui ont consacré leurs jours. Il retourne à l'instant chez lui , jette au feu ses certificats de service, se coupe les che- veux , embrasse la vie monastique , et fonde l'ordre des Ouvriers Pieux ^ qui s'occupe en général du soulagement des infirmités hu- maines. Cet ordre fit d'abord peu de progrès,
2c,6 GÉNIE
parce que, dans une peste qui survint à Naplcs , les religieux moururent tous en assis- tant les pestiférc's , à l'exception de deux prêtres et de trois clercs.
Pierre de Bétancourt, Frère de l'ordre de Saint-François, étant à Guatimala, ville et province de FAmérique espagnole , fut touché du sort des esclaves qui n'avoient aucun lieu de refuge pendant leurs maladies. Ayantobtenu par aumône le don d'une chétive maison , où iltenoit auparavant une écolepour les pauvres, il bâtit lui-même une espèce d'infirmerie , qu'il recouvrit de paille , dans le dessein d'y retirer les esclaves qui manquoient d'abri. Il ne tarda pas à rencontrer une femme nègre , estropiée , abandonnée par son maître. Aussitôt le saint religieux charge l'esclave sur ses épaules, et, tout glorieux de son fardeau , il le porte à cette méchante cabane, qu'il appeloit son hôpital. 11 alloit courant toute la ville, afin d'obtenir quelques secours pour sa Négresse. Elle ne survécut pas long-temps à tant de charité ; mais en répandant ses dernières larmes, elle pro- met à son gardien des récompenses célestes , qu'il a sans doute obtenues.
Plusieurs riches , attendris par ses vertus ,
DU CHRISTUNISME. ^27
donnèrent des fonds à Bétancourt, qui vit la chaumière de la femme nègre se changer en un liôpital magnifuiuc. Ce religieux mourut jeune ; l'amour de l'humanité avoit consume son cœur. Aussitôt que le bruit de son trépas se fut répandu, les pauvres et les esclaves se précipilèrentà l'hôpital, pour voir encore une fois leur bienfaiteur. Ils baisoient ses pieds, ils coupoient des morceaux de ses habits , ils l'eussent déchiré pour en emporter quelques reliques , si l'on n'eût mis des gardes à son cercueil : on eût cru que c'étoit le corps d'un tyran qu'on défendoit contre la haine des peuples , et c'étoit un pauvre moine qu'on déroboit à leur amour.
L'ordre du Frère Bétancourt se répandit après lui ; l'Amérique entière se couvrit de ses hôpitaux, desservis par des religieux qui prirent le nom de Bet/iléémites. Telle étoit la
formule de leurs vœux : « Moi Frère je fais
vœu de pauvreté, de chasteté et d'hospitalité, e t m'oblige de servin les p auvres convalescens , encore bien quils soient infidèles et attaqués de maladies contagieuses (i). »
(i) Héljot, lom. III, p. 366.
298 GÉNIE
Si la religion nous a attendus sur le sommet des montagnes , elle est aussi descendue dans les entrailles de la terre , loin de la lumière du jour, afm d'y chercher les infortunés. Les Frères Bethléémites ont des espèces d'hôpi- taux , jusqu'au fond des mines du Pe'rou et du Mexique. Le christianisme s'est efforcé de réparer au Nouveau-Monde les maux que les hommes y ont faits, et dont on l'a si injuste- ment accusé d'être l'auteur. Le docteur Ro- bertson, Anglais, protestant, etméme ministre presbytérien , a pleinement justifié sur ce point l'Eglise Romaine : « C'est avec plus d'injustice encore, dit-il, que beaucoup d'écrivains ont attribué à l'esprit d'intolérance de la religion romaine la destruction des Américains, et ont accusé les ecclésiastiques espagnols d'avoir excité leurs compatriotes à massacrer ces peuples innocens, comme des idolâtres et des ennemis de Dieu. Les premiers mission- naires , quoique simples et sans lettres , étoient des hommes pieux ; ils épousèrent de bonne heure la cause des Indiens , et défendirent ce peuple contre les calomnies dont s'efforcèrent de le noircir les conquérans qui le rcprésen- toient comme incapable de se former jamais
DU CHRISTIANISME. agg
à la vie sociale, et de comi)rcndre les prin- cipes de la religion , et comme une espèce im- parfaite d'hommes que la nature avoitmarqucc du sceau de la servitude. Ce que j'ai dit du zèle constant des missionnaires espagnols, pour la défense et la protection du troupeau commis à leurs soins, les montre sous un point de vue digne de leurs fonctions ; ils furent des ministres de paix pour les Indiens, et s'efforcèrent toujours d'arracher la verge de fer des mains de leurs oppresseurs. C'est à leur puissante médiation que les Américains durent tous les règlcmens qui tendoient à adoucir la rigueur de leur sort. Les Indiens regardent encore les ecclésiastiques, tant sécu- liers que réguliers , dans les établissemens espagnols, comme leurs défenseurs naturels, et c'est à eux qu'ils ont recours pour re- pousser les exactions et les violences aux- quelles ils sont encore exposés (i). »
Le passage est formel, et d'autant plus décisif, qu'avant d'en venir à cette conclu- sion , le ministre protestant fournit les preuves
(i) Hist. de Vyîmér. tom. IV , liv. YIII , p. 1 4.2-3, trad. franc, édit. in-8°, 1780.
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qui ont déterminé son opinion. Il cite les plai- doyers des Dominicains pour les Caraïbes, car ce n'étoit pas Las-Gasas seul qui prenoit leur défense; c'étoit son ordre entier, et le reste des ecclésiastiques espagnols. Le doc- teur anglais joint à cela les bulles des papes , les ordonnances des rois , accordées à la solli- cilalion du clergé , pour adoucir le sort des Américains , et mettre un frein à la cruauté des colons.
Au reste, le silence que la philosophie a gardé sur ce passage de Robertson est bien remarquable. On cite tout de cet auteur , hors le fait qui présente sous un jour nouveau la conquête de l'Amérique , et qui détruit une des plus atroces calomnies dont l'histoire se soit rendue coupable. Les sophistes ont voulu rejeter sur la religion un crime que non seule- ment la religion n'a pas commis , mais dont elle a eu horreur : c'est ainsi que les tyrans ont souvent accusé leur victime (i).
(i) Voyez la note P à la fin du volume.
On trouvera le morceau de Robertson tout entier à la fin de ce volume, ainsi qu'une explication sur le mas- sacre d'Irlande et sur la Saint- Barthélémy ; le passage de
DU CHRfSTIANlSME. 3oi
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CHAPITRE m.
Hôtel-Dieu. Sœurs-Grises.
Nous venons à ce monument où la religion a voulu , comme d'un seul coup , et sous un seul point de vue , montrer qu'il n'y a point de souffrances humaines qu'elle n'ose envisa- ger , ni de misère au-dessus de son amour,
La fondation de l'Hôtel-Dieu remonte à saint Landry , huitième évéque de Paris. Les balimens en furent successivement augmentes par le chapitre de Notre-Dame , propriétaire
l'écrivain anglais étoit trop long pour être inséré ici. Il ne laisse rien à désirer, et il fait tomber les bras d'étonnement à ceux qui n'ont pas été accoutumés aux déclamations des philosophes sur les massacres du Nouveau-Monde. Il ne s'agit pas de savoir si des monstres ont fait brûler des hommes en l'honneur des douze apôtres; mais si c'est la religion qui a provoqué ces horreurs , ou si c'est elle qui les a dénoncées à l'exécration de la postérité. Un seul prêtre osa justifier les Espagnols; il faut voir, dans Ro- bertson, comme il fut traité par le clergé, et quels cris d'indignation il excita.
3o2 GÉNIE
de rhôpital , par saint Louis , par le chance- lier Duprat , et par Henri IV ; en sorte qu'on peut dire que cette retraite de tous les maux s'élargissoit à mesure que les maux se multi- plioient, et que la charité croissoit à l'e'gal des douleurs.
L'hôpital étoit desservi dans le principe par des religieux et des religieuses , sous la règle de saint Augustin ; mais depuis long- temps les religieuses seules y sont restées. « Le cardinal de Vitry , dit Hclyot, a voulu sans doute parler des religieuses de FHôtel- Dieu , lorsqu'il dit qu'il y en avoit qui, se faisant violence , souffroient avec joie et sans répugnance l'aspect hideux de toutes les mi- sères humaines , et qu'il lui semhloit qu'aucun genre de pénitence ne pouvoit être comparé à cette espèce de martyre.
» Il n'y a personne , continue l'auteur que nous citons, qui, en voyant les religieuses de riIôtel-Dieu , non seulement panser, net- toyer les malades , faire leurs lits , mais en- core , au plus fort de l'hiver , casser la glace de la rivière qui passe au milieu de cet hôpi- tal , et y entrer jusqu'à la moitié du corps pour laver leurs linges pleins d'.ordurcs et de vile-
DU CIÎRÎSIIAÎSISMË. 3o3
nies, ne les regarde comme autant de saintes victimes qui , par un excès d'amour et de cha- rité pour secourir leur prochain, courent vo- lontiers à la mort qu'elles affrontent, pour ainsi dire , au milieu de tant de puanteur et d'in- feclion causées par le grand nombre des ma- lades. »
Nous ne doutons point des vertus qu'inspire la philosophie ; mais elles seront encore bien plus frappantes pour le vulgaire, ces vertus, quand la philosophie nous aura montré de pareils dévouemens. Et cependant la naïveté de ia peinture d'Hélyot est loin de donner une idée complète des sacrifices de ces femmes chrétiennes : cet historien ne parle ni de l'a- bandon des plaisirs de la vie , ni de la perte de la jeunesse et de la beauté, ni du renon- cement à une famille , à un époux , à l'espoir d'une postérité ; il ne parle point de tous les sacrifices du cœur, des plus doux sentimens de l'àme étouffés, hors la pitié qui, au milieu de tant de douleurs, devient un tourment de plus.
Eh bien! nous avons vu les malades, les mourans près de passer, se soulever sur leurs couches, et faisant un dernier effort, accabler d'injures les femmes angéliques qui les ser-
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voient. Et pourquoi? parce qu'elles étoient chrétiennes ! Eh ! malheureux ! qui yous ser- viroit , si ce n'étoit des chrétiennes ! D'autres filles semblables à celles-ci , et qui méritoient des autels , ont été publiquement fouettées , nous ne déguiserons point le mot. Après un pareil retour pour tant de bienfaits , qui eût voulu encore retourner auprès des misérables? Qui? elles! ces femmes! elles-mêmes! Elles ont volé au premier signal ; ou plutôt elles n'ont jamais quitté leur poste. Voyez ici réu- nies la nature humaine religieuse, et la nature humaine impie , et jugez-les.
La sœur-grise ne renfermoit pas toujours ses vertus , ainsi que les filles de l'Hôtel-Dieu , dans rintérieur d'un lieu pestiféré ; elle les répandoit au dehors, comme un parfum dans les campagnes; elle alloit chercher le culti- vateur infirme dans sa chaumière. Qu'il étoit touchant de voir une femme , jeune, belle , et compatissante, exercer, au nom de Dieu, près de l'homme rustique , la profession du mé- decin! On nous montroit dernièrement, près d'un moulin , sous des saules , dans une prairie, une petite maison qu'avoicnt occupée trois sœurs-grises. G'étoit de cet asile champêtre
DU CHRISTIAISISME. 3o5
qu'elles partoient à toutes les heures de la nuit et du jour, pour secourir les laboureurs. On rcmarquoit en elles , comme dans toutes leurs sœurs , cet air de propreté et de conlen- tement, qui annonce que le corps et Tâme sont également exempts de souillures ; elles étoient pleines de douceur, mais toutefois sans manquer de fermeté pour soutenir la \ue des maux, et pour se faire obéir des malades. Elles excelloient à rétablir les membres brisés par des chutes, ou par ces accidens si com- muns chez les paysans. Mais ce qui étoit d'un prix inestimable , c'est que la sœur-grise ne manquoit pas de dire un mot de Dieu à l'o- reille du nourricier de la patrie , et que jamais la morale ne trouva de formes plus divines , pour se glisser dans le cœur humain.
Tandis que ces filles hospitalières élonnoient par leur charité ceux même qui étoient accou- tumés à ces actes sublimes , il se passoit dans Paris d'autres merveilles : de grandes dames s'exiloient de la ville et de la cour , et par- toient pour le Canada. Elles alloient sans doute acquérir des habitations, réparer une fortune délabrée , et jeter les fondemens d'une vaste propriété.? Ce n'étoit «pas là leur but : elles
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alloient, au milieu des forets et des guerres sanglantes , fonder des hôpitaux pour des Sauvages ennemis.
En Europe , nous tirons le canon en signe d'allégresse, pour annoncer la destruction de plusieurs milliers d'hommes : mais dans les ctablissemens nouveaux et lointains ; où l'on est plus près du malheur et de la nature , on ne se réjouit que de ce qui mérite en effet des bénédictions , c'est-à-dire des actes de bienfaisance et d'humanité. Trois pauvres hospitalières , conduites par madame de la Peltrie , descendent sur les rives Canadiennes, et voilà toute la colonie troublée de joie. « Le jour de l'arrivée de personnes si ardemment désirées, dit Charlevoix, fut pour toute la ville un jour de fête ; tous les travaux cessèrent, et les boutiques furent fermées. Le gouverneur reçut les héroïnes sur le rivage à la tête de ses troupes, qui étoient sous les armes, et au bruit du canon; après les premiers compli- mcns , il les mena , au milieu des acclamations du peuple , à l'église , où le Te Deum fut chanté
» Ces saintes fdles, de leur côté, et leur généreuse conductrice, voulurent, dans le
DU CHRISTIANISME. 807
premier transport de leur joie , baiser une terre, après laquelle elles a voient si long-temps soupiré , qu'elles se promettoicnt bien d'ar- roser de leurs sueurs, et qu'elles ne déses- péroient pas même de teindre de leur sang. Les Français , mêlés avec les Sauvages , les Infidèles même confondus avec les Chrétiens, ne se lassoient point , et continuèrent plu- sieurs jours à faire tout retentir de leurs cris d'allégresse , et donnèrent mille bénédictions à celui qui seul peut inspirer tant de force et de courage aux personnes les plus foibles. A la vue des cabanes sauvages où Ton mena les religieuses le lendemain de leur arrivée, elles se trouvèrent saisies d'un nouveau transport de joie : la pauvreté et la malpropreté qui y régnoient, ne les rebutèrent point, et des objets si capables de ralentir leur zèle , ne le rendirent que plus vif: elles témoignèrent une grande impatience d'entrer dans l'exercice de leurs fonctions.
» Madame de laPeltrie , qui n'avoit jamais désiré d'être riche , et qui s'étoit fait pauvre d'un si bon cœur pour Jésus-Christ, ne s'é- pargnoit en rien pour le salut des âmes. Son zèle la porta même à cultiver la terre de ses
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propres mains , pour avoir de quoi soulager les pauvres néophytes. Elle se dépouilla en peu de jours de ce qu'elle avoit réservé pour son usage, jusqu'à se réduire à manquer du nécessaire , pour vêtir les enfans qu'on lui présentoit presque nus; et toute sa vie qui fut assez longue , ne fut qu'un tissu d'actions les plus héroïques de la charité (i). »
Trouve-t-on dans l'histoire ancienne rien qui soit aussi touchant , rien qui fasse couler des larmes d'attendrissement aussi douces , aussi pures?
(i) Hist. de la Nouv. France^ liv. V, p. 207 , 1. 1 , in-4°.
DU CHRISTIANISME. 809
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CHAPITRE IV.
Enfans-Trouvés , Dames de la Charité' , Traits de bienfaisance.
Il faut maintenant écouter un moment saint Justin le philosophe. Dans sa première apologie , adressée à l'empereur , il parle ainsi :
« On expose les enfans sous votre empire. Des personnes élèvent ensuite ces enfans pour les prostituer. On ne rencontre par toutes les nations que des enfans destinés aux plus exé- crables usages , et qu'on nourrit comme des troupeaux de bétes ; vous levez un tribut sur
ces enfans et toutefois ceux qui abusent
de ces petits innocens, outre le crime qu'ils commettent envers Dieu, peuvent par hasard
abuser de leurs propres enfans Pour nous
autres Chrétiens , détestant ces horreurs , nous ne nous marions que pour élever notre famille , ou nous renonçons au mariage pour vivre dans la chasteté (i). »
(i) S. Justini. Oper. 1742, p. 6oet6i.
3io GÉNIE
Voilà donc les hôpitaux que le polythéisme élevoit aux orphelins. O vénérable Vincent de Paul , où étois-tu ? où étois-tu , pour dire aux dames de Rome , comme à ces pieuses Françaises qui t'assistoient dans tes œuvres : <c Or sus , mesdames , voyez si vous voulez délaisser à votre tour ces petits innocens, dont vous êtes devenues les mères selon la grâce , après qu'ils ont été abandonnés par leur mère selon la nature ? » Mais c'est en vain que nous demandons V homme de misé- ricorde à des cultes idolâtres.
Le siècle a pardonné le christianisme à saint Vincent de Paul ; on a vu la philosophie pleurer à son histoire. On sait que gardien de troupeaux, puis esclave à Tunis, il devint un prêtre illustre par sa science et par ses œuvres; on sait qu'il est le fondateur de l'hôpital des Enfans-Trouvés , de celui des Pauvres -Vieil- lards, de l'hôpital des Galériens de Marseille , du collège des prêtres de la Mission, des Confréries de Charité dans les paroisses , des Compagnies de Dames pour le service de l'Hôtel-Dieu, des Filles de la Charité, ser- vantes des malades, et enfin des retraites pour ceux qui désirent choisir un état de vie,
DU CHRlSTlAiNlSIME. 3ii
et qui ne sont pas encore déterminés. Où la charité va-l-elle prendre toutes ses institu- tions , toute sa prévoyance ?
Saint Vincent de Paul fut puissamment secondé par M'" Legras , qui , de concert avec lui , établit les Sœurs de la Charité. Elle eut aussi la direction de l'hôpital du nom de Jésus , qui , d'abord fondé pour quarante pauvres, a été l'origine de l'hôpital général de Paris. Pour emblème , et pour récompense d'une vie consumée dans les travaux les plus pénibles , M"^ Legras demanda qu'on mît sur son tombeau une petite croix avec ces mots : Spes mea. Sa volonté fut faite.
Ainsi de pieuses familles se disputoient , au nom du Christ, le plaisir de faire du bien aux hommes. La femme du chancelier de France et M"'" Fouquet étoient de la congré- gation des Dames de la Charité. Elles avoient chacune leur jour pour aller instruire et ex- horter les malades, leur parler des choses nécessaires au salut d'une manière touchante et familière. D'autres dames recevoient les aumônes, d'autres avoient 5oin du linge, des meubles des pauvres, etc. Un auteur dit que plus de sept cents calvinistes rentrèrent dans
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le sein de l'Eglise romaine , parce qu'ils re- connurent la vérité de sa doctrine dans les productions dune charité si ardente et si étendue. Saintes dames de Miramion, de Chantai, de la Peltrie, de Lamoignon, vos œuvres ont été pacifiques! Les pauvres ont accompagné vos cercueils ; ils les ont arrachés à ceux qui les portoient, pour les porter eux-mêmes ; vos funérailles retentissoient de leurs gémissemens , et l'on eût cru que tous les cœurs bienfaisans étoient passés sur la terre, parce que vous veniez de mourir.
Terminons par une remarque essentielle cet article des institutions du christianisme , en faveur de l'humanité souffrante (i). On dit que , sur le mont Saint-Bernard , un air trop vif use les ressorts de la respiration, et qu'on y vit rarement plus de dix ans : ainsi, le moine qui s'enferme dans l'hospice, peut calculer à peu près le nombre des jours qu'il restera sur la terre ; tout ce qu'il gagne au service ingrat des hommes, c'est de connoîtrc le moment de la mort, qui est caché au reste des humains. On assure que presque toutes les
(i) Voyez la note Q ;\ la fin du volume.
DU CHRISTIANISME. 3i3
filles de l'Hôtel-Dieu ont habituellement une petite fièvre qui les consume, et qui provient de l'atmosphère corrompue où elles vivent : les religieux qui habitent les mines du Nou- veau-Monde , au fond desquelles ils ont établi des hospices dans une nuit éternelle , pour les infortunés Indiens , ces religieux abrègent aussi leur existence ; ils sont empoisonnés par la va- peur métallique : enfin les Pères qui s'enfer- ment dans les bagnes pestiférés de Constanti- nople , se dévouent au martyre le plus prompt. Le lecteur nous le pardonnera si nous sup- primons ici les réflexions ; nous avouons notre incapacité à trouver des louanges dignes de telles œuvres : des pleurs et de l'admiration sont tout ce qui nous reste. Qu'ils sont à plaindre ceux qui veulent détruire la religion , et qui ne goûtent pas la douceur des fruits de l'Evangile ! « Le stoïcisme ne nous a donné qu'un Epictète , dit Voltaire , et la philosophie chrétienne forme des milliers d'Epictète, qui ne savent pas qu'ils le sont, et dont la vertu est poussée jusqu'à ignorer leur vertu même (i).
(i) Corresp. gén. t. III, p. 222.
3i4 GENIE
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CHAPITRE V.
ÉDUCATION. Ëcoles, Collèges, Universités, Bénédictins et Jésuites.
Consacrer sa vie à soulager nos douleurs, est le premier des bienfaits; le second est de nous éclairer. Ce sont encore des prêtres superstitieux ^ qui nous ont guéris de notre ignorance , et qui , depuis dix siècles , se sont ensevelis dans la poussière des écoles, pour nous tirer de la barbarie. Ils ne craignoient pas la lumière, puisqu'ils nous en ouvroient les sources ; ils ne songeoient qu'à nous faire partager ces clartés, qu'ils avoient recueil- lies, au péril de leurs jours, dans les débris de Rome et de la Grèce.
Le Bénédictin qui savoit tout, le Jésuite qui connoissoit la science et le monde , TOra- torien, le docteur de l'Université, méritent peut-être moins notre reconnoissance , que ces humbles Frères qui s'étoient consacrés à l'enseignement gratuit des pauvres. « Les
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clercs réguliers des écoles pieuses s'obligeoient à montrer, par charité, à lire^ à écrire au petit peuple , en commençant par T'a , b , c , à compter ^ à calculer^ et même à tenir les livres chez les marchands et dans les bureaux. Ils enseignent encore, non seulement la rhé- torique et les langues latine et grecque ; mais dans les villes , ils tiennent aussi des écoles de philosophie et de théologie scolaslique et morale, de mathématiques, de fortifications et de géométrie Lorsque les écoliers sor- tent de classe , ils vont par bandes chez leurs parens, où ils sont conduits par un religieux, de peur qu'ils ne s'amusent par les rues à jouer et à perdre leur temps (i). »
La naïveté du style fait toujours grand plaisir; mais quand elle s'unit, pour ainsi dire , à la naïveté des bienfaits , elle devient aussi admirable qu'attendrissante.
Après ces premières écoles fondées par la charité chrétienne , nous trouvons les congré- gations savantes, vouées aux lettres et à l'édu- cation de la jeunesse par des articles exprès de leur institut. Tels sont les religieux de saint
(i) HéJyot, t. IV, p. 307.
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Basile , en Espagne , qui n'ont pas moins de quatre collégespar province. Ilsenpossédoient un à Soissons, en France , et un autre à Paris : c'étoit le collège de Beauvais, fondé par le cardinal Jean de Dorman. Dès le neuvième siècle, Tours, Gorbeil , Fontenelle, Fuldes, Saint- Gall, Saint - Denis , Saint-Germain d'Auxerre, Ferrière , Aniane, et en Italie , le Mont-Cassin, étoient des écoles fameuses (i). Les clercs de la vie commune , aux Pays-Bas , s'occupoientde la collation des originaux dans les bibliothèques, et du rétablissementdu texte des manuscrits.
Toutes les universités de l'Europe ont été établies, ou par des princes religieux, ou par des évéques , ou par des prêtres , et toutes ont été dirigées par des ordres chrétiens. Cette fameuse Université de Paris , d'où la lumière s'est répandue sur l'Europe moderne , étoit composée de quatre facultés. Son origine remontoit jusqu'à Charlemagne , jusqu'à ces temps où , luttant seul contre la barbarie , le moine Alcuin vouloit faire de la France une
(i) Fleury, llisl. ecd. t. X, liv. XLV[, p. 34.
JJU CHRISTIANISME. 317
Athènes chrétienne (i). C'est là qu'avoicnt enseigné Budé , Casaubon , Grenan , RoUin , Coffin , Lebeau ; c'est là que s'étoient formés Abailard , Amyot, de Thou, Boileau. En Angleterre, Cambridge a vu Newton sortir de son sein, et Oxford présente, avec les noms de Bacon et de Thomas Morus, sa bibliothèque Persane, ses manuscrits d'Ho- mère, ses marbres d'Arundel, et ses édi- tions des classiques; Glascow et Edimbourg, en Ecosse ; Lcipsick, Jena , Tubingue , en Allemagne ; Leyde , Utrecht et Louvain , aux Pays-Bas ; Gandie , Alcala et Salamanque , en Espagne : tous ces foyers des lumières attes- tent les immenses travaux du christianisme. Mais deux ordres ont particulièrement cultivé les lettres , les Bénédictins et les Jésuites.
L'an 540 de notre ère , saint Benoît jeta au Mont-Cassin , en Italie , les fondemens de l'ordre célèbre qui devoit, par une triple gloire , convertir l'Europe , défricher ses dé- serts, et rallumer dans son sein le flambeau des sciences (2).
(i) Fleurj , Hist. eccl. t. X, liv. XLV, p. Sa.
(2) L'Angleterre , la Frise et l' Allemagne reconnois-
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Les Bënédiclins , et surtout ceux de la con- grégation de Saint-Maur , établie en France vers Tan 543, nous ont donné ces hommes dont le savoir est devenu proverbial , et qui ont retrouvé , avec des peines infinies , les manuscrits antiques ensevelis dans la poudre des monastères. Leur entreprise littéraire , la plus effrayante (car l'on peut parler ainsi), c'est l'édition complète des Pères de TEglise. S'il est si difficile de faire imprimer un seul volume correctement dans sa propre langue , qu'on juge ce que c'est qu'une révision entière des Pères Grecs et Latins , qui forment plus de cent cinquante volumes in-folio : l'imagi- nation peut à peine embrasser ces travaux énormes. Rappeler Ruinart, Lobineau, Cal- met, Tassin, Lami , d'Achery , Martène , Mabillon , Montfaucon , c'est rappeler des prodiges de science.
On ne peut s'empêcher de regretter ces corps enseignans , uniquement occupés de recherches littéraires et de l'éducation de la
sent, pour leurs apôtres, S. Augustin de Canlorbérj , S. Willibord et S. Boniface , tous trois sortis de l'institut de S. Benoît.
DU CHRISTIANISME. 3iy
jeunesse. Après une révolution qui a relâché les liens de la morale et interrompu le cours • des études , une société , à la fois religieuse et savante , porteroit un remède assuré à la source de nos maux. Dans les autres formes d'institut , il ne peut y avoir ce travail régu- lier, cette laborieuse application au même sujet, qui régnent parmi des solitaires , et qui , continués sans interruption pendant plusieurs siècles, finissent par enfanter des miracles.
Les Bénédictins étoient des savans, et les Jésuites des gens de lettres : les uns et les autres furent à la société religieuse ce qu'étoient au monde deux illustres académies.
L'ordre des Jésuites étoit divisé en trois degrés, écoliers approuvés^ coadjuteurs for- més^ et prufès. Le postulant étoil d'abord éprouvé par dix ans de noviciat , pendant les- quels on exerçoit sa mémoire , sans lui per- mettre de s'attacher à aucune étude particu- lière : c'étoit pour connoître où le portoitson génie. Au bout de ce temps , il servoit les malades pendant un mois , dans un hôpital , et faisoit un pèlerinage à pied , en demandant l'aumône : par là on prétendoit l'accoutumer
■6'j.o GÉNIE
au spectacle des douleurs humaines , et le pré- parer aux fatigues des missions.
Il achevoit alors de fortes ou de brillantes études. N'avoit-il que les grâces de la société , et cette vie élégante qui plaît au monde , on le mettoit en vue dans la capitale , on le pous- soit à la cour et chez les grands. Possédoit-il le génie de la solitude , on le retenoit dans les bibliothèques et dans l'intérieur de la com- pagnie. S'il s'annonçoit comme orateur, la chaire s'ouvroit à son éloquence ; s'il avoit l'esprit clair , juste et patient , il devenoit pro- fesseur dans les collèges ; s'il étoit ardent, intré- pide, plein de zèle et de foi, il alloit mourir sous le fer du Mahométan ou du Sauvage ; en- fin, s'il montroit des talens propres à gou- verner les hommes , le Paraguay l'appeloit dans ses forêts , ou l'ordre à la tcte de ses maisons. Le général de la compagnie résidoit à Rome. Les Pères provinciaux en Europe , étoient obligés de correspondre avec lui une fois par mois. Les chefs des Missions étrangères lui écri- voient toutes les fois que les vaisseaux ou les caravanes traversoient les solitudes du monde. Il y avoit en outre , pour les cas pressans , des missionnaires qui se rend oient de Pékin à
DU CHRISTIAÎSISME. 3ui
Rome , de Rome en Perse , en Turquie , en Ethiopie , au Paraguay , ou dans quelque au Ire partie de la terre.
L'Europe savante a fait une perte irrépa- rable dans les Jésuites. L'éducation ne s'est jamaisbienrelevée depuis leur chute. Ils étoient singulièrement agréables à la jeunesse ; leurs manières polies ôtoient à leurs leçons ce ton pédantesquc qui rebute l'enfance. Comme la plu- part de leurs professeurs étoient des hommes de lettres recherchés dans le monde , les jeunes gens ne se croyoient avec eux que dans une illustre académie. Ils avoient su établir entre leurs écoliers de différentes fortunes, une sorte de patronage qui tournoit au profit des sciences. Ces liens formés dans l'âge où le cœur s'ouvre aux sentimens généreux , ne se brisoient plus dans la suite, et établissoicnt , entre le prince et l'homme de lettres, ces an- tiques et nobles amitiés qui vivoient entre les Scipion et les Lélius.
Ils inénageoient encore ces vénérables rela- tions de disciples et de maître , si chères aux écoles de Platon et de Pythagore. Ils s'enor- gueillissoicnt du grand homme dont ils avoient préparé le génie, et réclamoient une partie de
4. 21
32 2 GENIE
sa gloire. YqUairc, dédiant sa Mérope au Pcre Poi ée , et l'appelant son cher maître , est une de CCS chosesaimables que Téducation moderne ne présente plus. Naturalistes, chimistes, bo- tanistes, mathématiciens , mécaniciens , astro- nomes , po'êtes , historiens , traducteurs , anti- quaires , journalistes , il n'y a pas une branche des sciences que les Jésuites n'aient cultivée avec éclat. Bourdaloue rappeloit l'éloquence romaine , Brumoy introduisoit la France au théâtre des Grecs , Gresset marchoit sur les traces de Molière ; Lecomte , Parennin , Ghar- levoix, Ducerceau,Sanadon, Du Halde,Noe'l, Bouhours , Daniel , Tournemine , Maimbourg . Larue , Jouvency , Rapin , Vanière , Commire, Sirmond , Bougeant, Petau , ont laissé des noms qui ne sont pas sans honneur. Que peut- on reprocher aux Jésuites ? un peu d'ambition si naturelle au génie. « Il sera toujours beau, dit Montesquieu , en parlant de ces Pères , de gouverner les hommes , en les rendant heureux. » Pesez la masse .du bien que les Jé- suites ont fait ; souvenez-vous des écrivains célèbres que leur corps a donnés à la France , ou de ceux qui se sont formés dans leurs écoles ; rappelez-vous les royaumes entiers
DU CHRISTIANISME. Sa?
qu'ils ont conquis à notre commerce parleur habileté, leurs sueurs et leur sang; repassez dans votre mémoire les miracles de leurs mis- sions au Canada, au Paraguay, à la Chine, et vous verrez que le peu de mal dont on les accuse , ne balance pas un moment les ser- vices qu'ils ont rendus à la société.
21.
3-4 GÉNIE
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CHAPITRE Yl.
Papes fit Cour tic Rome. Découvertes modernes, etc.
Avant de passer aux services que l'Eglise a rendus à l'agriculture , rappelons ce que les papes ont fait pour les sciences et les beaux- arts. Tandis que les ordres religieux travail- loient dans toute l'Europe à l'éducation de la jeunesse , à la découverte des manuscrits , à l'explication de l'antiquité, les pontifes ro- mains , prodiguant aux savans les récompenses et jusqu'aux honneurs du sacerdoce, étoient le principe de ce mouvement général vers les lumières. Certes , c'est une grande gloire pour l'Eglise , qu'un pape ait donné son nom au siècle qui commence l'ère de l'Europe civilisée , et qui , s'élevant du milieu des ruines de la Grèce , emprunta ses clartés du siècle d'Alexandre, pour les réfléchir sur le siècle de Louis.
Ceux qui représentent le christianisme comme arrêtant le progrès des lumières , contredisent manifestement les témoignages
DU CIlPvlSTIAÎSlSME. 325
historiques. Partout la civilisation a marché sur les pas de l'Evangile , au contraire des religions de Mahomet , de Brama et de Con- fucius , qui ont borne les progrès de la société' , et forcé l'homme à vieillir dans son enfance. Piome chrétienne étoit comme un grand port, qui recueilloit tous les débris des nau- frages des arts. Constantinople tombe sous le joug des Turcs; aussitôt l'Eglise ouvre mille retraites honorables aux illustres fugitifs de Byzance et d'Athènes. L'imprimerie, pros- crite en France , trouve une retraite en Italie. Des cardinaux épuisentleurs fortunes à fouiller les ruines de la Grèce , et à acquérir des ma- nuscrits. Le siècle de Léon X avoit paru si beau au savant abbé Barthélemi , qu'il l'avoit d'abord préféré à celui de Périclès, pour sujet de son grand ouvrage : c'étoi^t dans l'Italie chrétienne qu'il prétendoit conduire un mo- derne Anacharsis.
« A Rome, dit -il, mon voyageur voit Michel-Ange, élevant la coupole de Saint- Pierre; Raphaël, peignant les galeries du Vatican ; Sadolct et Bembe , depuis cardi- naux , remplissant alors , auprès de Léon X , la place de secrétaires ; le ïrissin , donnant
3:i6 GÉNIE
la première représentation de Sophonisbc, première tragédie composée par un moderne ; Béroald, bibliothécaire du Vatican, s'occu- pant à publier les Annales de Tacite, qu'on venoit de découvrir en Westphalic , et que Léon X avoit acquises poiîi^ la somme de cinq cents ducats d'or; le même pape , proposant des places aux savans de toutes les nations qui viendroient résider dans ses Etats, et des récompenses distinguées à ceux qui lui appor-
teroient des manuscrits inconnus Partout
s'organisoient des universités, des collèges, des imprimeries pour toutes sortes de langues et de sciences , des bibliothèques sans cesse enrichies des ouvrages qu'on y publioit , et des manuscrits nouvellement apportés des pays où l'ignorance avoit conservé son empire. Les académies se multiplioient tellement , qu'à Ferrare on en comptoit dix à douze ; à Bo- logne, environ quatorze; à Sienne, seize. Elles avoient pour objetles sciences , les belles- lettres, les langues, l'histoire, les arts. Dans deux de ces académies , dont l'une étoit sim- plement dévouée à Platon , et l'autre à son disciple Aristole, étoient discutées les opi- nions de Tan, ienne philosophie , ctpressenlies
DU CimiSTlANISAiE. 3^;
celles (Je la philosophie moderne. A Bologne , ainsi qu'à Venise, une de ces sociétés veilloit sur l'imprimerie, sur la beauté du papier , la fonte des caractères, la correction des épreu- ves, et sur tout ce qui pouvoit contribuer à
la perfection des éditions nouvelles
Dans chaque Etat , les capitales , et même des villes moins considérables , étoient extrême- ment avides d'instruction et de gloire : elles offroient presque toutes aux astronomes des observatoires, aux anatomistes des amphi- théâtres, aux naturalistes des Jardins de plantes, à tous les gens de lettres des collections de livres , de médailles et de monumens antiques ; à tous les genres de connoissances, des mar- ques éclatantes de considération, de rccon-
noissance et de respect
Les progrès des arts favorisoient le goût des spectacles et de la magnificence. L'étude de l'histoire et des monumens des Grecs et des Piomains inspiroit des idées de décence , d'en- semble et de perfcclion qu'on n'avoit point eues jusqu'alors. Julien de Médicis, frèie de Léon X , ayant été proclamé citoyen romain , celte proclamation fut accompagnée de jeux publics; et, sur un vaste théàirc construit ex-
3i8 GÉNIE
près dans la place duGapitole , on représenta, pendant deux jours , une comédie de Plante , dont la musique et l'appareil extraordinaire excitèrent une admiration générale. »
Les successeurs de Léon X ne laissèrent point s'éteindre cette noble ardeur pour les travaux du génie. Les évéques pacifiques de Rome rassembloient dans leur villa les pré- cieux débris des âges. Dans les palais des Borglièse et des Farnèse , le voyageur admi- roit les chefs-d'œuvre de Praxitèle et de Phi- dias; c'étoient des papes qui achetoient au poids de l'or les statues de l'Hercule et de l' Apollon ; c'étoient des papes qui, pour con- server les ruines trop insultées de l'antiquité, les couvroient du manteau de la religion. Qui n'admirera la pieuse industrie de ce pontife qui plaça des images chrétiennes sur les beaux débris des Thermes de Dioclétien? Le Pan- théon n'existeroit plus s'il n'eût été consacré parle culte des Apôtres, et la colonne Trajane ne seroit pas debout, si la statue de saint Pierre ne l'eût couronnée.
Cet esprit conservateur se faisoit remarquer dans tous les ordres de l'Eglise. Tandis que les dépouilles qui ornoient le Vatican , sur-
DU CHRISTIANISME. 829
passoient les richesses des anciens temples , de pauvres religieux protégeoient , dans l'en- ceinte de leurs monastères, les ruines des maisons de Tibur et de Tusculum, et pro- menoientl'e'tranger dans les jardins deCicéron et d'Horace. Un chartreux vous montroit le laurier qui croît sur la tombe de Virgile , et un pape couronnoit le Tasse au Capitole.
Ainsi, depuis quinze cents ans, l'Eglise protégeoit les sciences et les arts ; son zèle ne s'ctoit ralenti à aucune époque. Si , dans le huitième siècle , le moine Alcuin enseigne la grammaire à Gharlemagne , dans le dix-hui- tième un autre moine industrieux et patient (i) trouve un moyen de dérouler les manuscrits d'Herculanum : si , en 740, Grégoire de Tours décrit les antiquités des Gaules, en 1754 le chanoine Mazzochi explique les tables législa- tives d'Héraclée. La plupart des découvertes qui ont changé le système du monde civilisé, ont été faites par des membres de l'Eglise. L'invention de la poudre à canon , et peut- être celle du télescope , sont dues au moine Ptoger Bacon ; d'autres attribuent la décou-
(1) Barthelem. Voyages en liai
33o GÉNIE
verte de la poudre au moine allemand Bcr- tliold Schwartz ; les bombes ont été inventées par Galen , évèque de Munster ; le diacre Flavio de Gioia , Napolitain , a trouvé la bous- sole ; le moine Dcspina , les lunettes; et Pacific us , archidiacre de Vérone, ou le pape Silvestre II , Tliorloge à roues. Que de savans , dont nous avons déjà nommé un grand nombre dans le cours de cet ouvrage , ont illustré les cloîtres , ou ajouté de la considération aux chaires éminentes de l'Eglise ! Que d'écri- • vains célèbres ! que d'hommes de lettres dis- tingués ! que d'illustres voyageurs ! que de mathématiciens, de naturalistes , de chimistes, d'astronomes, d'antiquaires! que d'orateurs fameux! que d'hommes d'Etat renommés ! Parler de Suger , de Ximcnès , d'Albéroni , de Pxichelieu, de Mazarin, de Fleury, n'est- ce pas rappeler à la fois les plus grands mi- nistres et les plus grandes choses de l'Europe moderne ? >
Au moment même où nous traçons ce rapide tableau des bienfaits de l'Eglise , l'Italie en deuil rend un témoignage touchant d'amour et de rcconnoissance à la dépouille mortelle de Pic VI. La capilalc du monde chrétien
DU CHRISTIANISME. 33 1
attend le cercueil du pontife infortuné, qui, par des travaux dignes d'Auguste et de Marc- Aurcle , a desséché des marais infects, re- trouvé le chemin des consuls Romains , et réparé les aqueducs des premiers monarques de Rome. Pour dernier trait de cet amour des arts , si naturel aux chefs de l'Eglise , le successeur de Pie VI, en même temps qu'il rend la paix aux fidèles , trouve encore , dans sa noble indigence , des moyens de rem- placer, par de nouvelles statues, les chefs- d'œuvre que Rome , tutrice des beaux-arls , a cédés à Thériticre d'Athènes.
Après tout, les progrès des lettres étoient inséparables des progrès de la religion , puis- que c'étoit dans la langue d'Homère et de Virgile que les Pères expliquoient les prin- cipes de la foi : le sang des martyrs, qui fut la semence des chrétiens, fit croître aussi le laurier de l'orateur et du po'éte.
Rome chrétienne a été pour le monde mo- derne ce que Rome païenne fuL pour le monde antique, le lien universel ; cette capi- tale des nalions remplit toutes les conditions de sa destinée , et semble véritablement la ville éteriielle. Il ^iendra peul-èlre un temps
332 GÉNIE
où l'on trouvera que c'étoit pourtant une grande idée , une magnifique institution que celle du trône pontifical. Le père spirituel , placé au milieu des peuples , unissoit en- semble les diverses parties de la chrétienté. Quel beau rôle que celui d'un pape vraiment animé de l'esprit apostolique ! Pasteur général du troupeau, il peut, ou contenir les fidèles dans le devoir , ou les défendre de l'oppres- sion. Ses Etats , assez grands pour lui donner l'indépendance , trop petits pour qu'on ait rien à craindre de ses efforts , ne lui laissent que la puissance de l'opinion ; puissance admi- rable, quand elle n'embrasse dans son em- pire que des œuvres de paix, de bienfaisance et de charité !
Le mal passager que quelques mauvais papes ont fait, a disparu avec eux; mais nous res- sentons encore tous les jours l'influence des biens immenses et inestimables que le monde entier doit à la cour de Rome. Cette cour s'est presque toujours montrée supérieure à son siècle. Elle avoit des idées de législation, de droit public, elle connoissoit les beaux-arts, les sciences , la politesse ; lorsque tout étoit plongé dans les ténèbres des institutions go-
DU CHRISTIANISME. 333
thiques : elle ne se réservoit pas exclusivement la lumière, elle la répandoit sur tous; elle faisoit tomber les barrières que les préjugés élèvent entre les nations : elle cherchoit à adoucir nos mœurs , à nous tirer de notre ignorance, à nous arracher à nos coutumes grossières ou féroces. Les papes , parmi nos ancêtres , furent des missionnaires des arts , envoyés à des Barbares , des législateurs chez des Sauvages. « Le règne seul de Charlemagne , » dit Voltaire , eut une lueur de politesse , » qui fut probablement le fruit du voyage de » Rome. »
C'est donc une chose assez généralement reconnue, que l'Europe doit au Saint-Siège sa civilisation, une partie de ses meilleures lois, et presque toutes ses sciences et ses arts. Les souverains pontifes vont maintenant cher- cher d'autres moyens d'être utiles aux hommes : une nouvelle carrière les attend , et nous avons des présages qu'ils la rempliront avec gloire. Rome est remontée à cette pauvreté évangé- liquc qui faisoit tout son trésor dans les anciens jours. Par une conformité remarquable , il y a des Gentils à convertir , des peuples à rap- peler à l'unité , des haines à éteindre , des
334 GÉNIE
larmes à essuyer, des plaies à fermer, et qui demandent tous les baumes de la religion. Si Rome comprend bien sa position , jamais elle n'a eu devant elle de plus grandes espérances et de plus brillantes destinées. Nous disons des espérances , car nous comptons les tribulations au nombre des désirs de l'Eglise de Jésus- Christ. Le monde dégénéré appelle une se- conde prédication de l'Evangile ; le christia- nisme se renouvelle , et sort victorieux du plus terrible des assauts que l'enfer lui ait encore livrés. Qui sait si ce que nous avons pris pour la chute de l'Eglise n'est pas sa réédification ! Elle périssoit dans la richesse et dans le repos; elle ne se souvf noit plus de la croix : la croix a reparu, elle sera sauvée.
DU CIIUISTIANISME. 335
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CHAPITRE VIL
Agriculture.
C'est au clergé séculier et régulier que nous (levons encore le renouvellement de l'agri- culture en Europe , comme nous lui devons la fondation des collèges et des hôpitaux. Dé- frichemens des terres , ouvertures des che- mins , agrandissemens des hameaux et des villes , établissemens des messageries et des auberges , arts et métiers , manufactures, com- merce intérieur et extérieur, lois civiles et politiques ; tout enfm nous vient originaire- ment de TEglise. Nos pères étoient des bar- bares à qui le christianisme étoit obligé d'en- seigner jusqu'à l'art de se nourrir.
La plupart des concessions faites aux mo- nastères dans les premiers siècles de l'Eglise , étoient des terres vagues , que les moines cultivoient de leurs propres mains. Des forets sauvages, des marais impraticables, dévastes landes , furent la source de ces richesses que nous avons tant reprochées au clergé.
GÉNIE
Tandis que les chanoines Prémontrés labou- roicnt les solitudes de la Pologne et une por- tion de la forêt de Coucy en France , les Béné- dictins fertilisoient nos bruyères. Molesme, Golan et Gîteaux , qui se couvrent aujourd'hui de vignes et de moissons, étoient des lieux semés de ronces et d'épines , où les premiers religieux habitoient sous des huttes de feuil- lages, comme les Américains au milieu de leurs défrichemens.
Saint Bernard et ses disciples fécondèrent les vallées stériles que leur abandonna Thi- baut, comte de Champagne. Fontevrault fut une véritable colonie , établie par Robert d'Arbrissel , dans un pays désert, sur les confins de l'Anjou et de la Bretagne. Des familles entières cherchèrent un asile sous la direction de ces Bénédictins : il s'y forma des monastères de veuves , de filles , de laïques , d'infirmes et de vieux soldats. Tous devinrent cultivateurs , à l'exemple des Pères , qui abat- toient eux-mêmes les arbres, guidoient la charrue, semoient les grains , et couronnoient cette partie de la France de ces belles mois- sons qu'elle n'avoit point encore portées.
La colonie fut bientôt obligée de verser au
DU CHRISTIANISME. 337
dehors une partie de ses habitans , et de céder à d'autres solitudes le superflu de ses mains laborieuses. Raoul de laFutaye, compagnon de Robert, s'établit dans la forêt du Nid-du- Merle , et Vital , autre bénédictin , dans les bois de Savigny. La foret de l'Orges , dans le diocèse d'Angers , Chaufournois , aujourd'hui Chantenois , en Touraine , Bellay dans la même province, la Puie en Poitou, l'En- cloître dans la forêt de Gironde, Gaisne à quelques lieues de Loudun , Luçon dans les bois du même nom , la Lande dans les landes de Garnache, la Magdeleine sur la Loire, Boubon en Limousin, Cadouin enPérigord, enfin Haule-Bruyère près de Paris , furent au- tant de colonies de Fontevrault , et qui , pour la plupart , d'incultes qu'elles étoient , se chan- gèrent en opulentes campagnes.
Nous fatiguerions le lecteur , si nous entre- prenions de nommer tous les sillons que la charrue desBénédictins a tracés dans IcsGaiiles sauvages. Maurecourt, Longpré, Fontaine, le Charme, Colinance , Foici, Bellomer , Cou- sanie, Sauvement, les Epines, Eube, Vanas- sel , Pons , Charles , Vairville , et cent autres lieux dans la Bretagne , l'Anjou , le Berry ,
4. 22
338 GENIE
l'Auvergne , la Gascogne , le Languedoc , la Guyenne, attestent leurs immenses travaux. Saint Colomban fit fleurir le désert de Vauge , des filles bénédictines même , à l'exemple des Pères de leur ordre , se consacrèrent à la cul- ture ; celles de Montreuil-les-Dames « s'occu- poient , dit Hermann , à coudre , à filer , et à défricher les épines de la foret , à l'imitation de Laon et de tous les religieux de Clairvaux(i).»
En Espagne , les Bénédictins déployèrent la même activité. Ils achetèrent des terres en friche au bord du Tage , près de Tolède , et ils y fondèrent le couvent de Venghalia , après avoir planté en vignes et en orangers tout le pays d'alentour.
Le Mont-Cassin , en Italie, n'étoit qu'une profonde solitude : lorsque saint Benoît s'y retira, le pays changea de face en peu de temps , et l'abbaye nouvelle devint si opulente par ses travaux , qu'elle fut en état de se dé- fendre , en I oSy , contre les Normands qui lui firent la guerre.
Saint Boniface , avec les religieux de son ordre , commença toutes les cultures dans les
(i) De Miracul. \ih. \ll , cap. 17.
DU CHRISTIANISME. 339
quatre évéchés de Bavière. Les Bénédictins de Fulde défrichèrent entre la Hesse, la Fran- conie et la Thuringe , un terrain du diamètre de huit mille pas géométriques , ce qui d'on- noit vingt-quatre mille pas , ou seize lieues de circonférence; ils comptèrent bientôt jusqu'à dix-huit mille métairies , tant en Bavière qu'en Souabe : les moines de Saint -Benoît -Poli- ronne , près de Mantoue , employoient au labourage plus de trois mille paires de bœufs. Remarquons en outre , que la règle presque générale qui interdisoit l'usage de la viande aux ordres monastiques , vint sans doute , en premier lieu , d'un principe d'économie rurale. Les sociétés religieuses étant alors fort multi- pliées , tant d'hommes qui ne vivoient que de poissons , d'œufs , de lait et de légumes , durent favoriser singulièrement la propagation des races de bestiaux. Ainsi nos campagnes, au- jourd'hui si florissantes , sont en partie rede- vables de leurs moissons et de leurs troupeaux au travail des moines et à leur frugalité.
De plus , l'exemple qui est souvent peu de chose en morale , parce que les passions en détruisent les bons effets , exerce une grande puissance sur le côté matériel de la vie. Le
22.
34o GÉNIE
spectacle de plusieurs milliers de religieux cultivant la terre , mina peu à peu ces préjugés barbares , qui attachoient le mépris à l'art qui nourrit les hommes. Le paysan apprit , dans les monastères , à retourner la glèbe , et à fertiliser le sillon. Le baron commença à cher- cher dans son champ des trésors plus certains que ceux qu'il se procuroit par les armes. Les moines furent donc réellement les pères de l'a- griculture , et comme laboureurs eux-mêmes , et comme les premiers maîtres de nos labou- reurs.
Ils n'avoient point perdu de nos jours ce génie utile. Les plus belles cultures , les pay- sans les plus riches, les mieux nourris et les moins vexés, les équipages champêtres les plus parfaits, les troupeaux les plus gras, les fermes les mieux entretenues se trouvoient dans les abbayes. Ce n'étoit pas là, ce nous semble , un sujet de reproches à faire au clergé.
DU CHRISTIAISISME. 3/,i
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CHAPITRE VIII.
Villes et Villages, Ponts, grands Chemins .etc.
Mais si le clergé a défriche l'Europe sau- vage , il a aussi multiplié nos hameaux, accru et embelli nos villes. Divers quartiers de Paris , tels que ceux de Sainte-Geneviève et de Saint- Germain-l'Auxerrois , se sont élevés en partie aux frais des abbayes du même nom (i). En général , partout où il se trou- voit un monastère, là se formoit un village : \di Chaise-Dieu ^ Abbcçille^ et plusieurs autres lieux portent encore dans leurs noms la mar- que de leur origine. La ville de Saint-Sauveur, au pied duMont-Cassin, en Italie, et les bourgs environnans, sont l'ouvrage des religieux de saint Benoît. A Fulde, à Maycnce , dans tous les Cercles ecclésiastiques de l'Allemagne, en Prusse , en Pologne , en Suisse , en Espagne , en Angleterre , une foule de cités ont eu , pour
(i) Hist. de la ^>ille de Paris.
342 GÉNIE
fondateurs , des ordres monastiques ou mili- taires. Les villes qui sont sorties le plus tôt de Ja barbarie , sont celles mêmes qui ont e'té soumises à des princes ecclésiastiques. L'Eu- rope doit la moitié de ses monumens et de ses fondations utiles , à la munificence des cardi- naux , des abbés et des évêques.
Mais on dira peut-être que ces travaux n'at- testent que la richesse immense de l'Eglise.
Nous savons qu'on cherche toujours à atté- nuer les services : l'homme hait la reconnois- sance. Le clergé a trouvé des terres incultes ; il y a fait croître des moissons. Devenu opu- lent par son propre travail , il a appliqué ses revenus à des monumens publics. Quand vous lui reprochez des biens si nobles , et dans leur emploi et dans leur source, vous l'accusez à la fois du crime de deux bienfaits.
L'Europe entière n'avoit ni chemins ni auberges; ses forêts étoient remplies de voleurs et d'assassins : ses lois étoient impuissantes , ou plutôt il n'y avoit point de lois ; la religion seule , comme une grande colonne élevée au milieu des ruines gothiques , offroit des abris, et un point de communication aux hommes.
Sous la seconde race de nos rois , la France
DU CHRISTIANISME. 343
étant tombée dans l'anarchie la plus profonde , les voyageurs étoient surtout arrêtés , dé- pouillés et massacrés aux passages des rivières. Des moines habiles et courageux entreprirent de remédier à ces maux. Ils formèrent entre eux une compagnie, sous le nom à^ Hospita- liers pontifes ou faiseurs de ponts. Ils s'obli- geoient, par leur institut , à prêter main-forte aux voyageurs , à réparer les chemins publics , à construire des ponts , et à loger les étrangers dans des hospices qu'ils élevèrent au bord des rivières. Ils se fixèrent d'abord sur la Durance , dans un endroit dangereux, appelé Maupas ou Mauvais-pas , et qui , grâce à ces généreux moines , prit bientôt le nom de Bon-pas^ qu'il porte encore aujourJlmi. C'est cet ordre qui a bâti le pont du Rhône , à Avignon. On sait que les messageries et les postes, perfection- nées par Louis XI , furent d'abord établies par l'Université de Paris.
Surunc rude et haute montagne du Rouergue, couverte de neige et de brouillards pendant huit mois de l'année , on aperçoit un monas- tère , bâti vers l'an 1120, parAlard, vicomte de Flandres. Ce seigneur, revenant d'un pèle- rinage , fut attaqué dans ce lieu pardes voleurs ;
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il fit vœu , s'il se sauvoit de leurs mains , de fonder dans ce désert un hôpital pour les voya- geurs , et de chasser les brigands de la mon- tagne. Etant échappé au péril, il fut fidèle à ses engagemens , et l'hôpital d'Albrac ou d'Au- brac s'éleva in loco horrorisetvastœ soliiudinis, comme le porte l'acte de fondation. Alard y établit des prêtres pour le service de l'Eglise, des chevaliers hospitaliers pour escorter les voyageurs , et des dames de qualité pour laver les pieds des pèlerins, faire leurs lits, et prendre soin de leurs vêtemens.
Dans les siècles de barbarie , les pèlerinages étoient fort utiles; ce principe religieux , qui attiroit les hommes hors de leurs foyers , ser- voit puissamment au progrès de la civilisation et des lumières.Dansl'année du grand jubilé (i), on ne reçut pas moins de quatre cent quarante- mille cinq cents étrangers à l'hôpital de Saint- Philippe-de-Néri , à Rome ; chacun d'eux fut nourri, logé et défrayé entièrement pendant trois jours.
Il n'y avoit point de pèlerin qui ne revînt dans son village avec quelque préjugé de moins
(i) En 1600.
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et quelque idée de plus. Tout se balance dans les siècles : certaines classes riches de la société voyagent peut-être à présent plus qu'autrefois ; mais, d'une autre part, le paysan est plus sédentaire. La guerre l'appel oit sous la ban- nière de son seigneur, et la religion dans les pays lointains. Si nous pouvions revoir un de ces anciens vassaux que nous nous représen- tons comme une espèce d'esclave stupide, peut- être serions-nous surpris de lui trouver plus de bon sens et d'instruction, qu'au paysan libre d'aujourd'hui.
Avant de partir pour les royaumes étran- gers, le voyageur s'adressoit à son évêque, qui lui donnoit une lettre apostolique , avec laquelle il passoit en sûreté dans toute la chrétienté. La forme de ces lettres varioit selon le rang et la profession du porteur , d'oii on les ap^e\ohJo7ma/œ. Ainsi , la reli- gion n'étoit occupée qu'à renouer les fils sociaux , que la barbarie rompoit sans cesse. En général, les monastères étoient des hôtelleries où les étrangers trouvoient en pas- sant le vivre et le couvert. Cette hospitalité, qu'on admire chez les anciens , et dont on voit encore les restes en Orient, étoit en honneur
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chez nos religieux : plusieurs d'entr'eux , sous le nom ^hospitaliers , se consacrèrent parti- culièrement à cette vertu touchante. Elle se manifestoit, comme aux jours d'Abraham, dans toute sa beauté antique , par le lavement des pieds , la flamme du foyer et les douceurs du repas et de la couche. Si le voyageur étoit pauvre , on lui donnoit des habits , des vivres, et quelque argent pour se rendre à un autre monastère, où il recevoit les mêmes secours. Les dames montées sur leurpalefroi , les preux cherchant aventures , les rois égarés à lâchasse, frappoient au milieu de la nuit , à la porte des vieilles abbayes, et venoient partager l'hospi- talité qu'on donnoit à l'obscur pèlerin. Quel- quefois deux chevaliers ennemis s'y rencon- Iroient ensemble , et se faisoient joyeuse récep- tion , jusqu'au lever du soleil où , le fer à la main , ils maintenoient l'un contre l'autre la supériorité de leurs dames et de leurs patries. Boucicault , au retour de la croisade de Prusse, logeant dans un monastère avec plusieurs che- valiers anglais, soutintseulcontretous, qu'un chevalier écossais, attaqué par eux dans les bois, avoit été traîtreusement mis à mort. Dans ces hôtelleries de la religion , on croyoit
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faire beaucoup d'honneur à un prince, quand on lui proposoit de rendre quelques soins aux pauvres qui s'y trouvoient par hasard avec lui. Le cardinal de Bourbon, revenant de conduire l'inforlunée Elisabeth en Espagne, s'arrêta à l'hôpital de Roncevaux , dans les Pyrénées; il servit à table trois cents pèlerins, et donna à chacun d'eux trois réaux, pour continuer leur voyage. Le Poussin est un des derniers voya- geurs qui ait profité de cette coutume chré- tienne ; il alloit, à Rome, de monastère en monastère , peignant des tableaux d'autel pour prix de l'hospilalilé qu'il recevoit, et renou- velant ainsi chez les peintres l'aventure d'Ho- mère.
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CHAPITRE IX.
Arts et Métiers, Commerce.
Rien n'est plus contraire à la vérité histo- rique , que de se représenter les premiers moines comme des hommes oisifs, quivivoient dans l'abondance aux dépens des superstitions humaines. D'abord celte abondance n'étoit rien moins que réelle. L'ordre , par ses tra- vaux, pouvoit être devenu riche, mais il est certain que le religieux vivoit très-durement. Toutes ces délicatesses du cloître , si exagérées, se réduisoient, même de nos jours, à une étroite cellule , des pratiques désagréables , et une table fort simple , pour ne rien dire de plus. Ensuite , il est très-faux que les moines ne fussent que de pieux fainéans ; quand leurs nombreux hospices , leurs collèges , leurs bibliothèques , leurs cultures , et tous les autres services dont nous avons parlé, n'au- roient pas suffi pour occuper leurs loisirs , ils avoient encore trouvé bien d'autres manières
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d'être utiles ; ils se consacroient aux arts méca- niques, et étendoient le commerce au dehors et au dedans de l'Europe.
La congrégation du Tiers-Ordre de Saint- François, appelée des Bons-Fieux^ faisoit des draps et des galons, en même temps qu'elle montroit à lire aux enfans des pauvres , et qu'elle prenoit soin des malades. La com- pagnie des Pauç>res Frères cordonniers et tail- leurs étoit instituée dans le même esprit. Le couvent des Hiéronymites, en Espagne, avoit dans son sein plusieurs manufactures. La plu- part des premiers religieux étoient maçons , aussi bien que laboureurs. Les Bénédictins bâtissoient leurs maisons de leurs propres mains , comme on le voit par l'histoire des couvens du Mont-Gassin , de ceux de Fonte- vrault, et de plusieurs autres.
Quant au commerce intérieur, beaucoup de foires et de marchés appartenoient aux abbayes, et avoient été établis par elles. La célèbre foire du Landyt^ à Saint-Denis , de- voit sa naissance à l'Université de Paris. Les religieuses fdoient une grande partie des toiles de l'Europe. Les bières de Flandres , et la plupart des vins fins de l'Archipel, de la
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Hongrie , de l'Italie , de la France et de l'Es- pagne , étoientfails par les congrégations reli- gieuses ; l'exportation et l'importation des grains, soit pour l'étranger, soit pour les armées , dépendoient encore en partie des grands propriétairesecclésiastiques.Les églises faisoient valoir le parchemin , la cire , le lin , la soie, les marbres, l'orfèvrerie, les manufac- tures en laines, les tapisseries et les matières premières d'or et d'argent; elles seules, dans les temps barbares , procuroient quelque tra- vail aux artistes, qu'elles faisoient venir exprès de l'Italie et jusque du fond de la Grèce. Les religieux eux-m^êmes cultivoient les beaux- arts , et éloient les peintres , les sculpteurs et les architecLes de l'âge gothique. Si leurs ou- vrages nous paroissent grossiers aujourd'hui, n'oublions pas qu'ils forment l'anneau où les siècles antiques viennent se rattacher aux siècles modernes , que, sans eux , la chaîne de la tra- dition des lettres et des arts eût été totale- ment interrompue : il ne faut pas que la délica- tesse de notre goût nous mène à l'ingratitude. A l'exception de cette petite partie duNord , comprise dans la ligne des villes Anséatiques, le commerce extérieur se faisoit autrefois par
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la Méditerranée. Les Grecs et les Arabes nous apportoient les marchandises de l'Orient , qu'ils chargeoient à Alexandrie. Mais les croi- sades firent passer entre les mains des Francs cette source de richesse. « Les conquêtes des croisés , dit l'abbé FJeury , leur assurèrent la liberté du commerce pour les marchandises de la Grèce, de Syrie et d'Egypte, et par conséquent pour celles des Indes, qui ne ve- noient point encore en Europe par d'autres routes (i). »
Le docteur Robertson , dans son excellent ouvrage sur le commerce des anciens et des modernes aux Indes orientales , confirme , par les détails les plus curieux, ce qu'avance ici l'abbé Fleury. Gènes, Venise , Pise , Flo- rence et Marseille durent leurs richesses et leur puissance à ces entreprises d'un zèle exa- géré , que le véritable esprit du christianisme a condamnées depuis long-temps (2). Mais enfin on ne peut se dissimuler que la marine et le commerce moderne ne soient nés de ces fameuses expéditions. Ce qu'il y eut de bon en
(i) riist. ercl.X. XVIII, sixièm e dise. p. 20. (2) Vid. Fleury, loc. cit.
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elles, appartient à la religion, le reste aux passions humaines. D'ailleurs , si les croisés ont eu tort de vouloir arracher l'Egypte et la Syrie aux Sarrazins , ne gémissons donc plus quand nous voyons ces belles contrées en proie à ces Turcs , qui semblent arrêter la peste et la barbarie sur la patrie de Phidias et d'Euri- pide. Quel mal y auroit-il si l'Egypte étoit de- puis saint Louis une colonie de la France , et si les descendans des chevaliers Français régnoient à Constantinople , à Athènes, à Damas, à Tripoli, à Garthage, à Tyr, à Jérusalem ?
Au reste , quand le christianisme a marché seul aux expéditions lointaines , on a pu juger que les désordres des croisades n'étoient pas venus de lui , mais de l'emportement des hommes. Nos missionnaires nous ont ouvert des sources de commerce, pour lesquelles ils n'ont versé de sang que le leur , dont à la vérité ils ont été prodigues. Nous renvoyons le lecteur à ce que nous avons dit sur ce sujet au livre des Missions.
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CHAPITRE X.
Des Lois civiles et criminelles.
Reciiekcher quelle a c'ié rinfluence du rliristianisme sur les lois et sur les gouver- nemens, comnie nous l'avons fait pour la mo- rale et pour la poésie , seroit le sujet d'un fort bel ouvrage. Nous indiquerons seulement la route , et nous offrirons quelques résultats , afin d'additionner la somme des bienfaits de la religion.
Il suffit d'ouvrir au hasard les conciles, le droit c.inonique, les bulles et les rescrits de la cour de Rome , pour se convaincre que nos anciennes lois recueillies dans les Capitulaires de Charlemagne, dans les formules de Mar- culfe, dans les ordonnancesdesroisdeFrance, ontemprunté une foule ôe règlemens à FEglise, ou plutôt qu'elles ont été rédigées en partie par de savans prêtres, ou des assemblées d'ecclésiastiques.
De temps immémorial, les évêques et les
4. 23
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métropolitains ont eu des droits assez consi- dérables en matière civile. Ils étoient chargés de la promulgation des ordonnances impé- riales, relatives à la tranquillité publique ; on les prenoit pour arbitres dans les procès : c'étoient des espèces de juges de paix naturels que la religion avoit donnés aux hommes. Les empereurs chrétiens , trouvant cette coutume établie , la jugèrent si salutaire (i), qu'ils la confirmèrent par des articles de leurs codes. Chaque gradué , depuis le sous-diacre jus- qu'au souverain pontife , exerçoit une petite juridiction, de sorte que l'esprit religieux agissoit par mille points et de mille manières sur les lois. Mais cette influence étoit-elle favorable ou dangereuse aux citoyens ? Nous croyons qu'elle étoit favorable.
D'abord, dans tout ce qui s'appelle admi- nistra/ion , la sagesse du clergé a constam- ment été reconnue , même des écrivains les plus opposés au christianisme (2). Lorsqu'un Etat est tranquille , les hommes ne font pas
(i) Eus. de vit. Cunst. lib. IV, cap. 27 ; Sozom, iib. I, cap. 9; Cod. Justin, lib. I, tit. IV, leg. 7.
(2) Voyez Vollairc, dum ï Essai sur /es Mœurs.
DU CHRISTIANISME. 355
le mal pour le seul plaisir de le faire. Quel intérêt un concile pouvoit-il avoir à porter une loi inique , touchant l'ordre des succes- sions, ou les conditions d'un mariage? ou pourquoi un officiai, ou un simple prêtre, admis à prononcer sur un point de droit, auroit-il prévariqué ? S'il est vrai que l'édu- cation et les principes qui nous sont inculques dans la jeunesse influent sur notre caractère , des ministres de l'Evangile dévoient être , en ge'néral , guidés par un conseil de douceur et d'impartialité; mettons, si l'on veut, une restriction, et disons , dans tout ce qui ne re- gardoit pas , ou leur ordre , ou leurs per- sonnes. D'ailleurs l'esprit de corps, qui peut être mauvais dans l'ensemble, est toujours bon dans la partie. Il est à présumer qu'un membre d'une grande société religieuse se distinguera plutôt par sa droiture, dans une place civile , que par ses prévarications , ne fût-ce que pour la gloire de son ordre , et le joug que cet ordre lui impose.
De plus, les conciles étoient composés de prélats de tous les pays , et partant ils avoient l'immense avantage d'être comme étrangers aux peuples pour lesquels ils faisoient des lois.
23.
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Ces haines , ces amours , ces préjugés feuda- taires qui accompagnent ordinairementle légis- lateur , éloient inconnus aux pères des con- ciles. Un éveque français avoit assez de lu- mières touchant sa patrie, pour comhaltre un canon qui en blessoit les mœurs, mais il n'a- voit pas assez de pouvoir sur des prélats ita- liens, espagnols, anglais, pour leur faire adopter un règlement injuste ; libre dans le bien, sa position le bornoit dans le mal. C'est Machiavel , ce nous semble , qui propose de faire rédiger la constitution d'un Etat par un étranger. Mais cet étranger pourroit être , ou gagné par intérêt , ou ignorant du génie de la nation dont il fixeroit le gouvernement; deux grands inconvéniens que le concile n'avoitpas, puisqu'il étoità la fois au-dessus de la corrup- tion par ses richesses, et instruit des incli- nations particulières des royaumes, par les divers membres qui le composoient.
L'Eglise , prenant toujours la morale pour base , de préférence à la politique (comme on le voit par les questions de rapt, de divorce , d'adultère), ses ordonnances dévoient avoir un fond naturel de rectitude et d'universalité. En effet, la plupart des canons ne sont point
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relatifs à telle ou telle contre'e ; ils compren- nent toute la chrétienté. La charité , le par- don des offenses formant tout le christianisme, et étant spécialement recommandés dans le sacerdoce , l'action de ce caractère sacré sur les mœurs doit participer de ces vertus. L'his- toire nous offre sans cesse le prêtre priant pour le malheureux, demandant grâce pour le coupable, ou intercédant pour l'innocent. Le droit d'asile dans les églises , tout abusif qu'il pouvoitétre , estnéanmoins une grandepreuve de la tolérance que l'esprit religieux avoit in- troduite dans la justice criminelle. Les Domi- nicains furent animés par cette pitié évangé- lique , lorsqu'ils dénoncèrent avec tant de force les cruautés des Espagnols dans le jSou- veau-Monde. Enfm , comme notre code a été formé dans des temps de barbarie , le prêtre étant le seul homme qui eût alors quelques lettres , il ne pouvoit porter dans les lois qu'une influence heureuse , et des lumières qui manquoient au reste des citoyens.
On trouve un bel exemple de l'esprit de jus- tice que le christianisme tendoit à introduire dans nos tribunaux. Saint Ambroise observe, que si, en matière criminelle , les évéques sont
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obligés par leur caractère d'implorer la clé- mence du magistral, ils ne doivent jamais intervenir dans les causes civiles qui ne sont pas portées à leur propre juridiction : « Car, dit-Il, vous ne pouvez solliciter pour une des parties , sans nuire à l'autre , et vous rendre peut-être coupable d'une grande injustice (i). »
Admirable esprit de la religion !
La modération de saint Chrysostôme n'est pas moins remarquable : « Dieu, dit ce grand Saint, a permis à un homme de renvoyer sa femme pour cause d'adultère , mais non pas pour cause d'iiiolâtne (2). » Selon le droit romain, les infâmes ne pouvoient être juges; saint Ambroise et saint Grégoire poussent encore plus loin cette belle loi , car ils ne çeulent pas que ceux qui ont commis de grandes fautes , demeurent juges , de peur qirds ne se condamnent eux-mêmes en con- damnant les autres (3).
En matière criminelle , le prélat se récusoit, parce que la religion a horreur du sang. Saint
(i) Ambros. de Offic. lib. lU , cap. 3.
\'2.) In. cap. Isaï. 3.
(3) Héricourt, Lois eccL p. 760. Ouest. V11I^
DU CHRISTIANISME. 35^
Augustin obtint par ses prières la vie des Circumcellions , convaincus d'avoir assassine desprélres catholiques. Le concile deSardique fait même une loi aux éveques d'interposer leur médiation dans les sentences d'exil et de bannissement (i). Ainsi, le malheureux devoit à cette charité chrétienne non seulement la vie, mais, ce qui est bien plus précieux en- core , la douceur de respirer son air natal.
Ces autres dispositions de notre jurispru- dence criminelle , sont tirées du droit cano- nique : «< i". On ne doit point condamner un absent, qui peut avoir des moyens légitimes de défense. 2°. L'accusateur et le juge ne })cu- vent servir de témoins. 3". Les grands crimi- nels ne peuvent être accusateurs (2). 4**. En quelque dignité qu'une personne soit consti- tuée , sa seule déposition ne peut suffire pour condamner un accusé (3). »
On peut voir dans Héricourt la suite de ces lois , qui confirment ce que nous avons avancé, savoir , que nous devons les meilleures dispo-
(i) Conc. Sard. Can. 17.
{2) Cet admirable canon n'éloit pas suivi dans nos lois.
(3) Hér. /oc. cil et seif.
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sitions de noire code civil et criminel au droit canonique. Ce droit est en général beaucoup plus doux que nos lois , et nous avons repoussé sur plusieurs points son indulgence chrétienne. Par exemple, le septième concile de Garlhage décide que quand il y a plusieurs chefs d'accu- sation , si l'accusateur ne peut prouver le pre- mier chef, il ne doit point être admis à la preuve des autres ; nos coutumes en ont or- donné autrement.
Cette grande obligation que notre système civil doit aux règlemens du christianisme , est une chose très-grave, très-peu observée, et pourtant très-digne de l'être (i).
Enfin les juridictions seigneuriales , sous la féodalité, furent de nécessité moins vexatoircs dans la dépendance des abbayes et des préla- tures, que sous le ressort d'un comte ou d'un baron. Le seigneur ecclésiastique étoit tenu à de certaines vertus que le guerrier ne se croyoit pas obligé de pratiquer. Les abbés cessèrent promptement de marchera l'armée, et leurs vassaux devinrent de paisibles labou-
(i) Moulesquieu et le docleur l\oL)erl60ii eu oui dil quelques mots.
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reurs. Saint Benoît d'Aniane , réformateur des Bénédictins, en France , recevoit les terres qu'on lui offroit; mais il ne vouloit point accepter les serfs; il leur rendoit sur-le-champ la liberté (i):cet exemple de magnanimité, au milieu du dixième siècle , est bien frappant , et c'est un rnoine qui l'a donné.
(0 Héljot.
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CHAPITRE XI.
Politique et Gouvernement.
L\ coutume qui accordoil le premier rang au clergé dans les assemblées des nations mo- dernes , tenoit au grand principe religieux que l'antiquité entière regardoit comme le fonde- ment de l'existence politique. « Je ne sais, dit Cicéron, si anéantir la piété envers les dieux, ce ne seroit point aussi anéantir la bonne foi, la société du genre humain, et la plus excellente des vertus, la justice (i). » Haiid scio an^ pietate achersiis deos siihlalâ^ jidesetiam^ et socielas humani generis , etiina excellcntissima çirlus ^justilia^ tollatur.
Puisqu'on avoit cru jusqu'à nos jours que la religion est la base de la société civile , ne faisons pas un crime à nos pères d'avoir pensé comme Platon , Aristote , Cicéron , Plutarque, et d'avoir mis l'autel et ses ministres au degré le plus éminent de l'ordre social.
(i) De Nul. Deur. 1,2.
DU CHRISTIAxMSME. 3G3
Mais si personne ne nous conteste sur ce point l'influence de l'Eglise dans le corps poli- tique , on soutiendra peut-être que celle in- fluence a été funesie au bonheur public et à la lil)erté. Nous ne ferons qu'une réflexion sur ce vaste et profond sujet : remontons un ins- tant aux principes généraux d'où il faut tou- jours partir quand on veut atteindre à quelque vérité .
La nature , au moral et au physique , semble n'employer qu'un seul moyen de création ; c'est de mêler , pour produire , la force à la douceur. Son énergie paroît résider dans la loi générale des contrastes. Si elle joint la violence à la violence , ou la foiblessc à la foiblesse, loin de former quelque chose, elle détruit par excès ou par défaut. Toutes les législations de l'antiquité offrent ce système d'opposition, qui enfante le corps politique. Cette vérité une fois reconnue , il faut cher- cher les points d'opposition : il nous semble que les deux principaux résident , l'un dans les mœurs du peuple , l'autre dans les institutions à donner à ce peuple. S'il est d'un caractère timide et foibîe , que saconslitutionsoithardie et robuste ; s'il est fier , impétueux , incoiis-
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tant, que son gouvernement soit doux, mo- déré, invariable. Ainsi, la théocratie ne fut pas bonne aux Egyptiens; elle les asservit sans leur donner les vertus qui leur man- quoient : c'étoit une nation pacifique ; il lui falloit des institutions militaires.
L'influence sacerdotale , au contraire, pro- duisit à Rome des effets admirables : cette reine du monde dut sa grandeur à Numa, qui sut placer la religion au premier rang chez un peuple de guerriers : qui ne craint pas les hommes , doit craindre les dieux.
Ce que nous venons de dire du Romain s'applique au Français. 11 n'a pas besoin d'être excité , mais d'être retenu. On parle du danger de la théocratie ; mais chez quelle nation belli- queuse un prêtre a-t-il conduit l'homme à la servitude?
C'est donc de ce grand principe général qu'il faut partir, pour considérer Tinfluence du clergé dans notre ancienne constitution , et non pas de quelques détails particuliers , locaux et accidentels. Toutes ces déclama- tions contre la richesse de l'Eglise, contre son and:>ition , sont de petites vues d'un sujet immense ; c'est considérer à peine la surface
DU CHRISTIANISME. 365
des objets, et ne pas jeter un coup cVœil ferme dans leurs profondeurs. Le christia- nisme étoit, dans notre corps politique, comme ces instrumens religieux dont les Spartiates se servoient dans les batailles , moins pour animer le soldat, que pour mo- dérer son ardeur.
Si l'on consulte l'histoire de nos états- gcnéraux, on verra que le cierge a toujours rempli ce beau rôle de modérateur. Il calmoit, . il adoucissoit les esprits ; il prévenoit les réso- lutions extrêmes. L'Eglise avoit seule de l'ins- truction et de l'expérience , quand des barons hautains et d'ignorantes communes ne con- noissoient que les factions et une obéissance absolue; elle seule, par l'habitude des synodes et des conciles, savoit parler et délibérer; elle seule avoit de la dignité, lorsque tout en manquoit autour d'elle. Nous la voyons tour à tour s'opposer aux excès du peuple, pré- senter de libres remontrances aux rois, et braver la colère des nobles. La supériorité de ses lumières, son génie conciliant, sa mission de paix , la nature même de ses inté- réls, dévoient lui donner en politique des idées généreuses, qui manquoient aux deux
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autres ordres. Placée entre ceux-ci , elle avoit tout à craindre des grands, et rien des com- munes, dont elle dcvenoit , par cette seule raison, le défenseur naturel. Aussi la voit-on, dans les momens de troubles , voter de préfé- rence avec les dernières. La chose la plus véné- rable qu'offroient nos anciens états-généraux , étoit ce banc de vieux évéques qui, la mitre en tête et la crosse à la main , plaidoient tour à tour la cause du peuple contre les grands, et celle du souverain contre des seigneurs factieux.
Ces prélats furent souvent la victime de leur dévouement. La haine des nobles contre le clergé fut si grande au commencement du treizième siècle, que saint Dominique se vit contraint de prêcher une espèce de croisade, pour arracher les biens de l'Eglise aux barons, qui les avoient envahis. Plusieurs évêqucs furent massacrés par les nobles, ou empri- sonnés par la cour. Ils subissoient tour à tour les vengeances monarchiques , aristocratiques et populaires.
Si vous voulez considérer plus en grand rinfluence du christianisme sur l'existence poli- tique des peuples de l'iiiurope , vous verrez
DU CIlRrSTIANISMF. 36;
qu'il prcveiioil les famines , et sauvoit nos ancêtres (le leurs propres fureurs, en procla- mant ces paix , appele'es paix de Dieu ^ pen- dant lesquelles on recueilloit les moissons et les vendanges. Danslescommotionspubliques, souvent les papes se montrèrent comme de très-grands princes. Ce sont eux qui , en re'- veillant les rois, sonnant l'alarme et faisant des ligues , ont empêché l'Occident de devenir la proie des Turcs. Ce seul service rendu au monde par l'Eglise méritcroit des autels.
Des hommes indignes du nom de chrétiens égorgeoicnl les peuples du Nouveau-Monde, et la cour de Rome fulminoit des bulles pour prévenir ces atrocités (i). L'esclavage étoit reconnu légitime, et l'Egtise ne reconnoissoit point d'esclaves (2) parmi ses enfans. Les excès même de la cour de Rome ont _servi à répandre les principes généraux du droit des peuples. Lorsque les papes mettoient les royaumes en interdit , lorsqu'ils forçoienl les empereurs à venir rendre compte de leur
(i) La fameuse bulle de Paul III.
(2) Le décret de Constanlin, qui déclare libre lout escicive qui embrasse le christianisme.
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conduite au Saint-Siège , ils s'arrogeoient sans doute un pouvoir qu'ils n'avoient pas ; mais , en blessant la majesté du trône, ils faisoient peut-être du bien à Thumanité. Les rois deve- noient plus circonspects; ils sentoient qu'ils avoient un frein , et le peuple une égide. Les rescrits des pontifes ne manquoient jamais de mêler la voix des nations et l'intérêt général des hommes aux plaintes particulières. « // 7201/5 est venu des rapports que Philippe , Ferdinand ^ Henri opprimoit son peuple^ etc. » Tel étoit , à peu près , le début de tous ces arrêts de la cour de Rome.
S'il existoit au milieu de l'Europe un tri- bunal qui jugeât , au nom de Dieu , les nations et les monarques, et qui prévînt les guerres et les révolutions , ce tribunal seroit le chef- d'œuvre de la politique , et le dernier degré de la perfection sociale : les papes, par l'in- fluence qu'ils exerçoient sur le monde chré- tien, ont été au moment de réaliser ce beau songe.
Montesquieu a fort bien prouvé que le chris- tianisme est opposé d'esprit et de conseil au pouvoir arbitraire, et que ses principes font plus que r/wnneur dans les rnonarclues , la
DU CHKISTIANIS.AIE. 3Gt)
vertu dans les républiques ^ et la crainte dans les Etats despotiques. N'existe-t-il pas d'ail- leurs des re'publiqiies chrétiennes , qui parois- sent même plus attachées à leur religion que les monarchies? N est-ce pas encore sous la loi évangélique que s'est formé ce gouverne- ment, dont l'excellence paroissoit telle au plus grave des historiens, qu'il le croyoit impraticable pour les hommes? « Dans toutes les nations, dit Tacite, c'est le peuple, ou les nobles , ou un seul qui gouvernent ; une forme de gouvernement qui se composeroit à la fois des trois autres, est une brillante chi- mère, etc. (i) M
Tacite ne pouvoit pas deviner que cette espèce de miracle s'accompliroit un jour chez des Sauvages dont il nous a laissé l'his- toire (2). Les passions, sous le polythéisme , auroient bientôt renversé un gouvernement qui ne se conserve que par la justesse des contre-poids. Le phénomène de son existence éloit réservé à une religion qui, en mainte- nant l'équilibre moral le plus parfait, permet
(i) Tac.^wn. llb. IV,33. (2) In. i>U. Jgn'c.
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370 GÉNIE
d'établir la plus parfaite balance politique. Montesquieu a vu le principe du gouverne- ment anglais dans les forêts de la Germanie : il étoit peut-être plus simple de le découvrir dans la division des trois ordres ; division connue de toutes les grandes monarchies de l'Europe moderne. L'Angleterre a commencé, comme la France et l'Espagne, par ses étals- généraux : l'Espagne passa à une monarchie absolue , la France à une monarchie tempérée, et l'Angleterre à une monarchie mixte. Ce qu'il y a de remarquable , c'est que les cortès de la première jouissoient de plusieurs privi- lèges que n'avoient pas les états-généraux de la seconde et les parlemens de la troisième , et que le peuple le plus libre est tombé sous le gouvernement le plus absolu. D'une autre part, les Anglais, qui étoient presque réduits en servitude, se rapprochèrent de l'indépen- dance, et les Français, qui n'étoient ni très- libres, ni très-asservis , demeurèrent à peu près au même point.
Enfin, ce fut une grande et féconde idée politique que cette division des trois ordres. Totalement ignorée des anciens, elle a pro- duit chez les modernes le système représen-
DU CHRISTIANISME. 871
talif , qu'on peut mellre au nombre de ces trois ou quatre découvertes, qui ont créé un autre univers. Et qu'il soit encore dit à la gloire de notre religion, que le système re- présentatif découle en partie des institutions ecclésiastiques , d'abord parce que l'Eglise en offrit la première image dans ses conciles, composés du Souverain Pontife, àes prélats et des députés du bas-clergé , et ensuite parce que les prêtres chrétiens ne s'élant pas séparés de l'Etat , ont donné naissance à un nouvel ordre de citoyens, qui, par sa réunion aux deux autres, a entraîné la représentation du corps politique.
Nous ne devons pas négliger une remarque qui vient à l'appui des faits précédens , et qui prouve que le génie évangélique est éminem- ment favorable à la liberté. La religion chré- tienne établit en dogme l'égalité morale, la seule qu'on puisse prêcher sans bouleverser le monde. Le polythéisme cherchoit-il à Piome à persuader au patricien qu'il n'étoit pas d'une poussière plus noble que le plébéien ? Quel pontife eût osé faire retentir de telles paroles aux oreilles de Néron et de Tibère? On eût bientôt vu le corps du lévite imprudent exposé
24.
372 GÉNIE
aux gémonies. C'est cependant de telles leçon» que les potentats chrétiens reçoivent tons les jours dans cette chaire , si justement appelée la chaire de vérité.
En général, le christianisme est surtout ad- mirable , pour avoir converti V homme phy- sique en r homme moral. Tous les grands principes de Rome et de la Grèce , l'égalité, la liberté , se trouvent dans notre religion , mais appliqués à l'âme et au génie , et consi- dérés sous des rapports sublimes.
Les conseils de TEvangile forment le véri- table philosophe , et ses préceptes le véritable citoyen. Il n'y a pas un petit peuple chrétien chea lequel il ne soit plus doux de vivre , que chez le peuple antique le plus fameux , excepté Athènes qui fut charmante , mais horriblement injuste. Il y a une paix intérieure dans les nations modernes , un exercice continuel des plus tranquilles vertus , qu'on ne vit point régner au bord de l'Ilissus et du Tibre. Si la république de Brutus ou la monarchie d'Au- guste sortoit tout à coup de la poudre, nous aurions horreur de la vie romaine. Il ne faut que se représenter les jeux de la déesse Flore , et cette boucherie continuelle des gladiateurs ,
DU CHRISTIANISME. S73
pour sentir Tcnorme différence que l'Evan- gile a mise entre nous et les païens; le der- nier des chrétiens , honnête homme , est plus moral que le premier des philosophes de l'antiquité.
M Enfin, dit Montesquieu, nous devons au christianisme , et dans le gouvernement un certain droit politique, et dans la guerre un certain droit des gens que la nature humaine ne sauroit assez reconnoître.
» C'est ce droit qui fait que, parmi nous, la victoire laisse aux peuples vaincus, ces grandes choses, la vie , la liberté, les lois, les biens , et toujours la religion , quand on ne s'aveugle pas soi-même (i). »
Ajoutons , pour couronner tant de bienfaits , un bienfait qui devroit être écrit en lettres d'or dans les annales de la philosophie :
l'abolition de l'esclavage.
(i) Esprit des Loîs^ liv. XXIV, ch. 3.
374 GÉNIE
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CHAPITRE XII.
Récapitulation générale.
Ce n'est pas sans éprouver une sorte de crainte, que nous touchons à la fin de notre ouvrage. Les graves idées qui nous l'ont fait entreprendre , la dangereuse ambition que nous avons eue de déterminer, autant qu'il dépendoit de nous, la question sur le chris- tianisme , toutes ces considérations nous alar- ment. Il est difficile de découvrir jusqu'à quel point Dieu approuve que des hommesprennent dans leurs débiles mains la cause de son éter- nité, se fassent les avocats du Créateur au tribunal de la créature , et cherchent à justi- fier , par des raisons humaines , ces conseils qui ont donné naissance à l'univers. Ce n'est donc qu'avec une défiance extrême , trop mo- tivée par l'insuffisance de nos talens , que nous offrons ici la récapitulation générale de cet ouvrage.
DU CHRISTIANISME. Z-]h
Toute religion a des mystères; toute la nature est un secret.
Les mystères ehrétiens sont les plus beaux possit)Ies : ils sont l'archétype du système de riiomme et du monde.
Les sacremens sont une législation morale , et des tableaux pleins de poésie.
La foi est une force, la charité un amour, l'ispcrancc toute une félicite, ou , comme parle la religion , toute une vertu.
Les lois de Dieu sont le code le plus par- fait de la jusîicc naturelle.
La chute de notre premier père est une tradition universelle.
On peut en trouver une preuve nouvelle dans la constitution de l'homme moral, qui contredit la constitution générale des êtres.
La défense de toucher au fruit de science est un commandement sublime , et le seul qui fut digne de Dieu.
Toutes les prétendues preuves de l'anti- quité de la terre peuvent être combattues.
Dogme de l'existence de Dieu, démontré par les merveilles de l'univers ; dessein visible de la Providence dans les instincts des ani- maux ; enchantement de la nature.
3-6 GÉNIE
La seule morale prouve l'immortalité de l'âme. L'homme désire le bonheur, et il est le seul être qui ne puisse l'obtenir : il y a donc une félicité au-delà de la vie ; car on ne désire point ce qui n'est pas.
Le système de l'athéisme n'est fondé que sur des exceptions : ce n'est point le corps qui agit sur l'âme , c'est l'âme qui agit sur le corps. L'homme ne suit point les règles générales de la matière ; il diminue où l'animal augmente.
L'athéisme n'est bon à personne , ni à l'in- fortuné auquel il ravit l'espérance , ni à l'heu- reux dont il dessèche le bonheur , ni au soldat qu'il rend timide , ni à la femme dont il flétrit la beauté et la tendresse , ni à la mère qui peut perdre son fils , ni aux chefs des hommes , qui n'ont pas de plus sûr garant de la fidélité des peuples que la religion.
Les châlimens et les récompenses que le christianisme dénonce ou promet dans une autre vie , s'accordent avec la raison et la nature de l'âme.
En poésie , les caractères sont plus beaux et les passions plus énergiques sous la religion chrétienne, qu'ils ne l'étoient sous le poly- théisme. Celui-ci ne présentoit point de partie
DU CHRISTIAINISME. 877
dramatique 5 point de combats des penchans naturels et des vertus.
La mythologie rapetissoit la nature , et les anciens , par cette raison , n'avoient point de poésie descriptive. Le christianisme rend au désert, et ses tableaux , et ses soliludes.
Le rncrçeilleux chrétien peut soutenir le parallèle avec le merveilleux de la fable. Les anciens fondent leur poésie sur Homère, et les chrétiens sur la Bible : et les beautés de la Bible surpassent les beautés d'Homère.
C'est au christianisme que les beaux-arts doivent leur renaissance et leur perfection.
En philosophie , il ne s'oppose à aucune vérité naturelle. S'il a quelquefois combattu les sciences, il a suivi l'esprit de son siècle, et l'opinion des plus grands législateurs de l'antiquité.
En histoire , nous fussions demeurés infé- rieurs aux anciens , sans le caractère nouve au d'images, de réflexions et de pensées, qu'a fait naître la religion chrétienne. L'éloquence moderne fournit la même observation.
Restes des beaux-arts , solitudes des monas- tères , charmes des ruines , gracieuses dévo- tions du peuple, harmonie du cœur, de la
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religion et des déserts , c'est ce qui conduit à l'examen du culte.
Partout , dans le culte chrétien , la pompe et la majesté sont unies aux intentions mo- rales , aux prières touchantes ou suhlimes. Le sépulcre vit et s'anime dans notre religion : depuis le laboureur qui repose au cimetière champêtre , Jusqu'au roi couché à Saint-Denis , tout dort dans une poussière poétique ; Job et David, appuyés sur le tombeau du chrétien, chantent tour à tour la mort aux portes de l'éternité.
Nous venons de voir ce que les hommes doivent au clergé séculier et régulier , aux institutions, au génie du christianisme.
Si Shoonbcck , Bonnani , Giustiniani et Hélyot avoient mis plus d'ordre dans leurs laborieuses recherches, nous pourrions donner ici le catalogue complet des services rendus par la religion à l'humanité. Nous commence- rions par faire la liste des calamités qui acca- blent l'àme ou le corps de l'homme , et nous placerions sous chaque douleur l'ordre chré- tien qui se dévoue au soulagement de cette douleur. Ce n'est point une exagération ; un homme peut penser telle misère qu'il voudra ^
DU CHRISTIANISME. 879
et il y a mille contre un que la religion a deviné sa pensée , et préparé le remède. Voici ce que nous avons trouvé après un calcul aussi exact que nous l'avons pu faire.
On compte à peu près sur la surface de l'Europe chrétienne 4,3oo villes et villages.
Sur ces 4»3oo villes et villages, 3,294 sont de la première , de la seconde , de la troisième et de la quatrième grandeur.
En accordant un hôpital à chacune de ces 3,294 villes (calcul au-dessous de la vérité), vous aurez 3,294 hôpitaujf , presque tous ins- titués par le génie du christianisme , dotés sur les biens de l'Eglise, et desservis par des ordres religieux.
Prenant une moyenne proportionnelle, et donnant seulement loc^ lits à chacun de ces hôpitaux, ou , si Ton veut, 5o lits pour deux malades, vous verrez que la religion, indé- pendamment de la foule immense de pauvres qu'elle nourrit , soulage et entretient par jour , depuis plus de mille ans , environ 329,400 hommes.
Sur un relevé des collèges et des univer- sités , on trouve à peu près les mêmes calculs, et l'on peut admettre hardiment qu'elle en-
38o GÉNIE
scigne au moins 3oo,ooo jeunes gens dans les divers Etats de la chrétienté (ij.
Nous ne faisons point entrer ici en ligne de compte , les hôpitaux et les collèges chrétiens dans les trois autres parties du monde , ni l'éducation des filles par les religieuses.
Maintenant il faut ajouter à ces résultats le dictionnaire des hommes célèbres , sortis du sein de l'Eglise , et qui forment à peu près les deux tiers des grands hommes des siècles mo- dernes : il faut dire , comme nous l'avons montré, que le renouvellement des sciences, des arts et des lettres est du à l'Eglise , que la plupart des grandes découvertes modernes, telles que la poudre à canon , l'horloge , les lunettes, la boussole , et en politique le sys- tème représentatif, lui appartiennent ; que l'agriculture , le commerce , les lois et le gou- vernement lui ont des obligations immenses ; que ses missions ont porté les sciences et les arts chez des peuples civilisés, et les lois chez des peuples sauvages ; que sa chevalerie a puis-
(i) On a mis sous les yeux du lecteur les bases de tous ces calculs, que l'on a laissés exprès infiniment au- dessous de la vérité.
Voyei la note R à la un du volume.
DU CHRISTIANISME. 38 1
samment contribué à sauver l'Europe d'une invasion de nouveaux Barbares ; que le genre humain lui doit
Le culte d'un seul Dieu ;
Le dogme plus fixe de l'existence de cet Etre suprême ;
La doctrine moins vague et plus certaine de l'immortalité de Tâme, ainsi que celle des peines et des récompenses dans une autre vie;
Une plusgrande humanité chez les hommes;
Une vertu tout entière , et qui vaut seule toutes les autres, la charité;
Un droit politique et un droit des gens , inconnus des peuples antiques , et, par-dessus tout cela , l'abolition de l'esclavage.
Qui ne seroit pas convaincu de la beauté et de la grandeur du christianisme ? Qui n'est écrasé par cette effrayante masse de bienfaits ?
382 GENIE
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CHAPITRE XIII ET DERNIER.
Quel seroit aujourd'hui l'ëlat de la société , si le Chrislianisrae n'eût point paru sur la terre? — Conjectures.— Conclusion.
Nous terminerons cet ouvrage par l'examen de rimportante question qui fait le titre de ce dernier chapitre : en tâchant de découvrir ce que nous serions probablement aujourd'hui si le christianisme n'eût pas paru sur la terre , nous apprendrons à mieux apprécier ce que nous devons à cette religion divine.
Auguste parvint à l'empire par des crimes , et régna sous la forme des vertus. Il succédoit à un conquérant ; et , pour se distinguer , il fut tranquille. Ne pouvant être un grand homme , il voulut être un prince heureux. Il donna beaucoup de repos à ses sujets : un immense foyer de corruption s'assoupit; ce calme fut appelé prospérité. Auguste eut le génie des circonstances : c'est celui qui re- cueille les fruits que le véritable génie a pré- parés ; il le suit, et ne l'accompagne pas toujours.
DU CHRISTIANISME. 3<SS
Tibère méprisa trop les hommes, et sur- tout leur fit trop voir ce mépris. Le seul sen- timent dans lequel il mit de la franchise, étoit le seul où il eût dû dissimuler ; mais c'étoit un cri de Joie qu'il ne pouvoit s'empêcher de pousser , en trouvant le peuple et le sénat romain au-dessous même de la bassesse de son propre cœur.
Lorsqu'on vit ce peuple-roi se prosterner devant Claude , et adorer le fils d'Enobarbus, on put juger qu'on Tavoit honoré, en gardant avec lui quelque mesure. Rome aima Néron. Long-temps après la mort de ce tyran , ses fantômes faisoient tressaillir l'empire de joie et d'espérance. C'est ici qu'il faut s'arrêter, pour contempler les mœurs romaines. Ni Titus, ni Antonin, ni Marc-Aurcle ne purent en changer le fond : un Dieu seul le pouvoit. Le peuple romain fut toujours un peuple horrible : on ne tombe point dans les vices qu'il fit éclater sous ses maîtres , sans une certaine perversité naturelle , et quelque dé- faut de naissance dans le cœur. Athènes cor- rompue ne fut jamais exécrable : dans les fers elle ne songea qu'à jouir. Elle trouva que ses vainqueurs ne lui avoient pas tout ôté, puis-
38^; GÉNIE
qu'ils lui avoient laissé le temple des Muses.
Quand Rome eut des vertus , ce furent des vertus contrenature.LepremierBrutus égorge ses fils, et le second assassine son père. 11 y a des vertus de position qu'on prend trop faci- lement pour des vertus générales , et qui ne sont que des résultats locaux. Rome libre fut d'abord frugale , parce qu'elle étoit pauvre ; courageuse , parce que ses institutions lui mettoient le fer à la main , et qu'elle sortoit d'une caverne de brigands. Elle étoit d'ailleurs féroce, injuste, avare, luxurieuse : elle n'eut de beau que son génie ; son caractère fut odieux.
Les décemvirs la foulent aux [lieds. Marius verse a volonté le sang des nobles, et Sylla , celui du peuple : pour dernière insuUe, il abjure publiquement la dictature. Les con- jurés de Catilina s'engagent à massacrer leurs propres pères (i) , et se font un jeu de ren- verser cette majesté romaine , que Jugurtha se propose d'acheter (2). Viennent les trium-
(i) Sed filii familiarum , quorum ex nohilîtaie maxuma pars erat^ parentes interficerenf. Sallust. in Catil. XLIV, (2) Sallust. ï'n Bell. Jugurth.
DU CHRISTIANISME. 385
virs et leurs proscriptions : Auguste ordonne au père et au fils de s'entre-tuer (i), et le père et le fils s'entre-luent. Le sénat se montre trop vil , même pour Tibère (2). Le dieu-Néron a des temples. Sans parler de ces délateurs , sortis des premières familles patriciennes ; sans montrer les chefs d'une même conju- ration , se dénonçant et s'égorgeant les uns et les autres (3) ; sans représenter des philosophes discourant sur la vertu , au milieu des débau- ches de Néron ; Sénèque excusant un parri- cide , Burrhus (4) le louant et le pleurant à la fois; sans rechercher sous Galba, Vitellius, Domitien , Commode , ces actes de lâcheté qu'on a lus cent fois, et qui étonnent toujours, un seul trait nous peindra l'infamie romaine : Plautien, ministre de Sévère, en mariant sa fille au fils aîné de l'empereur , fit mutiler
(i) Suet. in Aug. et Amm. Alex. ^) Tacit. Ann.
(3) Id. ibidAiKXV, 56,57.
(4.) Id. ibid. lib. XIV, i5. Papinien, jurisconsulte et préfet du prétoire, qui ne se piquoit pas de philosophie, répondit à Caracalla qui lui ordonnoit de justifier le meurtre de son frère Géta : « 11 est plus aisé de com- mettre un parricide que de le justifier, w Hist. Aug.
4. 25
38G GÉNIE
cent Romains libres, dont quelques uns étoient mariés et pères de famille : « Afin, dit l'histo- rien, que sa fille eût à sa suite des eunuques dignes d'une reine d'Orient (i). »
A cette lâcheté de caractère joignez une épouvantable corruption de mœurs. Le grave Caton vient pour assister aux prostitutions des jeux de Flore. Sa femme Marcia étant en- ceinte , il la cède àHortensius ; quelque temps après jHortensius meurt, etayantlaisséMarcia héritière de tous ses biens, Caton la reprend , au préjudice du fils d'Hortensius. Cicéron se sépare de Terentia , pour épouser Publia sa pupille. Sénèque nous apprend qu'il y avoit des femmes qui ne comptoient plus leurs années par consuls, mais par le nombre de leurs maris (2) ; Tibère invente les sccllarii et les spintriœ; Néron épouse publiquement l'affranchi Pythagore (3) , el Héliogabale cé- lèbre ses noces avec Hiéroclès (4).
Ce fut ce même Néron , déjà tant de ^is
(i) Dion. lib. LXXVI , p. 1271.
(2) De Benefic. III, 16.
(3) Tac. ^««. XV, 3;.
(4) Dion. lib. LXXIX, p. i363. Hist. Aug. p. 10.
DU CHKISTIAMSME. 38;
cité , qui institua les fétcs Juvénales. Les che- valiers, les sénateurs et les femmes du pre- mier rang étoient obligés de monter sur le théâtre , à l'exemple de l'empereur , et de chanter des chansons dissolues , en copiant les gestes des histrions (i). Pour le repas de Ti- gellin, sur l'étang d'Agrippa, on avoit bâti des maisons au bord du lac, où les plus illustres Romaines étoient placées vis-à-vis de courtisanes toutes nues. A Tentrée de la nuit, tout fut illuminé (2), afin que les dé- bauches eussent un sens de plus et un voile de moins.
La mort faisoit une partie essentielle de ces divertissemcns antiques. Elle étoit là pour contraste et pour rehaussement des plaisirs de la vie. Afin d'égayer les repas, on faisoit venir des gladiateurs , avec des courtisanes et des joueurs de flûte. En sortant des bras d'un infâme, on alloit voir une béte féroce boire du sang humain : de la vue d'une prostitution , on passoit au spectacle des convulsions d'un homme expirant. Quel peuple que celui-là,
(i) Tacit. Ann. XI , i5. (2) Id. XV, 37.
25.
388 GÉNIE
qui avoit placé T opprobre à la naissance et à la mort, et élevé sur un théâtre les deux grands mystères de la nature , pour déshonorer d'un seul coup tout l'ouvrage de Dieu!
Les esclaves qui travailloient à la terre , avoient constamment les fers aux pieds : pour toute nourriture , on leur donnoit un peu de pain , d'eau et de sel ; la nuit , on les renfer- moit dans des souterrains qui ne recevoient d'air que par une lucarne pratiquée à la voûte de ces cachots. Il y avoit une loi qui défen- doil de tuer les lions d'Afrique , réservés pour les spectacles de Rome. Un paysan qui eût dis- puté sa \ie contre un de ces animaux , eût été sévèrement puni (i). Quand un malheureux périssoit dans l'arène , déchiré par une pan- thère ou percé par les bois d'un cerf, cer- tains malades couroient se baigner dans son sang , et le recevoir sur leurs lèvres avides (2). Caligula souhaitoit que le peuple romain n'eût qu'une seule tète , pour l'abattre d'un seul coup (3). Ce même empereur, en attendant
(i) Cod. Theod. tom. VI , p. 92.
(2) Tert. Apologet.
(3) Suet. m Vit.
DU CHRISTIANISME. 38.,
les jeux du Cirque , nourrissoit les lions de chair humaine, et Néron fut sur le point de faire manger des hommes tout vivans à un Egyptien connu par sa voracité (i). Titus, pour célébrer la fête de son père Vcspasien, donna trois mille Juifs à dévorer auxljètes(2). On conseilloit à Tibère de faire mourir un de ses anciens amis, qui languissoit en prison : « Je ne me suis pas réconcilié avec lui » , répondit le tyran , par un mot qui respire tout le génie de Pxome. C'étoit une chose assez ordinaire qu'on égorgeât cinq mille , six mille , dix mille , vingt mille personnes de tout rang, de tout sexe et de tout âge, sur un soupçon de l'empereur (3) ; et les parens des victimes ornoient leurs maisons de feuillages, baisoient les mains du dieu^ et assistoient à ses fêtes. La fille de Séjan , âgée de neuf ans, qui disoit qu'elle ne le feroitplus , et qui demandoit qu'0/2 lui donnât le fouet [Jj^ , lorsqu'on la conduisoit en prison,
(i) Suet. in Caligul. et Ner.
(2) Josephe, de Bell. Judaic. lib. VII.
(3) Tacit. ^o«.lib. XV ; Dion lib. LXXVII , p. 1290; Herodien. lib. IV, p. i5o.
(4) Tacit. Ann. , V , g.
Sgo GÉNIE
fut violée par le bourreau, avant d'être étran- gle'eparlui:tant ces vertueux Romains avoient de respect pour les lois! On vit sous Claude (et Tacite le rapporte comme un beau spec- tacle) (i) , dix-neuf mille hommes s'égorger sur le lac Fucin , pour l'amusement de la popu- lace romaine : avant d'en venir aux mains , les combattanss aluèrent l'empereur : ^t^^, impe- rator y morituri te saluiant. « César, ceux qui vont mourir te saluent! « mot aussi lâche qu'il est touchant. ;
C'est l'extinction absolue du sens moral , qui donnoit aux Romains cette facilité de mourir qu'on a si follement admirée. Les suicides sont toujours communs chez les peuples corrompus. L'homme réduit à l'ins- tinct de la brute meurt indifféremment comme elle. Nous ne parlerons point des autres vices des Romains , de l'infanticide autorisé par une loi de Romulus, et confirmé par celle des Douze Tables, de l'avarice sordide de ce peuple fameux. Scaptius avoit prêté quelques fonds au sénat de Salamine. Le sénat n'ayant pu le rembourser au terme fixé , Scaptius le tint si
(i) Tacil. Aiin. lil). XII , 50.
DU CHRISTIANISME. Sgi
long-temps assiégé par des cavaliers , que plusieurs sénateurs moururent de faim. Le stoïque E^rutus, ayant quelque affaire com- mune avec ce concussionnaire, s'intéresse pour lui auprès de Cicéron , qui ne peut s'empêcher d'en être indigné (i).
Si donc les Romains tombèrent dans la ser- vitude , ils ne durent s'en prendre qu'à leurs mœurs. C'est la bassesse qui produit d'abord la tyrannie, et, par une juste réaction, la tyrannie prolonge ensuite la bassesse. Ne nous plaignons plus de l'état actuel de la société ; le peuple moderne le plus corrompu est un peuple de sages, auprès des nations païennes.
Quand on supposeroit un instant que l'ordre politique des anciens fut plus beau que le nôtre , leur ordre moral n'approcha jamais de celui que le christianisme a fait naître parmi nous. Et comme , enfin , la morale est en dernier lieu la base de toute institution sociale , jamais nous n'arriverons à la dépravation de l'anti- quité, tandis que nous serons chrétiens.
Lorsque les liens politiques furent brisés à
(i) L'intérêt de la somme étolt de quatre pour cent par mois. Vîd. Cicer. Epist. ad Atlic. lib. VI , epist. 2.
392 GÉNIE
Rome et dans la Grèce , quel frein resla-t-il aux hommes ? Le culte de tant de di^4nités in- fâmes pouvoit-il maintenir des mœurs que les lois ne soutenoient plus? Loin de remédier à la corruption , il en devint un des agens les plus puissans. Par un excès de misère , qui fait frémir, l'idée de Texistence des dieux, qui nourrit la vertu chez les hommes , entretenoit les vices parmi les païens , et sembloit éter- niser le crime, en lui donnant un principe d'éternelle durée.
Des traditions nous sont restées de la mé- chanceté des hommes , et des catastrophes terribles qui n'ont Jamais manqué de suivre la corruption des mœurs. Ne seroit-il pas pos- sible que Dieu eût combiné l'ordre physique et moral de l'univers , de manière qu'un boule- versement dans le dernier entraînât des chan- gemens nécessaires dans l'autre , et que les grands crimes amenassent naturellement les grandes révolutions ? La pensée agit sur le corps d'une manière inexplicable ; Fhommc est peut-être la pensée du grand corps de l'univers.Cela simplifieroit beaucoup la nature, et agrandiroit prodigieusement la sphère de l'homme : ce seroit aussi une clef pour l'cxpli-
DU CHRISTIANISME. 3r,3
calion des miracles , qui rentreroient dans le cours ordinaire des choses. Que les déluges , les embrasemens, le renversement des Etats, eussent leurs causes secrètes dans les vices de l'homme; que le crime et le châtiment fussent les deux poids moteurs , placés dans les deux bassins de la balance morale et physique du monde, la correspondance seroit belle, et ne feroit qu'un tout d'une création qui semble double au premier coup d'œil.
Il se peut donc faire que la corruption de Tempire romain ait attiré du fond de leurs déserts les Barbares qui , sans connoître la mission qu'ils avoient de détruire , s'étoient appelés par instinct, le fléau de Dieu (i). Que fut devenu le monde , si la grande arche du christianisme n'eût sauvé les restes du genre humain de ce nouveau déluge .^ Quelle chance restoit-il à la postérité ? Où les lumières se fussent-elles conservées ?
Les prêtres du polythéisme ne formoient point un corps d'hommes lettrés , hors en Perse et en Egypte ; mais les mages et les prêtres égyptiens , qui d'ailleurs ne commu-
(i) Voyez la note S à la fin du volume.
394 GÉNIE
niquoient point leurs sciences au vulgaire, n'existoient déjà plus en corps , lors de l'in- vasion des Barbares. Quant aux sec les philo- sophiques d'Athènes et d'Alexandrie , elles se renfermoient presqu'entièrement dans ces deux villes, et consistoient tout au plus en quelques centaines de rhéteurs , qui eussent été égorgés avec le reste des citoyens.
Point d'esprit de prosélytisme chez les anciens; aucune ardeur pour enseigner; point de retraite au désert , pour y vivre avec Dieu , et pour y sauver les sciences. Quel pontife de Jupiter eût marché au-devant d'Attila pour l'arrêter? Quel lévite eût persuadé à un Alaric de retirer ses troupes de Rome ? Les Barbares qui entroient dans l'empire , étoient déjà à demi chrétiens ; mais voyons-les marcher sous Ja bannière sanglante du dieu de la Scandi- navie ou des Tartares , ne rencontrant sur leur route, ni une force d'opinion religieuse qui les oblige à respecter quelque chose , ni un fonds de mœurs qui commence à se renou- veler chez les Romains par le christianisme : n'en doutons point, ils eussent tout détruit. Ce fut même le projet d' Alaric : « Je sens en moi , disoit ce roi barbare , quelque chose qui
DU CHRISTIANISME. 895
me porte à brûler Rome. » C'est un homme monté sur des ruines , et qui paroîtgigantesque.
Des différens peuples qui envahirent l'em- pire , les Goths semblent avoir eu le génie le moins dévastateur. Théodoric vainqueur d'O- doacre fut un grand prince ; mais il étoit chré- tien, mais Boëce , son premier ministre , étoit un homme de lettres chrétien : cela trompe toutes les conjectures. Qu'eussent fait les Goths idolâtres ? Ils auroient sans doute tout renversé comme les autres Barbares. D'ailleurs , ils se corrompirenttrès-vite ; et si , aulieude vénérer Jésus-Christ, ils s'étoient mis à adorer Priape, Vénus et Bacchus , quel effroyable mélange ne fût-il point résulté de la religion sanglante d'Odin , et des fables dissolues de la Grèce ?
Le polythéisme étoit si peu propre à con- server quelque chose, qu'il tomboit lai-même en ruines de toutes parts, et que Maximin voulut lui faire prendre les formes chrétiennes pour le soutenir. Ce César établit dans chaque province un lévite qui correspondoit à l'évéque , un grand-prêtre qui représcntoit le métropo- litain (i). Julien fonda des couvens de païens ,
(i) Eus. Hb. VIII, cap. i4; lib. IX, cap. 2-8.
396 GÉNIE
et fit prêcher les ministres de Baal dans leurs temples. Cet échafaudage , imité du christia- nisme , se brisa bientôt, parce qu'il n'étoit pas soutenu par un esprit de vertu , et ne s'appuyoit pas sur les mœurs.
La seule classe des vaincus respectée par les Barbares fut celle des prêtres et des reli- gieux. Les monastères devinrent autant de foyers oii le feu sacré des arts se conserva avec la langue grecque et la langue latine. Les pre- miers citoyens de Rome et d'Athènes , s'étant réfugiés dans le sacerdoce chrétien , évitèrent ainsi la mort ou l'esclavage auquel ils eussent été condamnés avec le reste du peuple.
On peut Juger de l'abîme où nous serions plongés aujourd'hui , si les Barbares avoient surpris le monde sous le polythéisme , par l'état actuel des nations où le christianisme s'est éteint. Nous serions tous des esclaves turcs , ou quelque chose de pis encore ; car le mahométisme a du moins un fonds de morale qu'il tient de la religion chrétienne, dont il n'est, après tout, qu'une secte très-éloignée. Mais , de même que le premier Isma'ël fut ennemi de l'antique Jacob, le second est le persécuteur de la nouvelle.
DU CHRISTIANISME. 8(^7
Il est donc très-probable que , sans le chris- tianisme , le naufrage de la société et des lu- mières eût été total. On ne peut calculer com- bien de siècles eussent été nécessaires au genre humain, pour sortir de l'ignorance et de la barbarie corrompue dans lesquelles il se fut trouvé enseveli. Il ne falloit rien moins qu'un corps immense de solitaires répandus dans les trois parties du globe, et travaillant de con- cert à la même fin , pour conserver ces étin- celles qui ont rallumé , chez les modernes , le flambeau des sciences. Encore une fois, au- cun ordre politique , philosophique ou reli- gieux du paganisme n'eût pu rendre ce service inappréciable , au défaut de la religion chré- tienne. Les écrits des anciens , se trouvant dis- persés dans les monastères , échappèrent en partie aux ravages des Goths. Enfin , le poly- théisme n'étoitpoint, comme le christianisme, une espèce de religion lettrée^ si nous osons nous exprimer ainsi , parce qu'il ne joignoit point, comme lui, la métaphysique et la morale aux dogmes religieux. La nécessité où les prêtres chrétiens se trouvèrent de publier eux-mêmes des livres , soit pour propager la foi , soit pour combattre l'hérésie, a puissam-
3tj8 GÉNIE
nientser\i à la conservation et à la renaissance des lumières.
Dans toutes les hypothèses imaginables , on trouve toujours que l'Evangile a prévenu la destruction de la société ; car, en supposant qu'il n'eût point paru sur la terre , et que d'un autre côté les Barbares fussent demeurés dans leurs forêts, le monde romain, pourrissant dans ses mœurs , étoit menacé d'une disso- lution épouvantable.
Les esclaves se fussent-ils soulevés? Mais ils étoient aussi pervers que leurs maîtres, ils partageoient les mêmes plaisirs et la même honte, ils avoient la même religion, et cette religion passionnée détruisoit toute espérance de changement dans les prmcipes moraux. Les lumières n'avançoient plus, elles reculoient; les arts tomboient en décadence. La philo- sophie ne servoitqu'à répandre une sorte d'im- piété qui , sans conduire à la destruction des idoles , produisoit les crimes et les malheurs de l'athéisme dans les grands , en laissant aux petits ceux de la superstition. Le genre humain avoit-il fait des progrès , parce que Néron ne croyoit plus aux dieux du Capitole (i), et
(i) Tacit. Jnn. lih. XIV;Suet. in Net: Religionum
DU CHaiSTIANISME. 3^9
qu'il souilloit par mépris les statues des dieux ? Tacite prétend qu'il y avoit encore des mœurs au fond des provinces (i) ; mais ces provinces commençoient à devenir chré- tiennes (2), et nous raisonnons dans la sup- position que le christianisme n'eût pas été connu, et que les Barbares ne fussent pas sortis de leurs déserts. Quant aux armées romaines, qui vraisemblablement auroient démembré Tempire , les soldats en étoient aussi corrompus que le reste des citoyens , et l'eussent été bien davantage, s'ils n'avoient été recrutés par les Goths et les Germains. Tout ce que l'on peut conjecturer , c'est qu'après de longues guerres civiles , et un sou- Icvementgénéralqui eût duré plusieurs siècles,
usquequaque contemptor prccter unius deœ. Syriœ. Hanc mox ita sprent^ ut urînâ contaminaret.
(1) Tacit. Ann. lib. XVI , 5.
(2) Dionys et Ignat, Epist. ap. Eus. IV, 28 ; Chrys. Op. tom. VII , p. 658 et 810 , edit. Savii. ; Plin. Epist. X , Lu- cien, in Alexandro ^ c. 25. Pline, dans sa fameuse lettre ici citée, et que nous avons insérée dans le premier volume , pag. 34.4-» se plaint que les temples sont déserts , qu'on ne trouve plus d'acheteurs pour les victimes sa- crées, etc. etc.
4oo GÉNIE
la race humaine se fût trouvée réduite à quel- ques hommes errans sur des ruines. Mais que d'années n'eût-il point fallu à ce nouvel arbre des peuples pour étendre ses rameaux sur tant de débris ! Combien de temps les sciences oubliées ou perdues n'eussent-elles point mis à renaître , et dans quel état d'enfance la société ne seroit-elle pointencore aujourd'hui ? De même que le christianisme a sauvé la société d'une destruction totale , en conver- tissant les Barbares , et en recueillant les débris de la civilisation et des arts , de même il eût sauvé le monde romain de sa propre corrup- tion, si ce monde n'eût point succombé sous des armes étrangères : une religion seule peut renouveler un peuple dans ses sources. Déjà celle du Christ rétablissoit toutes les bases morales. Les anciens admettoient l'infanti- cide, et la dissolution du lien du mariage qui n'est, en effet, que le premier lien so- cial ; leur probité et leur justice étoient rela- tives à la patrie , elles ne passoient pas les limites de leurs pays. Les peuples en corps avoient d'autres principes que le citoyen en particulier. La pudeur et l'humanité n'étoient pas mises au rang des vertus. La classe la plus
DU CHRISTIANISME. 4oi
nombreuse étoitesclave ; les sociétés flottoient éternellement entre l'anarchie populaire et le despotisme : voilà les maux auxquels le chris- tianisme apportoit un remède certain , comme il l'a prouvé , en délivrant de ces maux les sociétés modernes. L'excès même des pre- mières austérités des chrétiens étoit néces- saire : il falloit qu'il y eût des martyrs de la chasteté , quand il y avoit des prostitutions publiques ; des pénitens couverts de cendre et de cilice , quand la loi autorisoit les plus grands crimes contre les mœurs ; des héros de la charité , quand il y avoit des monstres de barbarie; enfin, pour arracher tout un peuple corrompu aux vils combats du cirque et de l'arène, il falloit que la religion eut, pour ainsi dire, ses athlètes et ses spectacles dans les déserts de la Thébaïde.
Jésus-Chrigt peut donc , en toute vérité , être appelé , dans le sens matériel , le Sauveur du monde , comme il l'est dans le sens spiri- tuel. Son passage sur la terre est , même hu- mainement parlant, le plus grand événement qui soit jamais arrivé chez les hommes , puis- que c'est à partir de la prédication de l'Evan- gile, que la face du monde a été renouvelée.
4. 26
4o2 GÉNIE
Le moment de la venue du Fils de l'homme est bien remarquable : un peu plus tôt, sa morale n'e'toit pas absolument nécessaire; les peuples se soutenoient encore par leurs an- ciennes lois : un peu plus tard , ce divin Messie n'eût paru qu'après le naufrage de la société. Nous nous piquons de philosophie dans ce siècle ; mais certes , la légèreté avec laquelle nous traitons les institutions chrétiennes , n'est rien moins que philosophique. L'Evan- gile , sous tous les rapports, a changé les hommes ; il leur a fait faire un pas immense vers la perfection. Considérez-le comme une grande institution religieuse en qui la race humaine a été régénérée , alors toutes les petites objections , toutes les chicanes de l'im- piété disparoissent. Il est certain que les nations païennes étoient dans une espèce d'en- fance morale, par rapport à ce que nous sommes aujourd'hui : de beaux traits de jus- tice échappés à quelques peuples anciens ne détruisent pas cette vérité , et n'altèrent pas le fond des choses. Le christianisme nous a in- dubitablement apporté de nouvelles lumières : c'est le culte qui convient à un peuple mûri par le temps ; c'est , si nous osons parler
DU CHRISTIANISME. 4o3
ainsi , la religion naturelle à l'âge présent du monde , comme le règne des figures convenoit au berceau d'Israël. Au ciel, elle n'a placé qu'un Dieu ; sur la terre , elle a aboli l'escla- vage. D'une autre part , si vous regardez ses mystères, ainsi que nous l'avons fait , comme l'archétype des lois de la nature, il n'y aura en cela rien d'affligeant pour un grand esprit: les vérités du christianisme , loin de demander la soumission de la raison , en réclament, au contraire, l'exercice le plus sublime.
Cette remarque est si juste ; la religion chré- tienne , qu'on a voulu faire passer pour la religion des Barbares , est si bien le culte des philosophes , qu'on peut dire que Platon l'a voit presque devinée. Non seulement la morale , mais encore la doctrine du disciple de Socrale , a des rapports frappans avec celle de l'Evan- gile. Dacier la résume ainsi :
« Platon prouve que le Verbe a arrangé et rendu visible cet univers ; que la connoissance de ce Verbe fait mener ici-bas une vie heu- reuse , et procure la félicité après la mort.
» Que l'âme est immortelle ; que les morts ressusciteront; qu'il y aura un dernier juge- ment des bons et des méchans, où l'on ne
26.
4o4 GÉNIE
paroîlra qu'avec ses vertus ou ses vices, qui
seront la cause du bonheur ou du malheur
éternel,
« Enfin, ajoute le savant traducteur, Platon avoit une idée si grande et si vraie de la souve- raine justice, et il connoissoit si parfaitement la corruption des hommes, qu'il a fait voir que si un homme souverainement juste venoit sur la terre , il trouveroit tant d'opposition dans le monde , qu'il seroit mis en prison , bafoué, fouetté, et enfin crucifié par ceux qui , étant pleins d'injustice , passeroient ce- pendant pour justes (i). »
Les détracteurs du christianisme sont dans une position dont il leur est difficile de ne pas reconnoître la fausseté : s'ils prétendent que la religion du Christ est un culte formé par des Goths et des Vandales , on leur prouve aisément que les écoles de la Grèce ont eu des notions assez distinctes des dogmes chrétiens ; s'ils soutiennent, au contraire, que la doctrine cyaLn^éiiquen^eslqiielàdoclrine phi/osophique des anciens, pourquoi donc ces philosophes la rejettent-ils? Ceux même qui ne voient dans
(i) Dacier, Discours sur Platon, p. 22.
DU CHKISTIANISME. 4o5
le christianisme que d'antiques allégories du ciel , des planètes , des signes , etc. , ne dé- truisent pas la grandeur de cette religion : il en résulteroit toujours qu'elle seroit profonde et magnifique dans ses mystères, antique et sacrée dans ses traditions , lesquelles , par cette nouvelle route , iroient encore se perdre au berceau du monde. Chose étrange , sans doute, que toutes les interprétations de l'in- crédulité ne puissent parvenir à donner quel- que chose de petit ou de médiocre au chris- tianisme.
Quant à la morale évangélique , tout le monde convient de sa beauté ; plus elle sera connue et pratiquée , plus les hommes seront éclairés sur leur bonheur et leurs véritables intérêts. La science politique est extrêmement bornée : le dernier degré de perfection où elle puisse atteindre est le système repré- sentatif, né, comme nous l'avons montré, du christianisme ; mais une religion dont les préceptes sont un code de morale et de vertu , est une institution qui peut suppléer à tout , et devenir, entre les mains des saints et des sages, un moyen universel de félicité. Peut- être un jour , les diverses formes de gouver-
4o6 GÉNIE
nement, hors le despotisme, paroîtront-ellcs indifTérenles , et l'on s'en tiendra aux simples lois morales et religieuses , qui sont le fonds permanent des sociéte's et le ve'ritable gouver- nement des hommes.
Ceux qui raisonnent sur l'antiquité , et qui voudroient nous ramener à ses institutions, oublient toujours que l'ordre social n'est plus , ni ne peut être le même. Au défaut d'une grande puissance morale , une grande force co'ércilive est du moins nécessaire parmi les hommes. Dans les républiques de l'antiquité, la foule, comme on le sait, étoit esclave; l'homme qui laboure la terre appartenoit à un autre homme ; il y avoit des peuples^ il n'y avoit point de nations.
Le polythéisme , religion imparfaite de toutes les manières , pouvoit donc convenir à cet état imparfait de la société , parce que chaque maître étoit une espèce de magistrat absolu , dont le despotisme terrible contenoit l'esclave dans le devoir, etsuppléoit, par des fers , à ce qui manquoit à la force morale reli- gieuse : le paganisme, n'ayantpas assezd'excel- Icncc pour rendre le pauvre vertueux, étoit obligé de lelaisser traiter comme un malfaiteur.
DU CfU\ISTlANlSME. 407
Mais dans l'ordre présent des choses , pourrez-vous réprimer une masse énorme de paysans libres et éloignés de l'œil du magis- trat; pourrez-vous dans les faubourgs d'une grande capitale , prévenir les crimes d'une populace indépendante , sans une religion qui prêche les devoirs et la vertu à toutes les conditions de la vie? Détruisez le culte évan- gélique, et il vous faudra dans chaque village une police , des prisons et des bourreaux. Si jamais, par un retour inouï, les autels des dieux passionnés du paganisme se relevoient chez les peuples modernes, si dans un ordre de société oii la servitude est abolie, on alloit adorer Mercure le çoletir et Vénus la prosti- tuée^ c'en seroit fait du genre humain.
Et c'est ici la grande erreur de ceux qui louent le polythéisme d'avoir séparé les forces morales des forces religieuses , et qui blâment en même temps le christianisme d'avoir suivi un système opposé, lis ne s'aperçoivent pas que le paganisme s'adressoit à un immense troupeau d'esclaves , que par conséquent il devoit craindre d'éclairer la race humaine, qu'il devoit tout donner aux sens , et ne rien faire pour l'éducation de l'âme : le christia-
4o8 GÉNIE
nisme, au contraire, qui vouloit détruire la servitude , dut révéler aux hommes la dignité de leur nature , et leur enseigner les dogme s de la raison et de la vertu. On peut dire que le culte évangélique est le culte d'un peuple libre , par cela seul qu'il unit la morale à la religion.
Il est temps enfin de s'effrayer sur l'état où nous avons vécu depuis quelques années. Qu'on songe à la race qui s'élève dans nos villes et dans nos campagnes , à tous ces enfans qui , nés pendant la révolution , n'ont jamais entendu parler ni de Dieu , ni de l'immortalité de leur âme , ni des peines ou des récompenses qui les attendent dans une autre vie ; qu'on songe à ce que peut devenir une pareille géné- ration , si l'on ne se hâte d'appliquer le remède sur la plaie : déjà se manifestent les symp- tômes les plus alarmans , et l'âge de l'inno- cence a été souillé de plusieurs crimes (i). Que la philosophie, qui ne peut après toutpé- nétrer chez le pauvre , se contente d'habiter
(i) Les papiers publics retentissent des crimes commis par de petits malheureux de onze ou douze ans. Il faut que le danger soit bien grave , puisque les paysans eux- mêmes se plaignent des vices de leurs enfans.
Ï)U CHRISTIANISME. 409
les salons du riche, et qu'elle laisse au moins les chaumières à la religion; ou plutôt que, mieuxdirigéeetplusdignedeson nom, elle fasse tomber elle-même les barrières qu'elle avoit voulu élever entre l'homme et son créateur. Appuyons nos dernières conclusions sur des autorités qui ne seront pas suspectes à la philosophie.
« Un peu de philosophie , dit Bacon , éloigne de la religion , et beaucoup de philo- sophie y ramène : personne ne nie qu'il y ait un Dieu, si ce n'est celui à qui il importe qu'il n'y en ait point. »
Selon Montesquieu , « dire que la religion n'est pas un motif réprimant, parce qu'elle ne réprime pas toujours , c'est dire que les lois civiles ne sont pas un motif réprimant
non plus La question n'est pas de savoir
s'il vaudroit mieux qu'un certain homme, ou qu'un certain peuple n'eut point de religion , que d'abuser de celle qu'il a ; mais de savoir quel est le moindre mal, que l'on abuse quel- quefois de la religion , ou qu'il n'y en ait point du tout parmi les hommes (i). »
(i) JNIontesq. Esprit des Lois^ liv. XXIV, ch, 2.
4io GÉNIE
« L'histoire de Sabbacon , dit rhommc célèbre que nous continuons de citer , est -admirable. Le dieu de Thèbes lui apparut en songe , et lui ordonna de faire mourir tous les prêlres de l'Egypte ; il jugea que les dieux n'avoient plus pour agréable qu'il régnât, puisqu'ils lui ordonnoient des choses si contraires à leur volonté ordinaire , et il se retira en Ethiopie (i). »
Enfin , s'écrie J. J. Rousseau : « Fuyez ceux qui, sous prétexte d'expliquer la nature, sèment dans le cœur des hommes de déso- lantes doctrines, et dont le scepticisme appa- rent est cent fois plus affirmatif et plus dog- matique que le ton décidé de leurs adver- saires. Sous le hautain prétexte qu'eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes, et prétendent nous donner , pour les vrais principes des choses , les inintelli- gibles systèmes qu'ils ont bâtis dans leur ima- gination. Du reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes res- pectent , ils ôtent aux affligés la dernière
(i) Montesq. Esprit des Lois^ liv. XXIV, ch. 4.
DU CHRISTIANISME. 4ii
consolation de leur misère, aux puissans et aux riches le seul frein de leurs passions ; ils arrachent au fond des cœurs le remOrds du crime, Tespoir de la vertu , et se vantent en- core d'être les bienfaiteurs du genre humain. Jamais , disent-ils , la vérité n'est nuisible aux hommes : je le crois comme eux ; et c'est , à mon avis , une grande preuve que ce qu'ils enseignent n'est pas la vérité.
» Un des sophismes les plus familiers au parti philosophiste , est d'opposer un peuple supposé de bons philosophes , à un peuple de mauvais chrétiens : comme si un peuple de vrais philosophes étoit plus facile à faire qu'un peuple devrais chrétiens. Je ne sais si, parmi les individus, l'un est plus facile à trouver que l'autre; mais je sais bien que, dès qu'il est question de peuple , il en faut supposer qui abuseront de la philosophie sans religion , comme les nôtres abusent de la religion sans philosophie ; et cela me paroît changer beau- coup l'état de la question.
» D'ailleurs , il est aisé d'étaler de belles maximes dans des livres ; mais la question est de savoir si elles tiennent bien à la doctrine , si elles en découlent nécessairement ; et c'est
4i2 GÉNIE
ce qui n'a point paru jusqu'ici. Reste à savoir encore si la philosophie, à son aise et sur le trône, commandcroit bien à la gloriole, à l'inlérêt, à l'ambition, aux petites passions de l'homme , et sicllepratlqueroît cette huma- nité si douce quelle nous vante In plume à la main,
» Pae les principes, la philosophie ne peut faire aucun bien, que la religion ne le fasse encore mieux ; et la religion en fait beaucoup que la philosophie ne sauroit faire.
» Nos gouvernemens modernes doivent incontestablement au christianisme leur plus solide autorité , et leurs révolutions moins fréquentes : il les a rendus eux-mêmes moins sanguinaires ; cela se prouve par le fait , en les comparant aux gouvernemens anciens. La religion , mieux connue , écartant le fana- tisme , a donné plus de douceur aux mœurs chrétiennes. Ce changement n'est point Vou- vragc des lettres; car, partout où elles ont brille , Thumanilé n'en a pas été plus res- peclée ; les cruautés des Athéniens , des Egyp-
DU CHRISTIAN ISME. 4i3
tiens , des empereurs de Rome , des Chinois , en font foi. Que d'œuvres de miséricorde sont l'ouvrage de l'Evangile ! »
Pour nous, nous sommes convaincus que le christianisme sortira triomphant de l'épreuve terrible qui vient de le purifier; ce qui nous le persuade, c'est qu'il soutient parfaitement l'examen de la raison , et que plus on le sonde» plus on y trouve de profondeur. Ses mystères expliquent l'homme et la nature ; ses œuvres appuient ses préceptes ; sa charité , sous mille formes , a remplacé la cruauté des anciens ; il n'a rien perdu des pompes antiques , et son culte satisfait davantage le cœur et la pensée ; nous lui devons tout, lettres, sciences, agri- culture , beaux-arts : il joint la morale à la reli- gion , etl'homme à Dieu : Jésus-Christ , sauveur de l'homme moral , l'est encore de l'homme physique ; il est arrivé comme un grand évé- nement heureux pour contre-balancer le dé- luge des Barbares, et la corruption générale des mœurs. Quand on nieroit même au chris- tianisme ses preuves surnaturelles , il resteroit encore dans la sublimité de sa morale , dans l'immensité de ses bienfaits, dans la beauté de ses pompes , de quoi prouver suffisamment
4i4 GÉNIE
qui est le culte le plus divin et le plus pur que jamais les hommes aient pratiqué.
<f A ceux qui ont de la répugnance pour la religion , dit Pascal , il faut commencer par leur montrer qu'elle n'est point contraire à la raison; ensuite qu'elle est vénérable et en donner respect ; après , la rendre aimable , et faire souhaiter qu'elle fût vraie ; et puis mon- trer, par des preuves incontestables qu'elle est vraie ; faire voir son antiquité et sa sain- teté par sa grandeur et son élévation. »
Telle est la route que ce grand homme avoit tracée, et que nous avons essayé de suivre. Nous n'avons pas employé les argumens ordi- naires des apologistes du christianisme , mais un autre enchaînemcn t de preuves nous amène toutefois à la même conclusion ; elle sera le résultat de cet ouvrage :
Le christianisme est parfait , les hommes sont imparfaits.
Or , une conséquence parfaite ne peut sortir d'un principe imparfait.
Le christianisme n'est donc pas venu des hommes.
S'il n'est pas venu des hommes , il ne peut être venu que de Dieu.
DU CHRISTIANISME. 41 5
S'il est venu de Dieu , les hommes n'ont pu le connoîtrc que par révélation.
Donc le christianisme est une religion révélée.
FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
4i4 GÉNIE
qui est le culte le plus divin et le plus pur
que jamais les hommes aient pratiqué.
« A ceux qui ont de la répugnance pour la religion , dit Pascal , il faut commencer par leur montrer qu'elle n'est point contraire à la raison; ensuite qu'elle est vénérable et en donner respect ; après , la rendre aimable , et faire souhaiter qu'elle fût vraie ; et puis mon- trer, par des preuves incontestables qu'elle est vraie ; faire voir son antiquité et sa sain- teté par sa grandeur et son élévation. »
Telle est la route que ce grand homme avoit tracée, et que nous avons essayé de suivre. Nous n'avons pas employé les argumens ordi- naires des apologistes du christianisme , mais un autre enchaînement de preuves nous amène toutefois à la même conclusion ; elle sera le résultat de cet ouvrage :
Le christianisme est parfait , les hommes sont imparfaits.
Or , une conséquence parfaite ne peut sortir d'un principe imparfait.
Le christianisme n'est donc pas venu des hommes.
S'il n'est pas venu des hommes , il ne peut être venu que de Dieu.
réveil"
>
DU CHRISTIANISME. 4i5
S'il est venu de Dieu , les hommes n'ont pu le connoîtrc que par révélation.
Donc le christianisme est une religion révélée.
FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
4i4 GÉNIE
(jui est le culte le plus d in et le plus pur
que jamais les hommes ainl pratiqué.
« A ceux qui ont de la ipugnancc pour la religion , dit Pascal , il fal commencer par leur montrer qu'elle n'est oint contraire à la raison; ensuite qu'elle c; vénérable et en ilonner respect ; après , laendre aimable , et faire souhaiter qu'elle fut raie ; et puis mon- trer, par des preuves inontcstablcs qu'elle est vraie ; faire voir son ati(]uité et sa sain- teté par sa grandeur et >n élévation. »
Telle est la roule que ce rand homme avoit tracée » et que nous avon essaye de suivre. Nous n'avons pas employées argumens ordi- naires des apologistes du cristianisme , mais nii .mire enchaînement de fcuves nous amène toutefois à la même concision ; elle sera le r<''sultat de cet ouvrage :
Le christianisme est p liit . les hommes sont imparfaits.
Or , une conséquence pafaile ne (1 un principe imparfait. |
Le christianisme n'est lo hommes.
S'il n'est pas venu des hmme être venu que de Dieu.
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S*il est %'rnu (id)icu , Ica hommes n*ont pu lo coiinoîtrr ()iiq)ar révélation.
Donc le chrliaiiUmc est une rrli^ion révélée.
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NOTES
ET ÉCLAIRCISSEMENS.
Note A, page i3.
Les Offices ont emprunte leurs noms de la division du jour chez les Romains.
La première partie du jour s'appeloit Pnma; la seconde, Tertia ; la troisième, Sexta; la quatrième, Nona , parce qu'elles commencèrent à la première , la troisième , la sixième et la neuvième heure. La première veiUe s'appe- loit Vespera , soir.
Note B, page 3i.
« Autrefois je dîsois la Messe avec la légèreté qu'on met à la longue aux choses les plus graves , quand on les fait trop souvent. Depuis mes nouveaux principes, je la célèbre avec plus de vénération : je me pénètre de la ma- jesté de l'Etre-Suprême , de sa présence , de l'insuffisance de l'esprit humain , qui conçoit si peu ce qui se rapporte à son auteur. En songeant que je lui porte les vœux du peuple sous une forme prescrite, je suis avec soin tous les rits ; je récite attentivement, je m'applique à n'omettre 4. 27
4i8 r^TES
jamais ni le moindre mot, ni la moindre cérémonie. Quand
j'approche du moment, de la consécration, je me recueille
pour la faire avec toutes les dispositions qu'exigent
l'Eglise, et la grandeur du sacrement; je tâche d'anéantir
ma raison devant la suprême intelligence. Je me dis : Qui
es-tu pour mesurer la puissance infinie? Je prononce
avec respect les mots sacramentaux , et je donne à leur
effet toute la foi qui dépend de moi. Quoi qu'il en soit
de ce mystère inconcevable , je ne crains pas qu'au jour
du jugement , je sois puni pour l'avoir jamais profané dans
mon cœur. »
Rousseau^ Emile ^ iom. III.
Note C, page 38.
« Les absurdes rigoristes en religion ne connoissent pas l'effet des cérémonies extérieures sur le peuple. Ils n'ont jamais vu notre adoration de la croix le Vendredi- Saint , l'enthousiasme de la multitude à la procession de la Fête-Dieu; enthousiasme qui me gagne moi-même quel- quefois. Je n'ai vu jamais cette longue file de prêtres en habits sacerdotaux, ces jeunes acolytes vêtus de leurs aubes blanches, ceints de leurs larges ceintures bleues, et jetant des fleurs devant le Saint-Sacrement; cette foule qui les précède et qui les suit dans un silence religieux ; tant d'hommes, le front prosterné contre la terre : je n'ai jamais entendu ce chant grave et pathétique , entonné par les prêtres, et répondu affectueusement par une infinité de voix d'hommes, de femmes, de jeunes filles et d'enfans, sans que mes entrailles ne s'en soient émues, n'en aient
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 419
tressailli , et que les larmes ne m'en soient venues aux yeux, U j a là-dedans je ne sais quoi de sombre, de mélan- colique. J'ai connu un peintre protestant qui avoit fait un long séjour à Rome , et qui convenoit qu'il n'avoit jamais vu le souverain pontife officier dans Saint*-Pierre , au milieu des cardinaux et de toute la prélature romaine , sans devenir catholique
Supprimez tous les symboles sensibles, et le reste se ré- duira bientôt à un galimatias métapliysique , qui prendra autant de formes et de tournures bizarres qu'il y aura de têtes. »
Diderot, Essais sur la Peinture.
Note D, page 67.
Les Feralia des anciens Romains différoient de noire jour des morts, en ce qu'elles ne se célébroient qu'à la mémoire des citoyens morts dans l'année. Elles commen- çoient le 18 du mois de février, et duroient onze jours consécutifs. Pendant tout ce temps, les mariages étoient interdits, les sacrifices suspendus, les statues des dieux voilées, et les temples fermés. Nos services anniversaires, ceux du septième, du neuvième et du quarantième jour, nous viennent des Romains, qui les tenoient eux-mêmes des Grecs. Ceux-ci avoient èvaytffpiaTa les obsèques et les offrandes qu'on faisoit pour les âmes aux dieux infernaux ; vEx^ffta les funérailles; rap;^vîp,aTa les enterremens; ewara la neuvaine ; ensuite les Triacades et Triacondates , le trentième jour,
27.
420 NOTES
Les Latins avoient Justa , Exequiiz , Inferia, , Paren- tationes^ Nooendalia^ Denicali'a , Febma ^ Feralia.
Quand le mourant éloit près d'expirer, son ami , ou son plus proche parent, posoit sa bouche sur la sienne pour recueillir son dernier soupir ; ensuite le corps étoit livré aux Pollincteurs^ aux Libilinaires ^ aux Vespilles ^ aux Désignateurs chargés de le laver, de l'embaumer, de le porter au sépulcre ou au bûcher avec les cérémonies accoutumées. Les pontifes et les prêtres marchoient de- vant le convoi, où l'on portoit les tableaux des ancêtres du mort , des couronnes et des trophées. Deux chœurs , l'un chantant des airs vifs et gais , Tautre des airs lents et tristes , précédoient la pompe. Les anciens philosophes se figuroient que l'âme (qu'ils disoient n'être qu'une harmo- nie) remontoît au bruit de ces concerts funèbres dans l'Oljmpe, pour y jouir de la mélodie des cieux, dont elle éloil une émanation. (Vid. Macrobe sur le Songe de Scipion. ) Le carps étoît déposé au sépulcre , ou dans l'urne funéraire , et l'on prononçoit sur lui le dernier adieu. V aie , vale , imle. Nos te ordine quo Nulura per- miserit sequemur !
Note E, page 88.
f< Au-dessus de Brig, la vallée se transforme en un étroit et inabordable précipice dont le Rhône occupe et ravage le fond. La route s'élève sur les montagnes septen- trionales , et l'on s'enfonce dans la plus sauvage des soli- tudes ; les Alpes n'offrent rien de plus lugubre. On marche deux heures sans rencontrer la moindre trace
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 421
d'habitations, le long d'un sentier dangereux, ombragé par de sombres forêts , et suspendu sur un précipice dont la vue ne saurolt pénétrer l'obscure profondeur. Ce pas- sage est célèbre par des meurtres, et plusieurs têtes expo- sées sur des piques étoient, lorsque je le traversai, la digne décoration de son affreux paysage. On atteint enfin le village de Lav^ situé dans le lieu le plus désert et le plus écarté de cette contrée. Le sol sur lequel il est bâti penche rapidement vers le précipice du fond, duquel s'élève le sourd mugissement du Rhône. Sur l'autre bord de cet abîme, on volt un hameau dans une situation pareille ; les deux églises sont opposées l'une à l'autre ; et du cimetière de l'une, j'entendois successivement les chants des deux paroisses qui sembloient se répondre. Que ceux qui connoissent la triste et grave harmonie des can- tiques allemands , les imaginent chantés dans ce lieu , accompagnés par le murmure éloigné du torrent et le fré- missement des sapins. »
( Lettres sur la Suisse , dt Williams Coxe , tom. IL Note de M. Ramond.')
Note F, page 98.
Monumens détruits dans l'abhaye de Saint-Denis j les 6^ 7 et S août 1793.
Nous donnerons ici au lecteur des notes bien pré- cieuses sur les exhumations de Saint-Denis : elles ont été prises par un religieux de cette abbaye , témoin oculaire de ces exhumations.
422 NOTES
SITUATION DES TOMBEAUX.
Dans le sanctuaire du côté de répître.
Le tombeau du roi Dagobert I*^"", mort en 638, et les^ deux statues de pierre de liais, Tune couchée, l'autre en pied , et celle de la reine Nantilde , sa femme , en pied.
On a été obligé de briser la statue couchée de Dagobert, parce qu'elle faisoit partie du massif du tombeau et du mur : on a conservé le reste du tombeau , qui représente la vision d'un ermite , au sujet de ce que l'on dit être arrivé à l'âme de Dagobert après sa mort , parce que ce morceau de sculpture peut servir à l'histoire de l'art et à celle de l'esprit humain.
Dans la croisée du chœur ^ du câté de Vépître^ le long des grilles.
Le tombeau de Clovis II, fils de Dagobert, mort en 662. Ce tombeau étoit de pierre de liais.
Celui de Charles Martel, père de Pépin , mort en 74 1» Il étoit en pierre. Celui de Pépin son fils, premier roi de la deuxième race , mort en 768. A côté , celui de Berthc ou Bertrade , sa femme , morte en 788.
Du côté de F évangile , le long des grilles.
Le tombeau de Carloman, fils de Pépin, et frère de Charlcmagne , mort en 771; et celui d'Hermentrude,
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 423
femme de Charles-le-Chauve , à côté, laquelle mourut en 869. Ces deux tombeaux en pierre.
Du côté de Vépître.
Le tombeau de Louis III, fils de Louis-le-Bcgue, mort en 882 ; et celui de Carloman , frère de Louis III , mort en 884. L'un et l'autre en pierre.
Du côté de V évangile.
Le tombeau d'Eudes-le-Grand, oncle de Hugues Capet, mort en 899 ; et celui de Hugues Capet, mort en io33.
Celui de Henri I, mort en 1060; de Louis VI, dit le Gros , mort en 1137 ; et celui de Philippe , fils aîné de Louis-le-Gros , couronné du vivant de son père, mort en I i3i.
Celui de Constance de Castille , seconde femme de Louis VII, dit le jeune , morte en iiSg.
Tous ces monumens étoient en pierre , et avoient été construits sous le règne de saint Louis, au treizième siècle. Ils contenoient chacun deux petits cercueils de pierre , d'environ trois pieds de long , recouverts d'une pierre en d'os d'âne , où étoient renfermées les cendres de ces princes et princesses.
Tous les monumens qui suivoient étoient de marbre, à l'exception de deux qu'on aura soin de remarquer : ils avoient été construits dans le siècle où ont vécu les per- sonnages dont ils contenoient les cendres.
4^4 NOTES
Dans la croisée du chœur ^ du côté de Vépître.
Le tombeau de Philippe-le-Hardi , mort en i285, et celui d'Isabelle d'Aragon , sa femme, morte en 1272. Ces deux tombeaux étoient creux, et contenoient chacun un coffre de plomb, d'environ trois pieds de long, sur huit pouces de haut. Ils renfermoient les cendres de ces deux époux.
Celui de Philippe IV, dit le Bel, mort en i3i4..
Côté de V évangile.
Louis X, dit le Hutin , mort en i3i6 , et celui de son fils posthume (Jean, que la plupart des historiens ne comptent pas au nombre des rois de France), mort la même année que son père, et quatre jours après sa nais- sance , pendant lequel temps il porta le titre de roi.
Aux pieds de Louis-le-Hutin, Jeanne, reine de Navarre, sa fille, morte en iS^g.
Dans le sanctuaire , du côté de T évangile.
Philippe V, dit le Long, mort le 3 janvier i32i , avec le cœur de sa femme, Jeanne de Bourgogne, morte le 21 janvier i329 ; Charles IV, dit le Bel, mort en i327, et Jeanne d'Evreux , sa femme , morte en iSyo.
Chapelle de Notre-Bame-la-Blanclie ^ du côté de Vépître. Blanche, fille de Charles-le-Bel, duchesse d'Orléans,
ET ÉCLAIRCISSKMENS. 4"
morte en iSga, et Marie sa sœur, morte en i34i ; pl"s bas, deux effigies de ces deux princesses, en pierre, adossées aux piliers de l'entrée de la chapelle.
Dans le sanctuaire de cette chapelle^ côté de l'éoan^le.
Philippe de Valois , mort en i35i , et Jeanne de Bour- gogne , sa première femme , morte en i34.8.
Blanche de Navarre , sa deuxième femme , morte en i3g8. Jeanne, fille de Philippe de Valois et de Blanche, morte en i373 ; plus bas, deux effigies en pierre, de Blanche et de Jeanne , adossées aux piliers du bas de ladite chapelle.
Chapelle de saint Jean-Baptiste , dite des Charles.
Charles V, surnommé le Sage, mort en i38o, et Jeanne de Bourbon , sa femme, morte en i3y8.
Charles VI, mort en 1422 , et Isabeau de Bavière , sa femme , morte en i4-35.
Charles VII, mort en i^^i 1 et Marie d'Anjou, sa femme , morte en i4.63.
Revenus dans le sajictuaire, du côté du maitre-autel , côté de l'évangile, le roi Jean, mort en Angleterre , pri- sonnier, en i364..
Au bas du sanctuaire et des degrés, du côté de l'évan- gile , le massif du monument de Charles VllI , mort en 14.98, dont l'effigie et les quatre anges,» qui étoient aux quatre coins, avoient été retirés en 1792 , a été démoli le 8 août 1793.
426 NOTES
Dans la chapelle de Notre-Dame-îa-Blanche étoient les deux effigies, en marbre blanc , de Henri II , mort en iSSg, et de Catherine de Médicis , sa femme, morte en iSBg ; l'un et l'autre revêtus de leurs habits royaux, cou- chés sur un lit recouvert de lames de cuivre doré , aux chiffres de l'un et de l'autre , et ornés de fleurs de lis» Dans la chapelle des Charles , le tombeau de Bertrand- Duguesclin , mort en i38o.
Nota. Ce tombeau , qui n'avoit pas été compris dans le décret , avoit été détruit par les ouvriers le 7 août ; mais on a rapporté son effigie dans la chapelle de Turenne , en attendant qu'il fût transporté à sa destination.
Nota. Les cendres des rois et reines , renfermées dans les cercueils de pierre ou de plomb des tombeaux creux , mentionnés ci-dessus , ont été déposées , comme il a été dit ci-devant , dans l'endroit où avoit été érigée la tour des Valois , attenant à la croisée de l'église , du côté du septentrion , servant alors de cimetière. Ce magnifique monument avoit été détruit en 1 7 1 9.
L'on n'a trouvé que très-peu de chose dans les cercueils des tombeaux creux ; il y avoit un peu de fil d'or faux dans celui de Pépin. Chaque cercueil contenoit la simple inscription du nom , sur une lame de plomb , et la plupart de ces lames étoient fort endommagées par la rouille.
Ces inscriptions , ainsi que les coffres de plomb de Philippe-le- Hardi et d'Isabelle d'Aragon, ont été irans- ^rtés à l'Hôtel-de-Ville , et ensuite à la fonte. Ce qu'on a trouvé de plus remarquable est le sceau d'argent , de forme ogive , de Constance de Castille , deuxième femme de Louis VII, dit le Jeune, morte en ii6o : il pèse trois
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 427
onces et demie ; on l'a déposé à la municipalité pour être remis au cabinet des antiques de la Bibliothèque du Roi.
Le nombre des monumens détruits du 6 au 8 août 1 798 , au soir, qu'on a fini la destruction, monte à cinquante et un : ainsi , en trois jours , on a détruit l'ouvrage de douze siècles.
P. S. Le tombeau du maréchal de Turenne , qui avoit été conservé intact , fut démoli en avril 1 796 , et trans- porté aux Petits- Augustins, au faubourg Saint-Germain, à Paris , où l'on rassemble tous les monumens qui méritent d'être conservés pour les arts.
L'église , qui étoit toute couverte en plomb , ne fut découverte, et le plomb porté à Paris, qu'en 1795, mais le 6 septembre 1796, on a apporté de la tuile et de l'ar- doise de Paris, pour, dit- on, la recouvrir, afin de con- server ce magnifique monument.
Les superbes grilles de fer, faites en 1702, par un nommé Pierre Denys, très-habile serrurier, ont été dépo- sées et transportées à la Bibliothèque du collège Mazarin, à Paris, en juillet 1796.
Ce même serrurier avoit fait de pareilles grilles pour l'abbaye de Chelles , lorsque ^I""* d'Orléans en étoit abbesse.
4^8 NOTES
Extraction des corps des rois ^ reines^ princes et princesses^ ainsi que des autres grands personnages qui étaient enterrés dans l'église de l'abbaye de Saint-Denis en- France , faite eu octobre lyqS.
Le samedi, 12 octobre I/QS, on a ouvert te caveau des Bourbons , du côté des chapelles souterraines , et on- a commencé par en tirer le cercueil du roi Henri IV,. mort le i4- mai 16 10, âgé de cinquante-sept ans.
Rejnarques. Son corps s'est trouvé bien conservé, et les traits du visage parfaitement reconnoissables. Il est resté dans le passage des chapelles basses , enveloppé de son suaire , également bien conservé. Chacun a eu la liberté de le voir jusqu'au lundi matin i^, qu'on Ta porté dans le chœur , au bas des marches du sanctuaire , 011 il est resté jusqu'à deux heures après midi , qu'on l'a déposé dans le cimetière dit des Valois , ainsi qu'il a été ci-devant dit, dans une grande fosse creusée dans le bas dudit cime-» tière à droite , du côté du nord.
Le lundi i4- octobre lygS.
Ce jour, après le diner des ouvriers, vers les trois heures après midi , on continua l'extraction des autres, cercueils des Bourbons.
Celui de Louis XIII, mort en i64.3, âgé de quarante- deux ans.
Celui de Louis XIV, mort en I7i5, âgé de soixante- dix -sept ans.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 429
De Marie de Médicis, deuxième femme de Henri IV, morte en i64-2 , âgée de soixante-huit ans.
D'Anne d'Autriche , femme de Louis XIII, morte en 1666 , âgée de soixante-quatre ans.
De Marie - Thérèse , infante d'Espagne , épouse de Louis XIV, morte en i683, âgée de quarante-cinq ans.
De Louis , dauphin, fJs de Louis XIV , mort en 1 71 1 , âgé de près de cinquante ans.
Remarques. Quelques uns de ces corps étoient bien conservés , surtout celui de Louis XIII , reconnoissable à sa moustache ; Louis XIV l'étoit aussi par ses grands traits , mais il étoit noir comme de l'encre. Les autres corps , et surtout celui du grand dauphin , étoient en putréfaction liquide.
Le mardi i5 octobre i jgS.
Vers les sept heures du matin, on a repris et continué l'extraction des cercueils des Bourbons par celui de Marie Leczinska, princesse de Pologne, épouse de Louis XV, morte en 1708, âgée de soixante-cinq ans.
Celui de Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière , épouse de Louis grand dauphin , morte en 1690, âgée de trente ans.
De Louis , duc de Bourgogne , fils de Louis grand dau- phin , mort en 1 7 1 2 , âgé de trente ans.
De Marie-Adélaïde de Savoie , épouse de Louis , duc de Bourgogne, morte en 17 12, âgée de vingt-six ans.
De Louis , duc de Bretagne , premier fils de Louis , duc de Bourgogne , mort en 1705, âgé de neuf mois et dix- neuf jours.
4oo ISOTES
De Louis , duc de Bretagne , second fils du duc de Bourgogne, mort en 17 12, âgé de six ans.
De Marie-Thérèse d'Espagne , première femme de Louis dauphin, fils de Louis XV, morte en 1746, âgée de vingt ans.
De Xavier de France , duc d'Aquitaine , second fils de Louis dauphin, mort le 22 février lyS^, âgé de cinq mois etdemi.
De Marie-Zéphirine de France , fille de Louis dauphin , morte le 27 avril 1748, âgée de vingt et un mois.
De N. duc d'Anjou , fils de Louis XV, mort le 7 avril 1733 , âgé de deux ans sept mois trois jours.
On a aussi retiré du caveau les cœurs de Louis dau- phin, fils de Louis XV, mort à Fontainebleau, le 20 dé- cembre 1 765 , et de Marie -Josephe de Saxe , son épouse, morte le i3 mars 1767.
Nota. Leurs corps avoient été enterrés dans l'église ca- thédrale de Sens, ainsi qu'ils l'avoient demandé.
Remarques. Le plomb en figure de cœur a été mis de côté, et ce qu'il contenoit a été porté au cimetière, et jeté dans la fosse commune , avec tous les cadavres des Bourbons. Les cœurs des Bourbons étoient recouverts d'autres de vermeil ou argent doré , et surmontés chacun d'une couronne aussi d'argent doré. Les cœurs d'argent et leurs couronnes ont été déposés à la municipalité, et le plomb a été remis aux commissaires aux plombs.
Ensuite on alla prendre les autres cercueils à mesure qu'ils se présentoient à droite et à gauche.
Le premier fut celui d'Anne-Henriette de France , fille
ET ÉCLAIKClSSExMENS. 481
de Louis XV, morte le 10 février lySa, âgée de vingt- quatre ans cinq mois vingt- sept jours.
De Louise-Marie de France , fille de Louis XV, morte le 27 février 1783 , âgée de quatre ans et demi.
De Louise-Elisabeth de France, fille de Louis XV, mariée au duc de Parme, morte à Versailles, le 6 dé- cembre 1 759 , âgée de trente-deux ans trois mois et vingt- deux jours.
De Louis-Joseph- Xavier de France, duc de Bourgogne, fils de Louis dauphin , frère aîné de Louis XVI , mort le 22 mars 1761 , âgé de neuf à dix ans.
De N. d'Orléans, second fils de Henri IV, mort en 161 1 , âgé de quatre ans.
De Marie de Bourbon de Montpensier, première femme de Gaston , fils de Henri IV, morte en 1627 , âgée de vingt-deux ans.
De Gaston Jean -Baptiste , duc d'Orléans , fils de Henri IV, mort en 1660, âgé de cinquante-deux ans.
De Marie-Louise d'Orléans , duchesse de Montpensier, fille de Gaston et de Marie de Bourbon, morte en iGgS, âgée de soixante -six ans.
De Marguerite de Lorraine , seconde femme de Gaston, morte le 3 avril 1672 , âgée de cinquante-huit ans.
De Jean Gaston d'Orléans , fils de Gaston Jean-Baptisie et de Marguerite de Lorraine, mort le 10 août i652 , à l'âge de deux ans.
De Marie- Anne d'Orléans, fille de Gaston et de Mar- guerite de Lorraine, morte le 17 àoiU i656, à l'âge de quatre ans.
Nota. Rien n'a été remarquable dans l'extraction des
432 NOTES
cercueils faite dans la journée du mardi i5 octobre 1798 : la plupart de ces corps étoient en putréfaction ; il en sor- loit une vapeur noire et épaisse d'une odeur infecte , qu'on chassoit à force de vinaigre et de poudre qu'on eut la précaution de brûler , ce qui n'empêcha pas les ouvriers de gagner des dévoiemens et des fièvres, qui n'ont pas eu de mauvaises suites.
Le mercredi 16 octobre 1798.
Vers les sept heures du malin on a continué l'extraction des corps et cercueils du caveau des Bourbons. On a commencé par celui de Henriette-Marie de France , fille de Henri IV, et épouse de l'infortuné Charles P% roi d'Angleterre , morte en 1669 , âgée de soixante ans; et on a continué par celui de Henriette -Anne Stuart, fille dudit Charles 1", et première femme de MONSIEUR, frère unique de Louis XIV, morte en 1670, âgée de vingt-six ans.
De Philippe d'Orléans, dit MONSIEUR, frère unique de Louis XIV, mort en 1701 , âgé de soixante et un ans.
D'Elisabeth - Charlotte de Bavière, seconde femme de Monsieur, morte en 1722 , âgée de soixanie-dix ans.
De Charles duc de Berri , petit-fils de Louis XIV, mort en 1714? âgé de vingt-huit ans.
De Marie-Louise-Elisabeth d'Orléans, fille du duc régent du royaume , épouse de Charles , duc de Berri , morte en 17 19, âgée de vingt-quatre ans.
De Philippe d'Orléans, petit-fils de France, régent du royaume sous la minorité de Louis XV, mort le jeudi 2 décembre 1728, âgé de quarante-neuf ans.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 4^3
D'Anne-Elisabeih de France, fille aînée de Louis XIV, morte le 3o décembre 1662, laquelle n'a vécu que qua- rante-deux jours.
De Marie-Anne de France, seconde fille de Louis XIV, morte le 28 décembre 1664 , âgée de quarante et un jours.
De Philippe, duc d'Anjou, fils de Louis XIV, mort le lo juillet 1671 , âgé de trois ans.
De Louis, duc d'Anjou, frère du précédent, mort le 4- novembre 1672 , lequel n'a vécu que quatre mois et dix-sept jours.
De Marie - Thérèse de France , troisième fille de Louis XIV, morte le i" mars 1672 , âgée de cinq ans.
De Philippe-Charles d'Orléans, fils de MONSIEUR, mort le 8 décembre 16G6, âgé de deux ans six mois.
De N. fille de MONSIEUR, morte en naissant , en i665.
D'Alexandre-Louis d'Orléans, duc de Valois, fils de Monsieur, mort le i5 mars 1676, âgé de trois ans.
De Charles de Berri , duc d'Alençon , fils du duc de Berri , mort le 16 avril 17 18, âgé de vingt et un jours.
De N. de Berri, fille du duc de Berri , morte en nais- sant, le 21 juillet 1711.
De Marie -Louise -Elisabeth, fille du duc de Berri, morte en 1714-7 douze heures après sa naissance.
De Sophie de France, sixième fille de Louis XV, et tante de Louis XVI, morte le 5 mars 1782, âgée de qua- rante-sept ans sept mois et quatre jours.
De N. de France , dite d'Angoulême , fille du comte d'Artois, frère de Louis XVI, morte le 23 juin 1783, âgée de cinq mois et seize jours.
De Mademoiselle, fille du comte d'Artois, frère de
4. 28
43/, KOÏES
Louis XVI , morte le 23 juin 1788, âgée de sept ans trois mois un jour.
De Sophie-Hélène de France , fille de Louis XVI , morte le ig juin 1787, âgée de onze mois dix jours.
De Louis- Joseph-Xavier, dauphin, fils de Louis XVI, mort à Meudon , le 4- juin 1789, âgé de sept ans sept mois et treize jours.
Suùfî du mercredi 16 octobre 1793.
A onze heures du matin, dans le moment où la reine Marie-Antoinette d'Autriche , femme de Louis XVI , eut la tête tranchée , on enleva le cercueil de Louis XV, mort le 10 mai 1774-7 âgé de soixante-quatre ans.
lirmarques. Il étoit à Tentrée du caveau , sur un banc ou massif de pierre , élevé à la hauteur d'environ deux pieds, au côté droit, en entrant, dans une espèce de niche pratiquée dans l'épaisseur du mur; c'étolt là qu'étoit déposé le corps du dernier roi, en attendant que son suc- cesseur vînt pour le remplacer, et alors on le portoit à son rang dans le caveau.
On n'a ouvert le cercueil de Louis XV que dans le cime- tière , sur le bord de la fosse. Le corps, retiré du cercueil de plomb , bien enveloppé de linges et de bandelettes , paroissoit tout entier et bien conservé ; mais dégagé de tout ce qui l'enveloppoit , il n'offroit pas la figure d'un cadavre; tout le corps tomba en putréfaction, et il en sortit une odeur si infecte , qu'il ne fut pas possible de rester présent : on brûla de la poudre , on tira plusieurs coups de fusil pour purifier l'air. On le jeta bien vite dans
ET ÉCLAmCISSEMENS. 435
la fosse, sur un lit de chaux vive, et on le couvrit encore de terre et de chaux.
Autre remarque. Les entrailles des princes et princesses étoient aussi dans le caveau, dans des seaux de plomb déposés sous les tréteaux de fer qui portoient leurs cer^ cueils : on les porta au cimetière ; on jeta les entrailles dans la fosse commune. Les seaux de plomb furent mis de côté, pour être portés , comme tous les autres, à la fon- derie qu'on venoit d'établir dans le cimetière même , pour fondre le plomb à mesure qu'on en trouvoit.
Vers les trois heures après midi , on a ouvert , dans la chapelle dite des Charles, le caveau de Charles V, mort en i38o, âgé de quarante-deux ans, et celui de Jeanne de Bourbon, son épouse, moite en iSjS, âgée de qua- rante ans.
Charles de France , mort enfant en i386, âgé de trois mois, étoit inhumé aux pieds du roi Charles V, son aïeul. Ses petits os, tout -à- fait desséchés, étoient dans un cer- cueil de plomb. Sa tombe en cuivre étoit sous le marche- pied de l'autel.
Isabelle de France, fille de Charles V, morte quelques jours après sa mère ; Jeanne de Bourbon , morte en iSyS, âgée de cinq ans; et Jeanne de France, sa sœur, morte en i366, âgée de six mois et quatorze jours, étoient inhumées dans la même chapelle , à côté de leurs père et mère. On ne trouva que leurs os sans cercueils de plomb ; mais quelques planches de bois pourri.
Remarques. On a trouvé dans le cercueil de Charles V une couronne de vermeil bien conservée , une main de justice d'argent , et un sceptre de cinq pieds de long, sur-
28.
43(î NOTES
monté de feuilles d'acantife d'argent, bien doré, dont l'or avoit conservé tout son éclat.
Dans le cercueil de Jeanne de Bourbon, son épouse, on a trouvé un reste de couronne, un anneau d'or, les débris de bracelets ou chaînons, un fuseau ou quenouille de bois doré , à demi pourri , des souliers de forme fort pointue , en partie consommés , brodés en or et en argent.
Les corps de Charles V et de Jeanne de Bourbon sa femme, de Charles VI et de sa femme, de Charles VII et de sa femme , retirés de leurs cercueils, ont été portés dans la fosse des Bourbons ; après quoi , cette fosse a été couverte de terre , et on en a fait une autre à gauche de celle des Bourbons dans le fond du cimetière , où on a déposé les autres corps trouvés dans l'église.
Le jeudi , 17 octobre 1793, du matin, on a fouillé dans le tombeau de Charles VI, mort en 14.22, âgé de cin- quante-quatre ans, et dans celui d'Isabeau de Bavière, sa femme, morte en i4-35; on n'a trouvé dans leurs cer- cueils que des ossemens desséchés : leur caveau avoit été enfoncé lors de la démolition du mois d'août dernier. On mil en pièces et en morceaux leurs belles statues de marbre , et on pilla ce qui pouvoit être précieux dans leurs cercueils.
Le tombeau de Charles VII, mort en i4-6ii âgé de cinquante-neuf ans, et celui de Marie d'Anjou, sa femme, morte en i4.63, avoient aussi été enfoncés et pillés. On n'a trouvé dans leurs cercueils qu'un reste de couronne et de sceptre d'argent doré.
Remarques. Une singularité de l'embaumement du corps
ET ÉCLAIUCISSEMENS. 4^7
de Charles Yll, c'est qu'on y avoit parsemé du vif-argent, qui avoit conservé toute sa fluidité. On a observé la même singularité dans quelques autres embaumemens de corps du quatorzième et du quinzième siècle.
Le même jour, 17 octobre 1793, l'après-dîner , dans la chapelle Saint- Hippolyte , on a fait l'extraction de deux cercueils de plomb , de Blanche de Navarre , seconde femme de Philippe de Valois, morte en iSgi , et de Jeanne de France, leur fille, morte en 1371, âgée de vingt ans. On n'a pas trouvé la têle de cette dernière ; elle a été vraisemblablement dérobée il y a quelques années , lors d'une réparation faite à l'ouverture du caveau.
On a ensuite fait l'ouverture du caveau de Henri II , qui étoit fort petit : on en tira d'abord deux cœurs, un gros, et l'autre moindre : on ne sait de qui ils viennent , étant sans inscriptions; ensuite quatre cercueils, 1" celui de Marguerite de France, femme de Henri IV, morte le 27 mai 16 15, âgée de soixante-deux ans; 2" celui de François , duc d'Alençon , quatrième fils de Henri II , mort en i584 , âgé de trente ans ; 3° celui de François II , qui n'a régné qu'un an et demi , et qui mourut le 5 dé- cembre l56o, âgé de dix-sept ans; 4" d'une fille de Charles IX, nommée Elisabeth de France, morte le 2 avril iSyS, âgée de six ans.
Avant la nuit , on a ouvert le caveau de Charles VIII , mort en 1498, âgé de vingt-huit ans. Son cercueil de plomb étoit posé sur des tréteaux ou barres de fer : on n'a trouvé que des os presque desséchés.
Le vendredi, 18 octobre 1793, vers les sept heures du matin , on a continué 1 extraction des cercueils du caveau
438 NOTES
de Henri II, et on en a tiré quatre grands cercueils : celui de Henri II , mort le lo juillet i559, âgé de quarante ans et quelques mois; de Catherine de Médicis, sa femme, morte le 5 janvier iSSg, âgée de soixante-dix ans; de Charles IX, mort en iSy/^, âgé de vingt-quatre ans; de Henri III, mort le 2 août iSSg, âgé de trente-huit ans.
Celui de Louis, duc d'Orléans, second fils de Henri II, mort au berceau.
De Jeanne de France et de Victoire de France , toutes deux filles de Henri II, mortes en bas âge.
Remarques. Ces cercueils étoient posés les uns sur les autres sur trois lignes : au premier rang, à main gauche en entrant, étoient les cercueils de Henri II , de Catherine de Médicis, sa femme, et de Louis d'Orléans, leur second fils : le cercueil de Henri II étoit posé sur des barres de fer, et les deux autres sur celui de Henri II.
Au second rang , au milieu du caveau , étoient quatre autres cercueils placés les uns sur les autres, et les deux cœurs , ci-dessus mentionnés , étoient posés dessus.
Au troisième rang, à main droite, du côté du chœur, se trouvoient quatre cercueils ; celui de Charles IX , porté sur des barres de fer, en portoit un grand (celui de Henri III) et deux petits.
Dessous les tréteaux ou barres de fer, étoient posés les cercueils de plomb. Il y avoit beaucoup d'ossemens ; ce sont probablement des ossemens trouvés dans cet endroit, lorsqu'en 1719 on a fouillé pour faire le nouveau caveau des Valois, qui étoit avant construit dans l'endroit même où on a déposé les restes des princes et princesses, au fur et à mesure qu'on en a découvert.
ET ÉCLAIRCISSEMEXS. 4^9
Le même jour, 18 octobre lyQ^, on est descendu dans le caveau de Louis XII, mort en i5i5, àgë de cinquante- trois ans. Anne de Bretagne , son épouse , morte en 1 5 1 4- > âgée de trente-sept ans, étoit dans le même caveau, à côté de lui : on a trouvé sur leurs cercueils deux couronnes de cuivre doré.
Dans le chœur, sous la croisée septentrionale, on a ouvert le tombeau de Jeanne de France , reine de Na- varre, liUe de Louis X, dit le Hutin , morte en i349, âgée de trente-huit ans. Elle étoit enterrée aux pieds de son père, sans caveau : une pierre creuse, tapissée de plomb intérieurement, et couverte d'une autre pierre toute plate, renfermoit ses ossemens ; on n'a trouvé dans son cercueil qu'une couronne de cuivre doré.
Louis X, dit le Hutin, n'avoit pas non plus de cercueil de plomb, ni de caveau : une pierre creuse, en forme d auge, tapissée en dedans de lames de plomb, renfermoit ses os desséchés, avec un reste de sceptre et de couronne de cuivre rongé par la rouille ; il étoit mort en i3i6, âgé de près de vingt-sept ans.
Le petit roi Jean , son fils posthume , étoit à côté de son père, dans une petite tombe ou auge de pierre, revêtue de plomb, n'ayant vécu que quatre jours.
Près du tombeau de Louis X, étoit enterré, dans un simple cercueil de pierre, Hugues, dit le Grand, conte de Paris, mort engSô, père de Hugues Capet, chef de la race des Capétiens. On n'a trouvé que ses os presque en poussière.
On a été ensuite au milieu du chœur découvrir la fosse de Charles- ie-Chauve, mort en 877, âgé de cinquante-
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44o NOTES
quatre ans. On n'a trouvé, bien avant dans la terre, qu'une espèce d'auge en pierre , dans laquelle étoit un petit coffre qui contenoit le reste de ses cendres. Il étoit mort de poison en-deça du Mont-Cénis , sur les confins de la Sa- voie, dans une chaumière du village de Brios, à son retour de Rome. Son corps fut mis en dépôt au prieuré de Man- tui, du diocèse de Dijon, d'où il fut transporté sept ans ' après à Saint-Denis.
Le samedi, 19 octobre lygS, la sépulture de Philippe, comte de Boulogne, fils de Philippe -Auguste , mort en 1223 , n'a rien donné de remarquable sinon la place de la tête du prince , creusée dans son cercueil de pierre.
Nous remarquerons la même chose pour celui de Da- gobert.
Le cercueil de pierre , en forme d'auge , d'Alphonse de Poitiers, frère de saint Louis, mort en 1271, ne con- tenoit que des cendres : ses cheveux étoient bien con- servés; mais ce qui peut être remarquable , c'est que le des- sous de la pierre qui couvroit son cercueil étoit tacheté, coloré et veiné de jaune et de blanc comme du marbre : les exhalaisons fortes du cadavre ont pu produire cet effet.
Le corps de Philippe- Auguste, mort en I223, étoit entièrement consommé : la pierre taillée en dos d'âne qui couvroit le cercueil de pierre "étoit arrondie du côté de la tête.
Le corps de Louis VIII, père de saint Louis, mort le 8 novembre 1226, âgé de quarante ans , s'est trouvé aussi presque consommé. Sur la pierre qui couvroit son cercueil étoit sculptée une croix en demi-relief : on n'y a trouvé qu'un reste de sceptre de bois pourri ; son diadème , qui
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 44»
n^étoit qu'une bande d'étoffe tissue en or, avec une grande calotte d'une étoffe satinée, assez bien corlservée. Le corps avoit été enveloppé dans un drap ou suaire tissu d'or; on en trouva encore des morceaux assez bien con- servés.
Remarques. Son corps ainsi enseveli avoit été recousu dans un cuir fort épais qui étoit bien conservé.
Il est le seul que nous ayons trouvé enveloppé dans un cuir. Il est vraisemblable qu'on ne l'a fait pour lui que pour que son cadavre n'exhalât pas au-dehors de mauvaise odeur dans le transport qu'on en fit de Montpensier en Auvergne, où il mourut à son retour de la guerre contre les Albigeois.
On fouilla au milieu du chœur, au bas des marches du sanctuaire, sous une tombe de cuivre, pour trouver le corps de Marguerite de Provence , femme de saint Louis , morte en lagS. On creusa bien avant en terre sans rien trouver : enfin on découvrit , à gauche de la place où. éloit sa tombe, une auge de pierre remplie de gravats, parmi lesquels étoient une rotule et deux petits os.
Dans la chapelle de Notre -Dame -la- Blanche , on a ouvert le caveau de Marie de France , fille de Charles IV , dit le Bel, morte en i34-i, et de Blanche, sa sœur, duchesse d'Orléans, morte en i3g2. Le caveau éloit rem- pli de décombres, sans corps et sans cercueils.
En continuant la fouille dans le chœur, on a trouvé, à côté du tombeau de Louis VIII , celui où avoit été déposé saint Louis, mort en 1270. Il étoit plus court et moins large que les autres, les ossemens eu avoient été retirés lors de sa canonisation en 1297.
44^ NOTES
Nota. La raison pour laquelle son cercueil étoit moins large et moins long que les autres, c'est que, suivant les historiens, ses chairs furent portées en Sicile : ainsi on n'a apporté à Saint-Denis que les os , pour lesquels il a fallu un cercueil moins grand que pour le corps entier.
On a ensuite dicarrelé le haut du chœur pour décou- vrir les autres cercueils cachés sous terre. On a trouvé celui de Philippe-le-Bel , mort en ioi4-, âgé de quarante- six ans. Ce cercueil étoil de pierre et recouA^ert d'une large dalle. Il n'y avoit pas d'autres cercueils que la pierre creusée en forme d'auge , et plus large à la tête qu'aux pieds, et tapissée en dedans d'une lame de plomb, et une forte et large lame aussi de plomb , scellée sur les barres de fer qui fermoient le tombeau. Le squelette étoit tout entier : on a trouvé un anneau d'or, un sceptre de cuivre doré, de cinq pieds de long, terminé par une touffe de feuillage, sur laquelle étoit représenté un oiseau aussi de cuivre doré.
Le soir, à la lumière, on a ouvert le tombeau de pierre du i-oi Dagobert, mort en 638. Il avoit plus de six pieds de long : la pierre étoit creusée pour recevoir la tête qui étoit séparée du corps. On a trouvé un coffre de bois d'environ deux pieds de long, garni en dedans de plomb qui renfermoit les os de ce prince et ceux de Nanthilde, sa femme, morte en 642. Les ossemens étoient envelop- pés dans une touffe de soie, séparés les uns des autres par une planche intermédiaire, qui partageoit le coffre en deux parties. Sur un des côtés de ce coffre étoit une lame de plomb, avec cette inscription :
llic jacel corpus Da^ulerti.
ET ÉCLAIUCISSEMENS. 44^
Sur l'autre côté, une lame de plomb portolt :
Hîc jacet corpus Nanthildis.
On n'a pas trouvé la tête de la reine Nanthilde. Il est probable qu'elle sera restée dans l'endroit de sa première sépulture , lorsque saint Louis les fit retirer pour les pla- cer dans le tombeau qu'il leur fit élever dans le lieu où il se voit aujourd'hui.
Dimanche 2.0 octobre 1793.
On a travaillé à détacher le plomb qui couvroil le dedans du tombeau de pierre de Philippe-le-Bel. On a refouillé auprès de la sépulture de saint Louis, dans l'espérance d'y trouver le corps de Marp;uerite de Provence, sa femme : on n'a rien trouvé qu'une auge de pierre sans couverture, remplie de terre et de gravats.
Dans cet endroit devoit être aussi le corps de Jean Tristan, comte de Nevers, fils de saint Louis, mort en 1270, quelques jours avant son père , près de Carthage en Afrique.
Dans la chapelle dite des Charles, on a relire le cer- cueil de plomb de Bertrand-Duguesclin, mort en i38o. Son squelette étoit tout entier, la tête bien conservée, les os bien propres et tout-à-fait desséchés. Auprès de lui étoit le tombeau de Bureau de la Rivière, mort en i4oo. Il n'avoit guère que trois pieds de long ; on en a retiré le cercueil de plomb.
A^rès bien des recherches, on a trouvé l'entrée du caveau de François I'^'', mort en i54-7 ' ^8^ ^^ cinquante- deux ans.
444 NOTES
Ce caveau étoit grand et bien voûté ; il contenoil six corps renfermés dans des cercueils de plomb , posés sur des bari'es de fer : celui de François 1'='^ ; celui de Louise de Savoie, sa mère, morte en i53i; de Claudine de France, sa femme, morte en i524, âgée de vingt-cinq ans; de François, dauphin, mort en i536, âgé de dix- neuf ans; de Charles, son frère, duc d'Orléans, mort en i544? âgé de vingt- trois ans; et celui de Charlotte, sa sœur, morle en i524, âgée de huit ans.
Tous ces corps étoient en pourriture et en putréfaction liquide , et exhaloient une odeur insupportable ; une eau noire couloit à travers leurs cercueils de plomb dans le transport qu'on en fit au cimetière.
On a repris la fouille dans la croisée méridionale du chœur; on a trouvé une auge ou tombe de pierre rem- plie de gravats. C'étoit le tombeau de Pierre Beaucaire , chambellan de saint Louis, mort en 1270.
Sur le soir, on a trouvé, près la grille du côté du midi , le tombeau de Mathieu de Vendôme, abbé de Sainl- Denis , et régent du royaume sous saint Louis et sous son fils Pliilippe-le-Hardi; il n'avoit point de cercueil, m de pierre , ni de plomb ; il avoit été mis en terre dans un cercueil de bois, dont on trouva encore des morceaux de planches pourries. Le corps étoit entièrement con- sommé : on n'a trouvé que le haut de sa crosse de cuivre doré et quelques lambeaux de riche étoffe, ce qui marque qu'il avoit été enseveli avec ses plus riches ornemens d'abbé. Il étoit mort en 1286, le 5 septembre, au com- mencement du règne de Philippe-lc- Bel.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 4(5
Le lundi 21 octobre 1793.
Au milieu de la croisée du chœur, on a levé le marbre qui couvroit le petit caveau oIj on avoit déposé , au mois d'août 1791 , les ossemens et cendres de six princes et une princesse de la famille de saint Louis, transférés en cette église de Tabbaye de Rojaumont, où ils étoient en- terrés; les cendres et ossemens ont été retirés de leurs coffres ou cercueils de plomb, et portés au cimetière dans la seconde fosse commune , où Philippe-Auguste , Louis VIII, François P"", et toute la famille avoicnl été portés.
Dans l'après-midi, on a commencé à fouiller dans le sanctuaire , à côté du grand-autel, à gauche , pour trouver les cercueils de Philippe-le-Long , mort en 1822; de Charles IV, dit le Bel, mort en iSsS; de Jeanne d'Evreux, troisième femme de Charles IV, morte en iSjo.de Philippe de Valois, morte en i35o, âgé de cinquante -sept ans; de Jeanne de P>ourgogne , femme de Philippe de Valois, morte en i34.8, et celui du roi Jean, mort en i3G4.
Le mardi 22 octobre 1793.
Dans la chapelle des Charles, le long du mur de l'esca- lier qui conduit au chevet, on a trouvé deux cercueils l'un sur l'autre; celui de dessus, de pierre carrée, ren- fermoit le corps d'Arnaud Guillem de Barbazan, mort en i43i, premier chambellan de Charles VII. Celui de dessous, couvert de lames de plomb, contenoit le corps de Louis de Sancerre , connétable sous Charles VI , mort
IJfi NOTES
en i4-02, âgé de soixante ans; sa tête étoit encore garnie
de cheveux longs et partagés en deux cadenettes bien
tressées.
On a levé ensuite la pierre perpendiculaire qui cou- vroit les tombeaux en pierre de l'abbé Suger et de l'abbé Troon, le premier, mort en ii5i, et le second en 1221 : on n'y a trouvé que des os presqu'en poussière.
On a continué la fouille dans le sanctuaire , du côté de l'évangile, et on a découvert, bien avant en terre, une grande pierre plate quicouvroit les tombeaux de Philippe- le-Long, et des autres.
On s'en tint là, et, pour finir la journée, on alla, dans la chapelle dite du Lépreux, lever la tombe de Sédille de Sainte-Croix , morte en i38o, femme de Jean Pastou- relle, conseiller du roi Charles V : on n'a trouvé que des ossemens consommés.
Le mercredi 2.3 octobre 1 7g3.
On a repris, du matin, le travail qu'on avoit laissé la veille, pour la découverte des tombeaux du sanctuaire. On trouva d'abord celui de Philippe de Valois, qui éloit de pierre, tapissé intérieurement de plomb, fermé par une forte lame de même métal , soudée sur des barres de fer, le tout recouvert d'une longue et large pierre plate : on a trouvé une couronne et un sceptre surmonté d'un oiseau de cuivre doré.
Plus près de l'autel, on a trouvé le tombeau de Jeanne de Bourgogne , première femme de Philippe de Valois; on y a trouvé son anneau d'argent, un reste de quenouille ou fuseau, et des os desséchés.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 4^7
Le jeudi 2^ octobre.
A gauche de Philippe de Valois étoit Charles-le-Bel. Son tombeau étoit construit comme celui de Philippe de Valois; on y a trouvé une couronne d'argent doré, un sceptre de cuivre doré, haut de près de sept pieds, un anneau d'argent , un reste de main de justice , un bâton de bois d'ébène , un oreiller de plomb pour reposer la tête : le corps étoit desséché.
Le vendredi 2 5 octolre.
Le tombeau de Jeanne d'Evreux avoit été remué , la tombe étoit brisée en trois morceaux , et la lame de plomb qui fermoit le cercueil étoit détachée ; on ne trouva que des os desséchés sans la lête; on ne fit pas d'information; il y avoit néanmoins apparence qu'on étoit venu, dans la nuit précédente, dépouiller ce tombeau.
Au milieu, on trouva le tombeau en pierre de Phi- lippe-le-Long ; son squelette étoit bien conservé, avec une couronne d'argent doré , enrichie de pierreries, une agrafe de son manteau en losange, avec une autre plus petite, aussi d'argent, partie de sa ceinture d'étoffe sati- née, avec une boucle d'argent doré, et un sceptre de cuivre doré. Au pied de son cercueil étoit un petit caveau où étoit le cœur de Jeanne de Bourgogne , femme de Phi- lippe de Valois, renfermé dans une cassette de bois pres- que pourri : l'inscription étoit sur une lame de cuivre.
On a aussi découvert le tombeau du roi Jean , mort en 1 364 en Angleterre, âgé de cinquante-six ans; on y a trouvé une couronne , un sceptre fort haut , mais brisé ;
448 JNOTES
une main de justice, le tout d'argent doré. 6on squelette étoit entier. Quelques jours après les ouvriers avec le com- missaire aux plombs ont été au couvent des Carmélites faire l'extraction du cercueil de madame Louise de France, fille de Louis XV% morte le 23 décembre 1787, âgée de cinquante ans et environ six mois. Ils Tont apporté dans le cimetière, et le corps a été déposé dans la fosse com- mune; il étoit tout entier, mais en pleine putréfaction; ses habits de Carmélite et oient très-bien conservés.
Dans la nuit du 1 1 au 12 septembre 1793, par ordre du département, en présence du commissaire du district et de la municipalité de Saint-Denis, on a enlevé du trésor tout ce qui y étoit, châsses, reliques, etc. : tout a été mis dans de grandes caisses de bois, ainsi que tous les riches omemens de Téglise, et le tout est parti dans des chariots pour la Convention, en grand appareil et grand cortège de la garde des habiîans de la ville , le i3 ; vers les dix heures du matin.
Svpplément.
Le 18 janvier 1794? le tombeau de François V^ étant démoli , il fut aisé d'ouvrir celui de Marguerite , comtesse de Flandres, fille de Philippe-le-Long, et femme de Louis, comte de Flandres, morte en i382 , âgée de soixante-six ans; elle étoit dans un caveau assez bien construit, son cercueil de plomb étoit posé sur des barres de fer; on nV trouva que des os bien conservés, et quelques restes de planches de bois de châtaignier. Mais on n'a pas trouvé la sépulture du cardinal de Retz, dit le coadjuteur, mort en 1679, âgé de soixante-six ans; non plus que celle de plusieurs autres grands personnages.
ET ÉCLAÏRCISSEMENS. 449
Note G, page loi. Chapitre De Jésus- Christ^ et de sa vie.
« A MOINS qu'il ne plaise à Dieu de vous envoyer quel- » qu'un pour vous instruire de sa part , n'espérez pas de » réussir jamais dans le dessein de réformer les mœurs des » hommes. » ( Platon , apologie deSocrate. )
Le même philosophe , après avoir prouvé que la piété est la chose du monde la plus désirable, ajoute : Biais qui sera en état de V enseigner si Dieu ne lui sert de guide F (Dialogue intitulé Epinomis. ) ( Note de l'Edit. )
Note H, page 107.
Lisez , dans la seconde partie du Discours sur f Histoire universelle^ l'admirable morceau sur Jésus- Christ et sa doctrine. ( Note de CEdit. )
Note I, page iio.
Le docteur Robertson a rendu justice à Voltaire , en disant que cet homme universel n'a pas été un historien aussi infidèle qu'on le pense généralement. Nous croyons comme lui que Voltaire n'a pas toujours cité faux; mais il est certain qu'il a beaucoup omis, car nous n'ose- rions dire beaucoup ignoré. Il a donné de plus aux passages originaux un tour particulier, pour leur faire dire tout autre chose qu'ils ne disent en effet. C'est le moyen d êlre tout à la fois exact et merveilleusement infi- dèle. Dans ses deux admirables histoires de Louis XIV et de Charles XII , Voltaire n'a pas eu besoin d'avoir 4. 29
45o NOTES
recours à ce moyen; mais dans son histoire générale , qui n'est qu'une longue injure au christianisme, il s'est cru permis d'employer toutes sortes d'annes contre lennemi. Tantôt il nie formellement, tantôt il affirme du ton posi- tif; ensuite il mutile et défigure les faits. 11 avance sans hésiter, qu'iV n'y eut aucune hiérarchie pendant près de cent ans parmi les chrétiens. Il ne donne aucun garant de celte étrange assertion; il se contente de dire : il est reconnu^ fon rit aujourd'hui. L'auteuçde l'Jî^^a/pouvoit rire, c'est sa coutume; mais quand on écrit avec le des- sein formel de renverser la religion de son pays par ses bases historiques, il faudroit peut-être produire des titres, et épargner les noms d^ idiots, d'esclaves , digrio- rans et de fanatiques , à ceux qui se contentent de rappor- ter exactement les faits à la page où ils les ont lus.
Selon cet auteur, on n'a sur la succession de saint Pierre que la Wste frauduleuse d'un livre apocryphe , inti- tulé le Pontificat de Damase (i). Or il nous reste un traité de saint Irénée sur les hérésies, où le Père de l'Eglise gal- licane donne en entier la succession des papes, depuis les apôtres {2). Il en compte douze jusqu'à son temps. On place l'année de la naissance de saint Irénée environ 120 ans après Jésus-Christ. Il avoit été disciple de Papias et de saint Polycarpe, eux-mêmes disciples de saint Jean l'Evangéliste. il étoit donc témoin presque oculaire des premiers papes. Il nomme saint Lin après saint Pierre , et nous apprend que c'est de ce même Lin que parle saint
(1) Essai sur les M. des N. chap. VilL
(2) Lib. 3 , cap. 3.
ET ÉCLAIRGSSIEMENS. 45 1
Paul dans son épître à Timothée (i). Comment Voltaire, ou ceux qui l'aidoient dans son travail, n'ont -ils pas craint ( s'ils n'ont pas ignoré) cette foudroyante autorité ? Si l'on en croit V Essai sur les Moeurs , on n'auroit jamais entendu parler de Lin : et voilà que ce premier succes- seur du chef de l'Eglise est nommé par les apôtres eux- mêmes ! Au reste, que la suprématie de ce premier évêquede la chrétienté ait toujours été reconnue , quoique non prononcée par les conciles , c'est encore ce qu'il est facile de prouver. Sous le pape Clément III , successeur des apôtres, il y eut une grande division dans l'Eglise de Corinthe; le Saint-Siège écrivit une puissante lettre, dit saint Irénée, pour ramener la paix, et son autorité fut reconnue (2). Saint Cjprien déclare l'unité de l'Eglise et la primauté de saint Pierre en paroles non équivoques : Svper unum Petm'Tn œdificat Ecclesiam suam , imam cathe- dram constituit , etuniiatis ejusdem originem ah uno inci- fjientem , suâ auctoritate dispusuit (3). Dès le cinquième siècle , 4oo ans avant que le titre de Pape fût exclusive- ment attribué au souverain pontife , on étoit d'opinron que les conciles généraux même dévoient être confirmés par l'évêque de Rome (4). Tous les évêques des Gaules reconnoissoient cette suprématie, et en alléguoient pour raison que l'esprit apostolique continuoit à émaner du Saint-Siège (5). La sentence du pape sur Théodorel , vers
(i) Lib. 3 , cap. 4) V. 21.
(2) Iren. de Hœres. lib. 3, cap. 3.
(3) De unit. Eccles. cathol.
(4) S. Léo, ep. 8g, ad Marcian. Aug.p. SoSjBog.
(5) Id. Epist. ad Léo. 288.
45a NOTES
le même temps, ftit reçue de tous les fidèles, etTonappe- loit du jugement des conciles provinciaux à la cour de Rome (i).
C'est donc plutôt une dispute de mots que de faits , que tout ce qui concerne l'autorité de la chaire de saint Pierre. On sait fort bien que les évêques primitifs se sont appelés Papes ^ comme encore Patriarches, Paler Patrum, Epis- copus Episcoporum , Angélus Episcvpus. Qu'importe le nom, si la suprématie existoitr* On peut faire quelque chicane , vu Téloignement des temps ; mais les nombreuses autorités, que nous avons citées, sans compter celles qu'il nous seroit aisé d'y ajouter encore, contenteront tout homme qui n'aura pas pris parti contre les vérités histo- riques de l'Eglise.
Note K, page m.
Fragment du Sermon de Bossuet sur l'unité de l'Eglise , prononcé à l'ouverture de l'assemblée du clergé de 1682.
Nous trouverons dans l'Evangile que Jésus - Christ , voulant commencer le mystère de l'unité dans son Eglise , parmi tous les disciples en choisit douze; mais que, vou- lant consommer le mystère de l'unité dans la même Eglise ,
parmi les douze il en choisit un Qu'on ne dise point ,
qu'on ne pense point que ce ministère de saint Pierre finisse avec lui : ce qui doit servir de soutien à une Eglise éter- nelle ne peut jamais avoir de fin. Pierre vivra dans ses suc-
(i) S. Léo, Epist. 95, ^. 3ii; Ep. \o , ad Episcop. Gall. p. ai? ; Ep. ^Oyp. a5i.
ET ECLAIRCISSEMENS. 453
cesseurs; Pierre parlera toujours clans sa chaire; c'est ce que disent les Pères ; c'est ce que confirment six cent trente ëvêques au concile de Calcédoine.
.... Et qui ne sait ce qu'a chanté le grand saint Pros- per il y a plus de douze cents ans : Rome^ le siège de Pierre , devenue sous ce titre h chef de V ordre pastoral dans tout funioers ^ s^ assujettit par la religion ce qu'elle n'a pu subjuguer par les armes ? Que volontiers nous répétons ce sacré cantique d'un Père de l'Eglise gallicane ! C'est le cantique de la paix, où dans la grandeur de Rome l'unité de toute l'Eglise est célébrée.
Jésus-Christ poursuit son dessein, et après avoir
dit à Pierre, éternel prédicateur de la foi : Tu es Pierre , et sur cette pierre Je bâtirai mon Eglise , il ajoute, et Je te donnerai les clejs du royaume des deux. Toi qui as la pré- rogative de la prédication de la/bz , tu auras aussi les clefs qui désignent l'autorité du Gouvernement. Ce que tu lieras sur hi terre sera lié dans le ciel , et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel. Tout est soumis à ces clefs : tout, mes frères, rois et peuples, pasteurs et troupeaux. Nous le publions avec joie; car nous aimons l'unité, et nous tenons à gloire notre obéissance. C'est à Pierre qu'il est ordonné premièrement d^ aimer plus que tous les autres apôtres, et ensuite de paître et gouverner tout, et les agneaux et les hr-ebis ^ et les petits et les mères, et les pas- teurs même : pasteurs à l'égard des peuples, et brebis à l'égard de Pierre, ils honorent en lui Jésus - Christ..,. {Note de l'Edit.)
454 NOTES
Note L, page n8.
Il va presque jusqu'à nier les persécutions sous Néron. Il avance qu'aucun des Césars n'inquiéta les chrétiens jus- qu'à Domitien. « Il étoit aussi injuste, dit-il, d'imputer cet accident (l'incendie de Rome) au christianisme qu'à l'empereur (Néron); ni lui, ni les chrétiens, ni les juifs, n'avoient aucun intérêt à brûler Rome ; mais il falloit apaiser le peuple qui se soulevoit contre des étrangers également haïs des Romains et des Juifs. On abandonna quelques infortunés à la oengeance publique. (Quelle ven- geance , s'ils n'étoient pas coupables!) Il semble qu'on n'au- roit pas du compter parmi les persécutions faites à leur foi , cette violence passagère. Elle n'avoit rien de commun avec leur religion quon ne connoissoit pas (nous allons entendre Tacite) , et que les Romains confondoient avec le judaïsme, protégé par les lois autant que méprisé (i). » Voilà peut-être un des passages historique s les plus étranges qui soient jamais échappés à la plume d'un auteur.
Voltaire n'avoit-il jamais lu ni Suétone, ni Tacite? Il nie Texistence ou l'authenticité des inscriptions trouvées en Espagne, oùNéron est remercié d' avoir aboli dans la piooince une superstition nouoelle. Quant à l'existence de ces inscriptions, on en voit une à Oxford : Neroni Claud. Cais. Aug. Max. ob Provinc. latronib. et His qui novam generi hum. Superstition, inculcab. purgat. Et pour ce qui regarde l'inscription elle-même, on ne volt pas pourquoi
(i) Essai sur les Mœurs , chap- VIII.
ET ÉCLAmClSSEMENS. ^bS
Voltaire doute que celte nouvelle superstition soit la reli- gion chrétienne. Ce sont les propres paroles de Suétone : Afjlicti suppliciis christiani, gerius hominuin superstitionis nov(£ ac maleficœ (i).
I^e passage de Tacite va nous apprendre maintenant quelle fut cette violence passagère, exercée très-sciem- ment, non sur les Juifs, mais sur les chrétiens.
« Pour détruire les bruits, Néron chercha des cou- pables, et fit souffrir les plus cruelles tortures h des mal- heureux abhorrés pour leurs infamies, qu'on appeloit vul- gairement chrétiens. Le Christ, qui leur donna son nom, avoit été condamné au supplice, sous Tibère, par le pro- curateur Ponce-Pilate , ce qui réprima pour un moment cette exécrable superstition. Mais bientôt le torrent se déborda de nouveau, non seulement dans la Judée, où il avoit pris sa source, mais jusque dans Rome même oi!i viennent enfin se rendre et se grossir tous les égouts de l'univers. On commença par se saisirde ceux qui s'avouèrent chrétiens ; et ensuite , sur leurs dépositions, d'une multi- tude immense qui fut moins convaincue d'avoir incendié Rome que de haïr le genre humain ; et à leur supplice , on ajoutoit la dérision : on les enveloppoit de peaux de bêtes, pour les faire dévorer par les chiens; on les atta— choit en croix, ou l'on enduisoit leurs corps de résine , et l'on s'en servoit la nuit pour s'éclairer. Néron avoit cédé ses propres jardins pour ce spectacle , et dans le même temps il donnoit des jeux au cirque, se mêlant parmi le peuple en habit de cocher, ou conduisant les chars.
(i) Sue t. in Nero.
456 NOTES
Aussi , quoique coupables et dignes des derniers supplices, on se sentoit ému de compassion pour ces victimes , qui sembloient immolées moins au bien public qu'aux passe- temps d'un barbare (i). »
Les mouvemens de compassion dont Tacite semble saisi à la fin de ce tableau, contrastent bien tristement avec un auteur chrétien , qui cherche à affoiblir la pitié pour les victimes. On voit que Tacite désigne nettement les chré- tiens; il ne les confond point avec les juifs, puisqu'il raconte leur origine , et que d'ailleurs , en parlant du siège de Jérusalem, il fait, dans un autre endroit, l'histoire des Hébreux et de la religion de Moïse. On devine pour- tant ce qui a fait avancer à Voltaire que les Romains croyoient persécuter des juifs en persécutant les fidèles. C'est sans doute cette phrase : moins convaincus d'avoir incendié Rome que de haïr le genre humain , que l'auteur de l'Essai a interprétée des juifs , et non des chrétiens. Or, il ne s'est pas aperçu qu'il faisoit l'éloge de ces derniers, tout en les voulant priver de la pitié du lecteur. Mais quoiqu'il ne puisse appliquer réellement les paroles de Tacite aux fidèles, dont la religion est au contraire une espèce de philanthropie , il auroit dû remarquer que le refus que les chrétiens faisoient de sacrifier aux idoles, et d'assister aux abominables jeux du cirque , pour voir des hommes s'égorger, ou déchirés par des bêles, les faisoit passer pour être les ennemis des dieux et des hommes. Quant aux crimes odieux qu'on reprochoit aux premiers
(i) Tacîl. Ann. libr. XV, 44. trad. de M. Dureau-Delamalle, a< ëdit. tom. III, agi.
ET ECLAIRCISSEMENS. 4^7
fidèles , comme de manger des enfans et de boire leur sang , on voit facilement ce qui avoit pu donner lieu à de pareils bruits. Le sang mystique du Fils de l'homme, qu'on buvoit dans le vin de 1 Eucharistie; l'enfant qui s'immole, la chair de l'agneau, toutes ces figures dont les païens avoient entendu parler confusément, jointes aux assemblées mys- térieuses des fidèles, firent aisément supposer des rites abominables. Pline, Marc- Aurèle , Sévère , eltant d'autres illustres païens, ont si souvent rendu justice aux mœurs des chrétiens primitifs, que les paroles de Tacite ne sont ici d'au- cun poids. C'est une grande gloire pour les chrétiens, dit Bossuet , d'avoir eu pour premier persécuteur le persécu- teur du genre humain. L'article de Voltaire nous fait faire un triste retour sur cet esprit de parti qui divise tous les hommes, et étouffe chez eux les sentimens naturels. Que le ciel nous préserve de ces horribles haines d'opinion, puisqu'elles rendent si injuste!
Note M, page iSa.
M. DE C...., obligé de fuir pendant la terreur avec un de ses frères , entra dans l'armée de Condé ; après y avoir servi honorablement jusqu'à la paix , il se résolut de quitter le monde. Il passa en Espagne , se retira dans un couvent de Trappistes, y prit l'habit de l'ordre , et mourut peu de temps après avoir prononcé ses vœux : il avoit écrit plusieurs lettres à sa famille et à ses amis, pendant son voyage en Espagne et son noviciat chez les Trappistes. Ce sont ces lettres que l'on donne ici. On n'a rien voulu y changer ; on y verra une peinture fidèle de la vie de ces
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religieux , dont les mœurs ne sont déjà plus pour nous que des traditions historiques. Dans ces feuilles écrites sans art , il règne souvent une grande élévation de senti- mens, et toujours une naïveté, d'autant plus précieuse, qu'elle appartient au génie français, et qu'elle se perd de plus en plus parmi nous. Le sujet de ces lettres se lie au souvenir de tous nos malheurs : elles représentent un jeune et brave Français chassé de sa famille par la révo- lution , et s'immolaut dans la solitude , victime volontaire offerte à l'Eternel, pour racheter les maux et les impiétés de la pairie : ainsi, saint Jérôme au fond de sa grotte, tàchoit , en versant des torrens de larmes , et en élevant ses mains vers le ciel , de retarder la chute de l'empire romain. Cette correspondance offre donc une petite his- toire complète, qui a son commencement, son milieu et sa fin. Je ne doute point que si on la publioit comme un simple roman , elle n'eût le glus grand succès. Cependant elle ne renferme aucune aventure : c'est un homme qui s'entretient avec ses amis , et qui leur rend compte de ses pensées. Oij donc est le charme de ces lettres ? Dans la religion. Nouvelle preuve qui vient à l'appui des prin-' cipes que j'ai essayé d'établir dans mon ouvrage.
A. MM, deB.... ses compagnons d'émigration^ à Barcelonne.
i5 mars 1799"
Mon dernier voyage, mes chers amis (c'est celui de Madrid), a été très-agréable. J'ai passé à Aranjuez oij étoit la famille royale. J'ai resté cinq jours à Madrid,
ET ÉCLAlKCISSEiMENS. 4^9
autant à Sarragosse , où j'ai eu l'avantage de visiter Notre- Dame du Pilar. J'ai eu plus de plaisir à parcourir l'Es- pagne , que je n'en avois eu à parcourir les autres pays. On a l'avantage d'y voyager à meilleur marche que nulle part que je connoisse. Je n'ai rien perdu de mes effets, quoique je sois très-peu soigneux : on trouve ici beaucoup de braves gens qui savent exercer la charité. On épargne beaucoup en portant avec soi un sac qu'on remplit chaque soir de paille , pour se coucher ; mais je n'ai plus de goût à parler de tout cela. J'ai dit adieu aux montagnes et aux lieux champêtres. J'ai renoncé à tous mes plans de voyage sur la terre , pour commencer celui de l'éternité. Me voici depuis neuf jours à la Trappe de Sainte -Suzanne, où j'ai résolu, avec la grâce de Dieu, de finir mes jours. J'ai moins de mérite qu'un autre à soufTrir les peines du corps , vu l'habitude que je m'en étois faite , pai' èpîc.u- rélsme.
On ne mène pas ici une vie de fainéans ; on se lève à une heure et demie du matin, on prie Dieu , ou on fait des lectures pieuses jusqu'à cinq ; puis commence le tra- vail , qui ne cesse que vers les quatre heures et demie du soir, qu'on rompt le jeûne : je parle pour les frères con- vers dont je fais nombre ; les pères, qui travaillent aussi beaucoup , quittent les champs aux heures marquées , pour se rendre au chœur, où ils chantent l'office de la Sainte-Vierge, l'office ordinaire, et celui des morts. Nous autres frères , nous interrompons aussi notre travail , pour faire nos prières par intervalles , ce qui s'exécute sur le lieu. On ne passe guère une demi-heure , sans que l'ancien frappe des mains pour nous avertir d'élever nos pensées
46o NOTES
vers le ciel, ce qui adoucit beaucoup toutes les peines; on se ressouvient qu'on travaille pour un maître qui ne nous fera pas attendre notre salaire au temps marqué.
J'ai vu mourir un de nos Pères. Ah ! si vous saviez quelle consolation on a dans ce moment de la mort ! Quel jour de triomphe ! Notre révérend Père abbé demanda à l'agonisant : « Hé bien, êtes- vous fâché maintenant d'aooir un peu souffert ? » Je vous avoue , à ma honte , que je me suis senti quelquefois envie de mourir, comme ces soldais lâches qui désirent leur congé avant le temps. Sainte-Marie Egyptienne fit quarante ans pénitence ; elle éloit moins coupable que moi , et il j a mille ans qu'elle se repose dans la gloire.
Priez pour moi , mes chers amis , afin que nous puis- sions nous retrouver au grand jour.
Faites savoir, je vous prie, au cher Hippolyle et à mes sœurs le parti que j'ai pris. Je leur écrirai dans six semaines, et ils peuvent m' écrire à l'adresse que je vous donnerai.
Nous sommes ici soixante ' dix , tant Espagnols que Français, et cependant la maison est très-pauvre, voilà pourquoi je veux faire venir les Hoo livres. D'ailleurs , quoiqu'avec la grâce de Dieu, j'espère persister dans ma résolution, j'ai un an pour sortir.
Vous pouvez donc écrire au révérend Père abbé de la Trappe de Sainte-Suzanne , par Alcaniz à Maëlla , pour le frère Charles CL.
(Vous aurez soin de mettre en tête de la lettre Espana^ et après Maëlla, en Aragon.')
ET ECLAIRCISSEMENS. 46"
Lettre écrite à ses frères et sœurs en France.
Première semaine de Pâques, 1799-
Me voici à Sainte-Suzanne depuis le premier lundi de carême; c'est un couvent de Trappistes, où je compte finir mes jours : j'ai déjà éprouvé tout ce qu'il j a de plus austère dans le cours de l'année. On ne se lève jamais plus tard qu'à une heure et demie du matin ; au premier coup de cloche on se rend à rés;lise ; les frères convers, dont je fais nombre sous le nom Fr. J. Climaque, sortent à deux heures et demie pour aller étudier les psaumes ou faire quelqu'autre lecture spirituelle ; à quatre heures « on rentre à l'é^^lise jusqu'à cinq heures, que com- mence le travail. On s'occupe dans un atelier jusqu'au jour; alors on prend une pioche large et une étroite, puis on va en ordre travailler, ce qui dure quelquefois jusqu'à trois heures de l'après-midi. On se rapproche ensuite du couvent, oii Ton reprend le travail dans Tale- lier, en attendant quatre heures et un quart, heure à laquelle sonne le diner. En se levant de table , on va pro- ressionnellement à l'église, en récitant le Miserere; l'on en sort en chantant le Be profiindis , et l'on retourne au travail dans l'atelier. Là on carde , on file , on fait du drap, et autres choses, chacun selon son talent. Tout ce dont nous nous servons doit se faire dans la maison par les mains des frères, autant que cela est possible; chacun doit gagner sa vie à la sueur de son front , faisant profes- sion d'être pauvre, et de n'être à charge à personne,
^fîa NOTES
donnanî. au contraire Thospitalité à gens de tout ^tat qui viennent nous voir; cependant nous n'avons que deux attelages de mules, et environ deux cents brebis et quel- ques chèvres qui vont paître dans les montagnes arides qui nous environnent. Ce ne peut être que par les soins d'une providence particulière , que soixante-dix personnes vivent avec si peu de chose , sans compter une foule d'étrangers qui viennent de toutes parts , et auxquels on donne du pain blanc, et tout ce que nous pouvons leur donner en maigre , apprêté à l'huile ou au beurre , dont nous ne faisons pas usage. Notre pain , s'il est de froment, ne doit avoir passé qu'une fois par le crible , et la farine doit être employée comme elle sort du moulin. Comme je suis maladroit pour filer dans l'atelier , je trie les fèves ou lentilles de nos repas. Le riz ne se trie pas de même , et tout se mange sans autre accommodage que cuit à l'eau et au sel.
A cinq heures trois quarts, on va au cloître lire ou prier Dieu jusqu'à six heures. Il se fait une lecture que tout le monde écoute. La lecture finie , les Pères entrent à l'église pour dire complies. Le Père-maître, qui est un ancien moine de Sept -Fonds, distribue le travail aux frères, à mesure qu'ils entrent dans l'église; après com- plies, on sonne une cloche qui réunit tout le monde, pour chanter Sahe Regina^ ce qui dure un quart d'heure. Le chant en est très-beau , et cela seul délasse de tous les travaux de la journée; vient ensuite un demi - quart d'heure d'adoration. A sept heures un quart , on dit le Suh tuum pmsidium ; cela fait , tous les individus de la maison vont se prosterner à la file dans le cloître , et là.
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couchés sur la terre , comme le roi David , ils disent le Miserere dans un grand silence : cette dernière cérémonie me paroît sublime ; 1 homme ne me semble jamais mieux à sa place, que lorsqu'il s'humilie devant son auteur. Enfin , le révérend Père abbé se lève , et placé sur la porte de l'église, il donne l'eau bénite à tous sans exception, jusqu'au dernier des novices. Arrivés au dortoir, on se met à genoux aux pieds de son lit , jusqu'à ce qu'on entende une petite cloche, qui est le signal pour se cou- cher, ce qui se fait à sept heures et demie.
Il y a ensuite une infinité de petites contradictions, qui , venant sans cesse à la rencontre des habitudes , inquiètent dans les premiers jours. On ne doit jamais, par exemple , s'appuyer si on est assis , ni s'asseoir si on est fatigué , pour le seul fait de se reposer : c'est que l'homme est né pour travailler dans ce monde , et qu'il ne doit attendre de repos qu'arrivé au terme de son pèlerinage. On perd ainsi toute propriété sur son corps : si l'on se blesse d'une manière un peu grave , il faut s'aller accuser à genoux , tout comme lorsqu'on brise un vase de terre , et cela sans parler; il suffit de montrer le sang qui coule, ou les fragmens de la chose brisée. Puis il y a le chapitre des fautes : on doit s'accuser à haute voix des fautes pure- ment matérielles ; en outre , il y a souvent quelque frère qui vous proclame , en dénonçant des fautes que vous avez commises par ignorance ou autrement. Je serois trop long, si je disois tout le reste.
A la vérité, le temps du carême est ce qu'il y a de plus austère ; hors de là je crois qu'on ne dîne jamais plus tard que deux heures : j'ai commencé par ce temps de
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pénitence; j'ai fait comme les coureurs, qui s'exercent d'abord avec des souliers de plomb. 11 me semble main- tenant que nous menons une vie de Sybarites, et en vérité nous pouvons dire : Hélas ! que nous faisons peu de chose en comparaison de ce qu'ont fait les saints ! Quand je pense aux entreprises des aventuriers amé- ricains , à leur passage de la mer Atlantique à la mer du Sud, à travers l'isthme de Panama, et ce qu'ils ont du souffrir pour se faire un chemin à travers les arbres et les ronces , qui n'avoient cessé de s'entrelacer depuis l'orio;ine du monde , à ce qu'ils ont éprouvé dans ces vallées désertes sous les feux de l'équateur, passant de là tout à coup sur des glaciers, et tout cela par le seul désir de s'emparer de l'or des Indiens ; en considérant tous ces vains efforts pour des biens trompeurs , et sachant d'ailleurs qtie l'espérance de ceux qui travaillent pour Dieu ne sera pas frustrée , on doit s'écrier : Hélas ! que nous faisons ici-bas peu de chose pour le ciel !
Nous sentons tous cette vérité, et il y a sûrement des frères qui embrasseroient toute espèce de pénitence ; mais on ne peut pas faire la moindre austérité sans une per- mission expresse , et elle est rarement accordée , parce qu'étant pauvres, il faut conserver ses forces pour tra- vailler. Si quelquefois appuyé debout contre un mur, je sommeille , il y a bientôt quelque frère charitable qui me tire de ce sommeil ; je crois l'entendre me dire : « Tu te reposeras à la maison paternelle , in domum œteinitatis. » Pendant ce travail, soit au champ, soit à la maison, de temps à autre le plus ancien frappe des mains , et alors dans un grand silence pendant cinq ou six minutes, chacun
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peut porter ses regards vers le ciel ; cela suffit, pour adoucir le froid de l'hiver et les chaleurs de Tété. Il faut en être témoin pour se faire une idée du contentement , de la jubilation de tout le monde ; rien ne prouve mieux le bonheur de cette vie , que ce qu'ont fait les Trappistes pour se réunir après leur expulsion de France, et la quantité de couvens de cet ordre qui se sont formés jusque dans le Canada. Ici nous sommes environ soixanle- dix, et on refuse tous les jours des gens qui demandent à être reçus. Certes, j'ai eu assez de peine pour y panenir, mais heureusement je suis venu ici sans avoir écrit ^ comme on le fait ordinairement, ne connoissanl personne , me confiant en la protection de la Sainte-Vierge, à qui je m'étois adressé avant de partir de Cordoue : je ne me suis pas rebuté du premier refus, parce que je sais bien qu'après tout le révérend Père abbé n'est pas le vrai maître; aussi, après quelques jours, il entra dans ma chambre, et, après m'avoir embrassé, il me dit : Désormais regardez-moi comme votre frère ; je me ferois conscience de renvoyer quelqu'un qui se sauve du monde pour venir ici travailler à son salut.
En effet, par la grâce de Dieu, c'est le seul motif qui m'a pressé de prendre ce parti. J'y étois résolu environ trois mois avant de sortir de France ; mais où , et comment parvenir à ce que je désirois? Je n'en savois rien. Il n'y a que quatre pas de Rarcelonne ici , mais les chemins les plus courts ne sont pas toujours ceux de la Providence ; il entroit apparemment dans les desseins de Dieu que j'allasse d'abord à Cordoue, à travers un des plus beaux pays de la nature , les royaumes de Valence , de Murcie ,
4. 3o
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de Grenade : je n'ai jamais rien vu de plus charmant que TAndalousie. Plus j'avançois , plus je sentois augmenter le désir de voir d'autres contrées , d'autres pays. Ayant ren- contré aux environs de Tarragone un officier suisse, que j'avois connu dans le Valais, il me porta mon sac sur son cheval, et nous fîmes journée ensemble. Je ne sais com- ment, étant venu à parler de la Val-Sainte ^ et comment ces pauvres Pères avoient été obligés de passer en Russie, l'officier me dit qu'ils avoient formé une colonie en Ara- gon ; aussitôt je me résolus de tourner mes pas vers ce côté , et je commençai ce long chemin que j'ai fait seul , de nuit et de jour, à travers les montagnes qui se pressent avant d'arriver à Tortone •, on y fait souvent cinq ou six lieues sans rencontrer personne ; et l'on voit çà et là une multitude de croix, qui annoncent la triste fin de quelque voyageur.
Les pays que je voyois, soit sauvages ou rians, me don- noient des idées agréables, ou me jetoient dans une de ces mélancolies qui plaisent par les différens sentimens qui viennent s'y associer. Je ne crois pas avoir jamais fait de voyage avec plus de confiance , ni avec plus de plaisir; je n'ai trouvé que des gens honnêtes, bons et charitables. Il n'y a rien de plus gai qu'une auberge espagnole , par la foule de gens qui s'y rencontrent. Je suspendois mon sac à un clou, sans le moindre souci : le prix du pain et de la viande étant fixé, les pauvres voyageurs comme moi ne peuvent pas être trompés ; d'ailleurs, je n'ai jamais ren- contré de peuple moins intéressé ; les servantes refusoient opiniâtrement de recevoir ma petite rétribution, et sou- vent des voituriers ont porté mon sac pendant plusieurs
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jours, sans vouloir rien accepter. Enfin j'estime extrême- ment ce peuple, qui s'estime lui-même , qui ne va pas servir chez les autres nations, et qui a conservé un carac- tère vraiment original. On parle beaucoup du libertinage qui règne ici ; je crois qu'il y en a moins qu'en notre pays. Et puis, que de braves gens ! Il n'y auroit pas moins de martyrs ici qu'en France , s'il étoit possible d y détruire la religion. Je doute qu'on l'entreprenne encore ; il faut auparavant que le libertinage de l'esprit passe au cœur; et les Espagnols sont bien loin de là. Les grands suivent la religion comme les petits; et, quoiqu'ils soient très-fiers, à l'église il y a une égalité parfaite : la duchesse s'y assied par terre auprès de sa servante. L'église est ordinairement le plus bel édifice du lieu. Elle est tenue très-proprement ; le pavé en est couvert de nattes, au moins dans l'Anda- lousie. Les lampes qui brûlent jour et nuit y sont par milliers. Dans une petite chapelle de la Sainte-Vierge, il y a quelquefois jusqu à dix à onze lampes allumées. Quoi- qu'il y ait une quantité immense de ruches d'abeilles, qu'on abandonne au milieu des montagnes les plus désertes , on tire de la cire de France , de l'Afrique et de l'Amérique.
Voilà déjà une forte digression. J'ai écrit le détail de mes voyages aux B. et aux Bo. Je ne sais si ces derniers ont reçûmes lettres; je leur avois marqué de vous les faire pas- ser, si c' étoit possible ; cela vous auroit peut-être amusés.
J'arrivai un jour dans une campagne déserte , à une porte superbe, seul reste d'une grande ville, et qui ne peut être qu'un ouvrage des Romains : le grand chemin moderne passe dessous. Je m'arrêtai à considérer cette porte qui est sûrement là depuis deux mille ans. Il me
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vint dans la pensëe que cette ville avoit été habitée par des gens qui, à la fleur de leur âge, vojoient la mort comme une chose très-éloignée, ou n'y pensoient pas du tout; qu'il y avoit sûrement eu dans cette ville des partis, et des hommes acharnés les uns contre les autres^ et voilà que depuis des siècles leurs cendres s'élèvent confondues dans un même tourbillon. J'ai vu aussi Morviédo, où étoit bâtie Sagonte , et, réfléchissant sur la vanité du temps, je n'ai plus songé qu'à l'éternité. Qu'est-ce que cela me fera dans vingt ou trente ans , qu'on m'ait dépouillé de ma for- tune à Toccasion d'une persécution contre les chrétiens ? Saint Paul, ermite, ayant été dénoncé par son beau- frère , se retira dans un désert , abandonnant à son dénon- ciateur de très-grandes richesses ; mais , comme dit saint Jérôme, qui n'aimeroit mieux aujourd'hui avoir porté la pauvre tunique de Paul , avec ses mérites , que la pourpre des rois avec leurs peines et leurs tourmens? Toutes ces réflexions réunies me déterminèrent à venir sans délai me réfugier ici , renonçant à tout projet de course ultérieure, espérant, si j'ai le bonheur d'aller au ciel, après avoir fait pénitence, de voir de là toutes les régions de la terre.
Je n'ai pas encore souffert le plus petit mal d'estomac , ni éprouvé d'autres peines qu'un peu de froid le matin, en allant au champ. Cependant l'avant-dernier vendredi du carême , je fus commandé pour aller nettoyer l'étable des brebis : après avoir fait depuis le point du jour jusque vers les deux heures et demie un travail très-rude, je pensois à me rapprocher du couvent , lorsqu'on m'envoya à la montagne chercher de l'herbe ; je ne fus de retour qu'à quatre heures un quart, pour rompre le jeûne : j'eu»
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une hémorragie assez forte le soir, et puis tous les matins à mon ordinaire. Perdant plus qu'une nourriture peu subs- tantielle ne pouvoit réparer, j'allois tous les jours m'af- foiblissant, lorsqu'enfinPàques est venu : depuis ce temps, on dine à onze heures et demie, on fait une bonne colla- tion à six , on travaille aussi beaucoup moins , de sorte que je me suis remis sur-le-champ. Le jour de Pâques, nous eûmes pour diner, une bouillie de farine de maïs , du riz au lait, et des noix pour dessert. L'archevêque d'Auch, qui étoit venu donner les ordres à plusieurs de nos Pères, dîna au réfectoire. Le soir nous eûmes du raisiné et des raisins secs. Nous pouvons manger du laitage de nos bre- bis jusqu'à la Pentecôte. Quant à la quantité de nourri- ture, il ne m'est jamais arrivé de finir tout ce qu'on me donne. Je crois être celui de la communauté qui mange le plus doucement. Pour tout le reste, je suis très-content d'être ici ; la règle est sévère , mais les supérieurs sont la eharité même. On accuse notre R. Père d'être trop bon ; je ne trouve pas que ce soit un défaut , ou c'est celui des saints. 11 n'a d'autre privilège que de se lever plus tôt et de se coucher plus tard. C'est toujours le hasard qui place son écuelle devant lui : un lit comme les autres, deux planches réunies et un coussin de paille , pas plus de chambre que moi. Il n'a qu'un parloir, oi!i ceux qui ont quelque peine soit de l'âme ou du corps vont chercher une consolation, et on la trouve. Une chose que m'avoit dite en arrivant le Père qui reçoit les étrangers, je réprouve déjà : sans jamais se parler, on est plein d'ami- tié les uns pour les autres; si quelqu'un se relâche, on a du chagrin, on prie pour lui, on l'avertit avec la plus
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grande douceur; et, si on est forcé de le renvoyer, ou qu'il veuille s'en aller lui-même, on lui rend tout ce qu'il a apporté, ne retenant pas une obole pour sa nourriture ou ses habits, et on fait tout ce qu'on peut pour qu'il s'en aille content. Lorsque le père, la mère, ou quelque frère d'un religieux meurt, si la famille a soin d'écrire au révé- rend Père, toute la communauté prie pour le défunt, mais personne ne sait qui cela regarde en propre : ainsi , cher frère , lorsque le bon Dieu vous appellera à lui , que cela vous soit une consolation dans ces derniers momens.
Ce qui me détermine à rester ici d'une manière déci- sive, c'est qu'il ne faut pas de vocation particulière pour y vivre ; ce n'est pas comme dans les autres couvens ; nous sommes, à proprement parler, des laboureurs qui vivent du travail de leurs mains, réunis, comme dans les premiers siècles de l'Eglise , pour servir Dieu dans un esprit de dia- rité , suivant le précepte de notre Sauveur, qui dit au jeune homme : Abandonnez tout pour me suii>re^ sans lui deman- der s'il avoit la vocation. Une autre chose qui suffiroit pour me déterminer, c'est que notre maison est sous la protection particulière de la Vierge. Dès que nous entrons à l'église, on récite YA<?e Maria , prosterné contre terre , le front appuyé sur le revers de la main. La Sainte-Vierge est au maître-autel, peinte entre deux anges, et les y^ux élevés vers le ciel; je n'ai jamais rien vu de représenté si noblement : cet autel avoit été couvert tout le carême ; quel plaisir nous ressentîmes tous le Samedi-Saint au soir au Sahe ^ Regina , lorsque le voile fut levé, et toute l'église illuminée! Je suis persuadé que l'archevêque d'Auch partagea notre joie; j'avois reçu sa bénédiction.
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Certainement, après tout ce que je vous ai dit , je ne désire rien tant que de mourir ici, et cela bientôt, pour ne pas augmenter le nombre de mes fautes. Mais si on me renvojoit par défaut de santé ( mes hémorragies pou- vant me faire traîner une vie foible et inutile , là où Ton aime les gens qui travaillent ), je prendrois le parti que j'avois toujours eu en vue, depuis quatorze ou quinze ans; c'est d'acheter une petite maison et un champ, et de vivre là à la sueur de mon front, tous les hommes y étant condamnés : je me 6xerai en Espagne, ne pouvant pas revenir en France, sans inquiéter mes amis. D'ail- leurs, dans ce pajs-ci, on donne du terrain à très-bon marché, et mille écus sufûroient, je pense, à mon éta- blissement. Je tirerai toujours un grand profit d'être venu ici apprendre à faire pénitence, et à ne compter pour rien un corps destiné à devenir incessamment poussière, pour sauver mon âme qui est éternelle.
Au reste , ni l'habit , ni la maison ne rend vertueux : les mauvais anges péchèrent dans le sein de Dieu même, et Adam dans le paradis terrestre. Je sens bien que je n en vaux pas davantage, pour être dans cette sainte congré- gation : en théorie, je désire souffrir, parce que notre Sauveur nous a montré le chemin des souffrances comme l'unique pour conduire à la gloire ; mais en pratique, lors- que j'ai froid, je cherche le soleil, et si j'ai trop chaud , je me réfugie à l'ombre. Envoyez-moi mon extrait de baptême d'ici au 19 mars. Je compte vous écrire encore une autre fois , dans trois mois : on peut le faire toute Tannée du novi- ciat. Adieu , mes chers frères ; adieu à tous mes amis , par- tinilièremcnt à Zi., àC. rt àFlo. : ceux-là sont de la famille.
47^ JNOTES
p. S. l\ y a. près de quarante jours que ma lettre est commencée, et je sens de plus en plus combien grande a été la miséricorde du Seigneur envers moi, en me tirant de la voie large pour me conduire ici. Quand, après avoir lu la Vie de sainte Marie d'Egypte, je me déterminai à suivre le parti que j'ai pris, ma résolution étoit ferme; mais je ne savois pas encore à quoi je m'engageois. Au- jourd'hui je le sais, et je vois bien quune pareille-grâce n'a pu m'être acquise qu'au prix du sang de celui qui nous a rachetés tous , et qui ne cherche que le salut du pécheur.... J'ai fait une aumône de trois cents livres à la maison de la Trappe , au nom de mes trois soeurs et de mes trois frères : ce me sera une grande consolation, si je persévère, comme je l'espère , d'entendre tant de braves gens prier pour ma famille; si je m'en vais, ce qu'à Dieu ne plaise , ilmei'este encore trois cents livres, montre, etc.. Adieu, chers frères, chères sœurs. Ne vous souvenez plus de moi que dans vos prières; car je suis mort pour vous, et je désire ne plus vous revoir qu'au jour de la résurrection. Soyez charitables, faites du bien à ceux même qui ont cherché à vous nuire, car l'aumône est comme un second baptême qui efface les péchés, et un moyen presque infaillible de mériter le ciel. Ainsi , dé- pouillez-vous en faveur des pauvres : c'est en faveur de Jésus-Christ que vous vous dépouillerez , et il aura pitié de vous. Puissiez-vous être persuadés de ce que je tous. disl Adieu. 2 juin 1799.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 47^
Billet inséré dans la même lettre pour sa nièce ^ âgée de sept ans ^ qui restait auprès de sa grand'nière muternelle pendant V émigration de son père.
Chère T..., embrasse tout le monde à F... de ma part, bien des deux bras, et porte tout ton cœur sur tes lèvres, afin que tu puisses remplir cette commission selon mes désirs. Je t'envoie une image de Noire-Dame de la Trappe : va la placer à la chapelle ; ne manque pas d'aller dire tous les jours un A<^e^ Maria, devant cette image. Quand tu sauras le Salve ^ Regina^ tu lé réciteras bien dévotement, et tu gagneras quatre-vingts jours d'indul- gence pour chaque fois. Comme j'ai appris que ton oncle aîné étoit marié, dans le cas qu'il reste àL. , je t'en envoie deux, pour que tu lui en donnes une, en le priant de la mettre aujsi à la chapelle. Je suis persuadé qu'on suivra chez lui le bel exemple que sa mère donne chaque jour à F. Tu lui diras: C'est ainsi, cher oncle, que vous attirerez sur vous et vos enfans les bénédictions du ciel, et après avoir joui de toute prospérité dans ce monde , vous serez comblé d'un bonheur étemel dans l'autre. Après cela embrasse-le bien tendrement, et ta mission sera finie. Adieu, chère T..., permets-moi de t'embrasser , quoiqu'avec une barbe d'en- viron deux mois; elle ne t'atteindra pas. Adieu encore, chère T..., sois bien pieuse, et tu es assurée de ne point périr.
474 NOTES
Fragment dfune lettre du mois d'avril i8oo , à son frère ^ compagnon d'' émigration.
Je ne suis plus au courant de ce qui se passe. Ce ne m'est pas une privation : la pièce est trop lonj^ue pour espérer d'en voir la fin ; la mort elle-même baissera bien- tôt la toile pour nous. Ah! mon frère, puissions-nous avoir le bonheur d'entrer au ciell Que de choses ne ver- rons-nous pas alors! Espérons en celui qui a pris sur lui les péchés du monde, et qui par sa mort nous donna la
vie S'il me reste quelque chose , je désire qu'on fasse
bâtir une chapelle dédiée à Notre-Dame des sept Dou- leurs , dans l'arrondissement de la maison paternelle , selon le projet que nous en fîmes sur la route de Mu- nich. Vous vous rappelez le plaisir que nous avions, après avoir traversé des pajs protestans, de trouver enfin le signe du salut , le seul espoir du pécheur. Sitôt que la police ne s'y opposera plus, hàtea-TOUs de faire élever des croix, pour la consolation des voyageurs, avec des sièges pour les gens fatigués , et une inscription comme en Bavière : Ihr mîiden rufien sie aus , « vous qui êtes fatigués, reposez-vous. » Qu'il soit fondé douze messes par an, le premier samedi de chaque mois, pour le repos de l'àme de mon père, et puis pour toute la famille. J'étois dans l'usage de faire dire une messe tous les mois pour mon père : en attendant que la chapelle se fasse , je prie M.... (son fr^e, prêtre ) de remplir mon engage- meirt.
ET ÉCLAIRClSSF.MEiNS. 47^
Billet à ses sœurs , Joint à une autre l élire a son frère.
Ma lettre auroitdù être partie depuis quelque temps; je crains qu'elle ne trouve plus mon frère en R. Nous sommes à cueillir des olives par un vent du nord très- froid ; ce qui fait un peu souffrir. Je suis devenu très-frileux, ce que j'attribue à la laine que j'ai sur la peau. La veille de la Pentecôte , je ne pus réchauffer mes pieds de tout le jour, quoique nous portions tous des chaussons de molleton; je sens aussi quelquefois froid à la tête, mal- f;ré mes deux capuchons. Du reste, mes hémorragies ont beaucoup diminué, et j'ai repris mes forces.... Plus on souffre pour Dieu, plus on est heureux par l'opinion de gagner le ciel, et on se réjouit en pensant que la vie de l'homme est comme la fleur des champs. Bientôt nous ne serons plus, chères sœurs, et nos neveux sauront à peine que nous avons existé. Voici un des grands avan- tages de la vie religieuse ; c'est que tout ce qui annonce la dissolution prochaine et le tombeau, cause autant de joie qu'on est attristé dans le monde par tout ce qui en rappelle le souvenir. Ne soyez pas gens du monde , et que la certitude de la mort vous console au milieu de toutes les peines qui pourroient vous sunenir. C'est là le port de tous les vrais serviteurs de Dieu; c'est là qu'ils entre- ront dans la joie de leur Seigneur. Ecoutez donc cette voix qui crie du ciel : Heureux ceux (jui meurent dans le Seigneur! Chère Rosalie, et toi, cher filleul, puisque nous ne devons plus nous revoir dans ce monde , tâchons de nous retrouver dans l'autre.
6 décembre- iSoo.
47^' NOTES
Fragment d'une lettre à ses sœurs, du i^'' février 1801.
Je vais vous donner, mes chères sœurs, une idée de la maison où je dois probablement finir mes jours. En iGoS, les Français , ajant pénétré en Aragon , prirent le château Maëlla, et vinrent à l'abbaye de Sainte-Suzanne, qu'ils saccagèrent. Ce couvent, abandonné depuis plus d'un siècle, tomboit en ruine, lorsque dom Jérosime d'Alcan- tara, notre abbé, y est arrivé avec cinq ou six autres pauvres religieux. Les aumônes sont venues de toutes parts : les gens du peuple , n'ayant pas d'autre chose à donner, ont prêté leurs bras, et bientôt la maison a été assez bien réparée pour des hommes qui doivent vivre dans une entière abnégation d'eux-mêmes. Il n'y a pas de mendiant en Espagne qui se nourrisse aussi mal, et qui ne soit mieux pour ce qui regarde le bien-être du corps; cependant on y est heureux par l'espérance, et il n'y en a pas un qui voulût changer son état contre un empire. Dans ce monde , la mort qui se hâte vient con- fondre l'empereur et le moine : chacun s'en va n'empor- tant que ses œuvres; alors on est bienaise d'avoir semé au milieu des larmes; le mal est passé, la joie lui succède pour l'éternité. Je regarde comme une grande grâce d'être arrivé assez à temps pour avoir part aux travaux et aux peines qui suivent un nou-vel établissement...
J'ai gardé les brebis, avec une vingtaine de chèvres; le maître berger voulut un jour me quitter pour aller cher- cher quelques agneaux*: je ne sais si je revois au premier âge du monde, lorsque tout étoit commun : dus cris qui Tcnoienl de loin me firent apercevoir que mon troupeau
ET ÉCLAIRCISSEMEiNS. 477
«toit clans les vignes; je criai aussi, je lançai des pierres, les chèvres gagnèrent un coteau voisin, et le reste suivit. Le berger, voyant cette belle conduite, me demanda ; Si in mi tiera era pastor (i) ? J'ai été depuis garder les moutons avec un petit frère de quinze ou seize ans; il a une figure douce , telle que devoit être celle du bon Abel. Il me laissa errer de coteau en coteau ; je le menai à près d'une lieue du couvent.
En Espagne, les seigneurs font de grandes aumônes. On a augmenté noire labourage, de manière que, quoi- que nous soyons très-nombreux, je crois qu'en bien tra- vaillant, nous pourrons vivre sans secours d'étrangers, sans compter la foule de curieux et de pauvres que nous hébergeons. Je vous donne tous ces détails pour vous faire voir combien le bon Dieu a béni cet établissement : c'est ce que nous faisoit remarquer dernièrement notre abbë qui est Français, quoique sa famille soit originaire d'Es- pagne.
Fragment d'une lettre à ses sœurs, du lo mars 1801.
Que vous êtes heureuses, m'es chères sœurs, de voir les églises se rouvrir : profitez- en, soyez reconnoissantes réjouissez- vous en Dieu qui ne cesse de vous protéger.... Mon parti est bien pris , me voici fixé jusqu'à la mort ; je souffre quelquefois, mais cette chère espérance que le bon Dieu a mise dans mon âme vient tous les soirs adou- cir mes peines ; et lorsque je me rappelle la promesse que
(i) Si j'élois berger dans mon pays ?
^78 NOTES
fit notre Sauveur à saint Piene pour tous ceux qui renon- ceront aux biens de ce inonde pour le suivre : d'oij me vient ce bonheur, me dis-je, que j'ai été appelé à suivre un si grand maître , qui donne le ciel pour un peu de terre? Quelquefois le souvenir des péchés de ma vie passée m'inquiète ; je sens bien que je n'ai encore rien fait pour satisfaire à une si grande dette, puis je me tranquillise en lisant cette belle méditation de saint Augustin : « Le sou- » venir de mes iniquités pourroit me faire désespérer si » le Verbe de Dieu ne se fût fait chair, el n'eût habité . » parmi nous; mais maintenant je n'ose plus désespérer, » parce que si, lorsque nous étions ennemis, nous avons M été réconciliés , etc. etc. » 11 est impossible de ne pas reprendre courage. Procurez - vous ce livre de Médi- tations , Soliloques et Manuel de saint Augustin. Toute personne qui sert Dieu ne peut lire qu'avec transport ces belles peintures de la Jérusalem céleste. Quel puissant aiguillon pour s'animer à faire quelque chose pour notre Sauveur, qui, par sa mort , nous mérite une si belle vie ! Lisez le Traité de V amour de Dieu de saint François de Sales ; c'est un des livres qui m'ont fait le plus de plaisir en ma vie , quoique je l'aie lu en espagnol.
Fragment d^une lettre à ses frères, samedi de Pâques i8o t.
Après demain, mes chers frères, je ferai ma profes- sion.... Je suis étonné de me trouver si fort un dernier jour de carême. C'est bien différent du premier où je fis un dur apprentissage. Les commencemens d'une chose nouvelle sont d'ordinaire pénibles, parce qu'on n'en sent
ET ECLAIRCISSEMENS. 479
pas tous les rapports; ensuite peu à peu Thabitude semble changer la nature des choses, et on est étonné de faire avec facilité ce qui avoit coûté d'abord tant de peine : c'est ce qui m'arrive. Vous avez dû être étonnés que j'aie embrassé un état qui m'enchaîne, moi qui ai toujours aimé l'indépendance , cette liberté de courir et de m'agiter. Depuis quelques années, quoique j'eusse une existence aussi agréable que ma position me le pût permettre, je me sentois inquiet, j'avois quelquefois du dégoût pour la vie. Enfin, en lisant la Vie de sainte Marie d'Egypte , je me sentis touché de la consolalion qu'on trouve lorsqu'on se voue entièrement au service de Dieu, de manière que je pris dès lors la ferme résolution d'embrasser l'état dans lequel je suis à la veille d'entrer sans retour.... Vous me parlez de vos affaires. Souvenez- vous que vous êtes frères, tous bons chrétiens. Vous n'appréciez pas assez ce titre, si vous avez besoin d'un tiers pour vous arranger sur vos intérêts respectifs. Ne refroidissez pas l'amitié par des comptes : entre frères tout doit se faire par un à peu près. Que les plus riches aident aux plus pauvres. Qu'il est doux de s'aimer entre frères, et de se réunir pour parler de la vie future et de Dieu qui est lui - même la parfaite cha- rité!.... Prions la sainte Vierge, prions-la, cette bonne mère , qu'elle nous réunisse tous au ciel, avec mon père , ma mère : mes sœurs qui y sont déjà , et qui prient de leur côté. Nous ne sommes pas comme les païens, qui, à la mort de leurs proches, se désolent. Pour nous, réjouis- sons-nous dans le Seigneur, qui ne nous sépare que pour peu de temps. Adieu , mes frères , adieu ; priez pour moi.
48o NOTES
Fragment d'une lettre à sa belle - saur ^ du jour de Pâques 1801.
A la veille de me vouer entièrement au silence, ma très-chère sœur, je viens vous faire mes derniers adieux. En quittant Paris, vous fûtes la seule que je pus embras- ser Je ne sais pas où sont mes oncles : si par hasard ils
sont à votre portée, renouvelez-leur tous les sentimens d'un neveu qui ne pourra plus traverser les monts.
S'il plaît au bon Dieu, j'aurai demain le bonheur de faire mes vœux , ainsi qu'un jeune prêtre français qui a un air bien distingué : sa figure et sa voix portent l'empreinte de la piété.
Ma lettre ne devant partir que samedi , ma profession faite, j'y ajouterai une croix comme on en met sur la tombe des morts.
Adieu encore, ma sœur et mes frères; ne cessons de prier notre Sauveur qu'il veuille bien nous réunir à son côté droit au grand jour de la résurrection.
f La famille avoit demandé un certificat de profession pour
obtenir le bienfait de l'amnistie , accordé par le premier consul. EUe espéroit que la mort civile du Trappiste seroit considérée comme ayant le même effet que la mort natu- relle. La lettre qui suit, écrite par un religieux de la Trappe , dispensa de faire cette nouvelle demande à la bienfaisance du gouvernement.
ET ÉCLAmCISSFMENS. 48r
Lettre du Pète... à la famille.... GLOIRE A DIEU.
Au Monastère de |.Sainte-Siizanne de >'. D. de la Trappe, le 28 du mois d'août de 1803,
Monsieur,
Nous vous envoyons, comme vous le demandez, un certificat de la profession de Monsieur votre frère , dans ce monastère , légalisé par notre notaire royal : nous y en ajoutons un autre qui vous surprendra, et ne laissera pas de vous affliger, en vous apprenant que Monsieur votre frère mourut neuf mois après sa profession , et que le bon Dieu le retira de ce misérable monde, pour le couronner dans le ciel. Les sentimens de religion, dont vous êles pénétré, Monsieur, me donnent tout lieu d'espérer que AOfre première tristesse sera bientôt convertie en une vraie joie, quand vous saurez quelque circonstance de la vie sainte de Monsieur votre frère , et de la mort précieuse qu'il a faite. Non , Monsieur , ne doutez pas un instant que Dieu ne lui ait fait miséricorde , et qu'il ne Tait reçu dans le sein de sa gloire : ainsi, ne pleurez point sa mort , maig enviez plutôt son heureux sort , et priez-le d'être votre protecteur auprès du Seigneur pour vous obtenir le même bonheur. Monsieur voire frère vint dans ce monastère après avoir parcouru une partie de l'Espagne : il se pré- senta à rhôtellerie , et déclara son désir d'entrer parmi nous. La pauvreté de la maison , et le grand nombre de religieux qui la composoient , ne nous permettoienl guère
4. 3i
/^^2. TSOTES
de recevoir de nouveaux sujets; on lui fit beaucoup de dif- ficultés pour l'admettre , et on finit par lui dire qu'on ne pouvoit pas le recevoir. Mais la main de Dieu , qui Tavoit conduit , le soutint dans toutes ces épreuves , et lui donna le courage de tout vaincre par sa patience et sa persévérance à demander son admission. Enfin , notre R. Père abbé , qui est plein de bonté et de tendresse, voyant sa constance , lui dit qu'il le recevoit pour Frère convers. Monsieur votre frère, qui ne cherchoit que Dieu et le salut de son âme , accepta la condition, et de suite entra aux exercices de la commu- nauté. Il a été l'exemple et l'édification de tous dans la maison. Son humilité étoit grande et profonde, son obéis- sance prompte , docile et aveugle, embrassant tous les com- mandemens avec joie et avec une soumission d'enfant. Sa patience étoit à toute épreuve , et sa charité à l'égard de ses frères , tendre , constante et ardente. 11 a pratiqué les autres vertus dans le même degré de perfection; la pauvreté éloit son amie particulière ; il vivoit dans un dépouillement entier de toute chose : aussi le bon Dieu , qui vojoit la bonne disposition de son cœur, couronna bientôt ses ver- tus, et écouta les désirs ardens qu'il avoit de mourir, pour ne plus l'offenser, disoit-il, et jouir plus tôt de sa divine présence. Il fut attaqué d'une hjdropisie , qui lui fit souffrir , pendant environ quatre mois , tout ce que celte maladie a de plus douloureux et de plus cruel ; mais avec quelle patience et quelle résignation à la sainte volonté de Dieu, n'a-t-il pas souffert tous ses maux! H vojoit venir sa fin avec un grand contentement et une paix d'âme profonde. Il ne cessoit de témoigner sa reconnois- sance au Seigneur de l'avoir conduit dans cette maison de
ET ÉCLAmcissi:>ii:Ns. 483
pénitence , où il avoit trouvé tant de moyens de satisfaire à sa divine justice , pour tous ses péchés, et pour se pré- parer à recevoir ses miséricordes , dans lesquelles il avoit une pleine confiance. Je me rappelle qu'étant couché sur la cendre et la paille , sur laquelle il consomma son sacri- fice , il prenoit la main de noire R. Père abbé, avec un amour qui atlendrissoit toute la communauté, qui étoit présente. Que mon bonheur est grand, disoit-il! vous êles Fauteur de mon salut, vous m'avez ouvert les portes du monastère , et par cela même celles du ciel; sans vous je meserois perdu misérablement dans le monde , je prierai le bon Dieu de récompenser votre grande charité à mon égard. Il reçut tous les sacremens au milieu de Téglise , selon l'usage de notre ordre : quelques jours avant sa mort, il demanda pardon aux Frères de tout ce qui avoit pu les olTenser dans sa conduite , et les pria de lui obtenir une sainte mort par le secours de leurs prières.
ïTvous aimoit tous bien tendrement , il parloit souvent de vous tous à son père-maître : celui-ci , le veillant la nuit qu'il mourut, le vit un instant avant d'entrer dans l'agonie, plus recueilli qu'à l'ordinaire, et lui demandant s'il alloit plus mal : Mes momens s'avancent, dit-il; je viens de prier pour tous mes frères et sœurs , qui m'aiment beaucoup, ajouta-t-il : et bientôt après, nous le remîmes sur la paille et la cendre , où , après six heures d'une agonie paisible et tranquille, il remit son âme entre les mains de Jésus-Christ , le 4- de janvier de la présente année. Unis- sons-nous ensemble, Monsieur, pour bénir Dieu, et le remercier des miséricordes dont il a usé à l'égard de Mon- sieur votre frère; et prions-le sans cesse de nous accor-
3i.
484 NOTES
der les mêmes grâces, afin de nous unir à lui, dans le ciel, pour l'adorer éternellement avec ses anges. Amen , amen , amen.
NoteN, page 171.
Deux moines, sous le règne de Justinien , apportèrent du Serinde des vers à soie à Consfantinople.Les dindes, et plusieurs arbres et arbustes étrangers, naturalisés en Europe , sont dus à des missionnaires , etc.
^NOTE O , page 188. Missions de la Chine.
Lord Mackartnej, malgré ses préjugés religieux et na- tionaux , rend un témoignage bien remarquable en faveur de nos missionnaires.
« Les missionnaires partagent avec zèle un soin si rem- » pli d'humanité ( celui de recueillir les enfans exposés » après leur naissance ). Ils se hâtent de baptiser ceux qui » conservent le moindre signe de vie, afin, comme ils le » disent , de sauver l'âme de ces êtres innocens. Un de » ces pieux ecclésiastiques , qui n'avoit nul penchant à » exagérer le mal , avoua qu'à Pékin on exposoit chaque » année environ deux mille enfans , dont un grand nombre » périssoit. Les missionnaires prennent soin de tous ceux » qu'ils peuvent conserver à la vie. Ils les élèvent dans les » principes rigoureux et fervens du christianisme , et » quelques uns de ces disciples se rendent ensuite utiles à » leur religion , en travaillant à y convertir leurs compa- » triotes.
» Les conversions s'opèrent ordinairement parmi les » pauvres, qui, dans tous les pays, composent la classe
ET ÉCLAUICISSEMENS. 485
» la plus nombreuse. Les charités que les missionnaires » font , autant qu'ils peuvent, préviennent en faveur de la » doctrine qu'ils prêchent. Quelques Chinois ne se con- » forment peut-être qu'en apparence à cette doctrine, » à cause des bienfaits qu'elle leur vaut ; mais leurs enfans M deviennent des chrétiens sincères. D ailleurs, on a » toujours plus d'accès auprès des pauvres; et Ils sont » plus touchés du zèle désintéressé des étrangers qui j> viennent du bout de la terre pour les sauver.
M C'est un spectacle singulier, en effet, pour toutes ji les classes des spectateurs , que de voir des hommes , » animés par des motifs différens de ceux de la plupart î> des actions humaines, quittant pour jamais leur patrie » et leurs amis, et se consacrant pour le reste de leur vie » au soin de travailler à changer le dogme d'un peuple » qu'ils n'ont jamais vu. En poursuivant leurs desseins, » Ils courent toute sorte de risques, ils souffrent toute » espèce de persécutions^ et renoncent à tous les agré- 1» mens. Mais à force d'adresse, de talent, de persévé- M rance , d'humilité , d'application à des éludes étrangères » à leur première éducation, et en cultivant des arts entiè- 3> rement nouveaux pour eux, ils parsiennent à se faire » connoitre et protéger. Ils triomphent du malheur d'être » étrangers dans un pays où la plupart des étrangers sont » proscrits , et où c'est un crime que d'avoir abandonné le » tombeau de ses pères. Ils obtiennent enfin des établls- » semens nécessaires à la propagation de leur foi , sans » employer leur influence à se procurer aucun avantage M personnel.
» Des missionnaires de différentes nations ont eu laper-
486 NOTES
» mission de bâtir à Pékin quatre couvens , avec des ■ églises qui y sont jointes. Il y en a même quelqu'un n dans les limites du palais impérial. Ils ont des terres dans » le voisinage de la ville ; et on assure que les Jésuites ont » possédé, dans la cité et dans les faubourgs, plusieurs » maisons dont le revenu servoit seulement à favoriser u l'objet de la mission. Ils ont souvent , par des actes cha- » ritables, fait des prosélytes et secouru des malheureux. >> ( Voyage dans l'intérieur de la Chine et en Tartarie ,faii dans les années ij-jn, i-j^Zet i-jg/f.^ par lord Marfcartney^ ambassadeur du roi d'Angleterre auprès de r empereur de la Chine , tome II , page 383.) ( Note de PEditeur. )
Note P, page 3oo.
Nous prions le lecteur de lire avec attention ce fameux passage du docteur anglais.
Premier Fragment.
m Du moment qu'on envoya en Amérique des ecclésias- tiques pour instruire et convertir les naturels, ils suppo- sèrent que la rigueur avec laquelle on traitoit ce peuple rendoit leur ministère presque inutile. Les missionnaires, se conformant à l'esprit de douceur de la religion qu'ils venoient annoncer, s'élevèrent aussitôt contre les maximes de leurs compatriotes à l'égard des Indiens, et condam- nèrent les repaiiimientos., ou ces distributions par les- quelles on les livroit en esclaves à leurs conquérans, comme des actes aussi contraires à l'équité naturelle et aux préceptes du christianisme qu'à la saine politique. Les Dominicains, à qui l'instruction des Américains fut d'abord
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 4»7
confiée, furent les plus ardens à attaquer ces distributions. En i5i I , Montesino, un de leur* plus célèbres prédica- teurs , déclama contre cet usage dans la grande église de Saint-Domingue , avec toute l'impétuosité d'une élo- quence populaire. Don Diego Colomb, les principaux officiers de la colonie , et tous les laïques qui avoient entendu ce sermon, se plaignirent du moine à ses supé- rieurs; mais ceux-ci, loin de le condamner, approuvèrent sa doctrine comme également pieuse et convenable aux circonstances.
» Les Dominicains , sans égard pour ces considérations de politique et d'intérêt personnel, ne voulurent se relâ- cher en rien de la sévérité de leur doctrine , et refusèrent même d'absoudre et d'admettre à la communion ceux de leurs compatriotes qui tenoient des Indiens en servi- tude (i). Les deux parties s'adressèrent au roi pour avoir sa décision sur un objet de si grande importance. Ferdi- nand nomma une commission de son conseil privé, à laquelle il joignit quelques uns des plus habiles juriscon- sultes et théologiens, pour entendre les députés d'Hispa- niola, chargés de défendre leurs opinions respectives^ Après une longue discussion, la partie spéculative de la controverse fut décidée en faveur des Dominicains , et les Indiens furent déclarés un peuple libre , fait pour jouir de tous les droits naturels de l'homme ; mais , malgré cette dé- cision , les repartimienlos continuèrent de se faire dans la même forme qu'auparavant (2). Comme le jugement de la
(1) Oviedo , lil/. II, cap,^,pag. qy.
(2) Herrera, decad, i, lib. FUI, cap. 12 j lié. IX, cap. 5.
488 NOTES
commission reconnoissoit le principe sur lequel les Domi- nicains fondoient leur opinion , il éloit peu propre à les convaincre et à les réduire au silence. Enfin, pour rétablir la tranquillité dans la colonie alarmée par les remontrances et les censures de ces religieux, Ferdinandpublia undécret de son conseil privé, duquel 11 résultoit qu'après un mùr examen de la bulle apostolique et des autres titres qui assuroient les droits de la couronne de Castille sur ces possessions dans le Nouveau-Monde, la servitude des Indiens étoit auto- risée par les lois divines et humaines ; qu'à moins qu'ils ne fussent soumis à l'autorité des Espagnols, et forcés de résider sous leur inspection, il seroit impossible de les arracher à lidolàtrle, et de les instruire dans les principes de la foi chrétienne ; qu'on ne devoit plus avoir aucun scrupule sur la légitimité des repartimientos ^ attendu que le roi et son conseil en prenolentle risque sur leur cons- cience ; qu'en conséquence les Dominicains et les moines des autres ordres dévoient s interdire à l'avenir les invec- tives que l'excès d'un zèle charitable , mais peu éclairé, leur avoit fait proférer contre cet usage (i\
» Ferdinand, voulant faire connoitre clairement l'in- tention oii il étoit de faire exécuter ce décret , accorda de nouvelles concessions d'Indiens à plusieurs de ses cour- tisans (2). Mais , afin de ne pas paroître oublier entièrement les droits de rhumanité, il publia un édit par l«quel II tâcha de pourvoir à ce que les Indiens fussent traités dou- cement sous le joug auquel il les assujetissoit; il régla la
(1) Herrera , dccad. i, lib. IX, cap. \!^.
(2) Voyez la Nuic XXV. ( U;ins lloberbou, I, SSy. )
ET ÉCLAIUCISSEMENS. ^89
nature du travail qu'ils seroient obligés de faire; il pres-^ crivit la manière dont ils dévoient être vêtus et nourris, et fit des règlemens relatifs à leur instruction dans les prin- cipes du christianisme (i).
» Mais les Dominicains, qui jugeoient de l'avenir par la connoissance qu'ils avoient du passé, sentirent bientôt l'insuffisance de ces précautions, et prétendirent que tant que les individus auroient intérêt de traiter les Indiens avec rigueur, aucun règlement public ne pourroit rendre leur servitude douce, ni même tolérable. Ils jugèrent qu'il scroit inutile de consumer leur temps et leurs forces à essayer de communiquer les vérités sublimes de l'Evangile à des hommes dont l'àme étoit abattue et l'esprit affoibli par l'oppression. Quelques uns de ces missionnaires, décou- ragés , demandèrent à leurs supérieurs la permission de passer sur le continent, pour y remplir lobjet de leur mission parmi ceux des Indiens qui n'étolent pas encore corrompus par l'exemple des Espagnols, ni prévenus par leurs cruautés contre les dogmes du christianisme. Ceux qui restèrent à Ilispaniola continuèrent de faire des remontrances avec une fermeté décente contre la servi- tude des Indiens.
Les opérations violentes d'Albuquerque , qui venoil d'être chargé du partage des Indiens, rallumèrent le zèle des Dominicains contre les repartimieiitos , et suscitèrent à ce peuple opprimé un avocat doué du courage, des talens et de l'activité nécessaires pour défendre une cause si désespérée. Cet homme zélé fut Barthelemi de Las
(1) Ilcrieia , dccud, i, lib. lA , cap. \!\.
490 NOTES
Casas , natif de Séville , et l'un des ecclésiastiques qui accompagnèrent Colomb au second voyage des Espagnols , lorsqu'on voulut commencer un établissement dans Tile d'Hispaniola. 11 avoit adopté de bonne heure l'opinion dominante parmi ses confrères les Dominicains, qui regar- doient comme une injustice de réduire les Indiens en ser- vitude; et, pour montrer sa sincérité et sa conviction, il avoit renoncé à la portion d'Indiens qui lui étoit échue lors du partage qu'on en avoit fait entre les conquérans, et avoit déclaré qu'il pleureroit toujours la faute dont il s' étoit rendu coupable en exerçant pendant un moment , sur ses frères, cette domination impie (i). Dès lors il fut le patron déclaré des Indiens , et par son courage à les défendre, aussi bien que par le respect qu'inspiroient ses lalens et son caractère , il eut souvent le bonheur d'arrêter les excès de ses compatriotes. 11 s'éleva vivement contre les opérations d'Albuquerque ; et, s'apercevant bientôt que l'intérêt du gouverneur le rendoît sourd à toutes les solli- citations , il n'abandonna pas pour cela la malheureuse nation dont il avoit épousé la cause. Il partit pour l'Es- pagne avec la ferme espérance qu'il ouvriroit les yeux et toucheroit le cœur de Ferdinand , en lui faisant le tableau de l'oppression que souffroient ses nouveaux sujets (2). » Il obtint facilement une audience du roi, dont la
(i) Fr. Aug. Davila Padilla, hist. de la Fundaclon de la Provincîa de S. Jago en Mexico , pag. 3o3 , 3o4- Heirera , decad. i, lib. X, cap. 12.
(2) Heirera, decad. i, l'ib. X, cap. 12; decad. 2, liô. /, cap. a. Davila Padilla, hist. pug. 3o4-
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 491
santé étoil fort affoiblie. Il mil sous ses yeux , avec autant (le liberté que d'éloquence , les effets funestes des repar- timientos dans le Nouveau-Monde , lui reprochant avec courage d'avoir autorisé ces mesures impies, qui avoient porté la misère et la destruction sur une race nombreuse d'hommes innocens que la Providence avoit confiés à ses soins. Ferdinand , dont l'esprit étoit affoibli par la mala- die, fut vivement frappé de ce reproche d'impiété, qu'il auroit méprisé dans d'autres circonstances. Il écouta le discours de Las Casas avec les marques d'un grand repen- tir, et promit de s'occuper sérieusement des moyens de réparer les maux dont on se plaignoit. Mais la mort l'em- pêcha d'exécuter cette résolution. Charles d'Autriche, à qui la couronne d'Espagne passoit, faisoit alors sa rési- dence dans ses Etats des Pays-Bas. Las Casas, avec son ardeur accoutumée , se préparoit à partir pour la Flandre , dans la vue de prévenir le jeune monarque, lorsque le cardinal Ximenès, devenu régent de Castille, lui ordonna de renoncer à ce voyage, et lui promit d'écouter lui- même ses plaintes.
» Le cardinal pesa la matière avec l'attention que méri- toit son importance ; et comme son esprit ardent aimoit les projets les plus hardis et peu communs, celui qu'il adopta très-promptement étonna les ministres espagnols accoutumés aux lenteurs et aux formalités de l'administra- tion. Sans égard ni aux droits que réclamoit Don Diego Colomb, ni aux règles établies par le feu roi, il se déter- mina à envoyer en Amérique trois surintendans de toutes les colonies, avec l'autorité suffisante pour décider en dernier ressort la grande question de la liberté des Indiens,
492 NOTES
après qu'ils auroient examiné sur les lieux toutes les cir- constances. Le choix de ces surintendans étolt délicat. Tous les laïques, tant ceux qui étoient établis en Amé- rique que ceux qui avoient été consultés comme membres de Tadmlnistration de ce département , avoient déclaré leur opinion , et pensoient que les Espagnols ne pouvoient conserver leur établissement au Nouveau-Monde , à moins qu'on ne leur permit de retenir les Indiens dans la servi- tude. Xlmenès crut donc qu il ne pouvoit compter sur leur impartialité, et se délermina à donner sa confiance à des ecclésiastiques. Mais comme, d'un autre côté, les Domi- nicains et les Franciscains avoient adopté des sentlmens contraires , il exclut ces deux ordres religieux. Il fit tom- ber son choix sur les moines appelés Hiéronjmites, com- munauté peu nombreuse en Espagne , mais qui y jouissoit d une grande considération. D'après le conseil de leur général, et de concert avec Las Casas, il choisit parmi eux trois sujets qu'il juge adlgnes de cet important emploi. Il leur associa Zuazo , jurisconsulte , d'une probité dis- tinguée, auquel il donna tout pouvoir de régler l'admi- nistration de la justice dans les colonies. Las Casas fut chargé de les accompagner, avec le titre de protecteur des Indiens (i).
Confier un pouvoir assez étendu pour changer en un moment tout le système du gouvernement du Nouveau- Monde , à quatre personnes que leur état et leur condi- tion n'appelolent pas à de si hauts emplois, parut à Zapata et aux autres ministres du dernier roi , une démarche si
(i) Ilcnera, dccad, 2, lib. II, cap 3.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 49^
extraordinaire et si dangereuse, qu'ils refusèrent d'expé- dier les ordres nécessaires pour l'exécution : mais Xime- nès n'étoit pas disposé à souffrir patiemment qu'on mit aucun obstacle à ses projets. Il envoya chercher les ministres, leur parla d'un ton si haut, et les effraya telle- ment, qu'ils obéirent sur-le-champ (i). Les surinten- dans, leur associé Zuazo et Las Casas mirent à la voile pour Saint-Domingue. A leur arrivée, le premier usage qu'ils firent de leur autorité , fut de mettre en liberté tous les Indiens qui avoient été donnés aux courtisans espa- gnols et à toute personne non résidant en Amérique. Cet acte de vigueur , joint à ce qu'on avoit appris d'Espagne sur l'objet de leur commission , répandit une alarme géné- rale. Les colons conclurent qu'on alloit leur enlever en un moment tous les bras avec lesquels ils conduisoient leurs travaux , et que leur ruine étoit inévitable. Mais les Pères de Saint-Jérome se conduisirent avec tant de précaution et de prudence , que les craintes furent bientôt dissipées. » Ils montrèrent dans toute leur administration une connoissance du monde et des affaires qu'on n'acquiert guère dans le cloître , et une modération et une douceur encore plus rares parmi des hommes accoutumés à l'aus- térité d'une vie monastique. Ils écoutèrent tout le monde, ils comparèrent les informations qu'ils avoient recueil- lies, et, après une mûre délibération, ils demeurèrent persuadés que l'état de la colonie rendoit impraticable le plan de Las Casas, vers lequel penchoit le cardinal. Ils se convainquirent que les Espagnols établis en Amérique
(1) Herrera, decad. 2 , lib. II , cap. 6.
49^, NOTES
eloienl en trop petit nombre pour pouvoir exploiter les mines déjà ouvertes , et cultiver le pays ; que pour ces deux genres de travaux, ils ne pouvoient se passer des Indiens ; que si on leur ôtoit ce secours , il faudroit aban- donner les conquêtes, ou au moins perdre tous les avan- tages qu'on en retireroit ; qu'il n'y avoit aucun motif assez puissant pour faire surmonter aux Indiens rendus libres leur aversion naturelle pour toute espèce de travail , et qu'il falloit l'autorité d'un maître pour les y forcer; que si on ne les tenoit pas sous une discipline toujours vigi- lante , leur indolence et leur indifférence naturelles ne leur permettrolent jamais de recevoir l'instruction chré- tienne, ni d'observer les pratiques de la religion. D'après tous ces motifs, ils trouvèrent nécessaire de tolérer les repartimîentos et l'esclavage des Américains. Ils s'effor- cèrent en même temps de prévenir les funestes effets de cette tolérance, et d'assurer aux Indiens le meilleur Iraltement qu'on pût concilier avec l'état de servitude. Pour cela ils renouvelèrent les premiers règlemens , y en ajoutèrent de nouveaux, ne négligèrent aucune des pré- cautions qui pouvoient diminuer la pesanteur du joug : enfin ils employèrent leur autorité, leur exemple et leurs exhortations à inspirer à leurs compatriotes des sentlmens d'équité et de douceur pour ces Indiens , dont l'industrie leur étoit nécessaire. Zuazo , dans son déparlement , seconda les efforts des surlntendans. Il réforma les cours de justice, dans la vue de rendre leurs décisions plus équi- tables et plus promptes, et fit divers règlemens pour mettre sur un meilleur pied la police intérieure de la colo- nie. Tous les Espagnols du Nouveau-Monde témol-
ET ÉCL^IRCISSEMENS. 495
gnèrent leur satisfaction de la conduite de Zuazo et de ses associés, et admirèrent la hardiesse de Ximenès, qui s'étoit écarté si fort des routes ordinaires dans la forma- lion de son plan, et sa sagacité dans le choix des per- sonnes à qui il avoit donné sa confiance , et qui s'en étoient rendues dignes par leur sagesse , leur modération et leur désintéressement (i).
M Las Casas seul étoit mécontent. Les considérations qui avoient déterminé les surintendans ne faisoient aucune impression sur lui. Le parti qu'ils prenoient de conformer leurs règlemens à l'état de la colonie lui paroissoit l'ou- vrage d'une politique mondaine et timide , qui consacroit une injustice parce qu'elle étoit avantageuse. Il prélendoit que les Indiens étoient libres par le droit de nature, et, comme leur protecteur , il sommoit les surintendans de ne pas les dépouiller du privilège commun de 1 humanité. Les surintendans reçurent ses remontrances les plus âpres sans émotion , et sans s'écarter en rien de leur plan. Les colons espagnols ne furent pas si modérés à son égard , et il fut souvent en danger d'être mis en pièces pour la fermeté avec laquelle il insistoit sur une demande qui leur étoit si odieuse. Las Casas, pour se mettre à l'abri de leur fureur, fut obligé de chercher un asjle dans un couvent ; et , voyant que tous ses efforts en Amérique étoient sans effet, il partit pour l'Europe avec la ferme résolution de ne pas abandonner la défense d'un peuple qu'il regardoit comme victime d'une cruelle oppression (2).
(i) Herrera, decad. 2, lib. II, cap. i5. Remesal , hist. gén. lié. II, cap. i4, i5 , 16.
(2J Herrera, decad. 2, ib. II , cap. 16.
496 NOTES
» S'il eût trouvé dans Ximenès la même vin;neur d'es- prit que ce ministre mettoit ordinairement aux affaires, il eût été vraisemblablement fort mal reçu. Mais le cardinal étoit atteint d'une maladie mortelle , et se préparoit à remettre l'autorité dans les mains du jeune roi, qu'on attendoit de jour en jour des Pays-Bas. Charles arriva, prit possession du gouvernement, et, par la mort de Ximenès, perdit un ministre qui auroit mérité sa confiance par sa droiture et ses talens. Beaucoup de seigneurs flamands avoient accompagné leur souverain en Espagne. L'attachement naturel de Charles pour ses compatriotes l'engageoit à les consulter sur toutes les affaires de son nouveau royaume; et ces étrangers montrèrent un empres- sement indiscret à se mêler de tout, et à s'emparer de presque toutes les parties de l'administration (i). La direction des affaires d'Amérique étoit un objet trop séduisant pour leur échapper. Las Casas remarqua leur crédit naissant. Quoique les hommes à projets soient com- munément trop ardens pour se conduire avec beaucoup d'adresse, celui-ci étoit doué de celte activité infatigable qui réussit quelquefois mieux que l'esprit le plus délié. 11 fit sa cour aux Flamands avec beaucoup d'assiduité. Il mit sous leurs yeux l'absurdité de toutes les maximes adop- tées jusque-là dans le gouvernement de l'Amérique, et particulièrement les vices des dispositions faites par Xime- nès. La mémoire de Ferdinand étoit odieuse aux Fla- mands. La vertu et les talens de Ximenès avoient été pour eux des motifs de jalousie. Ils désiroient vivement de
( 1 ) Histoire de Charles V .
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 497
trouver des prétextes plausibles pour condamner les mesures du ministre et du défunt monarque, et pour décrier la politique de l'un et de l'autre. Les amis de Don Diego Colomb, aussi bien que les courtisans espagnols qui avoient eu à se plaindre de l'administration du cardi- nal, se joignirent à Las Casas pour désapprouver la com- mission des surintcndans en Amérique. Cette union de tant de passions et d'intérêts divers devint si puissante, que les Hiéronymites et Zuazo furent rappelés. Rodrigue de Figueroa , jurisconsulte estimé, fut nommé premier juge de l'île, et reçut des instructions nouvelles d'après les instances de Las Casas , pour examiner encore avec la plus grande attention la question importante élevée entre cet ecclésiastique et les colons , relativement à la manière dont on devoit traiter les Indiens. Il étoit autorisé, en attendant , à faire tout ce qui seroit possible pour soulager leurs maux et prévenir leur entière destruction (i).
» Ce fut tout ce que le zèle de Las Casas put obtenir alors en faveur des Indiens. L'impossibilité de faire faire aux colonies aucun progrès, à moins que les colons espa- gnols ne pussent forcer les Américains au travail, éloit une objection insurmontable à l'exécution de son plan de liberté. Pour écarter cet obstacle. Las Casas proposa d'acheter, dans les établissemens des Portugais à la côte d'Afrique, un nombre suffisant de noirs, et de les trans- porter en Amérique , où on les emploiroit comme esclaves au travail des mines et à la culture du sol. Les premiers
(1) Herrera, dccad. u, liû. Il, cap. i6, 19. 21 j liJt. III ^ cap. 7, 8.
4. 32
498 NOTES
avantages que les Portugais avoient retirés de leurs décou- \ertes en Afrique , leur avoient été jjrocurés par la vente des esclaves. Plusieurs circonstances concouroient à faire revivre cet odieux commerce , aboli depuis long-temps en Europe, et aussi contraire aux sentimens de l'humanité qu'aux principes de la religion. Dès Tan i5o3, on avoit envoyé en Amérique un petit nombre d'esclaves nègres (i). En i5ii, Ferdinand avoit permis qu'on y en portât en plus grande quanîité (2). On trouva que cette espèce d'hommes étoit plus robuste que les Américains , plus capable de résister à une grande fatigue , et plus patiente sous le joug de la servitude. On calculoit que le travail d'un noir équivaloil à celui de quatre Américains {?»). Le car- dinal Ximenès avoit été pressé de permettre et d'encou- rager ce commerce, proposition qu'il avoit rejelée avec fermelé, parce qu'il avoit senti combien il étoit injuste de réduire une race d'hommes en esclavage , en délibérant sur les moj^ens de rendre la liberté à une autre (4). Mais Las Casas, inconséquent comme le sont les esprits qui se portent avec une impétuosité opiniâtre vers une opinion favorite , étoit incapable de faire cette réflexion. Pendant qu'il combattoit avec tant de chaleur pour la liberté des habitans du Nouveau-Monde, il travailloit à rendre esclaves ceux d'une autre partie ; et , dans la chaleur de son zèle pour sauver les Américains du joiig, il prononçoit
(i) lierre ra , decad. i, lib. }■% cop. 12.
(2) Jd. ibid. lié. y III, cap. 9.
(3) Id ibid. lil>. IX fi op. 5.
(4) Id. de Cad 2/' .*.//, cap. 8.
ET ÉCLAtRCISSEMENS. 499
sans scrupule qu'il ctoit juste et utile d'en imposer un plus pesant encore sur les Africains. Malheureusement pour ces derniers , le plan de Las Casas fut adopté. Charles accorda à un de ses courtisans flamands le privilège exclusif d'importer en Amérique quatre mille noirs. Celui- ci vendit son privilège pour vingt-cinq mille ducals à des marchands génois, qui les premiers établirent avec une forme régulière en Afrique et en Amérique ce commerce d'hommes, qui a reçu depuis de si grands accroisse- mens (i).
» Mais les marchands génois, conduisant leurs opéra- tions avec l'avidité ordinaire aux monopoleurs, deman- dèrent bientôt des prix si exorbitans des noirs qu'ils por- toient à Hispaniola, qu'on y en vendit trop peu pour améliorer l'état de la colonie. Las Casas, dont le zèle étoit aussi inventif qu'infatigable, eut recours à un autre expédient pour soulager les Indiens. 11 avoit observé que le plus grand nombre de ceux qui jusque-là s'étoient établis en Amérique, étoient des soldats ou des matelots employés à la découverte ou à la conquête de ces régions, des fils de familles nobles, attirés par l'espoir de s'enri- chir promptoment , ou des aventuriers sans ressource , et forcés d'abandonner leur patrie par leurs crimes ou leur indigence. A la place de ces hommes avides, sans mœurs, incapables de l'industrie persévérante et de l'éco- nomie nécessaire dans l'établissement d'une colonie , il proposa d'envoyer à Hispaniola et dans les aulres îles, un nombre suffisant de cultivateurs et d'artisans , à qui on
(i) Herreia , dcrad. i , lib. II , rap. 20.
32.
5oo NOTES
donneroit des cncouragemens pour s'y transporter; per- suadé que de tels hommes , accoutumés à la fatigue , seroient en état de soutenir des travaux dont les Améri- cains étoient incapables par la foiblesse de leur constitu- tion , et que bientôt ils deviendroient eux-mêmes par la culture , de riches et d'utiles citoyens. Mais quoiqu'on eût grand besoin d'une nouvelle recrue d'habitans à Hispa- niola, où la petite vérole venoit de se répandre et d'em- porter un nombre considérable d'Indiens, ce projet, quoique favorisé par les ministres flamands, fut traversé par i'évêque de Burgos, que Las Casas trouvoit toujours en son chemin (i).
» Las Casas commença alors à désespérer de faire aucun bien aux Indiens dans les établissemens déjà for- més. Le mal étoit trop invétéré pour céder aux remèdes. Mais on faisoit tous les jours des découvertes nouvelles dans le continent, qui donnoient de hautes idées de sa population et de son étendue. Dans toutes ces régions, il n'y avoit encore qu'une seule colonie très-foible , et si l'on en exceptoit un petit espace sur l'isthme de Darien, les naturels étoient maîtres de tout le pays. C'étoit là un champ nouveau et plus étendu pour le zèle et 1 humanité de Las Casas , qui se flattoit de pouvoir empêcher qu'on n'y introduisit le pernicieux système d'administration qu'il n'avoit pu détruire dans des lieux où il étoit déjà tout établi. Plein de ces espérances, il sollicita une con- cession de la paitie qui s'étend le long de la côte, depuis le golfe de Paria jusqu'à la frontière occidentale de celte
(i) llcricra, dccad. 3, lib. II, cap. 21.
ET ÉCLAIKCISSEMENS. 5oj
province, aujourd'hui connue sous le nom de Sainte- Marlhe. Il proposa d'y établir une colonie formée de cul- tivateurs , d'artisans et d'ecclésiastiques. Il s"'en^agea à civi- liser, dans l'espace de deux ans, dix mille Indiens, et à les instruire assez bien dans les arts utiles pour pouvoir tirer de leurs travaux et de leur industrie un revenu de quinze mille ducats au profit de la couronne. Il promettoit aussi qu'en dix ans sa colonie auroit fait assez Je progrès pour rendre au gouvernement soixante mille ducats par an. Il stipula qu'aucun navigateur ou soldat ne pourroit s'y établir, et qu'aucun Espagnol n'y mctlroit les pieds sans sa permission. Il alla même jusqu'à vouloir que les gens qu'il emmèneroit eussent un habillement particulier , différent de celui des Espagnols, afin que les Indiens de ces districts ne les crussent pas de la même race d'hommes qui avoient apporté tant de calamités à l'Amérique (i). Par ce plan , dont je ne donne qu'une légère esquisse, il paroît clairement que les idées de Las Casas sur la manière de civiliser et de traiter les Indiens étoient fort semblables à celles que les Jésuites ont suivies depuis dans leurs grandes entreprises sur l'autre partie du même continent. Las Casas supposoit que les Européens , employant l'as- cendant que leur donnoient une intelligence supérieure et de plus grands progrès dans les sciences et les arts , pour- roient conduire par degrés l'esprit des Américains à goûter ces moyens de bonheur dont ils étoient dépourvus, leur faire cultiver les arts de l'homme en société, et les rendre capables de jouir des avantages delà vie civile.
(i) Herrera , decai/.^, liù. IV^ cap. 2.
5o2 NOTES
» L'évêque de Burgos et le conseil des Indes regar- dèrent le plan de Las Casas non- seulement comme chimé- rique, mais comme extrêmement dangereux. Ils pensoient que l'esprit des Américains étoit naturellement si borné, et leur indolence si excessive, qu'on ne réussiroit jamais à les instruire , ni à leur faire faire aucun progrès. Ils pré- tendoient qu'il seroit fort imprudent de donner une auto- rité si grande sur un pays de mille milles de côtes , à un enthousiaste visionnaire et présomptueux , étranger aux affaires, et sans connoissance de Tari du gouvernement. Las Casas , qui s'attendoit bien à cette résistance , ne se découragea pas. Il eut recours encore aux Flamands , qui favorisèrent ses vues auprès de Charles V avec beaucoup de zèle, précisément parce que les ministres espagnols les avoient rejetées. Ils déterminèrent le monarque , qui venoit d'être élevé à l'empire, à renvoyer l'examen de cette affaire à un certain nombre de membres de son con- seil privé ; et , comme Las Casas récusoit tous les membres du conseil des Indes, comme prévenus et intéressés, tous furent exclus. La décision des juges choisis à la recom- mandation des Flamands , fut entièrement conforme aux sentimens de ces derniers. On approuva beaucoup le nou- veau plan, et l'on donna des ordres pour le mettre à exé- cution, mais en restreignant le territoire accordé à Las Casas à trois cents milles le long de la côte de Cumana, d'où il lui seroit libre de s'étendre dans les parties inté- rieures du pays (i).
(i) Gomera , hist. gcn. cap. 77. Ilenera, dccad. 2, lib- IV , cap. 3. Oviedo , lib, XIX, cap. 5.
ET ÉCLAIKCISSEMENS. bo3
r> Cette décision trouva des censeurs. Presque tous ceux qui avoient été en Amérique lablàmoient, et soute- noient leur opinion avec tant de confiance, et par des raisons si plausibles , qu'on crut devoir s'arrêter et exa- miner de nouveau la question avec plus de soin. Charles lui-même , quoiqu'accoufumê dans sa jeunesse à suivre les sentimens de ses ministres avec une déférence et une soumission qui n'annonçoient pas la vigueur et la fermeté d'esprit qu'il montra dans un âge plus mûr , commença à soupçonner que la chaleur que les Flamands meltoient dans toutes les affaires relatives à l'Amérique , avoit pour principe quelque motif dont il devoit se défier; il déclara qu'il étoit déterminé à approfondir lui-même la question agitée depuis si long-temps sur le caractère des Améri- cains, et sur la manière la plus convenable de les traiter. Il se présenta bientôt une circonstance qui rendoit cette discussion plus facile. Quevedo , évêque du Darien , qui avoit accompagné Pedrarias sur le continent en i5i3, venoit de prendre terre à Barcelonne , où la cour faisoit sa résidence. On sut bientôt que ses sentimens étoient diffé- rens de ceux de Las (^asas, et Charles imagina assez natu- rellement qu'en écoutant et en comparant les raisons de deux personnages respectables, qui, par un long séjour en Amérique , avoient eu le temps nécessaire pour observer les mgeurs du peuple qu'il s'agissoit de faire connoilre , il seroit en élat de découvrir lequel des deux avoit formé son opinion avec plus de justesse et de discernement.
On désigna pour cet examen un jour fixe et une audience solennelle. L'empereur parut avec une pompe extraordinaire , et se plaça sur un trône dans la grande
5o4 NOTES
salle de son palais. Ses courtisans Tenvironnoient. Don Diego Colomb, amiral des Indes , fut appelé. L'évêque du Darien fut interpellé de dire le premier son avis. Son discours ne fut pas long. Il commença par déplorer les malheurs de l'Amérique et la destruction d'un si grand nombre de ses habitans , qu'il reconnut être en partie l'effet de l'excessive dureté et de l'imprudence des Espagnols ; mais il déclara que tous les habitans du Nouveau-Monde qu'il avoit observés , soit dans le continent , soit dans les îles , lui avoient paru une espèce d'hommes destinés à la servitude par l'infériorité de leur intelligence et de leurs talens naturels ; et qu'il seroit impossible de les instruire , ni de leur faire faire aucun progrès vers la civilisation, si on ne les tenoit pas sous l'autorité continuelle d'un maître. Las Casas s'étendit davantage , et défendit son sen- timent avec plus de chaleur. Il s'éleva avec indignation contre l'idée qu'il y eût aucune race d'hommes nés pour la servitude , et attaqua cette opinion comme irréligieuse et inhumaine. Il assura que les Américains ne manquoient pas d'intelligence; qu'elle n'avoit besoin que d'être culti- vée, et qu'ils étoient capables d'apprendre les principes de la religion, et de se former à l'industrie et aux arts de la vie sociale ; que leur douceur et leur timidité naturelle les rendant soumis et dociles , on pouvoit les conduire et les former , pourvu qu'on ne les traitât pas durement. Il protesta que, dans le plan qu'il avoit proposé, ses vues étoient pures et désintéressées, et que, qiielques avantages qui dussent revenir de leur exécution à la couronne de Castille , il n'avoit jamais demandé et ne demanderoit jamais aucune récompense de ses travaux.
ET ÉCLArRClSSEMENS. 5o5
» Charles , après avoir entendu les deux plaidoyers et consulté ses ministres , ne se crut pas encore assez bien instruit pour prendre une résolution générale relativement à la condition des Américains ; mais comme il avoit une entière confiance en la probité de Las Casas, et que l'évêque du Darien lui-même convenoit que Taffaire étoit assez importante pour qu'on pût essayer le plan proposé, il céda à Las Casas , par des lettres-patentes, la partie de la côte de Cumana dont nous avons fait mention plus haut , avec tout pouvoir d'y établir une colonie d'après le plan qu'il avoit proposé (i).
» Las Casas pressa les préparatifs de son voyage avec son ardeur accoutumée ; mais soit par son inexpérience dans ce genre d'affaires, soit par l'opposition secrète de la noblesse espagnole, qui craignoit que l'émigration de tant de personnes ne leur enlevât un grand nombre d'hommes industrieux et utiles, occupés de la culture de leurs terres , il ne put déterminer qu'environ deux cents cultivateurs ou artisans à l'accompagner à Cumana.
M Rien cependant ne put amortir son zèle. Il mit à la voile avec cette petite troupe , à peine suffisante pour prendre possession du vaste territoire qu'on lui accordoit , et avec laquelle il étoit impossible de réussir à en civiliser les habitans. Le premier endroit où il toucha fut l'île de Porto-Rico. J^ il eut connoissance d'un nouvel obstacle à Texéculion de son plan , plus difficile à surmonter qu'au-
(i) Heirera, Jecad. 2, lib. IV, cap. 3. 1^ . 5. Argensola , Annales de Aragon, 74, 97- Bcniesnl , fiisl. gen. lib. //, cap. 19, 20.
5o6 jNOTES
cun de ceux qu'il eût, rencontrés jusqu'alors. Lorsqu'il avoit quitté l'Amérique en iSiy, les Espagnols n'avoient presqu' aucun commerce avec le continent, si Ton excepte les pays voisins du golfe de Darien. Mais tous les genres de travaux s'affoiblissant de jour en jour à Hispaniola par îa destruction rapide des naturels du pays , les Espagnols manquoient de bras pour continuer les entreprises déjà formées, et ce besoin les avoit fait recourir à tous les expédiens qu'ils pouvoient imaginer pour y suppléer. On teur avoit porté beaucoup de nègres ; mais le prix en éloit monté si haut , que la plupart des colons ne pouvoient y atteindre. Pour se procurer des esclaves à meilleur mar- ché , quelques uns d'entre eux armèrent des vaisseaux , et se mirent à croiser le long des côtes du continent. Dans les lieux où ils étoient inférieurs en force , ils commer- çoient avec les naturels , et leur donnoient des quincail- leries d'Europe pour les plaques d'or qui servoient d'or- nemens à ces peuples ; mais partout où ils pouvoient sur- prendre les Indiens, ou l'emporter sur eux à force ouverte , ils les enlevoient et les vendoient à Hispa- niola (i). Cette piraterie étoit accompagnée des plus grandes atrocités. Le nom espagnol devint en horreur sur tout le continent. Dès qu'un vaisseau paroissoit, les habi- tans fujoient dans les bois, ou couroient au rivage en armes pour repousser ces cruels ennemis de leur tranquil- lité. Quelquefois ils forçoient les Espagnols à se retirer avec précipitation, ou ils leur coupoient la retraite. Dans la violence de leur ressentiment, ils massacrèrent deux
(i) Ilerrera , Jccaii. 3, Hb. II, cap. 3.
ET ÉCLAmCISSEMENS. 607
missionnaires Dominicains, que le zèle avoit portés à s'ëtablir dans la province de Cumana (1). Le meurtre de ces personnes révérées pour la sainteté de leur vie excita la plus vive indignation parmi les colons d'Hispaniola, qui, au milieu de la licence de leurs mœurs et de la cruauté de leurs actions , étoient pleins d'un zèle ardent pour la religion, et d'un respect superstitieux pour ses ministres : ils résolurent de punir ce crime d'une manière qui pût servir d'exemple , non seulement sur ceux qui l'avoient commis , mais sur toute la nation entière. Pour l'exécution de ce projet, ils donnèrent le commandement de cinq vaisseaux et de trois cents hommes à Diego Ocampo , avec ordre de détruire par le fer et par le feu tout le pays de Cumana , et d'en faire les habltans esclaves pour être transportés à Hispaniola. Las Casas trouva à Porfo-Rico cette escadre faisant voile vers le continent, et Ocampo ayant refusé de différer son voyage , il com- prit qu'il lui seroit impossible de tenter l'exécution de son plan de paix, dans un pays qui alloit être le théâtre de la guerre et de la désolation (2).
» Dans l'espérance d'apporter quelque remède auxsuites funestes de ce malheureux incident, il s'embarqua pour Saint-Domingue, laissant ceux qui l'avoient suivi can- tonnés parmi les colons de Porto-Rico. Plusieurs circons- tances concoururent à le faire recevoir fort mal à Hispa- niola. En travaillant à soulager les Indiens, il avoit censuré la conduite de ses compatriotes, les colons d'Hispaniola,
(i) Oviedo , hist- 116. XIX, cap. 3.
(2) Herrera, decad- 2, lib. IX, cap. 8 , g.
5o8 NOTES
avec tant de sévérité, qu'il leur étoit devenu universelle- ment odieux. Ils regardoient le succès do sa tentative comme devant entraîner leur ruine. Us attendoient de grandes recrues de Cumana , et ces espérances s'évanouis- soient, si Las Casas parveiioit à y établir sa colonie. Fif^ueroa , en conséquence d'un plan formé en Espagne pour déterminer le degré d'intelligence et de docilité des Indiens, avoit fait une expérience qui paroissoit décisive contre le système de Las Casas. Il en avoit rassemblé à Hispaniola un assez grand nombre, et les avoit établis dans deux villages, leur laissant une entière liberté, et les abandonnant à leur propre conduite : mais ces Indiens, accoutumés à un genre de vie extrêmement différent, hors d'état de prendre en si peu de temps de nouvelles habitudes , et d'ailleurs découragés par leur mal- heur particulier et par celui de leur patrie, se donnèrent si peu de peine pour cultiver le terrain qu'on leur avoit donné, parurent si incapables des soins et de la pré- voyance nécessaires pour fournir à leurs propres besoins , et si éloignés de tout ordre et de tout travail régulier, que les Espagnols en conclurent qu'il étoit impossible de les former à mener une vie sociale, et qu'il falloit les regar- der comme des enfans qui avoient besoin d'être conti- nuellement sous la tutelle des Européens, si supérieurs à eux en sagesse et en sagacité (i).
» Malgré la réunion de toutes ces circonstances , qui armoient si fortement contre ses mesures ceux même à qui il s'adressoit pour les mettre à exécution. Las Casas,
(i) Ilerrera, dicad. 2, lib. A', cap. 5.
ET ÉCT.AITxCISSEMENS. 609
par son activité et sa persévérance , par quelques condes- cendances et beaucoup de menaces , obtint à la fin un petit corps de troupes pour protéger sa colonie au premier moment de son établissement. Mais à son retour à Porto- Piico, il trouva que les maladies lui avoient déjà enlevé beaucoup de ses f!;ons ; et les autres, ayant trouvé quelque occupation dans l'Ile, refusèrent de le suivre. Cependant, avec ce qui lui restoit de monde, il fit voile vers Cumana. Ocampo avoit exécuté sa commission dans cette province avec tant de barbarie , il avoit massacré ou envoyé en esclavage à Hispaniola un si ^rand nombre d'In- diens , que tout ce qui restoit de ces malheureux s'ét oit enfui dans les bois , et que l'établissement formé à Tolède , se trouvant dans un pays désert, touchoit à sa destruction. Ce fut cependant en ce même endroit que Las Casas fut obligé de placer le chef-lieu de sa colonie. Abandonné, et par les troupes qu'on lui avoit données pour le proté- ger , et par le détachement d'Ocampo , qui avoit prévu les calamités auxquelles il devoit s'attendre dans un poste si misérable, il prit les précautions qu'il jugea les meilleures pour la sùretéet la subsistance de ses colons; mais, comme elles étoient encore bien insuffisantes, il retourna à His- paniola solliciter des secours plus puissans, afin de sauver des hommes que leur confiance en lui avoit engagés à cou- rir de si grands dangers. Bientôt après son départ, les naturels du pays, ayant reconnu la foiblesse des Espagnols, s'assemblèrent secrètement , les attaquèrent avec la furii.» naturelle à des hommes rcduils au désespoir par les bar- baries qu'on avoit exercées contre eux , en firent périr un grand nombre , et forcèrent le reste à se retirer à l'ile de
5io NOTES
Cubagua. Le petite colonie qui étoit établie pour la pêche des perles, partagea la terreur panique dont les fugitifs étoient saisis , et abandonna Tile. Enfin , il ne resta pas un seul Espagnol dans aucune partie du continent , ou des îles adjacentes depuis le golfe de Paria jusqu'aux confins du Darien. Accablé par cette succession de désastres, et voyant l'issue malheureuse de tous ses grands projets, Las Casas n'osa plus se montrer ; il s'en- ferma dans le couvent des Dominicains à Saint-Domingue , et prit bientôt après l'habit de cet ordre (i). »
» Quoique la destruction de la colonie de Cumana ne soit arrivée que l'an iSai , je n'ai pas voulu interrompre le récit des négociations de Las Casas depuis leur origine jusqu'à leur issue. Son système fut l'objet d'une longue et sérieuse discussion ; et quoique ses tentatives en faveur des Américains opprimés n'aient pas été suivies du succès qu'il s'en promettoit (sans doute avec trop de confiance ) , soit par son imprudence , soit par la haine active de ses ennemis, elles donnèrent lieu à divers règlemens qui furent de quelque utilité à ces malheureuses nations. » {Hist.d'Jmér.,\i\.m.)
Second Fragment.
« Il alloit (Cortez) détruire leurs autels et renverser leurs idoles avec la même violence qu'à Zempoalla, si le
(i) Herrera, decad. 2, Itb. X, cap. 5; dccad. 3, lili- II , cap. 3,4, 5. Oviedo , hist. llb. XIX, cap. 5. Goraera, cap. 77. Davila Padilla , Vib. I , cap. 97. Remcsal , h st. gen. lib II cap. 22 , 23.
ET ÉCLAIRCÏSSEMENS. 5n
Père Jiarthelemi d'Olmedo, aumônier de l'armée, n'avolt arrêté l'impétuosité de son zèle. Le religieux lui repré- senta l'imprudence d'une telle démarche dans une grande ville remplie d'un peuple également superstitieux et guer- rier, avec lequel les Espagnols venoientde s'allier. Il déclara que ce qui s'étoit fait à Zempoalla lui avoit toujours paru injuste", que la religion ne devoit pas être prêchée le fer à la main, ni les infidèles convertis par la violence; qu'il fîiUoit employer d'autres armes pour cette conquête: l'instruction qui éclaire les esprits, et les bons exemples qui captivent les cœurs ; que ce n'étoit que par <;es moyens qu'on pouvoit engager les hommes à renoncer à leurs erreurs , et embrasser la vérité. — Au seizième siècle, dans un temps où les droits de la conscience étoient si mal connus de tout le monde chrétien, oij le nom de tolérance étoit même ignoré , on est étonné de trouver un moine espagnol au nombre des premiers défenseurs de la liberté religieuse , et des premiers îm- probateurs de la persécution. Les remontrances de cet ecclésiastique , aussi vertueux que sage , firent impression sur l'esprit de Cortez. Il laissa les Tascalans continuer l'exercice libre de leur religion, en exigeant seulement qu'ils renonçassent à sacrifier des victimes humaines. »
Histoire d'Amérique^ liv. V.
Robertson , après avoir prouvé que la dépopulation de l'Amérique ne peut être attribuée à la politique du gou- vernement espagnol , passe à ce morceau que nous avons cité dans le texte :
« C'est avec plus (ï injustice encore que beaucoup d'écn-
5i2 NOTES
imins ont attribué à l'esprit d'intolérance de la religion romainp la destruction des Américains , etc. »
Et enfin ailleurs, en parlant des Indiens, il dit : « Quoique Paul lll, par sa fameuse bulle donnée en lôSj, ait déclaré les Indiens créatures raisonnables, ayant droit à tous les privilèges du christianisme, néanmoins, après deux siècles , durant lesquels ils ont été membres de l'Eglise, ils ont fait si peu de progrès, qu'à peine en trouve-t-on quelques uns qui aient une portion d'intel- ligence suffisante pour être regardés comme dignes de par- ticiper à rEucharistie. D'après cette idée de leur incapa- cité et de leur ignorance en matière de religion, lorsque le zèle de Philippe lui fit établir l'inquisition en Amérique, en i570 , les Indiens furent déclarés exempts de la juri- diction de ce sévère tribunal , et ils sont demeurés soumis à l'inspection de leurs évêques diocésains. » Tome V , page 2o5.
Si l'on pèse avec attention et impartialité tous les faits avancés par le docteur presbytérien ^ si l'on se rappelle en même temps les nombreux hôpitaux fondés parles Indiens du Nouveau- Monde, les admirables missions du Para- guay, etc., on sera convaincu qu'il n'y a jamaiseu de plus atroce calomnie (jue celle qui attribue à la religion chré- tienne la destruction des habitans du Nouveau-Monde.
Massacre d^ Irlande.
Des inimitiés nationales, bien plus encore que des haines religieuses, produisirent on iG4-i le fameux mas- sacre d'Irlande. Depuis long-temps opprimes par les Anglais , d(>|)Ouillés de leurs terres, tourmentés dans leurs
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 5i3
mœurs , leurs habitudes et leur religion, réduits presque à la condition d'esclaves par des maîtres hautains et tyran- niques , les Irlandais , poussés au désespoir , eurent enfin recours à la vengeance ; ils ne furent pas même les agres- seurs dans cette horrible tragédie , et on avoit commencé à les égorger avant qu'ils se déterminassent à répandre le sang. M. Millon , dans ses Recherches sur l'Irlande (^impri- mées à la suite du Voyage d'Arthur Young ) , a recueilli des faits intéressans qu'il sera bon de mettre ici sous les jeux du lecteur.
Quelques Irlandais s'étant soulevés par une suite de ce système d'oppression qui pesoit sur leur malheureuse patrie , le conseil anglais d'Irlande envoie des troupes contre eux avec ordre de les exterminer.
« Les officiers , dit Castelhaven ( dont M. Millon cite ici les propres paroles ), les officiers et les soldats^ peu attentifs à distinguer les rebelles sujets , tuèrent indistinc- tement ^ dans bien des endroits^ hommes^ femmes et enfans ; ce procédé irrita les rebelles , et les porta à com- mettre les mêmes cruautés sur les Anglais (i). D'après le passage du comte Castelhaven , il paroît que les Anglais avoient commencé la scène par ordre de leur chef, et que le crime des Irlandais étoit d'avoir suivi un exemple barbare (2).
M Je ne puis croire^ ajoute Castelhaven, qu'il y ait eu alors en Irlande , hors des villes murées , la dixième partie
(i) Which procédure exasperated the rebels, and induced them to commit the like cruelties upon the English. (2) Ma-Geoghegan.
4. 33
5i4 NOTES
des sujets britanniques rapportés par le chevalier Temple et autres écri\?ains^ comme massacrés par les Irlandais. Il est clair que cet auteur répète jusqu'à deux ou trois fois , en divers endroits^ les mêmes personnes avec les mêmes cir- constances, et qu il fait mention de quelques centaines d'individus , comme massacrés alors , qui ont vécu encore plusieurs années après , et quelques uns jusqu'à notre temps : il est donc juste que , malgré les clameurs mal fon- dées de certaines personnes , qui s^ écrient contre les Irlan- dais , sans dire un mot de la rébellion fomentée chez eux , je rende justice à la nation irlandaise., et que je déclare queleschefo de cette nation n'eurent jamais intention d'au- toriser les cruautés qu on y avait exercées.
» L'exemple des Ecossais qui s'étoient insurgés fut en partie cause de la révolte des Irlandais déjà mécontens; ils se vojoient à la veille d'être forcés , ou de renoncer à leur religion, ou d'abandonner leur patrie : une pétition des protestans d'Irlande, signée de plusieurs milliers d'entre eux, et adressée au parlement d'Angleterre, justifioit leur crainte ; on se vantoit déjà publiquement qu'avant un an il n'y auroit pas un seul papiste en Irlande. Cette adresse produisit son effet en Angleterre : Charles I^"" ayant remis , par une condescendance forcée , les affaires d'Ir- lande entre les mains du parlement, cette assemblée fit une ordonnance qui tendoit à l'extirpation totale des Irlandais, et déclara qu'elle ne consentiroit jamais à aucune tolérance de la religion papiste en Irlande, ni dans aucun autre des Etats britanniques. I.e même parlement ordonna ensuite qu'on assignât à des aventuriers anglais , moyen- nant une certaine somme d'argent, deux millions cinq
KT ÉCLAIRCISSEMEISS. 5i5
cent mille acres de terres profitables en Irlande , non com- pris les marais, les bois et les montagnes stériles, et cela dans le temps où les propriétaires de terre engagés dans la révolte étoient en très-petit nombre. Il falloit donc, pour satisfaire l'engagement pris avec ces aventuriers, dépossé- der une infinité d'honnêtes gens qui n'avoient jamais trou- blé la tranquillité publique.
» Les Irlandais, principalement ceux d'Ulster, n'a- voient pas oublié l'injuste confiscation de six comtés faite sur eux , il n'y avoit pas encore quarante ans; ils regar- doient les propriétaires actuels comme des usurpateurs; et , leur douleur ayant dégénéré en vengeance , ils se sai- sirent des maisons, des troupeaux et des effets de ces nou- veaux venus, et les beaux édifices et les habitations com- modes que ces colons avoient fait construire sur les terres de ces propriétaires furent ou rasés ou consumés par le feu (i). »
Telles furent les premières hostilités commises par les Irlandais sur les Anglais ; il n'étoit pas encore question de massacre : les Anglais , dit Ma-Geoghegan , furent les premiers agresseurs; leur exemple fut suivi trop exacte- ment par les catholiques de l'Ulster, et la contagion se répandit bientôt par tout le royaume ; il ne s'agissoit pas d'une querelle particulière , c'étoit une antipathie et une haine nationale entre les deux peuples, savoir, les Irlan- dais catholiques et les Anglais protestans
Voilà l'origine de cette malheureuse guerre qui coûta tant de sang , voilà les causes du soulèvement des Irlandais
(i) Ma-Geoghegan.
33.
5i6 NOTES
en 1641, lequel fut suivi d'un horrible massacre. Ma- Geoghegan assure une chose certaine , qu'il y eut six fois plus de catholiques que de protestans massacrés dans cette occasion, 1° parce que les premiers étoient dispersésdans les campagnes, et par conséquent exposés à la furie d'un ennemi impitoyable , au lieu que les derniers demeuroient pour la plupart dans des villes murées et dans des châteaux qui les mirent à couvert de la fureur d'une populace effrénée ; et ceux d'enti''eux qui habitoient dans les cam- pagnes, se retirèrent au premier bruit, dans les villes et places fortes, où ils restèrent pendant la guerre; quel- ques uns retournèrent en Angleterre ou en Ecosse, de sorte qu'il n'en périt que fort peu , excepté ceux qui avoient été exposés à la première furie des révoltés ; les garnisons anglaises, sur ces entrefaites, massacrèrent les gens de la campagne sans distinction d'âge ni de sexe; 2° le nombre des catholiques exécutés à mort par les Cromwelliens pour cause de massacre, fut si petit, qu'il étoit impos- sible qu'ils eussent pu tuer un si prodigieux nombre de prolestans (i).
« L'Irlande ayant été réduite , il y fut établi une haute cour de justice pour la recherche des meurtres commis sur les protestans , dans le cours de la guerre. On ne put convaincre d'y avoir eu part que cent quarante catho- liques , la plupart du bas peuple , quoique leurs ennemis fussent leurs juges, et qu'on eût suborné des témoins pour les trouver coupables; et des cent quarante, plu- sieurs protestèrent de leur innocence , étant près àe périr.
(i) Ireland's Case.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. Siy
S'il eût été question de faire les mêmes recherches contre les protestans, et d'admettre les preuves juridiques des catholiques, il est incontestable que sur dix parlementaires d'Irlande , neufauroient été trouvés coupables devant un tribunal équitable (i). »
( Recherches sur l'Irlande, par M. Millon , 2 oolumes <le la traduction du Voyage d^ Arthur Young en Irlande. )
Ainsi l'on voit que les passions des hommes , des haines et des intérêts souvent très- étrangers à la religion , ont produit les énormités sanglantes qu'on a rejetées sur un culte qui ne prêche que la paix et l'humanité. Que dirolt la philosophie , si on l'accusoit aujourd'hui d'avoir élevé , les échafauds de Robespierre ? N'est-ce pas en emprun- tant son langage qu'on a égorgé tant de victimes innocentes, comme on a pu abuser du nom de la religion pour com- mettre des crimes? Combien ne peut-on pas reprocher d'actes de cruauté et d'intolérance à ces mêmes protestans qui se vantent de pratiquer seuls la philosophie du chris- tianisme? Les lois contre les catholiques d'Irlande, appe- lées lois de découverte (^Laivs of discovery), égalent en oppression, et surpassent en immoralité tout ce qu'on a jamais reproché à l'Eglise romaine.
Par ces lois ,
1°. Tout le corps des catholiques romains est entière- ment désarmé.
2". Ils sont déclarés incapables d'acquérir des terres.
3**. Les substitutions sont annulées , et elles sont parta- gées également entre les enfans.
(1) Ireland's Case.
5i8 NOTES
4.°. Si un enfant abjure la religion catholique, il hérite de tout le bien, quoiqu'il soit le plus jeune.
5°. Si le fils abjure sa religion, le père n'a aucun pou- voir sur son propre bien , mais il perçoit une pension sur ce bien qui passe à son fils.
6". Aucun catholique ne peut faire un bail pour plus de trente -un ans.
7°. Si la rente d'un catholique est moins des deux tiers de la valeur du bien, le dénonciateur aura le profit du bail.
8". Les prêtres qui célébreront la messe seront dépor- tés ; et s'ils reviennent , pendus.
9°. Si un catholique possède un cheval valant plus de cinq livres sterling , il sera confisqué au profit du dénonciateur*
10". Par une disposition du lord Hardwick, les catho- liques sont déclarés incapables de prêter de l'argent à hypothèque (i).
Il est bien remarquable que cette loi ne fut portée que cinq ou six ans après la mort du roi Guillaume , c'est-à- dire lorsque tous les troubles d'Irlande étoient apaisés, et lorsque l'Angleterre étoit à son plus haut point de lumière , de civilisation et de prospérité.
Il ne faut pas croire que , même dans ces temps de fer- mentation, où les meilleurs esprits sont quelquefois entraînés dans des excès, il ne faut pas croire que les vrais catholiques approuvassent les fureurs du parti qui se servoit de leur nom. La Saint-Barthélemi trouva des larmes , même à la cour de Médicis , même dans la couche de Charles IX.
(i) Voyage d'Arthur Young.
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 5if)
« J'ai ouï raconter , dit Brantôme , qu'au massacre de la Saint-Barlhélemi , la reine Isabelle n'en sachant rien , ni même senti le moindre vent du monde , s'en alla cou- cher à sa mode accoustumée , et ne s'estant esveillée qu'au matin , on lui dit à son réveil le beau mystère qui se jouoit : llélas! dit-elle , le roy mon mari le sait-il? Oui, Madame, répondit-on ; c'est lui-même qui le fait faire. O mon Dieu! s'écria-t-elle , qu'est cecy, et quels conseillers sont ceux-là qui lui ont donné tels advis ? Mon Dieu , je te supplie et te requiers de luy vouloir pardonner; car si tu n'en as pitié, j'ai grand'peur que cette offense ne lui soit pas pardonnée; et soudain demanda ses Heures et se mit en oraison, et à prier Dieu la larme à l'œil. Que Ton considère , je vous prie , la bonté et la sagesse de cette reyne, de n'approuver point une telle fesle, ni le jeu qui s'y célébra; encore qu'elle eust grand sujet de désirer la totale extermination, et de M. l'Amiral, et de tous ceux de sa religion ; d'autant qu'ils étoient contraires du tout à la sienne , qu'elle adoroit et honoroit plus que toute chose au monde ; et de l'autre coté qu'elle voyoit com- bien il troubloit Testât du roy son seigneur et mari. » Mémoires de Brantôme ^ tom. II,, Edition de Leyde, MCXCIX.
Note Q, page 3 12.
u Le sommet du Saint-Gothard est une plate-forme de granit, nu, entouré de quelques rochers médiocrement élevés , de formes très-irrégulières , qui arrêtent la vue en tous sens, et la bornent à la plus affreuse des solitudes.
520 NOTES
Trois petits lacs et le triste hospice des Capucins inter- rompent seuls runiformité de ce désert, ci!» l'on ne trouve pas la moindre trace de végétation; c'est une chose nou- velle et surprenante pour un habitant de la plaine , que le silence absolu qui règne sur cette plate-forme : on n'en- tend pas le moindre murmure; le vent qui traverse les cieux ne rencontre point ici un feuillage ; seulement lors- qu'il est impétueux , il gémit d'une manière lugubre contre les pointes de rochers qui le divisent. Ce seroit en vain qu'en gravissant les sommets abordables qui envi- ronnent ce désert , on espéroroit se transporter par la vue dans des contrées habitables : on ne voit au-dessous de soi qu'un chaos de rochers et de torrens : on ne distingue au loin que des pointes arides et couvertes déneiges éter- nelles , perçant le nuage qui flotte sur les vallées , et qui les couvre d'un voile souvent impénétrable ; rien de ce qui existe au-delà ne parvient aux regards, excepté un ciel d'un bleu noir, qui, descendant bien au-dessus de l'ho- rizon, termine de tous côtés le tableau, et semble être une mer immense qui environne cet amas de montagnes.
» Les malheureux capucins qui habitent l'hospice sont pendant neuf mois de Tannée ensevelis sous des neiges, qui souvent, dans l'espace d'une nuit, s'élèvent à la hau- teur de leur toit, et bouchent toutes les entrées du cou- vent. Alors il faut se frayer un passage par les fenêtres supérieures qui servent de portes. On juge que le froid et la faim sont des fléaux auxquels ils sont fréquemment exposés , et que , s'il existe des cénobites qui aient droit aux aumônes, ce sont ceux-là. »
ET ÉCLAIRCISSEMENS. Sai
Note de la traduction des lettres de Coxe sur la Suisse, par M. Ramond.
Les hôpitaux militaires viennent originairement des bénédictins. Chaque couvent de cet ordre nourrissoit un ancien soldat, et lui donnoit une retraite pour le reste de ses jours. Louis XIV, en réunissant ces diverses fonda- tions en une seule, en forma T Hôtel des Invalides. Ainsi, c'est encore la religion de paix , qui a fondé Tasile de nos vieux guerriers.
Note R , page 38o.
Il est très-difficile de donner un relevé exact des col- lèges et des hôpitaux , parce que les différentes statis- tiques sont très-incomplètes, et les géographies omettent une foule de détails : les unes donnent la population d'un Etat sans donner le nombre des villes; les autres comptent les paroisses , et oublient les cités. Les cartes surchargées de noms de lieu, multiplient les bourgs , les châteaux , les villages. Le grand travail sur les provinces de la France , commencé sous Louis XIV, n'a point malheureusement été achevé. Les cartes de Cassini , qui seroient d'un grand secours , sont aussi demeurées incomplètes.
Les histoires particulières des provinces négligent en général la statistique, pour parler des anciennes guerres des barons , des droits de telle ville et de tel bourg. A peine trouvez-vous quelques fondations perdues dans un fatras de choses inutiles. Les historiens ecclésiastiques, à leur 'our, se circonscrivent dans leur sujet, et passent rapide-
522 NOTES
ment sur les faits d'un intérêt général. Quoi qu'il en soit , au milieu de cette confusion , nous avons tâché de saisir quelques résultats dont nous allons mettre les tableaux sous les yeux des lecteurs.
ET ÉCLAIRCISSEMENS.
523
Extrait de la partie ecclésiastique de la Statistique de M. de Beaufort.
i8 Archevêchés.
1 17 Evècliés. II Evêques pour les mis- sions, etc. 16 Chefs d'Ordres ou Corigre'gations. 366000 Ecclésiastiques. 3449*^ Paroisses. 4644 Annexes, boo Chapitres et Collé- giales 36 Académies. 24 Universités.
ÉTATS HÉRÉDIT. D'AUTRICHE.
5 Archevêchés. i5 Evêchés.
6 Universités. 6 Collèges.
GRAND-DOCHÉ DE TOSCANE.
3 Archevêchés. 2 Evêchés. a Universités
RUSSIE.
3o Archevêchés et Evê- chés grecs. 68000 Ecclésiastiques. i83i9 Paroisses-Cathédrales 4. Universités.
ESPAGNE.
8 Archevêchés. 5i Evêchés. 117 Eglises. 19683 Paroisses. 27 Universités.
ANGLETERRE.
2 Archevêchés. 25 Evêchés. 584 Paroisses.
4 Archevêchés. 19 Evêchés. 44 Doyennés 2293 Paroisses.
i3 Synodes. 98 Presbytères. 988 Paroisses.
4 Chapitres.
2 Couvens d'hommes ,
dont un luthérien. I Evèque cUholique. I Cathédrale. 6 Universités.
PORTUGAL.
1 Patriarche.
5 Archevêques. 19 Evêques.
3343 Paroisses.
2 Universités.
LES DEUX-SICILES. — NAPLES.
23 Archevêchés. 145 Evêchés.
SICILE.
3 Archevêchés.
4 Universités.
Les couvens sont tenus d'a- voir des écoles gratuites.
52,i
NOTES
SARDAICNE.
3 Archevêchés.
26 Evêchés.
5o Abbayes.
3 Unîversite's.
ÉTAT ECCLÉSIASTIQUE.
3 Archevêcliés. 5 Evêchés.
I Archevêché. î4 Evêchés. 2538 Paroisses. i38i Paslorats. 3 Universités. 10 Collèges.
DANEMARCK.
12 Evêchés. a Universités.
a Archevêchés. 6 Evêchés. 4 Universités.
I Patriarchat. 4 Archevêques. 3i Evêques. 1 Université à Padoue.
HOLLANDE.
6 Universités et plu- sieurs sociétés litté- raires , beaucoup de monastères catholi- ques des deux s xes.
4 Evêques suffragans de l'archevêque de Be- sançon.
I Université à Bâie.
PALATINAT DE BaYIÈRE.
Plusieurs Académies. I Archevêché.
4 Evêchés.
a Universités.
1 Académ. des Sciences.
SAXE.
I Chapitre catholique. 3 Couvens de filles. 3 Universités.
5 Collèges presbyté-
riens. I Académ. des Sclenc.
HANOVRE.
780 Paroisses luthérienn. 14 Communautés. I Collégiale catholique. I Couvent et plusieurs autres églises. L'Université de Got- tingue.
WURTEMBERG.
Le Consistoire luthérien- i4 Prelalures ou abbayes-
1 Université et plusieurs
collèges.
LANDGRAVIATDEHESSE-CASSEL.
2 Universités.
I Académ des Sciences.
On voit qu'il n'est pas question .des hôpitaux et des fondations de chanté dans ce tableau. Le mot de collège
ET ÉCLAIRCISSEMENS. ôaS
y est employé vaguement et dans un sens collectif. On sent bien, par exemple, qu'il y a plus de six collèges dans les Etats hëréditaires d'Autriche , et que l'auteur a voulu désigner seulement des espèces d'Universités infé- rieures à celles qui portent ordinairement ce nom.
En faisant le dépouillement de l'ouvrage du Frère Hé- Ijot , nous avons trouvé le résultat suivant pour les chefs- lieux d'hôpitaux en Europe :
Religieux de Saint- Antoine de Viennois.
Chefs-lieux d'hôpitaux.
En France 5
En Italie 4
En Allemagne 4-
Religieux non réformés de cet ordre »
Hôpitaux inconnus »
Chanoines réguliers de P Hôpital de Roncevaux.
Roncevaux i
Ortie I
Plusieurs hôpitaux dépendans, inconnus >»
Ordre du Saint-Esprit de Montpellier.
Rome 2
Bergerac i
Troyes i
Plusieurs inconnus »»
ïQ
5^6 NOTES
Chefs-lieux d'hôpitaux. de l'autre part. ... ig
Religieux Porte-Croix.
Mon asfères-Hopitaux.
En Italie 200
En France 7
En Allemagne 9
En Bohême ii>
Chanoines et Chanoinesses de S. Jacques de VEpée. En Espagne 20
Religieuses Hospitalières^ ordre de Saint- Augustin.
Hôtel-Dieu à Paris i
Saint-Louis i
Moulins I
Frères de la Charité de Saint- Jean de Dieu,
Espagne et Italie 18
France ^4
Religieuses Hospitalières de la Charité de N. D.
France 12
Religieuses Hospitalières de Loches.
France 18
Italie I ^
357
Eï ÉCLAIRCISSEMENS. 627
Chefs-lieux d'hôpitaux. ci-contre. . . . 867
Religieuses Hospitalières de T Ordre de SainU Jean-de- Jérusalem en France,
Beaulieu i
Sieux I
Dames de la Charité ^ fondées par S. Vincent de Paul.
France , Pologne et Pays-Bas 280
Dirigent de plus à Paris l'hôpital du Nom- de- Jésus , devenu rhôpital-général i
Les deux maisons des Enfans-Trouvés 2
Le séminaire vis-à-vis de Saint- Lazare »
L'Hôtel des Invalides i
Les Incurables 1
Les Petites-Maisons i
Filles Hospitalières de Sainte-Marthe en France.
Beaune i
Châlons \
Dijon I
Langres i
Plusieurs autres en Bourgogne , inconnus »
Chanoinesses Hospitalières en France.
Sainte-Catherine , à Paris i
Saint-Gervais , ibid i
65 1
528 NOTES
Chefs- lieux d'hôpitaux. de V autre paru. . . .G5i
Filles- Dieu,
Paris , rue Saint-Denis i
Orléans i
Filles Hospitalières en France.
Beauvais i
Noyon i
Abbeville. i
Amiens i
Pontoise i
Cambrai 3
Menin i
Tiers- Ordre de Saint-François les Bons-Fieux.
Armentières i
Lille I
Dunkerque i
Bergue i
Ypres I
Sœurs-Grises.
Chefs-lieux d'hôpilaux aS
Bnigelettes et Frères- Infirmiers ., Minimes en Espagne.
Burgos I
Guadalaxara i
69a
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 629
Chefs-lieux d'hôpitaux.
ci- contre 692
Murcie , Nazara
Belmonte
Tolède
Talavera
Pampelune
Saragosse
Valladolid
Médina del Campo
Lisbonne
Evora
Malines , en Flandre
Filles Hospitalières de S. Thomas-de- Villeneuoe , en France.
En Bretagne 1 3
A Paris I
Filles de Saint-Joseph.
Bellej
Lyon
Grenoble
Embrun
Gap
Sisteron
Viviers
Uzës
726
4. 34
53o NOTES
Chefs-lieux d'iiôpilaux. de l'autre part 726
Filles de Miramion. Paris 3
Total des hôpitaux dans les chefs-lieux d'hô- pitaux 72g
Pour se convaincre qu'Hélyot ne parle ici que des chefs-lieux des Hôpitaux desservis par les différens ordres monastiques, il suffit de remarquer qu'aucune capitale, excepté Paris , n'est nommée dans ce tableau , et qu'il y a telle métropole qui contient jusqu'à vingt et trente hos- pices. Ces maisons centrales des ordres hospitaliers ont étendu des branches autour d'elles , et ces branches ne sont indiquées dans la plupart des auteurs que par des etc.
Il est presque impossible de rien dire de certain sur le nombre des collèges en Europe : les auteurs en parlent à peine. On voit seulement que les religieux de Saint-Basile en Espagne n'ont pas moins de quatre collèges par pro- vince; que toutes les congrégations bénédictines ensei- gnoient; que les provinces des Jésuites embrassoient toute l'Europe; que les Universités avoient des multitudes d'écoles et de collèges dépendans, etc. ; et quand , d'après les statistiques des divers temps, nous avons avancé que le christianisme enseignoit 3oo,ooo élèves , nous sommes certainement restés au-dessous de la vérité.
C'est d'après le calcul suivant , tiré des diverses géo- graphies , et en particulier de celle de Guthrie , que nous
ET ÉCLAIRCISSEMENS. 53i
avons donné Ssg^ "villes en Europe , en accordant à chacune de ces villes un hôpital.
Villes.
Norvs^ège 20
Danemarck propre 3i
Suède ^5
Russie d'Europe 83
Ecosse I o3
Angleterre 552
Irlande 3g
Espagne 208
Portugal 5 1
Piémont. . . .« 3j
République Italique 4-^
République de Saint-Marin l
Etats Vénitiens et duché de Parme 23
République Ligurienne i5
République de 2
Toscane 22
Etats de l'Eglise 36
Rojaume de Naples 60
Royaume de Sicile 17
Corse et autres îles 21
France , en y comprenant son nouveau territoire. 960
Prusse 3o
Pologne 4-0
Hongrie 67
3536 34.
53a NOTES
Villes. de Vautre part. . . 2S3G
Transylvanie 8
Gallicie 1 6
République Helvétique gi
Allemagne 64-3
3294
Note S, page SgS.
C est cette corruption de V empire romain qui a attiré du fond de leurs déserts les Barbares., qui., sans connoilre la mission quils a<}oient de détruire .^ s'' étaient appelés par instinct le fléau de Dieu.
Salvien, prêtre de Marseille (i), qu'on a appelé le Jérémie du cinquième siècle., écrivit ses livres de la Provi- dence (2) , pour prouver à ses contemporains qu'ils avoient tort d'accuser le ciel, et qu'ils mérit oient tous les malheurs dont ils étoient accablés.
« Quel châtiment, dit-il, ne mérile pas le corps de » l'empire, dont une partie outrage Dieu par le débor-
(i) Il paroît certain, d'après les lettres qui jious restent de Salvien , qu'il étoit de Trêves, et d'une des premières familles de cette ville. A l'e'poque de l'invasion des Barbares, il alla s'établir à l'autre extrémité des Gaules avec sa femme Paladie et sa fille Auspiciole : il se fixa à Marseille où il perdit son épouse, et se fit prêtre. Saint-Hilaire d'Arles, son contempo- rain, le qualifioit è^ homme excellent , et de très-heureux senitcur de Jésus-Christ.
(a) De Gubematione Dei et de justo Dcî prœsentique judicio.
ET ECLAIKCISSEMENS. 633
» dément de ses mœurs et l'autre joint l'erreur aux plus » honteux excès?
» Pour ce qui est des mœurs, pouvons-nous le dispu- » ter aux Goths et aux Vandales? Et, pour commencer par » la reine des vertus, la charité, tous les Barbares, au » moins de la même nation, s'aiment réciproquement ; au
n lieu que les Romains s'entre-déchirent Aussi voit-
» on tous les jours des sujets de l'empire aller chercher » chez les Barbares un asile contre l'inhumanité des i> Romains. Malgré la différence de mœurs, la diversité » du langage, et, si j'ose le dire, malgré l'odeur infecte » qu'exhalent le corps et les habits de ces peuples étran- » gers(i), ils prennent le parti de vivre avec eux, et de » se soumettre à leur domination, plutôt que de se voir » continuellement exposésaux injustes et tjranniques vio- j) lencesde leurs compatriotes.
» Nous ne gardons aucune des lois de l'équité,
i> et nous trouvons mauvais que Dieu nous rende justice. » En quel pays du monde voit-on des désordres pareils j> à ceux qui régnent aujourd'hui parmi les Romains? w Les Francs ne donnent pas dans ces excès ; les Huns n en ignorent la pratique ; il ne se passe rien de semblable
» ni chez les Vandales, ni chez les Goths Que dire
» davantage ? les richesses d'autrefois nous ont échappé
( i ) £/ quam^'is au Ms ad çuos corfugiunt dtscrepent rltu , discrepent linguâ , ipso etiam , ut if a dicam , corporum atque indaciarum barbarlcarum fœtore disseali'ant , malunt tamen in barharis pâli cultum diss'imilem quam in Romanis injustitiam s œ vient cm. (De Gub. Dei, lib. V.)
534 NOTES
» des mains ; et , réduits à la dernière misère , nous ne
» pensons qu'à de vains amusemens. La pauvreté range
» enfin les prodigues à la raison , et corrige les débau-
» chés : mais pour nous, nous sommes des prodigues et
» des débauchés d'une espèce toute particulière •, la disette
» n'empêche pas nos désordres.
» Qui le croiroit ? Carthage est investie , déjà
» les Barbares en battent les murailles ; on n'entend autour
» de cette malheureuse ville que le bruit des armes, et,
1» durant ce temps-là, des habitans de Carthage sont au
» Cirque tout occupés à goûter le plaisir insensé de voir
» s'entr' égorger des athlètes en fureur; d'autres sont au
j> théâtre, et là ils se repaissent d'infamies. Tandis qu'on
» égorge leurs concitoyens hors de la ville , ils se livrent
» au-dedans à la dissolution.... Le bruit des combattans
» et les applaudissemens du Cirque , les tristes accens des
» mourans et les clameurs insensées des spectateurs se
» mêlent ensemble; et dans cette étrange confusion, à
» peine peut-on distinguer les cris lugubres des malheu-
» reuses victimes qu'on immole sur le champ de bataille,
j> d'avec les huées dont le reste du peuple fait retentir les
M amphithéâtres. N'est-ce pas là forcer Dieu, et le con-
» traindre à punir? Peut-être ce Dieu de bonté vouloit-il
» suspendre l'effet de sa juste indignation , et Carthage lui
» a fait violence pour l'obliger à la perdre sans ressource.
» Mais à quoi bon chercher si loin des exemples ?
» n'avons-nous pas vu , dans les Gaules , presque tous les
i) hommes les plus élevés en dignité devenir, par 1 adver-
» silé, pires qu'ils n'étoient auparavant? N'ai-je pas vu
» moi-même la noblesse la plus distinguée de Trêves ,
ET ECLAIRCISSEMENS. Ô55
» quoique ruinée de fond en comble, dans un ëtat plus » déplorable par rapport aux mœurs que par rapport aux » biens de la vie? Car il leur restoit encore quelque chose » des débris de leur fortune , au lieu qu'il ne leur res- w toit plus rien des mœurs chrétiennes (i).
» N'est-ce pas la destinée des peuples soumis à
» l'empire romain, de périr plutôt que de se corriger? Il » faut qu'ils cessent d'être pour cesser d'être vicieux. En » faut-il d'autres preuves que l'exemple de la capitale » des Gaules (2)? ruinée jusqu'à trois fois de fond en » comble, n'est-elle pas plus débordée que jamais? J'ai j> vu moi-même , pénétré dhorreur , la terre jonchée de » corps morts. J'ai vu les cadavres nus, déchirés , exposés » aux oiseaux et aux chiens : l'air en éloit infecté , et la n mort s'exhaloit pour ainsi dire de la mort même. Qu'ar- » riva-t-il pourtant? ô prodige de folie , et qui pour» j) roit se Timaginer ! une partie de la noblesse , sauvée
( 1 ) Sdi/ qu'iJ ego loçuor de longe positis et quasi in alla orbe suimotis , cùm sciam eticm in solo patrlo atque in civitaiibus Gallicanis omnes fere prœcelsiores viras calamitalibus suis /ados fuisse pej'ores ? Vidi siquidcm ego ipse Treveros domi nobiles , dignitate sublimes , licet jam spoliatos atque vastatos , minus tamen eiersos rcLus fuisse quàm mari bus. Quamris etiam depo— pulatis jam attjue nudatis aliquid supererat de suistantid , ni/iil tamen de disciplina. ( De Gub. Dei , lib. VI ., in-8° éd. tert. cum notis Baluz. p. iSg. )
(2) Trêves. Cette ville e'toit alors la re'sidence du préfet des Gaules , et les empereurs y faisoient leur se'jour ordinaire quand ils s'arrêtoient dans les provinces en-deçà du Rhin et des Ali>es.
636 NOTES
» des ruines de Trêves, pour remédier au mal, demanda
n aux empereurs d'y rétablir les jeux du Cirque
» .... Pense-t-on au Cirque , quand on est menacé » de la servitude? ne songe-l-on qu'à rire, quand on
» n'attend que le coup de la mort?
» Ne diroit-on pas que tous les sujets de l'empire ont 1) mangé de cette espèce de puison qui fait rire et qui » tue? Ils vont rendre l'àme, et ils rient! Aussi nos ris » sont-ils partout suivis de larmes , et nous sentons des à 3) présent la vérité de ces paroles du Sauveur : Malheur » à vous qui riei^ car vous pleurerez ! » ( Luc , 6 , 25. ) ( De la Providence ^ liv. 5 , 6 e^ 7. )
Le cardinal Bellarmin fait remarquer que le zèle de Salvien pour la réformalion des mœurs lui avoit fait trop généraliser la peinture qu'il fait des vices de son siècle. Tillemont fait une observation semblable : il dit que la corruption ne pouvoit pas être si universelle dans un temps où il y avoit encore tant de saints évêques. Le livre de Salvien parut en 4-39. Douze ans auparavant, saint Augustin avoit publié, sur le même sujet, son grand ouvrage de la Cité Je Dieu , qu'il avoit commencé en 4-i3 , après la prise de Rome par Alaric. \ la profondeur des pensées, à la parfaite justesse des vues, on reconnoitdans ce livre le plus beau génie de l'antiquité chrétienne.
Les païens attribuoient les malheurs de l'empire à l'abandon du culte des dieux, et les chrétiens foibles ou corrompus enprenoient occasion d'accuser la Providence. Saint Augustin remplit le double objet de répondre aux reproches des uns, d'éclairer et de consoler les autres. Il
ET ÉCLAIRCISSEMENS. BSy
montre aux païens, en parcourant l'histoire depuis la ruine de Troie, que les anciens empires, comme ceux des Assyriens et des Egyptiens, avoient péri, quoiqu'ils n'eussent pas c essé d'être fidèles au culte des dieux ; il rap- pelle particulièrement aux Romains ce que leurs pères avoient souffert lors de l'incendie de Rome par les Gau- lois , pendant la seconde guerre Punique , et surtout du temps des proscriptions de Marius et de Sylla. Il fait voir que ce dernier avoit été bien plus cruel que les Golhs ; que ceux-ci avoient du moins épargné tous ceux qui s' étoient réfugiés dans les basiliques des apôtres et les tom- beaux des martyrs, protection qu'on n'avoit jamais vue, dans toute l'anliquilé , procurée par les temples des dieux ; et qu'ainsi, en accusant la religion chrétienne, ils se ren- doient encore coupables d'ingratitude. Il leur dit ensuite que leur perte avoit pour principe la corruption de leurs moeurs, dont il fait remonter l'époque à la construction du premier amphithéâtre, que Scipion Nasica voulut en vain empêcher; corruption que S^llusle a peinte avec tant de force, et qui faisoit dire à Cicéron, dans son traité de la République (i), écrit soixante ans avant J. C, qu'/7 comptait VEtat de Rome pour déjà ruiné ^ par la chute des anciennes mœurs.
Saint Augustin dit aux chrétiens que les gens de bien commettent toujours beaucoup de fautes ici-bas qui méritent des punitions temporelles ; mais que les vrais dis- ciples de Jésus-Christ ne regardoient pas comme des maux la perte des biens, l'exil, la captivité, ni la mort
(i) Fragment conserve dans la Cité de Dieu, liv. II, ch. 21 =
538 NOTES ET ÉCr.ATRCISSEMENS.
même, et qu'ils n'espéroient le bonheur que dans la cité du ciel , qui est leur véritable patrie.
Cet ouvrage n'est que le développement de la fameuse lettre que le saint docteur avoit écrite , lors de la prise de Rome, au tribun Marcellin, secrétaire impérial en Afrique. Peu de temps après, ce même Marcellin fut calomnieusement accusé d'êlre entré dans une conspira- tion contre l'empereur, et il fut condamné à perdre la léte, ainsi que son frère Appringius. Comme ils éloient ensemble en prison, Appringius dit un jour à Marcellin : « Si je souffre ceci pour mes péchés, vous dont je con- » nois la vie si chrétienne , comment l'avez-vous mérité ? » — Quand ma vie, dit Marcellin, seroit telle que vous » le dites , croyez-vous que Dieu me fasse une petite » grâce , de punir ici mes péchés, et de ne les pas réserver » au jugement futur {i)l » ( Note de l'Editeur. )
(i) Parpumne f înçuit , mihi existimas con/crri dii>inilùs benefi- ciam ( si tamen hoc testimomum tuum de vit à mcâ verum est ) ut çuod pat l'or , eliamsi usçue ad effusionem sanguinis patiar, ibi pcccata mea puniantur , nec mihi ad futurum judicium reser— ventur? (S. Aug. ad Cœcilianum , ep. i5i.)
FIN DES NOTES DU QUATRIEME VOLUME.
TABLE DES CHAPITRES
CONTENUS DANS CE VOLUME. QUATRIÈME PARTIE.
CULTE.
LIVRE PREMIER.
EGLISES, ORNEMENS, CHAKTS, PRIÈRES, SOLENNITÉS, elC.
Chapitre I. Des Cloches Pag. i
Chapitre II. Du Vêlement des prêtres et des Or-
nemens de l'Eglise. 6
Chapitre III. Des Chants et des Prières lo
Chapitre IV. Des Solennite's de l'Eglise. Du Dimanche, aa
Chapitre V. Explication de la blesse 27
Chapitre VI. Ce're'monies et Prières de la Messe 3i
Chapitre VII. La Fête-Dieu Sy
Chapitre VIII. Les Rogations 4^
CHAFlxaB IX. De quelques Fêtes chre'tiennes. Les Rois,
Noël , etc 46
Chapitre X. Fune'railles. Pompes funèbres des Grands, 53 Chapitre XI. Fune'railles du Guerrier, Convois des
Riches, Coutumes, etc Sy
Chapitre XII. Des Prières pour les Morts 61
54o
TABLE
LIVRE SECOND.
TOBIBEAUX.
Chapitre I. Tombeaux antiques. L'Egypte 69
Chapitre II. Les Grecs et les Romains 7a
Chapitre III. Tombeaux modernes. La Chine et la
Turquie y4
Chapitre IV. La Cale'donie, ou l'ancienne Ecosse. .. . 76
Chapitre V. Otaïti 78
Chapitre VI. Tombeaux chre'liens 82
Chapitre VII. Cimetières de campagne 86
Chapitre VIII. Tombeaux dans les Eglises 89
Chapitre IX. Saint-Denis g4
LIVRE TROISIÈME.
vue générale du clergé.
Chapitre I. De Je'sus-Christ et de sa vie 99
Chapitre II. Clergé séculier. Hiérarchie 110
Chapitre III. Clergé régulier. Origine de la vie mo- nastique 127
Chapitre IV. Des Constitutions monastiques i36
Chapitre V. Tableau des mœurs et de la vie religieuse.
IMoines, Copbtes, Maronites, etc., i44 Chapitre VI. Suite du précédent. Trappistes, Char- treux, Sœurs de Sainte-Claire, Pères de la Rédemption , Missionnaires, Dames de la Charité, etc i5o
DES CHAPITRES.
54»
LIVRE QUATRIÈME.
Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre
Chapitre
Chapitre Chapitre Chapitre Chapitre
Chapitre Chapitre Chapitre
Chapitre
I. Idée générale des Missions iSi
II. Missions du Levant 17?
III. Missions de la Chine i8i
IV. Missions du Paraguay. Conversion des
Sauvages 190
V. Suile des Missions du Paraguay. Répu-
l>lique chrétienne. Bonheur des In- diens 199
VI. Missions de la Guiane ai6
VII. Missions des Antilles 220
VIII. Missions de la Nouvelle-France 227
IX. Fin des Missions 246
LIVRE CINQUIÈME.
ORDRES militaires , OU CHEVALERIE.
I. Chevaliers de Malte 2^9
II. Ordre Teutonique 267
III. Chevaliers de Calatrave et de Saint-Jac-
ques-de-l'Epée, en Espagne aSg
IV. Vie et Mœurs des Chevaliers 265
LIVRE SIXIEME.
SERVICES RENDUS A LA SOCIÉTÉ PAR LE CLERGÉ ET LA BELIGIOII
CHRÉTIENNE , EN GÉNÉRAL.
Chapitre I. Immensité des biçnfaits du Christianisme. 287
Chapitre II. Hôpitaux 290
Chapitre III. Hôtel-Dieu. Sœurs-Grises 3oi
542 TABLE DES CHAPITRES.
Chapitre IV, Enfans-Trouvës. Dames de la Charité.
Traits de bienfaisance 3oq
CbaFITEE V. Education. Ecoles. Colle'ges. Univer- sités. Bénédictins et Jésuites 3i4
Chapitre VI. Papes et Cour de Rome. Découvertes
modernes , etc 824
Chapitre VII. Agriculture » 335
Chapitre VIII. Villes et Villages, Ponts, Grands Che- mins, etc 34t
Chapitre IX. Arts et Métiers , Commerce 348
Chapitre X. Des Lois civiles et criminelles 353
Chapitre XI. Politique et Gouvernement 36a
Chapitre XII. Récapitulation générale 374
Chapitre XIII et dernier. Quelseroit aujourd'hui l'état de la Société , si le Christianisme n'eût point paru sur la terre? — Conjec- tures — Conclusion 383
Notes et Eclaircissemens 4' 7
riN DK LA TABLE DU QUATRIEME VOLUME.
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