T
HISTOIRE
LITTÉRATURE FRANÇAISE
CLASSIQUE
^
FERDINAND BRUNETIERE
DE l'académie française
HISTOIRE
DE LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE
a
CLASSIQUE
(1515-1830)
TOME TROISIEME
LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE
DEUXIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE DELAGRAVE ^^
15, RUE SOUFFLOT, 15 1919
t.3
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Librairie Delagrave, 1920.
LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE
Il est toujours difficile, dans l'Histoire de la Litté- rature, de combiner la chronologie avec l'histoire des idées et l'exposé des formes d'art. Mais la diffi- culté est particulièrement grave au xviii* siècle : les écrivains sont plus près de nous, et ainsi nous manquons de perspective, de recul, pour les apprécier; nous sommes exposés à prendre fait et cause pour eux, ou contre eux, leurs idées étant encore dans une assez forte mesure les nôtres, et leurs querelles se perpétuant parmi nous. En outre, leur vie est plus mêlée à leur œuvre que ne l'était celle des écrivains de l'époque précédente, et leur œuvre est par suite plus diffuse à travers le siècle. A cet égard, l'exemple de Voltaire est caractéristique : si nous ne parlons de lui qu'occasionnellement, nous n'en donnons qu'une idée fausse et injuste, car nous réduisons son rôle à celui d'écho; si nous en parlons en bloc, à quel moment devrons-nous en parler, et quelle raison aurons-nous de choisir tel moment
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plutôt que tel autre? Comment donc allons-nous procéder?
Jetons d'abord un coup d'œil général, le plus général et le plus étendu que nous pourrons, et tant au point de vue de la biographie que de l'histoire des idées et des formes d'art, rendons-nous compte des conditions et des exigences du sujet. Quatre ou cinq hommes nous apparaîtront, qu'il nous faudra connaître à fond. L'Europe moderne, comme l'a dit Taine dans un mouvement d'enthousiasme qui ne lui est pas ordinaire en parlant d'écrivains français, l'Europe n'en a pas de plus grands. Ce sont Montes- quieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, BulTon. Au- dessous d'eux, Bayle et Fontenelle, d'Alembert et Condillac; les économistes, Quesnay, Turgot, Dupont; enfin Gondorcet. — Quatre ou cinq idées surgiront : la toute-puissance de la Raison, le Progrès, la bonté de l'Homme; à ces deux ou trois idées principales des idées secondaires viennent se rattacher : celle du pouvoir de la Science, de la science mathématique en particulier, comportant, comme conséquence, une diminution de cette psycho- logie qui avait fait la gloire du xvii" siècle; l'idée de la grandeur de l'Institution sociale, et de la possibi- lité de son amélioration : d'où l'importance prise alors par l'économie politique, et la faveur dont jouit l'utopie. Enfin, à un autre point de vue, secondaires ou principales, elles se ramènent toutes à une seule idée, confuse et puissante : la vie a son but en elle-
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même, ce qui est la négation de la vie religieuse, mais ce qui a été d'abord, à cette époque, la négation de l'idée janséniste de la corruption de l'homme.
Enfin, pendant cette même période, l'art a fait quelques pertes d'une part et quelques acquisitions, d'autre part. Certains genres ont péri : la tragédie et l'éloquence de la chaire. Certains se sont modifiés : l'histoire générale et la comédie, rien n'étant sous des noms semblables aussi différent dans le fond que l'histoire de Bossuet et l'histoire de Voltaire, la comédie de Molière et la comédie de Marivaux ou de Beaumarchais. Certains genres sont nés : le roman, de Gil Blas à la Nouvelle-Héloïse en passant par Manon Lescaut; et l'article de journal : Discours sur Vlnégalité, Lettre sur les spectacles^ sans parler de tous les factums de Voltaire, et de tout ce que publient le Journal des Sai^ants, les Mémoires de Trévoux, le Mercure de France, et tant d'autres feuilles plus passagères que celles-là.
Je crois donc que nous tenons là les éléments et qu'il s'agit seulement de les bien combiner. Quel est le plus important des trois : biographie, histoire des idées, formes de l'art? Au xvi' siècle l'histoire des idées était, semble-t-il, vide de tout contenu inté- ressant pour l'histoire littéraire : les formes de l'art étaient au tout premier plan, effaçant tout le reste. Au XVII* siècle les trois éléments se combinent harmonieusement, et forment ainsi, parleur mélange, l'époque littéraire la mieux équilibrée, l'époque
LE UIX-HUITIÈME SIECLE
classique. Au xvni* siècle, c'est l'histoire des idées qui prend le pas. Si nous nous plaçons à ce point de vue, y Encyclopédie nous apparaîtra comme le noyau central du siècle : il rayonne tout entier autour d'elle, et si Sainte-Beuve a pu écrire dans les scpl volumes de son Port-Royal^ l'histoire morale et lit- téraire du XVII* siècle en fonction du Jansénisme, l'histoire des idées littéraires et philosophiques du xviii' pourra hien en vérité s'écrire en fonction de V Encyclopédie. — Mais ainsi que nous le disions, ces idées ne se sont pas élaborées toutes seules, et elles ne sont pas demeurées stériles; elles ont été préparées, elles ont eu des conséquences, elles ont lutté pour s'établir, et d'autres à la fin ont réagi contre elles. Nous obtenons ainsi la division suivante.
I. Transition du xvii' siècle au siècle de VEncyclo- pédie.
II. Préparation de ce siècle nouveau.
III. \j^ Encyclopédie.
IV. Ses conséquences.
V. Transition à l'époque suivante.
Ou, en d'autres termes, en précisant et en détaillant :
I. L'affaiblissement de l'esprit du xvii* siècle et la DÉCADENCE DES ANCIENS. — La Tragédie. — La Comédie. — Massillon. — Bayle. — Fontenelle. — Les Oubliés. — Les Salons.
II. La fohmation de l'esprit nouveau. — Première période de la vie de Voltaire. — Montesquieu. — La
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comédie et le roman : Marivaux, Le Sage, Fabbé Prévost, La Chaussée. — Seconde période de la vie de Voltaire. — Rousseau. — Vauvenargues.
III. La doctrine Encyclopédique. — Son histoire extérieure. — Les influences du dehors. — Diderot. — L'esprit de V Encyclopédie. — Diderot. — Consé- quences de Y Encyclopédie.
IV. La diffusion et les divisions de la doctrine. — Fréron. — Rousseau. — Dernière période de la vie de Voltaire. — BufFon. — Les Économistes.
V. La fin du siècle et les débuts de la littérature nouvelle. — Caractère général de la Littérature de 1770 à 1790. — Beaumarchais. — Ducis. — Les néo-classiques : Delille, Le Brun, Parny. — André Chénier. — La Harpe. — Bernardin de Saint-Pierre. Condorcet. — Les idéologues.
LIVRE I
L'AFFAIBLISSEMENT DE L'ESPRIT
DU XVI I*^ SIÈCLE ET LA DÉCADENCE DES ANCIENS
III.
CHAPITRE I
LA DECADENCE DE LA TRAGEDIE
C'est une conséquence de cet instinct d'initiative qui nous est naturellement et heureusement inné, que toutes les fois qu'il apparaît un chef-d'œuvre dans l'his- toire de la littérature, les reproductions, les contrefaçons et les traductions s'en multiplient aussitôt. Le Cid, Tar- tufe, don Juan, Heinani, Madame Bovary, ont été répétés et imités à l'infini. On va chercher quelquefois bien loin les origines de la fortune d'un genre : elle est là tout d'abord. Sans doute il y en a d'autres causes, et pour la tragédie nous en pouvons dire quelques-unes : c'est le respect ou la superstition de l'antiquité qui a fait composer des tragédies en France au xvii* et au xviii^ siècle, parce que Sophocle et Euripide en avaient jadis composé à Athènes; c'est aussi qu'avec les règles et les conventions qui étaient devenues les lois du genre, il s'est trouvé que la forme de la tragédie est devenue elle-même adéquate à l'esprit de cette époque, fait de noblesse un peu abstraite, d'ordre et de clarté, fort ama- teur d'éloquence et de recherche psychologique. Mais
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la vraie raison, celle h lafiucllc il faut toujours revenir, est que le CUl et Amlromaqiie avaient été des chefs-d'œuvre. Nous ajouterons seulement ([ue la tragédie était en même temps aux poètes une occasion sûre de fortune. Une tragédie qui réussissait tirait un homme de pair, le désignai aux bienfaits du roi, attirait l'attention de la COUT, de la ville, des dames, et commençait ainsi une carrière d'honneur, de popularité ou de gloire. Avant Œdipe, Voltaire était inconnu : après Œdipe, il est prêt pour la célébrité.
C'est ce qui explique l'abondance de la production dramatique. De 1680 à 1715, sur un seul théâtre, — les ' deux troupes rivales ayant fusionné le 25 août 1680— on ne joue pas moins de quatre-vingt-treize tragédies nou- velles. C'est aussi, malheureusement, oe qui explique la médiocrité générale du théâtre d'alors. Il faut cependant ici insister davantage, et tâcher d'éclaircir les caractères et les causes de cette médiocrité.
D'abord les sujets et les héros sont les mêmes, tirés également de l'histoire romaine, grecque, égyptienne, babylonienne. Et quand je dis les mêmes, je ne dis pas qu'ils se ressemblent seulement d'une manière générale, quant au décor et quant â la couleur, comme la Tour de Nesle ressemble à Marion Delorme. J'entends quils sont bel et bien identiques, yayant, de 1560 à 1716 sept%;Ao- ni.^be, de 1573 à 1735 huit Alexandre, de 1584 à 1720 huit Annibal, de 1567 à 1726 douze sujets tirés de l'histoire des Labdacides, de 1556 à 1757, vingt et un sujets empruntes à la légende des Atrides. 11 semble en vérité qu'on éprouvait, tous les dix ans, le besoin de voir Clytcmnestre assassiner Agamemnon!
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Et non seulement les sujets et les personnages sont identiques, mais le style et la phraséologie sont les mêmes. Partout la même imitation fastidieuse des maîtres, les tragédies de Voltaire, par exemple, étant constellées de vers et d'hémistiches pris à Racine et à Corneille, de mouvements qui avaient été pathétiques pour la première fois dans le Cid ou dans Iphigénie\ partout, le même développement par les mots, et la même faiblesse de style, qu'il s'agisse de La Fosse et de son Manlius Capi- tolinus, de Campistron et de son Andi'onic , de Lagrange- Chancel et de son Amasis. Enfin tous les auteurs ont la même conception de la tragédie, et ils y mêlent toujours, infatigablement, l'amour et la politique.
D'où vient cependant tout cela, car il semble qu'en imitant ils eussent pu mieux faire? J'en vois au moins deux raisons : la première est qu'ils n'imitent point Racine. Tous les critiques ont prétendu, à la suite de Voltaire, que l'afFaiblissement de la tragédie résultait avant tout de l'influence de Racine : or il est très faux que Racine ait été salué, à la fin du xvii* siècle, comme le maître incontesté de la scène tragique. Bayle, en 1675, ne se fait pas scrupule d'établir un rapprochement entre Vlphigénie de Racine et celle de Coras; et en 1677 les deux Phèdres, celle de Racine et celle de Pradon, lui paraissent « deux morceaux excessivement achevés ». Fontenelle, bien entendu, place l'auteur du Cid, qui est son oncle, très haut au-dessus de l'auteur d'Andromaque. Et en 1693, La Bruyère, malgré sa préférence décidée pour Racine, qui a fait campagne pour sa candidature, et en qui il estime en outre un partisan des Anciens, ose tout au plus égaler les deux grandes poètes tragiques
C HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
l'un à l'autre. Ainsi donc Racine, au moment où il inter- rompt sa carrière, et plus tard, quand il compose Athalie, Racine est méconnu. Il est trop simple sans doute, ou bien son génie est trop grec pour les specta- teurs dont la culture est toute latine, ou bien enfin il est inimitable : on ne sait pas comment sont faites les beautés que Ton applaudit dans ses pièces, on ne le juge pas assez « classique » ! Les vraies influences que l'on subit, ce sont celles de Corneille, et de Quinault.
Sauf à revenir tout à l'heure sur quelques traits, nous supposerons le système dramatique de Corneille assez connu. Quant à Quinault, ce ne sont pas tant ses tragé- dies qui ont agi sur les destinées de l'art dramatique, ([ue ses opéras : Cadnius, Alceste, Thésée, Atxjs, Isis, Proserpine, Persée, Phaéloriy Amadis, Roland, Arniide^
Et tous ces lieux communs de morale lubrique, Que LuUi réchauffa des sons de sa musique,
de 1672 à 1686. De l'influence de Quinault le meil- leur témoignage, et le plus probant, est l'admiration que Voltaire a professée à son égard. Parmi les écri- vains du siècle de Louis XIV, il n'en est aucun que Vol- taire ait loué plus ou autant que Quinault : jusque dans sa vieillesse il en gardait les vers dans sa mémoire, et l'on trouve à chaque page chez lui le nom et des citations de l'auteur di'Armide et à'Atys. Voyez aussi quelle place La Harpe fait à Quinault dans son Cours de Lllléralure^ et Marmontel, dans sa Poétique. Sans doute le succès des opéras était dû, alors comme aujourd'hui, à la musique plus qu'au livret; mais aussi bien la musique contribua à populariser les paroles légères qu'elle accom-
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pagnait, les sentiments superficiels qu'elle animait, et h répandre le goût de ce qui parlait aux yeux, plutôt que de ce qui parlait à l'esprit; et c'est ainsi que Quinault est responsable dans une très large mesure de tout ce qu'il y a dans la tragédie du xviii" siècle de galanterie froide, de merveilleux étrange, de style fade et diffus.
Une autre raison de cette médiocrité, était l'épuise- ment même du genre. Car les genres s'épuisent par leur fécondité même, et de deux manières : par le nombre restreint des sujets, qui ainsi sont trop souvent traités ; €t parce que la médiocrité, les écrivains sans valeur, peu à peu viennent h s'en mêler. Ils s'épuisent par leur fixité : tandis que les règles de la tragédie restent immobiles et stationnaires, le monde varie, et l'écart devient irrépa- rable entre la tragédie et la réalité. Ils s'épuisent enfin par leur effort même pour se renouveler, car ils se renou- vellent précisément en violant les règles qui leur ont permis d'atteindre à la perfection. Quant aux signes de cet épuisement ou de cette décadence, — car si nous n'en avions pas, l'emploi du mot serait arbitraire, et nous impu- terions à la nécessité ce qui pourrait n'être rien de plus que la faute des hommes, — ils sont certains, et les voici : la décadence commence quand on voit reparaître non pas n'importe quelle espèce de défauts, mais les défauts précis dont l'élimination successive avait amené le genre h sa perfection. C'est ce qui se produit ici.
On voit en effet reparaître d'abord l'invraisemblable, l'extraordinaire et le romanesque chers à Corneille. Les auteurs cherchent dans l'histoire des crimes exception- nels, et, par un nouveau raffinement, on transporte et on transpose à la Rome antique une conjuration des
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Espagnols contre Venise, comme a fait La Fosse clans son Manliiis, ou h Byzance une aventure qui s'est passée en Espagne, comme a fait Campistron pour son Andronic. Et c'est une diminution de l'intérêt général et véritable- ment humain de la tragédie. Le goût de la complication reparaît aussi, avec les intrigues implexes que Corneille préconisait. Enfin la galanterie fade et précieuse de La Calprenède et de Scudéry se prend à refleurir, et les dissertations politiques avec elle!
Je passerai donc rapidement sur les tragédies de cette époque de décadence, et ne dirai qu'un mot même des deux plus célèbres d'entre elles, le Manliiis CapUolinus de La Fosse et VAmasis de la Grange-Chancel.
Manliiis Capitolinus, représenté en 1698, est une des principales tragédies de La Fosse (1653-1708), les autres étant Polyxène (1696), Thésée (1700), Crésus et Cal- lirhoé (1703). Le sujet est tiré de Tite Live, nous dit l'auteur dans sa Préface : mais en même temps il avoue s'être « appuyé de la lecture de plusieurs fameuses con- jurations anciennes et modernes », et avoir « beaucoup emprunté à un savant abbé ». Au reste, ajoute-t-il fière- ment, « je ne perdrai point de temps à réfuter les criti- ques par une dissertation ; et je leur donne pour réponse l'approbation dont le public a honoré mon ouvrage ». Ce qui est vrai, c'est que Manlius obtint en effet un très grand succès; et qu'il est une imitation confuse de la Venise sauvée d'Otway, de la Conjuration de Venise de l'abbé de St-Réal, et du Cinna de Corneille. De tout cela résulte une pièce dont les combinaisons sans avoir rien de très mauvais sont assez maladroites, plusieurs situations extrêmement ridicules — entre Servilius et Valérie notam-
LA DECADENCE DE LA TRAGEDIE »
ment — ; les caractèi^es sont médiocres, et le langage cons- tamment ambitieux, sans jamais atteindre à la grandeur. Joseph de Chancel de la Grange (1676-1758) fit jouer son Atnasis en 1701. Ses autres tragédies importantes sont : Adherhal (1694), Oreste et Pylade (1697), Atlié- naïs (1699), Ino et Mélicerte (1713). Il est célèbre par ses opéras surtout et par ses Philippiques dirigées contre le Régent. Amasis, qui n'a jamais eu la réputation de Manlius, est une pièce mieux intriguée, et dont l'intrigue d'ailleurs fait le seul mérite. En voici l'exposition rapide : Amasis, tyran de l'Egypte, veut épouser la fille de Phanès son confident, Arthénice, qui aime un jeune homme, dont elle ignore le vrai nom, Sésostris. Or Sésostris est venu, pour renverser Amasis avec la complicité de Phanès. Il se présente à Amasis comme l'un de ses propres fils, et comme le meurtrier de Sésostris. Nitocris, la vieille reine, mère de Sésostris, est trompée elle aussi par cette ruse, et veut le tuer. Amasis arrête son bras prêt h frap- per. Tout marche donc à souhait pour Sésostris, qui entre temps, trouve le moyen de débiter des galanteries à Arthénice, lorsque Menés, gouverneur du jeune prince fils d'Amasis, sous le nom duquel Sésostris s'est présenté, arrive et reconnaît en Sésostris le meurtrier de son élève.
— Soudain on apprend à Amasis qu'un autre conspira- teur vient d'être arrêté; que les prêtres s'agitent. Il part; et attiré dans un guet-apens, il est assassiné par Phanès.
— On le voit, tout cela n'est rien de moins, et rien de plus, que du théâtre à la Quinault. Jeune inconnu galant et brave, reconnaissances, coups de théùtre, rien n'y manque. A quelle distance sommes-nous de Racine! Mais combien sommes-nous proches de Crébillon!
CHAPITRE II
LA TRAGEDIE DE CREBILLON
C'est bien de l'honneur, en y songeant, que nous fai- sons à ce vieux Crébillon, d'ctudier dans son tiiéàtre, au lieu de celui de La Fosse ou de Campistron, qui le valent bien, la tragédie de l'époque intermédiaire entre Racine et Voltaire. Aussi cet honneur, faut il dire dès le début qu'il en est bien moins recevable à lui-même qu'aux circonstances, et, comme tel, qu'il est un bon exemple de ce qu'il entre souvent de hasard dans les renommées litté- raires. En effet, comme nous aurons plus tard 1 occasion de le redire, pour en tirer d'ailleurs de tout autres con- séquences, aux environs de 1748, Voltaire étant au comble de la faveur, gentilhomme ordinaire du Roi, membre de l'Académie Française, historiographe de France, comme il avait le malheur de ne pas plaire à tout le monde, on s'avisa pour lui faire pièce d'aller déterrer dans sa retraite l'auteur oublié d'Airée et de Rhadamiste etZénobie. Pour susciter un rival à Voltaire, ses ennemis présentèrent Crébillon à la Cour, on fit imprimer ses œuvres à l'im- primerie Royale, on le pressa d'achever un Catilina qu'il
LA TRAGEDIE DE CREBILLON 11
avait sur le métier depuis un quart de siècle ; et en faisant ce que l'on voulait, on fit aussi ce que l'on ne voulait point, on réussit à éloigner Voltaire de la cour d'abord; puis de la France même, et on fit de Crébillon une façon de grand homme. Il l'est demeuré depuis lors; depuis lors aucun historien ou critique n'a cru pouvoir se dis- penser d'en parler, et, de nos jours même, on n'a pas encore osé reprendre ses tragédies, mais il a trouvé des admirateurs qui le mettent bien au-dessus de Voltaire, cela va sans dire, et quelques-uns même au-dessus de Racine. On ne saurait commettre d'erreur ou d'injustice plus grossière, et c'est ce que j'espère montrer clairement. Prosper Jolyot de Crébillon, né à Dijon en 1675 et mort à Paris en 1762, était un grand diable de Bourgui- gnon qui se perfectionnait à Paris dans l'étude de la chicane, en qualité de clerc de procureur, et qui, selon l'ordinaire, fréquentait plus la Comédie que le Palais. On dit que son patron découvrit en lui un talent dramatique qui s'ignorait, et lui indiqua le sujet de Brutus, puis celui d'Idoménée, joué en 1705 avec un médiocre succès. Dès lors se succédèrent : Atrée et Thyeste (1707), Electre (1708), Rhadamiste (1711), Xerxès (1714), Séini- ramis (1717), Pyrrhus (1726), Catilina (1748), Le Triumvirat (1754). Très peu de ces pièces réussirent. Cependant trois d'entre elles ont laissé une certaine renommée : Atrée, Rhadamiste^ Catilina. Ajoutons que Montesquieu admirait fort Crébillon : « Nous n'avons pas, écrit-il, d'auteur tragique qui donne à l'âme de plus grands mouvements que Crébillon, qui nous arrache plus à nous-mêmes, qui nous remplisse plus de la vapeur du dieu qui l'agite : il nous fait entrer dans les transports
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des Bacchantes. » Mais en matière littéraire, le troùt de Montesquieu est un guide aussi peu sûr que celui de Saint-Simon. Examinons donc le théâtre de cet homme de génie selon Montesquieu.
Comment procède-t-il dans le choix de ses sujets?
Il va généralement chercher une anecdote épouvan- table. Atrée garde ii son frère Thyeste une rancune inexpiable de renlèvement d'une certaine Œrope que d'ailleurs il lui a reprise et qu'il a empoisonnée, et il le poursuit de sa haine sur terre et sur mer depuis trente ans bientôt. Or, quand il a repris Œrope, elle était grosse d'un fils de Thyeste, qu'Atrée a fait soigneusement élever, pour lui faire un jour assassiner son père. Mais voici que justement la tempête a jeté sur le rivage un vicilhird et une jeune fille; ce vieillard est Thyeste ; Atrée ordonne au fils de Thyeste, Plisthènc, qui se croit tou- jours son fils, à lui Atrée, d'assassiner le veillard ; et comme il s'y refuse, il le fait tuer, puis, feignant une réconciliation, il invite Thyeste à la sceller d'un serment qu'il lui fait faire sur une coupe pleine de sang. C'est le sang de Plisthène, où peu s'en faut que Thyeste ne trempe ses lèvres, et la tragédie se termine par le sui- cide du malheureux père.
A ce sujet atroce, Crébillon s'efforce de conformer ses caractères. Atrée ne respire que le meurtre et le sang. Cela est tout à fait cornélien, d'ailleurs, et ce goût de l'horrible n'est pas chez Racine. Dans Attila déjà et dans Rodogutie se trouvaient des edels du même genre. Et maintenant, voici (jui vient de Quinault : le goût du romanesque dans la disposition de l'intrigue. Grand liseur de romans, admirateur passionné de ce gascon de
LA TRAGÉDIE DE CUÉBILLON 13
La Calprenède, c'est du théâtre romanesque que Crébil- lon a fait. Même quand on croirait qu'il s'inspire de l'histoire, comme dans Rhadamiste, c'est un roman qu'il a sous les yeux pour modèle, dont il essaye d'imiter le genre d'intérêt. Et là, dans cette confusion des moyens du drame avec ceux du roman, là est son originalité, sa fâcheuse orig-inalité.
Prenons Rhadamiste pour exemple : il en a tiré le sujet du roman de Bérénice, attribué généralement à Seçrrais. Notre dramaturo^e commence par décrager de l'interminable récit du romancier tout ce qu'il peut retenir de violences de meurtres ou d'assassinats, choses sanglantes, choses tragiques donc, choses pathétiques, à ce qu'il croit, par essence et par définition. Il n'en extrait pas moins soigneusement tout ce qu'il y a trouvé d'occasions de monologues, de discours outrageux, de fureurs déclamatoires. Il rapproche aussi les uns des autres tous les coups de théâtre, et obtient ainsi comme qui dirait un premier dessein de mélodrame.
Alors, il se rappelle le Mithridate de Racine; et voilà son Isménie ou sa Zénobie — c'est la même personne — placée, comme autrefois ÎNlonime, entre l'amour d'un père, Pharasmane, et des deux fils, Arsame et Rhada- miste. Cette situation entre trois hommes est toujours délicate pour une femme; mais elle devient terriblement scabreuse quand, au lieu d'être maîtresse encore de sa personne et libre de son choix, l'héroïne, comme ici, est déjà la captive du père, et la femme de celui des deux fils qu'elle n'aime pas. Pour couronner le tout, Crébillon n'imagine-t-il pas de cacher, deux actes et demi durant, l'idendité de Zénobie à Rhadamiste, son propre époux,
n HISTOIRE DE LA LITTEnATUUE FRANÇAISE CLASSIQUE
et celle de Rhadamiste, pendant quatre actes et demi, à Pharasinane, son propre père... La première de ces deux méprises fournit la péripétie, et la seconde, le dénouement.
On voit aisément quel était le vice essentiel de ce genre d'intrigue. Crébillon ne tendait à rien moins, en suivant sa pente et celle du mauvais goût de son temps, qui» réintégrer dans la notion de la tragédie ce mauvais romanesque, cette part d'arbitraire et d'invraisemblance que Corneille et Racine, depuis le Cid jusqu'à Phbdre, avaient, eux au contraire, essayé d'éliminer. Complica- tions inutiles, surprises et coups de théâtre, grands sen- timents à la Scudéry, propos galants à la Quinault, héroïsme de grand opéra, crimes sur crimes, tout ce que Corneille et Racine, en s'aidant, l'un de l'histoire, et l'autre de la nature, avaient essayé de chasser de la notion du tragique, Crébillon l'y faisait rentrer, inocu- lant a nouveau h la tragédie française le poison dont cette fois elle devait mourir.
En premier lieu, dans son théâtre, les volontés s'affai- blissent, pour ne pas dire qu'elles s'alTaissent. En dépit de l'emphase du langage, nul ici ne veut un peu fortement ce qu'il désire, n'y fait ce qu'il voudrait, n'y sait même exactement ce qu'il veut. C'est que les situations y sont plus fortes que les caractères, ou plutôt, il n'y a ni ciu-ac- tères, ni passions, mais des situations seulement, des aventures singulières, des accidents imprévus, qui dérano^ent comme à tout coup toutes les combinaisons les mitux ourdies — excepté celles du poète — et qui ne laissent pas aux personnages, qui leur enlèvent à chaque tournant de l'action, le loisir de s'analyser et même celui de se reconnaitic.
LA TRAGEDIE DE CREBILLON 15
Où suis-je? Qu'ai-je fait? Que vais-je faire encore?
C'est ce qu'ils ne disent pns, mais c'est ce qu'ils pour- raient dire; et je ne crois pas que les surprises du hasaroj aient jamais rencontré des âmes plus ployables.
Encore si Crébillon pensait! Si, dans ces jeux san- glants de l'amour et du hasard qu'il met en scène, il se proposait de nous montrer l'ironie de la destinée! Mais non! pas une idée là-dessous! et, malheureusement poui- lui, n'en eussions-nous pas d'autre preuve, nous en trou- verions encore une dans la vulgarité des moyens dont il' use, pour rendre à l'action de son drame ce que l'alTai- blissement des volontés lui ôte nécessairement d'éneroio
Dans presque toutes ses pièces, il y a un personnage qui n'est pas ce qu'il paraît être. Plisthène est cru fils d'Atrée ; Oreste, élevé sous le nom de Tydée; Zénobie, sous le nom d'Isménie, Ninyas, élevé sous le nom d'Agé- nor; Pvrrhus, sous le nom d'Hélénus. Ainsi les intrisfues de Crébillon sont fondées sur une méprise, et ses dénoue- ments sur une reconnaissance. Or la méprise et la recon- naissance sont des moyens inférieurs et vulgaires, en tant qu'arbitraires et conventionnels, en tant qu'ils ramènent l'art h un jeu qui n'a bientôt plus de rapports ni avec la vérité ni avec la vie.
Un dernier méfait du romanesque au théâtre, et dans la tragédie de Crébillon, c'est que, les situations roma- nesques étant toujours très particulières, plus on en use, et plus, en conséquence, l'intérêt général diminue. Dans Horace ou Polyeucte, Tartufe ou Andromaque, il y va de chacun de nous; et dans les grandes questions qu'y agitent les créatures de l'imagination du poète, nous nous
IG HISTOIRE DE LA LITTÉUATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
sentons tous intéressés. ^lais Arsame et Zénobie, Plia- rasmanc et Rliadainiste,
Qu'ils s'accordent entre eux ou se gourment, qu'importe?
et qn'avons-nous de commun avec eux? Que nous font leurs aventures?
Que si les tragédies de Crébillon manquent de cet intérêt général il est évident que c'est surtout à lui qu'il en faut faire !e reproche. Un don lui manque entre tous; et, jamais poète n'ayant moins pensé, la faculté qu'il n'a pas, c'est de voir dans ces aventures romanesques, dont il fait ses délices, les côtés ou l'endroit par lequel il est rare qu'elles ne se dépassent pas elles-mêmes. Il a quel- quefois touché la profondeur, mais son esprit a manqué d'étendue. Là est sa gfrande faiblesse. Fréron, dans VAnnée littéraire, a beau le complimenter d'être « le créateur d'une partie qui lui appartient en propre, et qui le distingue de tous ceux qui Tout précédé ou suivi... cette terreur, peu connue du grand Corneille, absolu- ment ignorée de Racine, et qui... constitue la véritable tragédie. » Et, sans doute, Crébillon a touché des situa- tions, il traite des sujets devant l'horreur desquels Raeine et Corneille eussent avant lui reculé. Il a voulu épouvanter, et y a réussi; il a donné ainsi un commence- ment de satisfaction à ce besoin d'être ému qui allait devenir la sensibilité de Marivaux et de Voltaire, la sen- siblerie de Prévôt et de Diderot, la senlin)enlalité de Jean-Jacques et de Bernadin de Saint-Pierre. Mais Fréron, qui d'ailleurs avait assez de goût pour reprocher il Crébillon l'abus de la reconnaissance, n'a pas su que, ce qu'il appelait lui-même, dans Hliadamiste ou dans
LA TnAGÉDIE DE CRÉniLLON 17
Atrée, du nom de « la vraie tragédie )), c'était tout sim- plement le mélodrame. Le principe d'intérêt de la tra- gédie française est autre désormais, ou plutôt la tragédie irançaise a vécu.
Faut-il ajouter un mot du style de Crébillon? II est à la hauteur de la pensée. Sous la forme de style galant : par exemple dans Electre, acte I, se. ix, — de style <:'mouvant : dans Bhadamiste, acte III, se. v, _ de style fort : Atrée, acte V, se. iv, — ou de style politique : Catilina, acte III, se. i —, il est également détestable. On <;onte à ce sujet que Boileau, à qui on lisait Rhadamiste en 1711, s'écriait : « Auprès de ces gens-là, c'étaient des soleils, que les Pradon et les Boyer dont nous nous sommes tant moqués dans notre jeunesse! » Il n'avait ,pas tout à fait tort,
^ Ce qu'il semble d'ailleurs qu'il y ait de plus grave, c'est que de ces tragédies tout intérêt humain a disparu,' en même temps que l'intérêt historique y est nul. Tous ces furieux altérés de sang ne sont que des fantômes, auxquels Crébillon lui-même ne paraît s'intéresser que par l'application d'un procédé. — Pour toutes ces o-aisons, la décadence de la tragédie est désormais com- plète; le retour des anciens défauts en est la cause et le symptôme. Voltaire seul la retardera ou la suspendra, par tout ce qu'il mettra de son àme dans Zaïre, dans Ahire, dans Mérope, dans Tancrède.
III.
CHAPITRE III
LA COMÉDIE DEPUIS REGNARD JUSQU'A MARIVAUX
Au premier abord, c'est-à-dire si l'on ne jette sur les hommes et sur les œuvres dont nous allons parler qu'un regard rapide et superficiel, il semble qu'il n'y ait, comme pour la tragédie, qu'à chercher les causes et les raisons de la décadence ou de l'affaiblissement dont la comédie de Regnard ou de Dancourt nous apparaît par rapport à la comédie de Molière comme un trop éloquent témoignage. Le Joueur, le Légataire Universel, le Cheva- lier à la mode ou la Femme d'intrigues sont en effet presque autant au-dessous de VÉcole des Femmes et de Tartufe que lihadamiste est au-dessous de Rodogune, et Catilina de Brilannicus. Mais si l'on prend la peine d'y regarder de plus près, le point de vue change, et non seulement on démêle chez Regnard ou chez Lesage un mérite, une saveur et une originalité de style qui font défaut à Crébillon ou à l'abbé Gcnest, mais du milieu même de cette décadence on voit surgir les commence- ments ou l'espérance au moins d'un art nouveau. C'est ce double mouvement qu'il s'agit d'étudier.
LA COMÉDIE DEPUIS REGNARD JUSQu'a MARIVAUX 19
Quant aux raisons de la différence, elles sont faciles h donner : d'abord les comiques, plus heureux, ont eu plus de talent; puis la comédie est plus renouvelable • les caractères une fois épuisés, il lui reste I mtri.ue et les mœurs; enfin le rire est plus facile à exciter T en fait les auteurs tragiques qui s'exercent dans le genre comique y réussissent, comme par exemple Corneille dans le Menteur, et, dans Les Plaideurs, Racine, tandis que don Garde de Navarre est un échec pour Molière et que Sapor en est un autre pour Regnard. En droit' le nre remue une partie moins délicate de la nature lu>nia.ne, et il est souvent une forme de l'inintelli- gence.
Quatre auteurs méritent vraiment l'attention , durant 1-, pénocle que nous étudions. Ce sont : Regnard (1655- 1/09), Le Sage (1668-1747), Daneourt (1661-1795, Dufresny (1648-1724). En les suivant dans eet ordre nous allons voir le mouvement se dessiner.
Comme les tragiques imitent Corneille, Racine et Quinault, nous allons les voir tous imiter Molière, eopier ses .ntngues et ses caraetères, sans jamais atteindre à sa profondeur, puis se dégager de eette imitation et •■, , mesure qu'ils s'en dégagent, devenir sinon plus orioi. nau.x, du moins plus personnels. °
Regnard est évidemment le plus voisin de Molière celu, sur qui les souvenirs de Molière pèsent le pl„I lourdement. Son Joueur (1696), qui est sa pièce la plus ser,euse .ndique par son titre seul un rapport avec 1 auteur de 1^.„., „„ d„ MUaMkro.e. Ses Folies Amou- reuse. (1704) rappellent YÈcole des Femmes. Enfin le Légataire (1708), plus divertissant, est une combinaison
20 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
du Malade Inias^inairâ, des Fourberies de Scapin et de Monsieur de Pourceaugnac.
Pour avoir une idée précise du théâtre de Rognard, prenons comme exemple son Joueur. On s'attend à une comédie de caractères, mais ce n'en est que l'ombre. Le Jeu, là-dedans, occupe trop peu de place, et n'est pas vrai* ment une passion. Il est étonnant qu'averti par Molière dans Tartufe ou dans V Avare, pour ne citer que ces deux comédies, du parti que l'on pouvait tirer de l'étude d'une passion, duns toutes ses manifestations diverses et ses conséquences ridicules, piquantes, ou sérieuses, Reenard n'ait ici employé le jeu que comme un prétexte h couplets, et à faire le na-ud de l'intrigue. Et cela est d'autant plus étrange que l'auteur du Joueur ne cesse d'imiter Molière, — parfois même Racine, ou Corneille : le monologue du début est taillé sur le patron du mono- loo-ue de Petit-Jean dans les Plaideurs; dans le mèm(> acte I, la scène vu, entre Gérontc et Valère, ressemble fort à l'entrevue de don Juan avec son père, et même \\ celle du Menteur avec son père également. Dans l'acte II, j'ai remarqué une imitation des Femmes Savantes (se. i), une autre, du Misanthrope (se. ii), une troisième des Femmes Savantes (se. x), une quatrième, du Dépit Amou- reux (se. xi). La scène iv de l'acte III est une rémini- scence de Y Avare, la scène vu, àe don Juan, la scène xi, de V Avare encore. Enfin la scène x de l'acte IV n'est pas sans rapport avec le Misanthrope, non plus qu'avec les Fourberies de Scapin la scène ii de l'acte V. — Ce simple coup d'œil jeté sur le chef-d'œuvre de Rcgnard montre à la fois de quel poids importun le souvenir de Molière pèse sur les auteurs comiques de cette généra-
LA COMÉDIE DEPUIS HEGXARD JUSQu'a MARIVAUX 21
tion, et quelles différences profondes en même temps séparent leur théâtre de celui de Molière.
Je ne dirai rien de son style que l'on a quelquefois préféré à celui de Molière. Moins solide en effet, il est plus souple, plus spirituel, plus brillant; et toujours il est correct. Surtout il est extrêmement gai. Est-ce un si grand mérite, après tout, et Molière n'est-il pas privé de gaîté parfois par sa gravité même et la profondeur de sa réflexion? Le style de Regnard est gai en grande partie parce qu'il est superficiel. Quoi qu'il en soit, une
scène comme la scène vu de l'acte V du Légataire
Géronte apprenant quelles volontés dernières il a dictées, et remercié de ses legs par ses escrocs — marque peut- être, avec quelques scènes du Menteur, de Vlllusion Comique et de VEtourdi, la perfection de l'art d'écrire en vers.
Ce n'est pas tout : les intrigues de Regnard sont mieux liées que celles de Molière, chez qui trop souvent le dénouement est pour ainsi dire superposé. Reo-nard excelle à amener le dénoùment : c'est sans doute le côté matériel de l'art, mais il ne laisse pas d'être consi- dérable.
Et puis, il a pressé le mouvement de la pièce. Les comédies de Molière se déroulent avec une lenteur très louisquatorzienne, que des esprits malintentionnés peu- vent appeler de la lourdeur; Molière prend son temps, et il développe certaines tirades sinon étrano-ères à l'action, du moins telles qu'on pourrait les rogner sans que l'intrigue en souffrît beaucoup. Regnard, qui a débuté au théâtre italien, connaît le prix de la vivacité de l'action.
22 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Enfin, si l'on considère de plus près le Joucni\ les MénecJuncs ou le Distrait^ on voit apparaître chez leur auteur un mérite qui manquait à Molière : l'art de peindre les mœurs. Mettez à part Clitandre, Oronte, quelques paysans, M. Jourdain et Georges Dandin. Qu'est-ce que Chrysale, Argante, Orgon, Harpagon? Ce sont des bourgeois, et rien de plus. C'est en vain qu'on a essayé, il y a quelques années, de varier le décor de Tartufe. Ces détails extérieurs n'ont pas intéressé le public, parce que rien, dans la pièce, ne les soutenait. Molière est abstrait; surtout il le paraît, quand on com- pare ses personnages h ceux de Regnard, dont la condi- tion, les revenus, les meubles, nous sont connus.
C'est cet élément de nouveauté que nous retrouvons dans Le Sage, dont le Turcarel fut joué en 1709.
L'objet principal de cette pièce fameuse est bien, comme celui des comédies de Dancourt, la peinture des mœurs du temps, celle du monde interlope, celle surtout du pouvoir nouveau de l'argent. Conformément d'ailleurs à l'exemple que Dancourt donnait déjà, la peinture des mœ'urs y est comme répartie entre tous les personnages, et si l'argent engendre quelques ridicules ou quelques vices, tout le monde en tient dans la pièce, la baronne autant ([ue Turcaret, et M""' Jacob, et M. Rafle, et M. Furet, et Frontin, sans parler de Lisette, ni du chevalier. Ai-je besoin d'ajouter, qu'avec le même esprit de justice et d'équité, tout ce qui pouvait lui servir ii peindre la corruption régnante, Le Sage le
LA COMEDIE DEPUIS REGNARD JUSQU A MARIVAUX 23
leur a partagé? Jamais peut-être on n'a mis semblable collection de gredins à la scène; et cela ne laisse pas de rendre la représentation de Turcaret d'abord un peu fâcheuse.
Car il en résulte une absence entière d'intérêt. Les prodigalités de M. Turcaret le ruineront-elles ? La baronne épousera-t-elle ou non son chevalier? Frontin réussira-t-il à dépouiller son maître? Toutes ces questions nous laissent indifférents. Nous ne prenons d'intérêt qu'à la peinture des personnages. Et n'est-ce pas ici le principe d'une illusion qu'il semble que l'on se fasse quand on continue de voir en Turcaret une comédie de caractères? Entendons-nous sur le sens de cette expres- sion. Un caractère, dans le roman du xix^ siècle, est un ensemble de traits bien tracés, bien observés, bien vus, qui donnent à un personnage son maximum d'individua- lité. Dans la comédie de Molière, c'est tout autre chose : un caractère est la représentation du maximum de géné- ralité compatible avec la nature individuelle d'un personnage : Agnes, Alceste, Tartufe, don Juan, Harpa- gon, ne sont pas des individus, mais des types. — En tout cas, quelle que soit la définition du ou d'un « carac- tère », ce n'en est pas un que d'être financier, coquette ou marquis : et c'est là tout ce que sont les personnages de Le Sage. Ce qu'il faut dire, c'est que Turcaret est une comédie de mœurs, traitée par les moyens de la comédie de caractères, c'est-à-dire où les situations sont subordon- nées aux exigences de la peinture des personnages ; où les scènes épisodiques abondent, sans autre utilité que d'achever de peindre M. Turcaret, de nous apprendre ses origines, comment il se procure les diamants qu'il donne,
|24 HISTOIRE DE LA LITTÉnATUPE FRANÇAISE CLASSIQUE
OU comment il a lait sa fortune; et une comédie enfin où Taclion manquerait, et non seulement l'intérêt, si ce n'étiiit le personnage, la machine, le ressort de Frontin.
Qu'après cela les germes de Tiircaret soient dans Molière, et en particulier dans deux comédies de Molière, le Bourgeois gentilhomme (acte IV, scènes i, ii, m), et la Comtesse d' Escarbagnas (scènes xvi et xxi), je n'en disconviens pas. Mais pourquoi Le Sage n'a-t-il pas eu l'heureuse audace de Molière? pourquoi n'a-t-il pas fait des opérations d'argent de Turcaret le vrai sujet de sa pièce? S'il nous avait montré son personnage à l'œuvre, comme Tartufe! En un mot, si de la grande scène de ]M. Turcaret avec M. Rafle, au lieu de n'en faire que de mauvaises plaisanteries, il en avait tiré ce qu'elle contient de drame! Cet enfant de famille « auquel il prêta l'année
passée, 3 000 livres et dont l'oncle, avec toute la
famille, travaille actuellement à le perdre » ; ou ce cais- sier, (( qu'il avait cautionné, et qui, par son ordre, vient de faire banqueroute de 200 000 écus »; ou encore « ce grand homme sec qui lui donna 2 000 francs pour une direction qu'il lui avait fait avoir à Valogne », si Le Sage nous les avait montrés! et Turcaret traitant avec eux! et l'argent corrompant les consciences, désagrégeant les caractères! Voilà qui eût rappelé Tartufe, et qui eût eu une portée et une profondeur que Turcaret n'a pas.
Non pas que cette comédie n'ait de rares mérites, qui justifient sa réputation, et qu'il est bon de signaler. On en doit admirer la justesse, la force, et la vérité du style. Le Sage, sans être un grand esprit, est un observateur exact et pénétrant, qui sait voir, qui rend bien ce qu'il voit, et dont je dirais volontiers que le style exprime
LA COMEDIE DEPUIS REGNAUD JUSQU A MARIVAUX 25
souvent plus qu'il ne voit ou qu'il ne croit voir lui-même. Il a quelquefois l'air profond : mais ce n'est pas lui qui l'est, c'est son modèle, si je puis ainsi dire, dont la justesse de son œil et la fidélité de sa main, en nous rendant jusqu'aux moindres détails, nous rendent donc aussi la signification ou le sens caché.
De là, dans Turcaret, sous l'apparence caricaturale, et en dépit de Tintention de tourner tout au rire, ce que l'on peut appeler la solidité de l'observation. Relisez dans les mémoires du temps, où les lettres, et vous y retrouverez des Turcaret : Samuel Bernard ou Paparel, et des marquis de la Tribaudière : le marquis de la Fare, par exemple.
A cette vérité d'observation et à cette justesse de style, si nous ajoutons maintenant la force comique, nous aurons, je crois, rendu justice à Le Sage. Mais ce mérite est de ceux qu'il est plus facile de sentir que de définir.
Si Florent Carton Dancourt (1661-1725) était compa- rable comme écrivain à Le Sage ou à Regnard, sa place serait considérable dans l'histoire de notre littérature. Mais c'est un improvisateur : il a composé une cinquan- taine de comédies. Comédien de profession, il a d'ail- leurs sa part d'imitation de Molière, en particulier pour l'espèce de ses intrigues. A ce point de vue, on peut trouver une grande ressemblance entre VEcole des Femmes et le Tuteur (1695), les Enfants de Paris (1699), les Vendanges de Suresnes (1695), les Trois cousines [ilOO), Madame Artus (1708). Le thème de Tartufe, le fourbe
2G HisToinE nn la LixTicnATunE française classique
démasque"', se retrouve dans le Chevalier à la /?îOf/e (1G87), VEté des cofjitettcs (1600), la Femme d'Intrigues (1002). les Ai^ioteurs (1710). Enfin, Dancourl a, connue Molière, composé des pièces d'actualité : \a Foire de Bezons [[693), le Moulin de Javelle (1696), la Lof crie (1697), le Mari retrouvé (1608).
Cependant la transformation hésitante encore dami Le Sage est désormais accomplie : la comédie de mœurs: règne désorniais, et Dancourt lait sans cesse la peinture ou la satire d'une condition sociale. Ses titres mêmes le; montrent bien : les Bourgeoises, les Enfants de Paris. les Agioteurs : il ne s'agit donc plus de l'étude d'un caractère, mais de l'étude d'une catégorie de gens. Ainsi, au xix" siècle, devaient procéder Dumas, par exemple dans son Demi-monde, ou Sardou, dans Nos bons vilhi- geois. Notons encore, à ce niémc propos, le nomi^ie et la diversité des personnages de Dancourt : il y en a 10 dans les Aiiioteurs, 28 dans la Femme d'Intriisncs, des marquis, des bourgeois, des militaires, des marchands, des apothicaires, des notaires, des valets, des cochers de fiacre, des filles, des fermiers, etc. Plusieurs' person- nages, désormais, sont chargés d'exprimer ce qu'un seul représentait jusqu'alors. De là, sans doute, résulte la dispersion de la satire, qui devient plus superficielle ; mais, en revanche, de l;i résulte aussi son caractère d'actualité. Dancourt semble volontiers suljordonner son sujet au fait divers anecdoticjue, comme aussi la qualité de sa plaisanterie aux exigences de la mode.
Ainsi la principale valeur du théâtre de Dancourt est la valeur documentaire. Les types et le ton de toutes ses comédies nous renseignent également sur ses contem-
LA COMEDIE DEPUIS REGNARD JUSQU A MARIVAUX 27
porains. Il les a observés, il a distingué chez eux des caractères, attitudes, plis professionnels, habitudes, manies, selon lesquels il a pu les classer, les difTéren- cier : intermédiaire entre La Bruyère et Le Sage, il est comme eux réaliste, et non plus naturaliste : ce n'est pas rhomme qui l'intéresse, ce sont les hommes.
Avec Charles Rivière-Dufresny (1648-1724), nous fai- sons un pas de plus. Valet de chambre de Louis XIV, amateur de jardin et dilettante, celui-ci a débuté assez tard au théâtre. En 1692, il donna au théâtre italien son Opéra de campagne, en 1693, ses Adieux des officiers. Au théâtre français, il fît jouer en 1692 le Négligent, et le Chevalier joueur en 1697. Il se pourrait que Regnard ait pris à cette dernière pièce l'idée de son Joueur. Ce serait d'autant moins étonnant que Dufresny paraît bien avoir été un a homme à idées », tant en matière de jardi- nage, où il semble avoir le premier imaginé les « jardins anglais » avant qu'on en établît en Angleterre, et que de là ils passassent en France, qu'en matière littéraire, s'il est vrai que Montesquieu lui doive l'idée de ses Lettres Persanes.
Il n'a pas eu de grand succès, et il n'est guère demeuré de lui que son Esprit de contradiction. Mais c'est (juaussi bien, au théâtre comme ailleurs, il a été un inventeur, et c'est le lot des inventeurs que d'ouvrir la voie, sans recueillir eux-mêmes beaucoup d'applaudissements. Il peut bien encore imiter Molière, comme par exemple dans son Malade sans maladie. Mais il a conscience
2i HISTOinE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
cju il laudrait faire autrement, et il veut se soustraire à cette domination. J'en ai la preuve dans le Prologue de son Néiiliisenl : le Poète consulte Oronte, riche bour- geois, sur la valeur de sa comédie :
Le pokte. — Et l'intrigue?
Oronte, — Javoae quelle est assez bien conduiio.
Le poète. — Qu'y manque-t-il donc?
Okonte. — Des caractères. Monsieur, des caractères, et des por- traits.
Le poète. — Ah! Ah! nous y voilà? des caractères des portraits; votre discours me fait soupçonner...
Oronte. — Quoi?
Le poète. — Que vous êtes un peu raolièriste.
Okonte. — Je ne m'en cache point, et je tiens qu'où ne peut réussir sur le théâtre, qu'en suivant molière pas à pas.
Le poète. — Cependant, Monsieur, quand j'ai commencé je n'avais jamais lu Molière.
Oronte. — Tant pis pour vous.
Le poète. — Oh ! tant pis pour moi de ce qu'il y a eu un Molière, et plût au ciel qu'il ne fût venu qu'après moi!
Oronte. — Vous avez tort de n'être pas venu le premier.
Le poète. — Assurément, je me serais emparé, aussi bien que lui..., de ces originaux fameux pour le comique, dont les portraits marqués des plus vives couleurs donnent un grand plaisir, sans doute, aux spectateurs, peu de peine à l'auteur comique. Au lieu (ju'il faut suer à présent sur des diminutifs des caractères, dont le comique est imperceptible au goût d'à présent... Molière a bien gAté le théâtre. Si l'on donne dans son goût : Bon! dit aussitôt le critique, cela est pillé, c'est Molière tout pur. — S'en écarte-t-on un peu : Oh! ce n'est pas là Molière...
Il a donc essayé de briser avec la tradition ou l'imitation de Molière par la nouveauté de ses intrigues, par l'esprit de son dialogue. Qu'il ait exercé ainsi une action réelle, il est difficile d'en douter, quand on compare sa réputa- tion avec son insuccès. Il a plus que tout autre préparé Marivaux.
CHAPITRE IV
JEAN-BAPTISTE MASSILLON
On peut comparer Corneille avec Racine, l'un et l'autre avec Shakespeare, et tous les trois avec Euripide, avec Sophocle. Si le parallèle est un genre aujourd'hui singulièrement démodé, cependant, dès qu'on le peut faire, on n'a rien trouvé de mieux que de comparer les hommes et les œuvres pour en sentir toutes les diirérences, et par conséquent en apprécier l'originalité : le tout est de savoir s'y prendre. Molière est peut-être moins aisément comparable et surtout de nos jours, depuis qu'il a ses autels, ses prêtres, et surtout ses dévots. Cependant, en regard du nom de Molière, le nom d'Aristophane, par exemple, est un nom que l'on peut mettre; et l'on sait que Fénelon y a mis celui de Térence. Mais je ne crois pas que dans aucune langue, ancienne ou moderne, il existe un orateur, un seul, que l'on puisse opposer à Bossuet. Il est inique dans l'histoire de l'éloquence, bien supérieur h Cicéron, supérieur mêmeàDémoslhène, et quand ce ne serait que pour avoir porté la parole dans des intérêts plus considérables que ceux qui s'agitent je ne dis pas dans les plaidoyers, mais même dans le
30 HISTOIRE DE LA LITTÉUATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Discours pour la Couronne, ou dans les Philip piques. Très inféiieur à Bossuet, et sous tous les rapports, comme théologien, comme orateur, comme penseur, Bourdaloue, s'il a des rivaux, et même des égaux, chez les protestants par exemple, et en particulier chez les Anglais, n'est pas moins un prédicateur et un orateur comme il s'en rencontre fort peu dans l'histoire d'une littérature. Jugeons donc à quel rang nous mettrons Massillon, dont on peut dire qu'il est autant au-dessous de Bourdaloue que Bourdaloue lui-même est au-dessous de Bossuet. Mais jugeons en même temps à quelle hauteur l'éloquence de la chaire s'est élevée au xvin" siècle, puisque Massil- lon n'en demeure pas moins un très grand écrivain. De tous les écrivains que nous avons passés en revue jus- qu'ici, Massillon, avec tous ses défauts, qui ne sont pas peu nombreux, ni petits, est vraiment le seul dont on puisse dire qu'il est encore un grand écrivain; et nul, peut-être, dans l'histoire de notre littérature, n'aurait plus de droits que lui de se plaindre :
Dèlre venu trop tard dans un siècle trop vieux.
C'est un autre homme ici, j'entends comme écrivain, que les Regnard ou les Crébillon, et c'est ce (ju'il ne faut pas oublier si l'on veut être équitable envers lui. Tel qu'il est, sa réputation serait bien supérieure à ce qu'elle est elle- même, si Bourdaloue et Bossuet n'avaient pas fait de l'éloquence française ce que l'on sait qu'ils en ont fait. Voilà ce qu'il convient de ne pas oublier, ce qui devra corriger ou restreindre la sévérité des critiques que nous en ferons, et ce qui justifiera l'espace et l'attention que nous allons lui donner.
JEAN-BAPTISTE MASSILLON
31
I.
Sa vie et ses œuvkes.
Il n'est pas inutile de connaître sa biographie. Sur son enfance, nous manquons de détails. Nous savons seu- lement qu'il naquit à Ilyères en 1663, et que son père était notaire. En 1681, il entre à l'Oratoire. La célèbre congrégation, établie en 1611 par M. de Bérulle, était alors très florissante. Rappelons-en les obligations : les membres en étaient tenus d'embrasser toutes les fonc- tions et tous les emplois du sacerdoce; ils devaient rester dans la dépendance des évêques; enfin, vaquer à l'ins- truction et à l'éducation des prêtres. Massillon fut pro- fesseur a Pézenas, à Marseille, à Montbrison, à Vienne, où il fut ordonné prêtre et débuta dans l'éloquence par une Oraison funèbre de M. de Villars, archevêque de Vienne; à Lyon, où il prononça VOraison funèbre de M. de Villeroy, archevêque de Lyon; à Paris, à Montpel- lier, et de nouveau à Paris, en 1699. Il prêcha ^ cette
1. Si liste :
l(i99.
1700.
1701. 1702.
1703.
1704.
170G.
1707.
nous avions la totalité de ses Sermons, voici quelle en serait la.
Carême à l'Oratoire.
Avcnt à la cour.
Carême aux Nouvelles -Ca- tholiques.
Are/il il St-Gervais.
Carcme h. la Cour.
Carême à Notre-Dame.
Ai'cnt à l'Oratoire.
Carême si St-Eustachc.
Ai'ent à Si-Germain.
Carême à la Cour,
Ai'enl aux Carmélites.
Carême à St-Paul.
Ai'enl aux Prcmontrés.
Carême à Notre-Dame.
Afcnl aux Nouvelles-Catho- liques.
1708. 1709. 1710.
1711.
1712.
1713. 1714. 1715.
1716.
1717.
1718.
Carême à St-Luc. Carême à St-Sulpice. Carême à St-Germain-L'Au- xerrois.
Avent aux Enfants-Rouges. Carême à Aotrc-Dame. Avetit à St-Roch. Carême à St-Gervais. Carême à Sl-Eustachc. Carême à Sl-Jacques. Carême h la Cour de Lor- raine. Carême à St-Paul. Carême aux Quinze-Vingts. Avent i\ St-(;ermain. Petit Carême.
32 lllSTOinE DR LA I.ITTERATIIIE FnAXÇAISE CLASSIOfR
année-là le Carême ;i l'Oratoire, et l'Avent ;i la Cour. 11 prêcha encore à la Cour, les années suivantes, le Carême en 1701, et le Carême encore en 1704. Quant ii savoir exactement quels discours il y prononça, la question est il peu près impossible à résoudre. Il continua de prêcher dans les chaires de Paris, et sauf la seule année 1705 nous n'en trouvons pas une de 1700 à 1718 oii il n'ait prêché soit l'Avent, soit le Carême, et les deux quohjue- fois, par exemple en 1702, 1703, 1704, 1706, 1707, 1710, 1711 et 1717. De plus, il prononça des Oraisons funèbres : en 1709 celle du Prince de Cunti; celle de Louis A7F en 1715; celle de Madame en 1723.
Cependant ni son zèle, ni ses succès ne réussirent à lui faire avoir un évêché et nous ne saurions dire qu'il Tait bien regretté. On l'accusait, semble-t-il, de jansé- nisme, tout l'Oratoire étant alors considéré, en bloc, comme partisan plus ou moins avoué de Quesnel. La Réfrénée, qui porta Noailles à la présidence du Conseil de conscience, nomma Massillon à l'évèché de Clermont, le 6 novembre 1717. Son sacre, retardé par les difficultés de la France avec Rome au sujet de la Bulle Unii^enitus, et par sa propre pauvreté, eut lieu le 21 décembre 1718. Cette année-là, il avait prêché les dix sermons du fameux Petit Carême. En février 1710, il fut nommé membre de l'Académie Française. En 1720, il participa, avec Rohan et Tressan, au sacre de Dubois. On le lui a vivement reproché, sur le témoignage de Saint-Simon, Mais nous ne connaissons guère Dubois que par les médisances passionnées du duc et pair; nons ne pouvons donc guère porter un ju<''ement sur la conduite de Massillon en celle affaire. A partir de 1721, l'évêque de Clermont resta
JEAN-BAPTISTE MASSILLOX 33
dans son diocèse, et il n'en revint à Paris qu'une seule fois, pour prononcer à Saint-Denis VOraison funèbre de Madame, en 1723.11 se consacre tout entier h son diocèse, alors pauvre, superstitieux, et agité par le jansénisme. Ses ouvrages de ce temps sont des Mandements, des Sermons de Véture, des Conférences, des Discours synodaux, des Paraphrases sur les Psaumes. Il s'occupe aussi de la révi- sion de ses sermons. Il meurt le 28 septembre 1742. Par le cinquième article de son testament, il léguait à l'aîné de ses neveux tous ses manuscrits contenant ses sermons, ■conférences, oraisons funèbres, le conjurant de les garder pour son usage, « notre intention, disait-il, n'étant pas qu'ils soient jamais donnés au public, les soumettant néanmoins avec simplicité au jugement de l'Eglise ».
En réalité contre les éditions subrepiices il avait pris jadis un privilège, et il avait dans ses dernières années recopié un bon nombre de ses sermons. Aussi, peu de temps après sa mort, une édition se trouva-t-elle prête, qui parut en 1745; elle comprenait quinze volumes, ainsi composés : t. I : VAvent-, t. II-V : le Grand Carême; t. VI : le Petit Carême; t. VII : Sermons sur les Mystères; t. VIII : Panégyriques; t. IX : Oraisons funèbres; t. X-XII : Conférences; t. XIII-XIV : Para' phrases; t. XV : Pensées.
De sa réputation au xviii* siècle, je rappellerai seule- ment ce trait, qui ne laisse pas, au reste, d'être fort suggestif: il est l'un des deux seuls hommes d'Église — l'autre étant Fénelon — qu'aient aimés ou vantés Vol- taire et les Encyclopédistes.
III.
34 niSTOIIlE DE LA LITTEHATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE II. So\ ÉLOQUENCE.
Quelle en est la matière, et quelle en est la forme?
Faisons d'abord pour l'éloquence de la chaire ce que nous avons lait pour le théâtre, et voyons où en était au commencement du xviii" siècle le genre où Massillon allait s'exercer. Il était convenu que Bossuet avait excellé dans V Oraison funèbre, Bourdaloue dans le Sermon pro- prement dit, et Fléchier dans le Panégyrique. On vantait aussi beaucoup d'autres noms, mais ils sont aujourd'hui retombés dans l'obscurité.
Or qu'avaient-ils prêché tous les trois, et surtout les deux premiers, dans les chaires de Paris, ou à la Chapelle de Versailles? Bossuet, nourri de la substance de l'Ecri- ture et des Pères, avait dit l'incompréhensibilité des mystères du christianisme, sans crainte ou souci ni d'étonner, ni de fatiji^uer, ni d'humilier trop bas son aristocratique auditoire. VA Bourdaloue, s'il prèchail la moi aie plus volontiers que le dogme, la prêchait dogma- tiquement, n'avançant rien qu'il ne prouvât, et ne prou- vant rien que sur l'autorité de la tradition et des Pères.
Et voici que Massillon vient faire entendre et goûter une morale, toujours clirétienne assurément, toujours évangélique, si l'on veut, mais cependant, par son indé- || penjhnice relative du dogme, d«''j;i presque philosojihique. Quelques ressouvenirs de la Bible, tramés avec une merveilleuse adresse dans le tissu du style; quelques citations heureuses, mais clairsemées, de l'i^viingile; d'ailleurs presque pas une mention des Pères; toutes les difficultés du dogme habilement dissimulées, ou sauvées^ ou tournées; toutes les circonstances des mystères
À
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ingénieusement ramenées à l'édification des mœurs; les « preuves de sentiment » invoquées par-dessus les « raisons de doctrine «, et le Dieu des chrétiens devenu « l'Auteur de la Nature » ; que voulez-vous bien qu'il y ait là qui puisse effaroucher nos ombrageux philosophes du xviri'^ siècle ? a Bavards prédicateurs, — écrira Voltaire dans son Dictionnaire philosophique —, extravagants controversistes, tâchez de vous souvenir que votre maître n'a jamais annoncé que le sacrement était le signe visible de quelque chose d'invisible... 11 a dit : Aimez Dieu et votre prochain. Tenez-vous-en là, misérables ergoteurs, et prêchez la morale. « Massillon a prêché la morale, et s'en est presque tenu là.
On dit, à la vérité, que cette morale était particulière- ment sévère : et nous conviendrons en effet que certains sermons, — le sermon sur l'Unpénitence finale, par exemple, et le sermon sur le petit nombre des Elus, contiennent quelques traces de jansénisme. Mais bien plus souvent, la sévérité de cette morale paraît plutôt l'effet d'une exagération d'orateur, sinon même de rhéteur. Quand Bourdaloue prêchait sur le mauvais riche, « 11 est difficile, disait-il, qu'un riche entre dans le royaume du ciel. Or, d'où peut venir cette extrême difficulté ^.. De ce que la raison la plus générale comme la plus naturelle pourquoi les hommes sont injustes, superbes, sensuels, c'est qu'ils sont riches ou qu'ils ont la passion de l'être. » Rien de plus chrétien, rien de plus humain, rien de plus solide. Écoutez Massillon maintenant : il prend son texte et le développe, comme à son ordinaire, par énumération. Homo quidam erat dives. Voilà le premier crime du riche et le premier signe
30 HISTOIHE DE LA LITTÉUATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
de sa réprobation. Il était rinhe. « Il était ne heureux. » Et il insiste : on ne nous dit pas dans l'Évan^rilc que ce riche eût mal acquis son bien, par des moyens injustes, ni même qu'il l'eût recueilli comme une succession d'ini- quité. « 11 était vêtu, non pas même superbement, mais de pourpre et de lin, en quoi d'ailleurs on ne nous dit pas qu'il passât les bornes de son rang et de sa nais- sance. » Il se traitait bien; mais on ne dit pas qu'il tombât dans aucun excès, ni seulement qu'il manquât « à l'observance des jeûnes! » Mieux que cela! puisqu'il semble que ce fût un « observateur fidèle des traditions de ses pères. » Enfin, s'il faut achever le détail de son crime, « il ne se servait pas de ses biens pour corrompre l'innocence... la réputation d'autrui ne l'avait jamais trouvé envieux ni mordant;... c'était un homme menant une vie douce et tranquille, essentiel sur la probité, réglé dans ses mœurs, vivant sans reproche » ; et c'est pour cela qu'il fut enseveli dans l'Enfer!
Je dis ([uc Massillon oublie tout simplement que, pour vouloir trop prouver, c'est comme si l'on ne prouvait rien ; ([ue passer le but, c'est une manière de le manquer; et (lu'encore un pas, il va perdre la confiance de son auditoire : « Vous avez entendu parler de Judas, mon cher auditeur, le nom de ce traître n'est jamais venu (ranpcr vos oreilles qu'avec de nouvelles horreurs, mais votre recluile après les gémissements de la pénitence me parait bien plus noire. » Non! je ne l'en crois pas :
Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés!
Ce prédicateur surfait la morale, il faut contrôler ses leçons; les mouvements de sa rhétorique l'entraînent, et
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je sens que sa main, qui prétend me guider, n'est pas sûre. Je ne dirai donc pas avec Nisard, qu'il essaye de ressaisir, par la sévérité de sa morale, ce qu'il fait de concessions à l'indifFérence, en évitant de prêcher le dogme ; mais je dirai avec plus de vraisemblance, que sa morale elle-même est flottante, et sa prédication inspirée des circonstances plutôt que d'aucun principe fixe de doctrine.
Car il ne laisse pas d'avoir, par endroits, de singulières complaisances pour le monde. N'est-ce pas flatter étran- gement l'orgueil des grands, que de leur parler du peuple en ces termes :
Le peuple, livré en naissant à un naturel brute et inculte, ne trouve en lui, pour les devoirs sublimes de la religion, que la pesanteur et la bassesse d'une nature laissée à elle-même; il ne sent rien au-dessus de ce qu'il est : né dans les sens et dans la boue, il s'élève difficilement au-dessus de lui-même.
Quels mots, ô Massillon, sur les livres d'un prêtre du Dieu qui naquit dans une crèche! Sans doute, c'est ici que Voltaire, en vous lisant, tressaillait d'aise! Car a-t-il parlé nulle part de la « canaille » en termes, plus mépri- sants? Ou nulle part a-t-il parlé des grands comme vous l'allez faire ? :
Une haute naissance nous prépare, pour ainsi dire, aux senti- ments nobles et héroïques qu'exige la foi; un sang plus pur s'élèi-e plus aisément; il en doit moins coûter de vaincre leurs passions à ceux qui sont nés pour remporter des victoires.
Nous voilà bien loin, n'est-il pas vrai, du sermon Sur le mauvais riche.
Ailleurs, on pourrait relever encore chez Massillon quelques imprudences, et critiquer par exemple le ton
38 HISTOIRE DE LA LITTEIIATUHE FRANÇAISE CLASSIQUE
nioiulaiii qu'il prend clans son joli Panégyrique de sainte Madeleine; le cardinal Maury a fait au Panégyrique de sainte Agnès un reproche du même genre.
D'où viennent donc ces fluctuations, ou ces contradic- tions même dans la morale de Massillon? Uniquement de l'abandon qu'il a cru devoir faire de la prédication du dogme à l'esprit de son siècle. Il eût pu prêcher dans l'école d'Athènes aussi bien que dans la chapelle de A'ersailles; et, s'il est vrai que sa prédication est rigou- reusement conforme à la saine doctrine de l'Eglise, du moins ne se préoccupe-t-il guère de démontrer cette conformité. Il oublie, ou il néglige, ce qu'on savait si bien au siècle précédent, qu'il n'y a pas de système de morale qui ne soit dans la dépendance entière de quelque métaphysique; il oublie qu'en matière religieuse il faut savoir de quelles nuances successives la définition même du dogme s'est enrichie, selon (jue l'Eglise a dû défendre l'immutabilité du sens orthodoxe contre l'hérésie d'un Arius, par exemple ou d'un Nestorius ou d'un Eutychès. Les bons plaisants comme d'Aleinbert, peuvent bien dire ici : « Vous savez que le consubstantiel est le grand mot, Vhomoousios du concile de Aicée, à la place duquel les ariens voulaient Vhomoiousios. Ils étaient hérétiques pour ne s'écarter de la foi (jik; d'un iota. O miseras hominum mentes ! » L'heureuse inven- tion que ce géomètre a donc trouvée là ! Comme si, par hasard à ce compte, un honnête homme difTèrail d'un malhonnête homme autrement que d'une syllabe, ou le juste encore de l'injuste, ou la loyauté de la déloyauté! Mais quiconque voudra bien prendre la peine de réfléchir accordera sans hésiter que la morale à déduire ne sera
»
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pas tout h fait la même selon que Jésus-Christ ne sera qu'un homme, ou qu'il ne sera qu'un Dieu, ou qu'il sera l'Honime-Dieu.
Le dogme et la tradition manquent donc dans les sermons de Massillon; il peut être touchant, il n'est pas instructif, et il ne fait que (( de beaux raisonnements sur la religion ». Et c'est justement pourquoi sa morale « dilate les voies du ciel ». Les philosophes l'ont bien vu ; et Thomas, dans son Essai sur les Eloges, ne peut trop le louer « d'avoir su peindre les vertus avec tant de charmes et tracer d'une manière si touchante le code de la bienfaisance et de l'humanité pour les grands », tandis que La Harpe déclare que, si jamais prédicateur « a tempéré ce que l'Evangile a d'austère par ce que la pratique des vertus a de plus attrayant », c'est l'évêque de Clermont.
Et La Harpe a raison. Massillon ayant à prêcher pour la Toussaint, établit dans un premier point « que les Justes ne sont pas aussi malheureux que le monde s'ima- gine », et, dans un second, « qu'ils sont les seuls heureux de la terre ». Dans un sermon sur f aumône, voici l'argument dont il se sert : « On voit tous les jours prospérer les familles charitables : une providence attentive préside à leurs aQaires et où les autres se ruinent, elles s^ enrichissent ». Ailleurs parlant sur la vérité d'un avenir, il reprend contre les libertins le célèbre argument de Pascal : « Que risque Timpie en croyant? » De rencontrer peut-être une éternité de bonheur, répondait Pascal, et d'être, avec cela, fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, sincère, ami véritable; toutes vertus, comme l'on voit, dont nous
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payerions l'observunce, presque toujours, du sacrifice ou de nos intérêts ou de nos plaisirs. Mais, en plus, ajoute Massillon : « de modérer des passions qui auraient fait le lualiieiir de notre vie » ; de nous abstenir « des excès (jui nous eussent préparé une vieillesse douloureuse et une fortune dérangée » ; de sacrifier enfin « quelques plaisirs qui vous auraient bientôt lassé par le dégoût qui les suit » : c'est-à-dire, en bon français, de vous préparer une éternité de bonheur par une vie parfaitement calme elle-même, parfaitement douce, parfaitement heureuse. — A Dieu ne plaise, en vérité, que nous incriminions cette morale! Mais nous ne pouvons cependant nous défendre de comparer cette manière phdosophique de Massillon à la manière dialectique de Bourdalouc et à h> manière dogmatique de Bossuet. Massillon n'est vraiment pas le dernier des grands scrmonnaires du xvii* siècle; il est le premier des prédicateurs du xviii*.
Et il ne l'est pas seulement comme « philosophe »y laissant le dogme dans l'ombre alors qu'il prêche 1» morale. Il l'est aussi en sa qualité d'homme « sensible ». Il a des attendrissements soudains, des larmes subites,, des sanglots inattendus. Il persuade, il séduit. Et la rhétorique et la sensibilité s'unissanten son âme candide^ il se laisse aller ii l'utopie. Il rêve d'un âge d'or à venir; et dans le Petit Carême, — comme dans le TélémaquCy déj;i, — on voit fiotter je ne sais quelles visions riantes, (juels généreux espoirs, mais aussi quelles étranges^ chimères. Le souverain idéal, selon Massillon, est celui qui recherche « la gloire pure et touchante de régner sur les cœurs », et à qui les peuples « dressent des trônes dans leur cœur ». llois sensibles et peuples
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reconnaissants, joie, abondance, bienfaisance, douceur, paix universelle, tel est le rêve politique de l'orateur du PeliL Carême. C'est aussi bien celui du xviii'^ siècle tout entier; et Condorcet n'ira pas plus loin dans la chimère, et dans l'oubli du péché originel tel que le xvii^ siècle janséniste l'avait compris.
« Nous voyons dans Caligula, dans Néron, dans Commode et dans leurs semblables, ce que nous serions tous, si Dieu n'arrêtait le penchant que la cupidité nous donne à toutes sortes de crimes. » Ainsi s'exprimait le Nain de Tillemont, l'un des Solitaires, dans sa belle Histoire des Empereurs. Ecoutez Massillon maintenant, parlant « de cette garde d'honneur et de gloire dont la nature toute seule avait environné l'âme » des grands, dans le sermon sur le respect que les grands doit^ent à la religion. Voyez-le, dans le sermon sur l'Enfant prodigue montrer le vice venant corrompre la bonté de la nature : « Vous aviez reçu en naissant une âme si pudique..., vous étiez né doux, égal, accessible..., vous awez eu pour partage un cœur doux et sensible. » Ainsi ce n'est pas le sentiment d'une déchéance originelle qu'il s'efl'orce avant tout d'inculquer à son auditeur; il le rappelle avec insistance au souvenir « de ces sentiments de vertus naturelles, de ces impressions heureuses de régularité et (V innocence nées avec nous », ou encore de ce naturel heureux et presque de son propre fonds ennemi des excès et du vice. » Sans doute Massillon ne proclame pas la bonté naturelle de l'homme; mais qu'il est toio de Port-Royal !
Et voilà bien en quoi, si Massillon n'a j^as élé plus sensible, plus tolérant, plus humain (jiio Bossucl cl que
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Bourtlalouc, il l'a été d'une autre manière qui est la manière du xyiii^^ siècle. Il n'a pas assez profondément cherché dans la connaissance de l'homme intérieur le secret de ces restrictions qu'il faut toujours mettre aux généralisations de la logique. Il ne s'est pas assez défié de « ces grands raisonnements si aisés à faire, et de cette licence à\m auteur abandonné sans mesure à tout ce lui vient dans l'esprit », dont parle quelque part Bossuet.
Peut-être aussi s'est-il parfois abandonné aux mots, à la forme même de son éloquence. En cela il serait plus excusable, cette forme étant très belle, et, tout en méri- tant quelques critiques, assurant encore à Massillon le titre de classique de la Chaire.
Sans doute la simplicité n'est pas la qualité dominante du Peut Carême. L'ingéniosité est trop fréquente chez Massillon, et il pousse bien souvent ses anthitèses jusqu'à la pointe. 11 dira par exemple de la foi humble :
Cette foi à qui les sens n'ajoutent rien, et qui est heureuse «on parce quelle croit sans voir, mais parce quelle yoit presque en croyant.
Il jouera sur les verbes :
Et nas faibles travaux ne nous sont plus comptés pour rien, dès que no.s les comptons nous-mêmes pour quelque chose.
il jouera sur les adjectifs :
Toute vie q.ii n'est pas digne «l'un saint est indigne dun ciux-lien. il jouera sur les substantifs :
JEAN-BAPTISTE JIASSILLOX 43
Si l'éclat du trône est tempéré par l'affabilité du souverain, Vaffahilité du souverain relève l'éclat du trône.
Ne serait-ce pas ici que Voltaire sentait Vho/nme d'esprit dans les sermons de Massillon? — Voici, je crois, où il sentait V académicien. C'est d'abord dans l'usao^e de ces expressions abstraites et de ces termes généraux qui sont un caractère manifeste et notable du style de Massil- lon. Il dit plus volontiers un temple qu'une église; dans sa période cérémonieuse, les domestiques des grands deviennent leurs esclaves, la faute est un crime. Ses périphrases parfois sont obscures : savez-vous ce que c'est qu' (( étouffer dans la mollesse du repos l'aiguillon de la faim »? c'est dormir en temps de carême ou de vigile, de façon qu'il s'écoule un moindre intervalle entre l'heure du réveil et le moment du repas. D'autres péri- phrases, au contraire, sont trop charmantes, et font luire un rayon de poésie presque païenne dans le demi-jour du sanctuaire chrétien :
On a beau monter et être porté sur les ailes de la fortune, la félicité se treuve toujours placée plus haut que nous-mêmes.
Notons un autre trait ; l'emploi sans motif des épithètes vagues : les « terreurs cruelles », les « horreurs secrètes » les « songes funestes » ou les « noirs chagrins », épi- thètes de nature, comme on les appelle au collège, parce qu'elles sont tellement naturelles, qu'elles font pléonasme à vrai dire, et que, s'il leur arrive parfois d'aider, et beaucoup même, à la plénitude et à l'harmonie de la phrase, il ne leur arrive jamais ni d'étendre, ni de ren- forcer, ni de jiréciser, ni de nuancer le sens du mot. D'Alembert jugeait que Massillon n'avait jamais « prêché
4'* HISTOIIIE DE LA LITTÉHATUnE FHANÇAISE CLASSIQUE
In morale chrélicnne avec une cliiroté capable de la rendre odieuse » : nous jugeons aujourd'hui qu'il l'a piôchce avec trop d'élégance.
Et en elTet l'art, et même l'artifice, est sensible dans ses Sermons. La fin, — la chute — de ses doveloppemenls est plus jolie que précise; ses énuinératious piquent habilement la curiosité de l'auditeur. Surtout, il compose ])ar le dehors. H ne s'établit pas, comme Bossuet et Bour- daloue, d'un coup de maître au cuMir de son sujet. Mai* il investit la place, conformément aux règles de l'art, par des approches successives et des cheminements régu- liers, toujours les mêmes. La division semble même être sa méthode ordinaire d'invention. Aussi ses plans, sou- vent ingénieux, sont-ils en surface plutôt qu'en profon- deur. Qu'on en juge par un exemple : Massillon, ayant à prêcher sur la mort du pécheur et la mort du juste, remar- que ingénieusement que, de quelque côté que « cet infor- tuné tourne les yeux », il ne voit rien que d'accablant et de désespérant : 1° dans le passé; 2° dans le présent; 3' dans l'avenir. C'est une première division. Le reste va suivre comme nécessairement. Arrêtons-nous aux souf- frances du présent. C'est une surprise pour la plupart des hommes que l'approche de la mort, c'est une sépara- tion, c'est un chanofement d'état : de là une seconde divi- sion. Un peu plus outre encore. Il pousse la subdivisipn et découvre bientôt qu'il y a six surprises, sept sépara- rations, et quatre changements : soit en tout dix-sept para- graphes, de longueur à peu près égale. Voyons les sépa- rations : le pécheur mourant se sépare : a, de ses biens; b, de sa magnificence; c, de ses charges et de ses hon- neurs; d, de son corps; e, de ses proches; f, du monde;
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g, de toutes les créatures. C'est une troisième division. Encore plus avant. Car, au fait, pourquoi ne subdivise- rions-nous pas à leur tour ces idées de fortune et de magnificence? Quels sont, par exemple, les témoins de la magnificence des riches de ce monde? Ce seront : a, l'orgueil de leurs édifices; ,3, le luxe et la vanité de leurs ameublements; y, cet air d'opulence enfin au milieu duquel ils vivent. — En vérité, si Bourdaloue passe pour avoir divisé, subdivisé, resubdivisé la matière de la prédication jusqu'à la réduire en poussière, Massillon ne mériterait-il pas, et à plus juste titre encore, semblable réputation?
Ces réserves une fois faites, il convient d'admirer vivement l'éloquence de Massillon. Et d'abord, les défauts n'étant bien souvent que le revers des bonnes qualités, j'ose affirmer que si Massillon ne se fût pas exercé, comme nous l'avons vu, et comme nous le lui avons reproché, à ce que l'on pourrait appeler la gym- nastique de la périphrase, il n'aurait jamais eu de ces fortunes d'expression qui sont chez lui si nombreuses, et si heureuses :
Le citoyen obscur, en imitant la licence des grands, croit mettre à ses passions le sceau de la grandeur et de la noblesse.
Les louanges ne font que réveiller l'idée de leurs défauts et, à peine sorties de la bouche même de celui qui les publie, elles vont, s'il m'est permis de parler ainsi, expirer dans son cœur, qui les désavoue.
Dans ces endroits, Massillon est vraiment inimitable. Ce ne sont plus de ces périphrases qui ne servent qu'à relever un terme banal ou déguiser le terme propre, mais on peut dire qu'elles prolongent le terme banal au
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delà de son ordinaire usage et qu'elles diversifient d'une nuance nouvelle la signification coutuinière du terme propre. Et ces finesses de langage deviennent un instru- ment de précision pour l'analyse psychologique.
C'est ainsi que Massillon a pu, plus qu'aucun prédi- cateur du siècle précédent, « anatomiser n jusqu'aux moindres fibres du cœur humain. Ce qu'il y a de plus délié dans le sentiment, ce qu'il y a de plus subtil dans les détours de la passion, ce qu'il y a de plus tris- tement ingénieux dans les illusions de la conscience humaine, si habile à se méprendre elle-même sur les vraies raisons de ses actes, voilà ce que Massillon a observé, discerné, mis à nu comme personne. Ecoutez-le parler sur le malheur des grands qui ahandonnenl Dieu :
Accoutumés que sont le.s grands à tout ce que les sens ont de plus doux et de plus riant, la plus légère douleur déconcerte toute leur félicité et leur est insoutenable. Ils ne savent user sagement ni de la maladie, ni de la santé, ni des biens, ni des maux insé- parables de la condition humaine. Les plaisirs abrègent leurs jours, et les chagrins (jui suivent toujours les plaisirs précipitent le reste de leurs années. La santé, déjà ruinée par l'intonipérance, succombe sous la multiplicité des remèdes, l'excès des attentions achève ce que n'avait pu faire l'excès des plaisirs ; et, s'ils se sont défendus des excès, la mollesse, l'oisiveté toute seule devient pour eux une espèce de maladie et de langueur qui épuise toutes les précautions de l'art et que les précautions usent et épuisent elles-mêmes.
Celte finesse, cette délicatesse, n'est-elle pas digne de Racine, ou tout au moins de Marivaux?
Ailleurs, ce (|u'on doit admirer chez Massillon, ce qu'y admirait Chateaubriand, bon juge en la matière, c'est le nombre, la sonorité de l'élocution, la beauté du rythme. Ce mérite est remarquable «;n particulier dans les exordes; il semble que le prédicateur les ait faits plus
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harmonieux pour en rendre la séduction plus sûre. A les lire, on se convainc de la vérité d'une opinion émise en 1745, lorsque les sermons parurent : quelqu'un pré- tendit alors qu'on y goûtait une sorte de plaisir et de volupté même, où il semblait « que les sens partici- passent ».
Enfin la langue qu'emploie Massillon est franche en même temps que curieuse; et il en connaît tous les secrets, il en sait faire jouer tous les ressorts. Je n'en veux d'autre preuve que cette phrase, tirée de l'exorde de son sermon sur le respect humain :
Le respect humain qui fait que nous servons Dieu pour mériter Teslime des hommes est bien plus rare que celui qui nous empêche de le servir de peur de la perdre.
Pour écrire cette seule phrase, toute en noms, verbes et pronoms, il fallait, n'en doutez pas, une entière pos- session des ressources de la lano-ue.
Ainsi donc, et pour conclure, Massillon n'est pas plus- pathétique, il n'est pas plus sensible, il n'est pas plus touchant que Bossuet ou que Bourdaloue qui le sont où et quand il le faut, mais il l'est plus constamment, plus unùormément, il l'est à sa manière, à lui, plus impru- dente que la leur, et qui est celle du xviii-^ siècle, la manière de Diderot par exemple, ou de Rousseau; il y a de la préciosité dans l'éloquence de Massillon, dans son pathétique il y a de la sensiblerie, et il y a enfin de l'utopie dans sa morale. Venu trop tard dans un genre épuisé, Massillon s'en rend compte, et il essaye de le
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IIISTOIUE DE LA LITTÉRATUUE FRANÇAISE CLASSIQUE
rajeunir, de le renouveler, de lui rendre par des moyens tout nouveaux quelque chose de son ancien éclat. Il y réussit dans une certaine mesure, mais son succès même achève d'épuiser le genre car ce qu'il y introduit de plus neuf Ténerve en quelque sorte et doit finir par le tuer. Du jour où les leçons de la morale chrétienne ne dérivent plus directement et immédiatement de la dogmatique, la morale reste la morale, sans doute, mais elle devient moins stricte, moins sévère, moins rigide, et le sermon est devenu laïque, et le prédicateur n'est plus qu'un moraliste. C'est un peu, c'est même beaucoup le cas de Massillon. Ajoutez que ses préoccupations de rhéteur, trop attentif au choix, à l'arrangement des mots, à la belle ordonnance extérieure du discours, toutes choses étrangères à la simplicité de la chaire chrétienne, l'éloi- gnent" autant du vrai rôle du prédicateur, qu'ils l'appro- chent de celui d'homme de lettres. Massillon veut plaire en instruisant; tout en travaillant au salut de ses audi- teurs il se souvient trop qu'il a sa réputation h faire, et sa gloire à établir; et les moyens qu'il a fait servir, tantôt heureux, tantôt malheureux, dérogent à la gravité de la chaire, et deviennent enfin trop artificiels par l'abus qu'il en fait.
Avec tous ces défauts, cependant, Massillon n'en est pas moins le plus grand prédicateur du xviii' siècle. Quoiqu'il voile les bases de sa croyance, il est pourvu cependant d'une instruction théologique solide, et il réussit avec tant de perfection à séduire l'esprit et à émouvoir le cœur tout en captivant l'oreille, qu'on ne saurait lui en vouloir de n'avoir pas souvent cherché à convaincre la raison. Au reste, fallait-il autre chose, aux
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têtes légères de ses auditeurs, que des nuances délicates, un langage exact, d'une noblesse un peu apprêtée, et d'une harmonie délicieuse? Quel plaisir raffiné n'était-ce pour eux, de s'entendre donner, sur un ton pathétique rappelant un peu l'Opéra, et dans un style voisin de celui de Marivaux, des conseils graves, chrétiens, et rigoureux parfois jusqu'à l'apparence du jansénisme! Et ce n'est pas en effet la moindre originalité de iNIassillon, ni la moins paradoxale, d'avoir uni en sa personne, en son caractère, en sa prédication, la sévérité du croyant, et même une certaine naïveté, à quelques hardiesses, à quelques nouveautés qui vont bientôt devenir dange- reuses.
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CHAPITRE V
PIERRE BAYLE Sa jeunesse et ses premièhes œuvres
Si nous nous en tenions exactement h la chronologie^ il :iui;iit fiillu parler de Pierre Bayle, qui vécut de 1(347 à 1706, avant de parler de Fénelon, qui, né en 1651, mourut en 1715. Mais plusieurs raisons nous font adopter l'ordre contraire. Le Dictionnaire a beau être paru avant le Télèmafjue, son rôle étant moins cfTcclif, il a agi plus tard. Et Bayle est, avec Spinoza, Auguste Comte, Schopenhauer,un des hommes dont l'action a été posthume. 11 ne serait donc pas juste ici de prendre la chronologie pour seul guide; ou plutôt, ne pas l'observer à la lettre ne conduit guère à la violer qu'en apparence. Et puis il a conscience, à un degré où Fénelon ni même IMassillon n'en ont eu conscience pour eux-mêmes, de son opposition à l'esprit du xvii' siècle. 11 sait par- faitement qu'il renoue la tradition du xvi' siècle par- dessus le xvii" qu'il combat. Il se sent l'héritier d'une tradition qui s'est obscurcie, mais ne s'est point perdue, et qui relie en quelque sorte à travers le siècle de Pascal
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et de Bossuet, celui de Montaio-ne à celui de Voltaire. Pendant tout le xvn* siècle, en effet, toute une tradition de libertinage, comme on disait alors, une tradition directe et ininterrompue, selon le mot de Sainte-Beuve, avait continué d'avoir à la ville et même à la cour, ses adeptes et ses représentants : Lionne, La Rochefoucauld, Retz, Condé, la Palatine, Saint-Pavin, Hesnault, Des Barreaux, M™^ des Houlières, Saint-Evremond, Méré, La Mothe Le Vayer. Sans doute quelques-uns d'entre eux n'étaient guère que des débauchés, des fanfarons de vice et d'incrédulité, qui ne se sentaient pas plus tôt maladesqu'ils recommençaient à croire en Dieu de tout leur cœur, mais quelques-uns étaient pourtant quelque chose de plus. Je n'en veux d'autre preuve que les invectives de Bossuet contre les libertins, la phrase fameuse de Nicole : wLa grande hérésie du monde n'est plus le luthé- rianisme ou le calvinisme », l'exclamation de Leibnitz : « Plût h Dieu que tout le monde fût au moins déiste! » et le chapitre de La Bruyère sur les Esprits forts. Ce sont ces esprits forts, ces libertins et ces athées que Bayle continue, résume et complète, car il a pour lui désormais tout ce que la raison laïque, humaine, a fait de progrès, et tout ce qu'elle a acquis de superbe confiance, de pré- somption et d'orgueil.
Pour ces raisons il est un homme du xviii* siècle. « Nous avons eu des contemporains sous le règne de Louis XIV », a quelque part écrit Diderot, et c'est pré- cisément de Bayle qu'il l'a écrit. Sa vraie place est donc bien ici, en dépit des dates, parmi les premiers écrivains ou penseurs du siècle de Voltaire. — Nous étudierons d'abord la première partie de sa vie et ses premiers
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ouvrao-es, puis son Dictionnaire, enfin ses luttes et ses dernières œuvres.
Sa vie, sans présenter rien de fort extraordinaire, ni surtout de romanesque, — quoi qu'en ait cru ou dit Sainte-Beuve en calomniant M""' Jurieu, — ne laisse pas d'être mouvementée. Il naquit en 1647 au Caria, où son père était ministre protestant. Son éducation paraît avoir été négligée. En 1666, il est au collège de Puylaurens, et il y lit avidement Plutarque et Montaigne. En 1669, à Toulouse, il abjure le calvinisme; l'année suivante, il abjure le catholicisme. La France n'étant dès lors pas sûre pour lui, il part pour Genève. Là il noue des rela- tions avec Burlamachi, Tronchin, Turretin, Pictet, Constant, Minutoli, Basnage. De 1672 à 1675, il est précepteur chez M. Denormandie, chez le comte de Dohna, chez M. de Beringhen. Une chaire de philosophie étant vacante à l'Académie protestante de Sedan, — les autres Académies protestantes du royaume étant celles de Montauban, de Nîmes et de Saumur, — il s'y présente et est agréé (1676). En 1680, à propos de l'affaire de Luxembourg, il écrit une harangue et une contre- harangue. 11 commençait par là son œuvre de pamphlé- taire indifférent à la vérité, ou de sophiste, si on aime mieux, pour qui rien n'est tellement douteux qu'on ne puisse le démontrer, ni rien non plus tellement sûr qu'on n'en puisse très bien prouver le contraire. Ce premier,
ou ces deux premiers ouvrages, — est tout à fait
caractéristique du manque de probité morale ou du manque de hauteur d'esprit que Ton trouve partout dans i'œuvre de Bayle.
Une occasion imprévue n'allait pas tarder à lui offrir
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de quoi déployer ses talents. Une comète, en 1680, jeta le trouble dans les esprits superstitieux. Bayle se mit aussitôt h écrire. II travaillait sur ce sujet lorsqu'un édit supprima les académies protestantes (juillet 1681). Alors Bayle alla s'établir à Rotterdam, en qualité de professeur de philosophie, pensionné par la ville. C'est là qu'il fit le cours imprimé dans ses œuvres sous le titre de Sys- tema tolius pJiilosophiœ, dont le bon M. Damiron a étran- gement exagéré l'importance, et dont, en vérité, il n'y a rien à dire. En 1682, il publiait ses Pensées dicerses sur la comète.
Arrêtons-nous un instant sur ce livre : Bayle établit qu'il n'y a point de présages, et il énumère huit argu- ments à l'appui de sa thèse. Il réfute ensuite trois objec- tions, qu'on peut lui adresser. Dans sa réfutation, il compare^ avec insistance, l'athéisme et l'idolâtrie, et il s'efforce d'établir que celui-ci vaut beaucoup mieux que celle-là pour la tranquillité des Etats et la sécurité des hommes. Entre autres raisons qu'il en donne, figure celle-ci : les opinions des hommes, dit-il, ne sont pas toujours les règles de leurs actions. — Et il en présente sept preuves. La première est tirée de « la vie des soldats M qu'aucune religion, fait-il observer, n'a jamais empêchés non seulement de tuer, — puisqu'aussi bien ils en font profession, — de piller, de voler, de violer au besoin, encore qu'elles le défendent toutes ou presque toutes; que les soldats ne l'ignorent point; et ([u'ils soient même capables de mourir, s'il le faut, pour l'inter- diction qu'elles en font. La seconde preuve est tirée des a désordres des croisades » ; et, à ce propos, Bayle se demande ce que l'on doit penser d'une « opinion singu-
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lière ». Quelques mouvais plaisants n'ont-ils pas en effet prétendu que les principes de l'Évangile, s'ils étaient fidèlement suivis, énerveraient le courage de ceux qui les professent? Il faut sans doute examiner ce point, et Bayle n'a garde d'y manquer. Une troisième preuve se déduit de « la vie des courtisanes ». Excellente occasion de donner, en passant, quelque chose au goût fâcheux qu'il aura toujours pour les obscénités. Et, comme il a lu tout récemment, dans une Relation d'un M. de Saint- Didier, des anecdotes, qu'il a trouvées plaisantes, sur les courtisanes de Venise, il les reproduit!
Cependant sa démonstration n'en est encore qu'au début. Si « tant de chrétiens », comme on vient de le voir, « qui ne doutent de rien, et qui même sont prêts à croire un million de nouveaux articles de foi, pour peu que l'Église les décide, se plongent néanmoins dans les voluptés les plus criminelles », que dirons-nous des magiciens, des sorciers ou des démons? Car, les démons, voilà, certes, une espèce d'êtres qui n'ont guère le moyen de se dire athées! Considérez donc leur conduite, et voyez s'il s'en peut de moins conforme h leur con- viction. C'est ce que Bayle appelle sa quatrième preuve. Après quoi, « toute sorte de gens », hommes ou femmes, pris en gros, qui vont à la messe, qu'on voit même « qui contribuent à la décoration des églises », qui ont Ihorreur de l'hérétique, mais qui pourtant n'en vivent p;,s plus saintement, lui sont une cinquième preuve de la vérité de sa proposition. Il en trouve une sixième dans la dévotion très particulière qu'au dire d'Alexis de Salo, de très insignes scélérats ont témoignée pour la Vierge. Meurtriers ou voleurs, ils continuaient donc de croire,
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du meilleur de leur cœur, aux mystères et aux obser- vances d'une religion que leur conduite profanait tous les jours!
A ce bel argument, dont il s'applaudit comme d'une Tare trouvaille, Bayle est curieux de savoir ce que pourra bien répondre un savant jésuite — c'est le père Rapin, — qui, dans un livre alors tout récent, attribuait la corrup- tion de son siècle aux progrès croissants de l'incré- vdulité. Mais une autre question s'élève là-dessus : car, oh pense-t-on qu'il y ait le plus d'incrédules : à la ville, ou à la cour? A la ville, répond Bayle, quoique d'ailleurs il y ait plus de corruption à la cour. La cour le mène ;aux rois, parmi lesquels il choisit Louis XI pour en faire <( une considération particulière ». Il passe au grand Alexandre et découvre dans son histoire des crimes plus qu'ordinaires mêlés à une superstition sans mesure. N'en pouvons-nous pas dire autant de Catherine de Médicis? 'de Charles IX? de Henri III? Non, en vérité, conclut Bayle, quelque religion que nous professions des lèvres, mous ne pouvons rien sans la grâce ; — et le développe- .ment de sa sixième preuve est achevé. Il faut toutefois <[u'il en donne une septième, et, d'avoir en passant parlé du livre du père Rapin, comme il s'est souvenu de celui d'Arnauld sur la Fréquente communion, c'est de là qu'il la tire.' Jésuites ou jansénistes, puisque nous voyons donc que la fréquence ou lu rareté de leurs communions jie les empêche pas d'être au fond tous les mêmes, c'est- ii-dirc toujours des hommes, la même conclusion revient donc aussi toujours; et c'est enfin là qu'abandonnant sa <lémonstration, — sauf à la reprendre et à la continuer .ailleurs, — Bayle passe à ses hardies conjectures sur a les
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mœurs d'une société qui serait absolument sans religion ». Mais, qu'est devenue la comète?
Ce premier ouvrage de Bayle est extrêmement carac- téristique. Et il le serait bien plus encore, s'il était mieux écrit, avec moins de prolixité. Il rappelle à la fois le XVI'' siècle, par le désordre de sa composition, et le xvii% par l'usage constant et l'abus qui y est lait du raisonnement; et il appartient bien au xviii* siècle, par l'athéisme où il aboutit. Les Pensées sur la Comète sont composées comme l'étaient les Essais de Montaigne. Encore le procédé discursif de Montaigne était-il excel- lent comme exactement approprié au projet qu'il avait de se peindre! Mais Bayle n'a pas l'intention de se peindre. Il nous a promis de nous montrer, d'une part, que nous n'avions rien à craindre de l'apparition des comètes, et, secondairement, que la conduite des hommes se moquait bien de leurs principes. C'est donc unique- ment où nous l'attendons. Et c'est ce qu'il ne nous donne pas. Bayle semble ôtre un homme pour qui le xvii"' siècle ne serait pas intervenu ; qui continuerait sous Louis XIV de s'habiller comme on faisait au temps de Henri IV; et qui n'aurait pas appris du Discours sur la Méthode à « conduire ses pensées par ordre ».
De Descartes cependant il tient son culte exclusif et étroit de la raison. Si ses divisions manquent de logique, s'il ne sait, comme il l'avoue lui-même, « ce que c'est que de méditer régulièrement sur une chose », s'il « saute dans des lieux dont on aurait bien de la peine à deviner les chemins », du moins la même philosophie, la même méthode de dialectique rationaliste anime-t-elle toutes ses digressions. Son premier mouvement, comme celui
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de Descartes, est de tout révoquer en doute ; il craint par-dessus tout d'être dupe. Instinctivement, il croit que la plupart des hommes, recevant de leurs parents, de leurs maîtres, de l'usage même du monde et de l'expé- rience banale de la vie, leurs préjugés tout faits, sont incapables de penser. Enfin la raison est pour lui le seul juge de la vérité d'une idée ou d'un sentiment : aperçoit- elle une contradiction, aussitôt il crie h l'erreur.
Nous avons vu plus haut, en traitant de Descartes^ que, de toute la pensée du xvn^ siècle, c'est le rationa- lisme cartésien surtout qui passa au xviii*. Bayle est donc, de par son rationalisme déjà, un homme du xviii* siècle. Il l'est encore par l'idée qu'il se fait de la Providence. Alors que les Bossuet et les Pascal voyaient la Providence mêlée partout dans les affaires humaines; qu'ils la con- cevaient comme particulière, et en quelque sorte person- nelle h chacun de nous, Bayle n'a d'autre souci que de réduire le nom de la Providence à n'être que l'expres- sion équivoque de l'immutabilité des lois de la nature :
Je ne me ferai point scrupule de dire que tous ceux qui trouvent étrange la prospérité des méchants ont très peu médité sur la nature de Dieu, et qu'ils ont réduit les obligations d'une cause qui gouverne toutes choses à la mesure d'une Providence subal- terne, ce qui est d'un petit esprit. Quoi donc ! Il faudrait que Dieu, après avoir fait des causes libres et des causes nécessaires,... eût établi des lois conformes à la nature des causes libi-es, mais si peu (ixes que le moindre chagiin qui arriverait à un Iionime les bouleverserait entièrement, à la ruine de la liberté humaine! Un simple gouverneur de ville se fera moquer de lui, s'il change des règlements et des ordres autant de fois qu'il plaît à quelqu'un de murmurer ; et Dieu... sera tenu de déroger à des lois, parce qu'elles ne plairont pas aujourd'hui à l'un et demain à l'autre?... P«ut- on se faire une idée plus fausse d'une Providence générale?... Ceu.v qui voudraient qu'un méchant homme devînt malade sont
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quelquefois aussi injustes, que ceux qui voudraient qu'une pierre qui tombe sur un verre ne le casse point: car, de la manière qu'il a ses organes composés, ni les éléments qu'il prend, ni l'air qu'il respire ne sont pas capables, selon les lois naturelles, de préjudicicr à sa santé, si bien que ceux qui se plai^aent de sa santé se plaignent de ce que Dieu ne viole pas les lois qu'il a établies.
Et voilà le dogme chrétien de la Providence incompa- tible avec l'idée de la majesté divine, avec ce quelque chose d'immuable, sans lequel la loi n'est pas loi! Bayle est déiste, avant que les libres penseurs anglais aient donné la formule du déisme.
Mais il va plus loin, et sa négation de la Providence n'est en quelque manière que la première démarche do sa dialectique. Après avoir établi que la Providence, comme le Hasard et comme la Fortune, n'est (ju'un beau mot dont nous nous payons pour couvrir notre ignorance des desseins de Dieu, il ne s'efTorce pas d'établir moins fortement que « tous les usages de la religion sont fondés non pas sur le dogme de l'existence de Dieu, mois sur celui de la Providence ». La conséquence est évidente, et Bossuet encore ici ne s'était pas mépris. A l'égard de la religion, nier la Providence ou nier l'existence de Dieu, c'est exactement la même chose. Point de Provi- tlencc, point de religion. Le paradoxe n'arrête pas Bayle, et dans une série de chapitres de ses Pensées sur la Comète ou de leur Continuation, il examine avec tranquil- lité « si l'athéisme conduit nécessairement à la corrup- tion des mœurs », — et il trouve que non; s'il est vrai « qu'une société d'athées ne pourrait pas se faire des principes de bienséance et d'honneur », — et il trouve que non; enfin si « une religion est absolument néces-
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saire pour conserver les sociétés », et il trouve toujours que non. De proche en proche, comme on le voit, le déisme tourne h l'athéisme. Avant même que Voltaire soit né, Bayle va plus loin que Voltaire. Ni Bolingbroke, ni Collins, ni Toland n'ajouteront rien à la force de ses déductions.
Ces traits essentiels de Bayle : le caractère d'un homme du xvi^ siècle, d'un Erasme ou d'un Montaig-ne, qui ne demande que peu de chose au monde, la tranquil- lité seulement et la liberté ; — d'un raisonneur à outrance ; — d'un libre penseur antérieur aux philosophes anglais et à nos encyclopédistes; nous les retrouvons dans un autre de ses ouvrages, qui est de la même année que les Pensées sur la Comète : la Critique générale de V Histoire du calvinisme. L'auteur de cette Histoire était le P. Maimbourg. Le livre de Bayle obtint un vif succès; mais ce succès même eut une suite fâcheuse : Jurieu entra en lutte contre lui. Bayle réunit ses réponses dans un Recueil de quelques pièces (1684); on y remarque un symptôme assez grave dans l'ordre littéraire, dont on trouvera l'analogue dans Fontenelle : l'art de la compo- sition disparaît désormais totalement chez Bayle.
Comme il arrive trop souvent, ses amis profitèrent de son succès pour l'engager à se détourner des occupations qui le lui avaient valu. Et de philosophe, il devient momentanément homme de lettres, dans ses Nouvelles de la république des Lettres, qui parurent de 1G84 à 1687. Ce lui fut l'occasion d'une querelle avec Arnauld, et d'une affaire avec Christine. Je ne méconnais point l'intérêt des Nouvelles, mais on l'a exagéré. Et Bayle, dont on a voulu faire l'incarnation du géuii' ciitique, y
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manque un peu de critique et de discernement. Il l'avouera lui-même, d'ailleurs, quinze ou seize ans plus tard, quand il écrira :
Il n'y a guère de livre qui ne me paraisse bon quand je ne le lis que pour le lire : il faut que, pour en trouver le faible, je m'at- tache de propos délibéré à le rechercher. Je ne faisais jamais cela pendant que je donnais les Nouvelles delà république des Lellves... Je no faisais point le critique... je ne voyais dans les livres que ce qui pouvait les faire valoir : leurs défauts m'échappaient...
Si d'ailleurs on avait pu noter dans ses premiers ouvragées une confusion rare et la liberté d'un homme qui suit sa plume au lieu de la guider, on peut remarquer dans les Nouvelles un manque de goût peu commun.
La révocation de l'Edit de Nantes sembla devoir un moment renlcvcr à son dilettantisme, et le fit souvenir qu'il était protestant. Il écrivit un factum intitulé : Ce que cest que la France toute catholique sou.s le règne de Louis le Grand : lettre écrite de Londres à M. Vabbé *** chanoine de Notre-Dame de *** (1G85). 11 convient ici de le remarquer, tous les ouvrages de Bayle sont anonymes, et non seulement anonymes, mais enveloppés de toutes les précautions qui peuvent dépister les curieux.
Même observation pour le Commentaire philosophique sur le Compelle intrare, qui parut également en 1685. Fin voici le titre complet : Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : Contrains-les d'entrer; ail Von prouve par plusieurs raisons démonstratives qiiil n'y a rien de plus abominable que de faire des conversions par les contraintes, et oii l'on refuie les sopliismes des convertisseurs à contrainte et Capologie que saint Augus- tin a faite des persécutions, — traduit de l'anglais du
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sieur Jean Fox de Bruggs, par M. J. F. — Cantorhéry, chez Thos Littvell.
C'est déjà la tactique de Voltaire, poussée jusqu'au désaveu de soi-même s'il le faut, sans que l'on voie bien la raison qui y oblige Bayle ; mais c'est aussi, déjà, la tolérance. Bayle seul, ou presque seul à cette date, en a l'idée. Son scepticisme grandissant l'a détaché de sa communion même. Toutes les religions lui sont bonnes, et une seule chose lui est sacrée, qui est les droits, comme il l'appelle, de la conscience errante.
A-t-il poussé le détachement jusqu'à commettre un acte, ou plutôt deux qui pèsent encore sur sa mémoire? C'est la question qui se pose ici : Bayle est-il l'auteur de la Réponse aux nouveaux convertis (1689), et de VAvis aux Réfugiés (1689)? A quatre ans seulement d'intervalle, ces deux écrits, sont la contre-partie du Commentaire philosophique et de la France toute catho- lique. Aussi sévèrement que les persécuteurs dans les deux précédents ouvrages, aussi durement sont ici traités les réfugiés. Et l'on peut ajouter qu'il y règne un ton de flatterie à l'adresse de Louis XIV assez rare dans la bouche de Bayle. C'est là un problème à examiner. Bayle a bien désavoué l'ouvrage : mais c'est ici la juste punition de ces manœuvres où nous l'avons tout à l'heure surpris. Dans le temps même qu'il imprimait le Com- mentaire Philosophique, qui est certainement de lui, ne s'amusait-il pas à le désavouer dans ses lettres privées :
Ces messieurs de Londres ont une étrange démangeaison d'im- primer. On leur attribue un Commentaire philosophique qui, eu Taisant semblant de combattre les persécutions papistiques, va à établir la tolérance des sociniens.
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Voltaire lui empruntera plus tard ce procédé, cette tacti- que ; elle n'en sera pas plus honorable pour cela. — Quoi ([u'il en soit, si Bayle n'est pas l'auteur des deux factums, il faut que ce soit Pellisson ; mais Pellisson les a désavoués publiquement. Et puis, leur ton ressemble plus h celui de Bayle qu'à celui de Pellisson. Enfin, ils (irrurcnt dans les Œuvres de Bayle.
Il convient d'insister sur Y Avis aux réfugiés, parce qu il valut à son auteur le tourment de ses dernières années. En voici l'analyse rapide : Bayle débute par des conseils adressés aux réfugiés sur leurs écrits satiriques et leurs libelles diffamatoires. Puis il examine les doc- trines séditieuses de ces libelles; il réfute celle de la souveraineté du peuple, contre laquelle il établit les prérogatives de la royauté; il étudie l'esprit de rébellion des calvinistes, et expose les sentiments différents des Païens sur ce que l'on doit à la Patrie. — Conclusion : éloge de Louis XIV; dissensions du protestantisme.
Ce court sommaire suffit, pour qu'on juge avec quelle colère Jurieu doit accueillir Y Avis. En guerre depuis plu- sieurs années contre Bayle, dont le succès et les ten- dances le mécontentaient, il éclate, en 1691, en écrivant V Examen cVun libelle contre la religion, l'État, et contre la révolution d'Angleterre, intitulé Avis aux réfugiés, Bayle répondit par la Cabale chimérique. Il y allait de haute trahison : faute de preuves, on alla reprendre les pensées malsonnantes. Et Bayle fut destitué de ses fonc- tions, en 1693. Il avait déjà commencé à s'occuper de son Dictionnaire.
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Le dictionnaiue de Bayle.
On ne lit pas beaucoup les dictionnaires, et on a raison, puisqu'efFectivement leurs auteurs ne les ont pas composés pour être lus, mais pour être consultés. Il y a toutefois, ou du moins il devrait y avoir des exceptions, et parmi ces exceptions le Dictionnaire de Bayle en est une : d'abord parce qu'il contient h lui seul Bayle tout entier, et ensuite parce qu'il est l'arsenal où la philoso- phie du xviii^ siècle a puisé ses meilleures armes et les plus dangereuses à tout ce qu'elle a combattu. Sans l'étu- dier dans le plus minutieux détail, nous pouvons cepen- dant, si nous savons nous y prendre, en reconnaître assez exactement le caractère, l'esprit, la nature d'in- lluence au xviii^ siècle.
Bayle en avait lancé le Prospectus ou le Projet dès 1692, en le faisant, comme de juste, procéder d'un aver- tissement où il en exposait les intentions avec le plan. Nous reparlerons du plan dans un instant : voyons-en d'abord l'intention :
Il n'y a point de prince, quelque soin qu'il prenne de faire tendre des toiles, et d'ordonner tout ce qu'il faut pour une fameuse partie de chasse, qui puisse être plus certain de la prise d'un grand nombre de bêtes, qu'un savant critique qui va à la chasse des erreurs doit être assuré qu'il en prendra beaucoup.
et plus loin :
Ce serait la pierre de touche des autres livres, et vous connaissez un homme un peu précieux en son langage, qui ne manquerait pas d'appeler l'ouvrage en question la chambre des assurances de la république des lettres.
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Ainsi, nous le voyons, dans la pensée de Bayle, il s'agissait avant tout et surtout de donner la chasse aux erreurs, d'aller dépister les bévues jusque dans les textes les plus autorisés, de rétablir la vérité de l'histoire faussée par la superstition, par l'ignorance, par l'esprit de parti, en quatre mots de compiler un dictionnaire purement critique ou rectificatif àc tous les autres dic- tionnaires et compilations par ordre alphabétique.
La défectuosité de ce plan est évidente. En effet, un pareil dictionnaire suppose la possession du contenu de tous les autres, puisqu'il ne les recommence pas, si l'on peut ainsi dire, mais qu'il ne fait que s'y ajouter, et non pas même pour les compléter, mais seulement pour les corrifj-er. Quand un article est bon dans Moreri, Bayle ne le refait pas, il ne lui donne point place dans son diction- naire, et nous, pour juger de la valeur du dictionnaire de Bayle, nous sommes obligés d'en faire une confronta- tion perpétuelle avec celui de Moreri. A la vérité, sur les réclamations ou observations des souscripteurs, et heu- reusement pour nous, Bayle ne suivit pas exactement ce plan; il n'est pas de ceux qui suivent un plan, et d'ail- leurs quel est le plan qui^ dès qu'on le veut exécuter, ne doive subir de nombreuses modifications? Dans sa pré- face de 1G95, il annonce en ces termes ses changements :
Étant certain que la découverte des erreurs n'est importante ou utile ni à la prospérité de Téclat ni à celle des particuliers, voici de quelle manière jai changé mon plan... J'ai divisé ma compo- sition en deux parties : l'une est purement historique : un narré succinct des faits: l'autre est un grand commentaire, un mélange de preuves et de discussions où je lais entrer la censure de plusieurs fautes, et quelquefois même une tirade de réflexions philoso- phiques.
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Mais enfin, dans l'œuvre définitive, il est demeuré trop de choses du projet primitif, et c'en est une des infério- rités. De là viennent, en particulier, les nombreuses lacunes qu'il est aisé d'y remarquer. Il ne faut pas cepen- dant en découvrir plus qu'il n'y en a, et, à ce propos, je ferai remarquer qu'il y a une façon de lire Bayle, qui est celle de Voltaire, mais qui ne saurait être la nôtre : Voltaire écrit :
M. de... me disait que c'était dommage que Bayle eût enflé son Dictionnaire de plus de deux cents articles, de ministres et de professeurs luthériens et calvinistes; qu'en cherchant l'article ■César il ny avait rencontré que celui de Jean Césarius,... et quau lieu de SciPiox il y avait trouvé six grandes pages sur Gérard Sciopius.
Voltaire se trompe : il n'y a pas d'article sur Césauils -dans le Dictionnaire de Bayle, et au contraire il y en a un, et même un très long, sur César. Cependant, en ce qu'elle a de général, sa remarque subsiste, comme l'on -dit : et les lacunes sont nombreuses dans le Dictionnaire. Bayle n'a pas réservé d'article à Socrate, à Platon, à Aristote; il est muet sur Rabelais, Montaigne, Corneille, Descartes.
Si l'on ne trouve pas dans le Dictionnaire beaucoup de <ihoses que l'on serait en droit d'y réclamer, on y en trouve beaucoup d'autres que l'on n'y attendait guère, et cela ne fait pas compensation. C'est ici qu'il faut en effet se souvenir qu'à beaucoup d'égards Bayle est encore et toujours un homme du xvi^ siècle, un contemporain sous Louis XIV des Montaigne et des Rabelais, des Sca- liger et des Juste-Lipse, des Estienne et des Pasquier. Il a comme eux l'érudition étendue, mais désordonnée, mais exubérante, mais méticuleuse et surtout disputeuse
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De là cette uboiiJance des notes dont ou peut vraiment dire que le texte n'est que le prétexte. Bayle ne rédige pas ses notes pour son texte, mais son texte pour ses notes. De là tant d'articles sur tant de Rorarius et de Sciopius ou de Vortius , ensevelis aujourd'hui dans l'ombre d'où l'on ne saurait conseiller à personne d'es- saver de les tirer : ce serait perdre son temps et sa peine. De là tant de chicanes et de digressions sur tant de ques- tions odieuses, insignifiantes et même saugrenues : si Achille fut nourri de la moelle des cerfs ou de celle des lions; — si Arislotc exerça ou n'exerça pas la pharmacie à Athènes; — si Loyola dans sa trente-septième année reçut ou ne reçut pas le fouet à Sainte-Barbe; — si la femme de Luther était belle; — si le mariage de Calvin fut un mariage d'incliiialion ; — combien de temps Cicé- ron mit à se consoler de la mort de sa fille; — et autres (lueslions qui rappellent celles mêmes dont s'était moqué La Bruyère, savoir « si Thoutmosis était valétudinaire... » C'est l'acharnement des érudits à des problèmes de cette force qui les a perdus de réputation dans l'estime des honnêtes gens; Bayle, sous ce rapport, est de la famille^ et il en est à double titre, par l'indiscrétion avec laquelle il fait étalage de son grec et de son latin, comme par l'importunce qu'on dir;iit qu'il attache et que je crois- qu'il attachait réellement à de telles fadaises.
11 en est encore par le goût fâcheux qu'il montre à chaque page pour la gravclure et l'obscénité. Son Dic- tionnaira ne conliiMit point d'article sur Sophocle ni sur Démosthène; il n'en contient pas sur Horace ou sur Cicé- ron, mais il en contient, et de très longs, et de très déve- loppés, sur Hélène et sur Héloïse; il en contient sur
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Laïs et sur Thaïs, sur Alcmène et sur Amphitryon. De même, s'il en contient sur des personnages encore plus ignorés, sur M"^ de Pienne, ou sur Isabelle de Limeuil, c'est que l'une et l'autre, filles d'honneur de la reine Catherine de Médicis, furent les héroïnes en leur temps d'aventures et de procès scandaleux. Bayle vécut chaste, et on ne lui connaît aucune aventure d'amour ou de galanterie; cependant toutes ces questions ont pour lui le plus étrange attrait, et il en parle ordinairement avec une tranquillité de cynisme qui n'a n'égale que la satis- faction qu'il éprouve à badiner sur ces sujets. C'est encore en lui, je le répète, un reste, une trace du XVI'' siècle, où les érudits, abrités derrière leur grec, avaient l'air de croire que tout ce qui se fait peut se dire, et tout ce qui se dit peut s'écrire. Mais la poli- tesse, mais le style, mais la littérature commencent pré- cisément avec cette distinction que Bayle ne fait point : la première leçon de la rhétorique des honnêtes gens, c'est que tout ce qui se fait ne peut se dire, et que bien moins encore tout ce qui se dit ne saurait s'écrire. Vive- ment attaqué sur ce point, Bayle se défendit par une dissertation intitulée bravement : Éclaircissement sur les obscénités, que l'on trouve selon les éditions à la fin ou au commencement de son Dictionnaire. Mais il prouva seulement par cette mémorable dissertation, qu'il méri- tait le reproche qu'on lui faisait. Non pas au moins que cette apologie soit inhabile! Elle n'est qu'inconsciente. Avec sa distinction des sept classes d'écrivains qui peuvent encourir l'accusation d'indécence, il épuisa le sujet, mais on vit clairement qu'il ne l'avait pas du tout entendu. Voilà un bel exemple du pouvoir de la dialec-
68 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
tique! Au fond, la liberté du langage paraissait à Baylc une condition absolue de la liberté de la pensée. Et c'est une des grandes erreurs que l'écrivain puisse commettre! Je lui reprocherai moins vivement les articles (in'il a consacrés aux gloires du protestantisme, ou plutôt, à mes yeux, c'est ici le véritable intérêt de son Diction- naire; ce dictionnaire historique et critique, en ce qu'il a de vraiment neuf et de vraiment original, est surtout un dictionnaire de philosophie et de théologie. Non pas que beaucoup de ces pasteurs dont il parle ne soient eux aussi bien oubliés aujourd'hui, mais ce n'est pas là le point. Presque contemporain d'un bon nombre d'entre eux, Bayle n'en est pas suffisamment éloigné pour les juger II leur vraie valeur. Il ne reste pas moins que c'est eux, leur biographie, la discussion de leurs doctrines, qui fait la curiosité du Dictionnaire. Religion et philoso- phie, voilà le domaine de Bayle, voilà la part en lui de l'homme du xvii' siècle, du contemporain de Bossuet et de Fénelon, de Claude et de Jurieu, de Nicole et d'Arnauld, de Malebranche et de Leibnitz, pour ne rien dire de tant d'autres, controversistes, catholiques et protestants. Voilà pourquoi l'on trouve chez lui tant d'articles de religion, et de si importants : Spinoza, Mahomet, Luther, Calvin, Mélanchton, Arnauld, Bncer, Nicole; tant d'articles sur les hérésies : Nestorius, les Manichcens, les Pauliciens, les Anabaptistes, les Syner- gistes, les Jansénistes ; — tant d'articles philosophiques : Arcésilas, Anaxagoras, Carnéade, Pyrrhon, Thaïes, Pythagore, Déniocrite, Leucippe, Lucrèce. Sur le seul énoncé de leur litre, on devine bien la signification des articles philosophiques : il s'agit là uniquement de phi-
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losophes sceptiques et matérialistes. Et non seulement Bayle développe avec une rare complaisance les doctrines des philosophes sceptiques, mais il se dispense d'exposer celles des autres. Il n'a pas d'articles sur Platon, ni sur Socrate; il laisse de côté Cicéron et Sénèque. Il omet saint Paul, saint Chrysostome, saint Basile, saint Jérôme, saint Grégoire, saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, sainte Thérèse; il néglige Descartes et Pascal. En deux mots il n'a pas d'article sur les pen- seurs dont les écrits font opposition à Bayle. On peut juger le procédé ingénieux, mais déloyal. En tout cas il montre combien cet esprit réputé critique penchait d'un seul côté. Quand ses propres paroles ne déclaraient pas son scepticisme, il y suffirait de son silence. Et quand il ne ferait pas preuve d'une étrange complaisance pour les doctrines les plus monstrueuses, ce serait assez de la prétermission dédaigneuse et intentionnelle qu'il fait de celles qui lui sont opposées.
Mais si Ton n'a pas fait assez d'attention à ce que Bayle omet de dire, je crains qu'on n'ait pas fait plus d'attention non plus h ce qu'il a dit. On a très bien su qu'à l'imitation de Pascal et de Montaigne il se plaisait à entrechoquer les exigences de la raison et de la foi; on a très bien montré comment l'abus de l'histoire l'avait conduit à croire et h professer bien avant Kant la rela- tivité de la connaissance; on a vu le plaisir évident qu'il trouvait à convaincre de supercherie les faiseurs de miracles, et la morale elle-même, selon les temps et selon les lieux, de diversité et de contradiction; mais on a cru qu'après cela, comme Pascal et comme Montaij^ne, il concluait finalement en faveur de la foi; ou tout au
70 lUSTOIIlE DE LA LITTEHATLIU: FIIAXÇAISE CLASSIQUE
moins qu'il laissait la question dans le Joute : on ne l'a pas Lien lu : qu'on se reporte ii son article /-'////•Ao/? ; voici ce qu'on y trouvera :
L'Art de disputer sur toutes choses, sans prendre jamais d'autre parti que de suspendre son jugement, s'appelle le Pyvrlionisine... C'est avec raison qu'on le déteste dans les Ecoles de Tlicologie... C'est par rapport à cette divine science que le Pyrrhonisme est dangereux; car on ne voit pas qu'il le soit guère, ni par rapport à la Physique, ni par rapport à l'Etat.... II n'y a que la Religion qui ait à craindre le Pyrrhonisme : elle doit être appuyée sur la certitude; son but, ses effets, ses usages, tombent dès que la ferme persuasion de ses vérités est effacée de 1 âme. Mais d'ail- leurs on a sujet de se tirer d'incjuiélude : il n'y a jamais eu, et il n'y aura jamais, qu'un petit nombre de gens, qui soient capables d'être trompés par les raisons des sceptiques. La grâce de Dieu dans les iidèles; la force de l'éducation dans les autres hommes; et si voulez même, l'ignorance et le penchant naturel à décider, sont un bouclier naturel aux traits des Pyrrhoniens....
Si ces paroles ont un sens, que veulent-elles dire? Evidcniment ceci: que non seulement la religion exige de nous l'abdication de notre raison dans les choses de la foi, mais (ju'encore nous ne pouvons pas croire à la religion sans être convaincus par la raison d'illusion et de l'i rr -ur même dans les choses où elle n'a rien à voir. Or c'est exactement le contraire de ce que disent Mon- taigne et même Pascal. Bayle en effet nous dit ici tout simplement que si nous croyons à la religion nous abdi- quons notre raison, ou en d'autres termes, et c'est le mot d'ordre du xvui* siècle, que si ce n'était la religion qui la paralyse et l'offusque, la raison toute seule pour- rait nous conduire à la vérité. Bayle est déjà un incré- dule à la façon de Voltaire et de Diderot. Ou plutôt, comme nous Talions voir, lui-même a formé l'incré- dulité de Diderot et de Voltaire.
pirnr.r, raylf, 71
Dernières œuvres et influence de Bayle.
Avant de parler de l'influence de Bayle nous avons encore quelques mots à dire de ses dernières œuvres et de ses dernières années.
Le succès même de son Dictionnaire le rejeta dans les disputes d'où il croyait s'être tiré; l'infatigable et insupportable Jurieu revint de nouveau à la charge; il s'arma contre lui des libelles publiés en France par les catholiques, notamment du Jugement de l'abbé Renaudot, et lui fit affaire devant le consistoire de Rotterdam. C'est h cette occasion que, le Consistoire ayant réduit ses reproches à quatre chefs, Bayle écrivit quatre Eclair- ciscements : sur les Athées^ sur les Manichéens, sur les Pyrrhoniens, sur les Obscénités. Il promit aussi de cor- riger son Dictionnaire. Mais il ne tint pas grand compte de son engagement dans l'édition qui suivit. En 1703 il publia la Réponse aux questions cV un provincial. Voici un échantillon de la table des matières :
23, — Des dettes contractées par la duchesse de Mazarin.
24. — Examen d'une nouvelle démonstration de limmortalilé de l'âme.
28. — Si le pape Innocent .\II reçut dans ses ports la flotte anglaise.
29. — De labbé Cotin.
33. — De quelques prétendus possédés.
En ITOi, il publie une Continuation des Pensées sur la Comète; voulant réfuter les preuves tirées du consen- tement général, il professe hardiment la théorie de lin-
72 HISTOIUE DE LA LITTKRATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
compétence du consentement universel : il n'est point sûr, dit-il (ch. 23), « que les impressions de la nature soient un siofne de vérité ». Cette obstination dans son sens lui attirant des répliques, il y répondit dans les Entretiens de Maxime et de Tliéniiste (1706). Il mourut le 28 décembre 1706. Sa réputation de désintéressement servit à la diffusion de ses doctrines. En outre, le liber- tinai^e des mœurs ne semble pas avoir été pour lui l'occasion du libertinage de la pensée, et cela aussi con- tribua à la propagation de ses idées philosophiques.
De son influence nous avons des preuves matérielles, pour ainsi parler. Quatre éditions de ses Pensées sur la Comète se sont succédé en vingt ans, de 1682 à 1704, et c'est moins que les Caractères, mais c'est plus que le Discours sur riiistoire universelle . La Fontaine, entre deux fables, a lu ses Nouvelles de la République des Lettres, et Boileau son Dictionnaire entre VEpitre sur V Amour de Dieu et la Satire sur Véquivoque. Sait-on encore, ou sait-on assez qu'en moins d'un demi-siècle, de 1697 à 1741, il a paru jusqu'à douze éditions de ce livré fameux, dont deux traductions anglaises? Qu'est-ce à dire, sinon qu'en France, en Angleterre, en Allemagne, dans l'Europe entière du temps de la Régence, partout où l'on commençait à douter, deux ou trois générations d'écrivains se sont formées h l'école de Bayle? C'est vraiment dans ses écrits que Montesquieu, que Voltaire,. que Diderot, que Rousseau, qu'IIelvétius — pour ne rien dire des moindres — ont appris à lire, à raisonner, à penser. Et à cette étendue d'influence, si quelqu'un, comme l'auteur de V Emile, semble d'abord avoir échappé,, il l'a subie autant que personne, puisque sa philosophie
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PIERRE BAYLE 73
n'a pris conscience d'elle-même, ne s'est vraiment connue, ne s'est enfin posée qu'en s'opposant à celle de l'auteur du Dictionnaire historique et des Pensées sur la comète.
Demandons-nous, par exemple, en quoi V Esprit des lois diffère de la Politique tirée de V Ecriture Sainte, et l'in- tention de Montesquieu de celle de Bossuet. N'est-ce pas en ceci, que, les principes généraux de jurisprudence, les maximes de politique et les obligations de morale sociale, qui dérivaient pour Bossaet des « propres paroles de l'Ecriture », Montesquieu les tire, selon son expres- sion même, ou prétend du moins les tirer de « la nature des choses »? — Montesquieu n'examine la religion « que par rapport au bien que l'on en tire dans l'état civil ». Tout en ayant l'air de réfuter « le paradoxe de M. Bayle », et tout en maintenant contre lui qu'il vaut mieux « être idolâtre qu'athée », l'auteur de V Esprit des lois ne fait donc à vrai dire qu'ôter au paradoxe ce que la forme en a de scandaleux, et ses conclusions reviennent à celles de l'auteur des Pensées sur la comète :
Les points principaux de la religion du ceux du Pégu sont de ne point tuer, de ne point voler, d'éviter l'impudicité, de ne faire aucun déplaisir à son prochain, de lui faire au contraire tout le bien qu'on peut. Avec cela ils croient qu'on se sauvera dans quel- que religion que ce soit.
Ces lignes sont-elles de Bayle, ou de Montesquieu? Tout ce que Bayle a voulu prouver, en avançant son paradoxe, c'est qu'encore valait -il mieux ne rien croire du tout que de se proposer les amours de Jupiter ou les perfidies de Junon pour modèle. Mais Montesquieu que dit-il autre chose, quand il essaye de nous expliquer
74 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
« comment les lois civiles corrigent quelquefois les/^w^ses religions? » C'est donc qu'il n'appartient pas aux reli- gions de régler la morale ou la politique, mais, au con- traire, h la politique ou h la morale de rectifier ou d'épurer les religions. Et telle est bien la pensée de Bayle.
Bayle n'a pas légué seulement des idées nouvelles au xviii" siècle : il lui a transmis une méthode très propre à les répandre. Cette méthode, c'est l'art de diviser, et comme qui dirait d'éparpiller les idées, de façon que la suite, et au besoin la hardiesse, en échappent naturelle- ment au lecteur inattentif, sans que pour cela le triomphe en soit moins sûr à la longue. Voltaire a félicité quelque part Bayle d'être passé maître en cet art :
Ses plus grands ennemis sont forcés d'avouer qu'il n'y a pas une seule ligne dans les écrits qui soit un blasphème contre la religion chrétienne, mais ses plus grands défenseurs avouent que, dans ses articles de controverse, il n'y a pas une page qui ne conduise le lecteur au doute et souvent à l'incrédulité.
Mais Diderot est plus explicite encore : et il carac- térise ainsi la tactique encyclopédique, qui est aussi bien celle de Bayle : — il vient de qualifier les rem^oia de « partie de l'ordre encyclopédi([uc la plus importante )).
Je distingue deux sortes de renvois, les uns de choses et les autres de mots. Les renvois de choses éclaircissent l'objet, indiquent ses liaisons prochaines avec ceux qui le touclient immé- diatement, et ses liaisons éloignées avec d'autres qu'on croirait isolées; rappellent les liaisons communes et les principes analo- gues; fortifient les conséquences; entrelacent la branche au tronc, et donnent au tout cette unité si favorable à l'établissement de la vérité et à la persuasion. Mais, quand il le faudra, ils produiront aussi un effet tout contraire : ils opposeront les notions, ils feront contraster les principes; ils attaqueront, ébranleront, renverse- ront secrètement quelques opinions ridicules qu'on n^oserait insulter
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ouvertement... Cette manière de détromper les hommes opère très promptement sur les bons esprits ; elle opère infailliblement et sans aucune fâcheuse conséquence, secrètement et sans éclat, sur tous les esprits. Cest lai-t de déduire tacitement les conséquences les plus fortes.
On ne saurait mieux définir ce qui fait « la force interne » du Dictionnaire, et plus généralement de l'œuvre entière de Bayle. Pour « attaquer, ébranler, renverser secrètement » les opinions qu'il juge ridicules, Bayle est incomparable. Si l'on fait attention, mainte- nant, où Diderot a placé ces quelques lignes, en quel endroit de l'œuvre commune — dans cet article Encyclo- pédie qui en est, avec le Discours Préliminaire de d'Alembert, le morceau capital, — on reconnaîtra que, pour avoir tracé d'abord le plan de leur Encyclopédie sur celui de la Cyclopiedia de Chambers, ce n'eu est pas moins de l'esprit de Bayle que se sont inspirés d'Alem- bert et Diderot. C'est en le prenant pour guide et pour maître, qu'ils ont élargi les proportions d'une entreprise de librairie jusqu'à en faire le monument de la pensée du xviii* siècle.
C'est encore la méthode de Bayle qu'applique Voltaire historien, dans V Essai sur les Mœurs. Selon le conseil donné par Bayle dans le Prospectus du Dictionnaire, il a fait la « chasse aux erreurs )). Et, s'il a élevé comme à la hauteur d'un principe de critique générale la philo- sophie des petites causes, s'il a tant tenu à introduire dans l'histoire les « maîtresses du prince Eugène » ou le « verre d'eau de la duchesse de Marlborouoh », ne se souvenait-il pas d'un passage important de Bayle, dans sa Critique de l'histoire du calvinisme :
76 HISTOIHE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Ceux qui ont comparé les actions des princes aux grandes rivières, dont peu de personnes ont vu la source bien qu'une infinité de gens en voient le cours et les progrès, n'ont pas tout dit. Il fallait ajouter que, comme ces grands fleuves qui roulent majestueusement leurs eaux dans un large et profond canal... ne sont qu'un filet deau dans leur origine, de même les fameuses expéditions qui tiennent en suspens une partie du monde ne sont quelquefois qu'une bagatelle dans leur première cause.
Knfin il est vraisemblable que Voltaire tient de Bayle celte universelle défiance ([ui est la grande originalité de sa critique historique.
Sur l'ensemble du xviii^ siècle, et non plus s..i' tel ou tel penseur, sur tel ou tel groupe de penseurs particulier, quelle a été l'influence de Bayle? Nous la découvrirons à mesure que nous avancerons dans notre étude. Pour la résumer d'avance ici, nous dirons que, dans le nombre des éléments constitutifs du xviii^ siècle, trois ou quatre sont de Bayle. C'est lui qui a imaginé le premier une incompatibilité de la raison et de la foi; par l'intermé- diaire de ce scepticisme historique dont il a été le pro- pagateur infatigable, il a rompu avec le traditionnalisme, établissant ainsi un premier degré à la libre-pensée; c'est encore lui qui a jeté dans le monde l'idée d'indilFé- rentisme, l'idée de la tolérance fondée sur l'indifierence; enfin c'est lui qui a essayé le premier d'émanciper la morale de la religion.
\'oilii bien des choses, qui justifient l'admiration de Voltaire, de Diderot, de Frédéric pour lui. Voilà des idées qui d'ailleurs, étant funestes ii la religion, pour- raient être mortelles à la société, si ce qu'elles on! d'excessif et de dangereux, Bayle ne le corrigeait en le tempérant par deux choses : la croyance à la perversité!
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de la nature, et le mépris qu'il fait du consentement général. Selon lui « l'homme est incomparablement plus porté au mal qu'au bien » ; on ne saurait rien apprendre à l'école de la nature, « qui n'autorise la tyrannie de ceux qui soumettent le droit à la force »; enfin « la nature est un état de maladie ». Il n'y a rien de moins analogue h l'esprit général du xviii® siècle. Le seul Voltaire en a retenu longtemps quelque chose : mais les Rousseau, les Diderot, les Condorcet, qui croient h la bonté de la nature, n'ont sans doute pas pardonné à Bayle cette hérésie contre leur dogfme cher. — Nous avons vu d'autre part quel cas Bayle fait du consentement uni- versel, et qu'il doute de sa valeur comme critérium de la vérité.
Ces corrections suffisaient-elles? et ce que le scepti- cisme de Bayle pouvait causer de mal, était-ce assez pour l'empêcher, que la croyance h la perversité de la nature humaine, et que la conviction que la vérité ne peut jamais être que le partage d'une élite? On ne saurait répondre, puisqu'en fait un autre principe est intervenu pour fournir à la philosophie du xviii* siècle le principe de stabilité où elle a pris son fondement et son point d'appui : c'est celui de l'immutabilité des lois de la nature. Cette substitution de la certitude et de la néces- sité des lois de la nature à la certitude reliorieuse est
o
l'œuvre de Fontenelle.
CHAPITRE VI
BERNARD LE BOVIER DE FONTENELLE
(1657-1757)
Nous arrivons à un homme dont l'influence n'a guère été moins considérable sur son temps que celle de Bayle, quoique d'ailleurs elle ne se soit pas exercée de la même manière, et qu'elle ait notamment laissé dans l'histoire litléraire des traces beaucoup moins apparentes et beau- coup plus difficiles à ressaisir. C'est Bernard le Bovier de Fontenellc, le neveu des Corneille, dont la vie remplit tout un siècle, de 1657 à 1757.
Quel que soit en effet le mérite propre de Fontenelle, et il est grand, les circonstances ne l'ont pas moins bien servi que sa valeur, et il a beaucoup agi, sans doute, par ses écrits, mais bien davantage encore par sa personne, sa conversation, et son rôle mondain. Il a su durer et mourir centenaire en conservant son esprit jusqu'au bout. Or la dur(''e n'est-clle pas, bien souvent, une des condi- tions de l'influence ou même du succès? Voltaire, mort plus tôt, n'aurait passé que pour un bel esprit; Victor Ilugo n'était pas, vingt ans avant sa mort, le mage, le
BEIiXAUD LE BOVIER DE FONTEXELLE (1G57-1757) 7^^
pontife, l'oracle qu'il devint à la fin. - Et le prestige de l'ûge s'accroit encore lorsque, comme il est arrivé ''pour Fontenelle, on est membre de l'Académie française et de l'Académie des Sciences. Il devint ainsi le doyen de l'une, et le secrétaire perpétuel de l'autre. — "^Enfin, parmi les mérites que les circonstances ajoutèrent aux mérites personnels de Fontenelle, le titre de neveu des Corneille ne fut pas l'un des moindres. Il lui fut aisé ainsi de se pousser dans le monde littéraire, et la gloire de son oncle Pierre et les succès de son oncle Thomas facilitèrent singulièrement ses premiers pas.
Ce qui lui est plus personnel, et ce qui a singulière- ment aussi contribué à sa renommée et à son influence, c'est qu'il est le premier exemple d'universalité littéraire,' bien plus, de compétence à la fois littéraire et scienti- fique. Or ce qui est ici originalité pour Fontenelle, va devenir une sorte d'obligation pour les écrivains' du xvii,« siècle. On ne leur permettra plus, comme à Racine et à Boileau, de se renfermer dans les bornes de leur art : on leur demandera d'avoir des idées sur toutes choses, ou tout au moins d'en montrer. — Et en efTct, si nous jetons un rapide coup d'œil sur l'œuvre de Fonte- nelle, elle nous apparaîtra singulièrement variée et mul- tiple ; et nous y verrons la marque d'une activité intel- lectuelle qui, par coquetterie peut-être plus encore que par goût, s'est exercée sur des genres très difTérents.
Il a fait des tragédies, des opéras, des églogues; et voilà pour la poésie. En prose il a composé àcl Dialo- gues, des Lettres galantes, qui sont une sorte de roman, une Histoire de VAcadéniie des Sciences, une sérii d'Eloges académiques-, et une Histoire des Oracles, et la
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PhtniUtè des Mondes... Il n'est supérieur dans aucun do ces genres, mais il donne presque en tout l'impression d'un esprit plus grand que son œuvre, et jamais celle d'un sot.
Pour étudier ce curieux personnage, plusieurs moyens se présentent : nous pourrions suivre le développement de son esprit, et la chronologie de ses œuvres : Persée (1078), Jielléroplion (1079), Aspar (1080) sont ses débuts au théâtre. Il s'aperçoit alors qu'il fait fausse route; mais cependant il ne se détourne pas du théâtre tout à fait : il passe pour avoir eu une grande part à la composition des tragédies d'une certaine Mlle Bernard, de Rouen, dont un Brutus fut joué en 1090. On a de lui des comédies, publiées en 1743 : à ce moment La Chaussée avait introduit sur la scène comique certaines nouveautés, <lont Fontenelle paraît se croire l'inventeur.
En 1683, il publie ses Dialogues des Morts, en 1685 ses Lettres du Chevalier d'IIer ***; en 1686 ses Entretiens sur la Pluralité des Mondes; en 1687, son Histoire des oracles. A ce moment éclate la querelle des Anciens et des Modernes. Il donne, en 1088, des Pastorales et des Eslogues précédées d'un Discours sur la nature de l'Eglogue et suivies d'une Digression sur les Anciens, petit morceaux très hardi dans sa simplicité. Remar- quons d'ailleurs à ce propos qu'en dépit du j)rosaïsme et de la sécheresse de ses églogues, on se tromperait de croire qu'il se fasse de la poésie des idées telles que celles de Fénelon ou de La Motte. S'il a fait de mauvais vers, il savait parfaitement à quelles conditions le vers était bon. Kl il l'a bien dit dans son opuscule sur la Poésie en général, ou encore, en 1749, dans son discours
BERNARD LE BOVIER DE FONTENELLE (1657-1757) 81
sur les prix décernés par l'Académie : « La rime, dit-il, est d'autant plus parfaite que les mots qui la forment sont plus étonnés de se trouver ensemble. »
En 1697, il est secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences; dans ce rôle, il fait preuve de grandes qualités, et consolide une réputation littéraire qui avait rencontré beaucoup de contradicteurs. Il écrit son Histoire de V Aca- démie des Sciences et ses Eloges Académiques, de 1699 à 1740.
Mais cette manière de l'étudier serait peut-être un peu bibliographique, et ses ouvrages ne valent pas l'emploi de cette méthode, qu'on doit réserver aux grands écrivains. J'aime donc mieux prendre le trait essentiel et dominant qui le caractérise, le retrouver, ce trait, dans ses œuvres, et, avec le secret, en déduire la nature de son influence.
Un seul mot peut servir à caractériser Fontenelle : c'est un homme d'espi-it.
L'esprit est à tel point en lui la qualité dominante, qu'il manque absolument d'imagination, de sensibilité et d'éloquence. Non pas que l'esprit soit exclusif de ces qualités, mais l'accord en est rare : les gens d'esprit s'aperçoivent très vite de ce que l'imagination a d'extra- vagant et d'excessif. Si Hugo avait eu de l'esprit, il n'aurait pas composé la moitié de son œuvre! Un homme d'esprit se méfie de sa sensibilité, dont il voit le carac- tère tout relatif : il craint d'être dupe de son cœur. Enfin un homme d'esprit, constatant que, dans l'élo- quence, les mots ont une importance et une influence souvent au moins égales à celles des idées, se détourne de l'éloquence : et, en effet, dans la première moitié du m. 6
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xviir siècle, où régnent les hommes d'esprit, l'élocjucnce, si florissante au xvn' siècle, semble tout à fait oubliée, et démodée. Ajoutez-y si vous voulez que dans les salons où ils fréquentent très assidûment, les gens d'esprit du xviii' siècle sont dominés par le respect des convenances et le sentiment du ridicule, qui les empêche d'élever la voix, et de garder chacun longtemps la parole.
Fontenelle est donc un homme d'esprit dans toute l'acception, dans toutes les acceptions du mot. Il est bel esprit; il a Y esprit libre et hardi, curieux et ouvert, fin et suggestif; il est enfin, — Sainte-Beuve l'a marqué — un grand esprit.
Un bel esprit est celui qui veut avoir plus d'esprit qu'il n'en a, et dans les matières qui en comportent le moins : philosophie, science, religion. C'est sous cet aspect que La Bruyère a connu Fontenelle, et qu'il l'a dépeint dans ses Caractères sous le nom de Cydias :
Ascagne est statuaire. Hégion fondeur, Eschine foulon, et Cydias bel esprit; c'est sa profession. Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages, des commandes et des compagnons qui travaillent sous lui; il ne saurait vous rendre de plus d'un mois les stances qu'il vous a promises, s'il ne manque des paroles à Dosilhée, qui l'a engagé.'» faire une élégie; une idylle est sur le métier... Prose, vers, que voulez- vous? Il réussit également en l'un et en l'autre... Il a un ami fjui n'a point d'autre fonction sur la terre que de le promettre longtiMiips à un certain monde, et de la présenter enfin dans les maisons comme homme rare et d'une exquise conversation; et là, ainsi que le musicien chante et que le joueur de luth touche son luth devant les personnes à qui il a été promis, Cydias, après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts, débite gravement ses pensées quintessenciées et ses rai- sonnements sophistiqués... ; fade discoureur qui n'a pas mis plus tôt les pieds dans une assemblée qu'il cherche quelques femmes auprès de qui il puisse s'insinuer, se parer de son bel esprit ou de sa philosophie, et mettre eu œuvre ses rares conceptions...
BERNAno LE BOVIElî DE FONTEXELLE (1657-1757)
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Cydias s'égale à Lucien et à Sénèque, se met au-dessus de Platon de Virgile et de Théocrite, et son flatteur a soin de le confirmer tous les matins dans cette opinion. Uni de goût et d'intérêt avec les contempteurs d'Homère, il attend paisiblement que les hommes détrompés lui préfèrent les poètes modernes : il se met en ce cas à la tête de ces derniers, et il sait à qui il adjuge la seconde place C est, en un mot, un composé du pédant et du précieux, fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui néanmoins on n aperçoit rien de grand, que l'opinion qu'il a de lui-même.
Vous pensez que La Bruyère a exagéré? qu'il a voulu ridiculiser en Fontenelle un champion des Modernes dans la mémorable querelle, dont les grands combats se livraient à cette date (1693, 1694)? Mais lisez, dans le Mercure galant de 1698, la Description de l'Empire de Poésie, où Fontenelle a si fidèlement suivi la méthode que Mlle de Scadéry avait illustrée par sa Carte du Royaume de Tendre. Lisez, dans les Lettres du Chevalier d'Her **\ tel récit de naufrage, ou telle déclaration d'amour; lisez, dans le Premier soir des Entretiens sur la Pluralité des Mondes, la description d'une belle nuit dans un parc :
Il faisait un frais délicieux.... Il n'y avait pas un nuage qui dérobât ou qui obscurcît la moindre étoile; elles étaient toutes d un or pur et éclatant, et qui était encore relevé par le fond bleu ou elles sont attachées. Ce spectacle me fit rêver, et peut-être sans la marquise eussé-je rêvé assez longtemps; mais la pré- sence d une si aimable Dame ne me permit pas de m'abandonner a la lune et aux étoiles. « Ne trouvez-vus pas, lui dis-je. que le jour même n est pas si beau qu'une belle nuit? „ - «Qui me repondit-elle la beauté du jour est comme une beauté blonde qui a plus de br.llant; mais la beauié de la nuit est une beauté brune qui est plus touchante.... "luue
Qu'en termes galants ces choses^à sont mises, n'est-il pas vrai? Cette manière diffuse et contournée, aban-
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donnée et niinaudière, rappelle Voiture et Fénelon. Tout cela est d'un précieux, et d'un bel esprit.
Et cependant, La Bruyère a été excessif dans sa con- damnation, et injuste, en somme, en ne distinguant pas ce qu'il aurait dû distinguer : le bel esprit qui s'exerce aux dépens de la science, et le b.l esprit qui s'exerce au profit de la science. Et ce dernier cas est en général celui de Fontenelle. Comme il le déclare lui-même dans la Préface de ses Entretiens^ il a voulu vulgariser la science, « traiter la philosophie d'une manière qui ne fût point philosophique », et « l'amener à un point où elle ne fût ni trop sèche pour les gens du monde, ni trop badine pour les savants ». A partir de Fontenelle, il sera donc établi (jue l'on peut parler littérairement de science, et qu'on doit faire elFort pour humaniser lu science au diapason de la causerie.
En outre, comme nous l'avons dit, Fontenelle est un esprit hardi, curieux, suggestif. Ces caractères sont mar([ués dans ses tout premiers ouvrages, dans ses Dialogues et son Histoire des Oracles. Il s'y montre curieux de beaucoup de choses et du fond des choses. Religion, philosophie, science, politique, histoire, litté- rature et poésie, vous ne trouverez presque rien que Fontenelle n'ait voulu toucher; et on ne peut pas dire qu'il se soit expliqué sur rien, mais il en a dit assez pour faire voir que s'il ne s'expliquait pas, c'est qu'il ne le voulait pas, et cela même, on le sait, est une manière de s'expliquer.
Voici quelques exemples de cette curiosité, tirés des Dialogues. On sait que les Dialogues comprennent trois séries : les Morts anciens, les Morts anciens et modernes..
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les Morts modernes. Ils agitent entre eux, ces illustres défunts, des questions mondaines : Laure et Sapho dis- cutent sur cette question : est-il vrai qu'en amour ce soient toujours les hommes qui attaquent et les femmes <iui se défendent? Agnès Sorel et Roxelane, Platon et Marguerite d'Ecosse discutent eux aussi de galanterie et d'amour. Ou bien ce sont des questions littéraires qui les occupent : Homère et Ésope discutent de l'authen- ticité de V Iliade et de Y Odyssée; Socrate et Montaigne traitent des Anciens et des Modernes; ou encore il s'agit de questions philosophiques : Athénaïs et Icasie s'entre- tiennent de la bizarrerie de la fortune, des grands effets dus souvent aux causes petites; Anne de Bretagne et Marie d'Angleterre comparent l'ambition et l'amour; Brutus et Faustine parlent de la liberté.
Mais ce qu'il y a de plus intéressant dans ces Dia- logues, c'est la philosophie de la vie qui s'en dégage, ce scepticisme, cet indifférentisme pessimiste et aristocra- tique très net et très nouveau. Voici le cas que Fonte- nelle fait des grandeurs de ce monde : Charles-Quint et Érasme, recherchant « s'il y a quelque chose dont on puisse tirer de la gloire », aboutissent à cette conclusion que tout en ce monde, l'esprit comme la noblesse, « tout est hasard ». Alexandre et Phryné conviennent que ce n'est jamais en « usant sagement de sa valeur, de sa fortune, ou de sa beauté » que l'on fait « parler de soi ».
Voici maintenant le cas qu'il fait de la raison : Guil- laume de Cabestan et Albert Frédéric de Brandebourg s'entretiennent de la folie, dont ils ont été l'un et l'autre atteints :
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G. Dr. Cabestan. — Avicz-vous dans votre maladie quelques bons intervalles?
A. F. Di: Bkandebourg. — Oui.
G. nr. G. — Tant pis; et moi je fus encore plus malheureux : l'espi'it me revint tout à fait.
A. F. DE B. — Je neusse jamais cru que ce fût là un malheur....
G. DE C. — Ah ! vous ne savei donc pas à quoi sert la folie ! Elle sert à empêcher que l'on ne se connaisse, cai- la vie de soi- même est bien triste.... Les folies de tous les hommes étant de même nature, elles se sont si aisément ajustées ensemble, qu'elles ont servi à faire les plus forts liens de la société humaine : témoin ce désir d'immoralité, cette fausse gloire et beaucoup dautres principes, sur quoi roule tout ce qui se fait dans le monde; et Ton appelle plus fous que de certains fous, qui sont, pour ainsi dire, liors dœuvre, et dont la folie n"a pu saccorder avec celle de tous les autres, ni entrer dans le commerce Oidinaire de la vie.
Ici idée et accent sont nouveaux également. Il faut remonter jusqu'à Erasme pour en trouver l'analogue, et encore avec moins de profondeur! — En revanche, voici comme il entend l'utilité des préjugés, dans le dia- logue assez bizarre qu'il institue entre Straton et Raphaël :
Les préjugés so»t le supplément de la raison, et tout ce qui lui manque d'un côté, elle le trouve ainsi de l'autre.
Prenons donc la vraisemblance en guise de vérité! — Pourtant il y a un point sur lequel le scepticisme indolent n'a pas de prise : c'est la constance de l'ordre de la nature. Fontenelle professe hautement, par la bouche de son Montaigne ou de son Arlémisc, qu'en tout temps la quantité d'erreurs, de vices et de crimes est sensiblement la même. (Jn remarquera que dans les Dialogues, lui aussi, comme Bayle, conserve ce trait du xvii'' siècle, de ne croire que modérément à la Raison et au Progrès. !Mais il ne l'a pas conservé toujours, et, à mesure qu'il
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avance en âge, il n'hésite pas à se contredire lui-même et à encenser les nouveaux dieux!
C'est dans les contradictions de ce genre que consiste sa hardiesse, de même que celle des écrivains du xviii« siècle, dont il est bien ainsi l'un des premiers. Tandis que la nature d'esprit du xvii* siècle est déducihe; qu'arrivés à la maturité, Molière et Boileau, Pascal et Bossuet, sont en pleine possession de leurs idées, et qu'on les retrouve tout entiers, tels qu'ils sont et tels qu'ils seront, Molière, dans VEcole des Femmes, Boileau dans ses Satires, Pascal dans ses Provinciales, Bossuet dans ses Sermons, la nature d'esprit du xviu^ siècle est au contraire inductive : les écrivains dès lors pensent au jour le jour :
Avant donc que d'écrire apprenez à penser
disait Boileau. Eux, ils n'attendent pas pour écrire, de posséder leur pensée; la plume ne leur est pas un moyen d'expression mais un instrument d'analyse de leurs idées. A mesure qu'ils vivent, ils s'accroissent, leurs idées se modifient et se combinent; et arrivés au bout de leur carrière ils se trouvent bien différents de ce qu'ils étaient au départ.
Rien d'étonnant donc à ce que Fontenelle, d'abord sceptique sur la question du Progrès, ait soutenu la théorie du Progrès dans la querelle des Anciens et des Modernes. Il y fait intervenir la Physique, fort habi- lement, car il sait bien qu'en face d'arguments tirés de cette science, le pauvre Boileau restera muet et coi. « La Physique, dit-il, n'est pas d'accord avec toutes les belles phrases » des partisans des Anciens; car :
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Toute la question de la prééminence entre les Anciens et les Modernes étant une fois bien entendue se réduit à savoir si les arbres qui étaient autrefois dans nos campagnes étaient plus grands que ceux d'aujourd'hui...
Nous ne sommes donc pas inférieurs aux Anciens. Bien plus, en matière de science et de philosophie, nous devons leur être supérieurs, puisque « la manière de raisonner s'est extrêmement perfectionnée en ce siècle ». Enfin
II règne non seulement dans nos bons ouvrages de physique et de métaphysique, mais dans ceux de religion, de morale, de critique, une précision et une justesse, qui jusqu'à présent n'avaient guère été connues.
et surtout :
Préjugé pour préjugé, il serait plus raisonnable d'en prendre à l'avantage des Modernes... Les Modernes sont les Modernes, et naturellement ils ont dû enchérir sur les Anciens... Un bon esprit cultivé est, pour ainsi dire, composé de tous les esprits des siècles précédents, ce n'est qu'un même esprit qui s'est cultivé pendant tout ce temps. Ainsi cet homme qui a vécu depuis le commen- cement du monde jusquà présent... est maintenant dans l'âge de virilité où il raisonne avec plus de force, et a plus de lumières que jamais.
Nous y voilà! En la réduisant à ses principes, Fonte- nelle a transformé, sans presque avoir l'air d'y toucher, une dispute jusque-là purement littéraire en une dis- cussion de l'ordre philosophique. Car sa comparaison des hommes de tous les siècles avec un seul homme va plus loin qu'il ne semble d'abord, et il la conduit plus loin lui-même, affirmant catégoriquement que « cet homme-là n'aurait pas de vieillesse », et, pour quitter l'allégorie, que « les hommes ne dégénéreraient jamais, mais que les vues saines de tous les bons esprits qui se succéderaient
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les uns aux autres s'ajouteraient toujours les unes aux autres ».
Je n'insiste pas, d'ailleurs, sur les objections que l'on peut très justement faire à la comparaison de Fontenelle, et à la thèse qu'elle introduit : cette comparaison est aussi fausse qu'ingénieuse, car l'humanité n'est pas l'homme : toutes les nations ni n'atteignent le même point de perfection en même temps, ni ne sont dévolues à la même fonction, ni ne possèdent des aptitudes iden- tiques; et puis, Fontenelle transforme en une question de principes une question de fait; enfin il oublie le pouvoir de la tradition.
Est-il donc un grand esprit, ou dans quelle mesure peut-on dire qu'il en soit un? La lecture de ses Eloges Académiques est à ce point de vue singulièrement instruc- tive. De toutes les manières, par leurs épigrammes ou par leurs réticences, les Eloges persuadent le respect, sinon encore la religion de la science. Et deux idées v dominent, qui sont entrées dans la science pour n'en plus sortir : l'une, qui l'a fondée, c'est l'idée de la Sta- bilité des lois de la Nature; et l'autre, qui l'a comme égalée aux proportions de l'immensité de l'univers : c'est l'idée de la solidarité des sciences.
Ce sont deux idées cartésiennes. Le jansénisme en avait arrêté ou suspendu le développement. Elles repa- raissent avec Fontenelle, dont on sait, pour le dire en passant, que la foi cartésienne ira jusqu'à contester les théories de Newton.
Sur la première de ces deux idées, je n'ajoute rien ici à ce qu'on peut tirer des citations tirées tout à l'heure de la Digression sur les Anciens et les Modernes. Plus
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nouvelle au xviii^ siècle, ou renouvelée de plus loin que l'idée de la stabilité des lois de la nature, c'est à l'idée de la solidarité des sciences qu'il semble que le nom de Fontencllc doive surtout demeurer attaché. Je ne crois pas en effet qu'il y en ait une autre sur laquelle il soit revenu plus souvent, plus volontiers — dans les grandes occasions, quand il écrit ses Préfaces pour l'Histoire de V Académie des sciences^ — ni dont il ait mieux vu les conséquences à l'infini. Il dit par exemple dans la Préface de 1699 :
Jusqu'à présent, l'Acadéniie des Sciences ne prend la nature que par petites parcelles. Nul système général.... Mais le temps viendra peut-être qu'on joindra en un corps régulier ces membres épars, et s'ils sont tels que l'on le souhaite, ils s'assembleront en quelque sorte d'eux-mêmes ..
Ailleurs, parlant des rapports de la physique et de la
Si toute la nature consiste dans les combinaisons innombrables des figures et des moui'emerits, la géométrie... devient indispen- sablenicnt nécessaire à la physique, et c'est ce qui paraît visible- ment... dans toutes les matière de physique qui sont susceptibles de précision, car pour celles qu'on ne peut amener à ce degré de clarté, comme les fermentations des liqueurs, les maladies des ani- maux, etc., ce n'est pas que la même géométrie n'y domine, mais elle y devient obscure et presque impjénétrable par la trop grande complication des mouvements et des figures.
Non seulement donc, si nous l'entendons bien — car Fontcnelle nous laisse aussi le soin de compléter sa pensée, — chaque science, en son particulier, physique ou cféométrie, progresse en s'enrichissant de vérités qu'elle ne connaissait pas; mais chaque progrès qu'elle accomplit se répercute lui-même dans les autres sciences ;
à
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et ainsi la nature, nssiéffée dans ses derniers retran- chements, ne pourra tôt ou tard échapper à la nécessité de se rendre en livrant son secret. Mais de plus, à une certaine hauteur, les vérités que les sciences particu- lières découvrent se rejoignent, se pénètrent pour ainsi parler, se composent ensemble les unes les autres, et, dans une connaissance h la fois plus précise et plus étendue des rapports qu'elles soutiennent, en cela même consiste le progrès. « Amassons donc toujours, au hasard de ce qui en arrivera, des vérités de mathématiques et de physique «. Quand, « au pis aller », toutes ces vérités devraient demeurer « infécondes » par rapport aux « usao-es sensibles ou trrossiers », nous n'en aurions pas moins, en l'imitant, retracé ou recréé le tableau même de la Nature.
Etendons-nous peut-être ici la pensée de Fontenelle au delà de sa vraie portée? Je ne le crois pas, quand je l'entends lui-même nous dire, en s'étonnant de la g-ran- deur et de la rapidité du progrès des sciences de son temps, qu'il ne craint qu'une chose, qui est de « laisser peut-être aller trop loin pour l'avenir ». On pourrait presque lui faire honneur là-dessus, d'avoir « espéré », sinon prévu, la vapeur et l'électricité. Mais il a fait bien davantage encore, si, pour avoir posé et prouvé la soli- darité des sciences, il a permis à l'idée de progrès de devenir une conception totale de l'univers, et ainsi de s'opposer aux conceptions des théologiens, comme aussi générale qu'elles-mêmes. Il a donc contribué, avec la netteté voilée de ruse qui est sa méthode ordinaire, à fonder la conception qui sera celle de YEncyclopédie, d'une science anti-chrétienne. On ne saurait trop rap-
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peler h ce propos que la confiance que Fontenelle met clans le progrès a pour contre-partie les épigrammes toujours très vives qu'il ne perd presque pas une occa- sion de lancer à la théologie, ou même à la métaphy- sique. Bayle revit encore à cet égard en lui : un Baylc tout aussi contentieux, tout aussi décisif, tout aussi dog- matique; plus savant, h vrai dire, d'une autre manière, plus pratique, plus expérimentale; un Bayle plus fin, et d'autant plus dangereux qu'il est plus « homme du monde ».
CHAPITRE VII
LES PREMIERS REFORMATEURS
Avant de pénétrer, à la suite de Fontenelle, dans le salon de Mme de Lambert, il est bon de s'arrêter au groupe intéressant des premiers réformateurs politiques. Ce ne sont point, en général, des gens d'esprit; mais ce sont des hommes de bonne volonté, qui cherchent des remèdes aux maux de leurs semblables, et dont la cri- tique est émue, plutôt que railleuse.
Nous n'insisterons guère sur Vauban et sur Boisguil- bert. Le Détail de la France de celui-ci, paru eu 1697, et la Dime royale de celui-là, parue en 1707, contiennent des projets de réformes de l'ordre administratif dont aucune n'est inconciliable avec le principe actuel du gou- vernement de la France, ni ne met en péril l'organi- sation politique d'alors. Telle est leur originalité. Mais ils sont vraiment trop techniques et spéciaux pour que nous les examinions plus longuement ici; voici seule- ment le résumé de la Dîme roxjale : Vauban affirme : que le souverain doit protection à tous ses sujets; — que le travail est le principe de toute richesse, et que
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l'agriculture est le travail par excellence; — que les taxes indirectes nuisent à l'entretien du peuple, au com- merce et h la consommation, — que les « alTaircs extra- ordinaires », c'est-à-dire les emprunts, ont pour consé- quence d'enrichir les traitants et de ruiner les nations; — que le menu peuple, qu'on accable et qu'on méprise, est le véritable soutien de l'Etat.
Parmi les réformateurs, nous laisserons de côté Fénelon, dont nous avons parlé plus haut; et nous rap- pellerons seulement ses fameuses Tables de Cluiidnes, composées h Chaulncs en 1711 et 1712 au lendemain de la mort du Dauphin. Elles comprennent un Projet pour présent, et un Plan de réforme après la paix\ en voici les divisions : ï. État militaire. — II. Dépense de la Cour. — III. Administration. — IV. É^ise. — V. Noblesse. — VI. Justice. — VII. Commerce. Si Fénelon eût exercé le pouvoir, cette expérience que l'on acquiert au contact de la réalité n'eût pas manqué d'agir : on peut croire cependant qu'il est deux ou trois points dont il n'eût rien cédé : ses projets de lois somptuaires, par exemple, et son désir de faire participer la noblesse à l'administration de l'État. Somme toute, on ne trouve en Fénelon, à ce point de vue, rien de bien nouveau, ni de bien révolutionnaire au fond : du moins sa révolution eût consisté à revenir au passé.
S'il y a quelques utopies dans Fénelon, il n'y a rien que cela dans l'abbé de Saint-Pierre, à qui nous arrivons maintenant.
« Il est, dit (|uelque part George Sand, il est des génies malheureux, auxquels l'expression manque, et qui, à moins de trouver un Platon pour les traduire au
LES PREMIERS REFORMATEURS 95
monde, tracent de pâles éclairs dans la nuit des temps, et emportent dans la tombe le secret de leur intelligence, V inconnu de leur méditation; l'abbé de Saint-Pierre est de la famille... » Et George Sand continue : « Il me semble que ce rêveur a vu plus clair que ses contem- porains, et qu'il était beaucoup plus près des idées révo- lutionnaires, constitutionnelles, saint-simoniennes, et même de celles qu'on appelle aujourd'hui humanitaires, que son contemporain Montesquieu, et ses successeurs Voltaire, Diderot, Rousseau, Helvétius. » Pour l'avoir célébré moins magnifiquement, d'autres l'ont loué cepen- dant, et ce sont : Voltaire, Rousseau, d'Alembert, et Goumy, Molinari, Barni, P. Albert. Mais aucun éditeur ne s'est avisé de nous le rééditer, et je ne m'en plains pas. L'Édition complète de ses Œuvres date de 1738- 1740, — et il y faut ajouter ce qu'a révélé en 1884 le Portefeuille de Dupin.
Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre naquit en 1658. 11 vient à Paris en 1686; en 1695 il est élu de l'Aca- démie Française; en 1712 il est secrétaire de l'abbé — plus tard cardinal — de Polignac. Il écrit en 1713 son projet fameux de Paix Perpétuelle; en 171811 publia sa Pobjsynodie; et il est exclu de l'Académie, pour avoir médit durement de Louis XIV dans ce traité. Il fait partie du club de l'Entresol dont nous parlerons bientôt, à propos de Montesquieu. Qu'est-ce qu'il proposait dans les réunions du club? Toutes sortes de choses : des projets pour l'extinction de la mendicité, l'amélioration des grandes routes, l'agrandissement de Paris, la création d'un bureau de statistique, d'un Collège de Filles, d'un bureau pour faire cesser les disputes des théologiens,
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pour l'éducation des Rois, pour rendre les soldats plus heureux; un projet pour un journal littéraire, un projet pour rendre la lecture de Plutarque plus utile, un projet pour diminuer le nombre des procès, un projet pour entretenir la sobriété! Tout cela, le plus sérieusement du monde : lisez ces projets dans ses Œuvres complètes, ou plutôt allez voir, aux Archives des Affaires étran- gères, où ils sont déposés je ne sais trop pourquoi, les manuscrits du réformateur; admirez les copies soignées qu'il en a fait faire, toutes terminées par la belle maxime dont il avait fait sa devise : Paradis aux bienfaisants. Et vous admirerez alors aussi sa candeur.
Car enfin, pour mesurer ce que ses idées valent, il faut le voir les appliquer. Or savez-vous comment il réforme? Les mendiants, il les enferme; les théologiens, il les fait taire; les jeux, il les interdit. Cela n'est pas plus diffi- cile! C'est comme s'il disait : vous avez mal aux yeux : guérissez-vous. En d'autres termes, sa naïveté est poussée jusqu'à la sottise. Et Sainte-Beuve avait bien raison de définir ainsi le prétendu génie de l'abbé : « Il voit loin, parce qu'il est presbyte. »
Si d'ailleurs on veut ramener ces divagations à leurs principes, on trouve, à leur base, deux erreurs : la pre- mière consiste dans une confiance sans bornes accordée à l'intelligence et à la raison, pour la recherche et la découverte des maux et des remèdes en matière de poli- tique. L'abbé de Saint-Pierre, — et c'est bien en cela qu'il est du xviii* siècle, et plus moderne que ses con- temporains, — raisonne sur la réalité comme on ne peut raisonner que sur des notions abstraites. La tradition, les habitudes, les dillérenccs de climat, de races, n'exis-
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tent pas à ses yeux d'idéologue. — La seconde erreur a été d'accorder, d'attribuer plutôt, à la bienfaisance, une place trop considérable dans la morale. Jusqu'alors, la charité était un des devoirs du chrétien. L'abbé de Saint- Pierre en fait l'unique devoir de l'homme. En cela aussi il est précurseur de cette fin du xviii" siècle, raillée par l'infortuné Gilbert :
Ne lisez-vous donc pas le Mercure de France?
Il cite au moins par mois, deux traits de bienfaisance !
Du duc de Saint-Simon nous nous contenterons de dire ici que sa politique, dans sa Lettre anonyme au Roi (1712) et dans ses Projets du rétablissement du royaume de France (1712), se réduit en somme à trois chefs : haine de Louis XIV, haine des ministres, superstition de sa noblesse. Notons que c'est, d'ailleurs, ce qui a perdu la noblesse française.
Ainsi donc, la détresse de la France et la misère publique, à la fin du règne de Louis XIV, ont suscité un certain nombre de réformateurs. Les plus positifs d'entre eux, et les plus sages, cherchent dans le passé des remèdes au présent. Ils sont « réactionnaires ». Un seul est entièrement tourné vers l'avenir; mais il est aussi le plus chimérique. A ce titre sans doute n'en annonce-t-il, et n'en représente-t-il que mieux le XVIII'' siècle commençant.
m.
CHAPITRE Vin
LES OUBLIES
Ils le sont, et ils méritent de l'être. Aussi nous borne- rons-nous à les mentionner. ]Mais cette mention, si sèche qu'elle soit, est pourtant nécessaire : ils ont eu, à loin heure, un certain succès sur la scène littéraire : les en bannir serait injuste : et l'on doit, ne serait-ce que pour mieux faire valoir les autres acteurs, conserver ceux-ci, a titre de figurants.
Parmi toutes les femmes auteurs, qui, en ce commen- cement du XVIII* siècle, s'illustrèrent dans le genre du roman, des mémoires, des contes : MM™" du Noyer> de la Rocheguilhem, du Senecterre, des Houlières, de Villandon, d'Encausse-Bérat, Patin de Pringi, de Van- deuvre, de Liancourl, de Louvencourt, de Tencin, de Lussan, Vatry, de Gomez, du Ilallay, de Ferrières, de Rochechouart, de Vieilbourg, de Fontaine, de Murât, de La Force, d'Aulnoy, etc., etc., nous ne retiendrons que la dernière citée, M"° d'Aulnoy, dont les Mémoires de la Cour d'Espagne, et les Contes de fées ne manquent pas d'intérêt. On a lu longtemps son Oiseau bleu et sa Biche an bois.
LES OUBLIÉS 99
Les contes plus ou moins étranges et fantastiques deviennent alors à la mode. Galland traduit et para- phrase les Mille et une nuits; Pétis de la Croix écrit bientôt les Mille et un jours. Le grave Montesquieu, le licencieux Crébillon fils, Voltaire enfin se serviront du conte pour donner à leurs idées les plus profondes comme à leurs imaginations les plus légères et les plus sensuelles une forme portative. C'est que le conte a ses entrées par- tout; c'est que tout le monde en raffole, y trouvant comme en raccourci les mérites et les charmes de l'opéra, du roman, de la satire, de la chanson, c'est-à-dire le mer- veilleux, la galanterie, l'irrespect, et quelques obscénités. Passons h un genre plus sérieux : l'histoire, représentée d'abord par l'abbé de Vertot (1655-1735). L'histoire, jus- qu'alors, avait été surtout polémique, du moins en fran- çais sous la plume de Maimbourg, de Varillas, et même de Bossuet, dans VHistoire des variations. Elle devient narrative avec Vertot, dans ses Révolutions de Por- tugal (1689), ses Révolutions de Suéde (1694), ses Révo- lutions de Rome (1719), son Histoire des Chevaliers de Malte (1726).
Quand on a mis ces écrivains à part, on peut former deux groupes : celui des continuateurs du « siècle de Louis XIV » et celui des novateurs.
Dans le premier, nous rangerons d'abord les poètes, comme La Fare (1644-1712), Ghaulieu (1639-1720), La Faye (1674-1731), Sainte-Aulaire (1643-1743). — Vol- taire les résumera tous. — Puis les orateurs, comme d'Aguesseau (1688-1751) et H. Cochin (1687-1747). La magistrature et le barreau en étaient au point de l'élo- quence de la chaire avant Bossuet : ceux-ci introduisent
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dans le prétoire ou dans l'antre de la chicane le discours de rhonnùte homme. Ils sont aussi intéressants pour l'his- torien des mœurs, et pour l'historien du droit. — Enfin les historiens : Fleury (i640?-1723), qui publie en 1C91 son Hisloire Ecclésiastique, RoUin (1661-1741), dont le Traité des Études, paru en 1726, 1728, 1730, et VHis- toire Ancienne et V Histoire Romaine ont eu un si grand nombre de jeunes lecteurs. Du Bos (1670-1742), qui publie en 1734 son Etablissement des Erancs. Il ne faut pas médire de ces honnêtes gens; on peut même ajouter que chacun d'eux, en son temps, a rendu des services, qu'ils sont encore lisibles, et qu'on y peut, de nos jours même, trouver encore et beaucoup à glaner; mais c'est le cas de dire à propos d'eux ce que l'on peut dire à propos de J.-B. Rousseau : les genres où ils se sont exercés sont trop loin de la perfection. Leur érudition est solide, et leur sens toujours droit : tel est leur plus grand mérite.
Quant aux novateurs, nous avons déjà parlé du plus considérable de tous, de Fontenelle. Ce qu'ils se propo- saient exactement, c'était : de débarrasser les lettres de la superstition de l'antique; d'introduire la raison dans les o-enres qui en comportent le moins, tels que le lyrisme, le théâtre, la fable; de modifier le style, par la substitution du petit style, haché et précis, au grand style, qui pro- cède par ensembles. Dans ce groupe, nous rencontrons l'abbé Terrasson (1670-1750), célèbre alors par sa Disser- tation sur Homère, et par son Sethos (1731); Lamotte- Houdar; enfin Marivaux, que nous retrouverons plus loin. La Motte (1672-1731) s'est exercé dans tous les genres. Il a écrit des Odes : Astrée, le Temple de Mémoire, le
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Souverain, la Descente aux Enfers, et il se met en ce genre à la remorque de J.-B. Piousseau; des tragédies : les Macchabées, Romulus, Inès de Castro, Œdipe; des Fables : VAne, le Pré, le Perroquet, les Grillons, les Moineaux. Sa querelle avec M™^ Dacier, où il eut le bon goût et l'adresse de montrer plus d'aménité que son homé- rique adversaire, le rendit célèbre durant quelques années. Mais il n'a aucune originalité profonde. C'est un Fontenelle sans idées d'avenir, un bel esprit, un raison- neur, plutôt curieux qu'intelligent, et de sensibilité à peu près nulle.
Ces divers « oubliés » ont, pour la plupart, meublé le salon littéraire le plus important alors, celui de M™^ de Lambert, dont nous allons nous occuper.
b
CHAPITRE IX
LES SALONS : MADAME DE LAMBERT, MADAME DE TENGIN
Ce serait une chose assurément souhaitable, et assuré- ment intéressante, que de pouvoir faire marcher du même pas l'histoire de la littérature et celle de la société. Non pas que je croie qu'en tout temps et partout la littè- ruture soit V expression de la société : parmi plusieurs inconvénients celte formule trop acceptée en a un que je considère comme capital. Elle ne tient pas compte de ce qui est le phénomène vivant de l'histoire littéraire, je veux dire la création des idées par les écrivains, le pou- voir du talent pour transformer tout ce qu'il touche, et le privilège enfin du génie qui est d'ouvrir les yeux des hommes à ce qu'ils ne voyaient pas. Mais dans les époques de transition, comme celle que nous achevons d'étudier, cette connexion, plus lâche en d'autres temps, ce rapport de l'histoire de la littérature avec les idées devient évi- demment plus étroit, et après avoir fait la part des écri- vains il faut faire aussi celle de l'opinion. Et quand les idées qu'ils ont eues ont été reprises ou perfectionnées par d'autres, comme c'est encore ici le cas, alors il devient nécessaire de savoir quelles facilités ces idées ont trouvées
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pour leur développement dans la sociélé environnante, quels encouragements ou quelles résistances, comment elles ont triomphé des unes et commn.t elles se sont aidées des autres. C'est ce que nous allons faire, et c'est dire que le salon de M""= Lambert, dont l'importance peut sembler d'abord limitée à l'histoire des mœurs, a droit h une place assez considérable dans l'histoire de la littérature. Deux événements, deux actes capitaux ont marqué la dernière partie du règne de Louis XIV : la révocation de l''Édit de Nantes, et la destruction de Port- Royal. Au point de vue littéraire et moral, il semble qu'on puisse les considérer comme deux fautes ; les pro- testants et les jansénistes constituaient deux des éléments sérieux, graves, rigides, de la nation. La persécution même, en les inquiétant les avait comme épurés : ils se surveillaient plus eux-mêmes, se sentant surveillés par leurs adversaires. Les catholiques eux aussi gagnaient à leur présence, par la concurrence de leurs vertus. La disparition du protestantisme, en 1685, fut donc un pre- mier malheur. L'hostilité déclarée du pouvoir contre les jansénistes à partir de 1709 en fut un second. Quand des gens austères sont traqués par l'autorité, on se figure volontiers que la vertu est passée de mode, et la licence se donne libre carrière.
Le changement moral s'était traduit d'abord par l'abais- sement de la moralité chez les personnages des comédies. Les escroqueries les plus fortes, les lâchetés les plus viles sont fréquentes dans le théâtre de Regnard et dans celui de Dancourt. Pour ne citer qu'un exemple, la ruse de Crispin, dans le Légataire Universel, est un vol abo- minable : aucun des personnages de la pièce songe-t-il
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cependant à s'indigner, h s'étonner, à dire que la morale réprouve un tel acte? Non; tous l'admettent, comme on admet quelque chose de journalier, d'habituel, de banal.
Alors on voit réapparaître certaines idées et certaines tendances que le xvii" siècle semblait avoir barrées. Les jansénistes et les protestants n'étaient assurément p;s seuls à combattre les libertins et les sceptie|ues; mai» ils contribuaient à les réduire au silence, ne serait-ce qu'en rendant plus respectable, par leur propre nombre, la majorité religieuse de la nation. Désormais les esprits religieux, divisés en persécuteurs et persécutés, cessent de combiner leurs efforts comme l'athéisme, et passent en querelles intestines le temps qu'ils employaient jadis contre le commun ennemi. Le cartésianisme renaît aussi ou plutôt il commence alors d'avoir une influence pro- fonde en France. Ses progrès avaient été empêchés par le Jansénisme, par le Mysticisme, ou, d'une manière plus générale, par les idées ou les sentiments religieux. Désormais il s'implante, et pour longtemps.
Mais de plus, et en même temps que Louis XIV s'assu- rait par ces coups de force qu'il était encore le maître, on sait le ton que la cour avait pris, aussi triste, morose et dévote qu'elle avait été brillante et galante autrefois. Le roi s'était isolé de son peuple. Il s'en était suivi une renaissance des coteries, semblable à l'éclosion de celles (jui s'étaient formées sous Louis XIII, et pendant la Régence d'Anne d'Autriche, Sans doute la tradition de ces premières ne s'était jamais interrompue : M"® de Scu- déry ne meurt qu'en 1701. Mais elles avaient été dominées et comme écrasées par le goût de la cour, par le goût de Louis XIV, le « grand goût ». Quand les gens de lettres
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vivent entre eux, ils sont inéluctablement pédants, liber- tins ou précieux. Il faudra l'intervention de Voltaire, h qui la diversité de ses liaisons, son voyage en Angleterre, et même, si l'on veut, son sens de la vie pratique et posi- tive ont ouvert les yeux sur les inconvénients des coteries, pour ridiculiser la préciosité littéraire. Mais Voltaire lui- même sera impuissant contre une autre espèce de précio- sité, la préciosité scientifique.
L'une et l'autre s'exercent dans le salon de l'hôtel de Lambert; et, tandis que l'une y renaît, l'autre y fait sa première apparition.
Anne-^NIarie-Thérèse de Marguenat de Courcelles naquit en 1647, et devait mourir seulement en 1733. Son beau-père était Bachaumont. En 1666 elle épouse le marquis de Lambert, connu alors sous le nom de mar- quis de St-Bris; il est, en 1862, gouverneur du duché de Luxembourg et il meurt en 1686, laissant à sa veuve une succession assez embrouillée. Elle ouvre son salon en 1700.
Il est difficile de dire avec précision quels personnages ont été ses hôtes habituels : à part deux ou trois, ce sont autant de noms qu'il ne faut accepter que sous béné- fice d'inventaire : parmi les femmes, M°* de Staal(M"' de Launay), j\P^ de Caylus, M""^ de Fontaine, mère de M'"^ Dupin et qui recevait aussi les gens de lettres au Palais-Royal, M™" de Murât, M""' de La Force, M"' d'Aul- noy, M"' de Villars; parmi les hommes, des politiques, comme Valincour, Sainte-Aulaire, le Président Hénault, le marquis d'Argenson, Villars; des lettrés : l'abbé de Choisy, Terrasson, Fontenelle, Mairan, peut-être Mari- vaux. Notons enfin que M""^ de Lambert correspond
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avec Fénelon, le consulte, et lui emprunte quelques idées.
En somme, à part Valincour et Fénelon, il n'y a là que des partisans des Modernes, des ennemis de Racine, de Boi- leau, de Molière, des précieux en un mot. Pour s'en con- vaincre, on n'a qu'à lire les plaisanteries par lesquelles Le Sage a ridiculisé, sous le voile de l'allégorie, le lan- gage des hôtes de la marquise :
Si vous me demandez ce que c'est que l'idiome proconchi, je vous répondrai que c'est une langue qui a ses déclinaisons et ses conjugaisons, et que l'on peut apprendre aussi facilement que la grecque et la latine, plus facilement même puisque c'est une langue vivante qu'on peut posséder en peu de temps, en conversant avec les Indiens puristes. Au reste elle est harmonieuse et plus chargée de figures et de métaphores outrées que la nôtre même. Qu'un Indien qui se pique de bien parler le proconchi vous fasse un com- pliment, il n'y emploiera que des pensées bizarres, singulières, et des expressions recherchées. C'est un style obscur, enflé, un veibiage brillant, un pompeux galimatias, mais c'est ce qui en fait l'excellence...
Sans doute on peut croire que le Sage exagcrc, la haine des précieux, qui était avec celle des comédiens et celle des financiers, l'une de ses grandes passions, l'emportant au delà de la vérité. Mais lisez cette fin d'une lettre que M"" de Lambert écrivait à Sacy en 1712, à propos de la mort du dt.c de Bourgogne :
Un ancien disait que les amis étaiemt « les vrais sceptres des rois ». — Il me semble qu'avec vous, cher Sacy, en me mêlant de citer, je franchis les bornes de la pudeur, et que je vous fais part de mes débauches secrètes.
Cependant je ne puis partager l'opinion de Le Sage, — • non plus que celle de Molière ou de Boileau — sur le slyle précieii.v, ou du moins je n'en puis accepter qu'une
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partie, et je ne puis souscrire à leurs railleries qu'autant qu'elles portent sur l'excès de la recherche dans le style, mais non pas sur la recherche même, bien comprise et bien entendue. Si le style précieux est ridicule dans les périphrases — dans celles par exemple que La Motte consacre au suisse d'un Jardin — , dans les pointes : antithèses, jeux de mots, allitérations, dans les méta- phores trop poussées, il n'en a pas moins ses avantages. Riez tant qu'il vous plaira de Fontenelle, qui écrit cette page :
Pourquoi vous moquez-vous tant de votre ami le chevalier sur ce qu'il aime une grisette? vous voudriez donc que l'on ne pût e»trer dans un cœur que comme on entre dans Vordre de Malte, en faisant ses preuves^ Pour moi je trouve deux beaux yeux aussi nthles que le roi, et je ne demande point d'autre titre que la vivacité et la douceur. Croyez-vous que je pardonne la laideur d'un visage parce que ce visage-là sera descendu de vingt ducs? Non, je vous avoue que je n'aurais pas les sentiments assez élevés pour être amoureux d'un arbre généalogique.
Mais ètes-vous sur que ce ne soit pas en s'exerçant à raffiner sur les mots que Fontenelle en soit venu à raf- finer sur les pensées, à être grand esprit, comme nous le disions, après avoir été seulement bel esprit? 11 est certain, — et l'exemple de Fontenelle, de Massillon, de Marivaux en font foi, que le travail du style permet de pénétrer plus avant, plus finement dans les idées. H permet aussi de parler d'une façon plus adéquate ii soi- même, et l'horreur pour l'expression banale ou com- mune nous conduit à choisir dans notre pensée ce qu'elle a de plus personnel, de plus original. 11 est enfin néces- saire et utile, et respectable, quand il ménage la pudeur des femmes. Car c'est bien peut-être le principal service
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que les femmes et les salons aient rendu aux Lettres françaises, d'empêcher qu'elles ne devinssent orossières. (c II faut toujours choisir l'expression la plus grossière » écrira Diderot. A lui, comme à Molière peut-être, comme à Bayle certainement, un peu de saine préciosité n'aurait pas nui.
Les ouvrages de Mme de Lambert, publiés pour la première fois au complet à Lausanne en 1747, sont les suivants : Ai>is (Tune mère à son fils; — Avis d'une mère à sa fille; — Traité de C amitié; — Traité de la i'ieil- lesse; — Réflexions sur les femmes; — Réflexions sur le ^oiit; — Réflexions sur les richesses; — Psyché; — Portraits; — Dialogue entre Alexandre et Diogene; — Discours sur la différence de la réputation à la consi- dération; — Discours sur la délicatesse d^ esprit et le sentiment; — Discours sur l'Amour; — Lettres dii^erses; — La Femme Ermite.
Tout cela ressemble assez à des conversations de salon, résumées ou continuées quand les invités sont partis. Quels en sont les sujets principaux, ou les plus importants ?
La galanterie, d'abord, y tient une large place. Ce n'est i)lus la même qu'au xvii" siècle. Dans ses Réflexions sur les Femmes, Mme de Lambert parle d'une « école de perfectionnement de l'amour » : il ne s'agit pas là seulement, comme à l'Hôtel de Rambouillet, de se choisir une dame de ses pensées, pour lui adresser des madrigaux aimables, et de feindre l'amour, quand on ne réussissait pas à l'éprouver. Il s'agit désormais d'aimer, réellement, et d'êlre aimé ou aimée; la galanterie cesse d'être prude et platonique, et la subtilité de l'esprit commence à céder le pas aux exigences du sentiment.
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Sur l'éducation des femmes, Mme de Lambert a l'esprit plus large, ou plus libre, qu'on ne l'avait au xvii« siècle, que ne l'avait même Fénelon. Elle « ne blâ- merait pas un peu de philosophie. »
Enfin nous la voyons prononcer un des mots d'ordre du xviii* siècle, le mot d'humanité. « L'humanité, écrit- elle dans les avis d'une mère à son fils, souffre de la différence que la fortune a mise d'un homme à un autre. » Et elle trouve dans la conscience laïque de l'humanité quelques-uns des enseignements réservés à la relioion
Tels étaient donc les sujets des conversations du salon. Ajoutons-y la politique, ou plutôt les intérêts généraux; la querelle des Anciens et des Modernes; enfin, se greffant sur la querelle, la question du pro'^rès, et les Sciences. Fontenelle et Mairan, surtout alimen- tent sur ce dernier point la curiosité des habituées de Mme de Lambert. Le salon sert ainsi à la diffusion des idées de Fontenelle, dont nous avons constaté l'impor- tance et la fécondité.
Le salon de Mme de Tencin est assez différent. Cette femme de lettres, qui fat aussi, comme l'a dit un de ses récents biographes, une « femme d'affaires, femme d'alcôve, de salon, d'antichambre, de concile et d'aca- démie », est avant tout une intrigante. Alexandrine Guérin de Tencin naquit à Grenoble, d'une famille un peu parvenue. De bonne heure, elle entre au couvent de Montfleury, dont la clôture est peu rigoureuse. Elle en sort pour être chanoinesse. Enfin elle s'installe à
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Paris. Ses aventures, très scandaleuses, se multiplient : ([u'il s'agisse d'amour ou d'agio, elle est toujours prête à risquer ce qui peut lui rester de réputation. Elle réussit à faire de son frère, abbé de Tencin, un évoque d'Embrun, puis un archevêque de Lyon et un cardinal, enfin un ministre d'Etat. Fleury mort, elle devient l'amie de Mme de Pompadour; elle termine enfin en 1749 sa vie, ou plutôt sa carrière si agitée.
Ses romans, les Mémoires du Comte de Comminge, le Siège de Calais, les Malheurs de l'Amour, contiennent quelques souvenirs de sa vie amoureuse et de sa vie de couvent. Voluptueux et sentimentaux, ils obtinrent en leur temps le plus vif succès. Mais ce n'est pas par eux (pi'elle a agi sur ses contemporains. Son salon a été son grand moyen d'action, ou d'intrigue.
Dès 1716, elle reçoit Fontenelle, La Motte, et le mathématicien Saurin. L'abbé de Saint-Pierre s'ajoute a eux bientôt, et, de sa plume d'économiste, écrit des fadeurs ii l'ex-religieuse. Duclos, l'abbé Prévost, Mari- vaux, Montesquieu, Piron, plus tard Mably, Helvétius, Marmontel, défilent chez elle. A la mort de Mme de Lambert, en 1733, elle constitua définitivement son « bureau d'esprit ». Sa porte était ouverte à tous : finan- ciers, courtisans, militaires, hommes de robe et d'Eglise, les Français et les étrangers. Tous gardaient un sou- venir charmé ou ému de son accueil.
Cependant il faut bien avouer que dans les conver- sations de ses « bêtes », ou de ses « sept sages », car c'est ainsi qu'elle surnommait familièrement certains de ses hôtes, la littérature proprement dite avait peu de part. L'art d'écrire, ou plus généralement l'art, est bien
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la dernière des préoccupations de cette intrio-ante, de ces mathématiciens, de ces étrangers, de ces esprits curieux ou dangereux. Les idées nouvelles, les senti- ments subtils, tels étaient les matières de leurs discus- sions ou de leurs entretiens. Pour s'intéresser à l'art d'écrire un certain degré d'idéalisme est nécessaire. Il manquait aux hôtes de M^-e de Tencin ; elle surtout était
trop éprise des réalités — de toutes les réalités de
ce monde, pour s'élever jusque-là.
Ne lui reprochons pas trop cependant d'avoir intrigué et d'avoir recherché les profits d'ambition ou d'argent. Voici qu'à partir de 1720, depuis l'entreprise de Law, la société française est bouleversée par les suites et du succès et de l'insuccès du financier écossais. Les classes se brouillent, les castes se rompent sous les corps du pouvoir nouveau, l'argent. Et puis, l'on tourne les yeux vers cette Amérique où l'on ne voyait que des arpents de neige, où l'on voit maintenant une terre nouvelle et sans doute féconde. Enfin l'économie politique est née. M""^ de Tencin a participé, collaboré, et un peu présidé à tous ces changements.
LIVRE II
LA FORMATION DE L'ESPRIT NOUVEAU
III.
CHAPITRE I
LA PREMIÈRE PÉRIODE DE LA VIE DE VOLTAIRE
Les sources de L'HisroinE de Voltaire.
En parlant de Bossuet, considéré comme le repré- sentant le plus éminent, et en quelque sorte comme le symbole même de l'esprit du xvii^ siècle, je veux dire comme l'homme dont l'histoire et dont l'œuvre avaient le plus de rapports et de points de contact avec l'ensemble des idées de son temps, j'ai pu disposer ce que j'en voulais dire d'une façon relativement systématique, et ainsi, dans ce que j'en disais, faire prédominer l'ordre logique sur l'ordre chronologique. La remarquable unité de sa vie, sa logique intérieure, la fixité de ses idées, qui cinquante ans durant se sont développées, enrichies, organisées, et jamais démenties; la continuité de son action, ne me laissaient pas de choix. Son œuvre devait occuper le premier plan; sa personne morale y devait demeurer constamment; et non seulement ses contem- porains, mais sa vie privée même ne devait intervenir dans son histoire que pour contribuer à l'explication, au commentaire, à l'illustration de l'œuvre.
IIG HISTOinE DE LA LITTERATUIIE FRANÇAISE CLASSIQUE
Il en est autrement de Voltaire : je ne sais s'il n'a pas agi plus fortement que Bossuet sur son siècle, et c'est ce que nous verrons. Mais homme d'affaires h la fois et homme de lettres, il a été singulièrement plus mêle que Bossuet au mouvement de son temps. Munitionnaircs d'armées, fermiers généraux, diplomates, ministres, favorites, et la cour et la ville, et la capitale et la pro- vince, et la campagne et l'étranger, il a tout connu, tout et tous.
On dira, et avec raison, que Bossuet n'a pas laissé d'avoir une certaine universalité : qu'il a abordé, traité, ou épuisé divers sujets très différents les uns des autres. Sans doute. Mais l'universalité de Bossuet n'est pas de même nature que celle de Voltaire. Il ne s'est pas inté- ressé à l'art; et il s'est intéressé beaucoup à la morale et à la politique en raison de leurs rapports avec la religion.
Enfin, moins diverse, mais plus vigoureuse, l'origi- nalité de Bossuet n'est pas au même degré le reflet du temps où il a vécu. Bossuet est lui-même avant tout. Voltaire, au contraire, est l'image de son siècle; et sans examiner encore la question de savoir qui a plus donné ou reçu, du siècle ou de Voltaire, ce qui est certain, c'est qu'ils concourent indispensablement l'un à l'autre.
J'ai donc choisi pour en parler un plan purement chronologique, dont voici les principales divisions :
I. Première époque de la vie de Voltaire (1G94-1734). — Ses débuts, — son séjour en Angleterre, — son retour à Paris. — Les Lettres Pliilosophiques.
II. Le théâtre de Voltaire.
III. Deuxième époque de la vie de Voltaire (1734- 1754) : Cirey, — Versailles, — Berlin.
LA PHEMIÈRE PÉniODE DE LA VIE DE VOLTAIRE 117
IV. Voltaire historien.
V. Troisième époque de lavie de Voltaire (1754-1758).
VI. Les Romans et les Contes.
VII. Politique, — philosophie, — polémique religieuse de Voltaire.
VIII. La royauté de Ferney, le retour et la mort (1759- 1778).
IX. Rôle et influence.
Et je répartirai successivement ces dilTérents chapitres à travers l'histoire littéraire du siècle tout entier.
Evidemment, quoique chronologique, ce plan ne sera tout à fait dénué de logique, et l'on y pourra apercevoir deux Voltaires, celui du début, et celui de la fin, réunis l'un à l'autre ou changés l'un en l'autre de 1734 à 1754, par une crise qui est la grande crise et pour ainsi parler le point tournant du siècle lui-même autant que de Vol- taire. Mais je n'insiste pas, et laissant en quelque sorte à Voltaire lui-même le soin de récupérer son unité per- sonnelle à travers la dispersion de son œuvre et de son activité, j'aborde immédiatement la première question, qui est celle des sources de son histoire.
La question n'est que préliminaire, mais elle vaut bien que l'on s'y arrête. Dans aucune autre littérature, il n'est pas un grand écrivain ou un grand penseur, qu'il soit Shakespeare ou qu'il soit Goethe, sur qui nous ayons pareille abondance de renseignements. Ennemis ou amis, compatriotes ou étrangers, je n'en connais pas un dont on se soit occupé davantage; pas un dont il y ait de meilleures éditions, de meilleures biographies, de meilleures bibliographies. Aussi nous faut-il distinguer d'abord, et parmi les sources de son histoire séparer
118 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
celles qui lui sont postérieures de celles qui lui sont con- temporaines ou antérieures.
Je dis antérieures, et je ne plaisante pas, ni n'exagère. Non seulement en effet pour lui, comme pour Bossuet, comme pour Racine, l'œuvre s'explique en partie par les œuvres qui l'ont précédée et l'homme par ses origines, sa famille, sa condition, mais je veux dire qu'antérieu- rement h Voltaire il y a une tradition de Voltairianisme établie de tout temps en France, de telle sorte que pour le comprendre, ce ne serait pas trop sans doute que de remonter à Boileau, à Molière, à Montaigne, à Rabelais et jusqu'à Jean de Meung; et qui sait? en dehors et par- delà les frontières de notre littérature jusqu'à Lucien, En ce cas, cela signifierait que Voltaire est le représentant d'une partie de notre esprit national, et d'une forme de l'esprit humain.
Sans remonter aussi haut, il est indispensable de remonter à trente ou quarante ans en arrière, jusqu'à Bayle, et, antérieurement à lui, à ce petit groupe de beaux esprits ou de libertins, comme on disait alors, qui en plein règne de Louis XIV, ont préparé pour ainsi parler la venue de l'Evanoile Voltairien.
Parmi les sources contemporaines, j'en distingue de trois sortes : les témoignagnes des contemporains sur sa vie; ses Œuvres et principalement sa Correspondance, les jugements raisonnes portés sur lui de son vivant. Le Sage, Diderot, Choiseul, Fréron, Grimm, M'"" du Châte- let, M"* de Graffigny fournissent des renseignements appartenant à la première catégorie. — Quant à ses Œuvres et à sa Correspondance, naturellement nous aurons à en reparler en détail; mais déjà nous pouvons
LA PREMIERE PERIODE DE LA VIE DE VOLTAIRE 119
faire ici deux ou trois remarques explicatives ou justifi- catives de méthode : la première c'est que, si les Œuvi^es de Voltaire, en général, abondent sans doute en rensei- gnements sur son compte, on se tromperait pourtant de le trop étudier dans ses tragédies ou dans ses his- toires. Là en effet il est à bien des égfards un homme du XVII* siècle : il passe son habit de cour, quand il écrit Zaïre ou le Siècle de Louis XIV, je veux dire que s'il n'a pas le même idéal, il tend à la même impersonnalité, à la même objectivité, que Racine ou Bossuet. Il est dominé comme eux par une conception d'art, par des conditions ou règles des genres, par un respect des modèles^ qui font qu'il dissimule, qu'il déguise ou qu'il force une partie de lui-même. Mais dans ses Mélanges et dans sa Corres- pondance, c'est là qu'il est vraiment lui-même, qu'il s'aban- donne à toute sa verve, qu'il abdique toute retenue, qu'il" met bas jusqu'aux pièces de son vêtement que la pudeur nous interdit de nommer et selon le mot du comique, c'est là qu'il se montre à nous in naturalibus.
Mais j'ajoute aussitôt, et c'est là ma seconde réflexion, qu'il a écrit pendant plus de soixante ans, que sa Corres- pondance n'était pas faite pour être imprimée, et qu'ainsi nous y pouvons puiser pour le connaître, mais qu'il n'en faut pas abuser contre lui. Et c'est une tentation à laquelle je ne sais si j'ai toujours résisté.
Dans la troisième catégorie, je range les documents d'ensemble : Vie de Voltaire, par Condorcet (1789), par Duvernet (1797); l'examen de ses ouvrages, par Lin- guet (1788), etc., et tous les jugements portés sur Vol- taire et son œuvre au cours du xix* siècle.
Ainsi nous essayerons de nous représenter avec cxac-
120 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
titude l'œuvre et la destinée d'un homme qui n'a jamais passé, quoi que Goethe en ait voulu dire, pour le plus grand, ni même pour le plus français de itos grands écri- vains, mais qui a été certainement le plus considérable de nos hommes de lettres, ce qui n'est pas la même chose, et dont la carrière, de quelque façon qu'on la juge, n'a rien, dans aucune littérature, qu'on puisse lui comparer. pour la durée, la diversité, la singularité. En France même, c'est en vain qu'on a voulu parfois comparer Voltaire et Hugo. Et qu'est-ce qu'Hugo à l'étranger?
Je n'ai pas besoin d'ajouter que je n'apporterai dans cette étude aucun parti pris ; mais que je parlerai d'ailleurs de Voltaire et de son temps avec une entière liberté, 11 serait au reste assez plaisant que le seul siècle sur lequel nous ne pourrions nous expliquer librement fût celui auquel on fait honneur de nous avoir conquis le droit qu'on nous refuserait sur lui.
La PREMIÈRE JEUNESSE DE VoLTAIRE (1694-1718).
La première jeunesse de Voltaire, c'est cette période de sa vie qui s'étend nous pouvons dire presque depuis sa naissance jusqu'à son premier succès littéraire, celui de son Œdipe, le 17 novembre 1718. Je dis presque depuis sa naissance, et en effet on a longtemps discuté l;i question de savoir avec exactitude où et quand il naquit, si ce fut à Paris ou à Châtenay, le 22 novembre ou le 20 février 1694, et la question n'a été tranchée, si elle l'est, que depuis une trentaine d'années, par le fragment d'une lettre d'un certain Pierre Bailly, cousin des Arouet, à sa famille du Poitou :
LA PREMIERE PERIODE DE LA VIE DE VOLTAIRE 121
24 novembre 1694.
Nos cousins ont un autre fils, né dil y a trois jours; M^^e Arouet... a été très malade... l'enfant n'a pas grosse mine, sétant senti de la chute de la mère....
On peut s'appuyer sur celte fin, et on l'a fait, pour expliquer la délicatesse de Voltaire, qui ne l'a pas empêché de vivre jusqu'à quatre-vingt-cinq ans de la vie la plus agitée.
Plus intéressant est de savoir quelle est sa famille. La race elle-même importe peu : si, des deux côtés, elle est originaire du Poitou, sa famille était parisianisée depuis un siècle. Et d'ailleurs il est bon d'être sobre d'indica- tions de ce genre : n'oublions pas que l'auteur de Gil Blas et celui à'Atala étaient également Bretons. La con- dition de sa famille importe davantage. Nous savons donc qu'après avoir été notaire, de 1675 à 1692, Fran- çois Arouet devint en 1701 payeur des épices de la Chambre de Comptes. Il était donc ainsi de condition bourgeoise, presque de robe, de la petite robe. Les actes de son étude nous apprennent qu'il fut notaire des Saint- Simon, des Sully, des Caumartin, ce qui d'ailleurs ne veut pas dire, quoiqu'on l'ait prétendu, qu'il ait été leur ami plutôt que leur notaire. Mais si nous disons que la première enfance de Voltaire se passa dans le même milieu que celle de Molière, ou de Boileau, ou de Regnard, ou même de Beaumarchais, nous ne nous tromperons pas, et la constatation ne sera pas indifférente. Voltaire tint de son milieu un certain goût de fronde et de satire, une certaine vivacité d'esprit, une certaine indépendance d'humeur, avec peu de tendance au respect des préjugés : il est vrai que pour les bourgeois parisiens est préjugé
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tout ce qui n'est pas à riiistar de Paris. 11 prit l;i aussi le goût des affaires, et cet art de la vie pratique, dont il donnera plus d'une preuve.
Si les Sully ni même les Caumartin ne fréquentaient sans doute beaucoup dans la maison du payeur des épices, on y voyait des beaux esprits. La mère de Voltaire, assez jolie femme, de mœurs peu sévères, amie de Ninon de Lcnclos, les attirait et les retenait. Elle aurait, dit-on, connu Corneille et Boileau. On cite surtout parmi eux Rochebrune, que Voltaire, dans des vers assez indé- cents, s'est une ou deux fois attribué comme père, et Châteauneuf, son parrain. Ce fut même ce dernier qui, quand sa mère fut morte, en 1701, se chargea de son éducation mondaine, le mena chez la vieille Ninon, laquelle, c'est Voltaire qui nous l'apprend lui-même, charmée de sa gentillesse, lui légua deux mille francs pour s'acheter des livres.
Resté veuf avec trois enfants, le père Arouet mit Armand au séminaire de Saint-Magloire et François-Marie au Collège de Clermont. Je ne pense pas qu'il soit ici besoin d'insister sur ses succès de collège, sur sa précocité d'en- fant prodige, non plus que sur les maîtres qu'il eut : Porée, Thoulier, Tourneminc, ou sur ses camarades : Fyot de la Marche, et les deux d'Argenson. Quand il eut terminé ses études, en 1711, son père, en homme pratique, voulut qu'il fit son droit, mais le jeune homme avait de bien autres ambitions, qu'encourageaient en lui les épicuriens de la Société du Temple, où il fréquriiUiit depuis 1706. Ces honnêtes gens, auxquels nous revien- drons, Châteauneuf, Servien, La Fare, Chaulieu, • qui rimaient presque tous non sans esprit ni même sans
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talent, étaient surtout remarquables par le débraillé de leurs mœurs; mais étant tous aussi de naissance, ou pres- que tous, ils gardaient dans ce débraillé même une cer- taine allure, je ne dirai pas de bonne compagnie, mais d'élégance encore aristocratique. Voltaire eut vite fait de se déniaiser parmi eux, et poussé, encouragé, applaudi par eux, il suivit son penchant à rimer.
Il y avait alors pour les rimeurs deux moyens de par- venir : les concours académiques : et Voltaire, en 1712^ écrivit pour le concours de Poésie une Ode sur le vœu de Louis XIII; — le théâtre : et il semble bien aussi que c'est dès ce lemps-lk que Voltaire conçut l'idée à^Œdipe. Nous dirons tout à l'heure quelques mots d'un troisième moyen qu'il y avait encore de se mettre en évidence, et auquel Voltaire recourut. Mais, en atten- dant que la réputation lui vînt, le bonhomme Arouet, trouvant avec raison que cette existence, bonne pour un vidame ou pour un chevalier, ne menait un jeune bour- geois à rien, jugea bon d'y mettre un terme, et pour cela de dépayser son fils. Il le confia donc à l'un de ses amis ou de leurs protecteurs, Chàteauneuf, en partance pour la Hollande, et le jeune Arouet dut faire ses paquets pour La Haye.
Le père Arouet avait raison. L'événement pourtant lui donna tort. A peine arrivé h La Haye, son coquin de fils se mit à fréquenter chez une dame Du Noyer. C'était une femme de lettres, auteur de Lettres historiques et galantes. Elle avait une fille, dont Voltaire s'éprit. Mais la mère, à qui ce jeune homme semblait un assez mince parti, intervint. Arouet alors, s'avisant que ces dames étaient protestantes, n'eut-il pas l'idée de songer à con-
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vcitir la fille, pour lui fournir un prétexte à quitter sa mère et à chercher contre elle un asile en France. M""* du Noyer se plaignit à l'ambassadeur; le cas était grave; celui-ci renvoya Arouet à son père. — Olympe du Noyer devint plus tard comtesse de Winterfeld. — Fureur du père Arouet, qui veut embarquer son fils pour les îles, et se résout à le placer à l'élude de M® Alain, place Maubert. C'est là que Voltaire connu le fameux Thieriot, dont il fit dans la suite son factotum.
Cependant, avec sa lenteur accoutumée, l'Académie s'occupait du concours de 1712. En août 1714, elle cou- ronnait l'abbé Du Jarry. C'était trop : atteint dans son amour-propre et dans sa bourse, Voltaire répliqua par Le Bourbier : c'est le troisième moyen dont je parlais tout à l'heure : l'épigramme ou la satire. Une autre pièce du même genre, qui parut en même temps, VAnti- ^'iton, rendit le nom d'Arouet fameux chez Procope et chez Gradot. Le père, plus mécontent que jamais de cette façon d'étudier la procédure, obtient une lettre de cachet, et le jeune homme allait être enfermé quelque part ou ailleurs, quand un vieillard le prit sous sa pro- tection. Louis Olivain de Caumartin, marquis de Saint- Ange l'emmena dans son château. « Il savait tout, — nous dit de lui Saint-Simon, — en histoire, en généalogie, en anecdotes de cour, avec une mémoire qui n'oubliait rien de ce qu'il avait vu ou lu. » Il serait possible que Voltaire ait pris auprès de lui l'idée de la Ilenriade, et du Siècle de Louis XIV.
11 ne séjourna pas longtemps auprès de M. de Caumar- tin. Revenu à Paris, il écrivit plusieurs pièces qui se ressentent de la société du Temple. La note épicurienne
LA PREMIERE PERIODE DE LA VIE DE VOLTAIRE 125
revient souvent dans ses œuvres de jeunesse, et peut servir d'indice sur le genre du profit qu'il avait tiré de son éducation. La note satirique aussi, quoiqu'il ait toujours désavoué deux pièces injurieuses contre le Régent qu'on lui imputa alors. Il reçut un ordre de s'en aller à Tulle. On obtint d'ailleurs aisément qu'au lieu d'aller jusqu'à Tulle, il s'arrêtât à Sully-sur-Loire. Notez la qualité de ses protecteurs : Châteauneuf, Caumartin, Sully :
Principihus placuisse viris non ultima laus est...
Nous avons de jolies lettres datées de Sully-sur-Loire, des lettres dont l'aisance, le tour libertin et aristocra- tique en même temps a quelque chose déjà de parfai- tement original, qui explique la faveur de Voltaire auprès du grand monde. Lisez-les, si vous voulez apprendre ce que c'est que l'ingéniosité mondaine, presque le tact, et comment on peut faire un agréable mélange du respect et de la hardiesse. Mais chose assez curieuse, ce que je dis de sa prose, on ne pourrait pas le dire de ses vers à cette époque : ils sont fades et banals.
Quoi qu'il en soit, le Régent n'avait pas de rancune, c'était son moindre défaut; il pardonna et Voltaire put revenir à Paris. Il n'y resta pas longtemps libre. Fut-il encore victime de quelque perfidie de ses ennemis? On ne sait pas; mais en 1717 une pièce satirique ayant cir- culé, et le bruit public la lui attribuant, le Régent se fâcha cette fois, et il mit le poète à la Bastille, le 16 mai 1717. Voltaire resta en prison jusqu'au il avril 1718. 11 y commença la Henriade.
126 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE De 1718 A 1726.
Sa pièce d'Œdipe, reçue par les comédiens, s'était de ce chef trouvée suspendue. Elle fut jouée enfin le 18 no- vembre 1718. Le succès en fut prodigieux, et persista durant quarante-cinq représentations. Si elle le méritait, c'est une autre question, que nous examinerons plus tard, comme aussi celle de savoir jusqu'à quel point les vers ou les tirades « philosophiques » de l'œuvre contri- buèrent à son succès. — Ajoutons seulement que c'est alors que pour la première fois Arouet prit publique- ment ce nom de Voltaire qu'il devait rendre fameux. Le Régent le gratifia d'une pension de 1200 livres; Madame agréa la dédicace de la tragédie. Honoré de la protection de la maréchale de Villars, applaudi, fêté, le voilà entré dans le très grand monde.
Je laisse de côté le détail des anecdotes qui concernent cette partie de sa vie, et sous le nombre de qui la vérité de son caractère plutôt qu'éclairée est étoulTée. Je ne rappelle donc pas les mots plus ou moins piquants qu'il échange avec Piron ; je ne dis rien de la nature de ses rapports avec la présidente de Dernières. Tout cela ne fait point notre affaire, et du milieu de ces menues choses il faut dégager des renseignements plus instructifs. Si l'on se place à ce point de vue, si on essaie de ramener l'amas des anecdotes et des documents à quelques traits de caractère et de conduite, on en discerne aisément trois ou quatre. Prenons pour cela une seule année de sa correspondance : l'année 1722. Sur les vingt-huit lettres que nous en avons gardées, une est adressée à Rousseau, huit à M"" de Dernières, seize à Thieriot,
LA PREMIÈRE PERIODE DE LA VIE DE VOLTAIRE 127
deux au cardinal Dubois, une à Moncrif, une à M"^ X***. Et elles sont datées de Paris, de Villars, de Cambrai, de Bruxelles, de La Haye, de Marimont, de Bruel, d'Ussé, de la Source. Rien que ces indications sont déjà sio-nifi- catives. A Villars, il est chez le Maréchal, à Bruel, chez le duc de La Feuillade, à la Source, chez Bolingbroke. Voltaire est donc admis dans le grand monde. Voici quelque chose de déjà nouveau : ni Corneille, ni Racine^ ni Boileau, dont la naissance était égale, ne fréquentaient ainsi les grands seigneurs. Évidemment la condition des hommes de lettres a changé. — Examinons ces lettres de plus près : dans l'une, la lettre 60, nous remarquons un accent de dignité, qui vaut la peine d'être noté; une autre, la lettre 55, a un air d'intrigue; telle autre enfin, la lettre 50 est d'un homme a qui le soin des vers ne fait pas négliger celui de ses affaires. En somme, le monde avec lequel Voltaire alors paraît avoir le moins de rapports, c'est celui des gens de lettres : il n'y lient que par Thieriot, son factotum, son intermédiaire. Bien plus qu'homme de lettres, il est homme du monde, homme d'affaires, homme politique enfin ou diplomate si on voulait l'employer. Considérant que rintelligence est un outil universel, il croit que qui est capable d'écrire la Henriade l'est aussi de faire fortune, de tenir sa place à côté de la fortune et de la naissance, et de conduire une négociation diplomatique.
C'est alors, en effet, qu'il écrit à Dubois la lettre sui- vante :
Je peux plus aisément que personne au monde passer en Alle- magne, sous le prétexte dy voir Rousseau, à qui j'ai écrit il y a deux mois que j'avais envie daller montrer mon poème au Prince
128 HISTOlRi: DE l.A LITTI- IIATL IlE FRANÇAISE CLASSIQIE
Eugène et à lui. Jai même des lettres du Prince Eugène dans ks- quelles il me dit qu il serait bien aise de me voir. Si ces considé- rations pouvaient engager V. E. à memployer à quelque cliosc. je la supplie de croire quelle ne sera pas mécontente de moi. tl que j'aurais une reconnaissance éternelle de m'avoir permis de lu servir.
Dubois ne le prit pas au sérieux. Mais il n'en fit p:is moins le voyage de Hollande; M"* de Rupelniondo l'accompagnait. Il lui adressa VEpitre à Uranie (1722>, qu'il ne publia que plus tard. On a vanté et blâmé la hardiesse de cette pièce, et l'on a pensé de nos jours qu'alors elle dut faire un violent scandale, par son déisme catégorique :
Je ne suis pas chrétien, mais c'est pour l'aimer mieux.
Elle ne contenait rien pourtant qui dépassât ce qu'avait dit M"* Deshoulières, dans les Moutons et le Ruisseau :
... plus j'envisage La faiblesse de l'homme et sa malignité,
Et moins de la Divinité Je reconnais en lui l'image.
Nous irons reporter la vie infortunée
Que le Hasard nous a donnée Dans le sein du néant d'où nous sommes sortis.
Puis Voltaire revient à Paris. L'impression de la lien- riade lui causait mille soucis. Enfin le poème paraît, en il'l'^^. Le succès et l'effet en sont considérables. On y admire l'emploi du merveilleux pa'i'en, dans le voyage de la Discorde à Rome, dans le sacrifice des ligueurs aux esprits infernaux; l'emploi du merveilleux chrétien : l'apparition de Saint Louis à Henri IV; l'usage enfin de l'histoire. Nous ne dirons rien ici de cette épopée, sinon
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LA PREMIÈRE PERIODE DE LA VIE DE VOLTAIRE 129
■qu'elle mérite les plaisanteries de Swift sur « l'art de ramper en poésie ».
En 1724, Marianne est jouée avec succès. Voltaire est admis à la cour, auprès de M"^ de Prie, et on le pré- sente h la reine. 11 chemine le plus agréablement du monde, et le plus rapidement aussi, vers la fortune et vers la gloire.
Il était inévitable qu'une telle situation, soutenue par ■un sentiment très vif de sa dignité personnelle et ren- forcée de l'impertinence trop souvent naturelle h un homme d'esprit, excitât le mécontentement de quelques grands seigneurs, et que quelqu'un d'entre eux le lui fit sentir plus ou moins brutalement. Le sort en tomba sur un Chevalier de Rohan, lequel, à la suite de certaines .reparties un peu trop piquantes de Voltaire, « prit le parti de lui faire donner en plein jour des coups de bâton » [Mémoires de Villars). Ces coups de bâton ont fort égayé quelques-uns de ses biographes, qui ne se souviennent plus que s'ils ont cessé d'être exposés eux- mêmes à en recevoir, c'est h lui qu'ils le doivent. Mais pour nous, si nous nous rappelons que malgré tous ses ■efforts il ne put tirer satisfaction du vaillant chevalier, ^[ue même la famille de celui-ci obtint qu'on le mît à la Bastille, et qu'au sortir de la Bastille on l'exilât, non plus cette fois en province, mais h l'étranger, nous essaye- rions plutôt de calculer ce que la brutalité du Chevalier de Rohan devait coûter un jour h sa caste. Représentons- nous en effet que Voltaire a souffert alors dans sa sus- ceptibilité, défaut ordinaire aux poètes; qu'il a été déçu profondément, dans la confiance qu'il avait en son crédit auprès de ses aristocratiques amis; pensons à son humi- iii. 9
130 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
liation et à sa rage; comptons encore que son exil, en le privant Je toutes ses pensions, le réduisait à une situation très précaire; ajoutons qu'il avait ainsi, à trente-deux ans, sa carrière à recommencer, et nous nous ferons une idée du fonds de haine qu'il emportait en Angleterre. Sans doute il oublia dans la suite, ou parut oublier. Son personnage eût été plus digne, si dès lors, abjurant son grand monde, ses princes et ses impératrices, il se fût fait peuple. Mais il était incapable de cet effort, et ne manquant pas de la dignité qu'il fallait pour prendre une attitude, il devait manquer toute sa vie du courage qu'il faut pour la soutenir. Il travailla donc à détruire cet ancien régime, dont autant que personne il devait aider à miner les fondements : mais il accomplit son œuvre sans franchise, et presque sans en avoir nettement conscience.
Voltaire en Angleterre.
En essayant de suivre Voltaire en Angleterre, c'est l'une des plus courtes périodes de son existence que nous abordons; c'est aussi l'une des plus importantes, mais c'est surtout l'une des plus obscures. Obscure tout d'abord en ce sens que sur sa façon de vivre là-bas, sur la nature de ses occupations, sur ses relations mondaines ou littéraires, nous ne connaissons qu'un très petit nombre de faits authentiques et précis, séparés les uns des autres par de longs intervalles d'ombre; plus obscure en ce sens et de celte autre manière que pour déter- miner ce que V^oltaire a dû à l'influence anglaise, il fau- drait également et à fond connaître l'œuvre de Voltaire et l'histoire elle-même de la Littérature anglaise.
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LA PREMIERE PERIODE DE LA VIE DE VOLTAIRE 131
Notons un premier point : ce n'est pas un petit-maître qui vient de débarquer en Angleterre, c'est un observa- teur et un juge : Voltaire a trente-deux ans, et une expé- rience déjà étendue des lettres et du monde : aussi d'une manière générale ne va-t-il point du tout, comme on le dit, subir l'influence de la littérature ou de la philosophie anglaise : mais il va s'en approprier ce qui convient à la nature de ses préjugés et de son génie.
Il était muni de nombreuses recommandations : pour Bolingbroke, Dodington, Falkener, à qui il devait dédier Zaïre, pour des banquiers aussi. Quant aux Français de Londres, qui étaient nombreux alors, et qui se réunis- saient au Café de l'Arc-en-Ciel, Desmaizeaux, Daudé, Moivre, Coste, La Chapelle, il était trop gentilhomme pour les fréquenter. Il en résultait que pour jouir de la société de ses amis anglais, il lui fallait apprendre leur langue, — et c'est à quoi il employait l'automne et l'hiver de 1726. Il fut mis à même ainsi de mieux com- prendre les penseurs anglais, et d'apprécier plus juste- tement la littérature anglaise.
Quel profit tira-t-il donc, quel bénéfice important, de son séjour? En d'autres termes, quel est le vrai sens, l'exacte portée des Lettres Anglaises, ou Lettres philoso- phiques, qu'il publiera en 1734? Je crois avoir trouvé la formule exacte : presque tout ce qu'il y a de négatif dans sa pensée, il l'emportait de France, presque tout ce qu'il y a de positif, il l'a rapporté d'Angleterre, et il s'agit de le préciser. Divisons pour cela la question, et si d'ailleurs Voltaire est assez indifférent à la politique, en tant qu'il y est question de la valeur des diverses formes de gouvernement, et s'il ne l'apprécie que par
132 HISTOinE DE LA LITTEnATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
rapport au degré de civilisation qu'elle procure, et au bonheur individuel qu'elle favorise ou amoindrit, il nous reste alors à voir ce qu'il a dû h la science, h la littéra- ture, et enfin à la philosophie anglaises.
Il est certain qu'il a été séduit par Newton, et que dans la suite il se fit l'apôtre de son influence. Il a d'abord goûté la philosophie générale de Newton, ses principes, qui se trouvaient dans Descartes, et que Fon- tenelle et Mairan développaient en France : la fixité des lois de la nature, le pouvoir de la méthode, la toute- puissance de la raison dans les choses de son domaine, la solidarité des sciences, l'universel mécanisme. — Mais ce qui n'était ni chez Descartes ni chez Fontenelle, c'était la physique particulière de Newton, et ce qui s'y trou- vait au fond, mais que le goût de la métaphysique et celui des mathématiques y avaient caché, c'était le sen- timent du pouvoir de l'observation, de l'expérience, de linduclion. Voilà à peu près tout ce que Voltaire prit ilans Newton; — encore doit-on dire que c'était une tendance générale du siècle qui commençait.
Il ne me paraît pas beaucoup plus difficile de démêler ce que Voltaire doit à la Littérature anglaise. On a sur ce point beaucoup exagéré l'influence de l'Angleterre sur Voltaire, et cela, faute de se faire une idée juste de l'invention : on n'invente guère, ou même on n'invente pas, en ce qui concerne le fond : Shakespeare, qui passe cependaût pour un auteur original, n'est l'inventeur d'aucun de ses sujets. Parce que donc les imitations de Voltaire sont nombreuses, qu'il a emprunté à Parnell le sujet de Zadig, à Wycherley celui de la Prude, à Van- brugh celui des Originaux; parce que Nanine rappelle
LA Pr.EMIERE PERIODE DE LA VIE DE VOLTAIRE 133
Améla, Zaïre Othello, Sémirntnis Hajulet, et Micromégas Gnllà'ei-, ne nous hâtons pas de crier au plagiat. Le sujet de Zaïre se retrouve aussi bien dans Bajazet, Orosmane n'étant qu'une Roxane retournée, et Micromégas ne doit-il rien à Cyrano? Faisons attention d'autre part à ceci : Swift mis de côté, la littérature de l'époque de la reine Anne est presque plus française qu'anglaise. Dryden est un grand admirateur de Boileau, de même que Pope et Addison ; et sans doute, en passant par le milieu anglais, les procédés littéraires français prennent une teinte particulière; mais il n'en est pas moins vrai qu'ils ont le même idéal que nous : ils développent les mêmes genres : tragédie, comédie, éloquence de la chaire; ils estiment les mêmes qualités : l'ordre, la cor- rection la perfection du style. C'est ce qui nous permet de réduire h deux points l'influence de la littérature anglaise sur Voltaire : il a pris à Swift le goût d'une plaisanterie plus libre; et Shakespeare lui a donné l'idée d'un théâtre diOférent de la tragédie classique française. Ce sont là ses deux acquisitions positives, en matière de littérature.
Mais enfin quelle fut sur lui l'influence, qui doit nécessairement être plus grave, et d'une autre portée, des libres penseurs comme Collins, Toland, Tvndal, Woolston, et des philosophes comme Bacon, Hobbes, Locke, dont il lisait les livres et fréquentait les disciples?
Sans entrer dans le détail de leurs opinions particu- lières, tous ont un principe commun, c'est : qu'il y a dans l'amas confus de nos idées et de nos croyances des choses qui sont adéquates à la raison, homogènes avec elle, et qui lui permettent ainsi de connaître les qualités
134 HlSTOIllE DE LA LITTEHATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
cle5 corps, et les lois de l'esprit; des choses au-dessus de la raison, qu'elle conçoit sans les démontrer, comme l'immortalité de l'âme, et l'existence de Dieu, et qui ne répugnent à aucun fait d'expérience, ni h aucune loi de l'esprit; qu'elle admet enfin comme des postulats dont elle a besoin; des choses qui sont contraires à la raison, comme la résurrection d'un mort, l'interruption des lois de la nature, l'Enfer, le choix que Dieu aurait fait d'un peuple. On aperçoit aisément les conséquences. Repousser ces choses contraires à la raison, c'est nier le miracle, nier la Révélation, sortir du Christianisme; admettre des choses supérieures à la raison, qu'elle peut accorder, mais non montrer, c'est poser le déisme ; ne recevoir la certitude qu'autant que la faculté qui en juge lui est homogène et analogue, c'est se réduire à l'empirisme.
Mais d'autre part nous avons vu que, tandis que Bayle admettait les deux premiers, et le premier surtout, de ces trois points, posant une contradiction entre la raison et la foi, il ne concluait pas sur le troisième. Les Anglais faisaient un pas de plus, ou du moins, et, sur une base empirique, établissaient la religion naturelle, et un dog- matisme nouveau. C'est là exactement ce que leur emprunte Voltaire.
Et ceci est considérable, car il y trouve un bouclier contre l'athéisme et le scepticisme; et ce serait en effet une grosse erreur, que de prendre Voltaire pour un athée et pour un sceptique. Il a une croyance au con- traire, dont voici les éléments ou les articles :
La vie humaine se suffit à soi-même, — et c'est la négation du christianisme;
Tous les maux qui déciment l'humanité viennent de la
LA PREMIE15E PERIODE DE LA VIE DE VOLTAIRE 135
superstition; le progrès doit consister à réduire l'irra- tionnel au rationnel.
Ce n'est pas le temps ici de la développer : il faut la laisser s'enrichir, s'éprouver au contact de l'expérience, se contredire au besoin. Mais dès à présent on en peut voir la formule. — Que maintenant Voltaire ait dû beau- coup d'autres choses à l'Angleterre, des leçons de tolé- rance, de démocratie, je ne dirai pas le contraire. Mais que la vie soit le véritable objet de la vie, voilà l'idée que lui enseigna l'Angleterre philosophique, voilà la leçon de choses que lui donna son exil. Sa mobilité, dès lors, se lesta d'un certain sens pratique; dans un milieu plus âpre il fortifia son esprit pour son œuvre qui devait être européenne.
De 1729 A 1714.
C'est au mois d'avril 1729 qu'après trois ans d'exil, et après bien des intrigues aussi dont nous n'avons pas connaissance, mais que nous pouvons supposer, que Vol- taire rentrait à Paris. Nous avons dit ce qu'il rapportait d'Angleterre, et à ce propos nous ne saurions trop insister sur la signification des Remarques sur les Pen- sées de Pascal, qu'il joignit aux premières éditions de ses Lettres anglaises. Il y attaque le jansénisme, sans doute ; mais au fond, il en a bien moins dans Pascal à l'apologiste de la religion qu'à l'ennemi de l'institution sociale :
Quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour entrer dans le désespoir dont parle M. Pascal; je vois une ville qui ne ressemble en rien à une île déserte, mais peuplée.
130 HISTOIRE DE LA LITTEnATUUE FRANÇAISE CLASSIQUE
opulente, policée, et où les hommes sont heureux autant que la nature humaine le comporte. Quel est l'homme sage qui sera plein de désespoir parce qu'il ne sait pas la nature de sa pensée, parce qu'il ne connaît pas quelques attributs de la matière, parce que Dieu ne lui a pas révélé des secrets? Il faudrait autant se déses- pérer de n'avoir pas quatre pieds et deux ailes.
S'il blâme et veut ridiculiser Pascal, c'est au nom de la beauté de la civilisation; Montesquieu donnera à ce principe tout son développement. Mais c'est en Angle- terre que Voltaire en a senti toute la force.
Avant de rentrer dans la lutte, il lui fallait arranger ses affaires. Il revendiqua les pensions dont il jouissait avant son départ; il en réclama même l'arriéré; puis il se mit à spéculer dans diverses entreprises financières. Riche et spirituel, il n'eut pas de peine à reprendre sa situation dans le monde, et à renouer ses relations inter- rompues. Il se remit alors au travail, et donna à la scène lin Briitus, dont les sentiments républicains offensèrent l'opinion. Puis parut le Charles XII^ et enfin les Lettres Pli ilosoph iq u es .
Je n'insisterai pas sur Brûlas, non plus que sur les conditions bizarres. dans lesquelles eut lieu la publication du Charles XII. Les contemporains admirèrent surtout dans ce dernier livre la vivacité du récit et la justesse des proportions. Nous sommes aujourd'hui plus sévères. Cette histoire nous paraît romanesque, arrangée, com- posée comme une tragédie, « à effet n en un mot.
C'est de cette époque aussi que datent ses petits i>ers. Car je ne parle ni de ses Odes, ni de ses Satires et de ses Contes. Les Odes sont la platitude même, car il y manque ce qui est l'âme même du lyrisme, l'émotion intérieure. Ses Satires et ses Contes ont plus de valeur;
LA PREMIERE PERIODE DE LA VIE DE VOLTAIRE 137
et ils en auraient encore davantage sans Boileau et sans La Fontaine. Ils prouvent admirablement que Voltaire n'est pas un artiste. Mais ses petits vers, épîtres et madrigaux, sont des chefs-d'œuvre du genre : c'est la prose rimée la plus spirituelle et la plus gracieuse qui se puisse imaginer.
Ce furent pourtant deux ou trois pièces de ce genre qui faillirent le compromettre de nouveau. Adrienne Lecouvreur mourut le 20 mars 1730." Avait-elle été empoisonnée? Sur la foi de quelques Mémoires on l'a dit. En tout cas la sépulture religieuse fut refusée, le cercueil fut ramené au domicile de la comédienne. Vol- taire écrivit aussitôt quelques vers indignés :
Que direz-vous, race future, Lorsque vous apprendrez la flétrissante injure Qu'aux beaux-arts désolés font des hommes cruels ?
Ils privent de la sépulture. Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels!
Il imprimait aussi, très imprudemment, VÉpUre à Uranie, composée en 1722, et où il faisait hautement profession de déisme : s'adressant à Dieu, il s'écriait :
Mon incrédulité ne doit pas te déplaire;
Mon cœur est ouvert à tes veux. L'insensé te blasphème, et moi je te révère, Je ne suis pas chrétien, mais c'est pour t'aimer mieux.
Il ne se tira d'alTaire qu'en désavouant hautement ÏÉpffre et en l'attribuant à Chaulieu — qui était mort en 1720. Un autre moyen qu'il avait de détourner les rigueurs, c'était de revenir au théâtre, et d'y obtenir un succès. Assurément je ne veux pas nier sa passion pour la tra-
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138 HISTOIRE DE LA LITTEKATUHE FRANÇAISE CLASSIQUE
gédie; et nous allons voir bientôt qu'il s'est, en outre, servi du théâtre pour répandre dans le public ses idées philosophiques. Mais il y trouvait aussi, il faut bien le dire, d'excellents alibis.
Briitus, en 1730, avait à peu près échoué; en 1732, il retira lui-même Eripliyle. La même année, Zaïre fut un succès incontesté. Ce qui faisait le mérite ou la nouveauté de cette pièce, nous nous en occuperons prochainement. Ce qui en fit le succès, ce fut la tendresse, la sensibilité qu'elle contenait. Comme les madrigaux, Zaïre est une jolie chose : et c'est une des rares tragédies de Voltaire qui l'aient ému lui-même. Contemporaine du Jeu de V Amour et du hasard, et de Manon Lescaut., et aussi de M"' Aïssé, Zaïre participe du mouvement de sensibilité qui passe alors à travers la littérature française.
Mais si la sensibilité de Voltaire était vive, elle était passagère, et la partie de lui-même qui pouvait le moins demeurer en repos, le génie satirique et critique, repre- nait bien vite le dessus. Aussi la cour et les (êmmes étaient-elles encore en train de battre des mains à Zaïre, qu'il soulevait les gens de lettres, par son Temple du Goût. Il jugeait avec une liberté souveraine la médiocrité des talents à la mode : ce fut une explosion de colères : et sous prétexte que le Privilège lui manquait pour ce livre, on faillit lui faire une afiaire.
Cependant au milieu de tout cela, sa grande préoccu- pation était la publication des Lettres PliilosopJdfjues. Il les faisait imprimer en anglais à Londres. Et, en France, il prenait toutes sortes de précautions pour qu'une édi- tion fût, sinon approuvée, du moins permise par le ministère : il lisait au cardinal de Fleury deux des lettres
LA PREMIERE PERIODE DE LA VIE DE VOLTAIRE 139
sur les Quakers; il consentait à quelques adoucissements que lui indiquait l'abbé de Rothelin : enfin il achevait une tragédie, Adélaïde du Guesclin. Mais tout cela ne devait servir de rien; et à Monjeu, où il était pour les fêtes du mariage de M"* de Guise avec le duc de Riche- lieu, il apprenait à la fois la nouvelle du débit de ses Lettres, commencé par le libraire Jore sans son autori- sation, la saisie du livre, l'arrêt de prise de corps qui le menaçait lui-même. Le 10 juin 1734, \e,s Lettres Anglaises sont lacérées et brûlées par la main du bourreau.
Il déguerpit. Cette fois du moins, bien loin de désa- vouer son ouvrage, il ne regretta que de ne l'avoir pas fait plus fort. On venait de l'engager dans l'opposition, et par la maladresse ou la brusquerie du pouvoir il était désigné dès lors comme le champion de l'incrédulité.
CHAPITRE II
LE THEATRE DE VOLTAIRE
Sous l'influence de diverses causes, l'opinion a telle- ment varié sur le théâtre de Voltaire, que nous pourrions dire qu'on ne l'a point encore jugé, si les variations de l'opinion ne constituaient elles-mêmes un jugement, et le plus sévère de tous. Car les uns ont bien pu préférer (Corneille ;i Racine, et les autres Racine à Corneille, mais de quoi personne n'a jamais douté, c'est que Polyeucte (ùt un chef-d'œuvre et c]\\' Andromaque en fût un autre, et encore moins que Racine et Corneille fussent deux des plus grands poètes qu'il y ait dans aucune Littérature. 11 n'en a pas été tout à fait ainsi de Voltaire. La Harpe a fait de son théâtre un éloge absolu; Geoffroy, qui vint ensuite, s'est montré moins enthousiasme; les Roman- tiques enfin n'ont eu pour la tragédie voltairienne que du mépris : Stendhal et V. Hugo le traitent comme un homme qui n'a jamais ni compris ni senti ce que c'était (jue le style, les caractères, et l'action.
Les étrangers n'ont pas moins varié. Lessing traite lavec sévérité les quelques pièces de Voltaire dont il
LE THEATRE DE VOLTAIRE 141
s'occupe : Zaïre, Mérope, Séniiramis. — Mais il v .'i\;iit eu entre Voltaire et Lessing des froissements personnels; et de plus Lessing, dans rintention louable sans doute de favoriser à sa manière la naissance d'un théâtre national en Allemagne, n'a pas été moins dur pour Racine et pour Corneille. — Un témoignage plus curieux est ' eliii de Goethe, qui, voulant se rendre compte du mécanisme de notre théâtre et des finesses de notre langue, choisit Mahomet et Tancrède comme tragédies caractéristiques du génie français.
Pour nous, la rareté des représentations des pièces de Voltaire nous embarrasse extrêmement. Car la lecture ne fournit, pour l'appréciation de ce qui relève de ce genre littéraire, que des éléments de jugement très insuffisants.
Voici d'abord la liste de ces pièces :
Œdipe (1718). — Dédié à madame.
Arté/nire (1720). — 11 n'en reste que des fragments.
Marianne (1724). — A la Reine.
U Indiscret (1725). — Un acte. — A M""^ de Prie.
La Fêle de Belèbat (1725).
Brutiis (1730). — Précédé du Discours sur la Traité' die, a Mylord Bolingbroke.
Les Originaux (-1732). — Trois actes, en prose.
Eriphijle (1732).
Samson (1732). — Opéra en cinq actes, non joué.
Zaïre (1732).
Tanis et Zéiide (1733). — Opéra.
Adélaïde du Guesclin (1734).
Leduc de Faix (1752).
Le duc d'Alençon (1752).
Alamire.
142 llISTOIIlt; DE LA LITTÛUATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
U Echaiii^e (1734). — Trois actes en prose, prologue en vers libres.
La mort de César (1735).
Alzire (1736).
L'Enfant prodigue (173G). — Cinq actes en vers de dix syllabes,
L'Envieux (1738). — Trois actes, en vers.
Zulime (1740).
Pandore (1740). — Opéra, non joué.
Mahomet (1741, Lille; 1742, Paris).
Mérope (1743).
La Princesse de Navarre (1745). — Comédie-Ballet.
Le Temple de la Gloire (1745). — Opéra en cinq actes.
La Prude (1747). — En vers de dix syllabes.
Sémiramis (1748).
Nanine (1749). — Trois actes, en vers de dix syllabes.
La femme qui a raison (1749).
Oreste (1750). — Suivi d'une Dissertation sur les orincipalcs tragédies.
Rome sauvée (1752).
L'OrpIielin de la Chine (1755).
Socrate (1759). — Ni joué, ni jouable.
L Ecossaise (1760). — Cinq actes, en prose. Tancrède (1760).
Le droit du seigneur (1762).
Sai'il (1763). — Cinq actes, en prose, non joué. Ce n'est qu'un p;iinphlet.
Olympie (1763). — Faite pour les notes.
Jules César (1764). — En même temps que l'édition 'de Corneille.
LE THEATRE DE VOLTAIRE li3
Héraclius (1764).
Le Triumvirat (1764).
Les Scythes (1767).
Chariot ou la Comtesse de Givry (1767). — Trois actos^ en vers.
Le Dépositaire (1769). — Trois actes, en vers.
Le baron d'Otrante (1770). — Opéra-bouffe, écrit pour Grétry, non joué.
Les deux tonneaux (1770). — De même.
Les Guèhres (1769). — Non joué.
Sophonisbe (1770). — Joué seulement en 1774.
Les Pélopides (1771). — Non joué.
Les lois de Minos (1772). — Non joué.
Don Pèdre (1774). — Non joué.
L'hôte et Vhôtesse (1776). — Divertissement insigni- fiant.
Irène (1116).
Agathocle (1779).
Dans une pareille liste, nous devons faire un grand nombre d'éliminations : nous laisserons de côté les opéras, les pièces satiriques, les tragédies faites pour les notes qui commentent, éclairent ou aggravent le texte; enfin les comédies. Si Voltaire n'avait point écrit de comédies, on n'aurait jamais su à quel point il était en dehors et au-dessous du vrai comique. Faisons pourtant exception pour Xdnine, inspirée de la Paniéla de Richardson, et pour l'Enfant prodigue : ce sont des drames plutôt que des comédies, ou ce sont tout au moins des comédies larmoyantes, où des scènes attendrissantes s'entremêlent aux scènes plus proprement divertissantes. Il nous reste ainsi : Œdipe et Marianne; puis, sous l'influence de
ik'i HISTOIHE DE LA LITTEnATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
Shakespeare, Zaïre, Adélaïde du Guesclin, Brutiis, St'/iii- ramis,- Tancrède; sous rinfluence des Grecs et di-s Romains, Mérope, Oreste, Olympie^ Catilina, le TiuiDi^'i' rat ; sous l'influence enfin des idées de Voltaire lui-mcnie : Alzire, Zulime, Mahomet, VOrphelin de la Chine, les Guèbres.
Il laut éviter une erreur commune, qui est déjuger de la tragédie de Voltaire d'après les Préfaces qu'il y a mises lui-même, et cela pour deux excellentes raisons : espacées sur soixante ans, elles sont parfois contradictoires ; et la mobilité de l'esprit de Voltaire l'a empêché lui-même de s'arrêter à une opinion stable sur ses pièces mêmes. Une autre erreur, qu'il ne faut pas moins soigneusement •éviter, c'est de prendre Voltaire auteur dramatique pour une victime ou un martyr de Voltaire philosophe. Quel- que intention de propagande qu'il ait mise dans un trop grand nombre de ses pièces, il a aimé passiouément \c\ théâtre, il l'a aimé pour lui-même, pour ce qu'il réserve, de satisfactions d'amour-propre h ceux qui y réussissent, pour le retentissement qu'il donne au nom d'un poète, pour le plaisir enfin de voir vivre et parler sur la scène» les créatures de son talent et de son imagination. Rien- n'a pu l'y faire renoncer. A Ferney, comme nous le ver- rons, il veille avant tout ii l'installation de son théâtre, il joue lui-même; et il refait ses pièces jusqu'il quatre fois.
Aimant le théâtre, il a cherché à le renéuveler. Et ses innovations, qui auraient pu être plus considérables, si • elles n'avaient été gênées par les trois unités et la dignité conventionnelle des personnages de la tragédie, méritent ■cependant l'attention.
Elles portent sur la forme et sur le fonds de la tra- •
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LE THEATRE DE VOLTAIRE l'»5
gcdie. Il donne à ses pièces une plus grande exte?ision géographique : il fait le tour de la terre habitée : Guèbres, Chinois, Tartares, Péruviens, Musulmans, Chevaliers des Croisades, défilent sur son théâtre. — Il introduit les foules sur la scène, à l'imitation de Shakespeare. — De là sa diversité de coloris : il peint tour à tour la Grèce, Rome, la Palestine, l'Amérique, la Chine. Remarquez toutefois qu'il n'a rien osé d'aussi hardi que Bajazet.
Il s'ensuit de là une ejclension psychologique : Voltaire le premier introduit sur la scène française l'amour pater- nel et l'amour maternel — dans Brutus, Zulime, Sêmi- ramis, Y Orphelin de la Chine, Mérope — ; le sentiment chrétien, — dans Zaïre et dans A/zire — , et Chateau- briand, dans son Génie du Christianisme, ne manquera pas de signaler cette innovation de Voltaire, avec une reconnaissance quelque peu ironique; le sentiment de l'honneur chevaleresque, — dans Adélaïde du Guesclin et dans Tancrède — : ici Voltaire annonce et prépare le genre troubadour, et par là, une bonne partie du Roman- tisme; le sentiment de l'humanité, — dans Zaïre, Alzire,.^ V Orphelin de la Chine; et ici je prends, comme l'a fait Voltaire, le mot d'humanité dans ses deux sens, à la fois comme l'ensemble des hommes, et comme la faculté de s'émouvoir au malheur des hommes. Voltaire, par le choix même de ses sujets, et du lieu où il situe la scène, répand cette idée, assez nouvelle alors, qu'un sauvage, qu'un musulman nous valent bien, et que leurs douleurs sont émouvantes au même titre que les nôtres. Enfin il met à la scène la philosophie et la politique, dans Mahomet, dans Ohjmpie, dans les Guèbres, par exemple, qui sont des pièces à thèse, destinées à prouver et à instruire, m. 10
146 HISTOIRE DE LA LITTERATUUE FRA^ÇAISE CLASSIQUE
En outre, il fortifie et assouplit les ressorts de l'action; et l'intrigue de Brutus, de Zaïre, d'Alzire, de Métope, de Tancrede, témoignent que Voltaire est véritablement un écrivain dramatique; il a le goût de l'instinct du théâtre. Sous ce rapport, on peut le comparer à Scribe ou à Dumas; et j'oserai dire qu'il ajoute quelque chose h la tragédie même de Racine, et qu'étrangement inférieur à l'auteur àJ Andromaque et de Phèdre à tous autres égards, pour la profondeur de l'observation, pour la science du cœur humain, pour la poésie du style, il le surpasse peut-être dans l'art de ménager l'intérêt drama-, tique. Zaïre, Alzire, Tancrede, sont à cet égard très caractéristiques : ce sont des historiettes intéressantes en elles-mêmes, romanesques si l'on veut, mais dont il f est certain que l'on suit le développement avec curio- sité; or la tragédie classique n'avait pas assez donné à cette exigence.
La tragédie classique ne répondait pas non plus aux- besoins nouveaux de la sensibilité. Assurément, ni dans la tragédie de Corneille, ni dans celle de Racine surtout, le pathétique ne faisait défaut. Mais il y dérivait de sa. source la plus haute et la moins accessible à la médio- crité, qui est le combat de l'âme contre les passions de la chair et du sang. C'est pour cela qu'en général, — à l'exception d'Andromaque et d'Iphigénie, — les héroïnes de Racine sont coupables en quelque mesure du malheur qui les atteint. Ilermione, Roxane, Agrippine, Monime elle-même, Phèdre, Athalie, elles expient toutes quelque chose. Conformément d'ailleurs à la vieille maxime et à la réalité, elles ne sont ni tout à fait méchantes, ni cependant tout à fait bonnes : il y a du bien en elles, et
LE THÉÂTRE DE VOLTAIRE 147
du mal, intimement et savamment mêlés. Les héroïnes de Voltaire, au contraire, n'ont rien fait ni rien dit qui puisse leur mériter leur malheur. Jetées par leur for- tune, ou par le caprice du poète, ou plutôt avec une intention bien définie, au milieu des circonstances les plus tragiques, elles en sont les victimes innocentes. La conséquence, c'est que leur aventure nous apparaît aussitôt comme encore plus lamentable que tragique à vrai dire, et l'injustice de leur sort excite en nous des mouvements d'une pitié passionnée. L'émotion d'art diminue, mais l'émotion humaine angmente. Et c'est sur notre horreur ou sur notre peur de la mort, sur notre sensibilité physique, que spécule aussi Voltaire. On ne craignait pas la mort dans la tragédie de Racine ou de Corneille : on la prenait pour ce qu'elle est, un accident ou un événement de la vie. C'est qu'on estimait alors qu'une foule de choses pouvaient valoir mieux que la vie.
Tombe sur moi le ciel, pourvu que je me venge !
disait dans Rodogune la Cléopâlre de Corneille. On aimait mieux mourir que de vivre misérablement, et vivre misérablement, c'était survivre à la délaite de sa volonté. Mais avec Voltaire, pour toute sorte de raisons, le prix de la vie humaine croissant, la grande affaire de la vie devient d'éviter la mort, et, par conséquent, l'effroi de la mort, à son tour, devient la source du pathétique. Quoi de plus tragique, en effet, que de mourir, ou quoi de plus irréparable, lorsque la vie n'a plus d'autre objet que de se continuer ou de s'entretenir elle-même, en attendant qu'elle oublie ou qu'elle perde dans la recher-
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148 HISTOIHE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
chc du bonheur h tout prix toutes les raisons qu'elle a d'être!
Voilà donc bien des dons réels, et si rares qu'après tout, au XVIII* siècle. Voltaire les a seul possédés. Qu'est- ce qui les a stérilisés, et pourquoi, une ou deux exceptées serait-il hasardeux de reprendre aujourd'hui les tragé- dies de Voltaire?
A ce phénomène il y a beaucoup de raisons : de bonnes, et de moins bonnes. Celle-ci, entre autres, qui est mau- vaise, assavoir que les nouveautés de Voltaire sont deve- nues des banalités de nos jours. Cependant les nouveautés de Corneille et de Racine n'ont pas encore cessé de nous plaire. On eût plutôt dû invoquer ce que la nature d'in- térêt qu'il a voulu mettre dans ses tragédies coûte inévi- tablement à la dignité du genre par le remplissage que cela exige du poète. Zaïre en fournit un exemple assez typique. Supposons, semble nous dire Voltaire, qu'une chrétienne ait été élevée à Jérusalem, que le Soudan s'en soit épris, qu'elle retrouve son père et que son frère vienne réclamer les captifs chrétiens, supposons qu'elle ne puisse se décider, et laisse passer son frère pour un rival aux yeux du Soudan, je vais de tout cela composer une tragédie intéressante. Mais il y a là dedans trop de méprises, qui sont un moyen de vaudeville, et trop de reconnaissances, qui sont un moyen de roman.
On a parlé de son style. El en effet, dans ses tragé- dies politiques Brulus ou Home Sauvée, son style est aussi loin de celui de Corneille, que de celui de Racine dans ses tragédies d'amour, Zaïre ou Tancrède. Mais encore ne faut-il rien exagérer. Il y a de très beaux passages, dans Brulus, dans Mérope, dans Sémiramis^
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LE THEATRE DE VOLTAIRE liO
Même lorsque son style est un peu lâche, les vers aima- bles et délicats y abondent :
La patrie est aux lieux où l'âme est enchaînée.
[Mahomet.)
J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux, Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.
[Zaïre.)
Qu'il est dur de haïr ceux qu'on voudrait aimer!
{Mahomet.)
Pars, emporte avec toi mon bonheur et ma vie!
[Alzire.)
Mon cœur peut-il servir daatres Bieux que les tiens?
[Zulime.)
D'autres fois, ce sont des vers remarquables par leur accent de fermeté : tel le discours fameux de Lusicrnan, au second acte de Zaïre :
Mon Dieu! j'ai combattu soixante ans pour ta gloire J'ai vu tomber ton temple, et périr ta mémoire; Dans un cachot affreux abandonné vingt ans, Mes larmes t'imploraient pour mes tristes enfants; Et lorsque ma famille est par toi réunie, Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie!
Ma fille, tendre objet de mes dernières peines, Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines !
Un tel style est bien loin de mériter le mépris ! — On touche plus juste en disant que son style est souvent trop composite, trop lâche, ou trop à effet. Voltaire est trop persuadé que les modèles étant parfaits, il s'agit seulement de les imiter : et ses vers sont souvent une marquettcrie d'hémistiches, d'alliances des mots, de mouvements, pris à Racine ou à Corneille. 11 traite les classiques du
150 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
xvii^ siècle comme ceux-ci traitaient les Anciens; mais le résultat de son imitation est différent et inférieur, parce que, se produisant h l'intérieur d'une même langue et entre les frontières d'une seule littérature, elle ne prend pas la peine féconde de transposer. Et puis, Voltaire a trop pratiqué la licence poétique : écrivant vite, il écrit par à peu près. Ses rimes sont faibles. 11 abuse des inversions, et telle d'entre elles est ridicule au point d'en être devenue célèbre :
Tu verras de chameaux un grossier conducteur....
[Mahomet.)
Ses périphrases ne paraissent souvent répondre qu'aux besoins de la rime et de la cadence :
Votre plus jeune fils à qui les destinées Avaient à peine encore accordé quatre années.
Enfin, il recherche trop les tirades qu'il sent attendues de l'auditoire, et les vers et les « traits » à effet.
Tout cela nous conduit à une vue plus juste. Voltaire est l'homme du monde le plus incapable de sortir de lui- même, de « s'aliéner », pour ainsi dire, de songer à son sujet plutôt qu'à son succès, et en fait de succès le plus incapable de sacrifier à l'avenir l'espoir du succès immédiat. Il lui faut l'applaudissement comptant, la popularité de préférence à la gloire, et la gloire à son tour plutôt que la beauté. Si sa prose, dont on ne vantera jamais assez le naturel et la limpidité, la singu- lière élégance dans la simplicité même, et la force uni- que dans le ton le plus tempéré, est si supérieure à ses vers, c'est qu'il combat en prose pour des idées; mais en vers il ne songe qu'à sa réputation de bel esprit et de
LE THEATRE DE VOLTAIRE 151
poète. Pour cette raison il n'entre pas dans l'âme de ses sujets, ses personnages ne vivent pas, ce ne sont que des mannequins et le premier effet de curiosité passé, c'est à lui qu'on s'intéresse en eux. Il les compose par le dehors, tels qu'il les lui faut pour l'heureuse disposition de son intrigue, en leur mesurant exactement la dose de chacun des sentiments qu'il essayera de fondre ensemble pour en former leur caractère. Voyez Traire, voyez Tancrède ^\oy&z Alzire, il réalise en eux l'idée qu'il s'est faite préalablement d'une fille chrétienne élevée parmi les musulmans, d'un chevalier quelconque, d'une jeune Péruvienne en présence d'un Espagnol.
Enfin, Voltaire vit dans un monde trop civilisé pour comprendre, connaître, et exprimer des sentiments vraiment tragiques. La paix, les salons, les plaisirs, ame- nant avec eux la « douceur de vivre », ont émoussé les grandes passions, qui ne subsistent plus dès lors dans la littérature que comme une loi de la tragédie.
Telles sont donc les raisons qui ont empêché le théâ- tre de Voltaire de durer jusqu'à nous, d'être classique.
CHAPITRE III
MONTESQUIEU (1689-1755)
Son caractère et ses premiers écrits.
Nous connaissons mal le personnage : peu de documents nous renseignent sur lui. Il a mis peu de lui-même dans ses ouvrages, ne s'y étant confessé ni volontairement comme Rousseau, ni involontairement, comme Vollairc. A peine ses Pensées dii^erses nous informent-elles, de temps en temps, de ses goûts. Enfin, comme il a vécu tout entier pour ses livres et dans son œuvre, les contem- porains eux-mêmes nous ont laissé sur lui peu de rensei- irnements, de ces renseigfnements comme nous en avons sur la plupart des hommes du xvin* siècle presque plus qu'il ne nous en faudrait. Retiré en province, dans son domaine patrimonial, qu'il tenait à honneur d'exploiter lui-même, et faisant parade assez volontiers d'être aussi fier de ses vins que de son Esprit des Lois, peu brillant dans la conversation, il a généralement inspiré plus de respect et de considération que de curiosité. Il est vrai que déjà ce soin, non pas de cacher, mais de réserver sa vie, de ne prodiguer ni sou temps, ni son esprit, ni
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MONTESQUIEU (1689-1755) 153
sa personne, sont des traits de caractère, et des traits remarquables. Avec une conscience entière, et même un peu hautaine de sa valeur, Montesquieu, je crois, est le seul des grands hommes du xviu^ siècle qui n'ait rien eu des petitesses et de la vanité de l'homme de lettres. Dans les sociétés qu'il (Véquentait quand il était à Paris, chez les Ruchefort, chez M'^^ de Lambert, chez M""* du Deffant, chez M'"" de Tencin, chez M"^ GeofFrin, chez M*"* Dupin, il était l'homme de sa situation sociale, il était le Prési- dent, et il était M. de Montesquieu avant d'être l'auteur de ses livres. Lui-même d'ailleurs nous avoue qu'il tenait à sa noblesse, qu'il faisait faire sa généalogie, qu'il n'était pas insensible à la légère vanité d'avoir des « terres » et des (( vassaux »; on lui a reproché d'avoir transporté ce préjugé dans son Esprit des Lois, et d'y avoir posé l'exis- tence d'une noblesse comme condition nécessaire, inté- grante et constitutive du gouvernement monarchique. Sup- posé que ce soit un préjugé, c'cf^ten tout cas le seul qu'il ait eu : aussi libre à tous autres égards que le plus libre des Encyclopédistes, et même presque trop libre, dans son ton de galanterie ou d'indécence, — dans les Lettres Persanes, VEsprit des Lois, et le Temple de Gnide, — qui convient mal à la gravité de son caractère et de son esprit.
On l'a jugé de cœur indifférent et sec. Et l'on sciait en effet tenté de trouver, en quelques-unes de ses Pensées diverses, quelque chose de semblable à l'égoïsme, à la dureté élégante de Fontenelle. Assurément il n'y a rien en lui qui rappelle la sensibilité superficielle, mais si vive, de Voltaire, ni qui annonce la sensibilité déclamatoire mais profonde de Rousseau. Il y a autre chose en lui :
ISi HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
une bonté sérieuse, qui procède moins du cœur que de l'intelligence; une modération grave; un amour de l'humanité très effectif. Tout cela compose ensemble du stoïcisme, et se rapporte au bel éloge qu'il a fait plusieurs fois du Portique et de sa philosophie. La vertu pour lui c'est la justice, et son utopie est de la croire plus facile à réaliser qu'elle ne l'est en ce monde, mais à réaliser sans passion, sans révolutions et sans ces violences qui commencent toujours, sous prétexte de réaliser la jus- tice, par détruire le peu qu'il y en a parmi les hommes. C'est encore ici l'un des traits originaux du caractère de Montesquieu : il aime la justice et il en poursuit la réali- sation, mais il est convaincu qu'elle ne peut procéder que de la combinaison du temps et des lois de la nature avec la raison humaine. De là son respect, son admira- tion pour l'institution sociale. Aussi bien que per- sonne il sait les défauts de la société de son temps, comme il a vu dans l'histoire ceux de la société romaine, ou dans son Esprit des Lois les défauts de tant d'autres sociétés encore, mais il ne croit pas moins que la société si je puis ainsi dire, est la plus belle invention des hommes, et c'est à ce point de vue qu'il se place pour juger les autres, institutions politiques, lettres et sciencs, institutions religieuses même, — car il considère en effet ces dernières comme d'invention tout humaine.
Un trait de son intelligence qu'il est bon de relever, c'est son esprit, si je puis ainsi dire, fragmentaire. Même en se recueillant, il n'a jamais pu complètement réussir à aller jusqu'au bout de sa pensée, former et dominer un ensemble d'une seule vue. Et comme il est, en même temps, très profond, c'est ce qui achève son
MONTESQUIEU (1689-1755) 155
originalité. Il creuse et il approfondit; les choses sem- blables se différencient à mesure, divergent, se disjoi- gnent, et pour apercevoir trop de rapports il n'est plus maître de les exprimer.
Tous ces traits composent ensemble une physionomie singulièrement originale et noble, et qui explique la con- sidération, le respect, qui s'attache au nom de Montes- quieu. Si l'on trouve à critiquer dans son œuvre, on ne trouve guère, sauf sur un ou deux points, qu'à louer dans son caractère. Egal en talent et en génie à Vol- taire, à Rousseau, supérieur à Diderot, les dépassant tous pour la dignité extérieure de sa personne et de sa vie, comment donc se fait-il qu'il soit moins populaire? Sa renommée moins bruyante? Sa place même moins large ou moins encombrante? J'ai peur que ce ne soit justement pour avoir manqué des défauts et des vices que les trois autres avaient reçu du ciel en si grande abondance. Montesquieu ne fournit une matière assez riche ni à l'anecdote scandaleuse ni à la déclamation passionnée; il n'en fournit non plus qu'une assez maigre à la critique bibliographique... et puis V Esprit des Lois est moins divertissant que Candide, que le Supplément au voyage de Bougainville, et que les Confessions du citoyen de Genève.
Il naquit au château de la Brède le 18 janvier 1689. De 1700 à 1711 il fit ses études au Collège de Juilly, que dirigeaient les Oratoriens. En 1714, il est conseiller au Parlement de Bordeaux, et se marie; il est président à mortier en 1716. Il devait exercer dix ans ces fonctions. On a dit qu'il ne prit pas grand goût à son métier, et je le crois volontiers, mais il en retira cependant un profit
15G HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
positif, et il en garda toujours une empreinte indélébile : le profit, ce fut la conviction que sous les lois et sous les coutumes il y a la loi, — ce qui est le germe de V Esprit des Lois; et l'empreinte, ce fut une subtilité poussée parfois jusqu'au machiavélisme, une morgue, un mépris de grand seigneur ou de grand robin pour les lettres et les lettrés : « J'ai, dira-t-il, la maladie de faire des livres et d'en être honteux quand je les ai faits » ; une certaine sécheresse, qui tient peut-être à son tempérament, mais qu'à coup sûr son métier n'a point corrigée. Il est aussi bel esprit, comme un magistrat de province, et jusqu'au mauvais goût ou à l'obscénité.
En 1716, il écrivit une Dissertation sur la politique des Romains, imprimée après sa mort. 11 se tourne du côté des sciences, et subit ainsi l'influence de Fontenelle. Il étudie les Causes de réc/io{il28), les Glandes rénales, les Causes de la pesanteur des corps (172Q), et celles de leur transparence. Mais il paraît s'être livré à ces travaux et leur avoir consacré quatre Discours surtout pour se con- former à la mode résinante des dissertations aoréables sur des sujets de physique. Il s'occupa en 1721 plus sérieusement d'histoire naturelle, et ses Observations sur quelques insectes, sur le gui, sur la mousse des chênes, sur les grenouilles, ne sont point méprisables. Mais son vrai début d'écrivain fut, en 1721, les Lettres Persanes.
N'en dut-il pas la première idée aux Ainiésementn sérieux et comiques du Dufresny? C'est Voltaire, je crois qui a mis le premier cette légende en circulation. 11 a d'ailleurs lancé contre Lcsagc une insinuation analogue. Il est étonnant que Voltaire, qui a lui-même tant emprunté ou tant démarqué, se soit acJiarné de la sorte a
MONTESQUIEU (1689-1755) 157
chercher les origines des idées des antres, et pour n'aboutir dans le cas de Le Sage comme dans celui de Montesquieu surtout qu'à signaler des ressemblances vagues, et plus probables que sures. Il faut plutôt cher- cher une partie de l'inspiration des Lettres Persanes dans les Caractères de la Bruyère, dans le Diable Boiteux de Le Sage, dans Télérnaque, dans les Voyages enfin de Chardin et de Tavernier. Satire morale, satire sociale, critique des institutions, décor oriental, voilà les éléments que ^Montesquieu a trouvés dans ces livres, dont il s'est inspiré d'ailleurs très librement.
Ce qui a séduit certains des contemporains de Mon- tesquieu, c'est le décor oriental, assaisonné de liberti- nage. Je n'insisterai pas là-dessus, me contentant d'indi- quer qu'en cette matière l'originalité de Montesquieu a consisté à n'être ni grossier, comme Voltaire, ni pas- sionné, comme Rousseau, mais élégant et froid.
La veine satirique est plus intéressante. Comme La Bruyère ou Le Sage, Montesquieu dessine volontiers des portraits amusants, et d'une malice légère : il accroche ainsi dans sa galerie le décisionnaire, l'homme à bonnes fortunes, le casuiste, les médecins, l'Académie française. Toutes ces plaisanteries d'ailleurs ont un peu vieilli. D'autres portent plus loin, s'attaquant à Louis XIV :
Le roi de France est le plus puissant Prince de l'Europe; il n'a point de mines d'or comme le roi d Espagne son voisin : mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets... : on lui a vu entreprendre ou souteuir des grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres dhonneur à vendre... (1. XXII).
ou s'attaquant au Pape :
158 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Le Pape est le chef des Chrétiens; c'est une vieille idole, qu'on encense par habitude (1. XXII).
raillant l'orgueil de tous les souverains :
Quand le Can de Tartarie a dîné, un héi'aut crie, que tous les Princes de la terre peuvent aller dîuer, si bon leur semble; et ce barbare qui ne mange que du lait, qui n'a pas de maison, qui ne vit que de brigandages, regarde tous les rois du monde comme ses esclaves et les insulte régulièrement deux fois par jour (1. XXII).
et blâmant l'insouciance des magistrats (l.LXVI).
INIais voici un côté plus sérieux. Ce sont d'abord des réflexions sur la cruauté des guerres religieuses :
Aussi puis-je t'assurer quil n'y a jamais eu de royaume où il y avait eu tant de guerres civiles, que daus celui du Christ (1. XXII).
et l'idée émise que toutes les religions se valent, devant toutes se confondre un jour dans le culte de l'Etre suprême :
Il viendra un jour où l'Eternel ne verra sur la terre que des vrais croj-ants : le temps qui consume tout, détruira les erreurs mêmes; tous les hommes seront étonnés de se voir sous le même étendard (1. XXII).
En attendant, il faut observer la religion du pays auquel on appartient :
En efFet, le premier objet d'un homme religieux ne doit-il pas être de plaire à la Divinité, qui a établi la Religion qu'il professe? Mais le moyen le plus sûr pour y parvenir est sans doute d'ob- server les règles de la société..., les devoir de la charité et de riiumanité..., en ne violant point les Lois (1. XXII).
Les Lois, en effet, les règles de la politique, les prin- cipes des gouvernements, attirent son attention :
J'ai souvent pensé en moi-même pour savoir lequel de tous les gouvernements était le plus conforme à la raison...,
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MONTESQUIEU (1689-1755) 159
dit Usbek à Rhedi (l.LXXVIII). Dans plusieurs lettres, en effet, Montesquieu fait part au lecteur de ses obser- vations en cette matière, qui va devenir celle de son Esprit des Lois. J'indique à ce point de vue les lettres LXXVIII, LXXIX, CI (sur la soumission des Anglais à leurs Rois), Clll, CXI (sur l'esclavage à Rome), CXII (sur le divorce) CXIII (sur le rapport entre la religion et la prospérité publique) CXIV — CXVIII (sur la popu- lation).
Les Lettrées Persanes eurent un très vit" succès. ]Mon- tesquieu, désireux de se vouer tout entier aux recherches d'économie politique et de législation, se défait en 1726 de sa charge. 11 se présente à l'Académie Française, et il y est reçu en 1727.
Il se met à voyager, pour recueillir des observations : il va à Vienne, en Hongrie, en Italie, en Suisse, dans l'Allemagne rhénane, en Hollande, en Angleterre. Au retour, en 1730, il se fixe à la Brède et vit à l'anglaise. Nous possédons ses notes de voyage; on en a vanté l'intérêt : c'est, a-t-on dit, du La Rochefoucauld poli- tique. Je le veux bien, car ce n'est pas là en faire un très grand éloge. En somme, elles sont assez insignifiantes; et elles témoignent d'une faculté d'observer bien infé- rieure à celle de Voltaire.
Les Considérations sur les Causes de la grandeur des Romains et de leur décadence parurent en 1734, sans nom d'auteur, Montesquieu faisant profession de dédai- gner la gloire littéraire. Je n'insisterai pas sur cet ouvrage, car il n'est qu'une ébauche de VEsprit des Lois, ou d'une partie de VEsprit des Lois. Il est remarquable seulement par son caractère fragmentaire, d'autant plus
160 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
surprenant ici que In chronologie devrait suffire à assurer la composition et l'unité du livre.
En 1745, Montesquieu publie son Dialogue de Sylla et iV Eucj-ate; en 1748, V Esprit des Lois,
h^Esprit des Lois.
Quelle était sa vraie intention, en composant cet ouvraf^e? Je crois qu'il ne l'a jamais bien nettement démêlée lui-même, et que, débordé par l'étendue, comme aussi dérouté par la nouveauté de la matière, après vingt ans de travail et de méditation, il y voyait, si je l'ose dire, presque moins clair qu'au premier jour.
Mais pour bien des raisons le succès n'en fut pas moins considérable, ni surtout moins mérité. L'Esprit des Lois n'est peut-être pas le plus grand livre du xvni'= siècle : ce serait faire tort à Voltaire de son Essai sur les mœurs, à BulTon de son Histoire Naturelle, à Rousseau même de l'ensemble de son œuvre et de son influence, mais c'est un grand livre, et c'est un livre essentiel dans l'histoire de la littérature européenne.
Paru à Genève en 1748, sans nom d'auteur, le livre fut traduit en presque toutes les langues; au xviii* siècle on en fit vingt-deux éditions. Autre témoignage de son succès, il fut critiqué d'acerbe façon : par l'abbé de Bonnaire qui publia, en 1749, Y Esprit des Lois quin- tessenciè; par les Nouvelles Ecclésiastiques (numéros des y et 16 octobre 174*J); par l'abbé de La Porte, dans ses Observations sur l'Esprit des Lois (1751) par Dupin, dans d'autres Observations (1753); par Crevier, qui composa des Observations encore (1764); enfin par Vol-
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taire, dans son A,B,C, (1769) et dans son Commentaire sur l'Esprit des Lois (1777).
Je ne ferai pas une critique de toutes ces critiques. Les points de vue ont aujourd'hui trop changé. J'étudierai ie livre lui-même en cherchant son plan, ou en analysant son contenu; en constatant ses défauts ou ses lacunes; et appréciant son mérite, et sa portée.
Voici d'abord comment on en peut répartir les matières :
1° livre I à VIII : Nature et principe des gouverne- ments;
2° livre IX à XIII : Armée, liberté politique, impôts.
3° livre XIV à XIX : Climat, terrain, mœurs et manières;
4° livre XX à XXIII : Commerce, monnaie, popu- lation ;
5° livre XXIV à XXVI : Religion; rapport des lois religieuses, politiques, etc;
6° livre XXVII à XXXI : Révolutions de Rome, lois civiles françaises, lois féodales.
Montesquieu a donné lui-même, h la fin du chapitre III du livre I, un résumé de tout son ouvraae :
o
La loi en général est la Raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre; et les lois politiques et civiles de chaque nation, ne doivent être que les cas particuliers, où s'applique cette Raison humaine.
Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c'est un très grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à une autre.
II faut qu'elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi ou qu'on veut établir; soit quelles le forment, comme font les lois politiques, soit qu'elles le main- tiennent, comme font les lois civiles.
Elles doivent être relatives au Physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré; à la qualité du terrain, à sa situatiou, 111. 11
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à sa grandeur, au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs; elles doivent se rapporter au degré de Liberté, que la Constitution peut souiïrir, à la Religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs minières. Enfin elles ont des rapports entre elles, elles en ont avec leur origine, avec l'objet du législa- teur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies; c'est dans toutes ces vues qu'il faut les considérer.
Tel est le dessein de VEsprit des Lois. Que d'ailleurs son auteur soit celui des Lettres Pei-sanes, et qu'il y ait mis par conséquent des intentions de satire, cela n'est pas douteux. Quand Montesquieu parle de Despotisme^ c'est la Perse antique, la Turquie moderne, ou la Régence d'Alger qu'il faut entendre; lorsqu'il écrit Démocratie^ c'est tantôt Rome et tantôt l'Angleterre; et enfin et sur- tout ce qu'il dit de la MonarcJiie, il faut en général le prendre de la France du xviii'' siècle, la France du Régent et celle de Louis XV. Ainsi VEsprit des Lois serait, dans une certaine mesure, un « livre à clé ».
11 convient toutefois de ne rien exagérer. Les procédés de Montesquieu et sa méthode sont ceux et celle des classiques. Comme à La Bruyère dans ses Caractères, comme à Bourdaloue dans ses sermons, comme à Molière dans ses comédies, les réalités prochaines ou présentes ne lui servent que d'une occasion pour étudier en elles quchjue chose de plus général et de plus permanent qu'elles-mêmes. 11 a Rome et l'Antiquité dans sa biblio- thè(jue; il a la Turquie, la France et l'Angleterre sous les yeux; mais il a aussi les Relations des voyageurs, il a la collection des Lettres édifiantes; il voit les lois se faire et se défaire, les institutions changer avec les mœurs ; et de tout cela il a bien la prétention de tirer des consé-
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quences, d'induire des principes qui soient vrais de l'avenir comme du présent et comme du passé, de con- clure enfin des rapports fondés sur la « nature des choses )), et qui participent de sa nécessité. ^Montesquieu est un esprit généralisateur, et il croit bien légiférer à fond.
Car enfin, — et c'est ici une autre intention du livre, — tout en étudiant, comme on l'a dit, « l'histoire natu- relle des lois )) Montesquieu n'étudie pas les lois pour elles-mêmes, ni surtout pour elles seules, mais pour les leçons ou les exemples qu'on en peut tirer, et pour les applications prochaines, quand il les trouve bonnes, que l'on en pourrait faire à sa propre patrie. C'est un piihli- ciste, comme on dit aujourd'hui; c'est un citoyen, comme on disait au xviii^ siècle ; il travaille en vue du bien public, et non pas seulement pour la science.
Tel est donc le plan, telles sont donc les intentions de ce livre. Quelles sont ses lacunes ou ses erreurs? Car enfin, si grands que soient les grands écrivains, il faut prendre garde à ne pas abdiquer vis-à-vis d'eux la liberté de nos jugements.
Je ne dis rien de ce qu'on peut nommer les petites erreurs de Montesquieu (sur les Samnites : Vil, 16; sur Louis Xlll : XV, 14; sur François P^ : XXI, 22). Il ne les a pas corrigées, par excès d'amour-propre, quand ses contemporains les lui ont signalées. Elles proviennent d'une critique insuffisante des sources.
Une erreur plus grave est l'omission qu'il fait de l'esclavage, lorsqu'il parle de Rome et de la Grèce. Il semble ignorer que les sociétés antiques étaient fondées sur ce principe! Et il n'a pas assez d'indignation
1C4 HISTOIRK DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
contre l'esclavage des nègres dans les colonies , au xviii'^ siècle!
Voici, d'autre part, des reproches plus importants. Il n'a pu triompher de son impuissance à lier ses idées. 11 manque d'ordre; ses liaisons sont superficielles; il n'a pas le sens de la perspective, du relief relatif de ses dif- férentes idées. Les usages de Bantam ou de Macassar prennent dans son livre presque autant d'importance que le Digeste ou les lois féodales ! 11 en résulte un manque de clarté, et même de justesse, très fâcheux.
Et puis, on trouve dans Y Esprit des Lois des vices de raisonnement. Ici, c'est le passage arbitraire du parti- culier au général : un usage local sert à fonder toute une théorie. Là, c'est le sophisme connu en logique sous le nom de « dénombrement imparfait ». Il énumère, comme formes de gouvernement, la monarchie, la république, le despotisme; et il leur donne pour principes, c'est-à-dire pour ressorts ou pour moyens uniquement proJDres à maintenir ces formes mêmes et à les développer dans le sens de la perfection, l'honneur, la vertu, la crainte. Or rien ne tient là-dedans. On ne peut rien fonder sur la crainte; il y a des despotismes fondés sur l'amour du peuple pour le souverain, par exemple l'Empire Russe. C'est une diQ'érence de degré et non de nature, qui sépare la monarchie du despotisme. Si l'on conçoit que la vertu, telle que Montesquieu la définit, soit l'âme des républi- ques, il ne paraît pas qu'elle soit moins nécessaire aux monarchies. Il y a des républiques despotiques : Venise, Genève, la France en 1793. Enfin, bien loin de périr presque toujours par la corruption de leur principe, les gouvernements périssent souvent par l'excès de leur
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principe, et l'on pourrait soutenir que l'ancienne France est morte de l'exagération de 1' « honneur ».
En troisième lieu, INIontesquieu a le tort de rester indécis sur un point capital : sa théorie des climats. A la fois fataliste et réformateur, tantôt il affirme que les lois dépendent et résultent du climat, tantôt il nous invite à emprunter des lois à un pays voisin différent de climat.
Enfin, on rencontre dans VEspi-it des Lois des vices de forme, qui, pour en rendre parfois la lecture piquante, n'en sont pas moins choquants. C'est un manque de gra- vité, un tour épigrammatique, comme dans les réflexions que voici :
La société des femmes gâte les mœurs et forme le g©ût; l'envie de plaire plus que les autres établit les parures, et l'envie de plaire plus que soi-même établit les modes (xix, 8).
Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied et cueillent le fruit. Voilà le gouverne- ment despotique (v, 13).
Et n'est-ce pas se moquer du monde, et pas très plai- samment, que d'écrire le chapitre suivant :
Chapitre xv. — Moyens très efficaces pour la conservation des trois principes.
Je ne pourrai me faire entendre que quand on aura lu les quatre chapitres suivants.
Et je ne dis rien de l'indécence, où Montesquieu se complaît si souvent. 11 y a un mot plus juste que celui de M""" du Déliant pour caractériser ce genre d'esprit, avec la nuance propre de gravité qui persiste sous l'alTec- tatioD, et ce mot est de Voltaire : « C'est faire \e gogiie-
16G HISTOIRE DE LA LITTERATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
narcl, disait-il, dans un livre de jurisprudence univer- selle ».
Yenons-en aux mérites de VEsprit des Lois. « U Esprit des Lois, a dit Sainte-Beuve, n'a plus guère d'autre usage que ce noble usage perpétuel de porter l'esprit dans la haute sphère historique, et de faire naître une foule de belles discussions. » Et s'il n'avait en effet d'autre usaoe, ce serait déjà beaucoup, les livres de ce genre étant en tout temps assez rares; mais j'estime que ce n'est pas assez dire.
Quant à la forme, d'abord, Montesquieu a été vraiment dans son livre le créateur d'une langue nouvelle pour l'observation politique, comme d'autres écrivains en avaient créé une pour l'observation morale. Un livre de droit public était avant lui ce que peuvent être encore aujourd'hui nos livres de science ou nos manuels indus- triels, quelque chose de technique et de spécial, qui n'était fait que pour les gens spéciaux ou ceux qui aspi- raient à l'être, avec ses dispositions spéciales, sa termi- nologie spéciale, et conséquemment enfin son obscurité spéciale. On peut donc lui faire beaucoup de critiques, mais c'est un grand écrivain, non pas toujours des plus corrects, ni surtout des mieux liés, et un grand écrivain dans un genre qu'il crée. Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c'est « lorsqu'on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d'autres, et qu'on nous fait découvrir tout d'un coup ce que nous ne pouvions espérer qu'après une grande lecture ». Cet éloge lui convient de tout point, et son plus grand défaut, se sentant capable de pareilles pensées, c'est de trop courir après elles.
Il s'est formé ainsi un style unique, d'une pénétration,
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d'une concentration, d'une densité, si je puis ainsi parler, et d'une hardiesse d'effet souvent admirables :
Lorsque la vertu cesse dans le gouvernement populaire, l'ambi- tion entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir et l'avarice entre dans tous. Les désirs changent d'objets : ce qu'on aimait, on ne laime plus; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître : ce qui était maxime, on l'appelle rigueur: ce qui était règle, on Tappelle gêne ; ce qui était attention, on l'appelle crainte. C'est la frugalité qui y est l'avarice, et non pas le désir d'avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public; mais pour tous le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille, et sa force n'est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.
Ce style imité de Salluste, haché et heurté, senten- cieux et épigrammatique, qui procède par addition suc- cessive des traits également forts, ces antithèses qui expliquent les lois des choses en fixant le sens des mots, ces remarques de grammairien, qui sont en même temps les observations d'un moraliste et d'un homme d'État, une certaine fierté stoïque, — je ne sais si je ne devrais dire une certaine tristesse, — qui recouvre et enveloppe tout le reste, voilà ce qui était sans modèles dans la langue française, et dont nous n'avons revu depuis lors que de faibles imitations. C'est que précisément les par- ticularités du caractère et de la condition de Montesquieu y concourent pour la meilleure paît, et Bossuet seul peut-être ou Pascal ont écrit d'un style plus personnel, sous son apparente impersonnalité, plus original, et qui soit plus « l'homme » tout entier.
C'est pourquoi Montesquieu n'a point conformé son style à ses sujets, mais plutôt ses sujets à son style; et sa manière d'écrire lui a comme imposé sa manière de
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penser. Le titre importe à peine, et le cadre, et la nature des digressions : sous le nom de Lettres persanes, de Considérations sur la "randeur et la décadence des Romains, d'Esprit des Lois, Montesquieu, en réalité, n'a jamais écrit qu'un seul ouvrage; et les huit ou dix volumes de ses Œuvres sont huit ou dix volumes de Considérations.
Quant au fonds, le mérite de VEsprit des Lois fut de donner décidément aux études historiques une direction nouvelle. Apologétique ou érudite avec les Bénédictins, polémique avec Bossuet, narrative avec Voltaire, l'histoire avec VEsprit des Lois, devient philosophique, en ce sens qu'elle fait désormais consister son principal objet dans la recherche des causes. Je n'examine point à ce propos si Montesquieu lui-même a réussi dans cette recherche des causes, ni s'il n'en a point sacrifié quelques-unes, et des plus effectives, à son goût personnel d'expliquer les événements par les plus lointaines ou les plus géné- rales. La philosophie de VEsprit des Lois a quelquefois besoin d'être corrigée par la philosophie de VEssai sur les Mœurs. Si ce n'est point « la fortune qui domine le monde », on peut douter pourtant que « tous les acci- dents soient soumis à des causes » qui en déterminent la forme. Mais ce qui est certain, c'est l'influence de Mon- tesquieu sur tous les historiens qui l'ont suivi et sur la manière même de considérer, d'étudier, et d'écrire l'histoire.
C'est VEsprit des Lois qui a dégagé les historiens de la superstition des modèles antiques, en leur proposant une autre ambition que d'imiter de loin César ou Tite Live. Ce que l'on n'avait pas très clairement discerné
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dans les Considérations, quoique la méthode y fût déjà tout entière, on le vit h plein dans Y Esprit des Lois; et, « comme un ouvrage orisfinal en fait toujours éclore cinq ou six cents autres », quand on l'eut vu, on ne l'oublia plus. Voltaire même, autant qu'il le pouvait, se mit h l'école de Montesquieu; les Anglais suivirent; et de nos jours encore chez Guizot, chez Tocqueville, chez Taine enfin rien ne serait plus facile que de retrouver l'influence de V Esprit des Lois.
Ses derniers écrits et son rôle.
Sur ses derniers écrits nous pouvons être brefs, et lui- même nous y autorise en quelque façon : comme d'Alem- bert, en 1753, lui avait proposé à faire pour V Encyclo- pédie les articles Démocratie et Despotisme, il refusa, laissant entendre que la nature un peu rigide de son esprit l'empêchait de voir son idée sous de nouvelles faces et de nouveaux aspects. En conséquence, nous avons un peu le droit de négliger les ouvrages de Mon- tesquieu postérieurs à V Esprit des Lois : il ne s'y renou- velle pas, il s'y répète, ou s'il acquiert quelque nou- veauté, elle est inférieure aux idées contenues déjà dans son grand ouvrage.
Ainsi il se répète dans la Défense de l'Esprit des Lois, (1751), où il cherche surtout à réfuter les accu- sations des Nouvelles Ecclésiastiques. Arsace et Isménie, histoire orientale (1754), rappelle certaines pages égril- lardes de \ Esprit des Lois, et surtout certains tableaux des Lettres Persanes, ou du Temple de Gnide et du Voyage à Paphos qu'il avait publiés autrefois (1725
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et 1727). On a remarque que parmi les récits voluptueux et très froids où il se complaît quelques traits rappellent sa o^rande manière. Il se peut en elTct qu'^-lrsace et Ismènie soient ainsi supérieurs aux romans de Cré- billon...
Son Dialogue de Sylla et cVEucrate (1745) est une assez belle chose. Je ne dis rien de Lysimatjue (1754), ni de VEssui sur le (iont (1757). Les Pensées diverses nous ont servi à préciser certains traits de son carac- tère; les Lettres familières sont assez peu intéressantes en elles-mêmes. Mais, pour parler un peu à sa manière, on peut dire qu'en raison de leur insignifiance même, ces Lettres ont un grand intérêt, c'est de nous apprendre qu'aussi lui Montesquieu, comme Buflbn, quand il écrit passe ses « manchettes de dentelle », ce que confirme d'ailleurs son Essai sur le Goût, et ce que nous avons déjà vu de son style.
Mais ce sont la choses secondaires, et d'importance médiocre, si l'on considère son rôle. A la société du xviii" siècle, envahie par le doute et l'incrédulité, Mon- tesquieu vint enseigner la grandeur, et par consé(juent le respect, de l'institution sociale. Quelques épigrammes que l'auteur des Lettres Persanes ait dirigées contre les institutions de son temps et de son pays, quelques libertés (ju'il ait prises trop souvent, et jusque dans VEsprit des Lois, avec la morale, Montesquieu n'en con- sidère pas moins la société comme la plus belle invention des hommes, si l'on peut ainsi dire, puisqu'aussi bien elle est la condition, le lieu, et la garantie enfin de toutes les autres.
C'est pour cela qu'il a écarté de son Esprit des Lois
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toute recherche scientifique et toute spéculation méta- physique sur l'origine et la formation des sociétés. II lui suffit qu'elles soient. 11 avait écrit dans les Lettres Per^ sa nés :
Je n'ai jamais ouï parler du droit public, que Ton n'ait com- mencé par rechercher soigneusement quelle est l'origine des sociétés, — ce qui me paraît ridicule.
Qu'importe en effet l'origine, pense-t-il, si le droit public ne commence lui-même qu'avec la société formée? Ne serait-ce pas aussi pour cela qu'il n'a pas cru devoir discuter plus à fond le problème de la liberté? Toute société n'est-elle pas effectivement fondée sur le postulat de la liberté?
Et c'est encore pour cela qu'en dépit de beaucoup d'erreurs, qu'il ne pouvait pas toutes éviter, et d'un peu d'utopie, sans laquelle il ne serait pas tout à fait de son siècle, Montesquieu est si modéré, et au fond si peu révolutionnaire. Il dit quelque part :
Il est (juelqMel'ois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher <jue d une main tremblante : on y doit observer tant de solennités, et apporter tant de précautions, que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu'il faut tant de formalités pour les abroger.
Bossuet lui-même n'a pas mieux parlé de ce « quel({ue chose d'inviolable sans lequel la loi n'est pas tout à fait loi ».
Il y a toutefois une différence entre l'auleur de la Poli- tique tirée de l'Ecriture sainte et celui de V Esprit des Lois] il y en a même plusieurs, mais je n'en reliens ici qu'une seule. Tandis que Bossuet fait de la religion le
172 HlSrOlIU: DE LA MTTEHATUR1': FHANÇAISE CLASSIQUE
("ondeinent inysti([ue Je rinstilution sociale, c'est le respect de l'institution sociale dont on peut dire qu'il liiit lui seul toute la morale, toute la philosophie, toute la religion de Montesquieu. Nous sommes, selon lui, nés pour la société, pour en exercer les devoirs, sans en attendre, en les exerçant, d'autre récompense que d'en avoir, chacun Dour notre part, entretenu le culte.
Et c'est ainsi que Montesquieu est venu, de toute son autorité, donner un appui nouveau et un élan puissant à la pensée de son siècle. A sa manière, il professe lui aussi ces principes chers à tout son temps, suivant lesquels toute œuvre humaine mérite le respect, et suivant lesquels encore le progrès humain, sous sa forme politique et sociale, est digne de tous nos efforts plutôt que ne le sont certaines fins éternelles et surnaturelles. Et, en revanche, le secret de son influence sur son temps et £ur une partie du nôtre, réside dans la confirmation qu'il donnait à ces principes : il a révélé et formulé à ses contemporains ce qu'un grand nombre d'entre eux pen- sait déjà confusément.
CHAPITRE IV
L'EVOLUTION DU ROMAN : ALAIN RENE LE SAGE
Il est entendu que Gil Blas est le chef-d'œuvre de Le Sage, mais il est moins certain qu'il soit en même temps, comme on l'a dit sur tous les tons, et comme on le répcte encore aujourd'hui, le chef-d'œuvre du roman français. On ne l'a pas trop loué, mais on l'a mal loué, et si on l'a mal loué, c'est que l'on manquait pour le bien louer des vrais termes de comparaison. Ce n'est pas en ellet au XVII* siècle ni au xviii% que le roman, comme la poésie lyrique, a produit ses chefs-d'œuvre, et non seule- ment en France mais aussi en Anffleterre, avec les Georire Sand, les Balzac, les Dickens, les Tackeray, les Char- lotte Brontë, les Georîie Eliot, ce sont des œuvres comme Indiana, comme Valeniine, comme Maiijjrat, comme Eni^é- nie Grandet, comme le Père Goriot, comme J/"" Boi'uri/, ou chez nos voisins des œuvres comme David Copper- field, comme Dombeij et fils, comme la Foire aux vanités^ comme Jane Eijre, comme Adam Bede, qui marquent le point culminant que l'art du roman ait atteint, et faute de l'avoir reconnu ou voulu reconnaître on s'est trompé
174 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
dans le jugement que l'on a porté sur les œuvres roma- nesques du xvui" siècle. 'J'ous les jugements de la criti- que sur les romans du xviii^ siècle, je dis tous, et sans en excepter ceux de Sainte-Beuve même et de Nisard, ont besoin d'être revisés comme reposant sur une fausse idée de l'évolution du genre, et plaçant trop arbitrairement ses chefs-d'œuvre dans les commencements. On se trom- perait en effet h peine davantage en prenant les Odes de Le Franc de Pompignan, ou celles de J.-B. Rousseau, comme les chefs-d'œuvre de notre poésie lyrique, ou encore en jugeant la tragédie de Mairet ou de Rotrou sans égard à la hauteur où Corneille d'abord et après lui Racine ont porté le genre tragique. Or, si la tragédie meurt, au XVIII" siècle, le roman en revanche ne fait que d'y naître, et l'on peut bien frapper des coups de maître dans un genre qui commence, y montrer même, si vous voulez, plus de qualités personnelles que ceux qui suivront, mais non pas y laisser au vrai sens du mot des chefs-d'œuvre. C'est ce que nous allons voir en étudiant de près le roman de Le Sage.
Le xvii" siècle avait eu des romans, ou du moins des compositions qui se produisaient sous ce titre, et de très longs romans; mais étaient-ce vraiment des romans? Pour répondre à cette question il suffit d'en rappeler la nature et le genre d'intérêt : assurément ce n'en étaient point, si l'on fait d'abord et essentiellement du roman une imitation de la nature et de la vie. Poèmes d'aven- tures comme VAstrée, le Grand Cyiiis, et tout ce qu'avaient produit Gomberville ou La Calprenède; fabliaux, comme l'Histoire de Francion, le Roman comique et le Roman Rourgeois; les uns tendant à l'idéal, les autres à la cari- </
L EVOLUTION DU ROMAN .* ALAIN RENE LE SAGE 175
catiire, ils ne se servaient tous de la nature que comme d'un moyen pour l'altérer et la déformer elle-même.
C'a été le rôle du roman pseudo-historique, à la fin du xvii° siècle et au commencement du xviii®, que de tracer à la littérature d'imagination une voie moyenne, en quelque sorte, et d'y développer le sens du réel avec le goût de l'observation. Le succès de la Princesse de Clèves valut à M™^ de La Fayette un grand nombre d'imi- tateurs et d'imitatrices : pour ne citer que les principaux, M'"^ de Murât écrivit un Comte de Danois, M™" de la Force une Histoire secrète de Bourgogne, et Courtilz de Sandras composa les Mémoires de M. de Rochefort, les Mémoires de la Marquise de Fresne, \es Mémoires de M. d'Artagnan. Or il était bien impossible à Courtilz de représenter sous des traits trop différents de ceux que tout le monde leur avait connus des personnages historiques dont la mort était d'hier. Le moyen de peindre Mazarin sous les traits d'un prodigue, ou Ninon de Lenclos sous ceux d'une mère de l'Eglise? Mais, d'autre part, la notoriété de quelques-unes de leurs plus brillantes aventures ôtait à l'écrivain tout scrupule d'invraisemblance. Ce qui s'était passé s'était passé; l'on n'en pouvait arguer l'impossi- bilité; l'étonnante fortune d'un Lauzun, pour ne nommer que celui-là, comme elle permettait toutes les espérances aux cadets de Gascogne, permettait du même coup toutes les inventions à leurs historiens. Enfin la littérature des Mémoires, déjà si riche, acheminait, elle aussi, le roman vers le même but : peindre en détail, et d'une manière personnelle, les caractères et les mœurs.
Ici il faut faire une place, et très importante, aux Carac- tères de La Bruyère. Personne n'en ignore le succès, et
176 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
les neuf éditions qui s'en publièrent de 168S à 1G9G. Or, quel plaisir y cherchait-on? et à quoi la curiosité s'y intéressait-elle? Aux portraits. Ce que les contemporains ont tout particulièrement goûté dans ce livre, c'en sont les applications, ce qu'il y avait d'observé de près et par conséquent d'individuel dans ces portraits, le sel de la médisance et souvent aussi, probablement, celui de la calomnie. C'est justement 1;» ce qui fera dix ou douze ans plus taid le grand succès à son tour du Diable boiteux. Dans cette inépuisable galerie d'originaux qui forme le livre des Cai-actère.s, Le Sage n'aura eu qu'à puiser ii pleines mains, les animer, et faire agir en quelque sorte sur la grande scène de la vie ces portraits descendus de leur cadre.
Et en elTet, du Diable boiteux, ôtez la fable, qui, sans doute, n'y est pas essentielle, et numérotez les para- graphes comme on a fait ceux des Caractères, vous aurez un livre de même genre. Cela est tellement vrai que, dans les premières éditions, la table des matières est rédigée, par caractères, dans la forme suivante :
Ch. m : la vieille Coquette, le vieux Galant, le Musicien, le Poète tragique, le Greffier... — ch. x. Le licencié, le maître d'école, la vieille Marquise, la Procureuse, le Peintre de femmes... etc.
Et puis. Le Sage ajoute et retranche à son livre selon l'actualité, supprimant dans son édition déHnitive un (ait divers dont la singularité faisait, en 1707, l'objet des conversations parisiennes, et en introduisant un autre, frappé à la marque de 1726.
L'honneur revient donc à La Bruyère d'avoir eu la curiosité de ces anecdotes, matériaux épars encore de ce qui allait devenir le roman de mœurs. Il avait même par-
L EVOLUTION DU ROMAN' : ALAIN RENE LE SAGE 177
fois fait plus que les rechercher: il les avait développées, par exemple dans le fragment célèbre à'Emiie. Vous diriez une intention de roman qui n'a pas été ce que l'on appelle poussée, comme si La Bruyère s'était défié de ses forces, ou comme s'il avait hésité à s'essayer publique- ment dans un genre qu'aucun vrai chef-d'œuvre n'avait encore illustré, qui demeurait le partage h peu près exclusif des femmes ou des aventuriers de lettres, et une distraction plutôt qu'un emploi du talent.
Si les moralistes, comme La Bruyère, à la fin du XVII* siècle, reculaient encore devant une exacte imita- tion des mœurs, il était un lieu du moins où cette imi- tation était déjà poussée jusqu'à l'excès de la fidélité : c'est le théâtre. Dans la comédie de Regnard, en dépit de l'élincelante fantaisie qui l'anime ou plutôt qui l'em- porte, il y a déjà comme qui dirait des touches d'un peintre de la vie familière et des mœurs bourgeoises. 11 y en a bien plus dans le théâtre de Dufresny, et surtout dans celui de Dancourt. Enfin Le Sage précisément est l'auteur du chef-d'œuvre de la comédie de mœurs en cette fin du xviii* siècle : Turcaret.
On voit dans quel milieu, sous quelles influences lit- téraires, à quelle école s'est formé le talent de Le Sage. Il y a des œuvres qui se suffisent, comme Don Quichotte, par exemple, et qui n'ont pas besoin que l'on aille autre part qu'en elles-mêmes chercher de quoi les comprendre et les interpréter. Mais il y en a d'autres, comme Gii B/as, qui ne dépendent guère moins du temps et de la circonstance que du talent de l'écrivain qui les signe. C'est même pour cela que Gil Blas n'est que du second ordre, tandis qu'au contraire Don Quichotte est mani- I». 12
178 HISTOinE DE LA LITTÉKATUUE FRANÇAISE CLASSIQUE
festemcnt du premier. Et encore nous n'avons pas tout dit, ou plutôt nous ne commençons qu'à dire.
Ce n'est pas toujours assez, dans la nature, que deux ou plusieurs principes, ayant ce que l'on appelle des affinités entre eux, soient mis, par le hasard d'une ren- contre, en présence l'un de l'autre, mais il faut le plus souvent qu'une condition extérieure se surajoute, pour ainsi dire> à leur affinité native, et opère du dehors le mystère de leur combinaison. Il n'en est pas autrement dans l'art. Cette condition, pour Le Sage, ce fut la con-1 naissance de la littérature espagnole. '
Il y fut initié, dit-on, par l'abbé de Lyonne, un des fils du célèbre ministre. A défaut des conseils de l'abbé, il n'eût eu d'ailleurs qu'à suivre le courant du siècle. La question de la succession d'Espagne en politique, en littérature les Lettres sur l'Espagne de la marquise de Villars, les comédies de Thomas Corneille, depuis Don Bertrand de Cigarral jusqu'à Don César d'Avalos, les Nouvelles espagnoles, les Mémoires de la Cour d'Espagne, le Voyage d' Espagne de la comtesse d'Aulnoy, attiraient sur les choses d'au delà les Pyrénées l'attention du public, et par conséquent celle des écrivains. Le Sage tâtonna longtemps : en 1700, il traduisait, dans son Théâtre espagnol, le Traître puni de Rojas et Don Félix de Mendoce de Lope de Vega. En 1702, il imitait de Rojas le Point d' honneur; en 1704, il traduisait le Don Quichotte d'Avellaneda. Enfin, en 1715, il eut l'idée de faire entrer dans les formes du roman picaresque ce qu'il avait amassé patiemment, tout autour de lui, d'obser-1 vations et de notes; et de cette combinaison heureuse de ' la satire avec la comédie et de l'aventure avec la satire/
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SOUS l'influence de la nouvelle espagnole, naquit Gil Blas.
On a vivement contesté, — surtout en Espagne — l'originalité de Le Sage dans ce roman; on a parlé de ses plagiats; et l'on a dressé en effet une liste de ses imi- tations plus ou moins libres. Et assurément Le Sage a beaucoup emprunté aux romans picaresques; mais ce ne sont pas ces emprunts qui font la valeur et qui ont fait le succès de Gil Blas. Car pourquoi les romans pica- resques ne se sont-ils pas acquis la réputation europé- enne de Gil Blas? C'est toujours le cas de Corneille et de Guilhem de Castro. Voilà deux cent quatre-vingts ans que l'Europe ne connaît à peu près du dramaturge espagnol que ce qu'il a convenu au poète français d'en imiter, pour le perfectionner!
Des six premiers livres de Gil Blas parus en 1715, il n'en est pas un dont la fable ne soit plus ou moins direc- tement imitée d'un original espagnol, italien, ou latin. Et néanmoins le détail était si français, pour ne pas dire si parisien, qu'en tète du premier volume l'auteur avait eu soin de placer la déclaration suivante :
Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire application de caractères vicieux ou ridicules qu'elles trouvent dans les ouvrages, je déclare à mes lecteurs malins qu'ils auraient tort d'appliquer les portraits qui sont dans le présent livre.
Les « lecteurs malins » devaient cependant être d'autant plus tentés d'« appliquer les portraits », que l'action dans laquelle étaient engagés ces caractères, tout en étant parfois capricieuse, ne manquait ni de naturel, ni surtout de vraisemblance. Ajoutez que le choix lui seul de la profession que Le Sage donnait h
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son héros, en l'ôtant de cette société de picaros, coquins cyniques, brutaux et criminels, où se complaisaient les ; héros des romans espagnols, faisait de Gil Blas un per- sonnage plus intéressant pour plus de lecteurs, parce qu'il en faisait un personnage plus humain. l
Gil Blas n'est pas en révolte ouverte contre la société,! comme le sont au fond les gueux du roman espagnolJ Tout laquais, valet de chambre ou secrétaire qu'il soit, il n'est pas ennemi-né de son maître, ni de ses sem- blables. Et s'il est capable de friponneries un peu fortes, on les lui pardonne, parce qu'il n'a pas ce trait du fripon de profession, qui est de mettre sa gloire dans ses fri- ponneries. Il est né dans une condition modeste, humble i^ même ou presque misérable, mais toutefois honnête, et nous rentrons avec lui dans la vérité de la vie. On peut s'intéresser au fils de la duègne et de l'écuyer, parce qu'il n'est pas, comme les picaros espagnols, un rebuty, de la fortune et de la société. Et pour qu'il s'introduise ^ un jour dans la compagnie des honnêtes gens, il suffira qu'il ait reçu de la vie l'éducation qui lui manque.
C'est encore un trait de ressemblance avec la réalité*' que Le Sage avait sous les yeux. Les hommes alors se iormaient au contact et par l'usage des hommes. A dix- sept ans, ou même plus jeune, on « montait sur sa mule m, comme Gil Blas, on sortait de sa ville natale, et l'on allait « voir du pays ». Les principes fléchissaient — d'abord, et, dans le feu de la première ardeur, on s'en regardait soi-même aisément quitte. Ils n'en demeuraient pas moins, et quand on avait, par sa propre expérience, appris et compris qu'ils étaient encore ce que l'on avait trouvé de mieux pour le gouvernement de la vie, on s'y >-
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tenait. C'est cette philosophie qui constitue, par-dessou3 la flagrante immoralité des actes, ce que l'on peut appe-f 1er la réelle moralité de Gil Blas. f
Les autres mérites particuliers de ces six premiers livres sont assez connus, et surtout la simplicité du style, qui manque pourtant un peu d'abandon et de grâce. Ce qu'il est bon encore de noter, comme une nouveauté de quelque intérêt, c'est le nombre et la précision des menus détails de la vie commune : le roman de Le Sage est un roman où l'on mange, où l'on sait ce que l'on mange, où même on aime à le savoir.
Le Sage ne se hâta pas de donner une suite et une fin h cette première partie de son roman. En 1716, il revise les deux derniers volumes de Alille et une Nuits, de la traduction de Galland. En 1717, il traduit de Bojardo Roland l'Amoureux. En 1718, il donne au théâtre de la foire la Querelle des Théâtres, la Princesse de Carisme, le Monde Renversé, les Amours de Nanterre, Vile des Amazones, les Funérailles de la Foire; et il compose la Tontine. En 1721, ce sont : le Rappel de la Foire, la Statue Merveilleuse, Arlequin-Endymion, la Forêt de Dodone, la fausse Foire, la hotte de Pandore, la Tête noire, le régiment de la Calotte, En 1722, l'Ombre du Cocher poète, le Rémouleur d'amour. Pierrot Romulus, le Jeune Vieillard, la force de l'Amour, la Foire des Fées. En 1723, les Trois Commères, en collaboration avec d'Orneval. Les septième, huitième et neuvième livres de Gil Blas paraissent enfin en 1724.
Leur intérêt est différent de celui des précédents. Le Sage, cette fois, ne se contente plus d'élargir aux pro- portions d'un tableau de mœurs ce qui n'était dans les
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182 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
romans espagnols qu'un tableau d'aventures grotesques et de basses filouteries : il agrandit maintenant le tableau de mœurs h son tour jusqu'aux dimensions d'un véritable tableau d'histoire. Gil Blas devient secrétaire de l'arche- vêque de Grenade et confident du duc de Lerme, tout comme Dubois, fils d'un apothicaire de Brive-la-Gaillarde était devenu premier ministre en France, et comme Alberoni, fils d'un jardinier des environs de Plaisance, avait un moment gouverné l'Espagne. Lorsqu'on se reporte du roman à l'histoire, il est impossible de ne pas admirer l'art avec lequel Le Sage a extrait de l'histoire générale ce qu'il en peut pour ainsi dire tenir dans la vie d'un simple Gil Blas. Le tableau ne déborde pas de son cadre : il y demeure sévèrement maintenu. Et là où tant d'autres, comme accablés sous le nombre des ren- seignements de toute sorte que leur offraient les Anec- dotes et les Mémoires du temps, eussent laissé l'histoire envahir sur le roman, Le Sage, en cela véritablement classique, est peut-être encore moins admirable pour ce qu'il met que pour ce qu'il omet, pour ce qu'il dit que pour ce qu'il sacrifie, et pour ce qu'il nous montre enfin, que pour ce qu'il nous laisse à deviner.
La satire en même temps est devenue moins âpre, au . moins dans la forme; la narration tout entière moins/ longue, et cependant plus ample. Les personnages, moins* dessinés en caricature, sont plus naturels et plus vrais. ■ Notons aussi l'art de poser et d'animer les ensembles. Au lieu de comparaître devant le lecteur l'un après l'autre, comme ils faisaient dans les premiers livres, les personnages désormais se groupent, s'assemblent,! s'arrangent en une foule en quelque sorte harmonieuse^
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L EVOLUTION DU ROMAN : ALAIN RENE LE SAGE 183
OÙ les lois de la perspective sont plus savamment observées.
Le Sage laissa onze ans s'écouler entre le troisième et le quatrième voi^yiie de Gil Blas. Il donna h la Foire de nouvelles comédies : en 1725 V Enchanteur Mirliton, les Enragés, le Temple de Mémoire; en 1726, l'année de l'édition définitive du Diable Boiteux, les Pèlerins de la Mecque, les Comédiens Corsaires, l'Obstacle favorable, les Amours déguisés; en 1728, Achmet et Almanzine, la Pénélope moderne, les Amours de Protée; en 1729, la Princesse de la Chine, les Spectacles malades^ le Corsaire de Salé; en 1730, les Couplets en procès, la Reine de Barostan, VOpéra comique assiégé, ï Industrie^ Zémire et Almanzor , les Routes du monde, l'Indifférence^ V Amour marin, V Espérance; en 1731, Roger de Sicile; en 1732, les Désespérés, Sophie et Sigismond, la Sauvagesse; en 1734, une journée des Parques, la première repré- sentation, les Mariages du Canada. Il avait traduit Y Histoire de Guzman d'Alfarache, et donné les, Aventures de M. de Beauchesne, mémoires d'un flibustier. Après le labeur incessant, et médiocre, de ces onze années, il se décida à publier les derniers livres de Gil Blas.
Ils trahissent la fatigue. Imités de plus près des pica- resques espagnols, ce n'est pas sans un peu d'ennui qu'ils nous font retomber, des scènes si largement humaines de la seconde partie, dans des récits d'aventures et de friponneries vulgaires. Et puis, l'unité de ton est moins fortement maintenue, et à côté de certains chapitres trop bouffons, on en rencontre d'autres trop sérieux. Et cependant ces trois derniers livres ne sont pas inutiles au roman : ils achèvent de déterminer ce que l'on peut
184 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
appeler la philosophie de Gil Blas, la conception de la vie qui s'en dégage.
Ce n'est pas un « héros de roman » que Gil Blas, et^ la plupart du temps il porte jusque dans ses pires fripon- neries une bonne humeur égale et souriante qui n'est pas assez éloignée du cynisme. Il n'est point brave, ea| amour notamment, où il est franchement poltron devant ses rivaux. Sa délicatesse est médiocre. Mais malgré tout cela, il a des qualités précieuses, les qualités de l'homme du xvii<= siècle : de l'équilibre et du ressort, une prépa- ration naturelle aux événements de la fortune, je ne sais quelle indiirérence aux jeux changeants du hasard, et cette conviction qu'il n'y a rien de tragique dans les accidents de la vie commune, — pas même la mort. C'était la philosophie de son temps, c'était alors celle de\ sa race : prendre le temps comme il vient, les occasions comme elles s'offrent, et se consoler de l'infortune en la narguant ou en en triomphant. Venant après les excès de sentiments et de mots des Romantiques nous sommes disposés à la juger insuffisante. Et en effet, elle serait meilleure, si Le Sage avait tempéré d'un peu de sym- pathie pour tout ce qui en est digne l'enjouement habituel \ de sa sagesse égoïste. Elle serait tout à fait bonne, si j c'était seulement au nom de quelque principe plus relevé, de quelque morale plus haute, que Le Sage eût raillé nos travers, bafoué nos ridicules et condamné nos vices. Telle quelle, dans la médiocrité même de son bon sens, elle a son prix, comme la morale de La Fontaine et comme celle de Molière.
Ainsi donc Gil Blas est presque un chef-d'œuvre. Que lui manque-t-il cependant?
L ÉVOLUTION DU ROMAN : ALAIN RENÉ LE SAGE ^85
Son style, plus juste qu'aisé, manque un peu de ' naturel. Les ornements y abondent trop, surtout les orne- . ments convenus, et l'on ne sait, à de certains moments, si le manque de simplicité tient chez Le Sage à un tra- vail trop savant, ou a une certaine négligence de l'expres- sion. Le nombre des allusions d'histoire ou de mytho- i logie nous étonne :
C'est ainsi, nouveau Ganymède, que je succédai à cette vieille Hébé...
ou encore :
La fête pensa finir comme le festin des Lapithes.
ou encore :
J'envisageai mon maître comme Alexandre regardait son médecin.
Les admirateurs à outrance répondront sans doute ici que c'est un trait de caractère, que Gil Blas est tout frais émoulu de la discipline du docteur Godinez... En réalité tous les personnages du roman s'expriment ainsi : et leur style au fond est le style de l'auteur.
Allons plus loin, et regardons les choses de plus près : nous verrons que Le Sage emploie dans son style des procédés d'auteur comique : il raconte à peu près comme il écrirait pour la scène. Prenez le mot si souvent cité du Diable boiteux :
On nous réconcilia, bous nous embrassâmes, et depuis ce temps- là nous sommes ennemis mortels.
et comparez le mot, non moins souvent cité, du Médecin malgré lui :
Je le le pardonne, mais tu me le payeras.
186 HISTOIRE DE LA LITTERATUIIE FRANÇAISE CLASSIQUE
Il y a clans l'un et dans l'autre un effet de concentration de sens, calculé pour l'optique de la scène. C'est écrit' pour être dit plus encore que pour être lu. Voyez encore ceci, dans Gil Blas :
J"avais été trop bien élevée pour me laisser tomber dans le libertinage ". à quoi donc me déterminer? Je me fis comédienne pour conserver ma réputation.
Ce qui fait ici la plaisante vivacité de l'expression, c'est ce qui n'y est pas, les sous-entendus qu'elle enferme, le raccourci qui sert à les traduire, l'agilité dont l'écrivain ' saute par-dessus l'intermédiaire que l'on attendait, et va- d'abord au bout de sa pensée. C'est le procédé constant de Molière.
Fortement marquée dans ces bouts de phrase, l'inten- tion comique l'est bien plus fortement encore dans le rythme même du discours. Rappelons cette apologie du vol, que Le Sage a placée dans la bouche du capitaine Rolando :
Tu vas, mon enfant, mener ici une vie bien agréable, car je ne te crois pas assez sot pour te faire une peine dêtre avec des voleurs. Eh! voit-on d'autres gens dans le monde? Non, mon ami, tous les hommes aiment à s'approprier le bien d'autrui; c'est un sentiment général, la manière seule de le faire en est diffé- rente Les conquérants par exemple, s'emparent des États de
leurs voisins. Les personnes de qualité empruntent et ne lendenl jjoint. Les banquiers, trésoriers, agents de change, commis, et tous les marchands, tant gros que petits, ne sont pas fort scrupu- ileux. Pour les gens de justice, je n'en parlerai point...
C'est un morceau de bravoure, comme on en rencontre tant dans la comédie de Regnard. Le premier discours de Fabrice et Gil Blas est également si bien approprié pour la scène, qu'à la fin du siècle, dans le Mariage de
l'évolution du roman : alain rené le sage 187
Figaro, Beaumarchais, — qui doit tant à Le Sao-e — n'aura qu'à en reprendre le mouvement pour obtenir le fameux monologue : « J'arrivai à Valencia avec un seul ducat... », etc.
Il n'est pas enfin jusqu'aux jeux de scène et jusqu'aux attitudes qui ne se retrouvent engagés dans la narration de Le Sage. Ainsi, quand Gil Blas rencontre sa première bonne fortune :
Vous ne vous trompez pas, ma mie, interrompis-je, en étendant la jambe droite et en penchant le corps sur la hanche gauche.
C'est de la fatuité de théâtre, une façon de s'étaler dont le ridicule sauterait immédiatement aux yeux dans la vie commune, mais ajusté tout exprès à la scène et aux convenances de sa perspective.
En somme, dans Gil Blas, le roman de mœurs est encore engagé dans la comédie proprement dite, par ses procédés de satire, de dérision, de caricature. Le docteur Sangrado, le seigneur Mathias de Silva, les entremet- teuses, usuriers, intendants, laquais, sont échappés des coulisses du théâtre de Molière, de Regnard, ou de Dan- court. Et par là ce roman manque un peu de naturel.
Une autre qualité qui lui fait défaut, c'est la compo- sition. Il n'y a pas de sujet, dans Gil Blas, mais seule- ment une succession d'épisodes. On n'oserait rien y ajouter; mais on conçoit aisément que Le Sage y ait lui- même ajouté presque autant d'épisodes qu'il eût pu lui convenir, comme il n'est pas douteux qu'il fût possible aussi d'en abréger ou d'en retrancher plus d'un. Les épisodes ne sortent pas les uns des autres, la succession n'en est réglée par aucune logique intérieure : il semble
188 HISïOinE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
que l'assemblage des matériaux a précédé tout motif de les assembler, et que le choix ne s'exerce sur eux en vertu d'aucune intention ou idée préconçue. Aussi les détails peuvent être admirables : mais on sent bien qu'il y manque quelque chose : c'est le surcroît de valeur qu'un détail, pour heureux qu'il soit en lui-même, tire de son rapport avec tout un ensemble.
Autre et dernière lacune enfin, dont il convient d'indi- quer en deux mots l'importance : le roman de Le Sage manque de richesse psychologique ou de complexité morale; et, dans ce roman de caractère, il n'y a pas de caractères. Le caractère, au théâtre, c'est Arnolphe, Tartufe, Alceste, Harpagon, Trissotin, ou en d'autres termes ce qu'il y a de plus général qui se puisse concilier avec la vie individuelle, tandis qu'au rebours, dans le roman, le caractère, c'est Manon, c'est Clarisse, c'est Tom Jones, c'est René, en d'autres termes ce qu'il y a de plus individuel qui puisse par quelque endroit demeurer vraiment général, c'est-à-dire vraiment et largement humain. Or voilà bien ce que l'on ne trouve pas dans le roman de Le Sage : en premier lieu, de tels caractères; et, en second lieu, la psychologie délicate et savamment nuancée qui les explique, les rend probables, et consé- quemment viables. La psychologie y est courte : les per- sonnages y sont trop d'une pièce, et on en a trop vite atteint le fond, si même ils en ont un. Tel était Gil Blas quand il sortit de sa petite ville natale, tel il est encore à la fin du récit. Les aventures ont glissé sur lui sans y laisser de traces profondes. Sans doute, il s'est enrichi d'expérience; il ne se croit plus la huitième merveille du monde ;" mais la vie n'a fait que développer en Gil Blas
L EVOLUTION DU ROMAN : ALAIN RENE LE SAGE 189
ce que la nature y avait mis de tout temps; elle n'y a vraiment rien transformé, ni surtout rien ajouté. Nous pourrions dire encore qu'il ne nous émeut guère : il est l'occasion et le prétexte de ses mésaventures plutôt qu'il n'en est la victime; il ressemble trop à tout le monde, ou du moins aux valets de Molière et de Reg^nard.
Ainsi donc, quels que soient les mérites particuliers de Le Sage, et quelque estime que l'on fasse à bon droit, de son GilBlas, ce roman, trop voisin encore de son ori- gine, y demeure trop embarrassé. Auteur comique avant tout, et surtout satirique, Le Sage invente, ou plutôt, il emprunte, il compose, il écrit, il plaisante, comme il le ferait pour le théâtre. Même l'observation ou l'imitation de la vie commune, dont Le Sage a vu le premier tout le parti que l'art pouvait tirer, il n'a pu ou il n'a pas su les soustraire aux conventions de la scène, si seulement il y a songé. Il restait après lui beaucoup à faire.
CHAPITRE V
LE ROMAN DE MARIVAUX
Parmi les ennemis littéraires que Le Sage, en sa qua- lité d'héritier de Molière et de l'auteur des Caractères a poursuivis de ses sarcasmes jusqu'à son dernier jour, les précieux figurent au premier rang. Il ne se doutait pas que son œuvre serait continuée par l'un d'eux, Pierre Carlet Chamblain de Marivaux.
Avant tout, en effet, et par ses origines, Marivaux est un précieux, d'une préciosité si naturelle ou si particu- lière qu'il lui a laissé son propre nom, et qu'on la nomme aujourd'hui encore le marivaudage. Marivauder, c'est (lirter, avec la différence qu'il y a entre les mœurs élé- gantes de la France du xviii® siècle, et la brutalité des mœurs américaines du nôtre, c'est tourner autour des choses de l'amour avec des phrases, avec des grâces, des mines, des métaphores et des sous-entendus, c'est mettre enfin la galanterie de tous les entretiens, et, en confon- dant habilement les choses du cœur et celles des sens, c'est insinuer par l'oreille, sans les conseiller jamais, et au besoin en les condamnant, le libertinage et la coquet-
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LE ROMAN DE MARIVAUX 191
terie. — Or, si l'on osait parler la langue de Marivaux, on dirait que le marivaudage était né depuis longtemps, et même qu'il était déjà « devenu grand garçon », lors- que l'auteur de Marianne ou du Paysan parvenu le vint prendre par la main, le conduisit à sa perfection, et lui donna son nom. Il s'était développé en effet dans la société précieuse restaurée au début du xviii*' siècle par Mme de Lambert, aidée de La Motte et de Fontenelle. Lisez en effet cette page de Cydias, comme l'appelait La Bruyère, et vous y trouverez déjà le tour, le style, et la subtilité de Marivaux :
GiGÈs. — Ecoutez : il n'y a pas tant de vanité à tirer de lamour d'une maitresse. La nature a si bien établi le commerce de l'amour qu'elle n'a pas laissé beaucoup de choses à faire au mérite. Il n'y a point de cœur à qui elle n'ait destiné quelque autre cœur: elle n'a pas pris soin d'assortir toujours ensemble toutes les personnes dignes d'estime; cela est fort mêlé; et l'expérience ne fait que trop voir que le choix d'une femme aimable ne prouve rien, ou presque rien, en faveur de celui sur qui il tombe. Il me semble que ces raisons-là devraient faire des amants discrets.
Candalle. — Je vous déclare que les femmes ne voudraient point d'une discrétion de cette espèce, qui ne serait fondée que sur ce qu'on ne se ferait pas un honneur bien grand de leur amour.
GiGÈs. — Et ne suffit-il pas de s'en faire un plaisir extrême? La tendresse profitera de ce que j'ôterai à la vanité.
Candaule. — Non, elles n'accepteraient point ce parti.
GiGÈs. — Vous ne songez pas que l'honneur gâte tout cet amour dès qu'il y entre. D'abord, c'est l'honneur des femmes qui est contraire aux intérêts des amants; et près du débris de cet honneur-là, les amants s'en composent un autre, qui est fort con- traire aux intérêts des femmes. Voilà ce que c'est que d'avoir mis l'honneur d'une partie dont il ne devrait point être.
N'était le dernier mot, plus impertinent peut-être, et aussi de plus de portée qu'il n'appartient à Marivaux, cette page à la fois très précieuse et très spirituelle pour-
li»2 HISTOIRE DE LA LITTEHATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
rait certainement être signée de lui. Voilà bien jusqu'à ses tics de style: « cet honneur-là, ces raisons-là »; voilà bien encore cette façon de jouer sur les mots; voilà bien cette finesse très réelle, cette finesse d'observation mon- daine qui ne laisse pas quelquefois de s'insinuer dans la prose des précieux, parce qu'après tout, les mots ne sauraient cesser de représenter des idées, et que, de l'alliance nouvelle que l'on en fait, il ne se peut pas qu'il ne sorte parfois une idée nouvelle.
Le style de Marivaux est donc le style des coteries dont il est ; il écrit comme il entend parler autour de lui, dans la société de Fontenelle, dans le salon de M""*^ de Lambert. Et c'est là aussi, sans doute, que se forme son marivaudage, non plus d'expression, mais de pensée, auprès de cette M™* de Lambert qui écrivait :
Puisque ce sentiment (l'amour) est si nécessaire au bonheur des humains, il ne faut pas le bannir de la société, il faut seulement apprendre à le conduire et à le perfectionner. Il y a tant d'écoles établies pour perfectionner l'esprit : pourquoi n'en avoir pas pour cultiver le cœur? C'est un art qui a été négligé : les passions cependant sont des cordes qui ont besoin de la main d'un grand maître pour être touchées.
Telles sont donc les origines extérieures, pour ainsi dire, du talent de Marivaux. Qu'apportait-il de sa per- sonne dans ce milieu dont il a tant reçu? Deux mots ici suffiront : une rare ignorance et un grand contentement de soi.
L'histoire de sa vie, très imparfaitement connue, semble importer de peu de chose à l'histoire de ses œuvres. De ce que nous savons de sa naissance, de sa condition, de sa fortune, enfin de la part malheureuse qu'il prit aux spéculations de la rue QuincaniDoix, et de
LE ROMAN DE MARIVAUX 193
sa naturelle paresse, nous pouvons du moins conjecturer que la vocation littéraire ne s'éveilla guère en lui que sous l'aiguillon de la nécessité. Ses Effets surpj-enants de la sympathie, qu'il publia en 1713, n'ont qu'un intérêt très relatif. Si ce n'était un grain d'ironie qui s'y mêle, et saut" aussi que les personnages n'y ont point prétention d'être historiques, vous croiriez lire les romans de La Calprenède et de Scudéry : Cassandre, le Grand Cyrus, Clélie : ce sont les mêmes aventures, le même style, la même conception de la vie. En 1721, âgé de trente- trois ans il n'avait, outre ses Effets surprenants, impri- mé que des parodies, quelques lettres dans le Mercure, des petits vers de société, et une tragédie en cinq actes et en vers, Annibal. Les circonstances allaient lui révéler ce talent qu'il ne se connaissait pas. Les journaux alors commençaient à poindre. 11 fit donc paraître, au cours des années 1722 et 1723, une feuille imitée du Specta- teur d'Addison, le Spectateur Français. En 1728, ce fut V Indigent philosophe ; en 1734, le Cabinet du philosophe. On y trouve bien des pages intéressantes : çh et là, des esquisses des romans, des observations morales, sur la foi desquelles on Ta pris pour un moraliste, des idées ingénieuses. On y trouve même des idées qui ont une certaine portée sociale, ou du moins qui en auront une, sous la plume d'un Rousseau ou d'un Diderot, qui les penseront fortement.
Il avait passé la quarantaine, quand il publia la Vie de Marianne et le Paysan parvenu. Le premier de ces romans parut dans l'intervalle de dix années : la première partie en 1731, la seconde en 1734, en 1735 la troisième, en 1736 les quatrième, cinquième, sixième, en 1737 les m. 13
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septième et huitième; les neuvième, dixième, onzième, en 1741. Le Paysan parvenu parut en 1735 et 1736.
Ne nous attardons point à l'analyse de ces romans : pour qu'elle fut possible, il faudrait qu'ils fussent finis. Mais si quelqu'un a mis l'intérêt du roman ailleurs que dans l'action, c'est Marivaux. Bornons-nous à dire que l'un est le manuel de la coquette, et l'autre le manuel du séducteur. Et notons-y seulement quelques points.
Voici la déclaration de principes qu'il formulait dans sa première Préface :
Comme on pourrait soupçonner cette histoire-ci d'avoir été faite exprès pour le public, je crois devoir avertir que je la tiens d'un ami qui l'a réellement trouvée... Ce qui est de vrai, c'est que si cette histoire était simplement imaginée, il y a toute apparence qu'elle n'aurait point la forme quelle a... il y aurait plus de faits et moins de morale... on se serait conformé au goût général d'à présent, qui ne veut dans les aventures que les aventures mêmes.
Par ce dernier trait, Marivaux s'opposait nettement à Prévost. Et voici comment il s'oppose à Le Sage, peintre toujours satirique de la vie commune et des mœurs bour- geoises :
Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu'ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l'histoire du genre humain dans les grandes conditions, ce devient là pour eux un objet impor- tant, mais ne leur parlez pas des objets médiocres,... laissez le reste des hommes ; qu'ils vivent, mais qu'il n'en soit pas ques- tion : ils vous diraient volontiers que la nature aurait pu se passer de les faire naître, et que les bourgeois la déshonorent.
Voilà bien ses principes. Et le dernier surtout est impor- tant. Car si Marivaux n'est pas le premier qui ait mis en scène dans le roman des « cochers » et de « petites lin- gères », il est le premier, — et c'est là le grand point, —
LE ROMAN DE MARIVAUX 195
qui se soit avisé, comme il dit, d'étudier « ce que c'est que Vhomme » dans un cocher, et « ce que c'est que la femme » dans une petite marchande. La nouveauté d'ail- leurs, en son temps, fit presque scandale. Marivaux était mort depuis déjà plusieurs années, que d'Alembert, pro- nonçant son Eloge, lui reprochait encore « d'avoir voulu mettre trop de vérité dans ses tableaux populaires. Nous sommes aujourd'hui reconnaissants à Marivaux de cet excès de vérité même. Les peintures de la boutique de M" Dutour, la maîtresse lingère, dans Marianne, et, dans le Paysan parvenu, de la maison des demoiselles Habert, sont des peintures d'intérieurs bourgeois devenues pour nous inappréciables.
Le champ nouveau qui s'ouvrait dès lors à l'observation morale, on l'entrevoit. C'est ici surtout qu'est grande la part de Marivaux, que son œuvre est instructive, et son rôle considérable.
Et d'abord, il excelle dans les portraits. Les deux hypocrites de Marianne, M. de Climal et le baron de Sercour, sans avoir, bien entendu, le relief de Tartufe, ne laissent pas d'avoir chacun son genre de mérite — ou de vice — particulier. L'un, homme du monde, est
_ assez bien fait, d'un visage doux et sérieux, où Ion voyait un air de mortification qui empêchait qu'on ne remarquât tout son embonpoint.
tandis que l'autre, gentilhomme de campagne,
infirme, presque tonjours malade, asthmatique, a la mine maigre, pâle, sérieuse et austère.
Ce que Marivaux a démêlé supérieurement en eux, et admirablement rendu, c'est cette habitude de se composer
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qui finit insensiblement par faire de l'hypocrite lui-même sa première dupe et sa plus sûre victime. M. de Climal surtout est si bien démonté, pour ainsi dire, pièce à pièce, la complexité de ses sentiments est si finement expliquée, ce qu'il y a de conscient et d'inconscient enfin dans son hypocrisie est si habilement débrouillé, qu'à chaque ins- tant on est tenté de l'excuser, et que, quoiqu'il soit impos- sible de ne pas le condamner, à peine peut-on s'empccher de le plaindre pour ce qu'il y a de souffrance réelle dans sa déconvenue finale.
De même, dans le Paysan parvenu, les deux sœurs Ilabert, toutes deux dévotes, mais l'une par nature, l'autre pour n'avoir pas trouvé le mari qu'elle eût voulu, sont admirablement portraiturées. Ou encore M"'^ de Fécour et M"'= de Ferval, femmes du monde, et galantes l'une et l'autre, mais appartenant, l'une à la « finance », l'autre h la « robe », sont très finement distinguées l'une de l'autre. On voit par ces exemples en quoi consiste l'art particulier de Marivaux : dans la ressemblance, il excelle à discerner la différence, et dans ce qui est de l'humanité tout entière, à nous montrer ce qui est de l'individu.
Je regardais passer le monde, je ne voyais pas un visage qui ne fùl accommodé d'un nez, de deux yeux et d'une bouche, et je n"en remarquais pas un sur qui la nature n'eût ajusté tout cela dans un goût différent.
On lit ces lignes dans la première feuille de son Spec- tateur. C'est précisément ainsi, que dans le monde moral comme dans le monde physique, il a distingué des indivi- dualités
LE ROMAN DE MAIIIVAUX 197
Il voit même, ou du moins c'est sa prétention, le moral à travers le physique, ou grâce au physique.
Cette prieure était une petite personne courte, ronde et blanche, à double menton, et qui avait le teint frais et reposé. Il n'y a point de ces mines-là dans le monde.
Voilà le portrait. Que veut dire cette mine-là ? Nous allons le savoir :
D'ordinaire, c'est ou le tempérament, ou la moUesse et l'inac- tion, ou la quantité de nourriture qui nous acquièrent notre embonpoint, et cela est tout simple; mais celui dont je parle, on sent qu'il faut pour l'avoir acquis, s'en être saintement fait une tâche. Il ne peut être que l'ouvrage d'une délicate, d'une amou- reuse et d'une dévote complaisance qu'on a pour le bien et l'aise du corps; il est non seulement un témoignage qu'on aime la vie saine, mais qu'on l'aime douce, oisive et friande, et qu'en jouissant du plaisir de se porter bien, on s'accorde autant de douceurs et de privilèges que si l'on était toujours convalescente.
A-t-on jamais mieux montré le rapport ou la correspon- dance entre les traits du visage et la physionomie morale? A-t-on jamais mieux fait voir l'espèce de posses- sion que nos habitudes prennent de notre figure?
Mais où cette richesse et cette finesse en même temps de l'observation morale se déploient tout entières, c'est naturellement dans la peinture des passions de l'amour. Il faut encore faire honneur à Marivaux d'avoir introduit le premier dans le roman moderne l'analyse de l'amour. Jusqu'à lui, l'amour jouait bien son rôle dans les romans, mais ses effets étaient représentés plutôt qu'il n'était étudié lui-même. Et par là Marivaux a ouvert la route où Richardson et Rousseau ont marché.
Cependant, cet éloge une fois accordé, il faut faire ici bien des réserves. Esprit subtil et, sous une apparence
1% KISTOIRE DE LA LITTHRATURE PDANÇAISE CLASSIQUE
toute extérieure de sensibilité, cœur très sec, ce qui faisait malheureusement défaut h Marivaux, et sans quoi per- sonne jamais n'a su parler la langue de la passion, c'était la sympathie. On peut dire qu'à cet égard encore il est bien l'élève de ses maîtres. Il y a quelques traits en lui de l'égoïsme savant de Fontenelle, il y en a quelques autres de l'élégante corruption de M™'' de Tencin : un peu de cervelle à la place du cœur, ou, puisque je fais tant que de parler comme eux, tout son cœur dans sa tète. S'il s'intéresse à ses personnages, Marivaux ne les aime pourtant pas : ce sont pour lui des sujets d'expé- rience. C'est pourquoi l'émotion et la passion sont à peu près absentes de ses romans. Il est très convaincu, comme il le fait dire à son Paysan, qu' « il y a bien des amours où le cœur n'a point de part », et que, « dans le fond c'est sur eux que roule la nature ». On ne pensait pas autrement dans les coteries mondaines et galantes qu'il fréquentait trop exclusivement.
Mais le cœur n'est pas seulement remplacé par l'esprit^ dans ses romans où Marianne est si coquette, et Jacob si séducteur. Il l'est aussi quelquefois par le libertinage : Marianne sait très bien l'espèce d'attrait qui agit sur Valville :
Qu'une femme soit un peu laide, il n'y a pas grand malheur, si elle a la main belle : il y a une infinité d'hommes plus louches de ceile beauté-là que d'un visage aimable; et la raison de cela, vous la dirai-je? Je crois l'avoir sentie. C'est que ce n'est point une nudité qu'un visage, quelque aimable qu'il soit; mais une belle main commence à en devenir une, et, pour fixer de (crlaines gens, il est bien aussi sûr de les tenter que de leur plaire.
N'y a-t-il pas, en vérité, dans cette « ingénue » de seize ans^ ce que l'on pourrait appeler une « rouée »?
LE ROMAN DE MARIVAUX 193
Marivaux ne peut donc être considéré comme un mora- liste. Et ses contemporains, Diderot par exemple, ne s'y sont pas trompés. Marivaux a traité décemment la licence ; mais c'est toujours la licence. Et s'il n'est pas absolument immoral, son roman est presque toujours peu moral. Sa conception fondamentale, sa philosophie de la vie n'est rien moins qu'édifiante : ses héros, ses personnages, c'est toujours et uniquement h leur fig^ure qu'ils doivent tous leurs succès et toute leur fortune.
Ce manque de moralité ne suffit pas à expliquer l'oubli dans lequel i! est tombé, dès le milieu du xviii« siècle. Quels sont donc les défauts auxquels il dut sa chute?
Une sorte de critiques dont il doit encourir et garder la responsabilité tout entière, ce sont celles que l'on adresse ordinairement h son style. Tout son siècle a blâmé d'une seule voix dans ses romans comme dans ses comédies, raffectation soutenue du langage et l'abus impatientant de l'esprit. Le Sage et Voltaire, Grimm et Diderot, La Harpe et Marmontel, tous enfin, depuis Cré- billon jusqu'à Collé, s'accordent à lui reprocher son ver- biage obscur et brillant, son galimatias d'amour, ses métaphores prétentieuses, ses distinctions à l'infini^ sa rage de parler autrement que tout le monde, en « empa- quetant sa pensée dans les agréments les plus rares », et sa manière de ne pas quitter une idée, quand il en tient une, avant de l'avoir gâtée.
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
En vain nous dira-t-il que
le style ne saurait être accusé d'être recherché que parce que les pensées qu'il exprime sont entièrement fines et qu'elles a"ont
200 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
pu se former que dune liaison d'idées singulières, lesquelles idées n'ont pu être exprimées à leur tour qu'en rapprochant des mots ou des signes qu'on a rarement vu aller ensemble.
Certaines façons d'écrire, qu'il plaît à Marivaux de croire originales, sont bien incontestablement des façons d'écrire, et non pas du tout des façons de penser. Et sa théorie est l'une des pires expressions qu'il y ait de r indwidualisme, comme diraient les philosophes, et pour parler plus franchement, de la suffisance en littéra- ture. Elle repose, en effet, sur trois principes : le pre- mier, que tout ce qui nous passe par l'esprit vaut la peine d'être noté; que notre manière de le noter est toujours exactement conforme et pleinement coïncidente à notre manière de sentir; le troisième enfin, que la sin- gularité de la notation fait preuve à elle seule de la nouveauté de la pensée; et ces trois principes sont éga- lement faux, sophistiques, et dangereux.
Ils étaient neufs alors, et ce mot explique bien com- ment ce que les uns apprécient dans Marivaux est au contraire ce que les autres n'en peuvent supporter. Dans le fond comme dans la forme, c'est un inventeur que Marivaux, et l'abondance même de ses inventions fait encore aujourd'hui l'incertitude de sa réputation. 11 annonce Diderot, par certaines de ses pages; il préparc Rousseau, qui se met un moment à son école. Et il a ainsi quelque droit à notre respect, étant en somme le plus sérieux peut-être de nos auteurs légers.
CHAPITRE VI
L'ABBE PREVOST
Nous venons de voir ce qui manquait encore au roman de Marivaux non pas précisément pour atteindre la per- fection de son genre, mais pour en être capable au besoin, ou, pour mieux exprimer ma pensée par une comparaison, quelles sont les cordes qui manquaient à l'instrument pour être capable de toute son harmonie sauf à cette harmonie de dépendre elle-même de la main qui le toucherait. Parce qu'un genre en effet est capable de sa perfection, ce n'est pas une raison pour qu'il y atteigne, et s'il se trouve par hasard qu'une fois au moins, dans Manon Lescaut, Prévost l'y ait porté lui-même, nous allons voir, — et c'est même l'intérêt particulier de cette étude — que son œuvre ne serait pas moins importante ni son action moins efficace, sans Manon.
La vie de Prévost n'est pas le moins curieux de ses romans. Né à Hesdin le 1" avril 1697, il avait fait ses premières études chez les jésuites de sa ville natale, et, au soïtir de sa rhétorique, séduit par ses succès de
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collège autant que par ses maîtres, il avait pris l'habit de novice. Mais cette première ardeur s'était refroidie proniptement, et il était entré au service. C'était en 1713 ou 1714, entre la paix d'Utrecht et celle de Rastadt. Aussitôt la paix conclue, déposant le harnois, il avait repris la robe. Mais déjà, selon l'expression de ses bio- graphes, « un besoin impérieux, devant lequel tout autre se tait, même celui de la gloire », avait commencé de le dominer. Il n'y tint pas; et, comme plus tard son Des Grieux, après quelques mois de sagesse, pris au piège de quelque Manon, il retournait au métier des armes. En 1721, trompé, lassé ou dégoûté, il entre chez les Béné- dictins. Il en sort en 1728 « sans raison et sans bref de translation qui au moins ait été signifié », suivant l'expression employée par ses supérieurs dans leur requête au lieutenant de police. La même année il publiait ses Mémoires d' un hvmme de qualité. Quelques pages de ce livre, peu révérencieuses pour le grand-duc de Toscane, faillirent le faire mettre à la Bastille. Il jugea prudent de sortir de France au plus vite, de passer la mer même, et d'aller quelque temps se faire oublier en Angleterre. « Une petite affaire de cœur », nous dit un de ses biographes, l'obligea de quitter le poste de secrétaire ou précepteur, qu'il avait obtenu, dans la maison d'un grand seigneur anglais. Il passe en Hollande, s'établit à Amsterdam, puis à La Haye. C'est dans cette grande officine de journaux et de pamphlets, de petit-s romans obscènes et d'énormes compilations érudites, que la vie de l'homme de lettres allait commencer pour lui.
Il ne lui restait que sa plume pour toute ressource. Il se mit aux gages des libraires. Heureux du moins si le
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besoia d'argent, dans cette première fougue de la liberté reconquise, plus encore que de la jeunesse, ne l'avait entraîné à rien de plus fâcheux qu'à composer ses longs romans, ou à traduire de l'anglais VHistoire métallique des Pays-Bas\ Mais il semble bien que la nécessité de vivre, jointe à son goût pour le vin, disent les uns, pour les femmes, disent les autres, l'aurait une ou deux fois jeté dans les plus cruelles aventures.
Il dut bientôt quitter La Haye, et repassa en Angle- terre. Il y fut mal accueilli par les protestants français, fort sévères sur le chapitre de la morale. En 1732, il avait publié la première partie de son Cleveland, fils naturel de Cromwell; en 1733 il fonde un journal litté- raire, le Pour et Contre.
Dans cette feuille « d'un goût nouveau », dit le titre, l'extrait des principaux ouvrages qui paraissaient h Paris ou à Londres figurait à côté des a Inventions extraor- dinaires de l'art » ; et le « Caractère des dames distin- guées par leur mérite » y tenait aussi sa place, non loin du compte rendu de l'état des lettres et des sciences. Quant au titre lui-même, il signifiait que le journaliste s'expliquerait sur tout sans prendre parti sur rien. Le journal dura de 1733 à 1740. La meilleure part en est formée d'abord d'un certain nombre de Nouvelles qui depuis, sous le titre à.^ Aventures et anecdotes, en ont été tirées pour figurer dans les Œuvres choisies de Prévost, et ensuite de quelques traductions de l'anglais. Quelques jugements critiques sur les ouvrages contemporains y sont intéressants h relever.
Grâce au prince de Conti, — qui devait être dans la suite le protecteur aussi de Rousseau, puis de Beaumar-
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chais, — Prévost put rentrer définitivement en France, sous la seule condition d'une retraite préalable dans une îibbaye désignée. Quand il sortit de cette prison, du reste fort douce, ce fut pour devenir aumônier du prince de Conti.
C'était sans doute une sinécure : aussi la payait-on comme telle. Et le labeur acharné recommence pour Prévost. Il achève son Cleveland, il prépare son Doyen de Killerine, dont les premiers volumes paraissent en 1736; il entreprend une histoire généalogique de la maison de Rohan ; une fois même, il s'adresse à Voltaire, et s'oflVe à brocher en trois mois une Défense de M. de Voltaire et de ses ouvrages, pour la somme de 50 louis. Il se fait nouvelliste à la main, colporteur d'indiscrétions, artisan de médisances. Mais, novice en ce métier, ses feuilles sont arrêtées, et leur auteur, une fois de plus, prié d'aller chercher un refuge à l'étranger. En 1741, il est à Bruxelles.
De retour à Paris, c'est alors qu'il conçut un moment la pensée d'émigrer en Prusse, et de tenter fortune auprès de Frédéric. Il écrivit, il négocia, on lui donna des espérances, mais deux considérations l'empêchèrent finalement de partir : ses dettes, et l'impossibilité de réunir la somme nécessaire au voyage. L'âge venait, d'ailleurs; et puis, si ses affaires étaient toujours médiocres, il sentait bien que sa réputation commençait à s'élever au-dessus de sa fortune. Paris aussi le rete- nait : ses habitudes autant que ses dettes, et ses relations peut-être plus encore que sa misère. Selon de bons juges, il passait pour « le premier romancier de son temps », fort au-dessus de Crébillon le fils, de Marivaux,
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et surtout de Le Sage. On le recherchait. Logé chez le prince de Conti, il avait connu la marquise de Créqui, le bailli de Froulay et le chevalier d'Aydie. Ancien ami de Bachaumont, il était aussi du salon de M™* Doublet, salon fameux, où Ton ne s'arrêtait guère, mais où défilait le « tout Paris » d'alors. Enfin, le temps aidant et faisant son œuvre, il réussissait à se mettre chez lui commodé- ment, vers Passy. C'est là que Rousseau le connut. C'était, nous dit-il, « un homme très aimable et très simple... et qui n'avait rien dans l'humeur ni dans la société du sombre coloris qu'il donnait à ses ouvrages ». Si nous passons en effet de l'homme à l'œuvre, nous constaterons que l'imagination de Prévost n'était rien moins que souriante. Il est le vrai créateur du genre que la fameuse Anne Radcliffe plus tard, et Lewis le moine, et Ducray-Duminil, et nos romantiques après eux devaient porter jusqu'à sa perfection, le genre de Han d'Islande et de Bug-Jargal. Dans les Mémoires d'un homme de qualité, dans Cleveland, dans le Doyen de Kitteiine, dans les Mémoires de M. de Montcal, le nombre d'aventures effrayantes qui s'enchevêtrent et se nouent n'est égalé que par celui des funestes coups d'épée qui les tran- chent. Il s'y verse des flots de sang, et il y coule des torrents de larmes. Ecoutez, dans Cleveland, le perfide Gélin :
Je viens ici combler la mesure de mes crimes : Tai séduit votre épouse; fai massacré votre frère et votre ami; je veux vous arra- cher la vie à vous-même, ou perdre la mienne par vos mains...
Et voici une analyse, une idée générale des Mémoires de M. de Montcal, le plus court des romans de Prévost :
206 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Une jeune Irlandaise, M"* Fidert, « ayant eu le malheur de tuer son père après lui avoir vu tuer son amant », est elle-même en grand danger d'être tuée par son propre frère. Un galant homme, en ce temps-là surtout, prend toujours une femme sous sa protection; ainsi M. de Montcal, qui, bientôt, sans l'aimer d'ailleurs, ne fait pas moins de sa protégée sa maîtresse ; car, comme il le dit lui-même avec toute l'ingénuité de Prévost, « de qui altendrait-on plus de tendresse que d'une fille qui a tué son père pour venger son amant? » Cependant, tout en établissant M"* Fidert dans une petite maison des envi- rons de Londres, M. de Montcal lui porte un cœur plein d'une autre femme, pour l'amour de laquelle il a jadis débuté par tuer un officier de son régiment. M™* de Gien, — c'est son nom, — revenant en Angleterre après une longue absence, il est donc naturellement question de se débarrasser de M"^ Fidert. Manœuvres, intrigues, vilenies même à ce sujet, coups d'épée, coups de poignard, perfidies, trahisons, et finalement passage de « cette fille vertueuse » au bras du féroce Ecke, qui lui a rendu le service d'assassiner ce frère dont la vengeance la menaçait toujours. « Dans ce pays, dit Prévost avec la noblesse accoutumée de style dont il enveloppe toutes ces horreurs, les mariages servent entre les particuliers, comme entre les rois, à la réconciliation des familles après ces grands malheurs. » Il est vrai que la réconci- liation ici ne dure guère. Ecke, assez naturellement jaloux de M. de Montcal, a emprisonné sa femme dans une espèce de château fort. Un jour, il l'y surprend ou croit l'y surprendre en conversation adultère avec son intendant; sans plus d'informations, il assassine ce
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traître, le pend,- par surcroît de vengeance, dans la chambre même oîi il vient de le frapper; et, en compa- gnie du cadavre, il y enferme M"" Fidert. Pour la déli- vrer, il faut que M. de Montcal, averti par un pressen- timent, vienne en hâte au château faire deux ou trois meurtres encore, dont celui de l'odieux mari tout d'abord. Et, comme des aventures si tragiquement engagées ne sauraient finir heureusement, M'" Fidert, ou M"' Ecke, retirée chez M. de Montcal, y meurt d'un coup d'épée, que lui donne par raégarde « un seigneur de la première distinc- tion», en disputant cette Alaciel de mélodrame à un vieil amant, qui meurt de désespoir de ne l'avoir pas épousée.
Que de péripéties, et que de catastrophes ! Que de trahisons, et que d'assassinats! Et j'en passe! Et des plus émouvantes! Mais, plus longs ou plus courts, c'est à peu près sur ce modèle que sont bâtis tous les romans de l'abbé Prévost. Heureux encore quand il n'ajoute pas à toutes ces horreurs celles que l'on peut tirer de la description d'une scène de piraterie ou d'un festin d'anthropophages! Joignez-y des cavernes ignorées du reste de l'univers, des maisons avec trappes ou panneaux dans les murs, des souterrains où s'accomplissent des mystères funéraires; des songes, des apparitions, des fantômes, que sais-je encore Pet vous vous rendrez compte oîi la pente naturelle de son imagination emportait ce fécond romancier.
Ces inventions étaient-elles neuves alors? Oui et non. Le Sage et Marivaux s'en étaient servis. Mais ni l'un ni l'autre n'avait l'air en pareil cas de croire lui-même à ce qu'il racontait, et, dans le moment le plus pathétique^ au seuil même de la tragédie, c'était un mot, c'était un
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tour de phrase, qui nous avertissait d'être en garde et de résister au plaisir d'être émus. Prévost au contraire : dans ses fictions les plus invraisemblables, il se met et se donne tout entier. Le roman n'est pas un jeu pour lui, parce que la vie n'est pas une comédie pour ce cœur faible, ardent et passionné. C'est pour se soulager qu'il compose, et, s'il cherche dans le travail un moyen de vivre, il y trouve d'abord une occasion, avidement saisie, d'épancher sa sensibilité. C'est alors que, pour e.xciterles mouvements de pitié plus vifs et plus profonds, il recourt à ces inventions dont il n'aperçoit que le pathétique. Et il n'a pas tort, après tout, puisque, eflectivement, du milieu même de toutes ces horreurs et de toutes ces bizar- reries, le pathétique, pour la première fois, se dégage.
Les contemporains ne s'y sont pas trompés, ni surtout les contemporaines. C'est, en 1728, M'" Aïssé, déclarant qu'on lit « en fondant en larmes » les Mémoires d'un homme de qualité. C'est, cinquante ans plus tard, M"^ de Lespinasse, qui reconnaît en Prévost l'homme du monde qui a le plus connu ce que l'amour a de doux et de terrible.
Quels cris de sensibilité profonde, de passion vraie, dans ces romans pour la plupart tant oubliés!
L'amour me fit sentir tout d'un coup qu"il avait attaché le bonheur de ma vie à ce qu'il me faisait voir, et que ce n'était plus du sort ni de mon propre choix qu'il le fallait attendre...
Et quelles déclarations exquises!
Je n'aime point assez la vie pour craindre beaucoup la mort, mais vous pouvez me la rendre aimable, et je viens vous demander si vous voulez me la rendre aussi douce qu'elle peut l'être avec votre tendresse...
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Ce n'est rien, si l'on veut, ou peu de chose, mais dans ce peu de chose vibre encore un tel accent de sincérité, qu'à côté de lui, ce n'est pas seulement Marivaux que je trouve affecté, c'est Le Sage qui me semble sec, et, par moments, presque vulgaire. Quelque sujet que touche Prévost, il y croit de toute son âme; son style, toujours facile, est ample, est harmonieux, est noble; et, de temps en temps, comme un éclair pour illuminer toute la page, un trait s'en détache, qui est le naturel, la sensibi- lité, la passion même.
Son vrai maître, son principal modèle a été, parmi les classiques du xvii^ siècle, le peintre par excellence de la passion, Racine. « J'avais trois livres que j'ai toujours aimés, dit quelque part un de ses personnages : les Caractères de La Bruyère, le Télémaque, et un tome des tragédies de Racine. » Voilà pourquoi ce que n'avaient vu ni Le Sage ni Marivaux, est ce que Prévost, après Racine, a si bien vu : le caractère soudain et irrésistible de l'amour. Dans Marianne l'amour est une passion (si tant est qu'il en soit jamais une) qui n'a pas d'abord toute sa force. On y passe du caprice à l'estime, de l'estime au sentiment, du sentiment à la tendresse, de la tendresse à la passion, lentement, successivement, pro- gressivement. Mais, dans les romans de Prévost, comme dans les tragédies de Racine, l'amour éclate aussitôt de toute sa violence. « Toute la capacité de leur âme étant absorbée par le sentiment », ou encore, « la passion troublant à la fois tout leur sang; et toute leur raison », ses héros s'élèvent d'abord au paroxysme de l'amour et s'y maintiennent, aimant sans borne et sans mesure, parce qu'ils ont aimé sans choix et sans réflexion. « 11 y a m. 14
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des cœurs faits les uns pour les autres, déclare uu de ses héros, et qui n'aimieraient jamais rien s'ils n'étaient assez heureux pour se rencontrer, » N'est-ce pas comme s'il disait qu'il y a des victimes d'amour désignées par le sort, et dont la destinée ne dépend pas d'elles-mêmes? L'amour, qui, pour les amants ordinaires, est le commen- cement du bonheur, et dans nos anciens romans le principe même de la gloire, est donc uniquement pour Les amants de Prévost la déplorable origine de leur infé- iicité. La passion les plonge dans une a mer d'infor- tunes », d'où ils essayent vainement de se sauver. Car n'ayant pas en leur pouvoir le choix de ce qu'ils aiment, ni la force de résister à un destin dont ils ne sont pas tant les complices que les victimes, ils n'ont pus non plus en leur possession la fin de leur amour, ni les moyens de le faire autrement se terminer que par la mort.
Je regarde la fin de ma vie comme très prochaine, mais j'en ai fait le sacrifice à mou amant en lui donnant toute ma tendresse; je savais bien que je n'étais pas capable d'aimer médiocrement, et jamais il n'y eut de malheurs si prévus que les miens.
Tel est le langage d'une de ses héroïnes. Et c'est ainsi •que ses romans sont vraiment des drames ou des tra- gédies d'amour. "<
On peut, on doit ajouter qu'en transposant les histoires du domaine de la légende héroïque sur le terrain de la vie familière, il s'est rendu compte, sinon de la réVolu- tion (ju'il opériiit, à tout le moins des raisons qui rendaient cette révolution nécessaire. « Les grands, dit son Cleveland, ne connaissent point les effets des passions violentes, soit que la facilité qu'ils ont à les
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satisfaire les empêche d'en ressentir jamais toute la force, soit que leur dissipation continuelle serve à les adoucir. » Ni Richardson assurément, ni Rousseau, ni Diderot, ni Beaumarchais ne diront mieux ni ne verront plus clair. Quand ils revendiqueront les droits du simple « citoyen » à remplacer désormais les tyrans sur la scène et les princesses dans le roman, ils n'en donneront pas des raisons aussi philosophiques.
Il serait étonnant qu'après avoir posé si hardiment les prémisses, Prévost n'en eût pas lui-même déduit l'inévi- table et dernière conséquence. Aussi l'en a-t-il déduite, et c'est encore lui qui, le premier dans le roman, a pro- clamé le « droit divin » de la passion. Et il l'a formulé avec une netteté que personne n'a depuis dépassée :
Il me parut, après un sincère examen, que, les droits de la nature étant les premiers de tous les droits, rien nétait assez fort pour prescrire contre eux; que V amour en était un des plus sacrés, puisqu'il est comme l'âme même de tout ce qui subsiste; et quainsi tout ce que la raison et l'ordre établi parmi les hommes pouvaient faire contre lui, était d'en interdire certains effets, sans jamais pouvoir en condamner la source.
On sait assez la fortune que la doctrine a faite, dans les mœurs comme dans la littérature.
J'arrive à Manon Lescaut, qui survit, en somme, à peu près seale, de tout l'œuvre de Prévost. — Formant le septième et dernier volume des Mémoir^es d'un homme de qualité^ Manon parut en 1731. Je ne rechercherai pas quels modèles vivants ont pu poser devant l'auteur. Peu importe en elTet, par exemple, que M. de B , le pre- mier rival de Des Grieux, soit M. Lallemand de Betz, M. Bonnier de la Mosson ou M. de la Live de Bellegarde. Est-il peut-être plus utile de constater qu'il n'a pu
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s'introduire que fort peu d'éléments romanesques dans le lissu même de la fable de Manon Lescautl Disons donc qu'au temps de la Régence et bien des années encore plus tard, la transportation des filles de l'IIùpital au Canada ou au Mississipi « pour y peupler », étant une manière de coloniser à laquelle on recourait périodi- quement, la mort de Manon au désert n'a rien de plus romanesque, c'est-à-dire de moins ordinaire que ces enlè- vements de pirates, par exemple, dont Regnard fut victime avant que Le Sage ou Prévost s'en servissent comme d'un moyen d'intrigue ou de dénouement.
Au reste, il ne faut pas donner ici dans le travers dans lequel a donné si souvent la critique : en louant par- dessus tout dans Manon Lescaut le « naturel » et la « vie » elle s'est efforcée de retrouver dans cet ouvrage une aventure « naturelle » et un roman « vécu ». Mais, au contraire, ce qui fait la rare valeur de Manon Lescaut^ ce qui met l'œuvre de Prévost au rang de Roméo et Juliette, c'est ce qu'il y a de peu ordinaire et, en ce sens, de pou « naturel », dans ce roman d'une fille et d'un aven- turier, c'est ce qu'il y a en Manon, et surtout en Des Grieux, de supérieur ou d'étranger à eux-mêmes, dont ils n'ont pas conscience, mais dont Prévost a conscience pour eux et qu'il a, en un jour de bonheur et d'inspi- ration, admirablement démêlé.
Il faut partir de ce principe que l'amour, le véritable amour, ou tel du moins que nous l'avons vu plus haut défini par Prévost lui-même, est aussi rare parmi les hommes que la beauté et le génie. On aime par mode ou quand on en a le loisir, dans les intervalles des autres passions; et presque toujours on gouverne avec pru
à
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dence, politique, et sang-froid, une folie dont le propre serait d'être ingouvernable. Quelques hommes seule- ment semblent en quelque sorto créés pour l'amour : telle fut, dans la vie réelle, M"® de Lespinasse, tel, peut- être, Prévost lui-même, et tel est bien son Des Grieux.
N'allons donc pas excuser ou atténuer, comme le font d'ordinaire les faiseurs de préfaces, ce qu'il y a de vilenies et de crimes dans la cruelle histoire du chevalier, en les mettant sur le compte de son temps : tricher au jeu, disent-ils, assassiner, se moquer de ses amis, se faire un revenu des dépouilles de ses propres rivaux, voilà comme en usait la meilleure noblesse; et ils ne voient pas que si l'excuse valait seulement la peine d'être discutée, c'en serait fait du personnage, et partant du roman. Car, si Des Grieux n'est plus la passion toute pure, la passion libérée de tous les liens qui la brident, la passion élevée par sa propre puissance au-dessus de tout ce que la morale, et l'honneur, et les lois, ont inventé pour la contenir, il n'est plus qu'un gredin de bas étage indigne de tout intérêt. En réalité ce qui fait le prix de Manon Lescaut, c'est d'être, par le caractère de Des Grieux, une des plus parfaites peintures qu'il y ait, non pas assurément de l'amour idéal, mais au moins de l'amour absolu.
C'est ainsi que ce livre, bien loin de se distinguer, comme on l'a cru souvent, du reste de l'œuvre de Prévost, en est au contraire l'expression culminante, si je puis ainsi dire, l'inoubliable et immortel abrégé.
Le style en a été souvent blâmé. Sans doute il paraît négligé, lâche, diffus; mais nous attribuons trop aisé- ment aujourd'hui une importance quasi-mystique au style.
214 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Les romantiques en sont la cause. Ne disons pas que Prévost écrit mal ou qu'il n'écrit pas bien ; disons seu- lement qn il n écrit point, c'est-à-dire, qu'on chercherait inutilement dans son livre Vauteur, le procédé, et qu'emporté lui-même par son récit, il écrit sous la dictée des choses, plus préoccupé de les représenter au vrai que de faire attention comme il les représente; ce qui est, en vérité, une telle manière d'écrire, que le triom- phe de l'art est d'y pouvoir atteindre.
Quant à la facture du roman, Gustave Planche allait trop loin quand il disait : « 11 n'y a pas dans ce livre un épisode qui ne soit utile, ou même nécessaire au déve- loppement des caractères, pas une scène qui ne serve à dessiner, à expliquer les personnages ». L'éloge était excessif. Il y a des épisodes superflus dans Manon, et on y peut signaler des conversations inutiles ou un peu longues. Il ne demeure pas moins vrai que dans le récit d'à peine deux cent cinquante pages, et avec la profu- sion d'aventures qui s'y pressent les unes sur les autres, la narration marche ou court, d'une rapidité presque sans exemple. C'est la vitesse même de l'improvisation, ou plutôt de l'inspiration; et, à défaut de calcul ou d'art, c'est l'instinct même des lois de la composition. Rien n'est plus vif, rien n'est plus complet; rien n'est plus fort, mais rien n'est plus simple; et, ce qui ne laisse pas aussi d'avoir son prix, si rien n'est moins moral, rien cependant n'est plus discret ou même plus chaste, de telle sorte que l'on peut dire, comme de toutes les œuvres qui méritent vraiment d'être appelées classi- ques, que Manon Lescaut n'est guère moins admirable pour tout ce qui s'y sous-entend (pie pour tout ce qui
J
L ABBE PREVOST
s'y dit, et pour tout ce qu'elle ne contient pas que pour tout ce qu'elle contient en effet. Je n'en apporterai qu'une seule preuve. Chateaubriand, plus poète cependant que Prévost, en imitant dans son Atala le récit ou le tableau des funérailles de Manon au désert, non seulement ne l'a pas surpassé, mais au contraire l'a gâté, et unique- ment pour avoir voulu, si je puis ainsi dire, le charger en couleur, et le monter en sentiment.
Passons aux traductions de Prévost. Ce n'est pas seu- lement qu'elles tiennent dans son œuvre une place con- sidérable; c'est aussi qu'en les omettant, on lui ferait tort, et à un autre avec lui, de toute une grande part de l'influence qu'il a exercée sur son siècle.
Dès 1731, Prévost, l'un des premiers, avait été frappé de l'ignorance où nous vivions d'un grand peuple voisin : « Je ne parle de ces objets qu'en passant », dit quelque part le héros des Mémoires d'un homme de qualitéy racontant son voyage d'Angleterre, « et pour donner une trop légère idée d'un pays qui n'est pas aussi estimé qu'il devrait l'être des autres peuples de l'Europe, parce qu'il ne leur est pas assez connu ». Quelques pages plus loin, dans la bouche d'un autre de ses personnages, il mettait, quinze ans avant V Esprit des lois, un éloquent éloge de la constitution anglaise, et, trois ans avant les Lettres philosophiques, l'un des jugements les plus justes qu'un Français pût alors prononcer sur Shakespeare. On a déjà vu que le Pour et Contre, son journal, entre 1733 et 1740, n'eut pas de plus intéressant objet que cette diffusion en France de la littérature ou des mœurs anglaises. . Ceci est caractéristique d'un moment important de
216 HISTOIRE DE LA LITTÉRATUHE FRANÇAISE CLASSIQUE
notre histoire littéraire. Ce n'est plus désormais vers l'Espagne que se tournent les regards de nos écrivains, de nos romanciers : l'intérêt cesse de se porter vers les choses d'Espagne ; un souffle nouveau vient d'ailleurs; ce sont les noms de Daniel de Foë, de Steele, d'Addison, de Bolingbroke, de Swift, de Pope, par-dessus tous les autres, qui résonnent maintenant aux oreilles françaises; il se trouve des traducteurs pour Robinson Crusoé, pour les comédies de Steele, pour les Voyages deGuUiver\ un système d'échanges s'établit, une communication d'idées, un courant de sympathie qui va durer jusqu'à la fin du siècle, et que les guerres elles-mêmes de peuple à peuple ou plutôt de marine à marine, n'interrompront seulement pas.
Plus que personne, et dès la première heure, Prévost y a aidé par ses romans, ses histoires, son journal, ses traductions, enfin et surtout par ses adaptations des trois grands romans de Richardson : Paméla, Clarisse et Grandison. On comprendra la valeur de cette importation quand on saura que Rousseau n'a connu dans la suite Richardson qu'à travers les traductions de Prévost.
A dater de ce jour en effet, grâce à Richardson et à son traducteur, l'aventure, destituée de la place qu'elle occupait jusqu'alors dans le roman français, va cesser d'être le principal élément du récit. Les combinaisons chimériques seront abandonnées; les romanciers se pro- poseront pour objet l'histoire « des mœurs », comme disait Richardson lui-même, ou comme nous le dirions aujourd'hui, l'exacte imitation de la vie; et le roman deviendra vraiment un genre littéraire.
En outre, à la forme du récit personnel que le roman
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L ABBÉ PREVOST 217
avait hérité des mémoires, Richardson avait substitué la forme du roman par lettres. Le romancier pouvait dès lors mettre h la fois plus de personnages en scène, et conserver plus exactement à chacun, en toute occasion, son langage avec son caractère. Observons enfin que cette forme du roman par lettres est, entre toutes, celle qui se prête le plus complaisamment à l'analyse morale. Richardson et Prévost sont donc venus fournir au roman français une forme plus souple; ils ont changé sa voie, et l'ont orientée vers une voie toute nouvelle.
Prévost lui-même l'a très bien senti, et il écrit dans la préface d'un de ses derniers romans que son plan con- siste à « faire envisager du côté moral tous les événe- ments dont il se propose le récit ». Et il entend, par « côté moral », « certaines faces qui répondent aux ressorts intérieurs des actions et qui peuvent conduire, par cette porte, à la connaissance des motifs et des sen- timents ». C'est de Richardson que cette idée lui vient, et c'est quelque chose qui date encore de Richardson dans le roman. L'auteur de Paméla sut tourner au profit de son art une expérience consommée de psychologue, acquise dans cette profession de directeur de conscience qu'il avait pratiquée presque dès son enfance. Et, tout en mora- lisant, il rendait le roman capable de porter la pensée, en donnant du même coup le moyen et l'exemple d'y faire entrer la discussion des sujets « où toute famille de la société, comme il le dit lui-même, peut se trouver intéressée tous les jours ». L'honneur d'avoir rendu le roman capable de ces ambitions nouvelles et plus hautes appartient, sans conteste, à Richardson et à son traduc- teur français.
218 HISTOIRE DE LA LITTERATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
Nous avons peu de renseignements sur les deinières années de Prévost. Nous savons seulement qu'à partir de 174G les travaux de librairie l'absorbèrent tout entier : traductions, Histoire générale des s'oyages, collaboration au Journal étranger, plus tard au Journal encyclopé- dique. Vers la fin de sa vie, il fixa son séjour à Saint- Firmin près de Chantilly, dans une maison de campagne appartenant aux Didot devenus ses éditeurs ordinaires. Il lui manqua dans ses dernières années ce qui lui avait manqué toute sa vie, un peu par sa faute, un peu par la difficulté des temps, la sécurité de la production litté- raire. Il était pauvre, et, comme Diderot, ne quémandait pas les pensions de la cour.
Une tradition veut qu'à cette même époque, il ait tra- vaillé à trois grands ouvrages d'apologétique dont les titres seuls sont arrivés jusqu'à nous : La religion prouvée par ce au il y a de plus certain dans les choses humaineSy une Exposition de la conduite de Dieu depuis le christia- nisme, et un Esprit de la religion dans Vordre de la société. Nous ne saurions regretter que l'auteur de Manon Lescaut soit mort sans écrire aucun des trois livres. Il faut dire enfin, pour achever son portrait, qu'à part quel- ques superstitions bizarres, Prévost, sans faire partie de la grande boutique encyclopédique, n'en a pas moins été dans son siècle un très libre esprit, et qu'en particulier il tendait, en matière religieuse, singulièrement au déisme. Sur ce point encore, Rousseau procède de lui.
Ailleurs encore Rousseau est redevable à Prévost. On peut noter, dans le Doyen deKillerine, une certaine forme du « libertinage », comme on eût dit au siècle précédent, qui consiste à chercher, non pas proprement des excuses,
L ABBÉ PRÉVOST 219
mais des justifications théoriques pour les manquements de conduite où la fortune peut pousser un héros de roman. L'auteur de la Nouvelle Héloïse n'aura plus tard qu'à transformer ces justifications à leur tour en glorifi- cations véritables, pour ébranler les bases mêmes et déplacer presque les fondements de la morale.
Prévost mourut le 23 ou le 25 novembre 1763, d'apo- plexie, disent les uns, de la maladresse d'un chirurgien, selon les autres. Un mot de son ami La Place, le traduc- teur de Fielding, peut encore donner lieu à une autre interprétation : interrogé par un frère de Prévost, il lui répondit par ces mots : « qu'il n'y avait qu'à gémir et à se taire ». Encore faudrait-il bien savoir d'où La Place tenait ces renseignements.
Pour conclure, reconnaissons une fois de plus la supé- riorité de Prévost, comme romancier, sur Le Sage et sur Marivaux. Ses romans sont vraiment des romans, ce qu'à peine peut-on dire du Diable boiteux ou même de Gil Blas; le ressort de ces romans est le vrai romanesque, ce que l'on ne pourrait dire ni de Marianne, ni du Paysan parvenu; le style de ces romans enfin est le vrai style du roman, un peu pompeux, un peu redondant encore, un peu périodique, mais si agile malgré tout, si simple, si direct, et c'est ce que l'on ne peut dire ni du style de Le Sage, dont la concision sent encore trop l'homme de théâtre, ni du style de Marivaux, qui, dans sa précio- sité, s'éloigne trop du commun usage.
CHAPITRE VII
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU
Il n'y a pas beaucoup d'exemples d'une chute aussi retentissante, aussi profonde, que celle de Jean-Bap- tiste Rousseau. De son vivant, et cinquante ou soixante ans après sa mort, il a passé pour le prince des Lyriques. La répulation de ses Cantates et de ses Odes a prcsf[ue é<;alé celle des Fables de La Fontaine, ou des tragédies de Racine. Ses ennemis mêmes, et il en a eu beaucoup, ont cru devoir distinguer en lui l'homme du poète; et tous, Voltaire et Sauriu, La Harpe et Marmontel, ont cru devoir accorder au second ce qu'ils refusaient au pre- mier. Fréron l'a toujours traite de classique; et, pour tout dire d'un seul mot, après VEmile, la Nouvelle Héloïse, les Confessions, ce n'est pas Jean-Jacques, c'est lui, Jean-Baptiste, qu'on a continué de dire « le grand Rousseau! » Et, cependant, c'est à peine aujourd'iiui si l'on en rencontre quelques vers dans les recueils de Morceaux choisis. Son œuvre a péri presque entière, et si son nom n'est pas devenu tout à fait aussi ridicule que celui de l'auteur de la Pttcelle^ Chapelain, ou de
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU 221
l'auteur âHAlaric, Scudéri, en vérité, le recueil de ses Odes occupe dans l'histoire de notre poésie lyrique le même rang que la Henriade ou la Pétréide dans celle de notre poésie épique. D'où vient ce complet revirement de l'opinion?
Ici il est bon de revenir en arrière, et de retracer brièvement l'histoire de la poésie lyrique au xvii* siècle. Sous l'influence de diverses causes, dont la plus générale, celle dont on pourrait dire qu'elle contient les autres, est le développement croissant de l'esprit de société, l'aptitude lyrique s'était affaiblie, non seulement dès le début du xvii^ siècle, en Malherbe, mais chez ceux qui faisaient profession contre lui de continuer la tradition de Ronsard : Régnier, Théophile, Voiture. A mesure qu'on avance dans l'histoire littéraire du temps, le phé- nomène se précise, il s'aggrave, et le diagnostic devient plus évident et plus sûr de sa cause profonde. Sous l'in- fluence de Richelieu, puis de Louis XIV, les différences de classes s'atténuent, et avec elles l'individualité s'efface ; je veux dire qu'on ne cherche plus à se distinguer en nature, mais en degré. Proprie communia dicere devient ainsi la devise des écrivains, et, bien avant qu'il l'exprime dans sa Préface de 1701, c'est la maxime de Boileau.
Là encore est la raison de la guerre que l'on fait alors h Montaigne. Car pourquoi Pascal, Malebranche, Bos- suet, l'ont-ils tant attaqué? Sans doute c'est le sceptique, l'épicurien, qu'ils combattent; et ce qui déplaît en lui, c'est le propagateur subtil et insinuant du culte de la nature ; mais c'est aussi l'homme qui fait profession d'étaler son moi. « Le sot projet qu'il a de se peindre! » s'écrie Pascal. En d'autres termes, et selon l'expression encore de Pascal, le moi devient alors haïssable.
222 HisToinE DE LA littératuhe française classique
Enfin ce qui a été commencé par le progrès de l'esprit de société et par la défiance du moi, le progrès des genres communs l'achève. Qu'il s'agisse en efTet des maximes, du roman, du drame, si différents que soient tous ces genres, ils se ressemblent tous en ce qu'ils sont objectifs, s'adressant à tout le monde, et généraux.
Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que la veine lyrique aille s'appauvrissant, et, comme étant privée de son premier mobile, qui est l'expression du moi, qu'aux environs de 1660 ou de 1670 elle soit réduite presque à rien. Non qu'à vrai dire les œuvres et les noms n'abon- dent, depuis Saint-Pavin, Patrix, M™* de la Suze, Scarron, jusqu'à Benserade et Chapelle. Mais ils se ressemblent tous entre eux, et ce qui est plus semblable encore, ce sont les genres, ce sont les thèmes où ils s'exercent. Epigrammes souvent cyniques, madrigaux habituellement fades, pièces de circonstance, idylles, élégies, toutes insignifiantes, voilà tout ce qu'ils savent tourner, et chez eux tous il est impossible de ne pas être frappé de la même sécheresse de sentiments, de la même pauvreté d'imagination, de la même frugalité de style. Qu'en reste-t-i! donc? de l'agrément, de l'esprit, du bon goût. Ce sont, pour ainsi dire, des vers anonymes, vides de la première condition du lyrisme, la personnalité.
Mais le lyrisme a pour fonction aussi de servir de voix aux sentiments collectifs qui font l'unité, la vie organique d'un corps, d'une race ou d'un peuple, d'une croyance. Dans la mesure donc où le lyrisme est l'expression de ce genre de sentiments, dans la mesure où il a une fonc- tion sociale, dans la mesure enfin où il ne peut manquer à une époque sans une espèce de mutilation, qu'est-il
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU
donc devenu dans cette espèce d'éclipsé de lui-même? Il s'est transformé en éloquence, et plus particulièrement en éloquence chrétienne. Qu'il -s'agisse de prose ou de vers, des Pensées de Pascal ou de Vlmitation de Jésus- Christ traduite par Corneille, des Sermons de Bossuet ou des Paraphrases des Psaumes si nombreuses alors, la grandeur des sujets, la splendeur inattendue des images, la variété, l'ampleur, la souplesse des mouvements carac- térisent ce lyrisme éloquent, ou cette éloquence lyrique. Ajoutons cependant, ou d'ailleurs, que l'accent personnel se trouve seulement chez Bossuet et chez Pascal. Ces deux prosateurs parlent pour leur compte; et, certes, je ne dirai pas que leur lecteur ou leur auditoire leur devienne indifférent; mais ils se confondent avec lui; ils pensent, là, devant nous, ils méditent en notre présence, ils nous associent à l'anxiété de leur méditation.
J'en dirai presque autant de Racine; j'entends ici l'auteur d'Esther et à'Athalie. Dans les chœurs de ces deux pièces, l'éloquence s'anime de quelque chose de personnel : l'intensité du sentiment chrétien recrée ou réintègre les droits de la personne dans cette littéra- ture impersonnelle, et pour un moment le lyrisme renaît sous une forme nouvelle, en rentrant dans les conditions de sa définition.
Mais, après l'expression du sentiment personnel et en plus de sa fonction sociale, il reste un élément encore du lyrisme : l'élément musical ou sensuel qu'il faut bien que nous retrouvions, s'il est vrai que rien ne se perd ni no se crée au monde. Or, nous n'avons pas à le chercher bien loin, lui non plus, et, dans le siècle même de Cor- neille et de Racine, il engendre la tragédie lyrique ou
224 HISTOIltE DE LA LITTÉHATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
l'opéra de Quinault. Je ne veux pas parler de Quinault longuement, mais il faut pourtant lui faire sa place dans l'histoire de la poésie lyrique, et même une place assez considérable, si, n'en retenant que l'élément le moins important, c'est lui qui a achevé de la fausser. Les sujets de ses opéras sont mythologiques ou féeriques : Isis, Bellérophon, Armide, Atys\ le ressort en est l'amour, mais l'amour sans sérieux ni profondeur; l'amour galant, l'amour lubrique, la volupté, pour l'appeler par sou nom; la forme seule et la coupe de ses vers ou de ses strophes est vraiment lyrique. 11 en est résulté que cet aimable homme, lui tout seul, a corrompu la notion de la tragédie, et la notion du lyrisme, ce qui ne laisse pas d'être assez fâcheux pour un auteur de tragédies lyriques. Aussi les derniers lyriques du xyii*^ siècle, ses contemporains, ses amis, ses imitateurs. M™" Deshoulières, La Fare, Chau- lieu, abondent en allusions mythologiques; l'allégorie règne chez eux en souveraine maîtresse; leur inspiration est vive, leste, voluptueuse; on remarque cependant chez eux quelque nouveauté ; ils s'essaient parfois à penser en vers.
C'est de ces tendances et de ces éléments très divers qu'a hérite J.-B. Rousseau. Je ne parle ici que de son œuvre lyrique, car nous avons de lui des comédies, des opéras, des épitres, et des épigrammes ; même, on vante beaucoup ces dernières qui, cependant, sont fort entor- tillées et plus grossières que spirituelles.
Son œuvre lyrique se compose de deux livres (ï Allé- gories, de vingt Cantates et de quatre livres à'Odes. Nous pouvons juger de ses Allégories par la citation sui- vante, tirée de Sophronyine :
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU 225
Dieux souverains des demeures profondes,
Que le Cocyle arrose de ses ondes;
Pâles tyrans de ces lieux abliorrés,
Que l'œil du jour n'a jamais éclairés ;
Chaos, Erèbe, Euménides, Gorgones,
Styx, Achéron, Parques et Tisiphones,
Teriible mort, cifroi de l'Univers;
Et si Plulon souffre encore aux Enfers
Quelque Puissance aux mortels plus fatale :
Que tardez-vous? Venez, troupe infernale,
Puisque le Ciel a remis en vos mains
Le châtiment des coupables humains.
Venez plonger leur race criminelle
Dans les horreurs de la nuit élernelle.
Cai- ce nest plus ce tems, cet heureux tems,
Qui de la Terre a vu les habitans
Faire fleurir sous l'empire de Rhée
Les saintes loix de Thémis et d'Astrée.
Yoici un exemple de ses Cantates :
A peine le soleil au fond des antres sombres Avait du haut des Cieux précipité les ombres, Que la chaste Diane à travers les forèls
Aperçut un lieu solitaire, Où le Fils de Vénus et les dieux de Cylhère
Dormaient sous un ombrage frais. Surprise, elle s'arrête, et sa prompte colère S'exhale en ce discours, qu'elle adresse tout bas A ces dieux endormis, qui ne l'entendent pas ;
Vous, par qui tant de misérables
Gémissent sous d'indignes fers.
Dormez, Amours inexorables.
Laissez respirer l'Univers.
Profitons de la nuit profonde,
Dont le sommeil couvre leurs yeux.
Assurons le repos au monde.
En brisant les traits odieux.
Vous par qui..., etc.
[Cantates, I, Diane). m. 15
226 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Enfin, voici un échantillon de ses Odes :
Tel que le vieux pasteur des troupeaux de Neplin.o Prolée, à qui le Ciel, père de la Fortune,
Ne cache aucuns secrets, Sous diverse figure, arbre, flamme, fontaine, S'efforce d échapper à la vue incertaine
Des Mortels indiscrets.
Ou tel que d'Apollon le ministre teriible, Impatient du Dieu dont le souffle invincible
Agite tous ses sens, Le regard furieux, la tète échevelée, Du temple fait mugir la demeure ébranlée,
Par ses cris impuissants.
Tel, aux premiers accès d'une sainte manie, Mon esprit alarmé redoute du génie
L'assaut victorieux. Il s'étonne, il combat l'ardeur (jui le possède, Et voudrait secouer du démon qui l'obsède,
Le joug impérieux.
[Odes, III, 1, au D« du Luc.)
Nous pouvons faire quelques remarques à l'occasion de ces trois morceaux. On ne peut pas précisément dire que les vers en soient mauvais, au contraire ; le mouvement n'en manque pas d'ampleur, la facture en est assez heu- reuse, les rimes sont assez riches, assez fortes, le style a de l'éclat, de la netteté, de l'énergie. Mais, malheu- reusement, t(jut cela est la banalité même; le lieu commun dans sa splendeur, un tissu de généralités et d'abstrac- tions que le poète n'a pas seulement pensées par lui- même, mais qu'il développe comme des choses apprises ou reçues. Et puis, l'allusion mythologique y abonde et le règne de la périphrase y commence. Non pas que, par une erreur inverse à celle de Boileau, je proscrive l'em- ploi de la mythologie : mais encore ne faut-il pas que
JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU 22f
ce soit une mythologie de collège ou d'opéra! On peut, comme Ronsard, se faire une âme grecque, et revivre les fictions d'Homère, de Pindare, s'abandonner aux imaginations qui ont charmé le monde intellectuel nais- sant, redevenir païen soi-même et réaliser ainsi un rêve de beauté dans ses vers. On peut aussi, comme Goethe, se proposer de reconstituer un état d'âme autrefois vécu par les hommes, se dépouiller de l'esprit de son temps, et demander à d'antiques symboles, la synthèse de la poésie et de la vérité de l'art et de la science, de la phi- losophie et de la fiction, de tout enfin ce que l'analyse moderne a séparé, et comme dissocié l'un de l'autre. Mais on ne peut pas, on ne doit pas, faire ce que fait J.-B. Rousseau, considérer la mythologie non pas comme un symbole, à la manière de Goethe, non pas comme une réalité, à la manière de Ronsard, mais comme un costume, une élégance littéraire, et un moyen d'éviter d'appeler les choses par leur vrai nom.
Ce que nous remarquons, en second lieu, dans ces échantillons du lyrisme de Rousseau, c'est l'absence complète du sentiment personnel. Sa vie a été malheu- reuse; il était tout le contraire d'un homme insensible : ses épigrammes le prouvent, il était rancunier, il avait la dent dure, et un amour-propre intraitable; et, malgré tout cela, tout ce qu'il touche devient tellement imper- sonnel qu'il devient vraiment anonyme : personnalité, actualité, particularité s'évaporent en quelque sorte de ses vers. Qu'il chante la Naissance de Mgr le duc de Bre- tagne {Odes, II, i), ou la Mort de S. A. S. Mgr le Prince de Conli [Odes, II, 10), ou les louanges de S. A. S. Mgr le Prince Eugène de Sai>oie, quelles que soient les époques
228 HlSTOinE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
OU les circonstances, quelque soit le destinataire, aucune de ces pièces ne contient rien qui les individualise, ni qui les date. Et nous en arrivons toujours ii la même conclusion; c'est ici le triomphe de l'impersonnel, iiinis la négation du lyrisme. Le lyrisme de J.-B. Rousseau n'a du véritable lyrisme que les apparences. Et lui-même n'est pas un poète, mais un prosateur qui met des rimes h sa prose; et comme d'ailleurs il manque d'originalité, d'idées et de méditation, ce prosateur n'est qu'un rlîétcur. Ne l'a-t-il pas lui-même laissé entendre, dans son Ode fameuse «M Comte du Luc : Je n'ai point, dit-il,
Je n'ai point l'heureux don de ces esprits faciles Pour qui les doctes sœurs, caressantes, dociles. Ouvrent tous leurs trésors.
Des veilles^ des travaux un faible cœur s"étonne; Apprenons toutefois que le fîls de Latone
Dont nous suivons la cour Ne nous vend qu'à ce prix ces traits de vive flamme
Si les contemporains se sont mépris sur son compte, c'est sans doute par amour-propre, par désir d'avoir, en leur siècle, un grand lyrique ; c'est aussi parce que l'expression des idées générales étant alors la fonction essentielle de la littérature, on ne demandait pas à l'écrivain des idées personnelles, mais bien les idées de tout le monde. — Enfin, on n'avait pas les termes de comparaison, que les Romantiques se sont chargés de nous fournir.
CHAPITRE Vni
LA TRANSFORMATION DE LA COxMÉDIE : DESTOUGHES. — PIRON. — GRESSET.
Si jamais on a pu voir l'utilité de la distinction sur laquelle nous avons insisté déjà plus d'une fois entre l'idée de progrès et celle d'éi^olution, c'est dans l'histoire de la comédie française au xxin* siècle. Nous en avons déjà marqué le premier temps ou le premier moment, en parlant de Dancourt, de Du Dufresny, de Le Sage, de Regnard, et c'en est le second dont il s'agit maintenant de préciser la nature. Mais il s'en faut beaucoup que la tâche soit aussi facile qu'à propos du roman et, si je suis assez sur du fond des choses, je le suis beaucoup moins ici de la manière dont elles se sont passées. Cela tient à diverses causes. D'abord, il n'est jamais facile à l'auleur dramatique de s'abstraire du public, et c'est même une nécessité pour lui que de s'accommoder au goût de ses contemporains. Et non seulement il ne peut pas éviter de subir ainsi très profondément l'influence du milieu, mais il ne peut pas secouer non plus la nécessité de certaines conventions. Ce sont, auxvii'et au xviii'^siè-
230 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
cle, les trois unités, les cinq ou les trois actes clans les- quels il lui faut resserrer son sujet, enfin, la présence d'un personnage sympathique, faute duquel Corneille avait vu échouer PerlJiarite, et Le Sage avait rencontré quelque froideur chez les spectateurs de Turcaret. C'est une nécessité enfin, pour l'auteur dramatique, que d'en passer par les exigences des acteurs. Et l'on ne saura jamais tout ce que Sardou au xix" siècle a dû à Sarah Bernhardt ou tout ce qu'elle lui a fait perdre, ni ce qu'au xviii* siècle, Marivaux a gagné ou perdu en se montrant docile à Rosa Benozzi et à André Riccoboni, la Sylvia et le Lelio de ses comédies. Pour toutes ces raisons, l'auteur dramatique est moins maître qu'aucun autre écrivain de la forme qu'il donne à sa pensée, et il en résulte que l'évolution du genre, constamment modifiée par les influences du dehors, ayant quelque chose de moins naturel, a quelque chose aussi de moins logique, de moins conséquent, et de moins facile à saisir. Voici cependant comment je la conçois, et si ce n'est pas ainsi que se sont exactement passées les choses, du moins elles ont pu se passer ainsi.
Nous avons vu que, tout en suivant les traces de Molière, la comédie toutefois s'acheminait à la comédie de mœurs, la satire des conditions prenant peu à peu plus de place que l'analyse des caractères. Tout d'un coup cependant, vers 1730, et sans qu'on en puisse indiquer de cause appréciable, il semble qu'on revienne à la comédie de caractère : Destouches, Fiion, Gresset opèrent cette réaction momentanée. Mais le f^enre sans doute étant épuisé, on s'en détourne, et nous voyons alois apjjaraître la comédie sentimentale, imitée de la tragédie de Racine,
LA TRANSFORMATION DE LA COMEDIE 231
dans le théâtre de Marivaux. On trouve enfin dans cette comédie sentimentale elle-même, trop de conventions encore, une imitation trop éloi<Tnée de la nature, un genre d'intérêt trop artificiel : alors, apparaît la comédie larmoyante, ou le drame bourgeois de La Chaussée. La suite de l'évolution de la comédie appartient à une autre période.
Nous étudierons dans ce chapitre le premier moment de cette évolution, c'est-à-dire, Destouches, Piron et Gresset.
Le Glorieux (1732), la Métromanle (1738), le Méchant (1747), passent encore aujourd'hui, dans de fort bons livres, pour trois chefs-d'œuvre. A mon avis, ni la pre- mière, ni la seconde, ni la troisième de ces comédies, ne méritent une telle réputation. Elles sont au contraire un éloquent témoignage, que quand un genre est épuisé, ce n'est ni la sagesse et la décence, ni la verve et la gaîté, ni l'esprit et le style, qui sont capables de le ranimer.
Je ne dirai rien de la vie, ni du caractère de Destou- ches; son Glorieux est l'événement le plus important de sa frivole existence. Le titre même en indique bien l'intention ; la nature de l'intrigue la précise : un jeune gentilhomme, dont le nom est devenu proverbial, le comte de Tuffière, extraordinairement fier et glorieux de sa naissance, a demandé la main de la fille d'un riche financier, et, après divers incidents plus ou moins roma- nesques, c'est-à-dire plus ou moins arbitraires, lesquels n'ont pour objet que de rabattre son orgueil, ill'obtient. C'est, comme on le voit, une comédie morale. xVjoutez que trois ou quatre vers en sont devenus proverbes :
232 HISTOIRE DE LA LITTI- HATUHE inANÇAISE CLASSIQUE
La critique est aisée, et l'art est difficile.
Chassez le naturel, il revient au galop.
Car, qu'une fenunc pleure, une autre pleurera, Et toutes pleureront tant qu'il en surviendra.
Vous aurez tous les mérites de cette comédie.
Les défauts en sont plus nombreux. C'est d'abord l;i froideur. Destouches avait été diplomate cinq ou six ans, et on le voit dans sa comédie où son style est correct, discret et gourmé. Il ne sait pas développer un carac- tère : il y a dans sa pièce des domestiques, un beau- père, une belle-mère, un père, dont les sentiments n'évoluent en aucune façon et n'agissent guère les uns sur les autres. Tout se passe en paroles, et il ne résulte de la rencontre des divers personnages, que des inci- dents qui permettent à la comédie de remplir cinq actes. Fnfin l'intrigue est artificielle et romanesque : Pourquoi le comte de Tuffière rougit-il de son père ? car il est noble. Par quelle aventure sa sœur est-elle femme de chambre? — Le Glorieux n'est donc qu'un demi-caractère; la comédie de Destouches n'est qu'une épreuve afTaiblie de celle de Molière, où Destouches n'ajoute que ses défauts personnels.
La personnalité de Piron est plus intéressante. Alexis Piron, né en 1G89 à Dijon, la patrie de Bossuet, de Cré- billon et de BulTon, est essentiellement un bel-esprit de province. Il débarqua à Paris en 1719, et devint secré- taire du chevalier de Belb-Islc. Kn 1722, il compose son Arlequin Deucnlion. Il fréquente, avec Voltaire, chez la mar(|uise de Mimeurc; sa conversation était, paraît-il, étincelante; Grimm en parle ainsi dans sa Correspon- dance :
LA TRANSFORMATION DE LA COMEDIE 233
Personne n'était en état de soutenir un assaut avec Piron; il avait la repartie terrassante, prompte comme l'éclair et plus ter- rible que l'attaque. C'était, dans ce genre de combats à coups de langue, l'athlète le plus fort qui eût jamais existé nulle part.
Je laisse de côté ses épîtresetses odes. Pour le théâtre français, il composa le Fils ingrat (1728), Callisthène (1730), Gustave Wasa (1733), Fernand Cortez (1744), la Métromanie (1738).
Dans une Préface amphigourique, il a raconté lui- même le sujet de cette dernière pièce :
Un homme d'esprit, de talent et de mérite s'était diverti pendant daux ou trois ans au fond de la Bretagne à nous donner le change, en publiant tous les mois, dans les Mercures, des pièces fugitives on vers, sous le nom supposé d'une iV« de Malcrais de la Vigne. La mascarade avait parfaitement réussi... La Sapho supposée triompha au point que la galanterie bientôt mit pour elle en jeu la plume de pins d'un bel-esprit... Ils rimèrent des fadeurs à ilf*'* de Malcrais. Elle de riposter; l'intrigue se noue; les galans prennent feu de plus en plus et la comédie n'était pas pour finir sitôt, si notre poète breton, ayant ri ce qu'il en voulait, et désirant jouir de sa gloire à visage découvert, n'eût précipité le dénouement en venant mettre le masque bas à Paris. Il y perdit peu aux yeux du public, en cela plus sage et plus équitable que nos beaux- esprits, chez qui la chose se passa bien différemment, lorsqu'en leurs cabinets, où peut-être ils étaient à polir encore un madrigal pour 7>/"'^ de Malcrais, on la leur vint annoncer. Grand cri de joiel La plume tombe des mains; les portes s'ouvrent à deux bat- tants; on vole au-devant de la Muse les bras en l'air, que... d'ici l'on voit brusquement s'abaissera l'aspect de M. Des Forges Mail- lard... On ne lui pardonna point... On ne se souvint pas que M. Des Forges-Maillard eût seulement fait un bon vers en sa vie...
Voilà de vos arrêts, messieurs les gens du goût! L'ouvrage est peu de chose, et le nom seul fait tout.
Pour mettre ce sujet h la scène, il a imaginé un jeune homme devenu amoureux, par correspondance, de cette muse de province, laquelle n'est autre qu'un gros Onan-
234 HISTOIRE DE LA LITTEBATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
citT, mordu, sur ses vieux jours, de la rage d'écrire. Le financier, de son côté, s'est lié avec ce jeune homme, dont il io-nore, bien entendu, que c'est son correspondant aiionvme, et l'a pris en telle amitié, qu'il veut lui donnoi- sa fille. Mais celle-ci en aime un autre, et après plu- sieurs incidents, c'est celui-ci qui l'épouse. Un person- nage assez original est celui de M. Baliveau, oncle du poète, et dont le rôle est d'opposer les bons conseils de la sagesse bourgeoise aux illusions poétiques. Tout cela forme un ensemble assez amusant; quelques scènes sont extrêmement heureuses : — acte I, scène vu, entre Dainis et ]\Iondor ; — acte III, scène vu, entre Damis et Baliveau. Nous ne dirons pas que le style ne soit fort, mais, enfin, les vers bien frappés y abondent, dont beaucoup sont devenus proverbes, et valent mieux d'ailleurs à citer isolément, que dans la situation où Piron les a presque tous placés :
Dans ma tête, un beau jour, ce talent se trouva Et j'avais cinquante ans quand cela m'arriva....
II, I. Le bon sens du maraud quelquefois m'épouvante.
II, VIII.
Le serpent de l'envie a sifflé dans son cœur.
III, IV.
Est-ce vous qui parlez, ou si c'est votre rôle"?
III, VII.
On m'ignore, et je rampe encore à l'âge heureux Où Corneille et Racine étaient déjà fameux.
m, VII.
Leurs écrits sont des vols qu'ils nous ont faits d'avance.
III, VII.
Le défaut de la Mèlroinanie, c'est d'être une satire, fondée sur une anecdote trop particulière. Et si l'on se demande pourquoi Piron ne Pu pas choisie plus générale,
LA TRANSFORMATION DE LA COMEDIE 235
c'est peut-être qu'il en était incapable, le nombre des caractères généraux étant limité, et la faculté de les mettre en œuvre étant plus rare encore.
En tout cas, il ne retrouvera jamais l'inspiration de la Métromanie. Sa verve comique et son esprit gaulois, qui composent en somme tout son talent, se refroidissent dans ses autres ouvrages. On s'étonne dès lors que ses biographes, Honoré Bonhomme, les Concourt, Desnoi- resterres, aient osé le comparer à Voltaire. Que les con- temporains aient commis une semblable méprise, on le regrette pour eux, mais après tout on ne s'en étonne guère : au siècle précédent de prétendus bons juges avaient bien mis l'éloquence de Bossuet au pair de celle de l'abbé Biroard ou du R. P. Caussin ; et nous, de combien s'en est-il un moment fallu que nous osions comparer l'auteur de Lucrèce et àWgnès de Méranie, je ne dis pas à celui des Burgraves et de Ruy Blas, mais des Feuilles d'automne et des Orientales] Mais ce qui est inadmis- sible, c'est qu'on ne puisse parler de l'un sans parler de l'autre, et pour en parler comme de deux rivaux de talent €t de popularité.
Si Piron est le bel-esprit de province, député à Paris par les siens pour y jouer les grands hommes, Gresset est le bel-esprit de collège, égaré pour un temps dans la vie de ce monde et dans la littérature militante :
Gresset doué du double privilège, D'être au collège un bel-esprit mondain. Et dans le monde un homme de collège,
disait de lui Voltaire.
Né à Amiens en 1709, Jean-Baptiste Gresset composa des Ejjitres, des OdeSj des Églogues. En 173±, il publie
230 mSTOMlE Di: LA LITTKRATUnE FnANÇAISE CLASSIQUE
son lameux le//- Ter/. Puis, c'est son Carême impromptu et son Lutrin i'ivanl. Au théâtre, il donne en 1740 Edouard III, en 1745 Sidnei, en 1747 le Méchant.
Vert-Vert commença sa renommée. Quelques malices que contenait ce poème lui attirèrent quelques difficullés : il fut exilé à La Flèche, et dut quitter les Jésuites. Le Méchant consacra sa gloire.
Cette comédie est loin de mériter le succès qu'elle obtint. Elle n'est guère que la combinaison d'une assez médiocre comédie de Destouches : le Médisant, avec le Tartufe de Molière, rajeunie par une satire assez vive, ou assez pénétrante même, des ridicules et des vices d'une jeunesse alors à la mode. Cette jeunesse, on peut l'étudier dans les moralistes du temps, notamment dans Duclos. 11 nous suffira de savoir que les allusions contribuèrent pour beaucoup au succès de Gresset. — L'intrigue, bien qu'empruntée tout entière aux moyens de l'ancienne comédie, et, selon la formule, conduite par la soubrette, ne laisse pas d'être assez divertissante. Le style, extrê- mement facile, côtoyant la prose, est remarquable de limpidité, analogue, si l'on veut, à ce qu'est en prose le style de M"* de Staal-Delaunay. Ici aussi les jolis vers abondent, et les vers devenus proverbes :
L'esprit qu'on veut avoir gAte celui qu'on a.
.... Elle a d'assez beaux yeux F«ur des yeux de province
Kl se ni«querdu monde est tout l'art d'en jouir.
...l'ouï- il tour je l'ai vue Six mois dans la morale, et six dans les romans, Selon l'amant du jour et la couleur du temps.
C est pour le peuple enfin (jue sont laits les parents.
LA TRANSFORMATION DE LA COMEDIE 237
Mais enfin tout cela n'arrive pas à constituer au Méchant de très éclatants mérites. Cette comédie pré- tend à être une comédie de caractère : or, il y a vingt manières d'être méchant : il y a celle de Néron, celle de Tartufe, celle de Bélise, celle de Bartholo; et, pour peindre la méchanceté, Gresset n'a rien trouvé de mieux que de l'incarner dans un petit médisant! Il la réduit au persiflage, à une méchanceté légère de société.
Ni Destouches, ni Piron, ni Gresset, n'ont donc réussi a faire vivre leurs personnages. Les paroles chez eux tien- nent trop de place, et ils sacrifient à la tirade; leurs lintrigues se ressemblent trop : c'est toujours un mariage lempêché par un tiers, ou conclu grâce à l'expulsion du itiers ; les caractères manquent de généralité, et ils restent isubordonnés à l'intrigue. Tout cela prouve l'épuisement idu genre, qui n'est renouvelé quelque temps que par ■Marivaux.
CIIAPITRF. IX
LA COMEDIE DE MARIVAUX
Nous aurions pu parler de Marivaux avant Desluuches, avant Piron, avant Gresset, et même peut-être nous l'au- rions dû, si nous n'avions consulté que la chn)nologie. Mais il m'a semblé que la forme de sa comédie étant intermédiaire ou moyenne entre celle de la comédie de caractères expirante et celle du drame bourgeois nais- sant, c'était ici précisément qu'il convenait de l'étudiei-, d'abord pour mieux nouer la chaîne, et puis, d'un autre coté, parce qu'en dépit de la chronologie, rinducnce de Marivaux est vraiment, si je ne me trompe, de dix ou douze ans postérieure; à la majeure partie de son uiuvre : elle s'est exercée non pas entre 1720 et 1735, mais entre 1735 et 1745. On sait que le cas n'est pas rare dans l'histoire littéraire, et pour n'en citer (ju'iin exemple, encore assez voisin de nous, c'est bien celui de Stendhal.
L'œuvre dramatique de Marivaux est considérable : an rin'àtre Italien d'abord, il donne, en 1720, l'Amour el 'n \'i''rité et Arlcfjiiin poli /uir l'Amour; en 1722, la
LA COMÉDIE DE MARIVAUX 235
Première surprise de l'amour; en 1723, la Double incons- tance; en 1724, le Prince trai^esti et la Fausse suivante; en 1725, l'Ile des Esclaves, C Héritier de village; en 1727^ Vile de la Raison; en 1728, le Triomphe de Plutus; en 1729, la Ligue des femmes; en 1730, le Jeu de V Amour et du Hasard; en 1731, /a Réunion des amours; en 1732, le Triomphe de l'amour, CEcole des mères; en 1733, l'Heureux stratagème ; en 1734, la Méprise; en 1735, la Mère confidente ; en 1737, les Fausses confidences ; en 1738, la Joie imprévue ; en 1739, les Sincères; en 1740, VEpreuve; en 1744, la Dispute. Au Théâtre Français, il fit jouer, en 1742, le Dévouement imprévu; en 1727, la Seconde surprise de Vamour; en 1732, les Serments indiscrets ; en 1743, le Petit-Maitre corrigé; en 1736, le Legs ; en 1746, le Préjugé vaincu. Ajoutez qu'on joua en 1757, après la mort de Marivaux, ses Acteurs de bonne foi et sa Félicie.
Cela fait une trentaine de pièces. Disons tout de suite qu'autant que le nombre en est considérable, autant la valeur en est mêlée, et qu'en essayant d'en déterminer le caractère général il nous faut examiner dans quelle mesure Marivaux lui-même est dij^ne de l'estime tout à fait singulière qu'on en fait depuis une vingtaine d'an- nées. Car je crains qu'en vérité le procédé dont on use avec lui ne lui soit un peu trop favorable, quand on extrait de son œuvre entière un volume ou deux tout au plus, sans regarder au reste, et qu'on lui fait honneur de tout ce qu'il y a d'exquis dans le Jeu de C Amour et du Hasard., ou dans les Fausses confidences, en oubliant ce qu'il y a de maladroit ou de grossier dans la Fausse suivante et dans le Triomphe de C Amour. Si j'insiste, si je reviens à
2'lO HISTOIRE DE LA LII TÛltATU IIE MIANÇAISE CLASSIQUE
ce point (jue j'ai clt'jii touché en trnitant du Paysan par- venu, c'est qu'il est essentiel à la définition de Marivaux et du marivaudage. Si l'usage ou le caprice ont en elFet voulu que ce mot devînt significatif de toutes les élégances (lu hingage et de tous les raffinements de la préciosité, on n'en doit que mieux marquer tout ce qu'il entre dans le goût de Marivaux de peu délicat et d'indécent. Voici l'intrigue de /a Fausse suivante : pour épouser un mauvais sujet de prétendant qu'on lui destine, une jeune folle se déguise en homme, se rend l'ami de son futur, fait sa cour à une comtesse avec laquelle ce futur est en liaison réglée, et s'aide pour cette équipée de la compli(Mlé de trois laquais, Frontin, Trivelin et Arlequin, par lesquels pendant trois actes elle se laisse traiter en soubrette : toute cette léirèreté, tous ces raffinements, tout ce marivaudaire en un mot n'est-il pas un peu libertin, un peu malsain?
Un autre lieu commun, à propos de Marivaux, consiste dans la comparaison cpie l'on fait de lui à Shakespeare. Et, en edet, /e Triomphe de r Amour se passe à Sparte et à Athènes, et le Prince travesti à Messine, et le décor est souvent, chez Marivaux comme chez Shakespeare, italien ou antique; tous deux aussi sont volontiers jiré- cieux; tous deux sont romanesques. Mais l'âme manque à l'auteur français, qui est trop dépourvu de sensibilité et de passion.
Sous le bénéfice de ces observations, et de quelques autres que nous ferons tout à l'heure, nous pouvons reconnaître et louer en Marivaux plusieurs mérites.
Le plus original fut celui d'abandonner les traces de Molière, et de suivre celles de Racine; — disons aussi un peu celles de Corneille, des premières comédies
LA COMEDIE DE MARIVAUX 241
duquel il ressuscite la préciosité. Sensible et précieux comme l'était Marivaux, et par surcroît tout « moderne », il ne pouvait guère se prêter docilement au joug de Molière. Il n'aimait pas Molière, et tout lui déplaisait dans l'auteur du Misanthrope : la nature de ses intrigues trop imitées encore à son gré de l'ancienne comédie; la franchise hardie de son langage, souvent voisine de la crudité; la généralité même de ces caractères universels que Molière aimait à peindre. Aussi lui tourna-t-il réso- lument le dos, avec un courage ou plutôt une audace qui pouvait lui coûter cher; dont il n'eut pas, d'ailleurs, à se louer auprès de ces contemporains; et qui ne lui a réussi que dans la mesure où, — sans le vouloir, sans le savoir peut-être, — il allait imiter Racine. La comédie de Mari- vaux pourrait se définir ainsi : la tragédie de Racine, transportée ou transposée, de l'ordre des choses oii les événements se dénouent par la mort, dans l'ordre des choses où ils se terminent au mariage. — Et cette for- mule explique à la fois la nature de ses intrigues, sa conception du comique et de la comédie, et cette singu- larité de style qu'on lui a si souvent reprochée.
Notez d'abord les titres de ses pièces : comme ils sont, significatifs ! Elles s'appellent : la Double inconstance, ou le Jeu de ï Amour et du Hasard, ou les Fausses confi- dences. Supposez que l'on voulût donner des sous-titres aux tragédies de Racine, est-ce que ce ne sont pas ceux- là qu'on choisirait? Bérénice, Mithridate, Phèdre, est-ce que ce ne sont pas des « jeux » tragiques « de l'amour et du hasard » ? Andromaque n'est-elle pas le récit d'une « double inconstance »? Et Bajazet n'est-il pas la tra- gédie des « fausses confidences » ?
m. 16
2't2 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Remarquons une autre ressemblance : dans presque toutes les tragédies de Racine, les rôles de femmes sont les plus importants; or il n'en va pas autrement dans la comédie de Marivaux. Le Jeu de VA/nour et du Hasard est conduit par Silvia ; les Fausses confidences, par Ara- minte; et les Dorante ou les Bourguignon, les Orgon ou les Remv, n'ont de raison d'être qu'en elles, par elles, pour elles, à cause ou en fonction d'elles. C'est ce qui était alors tout à fait nouveau dans notre comédie. Non seulement chez Molière, mais chez Regnard, Le Sage et les autres, les femmes restaient, en somme, au 'second plan. Chez Marivaux, c'est pour elles que la pièce est faite, et si l'on les en ôtait, la comédie s'évanouirait avec elles.
De cette importance donnée aux rôles de femmes il en résulte naturellement que les principales comédies de Marivaux sont des comédies d'amour. 11 est trop galant homme, en effet, pour nous amuser, cinq actes durant, comme l'auteur des Femmes savantes, aux dépens de trois pauvres femmes qui n'ont d'autre tort, après tout, que d'aimer à savoir que ce n'est pas le soleil qui tourne autour de la terre, ou que de préférer la lecture des vers de M. Trissotin aux soins du pot-au-feu... Mais, comme l'écrivait une impératrice à une reine, si « le seul vrai bonheur en ce monde pour une femme, c'est un heureux mariage », voilà ce que Marivaux a bien vu, et voilà ce qui va faire le fonds de ses comédies. Filles ou veuves, bourgeoises ou demi-paysannes, toutes les Araminte et toutes les Silvia, toutes les Ilortense et toutes les Angé- lique n'ont de visée qu'au mariage; et, comme aucune d'elles ne voudrait se marier sans amour, l'intrigue de
LA COMEDIE DE MARIVAUX 243
ses pièces n'a pour objet que de libérer, que crafiTranchir leur droit d'aimer de tout ce que les « préjugés » y oppo- sent d'obstacle ou de retardement. N'est-ce pas encore ici l'objet de la tragédie de Racine? et que veulent autre chose les Hermione, les Roxane, ou les Phèdre? Seule- ment, voici la différence : les comédies de Marivaux se terminent justement au point où les tragédies de Racine commencent : et c'est ce qui fait qu'en étant des pièces d'amour, elles ne cessent pourtant pas d'être des comédies. Autant en effet l'amour une fois formé, mais surtout lié, devient une matière aisément tragique, — s'il est déçu, s'il est dédaigné, s'il est trompé, — autant, au contraire, quand on se borne à nous le montrer qui se forme, il est facile de le maintenir au ton de la comédie. C'est ce que Marivaux a su faire avec infini- ment d'habileté. Il disait :
J'ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ces niches.
Aucune Gompaoraison ne saurait mieux montrer ce qu'il y a d'ingénieusement comique dans la donnée même des pièces de Marivaux.
Prenant, comme Racine, les passions de l'amour pour matière de sa comédie, il les traite, comme Racine encore, psy^cholo^iquement. Il fait, suivant l'expression d'alors, Vanatomie du cœur humain. Son œuvre est ainsi un trésor d'observations, fines, subtiles, profondes, qui ne sont pas moins vraies pour être exprimées d'une façon quelquefois singulière ou, plutôt, dont j'oserai dire que l'expression paraîtrait moins singulière, si l'observa-
2'i'i HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
lion, moins ingénieuse et moins délicate, était moins neuve elle-même.
Remarquons surtout que, chez lui comme chez Racine, la psychologie et l'action ne font qu'un. Pas ou peu d'incidents, rien qui vienne du dehors, mais une succes- sion d'états d'dme qui s'opposent ou se contrarient, — comme par exemple dans le Jeu de C Amour et du Hasard, — jusqu'à ce qu'ils finissent par se concilier; ou qui se succèdent en se précisant, — comme dans les Fausses confidences, — jusqu'à ce qu'ils se connaissent eux-mêmes.
Araminte. — Mais, Marton, il a si bonne mine pour un inten- dant, que je me fais quelque scrupule de le prendre : n'en dirait- on rien?
Marton. — Et que voulez-v«us qu'on dise? Est-on obligé de Il avoir que des intendants mal faits ?
Ce n'est encore, on le voit, qu'une disposition générale et vague. Araminle est veuve : on la persécute pour se remarier : elle « aimerait à aimer »; elle n'aime pas encore ; elle trouve seulement que Dorante « a bonne mine » ; et pourquoi voudrait-on qu'elle s'en interdît la vue? Elle installe donc Dorante dans la place. Sur quoi, M°" Argante, dont il dérange les plans, presse sa fille de s'en délaire.
Arami.nte. — Je ne vois pas le sujet de me défaire d'u« homme qui m'est donné de bonne main, qui est un homme de quelque chose, qui me sert bien, et (jue tio/j bien peut-être.
^me Argante. — Que vous êtes aveugle !
Araminte. — Pas tant; chacun a ses lumières... Si l'on me donne des motifs raisonnables de renvoyer cet intendant, il ne restera pas longtemps chez moi; sans quoi on aura la bonté de trouver bon que je le garde, en atlcndanl qu'il me déplaise à moi.
LA COMÉDIE DE MARIVAUX 245
Le progrès est sensible. Dorante ne s'en ira pas. On ne l'aime point encore, mais on le préfère déjà; et peut- être n'est-ce pas lui qu'on épousera, mais sûrement ce n'est pas le Comte... Faisons donc le dernier effort, et qu'Araminte achève de « voir clair dans son cœur » :
Mme Argakte. — Yous dites que vous le garderez? Vous n'en ferez rien.
Araminte, froidement. — Il restera, je vous assure.
^mc Argante. — Point du tout, vous ne sauriez. Seriez-vous d'humeur à garder un intendant qui vous aime?
M. Remy. — Eh! à qui voulez-vous donc qu'il s'attache?
Aramimte. — Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse?
Le mariage vaut fait maintenant : à la sympathie d'une jeune veuve pour un intendant bien fait a succédé d'abord un goût de préférence, puis la préférence est devenue de l'amour... La comédie est terminée; et si chaque progrès de l'action nous en fait faire un dans la connaissance du cœur d'une belle indolente, n'avions-nous pas raison de dire que, dans le théâtre de Marivaux, comme dans celui de Racine, action et psychologie se confondent?
Mais la ressemblance s'arrête là. Et tout en imitant Racine, ou, si on l'aime mieux, tout en transposant la tragédie de Racine dans sa comédie de l'amour, Marivaux n'en a pas moins gardé son tempérament propre d'écri- vain, et n'en est pas moins demeuré l'homme de son temps.
Sa prose est celle d'un précieux à la Fontenelle, d'un partisan des ^lodernes à qui manque avec le sens de l'Antiquité celui du naturel, du simple et du grand. Et son style est sec, sans résonance, sans émotion : il est impossible de parler d'amour avec plus d'exactitude et plus d'esprit.
246 HISTOIRE DE LA LITTÉnATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
C'est qu'aussi bien la sensibilité de Marivaux n'appa- raît pas très profonde. Il badine avec l'amour, et il ne pouvait guère faire autrement sans doute, s'il ne voulait pas attendrir, mais bien faire sourire. Mais le sourire continu en telle matière équivaut à l'indilFérence. Lucidor aime Angélique, et il en est aimé ; l'innocente n'a pas un regard ou un sourire qui ne le lui dise; il est aussi sûr d'elle qu'un homme le puisse être d'une femme; et je ne sais pour quelle satisfaction de vanité ce fat, cet imper- tinent, ce sot, ne craint pas d'exposer cette enfant tour à tour aux entreprises de son fermier d'abord, maître Biaise, et de son laquais ensuite! Telle est la donnée de V Epreuve : Marivaux l'a jugée et l'a faite amusante; nous ne pouvons nous empêcher, sous ses grâces Pompadour ou Watteau, de la trouver bien cruelle. — Enfin toutes les héroïnes de Marivaux, en particulier cette Silvia du Jeu de l'Amour et du Hasard, ne semblent-elles pas trop décidées, trop clairvoyantes, trop entendues, pour des jeunes filles, chez qui l'esprit devrait être au moins quelquefois, suivant l'expression célèbre, « la dupe du cœur »?
Marivaux est bien de son temps par cette sécheresse. Il en est encore par ses prétentions à la « philosophie ». II a des idées sur la noblesse, sur l'inégalité des condi- tions, dont ses jeunes gens amoureux ne veulent tenir aucun compte; sur la morale, sur l'éducation des femmes — voir son Ecole des mères — . Tout cela constitue en quelque sorte la livrée de son époque, où un bel esprit s'cfTorce toujours ii a penser ».
Si maintenant nous nous résumons, je dirai qu'écri- vant en prose, il a approché plus que personne du ton
LA COMEDIE DE MARIVAUX 247
de la conversation d'alors : et ses comédies ont ainsi une certaine valeur documentaire. J'ajoute aussi que parfois, comme dans sa Mère confidente^ il a annoncé le drame bourgeois de La Chaussée; et qu'enfin, par sa nature elle-même, par les personnages qu'elle met en scène, par le mariage qui en est si souvent le dénouement, sa comédie a embourgeoisé désormais le genre comique. — Mais il ne pouvait seul achever l'évolution, la trans- formation. Il lui restait trop de conventions, trop de valets et de soubrettes; trop d'arbitraire, et d'intrigues artificielles; et, malgré sa « philosophie », trop d'idées, de (( préjugés » aristocratiques. 11 a contribué, plus que personne peut-être, à préparer le mélange des genres; mais, en le préparant, il l'a cependant retardé, si ses comédies sont bien des comédies, et non pas des romans ou des drames.
CHAPITRE X
LA CHAUSSEE
Trois ou quatre comédies de Marivaux sont demeurées au répertoire ; et, si l'on ne joue guère le Méchant ou ht. Méttomanie, ce sont au moins des comédies dont les connaisseurs estiment encore les qualités de vérité dans les mœurs, et d'invention dans le style. Mais il n'est rien resté de La Chaussée, qu'un nom, qui même n'est guère connu que de quelques curieux. Cependant son rôle a été considérable, et son succès égal, sinon même supérieur, à celui de Marivaux et de Piron. Son origina- lité a consisté à être pour la comédie ce que Voltaire était pour la tragédie, un novateur, ou, plus exactement, un rénovateur. Il y a toutefois une difTérence : c'est qu'après Voltaire, on n'a pas fait de meilleures tragédies; tandis qu'après La Chaussée, on a fait des comédies bien supérieures.
Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée naquit en 1691 ou 1692 h Paris. Sa famille, d'ancienne bourgeoisie, appartenait au monde de la finance, et trois ou quatre trai- tants de ce nom figurent, en 1716, au rôle de la Chambre
LA CHAUSSÉE 249
de justice, parmi ceux à qui le Régent fit rendre gorge. Grâce à cette origine, car c'était une espèce de gloire en son genre que d'être taxé par la Chambre de justice, et c'était une preuve de fortune, l'entrée dans le monde lui fut facilitée. En 1711 il est en relations avec M. de Caumartin, le même qui accueillait Voltaire. 11 devient homme à bonnes fortunes, et joue avec désin- volture le rôle de don Juan, avide de plaisir, et mépri- sant celles qui le lui accordent. En 1719, il publie, sans nom d'auteur, une critique mordante des Fables de La Motte. Aux trois quarts ruiné par la chute du système de Law, il conserve assez de fortune pour spéculer; d'ail- leurs il ne s'émeut guère de ses pertes d'argent, et n'en continue pas moins de vivre dans la société fort libre où se complaisaient ses instincts de paresse et de débauche : c'étaient, nous dit M. Lanson, « des amis d'enfance et des camarades de collège, qui, devenus procureurs, greffiers, trésoriers, payeurs de rentes, vivaient à l'aise dans ces emplois peu éclatants, mais lucratifs, de la robe ou de la finance; gens sans soucis ni préjugés, grands buveurs et fort mauvais sujets, libres d'actions et de propos, goûtant tous les plaisirs sans trop de choix et sans besoin raffiné d'élégance, copistes un peu lourds des roués, et toujours bourgeois dans leurs vices ». — C'est pour eux qu'il écrivit alors ses Contes.
Il se lia peu avec les gens de lettres. Ses relations sont froides avec Voltaire, avec Marivaux. Il est susceptible, et volontiers suffisant; et des contemporains nous le dépeignent comme d'humeur « difficile et caustique ». C'est un indépendant.
Son début dans la littérature fut VEpitre de CUo à
250 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
M. de B., lisez de Bercy, en 1731. Il y altnqnait La Motte, — qui venait de mourir, — « au sujet, disait le sous-titre, des opinions répandues depuis peu contre la Poésie ». On a peine à comprendre aujourd'hui l'enthou- siasme qui porta jusqu'à quatre éditions ce poème didac- tique lourd, raisonnable et vulgaire.
Ce succès enhardit La Chaussée; et il se risqua alors dans le genre qu'il voyait tant en faveur autour de lui, auprès du grand monde surtout, qu'il fréquentait main- tenant : la comédie. Le 2 octobre 1733, il fit jouer et applaudir sa Fausse Antipathie. En 1735, c'est le Préjugé à la Mode. L'année suivante, La Chaussée est reçu de l'Académie Française.
Il s'y occupa d'intrigues, faisant échouer la candidature de Piron, peut-être, et, plus certainement, celle de Bou- gainville, le père du navigateur. En 1737, il donna au théâtre V École des Amis; en 1741, Mélanide; en 1743, Pa?néla; en 1744, V École des Mères; en 1747, la Gouver- nante; en 1751, V Homme de fortune. En 1738, il avait donné uue tragédie, Maximien; en 1746, un acte avec prologue et divertissements : le Rival de lui-même; — citons encore, parmi ses comédies moins importantes, Elise, le Vieillard amoureux., les TyrintJiiens^ la Prin- cesse de Sidon.
La Chaussée passait sa vie à fréquenter la joyeuse société qui se réunissait chez le comte de Livry. Il s'y lia avec M'"' Quinault, la fameuse comédienne. Il fut éga- lement assidu au salon de M"^ Duché-Lemarchant, fille de l'académicien Duché, Enfin, dans ses dernières années, La Chaussée fut un des familiers du comte de Clermont, prince du sang. — Il mourut « avec fermeté »,
: LA CHAUSSEE 251
• nous dit Collé, d'un crachement de sang, le 14 mars 1754.
Tel est l'homme : un indépendant, un bourgeois peu frondeur de l'autorité, mais assez corrompu, et fort dédaigneux à l'égard des gens de lettres; impertinent, débauché, en somme un Voltaire qui serait paresseux et dénué d'ambition philosophique.
Il n'était pas dénué d'ambition littéraire; et ses con- temporains ont remarqué qu'il avait pleinement cons- cience de sa valeur. Quels sont donc ses titres à notre attention ?
Voici l'analyse de la Fausse Antipathie, dont La Chaussée a tiré le sujet du Démocrite de Regnard. « Deux jeunes gens, Silvie et Sainflore, ont été mariés malgré eux par la volonté de leurs familles. A la sortie de l'église, Sainflore a été provoqué par un rival déses- péré, qu'il a tué. Il a dû fuir à l'étranger : sa femme s'est ensevelie dans un couvent. Ils ne se sont jamais revus, lorsque au bout de douze ans ils se rencontrent chez Géronte, oncle de Silvie. Ils ont tous les deux changé de nom : ils ne se reconnaissent pas. Silvie et Sainflore se détestaient sans s'être vus; Léonore et Damon s'aiment dès qu'ils se voient. Léonore se croit veuve; Damon déclare qu'il est marié, Léonore apprend que son mari vit. Damon espère faire casser son mariage; Léonore résiste un peu, sans savoir qu'il s'agit d'elle-même : elle ne veut pas profiter du déshonneur d'une autre; surtout elle ne veut pas ensuite du divorce pour elle-même. Enfin, après bien des déchirements et des luttes, ils s'avisent de la merveilleuse conformité de leurs aven- tures. « Vous êtes Silvie; je suis Sainflore » : et tout
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s'arrange, au grand chagrin de la femme de Gérontc qui voyait dans Damon un bon parti pour sa fille.
« 0 sort trop fortuné! c'est mon époux que j'aime! s'écrie vertueusement Léonore, montrant, sans que l'au- teur s'en doute, que dans une âme sensible la vertu n'est qu'une combinaison du hasard. » (Lanson.)
Cela n'est pas du Marivaux; c'est plutôt du Destouches. Toutefois, La Chaussée a fait un pas de plus, et, selon le mot fameux, a si Destouches avait mis l'intérêt dans la comédie, La Chaussée mit l'intérêt de la comédie uni- quement dans la comédie ». Il ne s'agit plus de carac- tères, comme dans Molière, de satire, comme dans Le Sage, d'analyse, comme dans Marivaux; il ne s'agit même plus de comique : La Chaussée se borne ii inté- resser ou à attendrir au profit de la vertu.
Les critiques dont il lut l'objet, l'avertirent lui-même de la nouveauté relative de sa veine, et c'est alors qu'il en prit davantage conscience. Sans insister sur chacune de ses autres pièces, remarquons que ce qui frappe d aboni, c'est la clarté superficielle, la facilité et la faiblesse du style. En voici un échantillon, tiré du Préjugé à la mode :
DuRVAL.
Notre cerf n'a pas fait assez de résistance.
Da.mon. Il est vrai; mais entrons un moment chez Constance.
Dlrval. Mon équipage est bon ; j'imagine qu'ailleurs Il serait malaisé d'en trouver de meilleurs.
A moins qu'on ne préfère le début de Mélanide :
LA CIIAUSSl-E 253
Mélanide. J'aurai fait à Paris un voyage inutile!
DoRISÉE.
Mais auriez-vous mieux fait de demeurer tranquille Au fond de la Bretagne où, depuis si longtemps, Vous avez essuyé des chagrins si constants?
C'est le vers par excellence de l'écoie du bon sens, et Emile Augier ne l'eût pas désavoué. Cela seul, d'ailleurs, est un signe des temps, et l'explicution aussi du succès de La Chaussée. Ce style moyen, sans relief ni couleur, j)lat et amorphe, sans dessous ni squelette, inarticulé ou invertébré pour ainsi dire, était analogue ou adéquat à la nature des sujets. Faits de banalités sentimentales et de vulgarité romanesque, ils sont choisis tout contrai- rement au précepte de Boileau :
Le comique, ennemi des soupirs et des ple«rs, N'admet point en ses vers de tragiques douleurs.
En d'autres termes, ce sont des drames.
C'est un drame bourgeois que le Préjugé à la mode où Durval aime sa femme sans oser l'avouer, même h elle; c'en est un encore que Mélanide, qui fit couler tant de larmes de tendresse et de joie au spectacle des scènes de reconnaissance entre amant et amante, père et fils. Le comique est également absent de la Gouver- nante, où le rôle du valet est insignifiant et celui de la soubrette tout à fait secondaire. En revanche la vertu l'amour, le désir de fuir le monde et sa corruption, les remords, la résolution de restituer aux victimes d'un arrêt injuste la fortune dont cet arrêt les a privées, les
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aveux, la réparation, tous ces sentiments romanesques et pathétiques sont au premier plan.
Quelles sont donc les raisons profondes du succès de La Chaussée?
C'était d'abord la nouveauté du genre qu'il établissait sur la scène. Non pas que Corneille, dans ses premières comédies, n'ait manifesté quelques tendances à ce genre bourgeois; mais enfin, la distinction s'était faite au XVII® siècle, et demeurait absolue, entre les effets comiques et les effets tragiques.
La seconde raison, c'est que La Chaussée effleurait certaines questions sociales sur lesquelles l'attention commençait alors à se porter. Lisez, dans la Fausse antipathie, la discussion sur le divorce qu'instituent Léonore et Damon :
Léonore.
Non, je n'ai point assez d"audace ni de force Pour aller mendier un malheureux divorce. Je n'imagine pas qu'une femme de bien Puisse jamais avoir recours à ce moyen ; Il faut un front d'airain pour donner ce scandale.
Damon. On vous excepterait de la loi générale
Orpuise. Ne vous en flattez pas.
Géronte.
Le cas est différent. Etc..
(Acte III, se. iv.)
Ou, lisez encore, dans Mélanide, la scène où Darviane apprend le secret de sa naissance :
LA CHAUSSEE 255
• MÉLAIS'IDE.
Vous êtes méconnu. Vous êtes à la fois le fruit et la victime D'un hymen que la loi n'a pas cru légitime Ceux qui vous ont fait naître, au désespoir réduits, L'un de l'autre ont été séparés...
(Acte IV, se. V.)
Voilà des discussions qui feraient assez bien dans une pièce de nos jours !
En troisième lieu, il y avait une certaine correspon- dance entre les pièces de La Chaussée et un certain état des mœurs et des opinions. On exprimerait assez bien cette correspondance en disant que, comme dans l'avenir, le roman de la fin du xix® siècle sera l'expression de l'avènement de la démocratie, le drame bourgeois est l'expression littéraire de la substitution de la bourgeoisie à l'aristocratie. Aussi La Chaussée n'a-t-il pas négligé de faire l'apologie du commerce ou de la roture. Mais, ce n'est là, chez lui, qu'une indication. Diderot, Beaumar- chais et Mercier diront plus et mieux, et surtout on les écoutera davantage : car ce qui n'est qu'à l'état de pressentiment chez La Chaussée, ils en feront la théorie tout entière.
En résumé, le drame ou la comédie larmoyante, ou la tragédie bourgeoise de La Chaussée, marque une date importante dans l'histoire de notre théâtre. Voltaire a beau se débattre; il a beau traiter ce genre nouveau de « monstre bâtard », né d' « une égale impuissance de faire rire et de faire pleurer » ; on ne l'écoute point; il crie dans le désert; le courant est plus fort; et ce genre hybride s'installe victorieusement sur la scène.
Si La Chaussée a été dépassé, s'il est aujourd'hui si
256 HISTOIRE DE LA LITTÉnATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
profondément oublié, c'est que d'abord il a mêlé trop de romanesque encore h l'intrigue de ses pièces et que les combinaisons compliquées y masquent, comme par exemple dans Mélanide, l'intérêt de la situation princi- pale. Et puis, pour que la tragédie bourgeoise réussît h se développer, il fallait encore qu'on la débarrassât de la gauche contrainte du vers. Sur ces deux points, Diderot compléta l'œuvre de La Chaussée.
CHAPITRE XI
LA DEUXIÈME ÉPOQUE DE LA VIE DE VOLTAIRE
(173'»-1754)
I. CiREY.
Tandis que Montesquieu publiait ses Considérations et son Esprit des lois, que Buffon faisait paraître les trois premiers volumes de sa monumentale Histoire Naturelle, que Diderot, d'Alembert enfin préparaient leur Encyclo- pédie, qu'est-ce que faisait Voltaire, et de quelle manière occupait-il sa bruyante, son amusante, son universelle activité? Nous l'avons laissé fuyant vers la frontière pour éviter l'orage que venaient d'attirer sur sa tète les Lettres Philosophiques, jadis rapportées d'Angleterre, et qu'il avait eu jusqu'alors la prudence de tenir secrètes. On prétend même que ce n'est pas lui, mais son libraire qui les avait publiées; et en ce temps-là les libraires étaient de tels forbans que la chose est possible; mais Voltaire est un si grand menteur, qu'il est fort possible aussi qu'elle ne le soit pas. Toujours est-il que décrété d'arres- tation, après avoir erré un mois ou deux en Lorraine, au camp de Philipsbourg, en Champagne, en Hollande, il III. 17
258 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
venait enfin se fixer définitivement à Cirey, rentrait à Paris pour quelques jours, en repartait, s'installait à Lunéville, à la cour du roi Stanislas, et retournait enfin à Cirey. C'était à la fin de l'année 1735.
Celle qui lui accordait l'hospitalité au château de Cirey-sur-Blaise, était Gabrielle-Emilie Le Tonnelier de Breteuil, née en 1706, mariée en 1726 au marquis du Châtelet-Lomont, mise aussitôt à la mode parle marquis de Guébriant, et successivement par plusieurs autres, sans en excepter le duc de Richelieu. Voici quel portrait M™* du DefFand nous a laissé d'elle.
Représentez-vous une femme grande et sèche, sans hanches, la
poitrine étroite , de gros bras, de grosses jambes, des pieds
énormes, une très petite tête, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeux verts de mer, le teint noir, rouge, échauffé, la bouche plate, les dents clairsemées et extrêmement gâtées : voilà la ligure de la belle Emilie, figure dont elle est si contente, qu'elle n'épargne rien pour la faire valoir : frisures, pompons, pierreries, verreries, tout est à profusion; mais comme elle veut être belle eu dépit de la nature, et quelle veut être magnifique en dépit de la fortune, elle est souvent obligée de se passer de bas, de che- mises, de mouchoirs, et autres bagatelles.
Sans doute ce portrait est une caricature; d'autres témoignages contemporains nous permettent de le com- pléter, en ajoutant que la belle Emilie avait une physio- nomie aimable et vivante.
TeUe qu'elle était, elle avait contracté depuis quelque temps déjà avec Voltaire un de ces arrangements où les sens avaient leur part, peut-être, mais l'esprit aussi la sienne, plus grande, et la vanité enfin ou même l'intérêt, une plus grande encore. Pendant de longues années, elle a sincèrement aimé Voltaire, et, en échange des commodités ou du luxe de la vie, elle lui a rendu,
DEUXIÈME ÉPOQUE DE LA VIE DE VOLTAIRE (1734-1754) 259
de son côté, d'utiles services, et de plus d'une sorte. Elle donna du sérieux à Voltaire en le tirant du milieu mondain dans lequel il se plaisait et pour lequel semblait fait tout ce qu'il y avait de bel-esprit en lui. Elle veilla à la fois aux intérêts de sa sécurité et aux intérêts de sa pensée, en l'entraînant avec elle dans des études scientifiques. — C'était un terrible homme à goaverner que Voltaire ; et à chaque instant, son imprudence, son irascibilité risquait de compromettre l'œuvre tutétaire de la marquise ; « Il faut à tout moment le sauver de lui-même, dit-elle, et j'emploie plus de politique pour le sauver de lui-même, que le Vatican pour retenir la chrétienté dans ses fers ». On voit que, dans l'ordre religieux. M™® du Châtelet pensait comme son ami.
Nous serions infini si nous voulions entrer dans le détail de la vie et des travaux de Voltaire à cette époque. C'est en effet, dans la vie de Voltaire, une des périodes les plus agitées. Entre 1734 et 1740, nous possédons de lui 980 lettres, datées de Bàle, de Philipsbourg, de Cirey, de Bruxelles, de Paris, de Lunéville, de Givet, de Leyde, d'Amsterdam, de Louvain, de la Haye, de Potsdam. Et les destinataires ne sont pas moins variés : ce sont des gens d'aû'aires comme Berger, Moussinot, Thieriot, d'Argental, Cideville, Formont; ce sont des savants comme Maupertuis ou S'Gravesande ; ce sont des gens de lettres : La Chaussée, Prévost, Helvétius, d'Olivet; ce sont de grands personnages, comme Chauvelin, M°* du Defïand, M. de Brancas, le Comte de Saxe et Frédéric. Pour la seule année 1736, nous comptons huit ou neuf ouvrages assez importants : VEpître à M. Berger, l'Ode sur le Fanatisme, un Fragment d'une lettre sur Didon.
2C0 HISTOIRE DE LA LITTEKATUnE FRANÇAFSE CLASSIQUE
un Utile Examen des É pitres de f.-B. Rousseau, le Mon- dain, Tanis et Zèlide, la Crépinade, VOde sur Vlngra- titude, VOde sur la Paix de 1736.
Bornons-nous donc à signaler, — quitte à y revenir, et à y insister plus tard, — ses deux œuvres principales, pour ne pas dire capitales, de cette époque, le Mondain et les sept Discours sur l'Homme. L'intérêt de ces pièces consiste d'abord en ce que la première attira de la part du ministère une nouvelle aflaire à Voltaire : il fut obligé d'aller passer quelques mois en Hollande, et com- mença sans doute alors à se détacher deM™'^ du Châtelet. Puis ce fut l'occasion de ses premières relations avec Frédéric. Dans les derniers jours du mois d'août 1736, tandis que l'on cabalait à Paris contre lui, il avait reçu d'Allemagne l'épître la plus flatteuse et la plus inattendue. Le Prince Royal s'exprimait ainsi :
Monsieur, quoique je n'aie pas la satisfaction d'être connu de vous, vous ne m'en êtes pas moins connu par vos ouvrages. Ce sont des trésors d'esprit, si Ton peut s'exprimer ainsi, et des pièces travaillées avec tant de goût, de délicatesse et d'art, que les beautés en paraissent nouvelles, chaque fois qu'on les relit...
Suivait un éloge détaillé de la Benriade, de la Mort de César, du Temple du goût; et la lettre se terminait par ces mots :
Si mon destin ne me favorise point jusqu'au point de pouvei*" vous posséder, du moins puis-je espérer de voir un jour celui que depuis si longtemps j'admire de si loin, et de vous assurer que je suis, avec toute l'estime et toute la considération dues à ceux qui, suivant pour guide le flambeau de la vérité, consacrent leurs tra- vaux au public, monsieur, votre alîectionné ami :
Frédéuic, prince royal de Prusse.
DEUXIÈME ÉPOQUE DE LA VIE DE VOLTAIRE (1734-1754) 261
En troisième lieu, le Mondain et les Discours contien- nent une bonne partie de la philosophie de Voltaire. Apologiste du luxe et de la civilisation, c-^icurien élégant ou grossier, il disait dans le Mondain :
J'aime le luxe, et même la mollesse, Tous les plaisirs, les arts de toute espèce, La propreté, le goût, les ornements.
O le bon temps que ce siècle de fer !
Or maintenant, monsieur du Télémaque, Vantez-nous bien votre petite Ithaque, Votre Salenle, et vos murs malheureux, Où vos Cretois, tristement vertueux, Pauvres d'effet, et riches d'abstinence, Manquent de tout pour avoir l'abondance
je consens de grand cœur D'être fessé dans vos murs de Salente, Si je vais là pour chercher mon bonheur!
Et, dans le cinquième Discours, il disait :
Timon se croit parfait depuis qu'il n'aime rien : // faut que Von soit homme, afin d'être chrétien! Je suis homme, et d'un Dieu je chéris la clémence. Mortels, venez à lui, mais par reconnaissance. La Nature, attentive à remplir vos désirs. Vous appelle à ce Dieu par la voix des plaisirs.
Mortels, à vos plaisirs reconnaissez un Dieu!
Dieu nous a par bonté donné les passions. L'usage en est heureux, si l'abus est funeste.
Usez, n'abusez point; le sage ainsi l'ordonne.
(Cinquième Discours : Sur la Nature du Phiisir.)
En même temps. Voltaire travaillait à tout autre chose; et c'est ici que se marquait sur lui l'influence de
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la belle Emilie : tandis que la marquise composait ses Institutions plujsiques, le poète étudiait les sciences , rédigeait un Essai sur la nature du feu, un Mémoire sur la mesure des forces motrices, et les Eléments de la phi- losophie de Newton. Sans exagérer la valeur de ce3 travaux originaux ou de vulgarisation, il est permis d'y trouver des vues ingénieuses, quelques faits nouveaux et des expériences adroitement conduites. Mais, bien plus qu'à la science, c'est surtout à Voltaire que ses éludes scientifiques profitèrent. Elles donnèrent peut-être à son esprit plus de goût encore qu'il n'en avait pour le réel et le concret, plus d'aversion pour le surnaturel : et par là elles contribuèrent sans doute à affermir sa philoso- phie. Surtout elles furent un titre pour lui, quelques années plus tard, à exercer sur les Encyclopédistes une espèce d'autorité qu'assurément ces Baconiens n'eussent jamais reconnue sans cela à l'auteur de Zaïre. Enfin, elles consacrèrent sa réputation d'universalité, elles furent, auprès de la génération nouvelle, comme le signe ou la preuve de sa compétence à intervenir dans la dis- cussion des idées du siècle. En vérité, c'est bien à Voltaire seul que ces études ont servi. Car, pour la science, Voltaire l'utilisera dans sa lutte contre le surna- turel; il fera d'un instrument de recherche une arme de comljiit; et la science, — nous le verrons en traitant de ï Encyclopédie, — sortira de là faussée, ayant appris pour longtemps à nier, à détruire, à « blasphémer », comme dit Pascal, « ce qu'elle ignore ».
Entre temps. Voltaire revenait un moment au théâtre, avec Alzij-e, en 1736, et Zulime, en juin 1740. II conti- nuait à correspondre avec Frédéric-, les lettres étaient
DEUXIEME EPOQUE DE LA VIE DE VOLTAIRE (1731-1754) 263
de joui' en jour plus flatteuses des deux parts, plus caressantes, plus familières : et l'on n'a pas assez dit que, dans ce long échange de petits vers et de madrigaux en prose, les adulations de Voltaire ne passent point, ni même n'égalent toujours les flagorneries de Frédéric.
En même temps, raflfection entre Voltaire et ivl™^ du Châtelet change de nature. La belle Emilie, jalouse sans doute de Frédéric, devient impérieuse. Elle est avare. Et Voltaire se détache d'elle.
Sur ces entrefaites, au début de 1740, comme le poète était à Bruxelles pour y suivre un procès de la maison du Châtelet, et en même temps surveiller de plus près l'impression de WA.nti-Machiarel du prince, il apprenait que Frédéric était devenu roi. II était prié de se rendre prochainement à Clèves pour s'y offrir en personne aux compliments de Sa Majesté Prussienne.
Ce fut le 11 septembre, au château de Mayland, à deux lieues de Clèves, que le poète et le monarque se ren- contrèrent pour la première fois. La cour de Frédéric, nous dit Desnoiresterres, se composait de INIaupertuis, d'Algarotti, et de Kayserling, logés tous trois dans un grenier du palais. Voltaire fut enchanté. Le roi, dit-il, est
un philosophe sans austérité, rempli de douceur, de complai- sance, d'agréments, ne se souvenant plus qu'il est roi dès quil est avec ses amis..!.
Et Frédéric, de son côté, fut ravi de Voltaire; il écri- vait à Jordan :
J'ai vu ce Voltaire, que j'étais si curieux de connaître. .. Il a l'éloquence de Cicéron, la douceur de Pline, et la sagesse
264 HISTOinC DE LA LlTTEKATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
d'Agrippa; il réunit, en un mot, ce qu'il faut rassembler de vertus et de talents de trois des plus grands hommes de l'Antiquité. Sou esprit travaille sans cesse; chaque goutte d'emcre est un trait d'esprit, partant de sa plume....
En se séparant, Voltaire promit au roi de l'aller voir à Berlin, clans l'année même.
M"" du Châtelet travaillait à le faire rentrer en grâce auprès des ministres. Elle obtint qu'on oubliât l'incar- tade des Lettres philosophiques. Voltaire, aussitôt, voulut utiliser son amnistie, en reprenant son ancien projet de servir dans la diplomatie royale, — au moins dans la diplomatie secrète. Il écrivit à Fleury, lui annonçant son voyage à Berlin, et son désir d'en profiter pour soutenir les intérêts de la France. Fleury répondit à sa proposi- tion par d'aimables vérités :
Vous me feriez tort, monsieur, si vous aviez pu penser que je vous aie jamais voulu le plus léger mal, et je n'ai été fâché que de celui que vous vous faisiez à vous-même... Vous êtes bon et hon- nête homme..., mais vous avez été jeune, et peut-être un peu trop longtemps....
puis, dans une seconde, le chargeait de sonder et de reconnaître les desseins de l'ambitieux roi de Prusse. — Sa mission n'échoua ni ne réussit.
Mais Voltaire n'en était pas moins rentré en grâce h Versailles; et non seulement on lui laissait jouer à Lille son Mahomet, quoique ce fût, selon lui-même, une pièce a d'un goût si nouveau » sur « un sujet si délicat », mais on n'en interdisait pas la représentation à Paris, La mort même de Fleury n'interrompait pas sa fortune, au con- traire, et s'il échouait dans une candidature à l'Académie Française, le succès de sa Mérope, en 1743, était un des
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plus brillants de sa carrière d'auteur dramatique. Bien plus, on le chargeait d'une seconde mission diplomatique en Prusse.
Cette fois son royal ami se moqua de lui d'une façon sanglante, le discréditant à la cour de France sous main, et répondant par des persiflages et des chansons aux questions que Voltaire lui adressait sur ses intentions politiques. Le poète diplomate ne se rebutait pas; il secouait les oreilles et revenait à la charge. Enfin il quitta Berlin, et retourna h Paris, en passant par Bayreuth. Les adieux cette fois furent moins attendris. Frédéric en Voltaire avait flairé l'espion; et Voltaire avait perdu quelques illusions sur Frédéric et sur lui- même.
n, — Versailles.
Pendant tous ces voyages, M™® du Châtelet se désolait, et regrettait d'avoir fait rentrer son ami en grâce à la cour :
J'ai été cruellement payée de tout ce que j'ai fait à Fontaine- bleau je procure à M. de Voltaire un retour honorable dans sa
patrie; je lui rends la bienveillance du ministère... Savez- vous comment il récompense tant de zèle et tant d'attachement? En partant pour Berlin; il m'en -mande la nouvelle avec sécheresse, sachant bien qu'il me percera le cœur....
Au retour de sa seconde mission, elle l'attendait à Bruxelles. Voltaire la vit à peine, et se hâta de partir « pour revoir enfin ce tumultueux Paris ».
Il ne séjourna pas longtemps dans la capitale, et retourna à Bruxelles. Cette fois, la marquise reprit son empire sur lui. Mais c'en était fait désormais de l'inti-
206 HISTOIUE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
mité et de la solitude de Cirey. Voltaire, comme M™^ du Châtelet le constatait avec mélancolie, est a fou des cours ». Il va entraîner son amie à Versailles.
Nous n'avons rien dit jusqu'ici, ou nous n'avons dit que peu de chose, des moyens très étrangers à la litté- rature par lesquels Voltaire accrut ses ressources. Avant d'aller plus loin, il est bon d'y insister. Non seulement Voltaire se ménage et se conserve de précieuses amitiés h tous les étages de la société, depuis Thieriot jusqu'au duc de Richelieu, depuis les comédiens jusqu'aux jésuites, mais encore il intrigue pour être intéressé dans les four- nitures aux armées. Dès 1734, les frères Paris lui accor- daient un intérêt dans les vivres. Il n'en vouera pas moins plus tard à l'exécration publique la mémoire de ces financiers, maudissant, dans un élan de généreuse inconscience,
Et Paris, et fratres, et qui rapuere sub illis...
Au règlement définitif des fournitures de la première guerre d'Italie, il recevait pour solde de compte une somme de six cent mille livres. En 1741, mêmes avan- tages. Et M"^ du Chàtelet s'emploie avec zèle dans ces spéculations !
II est un genre d'occasions où les scrupules d'honnêteté ou d'honneur le gênent moins ([ue jamais, c'est lorsqu'il s'agit de flatter une femme puissante. II avait flatté jadis les maîtresses du Régent; il avait loué M""* de Prie; M°" de Châteauroux ne peut lui refuser sa protection. Et voici qu'au moment où il est las de Cirey, et n'ose encore songer à Berlin, la présence de M°" de Pompadour l'appelle à Versailles.
DEUXIÈME ÉPOQUE DE LA VIE DE VOLTAIRE (1734-1754) 267
Il l'avait connue châtelaine d'Étiolés, et l'avait jugée « sage, aimable, remplie de grâces et de talents, née avec du bon sens et un bon cœur ». Dès qu'il apprit, au début de 1745, la liaison du roi, il se hâta de compli- menter la nouvelle favorite, « comme bon citoyen ». En échange de ses flatteries, il reçoit la charge de gentil- homme de la chambre et celle d'historiographe. « Le prétexte de toutes ces faveurs, dit M. de Nolhac, vaine- ment sollicitées jusqu'alors par l'auteur de la Henriade, a été le ballet qu'il a composé avec Rameau pour les fêtes du mariage du Dauphin, cette Princesse de Navarre où foisonnent les plus flatteuses allusions au monarque. » Survint la victoire de Fontenoy. Voltaire composa en quelques jours son Poème de Fontenoy , d'une rhétorique un peu scolaire, mais si habile en même temps, puisque, pour le plus grand intérêt de l'auteur, elle transforme en héros le plus grand nombre possible des combattants de la journée.
En 1746, M™* de Pompadour contribua puissamment à faire entrer Voltaire à l'Académie Française : elle obtint pour lui non seulement l'agrément, mais un ordre du roi, qui « fit écrire » à cette occasion. — Sûr désormais de sa fortune, Voltaire en abusa. Il tâcha d'intéresser la favorite à ses propres rancunes littéraires; il espéra même exercer par elle une influence sur l'esprit de Louis XV, et faire du roi un monarque « éclairé », débar- rassé des « préjugés », comme il en souhaitait un pour la France et pour lui-même. Mais il mit trop d'impatience à réaliser ses vastes desseins. Il prend la parole devant le roi; il commet la maladresse, l'indiscrétion d'adresser à la favorite le compliment suivant :
2C8 HISTOinE DE LA LITTÉRATLIIE FRANÇAISE CLASSIQUE
Ainsi donc vous réunissez Tous les arts, tous les goûts, tous les talents de plaire
Pompadour, vous embellissez
La Cour, le Parnasse et Cylhère. Charme de tous les cœurs, trésor d'un seul mortel,
Qu'un sort si beau soit éteruel! Que vos jours précieux soient marqués par des fêtes! Que la paix dans nos champs revienne avec Louis!
Soyez tous deux sans ennemis,
El tous deux gardez vos conquêtes !
Et puis, il fatigue M"* de Pompadour de ses doléances : il voudrait qu'elle l'aidât à faire supprimer des libelles, et à faire emprisonner des libraires. Sa Sémiramis est jouée avec succès; suivant l'habitude, on la parodie : vite, que M"° de Pompadour s'emploie à faire interdire cette parodie! Enfin, et surtout, la favorite ne déteste point les tragédies de Crébillon : elle fait jouer Cntili/ui sur le théâtre de Versailles. Jamais Voltaire ne lui par- donnera d'avoir contribué au succès de son rival : « Rien, dit M. de Nolhac, n'effacera ce qu'il a pris pour une injure personnelle, ni les bontés passées, ni la discrétion sur les bons offices rendus, ni ceux qu'il sollicitera encore, et qui ne lui tuan([ueront jamais. Quinze ans plus tard, (juaiid clic mourra, il proclamera « son atta- chement et sa reconnaissance », rendra un hommage sincère à la femme philosophe, et la louera d'avoir pensé « comme il faut » ; mais il livrera à ses amis le secret d'une rancune imlér-icinable : « Quoique M"" de Pom- padour ait prol/'gc la détestable pièce de CaliUna, je l'aimais cependant, tant j'ai l'âme bonne; elle m'avait même rendu quelques petits services... »
La faveur de Voltaire diminuait donc à la cour. Le roi
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le tolérait, la reine le tenait à l'écart. Un petit événement vint précipiter la crise. A Fontainebleau, dans l'automne de 1747, un soir M'"'' du Châtelet perdait plus de 84000 livres. Voltaire, derrière elle, lui fit observer, à mi-voix et en anglais, qu'elle jouait peut-être avec des fripons. On l'entendit, on chuchota. La marquise et Voltaire, effrayés de l'esclandre, partirent précipi- tamment.
Ils se réfugièrent auprès de la duchesse du Maine, à Sceaux. C'est là que Voltaire demeura jusqu'au mois de décembre, se cachant, et écrivant quelques-uns de ses plus jolis contes, entre autres Zadig et Micromégas. Personne, dans la langue française, n'a enveloppé le conte allégorique d'un voile plus transparent, ne l'a traité avec plus de grâce, d'esprit et de profondeur :
Ce bon prince était toujours loué, trompé, et volé : c'était à qui pillerait ses trésors. Le receveur général de l'île de Serendib donnait toujours cet exemple fidèlement suivi par les autres. Le roi le savait; il avait changé de trésorier plusieurs fois; mais il n'avait pu changer la mode établie de partager les revenus du roi en deux moitiés inégales, dont la plus petite revenait toujours
à Sa Majesté, et la plus grosse aux administrateurs
[Zadig, (jliap. xiv.)
Suit l'histoire du Corridor de la Tentation : Zadio-
o
promei au roi de discerner le degré d'honnêteté des candidats aux fonctions de trésorier d'après leur agilité à danser. 11 les invite à un bal; et, pour accéder à la salle, ils doivent passer par une galerie garnie de trésors. Aussi dansent-ils tous fort pesamment, s'étant lestés dans la galerie, à l'exception d'un seul.
Le roi fut fâché pour la nature humaine que de ces soixante et quatre dauseurs il y eût soixante et trois liions... Ou aurait en
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l'erse empalé ces soixante et trois seigneurs; en d'autres pays on eût fait une cliambre de justice qui eût consommé en frais le triple de l'argent volé, et qui n'eût rien remis dans les coffres du souverain; dans un autre royaume, ils se seraient pleinement jiis- liGés, et auraient fait disgracier ce danseur si léger : h Sereiidib, ils ne furent condamnés qu'à augmenter le trésor ])ublic, car Xabussan était fort indulgent.
Quand il quitta Sceaux, il ne fit que toucher à Versailles et il reprit avec M™* du Châtelet le chemin de Cirey. Mais l'ancien charme n'y était plus. Les deux amis séjournèrent à la cour de Lunéville, auprès du roi Sta- nislas. C'est là que M"* du Châtelet s'éprit de Saint- Lambert, alors jeune officier de dragons, et futur auteur des Saisons ; une grossesse s'ensuivit; en il^ii), la mar- quise mourait, des suites de ses couches, entre les bras ou en présence du moins de M. du Châtelet, de Voltaire ot de Saint-Lambert à la fois. Voltaire n'était pas le moins attristé.
Du côté de la cour il espérait encore quelques faveurs. Il s'était efforcé de reconquérir les bonnes grâces de M°' de Pompadour, en lui communiquant une version de V Histoire de la guerre de 17 Al, où on lisait dans la conclusion :
On apprendra avec surprise que cette paix fut le fruit des conseils pressants d'une jeune dame du plus haut rang, célèbre par ses cliarmes, par ses talents singuliers, par son esprit et par une place enviée.
11 composait un Panègxjriquc de Louis XVy le faisaittra- duire en quatre langues, et priait M""" de Pompadour i d'en présenter un exemplaire au roi. Obligeamment, la | favorite s'acquittait de la commission et répondait à son protégé ;
DEUXIÈME ÉPOQUE DE LA VIE DE VOLTAIRE (1734-1754) 271
... Je vois que vous vous affligez des propos et des noirceurs que Ton vous fait. N'y devriez-vous pas être accoutumé?... Je suis bien éloignée de penser que vous ayez rien fait contre Crébillon. C'est, ainsi que vous, un talent que jaime et que je respecte... Adieu, portez-vous bien; ne songez pas à aller trouver le roi de Prusse; quelque grand roi qu'il soit, et quelque sublime que soit son esprit, on ne doit pas avoir envie de quitter notre Maître, quand on connaît ses admirables qualités...
De ses dernières flatteries, Voltaire recueillit, le 27 mai 1749, un brevet du Roi, lui permettant de vendre sa charg-e de gentilhomme ordinaire de la chambre. Comme il l'avait reçue sans l'acheter, c'était un cadeau de soixante mille livres. C'était aussi un congé honorable pour Voltaire, qui, décidément, se sentait plus d'incli- nation pour l'esprit « sublime » de Frédéric II que pour les « admirables qualités » de Louis XV,
m. — B
ERLIN
Il hésitait cependant à partir. Sans doute, du côté de la cour, la partie était définitivement perdue pour lui. Mais du côté de l'opinion ? 11 comprit alors que sa répu- tation restait encore trop uniquement celle d'un bel- esprit, et que ses compatriotes ne le prenaient point au sérieux. « Vous avez été jeune, et peut-être trop long- temps », lui avait écrit jadis le cardinal de Fleurv. Tous ses contemporains pensaient de même. On nesaisissait pas encore la portée, la profondeur, la signification d'ensem- ble des ouvrages déjà publiés de Voltaire. Le parterre
applaudissait ses tragédies, et se moquait de lui, Et les
nouveaux philosophes, les Grimm, les Diderot, les Rousseau, lui reprochaient sa courtisanerie. En somme.
272 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
il était opportun de se faire oublier quelque temps, et d'aller chercher à l'étranger le renom de grand esprit que s'obstinait à refuser la France, 1' « ingrate patrie ». En juin 1750, après avoir fait ses conditions en entrant, comme il disait, « dans le détail des misères humaines », c'est-à-dire en demandant au roi do Prusse de l'aider à faire un emprunt que l'état présent de ses finances rend indispensable, il se décide au départ. L'arrivée fut un enchantement :
Cent cinquante mille soldats victorieux! point de procureurs I opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâces, grenadiers et muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté! Qui le croirait!
La croix de l'ordre du Mérite, le titre de chambellan, 20 000 francs de pension, témoignaient de la générosité de Frédéric. Au bout de trois mois cependant, les restric- tions, les « mais », se font jour dans la correspondance de Voltaire. Et la désillusion commence de part et d'autre. Le poète voit un peu dans le roi une sorte de barbare qui se civilise, et il a un peu de mépris protec- teur envers son hôte royal; bien plus, il ne peut s'empê- cher de laisser entrevoir ce sentiment peu flatteur pour celui qui en est l'objet. Car Voltaire est courtisan, il est même flagorneur, mais la vivacité de son humeur et une certaine franchise prime-sautière de bourgeois indé- pendant l'amènent toujours à venger sans mesure, même à ses propres dépens, les intérêts de son goût littéraire, de son amour-propre, de ses idées oflfensées.
Et puis Voltaire est étrangement imprudent : il veut spéculer et s'engage dans un procès peu honorable contre
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le juif Hirschell. Frédéric est profondément irrité, et il écrit à sa sœur la margrave de Bayreuth :
Vous me demandez ce que c'est que le procès de Voltaire avec un juif. Cest V affaire d'un fripon qui veut tromper un filou. Il n'est pas permis qu'un homme de l'esprit de Voltaire en fasse un si indigne abus... J'attends que cette affaire soit finie pour lui laver la tête, et pour voir si, à l'âge de cinquante-six ans, on ne pourra pas le rendre, sinon raisonnable, du moins moins fripon.
Indiscret et importun à Berlin comme il l'avait été à Versailles, le poète-chambellan cherche à faire inter- venir le roi dans ses démêlés particuliers avec d'Arnauld, avec Fréron, avec La Beaumelle. Frédéric, excédé, laisse ou fait répéter à Voltaire que, « quand on a sucé l'orange, on jette l'écorce ». Enfin éclate l'affaire Mau- pertuis.
Cette fois Voltaire s'attaquait à forte partie. Pierre- Louis Moreau de Maupertuis, né à Saint-Malo en 1698, devenu célèbre dans le monde savant depuis son expédi- tion scientifique du Pôle Nord, était président de l'Aca- démie Royale de Berlin. C'était un homme d'esprit, orgueilleux sans doute et d'un caractère difficile, mais enfin Voltaire et lui avaient eu jusqu'alors les meilleures relations. Bientôt Voltaire, irrité de ses grands airs et jaloux de sa faveur auprès de Frédéric, le harcela d'épi- grammes. Maupertuis ne répondit pas : il se contenta de prendre contre Voltaire le parti de La Beaumelle, dans la querelle qui s'éleva au sujet du Siècle de Louis XIV. Voltaire répliqua en prenant parti pour un savant adver- saire de Maupertuis, et comme lui académicien de Berlin, Kœnig.
Ce fut le roi qui se chargea de répondre aux injures m. 18
274 HISTOIRE DE LA LITTERATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
que Voltaire avait adressées à Maupertuis dans la BiliUolJteque raisonnée. Dans un article anonyme, il malmenait rudement son chambellan. Voltaire, piqué au jeu, riposta par la l'ameuse Diatribe du docteur Akakia qui parut en 1752 : il y raillait Maupertuis; et, comme il pensait bien que le roi ne lui permettrait pas de la faire imprimer, il soutira l'autorisation nécessaire en la sollicitant pour une autre brochure dont les feuilles furent habilement mêlées à celles de la Diatribe.
Frédéric se fâcha. La. Diatribe fut brûlée par le bour- reau et Voltaire dut signer le plus humiliant désaveu. Dès lors il songea sérieusement à quitter le « Salomon du Nord ». Le 23 mars 1753, il partit et se dirigea vers la France à petites étapes, s'arrêtant à Leipzig, à Gotha, à Cassel, à Wabern, à Francfort enfin, cette fois bien malgré lui, et parce qu'il était accusé d'avoir volé les « poésies » de Frédéric. Avant de quitter Frédéric, il avait profité de ce qui lui restait de crédit pour rendre service aux Encyclopédistes en faisant agréer du roi de Prusse, comme lecteur et comme secrétaire, l'abbé de Prades alors fugitif. En septembre 1753, Voltaire repasse le Rhin et vient attendre à Strasbourg le résultat des démarches que ses amis faisaient à Versailles pour qu'il lui fût permis de rentrer à Paris.
Qui des deux avait gagné le plus à cette fréquentation de trois années, du poète ou du roi? On a prétendu que c'est le roi : (( Otez, a dit quelqu'un, de la vie de Fré- déric le Grand la circonstance de ses liaisons avec Vol- taire, et la renomméo de Frédéric en se'^a diminuée ». Et l'on a qualifié d' « étape improductive j) pour le génie de Voltaire ce séjour à Berlin.
DEUXIÈME ÉPOQUE DE LA VIE DE VOLTAIRE (1734-1754) 275
En réalité, Voltaire a étrangement bénéficié de ce séjour. Sa situation extérieure, son prestige s'en est accru, et en Allemagne, et en Europe, et en France même. Son vocabulaire s'est enrichi, et ce bel esprit soucieux de l'élégance, des termes choisis, du ton gracieux et délicat, ne dédaigne plus désormais les mots grossiers, et la verve vulgaire, dont il a vu un roi faire un cynique usage. Enfin, et surtout, sa pensée s'est mûrie, et il a pris, au contact de Frédéric, conscience de ses propres tendances, si l'on veut, de ses principes. Sans doute il a souffert du despotisme du roi de Prusse, de son caractère autoritaire. Mais sur la question du « fanatisme », il sait bien que Frédéric est d'accord avec lui. Et c'est ce que révèlent bien les flatteries incessantes qu'en dépit des affronts reçus il prodigue jusqu'au dernier jour à Frédéric. S'il oppose ainsi à la « servitude » de Versailles la « liberté » de Potsdam, s'il célèbre le libéralisme de l'autocrate prussien, c'est qu'en effet, Frédéric était « libre » et « libéral » à l'égard de toute religion. C'était la seule liberté que Voltaire considérât comme essentielle. Avant son séjour à Berlin, il la souhaitait, sans trop s'inquiéter de savoir si elle était réalisable, et d'une manière pour ainsi dire négative, en raillant ou en blâmant l' « intolé- rance )) du gouvernement français. Désormais, l'ayant vu pratiquer, il y croit, d'une manière positive. Et cette conscience plus nette d'une de ses tendances fondamen- tales, et cette confiance nouvelle, il les doit à la fréquen- tation de Frédéric.
Le moment semble venu de parler de l'œuvre histo- rique de Voltaire, puisque aussi bien c'est à Berlin, en 1751, qu'il a publié son Siècle de Louis XI V.
CHAPITRE XII
VOLTAIRE HISTORIEN
Considérable dans riiistoire du théâtre français, le rôle de Voltaire n'est guère moins considérable dans l'histoire de l'histoire, si je puis ainsi dire, et on peut dire qu'au xviii* siècle, avec Montesquieu, c'est bien lui (lui a constitué, telles à peu près que nous les entendons encore aujourd'hui, les règles générales de l'art d'écrire l'histoire. Pour bien faire comprendre la nature de son impulsion et l'importance de son initiative, il est inutile de remonter jusqu'aux Anciens. Bornons-nous au xvii* siècle, et rappelons au sujet de l'histoire les paroles de Fénelon dans sa Lettre à V Académie :
Un sec et triste faiseur d'annales ne connaît point d'autre ordre que celui de la chronologie; il répète un fait toutes les fois qu'il a besoin de raconter ce qui tient à ce fait ; il n'ose avancer ni reculer aucune narration. Au contraire, l'historien qui a un vrai génie choisit sur vingt endroits celui où un fait sera mieux placé pour répandre la lumière sur tous les autres...
Et Fénelon appelait de tous ses vœux un bon historien, qui sût mettre dans ses ouvrages « l'ordre et l'arrange-
VOLTAIRE HISTORIEN 277
ment », qui constituent, selon lui, «la principale perfec- tion d'une histoire»; qui sût distinguer les circonstances, les mots typiques, les « gestes qui ont rapport au génie ou à l'humeur d'un homme », qui connût « exactement la forme du gouvernement et le détail des mœurs. »
Fénelon avait raison, quand il constatait l'absence de vrais historiens au xvii^ siècle. L'histoire, sous Louis XIII et Louis XIV, avait été, en effet, ou bien annalistique, avec de Thou et Mézeray ; ou bien totale, pour ain'^i dire : Histoire des Empereurs , Histoire des Ariens, Histoire des Iconoclastes^ Histoire de France, celle-ci du P. Daniel, en 1713; ou bien polémique ou apologétique, avec Maim- bourg et Bossuet. Je ne parle pas des purs érudits, les Montfaucon ou les Mabillon, les Adrien de Valois et les Du Cange ; l'on sait que, comme tous les érudits, ils n'écrivent que pour leurs semblables; et nous n'avons a nous occuper de l'histoire qu'autant qu'elle n'est pas uni- quement œuvre de recherche et de science, mais aussi œuvre d'art; et sans doute l'érudition est bien la base de l'histoire, mais elle n'est pas encore l'histoire.
Au début du xviii® siècle, nous avons cependant noté les noms de quelques historiens, comme l'abbé Fleury, Saint-Réal et Vertot. Mais ni l'un, ni les autres, n'ont assez de surface ni d'autorité littéraire. Pourtant, si Vol- taire s'est contenté d'appeler Vertot un « historien agréable et élégant », il a plusieurs fois déclaré qu'il voyait dans l'Histoire de la conspiration de Venise de Saint-Réal « un chef-d'œuvre » ; et cela se comprend dans une certaine mesure, puisque ce genre d'histoire épisodique est celui vers lequel il se tourne d'abord avec son Charles XII. La formule en est celle-ci : l'histoire est
278 HISTOIRE DE LA LITTEKATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
lin roman qui a été, comme le roman est de l'histoire qui aurait pu être.
Ce que Volta-ire s'est proposé d'abord, c'est de tirer l'histoire des mains des éradits, et pour cela de n'en traiter que des épisodes. Il se trouvait dirigé en ce sens par son instinct d'homme du monde, ennemi du pédan- tisme et d'une certaine érudition, moins curieux de pré- cision, d'exactitude, de vérité, que des vérités attrayantes ; par son instinct d'auteur dramatique aussi, qui le portait à composer des scènes piquantes, émouvantes, romanes- ques.
Le même instinct de poète et d'homme de goût l'in- duit, au lieu d'écrire des Annales, à procéder par tableaux; en quoi et par où l'on peut dire qu'après l'inté- rêt il introduit dans l'histoire l'air et la perspective. Tous les faits n'ont pas la même importance; il y en a d'indif- férents; il y en a d'encombrants; il y en a qui ne pei- gnent pas, qui n'ajoutent rien à la physionomie des hommes, des temps, ou à la connaissance de l'esprit humain. La nécessité dès lors s'impose de choisir. Et c'est ce qu'a bien vite compris Voltaire.
Enfin l'étrangeté, la singularité de certains faits met on doute son esprit naturellement frondeur et que l'habi- tude de fronder conduit à un certain scepticisme. Et à ce titre il crée la critique historique. Nous verrons d'ailleurs les limites de sa critique, et combien, en matière d'his- toire religieuse en particulier, elle est insuffisante et (ausse, ayant à sa base la « raison » toute sèche, et la raison de Voltaire, avec ses préjugés, ses rancunes, et ses incompréhensions. Mais le service qu'il rend n'en est pas moins considérable à son heure.
VOLTAIRE HISTORIEN 279
De tout cela se dégage une conception neuve de l'his- toire, que Voltaire a formulée lui-même dans l'Essai sur les mœurs et dans le Siècle de Louis XIV. Vous voulez, dit-il dans Y Aidant-Propos de l'essai.^ en s'adressant à M""' du Châtelet,
Vous voulez... prendre une idée générale des nations qui habitent et qui désolent la terre. Vous ne cherchez dans cette immen- sité que ce qui mérite d'être connu de vous : l'esprit, les mœurs, les usages des nations principales, appuyés des faits qu'il n'est
pas permis d ignorer Autant il faut connaître les grandes actions
des souverains qui ont rendu leurs peuples meilleurs et plus heu- reux, autant on peut ignorer le vulgaire des rois, qui ne pourrait que charger la mémoire....
et, dans V Introduction du siècle de Louis XIV :
Ce n'est pas seulement la vie de Louis XIV qu'on prétend écrire : on se propose un plus grand objet. On veut essayer de peindre à la postérité, non les actions d'un seul homme, mais l'esprit des hommes dans le siècle le plus éclairé qui fut jamais.
Tous les temps ont produit des héros et des politiques Mais
quiconque pense, et, ce qui est encore plus rare, quiconque a du goût, ne compte que quatre siècles dans l'histoire du monde. Ces quatre âges heureux sont ceux où les arts ont été perfectionnés, et qui, servant d'époque à la grandeur de l'esprit humain, sont l'exemple de la postérité.
C'est l'histoire de l'esprit humain. Elle doit être l'his- toire des idées^ et Voltaire s'attache aux « époques » ; l'histoire universelle, et il fait entrer le premier l'Inde et la Chine dans ses récits; elle doit enfin travailler au progrès., en débarrassant les lecteurs des « préjugés » dont elle montre la succession et par là même la vanité.
Cette conception est servie par une érudition relative- ment solide, et surtout étendue. Ne la comparons pas
280 HISTOIRE DE LA LITTERATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
cependant à celle d'un Bossuet. L'auteur de Y Histoire des Variations se documentait, faisait, comme on disait alors^ des « extraits », de toute sa conscience, et de tous ses scrupules. Voltaire feuillette, parcourt, retient ce qui frappe son esprit curieux et mobile; il lit beaucoup parce qu'il est avide de connaissances nouvelles, d'aper- çus piquants, d'anecdotes inédites. Il a, comme l'on dit aujourd'hui, du « flair ». Mais il a peu de sûreté.
Ajoutez à ces lectures, à ces recherches une intelli- gence pénétrante, et un sens historique instinctif, peu profond, nous verrons pourquoi, mais, dans de certaines limites, merveilleusement net. « Qu'il jette seulement les yeux sur un sujet quelconque », dit Carlyle, « il voit en un instant, peu profondément il est vrai, mais avec une pénétration instinctive, quelle en est la portée à cette profondeur superficielle, quelle est ou paraît être sa cohé- rence logique, comment les effets sont unis aux causes, comment il faut comprendre l'ensemble et le représenter pour lui-même et pour les autres dans un enchaînement lumineux; mais, au delà de cette profondeur, sa vue ne devient pas confuse, elle s'arrête complètement. » Car- lyle indique bien ici le dernier trait sur lequel il nous faille insister avant d'entrer dans l'analyse des œuvres : l'art d'éclairer pour les autres ce que Voltaire a vu, et de faire la lumière avec une incomparable et parfois décon- certante décision sur ce que ses prédécesseurs avaient inutilement tenté de débrouiller. Il a, comme l'a si bien dit Taine, le secret des « formules portatives », justes ou fausses, mais toujours lumineuses, et qui se fixent dans la mémoire comme des proverbes, ou comme les vers de Boileau.
I
VOLTAIRE HISTORIEN 231
Voici, suivant l'ordre de leur apparition, la liste de ses ouvrages historiques :
1731 : Histoire de Charles XII ;
1751 : Siècle de Louis A7F;
1753 : Annales de V Empire;
1756 : Essai sur les Mœurs;
1759-63 : Histoire de Russie;
1769 : Histoire du Parlement de Paris. — Précis du îx'gne de Louis XV.
La plupart de ces dates, malgré leur exactitude, sont d'une vérité approximative. Prenons par exemple le der- nier de ces ouvrages : Voltaire, nommé historiographe en 1745, commence aussitôt d'écrire l'histoire de Louis XV; en 1741, V Histoire de la guerre de 11kl est terminée; en 1755, il se plaint qu'on lui ait volé son manuscrit; en 1755, cependant, Y Histoire paraît, et l'année suivante elle a une seconde édition ; dix-huit cha- pitres sur Louis XV viennent à la suite du Siècle de Louis X/Fdans V Essai sur l'Histoire générale; en 1768, ce sont vingt et un chapitres nouveaux; en 1769, paraît la première édition séparée. On ne peut donc, en vérité, parler des œuvres de Voltaire qu'avec sa Correspondance et sa Bibliographie sous les yeux.
Nous nous occuperons ici de Charles XII., du Siècle de Louis XIV et de l'Essai sur les Mœurs.
Composée en 1728 et 1729, en Angleterre, l'Histoire de Charles XII parut en 1731. On s'est demandé pour quelles raisons Voltaire avait choisi ce sujet, pour son début historique. L'une d'elle est certainement le désir de faire sa cour à la reine de France, Marie Leczinska, dont le père avait été le protégé du héros suédois. Mais il en
282 HISTOIKE DE LA LITTERATUnE KUANÇAISE CLASSIQUE
avait deux autres : il voulait mettre en scène Charles XII et Pierre le Grand parce que « ce prince, et son rival... avaient été, du consentement de toute la terre, les person- nages les plus singuliers qui eussent paru depuis plus de vingt siècles ». Et il pensait enfin que « cette lecture pourrait être utile à quelques princes », en les gué- rissant « de la folie des concpiêtes ». h' Histoire de Charles XII est donc composée par un auteur dramatique, qui se donne des airs, et qui a peut-être des intentions de philosophe.
Auteur dramatique, ce qui a séduit Voltaire dans le sujet de Charles XII, c'est évidemment comme il était facile, en s'y prenant bien, d'intéresser le lecteur à ces aventures extraordinaires, à ces grands succès suivis de grands revers : Narva, Altranstadt, Pultawa, Bender, à la tragédie du dénouement : la" mort mystérieuse du héros sous les murs de Frederikshall. Il y a si bien réussi que l'on fit difficulté de croire que les choses se lussent passées comme il les racontait. Et, effectivement, sa façon de mettre son personnage en scène, de ramasser sur lui tout l'intérêt, de le rendre principal acteur jusque dans les occasions où il ne fut qu'indirectement et secondairement mêlé, tout cela, c'est de l'art, mais un art qui tient moins de la vérité que d'un agréable men- songe, plus conforme aux traditions du théâtre français qu'aux exigences de l'histoire.
Et, cependant, l'information ne laisse pas d'être sûre, dans le Charles XII. Voltaire a consulté non seulement les mémoires — de Fabrice, de Villelongue, de Fierville, — mais les témoins oculaires, dont il a contrôlé les témoignages à l'aide du Journal militaire d'Adlerfeld, et
i
VOLTAIRE HISTORIEN 283
de V Histoire écrite par Norberg, chapelain de Charles XII. C'est qu'en fait d'histoire, comme il le dira plus tard lui- même, « rien n'est à négliger; et il faut consulter, si l'on peut, les rois et les valets de chambre ».
En outre. Voltaire eut là, dès son début, un vif senti- ment des nécessités historiques. Aucun autre de ses ouvrages n'a autant de couleur, de précision concrète. Qu'on se reporte, pour en juger, aux descriptions qui s'y trouvent de la Suède et de l'Ukraine, aux récits de la retraite de Schulenbourg, du supplice de Patkul du siège soutenu par Charles XII.
Quand le très vif succès de Charles XII n'aurait pas suffi pour mettre Voltaire en goût de s'appliquer à l'histoire, d'autres raisons, dont on a dit quelques mots lui auraient encore dicté le choix du Siècle de Louis XIV comme sujet de ses études.
C'est d'abord, comme nous l'avons remarqué, qu'en écrivant l'histoire d'un conquérant il n'a eu aucunement l'intention de glorifier l'esprit de conquête, bien au con- traire : il plaçait, dans le Discours préliminaire de son Charles XII, les conquérants « entre les tyrans et les bons rois, mais plus approchant des premiers ». Et les bons rois, selon lui,
les Princes qui ont le plus de droit à l'immortalité, sont ceux qui ont fait quelque bien aux hommes. Ainsi, tant que la France subsistera, on sy souviendra de la tendresse que Louis XII avait pour son peuple ; on excusera les grandes fautes de François I*"- en faveuT des arts et des sciences dont il a été le père; on bénira la mémoire d'Henri IV, qui conquit son héritage à force de vaincre et de pardonner; on louera la magnificence de Louis XI Y, qui a protégé les arts, que François I" avait fait naître.
Et puis, aucun sujet ne pouvait mieux convenir ii
284 HISTOIRE DE LA LITTERATUBE FRANÇAISE CLASSIQUE
A'oltaire. Né, pour ainsi dire, sur les confins de l'un et l'autre siècle, il avait connu et fréquenté les derniers survivants du grand règne, au Temple les Vendôme, à Saint-Ange les Caumartin, à Vaux le vainqueur de Denain, combien d'autres encore, et de moindres, mais non pas peut-être de moins bien informés, comme Fontenclle, comme la vieille Ninon, comme M™*^ du Noyer. Et plus tni'd, en Angleterre, n'avait-il pas été l'hôte de Boling- ]»i oke et l'ami de Prior, deux des négociateurs des traités d'Utrecht? Avant donc de concevoir l'idée de son Siècle de Louis XIV, on peut dire qu'il en était nourri.
Ajoutons qu'il éprouvait une admiration très sincère, très vive, jusqu'à l'étroitesse même, envers les chefs- d'œuvre du grand siècle : et cette admiration précisé- ment l'empêchera de comprendre bien des choses, à mesure que son propre siècle avancera dans le temps; et son goût sera ainsi la limite de sa curiosité.
Il commence à s'occuper du Siècle de Louis XIV en 1732, et l'on en trouve pour la première fois mention faite dans une lettre ii Thieriot, du 13 mai. L'ouvrage est fort avancé en décembre 1737 (lettre à Cideville du 23 décembre). Il compose V Introduction en 1739; il la publie, ainsi que le premier chapitre, en 1740. Enfin, en 1751, paraît la première édition du Siècle, à Berlin, mise sous le nom de M. Dufresne de Francheville.
Comme le Siècle de Louis XIV esi le premier ouvrage qui ait tiré tout à fait hors de pair Voltaire historien, il mérite d'être examiné d'un peu près, — comme nous râlions faire, — dans ses origines, sa valeur historique, sa composition, son esprit.
Aux raisons un peu générales que nous avons données
VOLTAIRE HISTORIEN 285
ci-dessus du choix du sujet, on peut en ajouter ici de plus particulières, qui éclaireront les intentions de l'his- torien, et l'esprit dans lequel il a composé son livre. Je ne crois pas qu'on doive supposer à Voltaire, lorsqu'il écrit son Siècle de Louis XIV, beaucoup d'intentions sati- riques envers le siècle de Louis XV : il y a chez lui un fonds d'admiration, de loyalisme, peut-être de supersti- tion monarchique, qui s'accommoderait assez mal de ce dessein. Mais prenons garde aux dates, aux événements d'ordre littéraire, historique, philosophique, contempo- rains de la composition du Siècle. En 1733, paraissent les Considérations sur la grandeur des Romains; en 1748, Montesquieu encore publie Y Esprit des Lois; en 1750 enfin, Rousseau lance comme un manifeste son Discours sur les Sciences et les Arts. Je veux bien que ce dernier livre n'ait pas beaucoup agi sur l'esprit de Voltaire; mais le premier a certainement ouvert ses yeux à des clartés nouvelles; et le second, sur lequel il a laissé de nom- breuses observations, a contribué sans doute à préciser sa théorie des petites causes, et sa théorie sur l'inutilité des recherches subtiles, systématiques, profondes. Mon- ' tesquieu avait éliminé de l'histoire l'idée de Providence qu'y faisait dominer Bossuet; et il l'avait remplacée par l'idée de Loi. Voltaire profite de l'œuvre de Montesquieu, sans aller jusqu'à son système : il croit à une sorte de hasard ou de fatalité se manifestant par de petites causes, au delà desquelles il serait inutile de pousser ses recherches.
On ne saurait nier, d'ailleurs, que ce que cette concep- tion de l'histoire a d'un peu étroit ne l'ait servi dans la préparation de son livre, et ne constitue une part de sa
286 HISTOIRE DE LA LiTTÉHATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
valeur historique. En efl'et, pour les écrivains de l'école de ^Montesquieu et de Bossuet, le danger est de ne pas s'enquérir assez des petites causes telles que le verre d'eau de la duchesse de Marlborough, ou la promenade du conseiller au parlement de Douai qui décida de la victoire de Denain. Or, de ces petites causes, Voltaire en a le sens comme auteur dramatique et comme roman- cier presque autant que comme historien. Il s'ensuit que, pour donner de la vie à son Siècle, il cherche et il emploie de ces traits, de ces détails qui peignent les caractères ou les époques; de là encore le soin avec lequel il consulte les mémoires du temps, et la curiosité avec laquelle il interroge les témoins du grand règne. Aucune histoire ne ressemble moins à celle de Guizot et plus à celle de Michelet; j'entends le Michelet de la pre- mière manière, auteur des six premiers volumes de l'histoire de France. Aussi a-t-on trop rabaissé la valeur de Voltaire historien dans ce livre : il sait beaucoup, il sait bien, surtout il résume admirablement; sa critique ne manque ni de précision, ni d'ingéniosité, et, dans la mesure où ses préjugés ne l'aveuglent pas, dans la mesure où les événements sont l'effet de leurs causes prochaines, son livre est le portrait le plus ressemblant du siècle qu'il veut dépeindre. Non qu'il ne se soit trompé : il y a des faits qu'il n'a pas connus; et il n'a pas vu, par exemple, ce qu'il y avait sous la Fronde; il a jugé sans bienveillance Richelieu, Mazarin et Turenne; et trop favorablement Colbert, Condé et Villars; il n'a pas compris la succession d'Espagne qui est l'un des pivots de l'histoire moderne; enfin, dans les questions religieuses, on ne peut guère être plus superficiel :
VOLTAIRE HISTOniEX 287
Il serait très utile à ceux qui sont entêtés de toutes ces disputes de jeter les yeux sur l'histoire générale du monde; car, en obser- vant tant de nations, tant de mœurs, tant de religions différentes, on voit le peu de figure que font sur la terre un moliniste et un janséniste. On rougit alors de sa frénésie, pour un parti qui se perd dans la foule et dans l'immensité des choses.
Telle est la conclusion de son chapitre XXXVII sur Le Jansénisme : c'est le raisonnement, assez vulsaire en même temps que présomptueux, de tous ceux qui ignorent la pérennité des questions religieuses, de tous ceux qui ignorent combien elles sont vivantes et vitales.
Quoi qu'il en soit, Voltaire a laissé de la période qui s'étend entre 1648 et 1713, entre les Traités de West- phalie et ceux d'Utrecht, un tableau qui peut parfois manquer de profondeur, mais qui ne manque jamais d'agrément ni de ressemblance. Mieux que cela, il a compris que ce qui fait la grandeur, non seulement française, mais européenne, du siècle de Louis XIV, c'est l'heureuse coïncidence grâce h laquelle pendant cin- quante ans la France a réalisé avec éclat ce qui était l'idéal de l'Europe entière; il a compris et il a voulu démontrer que le siècle de Louis XÏV était une des grandes époques de l'humanité, parce que le souverain était alors capable, non seulement de choisir ses ministres et ses généraux, mais de discerner les talents littéraires, et de contribuer également à la fixation du ooût et h l'établissement définitif de la monarchie absolue. Et, vaincues ou victorieuses, les armes de Louis XIV ont autant fait que nos plus grands écrivains pour la propa- gation de l'esprit français, puisque l'on peut dire que ce sont elles qui ont ouvert l'Europe h l'influence même t ^^ nos grands écrivains.
288 mSTOIHE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Il semble qu'il y eût là, dans cette idée môme, tout ce qu'il fallait pour organiser et nourrir un beau livre. Malheureusement le Siècle pèche par la composition. 11 comprend vingt-quatre chapitres consacrés à l'histoire générale, quatre à des particularités, six au gouverne- ment intérieur, et cinq aux afTaires ecclésiastiques. Nous retrouvons ici cette incapacité de conduire deux ou trois idées à la fois, que nous avons constatée dans V Esprit des Lois, que nous constaterons dans V Histoire Naturelle, et qui met ces ouvrages si fort au-dessous de V Histoire des Variations ou de V Histoire de la Littérature anglaise. On a essayé de défendre Voltaire en parlant de la belle unité de son plan primitif. Mais pourquoi Voltaire a-t-il abandonné ce plan ? Il voulait, disait-il lui-même, faire « l'histoire de l'esprit humain en la puisant dans le siècle le plus glorieux h l'esprit humain » : et le livre se terminait sur les chapitres consacrés aux Beaux-Arts. Changeant de plan, Voltaire termina son livre sur les Disputes sur les Cérémonies chinoises, parce qu'il voulait dès lors que le siècle de Louis XIV fut une illustration de « l'histoire des sottises de l'esprit humain ». — Tout cela justifie mal Voltaire. Je ne dis pas en effet qu'il n'y ait pas d'ordre dans le Siècle, ni surtout qu'il n'y ait pas de dessein profond, de philosophie, d'esprit, •d'unité; mais je dis que cet ordre n'est pas le meilleur; et il n'est pas le meilleur, parce qu'il consiste à isoler, pour les juxtaposer, des catégories de faits inséparables. Ainsi, il n'est pas admissible que la révocation de l'édit de Nantes soit séparée des causes de la ligue d'Augs- Lourg, que les finances et l'organisation militaire soient séparées de la politique et de la guerre, que les anec-
VOLTAIRE HISTORIEN 289
dotes et les particularités soient comme disjointes des actions des personnages h caractériser. L'est-il seulement que l'histoire des sciences et des beaux-arts soit séparée de tout le reste? Ne nous gênons donc point pour refaire, en quelque sorte, le Siècle de Louis XIV, j'entends, avec les matériaux mêmes de Voltaire. Nous aurions ainsi trois groupes de chapitres :
i° Etat de l'Europe, progrès des arts, mouvement religieux à l'époque de la Fronde;
2° Avènement de Louis XIV, guerre de dévolu- tion, guerre de Hollande, Colbert et Louvois, Traité de Nimègue. Administration ; sciences et arts, influences fâcheuses, révocation de l'Edit de Nantes. Questions reli- gieuses, la ligue d'Augsbourg, la succession d'Espagne;
3° Etat de l'Europe h la fin du règne, progrès de la raison, querelles religieuses.
N'est-il pas évident que cette disposition aurait mieux mis en lumière l'idée de Voltaire et l'esprit du livre?
En résumé, l'idée-mère du livre, c'est l'avènement du pouvoir de l'esprit, dont Voltaire, comme nous l'avons dit tout à Theure, parle en ces t£rmes au début de son Introduction :
Ce n'est pas seulement la vie de Louis XIV qu'on prétend écrire; on se propose un plus grand objet. On veut essayer de peindre à la postérité, non les actions d'un seul homme, mais l'esprit des hommes dans le siècle le plus éclairé qui fut jamais.
Il en résulte aussitôt plusieurs conséquences : d'abord, la subordination de toute l'histoire à l'histoire des lettres, des sciences et des arts; à l'histoire de l'éman- cipation de la raison, des progrès de la civilisation : III. 19
290 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
On doit ces progrès à quelques sages, à quelques génies répandus en petit nombre dans quelques parties de l'Europe, presque tous longtemps obscurs et souvent persécutés '. ils ont éclairé et consolé la terre pendant que les guerres la désolaient.
En second lieu, il s'ensuit le mépris ou le dédain de tout ce qui s'oppose aux progrès de la civilisation : la guerre et la religion.
La troisième conséquence, c'est que les princes doivent, tout naturellement, leur appui aux gens de lettres :
On ne croirait pas que les souverains eussent obligation aux philosophes. Cependant, il est vrai que cet esprit philosophique.... a beaucoup contribué à faire valoir les droits des souverains — Si on a dit que les peuples seraient heureux quand ils auraient des philosophes pour rois, il est très vrai de dire que les rois en sont plus heureux quand il y a beaucoup de leurs sujets philo- sophes.
Enfin, il n'y a pas à s'occuper du reste de l'humanité :
Le manœuvre, l'ouvrier, doit être réduit au nécessaire pour travailler : telle est la nature de l'homme. Il faut que ce grand nombre d'hommes soit pauvre; il ne faut pas qu'il soit misérable..
Comme on le voit, c'est la même idée conductrice que l'on trouvait déjà dans la lienriade, dans Zaïre, seule- ment elle se précise de plus en plus et, dans le Siècle, de théorique ou spéculative elle devient appliquée. Voltaire la démontre par l'histoire; il lui reste à la développer dans son dernier ouvrage historiquej VEssal sur les Mœurs.
L'Essai sur les Mœurs est certainement l'un des plus grands livres du xvin^ siècle et, parce qu'il est plus facile à lire, ce n'est pas une raison de le mettre, comme on Ta fait, au-dessous de V Esprit des Lois.
VOLTArRE HISTORIEN 291
On peut dire de VEssai sur les Mœurs, qu'il a fondé la critique historique, en soumettant, presque pour la première fois, le témoignage des hommes au contrôle de la raison pure. Et en effet, à cet égard, Ton a vu, pour- ne pas remonter plus haut, avec quelle facilité singulière Montesquieu même acceptait les anecdotes les plus suspectes. Mais Voltaire a vraiment su le premier com- bien la vérité est délicate, combien elle subit d'alté- rabions en s'éloignant de sa source, combien d'intérêts les témoins qui la rapportent ont généralement à la fausser, et de quelle défiance on doit s'armer quand on veut écrire l'histoire. Si d'ailleurs, dans ce doute provisoire et uni- versel, il a été précédé par Bayle et par Fontenelle, son mérite n'en est nullement diminué pour cela, car ce que Bayle et Fontenelle n'avaient fait servir qu'au doute et au scepticisme, il a voulu le faire servir, lui, à la construc- tion de l'Histoire universelle.
L'ouvrage fut conçu aux environs de 1740, pour M™^ du Châtelet, et dans l'intention de répondre à Bossuet. C'est ce que Voltaire nous apprend lui-même :
Vous voulez enfin surmonter le dégoût que vous cause l'histoire moderne, depuis la décadence de l'empire romain... L'illustre Bossuet..., cet éloquent écrivain..., paraît avoir écrit uniquement pour insinuer que tout a été fait dans le monde pour la nation juive....
[Essai, Avant-propos.)
Et à cette occasion il n'est pas question de justifier Bossuet et l'idée de Providence; mais il est possible ici de répéter que Voltaire a vu plus loin qu'on ne croit; que voulant ruiner le christianisme il choisit très exactement les points principaux de la défense pour y diriger son
292 lIISTOinE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
attaque ; et qu'il s'en prend à Bossuet et à la Providence par la même sûreté de discernement qui Ta fait, dès 1728, s'en prendre à la corruption originelle de l'homme et à Pascal.
UEssai sur les Mœurs parut d'abord par fragments dans le Mercure de France. En avril 1745, Voltaire publia ainsi VAçant-propos, les chapitres sur la Chine, l'Inde, la Perse, r Arabie et le Mahométisme; en juin, la fin du Mahométisme; en septembre, Des Nor- mands vers le /A* siècle; Etablissement des Danois en Normandie; l'Angleterre au X* siècle; l'Espagne et les Musulmans au VIII" et au AY* siècle; en octobre, les Progrès des Musulmans, V Empire grec aux VI 11^ et IX^ siècles; en janvier 1746, l'Empire d^ Occident et l^ Italie à la fin du 7X* siècle, au X® et au début du Xl^ ; en mai, la Conquête de l'Angleterre par les Normands; en juin, V Espagne et les MaJiométans jusqu'au XIP siècle; enfin, V Histoire des Croisades en septembre, octobre, décem- bre 1750 et février 1751.
En 1753, le libraire Néaulme, à La Haye, donna, sous le titre d'Abrégé de CHistoire Universelle depuis Charle- magne jusqu'à Charles-Quint, une édition subreptice, contre laquelle protesta Voltaire, et à laquelle il opposa, sous le titre d'Essai sur l'Histoire UniverseVe, en 1754, à Dresde, chez Walther, un petit volume, « contenant les temps depuis Charles Vil, roi de France, jusqu'à Charles-Quint ». Enfin V Essai sur l'Histoire Générale et sur les Mœurs et l'Esprit des nations depuis Charlemagne jusqu'à nos jours parut à Genève, en 1756 chez Cramer, en sept volumes in-S". Il contenait 215 chapitres, y compris le Siècle de Louis XIV, qui commence au chapitre CLXV.
VOLTAIRE HISTORIEN i93
Cette publication fut suivie, en 1763, d'Eclaircis- sements historiques, et des Remarques pour servir de sup- plément à l'Essai sur..., qui font partie des Mélanges de Voltaire; au contraire, les Additions à l'Essai sur l'Histoire Générale... sont demeurées incorporées à VEssai. En 1764 et 1769, ce fut la Philosophie de l'Histoire, par feu Vabhé Bazin, qui compléta tout l'ouvrage. Cette Philosophie forme aujourd'hui Vlntro- duction de VEssai.
h'Essai se compose actuellement de 197 chapitres, qui forment une histoire à peu prés universelle; le Siècle de Louis XIV en a été disjoint par Voltaire lui-même dans une édition de 1769, ainsi que quelques fragments posté- rieurs.
Cette lente élaboration, ces compléments, ces supplé- ments, tout cela est une preuve du prix tout particulier que Voltaire attachait à cet ouvrage. Il nous donne bien là sa conception, sa philosophie de l'histoire, et nous devons y apercevoir nettement cette conception et cette philosophie. Voltaire nous l'indique lui-même :
Que les citoyens d'une ville immense où les arts, les plaisirs et la paix régnent aujourd'hui, et où la raison même commence à s'introduire, comparent les temps, et qu'ils se plaignent, s'ils l'osent. C'est une réflexion qu'il faut faiae presque à chaque page de cette histoire
Ailleurs, il déclare que :
Les hommes sont des espèces de singes qu'on peut dresser à la raison comme à la folie.
Nous tenons dès lors son idée, qui est simple, trop simple même : l'histoire est un tableau des progrès de
294 HISTOIl'.E DE LA LITTÉKATL'HE FRANÇAISE CLASSIQUE
la raison dans le monde et elle doit servir au progrès futur de la raison. Or, l'ennemi de la raison, selon Voltaire, c'est la superstition sous toutes ses formes, c'est-à-dire, selon Voltaire, la croyance au surnaturel : il faut donc détruire la « superstition ». Mais cela ne peut s'obtenir que par une conspiration des bons esprits, et les auxiliaires des bons esprits sont les rois, si du moins ils savaient leurs intérêts. Voilà, d'après Voltaire, ce que prouve l'histoire, et ce qu'il veut montrer dans ÏEssai sur les Mœurs.
Je n'insiste pas sur son postulat; j'indique en passant que cette théorie sert en quelque mesure d'excuse aux flatteries prodiguées à Frédéric et à Catherine. Ce n'est pas encore le moment de nous prononcer sur la valeur même de cette conception : il suffit qu'elle explique et résolve l'une des contradictions reprochées à Voltaire, et la plus apparente de toutes, celle qu'on a signalée entre son mépris des hommes et l'humanité qu'il prêche : il méprise les hommes en masse; mais, dans ce ramassis de fous, de fourbes et de méchants, il apparaît quelquefois des Voltaire et cela est assez pour ne pas désespérer. Faire des rois philosophes, ou faire que les philosophes soient rois, voilà donc son idéal. Il faut d'ailleurs convenir que, dans ces limites, le livre répond bien à son but, en donnant au lecteur la sensation de l'horrible condition de l'humanité, et celle de la facilité, pour l'humanité, d'en sortir.
Mais la sensation (pi'il donne encore plus nettement c'est que, jusqu'à lui, l'histoire n'a été traitée que par des écrivains de parti : ad prohandum ou adnarrandum, mais jamais pour éclairer l'homme sur lui-même, et sur
VOLTAIRE HISTORIEN 295
les moyens de se perfectionner. Là encore est un autre mérite du livre : c'est une histoire universelle vraiment philosophique, d'une condition très étendue, parfois très précise, d'une critique souvent très sagace, et où l'auteur a le sentiment net de ce qui est à son dessein utile ou superflu.
Malheureusement, tous ces mérites sont gâtés par une légèreté déplacée, et surtout par une confiance absolue dans la raison, dans sa raison; il n'a pas le sens du mystère ni du complexe, et il est très inintelligent de toutes les choses profondes. Dans une Préface qu'il mettait, en 1757, en tête d'une édition de son Charles XII, il disait :
h' incrédulité, dit Aristote, est le fondement de toute sagesse... Que de faits absurdes, quel amas de fables qui choquent le sens communl Eh bien! n^en croyez rien... défions-nous de tout ce qui paraît exaséré... je ne crois pas même les témoins oculaires quand ils disent des choses que le se/is commun désavoue.
Voilà des bases bien étroites, bien insuffisantes pour fonder la critique nécessaire dans une histoire univer- selle.
En résumé le principal intérêt de V Essai sur les Mœurs est de contenir la philosophie de Voltaire, de donner une formule plus décidée et, même aux yeux de son auteur, une sécurité plus forte à ce qu'on appellera, dans la suite, le Voltairianis/ne. — Il est temps d'en venir à l'homme dont Tinfluence contrecarrera celle de Voltaire, et dont les goûts, les tendances, les principes, contre- diront les principes, les tendances^ les goûts voltairiens.
CHAPITRE XIII
LA PREMIERE PARTIE DE LA VIE DE ROUSSEAU
Autant que par ses œuvres, et nous verrons cependant si l'influence en a été considérable, c'est par sa personne que J.-J. Rousseau a agi sur son temps. Il importe donc pour être exact et complet, d'entremêler l'étude de l'homme et l'étude des ouvrages. Nous diviserons donc ainsi le sujet :
I. La première période de la vie de Rousseau : son caractère, ses débuts;
II. Les grandes œuvres : ï Emile, la Noin>elle Héloïse, le Contrat social;
III. Les dernières années et l'influence.
Nous ne traitons en ce chapitre que de la première de ces divisions.
CARACTÈnE DE RoUSSEAU.
Dans un siècle où la politesse des mœurs touchait à sa perfection, c'est-à-dire où depuis cent cinquante ans tous les elTorts n'avaient tendu qu'à l'organisation de la
LA PREMIERE PARTIE DE LA VIE DE ROUSSEAU 297
vie de société, où tous les angles s'étaient l'un après l'autre effacés, toutes les différences annulées, Rousseau apparut comme une sorte de phénomène; son originalité amusa, scandalisa; et lui, sans hypocrisie, sans charla- tanisme même, mais simplement sous l'influence de sa préoccupation égoïste, il eut une habileté singulière et naturelle à profiter de cet avantage. Sous ce rapport, il est du peuple, il a la finesse et la rouerie instinctives du paysan. Rousseau n'a jamais songé qu'à Rousseau, et c'est un des plus beaux cas littéraires de l'hypertrophie du moi. C'est pourquoi tous ses biographes étudient son caractère : ils y voient l'explication de son influence, la clef de ses œuvres; et chaque pas qu'ils font dans la connaissance de Rousseau, en est un qu'ils font d'avance dans rintelligence et l'interprétation de son œuvre. Les documents, d'ailleurs, invitent à cette étude. Pour aucun écrivain ils ne sont plus nombreux, la moitié de son œuvre étant descriptive de lui-même; pour aucun ils ne sont plus significatifs, et l'on en sent bien la valeur tout individuelle, si aux Confessions on compare les Essais de Montaigne : Montaigne, à travers lui-même, voit et veut faire voir l'homme en général; Rousseau s'expose seul aux regards.
Quel est donc ce Moi? Est-il aussi complexe qu'on l'a parfois prétendu en Suisse, et qu'Amiel, en particulier, l'a dit en 1878? Il semble que l'on puisse, dans cette personnalité, distinguer plusieurs traits assez simples et voir en Rousseau, successivement, comme nous allons le faire, un homme sensible, un plébéien et un fou.
Par sa sensibilité, il contraste étrangement avec les Français du xviii^ siècle, avec les Fontenelle, les Mon-
208 HISTOIRE DE LA LITTERATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
tesquieu, les Voltaire, si secs et si ironiques. Cette sen- sibilité est d'abord physique et tient à une composition de sa nature, en vertu de laquelle il présente une surface plus vaste à la douleur : il est impressionné plus souvent et plus fortement. C'est en second lieu une sensibilité esthétique qui lui confère les dons du peintre, les dons du musicien, les dons de l'oriiteur : quelques notes suf- fisent à le déplacer de son centre, un paysage le met hors de lui, une belle période ou une belle action le ravissent en extase. Enfin, c'est une sensibilité morale ; j'entends par là un pressentiment et un amour du bien particuliè- rement puissants. En même temps, cette sensibilité débordante est liée à la force d'imagination, et, par une conséquence h peu près inévitable, au manque de volonté. Longtemps avant que Rousseau eût paru, Malebranche a expliqué cette liaison. Faisons bien attention qu'il y a là un principe morbide : supposé que cette sensibilité existât dans la plupart des hommes ordinaires, elle y est contenue par l'entourage, l'éducation, les exemples, les conseils. Pour Rousseau, aucun de ces guides, aucune de ces barrières n'exista.
C'est, en second lieu, un plébéien. On a beau dire, sur sa famille, qu'elle était de bonne bourgeoisie, et lui- même, dans une lettre à Tronchin, a beau vanter 1' « état médiocre », c'est-à-dire la condition moyenne et bour- geoise à laquelle il déclare appartenir; non seulement par leur situation de fortune, mais par leur éducation, par leurs goûts, par toutes leurs habitudes, père et mère, oncles et tantes, les parents de Jean-Jacques étaient peuple, au sens le plus fâcheux du mot, et lui-même, on le verra, devait mettre une vanité singulière à le
LA PREMIEIîE PARTIE DE LA VIE DE ROUSSEAU 293
demeurer toute sa vie. La vulgarité de son orifjine, et de là celle de ses goûts, c'est le second trait du caractère de Rousseau, qui le distingue encore des écrivains de son temps, tous bourgeois, ou presque tous, quelques- uns même de l'ancienne marque, et dont le premier soin, quand ils ne le sont pas, est de se vêtir, de se tenir, de se conduire surtout, de parler et d'écrire comme s'ils l'étaient. Voltaire, par exemple, est un aristocrate, s'il en fut; mais avec Rousseau, c'est le plébéien qui entre pour la première fois dans l'histoire de la littérature.
Voltaire, en effet, n'a jamais su ce qui se passe dans l'âme d'un paysan, d'un homme du peuple, d'un laquais, d'une fille d'auberge, ce qu'ils ruminent silencieusement de colères et de haines, ce qui fronde sourdement en eux contre un ordre social dont leurs épaules sentiraient bien encore, h défaut de leur intelligence, qu'ils portent eux seuls tout le poids. Rousseau l'a su, et il l'a su par expé- rience, et il ne l'a pas dit — il l'aurait plutôt caché, s'il l'avait pu, — mais toutes ces rancunes ont passé, pour le grossir, pour le gonller, dans le torrent de son éloquence.
C'est un des secrets de la puissance de Rousseau. Il fut le premier qui resta peuple en se faisant auteur, qui fonda sa popularité sur le mépris insolemment avoué de •ce qui n'était pas lui-même. Car son orgueil même, h la nature duquel on s'est si souvent mépris, n'est pas l'orgueil de l'homme de lettres ou du bel-esprit, c'est «ncore l'orgueil du plébéien, l'orgueil de l'homme qui s'est fait ce qu'il est devenu, lui tout seul, et qui veut bien se souvenir de ses commencements, mais qui ne veut pas souIlVir que les autres les lui rappellent.
300 HISTOinE DE LA LITTÉRATUBE FnANÇAISE CLASSIQUE
A ce même trait de caractère, on peut rapporter égale- ment la profondeur de quelques-unes de ses vues : il n'accepte pas la société telle qu'elle est; il en sonde les fondements; son dédain de l'esprit, j'entends des moque- ries spirituelles, de l'ironie légère; son spiritualisme même et son optimisme, sa confiance en l'avenir, en l'immortalité de l'âme, en Dieu, au rebours du scepti- cisme matérialiste des aristocrates de son temps.
Enfin J.-J. Rousseau est un fou. Je ne m'étonne pas que l'on ait si difficilement voulu croire à cette folie, et qu'en se servant du mot, si peu de critiques ou d'histo- riens aient accepté la chose. Qui donc sera maître de sa pensée, si Jean-Jacques ne l'était pas quand il écrivait tant de pages immortelles? Les faits sont là cependant. La maladie constitutionnelle dont Rousseau souffrit longtemps, et avec les crises de laquelle coïncidèrent la plupart de ses accès de défiance ou de misanthropie, se transforma nettement à la fin en folie caractérisée : or, nous savons que l'invasion de la folie n'est jamais brusque. « Plus de quatre années avant sa mort, dit son ami Corancez,
j'ai eu de fréquentes occasions de l'observer. L'accès s'annon- çait par un dérangement du regard et par un mouvement très accentué dans un de ses bras... Lorsque j'entrais cliez lui et que j'apercevais ces signes, j'étais assuré d'avance d'entendre sortir de sa bouche tout ce qu'il est possible d'imaginer de plus extra- vagant... Ces extravagances étaient toujours relatives aux ennem/* dont il se croyait entouré, et aux pièges combinés et compliqués dans lesquels il se croyait enchaîné.
Ouvrez un Traité des maladies mentales, vous y verrez que de tous les symptômes ordinaires de la lypé- manie, c'est à peine s'il en manque un ou deux dans le
LA PREMIERE PARTIE DE LA VIE DE ROUSSEAU 301
cas de Rousseau. Il voyait l'univers conjuré contre lui; son unique occupation devint de déjouer le complot dont il se croyait le but, et la folie s'était emparée de son intelligence.
Rien n'est plus pénible que d'en suivre, dans ses Confessions, dans sa Correspondance, dans ses Dialogues, le fatal progrès, à peine entrecoupé de quelques mois de « rémittence » ou de tranquillité d'esprit. Lisez la lettre du 8 septembre 1767 à son ami du Peyron. Il est au châ- teau de Trye, près de Gisors, que le prince de Conti a mis à sa disposition :
Où aller? Où me réfugier? Où trouver un plus sûr abri contre mes ennemis? Où ne m'atteindront-ils pas, s'ils m'atteignent ici même?... Si l'on ne voulait que s'assurer de moi, c'est ici qu'il me faudrait laisser, car j'y suis à leur merci, pieds et poings liés; mais on veut absolument m'attirer à Paris. Pourquoi? Je vous le laisse à deviner. La partie est sans doute liée : on veut ma vie, pour se délivrer de ma garde une fois pour toutes. Il est impos- sible de donner à ce qui se passe une autre explication
Dans une autre lettre, datée de 1770, il parle de sa « pénétration aiguisée à force de s'exercer dans les ténè- bres », des « manœuvres souterraines » de Grimm, des « indices 'combinés, comparés, à force de demi-mots échappés et saisis à la volée ». Dans ses Dialogues enfin, il se voit, lorsqu'il entre au spectacle,
entouré d'une étroite enceinte de bras et de cannes A quoi sert
cette barrière? S'il veut la forcer, résistera-t-elle? Non, sans doute. A quoi sert-elle donc? Uniquement à se donner l'amusement de le voir enfermé dans cette cage, et à lui faire bien sentir que tous ceux qui l'entourent se font un plaisir d'être à son égard autant d'argousins et d^ archers.... Tous les signes de haine, de mépris, de fureur même qu'on peut donner tacitement à un homme sans y joindre une insulte ouverte et directe, lui sont prodigués de toutes parts....
302 HISTOinE DE LA LITTERATURE FUANÇAISE CLASSIQUE
Ainsi donc il était atteint de la folie de la persécution. 11 était Ion, au sens propre, au sens pathologique du mot; et ses chefs-d'œuvre n'y font rien, si même sa folie n'explique la nature, le caractère, l'influence de quelques- uns d'entre eux. Sa folie n'a pas été la condition, encore moins la matière, l'étoffe de son génie, mais, du seul fait de sa folie, il s'est insinué jusque dans ses chefs- d^œuvre je ne sais quoi de malsain, un principe d'erreur et de corruption; et comme c'en était le plus facile à saisir, c'est aussi ce que l'on a le plus fidèlement, le plus fréquemment imité de Rousseau.
Les décuts de Rousseau,
Il semble d'abord que pour étudier l'origine, l'enfance, les premières années et les débuts de Jean-Jacques, nous avons dans sa Correspondance , ses Dialogues, et surtout ses Confeesions, un document inappréciable, unique en son genre et digne de toute confiance. Mais il n'en est rien. Car les Dialogues et les Confessions sont l'œuvre de la folie de Rousseau, dont ils peuvent même servir à marquer les progrès, ou pour mieux dire les alternatives. Et sa folie, comme nous venons de le voir, consiste à se croire persécuté par ceux dont il nous parle, si bien qu'à la fin il n'écrit que pour se faire plaindre à la postérité. — Ce n'est pas, à dire vrai, que la « persécution » dont il se plaint soit entièrement imaginaire; et, décrété de prise de corps à Paris, à Genève, à Berne, il a pu craindre pour sa liberté; aussitôt qu'il eut quitté Paris, tous ceux dont sa réputation offusquait la vanité souffrante s'effor- cèrent de créer dans l'opinion du temps un préjugé défa-
LA PREMIERE PARTIE DE LA VIE DE ROUSSEAU 305
vorable et vaguement hostile à sa personne. — Mais je dis qu'il faut examiner de très près ces ouvrages d'auto- biographie, avant d'en accepter les témoignages.
Mais, de plus, ses Confessions, comme telles, partici- pent du caractère de toutes les Confessions et de tous les Mémoires. De même qu'en effet, on n'a pas besoin de se confesser quand on n'a pas péché, de même on n'a pas besoin d'écrire ses mémoires quand on n'a pas besoin d'altérer la vérité. C'est ce qui est arrivé à Rousseau. Dès la seconde page des Confessions, nous le prenons en flagrant délit de mensonge ou d'erreur :
Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint amoureux d'une des sœurs de mon père, mais elle ne consentit à épouser le frère qu'à condition que son frère épouserait la sœur. L'amour arrangea tout et les deux mariages se firent le même jour.
C'est une erreur : Gabriel et Théodore Rousseau, son oncle et sa tante, se marièrent au mois d'octobre 1699; mais Suzanne Bernard et Isaac Rousseau, son père, ne s'épousèrent qu'au mois de juin 1704. Nous voilà loin de compte.
Il nous dit un peu plus loin en parlant de la mort de sa mère, qui mourut effectivement de sa naissance :
Je n'ai pas su comment mon père supporta cette perte, mais je sais qu'il ne s'en consola jamais.
Autre erreur : son père se consola si bien qu'il se remaria, quand, après une querelle qui ne ressemble pas elle-même à ce que son fils nous en conte, ils ont dû quitter Genève; le veuf inconsolable avait cinquante- quatre ans.
Il parle ailleurs du « ministre » Bernard, père de sa
30'i HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
mère, et son grand-père à lui par conséquent. Or, le « ministre » Bernard n'était pas son grand-père, mais son irrand-oncle.
Un peu plus loin, Rousseau nous raconte que lors- qu'il lut mis en pension chez le pasteur Lambercier i\ Bossey, il avait huit ans, — autre erreur en passant, car il en avait dix, — et qu'en quittant Bossey, il passa deux ou trois ans à Genève chez son oncle Bernard. 11 se trompe toujours. Il ne passa chez son oncle qu'à peine cinq ou six mois dans l'hiver de 1724-1725, et même moins peut-être. — Il serait facile de relever beaucoup d'autres erreurs et de plus graves. Telle est celle que Rousseau commet en plaçant en 1736 le début de son séjour aux Charmettes. On a le bail passé h M™* de Warens par le propriétaire des Charmettes : il est daté de 1738; et la chronologie du livre VI des Confessions se trouve par là bouleversée tout entière. Sans nous astreindre donc à suivre les Confessions et encore moins à les croire, nous pouvons nous contenter d'appuyer sur quelques traits qui me paraissent confirmer ce que nous avons dit du caractère de Rousseau.
C'est une grande question de démêler en chacun la part du tempérament et celle de l'éducation. Ce que l'on peut dire ici, c'est que, doué d'une sensibilité vive, s'il en fut jamais, cette sensibilité fut accrue par l'éduca- tion sentimentale, singulière et déplorable qu'il reçut.
Il naquit à Genève le 28 juin 1712; sa mère mourut en le mettant au monde; son père, horloger et maître de danse, d'ailleurs assez mauvais homme et toujours en dispute, le confia d'abord à sa sœur Suzanne Rousseau, |)uis il s'en occupa lui-même, lui apprenant à lire dans
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les romans de La Calprenède et dans les Hommes illustres de Plutarque. C'est là que Jean-Jacques prit la notion d'un héroïsme faux et déclamatoire, d'une anti- quité de convention, et c'est là qu'il puisa une fausse idée du devoir.
Sur ces entrefaites, une affaire, une rixe, oblige son père à quitter Genève. C'était peut-être un bonheur pour lui; on le mit en pension avec son cousin Bernard chez le pasteur Lambercier à Bossey; puis, en 1725, on le plaça en apprentissage chez un graveur de Genève nommé Duconàmun; alors, c'est Rousseau lui-même qui nous l'avoue, « les goûts les plus vils et la plus basse polissonnerie » succédèrent pour lui aux « aimables amu- sements » de la première enfance. Abandonné de son père et des siens, il quitte l'atelier deux ou trois ans plus tard, pour s'en aller à l'aventure, sans argent ni moyen d'en gagner, sans profession ni recommandation, vaga- bonder de ville en ville, changeant de religion pour un morceau de pain, et prêt à tous les métiers pour vivre. C'est alors qu'il connaît la dégradante promiscuité de l'office et de la valetaille, l'amical tutoiement des laquais et des filles de chambre.
Il s'était réfugié chez le curé d'Oneix, en Savoie, qui l'envoya à Annecy chez M™^ de Warens. Celle-ci l'envoya à Turin, pour le converti!- au catholicisme. C'est auprès d'elle qu'il revint en 1732 après sa vie aventureuse de catéchumène, de laquais, de maître de musique, de secrétaire d'un archimandrite, d'arpenteur, de précep- teur.
L'éducation de Jean-Jacques se parachève auprès de M°" de Warens, ou plutôt Rousseau achève là de se m. 20
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corrompre, étant chargé de remplir, auprès de la maîtresse du logis, les intervalles que laissaient libres le jardinier, Claude Anet, puis le perruquier Wintzenried. M""^ de Warens donnait ainsi à Rousseau cette idée que le devoir peut toujours être accompagné de plaisir, et l'héroïsme d'agrément, car, au milieu de ces turpitudes, Rousseau conservait toujours son idéalisme à la Plutarque, et il continuait à se croire un Romain des temps vertueux de la République, tout en se conduisant comme un Romain de la décadence.
11 n'est donc pas un de nos grands écrivains dont l'enfance et la première jeunesse aient à ce point manqué de direction morale; pas un dont l'enfance ressemble davantage à celle d'un enfant, non pas même trouvé, mais perdu ; pas un enfin dont- l'expérience de la vie, bien loin de le tremper, ait à ce point déséquilibré, dissocié, si l'on peut ainsi dire, et énervé le caractère. Les parents de Diderot, brouillés avec leur fils, ne l'avaient pas cependant lâché dans le monde avant qu'il fût un homme ; et, elle-même, la fameuse M""* de Tencin n'a pas fait apprendre au futur d'Alembert l'état de vitrier.
En 1741, il quitta M™^ de Warens, et se rendit à Paris, pour tenter la fortune. Il avait en poche un système nouveau de notation musicale, qu'il soumit vainement à l'examen de l'Académie des Sciences, mais qui lui permit de connaître quelques gens de lettres et quelques savants : Marivaux, Mably, Fontenelle, Diderot, le P. Castel, On l'introduit dans le monde : chez M""' de Bezenval, chez M"* de Broglie, chez M"* Dupin, la femme du fermier général, fille dç Samuel Bernard et
LA PREMIÈRE PARTIE DE LA VIE DE ROUSSEAU 307
de M™* de Fontaine-Martel. Sachant bien qu' « on ne fait rien dans Paris que par les femmes », mais ignorant que « ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes : ils en approchent sans cesse, mais ils n'y touchent jamais », il débuta chez M™^ Dupin par une lourde maladresse, qui montra sa vanité et sa sottise : il tomba amoureux fou de la maîtresse du logis, et lui adressa une déclaration grossière qui le fit jeter à la porte. Rousseau se retourna du côté de M™^ de Broglie. Celle-ci le proposa comme secrétaire au comte deMontaigu, l'ambassadeur de France h Venise, où il séjourna un an; ayant eu un dissentiment avec l'ambassadeur, il revint brusquement à Paris, On lui fit comprendre qu'il n'était pas assez gros personnage pour se plaindre. Il entra alors chez M™* Dupin comme secrétaire de son beau-fils, M. de Francœuil, et comme précepteur de M. de Chenon- ceaux, le fils de la maison. Il se lia alors avec un certain nombre de gens de lettres. C'est à cette époque égale- ment qu'il s'attacha à Thérèse Levasseur.
En 1750 parut son fameux Discours sur les sciences et les arts. On sait que l'académie de Dijon avait mis au concours le sujet suivant : Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs.
Rousseau nous raconte qu'en 1749, allant voir Diderot prisonnier h Vincennes, il lut en route, dans le Mercure de France, la question posée par l'académie de Dijon. Aussitôt, dit-il, les idées lui vinrent en foule, ce fut comme une révélation subite; il fut obligé de s'asseoir sous un arbre, et versa des larmes abondantes. Mar- montel présente la chose d'une façon plus calme. Rous- seau, selon lui, serait arrivé sans encombre à Vincennes,
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il aurait montré la question à Diderot, en avouant qu'il avait l'intention de défendre les lettres et les arts, et Diderot l'aurait engagé, au contraire, à combattre les arts et les lettres. C'est cette seconde version que Diderot lui- même adopte dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron.
11 serait important, cependant, de connaître là-dessus l'exacte vérité, parce que les œuvres de Rousseau ne sont que le développement du Discours. A tout prendre, je choisirais plutôt la version de Rousseau que celle des deux encyclopédistes, trop enclins à la malveillance pour celui qui devint l'adversaire de leur entreprise. A la vigueur, il se pourrait que Diderot eut révélé h Rousseau sa véritable voie; mais, à coup sûr, il ne lui a pas donné, il ne lui a pas transmis, à la fois, toutes les idées, toutes les tendances dont le Discours de Rousseau fut l'éclatante manifestation. Ajoutons que le choix du parti à prendre sur la question paraissait un peu indiqué par la position de la question même, parce que le paradoxe à soutenir était en même temps un lieu commun depuis Salomon, Platon et Bossuet, et que le tempérament de Rousseau le portait en effet, comme la suite de ses ouvrages se chargea de le montrer, à développer des lieux communs par le côté paradoxal.
Le succès en fut considérable, ou plutôt foudroyant. 11 était dû d'abord à réloqucnce que Rousseau semblait ramener dans la prose iVançaisc. Non seulement, en ellct, il y a peu de choses plus belles, d'une langue plus ner- veuse et d'une dialectique plus hardie que les premières pages où Rousseau, dépouillant l'homme civilisé de tout ce que le progrès du temps lui a comme superposé, le-
LA PREMIERE PARTIE DE LA VIE DE ROUSSEAU 309
réduit de proche en proche à sa condition primitive, mais encore, par les perspectives infinies qu'elles nous ouvrent, le caractère étrange et primitif de ce passé de l'humanité vers lequel elle nous reporte, il y en a peu de plus poétiques. En second lieu, à tous ceux qui n'aimaient point les nouveaux philosophes, et qui n'avaient à leur opposer que Desfontaines et Fréron, Rousseau parut oflVir un secours inattendu. Il ressemblait h un prédica- teur en chaire. Aussi, de là date pour lui la protection des Luxembourg et des Conti. On le prit pour un con- servateur, alors qu'il était plus radical que les encyclopé- distes. Enfin, comme il faut des raisons profondes, il remettait en question la civilisation moderne, il posait à l'Europe lettrée cette interrogation redoutable : La Renaissance n'a-t-elle pas compromis le développefnent de la civilisation, en la dévoyant depuis trois cents ans?
De 1750 à 1755 Rousseau composa un Discoius sur la vertu nécessaire aux héros (1751) ; un Discours sur léconomie politique (1755); il avait écrit ce dernier pour V Encyclopédie et on y lit des phrases dans le genre de celle-ci :
Que la patrie se montre donc la mère commune de tous les citoyens.
Il faut sans doute rapporter à la même époque les fragments d'un Discours sur les richesses, publié en 1853, d'après le manuscrit de Neufchâtel. Ajoutez-y, comme diversions, mais qui contribuèrent à sa gloire, la comédie de Narcisse, jouée au Théâtre-Français le 18 décembre 1752, sans grand succès, et Le devin du
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village, joué la même année à l'Opéra et très applaudi; enfin, une Lettre sur la musique française en 1753.
Sur ces entrefaites, l'académie de Dijon mit en 1754 au concours une question qui, de nouveau, séduisit Rousseau. Il s'agissait, cette fois, de rechercher l'origine de l'inégalité parmi les hommes. Rousseau ne fut point couronné, mais il publia l'année suivante son Discours en le dédiant h la république de Genève.
Je ne dis rien d'une foule de questions subsidiaires sur lesquelles il a des vues intéressantes : origine du lan- gage, puissance des petites causes, concurrence vitale; je vais au fonds et je constate que, si le Discoujs de 1750 était une attaque à la civilisation, celui de 1755 est une attaque à la société. Voici l'argumentation :
l'*^ PARTIE : — Il n'y a pas d'inégalité dans l'état de nature, car la nature suffit elle-même à nos besoins comme à ceux des animaux qui ne se mangent pas entre eux; nos désirs ne vont pas au delà de nos besoins qui se réduisent à deux ou trois : manger, dormir, aimer; l'intelligence est d'ailleurs tellement bornée, qu'elle ne peut pas sortir de l'état de nature, ni engendrer l'inéga- lité. Comment donc en est-on sorti?
2^ PARTIE : ' — On en est sorti par l'établissement de la loi qui a divisé les hommes en pauvres et en riches, par l'institution de la magistrature, qui les a séparés en forts et en faibles, par le despotisme enfin qui a produit des maîtres et des esclaves.
Conclusion : — Tout le mal vient donc de la société.
Il s'ensuit donc qu'il faut refaire la société, en refaisant la civilisation — et ce sera l'objet de la Lettre sur les spectacles — ; l'Etat — et ce sera l'objet du Contrat
LA PREMIERE PARTIE DE LA VIE DE ROUSSEAU 311
social — ; Thomme — et ce sera l'objet de la Nouvelle- Hêloïse et de V Emile.
Quoi qu'il en soit de ces conséquences que Rousseau va bientôt tirer de ses principes, dès à présent on sent combien son « état de nature » est peu conforme à la réalité, puisqu'il ne peut pas montrer comment on en est sorti ; parce qu'en vertu même de l'hypothèse l'homme n'est pas bon, et que vouloir refaire la société sur la base de son inexistence, c'est vouloir bâtir dans les airs.
Les contemporains ne virent pas où Rousseau entendait aller et le monde s'efforça alors de le conquérir. On admira son éloquence, qui bravait le ridicule, on admira sa sensibilité; on vit de la force dans son orgueil et dans son cynisme; surtout on lui fut reconnaissant d'admirer, comme il le faisait, la nature humaine.
CHAPITRE XIV
VAUVENARGUES
L'œuvre inachevée de Vauvenargiies représente un moment précis de son siècle qui est justement celui qcc nous louchons, aux alentours de 1750, et Vauvenargucr. lui-même, pour emprunter une formule h l'histoire natu- relle, est un type de transition original et curieux, entre les moralistes passionnés du xvn« siècle, Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère, et les moralistes sensibles du xviii", les Diderot et les Rousseau.
Il naquit en 1715, à Aix, où son père vivait modeste- ment en gentilhomme de province. Ses études furent empêchées et contrariées par la faiblesse de sa santé, et l'on raconte qu'il ne put de sa vie lire une page de latin. — C'est vraiment une preuve de la vigueur de son esprit, que cette ignorance ne l'ait pas porté à la préciosité : car il y a entre la préciosité et l'ignorance des affinités singulières! — D'ailleurs il compense les lacunes de son instruction par une lecture assidue des Vies parallèles de Plutarque, et des divers Traités philosophiques de Sénèque, qui lui donnèrent ainsi plus qu'une teinture de
VAUVENARGUES 313
l'Antiquité. Ces deux auteurs eurent sur lui une très pro- fonde influence; lui-même le déclare, dans une lettre au marquis de INIirabeau {22 mars 1740) : C'est une lecture touchante, dit-il, que les Vies parallèles,
Pour moi, je pleurais de joie lorsque je lisais ces Vies; je ne passais point de nuit sans parler à Alcibiade, Agésilas, et autres; j'allais dans la place de Rome, pour haranguer a%ec les Gracques,
et pour défendre Caton Il me tomba, en même temps, un Sénèque
dans les mains...; je mêlais ces lectures, et j'en étais si ému, que je ne contenais plus ce quelles mettaient en moi : j'étouffais, je quittais mes livres, et je sortais comme un homme en fureur, pour faire plusieurs fois le tour d'une assez longue terrasse, en courant de toute ma force jusqu'à ce que la lassitude mît fin à la convulsion.
C'est là ce qui m'a donné cet air de philosophie..., car je devins stoïcien de la meilleure foi du monde, mais stoïcien à lier....
Il pouvait avoir alors seize ans. Le moment était venu de choisir une carrière. Il obtint un brevet de sous-lieu- tenant au Régiment du Roi. Il fit ses premières armes en 1734 daiis la guerre de la succession de Pologne. On a mal connu cette période de sa vie jusqu'en 1857, date à laquelle la publication de ses lettres au marquis de Mira- beau en particulier et au conseiller F. de Saint-Vincent vint infirmer ce qu'avaient auparavant dit de lui La Harpe et Suard, Villemain et Vinet. On y apprend en efTet qu'il se croyait né pour l'action, et qu'il aurait voulu être général ou diplomate. Le défaut de fortune, qui le réduisit parfois à de fâcheux expédients, le défaut de sou- plesse aussi, se mirent en travers de ses ambitions : mais il ne se rejeta sur la gloire littéraire que comme sur un pis-aller. Enfin, de là procèdent certains traits de son caractère : la hauteur, la mélancolie et la résignation, car aucune de ces misères n'entama ou du moins n'altéra
314 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
l'extérieure sérénité de son ànie, si même on ne doit dire qu'elles accrurent sa gravité naturelle et sa fierté stoï- cienne. Et voici comment il s'est dépeint lui-même sous le nom de Clazomene, ou la Vertu malheureuse :
Clazomène a eu l'expérience de toutes les misères de l'huma- nité. Les maladies l'ont assiégé dès son enfance, et l'ont sevré dans son priutemns de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour les. grands déplaisirs, il a eu de la hauteur et de l'ambition dans la pauvreté. Il s'est vu dans ses disgrâces méconnu de ceux qu'il aimait. L'injure a flétri sa vertu; et il a été offensé de ceux dont il ne pouvait prendre vengeance. Ses talents, son travail continuel, son application à bien faire n'ont pu fléchir la dureté de sa for- tune. Sa sagesse n'a pu le garantir de faire des fautes irréparables. Il a souffert le mal qu'il ne méritait pas, et celui que son impru- dence lui a attiré.... Toutefois, qu'on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles. La fortune peut se jouer de la sagesse des gens vertueux; mais il ne lui appartient pas de fléchir leur courage.
La guerre de la succession d'Autriche ne le tira pas de sa situation précaire. Les vaincus ont rarement raison, et il faisait partie de cette fameuse et désastreuse retraite de Prague, dont les historiens militaires ont bien pu vanter la beauté, mais dont la France de 1743 ne sentit que l'humiliation. Les occasions de se signaler lui man- quèrent; il perdit la santé; découragé, désespéré même, dès son retour à Nancy il écrivit au roi, à Amelot, au duc de Biron, pour obtenir un emploi dans la diplomatie. Voltaire, avec qui il s'était lié en avril 1743, intervint en sa faveur, mais no parvint i» lui faire accorder par le ministère qu'une promesse vague. De retour en Provence, il fut atteint de la petite vérole, ses jambes gelées pen- dant la retraite de Prague l'immobilisaient, sa poitrine était prise; il donna décidément sa démission et vint
VAUVEXARGUES 3I5
s'établir à Paris à la fin de 1745. Il mourut en 1747. II avait eu le temps de voir paraître son petit volume inti- tulé : Introduction à la connaissance de V esprit humain, contenant des réflexions, des conseils, des fragments, des méditations et des maximes.
A cet ouvrage l'éditeur de 1757 a ajouté des Dialo- gues au nombre de dix-huit, imités de Fontenelle, quatre Fragments sur l'éloquence et des Lettres. Quel est le caractère de son œuvre? Il y a en lui un philosophe, un critique et un mora- liste. Le philosophe n'est pas très profond, car l'érudi- tion lui manque ainsi que la dialectique. Le critique est ingénieux et délicat, mais incomplet. Ses jugements sur Corneille et sur Racine, sur Pascal et sur Bossuet, sont intéressants à cet égiird; et s'il avait vécu, il eût sans doute pu sauver la critique de son siècle, des déserts où l'enlisèrent Marmontel et La Harpe :
Les héros de Corneille disent de grandes choses sans les inspirer : ceux de Racine les inspirent sans les dire : les uns parlent, et longuement, aûn de se faire connaître; les autres se font con- naître parce qu'ils parlent. Surtout, Corneille paraît ignorer que les hommes se caractérisent souvent davantage par les choses qu'ils ne disent pas que par celles qu'ils disent.
Vauvenargues a bien senti qu'il y avait entre Corneille et Racine, non seulement une différence de degré, comme le comprenaient ses contemporains, mais une dilTérence de nature.
Comme moraliste, il est plus intéressant encore, car il est un moraliste complet. Certains moralistes bornent leur observation et leurs affirmations à des lieux com- muns prudhommesques; d'autres sont satiriques et rcgar-
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dent la vie comme le miroir de la sottise et de la misère humaine; d'autres enfin, et Vauvenargues est du nombre, constatent les faits, cherchent une règle, une loi morale, pour les actions des hommes. Ce n'est pas h dire cepen- dant que Vauvenargues soit un moraliste parfait. Il y a, dans son œuvre, à cet égard, trop d'indécisions, de con- tradictions, d'imitations surtout; il imite Pascal, La Rochefoucauld et La Bruyère. Il est vrai qu'en imitant il sait garder quelque originalité. Son portrait de Titus contient quelques traits empruntés à l'auteur des Carac- tères; mais, combien l'accent est changé! Ce n'est plus de la moquerie, c'est de la générosité, que l'on sent dans cotte page. De même, lorsque Vauvenargues peint les bas-fonds de la société, il se souvient de ce que La Bruyère a dit des paysans, mais sa pitié est plus pro- fonde et moins sèche. S'il imite La Rochefoucauld, il ajoute à la forme brève de l'auteur des Maximes je ne sais quoi de tendre, de lumineux et de chaud :
Le sentiment de nos forces les augmente. Les grandes pensées viennent du cœur.
Nous querellons les malheureux pour nous dispenser de les plaindre.
Enfin, il imite Pascal, mais en l'imitant, il s'en sépare, et, sans aller jusqu'à l'irréligion déclarée, cependant, il prend, à l'égard de l'auteur des Pensées, une situation quelque peu analogue a celle de Voltaire.
Il est nécessaire d'insister sur ce point, car c'est ici que se marque la véritable originalité de Vauvenargues moraliste et c'est par là qu'il prend, auprès de Voltaire, de Rousseau et des Encyclopédistes, sa place dans son
VAUVEXARGUES
3i:
siècle. Sa morale est purement humaine; et Voltaire, en l'opposant h celle de Pascal, l'a bien senti et bien (li;.
Je crois que les pensées de ce jeune militaire philosophe seraient aussi utiles à un homme du monde fait pour la société, que celles du héros de Port-Royal peuvent lètre à un solitaire qui ne cherche que de nouvelles raisons de haïr et de mépriser le genre humain. La philosophie de Pascal est lière et rude; celle de notre jeune officier, douce et persuasive.
Et, en effet, Vauvenargues, comme ses contemporains, rapporte tout à l'institution sociale; il réhabilite les pas- si )ns; il va presque jusqu'à proclamer la bonté de la nature; et cet homme qui passe généralement pour être si doux, si indulgent, ne ressent, à l'égard des convic- tions désireuses de se répandre, que de la haine et du mépris. Dans une lettre au marquis de Mirabeau, le 13 mais 1740, il expose quels sont les caractères qui lui plaisent; il aime, dit-il, les « passions vives » de César et d'Alcibiade; il aime les hommes « fiers et violents » mais « pourvu qu'ils ne soient point sévères ».
Je ne saurais souffrir un homme dur et rigide qui voudrait res- serrer tous les hommes dans ses maximes étroites.... Nul esprit n'est si corrompu que je ne le préfère avec beaucoup de joie au mérite dur et rigide,... Un homme amolli me touche..., je sup- porte la sottise...; l'homme infâme attache mes yeux sur la sorte de courage qui soutient son infamie; le crime et laudace me montrent des âmes au-dessus de la crainte, au-dessus des pré- jugés, libres dans leurs pensées, fermes dans leurs desseins; je laisse vivre en repos Ihomme fade et sans caractère : niais l'homme dur et rigide, l'homme tout d'une pièce, plein de maximes sévères, enivré de sa vertu, esclave des vieilles idées quil n'a point approfondies, ennemi de la liberté, je le fuis et je le déleste. C'est, selon moi, l'espèce la plus vaine, la plus injuste, la plus insociable.
318 HISTOIRE DE LA LITTEHATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
N'est-ce pas le « fanatisme » que Vauvenargues, lui aussi, comme Voltaire, combat avec acrimonie clans ce passage? Il n'aime la vertu qu'indulgente au vice et païenne; son idéal, il le dit dans la même lettre, c'est :
Un homme haut et ardent, inflexible dans le malheur, facile dans le commerce, extrême dans ses passions, humain par-dessus toutes choses, avec une liberté sans borne dans l'esprit et dans le cœur.
Vauvenargues réunissait donc, dans son esprit, h la fois les tendances voltairiennes et celles de Rousseau, soit qu'il les subît, soit qu'il les préparât, soit qu'il les contînt confusément dans son âme, commela plupart des hommes de son époque. Et ce qu'il y a d'original chez lui, ce qu'il y a aussi de significatif à ce moment du siècle, c'est qu'il prend pour ainsi dire au sérieux, qu'il considère comme positives les idées que Voltaire avait émises jus- que-là surtout par désir de fronder les autorités et sans les croire lui-même, bien souvent, autres que négatives. La morale de Vauvenargues, c'est la raillerie de Voltaire transposée en affirmation enthousiaste et éloquente, à moins que ce ne soit la vigueur de Rousseau atténuée, rendue plus discrète et plus noble.
LIVRE lïî
L'ESPRIT NOUVEAU L'ENCYCLOPÉDIE
CHAPITRE I
LA SITUATION EN 1750
Nous avons essayé jusqu'ici, sans négliger l'histoire de
l'art littéraire, de suivre surtout, dans un siècle où,
comme nous l'avons dit, la littérature est une arme bien
plus qu'un art, la formation successive de l'esprit du
siècle. C'est dans \' Encyclopédie que nous allons le voir
maintenant prendre un corps, et remporter une victoire
demeurée jusqu'alors douteuse. Ici donc est le nœud
vital du xviii^ siècle. En 1750, la bataille n'est pas
«ntamée. Voltaire est à Berlin, Rousseau publie à peine
son premier discours, Diderot est encore obscur, et
d'Alembert n'est qu'un géomètre. En 1760, tout est
changé. De même en effet que dans la vie des hommes,
il y a ainsi, dans la vie des siècles, un point d'où tout
dépend, un moment décisif de toute l'orientation future.
C'est Cromwell arrêté par ordre royal au moment où il
part pour l'Amérique; c'est Louis XIV n'épousant pas
Marie Mancini; c'est Napoléon réussissant Brumaire;
■c'est le Jansénisme barrant la route au Cartésianisme;
c'est, en 1750, l'entreprise de V Encyclopédie.
m. 2i
322 HISTOIRE DE LA LITTERATUIIE FRANÇAISE CLASSIQUE
Cette observation vaut bien la peine qu'on y insiste, car elle coupe court à deux paradoxes aussi contraires à la vérité qu'à l'opinion. L'un, que l'esprit révolutionnaire existait avant les philosophes, et que les querelles des parlements et les alFaires ecclésiastiques avaient mis sérieusement en danger déjà l'autel et le trône; l'autre est qu'en 1787, ou 1788, on pouvait encore arrêter la Révolution approchante, et que par conséquent l'impul- sion donnée par les philosophes n'était pas d'une telle force. Mais on verra que la Révolution a été préparée par V Encyclopédie à partir de 1750, qu'elle était ainai inévi- table, et que, sans {Encyclopédie, les querelles des parlements et les discussions des Jansénistes n'auraient point ébranlé la monarchie. A V Encyclopédie tout abou- tit dans ce siècle, et d'elle to-ut dérive, car j'irais jus- qu'à dire que Voltaire, Montesquieu et Rousseau ont été enrégimentés dans l'action commune. 11 est donc néces- saire, avant tout, de savoir quelles circonstances ont favo- risé, dans son début, le mouvement.
Le premier phénomène littéraire qui nous frappe, aux alentours de 1750, est la pauvreté de la littérature propre- ment dite : jamais la poésie, le théâtre, le roman, la cri- tique, n'ont été plus indigents en œuvres qui comptent, plus abondamment stériles. C'est que c'est alors que chanofc la notion même de littérature. La littérature désormais, n'est plus l'art d'exprimer la beauté, mais l'art d'exprimer dans la langue de tout le monde ce qui n'était qu'à l'usage de quelques spécialistes. Elle instruit, au lieu de toucher; elle ne s'attache plus à plaire, elle vulgarise. Or il est assez rare que deux conceptions aussi différentes, voire aussi contradictoires, prospèrent ou se
LA SITUATION EX 1750 323
développent en même temps; et précisément c'est ce qui est arrivé au xviii* siècle. A mesure que la littérature telle que l'avaient conçue Boileau, Racine, La Fontaine, Regnard même et Le Sage, c'est-à-dire la peinture objective et l'impersonnelle représentation de la vie, perd du terriiin et cède la place, elle perd aussi des moyens : la vie se retire insensiblement d'elle, et avec la vie cette sympathie qui lui est nécessaire, la complicité de l'opi- nion, et la faveur du goût public; il n'en subsiste que des formes vides, qui ressemblent à des parodies ou à des caricatures des grands modèles.
■ Je ne parle qu'à peine de la poésie proprement dite. Pour diverses raisons plusieurs fois développées, la litté- rature classique n'était ni épique, ni lyrique : la structure même de la société s'y opposait par principe; 1' « honnête homme » y étant celui qui ne mettait pas d'enseigne, y était donc aussi celui qui mettait uniquement sa gloire à faire mieux que personne ce que faisait tout le monde. Ajoutons là-dessus qu'aux environs de 1750 la grande poésie est représentée par Le Franc dePompignan, et la poésie légère par Bernis : ces noms peuvent suffire.
Même décadence au théâtre. Considérons en effet quel- ques succès des années 1747 et 1748 : la Gouvernante de La Chaussée, par exemple, le Méchant, de Gresset, Sémiramis de Voltaire. Le Méchant, qui fut en son temps célébré par-dessus les nues, est une assez jolie chose, dont le style, comme nous l'avons vu, est assez remar- quable : svelte, brillant, spirituel, et qui reste ainsi agréable à lire; mais de la Gouvernante et de Sémiramis on peut dire que ce sont de vraies parodies des pièces classiques, pour l'abondance de leurs épisodes, qui
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trahissent la pauvreté de l'invention, pour l'absence de toute idée capable de soutenir l'intrigue, le sentiment de leur inutilité qu'elles laissent après elles, et la médiocrilc de leur style. Mais le grand défaut commun au Méchant, à la Gouvernante, à Sémiraniis, c'est le romanesque ou l'arbitraire des combinaisons. Voilà bien le grand ennemi du théâtre, et c'est le signe où l'on reconnaît (ju'uii auteur n'a rien à dire, que son unique préoccupation est de remplir les cinq actes, et qu'il traite enfin son art comme un métier.
Le roman n'est pas représenté. Le Sage est mort en 1747 ; Marivaux laisse inachevés pendant dix ans sa Marianne et son Paysan parvenu ; Prévost traduit Richardson. Et, pour les remplacer, on ne peut nommer Crébillon fils, avec son Sopha, ni Duclos, avec ses 6'o/z- fessions du Comte de ***. Il y a bien les Bijoux indiscrets de Diderot, et, de Voltaire, Zadig, qui paraissent en 1748. Mais ce sont en somme des contes, et non des romans. Le roman ne renaîtra qu'avec la Nouvelle- Héloïse.
Remarquons que cette stérilité n^a pas de causes exté- rieures. Nous sommes au lendemain de Fontenoy, de Raucoux, à la veille du traité d'Aix-la-Chapelle, traité de dupe si l'on veut, mais dont la duperie a grand air; la France fait encore figure en Europe ; elle y est encore une puissance prépondérante, et la gloire de Maurice de Saxe balance celle de Frédéric, qui d'ailleurs est notre; allié; et si l'on a commis une grande faute en prenant parti contre Marie-Thérèse, personne ne s'en doute. A l'intérieur, la situation n'est pas mauvaise. S'il règne quelque embarras, quelque désordre même, dans les
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finances, il n'y a rien d'irréparable. On ne reproche communément à M™* de Pompadour que de manquer de naissance, et aussi bien ne s'est-elle pas encore incrérée dans le gouvernement : elle protège les artistes et les gens de lettres. En moins de cinquante ans, le luxe s'est développé; l'on n'a jamais tant causé, tant soupe; on ne s'est jamais tant amusé; les gens de lettres n'ont jamais été plus heureux, plus protégés, plus admirés, plus choyés. Lisez plutôt les Mémoires de M™° d'Épinay et ceux de Marmontel, et les Confessions de Rousseau. Et d'autre part le goût s'est développé, s'est affiné, s'est subtilisé : tout homme du monde, et toute femme, sont devenus juges, et bons juges des choses de l'esprit. Que faut-il donc, dans cette prospérité qui semblerait devoir favoriser le développement de la littérature, que faut-il pour expliquer cette stérilité?
Il faut, comme nous le disions, une cause plus inté- rieure, et cette cause est celle que nous disions : c'est que la littérature a maintenant d'autres ambitions. C'est qu'elle s'attribue une fonction sociale, un rôle dans l'État; c'est que la préoccupation morale a passé au premier plan, et que la préoccupation d'art est devenue secondaire.
En quoi consiste cette préoccupation morale, c'est ce que nous avons vu, en étudiant Montesquieu, puis Vau- venargues : l'un et l'autre, ces deux penseurs réservent toute leur admiration pour l'institution sociale, et déter- minent par elle et par ses intérêts ce qu'ils appellent bien et mal. La même idée se retrouve, sous une autre forme, dans un livre aujourd'hui bien oublié, mais qui fit en son temps autant de bruit que pas un autre, et qui le dut à ce qu'il est l'un des premiers livres de philosophie contre
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lesquels on ait sévi par la main du bourreau : c'est le livre des Mœurs, de l'avocat Toussaint, publié en 1748. Il contient des caractères, comme le livre de Vauvenargues, dont il est inspiré, et se divise en trois parties : Pitié, Sai^'esse, Vertus sociales. On y trouve de curieux détails; et sur certains points Rousseau s'en est souvenu. Mais c'est l'inspiration générale qui en est intéressante :
Ce sont les moeurs qui en sont l'objet, la Religion n'y entre qu'en tant qu'elle concourt à donner des mœurs : or, comme la Religion naturelle suffit pour cet effet, je ne vais pas plus avant.
[Introduction.)
Soumettez la chair à l'esprit; mais ne lanéantissez pas.... Cette prévention, qu'on ne saurait aimer Dieu sans contrarier tous les instincts de la Nature..., est si généralement répandue, qu'on ne s'avise pas de vanter la sainteté d'un homme qui fait tous les jours ses quatre repas, qui mange indifféremment chair ou poisson, qui porte des habits propres et couche sur le duvet —
[I'^'^ partie.)
Toutes choses égales d'ailleurs, de deux fautes la plus griève est celle qui fait tort à (jul Iqu'un : et si toutes deux sont préju- diciables, la plus énorme est celle qui porte un plus grand dom- mage....
[11° partie.)
Littérairement l'ouvrage n'a pas grande valeur, mais il a fait, h cette époque, un grand effet, dont le Journal àe Barbier est garant.
Voulons-nous un autre exemple? Nous le trouvons dans les Considérations sur les mœurs, de Duclos, publiées en 1750. J'en extrais deux passages :
Les préjugés nuisibles à la société ne peuvent être que des erreurs, et ne sauraient être trop'combattus... A l'égard des pré- jugés (jui tendent au bien de la société, et qui sont des genres de vertus, on peut être sûr que ce sont des vérités qu'il faut respecter et suivre....
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On déclame beaucoup depuis un temps contre les préjugés ; peut-être en a-t-on trop détruit : le préjugé est la loi du commun des hommes... Je ne puis me dispenser à ce sujet de blâmer les écrivains qui, sous prétexte, ou voulant de bonne foi attaquer la superstition, ce qui serait un motif louable et utile, si l'on s'y renfermait en philosophe citoyen, sapent les fondements de la morale, et donnent atteinte aux liens de la société... Le funeste effet qu'ils produisent sur leurs lecteurs est d'en faire dans la jeunesse de mauvais citoyens, des criminels scandaleux, et des malheureux dans l'âge avancé.
Ces deux passages me paraissent diversement, mais également instructifs. Dans le premier, c'est la valeur sociale des préjugés qui les juge : utiles à la société, il faut qu'on les conserve; inutiles, ils sont condamnés, et c'est toujours la même théorie, l'utilité sociale devenant la mesure du bien et du mal. Mais dans le second l'auteur s'avise qu'on a peut-être détruit trop de préjugés, et ceci est le signal d'une espèce d'accalmie dans la propagande de l'esprit nouveau. Ou plutôt, c'est le signal et l'ex- pression d'une politique entrevue confusément, et qui va faire un moment espérer aux Encyclopédistes l'appui du pouvoir.
Cent ans auparavant l'on se rappelle dans quelles con- ditions Molière avait fait jouer Tartufe, et c'était en exploitant la sourde irritation de l'amant de M"* de La Vallière et de M™^ de Montespan contre tous les gêneurs qui, au nom de la religion, se voilaient la face devant ces scandales. 11 se produit en 1750 quelque chose de semblable. Bourgeoise de naissance, le parti des novateurs voit dans M""^ de Pompadour une protec- trice obligée, dont les ennemis à la cour sont les mêmes que ceux des philosophes. Et en effet, fort empêchée de s'appuyer sur la noblesse, et encore plus sur le clergé,
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la nouvelle favorite va être obligée de compter avec l'opi- nion, et l'opinion, ce sont les philosophes. lisse flattent donc de l'espoir qu'ayant besoin d'eux, elle agira pour eux sur l'esprit du roi, et qu'aussi, ayant pour eux le roi, ils pourront librement attaquer la « superstition )), comme ils l'appellent, et qui le gène autant dans la satisfaction de ses vices qu'elle les gêne dans l'expres- sion de leurs idées. Voilà pourquoi l'on peut relever dans la Correspondance de Voltaire d'aussi nombreux passages où il affirme que la cause de la libre pensée doit être celle des rois !
La nomination de Voltaire à l'Académie en 1746, h la place d'historiographe, au titre de gentilhomme ordinaire de la Chambre en 1747, est comme qui dirait le premier effet de ce pacte; et la protection que d'Argenson et Malesherbes vont donner à VEncyclopédie en sera le second; et qui sait? si Louis XV eût été un autre homme, le cours du siècle en eût été changé, ou celui des évé- nements en eût été précipité. — Mais il était Louis XV, indolent à la fois et perspicace, et la conscience française d'alors solidarisait étroitement l'idée monarchique et l'idée religieuse. Le plan des philosophes ne pouvait donc pas réussir. Ajoutons, d'autre part, que des aristocrates de naissance ou de tendances, comme Montesquieu et Voltaire, pouvaient le concevoir et s'y subordonner, mais que des plébéiens tels que d'Alembert, Diderot, Rous- seau, ne le pouvaient guère : ils ont marché quelque temps d'accord avec les premiers, mais c'étaient des hommes d'une autre espèce, d'une éducation inférieure, et de passions plus violentes.
En même temps que changeaient les idées littéraires.
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OU plutôt les idées que désormais la littérature se char- geait de répandre, les mœurs aussi se modifiaient. La religion perdant une partie de son autorité dans les que- relles jansénistes, le luxe envahissant la société davan- tage chaque jour, les mœurs perdirent leur gravité, et jusqu'à leur tenue. Le vice devient la preuve de l'indé- pendance de l'esprit et de l'élégance. Les salons sont pré- sidés par des femmes tarées ou déshonorées. Si la cour en est un, nous y voyons trôner M™^ de Pompadour. A la ville, ce sont : M™^ de Luxembourg, sur le compte de qui il court, et très justement, de vilaines histoires; ^|me jjy Deffand, ci-devant maîtresse du Régent, puis de Dubois, puis de Voltaire, et si déconsidérée qu'elle dut attendre, pour ouvrir un salon, d'avoir passé la cinquan- taine; M™^ d'Epinay, fille d'un fermier général, qui, dans ses Mémoires, raconte avec tant d'entrain et d'impu- deur tel amour avec Francueil ou avec Grimm, et com- ment elle favorisait les entrevues de sa belle-sœur avec Gélyotte le ténor; enfin au dernier étage M'" de Lespi- nasse, fille d'un double adultère, dame de compagnie chez M™* du Deffand, puis volant de ses propres ailes, et recevant ses adorateurs dans un salon à elle, trahissant d'Alembert pour le comte de Guibert, et maîtresse du marquis de Mora.
De cette dissolution morale les mauvais romans d'alors font foi. Nous avons déjà constaté chez Regnard, Le Sage et Dancourt beaucoup de mauvais ton, quel({ue grave- lure et un peu d'obscénité. Or, à côté de Crébillon fils et de Duclos, Regnard est prude et Le Sage vertueux !
Au milieu de ces bouleversements, les Encyclopédistes auront beau jeu. Mais ajoutons qu'ils ont pour eux le
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talent ou le génie. Ils auraient pu assurément ne pas l'avoir; et, au xvii* siècle, par exemple, le talent ni le génie n'appartenaient exclusivement aux novateurs et aux « libertins » ; en face de Descartes, il y avait Pascal, et Bossuet et Bourdaloue en face de Molière. Mais, au xviii* siècle, les traditions monarchiques et religieuses n'ont pour les défendre qu'un Fréron, lettré sans lar- geur de vues, homme d'esprit sans portée, de nulle élo- quence, et qui semble parfois, étant gagné lui-même en partie par la contagion des idées nouvelles, résister par entêtement plutôt que par conviction véritable. Et qu'est-ce que Fréron, en face de Montesquieu, de Vol- taire, de Rousseau, de BufTon, de Diderot?
Si l'on nous demande la raison de cette inégalité, nous pourrions répondre que « l'esprit souffle où il veut » ; mais assurément le progrès des sciences y est pour quel- que chose. Elles avaient ainsi attiré à elles la plupart des grands esprits. C'est alors, c'est désormais, que les sciences — mathématiques, physiques et naturelles — se sont vraiment constituées. La Science a délimité son domaine, se déclarant autonome, c'est-à-dire ne relevant que de ses propres méthodes; s'opposant aux autres formes de savoir, comme ayant son objet à elle, tout à fait dis- tinct de celui de la religion, ou de la philosophie, ou de l'histoire; et s'y opposant même jusqu'à l'hostilité, et haïssant dans ces autres formes l'esprit de tradition ou d'autorité qui retardait sa propre naissance, ou la cou- science qu'enfin elle a prise d'elle-même!
Quels pas elle fait dès lors! Newton a modifié de fond en comble l'idée qu'on se faisait du système du monde : ses lecteurs, habitués jusque-là à considérer la terre
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comme le centre de l'univers, ne la voient plus que comme une simple planète. Les sciences naturelles vont s'efforcer à leur tour de démontrer que l'homme n'est pas le centre de la Création, et de détruire la notion du miracle en introduisant l'idée de Loi. Les sciences morales enfin se détachent de la théologie, et VEsprit des Lois (1748) vient de « laïciser » la législation. Ainsi donc, sous l'empire des circonstances commence à se dessiner la conception de la science, non pas en soi, ni spontanément, ni d'une manière qui lui soit propre, ni surtout d'une manière désintéressée, mais comme une machine de guerre. La Science est destinée par ceux qui l'organisent alors à nous émanciper de la « supersti- tion » du 'passé : car il leur semble qu'elle n'a connu d'obstacle à son progrès que dans cette superstition même; et, de cette émancipation, à son tour, ils esti- ment qu'on verra résulter son progrès.
Dès lors, on proscrit les causes finales : si nous vou-^ Ions entendre quelque chose aux phénomènes de la nature, ne recherchons ni en quoi ils contribuent à la gloire de Dieu, ni l'intérêt que l'homme en tire, ni le pourquoi de leur comment : l'objet de la science n'est désormais que la constatation du fait. Dès lors, on affirme l'immutabilité des lois de la nature, et l'on nie ou l'on élimine, comme Montesquieu vient de le faire, l'idée de la Providence, surtout de la Providence particulière. Et l'on affirme qu'il peut bien y avoir des ignorances actuelles, mais que rien n'est en dehors de la compé- tence de la raison : et c'est la négation du surnaturel général. Et l'on décrète qu'aucune considération, d'au- cune sorte, ne peut empêcher la rigoureuse applica-
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tion de la loi : et c'est la négation du surnaturel parti- culier, du miracle. Moins la science tient de compte de r « hypothèse Dieu », prétend-on, et plus elle est la science : et c'est la négation de Dieu. Plus de mystère, si ce n'est seulement. Voltaire l'avoue, « celui de l'imper- fection de la raison humaine ».
Le caractère anti-chrétien de cette tendance est assez évident. En a-t-elle pris conscience d'abord? 11 n'y a eu sans doute au début qu'intention de « réagir », sans qu'on mesurât la portée de la réaction. Et c'est VEncy- clopédie qui va évaluer nettement cette portée, et s'enga- ger sur la voie avec décision. Mais elle est responsable, dès ce moment, d'un abaissement de la pensée. Les grandes questions, les questions capitales, vont en quelque sorte s'évanouira l'horizon intellectuel; on se donnera pour excuse que « la recherche n'en est pas scientifique », ni la discussion susceptible d'aboutir à des conclusions qui répondent au type de la certitude « cartésienne ». Et Voltaire dira :
Allons-nous nous désoler de n'avoir que cinq sens, et de ne pas connaître le secret de l'Univers?
Il est permis de voir dans cette indifférence une des raisons de l'infériorité sfénérale de la littérature du xviii" siècle, et notamment du manque absolu d'élo- quence et de poésie, qui la caractérisera jusqu'à Rousseau.
Changement d'orientation en littérature, dissolution morale, formation d'un certain concept de la science, tels sont les trois phénomènes très apparents à la fin de la première moitié du xviii" siècle.
CHAPITRE II
LES DEBUTS DE L'ENTREPRISE
On lit dans YHistoire de France de Michelet :
Diderot fut très beau en prison — Dans ce séjour de trois mois à Vincennes, il suivit son grand plan d'une association univer- selle des gens de lettres, contenant leurs travaux dans un diction- naire qui contiendrait la science humaine.... Dans sa vaste entre- prise, au peuple des lettrés sunit le peuple financier.... Plusieurs y mirent leur vie.... h' Encyclopédie fut bien plus qu'un livre : ce fut une faction. A travers les persécutions, elle alla grossissant. L'Europe entière s'y mit....
... Voici ce qui advint. Le vieu.\ et savant d'Aguesseau, malgré les côtés tristes, misérables de son caractère, avait deux côtés élevés, sa réforme des lois, et une passion personnelle, le goût et le besoin de l'universalité, certain sens encyclopédique. Un jeune homme, un jour, vint à lui, homme de lettres vivant de sa plume, et asseï mal noté pour des livres hasardés que la faim lui avait fait faire. Cet inconnu suspect fît pourtant un miracle. Le vieux avec stupeur l'écouta, déroulant le gigantesque plan du livre où seraient tous les livres. Dans sa bouche, les sciences étaient lumière et vie. C'était plus que parole, c'était création. On eût dit qu'il les avait faites, et les faisait encore, ajoutait, étendait, fécondait, engendrait toujours. L'effet fut incroyable. D'Agues- seau, un moment au-dessus de lui-même, oublia le vieil homme, fut atteint du génie, grand de cette grandeur. Il eut foi au jeune homme, protégea Y Encyclopédie.
334 HISTOIRE DE LA LITTEUATUIIE FRANÇAISE CLASSIQUE
Je n'ose pas dire qu'il y ait clans ce récit, comme à l'ordinaire chez Michelet, plus d'imagination et de fan- taisie que de vérité; mais jusqu'ici je n'ai pas pu trouver qui a parlé le premier d'une entrevue de Diderot et de d'Aguesseau. En tout cas il n'a pas protégé longtemps l'entreprise, puisque lui et les siens ont cessé d'avoir aucune influence en 1750, avant l'apparition du premier volume. Et, enfin, le gigantesque plan du « livre où seraient tous les livres » n'appartenait pas à Diderot.
En revanche, ce que nous pouvons retenir du. récit de Michelet. c'est que le pouvoir ne vit pas d'un mauvais œil les débuts de l'entreprise ; — et nous en aurons tout à l'heure d'autres témoionagrcs.
Comment s'était-elle constituée?
L'idée même d'une Encyclopédie des connaissances humaines n'était pas précisément neuve, et sans parler des Anciens, ni du Moyen Age, le premier qui l'émit dans les temps modernes fut un théologien du temps de la Réforme, Jean Henri Alstedius, qui vécut de 1588 à 1638. L'une de ses principales occupations, nous dit Bayle, était de composer des méthodes, et de réduire en certains systèmes toutes les parties des Arts et des Sciences. Voilà bien l'une des idées qui entrent dans la notion d'Encyclopédie; et elle est confirmée d'ailleurs par le titre de Encyclopicdia omnium scieiiliarum qu'Alstedt donna en 1620 à son ouvrage. Je ne con- nais pas cette Encyclopicdia , mais je sais par ailleurs qu'Alstedt était un grand admirateur de Raymond LuUe, et j'en profite, ou, si l'on le veut, j'en abuse, pour conjec- turer que son illusion était celle de toutes les Encyclo- jK'dies; c'est l'illusion qui consiste à croire qu'il y aurait
LES DÉBUTS DE L ENTRE PUISE 335
comme une clef de la connaissance universelle, une a7-s magna, dont la possession équivaudrait à celle d'une sorte de talisman, et qui nous ouvrirait à volonté les portes, pour ainsi parler, de tout ce que nous ne connaissons pas.
Au surplus, et en vertu de l'adage : Qui sait où est la science est tout près de l'avoir, Qui scit iibi scientia sit, ille est proximus habenti, il était naturel qu'à mesure que le domaine de la connaissance s'étendait, la littéra- ture des Dictionnaires s'étendît à proportion. Et en effet, dans les dernières années du xviu^ siècle, sans parler de ceux de langue, toutes sortes de Dictionnaires parais- sent : biographiques, techniques, géographiques, histo- riques. Le plus célèbre de tous est, comme nous l'avons vu, le Dictionnaire historique et critique de Bayle. Nous avons constaté combien la disposition en est compliquée, et subtile, et perfide, que le rapport du texte et des notes y est surtout remarquable, et que personne comme Bayle n'a usé des renvois. Je distingue, dit-il,
Je distingue deux sortes de renvois, les uns de choses et les autres de mots. Les renvois de choses éclaircissent l'objet, indiquent ses liaisons prochaines avec ceux qui le touchent immé- diatement, et ses liaisons éloignées avec d'autres qu'on croira isolées; rappellent les liaisons communes et les principes ana- logues; lorlilîent les conséquences; entrelacent la branche au tronc, et donnent au tout cette unité si favorable à l'établissement de la vérité et à la persuasion. Mais, quand il faudra, ils produi- ront aussi un effet tout contraire : ils opposeront les notions, ils feront contraster les principes; ils attuiiueront, élnanleront. ren- verseront secrètement quehjues opinions ridicules f/u'on n'oserait insulter ouvertement. Si l'auteur est impartial, ils auront toujours la double fonction de confirmer et de réfuter, de troubler et de concilier.
Il y aurait un grand avantage dans ces derniers renvois.
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L'ouvrage entier e« recevrait une force interne et une utilité secrète, do«t les effets sourds seront nécessairement sensibles avec le temps. Toutes les fois, par exemple, qu'un préjugé national mériterait du respect, il faudrait à son article Vexposer respec- tueusement^... mais renverser l'édifice de fange et dissiper un vain amas de poussière, en renvoyant aux articles où des prin- cipes solides servent de base aux vérités opposées. Cette manière de détromper les hommes opère très promptement sur les bons esprits; elle opère infailliblement et sans aucune fâcheuse consé- quence, secrètement et sans éclat, sur tous les esprits. C'est l'art de déduire tacitement les conséquences les plus fortes.
Mais, je m'aperçois que je me trompe. Ce n'est pas Bayle que l'on vient de lire, c'est Diderot lui-même. Et j'en suis bien aise, si l'on ne saurait avouer plus franche- ment sa dette envers Bayle. C'est en effet l'esprit de Bayle qui anime Y Encyclopédie, et l'on comprend que d'Alem- bert et Diderot aient déclaré fl|u'ils avaient eu « des contemporains sous le règne de Louis XIV ».
Eniin, en 1727, parut un Dictionnaire qui peut-être, lui aussi, a quelques obligations à Bayle : V Encyclopédie, ou Dictionnaire universel des Arts et des Sciences, publié par Chambers en deux volumes in-folio. Le livre eut cinq éditions. L'auteur était Anglais et Quaker.
« Notre intention, disait-il, est de considérer ici toutes les matières, non seulement en elles-mêmes, mais au point de vue des rapports qu'elles soutiennent entre elles »; ou encore comme formant chacune un tout et comme étant à la fois autant de parties d'un tout plus considérable. Malheureusement, il s'en faut qu'il ait réalisé son objet, et son Dictionnaire n'est guère qu'une compilation.
Quoi qu'il en soit, aux environs de 1740, deux étran- gers, un Anglais nommé Mills et un Allemand nommé
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LES DEBUTS DE h ENTREPRISE 337
Scellius, vinrent proposer au libraire français Le Breton, (le traduire V Encyclopédie de Chambers. Le Breton trouva sans doute que l'affaire était bonne, car il se mit en devoir d'obtenir le Pi-ivilege qu'il fallait; mais au lieu de le solliciter pour les traducteurs, ce fut pour lui-même qu'il le demanda et l'obtint. On se fâcha, on se disputa, puis, l'Allemand étant mort et l'Anglais ayant repassé sur son île , Le Breton resta seul avec son Privilège et la moitié de sa traduction. Il s'adressa alors à l'abbé de Gua de Malves. C'était un singulier personnage, si nous en croyons l'éloge qu'en a fait Condorcet : physicien, mathématicien, traducteur de Berkeley, son caractère était aussi difficile que son existence fut décousue. On ne s'entendit pas davantage; mais, avant de se séparer du libraire, il avait eu le temps de modifier le caractère de l'ouvrage, au point d'en faire un ouvrage nouveau. Voici le témoignage de Condorcet :
Il était difficile qu'il ne s'élevât des discussions fréquentes entre un savant qui n'envisageait dans cet ouvrage qu'une entreprise utile au perfectionnement des connaissances humaines ou de l'instruction publique, et les libraires qui n"y voyaient qu'une affaire de commerce. M. l'abbé de Gua, que le malheur n'avait rendu que plus facile à blesser, et plus inflexible, se dégoûta bientôt, et abandonna ce travail de V Encyclopédie. Mais il avait eu le temps d'en changer la forme : ce nélait plus une simple traduction augmentée, c'était un ouvrage nouveau, entrepris sur un plan plus vaste. Au lieu d"un dictionnaire des parties des sciences les plus répandues, les plus usuelles, ouvrage utile en lui-même, et qui nous manque, M. l'abbé de Gua entreprit de réunir, dans un dépôt commun, tout ce qui formait alors l'ensemble de nos connaissances. Il avait su de plus intéresser au succès de ce travail, et engager à y concourir, plusieurs hommes célèbres dans les sciences et dans les lettres, MM. de Fouchy, le Roy, Daubenlon, Louis, de Condillac, de Mably; enfin MM. d"Alembert et Diderot....
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C'est donc h ce moment qu'intervint Diderot. Né à Langres en 1713, où son père était coutelier, Diderot avait reçu une très bonne instruction chez les Jésuites de Langres, puis au collège d'Harcourt. Quand l'âge était venu de prendre une profession, son père avait voulu qu'il fût médecin, avocat ou procureur; mais le jeune homme avait répondu qu'il ne voulait rien faire. Le père alors, selon la coutume, lui avait coupé les vivres, et, de ce jour, avait commencé pour Diderot une existence irré- gulière dont on sait qu'on retrouve des traits pitto- resques dans son Neveu de Rameau. On retrouve égale- ment, dans son Père de famille, l'histoire de son mariage. La jeune fille qu'il épousa en 1743 se nommait Antoi- nette Champion: elle avait trente-deux ans et vivait avec sa mère d'un petit commerce de lingerie. Le père de Diderot, qui sans doute avait rêvé mieux, refusa son consentement. Diderot passa outre, et le mariage eut lieu secrètement. M™^ Diderot n'apportait rien, et Diderot pas un sou; il fallait donc travailler pour vivre, et Diderot se mit aux gages des libraires comme traducteur. C'est à ce titre, étant déjà de la maison, qu'après la retraite de l'abbé de Gua, Le Breton le chargea de l'affaire de y Encijclopédie : il avait trente-trois ou trente-quatre ans.
Ce n'est pas encore le lieu de le juger, et cependant dès à présent je ne puis m'empêcher de le caractériser avec trois lignes de ce Bacon dont il allait se faire l'enthousiaste disciple :
Sunt qui cogitationum vertigine delectantur ac pro servitutc habent fide fixa aut axîomatis constantibus constringi,
c'est-à-dire que le tournoiement, l'agitation désordonnée
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de ses imaginations fait son bonheur, et qu'il croirait être esclave, s'il s'astreignait à un dessein suivi.
Cependant avec le développement que déjà l'abbé de Gua lui-même, et sans doute aussi Diderot avaient donné à l'idée de V Encyclopédie, Le Breton ne pouvait plus se risquer seul dans une affaire aussi grosse. Il s'était donc associé trois autres libraires, et, comme il lui fallait aussi d'autres garanties morales, à Diderot il avait adjoint dans la direction de l'entreprise, en la personne de d'Alembert, une sorte de tuteur ou de mentor officiel.
On connaît l'histoire de d'Alembert. Fils naturel de M™® de Tencin et de Destouches, — celui qu'on appelait Destouches-Canon pour le distinguer du poète comique et parce qu'il était officier d'artillerie, — il avait été exposé sur les marches de l'église Saint-Jean-le-Rond par ordre de sa mère, et confié par le commissaire du quartier à une brave vitrière qui l'avait tendrement élevé. Au reste, son père ne l'avait pas tout à fait abandonné, et il avait fait de bonnes études au collège des Quatre- Nations. Il y avait montré, de bonne heure, une rare aptitude scientifique, et, entré dès l'âge de vingt-quatre ans à l'Académie des Sciences, il justifie sa nomination par des travaux qu'on dit très remarquables, notamment un Traité de Dynamique et un Mémoire sur la cause géné- rale des Vents. 11 est nommé membre de l'Académie de Berlin.
Or appartenir à une Académie, ce n'est guère aujour- d'hui qu'un honneur, mais, au xviii^ siècle, c'était un avantage social considérable ; c'était une garantie assurée contre l'arbitraire, et l'entrée dans la classe des privi- légiés. Les ennemis de d'Alembert et ceux de Voltaire
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en ont su quelque chose. Enfin c'était pour le libraire une garantie de sécurité relative : un académicien avait accès auprès du directeur de la Lii)rairie; il pouvait entrer en contact et traiter avec les ministres; et enfin le souci de sa dignité le préservait contre les tentations dont les gens de lettres sont coutumiers. Telle fut évi- demment la raison qui dicta le choix des libraires; et ainsi fut formée l'association qui a rendu inséparables les noms de Diderot et de d'Alembert.
Le second a toute la pondération d'esprit, tontes les- petites habiletés, toute la prudence qui manquait tant à l'autre. On le vit bien dès le début, et que si Diderot eût été chargé de l'entreprise, elle eût été dans le cas d'avorter avant que de naître. Tout en s'occupant en effet et consciencieusement de sa tâche, de délimiter et de préciser son plan, de recruter des collaborateurs, de s'informer très curieusement des arts qu'il ne con- naissait pas, Diderot s'occupait aussi d'autre chose et notamment de s'amuser. Il avait fait en 174.5 la connais- sance de M"* de Puisieux, et pour subvenir aux besoins de son double ménage faisant double besogne, il avait. en 174.5 composé un Essai sur le mérite et la vertu, en 1746 des Pensées philosophiques, en 1748 les Bijoux indiscrets. Le dernier éditeur de Diderot écrit à ce propos : « Les Pensées philosophiques furent composées, dit-on, du vendredi saint au lundi de Pâques 1740. I^es cinquante louis qu'elles produisirent étaient destinés à M°" de Puisieux, qui, par ses exigences réitérées, a puissamment excité la verve créatrice de Diderot, et, par conséf|uent, mérite quelque reconnaissance, m Voilà une étrange morale! Le même éditeur voudrait bien que
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l'emprisonnement de Diderot en 1749, à l'oceasion de sa Lettre sur les aveugles à Vusage de ceux qui voient, eût eu pour cause la hardiesse des idées que Diderot exprime dans ce factum. Mais les i îi'os n'ont là rien de particulièrement hardi, etl'embastilleitient du philosophe ne fut que l'effet d'une vengeance de femme; après cela, comme il existait quelques dénonciations de police, on ne fut pas fâché de lui faire payer d'un seul coup toutes ses hardiesses, et de lui donner une leçon. INIais, ce qui est bien remarquable, c'est qu'en dépit de ces dénoncia- tions et de la Lettre sur les Aveugles, ce fut au nom de V Encyclopédie que Diderot fût délivré. Nous avons les requêtes des libraires qui ne laissent aucun doute là- dessus. Dans la première, ils demandent que Diderot, dans l'intérêt de l'ouvrage qu'il dirige, puisse librement communiquer avec le dehors; dans la seconde, qu'on le délivre pour qu'il puisse travailler plus aisément à son ouvragfe.
L'entreprise reprenait donc son cours interrompu. En 1750 paraissait le Prospectus; en 1751, les deux premiers volumes précédés d'une Dédicace à M. d'Argen- son, d'un superbe frontispice de Cochin, et d'un Discours préliminaire.
CHAPITRE III
LE DISCOURS PRÉLIMINAIRE DE ^ENCYCLOPÉDIE
Ce Discours, sur lequel oi a épuisé les éloges et qu'on a voulu remettre à la mode, est un bel exemple de l'insuf- fisance des savants quand ils veulent sortir de leur domaine. — Afin de mieux nous rendre compte de la valeur et du contenu de ce morceau fameux, nous en renverserons l'ordre et, au lieu de deux parties, je le diviserai en trois; laissant la troisième à sa place, je fais de la seconde la première. A la vérité, j'observerais l'ordre de l'auteur, s'il avait tenu les promesses de son plan : il disait efTectivement dès le début :
Le premier pas que nous ayons à faire, est d'examiner la généalogie et la filiation de nos connaissances.
Voilà qui est bien. Mais il ne faut pas ici que les mots nous fassent illusion : ce qu'il a recherché sous le nom de généalogie et de filiation, c'est l'origine métaphysique et l'enchaînement logifjue, c'est à-dire quelque cliose de plus ou moins arbitraire. Il est évident, en effet, que pour connaître la véritable origine, la source première
LE DISCOURS PRÉLIMISAIRE DE L ENCYCLOPÉDIE 343
de nos coanaissaces, il nous en faudrait connaître nous- mêmes le système entier, clans son ensemble et les rela- tions de ses parties. Mais nous ne le connaissons pas; et par conséquent notre logique ne peut imposer à la diversité de nos connaissances qu'une unité toujours arbi- traire et subjective.
L'univers, pour qui saurait l'embrasser d'un seul point de vue, ne serait, s'il est permis de le dire, qu'un fait unique et une grande vérité.
C'est ce qui lui plaît à dire ! Mais il n'en est peut-être rien du tout; et en tout cas il n'en sait rien, ni lui, ni moi, ni personne. Même aujourd'hui, dans l'état de nos connais- sances, la discontinuité de l'univers n'est pas plus difficile à prouver que sa continuité; et il se peut qu'il n'y ait pas d'interruption, mais il se peut aussi qu'il y ait des abîmes.
Mais, au contraire, la recherche de la manière dont les connaissances se sont, historiquement, formées ou déve- loppées; la détermination des époques successives des acquisitions de l'esprit et de l'intelligence ; les révolutions ou l'évolution de la science de siècle en siècle ou d'âore en âge; voilà une recherche qui pouvait être féconde, et que d'Alembert n'a point tentée, en dépit de ce qu'il avait promis. — Qu'a-t-il donc fait?
Dans sa prétendue seconde partie, que je fais passer la première, il a tracé le tableau du progrès de l'esprit humain depuis la Renaissance; dans la première alors, qui devient pour nous la seconde, il a présenté une ana- lyse lie l'esprit humain, sur laquelle il a fondé sa classi- fication des sciences; enfin, dans la troisième, il a exposé l'ambition dont il se flattait.
344 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Cet ouvrage pourra, du moins un jour, tenir lieu de bibliothèque dans tous les genres à un homme du monde; et dans tous les genres, excepté le sien, à un savant de profession; il dévelop- pera les vrais principes des choses; il eu marquera les rapports; il contribuera à la certitude et aux progrès des connaissances humaines; et en multipliant le nombre des vrais savants, des artistes distingués, il répandra dans la société de nouveaux avan- tages.
Étudions successivement ces trois parties. Il part donc de la Renaissance :
Quand on considère les progrès de l'esprit humain depuis cette époque mémorable, on trouve que les progrès se sont faits dans l'ordre qu'ils devaient suivre : on a commencé par Véruditiion, on a continué par les belles-lettres, on a fini par la philosophie.
Dans cette vue très simple ou très simplifiée, il y a bien quelque vérité, mais il y a presque autant d'erreurs. Prenons, par exemple, Rabelais ou Montaigne, Estienne ou Budé, lequel dirons-nous qui domine en eux, de l'érudit, de l'écrivain, du philosophe? Ou bien prenons Galilée, Bacon, Descartes : ils sont contemporains du Tasse, de Shakespeare, de Corneille; ils le sont aussi de Juste-Lipse, de Casaubon, de Scaliger. En d'autres termes, la loi de d'Alembert a tout juste ici la valeur de la fameuse loi des trois états d'Auguste Comte : état théologique, état métaphysique, état positif. Comme Aug. Comte, d'Alembert transforme en une succession chronologique et linéaire des simultanéités qui tiennent à la nature de l'esprit humain, et qui partant sont de tous les temps. Il y aura de tout temps des esprits que tourmentera l'angoisse métaphysique, ou la question reli- gieuse, plus que la physiologie de la digestion! En d'autres termes encore, d'Alembert, comme Aug. Comte,
LE DISCOURS PRÉLIMINAIRE DE L ENCYCLOPÉDIE 345
objective dans l'histoire la méthode qu'il s'est faite à lui-même pour se reconnaître dans le dédale des faits.
Mais comment a-t-il vu ces faits? Prenons-le par exemple dans la Littérature :
Au lieu d'enrichir la langue française, on commença par la défigurer. Ronsard en fil un jargon barbare, hérissé de grec et de
latin Bientôt on sentit qu'il fallait transporter dans notre langue
les beautés et non les mots des langues anciennes — Enfin, on ne se borna plus à copier les Romains et les Grecs, ou même à les imiter, on tâcha de les surpasser, s'il était possible, et de penser d'après soi. Ainsi, l'imagination des modernes renaquit peu à peu de celle des Anciens; et on vit éclore presque en même temps tous les chefs-d'œuvre du dernier siècle....
Malherbe, nourri de la lecture des anciens poètes de l'Anti- quité, et prenant comme eux la nature pour modèle, répandit le pre- mier dans notre poésie une harmonie et des beautés jusqu'alors inconnues. Balzac, aujourd'hui trop méprisé, donna à la prose de la noblesse et du nombre. Les écrivains de Port-Royal continuèrent ce que Balzac avait commencé, ils y ajoutèrent cette précision, cet heureux choix de termes et cette pureté, qui ont conservé
jusqu'à présent à la plupart de leurs ouvrages un air moderne
Corneille, après avoir sacrifié pendant quelques années au mauvais goût dans la carrière dramatique, s'en affranchit enfin, découvrit par la force de son génie, bien plus que par la lecture, les lois du théâtre, et les exposa dans ses discours admirables sur la tra- gédie..., mais principalement dans ses pièces mêmes. Racine, déve- loppant les ressorts du cœur humain, joignit à une élégance et une vérité continues quelques traits de sublime....
Ceci n'est pas trop mal vu, sauf en ce qui concerne Malherbe et Corneille. Sur le premier, le jugement est d'une admiration un peu conventionnelle ; il est d'un goût étroit sur le second.
D'Alembert passe alors aux philosophes Bacon, Des- cartes, Newton, Leibnitz, et arrivant à son temps il dit :
Cet esprit philosophique, si à la mode aujourd'hui, qui veut tout voir et ne rien supposer, s'est répandu jusque dans les
34G HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Belles-Lettres ; on prétend même qu'il est nuisible à leurs
progrès Il faut pourtant convenir que cet esprit de discussion
a contribué à affranchir notre littérature de l'admiration aveugle des Anciens : il nous a appris à n'estimer en eux que les beautés que nous serions contraints d'admirer chez les Modernes — On a donc... plus de principes pour bien juger, un plus grand l'onds de lumières, plus de bons juges —
Quelle idée ne se formcra-t-on pas de nos trésors littéraires, si l'on joint aux ouvrages de tant de grands hommes les travaux de toutes les compagnies savantes, destinées à maintenir le goût des Sciences et des Lettres!
Comme vous le voyez, c'est un hymne au progrès. Et, en effet, de toute cette partie du Discours, s'il sort quel- que chose, c'est assurément la supériorité du xvm* siècle sur les précédents. A cet égard, d'Alembert a fixé l'opi- nion de l'histoire pour cent ans. Quant au fondement de cette supériorité, il le trouve dans l'état de la philosophie ; et la philosophie, pour lui, c'est essentiellement la philo- sophie des sciences : voilà pourquoi on lit dans le Z)/s- conrs un éloge aussi vif de Bacon.
A la tête de ces illustres personnages, doit être placé l'immortel Chancelier d'Angleterre, François Bacon, dont les ouvrages, si justement estimés, et plus estimés encore qu'ils ne sont connus, méritent encore plus notre lecture que nos éloges. A considérer les vues saines et étendues de ce grand homme, la multitude d'objets sur lesquels son esprit s'est porté, la hardiesse de son style qui réunit partout les sublimes images avec la précision la plus rigoureuse, on serait tenté de le regarder comme le plus grand, le plus universel, et le plus éloquent des Philosophes.
Sur les bases posées par Bacon, il s'agit maintenant d'édifier l'ordre encyclopédique des connaissances, c'est- à-dire de classer les sciences. D'Alembert commence pour cela, dans la première partie de son Discours, — celle dont nous en faisons la seconde, — par diviser les
LE DISCOURS PRELIMINAIBE DE L ENCYCLOPEDIE 347
connaissances, en connaissances directes, et en connais- sances réfléchies. Les premières nous sont procurées par les sensations : nihil est in intellectu quod non prias fuerit in sensu. Les secondes sont toutes les autres. Nous reconnaissons ici l'influence de Bacon et de Locke sur- tout. Remarquons, en passant, que cette distinction est insuflîsante, et qu'elle repose sur la confusion si souvent faite du comment ou du pourquoi, de la condition et de la cause. Nous retrouvons encore l'influence des deux Anglais dans la définition du souverain bien qui sert de base à toute la morale de D'Alembert.
Chaque membre de la société cherchant à augmenter pour lui- même l'utilité qu'il en retire, et ayant à combattre dans chacun des autres un empressement égal au sien, tous ne peuvent avoir la même part aux avantages, quoique tous y aient le même droit. Un droit si légitime est donc bientôt enfreint par ce droit bar- bare d'inégalité.... Plus l'oppression est violente, plus ils la souffrent impatiemment — De là la notion de l'injuste, et par conséquent du bien et du mal moral — C'est ainsi que le mal que nous éprouvons par les vices de nos semblables, produit en nous la connaissance réfléchie des vertus opposées aux vices....
Il est donc évident que les notions purement intellectuelles du vice et de la vertu, le principe et la nécessité des lois, la spiri- tualité de l'âme, l'existence de Dieu et nos devoirs envers lui en un mot les vérités dont nous avons le besoin le plus prompt et le plus indispensable, sont le fruit des premières idées réfléchies que nos sensations occasionnent....
On la retrouve encore dans l'apologie que fait d'Alem- bert des arts mécaniques : on a tort, dit-il, d'attribuer une supériorité aux arts libéraux sur les arts mécaniques : car
l'avantage que les arts libéraux ont sur les arts mécaniques, par le travail que les premiers exigent de l'esprit, et par la difficulté d'y exceller, est suffisamment compensé par Vulilité bien supé- rieure, que les derniers nous procurent pour la plupart....
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Mais, chemin faisant, et puisque c'est là qu'il en veut aboutir, il s'aperçoit qu'il fait fausse route. Il fait donc un brusque crochet, et, sans plus se soucier du sensua- lisme ou de l'idéalisme, le voilà qui fonde sur le besoin de curiosité sans emploi, « cette vaste science appelée en rrénéral Physique ou Étude de la Nature». D'où il déduit successivement la géométrie, l'arithmétique, la méca- nique, l'astronomie, la physique. Puis, après une digres- sion sur la solidarité de toutes ces sciences — digression assez faible où quelques observations ingénieuses sont noyées dans le fatras, — il parle de la logique, de la grammaire, de l'histoire, de la chronologie, de la géo- graphie et de la philosophie. Il dit alors quelques mots des beaux-arts qu'il distingue des arts libéraux, et ceux- ci des arts mécaniques.
On croit rêver, en vérité, quand on songe que cette logomachie a passé en son temps pour l'efTort de l'esprit humain. Mais, à part quelques considérations sur les mathématiques, qui ne valent peut-être pas mieux que les autres, mais qui sont d'un spécialiste illustre, il n'y a rien que des mots et du vent là-dedans. Rendons-lui du moins cette justice, qu'il a l'air de s'en douter lui- même quand il essaie d'en venir à ce qu'il appelle l'ordre encyclopédique; il nous donne d'abord une belle idée de cet ordre :
L"ordre encyclopédique de nos connaissances consiste à les rassembler dans le plus petit espace possible, et à placer, pour ainsi dire, le Philosophe au-dessus de ce vaste labyrinthe dans un point de vue fort élevé.... C'est une espèce de mappemonde qui doit montrer les principaux pays....
Mais une comparaison n'est jamais qu'une métaphore
à
LE DISCOURS PRÉLIMINAIRE DE V.' ENCYCLOPÉDIE 349
qui s'évanouit quand on essaie de la serrer de près, et il faut qu'il en arrive à cet aveu :
On peut imaginer autant de systèmes différents de la connais- sance humaine, que de mappemondes des différentes projec- tions.... Il reste donc nécessairement de Varhitraive dans la divi- sion générale.
Et, là-desus, tout ce qu'il trouve à faire, c'est de diviser la connaissance humaine en trois branches : histoire, qui se rapporte à la mémoire ; philosophie, qui est le fruit de la raison; beaux-arts, que l'imagination fait naître. Or, il n'est rien de plus arbitraire et de plus mal fondé : la mémoire, la raison, l'imagination, ont en tout et partout leur rôle, et d'Alembert le constate lui-même :
L"imagination dans un géomètre qui crée n'agit pas moins que dans un poète qui invente....
Et, quant à faire de l'histoire le domaine de la mémoire, c'est une mauvaise plaisanterie qui n'est fondée que sur une espèce de jeu de mots : comme, en effet, c'est par la mémoire que nous retenons nous-mêmes notre propre passé, on généralise, et on fait de la connaissance du passé, l'objet de la mémoire. Mais pour peu qu'on réflé- chisse, il devient tout de suite évident qu'un historien n'a pas plus besoin de mémoire qu'un géomètre ou un orateur, et que d'autre part, pour un chimiste ou un physicien, toute la partie de la science qui lui est anté- rieure, est autant dans le passé que le règne de Tibère ou la première croisade, et c'est ce qu'il faut bien que d'Alembert avoue lui-même :
La mémoire renferme la matière première de toutes nos con- naissances.
350
HISTOHIE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Quelle concliisioii tirerons-aous de cet examen ? Que le Discours a été infiniment trop vanté; que l'ambition qui l'anime et qui était d'établir la solidarité des sciences n'est qu'un leurre ; et il n'y a de rapport ni entre les principes, ni entre les résultats des sciences physiques et des sciences morales; il n'y a pas d'ordre encyclopédique en vertu duquel la connaissance des propriétés de la courbe qu'on appelle parabole, jette de la lumière sur l'interprétation du senatus-consulte Velléien; et quand nous connaîtrions à fond l'histoire de Babylone, nous n'en serions pas plus avancés dans la connaissance de la série des éthers. De là cette conséquence, que tout idéal ency- clopédique étant chimère, nous ne nous étonnerons point enfin si nous trouvons que VEnaj dopé clic est un Diction- naire comme les autres, comme leMoréri ouïe Larousse-. Mais toutefois, dans ce désordre même, nous retrou- vons peut-être une inspiration générale, et c'est cette inspiration qui paraît dans le Discours. On la peut défi- nir de la manière suivante : Considérer qu'en général, et depuis que neus sommes en possession d'un instrument nouveau que nos pères ne connaissaient pas, rien du passé ne compte plus; considérer, qu'en général rien ne comptant plus du passé, l'œuvre à faire est de détruire ce qui en subsiste encore; pour réussir dans cette tâche, ne compter que sur l'expérience et sur le raisonnement : il n'y a d'humain que ce qui est rationnel, il n'y a de rationnel que ce qui est logique, et il n'y a de logique enfin que ce qui l'est pour le bon sens ou pour le mini- mum d'intelligence et de rationalité qui est celui de la majorité des hommes. Nous allons voir dans quelle mesure cet idéal a été réalisé et quels moyens on en a pris.
CHAPITRE IV
LA SUPPRESSION DE L'ENCYCLOPÉDIE
Nous avons vu dans quelles conditions s'était formée l'entreprise encyclopédique, comment, entre les mains de Diderot, le plan des libraires, qui n'était d'abord que commercial, avait changé de nature, et était devenu philosophique, c'est-à-dire plus vaste et plus confus. Nous avons vu comment le Discours préliminaire avait essayé de réduire à l'unité d'un dessein général et commun, ce que l'ordre d'un Dictionnaire par alphabet a de dispersé, de difficile à saisir quand il existe, et d'inconsistant. On ne lit pas un Dictionnaire, on le con- sulte, el quand, au lieu de le consulter, on le lirait, la confusion n'en serait que plus grande dans l'esprit du lecteur. Mais, si c'est là un grand inconvénient, nous avons vu, d'autre part, qu'il n'est pas sans quelque com- pensation, et que Diderot comptait sur cette compensa- tion. Qu'on se rappelle à cet égard ce qu'il nous a dit des renvois, de la manière de les faire jouer les uns sur les autres, et de l'art d'en tirer parti.
Le Discours préliminaii-e, l'article Encyclopédie sont
352 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
les clefs de ces dix-sept volumes; mais l'article Encij- dopédie ne fait point partie du premier ni du second volume et, si l'on néglige le Discours préliminaire dont la siguilication a besoin, pour être bien saisie, d'être éclai.ée p^r tout ce qui l'a suivi lui-même, nous ne trouvons rien dans ce premier volume, qui dût éveiller la susceptibilité du pouvoir. A la vérité, en y regardant de près, on pour- rait découvrir dans quelques articles, tels que l'article Ame, et l'article Amour, qui sont de l'abbé Yvon, quel- ques' propositions inquiétantes, sinon malsonnantes, un certain air d'ironie qui donne à douter des vrais senti- ments de l'auteur, et un ton de libertinage et de licence. Mais ce sont l'air et le ton de l'époque; et la preuve, c'est que personne n'y vit rien à reprendre.
Aussi, le succès du premier volume fut-il assez grand, et même on peut dire qu'il fit taire les plaisanteries qu'avait suscitées l'emphase du Prospectus. Il faut dire aussi, que les éditeurs avaient mis toutes les chances pour eux : ils avaient la protection du comte d'Argen- son, celle de la Pompadour, celle de Malesherbes, à qui' son père venait de déléguer la direction de la librairie; ils s'étaient attaché comme collaborateurs : Voltaire, Montesquieu, Daubenton, Dumarsais; enfin les libraires avaient risqué dans l'aftaire un capital consi- dérable et, à cette époque, on avait toujours de la bienveillance ou de la complaisance pour ceux qui ris- quaient de l'argent dans une allaire de nature à honorer le nom français.
Tout semblait donc devoir aller le mieux du monde ; et, en eUèt, les souscriptions affluaient, quand l'orage éclata d'un côté où on ne l'attendait pas du tout. Le
LA SUPPRESSION DE L ENCYCLOPÉDIE 353
18 novembre 1751, l'abbé Jean-Martin de Prades, du diocèse de Montauban, avait passé, en Sorbonne, une thèse revêtue des approbations d'usage, et que, selon l'usage aussi, on avait discutée, mais, enfin, que ses juges avaient accueillie favorablement. L'affaire était donc terminée, quand un certain docteur Lerouge, à qui, comme à tous les docteurs de Sorbonne, on avait envoyé un exemplaire de la thèse, l'ayant lue, y découvrit une proposition qu'il crut devoir dénoncer comme dange- reuse; la voici :
Toutes les guérisons opérées par Jésus-Christ, si on les sépare des prophéties qui répandent sur elles quelque chose de divin, sont des miracles équivoques, attendu que l'apparence, dans la plupart des cas, ne diffère pas de celle des prétendues guérisons d'Escu- lape.
On se mit alors en devoir d'examiner la thèse, et le 27 janvier 1752, après onze assemblées générales, 146 docteurs étant présents, à la majorité de 105 voix, dix propositions, tirées de la thèse, furent condamnées <( comme respectivement blasphématoires, hérétiques, erronées, favorisant le matérialisme et contraires à l'auto- rité et à l'intégralité des lois de Moïse». Deux jours plus tard, paraissait un long mandement de l'archevêque de Paris, suivi d'un autre de l'évêque de Montauban, puis d'un troisième de l'évêque d'Auxerre, couronnés le 22 mai par un bref de Benoît XIV, contre la thèse. En même temps, l'abbé de Prades était exilé du royaume, et obligé de chercher refuge à Berlin.
Qu'y avait-il sous tout cela? Voici ce que raconte Barbier dans son Journal :
m. 23
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On disait dans Paris que labbé de Prades était chargé de la matière de théologie, dans le grand Dictionnaire de l'Encyclo- pédie, ce qui n'est pas vrai; c'est M. Mallet... et labbé Yvon... mais comme l'abbé de Prades est fort lié avec l'abbé Yvon et M. Diderot... lequel est soupçonné de déisme, on a fait entendre qu'on n'avait émis des propositions captieuses et hardies sur la religion, dans cette thèse de l'abbé de Prades, que de concert avec Diderot et l'abbé Yvon, pour être autorisés, sur la foi dune thèse reçue et soutenue en pleine Sorbonne, pour répandre de pareilles opinions dans ce grand Dictionnaire.
En perdant ainsi l'abbé de Prades et en faisant passer sa thèse pour impie, le dessein de la cabale était de faire tomber l'entre- prise du Dictionnaire de V Encyclopédie,
Un peu plus loin, il en dit plus long, et il n'est pas éloigné d'imputer aux journalistes de Trévoux, c'est-à- dire aux Jésuites, par jalousie contre le succès de V Ency- clopédie^ d'avoir soulevé toute cette affaire; et nous trou- vons la même version dans les Mémoires de d'Arofenson. Mais on commençait alors à voir les Jésuites partout, et l'on préludait ainsi à leur suppression. Ce qui est d'autre part certain, c'est que l'abbé de Prades avait collaboré au premier volume de V Encyclopédie; c'est qu'en réponse au mandement de l'évèque d'Auxerre, ce fut Diderot qui se chargea d'écrire une éloquente Apologie sur laquelle nous aurons à revenir, et enfin, c'est que le 7 février 1752, un arrêt du Conseil supprima les deux volumes comme
renfermant des maximes tendantes à détruire l'autorité royale, à établir l'esprit d'indépendance et de révolte, et, sous des termes obscurs et équivoques, à élever les fondements de l'erreur, de la corruption des mœurs, de l'irréligion et de l'incrédulité.
Assurément, il peut sembler que c'était là de bien gros mots, mais enfin, et surtout si l'on se place au point de
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vue du roi et du clergé, ce n'était pas si mal deviné. On n'avait pas tort de soupçonner que cette machine portait dans ses flancs quelque chose de funeste et, en effet, la suite allait le démontrer. On remarqua pourtant, et avec raison, que si les deux volumes étaient supprimés, la continuation de l'ouvrage n'était pas interdite; et qu'au lieu de permettre au Parlement d'évoquer l'affaire et de prononcer la condamnation de l'ouvrage et des auteurs, le Conseil du roi avait voulu se la réserver, ce qui laissait toujours la possibilité d'en appeler. Et on en augura qu'après un peu de temps, la publication reprendrait son cours : c'est une preuve de plus que, comme dit le proverbe, mieux vaut avoir affaire à Dieu qu'à ses saints.
Le troisième volume parut en 1753. La correspondance de Grimm en célébra l'apparition dans les termes sui- vants :
Voici enfin le troisième volume de l'Encyclopédie.... Toute l'Europe a été témoin des tracasseries qu'on a suscitées à cet
important ouvrage, et tous les honnêtes gens en on4 été indignés
Malheureusement pour les Jésuites il n'était pas aussi facile de continuer Y Encyclopédie que de perdre des philosophes qui n'avaient pas d'autre appui dans le monde que leur amour pour la vérité et la conscience de leurs vertus....
Les autres volumes suivirent sans accident : le tome IV en 1754, le tome V en 1755, le tome YI en 1756, le tome VII en 1757. Ce n'est pas qu'au point de vue du pouvoir, ils ne continssent tout autant de choses hardies, et même davantage que les précédents. Et ce n'est pas non plus que les attaques eussent manqué : en particulier, le 26 octobre 1755, Lefranc de Pom-
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pignan, évêque du Puy, publiait un Mémoire sur les mauvais livres, dans lequel YEncyclopédie était con- damnée. D'un autre côté, Fréron, dans son Année littéraire, ne cessait d'attaquer les Encyclopédistes, au travers desquels, et avec raison, il croyait atteindre Voltaire. Voici encore une curieuse brochure : c'est le Nouveau mémoire pour servir à l'histoire des cacouacs, paru en 1757. La fiction en est imitée de Swift avec peu de bonheur à la vérité, peu de verve et de talent, mais les principes des Encyclopédistes y sont assez heureu- sement démêlés et V Avertissement n'est pas indi<j^ne d'être retenu :
Si cette relation tombait par hasard entre les mains de quelques cacouacs, on croit devoir les prévenir ici que l'auteur n'a pas eu l'intention d'en attaquer aucun en particulier. Leurs mœurs peuvent être en contradiction avec leurs principes; mais, s'il est permis d'exposer ceux-ci, de les défendre, de les soutenir même, il ne doit pas être défendu à un citoyen de les trouver déraison- nables et dangereux.
Rien de tout cela, cependant, ne semblait émouvoir les ministres ni le parlement, et on en peut donner plusieurs raisons : c'est que le parlement, le clergé et le roi ne s'entendaient guère, divisés qu'ils étaient sur la question du Jansénisme; c'est que les Encyclopédistes avaient pour eux M. de Malesherbes, Quesnay, M"" de Pompa- dour, et qu'ils possédaient ainsi des intelligences jusque dans le cabinet du roi; c'est enfin qu'ils s'étaient rendus maîtres de l'opinion par leur hardiesse et par leur talent. Mais deux événements vinrent changer la face des choses, et deux livres parurent en 17.58, qui, pour des motifs très différents , rassemblèrent contre VEncyclo-
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pédie la force de tous ses ennemis : la Lettre à d'Alent' bert sur les spectacles, de Rousseau, et le livre de V Esprit, d'Helvétius.
On connaît l'origine du premier : d'Alembert, dans l'article Genève, avait, suivant les indications que lui avait fournies Voltaire, parlé du socinianisme des pas- teurs de la Rome protestante, et invité les Genevois à bâtir un théâtre dans leur ville. Les pasteurs demandè- rent une rétractation que d'Alembert refusa; et c'est alors qu'intervenant, Rousseau satisfit du même coup en écrivant, et sa haine contre Voltaire, et son désir de ren- trer en grâce auprès de ses concitoyens, et qu'il brisa avec Y Encyclopédie. Aussi bien, doit-on le dire, ne parta- geait-il qu'un petit nombre des idées de Voltaire, Diderot et d'Alembert, et, ce qui est étonnant, c'est la longueur de leur entente. Mais en brisant bruyamment avec eux, il détourna d'eux une partie de l'opinion.
Quant à l'affaire d'Helvétius, elle ressemble à celle de l'abbé de Prades. Helvétius, fermier général, très répandu dans le grand monde, riche et bien apparenté, que la manie d'écrire avait mis en rapport avec Voltaire et les Encyclopédistes, avait composé son livre selon le dessein suivant : « J'ai cru », dit-il dans sa Préface,
J'ai cru qu'on devait traiter la morale comme toutes les autres sciences, et faire une morale comme une physique expérimen- tale.
Le besoin de faire parler de lui fut l'origine de son livre. Il l'avait longuement, et gauchement travaillé : dès le second chapitre, ce sont des plaisanteries de salon, ou des anecdotes galantes, qui servent à établir des
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vérités fondamentales, et le ton d'un petit-maître qui fait des grâces. Il avait pris, avant de le publier, toutes les précautions que l'on pouvait prendre; il avait même demandé à Malesherbes un censeur particulier, c'est-à- dire très sévère, et on lui avait donné à ce titre Tercier, premier commis aux Affaires étrangères. Mais, en dépit de tout cela, à peine le livre avait-il paru, qu'une clameur universelle s'était élevée contre lui. On avait destitué le censeur malencontreux; on avait révoqué le Privilège du livre; on avait imposé à l'auteur la plus piteuse des rétractations. Enfin, le Parlement avait évoqué l'affaire, et, profitant de l'occasion qui s'offrait, l'avocat général, Joly de Fleury, avait lié l'affaire de \ Encyclopédie à celle de V Esprit. Le 6 février 1759, un arrêt de la Cour, toutes Chambres assemblées, prononça condamnation du « livre de l'Esprit et autres dénoncés lors de l'arrêt du 23 janvier », sur le réquisitoire de Joly de Fleury, premier avocat général. Voici l'analyse que Barbier donne de ce réquisitoire :
M. l'avocat général, après avoir dit que la société, l'Etat et la religion se présentent au tribunal de la Justice pour lui porter ses plaintes, et qu'on ne peut se dissimuler qu^il n'y ait un projet conçu, une société formée pour soutenir le matérialisjne, pour détruire la religion, pour inspirer l'indépendance et nourrir la corruption des mœurs, il entra en matière : 1° par l'examen des principaux endroits du livre de l'Esprit, qui sont condamnables; 2° du Dictionnaire des sciences de l'Encyclopédie, dont il regarde le livre de V Esprit comme l'abrégé, qui devait faire honneur à la nation et qui en a fait l'opprobre, par les maximes et les impiétés de tous les anciens auteurs, rédigées et mises dans un plus grand jour dans plusieurs articles; 3° par l'examen des autres petits ouvrages dénoncés. D'où il conclut que tous les ouvrages de ces philosophes impies méritent que la Cour exerce contre eux toute la sévérité de la puissance que le Prince lui confie.
LA SUPPRESSION DE l.' ENCYCLOPÉDIE 359
La Cour ordonnait donc, dans son arrêt, que les sept volumes parus de VEncyclopédie fussent confiés h neuf examinateurs. Et jusqu'à ce que l'examen, qui s'annonçait long et difficile, fût achevé, défense était faite aux libraires de rien vendre de VEncyclopédie. — Le hui- tième volume était alors sous presse!
Les libraires eussent-ils pu se tirer d'affaire? En tout cas, et avant même que l'arrêt lût porté, d'Alembert avait abandonné VEncyclopédie, par une lettre du 28 jan- vier 1758, à Voltaire :
Oui, sans doute, mon cher maître, V Encyclopédie est devenue un ouvrage nécessaire...; mais il est devenu impossible de l'achever dans le maudit pays où nous sommes. Les brochures, les libelles, tout cela n'est rien; mais croiriez-vous que tel de ces libelles a été imprimé par des ordres supérieurs, dont M. de Ma- lesherbes n'a pu empêcher l'exécution?... Mon avis est donc, et je persiste, qu'il faut laisser là VEncyclopédie et attendre un temps plus favorable (qui ne reviendra peut-être jamais) pour la con- tinuer....
Toutes ces affaires l'ennuyaient; il en avait tiré tout ce qu'il voulait de notoriété; célibataire et bien renié, il ne demandait plus qu'à vivre en paix. Il ne devait pas revenir sur sa résolution.
Mais, de plus, un conflit d'attributions surgit. Malesherbes et le chancelier trouvèrent mauvais qu'on nommât des censeurs; ils rapportèrent l'affaire au Con- seil; et deux arrêts, l'un du 8 mars, l'autre du 21 juillet, prononcèrent la révocation du Privilège, et la restitution des souscriptions.
La rétractation d'Helvétius, la retraite de d'Alembert, la défection de Rousseau avaient comme ouvert une brèche,
3G0 HISTOinE DE LA LITTEBATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
OÙ les ennemis de YEncyclopédie allaient se précipiter, en même temps que les Encyclopédistes eux-mêmes allaient accentuer leurs doctrines. C'est le moment d'apprécier l'esprit de l'entreprise, en commençant par juger Diderot.
CHAPITRE V
DENIS DIDEROT
Comme dans l'histoire même de l'entreprise, les années 1758-1759 font époque dans la vie de Diderot. Il penche vers la cinquantaine; il est brouillé avec Rous- seau ; il se lie avec M"^ Volland, d'une liaison qui durera jusqu'à sa mort. D'autre part, il est parvenu à la moitié de son œuvre : il a publié en 1746 les Pensées philoso- phiques, en 1748 les Bijoutv indiscrets, en 1749 la Lettre sur les aveugles, en 1751 la Lettre sur les sourds-muets, en 1754 V Interprétation de la nature, en 1757 V Entretien entre Dorval et moi, en 1758 le Fils naturel et le Père de famille, en 1759, dans la Correspondance de Grimm, son premier Salon, sans parler de sa collaboration h V Encyclopédie depuis 1750. Il ne lui reste plus à publier qu'un petit nombre d'ouvrages et peu importants, car Jacques le Fataliste, le Rêve de d'Alembert, le Neveu de Rameau sont des œuvres posthumes, et ne peuvent ainsi, selon notre méthode, nous servir qu'à titre de renseigne- ments, ce qui nous permettrait, si nous le voulions, d'en parler tout de suite. En tout cas, dès à présent, dans la
362 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
partie de sa vie qu'il a vécue comme dans les œuvres qu'il a données, nous avons de quoi nous en faire une idée. Qu'était-ce donc que l'homme en qui se résume V Encyclopédie'^ Et qu'y a-t-il de lui dans son œuvre : car on a beau dire que ce sont ses petits papiers qui font sa gloire , V Encyclopédie n'en est pas moins sa grande œuvre !
Ce qui le caractérise d'abord, il semble que ce soit la mobilité de l'esprit. Nous en avons un exemple dans son article Encyclopédie : il le résume ainsi lui-même, dans les dernières lignes. — Notez que cet article est long de près de cent pages, dans l'édition Assézat in-S" — :
Yoilà les premières idées qui se sont offertes à mon esprit sur le projet d'un Dictionnaire universel et raisonné de la connais- sance humaine; sur sa possibilité, sa fin, ses matériaux, l'ordon- nance générale et particulière de ses matériaux, le style, la méthode, la nomenclature, le manuscrit, les auteurs, les censeurs, les éditeurs, et le typographe.
Que d'objets différents confusément entassés! C'est le premier trait auquel il pense lui-même, quand il fait, comme il lui arrive souvent, son propre portrait :
La tète d'un Langrois est sur ses épaules comme un coq d'église au haut d'un clocher : elle n'est jamais lixe dans un point; et si elle revient à celui qu'elle a quitté, ce n'est pas pour s'y arrêter. Avec une rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent. Pour moi, je suis de mon pays....
Garât, qui le rencontra chez le libraire Panckoucke, a laissé de lui un portrait moins connu, mais saisissant, enlevé de verve, et, quoique caricatural, vrai dans tous ses détails :
DEMS DIDEROT 363
Diderot ne paraît pas plus surpris de me voir que de revoir le jour.... Il se lève, ses yeux se fixent sur moi, et il est très clair qu'il ne me voit plus du tout. Il commence à parler, mais si bas, que, quoique je sois auprès de lui, quoique je le touche, j'ai peine à l'entendre Peu à peu sa voix s'élève, et devient dis- tincte et sonore; il était d'abord presque immobile : ses gestes deviennent fréquents et animés. Lui, qui ne ma jamais vu aupa- ravant..., m'environne de ses bras... il frappe sur ma cuisse, comme si elle était à lui. Si le discours amène le mot de lois, il me fait un plan de législatio-n ; s'il amène le mot théâtre, il me donne à choisir entre cinq «u six plans de drames et de tra- gédies. A propos des tableaux qu'il est nécessaire de mettre sur le théâtre, où l'on doit voir des scènes et non entendre des dia- logues, il se rappelle que Tacite est le plus grand peintre de l'anti- quité, et il me récite «u me traduit les Annales et les Histoires. Mais combien il est affreux que les Barbares aient enseveli sous les ruines des chefs-d'œuvre de l'architecture un si grand nombre des chefs-d'œuvre de Tacite ! Si encore les monuments qu'on a déterrés à Herculanum pouvaient en rendre quelque chose ! Cette espérance le transportait de joie, et là-dessus il disserte comme un ingénieur sur les moyens de faire des fouilles d'une manière prudente et heureuse. Promenant alors son imagination sur les ruines de l'antique Italie, il se transporte aux jours heureux des Lélius et des Scipion, où même les nations vaincues assistaient avec plaisir à des triomphes remportés sur elles. Il me joue une scène de Térence; il chante presque plusieurs chansons d'Horace. Il finit enfin par me chanter réellement une chanson pleine de grâce et d'esprit, qu'il a faite lui-même en impromptu dans un souper, et par me réciter une comédie très agréable dont il a fait imprimer un seul exemplaire pour s'épargner la peine de la recopier.
Beaucoup de monde entre alors dans son appartement. Le bruit des chaises qu'on avance et qu'on recule le fait sortir de son enthousiasme et de son monologue. 11 me distingue au milieu de la compagnie et il vient à moi comme à quelqu un que l'on retrouve après l'avoir vu autrefois avec plaisir. Il se souvient encore que nous avons dit ensemble des choses très intéressantes sur les lois, sur les drames et sur l'histoire; il a reconnu qu'il y avait beaucoup à gagner dans ma conversation. Il m'engage à cultiver une liaison dont il a senti tout le prix. En nous séparant, il me donne deux baisers sur le front et arrache sa main de la mienne avec une douleur véritable.
36'i HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Aussi la chose du monde dont il est le moins capable est-ce de suivre une idée, de passer d'un point à un autre par les chemins qui doivent y conduire, de rejeter les idées parasites, d'ordonner enfin toute une œuvre par rapport à un centre ou à un objet. Nul de nos écrivains n'a ignoré à un tel degré l'art de la composition. On pourrait ajouter que cette mobilité a atteint son carac- tère; et si l'on a pu dire de Rousseau qu'il a la manie de la persécution, on peut dire de Diderot qu'il a le tic de la brouillerie. Il s'éprend en quelque sorte, de Rous- seau, de Falconet, de d'Alembert, de Voltaire, et s'en détache ; peu s'en fallut qu'il ne rompît môme avec Grimm. Or, si cette mobilité est parfois une qualité, si c'est l'origine ou, en de certains cas, la condition de la vivacité de l'intelligence, de la rapidité de la conception; et, au point de vue de l'art, si elle explique la préférence de Diderot pour les formes qui se rapprochent de la con- versation, et sa supériorité dans le monologue ou le dia- logue, elle n'en est pas moins la source de grands défauts : elle atrophie toutes les qualités proprement critiques : l'esprit de suite, de mesure, la réflexion, la prudence.
Ce défaut est rendu plus grave chez Diderot — et c'est le second trait de son caractère — par l'excès de la sen- sibilité. Diderot est un homme sensible, et ses larmes ont inondé le siècle. On peut appeler chez lui cette faculté congénitale, car il n'avait pas trois ans, nous dit M"* de Vandeul, qu'ayant vu une exécution capitale il en fit une jaunisse. Fausse ou vraie, il me semble que nous voyons dans cette historiette la caractéristique de Diderot, le danger de la sensibilité, et la grande erreur du xviii^ siècle. C'est ici le moment d'y insister : la sensi-
DEXIS DIDEROT 365
bilité qui, au sens où l'entend Diderot, n'est jamais une vertu, est souvent un défaut, et peut devenir un véritable vice. Les raisons en sont claires : elle est l'expression du tempérament dans ce qu'il a de physioloo-jque et d'animal : par exemple, être incapable de supporter la vue du sang, le spectacle d'une exécution, cela est ]nen, cela est humain; mais prenons garde que la sensibilité pour le criminel châtié ne dégénère en injustice pour ses victimes. Prenons garde que la sensibilité pour les maux de la guerre ne dégénère en apologie de la lâcheté ; que la sensibilité pour certains hommes, en un mot, ne dégé- nère en cruauté pour d'autres, qu'on réserve sa tendresse aux forçats, et sa haine aux militaires. En second lieu, comme étant l'expression du tempérament, la sensibilité est ce qu'il y a de plus individuel : et comment alors établir une règle? Au moral comme au physique, ce qui émeut les uns n'émeut pas les autres, car nous ne sommes pas tous coulés dans le même moule : de telle sorte que la sensibilité amène le triomphe de l'individua- lisme dans l'art, dans la morale, dans la vie. Enfin, elle est l'expression de ce qu'il y a de plus variable dans le même homme, et Diderot en est bien un exemple : il épouse malgré son père M"^ Champion, il la quitte pour M™* de Puisieux, et s'éprend enfin de M"^ Volland. Et, dans chaque cas, il est guidé par la sensibilité, ce qui le conduit à ce sophisme, de ne rien voir de mal, mais de voir du bien dans ces changements. Il confond spontanéité et sincérité, passion et vertu. Et c'est presque sans être hypocrite, sans même avoir besoin d'être inconscient, qu'il peut, malgré sa conduite désordonnée, chanter les charmes de la vertu :
36C HISTOIRE DE LA LITTÉKATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Je suis plus affecté des charmes de la vertu que de la difTormité du vice; je me détourne doucement des méchants, et je vole au- devant des bons. S'il y a dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit, c'est là que mes yeux s'arrêtent : je ne vois que cela; je ne me souviens que de cela; le reste est presque oublié. Que deviens-je lorsque tout est beau!
Il est impressionnable, il est impulsif, attiré mainte- nant par le bien, comme il l'était hier ou le sera demain par le mal, toujours ému, et jouissant de sa propre émo- tion. — Ajoutons que cette sensibilité, d'ailleurs, n'est pas morbide, comme l'est celle de Rousseau : Diderot est sain, Diderot nous ressemble à tous, Diderot est naturel.
Arrêtons-nous sur ce troisième trait de son caractère : il explique ce que Diderot a de puissance et de séduc- tion; il concilie ce qu'il y a de contradictoire entre ses qualités et quelques-uns de ses défauts; il explique - sans les justifier — ses erreurs.
Diderot est naturel, quand il prêche la morale, quand il se montre à nous in naturalibus, quand il écrit à M"* Volland; quand il célèbre l'intelligence et quand il loue les sens. Mais ici, comme plus haut, on voit à quelles difficultés on se heurte : car quelles garanties avons-nous d'être chacun à chacun conformes à la nature? On peut être naturellement boiteux, et bossu naturelle- ment. De même, on peut être Rousseau, on peut être Diderot. Sur quoi se fonde, de quoi s'autorise cet indi- vidualisme périlleux? Il plaît à Diderot de soutenir que la polygamie est de droit naturel : pourquoi le serait-elle plutôt que la monogamie? Est-il plus naturel de tester, ou non? qu'un seul gouverne, ou que tous prennent part au gouvernement? Les conséquences, on le voit, sont infinies.
DENIS DIDEROT 367
D'autant plus que, si tout est naturel, la notion de vice, la notion de mal disparaît : d'où vient le mal, si tout ce qui est naturel est bon, beau, et louable? — Mais, au contraire , est-ce que tout ce qui fait le prix de la société : vertu, civilisation, art, ne consiste pas à sortir de la nature? Est-ce que les animaux sont vertueux ou artistes? Est-ce qu'il est dans la nature de céder sa proie? de respecter le droit des autres, de continuer le droit des parents? Est-ce que l'art est dans la nature? Et si l'on répond qu'il est dans la nature de l'homme de faire tout cela, il y a donc nature et nature : tout ce qui est naturel n'est pas pour cela permis; il faut dis- tinguer, définir, chercher; et peut-être enfin faut -il modifier, rectifier, corriger, épurer notre nature infé- rieure ou nous créer une nature supérieure. Et Diderot enfin ne l'avoue-t-il pas lui-même, par sa croyance au progrès?
On voit donc qu'en le louant d'être naturel, il se mêle à l'éloge une forte part de critique. Trop naturel, Diderot est diffus, désordonné, confus ; trop naturel, il est grossier, débraillé, cynique; trop naturel, il est emphatique, orgueilleux et déclamatoire; trop naturel, il est barbare en art, inepte en religion, vicieux en morale.
Ajoutons à cette physionomie un dernier trait : comme Fontenelle et comme Voltaire, Diderot est universel. A vrai dire il a fait peu de vers; mais en revanche il est familier avec les arts mécaniques, il est savant en physique; et il a singulièrement approfondi la philoso- phie, l'art dramatique, la critique littéraire.
Je pourrais ajouter d'autres traits encore : le manque d'éducation, le manque de délicatesse, le manque, de
368 HISTOIUE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
modestie, dans tous les sens du mot : Diderot est oro"ueilleux et luxurieux. Mais tous ces traits reviennent h cette idée de nature, sur laquelle nous venons d'insister, et que nous allons voir s'épanouir et se développer, h travers des contradictions apparentes, dans la doctrine de y Encyclopédie.
CHAPITRE VI
LA DOCTRINE DE "L'ENCYCLOPÉDIE
Il est nécessaire désormais, faisant halte un moment au point où nous sommes parvenus dans l'histoire des événements, d'étudier la doctrine, ou les doctrines de V Encyclopédie, dans l'ordre intellectuel et philosophique, dans l'ordre religieux et moral, dans l'ordre social enfin et politique. Mais en avons-nous bien le droit, et com- ment nous y prendrons-nous?
La première question est de savoir si les derniers volumes contiennent quelque chose d'essentiel et de nouveau par rapport aux premiers. Or, pour ma part, c'est ce que je ne crois pas. Les principes ont été posés dès 1750; on les trouve exposés dans les sept premiers volumes : dès lors, tous les collaborateurs essentiels sont rassemblés, et l'on n'en recrutera désormais que de second ordre; même l'un des principaux, d'Alembert, se retirera à partir de 1760. Enfin, les conditions de hâte et de clandestinité dans lesquelles se poursuivra l'entre- prise vont la ramener aux conditions d'une affaire pure- ment marchande. On peut bien ajouter qu'en toute III. 24
370 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
langue, il est de l'essence de l'ordre alphabétique que, quand on approche de la moitié d'un Dictionnaire, par le fait même de la distribution des idées, le caractère de l'œuvre est arrêté et fixé. Qu'on se reporte pour en juger au Dictionnaire de Bayle : il forme en tout quatre volumes, mais l'esprit de l'ouvrage est tout entier con- tenu dans les deux premiers.
Pour la seconde question, qui est de savoir comment nous nous y prendrons, il est évident qu'à la grande riiïueur nous devrions nous en tenir, exclusivement, aux articles du Dictionnaire. Mais cette rigueur aurait vrai- ment quelque chose d'étroit. Voici par exemple un ouvrage de Diderot : V Interprétation de la nature, parue en 1754. Il serait évidemment excessif de n'y vouloir rien voir qui nous éclaire sur les doctrines de Y Encyclo- pédie : il n'y a pas deux Diderot, l'un pensant pour les libraires associés, l'autre pour son compte personnel. Nous avons également le droit de nous servir de V Esprit des lois et de VEssai sur les mœurs., puisque V Encyclo' pédie est pour ainsi dire le confluent de leurs influences. Il est plus délicat de savoir si nous pouvons nous servir des Discours de Turgot prononcés en Sorbonne en 1750 sur les avantages que l établissement du christianisme a procurés au genre humain, et sur les Progrès successifs de r esprit humain : ils n'ont paru en effet que plus tard; mais il n'est guère possible que Diderot et d'Alembert, que Mallet, de Prades, Yvon, ne les aient point connus; et il est même probable que ce sont ces Discours qui ont engagé Diderot à offrir à Turgot de collaborer à VEncy- vlopédie. Et Turgot n'aurait pas écrit cinq articles consi- dérables comme ceux d'Etymologie, Existence, Expansi-
LA DOCTniXE DE l,' ENCYCLOPÉDIE 371
bilité, Foire, Fondation, s'il n'avait eu avec le personnel encyclopédique d'intimes relations. Les vues qu'il a exprimées ailleurs, on peut donc supposer qu'il les a développées dans des conversations.
Pour toutes ces raisons, nous avons le droit de rap- porter à YEncyclopédie, comme à son centre de rallie- ment, tout ce qui, quoique s'étant fait en dehors d'elle, peut cependant s'y rattacher, sans en contredire ouverte- ment l'esprit. — De tous ces textes mêlés ensemble quelle doctrine intellectuelle ou philosophique va res- sortir?
Nous la résumerons assez bien en disant : quau tableau de la nature que lui avait légué le siècle précé- dent, TEncyclopédie s'est proposé d'en substituer un tout autre. Cet objet, on le voit aussitôt, en impliquait un autre, qui était d'effacer de V esprit des hommes j usqu aux vestiges de cet autre tableau.
Or, les traits essentiels de cet autre tableau, tels que Malebranche, Bossuet et Leibnitz les avaient dessinés, consistaient à faire de la terre le centre du monde, de l'homme, le chef-d'œuvre de la création, de l'humanité, la préoccupation de Dieu : rappelons-nous là-dessus le Discours sur Vhistoire universelle et les Entretiens métaphysiques. En d'autres termes encore, ce qu'au xvii® siècle l'on considérait en tout, c'était la Cause finale.
Or, de la Cause finale ou plus exactement contre la Cause finale, nous avons vu ce que Voltaire et Montes- quieu avaient fait : Voltaire, en répandant parmi nous la philosophie de Newton qui ruinait l'hypothèse géocen- trique, Montesquieu, en expliquant par des raisons
372 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
humaines et même matérielles ce qu'on imputait avant lui à la Providence, à l'intervention personnelle de Dieu dans les affaires des hommes. Nous verrons dans la suite Buffon enfin s'efforcer de son côté de ruiner scientifique- ment l'hypothèse anthropocentrique.
Mais c'est VEncyclopêdie qui a achevé l'œuvre, et nous en trouvons la preuve dans ses articles. Nous lisons en effet dans les Pensées de Diderot sur V interprétation de la nature :
Des causes finales.
Qui sommes-nous, pour expliquer les fins de la nature? Ne nous apercevrons-nous point que c'est presque toujours aux dépens de sa puissance que nous préconisons sa sagesse...? Cette manière de l'interpréter est mauvaise, même en théologie natu- relle : c'est substituer la conjecture de l'homme à l'ouvrage de Dieu Le phénomène le plus commun suffira pour montrer com- bien la recherche de ces causes est contraire à la véritable science.
Nous pouvons rapprocher de ce passage l'article Causes finales de VEncyclopêdie.
Le principe des causes finales consiste à trouver les lois des phénomènes dans des principes métaphysiques.... Aussi le chan- celier Bacon, ce génie sublime, ne paraît pas faire grand cas de l'usage des causes finales dans la pliysique.... Bacon avait bien senti que nous voyons la nature trop en petit pour pouvoir nous mettre à la place de son Auteur....
Il sort de là aussitôt plusieurs conséquences : D'abord : si nous ne sommes pas la préoccupation perpétuelle de Dieu, — et à moins de le savoir par la Révélation, nous n'en pouvons rien savoir, — toute l'histoire en est changée, et toute la philosophie de l'histoire, et il faut les reconstruire sur d'autres données.
LA DOCTRINE DE L ENCYCLOPEDIE 373
En second lieu, si nous ne sommes pas le chef-d'œuvre de la Création, nous rentrons, comme le voulait Spinosa, dans l'ample sein de la nature, et, après la révolution de l'histoire, voici la révolution des sciences de la nature.
Enfin, et en dernier lieu, il faut changer les méthodes.
Par là s'expliquent le dédain de la tradition et le mépris de l'autorité si caractéristiques de YEncyclo- pédie. C'est ce qui ressort assez clairement de l'article Autorité.
Qu'importe que d'autres aient pensé de même ou autrement que nous, pourvu que nous pensions juste, selon les règles du bon sens, et conformément à la vérité? il est assez indifféient que notre opinion soit celle d'Aristote, pourvu qu'elle soit selon les règles du syllogisme. A quoi bon ces fréquentes citations, lorsqu'il s'agit de choses qui dépendent uniquement du témoignage des sens et de la raison?... Les grands noms ne sont bons qu'à éblouir le peuple, à tromper les petits esprits, à fournir du babil aux demi-savants.... Ceux à qui il manque assez d'étendue d'esprit pour penser eux-mêmes, se contentent des pensées d'autrui....
Remarquez que je ne juge point : je me borne à exposer; voilà donc qui est entendu : excepté en matière d'histoire et de foi, et nous verrons ce que vaut la réserve, chacun de nous ne devra rien croire sur l'autorité d'autrui, ce qui revient à dire que tout est à refaire dans l'œuvre de la science, et qu'une ère entièrement nouvelle va dater de V Encyclopédie. Décidément les Anciens ont perdu la bataille, et une époque nouvelle commence dans l'histoire de l'humanité.
Mais, quels seront les guides de cette humanité nou- velle? Bacon, maître de l'observation et de l'expérience. Descartes, qui a fondé ou revendiqué le premier la toute- puissance de la Raison.
374 HISTOIRE DE LA LITTIUIATLIIE FRANÇAISE CLASSIQUE
Sur ce point encore il ne peut y avoir Toiubrc d'un doute. Écoutons Diderot dans rartide Encyclopédie :
La révolution peut être moins forte et moins sensible dans les sciences et dans les arts libéraux que dans les arts niécaiii([ues ;
mais il s'en est fait une Aujourd'liui que la philosophie s'avance
à grands pas, qu'elle soumet à son empire tous les objets de son ressort, que son ton est le Ion dominant, et qu'on commence à secouer le joug de l'autorité, de l'exemple, pour s'en tenir aux lois de la liaison, il n'y a presque pas un ouvrage élémentaire el dog- matique dont on soit entièrement satisfait.... Tel est l'ellet du progrès de la Raison.
Mais si nous lui demandons ce qu'il entend par raison, quand nous n'aurions pas lu Condillac et son Traité de;: sensations publié en 1754, l'anticle Evidence qui est de Quesnay nous l'apprendrait.
Uévidence résulte nécessairement de l'observation intime de nos propres sensations. Ainsi j'entends, par évidence, une certitude à laquelle il nous est aussi impossible de nous refuser, qu'il nous est impossible d'ignorer nos sensations actuelles.
On le voit assez clairement, c'est le pur empirisme : il n'y a pas d'idées innées, ni de pouvoir inné de les former; l'esprit est bien la table rase sur laquelle s'ins- crivent ou se g-ravent l'une après l'autre les données de l'expérience. D'Alembert l'avait dit le premier; Quesnay, Condillac et Diderot le doublent, et la doctrine devient celle du siècle.
Je ne juge toujours point ni ne discute, j'expose; mais il est difficile de no, pas remarquer que la doctrine n'a aucune prétention théorique ; elle est pratitpie et utilitaire. On lit dans les Pensées :
Les faits, de quelque nature f|u"ils soient, sont la véritable richesse du philosophe.
LA DOCTniNE DE L ENCYCLOPÉDIE 376
Il ne s'agit plus, semble-t-il, de spéculer, ni d'atteindre la vérité, comme telle, mais de la connaître pour tirer profit de sa connaissance. Aucun d'eux n'a de doute sur la valeur des données de l'expérience, ni sur la valeur de la raison, mais la mission qu'ils considèrent comme étant essentiellement celle de la raison, n'est pas de con- naître les secrets de la nature et de l'homme, mais bien de faire servir les premiers à la satisfaction du second. Il faut donc bien entendre ce que veulent dire les ency- clopédistes, lorsqu'ils parlent de la souveraineté de la raison : ils n'entendent point, comme Descartes lui-même ou Malebranche, que tout doit s'assujettir à une faculté supérieure etimpersonnelle par l'intermédiaire de laquelle nous participerions d'une nature plus haute; par Raison, ils n'entendent pas non plus comme nous la faculté cri- tique et métaphysique dont le propre serait de se dégager des apparences pour les juger, et pour construire par- dessous elles un monde plus solide et plus réel. Non, leur Raison, c'est le bon sens vulgaire, c'est la générali- sation de l'expérience moyenne, c'est la totalisation du savoir courant, c'est la négation de tout ce qui dépasse les sens.
Et là est bien l'explication à la fois de la force et de la faiblesse de la doctrine encyclopédique. Si cette doc- trine a si vite conquis tant de monde à sa cause, c'est qu'elle ne demandait à l'intelligence nul effort sérieux. Mais c'est aussi pour ce motif qu'à mon avis elle a causé tant de mal, comme ne constituant qu'une vue superfi- cielle des choses^ une conception de la science un peu basse, et une manière de penser vulgaire. J'en trouve la preuve dans la conception du progrès telle qu'elle se
376 HISTOIUE DE LA LITTÉnATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
détermine cl;ins Y Encyclopédie , et en particulier dans les Discours de Turgot. L'on sait que Turgot a formulé la loi du progrès et, depuis lui, on a développé ce qu'il avait indiqué, en ajoutant quelques détails, mais rien assurément d'essentiel. Voici un extrait de son Discours sur les progrès de l'esprit /tu main.
Les phénomènes de la nature, soumis à des lois constantes, sont rcnformés dans un cercle de révolutions toujours les mêmes — La succession des'hommes, au contraire, offre de siècle en siècle un spectacle toujours varié. La raison, les passions, la liberté, produisent sans cesse de nouveaux événements.... Le genre Iiumain, considéré depuis son origine, paraît aux yeux du philo- sophe un tout immense, qui lui-même a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès....
Ce que Turgot n'a pas moins bien vu, c'est qu'il n'y avait de progrès, c'est-à-dire d'avancement et de gain cer- tain, que dans le domaine scientifique ou intellectuel; et qu'il était vain de parler de progrès esthétique, et difficile ou impossible, a moins d'être chrétien, de parler de progrès moral.
La poésie, la peinture, la sculpture ont un point fixe qu'elles atteignent h pas lents et ne peuvent passer.
Comme cette constatation le gêne, et que le progrès ne signifie rien s'il n'est conçu comme indéfini, il pose, ail- leurs, qu'étant en fonction du progrès de l'esprit, toutes les autres formes de progrès doivent être possibles, et qu'elles sont même probables, en raison des progrès de l'esprit. Enfin, et comme c'est lui qui le premier, je crois, a posé les sciences mathématiques, les sciences j)hysiquc8, les sciences morales, comme des sciences parallèles, on peut dire que c'est lui quia établi la science
LA DOCTRINE DE l.' ENCYCLOPÉDIE 377
dans le degré de domination et de souveraineté qu'elle a prétendu depuis lors occuper. Ce que vaut la préten- tion, nous ne l'examinerons pas ici: le moment n'en est pas encore venu; et il faut attendre pour en juger que Rousseau ait donné ses œuvres capitales, que Kant et Chateaubriand aient paru.
Mais nous observerons seulement que cette souverai- neté, cette royauté, cette papauté de la science, est fondée sur une base fragile. Car d'où vient l'autorité que nous attribuons à l'expérience des sciences ? Et pourquoi ne l'attribuerions-nous pas à l'expérience du sentiment ou à l'expérience de l'histoire? Qui donc nous assure de la véracité de notre Raison, de l'identité de notre repré- sentation du monde et de sa réalité substantielle? Quelle est l'origine, la justification des principes sur lesquels se fende la science : l'étendue, la vie, l'esprit? Et quand, pour pouvoir se construire, la science a décidé qu'elle les accepterait sans examen plus ample, la fécondité de ces principes, leurs applications, leurs actions et leurs réac- tions sont-elles épuisées? Toutes ces questions, les encyclopédistes ne les ont pas examinées, et cependant elles sont fondamentales. Mais, comme je le disais tout h l'heure, leur dessein était pratique, utilitaire même et, encore une fois, c'est là une raison de leur succès. Idée de la nature, idée delà méthode, ils ont tout renouvelé, mais en vue de l'humanité, et c'est ce que nous allons le mieux voir en étudiant leur idéal religieux et moral.
378 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
En songeant au sujet que j'aborde, et en parcourant ce que d'autres en ont pu dire, j'ai souvent pensé à deux choses : l'une, c'est que quand on parle de la philosophie d'un homme ou d'une école, on procède vraiment d'une manière trop uniforme en examinant ce qu'elle dit, ce qu'elle apprend, sur Dieu, sur l'âme, sur la liberté : la division en théologie ou théodicée morale et psychologie est artificielle, et le moindre danger de cet éparpillement est que l'originalité propre des doctrines s'y noie. Athées, déistes, panthéistes, idéalistes ont des qualifications trop crrossières; quand on les a trouvées et tant qu'on s'y tient, on n'est pas beaucoup avancé. Je faisais ensuite une autre réflexion : c'est que nous traitons tout sur le pied d'égalité, je veux dire que nous raisonnons, comme si les mêmes mots avaient le même sens ou la même portée, et dans l'exposition que nous faisons des doc- trines, et dans la discussion, nous parlons comme si nous qui parions, ceux dont nous parlons, et ceux à qui nous parlons, avaient le même degré de culture générale.
Mais ces inconvénients qui sont toujours considérables le sont bien plus quand il s'agit de la philosophie ou de la religion de gens (|ui n'ont pas fait profession d'être théologiens ou philosophes, et dont l'originalité ne con- siste que dans l'application qu'ils ont faite des données du sens commun. Tel est justement le cas des Encyclopé- distes : ils veulent tout soumettre à la raison, sans définir nulle part la raison, et en évitant même de la définir; sans s'interroger sur les titres qu'elle peut avoir à la domination de l'intelligence, sans s'expliquer enfin sur
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le caractère sacré qu'ils lui attribuent. C'est ce que nous allons les voir faire encore ici, en examinant leur morale et leur religion. Et, pour le bien voir, nous n'allons pas les interroger article par article, chercher, par exemple, ce qu'ils pensent et ce qu'ils disent précisément de l'existence de Dieu, de ses attributs, de la Création et de l'impératif catégorique, mais nous allons essayer de res- saisir, pour ainsi dire, le bloc de leurs intentions et leur dessein total. Or, ce dessein a été tout bonnement de soumettre à la raison la philosophie, la religion, la morale, et ils ont entendu par là les épurer, ou les purger de toute métaphysique, les rendre logiques, posi- tives, expérimentales.
Si donc nous tombions dans l'erreur de méthode que je signalais tout à l'heure, nous pourrions établir par une série de citations appropriées que tel a bien été leur dessein, et d'Alembert, Voltaire, Rousseau, nous en fourniraient autant que nous en voudrions. Nous montre- rions ensuite que, sur tel ou tel point en particulier, ils ont plus ou moins bien observé, raisonné, et conclu. Nous ajouterions enfin qu'ainsi posé, le problème est insoluble, attendu qu'il est contradictoire. Qu'est-ce, en effet, qu'une religion rationnelle? qu'est-ce qu'une morale sans métaphysique, c'est-à-dire, sans obligations, sans sanctions? Mais, en agissant ainsi nous n'aurions rien fait, car il n'en serait pas moins vrai que cette idée encyclo- pédique de la morale et de la religion a fait son chemin dans le monde, qu'elle a été, nous le verrons, ce que l'on pourrait appeler le véhicule de la propagande encyclo- pédique.
Les Encyclopédistes ont été amenés à fonder la reli-
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gion naturelle sur la triple base de la négation du surnaturel, de rcxclusion de la finalité, de la négation de la Providence. Ils ont nié la Providence parce qu'il existe du mal en ce monde; et en efTet, suivant une certaine raison, c'est ce qui ne se conçoit pas d'un Dieu de justice et de bonté; ils ont nié la Providence parce que la dignité d'un Dieu tout-puissant s'accommode mal, suivant une certaine raison, de l'intervention dans les petites afTaires des hommes; ils ont nié la Providence enfin, parce que cette intervention divine leur a paru peu compatible avec l'idée du progrès. Et, en elFet, le progrès suppose que nous sommes maîtres de nos des- tinées, chacun à chacun, et tous ensemble. Et tout cela, s'il n'est pas raisonnable, du moins paraît l'être; tout cela, en tout cas, est à la portée de la moyenne des intelligences, surtout, peut-être, des intelligences fran- raises.
Quant à la finalité, n'ayant construit leur philosophie, comme nous l'avons vu, que pour l'en exclure, ce n'était pas pour la garder dans leur religion. Mais ils avaient d'autres raisons de la rejeter. C'est que, s'il faut élever l'édifice de la religion sur la considération de notre fin, comme celle-ci ne nous est donnée que parla Révélation, il semble que l'on tourne dans un cercle vicieux: Pourquoi, demande-t-on, devons-nous nous conduire ainsi? — Pour faire notre salut. Mais qu'est-ce à dire, faire notre salut? — C'est admettre que nous soyons coupables et que nous sommes ici-bas pour expier. Or, comment le savons-nous ? Par la Révélation qui est justement en cause. Si vous rencontrez M. Homais sur votre route, vous ne doutez pas que cette argumentation lui paraisse triomphante; et.
LA DOCTRINE DE L ENCYCLOPÉDIE 381
je le dis sans plaisanterie, en dépouillant le personnage de ce qu'il a de caricatural, Homais n'est pas le premier venu. Homais est même intelligent, il est d'ailleurs suffisamment honnête. Homais représente la majo- rité des Français, et surtout peut-être des hommes poli- tiques !
Enfin, le rationalisme a mené nos Encyclopédistes à la négation du surnaturel. D'abord, parce qu'il est le rationa- lisme et que rationalisme et surnaturel sont contra- dictoires; ensuite, parce que la possibilité du surnaturel semblerait ébranler le principe, auquel les rationalistes tiennent tant, de l'immutabilité des lois de la nature.
La Providence, le surnaturel, la finalité, une fois retirés, que reste-t-il? Il reste un Dieu, créateur et ordonnateur du monde, rémunérateur et vengeur. C'est le Dieu de Voltaire, de Bérenger, de Renan, le Dieu des bonnes gens, un bonhomme de bon Dieu qui a façonné le monde comme un horloger construit une horloge, en le réglant d'ailleurs pour qu'il aille plus longtemps; un Dieu qui nous a donné le goût du plaisir, pour que nous le satis- fassions par le vin, les femmes, etles bonnes choses. Enfin, un Dieu qui punira paternellement. Mais ceci déjà, quelques Encyclopédistes ont plus de peine à le croire, et l'un des grands griefs de d'Alembert contre Voltaire, c'est, comme il dit, la persistance du patriarche à croire son« Dieu vengeur et rémunérateur ».
Quoi qu'il en soit, l'homme étant ainsi isolé, il s'agit pour lui de vivre, et de fonder la morale sur des bases aussi naturelles et raisonnables que la religion. Pour y arriver, on débute par une des affirmations les plus simples, en apparence, et, en réalité, les plus audacieuses
382 HISTOIUE DE LA LITTÉHATUIUS FRANÇAISE CLASSIQUE
qu'il y ait : celle de la bonté de l'homme. C'est le dogme qu'émet Helvétius, dans son livre De l'esprit :
Je donne le nom de vertus de préjugés à toutes celles dont l'obser- Yation exacte ne contribue en rien au bonheur public : telles sont la chasteté des Vestales, et les austérités de ces fakirs insensés dont l'Inde est peuplée.
C'est celle que proclame Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville :
A. — Que le code des nations serait court, si on le conformait rigoureusement à celui de la nature 1 Combien d'erreurs et de vices épargnés à Thomme !
B. — Voulez-vous savoir Thistoire abrégée de presque toute notre misère? La voici. Il existait un homme naturel : on a intro- duit au-devant de cet homme un homme artificiel, et il s'est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie. Tantôt l'homme naturel est le plus fort; tantôt il est terrassé par l'homme artificiel.... Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l'homme à sa première simplicité.... Dans la misère, l'homme est sans remords, et dans la maladie, la femme est sans pudeur....
On nous dira sans doute que c'est là un ouvrage posthume, mais les mêmes idées sont développées dans l'article Jouissance, de V Encyclopédie.
S'il y avait quelque homme pervers qui pût s'offenser de l'ëloge que je fais de la plus auguste et la plus générale des passions, j'évoquerais devant lui la nature, et elle lui dirait : ... Tais-toi, mallteureux, et songe que c'est le plaisir qui t'a tiré du néant.... La propagation des êtres est le plus grand objet de la Nature....
(Art. Jouissance.)
Je dis que cette affirmation est l'une des plus témé- raires ; et, en efTet, d'où nous vient cette idée de bonté en général? De quelle origine? De quelle expérience? Et comment le concept s'en détermine-t-il ? Qu'est-ce que
LA DOCTRINE DE L ENCYCLOPEDIE 383
le bien et qu'est-ce que le mal ? On peut encore demander : qu'est-ce que cet homme en général dont vous nous parlez, à nous, Italiens, Anglais, Russes, Français ? Enfin, l'expérience et la raison s'unissent, pour s'opposer à la bonté de l'homme. En effet, un chrétien, un déiste, Un idéaliste, un spiritualiste peuvent y croire, comme se déduisant de la bonté de Dieu, qui ne saurait rien avoir créé d'entièrement et d'irrémédiablement mauvais. Mais, au contraire, un naturaliste n'a que l'expérience, et il est bien obligé de constater par elle le vice, le crime, la guerre. C'est ici qu'avec aplomb les Encyclopédistes disent : Les maux viennent de la société :
Crois- moi, vous avez rendu la condition de l'homme pire que
celle de l'animal Hier, en soupant, tu nous as entretenus de
magistrats et de prêtres; je ne sais quels sont ces personnages que tu appelles magistrats et prêtres, dont l'autorité règle votre conduite; mais, dis-moi, sont-ils maîtres du bien ou du mal?... Tu es en déliire, si tu crois qu'il y ait rien, soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse ajouter ou retrancher aux lois de la Nature.
[Supplément au voyage de Bougainville.)
Que ces doctrines, que ces raisonnements ne tiennent pas debout, c'est ce qui me paraît évident ; le prêtre et le magistrat n'ont pas été inventés par eux-mêmes et pour eux-mêmes ; ils sont nés du besoin qu'on en a éprouvé. Ce qui revient à dire qu'ils sont des créatures de la méchanceté des hommes. Nous n'en aurions pas besoin si les préceptes de la morale nous étaient innés, si l'impulsion de l'instinct était infailliblement bonne, si la vertu ne consistait qu'à suivre la nature.
Mais il n'est pas possible de méconnaître ce que l'hypothèse a de séduisant pour tous ceux qui ont des
384 HISTOinE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
passions fortes, un égoïsme solide, et ce sont la plup:irt des hommes. C'est aussi bien ce que les Encyclopédistes ne peuvent s'empêcher de voir et, après avoir posé en principe cette bonté de la nature, ils ont donc cherché les moyens de régler cette nature même : ce qui est encore une contradiction; mais les contradictions ne les embar- rassent point et, rendons-leur cette justice, ils ont par- faitement vu que ce n'est pas la logique qui gouverne les hommes. Où s'arrêtera donc l'expansion de notre nature? On sait la réponse : elle s'arrêtera où commence le droit de la société. Et ceci nous explique les théories des Encyclopédistes relatives à l'origine des sociétés. Il s'agit de trouver une doctrine qui rende compte des faits, si c'est possible, mais surtout en vertu de laquelle le droit de la société puisse s'opposer au droit de la nature. Il n'y a rien de plus difficile. Mais, aux yeux de la logique vulgaire, il n'y a rien de plus acceptable, parce qu'il n'y a rien de plus conforme aux habitudes sociales. C'est le principe même des transactions : tu as des droits, j'en ai aussi ; nous en sacrifions une part à notre commun intérêt. Et c'est ainsi que, par un lien assez fragile, mais suffi- samment probable, se trouvent réunis les deux principes, l'idée de la bonté de la nature, et celle de la nécessité du contrat social. Voici ce que nous dit sur ce sujet Diderot :
A. — Qu'enlenrlez-vous flonc par des mœurs?
B. — J'entends une soumission générale et une conduite consé- quente il des lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont mauvaises, les mœurs sont mauvaises; si les lois sont bonnes, les mœurs sont bonnes....
A. — D'où vous conclurez, sans doute, qu'en fondant la morale sur les rapports éternels, qui subsistent entre les hommes, la
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loi religieuse devient peut-être superflue; et que la loi civile ne doit être que renonciation de la loi de nature.
B. — Et cela, sous peine de multiplier les méchants, au lieu de faire des bons.
[Supplément au voyage de Bougainville.)
Et nous voyons deux choses dans ce passage : d'abord, la détermination de l'idée de progrès qui va consister à dépouiller l'homme civilisé de tous ses « préjugés » reli- gieux, moraux, philosophiques, pour le rendre à la nature. Puis, la transformation de la question morale en question sociale : si les lois sont bonnes, les mœurs sont bonnes. Or, c'est précisément le contraire qui est vrai; et, sans parler même des préceptes chrétiens, rappelons- nous, à ce sujet, l'aphorisme antique d'Horace : Quid leges sine moribusP Mais on voit ce que la doctrine a de séduisant, puisqu'en efiPet, quoi que nous fassions, elle nous libère à la fois de l'effort, du remords, et de la res- ponsabilité. De l'effort : car nous n'aurons point d'effort à faire sur nous-mêmes, puisque la nature est bonne, et que ce qui s'y insinue de mauvais est l'œuvre en nous de la société. Du remords : nous n'avons pas à en sentir, puisque, dans une société donnée, ce que nous faisons, nous ne pouvions pas ne pas le faire. Et, enfin, nous n'avons pas de responsabilité, puisque la société ne peut nous juger sans condamner sa propre organisation. Nous verrons quelles conséquences sociales et politiques sont sorties de là.
Il est assez difficile de déterminer avec cxaclilude l'idéal politique et social de l'Encyclopédie, Et cela ne m. 2S
38G UISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
tient pas seulement à la difficulté de déterminer les sources où l'on doit puiser pour le découvrir, mais encore, (|uand on les a choisies, à ce qu'elles offrent de trouble ou de confus. On sait qu'aujourd'hui même, s'il existe wiic science de la politique ou de la sociologie, ni l'une ni l'autre ne sont bien avancées : leurs principes sont très iloltants, et les problèmes eux-mêmes qu'elles posent, sont bien confus. A plus forte raison, en 1760, la clarté n'était pas le propre de la socioloo^ie et de la politique. Songeons un peu, pour nous eu faire une idée, à ce qu'étaient, par exemple, alors, la chimie ou la zoologie, par rapport à ce qu'elles sont devenues : aucun principe encore n'était posé, la nomenclature n'existait pas, et, même dans Vllistoire naturelle de Buffon, on voit avec quelque étonnement les animaux distribués en animaux domestiques, animaux de chasse, animaux féroces : on ne connaissait que des faits, on les connaissait mal, et on u'avait pas le moyeu de les interpréter.
Tel ou plus confus encore était l'état de la science politique et de la sociologie. C'est ce qui nous permet de dire que si les Encyclopédistes ont su en morale, en reli- gion, en philosophie, ce qu'ils voulaient, ils n'ont donc eu et ne pouvaient avoir, en matière de politique et de sociologi», que des aspirations extrêmement confuses. Pour essayer de nous en (aire une idée, il n'y aura donc pas grand mal si nous nous bornons à quelques textes choisis, dont les princij)aux sont : V Analyse de V esprit des luis, de d'Alcmbert (1755); l'article Économie politique^ de Rousseau (1754); les articles Arts mécaniques, et J'hilosophie des Chinois, de Diderot; le livre de l'Esprit, dllelvélius (1758); et celui de Quesnay sur le Despotisme
LA DOCTRINE DE L ESCTCLOPÈDIE 387
de la Chine (1767); et, enfin, par une anticipation hardie, les Mémoires sur Vinstruction publique de Condorcet (1791-92); en revanche, j'écarterai V Esprit des lois, le Contrat social, VAnii des hommes, et le Code de la nature. Ce dernier ouvrage est de Morelly et date de 1755. On l'a plus d'une fois attribué à Diderot et on le lui attribue quelquefois encore; et, en effet, certaines idées en pré- sentent quelques ressemblances avec celles du Supplé- ment au voyage de Bougainville; cependant, Morelly a vraiment existé ; et après l'avoir relei, je n'y ai pas retrouvé les caractères de Diderot, cette espèce de fougue et de débordement naturaliste qu'il apporte en de pareils sujets.
Des principes de morale posés par Diderot, il résultait avant tout l'émancipation de toute contrainte, et l'apo- logie des passions ou, si l'on aime mieux, une politique et une sociologie dont l'idée de liberté était l'âme. Or, nous lisons dans Y Analyse de l'Esprit des lois :
La liberté politique considérée par rapport au citoyen consiste dans la sûreté où il est à labin des lois, ou du moins dans l'opi- nion de cette sûreté — C'est principalement par la nature et la proportion des peines, que cette liberté s'établit ou se détruit. Les crimes contre la religion doivent être punis par la privation des biens que la religion procure. Les crimes contre les mœurs, par la honte: les crimes contre la tranquillité publique, par la prison ou l'exii; les crimes contre la sûreté, par les supplices. Les écrits doivent être moins punis que les actions, jamais les simples pensées ne doivent l'être....
Mais ce n'est là qu'un point de départ, une manière de lier la politique à la morale; et, en effet, la liberté peut bien être si l'on veut la condition de tout, elle n'est l'ori- gine de rien; le plus bel exemple de cette infécondité de
388 niSTOinE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
la liberté est le romantisme : les romantiques ont pro- clamé la liberté de l'art : mais, qu'en ont-ils tiré? Rien du tout; et à peine eurent-ils profité du principe pour secouer le joug des règles, qu'ils ont inventé d'autres règles auxquelles ils se sont soumis. Pareillement, les Encyclopédistes. Aussitôt qu'ils eurent proclamé la liberté, ils éprouvèrent la nécessité de la guider, et c'est peut-être ce qu'il y a de plus solide et de plus durable dans leur œuvre; pour la diriger, ils ont fondé un système d'éducation publique.
Voici, en eflet, une chose remarquable : depuis l'Anti- quité et jusqu'à eux, l'éducation avait été une chose purement privée; il y avait des religions d'État, il n'y avait pas d'instruction d'Etat : un ministre de l'In- struction publique aurait paru chose extraordinaire à Louis XIV. Or écoutez Rousseau, en 1754, développer là- dcssus l'idée encyclopédique :
On doit d'autant moins abandonner aux lumières et aux préjugés des pères léducation de leurs enfants, qu'elle importe à l'État encore plus qu'aux pères.... L'éducation publique sous des règles prescrites par le gouvernement, et sous des magistrats établis par le souverain, est donc une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou légitime.
Avec infiniment moins de clarté, de fermeté dans les vues, de force dans le style, et en y mêlant d'ailleurs (juantité de paradoxes souvent saugrenus, on retrouve les mêmes idées dans le livre d'IIelvétius. Et, h ce pro- pos, puisque nous avons été interrompus d'en parler à sa date, je le signale comme un des plus importants du xviii' siècle. C'est de là que vient l'idée de l'utilité du hixo et celle même de la corruption des mœurs :
LA DOCTRINE DE L ENCYCLOPÉDIE 389
Mais que de maux, dira-t-on, attachés à cette espèce de corrup- tion!
Aucun, répondrai-je; le libertinage n'est politiquement dange- reux dans un Etat, que lorsqu'il est en opposition avec les lois du pays, ou qu'il se trouve uni à quelque autre vice du gouverne- ment. En vain ajouterait-on que les peuples où règne ce liberti- nage sont le mépris de l'univers. Mais, sans parler des Orientaux et des nations sauvages ou guerrières, qui, livrées à toutes sortes de voluptés, sont heureuses au dedans, et redoutables au dehors, quel peuple plus célèbre que les Grecs!... J'en conclus que la corruption des mœurs... n'est point incompatible avec la prudence et la félicité d'un État.
[Disc, II, ch. XIV.)
De là vient aussi l'apologie des passions :
Ces mêmes passions, qu'on doit regarder comme le germe d'une infinité d'erreurs, sont aussi la source de nos lumières. Si elles nous égarent, elles seules nous donnent la force nécessaire pour marcher; elles seules peuvent nous arracher à cette inertie et à cette paresse toujours prête à saisir toutes les facultés de notre âme.
[Disc, I, chap. ii.)
Suivant Helvétius, on devient stupide dès qu'on cesse d'être passionné. — Il insiste aussi sur l'idée de la sou- veraineté du salut public : Salus populi suprema lex esto.
Et ce sont justement quelques-uns des points où nous verrons que Rousseau s'est séparé de V Encyclopédie. ^\i\\s le grand principe d'Hélvétius, c'est celui qu'avait exprimé Diderot, à savoir que les lois peuvent tout sur les mœurs :
Les vices d'un peuple sont toujours cachés au fond de sa légis- lation. C'est là qu'il faut fouiller pour arracher la doctrine pro- ductrice de ces vices.
(Helvétius, Discours, II, chap. xv.)
C'est encore qu'il y a d'ailleurs entre les hommes moins de diCTérences qu'on ne le croit, et qu'enfin ces différences peuvent être atténuées ou même annulées par
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l'éducation. Retenons donc bien ce point. Géomètres et romanciers, rationalistes ou sentimentaux, pessimistes ou optimistes, toute VEncyclopédie est d'accord sur le pouvoir de l'éducation.
Les hommes sont des espèces de singes qu'on peut dresser à la raison comme à la folie.
Voilà ce que disait Voltaire, et, h la fin du siècle, les mêmes idées se retrouvent chez Condorcet.
Si j'ai insisté longuement sur ce point, c'est qu'il n'y en a pas où tous les Encyclopédistes aient insisté davan- tage, et une foule d'idées sont répandues aujourd'hui sur ce sujet qu'on croirait presque innées, et qui nous vien- nent de VEncyclopédie. C'est encore un des points sur lesquels ils se sont le plus clairement expliqués et d'une manière vraiment pratique. J'ajouterai qu'à certains égards il n'y a pas de conquêtes dont nous leur devions savoir plus de gré, ni d'idée qui fût, dans une certaine mesure, plus juste. 11 me semble en effet que l'un des devoirs essentiels de l'Etat, à condition de ne jamais manquer aux règles de justice et de tolérance, est de pourvoir à l'éducation publique. Toute la question est de savoir ce que l'Etat enseignera, ou plutôt, pour revenir à notre sujet, ayant reconnu le pouvoir de l'éducation, la question est de voir à quoi nos Encyclopédistes ont voulu la faire servir.
Sur la morale, la réponse est facile. Sur la religion et la philosophie, la réponse est déjà faite : ils ont fondé l'éducation sur la nécessité d'établir parmi nous l'empire de la Raison et la morale de la nature. Mais à un point de vue plus particulier? Ils ont voulu la faire servir à combattre les a préjugés », à détruire l'inégalité des con-
1
LA DOCTRINE UE L ESCYCLOPÉDIE 391
ditions, à perfectionner la vie matérielle. Ouvrons VEn- cyclopédie à l'article Arts :
Distribution des arts en libéraux et en mécaniques. En exa- minant les produits des arts, on s'est aperçu que les uns étaient
plus l'ouvrage de l'esprit que de la main Cette distinction,
quoique bien fondée, a produit un mauvais effet, en avilissant des gens très estimables et très utiles, et en fortifiant en nous je ne sais quelle paresse naturelle, qui ne nous portait déjà que trop à croire que donner une application constante et suivie à des expé- riences et des objets particuliers, sensibles et matériels, c'était
déroger à la dignité de l'esprit humain Ce n'est pas ainsi qu'ont
pensé Bacon..., Colbert..,, enfin les bons esprits et les hommes sages de tous les temps — '
Vous comparerez à ce passage le mot du Philosophe sans le savoir :
Les Commerçants... les Commerçants... c'est l'état de mon père, et je ne souffrirai pas qu'on l'avilisse !...
(Acte II, se. III.)
De cette disposition d'esprit toute nouvelle et dont les Encyclopédistes ont été les ouvriers, il en résulte une autre dont je trouve un symptôme significatif, non pas même dans le fameux Discours de Rousseau, mais dans le fait qu'une Académie de province ait posé la question qui fait le sujet de ce Discours. Et, en effet, si le xviii' siècle a travaillé à quelque chose, c'est à détruire l'inégalité des conditions, ainsi qu'en témoignent à la fois les comédies de Marivaux, les romans de Richard- son, les livres de Rousseau et de Gœthe. C'est bien ainsi que les Encyclopédistes ont conçu ce que nous appelons la Réforme sociale. Mais, de plus, cette réforme c'est eux aussi qui l'ont fondée sur le caractère utilitaire et pratique des occupations des hommes : ils ont voulu,
302 HISTOinB DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
de la caste utilitaire, faire passer le pouvoir aux classes productrices. Ils n'ont pas d'idées claires sur les moyens, et tous, ou presque tous, ils acceptent la royauté ou le despotisme depuis Helvétius, qui écrit :
C'est en affaiblissaat la stupide vénération des peuples pour les lois et les usages anciens, qu'on met les Souverains en état de purger la terre des maux qui la désolent.
jusqu'à Quesnay à qui, dans son Despotisme de la Chine, le despote éclairé apparaît comme le meilleur moyen de f;»ire triompher ses idées. C'est d'eux, également, que date la superstition des concours, capables, selon eux, de faire ressortir la valeur réelle des individus.
Quoi ^u'il en soit du fond des choses, on voit le prin- cipe. Tout le reste est flottant ou indécis dans la pensée politique et sociale des Encyclopédistes : sur la question de la souveraineté, de la division des pouvoirs, des lois précises et déterminées qui peuvent réaliser tel ou tel objet, sur l'objet propre de l'Etat, sur la limite de ses devoirs et de ses droits, ils n'ont pas d'opinion bien arrêtée : les problèmes ne se posent à eux qu'en gros, d'une manière vague et théorique, mais ce n'en sont pas moins trois points d'importance qu'on peut résumer ainsi :
Tout est possible aux lois ;
L'inégalité des conditions est le grand mal des hommes ;
L'éducation est un objet capital.
Reste à voir maintenant ce que ces idées vont devenir. Mais auparavant il faut étudier l'eflet qu'elles ont produit sur les ccMitemporains et l'effet même qu'elles ont pro- duit parmi les Encyclopédistes : la propagande de V Encyclopédie et les divisions de ses collaborateurs.
LIVRE IV
LES CONSÉQUENCES DE L' a ENCYCLOPÉDIE »
CHAPITRE I
LA PROPAGANDE ENCYCLOPÉDIQUE
C'est une question très controversée que celle du pou- voir des idées, et pour beaucoup de gens, il serait tout à fait nul : les hommes ne seraient guidés que par des instincts, des passions, des intérêts. Je ne suis pas de cet avis, et au contraire, je crois que les idées gouver- nent le monde. Il est d'ailleurs certain que ce n'est pas h l'état pur qu'elles atteignent les dernières couches de la société d'un temps dans leur formule ou sous leur forme abstraite, et il est encore plus certain qu'en pas- sant d'un milieu dans un autre, elles se réfractent, s'al- tèrent, ou se déforment. Par exemple, quand nos jour- naux parlent couramment de sélection naturelle et de concurrence vitale, ils ne l'entendent point comme les Darwin, les Hœkel, les Huxley, qui ne l'entendent pas toujours eux-mêmes de la même manière. Mais il n'en est pas moins vrai que tous ceux qui se servent de ces mots, entendent par ces mots quelque chose, et quelque chose de différent de ce qu'ils savaient du sujet avant de les connaître. Et c'est ce qui suffit. Quelle que soit la
306 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
nature de la modification, l'esprit humain en a subi une, il est autre après Darwin qu'il n'était avant lui. Mais ce que je ne fais pas difficulté d'accorder a ceux qui nient le pouvoir des idées, c'est que les historiens des idées ne se sont pas assez préoccupés de suivre le trajet des idées dans la réalité de l'histoire. Voyez, par exemple, les historiens du Cartésianisme : ils savent et (lisent ce que les idées cartésiennes sont devenues entre Malebranche, Geulinx, Spinoza, Leibniz, Locke, ou dans l'esprit d'Arnauld, de Bossuet, de Fénelon. Mais, à quelle profondeur ces idées ont-elles pénétré, que sont- elles devenues dans l'esprit d'un courtisan, d'une femme de cour, d'un bourgeois? Quelle déformation ou quelle accommodation elles ont subie, dans quelle mesure elles se sont changées en principes d'action, voilà le point, voilà l'ignoré.
Ajoutons qu'un point, dans la diffusion des idées encyclopédiques, reste particulièrement mystérieux : dans quelle mesure les loges maçonniques, si vivantes dans le dernier tiers surtout du xviii' siècle, ont-elles contribué à répandre les théories, les principes, les ten- dances de V Encyclopédie'^
Tenons-nous-en aux faits connus, aux livres imprimés : nous avons là déjà ample matière à réflexion.
Et, d'abord, nous savons par le témoignage de Grimm le nombre des souscripteurs : 4 300. Je dis le nombre des premiers souscripteurs, ceux de 1750, ce qui est énorme et extraordinaire, si l'on compte que l'ouvrage revenait à 980 livres. Or, en évaluant la population de la France à 24 ou 25 000 000, cela fait un exemplaire de V Ency- clopédie par 6 000 tètes, d'où, si vous retranchez les
LA PROPAGANDE ENCYCLOPEDIQUE 397
enfants, un exemplaire pour 2 QOO hommes environ; il est difficile, dès lors, de ne pas sentir un peu d'éton- nenient de ce chiffre, car si l'on fait un autre calcul, très aléatoire je le reconnais, et que l'on se demande combien il y avait d'illettrés sur 2 000 hommes ou femmes vers 1760, on est amené à conclure qu'il n'v a pas de Français lettré qui n'ait connu VEncyclopédie, par bribes, du moins, et par morceaux, la comprenant ou ne la comprenant pas. Nous pouvons donc dire que depuis l'aristocratie de cour et de salons, jusqu'à la petite bourgeoisie de province, toute la France pensante a connu VEncyclopédie, ou, si l'on veut, l'influence de VEncyclopédie a été proportionnelle à la masse des 50 et quelques kilos qu'en pèsent les 27 volumes.
Nous avons d'autres témoins à l'appui de ce témoi- gnage purement statistique et matériel. Voici quelques lettres, et des lettres de femmes; celle-ci est datée de 1771, et elle est adressée à Linguet par une corres- pondante de province, M'°^ Buttet, de Noo-ent-le- Rotrou :
Sauf la théologie payenne, qui a prêté tant de charmes à la poésie, les opinions religieuses n'ont servi qu'à flétrir Fàme. engourdir l'esprit des humains, affliger les sociétés, dévaster les nations, ensanglanter la terre, et, au nom du ciel, placer l'enfer sur le globe.
Je ne suis pas surprise du déchaînement que ce système (le Système de la Nature) a produit parmi les défenseurs de la supei'- stition... : ils ont dû craindre... que leurs possessions et l'oisive existence qui leur ont été conférées par l'aveugle crédulité, ne fussent au moins exposées par l'examen de la raison.
Et en voici une autre, datée de 1776 :
398 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
On a dit ce matin le service de ma mère; je me suis rendue à l'église de très bonne heure. Tu sens quelle impression doivent fwire sur une imagination comme la mienne les appareils funèbres.... Si j'eusse été obsédée de mes anciennes idées religieuses, j'aurais étoulTé mille fois. Mais fort tranquille sur le sort d'une mère, dont, s'il reste quelque chose, le bonheur doit être le partage, je pleurais sur moi seule, et cela n'est pas sans douceur....
Ce sont là des femmes de petite bourgeoisie ; ce ne sont pas des M™* du Deffant, ou des Julie de Lespinasse, qui sont, elles, de quasi grandes dames; elles ne vont point dans le monde comme M™^ GeofTrin ou M™* Necker : ce sont presque des boutfquières. Et vous voyez quel est leur état d'esprit : c'est le rationalisme pur de la doc- trine encyclopédique. Voilà donc toute une portion de l'opinion sur laquelle Rousseau et Bernardin de Saint- Pierre auront difficilement prise.
Mais d'autres moyens contribuaient encore à la propa- rralion de la doctrine. 11 y avait à Paris, aux environs de 1750, un nommé Rousseau, qui après avoir fait tous les métiers, rédigeait \e Journal des Affiches de Paris. Quand il vit paraître les premiers volumes de V Encyclopédie, il conçut l'idée de se mettre au service des chefs du mou- vement, et il leur proposa de fonder un journal : ce fut le Journal Encyclopédique, qui, commencé le l"janvier 1756, devait continuer de paraître jusqu'en 1793, avec un succès considérable dont les Mémoires de Bachaumont font foi. Or, non seulement le titre lui seul du journal était une déclaration de ses idées, mais la liste de ses col- laborateurs : Voltaire, Carra, Formey, Chamfort, Deleyre et les deux Naigeon, prouve bien que les collabo- rateurs du journal sont les collaborateurs eux-mêmes et les disciples de V Encyclopédie. Ce ne sont là que de
LA PROPAGANDE ENCYCLOPEDIQUE 399
menus faits, mais l'importance en est considérable, et ils sont plus instructifs que toutes les dissertations. Un journal ne se soutient pas pendant quarante ans sans avoir des moyens d'existence, et des moyens d'existence, ce sont des abonnés. Si cela est vrai de nos jours, ce l'était bien plus alors, où il n'y avait pas d'annonces, et où l'abonnement, par conséquent, était le seul béné- fice.
Joignez maintenant à la propagation par en bas, la propagation par en haut, je veux dire celle dont la Correspondance de Grimm fut le principal intermédiaire, et que favoriseront, qu'étendront à qui mieux mieux, Frédéric II, Joseph II et Catherine II. De Frédéric et de Catherine, je n'ai rien à dire, car l'on connaît assez les doctrines et les écrits du premier, sa correspondance avec Voltaire, son libéralisme irréligieux et son cynisme. On connaît également la seconde, et ses complaisances pour Voltaire, Diderot et Grimm. Mais, si le rôle de Joseph II est moins connu, quatre décrets qu'il porta peuvent nous le faire apprécier à sa juste valeur au point de vue des idées qui nous occupent : en 1781, il subordonne l'Eglise à l'Etat; la même année, il proclame la tolérance religieuse pour les protestants des deux confessions et les Grecs non unis; le 16 janvier 1783 il institue le mariage civil et le divorce. Le 11 juin 1781, il avait aboli la censure et proclamé ainsi la liberté de la presse.
Ainsi, comme on le voit, du haut en bas de l'échelle sociale, les doctrines de V Encyclopédie ont opéré, non seulement en France, mais dans l'Europe entière; sous une forme ou sous une autre, elles ont atteint les couches
400 HISTOIRE DE LA LITTERATUUE FRANÇAISE CLASSIQUE
profondes, elles ont modifié l'esprit humain : c'est qu'elles étaient éminemment pratiques.
L'homme est le terme unique auquel il faut tout rameuer; abstraction faite de mon existence et du bonheur de mes sem- blables, qu'importe le reste?
Ainsi s'exprimait Diderot dans l'article Encyclopédie. Il n'est personne qui ne l'entende quand il parle ainsi; de cette formule, il n'y a si mauvais raisonneur qui ne sache tirer les conséquences; et il en résulte un effet imprévu, qui est que les adversaires de V Encyclopédie ne réussissent, en l'attaquant, qu'à propager ses propres idées.
C'est, en effet, le troisième moyen de propagande que les Encyclopédistes ont h leur service. Parmi ces adver- saires, prenons-en deux seulement, par exemple, les plus célèbres ou les plus bruyants : Palissot et Fréron, l'auteur de la Comédie des philosophes, et le directeur de YAnnée littéraire. Il ne survit du premier qu'un titre, celui de sa comédie jouée le 2 mai 1760, un an après l'interdiction de V Encyclopédie, et l'honneur d'avoir été mêlé à une querelle qu'il n'était pas de force à soutenir. Sa comédie n'est qu'un pastiche des Femmes savantes. L'intrigue est à peu près la même : c'est une mère philo- sophe (jui veut marier sa fille à un philosophe, en la reprenant à un ancien fiancé, et qui en est empêchée par les preuves qu'on lui donne de la trahison de ses amis les philosophes. Dans cette pièce, Rousseau, d'Alembert, Duclos, Diderot sont pris à partie, le dernier surtout, dont Palissot raille les prétentions, l'emphase, les doctrines, mais d'une façon si misérable que c'est
LA PROTAGANDE ENCYCLOPÉDIQUE 401
lui, Palissot, que l'on prend en pitié. Mais un trait, entre tous, indigna les philosophes : le voici :
M. Caro^cdas. Vive le bel esprit et la philosophie I Rien n'est mienx inventé pour adoucir la vie I
Yalère.
Commeat! sur des rochers «n plaçait la vertu! Y grimpait qai pouvait. L'homme était méconns.
Mais enfin nous savons quel est son vrai moteur : L'homme est toujoars conduit par l'attrait dn bonheur. C'est dans ses passions qu'il en trouve la source,..
Du globe où nous vivons despote universel,
Il n'est qu'un seul ressort, l'intérêt personnel....
M. Caroxdas. J'avais quelque regret à tromper Cydalise ; Mais je vois clairement que la chose est permise.
Valère. Il s'agit d'être heureux, il n'importe comment.
Bien voir ses intérêts, c'est être de bon sens. Le superflu des rois est notre patrimoine. Ce que dit un corsaire au Roi de Macédoine Est très vrai dans le fond.
M. Carondas, fouillant dans la poche de Valère. Oui, monsieur.
Yollaire crut devoir intervenir et protester de l'honnê- teté de ses amis.
Pardieu, la raillerie est trop forte. S'ils étaient tels que vous les représentez, il faudrait les envoyer aux galères, ce qui n'entre point du tout dans le genre comique. Je vous parle net : ceux que m. 26
402 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
voulez deshonorer passent pour les plus honnêtes gens du monde ; et je ne sais moi-même si leur probité n'est pas encore supérieure à leur philosophie.
(Lettre du 4 juin 1760.)
Mais le plus admirable, c'est qu'au moment même où Voltaire écrivait cette lettre, il faisait répéter VEcosnaise, qui fut jouée le 27 juillet 1760. La pièce était tout entière diriffée contre Fréron.
Celui-ci. Élie-Catherine Fréron (1719-1776), était plus redoutable que Palissot. Ce n'était pas qu'il eût beaucoup plus de talent ni d'esprit, et sa plaisanterie bien souvent sent l'homme de collège ou de sacristie; mais il avait un journal, V Année littéraire, et dans ce journal s'il n'atta- quait pas les grandes questions, ce qu'il n'était pas d'envergure à faire, il harcelait les Encyclopédistes par des moyens qui sont encore aujourd'hui ceux de nos journaux. Par exemple, si quelqu'un, co^mme l'architecte Patte, se plaignait qu'on l'eût pillé dans V Encyclopédie, sa réclamation trouvait toujours place dans V Année litté- raire. Si quelque adversaire des Encyclopédistes, comme Lefranc de Pompignan, faisait paraître une brochure contre les incrédules, Fréron l'analysait tout au long; ou bien encore, si Voltaire ou Diderot publiaient quelque opuscule, il les critiquait d'une manière facile, en mon- trant des contradictions : c'est ainsi qu'il procéda par exemple, en 1760, dans un article sur Candide. Ou bien, enfui, si les docteurs de Louvain, ou l'évêque de Liège, condamnaient le Journal Encyclopédique^ il insérait le m;indement et la condamnation. Mais le plus loin qu'il allât, dans les grands jours, c'était quand il accusait les philosophes, eu termes généraux,, de renverser les bases
LA PROPAGANDE ENCYCLOPEDIQUE 403
de la morale et de la reliefion, et cela, sans articuler d'ailleurs aucun grief précis, mais surtout sans rien leur opposer de contradictoire, aucun contre-principe, et en se contentant d'être le porte-voix du passé.
Les choses auraient-elles autrement tourné s'il avait lui-même été un plus honnête homme, plus considéré, moins discrédité par le métier qu'il faisait, et qui était alors le dernier de la littérature, s'il avait eu plus d'idées, je veux dire s'il avait mieux su lui-même la religion, le passé, la morale dont il se portait défenseur; s'il avait eu plus de talent, et s'il n'avait pas cru que la littérature ne consiste que dans l'arrangement des mots? C'est possible, et même probable, puisqu'enfin la face du combat changera quand paraîtront dans quelque temps Bonald, Chateaubriand, de Maistre. Mais, en attendant, il lui arrivait ce qui arrive toujours dans ces combats d'idées quand on n'est pas le plus fort : il répandait ce qu'il attaquait, et la faiblesse de ses réfutations devenait pour ses adversaires un instrument de propagande; de telle sorte que, quand ils n'auraient pas été les gens actifs et remuants qu'ils étaient, les Encyclopédistes auraient trouvé dans leurs ennemis des complices, et le bruit maladroit qu'on faisait autour d'eux n'aurait servi qu'à fortifier leur cause. Il nous reste maintenant à voir co:nment ils se sont affaiblis eux-mêmes en se divisant, 's ir quels points, et à quelle profondeur.
CHAPITRE II
LES DIVISIONS DES ENCYCLOPEDISTES
I
Nous avons jus([u'icl parlé des Encyclopédistes comme formant tous ensemble une bande, un corps, une troupe. Et, en effet, cette bande ou ce corps, ils l'ont formé lonortemps. Mais, h mesure que leurs hardiesses leur attiraient plus d'ennemis, et des ennemis plus divers, plus nombreux et plus puissants, à mesure aussi que leurs idées se formulaient et se précisaient, prenaient une forme plus personnelle à chacun d'eux, à mesure même enfin ([u'ils réussissaient et qu'ils subissaient comme toujours l'enivrement du succès, il était difficile que la division n'intervînt pas entre eux, et ne compromît pas l'entreprise, et l'unité de l'effort. Sur quels points se sont-ils divisés et jusqu'à quelle profondeur, c'est la ques- tion que je vais examiner.
Je ne parlerai ni de Buffon, ni de Montesquieu, Mon- lescjuieu étant mort en 1755, n'ayant collaboré que pour un article, et n'ayant frayé que de loin avec les chefs de
LES DIVISIONS DES EXCYCLOPEDlSlilS 405
l'entreprise. BufTon, comme nous le verrons, avait fait de bonne heure bande à part :
Buffon, environné chez lui de complaisants el de flatteurs, et accoutumé à une déférence obséquieuse pour ses idées systéma- tiques, était quelquefois désagréablement surpris de trouver parmi nous moins de révérence et de docilité. Je le voyais sen aller mécontent des contrariétés quil avait essuyées. Avec un mérite incontestable, il avait un orgueil et une présomption égale
au moins à son mérite Buffon, mal à son aise avec ses pairs,
s"enferma donc chez lui avec des commensaux ignorants et ser- viles...
(Marmontel, Mémoires.)
Il y a de la rancune dans ce portrait, mais il se pourrait qu'il y ^'^^ quelque vérité; ce qui est d'ailleurs certain, c'est que, sans rompre avec les philosophes, Buffon se tint h distance, et l'on retrouve ses idées, mais non sa personne, dans V Encyclopédie. Je ne dirai rien non plus de d'Alembert, qui s'était retiré pour des raisons toutes personnelles, quand il avait craint que l'affaire ne tournât mal pour lui, ou plutôt, après en avoir tiré ce qu'elle comportait de profit pour sa gloire. Mais les divisions les plus intéressantes et les plus instructives sont celles que créèrent Voltaire et Rousseau.
Voltaire avait d'abord, contre Y Encyclopédie, des objections littéraires que l'on trouve consignées dans sa Correspondance. Dans une lettre à d'Alembert du 13 novembre 1756, il s'exprime en ces termes :
J"ai vu par hasard quelques articles de ceux qui se font, comme moi, les garçons de cette grande boutique ; ce sont pour la plupart des dissertations sans méthode. On vient d'imprimer dans un journal l'article Femme.... Je ne peux croire que vous ayez souf- fert un tel article dans un ouvrage si sérieux.... Il semble que cet article soit fait par le laquais de Gil Blas.
'i06 HISTOIKE DE LA LITTIÎRATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
Le 16 novembre 1758, il écrit à Diderot :
Je me flatte que vous ne souffrirez plus des articles tels que celui (le Femme, de Fat, et ni tant de vaines déclamations, ni tant de puérilités et de lieux communs sans principes, sans définitions, sans instructions.
Et il avait été plus explicite encore avec d'Argental, le 4 avril 1758 :
Je suis toujours affligé que Diderot, d'Alembert et autres, ne soient pas réunis, n'aient pas donné des lois, n'aient pas été libres, et je suis toujours indigné que l'Encyclopédie soit arrêtée et défigurée par mille articles ridicules, par mille déclamations d'écolier qui ne mériteraient pas de trouver place dans le Mercure. Voilà mes sentiments, et parbleu j'ai raison.
Les articles de Diderot lui-même n'avaient pas toujours tout le sérieux que les sujets pouvaient comporter; par exemple, nous lisons dans l'article Avaler :
Avaler, v. act. [PhysioL). On voit parmi les raretés qu'on con- serve à Leyde, dans l'école danatomie, un couteau de dix pouces de long, qu'un paysan avala, et fit sortir par son estomac. Ce paysan vécut encore huit ans après cet accident.
Sans parler de l'article Jouissance, où, comme nous l'avons vu, Diderot élevait la sensualité à la hauteur du mystère le plus respectable!
Mais Voltaire avait d'autres g-riefs d'une autre nature et de plus de portée. C'était, au fond, un aristocrate, conservateur en tout, sauf en religion, le moins répu- blicain des philosophes, un « Constitutionnel », un « Feuillant », comme on dira quelques années plus tard, quelque chose comme un Renan qui n'eût point passé par le séminaire et n'eût point connu l'hébreu, comme
LES DIVISIONS DES ENCYCLOPEDISTES 407
un Renan très riche, et joignant la morgue de la fortune à l'orgueil de l'esprit, mais formant, comme Renan, le rêve d'une humanité gouvernée par les savants et les gens de lettres. On lit dans la Corn'ersation d'un Inten- dant des Menus avec l'abbé Grizel :
Ce monde-ci, il faut que jen convienne, est un composé de fripons, de Sanatiques et d'imbéciles, parmi lesquels il y a un petit troupeau séparé, qu'on appelle la ho/me compagnie: ce petit troupeau étant riche, bien élevé, instruit, poli, est comme la fleur du genre humain: c'est pour lui que les plaisirs honnêtes sont faits; c'est pour lui que les plus grands hommes ont travaillé....
Et à la vérité, c'est dans la bouche de Grizel cpae sont placées ces paroles, mais elles expriment bien la pensée de Voltaire, et pour nous en convaincre, nous n'avons qu'à lire sa lettre à d'Argental du 27 avril 1755, et sa lettre à Damilaville du l^"" avril 1766 :
C'est à mon gré le plus grand service qu'on puisse rendre au genre humain, de séparer le sot peuple des honnêtes gens pour jamais; et il me semble que la chose est assez avancée. On ne saurait souffrir l'absurde insolence de ceux qui vous disent : « Je veux que vous pensiez comme votre tailleur et votre blanchisseuse ».
Je crois que nous ne nous entendons pas sur l'article du peuple. que vous croyez digne d'être instruit. J'entends par peuple la populace, qui n'a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s'instruire; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu'il y ait des gueux ignorants.... Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu....
On le voit, ce n'est point du tout une boutade, mais une déclaration de principes. Le dernier paragraphe de cette lettre répond à un passage de l'article Population dans ÏEncî/clopédie, dont Damilaville était l'auteur.
W8 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Mais, ni dans cet article, ni dans l'article Vingtième, qui est aussi de Damilaville, je n'ai rien découvert sur rinstruction populaire. Peut-être Damilaville a-t-il exprimé son opinion dans un autre article sur ce sujet, ou bien dans une lettre privée, mais en tout cas, j'y insiste, il s'agit bien ici d'une question de principe. Voltaire n'est pas avec les Encyclopédistes, dans l'eflort qu'ils ont fait pour propager et répandre jusqu'aux dernières couches l'instruction publique : il n'y a pas ombre en lui de socialisme, et l'inégalité des conditions est pour lui une loi de nature.
C'est encore d'une question de principe qu'il s'agit quand Voltaire se séparé des Encyclopédistes sur les deux points de l'idée de Dieu et de l'idée de la nature. Il ne croit, en effet, ni que la nature soit bonne, ni qu'elle soit autre chose qu'un mot. Pour croire qu'elle soit bonne, on pourrait dire en plaisantant, mais en plaisan- tant sérieusement, qu'il se connaît trop bien lui-même, qu'il se fait trop peu d'illusions sur son compte, et qu'il lui manque l'ingénuité cynique de Diderot, et l'incom- mensurable orgueil de Rousseau. Son éducation est d'ailieurs à cet égard encore du xvii* siècle, et il croit, avec Bayle, que la nature humaine est dans un certain état de maladie. Mais, à un autre point de vue plus inté- ressant, il sait bien que la nature n'est qu'un mot, et il le dit expressément dans V Histoire de Jenni, dans les Oreilles du Comte de Cliesler field , et dans les Dialogues £ Evliémere.
BiKTON.
... En un mot, je ne crois qu'à la nature.
I'hei.xd. Et si je vous disais qu'il n'y a point de nature, et que dans nous,
LES DIVISIONS DES ENCYCLOPEDISTES 409
autour de nous, et à cent mille millions de lieues, tout est art sans aucune exception.
[Histoire de Jenni.)
Après bien des observations sur la nature, faites avec mes cinq sens, des lunettes, des microscopes, je dis un jour à M. Sidrac : On se moque de nous, il n"y a point de nature, tout est art.
[Oreilles du Comte de Chesterfield.)
Vous m'avouerez que vous ne pouvez entendre par ce terme vague : nature, qu'un assemblage de choses qui existent, et dont la plupart n'existeront pas demain ; certes, des arbres, des pierres, des légumes, des chenilles, des chèvres, des filles et des singes, ne composent point un être absolu, quel qu'il soit : des effets qui n'existaient point hier ne peuvent être la cause éternelle, néces- saire, et productive. Votre nature, encore une fois, n'est qu'un mot inventé pour signifier l'universalité des choses.
[Dialogues d'Evkémère.)
Rien de plus clair, on le voit. Il est resté de son temps, je veux dire, du temps de sa jeunesse.
Aussi, comme La Bruyère et Fénelon, a-t-il quelque considération pour la preuve de Dieu par l'ordre du monde. Il peut rire des causes finales, mais, en somme, il y croit fermement. Comment d'ailleurs concilie-t-il cela avec sa négation de la Providence, c'est son affaire; nous verrons dans la suite ce qui fait l'unité des idées voltairiennes. Autant dirons-nous de son Dieu rému- nérateur et vengeur : « Le patriarche », écrit de lui d'Alembert,
Le patriarche ne veut pas se départir de son Dieu rémunéra- teur et vengeur. Il veut bien qu'on détruise le Dieu des fripons et des superstitieux, mais il veut qu'on respecte celui des lion- nétes gens et des sages. Il raisonne là-dessus comme un enfant, mais comme un joli enfant.
410 IIISTOIKE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Nous touchons encore ici un point de division. Pour les Encyclopédistes, Voltaire n'est qu'un joli enfant, c'est- à-dire un bel-esprit et, en effet, il est étrangement éloigné de la philosophie de M""" Buttet, ou de M"« Phlipon!
Que reste-t-il donc de commun entre les Encyclopé- distes et lui? D'abord, une hostilité générale et comme indéterminée contre beaucoup de choses, un tempérament d'opposition, de grandes espérances d'avenir : défiez-vous de l'ordre, semble-t-il dire lui aussi, du magistrat, du prêtre, du financier, et généralement de tous les pouvoirs qui rivalisent avec le pouvoir de l'esprit; ce dernier n'est pas encore assez établi, mais il s'affirmera un jour. Il reste de commun aussi à Voltaire et aux Encyclopé- distes, la haine du Christianisme, ou plutôt du Catholi- cisme, plus ardente et plus combative chez lui que chez la plupart d'entre eux, d'Alembert excepté. Cette haine semble être vraiment, comme nous le verrons, le fonds de Voltaire. 11 reste enfin un rationalisme assez plat, qui, pourvu qu'il vive agréablement, ne s'inquiète pas des grandes questions.
Maintenant, ces points de contact et d'entente sont-ils plus ou moins importants que les points de division? C'est ce qu'il est assez difficile de dire, puisqu'en somme Voltaire et les Encyclopédistes se sont entendus jusqu'au bout : ils y avaient d'ailleurs un égal intérêt. Obligé de vivre hors de France, et n'imaginant avec cela l'exis- tence qu'à Paris, il importait à Voltaire qu'un grand parti contribuât à maintenir sa gloire et son influence, le prônât, lui fît la politesse de le tenir pour son chef. D'un autre côté, il n'était pas indiffèrent aux Encyclo- pédistes d'avoir avec eux un tel homme, le plus illustre
LES DIVISIONS DES ENCYCLOPEDISTES 411
après tout des gens de lettres, et un homme qui tenait à tout, dont la réputation était européenne, et les rela- tions nombreuses dans le monde que fréquentaient les Encyclopédistes. La distance, au surplus, leur rendait l'entente aisée, parce qu'il ne se mêlait à leurs divisions de principes, ni animosités personneHes, ni questions d'amour-propre. Mais il n'en est pas moins vrai qu'on ne peut pas croire entre eux à une entente entière. Alliés comme les libéraux et les bonapartistes sous la Restau- ration, comme les républicains et les légitimitses sous le second Empire, la victoire les aurait divisés.
Il n'a pas été besoin d'attendre jusque-là pour que Rousseau se séparât d'eux brusquement.
II
A mesure que nous avançons dans cette étude, je suis frappé des obscurités que l'on rencontre, des contra- dictions de toute nature qui s'y joignent et, finalement, de l'impossibilité de dire : voilà ce que Voltaire ou Rous- seau ont en effet pensé. On a pu spirituellement appeler l'œuvre de Voltaire un « chaos d'idées claires », faisant ainsi la part de la clarté souveraine du style, et de l'indé- cision ou du flottement apparent des doctrines; et nous avons vu nous-mêmes ce qu'il y avait de confusion dans les idées des Encyclopédistes. Mais le plus obscur de tous est peut-être encore J.-J. Rousseau. Notons bien ce caractère. Le doute n'est guère possible sur la pensée de Pascal, de Bossuet, ou de Malebranche ; il ne l'est pas davantage sur celle d'Auguste Comte, de Taine, de Guizot et de Renan. Mais les hommes du xviii* siècle
412 HISTOinE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
n'ont pas su ce qu'ils voulaient, et peut-être est-ce là, dans une certaine mesure, le secret de leur action, si le pouvoir des formules est souvent en raison directe de leur obscurité. Nous en voyons encore des exemples tous les jours!
Un historien du socialisme, M. Lichtenberger, estime que les doctrines des Jacobins « n'étaient guère nou- velles ». Il écrit :
Théoriquement, les Jacobins n'étaient pas plus socialistes que Montesquieu et Rousseau.... Il n'y eut chez les Jacobins nulle volonté arrêtée... de procéder à une réorganisation de la société sur des bases nouvelles.
Là-dessus, je suis un peu étonné que, parmi tant de commentateurs ou interprètes de Rousseau, M. Lichten- berger ne cite pas Saint-Marc-Girardin, et d'autant plus étonné que c'est à lui, Saint-Marc, qu'il emprunU- mie de ses conclusions :
L'influence de Rousseau est énorme, et l'on néglige souvent les restrictions par lesquelles il avait atténué la portée de ses para- doxes.
Cette dialectique de Rousseau qui semble d'abord vou- loir tout renverser, dont le mouvement consiste ensuite à retirer ce qu'il y avait d'excessif dans le paradoxe ini- tial, et qui finit par échouer dans le lieu commun, c'est Saint-Marc-Girardin qui l'a le premier reconnue, mise en lumière, et, si c'est une découverte, c'est à lui que nous devons en faire honneur.
Mais alors, si les idées politiques de Rousseau sont aussi flottantes que celles des Encyclopédistes, si les réformes qu'il réclame se réduisent à si peu de chose,
LES DIVISIONS DES ENCYCLOPÉDISTES 413
d'où vient donc la division entre eux et lui, et pourquoi cette rupture si violente?
Un passage bien connu de M™* d'Épinay peut nous renseigner sur ce point :
Je me trouvai assise auprès de Rousseau : nous rêvions tous les deux. « Qu'avez-vous? me dit-il. — C'est que je suis fâchée, lui dis-je, que Saint-Lambert, qui est un des hommes les plus instruits et les plus honnêtes, ne croie pas en Dieu.... — Je ne puis souf- frir, me répondit Rousseau, cette rage de détruire sans édifier. — Il faut cependant convenir, monsieur, quil plaide son opinion d'une manière bien spécieuse. — Quoi! seriez-vous de son avis? Gardez-vous de le dire, madame, car je ne pourrais m'empècher de vous haïr.... »
Nous pouvons conclure de là que ce qui a choqué Rousseau dans les doctrines des Encyclopédistes est leur côté négatif. Et, en effet, il faut bien avouer que leurs affirmalions, en général, ne sont, pour ainsi dire, que le résidu de leurs exclusions. Jamais personne mieux qu'eux n'a réalisé la vérité de la formule spinosiste du rationa- lisme : Omnis determinatio negaiio est : c'est l'affirmation du pouvoir de la raison, au détriment de l'autorité, du cœur, de l'imagination, de la tradition. De même, en inorale, leur affirmation du droit de la nature n'est qu'une négation de tout ce que les religions, les lois et les coutumes ont inventé pour constituer une doctrine des mœurs. Et qu'est-ce enfin que leur religion quand ils en ont une? C'est ce qui reste quand, du fonds commun des religions positives, christianisme, judaïsme, maho- métisme, qui sont les seules qu'ils connaissent, on a extrait les deux ou trois idées les plus abstraites et les plus vagues.
C'est ce caractère limitatif et négatif que Rousseau a
414 niSTOIllE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
parfaitement vu, et c'est le point de départ de la division qu'il l'a séparé d'eux.
Que d'ailleurs il s'y soit mêlé des questions person- nelles, des questions d'amour-propre, qu'il s'y soit joint des questions de femmes, je ne dirai point ici le contraire. Et aussi bien en trouve-t-on partout les échos. Mais ce n'est point de cela qn'il s'agit, et nous ne faisons pas ici la psychologie de Rousseau ; nous cherchons à déterminer le caractère de sa doctrine. Or, je dis que ce qui dis- tingue la doctrine de Rousseau de celle des autres, est la puissance d'affirmation. Les autres, au fond, sont des sceptiques : Rousseau, lui, est un croyant; et ce sont des familles différentes d'esprit; — c'est pour cela, disons-le en passant, que Rousseau est un orateur, si l'une des facultés de l'orateur est de croire aux choses qu'il dit. Les autres sont des critiques : critiques à froid, comme d'Alembert, Grimm et Duclos; critiques surtout litté- raires et mondains, critiques enthousiastes, comme Dide- rot, la "pire espèce de toutes, en tant que contradictoire à la notion même de critique; mais ce sont tous des cri- tiques, tandis que Rousseau est un croyant; et, comme tel, il a eu de bonne heure, pour les Encyclopédistes, toute la défiance de l'espèce des Hugo, pour l'espèce des Sainte-Beuve : ceux-là aussi, on le sait, après avoir com- mencé par s'entendre, ont fini par se brouiller mortelle- ment : et sans doute on en a donné des raisons d'ordre intime et privé, mais les raisons véritables, c'est l'incom- patibilité d'humeur, une sorte de contradiction physique, une haine de tempérament ou de race.
Comment, cependant, et à quelle occasion, la division a-t-elle éclaté?
LES DIVISIONS DES ENCYCLOPEDISTES 415
Nous lisons, dans les Confessions :
Après la publication du Fils naturel, il (Diderot) m'en avait envoyé un exemplaire.... En lisant l'espèce de poétique en dia- logue qu'il y avait jointe, ie fus surpris, et même un peu contiisté, d"y trouver parmi plusieurs choses désobligeantes, mais tolérables, contre les solitaires, cette âpre et dure sentence, sans aucun adou- cissement : // n'y a que le méchant qui soit seul.... J'aimais ten- drement Diderot.... Mais, excédé de son infatigable obstinaUon à me contrarier éternellement sur mes g»ûts,... rebuté de sa facilité à promettre, et de sa négligence à tenir,... j'avais déjà le cœur plein de ses torts multipliés
IConfessions, Partie II, liv. IX, 1757.)
Mais, serrons la question de plus près. A mesure que l'esprit de V Encyclopédie se développe, Rousseau s'est donc aperçu que l'esprit de Y Encyclopédie était d'encou- rager cette civilisation matérielle d'où il estimait, lui, que sortent tous les vices. Et cette remarque suffit à réfuter tout ce que l'on a dit de l'origine accidentelle de son premier discours, et de la dette qu'il en aurait à Diderot. Toute son œuvre, et surtout toute sa vie, pro- testent là-contre. Aucun homme n'a moins pris sa part de tous les plaisirs auxquels allaient tous les autres ; ne s'est passé plus simplement et sans en moins souffrir, des raffinements de la civilisation de son temps, n'a moins ressemblé à Helvétius, à Voltaire, ou à Diderot. Diderot est curieux de science, de sculpture, de peinture, d'érudition ; il a une belle bibliothèque, il aime la table, puisqu'à vrai dire il mourra d'une indigestion de pêches ou d'abricots. Rousseau, lui, n'a aucun de ces goiits ni de ces besoins. Et je venx bien que dans les Discours abondent les sophismes de raisonnement, qu'on y trouve uae dialectique tortueuse d'où la franchise est absente ;
416 HISTOinE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
mais, quoi qu'on puisse dire, il y a là quelque chose de profondément sincère : c'est que la civilisation est la i^rande ennemie. Et comparez alors aux Discours le Mondain ou le livre de V Esprit, et généralement la ten- dance de Y Encyclopédie : le genre de progrès dont tous ces gens-là se réjouissent est, suivant Rousseau, l'origine de la pire corruption; ce qu'ils travaillent à développer, c'est ce qu'il croit, lui, Rousseau, qu'il faudrait détruire; et, en attendant, ce qui les préoccupe le moins, c'est ce qui lui semble à lui principalement et uniquement inté- ressant : la morale.
La morale des Encyclopédistes, en effet, n'est pas une vraie morale; c'est même la négation de la morale. Lorsque Diderot dit : « Si les mœurs sont mauvaises, c'est que les lois sont mauvaises », il entend que les mœurs varient avec les lois, et la morale avec les mœurs, que le bien est relatif, perpétuellement changeant de siècle en siècle, d'homme à homme, de moment en moment. Mais Rousseau, lui, quand il dit la même chose, entend tout le contraire; Kantien avant Kant, l'évidence du sentiment intérieur l'assure de l'universalité de la morale; enfin, ce qu'il attend des lois, c'est de faire régner la morale.
Sans doute il s'agit d'une morale issue de l'État et réglée par lui, d'une morale « laïque », comme l'on dit aujourd'hui, et qui peut être un instrument parfait de tyrannie. Il disait, dans son article Economie politique, écrit pour Y Encyclopédie :
Le corps politique est donc aussi un être moral qui a une \oIonté; et cette volonté générale, qui tend toujours à la conser- vation et au bien-être du tout et de chaque partie, et qui est la source des lois, est pour tous les membres de l'État, par rapport
LES DIVISIONS DES ENCYCLOPÉDISTES 417
à eux et à lui, la règle du juste et de Tinjuste; vérité qui, pour le dire en passant, montre avec combien de sens tant décrivains ont traité de vol la subtilité prescrite aux enfants de Lacédémone, pour gagner leur frugal repas, comme si tout ce qu' ordonne la loi pouvait ne pas être légitime!
Sans doute cette confusion ou ce mélange de la morale et de la politique est le plus sûr moyen qu'il y ait d'instituer parmi les hommes une dure tyrannie; mais c'est ici le moment de nous souvenir que Rousseau est protestant et genevois, que dans la Lettre sur les spectacles, la Nouvelle Héloïse, le Contrat social, c'est Genève qu'il propose en exemple, dont il admire les lois et, de ces lois, la domination qu'elles exercent sur les mœurs. En tout cas, même ainsi, la morale est la grande préoccupation de Rousseau; et c'est bien cet idéal qui explique à la fois sa haine pour Diderot, Helvétius, d'Holbach et Saint-Lambert, tous épicuriens, la prise et l'action qu'il a eues sur Kant et sur Fichte, et enfin l'influence qu'il exerce encore sur quiconque pos- sède, selon l'expression du poète, un
cœur gros de haine, affamé de justice.
Il suit de là plusieurs conséquences, qui se transforment en autant de points de division entre lui et ses anciens amis : il croit à la liberté, je veux dire au libre arbitre et il le déclare formellement dans la profession de foi du Vicaire savoyard :
S'ensuit-il que je ne sois pas mon maître, parce que je ne suis pas le maître dêtre un autre que moi?
Le principe de toute action est dans la volonté d'un être libre; on ne saurait remonter au delà. Ce n'est pas le mot de liberté qui ne signifie rien, c'est celui de nécessité.
m. 27
418 HISTOIKE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Il croit à l'existence d'un Dieu personnel :
Je vous avoue aussi que la sainteté de l'EvaBgile est un argu- ment qui parle à mon cœur, et auquel j'aurais même regret de trouver quelque bonne réponse. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe : qu'ils sont petits près de celui-là!... Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu....
Et enfin, et c'est un nouveau principe de division, il croit à la révélation de la conscience, et à la force du sentiment.
Entendons bien ce que cela veut dire, et rappelons-nous le mot de Pascal :
Nous avons un besoin de croire, invincible à tout le Pyrrhonisme. C'est ce que Rousseau a répété avec lui :
Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles dautrui comme bonnes ou mauvaises; et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience.
Mais à ce mot j'entends s'élever de toutes parts la clameur des prétendus sages : Erreurs de l'enfance, préjugés de 1 éducation, sécrient-ils tous de concert. 11 n'y a rien dans l'espiit humain que ce qui s y introduit par l'expérience, et nous ne jugeons d'aucune chose que sur des idées acquises....
N'épiloguons pas sur le sens des mots : qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l'expérience et la raison ne sont pas les seules sources de nos connais- sances; que ce qu'il nous importe le plus de connaître nous est donné d'ailleurs, et que la vraie société des hommes ne peut se fonder que sur cette sorte de don- nées. Nous touchons ici le fond du débat. Je n'examine point encore la profession de foi du Vicaire savoyard, et je ne parle point de sa valeur métaphysique. Je dis-
LES DIVISIONS DES ENCYCLOPEDISTES 419
seulement que nous sommes en présence d'une opposi- tion radicale, l'idéalisme sentimental étant ce qu'il y a de plus contraire au rationalisme empirique; ou, en anticipant sur l'ordre des temps, c'est l'opposition du romantisme et du positivisme, et sans doute il n'y en a guère de plus profonde.
On s'explique alors sans difficulté l'alliance momen- tanée des Encyclopédistes et de Rousseau contre les mêmes ennemis, l'ancienne métaphysique et l'ancienne religion ; on s'explique que, comme il arrive dans les coalitions, ils aient cessé de s'entendre ensemble dès qu'au lieu de tailler, il a fallu recoudre. On s'explique, par la nature des divisions, la vivacité de la polémique, et l'ardeur de la bataille. Et en elTet, depuis Voltaire, Grimm, Diderot, Marmontel, jusqu'à Condorcet, Saint- Lambert et Volney, il n'y en a pas un qui ne se soit expliqué sur Rousseau avec la dernière violence. On connaît les injures de Voltaire. Celles de Diderot se trou- vent dans V Essai sur les règnes de Claude et de Néron.
... Si, par une bizarrerie qui n'est pas sans exemple, il parais- sait jamais un ouvrage où d'honnêtes gens fussent impitoyable- ment déchirés par un artificieux scélérat, qui, pour donner quelque vraisemblance à ses injustes et cruelles imputations, se peindrait lui-même de couleurs odieuses; anticipez sur le moment, et demandez-vous à vous-même si un impudent, qui s'avouerait coupable de mille méchancetés, serait un garant bien digne de foi; ce que la calomnie aurait dû lui coûter, et ce qu'un forfait de plus ou de moins ajouterait à la turpitude secrète d'une vie cachée pendant plus de cinquante ans sous le masque le plus épais de l'hypocrisie? Jetez loin de vous son infâme libelle, et craignez que, séduits par une éloquence perfide, et entraînés par les exclamations aussi puériles qu'insensées de ses enthousiastes, vous ne finissiez par devenir ses complices. Détestez lingrat qui dit du mal de ses bienfaiteurs; déteste-z l'homme atroce qui ne
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balance pas à noircir ses anciens amis; détestez le lâche qui laisse sur sa tombe la révélation des secrets qui lui ont été confiés, on qu'il a surpris de son vivant.,.. Mais ce monstre a-t-il jamais existé? Je ne le pense pas....
Comment, d'ailleurs, cette diatribe contre Rousseau vient-elle ainsi dans un Essai sur Claude, c'est le secret de Diderot que cet ouvrage achève de juger, où son désordre habituel est plus grand que de coutume, et dont l'intention ne répond à rien, je veux dire, dont l'idée, à la date de 1778, était aussi démodée que celle de mettre les Atrides ou les Labdacides à la scène. En tout cas, le passage ci-dessus montre bien la haine de Diderot, et l'espèce de crainte qu'il a des Confessions. Un autre passage n'est pas moins caractéristique : je le tire des Leçons dliistoire de Volney :
Quand on cherche tous les motifs que les hommes peuvent avoir de publier leur vie, on les voit se réduire, ou à lamour-propre blessé...., ou à l'amour-propre ambitieux de gloire.... Il était réservé à notre siècle de nous en montrer un autre [exemple, autre que celui des Confessions de S. Augustin] où l'amour-propre s'immolerait lui-même, uniquement par l'orgueil d'exécuter une entreprise qui n'eut jamais de modèle.... Comme si le sort eût voulu qu'une vie passée dans le paradoxe se terminât par l'idée contradictoire d'arriver à l'admiration, et presque au culte, par le tableau d'une suite continue d'illusions d'esprit et d'égarements de cœur.
(IV« Séance.)
\Li généralement, chez tous ceux qui s'appelleront tour à tour idéologues ou positivistes, on retrouvera la même opinion.
il nous reste à voir maintenant sur quels points les Economistes, issus de V Encyclopédie s'en sont divisés.
CHAPITRE III
LES ECONOMISTES
En 1756, c'est-à-dire à la veille même des divisions qui allaient éclater entre les Encyclopédistes, paraissait sans nom d'auteur ni de libraire, sous l'indication fausse d'Avignon comme lieu de publication, un livre confus, diffus, incohérent, mais parfaitement original, écrit de verve et à la diable, en son style incorrect plein de remarques neuves, de portraits, de tableaux satiriques, qu'on s'arrachait pour cette raison, et dont le gouver- nement s'empressait d'achever de faire la popularité, en l'interdisant : c'était VAmi des hommes ou Traité de la population, du marquis de Mirabeau. Or, il y avait alors, à Versailles, un collaborateur de V Encyclopédie, François Quesnay, médecin de la Pompadour, que ses études, ses préoccupations, son système, disposaient à goûter par- ticulièrement ce livre de Mirabeau. Ils se connurent et se comprirent bien vite. A partir de ce moment, la secte des Economistes était fondée, dont Dupont de Nemours, Mercier de la Rivière, l'abbé Beaudeau, Turgot quoique
422 HISTOIRE DE LA LITTKRATUUE FRANÇAISE CLASSIQUE
dans une faible mesure, et Letrosne devaient être les prin- cipaux représentants.
11 n'en est guère parlé dans les histoires de la littéra- ture; et, en effet, Mirabeau excepté, il est impossible d'écrire plus mal, plus obscurément, d'un style à la fois plus amphigourique et apocalyptique. Mais, pour incon- nus qu'ils soient de nos historiens, leur influence n'en est pas moins considérable. Et T-ocqueville, dans son Ancien régime, l'a bien reconnu.
Mais en quoi consiste leur ressemblance avec les Encyclopédistes, et par où s'en distinguent-ils? On cite à cet égard un mot de Turgot :
Je ne suis point Encyclopédiste, car je crois en Dieu, et je ne suis point Économiste, car je ne voudrais point de roi.
Mais, si ce mot est curieux, il reste un peu vague, et nous voudrions quelque chose de plus précis. Je crains que Tocqueville ne se soit trompé sur leur compte, quand il a vu en eux des précurseurs du socialisme, et que, pour le prouver, il s'est autorisé du Code de la nature de Morelly. Morelly n'est point du tout un Économiste; et ce que les Economistes ont prêché le moins au monde, c'est, pour prendre deux de ses expressions, la commu- nauté des biens et l'égalité des conditions.
Pour ce qui est de l'égalité, nous avons le témoignage de Mirabeau :
Vous avez excité une rébellion générale de la canaille, qui argumente toute d'après l'égalité naturelle.... Nous navons pas en un seul endroit prêché Cégalité '. nous avons, au contraire, démontré l'essence naturelle des distinctions et la nécessité sociale des prérogatives.
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LES ECONOMISTES 523
Quant h la communauté des biens, les Maximes géné- rales de Quesnay sur le gouvernement économique d'un royaume agricole, nous livrent également la pensée des Economistes.
IV. — Propriété assurée. — Que la propriété des biens-fonds et des richesses mobilières soit assurée à ceux qui en sont les possesseurs légitimes; car la sûreté de la propriété est le fonde- ment essentiel de l'ordre économique de la société.
Au surplus, sur la question du respect de la propriété il n'y a pas, en général, l'ombre d'un doute : jamais hommes ne furent plus loin de ce qu'on appelle la natio- nalisation du sol, et tout leur socialisme se réduit à une confiance entière dans le pouvoir de l'Etat. Ajoutons, si l'on veut, leur confiance dans le pouvoir de l'Instruction publique. On peut voir comment Quesnay en parle; avec quel enthousiasme et quelle sensibilité, dans son Despo- tisme de la Chine, il trace l'image d'une société gouvernée par une aristocratie de lettrés. Mirabeau n'est pas moins explicite.
C'est mutiler une créature humaine que de dédaigner de lui faire apprendre dès son enfance et aux dépens du public, si ses parents ne sont pas en état de le faire eux-mêmes, la lecture, l'écriture, l'arithmétique.
C'est l'instruction obligatoire et gratuite. On retrouve l'expression des mêmes idées en plusieurs endroits de Turgot.
On le voit, jusqu'ici, il n'y a pas de division entre les Economistes et les Encyclopédistes, si ce n'est sur un point, et ce point c'est l'inégalité des conditions. Et après tout, puisqu'il faut bien qu'il se mêle toujours un
42i HISTOIHE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
peu de nous-mêmes dans nos idées, on conçoit que ce qui choquait si fort un d'Alembert, fils non reconnu de M™° de Tencin, unDiderot, fils d'un coutelier de Langres, un Rousseau, fils abandonné d'un horloger de Genève, ait touché médiocrement le marquis de Mirabeau, et le médecin de M™* de Pompadour.
Où donc est le point de division, où sont les diffé- rences?
En voici une première : c'est qu'au rebours des Encyclopédistes, les Economistes croient que les lois constitutives des sociétés ne sont pas d'institution humaine et, par là, ils sont voisins de Bossuet, dans sa Politique tirée de l'Ecriture Sainte, et de Joseph de Maistre, dans ses Considérations sur la France. C'est une idée que Quesnay exprime avec force :
Mais en considérant les facultés corporelles et intellectuelles» et les autres moyens de chaque homme en particulier, «ous y trouverons encore une grande inégalité relativement à la jouis- sance du droit naturel des hommes. Cette inégalité n'admet ni juste ni injuste dans son principe : elle résulte de la combinaison des lois de la natwre, et les hommes, ne pouvant pénétrer les desseins de l'Être Suprême, dans la construction de r Univers, ne oeuvent s'' élever jusqu'à la destination des règles immuables qu'il a instituées pour la formation et la conservation de son ouvrage
[Droit Naturel, ch. m.)
De même Mirabeau, dans une lettre à J.-J. Rousseau:
L'homme, ainsi que tout le reste de la création, est assujetti et
englobé dans les lois essentielles de l'ordre naturel Il ne s'agit
donc que d'un gouvernement qui montre la loi à l'homme, et qui la lui fasse observer.
Voilà des déclarations, je pense, assee formelles. Ils croient qu'il y a des lois naturelles qui gouvernent l'indi-
LES ÉCONOMISTES 425
vidu; que la science par excellence a pour objet de dégager ces lois du milieu des obscurités qui nous en cachent la vue ; que le bonheur de l'humanité ne consiste qu'à suivre ces lois.
La différence est considérable avec les Encyclopédistes. S'ils prêchent une doctrine, elle aussi révolutionnaire en son genre, ce n'est point du tout au nom d'un idéal métaphysique de justice absolue; ce n'est pas davantage en vue de détruire l'inégalité des conditions que vous avez vu qu'ils croient nécessaire, fondée en nature sur l'inégalité des aptitudes; et ce n'est pas enfin pour nous émanciper des contraintes que nous subissons : ils sont tous monarchistes et partisans du despotisme légal. Mais c'est au nom d'une science de l'humanité ou de la réalité, qu'ils croient possible, qu'ils croient certaine, qu'ils croient aussi qu'on a ignorée jusqu'à eux. Et, à cet égard, on peut dire qu'il y a quelque ressemblance entre eux et Montesquieu. Je me suis demandé parfois à quel moment, s'il avait vécu, la division eût éclaté entre lui et les Encyclopédistes. Et j'ai toujours pensé qu'elle eût éclaté sur ce point sans doute, à savoir qu'il y a des lois naturelles.
On voit d'ailleurs quel est le danger de la doctrine, et à quelles conséquences elle peut aboutir. La doctrine économique une fois posée devient fatalement le pire instrument d'inhibition sociale, et c'est ce qu'on a vu plusieurs fois dans le temps où nous sommes.
De cette première différence combinée avec leur doc- trine du Produit net qui consiste essentiellement à voir dans l'agriculture la source unique de la richesse, résulte une autre différence qui les rapproche de Rous-
426 IIISTOIHE de la LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
seau. Ils admirent bien les arts en général, mais ils ne font point du tout de leur prospérité la mesure de la civilisation. Écoutez VAmi des hommes déclamer contre le luxe :
Je viens prêcher le stoïcisme à des gens instruits également de la vanité des préjugés du vice, et de ceux de la vertu..,.
... On jugera que les esprits sont comme engloutis dans la ser- vitude volontaire, et l'on connaîtra ce que c'est que les effets de la crainte et de l'espérance sur des esprits ouverts à la cupidité.
C'est le langacre de Rousseau dans ses Discours, et c'est le contraire de celui d'Helvétius, de Voltaire, ou de Diderot. Relisez à ce propos, l'article Luxe de V Encyclo- pédie qui est de Diderot, et où il s'efforce de tenir la balance égale entre les partisans et les détracteurs du luxe. Quelque habileté qu'il mette, on voit bien qu'il penche pour le luxe :
Les philosophes les plus modérés qui ont écrit contre le luxe ont prétendu qu'il n'était funeste aux Etats que par son excès....
... L'opinion la plus générale aujourd'hui est que pour tirer les nations de leur faiblesse et de leur obscurité, et pour leur donner une force, une consistance, une richesse, qui les élèvent sur les autres nations, il faut quïl y ait du luxe.
... Cette envie de jouir dans ceux qui ont des richesses, et l'envie de s'enrichir dans ceux qui n'ont que le nécessaire, doivent exciter les arts et toute espèce d'industrie
Encyclopédistes et Economistes, ils ne conçoivent donc pas du tout de la même manière le progrès social, ni les moyens de le réaliser. Les premiers sont des Girondins, les autres sont des Jacobins, du moins sous ce rapport.
Et de là résulte une différence encore entre eux, qui est que leurs méthodes vont aller en divergeant. Les Encyclopédistes sont des à-prioristes, rationalistes, philo-
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LES ECONOMISTES 427
sophes; les Economistes sont des empiristes, utilitaristes. Je veux dire par là que les premiers partent de la consi- dération de ce qui devrait être, les seconds de la consi- dération de ce qui est. Avec eux et par eux un peu d'expérience rentre, pour ainsi parler, dans la doctrine du xv!!!** siècle, et la pure logique se leste d'un peu de réalité. Mais entendons-nous bien : cela ne signifie pas que les doctrines de Quesnay, de Mirabeau, de Turgot, contiennent plus de vérité que celles de Diderot ou de d'Alembert^ non ! et depuis longtemps elles sont battues en brèche; mais je parle des intentions ou des méthodes, et je dis que la doctrine des économistes, indépen- damment de son contenu particulier au xviii'' siècle, est fondée sur cette idée, non seulement, comme nous le disions, qu'il y a des lois sociales, mais que ces lois ne peuvent être connues que par l'observation; et que, quand elles révolteraient même nos instincts de justice, il faudrait cependant nous y résigner, puisque, étant des lois, nous sommes impuissants contre elles.
Telles sont, en gros, les principales différences que j'aperçois. Il y en a d'autres sans doute, mais elles portent sur des points de détail, et, pour les faire sentir, il faudrait être plus compétent. Celles-ci m'apparaissent comme les principales. On remarquera que, si elles sont profondes, elles sont subtiles, et cela nous explique que la dispute ait été moins aigre qu'avec Rousseau, Et puis, sans parler de l'éducation publique, elles ont en quelque manière été masquées ou déguisées par l'entente, ou la confusion, sur un point principal, qui est que l'ordre moral dépend de l'ordre social, lequel dépend lui-même de l'ordre physique.
428 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASfSIQUE
Il n'en est pas moins vrai qu'à la date où nous sommes, trois ou quatre courants de pensée se sont formés : cou- rant voltairien, courant encyclopédique, courant senti- mental, courant économique. Après être venus de diffé- rents points de l'horizon, ils ont un moment mêlé leurs eaux, et coulé tous ensemble, de 1750 à 1760. Mais les voici maintenant qui de nouveau se séparent. Imaginons trois ou quatre fleuves ayant chacun sa source à distance l'un de l'autre, coulant chacun selon sa pente, puis à un moment donné se déversant dans un grand lac, où peut- être leurs eaux se sont moins mêlées que dérobées à notre vue; elles en ressortent alors, et chacun en en ressortant se creuse un nouveau lit, parcourt ou reflète en son cours des campagnes nouvelles, s'éloigne des autres, s'en rapproche, se confond encore un moment avec eux, pour s'en écarter de nouveau. Telle est bien un peu l'image du développement de l'esprit encyclopédique.
CHAPITRE IV
GEORGES-LOUIS LEGLERG DE BUFFON (1707-1788\
Il est temps de faire place à un grand esprit, qui en même temps est un grand écrivain, et qui, sans se tenir à proprement parler en dehors du mouvement encyclopé- dique, n'a pas été enrégimenté dans la bande de Diderot et de d'Alembert. Fort de sa naissance, de sa situation de fortune, de sa valeur, il avait la prétention de ne dépendre que de lui-même. C'est l'explication de l'espèce de discrédit où il est tombé de nos jours : les Encyclo- pédistes ont fait l'opinion de la postérité sur le xviii' siècle. Nous parlons donc des « erreurs » de Buffon, sans remarquer que, ce que l'on appelait ses « erreurs » à l'époque où l'histoire naturelle de Cuvier régnait souve- rainement dans l'école, est redevenu des « vérités » depuis que l'histoire naturelle de Cuvier a elle-même été remplacée par celle de Darwin et d'Hteckel.
Les Encyclopédistes, en effet, n'ont pas pardonné à BufFon son indépendance. « Ne me parlez pas », disait d'Alembert,
430 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Ne me parlez pas de votre Bullon, ce comte de Tuflières, qui, au lieu de nommer simplement le cheval, s'écrie : La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite est celle de ce fier et fou- gueux animal qui....
Si d'AIembert reprochait à BufTon son emphase, Grimm lui reprochait de manquer d'idées; s'étonnait, en Allemand de son temps qu'il était, du « cas singulier que l'on faisait h Paris du style », et prédisait avec auto- rité qu'un jour la gloire de M. Daubenton éclipserait celle de BuETon. Ou bien, dans ses Mémoires, Marmontel allait plus loin, réduisant le mérite entier de l'auteur de Vllistoire Naturelle h celui d'un « poète distingué dans le genre descriptif » ; attaquant jusqu'à son caractère; et nous le présentant comme un courtisan assidu des puis- sances, et même un peu servile :
Comme Bulîon voyait que l'école encyclopédique était en défa- veur à la cour et dans l'esprit du roi, il craignit d'être enveloppé dans le commun naufrage, et pour voyager à pleines voiles, ou du moins pour louvoyer seul et prudemment parmi les écueils, il aima mieux avoir à soi sa barque libre et détachée.
Nous verrons d'ailleurs qu'indépendamment de l'ennui de n'avoir pas avec eux un homme de cette valeur, ils sen- taient en lui, et en raison de son indifférence hautaine, un ennemi plus dangereux, capable de rectifier leur con- ception fausse de la nature.
Nous étudierons successivement en lui l'homme, le penseur, l'écrivain.
GEORGES-LOUIS LECLERC DE BUFFON (1707-1788) 431
I. — Sa vie et l'histoire de son œuvre.
Georges-Louis Leelerc de Buffon naquit en 1707 à Montbard en Bourgogne, où son père était conseiller du roi, commissaire général des maréchaussées, et, à partir de 1720, conseiller au Parlement de Bourgogne. Il fit ses études à Dijon, et il y connut le futur Président de Brosses, le Président de RufTey, l'abbé Le Blanc. Une autre liaison qu'il contracta alors fut celle du duc de Kingston, qui devait lui être bientôt singulièrement utile. En 1730 en effet, à la suite d'une querelle de jeu, il quittait 1' « académie » d'Angers, où il était venu se parfaire dans les exercices physiques ; et le duc de Kingston, qui se préparait, comme tous les jeunes nobles Anglais d'alors, à faire son tour de France et d'Europe, lui proposa de l'emmener. Il visita ainsi non seulement la France, mais l'Italie, la Suisse, l'Angleterre.
Sa fortune lui permettait, comme à Montesquieu, avec qui il présente tant d'analogies, de se passer de profes- sion. Heureusement il avait très vif le goût des lettres et des sciences : ses travaux en géométrie le firent remarquer, et, dès 1733, il fut nommé membre de l'Aca- démie des Sciences. Deux ans après, il publiait une Statique des végétaux, et un Traité des Fluxions en 1740. Mais déjà les mathématiques commençaient à perdre de leur ancien crédit, et d'ailleurs Buffon s'était déjà tourné vers l'Histoire naturelle, quand il fut, en 1739, nommé Intendant du jardin du Roi.
Il se consacre absolument à ses fonctions; et il com- mence à préparer son Histoire Naturelle, avec l'aide des
432 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
collections uniques dont il disposait désormais. En 1749 paraissaient les trois premiers volumes.
C'est un des grands livres du xviii'^ siècle, et l'un de ceux dont nous ne sommes pas assez fiers : il est sans doute moins amusant que Candide ou les Lettres Per- sanes, mais il est considérable, et c'est un de ceux qui font honneur h un temps, à un homme, h une nation, par ses vues toujours élevées, toujours claires, et capables aussi de détail.
Les quinze premiers volumes parurent de 1749 à 1767 : ils comprenaient la Théorie de la Terre^ Y Histoire Natu- relie de t Homme, les Quadrupèdes. Puis, de 1770 à 1783, neuf volumes, sur les Oiseaux. En 1774 et ïllb, deux volumes de Suppléments . En 1776, un recueil de Mémoires sur les Quadrupèdes; un autre, sur V Histoire de V Homme, en 1777; un autre, en 1778, contenant les Epoques de la Nature; deux autres, en 1782 et en 1789, sur les Quadrupèdes. ]J Histoire des Minéraux parut en cinq volumes, de 1783 à 1788. Rien que dans l'énumé- ration de ces livres, on voit la grandeur du plan, la quantité des recherches, et le haut degré de conscience du savant.
Pour les recherches, il est vrai que Buflbn s'est fait aider : par Daubenton pour les Quadrupèdes, par l'abbé Bexon et Gueneau de Montbeillard pour les Oiseaux, par Faujas de Saint-Rond pour les Minéraux. On a quelquefois abusé de cette collaboration, pour prétendre que la science de Buffon n'était en somme que de seconde main. Mais il faut bien prendre ses matériaux quelque part! Et d'ailleurs, ayant su corriger ses colla- borateurs, tant pour la forme que pour le fonds, ayant su
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les appliquer chacun aux fonctions qui lui étaient pro- pres, ayant enfin su mettre sa marque sur l'ensemble, son originalité n'est-elle pas suffisante?
Aussi le succès de VHistoire Naturelle fut-il considé- rable, dès le début. « Ce livre », dit Grimm dans sa Correspondance y
Ce livre, qui est du petit nombre de ceux qui iront à la postérité et qui devraient y aller seuls, a réuni dès le commencement tous les suffrages....
On espérait d'ailleurs, à ce moment, qu'on pourrait user de BufTon, et on lui faisait des avances. Mais le succès n'en continua pas moins quand les Encyclopédistes eurent cessé de lui être favorables, désespérant de le gagner.
Sur son caractère et sa vie dans ses dernières années, nous avons le récit humoristique d'Hérault de Séchelles, qui était allé, comme nous dirions aujourd'hui, 1' « inter- viewer » à Montbard. Mais Hérault se borne trop à faire ressortir la vanité solennelle du grand homme, plus vain, plus solennel et plus grand dans sa province.
Si nous ajoutons à son Histoire naturelle le Discours qu'il prononça, en 1753, à l'Académie Française, à l'occasion de sa réception, et qui est connu sous le nom de Discours sur le style, nous avons la totalité de son œuvre. Essayons maintenant d'en apprécier le fonds et la forme.
H. La SCIENCE ET LA PHILOSOPHIE DE BuFFON.
Le sujet, à vrai dire, comporte de graves difficultés. Sans parler de l'immensité de la matière, la variation des III. 28
434 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
opinions scientifiques de Buffon ne laisse pas de nous embarrasser. Car un trait caractéristique de ce génie, c'en est la souplesse, ou peut-être et plutôt la perfectibi- lité. Durant les trente années qui séparent "les premiers volumes de VHistoire naturelle des Epoques de la nature, pas un seul jour Buffon n'a cessé d'étendre, de rectifier, de modifier, d'élargir et d'approfondir, de corriger ses idées. Très différent en cela de quelques-uns de ses contemporains, de Rousseau, par exemple, qui a vécu du fonds d'idées qu'il s'était fait jusqu'à ses Discours, Buffon a constamment travaillé sur lui-même, et recommencé, d'année en année, son éducation scientifique. Aussi, pour ne parler ici que d'une seule question, Flourens n'hésitait pas à faire de lui un partisan décidé de la fixité des espèces; et, à l'appui de son dire, il abondait en citations topiques. Mais Lanessan n'en a pas apporté de moins nombreuses ni de moins caractéristiques pour prouver qu'au contraire, avant Lamarck et Darwin, Buffon avait conçu la doctrine de l'indéfinie variabilité des espèces.
Il faut donc distinguer entre les différentes parties de son œuvre, les différents temps de la publication, qui sont marqués, le premier par le Discours sur l'histoire naturelle, la Théorie de la terre, VHistoire de Vhomme (1749-1758); le second par les Animaux carnassiers, les Vues de la nature, les Animaux des différents continents, la Nomenclature des singes (1758-1764); et le troi- sième par les Minéraux et les Époques de la nature (1764-1789).
Ce qui complique encore l'étude des idées de Buffon, c'est que, n'en déplaise à Grimm, il avait précisément un
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très grand nombre d'idées. Assurément, et c'est là sans doute où Grimm trouvait à redire, il n'en avait point sur les fondements de l'État, ni sur l'organisation de la société future. Mais pour des idées, de véritables idées, personne au xviii^ siècle, ni Voltaire, ni Diderot, quoi que l'on en dise, n'en a eu davantage, ni de plus grandes ou de plus fécondes que Buffon. Son imagination scienti- fique l'emporte au delà et au-dessus des êtres particu- liers qu'il étudie, et qui dès lors lui apparaissent seule- ment comme des cas servant d'exemple à l'appui d'une théorie, d'un système, d'une hypothèse. De VAne, il s'élève ainsi à l'idée de la dégénérescence et de la variabilité des espèces; du Lièvre, à celle de leur diffusion; de V Élé- phant, à des considérations sur l'intelligence des ani- maux; de la Mule, à des considérations sur le métissage et l'hybridité.
Quoi qu'il en soit, il commence, de 1749 à 1758, par faire la guerre aux classifications, et pour deux raisons, qui ne sont pas celles qu'on donne en général : c'est d'abord qu'il sent combien les classifications sont artifi- cielles, étant sans fondement dans la nature, et dès lors purement mnémotechniques :
L'espèce est donc un mot abstrait et général.,..
Il ne faut pas oublier que ces familles sont notre ouvrage, que nous ne les avons faites que pour le soulagement de notre esprit, que s'il ne peut comprendre la suite réelle de tous les êtres, c'est notre faute et non pas celle de la nature, qui ne connaît point ces prétendues familles, et ne contient en effet que des individus.
C'est en second lieu qu'il juge quels peuvent être les dangers des classifications. Faut-il croire, à ce propos, que Buffon se dérobe? Non pas, mais s'il repousse la
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classification, c'est pour ne point faire de l'homme un singe dégénéré ou perfectionné. L'homme lui apparaît comme occupant une place h part, comme constituant en quelque sorte un « règne » dans la nature :
Pourquoi vouloir nous forcer à ne le voir que comme un animal, tandis qu'il est en effet d'une nature très différente, très distin- guée, et si supérieure à celle des bêtes, qu'il faudrait être aussi peu éclairé qu'elles le sont pour pouvoir les confondre?
Bien loin donc de l'absorber parmi les animaux, il l'en distingue avec soin. Et c'est ce qui le sépare lui-même du groupe des Encyclopédistes. De là l'ordre qu'il suit dans la distribution de sa matière : il ordonne tout par rapport à l'homme, passant des animaux domestiques aux animaux sauvages, et de ceux-ci aux carnassiers, distin- guant ainsi nettement le bœuf du cerf, et ce dernier du tirrre; ou bien encore passant des animaux européens à ceux du reste de l'Ancien Continent, puis à ceux du Nouveau Continent; de telle sorte que l'homme qui va le plus faire pour élargir l'horizon, et réduire la planète à son peu d'importance dans le temps et dans l'espace, est celui qui semble le plus subordonner l'évolution entière de la nature à la formation de l'homme et au dévelop- pement de la civilisation. Il est vrai d'ajouter cependant que, même alors, il nie la finalité.
Ce point de vue contestable le met néanmoins sur la voie d'une découverte nouvelle, celle de la géographie zoologique. Et tandis qu'il procède par « faunes », sur sa route que voit-il? Il voit que les animaux du Nouveau Monde ne sont pas les mêmes que ceux de l'Ancien, qu'un puma n'est pas un lion, ni le tapir un porc, ni le
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lama un chameau; que, s'ils ne sont pas les mêmes, ils sont pourtant analogues, appartenant respectivement au genre félin, pachyderme, ruminant, qu'ils sont enfin généralement plus petits. Il cherche les causes de cette différence dans la ressemblance, et il n'en trouve d'au- tres qu'une certaine élasticité de la nature, une certaine plasticité des espèces, qui peuvent se modifier sous diverses influences, telles que le climat, le régime alimen- taire, la concurrence vitale, la sélection. Son plan général alors s'infléchit; il perd de sa vigueur et de sa fixité, mais en même temps il s'élargit, et ces lacunes entre espèces se comblent par l'enchaînement que désormais il aperçoit. C'est le moment (1759-1764) où ses idées ont été le plus voisines de ce que devaient être un jour celles de Darwin. S'il persiste à faire de l'homme un être à part, c'est sur d'autres bases, parce que l'homme échappe aux transformations qu'il remarque chez les ani- maux.
Cependant ce ne devait pas être le dernier état de la pensée de Buffon; ou plutôt, si! c'est bien le dernier état de sa pensée, mais elle s'élève : il possède sa matière, il la domine, il écrit ses Epoques de la nature. On lui a reproché d'avoir manqué de poésie. Qu'on se reporte donc au début de ses Epoques :
Comme dans l'histoire civile on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques pour déter- miner les époques des révolutions humaines, et constater les dates des événements moraux; de même, dans l'histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents âges de la nature.
43S HISTOIRE DE LA. LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
C'est le seul moyen de fixer quelques points dans l'immensité de l'espace, et placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps. Le passé est comme la distance, notre vue y décroît, et s'y perdrait de même, si l'histoire et la chrono- logie n'eussent placé des fanaux, des flambeaux aux points les plus obscurs.
Images, rythme même, gravité du ton, tout cela n'est- il pas digne de la poésie? Mais, surtout, combien d'idées nouvelles et fécondes apparaissent alors dans son œuvre! Celle de l'infinitude du monde, de la conservation de la force, de la transformation à jamais. Il n'importe qu'au milieu de tout cela il ait continué à affirmer le pouvoir particulier de l'homme, ou plutôt ce pouvoir se concilie avec la grandeur accordée par BufFon à la nature : dans les limites posées par la nature le pouvoir de l'homme, pense-t-il, est infini, mais dans ces limites seulement.
Et c'est ainsi que, sans rabaisser l'homme, sans même décrier, comme le faisait son contemporain Rousseau, l'œuvre principale des hommes : la société, Buffbn déta- chait l'homme de la superstition de lui-même et de son espèce, lui donnant la claire conscience du peu de place qu'il occupe dans l'espace comme du peu de durée qu'il occupe dans le temps. Ce lieu commun de la théologie chrétienne, si éloquemment développé par Pascal, c'est BufTon, le moins pieux assurément de nos grands écri- vains, qui l'a renouvelé en en faisant l'objet d'une démonstration proprement scientifique. Il a montré, dans ses Ei>o(ines de la nature, quel accident c'était, aux yeux d'un savant, que l'existence de l'humanité à la surface du globe. Et c'est lui qui, de tous les philosophes du xviii* siècle, a ainsi le plus fait pour débarrasser la science de cette adoration de l'homme qui l'encombrait tant
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alors. Tandis qu'en effet la philosophie de Voltaire, celle de Montesquieu, de Rousseau, de Diderot, sont essen- tiellement des philosophies sociales, si l'on peut ainsi dire, des philosophies dont le progrès ou la réformation de l'institution sociale est le commencement et la fin, la philosophie de Buffon, prenant son origine dans celle même des mondes, et prolongeant ses suites au delà de l'existence de l'espèce, a rouvert l'infini à la pensée scien- tifique.
III. — L'Ecrivain et ses théories.
Nous venons de voir qu'il s'en faut que Buffon, comme naturaliste ou comme philosophe, fût aussi démodé qu'on l'a souvent prétendu. Considérons en lui l'écrivain. C'est ici qu'il faut distinguer : certaines descriptions, on pour- rait dire certains « portraits » d'animaux, sont dûs à ses collaborateurs. Le Paon, par exemple :
Si l'empire appartenait à la beauté et non à la force, le paon serait, sans contredit, le roi des oiseaux, etc.
Le Paon est de Guéneau de Montbéliard. Ainsi quelques-uns des morceaux les plus brillants, je veux dire les plus clinquants, ne sont pas de lui. Ses collabo- rateurs ont toutefois pris sa manière, et puisqu'ils ont paru sous son nom, c'est qu'il avait bien lui-même le goût du brillant, et même du brillante.
lia, en second lieu, le goût du pompeux, de la noblesse, de la majesté ; et cette tendance est bien sensible dans les morceaux fameux du Cheval et du Cerf. Sous ce rap- port on peut dire de Buffon qu'il est l'antithèse de
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Diderot. L'auteur de V Encyclopédie écrit « en robe de chambre », mais celui de YHistoire naturelle prend pour écrire ses « manchettes de dentelle ». Buffon aime les longues périodes, les périphrases, les termes généraux.
Si maintenant nous cherchons d'où procède ce goût de la pompe et de l'éclat, nous trouvons qu'en réalité BufTon a plutôt l'ambition du style qu'il n'en a le don. Il fait constamment effort d'écrivain, et il est, au fond, moins pompeux encore que tendu. Buffon a une manière d'écrire très éloignée de sa façon de parler. Il se met, pour composer, dans un certain état violent, un état litté- raire, très différent de son état normal. — C'est ce que confirme encore l'examen de ses manuscrits, et des corrections qu'il fait au style de ses collaborateurs. Beau- coup de ces corrections sont extrêmement heureuses; mais beaucoup en revanche sont inutiles, ou vaines, et qui ne sont pas précisément d'un « phrasier », comme l'appelait d'Alembert, mais un peu d'un rhéteur. Il veut orner jusqu'aux plus petites choses, et quand il y réussit le mieux, on sent encore la peine, l'apprêt, et l'artifice.
Les théories du Discours sur le style sont d'accord avec ces goûts. Il y préconise l'éloquence, la beauté du style, et sa pureté :
Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans les pensées....
Le plan n'est pas encore le style, mais il en est la base....
Rien n'est plus opposé à la véritable éloquence que l'emploi de ces pensées fines, la recherche de ces idées légères, déliées, sans consistance....
Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet; il faut y réfléchir assez pour voir clairement l'ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue....
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Ici encore songeons à Diderot, et mesurons la diffé- rence !
Arrêtons-nous h ce Discours su?' le style. Son impor- tance lui est venue non pas de ce qu'il fut le premier dis- cours académique de ce genre, mais de ce que l'on a voulu y voir l'expression parfaite de l'idéal classique : en réalité il exprime surtout l'idéal de Buffon. C'est un premier point auquel on doit prendre garde : le Discours ne contient les principes ni de Pascal, ni de Bossuet, ni de La Bruyère, ni même de Voltaire. Toutefois ses prin- cipes, tout en n'étant pas à proprement parler classiques, sont loin d'être simplement pseudo-classiques.
Quant aux vérités particulières dont le Discours est rempli, il y en a trois principales : l'une, que l'écrivain doit employer de préférence les termes généraux; la seconde, que « le style, c'est l'homme même »; la troi- sième : « Le style n'est que l'ordre et que le mouvement que l'on met dans ses pensées ». Usez de termes géné- raux, c'est-à-dire évitez les termes propres et les termes techniques ; employez la langue de tout le monde, et non les idiomes ou les jargons spéciaux, si vous voulez faire œuvre de grands écrivains, c'est-à-dire annexer une nouvelle province, en quelque sorte, à la littérature fran- çaise ; dites : il résulte, et non : il appert; conséquence et non corollaire; jambe, et non tibia ou péroné. — Celte recherche du langage le plus intelligible, le plus acces- sible, sera la marque particulière que vous mettrez sur vos ouvrages; les idées sont à tout le monde, mais votre style vous sera ainsi personnel : a Le style, c'est l'homme même ». — Ordonnez enfin, puisque l'ordre donne plus de valeur, ou toute leur valeur, aux détails. Et observez
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le mouvement, le rythme de la phrase ou de la pensée : en rendant au mouvement ses droits, Buffon rendait les leurs h l'éloquence et à la poésie.
Buffon a donc beaucoup réfléchi sur son art. Mais aussi il a trop donné à l'art dans ses théories et quel- quefois dans son œuvre. Heureusement pour lui, il s'est trouvé que ses qualités, et ses défauts mêmes, répondaient au ton de son sujet. Les défauts sont en général très sen- sibles : Buffon discourt, au lieu d'expliquer; il commet volontiers des anachronismes d'expression, et surtout il manque de goût et de proportion. Mais, sans parler de la beauté et de la grandeur de l'hypothèse, le souffle de l'éloquence est chez lui continu, et la poésie parfois très véritable.
C'est aussi que le style de Buffon, emphatique lors- qu'il décrit les mœurs du cheval ou du cerf, parce qu'il les décrit d'un point de vue trop humain, se dépouille et se simplifie avec la grandeur des objets qu'il expose. Comparez, si vous voulez bien voir ce caractère, les Epoques de la nature avec l'Exposition du système du monde ou le Discours sur les révolutions du globe. Laplace et Cuvier sont des savants qui écrivent : Buffon, au contraire, est un écrivain qui s'empare de la science pour lui communiquer ce caractère d'universalité et de popularité que les savants ne lui donneront jamais. Et bien loin qu'on le puisse accuser ici d'emphase ou de déclamation, c'est plutôt sa froideur ou son impassibilité qu'on lui a reprochée. « Il raconte que la terre est des- cendue du soleil, a dit E. Montégut, et que les mers sont tombées un beau jour sur la terre des hauteurs de l'espace où elles étaient retenues, sans plus d'émotion,
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de tressaillement et d'admiration, que s'il s'agissait d'un ancien incendie d'une tourbière éteinte depuis long- temps... » Mais, quand on fait h Buffon ce reproche, ne méconnait-on pas la grandeur et l'originalité de sa manière? Que les mers, en effet, soient tombées un beau jour sur la terre des hauteurs de l'espace infini, cela sans doute est merveilleux; et cependant cela ne l'est pas plus que le retour des saisons, que la croissance d'un brin d'herbe, que la vie même et que la mort. Ainsi donc Buffon croit que les grandes choses parlent assez élo- quemment d'elles-mêmes et qu'au contraire des petites, qu'il faut relever par l'éclat de l'expression, plus on est simple et mieux on les exprime. On pourrait enfin presque prétendre qu'il n'y a pas pour lui de « grandes choses », en ce sens que rien n'est « grand » que par rapport à l'homme, et qu'aux yeux de Buffon, dans la dernière époque de la pensée, il faut, en étudiant la nature, com- mencer par faire abstraction de l'homme. C'est par là que son idée ou sa pratique du style rejoint les principes scientifiques auxquels il avait abouti.
CHAPITRE V
LA DERNIÈRE ÉPOQUE DE LA VIE DE VOLTAIRE: LES DÉLIGES
Nous avons laissé Voltaire, après l'aventure de Franc- fort, fuyant l'Allemagne h toute bride, et, dans sa fuite, fort embarrassé de savoir où il fixerait son séjour. Si l'Allemagne, en effet, n'était plus sûre pour lui, il crai- gnait que la France ne le fût pas davantage, et qu'on ne lui en voulût de son retour comme de son départ. Et c'est pourquoi, tandis qu'il chargeait sa nièce, M™^ Denis, d'aller droit à Paris pour y tâter le terrain auprès des puissances, lui-même, pour attendre le résultat des démarches, séjournait à Mayence, à Mannheim, à Stras- bourg, à Colmar, à Senones, où il mettait la dernièie main à ses Annales de V Empire, et où, pour hâter le succ( s de sa nièce, il inventait de faire ostensiblement ses Pâques. Il est bien étonnant qu'un homme aussi fin se fût imaginé retirer le moindre profit de cette communion sacrilège, dans le temps même où paraissait sa Pncelle. Un incident, fâcheux pour lui, contribue à faire échouer ces manœuvres : c'est la publication, frauduleuse d'ailleurs
DERNIERE EPOQUE DE LA VIE DE VOLTAIRE 445
et inexacte, de son Histoire universelle par Néaulme. Il proteste et conteste. Les lettres qu'il reçut à ce propos de ses amis, et le dédaigneux silence que M"* de Pom- padour opposa à ses supplications, lui firent comprendre, si d'ailleurs il conservait quelques illusions, qu'il devait renoncer à ses espoirs de rentrée en orâce.
Il prit donc le chemin de Lyon, puis, en 1754, après dix-huit mois de pérégrinations, arriva à Genève. En attendant qu'il eût fait choix, s'il le pouvait, d'une rési- dence définitive, il se fixa au château de Prangins. Il n'y devait pas rester longtemps. Deux mois après, il négocie la location d'une maison à Monrion, entre Lau- sanne et le Léman. Ce sera sa résidence d'hiver. Quant à la résidence d'été, il trouve l'occasion d'acquérir à Saint-Jean, sur le territoire de la République de Genève, une maison charmante, avec de beaux jardins, tels que M"^ Denis en souhaite. Et il écrit le 9 février 1755 :
J'apprends, dans ce moment, que le marché de Saint-Jean est entièrement conclu — J'appelle Saint-Jean les Délices...; les Délices seront pour l'été, Monrion pour l'hiver.... Je ne voulais qu'un tombeau, j'en aurai deux....
Il goûte enfin, d'autant plus vivement que c'est la première fois, le plaisir d'être chez lui, d'être proprié- taire.
Nous sommes occupés, M™« Denis et moi, à faire bâtir des loges pournos amis et pour nos poules. Nous faisons faire des carrosses et des brouettes; nous plantons des orangers et des oignons, des tulipes et des carottes
J'ai la plus jolie maison, et le plus beau jardin dont on puisse jouir auprès de Genève....
446 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Malheureusement, dès le début il allait s'en rendre le séjour difficile. Les Genevois étaient, à son égard, par- tagés entre deux sentiments : le respect de l'homme riche et célèbre, et la terreur, car la crainte ne serait pas assez dire, du corrupteur, du tentateur qu'ils sentaient en lui. L'inquiétude fut si forte parmi les « gens sages » et la « bonne bourgeoisie », que le pasteur Vernet écrivit à Voltaire, lui demandant de les rassurer. « Nous espé- rons », disait-il en terminant,
Nous espérons que vous entrerez dans nos vues, et que vous vous unirez à nous, quand l'occasion s'en présentera, pour détourner notre jeunesse de l'irréligion, qui conduit au liberti- nage....
Voltaire répondit par de belles paroles. Mais il atten- dait la visite de Lekain, et, à Paris, l'on imprimait la Pucelle !
Cette publication inquiéta Voltaire, et il s'efforça par tous les moyens de l'empêcher. 11 prie, il menace, il écrit, il fait écrire, il poursuit les libraires, en fait emprisonner un. L'édition paraît cependant, à Bâle.
]J Orphelin de la Chine, représenté avec succès à la cour et à Paris, vint consoler le poète de ce déboire. Mais en même temps ce succès avait à Genève un reten- tissement fâcheux pour Voltaire. On savait qu'il était décidé à établir un théâtre aux Délices, et à y attirer les Genevois, malgré les lois formelles de la République. Le Conseil d'Etat délibéra sur ce sujet :
M. le pasteur de Roches a dit que le sieur de Voltaire se dis- pose à faire jouer des tragédies chez lui à Saint-Jean, et qu'une partie des acteurs qui les représentent sont des particuliers de la ville. On ajoute qu'il a fait établir un théâtre et des décorations.
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Dont opiné, Tavis a été d'en parler à M. le premier syndic, et de dire que le Consistoire est dans une parfaite confiance que le Magnifique Conseil ne se prêtera jamais à donner atteinte à ses arrêléb..., qui défendent toutes représentations de comédies, tant publiques que particulières....
Et le Conseil ajoutait :
Ce qui doit nous faire penser que la comédie convient moins ici qu'en aucun autre endroit, c'est le goût extraordinaire qu'on y fait paraître pour le plaisir et le spectacle....
Un autre événement aggrave la mésintelligence. Le 1''' novembre 1755, le tremblement de terre de Lisbonne jette la consternation dans l'Europe entière. Voltaire, atterré, y voit « un horrible argument contre l'optimisme;). Et il compose son Poème sur le désastre de Lisbonne. Le libraire trouvant ces deux cent trente-quatre vers de trop mince volume, leur adjoint le Poème sur la Religion naturelle, que Voltaire avait composé en 1752-53. Cette fois l'indignation des pasteurs fut assez vive pour que, contre Voltaire, ils fissent appel à l'éloquence de Rous- seau : le ministre Roustan écrivit à ce dernier :
Laisserez-vous passer sans mot dire ces tristes choses? Je vous signale surtout ce passage :
Quand la mort met le comble aux maux que j'ai soufferts.
Le beau soulagement, d'être mangé des vers !
Tristes calculateurs des misères humaines,
Ne me consolez point, vous aiguisez mes peines.
Et je ne vois en vous que l'effort impuissant
D'un père infortuné qui feint d'être content.
Rousseau venait précisément d'échanger avec Voltaire, au sujet du Discours sur l'inégalité, une correspondance tout aimable, un peu condescendante, à vrai dire, de la part de Voltaire, et, de la part de Rousseau, d'une défé-
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rence un peu forcée, mais où l'opposition de leurs ten- dances, de leurs principes, commençait déjà à se marquer. Flatté de l'appel que lui adressaient ses com- patriotes, il résolut bien vite de prendre en main contre l'homme des Délices la cause de la Providence. Et il écrivit à Voltaire la lettre célèbre du 18 août 1756, qui caractérise si bien l'attitude morale de Voltaire en même temps que les sentiments de Rousseau et des Genevois à son égard, et qui finit ainsi :
Je ne puis m'empêcher, monsieur, de remarquer à ce propos une opposition bien singulière entre vous et moi dans le sujet de cette lettre. Rassasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l'abondance; bien sûr de votre immor- talité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l'âme; et, si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin pour médecin et pour ami; vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre. Et moi, homme obscur, pauvre, et tourmenté d'un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite, et trouve que tout est bien. D'où viennent ces contradictions apparentes? Vous l'avez vous-même expliqué : vous jouissez; mais j'espère, et l'espérance embellit tout.
N'étant pas, pour le moment, disposé à s'expliquer, Voltaire se borne à accuser réception de la lettre. Dans cette première escarmouche avec Genève, s'il n'était pas vainqueur, il n'était pas vaincu non plus. Mais il n'était pas homme à s'en tenir là. Et la visite de d'Alembert aux Délices, en 1756, allait lui fournir l'occasion d'une nou- velle attaque.
D'Alembert séjourna, tant à Genève qu'auprès de Voltaire, cinq semaines, pendant lesquelles il se docu- menta en vue de son article Genèi>e dans V Encyclopédie. Le clergé protestant l'avait accueilli avec empressement; les savants l'avaient fêté. Mais Voltaire avait complété
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avec perfidie la documentation de son encyclopédique confrère. Aussi l'homme des Délices se réjouit-il fort, et les Genevois furent-ils fort scandalisés quand ils lurent, dans l'article Genève, les réflexions suivantes :
On ne souffre point à Genève de comédie; ce n'est point qu'on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes, mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation et de libertinage, que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse. Cependant ne peut-il pas être possible de remédier à cet inconvénient, par des lois sévères et bien exécutées sur la conduite des comédiens? Par ce moyen, Genève aurait des spectacles et des mœurs,... réunirait à la sagesse de Lacédémone la politesse d'Athènes
et celles-ci :
Le clergé de Genève a des mœurs exemplaires : les ministres vivent dans une grande union; on ne les voit point, comme dans d'autres pays, disputer entre eux avec aigreur sur des matières inintelligibles.... Plusieurs ne croient plus à la divinité de Jésus- Christ.... l'enfer, un des principaux points de notre croyance, n'en est pas un aujourd'hui pour plusieurs ministres de Genève....
Pour tout dire en un mot, plusieurs pasteurs de Genève n'ont d'autre religion qu'un socinianisme parfait, rejetant tout ce qu'on appelle mystère... Aussi, quand on les presse sur la nécessité de la Révélation, ce dogme si essentiel du Christianisme, plusieurs y substituent le terme d'utilité....
On ne douta pas, à Genève, que le coup ne vînt de Voltaire. L'accusation de socinianisme était sa venoeance, et il continuait à conseiller le théâtre aux disciples de Calvin. La Compagnie des pasteurs se réunit, désigna une commission pour composer une déclaration de prin- cipes en réponse à l'ouvrage français. Tronchin fut chargé d'une démarche de conciliation auprès de d'Alembert. Mais d'Alembert refusa, avec sa politesse froide, d'ac- corder satisfaction aux plaintes des pasteurs.
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Ce fut encore Rousseau qui vint au secours de ses compatriotes par sa Lettre sur les spectacles. Pas plus qu'à la lettre sur la Providence Voltaire ne répondit à celle-là; il lui plaisait d'attendre son moment. Mais il comprit que le territoire de la République avait cessé désormais d'être sûr pour lui. Il cherche donc une autre installation. Monrion ne lui suffit pas. Il a acheté une maison à Lausanne, et il y joue la comédie. Enfin, les premiers jours de novembre 1758, il achète Ferney, et le président de Brosses lui cède à vie le comté de Tournay, Désormais, il est indépendant, et il écrit avec joie à Thieriot :
Vous vous trompez, mon ancien ami, j'ai quatre pattes au lieu de deux : un pied à Lausanne, dans une très belle maison pour l'hiver; un pied aux Délices près de Genève, où la bonne com- pagnie vient me voir : voilà pour mes pieds de devant. Ceux de derrière sont à Ferney, et dans le comté de Tournay....
C'est là qu'après avoir été longtemps esclave chez les rois, Voltaire est enfin roi lui-même. Un rôle nouveau commence pour lui. Et il rentre sur la scène littéraire et philosophique avec Candide.
CHAPITRE VI
LES ROMANS ET LES CONTES DE VOLTAIRE
De toutes les parties de l'œuvre de Voltaire, les romans : Candide, Micromégas, et les contes : Zadig, l'Ingénu, sont, avec Zaïre, Y Histoire de Charles XII et le Siècle de Louis XIV, la seule qui survive vraiment, que tout le monde connaisse, dont les plaisanteries soient devenues proverbiales, et dont les personnages soient passés à l'état de types. Et il faut dire tout d'abord que quelques-uns d'entre eux n'ont sans doute rien de si merveilleux, mais les meilleurs d'entre eux, néanmoins, ne sont pas indignes de leur réputation.
Répartis comme ils le sont sur une trentaine d'années, depuis la Vision de Babouc (1747) jusqu'aux Oreilles du Comte de Chesterfield (1775), ils ont d'abord une valeur historique certaine et, pendant trente ans, les variations de l'opinion publique et de l'opinion de Voltaire s'y reflètent avec une fidélité très singulière : tous les événe- ments du temps y ont laissé leur trace : tremblement de terre de Lisbonne, conspiration de Pombal, discussions
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économiques, projets d'embellissement, haines de Vol- taire, afTaires AeV Encyclopédie, guerre de Sept ans. Mais leur valeur littéraire est encore plus grande. En effet, tandis que, partout ailleurs. Voltaire est contenu, limité, par les exijçences de son sujet comme en histoire, ou par les exigences d'un genre comme dans sa tragédie, ici au contraire il est maître, entièrement maître de lui, il y lâche la bride à son imagination, dont nous ne pouvons guère ailleurs apprécier tout l'éclat et toute la brillante souplesse. Il y met bas le grand habit du classique, il s'y montre au naturel, il s'y peint lui-même, et sa nature propre d'esprit ou de génie. Enfin, la valeur philoso- phique de quelques-uns d'entre eux n'est pas moindre que leur valeur littéraire ou historique, tant au point de vue de Voltaire, qu'au point de vue de l'histoire des idées de son temps. C'est ce que nous allons tâcher de démêler en étudiant les plus célèbres, la Vision de Babouc, Zadig, Microniégas^ Candide, Vlngénii et la Princesse de Babijlone.
Au double titre d'auteur tragique et d'historien. Vol- taire avait longtemps, il a même toujours affecté de mépriser le roman, qu'il s'agît de Gil-Blas ou de Cle- veland, de Marianne ou de la Nouvelle Héloïse. C'est ce qui explique qu'il n'ait commencé lui-même d'en écrire que fort tard, à plus de cinquante ans, et que tous ceux qu'il a laissés soient plus ou moins allégoriques ou phi- losophiques. On remarquera que ce caractère les distin- gue profondément de ceux de Rousseau et de Diderot. Quelque intention qu'ils aient de prouver quelque chose, Diderot et Rousseau se laissent emporter eux-mêmes à leur sujet, et ils en deviennent plus ou moins les dupes.
LES ROMANS ET LES CONTES DE VOLTAIRE 453
Ils finissent par croire et nous faire croire à la réalité de leurs personnages.
Voltaire, lui, demeure le maître de son sujet, et on pourrait lui appliquer le mot qu'il a répété si volon- tiers :
On se moque de nous, il n'y a pas de nature, tout est art.
Il veut dire parla plusieurs choses et notamment ceci : que l'imitation pure et simple ne saurait être l'objet de l'artiste ou de l'écrivain; qu'il faut que l'on sente, par- delà la nature et l'imitation, une pensée qui les juge, une intelligence qui les interprète; et qu'enfin la fiction, n'ayant pas d'intérêt par elle-même, ne doit être que l'enveloppe de la vérité.
Aussi ses premiers contes sont-ils purement allégori- ques : ce sont la Vision de Babouc, Zadig, Cosi Sancta, Micromégas. Mais ce qui est remarquable, c'est que, pour être allégoriques, ils n'en sont pas moins amusants, vivants, et brillants. Et l'on s'en convaincra aisément si on les compare aux contes de Marmontel. Grâce peut- être à son habitude de la tragédie. Voltaire a le génie de l'allégorie; il s'y complaît par une espèce de prudence ironique, dont le triomphe est de voiler la satire de son temps sous une enveloppe orientale. Il y est à l'aise parce que cet art du sous-entendu malicieux, de l'allu- sion spirituelle, est le chef-d'œuvre de la politesse et de l'esprit de conversation. Et il y atteint la perfection atout coup, parce que son imagination n'a rien de sombre ni de mélancolique, mais qu'elle est au contraire agile, souple, voluptueuse et brillante. Prenons au hasard, dans Zadig :
454 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Zadig parla ainsi à Ogul : « Seigneur, on ne mange point mon basilic, toute sa vertu doit entrer chez vous par les pores. Je l'ai mis dans une petite outre bien enflée et couverte d'une peau fine : il faut que vous poussiez cette outre de toute votre foi'ce, et que je vous la renvoie à plusieurs reprises; et en peu de jours de régime vous verrez ce que peut mon art. » Ogul dès le premier jour lut tout essoufflé, et crut qu'il mourrait de fatigue. Le second il fut moins fatigué, et dormit mieux. Eu huit jours il recouvra toute la force, la santé, la légèreté, et la gaîlé de ses plus brillantes années. « Vous avez joué au ballon, et vous avez été sobre, lui dit Zadig : apprenez qu'il n'y a point de basilic dans la nature, qu'on se porte toujours bien avec de l{i sobriété et de l'exercice, et que l'art de faire, subsister ensemble l'intempérance et la santé est un art aussi chimérique que la pierre philosophale, l'astrologie judiciaire, et la théologie des mages. »
Le premier médecin d'Ogul, sentant combien cet homme était dangereux pour la médecine, s'unit avec l'apothicaire du corps pour envoyer Zadig chercher des basilics dans l'autre monde. Ainsi, après avoir été toujours puni pour avoir bien fait, il était près de périr pour avoir guéri un grand seigneur gourmand. On l'invita à un excellent dîner. Il devait être empoisonné au second service ; mais il reçut un courrier de la belle Astarté au premier. Il quitta la table, et partit. Quand on est aimé d'une belle femme, dit le grand Zoroastre , on se tire toujours d'affaire en ce monde.
Qu'est-ce qui fait le prix de ce morceau ? C'est non seulement la rapidité de la narration et la lucidité du .style, c'en est surtout le ton, fait de politesse et d'ironie, mêlées au plaisir, à la complaisance du conteur dans sa propre invention. Dans un salon Louis XV, parmi des meubles de BouUe, sous la lumière des lustres, ils évo- quent l'image du cercle qui les écoute, financiers et belles dames, grands seigneurs et gens de lettres, al)bés de cour et diplomates. C'est aussi l'expérience très réelle des bommes et de la vie que l'on sent sous les déguise- ments de l'alléfrorie.
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La pbilosopbie n'en est pas moins intéressante. On y
LES ROMAXS ET LES CONTES DE VOLTAIRE 455
sent l'optimisme d'un mondain, qui ne trouve pas, sans doute, que tout aille bien dans le monde, mais qui pense qu'avec un peu d'adresse et de bonne volonté, on se tire encore assez bien d'affaire; qu'il n'y a pas de maux sans compensation, dont il ne sorte quelque bien ; et que quelques imperfections n'empêchent pas la vie humaine d'être bonne. Elle est bizarre, capricieuse, irrégulière, on ne peut jamais s'en rendre maître, les plus belles qualités y échouent, mais enfin elle est bonne. Et c'est la signification de la Vision de Babouc. Pour bien com- prendre cet optimisme, rappelons que Voltaire est au plus beau moment de sa fortune : il est historiographe, gentilhomme ordinaire de la Chambre, en passe enfin de faire fortune.
Mais, nous le savons, au moment même où il se flat- tait d'avoir maîtrisé le sort, c'est le moment où il allait éprouver les plus cruelles humiliations, et où, quittant la France, il allait trouver dans Frédéric un maître bien plus dur et plus hautain que Louis XV. Ajoutez-y le senti- ment de sa valeur méconnue, mise en balance avec celle de Maupertuis, l'effet que lui a produit le tremblement de terre de Lisbonne, dont il reparlera jusqu'à la fin de ses jours, le désir aussi de contredire Rousseau, dont il croit avoir à se plaindre, et vous vous expliquerez que la philosophie de Candide, qui paraît en 1759, soit le con- traire de celle de Zadig.
Candide est un roman triste où s'agitent les convul- sions de l'inquiétude, à moins que n'y soit répandue la léthargie de l'ennui. Telle est en effet la morale de ce roman : l'humanité n'est qu'un ramassis de fripons et d'imbéciles; s'il y a une Providence, le bonheur de su
456 HISTOinE DE LA LITTERATUUE FRANÇAISE CLASSIQUE
créature est le moindre de ses soucis, et le seul remède qu'il y ait à la misère de notre condition est de s'abandonner h l'indifférence égoïste, ou de « cultiver notre jardin ». On remarquera là-dessus que cette différence de philo- sophie se traduit dans Candide par la différence de l'in- vention et du style. Tout imaginaire que soit le pays d'Eldorado, tout invraisemblables que soient les aventures de Candide, elles sont cependant plus près de la réalité de la vie que celles de Zadig : la scène n'est plus au pays de la fable conventionnelle, les personnages ne sont plus vêtus à la persane. L'allégorie a un air voulu de réalité : Candide et Cunégonde, Pangloss et Martin, toutes ces caricatures ont la vie de celles de Molière ; la plaisanterie, plus voisine de celle de Swift, est plus libre, plus hardie, plus amère. Mais le style surtout n'a plus cette souplesse, cette légèreté, ce brillant qu'il avait dans Zadig; il est toujours aussi clair et aussi facile, mais il est plus fort, plus nerveux, plus sombre :
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné, que les deux armées.... la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface....
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum, chacun dans son camp, Candide prit le parti d'aller raisonner ail- leurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public
Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tour- menté d'une toux violente, et crachant une dent à chaque effort.
(Ch. III.)
Les premiers objets qui se présentèrent furent Cunégonde et la
LES ROMANS ET LES CONTES DE VOLTAIRE 457
vieille, qui étendaient des serviettes sur des ficelles pour les faire sécher.
Le baron pâlit à cette vue. Le tendre amant Candide, en voyant sa belle Cunégonde rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les joues ridées, les bras rouges et écaillés, recula trois pas, saisi d'horreur, et avança ensuite par bon procédé....
(Ch. XXIX.)
Visiblement, ce n'est plus la plaisanterie d'un homme de cour ; Voltaire prend décidément à cœur les ques- tions dont il se jouait.
Mais, si l'on aurait tort, comme on l'a fait quelquefois, de voir dans Candide une démonstration de l'optimisme, on aurait plus tort encore, comme on l'a fait trop souvent, d'y voir le dernier mot de Voltaire. L'espèce de décou- ragement dont Candide est le témoignage n'a pas duré, et ne pouvait durer chez lui. V Ingénu (1767) et la Prin- cesse de Babylone (1768) en sont la preuve.
Il est très remarquable que V Ingénu a une signification moins précise que Candide ou même que Zadig. On pourrait dire que c'est le seul roman de Voltaire qui soit un véritable roman, dont la situation soit touchante, et l'intrigue intéressante, où la satire enfin ne tienne pas toute la place. Il est vrai qu'elle prend sa revanche dans la Princesse de Babylone et dans les Lettres d'Amaheb, qu'elle remplit à peu près uniquement tout entières. Mais, à la différence de Candide, ici l'espoir est rentré. Voltaire a confiance au progrès et confiance dans la raison.
Ils traversèrent ainsi toute la Germanie, ils admirèrent les progrès que la raison et la philosophie faisaient dans le Nord : tous les princes y étaient instruits, tous autorisaient la liberté de penser... on les avait élevés dans la connaissance de la morale universelle....
[Princesse de Babylone, VL)
458 HISTOIRE DE LA LITTERATUBE FRANÇAISE CLASSIQUE
Comme on le voit, Voltaire est revenu à son opti- misme primitif. Et, si j'y appuie, c'est qu'on a trop insiste sur l'impossibilité de saisir sa pensée. Or, comme nous l'avons vu déjà. Voltaire estime que dresser les hommes à la raison est long, difficile, hasardeux, mais possible.
Ce qui nuit à la clarté de la leçon, c'est l'ironie qui s'y mêle et dont Voltaire s'est fait une manière poussée jus- qu'au cynisme, dans l'histoire de Jenni (1775), et dans les Oreilles du comte de Chesier/ied (1775). L'ironie prolongée a en effet, d'abord, quelque chose d'artificiel : il faut se guinder pour se moquer de tout, ou se dédoubler d'une façon un peu hypocrite, si on se moque, chez les autres, de ce qu'on trouve naturel en soi-même : elle a quelque chose d'insolent, en tant que l'affirmation de la supério- rité de celui qui se moque est comme enveloppée dans les railleries qu'il fait des autres. Mais, surtout, elle a quelque chose d'infécond, de cruel, et d'inintelligent. Aussi, quel que soit le talent dont brillent ses romans et ses contes, et quels qu'aient été leur succès et leur popularité, ils n'auraient pas suffi pour faire à Voltaire la royauté de ses dernières années, si un souffle d'huma- nité plus généreux, plus large, et peut-être plus sincère, passant au milieu de tout cela, n'était venu grandir Vol- taire h ses propres yeux, comme aux yeux de ses contem- porains.
CHAPITRE VII
VOLTAIRE ET LA TOLERANCE
Si Molière n'était pas l'auteur de Tartufe, sa réputa- tion serait moins étendue, il n'aurait pas dévoilé toute sa philosophie, en un mot il ne serait pas Molière. Pareillement, si Voltaire n'était pas intervenu dans les affaires Calas, Sirven, La Barre, en vain il eût écrit Zaïre et Tancrède, en vain V Essai sur les mœurs, en vain Zadig et Candide : il ne serait pas Voltaire. C'est son intervention qui a triomphé des défiances des philo- sophes ; c'est elle qui a fait pénétrer son nom jusque dans les couches profondes delà nation, où s'engendre la popularité d'un grand homme; et, si l'on considère enfin que cette intervention date de 1762, c'est elle enfin qui a fait plus pour la propagation de ses idées, que toute son œuvre et tout son talent. Il importe donc au plus haut degré de savoir et d'examiner les raisons ou les mobiles de son intervention, ce qu'il faut nous-mêmes penser des Calas, de Sirven, de La Barre; et quels résultats sont sortis de la manière, du jour sous lequel Voltaire a pré- senté ces affaires.
460 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Nous ne manquons pas de renseignements. La Coi-res- pondance de Voltaire, de 1762 à 17G6, est pleine des Calas; ses Œuvî'es aussi nous documentent : car c'est alors qu'il écrit : EUsabelh Canning et les Calas, le Traité sur la tolérance, VAvis au public, la Relation de la mort du chevalier de La Barre, le Cri du sang inno- cent, le Précis de la procédure d'Abbeville. Enfin de nos jours ces alTaiies ont été l'objet de nombreux travaux.
Si l'on en croyait un biographe de Voltaire, l'un des plus passionnés, il est vrai, l'abbé Maynard, Voltaire, l'apôtre de la tolérance, aurait été le plus intolérant des hommes; il n'aurait prêché la tolérance que par intolé- rance; et, si seulement il eût été toléré, mais surtout s'il eût été maître, il n'eût rien toléré, ni la plus petite cri- tique de ses vers, ni la plus raisonnable contradiction à ses folles idées, ni la moindre apologie de la religion. Mais on ne peut raisonner plus sophistiquemcnt. 11 est certain que Voltaire n'a pas aimé la contradiction, et il a laissé de tristes exemples de son antipathie et de sa ran- cune pour ses contradicteurs; il a cruellement injurié ses ennemis, et s'est bassement réjoui des emprisonne- ments de Fréron, des exils de Rousseau; il a vu avec plaisir les livres de ses adversaires condamnés et brûlés, et il n'a pas répugné à l'idée de voir le gouvernement faire taire ses contradicteurs. Mais tout cela n'a guère affaire avec la question proprement dite de la tolérance.
Ce qu'il s'agit en efTet uniquement de savoir, c'est s'il y a des crimes de pensée autrement que par métaphore; en admettant qu'il y en ait, de savoir si la société a la mission ou le droit de les punir; et, en supposant qu'on lui concède ce droit ou cette mission, de savoir s'il y a
VOLTAIRE ET LA TOLERANCE 461
une commune mesure entre ces crimes de pensée et les crimes qui entreprennent sur l'honneur ou la fortune, la liberté ou la vie de nos semblables. Oui, voilà bien toute lu question de la tolérance, qu'il ne faut embrouiller ni de complications inutiles ni de sophismes vains : ai-je le droit de penser ce que je veux — sentire quse velim'^ Ai- jc le droit de dire ce que je pense — dicere quse sentiam ; l'ai-je en matière surtout de religion? S'il y a des limites à ma liberté, peuvent-elles être autres que civiles, — a parle societatis^ non a parte reP. et, s'il y a des péna- lités qui frappent la violation de ces limites, comment les établira-t-on proportionnées au délit? Ce sont ces questions que l'affaire des Calas allait offrir à Voltaire et à l'opinion de son temps l'occasion de discuter.
Non pas qu'il s'en soit avisé le premier : la tolérance, en 1760, avait une longue histoire : Bayle, Locke, Mon- tesquieu, avaient plaidé sa cause, et depuis lors, les mœurs devançant les lois, c'était en France un universel apaisement des querelles religieuses. Non pas aussi qu'en prenant la défense des Calas, de Sirven, de La Barre, Voltaire n'ait été animé que des motifs les plus purs, et uniquement poussé par l'amour de l'humanité. Il y a de petits motifs dans sa résolution. Il y a de la curiosité d'auteur dramatique, ou de la passion d'avocat pour une belle cause ; il y a de l'horreur, du frisson physique, l'effroi de la mort et du sang, car Voltaire a le corps moins brave que l'esprit. Il y a de l'ironie et une satis- faction de vengeance, à convaincre les magistrats de sottise et de cruauté, et à accuser les prêtres de super- stition sanguinaire; il y a aussi l'intention de se créer une clientèle protestante, en Suisse, en Allemagne, en Angle-
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terre : à l'étranger, pense-t-il, on lui -saura gré de paraître plus raisonnable que sa patrie. Enfin il y a la surprise et la douleur de voir le peu de progrès que font la « raison )> et la « philosophie )>, alors que les Lettres philosophiques en 1734, V Esprit des lois en 1748, V Encyclopédie enfin depuis 1750, auraient si bien dû les accélérer! Ajoutez encore, si vous le voulez, le désir de tenir les Parisiens en haleine, par autre chose que des tragédies, des contes, des histoires.
Mais il y a autre chose. Car enfin ni Diderot, ni d'Alembert, ni Buffon, ni Rousseau ne sont intervenus, €t Rousseau même a refusé d'intervenir. Ceci peut et doit nous suffire. Quels que soient les motifs de Voltaire, nous voulons les connaître, mais nous ne devons lui en savoir de mauvais gré que dans la mesure où ils lui auront inspiré quelque chose de reprochable en soi, comme de mêler dans ses défenses des plaisanteries qu'elles ne comportaient pas. Voyons donc les faits et l'attitude.
Le 13 octobre 1761, à Toulouse, rue des Filatiers, dans le corridor de la boutique d'un marchand protestant nommé Jean Calas, un de ses fils, Marc-Antoine, était trouvé pendu. Comme un frère du suicidé, Louis Calas, s'était déjà fait catholique, et que Marc-Antoine lui-même, s'il ne s'était pas converti, avait éprouvé les cruels effets du protestantisme, qui le privait de la possibilité de plaider quoiqu'il eût fait son droit, la voix populaire accusait Jean Calas d'avoir tué son fils. On jetait aussitôt toute la famille en prison, on conduisait la procédure avec une passion manifeste, les imaginations méridionales pre- naient feu, la ville entière se divisait, et, le 9 mars 1762,
VOLTAIRE ET LA TOLERANCE 463
sur des preuves, semble-t-il, insuffisantes, le Parlement de Toulouse, par huit voix contre six, déclarait Jean Calas coupable, et le condamnait au supplice de la roue. 11 fut exécuté le 10 mars 1762.
Comment Voltaire en fut-il informé? C'est ce qui importe peu. Toujours est-il que, le 25 mars, il demande au cardinal de Bernis ce qu'il « doit penser de l'aven- ture affreuse de ce Calas, roué à Toulouse pour avoir pendu son fils » ; il incline à croire Calas coupable. Mais bientôt, d'autres renseignements arrivent, plus circon- stanciés; lui-même, animé par la diversité des mobiles que nous disions, s'efforce à s'en procurer de toutes parts, de Paris, de Toulouse et d'ailleurs : magistrats, grands seigneurs, petites gens, il s'adresse à tous. L'affaire prend une autre tournure. Donat Calas, le plus jeune des fils, arrive à Genève. Voltaire acquiert la conviction de l'innocence du malheureux père, et à partir de ce moment il n'a plus de repos qu'il n'ait obtenu la réha- bilitation. Ses démarches sont intéressantes à suivre dans sa Correspondance . L'affaire est évoquée au conseil du Roi le 8 mars 1763; le jugement de Toulouse est cassé le 4 juin 1764; le 9 mars 1765^ la réhabilitation est prononcée. Si l'on ne pouvait rendre la vie au malheureux Calas, du moins le triomphe de Voltaire était complet.
On en a discuté la nature, et l'on s'est demandé si vraiment Calas était innocent. C'est une de ces ques- tions difficiles à résoudre, puisque ce n'est pas un flagrant délit, et qu'il y manque l'aveu des accusés. Quoi qu'il en soit, il semble évident que les juges avaient jugé avec passion, et sous la pression de l'opinion populaire.
4G't HISTOIUE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
C'est également ce que je dirai de l'affaire Sirven, qui se produisit dans la même région. Le 16 décembre 1761, Elisabeth Sirven avait disparu; le 3 janvier 1762, son cadavre était retrouvé dans un puits. Elle aussi, fille de protestants, avait voulu se convertir au catholicisme; elle était entrée même au couvent des Dames-Noires, qui l'avait restituée comme folle à sa famille. On prétendit que son père l'avait assassinée. Il y avait dans l'afl'aire des éléments obscurs : le cadavre séjourna dix-huit jours dans le puits; quand les médecins eurent fait leur rap- port, qui concluait à l'étranglement, l'avocat Jalabert, chargé des intérêts Sirven, essaya, dit-on, de le leur faire modifier; enfin, le 6 janvier, le cadavre disparut. 11 serait abusif d'en arguer la culpabilité de Sirven, et l'on ne saurait guère non plus, quand il vit la tournure que prenaient les choses, lui reprocher de s'être enfui. Il se réfugia h Lausanne.
Voltaire prit en main sa cause; mais il comprit le dan- ger qu'il y aurait à la lier avec celle de Calas. Les Sirven d'ailleurs étaient en sûreté ; de France et d'Allemagne les protestants leur envoyaient des secours : Voltaire attendit. Il entre en action en avril 1765. L'arrêt inno- centant Sirven ne fut prononcé que le 25 novembre 1771.
Comme on l'a remarqué, cet arrêt prouve le chemin fait par les idées de tolérance ; mais ne prouve-t-il pas autre chose aussi? C'est une question h laquelle nous répondrons mieux, si à ces deux affaires nous joignons la troisième, celle du chevalier de La Barre. Dans une tout autre partie de la France, à Abbeville, le 9 août 1765, on trouva des crucifix mutilés. On accusa trois jeunes gens: La Barre, d'Etallonde, Moisnel, qui s'étaient signalés
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par leur attitude indécente sur le passage d'une proces- sion. C'étaient de tout jeunes gens, mais d'assez tristes sires, dans la bibliothèque desquels on trouva le Diction- naire philosophique et le Portier des Chartreux. Mais enfin le crime dont ils s'étaient rendus coupables n'était puni, si l'on se reportait à un certain édit de Louis XIV, que de peines relativement légères. Les juges d'Abbeville n'en condamnèrent pas moins La Barre à avoir la langue arrachée, h subir la question et le sup- plice du feu; et le Parlement de Paris confirma cet arrêt. Cette fois, Voltaire eut peur :
Mon cœur est flétri; je suis atterré. Je me doutais qu'on attri- buerait la plus sotte et la plus effrénée démence à ceux qui ne prêchent que la sagesse et la pureté des mœurs. Je suis tenté d'aller mourir dans une terre où les hommes soient moins injustes....
D'ailleurs, ce qui est bien singulier, c'est qu'il n'y a point de loi propre pour un pareil délit : il est abandonné, comme presque tout le reste, à la prudence ou au caprice du juge.
Notons bien cette dernière phrase : la question a changé de nature, et Voltaire s'aperçoit qu'en même temps que la cause de la tolérance, il en plaidait une autre sans s'en apercevoir. Et, en effet, il se peut que dans les affaires Calas, Sirven, La Barre, le « fanatisme» soit pour quelque chose; mais ce qui y est de bien plus ^t ce qui a frappé surtout les esprits, ce sont les vices, l'arbitraire, la cruauté de notre procédure et de notre droit criminel; ce sont ces instructions secrètes, qui livrent l'accusé à la discrétion des juges, c'est cet abus tic la question : tout cela paraît alors monstrueux, m. 30
466 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
démesuré, barbare, atroce, parce que les mœurs se sont adoucies, ou amollies, et qu'au fond, disons-le, on éprouve désormais moins d'horreur pour le crime, pour le mal, que l'on n'a d'égar4s pour l'a humanité ». Et ainsi nous voilà ramenés à une idée essentielle de Voltaire, c'est le prix de la vie lium/iine. Je ne nie pas sans doute que ces « affaires » aient contribué à améliorer la con- dition des protestants. J'admets aussi qu'en fait il a détourné de la religion tous ceux à qui il a persuadé que l'Église était responsable de ces erreurs ou de ces excès judiciaires. Mais surtout ce qu'il a prétendu enseigner, c'est que, protestants ou juifs, nous sommes tous des hommes; que la vie humaine a droit au respect de tous; que les magistrats n'ont été institués que pour veiller à notre sécurité matérielle.
Voilà donc où aboutit, pour l'esprit positif, pratique, réaliste de Voltaire cette grande question de la Tolérance : réformer la procédure criminelle, et attaquer le « fana- tisme », combattre les Parlements et l'Église. Que tout, dans le droit criminel d'alors, fût encore dominé : qua- lification des faits, échelle des pénalités, par le point de vue théologique; que la loi criminelle crût avoir fonction non seulement de garantir la sécurité sociale matérielle, mais encore de veiller à l'observation de la morale; qu'on punit le blasphème, l'hérésie, le sacrilège, c'est là ce qui semblait à Voltaire monstrueux. Et, en effet, il était étrange sans doute (|u'une société, dont l'âme et surtout l'intelligence se détachait de plus en plus du Christia- nisme, continuât d'être soumise à des lois tout empreintes de l'esprit de l'Église. Et au fond, pour qui sait le bien prendre, Voltaire n'a fait que souligner et irriter le
VOLTAIRE ET LA TOLERANCE 467
désaccord existant entre l'esprit chrétien et l'esprit général du xvm® siècle. Mais il ne l'entendait pas ainsi! Et, croyant dépasser son siècle, c'est au nom de tous les temps, c'est au nom de la Raison elle-même qu'il s'ima- ginait et prétendait parler.
CHAPITRE VIII
LA POLEMIQUE ANTICHRETIENNE ET LA
PHILOSOPHIE RELIGIEUSE
DE VOLTAIRE
Comme ce que l'on conteste le plus de Voltaire, c'est l'unité systématique de sa pensée, une conception rai- sonnée du monde et de la vie, une idée première, maî- tresse et souveraine, dont toutes ses œuvres ne seraient que les manifestations dictées par le temps et par les circonstances, c'est pour cela, qu'étant d'un avis tout à l'ait opposé, j'insiste au contraire sur la liaison de toutes ses idées entre elles, leur coordination par rapport à un point commun et à un centre unique, leur développe- ment progressif. Quel est donc le but vers lequel con- verge sa pensée ? Il n'est autre que la destruction du Christianisme au profit de 1' « humanité ». Examinons les raisons que Voltaire a eues d'y viser, les moyens qu'il y a employés, et ce que valent enfin ces moyens et ces rai- sons.
C'est de 1762 et du Sermon des Cinquante, que les éditeurs de Kehl, Decroix et Condorcet, ont daté ce que
LA PHILOSOPHIE RELIGIEUSE DE VOLTAIRE 469
l'on pourrait appeler la déclaration de guerre de Vol- taire au Christianisme. Ils ajoutent qu'il y fut poussé par le désir de rivaliser avec Rousseau qui venait de publier au mois de mai de la même année, dans V Emile, la Pro- fession de foi du vicaire savoyard.
Je laisse de côté la question de priorité, qui a d'ailleurs son intérêt et son importance : il n'est pas indifférent de savoir qui des deux a été le chef de chœur. Mais ce qui est certain, c'est que si Voltaire a attendu pour éclater que Rousseau lui eût donné l'exemple, il y avait long- temps alors que son opinion était faite sur ce point. Nous en avons vu les preuves, dont je ne rappelle que les principales : VEpître à Uranie (1722) témoignant de son déisme, et les Remarques sur les pensées de Pascal (1734), de son optimisme; dans Mahomet (1741), il don- nait sa théorie de la religion, et dans V Essai sur les mœurs (1756), il combattait le « fanatisme ». Pascal et Bossuet, Malebranche et Leibniz, voilà les hommes qu'il n'a pas un seul jour cessé de combattre, et le choix des adversaires est assez significatif de la nature du combat. Mais tout en le livrant, il semblait qu'il ne voulût pas en courir les risques. Ce qu'il faut donc dire, c'est qu'à mesure qu'il avançait en âge, il se sentait plus hardi ; c'est qu'à mesure que ses pamphlets portaient leurs coups, il se sentait encouragé à en porter de plus violents ; c'est qu'enfin ayant pour lui ce qu'il n'avait pas dans sa jeu- nesse, la complicité de l'opinion, sa pensée se dépouil- lait de ses voiles et de ses déguisements.
Il serait un peu long d'étudier un à un tous les écrits échappés de sa plume sur le sujet du Christianisme, et d'ailleurs ce serait assez inutile ; il y a là du rabâ-
470 HISTOIUE DE LA LITTEKATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
chage, Voltaire y répète les mêmes faits, les mêmes argu- ments, les mêmes plaisanteries; la qualité de l'esprit y va diminuant, et l'obscénité, l'injure, l'ordure y abon- dent. Voltaire a beaucoup d'esprit, mais l'esprit ne suffit pas h tout, et des pantalonnades ne résolvent pas les questions religieuses. Je me contente donc d'indiquer les principaux de ces factums, en suivant l'ordre de leur publication.
1762, Extraits du testament du curé Meslier ^ Sermon des Cinquante
1766. Le philosophe ignorant; Questions de Lapata.
1767. Examen important de milord Bolinghroke ou le Tombeau du Fanatisme ; le Dîner du comte de Boulainvil- lier s; le Discours de Julien.
1768. Profession des Théistes; EpUre aux Romains; VA B C.
1769. Collection d'anciens Evangiles; Dieu et les hommes.
nii. Lettres de Memmius à Cicéron.
1772. // faut prendre un parti, ou Principe d'action.
1776. La Bible enfin expliquée.
1111 . Etablissement du Christianisme Dernières remar- ques sur les Pensées de Pascal.
Sans nous astreindre à une analyse plus inutile encore qu'ennuyeuse, demandons-nous donc ce que Voltaire reproche h la religion, pourquoi il lui en veut, et ce qu'il combat en elle.
II lui reproche trois choses, qui sont : d'être inhu- maine, irrationnelle, démocratique.
Inhumaine : elle est à ses yeux l'origine de tous les maux, et il semble, à l'entendre, que sans religion l'on
LA PHILOSOPHIE RELIGIEUSE DE VOLTAIRE 471
vivrait en ao^neaux. C'est la vieille idée de Bavle, dans ses Lettres sur la comète. Voltaire l'exprime très nette- ment dans son pamphlet Dieu elles hommes :
Il faut prendre Jésus-Christ comme on nous le donne.... Nous n'avons ni de Clarendon ni de Hume qui ait écrit sa vie. Ses évangélistes ne lui imputent d'autre action d'homme violent et emporté, que d'avoir battu et chassé très mal à propos les mar- chands de bêtes de sacrifice qui tenaient leur boutique à l'entrée du temple. A cela près, c'était un homme fort doux, qui ne battit jamais personne, et il ressemblait assez à nos jquakers, qui
n'aiment pas qu'on répande le sang Je suppose donc que Jésus
a été toujours honnête, doux, modeste; examinons en peu de mots comment les chrétiens l'ont imité, et quel bien leur religion a fait au genre humain.
Il ne sera pas mal à propos de faire ici un petit relevé de tous les hommes qu'elle a fait massacrer On a supputé que l'hor- rible folie des saintes croisades avait coûté la vie à deux millions de chrétiens; mais je veux bien, par la plus étonnante réduction qu'on ait jamais faite, les réduire à un million : ci : 1 000 000. etc.
La manière, on le voit, est imitée de Swift. Mais ce qui est étonnant, c'est que Voltaire n'ait vu dans les Croisades qu'un « effet de l'opinion ».
Les Croisades ont été l'effet le plus mémorable de l'opinion. On persuada à des princes occidentaux, tous jaloux l'un de l'autre, qu'il fallait aller au bout de la Syrie. Un mauvais succès pouvait les faire tous exterminer; et, s'ils réussissaient, ils allaient s'exterminer les uns les autres.
{Remarques de VEscai sur les Moeurs.)
Qu'on me montre dans l'histoire, depuis Constantin, un seul mois où les disputes théologiques n'aient pas été funestes au monde.
{Ibid.)
Son second grief contre la religion, c'est qu'il la juge irrationnelle, ou déraisonnable.
J'étais frappé de ces grandes leçons de vertu que l'Antiquité nous a laissées. Mais enfin tous ces gens-là ne connaissaient pas
472 HISTOIUE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
la théologie; ils ne savaient pas quelle est la différence entre la grâce efficace à laquelle on peut résister, et la grâce suffisante qui ne suffit pas; ils ignoraient que Dieu était mort — Ah I mon- sieur le Comte..., si les Anciens avaient été théologiens, quels avantages n'auraient-ils pas procurés aux hommes ! La Consuhstan- tialité surtout, monsieur le Comte, la Transsubstantiation sont de si belles choses....
[Dîner du Comte de BoulainviUiers .)
C'est toute la question du mystère, du miracle, du surnaturel cj-ui est en jeu, et qu'il tranche avec cette désinvolture! Et voici comment il parle du Sacrement de l'Eucharistie :
Un gueux qu'on aura fait prêtre, vient, pour douze sous, revêtu d'un habit de comédien, me marmotter en une langue étrangère ce que vous appelez une messe, fendre l'air en quatre avec trois doigts, se courber, se redresser, faire autant de Dieux qu'il lui plaît....
[Dîner....)
Enfin, aux yeux de Voltaire, le Christianisme n'est bon que pour la « canaille ». Homme de lettres, Français, Européen du xviii* siècle, Voltaire ne supporte pas la pensée d'avoir, lui, successeur de Racine et de Corneille, gentilhomme ordinaire, ami de Richelieu, commensal de Frédéric et de Catherine, le même Dieu que son cocher, que le peuple, que tant d'hommes depuis dix-sept cents ans ;
Voilà le fondement de la religion chrétienne, vous n'y voyez qu'un tissu des plus plates impostures, faite par la plus vile canaille, laquelle seule embrassa le Christianisme pendant cent anni-es.
La canaille créa la superstition, les honnêtes gens la détruisent.
[Dîner...,]
LA PHILOSOPHIE RELIGIEUSE DE VOLTAIRE 473
Jésus est évidemment un paysan grossier de la Judée, plus éveillé, sans doute, que la plupart des habitants de son canton....
A quels imbéciles et à quels coeurs abrutis de la vile populace écrivait-il ainsi (St Paul) en maître tyrannique?...
Autant de mots, autant d'erreurs dans les Evangiles. Et c'est
ainsi qu'on réussit avec \e peuple
[Examen important )
Si on rapproche de ces déclarations, non seulement certains passages de sa Correspondance, mais sa vie entière, sa fortune, ses goûts, on se convaincra de la gravité de ce grief h ses yeux. Un homme comme lui ne pouvait partager une opinion du bas peuple!
II a donc manqué de générosité, d'élévation, de con- science, de franchise. Sa science est superficielle, et il n'est ni hébraïsant, ni helléniste, ni théologien, alors qu'il discute des origines du Christianisme! INIais surtout sa philosophie religieuse pèche par le réalisme analytique de sa méthode, par l'étroitesse de la base donnée à la religion, et par la méconnaissance enfin du Christianisme.
A ne prendre en effet le Christianisme que comme fait, l'erreur de Voltaire est la même que celle de Taine parlant de la prise de la Bastille : leur méthode à tous deux consiste à ne retenir que les caractères extérieurs des faits, en en laissant échapper l'àme. Voici comment Voltaire discute la vocation de saint Paul :
Chapitre xii. De la secte chrétienne, et particulièrement de Paul.
— Celui qui avait donné le plus de vogue à la secte, était ce Paul au grand nez et au front chauve, dont Lucien se moque. Il sutUt, ce me semble, des écrits de ce Paul, pour voir combien Lucien avait raison....
La fureur de la domination ne paraît-elle pas dans toute son insolence, quand il dit aux mêmes Corinthiens : « ... Je ne par- donnerai à aucun de ceux qui ont péché.... »
474 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Dédaigné par Gamaliel et par sa fille, comme il méritait de l'être, il se joignit à la secte naissante de Céphas, de Jacques, de Matthieu, de Barnabe, pour mettre le trouble chez les Juifs. Pour peu qu'on ait une étincelle de raison, on jugera que celle cause de l'apostasie de ce malheureux juif est plus naturelle que celle quon lui attribue. Comment se persuadera-t-on qu'une lumière céleste l'ait fait tomber de cheval en plein midi?... Il n'y a jamais eu de légende plus folle, plus fanatique, plus dégoûtante, plus digne dhorreur et de mépris.
[Examen important...)
Il oublie que dans toute combinaison il entre autre chose, et plus, que la somme des éléments; et la preuve, c'est que nous ne pouvons pas reconstituer la moitié des choses que nous dissocions. Il n'a pas vu d'assez haut les choses, il n'a voulu les voir, pour ainsi dire, qu'en myope, en les réduisant aux proportions de sa vision.
Sans doute, comme nous l'avons vu dans l'histoire de V Encyclopédie., il y ^ trois vérités que Voltaire n'a point abandonnées : l'existence de Dieu, l'immortalité de l'àme, la rémunération et le châtiment. Mais ce ne sont là que des vérités ou des hypothèses métaphysiques, et la religion est quelque chose de plus. C'est ce que Voltaire n'a pas compris. Que l'instinct religieux fût un instinct primordial de l'àme, aussi naturel que le sentiment de l'art; que la vie présente ne nous satisfasse pas, et que nous éprouvions le besoin de la dépasser pour la com- prendre et la vivre ; qu'il n'y ait point, d'autre part, de religion sans surnaturel et sans révélation, voilà ce qu'il a ignoré ou nié. Et, à cet égard, il n'est rien de plus pauvre que la Remontrance finale de sa Profession des Théistes.
Enfin il méconnaît le Christianisme comme force histo- rique, et comme conception de la vie. Il semble ignorer
LA PHILOSOPHIE RELIGIEUSE DE VOLTAIRE 475
que le Christianisme a renouvelé la face du monde; qu'aucun fait ne s'est produit, dans l'histoire du monde, qui lui soit comparable en grandeur et en portée; qu'il a refondu l'âme humaine; qu'il a changé enfin le prin- cipe idéal de nos actions en plaçant l'objet de la vie au delà de la vie même, et en lui donnant ainsi un prix qu'en elle-même elle n'aurait pas, en en faisant un moyen au lieu d'une fin. Tout cela, c'est ce que Voltaire n'a pas su ou n'a pas voulu voir. Et là est le vice de sa philo- sophie religieuse. C'est par là qu'elle est superficielle, étroite, haineuse, et en somme fausse. Car non seule- ment elle n'a presque rien de positif, se bornant à nier et à combattre le Christianisme; mais même elle va, d'une certaine manière, contre le propre dessein de Voltaire, puisque, pour donner plus de prix à la vie humaine, il a commencé par en retrancher ce qui en fait le prix.
CHAPITRE IX
LA PHILOSOPHIE SOCIALE DE VOLTAIRE
Les religions en général, et le Christianisme tout par- ticulièrement, ont ceci d'avantageux, qu'enveloppant par définition la totalité de l'existence humaine, elles sont, en même temps qu'une métaphysique, une morale et une politique. Cela ne veut pas dire que tous les chrétiens soient d'accord entre eux de tous les principes de con- duite, de gouvernement, de pensée. « Il y a beaucoup de chambres dans la maison de mon père, » Mitllœ siint mansiones in domo patris mei, dit l'Evangile. Mais cela veut dire qu'en dépit des divergences et au bout de toutes les discussions on rencontre des bornes qu'on ne saurait transgresser sans tomber dans l'hétérodoxie. C'est ainsi qu'un chrétien ne saurait pousser ni le panthéisme en philosophie jusqu'à l'immanence, ni l'individualisme en morale jusqu'à l'orgueil, ni le particularisme en poli- tique jusqu'à la négation de la catholicité. 11 rencontre partout le mur. Mais en revanche il a plus que des clartés, il a des solutions de tout, et, en morale comme
LA PHILOSOPHIE SOCIALE DE VOLTAIRE 477
en politique, pour trouver un principe d'action, il lui suffit presque d'abdiquer son sens propre.
Lorsque l'on attaque donc, comme Voltaire, une reli- gion par sa base, et que, sous le prétexte assez fallacieux de l'épurer, on entend en réalité la détruire, on ne tarde pas à se sentir obligé de remplacer ce que l'on renverse : et Voltaire était trop intelligent pour n'en pas voir la nécessité. Il croit voir et il croit mettre la théologie en désarroi : dans ce désarroi de la théologie, il faut pour- tant que la société subsiste, et elle ne peut subsister sans base morale. C'est précisément pour cela qu'au lieu de parler de sa philosophie sociale avant de parler de sa philosophie religieuse, comme on l'a fait quelquefois, je trouve plus logique et plus naturel de placer sa philosophie sociale dans la dépendance étroite de sa philosophie religieuse.
Indifférent en politique, ou, plus exactement, aux prin- cipes politiques, et peu curieux de tant de questions relatives à la forme, à l'origine, au mécanisme du gou- vernement; tout prêt à croire que les libertés nécessaires à la sécurité de l'individu et à la durée de la société peu- vent aussi bien s'accommoder de la monarchie que de la république, de la démocratie que de l'aristocratie; con- vaincu que la torture ou l'Inquisition n'ont rien d'inhé- rent à la constitution de la France ou de l'Espagne, puisque, si la presse est libre en Angleterre, elle peut également l'être en France ; si Voltaire a une philosophie sociale, c'est uniquement parce qu'il a une philosophie religieuse; et qu'ayant voulu séparer la politique et la morale des credo qui leur servaient de base, il lui a fallu fonder en dehors de la religion les nécessités d'institu-
478 HISTOinE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
tion sociale que son anti-christianisme a mises en péril. — Dans quelle mesure y a-t-il réussi?
On se rappelle d'où il était parti, en 1728, dans se& Remarques sur les Pensées de M. Pascal. Celte philo- sophie souriante, quelque peu superficielle d'ailleurs, et optimiste, s'était précisée dans la Défense du Mondain et dans le Siècle de Louis XIV. Sous l'influence de se& réflexions, de ses propres mécomptes, et de circon- stances particulières, elle s'était assombrie depuis dans le Poème sur le désastre de Lisbonne, V Essai sur les Mœurs, et Candide. Et plus tard encore on citerait des pages de Voltaire dans le Dictionnaire philosophique (articles Homme et Ignorance) où le pessimisme est plus dur et plus ordurier que celui de Swift lui-même. On en trou- verait d'analogues dans V Homme aux quarante écus, ou dans les Oreilles du comte de Chesterfield : et l'on ne peut dire, en vérité, qu'elles soient d'un homme qui se fasse illusion sur la dignité de l'espèce, non plus que sur le pouvoir de la raison, les limites du progrès, les charmes de la vie.
Mais cette philosophie désolée ne pouvait pas long- temps lui convenir : elle était trop disparate à son besoin d'action, et, comme il était Voltaire, c'est-à-dire l'un des hommes les plus contredisants qu'il y ait eu, ce fut assez que Rousseau, dans ses Discours, eût attaqué la civilisation, pour qu'il sentit, lui, redoubler toute son admiration pour elle. Nous en avons la preuve dans ses Dernières remarques sur les pensées de Pascal (1778). 11 dit dans V Avertissement :
Quelle lumière s'est levée sur l'Europe depuis quelques années! Elle a d'abord éclairé presque tous les princes du Nord; elle est
LA PHILOSOPHIE SOCIALE DE VOLTAIRE 479
descendue même jusque dans les universités. C'est la lumière du sens commun.
Et voici quel commentaire il donne à la pensée suivante de Pascal : Tous les hommes désirent d'être heureux... et cependant y depuis un si grand nombre d'années, jamais personne, sans la foi, ri est arrivé à ce point oii tous ten- dent continuellement
Je sais qu'il est doux de se plaindre; que de tout temps on a vanté le passé pour injurier le présent.... Cependant j'arrive de ma province à Paris; on m'introduit dans une très belle salle où douze cents personnes écoutent une musique délicieuse : après quoi toute cette assemblée se divise en petites sociétés qui vont faire un très bon souper — Je vois tous les beaux-arts en honneur dans cette ville, et les métiers les plus abjects bien récompensés, les infirmités très soulagées, les accidents prévenus; tout le monde y jouit, ou espère jouir, ou travaille pour jouir un jour, et le dernier partage n'est pas le plus mauvais. Je dis alors à Pascal : Mon grand homme, êtes-vous fou?
Comme on le voit, il est difficile d'être plus conforme à soi-même : il finit, après cinquante ans, comme il avait commencé, et ses variations ont été plus apparentes que profondes : elles s'expliquent d'ailleurs par les progrès de sa propre pensée, par la diversité d'aspect des choses, humaines, par le mouvement des idées de son temps, et par le nombre aussi de ses écrits. Mais ce qui est toujours demeuré en lui, c'est le défenseur de l'insti- tution sociale, l'admirateur de la civilisation; c'est aussi l'aristocrate convaincu que les loisirs de la bonne com- pagnie ne sont pas trop payés au prix de la servitude et de la misère du reste de l'humanité.
Quant aux principaux points de sa philosophie sociale, ils se sont achevé de déterminer par rapport ou par
480 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
opposition h ceux de Bossuet, de Montesquieu, de Rousseau.
Dans un certain nombre d'articles de son Dictionnaire phUosopJiique : les articles Chine ^ Démocratie^ Droit, Economie, Etat, Femmes, Fertilisation^ Gouvernement, Guerre, Hommes, Ignorance, Liberté, Lois, Politique, Pourquoi? Supplice, Tolérance, etc., et dans quelques opuscules, parmi lesquels je citerai, indépendamment de ceux qui concernent la Tolérance et le Droit criminel, les Idées Républicaines (1765), les Dialogues A, B, C (1768), le Commentaire de VEsprit des Lois [Mil), on est d'abord frappé de la supériorité de son esprit pratique et critique sur celui de Montesquieu ou d'Helvétius : ce n'est point lui qu'on prend avec Bantam ou Macassar; sur celui de Diderot et de Rousseau : ce qu'il y a dans le Contrat Social d'arbitraire, d'inexécutable, de tyran- nique^ lui saute aux yeux d'abord. Dirons-nous que sous ce rapport il continue les Anglais? Nous dirons plutôt qu'il a été mêlé au monde; qu'à défaut d'un État il a du moins administré sa fortune et ses paysans; et qu'à l'école de Frédéric il est devenu opportuniste et utilitaire.
C'est un réaliste aussi, qui va même quelquefois bien loin, et il s'en faut de peu qu'il n'approuve l'escla- vage :
B- — Quoi! vous croyez qu'un homme peut vendre sa liberté qui n'a point de prixl
^- — Tout a son tarif : tant pis pour lui, s'il me vend à bon marché quelque chose de si précieux. Dites qu'il est un imbécile, mais ne dites pas que je suis un coquin.
[A B C, chap. VIII.)
Rapprochons un autre passage :
LA PHILOSOPHIE SOCIALE DE VOLTAIRE 481
Je sais tout ce qu'on a dit sur cette matière abstruse, et je ne m'en soucie guère. Je veux que mon procureur, mon tailleur, mes valets, ma femme même, croient en Dieu; et je m'imagine que j'en serais moins volé et moins cocu.
{A B C, ch. XVII.)
On n'est pas plus réaliste, ni plus utilitaire; on n'est pas non plus plus dédaigneux des humbles.
Il suit de là que sa philosophie sociale, épurée — ou privée — de toute métaphysique, de toute spéculation sur l'origine des sociétés et sur le fondement du droit, repose ou s'appuie sur trois ou quatre postulats qu'il tire ou qu'il croit tirer de sa seule expérience de l'histoire :
1° L'objet de la vie humaine est en elle-même, sur cette terre, et toute notre affaire est de la vivre. Voilà son premier point. Et l'on voit comment il se lie lui- même à sa philosophie religieuse.
2° Comment cependant assurerons-nous le bonheur de la vie? En nous résignant à une part d'imperfection et de souffrance inévitable; en concevant comme une loi même du mécanisme universel la misère, le crime, l'impossibilité de sortir de notre humaine condition; en conformant notre conduite et nos désirs à la loi naturelle, que Voltaire conçoit, explique et définit de la manière suivante :
L'instinct et le jugement, ces deux fils aînés de la nature, nous enseignent à chercher en tout notre bien-être, et à procurer celui des autres, quand leur bien-être fait le nôtre évidemment.
{A B C, ch. VII.)
Enfin un autre moyen d'assurer le bonheur de la vie, c'est, au nom de la Loi naturelle, ainsi définie, de croire au Progrès, et d'y travailler. Voltaire n'a pas dans le III. Zi
482 mSTOIIiE DE LA LIÏÏEIiATLKE FHANÇAISE CLASSIQUE
Progrès la loi robuste des Encyclopédistes. Il y croit cependant, en ne doutant jamais que son siècle ne soit bien meilleur que les siècles précédents.
3° Reste h savoir comment on s'y prendra, pour assurer ce minimum de progrès réalisable? Voltaire a encore une réponse à la question : toutes les vérités utiles au genre humain, on les maintiendra, comme la croyance à un Dieu rémunérateur et vengeur, ou la croyance à l'universalité de la morale. Est-il avantageux que l'assassinat et le vol soient partout réputés crimes? Oui, sans doute, puisque sans cela il n'y aurait pas de sécurité pour la vie, la liberté, la propriété. Est-il avan- tageux que le père de famille soit chargé de pourvoir à l'éducation de ses enfants? Oui, sans doute. Que l'on observe sa parole? Oui, sans doute. Voltaire n'en demande pas davantage. INIais inversement il rejette tout ce qu'il considère comme nuisible au genre humain : religion, guerre, contrainte.
Nous l'avons suffisamment entendu s'expliquer sur le premier et sur le troisième de ces articles. Quant à la guerre, c'est, selon lui, une « maladie attachée à la con- stitution de nos organes » et rien de plus :
Ji. — (Jiioi! point de loi de la guerre? point de droit des gens?
A. — J'en suis fâché; mais il n'y en a point d'autre que de se tenir coulinuellomcnt sur ses gardes
C. — Mais les Romains, les Romains, ces grands législateurs?
A. — Ils faisaient des loife, vous dis-je, comme les Algériens assujettissent leurs esclaves à la règle; mais, quand ils combat- taient pour réduire les nations en esclavage, leur loi était leur épée
C. — Quoi! vous n'admettez point de guerre juste?
A. — Je n'en ai jamais connu de cette espèce; cela me paraît contradictoire et impossible.
LA PHILOSOPHIE SOCIALE DE VOLTAIIiE (83
Il répond, comme l'on voit, à Montesquieu, sur le droit de conquête; et il répond en quelque sorte ;iussi, par avance, aux théories de Joseph de Maistre. L'horreur de la guerre est un des points essentiels de sa philosophie sociale.
Tout cela forme un ensemble assez fortement lié. Ses goûts aristocratiques expliquent la nuance de son pessi- misme, lequel, en somme, n'est fondé que sur la gros- sièreté de la plupart des hommes. Mais son pessimisme nous rend compte de son amour de la société : si la société est la première condition du progrès de l'homme, son amour de la société nous explique sa superstition de la culture ; et cette superstition, à son tour, nous donne la rai- son de sa haine pour tout ce qui la gêne ou l'interrompt.
Que penserons-nous de cette philosophie?
Elle a certainement, dans sa simplicité, quelque chose de séduisant; mais, en pareille matière, il faut se défier de la simplicité. Si nous y regardons de plus près, nous constaterons qu'elle est bien aristocratique, en ce sens que, pour que quelques-uns aient les loisirs dont parle Voltaire, il faut que le reste de l'humanité se travaille et sue d'ahan à les lui faire. Rappelons-nous la lettre à Damilaville, et qu'il semble « essentiel » à Voltaire qu'il y ait des « gueux ignorants »! Et il se peut bien que leur existence soit une nécessité, je veux dire une consé- quence nécessaire; mais on ne peut admettre qu'on les y maintienne systématiquement, ni qu'on fonde l'édifice social sur leur misère comme sur une pierre angulaire.
Ceci revient à dire qu'une idée fait à Voltaire absolu- ment défaut : c'est l'idée de solidarité sociale, en tant que la solidarité sociale est quelque chose de plus qu'une
484 HISTOIHE DE LA LlTTEKATt l'.E 1-llANÇAISE CLASSIQUE
solidarité d'intérêts. Pour Voltaire, riiomme n'est pas un loup; mais il n'est pas un frère ni un semblable; il n'est qu'un concurrent, ou tout au plus un collègue dans la recherche du bonheur égoïste ; et c'est vraiment trop peu! Supposé que l'inégalité des conditions soit un mal néces- saire, il ne s'ensuit pas qu'on doive l'entretenir; il faut se souvenir au contraii"« que, quelle que soit l'inégalité naturelle d'intelligence et de force, d'appétits et de capa- cités, elle est dominée par l'égalité devant la souffrance et devant la mort. Qu'on lise là-dessus le beau sermon de Bourdaloue sur la Pensée de la Mort, et l'on verra ce que cette seule idée peut mettre parmi les hommes d'esprit de concorde et de paix, ou de justice et de charité.
Enfin, et par cela même qu'elle est bornée à la vie présente, la philosophie sociale de Voltaire manque de profondeur et d'élévation. Mais nous reviendrons sur ce point en parlant de son rôle et de son influence.
En attendant, nous ne méconnaissons pas le bon sens utilitaire de cette philosophie. Ne disons pas, bien entendu, que le bien que Voltaire a fait ou essayé de faire en ce sens compense le mal qu'il a fait et voulu faire en un autre; mais sachons-lui gré d'avoir compris que s'il voulait vraiment démolir et détruire la religion, il devait mettre autre chose à la place.
CHAPITRE X
LA ROYAUTE DE FERNEY. — LE RETOUR ET LA MORT
C'est au mois de mars 1759 qu'est révoqué \e Prwilege de V Encyclopédie; c'est au mois de juin 1759 qu'est consommée l'acquisition de Ferney. Quoiqu'il n'y ait pas de rapports entre ces deux faits, la coïncidence est digne de remarque, et je ne dirai pas que j'y vois une délicate attention de l'histoire pour nous; mais assuré- ment elle est très significative. En effet, à dater de 1759, l'étoile de Voltaire, un moment éclipsée, remonte; et l'on peut dire sans exagération que le centre des idées et de l'action philosophique se déplace. Il était à Paris, chez Le Breton, rue Taranne; c'était de là que partait le mot d'ordre, et, du fond des provinces, c'était là que venait aboutir le mouvement. Il sera maintenant à Ferney; et l'orientation est changée : c'est Voltaire qui va devenir chef de ces forces éparses, c'est lui qui va les assembler dans sa main; et jamais homme de lettres n'aura exercé une pareille influence, ou, pour mieux dire, et selon l'expression consacrée, une pareille royauté.
Il y a d'ailleurs un moyen très simple de constater
486 HISTOIRE DE LA LITTEUATURE FIIANÇAISE CLASSIQUE
retendue de cette royauté : c'est d'ouvrir la Corres/)on- dance. Nous possédons, pour la période qui s'étend de 1760 à 1778, six mille deux cent dix-neuf lettres de Vol- taire, depuis la lettre 4 012, datée du 1" janvier 1760, et adressée au Président de Ruffey, jusqu'à la lettre 10 231, à Lally, du 26 mai 1778. Six mille lettres, pour dix-huit années, contre quatre raille, pour quarante- neuf ans ! Et la qualité des correspondants n'est pas moins curieuse : c'est Frédéric II, c'est Catherine II, c'est le landgrave de Hesse-Cassel. Enfin, si l'on regarde la nature des affaires qui y sont traitées, on s'aperçoit que les questions littéraires y diminuent d'importance, et que presque toutes ces lettres sont vraiment autant d'actes.
Comment et pourquoi cela ? dans quelles conditions, par quels moyens, h la faveur de quelles circonstances s'est formée cette royauté?
Notons d'abord, sans y insister, quelques circonstances purement extérieures qui peuvent paraître insignifiantes, et cependant dont l'histoire prouverait que toujours le pouvoir est si grand : l'âge, la fortune, les liaisons. Il avait soixante-cinq ans, et depuis quarante ans il était sur la scène, depuis Œdipe, et depuis la Henriade. Quarante ans, c'est beaucoup, et par la force des choses, quiconque a écrit quarante ans sans interruption ni repos, ne peut pas ne pas être quelqu'un : c'est ainsi que Fontenelle et Hugo ont su durer. De plus il était riche, et môme très riche, ayant cent mille livres de renies, qui équivau- draient à cinq cent mille de nos jours; et c'était pour la première fois qu'un iiommc de lettres avait fait une telle fortune, ii une époque où les gens de lettres étaient sous
LA ROYAUTK DE FERNEY. LE HETOUR ET LA MORT 487
la dépendance du pouvoir et des libraires ; il existait donc en faveur de Voltaire un préjugé de liberté d'esprit pour l'action et pour la parole. Enfin, bien loin de lui nuire, ses relations princières et royales en avaient fait un personnage presque européen. Et d'autre part on savait qu'il avait toujours à Paris l'oreille de Richelieu, de Choiseul. Je ne dis rien de l'art avec lequel il avait su conserver ses anciennes relations un peu dans tous les mondes, dans la magistrature, la bourgeoisie, les minis- tères, et jusque dans la bohème littéraire.
Je ne crois pas non plus qu'il soit possible de passer sous silence les avantages de sa situation géographique, en pays neutre, en terre libérée d'impôts et de droits seioneuriaux, et à bonne distance des orands hommes de la capitale. Aussi quand, dix-huit ans durant, vous l'entendrez se plaindre d'être éloigné de Paris, ne l'en croirez-vous pas !
Il est d'ailleurs bien évident que toutes ces conditions n'auraient pas suffi, je dis même avec l'appoint du talent, s'il n'y avait joint une adresse tout à fait supérieure, une souplesse infinie de caractère, un don surtout d'assimi- lation qui croissait en lui avec les années, et qu'on ne saurait trop admirer. Tandis, en effet, que la plupart des hommes pour ainsi dire s'ankylosent, et qu'en même temps que leurs articulations se roidissent, leurs idées, elles, s'ossifient, Voltaire, lui, presque jusqu'au dernier jour, est demeuré ployable en tous sens, prêt à toutes les transformations qu'il jugeait compatibles avec sa popularité ou nécessaires à sa sécurité. C'est aussi bien ce que l'on veut dire, quand on dit de lui qu'en dépit de Zaïre ^ du Siècle de Louis A7F, de Candide, son chef- d'œuvre est encore sa vie, la manière dont il l'a conduite,
486 HisToini-: ni-: la i.iTTiîiiATi'nE française classique
UIIO
l'élendue de cette royauté : c'est d'ouvrir la Correspon- dttncc. Nous possédons, pour la période ([ui s'étend de 17(»() il 177S, six mille deux cent dix-neuf lettres de Vol- taire, depuis la lettre 4012, datée du ["janvier 17G0, et adressée au Président de RutFey, jusqu'à la lettre 10 231, il f.ally, du 2G mai 1778. Six mille lettres, pour dix-huit années, contre quatre mille, pour quarante- neufans! Et la qualité des correspondants n'est pas moins euiieiise : c'est Frédéric II, c'est Catherine II, c'est le landi-cave de liesse-Cassel. Enfin, si Ton regarde la nature des affaires cpii y sont traitées, on s'aperçoit (|ue les {pieslions littéraires y diminuent d'importance, et que presque toutes ces lettres sont vraiment autant d'actes.
Comment et pourquoi cela ? dans quelles conditions, par qu(ds moyens, à la faveur de quelles circonstances s'est formée cette royauté?
Notons d'abord, sans y insister, quelques circonstances purement extérieures qui peuvent parîiître insiii;nifianles, et cependant dont l'histoire prouverait que toujours le pouvoir est si grand : l'âge, la fortune, les liaisons. Il avait soixante-cinq ans, et depuis (juarante ans il .était sur la scène, depuis Œdijjc, et depuis la Henriade. Quarante ans, c'est Inaucoup, et par la lorce des choses, quiconque a écrit (piaraiite ans sans interruption ni repos, ne peut pas ne pas être (juciqu'un : c'est ainsi que Fontenelle et Hugo ont su durer. De plus il était riche, et même très riche, ayant cent nulle livies de renies, qui équivau- draient il cinq cent mille de nos jours; et c'était pour la première fois qu'un iMiinnif dr lelti-es avait fait une telle fortune, ii une épojpie <»ù les gens de lettres étaient sous
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LA ROYAL'TE DE FEnNI-Y.
LE nETOlR ET LA MOHT
i87
la dépendance du pouvoir et des libraires ; il existait donc en faveur de Voltaire un préjugé de liberté d'esprit pour l'action et pour la parole. Enfin, bien loin de lui nuire, ses relations princières et royales en avaient fait un personnage presque européen. Et d'autre part on savait qu'il avait toujours à Paris l'oreille de Richelieu, de Choiseul. Je ne dis rien de l'art avec lequel il avait su conserver ses anciennes relations un peu dans tous les mondes, dans la magistrature, la bourgeoisie, les minis- tères, et jusque dans la bohème littéraire.
Je ne crois pas non plus qu'il soit possible de passer sous silence les avantages de sa situation géographique, en pays neutre, en terre libérée d'impôts et de droits seigneuriaux, et à bonne distance des grands hommes de la capitale. Aussi quand, dix-huit ans durant, vous l'entendrez se plaindre d'être éloigné de Paris, ne l'en croiroz-vous pas!
Il est d'ailleurs bien évident que toutes ces conditions n'auraient pas suffi, je dis même avec l'appoint du talent, s'il n'y avait joint une adresse tout à fait supérieure, une souplesse infinie de caractère, un don surtout d'assimi- lation qui croissait en lui avec les années, et qu'on ne saurait trop admirer. Taudis, en effet, que la plupart des hommes pour ainsi dire s'anUylosent, et qu'en même temps que leurs articulations se roidissent, leurs idées, elles, s'ossifient, ^'oltaire, lui, presque jusqu'au dernier jour, est demeuré ployablc en tous sens, pièt à toutes les transformations qu'il jugeait compatibles avec sa popularité ou nécessaires à sa sécurité. C'est aussi bien ce que l'on veut dire, quand on dit de lui qu'en dépit de Z(iï/c, du Siècle de Louis X/V, de Candide, son chef- d'œuvre est encore sa vie, la manière dont il l'a conduite,
488 niSTOIlil-: DE LA LITTI- RATUilE FHANÇAISE CLASSIQUE
cf, au travers Je bien des imprudences, l'œuvre d'art enfin qu'on ne peut nier qu'il en ait fait.
Et il avait certes besoin de cet art et de cette adresse, pour ramener à lui les sympathies des gens de lettres, qui l'avaient vu plutôt de mauvais œil. Plébéiens de cœur, d'Aleinbcrt, Diderot, Rousseau se défiaient en lui de ses goûts aristocratiques. Diderot le juge trop railleur :
Il en veut à tous les piédestaux Il aura beau faire, beau
dégrader : je vois une douzaine d'hommes chez la nation qui, sans s'élever sur la pointe du pied, le passeront toujours de la tète. Cet homme n'est que le second dans tous les genres.
Et Rousseau, qui devait bientôt rompre si crûment avec lui, lui écrivait, en 1756 :
Je ne puis m'empêcher, monsieur, de remarquer à ce propos (la Providence) une opposition bien singulière entre vous et moi.... Rassasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l'abondance; bien sûr de votre immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l'âme; et, si le corps ou le cœur souffre, vons avez Tronchin pour médecin et pour ami : vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre. Et moi, homme obscur, pauvre, et tourmenté d'un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite, et trouve que tout est bien
Pour triompher de cette défiance, le plan de Voltaire fut vite arrêté : flatter les personnes d'abord, et en parti- culier d'AIembert et Diderot, pour ne rien dire des moindres ; prendre sa part de l'œuvre, collaborer à Y Ency- clopédie, user pour eux de l'influence dont il dispose auprès de Frédéric, ou auprès de la cour de Versailles; se faiie leur intermédiaire auprès de Catherine. Tel fut le premier moyen qu'il imagina. — Le second, qui lui fut plus utile, fut de courir sus à leurs ennemis : Fréron, Le Franc de Pompignan, Rousseau. A la vérité, les pam-
LA ROYAUTE DE FERXEY. LE RETOUR ET LA MORT 489
phlets qu'il a dirigés contre eux ne valent pas plus que n'avait valu sa Diatribe du Docteur Akakia. Admettons qu'il y ait quelque esprit dans les Quand, les Car, les Qui, les Quoi, et autres pièces contre Le Franc de Pompi- gnan :
Quand on ne fait pas honneur à son siècle par ses ouvrages, c'est une étrange témérité de décrier son siècle.
Quand on est à peine homme de lettres, et nullement philo- sophe, il ne sied pas de dire que notre nation n'a qu'une forte littérature et une vaine philosophie.
Il y en. a, en tout cas, bien peu dans l'Ecossaise, et pas davantage dans les Anecdotes sur Frêron. Tout cela est bien grossier. Les Lettres sur la Nouçelle-Héloïse ne le sont pas moins, pour l'être d'une manière un peu diffé- rente :
Le bon petit homme nous parle des cinquièmes étages : il y a été souvent; il dit que c'est là qu'on apprend à connaître les véri- tables mœurs de la ville; qu'il y retourne donc, et il verra si l'on y mange du pain noir, comme il nous le reproche.
[Lettres sur la Nouvelle-Hcloïse.)
Et je ne dis rien, ne pouvant les citer ici, des attaques particulièrement odieuses contre l'honneur de Fréron ou de Jean-Jacques! Mais, grossières ou odieuses, toutes ces plaisanteries n'opéraient pas moins leur efï'et, et les ennemis de Fréron ou de Rousseau en savaient gré h Voltaire.
Ce n'est pas tout, et il semble qu'il se soit imposé la loi d'intervenir en toutes les questions, littéraires, scien- tifiques, politiques, économiques, sociales, religieuses. En tout et sur tout il va dire son mot, faisant ainsi pro- fiter le parti de sa réputation européenne, assurant aux
400 HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
idées une didiision qu'elles n'auraient pas sans lui, et travaillant à la gloire des hommes de V Encyclopédie autant qu'à la sienne propre. Ici encore, un simple calcul est assez significatif : les Œuvres de Voltaire comportent quatorze volumes de Mélanges; trois sont antérieurs à 1759; et onze y sont postérieurs! Et il faut y joindre les sept volumes du Dictionnaire philosophique.
Naturellement, à Paris, on ne peut pas faire autrement que de lui rendre ses complaisances, et il faut jjien que les défiances tombent. Après l'affaire de Calas, après le Sermon des Cinquante, Diderot lui-même se laissera con- vaincre, et finalement, puisque, selon le mot de Bossuet, « l'action de toute une armée s'attribue au chef qui la conduit », c'est Voltaire qui profitera de la popularité du parti philosophique.
Il en résulte qu'à partir de ce moment aussi son œuvre prend un autre caractère : elle avait d'abord été purement littéraire, avec Œdipe, la lienriade, Zaïre, Charles XII\ ce que Voltaire s'était alors proposé, c'était uniquement le succès ; plus tard, il s'était proposé de persuader et de plaire dans le Siècle de Louis XIV; et, s'il ne cachait pas ses idées, il en adoucissait l'expression. Maintenant sa littérature ne sera plus qu'un acte; il ne se proposera plus que de guider l'opinion; dans quel sens et comment, c'est ce que nous avons vu en étudiant sa tolérance, sa philosophie religieuse, et sa philosophie sociale.
Si nous avons dii négliger un certain nombre de ses écrits, je n'ai pas l'intention d'y revenir ; en fait d'idées
LA nOYAUTÉ DE FERXEY. LE RETOUR ET LA MORT 491
nous n'y en trouverions pas de nouvelles; et, quant à la forme, elle ne nous apprendrait de sa personne et de son talent rien que nous ne sachions déjà. Je me bornerai donc h faire observer que c'est à peine si Ton y trouve quelques traces d'un adaiblissement de l'intelligence ou de la main. h'Epître à Boileau (1769) et VEpUre à Horace (1772) contiennent même quelques-uns de ses meilleurs vers; et sa prose a été quelquefois plus pleine, mais jamais plus vive, que dans les Lettres à V Académie fran- çaise (1776). Au surplus, sa Correspondance des dernières années peut nous prouver qu'il n'avait rien perdu, ni ardeur ou universalité de l'intérêt qu'il prenait à tout, ni souplesse de talent, ni entêtements d'opinions, ni activité. Il ne faut pas s'étonner et crier au miracle : nous pouvons faire presque indéfiniment les choses que nous avons toujours faites, mais il ne faut pas croire non plus que cela soit aussi très fréquent, et, somme toute, Voltaire est un bel exemple du pouvoir de la volonté sur des orofanes affaiblis.
Si encore il n'avait pas voulu revoir Paris ! Mais il tenait à revoir sa grand'ville, et M™* Denis y tenait plus encore. Il se figurait qu'il importait à sa gloire de ne pas être exilé dans sa propre patrie ; il en voulait donner le démenti à ses ennemis; il voulait jouir enfin de sa réputation. Elle avait singulièrement grandi depuis quelques années, et on peut dire, h la vérité, qu'en dépit des noms qu'on veut lui comparer, comme ceux de Pétrarque et d'Erasme, elle était sans exemple; car ni le nom d'Erasme ni celui de Pétrarque n'avaient pénétré comme le sien jusqu'au peuple, jusqu'à cette « populace» qu3 Voltaire méprisait tant; ni leur œuvre n'était com-
492 HISTOIRE DE LA LITTERATUHE FRANÇAISE CLASSIQUE
parable à la sienne. Aussi Ferney était-il devenu un lieu de pèlerinage européen. Tout ce qu'il y avait de philoso- phes s'y rendait comme à la Mecque les Musulmans, et femmes, ambassadeurs, savants, et princes, tous, tout le monde suivait le mouvement. Un seul homme n'y céda point, qui par malheur pour Voltaire n'était pas le pre- mier venu : Joseph II, l'empereur, le beau-frère du roi de France, qui voyageait incognito en 1777. Voltaire comptait sur cette visite, et même son Frédéric la lui avait annoncée; on raconte qu'il avait fait de grands préparatifs; mais il en fut pour ses frais : l'Empereur passa devant Ferney, sans daigner en visiter l'hôte, et les ennemis de Voltaire en firent des gorges chaudes. Il avait de quoi se consoler en Frédéric II et en Cathe- rine II. Et h cette occasion, quand on parcourt cette correspondance, on ne saurait trop remarquer le ton dont l'un et l'autre parlent au patriarche de Ferney. Evidemment Voltaire représente une nouvelle puissance, celle du talent, ou de l'opinion, ou de la presse, avec laquelle bientôt il n'y aura pas de potentat qui ne doive compter. C'était également ce qu'on sentait à Versailles. Louis XVI avait pour lui peu de sympathie ; mais Marie- Antoinette éprouvait à son égard une vive curiosité; et l'étourdi comte d'Artois se déclarait un de ses partisans. Et en effet, après tout, par quelques moyens qu'il l'eût obtenue, sa gloire européenne était un triomphe du goût français, de l'esprit français, du nom français, et le patriotisme du temps ne pouvait pas ne pas se sentir intéressé dans sa réputation. On pourrait ajouter que depuis des années il avait des amis au ministère : Bernis, Choiseul, Maupeou, Turgot, Necker, etc. : et l'on avait
LA nOYAUTÉ DE FERNEY. LE RETOUR ET LA MORT 493
pour lui des complaisances; presque tout ce qu'il deman- dait, on le lui accordait : on empêchait ses ennemis de parler, on les obligeait à se rétracter ou à s'excuser...
Dans ces conditions il pensa que l'interdiction de séjour qui avait pesé sur lui tant d'années était levée par la force des choses, pour ne pas dire par la gloire; et, cédant aux sollicitations de ses amis, au désir de M™* Denis, aux ovations qu'on lui promettait, il quittait Ferney, le 5 février 1778, pour arriver le 10 à Paris, où il descendait chez le marquis de Villette, à l'angle de la rue de Beaune et du quai de Théatins, dans un hôtel peuplé pour lui de souvenirs : plus de cinquante ans auparavant, c'était là qu'il avait connu et aimé l'une des grandes amies de sa jeunesse, la Présidente de Dernières.
Il était à peine arrivé, que le 20 février, il recevait la lettre suivante :
Beaucoup de personnes, monsieur, vous admirent : je désire du plus profond de mou cœur être de leur nombre; j'aurai cet avantage si vous le voulez et cela dépend de vous. Il en est encore temps ; je vous en dirai davantage si vous me permettez de m'entretenir avec vous. Quoique je sois le plus indigne de tous les ministres, je ne vous dirai cependant rien qui ne soit digne de mon ministère, et qui ne doive vous faire plaisir. Quoique je n'ose me flatter que vous me procuriez un si grand bonheur, je ne vous oublierai pas pour cela au très saint sacrifice de la messe, et je prierai, avec le plus de ferveur qu'il me sera possible, le Dieu juste et miséricordieux, pour le salut de votre âme immor- telle, qui est peut-être sur le point d'être jugée sur toutes ses actions. Pardonnez-moi, monsieur, si j'ai pris la liberté de vous écrire; mon intention est de vous rendre le plus grand de tous les services; je le puis avec le secours de Celui qui choisit ce qu'il y a de plus faible pour confondre ce qu'il y a de plus fort. Que je me croirai heureux, si votre réponse est analogue aux sentiments avec lesquels....
Gaultier, prêtre.
49i HISTOIiîE DE LA LIÏTKRATLUE FRANÇAISE CLASSIQUE
A cette lettre si mesurée et si touchante, Voltaire répondit par une artirniatioa aimable, mais nette, de sa philosophie :
Votre lettre, monsieur, me paraît celle d'un honnête homme, et cela me suffit pour me déterminer à recevoir l'honneur de votre visite le jour et les moments qu'il vous plaira de le faire. Je vous dirai la même chose que j'ai dite en donnant la bénédiction au petit-fils de l'illustre et sage Franklin, l'homme le plus remar- quable de l'Amérique; je ne prononçai que ces mots : Dieu et la liberté! Tous les assistants versèrent des larmes d'attendrisse- ment. Je me flatte que vous êtes dans les mêmes principes.
J'ai quatre-vingt-quatre ans; je vais bientôt paraître devant Dieu, créateur de tous les mondes. Si vous avez quelque chose à me communiquer, je me ferai un devoir et un honneur de recevoir votre visite, malgré les souffrances qui m'accablent.
Après avoir reçu plusieurs visites de l'abbé Gaultier, le 2 mars, se sentant plus mal, il le manda en hâte, pour se confesser. Il dut alors signer la rétractation sui- vante :
Je soussigné déclare qu'étant attaqué depuis quatre mois d'un vomissement de sang, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, cl n'ayant pu me traîner à l'église, M. le curé de Saint-Sulpicc ayant bien voulu ajouter à ses bonnes œuvres celle de m'envoyer M. l'abbé ^aullier, prêtre, je me suis confessé à lui, et que, si Dieu dispose de moi, je meurs dans la religion catholique où je suis né, espé- rant de la misijricorde divine qu'elle daignera pardonner toutes mes fautes et que, si j'avais jamais scandalisé l'Église, j'en demande pardon à Dieu et à elle.
Kt il ajoutait :
M. l'abbé Gaultier m'ayant averti qu'on disait dans un certain monde que je protesterais contre tout ce que je ferais à la mort, je déclare que je n'ai jamais tenu ce propos, et que c'est une ancienne plaisanterie attribuée très faussement, dès longtemps, à plusieurs savants plus éclairés que Voltaire.
LA nOYALTE DE FERNEY. LE HETOUK ET LA MORT 495
Mais on voulait quelque chose de mieux, de plus caté- gorique ; et ce fut sans doute l'objet d'une visite que lui fit plus tard M. de Tersac, curé de Saint-Sulpice. Toute- fois, comme dans l'intervalle la santé lui était revenue, les choses en restèrent là momentanément, et Ycltaire reprit dès le milieu de mars un train de vie qui devait d'ailleurs le mener à la mort. La journée du 30 mars fut celle qui mit le comble. II se rendit vers quatre heures à l'Académie, au milieu des acclamations popu- laires; l'Académie alla en corps au-devant de lui. Il pré- sida la séance en qualité de Directeur, et entendit d'Alembert lire VEloge de Desprèaux, où Voltaire était mis au même rang que Boileau et Racine ; et d'Alembert disait :
Je nomme Voltaire, quoique vivant, car pourquoi se refuser au plaisir de voir d'avance un grand homme à la place que la posté- rité lui destine?
A sou départ, la foule se pressait de plus belle sur son passage; on grimpait sur les roues et l'impériale de son carrosse pour le contempler de plus près. On lui baisait la main, on arrachait le poil de sa fourrure. Enfin il arriva à la Comédie. Là, nouvel enthousiasme : le comé- dien Brizard pose sur la tète de poète une couronne de lauriers. Voltaire l'ayant ôtée, ce fut le prince de Beau- veau qui en ceignit derechef le front du patriarche. Ce fut, raconte Grimm, un « transport », une « espèce de délire universel, qui dura plus de vingt minutes ». C'était la sixième représentation d'//è/ze. La pièce ne fut pas écoutée, mais les applaudissements l'interrompirent sans cesse. Enfin les comédiens vont chercher le buste de
49i'. IIISTOIIIE DE LA LITTEIIATLUE EHANÇAISE CLASSIQUE
Voltaire. liri/ard, en liabit de moine de Saint-Bazile, — il jouait dans Jihne le rôle de Léonce, — couronna le buste. Le comte d'Artois, la duchesse de Chartres, M™* de Cossé, joio^naient leurs clameurs d'enthousiasme h celles de la foule. On joua Nanine. Nouveaux cris, nouveaux applaudissements. Le retour rue de Beaune fut triomphal.
De semblables émotions ne pouvaient guère manquer d'avoir un fâcheux retentissement sur la santé d'un vieil- lard de quatre-vingt-quatre ans. Son médecin Tronchin s'en aperçut bien vite, et à partir de ce jour il ne tint pas à lui que Voltaire ne regagnât au plus tôt Ferney. Mais ce n'était pas l'afTaire de son entourage, et M""* Denis fit tout au monde pour l'empêcher. Voltaire céda; il acheta une maison, prit ses mesures pour s'éta- blir, et, nommé directeur de l'Académie française, se donna ce prétexte à lui-même pour reculer à la belle saison le moment d'une absence qui serait une villégia- ture. C'est à cette occasion, dans la séance du 27 avril, qu'il proposait, pour la faire voter dans la séance du 7 mai, l'entreprise du Dictionnaire historique. Comme d'ailleurs le projet avait rencontré quelque résistance, Voltaire voulut en triompher, et pour cela il se mit en tète de composer un discours où il exposait l'importance littéraire et l'intérêt patriotique de la chose. On ne sait s'il s'alita le 11 ou le 18 mai; en tout cas il ne se releva plus, et il mourut le 30 mai.
On a beaucoup écrit sur cette mort, et sans doute on écrira beaucoup encore; car des récits que nous avons il n'en est pas un qui vienne d'un témoin oculaire, si ce n'est une lettre assez vague de Tronchin à Bonnet, du
LA ROYAUTÉ DE FERNEY. LE RETOUR ET LA MORT 497
27 juin 1778. En voici les passages les moins impré- cis :
En comparant la mort d'un homme de bien, qui n'est que la fin d'un beau jour, à celle de Voltaire, j'aurais vu bien sensiblement la différence qu'il y a entre un beau jour et une tempête, entre la sérénité de l'âme d'un sage qui cesse de vivre, et le tourment affreux de celui pour qui la mort est le roi des épouvantements....
... Il a pris en bonne fortune tant de drogues, et a fait toutes les folies qui ont hâté sa mort et qui l'ont jeté dans l'état de déses- poir et de démence le plus aiîreux. Je ne me le rappelle pas sans horreur. Dès qu'il vit que tout ce qu'il avait fait pour augmenter ses forces avait produit un efîet tout contraire, la mort fut toujours devant ses yeux. Dès ce moment, la rage s'est emparée de son âme. Rappelez-vous les fureurs d'Oreste '.Fiiviis agitatus Orestes....
C'est sur les sous-entendus de cette lettre qu'on a bâti la légende, — si c'en est une, — qui nous repré- sente Voltaire expirant au milieu des blasphèmes.
Si d'ailleurs, en signant l'espèce de rétractation que nous avons vue, Voltaire croyait assurer son repos, il se trompait. Le curé de Saint-Sulpice refusa de l'enterrer. On craignait qu'à Ferney l'évèque d'Annecy ne fît les mêmes difficultés : l'abbé Mignot, neveu de Voltaire, emmena le corps à l'abbaye de Scellières, en Champagne, dont il était abbé. Le prieur, qui consentit à l'ensevelis- sement, fut bientôt après destitué.
Le il juillet 1791, Voltaire était transféré au Pan- théon.
III. 32
CHAPITRE XI
ROLE ET INFLUENCE DE VOLTAIRE
Il est difficile de préciser et de caractériser son rôle et son influence, tion pas tant en raison de leur complexité, mais en raison de la difficulté d'être juste, et de faire entre le mal et le bien un partage équitable. Il nous faut cependant l'essayer, il nous faut trouver le sens de cette existence, résoudre l'énigme, trouver le mot de cette popu- larité littéraire unique dans l'histoire, il nous faut enfin dire ce que signifient les batailles qu'aujourd'hui même encore on se livre autour de ce nom, et pourquoi les fana- tiques de Voltaire et ses ennemis ne s'entendront jamais.
Le plus visible de ces dons ([u'il a eus, c'est l'univer- salité. Il est possible qu'il ne soit le premier nulle part, qu'il ne le soit à tout le moins que dans la satire et le pamplilet ; il est possible qu'il ne soit pas poète, malgré la Ilenriade, malgré Zaïre, malgré même ses petits vers : nous avons dit ce qui lui manquait pour cela, forme et fonds, ce souci de la rime, du mot mis en sa place, de la perfection et de la probité littéraire sans lequel il n'est pas d'artiste, et l'imagination, et l'inspiration. Il est pos-
ROLE ET INFLUENCE DE VOLTAIRE 499
sible également qu'il soit un historien inférieur, qu'il n'ait ni la naïveté et la bonhomie d'Hérodote, ni le sérieux et la dignité de Thucydide, ni la force du trait et le coloris de Tacite, ni la méthode de nos historiens du xix^ siècle et du xx\ Enfin nous avons vu tout ce qu'il y a dans sa polémique religieuse d'étroitesse, de mau- vaise foi, de passion. Mais, après tout cela, s'il n'a pas également réussi partout, je ne vois rien qui lui soit demeuré étranger, rien qu'il n'ait agréablement ou heu- reusement touché, ni même qu'il n'ait compris, très facilement et très vite, dans les limites du moins de son rationalisme.
Est-ce à dire qu'autant qu'universel il soit superficiel? C'est bien tôt et bien aisément dit; et il faut s'entendre sur ce mot. S'agit-il de sa conception de l'art? de sa conception de la vie? de sa conception de l'histoire? Si par exemple en matière d'art, et sans s'égarer dans les régions nébuleuses de la haute esthétique, il a cru que l'objet de l'art était de plaire et d'instruire, dirai-je qu'il est superficiel, et montrerai-je qu'il n'y a rien de plus étroit et de plus mesquin? Seulement, je ne suis pas sur que l'art eût été autre chose pour Homère et Dante, Eschyle et Shakespeare, Aristophane et Molière, Michel- Ange et Raphaël, Beethoven et Mozart! Et je suis avec eux, plutôt qu'avec Hegel et Schopenhauer. On a dit également que sa conception de l'histoire manquait de profondeur : et ce n'est certainement pas celle de Mon- tesquieu, de Carlyle ou de Taine. Mais, à côté de la leur, la sienne conserve sa part de vérité. Faisons en effet la part aussi large qu'on le voudra aux grandes causes, aux lois cachées, aux lois profondes dont les événements ne
500 IIISTOIUE DE LA LITTEUATUUE FllANÇAISE CLASSIQUE
seraient que des manifestations : on ne détruira pas la part des petites causes. J'ajouterai que j'ai une raison personnelle, qui est dans une certaine mesure celle de Voltaire, pour tenir à l'importance des petites causes : il ne s'aoit de rien de moins que de maintenir la liberté. La liberté est-elle une simple hypothèse, comme le déter- minisme en est une autre, je n'ai pas à l'examiner ici : en tout cas elle est le fondement de la société, le fonde- ment impliqué dans toutes les lois positives, du Code civil comme, du Code pénal. En même temps, elle nous représente la part de l'homme dans les faits, et donne à notre histoire un intérêt qu'on chercherait en vain dans l'histoire des abeilles ou dans l'histoire des fourmis. Quant à sa conception de la vie, si ces mots ont une valeur, s'ils représentent des idées et des nuances, ce n'est pas superficielle qu'on doit la nommer, mais bien étroite, car elle manque plutôt de largeur que de profon- deur. Je veux dire qu'en diflerents sens cette intelligence universelle a rencontré ses limites dans sa propre in- suffisance, dans Tégoïsme du caractère, et dans la dis- position à l'ironie.
Je ne reviens pas sur le premier point, ou du moins à peine ai-je besoin d'y insister. Nous sommes entourés de mystères, et, qu'il s'agisse de nous-mêmes, de la vie, du monde, de Dieu, dans quelque route que ce soit, nous n'avons pas plus tôt fait trois pas, que nous rencontrons, la borne, ou le mur. Voltaire, qui avait bien entendu dire <ju'il y avait là quelque chose, a pensé qu'en somme il n'y avait rien derrière ce mur. Mais il n'avait le droit ni de le dire, ni de le croire : ce qu'il ne comprenait pas n'é- tait pas fatalement et universellement incompréhensible!
RÔLE ET INFLUENCE DE VOLTAIRE 501
Et ce n'est pas qu'il fût peut-être incapable de s'élever jusque-là; mais sa personnalité, ou son égoïsme, le rete- naient et l'aveuglaient. Ils percent dans tous les écrits, et nous avons pu voir qu'ils n'ont pas peu contribué à la médiocrité de ses tragédies : il est incapable de s'aliéner. Comment cela se concilie-t-il avec son amour de l'huma- nité ? Bien simplement : dans toutes les formes de Tin- justice, de la tyrannie, de la contrainte, Voltaire a reconnu et détesté autant d'obstacles au libre exercice de l'intelligence et de la raison. C'est ce qui explique ses flatteries aux puissances, pourvu qu'elles soient, ou pour qu'elles soient « philosophes », sa docilité entêtée aux règles littéraires, qu'il juge conformes à la raison; son respect de la société, qui est nécessaire aux arts. Prenez ce critérium, il est absolu : sinon dans ses actes, au moins dans ses pensées. Voltaire est l'homme de la raison. Cet égoïsme explique encore la vivacité de ses colères, la soudaineté de ses actes ; mais surtout il explique la sécheresse de son cœur.
Cette sécheresse est elle-même accrue par l'ironie; e'c nous touchons ici le fonds primitif, l'aptitude essentielle et originale de l'homme. Cette disposition fut cultivée en lui par le milieu dans lequel il vécut, surtout à l'époque de la Régence; par son expérience de la vie, quelquefois amère, et par la nécessité de se revancher. Dans la langue emphatiqne et déclamatoire d'alors, on peut dire que l'ironie est une vertu d'esclave, et, dune manière générale, elle naît quand on ne peut pas dire ce qu'on voudrait.
Nous sommes, je crois, en état maintenant de définir son influence.
502 niSTOIHE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Littérairement, en y introduisant le dernier degré de clarté et de logique, il a achevé le triomphe de la prose française, dont il a fait en quelque sorte un filtre où les idées se décantent, se clarifient, se simplifient. Dans son Discours sur l'uiiwersdlitè de la langue française, Rivarol développera des considérations justes et sensées; mais un mot suffisait : Voltaire a existé. Ajoutons qu'il a énervé en mêine temps notre prose, par sa phrase trop courte, et qu'il lui a donné une limpidité trop inco- lore.
Historiquement, son influence a été plus grave et plus fâcheuse. Il a rendu l'histoire trop mondaine, et lui a fait perdre ses habitudes de gravité, par sa plaisanterie per- pétuelle.
Philosophiquement, non seulement il a, autant qu'il était en lui, déshabitué les esprits du sérieux, mais il a découronné la spéculation et la pensée, en supprimant l'idéal. El cependant, et avec cela, il a fait de l'esprit un pouvoir.
Pour toutes ces raisons, on peut prévoir quels sont ceux qu'il aura presque toujours avec lui, et ceux qu'il aura contre lui. Avec lui il aura les aristocrates d'esprit, les gens du monde, les gens heureux, les épicuriens faciles qui trouvent la vie bonne, et qui la trouveraient bien meilleure encore si l'on réussissait à supprimer ou à faire taire quelques gêneurs, quelques mécontents, gens il remords ou à idéal. II aura aussi la tourbe des mauvais plaisants, des turlupins, qui croient avoir raison des idées avec une pantalonnade. Il aura enfin beaucoup de faibles d'esprit, ceux qui croient faire preuve d'aris- tocratisme intellectuel, et de force, et de libéralisme
RÔLE ET INFLUENCE DE VOLTAIRE 503
d'esprit, en se distinguant de la « canaille ». Il aura, en somme, ce qu'en fait il a eu : les bourgeois du temps de Louis-Philippe, les matérialistes du Second Empire, les indifférents de la fin du xix* siècle. Déranger est, en grande partie, issu de lui; Homais est sa caricature; et plus généralement, sa postérité sera faite de tous les esprits qui opposent a pj'iori religion et raison, et de tous ceux qui ne prennent pas véritablement la vie au sérieux, admettant bien qu'on tire d'elle tout ce qu'elle peut comporter de plaisirs, mais se fâchant dès qu'on leur dit qu'elle pourrait bien annoncer ou préparer autre chose : alors ils crient au fanatisme, à l'intolérance! Voilà les descendants de Voltaire, voilà l'armée du Vo!- tairianisme.
Je pourrais me contenter maintenant de dire quii aura contre lui tous les autres; mais cela manquerait de précision. Il aura donc contre lui beaucoup de sots aussi, plus dangereux peut-être, quoique moins odieux : tous ceux qui, sur la parole de Rousseau, vivent perpétuelle- ment dans l'attente d'un bouleversement social. Il aura contre lui les hommes qui prennent la vie au sérieux, et même au tragique, les pessimistes, les moralistes, les chrétiens. Il aura contre lui ceux qui ont besoin d'un appui dans la vie, d'un encouragement ou d'une consola- tion. Il aura contre lui ceux qui pensent que la charité et la pitié sont nécessaires à la société. Il aura contre lui enfin les idéalistes. Pour moi, je n'hésiterais pas à con- clure 'que cet homme a fait en somme une œuvre mauvaise, et qu'il vaudrait mieux sans doute, actuel- lement, qu'il n'eût pas existé. C'est un jugement qui n'exclut pas une certaine admiration, non plus que
504 HlSTOinE DE LA LITTEKATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
l'étonnement devant ses qualités brillantes et sa force d'influence incontestable. Je crois aussi lui rendre jus- tice. Mais c'est un jugement qui, sans aucun doute, exclut la sympathie, la confiance, et le désir de le voir revenir.
CHAPITRE XII
;EAN-JAGQUES ROUSSEAU : LES GRANDES ŒUVRES
Nous avons vu comment Rousseau s'était séparé de y Encyclopédie, et nous avons dit pourquoi, pour quelles raisons profondes, pour quelle antipathie, quelle incom- patibilité de tempérament, de tendances, de principes. Nous devons voir maintenant le développement de ces principes, de ces tendances, de ce tempérament, dans les grandes œuvres de Jean-Jacques. Dans la Nouvelle- Héloïse, VE/nile, le Contrat social, il ne se borne plus à attaquer, à critiquer, à maudire : il réédifie ; réhabilitant le droit de l'amour dans son roman, régénérant en quelque sorte l'homme par l'enfant dans son traité pédagogique, reconstruisant enfin la société dans son livre de politique.
I
Si la Nouvelle-Héloîse est bien ce que nous disons, il me paraît assez inutile d'en rechercher les origines anecdotiqucs, et pour combien y entrent les souvenirs de M'°' de Warens ou ceux de M"''' de Houdetot. Avec
50r. inSTOinE de I,A LITTI-RATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
quelques matériaux que Rousseau ait construit son œuvre, ils sont assimilés, et l'œuvre existe en soi, elle vit tle sa vie propre, comme les romans de Richardson, comme Wertlier, comme Adolphe, comme les romans de George Sand. Il est plus utile de dire quel en fut l'effet, qui fut subit et foudroyant. Jamais peut-être, depuis les Proi>in- ciales, un livre n'avait ainsi fait brèche dans l'opinion publique, ni ne le méritait plus par sa nouveauté.
C'était dans l'hiver de 1761. On était lassé des polis- sonneries de Crébillon le fils, lassé des déguisements, lassé de la vie parisienne ; on demandait autre chose. La Nouvelle-Hèlo'ise apporta aux esprits blasés et aux âmes fatiguées ces choses différentes, ces sentiments, ces idées nouvelles, qu'on attendait sans les prévoir. Elle appor- tait d'abord un décor nouveau, que son titre même indi- quait : Julie ou la Noiivelle-IIêloïse, lettres de deux amants, liabitanls d'une petite ville, au pied des Alpes. Au « pied des Alpes », une « petite ville », voilà dont on s'avisait pour la première fois! Autre nouveauté : la con- dition des personnages; ils n'étaient plus pris, pour ainsi dire, aux extrémités de l'échelle sociale, comme la Princesse de Clèves, et Manon Lescaut; ils n'avaient plus ce rôleou cette apparence épisodiquo qu'avaient les petites gens dans Marivaux. C'étaient des bourgeois, et le prin- cipal héros était un précepteur. Mais, ce n'était pas tout : le roman était capable de porter la pensée. Au lieu de la psychologie menue de Marivaux, au lieu de l'emphase où Prévost tombait, dès que, quittant les sentiments, il tou- chait aux idées, on trouvait dans la Nouvelle-IIéloïse des dissertations, des discussions d'idées nourries et élo- quentes, et des descriptions de la nature.
JEAX-JACQUES ROUSSEAU : LES GRANDES ŒUVRES 507
Est-ce h dire que le livre soit sans défauts, et que, même aujourd'hui, il ne faille pas de la patience pour le lire? Non sans doute. Il porte l'empreinte de Rousseau, o/est-à-dire que l'amour sensuel y tient une grande place, avec la passion déclamatoire, et surtout la passion sophis- tique : tous ces gens-là ont l'air de se dévouer en se faisant plaisir! Et c'est le mélange le plus parfait, le plus enchevêtré qu'on puisse voir d'esprit de sacrifice et de désir de jouissances, d'épicuréisme et de christianisme. Il porte l'empreinte du siècle, par l'insistance avec laquelle l'auteur s'arrête sur les scènes voluptueuses, par l'abon- dance des larmes qu'on verse, par le romanesque enfantin qui y est déployé. Tout cela est vieux, rococo, d'une naïveté démodée. Mais après tous ces défauts, et indé- pendamment des nouveautés dont je parlais tout à l'heure, j'ai gardé les principales pour la fin, et elles emportaient, elles emportent encore tout le reste.
C'est d'abord la nouveauté de l'éloquence et de la langue. Le lyrisme reparaissait, sans se demander s'il était ridicule; sans se soucier de tempérer ou de corriger l'expression de leur amour, Saint-Preux et Julie se livraient à tous les mouvements de leur cœur. C'est ensuite le droit de la passion, s'affirmant par delà les conventions sociales. Enfin, un rideau se déchirait, et l'on découvrait la nature; V Elysée créé par Julie était supérieur à tous les jardins machinés du temps :
Ce lieu est charmant, il est vrai, mais agreste et abandonné; je n'y vois point de travail humain.... L'eau est venue je ne sais comment : la nature seule a fait tout le reste, et vous-même n'auriez jamais su faire aussi bien quelle
... Si je ne trouvais point de plantes exotiques et de productions des Indes, je trouvais celles du pays... Le gazon verdoyant, épais,
5C8 niSTOIHS DE LA LITTJilîATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
mais court et serré, était mêlé de serpolet, de baume, de tliym, de marjolaine, et d'autres herbes odorantes. On y voyait briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l'œil en démêlait avec surprise quelques-unes de jardin, qui semblaient croître naturel- lement avec les autres....
{lY" partie, lettre XI.)
Ce lieu solitaire formait un réduit sauvage et désert, mais plein de ces fortes beautés qui ne plaisent qu'aux âmes sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent formé par la fonte des neiges roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse, et chari-iait avec bruit du limon, du sable et des pierres. Derrière nous une chaîne de roches inaccessibles séparait l'esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu'on nomme les glacières.... Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chênes était à gauche au delà du torrent, et au-dessous de nous cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparait des riches côtes du pays de Vaux, dont la cime du majestueux Jura couronnait le tableau.
(lye partie, lettre XVII.)
II
Nous venons, en parlant de la Nouvelle-Héloïse , d'es- sayer de suivre un plan dont l'intention était d'envelopper et pour ainsi dire de noyer la critique du livre dans l'éloge de ses qualités. Pour parler de VEmile, nous sui- vrons la disposition précisément inverse, et, sans mar- chander, ce sont plutôt les lacunes ou les vices que nous en ferons ressortir. Et voici la raison de cette dilïerence : la Nouvellc-Iléloïse était destinée à plaire plutôt qu'à instruire; le lecteur, en l'ouvrant, a fait, d'abord, la part de la fiction; et la leçon enfin, s'il y en a une, est affirmée plutôt qu'énoncée. VJùnile, au contraire, con- tient une doctrine, est un livre pratique, faitpour l'action et pour le combat. Il s'ensuit que les erreurs ici devien- nent capitales, et que le prestige de l'art ou le sentiment
JE.VX-JACQUES ROUSSEAU : LES GRANDES ŒUVRES 509
personnel doivent s'évanouir et laisser place à la dis- cussion.
Je n'insisterai pas su)- le mérite littéraire de l'ouvrage : il est analogue h celui de la Nouvelle-Héloïse , et cela se comprend d'autant plus aisément que la publication de VEinile date de 1762. Peut-être même Rousseau est-il ici moins guindé, plus souple, plus varié, plus vraiment éloquent. Voici trois exemples qui le montrent bien : l'un est une narration familière, l'autre une méditation ora- toire, l'autre une invective passionnée.
Je m'étais chargé, durant quelques semaines, d'un enfant accou- tumé non seulement à faire ses volontés, mais encore à les faire à tout le monde, par conséquent plein de fantaisies. Dès le premier jour, pour mettre à l'essai ma complaisance, il voulut se lever à minuit. Au plus fort de mon sommeil, il saute à bas de son lit, prend sa robe de chambre et m'appelle. Je me lève, j'allume la chandelle, il n'en voulait pas davantage : au bout d'un quart d'heure le sommeil le gagne, et il se recouche content de son épreuve. Deux jours après il la réitère avec le même succès, et de ma part sans le moindre signe d'impatience. Comme il m'embrassait en se recouchant, je lui dis très posément : Mon petit ami, cela va fort
bien, mais n'y revenez plus
[Emile, liv. II.)
On a beau vouloir établir la vertu par la raison seule, quelle solide base peut-on lui donner? La vertu, disent-ils, est l'amour de l'ordre. Mais cet amour peut-il donc et doit-il l'emporter en moi sur celui de mon bien-être? Qu'ils me donnent une raison claire et suffisante pour le préférer.... Si la Divinité n'est pas, il
n'y a que le méchant qui raisonne, le bon n"est qu'un insensé
(Liv. IV.)
Vis selon la nature, sois patient, et chasse les médecins, tu n'éviteras pas la mort, mais tu ne la sentiras qu'une fois, tandis qu'ils la portent chaque jour dans ton imagination troublée, et que leur art mensonger, au lieu de prolonger tes jours, t'en ôte la jouissance.... Souffre, meurs, ou guéris, mais surtout vis jusqu'à la dernière heure.
ÔIO llISTOIl'.K DE L.V LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIOUE
Tout n'est que iolie et contradiction dans les inslilulious humaines....
(Liv. II.)
Mais arrivons air livre, et pour nous y reconnaître, résumons-le : jusqu'à deux ans, l'enfant, nourri par sa mère, sera préservé des mauvaises habitudes ou des défor- mations physiques; de deux ans à douze, son précepteur exercera ses sens; de douze à seize, son intelligence sera développée d'une manière d'ailleurs toute pratique; de seize à vingt-deux, on en fera un être moral et religieux; de vingt-deux à vingt-cinq, il se destine au mariage et il finit par épouser Sophie. Soit dix ans pour l'éducation des sens, cinq pour celle de l'esprit, sept pour celle du caractère : admirons ces proportions et cette succession!
Quels étaient les titres de Rousseau à composer ce traité de pédagogie? Son éducation sentimentale par M™*^ de Warens; son préceptorat manqué auprès des enfants de M. de Mably, à Lyon; ses propres enfants mis à l'hôpital. Ce sont en vérité de mauvaises conditions, pour disserter en maître sur ces matières!
Et, en effet, ce qui me frappe d'abord dans ce livre, c'en est le caractère romanesque et utopique. 11 faut à Rousseau un enfant sans père ni mère, riche, vivant à la campagne, sans carrière; c'est-à-dire que, pour nous ramener à la nature, il commence par nous sortir de la réalité. Ce n'est pas tout. Son Emile est longtemps sen- sitif; puis il devient intellectuel, et enfin il devient moral : ce développement successif n'est-il pas imagi- n:iire? Ces stades, ces périodes si délimitées correspon- dent-elles à la réalité? Sa construction va donc s'élever dans le vide.
JEAN-JACQUES ROUSSEAU ; LES GRANDES ŒUVRES 511
Mais, alors, comment a-t-il pu l'élever, et en faire quelque chose qui ressemble à un être vivant? Ici il faut noter et faire intervenir le caractère sophistique de l'ouvrage. On le sent dans l'intrépidité d'affirmation.
Un enfant supportera des changements que ne supporterait pas un homme
Nos plus grands maux nous viennent de nous....
Un homme qui vit dix ans sans médecin, vit plus pour lui-même et pour autrui que celui qui vit trente ans leur victime
Tous les sauvages sont cruels; et leurs mœurs ne les portent point à l'être : cette cruauté vient de leurs aliments....
Ce sont là des assertions à vérifier! Puis, Rousseau jongle en quelque manière avec les mots :
Comment se peut-il qu'un enfant soit bien élevé par qui n'a pas été élevé lui-même?
Enfin, une dialectique subtile est répandue dans tout le livre. Tantôt les questions sont escamotées, tantôt les problèmes sont dénaturés, et le paradoxe s'unit étran- gement au lieu commun.
Qu'y a-t-il donc dans l'Emile, et en quoi donc est-ce un livre considérable?
Il y a d'abord l'exaltation du sentiment moral ; l'affir- mation des devoirs envers nous-mêmes, de notre con- science, et de notre liberté. Il ne s'agit plus ici des devoirs sociaux, commandés par Thumanité, se rappor- tant uniquement à elle, et relatifs par conséquent, chan- geants, incertains, et dépourvus de caractère vraiment obligatoire. Non, selon Rousseau, l'homme, l'individu a son prix en lui-même, c'est sa conscience qui le fait, c'est sa conscience qui le révèle :
512 inSTOlUE DE LA LIÏTCnATLllE FIIAXÇAISE CLASSIQUE
La conscience est la voix de rànic.... Trop souvent la raison nous trompe,... mais la conscience ne nous trompe jamais; elle est le vrai guide de l'homme....
Conscience! Conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme sem- blable à Dieu ! C'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe.
Ce qui donne une âme à l'Emile, c'est encore le spi- ritualisme généreux de la Profession de foi du Vicaire savoyard. A la fois disciple et ennemi des philosophes, Rousseau ne se borne pas à leurs négations, il les combat ou plutôt les complète, s'émancipe du rationalisme vul- gaire, et s'élève à Dieu par l'instinct, le cœur, le sentiment.
Voyez le spectacle de la Nature, écoutez la voix intérieure
Si l'on n'eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l'homme, il n'y aurait jamais eu qu'une religion sur la terre
Mon fils, tenez votre âme en état de désirer toujours qu'il y ait un Dieu, et vous n'en douterez jamais
Fuyez ceux qui, sous prétexte d'expliquer la nature, sèment
dans les cœurs des hommes de désolantes doctrines Du reste,
renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions; ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l'espoir de la vertu, et se vantent encore d'être les bienfaiteurs du genre humain.
Un autre principe, un autre sentiment, c'est l'opti- misme, l'idée de la possibilité du progrès moral, et du pouvoir de l'éducation. l'Emile n'est pas seulement instruit, éclairé, « dressé à la raison », comme disait Voltaire, perfectionné ou, si j'ose dire, perfectibilisé, comme le
JEAN-JACQUES ROUSSEAU : LES GHANDES ŒUVKES 513
voulaient les Encyclopédistes : il est élevé, rendu mora- lement et religieusement meilleur. Il n'acquiert pas sitnplement une supériorité physique, matérielle, intel- lectuelle : il y a un idéal moral dans son éducation.
Malheureusement, tout cela est vicié chez Rousseau par deux choses : — je ne parle pas des erreurs de métaphysique et de psychologie, elles sont innombra- bles, et, pour quelques analyses bien faites, combien en trouve-t-on qui sont viciées dès le principe ou au cours de leur développement, par tout le romanesque qui s'y mêle ! Mais on s'aperçoit bientôt que les devoirs prêches par Rousseau manquent de sanction : la mora- lité de nos actions est dans le jugement que nous en portons, dit Rousseau. IMais, si je sens autrement que lui, ce qui est toujours possible, au nom de quoi m'im- posera-t-il les vérités qu'il proclame, et les conséquences qu'il en tire ? Il faut une morale; mais il faut aussi qu'elle s'appuie h quelque chose de consistant, car autrement, et c'est le second reproche à lui faire, le moraliste, éducateur des individus et des peuples, n'aura d'autre recours que la force : pour assurer l'exécution du bien, pour ramener l'homme à la nature, il faut commencer par détruire la société, puisque c'est elle qui a écarté l'homme de la nature. Et, en effet, il n'est rien de plus autoritaire que le gouverneur d'Emile, et tout son art est d'obliger son élève à faire ce qu'il lui dit. Voyez à cet égard le livre V de V Emile, où vous pouvez constater, à propos de Sophie, tout ce que ce despotisme a de dur, et parfois de cruel. Rousseau a beau exalter la liberté dans la Profession de foi; partout ailleurs il la gêne ou la supprime.
m. ii.
51i mSTOIP.I-: DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Les Jacobins ne s'y sont pas trompés ; et c'est le déisme de Rousseau que prêche Robespierre dans son Rapport sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains.
Toutes les sectes doivent se confondre d'elles-mêmes dans la religion universelle de la nature.... Le véritable prêtre de l'Être Suprême, c'est la nature; son temple, l'univers, son culte, la vertu.... Laissons les prêtres et retournons à la Divinité
Et ce sont les principes pédagogiques de Rousseau qu'applique Saint-Just, avec le libéralisme que voici :
Les enfants appartiennent à leur mère jusqu'à cinq ans, si elle les a nourris, et à la République ensuite jusqu'à la mort.
La mère qui n'a point nourri son enfant a cessé d'être mère aux veux de la patrie. Elle et son époux doivent se présenter devant le magistral, pour y répéter leur engagement, ou leur union n'a plus d'effets civils
On élève les enfants dans l'amour du silence et le mépris des
rliéteurs
[Institutions, VP fragment.)
Vaut-il la peine, là-dessus, de discuter les bienfaits attribués à YÉmile? Sans doute, R.ousseau a recommandé l'allaitement, l'importance des exercices physiques, des métiers manuels, et l'utilité des leçons de choses. Mais qu'y avait-il là de si nouveau? Au surplus il semble qu'il l'ait avoué lui-même dans l'étrange dénouement qu'il a commencé pour son livre : Emile et Sophie, ou les Soli- taires. Emile néglige sa femme, Sophie trahit son mari; et toutes les leçons et tous les discours du maître tournent en précautions inutiles...
JEAN-JACnUES liOUSSEAU : LES GRANDES ŒUVIîES 51;
m
Je dois commencer par déclarer, en abordant le Contrat social, que le terrain ici me paraît moins solide et moins consistant qu'il ne me le semblait dans VÉmile. La faute en est sans doute à mon incompétence : la politique n'est pas ma partie. Non pas, à la vérité, que je m'en désintéresse; mais, à l'exception de la tyrannie pure : Néron ou Caligula, ou de l'anarchie pure : les débuts de la Révolution, je ne vois aucune forme de gouvernement qui soit absolument incompatible avec le respect des intérêts sociaux essentiels, et il me semble que c'est là l'important. Ce qui redouble mon embarras, c'est, sous le dogmatisme apparent et tout à fait tranchant de la forme, de saisir la vraie pensée de Rousseau. Pour Vinet, les Discours, le Contrat social, VÉmile se ressemblent, se complètent, s'expliquent mutuellement ; pour Saint-Marc-Girardin, il y a contradiction entre VEmile et le Contrat social; pour d'autres, les Discours sont, en quelque sorte, en dehors de la série. Je pen- cherais cependant pour l'opinion de Vinet, et je croi- rais volontiers à la continuité de la pensée de Rousseau : l'objet de VEmile serait dès lors de former le citoyen du Contrat; ou, si l'on veut, l'objet du Contrat serait de faire vivre comme citoyen l'enfant et le jeune homme élevé dans V Emile.
D'où viennent donc ces divergences, dans l'interpré- tation de la pensée de Rousseau? Des interprètes eux- mêmes sans doute, de leur tempérament, de leur éduca- tion différente ; de Rousseau lui-même aussi, qui a pu se
blfi IIISTOlIiF, DE I.A LlTTLr.ATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
contredire parfois; et de la nature enfin du sujet : il en est des idées politiques de Rousseau comme il en est de la Révolution, comme il en est de la Réforme : elles sont encore en cours d'expérience. Je me bor- nerai donc h marquer les origines de ces idées; à en définir les deux ou trois principales; à indiquer leur infiucnce.
Pour juger des idées politiques de Rousseau, il ne faut pas oublier qu'il est Rousseau, qu'il est protestant, qu'il est Genevois. — 11 est essentiellement le théoricien de l'idée pure, il est l'utopiste par excellence, l'homme le plus incapable qu'il y ait eu de soumettre ses raisonne- ments aux faits, celui qui aie plus insolemment dédaigné l'expérience, enfin un dialecticien redoutable : aussi le Contrat social abondera-t-il à la fois en idées justes et en idées fausses. 11 est aussi un plébéien, beaucoup plus partisan de l'égalité que de la liberté, la liberté étant aristocratique, et l'égalité étant démocratique. — Mais il est surtout protestant, je veux dire que, nouvelles dans la France encore catholique du xviii^ siècle, ces idées étaient le lieu commun de la polémique protestante, depuis les Lettres pastorales àç: Jurieu, que Bossuet avait condam- nées avec tant de véhémence : J'ai vengé, dit Bossuet dans son Cinqiuemc Avertissement^
J'ai vengé le droit des rois et de toutes les puissances souve- raines; car elles sont toutes également attaquées, s'il est vrai, comme on le prétend, que le peuple domine partout, et que l'état populaire, qui est le pire de tous, soit le fond de tous les États....
Mais examinons encore ce rare principe de M. Jurieu : « Il faut qu'il y ait dans les sociétés une certaine autorité qui n'ait pas besoin d'avoir raison pour valider ses actes. Or cette autorité n'est que dans le peuple. »
JEAN-JACQUES HOUSSEAU : LES GRANDES ŒUVRES 517
Et enfin Rousseau est Genevois, il aime sa patrie, et il rêve, qu'il se l'avoue ou non, d'une constitution de Genève, généralisée, avec le gouvernement direct et l'intolérance religieuse propres à la cité de Calvin.
Dans les principes des protestants, il n'y a point d'autre Église que l'Etat, et point d'autre législateur ecclésiastique que le sou- verain. C'est ce qui est manifeste, surtout à Genève
[Lettres écrites de la Montagne, Y*' lettre.)
Voilà les origines. Et voici le contenu du livre :
I. Contrat social;
II. Souveraineté;
III. Gouvernement;
IV. Constitution.
Quoi qu'il en soit du contenu de ces quatre livres, ce qui est certain, c'est que Rousseau a fortement établi trois principes : l'égalité, la souveraineté du peuple, le droit de l'Etat. Égalité civile, politique, sociale. Je me borne h dire brièvement que sur la première de ces formes d'égalité le service rendu par Rousseau a été grand, — quoique j'aimasse mieux la fonder sur l'égalité dans la souffrance et dans la mort! Pour l'égalité poli- tique, c'est, à mon avis, une question assez grave : elle heurte la justice, gêne la liberté, et finalement se trans- forme en inégalité. L'égalité sociale, elle, est une chi- mère, et une chimère dangereuse : c'est la ruine de la famille, de l'esprit d'entreprise, des parties hautes d'une nation ou de l'humanité.
Sur la souveraineté du peuple, je passe rapidement, sentant bien d'une part l'inconvénient qu'il y a h remettre les intérêts vitaux entre les mains d'un seul homme, et, d'autre part, l'inconvénient qu'il y a à remettre à la
518 HISTOIRE DE LA LITTKIiATUIlE FnANÇAISE CLASSIQUE
multitude des intérêts délicats. Sur la question du droit de ri^tat, je crois seulement qu'en proclamant l'infailli- bilité de la volonté générale, Rousseau a jeté dans le monde un principe dangereux : « Tant pis pour la loi quand elle s'oppose aux passions populaires : nous n'y obéirons pus, disent-ils, on fait des lois comme on veut ». (Taine, Origiîies de la France contemporaine, IV, 120.) Taine a vu juste : quand les mêmes font les lois et les subissent, le caprice et l'anarchie sont fort à craindre.
Indépendamment de ce qu'elle suggère de commen- taires, cette phrase de Taine suffirait à nous indiquer ce (ju'a été l'influence de Rousseau sur la Révolution. Elle s'est exercée dès le début, et en tout : sur la Déclaration lies Droits de V Homme et du Citoyen :
m. — Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.
VI. — La Loi est l'expression de la volonté générale —
— sur la Constitution civile du clergé^ qui est autorisée par l'avant-dernier chapitre du Contrat aocial : De la reli- gion civile; — sur le culte de l'Etre Suprême : si Robes- pierre a réuni ou confondu la morale et le droit civil, si la divinisation de la nature fait partie du programme jacobin, la faute n'en est elle pas aux idées affirmées, plus que prouvées d'ailleurs, par Rousseau dans le Contrat social?
CHAPITRE XIII
l'i^;fluence de rousseau
Nous ne dirons rien des Confessions, ni des Dialogues^ ni des Rêveries d'un promeneur solitaire; car, outre que ce sont les œuvres d'un ton, nous en avons dit l'essentiel, en parlant du caractère de Rousseau; et, s'il y faut ajouter quelque chose, nous allons le faire en parlant de son influence.
Nous venons de voir quelle a pu être l'influence immé- diate et particulière du Contrat social sur la Révolution. A un point de vue plus général, la Révolution doit à Rousseau son caractère, pour ainsi dire, abstrait, svm- Ijolique et apocalyptique. Roussseau avait prétendu légiférer pour les « hommes tels qu'ils sont » ; les Révolutionnaires firent des lois non pas pour les Français de la fin du xviii« siècle, mais pour l'homme en général, l'homme de tous les temps et de tous les lieux. Et puis, désormais, un événement insignifiant en lui-même devient un symbole, prend un sens universel : on prend la Bastille pour avoir des munitions, — et on se trouve, et l'on croit, avoir ruiné à jamais le régime féodal. On
5.;0 IliSrolKi: de la LITTliUATUUK FKANÇAISE CLASSIQUE
abolit les privilèges en France clans la nuit du 4 août, — et c'est l'humanité entière que l'on pense avoir délivrée de toutes les inégalités! De sorte que l'inllucnce de Uoussem: ne se trouve pas seulement dans tel ou tel évé- nement révolutionnaire, mais dans l'interprétation qu'on lui donne : elle est la vie, le souffle, l'àme de la Révolu- tion.
C'est qu'effectivement, et on ne saurait trop le redire, Rousseau a été en quelque sorte un révélateur. Quelle a été la nature de sa révélation?
Il a enseigné, d'abord, le retour h la nature, par la rupture de la tradition. Et c'est là, nous l'avons vu, un des points de division entre les Encyclopédistes et lui. Sans doute ils méprisaient l'autorité et" croyaient au progrès; mais ils étaient élevés sous la discipline de l'humanisme, dans le respect sinon du passé, du moins du présent; ils admiraient la continuité des efforts humains, ce qui est une façon encore d'admettre la tra- dition. Rousseau vient annoncer que tout cela a fait son temps. Il n'est pas le premier à le dire, et Fontenelle^ Perrault, Marivaux, l'ont pensé et indiqué, et insinué avant lui. Mais il est le plus éloquent, et le seul dont la voix ait atteint les couches profondes de la nation. La tradition qu'il ruine, il la remplace par la nature, substi- tuant aux raffinements de la civilisation les plaisirs simples, h la perpétuelle représentation le goût des choses inapprétécs, à l'éducation de l'esprit celle du corps, à l'admiration des beautés artinciolles l'admiration des beautés de la nature : il déchire enfin l'espèce de voile interposé jusque-là entre la nature et l'homme.
D'un autre côté, ou, par une espèce de conséquence,.
L IXFLUEN'CE DE ROUSSEAU 521
il émancipe la sensibilité de la longue contrainte où l'avaient maintenue l'éducation janséniste et le rationa- lisme cartésien. Sur les dangers de la sensibilité je ne reviendrai pas, me bornant à rappeler que de s'y aban- donner, c'était risquer d'énerver le ressort de la volonté, et de livrer au caprice le règne des choses humaines. Mais aussi, et après les dangers, pour en dire le charme et la séduction, c'est la passion réintégrée dans ses droits, la chaleur, l'ardeur eommunicative de la croyance substituée à la froideur du raisonnement, le cœur enfin rendu à lui-même. A cet égard, toute la littérature romantique est issue de Rousseau. Tous les romantiques d'ailleurs l'ont reconnu et salué comme leur ancêtre, depuis Chateaubriand et Byron jusqu'à George Sand. Les philosophes eux aussi procèdent de lui, et Kant, exaltant au détriment de la raison pure la raison pra- tique, se souvenait de la Profession de foi du Vicaire savoyard.
Enfin Rousseau restaure et rétablit les droits de la personnalité, et la souveraineté du Moi. Le lyrisme du xix^ siècle a donc sa source en lui.
Pour exprimer ces idées, Rousseau a trouvé une langue unique, dont assurément quelques parties oi'.t vieilli, mais qui était et reste encore neuve et hardie, familière et forte, sonore et cadencée, et où la sincérité de l'accent a renouvelé tous les procédés de la rhéto- rique. Elle est ainsi sinon la plus pure, du moins la plus belle que l'on ait parlée depuis Bossuet et depuis Pascal. On l'appelle déclamateur. Il n'est que sophiste, et excel- lent, et passionné orateur.
LIVRE V
LA FIN DU SIÈCLE ET LES DÉBUTS DE LA LITTÉRATURE NOUVELLE
CHAPITRE I
CARACTERES GÉNÉRAUX DE LA LITTÉRATURE DE 1770 A 1790
Quelle a été l'influence des doctrines encyclopédiques sur la conception de la littérature, c'est chose difficile à dire, en raison du nombre des œuvres, et du manque de valeur de la plupart d'entre elles. Que dirons-nous en effet qu'il y ait dans les tragédies de Marmontel ou de Laharpe? dans des pièces comme Wanvick ou TimoUon, dans des romans comme Bélisaire ou les Incas? Rien du tout, et c'est le pur néant. D'autres œuvres, h la vérité sont plus faciles à caractériser, comme le Système de la nature de d'Holbach, et l'Histoire plùlosophique des deux Indes, de Raynal. On trouve une bonne analyse du livre de d'Holbach dans les Mémoires du vénérable Damiron. Et l'on est frappé de voir combien on a eu tort^ sur la foi de Voltaire, de se faire un monstre de d'Holbach. Si celui-ci a en effet violemment attaqué le Christianisme, c'est pour imiter Voltaire ; et, dans son Système de la Nature ou Morale universelle, il a sur Voltaire cet avan- tage, d'aller jusqu'au bout de ses doctrines. On peut
520 HISTOIRE DE LA LITTEIîATUnE FKANÇAISE CLASSIQUE
reprocher à un homme de prêcher l'athéisme; mais peut-on hii reprocher d'avoir essayé de sauver la morale de la ruine de la religion, qu'il croyait consommée? C'est ce que d'Holbach a fait. Pour Raynal, et quoique peu de livres aient eu plus de succès que le sien, ce n'est qu'un déclaniateur. Mais je n'ai pas besoin d'insister sur ces ouvrages. Si Diderot a passé pour être l'auteur du premier; s'il y a de lui dans le second des pages ou des chapitres entiers, et si le fond des doctrines en est sen- siblement analogue à celui des siennes, d'Holbach et Raynal sont de purs Encyclopédistes.
Il n'y a pas de doute non plus sur les Satires de Gil- bert qui paraissent. Le XVIll^ siècle en 1775, et Mon Apologie en 1778. Le sens en est bien clair : il attaque les philosophes et la philosophie^ et c'est ce que prou- vent des vers comme ceux-ci :
Quel siècle d'ignoiance, en beaux faits plus siérilc. Que cet âge nommé siècle de la raison? Tout un monde sophiste, en style de sermon. De longs écrits moraux nous ennuie avec zèle, Et l'on prêche les moeurs jusque dans la Pucelle.
Ces deux satires furent fort bien accueillies. Mais un jeune homme, et un inconnu, ne pouvait guère arrêter le mouvement, et d'ailleurs celui-ci devait mourir trop jeune pour avoir donné sa mesure.
Il y a mieux, ou il y a plus, et l'influence de Rousseau encore vivant, puisqu'il ne meurt qu'en 1778, ne réussis- sait pas à contre-balancer celle des Encyclopédistes. Et, à cette occasion, rappelons-nous les quelques lettres de femmes citées ci-dessus ; en voici encore une de Manon Phlipon à Sophie Cannet :
LA LITTElîATUr.E DE 1770 A 1790 527
Le ciel brillait sans éblouir... aucune étoile ne paraissait encore... Emue, ravie par ce tableau, je m'écriai : « O toi, dont mon esprit raisonneur va jusqu'à rejeter l'exislencc, mais que mon cœur souhaite et brûle d'adorer, première intelligence, suprême ordon- nateur. Dieu tout-puissant et bon, que j'aime à croire l'auteur de tout ce qui m'est agréable, accepte mon hommage, et, si tu n'es qu'une chimère, sois la mienne pour jamais ! » Le créjjuscule fit place à la nuit ; l'émotion s'apaisa ; plus calme, je voulus m'appuyer sur la réflexion... hélas! quel dommage que les sentiments ne soient pas des preuves!
Et je n'en sais rien, mais on en trouverait de sembla- bles par douzaine, dans les lettres du temps. C'est comme si l'on disait que, sous l'influence de \ Encyclopédie, la sécheresse devient un premier caractère de la littérature entière de cette époque.
Prenons, en effet, des œuvres très différentes : le Barbier de Séville (1775), les Liaisons dangereuses (1782), le Discours sur V universalité de la langue fran- çaise de Pvivarol (1784), tout cela est sec et brillant. On n'a pas plus d'esprit que Beaumarchais, mais jamais amours ne furent moins sentimentales que celles de Rosine et d'Almaviva. Quant aux Liaisons dange- reuses, le héros n'en est qu'un drôle. On éprouve une impression du même genre en lisant Rivarol. Evi- demment, tous, tant qu'ils sont, ils manquent d'un sens ou d'une faculté : rien n'existe pour eux qu'eux- mêmes, leur plaisir ou leur intérêt, et, ce qui est grave, même chez Beaumarchais, mais surtout chez Laclos et chez Rivarol, c'est qu'il semble fait, ce plaisir, du mal ou de la souffrance des autres. C'est ainsi que Y Almanach de nos petits grands hommes, que publie Rivarol en 1788, est le triomphe de l'impertinence. Charaiort, encore, est un bon exemple de cette méchan-
5':S IIISTOIIÎE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
ceté sarcastique dont l'objet n'est que de blesser ou d'insulter.
Une œuvre, cependant, fait exception à cette séche- resse, et rompt cette monotonie, c'est celle de Bernardin de Saint-Pierre, avec ses Etudes de la nature parues en 1784, et son roman de Paul et Virginie, en 1787. Contre les Encyclopédistes, il continue Rousseau, comme nous le verrons. Il est de l'école de Jean-Jacques avec moins de bon sens et de raison, plus de franchise et de bonhomie, plus de naïveté, et avec plus de sottise mais moins de paradoxe. Mais il n'a pas plus réussi que son maître, à enrayer le mouvement encyclopédique : on raconte que quand il lut Paul et Virginie dans le salon de M™^ Necker la lecture ne produisit aucun ell'et. Sans doute il n'en fut pas de même dans le public, mais le livre n'eut pas d'action immédiate, et n'empêcha pas les choses de suivre leur cours.
J'en vois la preuve dans une renaissance inattendue du goût de l'antiquité, qui semble assez caractéristique, et dont l'effet n'est nulle part plus saisissable qu'en peinture et dans les arts plastiques. On voit, en cfiet, reparaître les sujets antiques, avec VHercule sur VŒta de Lefèvre, VAntigone de du Ponceau, le Méléagre de Le Mercier, Y Astianax de Richerolle. Notez que le Voyage du jeune Anacharsis est de 1789. C'est le temps aussi où André Chénier commence d'écrire, et où toute une génération qui sera celle des Révolutionnaires se forme à l'école de Plutarque. Mais ce qui est surtout remar- quable, c'est le succès du peintre David, au salon de 1787. Grimm, dans sa Correspondance, se faisant l'écho du sentiment public, assure que le tableau représentant
LA LITTEHATURE DE 1770 A 1790 529
Socrate au moment de prendre la ciguë i.(. suffirait seul pour soutenir, pour relever l'honneur de l'école française ».
Le genre déclamatoire et bourgeois de Greuze a dis- paru avec la comédie de Sedaine; un autre, déclamatoire aussi, mais pompeux et civique, qui tend à la noblesse, et qui se traduit jusque dans l'ameublement, a pris sa place. D'où procède ce mouvement, et pouvons-nous le rattacher à celui de l'enseignement encyclopédique? Oui, car il y a un biais, un point de vue d'où tout se compose, s'arrange et s'ordonne, un point de vue d'où les tempéraments divers se montrent comme tendus vers un efibrt commun : c'est la déchristianisation ou la laïci- sation de l'idéal social.
Ce qui nous montre bien que telle est la vraie cause, c'est une émancipation de la littérature galante ou obscène, telle qu'il ne s'en était pas vu depuis le xvi" siècle : alors Restif de la Bretonne publie son Paysan perçei'ti, Louvet son Faublas, Casanova de Sein- galt ses Mémoires. Je n'examine pas ici la question de savoir si la cause de la morale en soi doit être considérée comme inféodée à celle de l'idée chrétienne : je constate qu'en fait, avec le paganisme littéraire et philosophique de la Renais- sance, on voyait aussi reparaître alors les mœurs païennes.
De la propagande encyclopédique tel est donc le résultat immédiat le plus clair : la laïcisation de la cul- ture. Nous en verrons bientôt les affirmations et les progrès avec Condorcet, les Idéologues, et un poète chez qui les traditions littéraires de l'époque classique s'unis- sent à la tradition encyclopédique la plus pure : André Chénier. Mais auparavant nous devons étudier l'évolu- tion du théâtre dans les trente dernières années du siècle. m. 3i
CHAPITRE II
LE DRAME BOURGEOIS
Dans le théâtre de La Chaussée, nous avions remarqué rjue le romanesque des combinaisons masquait encore l'intérêt de la situation principale; nous remarquions aussi que les vers de cet auteur étaient particulièrement prosaïques et plats : c'est que les détails de la vie com- mune ne se laissent guère exprimer en vers; et cependant, de ces détails — d'ameublement, de toilette, d'office ou de cuisine même, — la comédie réaliste en a besoin pour serrer d'un peu près l'imitation de la vie. Qu'est-ce à dire ? Sinon que, pour que la tragédie bourgeoise réussît à se développer, il fallait, après La Chaussée, qu'on la débar- rassât de la contrainte du vers, et du trompeur attrait du romanesque. Ce fut l'œuvre de Diderot, de Sedaine, de Beaumarchais par accident, et de Mercier.
Tel fut bien en elTct le dessein de Diderot dans ses drames, le Fils naturel, le Père de famille, et dans ses écrits théoriques, dont le principal est daté de 1758 : c'est VEssai sur la Poésie dramatique. Dans ce dernier ouvrage, Diderot abonde sans doute en idées parfois
LE DRAME BOURGEOIS 531
étranges, mais aussi, en vues neuves, originales, souvent profondes. Quant aux réformes qu'il y propose, et indé- pendamment de rimportance étrange qu'il attache aux « tableaux » et à la « pantomime », — on dirait en effet ' qu'il a toujours sous les yeux quelque toile de Greuze, une « Accordée de village », ou une « Malédiction pater- nelle », — elles se réduisent à deux : il demande que, dans tous les genres, ce soient les situations qui décident des caractères; et, dans tous les genres aussi, qu'à la peinture des caractères, on substitue celle des conditions.
Nous avons vu déjà ce que cela veut dire : c'est, au lieu de l'Avare, ou de l'Hypocrite, ou du Misanthrope, nous représenter sur la scène le Magistrat, le Financier, le Négociant, le Militaire, le « Père de famille » ou le « Fils naturel ». La Chaussée, Lesage ou Dancourt, l'avaient fait avant Diderot. Mais ils l'avaient fait d'instinct; Diderot, lui, le fait ou propose de le faire systématiquenïent. Il a vu le premier que, si la peinture du caractère ne laissait pas de pouvoir se mêler à celle des conditions, cependant, c'étaient là deux objets diffé- rents, et en un certain sens inverses. Et quant au principe de la subordination des caractères, Diderot ne l'a certes pas inventé, puisque c'est le principe même de la tragédie cornélienne, et à plus forte raison de Li tragi-comédie des contemporains de Corneille. Eux aussi, comme Diderot le montre, ils avaient arrêté le plan de leurs drames, avant de savoir quels caractères ils y enga- «reraient.
Mais c'est Diderot encore le premier (jui donne au _ principe tout son sens et toute sa portée; c'est lui qui en'-^ voit la liaison avec les questions qu'il propose à l'auteur
532 HISTOIRE DE LA LITTEHATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
dramatique d'agiter sur la scène : « celle du suicide, celle de l'honneur, celle du duel, celle de la fortune, celle de la dignité, et cent autres ».
Malheureusement, ce qui manquait le plus à Diderot, c'était le don du théâtre, l'aptitude originelle. Tous ses dialogues ressemblent trop à sa propre conversation, telle] que nous l'avons vue plus haut dépeinte par Garât : ce ne sont qu'exclamations exagérées; ce n'est qu'étalage de sensibilité; ce ne sont que propos interrompus, paroles! entrecoupées, qui retardent l'action, bien loin de la fairej avancer. Les personnages, non seulement ne sont pas caractérisés, mais au contraire, à chaque mot qu'ils échangent, ils deviennent plus semblables entre eux, moins individuels, plus généraux, plus ressemblants à Diderot lui-même. Ce ne sont donc pas les drames de Diderot qui prouvent ou qui éclairent ses théories drama- tiques, mais bien ses théories qui éclairent et précisent au contraire ce qu'il y aurait sans elles d'obscur, de vague, j et d'indéterminé dans ces drames.
Il le comprit bien lui-même d'ailleurs, puisqu'il prit au succès de Sedaine presque plus de part qu'il n'en aurait pris au sien propre.
Michel-Jean Sedaine, dont le nom est resté assez populaire, était né à Paris en 1719, et il y devait mourir en 1797. Fils d'un architecte qui avait fait de mauvaises affaires, obligé de quitter ses études à l'âge de douze ou treize ans, la mort de son père en avait fait, un ou deux ans plus tard, un chef de famille, et l'unique soutien d'une mère et de deux petits frères. L'humble et dur métier qu'il choisit pour subvenir à leurs besoins, fut celui de tailleur de pierres. Un architecte qui l'employait, Buron,^
LE DRAME BOURGEOIS 533
remarqua ce jeune homme qui, dans ses rares loisirs, lisait, dit-on, et relisait Molière et Montaigne. 11 s'v intéressa, l'introduisit dans la société de quelques gens de lettres de ses amis, lui procura la connaissance d'un modeste protecteur qui le mit à l'abri du besoin, et ce fut ainsi, qu'après avoir publié VEpilre à mon liahit et un Recueil en 1752, Sedaine débuta au théâtre en 1758, à la Foire Saint-Laurent, par Je Diable à quatre, bientôt suivi de Biaise le saçetier (1759), musique de Philidor.
D'autres opéras suivirent, entre lesquels on cite surtout Rose et Colas, le Déserteur, Richard Cœur de Lion. Et c'est sans doute à la musique de Monsigny et de Grétrv qu'ils doivent leur célébrité; mais Sedaine y est bien de quelque chose aussi, pour des qualités analogues à celles que l'on retrouve dans son drame du Philosophe sans le sa^foir (1765) et dans sa petite comédie, à la vérité trop vantée, de la Gageure inipréi>ue.
Le Philosophe sans le savoir est vraiment, en elTet, le drame bourgeois tel que l'avait rêvé Diderot, par la nature de l'intrigue, par la condition des personnages, par la solennité de leurs discours, par leur préoccupation de la morale, et par la vulgarité soutenue du style. Son intrigue est ingénieuse en même temjjs que simple; et il y a quelque chose de plus qu'heureusement inventé dans cette histoire de duel jetée comme au travers des apprêts t-^ de la noce de la fille du logis. Quelques caractères sont habilement ou délicatement tracés : celui de M. Vandcrk"^ père, celui d'Antoine, le fidèle serviteur, celui surtout de Victorine, où l'on ne saurait dire ce qu'il y a de mieux et de plus agréablement, de plus délicatement touché : de ' l'amour qui s'ignore, ou du respect qui combat encore,
53i IIISTOIliE DE LA LITTERATURE FRAiVÇAISE CLASSIQUE
diins le cœur de la fille d'Antoine, ce qu'elle sent encore de penchant vers son jeune maître. Par là, Sedaine dépasse étrangement Diderot : sa sensibilité est discrète, son naturel n'a rien de voulu, et sa morale part simple- ment d'un cœur honnête. Enfin, et surtout, nous sommes ici en présence, non plus d'une imagination d'auteur, mais d'une véritable imitation de la réalité, d'un sujet où le romaiiesque, s'il est encore dans les sentiments, n'est plus du moins dans l'intrigue, ni dans la combinaison des événements.
C'est dans la réalité encore que VEugénie de Beau- marchais (1767) prend racine : la lâcheuse aventure de Marie-Louise Caron, l'une de ses sœurs, avec le « seigneur Clavico », lui en fournit la matière. Mais Beaumarchais avait dans son talent trop de fantaisie, pour s'en tenir ii cette simple histoire. Il la complique au moyen de, réminiscences du Diable boiteux de Lesage, de VEcolier de Salamanque de Scarron, des Ennemis généreux de Boisrobert et de 'J'homas Corneille. Aussi les invraisem- blances romanesques abondent-elles dans Eugénie : faux mariage, intendant déguisé, frère revenant d'Irlande à point nommé pour recevoir du propre séducteur de sa sœ'ur un service signalé, tout cela tend à faire d'Eugénie moins un drame qu'une tragi-comédie en prose. Tout en louant Diderot, Beaumarchais ne l'a qu'à moitié compris; tout en admirant le Père de famille et le PJiilosophe sans le savoir, il n'a pas vu clairement où en était la nouveauté, et il n'a pas aidé nettement l'évolution que ces pièces avaient commencé à déterminer au théâtre.
Il en est autrement des drames de Sébastien Mercier, l'auteur de l'An 22'iO, du Tableau de Paris, de je ne sais
r.E DP.AME BOURGEOIS 535
combien de drames, et d'un Essai sur l'art dramatique, où il y a force sottises, mais aussi quelques bonnes choses, en raison de la liberté qu'il se donne de dire, à propos de rien, tout ce qui lui passe par la tète. Mercier fut la caricature de Diderot : sensible, prêchant la morale, déclamateur, il ne recule en outre devant aucun paradoxe.
Voici le début de son Essai :
Le spectacle est un mensonge, il sagit de le rapprocher de la plus grande vérité; le spectacle est un tableau, il s'agit de rendre ce tableau utile, c'est-à-dire, de le mettre à la portée du plus grand nombre, afin que l'imago qu'il présentera, serve à lier entre eux les hommes par le sentiment victorieux de la compassion et; de la pitié. Ce n'est donc pas assez que l'àme soit occupée, soit même émue. Il faut qu'elle soit entraînée au bien, il faut que le, but moral, sans être caché ni trop offert, vienne saisir le cœur et s'y établisse avec empire.
Quant à ses drames, pour en avoir une idée, prenons le plus célèbre d'entre eux : la Brouette du vinaigrier. Le sujet en est d'une simplicité enfantine.
Un riche négociant, M. Delomer, emploie dans ses bureaux un jeune homme du nom de Dominique : c'est le fils du vinaigrier. Bien élevé, s'il est modestement né, Dominique n'a pu voir M"^ Delomer sans en devenir épris, et il lui semble que M"^ Delomer ne le regarde pas d'un œil indifférent, lorsqu'il apprend que M. Delo- mer a fait choix pour sa fille unique d'un M. Jullefort. La soumission de M"" Delomer au désir de son père étant d'ailleurs parfaite, 1# mariage s'accomplirait donc, si la banqueroute de 1 un de ses correspondants de Hambourg n'obligeait M. Delomer à déposer son bilan. Jullefort, qui n'en voulait qu'à la dot, se retire aussitôt^
536 niSTOinE DE LA LITTÉRATURE l'UANÇAlSE CLASSIQIE
et la niairâ de M"* Delomer se retrouve libre. Dominique fils la demanderait bien, mais il n'ose : « N'est-ce (|ue cela? lui dit Dominique père : sois tranqtiille, et repose- t'en sur moi : c'est moi qui la demanderai, cette belle demoiselle, et qui te réponds d'avance que M. Delomer ne te la refusera point. » La brouette apparaît alors, et Dominique père fait sa demande. M. Delomer s'étonne un peu, mais Dominique insiste, et, lui montrant son baril qui ne contient plus aujourd'hui de vinaigre, mais « trois mille sept cent soixante et dix-huit louis d'or en rouleaux bien comptés et six sacs de douze cents livres », il emporte le consentement du négociant ruiné :
Métal pernicieux, tu as fait assez de mal dans le monde; fais-y du bien une seule fois. Je t'ai enchaîné pour un moment d'éclat : voici le moment tant désiré; sors, va fonder la paix et la sûreté d'une maison où habiteront l'amour et la vertu.
Ce qui frappe ici, c'est la banalité, et du sujet, et de la leçon que l'auteur nous propose. Car, enfin, que veut- il dire? Veut-il prouver que l'argent égalise toutes les conditions? Sans doute; mais il n'y a rien de plus banal, et il n'était pas nécessaire de faire une pièce en trois actes à seule fin de nous le démontrer. A force de vouloir moraliser, le drame tourne à l'anecdote édifiante, etf le sentiment de l'art en disparait. Trop de morale, trop de sensibilité, tels sont, dès le début, les deux excès, les deux défauts du drame.
CHAPITRE III
PIERRE-AUGUSTIN CARON DE BEAUMARCHAIS
Il s'appelait Pierre-Augustin Caron, et il ne prit le nom de Beaumarchais qu'à vingt-cinq ans, l'âge où le jeune Arouet avait jadis pris celui de Voltaire. 11 naquit le 24 janvier 1732, dans une boutique d'horloger de la rue Saint-Denis. Mais la petite bourgeoisie d'alors ne laissait pas d'être fort cultivée, à Paris surtout, où, selon une expression qu'emploiera plus tard Beaumarchais lui- même, « le bon air et le bel esprit avaient gagné tous les états ». Ses grands-parents étaient calvinistes, et d'une condition, paraît-il, assez relevée. Son père, après s'être enoraoé dans le réfjiment des dragons de Roche- pierre, prit son congé en 1721, vint s'établir à Paris pour y étudier l'horlogerie, et abjura le calvinisme. Sa mère était fille d'un « bourgeois de Paris ». Beaumar- chais eut cinq sœurs : les deux aînées allèrent se fixer à Madrid; la quatrième, Julie, était fort séduisante, et jouait la comédie à ravir.
Seul garçon de la famille, Pierre-Augustin fut choyé;
538 IllsroiliE DE LA I.ITTÛnATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
et, n'en déplaise à Victor Hugo, qui écrira d'un style d oracle :
Ces Déniocriles sont des Héraclites : Beaunicirchais était morose, Molière était sombre, Shakespeare niolaricolicjue...,
Beaumarchais était fort gai, fort espiègle, fort ingé- nieux à se niocpier d'autrui. II était passionné pour la musique, il aimait le jeu ; d'autres fredaines, peut-être,- amenèrent son père à le chasser du logis. Pour y rentrer, le jeune homme dut signer une promesse de sagesse, de bonne conduite et de bonne volonté.
Il tint parole ; et si bien, qu'à vingt ans il découvrait un nouvel échappement pour les montres. Cette inven- tion fut l'occasion du premier procès qu'il soutint. Il l'avait confiée au fameux horloger Lepaute : celui-ci se l'appropria. Le jeune Caron protesta dans le Mercure de France et en appela à l'Académie des Sciences : il eut gain de cause. La voilà o horloger du roi » ; il présente à M"" de Pompadour « une montre dans une bague » : c'est le chemin de la fortune.
Mais bientôt il aspire à mieux qu'à vendre avantageu- sement ses montres. Un de ses amis a tracé de lui ce portrait, vers cette date :
Dès que Beaumarcliais parut à Versailles, les femmes furent frappées de sa haute stature, de sa taille svelte et bien prise, de la régularité de ses traits, de son teint vif et animé, de son regard assuré, de cet air dominant qui semblait l'élever au-dessus de lotit ce qui l'environnait, et enfin de cette ardeur involontaire qui s'allumait en lui à leur aspect.
Moins favorablement, d'autres de ses contemporains l'ont jugé assez fat. 11 eut l'heur de plaire à la femme
PIE li RE-AUGUSTIN CAIÎOX DE BEAUMAUCHAIS 539
d'un contrôleur clerc d'office de la maison du roi, qui lui céda sa charge moyennant une rente viagère (1755). Deux mois après, le contrôleur clerc meurt d'apoplexie, et Beaumarchais épouse la veuve (1756); elle meurt h son tour l'année suivante. La mort de sa femme le rejetant dans la pauvreté, il étudie la harpe, pour laquelle il invente même un perfectionnement. Et il devient ainsi professeur de harpe des Mesdames, filles de Louis XV; chaque semaine, il organise un concert de famille que les princesses donnent au roi, à la reine, au dauphin et à quelques privilégiés. Sa faveur soudaine l'expose h l'envie : il la combat par l'esprit, la souplesse, il se bat en duel et il tue son adversaire. L'occasion se présente pour lui de rendre service au vieux financier Paris du Verney : il la saisit, et le financier reconnaissant, non seulement s'attache à faire sa fortune, mais lui enseicrne l'art de la spéculation. Alors Beaumarchais achète la charge de lieutenant général des chasses aux bailliage et capitainerie de la varenne du Louvre.
C'est à ce moment que se place son aventure d'Espa- gne. Il va à Madrid soutenir l'honneur d'une de ses sœurs contre un littérateur, nommé Clavijo, qui, s'étant engagé h épouser la jeune fille, avait tout ii coup refusé de tenir sa parole. Après un an de séjour à Madrid, il revient en France, et débute dans la littérature, avec Eugénie (1167) etV Essai sur le genre dramatique sérieux. En 1770, il donne un second drame : les Deux Amis. Il se remarie.
Cette existence mouvementée est troublée encore par un nouveau procès, qu'il gagna, perdit, g:<gna de nou- veau, et d'où sortit le fameux procès Goëzman. Le comte
5i0 lIISTOir.E DE LA LlTTl- UATLIIE TKANÇAISE CLASSIOIE
de La L)lache, héritier de Paris du Verney qui venait de mourir, refusa de payerles sommes que le vieux rinaiicioi avait reconnu devoir à Beaumarchais. Il accusait ce der- nier de faux. Sur ces entrefaites, il se prend de querelle avec le duc de Chaulnes; il est le rival du duc aupiès d'une comédienne, M"" Ménard. L'autorité royale envoie le duc à Vincenncs, et Beaumarchais au For-l'Évêque. Cet emprisonnement le discrédita sans doute auprès des juges auxquels le comte deLaBlache avait fait appel du premier arrêt : sur le rapport du conseiller Goëzman, un nouvel arrêt fut rendu, déclarant que Beaumarchais était bel et bien un faussaire.
Goëzman, jurisconsulte assez érudit, faisait, depuis 1771, partie du parlement que Maupeou venait d'établir. Sa moralité était fort suspecte, et d'autant plus que sa femme, jeune et jolie, était fort dépensière ; il avait donc trouvé, comme disait sa femme, « l'art de plumer la poule sans la faire crier », d'exiger des plaideurs des « épiées », quoique Maupeou eût supprimé cet abus. On avait conseillé à Beaumarchais de donner h M™*^ Goëzman un présent de 200 louis. 11 en donna 100, et une montre enrichie de diamants d'une valeur é^ale. M"'' Goëzman réclama encore quinze louis, destinés, disait-elle, au secrétaire de son mari : elle s'enciïffcait à tout restituer.
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sauf ces quinze louis, si Beaumarchais perdait son procès. Il perdit; elle restitua les 100 louis et la montre. Mais Beaumarchais apprit qu'elle avait gardé, sans les donner au secrétaire, les quinze louis : il eut l'audace d'écrire pour les réclamer. M""' Goëzman nia avoir rien reçu, et accusa Beaumarchais d'avoir cherché à la corrompre et son mari par elle. Goëzman dénonça Beaumarchais au Parlement.
PIERRE-AUGUSTIN CAROX DE BEAUMARCHAIS 541
Beaumarchais était alors en plein discrédit, depuis l'arrêt qui l'avait jugé faussaire. Son nouveau procès allait être jugé h huis clos, et il pouvait tout craindre, lorsqu'il eut l'idée de génie de faire appel à l'opinion, en composant ses fameux Mémoires. Le succès en fut fou- droyant. C'est qu'aussi le public fut étourdi de la verve de l'auteur. Lisez le début du Quatrième Mémoire : Beau- marchais suppose que Dieu lui apparaît et lui dit :
Je suis celui par qui tout est; sans moi tu n'existerais point; je te douai d'un corps sain et robuste; j"y plaçai l'âme la plus active; tu sais avec quelle profusion je versai la sensibilité dans ton cœur et la gaîté sur ton caractère; mais, pénétré que je le vois du bonheur de penser, de sentir, lu serais aussi trop heureux si quelques chagrins ne balançaient pas cet état fortuné; ainsi tu vas être accablé sous des calamités sans nombre, déchiré par mille ennemis, privé de ta liberté, de tes biens, accusé de rapines, de faux, de corruption, de calomnie, gémissant sous l'opprobre d'un procès criminel, garrotté dans les liens d'un décret, attaqué sur tous les points de ton existence par les plus absurdes on dit. et ballotté longtemps au scrutin de l'opinion pour décider si tu n'es que le plus vil des hommes, ou seulement un honnête citoyen.
Et Beaumarchais répond à Dieu en lui demandant des ennemis faciles à combattre, un gazetier Marin, par exemple :
Je désirerais que cet homme fût un esprit gauche et lourd; que sa méchanceté maladroite l'eût depuis longtemps chargé de deux choses incompatibles jusqu'à lui : la haine et le mépris public; je demanderais surtout qu'infidèle à ses amis, ingrat envers ses pro- tecteurs, odieux aux auteurs dans ses censures, nauséabond aux lecteurs dans ses écritures, terrible aux emprunteurs dans ses usures, colportant les livres défendus, espionnant les gens qui l'admettent, écorchant les étrangers dont il fait les affaires, déso- lant pour s'enrichir les malheureux libraires, il fût tel enfin, dans l'opinion des hommes, qu'il suffit d'être accusé par lui pour être présumé honnête, son protégé pour être à bon droit suspect : donne-moi Marin,
5i2 IIISTOIKE DE LA LITTKIîATLltE l'IîANÇAISE CLASSIQUE
C'est déjà le tour d'ccprit, le tour de phnise, du Barbier et du Mariage de Figaro : un mélange d'imper- tinence et d'éloquence, la période unie aux traits secs
et hachés, les mots familiers, les allitérations amusantes,
et l'harmonie du style. — Ce ne furent pas les seuls mérites que le public admira dans les Mémoires : il y vit surtout le discrédit jeté sur le Parlement Maupeou.
Enfin les juges rendirent leur sentence. Beaumarchais était blâmé, Goézman mis hors de cour; mais M""" Goëz- man était condamnée à restituer les quinze louis, et blâmée elle-même. La sentence ne fut pas appliquée à l'auteur des Mémoires : sa popularité était trop forte ; le prince de Conti et le duc de Chartres donnèrent le len- demain même une fête en son honneur. Son habileté le désignait à l'attention du roi, qui le chargeait d'une mission diplomatique secrète à Londres. Il s'agissait de préserver des attaques d'un libelliste l'honneur de M™^ du Barry. Louis XV meurt : Louis XVI recourt à Beaumarchais pour arrêter la publication d'un pamphlet contre Marie-Antoinette.
Sa carrière diplomatique était à peine commencée, r[u'il trouvait au théâtre une nouvelle occasion d'activité et de succès; en février 1775, il faisait jouer le Barbier de Séville. Dans son dessein primitif, c'était un opéra- comique; mais les comédiens italiens l'avaient sous cette forme refusé en 1772. La popularité que les Mémoires avaient conquise à Beaumarchais procura des applaudis- sements au Barbier.
Je passe rapidement sur la querelle de Beaumarchais avec les acteurs du Théâtre-Français; sur son interven- tion politique et commerciale dans les affaires d'Améri-
PIERRE-AUGUSTIN CAUON DE BEAUMARCHAIS 543
que; sur son édition de Voltaire au fort de Kehl. En 1781, il termine le Mariage de Figaro^ que les comé- diens français reçoivent par acclamation. Mais le roi désapprouve la pièce. Beaumarchais en fait des lectures, et entretient habilement la curiosité publique; enfin, en mars 1784, le Mariage est joué, devant trois mille spec- tateurs éblouis, grisés, ravis d'assister non seulement à la représentation d'une comédie, mais à la mise en scène d'un pamphlet!
De Beaumarchais après le Mariage, je ne dirai rien ; en 1786 il eut la malchance de s'attaquer à INIirabeau, et d'intervenir, en 1787, dans le procès du sieur Kornmann et de sa femme, où l'avocat Bergasse le maltraite encore plus qu'il n'avait, lui Beaumarchais, douze ans aupara- vant maltraité Goëzman ; et pour d'autres raisons sans doute, mais avec autant d'apparence de justice, et non moins d'applaudissements à son tour. — Pendant la Révolution, il fait jouer, en 1792, son drame de la Mère coupable, puis, quoique riche et âgé de plus de soixante ans, la fureur des affaires le reprend; il s'entremet pour une fourniture de fusils venant de Hollande. 11 est arrêté, relâché, chargé d'une mission par le comité de Salut Public, en même temps que déclaré par la commune de Paris suspect et émigré, 11 séjourne à Hambourg, revient en France; mais il y est perdu et comme stupide : ail ne reconnaissait plus ni les hommess ni les affaires », nous dit son ami Gudin. Et il écrivit en 1799 deux Lettres sur Voltaire et Jésus-Christ. Ce lut un scandale ; Beaumarchais se croyait encore aux jours d'impiété d'avant la Révolution. Le 18 mai 1799, il meurt d'apo- plexie foudroyaute. Il avait mené gaiement une vie très
Bi'i iiisToir.E ni: la littp.uatlue fhançaisf. classique
active et très vide de grands intérêts; il avait préparé d'importants événements sans les prévoir, il y avait assisté sans les comprendre.
C'est bien cette même activité étourdissante, mais ) superficielle et mesquine, qui fait l'àme de sa comédie la ( plus caractéristique, le Mariage de Figaro. Il dit dans VAi'iinf-propos :
Tous les états de la Société sont parvenus à se soustraire à la censure dramatique : on ne pourrait meltie au théâtre les Plaideurs de Racine sans entendre aujourd'hui les Dandins et les Bridoi- sons, même des gens les plus éclairés, s'écrier qu'il n'y a plus ni mœurs, ni respect pour les magistrats... On ne jouerait point les iàchcux, les marquis, les emprunteurs de Molière, sans révolter à la fois la haute, la moyenne et l'antique noblesse....
Aussi l'auteur qui se compromet avec le public pour l'amuser ou pour l'instruire, au lieu d'intriguer à son choix son ouvrage, est-il obligé de tourniller dans les incidents impossibles, de per- v sifler au lieu de rire, et de prendre ses modèles hors de la société, crainte de se trouver mille ennemis.
J'ai donc réfléchi que si quelque homme courageux ne secouait pns toute cette poussière, l'ennui des pièces françaises porterait la nation au frivole opéra-comique et plus loin encore, au boule- vard.... J'ai tenté d'être cet homme, et, si je n'ai pas mis plus de talent à mes ouvrages, au moins mon intention s'est-elle mani- festée dans tous
Il a, en effet, tenté d'être cet homme, s'en prenant à tous les abus, à toutes les institutions de son temps, et voulant, par là même, restaurer, rétablir dans ses véri- tables tendances, la comédie française. ^
Pour y réussir, il n'a eu garde, sous prétexte d'être original, de ne pas profiter des exemples de Regnard, de Lesage, de Marivaux. Il a donc appris du premier à mettre l'intérêt dans l'intrigue, à combiner, à disposera/ ses fils en vue du dénouement, à donner une allure rapide
PIEnnE-AUCUSTIX CAIÎOX DE UEAUMARCHAÎS 545
et presque fébrile au dialogue. Au second, l'auteur de Tiircaret^ mais surtout de Gil Blas, il a emprunté ses décors et ses costumes, son Espagne, et son Figaro. A Marivaux, il a pris certains traits, mais surtout l'art de mettre les femmes à la scène.
Mais le grand attrait, la grande originalité du Mariage, c'est que Beaumarchais s'y est mis tout entier lui-même. Chérubin, par exemple, c'est lui; et, polisson précoce, il lui a suffit, pour dessiner le personnage du petit page, de se revoir tel qu'il était à treize ans, racontant à ses sœurs l'histoire de ses premières amours. C'est encore lui, Almaviva, avec sa haute stature, sa taille svelte eii^ bien prise. C'est lui, surtout, Figaro. Car, comme Figaro, quel métier n'a-t-il pas fait? Horloger, maître de harpe, financier, homme d'affaires, magistrat, homme de cour, auteur dramatique, agent secret, espion diplomatique, éditeur, manufacturier, fournisseur, que sais-je encore? Et, parmi tout cela, infatigable, imperturtable, quelquefois digne, et toujours impertinent. Voilà pourquoi le mono- logue de Figaro au cinquième acte est si important : il contient la « philosophie w, la « morale » de la pièce,! c'est-à-dire le résultat, les réflexions que Beaumarchais 1 avait retirés de son expérience de la vie. Avec cela, ce n'est pas lui seulement, ce sont aussi les siens qu'il a mis tout vifs, pour ainsi parler, dans son œuvre : et l'on retrouve les traits de sa seconde femme dans ceux de la comtesse Almaviva, et Suzanne, c'est sa sœur Julie.
Le style du Mariage est celui du pamphlet, et on Vwi^ reproché à l'auteur. Et il faut bien reconnaître que la hardiesse et la passion qui l'animent le font moins litté- raire que celui du Barbier; que certaines plaisanteries m. 35
546 lIISTOIIiE DE LA MTTini.VTLRi: rit.VNÇ.VISE CLASSIQUE
i^\ sont un peu vives, et quelques situations assez scabreuses. Mais tout cela est comme emporté dans l'allure d'un mouvement si rapide, et si ingénieux!
Ne nous laissons pas éblouir cependant, Beaumarchais '-thanque de délicatesse et de goût; il manque surtout ''d'élévation et de noblesse d'esprit. On s'en aperçoit bien, toutes les fois qu'il essaye de traiter le pathétique. *^ Enfant de la nature, comme on disait alors, mais surtout de son siècle, il n'a de règle que celle de ses instincts ou de sa sensibilité. Aussi n'est-il capable ni de a former ' les cœurs », ni même de les corrompre. La sensualité de Chérubin n'est pas capiteuse, tout en étant malsaine; les leçons de Fitraro sont danirereuscs à suivre; elles sont .basses, elles sont cyniques. Mais a-t-on vraiment envie de les suivre, quand on les entend débiter? Tout cela n'est que raillerie; tout cela n'est que négatif; tout cela manque trop de profondeur pour faire du mal. En vérité, pour que le Mariai^e lui fût nuisible, il fallait que l'Ancien Régime fût déjà très malade !
Beaumarchais n'a donc pas ramené, comme ill'espérait présomptueusement, la comédie française à ses vraies tendances. Il ne l'a pas ramenée à Molière, puisqu'il ne lui a pas rendu la profondeur; il l'a mise plutôt à l'école de Diderot, j'entends de Diderot critique dramatique et I à la lois de Diderot encyclopédiste, en attribuant une 1 importance primordiale aux « conditions » : le valet, le grand seigneur ; et en insultant les pouvoirs que V Encyclo- pédie avait minés. Mais il l'a approchée enfin de l'opçra- comique, — dont il était lui-même parti jadis, — en donnant à ses personnages des caractères de convention, des sentiments superficiels, et une allure falote.
PIERRE-AUGUSTIN CARON DE BEAUMARCHAIS 5i7
Le Ma/iage se ressent trop du caractère de son auteur : c'est vraiment la meilleure comédie que put écrire cet homme affairé, un peu fat, diseur de bons mots, bon caractère, au cœur assez sec; peu capable de réflexion sérieuse, et se figurant qu'il « pensait w parce qu'il était assez avisé pour mettre à la scène, au moment opportun, les pensées des Encyclopédistes, qui devenaient , les préjugés de toute une nation. I
CHAPITRE IV
LA FIN DE LA TRAGEDIE. — DUCIS
Ducis, dans son Discours de réception à l'Académie Française, le 4 mars 1779, glorifiait en ces termes l'œuvre de Voltaire poète tragique :
Il donna plus de rapidité à l'action, plus de force à l'intérêt, plus de précipitation au dialogue, plus d'impétuosité aux senti- ments, et, en général, je ne sais quoi de plus véhément et de ter- rible au pathétique N'est-ce pas lui qui a tiré la tragédie parmi
nous de cette langueur de galanterie..., dont le ton était soigneu- sement conservé,... comme un vieux titre de noblesse que Racine et Corneille avaient consacré au théâtre par leur exemple...? M. de Voltaire était destiné à agrandir le champ de la tragédie parmi nous.:.. C'est lui qui, mettant sur la scène beaucoup de nations qui n'y avaient point paru jusqu'alors, a conquis à la tra- gédie presque tous les peuples de la terre, et toutes les richesses de l'histoire Il a fait de la tragédie entière une école de philo- sophie;... semblable au feu qui transforme tous les corps en sa propre nature, son génie a rendu la morale même sensible et passionnée
Telle a été, messieurs, l'influence de M. de Voltaire dans la tragédie, dans cet art qu'on peut véritablement appeler le sien....
Ducis avait raison. A cette date encore, ou plutôt à cette date plus que jamais, Voltaire exerce sur notre
LA FI\ DE LA TIÎAGEDIE. DUCIS 549
théâtre tragique une inlkience souveraine et domi- nante : c'est, pour ainsi dire, son domaine propre. Et, à cet égard, il est extrêmement typique et symbolique qu'en 1778, le Théâtre-Français ait été le lieu de son triomphe, et que l'occasion en ait été la représentation de sa tra- gédie à' Irène. Ducis nous indique d'ailleurs les résultats de cette influence : la tragédie devient dès lors philosophi- que, nationale, exotique, gréco-romaine, shakespearienne. Philosophique, elle évolue peu à peu vers le mélodrame. La Harpe développe les idées encyclopédiques dans sa Mêlante (1770) et dans ses Brames (1783). Marie- Joseph Chénier s'efïorce dans son Charles IX (1789) d'inspirer l'horreur du « fanatisme », et, pour ne rien dire de son Henri VIII, ni de son Jean Calas (1791), de donner dans son Fénelon (1793) d'attendrissantes leçons de « tolérance ». Seulement, tandis que La Harpe borne la tragédie philosophique « à la défense de quelque opinion religieuse, politique ou morale », ce qui est le contraire même de la tragédie et du théâtre, Chénier cherche davantage et réussit mieux à émouvoir le spec- tateur. Pour obtenir cette émotion, il fait sans doute appel à des moyens très extérieurs : le tocsin de la Saint- Barthélémy dans Charles IX, les souterrains, les cachots où l'on détient les religieuses coupables, dans Fénelon. Cela n'est pas d'un art très raffiné; mais enfin cela a fait verser des larmes; et l'on peut dès lors penser que Marie- Joseph, en voulant simplement illustrer avec vigueur des idées philosophiques, a contribué à détourner peut-être la tragédie de la sécheresse, du ton prédicant, où l'influence des Encyclopédistes, de Diderot et de l'auteur 4e Mahomet l'avait peu à peu engagée.
550 HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
C'est encore Voltaire, avec sa Heiiriade et sa Zaïre, que l'on retrouve aux origines de la tragédie « natio- nale )), c'est-à-dire tirée de l'histoire de France, avec l'intention d'en rendre au public les souvenirs familiers. Dans ce genre, l'objet des auteurs est à peine drama- tique, et l'intention didactique s'étale en revanche naïve- ment, dans les pièces qui immortalisèrent alors le nom de de Belloy : le Siège de Calais (1765), Gaston et Bayard (1771), Gabrielle de Vergy (1777).
De la tragédie exotique la conception n'est pas autre, en dépit des premières apparences, que celle de la tragédie nationale : l'intention en est d'enseigner par le théâtre la géographie ou l'histoire étrangère. Contentons- nous donc ici d'énumérer quelques titres, comme le Guillaume Tell de Lemierre (1766), et sa Veuve du Malabar-, le Pierre le Cruel de de Belloy (1778) et le Menzicoff àe La Harpe (1775); le Tliamas kouli khan de Du Buisson (1780) ; enfin, de Marignié, Zoraï, ou les Insu- laires de la Nouvelle-Zélande. Toutes ces inventions procèdent de Voltaire, de son Alzire et de son Orphelin de la Chine; elles reflètent les événements, les opinions, les préjugés nouveaux alors, depuis les voyages de Cook jusqu'aux affirmations de Rousseau touchant l'état de nature et son innocence, le bonheur et la liberté de la Suisse, l'honnêteté native des sauvages! La géographie sert ici la cause de la philosophie, et contribue ainsi doublement à hâter la (in de la trao^édie.
\in devenant, ou en continuant à être gréco-romaine, la tragédie ne faisait que suivre la voie tracée par l'auteur de Brutus et de Mérope\ et je ne dirai rien de V Hyper- mnestre de Lemierre (1758), non plus que de son Idoménée
LA FIN DE LA TRAGEDIE. DUCIS 551
(1764); non plus que du Philoctète de La Harpe (1783), ni de son Coriolan (1784). Le Méléngre de Népomucène Lemercier (1788) et V Epicharis de Legouvé (1794), en témoignant d'une préférence donnée aux sujets grecs, semblent un moment rompre avec la tradition voltairienne. Cette rupture, toute passagère du reste, est plus accusée dans Y Œdipe chez Admets de Ducis. Nous arrivons ainsi au seul écrivain dramatique de cette période qui soit vraiment dierne d'intérêt, et dont l'originalité s'est mani- festée non seulement dans la tragédie gréco-romaine, mais surtout dans ce qu'on peut appeler la tragédie shakespearienne. Là encore. Voltaire avait montré la voie ; mais il fut singulièrement dépassé par Ducis.
Jean-François Ducis, fils d'un commerçant de Savoie établi à Versailles, naquit le 22 août 1733. Ses parents prirent à cœur son éducation, et l'habituèrent à la piété. De caractère gai et indépendant, fort sociable et assez paisible, il se contenta, ses études une fois finies, d'en- treprendre une traduction de Juvénal; son père essaya en vain de le déterminer à prendre l'état de procureur ou la profession de commerçant. En 1756, le maréchal de Belle-Isle se l'attache en qualité de secrétaire ; et Ducis parcourt ainsi la France, visitant les places fortes, visi- tant aussi les monuments, cathédrales, châteaux, en véritable touriste. En 1757, il devient secrétaire de M. de Montazet, qui suit en Allemagne les opérations de la guerre de Sept Ans. Ducis parcourt la Bavière, l'Autriche, la Bohème, la Prusse, la Saxe. 11 assiste à une bataille, mais ce spectacle ne lui inspire que l'horreur de la guerre.
Tempérament doux et assez paresseux, esprit curieux
552 IMSTOinE DE I.A I.ITTI- UATL liE Fr.AXÇAISE CLASSIQli;
et plus encore accueillant aux impressions venues du dehors, il n'était ^uère fait sans doute pour l'emploi de commis au ministère de la guerre que son père lui assigna à son retour. Le maréchal de Belle-Isle, généreu- sement, le débarrassa de cet emploi, tout en lui en con- servant les appointements. Dès lors Ducis, libre et à l'abri des soucis pécuniaires, put satisfaire à ses goûts d'oisiveté et de dilettantisme. Il prenait alors, nous dit-on, un égal plaisir à assister aux sermons du P. de Neuville, et à applaudir Le Kain.
Il se sentait pour le théâtre une vocation déterminée. En 1764, son Aniélise, où il suivait très servilement Cor- neille et Racine, eut peu de succès. En 1769, son Hamlet vint révéler au pul)lic, « et peut-être à lui-même », nous dit Campenon, « qu'une sympathie puissante l'entraînait à l'imitation de l'Eschyle anglais ». Encouragé par le succès Ôl Hamlet, Ducis adapte, en 1772, lionico et Juliette; il sacrifie au goût gréco-romain dans Œdipe chez Admete (1778), puis revient à Shakespeare avec le Roi Lear (1783), Macbeth (1790), Jean-Sans-Terre (1791), Othello (1792). J.-J. Rousseau l'avait encouragé dans son admiration pour le tragicjue anglais, et Sedaine lui écrivait, le 9 novembre 1776 :
Celui qui n'a pris que Zaïre dans Othello a laissé le meilleur.
Il fut moins heureux dans deux traffédies dont il ima- gina lui-même le sujet : Abu far, ou la Famille arabe (1795), et Fu'dor et Wladimir, on la Famille de Sibi'rie (1801).
Les honneurs lui étaient venus : après l'Académie (1778), la charge, tout honorifique, de secrétaire des
LA FIN DE LA TRAGEDIE. DUCIS 553
commandetnents de Monsieur, comte de Provence. Il était l'ami du grandiloquent et vertueux Thomas. Mais Thomas mourut en 1785, et la Révolution priva Ducis de ses sinécures. Il refusa de la Convention l'emploi de gar- dien (conservateur) de la Bibliothèque Nationale; les événements politiques l'effrayaient : il m'est, écrivait-il à un de ses amis,
il m'est impossible de m'occuper de tragédies, je vois trop d'Atrées en sabots pour oser jamais en mettre sur la scène, et c'est un terrible drame que celui où le peuple joue le tyran.
Alors il songea à s'occuper, selon son expression, de
sa « grande affaire », c'est-à-dire de son salut éternel. Il
refuse un sièffe au conseil des Anciens en 1798; il refuse o
un siège au Sénat sous le Consulat; il refuse la Légion d'honneur; il refuse en 1810 toute participation au con- cours des grands prix décennaux. En 1814 seulement, il accepte de Louis XVIII la Légion d'honneur et une pension. Il mourut pieusement le 30 mars 1816.
Mais cette distinction morale et cette droiture suffi- saient-elles pour faire de Ducis un grand tragique? Il fallait, nous disent ses contemporains, « que son cœur fût séduit et son imagination dominée par quelque sujet où l'extraordinaire se joignit au pathétique ». Son âme tranquille et volontiers passive ne se mettait pas en branle d'elle-même ; elle avait besoin d'une agitation extérieure assez forte : Ducis était né imitateur, et imitateur d'écri- vains puissants ou violents. Ainsi s'explique la préférence qu'il accorda toujours à Corneille sur Racine; ainsi s'explique qu'on ne l'ait vu qu'une seule fois aller choisir ses sujets chez les tragiques grecs. Ainsi s'explique sou
554 HISTOIlin DE LA MTTHRATUItE l'KAXÇAISE CLASSIQUE
enthousiasme pour- Shakespeare, et les imitations ou adaptations qu'il en fit.
Œdipe chez Admèle ne mérite pas une longue atten- tion. Notons cependant que Ducis s'y est préoccupé du décor, au point de ne pas respecter l'unité de lieu : trois actes se passent dans le palais d'Admète ; le troisième et le cinquième ont lieu « devant et dans le temple des Euménides ». Polynice « s'échappe à travers un bois de cyprès », et Œdipe « s'assied sur un débris de rocher ». Quant à l'intrigue, elle est assez vide, quoique Ducis y ait réuni celle d'Œdipe à Colone et celle àWlceste. Le dénouement est un dénouement d'opéra :
La porte de C intérieur du temple s'ouvre, l'encens fume; on y voit les figures des Euménides, les instruments nécessaires aux sacrifices.... L'autel est au centre, la flamme y brille, et sa clarté illumine le i-isage d'OEdipe, qu'on y voit dans Vattitude d'un sup- pliant. Le grand-prétre et sa suite forment un cercle autour de lui... Les gardes d'Admète, le Peuple et les autres pcrsonnitges garnissent le fond .
Œuii'i:. tenant l'autel embrassé.
O moit 1 enloiids ma voix! Grands dieux, apaisez-vous! J'ai nicM-ilé l'Iionneur de suspendre vos coups!
Mais quel nouveau transport me saisit et m'anime? Mon esprit se dégage '. il n'est plus arrêté; Je tombe: et je m'élève à l'immortalité. [L'éclair brille, la foudre gronde et renverse OEdipe mourant au pied de l'autel.)
Les sentiments, les caractères, la psychologie en un mot, se ressentent de l'aversion de Ducis pour Racine : ils sont rudinu'ntaires, indiqués plutôt que développés, et jamais analysés. Tristesse et désespoir d'CEdipe, dévouement filial d'Antigone, dévouement conjugal d'Al-
LA FIN DE LA THAGEDIE. DUCIS 555
cfste, de tout cela rimpression arrive au spectateur d'une manière diffuse, assez pénétrante, assez enveloppante, mais vague, et plus voisine des procédés de la musique, peut-être, que de ceux de la littérature. Autre ressem- blance enfin avec l'opéra d'alors : le style est volontiers lyrique, très riche en exclamations, toujours élégant, et souvent harmonieux.
C'est par ce souci d'élégance et d'harmonie que Ducis a affadi Shakespeare. Il n'était aucunement insensible à la puissance, à l'énergie violente du tragique anglais. Mais il était persuadé que ses contemporains français ne pourraient ni la comprendre, ni même l'admettre. Nous lisons, par exemple dans V Avertissement de son Otliello :
La tragédie d'Othello, par Shakespeare, est une des plus tou- chantes et des plus terribles productions dramatiques qu'ait enfantées le génie vraiment créateur de ce grand homme L'exé- crable caractère de Jago y est exprimé surtout avec une vigueur
de pinceau extraordinaire Je suis bien persuadé que si les
Anglais peuvent observer tranquillement les manœuvres d'un pareil monstre sur la scène, les Français ne pourraient jamais un moment y souffrir sa présence, encore moins l'y voir développer toute l'étendue et toute la profondeur de sa scélératesse.
Jago est donc remplacé par « Pézare, vénitien », qui ne paraît plus sur la scène, dès que sa trahison est connue ; bien plus, « un prince ennemi de la fraude », comme disait Molière, ou, comme dit Ducis,
Ces mortels dont l'Etat gage la vigilance,
l'ont mis en prison : et la morale est vengée! Durant tout le cours de la pièce, le caractère atroce de l'exé- crable Pézare est caché soigneusement, afin, déclare Ducis, « de ne pas révolter les spectateurs ». — Aussi
5J») lIlSTOlliE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSI^IT
rinipressioii d'horreur est-elle iitténuc'e, pour que prédt)- ininent l'intérêt et la compassion en faveur d'IIédelnione — et non Desdémona — ; aussi Ducis a-t-il préféré donner au More de Venise, au lieu d'un visage noir, « un teint jaune et cuivré ». Ne sourions pas trop cepen- dant de ces atténuations. Ducis parut trop hardi à ses contemporains. En 1792, un an avant la Terreur, Hédel- mone, frappée sur la scène par le poignard d'Othello, provoqua des murmures; et plusieurs femmes s'évanoui- rent.
L'œuvre de Ducis, malgré ses timidités, ne fut pas sté- rile : elle popularisa Shakespeare en France, et, par ses timidités mêmes, contribua à montrer combien la tra- gédie classique était désormais démodée : la voie allait s'ouvrir plus aisément au drame romantique.
CHAPITRE V
LA POESIE: DELILLE, LE BRUN, PARNY
Comme le théâtre, la poésie de la fin du siècle se res- sent de Voltaire et de V Encyclopédie : elle est sèche, claire, raisonneuse, froide. Elle ne sait plus, ou elle ne sait pas encore s'émouvoir : elle analyse. Ou plus exac- tement, les écrivains qui la pratiquent ne sont que des versificateurs : ingénieux, exercés, féconds même, il ne leur manque des qualités du poète que la poésie!
On les admire cependant, et l'on croit, par exemple, alors faire preuve de « sensibilité » en goûtant le genre descriptif et son représentant autorisé, l'abbé Delille (1738-1813). Ce spirituel Auvergnat eut, en 1769, l'à- propos de traduire en vers les Géorgiques de Virgile. On se mettait, à Paris et à Versailles, à aimer la nature : Delille présentait et paraissait découvrir à ses contempo- rains la nature telle qu'ils pouvaient la comprendre, clas- sique, toute fardée encore des vers de Virgile d'où il la tirait. Ce fut une véritable révélation. Voltaire écrivit de Ferney au novateur :
558 IIISIDIIIE DE L.V I.ITTÉIlATLltn FnANÇAISE Cl.ASSKILE
Vous n'êtes point savant en us; D"un Français vous avez la grâce; Vos vers sont de Yirgilius, Et vos Epitres sont d'Horace.
L'abbé avait fait preuve clans sa traduction d'ori^^ina- lité, ou du moins d'ingéniosité, en s'efTorçant de donner à ses vers français l'harmonie imitative qu'il avait remar- quée dans les vers du poète latin. Cette attention portée à la musique des mots doit bien lui valoir de notre part quelque reconnaissance.
Avec la même opportunité, et le même succès, il donna en 1782 ses Jardins. Les Mois de Koucher, parus en 1779, avaient été jugés trop solennels. Les Jardins furent plus riants. Sans doute le dessein général en semble bien didactique, et cet Art poétique du jardinage rappelle trop Boileau. Mais quelle aimable conversation l'auteur entretient avec son lecteur! quel badinage agréable, et qui se ressent de la « douceur de vivre » chère à Talleyrand! C'est un ton, un tour sans cesse spirituel, aisé, dépourvu de lourdeur, mais aussi de gra- vité, varié, pimpant, presque ému parfois, et clair et gai jus(jue dans l'émotion. Voici les vers les moins prosaï- ques de ce même « poème m ; il semble d'ailleurs que Lamartine s'en soit souvenu dans une de ses Miklilalions : Remarquez les nuances dillérentes, dit-il, que présen- tent les feuilles,
I»eniarqu(!Z-les surtout, lors(|ue la pâle automne,
Près de la voir flétrir, embellit sa couronne.
Que de variété, que de pompe et d'éclat 1
Le pourpre, l'orangé, 1 opale, l'incarnat
De leurs riches couleurs étalent l'abondance.
Hélas 1 tout cet éclat marque leur décadence.
LA POESIE : DELILLE, LE BRUN, PAUXY 55»
Tel est le sort commun. Bientôt les Aquilons Des dépouilles des bois vont joncher les vallons; De moment en moment la feuille sur la terre, En tombant, interrompt le rêveur solitaire. Mais ces ruines même ont pour moi des attraits. Là, si mon cœur nourrit quelques profonds regrets, Si quelque souvenir vient rouvrir ma blessure. J'aime à mêler mon deuil au deuil de la nature.
Viens, je me livre à toi, douce mélancolie; Yiens, non le front chargé des nuages afTreux Dont marche enveloppé le chagrin ténébreux. Mais l'œil demi-voilé, mais telle qu'en automne Au travers des vapeurs un jour plus doux ray»nue.
Je ne dis rien ni de V Homme des champs, ni des Trois règnes de la nature, ni de V Imagination, ni de la Conver- sation; ces ouvrages appartiennent au xix'^ siècle : YHomîiie des champs eut l'audace de paraître la même année o^ Atala ! On y rencontre les mêmes mérites, timides, mondains, prosaïques en somme, qu'on ren- contre dans les Jardins. Les Trois règnes de la nature témoignent en outre de la durée de l'influence de Buffon.
La grâce de BuiFon toucha également Écouchard- Le Brun, dit Le Brun-Pindare (1729-1807). Secrétaire des commandements du prince de Conti, protégé de Louis Racine, il commença par la poésie lyrique, et con- tinua par la poésie élégiaque. Vers 17Gi il entreprit son poème De la nature. C'est là qu'il paraphrase V Histoire naturelle, en vers solennels, assez froids, mais aisés et ne manquant pas d'énergie :
O Nature, ù ma mère! 6 déesse éternelle I
Toi que l'erreur des lois veut rendre criminelle,
Je t'implore, descends, respire dans mes vers !
500 mS'vdilK l)i: LA. LlTTlhtATLltE FlîANÇAISE CLASSIQUE
Éclaire des mortels rorgueilleuse ii^iiorance, O centre! qui jamais n'eus de circonférence, Comment lis-tu rouler dans le ceicle des ans Et les rapides jours elles siècles pesants?
Je ne dis rien de ses Odes, ni de ses Elégies, de ses Epitres, de ses Veillées du Parnasse, ni de ses Epi- grammes. Je laisse de côte l'Ode trop célébrée, très contournée, très mythologique, Au vaisseau Le Vengeur. J'ajoute seulement que Le Brun-Pindare avait une haute iiléc do l;i poésie, du génie poétique :
Il veut planer aux voûtes éternelles: L'aigle n'est pas un oiseau de boudoir.
Cet enthousiasme est intéressant à constater, car il n'a pas été sans influence sur Chénier, et sur l'idée que les Romantiques se feront du poète.
La poésie élégiaque est représentée par le vicomte de Parny. Ce créole, né à l'Ile Bourbon en 1753, avait été élevé en Fran.ce, au collège de Rennes, et il avait étonné ses maîtres par son mysticisme exalté; il voulut, ses étu- des finies, entrer à la Trappe. Mais sa sensibilité, qui seule le guidait en cette affaire, prit bientôt un autre tour. Un amour malheureux le rendit pour quelque temps mélancolique; il se consola vite. Ses Poésies, parues en illb, ne méritent en aucune façon l'éloge qu'en fait un de ses biographes : « Le style en est, dit-il, celui de l'àme ». C'est uniquement l'amour sensuel qu'il chante, en quatre livres d'élégies. Encore s'il le célébrait avec fougue! si ses vers étaient animés, et emportés, par une sorte de délire! Mais Parny est correct; il est discret; il est spirituel; il ne dit les choses qu'il demi, pour rester
LA POESIE : DELILLR, LE BUUX, PAIINY 561
élégant, et pour que la recherche de l'expression fine et subtile attarde plus longtemps sur les objets qui lui sont chers son imagination pervertie. Sa première élégie est intitulée : Le lendemain. — Il est vrai qu'une autre, moins voilée, a pour titre : Le cabinet de toilette. — Tout cela est écrit en vers courts, aisés, sur un rythme qui se rapproche de celui de la chanson ; et une pointe, souriante, émue, spirituelle, termine chaque pièce. La seule note intéressante qu'on rencontre, c'est, comme chez Delille, la note mélancolique : Parny est parfois las du plaisir et sa santé « chancelle » Mais il revient vite à son épicurisme grossier :
Le plaisir seul donne un prix à la vie. Plaisirs, transports, doux présents de Vénus! Il faut mourir quand on vous a perdus.
Telle est la philosophie de ce païen. — Ajoutons, pour compléter sa physionomie, qu'il écrivit dans la suite, contre le « fanatisme », une Guerre des Dieux, poème voltairien en dix chants, auxquels il en ajouta quinze, donnant à l'ensemble le titre de Cliristianide.
36
CHAPITRE VI
ANDRÉ-MARIE DE GIIÉ>'IER
« Rendons Chénier au xviii* siècle », a dit un critique, mais « isolons-le dans le xviii^ siècle ». Et M. Faguet à son tour déclare : « C'est un poète dans un siècle de prose; un ancien dans un temps où les Anciens ont cessé d'ins- pirer la littérature; un Grec dans un temps où l'on est aussi éloigné que possible de ces sources antiques de l'art européen ». En réalité, il y a, comme nous le ver- rons, du Dorât, du Parny, du Bertin, dans les Elégies de Chénier; il y a aussi du Le Brun-Pindare. Et, à vrai dire, Chénier n'est pas plus isolé parmi ces poetœ minores que Corneille, autrefois, dans la troupe des Mairet, des Rotrou, des du Ryer, ou encore que Ronsard dans la compagnie des Baïf et des Jodelle : il les dépasse seule- ment. Et ce Grec et cet Ancien l'est plus intimement, mais non pas autrement, que Caylus l'archéologue, ou David le peintre, ou le savant auteur du Voyage du Jeune Anacharsis.
ANDRE-MARIE DE CHEMER 563
Aussi la couiuiissiiace de sa vie, et des milieux dans lesquels il a vécu, est-elle nécessaire à l'intelligence de son œuvre. — Il naquit h Constantinople, le 30 octo- bre 1762. Son père était consul de France, et avait épousé, en 1775, Elisabeth Santi-Lomaca, d'une famille grecque presque illustre. André eut quatre sœurs et trois frères, et il était né l'avant-dernier. Son cadet était Marie-Joseph. En 1767, M""" de Chénier vint résider à Paris, pour veiller à l'éducation de ses enfants. Fort curieuse des choses de l'intelligence, auteur elle-même d'une Lettre sur les Enterrements grecs, et d'une Lettre sur les Danses en Grèce, possédant une collection de médailles et d'estampes, elle réunissait dans son salon des savants, des lettrés, des peintres, Le Brun-Pindare, l'érudit Brunck, Alfieri, M™^ Yigée-Lebrun, David, Florian, le peintre Gazes, l'abbé Barthélémy. Tel est le milieu dans lequel André fut élevé : l'art, l'archéologie tiennent dans les conversations de cet aimable monde la plus grande place.
En 1773, il fut mis au collège de Navarre ; en 1780, il terminait ses études. Au collège, il s'était lié avec les frères Trudaine et les frères de Pange, à qui il adressera plus tard quelques-unes de ses Elégies. En 1782, il entre au service, en qualité de cadet gentilhomme, au régiment d'Angoumois, à Strasbourg. Mais il s'ennuie; la gravelle se joint à sa mélancolie, et, au bout de six mois, il revient à Paris pour se consacrer uniquement, nous dit M. Faguet avec beaucoup de justesse, « aux lettres, à l'amitié, h l'amour et au monde ». Il sent sa voca-
564 HISTOinE DE LA LlTTlUiATUnE riîANÇAlSE CLASSIQUE
tion poétique, et il veut, en outre, jouir de tous les plaisirs.
Car il est sensuel et de bien des manières, à commencer par la gourmandise. Et ses contemporains ont noté son « penchant naturel pour la bonne chère ». 11 est débau- ché, et lui-même nous en a laissé la confidence :
Entrons! oh! quelle nuit, joie, ivresse, folie!
11 faut que de la Seine, au cii de notre fête, Le flot résonne au loin, de ces jeux égayé, Et qu'en son lit voisin le marchand éveillé, Ecoutant nos plaisirs d'une oreille jalouse. Redouble ses baisers à sa trop jeune épouse !
11 lit aussi, mais en érudit, en curieux, plus qu'en amateur; il annote Malherbe, il recueille des « expres- sions », comme on disait autrefois, des images, des métaphores, dans les Poètes de V Anthologie, et dans leurs imitateurs latins. Chose étrange, il a peu de sym- pathie pour le xvi" siècle; mais il en a beaucoup pour le XVII* siècle littéraire et pour le xvin'^ siècle philosophi- que, je veux dire encyclopédique, car il méprise Voltaire. Il écrit quelques pages d'observations morales, aisées, agréables, assez pénétrantes, mais surtout satiriques, et témoignant surtout d'une sensibilité vive, à la manière de La Bruyère, qui souffre de la sottise d'autrui comme d'une blessure. Et il compose quelques pièces de vers tout imprégnées de ses lectures des Anciens.
En 1783, il se met à voyager : il veut aller en Suisse, en Italie, en Grèce. Il ne va qu'en Italie, et séjourne à Rome et à Naples. De retour à Paris, il se remet au travail poétique. La vie mondaine en même temps le
AXDIiE-MAP.IE DE CIIEMEP. 5G5
reprend; parfois sa guîté est traversée de mélancolie romanesque; il est un peu blasé; il est un peu mûri; mais bientôt :
Adieu les grands discours et le volume antique, Et le sage Lycée et l'auguste Portique ! Et reviennent en foule et soupirs et billets, Soins de plaire, parfums, et fêtes et bouquets
A la fin de 1787, on lui trouve une place de secrétaire d'ambassade à Londres. Il quitte Paris h grand regret. Et il s'ennuie h Londres comme il s'était ennuyé au régi- ment d'Angoumois. Les Anglais lui déplaisent, pour leur « mélancolie », pour leur « joie ignoble » et leur « faste grossier », pour leur « insolent orgueil fondé sur quelque argent ».
Il prend en haine les poètes anglais, « durs chanteurs » buvant les flots d'un « faux et bruyant Permesse », qui les enivre « pesamment ». C'est à Londres, vraisembla- blement, qu'il compose son poème de V Invention. Enfin, en 1791, il résigne ses fonctions diplomatiques.
Dès avant son retour il était partisan delà Révolution, et avait écrit, dans le Journal de la société de 1789, un Avis au peuple français sur ses véritables ennemis : l'émancipation du peuple est juste, dit-il, mais précisé- ment pour cette raison il doit redouter les dangers qui sont les plus capables de la compromettre : l'esprit de parti, la délation, les « insurrections illégitimes », bref, le jacobinisme, sectaire et violent, dénonciateur de « sus- pects » et organisateur de « journées ». Dans le même esprit, il célèbre dans les lourdes strophes de son feu de paume la liberté sortant de 1' « enfer de la Bastille », en même temps qu'il met le peuple en garde contre les
566 HIsrollîE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
excès ordinaires aux vainqueurs. L'année suivante, il raille l'indiscipline triomphante des Suisses du régiment de Chàteauvieux, dans un Hymne; en 1793, il exalte Charlotte Corday. 11 combat en prose les Jacobins, il écrit un Projet d'une lettre de Louis XVI aux députés de la Convention. Puis il se retire à Versailles, et là travaille à cet Hermès qu'il ne devait pas finir. Le 7 mars 1794, on l'arrête à Paris, comme suspect. On l'écroua à Saint- Lazare. Le 7 thermidor, sa tète tombait sur l'échafaud.
Son œuvre, en très grande partie, ne parut qu'en 1819, par les soins d'H. de Latouche. Et c'est pourtant ici le lieu d'en parler, car beaucoup de ses contempo- rains l'ont en partie connue, ou, comme Millevoye, imitée même. Et surtout, il est le plus grand poète qu'ait produit cette école néo-classique, dont nous parlions au chapitre précédent; et en même temps il est le seul vrai poète dont l'inspiration reflète la pensée encyclopédi- que. Rien de plus faux, en conséquence, que de voir, comme on l'a fait, dans André Chénier un précurseur du Romantisme. Et, au contraire, la juste idée que nous devons nous former de lui, ce n'est pas seulement celle d'un Boileau ou d'un Malherbe inspirés; mais d'un Rr)nsard, qui aurait lu Voltaire, Montesquieu, BuIIbn, Buflon surtout peut-être.
L'esprit classique du xvi*^ siècle et l'esprit de Y Encyclo- pédie sont en efl'et plus apparentés qu'on ne pense, dans ces dernières années du siècle de Voltaire et de Condor- cet. On connaît le mot de Chamfort :
ANDUE-MARIE DE CHENIER 667
M. de..., qui voyait la source de la dégi-adation de l'espèce humaine dans l'établissement de la secte nazaréenne et de la féo- dalité, disait que, pour valoir quelque chose, il fallait se dchap- tiser et se défranciser et redevenir Grec et Romain par lame.
C'est ce que la philosophie du xviii'^ siècle a essayé de faire. Mais si l'idéal classique du xviii^ siècle, celui de Racine et de Fénelon, de Boileau si l'on veut, de Bos- suet même et de Corneille, n'avait consisté qu'à insinuer pour ainsi dire, dans une forme vaguement ou à peine antique, des sentiments nouveaux, modernes, chrétiens et français, quel pouvait être le résultat de se débaptiser et de se défranciser? Uniquement de ramener à l'anti- quité ou au paganisme l'inspiration du fond des choses comme l'imitation de la forme. Et, en effet, le vers sou- vent cité :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques,
n'a pas d'autre signification; et le vœu qu'il exprime est d'ailleurs un peu contradictoire, parce que la forme ne se distingue pas, ne se sépare pas ainsi du fond, mais il dit admirablement en quoi cette renaissance du classi- cisme a consisté; ce qu'elle a eu d'analogue ou de presque identique dans la peinture de David et dans les vers de Chénier; par où elle diffère de l'idéal classique et chré- tien du xv!!** siècle, pour rejoindre l'idéal classique et païen du xvi*, de Ronsard.
Aussi n'est-il pas étonnant que, comme Ronsard, Chénier, autant qu'un poète, soit ce qu'on appelle un artiste, ou un dilettante. De tous les dons du poète, il possède le premier, le don de penser par images, ou même de ne penser qu'autant qu'il imagine et qu'il voit
503 lIISTOir.E DE LA LITTÉItATLItE 1HANÇAISE CI.ASSIQIE
SCS idées s'animer, se réaliser plastiquement, prendre une (orme et des couleurs ; c'est ce qu'il est à peine utile de rappeler :
C'est le dieu de Nysa, c'est le vainqueur du Gange, Au visage de vierge, au front ceint de vendange, Qui dompte, et fait courber sous son char gémissant Du lynx aux cent couleurs le front obéissant....
OU encore :
Une ruche nouvelle à ces peuples nouveaux Est ouverte; et l'essaim, conduit dans les rameaux Qu'un olivier voisin présente à son passage. Pend en grappe bruyante à sou amer feuillage....
Mais idées ou sentiment n'ont d'intérêt pour lui que s'ils se revêtent naturellement d'une forme exquise ou somptueuse. A cet égard, les notes qu'il avait écrites aux marges de son Malherbe sont tout à fait instructives :
Celle Ode est bien écrite, pleine d'images et d'expressions
heureuses,... mais un peu froide Un poète fécond et vraiment
lyrique... eût fait un tableau court, pathétique et chaud de la
barbarie où nous étions jusqu'au règne de François I"^"" Ce plan
eût fourni à Malherbe un poème grand, noble, varié, plein d'âme et d'intérêt.
Nous croyons qu'il lui eût surtout fourni un poème plein d'art, des développements, des ornements, des imitations, des allusions historiques encadrées ou serties dans l'or des ciselures d'expression. Et la matière n'en eût pas eu pour cela plus d' « âme » ou d' « intérêt » ; mais le travail y eût surpassé la matière, comme dans les Klègies et surtout dans les Idylles de Chénier lui-même.
Aimer ainsi l'art, de cette manière un peu exclusive, et à ce degré, c'est être « sensuel » autant qu'artiste. Ne
ANDRÉ-MAIÎIE DE CHÉMER 569
nous étonnons donc pas de retrouver dans l'œuvre de Chénier tout entière la sensualité que nous avons remar- quée dans son caractère et dans sa vie. Il sait noter, comme l'a indiqué M. L. Bertrand, « l'éclair des vins dans une coupe, la profusion des fruits en pyramides croulantes ; il célèbre surtout les vins, vins d'Espagne et vins de France, madère, nialaga, Champagne et bour- o-oofne », et, dans son Ilvmne à la France :
France, ô belle contrée, ô terre généreuse!
il insiste sur les parfums pénétrants des fleurs, sur le goût délicieux des fruits que produit sa patrie. La nature^ d'ailleurs, qu'il ne sent guère qu'au travers des élégia- ques latins, n'est pour lui trop souvent que l'initiatrice de la volupté :
L'amour aime les champs, et les champs l'ont vu naître I ou encore :
Que l'air est suave et frais! Le beau ciel! Le beau jour! Les dieux me le gardaient : il est fait peurlamour!
C'est à ce titre, et en ce sens, que l'on a pu l'appeler un « pur païen », à la manière de Diderot, par exemple; et dans la mesure exacte où la renaissance du classicisme est elle-même alors une renaissance du paganisme.
C'est dans ses Elégies que son paganisme sensuel est le plus marqué. Sans doute les idées et les sentiments s'y enveloppent souvent d'une phraséologie de conven- tion ; elles sont placées sous l'invocation des Lycoris, des Camille, des Fanny; et le poète s'est efforcé d'y observer un caractère impersonnel et objectif. Mais la sensualité
570 HISTOIIIE DE LA LITTERATUIŒ FIIANÇAISE CLASSIQUE
qu'elles respirent, ou, pour parler plus exactement, l'es- pèce d'amoureuse férocité qu'elles traduisent, trahit le voisinage des Liaisons dangereuses. Il ne s'y agit pas uniquement de galanterie froide, à la Gentil Bernard, ni de descriptions enjolivées de périphrases, à la Delille :
Pourquoi vois-je languir ces vins abandonnés, Sous le liège tenace encore emprisonnés?
Elles sont capiteuses et, du moins pour quelques-unes d'entre elles, malsaines, tout comme celles du chevalier de Parny.
Chénier est encore païen par le caractère de son incré- dulité, qui n'est pas agressive ni taquine comme celle de Voltaire, mais calme, comme celle de BufTon, tran- quille et sûre d'elle :
Je ne veux point, couvert d'un funèbre linceul, Que les pontifes saints autour de mon cercueil, Appelés aux accents de lairain lent et sombre, De leur chant lamentable accompagnent mon ombre. Et sous des murs sacrés aillent ensevelir Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir.
Plus significatif encore que ces vers, — qui pourraient n'être qu'une boutade, — est le dessein de son Hermès, tel que l'a résumé Sainte-Beuve dans ses Portraits litté- raires : « Par ses plans de poésie physique, y dit-il, en retournant à Empédocle, André était Iç contemporain et le disciple de Lamarck et de Cabanis; il ne l'est pas moins de Boulanger et de tous les hommes de son siècle, par l'explication qu'il eût tentée de l'origine des reli- gions... On a peu à regretter qu'André n'ait pas mené plus loin ses projets : il n'aurait en rien échappé, malgré
AXDRE-MARIE DE CHEXIER 571
toute sa nouveauté de style, au lieu commun d'alentour; et il aurait reproduit, sans trop de variantes, le fonds de d'Holbach, ou de V Essai sur les préjiii^^és. » Sainte-Beuve a raison; mais il eût dû marquer que Chénier était tout imprégné des idées de Buflbn ; et qu'il se fût ainsi montré dans V Hermès, s'il avait pu l'achever, l'interprète enthou- siaste des Epoques de la Nature, et déjà le poète de la « concurrence vitale ». Il y eût expliqué à la manière de Voltaire et de Condorcet l'origine des religions, en les accusant de la plupart des maux qui ont désolé l'huma- nité, et en reprochant aux « prêtres » de les avoir exploitées :
La vie humaiue eriaute et vile et méprisée Sous la religion gémissait écrasée
La religion tombe et nous sommes sans maître: Sous nos pieds, à son tour, elle expire, et les deux Ne feront plus courber vos fronts victorieux.
Enhu, dans son troisième chant, disciple de Condilhic, il eût développé la doctrine de la « sensation trans- formée », proclamé d'ailleurs la tendance invincible de l'homme « à la vertu et à la vérité », et terminé par un hymne à la « science ». C'est la pure philosophie des Encyclopédistes; et, sans doute, Chénier l'eût développée autrement que son ami Le Brun; mais il n'y en a pas de plus éloignée non seulement de celle des prochains romantiques, qui sont religieux, mais de celle même d(; Rousseau.
L'inspiration des Idylles ne diffère pas de l'inspiration des Élégies et de Vllermès, telle du moins t|u'elle vient d'être définie. Mais, comme Chénier remonte directement
572 iiisToinr, or: la mti KiiATuun miançaise classiovk
îiiix sources grecques, et que, sinon de la haute anli- ([uilé, sophocléenne, pindariquo, lioniérique, il a le sens profond de l'alexandrinisme, il y retrempe le vers inconsistant et décoloré qui est autour de lui celui de ses émules, sans qu'il y ait rien là de contradictoire aux idées de son temps ; ou plutôt, et semblable en tout le reste à ses contemporains, il ne s'en distingue que par une intelligence plus subtile de ce classicisme dont ils ont perdu le sens, et pour avoir en lui réconcilié cette admiration de leur temps et ce sentiment de l'art qu'exprime le vers devenu proverbial :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
Aussi bien les doctrines de Chénier sont-elles entière- ment conformes au caractère de son œuvre : elles sont classi(]ues. Il proteste contre l'anglomanie :
Les poêles anj^lais
'l'iisles comme leur ciel toujouis ceint de nuages, ICnflés comme la mer qui blanchit leurs rivages, Lt sombies el j)esanls....
Lisez encore la quatrième de ses KpUres à Le Brun, ou son poème de V Invention, et vous y verrez exposée cette théorie de l'assimilation, ou, si l'on veut, de I' « in- nutrition », (|ui, depuis Boileau, depuis du Bellay, depuis Quintilien, est ii la base du classicisme :
Tantôt citez un auteur jadople une pensée, Mais qui revêt, chez moi, souvent entrelacée, Mes images, mes tours, jeune et frais ornement, Tantôt je ne retiens que les mots seulement; J'en déloui-ne le sens; et l'art sait les contraindre Vers des objets nouveaux (ju'ils s'étonnent de peindre
AXDRE-MAP.IE DE CHÉ.MEP. 573
Le critique imprudent, qui se croit bien habile, Donnera sur ma joue un soufflet à Virgile; Et ceci (tu peux voir si j'observe ma loi), Montaigne, il t'en souvient, l'avait dit avant moi.
{IV^ Ep. à Le Brun.)
Changeons en notre miel leurs plus antiques fleurs ; Pour peindre notre idée empruntons leurs couleurs: Allumons nos flambeaux à leurs feux poétiques, Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
[Vlm-ention.)
Enfin et surtout, il est classique parce que sa poésie est objective, et le modèle y en est extérieur au poète. C'est même là ce qui a permis à Gabriel de Chcnier de soutenir que son oncle n'avait pas, comme l'on dit, « vécu » ses Elégies, Que voulait dire en effet ce pieux et chaste neveu? Que Camille et Lycoris n'étaient que des maîtresses imaginaires! qu'elles s'étaient appelées à Rome la Délie de TibuUe ou la Cynthie de Properce? Oui, mais surtout il voulait dire que, pour André Chc- nier comme autrefois pour Ronsard chantant sa Cas- sandre, ou du Bellay son Olive, le plaisir et l'amour avaient été des « thèmes poétiques », choisis et traités pour ce qu'ils contenaient de vérité générale, de matière poétique, de beauté permanente. Si le plaisir et l'amour se définissent par de certains traits, qui sont les mêmes à Londres et à Paris, qu'à Rome et à Alexandrie, ce sont ces traits qu'André Chénier s'estproposé de fixer dans ses vers:
... Dans les arts l'inventeur est celui Qui peint ce que cliatun peut s(Milir comme lui.
C'est encore celui qui, parmi tous ces traits, sait choisir pour les associer ceux qui formeront l'ensemble le plus harmonieux :
57i HlSTOIliE DE LA LITTEKATUUE FHANÇAISE CLASSIOl'R
C'est le fécond pinceau qui, sûr de ses regards, Retrouve un seul visage en vingt belles épars, Les fait renaître ensemble, et par un art suprême, Des traits de vingt beautés forme la beauté mémo.
Reconnaît-on assez la pure tradition classique !
Classique et païen, et l'un parce que l'autre, tel est tlonc celui dont on a voulu faire un précurseur des Romantiques. Il nous a lui-même livré, en deux vers, le secret de sa double admiration pour les Anciens :
Mais leurs mœurs et leurs lois, et mille autres hasards, Rendaient leur siècle heureux plus propice aux heaux-arts.
Un tel artiste, et un tel penseur, s'il eût vécu, n'au- rait-il pas été le plus redoutable adversaire des nova- teurs prochains?
CHAPITRE VU
JACQUES-HENRI BERNARDIN DE SAINT-PIERRE
C'est un étrange personnage. Il a débuté dans la vie comme Marmontel et comme Rivarol, en se servant de sa jolie figure comme d'un moyen de fortune; il a eu de singulières aventures, où il a laissé quelque chose de sa probité; il a été d'un caractère irritable, mesquin, envieux. Mais, après tout cela, ce qui manque à la plu- part des gens de lettres de son temps, cette fleur de sen- timent, cet idéal intérieur, cette noblesse réelle de pensée, il l'a eue, comme Rousseau, dont nous savons par lui-même le personnage qu'il fut, et cependant qui a été dans la littérature le rénovateur du sentiment de la nature, de l'amour, de la religion. Comme Rousseau enfin, il en est venu à haïr les Encyclopédistes et V Ency- clopédie : et ce n'est là ni son moindre mérite ni alors sa moindre originalité.
Jacques-IIenri Bernardin naquit au Havre en 1737, d'une famille honnête et bourgeoise, qui prétendait avoir quelque droit à ajouter au nom de Bernardin celui de Saint-Pierre. L'auteur de Paul et Virginie se croira de la
57G iiisroiiti: di: i.a LiiTiiiiATi'itE iiiançaise classique
sorte issu criùislachc de Saint-Pierre, l'un des fameux bourgeois de Calais. Elève des Ponls et Cluiusscos, il fut, en 1759, remercié avant d'être devenu ingénieur, l'admi- nistration royale ayant fait porter une de ses économies sur les fonds destinés aux Ponts et Chaussées. De ce pre- mier contretemps, rencontré au début de sa carrière, Jacques-IIenri gardera toujours un instinct de défiance, une crainte de la persécution, qui contribuera sans doute à la sympathie de Rousseau pour lui.
De là également datent et procèdent ses voyages à tra- vers l'Europe : en Allemagne, où ses services, en qualité d'ingénieur, sont agréés;» l'armée du Rhin. Mais il souffre des plaisanteries de ses camarades, de l'oubli où l'ingé- nieur en chef laisse dormir ses volumineux mémoires : il quitte l'armée du Rhin pour Midte. De là 11 va en Hol- lande; de là enfin en Russie, mais il n'y reste pas long- temps : c'est que, racontera-t-il dans la suite, l'Impéra- trice l'avait « remarqué » et avait fait de lui beaucoup plus que son confident : l'envie des courtisans s'attacha ;» sa fortune. Il passe donc en Pologne, où l'amour d'une princesse encore le retient quelque temps; mais « le remords n assiège son cœur vertueux : le voilà de nou- veau en Allemagne, puis en h'rancc. Lii il obtient un brevet d'ingénieur des colonies (1708). Il part pour Madagascar, mais s'arrête à l'île de France (Maurice). Durant les trois années qu'il y séjourna, il recueillit sur- tout les impressions de nature exotique qui allaient faire en partie le charme de Paul et Virginie.
En 1771, il rentre en France, et court au mariage, ou plutôt il la dot. Il se lie avec Jean-Jacques Rousseau, et tous deux s'en vont herboriser et philosopher aux alen-
JACQUES-HEMU DERXAKDIX DE SAINT-PIEItRE 577
tours de Paris. Sa relation de son Voyage à Vile de France lui vaut d'être admis dans la société de M"' de Lespinasse et de M"^ Geoffriii. Les Encyclopédistes ont tôt fait de lui déplaire. Non qu'il repousse toutes leurs idées : mais d'Alembert ne lui obtient pas de Turgot une pension et une place. Il publie les Etudes de la nature (1784), où il se déclare nettement partisan de la Provi- dence et des causes finales. Aussi la lecture qu'il fait de Paul et Virginie manuscrit est-elle accueillie froidement par le salon de M"* Necker. Publié en 1787, le roman obtient le plus vif succès. En 1788, il publie le premier livre de son Arcadie; en 1790, la Chaumière Indienne, petit conte allégorique, d'inspiration parfois un peu vol- tairienne. Il dit son mot sur les affaires publiques dans ses Vœux d'un solitaire (1790). On lui en fut recon- naissant en le nommant intendant du jardin du Roi, en 1792. Nous lui devons la présence d'animaux au Jardin des Plantes, car il rédigea alors un mémoire sur la nécessité de joindre une ménagerie au Jardin des Plantes. La réorganisation du « muséum » le prive de ses fonctions. Mais on le nomme professeur de morale à l'Ecole Normale; là, il se signale par la ferveur de son déisme : chaque fois qu'il prononce dans son cours le nom de Dieu, il s'incline respectueusement.
Les honneurs qui lui viennent lui paraissent toujours au-dessous de son mérite, tant son imagination a anti- cipé sur sa gloire! Il est nommé h l'Institut; Bonaparte s'efforce de se l'attacher par des compliments; mais Ber- nardin souhaite mieux encore : de l'argent; on lui en donne. Il a la croix, il a des pensions; sa première femme, Félicité Didot, est morte : il se remarie, et sa m. 37
578 llISTtHHK UK LA LITT1£I!ATI HE l'IlANÇAISE CLASSIQUE
secniule iVmine, (jui l'aclmire, qui le choie, parvient etiliii à calmer son irritable humeur, qu'il avait encore exercée en 180G, en donnant h la grande édition de Paul et Virginie un préambule « contre les tyraiis de la littérature et du sens commun ». 11 meurt enfin, en ISl'i, laissant à son secrétaire Aimé Martin sa femme et ses manuscrits. En 1815, Aimé Martin publia les Ifarinonics de la nature.
Au fond, il n'avait pas tort, dans la conscience qu'il avait de sa valeur. Car son rôle littéraire est extrê- mement important. 11 représente éminemment trois choses : les commencements de Yexotisme dans la litté- rature descriptive; la réaction du sentiment contre les abus du rationalisme ; et la transformation du style algé- brique en style concret, vivant et coloré. Assurément il marque le début de ces nouveautés, et non leur plein épanouissement : et Chateaubriand aura beau jeu de railler la « lumière argentée », et les teintes plates des tableaux de Bernardin de Saint-Pierre. Mais Chateau- briand aurait-il pu être ce qu'il a été, s'il n'avait été pré- cédé par Bernardin, si Bernardin ne lui eût montré la voie? Comparez à cet égard les descriptions, ou simple- ment les notes prises par celui-ci dans ses Relations de voyage, avec les descriptions, je ne dis pas de l'abbé Delille, mais même de Rousseau. Les paysages alpestres de la Nouvelle Ildloï.sc, (juoique vivifiés par le sentiment et la passion auxquels ils servent de décor, sont secs, impersonnels, presque jjanals. Les paysages exotiques de Paul et Virginie, mêlés eux aussi aux sentiments humains qui se déroulent au milieu d'eux, sont nets, précis, colorés; ce n'est plus une gravure, c'est presque
JACQUES-HEXRI BEP.XAIIDIX DE SAINT-I'IEHRE 579
un tableau; c'est, si l'on veut, une gravure en cou- leurs.
Tel est bien le principal mérite de Paul et Virginie : car que resterait-il de l'idylle un peu niaise de la quinzième année, si l'on en ôtait la séduction et le charme des paysages qui l'encadrent?
On avait laissé cet enfoncement du rocher tel que la nature l'avait orné. Sur ses flancs bruns et humides, rayonnaient en étoiles vertes et noires de larges capillaii-es, et flottaient au gré des vents des touCes de scolopendre, suspendues comme de longs rubans d'un vert pourpré. Près de là croissaient des lisières de pervenche, dont les fleurs sont presque semblables à celles de la giroflée rouge, et des piments dont les gousses, couleur de sang,
sont plus éclatantes que le corail Du haut de l'escarpement de
la montagne, pendaient des lianes semblables à des draperies flottantes.... Les merles siffleurs, les bengalis dont le ramage est si doux, les cardinaux dont le plumage est couleur de feu, quit- taient leurs buissons; des perruches, vertes comme des éme- raudes, descendaient des lataniers voisins
Ou, dans un genre diflérent :
La mer, soulevée par le vent, grossissait à chaque instant, et tout le canal... n'était qu'une vaste nappe d'écumes blanches, creusées de vagues noires et profondes. Ces écumes s'amassaient dans le fond des anses.... A leurs flocons blancs et innombrables qui étaient chassés horizontalement jusqu'au pied des montagnes, on eût dit d'une neige qui sortait de la mer. L'horizon offrait tous les signes d'une longue tempête; la mer y paraissait confondue avec le ciel. Il s'en détachait sans cesse des nuages d'une forme horrible, qui traversaient le zénith avec la vitesse des oiseaux, tandis que d'autres y paraissaient immobiles comme de grands rochers. On n'apercevait aucune partie azurée du flrraament; une lueur olivâtre et blafarde éclairait seule les objets de la terre, de la mer et des cieux.
Tout cela, assurément, était très nouveau en 1787, et allait êlre singulièrement fécond.
6S0 HISTOlltE 1)F. LA LITTK KATLUE TltANÇAISE CLASSIQUE
Ce qui était uii renouvellement aussi, maladroit sans doute, mais cependant digne d'intérêt, c'était la philo- sophie de l'auteur des Etudes de la Nature et des Harmonies. L'idée de finalité y tient une place prépon- dérante, et l'on a souvent cité, et souvent raillé, les exa- gérations naïves de Bernardin à cet égard : il interprète trop vite les desseins de la Providence, ou plutôt, épi- curien à la fois et chrétien, dans la mesure où ces deux attitudes se peuvent combiner, non seulement il croit que Dieu veille sur l'homme, mais il estime que Dieu veille au plaisir de l'homme. Il réagissait ainsi contre V Encyclopédie^ et ainsi il annonçait dans une certaine mesure Chateaubriand.
A cet égard ses Etudes de la Nature sont vraiment significatives. Il avait d'abord formé le projet d'écrire une histoire générale de la nature, « à l'imitation d'Aristote, de Pline, du chancelier Bacon, et de plusieurs modernes célèbres ». Mais bientôt il n'a pas voulu se borner à cette science toute théorique : il a souhaité de « servir le genre humain », en faisant connaître par exemple les « vertus des plantes », leur utilisation possible pour le bien de l'homme, qu'il considère comme leur destination véritable. Il considère, en outre, comme indigne d'intérêt une science qui ne s'attacherait qu'au détail :
C'est leur ensemble (des plantes), leur attitude, leur port, leur élégance, les harmonies qu'elles forment étant groupées ou en contraste les unes avec les autres, qu'il serait intéressant de (Ii'Ilt- miner....
Et cette recherche conduira à découvrir que, vrai- ment.
JACQUES-HEXRI BERXAUDIX DE SAINT- nEURE 581
un sentiment moral semble avoir déterminé leur organisation physique.
Les botanistes et les naturalistes « nous éloignent de la nature » :
Nos livres sur la nature n'en sont que le roman, et nos cabinets que le tombeau.
La réalité et la vie échappent aux hommes de raison- nement :
Pour bien juger du spectacle magnifique de la nature, il faut en laisser chaque objet à sa place, et rester à celle où elle nous a mis.
Dès lors, nous apercevrons Dieu dans la nature. L' « instinct religieux », caractérise l'homme, parmi tous les êtres. Soyons vertueux, car la vertu est « l'har- monie des harmonies », et le plus bel hommage rendu par l'homme à son Créateur.
L'étude de la nature, on le voit, n'est pour l'auteur qu'un prétexte ou un point de départ : et il subordonne la science à la morale, h l'esthétique, et h son déisme intermédiaire entre Epicure et l'Evangile; il médit de la raison, et se laisse guider au sentiment. Sa « philoso- phie » se montre donc, d'une manière très exacte, comme la transition entre celle de Jean-Jacques Roussenu et celle de Chateaubriand.
CHAPITRE Vli
L'ŒUVRE DE GOXDORGET
Je ne sais pourquoi l'on a épuisé, contre Jean-Antoine- Nicolas Caritat de Condorcet (1743-1794), toutes les formes de la critique violente, haineuse et passionnée. Assurément ce ne fut pas un grand homme, non plus qu'un grand écrivain ni un grand penseur : trop de choses lui ont manqué pour cela. 11 semble même qu'il y ait eu en lui un fonds de naïveté ou de niaiserie, à en juger par certaines de ses affirmations, comme celle-ci :'
Le triomphe du Clirislianismc fut le signal de l'cnticTe déca- dence et des sciences et de la philosophie.
(P Époque, p. W.].j
Sa faculté de résistance est nulle aux idées qu'il croit être avancées, ce qui est proprement une forme de la hadauderie. C'est une forme de l'impertinence que de s'inscrire en faux contre toutes les nouveautés, comme l'a fait Joseph de Maistre; mais c'en est une de la sottise, que d'accepter ce qui est nouveau parce qu'il est nou- veau : or c'est lii un trait essentiel de l'intelligence de
L ŒUVIiE DE COXDOIiCET 583
Condorcet. Enfin, il est fanatique, sectaire; ses idées s'embrouillent aussitôt qu'il est question de religion, de toutes les religions. Je dirais qu'il entre en fureur et qu'il voit rouge, si, sous la violence de ses expressions, son tempérament n'était plutôt froid, ou même doux.
Mais, avec tout cela, il a malgré tout deux mérites : il est le produit le plus distingué de l'esprit du xviii^ siècle, le plus complet en qui revivent les qualités et les défauts du temps ; et, quoi que l'on pense de la théorie du Progrès, c'est lui qui, définitivement, l'a constituée. Je pourrais ajouter qu'il ne fut pas une âme vulgaire, l'homme qui, proscrit et condamné à mort, trouva dans sa retraite, je ne dis pas seulement le calme d'esprit qu'il fallait pour écrire son Esquisse des progrès de l'esprit humain, mais encore et surtout, en pleine Terreur, la force et la con- fiance d'espérer contre l'espérance, et, dans le temps même qu'il assistait à la ruine de tous ses rêves, le courage d'affirmer qu'ils se réaliseraient. Si c'est notre mort qui juge la sincérité de nos opinions, la mort de Condorcet est il son honneur.
Son œuvre est considérable ; et il est bien vrai qu'elle manque d'originalité dans le fond et dans la forme; mais on pourrait dire qu'elle en est d'autant plus intéressante, comme n'étant que plus représentative de l'opinion commune alors. Il y a chez lui de l'homme de lettres et du savant, de l'encyclopédiste, de l'économiste et de l'ami de Turgot. Il y a aussi de l'homme de sa caste, car il était d'excellente famille. Et, pour toutes ces raisons, qui connaîtrait bien Condorcet aurait une idée à peu près complète de ce que l'on pourrait appeler l'état des esprits vers 1780.
58'i IIISK.IIŒ DE LA LlTTKllATliiE ritAN(..AISE CLASSIQUE
Je laisse de côté ses œuvres scientifiques, son Trailé du calcul intégral et son Essai sur le calcul des prohaln- litès. Je constate seulement que, si l'on en a contesté vivement la valeur, d'Alembert, La Grange et Arago n'ont pas laissé de les louer, et après tout ce sont là des juges! Je n'insiste pas non plus sur ses travaux d'éco- nomie politi(iue et de pure politique, ni sur ses œuvres proprement littéraires, éloges académiques et pamphlets. Mais, après ces éliminations, il demeure trois ouvra '^es capitaux de lui, ou trois groupes d'ouvrages : sa Vie de Voltaire (1776) et son Édition de Pascal (1778); ses Mémoires sur V Instruction publique (1792); son Esquisse des progrès de l'esprit humain (1795).
Je relève d'abord une remarque curieuse dans son Pascal, c'est une remarque de style qui n'est pas de notre sujet, mais qui d'ailleurs vient à l'appui de ce que je disais :
Si on osait trouver des défauts au style des Provinciales, on lui reprocherait de niauquer quelquefois délégance et d'harmonie; on pourrait se plaindre de trouver dans le dialogue un trop grand nombre d'expressions familières et proverbiales, qui maintenant paraissent manquer do noblesse....
On ne comprend plus la simplicité des classiques, en cette fin de xyiii^ siècle! — Mais d'autres remarques nous importent davantage : par exemple, Pascal avait écrit :
Rieu ne marque davantage une extrême bassesse de cœur, que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles. Rien n'est plus lâche que de faire le brave contre Dieu. Qu'ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés, pour en être vérita- blement capables....
L ŒUVRE DE CONDOIICET 585
Condorcet commente :
Il s'agit ici de savoir si l'opinion de limmortaliié de l'âme est vraie, et non pas si elle annonce plus desprit, une âme plus élevée
que l'opinion contraire D'ailleurs, il me semble que c'est moins
d'après les opinions d'un homme sur la métaphysique et la morale, qu'il faut se confier à lui ou s'en défier, que d'après son caractère....
Ailleurs, Pascal ayant écrit :
Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement, que quand on le fait par un faux principe de conscience.
Condorcet développe :
Cela prouve, selon moi, que pour donner aux hommes une morale bien sûre et bien utile, il faut leur inspirer une horreur pour ainsi dire machinale de tout ce qui nuit à leurs semblables....
Evidemment, on ne saurait être moins curieux des premiers principes et des grandes questions; Condorcet oublie ici les vraies conditions du problème, il oublie qu'en un certain sens il peut m'ètre très indifférent de savoir ce qui se passe dans Sirius ou dans Aldébaran ; tandis qu'il ne m'est pas indifférent de savoir quelle est la loi morale, et on ne peut nier qu'elle ait quelque relation avec l'immortalité de l'àme. Il oublie également que le calcul des probabilités ne renseigne ni sur la nature de l'espace, ni sur la nature de la force ; et cependant toute la solidité de la science en dépend. En tout cas, c'est le pur esprit de Y Encyclopédie, de Diderot et de d'Alembert, absolument dépouillés, pour le coup, de tout ce qui se mêlait encore de métaphysique à leur positivisme.
Et pareillement sa Vie de Voltaire et surtout les Notes
586 IIISTOIHE DE LA LITTKlîATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
qu'il a mises aux Œuvres de Voltaire dans l'Edition de Kehl, sont du Voltaire dépouillé de ce que l'éducatioil de Voltaire, ses habitudes anciennes d'esprit, son déisme, sa modération relative, mettaient encore de tempérament dans son irréligion. Supposons un Voltaire franchement athée : c'est Condorcet. Et j'ajoute un athée presque sans le savoir ou sans l'avoir voulu, un athée de sang- froid, un athée qui ne comprend même pas que l'on pose l'existence de Dieu, qui n'a pas besoin de «t cette hypo- thèse », qui ne voit pas qu'il y ait là de question; vio- lent ailleurs et passionné contre les prêtres, mais juste- ment parce qu'il voit en eux des inventeurs de problèmes qui n'ont pas de Heu d'être, des explorateurs du néant, de grands trompeurs de l'humanité. C'est l'état d'esprit qui va devenir celui de presque toute une génération, la génération des hommes de la Révolution et de l'Empire. On remarquera qu'il est corrélatif d'une grande igno- rance de la nature humaine, s'il l'est de la croyance à l'universalité du pouvoir de la Raison pure. Peu impor- tent à Condorcet les enseignements de l'histoiie et ceux de la psychologie : ce qui n'est pas rationnel ne lui semble pas raisonnable, et dès lors ne compte pas pour lui, n'existe pas pour lui, à véritablement parler, n'est qu'une invention de l'ambition et de l'orgueil. Après s'être fo^mé de la raison une idée toute particulière, ils ont, lui et les Encyclop«'Mlistes, décrété que l'homme raisonnable était tout l'homme, et ils se sont mis à rai- sonncnsur lui comme sur une entité mathématique. Ou plut«")t encore, ils l'ont considéré comme une matière neutre, indéfiniment malléable et plastique, constamment semblable à elle-même, susceptible de recevoir toutes les
l'œuviie de condorcet 587
formes, et c'est ce qui explique le pouvoir énorme qu'ils ont attribué h l'éducation.
C'est ici, de toute leur doctrine, la partie la plus solide. Il n'est certes pas vrai que l'homme soit une argile indéfiniment plastique ; et, dans un sujet donné, tous les éducateurs savent que l'on rencontre prompte- ment les limites de la plasticité; il y a des natures qu'on ne change point, et celles que l'on modifie, on ne les modifie que dans une certaine mesure. La véritable édu- cation est peut-être celle que l'on se donne à soi-même ou que l'on reçoit de l'expérience et de la vie. Mais il n'en reste pas moins que si l'on peut dresser les animaux contre leur nature, à plus forte raison peut-on agir sur les hommes, et c'est l'objet de l'éducation. Publique ou privée, toute éducation a pour objet nécessaire de corri- srer en nous la nature, de substituer les motifs moraux, sociaux, religieux, aux mobiles intéressés et individuels d'action; de faire servir les aptitudes individuelles au bien d'une communauté. Et h la vérité j'ai l'air en par- lant ainsi de confondre éducation et instruction, qu'au contraire Condorcet distingue, laissant l'une à la famille, n'attribuant que la seconde à l'Etat. Mais c'est qu'il croit que la meilleure éducation se fonde sur l'ins- truction la plus solide et la plus étendue, et, avec les Encyclopédistes, maisplusabsolumentencore, que science implique morale :
Généreux amis de l'égalitô, de la liberté, réunissez-vous pour obtenir de la puissance publique une instruction c[ui rende la raison populaire, ou craignez de perdre bieutùi tout le fruit de vos nobles efforts....
Les institutions les plus justes, les vertus les plus pures, ne sont, pour la corruption, que des instruments plus difficiles à
588 IIISTOIUE DE LA LITTÉRATrRE THANÇAISE CLASSIQUE
manier.... Or tout son pouvoir n'est-il pas fondé sur rignorancc? ... C'est en i-épandant les lumières que, réduisant la corruption à une honteuse impuissance, vous ferez naître ces vertus publi- ques....
Cette réserve faite, on est étonné de ce qu'il y a d'actuel encore aujourd'hui dans les Mémoires su/- rinstniciion publique.
Ils sont au nombre de cinq : I. Instruction en général;
II. Instruction pour les enfants;
III. Instruction pour les hommes;
IV. Instruction professionnelle; V. Instruction scientifique.
Il y faut joindre encore le Rapport et projet de décret sur V organisation de V Instruction publique présenté, les 20 et 21 avril 1792, à l'Assemblé législative.
Le premier de ces Mémoires est le plus remarquable, ou le plus intéressant, comme posant les principes de la matière, et les justifiant par des raisons qui n'ont rien perdu de leur intérêt. Pourquoi la société doit-elle au peuple une instruction publique? C'est que :
Vainement aura-t-on déclaré que les hommes ont tous les nèmcs droits.., si rinégalité dans les facultés morales empêchait le plus grand nombre de jouir de ces droits dans toute leur étendue
L'inégalité d'instruction est une des principales sources de la tyrannie....
C'est qu'il faut aussi augmenter dans la société la masse des lumières utiles.
Même actualité dansle second Mémoire. On y remarque toute une théorie sur la nécessité de l'éducation des
L ŒUVaE DE CONDORCET 589
femmes, qu'il veut nou pas identique, mais analogue h celle des hommes; et sur le mélange des sexes à l'école primaire, La raison qu'il en donne est assez curieuse, et elle consiste en ceci, que la séparation des sexes ayant pour effet d'empêcher le mélange des conditions, il im- porte à une démocratie de prévenir ce mal. — Du troi- sième Mémoire, sur l'instruction des adultes, on a fait grand bruit, sans en faire peut-être à Condorcet assez d'honneur. — Dans le quatrième, il veut qu'on donne l'instruction professionnelle en vue de l'exercice des professions, mais principalement et surtout pour que la division des métiers et des professions ne conduise pas le peuple a la stupidité :
L'instruction est le seul remède à ce mal, d'autant plus dange- reux dans un Etat, que les lois y ont établi plus d'égalité.
Enfin, dans le cinquième, sur V Instruction relative aux Sciences, Condorcet envisage l'enseignement de toutes les sciences, des mathématiques aux sciences morales, préconise les sociétés savantes, et les engage à dresser un tableau général des Sciences.
Et tout cela forme un plan, dont nous n'avons pas à discuter les détails, mais qui ressemble fort à celui sur lequel on construira bientôt l'Université de France, telle qu'elle existe encore substantiellement, avec la liaison entre eux de trois degrés d'enseignement, qui en est le trait vraiment caractéristique, et qui implique, avec une théorie de la pédagogie, une théorie de l'État et une théorie de la Science. — C'est ce qui explique, soit dit en passant, l'àpreté, qui serait sans cela inexpli- cable, avec laquelle on discute en France sur les moin-
690 HISTDIHE DK LA LITTEBATURE I-UANÇAISK CLASSIQUE
cires réformes do notre enseignement, sur la question, par exemple du Baccalauréat. — Tout cela très pratique, très réalisable, et en grande partie réalisé depuis plus de cent ans, a fait passer du domaine de la théorie dans celui de la pratique la partie la plus considérable des idées de V Encyclopédie qu'un seul homme y ait fait entrer. Là est le vrai titre de Condorcet : ce qui était encore, avec les Encyclopédistes et avec Rousseau, du domaine de la théorie et de l'utopie, c'est lui qui l'a rendu viable.
Ce n'est pas là cependant ce qui a perpétué son nom; et ce que l'on voit surtout en lui, c'est le théoricien du progrès à l'infini. Nous avons vu dans quelles conditions Condorcet a écrit son Esquisse; et je n'examine pas si cette idée lui venait de Turofot. Mais Bernardin de Saint- Pierre lui-même n'a pas poussé plus loin l'optimisme. Et eritis sicut DU pourrait servir d'une épigraphe à ce livre. Si nous savons nous y prendre, dit l'auteur, l'iné- galité des fortunes, et par conséquent celle des condi- tions, doit un jour disparaître du monde; la diffusion de l'instruction détruira l'inégalité des intelligences, les aveugles verront, les sourds entendront, et si la méde- cine enfin ne trouve pas l'art de nous rendre immorlels, il ne s'en faudra de guère :
Serait-il absurde, maintenant, de supposer que ce perfection- nement de l'espèce humaine dont être regardé comme susceptible d'un progrès indéfini, qu'il doit arriver un temps où la mort ne serait plus que l'effet, ou d'accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales?... Sans doute l'homme ne deviendra pas immortel; mais la distance entre le moment où il commence à vivre et l'époque commune où naturel- lement, sans maladie, sans accident, il éprouve la difficulté d'être, ne peut-elle s'accroître sans cesse?...
L ŒUVRE DE CONDORCET 591
Nous observons deux choses là-dessus : la première, qu'avant Condorcet, Descartes, dans la dernière partie du Discours de la Méthode, avait exprimé des espérances analogues; la seconde, qu'on ne saisit nulle part mieux ce qu'il y a d'utopique dans la pensée de Condorcet.
On lui a fait plus d'une critique, parmi lesquelles je signale celle d'Aug. Comte. Mais la vraie est celle-ci : il ne connaît pas la nature, ou, si on l'aime mieux, il l'ignore systématiquement. Au point de vue de la durée de la vie, il ne sait, ou ne veut pas voir que nous portons notre arrêt de mort dans la nature de nos organes, et que le vrai miracle est déjà qu'avec tant de chances de ruine nous vivions si longtemps. La durée de la vie humaine est liée à des conditions générales qui ne domi- nent pas seulement l'homme, mais la nature entière, dont il n'est qu'une partie. Généralisons cette observation: la première erreur de Condorcet est de ne pas tenir compte de la nature, de raisonner, sans le savoir, dans l'hypothèse anthropocentrique; et peut-être est-ce pour cela qu'il a rempli les Académies de ses lettres contre BufTon; sa seconde erreur est de croire que la plasticité humaine est infinie, et il raisonne comme la femme dont Montaigne a parlé, et qui pensait qu'en s'exerçant chaque jour à porter le même veau, à mesure qu'il grandirait, on arriverait à porter un bœuf. Ce mathématicien ne connaît pas les questions de limites. Et sa troisième erreur est enfin de ne pas tenir compte de l'histoire, qui est la démonstration de l'existence de ces limites. Il a l'air d'en tenir compte, et sa division en Epoques semble historique; mais elle ne l'est pas plus que ne le sera, chez Comte, la loi des trois états, et toute sa d-ialectique ne
532 HISTOlllE DE LA LITTlil! ATUUE EliANÇAISE CLASSIQUE
consiste cju'ii transformer arbitrairement des coexistences en successions.
Mais, après tout cela, ce qu'il y a de certain, c'est que son hypothèse s'est emparée fortement des imaginations : s'il n'a pas introduit l'idée de progrès dans le monde, nul n'a plus fait que lui pour l'y répandre; et quand on l'a réduite à ce qu'elle contient de conforme à la nature et à l'histoire, il en reste l'idée maîtresse de la philoso- phie du xix^ siècle, l'idée d'évolution.
CHAPITRE IX
LES IDÉOLOGUES
Nous aurions pu parler de Volney, puis de Cabanis, mais vraiment c'eût été accorder à chacun de ces deux auteurs une place trop considérable : ce ne sont en effet que des disciples. J'en parlerai donc ensemble, et à cette occasion je dirai quelques mots des Idéologues, du salon de M™* Helvétius, de la Décade.
Et d'abord, quel est le sens de ce mot même d'idéologie? Il n'y a pas à cet égard de grandes recherches à faire, et nous savons, par Destutt de Tracy, que
l'idéologie, c'est la philosophie même, en tant qu'elle réduit la connaissance de l'homme et de la nature même à ce que l'on peut connaître par l'analyse de ses facultés.
Et, à cet égard, je ne sais ce qu'en penseront les philosophes de profession; mais l'homme que j'appelle- rais le prince des idéologues, c'est l'auteur de la Critique de la Raison pure.
Mais comment les Idéologues se rattachent-ils aux Encyclopédistes? Par les raisons mêmes qu'ils ont don- nées pour justifier le mot d'idéologie : comme les Ency- III. 38
504 IIISTOII'.E DK I.A LITTÉUATUnE FFIANÇAISK CLASSIQUE
clopédistes, ils méprisent la métaphysique, comme impli- quant (les spéculations sur une cause première qui n'ont rien de « scientifujue »; et ils rejettent également une psychologie qui supposerait une connaissance de l'àme, que nous ne saurions, selon eux, nous flatter d'atteindre, ils se rattachent encore aux Encyclopédistes par la place qu'ils ont assignée à l'idéologie en en faisant une partie de la zoologie, en posant en principe la soudure des sciences morales et des sciences naturelles ; enfin, en voyant dans l'idéologie la connaissance maîtresse d'où dépendent nécessairement l'art de communiquer ses idées : Grammaire ou Linguistique ; l'art de les combiner : Logique ou Méthode; l'art de les enseigner : Education; et enfin, l'art de les faire régner, soit chez l'individu : Morale; soit dans la société : Politique.
Tel est du moins le domaine de l'idéologie rationnelle, car, dit Tracy, à qui j'emprunte ces définitions, il y a une idéologie physiologique. C'est Cabanis qui est le représentant de la seconde, et, au lieu de Tracy lui- même, si je choisis Volney comme expression de la pre- mière, c'est que nous nous occupons avant tout de litté- rature : Tracy n'est que philosophe, Volney est aussi écrivain, déclamatoire sans doute et emphatique, mais enfin écrivain. Et j'entends, par là, un homme qui a pris la peine ou qui a eu le don de mettre dans un langage accessible à tous, ce que Tracy a mis en termes techniques «•L spéciaux.
Il n'est pas besoin d'ajouter que l'un et l'autre, Cabanis et Volney, sont admirateurs de l'œuvre de leur siècle : Cabanis, dans son Discours dC oiiverture du cours sur Hiiipocraley la vante en ces termes :
LES IDÉOLOGUES 595
Le bonheur d'être né à l'époque où l'esprit humain vient non seu- lement de briser toutes ses chaînes, mais de se tracer des routes sûres dans la recherche de la vérité, promet à cette génération, vraiment favorisée par le sort, un avenir dont o» n'avait point encore osé concevoir l'espérance.
Et pour Volney, s'il y a deux livres qui soient caracté- ristiques de l'esprit de son temps, ce sont bien les Ruines et la Loi naturelle. Les Ruines (1791) débutent par une invocation que voici :
Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silen- cieux.... C'est vous qui, lorsque la terre asservie se taisait devant les tyrans..., attestiez le saint dogme de I'Egalité
Je trouve dans ce passage une transition de Diderot à Chateaubriand. Quant au contenu du livre, le sous-titre. Méditations sur les révolutions des empires, nous édifie assez. Mais ce qui est propre à cet ouvrage, c'en est la fiction, où Volney se représente enlevé par un génie qui lui révèle le secret des temps écoulés, avec ceux de l'ave- nir; c'est le ton de déclamation qu'il prête au génie des Ruines, c'est la philosophie qu'il en tire, et qui paraît au premier abord non seulement inoffensive, mais même généreuse, en tant qu'elle consiste à nier le hasard et à faire des hommes les artisans de leurs destinées : d'où viennent donc tant de ruines et de maux? De ce que nous avons perdu de vue la nature. Et la nature pour Volney ne consistant qu'en ce qui tombe sous le sens, il aboutit h cette conclusion :
Le législateur ayant repris la recherche et l'examen des attributs jihysiques et constitutifs de l'homme, des mouvements et des alïections qui le régissent dans l'état individuel et social, déve- loppa en ces mots les lois sur lesquelles la nature elle-même a fondé son bonheur....
596 HISTOIRE nr, I.A I.ITTHIÎATL'UE IKANÇAISE CLASSIOIE
C'est cette coDclusii)n qu'il développe en forme de caté- chisme dans la Loi naturelle.
Mais ce n'est pas là la partie essentielle de son œuvre, non plus que ses Leçons d'histoire, qui d'ailleurs con- tiennent d'excellentes choses. Car si, comme dit Molière, il n'est pas incompatible qu'on soit honnête homme et ridicule, il n'est pas incompatible non plus qu'on soit fanatique et raisonnable; et c'est justement ce qui est arrivé à Volney. Mais d'autres parmi ses ouvrages sont plus intéressants; ce sont ceux qui sont relatifs ii l'his- toire de l'antiquité : Discours sur les langues, HecJiercJics chronologiques. Sainte-Beuve en a bien vu l'importance; nous pouvons en dire aujourd'hui plus que lui; ou plutôt nous pouvons préciser davantage. En transportant l'idéo- logie dans l'histoire, Volney a fait trois choses : il a déplacé la polémique anti-religieuse, en la rendant de rationnelle philologique, et, pour ainsi dire, de voltai- rienne renanesque; il a voulu rabattre la Bible sur le plan général de l'humanité en en faisant un livre comme un autre, comme le Ramayana ou Y Odyssée; et enfin il a constitué la linguistique et la philologie à l'état de moyens d'investigation de ce qu'il y a de plus intime dans les aptitudes originelles des races, dans le caractère des littératures, dans le fonctionnement des facultés humaines. C'est Volney qui a été, en France, le vrai précurseur de Uciian, du j)rcmier et du meilleur Renan, et c'en doit ("Ire assez pour lui faire une place considérable dans l'histoire des idées.
S'il y a deux hommes qui aient continué Volney, c'est, dans l'histoire, Daunou, et, dans la philologie, Fauriel. Or non seulement ils se sont connus, mais ils ont été
LES IDEOLOGUES 597
liés, et l'un des endroits où ils se rencontraient le plus est le salon de M™^ Helvétius, le seul, ou presque le seul salon de l'Ancien Régime qui ait traversé la Révolution, le salon où est née l'idéologie, et le salon enfin dont il suffit de prononcer le nom, pour qu'on voie la liaison des Idéologues avec les Encyclopédistes. M""^ Helvétius était veuve de l'auteur de F Esprit, et, sans parler des rencon- tres qui se faisaient naturellement chez elle des anciens amis de son mari avec ses amis nouveaux, je ne sais trop comment tout le monde chez elle se trouvait être parent : Condorcet avait épousé M"^ de Grouchy, et, quand Con- dorcet fut mort, sa veuve contracta avec Fauriel une liaison que l'on regardait comme un véritable mariage; M"® de Condorcet avait une sœur qui devint M"* Cabanis en 1796; Cabanis lui-même était devenu le fils adoptil de M™* Helvétius : c'était elle qui l'avait accueilli, hébergé, défrayé, qui lui avait permis de faire ses études de méde- cine. Toutes ces liaisons donnaient aux réunions un caractère d'aisance et d'intimité.
Un autre endroit encore où tous se rencontraient, c'étaient les bureaux de la Décade, le journal fondé par Ginguené en 1794, dont les principaux collaborateurs étaient Andrieux, Amaury Duval, J.-B. Say, Fauriel, Thurot, Rœderer, et enfin Cabanis lui-même. On a été sévère pour la Décade, et Sainte-Beuve et Guizot l'ont assez maltraitée. Guizot a écrit :
Dans les réunions de la Décade, Montesquieu, Voltaire, Buffon, Turgot, Diderot même et Rousseau, se seraient sentis dépaysés et comme étrangers. Ils y eussent trouvé plus d'aisance que d'élé- vation, je ne sais quoi de méfiant, d'envieux et d'insociable, des haines de factions s'unissant aux préjugés de coterie, tous les ridicules des lettrés de province vivant seuls et entre eux....
508 HISTOIRE DE LA LITTEUATURE FRANÇAISE CLASSIQUE
Et pour parler ainsi Guizot avait ses raisons. Mais il avait surtout un sérieux dans le caractère, une gravité crintelligence, une préoccupation de la tenue, qui le ren- daient assez naturellement hostile à ces héritiers de V Encyclopédie. On peut même dire que, sous le nom de haines de faction, ce qu'il détestait en eux, c'étaient les ennemis de M"" de Staël et de Chateaubriand, c'était l'esprit de V Encyclopédie et enfin, pour en venir à lui, c'était l'œuvre où demeure attaché le nom de Cabanis.
Nous avons de Cabanis, indépendamment du récit de la mort de Mirabeau, trois écrits : Quatre discours sur l'éducation publique; les Rapports du physique et du moral et la Lettre à Fauriel sur les causes premières. Celle-ci n'a paru qu'en 1824, et c'est une pleine apologie du stoïcisme, qu'il définit, assez heureusement, une doc- trine qui associe l'existence de chaque individu à celle du genre humain, et qui donne à la vertu des motifs particulièrement nobles, en la faisant concourir à l'ordre de tout l'Univers. Voici d'ailleurs une page qui peut donner une idée de cette foi stoïcienne :
Cette religion, car peut-être convient-il en effet de la nommer ainsi, fut et sera toujouiss la seule vraie, la seule qui donne à la fois une idée grande et juste de la cause suprême; qui élève lesprit et satisfasse le cœur, sans égarer la raison; qui fonde sur des bases éternelles, inébranlables, les vertus particulières et publiques, le bonheur des individus et celui des nations; qui, en associant l'homme à Tordre de l'univers, ne pose aucune borne à sou existence, et lui donne, eu quelque sorte, bien plus que l'immortalité, en lui montrant cette même existence, si frêle et si passagère, liée à tous les faits des temps antérieurs, et prolongeant son influence dans tout le cours des âges à venir....
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Si nous avons vu tout à l'heure Volney faire la transi- tion entre Voltaire et Renan, ici Cabanis fait transition entre Montesquieu et Auguste Comte. Mais n'insistons pas, puisque cette Lettre n'a paru qu'en 1824.
Quant aux Discoias sur l'Instruction publique, c'est une autre question : ils sont parus en 1791. jNIais sont-ils de Cabanis, sont-ils de Mirabeau? En tous cas, rap- prochés des Rapports de Condorcet, ils leur apparaissent singulièrement inférieurs à tous égards, pour la forme et pour le fond. Et quelques idées justes y sont mêlées de rêveries bizarres.
Mais l'œuvre capitale de Cabanis, ce sont ses Rapports du physique et du moral. C'est un livre encore aujour- d'hui, quoique dépassé dans tous les sens, intéressant à lire, et qui n'a pas encore été jugé à sa vraie valeur. Les éclectiques et les spiritualistes en ont parlé comme de l'expression du plus grossier matérialisme. Mais depuis quelque temps on en a appelé de leur décision, et l'on a fait de Cabanis un devancier de Schopenliauer, de Hart- mann, de Darwin, de Hœckel, ce qui n'est pas sans doute une moindre exagération. La vérité, c'est que la valeur scientifique du livre de Cabanis est tout à fait secondaire, parce que, si quelques sciences ont fait des progrès au XIX* siècle, ce sont tout justement les Sciences biolo- giques; et l'œuvre de Cabanis, étant faite de théorie autant que d'observation, s'est trouvée par là en partie ruinée comme œuvre scientifique- Il en est de lui comme de Bichat, par exemple, ou de Broussais.
^lais son influence n'en a pas moins été considérable en son temps, et on la retrouve en plusieurs points. Cette soudure des Sciences naturelles et des Sciences mordes,
600 HISTOIUE DE LA HTTÉltATUHE FI.ANÇAISE CLASSIQUE
c'est lui qui Ta opérée. II semble qu'il ait fondé le déterminisme physiologique et la psycho-physiologie. Et enfin, l'un des premiers il a rétabli l'indispe^^nsable union des sciences et de la philosophie. Il lui manque d'ailleurs en tout d'avoir été vraiment original : il n'a pas d'idées qui soient vraiment neuves; il n'a pas non plus une façon nouvelle de présenter les idées anciennes. Il a seulement donné plus de précision, des contours plus arrêtés, à des idées confuses dans l'esprit des premiers Encyclopédistes.
CHAPITRE X
LA CRITIQUE. — L'ELOQUENCE
Les idées, en efiet, voila ce qui importe, en cette fin du siècle : la forme littéraire, l'expression artistique, semble reléguée au second plan. Aussi un critique, comme La Harpe, compte-t-il peu dans l'histoire intellec- tuelle de ce temps, — malgré l'opinion présomptueuse qu'il avait de sa personne et de son talent. Et l'éloquence ressuscitée présente aux contemporains moins d'intérêt par sa force même, que par les passions qu elle met en valeur, et les préjugés nouveaux qu'elle contribue à répandre : c'est elle cependant qui contribuera, pour une large part, à restaurer l'art dans la littérature.
Ce serait pourtant une histoire assez attrayante à com- poser, que celle de la critique littéraire au cours du xviii' siècle : le rôle de Voltaire, celui de Diderot, celui de La Harpe enfin, mériteraient qu'on les mît en relief. Dans son Essai sur le poème épique, dans ses Lettres anglaises, dans les Préfaces qu'il mettait en tète de ses Tragédies, dans son Commentaire sur Corneille enfin, on pouvait saisir nettement l'attitude de Voltaire en matière
602 HISTOIRE DE LA LITTEnATUKE llîANÇAISE CLASSIQUE
de critique littéraire : il y montrait autant de curiosité, et même de hardiesse d'esprit, que de timidité dans le goût; il admirait, il imitait même Shakespeare, — et il le traitait de « barbare » ; il vénérait Corneille, — et lui en remontrait dans son Commentaire; et l'on peut dire qu'ainsi, dès 1740, il eût immobilisé la critique, si l'esprit du siècle n'avait essayé de faire sentir son influence dans ce domaine comme dans les autres. Ce fut l'œuvre de Diderot : il prétendit s'émanciper des règles au nom de l'imitation de la nature; il rétablit, au nom de l'utilité morale, des règles presque plus étroites que celles impo- sées jusqu'alors au nom de la réalisation de la beauté. Mais, sous le nom de l'imitation de la nature, il ne pro- posait que l'imitation de la sienne, qui était vulgaire, mêlée de naïveté, obscène; et ses principes ne firent pas école, immédiatement du moins. L'autorité morale de Voltaire croissant, les idées voltairicnnes gagnèrent alors un prestige nouveau. Marmontel les vulgarisa dans ses Eléments de littérature, et La Harpe les développa dans son Lycée.
C'est, ou c'a été une mode, que de railler La Harpe. On s'est moqué de son caractère, arrogant, suffisant, poltron, vaniteux, représentant à merveille l'homme de lettres de la fin de l'Ancien Régime, bouffi d'orgueil philosophique, de colère contre les rois, les prêtres, la noblesse, mais incapable d'être indépendant autrement qu'en paroles et ailleurs que dans un salon aristocratique, courbant au besoin sa tête poudrée sous le bonnet rouge de la Terreur. Après la Révolution, La Harpe redevint, ou devint catholique, il expia en prose et en vers ses erreurs politiques, philosophiques, religieuses; mais alors
LA CRITIQUE. L ELOQUENCE 603
on douta de sa sincérité, on suspecta sa conversion; et sa renommée n'en fut pas grandie auprès de la posté- rité.
Sa réputation de critique manque également de lustre : étroitesse de goût, esprit de dénigrement, ignorance, voilà ce qu'on lui reproche. Et il est certain qu'il n'est pas très instruit des Grecs, qu'il maltraite outrageuse- ment ses ennemis personnels, et qu'en général sa cri- tique manque de largeur et de portée. Mais il n'est pas moins vrai que son Lycée est une œuvre considérable : il témoigne du dernier état du classicisme; il est, en matière de critique littéraire, l'aboutissement de l'es- prit du xviii^ siècle, il forme un corps organique d'his- toire et de critique; enfin la disposition même du livre en laissait voir pleinement les lacunes, et permettait d'essayer de les combler. C'est presque tout ce que l'on peut demander à ceux qui font du nouveau en ce genre. Quant à dire que sa doctrine soit fort originale, on ne le peut guère. La Harpe répète, ressasse, délaye le principe littéraire énoncé par Voltaire dans le Siècle de Louis XIV : « Le génie n'a qu'un siècle, après quoi il dégénère », Et il voit la source de toute beauté dans « l'imitation des grands modèles »,
L'éloquence avait été restaurée par les Discours de Rousseau, puis, plus généralement, par les accents ora- toires si fréquents dans la Nouvelle-Hèloïse et dans V Emile. C'était une éloquence très voisine du lyrisme, faite non seulement de la passion de convaincre, mais aussi du
604 HISTOIRE DE LA LITTEllATUnE FRANÇAISE CLASSIQUE
besoin de parler de soi, de dire ses souffrances; éloquence individualiste sans doute, mais qui gardait cependant le caractère tout général de l'éloquence véritable, par suite même de l'orgueil démesuré de Rousseau, désireux de se faire connaître h tous, et d'imposer à tous l'admira- tion de ce qu'il était, l'amour de ce qu'il aimait lui- même.
Les Encyclopédistes avaient vite senti quelle puissance le rythme oratoire, le nombre et le mouvement, pou- vaient seuls donner aux idées. Et, tandis que d'Alembert s'évertuait à la grandiloquence dans ses Eloges, ils gagnaient à leur cause le pompeux rhéteur Thomas. Cet honnête honmic, assez benêt, ne vit dans les principes de VEncyclopédie que matières à développements, que sujets de discours français. Le succès lui vint; il en fut étonné, et, à ses derniers moments, paraît-il, scandalisé. Sa période, quoique compassée et monotone, réhabitua le public académique au rythme de l'éloquence.
Enfin vinrent les orateurs révolutionnaires. Je ne cite que le plus grand d'entre eux, Mirabeau. Etudiez la phrase suivante; voyez combien elle comporte, combien elle commande pour ainsi dire de gestes différents, de chansfements dans le ton et dans le débit : voilà enfin de l'éloquence, nourrie, forte, passionnée :
Dans tous les pays, dans tous les âges, les aristocrates ont implarablement poursuivi les amis du peuple; et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s'en est élevé quelqu'un dans leur sein, c'est celui-là surtout qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens; mais, atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel en attestant les dieux veugeurs; et de cette poussière naquit Marins : Marius,
LA CRITIQUE. L ELOQUENCE G05
moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse.
Voilà des accents nouveaux; voilà une puissance inconnue ou oubliée qui renaît. Les orateurs révolution- naires n'ont assurément pas équipé de toutes pièces la génération littéraire du romantisme prête à se lever : ils ont pourtant sonné en quelque sorte le clairon pour son éveil.
TABLE DES MATIERES
Le dix-huitième sièclk
LIVRE I
L'affaiblissement de l'esprit du XVII'' siècle et la décadence des anciens.
Chapitre I. — La décadence de la tragédie 3
— II. — • La tragédie de Crébillon 10
— m. — La comédie depuis Regnard jusqu'à Mariraux. . . 18
— IV'. — • Jean-Baptiste Massillon 29
— V. — Pierre Bayle. — Sa jeunesse et ses premières
œuvres 50
— VI. — Bernard le Bovier de Fontenelle 78
. — VII. — Les premiers réformateurs 93
— VIII. — Les oubliés 98
— IX. — Le salon de M"" de Lambert 102
LIVRE II La formation de l'esprit nouveau.
Chapitre I. — La première période de la vie de Voltaire .... 115
— II. — Le théâtre de Voltaire 140
— III. — Montesquieu (16»9-1755) 152
— IV. — L'évol«tion du roman : Alain-René le Sage. . . . 173
— V. — Le roman de Marivaux 190
— VI. — L'abbé Prévost 201
— VII. — Jean-Baptiste Rousseau 220
— VIII. — La transformation de la comédie : Destouches. —
Piron. — Gresset 229
— IX. — La comédie de Marivaux 238
— X. — La Chaussée 248
— XI. — La deuxième époque de la vie de Voltaire 257
— XII. — ■ Voltaire historien 276
— XIII. — La première partie de la vie de Rousseau .... 296
— XIV. — Vauvenargues 312
608 TABLE DES MATIÈRES
LIVRE III Li'esprit nouveau. — iS Encyclopédie.
Chapitre I. — La situation en 1750 321
— II. — Les débuts de l'entreprise 333
— III. — Le Discours préliminaire de V Encyclopédie . . . . 3'i2
— IV. — La suppression de V Encyclopédie 3",1
— V. — Denis Diderot 361
— VI. — La doctrine de VEncyclopédie 36t»
LIVRE IV Les conséquences de VEncyclopédie.
Chai 111;]: 1. — La propagande encyclopédique 3<J5
— II. — Les divisions des Encyclopédistes 40i
— III. — Les Economistes 421
— IV. — Georges-Louis Leclerc de BufFon (1707-1788). . . , 429
— V. — La dernière époque de la vie de Voltaire : les
Délices 4'£4
— VI. — Les romans et les contes de Voltaire 451
— VII. — Voltaire et la tolérance 459
— VIII. — La polémique anticlirctienne et la philosophie
religieuse de Voltaire 4G8
— IX. — La philosophie sociale de Voltaire 476
— X. — La royauté de Ferney. — Le retour et la mort. . , 4b5
— XI. — Rôle et influence de Voltaire 4'JS
— XII. — Jean-Jacques Rousseau : les grandes oeuvres. . . . 505
— XIII. — L'influence de Rousseau 5iy
LIVRE V
La fin du siècle et les débuts de la littérature nouvelle.
Cii.vi TIRE I. — Caractères généraux delà littérature de 1770 à 1790. 525
— II. — Le drame bourgeois 5301
— III. — Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais 5371
— IV. — La fin de la tragédie. — Ducis b'iH
— V. ^ La poésie : Delille, Le Brun, Parny 557
— VI. — André-Marie de Chénier 562»,
— VII. — Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre 575
— VIII. — L'oeuvre de Condorcet 582
— IX. — Les Idéologues 593
— X. — La critique. — L'éloquence 601
IMPKI.MERIE DELAGRAVE VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUE
PQ Brunetière, Ferdinand 226 Histoire de la littéra-
B8 ture française classique
t. 3 (1515-1830)
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