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LES ACTRICES DU XVIII* SIECLE

LA

GUIMARD

D'APRÈS LES REGISTRES DES MENUS-PLAISIRS

DE LA BIBLIOTHÈQUE DE L'OPÉRA

LES CORRESPONDANCES DES ARCHIVES NATIONALES

LA COLLECTION D'AUTOGRAPHES MORISSON, ETC.

EDMOND DE GONCOURT

TROISIEME MILLE

PARIS

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, éditeurs 11, RUE DE GRENELLE, 11

1893

LA GUIMARD

IL A ÉTÉ TIRÉ :

Chiquante exemplaires numérotés à la presse sur papier de Hollande.

Prix : 7 fr.

EDMOND DE GONGOURT

LA

GUIMARD

D'APRÈS LES REGISTRES DES MENUS-PLAISIRS

BIBLIOTHÈQUE DE L'OPÉBA, ETC., ETC.

DEUXIEME MILLE

PARIS

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

G. CHARPENTIER & E. FASQUELLE, éo.teurs

11, RUE DE GRENELLE, 11 189 3

Tous droits réservés.

PRÉFACE

Un jour du xvin0 siècle, on se demandait quelque part, le pourquoi toutes les dan- seuses réussissent dans la galanterie, et ar- rivent à l'Opéra dans un char doré, et le pourquoi si peu de chanteuses font de grandes fortunes, et sans doute, il était fait allusion à la fortune de cette danseuse dont j'écris l'histoire, au luxe de cette im- pure dépassant le luxe des courtisanes de l'antiquité : Rhodope et Laïs, de cette impure à l'hôtel coûtant le prix d'une pyramide, et dont le théâtre de la ville et de la campagne

il PRÉFACE.

enlevait pour les plaisirs de sa société les meilleurs acteurs aux trois théâtres de Paris Et chacun donnait une raison à son tour, et quand la question fut posée à d'Alcinbert, le spirituel géomètre répondit : « C'est une suite nécessaire des lois du mouvement! »

EDMOND DE GONCOURT.

Auteuil, octobre 1892.

LA GUIMARD

La danse française, cette danse, si goûtée au siècle dernier par la société aristocratique de France et d'Angleterre, compte d'illustres dan- seuses; mais le nom d'aucune de ces femmes, même de la Camargo, n'a eu, n'a laissé la re- nommée retentissante qui s'est faite autour de la Guimard : la Terpsichore du temps.

Un visage composé pour l'expression de la tendresse et de la volupté, une taille moyenne d'une extrême sveltesse, la taille et la physio- nomie de la danseuse demi-caractère : c'est le partage de la Guimard.

Moulée et dotée par les Grâces, la Guimard esta l'Opéra, la Grâce du dix-huitième siècle,

i

2 LA GUIMARD.

ne recherchant pas les difficultés dans sa danse, et dédaigneuse des temps sautilles, des pas ha- chés, des trépignements accélérés, du feu des battements1 , mais se dessinant dans une har- monie intime de tous les mouvements, mais se produisant et se montrant en la noblesse des positions, en l'élégance des attitudes, avec ce visage d'enjouement, et avec ce « souris »! qui, selon l'expression du panégyriste de la dan- seuse, vaut l'immortalité.

La danse de la Guimard, une danse aux ai- mables abandons de corps, aux longs déploie- ments, aux coquets effacements du buste, à l'aisance de l'enchaînement des pas, à la liaison des gestes avec l'expression de la figure : une danse qui a l'aplomb, la fermeté, la précision, la vitesse, et les parcours sinueux, et les replis ondoyants, et les moelleux déhanchés, et les ar-

1 . Mme Lebrun dit de la Guimard : « Sa danse n'était qu'une esquisse, elle ne faisait que de petits pas, mais avec des mou- vements si gracieux, que le public la préférait à toute autre danseuse. »

2. Guimard ou l'Art de la Danse pantomime, poème par Duplain. A Londres et se trouve à Paris, chez Mérigot l'aîné, boulevard Saint-Martin et tous les jours d'Opéra, sous le vestibule. L'auteur du poème dit : « J'ai fait ce poème, parce que j'ai cru la danse ime véritable déclamation, Mole jouant Beverley, Guimard dansant Myrza, me touchent égale- ment. »

LA GUIMARD. 3

rondissements de bras flatteurs \. Et dans cette danse, des pauses, des repos, des hésitations avec des pieds comme distraits, dont soudain la danseuse sort et s'échappe par un élan, une fuite, un pas hardi.

Mais la Guimard excelle surtout dans ces ballets, la pantomime apporte, pour ainsi dire, de la spiritualité à la danse, et lui fait ex- primer par l'éloquence de la physionomie, par la magie des gestes, par le je ne sais quoi des mouvements et des pas, l'état d:âme d'une fillette s 'ouvrant à l'amour, ainsi que dans la Chercheuse d'Esprit, qu'on pourrait appeler de la danse psychique.

Puis encore la danseuse de la Chercheuse d'Esprit a un talent chorégraphique tout spé- cial, et n'appartenant qu'à elle : elle est par excellence la danseuse du Ballet Anacréon- tique.

Oui, dans ce ballet, aux tableaux dessinés par le sentiment, à la danse toute de grâce légère et de chaste volupté, et qui semble la mise en scène mouvementée et gracieuse du Plaisir délicat et de l'Amour ingénu, la Gui-

1. Le danseur Dupré disait : « Ce n'est pas encore assez de bien danser avec les jambes, il faut encore savoir danser arec les bras. »

4 LA GUIMARD.

mard est inimitable, et quand elle quitte le théâtre, elle emporte avec elle un genre qui ne revivra plus jamais sur les planches de l'Aca- démie royale de musique1.

d. Lettres sur les Arts Imitateurs, par Noverre. A Paris, ehez Léopold Collin, 1807.

II

D'après l'acte de baptême, annexé au brevet de la pension accordée à la danseuse par le roi Louis XY, Marie-Madeleine Guimard au- rait été baptisée le 27 décembre 1743, jour de sa naissance, et elle serait la fille de Fabien Guimart (sic) inspecteur des manufactures des toiles à Voiron, en Dauphiné, et de Marie-Anne Bernard son épouse, demeurant rue de Bour- bon1.

Cet acte de baptême met à néant une partie du rapport de police de Marais, qui donne pour son vrai nom à la danseuse, le nom de Marie Morelle, et en fait la fille bâtarde d'un

1. Le parrain était Antoine de Sameron ; la marraine Marie- Magdelaine Bernard. Extrait du registre des baptêmes de la paroisse Bonne-Nouvelle de Paris. (Archives Nationales 0*677.) Académie royale de musique au XVIIIe siècle, par E. Campar- don. Paris, 1884.

1.

6 LA GUIMARD.

juif, nommé Bernard, mort au Châtelet, il aurait été détenu pour dettes pendant des années, et d'une nommée Morelle, de bonne fa- mille bourgeoise, que le juif avait débauchée dans le temps, il faisait une certaine figure sur le pavé de Paris *.

Oui, la danseuse est bien la fille d'un nommé Guimart, et sa mère s'appelle réellement Ber- nard, et il n'y a de vrai dans le rapport du poli- cier Marais, que sa bâtardise.

En effet l'extrait de baptême contient un faux, la dame Bernard n'était pas l'épouse de Fabien Guimart, ainsi que le prouve l'acte de légitimation de la danseuse, acte de légitima- tion sans doute consenti par le père, pour assurer à sa fille sa succession, et que M. Cam- pardon donne d'après les Archives Natio- nales.

Dans cet acte, la demoiselle Marie-Madeleine Guimard, faisant profession de la religion catho- lique, apostolique, romaine, expose qu'elle est née du commerce illégitime qu'eurent autrefois le sieur Fabien Guimart, inspecteur des manu- factures des toiles de Voiron, et de la défunte Anne Bernard, ses père et mère, tous deux lors

1 La demoiselle Morelle, dite Guimard, danseuse. Rapport de police de Marais, Revue rétrospective, vol. VIII.

LA GUIMARD. 7

libres et non mariés, mais que dans le malheur de sa naissance, elle a eu le bonheur d'être élevée avec beaucoup de soins, et qu'aujour- d'hui son père désirant lui continuer les marques de l'amitié et de la tendresse person- nelle, qu'il a toujours eues pour elle, et vou- lant lui assurer son état, a consenti, conjoin- tement avec son frère, prêtre, chanoine du diocèse d'Orléans, à lui accorder les lettres de légitimation, à l'effet d'effacer la tache de sa naissance, et de la faire jouir des privilèges et avantages des enfants légitimes.

Et Louis XV, par sa grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale, légitimant ladite demoiselle Guimard, « du litre de légitime l'a- vons décorée et décorons », dit-il, et dans la belle langue autoritaire de l'ancienne monar- chie, il continue ainsi :

« Voulons et nous plaît, qu'en tous actes, tant en jugement que dehors et en toutes occa- sions, elle puisse prendre et porter le nom de Marie-Madeleine Guimard et qu'elle soit tenue, censée et réputée, comme nous la tenons, cen- sons et réputons légitime, qu'aucun défaut ne lui soit reproché sur sa naissance, et qu'elle jouisse, en ladite qualité, des mêmes honneurs, prérogatives, droits, privilèges, franchises et

8 LA GUIMARD.

avantages, dont jouissent et doivent jouir nos autres sujets légitimes.

Toutefois ce réveil de la paternité chez l'in- specteur des toiles de "N oiroD n'avait eu lieu qu'en décembre 17ti.v;. Était-ce no remords tar- dif de l'abandon de son enfant, aux approches de la mort? Car dans les années de l'enfance de la petite Marie-Madeleine, et aussi dans les années de l'apprentissage de son métier, nous ne trouvons aucune trace de ce père, et de l'occupation aimante qu'il devait avoir de sa fille.

Et ma foi. l'on est tenté d'ajouter une cer- taine créance au rapport de Marais, quand il affirme que l'éducation chorégraphique de la jeune Guimard a été faite, surtout, grâce aux secours, que la mère avait su adroitement tirer de M. d'Harnoncourt et du président de Saint- Lubin. tous deux connus pour être des édu- cateurs des jeunesses à talent, tous deux, de ces vieux débauchés, se préparant, avec des soins paternels, des maîtresses dans de petites filles, et qu'un auteur du dix-huitième siècle compare aux jardiniers hâtant ai serre chaude le céleri.

« Toute jeunette encore. Madeleine Guimard, dit la Police dévoilée, avait trop de grâce dans

LA Gl'IMARD. 9

ce qu'elle disait, pour qu'on ne fût pas tenté de voir, si elle en mettrait autant dans ce qu'elle ferait '. » Et le on désigne spécialement M. le président de Saint-Lubin.

1. La. police de Paris dévoilée, par Pierre Manuel. L'an second de la Liberté.

III

En ces années, il y avait un corps de ballet attaché à la Gomédie-Française, et indépen- damment des ballets d'intermèdes ou diver- tissements, les deux ballets de la Mort d'Or- phée ou les Fêtes de Bacchus, ballet héroïque (6 juin 1759), et Yertumne et Pomone, ballet pantomime (30 avril 1760), avaient un succès comparable aux ballets les plus suivis de l'Aca- démie royale de musique.

Or donc, en vertu de la double protection de M. d'Harnoncourt et du président de Saint- Lubin, la fillette de quinze à seize ans entrait, en 1758, dans le corps de ballet '.

L'on ignore le chiffre de son traitement. Les archives de la Comédie-Française font seule- ment mention d'une gratification de cent livres

1. En effet, Mlle Guimard, alors âgée de seize ans, figure

LA GUIMARD. 11

qu'elle reçoit en l'année 1760-4761, et con- servent cette curieuse lettre de sa besoigneuse

comme première danseuse dans VÉtat actuel de la musique de la Chambre du Roi et des trois spectacles de Paris.

Mais donnons cet état, parmi les danseurs nous allons trouver son premier amant :

État des personnes qui composent le Ballet de la Comédie-Françoise.

Directeur

M. de Bel court.

Compositeur de musique

M. Girault.

Répétiteur M. De hault. Maître de ballet

M. ***

Premiers danseurs

Messieurs

Premières danseuses

Mesdemoiselles '

Alard, nie du Jour près Saint-Eustache. Guimard, rue du Jour près

Saint-Eustache.

Danseurs figurants

Messieurs

Gougi, Desprée, Martin, Biot, Léger, Papillon,

Grangée, Antoine, Rivière.

Danseuses figurantes

Mesdemoiselles

Figurantes surnuméraires Mesdemoiselles

L'orchestre était ainsi composé : les Violons étaient MM. Branche, Blondeau, Noël, Milandre, Gérard ; les Violoncelles : MM. Patouard, Descombes, Conrad ; le Basson : M. Dupré ; les Hautbois : MM. Ma- dron, Beraud ; les Cors de Chasse : MM. Froment, Hébert ; le Tim- balier : Soret.

12 LA GUIMARD.

mère, très pressée d'argent, à propos d'un re- tard d'une quinzaine de jours dans le paiement des appointements de sa fille.

« A Messieurs les Comédiens Français du Faubourg Saint- Germain, en leur hôtel à Paris.

« Messieurs et dames,

« Je ne sais par quelle raison l'on refuse de payer à Mademoiselle Guimard, à l'échéance de son mois. Son engagement est du premier avril, et le sieur Baron vient de me dire qu'il n'avait ordre de payer que le quatorze de ce mois. Mes facultées (sic) ne me permettent pas d'attendre davantage. J'ai besoin d'argent. Fai- tes-moi le plaisir d'ordonner qu'on m'en donne, sans quoi, il ne me serait pas possible de per- mettre que ma fille danse, étant obligée de faire des avances, toutes les fois qu'elle vient au thé- âtre. J'ai l'honneur d'être très parfaitement

« Messieurs et dames, votre très humble, obéissante servante.

« La veuve Guimard.

« 6 mai 1760. »

IV

De la toute jeune danseuse, de la fillette de quinze à seize ans, voici le portrait que nous donne le policier Marais, en octobre 1760 :

« Bien faite, et déjà en possession de la plus jolie gorge du monde, d'une figure assez bien, sans être jolie, l'œil fripon, et portée au plai- sir1. »

Et portée aux amourettes, car au mois de septembre 1760, en dépit de la surveillance de sa mère, qui « a eu toujours une grande atten- tion pour l'accompagner jusque dans les cou- lisses » c'est sa mère, qui parle ici, et en dépit de la surveillance de la sœur de sa mère, sa tante Levray, la jeune coryphée est en cor-

1 . La demoiselle Morelle, dite Guimard, danseuse, entretenue nouvellement par M. Bertin, trésorier des parties casuelles. Rapport de Marais, publié dans le vol. VIII de la Revue ré- trospective.

2

14 LA GUIMARD.

respondance amoureuse avec le danseur Léger, ci-devant danseur à la Comédie-Française et actuellement danseur à l'Opéra. Oui, l'amou- reux danseur s'était introduit chez la veuve Guimard ' et lui avait fait une vingtaine de vi- sites, sous le prétexte de lui demander sa pro- tection pour danser seul avec sa fille, quand, un jour, la mère mise au fait de la correspon- dance existant entre le danseur et l'adolescente, l'avait congédié dans l'intérêt de la réputation de sa fille.

Or, sur ces entrefaites, il était arrivé, et la chose remontait à dix-huit mois, il était arrivé que la veuve Guimard retirait chez elle la Ber- nard, sa belle-sœur que son frère venait d'épou- ser, et que le danseur Léger avait l'art de si bien gagner à sa passion, qu'elle se chargeait de ses lettres pour sa nièce, et triomphait même des hésitations de la jeune fille pour y répondre de nouveau. Et si bien, elle en triomphait au bout de quelque temps, qu'une lettre de la jeune Guimard, surprise par sa mère, lui révélait tout l'empire qu'avait le danseur Léger sur l'esprit de sa fille.

1. La Bernard prend une qualification fausse. Elle n'est pas l'épouse de Fabien Bernard qui vit encore et qui lui survivra, car elle meurt le 23 septembre 1761, une année après sa plainte.

LA GUIMARD. 15

Mais la Bernard ne s'était pas contentée d'être l'entremetteuse de sa nièce. La veuve Guimard apprenait, après le renvoi de sa belle- sœur de chez elle, que la méchante femme avait débité à des personnes de considération, « qu'elle était une malheureuse, rendant sa fille la plus misérable créature, qu'elle l'avait vou- lu faire violer, la tenant elle-même pour cela, et d'autres semblables horreurs ». Et la fille, interrogée par la mère, répondait qu'elle n'a- vait pas connaissance de ces horribles calom- nies, mais qu'il était vrai que sa tante lui avait trouvé un moyen sûr de la faire sortir de chez sa mère, pourvu qu'elle ne la démenlît pas.

Et à la fin de sa plainte1, la veuve Guimard déclare que le danseur Léger, exaspéré de ne pouvoir exécuter les vues criminelles qu'il a sur sa fille, ne cesse de les poursuivre, elle et sa sœur Mme Levray, de les poursuivre de sa colère partout et à la Comédie-Française, chaque fois que sa fille y danse, et qu'il est ar- rivé plusieurs fois à la comparante d'être in- sultée par des fiacres, qu'elle est obligée de

1. Plainte rendue par la mère de MUe Guimard danseuse à la Comédie Française, contre un sieur Léger qu'elle accusait de vouloir séduire sa fille. Les comédiens du roi de la troupe française, par Emile Campardon. Champion, 1879.

16 LA GUIMARD.

prendre, lorsqu'elles sortent tard de la Comé- die-Française et qu'elle a lieu de présumer, que c'est le dit Léger qui les fait insulter.

Et la comparante affirme : que la veille, sa belle-sœur Levray ayant conduit à la Comédie- Française sa fille, qu'elle ne pouvait ce jour accompagner, quelques moments auparavant que le ballet fût commencé, la dame Levray dans le foyer l'avait fait descendre sa fille, ayant vu le dit Léger, lui avait dit : « Il faut nous retirer, puisque le ballet n'est pas prêt à être dansé. » Sur quoi. Léger lui avait de- mandé, si c'était lui qui était la cause pourquoi elles se retiraient, elle lui a répondu que oui; que là-dessus il avait quitté la place, mais était presque aussitôt revenu, et voyant les deux femmes rentrer dans les coulisses, au moment elles sortaient du foyer, le dit Léger, à haute voix, a traité la dame Levray de « salope » et d'indigne créature, et autres sottises, ajoutant que si elle n'était point à la Comédie, il lui donnerait « cent coups de pieds dans le cul, » ce qui a été entendu par plusieurs personnes qui étaient là, qu'elle a prises à témoin.

La plainte se termine par cette phrase : « Et comme la comparante a grand intérêt à faire cesser les odieuses calomnies de la dame

LA GUIMARD. 17

Bernard, sa belle-sœur, et d'arrêter les pour- suites criminelles du dit Léger, au sujet de sa fille, dont il pourrait abuser de sa jeunesse et de son peu d'expérience... elle a été conseillée de se retirer par devant nous, pour nous faire la présente déclaration et nous rendre plainte.

« Signé : M. A. Bernard; Leblanc1. »

La suite et le dénouement de cette amourette, nous les trouvons dans le Gazetier cuirassé, qui dit, à quelques années de là, en parlant de la Guimard : « De toutes les filles qui dansent à l'Opéra, on ne trouve que la seule mademoi- selle Guimard qui n'a pas commencé par un laquais, un soldat, ou un perruquier; c'est au danseur Léger (qui a eu l'indiscrétion de le dire) qu'elle doit ses premières leçons, et un enfant, dont elle a accouché dans un grenier, au milieu de l'hiver, sans feu et sans courte-pointe de dentelle. »

Dans une note, Théveneau de Morande constate qu'elle a maintenant un suisse, un hôtel, six chevaux, autant de domestiques, le pam- phlétaire affirme qu'elle s'est vue réduite à se

1. La plainte de la mère de Guimard est du 5 septembre, 1760.

1S LA GUIMARD.

chauffer tout naturellement avec de l'amour, pendant les deux hivers qu'elle a vécu avec le danseur Léger.

Et I'Arnoldiaxa confirme le fait, disant : « Ce fut au danseur Léger, que M1Ie G dut son pre- mier pas, et un enfant dont elle accoucha dans un grenier, au milieu de l'hiver, sans feu et sans linge.

Premier amour, auquel fait encore allusion, dans ses Statuts pour ï Opéra, le poète Barthe, disant à ce sujet :

Que celles qui, pour prix de leurs heureux travaux, Jouissent à vingt ans d'une honnête opulence,

Ont un hôtel et des chevaux, Se rappellent parfois leur première indigence Et leur petit grenier et leur lit sans rideaux.

Leur défendons, en conséquence,

De regarder avec pitié

Celle qui s'en retourne à pié;

Pauvre enfant dont l'innocence

N'a pas encore réussi,

Mais qui, grâce à la danse,

Fera son chemin aussi.

Or la veuve Guimard était-elle une aussi fa- rouche gardienne de l'honneur de sa fille, quand l'amoureux n'était pas un pauvre diable de dan- seur? Il ne le semble vraiment pas, d'après le texte de ce rapport de la police déjà cité, et qui

LA GUIMARD. 19

est delà même année, et presque du même mois que la plainte.

« Jusqu'à présent on a toujours vu sa mère (la mère Guimard) la tenir de fort court, en ne négligeant pas cependant de la faire paraître aux foyers du spectacle, pour y faire quelques dupes. Il ne s'était encore présenté personne qui voulût parler clair; mais on sait pertinemment, quoique cela se dise tout bas, que M. Bertin, trésorier des parties casuelles, s'en est chargé, et lui a fait meubler très proprement un appar- tement près de la Comédie, sans que la demoi- selle Hus, actrice du même théâtre, qu'il entre- tient à gros frais, depuis plusieurs années, en ait aucune connaissance. Les méchants qui se plaisent dans les brouilleries de ces sortes de pe- tits ménages clandestins, attendent avec satis- faction, le moment la demoiselle Hus sera instruite du nouveau goût de son Plutus. On la connaît très violente, fort méchante, et l'on croit qu'il passera de très mauvais moments, ainsi que la demoiselle Guimard; mais heureu- sement cette dernière a une mère qui n'en- tend pas raillerie, et qui pourra bien ne pas respecter la figure de cette nouvelle Médée. »

Marais ajoute :

20 LA GUIMARD.

« On assure que, sans les soins de lanière, la demoiselle Guimard aurait certainement laissé cueillir sa première fleur à un jeune danseur Prévost d'Hyacinthe1, ci-devant maître des bal- lets, qui lui a montré longtemps, lequel est d'une fort jolie figure, et dont on la sait amou- reuse folie. A présent que la fortune a changé de face, elle pourra satisfaire son goût et son ambition. M. Bertin ne gène pas trop ses maî- tresses, et elles ont été toutes dans l'usage de guerluchonner ; d'ailleurs la chère mère qui a été elle-même susceptible d'amour, deviendra sans doute traitable pour se conserver une fille qui fait toute sa ressource. »

1. Il y a bien certainement une erreur de nom dans le rap- port de Marais, et le premier amant de la Caiimard est incon- testablement le sieur Léger, qui figure comme danseur figu- rant dans les artistes composant le ballet de la Comédie Françoise.

L'année suivante, en 1761, la jeune danseuse de la Comédie-Française, que le policier Marais appelle dans son rapport : « une des premières danseuses dans le genre des grâces », était en- gagée à l'Opéra et signait l'engagement que voici :

« Je soussignée , âgée de

m'engage envers l'Académie Royale de Musique, pour

tant sur son théâtre que sur celui de la Cour, même les jours extraordinaires, à me rendre exactement à toutes les répétitions, aux jours et heures qui me seront indiqués, soir et ma- tin, indistinctement, sans pouvoir, pour rai- son de ce, exiger aucune rétribution particu- lière, le présent engagement fait moyennant la somme de d'appointements et de

22 LA GUIMARD.

gratification annuelle qui commenceront à cou- rir du , me sou- mettant à tout ce qui est prescrit par les ordon- nances et règlements royaux, concernant le service de la dite Académie.

« Fait à Paris, ce mil cept cent1 . »

Or, MUe Allard ayant fait une chute, et s'étant blessée au pied, MIlc Guimard débutait, le 9 mai 1762, dans le rôle de Terpsichore, du prologue des Fêtes Grecques et Romaines, et au dire du Mercure de France, était reçue, et doublait cette entrée avec beaucoup d'agrément.

Les Mémoires secrets constatent le grand succès de la débutante, vantent sa légèreté, et ne lui reprochent guère que de manquer « de grâces plus arrondies » dans certaines parties du rôle.

1. L'engagement que je donne est à la date de 1781, mais il ne doit être qu'une l'épétition de l'engagement des années qui précèdent. (Bibliothèque de l'Opéra. Registre des Menus Plai- sirs, année 1781.)

VI

Mlle Guimard ne se trouve pas portée sur le catalogue de l'Opéra en 1761, ni même en 1762, dans les Spectacles de Paris, mais en 1763, cet almanach des Spectacles la fait figurer à la danse comme danseuse seule, en double et figurante entre Mlle Dumonceau et Peslin.

MUe Guimard a au-dessus d'elle, comme dan- seuses seules, Mlles Lany, Lyonnais, Yestris, Allard.

Elle a au-dessous d'elle, parmi les danseuses figurantes, Mlles Demiré, Rey, Basse, Saron, Saint- Martin, Petitot, et parmi les surnuméraires, Mlles Dornet-Lozange, Buard, Siane Yillette, Cornu, Daché, Lacour, Martaise, Contât, Bous- carelle, Coustou.

Elle danse avec les danseurs Lany, Vestris, Laval, Lyonnais, Gardel, Grosset, Dauberval, etc., etc.

24 LA GUIMARD.

Dans les opéras, il y a de la danse, elle danse en compagnie des chanteuses Chevalier, Sophie Arnould, Durancy, des chanteurs Gelin Larivée, Pillot, etc.

Le chef d'orchestre est Berton, et le violon pour les répëtitions de danse, est M. Paris.

Enfin, pour compléter le tableau de l'orga- nisation de l'Académie Royale de Musique, nommons les directeurs qui sont, pour l'heure, Rebel et Francœur.

Et voici la liste des contrôleurs, commis- employés pour le service de ladite Académie :

Joli veau, secrétaire perpétuel de V Académie et inspecteur au Magasin.

Girault, machiniste.

Boquet, dessinateur des habits.

Bourbon, garde-magasin général, à l'Aca- démie.

Delaistre, maître-tailleur d'habits à V Aca- démie.

Duplessis, inspecteur des commis de la salle et contrôleur à la porte.

De la Porte, receveur au bureau des balcons et des loges.

Le Fèvre, receveur au bureau du parterre.

Bourque, chargé du recouvrement des loges louées à l'année, receveur au bureau des supplé-

LA GUIMARD. 25

ments et contrôleur des places dans la salle.

Le Loutre, pour placer à ï amphithéâtre .

JHoubant et la demoiselle Le Loutre pour pla- cer aux premières loges.

La demoiselle Morizot, la demoiselle Dun pour placer aux secondes loges.

Bouteillier et la demoiselle Bulle, pour pla- cer aux loges louées à l'année dans la partie du théâtre et au cintre.

Il faut s' adresser pour louer les loges à l'Opéra, chez M. de La Vorte, maître parfumeur, vis-à- vis le café de Dupuis.

Et l'état de l'Opéra de 1763 se termine par cette note : « La garde de l'Opéra est composée de quarante hommes du régiment des gardes françaises, y compris deux sergents et quatre caporaux. Elle est commandée par MM. De- brousset et La Garenne, sergents-majors. Pour les jours de bal, elle est augmentée de vingt hommes. »

Dans un rare petit livre, publié en 1759, et intitulé : Etat actuel de la musique de la cham- bre du Roy et des trois spectacles de Paris. Contenant les noms et demeures de toutes les per- sonnes qui y sont attachées... je trouve cette im- mense liste des marchands et ouvriers « four-

3

26 LA GUIMARD.

nissant et travaillant pour l'Opéra » : Berthelin de Neuville, chandelier, rue Saint -Honoré, Garibi, serrurier, rue Niçoise, LecuxQr. plumas- sier, rue de Grenelle-Honoré, Buiïault, marchand de soierie, rue Saint-Honoré, Celet, marchand de galons, rue Saint-Denis, Lebrun, cordonnier, rue Pavée -Saint- Sauveur , Feret, marchand gazier, rue Saint-Dénis. La dame La Porte, pour les gants, rue Saint-Honoré, Berton, pour les toiles, rubans et merceries, rue aux Fers. Xotrelle, perruquier, place du Carrousel, Ponthieu, lus- trier, place Dauphine; Ducreux, pour les mas- ques. Pont Xotre-Dame.

Ce Du Creux semble avoir été remplacé plus tard par un sieur Bignon, auquel succédait un sieur Halle, dont je possède une charmante adresse, aux montants faits de deux corps de femmes nues jusqu'à la ceinture, soutenant une draperie, entourée, sous une tête de Momus, d'une guirlande de masques.

On lit sur cette adresse :

A LA FOLIE

HALLE

Dit Mercier

« Peintre et modeleur, successeur du S. Bigxox Md, fabricant de casques et de masques des Menus

LA GU1MARD. 27

Plaisirs du Roi, de l'Opéra et des autres specta- cles, tient toutes sortes de casques grecs et romains et dans tous les genres et autres accessoires pour le théâtre, comme cabochons de toute forme et de toute grandeur pour faire des coiffures. Frontons de Diable pour Furies, Mascarons deLijon, épau- lettes, caducées, marotes, carquois d amours et de sauvages. Flambeaux d amour et de furies. Ser- pens de toute grosseur. Têtes d animaux en tout genre pour les pantomimes, Boucliers de toute forme et trophées et tout ce qui peut servir aux spectacles. De plus, entreprend le décor en carton pour le théâtre, appartements et boudoirs, comme figures, chapiteaux, corniches, cariatides et au- tres. Von trouve dans son magasin toutes sortes de masques fins de Venise de la première qualité, tant doublés en soie qu'en batiste pour les bals, toutes sortes de masques pour le théâtre. Masques de velours pour les traîneaux, pour les chimistes, pour poudrer dun nouveau goût, ainsi que des masques communs à différents prix. Fait des en- vois en province.

« Rue de V arbre-Sec, 19, au troisième.

« Paris. »

VII

En ces années des débuts de la Guimard à l'Opéra, les rapports de police nous renseignent sur la continuation des amours passagères et vénales de la danseuse.

En septembre 1763, elle est quittée par le comte de Boutourlin, ambassadeur de Russie en Espagne, qui pendant un séjour à Paris, après avoir vécu quelque temps avec elle, l'abandonne complètement pour la demoiselle Lafond, de la Comédie italienne. Mais presque aussitôt, elle est reprise par le comte de Rochefort, qui après avoir payé les dettes de la petite Colette des Ita- liens, se met avec MUe Guimard, en débutant par le don d'une paire de boucles d'oreilles et d'un collier de diamants du plus grand prix1.

1. Journal des Inspecteurs de M. de Sartines. Dentu, 1863.

LA GUIMARD. 29

Une liaison plus durable s'était formée, en ces temps, entre la danseuse et le fermier général artiste, à la tête fine, aimable, intelligente, éveil- lée, que Ton voit gravée en tête d'un des plus beaux livres illustrés du dix-huitième siècle, et qui porte pour titre : Choix de chansons, mises en musique par M. de la Borde, premier valet de chambre ordinaire dît Roi, gouvernenr du Lou- vre. Et Jean Benjamin de La Borde, célèbre par ces deux vers de Voltaire :

Avec tous les talens le destin l'a fait naître 11 l'ait tous les plaisirs de la société.

était devenu un des amants en titre de la Guimard.

De cette liaison entre le premier valet de chambre du Roi et la danseuse, naissait en avril 4763, une fille, baptisée comme de père et mère inconnus, mais dont le père réclamait la paternité, en octobre 1770, affirmant que cette fille était bien sa propre fille, la fille naturelle de Jean Benjamin de La Borde, premier valet de chambre du Roi, et de la demoiselle Guimard, qui l'avaient élevée comme telle, et l'avaient reconnue par un acte passé devant notaires, le 17 septembre 1770, par lequel ils consentent à

3.

30 LA GUIMARD.

la légitimation, et deux notables attestent qu'elle est leur fille, et qu'ils lui ont donné, en cette qualité, l'éducation convenable1...

I. Lettre de légitimation en faveur de la demoiselle Marie Madeleine Guimard, fille naturelle de Mllc Guimard et de Jean Benjamin de Laborde. (1770, octobre.) L Académie Royale de Musique au xvmc siècle, parE. Campardon, Bcrgcr-Lcvrault, 1884, 1" vol.

VIII

L'année qui suit son début, Mlle Guimard ob- tient un vrai succès aux spectacles de la Cour.

En effet le Mercure de France nous apprend que « ce jeune sujet, déjà connu et applaudi sur les théâtres de Paris, a donné devant la cour, à Fontainebleau, dans l'opéra de Castor et Pollux, des preuves agréables de ses progrès, et parti- culièrement dans les ballets de cet opéra, elle dansait plusieurs pas de deux » .

Tous les ans Mlle Guimard s'empare un peu plus du public de Paris et de la cour. Et le Mer- cure de France imprime encore, à la date d'avril 1764, que Mlle Guimard « qui a profité avec succès des circonstances qui l'ont mise à portée de paraître, et qui n'en plaît que davantage au public, a chanté et joué le rôle de la statue dans Pygmalion, et qu'elle s'est acquittée de cet em- ploi avec grâce, et qu'elle a été fort applaudie.

32 LA GUIMARD.

Enfin, en juillet de la même année, le Mercure témoigne de ce que le zèle infatigable de MUe Gui- mard et son assiduité au service du spectacle, en font une des danseuses paraissant le plus souvent en scène.

IX

En janvier 1766, à une des représentations des Fêtes de l'Hymen et de l'Amour, que l'on donnait les jeudis, Mlle Guimard était renversée par une pièce de décoration, qui lui tombait sur un bras, en le fracturant. Mais la fracture était simple, et Guérin, le chirurgien des mousque- taires, se trouvant à l'Opéra, ce soir-là, faisait sur place la réduction de la fracture, sans que la courageuse nymphe poussât un cri1.

Et depuis son accident2 qui n'avait laissé d'inquiétude à personne, chaque fois que la dan-

1. Mémoires secrets, vol. II. Mercure de France, février 1766.

2. Castil-Blaze, dans son Académie Impériale de Musique , avance qu'une messe fat dite à Notre-Dame, pour le bras cassé de MUe Guimard. Sophie Arnould qui trouvait à Mlle Gui- mard plus de grâce que do vrai talent de danseuse, dit plai- samment : « Pauvre Guimard, si elle ne s'était cassé qu'une jambe, ça ne l'empêcherait pas de danser! »

34 LA GUIMARD.

seuse se montrait au spectacle, le bras en écharpe, elle y recevait les témoignages les plus flat- teurs de l'intérêt du public1.

Enfin, à sa réapparition, au mois d'octobre 1766, le Mercure de France imprimait : « Mlle Guimard, si agréable au public avant son accident, paraît avoir acquis de nouvelles grâces et de nouvelles perfections dans la reprise des Fêtes lyriques. »

1. Mercure, mars 1766.

X

Au dix-huitième siècle, il existe un sultan de l'Opéra, dont la loge est un sérail, toujours remplie de vieilles danseuses retraitées et pen- sionnées par lui1, de danseuses en exercice, de danseuses seules, de danseuses en double, de danseuses figurantes, de danseuses surnumé- raires. Ce sultan, c'est le maréchal prince de Soubise.

Une tradition veut que le charmant dessin de Moreau, qui a pour titre : la Petite loge du Monument du costume, représente le prince, dans ce seigneur, le dos tourné à la lumière de la salle, le bras sur l'appui de velours, la lor- gnette à la main, et auquel est présentée une débutante par une mère vraie ou fausse 2 qui la

1. Correspondance secrète, vol. VII.

2. A propos des mères d'actrices de l'Opéra, citons ce pas- sage du Gazetier cuirassé : « Il y a une école à l'Académie

36 LA GUIMARD.

pousse parla taille vers l'altesse, la débutante encore toute montée sur ses pointes, encore tout envolée dans sa robe aérienne de Bocquet, et faisant un rond de bras, pendant que le prince lui prend légèrement le menton, et lui ramage quelque galant compliment.

Eh bien, en l'année 1768, le prince maréchal de Soubise est l' entreteneur officiel, à deux mille écus par mois, de Mlle Guimard, et fait vivre, en ce temps, la danseuse dans un luxe qui dépasse, pour la richesse des équipages, et des toilettes et des ameublements, le luxe de la Deschamps, un luxe qui jusque-là n'avait pas été égalé. Puis il ne faut pas oublier que M. de La Borde, l'amant de cœur, est un fermier général, et que, d'une manière plus discrète, il contribue à la dépense de la femme aimée, au moins tout autant que le prince, qu'on ap- pelle, Y amant honoraire, tandis qu'on nomme le fermier général, Y amant utile.

Or donc, MUe Guimard a trois soupers par semaine : un premier souper composé des

royale de musique, les douairières de l'Opéra instruisent les élèves à rougir par règles, à crier sans douleurs, et à ex- primer le sentiment par cadînces, c'est par ce moyen et la pommade astringente de du Lac, que la mère de Mlle Grandi (qui se dit sa tante) a vendu tant de fois l'innocence de sa fille, après y avoir retouché. »

LA GUIMARD. 37

plus grands seigneurs de la cour et de toutes sortes de gens de considération; un second souper qui était une réunion d'auteurs, d'ar- tistes, de savants, car déjà autour de l'Opéra, qui commence à jouir d'une célébrité, en quel- que sorte rivale du salon de Mme Geoffrin, il s'est élevé une cour de gens à talent et de phi- losophes beaux esprits ; enfin un troisième sou- per, « une véritable orgie, dit Bachaumont, étaient invitées les filles les plus séduisantes, les plus lascives, et la luxure et la débauche étaient portées à leur comble ] » .

Mais qu'est-ce ces trois soupers, auprès des spectacles magnifiques, que la Guimard donne à sa superbe maison de campagne de Pantin : ces spectacles pour lesquels Collé semble unique- ment faire son théâtre de société ; Carmontelle écrire ses proverbes; de La Borde composer sa musique. Ces spectacles, tout le Paris aristo- crate du temps, y compris les princes du sang, brigue l'honneur d'être admis. Car, aux années qui vont suivre, on parle d'aller à Pantin comme d'aller à Versailles*.

1. Mémoires secrets, vol. III.

2. Le Gazetier cuirassé ou Anecdotes scandaleuses de la Cour de France, 1771."

XI

Pendant les grands froids de janvier 1 768, en cette année, l'hiver fut très dur pour les pauvres gens, M110 Guimard demandait à Soubise de lui donner, au lieu du bijou qu'il avait l'habitude de lui offrir, tous les ans, ses étrennes en argent. Soubise lui envoyait 6 000 livres.

En possession de cette somme, Mlle Guimard se mettait en marche, et seule, et sans domes- tique, montait tous les quatrièmes étages de son quartier, visitant les mansardes, s'infor- mant de tous ceux qui souffraient des rigueurs de la saison, donnant à chaque famille indi- gente, de quoi se nourrir, se chauffer, se vêtir même, dépensant ainsi ses six mille francs d'étrennes, et au delà1.

1. Correspondance de Grimm, vol. VIII. Le Gazetier cui- rassé àxt : « MUe Guimard visite les malades, leur porte de l'ar-

LA GUIMARD. 39

Il est vrai que le sceptique Grimm, qui ra- conte ce grand et bel acte de charité, cherche, à la fin de son récit, à diminuer les largesses de l'aumône, en disant qu'il n'y a de certain dans ce qui fait le bruit de tout Paris que ceci : c'est que le laquais de la Guimard ne s'étant pas. trouvé à son service après l'Opéra, elle voulut le gronder, qu'il s'excusa en déclarant sa mère fort malade, et dans une affreuse mi- sère par le froid qu'il faisait, et sur cela, la compatissante Guimard avait ordonné de la conduire chez sa mère, qu'elle avait secourue avec beaucoup de soins, pendant toute sa ma- ladie.

Mais les 6 000 francs de charités de la Gui- mard ont pour eux le témoignage universel, le témoignage des Mémoires secrets1, le témoi- gnage même d'une rare gravure du temps,

gent, ensevelit les morts, etc., et il ajoute méchamment : Mlle Guimard est reçue dame de charité de sa paroisse, et se trouve très bien de sa pieuse récolte, qui a été cette année très abondante. On croit que les aumônes lui rendent le double de ses faveurs. »

1. Les Mémoires secrets, attribuent une autre source aux 6 000 livres, que la Correspondance de Grimm. Cette actrice, très célèbre par ses talents, ayant eu un rendez-vous, dans un faubourg isolé avec un homme, dont la robe exigeait le plus grand mystère, a eu l'occasion d'y voir la misère, la douleur, et le désespoir dans le peuple de ce canton, à l'occasion des froids excessifs. Ses entrailles ont été émues d'un pareil spec-

40 LA GUIMARD.

^ans date, et sans nom de dessinateur et de graveur, portant pour titre :

TERPSIGHORE CHARITABLE

ou MADEMOISELLE GUIMARD

Visitant les Pauvres

En cette gravure, on voit, dans un grenier, s'avancer vers un vieillard couché sur un gra- bat, une jeune femme encapuchonnée dans une calèche, et suivie d'une troupe d'amours, aux ailes frétillantes, portant des pains, des bouillons, des bouteilles de vin. Au-dessous on lit :

Guimard, vos pas vifs et savans Peignent les ris et la décence. Vous triomphez dans tous les temps Par l'amour et la bienfaisance. A table, en un souper d'amis, Votre gaîté franche et [tiquante Prodigue mille traits exquis D'une saillie étincelante. Et vous savez parmi ces jeux, Le matin, en robbe commune, Conduisant les amours joyeux,

tacle, et des deux mille écus, fruit de son iniquité, elle en a distribué elle-même une partie, et porté le surplus au curé de Saint-Roch pour le même iisage.

LA GUIMARD. 41

Aller visiter l'infortuné,

Au fond d'un réduit ténébreux.

Mais la charité de la Guimard ne devait pas être obscurément célébrée par ces vers d'ima- gerie, mis au bas d'une estampe, elle devait ve- nir à nous, elle devait nous être révélée par cette pimpante poésie de Marmontel, cette poésie de libre penseur, que se rappellera un jour Béranger :

Est-il bien vrai, jeune et belle damnée,

Que, du théâtre embelli par tes pas,

Tu vas chercher dans de froids galetas

L'humanité plaintive abandonnée?

Que cette main, qu'on baise nuit et jour,

Verse en secret les tributs de l'amour

Sur l'indigence, à languir condamnée?

Oui, cette Hébé, de roses couronnée,

Qu'environnait un essaim d'étourdis,

En sœur du pot, s'en va dans un taudis

Te soulager, famille infortunée!

Elle est pour toi l'Ange du Paradis,

Et tu la crois au moins prédestinée.

Au lieu des Jeux, des Amours et des Ris,

Qui voltigeaient sous ses riches lambris,

Quelle est sa cour? Des marmots en guenille.

Un bon vieillard, une mère, une fille !

A ses genoux, je les vois attendris,

Les yeux en pleurs, je crois tous les entendre

Bénir le ciel, qui te fit belle et tendre !

4.

42 LA GUIMARD.

Tendre, oui, Guimard, sans tes jolis péchés,

Cent malheureux expiraient dans les larmes,

Et leur salut est le prix de tes charmes.

Oh! que du ciel les desseins sont cachés!

Rien n'est si beau que de vivre en hermite.

Chacun le dit. Cependant, il est clair

Que si Guimard eût été carmélite,

Ces malheureux seraient morts en hiver.

C'est donc ce cœur, si faible, si fragile,

Que pour exemple au prône on citera.

0 Charité! vertu de l'Évangile,

Quoi, ton modèle est donc à l'Opéra"?

Mais quel dommage hélas! dans la coulisse,

Ta vertu même est, dit-on, comme un vice.

Chère Guimard, ton curé te louera,

En te louant, il t'excommuniera;

A son diner, un dévot Moliniste,

Pour tous ses goûts indulgent moraliste,

Blâme les tiens, te damne en digérant,

Et jette à peine un œil indifférent

Sur le malheur d'un voisin janséniste.

Tu ne connais Molina, ni Quesnel,

Mais l'indigent, mais le faible pupile

Dans ton corset trouve un cœur maternel.

Ame céleste!... Et du ciel on t'exile!

Oui, de tes dons Dieu ne fait aucun cas!

Jamais au Ciel on ne monte en cadence!

Tu fais le bien, mais tu danses : tes pas

Sont applaudis, ainsi que tes appas.

Depuis David, Dieu ne veut pas qu'on danse;

Si tu mourais (car ce n'est plus le tems

le plaisir, rajeunissant les belles,

Leur assurait un éternel printems.

Les Grâces même aujourd'hui sont mortelles)

Si tu mourais, on verrait ton cercueil

LA GUIMARD. 43

Environné de mille Amours en deuil,

Pleurant leur mère; une foule attendrie

De malheureux, à qui tu rends la vie,

Suivraient aussi ce funèbre convoi.

Ni ton curé, ni même son vicaire,

Ni du bas chœur la troupe mercenaire,

Ne marcheraient en hurlant devant toi.

D'encens béni sans être parfumée,

Hors du bercail tu serais inhumée...

Mais pourquoi vais-je attrister tes plaisirs?

Aime et jouis! suis tes goûts, ton caprice,

De tes amans couronne les désirs;

Aux malheureux tends une main propice ;

Comme un ruisseau qui coule sur les fleurs,

Laisse couler ta brillante jeunesse!

Après avoir régné sur tous les cœurs,

A cinquante ans, un grand Carme, à confesse,

Fera ta paix. Un songe séduisant,

Une erreur tendre, une douce folie,

Peut s'effacer; mais jamais Dieu n'oublie

Qu'on fut sensible et qu'on fut bienfaisant l.

Il est incontestable que la danseuse est cha- ritable, fastueusement charitable, charitable à la façon d'une princesse. La Correspondance secrète, à la date du 41 février 1784, qui chante sa bienfaisance habituelle, bienfaisance autre- ment éclairée que celle des grands seigneurs, « donnant de l'argent aux curés pour leurs dévotes » nous montre la Guimard distribuant elle-même des comestibles aux pauvres.

1. L'Intermédiaire des chercheurs et curieux (10 juin 1883),

44 LA GUIMARD.

Et ce cœur pitoyable et cette main ouverte de la danseuse, sont si connus à Paris, que ce ne sont pas seulement des pauvres qui vont frapper à la porte de l'hôtel de la Chaussée d'Antin, mais bien de petits marchands sous le coup d'une échéance, et même des joueurs qui ne savent comment acquitter une dette. L'on connaît le mot de la Guimard à un offi- cier, lui empruntant cent louis pour payer une dette de jeu, et qui se préparait à lui signer un billet : « Monsieur, votre parole me suffît... J'imagine qu'un officier aura au moins autant de probité qu'une fille d'Opéra1. »

Enfin elle est si notoire, cette bienfaisance, qu'elle désarme la plume des pamphlétaires, et que Théveneau de Morande, si impitoyable pour toutes les reines à l'heure de l'Opéra, ne dévoile un peu de la vie intime de « la sœur de miséricorde » qu'avec un certain respect pour V humanité de la séduisante damnée, et qu'il attribue au ressouvenir des années de misère, •passées avec le danseur Léger. 2

1. Correspondance secrète, vol. II.

2. Gazetier cuirassé ou Anecdotes scandaleuses de la Cour de France, 1171.

XII

Chez la danseuse, au cœur humain, à la main ouverte, il persiste, ses vingt-cinq ans son- nés,un côté gamin, qui se fait jour au carnaval de cette année.

A un bal masqué du mois de février, Poinsinet le mystifié légendaire du dix-huitième siècle, Poinsinet Fauteur du triste opéra d'ERNELiNDE, Poinsinet qui montrait à ce bal sa figure, non dissimulée sous un masque, était assailli par une troupe des demoiselles des quadrilles, à la tête de laquelle était Mlle Guimard, un char- mant petit essaim féminin , qui sans dire gare, tombait à jolis coups de poing, et à qui mieux mieux, sur l'infortuné poète. En vain le battu, qui n'osait se revenger, demandait la raison de la joyeuse peignée qu'il recevait : « Pourquoi as-tu fait un si méchant opéra? » lui criaient en chœur Guimard et les demoi-

46 LA GUIMARD.

selles du quadrille. Et les coups de pleuvoir sur lui, comme la grêle, et le monde de s'at- trouper, et de rire de la mésaventure du pauvre diable, qui s'échappait houspillé, maudissant l'honneur d'avoir un visage connu.

La vengeance de l'auteur ne se fit pas at- tendre longtemps. La quinzaine n'était point écoulée, qu'il paraissait une lettre en vers . attaquant Marmontel, à propos de son épitre à Mlle Guimard, et le plaisantant d'avoir loué l'action de la demoiselle, comme une chose extraordinaire, et qui n'était qu'une chose commune à toutes les filles de son état, sus- ceptibles d'humanité , tout autant que les autres femmes1.

I. Métnoires secrets de la République des Lettres, vol. III.

XIII

La femme connue, la femme déjà presque célèbre par l'esprit de sa danse, et la divul- gation poétique de ses aumônes, obtenait en cette même année 1768, un succès de publicité, sur un terrain tout à fait étranger à la choré- graphie et à la charité.

En cette promenade de Longchamps, des mercredi, jeudi, vendredi de la Semaine Sainte, bienavanl que les Cléophile et les Duthé y fas- sent voir leurs carrosses de porcelaine, leurs harnais de marcassite, leurs attelages à six chevaux, en cette promenade, en ce défilé de la haute impureté, devant tout Paris sorti de chez lui, et répandu dans les Champs-Elysées et le Bois de Boulogne, « Mlle Guimard se signalait par la recherche et l'élégance de son char » .

Et le char de la belle damnée attirait surtout

48 LA GUIMARD.

l'attention du public, par l'ingéniosité des armes parlantes, qu'elle s'était données pour ces trois jours : un marc d'or d'où sortait un guy de chêne, faisant le milieu d'un écusson, que couronnaient les Amours, et auquel les Grâces servaient de supports.

XIV

En cette année 1768, deux ballets représentés à l'Académie royale de musique, mettaient en pleine lumière le talent de MUe Guimard : c'était le ballet de l'opéra de Dardanus (février 1768), la danse voluptueuse de Mlle Guimard était célébrée par les gazettes du temps : c'était la pastorale de Daphnis et Alcidamure (juin 1768) où, dans le premier acte, MUe Guimard dansait avec les demoiselles Peslin et Allard et les sieurs Dauberval et Gardel, un pas de cinq, disent les Mémoires secrets, d'une lubricité que ne s'était point permise encore la pantomime, et qui était accueillie par des transports indi- cibles du public.

XY

Le jeudi 7 décembre 1768, le jour de la Vierge la Partie de chasse de Henri IV était jouée sur le théâtre de la Guimard, à Pantin.

Cette salle de théâtre, dont la description n'existe nulle part, un curieux document manu- scrit1 acheté au libraire Voisin -.Mémoire sur la salle de spectacle de Mademoiselle Guimare (sic), nous permet de la ramener à ses vraies propor- tions.

La salle, dit le mémoire, est agréable, mais d'une petitesse infinie. Elle se compose de deux demi-ellipses. La demi-ellipse formant la salle, prise de la cloison de l'orchestre jusqu'au socle, portant les colonnes de l'entrée delà salle,

1. Un document tout aussi curieux, m'est échappé, il y a des années, à une vente de Vignères : c'est un petit plan gravé de ce théâtre, acheté par je ne sais qui, et qui ne se re- trouve dans aucune des collections que je connais, et manque au Cabinet des Estampes.

LA GUIMARD. 51

a dans sa longueur 157 pieds 9 pouces, et dans sa largeur 21 pieds 8 pouces.

Les deux colonnes ioniques de l'entrée en- ferment un péristyle de 2 pieds 10 pouces, 6 lignes de large, l'on plaçait trois bancs contenant 76 personnes, ayant des places de 2 pieds de large.

Dans l'enceinte de l'intérieur de la salle, deux bancs très étroits, contenaient à la rigueur 39 personnes.

Sur les 7 bancs faisant face au théâtre, pou- vaient s'asseoir 43 personnes.

Enfin, récapitulation faite des places, il n'y en avait que pour 234 spectateurs, sans les loges.

Les loges prises dans les deux avant-corps qui séparent les deux parties de l'ellipse, dont la première forme la salle, et la seconde l'avant- scène, étaient au nombre de trois de chaque côté, n'ayant guère que quatre pieds carrés l'une au niveau de l'orchestre, la seconde au niveau du théâtre, et la troisième au niveau de la galerie, qui est au-dessus du péristyle du théâtre 1 .

l.Ce mémoire, date du 26 décembre 1773, au moment la Guimard abandonne son théâtre de Pantin, pour celui de la Chaussée d'Antin, est rédigé par Piètre, l'architecte du duc d'Orléans, qui avait eu un moment l'idée d'acheter la salle, pour la transporter dans une de ses résidences de Paris ou

52 LA GUIMARD.

La scène, avec son rideau bleu, s'ouvrait, entre deux colonnes corinthiennes, sur une ou- verture simplement de 15 pieds 9 pouces, et la salle avait en tout, comme hauteur, du bas du plancher de l'orchestre au plafond, 22 pieds 14 pouces.

La représentation de la Partie de chasse de Henri IV avait lieu, au milieu d'un concours de monde prodigieux, aussi prodigieux toute- fois, que pouvait contenir la salle.

Le succès était si grand, que deux autres représentations devaient être données, la veille et le jour de Noël, mais ces représentations étaient empêchées par une défense du maréchal de Richelieu aux comédiens des deux troupes du Roi, de jouer ailleurs que sur leur théâtre, sans la permission de Sa Majesté. Et cette dé- fense avait l'approbation du public, qui souffrait des fréquentes absences des meilleurs acteurs et de leur facilité à se consacrer à l'amusement des particuliers, et notamment de Mlle Guimard, contre laquelle on commençait à murmurer.

des environs de Paris, et le mémoire détourne le prince de l'achat à cause de la difficulté de l'arrachement du plafond marouflé sur des planches fendues, à cause de Ja restauration en menuiserie, en sculpture, en dorure, des colonnes du pé- ristyle et de la scène, et l'engage à donner de la salle seule- ment 6 000 livres au lieu des 18 000 qui lui sont demandées.

LA GUIMARD. 53

D'après le Mémoire sur la salle de spectacle de MUe Guimard, voici son théâtre de Pantin retrouvé ! Pouvons-nous également reconsti- tuer sa maison qui a disparu, et dont la place même n'est plus même bien connue à Pantin? Oui, peut-être, au moyen des deux salons, dont les boiseries peintes ont été achetées en 1889, par Mrne Delizy, et mis en place dans sa belle et artistique habitation : salons que la tra- dition donne comme le grand et le petit salon de la Guimard, et dont le luxe distingué de la déco- ration vient appuyer la tradition, et semble por- ter la signature de la danseuse, au renom d'élé- gance dans les choses de son entour.

Mais entremêlons ma description de la des- cription, que veut bienme faire très aimablement Mme Delizy, de l'ancienne maison qui contenait ces deux salons.

C'était au rez-de-chaussée, une pièce dallée en marbre, qu'elle suppose être la salle àmanger, puis le petit salon, un petit salon étroit sans pro- fondeur n'ayant guère que la largeur d'un grand corridor, ce salon décoré dans une voussure du plafond de consoles enchevêtrées les unes dans les autres, de pilastres cannelés, d'angles au creux joliment arrondi, et à l'élégant contour- nement rocailleux des chapiteaux : ces boiseries

54 LA GUIMARD.

peintes en marbre blanc grisâtre et contenant six panneaux de différents formats d'un gris légèrement bleuté, sur lequel sont peintes de grêles arabesques, dans le genre de Salembier, sur des vases, en forme de carquois, sont des fleurs et des fruits, et dont deux panneaux ont, pour milieu, une femme au corps finissant en une découpure chantournée, et qui porte sur sa tète, une haute corbeille toute fleurie.

Deux dessus de portes peints en camaïeu, représentent dans deux médaillons les tètes de bronze d'Henri IV et de Sully, sur un fond jouant le marbre blanc.

Le grand salon, au plafond sur lequel était peint autrefois un aigle planant sur un nuage, a la plus aimable décoration, et dans un goût tout féminin.

Sous la. riche corniche, d'où tombent des chutes en paquets de fleurs noués par des entrelacs de rubans bleus, c'est sur un fond crème un peu rosé, dans des compartiments de formes toutes différentes , toutes diverses , en- castrésdans des mouluresvert d'eau, desmou- lures de la couleur d'un treillage du dix-huitième siècle, des tiges de fleurs dans les grands pan- neaux, des listels de fleurettes dans les petits panneaux, peints de cette couleur tendre et

LA GUIMARD. 5a

agréablement conventionnelle de Pillement, et couvrant les murs de roses, d'œillets, de tu- lipes , de lilas , de toutes les couleurs riantes de la flore, comme entrevues dans l'aube d'un matin. Et l'originalité de cette décoration est que dans le serpentement joliment tour- menté des panneaux des glaces, aux endroits les moulures prennent un relief, et se détachent en ronde-bosse, cette sculpture verte prend l'aspect de jeunes ramilles d'arbustes, et c'est au milieu des tortils de cette spirituelle végé- tation, que dans les quatre trumeaux sculptés des glaces, se voient dans le premier, une cornemuse et une flûte, dans le second, un cha- peau de paille de bergère et un râteau, dans le troisième une hotte de fleurs et un arrosoir, dans le quatrième deux colombes sur un car- quois et une torche : tous ces objets et les roses qui les enguirlandent teintés légèrement de leur couleur naturelle. Oh, cette décoration est vraiment charmante, et elle se complète par une console, au-dessous d'une bande de lau- rier, se détache toute découpée, une guirlande de fleurs, aux feuilles colorées du ton passé, du ton effacé d'une feuille de rose, qu'on a laissée pour la marque d'une page d'un livre, et qu'on retrouve au bout de quelques semaines.

56 LA GUIMARD.

Au premier, me dit M"'e Delizy, se trouvaient des chambres sans caractère, dont la première, qui peut-être avait perdu sa décoration, était la chambre de la Guimard, et où, particularité curieuse, au fond d'une grande alcôve, il exis- tait une étroite porte, donnant sur un tout petit escalier dérobé, ouvrant dans le petit salon du rez-de-chaussée escalier dérobé, qui avait tout l'air d'avoir été fait pour l'introduction ou la disparition secrète d'un amant.

XVI

En cette année 1769, au mois de février, était repris l'opéra ou plutôt la farce lyrique du Mariage de Radegonde, qui se trouvait être un très excellent cadre pour la danse de Dauberval, n'étant ni la danse sérieuse et héroïque, ni la danse de demi-caractère , mais une danse tri- viale venant de Lany, qui dansait supérieure- ment les pâtres, et qu'avait adoptée Dauberval, lorsque son corps élégant et svelte, était devenu musculeux. Cette danse de Dauberval se dé- ployant au milieu d'une gaîté naïve, d'une réa- lité comique, d'une mimique mouvementée et actionnée, lorsqu'elle avait autour de Dauber- val, la danseuse Peslin, et la danseuse Allard,— cette mime inimitable, et la seule danseuse qui composât elle-même ses entrées1, cette danse était la folie du jour.

1. Lettres sur les Arts imitateurs, par Noverre, vol. II.

58 LA GUIMARD.

Mllc Guimard eut le désir de s'essayer dans ce genre, aux côtés de son amant, mais sa danse fine, recherchée, précieuse, et sa figure un peu minaudière, étaient trop disparates avec la fran- chise de ces gambades, demandant des contor- sions, des dislocations, auxquelles se refusaient la fragilité, et les grâces apprêtées de la mo- derne Terpsichore1.

1. Mémoires secrets de la République des Lettres, vol. IV.

XVII

Au mois de juillet 1769, se répandait dans Paris, la nouvelle de la suspension des spec- tacles de Pantin, en même temps que l'annonce de la prochaine banqueroute de M1Ie Guimard.

On contait que M. de Soubise lui avait retiré les 2000 écus, dont il la gratifiait chaque mois : ce qui lui enlevait un revenu de 72 000 livres de rentes fixes, indépendamment des cadeaux particuliers; et l'on savait M. de La Borde ruiné, et ne pouvant presque contribuer aux amuse- ments de la danseuse, que par l'apport de sa musiquette, et de son goût dans les choses d'art. Aussi représentait-on Mlle Guimard tourmentée par ses créanciers, au point de perdre la tête, et ayant besoin de trouver plus de 400 000 li- vres, pour faire face à ses engagements1.

1. Mémoires secrets, vol. IV.

60 LA GUIMARD.

Cette nouvelle, au mois de juillet, était le bruit de Paris.

Deux mois après, au mois de septembre, que s'était-il passé? On ne le saitpas! mais les affai- res de la nymphe semblaient arrangées, et les spectacles de Pantin avaient repris avec plus de fureur que jamais.

Et sur le théâtre étaient jouées un certain nombre de petite pièces gentillement immorales, pour la représentation desquelles on se disputait les loges grillées, les honnêtes gens et les gens d'église et les personnages graves, n'avaient pas la crainte de se compromettre avec le public de jolies filles et de jeunes étourdis.

Le succès de la saison était : La tête a per- ruque1.

1. Mémoires secrets, vol. IV.

XVIII

La Guimard, jalouse des succès amoureux de la Dervieux, jalouse de sa beauté célébrée par Dorât, ne se contentait pas dans les discussions qu'elle avait avec la moderne Hébé, de se per- mettre contre elle les railleries les plus cruelles, les sarcasmes les plus offensants. Un jour de l'année 1770, parmi la petite cour de poétereaux qu'elle avait autour d'elle, elle encourageait l'un d'eux, le plus grossièrement et le plus obscènement cynique, à mettre la sale méchan- ceté de ses vers, au service de ses haineuses ran- cunes, et Dieu sait quels abominables vers c'étaient1.

1. Voici de cet engueulement lyrique, les seuls vers qu'on, puisse donner, vers tirés des Mémoires secrets, vol. XIX :

J'suis un milord

Tout cousu d'or

Arrivant d'Angleterre

J' veux connaître le plus fameux B...

Hélas ! dites-moi dans lequel ?

Chez la Dervieux Aux beaux yeux bleus, Chez sa putain de mère.

62 LA GUIMARD.

Dans cette bataille entre ces grandes impures, bataille qui tient un peu des engueulements des filles des rues, la réponse de l'injuriée ne se fit pas attendre, et vraiment la Dervieux eut la main heureuse dans le choix qu'elle fit de son vengeur lyrique, car il est impossible, on. va en juger, d'imaginer une exécution plus impi- toyable du physique et du moral de la Terpsi- chore du dix-huitième siècle.

ÉPIÏRE A M«» DERVIEUX

à l'occasion des vers que

mi.le GUIMARD

avait fait faire contre elle.

Sur ton compte un mauvais fragment, 0 Dervieux, court en ce moment; Crois-moi, ris d'une acre Furie, Qui de ta douceur se prévaut; Auprès d'elle, ton vrai défaut

Comment entrer Se présenter? Com' faire pour lui plaire ? Encore mon ami si j'étois Recommandé par quelque Anglois.

Non simplement Beaucoup d'argent A la fille, à la mère.

Sachez monsieur, J'suis d'une grosseur Qu'est très extraordinaire Pour n' pas souffrir dans le plaisir.

LA GUIMARD. 63

Est de plaire, lorsqu'on l'oublie. Monotone, et sans grand talent, Ses pas ne sont que des grimaces, Qu'un admirateur ignorant Prend pour d'inimitables grâces. Nymphe chantant à bon marché, Sa voix qui sent la quarantaine, Cette voix de chat écorché, Ose parfois glacer la scène. Actrice au pays des pantins, Dévote et courant l'aventure, Buvant du vin outre mesure. Devant à Dieu comme à ses saints, Elle se fait bâtir un temple. Sur le fronton de son hôtel, On mettra pour servir d'exemple A la déesse de B... Guimard en tout, n'est qu'artifice, Et par dedans, et par dehors. Otez-lui le fard, et le vice, Elle n'a plus ni âme ni corps. Je vais vous tracer son esquisse. Je vous la peindrai dans son beau. Elle a la taille de fuseau, Les os plus pointus qu'un squelette, Le teint couleur de noisette Et l'œil percé comme un pourceau. Ventre à plis, cœur de maquereuse Gorge dont nature est bonteuse, Sa peau n'est qu'un sec parchemin Plus raboteuse que du chagrin, Sa cuisse est flasque et héronière Jambe taillée en échalas *

l. Dans un article du Démocrate, M. Henri Plattard, dit

64 LA GUIMARD.

Le genou gros sans être gras, Tout son corps n'est qu'une salière. Que vous dire du gagne-pain Qui la rend si sotte et si fière! On sait que ce n'est pas un nain, Vieille boutique de tripière Vaste océan, gouffre profond, Les plongeurs les plus intrépides, N'en peuvent atteindre le fond. Hideux présent des Euménides, Chemin des pleurs et des regrets C'est le tonneau des Danaïdes, Il ne se remplira jamais '.

avoir acheté un manuscrit d'une cinquantaine do feuillets, in- titulé : Les maillots de Mlle Guimard, l'auteur Bonneval premier régisseur de l'Opéra, déclare que la danseuse ne pou- vait utiliser ses maillots qu'une vingtaine de fois, au bout de quoi, ils ne pouvaient plus mouler ses jambes maigres.

1. Les Mémoires secrets, disent à la date du 29 sep- tembre : « Celte querelle occasionne une grande fermenta- tion parmi les demoiselles de l'Opéra, et les amateurs de ce spectacle prennent parti pour ou contre, suivant leurs affections particulières. On ne sait comment finira cette divi- sion qu'on traite fort gravement. Le sieur de La Borde surtout, le directeur des spectacles de Mlle Guimard, est furieux do voir ainsi dégrader la divinité qui reçoit ses hommages, et à laquelle il fait construire le temple dont on parle.

XIX

Et deux mois après, en décembre, avant que la fermentation produite par ces vers, dans le monde des demoiselles d'Opéra fût éteinte, avant que l'indignation du sacrilège commis à l'endroit de sa divinité, fût calmée chez M. de La Borde, la satire était suivie d'une cruelle caricature.

L'image au-dessous de ce titre : « Concert a trois » imprimé en très gros caractères, repré- sentait groupés autour de la Guimard, tenant à la main un papier de musique et se balançant en cadence, représentait le grand entreteneur, le prince de Soubise, jouant de la pochette; le sous-entreteneur, le sieur de La Borde, brandissant un bâton de mesure de chef d'or- chestre; enfin, l'ami de cœur, en termes tech- niques, le guerluchon, Dauberval, jouant du cor de chasse l.

1. Mémoires secrets, vol. XIX.

66 LA GUIMARD.

Car, en ces années, la Guimard avait adjoint à ses deux amants en titre, le beau danseur Dauberval, qui joignait, dit Le Yol plus haut, à la gaieté qu'il exprimait dans sa danse, une douceur et une affabilité rares chez un homme célèbre, et la brochure1 donne à la rupture de la liaison, entre le danseur et la danseuse, une raison bien honorable, pour le guerluchon de la caricature. On y affirme que la Guimard, ne pouvant plus procurer par elle-même de plaisir au prince, recommençant la Pompa- dour, avait fait de Pantin une sorte de temple de l'Amour, elle amenait à son amant les beautés postulantes de l'Opéra, et que l'àme délicate de Dauberval se refusa à partager les largesses, qu'attiraient à la Guimard ses soins généreux et peu jaloux.

Est-ce bien vrai? et la rupture ne vient-elle pas plutôt de la passion que Dauberval prit soudain pour Cécile ?

Le dessin original de cette caricature existe- rait chez M. Lep rieur de Blainvilliers. Ce se- rait, m'écrivait-il, il y a une dizaine d'années, une petite miniature en forme de médaillon,

1. Le Vol plus haut ou l'Espion des principaux théâtres de la Capitale. A Memphis, chez Sincère, libraire réfugié au Puits de la Vérité, 1784.

LA GUIMARD. 67

mais, le Dauberval de la gravure serait rem- placé par un abbé, qu'une note manuscrite dé- nommerait l'abbé de Jarente. Y a-t-il dans ce dessin en couleur au bas duquel il est écrit en gros caractères : Le concert a trois, y a-t-il là, une substitution du troisième entreteneur de la danseuse, remplaçant le guerluchon de la cari- cature primitive, ou est-ce le dessin d'une autre caricature qui n'aurait pas été gravée !

XX

Oui, à la dépensière danseuse ne suffisait plus l'argent du prince de Soubiso, ne suffisait plus l'argent du financier de La Borde, il lui avait fallu l'argent simoniaque de l'évcque d'Orléans, Monseigneur de Jarente, devenu son amant, et un amant soumis à tous les caprices de Terpsi- chore, et le prodigue fournisseur de tous ses désirs.

Oh ! un illustre prélat qui avait fait la preuve de onze degrés de noblesse, quand il avait reçu cette croix de commandeur du Saint-Esprit, que l'on voit sur son portrait, dessiné par Gabriel de Saint-Aubin1, et un prélat qui n'a rien de l'aspect d'un prêtre bombancier , vivant dans les coulisses de l'Académie de Musique et de Danse, mais un prélat à l'intelligente tête,

1. Portrait faisant l'en-tête d'un ouvrage inconnu, au bas du- quel il y a : Gabriel de Saint-Aubi?i inv. P.-L. Cor sculp.

LA GUIMARD. 69

sous le rouleau de ses cheveux poudrés, au vif noir de l'œil, au grand nez aquilin, à la bouche spirituelle, au menton charnu, au bas de la figure seulement un peu matériel.

Et ce préJat était en possession de la feuille des bénéfices, et de cette feuille de bénéfices, la danseuse en avait fait, selon une expression du temps, le fief de l'Opéra1 , disposant des nomi- nations de toutes les vacances du clergé, de ce riche et rente clergé d'alors, tout en mangeant à belles dents dans ce plantureux patrimoine

1. L'espion anglais, dans son Dialogue entre M. le comte de Lauraguais et MilordAUE'ye au sujet des filles les plus célèbres de la capitale, dialogue se passant au Colisée, s'exprime ainsi sur la danseuse et l'entreteneur :

MILORD.

Ah! Comte, quelle araignée.

LE COMTE.

Que dites-vous! Prosternez-vous plutôt. C'est Terpsichore elle- même. C'est Mlle Guimard.

MILORD.

Ma foi, elle n'est bonne à voir qu'au théâtre.

LE COMTE.

Il ne faut pas disputer des goûts. C'est une de nos courtisanes, qui a fait la plus grande fortune. Croyez qu'elle n'a pas de si mauvais aloi, puisque l'Église en a voulu tâter, demandez à M. l'évêque d'Or- léans.

MILORD.

M. de Jarente, ce prélat renommé pour ses dissolutions-, qui avait la feuille des bénéfices.

LE COMTE.

Et c'est chez Mlle Guimard qu'on allait le payer.

70 LA GUIMARD.

français de Saint-Pierre. Et cela amenait le joli mot de Sophie Arnould, faisant allusion à la maigreur de la danseuse, et à la richesse nourricière de cette feuille des bénéfices : « Je ne conçois pas comment ce petit ver-à-soie n'est pas plus gras... il vit sur une si bonne feuille ! »

Mais indépendamment de ce que la danseuse retire d'argent de cette feuille, pensez-vous à son rôle comique de protectrice dans le choix des élus, et voyez- vous l'antichambre d'une coryphée de l'Opéra, égayée des joyeusetés de ces demoiselles, toute pleine de personnages ecclésiastiques, jeunes et vieux, sollicitant des audiences, et un jour même, la Guimard ga- gnée à son rôle, comme on allait lui présenter un jeune abbé, demandant un bénéfice, du so- pha, sur lequel elle était couchée indolemment, la pécheresse apostolique jetait : « Cet homme a-t-il des mœurs *? »

0 ironie des choses d'ici-bas. Il arriva que Louis Sextus de Jarente de la Bruyère, aura le bonheur de mourir avant la révolution, et qu'il ne figurera pas dans le pamphlet de Dulaure intitulé : Vie privée des ecclésiastiques, et qu'il

1. Arnoldiana.

LA GUIMARD. 71

sera prononcé sur son cercueil, le 28 mai 4789, dans l'église royale de Saint-Aignan d'Orléans une oraison funèbre, Benoist Rozier, prêtre chanoine de la dite église, rappelant les paroles de saint Ambroise dans l'éloge de Valentinien, pleurera l'amant de la Guimard, avec la désola- tion de cette pieuse latinité :

Stent omnes , stent ignoti... omnes , tan- qnam, parentem publicum, obiisse, domestico fletu doloris, illacrymant, suaque omnes funera dolent1.

1. Oraison funèbre de Sextus de Jarente de Labruyère , évégue d'Orléans, commandeur de l'ordre du Saint-Esprit.

XXI

A la fin de septembre 1770, après une sai- son théâtrale, très courue, très suivie par les grandes dames honnêtes en loges grillées, et par les impures en loges ouvertes, avait lieu la clô- ture du théâtre de Pantin, par un à-propos qu'il est nécessaire de donner à peu près tout entier, pour faire apprécier le ton polisson, et n'en dé- plaise aux mânes de l'illustre public qui le fré- quentait, le ton bêtement ordurier, certains jours, de ce théâtre : à-propos, qui aurait été commandé par M. de La Borde à Armand fils, concierge de l'hôtel des Comédiens, et auteur de quelques drames, avec la recommandation de le faire aussi salé *, qu'il était possible.

ï. Mémoires secrets, vol. Y et XIX.

LA GUIMARD. 73;

« Messieurs,

« Autant que l'usage des choses de théâtre a pu me donner de pratique : Non je mets la char- rue devant les bœufs, Messieurs, je veux dire autant que la pratique des choses de théâtre a pu me donner d'usage, j'ai remarqué en général j'ai même expérimenté que les clôtures sont bien plus difficiles à faire que les ouvertures ; que le moment l'on rentre, a quelque chose de bien plus gracieux, de plus agréable que le moment l'on sort, et que les actrices ne pourraient jamais se consoler des regrets de la sortie, si elles n'envisageaient l'espérance d'un bout de rentrée. Ce discours tend à vous montrer d'un clin d'œil, à vous exposer d'une manière qui ne tombera pas en oreille d'âne, Messieurs, à rapprocher enfin, par un trait insensible, les avantages de la sortie d'avec ceux delà rentrée, la clôture, enfin, de l'ouverture.

« Mais ne pensons point à l'ouverture, quand nous sommes à la clôture, ne pensons pas au commencement du roman, quand nous sommes à la queue. C'est le plus difficile à écorcher, Messieurs, on le sait, et c'est pour cela que je rentre dans la matière de mon compliment, et que j'en reviens à la clôture d'aujourd'hui, qui

i

74 LA GUIMARD.

fait le fond de mon sujet. Vous trouverez notre clôture bien courte et bien petite, en comparai- son des ouvertures si grandes, si brillantes, Mesdames, dont nous vous sommes redevables. Quelles obligations ne vous avons-nous pas, pour les avoir soutenues ainsi agréables, dou- ces et faciles, pour avoir écarté à propos ces critiques, qui vilipendent sans cesse un acteur, l'obligeant de se retirer la tête basse, et la queue entre les jambes. Vous avez soutenu notre zèle, suppléé à notre faiblesse, en nous prêtant géné- reusement la main, pour nous dresser, selon vos désirs, et nous avez mis par ce moyen, dans le cas d'entrer en concurrence avec les sujets du premier talent, qui marchent toujours la tète levée, et auxquels on ne peut reprocher qu'un peu trop de roideur, défaut dont ils se corrige- ront aisément.

« Que dis-je, je m'aperçois que je m'allonge un peu trop sur les efforts de nos acteurs, que je pourrais m'étendre sur quelques-unes de nos actrices. Mais ce n'est pas le moment, je me contenterai de vous dire, que si nous donnons aujourd'hui quelque relâche à vos amusements et à notre spectacle, c'est reculer pour mieux sauter. Et, quoiqu'il ne soit pas permis à tout le monde d'être heureux à la rentrée, c'est cepen-

LA GUIMARD. 75

dant sur elle que nous fondons toute notre espé- rance, et voici quel en est le motif.

Air : Je suis gaillard. Esope un jour avec raison disoit, Qu'un arc

Cet à-propos faisait scandale dans Paris. Il de- venait le sujet de conversations indignées, et l'on s'étonnait que la police tolérât, qu'une fille de spectacle fît prononcer un discours, aux allu- sions si cochonnes, dans une représentation ayant presque la publicité d'une représentation publique *.

1. M. Begis, l'intelligent collectionneur de manuscrits, livres, brochures, concernant les mœurs, possède un Théâtre d'A- mour en quatre volumes, reliés en maroquin citron, provenant des collections de Monmerqué et Hankey, qui passe pour le théâtre de la Guimard.

Et voici le catalogue des pièces composant ce théâtre :

THÉÂTRE D'AMOUR

Composé

de pièces grecques, assyriennes

romaines et françaises.

A Amathonte L'an

de notre planète 40-780

JUNON ET GANYMÈDE

Comédie erotique.

LA VIERGE DE BABYLONE

Comédie erotique.

76 LA GUIMARD.

CESAR ET LES DEUX VESTALES

Pièce erotique en un acte.

ANACRÉON

Pièce erotique. DEUXIÈME PARTIE

HÉLOÏSE ET ABAILARD

Comédie erotique en un acte.

NINON ET LACHATRE

Scène erotique.

MINETTE ET FINETTE

ou les Épreuves d'Amour.

HÉLOÏSE

Pièce erotique. TROISIÈME PARTIE

LE JUGEMENT DE PARIS

ou les trois dards. QUATRIÈME PARTIE

OPUSCULES EROTIQUES

Dialogue erotique en seize couplets sur l'air de Myrza, avec une ■pantomime voluptueuse.

A Paphos L'an 40 000 du règne de l'Amour.

Chaque strophe de cette folie erotique forme un dialogue, dont l'amant chante les deux premiers vers, et l'amante les deux autres.

Les deux interlocuteurs furent dans l'origine Sophie Ar- nould et un ehevalier de Malte, se disant issu du fameux Gra- mont, dont tous les gens de goût savent par cœur les Mé- moires. Le jeune G-ramont était beau comme l'amour. Arnould qui, à ce que dit l'histoire du temps, n'eut jamais de pucelage, s'avisa, pour le subjuguer, de s'en donner un.

La scène se passe au moment, elle est surprise en sa bai-

LA GUIMARD. 77

gnoire, dans la fabrication de ce pucelage, par le jeune Gra- mont.

LES TROIS JOUISSANCES

Récit erotique

Voici la préface du livre :

Toute l'antiquité a retenti des dialogues d'un amour plus que libre qu'avait composé Elephantis, et dont les dernières copies ont été probablement brûlées, lors de l'incendie de la Bi- bliothèque de Ptolémée. Des peintres de renom avaient joint à ces ouvrages licencieux des dessins, qui représentaient l'a- mour sans voile, dans toutes les attitudes, que l'imagination la plus hardie avait pu suggérer... C'est une pareille tradition qui a pu faire naître, dans les âges modernes, les entretiens d"Aloysia et les sonnets de l'Aretin...

Un prince étranger, homme très aimable, mais un peu blasé sur les plaisirs que l'innocence apporte, avait un théâtre secret, il n'introduisait que des roués de sa petite cour et des dames de qualité, dignes d'être des courtisanes. C'étaient les saturnales de la Régence. On y jouait sans voile les priapées de Pétrone et les orgies du Portier (des Chartreux). La licence d'un grand festin lui donne la hardiesse de s'adresser à moi et de me demander des conseils sur les moyens de jeter de l'in- térêt dans cet odieux spectacle. J'eus la faiblesse de lui dire que Socrate lui-même se serait prêté en ce genre aux folies d'AIcibiade. De ce moment, il n'eut plus de secrets pour moi et il m'invita avec toutes les grâces imaginables à épurer son théâtre, de manière qu'un sage pût s'y rendre, même en loge grillée...

Au fond, ce très précieux manuscrit, ce très curieux théâtre n'a que la tradition pour être celui de la Guimard, et aucun document ne vient à l'appui de cette tradition. Il est possible qu'une ou deux pièces de ce recueil aient été jouées sur les théâtres de Pantin et de la Chaussée d'Antin, mais c'est tout ce qu'on peut supposer à la rigueur, devant le silence des Mémoires secrets, qui donnent les titres d'un certain nombre de pièces, Jouées sur les deux théâtres.

Puis Delisles de Salles, l'auteur de ce théâtre et de la pré- face, n'est point le fournisseur de la Guimard, qui est Collé,

7.

18 LA GUIMARD.

et le prince dont il parle, est le prince d'Henin, l'amant de Sophie Arnould, que l'on voit figurer dans une de ses scènes erotiques. Or donc le Théâtre d'Amour ne me parait pas le théâtre particulier de la Guimard, mais bien le théâtre secret attitré, en ses jours de libertinage d'esprit, un maître de maison de la grande société allait puiser, pour une représen- tation à huis clos.

XXII

La Cinquantaine, dont la musique était de M. de La Borde, représentée au mois d'août 1771, n'avait aucun succès, et la chute de l'opéra, attribuée à l'insignifiante musique du compositeur, faisait réapparaître les pamphlets, les quatrains injurieux, les mauvais petits vers, contre le musicomane , qu'aucun insuccès ne pouvait décourager. On ne lui pardonnait pas surtout d'avoir menacé le chanteur Legros, se refusant à chanter dans son opéra, de le faire passer une cinquantaine au For-1'Evêque, et dans les vers satiriques, dirigés contre le valet de chambre du Roi, sa maîtresse avait sa part, et la maigreur de la danseuse lui était de nou- veau méchamment rappelée.

Après Rameau parait La Borde. Quel compagnon! Miséricorde!

80 LA GUIMARD.

Laissez notre oreille en repos :

De vos talents faites-nous grâce;

De la Guimard allez compter les os,

Monsieur l'auteur, on vous le passe '

1. Mémoires secrets, vol. V-

XXIII

Le 27 avril 1772, le sieur Rebel, chevalier de l'ordre du Roi, nommé Directeur général de l'Académie royale de Musique, entrait en fonc- tion, ayant sous ses ordres Dauvergne, et « pre- nait le gouvernement de cette machine si difficile à conduire ». 11 débutait par prononcer un dis- cours, animé des meilleures intentions à l'égard de ses administrés : ce qui leur était assez indif- férent, mais ce qui ne l'était pas, c'est que les douze mille livres du traitement du directeur général, étaient prises sur les gratifications générales, qu'on écornait de ceci, décela,, sur iintel, sur une telle. Ce traitement d'un direc- teur supplémentaire, qu'on faisait payer aux artistes sur une partie de leurs émoluments, les mettait dans une telle irritation, que nombre de danseurs et de danseuses, entre autres MUe Gui- mard, qui faisait son apprentissage de meneuse

82 LA GUIMARD.

de la cabale, menaçaient de quitter. Et elle par- lait tout haut de se rendre avec Dauberval en Russie, on les demandait.

Quoique de « fortes têtes » s'occupassent de remettre la paix dans le peuple lyrique, de jour en jour, on était plus en guerre que jamais, et cela finissait de la part des artistes, par la demande « par huissier » de leur retraite. Et il fallait qu'au mois de juin, le duc de la Vril- lière, le secrétaire d'État, ayant le département de Paris, et conséquemment la haute police de l'Opéra, fit venir chez lui les principaux mu- tins : Gardel, Dauberval, Peslin, Guimard, et leur enjoignît de retirer sur-le-champ leurs assignations aux directeurs, pour qu'ils eussent à leur donner congé, les menaçant d'une pu- nition exemplaire.

Ce quos ego1, disent les Mémoires secrets, a tout fait rentrer dans l'ordre accoutumé.

1. Mémoires secrets, vol. V.

XXIV

L'intimité de Mlle Guimard, tout intermit- tente qu'elle fût, avec le prince de Soubise, capitaine des chasses, amenait en sa faveur une grâce, bien anormale pour le temps.

En cette France d'alors, la chasse était le privilège exclusif de la noblesse, par la toute- puissance du prince, à l'effet de fournir du gibier à la table de la danseuse, un canton de chasse était pris dans les Plaisirs du Roi1, et donné à la châtelaine de Pantin, qui avait le pouvoir en sa qualité de « nouvelle Diane » de délivrer des permis de chasse aux danseurs, chanteurs, choristes de l'Opéra : si bien que c'était un spectacle, aussi curieux que surpre- nant, de voir, la carnassière au dos et l'esco-

\ . Mémoires secrets, vol. VI.

84 LA UUIMARD.

pette à la main1, les Plaisirs, les Vents, les Ondins, les Ris, les Tritons, les Signes du Zodiaque, enfin tous les croquants de la figura- tion de l'Académie lyrique, fusiller les perdrix, les lièvres, les faisans de Sa Majesté, pour le rôti des nymphes du magasin.

1. L'Académie Impériale de Musique, par Castil-Blazc.

XXV

L'ouverture du théâtre de Pantin a lieu, cet été, par la représentation de la parade la plus épicée de Vadé, par Madame Engueule, parade suivie de la Fricassée, dansée par MUe Guimard et Dauberval. Et un moment, les habitués du théâtre de Pantin sont dans l'émoi que la police n'interdise décidément le spectacle licencieux de la danseuse.

Mais cette crainte ne dure qu'un temps car au mois de septembre, la Vérité dans le vin, ce chef-d'œuvre du théâtre grivois, y était représenté, joué par trois acteurs de la Comé- die-Française, Dugazon, Auger, Feuillié, aux- quels les fêtes de la Vierge avaient donné la liberté, et qui jouaient la pièce de Collé, affirme Bachaumont, comme jamais on ne les avait encore vu jouer. Et dans cette représen- tation, ils étaient merveilleusement secondés

86 LA GUIMARD.

par MUe Lafond, danseuse de l'Opéra, et par la maîtresse de la maison, dont la voix un peu rauque sépulcrale, disaient ses ennemis, quand elle parlait, perdait à ce qu'il paraît son désagrément dans le chant, et y devenait même assez agréable.

A cette représentation assistait le duc de Chartres, mais incognito, et bon nombre de femmes de la société, se croyant dissimulées dans des loges grillées, mais bien vite déchif- frées.

Et c'est un émerveillement parmi les fabri- cateurs de Nouvelles à la main, que ces diver- tissements ruineux de prince, donnés à Paris par une danseuse, en même temps que la reconnaissance de la gaieté, de l'entrain, du franc rire, de ces libres et amusantes soirées, il n'y avait rien du sérieux, de la gêne, de la contrainte caractéristiques, des fêtes des Altesses1.

1. Mémoires secrets, vol. VI et vol. XXIV. Additions à l'au- née 1711.

XXVI

En ce temps, Mlle Guimard avait la fantaisie de se bâtir un hôtel.

Dans ce quartier des Porcherons, qui dans le plan de Turgot de 1750, ne présente qu'une im- mense plaine maraîchère, semée, à de grands in- tervalles, de constructions rustiques et de bâti- ments religieux, commence à s'élever, à vingt ans de là, tout un quartier d'hôtels, appartenant à la noblesse, à la robe, aux grandes impures.

C'est tout en haut de la rue de la Chaussée- d'Antin, contre la barrière, l'hôtel bâti pour feu Monsieur le président Hocquart, et qu'habite son fils, le marquis de Montfermeil; ce sont, rue Chantereine, l'hôtel Saint-Chamant, sur les dessins de l'architecte Rougevin, et l'hôtel de MUe Dervieux, sur les dessins de l'architecte Brongniart; ce sont, rue de Provence, les hôtels de Dreneuc, de Gouy d'Arcy, de Thun, de

88 LA GUIMARD.

Mme de Montess'on ; ce sont, en revenant à la rue de la Chaussée-d'Antin, et en*descendant vers le boulevard, l'hôtel de Balicourt, l'hôtel de Montmorency qui fait l'angle de la rue Basse ; ça va être, un peu plus loin dans la rue, à côté de l'hôtel originairement construit pour M. Necker, le Temple de Terpsichore l ou l'hôtel de Mlle Guimard, un hôtel rival de l'hôtel de Wu Dervieux, un hôtel élevé par Le Doux, ar- chitecte du Roi, un hôtel que les souverains étrangers, en leur séjour à Paris, iront visiter, ainsi qu'ils vont visiter le pavillon des Lucien- nes2.

Une charmante vue en couleur, à l'imitation d'une gouache du temps3, nous a conservé la vue de l'hôtel de Mlle Guimard. On voit la façade du Temple de Terpsichore, dont le porche est décoré de quatre colonnes, au-dessus desquelles un groupe isolé représente Terpsichore, cou-

1 . Paris tel qu'il était avant la Révolution, par M. Thierry. An quatrième de la République Française.

2. Les Mémoires secrets annoncent, à la date du 21 mai 1777, que le comte de Falkenstein a été visiter le Temple de Terpsi- chore.

3. Rare planche faisant partie d'une suite qui n'a pas été terminée. Elle porte : Maison de Melle Guimard, bâtie par M. le Doux. Prieur, f. 1791. Une réduction également en cou- leur a été faite par Janinet sur un dessin de Durand, et publiée sous le 27 dans une collection de vues de maisons de Paris, par Esnauts et Rapilly.

LA GUIMARD. 89

ronnée par Apollon : groupe en pierre de Con- flans, de 6 pieds de proportion, sculpté par M. Le Comte, sculpteur du Roi. Et dans le cul- de-four derrière les colonnes, on voit encore le bas-relief de 22 pieds de longueur sur 4 de hauteur, Le Comte a exécuté le triomphe de la Muse de la danse, la montrant sur un char, tramée par des Amours, et précédée de Bac- chantes et de Faunes, et suivie des Grâces de la chorégraphie -.

Au bas de la planche en couleur représentant la façade du coquet édifice, sont données deux petites coupes intérieures, vous faisant pénétrer dans l'intimité de la demeure.

L'une vous ouvre l'antichambre, et la salle à manger, décorée de vasques aux eaux jaillis- santes, portées par des groupes de naïades.

L'autre vous introduit dans la salle de spec- tacle, cette salle aménagée au-dessus de la porte, et qui pouvait contenir en son parquet, en ses loges ouvertes ou grillées, cinq cents personnes 2 ; cette salle au plafond peint par Ta- raval, et qui était en petit la salle de Versailles3.

1. Paris tel qu'il était avant la Révolution, par Thierry.

2. Mémoires secrets, vol. VI.

3. L'ouvrage intitulé : Plans, coupes, élévations des plus belles maisons et des hôtels construits à Paris et dans les en- virons, publiés par Kraft architecte, et N. Ransonnette gra-

8.

90

LA GUIMARD.

Le petit palais bâti, paré, orné, sous la surveil- lance amoureuse de La Borde, était un bijou architectural, une merveille de goût décoratif. « Figurez- vous, dit une brochure du temps '., figu-

veur, contient également une vue de la maison de Mlle Gui- mard, et trois petits plans des divers étages, dont rénumération des pièces donnera au lecteur une idée de l'importance de la bâtisse.

Plan du fondement 1.

A. Escalier.

B. Passage.

C. Cuisine.

D. Lavoir.

E. Office.

F. Garde-manger.

G. Corridor du dégagement. H. Pièce commune.

I. Caveau à vin.

K. Cave.

L. Pièce du dégagement pour lo

servico des offices. ■M. Escalier pour le servico. N. Bûcher. O. Cour. P. Escalier pour le jardin.

Plan du rez-de-chaussée 2.

A. Cour.

B. Porche.

C. Escalier.

D. Antichambre.

E. Buffet.

F. Salle à manger.

G. Salon de compagnie. H. Chambre à coucher. I. Boudoir.

K. Cabinet.

L. Escalier pour le servico de

l'office. M. Lieux à l'anglaise. N. Dégagement. O. Salle de bains. P. Cabinet de bains. Q. Cabinet de toilette.

Plan du premier étage 3.

A. Escalier.

B. Corridor du dégagement.

C. Antichambre commune. D D. Chambre à coucher.

E. Salon commun. F F. Boudoir.

F. Cabinet de toilette.

G. Lieux à l'anglaise. H. Dégagements.

I. Escalier.

K. Chambre de femme de cham- bre.

L. Garde-robe.

M. Chambre des domestiques.

N. Lanterne pour éclairer la salle à manger.

O. Lanterne pour éclairer le buf- fet.

1. Brochure citée dans la Correspondance secrète de Métra, vol. VIII.

LA GUIMARD. 91

rez-vous l'assemblage heureux et le plus brillant de tous les arts : ils se sont réunis ici pour se surpasser. Les dehors sont charmants.

« L'architecte a eu dessein de représenter le temple de Terpsichore dans la façade du côté de l'entrée : on ne peut pas mieux réussir ou mieux rencontrer.

« Dans un assez petit espace, cette jolie de- meure offre toutes les commodités et tous les agréments ; et ce qui n'est pas présenté par la vérité, est suppléé par le prestige. Il n'y a pas jusqu'au jardin, qui, quoique peu spacieux, ne charme et n'étonne par son goût tout nouveau. Les appartements semblent devoir à la magie leurs divers agréments ; riches sans confusion et galants sans indécence, ils offrent l'intérieur du palais de l'Amour, embelli par les Grâces. La chambre à coucher invite au repos, le salon au plaisir, la salle à manger à la gaîté : les formes en sont ingénieuses, sans qu'on ait eu recours à ce contraste outré, dont on a abusé si souvent. Une serre chaude comprise dans l'intérieur de l'appartement y tient lieu, l'hiver, de jardin: c'est le goût même qui l'a décorée. Le paysage y est tendre, sans nuire à l'effet ; les treillages sont soumis à la bonne architecture; les arabes- ques n'y ont rien de chimérique, l'exécution de

92 LA GUIMARD.

toutes ces différentes merveilles paraît être l'ou- vrage de la même main. Harmonie délicieuse qui met le comble à l'éloge de l'architecte ; parce qu'elle prouve qu'il a connu l'importance du choix des artistes qui l'ont secondé et la né- cessité de leur imprimer ses idées. Gn y voit un petit appartement de bains, enchanteur et peut- être unique par le style des ornements. On y trouve aussi une petite salle de spectacle, que l'on peut regarder comme un chef-d'œuvre dans son genre. On ne comprend que difficilement, comment l'architecte a pu trouver le lieu de la scène, et celui que doivent occuper les specta- teurs... »

A la décoration du Temple de Terpsichore, se rattachent deux anecdotes, apportant deux cu- rieux renseignements biographiques sur deux grands peintres français du dix-huitième siècle, d'humeur et de caractère différents.

Un jour que la danseuse examinait, en étaient travaux de son hôtel, elle remarquait la tristesse d'un jeune homme peignant des ara- besques, l'interrogeait, apprenait de lui que la misère le forçant à gagner son pain, l'empêchait de se livrer aux études nécessaires, pour concou- rir avec succès pour le prix de Rome. Mlle Gui- mard lui faisait quitter les travaux de l'hôtel, et

LA GUIMARD. 93

lui remettait, tous les mois deux cents livres, permettant à l'élève de Vien de remporter le prix. Ce peintre, c'était David.

L'autre peintre, c'est Fragonard. Les pan- neaux du grand salon étaient entièrement cou- verts de peintures, et le panneau principal offrait la répétition en peinture de la sculpture de la façade : la représentation de Mllc Guimard en Terpsichore, et entourée des attributs qui pou- vaient la caractériser « de la manière la plus séduisante1 ».

L'architecte Le Doux avait choisi pour la réa- lisation galante de l'allégorie, Honoré Frago- nard. Mais cette fois il survenait une brouille, si vive entre la danseuse et son peintre, qu'il était renvoyé, et qu'un marché était passé avec un autre artiste. Or un jour, Fragonard qui était de sa nature un rieur, et qui resta toute sa vie un farceur d'atelier, curieux de voir ce qu'était devenue la peinture commencée par lui, entre les mains de son successeur, trouvait le moyen de s'introduire dans la maison, et de pénétrer jusqu'au salon, sans rencontrer personne. Là, la

1. L'Académie de Musique, par Castil-Blaze, Paris, 1855. Quelques anecdotiers font de David, en cette circonstance, non un peintre d'arabesques, mais le prédécesseur de Fra- gonard.

94 LA GUIMARD.

vue d'une palette dans un coin, lui donne l'idée d'une spirituelle vengeance.

En quatre coups de pinceau, il efface le sou- rire des lèvres de Terpsichore, qu'il charge de colère et de fureur, et sans rien ôter à la res- semblance de MUe Guimard, en fait une ïisi- phone. Et le malheur veut, que le sacrilège consommé, MlIe Guimard arrive avec des amis, pour leur faire les honneurs de son portrait l.

1. Correspondance littéraire.

XXVII

L'anecdote est-elle vraie , j'en doute , et me demande, si Grimm n'a pas été victime d'un ra- contar d'atelier, car nous voilà chez M. Groult, en présence de cette peinture, et rien dans la figure ne trahit une retouche, et la Guimard de là, apparaît avec le sourire bien fragonar disant de Terpsichore.

Sous un ciel violàtre, comme transpercé d'embrasements d'incendie le ciel aimé de Fragonard et au fond duquel s'élève le lourd colombier rustique des paysages de Boucher, la Terpsichore du dix-huitième siècle est re- présentée en bergère de l'Opéra.

Elle a sur la tête un chapeau de jardin, un chapeau rose aux rubans envolés, un chapeau de la forme la plus capricieusement gondolée, contournant une chevelure à l'œil de poudre imperceptible. Elle porte également un cor-

96 LA GUIMARD.

sage rose, auquel sont adaptées de bouffantes et aériennes manches de gaze brochée, descen- dant jusqu'aux coudes, et une guimpe, dont un coin soulevé laisse à découvert le haut d'une épaule nue. Le corsage est lacé sur une pièce d'estomac bleu, qui devient, au-dessous de la ceinture, la jupe de dessus aux trois retroussis d'une polonaise, se gonflant sur le jupon rose du dessous, et un tablier de la gaze brochée des manches et de la guimpe, voltige autour de la longuette et svelte femme, qui, une main sur le cœur, soulève de l'autre ce tablier sont deux roses, dans l'esquisse d'un pas de danse.

Sous sa jupe, un carlin à l'œil allumé, au petit mufle renfrogné, aux crocs colères, jappe, jappe, jappe, aboyant contre un Amour blotti dans un rosier, un Amour grassouillet, un Amour aux ombres fauves et aux lumières pur- purines de la chair, et qui est en train de viser avec une flèche de son petit arc, le soulier de satin blanc à la bouffette rose, le soulier vain- queur des cœurs de la danseuse \

i. Le Figaro du lundi 8 août 1892 parlant de la vente de la collection de chaussons de danseuses, faite par un vieux fidèle de l'Opéra, le mois dernier, notait un lot, dans lequel se trou- vait un chausson, qu'on disait avoir appartenu à la Guimard, et qui se vendait 950 francs.

LA GUIMARD. 97

Cette peinture, au bas de laquelle sont jetées une houlette et une musette, est une peinture rapide, courante, décorative, le peintre sans grand souci de la ressemblance de la Guimard, a peint le type de la danseuse, aux joues fardées, au regard en coulisse, au sourire de la profes- sion, mais avec toute l'habileté des grands dé- corateurs du dix-huitième siècle, et dans une harmonie de chair de pêche, et comme en la douceur pour les étoffes, de couleurs joliment passées et de nuances adorablement fausses.

XXVIII

L'ouverture, l'ouverture attendue du Temple de Terpsichore, qui devait avoir lieu par la re1 présentation de la Partie de chasse de Henri IV, et la Vérité dans le vin, était enfin annoncée pour les premiers jours de décembre 1772 et c'était une fureur parmi toute la grande so- ciété, pour se procurer des billets. L'on se ra- contait que la représentation de la Partie de chasse de Henri IV, qui devait être jouée par les comédiens français, interdite d'abord par le maréchal de Richelieu, d'accord avec les au- tres gentilshommes de la Chambre, avait été autorisée par Sa Majesté, annulant la décision de Richelieu, par le crédit du sieur de la Porte et du maréchal de Soubise, les deux tenants de la danseuse.

Puis des difficultés avec l'archevêque de Paris, amenaient un retard à l'ouverture du

LA GUIMARD. 99

théâtre, qui avait lieu seulement le 8 dé- cembre. L'unique concession faite à l'arche- vêché, était le remplacement de la Vérité dans le vin, par une pantomime intitulée : Pygmalion, une parade qui était la parodie du petit acte de Collé1.

Et ce jour-là, il y avait dans « le Temple de Terpsichore » une compagnie d'hommes de la plus grande distinction, comptant deux princes du sang : le duc de Chartres et le comte de Lamarche, et en femmes, une assemblée de filles du plus joli minois, toutes radieuses de diamants 2 .

1. Correspondance de Grïmm. Garnier, frères, vol. I.

2. Mémoires secrets, année 1772. Une seconde représentation devait avoir lieu sur le théâtre de la Guimard, le jeudi, veille de Noël, mais cette fois l'archevêque obtenait gain de cause, et la Guimard recevait la défense de jouer

XXIX

Au mois de juin 1773, ce prince de Soubise, si traitable sur l'article de la jalousie, et qui avait accepte jusque-là avec l'indifférence su- perbe d'un mari du temps, le partage des tendresses de la Guimard entre M. de La Borde et Sa Grandeur sultanesque, était pris d'un sou- dain accès de jalousie, et exigeait l'expulsion de l'amant de l'amant que sa qualité de fer- mier général ne faisait pas précisément un amant de cœur1 .

Paris s'étonna de cet accès de jalousie, chez un homme, qui n'avait jamais été jaloux, et qui surprenant une maîtresse aimée, dans les bras du chevalier de Langeac, et se rendant à cette définition de Sophie Arnould : « Monseigneur, la sagesse d'une actrice n'est que l'art de bien

1. M. Deville dit que M. de La Borde s'était ruiné au ser- vice de la Guimard.

LA GUIMARD. 101

fermer les portes l ! » continuait ses largesses à l'infidèle. Aussi les mauvaises langues répan- daient que la cause du congé ne pouvait se dire qu'à l'oreille, et venait de ce qu'en langage du dix-huitième siècle, M. de La Borde avait donné une galanterie à la demoiselle Guimard, que celle-ci l'avait procurée au maréchal prince de Soubise , le maréchal à Mme la comtesse de l'Hôpital, la comtesse à... Ici se perdait la ge- nèse2.

A la suite de cette qnitterie de la danseuse, ce pauvre M. de La Borde tombait dans une mé- lancolie noire, que rien ne pouvait dissiper, ap- pelant la fin de son service auprès du Roi ce qui devait arriver au mois de juillet pour quitter la France et courir l'Europe, afin d' ou- blier l'infidèle. Et dans son désespoir amou- reux, perdant le goût de tout ce qu'il aimait avec passion, perdant ce goût de la musique qui avait été l'amusement et l'occupation de toute sa vie, il annonçait à ses amis, dans des lettres désolées, l'intention d'y renoncer.

1. Arnoldiana, Paris, Gérard, 1813. 2. Mémoires secrets, vol. VII.

XXX

Bien certainement Jean Benjamin de La Borde était une nature tendre.

11 fut un médiocre musicien, mais parce qu'il fit de la méchante musique, ce n'est point une raison, pour ne pas lui accorder les douces et humaines qualités, qu'il avait.

Un biographe dit de lui :

<( Un grand nombre des contemporains de La Borde, a pu ne voir en lui que le courtisan ai- mable et dissipé, le possesseur de tous les ta- lents agréables, l'amateur de tout ce qui peut en rehausser l'éclat, et des jouissances frivoles, enfin l'homme à grandes passions, et non moins propre à les inspirer qu'à se laisser domi- ner par elles. Nous avons en prendre une idée bien différente, nous, dont les rapports avec lui, ne nous l'ont présenté que sous l'aspect d'un

LA GUIMARD. 103

homme franc, loyal, modeste, généreux, bien- faisant1. »

Oui, mais avant tout une nature tendre, un tempérament passionné, un amoureux de la femme, et qui le fut toute sa vie, et tout autant plus tard d'une femme légitime, qu'il l'était alors de la Guimard.

Et chez l'amant de la Guimard, qui écrivit des Maximes et des Pensées, il n'est pas sans in- térêt de chercher dans les « Maximes et les Pensées » de l'écrivain, toujours l'auteur se confesse un peu, de chercher et de retrouver l'amoureux qu'il fut.

Voici ces pensées :

« Vouloir qu'on soit amoureux avec raison, c'est vouloir qu'on soit fou avec raison.

1. Jean Benjamin de La Borde, le 5 septembre 1734, était entré dans la finance, par l 'esprit de gratitude de son père pour un état, auquel il avait le rétablissement de sa fortune, ruinée par le système de Law, et était nommé en 1761, adjoint de son beau-frère M. de Marchais, dans le service intime de Louis XV, dont il fut un des amis, si un roi pouvait avoir des amis. Une existence, dit son biographe, souvent au- bord de l'abîme, mais distraite par l'art, la littérature, le plai- sir, et qui se termina par la guillotine.

Le biographe pour nous donner une idée de la douceur de son caractère, et de l'inaltérabilité de son humeur, nous le montre attaqué de coliques néphrétiques qui le faisaient souf- frir des douleurs indicibles, et passant dans le bain des jour- nées entières, environné de livres, avec toute la sérénité d'un homme qui prendrait un bain par sensualité.

104 LA GUIMARD.

- Pourquoi rougir d'avouer qu'on s'est trompé? N'est-ce pas déclarer qu'on est plus sage au- jourd'hui qu'hier.

Une femme qui sait mal est moins suppor- table, qu'une femme qui ne sait rien.

Le plaisir est comme une fleur, dont l'odeur est délicate, et qu'il faut sentir légèrement, si on veut toujours lui trouver le même parfum.

La plupart des femmes ressemblent à des énigmes qui cessent de plaire, dès quelles sont devinées.

Jamais une âme bien amoureuse n'est juste; elle trouve son bonheur trop petit et son mal- heur trop grand.

On prend de l'amour près d'une femme de vingt ans, une de trente en donne.

Qui aime est bien plus heureux que d'être aimé.

Qui veut être aimé sans aimer, ressemble à celui qui veut allumer un flambeau avec une torche éteinte. »

Et peut-être en ce mois de juin 1773, écrit- il :

« On combat l'amour par la fuite et la colère par le silence. »

Et peut-être plus tard, plus tard, écrira-t-il, en pensant à la Guimard :

LA GUIMARD. 105

<( Les grandes passions qui s'affaiblissent, sont semblables à des songes, dont l'idée s'efface à mesure qu'on s'éveille1. »

1. Pensées et Maximes de J.-B de La Borde, précédées d'une notice sur la vie et les ouvrages de ce littérateur. Paris, Lamy, 1802.

XXXI

Dans cette imagination de danseuse, cher- cheuse et créatrice de plaisirs, joliment sensuels, sur ses deux théâtres de Pantin et de la Chaus- sée-d'Antin, dans cette imagination libertine qui avait un moment la velléité de ressusciter les Fêtes d'Adam, exécutées sous le Régent, au château de Saint-Cloud1, dans cette imagina- tion tombait, en l'année 1776, l'idée d'un pique- nique, d'un pique-nique d'une immoralité scan- daleuse, d'un pique-nique comme la société française n'en avait point encore vu.

11 s'agissait d'un spectacle composé de La Co- lonie et des Sabots, MUeGuimard devait jouer, Mlle Duthé danser, et Mlle Dervieux s'était chargée de la commande du repas chez un grand traiteur du boulevard. Et la comédie, et le

1. L 'Académie Impériale de Musique, par Castil-Blaze, Paris, ] 853.

LA GUIMARD. 107

souper auraient été suivis d'un bal, d'un jeu d'enfer, et « de tout ce que pouvait accompa- gner une pareille orgie ». La partie, d'abord projetée pour le carnaval, avait été remise au premier jeudi de carême, dans le but, disent les Mémoires secrets, de rendre la partie plus célèbre et plus singulière1.

Les souscripteurs étaient en nombre suffi- sant2, le spectacle monté, le souper tout préparé, quand arrivait sur les plaintes de l'archevêque de Paris, un ordre du Roi qui défendait et le spectacle, et le bal, et le souper ordre, que l'influence sur son frère du comte d'Artois, qui devait assister à la fête, en compagnie du duc de Chartres, n'avait pas le pouvoir d'empêcher.

La déesse du Carême Préparent un grand repas; Par une rigueur extrême ; La police ne veut pas

Qu'un teint si blême Dans Paris, du Mardi gras

Soit l'emblème.

Dans la chanson, née du pique-nique défendu,

\ . Mémoires secrets, roi. IX.

2. Correspondance secrète, \o\. III. A la date du 19 mars 1776, Mctra annonce soixante-cinq souscripteurs.

108 LA GUIMARD.

la maigreur de la Guimard était méchamment rappelée en un couplet :

Le souper était honnête; L'on pouvait aller après

En tête à tête ; Et renoncer aux poulets

Pour une arête.

Un moment, le gouvernement eut peur que la jeunesse folle qui avait souscrit, ne se livrât à quelque coup de tête, et le commandant du guet recevait l'ordre de garder les avenues du traiteur, et d'empêcher qui que ce soit d'y entrer.

Dans ces circonstances, MIle Dervieux prit le meilleur parti qu'elle avait à prendre, elle fit porter les victuailles du festin au curé de Saint- Roch, pour être distribuées aux pauvres ma- lades de la paroisse.

Et l'on nomma plaisamment ce repas : le repas des Chevaliers de Saint-Louis, à cause des cinq louis d'écot, que chacun payait *.

1. Mémoires secrets, vol. IX.

XXXII

Le théâtre de la Chaussée-d'Antin continua, en dépit de l'archevêché et du parti dévot, à avoir comme public, les princes du sang, les grands seigneurs et les impures les plus en vue. Et la parodie d'ERNELiNDE, la bouffonnerie en vers, composée par le danseur Despréaux, déjà l'ami intime de la danseuse, représentée en septembre 1777, chez la Guimard eut ce suc- cès extraordinaire. Un mois après, la parodie était représentée où? devant la cour, à Choisy, la veille du départ pour Fontainebleau, et le jeune Roi, qui n'avait jusqu'alors encore témoi- gné aucun goût bien vif de théâtre, y riait d'un si gros rire, pendant les trois actes, qu'il don- nait une pension au danseur1.

1. Mémoires secrets, vol. IX.

10

XXXIII

Un ballet, la Guimard conquiert tous les applaudissements, emporte tous les suffrages, un ballet la danseuse-pantomime fait, pour ainsi dire, parler la danse : c'est le ballet de la Chercheuse d'Esprit, représenté à la cour en 1777, à l'Académie Royale de Musique, en 1778.

LA CHERCHEUSE d'Esprit

BALLET-PANTOMIME

De la composition de M. Gardel i, maître des

ballets du Roy, en survivance ; Représenté devant Leurs Majestés, à Choisy, à

Fontainebleau, en 1777, Et par l'Académie Royale de musique,

Le dimanche 1er mars 1778.

A Paris. De l'imprimerie de P. de Lormel.

LA GUIMARD, 111

Les personnages de ce ballet, tiré de l'opéra- comique de Favart, sont :

Mme Madré, riche fermière MUe Allard.

M. Subtil, tabellion M. Despréaux.

M. Narquois, sçavant M. Gardel.

Nicette, fille de Mme Madré MUe Guimard.

Alain, fils de M. Subtil M. Gardel I.

L'Éveillé M. Dauberval.

Finette M11c Dorival.

Et voici les premières lignes de la brochure :

« Nicette paraît, en dansant un pas qui ca- ractérisera sa simplicité. Le moindre bruit lui porte ombrage, un rien l'attriste ou l'égaie.

<< M. Subtil la surprend à regarder ses doigts. Elle est effrayée, en le voyant, mais il la ras- sure, et profite du moment, elle est seule pour lui déclarer son amour. Nicette le regarde, lui rit au nez. Elle veut se sauver ; il la retient.

« Mme Madré arrive, voit M. Subtil aux genoux de Nicette, éclate de rire, lui demande s'il a perdu l'esprit d'être amoureux d'une fille aussi sotte. »

Mme Madré propose une transaction à M. Sub- til, elle veut bien lui accorder Nicette, mais elle épousera son fils, qui est apparu un mo-

112 LA GUIMARD.

ment, et qui a été accueilli par un sourire de la fillette. Et on se prépare à chercher le notaire pour dresser les contrats, et la mère envoie sa fille chercher de l'esprit.

C'est alors que la pauvre Nicette aperçoit M. Narquois, se promenant un livre à la main, perdu dans la profondeur de ses réflexions, et elle va à lui, avec la pensée que cet homme qui passe pour un prodige de science, pourra peut- être lui procurer de l'esprit. Elle l'aborde toute tremblante, et après une belle révérence, lui demande, si on peut avoir près de lui de l'esprit, pour de l'argent.

Survient l'Eveillé, qui se montre tout prêt à lui faire cadeau de tout l'esprit possible, quand apparaît Finette, la sœur de Nicette, qui fait entendre à l'Eveillé que c'est à elle seule, qu'il en doit donner.

Et les deux amants se retrouvent, et sont entre eux si embarrassés par leur naïveté, par leur innocence, qu'ils songent à quitter leur village, pour aller chercher de l'esprit à Paris, quand Mme Madré engage Alain à prendre une leçon d'elle, et s'agenouillant, elle lui présente un ruban et lui prend la main pour la bai- ser, l'engageant à répéter la chose près d'elle, mais au lieu de lui obéir, sachant ce qu'il vou-

LA GUIMARD. 113

lait, Alain se sauve avec le bouquet et le ruban, retrouver Nicette.

Nicette revenue, est en train de se mirer dans une fontaine, devant laquelle elle arrange son fichu et pose une fleur dans ses cheveux, lorsqu'elle surprend un feint sommeil de sa sœur Finette, étendue sur un banc de gazon, pour se faire embrasser. Or, au moment paraît Alain avec le bouquet et le ruban, elle se couche sur le banc, et fait semblant de dormir, et comme il n'ose la réveiller, elle lui tend sa main à baiser.

Un instant hésitant, enfin Alain s'agenouille, lui met le ruban, lui attache le bouquet.

Et en cet instant, ainsi que le dit la bro- chure :

<< Les deux amoureux semblent reprendre un nouvel être, ils se livrent à leurs transports, et leurs transports éclatent dans leurs yeux. »

Alors, Mme Madré d'entrer en fureur, et de sé- parer les amoureux, mais bientôt tout s'apaise de la plus charmante façon du monde, Nicette épouse Alain, Finette épouse l'Éveillé, Mme Ma- dré elle-même épouse M. Subtil, et les trois mariages sont célébrés par des danses villa- geoises.

10.

114 LA GUIMARD.

D'après l'exposition de ce ballet, on conçoit la coquetterie jeunette et la naïveté malicieuse qu'il fallait y apporter, et qu'apporta MUe Gui- mard, qui deux ans auparavant, en son rôle de la Capricieuse, dans les Caprices de Galathée1, avait fait déjà pressentir la mime de l'ingénuité, qu'elle était. Et là-dessus, c'est un concert d'éloges dans toute la presse du temps.

Les Mémoires secrets constatent les applau- dissements qui accueillent Guimard.

Les Affiches et Avis divers disent, en parlant du jeu de Mlle Guimard « que la nature ne se montre pas avec des grâces plus naïves et plus attrayantes. »

Le Nouveau Spectateur, par Lefuel de Méri- court, s'exprime ainsi : « La difficulté d'une pan- tomime est de pouvoir exprimer par le moyen des gestes, ce qui semble exiger le secours de la parole. Il était diffiieile par exemple dans le sujet de la Chercheuse d'esprit, de suppléer au vers.

Allez chercher de l'esprit, qui fait le nœud de la pièce, mais le jeu de la

1. Ballet la Guimard avait eu le plus grand succès, au théâtre de la Cour à Fontainebleau, le 20 novembre 1776.

LA GUIMARD. 115

Guimard ne laisse rien désirer, dans ce moment intéressant. »

Le Mercure de France, imprime : « On ne peut trop exalter le talent de JVIlle Guimard dans le rôle de Nicette. Il faut la voir et convenir que jamais on n'a rendu une niaise, en même temps simple et maligne, avec plus de grâce, avec plus de vérité et plus de nature, que cette char- mante actrice-danseuse, qui, par son art, est toujours ce qu'elle veut être.

Enfin, Grimm, dans la Correspondance litté- raire, après avoir déclaré que le talent de la Guimard, a su faire oublier tous les défauts du ballet, louange la danseuse en ces termes : « Elle a mis dans le rôle de Nicette une gradation de nuances si fine, si juste, si délicate, si piquante, que la poésie la plus ingénieuse ne saurait rendre les mêmes caractères avec plus d'esprit, de délicatesse, de vérité. Tous ses pas, tous ses mouvements ont de la mol- lesse et de l'harmonie, une entente et sûre et pittoresque. Comme sa simplicité est naïve, sans être niaise , comme sa grâce naturelle se cache sans affectation, se développe par degrés, et plaît sans se presser de plaire! Comme elle s'anime aux doux rayons du sentiment. C'est un bouton de rose qu'on voit éclore, échapper

116 LA GUIMARD.

doucement aux liens qui l'enveloppent, trem- bler et s'épanouir. Nous n'avons rien vu clans le genre d'imitation, de plus délicieux et de plus parfait. »

XXXIV

A la direction de Berton, et de Buffault, le marchand de soie, ayant pour enseigne : Aux Traits galants, nommés commissaires du Roi, avec pleine autorité sur les sujets de l'Académie de musique et de danse, direction qui avait suc- combé sous les dissensions intestines du tripot lyrique, succédait, à Pâques de l'année 1778, la direction du sieur de Vismes, nommé directeur de l'Académie, à ses frais, risques et périls, et qui déposait 500 000 livres dans la caisse de la Ville de Paris, qui lui payait la rente, et se dé- chargeait de tout, moyennant une subvention de 80 000 francs1.

Cette direction, annoncée comme devant faire des merveilles, débutait par de petites innova- tions dans la salle, que ne goûtait pas le public.

1. Mémoires secrets, vol. X.

118 LA GUIMARD.

Puis des réformes intérieures, comme la dimi- nution des feux, indisposaient contre le nouveau directeur, les coryphées de la danse et du chant, qui se mettaient à entraver l'essor de ses projets, avec l'appui, l'encouragement occulte de M. de Yougny, cousin germain de Maure pas, le type de l'amateur dilettante du temps, le protecteur attitré des demoiselles du chant et de la danse, et encore de M. de La Borde, l'entêté malheu- reux compositeur, et le ci-devant amant de la Guimard '.

Trois mois après l'installation de M. de Vis- mes, on parlait des prises quotidiennes qu'il avait, et avec les chanteurs et les danseurs, et avec les gens de l'orchestre, et surtout avec les demoiselles qui lui parlaient avec beaucoup d'irrévérence, et on présageait qu'il lui serait difficile de résister à cette ligue générale2.

Le mois suivant, au mois de juillet, il était question de quelque chose de plus grave pour de Yismes : le bruit courait que les fonds lui manquaient, que Compain, valet de chambre de la Reine, son croupier, le plus fort action- naire de la Compagnie qui s'était engagée à lui fournir des fonds, se dégoûtait de l'entreprise,

1. Mémoires secrets, vol. XI.

2. Ibid., toI. XII.

LA GUIMARD. 119

devant la défaveur que rencontrait son protégé près de ses administrés et du public, et l'on pré- sumait qu'il se servirait de son crédit auprès de Sa Majesté, pour le remplacer par une com- pagnie.

En décembre même, les insurgés de l'Opéra, qui prenaient les noms et les qualifications des insurgens de l'Amérique, parvenaient à effrayer le directeur, et à le décider, à remettre la direc- tion à Pâques, moyennant un traitement.

A ce moment, le chevalier de Saint-Georges, l'escrimeur célèbre, Je violoniste, le composi- teur même, appuyé par une société de capita- listes, se mettait sur les rangs pour la direction, mais Mlle Guimard et les autres adressaient un placet à la Reine, pour lui représenter que leur honneur ne leur permettait pas d'être soumises à la direction d'un mulâtre. Et la direction du mulâtre était à vau-l'eau, sur cette phrase de la Guimard, colportée dans toute la grande société de Paris : « Il faudrait d'abord y préparer le pu- blic, en lui faisant voir Vénus négresse, débar- bouillant l'Amour mulâtre1.»

Mais le Roi, un peu irrité de cette fermenta- tion de l'Opéra, qui avait un contre-coup à la

1. Tablettes 'd'un gentilhomme sous Louis XV, par Charles Maurice, 1864.

120 LA GUIMARD.

cour parmi les princes, les duchesses, les minis- tres, prenant parti, les uns pour le directeur, les autres pour les acteurs, avait une entrevue avec Amelot, et lui demandait, si décidément le pu- blic était content des innovations introduites par le nouveau directeur. Le ministre répondait que le public, d'abord hostile à de Vismes, com- mençait à revenir sur son compte. Sur quoi, le Roi s'écriait, avec ce mépris de l'homme de cour du temps pour les gens de théâtre : « Eh bien! qu'il reste, et qu'on ne me parle plus de cette canaille-là! » Là-dessus, lettre ministérielle d' Amelot à de Vismes, à l'effet d'être commu- niquée à ses administrés, et à les faire rentrer dans la subordination.

Mais l'apparente soumission des mutins de l'Opéra ne fut pas longue, et leur calme apparent cacha une conspiration secrète, et de nouvelles combinaisons pour se débarrasser de leur direc- teur, afin d'arriverj ce qui était leur ambition depuis plusieurs années, à se régir eux- mêmes. Une idée qui leur avait été soufflée par la Guimard, qui, sentant l'ascendant quelle exerçait sur ses camarades, aurait été la vraie directrice de l'Académie de musique. Et un mo- ment le bruit courait de la retraite définitive de de Vismes, découragé par la pusillanimité du

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ministère, moyennant un pont d'or que lui fai- saient les sujets de l'Opéra1.

Cela se passait l'année, de Vismes était rentré en grâce auprès du public, par son zèle, par son activité, par la mise sur pied, en un mois, de sept opéras, une année il devenait un personnage presque populaire, une année, ou l'on baptisait une coiffure : Coiffure à la de Vismes P une année l'on reconnaissait que c'était le personnage le plus propre à cette di- rection, par son sang-froid unique, son insen- sibilité et sa justice même envers les talents, contre lesquels, il était obligé de sévir.

Alors, il y eut un retour de la cour, en faveur de de Vismes, et le 21 février 1779, la Reine honorait le vendredi, de sa présence à l'Opéra, en compagnie de Madame, et de la comtesse d'Artois. Une représentation, il y avait dans le parterre deux partis, l'un pour huer, l'autre pour applaudir la Guimard, qui, manquant à son serment avait bien voulu condescendre à danser : représentation très commentée, la Reine, dont les bontés pour la danseuse étaient connues, et qui l'encourageait volontiers de ses

1. Mémoires secrets, vol. XIII.

2. L'Académie Impériale de musique, par Castil Blaze, vol. I.

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122 LA GUIMARD.

applaudissements, n'avait point battu des mains, et l'on pensait que Compain, maintenant, tout à fait content de la direction de son protégé, avait voulu par ce blâme de la souveraine, punir l'actrice !.

Enfin après bien des pourparlers et des tergi- versations du ministère, de Vismes était main- tenu comme directeur général de l'Opéra, sous l'inspection de la Ville. Mais les mécontents continuaient à se répandre en récriminations, plus vives tous les jours, sur le despotisme du sieur de Vismes, sur son ingratitude envers ceux qui avaient fait son élévation, s'indignant d'être menés par lui comme une brigade des fermes, et l'accusant d'être un petit Machiavel, qui les avait divisés par de sourdes menées, et se plaignant d'être harassés d'études, de répé- titions, et de ne recueillir de leur sueurs et de leurs fatigues, que de X épuisement et de la mai- greur.

Alors, quand on croyait tout fini, et les mutins rentrés dans l'ordre, treize d'entre eux en- voyaient leurs démissions, avec protestations devant le notaire, et ne jouaient, au mois de mars, Iphigénie, que par ordre2.. Sur ce, M. de

1. Mémoires secrets, vol. XIII.

2. Lettres sur les Arts imitateurs, par Noverre, vol. II.

LA GUIMARD. 123

Caumartin mandait devant lui les coryphées du chant et de la danse, et annonçait le renvoi de l'Opéra, de Mllc Duplan, même sans la pension de 1 500 livres, pour son insolence envers son chef, et déclarait à Dauberval, qu'il était chassé, sans retraite, avec injonction de continuer à danser jusqu'à Pâques ; après quoi il y avait défense pour lui de fréquenter le théâtre lyrique, même en payant '.

Au fond, l'âme de la conspiration, c'était la Guimard. Oui, c'était elle qui conduisait l'in- trigue, avec l'adresse qu'on lui connaissait, c'était elle qui empêchait les partis maladroi- tement violents, c'était elle qui n'avait cessé de répéter dans les réunions : « Surtout, mesdames et messieurs, point de démissions combinées, c'est ce qui a perdu le Parlement! »

Et c'était chez la danseuse qu'avait eu lieu, écrit La Harpe2, l'assemblée nocturne, avait été prise la résolution de s'exposer à tout, plutôt que d'obéir à de Vismes.

Enfin, à l'instigation de la Guimard, était colporté, et même plus tard imprimé, un pamphlet ridiculisant de Vismes, qui dans une première lettre, datée du 27 avril 1779, se plai-

1. Mémoires secrets, vol. XIII.

2. Correspondance littéraire, vol. II.

124 LA GUIMARD.

gnait à M. de la Ferté, d'être le jouet des con- versations de Paris, accusant un nommé Jabi- neau, qui avait assisté à toutes les assemblées tenues chez la Guimard, d'avoir composé ce libelle. Et dans une autre lettre, datée du 30 avril, de Yismes demande la suppression de ce pam- phlet, soupçonnant cette fois l, comme l'auteur, un nommé Dodé de Jousserand, connu dans tout Paris pour un mauvais sujet, et qui se fait un plaisir de faire la lecture de ce libelle dans les cafés, et môme dans quelques maisons particulières il est admis2.

1. Daudé de Jossan, d'après les Mémoires secrets, un petit- fils de la Lecouvreur qui, après s'être jeté dans toutes les in- trigues, escroqué tant qu'il avait pu, sortait de la sphère des cour- tisanes, pour se faufiler chez les grands, devenait le favori du prince de Montbarey qui le faisait nommer syndic de la ville de Strasbourg.

2. Archives Nationales. Carton 0I62.""> .

XXXV

La libelle signalé au ministre, une brochure rarissime, a pour titre :

Lettres des Premiers Sujets de l'Académie Royale de Musique et de Danse à M. Duval, premier commis au café du Caveau, départe- ment des Glaces. Et s'adressant à Messieurs les Amateurs, Politiques, Littérateurs, Critiques et Dégustateurs du café du Caveau.

Le libelle commence ainsi :

« Organes sacrés de la multitude, oracles du bon goût, censeurs révérés, qui tenez en vos mains la balance des jugements du public, sages distributeurs de ses louanges ou de son blâme, daignez nous prêter un moment d'atten- tion. »

Et par la plume du pamphlétaire, les sujets de l'Opéra exposent que leur cruel adversaire,

11.

126 LA GUIMARD.

le sieur de Vismes, a corrompu toutes les voix de la Vérité, que les trompettes inférieures de la Renommée, les gazettes étrangères, les petits journaux, les petites nouvelles à la main font métier de les calomnier à dire d'experts, qu'une nuée de preneurs, d'aboyeurs stipendiés par des gratis, sont arrivés à peindre le despote des talents lyriques, comme un martyr de l'indisci- pline de l'Opéra, et qu'ils en appellent du public mal informé au public mieux informé.

Là-dessus est imaginé par l'auteur, un con- seil drolatique, un conseil des plaisirs, nommé au café du Caveau, le président Gobemoka, un fréquenteur du café, choisit pour commis- saires de son tribunal, messire Craquet, un des quarante pourvoyeurs des petits journaux, deux des amateurs de la cheminée à gauche du grand foyer de l'Opéra, deux assidus des foyers de la Comédie française et italienne, deux assesseurs de l'arbre de Cracovie, deux familiers de la boutique de MUe Crosnier, et quelques marguilliers de la première table du coin du café Foy.

Alors commence le défilé des acteurs et des actrices. C'est Le Gros, qui se plaint que M. de Vismes veut les régenter comme des esclaves; c'est Larrivée, qui déclare que lorsqu'il a vu

LA GUIMARD. 127

l'Académie devenir la proie de ce petit traitant, il a songé à se retirer; c'est Dauberval, le boute- feu, le promoteur de l'a querelle, le chef de parti, qui énumère les vexations et les insultes du fermier de leurs talents, lui reproche ses hauteurs, ses caprices, ses injustices envers Gluck et Grétry, lui reproche sa phrase con- cernant les sujets actuels de l'Opéra, qu'ils étaient de vieux chevaux dans son écurie, qu'il réformerait au premier jour, lui reproche d'avoir cabale, intrigué, semé la discorde et la division, pour étendre son despotisme, lui reproche d'avoir excité le ressentiment du gouverne- ment, des gens puissants, qu'il se vante d'avoir dans sa manche, pour leur attirer des punitions non méritées.

A Dauberval succède Yestris, peint en son amusant baragouin :

« Messioux, vous voyez devant vous oun sujet qui sert depuis trente-oun ans l'Académie royale de mousique et de danse, en qualité de premier dansour; il ne s'est jamais vou, et ne se verra peut-être jamais, oun homme conser- ver si longtemps le bonhour de plaire au pou- blic, dans oun genre, mais ce qui sera non moins rare, c'est de voir oun petit souffisant, tomber des noues comme une masse sur notre

128 LA GUIMARD.

tête, vouloir nous traiter comme des poulis- sons. Par la chacoune de M. Le Breton, je ne souffrirai pas une telle infamilé, et j'aimerai mioux que moi et mon fils oussions les gambes cassées, que de danser, pour faire oun tel homme riche... » Et l'italianisant Vestris, est remplacé par le zézaycur Noverre.

« Messieurs, z'ai beaucoup couru le monde; z'ai eu le bonheur de paraître devant les plus grands Monarques, et la consolation de mériter leurs bontés, et leurs suffrages. Ze croyais avoir trouvé un asile en la patrie des arts et des talents agréables; z'ai rencontré dans mon semin un homme; z'ai ressautfé un serpent dans mon sein1, ze voulois me donner et à mes camarades, un oblizé; z'ai eu la maladresse de nous donner un maître... Ce que z'avance, est connu de tout le monde; c'est moi qui menai M. de VismeszèsMademoiselleGuimard... Dans ce temps-là il n'avoit pas les mêmes fasons

1 . Dans ses Lettres sur les Arts Imitateurs, Xo verre reproche, tout comme Dauberval, à de Vismes d'avoir semé la discorde et la division parmi les sujets de l'Opéra. Il dit : « Cet ancien commis principal à la ferme générale... crut, car il ne doutait de rien, que l'on pouvait conduire l'Opéra comme une brigade des fermes, et il se trompa. Il s'imagina qu'il fallait brouiller pour régner, et ce petit Machiavel médita mal ; ses petites tracasseries furent découvertes. Les sujets divisés par de sour- des menées se rapprochèrent et se réunirent. »

LA GUIMARD. 129

qu'auzourd'hui, il n'avoit pas ze beau diamant qu'il porte au doigt; il ne parloit pas de mettre tout le monde au For l'Evêqué, ou dans la rue . . . En revanze, il avoit d'excellentes Qualités, il étoit doux, poli, révérenzieux, il faisait le punch zès cette aimable Demoiselle, avec un zèle, une perfection, à faire tourner la tète. Il nous la tourna, car nous crûmes que le garçon cafetier serait un bon administrateur ; nous le propo- sâmes, le prônâmes, le poussâmes : mais le faiseur de punch a voulu nous traiter, comme des citrons, exprimer notre zus, et nous zeter ensuite comme des écorces. »

Enfin sur l'ordre du président, l'huissier faisait entrer Mlic Levasseur et M1Ie Guimard, un groupe, la majesté de la chanteuse était tempérée par les charmes si touchants de la danseuse, et Mlle Guimard, une main dans la main de Mlle Levasseur, et l'autre moelleuse- ment levée en l'air, prenait la parole après sa compagne.

« Vous venez d'entendre Polymnie, et mes faibles discours n'ajouteront rien au pathétique de ses raisons. Les mouvements de la haine sont trop pénibles pour mon cœur... Je n'aime à me livrer qu'aux douces émotions de la ten-

130 LA GUIMARD.

drosse et de l'amitié... j'ose dire de la bienfai- sance; non que je veuille rappeler ici quelques actions que j'ai toujours cherché à dérober au public; mais parce que le même homme dont nous avons à nous plaindre, doit à l'intérêt qu'il a su me surprendre, d'occuper aujourd'hui le poste, d'où il nous insulte et nous traite aussi cruellement... Oui, messieurs, c'est moi, qui, séduite par les prétendus malheurs de M. de Yismes, par son respect, et le goût in- vincible, qu'il affectoit pour les talens, entraî- née parles sollicitations du sieur ?soverre, qui ne présageoit sans doute point l'usage qu'il feroit de nos bontés, enrployoit le crédit que je pouvois avoir, pour lui faire confier l'adminis- tration de l'Académie... J'espérois qu'il trai- teroit avec décence et reconnoissance ceux qui le feroient vivre... que mettant de justes bornes au désir du gain, il se feroit un devoir d'en- courager les talens, surtout ceux qui com- mencent, par les secours, qui leur sont si né- cessaires... J'ai gémi souvent de voir que des sujets, qui avoient le bonheur de vous plaire, et de vous faire concevoir les plus favorables augures, en entrant dans la carrière du chant ou de la danse, dont les pénibles commence- ments avoient besoin d'être aidés, pour ne point

LA GUIMARD. 131

lutter à la fois contre les difficultés de Fart et les tourmens du besoin, en sentissent les dures extrémités, par l'avarice du nouvel entrepre- neur, qui éludoit de tenir aux uns ce qu'il avoit promis, qui refusoit insolemment aux autres de les aider, alors je me suis repentie de mon ouvrage, j'ai fait des vœux avec mes cama- rades, pour être délivrée de l'homme, qui m'avoit si cruellement trompée... Je me suis flattée qu'en lui faisant des sacrifices, en lui procurant un gain, sans risques et sans peine au delà de ses espérances, il préféreroit une re- traite lucrative et honorable, aux tourmens d'une gestion orageuse, contrariée par tous les sujets qu'il a généralement révoltés par ses manières et ses procédés... Mais il préfère rester, messieurs, et ce trait seul doit fixer votre opinion sur son compte, comme il a dé- cidé la mienne. Quelle àme honnête peut pré- férer à l'appât, je ne dis pas d'un gain un peu plus considérable, et hasardé comme le sien, mais au prix d'une fortune conséquente, une existence pareille à celle de cet administrateur. Quel triste métier que celui de fatiguer sans cesse les supérieurs par des plaintes, d'attrister leur indulgence, en sollicitant des châtiments, de -compromettre leur équité, en les faisant in-

132 LA GUIMARD.

fliger injustement, de ne voir que des gens mécontents, de vivre au milieu des murmures et des mépris! L'imprudent ne sent point qu'il perdra bientôt le peu de crédit et de faveur qu'il a usurpé sur le public; il est impossible que cette mésintelligence, cette haine insur- montable entre l'administrateur et les premiers talens dont il a besoin, pour continuer de vous plaire, ne nuise pas à la machine... Alors, messieurs, vos plaisirs seront compromis, et victimes, à votre tour, de son avidité et de son obstination, vous lui saurez mauvais gré de ne pas vous avoir épargné ces désagréments, en suivant la route que sa délicatesse devoit lui prescrire... Je ne puis me défendre, messieurs, d'un mouvement d'indignation, quand je songe que tous les premiers sujets, que vous avez traités jusqu'ici avec tant de distinction et de bonté, sont à la veille de perdre une faveur aussi précieuse pour eux que la vôtre, par les menées, les vengeances d'un homme, que j'ai emmené là, pour notre ruine, et que moi- même, qui me suis fait une si douce habitude de vos suffrages, qui me flattois d'être estimée et désirée par vous, qui sur la foi de vos ap- plaudissements, pcnsois que l'heure de la re- traite n'étoit point encore sonnée pour moi...

LA GUIMARD. 133

je serois forcée de m'en aller... car je ne puis séparer ma cause de celle de mes camarades... et ils ne peuvent se résoudre à servir sous lui... Dites, messieurs, m'en irai-je pour M. de Vis- mes? Le préférez-vous à moi... à cette Creuse, qui a eu le bonheur de vous voir les rivaux de Jason ; à cette petite Chercheuse d'esprit, à qui vous vouliez tous en vendre... Je ne viendrai plus à la fête des jeux et des plaisirs, enchaîner par des liens de fleurs, les héros trop sévères, et leur peindre les charmes de l'Amour... L'ombre heureuse des Champs-Elysées s'éva- nouira à vos yeux... mais semblable à Eury- dice, entraînée par une force irrésistible, arra- chée de votre présence, elle tendra les bras vers vous, et ses derniers regards peindront sa douleur et ses regrets. »

Là, la brochure représente la Guimard, un sourire enchanteur aux lèvres, et avec des mains suppliantes dirigées vers ses juges, qui séduits par les grâces de son attitude, courbés vers elle, et les bras tendus comme pour la retenir, s'écrient en chœur : « Non... non... restez... restez », cela pendant que le président ému, lui dit : « Nous préserve le Ciel, Made- moiselle, d'une perte que j'oserai appeler irré- parable... Mais vous n'ignorez pas que M. de

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134 LA GUIMARD.

Vismes n'est plus que directeur, que les abus d'autorité, s'il étoit tenté d'en commettre, sont prévenus par celle de la ville qui reprend l'en- treprise de ce spectacle. »

Il n'y a ni pacte ni paix à faire avec le méchant, reprenait Mlle Guimard, et nous ne sommes pas même persuadés que l'entreprise du spectacle de l'Académie Royale soit vérita- blement reprise par la ville; nous craignons, et M. de Yismes lui-même n'a pas peu contri- bué par ses discours à fortifier cette opinion, que les surprises qu'il a su faire à la religion des premières personnes, n'aient engagé à lui donner cette égide, pour le mettre à couvert de notre ressentiment et des effets fâcheux, qui pourroient résulter du peu de considération qu'il a su se procurer. Nous pensons qu'il est toujours l'administrateur, le directeur, le chef, le despote de cette machine : que s'il est réelle- ment le directeur de la ville, il n'en sera que plus redoutable, parce qu'il cherchera à asso- cier à ses vengeances ses commettants, qu'il donnera une espèce de sanction à ses tyrannies, en les présentant comme des ordres émanés d'une autorité respectable, que placé entre la ville et nous, il interceptera nos plaintes... aigrira, aliénera les chefs... Irons-nous à chaque

LA GUIMARD. 135

instant les fatiguer de nos griefs? Pourrons- nous donner tort à leur homme de confiance, sans compromettre encore tout le bon ordre et fomenter les divisions?

« D'un autre côté, le déni de justice n'ai- grira-t-il pas davantage les esprits?... Il faudra donc les secousses de l'autorité, les actes de sévérité!... Souvenez-vous donc, messieurs, que nous offrons de l'or, à M. de Vismes, qu'il fait un marché excellent; de quelle impor- tance est-il donc pour le bien public, pour le bon ordre, qu'il soit conservé dans ce poste? Souffrez que je revienne encore, messieurs, au projet de nous confier notre propre adminis- tration... On vous a suffisamment prouvé qu'il étoit juste de nous accorder un essai, dont nous avons prévu et paré tous les inconvénients... Je me fais une idée charmante, en pensant que la générosité et la bienfaisance seront substi- tuées à l'avarice et à la dureté : les premiers sujets se feroient un devoir et un plaisir d'en- courager, de secourir les jeunes talens. Croyez, messieurs, que les actes de délicatesse et de désintéressement ne nous sont pas étrangers. J'ose rappeler le zèle, avec lequel les sujets de l'Académie ont cherché à manifester leur res- pect pour une souveraine adorée, et leur joie

136 LA OUIMARD.

pour un événement heureux, en se modelant sur les actes de bienfaisance, qui avoient servi d'interprète à l'allégresse publique, par un projet qui, quoique resté en partie sans exé- cution, n'a pas moins été honoré de l'appro- bation du public. Soyez donc, messieurs, nos défenseurs, nos libérateurs... et que les pre- miers sujets doivent à votre justice et à vos bontés, la restauration de la liberté d'une Aca- démie royale, qui, par son essence même, n'auroit jamais connaître de tyran. »

Sur une interruption dun des messieurs du foyer de l'Opéra, qui lui demandait, si on pou- vait espérer qu'une république, telle que celle de l'Opéra, administrée par ses premiers sujets, puisse subsister, sans des guerres intestines, Guimard répondait :

« Vous ne me refuserez pas, messieurs, de convenir, que cette république, composée de membres si prompts, si faciles à se désunir, à ce qu'on dit, s'est comportée avec assez d'har- monie et d'ensemble, en cette circonstance : cela pourroit donner au moins quelques pré- somptions en notre faveur. Mais ces dangers même ont été prévenus et prévus, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire ; nous avons éga- lement songé dans notre plan d'appeler pour

LA GUIMARD. 137

nous seconder des personnes, dont le zèle, l'in- tégrité, l'intelligence nous étoient connus, qui avoient fait leurs preuves, à qui cette admi- nistration étoit familière. M. le Breton, connu et estimé de la ville, sous les ordres de laquelle, il a longtemps conduit cette machine, à la sa- tisfaction de tout le monde. M. de Lassalle, dont l'honnêteté et les talens sont également reconnus et prouvés par dix ans de services... Messieurs, je sais bien que M. de Vismes, crai- gnant des concurrents, a cherché à les noircir dans l'esprit de leurs protecteurs, mais le triomphe de la calomnie n'est pas de durée, et la vérité perce tôt ou tard. Je n'abuserai pas plus longtemps de votre complaisance, j'en ai dit assez pour des juges éclairés et impar- tiaux, j'en ai dit trop pour des juges préve- nus. »

Puis la brochure se termine par un arrêt, dé- cidant que le sieur de Vismes devait, en hon- neur et conscience, solliciter sa démission de directeur de l'Académie Royale de Danse et de Musique.

Fait, arrêté, jugé et prononcé au café du Ca- veau, le 4 9 mars 1779. Signé : Le président et conseillers du conseil des Plaisirs : Gobemoka, Bahis, Tripleau frères, les chevaliers députés

12.

138 LA GUIMARD.

de l'arbre de Cracovie, Rondon, Grasset, dépu- tés du café de Foy, Miron, Tour dis, députés de la boutique de Mademoiselle Crosnier.

DE PAR MESSEIGNEURS

Duval

Lecteur, greffier et buvetier.

XXXYI

La dotation de cent jeunes filles par la ville de Paris, lors de Y ouverture du ventre de Marie- Antoinette, avait donné l'idée à l'Académie Royale de Musique, de doter la première fille pauvre à marier, qui leur serait indiquée par la ville : la Danse et le Chant souscrivant pour trente louis, destinés à faire les frais de la noce, et du banquet commandé au Wauxhall d'hiver. Et dans l'annonce, qui en était faite dans le Journal de Paris, l'on s'étendait sur la curiosité de cette fête, les nouveaux époux et leurs familles seraient servis « par les talents et les arts agréables » et l'on annonçait qu'une sous- cription était ouverte chez le sieur Rouen, no- taire, où les amateurs «trouveraient un billet contre le dépôt d'un louis : la somme provenant de cette souscription devant être consacrée à la première nourriture de l'enfant des deux époux.

140 LA GUIMARD.

La dot était déposée chez Mlle Guimard, nommée trésorière de l'œuvre.

Mais voici que la fête imaginée par les cory- phées de la danse et du chant, pour l'heureux accouchement de la Reine, et qui devait avoir lieu au Wauxhall d'hiver, était empêchée en vertu d'ordres supérieurs, par la raison pitoya- ble, disent les Mémoires secrets, que cette fête semblait parodier la cour.

Sur cette défense, M1Ie Guimard faisait trans- porter la fête chez elle, le second mercredi du mois de février 1779, et la fête était toute pleine d'incidents malheureux. L'orchestre de l'Opéra, humilié de n'avoir pas été appelé à la bonne œuvre, et considérant cette exclusion comme injurieuse, refusait de jouer, en sorte que la Guimard était obligée de s'adresser à de vul- gaires ménétriers. Puis au milieu du repas, on venait signifier une lettre de cachet aux sieurs Dauberval et Vestris, pour se rendre au For- l'Evêque : punition amenée par leur révolte contre de Vismes, et leur refus de danser dans le ballet d'ARMiDE,le mardi précédent.

Gaétan Yestris, qui était présent à cette exé- cution d'assez mauvais goût, eut des adieux avec son fils, grandement comiques.

1. Mémoires secrets, vol. XIII.

LA GUIMARD. 141

« Allez, Auguste, lui dit-il, après l'avoir tendrement embrassé, allez en prison. Voilà le plus beau jour de votre vie... Prenez mon carrosse, et demandez la chambre de mon ami, le roi de Pologne... Faites grande et noble chère, je payerai tout1. »

1 . L'Académie Impériale de Musique, par Castil-Elaze.

XXXVII

Dans cette année 1779, il était fait un buste de Mlle Guimard, qui nous donne le portrait de l'illustre danseuse, à l'âge de trente-cinq ans, en la réalité de sa ressemblance : un buste en marbre, signé : Merchi, F., 1779 \

M1Ie Guimard a un front bombé, des yeux grandement fendus, dont les coins sont un rien retroussés, un petit nez à la courbure aquiline, aux narines du plus délicat dessin, et large- ment respirantes, une bouche aux lèvres minces, minces, mais avec le gracieux et res- sautant contour d'un arc, un menton charnu terminé par un méplat sensuel. C'est un visage ciselé, dont la finesse de l'arête du profil ne se voit tout à fait bien que dans la glace, il est reflété par derrière; c'est une toute mignonne figure, à l'ovale un peu court, et que fait pa-

1. Ce charmant buste est la propriété de M. Perrin.

LA GUIMARD. 143

raître encore plus ramassé, l'échafaudage de ses cheveux relevés, où, de tout en haut, des- cend sur l'épaule gauche, un brin de lierre qui, passant sous la chlamyde, vient mourir sur le plissé de la chemise, y étalant ses baies et ses feuilles.

Sous la tête, se dessine un petit corps maigre, aux épaules abattues, à l'attache voluptueuse du sein, avec son petit pli triangulaire sous l'ais- selle, et avec encore un peu de cette gorge, que l'agent de police Marais, vantait comme la plus jolie gorge du monde, alors que la Guimard n'avait que quatorze ans.

Ce buste, disons-le, en sa joliesse sèchement nerveuse, et avec ce qu'il y a dans le retroussis des yeux, dans le serpentement pervers de la bouche, semble le buste du Vice du vice élé- gant, distingué, aristocratique.

Et le vrai chantre du charme de la femme, et celui qui dira le mieux l'effet que le genre de sa beauté produisait, sera son mari, dans la chanson : Ce qu'il ne faut pas dire, dédiée à Madeleine G***.

Du bas en haut, du haut en bas,

Madeleine est charmante; Ses jolis pieds, ses jolis bras,

En elle tout enchante.

144 LA GUIMARD.

Voyez ses yeux voluptueux, Et son charmant sourire. L'ensemble est parfait...

Et son regard fait Ce qu'il ne faut pas dire.

Voyez-la jusqu'au bout des doigts.

C'est une miniature. Jolis contours, piquant minois, Séduisante tournure. Quels mouvements, Pleins d'agréments! A chacun elle inspire Un désir ardent: Malgré soi l'on sent... Ce qu'il ne faut pas dire.

Voyez-la chercher de l'esprit,

Voyez-la, dans Ninette, Comme Lubin, chacun se dit: Oh! la charmante Annette! Pour son talent, Son jeu brillant, Tout le monde l'admire, Et pense aussitôt A chose qu'il faut... Oui, qu'il ne faut pas dire.

Merchi, l'auteur du buste de l'illustre dan- seuse, ce sculpteur tombé dans l'oubli, semble avoir été, en ces années, le sculpteur attitré des grandes impures. Métra, qui va le visiter, en avril 1781, déclare qu'il a trouvé, dans son

LA GUIMARD. 145

atelier, la galerie des plus jolies coquines de cette fin de siècle '. Il s'écrie douloureusement : « N'appartient-il donc qu'au vice d'encourager les arts? » s'indignant de ne pas trouver dans cet atelier, une seule statue lui montrant la re- présentation d'une femme vertueuse, et il sort, se répétant les vers, faits sur le buste de MUe Ar- nould, en 1775 :

Et je veux... Que ce buste en cent lieux figurant, Puisse pour quatre sous, hors de la plâtrière, Passant chez nos neveux, du marquis au bourgeois, Orner en même temps le Musœum des rois,

Et le portail de la Salpêtrière.

Or donc, à deux ans de date du modelage du buste de MUe Guimard, le sculpteur Merchi, qui avait fait aussi les bustes des danseuses Théo- dore, Heinel, Allard et Peslin, avait l'idée pour la décoration des boudoirs, des réduits galants de Paris, d'ouvrir une souscription, offrant au

1. Correspondance secrète, vol. XI. Dans le volume XX, à la date du 12 février 1892, on lit : « Les amateurs des arts et des spectacles s'empressent de se pourvoir d'une collection précieuse de bustes, que vient de mettre en vente, le sieur Merchi, sculpteur. Ils sont au nombre de quinze, et représentent MM. Piccini, Sacchini, Legros, Laine, M11** Beaumesnil, Girardin cadette, Guimard, Heynel, Théodore, Allard, Peslin, MM. Vestris père, Nivelon, Carlin, Mme Todi.

13

146 LA GUIMARD.

public des statuettes en talc, soigneusement réparées, sur huit pouces de hauteur, des cinq danseuses : M1Ie Gaimard esquissée en Terpsi- chore, Mlle Heinel en nymphe, Mlle Théodore en bergère, Mlles Allard et Peslin en bacchantes1.

1. Mémoires secrets, vol. XX. Pour ces statuettes offertes « à bon marché » aux amateurs de ballets, mais dont je n'ai jamais rencontré un exemplaire, un amateur fabriquait les quatrains suivants :

Grâce, maintien, taille légère, Tout ici charme le regard ; Est-ce une nympho, une bergère? Non : c'est Tcrpsichoro ou Guimard.

Dans Heinel, on aime, on admire Et les grâces et la beauté : De Vénus, elle a le sourire, Et de Junon la majesté.

Qui plaît plus dans Théodore? Fraîcheur, esprit, grâce, talent? C'est mon secret qu'on ignore; Mais pour charmer, elle en a cent

Quelques Bacchantes par leurs armes Subjuguèrent l'Inde autrefois; Par ses talents et par ses charmes Allard tient Paris sous ses lois.

De la gai té, de la folie, Combien Peslin tient de pouvoir? Qui la voit jamais ne l'oublie, Qui s'en souvient, veut la revoir.

XXXVIII

Le goût de la Guimard dans ses toilettes de ville, goût que consultait Marie- Antoinette, ainsi que nous l'apprend la Requête des demoiselles de Paris à M. de Breteuil, en faisait une personne très difficile pour ses toilettes de théâtre. On ne lui faisait pas accepter le premier costume venu sous le crayon du dessinateur, et coupé par le tailleur, dans des étoffes économiques, choisies par le directeur. Elle voulait du recherché, du distingué dans le riche, et consentait à porter seulement des travestissements, qui conten- taient la femme, se mettant bien à la ville. Car, la Guimard baptisait les modes, et en 1771, les élé- gantes de Paris avaient toutes adopté la robe à la Guimard. On appelait ainsi une robe retrous- sée sur un jupon d'une autre couleur, et agrémen- tée de pompons et de guirlandes : imitation du costume porté par MUe Guimard, dans le ballet

148 LA GUIMARD.

de Jason et Médée. Et le public savait si bien, qu'elle avait voix consultative aux imaginations de Bocquet, et aux coupes du tailleur Delaistre, que dans le brouhaha de la première représen- tation de la Fête de Mirza, au lieu de demander Fauteur, il demandait à grands cris : Le tailleur ! le tailleur! se doutant bien que dans ce salmi- gondis, le charme et l'élégance, tout [fait re- marquables des costumes, étaient dus à la col- laboration de celle, que Métra appelle : la déesse du goût ' .

Mais ce goût de la danseuse coûtait gros à l'Académie Royale de Musique. L'on se rappelle la phrase du paragraphe qui lui est consacré, dans le « Tableau des Premiers sujets de la danse » de l'Opéra en 1783 : Elle est d'une dépense énorme pour l'Opéra. Et, plus tard, lorsqu'en 1791, la République se préoccupait, dans un livre, de la réorganisation des théâ- tres, une note de ce livre apprenait, qu'en l'an- née 1779, MUe Guimard seule, avait coûté en habits, 30 000 livres2.

Et encore la dépense personnelle de la pre- mière danseuse de l'Opéra, n'était pas ce qu'il y a de plus ruineux pour l'Opéra, mais elle le

1. Correspondance secrète, vol. IL

2. De l'organisation des spectacles de Paris, 1791.

LA GUIMARD. 149

devenait, parce que les autres danseuses, à l'exemple de MUo Guimard, exigeaient des habits et des renouvellements fort chers. Et quand le directeur s'y refusait, il arrivait ce qui arriva un jour à MUe Cécile, ne trouvant pas son cos- tume aussi galant que celui de Mlle Guimard : elle refusa de danser, et se fit envoyer au For- l'Évêque1.

Puis, il y avait quelque chose de plus grave dans ces relations journalières de la Guimard avec les tailleurs, et dans les complaisances qu'elle trouvait naturellement chez eux, ces re- lations assuraient aux tailleurs une protection, passionnée, aveugle, et prête à entrer à leur su- jet, en conflit avec la direction. C'est ainsi qu'à la fin du mois d'avril 1781, Guimard et Heinel prennent parti, pour le vieux Delaistre, « entre- tiennent l'humeur du personnage », l'encoura- gent dans ses prétentions, le confirment dans l'idée qu'il n'est pas assez récompensé par une pension de 1 000 livres, et son fils pas assez ré- munéré par un traitement de 1 200 livres, l'en- couragent dans le cas, l'on n'accéderait pas à ces exigences, à quitter l'Opéra, contrairement à l'opinion du sage et raisonnable Bocquet2, et

1. Académie Impériale de musique, par Castil-Blaze, vol. I.

2. Registres des Menus-Plaisirs, vol. I. Archives de l'Opéra.

13.

150 LA GUIMARD.

passant par-dessus la tête de M. de la Ferté, ces demoiselles demandent une audience au minis- tre, pour faire valoir les droits de leur protégé.

A quelques jours de là, le 10 mai, devant l'esprit insurrectionnel qui s'est emparé de toutes les danseuses, excitées par la Guimard, ce pauvre M. de la Ferté adresse au ministre ce bout de lettre éplorée :

« ... L'affaire du sieur Delaistre devient, de moment en moment, plus embarrassante. Toutes ces femmes se sont réunies hier pour solliciter pour lui et son fils, et contre l'admis- sion du nommé Sanctus, comme maître tail- leur1. »

1. Un mémoire de Dauvergne très hostile à la Guimard, que nous donnons plus loin, est un vrai réquisitoire contre les Delaistre père et fils.

Il commence par accuser Dauberval, 'qui est extrêmement ami avec Delaistre père, de faire l'impossible pour conserver la direction des magasins, et de s'être arrangé avec un mar- chand, auquel il fait avoir une commission illimitée de fournis- seur de l'Opéra, et qui a déjà fourni 36 000 livres de marchan- dises, dont la moitié ne pourra jamais servir à cause de leur qualité ou de leurs couleurs baroques. Alors on est obligé d'en chercher d'autres, sous le prétexte qu'elles no conviennent pas aux sujets. Et Delaistre les achète, et en est quitte, pour dire, que c'est par l'ordre de Mlle Guimard qu'il les a achetées.

Et Dauvergne accuse Delaistre, avec la complicité de Dau- berval, de faire des habits pour des particuliers, en se servant des 10 000 ou 15 000 livres d'étoffes de marchandises qu'il a sous la main, en se contentant de dire qu'on les remplacera.

XXXIX

C'est amusant de rechercher les toilettes théâ- trales de la Guimard, ces costumes faits d'air tramé et de paillettes et de fanfreluches, à la résistance d'une bulle de savon, ces costumes éphémères que, certes, les contemporains ne croyaient pas devoir survivre à l'Opéra qui leur avait donné naissance ; c'est amusant de les re- chercher clans ces recueils de centaines de des- sins de Bocquet 1 qui sont à la bibliothèque de

1. Lire ce que j'ai déjà écrit sur ces dessins, dans Sophie Arnould et dans la Maison d'un artiste. Dauvergne dit dans son rapport sur l'Opéra en 1788 : « Ce Bocquet, dessinateur des habits, honnête homme qui fait bien sa place. » Bocquet n'est pas qu'un dessinateur d'habits d'opéras. Dans des dessins au bistre, qui pourraient être pris pour des bistres d'Eisen ; il est un artistique imaginateur d'objets mobiliers. C'est ainsi que nous trouvons, en le Recueil du cabinet des Estampes, de charmants projets d'un dessus de porte, d'un canapé, et d'un sopha de boudoir, et d'un panneau de berbne, exécutés pour le duc d'Aumont.

152 LA GUIMARD.

l'Opéra, au cabinet des Estampes, dans ma col- lection, et il nous est donné de retrouver en ces craquetons à la plume, noyés dans le nuage, d'une eau à peine colorée, le costume du pre- mier sujet du chant ou de la danse, dans tel opé- ra, dans tel ballet, un peu à la façon dont on retrouve dans une tombe du passé, de vieilles étoffes aux couleurs évanouies.

Oh ! les galantes et naïves images vous révé- lant si bien, comment le dix-huitième siècle tra- traduisait les Temps fabuleux, l'Antiquité, les Terres des Pôles et de l'Equateur, et l'Olympe, et les Champs-Elysées et le Tartare. et tout le peuple fictif des allégories morales, avec des cuirasses en moiré d'acier; avec des draperies écaillées de serpents; avec des mantes tigrées; avec des soubrevestes de peaux de léopard; avec des dolmans, bordés de réseaux frisés; avec des habits, au fond couleur de giroflée ; avec des nuages de gaze d'Italie, à la garniture de plumes de paon; avec des barrières de feuilles de roseaux, de coquillages, de coraux; avec des guirlandes de coquelicots, de barbeaux et de fleurs de bled; et avec des jupes et des culottes couleur de chair brûlée ou couleur de chair morte, pour les divinités infernales et les génies malfaisants.

LA GUIMARD. 153

Mais, voici dam- les recueils de l'Opéra, un croqueton à la plume de la Guimard, autour duquel il y a écrit, de la main de Bocquet :

Fontainebleau, 1765.

Sylvie. Les grâces.

Mlu Guimard, toute blanche. Mlle Petit o t. Mlle Gaudot.

Pour le seul opéra de Thésée, existent trois cro- quis à la plume des costumes de MUe Guimard. On lit sur le premier :

Thésée, 4e acte, Bergère. Reprise 1765.

Mlle Guimard. Pas de deux avec M. Gardel. Fond blanc. Draperie blanche. Nœuds découpés. Bordé de chenille rose. Fleurs de toute couleur.

On lit sur le second :

Fontainebleau, 1765.

Thésée. Prêtresse. Pas seul. Mlle Guimard. Tout blanc, argent, perles et pierreries.

154 LA GUIMARD.

On lit sur le troisième :

Fontainebleau, 1765.

Thésée.

Peuple, 5" acte.

Mlk ' Guimard tout blanc et argent. Corps glacé d'argent. Petite mante de gaze. Jupe blanche or- née de gaze et de nœuds argent.

Il est encore, dans les recueils de la biblio- thèque de l'Opéra, un croquis à la plume de M1Ie Guimard, en son costume de l'Opéra de Zélindor, avec cette indication toujours de la main de Bocquet :

Zélindor, 1773.

Nymphe toute claire. Gaze rose et beaucoup de verdure.

Enfin l'Opéra possède deux charmants des- sins à la plume rehaussés d'aquarelle, de la dan- seuse, dans les opéras des Fêtes lyriques et du Carnaval du Parnasse.

Le premier, légèrement lavé de rose, porte en haut et en bas de l'aquarellage :

Festes lyriques,

Aoust 1166.

Mlh Guimard. Plaisir.

LA GUIMARD. 155

Fond rose orné d'argent et de fleurs de toute couleur. Jupe tamponnée de gaze.

L'autre dessin, légèrement lavé d'une couleur comme mordorée, à la jupe de dessous et au col- lier de ruban, porte :

Le Carnaval du Parnasse,

Juin 1767.

Mlle Guimard. Pas de deux.

Dans ma collection de dessins de Bocquet, se trouvent sept dessins de costumes de la Gui- mard, avec le nom de la danseuse, sous le des- sin de la main de Bocquet.

Le premier, lavé d'aquarelle, représente Mllc Guimard, dans le rôle d'Ariane, de l'opéra d'Azoj.AN (1774). Le second également lavé de couleur, dans les Caractères de la Folie, elle dansait un pas de deux; le troisième, rapide- ment jeté à la plume, dans son costume & Éthio- pienne de l'opéra de Persée, avec au bas cette note de Bocquet: Tout argent; le quatrième aussi croqué à lai plume, dans l'opéra d'ÉNÉE et La- vinie, avec cette indication au bas : Jeux et plai- sirs, pas de deux. Mlle Guimard. Blanc argent, guirlandes de roses, jupe tamponnée. Corps, dra- peries d'argent, manches de satin blanc. Dans un cinquième croquis à la plume, nous avons

156 LA GUIMARD.

M"e Guimard, en guerrière, dans l'opéra de Tan- crêde, elle est ainsi vêtue : Une cuirasse moi- rée d'acier, ornée d argent, le haut du corps et le dolman d'argent, bordé et doublé de bleu. La jupe jaune couverte de gaze avec des festons au bas attachés, formant des espèces de bran- debourgs. Amadis jaune. Dans un sixième cro- quis à la plume, c'est dans le rôle de Creuse, de l'opéra d'IsMENiAs, avec au bas cette descrip- tion du costume : Fond de taffetas blanc, la jupe couverte en gaze d'argent. La seconde jupe très claire, retroussée avec des nœuds de diamants La mante des deux épaules de satin blanc, et pa- raissant former la draperie, imprimée à fleurs d'argent avec quelques paillettes parsemées et bordée de franges légères. Beaucoup de pierreries sur la gorge, des glands pendant des épaules qui portent la mante. Enfin dans un septième cro- quis à la plume, lavé d'encre de Chine, c'est dans l'opéra de Sylvie, représenté à Fontaine- bleau, en 1765, Mlle Guimard tenant une lance en main avec au bas du dessin, cette indication : Sylvie, Mlle Guimard l Nymphe de Diane : fond blanc, draperie tigrée. Petite mante de gaze par- courant sur la jupe. Nœuds de satin tigré! Guir-

1. Le nom de M"e Guimard a été substitué au nom de MmeVes- tris, qui a été rayé.

LA GUIMARD. 157

landes de verdure. La draperie doublée chair, manches courtes, chaussure blanche. Guirlande de verdure pour coêffer. Trois rosettes tigrées.

De ces croquis de costumes de Bocquet, de ces premières idées, jetées au courant de la plume, et balayées du lavage de colorations ra- pides, il est, dans un format plus grand, des répétitions de seconde main, aux contours lour- dement arrêtés, au coloris de l'imagerie, aux deux violentes taches de rouge sur les joues : des répétitions, dont je connais pour quelques costumes, 2, 3, 4, 5 exemplaires, des répétitions destinées sans doute au costumier, au tailleur, au coiffeur, etc. De ces grossières traductions des dessins de premier coup, du dessina- teur d'habits de l'Académie lyrique, il existe deux volumes à la Bibliothèque de l'Opéra, nous trouvons dans le rôle d'Issé, du ballet de Sylvie, Mlle Guimard représentée dans un cos- tume, traversé de guirlandes de violettes, rele_ vées de nœuds jaunes ; et nous trouvons encore dans un autre opéra, non désigné, MUe Guimard, habillée d'une robe de dessus jaune, tigrée sur un fond blanc, enfin dans le rôle d'un Génie Élé- mentaire, de l'opéra de Zémire.et Almasis, dan- sant un pas de deux, sous une robe toute blan- che, traversée de guirlandes de mille couleurs.

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158 LA GUIMARD.

Dans tous ces costumes de l'Opéra, dessinés par Bocquet, réalisés par Delaistre père et fils, et sur lesquels on connaît l'influence despotique du goût de Mlle Guimard, il n'y a ni l'ambition de rénovation, ni l'amour de la couleur locale, apportés parla Clairon à la Comédie-Française, apportés mémo à l'Opéra par la chanteuse Saint-Huberty. Il y a seulement une remarque à faire sur les costumes deMIle Guimard : c'est que dans ce temple du clinquant et de l'oripeau voyant, il est chez la grande danseuse un goût de simplicité, une recherche de la luminosité claire, une prédilection pour le blanc, qu'indi- que la répétition des mêmes notules au bas des costumes de Mlie Guimard : Toute blanche... en blanc glacé d'argent... toute claire.

La danse, il faut le dire, ne peut avoir les exigences historiques de la tragédie ou du drame. La danseuse, quel que soit ce qu'elle danse : une nymphe, une guerrière, une bergère, un plaisir, est toujours un être gracieusement chimérique, que le spectateur s'imagine volon- tiers se mpuvoir et tourbillonner dans des mi- lieux fantaisistes et pas du tout réels .

Puis songe-t-on à ce qu'était l'Opéra pour la révolution de la réalité et de la vérité, ce théâtre qui au milieu du dix-huitième siècle, avait en-

LA GUIMARD. 159

core toutes les peines à abandonner les masques, oui, les masques de Faunes d'un brun noirâtre, les masques des Démons, couleur feu et argent, les masques des Tritons, couleur vert et argent : ce théâtre, les Vents dansaient en habits de plumes, des soufflets à la main, des moulins sur la tête; ce théâtre, on dansait le Monde, avec une coiffure représentant le mont Olympe, avec un vêtement figurant une carte de géogra- phie, où l'on avait Gallia sur le cœur, Germa- nia sur le ventre, et Terra Australis incognito, sur une partie moins noble; ce théâtre, on caractérisait la Musique par un habit rayé, à plusieurs portées, chargé de croches et de dou- bles croches, et par une coiffure faite avec les clefs de G-ré-sol, de C -sol-ut et F-ut-fa; ce théâ- tre, où le Désespoir était dansé par Dauberval, dans l'Opéra deZoROASTRE, en culotte, en bas et souliers rouges, et le Mensonge, avec une jambe de bois, un habillement couvert de masques, et une lanterne sourde dans la main du danseur. Enfin l'Opéra, c'est le théâtre, Noverre, faisant représenter en 1777, oui en 1777, le ballet des Horaces, ne pouvait obtenir par ses supplications, que les Horaces et les Curiaces missent des casques. Horaces et Curiaces s'obs- tinaient à apparaître au public, coiffés de cinq

160 LA GU1MARD.

boucles de cheveux de chaque côté, poudrées à blanc, et surmontées d'un toupet très exhaussé, qu'ils proclamaient le toupet à la grecque1.

1. Lettres sur les arts imitateurs, par Noverre, Paris, 1807} vol. I. Noverre affirme qu'il a cherché, autant que c'était pos- sible à l'Opéra, à remédier aux défauts qui régnaient dans cette partie si esssentiellc à l'illusion.

XL

JVllle Guimard, on se le rappelle, avait eu, en 1763, une fille de M. de La Borde, que le père avait légitimée en 1770.

Cette Marie-Madeleine Guimard avait à peine quinze ans révolus, que sa mère songeait à la marier à Claude Drais, orfèvre-bijoutier, établi sur le quai des Orfèvres.

Et le 4 mai 1778, contrat était passé devant Chavet, notaire à Paris, entre Robert-Arnould- Claude Drais et Marie-Madeleine Guimard, fille légitimée, ayant la faculté de recueillir toutes successions, donations, legs et autres avantages qui pourraient lui être faits, à l'exception uni- quement de la succession dudit sieur La Borde.

Et l'agrément donné par le père et la mère à ce mariage ; voici les avantages que faisait Mlle Guimard à sa fille, en l'article IV de ce contrat de mariage :

162 LA GUIMARD.

« En faveur et considération dudit mariage, la dite demoiselle Guimard mère a par les pré- sentes, donné et constitué en dot, en avance- ment d'hoirie de la succession future, à la dite demoiselle, future épouse sa fille et au dit sieur futur époux, en cas de prédécès par la dite future épouse sans enfants ou de décès des dits enfants sans postérité, la somme de cent vingt- cinq mille livres, savoir : cent mille livres en deniers comptants , que la dite demoiselle Gui- mard s'engage à payer en écus de six livres , pièces et monnaies ayant cours, aux dits sieur et demoiselle futurs époux, dans le terme et. espace de deux années, à compter de ce jour- d'hui, et vingt-cinq mille livres, composées d'un trousseau, de meubles meublants, diamants, bijoux, et habits, linge, hardes et dentelles, à l'usage de la dite demoiselle future épouse, des- quels meubles meublants, diamants, bijoux et habits, linge, hardes et dentelles, le dit sieur futur époux reconnaît être en possession, et s'en charge envers la dite demoiselle future épouse.

« Plus aussi en faveur et en considération du dit mariage, la demoiselle Guimard mère, fait et institue par ces présentes pour héritiers généraux et universels en tous et chacuns, les

LA GUIMARD. 163

biens meubles et immeubles réels et fictifs qui se trouveront lui appartenir au jour de son dé- cès, ladite demoiselle future épouse, sa fille, et le dit futur époux en cas de prédécès par la dite future épouse sans enfants, et de décès desdits enfants sans enfants, sous la réserve expresse, que fait la dite demoiselle Guimard mère d'une somme de cent cinquante mille livres, dont la dite demoiselle Guimard mère pourra disposer en faveur de qui bon lui sem- blera, par testament, donation, legs ou autre- ment mais le tout ou partie de la dite somme de cent cinquante mille livres sera compris et dépendra de la dite institution d'héritiers, dans le cas la dite demoiselle Guimard mère dé- céderait, sans avoir disposé de la dite somme de cent cinquante mille livres en tout ou en partie 1 ! »

Triste mariage, que ce mariage, célébré au mois de mai 1778, et rompu au bout d'un an, par la mort de la jeune mariée, ainsi que nous l'apprennent les Mémoires secrets, en annonçant,

1, Extrait du contrat de mariage de Claude Drais, orfèvre- bijoutier, et de Mlle Marie-Madelaine Guimard, fille naturelle de Mllc Guimard et de Jean Benjamin de La Borde, fermier gé- néral (1778, 4 mai). {L'Académie Royale de musique au XVIII* siècle, par E. Campardon, Berger-Levrault, 1884, vol. I.)

164 LA GUIMARD.

à la date du 22 novembre, le ballet de Mirza et Lindor.

«La demoiselle Guimard qui n'avait pas paru depuis la mort de sa fille, qu'elle a pleurée long- temps, était trop nécessaire à ce spectacle pour s'y refuser1. »

1. Mémoires secrets, vol. XIV.

XLI

Donc, en novembre 1779, la Guimard faisait sa rentrée dans le ballet de Mirza et Lindor, un ballet ou plutôt une pantomime dansante, au second acte, un duel mimé avec les positions, les attitudes, les voltes d'une passe d'armes, mettait chez le jeune Yestrallard et Nivelon1, les grâces d'une chorégraphie spadassine. Le ballet, la Guimard se montrait plus actrice que danseuse, n'avait qu'un très médiocre suc- cès, et amenait une rupture éclatante entre Noverre et la Guimard, rendant Noverre respon- ponsable de la chute du ballet de Gardel.

Et voici, dans un mémoire de Noverre, adressé à M. de la Ferté, les raisons qui auraient engagé Mlle Guimard « à devenir malhonnête, extravagante, et même ridicule » . Noverre dit

1. Mémoires secrets, vol. XIV.

16(i LA Gl'IMARD.

que la chute de Mirza. de cette farce mons- trueuse, qui n'avait plu, à Paris, qu'à l'abbé Aubert, et qui n'avait eu d'autre approbation que celle de Bret (le censeur de la pièce) a mis M"6 Guimard au désespoir, et compromis son goût et son esprit, et blessé son amour-propre. « qui. insinue-t-il peu galamment, augmente chez les femmes, en proportion de la décadence de leurs charmes ou de leur talent. Il lui a fallu une victime, et c'est sur lui qu'est tombé son dépit. Elle s'est obstinée à croire qu'il avait seul fomenté le bacchanal du jeudi gras. »

Noverre continue en ces termes : « La mé- chanceté opère souvent en dehors de ses des- seins. C'est ce qui est arrivé à la demoiselle Guimard. Elle ne put déterminer ses camarades à l'accompagner chez le ministre ; ils savoient que ce n'étoit pas moi qui avoit composé la Fête de Mirza, et que sa chute ne pouvoit m'ètre imputée. Elle monta dans son char, et se pré- senta à M. Amelot, comme une nouvelle An- dromaque, qui pleure la défaite d'Hector. Cette démarche ne put ébranler la justice de ce mi- nistre. Son goût, et la renommée plus ba- billarde et plus indiscrète encore que la demoi- selle Guimard, avoient déjà fixé son opinion, et il savoit que tout Paris, pour ainsi dire, s'étoit

LA GUIMAIID. 167

réuni pour proscrire un genre de spectacle, qui dégrade la majesté de l'Opéra, qui éloigne cet art de ses vrais principes, en le rapprochant des caricatures du boulevard. »

« J'ajouterai même qu'il détruit l'Opéra et que depuis que le sieur Gardel s'est emparé du sceptre de Terpsichore, les fêtes et les ballets attachés aux poèmes, sont sacrifiés impitoya- blement à des pantomimes, dans lesquelles on subtitue à l'exécution brillante, à la bonne grâce et à l'harmonie des mouvements, des courses vagues, des gestes insignificatifs, et une expres- sion si faible et si monotone, qu'on a besoin du secours du vaudeville pour lui prêter quelque in- tention. Ce nouveau genre, si l'on peut lui don- ner ce nom, n'a que l'avantage de pouvoir être exécuté que par des gens qui ne sauroient même pas danser, et j'ose avancer, Monsieur, que tous les efforts d'un maître de ballets, qui ne tendent pas à la perfection de la danse, sont- des efforts inutiles, mais encore funestes à l'Opéra. »

No verre ajoute que malgré la démarche de Mlle Guimard, il ne peut vraiment se persuader qu'elle lui attribue la chute de Mirza, mais que l'animosité de la danseuse contre lui, vient d'une autre cause, que son amour-propre n'ose

168 LA GUIMARD.

pas avouer. Elle vient cette animosité, de ce que sur les instigations de la Guimard, instiga- tions peut-être perfides, il a fait danser à la de- moiselle Cécile, le rôle NAnnette, et que quoique la chose ait été arrangée aux répéti- tions, pour que la jeune danseuse eût tous les désagréments possibles, il était arrivé que le public avait trouvé à la nouvelle Annette, une taille svelte, un visage de quinze ans, une ex- pression naïve, et qu'elle avait été fort applau- die. C'est son crime près de la Guimard, et peut-être un plus grand encore , c'est d'avoir composé un ballet, pour les demoiselles Cécile et Dorlé et de chercher à développer et mettre en lumière les talents des seconds sujets '.

1. L'Académie royale de musùjue, par Campai-don, vol. II.

XLI1

Ces rivalités, ces jalousies, ces mésintelli- gences entre tous les sujets du Tripot Lyrique, ces compétitions haineuses de coryphées mâles et femelles, coryphées de la danse ou du chant, ce chronique rebellionnement des cabaleurs et des mauvaises têtes à l'endroit d'un gouverne- ment de l'Académie de musique, doublé de l'ambition occulte de se gouverner eux-mêmes, enfin la prétention avouée de la Guimard d'être l'autorité suprême du lieu, d'être la vraie direc- trice, mettaient ce petit monde en un état com- plet & anarchie, constaté par la presse du temps.

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XLIII

De cette anarchie, mieux qu'aucun gazctier, qu'aucun nouvelliste, le directeur de l'Opéra, lui-même, fait le tableau en une longue lettre, qu'il intitule : Lettre en forme de mémoire, adressé à M. de la Ferté, intendant des Menus, par Antoine Dauvergne, dans laquelle il expose la situation de l'Académie Royale de musique, et les intrigues de quelques sujets du chant et de la danse.

En cette lettre-mémoire, Antoine Dauvergne expose que les premiers sujets de l'Opéra ne veulent plus de directeur, ont l'ambition de se régir eux-mêmes.

Il raconte qu'ils ont offert 200 000 livres à de Vismes , pour qu'il se démît en leur faveur , et quand ils ont vu qu'il s'obstinait dans sa direc- tion, ils se sont mis à gaspiller, au point de mettre leurs habits en morceaux devant lui; qu'ils

LA GUIMARD. 171

n'ont accepté le sieur Berton qu'à la condition qu'il ne serait directeur que de nom, qu'il fe- rait simplement les fonctions d'un homme d'af- faires, qu'on le traiterait comme un camarade, et comme il n'avait pas tenu parole, ils l'avaient fait mourir de chagrin.

Dauvergne ajoute qu'enfin, après la mort de Berton. les premiers sujets de l'Opéra conti- nuaient à ne pas vouloir de directeur, ou s'ils étaient forcés à en subir un. ils en voulaient un qui fût absolument à leur dévotion, qui aurait été, selon son expression, un vain fantôme et comme il avait été nommé contre leur gré, ils avaient tout fait pour le dégoûter, et le forcer à se retirer.

Et Dauvergne fait les portraits des différents agents de la cabale.

C'est Legros, qui ne lui pardonnera jamais d'avoir procuré à l'Opéra, deux hautes-contre, mettant l'Opéra en état de supporter son ab- sence.

C'est Dauberval qu'il accuse de malversa- tions dans la direction des magasins, et de con- nivence dans les détournements avec un frère de Larrivée.

C'est Larrivée qui crie sur les toits, que Dau- vergne ne fait pas sa place comme il faut, qu'il

172 LA GUIMARD.

n'entend rien à son métier, vomissant, dans ses fureurs bachiques, un tas d'injures contre tout le monde. C'est encore Larrivée qu'il nous montre, le jour de la mort de Durancy, disant férocement : « Elle est morte, tant mieux, elle nous coûtait plus d'argent qu'elle ne valait! » C'est ce Larrivée, qui se fait bâtir une maison de campagne, lui ayant coûté plus de 36 000 li- vres, qui a une femme portant sur elle de 10 à 12 000 livres de diamants, et dont la table de ménage coûte par mois, 1 200 livres : Larrivée, tout perdu de dettes, et qui a besoin de devenir directeur de l'Opéra, conjointement avec La Salle, et par sa complaisance.

Au fond, c'est La Salle qui est la vraie bête noire de Dauvergne, La Salle qui ne s'est pas caché de lui dire, au début de sa direction : « que s'il voulait être l'homme du ministre et de M. de la Ferté, il n'auroit point la confiance et l'amitié des acteurs. Et La Salle révoque sans cesse les ordres que Dauvergne a donnés, an- nonce des changements d'opéras, promet tel ou tel rôle à tel ou tel sujet, sans le consulter, et au dire de la lettre, dans les orgies qui se tien- nent chez lui, cherche à soulever les esprits, pousse les acteurs à secouer le joug « à envoyer promener » tous ceux qui voudront fourrer le

LA GUIMARD. 173

nez dans les affaires l'Opéra, afin qu'ils puissent devenir les maîtres, se gérer eux-mêmes, et que le ministre ne se mêle de leurs affaires, que comme les premiers gentilshommes se mêlent de la Comédie-Française. Mais La Salle n'est à proprement dire que l'âme damnée de la Gui- mard, et la personne surtout visée dans la lettre justificative de Dauvergne est la danseuse, ha- bituée à se considérer comme la directrice, et déjà flattée de ce titre par ses camarades. En- tendez-le :

« Vous savez que... toutes les affaires de l'O- péra, se traitent, dans des comités particuliers, chez MUe Guimard, selon la volonté de cette de- moiselle, ou les impulsions que la cabale, qui se. réunit dans ce centre, lui fait prendre. C'est de ce sanctuaire profane, ignorant en fait d'admi- nistration, partial, injuste, on ne connaît ni lois ni bienséances, rien n'est respecté, que partent les ordres qui dirigent toutes les opéra- tions d'un spectacle qui appartient au Roi, qui intéresse toute la nation, et particulièrement tanf de gens d'un mérite distingué, des auteurs, des gens à talent, enfin d'où dépend l'existence de 500 personnes, puisqu'on ne fait rien au co- mité qui n'ait été décidé dans le comité parti- culier, que tout est soumis à la décision de

15.

174 LA GUIMARD.

M"e Guimard, que rien ne se fait sans son atta- che. C'est là, abusant toujours de la portion d'autorité qu'on a donnée à quelques-uns, et la demoiselle Guimard, de la condescendance que l'on a pour elle, on dispose du bien de tous, sans précaution, sans ménagement, et avec profu- sion, lorsqu'il s'agit de choses qui les regardent particulièrement.

C'est ainsi que cela s'est fait pour le ballet de la Fête de Mirza. C'est chez cette demoiselle, qu'on a lu le programme de ce ballet. C'est elle, qui a, pour ainsi dire, forcé M. Grétry à compro- mettre sa réputation, en faisant trop prompte- ment l'acte d'opéra qui y a été inséré, chose plus malheureuse pour l'Opéra que pour lui, parce que cela peut influencer sur le premier ouvrage qu'il donnera. Si j'avais eu le pouvoir de m'y opposer ou que j'eusse été consulté, cela ne se serait pas fait, parce je sentais bien que la position était désavantageuse, mais dans la po- sition où je suis, je m'en serois bien gardé, parce que Mlle Guimard y tenoit si fortement, qu'elle répondit aune personne lui disant, avant la représentation, que l'opinion publique n'étoit pas en faveur de ce ballet « qu'elle n'écoutoit point les propos, qu'elle attendoit les critiques à la cinquantième représentation, et lorsqu'il

LA GUIMARD. 175

auroit rapporté cent mille francs de bénéfice. Cela fait l'éloge de ses connaissances et de son goût » . C'est encore chez elle, qu'on a fait ve- nir Bocquet, qu'on a fait le programme des dé- corations et des habits, et que l'on a commandé le tout, sans qu'il y ait de devis arrêté au comité, ni même présenté, sans que j'aie eu la moindre connaissance avant la représentation, ni du bal- let (car toutes les répétitions s'en sont faites clandestinement) ni de l'acte avant les répéti- tions, ni des dépenses énormes que l'on faisoit pour cela1.

Plus loin Dauvergne se plaint, que la demoi- selle Guimard ne veut pas être doublée dans les ballets d'actions, et par conséquent lorsqu'elle ne peut pas danser, il n'y a point de ballet; de plus elle a proscrit ceux du sieur Noverre : non seulement elle ne veut pas les danser, mais elle ne veut pas que d'autres les dansent.

1. Dauvergne dit encore dans son mémoire : « On va dans la loge de MUe Guimard, on y change le répertoire selon ses volontés, et souvent sans que je m'en doute. » Et la loge de MIle Guimard est tellement le lieu souverain de l'Opéra, que dans une lettre du 30 janvier 1783, il écrit : « Il m'est re- venu, messieurs, par trois personnes différentes, que l'on s'était plaint dans la loge de Mlle Guimard, et en présence de M. de Vougny, de dépenses considérables qu'occasionnait M. Bocquet, tant en peintures de décoration qu'en habits, et il est obligé de le défendre. »

176 LA GUIMARD.

Enfin à la fin de sa lettre, Dauvcrgne croit devoir se disculper auprès de M. de la Fertéj ne pas faire partie du monde qui fait visite, qui rend ses devoirs à la danseuse.

<( Vous me faites quelques reproches de n'avoir pas voulu me prêter à aller chez M11'" Guimard. Si elle eût eu l'honnêteté de m' engager elle-même, j'y aurois été volontiers, mais j'avoue que j'aurois regardé comme une bassesse indigne d'un homme en place, et offen- sante pour les supérieurs de qui il les tient, d'aller mendier son appui, sa protection... Mais quand j aurois pu me prêter à m'aller mettre au rang des très humbles serviteurs de son comité particulier, quel bien en auroit-il résulté pour la chose? C'est donc relativement à moi, que vous avez la bonté de me témoigner des regrets sur mon indocilité à me prêter à cette complai- sance, dans la pensée qu'elle auroil pu me con- cilier les esprits, et que j 'aurois pu m'en faire des amis. Mais après avoir réfléchi sur le con- seil que vous m'aviez donné, j'ai vu que je n'y réussirais jamais , qu'il y avoit trop d'oppo- sitions ; ne voulant point d'ailleurs me relâcher sur mes principes pour entrer dans les cabales et les complots de ce petit comité, et me prêter à tout ce qui s'y faisoit contre les autres sujets,

LA GUIMARD. 177

je m'y serois fait mille tracasseries, ils en auroient traité particulièrement à mon insu, pour que je ne pusse pas m'y opposer ou en rendre compte. Cela seroit donc revenu abso- lument au même, cette démarche n'auroit servi qu'à m'attirer leur mépris, et celui des autres sujets. J'en juge pour tous les propos qui se tiennent sur cette société, et celui que me tint un jour une des premières actrices : « Si vous « aviez la bassesse, me dit-elle, de vous prêtera « aller prendre les ordres de la Guimard dans sa « loge, vous perdriez l'estime de tout l'Opéra, et «même du public, car il n'y a personne qui ne « trouve indécents et ridicules les tons, qu'elle « se donne de gouverner l'Opéra! » Yoilà les propos qu'on m'a tenus, plus d'une fois, et que beaucoup de gens tiennent. Ne pensez pas que cette demoiselle, et sa société composée de quel- ques danseurs et du sieur La Salle, aient tant de prépondérance dans la chose. Elle a perdu celle, que lui avoit donnée son zèle apparent pour le bien général, parce qu'ils ont vu qu'elle en abusoit pour leur intérêt particulier, en arrangeant toujours l'Opéra relativement à leurs prétentions, pour devenir premiers ac- teurs par leurs ballets d'actions. C'est par cette raison que tous les premiers sujets ont tous re-

178 LA GUIMARD.

fusé de chanter l'acte d'opéra, inséré dans la Fête de Mirza, parce qu'ils ont dit qu'ils ne vou- loient pas devenir accessoires de la danse. Quelques propos que s'est permis la demoiselle (iiiimard, assaisonnés d'ordres, ont tellement achevé d'indisposer les esprits, que si ellen'étoit seulement soutenue dans ses prétentions, que par ses camarades, elle rentieroit bientôt dans la classe, la place son talent, ce qui seroit fort heureux : alors la paix et la tranquillité pour- roient renaître à l'Opéra, car, sans avoir peut- être l'intention de faire le mal, elle est cause de tout le désordre, parce qu'elle est le soutien de la cabale. Les acteurs aiment tant cette société, que tout en se plaignant de la dépense qu'a occasionnée le ballet nouveau qui leur enlève le bénéfice de l'armée, et qu'ils soient furieux de la manière dont cela s'est fait, ils ne sont pas fâchés de sa chute et des humiliations qui l'ont suivie, qui remettent la dame un peu plus à sa place, et ils disent que si ce ballet avoit réussi, avec la prépondérance qu'a déjà la dame, l'O- péra étoit perdu1. »

1. Académie Royale de Musique, par Campardon. Voir l'ar- ticle Dauverjme.

XLIV

Le 8 juin 1781, sans doute, à la suite du si- mulacre du feu des Enfers, dans le 3e acte d'OR- phée, l'Opéra prenait feu, heureusement après la sortie des spectateurs, et heureusement en- core, ne se communiquait pas au Palais-Royal. Toutefois, trois tailleurs, six ouvriers machi- nistes, le danseur Danguy sont brûlés, Beaupré, le frère du célèbre danseur, se tue en sautant du troisième étage. Mlle Guimard, déshabillée et n'ayant pas encore sa chemise sur le corps, étouffe dans sa loge, sans oser en sortir, quand un machiniste vient à son secours, l'enveloppe dans des rideaux, et l'emporte à travers des tourbillons de fumée et de flammèches.

L'incendie de 1763 avait fait inventer par les tailleurs et les couturières : la nuance tison; l'in- cendie de 1 781 leur fit inventer : la nuance opéra- brûlé l .

1. Académie Impériale de Musique, par Castil-Blaze, vol, I,

XL Y

Sans un asile, sans un hangar, sans un toit pour remiser ses divinités, dit M. Castil-Blaze, l'Opéra restait sur le pavé soixante-six jours, et jusqu'au mois d'octobre ne donnait que quel- ques pauvres et étriquées représentations, dans la salle des Menus.

Aussi chez tous et toutes, danseurs et dan- seuses, chanteurs et chanteuses, qui ont reçu l'ordre de ne pas s'éloigner de Paris, une ému- lation à demander des congés, des retraites : tous et toutes, l'esprit tourné vers les rivages de la Grande-Bretagne et les guinées de Drury- Lane.

Alors, sur les ordres du ministre qui a le dé- partement de l'Opéra, c'est, jour et nuit, une surveillance de la police, qui a l'œil sur Yestris, sur Rousseau, sur Chéron, sur Lays, dont elle saisit la malle au bureau de la diligence de Va-

LA GUIMARD. 181

lenciennes, au moment le propriétaire de la malle allait passer en Belgique, et auquel, pour l'empêcher de recommencer, on fit signer cet engagement d'honneur.

« Soumission.

« Je soussigné, François Lays, acteur de l'Aca- démie Royale de Musique, promets et m'engage, sous parole d'honneur, de ne point sortir de Pa- ris, sans une permission expresse du ministre, et jusqu'à l'expiration de mon engagement.

« A Paris, le 28 aoust 1781.

« Lays1. »

Nivelon, qui avait vainement demandé sa retraite, étaitplus habile, lui, et trouvaitle moyen en octobre de passer la frontière, comme déjà l'avait passée, Rousseau, et c'est vraiment un peu comique, la campagne menée par le minis- tre des affaires étrangères et les agents diploma- tiques de la France, pour obtenir l'extradition du joli danseur.

D'abord lettre d'Amelot au comte de Yer-

1. Registres des Menus-Plaisirs de la Bibliothèque de l'O- péra, vol. II.

16

182 LA GUIMARD.

gennes, l'informant que le sieur Nivelon, l'un des premiers danseurs de l'Opéra, s'est évadé pour aller en Angleterre, et le priant d'envoyer une lettre qui autorise le ministre de France à Bruxelles, à demander son arrestation et sa trans- lation en France. Seconde lettre d'Amelot au lieutenant de police, lui annonçant que Nivelon est actuellement à Ostende, et lui transmettant un passeport pour l'officier de police, chargé de l'exécution des ordres du Roi, et deux missives de M. de Vergennes, l'une adressée à M. de la Greze chargé des affaires du Roi à Bruxelles, à la fin qu'il requière le concours du gouvernement des Pays-Bas autrichiens, pour l'exécution de la commission de l'officier de police, une autre adressée à M. Garnier, consul à Ostende, pour aider cet officier, de ses conseils. Enfin nouvelle lettre du lieutenant de police à Amelot, lui an- nonçant qu'il vient de remettre à l'instant les ordres au sieur Quidor, et qu'il est parti à cinq heures et demie pour Ostende.

Quidor est l'agent de police, chargé des expé- ditions dans le monde galant du haut trottoir. C'est lui qui sermonne gentiment les actrices, qu'il a la mission de conduire au For-1'Evêque, c'est lui dont nous avons donné dans notre Saint-Huberty, le rapport élégant, le rapport

LA GUIMARD. 183

talon rouge, sur l'arrestation de la danseuse Théodore, au château de Poinchy1.

Voici quelques fragments de ce nouveau rap- port du sieur Quidor, méritant d'être publié, comme un document curieux, sur l'homme de police de l'Opéra du xvme siècle.

«Aussitôt mon arrivée à Bruxelles, vendredi matin, dit-il, je me suis rendu chez M. de la Grèze, chargé des affaires de France, d'après la lettre de M. de Yergennes et l'ordre dont j'étais porteur, et que je lui ai communiqués. Il a fait sur-le-champ un mémoire, qu'il a rendu à M. le comte de Staremberg, avec l'attention dont nous étions convenus, de ne point parler de la qualité de Nivelon, ni du grief qui faisait désirer sa capture, parce que le conseil s'était refusé à une pareille demande contre le sieur Rousseau, fugitif, au mois d'août dernier. »

Là-dessus , il arrivait une réponse du Con- seil demandant des explications, demandant la qualité de l'homme, le grief qu'on avait à lui reprocher, et de quelle prison il sortait, et si sa famille s'était jointe au ministre, pour demander l'extradition, enfin un tas de détails, qui parais- saient à Quidor un prétexte, pour donner à Ni- velon le temps de s'embarquer.

1. Voir Madame Saint-Huberty, page 53.

18! LA GUIMAUD.

Tout de suite, il partait pour Ostende, il ne voulait pas être prévenu par Noverre, Gar- del le jeune, la demoiselle Théodore, qui y étaient attendus d'un instant à l'autre, et Nivelon pouvait s'embarquer, le jour même, sur des paquebots flamands et anglais, partant à toute heure, suivant le vent.

Son intention n'était pas de solliciter près du bailli l'emprisonnement de Nivelon, mais seu- lement, en attendant la décision du Conseil, l'opposition à son embarquement, avec la de- mande qu'il fût gardé à vue, à ses frais.

Ici laissons Quidor parler. « J'aurais eu gain de cause, parce que resté seul dans une ville, il n'y a pas quatre Français, tout se vend au poids de l'or, et abandonné de ses camarades, je lui aurais fait envisager d'un côté, l'affront de se voir arrêter, après la réponse de Bruxelles, que je lui aurais annoncée comme certaine par l'influence de la France, puis conduit à Paris, pour être détenu sfx mois en prison, au secret, et traîné sur le théâtre, chaque jour ;de repré- sentation. De l'autre côté, je lui aurais assuré par écrit son pardon , avec l'espérance d'une amélioration de sort, s'il consentait à revenir volontairement en France, avec moi.

« J'ai lieu de présumer que ces deux tableaux,

LA GU1MARD. 185

présentés à propos, lui auraient fait prendre ce second parti, malheureusement il était déjà en Angleterre, depuis huit jours. C'est M. Vezelay, dont les uns représentent Nivelon, comme le fils naturel, les autres comme le giton, qui lui a obtenu un passeport du ministre de la marine, et qui l'a accompagné en Angleterre. Le finan- cier lui a déjà assuré 6 000 livres de rente, et promet de les doubler à sa majorité... »

Donc le ministre, et M. de la Ferté, etDauver- gne passaient, toute cette fin d'année 1781, des jours anxieux, craignant, à tout moment, d'ap- prendre que la coryphée du chant ou de la danse, une telle, ou le coryphée du chant ou de la danse, un tel n'ait trompé la surveillance de la police, et franchi la frontière belge. Et quoi- que la fortune de Mlle Guimard la mît dans une position, selon l'expression de M. de la Ferté « elle devait fort peu s'embarrasser de l'Angleterre », il n'était rassuré qu'à demi, et demandait au ministre de l'attacher, et de la retenir par la perspective d'avantages et de rémunérations.

16.

XLYI

A la fin de juillet, six semaines après l'in- cendie de l'Opéra, l'architecte Lenoir avait pris l'engagement, moyennant 200 000 livres, de bâtir sur un terrain qui lui appartenait sur le boulevard, près la porte Saint-Martin, une salle provisoire, à quatre rangs de loges, et dans les dimensions prescrites, s'engageant à la livrer, entièrement terminée, de façon que le spectacle y puisse être donné, le 5 octobre de la même année1.

L'attente impatiente de l'ouverture du nouvel Opéra était générale, et, le 6 octobre, le mi- nistre écrivait à M. de la Ferté : « en est notre salle? Prend-elle couleur? Et peut-on fixer le jour elle sera entièrement prête? J'avoue que j'en ai chaque jour un redoublement d'im- patience! »

1. Mémoires secrets, vol. VII.

LA GUIMARD. 187

Le ministre priait M. de la Ferté de donner toute son attention, à ce qu'il soit apporté la plus grande économie, pour l'ameublement de l'Opéra, et celui des loges des acteurs et des ac- trices. Et comme il connaissait les exigences de Mlle Guimard,il voulait qu'il fût fait un état de ce qui avait pu échapper à l'incendie de la loge de Mlle Guimard, afin que les objets mobiliers du petit foyer puissent être réemployés.

Et justement, dix jours avant l'ouverture de l'Opéra du boulevard Saint-Martin1, qui n'avait lieu que le 27 octobre, sa nouvelle loge, cette loge quasi directoriale, et pour laquelle on avait fait de grands frais2, Mllc Guimard la trouvait trop grande, trop haute, demandait des retranchements, prétendant qu'elle y gèlerait :

1. C'est la salle actuelle de la Porte-Saint-Martin, dont la solidité était essayée, le 27 octobre, par 6 000 personnes, et ou après le spectacle, il était fait, sur le théâtre, une distribu- tion de pain et de vin, et les poissardes avec les charbon- niers formaient des danses et chantaient des chansons gri- voises.

2. L'architecte Lenoir semble un architecte plein d'atten- tion pour les femmes, il disait en effet, quelques jours avant l'ouverture de l'Opéra, dans un mémoire qui avait la publicité du journal :

« J'ai l'honneur de prévenir les dames que je n'ai point employé de plâtre dans tout l'intérieur de la salle ; on voit les bois à découvert : ils ont été lattes pour recevoir la toile peinte qui en fait le fonds. »

188 LA GUIMARD.

demande à laquelle M. de la Ferlé prenait le parti de ne pas répondre, assuré que le mi- nistre n'approuverait pas cette augmentation de dépense.

Mais avec la Guimard, il fallait toujours céder et à quelques jours de là, le pauvre M. de la Ferté était obligé d'écrire au ministre : « qu'on ne pouvait refuser à MUe Guimard le petit entre- sol qu'elle demande, et que cela n'occasionne- rait pas beaucoup de dépense1 ».

i. Registres des Menus Plaisirs de la Bibliothèque de l'O- péra, vol. 2.

XLVII

Tout, enfin, est un motif à disputes, à cha- maillades, à altercations, entre le directeur et la danseuse, et même les nominations qui sont faites, en dehors de Dauvergne, à l'Académie de Musique par le gouvernement.

S'agit-il, en cette année 1781, de donner du pain à Suard, qui, se trouvant dans la position la plus précaire, avait eu l'intelligence et l'ha- bileté de persuader à Amelot, que depuis que les auteurs étaient les maîtres de l'Académie de Musique, cette république était devenue un tripot, le goût et les principes de l'art se per- daient absolument, et qu'il était du plus grand intérêt qu'on ôtât au comité le jugement des ouvrages, et principalement des poèmes, et que ce jugement il se le réservât, ou plutôt il le ré-

190 LA GUIMARD.

servàt audit Suard, moyennant un traitement de 2 400 livres1.

Là-dessus, Guimard, forte de la mauvaise hu- meur des auteurs, apprenant que la réception des pièces faites, était regardée comme non ave- nue, ainsi que le rang qui leur avait été donné pour être jouées, Guimard se montrait, selon l'expression de M. de la Ferté, fort estomaquée, et devant la rumeur, qu'il sentait exciter par la danseuse chez ses camarades, l'intendant des Menus avouait au ministre, qu'il avait pris le parti de dire : « que c'était l'ordre du Roy qui avait jugé à propos d'attacher un censeur à l'O- péra2 ».

1. Mémoires secrets, vol. XXI.

2. Archives de la Bibliothèque de l'Opéra, vol. I.

XLVIII

En ces premiers mois de Tan 1782, en ces ap- proches de la nouvelle année théâtrale, la pen- sée de Mlle Guimard semble entièrement tour- née vers l'octroi d'un traitement égal au petit Vestris, un traitement de 6 000 livres : trai- tement dont l'obtention est, chez la danseuse, encore plus une satisfaction de vanité, qu'une satisfaction d'argent1 !

Elle intéresse à sa cause la Reine, qui, lors- qu'il y a un ballet à la Cour, la demande tou- jours expressément, quitte au directeur à faire

1 . Quand en 1772, à la suite d'un petit ballet donné par Mme du Barry au Roi, la Guimard qui y avait dansé, est payée de sa danse par une pension de 1 500 livres, les Mémoires secrets disent : « Cette légère faveur a été acceptée à cause de la main dont elle vient, car on "sent que ce n'est qu'une goutte d'eau dans la mer; et les Mémoires volent le mot de Sophie Arnould : « J'en ferai compliment à Guimard, voilà « de quoi payer son moucheur de chandelle ! »

192 LA GUIMARD.

l'impossible pour s'en passer. Elle obtient donc que la Reine veuille bien parler en sa faveur au Roi, et solliciter ses bontés, et elle fait insister par M. de la Ferté auprès du ministre, sur le plaisir qu'elle fait et peut faire encore long- temps au public, « vu son air de jeunesse au théâtre et les bons services qu'elle a rendus à la Ville et la Cour, depuis vingt ans... » et lorsqu'elle s'aperçoit que la grâce traîne, elle refuse de danser, si l'on ne termine pas son affaire, en sorte que ce pauvre de la Ferté est dans la nécessité de mander au ministre, qu'il serait bon qu'il mette Sa Majesté, à même de le faire promptement.

A cet appel, le ministre Amelot répond à M. de la Ferté, à la date du 12 avril :

« J'ai rendu compte au Roi, monsieur, du dé- sir que MUe Guimard avait d'obtenir une marque particulière de ses bontés, en portant son trai- tement à la somme de 6 000 livres. J'ai fait va- loir avec plaisir les preuves de zèle qu'elle a toujours données pour son service, tant à la cour qu'à Paris. Sa Majesté ayant consenti à lui compléter un traitement de 6 000 livres, je me suis fait représenter les objets pour lesquels, elle était employée dans les Etats du Roi, et je l'ai trouvée portée pour 1 500 francs d^ne gra-

LA GUIMARD. 193

tification annuelle portée ci-devant sur les Etats des Menus, et convertie depuis 1779, en une pension sur le Trésor royal. Plus 2 000 francs en qualité de première danseuse sur l'état de la musique. A ces deux objets, Sa Majesté a con- senti, pour compléter les 6 000 francs, d'ajouter 2 500 francs, qui lui seront payés annuellement sur le Trésor royal. Je rends trop de justice à la façon de penser de Mlle Guimard, pour n'être pas persuadé qu'elle sentira tout le prix de cette faveur, et qu'elle sera pour elle un motif de continuer à donner des preuves de son zèle. »

A la suite de la lettre d'Amelot, on trouve sur le registre faisant partie de la bibliothèque de l'Opéra, la copie de la supplique de la dan- seuse, datée du 21 avril :

« La Dllc Guimard, danseuse de V Opéra, sup- plie Sa Majesté de lui accorder un traitement particulier pareil à celui du jeune Vestris : c'est- à-dire une gratification annuelle de deux mille cinq cents livres.

« Les services assidus qu'elle a faits à la Cour et à la Ville , depuis vingt ans , paroissent la rendre susceptible de cette grâce.

« La Dlle Heynel avoit également obtenu du feu Roi, un traitement particulier .

Et en marge il y a écrit : « Le bon du

17

194 LA GUIMARD.

Roi est déposé au bureau de M. Philidor. » Sur cette supplique Amelot écrivait, le 22 avril, cette lettre à la danseuse :

« J'ai mis sous les yeux du Roi, mademoiselle, le désir que vous aviez d'obtenir de ses bontés un traitement, pareil à celui du sieur Vestris fils. J'ai fait valoir, avec grand plaisir, le zèle dont vous n'aviez cessé de donner des preuves dans toutes les occasions. Sa Majesté a consenti à vous accorder une gratification annuelle de 2 500, pour faire avec les 2 000, que vous avez, comme première danseuse des ballets de la cour, et les 1 500 francs de pension, dont vous jouissez déjà, un traitement de 6 000 fr. Le Roi s'est déterminé à vous accorder cette grâce, non seulement pour récompenser vos bons services, mais sur l'espérance que vous ne les discon- tinuerez pas, tant à la Cour qu'à Paris. Vous connaissez, mademoiselle, la sincérité de mes sentiments pour vous. »

Mais cette lettre, M. de la Ferté ne la trans- mettait pas, du moins tout de suite, à M1Ie Gui- mard. Il demandait au ministre d'écrire à la danseuse « de se rendre à ses ordres sans lui dire pourquoi » et là, dans une conversation ministérielle, de lui faire bien comprendre que les 2 500 livres complétant à toujours son sort

LA GUIMARD. 195

de 6 000 livres, lui créaient une situation tout autre que celle de Vestris, qui n'était qu'une si- tuation précaire, et reposant seulement sur une gratification sur simple ordonnance. M. de la Ferté priait aussi le ministre de bien recom- mander à Mlle Guimard de ne pas ébruiter cette grâce, dont la divulgation pouvait exciter la jalousie d'autres sujets, dont les talents pré- cieux étaient indispensables à l'Opéra.

XLIX

Le grand événement parisien de la fin de Tannée de 1782, est la serenissime ' banqueroute du prince de Guéménée, dont la femme, gou- vernante des Enfants de France, était la fille du prince de Soubise : une banqueroute s'élevant à plusieurs millions de rentes viagères, et qui comptait trois mille créanciers, il y avait beaucoup de pauvres diables, nombre d'hommes de lettres, de militaires retraités, de domes- tiques.

Il se répandait alors dans le public, que devant cette ruine de la fille du prince, la Guimard et le bataillon des danseuses pensionnées par le sultan de l'Opéra, ce petit monde pris d'un beau mouvement de pitié pour les victimes de la ban- queroute, avait dans une lettre, rédigée dans la loge de la Guimard, renoncé à leurs pensions,

1. Expression du marquis de Villettc, citée par Chamfort.

LA GUIMARD. 197

en demandant qu'elles soient reversées sur les créanciers du prince de Guéménée, et il y avait dans le public une grande curiosité à se procu- rer des copies de cette lettre.

Enfin des copies étaient distribuées parmi les habitués de l'Opéra, et c'était pour eux une dé- ception, car ils ne savaient trop si la lettre n'était point ironique et l'œuvre d'un mystifica- teur.

Du reste, donnons-la cette lettre !

Lettre de M11' Guimard, et autres dan&eases de V Opéra, à M. le prince de Soubise.

« Monseigneur,

« Accoutumées, moi et mes camarades, à vous posséder dans notre sein, chaque jour de repré- sentation du Théâtre-Lyrique, nous avons ob- servé avec le regret le plus amer, que vous étiez sevré non seulement du plaisir du spec- tacle, mais qu'aucune de nous n'avoit été ap- pelée à ces petits soupers fréquents, nous avions tour à tour le bonheur de vous plaire et de vous amuser. La renommée ne nous a que trop instruites de la cause de votre solitude, et de votre juste douleur. Nous avons craint jus- qu'à présent de vous y troubler, faisant céder la

17.

198 LA GUIMARD.

sensibilité au respect, nous n'oserions même encore rompre le silence, sans le motif pressant auquel ne peut résister notre délicatesse. Nous nous étions flattées, Monseigneur, que la ban- queroute (car jl faut bien se servir d'un terme, dont les foyers, les cercles, les gazettes, la France et l'Europe entière retentissent), que la banqueroute de M. le prince de Guéménée ne seroit pas aussi énorme qu'on l'annonçoit, que les sages précautions prises par le Roi pour assurer aux réclamants les gages de leurs créances, pour éviter les déprédations et les frais plus funestes que la famine môme ne frus- treroient pas l'attention générale ; mais le dés- ordre est monté sans doute à un point si exces- sif, qu'il ne reste aucun espoir. Nous en jugeons par les sacrifices généreux auxquels à votre exemple se résignent les principaux chefs de votre illustre maison.

« Nous nous croirions coupables d'ingrati- tude, si nous ne vous imitions, en secondant votre humanité, si nous ne vous reportions les pensions que nous a prodiguées votre muni- ficence. Appliquez ces revenus, Monseigneur, au soulagement de tant de militaires souffrants, de tant de pauvres gens de lettres, de tant de malheureux domestiques, que M. le prince de

LA GUIMARD. 199

Guéménée entraîne dans l'abime avec lui. Pour nous, nous avons d'autres ressources, nous n'aurons rien perdu, Monseigneur, si vous nous conservez votre estime ; nous aurons même ga- gné, si en refusant vos bienfaits, nous forçons nos détracteurs à convenir que nous n'en étions pas tout à fait indignes.

« Nous sommes avec un profond respect, etc. »

A la loge de M"0 Guimard, ce vendredi, 6 décembre 1782 l.

Du reste, ceux qui ont voulu donner la lettre à la Guimard, et attribuer le ton d'ironie de la missive au refroidissement de la danseuse avec le prince, sont dans l'erreur. Si la Guimard n'était plus la maîtresse du prince de Soubise, pour perpétuer son empire sur le magnifique seigneur, elle avait substitué à sa personne au- près de son ancien amant, MUo Zacharie sa nièce et son élève, un tendron de quinze ans. Et le prince qu'on avait dit, après la banqueroute de son gendre, ne mangeant et ne dormant plus, s'était vile remis de sa douleur et de ses projets de retranchements, dans les bras de la jeune danseuse, à laquelle il donnait, disait-on, 2 000 écus par mois.

1. Mémoires secrets, vol. XXI.

A la date de l'année 1783, nous possédons un curieux document critique sur le chant et la danse de l'Opéra, rédigé par M. de la Ferté, pour renseigner le ministre de la maison du Roi, sur les talents, les défauts, les habitudes, les ca- ractères, les exigences des sujets de l'Académie.

Pour la danse, après rémunération, chez les danseurs, de Gardel aîné, maître de ballets, de Gardel jeune, premier danseur sérieux, de Ves- tris fils, premier danseur demi-caractère et comique, de Nivelon premier danseur demi- caractère, de M. Favre remplaçant le sieur Garde! dans le genre sérieux, de MM. Laurent et Lefèvre, danseurs comiques, de MM. Huard et Frédéric danseurs en double, c'est rénumé- ration des danseuses, à la tête desquelles M. de la Ferté nous peint la Guimard, comme la directrice occulte de l'Opéra.

LA GUIMARD. 201

DANSEUSES

DUe Guimard. Première danseuse de demi- caractère. Tout le monde connaît son talent, elle a l'air encore très jeune au théâtre, si elle n'a pas une grande exécution pour la danse, elle a en récompense beaucoup de grâce, elle est très bonne pour les ballets d'action et de panto- mime, elle a beaucoup de zèle, et travaille beaucoup, mais elle est d'une dépense immense pour l'Opéra, ses volontés sont suivies avec autant de respect, que si elle en était directrice. A son exemple, les autres danseuses exigent des habits et des renouvellements fort chers. Mlle Guimard ayant sçu qu'il avait été accordé un traitement particulier de 4 800 francs au sieur Yestris, a exigé la même chose ; il lui a été accordé en faveur de ses anciens services.

Dlle Peslin. Première danseuse comique; elle est hors de combat, ce n'est que par com- plaisance pour Mlles Saint-Huberty et Guimard, qu'on l'a conservée depuis deux ans, mais elle est prévenue qu'elle doit se retirer à Pasques prochain.

DUe Dorival. Premier remplacement dans le demi-caractère. Elle a du talent, mais elle l'a beaucoup négligé, pour ne s'occuper que de son

202 LA GUIMARD.

plaisir, cependant elle a plus travaillé depuis quelque temps; c'est une mauvaise tète, elle a beaucoup de caprices. Si elle veut travailler, elle est faite pour remplacer la demoiselle Gui- mard, surtout dans la pantomime.

DUc Dorlé. Remplacement dans le genre sérieux. C'est une danseuse remplie de bonne volonté, qui travaille tous les jours j le sieur Vestris est son maître. Mais elle est aujourd'hui tout ce qu'elle sera jamais; elle sera toujours utile dans la place de remplacement qu'elle occupe, et même l'on croit pouvoir assurer qu'elle y remplira bien son devoir, et même avec quelque agrément vis-à-vis du public; mais il seroit malheureux, que faute d'autres sujets, l'on fût obligé de lui confier la première place de première danseuse du genre sérieux.

DUe Dupré. Danseuse de demi-caractère. L'on a fait venir cette danseuse de Naples, elle occupait la première place; elle a beaucoup réussi à l'Opéra, mais sa taille n'est pas très avantageuse pour la première place du genre sérieux elle prétend. Elle est actuellement absente pour aller remplir un engagement pour le carnaval, qu'elle avoit à Milan, à Turin. Elle doit revenir, on décidera à Pasques de son sort, mais il seroit à désirer que l'on ne disposât pas

LA GUIMARD. 203

encore de la première place, et que l'on attendit à l'année suivante, pour s'il ne se présenteroient pas quelques sujets, qui auroient plus de dispo- sitions pour remplir cette place.

Dllc Gervais. Danseuse comique. La place de la demoiselle Peslin lui est assurée pour Pasques, et c'est justice : cette danseuse est remplie de zèle, elle est infatigable, ne se refuse à rien, et danse au besoin tout ce que l'on veut, «t même plusieurs actes dans un Opéra.

LI

Au mois d'avril de cette année 1783, le mi- nistre Amelot, étant désireux de retarder d'un an, la retraite du chanteur Legros. M. de la Ferté avait été assez habile pour faire écrire une lettre par quelques membres du comité, demandant à Legros de continuer ses services à l'Opéra, en même temps qu'il faisait solliciter parles signataires de cette lettre, son beau- frère, Morel de Chefdeville, de vouloir bien assister à rassemblée de tous les copartageants, convo- qués par le ministre, pour s'occuper du départ et de la rentrée de Legros, séance à la suite de laquelle le ministre le faisait remercier d'avoir péroré tant de mauvaises têtes1.

Or, à la nouvelle que le ministre, sur le désir des camarades de Legros, avait décidé le chan-

1. L'Opéra secret au xvme siècle, par Adolphe-Jullien. Rou- vcyrc, J8SC.

LA GUIMARD. 205

leur à faire encore l'essai de ses forces et de son zèle pendant l'année, la Guimard se figurant que le ministre avait l'idée de l'élever à la place de directeur, et redoutant l'immixtion, dans le gou- vernement de l'Opéra, de Morel de Chefdeville, connu comme un parfait intrigant, et par là- dessus se trouvant, dans le moment, très montée contre Dauberval, maintenu, au prix de grands sacrifices d'argent, par le ministre et l'intendant des Menus, comme maître de ballets, malgré le désir exprimé par lui de s'en aller, la Gui- mard menacée dans sa toute-puissance directo- riale, écrivait le même jour à Monsieur de la Ferté, cette lettre superbe.

« 16 avril 1 783.

« J'ai appris aujourd'hui, monsieur, des cho- ses qui me paroissent si incroyables, que je ne pourrai y ajouter foi, qu'autant que voudrez bien me les certifier vous-même.

« Est-il vrai que vous voulez garder M. Legros à l'Opéra, non pour chanter, mais pour en faire un président de comité.

« Est-il pareillement vrai que vous gardez M. Dauberval, en qualité de danseur et d'adjoint aux ballets, avec un traitement de S 000 livres, dont 3000, comme retraite de maître de ballets

18

206 LA GUIMARD.

et 1 500, comme inspecteur de l'École de la danse, ce qui joint aux 1 500 livres de pension qu'il a du Roi, lui fer oit un traitement de 9500 livres.

« Je le répète encore, je ne puis le croire. Je vous ai toujours connu trop franc, et trop hon- nête, pour qu'il soit possible, que vous soyez ca- pable d'une injustice aussi grande envers des gens honnêtes, et qui ont tout sacrifié pour bien servir et contenter le public. D'ailleurs le projet est si peu d'accord avec les principes de l'éco- nomie, que vous n'avez cessé de nous prêcher, que ce m'est encore une raison de plus de n'y pas ajouter foi.

<( Car en seroit-ce une, de donner S 000 livres à Dauberval, qui m'a dit, et qui dit à qui veut ï entendre que, si on veut le garder à l'Opéra, il prendra l'argent et ne fera rien (sur cet article je le crois sincère!) En seroit-ce encore une de garder M. Legros comme président? A quoi se- r oit-il bon. Si ces projets viennent de Morel, ma foi, Une lui font pas honneur.

« Et puis que deviendroit la promesse que vous avez faite à Nivelon, et en général que de- viendrait l'Opéra?

ce Vous vous trompez si vous croyez que les sujets souffrent cette injustice! Je suis trop fran- che pour ne pas vous avertir, et vous ignorez

LA GUIMARD. 207

pas que pour avoir un Opéra, il faut avoir des sujets. Si messieurs Legros et Dauberval pensent le faire aller à eux deux, je n'ai plus rien à ré- pondre, car je doute fort qu'il y en ait d'autres avec eux.

« Quant à moi, monsieur, si votre intention est en effet d'exécuter ce projet, j'ai l'honneur de vous prévenir de ne pas compter sur moi pour la rentrée, et dès aujourd'hui je demande nia re- traite. J'aime la tranquillité, je déteste les tripo- tages; je viens de passer une année avec des ca- marades honnêtes, et ne veux plus me trouver avec ceux qui sont aussi méchants que faux [ceci ne regarde pas M. Legros).

« D'après cela, monsieur, je vous prie de vou- loir bien me donner vos dernières intentions, et si elles sont telles qu'on me les a assurées, recevez ma parole que je ne rentrerai pas, et que rien dans le monde ne me fera changer de façon de penser. Ayez-y autant de confiance que j'en ai eu toujours de la vôtre l. »

Sur la communication de cette lettre au mi- nistre, Amelot écrivait, deux jours après, à M. de la Ferté :

1. Archives Nationales O1 637. V Académie Royale de Mu- sique, par Campardon, Berger-Levrault, 1884.

208 LA GUIMARD.

« Il est difficile, monsieur, d'écrire une lettre plus ridicule que celle que vous avez reçue de la Guimard, et je la garde, comme le chef-d'œuvre de la mutinerie. Vous avez très bien fait de n'y pas répondre, si je la vois, je me bornerai à lui dire très sèchement, que si elle n'est pas con- tente, elle peut se retirer. Mais je n'entrerai dans aucune explication avec elle. Je veux accoutu- mer tous les sujets de l'Opéra, à ne se mêler que de ce qui les regarde. Je ne leur dois d'ailleurs compte d'aucun des arrangements, que je juge à propos de faire, je crois que vous ferez très bien de prendre le même parti, à moins de circon- stances particulières.

« Je parlerai certainement au Roi, dès que j'en trouverai l'occasion, mais en attendant je suis décidé à agir vis-à-vis des mutins, avec la plus grande sévérité, et je compte bien n'être pas désapprouvé. Je vous prie instamment de ne pas vous tourmenter de toutes ces criaille- ries ; on rendra toujours toute justice au zèle et au désintéressement, avec lequel vous voulez bien me seconder dans cette ennuyeuse partie de mon administration, et j'espère que vous voudrez bien être persuadé de toute ma recon- naissance... »

Là-dessus, le ministre signifiait sa volonté

LA GUIMARD. 209

expresse en faveur de Legros, et une assemblée générale était convoquée par ordre du ministre pour le lendemain 19 avril.

Mais l'assemblée générale, en ayant l'honneur de supplier très humblement le ministre de ne pas douter de sa très respectueuse soumission, demandait la succession de Legros, pour Laine et Rousseau, et une réversibilité de pension à la femme de Legros. Alors étaient convoqués, de nouveau, les membres de l'assemblée générale, pour entendre, le 22 avril, les réponses du mi- nistre.

Et ce jour-là même, une lettre de M. de la Ferté nous fait un tableau de l'irrévérencieuse et ironique soumission de la Guimard et ses fidèles aux volontés du ministre.

« Monseigneur, écrit M. de la Ferté, vos ré- ponses ont été lues, ce matin, à l'assemblée, Mlle Guimard, Saint-Huberty, Nivelon, et quel- ques autres se sont levés, ont fait une grande révérence, sans proférer un seul mot, et succes- sivement tout le monde s'en est allé. Mlle Gui- mard a accaparé Mme de Saint-Huberty, qui n'a pas besoin de cela, pour être une mauvaise tête; elle a eu même la malhonnêteté de proposer au sieur La Salle, de faire une délibération pour chasser M. Morel, du Comité, en prétendant qu'il

18.

210 LA GUIMARD.

était cause que le sieur Legros restoit. Heureu- sement qu'elle ne l'avoit dit qu'à La Salle, et bas; il lui a répondu de même, en lui faisant sentir l'inconséquence de sa conduite. C'est sur cela qu'elle s'est retirée, sans expliquer rien, et qu'elle a emmené avec elle Mme de Saint- Huberty, et les autres, mais il faut que vous pa- roissiez ignorer ce nouveau trait d'audace. Morel a bien fait de ne pas aller à cette assemblée, dont d'ailleurs on ne l'avoit pas prévenu. Sçavoir si le petit comité qui doit probablement se ras- sembler ce soir à l'ordinaire, chez la Guimard, quand il s'agit de s'ameuter, ne nous fera pas paroître quelques nouveautés pour demain, car il faut s'attendre à tout. »

lu

A propos de l'hostilité, déjà ancienne, de la Guimard contre sa personne, Dauberval s'était déjà vu forcé d'écrire au ministre :

« Mlles Guimard et Heinel, sont persuadées, d'après ce que vous avez daigné leur dire, que j'ai cherché à leur faire perdre leur état, et comme il est affreux de passer à leurs yeux, pour un méchant homme, je tombe à vos pieds, pour que vous ayez la bonté d'ordonner que ceux qui vous ont fait ce rapport à mon sujet, soient mis en votre présence, devant moi '.. »

Au fond, en ces années, l'hostilité de la dan- seuse contre son ancien amant, me semble receler un peu de la petite haine, que met chez une femme contre l'homme qui a été l'objet d'une passion passée, finie, usée, une nouvelle

i. Registres des Menus Plaisirs. Bibliothèque de l'Opéra, vol. I.

212 LA GUIMARD.

liaison, et surtout lorsque les deux hommes se rencontrent avec la femme, dans le même milieu. Que l'on remarque, dans la lettre de Guimard, la phrase : « Et puis, que deviendroit la promesse faite à Nivelon, et en général que deviendroit l'Opéra ! »

Cette phrase qui ne dit pas grand'chose, me semble cependant la phrase d'une femme pre- nant un intérêt tendre à son protégé ! Et il y a bien des raisons pour qu'il en soit ainsi.

En effet, Nivelon, c'est l'homme, on se le rappelle, mis en vedette par son évasion de l'Opéra, et la poursuite de l'agent Quidor; Nivelon, c'est le danseur fait à peindre l, le dan- seur doué de la figure la plus intéressante, le danseur aux pas moelleux ; Nivelon, c'est l'homme qu'on s'arrache et qui donne égale- ment, et dans la grisette, et dans la condition, et dans l'impure; Nivelon, c'est le vainqueur des cœurs, pour lequel l'amoureuse et dédaignée Cécile avait battu la Michelot2; Nivelon, c'est lui encore, le héros de l'aventure du Bois de Boulogne, le séducteur à la minute de cette fille du monde, soufflée au petit-maître, auquel elle avait donné rendez-vous, aventure qui se dé-

l.Les Arts Imitateurs, vol. IL 2. Mémoires secrets, vol. XL

LA GUIMARD. 213

nouait par des coups de canne et une plainte chez le commissaire i.

Or, l'intérêt tendre de la Guimard pour Nivelon, devinable dans la missive superbe de la danseuse, nous le trouvons déjà indiqué au mois de janvier de cette année, dans une lettre de M. de la Ferté, écrivant au ministre : « M1!6 Guimard sort de chez moi, elle était venue pour me parler de Nivelon, pour lui ob- tenir la place de premier sujet à l'Opéra, avec vingt mille livres sur le Roi, afin de faire rompre un engagement de quatre mois, qu'il avait avec l'Angleterre. » Mlle Guimard trouvant la proposition toute simple, et pressant M. de la Ferté d'écrire à ce sujet au ministre, et déclarant que c'était un sujet très essentiel à l'Opéra, el qu'elle ne saurait plus avec qui danser, et lais- sant clairement voir à M. de la Ferté, qu'elle aimait beaucoup mieux danser avec Nivelon qu'avec Yestris.

Et l'intérêt tendre de la Guimard, plus tard, nous le trouvons, tout à fait accusé, dans ses lettres de Londres, à ses correspondants, Perre- gaux, de la Ferté, Desentelles, le nom de

1. Le Vol plus haut ou l'Espion des principaux théâtres de la Capitale. Memphis, chez Sincère réfugié au Puits de la Vé- rité, 1784.

214 LA GUIMARD.

l'homme qu'elle continue à protéger, revient sans cesse.

Ici, elle demande à M. de la Ferté, de le gar- der, tout le mois de juin 1784, parce que, indé- pendamment des services qu'il lui rend, elle a appris que quelques mauvaises têtes de la cour avaient l'intention de le rosser. (Est-ce une suite à son aventure du bois de Boulogne?) Là, dans une autre lettre à son bon petit ami, elle se porte maternellement garant de l'assagissement de Nivelon, assurant qu'il se met à la raison*, et toujours tendrement, il est parlé de lui dans d'autres lettres encore.

Enfin, comme le plus probant témoignage d'une liaison entre les deux coryphées de la danse : c'est le legs du voluptueux buste en marbre de la Guimard, qu'on voyait à l'Opéra : le legs qu'en a fait Nivelon par son testament.

i. Lettre de la collection du catalogue d'Henneville, vendue le 23 février 1858.

LUI

Au mois d'août 1783, ce sont, dans les habi- tués de l'Opéra, chez les assidus du ballet, ce sont de terribles alarmes. MUe Guimard a la petite vérole, et l'on s'entretient à la Cour, dans les salons, dans les cafés, du danger de cette maladie chez une femme de quarante ans, et dont l'état et l'existence ne promettent pas un sang rebelle à la maligne influence.

Les amateurs de la chorégraphie ont une autre inquiétude. Ils craignent que les prêtres ne s'emparent de la danseuse, et ne la déterminent à quitter le théâtre. Mais, grâce à Dieu, les bul- letins sont rassurants, et les gens, au courant des nouvelles de l'Opéra, assurent qu'il n'est pas encore question d'un confesseur. Enfin, au bout d'une vingtaine de jours, Paris apprend la convalescence de l'illustre danseuse, et un

216 LA GUIMARD.

Recueil de lettres secrètes1, que je possède, nous apprend que, le 29 août, une fête est célébrée chez MUe Guimard, pour rendre grâce à ses amants du soin qu'ils ont pris d'elle. Le Recueil des lettres secrètes ajoute : « M. de la Ferté et le prince de Soubise se sont piqués à l'envi d'être plus généreux l'un que l'autre. La convalescente a déclaré que l'in- tendant des Menus méritait d'entrer au boudoir avant son rival, et que par reconnaissance, elle lui devait sa première faveur. »

Je ne sais quel anecdotier a raconté, qu'à sa rentrée à l'Opéra, dans la Chercheuse d'esprit, comme on la félicitait des très légères traces, que le mal avait laissées sur sa figure, un brutal qui sans doute avait à se plaindre de la danseuse, dit assez haut pour qu'elle put l'entendre : « Par- bleu, ce visage-là ne pouvait être marqué de pe- tite vérole, on ne laboure pas sur le roc2! »

1. On lit, d'une écriture du temps, en tête de ce recueil : M. Naigeon, ami de Diderot, tenait ce manuscrit de Grimm.

2. L'Académie Impériale de Musique, par Castil-BIaze. Pa- ris, 18o5.

LIV

Le dicton : « bête comme une danseuse » ne s'applique pas à la Guimard. Non, elle n'est pas une bête, la femme qui définit ainsi les comé- dies de Marivaux : « C'est le cœur dévoilé par l'esprit ! » Marais parlant d'elle, toute jeunette, affirmait qu'elle avait l'esprit très vif, et dans un autre rapport, publié par La Police dévoilée, on vantait la grâce moqueuse de son dire.

Et voici, qu'une lettre de la danseuse au com- positeur Champein, nous est un témoignage du gentil badinage de cet esprit, de l'aisance avec laquelle la femme se tire d'une indiscrétion mal- adroite d'ami, de l'aimable malice épistolaire, que sa plume trouve en courant1. Elle est vrai- ment amusante cette lettre de la grande et vo-

1 . Le Diable Boiteux, dans les quelques lignes nécrologiques qu'il consacre à la Guimard, parle de ces' « naïvetés spiri- tuelles ».

19

218 LA GUIMARD.

lage impure, avec la forme humoristique de son couplet sur les amours éternelles, avec sa profession de foi d'originalité et de passion folle de l'extraordinaire.

« Je suis infiniment sensible, Monsieur, à la lettre honnête, que vous m'avez fait l'honneur de m écrire, mais je ne sçais trop comment je dois vrcndre les remerciements que vous me faites, sur ce que j'ai dit de vous à M. de T***. Dans tous les cas, je puis vous répondre avec assu- rance qu'il n'y a pas de quoi1. Ne m'en sachez pourtant pas mauvais gré. Je suis accoutumée à

\ . Comme toutes les lettres de femmes du temps, femmes de la société ou d'ailleurs, la lettre de la Guimard est sans or- thographe. Elle écrit : il ni a pas de quoi, c'eut été' d'omage, la voix s'enrouille, etc., etc.

Du reste pour donner une idée plus complète de l'ortho- graphe de la danseuse, en voici un autre échantillon : c'est un reçu au comte de Robien d'une pension de cent francs, qu'il lui faisait.

Je reconais avoir ce jour reçue de monsieur le comte de Robien la somme de sent livre, pour Vanée échue du jour d'hier, de la pension qu'il a bien voulu me faire conjointement avec ces cohéritiers dont quittance à Renne [Rennes) ce 2f avril 1781.

Renne en interligne approuve la Guimar.

Sur la même feuille est un reçu, donné à MUc de Robien, de la somme de trente et une livres douze sols trois deniers, auxquels doit s'adjoindre la somme de soixante-huit livres, sept sols neuf deniers, que doit payer M. de Bourgneuf : reçu du 22 avril 1784, toujours signé : Guimar.

LA GUIMARD. 219

ne rien déguiser de ma façon de penser, c'est petit-être une mauvaise habitude, mais j'y suis attachée, et je la conserverai principalement avec lui. Est-ce ma faute, si c'est un bavard? Ai-je donc tant de tort de me plaindre, de l'indiscré- tion de ces vilains hommes ? J'en appelle à vous, n'est-il pas vrai, que si vous n'aviez pas eu l'es- prit bienfait, il n'en auroit pas fallu davantage pour nous brouiller, avant même de nous con- naître. En vérité, c'eût été dommage, heureuse- ment qu'entre roués, on prend tout en bonne part, voilà ce qui me rassure.

« Oui , f ai trouvé le nom de Franzel charmant, lorsque je l'ai entendu prononcer. Oui, je m'in- téresse à elle, mais que lui sert cet intérêt, puis- qu'elle ne vous en inspire plus! Il faut convenir que son règne n'a pas été long, et vous avez beau dire, vos excuses ne sont pas recevablesl

a Ah ! pourquoi, s'il vous plaît, ne peut-on pas toujours s'aimer et se le dire! Parce que la voix s'enroue à force de le répéter! Vous croyez qu'on s'enrhume moins facilement, en le disant, tous les jours, ci des objets différents. Moi, je pense le contraire, par la raison qu'il faut beaucoup plus parler pour persuader , alors qu'on a réussi. Tenez, vous avez de très mauvais principes, ne vous avisez pas de les donner à mon frère, car

220 LA GUIMARD.

sur ce point je ne plaisanterais pas. Écoutez, Monsieur, de bonne foi, il vous faudroit faire un grand travail pour vous réhabiliter dans mon esprit, car votre vertu est bien en souffrance, je suis trop franche pour vous le dissimuler. Avouez que voilà une plaisante manière de faire connaissance ensemble, elle me plaît assez : j'aime T extraordinaire, c'est une folie!

« Oui M. de T... me fera grand plaisir de vous amener chez moi, je serai très aise d'avoir votre amitié, car je vous rends bien justice, en vous accusant bien d'être un amant volage, mais je croirais vous faire injure, si je ne vous croyais pas un ami fidèle.

« Je suis charmée que l'auteur des paroles de Léonore fasse des changements à cette pièce, en vérité elle en a le plus grand besoin, quant à ce qui les regarde. Pour vous, Monsieur , je ne puis que vous renouveler tous mes compliments, et ils sont aussi sincères que mérités.

« Je suis très parfaitement, monsieur, votre très humble obéissante servante.

« Guimard1. ))

Ce 3 septembre.

Pour M. Champein.

1. Lettre communiquée par M. Hervey, lettre acquise depuis la vente de sa première collection, et adressée au compositeur Champein.

LY

Au renouvellement de l'année théâtrale de 1784, le bruit s'est répandu dans le public que la danseuse avait l'intention de demander sa retraite, et devant l'émotion que cette retraite met dans le monde lyrique, pour garder, pour retenir la Terpsichore de l'Opéra, M. de la Ferté se voit obligé, dans cette lettre, d'appuyer près du ministre la demande qu'elle fait d'une aug- mentation de mille livres pour sa pension de retraite.

« Paris ce 3 avril 1784.

« Monseigneur,

« J'ai l'honneur de vous envoyer ci-joint la copie d'une lettre que j 'ai reçue de Mlle Guimard i , et qu'il seroit heureux que vous eussiez la bonté

1. La copie de la lettre de M1'** Guimard n'est plus jointe à la lettre de M. de la Ferté.

19.

222 LA GUIMARD.

de parcourir, pour que je puisse recevoir vos derniers ordres, avant votre départ. Il paroit que tout le monde est alarmé de la crainte de perdre Mllc Guimard. M. Lenoir, chez lequel je viens de dîner, m'en a même parlé, et il lui semblerait juste qu'on lui donnât quelque sa- tisfaction, en lui promettant de lui accorder les mille livres de plus de pension, qu'elle de- mande pour le temps de sa retraite, mais à condition toutefois qu'elle n'en parleroit pas, pour que cela ne tirât pas à conséquence. Mais, il faudroit qu'elle gardât le même secret que Mlle Levasseur.

« Je dois aussi avoir l'honneur de vous préve- nir, Monseigneur, que tous les premiers sujets de l'Opéra, ont été chez Mlle Guimard, pour l'en- gager à continuer ses services. Enfin je viens de découvrir dans la visite qu'elle vient de me faire, et elle n'a mis aucune humeur, qu'elle tient à cette grâce, moins par besoin que par amour-propre. Je ne lui ai pas caché que si vous lui accordiez cette grâce, qui pourroit être mo- tivée sur ce qu'elle avoit eu le bras cassé, il y a quelques années par la chute d'une décoration, ce qui en rendroit les conséquences moins dan- gereuses, personne n'ayant à alléguer un sem- blable motif. Alors vous exigeriez d'elle, qu'elle

LA GUIMARD. 223

mît plus d'économie dans les dépenses qu'elle occasionne à l'Opéra, d'autant mieux, Monsei- gneur, que vous étiez déterminé à ne plus laisser donner à l'avenir que très rarement des ballets d'action, quiavoient occasionné, depuis plusieurs années , des dépenses presque aussi considérables que la mise d'opéras nouveaux. Elle m'a promis, de se conformer à tout, à vos volontés. »

Le ministre répondait le même jour à M. de la Ferté, que quoique « une faveur accordée à un sujet ouvre la- porte à une foule de préten- tions », en considération de ses longs services, il promettoit de lui assurer, lors de sa retraite les mille livres de plus de pension qu'elle de- mande, mais à la condition qu'elle garderoit le plus profond secret sur cette grâce.

LVI

Le mardi, 2C> juillet 1785, était donné, à l'O- péra, le ballet du Premier Navigateur ou le pou- voir de l'Amour.

C'était un ballet en trois actes, Mlle Gui- mard jouait le rôle de Mélide, un rôle dessiné spécialement pour elle, et de la composition de Gardel l'aîné, son compositeur ordinaire, et qui avait déjà fait les grands succès de la danseuse, dans les ballets de Mirza, de la Chercheuse d'es- prit, de NlNETTE A LA COUR.

Est-on curieux de savoir sur quel ton lyrique parle du talent de la danseuse, l'auteur des Cos- tumes ET ANNALES DES GRANDS THÉÂTRES DE PARIS?

« Peintres, poètes, comédiens, artistes en tous genres, voulez- vous connaître le goût sur lequel on a tant disputé, sans jamais pouvoir le définir, voyez MUe Guimard, et voyez-la souvent

LA GUIMARD. 225

dans toutes les attitudes et tous les rôles de la danse, et vous puiserez dans ses moindres mou- vements, le goût, sans lequel rien ne peut être agréable. Ce goût, désigné chez les anciens, par les mots lepos, venustas, que les langues modernes ne savent point traduire. »

Et l'enthousiaste compte rendu du ballet du Premier navigateur, est illustré d'un de ces ai- mables lavis en couleur de Janinet, à l'imitation d'aquarelle, nous voyons MUe Guimard, les cheveux dénoués, dans une tunique blanche, à l'envolée derrière elle d'une ceinture bleue, et battant, désespérée, la grève de l'île déserte, créée par l'inondation, qu'ont faite soudaine- mentles Dieux, et qu'entoure de toutes parts un Océan à perte de vue.

L'auteur affirme dans ce compte rendu, que Mlle Guimard, qu'on ne peut se lasser de voir et de revoir, réunit les talents de l'actrice qui sent et exprime toutes les passions, à ceux de la dan- seuse la plus exercée, disant que le jeu muet de la danseuse, dans le moment, le pressenti- ment amoureux l'avertissant de l'arrivée de son amant Daphnis, lui remet l'espérance au cœur, sans qu'elle puisse savoir ce qui l'a fait renaî- tre : cette espérance est une de ces choses, qu'il paraît impossible à la pantomime de peindre,

226 LA GUIMARD.

et que cependant Mlle Guimard exprime avec la plus frappante vérité.

Puis l'article finit par ces vers de Dorât, tirés de son poème de la Déclamation théâtrale, cé- lébrant la danseuse dans le Premier navigateur :

Quelle nymphe légère, à mes yeux se présente !

Déesse, elle folâtre et n'est point imposante,

Son front s'épanouit avec sérénité.

Ses cheveux sont flottants, le rire est sa beauté.

D'un feston de jasmin, sa tête est couronnée,

Et sa robe voltige, aux vents abandonnée.

Mille songes légers l'environnent toujours;

Plus que le printemps même, elle fait les beaux jours.

Des matelots joyeux, rassemblés auprès d'elle

Détonnent à sa gloire une ronde nouvelle,

Et de jeunes pasteurs, désertant les hameaux,

Viennent la saluer aux sons des chalumeaux.

C'est l'aimable gaîté : qui peut la méconnaître,

Au chagrin qui s'envole, aux jeux qu'elle fait naître?

Fille de l'innocence, image du bonheur,

Le charme qui te suit, a passé dans mon cœur.

Sur ce gazon fleuri qu'elle a choisi pour trône,

Pasteurs, exécutons les danses qu'elle ordonne,

Fuyez, arrêtez-vous, suspendez votre ivresse;

Comme Guimard enfin appelez les désirs,

Et que vos pas brillants soient le vol des plaisirs.

Le ballet du Premier navigateur, sans doute aux grands regrets de la cour, ne pouvait être joué par Mlle Guimard à Fontainebleau, Tau-

LA GUIMARD. 227

tomne suivant. En 1855, le hasard m'a fait trouver dans la bibliothèque de Saint-Marc, à Venise, un recueil de Nouvelles manuscrites1 qui annonce, à la date du 13 octobre 1785 :

« La demoiselle Guimard s'étant blessée, dimanche dernier, au genou, par une chute dans un escalier, ne sera point en état de faire bril- ler son talent pendant les voyages de la cour. »

1. Nouvelles de l'an 1785, par M. Barth. L'adresse de M. Barth est au café du Caveau, au Palais-Royal.

LVII

Dans rembarras de ses affaires, Mllc Guimard songeait à se défaire de son hôtel de la Chaussée- d'Antin, et avait l'idée originale de le mettre en loterie. Elle faisait agir de puissants amis près du gouvernement, obtenait sinon l'autorisation officielle, au moins que les ministres ne met- traient pas d'opposition à cette loterie privée *, et aussitôt faisait imprimer le prospectus que voici :

1. Donnons ici la lettre adressée par le ministre de Galonné au lieutenant de police de Crosne :

« Versailles, le 19 mai 1786.

« On ne m'a point demandé, Monsieur, et je n'ai pas donné d'autorisation pour la loterie de MUe Guimard. J'ai seule- ment pu dire, quand onm'en a parlé, quejc ne m'y opposcrois pas. Il me semble que dans l'état actuel des choses, il y auroit beaucoup d'inconvénients à ne pas tolérer le tirage qui est annoncé, tous les billets étant distribués, et n'y ayant eu ni ré- clamation, ni aucune défense, soit de la part du baron de Breteuil, soit de la mienne. »

LA GUIMARD. 229

« Prospectus d'une loterie de la maison de Mlle Guimard, dont le tirage se fera publique- ment, le premier mai 1786, dans une salle de l'hôtel des Menus, rue Bergère, en présence d'un officier public l .

« Cette maison est située à l'entrée de la chaussée d'Antin, et consiste en un bâtiment, entre cour et jardin; la face sur la cour est or- née d'un péristyle ; le rez-de-chaussée qui est élevé de huit marches, est distribué en une anti- chambre, salle à manger, chambre à coucher, boudoir, une grande pièce éclairée par le haut pouvant servir de galerie de tableaux, ca- binet de toilette, salle de bain, etc., le tout très orné.

« Dans le comble sont aussi de petits apparte- ments très commodes et aussi très ornés.

« Un bâtiment sur la rue, dans lequel sont les écuries et remises, et au-dessus, une salle de spectacle avec toutes ses décorations.

« Le jardin est orné de berceaux couverts. La plupart des meubles resteront à la maison, étant faits pour la place. »

Décrivons d'après une note du prospectus, ce mobilier : un mobilier meublant, estimé à

1 . Les Comédiens du Roi de la Troupe Françoise, par E. Cam- pardon. Champion, 1879.

20

230 LA GUIMARD.

27 532 livres, un riche mobilier courant de ta- pissier du temps.

C'est la salle à manger, avec ses dix-huit sièges en velours d'Utrecht vert et blanc, ses trois tables de trente, de quinze, de dix cou- verts.

C'est la serre chaude, avec ses banquettes de velours d'Utrecht vert, et ses quatre girandoles portées par des figures en stuc, montées sur des piédestaux de marbre blanc.

C'est le boudoir, avec ses deux canapés et ses deux bergères de taffetas vert. La Guimard aime décidément le vert!

C'est la chambre à coucher, avec ses deux grands tableaux servant de tentures (un de ces deux tableaux serait-il le tableau de la Gui- mard, par Fragonard, possédé par M. Groult), son lit à niche, ses deux tète-à-tête, ses six fau- teuils à carreaux, son écran à deux feuilles cou- vert de damas de Gênes cramoisi et blanc, ses deux girandoles en lys d'or moulu.

C'est la salle de bains, avec la niche de la baignoire en perse.

C'est le cabinet de toilette, avec sa tenture en papier lampas, et ses six cabriolets couverts de velours cramoisi et blanc, etc., etc., etc. Le prospectus continue :

LA GUIMARD. 231

« La loterie sera de 2 S00 billets à 120 livres le billet, dont un seul gagnant.

« Aussitôt après le tirage de la loterie, MUe Gui- mard passera le contrat de vente de la maison et des meubles, au profit du propriétaire du lot gagnant. »

Dans un second prospectus, l'on disait que l'accueil favorable, que le public avait fait à cette loterie, dont la distribution des billets était déjà avancée, engageait Mllc Guimard à le satisfaire, sur les objets qu'il avait pu désirer.

Répondant à la demande qui lui avait été adressée, sur la manière dont se ferait le tirage, elle annonçait qu'il y aurait deux roues, dans l'une desquelles, seraient déposés 2o00 billets roulés, et un timbré : Lot.

Mlle Guimard déclarait aussi que, par un ar- rangement avec les seigneurs, dans la censive desquels était située sa maison, le gagnant n'aurait à payer pour ladite vente que 12 000 li- vres, et que la maison était en pleine propriété, qu'il n'y avait ni bail emphytéotique ni bail à rente, qu'elle était seulement chargée du cens ordinaire.

Le tirage de la loterie qui devait avoir [lieu,

232 LA GUIMARD.

le Ier mai 1785, retardé par des circonstances particulières, était remis au lundi 22, du même mois.

Ledit jour, en présence du commissaire de Serreau, des sieurs Devassis et Tartois, tous deux inspecteurs de la loterie royale de France, en une salle pratiquée en forme de tente, dans le jardin de l'hôtel des Menus, et avec l'assistance de quatre enfants du Saint-Esprit, de deux par- ticuliers devant annoncer les billets, et de qua- tre tourneurs de roues, sur les dix heures du matin, devant un public nombreux, déjà assem- blé, les 2 500 billets numérotés étaient placés dansuneroue, et les 2 499 billets en blanc, avec le billet portant le mot : Lot, étaient placés dans l'autre.

Mille billets avaient été tirés sans que le lot gagnant fût sorti, et comme il était deux heures, et que le public désirait une interruption, les scellés étaient posés sur les deux roues. Puis, à quatre heures, ils étaient levés sur la réquisi- tion de Mlle Guimard, et le tirage de la loterie repris.

C'était seulement après le tirage de 2 267 bil- lets tirés, que sortait le billet gagnant, le bil- let 2 175.

L'hôtel de Mlle Guimard était gagné par la

LA GUIMARD. 233

comtesse de Lau, porteuse d'un seul billet1, qui revendait l'hôtel 500 000 francs, au banquier Perregaux.

Et voici le fac-similé, pour ainsi dire, d'un des billets de cette curieuse loterie :

Loterie de la maison de Mademoiselle Guimard, dont le tirage se fera le 1er mai 1786, en une salle de l'Hôtel des Menus, sis rue Bergère. deux mil vingt-six.

Le porteur est propriétaire d'un billet de ladite loterie, pour laquelle il a payé la somme de cent

VINGT LIVRES.

A Paris, ce dix février mil sept cent quatre- vingt-six.

M1Ie Guimard2.

1. Mémoires secrets, vol. XXXII. La Guimard n'ayant pu se pourvoir d'un nouvel appartement, demandait au gagnant de ne pas entrer dans la maison en juillet, et espérait même de son honnêteté, qu'il lui continuerait la jouissance jus- qu'au ler janvier 1787, sans exiger de loyer.

2. A gauche du billet existe une signature illisible, la signa- ture du propriétaire du billet, ce billet portant le 2026, et le billet portant le 2407 sont conservés à la Bibliothèque Nationale L 27. Un autre billet a passé, le 15 octobre 1851, à la vente d'autographes de Châteaugiron.

20.

LVIII

En 1783, M. de la Ferté, avons-nous vu, avait rédigé pour l'instruction de M. de Breteuil, mi- nistre, de la maison du Roi, un rapport sur les sujets du chant et de la danse de l'Académie royale de musique; en 1788 pour l'instruction de M. de Villedeuil, succédant à M. de Breteuil, Dauvergne, directeur de l'Opéra, rédigeait un autre rapport. Dans celui-ci, les portraits touchent parfois au libelle, on s'étonne un peu, en dépit de tous les griefs du directeur contre son premier sujet, de voir la parfaite justice ren- due par Dauvergne, aux talents de la Guimard.

Premiers sujets de la danse1.

Mlle Guimard. Cette demoiselle a fait un service sans exemple, depuis 1761, qu'elle^ est

i. Le personnel masculin de la Danse se compose alors, en

LA GUIMARD. 235

entrée à l'Opéra; il seroit très fâcheux pour le public et pour l'Académie, que de faux conseils lui fissent perdre le mérite d'une considération, que l'on doit à ses longs services.

M"e Saulnier. Belle femme, mais médiocre danseuse, pour ne rien dire de plus.

Mlle Pérignon. Excellente danseuse dans son genre.

Mlle Langlois. Actuellement enceinte, il y a tout à craindre que le défaut d'exercice ne nuise à son talent.

Premiers remplacements .

MUe Roze. La meilleure danseuse dans le genre noble : elle se rend difficile pour le ser- vice, par les mauvais conseils de son maître, le sieur Yestris père.

MIlc Coulon. Bonne danseuse dans le genre noble, mais froide : elle a cependant beaucoup acquis pendant son séjour à Londres. Les pro- grès sont très sensibles.

Mlle de Ligny. Danseuse médiocre qui, mal-

Premiee.s Danseur.s, de Gardcl, Vestris, Nivelon; en Premiers Remplacements de MM. Favre, Laurent, Frédérik, Goyon, Huard, Laborie, Siville.

236 LA GUIMARD.

gré son travail, n'augmentera pas beaucoup son talent.

MUo Zacharie. Médiocre danseuse qui res- tera telle qu'elle est.

Mlle Miller. Excellente danseuse, quoique un peu froide, elle travaille sans relâche à deve- nir premier sujet, elle ne répugne à rien pour le bien du service.

M1IeJL.AURE. Cette jeune fille ne fait dans ce moment aucun service, pour cause de mala- die de femme, il faut attendre l'époque pour sa- voir ce qu'elle deviendra.

Mlle Trosche. Jeune danseuse qui travaille beaucoup et qui double la demoiselle Pérignon à la satisfaction du public1.

1. L'Opéra secret au xvme siècle, par Adolphe Jullien.

LIX

En ces toutes dernières années de son service à l'Opéra, la Guimard est restée la personne in- gouvernable, qu'elle a toujours été, n'en fai- sant qu'à sa volonté, n'obéissant qu'à ses ca- prices, et se gabelant, ainsi qu'on disait autre- fois, des tribulations de Dauvergne.

Songe-t-il, ce pauvre directeur, à donner la Chercheuse d'esprit, une semaine, la demoi- selle de Pérignon est incommodée, la demoi- selle Langlois est prête d'accoucher, la de- moiselle Zacharie se trouve en congé, la demoiselle Trosche est dans son lit, à la suite d'une entorse, au dernier moment, la Guimard lui envoie dire qu'elle est hors d'état de danser.

Une autre fois, le répertoire arrêté pour la semaine, la Guimard fait prévenir, qu'elle compte se purger le mardi, et qu'on ait à chan- ger de spectacle. Et cette purgation est une in-

238 LA GUIMARD.

vention de la danseuse : il y avait tout simple- ment une partie organisée pour aller passer le mardi, le mercredi, le jeudi, à l'Hay. «Voilà le résultat de la liaison de la Guimard, avec toutes sortes de canailles, » écrit Dauvergne '.

1. L'Opéra secret au xvm« siècle, par Adolphe Jullicn.

LX

La Guimard vieillissait, elle avait quarante ans, elle approchait la cinquantaine, et, sur les planches de l'Opéra, dans sa nuée de gaze, elle continuait à être Hébé, elle continuait toujours à être la déité volante de la jeunesse.

On s'étonnait de cette conservation à la Ninon, de cette conservation qu'elle partageait avec un seul homme du siècle : le maréchal de Riche- lieu. Le secret de cette éternelle jeunesse, Castil- Blaze nous le dévoile, sans toutefois nous dire de quel livre du temps ou de quel contem- porain de la danseuse, il le tient, ce miraculeux secre,t! A l'époque de ses débuts, Mlle Guimard avait fait faire un portrait d'elle, et maintenant, tous les matins, dans son boudoir, avec une main experte, mélangeant tous les pastels du maquillage, devant son miroir, elle refaisait sur sa figure de trente, de quarante, de cinquante ans, le portrait qu'elle avait sous les yeux : le portrait de son visage de vingt ans.

LXI

La Guimard a eu plusieurs années, pendant l'été, des engagements avec l'Opéra de Lon- dres, d'où elle date quelques lettres curieuses, presque, les seules lettres intimes, que l'on ait d'elle.

Et voici une lettre, adressée au banquier Perregaux, qu'elle appelle familièrement mon voisin, elle donne des détails de son engagement à 650 guinées, et elle traite de coquins, il signor Ravelli, et l'ami Gallini.

« Le 20 juin 1784.

« Quoiqu'il y ait bien longtemps, que je ne me sois rappelée à votre souvenir, mon voisin, il n'en est pas moins vrai, que vous ri avez pas cessé d'être présent au mien, et que mon silence envers vous, ri a eu d'autres causes quun travail forcé et très pénible, pour me laisser la possibilité

LA GUIMARD. 241

d'exécuter ce que je désirais le plus. J'aime à me persuader que vous rendes assés de justice à votre voisine, pour être bien convaincu de cette vérité! Ah! mon voisin! en quel pays suis-je venue? Je ne me plains pas des habitants, il s en faut, non, du tout; mais les Italiens? Ah les coquins! L'Opéra de Londres en est le repaire, à com- mencer par il signor Ravelli... et un petit brin, notre ami Gallini, que je n' ai cru qu'une bonne bête jusqu'à ce moment, mais qui vient de se déclarer quelque chose déplus : voici le fait.

« Vous scavés que l'Opéra est brûlé. Donc par cette incendie, cession de tous engagements : telle est la clause qu'ils comportent; le mien n'en a pas été à l'abri plus que les autres. Ainsi en regardant les fiâmes qui mettoient le théâtre en cendre, je leurs voyois dévorer les 335 guinées que je devois recevoir, à l' expiration de mon en- gagement, ayant partagé en deux payements, les 650, je leur disois adieu, assès tristement, lors qu'on vînt m'apprendre que Gallini s'étoit ar- rangé avec le directeur de Covent-Garden, qui précisément venoit d'entrer en vacances, et que le reste de la saison se finiroit sur ce théâtre; alors je ne mis pas en doute que mon engagement ne fût continué. Sur ces entrefaites, Gallini vint chez moi pour me payer les 825 guinées qui

21

242 LA GUIMARD.

étoient échues, deux jours avant l'incendie; puis il fit le pauvre, connue à son ordinaire, et me dit qu'il «toit bien malheureux, qu'il perdoit beaucoup et que je devrois bien faire une petite diminution sur le restant de mon engagement; le voyant si bon homme, j'en eus pitié, et lui dis que je me chargerons volontiers de la dépense de mes habits; cette douce proposition chatouilla son âme, il fut très satisfait, me prit la main, en me disant que fêtais birn honnête. Il y avoit chez moi, cinq personnes présentes, j'ai donc cru tout arrangé: mais point du tout; je n'ai plus revu le sieur Gallini. Il signor Ravelli est venu, en sa place, me dire qu'il nétoit plus régisseur, que Gallini était un gueux, un coquin, duquel il ne voulait plus se mêler; puis l'instant d'après, il m'offrit, de la part de Gallini, vingt-cinq louis par représentation : je me mis à rire, et lui répondis que j'étois bien étonnée qu'il se chargeât encore des propositions de Gallini, puisqu'il nétoit plus régisseur, que d'ailleurs je me tenois à mon engagement. Qu'a fait le sieur Gallini, il a donné hier des ordres, pour que l'on avertisse tous les sujets, de se trouver ce matin à la répétition, excepté moi : j'ai appris cela, et ce matin, je me suis rendue à la répétition avec deux témoins : chose que m avoient conseillée

LA GUIMARD. 243

l'avocat elle procureur que j'ai consultés, et qui tous deux, ni1 ont dit que mon affaire e'toit 'par- faitement bonne; mais, mon voisin, vous auriez trop ri, si vous aviez pu voir l'effet qu'a produit ma présence. Ravelli en est devenu tout vert, et Gallini stupéfait, ils ont cru voir tous deux la tête de Méduse. Enfin, le dernier a pris la pa- role, et a dit que je n'étois plus engagée, mais sans lui répondre, j'ai demandé par quel ballet on commencer oit demain ! Le malheureux a perdu la tète tout à fait, mais n' osant me parler , il a pris à part un de mes témoins, auquel il a offert 100 guinées pour moi pour les représen- tations : le témoin a répondu que je ne voulois entendre qu'à la validité de mon engagement, que je m'étois mis en règle et qu'il seroit forcé d'y faire honneur : la répétition a été renvoyée; et à peine ai-je été de retour chez moi, que j'ai reçu une nouvelle ambassade du sieur Gallini, et de nouvelles propositio?is auxquelles je n'ai pas voulu entendre... Tout le monde est en l'air pour cette affaire. Demain, on dit qu'il y aura un sabbat d'enfer au théâtre, c'est lord Drumel qui me l'a assuré ainsi que milady Jersey ; la du- chesse Devonshire est partie pour la France. J'en suis fâchée, les autres dames sont à la cam- pagne, mais il reste encore assez de noblesse à

244 LA GUIMARD.

Londres, pour le malheur de Gallini : je vous ferai part, mon voisin, de cette grande histoire.

« En attendant, je vous prie de vouloir bien assurer de mon respect Mme Perr égaux, et de lui dire que j'ai cherché à in acquitter de ses com- missions ; je lui envoie dans cette lettre les échan- tillons que j'ai trouvés, mais le prix est infini- ment plus considérable quelle ne nïa dit; je la prie de vouloir bien me faire passer ses intentions et je les exécuterai ponctuellement.

« Adieu, mon voisi?i, vous me trouvères bien bavarde, mais Vintérest que vous voulès bien me témoigner, m' encourage à vous conter, tout ce qui lui est relatif; continués moi toujours votre amitié et croyez à tout le plaisir que j'aurai à la cultiver.

« C'est dans ces sentiments que je ne cesserai d'être

« Votre très humble, obéissante servante.

« Guimard. « PallMallNe 10.

« Dans les échantillons que j' envoyé, il y en a deux qui ont l'aune de France l. »

1. En haut de la page, est écrit de la main de Perre- gaux : >< Lundy, ce 23 juin 1784. Lettre autographique signée, de la collection de M. Dubrunfaut.

LX1I

Une seconde lettre adressée, je crois bien, en 1787 i à M. de la Ferté, nous montre la dan- seuse dégoûtée de cette Académie royale de Mu- sique où, selon ses expressions, à l'heure pré- sente « les laquais et les perruquiers sont juges des talents » et comme elle n'a ses succès qu'à la bonne compagnie, ne voulant pas devenir la pâture de celle qui remplit le parterre, elle songe à prendre sa retraite.

« Londres %6 may.

« On ne fait pas toujours ce que l'on désire, mon cher petit bon ami, et j'en ay bien la preuve, puisque malgré celui que j'avois de vous écrire, dès mon arrivée à Londres, je n'en ay pu trouver le moment. Mais l'amitié est indulgente, et je

1. Ou 1786, si on s'en rapporte aux 25 ans de suffrage dont elle parle de sa lettre.

21.

246 LA GUIMARD.

compte trop sur la vôtre, pour ne pas être con- vaincue qu'elle ne vous permettra pas d'être in- juste envers moi, en vous laissant prendre, pour négligence, une impossibilité réelle.

« Depuis que je suis en cette ville, on ne m'a pas encore laissé, un seul instant de libre, com- blée des bontés de toutes les plus grandes dames, et principalement de M"1" la duchesse de Devon- shire. Je passe chez elle tout le temps, je ne suis pas employée au théâtre. En vérité, mon cher petit bon ami, la manière dont on me reçoit par- tout est si flatteuse, qu'elle pourvoit bien faive tourner une tête moins sensée, que celle de votre petite bonne amie , mais elle est d'une trop rare bonté, pour n'être pas à l'abri de toute épreuve. Vous allez en juger par les sages réflexions que ses nouveaux succès lui ont fait faire, et dont elle va vous faire part.

«J'ai pensé que je ne pouvois profiter d'une cir- constance plus favorable pour terminer brillam- ment ma carrière théâtrale, et je vous crois trop mon ami, pour ne pas approuver la résolution que je prends de quitter l'Opéva. Vous n'ignovez pas, que depuis quelque temps, il est devenu le centre des cabales, par conséquent du mauvais goût, les perruquiers, les laquais, sont devenus les juges aes talents, les miens n'ont jamais

LA GUIMARD. 247

leurs succès qu'à la bonne compagnie, et je ne veux pas risquer de devenir la pâture de celle dont on remplit 'présentement le parterre. Il me seroit trop dur, après vingt-cinq ans de suffrages bien soutenus, définir par éprouver des désagré- ments, et parmi mes chers camarades, j'en con- nois qui sont remplis de bonnes volontés sur le chapitre. Or, comme dans tous les temps, je n'ai jamais cherché qu'à faireplaisir, je vais mettre le comble à mes procédés pour eux, en donnant ma démission. Disposés de ma place, mon ami, mais si vous voulès écouter les conseils de rami- fié, ne la donnés qu'au talent, et non à la pro- tection ni au charlatanisme. Je vous le répète, il est très dangereux de donner légèrement des pre- mières places, attendu que l'on est plus maître de les ôter aux sujets que Von a rendus possesseurs, quand on finit par voir clairement qu'ils ne sont en état de les remplir. Il faut encourager les jeunes sujets, en les récompensant bien. Soyez li- béral en argent, mais avare des premières places, si vous voulez ne pas fermer la porte de l'Opéra aux vrais talents qui pourr oient les mériter. Excu- sez, mon ami, si je vous donne des conseils, mais c'estmon amitié pour vous, qui me les dicte, ainsy que le désir, que j'ay de ne pas voir détruire entiè- rement la belle danse, que f ai vu exister à l'Opéra.

248 LA GUIMARD.

(( On m'a mandé que vous aviez suspendu l'ar- rêt du conseil qui rétablissait les feux, j'en suis vraiment fâchée; vous savez que je vous ay tou- jours dit, qu'il n'y avoit que ce moyen de rétablir le bon ordre dans le service de l'Opéra. On est bien plus empressé à remplir son devoir, quand 1 intérêt y est attaché, et la certitude de toucher son argent, tous les mois, sans nulle espèce de conventions, rend bien des sujets, infiniment pa- resseux. Je tiens toujours aux feux, sans eux, cela ira toujours mal. J'ai encore une grâce à solli- citer de votre amitié, mon ami, cest de permettre à Nivelon, de rester â Londres jusqu'à la fin du mois prochain. Indépendamment du service que vous me rendrez; en me laissant ce danseur, vous lui en rendrez aussi un bien grand, car il a paru un libelle à Paris, et il est accusé d'y être pour quelque chose. On m' a mandé, ainsi qu'à lui, qu'il étoit attendu à Paris par plusieurs mauvaises tê- tes de la cour, et qu'on vouloit le rosser. Ce seroit une chose très fâcheuse pour lui, qui (j'en suis persuadée) ne le mérite pas. Vous seul, mon ami, pouvès le soustraire à cette mauvaise affaire, en lui permettant de passer encore cinq semaines à Londres. Dans cet intervalle, les têtes se calme- ront, et à son retour on ne pensera plus au libelle. Accordès-moi cette grâce, mon ami, j'en conser-

LA GUIMARD. 249

verai une bienvive reconnaisance , attendu qu'elle m'arrangera aussi parfaitement, puisque je viens de contracter, pour ces cinq dernières semaines, un engagement de 650 guinées, qui joints aux 950 que f ai faites à mon bénéfice, me forment une très jolie somme, à rapporter à Paris. Ce voyage n'a pas été si bête, hein! qu'en pensès- vous? Dame; ce n'est pas ma faute. Ils m 'aiment à la folie, ces bons Anglais! Voilà ce que c'est que le mérite!

« Ah ça, monsieur mon cher petit bon ami, ai- mès-moi toujours bien, et autant que je vous aime entendès-vous? Ecrivès-moi, je vous en prie, et dites-moi que vous me laissés JSivelon. Vous nous rendrez service à tous les deux, et vous êtes trop obligeant pour refuser à votre petite bonne amie, qui vous embrasse de tout son cœur.

« GUIMARD.

« Mes respects je vous prie à Mme de la Ferté ainsi qu'à Mme Desentelles , sans m' oublier auprès de son chaste époux.

« Mlle Saunière vous portera les commissions dont Mlle de la Bourdonnais m'avait chargées

pour vous remettre.

« PallMall, n°10*. »

1. Collection d'autographes de M. Morrison à Londres.

LXIII

Une dernière lettre de l'ancienne collection du baron de Trémont, adressée au banquier Perregaux, le 16 avril 1789, dont nous ne pou- vons, hélas, donner que l'extrait du catalogue, nous représente la Guimard, vivant dans l'in- timité des grandes dames anglaises, dans l'inti- mité de la duchesse de Devonshire, cette fana- tique de danse, qui commandait un ballet à Vestris, et chez laquelle, dans la lettre adressée à M. de la Ferté, quelques années avant, la Guimard dit qu'elle passait tout le temps qu'elle n'était pas au théâtre... Et la réputation de son goût d'habillement fait de la danseuse française une sorte d'ordonnatrice des modes de là-bas.

Voici l'extrait du catalogue de Trémont, décembre 1859 :

« Curieuse lettre, sur son arrivée à Londres et sur l'accueil gracieux et empressé qu'elle y a

LA GUIMARD. 25

reçu de toute la noblesse, et principalement de la duchesse de Devonshire, qui est à la tête des organisateurs du bal, devant être donné au Grand-Théâtre. »

« Pour le bal il faut des habits, et les dames anglaises sont aussi coquettes que les Françaises. Donc au moment que je suis descendue de voiture, à mon arrivée à Londres, j'ai été assommée de marchandes de modes et de tailleurs, pour me 'prier de la part des dames de donner mes avis sur leurs habits. Vous pensez bien que je n'ai pas fait de façons... »

LXIV

Des voyages, des tournées de la Guimard en Angleterre, il est resté un curieux, un étrange, un macabre témoignage.

La maigreur de la danseuse, elle est attestée par tous les écrivains contemporains1 qui ont parlé d'elle.

Le Yol plcs haut nous apprend qu'elle était maigre, longue, ressemblant pas mal à une arai- gnée, et la diatribe en vers inspirée par la Der- vieux, nous a renseigné surdsa cuisse héronnière et sa jambe en échalas.

Cette maigreur, elle a fourni ses plus jolis méchants mots à cette mauvaise langue de Sophie Arnould, qui, devant une figuration de la Guimard entre Vestris, et Dauberval laregar-

1. Le Vol plus haut ou YEspion des principaux théâtres de la capitale. A Memphis, chez Sincère, réfugié au Puits de la Vérité, 1784.

LA GUIMARD. 253

dant amoureusement, compare le trio, à deux chiens qui se disputent un os1, et qui, un autre jour, faisant allusion aux amours de Mgr de Ja- rente, l'évêque d'Orléans, a le drolatique mot sur la grasse feuille des bénéfices et le dessè- chement de la danseuse2.

Oui, cette maigreur, c'est le refrain de toutes les attaques contre la femme, et même parfois le refrain des attaques contre ses amants, ainsi que cela s'est fait, à propos de la Cinquantaine de M. de La Borde3.

Avec le temps cette maigreur, hélas, semble augmenter, et mériter à la courtisane, cepen- dant toujours aimée, la dénomination du Sque- lette des Grâces!

Eh bien, le témoignage du séjour de la Gui- mard à Londres, nous vient d'une image presque effrayante, celle, qu'on appelle ana- créontiquement squelette des Grâces, n'est plus même cela, mais le squelette de la danseuse d'une danse moyennageuse des Morts.

C'est une eau-forte coloriée, qui a pour titre :

1. Correspondance secrète, t. II.

2. Arnoldiana ou Sophie Arnould et ses contemporains, par l'auteur de Bievriana. Paris, 1813.

3. Mémoires secrets, vol. V.

22

254 LA GUIMARD.

The Celebraled Mademoiselle G = = rd or Grimkard, from Pans.

Publ. bij th Hamphrey. Ma;/ 26 1787.

Dans cette eau-forte, sous une toque à plu- mes bleu de ciel, une femme à la tète de mort fardée, aux faux cheveux envolés, au cou ossifié, soulevant en l'air, d'une jambe de phtisique, une jupe rose, et toute ballante, et toute envolée, fait dans le vide, des tours de bras, qui agitent, à leurs bouts, des phalanges d'osselets, au lieu de mains: une danseuse, me rappelant le sque- lette rocaille, au coude galamment appuyé sur une console, qui est en tète des Etudes d'anato- mie, à l'usage des peintres, par Monnet1.

1. Études d'anatomie par Monnet, gravées par Demarteau (Recueil de planches gravées à l'imitation de la sanguine).

LXV

Le 14 août 1789, Marie-Madeleine Guimard, alors âgée de 46 ans , épousait dans l'église Sainte-Marie du Temple, Jean-Etienne Des- preaux, en 1758, et plus jeune de quinze ans que sa femme.

Les deux époux, qui demeuraient sur le ter- ritoire de Saint-Laurent, recevaient la bénédic- tion nuptiale « après avoir renoncé à leur état », dit l'acte, que M. Jal a tenu entre ses mains1.

1 . Dictionnaire critique de Biographie et d'Histoire, par A. Jal. Paris, Henri Pion, 1867. Despréaux et la Guimard se trou- vaient ensemble à Londres, au mois d'avril, car, le 15 avril 1789, Despreaux il a consigné cette date dans le recueil de ses chansons manuscrites, conservées à la Bibliothèque de l'Opéra, composait sa chanson de Y Anti-anglomane, juste à la veille du jour, la Guimard écrivait la lettre à Perregaux, citée plus haut.

LXV1

Donc, on vertu do cotte renonciation à son état, faite à l'église, la carrière théâtrale de la danseuse est terminée1, et c'est le moment de donner les rôles dansants, créés par la ïerpsi- chore du xvme siècle, de 1762 à 1788.

Rôles dansants créés par Mlle Giàmard

dans les opéras représentés à 1' Académie Royale de Musique2.

Les Fêtes Grecques et Romaines. Ballet de Fuzelier, musique de Colin de Blàmont, repris en 1762 et en 1770 ; (rôle de Terpsichore).

La Guirlande. Ballet de Marmontel, mu- sique de Rameau, repris en 1762.

1. Les états mensuels de l'Opéra semblent indiquer que la Guimard prend sa retraite, avant son mariage, au mois d'a- vril 1789, au renouvellement de l'année théâtrale.

2. J'emprunte ce travail à l'intéressante notice, placée par M. Campardon en tète de l'article de la Guimard, dans l'Aca- démie Royale de Musique.

LA GUIMARD. 257

L'Opéra de société. Ballet de Mondorge, musique de Giraud, représenté en 1762.

Castor et Pollux. Tragédie de Bernard, musique de Rameau, reprise en 1764, 1772, 1773, 1778; (rôle d'une Ombre heureuse).

Les Fêtes d'Hébé ou les Talents Lyriques. Ballet de Mondorge, musique de Rameau, repris en 1764; (rôle à'Egle', chanté et dansé).

Naïs . Ballet de Cahusac, musique de Ra- meau, repris en 1764 ; (rôle de Flore).

Tancrède. Tragédie deDanchet, musique de Campra, reprise en 1764; (rôle d'une Amazone).

Pigmalion. Entrée du Triomphe des Arts. Ballet de la Motte, musique de la Barre, retou- chée par Ballot de Sovot et Rameau, repris en 1764 et en 1772; (rôle de la Statue animée).

Le Devin du village. Intermède de Jean-Jac- ques Rousseau, repris en 1765, 1772, 1782.

Les Fêtes de l'Hymen et de l'Amour. Ballet de Cahusac, musique de Rameau, repris en 1765 *.

Les Fêtes de Thalie. Ballet de Lafont, mu- sique de Mouret, repris en 1765 et en 1775.

Thésée. Tragédie de Quinault, musique de Lulli, reprise en 1765; (rôle d'une Bergère).

1. C'est en dansant dans ce ballet au mois de janvier 1766, que Mlle Guimard eut le bras cassé par la chute d'une décoration.

22.

258 LA GUIMARD.

Les Fêtes lyriques. Fragments de divers auteurs, repris en 1766.

Sylvie. Ballet de Laujon, Berton et Trial, représenté en 1770; (rôles d'une Nymphe et de Vénus.)

La Turquie. Acte de I'Europe Galante. Ballet de la Motte, musique de Campra, repris en 1766; frôle d'une Sultane).

Zelinpok, roi des Sylphes. Ballet de Mon- crif, musique de Rebel et Francœur, repris en 1766 et en 1773]; (rôle d'une Nymphe).

Le Carnaval du Parnasse. Ballet de Fuze- lier, musique de Mondonville, repris en 1767 et en 1774; (rôle d'une Jardinière).

Le Feu et la Terre. Acte des Eléments, Ballet de Roy, musique de Destouches, repris en 1767 et en 1773.

Ernellnde. Tragédie de Poinsinet, musique de Philidor, représentée en 1767.

Hippolyte et Aricie. Tragédie de Pellegrin, musique de Rameau, reprise en 1767 ; (rôle d'une Bergère).

Theonis. Pastorale de Poinsinet, musique de Berton et de Trial, représentée en 1767.

Daphnis et Alcimadure. Pastorale de Mon- donville, reprise en 1768; (rôle d'une Chas- seresse).

LA GUIMARD. 259

Dardanus. Tragédie de laBruère, musique de Rameau, reprise en 1768.

Titon et l'Aurore. Pastorale de La Marre, musique de Mondonville, reprise en 1768.

La Vénitienne. Comédie de la Motte, musi- que nouvelle de Dauvergne, repris en 1768.

Anacréon. Ballet de Bernard, musique de Rameau, repris en 1769; (rôle de Lycoris).

Les Amours de Radegonde. Comédie de Destouches, musique de Mouret, reprise en 1769.

Enée et Lavinie. Tragédie de Fontenelle, musique nouvelle de Dauvergne, reprise en 1769.

Erigone. Acte des Fêtes de Paphos, ballet de Voisenon, Collet et Labruère, musique de Mondonville, repris en 1769.

Jason et Médée. Ballet de Noverre, repré- senté en 1770, repris en 1776; (rôle de Creuse).

Zaïs. Ballet de Cahusac, musique de Ra- meau, repris en 1769 et en 1770; (rôle de hu- cinde) .

Zoroastre. Tragédie de Cahusac, musique de Rameau, repris en 1770.

Alcyone. Tragédie de la Motte, musique de Marais, reprise en 1771 ; (rôle de la Grande Prê- tresse de Junon).

La Cinquantaine. Pastorale de Desfon-

260 LA GUIMARD.

taines , musique do La Borde , représentée en 1771.

La Sibylle. Acte des Fêtes d'Euterpe, ballet de Moncrif, musique de Dauvergne, repris en 1771.

Pyrame et Thisbé. Tragédie de La Serre, musique de Rebelet Francœur, reprise en 1771 ; (rôle d'un Esprit aérien).

Adèle de Ponthieu. Tragédie de Saint- Marc, musique de Berton, reprise en 1772.

Aline, reine de Golconde. Ballet de Sedaine, musique de Monsigny, repris en 1772; (rôle d'une Amante).

Eglé. Ballet de Laujon, musique de de La Garde, représenté en 1772.

Endymion. Ballet de Gaétan Vestris, repré- senté en 1773; (rôle de Diane).

Ismène. Pastorale de Moncrif, musique de Rebel et Francœur, reprise en 1773.

L'Union de l'Amour et des Arts. Ballet de Lemonnier, musique de Floquet, représenté en 1773.

Azolan. Ballet de Le Monnier. musique de Floquet, représenté en 1774; (rôle à" Ariane).

Iphigénte en Aulide. Tragédie du bailli du Roullet, musique, de Gluck, représentée en 1774.

LA GUIMARD. 261

Orphée. Tragédie de Moline, musique de Gluck, représentée en 1774.

Sabinus. Tragédie de Chabanon, musique de Gossec, représentée en 1774.

Alexis et Daphné. Pastorale de Chabanon musique de Gossec, représentée en 1775.

Géphale et Procris. Tragédie de Marmon- tel, musique de Grétry, représentée en 1775.

Cythère assiégée. Ballet de Favart, musique de Gluck, représenté en 1775.

Apelle et Campaspe. Ballet de No verre, représenté en 1776; (rôle de Campaspe).

Les Caprices de Galatée. Ballet de No verre, représenté en 1776, repris en 1780; (rôle de Galatée).

Les Horaces. Ballet de Noverre, repré- senté en 1777.

Mirtil et Lycoris. Pastorale de Bocquet et Boutellier, musique de Desormery, représentée en 1777.

La Chercheuse d'esprit. Ballet de Gardel aîné, représenté en 1778, repris en 1783; (rôle deNicette, fille de Mme Madré).

Les Petits Biens. Ballet de Noverre, re- présenté en 1778; (rôle d'une Bergère).

Amadis. Tragédie de Quinault, musique nouvelle de Bach, reprise en 1779.

262 LA GU1MARD.

Echo et Narcisse. Pastorale de Tschudy, musique de Gluck, représentée en 1779; (rôle de la Bergère).

Mirza et Lindor. Ballet de Gardcl aîné, re- présenté en 1779.

La Fête de Mirza. Ballet de Gardcl aîné, représenté en 1781.

Apollon et Daphné. Ballet de Pitra, mu- sique de Mayer, représenté en 1782; (rôle de Terpsichore).

La Dourle Epreuve ou Collinette a la Cour. Opéra de Grétry, représenté en 1782 ; (rôle d'une Paysanne).

L'Embarras des Richesses.' Opéra de d'Alain- val el Lourdet de Santerre, musique de Grétry, représenté en 1782.

Thésée. Tragédie de Quinault, musique nouvelle de Piccini, reprise en 1782 et 1783.

Atys. Tragédie de Quinault, musique nou- velle de Piccini, reprise en 1783.

Péronne sauvée. Opéra de Sauvigny, mu- sique de Dezaides, représenté en 1783.

Renaud. Tragédie de Lebœuf, musique de Sacchinr, représentée en 1783; (rôle d'une Ber- gère).

La Rosière. Ballet de Gardel aîné, re-

LA GUIMARD. 263

présenté en 1783 ; (rôle de la Surveillante).

L'Oracle. Ballet de Gardel aîné, représenté en 1784 ; (rôle de Lucinde).

Tibulle. Acte des Fêtes Grecques et Ro- maines. — Ballet de Fuzelier, musique nouvelle de Mlle Beaumesnil, repris en 1784.

Panurge dans l'Ile des Lanternes. Opéra du comte de Provence et Morel, musique de Grétry, représenté en 1785.

Bizarre. Opéra de Duplessis, musique de Candeille, représenté en 1785.

Le Premier Navigateur ou le Pouvoir de l'Amour. Ballet de Gardel aîné, représenté en 1785; (rôle de Mélité).

Rosine. Opéra de Gersin, musique de Gos- sec, représenté en 1786.

Les Sauvages. Ballet des Frères Gardel, représenté en 1786.

Alcindor. Opéra de Rochon de Chabannes, musique de Dezaides, représenté en 1787.

Le Coq du Village. Ballet de Gardel aîné, d'après Favart, représenté en 1787; (rôle de la Maîtresse du Garçon).

Pénélope. Tragédie de Marmontel, musique de Piccini, reprise en 1787.

Armire et Evelina. Tragédie de Guillard, musique de Sacchini, reprise en 1788.

264 LA GUIMARD.

Le Déserteur. Ballet de Gardel aîné, repré- senté en 1788; (rôle de Louise).

La Toison d'or ou Médée a Colchos. Tra- gédie de Deriaux, musique de Vogel, reprise en 1788 *.

1. Joignons à la liste des rôles dansants de la Guimard, ses rtats mensuels d'appointements, qu'a bien voulu relever pour moi, M. Nuitter.

1763

Appoin- Gratin- Total, tements. cations.

Avril Guimard pour mémoire

May à décembre . . . . Signé : Guimard. 66'13«4d 16'13«4d 83'6'8 1764

Janvier | Siontf .• GuiMABD. 51.2.3 12.15.7 63.17.10

(23 premiers jours). ) J

1767

May Signé : Guimard. 208.6.8 il. 13.4 250

Octobre Signé : Guimard.

1768

Avril Signé : Guimard. 250 250

May Signé : Guimard.

1769

Avril à décembre. . . . Signé : Guimard.

1770

Janvier 1 _. . _

(5 derniers jours). | SVne : Guimard. 41.13.4 Février à septembre . . Signé : Guimard. 250 250

Novembre-décembre . . Signé : Guimard.

1771

Janvier Signé : Guimard. 250

Février Signé : Guimard.

Mars Signé : Guimard.

1774

Avril à septembre . . . Signé : Guimard.

Novembre-décembre . . Signé : Guimard.

LA GUIMARD.

265

1775

Janvier à décembre . . Signé : Guimard. 250

1776 Janvier à mars Signé : Guimard.

1778

Avril à juin Signé : Guimard.

Juillet à décembre . . . Signé : Vestris pour Guimard. (Vestris signe aussi pour MUc Hees'el.)

1778

Feux- Avril (3 dern. représent.) Signé : Guimard. 3 feux à 33.6.8 100 May Signé : Guimard. 17 566.13.4 Juin Signé : Guimard. 10 333. 6.8 Juillet Signé : Vestris. 12 400 Août 7 233. 6.8 Septembre 6 200 Octobre 15 500 Novembre 10 338 Décembre 12 400

1779

Appointements . Janvier Signé : Vestris. 250

Février

Mars

1779

Feux. Janvier Signé : Vestris. 10 fois 333. 6.8

Février 4 133. 6.8

Mars 9_300

1780

Appointements.

Avril à octobre .... Signé: Vestris.. 250

Novembre-décembre. . Signé : Gaixet. 250

1780

Jetons des acteurs.

Avril Signé : Vestris. 16 jours à 18 228

May 11 198

Juin _ 13 234

Juillet _ 10 180

Août 6 108

Septembre 12 21g

Novembre Sig-ne.-GAi.LET. 12 216

Décembre 16 288

(Gat.let signe aussi pour M"°s Heynel, Allard. Peslin.)

23

266

LA GUIMARD.

1781

Janvier à dec

embre .

Sigi

Sigi

lé: Gallet. 1781

: Gallet.

1781

: Gallet.

1782

'ié : Gallet. 1782

: Gallet.

1783

: Gallet. 1783 : Gallet.

Appointements. 250

Jetons

des acteurs.

8 jours

14

11

I 11

3

Jetons des acteurs.

4 jours 3

t 13 10

Appointements- 250

Jetons des acteurs.

II jours 10

6 10

2

7 9 9

10 9 9

11

Appointements. 250

Jetons.

10 jours

11 2

U4 252

Avril

198 18

May

198 54

72

Sigi Sigt

. Sigt Sigr

54

72 234

180

Janvier à décc Février . . .

imbre . .

198 180

Mars. . . .

108

Avril

180

May

3fi

1?f>

Juillet ....

16i>

Octobre .

162 180 162 162

198

Janvier à décembre. . Février

180 126

198

36

LA GUIMARD.

May Signé : Gallet. 12 jours

Juin 8

Juillet 7

Août 1

Septembre 0

Octobre 0

Novembre 0

Décembre 9

1784

Appointements

Janvier à mars Signé : Gallet. 250

Appoin- Gratifi- tements. cations.

Avril Signé : Gallet. 250 166.13.4

May à octobre Signé : Gallet. 250 333. 6.8

Les états de novembre et de décembre manquent.

1784

Jetons.

Janvier. , Signé : Gallet. 12 jours

Février 12

Mars 11

1783-84

Rouge et pommade.

Signé : Gallet. par an

1785

A.ppoin- Gratifi- tements. cations.

Janvier à décembre . . Signé : Gallet. 250 333.6.8

1784-88

Rouge et pommade.

Signé : Gallet. pour l'année Corps ou piqûres.

Signé : Gallet. pour l'année.

1786

{ Appoin- Gratifi- tements. cations- Janvier à mars Signé : Gallet. 250 333.6.8

May à septembre ...

Novembre-décembre . .

1785-86

Rouge et pommade. . . Signé: Gallet. pour l'année. Corps

267

216

144

126

18

162

416.13, 583. 6.;

216 216

198

300

Total. 583.6.S

300 24

Total. 583.6.!

300 24

268 LA GUIMARD.

1787

Appoin- Grattû- Total, tements. cations.

Janvier à avril Signé : Gallet. 250 333.6.8 583.6.8

Octobre

Novembre

1786-87

Rubans et pommade. . Signé : Gallet. pour l'année 300 Corps ou piqûres. . . . Sig n é : Gallet. 21

1788

Appoin- Gratifi- Total, tements. cations.

Janvier à may Signé : Gallet. 230 333. 6. X. 5*3.6.8

Juin-juillet Signé : H ainssijlin.

Août-décembre Signé: Gallet.

1787-88

Corps, pas d'émargement. Ronge et pommade. . . 1" 4e quartiers. Signé : Gallet. \ _-.. 2e quartier. Signé : Hainsselin*. )

1789

Janvier Signé : Gallet. 250 333.6.8 583.6.8

Février

Mars

LXVII

Mlle Guimard, avons-nous dit plus haut, s'était mariée, le 14 juillet 1789, dans l'église Sainte- Marie du Temple, à Jean-Etienne Despréaux. Or voici le contrat de mariage, dont j'ai eu la bonne fortune de retrouver la minute, dans l'étude de M. Gatine, le successeur de M. Du- fouleur, le notaire, le contrat avait été passé.

« Par devant les conseillers du Roi, notaires au Chàtelet de Paris, soussignés :

« Furent présents :

« Sieur Jean-Etienne Despréaux, pension- naire du Roy, majeur, fils de défunts, Sieur Jean-François Despréaux et de Dame Marie- Anne Darras, son épouse, demeurant à Paris, rue d'Orléans, Porte Saint-Denis, paroisse Saint- Laurent.

« Stipulant pour lui et en son nom.

« D'une part.

23.

270 LA GUIMARD.

« Et DUe Marie-Madeleine Guimard, fille ma- jeure, pensionnaire du Roy demeurant à Paris, susdite rue et paroisse.

« Stipulant pour elle et en son nom. « D'autre part.

« Lesquels, pour raison de mariage, proposé entre eux, dont la célébration se fera en face d'église incessamment, sont convenus des trai- tés, clauses, et conditions dudit mariage, de la manière et ainsi qu'il suit :

ARTICLE PREMIER

« Les Sr et Dlle, futurs époux, seront com- muns en tous biens, meubles et immeubles qu'ils acquiéront pendant leur mariage confor- mément à la coutume de Paris, par laquelle leur future communauté sera régie.

ART. 2.

« Ne seront, néanmoins, lesdits Sr et D"e, futurs époux, tenus des dettes et hypothèques l'un de l'autre antérieures à la célébration de leur mariage, s'il y en a, elles seront payées et acquittées par celui qui les aura contractées, et sur ses biens, sans que l'autre, ses biens, ni ceux de la communauté n'en soient chargés.

LA GUIMARD. 271

ART. 3.

« Les biens dudit futur époux consistent : « Dans trois mille sept cents livres de pen- sions, en plusieurs parties, sur le Trésor Royal ;

« Dans la somme de vingt-quatre mille livres, tant en deniers comptants qu'en meubles et effets mobiliers, habits, linges et hardes à son usage, y compris les arrérages de ses pensions échus jusqu'à ce jour : le tout pro- venant de ses gains et épargnes, déduction faite de ses dettes passives.

art. 4.

« Ceux de ladite DUe, future épouse, con- sistent :

« Dans douze mille livres de rente viagère sans retenue, sur Mgr le duc d'Orléans.

« Dans deux mille cent soixante livres de rente viagère sur le Roy, nette d'imposition.

« Dans six mille livres de pension, sur le Trésor Royal.

« Dans trois mille aussi de pension, sur la caisse de l'Opéra.

« Dans la somme de cent dix mille livres, tant en deniers comptants qu'en meubles, effets mobiliers, bijoux, habits, linge et hardes à son

272 LA CU1MA.RD.

usage, y compris les revenus de ses biens échus jusqu'à ce jour, déduction pareillement faite de ses dettes passées.

ART. 5.

« Des biens dudit Sr et Dlle, futurs époux, il entrera de chaque côté, en ladite communauté, jusqu'à concurrence de la somme de douze mille livres, le surplus qui échoira et adviendra pen- dant le mariage à chacun d'eux, tant en meubles qu'immeubles par suite de donations, legs ou autrement, lui sera et demeurera propre, comme sien seulement.

ART. 6.

Ledil Sr. futur époux doue ladite future épouse de 1 200 livres de rente de douaire pré- tix. dont elle jouira, sans être tenue d'en faire la demande en justice: le fond duquel douaire sur le pied du denier vingt, sera propre aux enfants qui naîtront du mariage.

art. 7.

« Le survivant aura et prendra par préciput et avant partage des biens de la communauté, tels des meubles d'iceux qu'il voudra, suivant la prisée de l'inventaire qui en sera lors fait jusqu'à la concurrence de la somme de dix mille

LA GUIMARD. 273

livres, ou ladite somme en deniers comptant, au choix du survivant.

<( Et en outre ledit survivant aura et prendra par augmentation dudit préciput savoir : si c'est le futur époux qui survit, les habits, le linge et hardes à son usage, ses dentelles et sa bibliothèque, et si c'est ladite demoiselle future épouse, aussi les habits, linge et hardes à son usage, ses dentelles, sa toilette, et argenterie d'icelle. à quelque somme que le tout puisse monter.

art. 11.

« Il est convenu que le survivant desdits Sr et Dlle futurs époux, demeurera propriétaire de la totalité du bénéfice de ladite communauté, sans que les héritiers, soit directs, soit collaté- raux du prédécédé, y puissent prétendre aucun droit.

art. 12.

« Il est pareillement convenu que ladite Dlle. future épouse, continuera de toucher sur ses simples quittances, et sans avoir besoin de l'au- torisation dudit futur époux, ainsi qu'il y con

274 LA GUIMÂRD.

sent expressément, tels arrérages e'chus ou à échoir des douze mille livres de rentes sur M. le duc d'Orléans.

art. 13.

« En considération dudit mariage, lesdits Sr et DUe, futurs époux, se font par ces présentes, donation l'un à l'autre et au survivant d'eux, de tous les biens généralement quelconques, qui se trouveront dépendre de la succession du pré- décédé, et en quoi le tout puisse consister.

« Ladite donation ainsi faite, soit qu'il y ait des enfants ou non du futur mariage, et sauf la légitime desdits enfants, dans le cas ledit futur époux recueillerait ladite donation en pro- priété.

« Le tout ainsi arrêté et convenu entre les- dites parties.

« Fait et passé à Paris, en la demeure sus- dite de la demoiselle Guimard.

« L'an 1789, le 13e jour d'août. »

LXVIII

Les femmes de théâtre aiment le compagnon- nage avec les hommes qui leur apportent l'é- gayement, le rire, la distraction cocasse, avec les hommes qui ont à toute heure, la pensée et le mot drolatique : les femmes de théâtre affec- tionnent naturellement les farceurs.

Sophie Arnould adora l'architecte Bellanger, rien que pour son esprit d'atelier, et ce fut pour cela seulement, que la Dervieux l'épousa. La Guimard subit le même entraînement que ses sœurs de l'Opéra, et chez elle un pareil genre de fascination changea une passade si même une passade eut lieu avant le mariage en d'é- troits liens conjugaux.

Oui, le côté carnavalesque de l'esprit en joie de Despréaux, dans ses parodies des opéras d'ERNELiNDE, de Castor et Pollux, d'IraiGÈNiE, de Pénélope devenue : Sy?icope, reine de Mie-

27G LA GUIMARD.

mac, ce côté qui laisse apercevoir clans l'homme un plaisantin farce, et promettait dans un mari, pour les jours noirs et mélancolieux, un ai- mable boutTon d'intérieur, il faut supposer qu'il fut un peu une des causes déterminantes de l'u- nion indissoluble de la femme.

Puis Despréaux n'était pas seulement un amuseur, par le tour de son esprit et l'entrain de ses charges, il semble qu'il avait tous les petits talents d'agréments, propres à assurer, à perpétuité, l'affection d'une femme de plaisir, dont la jeunesse était morte. Il était un chan- sonnier, qui savait trouver un couplet pour le dessert d'un anniversaire, il dessinotait, il était un découpcur de silhouettes, à la façon du Ge- nevois Hubert, pouvant, dans une soirée, au bout de fins ciseaux, donner la portraiture amu- sante des invités, hommes et femmes. Et, en elTel, le profil qu'on a de lui, en tête de ses Passe-Temps, ce profil au grand nez aquilin, au menton sensuel, surmonté d'un amour bran- dissant une marotte, et ayant pour légende : « Chantez, dansez, amusez-vous» porte au bas : Découpé par J.-E. Despréaux'1 .

1. Mes Passe-temps, chansons par Jean-Étienne Desprëaux, ornés de gravures d'après les dessins de Moreau jeune, avec les airs notés. A Paris, chez l'auteur, 1806.

LA GUIMARD. 277

Mais ce portrait physique et moral du dan- seur, le voulez-vous détaillé, plus complet, allez le chercher dans le recueil manuscrit de ses chansons, conservé à la Bibliothèque de l'Opéra, en cette pièce de vers, qui n'a pas été im- primée.

Despréaux, après avoir dit qu'il descendait du grand chapelain de saint Louis, se dépeint en ces termes :

Il faut que je vous désigne

De ma taille la grandeur :

Cinq pieds, trois pouces, neuf lignes,

Voilà juste ma hauteur.

Large front, bouche moyenne,

Menton pointu, le nez long,

Les yeux gris, figure pleine,

Sourcils bruns, cheveux blonds,

Esprit vif, gai caractère,

Sans souci, de temps en temps,

Et surtout à faire Usage de mes cinq sens. Point de dévot, peu philosophe, Estimant fort les savans; En savoir, assez d'étoffe, Pour rire des charlatans.

Et savez-vous, c'est curieux, quand et dans quelles conditions c'a été écrit? lisez l'envoi :

24

LA GUIMARD.

Le tout, fait en ma demeure, Pour me distraire l'esprit. De nuit, à peu près une heure, Crachant le sang, en mou lit.

Mois d'Avril, ce mardi seize, Rue d'Orléans-Saint-Denis,

L'an sept cent quatre-vingt-treize En la ville de Paris.

LXIX

Ce ménage de danseurs, mariés juste un mois après la prise de la Bastille : le mari et la femme ne dansant plus, et l'ancienne propriétaire à la Chaussée-d'Antin et à Pantin, en dépit des rentes et pensions énoncées au contrat de ma- riage, ne semblant avoir gardé pas grand'chose de son opulence passée : ce ménage avait bien- tôt à subir les réductions, les retranchements, la ruine apportée par la Révolution à la fortune des particuliers, pensionnés par l'Etat.

L'année n'était point écoulée, que le décret du 10 juillet 1790, assimilait la retraite d'un sujet retiré de l'Opéra, à la pension de l'ancien régime, d'ordinaire, une faveur, une grâce, une prodigalité sans juste raison du pouvoir. Or, cette pension de retraite de l'Opéra, qui était en règle générale de 1 oOO francs pour quinze ans de service, de 2 000 francs pour vingt ans de

280 LA GUIMARD.

service, de 2 500 francs pour vingt-cinq ans, au lieu d'être une faveur, était une obligation contractée par le gouvernement, et appuyée sur une multitude d'arrêts et de règlements ', était un contrat, était un droit.

Et très justement, les Observations pour les Sujets retirés de l'Opéra s'exprimaient ainsi : « Le gouvernement a dit à chaque sujet : <( Votre talent est nécessaire à l'Opéra; je dé- sire que vous vous y attachiez, et que vous y fassiez quinze années de service. Pendant ces quinze années de service, les appointements qui vous seront donnés, ne pourront pas s'élever au-dessus de la somme de trois mille livres, je sens que cette somme est modique, et que vous auriez le droit d'en prétendre une beaucoup plus forte ; je sais aussi qu'il vous seroit facile de vous procurer sur d'autres théâtres un sort

1. Dès 1713, un fonds de dix mille livres avait été réservé' à l'effet de payer les retraites promises aux sujets de l'Opéra. Et voici en quels termes, est conçu le règlement donné à Ver- sailles, le 11 janvier de cette année.

Il sera fait un fonds de dix mille livres, pour les pensions des acteurs et des actrices, et autres gens de musique et de danse, et symphonistes de l'orchestre, qui après avoir servi pendant quinze années, seront par leur âge ou leur infirmités, hors d'état de continuer leurs services, savoir 1000 livres à ceux à celles qui ont 1 500 livres d'appointements, et la moi- tié des appointements, à ceux ou à celles qui ont 1200 livres et au-dessous, sans que le dit fonds puisse être augmenté, etc.

LA GUIMARD. 281

infiniment plus avantageux. Je ne me dissimule donc pas que c'est un grand sacrifice que j'exige de vous, mais en considération de ce sacrifice, je vous assurerai, pour retraite, à dater du terme de vos quinze années, époque il vous sera, en effet, libre de vous retirer, la moitié des ap- pointements dont vous aurez joui pendant ce temps-là. »

A propos de ces pensions de retraite des acteurs et des actrices de l'Opéra, un livre qui s'occupe des Moyens d'améliorer l'organisation des spectacles de Paris par rapport au public et aux acteurs, dans le but d'être utile à la muni- cipalité, ce livre confesse que la danse a surtout tous les droits à cette retraite, parce que si les chanteurs français n'avaient de chances d'enga- gement qu'en France, nos danseurs et nos dan- seuses qui plaisent dans tout F Univers, auraient pu trouver des conditions beaucoup plus bril- lantes chez les autres nations.

Et les observations pour les sujets retirés de l'Opéra, considérant cette retraite seulement comme le payement d'une avance sur leurs tra- vaux, et comme une juste indemnité, se termi- naient ainsi :

« Et, croit-on, que s'ils n'avaient pas invaria- blement compté sur ce secours, s'ils avaient pu

24.

282 LA GUIMARD.

penser qu'on leur disputeroit un jour une pro- priété aussi sacrée, et qu'ils seroient exposés au danger de se la voir ravir, la Guimard, les Vestris, \esSai?it-Hube7'ti, et tant d'autres talents célèbres, qui ont fait pendant si longtemps les délices de la nation, et dont elle a conservé un si grand sou- venir, eussent consenti à rester constamment at- tachés àTOpéra, et se contenter d'appointements, qui suffisaient à peine pour les faire vivre?

« Croit-on qu'ils eussent eu le courage de résis- ter à toutes les offres séductrices qui leurétoient faites de tant d'autres théâtres de l'Europe pour les attirera l'étranger, et les enlèvera la France?

« Croit-on qu'ils eussent ainsi sacrifié les années si brillantes de leur force et de leur jeu- nesse, pour n'en retirer dans un âge plus avancé, aucun avantage ? »

Mais en dépit de la justice de ces réclama- tions, l'état des finances de la République fai- sait que les 64 000 francs dépensions de retraite des retraités de l'Opéra, étaient mal, puis pas payés du tout, pendant certaines années de la Révolution1.

1. Sur un papier payant un timbre de cinq sous, et, qui porte en haut: Exercice 1791 : Musique du Roi et Département des Menus-Plaisirs, Mlle Guimard, à la date du 27e jour d'octobre, donne un reçu de 300 francs, pour ses appoiiitements de juillet.

LXX

Les Passe-Temps poétiques du mari de la Gui- mard, dans la pièce intitulée : Mon emménage- ment à Montmartre, nous apportent un curieux renseignement sur le logis, s'abrita, se cacha un peu le ménage, pendant « les trois années de la Terreur », un logis situé tout au haut de la butte Montmartre, et auquel on parvenait par un chemin si escarpé, que les patrouilles an- thropophages1 négligeaient d'y monter.

Ecoutez le mari de la Guimard :

Un peu plus haut que les clochers,

Près de la céleste demeure,

Ma femme et moi sommes juchés,

On y monte en moins d'un quart d'heure :

Les habitants de ces cantons,

Ce sont simplement des ânons.

1. C'est ainsi, que Despréaux épithete ces patrouilles, dans le manuscrit de ses chansons.

284 LA GUIMARD.

Des bourgs, des cités plus de mille. Là, je découvre à l'horizon.

Au bord de Paris et des champs, Avec mon aimable compagne, Mon cœur goûte les agréments De la ville et de la campagne : Paisible du matin au soir, Là, sous des voûtes de verdure, En main, la bêche ou l'arrosoir, Je tâche d'aider la nature (bis).

Et l'arrosoir et la bûche à la main, le ménage reste en haut de la butte Montmartre, jusqu'en 1797, dans une autre pièce : Les Contre- temps, Despréaux s'excuse auprès de ses con- frères des « Dîners du Vaudeville », de manquer à. leur réunion, à cause de son déménagement.

LXXI

Au fond, le mari que s'était choisi MUa Gui- mard, sous le coup de la cinquantaine, était un gai optimiste, un philosophe couleur de rose, ainsi qu'il se dénomme quelque part, un joyeux qui se consolait des malheurs de sa patrie et de ses infortunes particulières par la fabrication de flons-flons, sur l'événement douloureux.

Il trouve que l'année 1794, est une année faite pour chanter le soir, au dessert, et le voici, qui, cette année-là, fonde les Dîners du Vaude- ville.

En 1795, la dégringolade des assignats le force à vendre une partie de ses livres, et c'est pour lui l'occasion de lancer la chanson : Ma Bibliothèque ou le Cauchemar.

Vers le même temps, le manque à peu près de tout, même de la pudeur chez la femme, lui fait faire la jolie chanson :

286 LA GUIMARD.

Grâce à la mode, Un' chemis' suffit, Un' chemis' suffit, Ah que c'est commode. Un' chemis' suffit, C'est tout profit.

Car dans son genre, il n'est pas sans talent, ce Jean-Etienne Despréaux. C'est un précurseur de Béranger, de Béranger qui, ma foi, a pris au danseur-chansonnier sa philosophie d'Ana- créon, avec un peu du tour de ses vers.

Que le lecteur en juge par lui-même.

LA FIN DU MONDE

Tant que le soleil hrillera Noire planète tournera: On y verra mûrir des pommes, On y verra croître des hommes, Peu de bons, beaucoup de méchans, Qui suivront toujours leurs penchans, Pour s'étourdir sur les maux de ce monde, Mes amis, buvons, buvons tous à la ronde, Croyez-moi, buvons tous à la ronde.

Ce n'est pas seulement le tour qu'il vole, c'est encore le refrain, ainsi que cet autre refrain célèbre.

Eh ! zon, zon, zon...

Les expressions même, le jus de la treille,

LA GUIMARD. 287

la machine ronde, etc., etc., etc., tout le voca- bulaire, toute la langue de Despréaux, Déranger l'emprunte au pauvre diable.

Et, dès les premières années de la Révolution, Despréaux a humanisé « le bon Dieu », tout comme l'humanisera Béranger, quelques années plus tard.

Mais le plagiat est le plus transparent, c'est dans la chanson de Béranger : Les deux Sœurs de Charité, chanson dont l'inspiration pre- mière a été fournie par la Guimard.

Pour sœur, Despréaux avait sœur Sainte- Éléonore, religieuse au couvent de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, avait pour femme, Mlle Guimard, et l'opposition de l'exis- tence de ces deux êtres qu'il aimait, lui inspi- rait : Les deux Madeleines, ou la chanson à deux fins.

Un luth en main, à cette table,

Entre l'amour et l'amitié, Je veux chanter la fête aimable, De ma sœur et de ma moitié (bis) : Toi, Magdeleine leur patronne, Daigne seconder mes dessins! Pour Terpsichore et pour la nonne Il me faut chanson à deux fins (bis).

Que dans la balance céleste, Un Dieu pèse erreurs et vertus,

288 LA GUIMARD.

Ma femme, il trouvera du reste, Pour te mettre au rang des élus (bis) :

Si ma sœur Sainte-Éléonore, Au fauteuil, parvient tout d'un trait,

Ma femme, sainte Terpsichore,

Au ciel, aura le tabouret (bis).

Sur la même idée Despréaux improvisait en- core la chanson intitulée : Les Contrastes, dédiée à sa sœur, une chanson qui devait presque four- nir le texte de la chanson de Béranger.

Vous ne chantez qa' alléluia, Ou bien d'autres saintes paroles, Et moi danseur de l'Opéra, Je ne fais que des cabrioles : Vous étouffez tous vos désirs; Nuit et jour, je ris, je badine ; Je me donne tous les plaisirs, Et vous la discipline (bis).

Vous faites maigre, je fais gras Et j'évite la moindre peine ; Vous avez caché vos appas Sous une chemise de laine; Je m'occupe des biens présens; Et vous de la vie éternelle (bis);

Sans commettre la moindre erreur, Vous allez souvent à confesse :

Moi, j'y vais rarement, ma sœur, Et je pèche sans cesse (bis).

LXXII

En cette absence de documents intimes ou autres, recueillis par un livre, une brochure, un journal, une gazette, un papier scandaleux, un imprimé quelconque, en ce silence, qui se fait sur la fin de ces vies si trompettées autrefois, par toutes les voix de la publicité, en cet ano- nymat, pour ainsi dire, de leurs dernières an- nées, l'existence des grands artistes lyriques et dramatiques, en ce temps l'Etat ne paye plus ni pensions, ni retraites, ne se trahit auprès des biographes, ne se livre guère que par un ren- seignement qui est toujours le même : la de- mande d'un secours ou d'une représentation à leur bénéfice.

Et nous voyons l'ancienne propriétaire de l'hôtel de la rue de la Chaussée-d'Antin, ré- duite, près des bureaux, aux humbles et qué-

25

290 LA GUIMARD.

mandeuses sollicitations de la vieille Clairon, de la vieille Sophie Arnould.

Or, voici la pétition qu'adresse, en mai 1798, la Guimard, devenue femme Despréaux.

Au ministre de l'intérieur.

« Citoyen Ministre,

« La Guimard, femme Despréaux, ancienne artiste de l'Opéra, qui jouissoit d'une fortune assez considérable, tant en rente s qu'en pensions, mais que les circonstances ont absolument rui- née, avoit obtenu, pour la dédommager des per- tes qu'elle a faites, une promesse du citoyen mi- nistre Benezech, de deux représentations du ballet de Ninette, dont la moitié de chaque re- cette, franche de tout frais devoit être à son pro- fit, et l'autre à celui des artistes de ce spectacle, pour les indemniser de ce qui leur est dû, moyen- nant qu'elle y rempliroit le principal rôle.

« Les ordres furent donnés. Tout fut promis et arrêté par le comité de l'Opéra, d'après les lettres du sieur Ginguené, mais rien ne fut exécuté, et la citoyenne Guimard réclame depuis un an, ce faible secours.

« Depuis le temps qu'on lui a fait cette pro- messe, on a accordé la faveur qu'elle demande

LA. GUIMARD. 291

aux citoyens Vestris père, à Larivée, à la ci- toyenne Allard, qui indépendamment de cette grâce qu'ils ont obtenue, touchent sur la caisse du théâtre des Arts, une somme annuelle, pour les dédommager du défaut de payement de leurs retraites.

« La citoyenne Guimard qui ne reçoit rien de ses rentes, a cependant pour le moins autant de droit qu'aucun autre, puisqu'elle a eu le bras cassé, et qu'elle y a tenu la première place pen- dant trente ans, avec la plus grande distinction. La gêne, elle se trouve ne lui permet pas d'at- tendre plus longtemps. Elle vous supplie donc, Citoyen ministre, si l'on croit que le ballet de Ninette entraîne à trop de dépense, de vouloir bien lui accorder deux demi-représentations, pour lesquelles elle choisira, de concert avec le citoyen Gardel, deux des anciens ballets qu'elle a établis dans leur nouveauté, qui sont présen- tement sur pied et qui n'occasionneront nulle espèce de dépense1.

« Guimard, femme Despréaux. »

Cette pétition avait été précédée d'une lettre à Ginguené, écrite quelques mois avant, d'une

1, La lettre porte en marge : 18 floréal. Bibliothèque de l'Opéra.

292 LA GUIMARD.

lettre, à la date du 26 nivôse an VI (15 jan- vier 1798), elle lui rappelait qu'il lui avait promis de s'occuper de son affaire auprès du ministre, et lui demandait à le voir à ce sujet1. Et l'Opéra possède une autre lettre de la Gui- mard, datée du 22 nivôse de la même année (11 janvier 1798), mentionnant l'envoi qu'elle fait du rapport du citoyen Mirbeck au ministre, ainsi que de la lettre écrite à son mari, elle termine par ces tristes lignes :

« Je vous proteste que mes besoins ne peuvent être plus pressants. Je nai plus rien que des créanciers qui me tourmentent, et dont plusieurs ont déjà commencé à me refuser les choses de première nécessité. Je puis en donner la preuve , si Von avait quelques doutes sur ma franchise.

«Votre concitoyenne,

« G., femme Despréaux. »

1. Ce 26 Nivôse an VI. (iS janvier 1798.)

Puis-je me flatter, citoyen, que vous ayez eu la bonté de vou occuper de mon affaire auprès du ministre. Si vous avez bien voulu ne pas la mettre en oubli, je dois être sans inquiétude sur le succès. Veuillez, je vous en conjure, citoyen, ajouter à toutes vos complaisances 'pour moi, celle de me faire un mot de réponse à ce sujet, ou bien de me faire dire le jour, je

LA GUIMARD. 293

pourvoi avoir l'honneur de me rendre chez vous. Je préférerois le dernier, parce qu'il me procureroit le plaisir de vous voir, et de vous renouveler les assurances de ma vive reconnaissance. J'ai l'honneur d'être, citoyen, Votre concitoyenne

G. Fmc Desprèaux.

Cette lettre adressée au citoyen Ginguené, Directeur géné- ral de l'instruction publique, fait partie de ma collection d'autographes.

25.

LXXIII

Le ménage fut-il heureux? Oui du moins a-t-on lieu de le croire d'après un témoignage, qui n'a cependant rien d'officiel, de l'heureux mari.

Un jour d'autrefois, un jour d'ironie contre les liens conjugaux, et d' 'alléluia en faveur des amours libres, le chansonnier Despréaux avait fait cette chanson :

Non, point de mariage, Je ne suis pas si fou; Le lien du ménage Toujours fut un licou. Toujours, toujours fut un licou.

Joyeux célibataires, Suivez bien mes leçons,

Sachez que la gaité Naît de la liberté ;

LA GUI MARD. 293

Un peu de braconnage, Mais jamais d'esclavage; Non, point de mariage, Car les pauvres époux Sont tous . . . oui tous. . . Ce que sont, ce que sont les jaloux (bis).

Marié à la Guimard, le prôneur du célibat, le chansonnier dénigreur du mariage, abjure « ses manières de voir » de vieux garçon, et dit en termes, tendres et reconnaissants, dans un bouquet poétique, intitulé : Un bon Ménage, et imprimé dix ans avant la mort de sa femme, le vrai et profond bonheur, qu'il a trouvé dans son union avec la danseuse :

Ah! mon dieu! combien j'étais fou! Je redoutais le mariage; Et j'avais lu, je ne sais : « Le bonheur n'est pas en ménage. Erreur ! ta bonté, ta raison M'ont enfin prouvé le contraire, Et je vois, dans l'heureux garçon L'heureux imaginaire (bis).

Magdelaine aime ma gaîté,

Et moi sa tournure m'enchante,

Elle fait ma félicité,

Elle est en vérité, charmante !

Elle prouve depuis vingt ans,

Par sa grâce qui m'est si chère,

296 LA GUIMARD.

Qu'on a l'art d'arrêter le temps, Quand on a l'art de plaire (bis).

Et il dira dans le premier couplet :

Ovide a chanté VArt d'aimer,

Moi, je vais chanter l'art de plaire,

Il me suffira d'exprimer

Les charmes de ton caractère,

Et tes grâces et ta gaité,]

Qui font le bonheur de ma vie;

Oui, c'est la pure vérité,

J'adore mon amie.

LXXIV

L'Empire, la Restauration ne semblent pas avoir ramené la fortune, même l'aisance chez la Guimard, car deux ans avant sa mort, elle adresse cette lettre à Desentelles pour obtenir une position à son mari, parlant de la situation cruelle du ménage, qui au lieu de payer ses an- ciennes dettes, est obligé d'en contracter de nouvelles.

« Pardon, mon cher Desentelles, de mon im- portunité, mais la position dans laquelle nous nous trouvons, m'en fait une nécessité. Je vous prie donc, de me faire l'amitié de solliciter de nouveau Son Excellence, monsieur le comte de Beugnot, pour qu'il ait la bonté d'effectuer la promesse qu'il a bien voulu vous faire, de s'inté- resser à mon mari, pour lui faire rendre la pen- sion qu'il réclame.

« Vous savez que c'est une récompense qui lui

298 LA GUIMARD.

fut accordée par Sa Majesté Louis XVI, comme homme de lettres, pour les fêtes intérieures de ses appartements. Vous n'ignorez pas non plus que plusieurs de Messieurs les gentilshommes de la Chambre, ainsi que M. le duc de Gramont, qui ont joué des rôles dans quelques-unes de ses pe- tites pièces, ont apostille son mémoire, comme preuve de la justesse de sa réclamation. Voilà le seul titre, que mon mari peut produire en ce mo- ment : tout ayant été bouleversé dans la Révolu- tion.

« Ce ri est donc pas un intrigant qui demande, c'est un homme honnête, qui a été assez heureux pour avoir obtenu la bienveillance de ses souve- rains, et Sa Majesté Louis XVIII s'est si bien ressouvenu de lui, que très récemment, se trou- vant sur son passage, elle a quitté le bras du duc d ' Aumont, pour s 'approcher de mon mari, et, avec son extrême bonté, elle a daigné lui dire les choses les plus flatteuses, ainsi que pour moi.

« La Révolution nous ayant enlevé toute notre fortune, mon mari a été obligé de travailler de nouveau, pour nous procurer une existence, que je croirais encore perdue, si je riavois toute confiance dans la bonté et la justice de notre lé- gitime et bien aimé souverain, que la providence vient de nous rendre. Mais en attendant, je vous

LA GUIMARD. 299

prie en grâce, mon cher Desentelles, de me faire l'amitié de rappeler mon mari, au souvenir du ministre. Peignez-lui notre position, en vérité nos besoins sont bien urgents, car il est bien cruel, au lieu de payer ses anciennes dettes, d'être forcé d'en contracter de nouvelles.

« Recevez, mon cher Desentelles, ï assurance du sincère attachement de votre amie1.

« G. Fe Despréaux.

« Ce 19 octobre 1814. » 1. Lettre autographe signée. Collection Lajarriette.

LXXV

Le ménage Despréaux-Guimard, en ces der- nières années, habitait rue de Ménars, en en- trant par la rue de Richelieu, à droite, dans la maison se trouvait, en 1865, une Assu- rance

Là, la Guimard continuait à voir, ainsi qu'a- vant la Révolution, une assez nombreuse so- ciété, et nécessairement la conversation des uns et des autres ramenait toujours le souvenir des triomphes de la danseuse à l'Opéra. Et chez tous, c'était un regret qu'on n'eût pas une idée de ce talent merveilleux, auquel avait applaudi toute une génération, et c'était autour de la femme une curiosité, presque indiscrète, de quelque chose qui pût donner à son monde, un rien du spectacle de la danse de la Terpsichore de jadis. Enfin, « on arriva à cette flatteuse exi- gence, que l'artiste septuagénaire assemblât,

LA GU1MARD. 301

sans se fatiguer, quelques pas » des ballets, elle avait eu le plus de succès. La Guimard re- fusait mollement, se retranchant derrière son âge, et la décrépitude de son vieux corps. Mais Despréaux, cet éternel amuseur des gens, cet imaginateur de machines divertissantes, fit dres- ser dans son salon, un théâtre, dont le rideau d'avant-scène ne laissait voir que le genou et les jambes des acteurs. Et lui et sa femme, affublés dans les parties visibles, au-dessous du rideau, d'une tunique pailletée et de la chaussure tradi- tionnelle, sauvant ainsi tout ce qu'il y avait de vieux dans leur tête, dans leur torse, se mirent à danser avec des jambes et des pieds qui sem- blaient tout jeunes.

Les invités qui assistaient à cette représenta- tion, restèrent sous le charme de cette espèce de résurrection du talent de la vieille danseuse, et Charles Maurice dit :

« Le pied, d'une extrême coquetterie, s'était conservé souple et vigoureux; la jambe fine et solide donnait à l'accentuation des pas, presque toute la fermeté du jeune âge, et la correcte exé- cution de l'ensemble, rappelait, de l'ancienne école, ce qui aurait fait envie au goût moderne. En un mot, ce spectacle était des plus sédui- sants, en ce qu'il prêtait, par l'imagination, de

26

302 LA GUIMARD.

l'esprit à la danse visible, et du dramatique à la pantomime qu'on ne voyait pas1. »

Le succès de cette représentation, Charles Maurice le déclare prodigieux, et ce fut à qui solliciterait des places pour les représentations futures. Mais la santé de Mlle Guimard s'opposa à ce qu'on y donnât suite, après cinq ou six soi- rées.

Plus tard, plus tard, retirée tout à fait du monde, devenue casanière, vivant au coin de son feu, si par hasard quelqu'un mettait la con- versation sur son glorieux passé à l'Opéra, la Guimard amusait la petite société réunie autour d'elle, avec quelque chose qu'elle tirait d'à côté de son fauteuil, et qu'elle appelait son théâtre. Ce théâtre, grand comme une petite caisse, la femme, qui avait eu le théâtre de Pantin et de la Chaussée-d'Anlin, le mettait entre ses jambes, sur une chaufferette. Puis on la voyait lier deux de ses doigts, se baisser, lever la toile, annoncer un ballet quelconque, et par une mer- veille de mémoire et d'agilité de main, danser, avec ses deux doigts, tous les pas de ce ballet :

i. Extrait des Épaves de Charles Maurice. Paris, 1865, et de la Revue Rétrospective, t. II, 1885.

LA GUIMARD. 303

ses pas à elle, et les pas de celles qui l'a- vaient précédée, et de celles qui l'avaient dou- blée, — faisant dans cette originale et spirituelle représentation, apprécier la supériorité de sa danse.

Et après le premier ballet, un second, puis un autre encore... la vieille Guimard. repas- sant ses triomphes d'autrefois, oublieuse de l'heure1.

1. Récit qni m'a été fait par M1"5 Bellangé. la femme du notaire de MUe Guimard.

LXXVI

Le 4 mai 1816, mourait, à doux heures de relevée , Marie-Madeleine Guimard , femme Despréaux1.

La mort de l'illustre danseuse du dix-huitième siècle passe presque inaperçue dans ce Paris de la Restauration, qui semblait déjà avoir oublié ses retentissants triomphes d'hier2. A peine les journaux du temps la signalent-ils, par deux ou

i. Jal. Dictionnaire critique de biographie et d'histoire. Pion. 1867.

2. A un ami qui lui demandait des renseignements sur sa femme et sur l'Opéra du temps qu'elle y dansait, Des- préaux écrivait, sept mois après la mort de son adorable amie, cette longue lettre :

« Ce 2 Décembre 1819.

« Mon cher Desprez, ma tête fatiguée par le chagrin, va vous donner quelques souvenirs de ce que vous désirez sur les souvenirs de mon adorable ami».

« Je suis fermement persuadé que la danse théâtrale, a été à son plus haut période, pendant les vingt dernières années

LA GUIMARD. 305

trois lignes nécrologiques, et je crois que le plus grand éloge funèbre qui ait été fait de la Terpsichore de l'Académie Royale de musique, est celui, imprimé dans le Journal de Paris, du 7 mai:

avant la Révolution. La beauté de Vestris père, fait comm» Apollon, et qu'on nommoit le dieu de la danse. Talent parfait dans son genre qui n'étoit pas un sauteur. Son fils Auguste Vestris, moins grand que son père, qui l'appeloit le diamant de l'Opéra, étoit un des plus charmants danseurs que l'on ait vu, après Dauberval, qui de tous avait le plus de talent pour l'exécution et l'esprit de la danse en action.

« Gardel l'ainé était un des bons danseurs après Vestris le père, Gardel actuel son frère a vraiment du talent.

« En femme, Mme Guimard Despreaux étoit supérieure à toutes, parce que la nature l'avoit pétrie de grâce naturelle, et on peut dire spirituelle. Elle n'avoit pas la taille de la belle Heinel qui épousa le grand Vestris, mais sa charmante structure rappeloit la Vénus de Médicis, que nous avons eue pendant quelques années au Muséum à Paris. Mlle Allard mère de Auguste Vestris étoit dans le genre demi caractère, la danseuse la plus vive, la plus leste, et la plus charmante qu'on ait vue. Il y en a eu plusieurs autres encore. Mais re- venons à ce que vous désirez savoir sur la danse. Je vous dirai que la danse actuelle ne ressemble en rien à celle que j'ai vue depuis 1770 jusqu'à en 1790 ou 92. Le public ca- naille à bonnet rouge qui s'est emparé du parterre, les dan- seurs des boulevards, de Nicolet qui se sont introduit sur le théâtre du Grand Opéra, ont fait oublier que la grâce étoit le vernis du tableau mouvant de l'Opéra. Le talent de la danse n'est point de savoir exécuter toutes sortes de pas en mesure sur un rythme quelconque, le dernier des figurants les sait exécuter : la vitesse n'est qu'un faible avantage.

« ... La simple exécution correcte et exécutée avec grâce voilà ce qu'il faut : sauter très haut, est un pauvre talent. Le

26.

306 LA GUIMARD.

« La célèbre M118 Guimard, première dan- seuse à l'Opéra, est morte samedi dernier à

boulevard et les danseurs italiens l'emportent. Laissons les burlesques, et parlons do la grâce dont les personnes de

notre âge ont encore le souvenir, en pensant à Mmc G d,

qui en ét'oit pétrie.

« Il y a trois sortes de grâce : la grâce de forme, la grâce d'attitude, la irrâce de mouvement.

« La grâce de forme est donnée par la nature; elle est rare; celle d'attitude est un choix de positions du corps que le bon goût choisit et enseigne; celle de mouvement n'est pas seulement, d'aller d'une attitude] à une autre, en suivant la cadence de la musique, mais elle exige de l'expression d'après le genre qu'on représente, surtout dans la danse terre-à-terre, qui est bien différente de la danse sautée.

« C'est avez la danse terre-à-terre, que MUe G ila charmé

pendant plus de vingt-cinq ans, un public connoisseur, dans les gavottes d'. I rmideet dans deux cents autres danses. Elle étoit toujours nouvelle, je ne parle pas seulement des pieds, ils sont peu en comparaison du charme du corps et de la tète. C'est qu'est la perfection du tableau. Elle jouait parfaitement la comédie ainsi que l'opéra comique. Sa figure expressive peignait aisément toutes les sensations qu'elle éprouvait ou qu'elle était censée éprouver. Voilà pourquoi elle fut la plus parfaite pantomime, dans Médée Jason, dans le ballet de Ni- nette, clans Mijrza et beaucoup d'autres ballets. Elle fut tou- jours parfaite, parce que la grâce ne l'a jamais quittée.

« Elle savait distinguer le trivial du vrai comique, et joi- gnait au charme de la grâce et de l'harmonie du mouvement, l'expression de la figure.

« Elle s'est plû à donnerdans les dernières années des leçons de maintien, de grâce de danse, de pantomime, à MUe Gos- selin. Elle l'aimait beaucoup, et n'approuvait pas le genre actuel d'élever le pied aussi haut que la hanche. Ces mou- vements outrés disloquent le corps et sont les ennemis de la grâce. Ces sortes d'attitudes ne produisent d'autre effet que d'étonner le parterre.

LA GUIMARD. 307

l'âge de soixante-quatorze ans1, à la suite d'une maladie de quelques jours. Peu d'heures avant sa mort, elle s'entretenait encore fort tranquil- lement avec une dame de ses amies.

« L'esprit et les qualités aimables qui distin- guaient Mrae Guimard-Despréaux, rendront son souvenir éternellement cher à ses nombreux amis. »

« Voici, mon cher Desprez, bien du gribouillage; par- donnez-moi, j'ai un très grand mal de tète qui m'a empêché de dormir

« Votre véritable ami, « Despréaux. »

Cette lettre adressée à Després, sans doute le secrétaire de Besenval, et pleine de fautes d'orthographe, de phrases sans syntaxe, de répétitions, mais curieuse par les rensei- gnements qu'elle donne sur la danseuse, appartient à Mme Delizy.

1. Le Journal de Paris [vieillit M"0 Guimard d'une année Elle meurt âgée de 73 ans.

ICONOGRAPHIE

LA GUIMARD

PEINTURES ALLÉGORIQUES PORTRAITS A L'HUILE DESSINS DE COSTUMES DESSINS SATIRIQUES.

La peinture allégorique de la Guimard, déco- rant, à la fin du xvnie siècle, l'hôtel de la Chaus- sée-d'Antin, et qu'a eu le bonheur de retrouver chez un architecte, M. Groult; la peinture re- présentant la Terpsichore en bergère, son petit pied vainqueur visé par la flèche d'un Amour; la peinture longuement décrite par nous plus haut, est jetée sur une toile, mesurant comme hauteur : lm,92; comme largeur : lm,20.

J'ai vu, il y a quelques années, chez M. le comte de la Beraudière, un portrait de la Gui- mard, par Fragonard, un portrait présentant

310 LA GUIMARD.

une certaine similitude avec le buste Je Merchi, qui est la seule représentation incontestable de la danseuse.

Dans cette toile Mlle Guimard peinte jusqu'aux genoux, se détache d'un mur de jardin, court au-dessus de sa tète un feuillage grimpant, et elle a devant elle, un livre de musique entr'ou- vert. un rosier semble faire un signet avec une <le -es brancbettes fleuries. Coiffée an haut de ses cheveux poudrés, d'un bouquet de plumes blanches, se dresse une aigrette noire, au cou, une de ces collerettes-fraises, mise à la mode par Carie Yanloo, elle pince, assise, de la guitare, dans ce joli mouvement de la tète un peu abaissée à droite, avec l'élégant retournement en l'air delà main gauche, tenant le manche en- rubanné de l'instrument.

Ce tableau, qui ne figurait plus à la vente du comte de la Beraudière. aurait été vendu par l'entremise de M. Lacroix, le marchand d'es- tampes, de douze à quinze mille francs, à un amateur qui ne veut pas être nommé.

A la vente de Yalferdin, en 1880, passait sous le 35 un portrait de la Guimard.

Elle est représentée, les mains appuyées sur un rebord de terrasse, le torse élégamment en

LA GUIMARD. 311

retraite vu de trois quarts, la tête baissée à droite, et ayant l'air de regarder au-dessous d'elle.

Elle a ses cheveux relevés, sous la ruche noire d'un toquet, surmonté de plumes blan- ches, et son cou jaillit d'une large fraise tuyautée, attachée à une chemisette voilant les seins, sur lesquels passe l'échancrure d'une robe de velours décolletée en carré.

Les deux mains ont l'air de chiffonner des lettres, parmi lesquelles se voit un médaillon. Ce sont les yeux grandement fendus, le petit nez à la courbure aquiline, la bouche aux coins retroussés, du portrait de la Beraudière et du buste de Merchi.

Cette toile (H. 81, L. 64) à l'exécution rapide des portraits de la galerie Lacaze, était vendue à la vente Valferdin : 9 100 francs.

Sous la petite image en couleur de la Gui- mard, dans le ballet du Navigateur, gravé par Janinet, et donnée par les Costumes et Annales des Grands Théâtres : le Dutertre pinxit, doit-il faire supposer qu'il existe de cet artiste, un petit portrait, peint à l'huile ou à la gouache en pied de la danseuse?

312 LA GUIMARD.

Je ne veux pas ici cataloguer la centaine de costumes de la Guimard, aquarelles ou croquis à la plume, existant dans les recueils de la Bi- bliothèque de l'Opéra, dans le recueil du Cabi- net des Estampes, dans le recueil de ma col- lection de dessins. Je renvoie au chapitre de ce livre, j'ai décrit les plus curieux, les plus originaux.

L'aquarelle gouachée ou la miniature en forme de médaillon du Concert a trois, différent de la gravure, et le danseur Dauberval est remplacé par Mgr de Jarente évêque d'Orléans, est possédée par M. le Prieur de Blainvilliers.

PORTRAITS GRAVÉS COSTUMES GRAVES GRAVURES ÉPISODIQUES GRAVURES SATI- RIQUES — CARICATURES.

En ce temps, toutes les célébrités du théâtre ont des portraits au burin, à Feau-forte, à l'a- quateinte, des portraits en noir, en bistre, en couleur, il se trouve que cette femme qui a rempli le siècle du bruit de ses talents, de ses amours, de son luxe, n'a pas un portrait gravé authentique, un portrait avec son nom au bas.

LA GUIMARD. 313

Il faut dire toutefois, que dans le commerce des estampes du xvme siècle, d'après une tradi- tion, un portrait gravé par Basan, d'après une peinture de Roslin, passe pour un portrait de la Guimard.

Elle est représentée, dans ce burin, à mi-jam- bes, vue de trois quarts, une couronne de roses sur ses cheveux crespelés et se torsadant en un repentir derrière la nuque, la poitrine et les bras nus, un sein découvert, l'autre à demi re- couvert par le remontage d'une tunique, re- tenue par un ruban passant au-dessus de son épaule, pendant que les mains de la danseuse assise jouent avec une guirlande de fleurs.

Ce portrait gravé porte dans la marge :

Roslin Pinxit. Basan excudi.

LA FLORE DE L'OPÉRA

Se vend à Paris chez Basan, graveur, rue Saint-Jacques.

Mais la femme représentée dans ce portrait, me semble vraiment bien en chair, pour repré- senter la maigre danseuse, et je serais tenté de ne voir dans ce portrait qu'une allégorie.

Au fond, tant que ne sera pas gravé le buste

27

314 LA GU1MARD.

en marbre de Merchi appartenant à M. Perrin, ou le buste en terre cuite, appartenant à Léon Daudet, le seul portrait gravé authentique, de la danseuse sera celui de la collection de la Berau- dière, dont la gravure, faite ces dernières an- nées, porte en bas :

MADEMOISELLE GUIMARD Collection de Monsieur le Comte de la Beraudière

H. Fragonard Pinx. Ch. Courlry sculp.

Le portrait de la collection Yalferdin a été photographié par Braun.

Aucun des costumes dessinés par Boquet, n'a été gravé, mais les Costumes et Annales des Grands Théâtres de Paris ont donné le costume de la Guimard se détachant sur la mer, en robe blanche à la ceinture bleue, les cheveux au vent.

La gravure en couleur porte dans la marge :

Dutertre pinx. Janine t sculp.

MA DEMO IS ELLE G C /MA Ii D Dans le ballet du Navigateur

Elle unit les vertus l'esprit et la bonté A la grâce ptus'Jbelle encore que la beauté.

LA GUIMARD. 315

Une rare gravure à l' eau-forte de MIIe Guimard de Lelu, la représente dans un groupe, elle figure avec Mlle Allard, aux côtés de Dau- berval.

Au-dessous de cette eau-forte, on lit dans la marge gravé à la pointe :

ATTITUDES DE DANSE EXÉCUTÉES A L'OPÉRA PAR LE

Sr Doberval [sic] et Mlle Gw^sd et Allard en 1779.

Dessinées et gravées par Lelu peintre.

A Paris chez V auteur.

Rue du Faubourg-Monmartre , 17.

Parmi les gravures modernes, il existe deux costumes de la Guimard.

L'un paru dans la Galerie Théâtrale, la repré- sente en un costume épouvantable, dans la Chercheuse d'Esprit.

Cette estampe porte en marge :

Dessiné par Cœurè Gravé par Prud'hon

Académie Royale Rôle de la Chercheuse

de musique d'Esprit

MADEMOISELLE GUIMARD

L'autre est une lithographie d'Hippolyte Le Comte.

316 LA GUIMARD.

La lithographie signée : H L, porte dans la marge :

MADEMOISELLE GUIMARD

Dans le ballet du Navigateur

J. lit h. de Delpech.

C'est une détestable copie de la gravure de Janinet.

Dans les estampes épisodiques :

TERPSICHORE CHARITARLE

ou MADEMOISELLE GUIMARD

Visitant les pauvres.

L'estampe représente une femme encapu- chonnée, s'avançant vers un vieillard, couché sur un grabat, et suivie d'Amours portant des pains, des bouillons, des bouteilles de vin.

Estampe des plus rares, que je n'ai vue passer qu'une fois à une vente de Vignères, et dont un exemplaire existe à la Bibliothèque de l'Opéra.

Parmi les estampes satiriques, l'estampe re- présentant, groupées autour de la Guimard, te-

LA GUIMARD. 311

nant un papier de musique à la main, ses deux amants sérieux : le prince de Soubise et M. de La Borde, et le greluchon Dauberval, estampe au-dessous de laquelle se lit en gros caractères : Concert a Trois.

Cette estampe que je n'ai jamais vue passer en vente, a été recherchée par mon ami Georges Duplessis, dans Y Enfer de la Bibliothèque na- tionale, sans succès, et il m'est impossible de donner les noms des dessinateurs et graveurs, qui très probablement du reste, n'ont pas signer.

Une caricature presque effrayante de la Gui- mard, est cette eau-forte coloriée, publiée en 1789, à Londres, elle est représentée sous la figure d'un squelette faisant des ronds de jambe, habillée d'épouvantables oripeaux.

Elle porte en bas :

The celebrated Mademoiselle G m = rd or Grimhard from Paris.

Publ. by Hamphrey. May 26^, 1789.

Cette gravure rarissime me vient de la vente de M. Hervey, cet aimable et intelligent An- glais, qui avait réuni une collection si curieuse d'autographes et d'estampes sur le théâtre.

27.

318 LA GUIMARD.

BUSTES. STATUETTES

Un buste bien authentique de la Guimard, dont j'ai donné plus haut la description existe chez M. Perrin.

Ce buste en marbre est signé : Merchi F. 1779.

Un autre buste de la Guimard se voyait autre- fois au foyer de la danse à l'Opéra. Il a disparu, lors de la Commune, et il ne reste de sa pré- sence à l'Opéra, que la lettre de Duponchel, à la date du 19 janvier 1838, dans laquelle il de- mande au ministre l'autorisation d'accepter un buste de Mlle Guimard, légué à l'Académie royale de Musique, par le testament du dan- seur Nivelon.

Et, à la date du 20 juin 1862, une lettre était adressée à M. Alphonse Royer, directeur de l'O- péra, par Gaétan Recours, notaire à Agen, de- mandant à faire reproduire par la photographie le buste de la Guimard, qui se trouve dans son cabinet, buste au ciseau de Merchi, aïeul ma- ternel du pétitionnaire.

La terre cuite du marbre de Merchi, provenant d'un legs à Lockroy père, existe chez la fille de Victor Hugo, chez Mme Léon Daudet. Une terre

LA GUIMARD. 319

cuite d'une grande finesse de travail mais d'une pâte un peu sèche, à la cuisson dure, qui donne à cette terre cuite originale, un peu l'aspect d'une répétition industrielle du temps.

M. Edouard Lockroy, auquel j'ai demandé des détails sur la provenance de ce buste, que je savais venir de son père, n'a pu m'en donner aucun. Il croit se rappeler seulement que c'est un cadeau fait à un de ses oncles.

Maintenant la statuette de la Guimard, sta- tuette en talc de 8 pouces de hauteur, proposée en souscription en 1781, par le sculpteur du charmant buste de la Guimard, pour orner les boudoirs parisiens, en compagnie des sta- tuettes d'Allard et Peslin, en bacchantes, de Théodore, en bergère, d'Heinel, en nymphe, a-t-elle été vraiment exécutée d'après l'esquisse qui en aurait été faite. Je n'en sais rien, et j'en doute, parce qu'il n'a jamais été fait mention ni dans les catalogues, du dix-huitième siècle, ni dans les catalogues du dix-neuvième, d'une seule des statuettes en talc des cinq danseuses.

TABLE DES PARAGRAPHES

i

Pages.

La danse de la Guimard. Son triomphe dans le ballet anacréontique 1

II

Naissance de Marie-Madeleine Guimard, le 27 dé- cembre 1743, et sa légitimation en 1765 5

III

Engagement de M Guimard dans le corps de ballet delà Comédie-Française (avril 1758) 10

IV

La Guimard à la Comédie-Française. Amourette avec le danseur Léger (septembre 1760) 13

V

Début de MlIe Guimard à l'Opéra (mai 1762) .... 21

322 TABLE DES PARAGRAPHES.

VI

Pages.

État des personnes de la danse et du chant et des em- ployés de l'Opéra en 1763 23

VII

Liaison de la Guimard avec Jean-Benjamin de La Borde 28

VIII

Début aux spectacles de la Cour (1763). Son succès dans la statue de Pigmalion 31

IX

La Guimard a le bras cassé par une pièce de décora- tion (janvier 1766) 33

X

La Guimard entretenue par le maréchal de Soubisc. 35

XI

La charité de 6000 livres (janvier 1768) 38

XII

Poinsinet houspillé par la Guimard (5 février 1768). 45

XIII M1Ie Guimard à Longchamps (fin mars 1768). ... 47

TABLE DES PARAGRAPHES. 323

XIV

Pages-

Les ballets des opéras deDARDANUS et de Daphnis et Alcimadure (février et juin 1768) 49

XV

Représentation de la Partie de Chasse de Henri IV vseptembre 1768). Description de la salle de [spec- tacle de Pantin, d'après le mémoire de l'architecte. Description de sa maison, et des boiseries peintes de son petit et grand salon, mis en place dans la maison de M^e Delizy 50

XVI

Échec de la Guimard, dans le Mariage de Radegonde (février 1769) 57

XVII

Bruit de la banqueroute de la Guimard, puis reprise des spectacles de Pantin (juillet-septembre 1769). . . 59

XVIII

Satire en vers, inspirée parla Dervieux contre la Gui- mard (octobre 1770) 61

XIX

L'estampe du Concert à Trois (décembre 1770). La miniature de M. Le Prieur de Blainvilliers .... 65

324 TABLE DES PARAGRAPHES.

XX

Fages.

Mgr de Jarcntc cvêquc d'Orléans, entretenant la Gui- mard avec la feuille des bénéfices . Son portrait phy- sique d'après le dessin de Gabriel de Saint-Aubin. Son oraison funèbre 68

XXI

Discours de clôture du théâtre de Pantin (27 dé- cembre 1770) 72

XXII

La Cinquantaine (août 1771) 79

XXIII

Ameutement de la Guimard et de Dauberval contre le Directeur de l'Opéra Rebel (avril-juin 1772) .... 8.1

XXIV

Les permis de chasse délivrés par la Guimard (août 1772) 83

XXV

Théâtre de Pantin, pendant l'automne de 1772 : Ma- dame Engueule et la Vérité dans le Vin 83

XXVI

L'hôtel de la Guimard, rue de la Chaussée-d' Antin. Les peintures de Fragonard 87

TABLE DES PARAGRAPHES. 325

XXVII

Pages.

Description de la peinture de Fragonard qui repré- sente la Guimard, faisant partie de la collection de M. Groult 95

XXVIII

Ouverture du Temple de Terpsichore, par la représen- tation de la Partie de Chasse de Henri IV et la paro- die de Pygmalion (8 décembre 1772) 98

XXIX

Quitterie de la Borde par M»" Guimard (juin 1773). 100

XXX

Portrait moral de Jean-Benjamin de La Borde. Ses Maximes et Pensées sur F Amour 102

XXXI

Pique-nique défendu (mars 1776) 106

XXXII

Parodie d'ERNELiNDE sur le théâtre de la Chaussée- dAntin et à Choisy (septembre et octobre 1777). . . . 109

XXXIII

La Chercheuse d'esprit (mars 1778) 110

28

326 TABLE DES PARAGRAPHES.

XXXIV

Pages.

Direction du sieur de Visraes, et ses démêlés avec les coryphées de l'Opéra et la Guimard (avril 1779). ... 117

XXXV

Le libelle contre Devisme à l'instigation de Guimard (19 mars 1779). : 125

XXXVI

Souscription de l'Académie de musique pour marier une fille pauvre. Mlle Guimard nommée caissière de l'œuvre, et le banquet de noces donné dans son hôtel (février 1779) 139

XXXVII

Buste de la Guimard, exécuté par Merchi en 1779. Caractère du charme de la Guimard. La Chanson : Ce qu'il ne faut pas dire. Les statuettes en talc de MUe Guimard, Heinel, Théodore, Allard, Pesliu ... 142

XXXVIII

Les toilettes de ville et de théâtre de la Guimard . . 147

XXXIX

Les croquis de costumes de Bocquet de la Guimard, d'après le recueil de l'Opéra, du Cabinet des estampes, et de ma collection de dessins 151

TABLE DES PARAGRAPHES. 327

XL

Pages- Contrat de mariage, de la fille de la danseuse Marie- Madeleine Guimard avec Drais orfèvre-bijoutier (4 mai 1778). Sa mort dans l'été de 1779 161

XLI

Le ballet de Mirza et la rupture de Guimard avec Noverre (novembre 1779) 165

XLII

Anarchie de l'Opéra 169

XLIII

Lettre-Mémoire de Dauvergne contre la cabale et la Guimard (1781) 170

XLIV

Incendie de l'Opéra (8 juin 1781) 179

XLV

Les tentatives d'émigration en Angleterre des chan- teurs et des danseurs de l'Opéra. La poursuite de Nivelon, en Hollande, par l'agent de police Quidor. Inquiétude de M. de la Ferté, à propos des dispositions de M»e Guimard 180

XLVI

Ouverture du nouvel Opéra de la Porte Saint-Mar- tin. — Plainte de la Guimard sur les dispositions de sa loge (27 octobre 1781.) 186

328 TABLE DES PARAGRAPHES.

XLVII

Eages.

M"0 Guimard fort estomaquée de la nomination de Suard, comme censeur de l'Opéra (1781) 189

XLVIII

Traitement de 6000 1. (avril 1782) 191

XLIX

Faillite de Guémenêe et lettre de la Guimard à Sou- bise (décembre 1782) 196

L_

La danse à l'Opéra (1783) 200

LI

Lettre superbe de la Guimard à M. de la Perte (16 avril 1783) 204

lu

Liaison présumable de la Guimard avec Nivelon . . 211

LUI

La petite vérole de Mlle Guimard (août 1783) .... 215

LIV

Lettre de la Guimard à Champein 217

LV

Crainte de la retraite de la Guimard (avril 1784) . . 221

TABLE DES PARAGRAPHES. 329

LVI

Pages,

Guimard dans le ballet du Premier navigateur (26 juillet 1783) 224

LVII

Loterie de la maison de Mlle Guimard (1er mai 1786), 228

LVIII État de l'Opéra en 1788 234

LIX

Les manques de service de la Guimard en 1788. . . 237

LX

Le refaçonnage de son visage parla Guimard pastel- liste 239

LXI

Lettre de la Guimard à Perregaux sur son engage- ment au théâtre de Londres moyennant 650 guinées, et ses démêlés à la suite de l'incendie de l'Opéra, avecRa- velli et Gallini 240

LXII

Lettre de la Guimard, adressée à M. de la Ferté le 26 mai 1787, se plaignant que les juges des talents à l'Opéra sont maintenant des laquais et des perruquiers, elle songe à donner sa retraite. Demande à M. de la Ferté de lui laisser à Londres le danseur Nivelon jus- qu'à la fin de juin 245

330 TABLE DES PARAGRAPHES.

LXIII

Pages .

Lettre à Perregaux du 16 avril 1789, lui parlant de son intimité avec la duchesse de Devonshire, et des con- sultations qu'on lui demande sur les habits des dames françaises 250

LXIV

Maigreur de la Guimard. La caricature anglaise publiée à Londres par Humfrcy, à la suite de la tour- née de la danseuse en Angleterre, en mai 1789 252

LXV

Mariage de la Guimard avec Despréaux (14 août 1789) 255

LXVI

Liste des rôles dansants, crées par Mlle Guimard, dans les opéras, représentés à l'Académie Royale de Musique '. 256

LXVII

Contrat de mariage de Mlle Guimard avec Jean- Étienne Despréaux, pensionnaire du Roy 269

LXVIII

Les causes déterminantes du mariage de la Guimard. 275

LXIX

Les pensions de retraite de l'Opéra, mal ou pas payées du tout (1790) . 279

TABLE DES PARAGRAPHES. 331

LXX

Pages

Emménagement du ménage à Montmartre, pendant la Terreur 283

LXXI

Le chansonnier Jean-Étienne Despréaux, précurseur de Béranger. Guimard l'inspiratrice de la chanson : Les deux sœurs de charité. . 285

LXXII

Demande d'une représentation (1798) 289

LXXIII Un bon ménage 294

LXXIV

Lettre de la Guimard demandant à Desentelles une position pour son mari, en 1814 297

LXXV

Le dernier entrechat de la Guimard. Lepetitthéâtre de sa vieillesse (vers 1800) 300

LXXVI

Mort de la Guimard (4 mai 1816) 304

Iconographie de la Guimard 309

Pjris. Typ. Chamerot et Renouard, 19, rue des Saints-Pères. 29383

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