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HISTOIRE

*^

«o

41P

PHILOSOPHIE lOME^^E.

PAR II. C. IHAIiliET,

Ancien Élève de l'Ecole Normale, Professeur de Philosophie au Collège P.oyal de Versailles.

rs^eS«=^-~

PARIS,

CHEZ MADAMi: VKUVE MAIRK- N Y ON,

QUAI CONTI, 4 3.

1842.

b

VEnSAILLES. - IMPRIMERIE DR MONTAI.ANT-BOUGLEDX.

PRÉFACE. III

PREFACE.

Dans l'espace de ces vingt-cinq der- nières années, des travaux considérables, soit de traduction , soit de haute criti- que 5 ont été accomplis eu France sur plusieurs points d'histoire de la Philoso- ])hie. Toutefois , sauf quelques rares et précieuses exceptions, aucun travail n'a été entrepris sur l'ensemble d'une épo- que ou d'une école.

Cette tâche est celle que nous nous sommes proposée , en ce qui concerne la Philosophie Ionienne. A l'exception de quelques dissertations de l'abbé de Canaye, sur Thaïes et Anaximandre, in- sérées dans les Mémoires de l' Académie des Inscriptions , nous ne sachions pas qu'aucun travail inq)()rtanl ail été publié

IV PRÉFACE.

en France , sur l'Ionisme. 1! n'en est pas de même de l'Allemagne, qui possède sur cette Philosophie les savantes re- cherches de Goess, de Schleiermacher, de Garus, sans compter les travaux plus considérables de Tiedeman, de Fûlle- l)orn, de Bouterwek et de Ritter.

Nous avons réuni, dans le travail que nous soumettons aujourd'hui au juge- ment du public savant, un très grand nombre de documents. Près de deux cents textes grecs ou latins , consistant soit en fragments de divers philosophes Ioniens , soit en témoignages relatifs à leur vie et sur-tout à leurs doctrines, ont été recueillis par nous des écrits de Simplicius , de Diogène de Laërte, de Sextus-Empiricus, de Platon, d'Aristote, de Plutarque, de Gicéron, de Lucrèce, d'Eusèbe, etc. Nous nous sommes atta- ché à reproduire intégralement ces dif- Térents textes, et à en donner la traduc- tion.

Deux plans s'offraient A nous dans le travail que nous entreprenions ; ou bien

PRÉFACE. V

aborder successivement chacun des points importants de la Philosophie Ionienne , par exemple , la question de la Cause matérielle ^ la question de la Cause efficiente , etc. , et exposer les diverses solutions que chacune de ces questions avait reçues des divers philoso- phes ; ou bien retracer, d'après la mé- thode historique et chronologique , les travaux de chaque philosophe , en par- tant de ïhalès, fondateur de l'Ionisme, pour aboutira Archélaùs , son dernit^r représentant. Chacune de ces deux mé- thodes apportait avec elle ses avantages. La première, plus scientifique peut-être, et que nous avions d'abord tentée, nous a paru, à côté de ses mérites, entraîner quelques inconvénients graves, en ce que d'abord, elle ne s'accommodait guère des détails biographiques relatifs à chaque jihilosophe , et que d'ailleurs , elle ne comj)ortait pas, au même degré que la seconde, des textes nombreux , des té- moignages multipliés, des détails cir- constanciés , sur la nature de chaque

VI PRKFAf.E.

doctrine j)hiloso])hique. Nous avons tlù préférer la méthode monographique , qui nous permettait tout à la fois plus d'abondance et de clarté. Mais en même temps^ nous avons, autant qu'il était en nous, opéré l'alliance des deux procédés indiqués, en ajoutant à la série de ces monographies j une Introduction sur le caractère général de la Philosophie Ionienne. Joignant ainsi la synthèse à l'analyse, nous croyons avoir réuni les avantages de l'une et l'autre méthode, et évité les inconvénients l'exclusion absolue de l'une des deux nous eût iné- vitablement entraîné.

C. MALLET.

VeraiMcs, 1." août 1842.

TABLE DES MATIERES.

Préface. ih

Introduction. 1

Thalès. 35

Anaximandre. 6^

phérécyde. 8g

Anaximène. 97

HERACLITE. 11(>

DioGÈNE d'Apollonie. 166

Anaxagore. 188

Arciiélaûs. -^3

Notes.

269

FIN DE LA TARLE.

0Q33^(D35BI2

PHILOSOPHIE IONIENNE.

CHAPITRE PREMIER.

INTRODUCTION.

La première période de la philosophie grec- que , c'est-à-dire cette époque qui s'étend de la naissance de cette philosophie à la révolu- tion opérée par Socrate, fut marquée par l'ap- parition de plusieurs grandes écoles, parmi les- quelles le premier rang dans l'ordre chronologi- que, et le second dans l'ordre d'importance (les travaux, est acquis à la philosophie i(»niernie.

Lorsqu'on entreprend aujourd'hui de r<Mra-

1

2 INTRODUCTION.

cer l'histoire de cotte philosophie, on est frappé de la destruction qu'ont exercée les siècles sur les monuments qu'elle avait produits. La plu- part des Ioniens, tous même, si l'on en ex- cepte Thnlès, avaient laissé des travaux écrits. A peine en reste-t-il aujourd'hui quelques lam- beaux. Que sont devenus les ouvrages de Dio- gène d'Apollonie et d'Anaxagore, que Simpli- cius lisait encore au VI. " siècle? sont les écrits d'Heraclite, que Platon avait si avide- ment étudiés, et que le philosophe d'Éphèse avait déposés dans le temple d'Artémis, comme s'il eût voulu les placer sous l'éternelle pro- tection de la puissante déesse? A l'exception d'un fragment d'Heraclite sur le criteritim du Trai, conservé dans Sextus-Empiricus *, et de quelques apophthegmes du même philosophe, reproduits dans les travaux de Diogène de Laërte, d(î Plutarque, de Stobée ; à l'exception (^ncore de quelques passages d'Anaxagore %

Voir, plus loin, notre disscrlalion sur Heraclite.

' Plusieurs de ces passages se réduisent à une ligne ou deux; (raulresà Irois on (piatre mois seulement. Voir noire disseï talion sur Anaxagorc, et les notes à la lin du volume.

INTRODUCTION. 3

sauvés du naufrage par Simplir-itis, tout a péri *. Aussi l'histoire de la philosophie io- nienne serait-elle à jamais impossible, si. en l'absence des monuments originaux, quelques traces des systèmes qu'elle enfanta ne se re- trouvaient dans les écrits des philosophes pos- térieurs. C'est dans Aristote, dans Platon, dans Sextus ', dans Diogène de Laërte , dans Ci- céron , dans Plutarque , dans Eusèbe , qu'il faut aller chercher aujourd'hui d'incomplètes et quelquefois d'obscures traditions sur les doctrines de Thaïes, d'Anaximandre, d'Anaxi- mène , d'Heraclite , de Diogène d'Apollonie , d'Archélai'is. Joignez à ces traditions les quel- ques fragments d'Heraclite et d'Anaxagore,

Sauf peut-être encore quelques fragments de Diogène (r\pollonic, qu'on retrouve dans Simplicius. Il ne reste rien d'Anaximaiidre, rien d'Anaxiniène, rien d'Archélaus. Quant à Thaïes, il paraît n'avoir rien écrit.

' Les deux ouvrages de Sextus de Myiilène, mais sur- tout sou traité rr^o,- riv,- u.v.On-j.v.-i/.rjj; , ollVent de noni- hieux documenis sur l'histoire de la philosophie ancienne. Il y a, dans les dix livres dont se compose ce traité, une éru- dition prodigieuse et (|iii nous |)aiail ii'avoii jamais été suf- lisariinieiii appréciée.

[\. INTRODUCTION.

rares et précieuses reliques recueillies par Sex- tus et Simplicius, et c'est à cela que se rédui- sent les ressources dont il est possible de dis- poser pour essayer de reconstruire une philo- sophie que le temps a détruite et dont il a anéanti ou dispersé les débris.

Sur la côte occidentale de layieille Asie-Mi- neure s'étend, à partir de l'Hellespont, et le long de la mer Egée , une plage qui fut, à des époques très reculées, occupée par des colo- nies grecques. était Smyrne, baignée par Mélès, sur les bords duquel, s'il faut en croire certaines traditions , Homère avait reçu le jour; Éphèse, célèbre par son temple d'Ar- témis , l'une des merveilles de l'art antique; aussi Cumes ou Cymes . patrie d'Hésiode. Ce fut en ces contrées que prit naissance cette philosophie qui devait un jour, quittant son berceau, aller régner à Athènes puis à Alexan- drie , ces deux grands centres de la science antique, et se répandre de sur tout le monde connu. Les premières idées civilisatrices avaient été apportées dans la Grèce continen- tale par des colonies venues d'Orient; ce fut

INTRODUCTION. 5

d'Orient aussi que sortit la philosophie , ce degré suprême de lacivihsation.

L'ère poétique de la Grèce, qui plus tard devait avoir son complément sous Pindare , Eschyle, Sophocle, Euripide, avait jeté avec Homère son premier et son plus vif éclat, L'Iliade et l'Odyssée avaient décrit en mer- veilleux récits ces aventureux instincts de guerres et de voyages qui agitent les nations jeunes et les poussent irrésistiblement à ré- pandre au dehors leur bouillonnante activité. Épopées d'un âge héroïque, l'Iliade et l'Odys- sée avaient été en Grèce , avec les hymnes or- phiques, les premiers chants échappés à l'in- spiration. La réflexion dut s'éveiller à son tour , et , durant une période de deux cents années, dans le cercle desquelles se concen- trèrent ses premiers essais, on vit à Milct, à Crotone , à Élée , à Abdère , à Agrigente , sur- gir cinq grandes sectes philosophiques, qui. nonobstant la diversité des contrées elles selocalisèrent,ol'frirent toutes ceci de commun qu'elles eurent pour siège, non la Grèce conti- nentale, mais les colonies grecques; dételle

G INTRODUCTION.

sorte que le mouvement philosophique s'opéra de la circonférence au centre, et partit des différents points de la Grèce coloniale pour se concentrer plus tard dans Athènes, mé- tropole de la civilisation et de la science hel- lénique.

Quatre grandes écoles furent donc contem- ]>oraines delà philosophie ionienne, et durent, en une certaine mesure , recevoir son action et lui renvoyer la leur : dans l'Italie méridio- nale , l'école de Pythagore et celle de Parmé- nic|^e ; en Sicile l'école d'Empédocle ; en Thrace l'école de Leucippe et de Démocrite. De quelles données fondamentales se constituaient les systèmes de ces quatre grandes écoles? C'est ce que nous allons essayer de déterminer sommairement.

Le pythagorisme offrait pour traits caracté- ristiques, cette cosmogonie mathématique, (pji rej)osc sur un sens symbolique attaché aux nombres. Science tout à la fois du con- cret et de l'abstrait, étude de la nature morale en même temps que de la nature physique, la philosophie de Grotone embrassait la cos-

INTRODUCTIOIN. '

mologie, les mathématiques, la médecine, la morale, la politique. Les investigations mo- rales , qui tinrent si peu de place dans les travaux des Ioniens, entraient au contraire pour une part considérable dans les spécula- tions Pythagoriciennes. Cet admirable code de morale, connu sous le nom de Paroles d'or, xp^^iu zTT, *; ces savantes législations données aux villes de la Grande-Grèce ; ces initiations intellectuelles et religieuses ; ces règles fonda- mentales de l'institut Pythagoricien, tout cela n'accuse-t-il pas en cette école un vif amour des spéculations morales et sociales? Aussi, est-ce par ce point , qu'entre toutes les sectes dont l'ensemble constitua en Grèce la pre- mière période philosophique , l'école Py- thagoricienne nous parait sur -tout excel- lente.

L'Eléatisme avait son fondement et son ca-

' Nous croyons volontiers que la rédaction dernière des X/>vT;a ÉVw appartient à une époque assez postérieure h celle de Pylhagore (500) et de ses disciples immédiats. Mais les données fondamentales dont se constiiuc l'ensomble de ces préceptes ollrent un caractère éminemment l'ytliai,'oricien.

8 INTRODUCTION.

ractère propre dans ce système de l'unité ab- solue de l'Etre, qui devait entraîner et qui entraîna pour conséquence la négation du changement et du mouvement*. Suivant Par- ménide, fondateur de cette secte (car Xéno- phane nous paraît moins le fondateur que le précurseur de l'Eléatisme) , l'Etre était néces- sairement un , et il n'y avait rien autre chose que lui. C'était assurément un point de vue tout-à-fait particulier à l'Eléatisme ; et de là, pour cette philosophie , un profond caractère d'originalité. Mais l'originalité n'a de valeur qu'autant qu'elle s'allie à la vérité. Or, qu'était cette unité rationnelle qui constituait l'Etre, et hors de laquelle il n'y avait rien? N'était-ce pas plutôt une abstraction qu'une réalité , et pour aboutir à un tel résultat, l'Eléatisme n'a- vait-il pas faire taire le témoignage des sens, et, par conséquent, mutiler l'esprit hu- main pour lequel la perception extérieure qui nous révèle la pluralité est une fonction tout

Voyez dans Aristote, Physique, l. vi, c. 9, les quatre arguments négatifs, ù-Kopiui. , de Zenon contre le mouve- ment.

INTRODUCTION. 9

aussi légitime que l'entendement ou la pure intellection qui nous fait concevoir l'unité? Oui assurément , et telles étaient en effet les aberrations de l'Eléatisme. Avec Parménide , il taxait de mensonge le témoignage des sens corporels ' ; avec Zenon , il niait le mouve- ment'; avec tous deux, il se mettait en flagrante opposition avec le sens commun. Et pour sou- tenir dételles énormités , l'Eléatisme était con- duit, avec Zenon, à mettre au service de ses doctrines, une dialectique contentieuse et subtile qui prépara les voies aux sophistes , et l'école de Mégare.

L'Abdéritanisme aussi avait son rôle distinct et son caractère original. Il croyait avoir trou- vé l'explication de la formation des choses dans son hypothèse des atomes , infinis quant

' Diogène deLaërte : y.f>iTf)pto-j SI tôv ).Ô7ov elVs naonE- vtSr,;. Tuç ri v.i'jfJvifTZiç [/.n ùy.piSîîç -jnapyjn.

^ « Zï) v'ijv /.(/A Tov y.vjfiTrj 'j.-jv.iptu » D. L. Il iious parait difficile, en face de ce témoignage, d'admettre rinterpiétatlon d'après la(iuelle la négation du mouvement serait unique- ment une conséquence tirée par Zenon de la doctrine de la pluralité pour la convaincre d'absurdité et de contradiction. Cette négation n'est point relative , mais absolue.

10 INTRODUCTION.

au nombre , comme !e dit Démocrite dans Diogène de Laërte, se mouvant en tourbillons, et constituant ainsi, par leur réunion, tous les agrégats , le feu, l'eau , l'air , la terre , lesquels ne sont autre chose qu'un composé d'atomes. Or, cette donnée fondamentale de l'Abdérita- nismene renferme aucun caractère par lequel cette doctrine puisse être assimilée au système Pythagoricien , et d'autre part rien de com- mun non plus n'existe entre l'explication cos- mogonique des Abdéritains , et les systèmes des Ioniens. Ces derniers n'admettent pas les atomes. Thaïes, Anaximène, Diogène, He- raclite, regardent l'univers comme le produit du développement d'un principe unique ; Archélaùs , au lieu d'un principe unique, en admet deux , mais rien encore ici ne ressemble à l'atomisme. Enfin, si Anaximandre et Anaxa- gore n'admettent ni l'un ni l'autre un nom- bre déterminé de principes , leur cosmogonie n'en diffère pas moins essentiellement de la cosmogonie Abdéritaine. Car, dans le système de Leucippe et de Démocrite , la formation des choses s'opère par l'agrégation des atomes,

INTRODUCTION. II

c'est-à-dire par réunion , tandis que dans la doctrine cosmogonique d'Anaximandre et d'Anaxagore ', cette même formation s'o- père par dégagement, c'est-à-dire par sépa- ration. L'Abdéritanisme ne se distingue donc pas moins essentiellement de l'Ionisme que du Pythagorisme , et le caractère d'origina- lité ne saurait être méconnu dans cette phi- losophie.

Quant à l'Agrigentinisme , toute espèce de caractère propre et de physionomie originale lui manquait absolument. Les quatre éléments adoptés par Empédocle, l'eau, la terre, l'air, le feu, étaient autantd'emprunts faits à Thaïes, à Phérécyde, à Anaximène, à Heraclite. A He- raclite aussi , Empédocle avait emprunté les deux principes de l'amour et de la haine, de même que dans l'ordre moral et religieux il avait imité et renouvelé du pythagorisme cer- taines pratiques d'initiation et de purification. La philosophie d'Agrigente avait entrepris l'al- liance et la fusion des idées fondamentales des

' Voir plus loin les Dissertations sur Anavimandrc et sur AnaxaKoie.

12 INTRODUCTION.

doctrines ioniennes et pythagoriciennes , et constituait ainsi un véritable syncrétisme.

Telles furent, esquissées ici dans leurs traits principaux, les grandes écoles ' que l'Ionisme eut pour contemporaines; tel le milieu philo- sophique au sein duquel il se développa.

La durée de ce développement fut d'à peu près deux siècles, de 597 à 428 environ, et, pour parler le langage de la chronologie grec- que, de la quarante-sixième à la quatre-vingt- huitième olympiade. Dans cet intervalle se succédèrent en lonie, une série d'illustres phi- losophes : Thaïes, Anaximandre, Phérécyde, Anaximène, Heraclite, Diogène d'Apollonie, Anaxagore , Archélaùs. Peut-être dans ce nombre faudrait-il compter Xénophane, à Colophon. Xénophane appartient à l'Ionie par son origine, et l'on pourrait ajouter qu'il lui appartient aussi par tout un côté de ses doctrines philosophiques. Néanmoins, établi à Elée vers la fin de ses jours , et devenu hé-

' Sur ces même écoles, consulter Aristote, métapli., L. I, C. 3 et U.

INTRODUCTION.

ritier des traditions de l'école Italique , Xéno- phane passe vulgairement pour le fondateur de l'école d'Elée, quoique à notre avis il ait été pour elle moins un fondateur qu'un pré- curseur. Bien donc que le nom de Xénophane put être réclamé légitimement par la philo- sophie ionienne , nous nous conformerons ici à l'opinion vulgaire qui le range parmi les Eléates ', et nous réduirons aux noms men- tionnés plus haut la liste des philosophes ioniens. Or, cet ensemble de noms nous paraît constituer plutôt une série qu'une école. A quelles conditions, en effet, peut -il y avoir véritablement école philosophique? A deux conditions capitales, savoir: communauté de travaux, conformité de solutions. Eh bien, la réunion de ces deux conditions s'opéra-t-elle en lonie? Les Ioniens sont tous physiciens, tous astronomes ; tous aussi , ils cherchent à

' Sur les philosophes Éléates, consulter les écrits de Hiihle. cl sur-toul le travail de Brandis intitiil»? : « Xenoplianis, Parmenidis et Melissi doctrina è propriis pinlosaphorum reliquiis repetila. ->

14 INTRODUCTION.

expliquer l'origine et la formation des choses. Voilà la première des deux conditions requises, à savoir, la communauté de travaux. En est-il de même delà seconde, et simultanément à la communauté de travaux rencontrons-nous la conformité des solutions? En aucune manière assurément. Car, sans parler ici des opinions diverses des Ioniens sur la grandeur, la forme et la distance des astres , et pour ne nous at- tacher qu'au problême capital qu'ils agitèrent, celui de l'origine et de la formation des choses, n'est-il pas vrai qu'il existe une dissimilitude profonde entre les systèmes cosmogoniques de Thaïes, d'Anaximandre, de Phérécyde, d'Anaximène , d'Heraclite , d'Anaxagore , d'Archélaiis ? D'une part Anaximandre et Anaxagore admettent un nombre indéfini de principes; d'autre part, au contraire, Thaïes, Phérécyde, Anaximène, Heraclite, Dlogènc, Archélaiis en admettent un nombre déterminé. Maintenant, ce nombre déterminé est-il le même pour tous? Nullement; car les cinq jiremiers d'entre ces philosophes admettent runité, tandis (pi'Arcliélaus adopte la dualité.

IiVTRODUCTTON. 15

Ce n'est pas tout encore. L'unité de Tlinlès n'est pas celle de Pliérécyde; l'unité de Phé- réeyde n'est pas celle d'Heraclite ; l'unité d'Heraclite n'est pas celle d'Anaximène et de Diogène. Est-ce dans un pareil désaccord qu'on peut rencontrer cette perpétuité de tra- <litions sans laquelle une école ne saurait être? Les Pythagoriciens se rallient tous autour de quelques principes fondamentaux ; de même les Abdéritains ; de même aussi Éléates. U y a donc une école pythagoricienne, une école d'Abdère, une école d'Elée. Mais en lonie, au lieu de cette communauté de princij)es , nous ne rencontrons que dissimilitudes et diver- gences. Voilà pourquoi nous disons qu'il y eut des philosophes ioniens , mais non point d'école ionienne.

Toutefois, ces divergences ne portent que sur les solutions. Quant aux (pieslions , elles sont les mêmes pour tous. L'astronomie, la physique, la cosmogonie, tels sont les trois grands ordres scientifiques sur lescpicis se por- tèrent de concert tous les travaux des Ioniens. Anaviniandre , Anaximène , Anaxagore «'tu-

16 INTRODUCTION.

dient les mouvements des astres , et tentent d'apprécier la grandeur du soleil et ses révolu- tions. Thaïes calcule et prédit les éclipses. Anaximandre entreprend de déterminer la position et la figure de la terre ; et en même temps , il invente le style des cadrans solaires ainsi que des instruments pour marquer les solstices et les équinoxes ; il dresse des cartes géographiques ; il décrit la circonférence de la terre; il construit la sphère; et, s'il faut en croire Pline, il découvre l'obliquité de l'éclip- tique. Anaximène se tourne aussi vers les tra- vaux géographiques et astronomiques. Il per- fectionne les cadrans solaires; il entreprend de déterminer la nature de la voûte céleste qu'il considère par une erreur des sens, comme un continu solide. Heraclite, à son tour, en- treprend d'expliquer les éclipses de soleil et de lune , les successions des jours et des nuits, des mois , des saisons, des années, les pluies, les vents , et autres phénomènes soit astrono- miques, soit météorologiques. Enfin, Anaxa- gore combat le préjugé vulgaire qui fait du soleil , de la lune et des autres astres autant

INTRODUCTION. 17

de Dieux. Il entreprend de déterminer leur véritable nature , et en même temps il tente d'expliquer la voie lactée, les comètes, les vents , le tonnerre , l'éclair , les aérolitlies. Le problème même de l'espace, qui devait plus tard tourmenter tant d'ingénieuses et fortes in- telligences, préoccupe son active pensée, et ce problème reçoit de lui une solution qui de- vait être un jour celle de Leibnitz et de Des- cartes.

Mais le problème fondamental et par ex- cellence pour la philosophie ionienne fut celui de l'origine des choses , question peut- être à jamais insoluble, et sur laquelle les tra- vaux accumulés depuis tant de siècles n'ont encore répandu qu'une si pâle clarté. L'uni- vers matériel a-t-il toujours existé? S'il est éternel, tient-il de lui-même l'ordre et le mou- vement? S'il n'est pas éternel, quand a-t-il commencé d'être? Y a-t-il un ou plusieurs prin- cipes matériels parle développement, la com- binaison ou le dégagement desquels ait été produit ce qui existe? Existe-t-il un principe

efficient, distinct de la matière, et d'une nu-

-2

18 INTRODUCTION.

tre nature qu'elle? Parmi les sphères qui gra- vitent dans l'espace, ce globe qui nous porte a-t-il toujours été ce que nous le voyons , et, s'il n'a pas toujours été le même , quelle série de transformations lui a-t-il fallu traverser pour arriver à son état actuel? De quelles es- pèces était-il peuplé durant les intervalles qui ont séparé ces diverses transformations? Par quelles causes ces espèces ont-elles disparu de la surface du globe? Par quels liens ces causes se rattachent-elles au mécanisme général de l'univers? Cet univers lui-même, a-t-il sa cause et son principe? Effrayante et complexe énigme , dont l'homme peut-être n'arrivera jamais à trouver le mot, ou dont peut-être encore la solution ne lui sera donnée que la veille du jour un nouveau cataclysme vien- dra le faire disparaître de dessus la surface terrestre , et , par une combinaison nouvelle d'éléments, approprier ce globe à une nou- velle espèce qui, à l'aspect de nos débris sou- terrains, se posera les mêmes questions pour n'aboutir qu'aux mêmes incertitudes.

Kh l)i(Mi. cet imj^osant problème^ de l'origine

INTROBICTION. 19

des choses , qui absorbe encore aujourd'hui tant de puissantes intelhgences, dut , dès Fé- veilde l'esprit humain, préoccuper son inquiète activité. Les rehgions et la poésie, qui ne lais- sent aucune question importante sans solu- tion , essayèrent de résoudre celles-ci, et long- temps les réponses qu'elles donnèrent purent satisfaire les esprits. Mais l'intelligence hu- maine, devenue plus exigeante, finit par dé- laisser les explications mythologiques pour les recherches rationnelles ; et la philosophie ionienne, séparant la science d'avec la théo- logie , fut la première qui tenta de procéder à la solution du problème cosmologique par la seule puissance de la raison humaine.

Les Ioniens , anticipant en ce point sur les découvertes de la science moderne , semblent s'accorder à reconnaître, bien que d'une ma- nière vague et indéterminée, une série de transformations que le monde (|ue nous ha- bitons aurait traversées avant d'arriver à sa constitution actuelle. A ce point de vue . l'homme serait un résultai denu<'r dans la formation i\('<: èlies . et aurait ele j. recède ]):\r

20 I.NTRODICTION.

d'autres races moins parfaites dont il ne serait peut-être qu'une transformation. Telle paraît être sur-tout l'opinion d'Anaximandre etd'Ar- chélaùs. Quant aux modifications successives qu'aurait subies l'ensemble des choses, les Ioniens , tout en s'accordant à admettre leur réalité, ne s'accordent pas également sur leur nature , et diffèrent sur-tout les uns des autres sur la question du point de départ de ces mo- difications. A ce point de vue , deux catégo- ries sont à établir. Dans la première viennent se ranger Anaximandre et Anaxagore , qui ad- mettent comme point de départ un nombre indéterminé d'éléments, àizupo-j, et une totalité confuse, Trivra ou.o'j. Dans la seconde, prennent place ceux qui, avec Thaïes, Phérécyde, Anaxi- mène , Diogène, Archélaùs, reconnaissent un nombre déterminé de principes généra- teurs. Mais au sein de cette seconde catégorie une division est à introduire, suivant qu'à l'exemple d'Archélaûs on admet la dualité, ou que sur les traces de Thaïes, de Phérécyde , d'Anaximène, d'Heraclite, de Diogène, on pose l'unité de principe. Enfin, dans ce second

INTRODUCTION. -l

ordre une nouvelle subdivision est encore possible; car, bien que Thaïes, Pliérécyde, Anaximène, Heraclite, Diogène, s'accordent à admettre un principe unique, ce principe est loin d'être le môme pour chacun d'eux, attendu que pour Thaïes, l'élément générateur et primordial c'est l'eau, pour Phérécyde la terre , pour Anaximène et Diogène l'air , pour Heraclite le feu. Sur la question donc de l'ori- gine des choses, il n'y a entre les Ioniens que diversité de systèmes. Toutefois, au fond de cette divergence , une similitude est à signaler en ce que tous^, tant ceux qui admettent un nombre indéfmi d'éléments, que ceux qui en admettent un nombre déterminé, s'accordent à reconnaître l'éternité de la matière. Mainte- nant, à l'éternité d'existence, la matière réunit-elle la spontanéité de mouvement? Oui. chc'A Anaximandre, Thaïes, Phérécyde, Anaximène, Diogène, Heraclite , Archélaùs ; non chez Anaxagorc , et peut-être aussi clu/. Phérécyde, mais IrèscertaincnientchczAnaxa- gore. Ce philosophe regarde la constitution et l'organisation de l'univers comme le resul-

22 INTRODLCTIOX.

tat d'un dégajiement qui se serait opéré entre les divers éléments mêlés et confondus dans la ténébreuse complexité d'un chaos primitif. Or. ce déj^agementn'a pu s'opérer que moyen- nant le mouvement; et ce mouvement, Anaxa- gore ne le considère pas comme inhérent à la matière, mais bien comme lui ayant été communiqué par un être distinct d'elle et su- jiérieur à elle , le voC»?. Anaxagore , en oppo- sant le yoo,- à Tv/rj, à titre de substance revêtue de la puissance motrice et ordinatrice, fut le seul d'entre les Ioniens qui résolut cette ques- tion dans le sens du théisme. Chez, tous les autres, si l'on en excepte peut-être Phérécyde et Archélaûs, ce même problème reçut, soit une solution athéiste, comme chez Anaxi- mène et Heraclite ; soit une solution pan- théiste au point de vue de l'esprit , comme "liez Thaïes ; soit une solution panthéiste au point de vue de la matière, comme chez Anaximandre et Diogène d'Apollonie.

Le caractère dominant dans les doctrines ioniennes, c'est d'être sur-tout une philoso- phie de la nature. Aristote et Platon repro-

INTRODUCTION. "25

chent aux Ioniens, et notamment à A.naxu- gore, d'avoir négligé les spéculations méta- physiques. Mais un tel reproche est-il bien fondé? Peut-on raisonnablement demander à une philosophie autre chose que ce qu'elle a pu et produire? Or, pouvait-il se faire qu'à son début , la philosophie ne dirigeât pas ses recherches sur le monde matériel? L'Ionisme fut donc une philosophie de la nature, et ce fut pour lui une nécessité. Toutefois , il ne demeura point étranger à toute spéculation métaphysique ou morale. Un grand nombre de préceptes moraux sont attribués par Dio- gène de Laërte à Thaïes. Heraclite d'Ephèse , qui s'occupa de physique et de cosmogonie , dirigea aussi quelques-unes de ses recherches vers^la logique , ainsi qu'il résulte évidemment d'un fragment ' de ce philosophe sur le crité- rium du vrai; et en même temps il faut bien qu'il se soit occupé de métaphysique et de mo- rale , puisque Diogène de Laërte dit positive- ment ([uc ses écrits roulent sur trois sortes de

' Voir plus loin ce fragment à l'art. Heraclite.

24 INTRODUCTION.

sujets : l'univers, la politique, la théologie. Archélaùs aussi, malgré son surnom de 'fj^ny.ot, parait n'être pas demeuré étranger à la philo- sophie morale , puisque Socrate passe pour avoir reçu de lui cette science naissante, et qu'au rapport de Diogène de Laërte , les lois, le beau et le bien avaient fait plus d'une fois la matière de ses discours. Enfin , ne convient- il pas de reconnaître une tendance tout à la fois métaphysique et morale dans les travaux d'Anaxagore, qui, à côté et au-dessus de \'à matière , vint poser un être immatériel , prin- cipe du mouvement et de l'ordre? Sans doute le Dieu moteur et ordonnateur d'Anaxagore n'est pas encore ce Dieu bon^ que Platon , en son Timée , représente comme père du monde et comme suprême intelligence se complaisant à répandre hors d'elle ses divins attributs. D'Anaxagore à Platon un nouveau progrès devait s'opérer , et l'idée de Dieu devait deve- nir plus compréhensive en s'étendant non plus seulement aux attributs métaphysiques , mais encore aux attributs moraux du voo?. Néanmoins , et nonobstant le progrès qui

INTRODUCTION. 25

s'opéra depuis, il ne faudrait pas méconnaître leminente valeur attachée à la conception d'4naxagore. Cette idée d'une intelligence motrice et ordonnatrice fut assurément la plus précieuse et la plus noble conquête de la phi- losophie ionienne. Dans les masses régnait le polythéisme, dans la science le pan- théisme ou l'athéisme, lorsque Anaxagore vint proposer l'idée d'un Dieu unique, distinct de la matière par son essence, mais y faisant toutefois son apparition par l'ordre et le mou- vement. Epoque mémorable tout à la fois pour l'histoire de la philosophie et pour l'histoire de la civilisation humaine, que celle le théisme vint ainsi prendre place dans la science. Accusé comme ennemi de ia religion établie, accusation qui plus tard devait être si fatale à Socrate, Anaxagore fut frappé d'exil. Il est dans la destinée des hommes de progrès d'être en l)utle aux |iersécutions de l'esprit station- nain; ou rétrograde. C'est une triste vérité qu'atteste une expérience de plus de vingt siècles. Mais il vient s'y mêler une consolante réflexion , c'(,'sl que toujours le progrès s'csl

26 INTRODUCTION.

opéré en dépit des persécutions et des per- sécuteurs, et quejamais les dévouements n'ont manqué à un si glorieux apostolat. Anaxagore fut le premier d'entre les philosophes grecs à qui il échut de souffrir pour la sainte cause de la vérité. Les prêtres du polythéisme , par un de ces instincts illuminateurs qui nous font parfois entrevoir les choses futures, sentirent qu'à côté de leur dogme qui commençait à vieillir, s'élevait un dogme nouveau à qui l'avenir était promis, et ces hommes aveugles crurent proscrire le dogme en proscrivant le révélateur. Le sacerdoce athénien préludait ainsi au meurtre juridique de Socrate par l'exil d'Anaxagore.

L'idée d'un Dieu unique , distinct de la matière, mais s'y manifestant par l'ordre et le mouvement, et l'idée de l'immortalité des âmes, introduites toutes deux dans la science, celle-ci par Phérécyde , celle-là par Anaxa- gore, suffiraient seules à la gloire de la philo- sophie ionienne. Que si l'on y joint les inves- tigations d'Archélaûs sur les idées morales du beau et du bien , celles d'Heraclite sur

INTRODUCTION. 27

l'univers, la politique et la théologie, les dé- couvertes géométriques de Thaïes, enfin les travaux astronomiques et cosmogoniques d'Anaximandre, d'Anaximène , de Diogène, et detousleurssuccesseurs ou devanciers, on y rencontrera un imposant ensemble de travaux attestant l'immense activité qui dut présider aux investigations de la philosophie ionienne. Toute philosophie a sa part d'originalité et sa part d'emprunt. Cette dernière, en ce qui concerne la philosophie ionienne, paraît diffi- cile à déterminer avec précision. Toutefois, si l'on se rappelle que, par Thaïes, la philoso- j)hie ionienne a son origine en Phénicie ; si l'on songe d'ailleurs aux fréquents voyages des anciens sages qui, pèlerins de la science, parcouraient la Phénicie, laChaldée, la Crète, l'Egypte, il devient difficile de ne pas admettre l'Orient comme une première source à la- quelle 1 ionisme dut s'inspirer. Une seconde source dut se trouver dans les traditions po- litiques et sacerdotales de la Grèce elle-même. Ainsi, par cxi in|)le, lorsque Thaïes vient poser l'eau comme clément primordial et gêné-

28 INTRODUCTION.

rateur, ne semble-t-ilpas avoir emprunté cette idée à la religion et à la poésie? En effet, comme le dit Aristote * , « les poètes et les « théologiens ne nous montrent-ils pas les « dieux jurant par l'eau , qu'ils appellent le « Styx , et n'avaient-ils pas fait l'Océan et « Thétys auteurs de tous les phénomènes « de ce monde ? » Telle nous paraît la dou- ble source à laquelle la philosophie ionienne dut inévitablement s'inspirer. Sortie de telles origines, et ajoutant aux traditions orientales ainsi qu'aux données théologiques et poéti- ques les produits spontanés de ses propres investigations, elle ouvrit la voie à toutes les écoles qui plus tard, sur ses traces, entrepri- rent l'explication de la nature physique, et ses travaux servirent ainsi tout à la fois de modèle et de point de départ à l'Abdéritanisme avec Leucippe et Démocrite , à l'Agrigentinisme avec Empédocle, au Péripatétisme avec Ari- stote et Straton , enfin à l'Epicurisme. Il y a plus : la plupart des écoles qui constituèrent

Métapk. 1, 3.

INTRODUCTION. 29

en Grèce la première période philosophique . et remplirent l'intervalle de temps qui s'écoula de Thaïes à Socrate , furent en quelque sorte autant de rameaux de la philosophie ionienne. En effet, le fondateur de l'école de Crotone, Pythagore , n'est-il pas originaire de Samos. c'est-à-dire Ionien? D'autre part, Xénophane, ce précurseur de l'Éléatisme, n'était-il pas à Colophon? N'avait-il pas passé en lonie la plus grande partie de sa longue existence, et le caractère fondamental de ses travaux ne l'assi- mile-t-il pas aux philosophes ioniens ? Quant à l'école d'Abdère , au sein de laquelle deux noms seulement sont connus , ceux de Leucippe et deDémocrite, indépendamment de la com- munauté de travaux qui existe entre cette phi- losophie et la philosophie ionienne, ne croit-on pas que Démocrite fut disciple d'Anaxagore *. et ne sait-on pas d'ailleurs qu'Abdère était ori- ginairement une colonie venue de Phocée ? Ainsi, rionie eut cette glorieuse destinée, qu'elle fut, pour ainsi dire, la mère de toute

Diogène de L. Diogr. do Démocrite.

30 INTRODUCTION.

philosophie. Admirable rôle que celui de l'Orient à qui il échut ainsi d'être le berceau des religions, des poésies, des doctrines phi- losophiques, c'est-à-dire des principaux d'en- tre les éléments dont se constitue la civilisa- tion.

La philosophie ionienne remua bien des problèmes , et parmi eux trouvèrent place , ainsi qu'il a été établi plus haut, plus d'une question de l'ordre métaphysique et moral. Toutefois, le caractère spécial de cette phi- losophie fut sur-tout d'être une science de la nature. Sur ce terrain , nonobstant bien des vices de méthodes et des erreurs de systèmes, inséparables de tout premier essai, la philo- sophie ionienne accomplit un rôle brillant et utile parmi les sectes antiques. Ce qui depuis, grâce à la méthode expérimentale, a été pré- cisé et démontré, elle l'avait, en une certaine mesure, pressenti et entrevu , éclairée sans doute par une de ces étincelles qui précèdent parfois de bien long-temps l'apparition d'une vivo lumière. A ce titre , Thaïes , Anaximan- drc, A naxintènc, Heraclite, Anaxagore, furent,

INTRODUCTION. 31

dans le monde antique, les dignes précurseurs des Galilée, des Copernic . des Newton, des Huyghens , des Herschel. Les traditions de la philosophie naturelle se transmirent des Ioniens à Aristote et à Straton , de ceux-ci à Épicure, d'Epicure à Lucrèce, de Lucrèce à Albert-le-Grand, à Roger Bacon, à Télésio, à Paracelse. Une chaîne non interrompue d'as- tronomes, de physiciens, de naturalistes, unit ainsi à travers les siècles les illustrations de nos âges modernes avec les vieux sages de rionie, et les uns et les autres sont aux di- verses époques de l'humanité les grands re- présentants de la philosophie naturelle , comme Pythagore, Platon, Zenon, Anselme, saint Thomas, Locke, Leibnitz, Kant et Reid, le sont de la philosophie morale.

3^ THALÈS.

CHAPITRE II.

THALÈS.

EusÈBE , en sa Préparation évangélique ' , nous apprend que parmi les historiens, les uns assignaient la Phénicie pour patrie à Thaïes, les autres la ville deMilet en lonie. Ainsi, les témoignages ne s'accordent guère entre eux en ce qui concerne l'origine du père de la phi- losophie ionienne. Suivant Hérodote et Platon, suivant aussi Démocrite dans Diogène de Laërte , Thaïes naquit en Phénicie , il eut

' L. X. C. IV.'' ojç Ttv£ç Itrropo'jdi, ijioivtÇ rrj, m? Si tcjzç, M».).ri(T(Oç.

THALÈS. 33

pour père Examius et pour mère Cléobuline , tous deux de la famille des Thélides, la plus noble de la contrée , issue qu'elle était de Cadmus et d'Agénor. Plus tard, ayant quitté la Phénicie , il vint à Milet, en lonie, il reçut le droit de cité. D'autres historiens , au rapport de Diogène de Laërte , veulent que Thaïes ait pris naissance à Milet. L'histoire ou la biographie ne produisent aucune preuve qui soit de nature à décider péremptoirement cette question. Mais, en l'absence de preuve positive, l'opinion de Platon, qui, durant toute sa vie philosophique, soit comme disciple de Socrate, soit comme fondateur de l'Académie, fut en rapport avec plusieurs philosophes ou sophistes venus d'Ionie, et sur-tout l'opinion d'Hérodote et de Démocrite ([ui tous deux furent, à quelques années près , les contem- porains de Thaïes , nous paraît d'une toute autre valeur que celle d'historiens ou bio- graphes que Diogène de Laërte ne désigne même pas nominativement. donc, suivant toutes probabilités, en Phénicie, puis établi à

Milet son droit de cité, joint aux puissantes

3

3/i THALÈS.

relations qu'y avait contractées sa famille , pouvait l'appeler à des fonctions politiques , Thaïes renonça, jeune encore, aux affaires publiques pour passer dans une solitude mé- ditative des jours qu'il voulut consacrer exclu- sivement à la science. L'histoire ne mentionne qu'une seule circonstance dans laquelle il soit sorti de cette indifférence politique. Le roi de Lydie, Crésus, dans la prévision de la re- doutable lutte qu'il allait avoir à soutenir contre Gyrus, roi des Perses et des Mèdes , cherchait à attirer la ville de Milet en son al- liance. Thaïes conseilla à ses concitoyens de s'y refuser, et cet avis suivi par les Milésiens, devint le salut de la ville après la victoire de Gyrus'. Avant que commençât cette lutte dé- cisive, qui devait avoir pour résultat la chute de l'antique empire de Lydie et la conquête de l'Asie par la puissance persane. Thaïes, dont la renommée scientifique avait déjà franchi les limites de l'Ionie, parTïît avoir été consulte par Grésus sur les moyens de kver

Diogèiie (le LaiMte.

THALÈS. 35

certains obstacles que la nature du sol op- posait à ses plans, soit d'invasion, soit de dé- fense; car Diogène de Laërte ra])porte une opinion d'après laquelle Thaïes avait promis à Crésus de lui faire traverser le fleuve Hal^s sans pont, c'est-à-dire en changeant le cours de ses eaux, moyen analogue à celui que Cyrus devait quelques années plus tard employer pour se rendre maître de Babylone '. Tandis ([u'un grand empire s'écroulait, et qu'un autre s'élevait, qui devait bientôt asservir les colonies grecques d'Asie-Mineure , et plus tard, sous Darius et sous Xerxès, menacer la Grèce con- tinentale. Thaïes, tout entier à ses recherches scientin([ues, fondait l'astronomie, et recevait le surnom de Sage, que devaient bientôt par- tager avec lui Solon, Bias, Pittacuset d'autres philosophes , mais qui lut d'abord décerné à Thaïes, sous l'archontat de Damasius à Athènes, ainsi ((uc le rapporte Oémctrius de Phalère en sa ('hr<mologie des Archontes *.

' On sait (iiio Cmiis ih' parviiil ii piciulir 15al)yloiU' (|U a|)rès avoir tkMounu'; les oauv do riliiphrate. Dio(î. (le l,a<'i .

36 THALÈS.

C'est probablement à cette même époque qu'il faut rattacher un fait raconté par Diogène de Laërte, et qualifié par lui d'indubitable (?«^2p&^). Des jeunes gens de Milet achetèrent à des pê- cheurs un trépied que ceux-ci avaient trouvé dans leurs filets. Une querelle s'étant élevée ultérieurement sur la possession du trépied, ne s'apaisa que lorsque les Milésiens eurent fait porter le trépied à Delphes, leur envoyé reçut de l'oracle la réponse suivante : « Enfant « de Milet, tu interroges Phébus sur ce qu'il <f faut faire d'un trépied. Qu'il soit donné à « celui qui est le premier de tous par la sa- « gesse. » Cette réponse ayant été rapportée à Milet , le trépied fut adjugé à Thaïes, qui le donna à un autre sage, celui-ci à un autre encore, jusqu'à ce qu'il arriva aux mains de Solon qui, jugeant que Phébus lui-même était le premier de tous par la sagesse, envoya le trépied à Delphes.

Ai)rès une longue existence , écoulée en partie dans les voyages , et tout entière dans les travaux scientifiques, Thaïes termina ses jours à Milet. Diogène de Laërte rapporte

THALÈS. â7

qu'une nuit qu'il était sorti de chez lui pour contempler les astres, il tomba dans une fosse, et qu'une vieille qui l'accompagnait lui dit à cette occasion : « Comment se fait-il , Tha- « lès, que tu ne puisses voir ce qui est à tes « pieds, toi qui aspires à connaître ce qui est u au ciel? » Ce fut peut-être des suites de cet accident que mourut Thaïes , ainsi qu'il pa- raîtrait résuher d'une lettre d'Anaximène à Pythagore , également rapportée par Diogène de Laërte '. Toutefois, Diogène de Laërte semble mentionner cet accident comme étant resté tout-à-fait étranger à la mort du philo- sophe, puisqu'il dit en un autre endroit que Thaïes mourut en assistant à des exercices gymnastiques, accablé tout à la fois par la chaleur, par la soif et par son grand âge. Sui- vant le récit d'Apollodore , Thaïes était âgé d'environ soixante-dix ans quand il mourut. D'après celui de Sosicrate, au contraire, il en comptait environ quatre-vingt-douze. Tenne- mann , dans ses tables chronologiques , a

' Voir Diogène de Laërto , Vie d'Anaximène.

38 THALÈS.

adopté , en ce qui concerne l'époque de la mort do Thaïes, l'opinion de Sosicrate, qui la rapporte à la prennière année de la cinquante- huitième olympiade (5^8 avant lere chré- tienne ) , et , en ce qui concerne l'époque de la naissance de ce philosophe, l'opinion tout à la fois deSosicrateet d'Apollodore qui s'accor- dent à la rapporter à la première année de la trente-cinquième olympiade (640 avant l'ère chrétienne) , ce qui donne à la vie de ce phi- losophe une durée de quatre-vingt-douze ans. Une grande incertitude et une extrême dif- ficulté de solution s'attache à la question de savoir si Thaïes, dans le cours de ses longs travaux scientifiques, avait écrit quelque traité soit sur l'ensemble des questions qu'il em- brassa, soit sur quelqu'une de ces questions. Diogène de Laërte rapporte une opinion de Lobon d'Argos , d'après laquelle on pourrait porter à deux cents vers ce que Thaïes avait

écrit , ri Si yîypàu.|7.îv« ÛTr'avTÔu friTL AôÇoav ô Apysîoj

ënv rzi.-jztv StaxoaiK. Le même historien ajoute que, suivant d'autres opinions , Thaïes n'aurait écrit que deux petits traités, (îùo u-ovu <7j^A-/pa.'Jz,Vnn

THALES. 30

sur la conversion des astres, l'autre sur l'équi- noxe. Enfin , Diogène dit encore que, s'il faut en croire d'autres sentiments, Thaïes ne laissa

aucun écrit, (r^jyycauaa y.v.-ù.n:vj oOSiv , et qUC

c'est à Piiocus de Samos qu'appartient V As- trologie nautique que l'on avait coutume d'at- tribuer à Thaïes. C'est un point qu'il nous paraît impossible de résoudre rigoureusement, et nous nous bornons à reproduire ici, d'après Diogène de Laërte, les diverses opinions émises à cet égard.

A l'époque à laquelle parut Thaïes , le dé- veloppement poétique avait commencé pour la Grèce, et s'était opéré déjà en une certaine mesure. 11 était réservé au ])hilosophe de Mi- let d'ouvrir l'ère du développement scientifi- que. « Il fut, dit Eusèbe *, le père de la philo» « Sophie et le fondateur de la secte ionienne;»

àov.zl xp^Ki rriç <pûo70'fiKç , -/«i «Trô «Jrov « lovizrj uifisai;

rvf,o(7riyojjeù(jr). Au rapport de Diogène de Laërte, c'était une opinion généralement accréditée, que Thaïes avait le premier aj^jirofondi et pé- nétré les mystères de l'astronomie. Timon .

' Prceparatio evangelica, L. XIV, C. \U.

liO THALÈS.

dans ses Silles , le proclame tout à la fois l'un des sept Sages et un savant astronome, olov

b'inrcf. ^ia):i)^ia. aoforj iTO(fo-j KTrpovouviav., et LoDOn d Ar-

gos cite une inscription placée sous son image, et dans laquelle Thaïes est dit le premier des

astronomes, «TXpO/OywV TTKVTWV TrpîuSuTKTOV (70çpi«.

Eudème, en son histoire de l'astronomie, dit que Thaïes fut le premier qui prédit les éclip- ses, étudia le cours du soleil, et détermina les époques cet astre entre dans les tropiques, et que c'est ce qui lui valut l'admiration de Xénophane et d'Hérodote. Heraclite et Démo- crite, dans Diogène de Laërte , rendent le même témoignage qu'Eudème. Hérodote ra- conte que Thaïes avait prédit aux Ioniens cette fameuse éclipse qui sépara les armées des Mèdes et des Lydiens, commandées l'une par Cyaxare, l'autre par Alyatte. En calculant la marche du soleil, et son passage d'un tro- pique à l'autre, Thaïes dut être amené à dé- terminer les limites de l'année et du mois; et c'est ce qui résulte encore d'un passage de Diogène de Laërte, il est dit que Thaïes fut le prenii(>r qui détermina la succession des

THALÈS. lii

saisons ainsi que la durée de l'année, et qui fixa à trois cent soixante-cinq le nombre des jours de l'année, et à trente le nombre des jours de chaque mois. Il parait aussi avoir essayé , par les procédés imparfaits dont il pouvait dis- poser, de calculer la grandeur du soleil com- parativement à celle de la lune, et avoir estimé que le second de ces deux astres est la sept- cent-vingtième partie du premier, noôç to zo-j

Yiliov fj.îyîOoç ToO (7î).ifjv«toy eTTraxoTtoTTOv xai ziy.xmov

«TTï'frivaTo -/.axà TtvKç *. Tels paraissent avoir été les principaux travaux de Thaïes en astronomie. Il est présumable , au reste , qu'avant l'appa- rition de Thaïes , bien des essais scientifiques eurent lieu , dont l'histoire n'a pas conservé le souvenir, et qui durent lui servir de point de départ. Il n'est pas non plus sans probabi- lité , et telle paraît être l'opinion du savant Bailly, que, dès avant Thaïes, certaines tra- ditions astronomiques , telles que des tables, ou des cycles lunaires, étaient venues d'Egypte

* Diog. Lacrt. Nous nous servons ici do la leçon pro- posée par Casaubon, de préférence à la leçon vulgaire TTowTo,- TO ro'j ïi>,to j.... , qui n'offre aucun sens.

42 TrtALÈS.

en lonie , et que Thaïes sut mieux s'en servir que ses devanciers et ses contemporains. 11 ne faudrait pourtant pas aller jusqu'à prétendre, ainsi que l'ont fait quelques historiens anciens, et plus près de nos jours le savant Veidler, que les découvertes qui viennent d'être men- tionnées furent moins dues au génie de Thaïes qu'aux révélations qu'il pouvait, dans ses voyages , avoir recueillies en Crète et en Egypte. Car à l'époque de Thaïes (600 avant l'ère chré- tienne ) , les sciences astronomiques étaient déjà très avancées en Egypte, et si les travaux de Thaïes n'eussent été qu'un emprunt fait aux prêtres Egyptiens , ils eussent été marqués d'un caractère de précision dont on les trouve dénués. Ainsi, par exemple, tout en détermi- nant la longueur de l'année, Thaïes ne sut pas le faire d'une manière assez précise pour que sa découverte reçût une application im- médiate, et il fallut que plus tard Cléostrate , .'ipportant plus de rigueur dans ses calculs, introduisît l'usage du calendrier. Ainsi encore, en essayant d'apprécier la grosseur relative du soleil et de la lune. Thaïes tomba en des er-

THALÈS. /iS

reurs de calcul que les prêtres égyptiens n'eussent probablement pas commises. Ainsi enfin, dans sa prédiction de la fameuse éclipse qui sépara les armées des Mèdes et des Ly- diens , Thaïes n'avait apporté que de& indica- tions assez vagues, puisqu'il n'annonçait ni le jour, ni même le mois, mais seulement l'an- née, ainsi que le prouve le témoignage d'Hé- rodote , du texte duquel il résulte que les Grecs n'avaient encore à cette époque aucun mot pour désigner le phénomène de l'éclipsé *. Or, pense-t-on que si Thaïes avait aux ré- vélations des prêtres d'Egypte le procédé qui lui servait à calculer les éclipses, il n'eût pas dé- terminé avec plus de précision l'époque du pliénomène qu'il annonçait? D'autres raisons encore nous portent à croire à l'originalité des travaux astronomiques de Thaïes. Ce philoso- phe , au rapport de Jamblique et de Plutar-

' Voici le passage d'Hérodote : « Le combat étant engagé , << la nuit prit la place du jour. Ce changement du jour en '< nuit avait été prédit aux Ioniens par Thaïes, qui avait fixé " pour terme à ce phénomène Tannée il eut lieu elTective- ' ment. ■>

lld THALÈS.

que, n'alla en Egypte que dans un âge assez avancé. Or, plusieurs savants, et entre autres le jésuite Pétau , rapportent l'éclipsé dont il vient d'être fait mention , à la quarante-qua- trième année de Thaïes, ce qui est loin d'être un âge avancé , sur-tout pour Thaïes , qui vécut quatre-vingt-dix ans. Il est donc très vraisemblable que Thaïes ne dut qu'à ses seules recherches , aidées des travaux très imparfaits de ses devanciers et peut-être aussi de quel- ques traditions scientifiques venues d'Egypte en lonie , la prédiction qu'il fit de l'éclipsé mentionnée, et ses autres connaissances en astronomie.

En même temps qu'il se livrait à de labo- rieuses études sur l'astronomie, science dont il fut en Grèce le fondateur^ Thaïes fut le pre- mier qui s'occupa de recherches cosmogoni- ques. Il considère les êtres matériels , quels , qu'ils soient , comme provenus tous du déve- loppement d'un principe unique. Ce principe matériel , cette substance primordiale , cet élément générateur de tous les êtres , c'est l'eau. '< Les premiers philosophes, dit Ari-

THALÈS. 45

<i stote S ont cherché dans la matière le prin- « cipe de toutes choses. Car ce dont toute « chose est, d'où provient toute génération, « et aboutit toute destruction , l'essence « restant la même, et ne faisant que changer « d'accidents , voilà ce qu'ils appellent l'élé- « ment et le principe des êtres , et pour cette « raison ils pensent que rien ne naît et que « rien ne périt, puisque cette matière subsiste

« toujours . Il doit y avoir une certaine

« nature, unique ou multiple, d'où viennent « toutes choses , celle-là subsistant la même. (t Quant au nombre et à l'espèce de ces élé- « ments, on ne s'accorde pas. Thaïes, le fon- « dateur de cette manière de philosopher. « prend l'eau pour principe, et voilà pourquoi « il a prétendu que la terre reposait sur l'eau, « amené probablement à cette opinion, parce « qu'il avait observé que l'humide est l'élé- « ment de tous les êtres , et que la chaleur « elle-même vient de l'humide et en vit. Or. « ce dont viennent les choses, est leur prin-

' Mc'tapli. 1,0, irad. de M. Cousin.

46 THALÈS.

« cipe. G'«st de qu'il tire sa doctrine , et « aussi de ce que les germes de toutes choses « sont de leur nature humides , et que l'eau « est le principe des choses humides. » Diogène de Laërte confirme en ce point le témoignage

d'AristOte ; àpyri-^ twv Tràv-rwv uSwp Û7r£0"T/i(T«TO. Cl-

céron rend le même témoignage : « Thaïes <' Miiesius s qui prbnus de talibus rébus quœsi- « vitj aquam dixit esse initium rerwn *. » En- fin, Eusèbe (Prœp. evang.) parle absolument dans le même sens. « Thaïes, dit-il, passe pour être le premier qui posa Teau comme principe des choses, en disant que tout en vient, que tout y retourne, àpx'i^ twv Ô>wv Qoàri^u

vTroirrr) (70.(70 ai {iSwp. £^ «vtoû yào eiva.t izùvru , xui

zlç «JTÔ x(^pitv. (L. I, c. 8). » Maintenant, cette opinion appartient-elle originellement à Tha- ïes, ou lui était-elle antérieurePÉcoutons encore ici Aristote : « Plusieurs pensent, dit-il , que " dès la plus haute antiquité, bien avant no- « tre époque , les premiers théologiens ont « eu cette même opinion sur la nature. Car

' De nat. Deor. , L. 1.

THALES. /l7

" ils avaient fait l'Océan et Tliétys auteurs

« de tous les phénomènes de ce monde, et

« ils montrent les Dieux jurant par l'eau, que

« lespoètes appellent leStyx. En effet, ce qu'il

« y a de plus ancien est ce qu'il y a de plus

« saint; et ce qu'il y a de plus saint, c'est le

« serment. Y a-t-il réellement un système

« physique dans cette vieille et antique opi-

« nion? C'est ce dont on pourrait douter.

« Mais , pour Thaïes , on dit que telle fut sa

« doctrine. » Les poètes aussi avaient parlé

dans le même sens que les théologiens, et

Homère, qui probablement avait recueilli les

vieilles traditions sacerdotales de l'Ionic, avait

dit au quatrième chant de son Iliade : wxlavov

Gswv yivicnv xKt /x^irepa Orjfjvv. Aînsi, Ic Système

cosmogonique de Thaïes n'avait rien que de conforme aux traditions sacerdotales et poéti- ques. Et, si l'on en croit Strabon % cette doc- trine de l'eau admise comme principe de toutes choses n'était autre que celle de plusieurs |)hilosophes indiens , qui prétendai<.'nt qu(

' I,. XV.

llS THALÈS.

l'eau , simple et homogène en toutes ses par- ties, pouvait recevoir une infinité de formes différentes, et par-là devenir la matière des corps les plus opposés. Quant à la valeur in- trinsèque du système cosmogonique de Tha- ïes , il n'est pas besoin de faire observer que le principe fondamental en ce système , <>§(^p àpxn, était purement hj^pothétique, et résul- tait des conjectures de l'imagination plutôt que des recherches d'une observation sérieu- sement scientifique. Toutefois, comme une hypothèse, quelque hasardée qu'elle soit, est toujours fondée sur quelques faits, il serait curieux de connaître quelles observations ont pu conduire Thaïes à l'adoption de son prin- cipe. Voici la raison qu'en donne Eusèbe : En « disant que tout vient de l'eau et que tout y « retourne. Thaïes se fondait sur un triple fait : « en premier lieu , sur ce qu'il avait observé « que la semence génératrice de tous les ani- « maux est liquide; d'où il conjecture que « l'élénient humide a être le principe de « toutes choses. En second lieu , l'eau est « l'aliment des végétaux; c'est à l'eau qu'ils

THALÈS. [l9

« doivent leur propriété de porter des fruits, « et quand ils en sont privés, ils se dessèchent. « En troisième lieu, le feu lui-même, le feu « du soleil et des astres, se nourrit de l'évapo- « ration des eaux *. » C'est aussi l'opinion d'Aristote : « Il avait remarqué , dit-il , que « l'humide est l'élément de tous les êtres , et « que les germes de toutes choses sont de leur « nature humides \ Peut-être encore cette opinion lui avait-elle été suggérée par la faci- lité de transformation avec laquelle l'eau passo de l'état liquide à l'état aériforme moyennant une élévation de température, et à l'état so-

' E^ OSktûç Si fnTi (©«Arjç') TTKVTa civat, xat sic {/Swp

■7r«vTMV Çwwv ■/) yov/j v-p'/jo zn-zi , v'/pv. oikto.' O'jxmç siy.oç xui TV. Tzy.vTtx. Èç \jypo-j tàv v.pyjn'^ i'x^''"' Sî-JT;|aov, ôVi nù^jTot. rv. yjTà Tjyp'f) zpé'fîX(A.i xz x«t y.upTTOfOpsi, ùpLotpoxi^zva. Se ^mpui.iiîxxi, xpixov Si, ôrt u-jxÔ ^ai izyp yui toO «/.iou x«( Twv àTTpwv Tat; twv ûSktouV cf.-JKOvpiiùfTccn xpéfsxui. (Eu- sèbe, Prœp. evang., L. XIV, C. 1/i.)

"■* Atà Svj fjOro T/jv -JTroAïj-^tv ).iÇ',')v Ta-Jrrjv (WaAiiç),

xat Slà TO nor.-JXr.t-J TK (JTvéppiUXU T/5V fJTlV yyOKV c'/îtv

Arist. Métaph. , L. 1 , C. 3.

50 THALÈS.

lide moyennant un refroidissement? Il est probable que toutes ces observations réunies avaient amené Thaïes à poser ce principe fon- damental de sa cosmogonie, ySwp «û/."» ce qui signifie que l'eau est le principe de toutes choses, l'élément générateur des êtres. Dans la distribution générale des choses , le feu oc- cupe la région supérieure ; l'air une région moins élevée ; la terre une portion de l'espace moins élevée encore; l'eau la région inférieure; de telle sorte qu'elle sert ainsi de base à tout le reste. Thaïes considère la terre comme re- posant de toutes parts sur l'eau , et Aristote l'atteste formellement, lorsque dans son traité duCiel\ il dit que certains philosophes envisa- gent la terre comme reposant sur l'eau ; que c'est une très ancienne opinion, et qu'on l'attribue à Thaïes de Milet, « «û;^Kt6T«Tov ^ôyov,

OV y«!TlV eiTTâlV 0K).ir;V TOV Mt)i73(7tOV. »

11 reste maintenant à rechercher comment et en vertu de quelle puissance, suivant Tha- ïes, dut s'opérer cette transformation de l'eau,

' L. Il, c. 12.

THALÉS. 51

élément générateur, en tout ce qui existe. Cette transformation eut-elle lieu par le sim- ple effet d'un mouvement nécessaire inhérent à la matière, ou par l'intervention d'une puis- sance motrice et ordonnatrice, distincte de la matière, ou enfin en vertu de l'activité d'une sorte d'ame du monde, mêlée à l'ensemble des choses ? C'est ce qu'il s'agit de déterminer.

Les divers sentiments des philosophes sur la question qui nous occupe ici , ne sont point aisés à concilier entre eux. Et d'abord , l'histo- rien de la philosophie ancienne , Diogène de Laërte, ne paraît pas d'accord avec lui-même à cet égard. Car, d'un côté , dans sa biogra- phie de Thaïes, il mentionne comme vulgai- rement attribués à ce philosophe des apo- phtegmes tels que ceux-ci : « Dieu est le plus « ancien des êtres, car il est inengendré. » « Le monde est admirable, car il est l'œuvre «de Dieu.» Kt , d'autre part, dans la vie d'Anaxagore, le même Diogène dit vu j)i(»|)ies termes : « Le premier (Anaxagorc) il rccon- « mit à côté de la matière une intelligence. « Tout étnil «oiifondii ; rrsjuit vint, ri l'ordre

52 THALÈS.

« régna. » Or, si Anaxagore fut le premier qui reconnut un Dieu , Thaïes , qui lui est anté- rieur, n'avait donc point émis cette opinion. Gicéron, qui fait assez fréquemment mention de Thaïes en ses œuvres philosophiques , ne tombe point en de moins graves contradic- tions à cet égard. Tantôt , il semble le faire participant des croyances communes du polythéisme, ou peut-être même partisan d'une sorte de panthéisme philosophique , lorsque , par exemple , il dit , au second livre des Lois : « Thaïes qui sapientissi- « mos inter septem fuit liomines^ existimat « Deos oninia cernere^ omnia Deorum esse « plena. » Tantôt , il semble l'assimiler à Anaxagore et à Platon , en lui faisant dire qu'il y a un Dieu ordonnateur de la matière : « Thaïes milesins s qui primas de talibus re~ « bus quœsivit j nquam dixit initium rerum; (' Deum aute?7i qui ex aquâ cuncta finge- « ret ». » Tantôt , enfin , démentant lui-même ses deux premières assertions , et sur-tout la

' De nat. Deor. L. I.

THALES. bo

seconde , il attribue à Anaxagore la première idée philosophique d'un être ordonnateur de la matière : « Anaxagoras primus omnium re- « rum descripiionem et modum mentis infi- « nitœ vi ac ratione designari voluit. » Voilà certes des assertions bien évidemment contra- dictoires les unes aux autres. Si donc nous n'avions pour nous guider en cette matière que le témoignage de Diogène et celui de Cicéron , le doute serait le seul parti que nous pussions adopter ; car les divers passages de Diogène , que nous avons cités plus haut , se neutralisent réciproquement , et il en est ab- solument de même des divers passages de Cicéron qui viennent d'être mentionnés. Heu- reusement, il reste comme ressource à la cri- tique un passage d'Aristote, ([ui nous parait de nature à pouvoir décider la question dans un sens entièrement opposé à l'opinion qui prétend attribuer à Thaïes une doctrine théis- tique. Aristote, sans dire explicitement que Thaïes n'admit pas l'intervention d'une intel- ligence dans l'arrangement de l;i matière, l'aflirnu' au moins iinj)licitein('nt rn disant

54 THALES.

qu'Anaxagore fut le premier qui reconnut cette intervention. « Quand un homme ( dit-il ) « vint annoncer qu'il y avait dans la nature « comme dans les animaux une intelligence « qui est la cause de l'arrangement et de l'or- « dre de l'univers , cet homme parut seul « avoir conservé sa raison au milieu des folies « de ses devanciers. Or, nous savons avec « certitude qu'Anaxagore entrale premier dans « ce point de vue '. » Or, si Anaxagore fut le premier, Thaïes , qui lui est antérieur, n'avait donc rien avancé de semblable. Il n'y a donc aucun caractère de théisme dans la doctrine de Thaïes.

Est-ce à dire que la philosophie de Thaïes fut athéiste? C'est une opinion que, pour no- tre part, nous n'oserions adopter. Il nous pa- raîtrait difficile de concilier cet athéisme avec les textes précédemment cités de Diogène de Laërte et de Gicéron, Thaïes est mentionné comme ayant parlé de Dieu ou des Dieux. La doctrine de Thaïes ne nous paraît donc pas

* Métapli. L. I. c. 3.

THALÈS. 55

marquée du caractère de l'athéisme ; nous la croyons bien plutôt panthéiste , et nous ba- sons cette opinion sur plusieurs passages de Cicéron , de Diogène et d'Aristote. « Thaïes « existimat omnia Dcorwn esse plena» , dit Cicé- ron'. De son côté , Diogène de Laërte lui prête la même pensée, en citant comme lui étant vulgairement attribué, cet apophtegme, que /e monde est animé et plein de Dieux , tov -/.otuo-j iiM^vy^o'j siw.i y.v.t 5«'.y.<3viwv TrArjp/j. Il lui attribue en- core cette autre pensée, qu'«7 j a une ame ré- pandue partout s et même dans les choses qui nous paraissent inanimées^ opinion fondée sur certains phénomènes observés dans certains corps, tels que l'ambre et l'aimanta. Aristote , de son côté , en son traité de l'Ame^ s'exprime ainsi : «Thaïes paraît prêter à l'ame une vertu « motrice, en disant que l'aimant est animé, « puis((u'il attire le fer^) ; et, dans un autre

1 De Legib, L. 2.

fXETaStSovat i|'"/«?, Zcy.^u.ifjO^JuEV')-^ sx Tri? u.«yv/iTt5of y.U( roO rj'/iy.-:po\i (Diog. (leL. Vie de Thaïes). ^ De anima , L. 1 , C. 22.

56 THALÈS.

endroit de ce même traité \ ne s'énonce-t-il pas plus formellement encore quand il dit : « Il y a des philosophes qui pensent que l'ame « est mêlée à l'ensemble des choses (svtwôaw ,( i^'jyji^ uLî^r/juL ) , d'où quelques-uns , et en- « tre autres ïhalès, ont pensé que l'univers est « plein de Dieux [mkvra. liiri^n ©îwv îlvat)? Or, une doctrine dans laquelle l'ame est envisagée comme mêlée à l'ensemble des choses , ne pos- sède-t-elle pas tous les caractères du panthéis- me ? Ce n'est donc ni l'athéisme, ni le théisme, ni le polythéisme, c'est le panthéisme qui fait le fond de la doctrine de Thaïes. Et hâtons- nous d'ajouter que ce caractère s'explique à merveille dans une doctrine qui , comme celle de Thaïes, se produit au début et à l'origine de la science. En effet , dans la question de la constitution de l'univers , un système peut offrir l'un des caractères suivants : ou tout ex- pliquer par l'action de lois fatales présidant au développement et à l'arrangement des choses, comme dans la doctrine de Leucippe , Démo-

, De anima , L. 1, C. 5.

THALÈS. 57

crite , Épicure; ou admettre plusieurs Dieux, ayant chacun leur rôle et leur office dans l'or- ganisation et la conservation du monde , comme dans les croyances vulgaires du poly- théisme ; ou reconnaître un Dieu unique , tout à la fois créateur et ordonnateur de la matière comme dans la théologie chrétienne ; ou ad- mettre un Dieu non créateur, mais simple- ment moteur et ordonnateur, et parfaitement distinct de la matière, comme dans la doctrine d'Anaxagore, de Socrate, de Plaion ; ou enfin admettre un Dieu et un' monde ne faisant qu'un seul et môme tout; en d'autres termes , reconnaître une sorte d'ame du monde , infuse et répandue dans toutes les parties de l'en- semble , £v TO) ôVf> ^■JZ'îv uzit.iyii.hrrj, SuivaUt l'cX-

pression d'Aristote. Telles nous paraissent toutes les opinions possibles sur la question dont il s'agit. Or, parmi ces opinions, celle qui eût admis une pluralité de Dieux à chacun desquels une mission spéciale ap- partiendrait dans l'organisation et la conser- vation de l'univers eût été peu scientifique. Une telle solution pouvait satisfaire les in-

58 THALÈS.

telligences vulgaires, mais devait être répu- diée par la philosophie. D'un autre côté, l'a- théisme ne pouvait s'ériger en système au début de la science ; et bien moins encore ce théisme qui consiste à reconnaître un Dieu non-seulement distinct de la matière , mais encore créateur. Ce dernier point de vue phi- losophique ne devait sortir que d'une réaction du spiritualisme contre la doctrine adverse ; aussi , ne commence-t-il à poindre qu'après que le christianisme est venu s'asseoir sur les débris des philosophies et des cultes anciens. Quant à cet autre théisme qui consiste à admettre un Dieu distinct du monde, à la vérité , mais seulement ordonnateur et non créateur de la matière , il impliquait une distinction qu'il n'était pas aisé à la science de faire à son début, et sa nature même et ses caractères essentiels le condamnaient h ne pouvoir surgir à la naissance de la phi- losophie, et à être le résultat d'un progrès. Reste donc le panthéisme, c'est-à-dire la doc- trine de l'ame du monde, infuse et répandue dans toutes les parties de l'ensemble. Or,

THALÈS. 59

cette doctrine j en raison de sa simplicité et de l'analogie qu'elle peut offrir avec la notion que l'homme a de son propre être , composé de corps et d'esprit dans une étroite associa- tion et une harmonique unité, cette doctrine, dis-je, devait naturellement se présenter et se faire accepter à l'origine de la philosophie. Le panthéisme donc dut être le premier mot de la science. Non-seulement il dut l'être, mais encore il le fut; car nous avons montré par des preuves que nous osons croire décisives, que telle fut la doctrine de Thaïes. S'il dut l'être et qu'en réalité il le fut, il y a concordance en- tre le raisonnement et les données de l'expé- rience, et le fait confirme la loi.

Indépendamment de ses travaux dans l'or- dre de la philosophie naturelle. Thaïes, anti- cipant en ceci sur les philosophes ])ythagori- ciens, dirigea encore ses investigations vers la sohition d'un certain nombre de problèmes géométriques. Au rapport de Diogène de Laërte, Pamphile avait écrit que Thaïes avait découvert le moyen d'inscrire au cercle un triangle rectangle , nptorov y.uTuyoù^m v.-jvjov t6

60 THALÈS.

-stywvov ofj'joyoyji.'-j-j. Mais au récit de Pamphile . Diogène de Laërte ajoute immédiatement ce- lui d'Apollodore qui attribue cette même dé- couverte à Pythagore. Ce qui paraît plus cer- tain, c'est que Thaïes ajouta aux découvertes d'Euphorbe le Phrygien qui, au rapport de Callimaque, dans Diogène de Laërte, avait inventé un certain nombre de figures géomé- triques. Enfin 5 au rapport d'Hiéronyme de Rhodes , dans le même Diogène , il trouva dans certains procédés géométriques le moyen de mesurer la hauteur des pyramides; et ce fut, dit Hiéronyme, en mesurant leurs ombres, moyen très simple et analogue aux procédés de la géométrie moderne, qui résout ce pro- blème par une simple proportion entre deux triangles semblables. Tels paraissent avoir été les travaux mathématiques de Thaïes.

Terminons cette monographie par la cita- tion de quelques maximes qui, au rapport de Diogène de Laërte, étaient vulgairement at- tribuées à Thaïes. Voici les principales, dans l'ordre Diogène les mentionne : « La « sobriété de langage est l'indice d'un esprit

THALÈS. 61

« sage. » «Ce qu'il y a de plus ancien, c'est « Dieu,caril est inengendré; ce qu'ilya déplus « beau parmi les êtres, c'est le monde, car « il est l'œuvre de Dieu ; ce qu'il y a de plus « grand, c'est l'espace, car il contient tout; « ce qu'il a de plus rapide, c'est la pensée, « car elle parcourt l'univers ; de plus fort , « c'est la nécessité, car elle surmonte tout ; « de plus sage, c'est le temps, car il découvre « tout. » Il disait que la mort ne diffère en rien de la vie. Et comme on lui demandait pourquoi il ne se laissait pas mourir : « A quoi bon, dit-il, puisqu'il n'y anulle différence?»

On lui demandait lequel des deux, du jour ou delà nuit, avait précédé l'autre : «La nuit, dit-il, précéda le premier jour.» On lui de- mandait une autre fois si une mauvaise action pouvait se dérober à la vue des dieux : « Pas même une mauvaise pensée » , répondit-il. «Qu'y a-t-il de difficile, lui fut-il demandé?

C'est de se connaître soi-même. Qu'y a-t-il de facile? De recevoir des conseils.

Quest-ce que Dieu? L'être qui n'a ni commencement ni fin. Qu'y a-t-il de rare?

62 TIIALÈS.

De voir un tyran arriver à la vieillesse? De quelle façon est-il possible de supporter plus aisément les coups de la fortune? En voyant ses ennemis encore plus malheureux. Quel est le moyen de vivre le plus conformé- ment au bien et à la justice ? C'est de nous abstenir de ce que nous blâmons en autrui. Qu'est-ce qui constitue le bonheur? La santé du corps, la richesse, les lumières de l'esprit.» On cite encore de lui les préceptes suivants : « Il faut également songer aux amis absents et « aux amis présents. Le bien consiste non « dans les agréments qu'on peut donner au « corps, mais dans la culture de l'esprit. « Gardez-vous d'acquérir des richesses par « des moyens iniques. Attendez de vos fils « les mêmes procédés que vous avez eus pour « vos parents. » Enfin , c'est à lui encore qu'appartient ce précepte : connais-toi toi- même; yvCiOi (TckOtov, qui fut inscrit sur le fronton du temple de Delphes, et dont Socrate devait faire un jour la base de sa révolution philoso- phique. Tels sont les apophtegmes mention- iK's j)ar Diogènc de J^aërlc comme générale-

THALÈS. 63

ment attribués à Thaïes. Assurément ces apophtegmes ne constituent pas un corps de doctrine ; mais on y voit poindre quelques lueurs de cet esprit moral qui, dans une autre philosophie que celle dont Thaïes fut le fon- dateur, dans l'école pythagoricienne , devait jeter un si brillant éclat, et acquérir, en lonie même, un certain développement sous quel- ques successeurs de Thaïes, et notamment sous Heraclite et Archélaiis.

64 AN AXIM ANDRE.

CHAPITRE III.

ANAXIMANDRE.

L'histoire nous a conservé bien peu de dé- tails biograpl^ques sur Anaximandre. à Milet, comme Thaïes, il eut pour père Praxiade. Apollodore l'Athénien dit en ses chroniques ' que, la seconde année de la cinquante-hui- tième olympiade, Anaximandre avait accompli sa soixante-quatrième année, et qu'il mourut peu de temps après. Or, la seconde année de la cinquante-huitième olympiade équivalant à l'année 5/|.7 avant notre ère, il s'ensuit qu'A-

' Diogène de Laërle, Vie d' Anaximandre.

ANAXIMANDRE. ''^ ' 65

naximandre était en 911 avant l'ère chré- S

tienne, c'est-à-dire la seconde année de la quarante-deuxième olympiade. Le seul rôle politique qu'on lui attribue durant les soixante- quatre ans qu'il vécut, c'est d'avoir été chargé de conduire la colonie milésienne qui fonda la ville d'Apollonie sur les bords du Pont- Euxin.

Anaximandre, au rapport de Diogène de Laërte, avait écrit un exposé sommaire de ses travaux scientifiques, qui tomba plus tard en la possession de l'Athénien Apollodore. Nous n'avons plus cet exposé, et nous ne sachions même pas qu'il en subsiste aucun fragment. Mais si la connaissance directe des travaux d'Anaximandre nous manque absolument, les témoignages d'Aristote, de Simplicius, de Thé- mistius, de Sextus-Empiricus, de Diogène de Laërte, de Gicéron , de Plutarque, d'Eusèbe, peuvent au moins nous révéler les points fon- damentaux de la doctrine de ce philosophe.

Le problème cosmogonique reçut d'Anaxi- mandre une solution bien différente de celle

<|ii(' lui avait donnée Thaïes. Anaximandre

5

66 ANAXIMANDRE.

ouvre la série des philosophes qui tentent d'ex- pliquer la formation des choses, non par le développement d'un nombre limité d'élé- ments, tels que l'eau, la terre, l'air, le feu, pris soit isolément, soit collectivement, mais par les transformations que durent subir les diverses parties d'un tout constitué d'un nom- bre infini, ou tout au moins indéterminé, de principes élémentaires. Nous avons à cet égard des témoignages imposants tout à la fois par leur précision et par leur nombre.

Sextus de Mytilène, dans le chapitre de ses hypolyposes il traite des principes matériels', entreprend un rapide exposé des opinions des dogmatiques sur ce point ; et dans l'énuméra- tion qu'il en donne, il mentionne Anaximan- dre comme ayant admis l'infini , umipov , à titre de principe élémentaire,

Diogènc de Laërte, en sa Fie d' Anaximan- drcy dit que ce philosophe regardait l'infini comme premier principe des êtres, ùpyji-* y.ui (7-oiyj'to-j t6 ùjzîl^ov, saus déterminer particulière-

L. III, C. h.

ANAXIMANDRE. f)7

ment aucun élément, ni l'air, ni l'eau, ni au- cun autre.

Plutarque, en son Exposé des Opinions des

philosophes \ s'exprime en termes analogues :

« Anaximandre de Milet dit que l'infini est le

« principe des êtres; que tout en est produit,

« et que tout y retourne. Av«çia«vSoo? 6 Mj),ïiat6ç

« yrjTi Twv à'vTcJv Tir)v àpy^-j sivae to «TTîtpov* h. -yo-jv « ToO-roy TTKVTK yivcTOut, kvà zlç to\jzo ttkvtk f^eipirrOKi.

Eusèbe, en sa Préparation évangé ligue \ re- produit littéralement ce passage de Plutarque; et en un autre endroit du même traité % il s'énonce ainsi sur ce même point : « Anaxi- « mandre, ami de Thaïes, dit que l'infini con- « tiept aussi la cause première de toutes clio- « ses , quant à la génération et à la destruc-

« tlOn. AvaH£^t/.«v5/Jov , 0«))r/TOî ézKÏpov yjvo/zevov,

Enfin Gicéron , en ses Questions acadénii-

L. I, C. 3.

■' L. XIV, C. \lx.

'■ Pnep. evaiKj., L. I , C. .S.

68 ANAXIMANDRE.

ques S dit en parlant d'Anaximandre : Is in- finit atem naturœ dixit esse à qua omnia gigne- rentur.

L'ensemble de ces témoignages ne saurait laisser planer aucun doute sur le caractère de la donnée fondamentale de la cosmogonie d'Anaximandre. Pour ce philosophe, le prin- cipe des choses n'est ni l'eau, comme pour Thaïes; ni la terre, comme pour Phérécyde; ni l'air, comme pour Anaximène et Diogène ; ni le feu, comme pour Heraclite; ni l'eau et le feu, comme pour Archélaûs; mais bien Vin- fini, c'est-à-dire un ensemble d'éléments qu'il laisse indéterminés, quant à leur nombre et quant à leur nature.

Ce point de départ une fois admis, et nous le regardons comme à l'abri de toute contes- tation, recherchons comment, dans le système d'Anaximandre, cet inûni, «TTst/iov , donnait lieu à l'existence de toutes choses.

Il ne s'agit pas ici de modifications succes- sives, comme dans la doctrine de ceux qui, à l'exemple de Thaïes, de Phérécyde, d'Anaxi-

L. II.

AN AXIM ANDRE. 69

mène et d'Heraclite, admettent un principe unique, lequel, par l'action d'une puissance qui lui est inhérente, s'est transformé en tout ce qui existe. Non, tel n'est pas le système d'Anaximandre. Ce qu'il appelle l'infini, «tth^ov, n'est autre chose, au rapport d'Aristote *, qu'une sorte de chaos primitif, en d'autres termes , un mélange ( .«r/u-a ) d'un nombre indéterminé de principes élémentaires. Eh bien ! en vertu d'un mouvement nécessaire, il s'est opéré entre les principes élémentaires, dont l'ensemble ou plutôt la confusion consti- tuait le chaos primitif, un dégagement qui a eu pour résultat la séparation mutuelle d'élé- ments de nature similaire. Plusieurs passages de Simphcius peuvent être invoqués pour éta- blir incontestablement le point dont il s'agit. « Ce n'est point, dit Simplicius «, par la trans- « formation d'un premier principe qu'Anaxi- « mandre explique la génération des choses, « mais bien par la séparation des contraires. 0 grâce au mouvement éternel. oOto,- 3i oix

Mélapli. , L. XII , C. 2. > Phys. , fol. 6 , b.

70 ANAXLMAXDRE.

« «).)otw(/ivo-j ToO TTOty^Eto-j Tr/v yîV;C"tv Troiît, aA/ « àTrozctvou.£vwv T'iv i-jv.'jzidi'-i Stà t/î; «sSjov xtvïjaÉwç. »

Et ailleurs ' : « Théophraste estime qu'en ce <' point il y a conformité entre l'opinion d'A- « naximandre et celle d'Anaxagore ; car ce « philosophe dit qu'un dégagement s'étant « opéré au sein de l'infini , les éléments de * même nature se portèrent les uns vers les « autres, et qu'ainsi, par l'agglomération de « parcelles similaires, se constituèrent l'or, et « la terre, et toutes les autres choses; ce qui « ne veut pas dire qu'elles arrivèrent à l'exi- " stence, puisqu'elles existaient déjîi dans

« leurs éléments. Kai tkOts: ^-n^v^ h ©coypâo-TO?

« Tupu.T'i.-nTt'ji; zô) 'Ava^trxàvSpw 'JzyEiv tov Av«^«yopav*

K îxîtvo? yv.p (oriTfj iv ta §ii/.y.ùirTîi zo'Z cf.TzttpoiJ tTvyyivrj

« 'fipîT^oii T^fiog «A/.ïj/a, y.kI ozi iv tw ttc/.vzi y^f>v<TOç iiv

« "ji-Àiho-i yov'jo-j , oTt y/i '/Âv , Iiloimç 5e xai twv

« aX),wv cXKTTOv , ojj o-j yvjoai'j'jyj , «)./ Û7r«0y^ôvTwv

" Tf^OOTî&OV '.

Il résulte évidemment de ces différents textes qu'Anaximandre suppose au sein de l'infini,

' Phys. , fol. 6 , 1).

' A ces deux textes de Simplicins , on peut joindre encore

AN AXLM ANDRE. 71

un mouvement nécessaire qui eut pour effet de dégager les uns d'avec les autres les éléments de nature différente et de déterminer l'agréga- tion des principes similaires. C'est ainsi que s'opéra l'arrangement et l'organisation des di- verses parties de la nature matérielle. Les astres, le ciel, la terre , ce nombre infini de mondes qui peuplent l'immensité de l'espace, tout résulta de ce travail de dégagement dé- terminé au sein du chaos primitif par la vertu d'un mouvement dont l'origine et la fin se perdent également dans l'éternité. Eusèbe, qui en sa Préparalion évangélique , avait re- cueilli la tradition de la doctrine d'Anaxi- mandre, nous décrit ainsi les phases successi- ves de ce développement cosmique. « Anaxi- « mandre (dit-il) , pose l'infini comme principe « des choses et comme contenant en soi la « cause de toute génération et de toute des- « truction. C'est du sein de l'infini qu'il prétend « que se dégagent les astres, les cieux et tous

ce passage de S;iinl-Augusliii : ISon eniin ex tind rc, sicut Tliales, sed ex suis propriis pj'incipiis quasque res nasci putavit. [De Civit. D. VIII, 2.)

72 ANAXIMANDRE.

« les mondes qui remplissent l'immensité. La « génération et la destruction sont attribuées « par lui à un mouvement circulaire et in- « lièrent à l'infinité des choses. Il dit que la « terre est de forme cylindrique, et que sa pro- « fondeur est le tiers de sa largeur. Il ajoute « qu'un dégagement s'opéra, lors de la forma- « tion de ce monde, entre les principes éternels « du chaud et du froid , et qu'une sorte de « sphère ignée se répandit autour de l'air qui « enveloppe la terre, comme l'écorce autour de « l'arbre. Qu'ensuite cette sphère s'étant rom- « pue sur plusieurs points, et s'étant brisée en « plusieurs fragments circulaires, il en résulta « le soleil, la lune et les astres. Il dit encore que « dans l'origine, l'homme naquit d'animaux « d'une forme différente de la sienne. Ce qui « avait fait naître en lui cette opinion , c'est « qu'il avait remarqué que les autres animaux « ne tardent pas à pourvoir eux-mêmes à leur " subsistance, au lieu que l'homme a, pendant « bien long - temps , besoin d'être nourri ; « qu'ainsi dans l'origine il n'avait pu \[\ïe « sous la forme qui est aujourd'hui la sienne.

ANAXIMANDRE. 73

« Telle est la doctrine d'Anaximandre '. » Un passage de Plutarque ' sur la formation des premiers animaux, peut venir compléter la description retracée par Eusèbe. Les pre-

* ©a)>^Ta Tzprjixo-j TTKVTwv fu^n àp'/rr^ "^wv oawv ottot- xi,rjv.'7Hv.i To -jSwjO. £? avToy '/«p e-tvKt 7r«vT«, xat £t; o.-jTb-/jj>pirJ. iJ.èjrrj AvaiipavSpov Qà),r,TOj ixaîf ov/cVOu-Evov, t6 oiivsifjO^J yav«t T«v Trâcrav «triav é';;(^civ t&jv tô-j TravTO?

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«rroxJxoiTOat 5?at y.ufj ôlov toûç aTravra? ùnsipov; ovtk? xo5-f/ovç.'A7r£(})r)v«To5iT«vy9ojoavytv-T(5at, x«t 7ro).-j7r&oT£- cov Tïiv yivîTiv, il, v.TzzipoM aîwvo? «vK/.'JxAO-JjUivcjv aTTKvxrov a-JTÔjV 'jTZ%pyji.'J Si y/)(7t -w f/£v X«f*«^'^' '^'^^ V^'^ xtjAiv- SoostSïj, £X£'"<' 5^ to(7oOtov ÇaOof ôirov «v £Î>3 rptrov Tr^iôç to 7r),âT0ç. 'f»îO-t §£ £x TÔ-J atSio'J -/ovtfAOv Ocpuo-Jrt y.ut ■^uypo'j , y.oi.-zù rriV yhzm-j toOSî toO xoo-,u.o-j v.-noy.pibrrJV-i.,

X«i TtVK £X TOUTOU 'flÔjOÇ fT'fUipK-J TTtpl/j>\>ri •■>«.'■ TM Vîpi TY.-J

yf.'j 'J.tpi, 'mç tm SivSf';) y).oîov. •?,- Tivo? ùroppccyd^vç, xat £tç Tivaç àTTOx^aT^EtT*}? x-jxloy?, \jnomri'JC(.i tov lï^^tov, xat Triv <T£>.ïivï}V, x«t Toùç «(rT£|saç' Eti iprjTiv on. xaT «/;x«? £? «UoîiSwv t-ijwv ô «vO/iwTroj iyiwnOt)' £x tôv tk p.£v ka/« ôt ia-JTwv T«/,v vip.-aOat, fiovov Si tov avO/iw7rov nol-J-ypo-no-j fizlfj'i'x'. TtOy)vy30-£r..s. Sto xai xaT «p/à.,- oOx «v ttot: toio-jtov ovTK St«ÇwO»îV«i, TaÛTa fxiv oùv ô A v«Eiu«v5oo,-. (EuSèbC,

Prœp. evang. L. I , C, 8. ) ' Plut. De placit., 5, 19.

Ih ANAXIMANDRE.

miers animaux, dit Anaximandre, prirent « naissance dans l'élément humide ; ils étaient « recouverts d'une sorte d'écorce épineuse. « Avec le temps, ils s'élevèrent vers une région « plus sèche et leur écorce se brisa ; mais ils « ne vécurent que peu de temps. Av«Çîpav5po?

« ;v •jypû) yî-j-j-nBô-JUi tt^owtk Çw« , oloiôiç T:iùizy^ô[i.î-jV- « ixavOwâcS-i* TrfioÇui'Jo'jTriÇ §è zr,; ri).iY.ïxç «TroSatveiv ètù « ÇjjcoTîpov y.c/.'t TTî&t&ïjyvJ^Évou toû f\oio\J stt o)-£yov

« yp6'jo-j '^i7u.tiwjai. » Maintenant, parmi ces pre- miers animaux, l'homme avait-il sa place; et s'il l'avait, était-ce sous sa forme actuelle? Le passage d'Eusèbe, précédemment cité, résout la question négativement ; et ce passage trouve sa confirmation dans un texte d'Origène, il est dit qu'Anaximandre jugeait que les hom- mes avaient existé d'abord sous la forme de poissons , et qu'ils n'avaient habité la terre que lorsqu'ils étaient devenus en état de se

pourvoir à eux-mêmes. « 'Ev lyb^rra iy/i^Asdai « TT^wTov ù-jboMTzo-j; «7roçi«ivîT«t ( A vaÇtfdavS^o? ). Kaè « T^âyîVTaç ùmzîfizi ttuiBiu, y.ui. ytvofxsvovç I/.kvo-jç kvtoïç

' Orig., L. I.

ANAXIMANDRE. 75

Telles furent les tentatives d'Anaximandre pour expliquer l'origine et la formation des choses. Assurément son point de départ n'est pas celui de Thaïes ; mais dans les dévelop- pements de sa doctrine cosmogonique, se ren- contrent quelques réminiscences du système de son devancier. Chez Anaximandre, comme chez Thaïes, c'est dans le principe humide que prennent naissance les premiers animaux, i-j liypw yc-j-jYierrJKt Tzpôiza. Ç(ù« ^. Une conséqucnce directe de cette doctrine, c'est que. parmi ces premiers animaux, l'homme n'étaitpas encore. Aussi,Anaximandreleconsidère-t-il,au moins sous sa forme actuelle , comme un produit ultérieur, distinguant ainsi dans l'organisation de la nature , des phases successives dont chacune amenait avec elle un nouveau progrès. Anticipant à une distance de plus de deux mille ans sur les conjectures de la science moderne, le philosophe de Milet avait aussi, dans ce mystérieux passé se perd l'origine des choses, entrevu une succession d'époques

' riut. Dcptacit., 5, 19.

76 ANAXIMANDRE.

qui, à travers une série de formations de plus en plus progressives , aboutissaient à celle de l'homme, le maître et le roi de cette terre. Quant aux raisons auxquelles Anaximandre attribuait cette ultériorité, comme elles sont relatées tout à la fois par Eusèbe et par Origène, il faut bien croire qu'elles ont été réellement apportées par Anaximandre. Toutefois, il est peut-être permis aussi de supposer que l'ami de Thaïes, 0K//ÎTO5- ■/o'.vriT/3?, comme dit Eusèbe, "préparé par la doctrine de son maître à con- sidérer la terre comme ayant été primitivement une masse fangeuse, un mélange d'éléments froids, humides et aqueux , n'a regardé l'ap- parition de l'homme, sous sa forme actuelle, comme possible qu'après que l'action solaire eut desséché cet immense marais, et que d'autres causes encore , réunies à celle-là , eu- rent fait de la terre un séjour l'homme put habiter, vivre et se nourrir.

De même que, dans la formation des choses, certaines époques ont précédé l'apparition de l'homme et la constitution de la masse terres- tre telle qu'elle est aujourd'hui, de même aussi

ANAXIMANDRE. 77

d'autres époques cosmogoniques suivront, qui amèneront avec elles de nouveaux caractères, de nouvelles combinaisons, et probablement d'autres races d'êtres vivants, ou tout au moins de nouvelles transformations chez celles qui existent. Anaximandre conçoit , en effet , que l'action continue du mouvement éternel doive amener dans l'univers une série indéfi- nie de modifications y lesquelles toutefois n'al- tèrent pas la nature primitive du tout, mais varient seulement la combinaison des parties dont ce tout se compose, zv. p.îv uip-n y-szKQvjlîu, To Si TTKv auErKSlriTov sl-vur. *. Eu vcrtu de Cet éter- nel mouvement, il s'opère, au sein des élé- ments qui constituent l'infinité des choses, un incessant travail de génération et de destruc- tion, d'où résultent sans cesse de nouvelles transformations de cet univers. C'est ce qu'é- tablit le passage suivant de Simplicius * : « Ceux « qui, comme Anaximandre, ont supposé un « nombre infini de mondes, ont conjecturé

' Diog:. Laert.

' Phys., fol. 257, b.

78 ANAXIMANDRE.

« en même temps pour ces mondes une al- « ternative éternelle de formation et de dis-

« solution. Ot fJ-èv yùp àn-ipovg Ttï-riBei TOÙ? -/off- « avTO'J? xc.î fB^ipotj.i-joiJç uizsOrjvzo It: a.TzzipO'j. »

Une sorte de fatalité semble, dans le système d'Anaximandre, présider au mouvement éter- nel qui agite la masse infinie, et aux modifi- cations successives, résultat de ce mouvement. Nous ne trouvons chez Anaximandre ni l'ac- tion de ce vovç moteur et ordonnateur, de ce Dieu distinct de la matière, et supérieur à elle, que devait un jour concevoir Anaxagore, ni même la présence de cette ame du monde, que Thaïes avait envisagée comme diffuse dans toutes les parties de l'univers, et mêlée à l'ensemble des choses matérielles, tw ô).w 4-:/ï3v pr/fivat. Aussi, à la différence de la doctrine d'Anaxagore, qui est fondée sur le théisme; à la différence de la doctrine de Thaïes, qui re- pose sur le panthéisme ; la cosmogonie d'A- naximandre porte tous les caractères de l'a- théisme, ou si l'on voulait y voir du pan- théisme, il faudrait bien reconnaître qu'il ne

ANAXIMANDRE. 79

peut s'agir ici que d'un panthéisme tout ma- térialiste, et entièrement opposé à celui de Thaïes, se rencontrent des signes de spiri- tualisme; en d'autres termes, et pour nous servir ici d'une comparaison qui nous paraît propre à jeter quelque jour sur notre pensée, nous serions tenlés de voir entre la doctrine de Thaïes et celle d'Anaximandre, une diffé- rence assez analogue à celle qui existe entre le panthéisme de Spinoza et le naturalisme de Lamettrie. Anaximandre n'admet pas, comme Thaïes, une ame répandue au sein du tout, Tw àlw ■^■ôyjf)-^ iJLLynvoi.1. Un passage d'Eusèbe, em- prunté à Plutarque, en offre la preuve évi- dente. Plutarque et Eusèbe, entre autres re- proches qu'ils adressent à Anaximandre , le blâment de n'avoir point admis un être dont la puissance puisse suppléer au défaut d'acti- vité de la matière : « Car, disent ces deux écri- « vains, Anaximandre supprime toute cause « elTiciente. En effet, l'infini n'est, après tout, « que la matière : or, la matière ne peut rien « produire, si l'on n'admet pas en même temps « un être qui soit cause agissante. *Aa«oT«v£,

80 ANAXIMANDRE.

« oùv r/jv fAs'v Zlni) àroyaivôpiïvo?, to Se ttoco-jv atriov « ivKtowv. To yàp «ttsiûov oûSiv «V/o « yAïî îVtiv. O-j ô^j- « vKTat Ss" ïj y)-« £'v«t hsf>yziu, bv.-j [Lr, to TrotoOv ■jT:obrfZ(/.i .

Indépendamment du témoignage de Plutar- que et d'Eusèbe, celui d'Aristote nous apprend également qu'en dehors de l'aTTsi^ov, Anaxi- mandre n'admet rien de divin. L'aTreipov pos- sède le caractère de divinité implicitement à ceux d'immortalité et d'incorruptibilité : Kaè

toOtô tl-iv.1 bilo-j, àOavaTov '/«p y.v.i àv6/£6|0ov, wffTrep

'^flcrtv ô AvaÇtptavSpoj *. Essaicrait-on de soutenir que par l'arît/sov Anaximandre entend tout à la fois la matière et l'esprit , le monde et l'ame du monde, et qu'il le fait ainsi équivaloir au ■!i,'jyj,-i TM oAw fiiyf.vKt de Thaïes? Mais d'abord au- cun passage, soit de Diogène, soit d'Aristote, soit de Simplicius , soit de Cicéron , ne j ustifierait une semblable conjecture; et, d'autre part, cette même conjecture serait péremptoirement démentie par l'autorité de Plutarque et d'Eu-

' Eusèbe, Prœp. evang.,L. XIV, C, Ik, De philosopfio- rum sententiis; ex Ptutarchi libro quem de philosophorum decretis ad resphysicas pertinentibus conscripsit.

' Phys. L. 111 , C. U.

ANAXIMANDRE. 81

sèbe, qui tous deux accusent Anaximandre de n'avoir admis à côté de l'infini matériel aucun être doué de puissance active, et d'avoir ainsi supprimé la cause efficiente, ùuccprc/.vzi ù-^xipw To 7roto'3v at-tov. La cosmogouie d'Anaximandre est donc bien évidemment matérialiste.

A l'exemple de Thaïes, Anaximandre s'oc- cupa d'astronomie. C'est ce qui est attesté par plusieurs témoignages, et entre autres par celui d'Eusèbe, qui dit en sa Préparation èvan- gélique ' : « Thaïes de Milet fut le premier d'en- « tre les Grecs qui s'occupa de philosophie « naturelle, du cours et des éclipses de soleil, « des phases de la lune, ainsi que de l'équi- « noxe. Aussi devint-il très célèbre par toute <■ la Grèce. Thaïes eut pour disciple Anaxi- « mandre, fils de Praxias, Milésien comme « son maître. Anaximandre fut le premier qui « construisit des gnomons, instruments pro- « près à apprécier le cours du soleil, ainsi que « la succession des années, des saisons et des

« équ inOXeS. Ba/rj,- ô MiArio-t*?, ^-Jaixô,- TTf^ôtroç E ).).»)vwv ' L. X., C. 1/j.

82 ANAXIMANDRE.

« yjyoJvw?, Tztpi t^ottwv rilio-J z«t èy.'iîr^èMç, /.al ^wTiTf/wV « (jîl-ôvnçj, y~v.'i i'jrilifipiv.ç ^lîù.kyjîn, EysvsTO S ô «vïjp

« ÉTTtCïjpOTKTO? £V TOtJ E),>,ïî7e. ©a).oO Ciy.OVŒTTlÇ

« Ava^tf/.avSpoj , 7r|C)a^t«5ov ^Ltév tckIç , yevoj os xaî avTOf « Mt)>/5(7io?.OT;TOf ~pûzoç 'pM^.ovc/.ç y.t/.rBçy.zvc((Tî ■nphç §iuy- « v&j(7iy zpÔTzu)-j >2)iioy , >;at ^tôvcov, -/.«t w^&jv , -/ai

'ia-oiJ.zpi(/.ç. 0 Le témoignage d'Eusèbe, en ce point, est confirmé par celui de Diogène de Laërte, qui, se fondant sur le récit de Favorinus, dit qu'Anaximandre inventa le style des cadrans solaires , et le mit sur ceux de Lacédémone ; qu'il fit aussi des instruments pour marquer les solstices et les équinoxes; qu'il décrivit le premier le périmètre de la terre et de la mer, et construisit la sphère. « Eûps Ss y.ui yv^t/ovy.

« TïOMToç, y.0.1 ÈaTÀTcV £7rt Twv (jy.toOy}pM'j èv Aaxc5ai[/ovt ,

« y.c/-ix. 'fTiTi $K§w]SrJO? VJ TravToSaTTÀ Iç-opia., zûo~ûç t- y.v.i

« içnixEpiixç (jr}^(x.uovT(/.. y.u'i wpOTxoTrtt/. -/.«TîfTzîùaTe'

« yu'i yôç yyi- bt/J.a.d'j-fiç TZ-piairpo-J vpoi-oç î'yp«-^cV a).).à

« y.rA (7w.ïpc/.-j y.v.Tî'jy.vjc/.'Ji. » Le solcil lui paraît une masse composée du feu le plus pur, yMu.pi-:a- zv) T.'jp ', et qui égale en volume celle de la terre,

Diog. L.

AiNAXIMAKDKE. 83

où-/ ÈÀKTT'.jva Toç '/fiÇ' Quant à la lune, Anaximan- dre la regarde comme n'étant pas lumineuse par elle-même, Tïiv cikrrj-nv ^£ySoy«^ *, et comme empruntant sa lumière du soleil, «tto »i>,toj fM7ii;e(70oi.i. Enfin il envisage la terre comme un corps de figure régulière, cylindrique % suivant Eusèbe, ainsi qu'il résulte d'un passage de la Préparation à l'Evangile^ cité plus haut; sphé- rique, au contraire, suivantDiogène de Laërte, (T(fKipozi^i). La terre paraît être à Anaximandre le point central de l'univers, iJiéirnv ty^v yiv y.eiçfjKi,

Zc'vTpoy T«H'.v ÈTrz'y^oxifTuVf oiitrav a^u.ipotL<)n ', opinioil

parfaitement conforme autémoignagedessens, mais démentie par la raison , et qui servit de base à la plupart des systèmes astronomiques de l'antiquité, si on en excepte peut-être celui des Pythagoriciens. On attribue encore à Anaxi- mandre la découverte de l'obliquité de l'éclip- tique, ainsi qu'il résulte de ces mots de Pline :

' Diog. L.

' On sait que telle fut aussi l'opinion de Xénopiiano. l'eul- ètrc, au reste, Kusèbe a-t-il pris ici l'opinion de Xénopliani' pour ecUe d'AiiaximanMie.

' Dio". L.

84 ANAXLMANDRE.

« Obliquitatem zodiaci iiitellexifise, hoc est rerum e fontem aperuisse, Anaximandrus Milesius tra- « ditm- primus, olympiade quinquagesimâ octa- « vd. » Toutefois, la forme un peu dubitative dont l'historien latin revêt sa pensée semble in- diquer moins une certitude qu'une simple pro- babilité en ce qui concerne la réalité de cette découverte astronomique d'Anaximandre. En- fin on attribue à Anaximandre les premières cartes géographiques. Mais, ainsi que l'a fait observer Bailly *, il s'agirait de savoir si c'est réellement une invention qui appartient à Anaximandre. ou s'il eut connaissance des cartes égyptiennes , bien antérieures à lui , puisqu'elles furent dressées sous Sésostris % c'est-à-dire, suivant les calculs de Fréret %

' Hist. de l'Astron. anc.

^ Ce fait, dit Bailly, nous est fourni par Apollonius de Rhodes, en son poème ùqs Argonautes (ch. IV, v. 272) il dit que la diversité des chemins, les limites de la terre et de la mer avaient été marquées sur des colonnes de la ville d'Œa, en Colchide, par un conquérant égyptien. Or, ce conquérant égyptien, c'est évidemment Sésostris, qui, dans sa grande expédition , avait en effet soumis la Colchide.

■'• Défens. de la clironol., p. 2^2-2^i3.

AXAXIMANDRE. 85

vers l'an 1570 avant notre ère. Quant à ce que Pline ' raconte du tremblement de terre prédit par A.naximandre , et qui renversa Lacédé- mone, nous croyons, avec Bailly, que cette prédiction doit être mise au rang des fables populaires; car, ainsi que le dit le savant as- tronome, indépendamment de ce qu'une pa- reille prédiction est difficile, si elle n'est pas impossible , ce désastre arriva la quatrième année de la soixante-dix-septième olympiade, c'est-à-dire à une époque Anaximandre n'aurait pas eu moins de cent quarante-un ans.

«L. 2.

86 PHÉRÉCYDE.

CHAPITRE IV

PHÉRÉCYDE.

Ainsi qu'Anaximandre, Pliérécyde lut con- temporain de Thaïes , et mourut même avant lui, s'il faut ajouter foi au récit de Diogène de Laërte, qui fait mention d'une lettre que Pliérécyde aurait écrite à Thaïes , quelques jours avant sa mort. La date de cette mort est rapportée par Tennemann , en ses Tables Chronologiques , à la seconde année de la cin- quante-neuvième olympiade, c'est-à-dire à l'an 543 avant notre ère. Les récits varient sur le genre de mort de Pliérécyde. Toujours est-il que sa vie ne fut pas de longue durée ;

PHÉRÉCYDE. 87

car , selon Tennemann , dont l'opinion en ce point ne manque pas de vraisemblance , Phé- récyde serait vers la quarante-cinquième olvmpiade , c'est-à-dire vers 680 avant l'ère chrétienne. Il n'aurait donc vécu qu'environ cinquante-sept ans. On ne s'accorde guère sur le lieu de sa naissance. Quelques-uns ont voulu le faire originaire de Syrie, trompés sans doute par l'épithète de ivptoç que lui don- nent les historiens et les biographes. Une lecture attentive de la vie de Phérécyde, dans Diogène de Laërte , ne doit laisser aucun doute à cet égard ; car si , au début de la bio- graphie de Phérécyde, Diogène emploie l'épi- thète équivoque de i-Joioç, il dit , en un autre endroit de cette biographie, qu'on a conservé dans l'ile de Syra , èv z^pa ta vrîo-ôi, une horloge solaire établie par Phérécyde. Il est donc évi- dent que l'épithète de i-jptoç ne saurait être prise dans le sens de Syrien ou originaire de Syrie , mais bien dans le sens de natif de Sy- ra , l'une des Cyclades.

Une sorte de merveilleux semble planer sur la vie de Phérécyde. On pourrait voir dans

88 PHÉRÉGYDE.

la vie de Diogène de Laërte les récits de Théopompe sur les prophéties attribuées à notre philosophe : Un jour que , du rivage il se promenait, il aperçut un navire voguant à pleines voiles , il prédit qu'il allait être sub- mergé, et il en fut ainsi. Une autre fois, après avoir bu de l'eau d'un puits , il annonça que dans trois jours il y aurait un tremblement de terre, et le phénomène eut lieu Une autre fois encore, étant venu d'Olympie à Messène, il conseilla à son hôte , Périlaùs , d'émigrer avec sa famille. Périlaùs n'en fit rien, et, peu après, Messène tomba aux mains des ennemis. Ces récits merveilleux, et d'autres analo- gues, tiennent une grande place dans la bio- graphie de Phérécyde par Diogène de Laërte. Mais, en revanche, en tout ce qui touche aux travaux scientifiques de ce philosophe, les documents sont , dans Diogène et ailleurs , très rares et très incomplets. Quelques mots de Diogène de Laërte nous induisent à croire que Phérécyde se livra, comme Thaïes, aux études astronomiques ; car Diogène dit que de son temps on voyait encore dans l'ile de Syra

PHÉRÉCYDE. 89

une horloge solaire , riiiorpoizo-j, attribuée à Phé- récyde. Ses travaux paraissent s'être étendus encore à d'autres points. Théopompe , dans Diogène de Laërte , rapporte que Phérécyde fut le premier qui composa un traité écrit, •/(sà|/at sur la nature et sur les Dieux; et Dio- gène ajoute que, de son temps, on conservait encore le livre qu'avait écrit Phérécyde de Syra, sur l'Origine des choses, livre qui com- mençait ainsi : « Dans l'origine , et de toute « éternité, étaient Jupiter, le Temps et la

« Terre Z^ù? piv -/«i y^pô-joç zlç «ci, xat ;^5wv m. »

Enfin, Cicéron, en ses TuscuUmes, cite Phé- récyde comme le premier philosophe qui ait avancé et soutenu le dogme de l'immortalité des âmes : Plierecydes Syrius primùm dixit animas liominum esse sempiternas; et Cicéron ajoute que Pythagore , son disciple , vint en- suite étayer cette opinion et l'appuyer de rai- sonnements : Hanc opinionem discipidus ejus Pylhagoras maxime confirmavit '. On rencon- tre donc, dans les travaux attribués à Phéré- cyde par Théopompe, par Diogène et par

' Tusc, 1, 16.

90 PHÉRÉCYDE.

Cicéron, une double tendance, l'une vers la philosophie naturelle, l'autre vers la philo- sophie morale, et, dans ce dernier ordre, nous trouvons agitée la question de l'immor- talité de l'ame humaine. Ainsi , sur cet im- portant problème , la philosophie ionienne paraît avoir devancé et préparé la solution pythagoricienne. C'est un point qui peut-être n'a pas été suffisamment remarqué ni mis en lumière dans l'histoire des doctrines philoso- phiques ; et si, comme nous le croyons, l'i- nitiative en une solution si grave appartient réellement à la philosophie ionienne, c'est un mérite qu'il faut lui reconnaître et un titre qu'il faut lui restituer. Sans doute , l'immor- talité des âmes est un dogme consacré par le pythagorismé ; mais , d'après le témoignage de Cicéron , Pythagore paraît l'avoir reçu de Phérécyde, son maître , et n'avoir fait que le développer, confirmavit , tandis que Phérécyde fut le premier, /jr/mM/n dixit _, qui introduisit ce dogme dans la philosophie.

Quant au fragment de Phérécyde mentionné plus haut, et cité par Diogène de Laërte,

PHÉRÉCYDE. 91

comme constituant le début de son livre , il nous paraît de nature, malgré son exiguïté, à indiquer le véritable caractère de la doctrine cosmogonique de ce philosophe. De toute éternité, le temps, /^évo? elç àsi, puis, au sein de cette éternité, deux principes, l'un divin , zsOç, l'autre matériel et terrestre, xhd>v : telle est la donnée fondamentale de la cosmogonie de Phérécyde. Or, autant qu'il est permis de baser un jugement sur un fragment aussi peu considérable, la doctrine de Phérécyde sur l'origine des choses dut préparer celle d'A- naxagore , comme l'opinion de ce même Ionien, sur la nature immortelle de l'ame avait amener sur ce même point la doctrine de Pythagore. En effet, sauf les développements, qui nous manquent complètement dans le système du philosophe de Syra, les données fondamentales offrent entre elles, de part et d'autre, c'est-à-dire dans la doctrine de Phé- récyde et dans celle d'Anaxagore ', une assez, remarquable analogie. Le principe divin, zeO,-,

' Voir, plus loin, Tari. Anaxcujore,

PHÉRÉCYDE.

chez. Phérécyde , paraît se trouver vis-à-vis l'élément matériel, yU^j , dans un rapport à peu près semblable à celui que devait con- cevoir Anaxagore entre l'esprit , voi^i? , et le chaos matériel , ttkvtk ô;^oû. Ajoutons que, chez Phérécyde comme plus tard chez Anaxa- gore, le principe divin et le principe matériel coexistent entre eux de toute éternité. Sans donc vouloir forcer les analogies, il nous paraît que, eu égard aux données essentielles et fonda- mentales, le système cosmogonique de Phéré- cyde a pu préparer celui d'Anaxagore, comme sur certains points de philosophie morale, la doctrine du sage de Syra avait pu préparer celle du philosophe de Samos et de Crotone ; et, nous le répétons , sur chacun de ces deux points, une exacte et équitable appréciation exige qu'on restitue à Phérécyde les titres de priorité qui légitimement lui appartiennent.

La cosmogonie de Phérécyde qui, ainsi qu'il vient d'être montré, offre, quant au fond, une remarquable analogie avec celle d'Anaxagore, l'un de ses successeurs, diffère, en plusieurs points essentiels, de celle de Thaïes , et non

PHÉRÉCYDE. 93

moins de celle d'Anaximandre . ses contem- porains. Le fond de la cosmogonie de Tha- ïes, et d'Anaximandre, c'est le panthéisme; chez Phérécyde , c'est le théisme. Nous ne voulons pas dire assurément que le théisme de Phérécyde aille jusqu'à faire du monde matériel une création de Dieu . re- connu ainsi comme seul principe, premier et éternel. Non ; au christianisme seul il devait être donné d'établir et d'accréditer une telle doctrine. Le théisme de Phérécyde ne repose point, comme le théisme chrétien, sur l'unité de principe, mais bien sur la dualité. Chez lui, deux principes sont en présence, l'un divin . çrjf, l'autre matériel, x^wv, et tous deux co- éternels , £«> un ', de telle sorte que l'action du premier sur le second, ne saurait jamais être acte de création; mais uniquement acte d'organisation et de conservation. Or, si la coéternité des deux principes différencie le théisme de Phérécyde d'avec \c thôismc chré- tien , la distinction de ces deux mêmes j)rin-

' Diog. de Laërte.

94 PllÉRÉCYDE.

cipes ne différencie pas moins essentiellement sa doctrine d'avec celle de Thaïes et d'Anaxi- mandre , attendu que la cosmogonie de ces deux philosophes porte évidemment , bien qu'à un point de vue différent pour chacun d'eux, tous les caractères du pan- théisme. Une première différence entre la cos- mogonie de Phérécyde d'une part, et celle de Thaïes et d'Anaximandre d'autre part , se trouve donc le caractère théistique de la doc- trine du philosophe de Syra. Une seconde, non moins essentielle, se rencontre dans la nature du principe matériel adopté par ces diverses cosmogonies. En effet , d'une part , Anaximandre admet un nombre indéfini d'é- léments primordiaux , «ttc-î^ov , et Phérécyde n'en admet qu'un seul. D'autre part, Thaïes et Phérécyde s'accordent, il est vrai, à n'ad- mettre qu'un seul principe élémentaire, mais ce principe n'est nullement le même pour tous deux, attendu que, pour Thaïes, c'est l'eau , ■j'5wo, et que pour Phérécyde, c'est la terre, /O^v, ainsi qu'il résulte du fragment de Phé- récyde, cité plus haut, et aussi d'un passage

PHÉRÉCYDE. 95

de Sextus-Empiricus , qui dit en ses hj^poty- poses pyrrhoniennes * « que pour Phéréeyde « de Syra la terre est l'élément primordial. » Tout ce qu'il y a de véritablement commun entre Phéréeyde et ses deux contemporains , Thaïes et Anaximandre, c'est le caractère des travaux et la nature des investigations. Tous trois se préoccupèrent vivement du problème de l'origine des choses ; tous trois aussi di- rigèrent spécialement leurs recherches sur les questions astronomiques; et cette même na- ture d'investigations , nous la retrouverons ultérieurement chez tous leurs successeurs ; car elle constitue le caractère spécial de la secte ionienne , au sein de laquelle on rencontre l'uniformité des travaux au milieu de la variété des solutions.

Phéréeyde, ainsi qu'il résulte du passage de Cicéron cité plus haut, et aussi d'un passage d'Eusèbe : iluOayw/iac'i'siscx-jSou'yvwptaoç*, eut pour disciple le fondateur de l'école Italique. Au rapport d'Alexandre, dans Diogène do Laërte,

[.. m, C. 6.

Prœpar. evang. L. X , il. U.

96 PHÉRÉCYDE.

il avait été élève de Pittacus, l'un des sept sages. Suidas conjecture qu'il avait puisé dans les livres sacrés des Phéniciens une partie des connaissances qu'il transmit aux Grecs , et l'historien Josèphe * croit qu'il s'était fait initier aux mystères de l'Egypte.

' L, XIV, C. 15.

ANAXIMÈNE. 97

CHAPITRE V.

ANAXIMÈNE.

Il ne faut pas confondre le philosophe Anaximène avec deux autres écrivains du même nom, l'un orateur, l'autre historien. Ceux-ci furent l'un et l'autre de Lampsaque. Anaxi- mène le philosophe naquit à Milet, patrie de Thaïes et d'Anaximandre. Il eut pour père Eurystrate. Ses maîtres furent Anaximandre, et, au dire de quelques-uns, Parménide*. Sui- vant Apollodorc, dans Diogène de Laërte , Anaximène naquit dans le cours de la soixante- troisième olympiade, et mourut l'année de la prise de Sardes par Cyrus. Mais il y a évidem- ment ici une grave erreur de calcul; car. d'une

' DioK. (le F-aerte.

98 ANAXIMÈiM'.

part, la première année de la soixante-troi- sième olympiade correspond à l'année 528, et d'autre part, l'époque de la prise de Sardeg correspond à l'année 538 avant notre ère ; de telle sorte que l'époque de la mort de notre philosophe serait antérieure à celle de sa nais- sance. Nous aimons mieux adopter en ce point l'opinion de Ménage, qui fait naître Anaximène en 55/i, c'est-à-dire la quatrième année de la cinquante-sixième olympiade, et celle de Ten- nemann, qui place la mort de ce philosophe en la première année de la soixante-dixième olympiade, c'est-à-dire l'an 500 avant J.-C. ; de telle sorte que dans ce calcul , l'existence d'Anaximène aurait été d'environ cinquante- quatre ans *.

' Diogcne deLaërte cite deux lettres écrites par Anaviuiène à P} thagore. Si ces lettres étaient authentiques , il s'ensui- vrait qu'Anaxiinène fut le contemporain du chef de l'école de Crotone. Mais rauthenlicité de ces deux lettres a été con- testée par le savant critique Fabricius. Au reste, que ces lettres soient authentiques ou apocryphes , il n'en est pas moins certain que l'opinion d'ApoUodore , telle qu'elle est rapportée dans Diogcne de Laërte sur l'époque de la nais- sance et de la mort o'Anaximène, est erronée.

ANAXLMÈNE. 99

Bien que disciple d'Anaximandre , Anaxi- niène ne fut pas plus fidèle à la doctrine cos- mogonique de son maître que ce dernier ne l'avait été à celle de Thaïes. Anaximandre , renonçant à l'hypothèse neptunienne de Tha- ïes, avait posé, comme principe des choses, l'infini, «rcjsov, sujet au changement quant à ses formes, restant perpétuellement le même quant au fond ; en d'autres termes , un nom- bre indéterminé d'éléments tous éternels et constamment identiques à eux-mêmes, mais pouvant donner lieu , par leurs diverses com- binaisons , à une série indéfinie de modifica- tions. Anaximène , abandonnant à son tour cette doctrine qu'Anaxagore devait réhabiliter plus tard, se rapproche du système de Phé- récyde et de celui de Thaïes , en reconnais- sant un {principe unique. Seulement, ce n'est plus la terre ni l'eau , mais un élément plus subtil , l'air, qu 'Anaximène considère comme principe générateur. Nous avons en ce point nu nombre imposant dr Icmoigiiiigcs cpu" nous allons j>r(Kluire successivcnienl.

I']ii pniuicr lieu , Aristolc . nu |ncnii< r h'\n'

100 ANAXIMÈ.XE.

de sa Métaphysique «, en mentionnant ies di- vers principes admis par les divers philoso- phes , cite Anaximène et Diogène comme ayant l'un et l'autre adopté l'air à titre d'élé- ment premier et de principe des corps sim-

])ies : AvaÇtaîv/jj Ktpv. y.cù Aïoyîvr;? ttuotcCOv •jSktoç y.9'.t uiiô.Ltn ùoyjo^j TtG£aa"t twv «;r).wv orwpi«Twv.

Sextus-Empiricus , en ses hypotyposes pyr- rhoniennes -, dans le chapitre intitulé : des Principes inatériels , dit qu 'Anaximène regar- dait l'air comme le principe de toutes choses,

rojv ô/wv àpyji-'j àîpv..

Le même historien , dans son Traité contre les Dogmatiques ', ttoô? toj? aaO«y.aTt/ojç , men- tionne Anaximène au nombre de ceux qui ont adopté un principe unique ; et bientôt il déter- mine plus précisément sa pensée, en ajoutant que, poui Anaximène, ce principe est l'air. " Un principe unique à tout ce qui existe est « admis par Hippasus , par Anaximène et par « Thaïes. Ce principe , source de tout ce qui

C. 3.

, L. III , C. 5.

^ L. IX , advers. Physic.

ANAXIMÈNE. 101

« est , Hippasus , et avec lui, ainsi que le veu- « lent quelques-uns j Heraclite d'Ephèse, dit « que c'est le feu , Anaximène l'air, Thaïes f l'eau , Xénophane , au dire de certains liis- « toriens , la terre ; car il prétend que tout « en vient , et que tout y retourne *. «

' Le passage de Sextus d'où est extraite cette citation est extrêmement curieux, en ce qu'il expose et résume eu quel- ques lignes les systèmes des philosophes anciens sur les prin- cipes des êtres. Le voici en son entier:

« Parmi ceux qui ont cherché à expliquer la constitution de l'univers, les uns ont tout dérivé d'un principe unique, les autres de plusieurs principes. Et parmi ceux qui ont tout dérivé d'un seul principe , les uns lui ont refusé toute qualité, les autres lui ont reconnu quelque qualité. Et parmi ceux qui lui ont reconnu quel([ue qualité , les uns ont dit que ce principe était l'air, d'autres Teau, d'autres encore le feu. Et parmi ceux qui ont admis une plmalité de principes , les uns en ont reconnu deux , d'autres qua- tre, d'autres cinq, d'autres six. Et parmi ceux qui ont adopté une infinité de principes, les uns ont posé des principes seml)lai)les aux choses produites, les autres des principes dissemblables. Il est un système qui fait dériver l'universalité des choses d'un principe unique, privé de toute qualité : c'est le système des Stoïciens. Car, dans leur opinion, le principe de toutes choses c'est la matière, privée de toute qualité , et pouvant se prêtera tous les

102 A.XAXIMÈNË.

Cicéron * s'énonce dans un sens tout-à-fait analogue sur ce même point : « Anaximen.es

« changements. Ses modifications donnent lieu aux quatre « éléments qui sont le feu, l'air, Feau, la terre. Ceux qui re- « connaissent un principe unique , mais doué de quelque « qualité sont Hippasus, Anaximène et Tlialès. Hippasus, « et, avec lui, aiijsi que le veulent certains historiens , Hé- « raclite d'Ephèse, dit que ce principe unique est le feu; « Anaximène dit que c'est l'air ; Thaïes , l'eau ; Xénophane, « au dire de quelques-uns, la terre; car il dit que tout en <t vient et que tout y retourne. Parmi ceux qui admettent <i pluralité et nombre déterminé de principes , il en est qui « en reconnaissent deux , la terre et l'eau , comme le poète « Homère, et aussi Xénophane de Colophon, qui a dit que « tous tant que nous sommes, nous venons de la terre « et de L'eau. Euripide aussi reconnaît deux principes; mais (1 chez lui ces deux principes sont la terre et l'air. Erapé- « docle en reconnaît quatre : Jupiter, Junon, Pluton, Nestis. " Ocellus de Lucanie et Aristote en reconnaissent cinq. Car " simultanément aux quatre éléments ils ont admis un cin- <( quième corps doué d'un mouvement circulaire. Empédocle « a admis six principes des choses , à savoir : quatre princi- « pes matéiicls, la terre, l'eau, l'air, le feu, et deux prin- « cipes actifs ou efficients, l'amour et la discorde. Quant à « ceux qui ont admis un nombre inOni de principes, ce sont « Anaxagore, Démocrite et Epicure. » [Scxtus-Empiricus, adv. Matlieni., L. 9, adv. Pliysir.) ' De nalur. Dcor., 1, 10.

ANAXIMÈNE 103

« aëra Deum staluit^ esseque immensum et infi- « nilum, et semper in motu. m

Enfin , Diogène de Laërte, en sa Biographie d'Anaximène, rend encore un témoignage semblable : o^to? «px^v ùiov. eTttc, -/«i unupov.

Sur ce dernier témoignage, pourtant, une observation est à faire : Au dire de Diogène , il semblerait qu'Anaximène aurait admis comme principe tout à-la-fois Vair et Yinfmi ; «épo^ y.vX TO aTTEtpov. S'il en était ainsi, le sys- tème d'Anaximène se rapprocherait par l'une de ses faces de celui d'Anaximandre ; mais tout concourt à nous faire juger que le texte de Diogène a été corrompu en cet endroit , et qu'au lieu de x«î xo «TTsrpov, c'est /«i aj-rôv u.t^h- pov qu'il faut lire \ En effet , l'altération gra- phique de «Otô-; en xiv d'abord , et puis en -'^, est une de celles qui se rencontrent si fré- quemment dans les anciens manuscrits , et , de ce côté , rien de formel ne contredit

' Sauf meilleur avis, celle correction du texte de Diogt^ne de Laërte nous paraît suirisaniment motivée , ot nous propo- sons cette nouvelle leçon non-seulement comme préférable , mais comme la seule qui nous paraisse pouvoir être adoptée.

104 ANAXIMÈNE.

notre conjecture. D'autre part, cette locu- tion : GuTO? ^^'/jh-i àiffU. EtTTî, /.Cl «Otov oLTZîipo-j est

grammaticalement irréprochable, et peut sans difficulté être admise comme le texte véritable de Diogène de Laërte. Enfin , si l'on sort des considérations purement grammaticales et philologiques pour s'élever à des raisons d'un ordre supérieur, n'est-il pas vrai que la phrase de Diogène, telle que la donnent les éditions^

o-jTO; ùpyrr^ ùépcc ûtzi , y.ul «77£i|0ov , implique

en elle-même contradiction ? Un philosophe peut , sans absurdité , adopter pour principe des choses, soit un élément unique, comme Thaïes , Phérécyde , Heraclite , soit l'infini , comme Anaximandre et Anaxagore; mais il ne peut adopter l'un et l'autre à la fois, et cela par cette raison péremptoire que le premier terme serait contenu dans le second. Anaxi- mène n'a donc pu dire que le principe des choses était l'air et l'infini. Tous les témoi- gnages s'accordent d'ailleurs à établir de la manière la plus formelle qu'il a reconnu l'air comme principe unique. Nous avons cité plus haut des textes d'Aristote et de Sextus-Empi-

ANAXIMÈNE. 105

ricus ; nous pouvons y joindre des textes de Cicéron, de Plutarque et de Galien. Anaxi- mène , dit Plutarque, reconnut l'air comme

inimi , AvaÇîuîVïjç KépK àVii^ov uTZit^-nvuTO , et il

n'ajoute absolument rien qui puisse faire croire qu'Anaximène vît en cela deux prin- cipes distincts l'un de l'autre. Galien énonce la même pensée à peu près dans les mêmes termes, et tout -à-fait dans les mêmes li- mites : Ava^tpiivïjç Ss x«t Ato'/Evrjç o ATzollo^Jtùzr,;, ùipa.

Enfin Cicéron, dans un passage de son traité de Naturâ Deorwn\ dit qu'Anaximène adoptait l'air comme principe divin ; mais il n'ajoute nullement qu'il lui associât au même titre l'in- lini ; seulement (et ce sens est tout-à-fait con- forme à celui que confère au passage de Dio- gène de Laërte la leçon que nous avons pro- posée plus haut) il dit, comme Plutarque, (|u'Anaximène reconnaissait comme attributs à l'élément qu'il posait comme principe, l'im- mensité, l'infinité et l'éternité du mouvement : «' Anaximenes aéra Dcum statuit^ esseque immen-

' 1, 10.

106 ANAXIMÈNE.

0 sum et infinilwn^ semper in molu. » De ces di- verses considérations réunies, il nous paraît ré- sulter avec évidence qu'Anaximène n'adoptait pas deux principes, mais un seul, et qu'à ce titre il doit être rangé dans une même catégorie avec Thaïes, Phérécyde, Heraclite, sauf cette différence , toutefois , que le principe unique était l'eau pour Thaïes , la terre pour Phéré- cyde, le feu pour Heraclite , tandis que pour Anaximène, comme ultérieurement pour Dio- gène d'Apollonie , ce principe unique , c'est l'air.

Les philosophes qui , comme Phérécyde et Xénophane , adoptèrent pour principe des choses la terre, en donnèrent pour raison que tout en vient et que tout y retourne ; ly. Sn

7r«vr« yxi-nç, y.kI sic yà'J ttkvtk IvéfjQcti '. LeS philoso- phes qui, comme Thaïes, adoptèrent l'eau pour principe des choses , en apportèrent pour rai- son que l'humide est l'aliment de tous les êtres, et, comme le dit Aristote ^ que « les

' Vers attribué à Xénophane. ' Métaph. 1, 3.

ANAXIMÈNE. 107

« germes de toutes choses sont naturellement « humides. » Eh bien ! c'est aussi sur une ana- logie de même genre qu'Anaximène paraît avoir fondé sa doctrine cosmogonique. L'air remplit un rôle très important dans tous les phénomènes de la nature animée. Il est pour les végétaux la condition de leur conservation et de leur croissance ; il est pour l'homme un principe de vie. De-Ià à conclure que l'air est aussi pour l'univers un principe vital , une sorte d'ame répandue dans toutes ses parties , il n'y avait qu'un pas , et telle est l'analogie qui semble avoir guidé Anaximène. Le témoi- gnage de Plutarque et d'Eusèbe en fait foi :

y.u.i. ÔAov Tûv xoap.ov ■n'^tv^a. v.ui ùrip TZcr.i.iyji *. L ajr

est donc pour Anaximène ce que l'eau est ])our Thaïes , ce que la terre est pour Phé- récyde : tout en vient et tout y retourne ;

yivîTOa'., zat tlç «ùrôv «).iv v.-j'/.'hJÏ'jOcf.i. '.

Ceux d'entre les Ioniens qui, tels qu'Anaxi-

' l'iularclt. ap., Euscb., Viivparal. cvang., 1, 8. « 1(1. , ibid.

108 ANAXIMÈNE.

mandre et Anaxagore, admirent un nombre indéterminé de principes, ou, si l'on veut, l'infini , xT-ipo-j , expliquèrent la formation et l'ordre des choses par le mouvement , par le dégagement des éléments les uns d'avec les autres au sein du chaos primitif, enfin par l'a- grégation mutuelle des éléments de même na- ture qui , soit en vertu des lois nécessaires du mouvement, comme chez Anaxîmandre, soit, comme le veut Anaxagore, en vertu de l'action d'une intelligence motrice et ordonnatrice, se portèrent les uns vers les autres; mais il n'en put être ainsi des philosophes qui , tels que Thaïes, Phérécyde, Heraclite, Diogène, Anaxi- mène , adoptèrent un principe unique. Ici, pouvait être le dégagement , et entre quels éléments pouvait s'opérer l'agrégation ? Ces derniers philosophes durent donc recourir à une autre explication, et ils la trouvèrent dans le double phénomène de la condensation et de la dilatation , lequel présuppose nécessai- rement le mouvement, attendu qu'une sub- stance, quelle qu'elle fût, ne pourrait ni se con- denser ni se dilater^ si un mouvement , soit

ANAXIMÈNE. 109

inhérent à sa nature propre , soit produit par quelque cause extérieure , ne venait rappro- cher ou écarter les unes des autres ses molé- cules. Ehbien donc, en vertu de cemouvement, la condensation et la dilatation venant à s'opé- rer, il en résultait une première modification, i>/(HW7^- , comme dit Aristote , puis une série de modifications dans l'élément primordial. Ainsi, chez Thaïes, la condensation de l'eau produisait la terre; sa raréfaction produisait l'air, puis le feu. Chez Phérécyde, lararéfaction de la terre produisait, en une série de degrés ascendants, l'eau , l'air, le feu. De même en- core , chez Anaximène, toutes choses se for- ment, par condensation ou dilatation, d'un élément primordial, qui, ici, n'est plus l'eau ni la terre, mais l'air. La raréfaction de l'air produit le feu; sa condensation produit l'eau; un degré supérieur de condensation produit la terr(^ Le feu, l'eau et la terre donnent, à leur tour, naissance à tout le reste. Ainsi, origi- nairement, tout est air; les choses n'ont jms entre eli(;s une différence de nature , mais tout simplement une différence de degré,

110 ANAXIMÈNE.

suivant qu'elles résultent d'une densité plus ou moins considérable opérée dans l'élément primordial. Cet élément primordial est infini; les choses qui résultent de sa condensation ou de sa dilatation sont finies : « Anaximenes « infinltum a'èra dixit esse_, à quo omnia gigne- « rentur; sed ea, qtiœ ex eo orirentur, definita; « gigni autem terram ^ aquam , ignem , tiim ex « lus omnia '. »

Maintenant ces modifications opérées dans l'élément primordial par une série de conden- sations et de dilatations, Anaximène les considérait-il comme déterminées par les lois fatales du mouvement , ou comme le résul- tat d'un dessein intelligent et d'une volonté providentielle ? Aristote dit positivement - qu'Anaxagorefutle premier d'entre les Ioniens qui vint dire qu'il y avait dans la nature, comme dans les animaux , une intelligence qui est la cause de l'arrangement et de l'ordre de l'univers, et que par-là lui seul parut avoir

Cicer, Qucest. acad., 11, 37. 'Mélaph., 1, S.

ANAXIMÈNE. 111

conservé sa raison au milieu des folies de ses devanciers. Or, au nombre de ces devanciers se trouve Anaximène, dont la doctrine est ainsi (.'onvaincue de matérialisme et d'athéisme. Toutefois, on ne peut s'empêcher de recon- naître dans cette même doctrine un puissant effort tenté pour dégager le premier principe du milieu des liens matériels que, lui avaient im- posés les systèmes de Thaïes et de Phérécyde. L'air est un élément moins grossier et plus subtil que l'eau et que la terre ; il y a en sa na- ture quelque chose de supérieur et de plus cé- leste. C'est un progrès assurément sur les cos- mogonies de Thaïes et de Phérécyde, et à ce progrès un autre doit succéder bientôt avec He- raclite, qui posera comme élément primordial et fondamental un principe plus subtil encore que l'air, c'est-à-dire, le feu; jusqu'à ce que, de tentative en tentative , et de principes de moins en moins grossiers, la philosophie aboutisse, avec Anaxagore, à concevoir un être immatériel, moteur et organisateur de la matière, le voOf. Ainsi, la cosmogonie d'A- naximène offre pour ( aiactèrc une tfMidance

112 ANAXIMÈNE.

non équivoque à matérialiser de moins en moins le principe des choses. Toutefois, un abîme la sépare encore de celle d'Anaxagore. Ce dernier reconnaît deux principes coéternels, la matière et l'esprit , Yûln et le joû? ; chez Anaximène au contraire, nous ne rencontrons que le premier de ces deux principes, et, pour adopter ici le langage du péripatétisme et de la scholastique , si nous trouvons en son sys- tème la causematérielle^nousn y trouvons ])Sls également la cause efficiente ». Cette absence de la cause efficiente donne occasion à Plutar- que de jeter un blâme sur la cosmogonie d'A- naximène : « Ce philosophe, dit Plutarque, est « dans l'erreur lorsqu'il prétend poser un seul « principe , l'air, comme cause de tout ce qui « existe. 11 est impossible que la matière soit « à elle seule le principe des êtres; il faut « encore et à côté d'elle une cause efficiente. * Ainsi, par exemple, un lingot d'argent ne « suffit pas à lui seul pour faire une coupe ; il

' Causa materialis, causa efficiens dans le langage de la scholastique , équivalent à ce qu'Aristote appelle d'une pari

t6 •jTfoy.îiuz-jo-j, d'autre part i/^x^ ~^^ ztvricriw;.

ANAXIMÈNE. 115

« faut encore quelqu'un qui la fasse, c'est-à- dire ici , l'orfèvre. De même de l'airain , du <' bois, et de toute autre substance matérielle.

« A^àpzK-Jît Si xai o-'jtoç ( Ava^f^asvïjç]* i^ «tt/oû yào y.cc.

« AS-jvktov Si ^p'/Ji'J wî«v Triv y),?)v twv ovtwv UTTOTTrïvat,

« cf.'ùy. -/.al TQ TTOtO'jv v.iziov y^p-à Tt^ivat. Olov oOz c/.pyj-

« ^oç K^zi't Trpôc îy.TCMjMx yivstTOut, èx'j fj.-n xo toioxj-j ri,

u toOt kçTi-j Ô ùpyupoY.6TZQç- Op.otwf x«t îTTJ TÔ-J yj/J.vjrj

A l'exemple de Tbalès , de Phérécyde et d'Anaximandre, Anaximène fut physicien et astronome. De ses systèmes physiques, l'his- toire de la philosophie ne nous a conservé que son explication du double phénomène du froid et du chaud, qu'il attribuait l'un à la conden- sation , l'autre à la dilatation des corps , pre- nant ainsi l'effet ponr la cause. Ici encore, comme dans son système cosmogonique , il

i Eusèbc, Vrivp. cvang., L. XIV, C. U\ , ctù lilulus : Pliilosopliorian de priiicipils scnlcnticv, ex PLuturchi li- hro, qiiem de pldlosuplionnn dccrctis ad rcs pliy siens pertincntibus conscripsit.

8

iill ANAXIMÈNE.

paraît guidé par une analogie; car il apporte

pour exemple l'élévation ou l'abaissement de

température qui se produit dans notre souffle,

suivant que nous l'exhalons la bouche ouverte,

ou les lèvres serrées : « Lorsque, disait-il, nous

« exspirons de l'air en tenant les lèvres ser-

« rées , il est froid ; au contraire il est chaud

« quand nous l'exspirons en ouvrant la bouche.

« WvyjTKi yc/.p ri 7rvo/3 tti'jOîÎ'jV. y.c/.i Tz^jy.vobtl'yv. roïgyjV-KTi-'», « a.-jzr.uiMO\> Si ToO orof/KTO? tv.Tz'n:-: o\>nv. ji-^BTut 6c|5ptov

« «TTÙ p.avGTï)Toç *. » Dans ses théories astronomi- ques % Anaximène regardait les astres comme exécutant un mouvement autour de la terre ,

•/rJUO-OKi Ô£ Ta v.Trpv. oùy \Jlièp V'flv , à'ilà -Kipi yriv " .

Il paraît, au rapport d'Aristote, avoir consi- déré la terre comme un pian supporté par l'air :

« «yTO toOto TTotEtv Tw irluTii (jp/jfTt r/iV yài) npôç tôv

« Ù7To/si_uivov àspa. » 11 passc encoïc pour l'in- \enteur du cadran solaire. Ainsi, dans ces di- vers ordres de sciences, cosmogonie, géogra- phie, astronomie, Anaximène se propose les

' Plut, (le plac. pliil. 1.

i Voir la note a à la fin du volume.

i Diogcnc de Laëi le.

ANAXIMÈNE. 115

mêmes questions à résoudre que Thaïes, Phé- récyde, Anaximandre. Pour tous les philoso- phes ioniens, depuis Thaïes jusqu'à Arché- lai'is, les problêmes demeurent les mêmes; les solutions seules sont différentes.

116 HERACLITE.

CHAPITRE VI.

HERACLITE.

DiOGÈNE de Laërte , en son livre sur la Vie et les Opinions des Philosophes illustres j fait mention de plusieurs Héraclites , dont le nom était resté célèbre dans la Grèce : un poète lyrique , qui composa les Louanges des douze Dieux ^ un poète d'Halycarnasse en Do- ride, qui écrivit des élégies, et sur lequel Callimaque avait laissé quelques distiques ; un troisième , originaire de Lesbos , auteur d'une Histoire des Macédoniens^ et enfin He- raclite d'Éphèse , le philosophe , antérieur par sa naissance à tous ceux qui viennent d'être nommés.

HERACLITE. 117

L'époque à laquelle naquit Heraclite d'É- phèse n'est précisée par aucun historien de la philosophie; mais elle peut être inférée d'un passage de Diogène de Laërte, il est dit qu'il florissait vers la soixante - neuvième olym- piade , ff/.u.v.'ii y.v.-v. Tv^ h-JC/.-:r,'J ô/jy.7Ttc<5«. Or , On

peut raisonnablement supposer qu'il pouvait être âgé alors de trente à trente-six ans, ce qui ferait remonter sa naissance à la soixan- tième olympiade, c'est-à-dire vers l'année 5/i.O avant l'ère chrétienne. A n'envisager que l'é- poque à laquelle il florissait , Heraclite fut donc postérieur aux Ioniens Thaïes , Anaxi- mandre , Phérécyde, Anaximène ; à Pytha- gore, père de l'école italique; à l'éléate Xé- nophane, dont quelques-uns disent qu'il avait été le disciple ; et il dut avoir pour contem- porains le pythagoricien Occllus de Lucanie , l'éléate P^irménide, et l'abdéritain Leucippe. Le père d'Heraclite (Blyson, selon les ui^s, et selon d'autres , Hération ' ) était le premier citoyen d'Éphèse. Lorsqu'il mourut, Heraclite,

' Dio". (le L.

118 HERACLITE.

qui pouvait, à ce qu'il paraît, hériter de sa magistrature , s'en démit en faveur de son frère, soit qu'il craignît, ainsi qu'Antisthène le rapporte à sa louange , que les préoccupa- tions politiques ne vinssent contrarier ses goûts pour la philosophie, soit que cette mélancolie qui luiétait naturelle, et qui devait acquérir chez, lui un si funeste développement , lui inspirât dès lors une profonde répugnance pour le com- merce des hommes, inséparable de la pratique des affaires publiques. Peut-être ces deux causes se réunirent-elles pour produire chez Hera- clite la détermination de rester étranger aux affaires de l'Etat. Aussi , lorsque , plus tard , ses concitoyens le prièrent de leur donner des lois, il s'y refusa formellement ', alléguant pour motif que la corruption des Éphésiens était si grande et tellement invétérée, qu'il n'y voyait plus de remède. Il est 4)ermis de croire que l'aspect de la dégradation morale était tombée sa patrie, comme au reste toutes les grandes villes de la Grèce asiatique^

Diog. de L. , vie d'HéracIito.

HÉRACLCTE. 119

contribua puissamment à nourrir et à exas- pérer cette mélancolie qui faisait le fond dç, son tempérament. L'exil prononcé contre son ami Hermodore avait encore aigri sa mis- anthropie. On sait combien était ombra- geuse la démocratie grecque ; un talent transcendant encourait presque toujours la suspicion de tyrannie et, comme inévitable conséquence, le bannissement. C'est à ce titre probablement, s'il faut en croire les té- moignages qui nous sont restes , que fut exilé Hermodore. Ce bannissement exaspéra telle- ment Heraclite, qu'au rapport de Diogène de Laërte, il s'écria que les Éphésiens, parvenus à l'âge viril , avaient mérité la mort, et ceux d'entreeux quin'avaientpas encore atteint cet âge, l'exil, pour avoir chassé Hermodore, le citoyen le plus éminent d'Éphèse , et pour avoir dit à cette occasion : « Point d'homme « supérieur parmi nous; s'il en est un, qu'il « s'en aille ailleurs et chez d'autres peuples. »

AÇiov V.f/imoii -/vÇïjoov ÙKoOc/.'j-rj jrâo-t , zat toïj ùvriëoi^ T/,v TTO/tv y.uTKf.iniLv , oniviç r.rju.of)Moov ioiux^jv ovr/t'arov

120 HERACLITE.

TotoùTo;, aù-n tz y.v.1 iLi-zv.XtM-j *. Cicéron rapporte le même fait avec les mêmes circonstances et dans les mêmes termes " : « Est apud « HeracUtwn pfiysicum de principe Ephesio- li rwn Herniodoro : universoSj ait j Ephesios « esse morte malctandos ^ c/iiod ciun civitate « expelierent Hermodorum , ita locuti sint : « Nemo de nobis unus excellât ^ sed si quis <i exstiteritj alio in loco et apud allos sit. » Ces diverses circonstances aigrirent tellement la misanthropie d'Heraclite , qu'il interrompit ^ dit-on, toute espèce de rapport avec ses con- citoyens. Il passait son temps , raconte Dio- gène de Laërte , à jouer avec des enfants de- vant le temple d'Artémis ( la Diane des Latins j , et il disait à ceux qui venaient pour le regarder : « Qu'y a-t-il en ceci qui « vous étonne , ô hommes pervers ? Ne vaut- « il pas mieux faire ce que je fais que de <c m'occuper avec vous des affaires de l'état?»

* Diog. de L.

s Tusc. quœst.y lib.j b^

HERACLITE. 121

■h ^L'J^ju-wj T:o'uxf^tiibv.t ' ; il finit par quitter Ephèse et par se retirer dans les montagnes il se nourrissait d'herbes et de racines. Ce genre d'alimentation ayant déterminé chez lui une hydropisie , il lui fallut rentrer à Ephèse , et il allait interrogeant les médecins, et leur demandait sous une forme énigmatique de quelle façon ils s'y prendraient pour conver- tir la pluie en sécheresse. Et comme ses questions restaient incomprises , il tenta lui- même sa guérison en s'enfermant dans une étable à bœufs, espérant chasser l'hydropisie par la chaleur du fumier, eo/trwv à)i«. Mais ce fut en vain, et il mourut âgé de soixante ans. Néanthès de Cyzique, dans Diogène, ajoute à ce récit, que n'ayant pu se dégager du fumier (êoXtTa) dont il s'était fait couvrir , il y fut mis en pièces par des chiens.

Malgré l'aversion qu'il témoignait à ses con- citoyens, Heraclite préférait sa patrie à tout autre lieu de la Grèce ou de l'Asie. C'est ainsi

DioK. I.ai'rt. Diog. de Laëri.

12*2 HERACLITE.

qu'au rapport de Démétrius dans ses ioiwvju.7. ', il avait refusé d'aller à Athènes , son nom était en grande considération ; et bien qu'il ne fût pas apprécié à sa véritable valeur par ses concitoyens , il aima mieux rester à Ephèse. Il avait également résisté aux instances qu'avait faites le roi de Perse , Darius fils d'Hystaspe, pour l'attirer à sa cour. Diogène de Laërte rapporte et la lettre de Darius, et la réponse d'Heraclite^. Ces lettres sont-elles au- thentiques? La chose nous paraît fort dou- teuse. Quoi qu'il en soit^ les voici l'une et l'autre.

« Le roi Darius, fils d'Hystaspe. à Heraclite « d'Ephèse, homme renommé pour sa science, « salut.

« Tu as écrit un livre de la Nature , difïi- « cile à comprendre et à expliquer. Dans cer- « tains passages, interprété à la lettre, ce « livre paraît renfermer une remarquable ex- « plication de cet univers, et des êtres qu'il

' Diog. (le Laërl.

' Voir dans Diogène, à l'art. Heraclite, le texte grec (le ces deux letires.

nÉr.ACLiTE. 123

« contient , et des lois divines qui président « aux mouvements qui s'y opèrent. Maisbeau- « coup d'autres passages sont obscurs, de telle " sorte que les hommes même les plus versés " dans la science , ne savent y retrouver ta «pensée. C'est pourquoi, moi, Darius, fils « d'Hystaspe, je veux devenir ton disciple dans « la science des Grecs. Viens donc prornpte- « ment auprès de moi, dans ma demeure « royale. Les Grecs, pour la plupart du temps, « ont peu de considération pour les sages , et « dédaignent leurs admirables enseignements. « Auprès de moi, au contraire, toute distinc- « tion t'est réservée. Tu trouveras ici chaque « jour de nous eaux honneurs, et une existence « accommodée à tous tes souhaits. »

Réponse d'Heraclite. « Heraclite d'E- « phèse au roi Darius , fils d'Hystaspe , salut.

« Tous les hommes délaissent la vérité et la « justice, pour s'abandonner, insensés qu'ils « sont, à la cupidité et à la vanité. Pour moi, <■ étranger à toute pensée de ce gcnre^ et dé- « sireux d'éviter le dégoût et l'envie qui ac- « compagncnt toujours les hautes distinctions,

i2[i HERACLITE.

« je ne viendrai pas à la cour de Perse, con- « tent que je suis du peu que je possède et qui « suffit pleinement à mes désirs. »

Si maintenant , de la partie purement bio- graphique du travail que nous avons entre- pris, nous passons au côté plus spécialement philosophique, nous aurons à indiquer, dans la mesure de la possibilité et de nos forces, les points capitaux de la doctrine d'Heraclite.

On prévoit qu'une pareille tâche ne saurait être accomplie qu'avec beaucoup de difficul- tés , et dans des limites assez étroites. Que nous reste-t-il aujourd'hui d'Heraclite? Quel- ques lambeaux de phrases, sans dépendance aucune les uns des autres, dépourvus, par conséquent , de toute lucidité , tout à la fois par le fait de leur isolement , et par le genre de style familier à l'auteur. En un mot , nous ne connaissons aujourd'hui Heraclite que par quelques textes plus ou moins obscurs , épars dans Platon , Aristote , Sextus de Mytilène , Diogène de Laërte , Plutarque, Clément d'xi- lexandrie. Il est bien vrai qu'il existe plusieurs lettres attribuées à Heraclite, et que Henri

HERACLITE. 125

Estienne a recueillies avec d'autres textes, sans trop examiner, ce nous semble , si elles peu- vent être légitimement rapportées au philoso- phe d'Ephèse. Nous inclinons à penser, pour notre part, que ces lettres, au nombre de cinq, à savoir : trois à Hermodore et deuxàAmphi- damas, n'appartiennent pas réellement à He- raclite, et voici les raisons sur lesquelles nous nous appuyons.

En premier lieu, Diogène de Laërte, qui reproduit dans leur intégrité la lettre de Darius à Heraclite et la réponse d'Heraclite à Darius, ne donne point ces cinq autres lettres. Non seulement il ne les donne pas , mais il n'en fait pas la moindre mention. Or, que résulte-t-il de ce silence ? l'une de ces deux

' Voir le recueil de Henri rslicnne, intiliilé l'ocsis pkiloso- pliica. Au rapport de Tennenian , ces mêmes fragments ont été, pour la plupart, recueillis, traduits et expliqués en allemand, par Fr. Schleiermacher, dans le 3."" cahier du tome 1." i\[iMusœitin des Altcrtluunsivissctiscliaftcti, Ber- lin , 1808. Nous avouons ne pas savoir Tallemand, et Ton conçoit qu'il a nous être impossible de lire cl de consulter le mémoire de r r. Schleiermacher.

l "26 HERACLITE.

choses : ou que ces lettres n'auraient été écrites que postérieurement à Diogène , et seulement alors mises sur le compte d'Hera- clite ; ou bien qu'elles existaient déjà au temps de Diogène , et que cet historien qui , très certainement, dans cette seconde hypothèse, ne pouvait ignorer leur existence, n'en tint aucun compte dans sa biographie, parce qu'il les jugeait apocryphes.

En second lieu, parmi les fragments qui nous restent d'Heraclite , dans les auteurs anciens, nous ne trouvons reproduit ni cité par Platon, ni par Aristote, ni par Sextus, ni par Diogène, niparPlutarque, ni par Clément d'Alexandrie, aucun passage, aucune phrase, aucun mot de ces mêmes lettres.

Enfin , ces lettres nous semblent porter l'empreinte d'une origine moins ancienne, et (juelques-unes d'entre elles renferment plu- sieurs passages qui accusent des idées plus avancées que celles que pouvait avoir Hera- clite. Tel est sur-tout ce passage d'une lettre à Amphidamas: « Si mon corps succombe, « il tombera sous les lois du destin ; mais il

IIKRACLITE. 127

« n'en sera pas de même de mon ame; car, « étant une substance immortelle, elle prendra « son vol vers les régions célestes, et les dc- « meures étliérées me recevront. » Ne sont- ce point des dogmes absolument identiques à ceux qu'on retrouve dans les croyances du Platonisme? D'ailleurs, si l'on songe que plus tard bon nombre de stoïciens, ainsi qu'il résulte des témoignages des historiens de la philosophie, et notamment de Cicéron, adop- tèrent plusieurs opinions d'Heraclite , entre aufres, son hypothèse de l'origine des choses par le feu ', ne peut-on pas conjecturer avec assez de vraisemblance que quelque disciple de l'Académie ou du Portique se soit exercé, sous le nom d'Heraclite, à un travail d'imagi- nation, analogue à celui qui se pratiquait dans les écoles des anciens rhéteurs, et qu'il en soit sorti les cinq lettres mentionnées, que pins tard, en l'absence d'une judicieuse critique ,

' Vos autem dicitis omneni vim esse igncm. [Ciccr. de nat. Dcor. , L. III, C. l/i. ) C'est racadémkieu Cotta qui s'adresse en ces termes aux Stoïciens représentés par Balbus.

128 HERACLITE.

on aura regardées comme l'œuvre véritable du philosophe d'Ephèse?

A l'époque apparut Heraclite, les travaux des philosophes ioniens s'étaient exclusive- ment concentrés sur l'explication du monde matériel. Thaïes , Anaximandre , Phérécyde , Anaximène, avaient été des astronomes et des physiciens. Heraclite ne renonça point aux spéculations tentées par ses devanciers; mais il les porta plus loin , en les faisant sortir du cercle de la philosophie naturelle pour les étendre à la philosophie morale , et fut ainsi, avec Archélaûs, Ionien comme lui, l'un des précurseurs de Socrate. C'est l'opinion de Sextus-Empiricus, quand il dit que * «Thaïes,

■/.ui Avx^tc/.ivflj ■/«£ AvaçtptKvSpo?, E^ttsSoz).»)? x«i Tlufj- a-i/iririç y.v.i HpK-/.).ît70s-' wv QoChiiç ^j-Vj /.ai ' kvy.^ty.é-jr,ç /.ci A'jc/.çi.uûv6rjOç y.v.xv. T.k'ixij.ç zai àvaacatAsxTwj' ô S' Ey.TTî- 5ov.).rjj y.rj.i. IIap|:/îvi5r/^ , ETt H^axAsiTOs, oj v.v.'v. 7r«v- -rj.z... KçvvTïtTO Ô£ xat TTîûJ Hû«x/âiTOu II ptvv p.civov yjcr/oç îTTtv, «■/.),« /«i ^Qî/ty.off «àoo-oipoç. {Sext.-Emp. adv. Math. I.. VII.)

HERACLITE. |29

« Anaximandre, Anaximène, Empédocle, Par- « ménide et Heraclite fondèrent uniquement « la philosophie naturelle; que c'est lesen- « timent général et incontesté en ce qui con- « cerne Thaïes, Anaximène et Anaximandre; « mais que, relativement à Empédocle, Parmé- « nide et Heraclite, tel n 'est pas l'avis de tout le « monde. Car ( ajoute-t-il ) on s'est plusieurs « fois demandé si Heraclite n'appartient pas « la philosophie morale tout aussi bien qu'cà « la phi]osoj)hie naturelle, i^^v^zi^o 5i y.ui i^zpi

« Wouvliizoj si ur, f/ivov ^vcrtxi^ z>yzu , «),).« y.ui yibiy.ôç

« yàéo-oyo,- » Indépendamment du témoigna^-e deSextus,onpeut invoquercelui deDiogène de Laërte, qui dit positivement que le livre d'Hera- clite roulait sur un triple objet, l'univers, lapo- litique, la théologie, Stàpvrut Se èU rpsiç /iyouf, itç

Tov mpi ToO TTÙ-JTOç, Ttut 7ro>,tTr/ôv, y.ui Ùto'^oyiy.oy *.

Si la première de ces trois parties aj)partient à la philosophie naturelle, la seconde et la troisième assurément rentrent dans la philo- sophie morale; et la question qui nous occu-

Diog. (le L. , sur Heraclite.

130 HERACLITE.

pait nous paraît ainsi péremptoirement réso- lue. Quant au titre du livre d'Héraciite, on est assez peu d'accord sur ce point. Selon les uns, le traité d'Héraciite était intitulé : les Muses, Mo]-(7«i, selon d'autres, de la iSaturej, TTzpi (fixréMç *; Diodotc le grammairien le dé- signe sous ce titre : A/^oiÇs? olv.y.tuuu -Kpbç (rT«6pr/V

Sio'j , Règle sûre pour la conduite de la vie; d'autres sous cet autre titre encore : rvwtnv «0(«v, la Science des Mœurs *. Cette multipli- cité de titres attribués au livre d'Héraciite nous porte à croire que ce livre embrassait toutes ces matières en même temps ; qu'ainsi c'était tout à la fois un traité de pbysique et de morale, et qu'en raison de l'importance attachée par les disciples et plus tard par les commentateurs ou les historiens à l'un ou à l'autre de ces divers points de vue de la science, il recevait tantôt l'une, tantôt l'autre de ces dénominations. Diogène de Laërte dit que ce livre roulait en général sur la nature, eo-rt p.iv

Diog. Laëit., ibid.

HERACLITE. 131

«TTo T0-: Tvvi/ovToç TZcf,i '^jT^oaç, et c'est à cette occa- sion qu'il ajoute qu'il se divisait en trois par- ties, physique, politique, théologie. Ce même titre, de la Aature^ est encore reproduit dans la lettre de Darius à Heraclite, relatée par Dio- gène de Laërte : « Tu as écrit, dit Darius à « Heraclite, un livre sw la Nature^ y.uzuSiQ.rKrui « )o7ov TTspi 'f'jaéf,); '. » Quel que fût, au reste, le vé- ritable titre du livre d'Heraclite, il est certain, et c'est ici ce qui importe sur-tout, que l'objet de ce Hvre n'était pas unique, mais multiple, et qu'Heraclite n'y traitait pas seulement de l'univers, mais encore de la politique et de la théologie. C'est donc avec Heraclite, et à da- ter de lui, que la philosophie ionienne cesse d'être exclusivement la science de la nature pour devenir en même temps une science mo- rale.

Antérieurement à HéracHte, plus d'une ex- pHcation avait été tentée de la formation du monde matériel, et les systèmes cosmogoni- ques pouvaient être rangés en deux grandes

' Voir plus haiii couo niriiu" loltrc.

132 HERACLITE.

catégories, suivant qu'ils se fondaient sur l'a- doption d'un nombre indéterminé de prin- cipes, ou sur l'adoption d'une unité élémen- taire. Heraclite, à l'exemple de Thaïes, de Phérécyde et d'Anaximène , adopta l'unité. Mais pour Heraclite , ce principe unique n'est plus l'eau , ni la terre , ni l'air, mais le feu , parce que le feu lui paraît le plus puissant et le plus subtil des éléments. Et nous n'avan- çons rien ici qui ne soit confirmé, non-seu- lement par l'opinion généralement accréditée relativement aux systèmes des anciens Ioniens, mais encore par des textes formels et incontes- tables. Ainsi, Aristote, au premier livïe de sa Métaphysique : «Le principe des corps simples a est le feu, selon Hippasus deMétaponte etHé-

«raclite d'Epllèse.» iTnrac-ôs'Sî irûp ôMtzano-Jzivo; -/.'xi Hpcr.y./.sizoç ô E(j>-rjTi.oç v.pyjri^j riOéwji twv «tt/wv cup.àTwv.

Ainsi , Sextus de Mytilène , dans son Traité contre les Dogmatiques : « ' Un seul élément « a été posé comme l'origine de toutes cho-r. « ses, par Hippasus, Anaximéne et Thaïes,

' L. VIII, De ortu et interitu.

HERACLITE. 133

« Cet élément primordial est, suivant Hippa- « sus, et aussi dit-on, suivant Heraclite d'E-

« phèse , le feu. iTr^àiroç v.iv, xaî, zarà T'.vzj , « Uoc/./.lzi'zoç 0 E'fiijLo;., iv. tt-j^oj v.TÙ.vfjO'j zrrJ yi-Jri7i-j.»

Ainsi encore, Diogène de Laërte, en sa Bio- graphie d'Heraclite : « L'élément primordial , « suivant ce philosophe, est le feu, tt-jo rl- « -jui Tzoï/jîo-j. » Ainsi, enlin Cicéron , en son Traité de la Nature des Dieux ' : «Vous et les « vôtres, ô Balbus (c'est l'académicien Cotta « qui s'adresse à Balbus le stoïcien) ,A'ousavez « coutume de tout rapporter à la puissance « du feu , suivant en ceci, à ce que je crois, « la doctrine d'Heraclite. Sed omnia vestri^ « Balbe, soient ad igneam vim re ferre, Hera- « clitunij ut opinor . seqiientes. * Le feu étant ainsi posé par Heraclite comme élément jni- mordial et générateur, tout en vient et tout y

retourne , */ t^-jciÔ; TvàvT!/ lyj-ji'jz'y.-jc/.i, y.ui eîç tojto

'y-va/Jc^Oar .". « Le moudc , dit Heraclite, et ce texte nous est conservé j)ar Clément d'Alex;in-

' L. I , C. 26. ' Diog. de L.

l3/i HERACLITE.

drie », le monde n'est l'ouvrage ni des dieux, ni des hommes ; il a toujours été et il sera toujours. C'est un feu éternel, s'allumant et s'éteignant suivant des lois régulières , x6!7fiov

■r,ii «££, y.où i'çri, xaî Tirrai tvù^o c/.zi'çmo-j, àTTToy.ivov xat «TroT-

êevvûpcvov ;/£T/3w. » Des transformations du feu naissent l'eau , la terre, l'air, tt-j^ô? rpoirui, irp^-

npnrjxnp^. Clément d'Alexandrie, en mention- nant ces textes d'Heraclite, dit qu'il avait beaucoup emprunté à Orphée , 'H|oax)£tTov

K'j)i(Ttov, 7r«p Opœîwç TrAEEcrra ît/ïjyîv. Il met en

effet en regard l'un de l'autre un passage d Orphée et un autre d'Heraclite, afin de faire mieux ressortir cette ressemblance et cette imitation. Orphée avait dit :

Eo"TtV iJSwû -^'Jy^/i, Ç/KVKTO? 5 -jSktsittsv «aotÇyj , Ex vSkto? y«r«, TO S îx yataç 7r«)./.v {JScjû ,

' Strom., L. V\

HERACLITE. 135

Heraclite dit à son tour :

De même Platon, dans le Cratyle, après avoir cité quelques vers d'Orphée *, ajoute, par la bouche de Socrate s'adressant à Hermo- <;ène : Considère combien ces témoignages s'accordent entre eux, et comme tous ils vont bien à la doctrine d'Heraclite , /«i ^[M tk toO

'Wavylii-zry, -y.vra T£iv3(. Quoi qu'il CU SOit df

cette ressemblance du système d'Heraclite sur l'origine des choses avec la doctrine con- tenue dans plusieurs passages des poésies or- phiques, il demeure évident que la cosmogo- nie d'Heraclite repose sur le système des trans- formations. A l'appui de cette assertion, nous citerons encore un texte d'Heraclite, rap- porté par Plutarquc, très analogue à ceux que nous venons de mentionner d'après Clé- ment d'Alexandrie, et comme eux relatif à la

' Voici le sens de ces vers d'Orpliôe : l'Océan , an flnx nia- jestuenv, s'unit avec sa sœur Thctliys, née de la mcnic mère. Voir Ilerniann, Orpldca, p. /j73.

136 HERACLITE.

transformation des éléments, n-jpi; Okvkto,-, uzpi

yi-Jzii;' y.Ki y.iph; QàvaTo;, 'j^v.'i '/-vîtij. ToLlt donC ,

dans l'univers, n'est, suivant Heraclite, que développement et transformation d'un élé- ment primordial ; tout vient de cet élément . et tout y retourne , h. iz-j^hç tzùv-u (T-jvjo-TKva'., y.'A zl; ToOro ù'jod.-'jiTfiu.t ', et Cela cu vcrtu de ce qu'Heraclite appelait un flux perpétuel, for,. La nature entière ressemble à un fleuve qui

s'écoule sans cesse j pil-J rù. llx TroTaf/OJ âix^v '^.

Héraclide du Pont , l'un des commentateurs du philosophe d'Ephèse , et l'un de ceux qui prirent le nom d'Héraclitéens et propagèrent sa doctrine , nous a conservé ^ un texte d'He- raclite où cette opinion est énoncée : -otx'jloï:

rot? a-JTOtj Èaoatvo^otîv rz y.cf.i o-j/. zu.§uhjO[iVJ ' zÎ'jl-'jzz, /.ul

ojy. zluivj. i> Nous voguons et nous ne voguons « pas sur les mêmes fleuves ; nous sommes et « nous ne sommes pas. » Platon , dans le

Tliéétète^ fait dire à Socrate s'adressant à Théé-

' Diog. de Laërte , IX. > Id. ibid.

^ Liber de allegoriis Ilomericis qui sub Ueraciidis ponlici nominis edilus csl.

HERACLITE. 137

tète : » Soit qu'on soutienne avec Homère, <■ Heraclite et leurs partisans, que tout est « dans un mouvement et un flux continuel. » Et dans un autre de ses Dialogues, le CratyU : « Heraclite dit quelque part que tout passe et « que rien ne demeure, et, assimilant les « êtres au cours d'une rivière , il dit qu'on ne « peut naviguer deux t'ois sur le même fleuve,

« /ïyri -fj-j Hîoc/.y.'/.t'-'j; OTt Trivra /'j>r,zi ^ -/a! o-jO£v « U.VJH, -/.ij'i. OT«v.o-3 oori y.—ii.v.'j.''i',i-j rv. ovtk /-yti 'jjç oiç « i: Tov Kvrov ;roTay.ov ovv. iy-oxinç. « Dc Cet écoulc-

ment perpétuel des choses, for,, résultent la vie et la mort; ou plutôt il n'y a, à propre- ment dire, ni vie ni mort; ce sont une seule et même chose, de même que la veille et le sommeil , la jeunesse et la vieillesse . et Heraclite s'en explique positivement dans un texte conserve par Plutarque ' : toOto tTvi ç&'v

y.'/.'. r;^vr;/o-, y.v.î. ro £y6r;yocô- y.ç/J. 70 v.yJn'jWt, y'J.\ v;'ov za? •//jcaiov. Ti 0; yio ■j.i-'j.-i':'jt-.'j. i/.zîjv. t^rt. Kv.ytîjy. ttk/'v

u.î-y.Ti'jryjru -.'j'j-.'/.. Dans un autre passage égale- ment mentionné pur Plutarqm-, Hérarlitc

' lie Plaril. pldlos..

138 HERACLITE.

semble comparer le mouvement des choses et du monde au mouvement oscillatoire des cordes d'un arc ou d'une lyre, 7r«).tv7ovo,- «ouo-

•nn y-o^fx-ox), ovmç Ivpri; Y.a.i t6|oj, dc tcllc SOrtC qUC

toutes choses reviennent au même point pour s'en écarter encore, y retourner de nouveau, et ainsi de suite , dans une série indéfinie de mouvements harmoniques réglés par la né- cessité ou le destin , àviy//} , c'!^!/a^ot/év»j, d'après l'expression d'HéracHte rapportée par Plu-

tarque ', «viy/nîv -n-j ■l^a.pu.ivï)-j 04 Toù.oi zaAoOctv.

Nous avons établi que , dans la doctrine d'Heraclite, l'univers est un feu toujours vivant, T^'jù àîi-çmov, s'allumant et s'éteignant suivant des lois régulières, comme le dit Heraclite lui- même dans un texte conservé par Clément

d Alexandrie , «Trrofiisvov uirpu y-ni KTTOTosvvJUïVOv

y.î'pr,y *. C'est donc du feu que procède la for- mation et la dissolution de toutes choses ,

ix Ttupoç TK ~y.VT« C"UVïi7T«V«l , Zaè il; TOÛTO VMfÀlr'jl'j -

f)v.t '. Le feu est l'élément générateur ; il pro-

' Plut, in OpUSCUlO i^ipi ~ô; îv Tt.uKim -^ r/VjVÀvx.

'' Clem. Alex. Strom., L. V. ■* Diog. (le Laëitc, L. IX.

HERACLITE. 139

Huit toutes choses par sa raréfaction et sa condensation , «^atwo-îj x«t ttmzvwc-si *. Condensé, le feu devient vapeur; cette vapeur prenant de la consistance se fait eau ; l'eau, par l'effet d'une nouvelle condensation, devient terre. C'est ce qu'Heraclite appelle mouvement de haut en bas, T«ùTr;v ôJôv èttj -Av.-c'.t if^v.1 ^. Inverse- ment, la terre raréfiée se change en eau, de laquelle vient à peu près tout le reste, par le moyen d'une évaporation (xvryjj-jij.i.xTi;) qui se produit à la surface de la mer, et c'est ici le mouvement de bas en haut, rj sTri «vr„ ôSo? \ Mais, dans le système d'Hérachte, le feu n'est pas seulement agent vivificateur, il est encore agent destructeur Le monde est produit par le feu, pour périr ensuite j)ar le feu, et cela, à certaines périodes alternatives, durant l'éter- nité du temps, -/«tk ~tvy.ç TTîotrJSouf £vc<).)aÇ tov a'ju-

TTavra a«V7,va, et CCS révolutions s'opèrcut suivant les lois du destin, y.vJj' v.auouhr.-^'^. Tout change-

kl, ma.

' Id. ibid. ' Id. ibid. ' Id. ibid.

iliO HERACLITE.

ment se produit donc par l'action de deux puis- sances opposées, x«t' £vavTt6JT/3Ta. De ces deux principes contraires , celui qui, par son ac- tion, produit la génération, est appelé par Heraclite, la guerre et la discorde , et. comme dit Plutarque *, Heraclite donne à la guerre, le nom de père, de roi et de maître de toutes

CllOSeS , Hoy.y.lzizo; yio cc-j-r/.c-j; 7ro)î(zov ô-j'm.v.'Cii- irarEf/x xat Su^ô.su /.oui /Jûtov ttkvt&jv. Et CC tCXtC de

Plutarque est encore confirmé en ce point, par un texte de Proclus sur le Timée ^ noAîkxo; TTÙrrjp TrivTCJv, et par ce texte plus formel encore

cl AriStOte : •/«« Kpv.yJ.îLroç I/toj-j StKyîpôvTwv ■/a"/),i<7Tj>v «oaoviyv, -/Kt Tràvra v.v.-z ïoi-t yiyv-T^at ^. D'autrC part ,

celui des deux principes opposés, dont l'ac- tion produit la destruction et l'embrasement , èxT-jf.^jrrt.-'j, est appelé par Heraclite la concorde

et la paix , twv Hz ivavriojv to ariv îtzl t/jv yttiinii) ayov

xalstlOui TTG/Î^OV ZK£ É'plt), s èlZl Zfi-J £•/— •JpWO'lV, ûplo).0-

■jioi^y.ot.'i. hprrrri-j '.Cette dcmiëre assertion peutpré-

■> Etii. nich., VIII, 1. ^ Diog. de L.

HERACLITE. 1^1

senter au premier coup-d'œil quelque chose de bizarre et de paradoxal. On a peine à concevoir que la discorde ou la guerre puisse être source de génération , et la concorde ou la paix cause d'embrasement et de destruction. Et pourtant, cette apparente contradiction nous paraît pou- voir s'expliquer dans la doctrine d'Heraclite. Car, d'abord, pour constituer la variété de l'univers, il a fallu que le feu, principe pri- mitif et générateur, subît plusieurs transforma- tions distinctes les unes des autres, et devînt, par une série de modifications successives^ vapeur, eau, terre. Or, ces transformations et ces modifications n'ont pu s'opérer que sous l'action d'un principe d'altération et de répul- sion, et ce principe c'est ce qu'Heraclite, dans son langage imagé, appelle la guerre et la discorde, nrAsuoç.é'fjtç. D'autre part, pour que cette variété cesse d'être, et pour que tout re- vienne à l'état primitif, qui est l'état d'igni- lion, èY.TTùf.foTiç, il faut bien que ce qui est mul- tiple se convertisse à l'unité ; ce qui est divers, à la ressemblance ; ce qui est opposé, à l'iden- tité ; en un mot, il faut que tout s'homogénise

142 HERACLITE.

et retourne à l'unité de l'état originel ; et ce retour ne peut s'opérer que sous l'action d'un principe d'assimilation, d'affinité, et c'est ici, toujours dans le langage métaphorique du philosophe d'Ephèse , la paix et la concorde , sifi^vn, ôiioloyîK. Nous ne voyons, pour notre part du moins, aucune autre explication rai- sonnable à apporter au système d'Heraclite. Dans la doctrine du philosophe d'Ephèse , l'action du principe de répulsion , appelé mé- taphoriquement du nom de guerre et de dis- corde , 5T(i),rao,-, i'piç , doit avoir pour effet de constituer la variété au sein de la nature. C'est à cette pensée fondamentale que nous pensons pouvoir rattacher quelques textes conservés , soit par Clément d'Alexandrie , soit par Héra- cHde de Pont , soit par Stobée. On ht dans Clément d'Alexandrie : 'o/>0w? eÎT^cv ^Hpc^-y-lenoç'

« Av9pw770i, fjzoi' ©îot, avôpwTî-oi loyoçyi mÎitqç.ï) Hcra-

clide de Pont, dans le livre des Allégories Ho- mcriquess dont il est l'auteur présumé, cite cette autre pensée d'Heraclite : « ©soi ôvrirot, «v-

« fjor.inoi Te àOwvaTOt, Çôjvtjç tà-j È/îtv'^)v 0«v«tovj (j^iriu-

« zovT-,- T//V ivz'vj'.yj C'^-h-*' » Ainsi . au point de vue

HERACLITE. IftS

(l'Heraclite, tout est flans tout : l'iiumanité dans la divinité , la divinité dans l'iiumanité; la vie dans la mort, et la mort dans la vie; le sommeil dans la veille, et la veille dans le sommeil; de telle sorte que les contraires se rencontrent et se pénètrent réciproquement. Enfin, de ce même genre nous paraît être en- core ce texte d'Heraclite , cité par Stobée ' :

« ysov, xàparo? «vaTra-jo-iv. La maladie a produit « la santé , chose agréable et bonne , la di- « sette l'abondance , le travail le repos. » Dans ces diverses pensées d'Heraclite , à travers un style obscur et énigmatique , nous voyons éclater partout l'opposition des caractères. Mais , au fond de cette opposition, le philosophe d'Ephèse semble pourtant re- connaître et proclamer une harmonie. C'est en ce sens probablement que, dans un frag- ment conserve par Platon, en ?>on Bu nquct , Heraclite dit que l'unité, en s'opposant à elle- même , produit l'accord. « yàp «v f-nm \\(,ù.-

' Sloh. r.r liinlo moi. 'jiftovriTif.);.

IMl HERACLITE.

a cf.pu.o-jiuv Tcïou Ti y«i l'jcv.î' » « Or, il serait ab- « surde (ajoute Platon, par la bouche d'E- « ryximaque, l'un des interlocuteurs du dia- « logue ) , il serait absurde de dire que « l'harmonie soit une opposition, ou qu'elle « résulte de choses opposées ; mais , suivant « toutes probabilités , Heraclite voulait dire « que c'est de choses d'abord opposées, comme « l'aigu et le grave, et ensuite mises d'accord, « que résulte l'harmonie musicale. «à> ï<tw?

« Toâî sSo-JAcTO /Éyêtv UpùyJ.Enoçy ozi èv. âta^Epopiiv&jv « TTûOTîoov Toû fjiioç '/.Kl ê«^ïoj, èTTîîza. vTTîpo-j ôu.cloyr)" « (7«vrwv, yi-yovïv Ûttô ta? uo\>(7iy.riç riy^Wtç rt «ûp-ovia. »

C'est en ce même sens encore que nous paraît conçu le texte suivant d'Heraclite, mentionné

par AristOte ' : « l-j-Ju^tKAç olla., y.ui o-y/i o\;),a, g-vu- « '^iprju.it'i'i y.v.L Siuf-pouc-JO'j , (TUviSov y.ui §m8o-j. K«t « èy. TravTwv h, y.ui è? Ivoç Tràvra. » «Alliez Ic douX

« avec son contraire, le ressemblant avec le « dissemblant , le concordant avec le discor- « dant. Du tout le un^ et du un le tout. » Et

' De Mundo, c. 5.

HERACLITE. l/t5

ce texte, Aristote le commente et l'explique ainsi qu'il suit: «On s'est demandé, dit-il, « comment le monde a pu se constituer « d'éléments opposés, à savoir, le sec et l'hu- « mide , le chaud et le froid , et comment , « ainsi composé , il n'est pas depuis long- « temps tombé en dissolution. C'est comme « si l'on se demandait comment un état « peut subsister composé d'hommes de fa- « milles différentes , de pauvres et de riches , « de vieux et de jeunes, de forts et de faibles, « de bons et de méchants. Eh bien ! moi je « dis que, à l'exemple d'un état, la nature em- « brasse tous les caractères et toutes les varié- « tés ; et que de la multiplicité résulte l'unité, « du désaccord l'accord, de l'opposition l'har- « monie, qui ne pourrait jamais sortir de l'as- « semblap;e de choses de môme nature... Et « l'art dans ses procédés, se conforme en ce « point à la nature. Ainsi, la peinture, par le « mélange du blanc et du noir, du pâle et du «rouge, produit des images semblables aux « modèles. Ainsi, la musique, piw le mélange « des sons aigus et graves, hauts v{ bas, f;iit

10

J/lO HERACLITE.

- résulter l'harmonie d'un ensemble de sons « différents les uns des antres. Ainsi, la gram- « maire, du mélange des voyelles et des con- <■ sonnes, fait sortir l'art de parler. Et c'est « ce que nous semble avoir voulu dire l'ob- 8 scur Heraclite quand il a écrit : Alliez le « doux avec son contraire ^ le semblable avec le « dissemblable^ le concordant avec le discordant, « Du tout y le un y et du un le tout. »

Ce même sens encore se retrouve très évi- demment dans ce texte de Diogène de Laërte, en sa vie d'Heraclite : « a ta ta? l^x/.-JTioxpi-nni; r,p « iJ.6fT0u>. TV. TrivTK. » De l'opposition des parties ré- « suite l'harmonie du tout. » Et il se présente encore avec les mêmes caractères de lucidité dans deux passages d'Aristote que nous allons reproduire. Le premier, tiré de V Ethique à Eu- dcme *j est ainsi conçu : « Heraclite blâme le « poète (Homère) d'avoir dit : Périsse la dis- « corde chez les dieux et chez les hommes ; car, « ajoute le philosophe d'Ephèse, il ne saurait « y avoir d'harmonie sans l'aigu et le grave, ni

' L. VII, c. 1. . I-. VIII, c. 1.

HERACLITE. l/l7

«d'êtres vivants sans le mâle et la femelle, « c'est-à-dire sans les contraires, oj yào «v -hc/./.

« lio; y.ui v.pàsvoç, hc/.vrioyj rj-j-'.yj . n Lc sccondest tiré de V Éthique à ]S icomaqae \ et conçu en ces ter- mes : « Heraclite disait que de l'opposition « vient l'accord, des contraires l'harmonie , et « que du combat des forces entre elles naissent

« toutes choses. K«j Wpv.-Aii.noi; (zvTiHouv rrvufcço-j « zat £x T'Jiv S{«(pepov-t.jv y.vXi.ÎTTrrj c/.rju.op'twj , /.v.i tzù-j-v. a y.ar' èfjh yr/vi-rC/f/.i. « Au foud dc CCS différents

textes la même pensée se retrouve, malgré la variété des termes. Heraclite y parle partout de l'assemblage des contraires, mais d'un as- semblage harmonique ; et, comme le dit Pla- ton dans le Banquet , « Heraclite voulait pro- « bablement dire que c'est de choses d'abord « opposées, mais ensuite mises d'accord, que « résulte l'harmonie. »

A l'exemple de Thaïes et des autres Ioniens. Heraclite s'occupa d'astronomie et de météo- rologie. Au rapport de Diogène de Laërte, il ne décide ri<ii louchant la iialiirc (hi «ici <|ui

I.. Mil, (;. J.

148 HERACLITE.

nous environne. Seulement, il y suppose des bassins, dont la partie concave est tournée vers nous , et qui servent de récipient à des évaporations qui y forment des flammes que nous appelons astres. Les flammes qui for- ment le soleil sont, plus que toutes les au- tres, pures et vives; car les autres astres étant plus éloignés de la terre, leur chaleur et leur lumière ont moins d'intensité. La lune est très près de la terre ; mais l'espace elle est située n'est point parfaitement pur. Quant au soleil, il est dans un espace transparent et limpide, et à une distance raisonnable de la terre; et c'est pourquoi il possède plus de chaleur et de lumière. La grandeur réelle du soleil équivaut à sa grandeur apparente, ô r/noç

suri u-yzfjo; oh; yaivsTKt. LcS éclipSCS de SO-

leil et de lune viennent de ce que les bassins ({ui forment ces astres se tournent du côté qui nous est opposé; et les phases mensuelles de la lune tiennent à ce que le bassin qui la forme possède un mouvement graduel de ro- tation sur lui-même. Les jours et les nuits, les mois, les saisons, les années, les vents et

HERACLITE. 149

autres phénomènes de cet ordre , ont leurs causes dans les différences des évaporations. L'évaporation pure, venant à s'enflammer dans le cercle du soleil, produit le jour; l'évapora- tion contraire lui succède et amène la nuit. La chaleur augmentée par la lumière des éva- porations pures produit l'été; au contraire, l'évaporation obscure augmente le froid et amène l'hiver. Heraclite explique d'une ma- nière analogue plusieurs autres phénomènes astronomiques et météorologiques.

Parmi les fragments qui nous restent des écrits d'Heraclite, tout n'est pas exclusive- ment relatif à la philosophie naturelle. La philosophie morale, ainsi que nous croyons l'avoir suffisamment établi au commence- ment de ce mémoire, d'après des textes de Sextus de Mytilène et sur-tout de Diogène de Laërte, ne fut pas étrangère aux travaux (\ii philosophe d'Éphèse; et dans ce second ordre de spéculations, comme dans le premici-. il s'offre tout à la fois ]ilu sieurs textes ' à

' Voir \c Poi sis philosophiez (Plloiirv Ivsticuiio, (M J)i(» gène (le Lai'iie.

1£0 HERACLITE.

citer et plusieurs témoignages à invoquer. Indépendamment de quelques apopbtheg- mes relatifs soit à la politique , soit à la morale sociale ou individuelle , et qui trouveront leur place plus loin , Heraclite paraît avoir dirigé quelques-unes de ses investigations sur la lé- gitimité de nos puissances intellectuelles et sur la valeur et la portée des moyens de con- naître départis à l'homme. « Heraclite, dit «' Sextus de Mytilène *, nous regarde comme « pourvus de deux instruments pour atteindre « à la vérité , à savoir : les sens et la raison , « ui-fjnmi y.ry.i loY'?. A l'exemplc des philoso- « plies mentionnés plus haut (ces philosophes <' sont Parménide et Empédocle), il estime « que le témoignage de sens r/est pas digne « de foi («Trtcr-ov), et il pose la raison comme « critérium unique. \\ répudie le témoignage « des sens en ces termes : Ky.y.oi ^j'.àpTvptç «vô/jw-

« rro'.T'.v ôfOu/uo'. y.v.i mzk Ca.pÇ(/.po-Jç '^'■)'/_o.Ç È'/o-jtm'j ^. Ce

' Advers. Mathem., iib. VII. Nous reproduisons (pag. 154-155) le texte grec, et nous nous attachons ici à en donner une traduction très exacte.

s Stobée, au titre -^zpi «'f/jo^jv/jî, mentionne la même pen-

HERACLITE. 151

« qui revient à dire qu'il n'appartient qu'à des « intelligences barbares d'ajouter foi à des « sens dépourvus de raison. Il pose la raison « comme le seul juge de la vérité, non telle « ou telle raison individuelle, mais la raison « universelle et divine, tov zotvôv y.ui Ocîov loyo-j' « Maintenant quelle est cette raison univer- « selle et divine? C'est ce qu'il faut expliquer « en peu de mots : Heraclite regarde le mi- « lieu dans lequel nous vivons et qui nous " enveloppe comme contenant en soi la rai- « son et la sagesse. Dans l'état de veille, nous « attirons à nous par l'aspiration cette raison « divine, et nous devenons ainsi intelligents. «< Dans l'état de sommeil, au contraire, nous « perdons ce que nous avons acquis, pour " redevenir encore raisonnables au retour de « l'état de veille '; car, dans l'état de som-

séc d'Heraclite en ces termes : « /.u/oi yivovT«t ooO«A7.oi -/«i

' Pliitarqnc prrte à Ilrraclitc iidc pons('o analogue, lors- «Uril lui fait diro qu' « il y a un monde commun pour ceux « qui veillent, tandis que le sommeil crée pour cliacun de

152 HERACLITE.

<' meil , l'obstruction des sens intercepte toute « espèce de commerce entre notre ame et « l'ame universelle , et , par le fait de cette « séparation , notre esprit perd la puissance « qu'il avait acquise. A l'état de veille , au « contraire, les sens, qui sont comme les fe- « nêtres de l'ame , venant à se rouvrir, per- « mettent à cette ame d'entrer en commu- « nion avec l'ame ambiante , avec l'ame uni- « verselle , et par le fait de cette communion, « nous redevenons raisonnables. De même « que des charbons s'allument ou s'éteignent, <' suivant qu'on les approche ou non du feu , ■' de même cette parcelle de l'ame universelle « qui est venue animer notre corps, devient « à-peu-près privée de raison par la sépara- « tion , xKTà Tôv xw/5'O'ptôv a^oyo?, tandis que , par « la communication qu'établissent les canaux « des sens , elle redevient semblable à l'ame " universelle, i^otoaSr;? tw ô7w. Or, c'est précisé-

" nous un monde particulier. 6 Rpc/.-/uLroç friTL zolç èyçrj-

<( yjrjrjfxfj i-jv. y.y.i zotvùv xoTp.ov îfjv.i. , TÔJv Si y.oiu.'oui-j'jyj

« ï/.v.n-'ii il; LOL^j-j â.-oTrfji'ft'j'jv.i. » {Plut, de Super St. 7>.)

HERACLETE. 153

« ment cette raison universelle et divine . « avec laquelle il nous faut entrer en coni- « munion pour devenir raisonnables, qu'Hé- « raclite pose comme le critérium de la vé- « rite. D'où il suit que ce qui parait vrai au .1 jugement de tous , c'est la raison univer- « selle et divine; tandis que les conceptions « de la raison individuelle n'apportent en « elles rien de certain , et cela , par la cause

« contraire Et, après avoir parfaitement

« montré que c'est moyennant communion « avec la raison divine que nous faisons et « savons toutes choses , Heraclite ajoute : « C'est pourquoi il faut se confier à la raison « générale. Toutes les fois que nous nous met- « tons en communion avec elle , ?ious sommes « dans le vrai, et dans le faux, au contraire , « toutes les fois que nous nous abandonnons à « notre sens individuel. Aiô Z-j. i'-nifj-cai. xw ?-jvm.

« u.£v* « Se «v lîiiv.TMUfJ, •j/îvSou.-Oa.

« Ainsi ( ajoute Sextus-Empiricus ) iléra- « dite, dans le texte qui vient d'être cité, pose « très évidcuunciil la raison générale comme

ibli HERACLITE.

« critérium du vrai. L'universalité d'une « croyance lui paraît entraîner avec elle la « certitude, puisqu'une telle croyance est le « produit de la raison universelle. Quant aux « produits de la raison individuelle, Heraclite « les regarde comme faux, y.h y.orj-n ^ïî^rt fu>.-

* O ilpc/.y.Atizrj;, imi tzvj.u ioozît S-j(7£v rl)6y«v&j(76«t i cH-j^pMTZo; TT^ô^ T^v «/ïîOîiaj yvwctv, u.It'jo'jII zi y.c/.l /o'/w,

ToOtoV TÔ'J C/.Ï'jOyi'jL-J TZaOXTzlrirjirjiÇ ZOÏÇ 7ZtJ0tlp-/]U.i-i)0iÇ ra^fTty.OÏç

uniTzo'j ivjv.1 'JtvQ^ty.t , tov Si ).6yov •jTïoztbtza.i y.oiTn^to-j , y'Ù.y. zr,'j ah atVOïîT'.v iktyyzi, ).iywv -/.ktk ziHtv*

« Kazot u.y.pz'Jotç àv0ûw7rot:rtv l'f^u>.'j.oi yxi w-a Çc/.poa- (f oo'Jj -hjyjy.: iyji-iZhi'i. »

O £jo (Vov v:v, TrJrj ê«cê«jOwv sort -AO^^^wv tkïç vj.h'^oiç c/.iTbri'jKji. Tzi<7Zz-Jîrj. TôvSi ).o'/ov, y.fiizri'J TÔç àlr/jïiuç àîro-

OKlVÎTat OJ TOV ÔTTO'.OvS/iTrOTî, a)."Aà tÔv XOtVOV /.Kt OctO'J. Tiç

5 jVtiv o-'jzoç ij-j-jzÔ'jmç -jTToBîty.zio-j. A&i^/.îi yào tw yvtrtxw t6 nioïkyjj'i //LiKf 't.vji.yjri zz ov zai op-'jriptç, Toûtov Svv ovv TOV OîTov z.oyov -/«O' H^àx/£«TOv Si' v.-jtAT^'jof,ç iTzv.no.-iZK;, 'JOîpoi yi-jrjUîOa.' y.u't iv piiv uTrvoij Ir/juioi., y.u.zv. %i l'jip- ni-i 7râ).tv ïii.'0 0'i-^iz. èv toî? {ÎTrvotç avcàvTojv twv u'inht)- Tr/'7)v TToowv, ^f,)iotÇ3Tat xr/j Trpôç to TZZpiky^O'J (T-j y f\)i(/.ç o ïV ■//aîv uoO;, Li.rj-jr)ç zfiç y.'j.zv. «vkttvo/jv vrpOTfjrrz'^ç (TwÇofASV/35,

HERACLITE. 155

Cette doctrine d'Heraclite, relative au cri- teriwn de la vérité, devait être renouvelée en

ofovrt TtvOj ôi'C^fiç' yjjipifjdéiç ÙtzoSvXiei rjv 7T|5otîjSOv ïi/j !/.vrîjy.ovt/!//V ôvvif/fj* l'J 5i èypiyopo'jL 77«).iv St« tw'j ulrrOn- TtXWV TTOûWV, W(77r-p OtiZ TtVWV Ovpi^MV 7rû0(7xu-^a4, xat TW TTîjOiï^ovTt (ryf;iê«)>wv, loyty.Yi'J iv5u£T«t SuvKp.tv. OvttîjO oùv

77upotytvov7c<t,y;;wûJ76ivTî? Se (jÇivvj-JTai' o-jtoj -/cr/y iTri^ivr.j- QîÎT)/. Totç ôu-zZEpoiç n'jiu.v.in (at^Îj toO ttîsi'.î^ovtoç iiolpu, zarà f/.£V t6v ^WjOto-ptov yj^ô'j c/.loyoç yi-Jtzxt, y,o.~v. Tr)v Sf.à Twv 7r).£i(TTwv TzhrjÔyj (Tv^j.'fv/TrJ bu-otOT^riç T^f) o/w y.ufjirr- TV.TU.I., ToOtov 5/3 Tov xotvciv "/ôyov zKt Oîtov, -/«i ov xari ^ixoyjfi'J '/rjo^z^jv. t.n'^iy.oi, y.piznpio'j c/Jr/jziv.ç 'fYiih o llpc- ■aIuxoç oOvj |ot£v zojvyj 7r«(7t (aurjou.z^JO-j, toùto -ivat ttjç- Tiiv Tw zotvw y«o xat Oîîw /oyf<) ^.v.^^jv.^zrv.i Si vtvt uovm

TTGOTTTtTTTOV, aTTtiTTOV VTZV.ù/JVJ. 5l(/. T//J ivaVTtKV K'-l'X'J, . . .

Ar.à TOvTwv fynzô)ç TZKpc/.TzriTi/.; ozi. y.Cf.rc uEzo/r,'.) toO 9îio'J ).Qyo-J TTKVTa TrpaTTOt/.-v zci voo-ju-v, ô'fiyu. rpooi-i-

0''i'J, STZt.fSpZl'

(f Ajo Seî S7ZïrrOc/.t. tcô HvvÔ). Ato -/«(* Ôt« kv u-jzov Tr,ç « iJLvoiJ^r); -/tvwvyi<row£v, ct).r/j-\)oy.î'j' v. Si àv tSt<z'7f.)iy.£v, iI/ï-jSo- « HsBk. »

]Vûv yi rrnzozv.zu y.v.i. iv toOtoiç tov y.ouo-j Voyov y.pi.-zripiov uTTriff/.ivîTui.. Kv.'i TV. fJ.èy y.ofjrt ij/ï/T'. '^ut-jouivu, ~/.itt«, wf «v TM /.or,/'.) y.fji'iuu.fiv. /oy';>, tk Si xkt t'Stav , ÉzàdTc.) , •j^-vS/ii. {Sc.vtiis-Kiii])iru:, adv. Mallwvi., L. VII.)

156 HERACLITE.

plusieurs de ses points principaux, plus de deux mille ans après lui, au XIX." siècle et en France, par l'école théocratique, en opposition aux doctrines de l'école cartésienne, qui avait adopté pour critérium l'évidence , c'est- à-dire la décision de la raison individuelle. En Grèce même, dans la période philosophique postérieure à Socrate ^ elle trouva des parti- sans dans le stoïcisme, et , en dehors du stoï- cisme , elle eut pour propag;ateur OEnésidème de Gnosse. «CEnésidème, dit Sextus ', admet « une différence entre les jugements. Les uns « sont le produit de la raison générale , et ils « sont vrais ; les autres le produit de la raison « individuelle , et ils sont faux. » Ce n'est pas, du reste , la seule similitude qui existe entre la doctrine d'Heraclite et celle d'Œnésidème; et, sans vouloir exagérer ici les a::alogies, on ne saurait méconnaître entre ces deux philo-

ju,£v mpt TGV kivo'yi^rt'j.vj AÉyo-jTt Tivà tojv 'j/kivouîvwv ùi.v.'fOpc/.-y Y.(/.i (fOLii. toOtwv -y. u.è-j y.oumç ov.viinhv.i., ~v.

^î^j^-n Bz -V. u.f, -oiu'j-v.. (Sext-Empii'ic. , adv. Matliem., lib. VII. )

HERACLITE. 157

sophes plus d'un point de contact. Au rapport de Sextus , historien de la secte empirique , OEnésidème , le père et le chef de cette école, avait coutume de dire que la doctrine scep- tique est une introduction à la philosophie d'Heraclite *. Toutefois , Sextus n'accepte point pour sa part cette sorte de parenté ni de fdiation entre les deux doctrines. « Pour « moi, dit-il, je ne sais si la doctrine scepti- « que n'est pas plus contraire que conforme à « la philosophie d'Heraclite ; car un philoso- « plie sceptique traite de décisions téméraires « toutes les choses qu'Heraclite prétend éta- « blir dogmatiquement. Il n'accepte pas les « assertions d'Heraclite, relativement aux em- « brâsements périodiques du monde; il n'ac- « cepte pas davantage l'opinion dogmatique- « ment émise par Heraclite , qu'il se trouve « dans le même sujet des qualités contraires « les unes aux autres. En un mot, à chaque

' Hyp. Pyrrk., L. I, C. 29. £7r£t ot -Kipi t&v AtvïjTt- Snp.ov r/iyov ;tv«i t>vv dy.ncTiy.-ni) èywyrjv sttî t*îv Ufiuy^.n-

158 HERACLITE.

« dogme d'Heraclite, il répond, en se riant « de la témérité dogmatique de ce philoso- « plie : Je ne comprends pas ceci ; je ne définis « rien ^ disposition d'esprit en opposition « avec les doctrines d'Heraclite. Or, il est ab- « surde de dire qu'une doctrine qui est con- « traire à une autre, en est une introduction. « Il est donc absurde de dire que la doctrine « sceptique est une sorte d'introduction à la « philosophie d'Heraclite *. »

Pour achever la tâche que nous avons en- treprise , il resterait à mentionner quelques opinions d'Heraclite qui n'ont une liaison bien intime et bien directe, ni entre elles, ni avec celles que nous avons exposées jusqu'ici , et qu'il serait peut-être bien difficile, à l'état de dislocation nous possédons ce qui nous reste de ses écrits, de rattacher à un ensemble systématique. Telles sont les pensées sui- vantes :

« Avrj -^ijy-n no'j'^nv.TD , /.«« àpiarri ^ « ]j amc Sèclie

' Hijp. Pyrrh., L. I, C. 29.

* Slol». ex liliilo TT-pi T'ji'i>p'-j(TJ'jnç

HERACLITE. 159

« est la meilleure. » Apparemment parée qu'elle se rapproche le plus de la nature du feu , principe par excellence.

« x/iÛTTTjt, alla rrrtiLa'vjîi. '. Lc Dicu dout l'oracle « est à Delphes ne révèle clairement ni ne « lient cachées les choses qu'on lui de- « mande, mais il les indique. »

« Tri ^wvÀ Sià Tôv Oîov 2 La sibylle parle d'inspira- '< tien, sans jamais sourire, sans ornement « ni ordre dans le discours, et sa parole, gui- « dée par le Dieu , peut embrasser l'espace de « mille années. »

« L'homme faible a coutume de s'effrayer de « toute espèce de discours. » Telles sont encore les maximes suivantes.

' P hit arc II.

■' Clan. Ale.v. Si vont., 5.

i riiiKinh.

160 HERACLITE.

qui ont trait plus spécialement à la philoso- phie morale , politique et sociale :

n VÇptv y^p-fj Toîvvjstv fzâW.ov rt TTup/aîrîv *. 11 faut

■t éteindre l'orgueil avec plus de soin qu'un « incendie. »

« Tzouh ^ Etre sage est une très grande vertu , « et la sagesse consiste à conformer ses pa- « rôles et ses actions à la vérité. »

« (Tfj)fpoveiu ^ Il appartient à tous les hommes « de se connaître soi-même et de posséder « la sagesse. »

« Le mieux pour les hommes n'est pas de « voir se réaliser tout ce qu'ils veulent. »

« Msvît roiiç K7ro9vÂo-/ovTa? oo-a oùv èXTrovrat oOSj

'< So/îOTJo-tv s. La mort nous réserve bien des

Diog. de L.

^ Stob. ex litulo vîpi tppovnaiwf .3 67o6. eo; titulo i^ipi o-w^poc-yviîf .

4 .Sfofe. ex titulo TTêpt ypovïjffiw?.

5 Théodore t.

HERACLITE. 161

« choses que nous ne pouvons ni prévoir ni « conjecturer. »

« r-r/jv?'. Un peuple doit combattre pour ses «' lois comme pour ses murailles. »

« oî/;v/i<7ci Trà-wTa 5tà 7ràvTwv ^. Il n'y a qu'uUC SCUlc

« sagesse, c'est de comprendre la pensée qui « doit gouverner toutes choses en tout point. » Le livre d'Heraclite fut écrit en prose io- nienne. L'absence de tout caractère métrique et l'usage du dialecte ionien y sont suffisam- ment attestés par les fragments qui nous res- tent de ce philosophe. Ses ouvrages paraissent, (lu reste, avoir été écrits en un style très ob- scur. Théophraste , au rapport de Diogène , {^retendait que l'obscurité des écrits d'Hera- clite provenait de sa mélancolie , -jkô ng aù.uy- /'j'ùu; Néanmoins , toujours au rapport de Diogène , l'opinion la plus générale était qu'Heraclite avait écrit son livre en un style

, Diog. deL., \.. IX, C. 1.

,l)ioîï. (le L., !.. IX, C. 1.

11

1G2 HERACLITE.

très obscur, afin qu'il ne fût pas profané par le vulgaire , et qu'il ne fût compris que de ceux qui seraient capables de profiter de ses leçons. Dans cette dernière hypothèse , l'ob- scurité d'Heraclite résultait d'un parti pris chez ce philosophe de ne serendre intelligible qu'à ses disciples. C'est ainsi que paraît l'a- voir envisagé Cicéron , quand il met dans la bouche de l'académicien Cotta ces paroles adressées à l'épicurien Veliéius : « Nequc tu « me celas ^ ut Pytliagoras solebat alienos, nec « consulto^/c/s occulte tanquàm Heraclitus '. » Au reste , calculée ou non , il fallait bien que l'obscurité l'emportât de beaucoup sur la lu- cidité dans les écrits d'Heraclite , puisque l'épithète de (7-/o-îtvûj resta attachée à son nom. Ainsi, Aristote , dans un passage déjcà cité plus

liaUt î « AjTO TOOtO ZKl TC) ~U.OV. T'j) C/.OTjtVOJ H&a"/).£ÎT6>>

'iv/ryj.ç-jryj -.C'cstlù cc qu 'a dit l'obs c ur Héra clî tc . »• Le même Arislote, dans un pa.^sage de sa Rliétorique ' : « H est dilFicile de se reconnaî-

De nul. Dcor., lib. I , cop. 'Hi. , De iiiundo, C. ."•>. ■L. 111, C. P.

HERACLITE. 16S

« tre dans les écrits d 'Heraclite , parce qu'on « ne sait si tel mot se rapporte à ce qui pré- « cède ou à ce qui suit, comme, par exem- « pie , lorsqu'au début de son livre, il dit:

« Toù "Ao-yo-j Tov S'èovtoç àzi à^iJvîTot a.t)6po)T:oi -yivovrat. »

« On ne sait à quoi rapporter ce mot «=«. » Héraclide du Pont, auteur présumé d'un livre connu sous le nom d'Allégories homériques ^ reproche aussi à Heraclite son obscurité et l'accuse d'envelopper sa pensée de formes

symboliques : O '/oiv <r/.OTctvoç Ho«z)>etTO? ào-ayrj x«t Biv. (jV^.Çoloyj tly.v.'çicfJui Suvàf/.îVK Ozo).rj-^zl-zv. yjo-txa '.

Diogène de Laërtc, déjà mentionné à cet égard , rapporte l'épigramme de Timon le sillograplie : n^v-yliiToç ochixTnç , Heraclite le fai- seur d'énigmes. Gicéron, également mentionné plus haut, s'ex])rime ainsi dans son De finibus, en s'adressant à l'épicurien Lucius Maulius Torquatus, en présence de G. Valérius Triarius: « Et tamen vide, ne si ego non intelligam, quid « Epicurus lot/iialiir^ r/uiàgrœcéj ut videor, lucu-

' E.i libio de aliv(juiu6 llomcrUis '/»< iilb aclidis, poii(i< i iwminis cdila.^ ut.

16/l HERACLITE.

« tenter sciam , sit alloua culpa cjiis qui ilà loqmlur « ut non intelligatur, Quod duobus modis sine re- « prehensione fit. Si aut de industriâ facias, ut n HeractituSj cognomento qui fyv.or'u-ibçperliibetw^ , « quià de naturel nimis obscure memoravit j, aut « quùm rerum obscuritaSj non verborum, facit ut « non intelligatur oratio^ qualis est in Timœo « Platonis *. » Enfin, Diogène de Laërte, dont nous invoquons pour la troisième fois en ce même point le témoignage , raconte qu'Euri- pide ayant envoyé à Socrate le livre d'Hera- clite, sur la Nature^ rripi yuaiwç, le maître de Platon, avec cette bonhomie un peu caustique qu'il portait en toutes ses relations sociales, répondit que ce qu'il en avait compris lui avait paru très bon, et qu'il aimait à croire qu'il en était de même de ce qu'il n'avait pu com- prendre : « A p.iv (j'j-jfiY.v., y:vv«îc." oTuat Se v.ui v.

prj TJVflxa - » Heraclite déposa son livre dans le temple d'Artémis. Sa conviction, ou peut- être sa présomption, était telle, que^ au rap-

' De FitiiOus honorinn et inatoriim, L. Il, C. 5. > Diog. (le L. sur Heraclite.

HERACLITE. 165

port d'Aristote , il ajoutait le même degré de confiance à ce qu'il conjecturait, que d'autres à ce qu'ils savaient. « Evioi Ss tti^tte jo-<(T£v oOSjv

« TjTTOv oïç So^àÇouTtv ïrtpoi o'i; êTrtaTavTar.. A/,-

« ).oi Si 'Hpàz/îJTo? *. » Plus tard, sa doctrine fut exposée par plusieurs philosophes, entre autres par Antisthène, par Héraclide de Pont, par Sphorus le Stoïcien, par Pausanias, qui reçut de làj le nom d'Héracléipiste, par Nico- mède, par Denys et par le grammairien Dio- dote. Sur plusieurs points de sa doctrine, He- raclite fit école en Grèce. Platon, Œnésidème, les Stoïciens, firent des emprunts à son sys- tème, et son livre fut une source à laquelle puisèrent plusieurs sectes philosophiques , postérieures à lui et à Socrate ^

Arist. Ethic. ad Nicom, L. VII, C. 5. > Ce mémoire sur Heraclite a été lu, en 1839, devant TA- cMclémie des sciences morales et politiques.

166 DIOOKNE d'aPOI.LOME.

CHAPITRE VII.

DIOGÈNE D'APOLLONIË.

L'historien qui a raconté la vie et exposé les opinions des philosophes célèbres', ne précise ni la date de la naissance, ni la date de la mort de Diogène d'Apollonie. Il se con- tente de dire que ce philosophe vécut aux temps d'Anaxagore, et qu'au rapport d'Anti- sthène, il fut disciple d'Anaximène. Suivant le calcul de Tennemann,en ses tables chronolo- liiques, Diogène d'Apollonie florissait vers la

. Tel est en effet le titre du livre de Diogène de Laërtc.

llzÇii. Ç'.Mv, Qoyj.c'.Tofj yjj.i à/ToyOîyaaTwv twv Èv yt/OToyic. ■.ji)oy.i.'j.ri'j'/.'j':',ri ^jiffiiv.i..

DIOGÈNE d'aPOLLONIE. 1(J7

soixante-dix-septième olympiade, c'est-à-dire, vers l'an 472 avant notre ère. Or, d'après les mêmes tables, Anaximène ne mourut qu'en 500 ; Diogène d'Apollonie put donc être son disciple. D'autre part, Anaxagore naquit en 428 et mourut en 500; Diogène, par consé- quent, dut être le contemporain d'Anaxagore. A l'époque florissait Diogène d'Apollo- nie, Athènes, qui devait devenir un jour le centre des grandes écoles philosophiques fon- dées par Platon, Aristote , Zenon, Épicure, commençait à exercer en Grèce le glorieux rôle de métropole de la science. Diogène d'A- pollonie y devança Anaxagore et Archélaiis, ces deux précurseurs de Socrate. Il y su- hit des persécutions; et Démétrius de Pha- lère, en son apologie de Socrate, rapporte que Diogène fut à Athènes l'objet d'une haine si ardente, que sa vie y courut des dangers. Quelle fut la cause de cette haine? Le sacer- doce athénien, qui devait plus tard proscrire Anaxagore et tuer Socrate, fit-il sur Diogène l'essai d'une persécution destinée à atteindre un jour les successeurs de ce philosophe? C'est

168 DioGÈsE d'apollonie.

une question à laquelle il nous est impossible

d'apporter une solution précise.

Les premiers philosophes ioniens, Thaïes, Phérécyde, Anaximandre, avaient eu des suc- eesseurs, mais n'avaient pas, à proprement dire, fondé d'écoles. Nous avons vu, en effet, Anaximandre renoncer aux hypothèses cos- mogoniques de Phérécyde et de Thaïes, et Anaximène , à son tour, abandonner l'hypo- thèse d'Anaximandre. Mais Anaximène laissa un véritable héritier et propagateur de ses doctrines dans la personne de Diogène d'ApoI- lonie. La doctrine cosmogonique de Diogène offre d'abord ceci de commun avec celles de Thaïes , Phérécyde , Heraclite , qu'elle pose comme principe de toutes choses un seul élé- ment ; et la raison sur laquelle se fonde Dio- gène pour assigner ainsi à toutes choses un principe unique, c'est la nécessité de recon- naître entre les choses une série d'actions exercées et reçues; ce qui ne pourrait avoir lieu si tout ne procédait pas d'un seul et

même principe, r.ut toùto Ô/sG«? leyzi Atoyrv/iç, orr. Il u-h r,v ;: hoç «Tràvra, ovx «v liv ro Troiîtv xo.'. ■Kv.rT/zn Or,

DIOGÈNE d'aPOLLONIE. 169

«"/).iriAojv '. Mais, indépendamment de ce rapport général de ressemblance qui existe entre la cos- mogonie de Diogène et celle des Ioniens, qui, tels qu'Heraclite, Phérécyde, Thaïes, ont ad- mis un principe unique, cette même doctrine soutient un rapport tout spécial de similitude avec la cosmogonie d'Anaximène. « Anaximène « et Diogène, dit Aristote % établissent que « l'air est le principe des corps simples.» « Dio- « gène d'A})o!lonie, dit l'historien ancien qui « a raconté la vie et exposé les o})inions des « philosophes célèbres, regarde l'air comme « étant l'élément générateur, (TToi^eio-' ^'^^cii zryj ùépa ' Or, l'on sait que ce fut précisément la donnée fondamentale de la cosmogonie d'Anaximène. A l'exemple d'Anaximène en- core, Diogène semble avoir été conduit à l'a- doption de son principe par une analogie. La vie humaine ayant son principe dans l'ame, et l'ame , pour Diogène comme pour Anaxi- mène, étant le soufllc, c'est-à-dire l'air, tous

'Arisl. (le Gencrat. et Corrupt., T., 1, C. 6.

, Mt'Iaph., L. 1, C. 3.

, Diogène de Lacrlc, vie de Diogène d'Apollonie.

170 DIOGÈNE d'aPOLLONIE.

deux en concluent que l'air doit être égale- ment le principe de la vie universelle. De là, dans la doctrine de Diogène, une sorte de déi- fication de cet élément. « Quid aèr ( dit Cicé- « ron ' ) quo Diogenes tttitur Deo^ quem sensuui « habere potest^ aut quam formam Dei?» L'air est donc, pour Diogène, une sorte d'ame du monde; et de même que l'ame humaine a la conscience et la pensée, de même aussi la conscience et la pensée doivent appartenir à l'ame universelle. Telles sont du moins les doctrines qu'attribuent à Diogène, non-seule- ment Cicéron dans sa Nature des Dieux j, mais encore Simplicius , qui avait lu le livre de Diogène , intitulé de la Nature. Au rapport de Simplicius , la cosmogonie de Diogène conférait à l'air tous les attributs de la di- vinité; à savoir : la grandeur, la puissance, la science, l'éternité, a.l')^ù. toOto piév Sâaov Soxf,.

v.«t Tro).>K ctSoç zT-zi *. En vertu de sa puissance et

' De natur. Deor. 1, 12.

' Simplicius , fol. 33, phys. îbid, en parlant du même principe, «TSiov x«t «Oâvc.Tov couiz.

DIOGÈXE d'aPOLLOME. 171

de son intelligence , le principe suprême est regardé par Diogène d'Apollonie comme l'au- teur de l'ordre et de l'harmonie qui se mani- feste dans tous les phénomènes de l'univers. « Car, dit-il (toujours au rapport de Simpli- « cius), sans une intelligence, il ne serait « pas possible que toutes choses fussent dis- « tribuées comme elles le sont , et que tout <' eût sa mesure , l'hiver et l'été , la nuit et le « jour, la pluie, le vent et le beau temps ; tou- « tes choses que l'on trouvera parfaitement ré- M glées, pour peu que l'on se donne la peine

« d'y réfléchir. Oy yàp «v (ij^rj^tv) oCtw SîSâTÔat oiovTî « Yj-j avs'j ■'jor,'j£o)ç, ojcttî TrâvTwv p.irca i'/j.vi, ^e/.uwvoj « y.'j.i. fjîoox)!;^ -Av.i. vJzTOç y.ui rtuzouç, y.v.i. Ostwv aat «vîficov « y.v.i. £'j5iwv, y.y.t «/).«, et Ti? 6oû).£Tai h-JOZÎT0v.i, sypÎT- « y.oi av ouToj St.uy.tiu.fnx ojç «vuittov y.à'ù.irjza. ' » Uc

l'harmonie qui éclate dans les phénomènes de l'univers , Diogène d'Apollonie , faisant ici l'application du principe de causalité , destiné plus tard, sous Anaxagore et sous les pliilo-

' IhUI,, fol. 3'J b.

172 DIOGÈNE d'aPOLLONIE.

sophes ultérieurs, à devenir le fondement le plus solide de laTliéodicée, déduit l'existence d'un principe suprême, doué d'intelligence, vo/i(7iv s'^ov, qui domine et gouverne tout, ttkvtwv /.pKXîï-j, et ce principe suprême , c'est cet élé- ment que les hommes appellent l'air, ô àr.p •/«>oJfA£vo? vTTô Twv «vîjswTTwv. Alnsl icvêtu dcs attri" buts d'intelligence et de puissance, l'air, à titre d'être par excellence , s'ajoute à tout , règle tout, pénètre tout, et il n'est pas une seule chose qui ne participe de son essence.

Rat iJLoi Soy.il t/jv vori(7tv s'/^o-j etvat ô «ri^ •/a).&"J^u£vof Ûtto Twv «vOowTTwv, y.a.1 Ûtto tovto^j ttkvtk y.o^îpwaBKt, y.cii nàv-

TWV ZpaTîtV, y.Ul £77t TTKV Ùftyr^6ui, y.Kl TTKVTa StKTl&cVae,

xat £v TrâvTi hîîvui, y.ui. sut'. priSs e v , on ,t/./i uzrîyji

TOVTOV

' Simplic, Phys., Fol. 33, A. Ces trois fragments de Simplicius sont précieux à recueillir, en ce qu'ils jettent une vive clarté sur la docirine de Diogène d'ApoIlonie. Simplicius avait connu le livre de Diogène sur la Nature , tt-^i 'fj<7i',iç . On peut donc croire, en toute confiance, qu'il reproduit exac- tement le système de ce philosophe. Maintenant , ces frag- ments, et deux autres que nons citerons ultérieurement, sont-ils des textes de Diogène lui-même recueillis par le savant commentateur, ou ne font-ils qu'exprimer la pensée de Dio-

DIOGKNE d'APOLLOME. 173

Ces trois derniers textes , empruntés à Sim- plicius et rapprochés de tous ceux qui ont été cités précédemment, nous permettent de dé- terminer avec une exacte précision le rôle at- tribué à l'air dans la cosmogonie de Diogène. Ce rôle est double. L'air est d'abord le prin- cipe matériel par excellence, nz^^i'/yivi tô^j <}.ipu ', comme l'eau chez Thaïes , la terre chez Phé-

gène sous une forme et des expressions qui seraient celles (le Simplicius? C'est ce qui nous paraît très diflicile à déci- der. L'une et l'autre conjecture a des chances de vérité. Toutefo's, la présence dans l'un de ces textes (voii- plus loin) de termes d'un sens très déterminé, tels que yj^oin et vîSovu, désignant, comme dans les fragments d'Anaxagore, des qua- lités générales , à savoir , l'un les qualités du corps , l'autre les qualités de l'esprit, nous portent à penser que ce sont ici de véritables textes de Diogène. En effet, nous retrouvons le même emploi des mêmes termes, dans plusieurs fragments d'Anaxagore, qui, ainsi que Diogène d'Apollonie, écrivait à une époque la langue philosophique, encore très pauvre en termes généraux , devait nécessairement recourir à des termes d'un sens particulier et déterminé, pour désigner des qualités générales. Or, de ce genre, sont les termes x/^oin

CXriO'j-JYi.

' Diog. de Laërte.

17/i DIOGÈNE d'aPOLLOjNIE.

récyde , le feu chez Heraclite *. Mais il n'est pas seulement un corps éternel et immortel , «?5iov y.vÀ ùJjàvu'O'j <7wp(.a % il cst de plus un prin- cipe intelligent, 7ri/).« slSo?, vor;o-iv î^o-j, puissant, <(7/^yp6v % et , à ce double titre, il pénètre , do- mine règle et gouverne toutes choses . jràvTwv zpa-jï. * Qu'est-ce à dire? N'est-ce pas conférer à l'air tous les attributs de la matière et en même temps tous ceux delà divinité? N'est-ce point déifier cet élément , tout en lui mainte- nant pourtant sa nature corporelle? N'est-ce point, pour nous servir ici du langage scho- laslique , identifier l'une à l'autre et réunir en une seule et même substance la cause maté- rielle et la cause efficiente ? Or, c'est dans cette identification que nous paraît sur-tout résider le caractère d'originalité qui s'attache à la cosmogonie de Diogène. Pour Anaxa- gore, la cause matérielle et la cause efficiente

' Voir les trois disseriatioiis sur les pliilosophes désignés.

' Voir ci-dossib les t'nujm. do Simpiiciiis.

' Ibid.

•i Ilnd.

DIOGÈiNE d'aPOLLOME. 175

sont parfaitement distinctes , car il appelle l'une u/yj et l'autre voûç. Pour les autres Io- niens (si l'on en excepte Thaïes, chez qui semble prévaloir l'idée d'une sorte d'ame du monde au point de vue panthéistique ', et Plîérécyde , qui paraît avoir admis un Dieu coéternel à la matière ") , la cause matérielle, celle qu'Aristote devait plus tard qualifier du nom de to y7To/c(|7.cvov, est la seule dont ils pa- raissent tenir compte , tandis qu'ils semblent négliger et omettre Vàp/ù tHç -/iv/^TÉr,),-, c'est-à- dire la cause efficiente, omission qui vaut à plusieurs d'entre eux, ainsi que nous l'avons vu , les reproches d'Aristote et ultérieurement de Plutarque, qui, sur les traces d'Aristote, déclare qu'il ne peut concevoir ([ue la cause matérielle, le ro •j;To-/.=iM.evov, le sujet, puisse se modifier lui-même , et que , par exemple, le bois se change lui-même en lit et l'airain en vase ou en statue. Pour Diogène, au con- traire, il n'y a pas de cause matérielle sans

* koar/oj l'V'f^/o-i (L). L.) TM oAm v|/y;^y,v (/.tyy,v(/.t (Arist.) ^ 'C--'->i 'J.i'* y 'Al /oovo; tî.i v.ii. zat yjiw^ «v (D. L.).

176 DIOGl-NE d'aPOLLOME.

cause efficiente , et c'est en quoi il se sépare des philosophes mentionnés en dernier lieu. Seulement (et ce point différencie sa cosmo- gonie d'avec celle d'Anaxagore) , il réunit ces deux causes en un seul et même être , qui est l'air. 11 avait compris que l'organisation de cet univers requérait l'intervention d'un être intelligent et puissant ; mais il n'avait pu s'é- lever encore à la conception d'un être imma- tériel , et c'est pourquoi il avait identifié l'une à l'autre la cause matérielle et la cause effi- ciente. La distinction radicale de ces deux causes, et la personnification de la seconde d'entre elles en un être qui ne fût point ma- tière , devait être le résultat d'un progrès ul- térieur, et ce progrès , c'est avec Anaxagore que la philosophie l'opéra.

L'air donc, posé à titre tout à la fois de cause matérielle et de cause efficiente, tel est pour Diogène d'Apollonie le principe des cho- ses, principe à deux faces, comme on voit, ou, en d'autres termes, principe revêtu d'un double attribut. Sous le point de vue du pre- mier de ces attributs, c'est-à-dire à titre de

DIOGÈNE d'aPOLLONIE. 177

cause matérielle, l'air produit les mondes; et comment les produit-il ? Absolument comme chez Anaximène, par condensation et raré- faction, avec cette différence toutefois que, chez Anaximène, cette condensation et cette raréfaction de l'élément générateur avaient lieu en vertu des lois fatales du mouvement, tandis que chez Diogène, ces modifications se produisent sous l'empire d'une sorte de cause providentielle, c'est-à-dire sous l'impulsion d'une volonté intelligente et puissante, inhé- rente au principe générateur lui-même, qui cumule la double fonction de cause matérielle et de cause efTiciente. La condensation de l'air produit l'eau ; un degré ultérieur de condensa- tion produit la terre. D'autre part, la raréfaction de l'air produit le feu. A leur tour, le feu, l'eau, la terre, produisent tout le reste. Tout s'opère donc, en dernière analyse, par la condensation et la raréfaction de l'élément générateur ,

T'JV V.iùUf 7fJZV0VI/£V0V Y.V.'l à lOKlO'J U.: VOV, ySVVrjTt/.OV £tV«t TMV

xoo-fAwv '. Mais de même que tout vient de l'air

Diog. de Laërle [Vie de Diogène d'ApoUonie).

ll>

178 DIOGÈNE d'aPOLLONIE.

par condensation ou raréfaction , de même aussi, par raréfaction ou condensation , tout y retourne : de telle sorte que , comme le dit Diogène d'Apollonie dans Diogène de Laërte, rien ne sort du néant et rien n'y rentre ,. oùâèi»

£V TOO OVTO? ytVî(7Ô«£, O'jSs zlç C/V ffjîif)Z(jOc/.L ' .

Au sein de cette série indéfinie de transfor- mations qui convertissent l'élément généra- teur en mille choses diverses, ou quiramènent toutes ces choses à la forme primitive de l'é- lément générateur, la substance primordiale qui subit toutes ces modifications constitue un tout qui est et demeure infini, tandis que le caractère de fini s'attache aux formes va- riables et transitoires de la succession des- quelles résultent les phénomènes de ce monde :

àtoyhriç fiiv Trâv uirîipo'J, tov ôè zoTfAOv T;z~zpùrjfia.i ^. »

Le point de départ de la cosmogonie de Diogène étant ainsi déterminé d'après des témoignages irréfragables, il nous reste, tou- jours d'après les mêmes autorités , à suivre

' Ibid.

:. Plut, (le Ptacit. philos., i.

DIOGÈNE DAPOLLONIE. 179

cette cosmogonie dans ses développements. Lorsque , par l'effet de la condensation et de la raréfaction, qui sont elles-mêmes un résultat du mouvement, l'air, substance pri- mordiale, se fut converti en eau, en terre et en feu, le mouvement continuant à agir sur ces divers corps , transformations de l'élément primitif, leur densité relative détermina la place que prit chacun d'eux dans l'ensemble des choses. Les molécules de terre et d'eau occupèrent la partie inférieure; les molécules d'air et de feu les plages supérieures. En d'autres termes, les cm'ps les plus lourds con- stituèrent, par leur assemblage, la terre et l'eau ; les plus légers gagnèrent les régions célestes, et, de leur agrégation, résultèrent les astres et le soleil. C'est ce qui résulte du témoignage d'Euscbe, qui, dans un passage ',

Prcepar. evang., L. I, C. 8: Atoy-vv-/^ ô A7roA).wvt«T/)î v.z^jv. vifiTza.zc/.i. fjTOf.yzîov. zoTuorotsï 5r ojtmç* ort toO TavTOs xtvovf/.îvo-j, y.a.!. rt fxiv «octt^j, 17 5s -zvy.'jo-j yivouivou, OTTOU o-jv-xujOïjTS To Trûx.vov, (Tvmpor^rrj noiri7»i, y.cn't outw Aoin'à, y.urù rôv WJzôv ^oyov, zv. >;o'jî>oT«ra, Trlv kv.) tî<Ç''j

180 DIOGÈNE d'aPOLLOME.

dont nos précédentes lignes ne sont qu'une traduction, expose la manière dont Diogène d'Apollonie conçoit la formation du monde,

Q-j-'-JÇ Atoyivï)? ô kiro")') ui-ji'xTfiç ■/.ofTu.OTZoïtl. LeS CllO-

ses étant ainsi distribuées, leur ensemble renferme en son sein une multitude de va- riétés qui, chacune, trouvent leur raison d'être dans quelque qualité de l'être primitif. En d'autres termes, l'air, substance primordiale et génératrice, possédant suivant les temps et les lieux, différentes propriétés, et n'étant ni constamment, ni partout, égal à lui-même quant au degré de chaleur, d'humidité, de mouvement, il en résulte, en un nombre in- défini, autant de différences analogues dans les êtres auxquels il donne lieu, différences qui n'affectent pas seulement les phénomènes corporels, mais encore les phénomènes in- times et intellectuels *; car, ainsi qu'il a été

v.TZîipoi (Simplic. phys., L. I, fol. 33, a). Remarquez ici que le mot vjov^,- désigne les qualités internes, et zpoivç les qualités externes. Ces deux mêmes mots sont pris dans

DIOGÈNE d'APOLLONIE. 181

VU précédemment, l'air, dans la cosmogonie de Diogène , n'est pas seulement substance matérielle, <3-wp«, mais encore substance intel- ligente, TToW.à sihç. Simplicius, dans un pas- sage qui, en vertu des raisons apportées plus haut ', nous paraît être un texte même de Diogène, explique ainsi ces différences, tant internes qu'externes qui, dans les êtres dérivés, sont déterminées par les diverses qualités de l'être primitif. « Rien (est-il dit dans le pas- « sage dont il s'agit) n'est absolument sem- « blable à une autre chose. L'air lui-même, a ainsi que la pensée, ne sont point partout et « toujours égaux à eux-mêmes. L'air, en effet. revêt bien des qualités diverses; il est ou a plus chaud ou plus froid, ou plus humide « ou plus sec , ou plus calme ou plus agité ; « enfin, il v a en lui un nombre indéfini de

les mêmes acceptions dans un fragment d'Anaxagorc, con- servé aussi par Simplicius. On peut cioirc qu'à IV'poquc de Diogène et d'Anaxagorc , la langue pliilosopliique ne possé- dait encore que fort peu de termes généraux.

' Voir plus haut la note commençant ainsi : ces trois fra?- mcnls de Simplicius

182 DIOGKXE d'ATOLLOME.

« variétés et de degrés, tant en ce fjui touche « les qualités internes que les qualités exté- « rieures. L'ame de tous les animaux est une «même chose, à savoir, un air plus chaud «que l'air extérieur, au sein duquel nous « vivons, mais en même temps, un air plus « froid que celui qui constitue la substance du « soleil. Toutefois, le degré de chaleur n'est « pas le même pour l'ame de tous les animaux; « il ne l'est pas même pour les âmes des hom- « mes ; partout il diffère. Cette différence n'est « pas grande, il est vrai, mais elle est suf- fi fisante pour empêcher toute équivalence. <( C'est de que provient la diversité des êtres « vivants, diversité qui porte tout à la fois sur « leur forme extérieure, sur leurs habitudes « et sur leur intelligence '. » Ce texte, em-

Mzzi'/ît oi ojOï I'j ôixoiùi; ïr-oov tw èt/iOcj, «À/à TTOA/ot TpOTzr/i y.'j.i avTO'j toO Uipoç v.v.i tTiÇ vor,i7Sc>>ç ît'dtv. e''77r. ycf.p Tvo'KÙzrjono; y.ul Ùïpuozzpo; x«t -^My^pôzipoç , v.t/À ^zfjorzpoç y.kI •jypoz-po; ) y.u.1 cza^uj-'ozipo^ /.ui o^vzzprrj y.ivnTrj b/_(»v, xat «)>).«£ noV/^ai zzipoiotTizi; i'vztvi y.cù y/Sov»;, y.Kt y^povrtg v.Tvzipoi. y.uX TrcivT&iv twv Jgjwv â ■^■\}y-h «Otô

DIOGÈNE DAPOLLOME. 183

priinté à Simplicius, est très explicite. C'est des diverses qualités de l'air que résultent les diversités tant externes qu'internes qui dé- terminent la distinction des espèces et des individus; car, à titre de substance maté- rielle, l'air est le principe des corps; à titre de substance intelligente , il est le principe des âmes et de la pensée. Aussi , pour expli- quer la pensée en nous, Diogène, au rapport d'Aristote et de Plutarque', suppose que l'air se répand avec le sang par tout le corps .

ifi^OÇ SctZVJTtV OTt -Jo/iCilÇ ytVOVTKt ToO ÙipOÇ (7ÙV TÔj ài-

et qu'ainsi le cœur est le point central tout-à- la-fois de la vie et de la pensée , ^lo^i-j-r,? tn<;

ï'j'ZVJ, Ù.(,p OtpUOTZpOÇ TOÛ i'Iw, iv ro eV^.ÎV, ToO jJLVJrOl Ttc/.CÙ

T'Tj ïî/iw 7roA),ov ^vy^fjô-zîfjoç' fj^ioio-j^k tovto to Ospui^j o-jBz-jo;

TÔiv ÇWWV £0-TtV, èmi OÙSs TWV «VÔ^WTTWV, «A/K SLUfEpcl,

fisya y-èv où, kW wtrrt TzapunïrtatK elvut, oO (/.ivrot «tcezeck- fifioio-j yt rrj, «tô o-jv nolvrpôirox) gvoûo-/!? tôç irEpoiMcriMç, t:o)/jt poTzc/. y.v.i Çrôa, /.v.r 7r6)).«, y.ui o-jtî ùîîav uùriïoi^

iOl/C/Ta,OUT£ 5t«£T«V, 0-JTc VO/J^IV, OtTO TOO TT^rJOoyç Tf7)V èzi-

poiMTir„'j. (Siinplic, phys. , fo). 33, a).

' Arisl. (le liislor. animal. Plut, de ptarif, h, Ti,

184 DIOGÈNE d'APOLLONIE.

•l-'jyjiÇ /v'/Jp-ovr/ov zlBniriv èv rH u^fnptùv.ri y.oùdurôç za^otar,

■flzi: ÎÇ7I. vM.'i n-jfjuc.Tiy.Yi. L'ame , dans l'homme et dans les animaux , est donc l'air ; et l'air étant tout à la fois le plus subtil d'en- tre les éléments et le principe de toutes choses , il s'ensuit pour l'ame la double pro- priété de connaître et de mouvoir ; de connaître, puisqu'à titre d'air elle est principe et possède aussi la notion de tout le reste; de mouvoir, puisqu'à titre d'air encore elle est le plus subtil des êtres. C'est ainsi , du moins , qu'Aristote entend et interprète la doctrine du philosophe d'Apollonie : « AtovivTîç S'wo-ttîo /.«.i

srzfioi zt-Jtç «ipa toûtov oh/iSîtç 7r«vT6JV "kcnzo^épîTzuro-i zvi'xi y.ixl v.pyjQM, y.a.ï Stà toOto yîv&iiTv-tv '/.U-i y.u-ï-j zr,-i ■p-jy-fi'j, fi p.£v TTpwTov cOTt y.oLi Iv. TOJToy "/oiTrà ytyvwT- y.ii.-j, r, 5s lîTTznaîpéaTuro'j xtv/jTtzôj sîvat *. »

De cet ensemble de considérations , que ré- sulte-t-iî pour le caractère général de la cos- mogonie de Diogène ? C'est que l'ame univer- selle , en d'autres termes, le principe vital qui préside à l'existence de toutes choses , c'est l'air. L'air est le principe des phénomènes in-

' De anima y Ij 2.

DIOGÈNE d'aPOLLONIE. 185

tellectuels comme des phénomènes physiques,

en vertu de sa double nature de substance

intelligente et de substance corporelle. Ames

et corps, dans les hommes, dans les animaux,

dans la nature entière, ne sont autre chose

que l'air diversement modifié. Et Diogène

croyait avoir trouvé dans les phénomènes de

la vie des preuves de son assertion. Car,

comme il le dit dans Simplicius «, «L'homme

« et les autres animaux qui respirent , vivent

« d'air, et l'air constitue leur ame et leur pen-

« sée , et si la respiration cesse , la vie et la

« pensée cessent du même coup. Av6|Sw7ro? -/«/s

M -/«t Ta aÀ).« i^MU àvKTTVîovTa Çwcî tw à-pi, y.Ki toOto aO- « rotç x«i fy/À c'^Tt y.cct 'Jor,Ti.ç. y.xi è«v toûto «7ra"A).«/6rv, « àiTO(jwiTy.ii, y.a.1 0 vonTiç àno'kii'Kît. » Et CCttc même

pensée se trouve encore attribuée à Diogène par Aristote , en son Histoire des animaux : « Diogène établit , dit Aristote , que la se- •( menée animale contient de l'air, et que la « pensée se forme par la circulation de l'air « avec le sang par tout le corps à travers les

. Vliyi., fol. 3-2, /',

186 niOGENE DAPOLLOME.

« veines, ^iv^i-j-nç ùziy.vJTn on v.at cîk-ûhu twv j^ojov

'' 7TV£U|:X«Tw5îS' icTt, Zat VOrjTît? '/tVOVTKf TOO «îùOS 'j'J^'

« Tiw «tptart ô).ov C7wf*« x«Ta).â|Lt§ivovTOf Sià tojv « o)iêwv. »

Telles furent, dans leur ensemble, et au- tant qu'il nous est possible de les retracer au- jourd'hui, les doctrines de Diogène. Grâce à Simplicius , à qui nous sommes redevables de la conservation de plusieurs fragments de ce philosophe, cette doctrine n'a pas péri tout entière. Dépourvue d'originalité , du moins en ce qui touche au principe qu'elle pose comme fondamental, puisque ce prin- cipe avait été adopté et proposé déjà par un autre Ionien . elle constitua du moins un sa- vant développement du système d'Anaximène.

On ignore si Diogène d'Apollonie composa

plusieurs ouvrages. Simplicius avait vu son livre de la Nature^ Trspt yucriw,-, titre commun

à la, plupart des premiers traités composés par les philosophes anciens. C'est à ce livre probablement qu'appartenait la phrase citée par Diogène de Laërte , qui qualifie notre phi- losophe de savant et éloquent écrivain , a.w,p

DIOGÈNE D'APOLLOMli. 187

'fJOiY.ôç, AC/.i uyu-J èy.Uyf.u.oç. « DiogèllC d'Apollo-

nie , dit cet historien , avait écrit un livre qui commençait par ces mots : « L'homme « qui veut étabh'r une doctrine doit , à mon « avis , partir d'un principe incontestable , « énoncé en un langage simple et grave. »

« l^pyjh §£ «JTO TOÛ (7vyypà.ui'j.Kroç r^Sr. A&yov 77(zvtoç « uoyJiU.i-:)VJ ôoxjt U.01 yoii'J :hu.i ry^v àpy-o-J «v«p'j>t(76ri-

188 ANAXAGORE.

CHAPITRE VIII

ANAXAGORE.

Anaxagore , fils d'Eubulus ou Hégésibulus, naquit en lonie, comme avant lui Thaïes^ Anaximandre, Anaximène et Heraclite. La pa- trie d'Anaxagore fut Clazomène, qu'il devait quitter un jour pour aller fixer son séjour à Athènes. Les historiens de la philosophie s'ac- cordent à dire qu'il naquit vers 500 avant l'ère chrétienne. Tennemann, dans ses tables chronologiques, assigne à sa naissance une date précise, à savoir , la première année de la soixante-dixième olympiade, l'an 500 avant J.-C. , la même année naquit le pythago-

ANAXAGORE. 189

ricien Philolaùs ; et cette opinion de Tenne- mann est confirmée par le témoignage de Diogène de Laërte, qui, sur la foi d'anciens chroniqueurs et biographes, rapporte qu'A- naxagore commençait d'avoir vingt ans quand Xerxès passa l'Hellespont, c'est-à-dire la pre- mière année de la soixante-quinzième Olym- piade, l'an 480 avant l'ère chrétienne. Or^ pour qu'Anaxagore commençât d'avoir vingt ans la première année de la soixante-quinziè- me olympiade, il fallait qu'il fût la pre- mière année de la soixante-dixième , laquelle est précisément la date que Tennemann assi- gne à sa naissance. Les premières années de son adolescence et de sa jeunesse présentent quelques caractères analogues à ceux qu'on retrouve dans la vie d'flérachte. Comme He- raclite, Anaxagore était d'une famille illustre et opulente , et comme lui aussi, il renonça à ces richesses et à ces grandeurs , pour suivre, avec la plus complète abnégation et le plus généreux dévouement, la vocation qui l'en- Iraînait vers la philosophie et la vie contem- jtfilivc. Affiircs publiques et alïaires privées,

190 ANAXAGORE.

rang, fortune , famille, Anaxagore abandonna tout pour la science ; et quelqu'un lui disant un jour : La patrie n'est-elle donc plus rien pour toi ? Ma patrie , répondit-il , est au con- traire l'objet de toutes mes pensées, et du doigt il montrait le ciel.

Les premières années d'Anaxagore se pas- sèrent à Glazomène et en d'autres villes d'Ionie. Pendant le séjour qu'il y fit, il dut recueillir les enseignements de plusieurs d'entre les phi- losophes , ses prédécesseurs ou ses contempo- rains. Aristote ' et Sextus-Empiricus^ placent au nombre de ses maîtres le GlazoménienHer- motime. Quapt à Anaximène , que quelques- uns lui donnent aussi pour maître , la chose paraît beaucoup moins vraisemblable, attendu qu'au rapport d'ApoUodore , dans Diogène de Laôrte , Anaximène serait mort environ au temps de la prise de Sardes par Cyrus , c'est- à-dire 538 avant notre ère, c'est-à-dire encore trente-huit ans avant la naissance d'Anaxa-

Métaph., 1, 3.

À(h: Malin III.. 1\, 7.

ANAXAGORE. 191

gore. Il est bien vrai que, dans sa Biographie d'Anaxagore , Diogène de Laërte dit positive- ment qu'il fut le disciple d'Anaximène, outo,- ny.o-j<7zv AvaStjixivojç. Mais il faut remarquer que Diogène de Laërte est ici en contradiction fla- grante avec lui-même, puisque, tout en pré- tendant faire d'Anaxagore un disciple d'Anaxi- mène, il place la naissance d'Anaxagore dans la première année de la soixante-dixième ol)"mpiade, c'est-à-dire, l'an 500 avant l'ère chrétienne, et parait en même temps adopter l'opinion d'Apollodore, qui fait mourir Anaxi- mène en 538 , ce qui laisse entre la mort d'A- naximène et la naissance d'Anaxagore un in- tervalle de trente-huit ans, et s'oppose ainsi péremptoirement à toute contemporanéité entre ces deux philosophes. L'assertion de Diogène de Laërte , qui fait d'Anaxagore un disciple d'Anaximène, est donc suflisammcnt réfutée i)ar Diogène de Laërte lui-même. Res- teraient à expliquer ce passage de Simplicius',

AvaÇ'.,a£vovç ftko70<çil.«ç xotvwv/JTa? , Ct CCt autrC pas- ' (ioiniuotl. in pliijs. Ai lit,. [). 0, I».

192 ANAXAGORE.

sage de Cicéron : Anaxagoras qui accepit ab Anaximene disciplinam\ Mais de l'un ni de l'autre de ces deux textes , peut-on légitime- ment induire qu'Anaxagore ait été le disciple d'Anaximène, et ne faut-il pas bien plutôt entendre par-là qu'entre Anaximene et Anaxa- gore , il 5'^ eut transmission de doctrines philo- sophiques? Il nous paraît donc très improba- ble et contraire aux données les plus éviden- tes de la chronologie, qu'Anaxagore ait été le disciple direct d'Anaximène. trente-huit ans après lui, et comme lui en lonie, il dut très certainement avoir connaissance de ses doctrines , comme au reste , des doctrines de Phérécyde, d'Anaximandre et de Thaïes, qui, eux aussi, étaient Ioniens, et avaient vécu à Mi- let, non loin de Clazomène. Mais ce fut le seul lien scientifique qui exista entre Anaximene et Anaxagore.

Anaxagore , après avoir recueilli en lonie les traditions philosophiques laissées par Tha- ïes , Phérécyde, Anaximandre et Anaximene,

, Denat Deor., 1 , 11.

ANAXAGORE. 193

quitta la Grèce des colonies , et vint s'établir à Athènes, non point à l'âge de vingt ans, mais bien vers l'âge de quarante , suivant l'in- génieuse conjecture de Schaubach, qui, à la leçon vulgairement adoptée dans Diogène de Laërte , substitue une leçon qui s'accorde mieux avec le reste du texte de cet histo- rien \ Est-il probable, en effet, qu'Anaxa- gore ait quitté l'Ionie pour Athènes^ au mo- ment où Xerxès portait la guerre en Attique ? D'ailleurs , il résulte du témoignage de Dio- gène et de Suidas qu'Anaxagore mourut à soixante-douze ans , peu de temps après sa condamnation et après avoir passé trente ans

à Athènes, svOa -/.«.î fuTiv «ùtôv ètwv Hiurpî-^ui rpicf.-

' Voici la leçon proposée par Scliaubadi , et les motifs qu'il apporte à l'appui :

Pro i'rojv EtV.oTtv legendum est sVwv Tco-T«jO«xûVTa quod non temerè fieri patet si litleras ad exprimendum nume- rum hcBC scripta esse putamus y. ( e'Uoai) pro w [xiauu.^v.- xoT«). Quis enim qui Anaxagoram vigesimo cetatis sua anno Athenas profectum esse putct, quion Xerxcs illi urbi excidium minaretiir? Une accedit quod Itœr ratio rum ipso Diogcnc pugnet.

13

194 ANAXAGORE.

xovT«. Or, si Anaxagore n'eût eu €|ue vingt ans quand il vint à Athènes , il serait donc mort vers l'âge de cinquante ans , et non point à soixante-douze, ainsi que le disent positive- ment Diogène et Suidas. Anaxagore avait donc environ quarante ans lorsqu'il vint s'établir à Athènes , dont, quelques années plus tard, il devait faire la métropole de la science, et il devait compter parmi ses disciples Périclès, Euripide , Démocrite , Archélaùs , Thucydide et peut-être Socrate lui-même. Nous pouvons, sur ces divers points, invoquer le témoignage des historiens. Et d'abord , en ce qui touche Démocrite , Diogène de Laërte dit qu'il suivit les leçons de Leucippe , et , aussi , suivant quelques-uns , celles d'Anaxagorc , AcuziTTTrw Tzuf,ttc/.n. /.ai Avaçayoïia x«T«Ttv«?. Le témoignage du même Diogène peut être invoqué en ce qui concerne Archélaùs : Apyjlcco? p.«5/iT»3î Avaçayosoj. Archélaùs , disciple d'Anaxagore. Il peut l'être encore en ce qui regarde Socrate et Euripide :

(/.^rfôztfioi Se «■/0'J(r«v Ava^ayopov y.v.'i o'jto? (Soizoar/jj-)

■/at E^jpnri8t)ç. « Tous dcux suivircut les leçons « d'Anaxagore. » Au témoignage de Diogène de

ANAXAGORE. 195

Laërte, nous pouvons joindre, en ce qui touche Socrate, celui de Suidas qui , en traitant de Socrate, dit qu'il s'initia à la philosophie par les leçons d'Anaxagore , puis de Danion , en- suite d'ArchélaÛS , «xoôo-Kt AvaÇayopou zoxj KluÇouz-

■jLov, slza. AuiiMvoç, eha. kpy^ikv.ox)- Dc même, en ce qui touche Euripide , nous pouvons citer en- core non-seulement Suidas ', mais encore Dio- dore de Sicile ^ et Ciceron '. Pour ce qui est de Périclès , les mêmes témoignages peuvent être produits. Diogène de Laërte rapporte que Périclès se présenta devant les juges du philo- sophe en disant qu'il était disciple d'Anaxagore,

x«t [Jirtv Èyw, s'fn, TOVTO'J ^.«.Brirriç £«/x«. « AuaxagOrC ,

« dit l'historien Diodore \ fut le maître de Péri- « clés. » Et Cicéron, en plusieurs endroits de ses écrits, cite également Périclès comme disciple

* EuotTTtSïîî y.(//Jï)T/tç w'-* Xvu-îuyoprj-j ro-J yvaixoO. (1,7). •^ Euripidcs fuerat enim aiiditor Anaxagorœ (Titscul.Ul,

lU).

* Av«Ç«yoo«v Tov TOvi.Tzrrj 'Î/.5c<t/«).o-j ovt« Uspt.x\-o\i.;.

(XII, 39, )

196 ANAXAGORE.

d'Anaxagore. « PericlesXantlilppi films,ab Ana- « xagoî'â physico eruditus, dit-il dans son Bru- « tus. Et ailleurs * : Periclem non clamator ali- « quîs adclepsydram latrare docuerat^sed ut acce- « pimuSyClazomenim ille AnaxagoraSyVir sum- « mus in maximarum rerwn scient iâ. » Enfin , si aux noms déjà mentionnés on ajoute , sur l'autorité de Marcellinus, celui de Diogène, il résulte qu'Anaxagore compta parmi ses disci- ples les plus illustres d'entre ses contempo- rains.

Avant Anaxagore, Athènes ne pouvait op- poser aucun nom célèbre à ceux des phi- losophes qui avaient déjà illustré les colonies grecques de l'Ionie ou de l'Italie. On peut donc dire avec vérité, que ce fut dans la pre- mière année de la quatre-vingt-unième olym- piade, que la philosophie vint établir son siège à Athènes, Anaxagore devait trouver plus tard, tant d'illustres successeurs Athènes de- vint ainsi la seconde patrie d'Anaxagore; mais la gloire qui, plus tard, s'attacha à son nom et à ses doctrines, n'en revient pas moins légi-

' De Oratore, III, 3^.

ANAXAGORE. 197

timement à sa ville natale ; et c'est ici le lieu de contempler les merveilleuses destinées de rionie, à qui il échut de voir sortir de son sein les fondateurs de toutes les grandes doc- trines du premier âge de la philosophie grecque. En effet, indépendamment de Thaïes. d'Anaximandre, d'Anaximéne et d'Archélaiis. tous quatre de Miiet , indépendamment d'He- raclite, né à Ephèse, et d'Anaxagore qui prit naissance à Clazomène , l'Ionie eut encore la gloire de produire Xénophane, père de la philosophie Eléatique, et Pythagore, chef de la secte Italique. Si l'on ajoute à cela qu'Elée et Abdère étaient toutes deux colonies ionien- nes, ne devient-il pas vrai de dire que l'Ionie fut le berceau de la philosophie grecque? Elle avait doté l'Italie de ses grands chefs d'école. Pythagore ' et Xénophane * ; ce fut elle en- core qui dota Athènes de son premier philo-

' à Samos, en 58ù , première année de la 69.°" ol\ m- piade, selon Meiners.

' à Colophon dans la 60."" olympiade, c'est-à-dire vers Tan 602 avant l'ère chrétienne, selon Sotion , Apollodore c\ Sextus.

198 ANAXAGORE.

sophe dans la personne d'Anaxagore. D'après les témoignages les plus accrédités, trente ans environ s'écoulèrent entre l'époque Anaxa- gore fonda son école et l'époque de son ac- cusation et de sa condamnation , ©«o-tv o^tov sVouv 5t«To«i|/at rpta/ovra, dit Diogènc de Laërtc. Au rapport du même historien, les opinions ne s'accordent pas, concernant les causes et l'issue de cet événement. Sotion d'Alexandrie * rapporte que Cléon l'accusa d'impiété pour avoir dit que le soleil était une masse incan- descente, fy.v5/50v BiKTTvpov, que Périclès, son dis- ciple, prit sa défense devant les juges, et qu'il fut condamné à une amende de cinq talents* et à l'exil. Avec cette opinion de Sotion, dans Diogène de Laërte, concorde le récit de l'his- torien Josèphe " : « Les Athéniens , dit-il , « regardaient le soleil comme une divinité, et « ils condamnèrent Anaxagore pour avoir dit '< que c'était une masse incandescente »vof/içôv-

Floriss. vers 70 ap. J.-C.

' Un talent équivalait à environ 1000 fr. de notre monnaie. ' C. Apion. , t. II, p. ^93, éd. Haverkamp.

ANAXAGORE. 199

« Twv A^ïjvatwv rov ï)).tov sivct ©îov , o'î' «-ûrov s'i/j y/j- « 060V 0J«7ru|S0v, ©avaTo-j «jt&v y.a.^i'p',in(f.'j, » Olvm-

piodore, en ses commentaires sur la météorolo- gie d'Aristote*, s'exprime en termes analogues : « Anaxagore ayant dit que le soleil était un « globe de feu , c'est-à-dire un astre incan- « descent, fut, pour cette audacieuse asser- « tion , condamné à l'exil par les Athéniens.

« ilf xat Tov Ava^ayôcav pvS&ov -/a/îTat TOv/i).tov {u-'j^cj: « y«o £(7Ttv 7T;7rvpwu.ïvoç (TÎSîfiOç) Stà -/«i ô Ava^c.yooKç '< £^w(TT|5ay.t!75/3 SX Twv AOr/vatcov, toioOtov tj toauïjo-kç

« ;«7r£rj. » Satyrus, en sa Biographie des Hommes illustres j rapporte que ce fut Thucydide qui, par jalousie contre Périclès , son ennemi poli- tique, accusa Anaxagore, maître de Périclès, non-seulement d'impiété , mais encore de trahison, et obtint contre lui , sans qu'il fût présent, une condamnation à mort, ùro-jzu y.Kzu- niv.v.'jfjwv.i o«v(/TOj. Et comme on lui annonçait tout à la fois, ajoute Satyrus, et sa condam- nation et la mort de ses enfants, il répondit, sur le promier point, qu'il y avait long-temps

'P. 5, a.

:200 ANAXAGORE.

que la nature avait prononcé cette sentence contre lui, et, sur le second, qu'il savait bien qu'il avait engendré des mortels, ôVt v^nv «Otov? (j'jmovç yevvrio-aç. parolcs attribuées également à Solon, par les uns, et par d'autres à Xénophon. Hermippus, dans ses biographies, dit qu'Anaxa- gore fut mis en prison et menacé de mort ; mais que Périclès, s'étant présenté devant le tribu- nal, demanda si quelqu'un avait àblâmer la vie d'Anaxagore, et que, chacun se taisant , je suis, reprit Périclès, disciple d'Anaxagore, et je vous conjure de ne pas condamner à mort un homme calomnié , mais de me croire et de le mettre en liberté. Hermippus ajoute qu'il en fut fait ainsi; mais qu'Anaxagore, irrité de sa mise en accusation , se retira volontaire- ment d'Athènes. Enfin, Hiéronyme ', au se- cond livre de ses Commentaires ^ assure que Périclès amena devant les juges Anaxagore affaibli par la maladie et se traînant à peine , et qu'il dut son acquittement moins à son in- nocence qu'à la pitié qu'il inspira. Quoi qu'il

' Philosophe péripatéticien , vers 268 av. J.-C.

ANAXAGORE. 201

en soit de ces relations diverses , il paraît cer- tain , d'après le témoignage positif de Dio- gène^ qu'Anaxagore ne termina pas ses jours à Athènes, mais à Lampsaque *, en Asie-Mi- neure. Un de ses amis témoignant le regret de le voir mourir hors de sa terre natale. « Tout chemin, dit-il, mène aux enfers, T^av-

« Ta^oBsv 6y.oix èartv ri sic «Sou y.UTaSoi.(Ttç. »

Anaxagore mourut la première année de la quatre-vingt-huitième olympiade , l'an 428 avant notre ère. Au rapport de Suidas , il mit

lui-même fin à ses jours , y.(xzs<Trpzyl>e tôv eîov «tto-

xa/iTc/JÂo-af . Déjà , s'il faut en croire Plutarquc dans la Fie de Périclès, il avait fait une sem- blable tentative à Athènes , mais en avait été empêché par Périclès. Anaxagore était ,' d'après les appréciations qui nous ont paru les plus probables, l'an 500, c'est-à-dire la première année de la soixante-dixième olym- piade; il avait donc vécu soixante-douze ans, €£€twx£vatS££§5ofxr;xovT«50o*. Lcs liabitauts de Laffl-

' xatre/oç ùiroyr.tpriiyaç clç Auu.^ayo'ja.'jroOi y.aTîizci^iy. * Dlog. de L.

202 ANAXAGORE.

psaque lui rendirent les honneurs funèbres, et, au témoignage de Diogène de Laërte , gravè- rent sur sa tombe cette inscription :

Ev5iSî 77A£?7rov K/.T,Bîiuç èni ziù\i.v. Trcprifraj

« Ici repose Anaxagore , celui de tous les « hommes qui sut pénétrer le plus profondé- « ment les secrets du monde céleste. »

Cette inscription nous conduit naturelle- ment à déterminer la nature des travaux du philosophe de Clazomène. Ainsi qu'il résulte du témoignage même de cette épitaphe . Anaxagore s'occupa sur-tout d'astronomie. Rappelons - nous d'ailleurs cette réponse qu'il fit à quelqu'un qui lui demandait s'il ne songeait plus à sa patrie : « Ma patrie , «dit-il en montrant le ciel, est l'objet de « toutes mes pensées. » Et une autre fois , comme on lui demandait à quelle fin il était né, : A cette fin, répondit-il, de contempler le ciel , le soleil et la lune '. Ce fait, rapporté

' Diog. de L.

ANAXAGORE. 203

par Diogène de Laërte, est rapporté en même temps et presque dans les mêmes termes par Aristote '. Comme un jour, dit Aristote, on demandait à Anaxagore quel motif pouvait exister chez un homme de préférer l'existence au néant : ce motif, répondit Anaxagore, c'est le besoin de contempler le ciel et l'ordre

de 1 univers : ©cw^jjo-at tov ov^savov xaj Trlv TTSot tov

ô'/ov xoo-pov ràçtv. Lcs étudcs astrouomiqucs et cosmologiques étaient donc chez Anaxagore une sorte de vocation irrésistible , et en s'y adonnant il obéit tout-à-la-fois à l'impulsion de sa propre nature et au mouvement de son époque. Les premiers Ioniens, Thaïes, Anaxi- mandre, Anaximène, avaient été physiciens et astronomes^. Il impliquait, en effet, que la philosophie, à son début, fût autre chose que la science de la nature matérielle, et les premières investigations devaient sur-tout et avant tout avoir pour objet les phénomènes

' FAidem., L. I , C. 5. ' » Voir, sur ce point, les chapitres précédents, aux noms indiqués.

âOâ ANAXAGORE.

du monde physique. Or, parmi ces phéno- mènes, les plus apparents et ceux qui, par leur régularité et leur action sur les produc- tions du sol, devaient sur-tout appeler l'atten- tion , étaient les phénomènes astronomiques et météorologiques. A l'exemple donc de ses prédécesseurs , Anaxagore tourna principale- ment son attention vers l'étude de ces phéno- mènes ; mais ses doctrines astronomiques et météorologiques ayant elles-mêmes leur fon- dement dans sa doctrine cosmogonique, c'est par l'exposé de celle-ci que nous devons com- mencer.

Afin de procéder ici d'après une méthode comparative , dont l'application nous paraît devoir apporter avec elle , en la matière qui nous occupe, d'utiles résultats, réunissons d'abord dans un exposé sommaire les opi- nions des philosophes antérieurs à Anaxa- gore, ou ses contemporains, ou immédiate- ment postérieurs, concernant l'origine et la formation des choses , et reconnaissons bien quel était sur ce point l'état de la science à l'époque à laquelle il appartient.

ANAXAGORE. 205

Ces philosophes , antérieurs à Anaxagore , ou ses contemporains, ou immédiatement postérieurs à kii , peuvent être rangés en deux catégories, suivant qu'ils regardent l'univers comme le développement d'un élément uni- que, ou comme le résultat de la combinaison de plusieurs éléments. Dans la première de ces deux catégories viennent prendre place Thaïes , Phérécyde , Anaximène , Diogène d'Apollonie, Heraclite et Hippasus de Méta- ponte. En effet, Thaïes adopte comme élé- ment primordial, l'eau '; Phérécyde, la terre ^; Anaximène et Diogène, l'air ^; Heraclite d'E- phèse et Hippasus de Métaponte*, le feu. Dans la seconde de ces deux catégories se rangent Xénophane, Hippon de Rhégium, yEnopide de Ghio, Onomacrite, Empédocle, Anaximandre. Leucippe, Démocrite. Mais entre ces divers philosophes de la seconde catégorie des distinc-

' Aristote, MétapU., L. I, C. 3. ' Sextus-Empiricïis , liypot. pyrrh., L. III, C. U. ^ Aristote, Mt'^,L. I, C. 3.

Aristolc, ibid. —Voir nos dissertations précédentes sur chacun de ces philosophes, à Texceplion d'Hippasus.

206 ANAXAGORE.

lions sont à admettre à côté de la ressemblance qui les unit, et ces distinctions consistent en ce que, parmi eux, les uns adoptent deux éléments générateurs, les autres trois, l'un d'entre eux quatre, plusieurs d'entre eux un nombre indéfini. Ainsi, au rapport de Sex- tus *, Xénophane adopte la terre et l'eau; Hippon de Rhégium , le feu et l'eau ; ^no- pide de Chio, le feu et l'air; Onomacrite, le feu, l'eau et la terre; Empédocle, le feu, l'eau , la terre et l'air ; et enfin , au rapport d'Aristote et de Cicéron % Anaximandre, Leu- cippe et Démocrite admettent un nombre indéfini d'éléments. Maintenant , à laquelle de ces deux catégories appartient Anaxagore ? Nous nous proposons d'établir que c'est à la seconde , c'est-à-dire à celle des philosophes qui admettent une pluralité d'éléments, et, dans cette seconde catégorie, à l'ordre de ceux qui , à l'exemple d'Anaximandre , Leu-

' Sextus; loc. , cit.

' Aristote, de générât et rorrupt., L. I , C. 1. Cicéron, Arad., I, L. 11, par. 37.

ANAXAGORE. 207

cippe et Démocrite, en admettent un nombre indéterminé , cîm'.po-j.

Pour atteindre le but que nous nous propo- sons, à savoir, la restitution de la philosophie d'Anaxagore, nous aurons recours à de nom- breux textes d'Aristote, de Sextus-Empiricus, de Diogène de Laërte, de Cicéron, qui déter- minent avec toute la précision désirable le caractère de ladoetrine cosmogonique du phi- losophe de Clazomène. Mais , indépendam- ment de ces textes, une ressource plus pré- cieuse encore nous est offerte dans une série de fragments d'Anaxagore lui-même. Parmi ces fragments, qui existent au nombre de vingt-cinq, un est emprunté au traité de Sextus- Empiricus , npôç zovç fjLuOYiauzUovç, et a trait à une opinion émise par Anaxagore, sur la difficulté qui existe pour rinteiligcncc hu- maine assistée des sens, ces instruments si imparfaits et si grossiers, d'arriver à la pos- session de la vérité. Un second, sur la vérita- ble nature du soleil, qu'Anaxngore assimile à un corps en iguition. se trotivc tout à la fois dans l'apologie de Platon, d;ins les mémoires

208 ANAXAGORE.

de Xénoplion, dans l'écrit de Plutarque sur les opinions des philosophes, et dans Diogène de Laërte , à l'article Anaœagore. Enfin un troisième sur l'état primitif de l'univers, qui, dans l'opinion d'Anaxagore, n'était autre chose que le chaos ( 7r«vTa ^v ôptoù ) , auquel l'es- prit fit succéder l'ordre et l'harmonie, {tiza. voOj T/Çiwv u'jTv. St£xo(T|Xïi(7£) sc rcncontrc dans Dio- gène de Laërte. Les vingt-deux autres frag- ments d'Anaxagore se trouvent dans la première partie du commentaire de Simpli- cius sur la Physique d'Aristote et sur le Traité du ciel de ce même philosophe; et les raisons qui nous portent à juger que ces passages sont véritablement des fragments d'Anaxagore nous paraissent suffisamment décisives. En premier lieu, ces passages sont écrits en dia- lecte ionien, et se distinguent ainsi du reste du texte de Simplicius. En outre, il résulte des paroles mêmes de SimpHcius que la doc- trine d'Anaxagore ne lui était pas simplement arrivée par tradition, mais qu'il l'avait étudiée et connue dans plusieurs d'entre les écrits mêmes du philosophe de Clazomène ;

ANAXAGORE. 209

tivj cU Efis T/ôovTa 6t€).sa *. Nous avons cru de- voir réunir dans des notes annexées à ce mémoire ^ la série complète de ces fragments dont nous avons essayé une traduction, nous réservant de les invoquer successivement dans le cours de cette dissertation, à mesure que le besoin s'en offrirait, et de les étayer en même temps de témoignages et de passages empruntés à Aristote, à Platon, à Diogène, à Sextus, à Gicéron, à Lucrèce. Ces divers rap- prochements nous semblent de nature à jeter un grand jour sur le sens de ces fragments, qui, seuls et destitués de toute explication extrinsèque, pourraient, il faul en convenir, ne donner qu'une idée très vague des doctri- nes d'Anaxagore.

L'un des fragments conservés par Simpli- cius, dans son commentaire sur la physique d'Aristotc % nous offre en un sens parfaite-

' Simplîc. inpliys., Arist., p. 36, b. ' Voir à la lin du volume.

^ P. 33. b. Voir, pour la série complète et la (ratluctiuu de ces fragments, les notes à la (in du volume.

14

210 ANAXAGORE.

ment déterminé l'opinion d'Anaxagore sur l'é- tat primitif de l'univers. Aux yeux du philo- sophe de Clazomène, cet état fut le chaos, ôp.oû 7T«vT« ■/^pàixv.rc/.. Au scin de ce chaos , il suppose un nombre infmi d'éléments ma- tériels, v.TZEipa nl-oBoç, cc qui vicnt, en ce point, assimiler la cosmogonie d'Anaxagore à celle d'Anaximandre, de Leucippe et de Démo- crite,qui eux aussi, au rapport d'Aristote * et de Cicéron *, adoptent un nombre infmi d'éléments, en même temps que cette même cosmogonie se distingue essentiellement de celle de Thaïes, de Phérécyde, d'Anaximène, de Diogène d'Apollonie , d'Hippasus de Mé- taponte, de Xénophane, d'Hippon de Rhé- gium, et d'Empédocle, qui, les uns et les au- tres, reconnaissent un nombre déterminé d'é- léments, ceux-là un seul, ceux-ci deux, trois, ou quatre \ Maintenant ces éléments, infinis

' De générât, et corrupt., L. I, C. 1. » Acad. ,1,2.

^ Consulter sur ces divers points Aristote, Métaph., L. I, C. 3. Scxtus-E^npiricus , Hypot., Pyrrli., h. III, C. h.

ANAXAGORE. 211

en nombre, Anaxagore les envisage comme d'une extrême ténuité, (r//r/piv umipov, et, par une conséquence de cette extrême té- nuité, comme imperceptibles aux sens, oOSêv £uSyj);ov ÙTTÔ (TfxrxpoTïjToç , ce qui vient en ce point établir une similitude entre la cosmogonie d'Anaxagore et celle de Démocrite et d'Épi- cure, qui ont appelé du nom d'ùzofjioi, ato- Tïiesj ces infiniment petits dont le philosophe clazoménien caractérise la nature par l'ex- pression de CTji/i/pov y.Tzzifjov. Au milieu de la confusion de ces éléments infinis en nombre et en ténuité , Anaxagore semble pourtant admettre une exception en ce qui concerne l'air et l'éther. Car il dit expressément * que l'air et l'éther, tous deux infinis, enveloppaient

toutes choses, 7r«vT« yàp à-np ri xat c<lOr,p xaTît;)j£v ,

v.^rfiizspv. oLTTîtpv. c'ovTK. N'cst-cc pas dlrc implicite- ment que l'air et l'éther se distinguaient de la masse des choses, et échappaient ainsi à cette confusion générale caractérisée par le nùvza. nv ôu-oO. Maintenant (]u'rntcn(l Anaxagore j);u'

' Voir aux notes le |)ioinit'r li iiirinciit (rAiiavasorc.

212 ANAXAGORE.

l'air et l'éther? Entend-il une seule et même substance, à laquelle il donnerait, par une sorte de redondance , une double dénomina- tion ? Il n'en est rien assurément , car l'expres- sion aij.'fozîpu signifie clairement qu'il s'agit ici de deux éléments distincts. Or , si dans l'un de ces éléments, «/îp, l'air, nous retrouvons in- contestablement l'élément primordial adopté ])ar Anaximène de Milet et Diogène d'Apollonie , il nous sera aisé de démontrer que le second de ces mêmes éléments, nommé par Anaxa- ^oïe ét/ierj v.lQrtp, nest autre chose que l'élé- ment primordial adopté par Heraclite d'Ephèse et par Hippasus de Métaponte , sous la déno- mination denx^pflefeu. C'est ce qui résulte, avec la plus lumineuse évidence, de plusieurs pas- sages d'Aristote, de Simplicius et de Plutarque, que nous citons ici textuellement. «Anaxagore, « dit Aristote', emploie à tort cette dénomina- « tion, car il dit ét/ier au lieu de feu. Ava^ayopa?

« yùp uUizpa. v.v-ziro^ -nvpoç,)) Et, dans cc même traité ' De CœU), 1, 3.

ANAXAGORE. 213

du ciel' : «Le feu et l'éther sont la même chose

a pour AnaxagOre » -^v-p ■k-jo r.ui tov v.10zok tzooç-

« «yops-jEtToaùTo. » Simplîcius, cJaDS son commen- taire sur le traité </«aWpar Aristote* : « Anaxa- « gore a fréquemment dit l'éther pour le feu.

« A-JK^ujoouç ToUciv.ii rô> ovôaart ToO c/.tOépoç ù-jzi -oj

« Tt-jphç t/jyoTO-r). » Ainsi, dans le système cos- mogonique d'Anaxagore , Tair et l'éther, ou plutôt l'air et le feu, enveloppent toutes choses, -AKZîiyjv, et par conséquent , se distinguent de la masse totale, ainsi que d'ailleurs il s'en ex- plique lui-même dans un des fragments con- servés par SimpliciuS , xa? yùf, ô ««p /.«i & u'.O-np v.T:oy.pi'Jt~v.i. àizo tov ■Kzpi.i'/^o'jzoç tov -koHo-'j , ct, par UUC

conséquence dernière, l'air et le feu devien- nent l'un et l'autre , dans la cosmogonie d'A- naxagore, éléments d'une nature spéciale et déterminée, contrairement au nombre indéfi- ni des autres éléments dont l'ensemble consti- tue le chaos primitif; ce qui vient, en ce point.

' ibid. L. m , c. 3.

* P. 168, b.

* Voir aux notes le fragin. 2.

2\h A^kx^GOl{E.

assimiler en une certaine mesure cette cos- mogonie aux doctrines réunies d'Anaximène et d'Heraclite.

Au sein de cet état qu'Anaxagore suppose comme primordial , non seulement tout est

confondu, Tràvra ôaoû', ttkvtk (7uyx|Stvô|ii£v«, (TJ^p.tÇt?

TrivTwv ;;^/3r;|:/«Tr,,v , mais encore tout est dans tout,

Trâv sv TrâvTi " , è-j ttx'Jt'i Sst vo^atÇctv \iT.v.oyj.v* ■nà.'i'zv.

y^pniixrx '. Or , si tout cst daus tout , chaque parcelle participe de la nature du tout, h Trâvrt râvToç /jtotpa ^, et toutcs CCS parccllcs, constituées ainsi uniformément entre elles, deviennent, dans la doctrine d'Anaxagore les Homéoméries j, principes et éléments de toutes choses, ôpsto- iLip-o 'jTotyjia.. A la vérité, le nom à' Homéoméries ne se rencontre dans aucun des vingt-sept fragments conservés par Simplicius ; mais, en revanche, il se trouve fréquemment dans Ari-

' Voir aux notes les fragments conservés par Simplicius , et notamment, en ce qui concerne le passage dont il s'agit, les fragments 1,2,6, 16, 17.

' Ibid. fragment 5.

3 Fragment 15.

4 Fragment 7.

ANAXAGORE. 215

stote, dans Sextus-Empiricus, dans Diogène de Laërte , à l'occasion des doctrines du phi- losophe de Clazomène. Il résulte d'ailleurs du témoignage de Simplicius lui-même, que cette dénomination avait été réellement adoptée par Anaxagore : £t'â«, «tteo ofiototxe^îiaç z«),-r, dit Simplicius « les espèces qu'il appelle Homœo- méries.n Stohée * rend un témoignage analo- gue : bi/.oi.o^'.pîia.ç aura? èxkÀjo-jv xaj v-^yy-ç twv ôvtwv. »

Il en est de même de Plutarque *: ôpoiopiH^=-i«ç «ùràç k'/Mlzatii. » Il ne saurait donc , ce nous sem- ble, y avoir lieu à contestation en ce point, et tout établit d'une manière irréfragable que les

expressions ôiioioii/pn , ôuoio^-ptiKi, ôp.ofiij.ip-n rrzoïyzlu,

appartiennent originairement à Anaxagore. Il reste à déterminer avec précision ce qu'il fau t entendre par ces Homœoméries. Voici d'abord l'explication apportée par plusieurs philoso- phes et philologues anciens. Partuulas inter se simlles , dit Cicéron',» molécules ou parcelles

I Eclog. pliis., L. 11, 12, p. 296, Mû. Hccrcn. . Placita philos., 1, 3. ' Qud'St. Acad., IV, 37.

'216 ANAXAGORE.

« homogènes. » Aristote en apporte une expli- cation analogue : « oiiOLOiiipn rj-zoïyzla TiOri(7i-j, wv

« l-AÙTTov -zoiiiooç o-'jvwv^ju-ov £(7Tt * AnQxagOFe appelle '< Hoînœoméries\es corps dans lesquels chaque « partie s'appelle du même nom que le tout.» Et si quelque équivoque pouvait rester dans cette interprétation d'Aristote , le passage sui- vant de Jean le Grammairien * suffirait à la

lever : ôy.otouzùsia. èo-nv , r,ç to ^spoç T(7j oaw

oaotov. » Du même genre est encorerexplication proposée par Lucrèce dans les vers suivants :

Nunc et Anaxagorœ scinitemur oiioioiiepsic/.v Quant GrcBci memorant, nec nostrâ diceî-e linguâ Concedit nobis patrii sermonis egestas ; Sed tamen ipsam rem facile est exponere verbis, Principium rerum, quam dicit h^oiou.ipzitx.-j. Ossa videlicet è pauxiUis atque minutis Ossibu \ sic et de pauxiUis atque minutis Viscerîbus viscus gigni, sanguemque creari Sang^dnis inter se multis coentibu' guttis. Ex aurique putat micis consistere passe Aurum, et de terris terrain concrescere parvis.

' De générât, et corrupt., 1, 1. , Sur la physiq. d'Aristote, a. 10.

ANAXAGORE. 217

Ignibus ex ignem, kumorem humoribus esse., Ccetera consimili fingit ratione putatque '.

« Recherchons maintenant en quoi consiste « VHomœomérie d'Anaxagore, pour nous servir « du terme grec, puisque la pauvreté de notre « idiome national s'oppose à ce que nous le « disions en notre langue. Il est aisé du reste « d'expliquer ce qu'entend Anaxagore par le « principe qu'il appelle komœomérie. Par « exemple, les os se sont formés de petits os; « les viscères de petits corps de même nature; « le sang de l'agglomération de petites gouttes « de sang; l'or de l'agrégation de parcelles « d'or; la terre^ le feu, l'eau, de l'assemblage « de petites parcelles d'eau, de feu, de terre ; « et ainsi de toutes cnoses. »

Enfin, nous pouvons encore invoquer en ce point l'autorité de Diogène de Laërte et de Ci- céron. Diogène, en sa Vie d'Anaxagore, s'é- nonce ainsi : « Les homœoméries sont le prin- « cipe des choses, et de même que l'or se « constitue de parcelles similaires, de même

■L. 1, V. 830, 57.

:218 ANAXAGORE.

« l'agrégation des homœoméries constitue « l'ensemble de l'univers *. » Cicéron , de son « côté, caractérise ainsi le système cosmogo- « nique du philosophe de Clazomène : « Anaxa- « goras maleriam infinitam dixit esse à quâ « omnia gignerentur_, sed ex particulas inter « se similes, minutas. * » Anaxagore admet « comme principe des choses une matière in- « finie, et la regarde comme composée de par- « celles similaires d'une extrême ténuité. »

Maintenant, les explications invoquées, le sens étymologique des dénominations grec- ques , et , plus que tout le reste , les textes d'Anaxagore lui-même ne s'accordent-ils pas à établir que les homœoméries , au sens les prend le philosophe de Clazomène, ne sont autre chose que des corpuscules constitués homogéniquement les uns aux autres? Et d'où vient cette similarité? De ce que chacun d'eux

f;t«Twv ^eyop.ivwv tov j^oucov (7uvî<7t«v«i, outoij Èx twv ôftoto- y.îpcriv (7wp.âTwv To Tfâv trvyxotvidôat. -Acad., 1,L. Il, C. 37.

ANAXAGORE. 219

participe de tous les caractères de l'ensemble

et possède en soi, réduites aux proportions de

l'infiniment petit, les diverses propriétés du

tout. Et nous n'avançons rien ici qui ne puisse

pleinement se justifier par la citation de textes

d'Anaxagore lui-même. « Dans le mélange

« universel (fragm. 3, conservé par Simpli-

« cius) toute chose contenait les germes du

« tout, ainsi que les formes et les qualités du

« tout. » To-JTiwv ai oùzoyç s'/J-jtmv, xpri Soxsctv ivEÎvat 7ro).).« xai Travrota, £v irûai rotç Tvy/.v/.pivoiihoi; , y.ui o-TreppiKTK TTKVTwv y^pvi^LKZMV, y.u.i tSéKç 7ravTÔt«î s-'xo-vzk, ZKt

;;^pota?xaiv78ovâç.» Etaillcurs (fragm. 7et8): «Clia- « que chose participe de la nature du tout , sv «TravTÎ TràvTo? pio'Tpa. » Et aiUcurs (fragm. 15j : « 11 « faut songer que tout est dans tout, èv Tràvn 3£«:vofxEÇîi'.vij7rc<o/£tvTr«vTa;)^|0/i//«Ta » Et euim (iragm. 16) , (et c'est peut-être ici le plus décisif de ces divers passages) : «Tout était confondu, de telle a sorte qu'une chose quelconque, par exemple « ce morceau de pain , était un mélange de « cette chair et de cet os, ayant du reste cela « de commun avec l'universalité des choses «

Il V ôu.oû Tràvxa /^rifzaTw, w(tt£ ûTto-Jv oFov tov <ïf.-ov tùvû;,

220 ANAXAGORE.

Tw 7ràvT« n Telles sont les homœoméries d'A- naxagore, corpuscules similaires entre eux , particulas inter se similes^ comme parle Gicé- ron, et puisant cette similarité dans la pro- priété que possède chaque parcelle du tout d'être, sous la forme d'un infiniment petit, un abrégé de l'univers, en ce sens que tout ce qui est dans l'ensemble se retrouve en proportions infiniment petites dans chacune des parties.

Tel est, dans la cosmogonie d'Anaxagore^ le point de départ. Recherchons maintenant comment le philosophe de Clazomène explique le passage de l'état primitif à l'état actuel.

Le principe de cette transformation a été le mouvement, et, à son tour, le mouvement a été l'œuvre de l'Esprit. C'est ce qui résulte clairement d'un passage de la physique d'A- ristote *, relatif à Anaxagore : ràvTwviîpïaoJvTojv

« TGV «TTîtpov ^pcivov, v.ivi\c!f)t Ep.7rof^!7ai Tov voOv xaj Sta-

y.fvja.1. Anaxagore envisage donc le repos commel'étatprimitifde l'univers, mais le repos

'L. 8, C. 1.

ANAXAGORE. 221

dans la confusion et le chaos, ainsi qu'il résulte des textes antérieurement cités. C'est par le mouvement qu'elles sont sorties du chaos , leur état primitif, pour entrer dans leur condition présente, qui est le dégagement et l'ordre, et ce mouvement, principe d'harmonie, Anaxa- gore l'envisage, non comme un attribut in- hérent à la matière , mais comme procédant de l'être immatériel, de l'Esprit, xtv^irtv £fx7Toir;(T«/ Tôv voûv y.at 5e«-/ptv«t. Nous vcnous de citer un texte d'Aristote ; appuyons-le d'un texte d'A- naxagore lui-même, conservé par Simplicius ' : « Au moment (dit-il) l'esprit commença « à imprimer le mouvement, il se distinguait « de l'ensemble auquel ce mouvement était «imprimé. Et, à mesure que l'esprit com- « muniquait le mouvement, le dégagement « s'opérait au sein de l'ensemble. Et le mouvc- « ment de chacun des éléments, à mesure « qu'ils recevaient l'impulsion et qu'ils se dé- « gageaient les uns des autres, ne faisait qu'ac- « célérer et faciliter le dégagement universel.»

' Voir aux noies le fragm. 18, pour le texte grec.

222 ANAXAGORE.

Si maintenant nous recherchons de quelle nature était ce mouvement, Anaxagore l'en- visage comme circulaire, TTcpixMpvatÇ'Jje résultat de ce mouvement circulaire fut donc d'opérer un dégagement entre l'infmie quantité des éléments matériels, un dégagement, disons- nous, et non une séparation absolue, attendu que, même à l'état actuel, tout se tient, la sé- paration absolue étant impossible, ainsi que le dit Anaxagore, dans un des fragments que nous a conservés Simplicius, n-n^'h^îyja^unvù-j- BtuY.pihrrJKi '• Un dégagement donc s'opéra en vertu du mouvement circulaire imprimé par l'esprit, le voO?, à l'ensemble matériel. Durant la période du chaos, qui précéda pendant une durée indéterminée cette action de l'Esprit moteur et ordonnateur, les éléments premiers, ces infiniment petits, ainsi que les appelle Anaxagore, «7r£t^« o-|xtxpoT»iTa , existaient d'une existence éternelle, al'Sta, mais confondus entre eux, 7r«vT« ôf/oo. Il fallut l'intervention de l'Es- prit, elle mouvement qui en émane, pour que

' Voir aux notes, fragm. 10.

ANAXAGORE. 22S

ces éléments premiers, ces infiniment petits se dégageassent du sein de la confusion pri- mitive. A mesure que s'opérait l'agrégation mu- tuelle d'éléments homogènes, « le doux, l'iiu- « mide, le froid et l'obscur (nous citons ici les « termes du dix-neuvième fragment conservé « par Simplicius) se réunirent est au- « joiird'liui la terre, tandis que le léger, le chaud « et le sec, se portèrent vers les régions élevées « de l'éther '. » De la réunion du froid , de l'humide et du dense, résultèrent la terre et les pierres; car, dit Anaxagore dans le vingtième fragment conservé par Simplicius * « l'action « du froid convertit les nuées en eau, l'eau en « terre , la terre en pierres. » Lorsque , par l'action du mouvement émané du voù,-, le dé- gagement des éléments se fut effectué, ainsi que la formation des corps simples ou homœo- méries par l'agrégation mutuelle des éléments homogènes, il put et il dut arriver que , sous l'inlluence de telle ou telle cause, s'opérât de

Voir aux notes |)oiir le texte fircr, IVapin. 19. ' Voir aux notes, liafîni. 20.

22il ANAXAGORE.

temps à autre entre les éléments de même nature et au sein d'une même homœomérie une dissolution qui succédait ainsi à rag:ré^a- tion. C'est dans cette succession de l'agrégation et de la dissolution qu'Anaxagore fait consister ce double phénomène, qu'Aristote , dans son langage péripatéticien , appelle du nom de ycvç'ju: et de v^op» ■> génération et destruction. Pour Anaxagore , il n'y a, à proprement dire, ni naissance, ni destruction; dans sa doctrine, naître c'est s'agréger, et périr c'est se dissou- dre. Et ceci résulte évidemment d'un texte d'Anaxagore lui-même , conservé par Simpli- cius * : '< C'est à tort, dit-il, que les Grecs se « servent des mots naître et périr. Car rien ne « naît, rien non plus ne périt. Il n'y a au « monde qu'agrégation et dissolution. Ainsi, « naître se dirait mieux s'agréger, et périr se « dissoudre. » Nous pourrions également , à cette occasion , citer un passage de la Méta- physique d'Aristote "^ : « Anaxagore de Clazo-

' Voir aux noies , fragm. 22. , L. I, C. 0.

ANAXAGORE. 225

« mène, dit Aristote , prétend que les choses « formées de parties homogènes ôy.otou.spv ne « naissent et ne périssent qu'en ce sens que « leurs parties se réunissent ou se séparent

« [Tvyy.piczi. y.vA ^iv.y.piiôi ulÔ-jov) , mais qu'cn UU

«autre sens que celui-là, elles ne naissent « ni ne périssent, et qu'elles sont éternelles « (St«f/.£v-tv uAiM.) » Ce travail incessant d'ap;ré- gation et de dissolution [n-jy/.pi'jiç, Stuy-piatç), qui s'effectue entre les éléments constitutifs des liomœoméries , amène au sein de la nature matérielle une série non interrompue de modifications (kUoiojt'ç) ; car, ainsi que le dit Aristote dans sa Physique *, au point de vue d'Anaxagore , naître équivaut à se modifier, soit par agrégation , soit par dissolution , to

•/jv-'irOai! Toiovr)z ya.O' îttïjzjv «)).otojTO«t. RcmarqUOnS,

toutefois, à cette occasion, qu 'Aristote blâme chez Anaxagore l'emploi des mots à»oi&)<rt-, «■/).otojaO«t, auxquels il voudrait voir, dans le système du philosophe claxoménien , substi- tuer f'onStammtMlt ceux d<' T^jyy.pi'Jt: et ^iuxoItiç.

.L. l.c. /i.

15

"l'IQ AXAXAGORE.

Voici , à cet égard , le passage entier d'Ari- stote : « Les philosophes qui font de l'unité le « tout , et qui dérivent toutes choses d'un « principe unique , sont nécessairement con- « duits à appeler la génération une modifica- « tion , à),)otwc7iv, et à dire qu'arriver à l'être , <' c'est se modifier, à/AotoO^^ai. Mais ceux qui « admettent plusieurs éléments comme prin- « cipes , tels qu'Empédocle , Anaxagore et « Leucippe , doivent tenir un autre langage; « et pourtant Anaxagore a manqué de propriété « dans l'expression; car, dans sa terminologie, « naître et périr équivalent à sfmflf/</?erj «ûoioy- « (T^at, bienqu'ilreconnaisseplusieurséléments « à l'exemple de plusieurs autres. Ainsi, Em- « pédocle pose quatre éléments matériels, et « en tenant compte des principes moteurs, six « en totalité*. De leur côté , Anaxagore , Leu- « cippe et Démocrite admettent une infinité

' Les quatre élémeiils matériels d'Empédocle sont le feu d'une part, et, d'autre part, l'air, l'eau, la terre. Ses deux principes moteurs sont l'amitiC' et la discorde. (Voir Arist. Met., L. I, C. 3.;

ANAXAGORE. 227

« d'éléments... Ceux donc qui font tout dé- « river d'un élément unique, peuvent et doi- « vent nécessairement donner à la naissance « et à la destruction, ysvj-Tiç /at fjopx, le nom « d'altération, «uoiwTtç; car, à leur point de « vue, le sujet subsiste toujours identique et « un ; et c'est précisément cet état de choses « que nous appelons modification, cc'ùoiM<riç. « Mais , pour ceux qui admettent plusieurs « éléments, arriver à l'être doit être autre « chose que se modifier. La génération et la « corruption résultent alors, soit de l'alliance. « soit de la séparation des éléments; et c'est « ce qui a fait dire à Empédocle que rien ne « naît, mais que tout se réduit à un mélange « et à une dissolution : fûTtç o-j^vjoç co-nv, «),).« « y.ovov ijii'^t.ç 5tK),).«ç«? TE ar/£VTf.)v '. Telle est, en ce point, la critique d'Aristote, qui, nous l'a- vouons, nous paraît un peu minutieuse et d'ailleurs assez peu fondée en raison, attendu que de l'agrégation et de la dissolution des

' De Général, et Cornipt., L. I , C. 1.

228 ANAXAGORE.

éléments entre eux résultent nécessairement au sein du monde matériel des transforma- tions , des modifications , et que les mots uù.riioiTii; , rxù.oirj-jfjfivj., désiguent fidèlement ces passages d'un état à un autre, amenés par l'al- liance ou la séparation des molécules maté- rielles. Decesmodificationssuccessives,Anaxa- gore fait résulter l'état présent de l'univers. Ainsi, au rapport de Diogène de Laërte en sa Vie d'Anaœagore, l'action réciproque du feu, de l'eau et de la terre produisit originairement les animaux : sorte de syncrétisme adopté en ce point par Anaxagore , entre les doctri- nes d'Heraclite, de Thaïes et de Phérécyde. Sortis originairement de l'action mutuelle des trois éléments mentionnés, les animaux se perpétuèrent ensuite par voie de génération '. En même temps, par l'effet du dégagement des principes élémentaires, s'opérait la distri- bution relative des corps dont l'ensemble constitue l'univers. Les plus pesants vin-

Sk ii «),),/)) wv. Diog. (le L. , sur Anaxag.

ANAXAGORE. 229

rent occuper la région la plus basse, comme la terre; les plus légers, la région la plus haute , comme le feu ; puis l'air et l'eau , la région intermédiaire '. Dans cette disposi- tion donc, la terre sert de base à l'eau et à l'air, au-dessus desquels s'élève à son tour le feu ou l'éther ; car nous avons établi que, dans le système d'Anaxagore, l'éther et le feu sont une seule et même chose. Resser- rée entre la terre d'une part, l'air et le feu d'autre part , l'eau est considérée par Anaxa- gore comme douée d'une constante mobilité, et ce philosophe semble avoir pressenti les théories modernes sur le déplacement des eaux de la mer qui abandonne certaines plages pour en couvrir certaines autres, lors- que quelqu'un lui demandant si un jour vien- drait où la mer occuperait la place des mon- tagnes de Lampsaque : oui , répondit-il . au rapport de Diogène de Laërte , si le temps ne hnit pas , èàv y- ô /joovo? p,; èTiùirn Auaxagorc

T'.)V ar,taf/.z'')-j xv. uiv (Uy.rAv. tov v.'xx'-t tottov, mj tvj y^v, XV. zoùtpa tôv «vo) èniTy-rj, r:,ç to ttOs , vSwp y.v.1 KSfja. iiirrov, {Id. ibid.)

230 ANAXAGORE.

avait d'ailleurs dirigé ses investigations sur plusieurs phénomènes appartenant à l'ordre des sciences physiques, astronomiques et mé- téorologiques. C'est ainsi qu'au rapport de Diogène de Laërte , il disait que le vent pro- venait de l'action des rayons solaires sur l'air, anticipant en ce point sur certaines théories modernes qui attribuent ce phénomène soit à une raréfaction , soit à une condensation pro- duite par un abaissement ou une élévation de température en certaines plages atmosphéri- ques. C'est ainsi encore que, toujours d'après le même historien , il dit que le tonnerre pro- vient du choc des nuées , les éclairs du frotte- ment mutuel de ces mêmes nuées, les trem- blements de terre de courants atmosphériques souterrains*. Il regardait , à ce qu'il parait , la voûte céleste comme un continu de matière solide, et Silenus , dans Diogène de Laërte. rapporte que sous l'archontat de Dimylos, une pierre étant tombée du ciel , Anaxagore saisit

ANAXAGORE. 231

cette occasion dédire que le ciel était une voûte de pierres entraînée dans un immense mouve- ment de rotation, et destinée un jour à se dis- soudre et à tomber '. D'autres historiens, tou- jours d'après le témoignage de Diogène de Laërte, rapportent qu'Anaxagore avait an- noncé la chute de la pierre qui tomba près d'Œgos-Potamos , et qu'il avait prédit que cette pierre tomberait du soleil. C'est qu'ef- fectivement il considérait le soleil comme une masse incandescente^ «'^5oov rW.rrvoov, ainsi qu'il résulte des témoignages de Diogène de Laër te et de Plutarque, auxquels pourraient être joints ceux de Xénophon et de Platon. Dans ses Mémoires sur Sacrale, Xénophon rapporte qu'Anaxagore disait que le soleil était de même nature que le feu, et qu'il le comparait à une pierre enflammée, >iOov SrKTrvr.ov. Platon, en son Apologie de Sacrale, met dans la bouche de son maître les paroles suivantes adressées à l'un

' Voir, pour ces détails, la Vie d'Anaxagorc, dans Dio- gène de Laërte.

" Voir à cet <?gard le fragm. Vy , aii\ notes.

232 ANAXAGORE.

de ses accusateurs : « Bon et honnête Mélitus, « pourquoi parler ainsi ? Est-ce que je ne crois « pas, comme tout le monde, que le soleil et « la lune sont des divinités? Et sur la ré- ponse négative de Mélitus : « Non , il ne le « croit pas , puisqu'il affirme que le soleil est " une pierre et la lune une terre, » Socrate '• répond : " Croyez-vous donc, mon cher Mé- « litus, accuser Anaxagore, et méprisez-vous « assez ceux qui nous écoutent, et les croyez- « vous assez ignorants pour ne pas savoir que « les livres d'Anaxagore sont pleins de ces « sortes d'assertions? » Telle était donc l'opi- nion d'Anaxagore sur la nature du soleil. Quant à la grandeur de cet astre , il en porte un jugement opposé à celui d'Heraclite. Le ])hilosophe d'Éphèse avait avancé que le so- leil n'était pas plus grand en réalité qu'il ne paraît à nos yeux ; Anaxagore , au contraire , par un incontestable progrès, soutient que le soleil est plus grand que le Péloponnèse, vou- lant probablement par-là, non pas tant don- ner une a])prcciation mathématiquement ri- goureuse, qu'exprimer sa pensée par un signe

ANAXAGORE. 233

matériel qui pût impressionner plus vivement les intelligences de son époque, plus acces- sibles à des images qu'à des calculs. Confor- mément au passage de VÂpologie cité plus haut, Anaxagore disait que la lune était une terre habitable , et , au rapport de Diogène de Laërte, il ajoutait qu'elle avait , comme notre terre, des collines et des vallées ^ T/iv Tc).^vr,v

oi/.o'jîiç s/ji'J, cf.'Ù.ù y.v.i lô>fOvç y.(/.l y«6(/yy«ç. 11 parait ,

du reste, d'après un texte * conservé par Sim- plicius , qu'il avait conçu l'existence d'êtres intelligents sur d'autres planètes que la terre. « Il y a, dit Anaxagore dans ce fragment, il y a a , dans d'autres mondes que le nc>tre, des « hommes qui ont comme nous leurs villes, « leurs habitations, leurs travaux. Pour ces « êtres comme pour nous il va un soleil, une « lune , des astres. Pour eux aussi la terre « produit des fruits de tout genre qu'ils re- (I cueillent et font servir à leurs besoins. » Il enseignait encore au rap])ort de Diogène, que les comètes sont des corps incandescents, ré-

' Voir aux notos le frajj[in. h.

234 ANAXAGORE.

sultat du choc mutuel des corps célestes, et que les étoiles filantes sont des étincelles chas- sées à travers les airs. Il ajoutait que dans l'o- rigine le mouvement des astres ne s'opérait pas suivant des lois régulières , x'jxpv. /.ut' v.ù- xas-fxiî eo/oîtSw? hnyhxi)v.i. Enfin il expliquait l'exi- stence et la nature delà voie lactée, yulK^lu, par la réflexion des rayons solaires renvoyés par des astres non lumineux par eux-mêmes ,

îfjxi u'j»y.\i.Tiv ywTOj oii-o.y.O'j pt/j y.v.ral.c/.uizoïii-JWJ tiûv aT-

T/icov. ' Telles étaient, au rapport de Diogène de Laërte, les opinions d'Anaxagore sur quelques points d'astronomie , de météorologie et de physique.

Dans les considérations précédentes, nous nous sommes spécialement attachés à décrire le côté matériel de la cosmogonie d'Anaxagore. Mais cette cosmogonie (et ce n'est pas son caractère le moins original) contient de plus un élément intellectuel que nous n'avons fait ([u'indiquer. et qu'il nous reste à signaler plus explicitement.

* Diog. de L.

ANAXAGORE. 235

L'ancienne philosophie , depuis Aristote ', reconnaissait quatre sortes de causes. La pre- mière était l'espèce et !a forme propre de chaque chose, le quidditas ou causa formaiis des scholastiques, et le z'Œoç uop'fnç des péri- patéticiens. La seconde était la matière ou le sujet , V ^U , jTroxEifzivov dans le langage aristotélicien, causa malerialts dans celui de la scholastique. Le troisième était le principe du mouvement , qu'Aristote appelle xpyn rn; /.tv«- (TiMç, et qui est nommé par la scholastique causa efficiens. Le quatrième enfm, est la raison ou le bien des choses, oJ htv.v. x«t ■zv.-iu.Wj, suivant la formule du Lycée, crt^/.sv/ finaiis sui- vant la terminologie scholastique et leibnitzien- ne. Parmi ces quatre sortes de principes, deux sur-tout prédominent, à savoir la cause ma- térielle, causa materlalis ^ i J)r, , jTroxjiajvov , et la cause efTicientc, causa e/Jicicnsj, «/■>/>- '''-' y.vjfiTzr.K . Car, ainsi que le dit Sénéque *, es>ie débet oliquid undè fiatj deindè à quo fiat; hoc

' Métaph., L, I, C. 3.

'' Epist. , 65.

236 ANAXAGORE.

causa estj illud materia. Omnis ars imitalio est naturœ. Itaque quod de imiverso dlcebam hulc transfer. Statua et materiam liabult quœ pateretur, et artificemqui materlœ daret faciem. Ergb in statua materia œs fuit, causa artifex. Eadem conditio rerum omnium est. Ex eo constat quod sit, et ex eo quod facil. De ces deux causes, l'une la cause matérielle, l'autre la cause ef- ficiente, les philosophes ioniens antérieurs à Anaxagore, avaient admis la première, bien qu'ils ne fussent pas d'accord sur sa nature. Mais en même temps ils s'étaient, pour la plu- part, accordés à ne pas reconnaître, au moins ostensiblement, la seconde. Anaxagore, le pre- mier , admit avec une rigoureuse précision, tout à la fois l'une et l'autre de ces causes, la première dans la présence et l'indéfinie multi- plicité de ces iniiniment petits dont le mé- lange et la confusion constituait l'état pri- mordial des choses, «î/J^oO ràvra yji^v.-za. «v, v.tzziçjo.

y.v.l nln^joç y.uicTiJ.iy.poTo'CK, le sccond dans l'intcrven- tion d'une intelligence motrice et ordonnatrice, voOf. C'est un moment solennel dans l'histoire de la philosophie que celui l'idée d'une in-

ANAXAGOBE. 237

telligence motrice et ordonnatrice, se dé- gageant des formes poétiques qu'elle avait revêtues jusqu'alors, vint se poser scientifique- ment. L'avènement d'une semblable notion est un de ces phénomènes qu'il faut religieu- sement constater et recueillir, non-seulement à cause de leur importance philosophique, mais encore parce qu'ils témoignent histori- quement d'un immense progrès intellectuel, et qu'ils sont un signe en quelque sorte maté- riel et visible du perfectionnement moral d'une époque et d'une race. C'est à Anaxagore qu'é- chut en ce point le rôle glorieux d'instrument de la Providence , en introduisant dans la science l'idée d'un esprit moteur et ordonna- teur de la matière. Sans doute avant Anaxa- gore, l'idée de Dieu existait au fond de toutes les intelligences, puisqu'elle était la base des croyances religieuses et des cultes populaires ; mais elle y existait sous une forme irréllexive. Anaxagore, en soumettant cette idée aux pro- cédés de la réflexion, lui conféra une valeur scientifique. 11 ne la créa point; car l'idé*' dr Dieu , pas plus (pi'aiicune autre itl<'c ucccs-

238 ANAXAGORE.

saire, ne peut être le produit d'une intelligence finie; mais la trouvant toute constituée dans le culte national et dans les croyances popu- laires, il l'importa dans la science, après l'a- voir dégagée de ses enveloppes symboliques, et produisit ainsi en philosophie une véritable révolution morale, puisque dès-lors l'organi- sation de l'univers cessa de s'expliquer par des causes purement physiques, telles que le développement et les transformations d'un principe élémentaire , ou la combinaison de plusieurs éléments entre eux, pour être rap- portée aux plans sagement combinés d'une intelligence. C'est un des côtés les plus pro- fondément originaux de la doctrine d'Anaxa- gore, et l'un des points fondamentaux par les- quels cette doctrine diffère essentiellement d'avec les systèmes qui lui sont antérieurs ou contemporains.

Ce caractère spiritualiste de la cosmogonie d'Anaxagore peut se démontrer par un en- semble très imposant de témoignages.

Commençons par celui d'Aristote : « La plu- « part des premiers philosophes, dit Aristote,

ANAXAGORE. 239

« ont cherché dans la matière le principe de « toutes choses... On ne considéra d'abord « les choses que sous le point de vue de la « matière. Mais, quand on en fut là, la chose « elle-même força d'avancer encore, et im- « posa de nouvelles recherches. Si tout ce qui « naît doit périr, et vient d'un principe uni- « que ou multiple, pourquoi en est-il ainsi, « et quelle en est la cause? Car ce n'est pas « le sujet qui peut se changer lui-même. " L'airain, par exemple, et le bois ne se chan- « gent pas par eux-mêmes, et ne se font pas, « l'un statue, l'autre lit; mais il y a quelque « autre cause à ce changement. Or, chercher « celte cause, c'est chercher un autre prin- « cipe, le principe du mouvement... La vé- « rite elle-même força donc, comme nous le « disions, à recourir à un autre principe. En « effet, il n'est guère vraisemblable que ni le « feu, ni la terre, ni aucun autre clément de « ce genre, soit la cause de l'ordre et de la « beauté qui règne dans le monde, éternelle- « ment chez certains êtres, passagèrement « <-hez d'autres. D'un autre côté, rapporter un

240 ANAXAGORE.

« tel résultat au hasard ou à la fortune, n'eût « pas été raisonnable. Aussi , quand un homme « vint dire qu'il y avait dans la nature, comme « dans les animaux, une intelligence qui est <( la cause de l'arrangement et de l'ordre de « l'univers, cet homme parut seul avoir con- « serve sa raison au milieu des folies de ses « devanciers. Or, nous pensons avec certi- « tude qu'Anaxagore entra le premier dans « cette voie. Avant lui, Hermotime de Clazo- " mène paraît l'avoir soupçonnée \ »

Le passage que venons de citer est emprunté à la Métaphysique d'Aristote. Il nous serait fa- cile de puiser dans les autres écrits du même philosophe des témoignages analogues. Pour nous arrêter, entre autres, à un passage décisif, nous citerons ces mots empruntés à sa Pkysi-

fjU€ '. « l'ïjT'. yàp Ava^ayopa?" iaoï) twv ttk-ktwv ovtwv « y.v.i npîtio-JvTM'j arrît^ov y^^i-io^J, y.vjr)^i-j èu-rzoïrirrui tôv

« voOv y.cà Ziv.y.pi'j(/.i. Auaxagorc dit : Tout étant « resté confondu et immobile pendant une

Mitaph., I,. I, C. ;5 (irad. <\o M. Cousin). ' PInjs., L. I, C. 8.

AXAXAGor.E. :241

« durée indéterminée, l'esprit vint apporter

« à toutes choses le mouvement et l'ordre. »

Diogène de Laërte, en sa vie d'Anaxagore,

attribue au philosophe de Clazomène la même

pensée et presque dans les même termes :

« 77^W-0? 70 ■j'/.Yi VOOV i7ri(7Tïi(T-V, «t^yiaiVOJ OJT&J TGV -T-jy-

« ypuu.txu.TOc- TTu-jzu /Of.u.a.TC. h ouloù, s7.ru. voO? iy.f/w

« u'jru fjjixocra/icrî. » <■ Anaxagore fut le premier « (piià la matière ajouta l'esprit ; il commença « son livre en ces mots : tout était confondu; « l'esprit vint et ordonna toutes choses. »

Proclus, en son commentaire sur le Timée de Platon , nous représente tous les prédéces- seurs d'Anaxagore comme des hommes endor- mis, et ce philosophe seul éveillé pour voir et pour montrer à l'univers la vraie cause de toutes

choses '■ « \-Juiu'i'jp'/.ç Soy.îï y.uOfjBo-JT.rj tÔv voOv tzom- « Tov «tTtov Twv yi.y\toy.évr,rj I.S-Ï'j »

Enlin Cicéron , dans son iraité de Natitrà Deorum : ' « Primus omnium rerum descriplio- « nem et modum mentis in/initœ vi ac ratione « designuri ac confia roluit.» Kt. dans ses prc-

' I.. I, (;. 1.

IG

242 AiXAXAGORE.

mières Académiques * ; « Anaxagoras mate^ « riam infinitam, sed ex ed particidas j, similes « inter se j minutas j eas primîmi confusasj « posteà in ordinem adductas à mente divind.^)

A ces différents textes , nous pouvons en ajouter de plus précieux encore qui appar- tiennent à Anaxagore lui-même, et qui nous ont été conservés par Simplicius. Dans l'un" de ces textes, Anaxagore établit formellement la distinction de l'Esprit d'avec la matière, du ■jovç d'avec l'ensemble des choses, et se sous- trait ainsi à toute accusation de panthéisme ; et en même temps il pose le vo^? comme pre- mier moteur, déniant ainsi à la matière la faculté de se mouvoir par une force inhérente

à elle-même : Emi yï^çkto Ô vo-jç -/.iviI-j, kttô toû -/ivo-

p.:voy 7TKVT0Ç à-Kîy.pbizo. « Au moment l'Esprit « commença à imprimer le mouvement, lise <( distinguait de l'ensemble auquel ce mou- « vement était imprimé. » Dans un second de ces mêmes fragments, Anaxagore établit

' L. II, C. 37.

' Voir aux notes le fragm. 18.

ANAXAGORE. 2/j.3

l'immensité et l'omniprésence du voO? : « L'Es- " prit, à titre d'être par excellence, est « sont toutes choses, au sein de l'ensemble, « au sein de l'alliance et du dégaj;;ement ';« et de même que dans le fragment précédem- ment cité, il se séparait nettement de toute espèce de panthéisme, de même, dans le frag- ment actuel, il répudie cette doctrine adoptée et propagée par plusieurs Éléates, qui, pre- nant le contre-pied du panthéisme, tend à faire de Dieu une unité abstraite et isolée, qu'elle relègue dans une région l'hypo- thèse seule peut atteindre, et qu'une sage mé- taphysique, docile aux lois de la méthode ex- périmentale, se refusera toujours à aborder. Ainsi, dans la doctrine d'Anaxagore, point de monde sans Dieu, mais aussi point de Dieu sans monde. Le monde et Dieu sont l'un et l'autre admis et posés par lui à titre d'êtres coexistants, mais distincts, et de telle sorte toutefois, que, nonobstant cette distinction. Dieu j)énêtre toutes choses, soit présent par-

Voir aux Notes, fra!?m. 23.

'2h[i ANAXAGORE.

tout, et qu'ainsi, sur chaque point de l'en- semblc, il y ait une incessante relation entre le monde et Dieu. Enfin un troisième frag- ment, que nous allons citer en entier, est re- latif à la nature et aux attributs du voo? : « Chaque chose ( dit Anaxagore ) participe de « la nature du tout. Mais l'Esprit est infini, « libre, sans mélange, et ne relève que de « lui-même; car si l'Esprit relevait d'autre « chose que de lui-même, et qu'il ne fût pas « libre de tout mélange, il participerait de la « nature de toutes choses ; car, ainsi que déjà « il a été dit, tout est dans tout. Dans un sem- « blable mélange, il trouverait obstacle, et ne « pourrait dominer comme s'il était pur de « tout alliage. Il est, de tous les êtres, le plus <■ subtil et le plus pur; il a l'intelligence de « toutes choses et une puissance immense. .1 Toutes choses qui existent, petites et gran- « des, sont soumises à l'Esprit. Le mouvement « universel était dans sa dépendance, et c'est « (le lui que ce mouvement émane; et dans « c(^ mouvement, il y a eu dès l'origine jus- « f|u'à nos jours, et il y aura de nos jours

ANAXAGOUE. 2^5

« vers l'avenir, progression indéfinie. Ce qui « est mêlé, ce qui est dissous, tout tombe « sous le regard de l'Esprit. Tout ce qui de- « vait être, tout ce qui a été. tout ce qui est, « tout ce qui sera, c'est l'Esprit qui a tout ré- « glé. C'est de lui qu'émane ce mouvement « circulaire qui entraîne les astres, le soleil. « la lune, ainsi que l'air et l'étlier, ces deux « éléments éternellement distincts de l'en- « semble des choses. Grâce à ce mouvement « circulaire, le léger s'est séparé du dense, le « chaud du frojd, le sec de l'humide, la lii- « mière des ténèbres *. »

11 résulte de ces divers textes réunis, qu'à côté de l'élément matériel, Anaxagore admit le premier dans la Cosmogonie, un élément spirituel, le voO?. De plus, comme fait observer Aristote % il sépare avec une précision parfaite. 'i>uvifjr.,ç, les attributs de l'Esprit d'avec ceux de la matière, en établissant que l'essence du voo? est simj)le , «ttaoGv, sans mélange, «.^-''/à, pure, /aOar.Tov, ayant en soi la connaissance et

Voir aux notes, le fragm. 8. » De Anima, L. 1, C, 2.

:246 ANAXAGORE.

le principe du mouvement pour tous les êtres.

To TE ytVjJTxsrj y.a.i to ztve îv y.a.1 Y.fiifica.i 7râv« loU-

tefois, et malgré cette diversité des attri- buts de la matière et de l'Esprit &i ingénieuse- ment discernée par Anaxagore et si lucidement constatée par Aristote, il est po^irtant un at- tribut qu'Anaxagore regarde comme commun à l'une et à l'autre de ces deux natures, et cet attribut, c'est l'éternitéo Or, que suit-il de là? C'est que la matière étant coéternelle à l'Esprit- Dieu n'est pas créateur, mais seulement or- donnateur. L'idée de la création est une idée toute chrétienne, qu'il ne faut pas chercher dans la philosophie grecque, pas même dans Platon, qui pourtant semble avoir, en plus d'un point, pressenti le christianisme. Le Dieu d'Anaxagore n'est donc pas une intelligence créatrice, mais seulement une intelligence ordonnatrice et motrice. 11 suit, en effet, des textes d'Aristote , de Diogène de Laërte , d'Anaxagore lui-même, précédemment cités, que, dans l'origine, tout était à l'état de chaos

et d immobilité , îrâvra if/ou, y^^-pioJvTwv TrivTCjv,

état qui se prolongea pendant une durée in-

ANAXAGORE. 0/i7

définie, «rrr.oov /^povov, jusqu'à ce que l'Esprit, vint imprimer à l'ensemble des choses le mou- vement, y.hjY,7i-j èuTuoi-n7c^r voOv , lequel amena le dégagement mutuel des éléments jusque-là confondus, T^àv toOto Sizy.pi'jr,, et, par une consé- quence de ee dégagement , l'ordre et l'har- monie, r«vT« Btzy.fJcTiJ-nis. Or, d'un Dieu moteur et ordonnateur du monde physique, tel que nous le trouvons chez Anaxagore, à un Dieu pro- vidence du monde moral, tel qu'il nous ap- paraît chez Platon ', l'intervalle est consiclé- lable, et cet intervalle , c'est au progrès des âges qu'il appartient de le combler. Toutefois, si Anaxagore n'a pas déterminé les attributs moraux de l'intelligence suprême avec la même précision que ses attributs métaphy- siques, il semble au moins en avoir eu l'inten- tion quand il a écrit, au rapport d'Aristote \ que le voO,- est le princi|)e du beau et du bien.

AvKÇayioK- 7ro>.>,«;^o0 aiViov roO y.vj.ùç y.cl ôpO-oç tov

voGv>iy.t. N'est-ce pas là, en une certain*' me- sure, une sorte de pressentiment de celle pro-

' Voir notamment le Timc'e. ' De Anima, L. 1, C. 2.

"IkS ANAXAGORE.

vidence que Platon, dans son Thneej, devait un jour appeler le Dieu bon ?

Anaxagore apparut à une époque , con- formément aux lois qui gouvernent l'esprit hu- main , les investigations scientifiques devaient de préférence se porter sur le monde matériel, ses phénomènes , ses propriétés, son origine et sa formation. A l'exemple de Thaïes, d'A- naximandre , d'Anaximène , d'Heraclite, il se livra sur-tout à l'étude de la philosophie naturelle. Toutefois, au milieu de ses préoccu- pations physiques et cosmogoniques, le phi- losophe de Clazomène ne demeura point étranger aux spéculations de la philosophie morale. Nous venons de voir qu'il mérite d'être appelé le créateur de la Théodicée. Ajou- tons maintenant qu'il fut, avec Heraclite, le fondateur de la logique. En effet, le problême de la véracité de nos facultés intellectuelles et de la légitimité de nos connaissances semble avoir attiré son attention, et, chose qui peut et doit })araître étrange chez un philosophe adonné aux recherches physiques et cosmogo- niques, Anaxagore paraît avoir résolu ce pro-

ANAXAGORE. 2^9

blèmc dans un sens plus éléatique qu'ionien, en disant que le témoignage des sens ne pou- vait en aucune façon nous conduire à la cer- titude, et en posant la raison comme le aHte- Hum unique du vrai. « Anaxagore, le savant " physicien (dit Sextus-Empiricus), reproche « aux sens leur imperfection, et prétend que « leur faiblesse est pour nous un obstacle à juger « de la vérité des choses. Il apporte en preuve « de l'infidélité des sens l'exemple du chan- « gement des couleurs. Car, dit-il , si nous «' prenons deux liquides colorés, l'un noir, « l'autre blanc, et qu'ensuite nous venions à « verser l'un dans l'autre goutte à goutte , la « vue ne pourra discerner ces insensibles « changements. Aussi , Anaxagore admet- « il communément la raison comme crite-

« l'ium.

ÇaA/r.iv Tc/., v.'L;hf,'7ii;, jtto c/.<j>oi.\>f>rjTY,7o; u-jzo>v <j)r,>7l , z'. '/à/5 5Jo "t.y.^oiai-j yp>'>)^u.-:v., ^ri).à-j xa« /evzôv, eitm ;/

250 ANAXAGORE.

Cette sorte de scepticisme en matière de perception extérieure est encore attestée chez Anaxagore par Cicéron en ses Académiques *. « Le sage , dit Cicéron, se réglera sur les ap- « parences pour agir ou ne pas agir, et il « trouvera la neige blanche, sans être aussi « difficile qu 'Anaxagore qui le niait, et qui, de « plus , soutenait qu'elle ne lui paraissait « même pas blanche, puisque l'eau, dont « elle n'est qu'une condensation, est noire. « Hujus modl igitur visis consUia capit agendi »i aut non agendi^ faciliorque erit ut idbani esse « nivem probet quàm erat Anaxagoras , qui id « non modo ità esse negabatj sed sibi, quià sci- « ret aquam nigram esse , unde illa concreta « essetj, ne vider i quidem. »

Ces textes de Cicéron et de Sextus, auxquels nous pourrions joindre le fragment suivant

Tfzu.t. ô o-yiif ^'.uy.ovjiu rv.ç Tracà oir/.oov !/îT«Ço).aj... 'j'jttj ô fièv Av«H«yooaj xoivwç rôv /.o'/ov i»ï) xotT/jotov îhui.. »

(Sextus-Empiric, adv. Matliem., L. 7). ' L. II, C. 3.

ANAXAGORE. 251

d'Anaxagore lui-même, conservé par Simpli-

ciuS : Yttô àfuvpoTfiTOç a-JTwv âuva-ro;. ètw-ev y.oi-j-cj

Tà)r)9î? ' : « à cause de leur faiblesse (de nos sens) « nous ne sommes pas en état de discerner « le vrai >• ces textes réunis, disons-nous, ne décèlent pas seulement chez Anaxagore, tout physicien et tout Ionien qu'il soit, une ten- dance formelle vers cet idéalisme qui , dans l'antiquité, eut pour représentants les plus absolus Parménide et Zenon, et, dans l'àji-e moderne, Berkeley; ils dénotent encore un incontestable progrès dans l'esprit philoso- phique, en ce sens que la logique vient réclamer et commence à prendre la place qui lui est due dans les investigations scientifiques. Avec Thaïes, Anaximandre, Anaximène, la philo- sophie avait été exclusivement la science de In nature matérielle. Avec Pythngore et son école, les mathématitpies et la morale étaient venues par un premier progrès, s'ajouter ;i l'astronomie, à la cosmogonie et à la physi(iuc générale. Avec Heraclite et Anaxagore, com-

Voir, aux noies, le fiagm. 25.

252 ANAXAGORE.

mence à s'agiter le problème de la légitimité de la connaissance; en d'autres termes, par un progrès ultérieur, la logique commence à poindre. Avec Anaxagore, enfin, un nouveau rameau vient de croître sur l'arbre de la science, et la Théodicée a fait sa première ap- parition. Vienne maintenant Socrate, et il trouvera constitués tous les éléments de la philosophie morale; il ne lui restera qu'à les recueillir et à les développer , et ainsi se trouvera réalisée cette pensée de Diogène de

-Ljaerte « îx zo-j ujl-ÔTCit tlç -.vpzlii v-RÙ.r/fh-n. »

' En sa Bimiraphie d'Archélaûs.

ARCHKLAIS, 25^

CHAPITRE IX.

ARCHÉLAUS.

Aucune unité de doctrine ne préside à la solution des problèmes que se posa la philoso- phie ionienne. Les questions se représentent toujours les mêmes, pour être résolues en des sens toujours différents. Sauf Anaximène, dont le système cosmop:onique fut reproduit et développé par Diogène d'Apollonie, il n'est pas un seul Ionien dont les doctrines aient fait éeole. Cette divergence caractérise la der- nière période de la ))hilosophic ionienne , comme clic avait mar(|nc la nrciiuèrc (''po(|U(' (le son cxislciwc. I>i('ii (|iiVlr\(' cl successeur

254 ARCHÉLAUS.

d'Anaxagorej Archélads rejette le prineipe eosmogonique de son maître. Il répudie le système d'Anaximandre et d'Anaxagore , qui admettaient un nombre indéfini de principes, ii.n-upov, une sorte de totalité confuse, Trivta ô^ov, pour se rapprocher du point de vue de ceux d'entre les Ioniens qui avaient reconnu un nombre déterminé d'éléments. Seulement, à la différence de ces derniers, qui tous avaient, bien que sous des formes diverses, adopté l'unité, Archélaïis admet et pose la dualité,

Maintenant , quelle était la nature des termes qui constituaient cette dualité? Ici, il devenait difficile qu'Archélaùs , qu'il le vou- lût ou non , ne suivît point quelqu'une des traces laissées par les doctrines antérieures. Chacun des quatre éléments reconnus jusqu'a- lors , l'eau , la terre , l'air, le feu , avait été successivement adopté à titre de principe unique. Archélaùs allait-il proposer un élé- ment nouveau, ou bien tenterait-il une tusion

' Diog. de L..

ARCHÉLAUS. 255

entre les doctrines de quelques-uns de ses devanciers? Ce dernier caractère est celui dont se revêtit son système. Sous la dénomination de chaud et de froid, il admet deux principes,

iityz ok Sûo v.hiv.ç si-iicf.t yvjfjifj)? , dîouov y.cù ip-jycov '.

Mais le chaud et le froid ne sont point des êtres réels; ils n'existent qu'à titre de modes et de qualités ; ils réclament donc l'un et l'atitre un sujet d'inhérence ; et ce double mbstratum ne peut être que le feu d'une part, et l'eau d'autre part. Au rapport d'Origène % Archélaûs estime que, dans l'origine, il y avait entre ces deux éléments une sorte de confusion et de mélange , f/iyaa. A cette con- fusion succéda un dégagement, qui eut pour résultat la séparation du chaud d'avec le froid % en d'autres termes, du feu d'avec l'eau. Dès lors s'exerça une action du premier de ces deux éléments sur le second , et les effets de cette action, tels qu'ils sont caractérisés dans

' Diog. de L., Monograph. d' Archélaûs. . L. 'i.

Orig., L. 1.

256 ARCHÉLAUS.

Diogène de Laërte ' , furent la formation de la terre et de l'air. En effet (et nous retraçons ici la description donnée par cet liistorien de la philosophie) , d'une part, l'action du feu fit passer une masse d'eau à un état intermé- diaire entre le solide et le liquide , d'où ré- sulta la terre; d'autre part, cette même ac- tion, en conférant à certaines autres molé- cules d'eau une plus grande fluidité , en forma l'air, de telle sorte que, dans l'ensemble des choses , l'air se superposa à la terre et à l'eau, et se trouva lui-même dominé par le feu,

« '•jpo>§z; ' <j'rj'ii7zc/.7ui, noizîv '/^v, '/.v-Oô §é tt;oioûzi, ùzoa. « yîvvâv. ô9cv ir; u.k'i vTo ro'j y.tpoç, ôSî vTrô rrjç tt-joo; « Ttspifopâç ■/.pa.-ûrKi »

11 semble résulter de cette description que la terre forma d'abord une sorte de masse

' Monog. d'Archélaûs.

= Les éditions vulgaires de Diogène de Laërte donnent T/,zi!/£vov et TTj^o'Jj'î-ç. Sur les traces d'un critique allemand, Hittor, nous avons adopté -/-/^v J-u-vov et --joûthç, qui ofli'oiit un sons bien plus saiisfnisant.

ARCHÉLAUS. 257

fangeuse, z-jp^hç, un immense marais, opinion conforme à celle de plusieurs géologues de nos jours «, et qui paraît en même temps s'ac- corder avec les plus anciennes traditions, et notamment avec les récits bibliques , qui nous représentent ces deux éléments, l'eau et la terre, à l'état primitif de confusion et de mé- lange ' ; puis, par l'action constante du feu, le règne animal apparut, éclos du limon terres- tre, et, comme dernier produit de cette nouvelle époque, l'homme, ainsi qu'il résulte du té- moignage de Diogène de Laërte , interprète, en ce point , de la doctrine d'Archélaiis :

« Ta Çôja «7To -r^? ihjoç yz-jvnOfiiiui yîvw.frOxi tfr.rr',. « tr7j« h. fjtpunç Tôç ynç, outw y.ui ro-J? «vOû-w-o-jç. »

Origène aussi nous a retracé les diverses pha- ses de celte formation, telles que les avait conçues le philosophe de Milet. « Voici, dit-il, « ce (jue pensait Archélaiis de la naissance des « animaux. A mesure (pic la terre reee\ait

' Voir iiolammciit les liavaiix de M. Klic «le Ucaumont. ' « Et tenchrd' crant super facinn ahyssi, et spirifiis Dri '< farrhafin sHprr (KjiKts. >■ (('iIvmVsk, C. |, \(>|-s '_>.)

1/

258 ARCHÉLAUS.

« l'action du feu , du mélange du chaud et <• du froid naissaient les différentes espèces « d'animaux, ayant tous le même aliment, !i nourris qu'ils étaient du limon primitif. Du « reste, ils vivaient peu. Plus tard, ils com- « mencèrent à se reproduire entre eux. Alors, « les hommes se séparèrent du reste des ani- « maux , se choisirent des chefs , créèrent les « arts , établirent des villes et toutes sortes « d'institutions. Archélaùs ajoute que l'esprit « était également en tous les êtres vivants ; car « chacun d'eux se sert semblablement de ses « organes corporels , mais les uns avec plus « de lenteur, les autres avec plus d'activité '. »

TCiv iv T'ô y.c/.rà u.-60j, ottov to hio'j.'rj-j y.ui t6 -li-jyrjrj'i iu.i'7- 'l'.t'^j, à-Jt'jicf.hzzo zcf. zz ix'Ù.u. 'Cmv., ttoa/k y.v.i àvoy.ota, r.i/.-j-.'/. Xfi'j v.jZCi'j ^LCiizciL-j i'y/jvzc/., iv. zr,; urjoç zoi'fiiLVJO.' r,v ô/tyo^^povta. 'jtrzzf^ov Si v.'jzoïç y.ui è'S, à/./7J).wv yi-jz(ji.ç y.'JZTZo, y-Cf.'i. Si-zy-piOYi^av avOûwîroi «tto zifj «Xawv, y.ul rîyîpio- •jy.;, y.c/.l. vôu.ouf. y.t/.l zéy^'jctç, y.a.i tzoXziç^ y.a.i aXla (tuvît- T>î(7av, ISoOv de '/.éyzi nàiu i^ovi'j'ju.i Çwotj ouoiwç. /^P'i- TK^Oa', yùf/ cZK(TTOv y.c/.iz'ofjM^.t/.zi ôuoiwî, zo uzv(jpa.d\/zzprj>:, rrj 5i zyy;jzzp'„:. [0\\^., L. 1.)

ARCHÉLAUS. 259

Dans ce passage , deux points sont à remar- quer : en premier lieu , l'apparition des ani- maux et de l'homme est conçue et décrite chez Archélaùs à peu près selon les mêmes idées que chez Anaximandre. Chez l'un comme chez l'autre, on aperçoit, bien que détermi- née d'une manière assez vague, une succes- sion d'époques, dont la dernière est l'appari- tion de l'homme à titre d'être supérieur, et, comme tel , se séparant du reste des animaux et posant les bases de la civilisation. Un se- cond point, c'est que la doctrine d'Archélaiis admet un Esprit , voOv, qui anime également tous les êtres et préside à leurs mouvements et à leurs actes. Cet Esprit est également en tous, ip'j- jîtrOat ôpoto),-. Le scus de cette dernière asser- tion est-il que VEsprit, le voOç, ne manque à aucun être, ou bien qu'il est égal d'un être à un autre? Ici l'interprétation est condamnée au doute. Toutefois, des derniers mois du j)as- sage d'Origène, qui vient d'être cité, n'est-il ])as permis d'inrérer (pi'Archélaiis r«'C(mnais- sait uu esprit unil'orménicnt répandu dans tous les êtres, égal à lui-iuêmc en chacun

260 ARCHÉLAUS.

d'eux , mais inégalement servi par les or- ganes , de telle sorte que toute la différence d'un être à un autre fût un simple résultat de la conformation corporelle? Nous n'ignorons pas combien il importe d'être sobre de con- jectures dans l'exposition de doctrines an- ciennes , sur lesquelles nous ne possédons plus aujourd'hui que des témoignages incom- plets. Toutefois, cette hypothèse, si elle n'est pas absolument vraie, nous parait au moins très soutenable. Toujours est-il que cette adop- tion du voùç, héritage recueilli par Archélaûs de la doctrine d'Anaxagore, son maître, répand sur ce système une sorte de spiritualisme , qu'il faut avoir soin de ne pas méconnaître , sous peine de fausser le véritable caractère de la philosophie d'Archélaùs. LevoO,- d'Archélaïis est aux animaux et à l'homme ce que le voO? d'Anaxagore est à la nature entière , un prin- cipe moteur et régulateur. La philosophie ionienne finit donc par le théisme et le spiri- tualisme , puisque , avec Anaxagore , elle re- connaît un Dieu au-dessus de la nature , et , avec Archélaiis . iinc^ ain«' dans les animaux et

ARCHELAUS. 261

dans l'homme. Derniers produits del'lonisme, les doctrines d'Anaxagore et d'Archélaiis pré- parent en plusieurs points celles de Socrate et de Platon , et portent en elles les germes de tous les progrès à venir.

Indépendamment de ses travaux cosmogo- niques, Archélai'is paraît s'être occupé d'as- tronomie et de physique; et Diogène de Laërte rapporte quelques-unes de ses opinions rela- tives à l'une et à l'autre de ces deux sciences. Ainsi il disait que le tout est infini , to ttkv «TTïicov , et que le soleil est le plus grand de tous les astres; ce qui n'est vrai que par rap- port aux astres qui composent notre système solaire. Il disait encore que la voix est un effet de la percussion de l'air; que la mer occupe les cavités formées par la terre, c'est-à-dire les vallées. Il fallait bien qu'Archélaûs s'adon- nât spécialement î\ l'étude de la nature, puis- qu'il fut surnommé le physicien^ zyMOn '^Oirtxoçr ' Suivant Diogène de Laërte, il y eut une autre raison encore à ce surnom : c'est que la phi-

' Diog. de L.

262 ARCHÉLAtS,

losophie naturelle s'éteignit avec lui pour faire place à la philosophie morale mise au monde

par Socrate, t''rr,h-j ï-j u-jz'lt i sJTi/.r, »t/070'j^i«, Ir.y/.çc/.-

-'j-j; rrrj r/jr/.r/; îtcra'/a'/ov-ro,-. Néanmoins Arcliélaùs paraît n'être pas demeuré étranger à la philo- sophie morale, et Diogène deLaërte nous a con- servé de lui une maxime relative à l'origine de l'idée de juste et d'injuste : oi/atov çhxi y-v-iro ui'yypôy o'j fj(Tu uù.à vop.w, maximc d'uu sens très ambigu, susceptible, à notre avis, de deux in- terprétations entièrement opposées l'une à l'autre, et qui peut signifier, ou que la source de l'idée de juste et d'injuste est ailleurs que dans la nature matérielle, c'est-à-dire , appa- remment, dans la loi morale, ou que la dis- tinction admise entre le bien et le mal n(; vient pas de la nature, mais seulement des lois, ce qui tiendrait à faire de cette distinction quel- que chose de purement factice. Diogène de Laërte ajoute d'ailleurs que les lois, le beau et le bien avaient fait plus d'une fois la matière des discours et des entretiens d'Archélaùs, •-<«<;

yùp Tzzç/i vofxojv mfiXoToo-ny.z , y.v.l y.c/.'/.ôrj, y.c/.i Siy.v.i'jfj, Ct

que Socrate, ayant reçu de lui les premiers

ARCHÉLAUS. 263

germes de la science morale, ne fit que les développer, et passa ainsi pour en être le

créateur, Trap' oO ).«Ç«v Zrjiy.pÙTnç wj^ÔTui. îi; s-'j- .srtv ■jTcù.rifB-/}.

Arcliélai'is avait eu pour maître Anaxagore de Clazomène. « Anaxagore, dit Eusèbe, eut trois « disciples, Périclès, Euripide et Archélaùs. « Ce dernier succéda , dans la ville de Lamp- « saque, à son maître Anaxagore , et ensuitr « étant venu à Athènes, il y continua son cn- « seignement, et réunit autour de lui un très « grand nombre de disciples athéniens , par- « mi lesquels Socrate ' Archélaùs vint donc de Lampsaque à Athènes quelque temps après la mortd'Anaxagore; aucun doute sur ce point. Mais quelque chose de plus contesté, c'est de savoir s'il était à Athènes, et s'il ne faisait qu'y retourner après l'avoir quittée sur les traces de son maître proscrit, ou s'il avait pris naissance en lonie , à Milet, cette antique |)a-

Av«^Ky'Y>oj. u.îtu^jVç 5i £tç AOri'JKÇ , ix-t èyôlua- , y.v.'t rô).)o-jç îT/:"'' cf.OrrJui'>)v yj'.tpiuLO-j;, h oJç y.v.l 2wxo«Tr,v. rra-paiat. Evaiuj., L. X, (î. ifi.

264 ARCHKLAUS.

trie de Thaïes , d'Anaxitnandi-e et d'Anaxi- mène. Ici, les opinions se combattent. Sim- plicius , s'appuyant sur le témoignage de Théophraste , assigne Aîlièncs pour lieu natal à Archéiaiis. Diogène deLaërte, biographe des philosophes anciens et historien de leurs doc- trines , laisse la question indécise, en disant qu'Archélai'is était soit d'Alhènes, soit de Mi- let , « h.pyjkc/Mç , Ao-/ivKtoç , ri MtAïjTtoç. » On voit que c'est un point difficile à résoudre. Quoi qu'il en soit, et qu'Archélai'is fût à Milet ou à Athènes, son nom, en toute hypothèse, nous paraît pouvoir être rangé parmi ceux des philosophes ioniens. En effet, ne fut-il pas disciple d'Anaxagore? Ne suivit -il pas en lonie son maître exilé? Ne succéda-t-ilpas à Anaxagore dans l'école de Lampsaque, et ne transféra-t-il pas ensuite à Athènes cette même école? De plus, dans la série des philosophes Ioniens, malgré l'absence d'unité de doctrines, on peut constater une succession non inter- rompue de maîtres et de disciples, depuis Thaïes jusques et y compris Archélaûs. C'est ce qu 'établit très lucidement Diogène de Laërte,

ARGHÉLAUS. 265

lorsque , dans son Introduction ( npoiaio^j ) , il rattache les uns aux autres, par un lien de succession continue, Thaïes , Anaximandre , Anaximène, Anaxagore et Archélaùs « ««/oo

« oj Ao^f/ao? » à Athènes, ou àMilet, Archélaùs est donc, dans l'une et l'autre hypo- thèse, un philosophe ionien. Maintenant, ajouterons-nous avecDiogène de Laërte, qu'il fut le premier qui transporta d'Ionie à Athènes, la philosophie naturelle? « Tzpr:no? h. z-ôç loviar

« zfiV 'fj>7i.y.r,-J tfù.oiTOfiv.-j fj.ZTrr/v.'/v^ \'yn''(*-'C' . " NoU , aS-

surément. Car il est universellement re- connu que ce fut à Anaxagore qu'appartint ce rôle; et le témoignage de Clément d'Alexan- drie ne laisse aucun doute en ce point lors- qu'il dit « qu'à Anaximène succéda Anaxagore ; « que celui-ci apjiorla d'Ionie à Athènes la « philosophie, et qu'il eut }K)ur successeur

" ArchélailS , Avy;c<yopa^ y.îT/iy«y:v «-ô ta? lovta," « AOnvaÇ: tïîv Sturpi^nv. to-jto-j fiiî^iy-ro Xo/i'/.v.o;. «

Diogène de Laërte a donc erré en ce j)oint, en attribuant à Arclichiiis ce ([ui ne convient qu'à Anaxagore. Archéiaiis enseigna, il est \rai,à

i266 ARCHÉLAUS,

Athènes ; mais il ne fit qu'y continuer l'école qu'y avait fondée avant lui Anaxagore, école temporairement transférée à Lampsaque pen- dant que grondait la persécution sacerdo- tale. Elève d'un illustre maître , Archélaiis eut un disciple plus illustre encore dans la personne de Socrate. On sait par les témoi- gnages de Platon ' et de Xénophon * quel avait été d'abord le goût de Socrate pour les recherches physiques. Eh bien ! n'est-ce pas à l'école d'Anaxagore et d'Archélaùs qu'il avait puisé cette ardeur pour la philosophie natu- relle? Et cet amour ])lus vif encore que Socrate porta ensuite aux spéculations morales, croit- on qu'il n'en devait rien aux leçons de se^ maîtres? Sans doute son propre instinct l'y portait; et il obéissait en ceci tout à la fois à l'esprit du temps et à sa propre nature. Mais enlin, n'avait-il pas fréquemment assisté aux entretiens d'Archélaùs sur les lois, le beau et le bien ; et n'avait-il pas y puiser un ardent

' Apologie. 1 Memorab.

ARCHÉLAUS. !267

désir de voir clair en ces questions sur les- quelles reposent l'ordre intellectuel, moral et social? Par ce point donc, le mouvement so- cratique, qui devait un jour avoir de si grands résultats, trouva dans la philosophie ionienne sa première impulsion; et peut-être est-il per- mis de dire, sans tomber en exagération au- cune, que, mère déjà de toutes les philo- sophies qui avaient rempli l'espace de ces deux premiers siècles *, l'Ionie eut encore le glo- rieux privilège de voir les germes sortis de son sein prendre racine sur le sol attique, et y pro- duire du développement de leur sève vigou- reuse cet arbre immense dont Socrate est le tronc, et dont Platon, Aristote, Épicure, Ze- non, et toutes les sectes antiques sont les ra- meaux.

De 600 à 600.

FFX.

NOTES. 269

IVOTES.

> NOTE SUR AAAXIMÈNE.

Anaximène s'occupa de géograpliie et d'astronomie. On lui attribue d'avoir supposé la terre plate. Peut-être les cartes qu'Ajiaviinandre avait dressées et qui donnaient à la terre l'apparence d'un plan , ont-elles produit cette erreur? Anaximène imagina et enseigna le premier la solidité des cieux. Plutarque {de p/aci7. p/a7o5.J dit qu'il les supposait de terre, c'est-à-dire, d'une matière solide et dure; en efl'et, quand on a rélléchi sur le mouvement qui entraîne toutes les étoiles de l'orient vers l'occident, en conservant leur ordre et leurs distances, on a pu penser d'abord que le ciel était une enveloppe spliérique et solide , à laquelle les étoiles étaient attachées comme des clous.

Anaximène passe pour l'inventeur des cadrans solaires. Cette invention serait une suite assez naturelle de celle du gnomon qu'Anaximandre avait érigé à Lacédémone. Mais, il est fort douteux que l'un et Tauire appartiennent au\ philoso- phes grecs. Celte connaissance était très ancienne dans l'Asie. Béroso, l'astronome chaldéen, passa dans la (irèce, il y porta le gnomon, la division du jour en douze heures, et sans doute ces cadrans dont il a i-lé nommé ainsi l'invi'nli'ur. \'(Md)li(in'-

270 NOTES.

T)as que la plupart des découvertes attribuées aux Grecs , ne sont que des connaissancescommuniquées. Ce qui nous paraît probable, c'est que le cadran solaire, ainsi que le gnomon et la division du jour, furent transportés de Babylone dans la Grèce, par Bérose. La division du jour seulement fut d'abord adoptée ; les deux instruments restèrent sans usage chez un peuple qui n'avait pas encore assez d'aptitude pour s'approprier des instruments inconnus et étrangers. On les oublia , et les deux philosophes x\naxiniandre et Anaximène les réinventèrent de nouveau, ou en flrent revivre la connais- sance ; et dans l'un et l'autre cas, les Grecs ne manquèrent pas de leur attribuer toutl'lionneur, ou par justice ou par vanité. Jusqu'à cette époque, les Grecs qui n'avaient point de cadrans ni d'horloges, connaissaient les divisions du jour ou les heures par l'ombre du soleil ; l'heure du dîner était fixée quand l'ombre avait de dix h douze pieds. Les anciens avaient des esclaves dont les fonctions étaient d'examiner l'ombre , et d'avertir du moment elle avait la longueur fixée. [Consul- ter à ce sujet les mémoires de l'Acad. des inscrip. t. IV, p. 151.)

11 paraît qu'Anaxagore fut l'invenleur du cadran solaire. Cette invention tenait à celle du gnomon, qui est due à Anaxi- mandre. Saumaise a prétendu qu'Anaximène pouvait être l'auteur des cadrans solaires, parce que long-temps après lui , dit-on , les Grecs ne connaissaient pas encore les heures comme division du jour. Saumaise observe que les anciens grammairiens, les écrivains même postérieurs à Alexandre, n'ont pas employé le mot heure , ou ne lui ont pas donné la même signification que nous lui donnons aujourd'hui. Il est vrai que chez les anciens les heures signifiaient les saisons de l'année. Il n'y en eut d'abord que trois : le printemps, l'été, l'hiver. L'automne fit la quatrième; et quand on s'avisa de partager le jour en douze intervalles égaux , ou du moins quand on en adopta l'usage, ces intervalles furent appelés heu- res, c'est-à-dire les saisons du jour. Mais Saumaise n'a pas fait

NOTES. 271

attention qu'il y a des écrivains antérieurs à Alexandre, tels que Hérodote {Euterpe) etXénophon [Memorab.inSocrat.) , qui parlent de la division du jour en douze heures, et qui on parlent comme d'une chose universellement connue. Il est donc probable qu'elle l'était au temps d'Anaximène , et nous avons même soupçonné que Bérose, quinze ou seize siècles avant J.-C, porta les cadrans dans la Grèce, qu'ils y furent oubliés, et depuis réinventés. (Bailly, Histoire de l' Astro- nomie ancienne.)

G NOTE SUR ANAXAGORE.

Voici le texte et la traduction des vingt-trois fragments d'Anaxagore, qui paraissent avoir été conservés par Simpli- cius dans son commentaire sur la Physique d'Aristote, et dans son commentaire sur le Traité du Ciel de ce même philosophe. Nous donnons en même temps le texte et la traduction de deux autres fragments d'Anaxagore , dont l'un a été con- servé par Sextus-Empiricus, et l'autre par Platon, Xéno- phon, Diogène de Laërte et Plularque.

FRAGMENT I. {SimpHc, Comment, inphys. Aristot., p. 33, b. )

OfAOJ TrâvTa y^priy-ct-a. r,-j, v.tzzi^u xolI T/.rJjoç y.v.l a^i- y.fj'jTfiTCff.. Kat yùci to (jiÀty.pryj aTrst^ov »vv. Kat ttkvtov ôuo-j iovTov, o^JôÈv Eurîï/Aov y,v vtto (7f/.t/.&OT/iT0î. llàvTa yàc cr.riH -i xKt u!/Jrtft xaTîï/cv, ùu'fozîpat. dniioa. sovtk. Tk'Jtk ycio

•j.iyi.7Tv. i'-^Kj-vi h tjîç t-'ju.-v.'ji. /.ui -r'/r/j-i. /.ul 'j.iyiOît.

Toutes choses étaient confondues, inlinies en nombre et en ténuité ; car, sous le rapport de la ténuité, c'était encore rinlini ; et tout étant ainsi confondu, rien n'était visible à cause de la ténuité. L'air et l'clher ejueloppaient toutes choses, étant

"272 NOTES.

eux-inéines infinis tous deux; car, dans l'ensemble des cho- ses, l'air et réther sont les plus considérables en quanliié et en grandeur.

FRAGMENT II Cibid.).

Kv.l 'jv.ù ô «ïio 7«f ô aihi,p ànoy.pi-jzzui «r o toO tviùià- yrj-jxo: ToO TToA/oO* v.vA Toyï TZpiiyjrj ù—tr.po-j smi to 77'/ r/jo;.

L'air et l'éther se distinguent de la matière ambiante; et celte matière ambiante est infinie en quantité.

FRAGMENT III {ibicl.).

TovtÎ&jv §ï o-Jtwç ïyjj'j-:<u'j.) y^ph Sozîîiv vizbj'xi iro/./à tc /«t TTavTOÎa , £V 7râ(7t toïî cuy/^ivop.svotç, zai (TTzépuKZK TTKVTOJv y^pin^àro)-» y y.c/.'i iâîaç T^avrotaj e/^o-^tk , y-vX ypuiv.!;

y.r/X ti^OI/KÇ,

Les choses étant ainsi, il faut croire que tout, en ce mé- lange universel, contenait les germes de toutes choses, ainsi que les formes de toute espèce , et les qualités tant externes qu'internes.

FRAGMENT IV {îbîd., p. 8, a).

AvôûwTrO'Jç (j-Jtj.TzuyrrJKi, /.ui xv./lu Çw« , OTOf. ii/v^riv syjt, y.ui TOtç ys ùv^pÛTOLUii) ei'ji/.l y.ui T'Aitç 0"jvw-/y)j:/îv«ç, z«t £joya -/«Tîo-/'.c-j«(rj(/£v« , ofy-n-p ■i:up ïi^tv , x«t 5Îs),t6v CA-'jzoÏTrj srjKt y.u.l teIy'i-jyi-j^ y.v.i rv'ù.v., MrrTzip irup r,u.ïv, y.ai Ti,-j 'fc,-^ u-Jzoî(7i yijîtv TvoD.ù. yul Tzc/.vroïc/., ojv èyîhoi -rà

0V/iï<7T« (TUVcVîf/àucVOt cjç Tïiv OtXÏJUJV ypÙi'iXU.l. T«ÙT« a£V

oiiv fxot )>£)£-/Tat, 0T£ ovx «v 7r«p' yi|;Atv ùnoy.pdjeiï), ùXkà. y.c/.L v.'i/.ri.

Les hommes y vivent en sociéié ; on y trouve aussi d'autres

NOTES. 27o

■êtres vivants , des villes liabitées , des travaux commencés et entrepris, absolument comme en notre monde , et un soleil, et une lune , et d'autres choses semblables à celles que nous voyons ; et la terre y donne des productions de tout genre que ses habitants font servira leurs besoins, et qu'ils trans- portent dans leurs demeures. Je dis que de telles choses, ré- sultat du dégagement des éléments matériels, n'existent pas seulement pour nous, mais encore en d'autres mondes.

FRAGMENT V [ibitl,, p. 35, a.).

O'JTî yrÂp ToO T^t.ypoï) yi so-ti to'/s i"/«;^HTTOv, «/),' ï'it/.fj-

■7'J-J, it-li '/Ùp i'j'J O-jy. î'fjZL TQ lJ.Ci OVV. tfJC/.l, CfJJ.V. v.v.i zo'j

|:/£y«).ov «et zazi utî'cov, y.oû tcrov sari tw (T^ty.p^ Trlrido:. Upôç émOvo 5e czaTTOv èrrri y.cit pîya x«î rrpuY.poM. Eiyù.p —c/.-j h TravTt, zat ttkv h. nv.'jzôs èxy.phîrv.i, y.u't «ttô toO è/.v.yi'TTOv Boy.io-jrf>ç èxy.pt^rtcrfzui zi D.uzzo-j ly.îuov, yjÀ zh p.iytTTOv Soxfov «7ro Ttvoç è^sy.piB'/i lo\izo'j u.iî.>io-Jo; .

Au sein de l'inlinie ténuité, on ne peut dire d'une chose qu'elle est la plus petite de toutes, mais seulement (|u'cHe est plus petite que telle autre; car l'être ne i)eut être assimilé au non-être; niais ce qui est grand trouve toujours plus grand que soi, et il en est de même poui" ce qui est petit. Kn soi donc et au point de vue absolu, tout est à la fois grand et petit ; car si tout est dans tout, il faut dire aussi que tout se distingue de tout, et que ce qui paraît être le plus petit peut se diviser en quelque cliose de plus petit encore, de même (pu- ce qui i)aiaîU'lre le plus grand, peut provenir de la (li\isi(»ji de quehpu; chose encore plus grand.

n»A(;\iKNr vi [ib'ul., p. Xi, h.).

Wp'vj ok v.i:riy.pv/)fi-jv.>. z'a'jzv., Trivr'.iv ôrjioO i<j-jz'->i, 'i'j')-:

18

mix NOTES.

ycriU.c/.T'-fi), ro'j rz di-po-j v.'xi. toO ^-npoy, v.ai TOv 9îpf/.oO y.c/.i TO-j -j-y^coy , -/.aï roO ).«a7rpoû v.aî Toû Çoaî^oû, xat yf/ç -ol'kriç i-no-'jcriç , z«t <77T;py.àTwv àncip'ji-J tÛviBovç o'jSîv èoi- zoT'.jv uKkTt'iJiiç. OùSî yàp TÔJv «'/"aojv ovSév roix- tm ÎTôpM ro

£Tt60V.

Avant que les éléments se dégageassent les uns d'avec les autres, la confusion ils se trouvaient rendait toute qualité extérieure imperceptible. L'obstacle était dans ce mélange de toutes choses entre elles, l'humide avec le sec, le chaud avec le froid, la lumière avec les ténèbres, la terre avec une infinie quantité de germes qui n'avaient aucune affinité les uns pour les autres; de telle sorte que dans tout cet ensemble aucune chose ne concordait avec une autre.

FRAGMENT VII [ibid., p. 35, a.). Ev TravTt Travrôî uolov. vjzGti, tta^v voO" ï't'vj o't(7iv y.ui

•jovç înxi.

Tout est dans tout, excepté l'esprit. Il est des êtres aux- quels l'esprit aussi est uni.

FRAGMENT viii [ibicL, p. 33, b. ).

«Èv «).).a TTccvrôç' ^olpu^j ^yj'-' voOç Ss iari v.itzipov y.u't uJro/.oxTsç, y.ai pt.i^.ty.TC/.i o-jSsvî yprt^a.Ti, àl\v. fj-ôvoç aOrôç î»' ÉojOtoù £(7Ttv. Et fz-YJ yàp èf iwuTOU v^v, ùklà tî'.j èuLÉniy.z') rjj.lr,), ^îTzl/îi> «V «Trâyrcov ypnu.ù.rMV, si iy.i^iy.i:o tew. Ev TravTf yàp TravTO? y.oïpu z'vîutii), ^mz-p èv zoî; Tr^iôcr^sv po'. /.i'/.ty.TVA. k«t àv-zw)>uîv «vtÔv (j-jp.u.t^i'^u.iMv., m(t~e ^r,- Stv'jç ypou.v.roç y.ùu.Tihj ôiioLoyç, y.vX p.ovov Èovra èy éwii ToO. ETTiyàjO /îTTTÔ-aTov tj ttkvtwv yort}j.(/.XM-<i, y.u.î y.uOu- o'/j-arov, z«t yvojw.ïiv i^ipt tvzvtÔç 'iiyii, y.u.l hyJjEi \j.Z-

NOTES. 275

y'.çTOv. 0<ra y- ■J^'j/vj ï/^ti, y-cù |7.£iÇo) zaî îAkttw, ttkvtojv voOç y.pciZcï. K«iT/i? 'Kzpiyjjipfi'ji-o; 7Ô; g-juttÙt/iç 'jfj'j; èy.pv- T/jTîv, w(7Tî TiCttyjApri'ju.t Trt-i àpyjtv. Kat tt^&wtov «ttô toO fTL/.i.y.ûo\i ri'oçaxo v:îûiyjjiprt(70t.i, iT:zi'zi nltïov ■Kîptyjjipiii^ y.'j.i. TZîoiyjjirjTiTtL sni 7z'/.io-j. K.«t tk T-Ju.tj.L'Tyo'j.vjx tz 'aoli v.—oy.rjt- voucva x«t diKy.orJo^zvtx, 7T«vT«;yvw voOj. Kki ÔTrota zy.zJ'/z'j ZTctrOui, y.ut iizola. o-j, y.xi ogu ^j-jt» z(jTl, y.v.i Ôttoîk ïrrxv.i., 7r«vT« StEx6(/.r/«7£ voOf" zat Tviv TTzpiy^rJipna-fJ Ta-J7r,v, -/iv vOv Trzpiyupzzt ktt^k, -/as & yj'/toçj zat ïi azAri-jn, y.v.i o «/)&, xat ô uibrto^ ol «7rox6tvoj/îvot. H ■KtpiyMpnmç v.\iT-n i~0'.- ÏÎ7ÎV ÙTzoy.pivzGOc/.i, y.v.t ùnoy.prJtzc/.L iy.T:ô Te toû àpc.io-j to TT-jxvov, x«t «vro Tov ■^\)yao'j to OzpiiO^J, y.ut ùno toO j^oo-coO TO ).«a7roov, xat «tto toO Btzpoii to ^npov. Mo?jO«t Se ttoa/k'. 77o)."/(>)V stat. IlavT«7r!Z(7t Si oOSîv ÙTToy.pivzzc/j. l'zzpoy ù~o Tov étsOOu, tt'akjv voO. No-jç Trâç ôi/.ofjç ètrxi., y.v.i ô wei^wv, xat ô ïl.v.rsnM-i. Etî/^ov Si oùSsv i(7Ttv opotov ovSîvt «).).o). A aa' otîw r^.ilnxr/. i'Jt, tx-jtk hj^rt'/.orc/.rc/. ïm £x«(7twv i^T' xat V7"J.

Chaque chose participe de la nature du tout. Mais IVsprii est infini , liine , sans mélange , et ne relève que de lui-même: car si Pespril relevait d'autre chose que de lui-même, et (ju'il ne fût pas libre de tout mélange, il participerait de la natun- de toutes choses; car, ainsi que déjà il a été dit, tout est dan> tout. Dans un semblable mélange il trouverait obstacle, et ne pourrait dominer comme s'il était pur de tout alliage. 11 est, de tous les êtres, le plus subtil cl le plus pur; il a rintelli- gence de toutes choses et une puissance immense, 'j'outes choses qui existent, petites et grandes, sont soumises à l'es- prit. F>e mouvement universel était dans sa dépendance, cl c'est de lui que ce mouvement émane ; et dans ce nu)uvement, il y a eu dès l'origine jusqu'à nos jours, et il y aura de nos jours vers l'avenir, progression indéfinie. Ce (pii est niélé, cr (pii est dissous, tout tombe sous le regard de Te^pril. l'oui

276 NOTES.

ce qui devait être, tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, c'est l'esprit qui a tout réglé. C'est de lui qu'émane ce mouvement circulaire qui entraîne les astres, le soleil, la lune, ainsi que l'air et l'éther, ces éléments éternellement distincts de l'ensemble des choses. Grâce à ce mouvement circulaire, le léger s'est séparé du dense, le chaud du froid, le sec de l'humide, la lumière des ténèbres. Toutefois chaque chose est composée de bien des parties. En efl'el, rien n'est absolument séparé tfe tout le reste, sauf l'esprit. L'esprit est partout égal à lui-même, en quelques êtres, grands ou petits, qu'il réside. En dehors de l'esprit, il n'est rien qui puisse rencontrer absolument son semblable en un autre être. Mais les éléments les plus nombreux impriment constamment à l'être en qui ils résident un caractère d'individualité et d'u- nité.

FRAGMENT IX [ibicL, p. 38, a.). ©vSé Sia.y.pi'iltza.t, o-jBz «TroxpivîTat îTîpov «tto tou ézépo-J,

Il n'existe ni séparation ni distinction absolues entre les choses.

FRAGMENT X {ibid^ p. 106, a).

M-^ 5 SM^zy^saboLi ttc/.vtk Stv.y.piOnw.i.

La séparation absolue est impossible.

FRAGMENT XI [ibicl. , \). 37, b).

Ov y.i/J,ipi.>7X(Ai TV. i'j i'ji. xoirpw, oOSi ùnoy.sy.onrKi -rzili-

OîplJ.rjû.

Les choses d'un même monde ne peuvent être séparées ni scindées les unes d'avec les autres, comme par la hache, telles que le chaud d'avec le froid , ou le froid d'avec le chaud.

NOTES. 277

FRAGMENT XII (ibici. , p. 35, a). Kat OTî '{tv.!. uoloui ïim tovtî ^tyxloj xai tov !7ptX|OoO,

lart-j sivai. A).).à Travra TravTOç iiotpuv amy^-c orz Si toO- ).«^i(7T0v «ri îTriv îtvat, o-jx av SOvatTO yjj^piifjit'jv.i, ovo «v "/tav «'j' iwvTOv '/i-JtT^an. A).).' ÔTTcp c^it àpyit'^ îhc/.i, -/a» vo-j 7r«vTa ôotoy. Ev râ<Tt Si 7ro/Aà i'Jîizi, xat twv ÙTzoy.pi- •jou.i'j'jyj 'inv. 7r).rj5oç îv toT? (xîij^oTi y.«t i/KTT0<7t.

Puisque les parties du grand et du petit sont égales , le grand et le petit sont égaux entre eux en quantité. Tout est dans tout; la séparation est impossible. Chaque chose parti- cipe de la nature de toute les autres choses. Et puisqu'on ne peut pas dire qu'il y ait une chose plus petite qu'aucune au- tre , il n'y a pas de séparation ni de scission absolue possible. Mais ce qui était dans l'origine est encore aujourd'ui , c'est- à-dire le mélange de toutes choses. Chaque chose contient une foule d'éléments, et chaque chose, prise à part, grande ou petite , en contient une grande quantité.

FRAGMENT XIII [ibxd. y p. 35, a et 37, a).

r.TîOOV OvSiv ÈTTtV ÔUOIO'J o'j^VJl. irtO',) «TT-tC.jV i'OVTOiV.

Au sein de l'infinité, rien n'a son semblable.

FRAGMENT XIV {ibid. , p. 33, b). To'JTîwv Se o'JTo) Zi.v.y.-.y.piuvi'>yj yivoiTZîiv yç,r,y on Tavra

O'jSÈv ilOt.770) ioTlV , oOSî 7r).îtf.), OvS: «VJTTOV TTKVT'JV 7r).-tr.j

tJ-jcuLf «"/"/à T.v.-ixv. ina. an.

Les choses une fois séparées les unes des autres, il faut comprendre qu'aucune ne gagne ni no perd en quantité, car il ne peut so faire que quek|ue chose s'ajoute au tout. Ainsi . toutes choses demeurent égales à elles-mêmes.

278 NOTES.

FRAGMENT XV [SimpL in Arist. de cœlOj p. 149, b).

Il fant songer que tout est dans tout.

FRAGMENT XVI {SimpUc. in Arist. Phys., p. 106, a).

H V o^aou TrâvTK y^poi'-OiTv., ÔVtc ôrtouv otov tov «^tov

OUoioç TW TTKVTt.

Tout était confondu , de telle sorte qu'une chose quel- conque, par exemple, ce pain, était ini mélange de cette chair et de cet os , et cela conformément à l'universalité des choses.

FRAGMENT XVII (Diog. Laërt. II, 3).

IIkvtk ^p/iptara o-j ôt/.ou" sirct. voùj IaSwv aOra Sizy.O'Ju.YXTz. Tout était confondu; l'esprit vint et établit l'harmonie.

FRAGMENT xviii {SimpUc. in Arist. Pliys., p. 67, a).

ETTîtïjpÇaTO ô v&ijç y.rjzt-'j. «tto to'J y.tvoaîvoy Travroj « ttî- x^ivîTO. K«t Ôtov ïxiv/jTîv 0 voy?. ttkv tqvto Siâx^tSïj Ki- •jov^evo-j Bz V.U.I Siax/otvoajvwv •/; Tziûty^Mùrimç tzoWm piâ)./ov ivoiti Biv.y.^lMzabcAt.

Au moment l'esprit commença à imprimer le mouve- ment , il se distinguait de l'ensemble auquel ce mouvement était imprimé. Et à mesure que l'esprit communiquait le mouvement, le dégagement s'opérait au sein de l'ensemble. Et le mouvement circulaire de chaque élément , à mesure qu'ils recevaient l'impulsion et qu'ils se dégageaient les uns des autres, ne luisait qu'accélérer et faciliter le dégagement uni- versel.

NOTES. 279

FRAGMENT XI\ [ibid.. p. 38 I)).

To u-B^j TTuzvov y.c/.i Siî&ôv , zat ■\fjyp'vJ vma ^O'fîrj'j'j îvOkoî Tj-Ji/jj)pri(jc-j, ï-jbu. vïj'j ri yô, To §î àoixi.o-J •/.«? to Ozouo'j y.ci.

ro 4r,0CiV Ï^Î^OjûETcV Et, TO TTCOT&J TOU k'JJBOOÇ.

En vertu du mouvement circulaire imprimé par l'esprit à l'ensemble matériel, le dense, l'humide, le froid et l'obscur se réunirent est aujourd'hui la terre. Le léger, le chaud et le sec se portèrent dans les régions élevées de l'éther.

FRAGMENT XX {ibicl., p. 38, b) .

O-jTM 7«p «TTO TO-JTîwv ciTzoy.pfJoy.B-i)ro-j '7-j'j.Tzr,y-jy-a.i. yÀ' h. uèi» yùû Twv vê^£).wv OSwp ùnoy-fiivî-zut, èy. Bz to-j -JùaTO^ yfi- VA Si TA? ynç liOoi iviA'Krrpjroi.t «tto tov •^jypoy.

Ces éléments étant dégagés , voici comment se forma la terre : Des nuées vint l'eau , et de l'eau la terre , et de la terre les pierres, par l'action du froid.

FRAGMENT XXI [ibid., p. 8, a).

OÛTOJ TO'JTîWV TTÎût^OJ&O-JVTWVTî "/«'. «TTOZ^lVOtt- VMV

rrao' r,atv \jtzo ^in; yxi. zu/JzriZ'iç V,ioJ ot i, 'V./y:r,z «JTwv o-JSâvt èotxî ypr,u.a-:i. t-q-j r«yjzr,TU T'ov vjv îovtwv voïjaaTwv iv «vO|S&)7toiç, à).).à TràvTw? ■Ko'Û.unKuiri.'iç Tuyj

èTX'..

I,e mouvement et le dégagement sont chez nous le produit ^W la force et de la vitesse. Or, c'est la vitesse (|ui produit la force. Mais la vitesse originelle no ressend)ie en rien ii ce (|ui aujourd'hui, parmi les hommes, paraît posséder (olic (piii- lité ; mais elle est inlinimenl supérieure.

280 NOTES.

FRAGMENT XXII [ibid. p. 34. B.j.

To §s yi-JZT^Ki y.a.i «TrôW.virQai ovx ô/3Ôw? vo^t/iÇouc-tv ot E)>>,>jv£f. O-jBè'jyàp y^^ft^v. yi-Jîza.iyO-jU ccT7ol\vrcf.if à/).' «tt' ïôvTwv ;)^p>3^aTwv o-upifuc-yîTKt, itat 5iax^tvîTat.x«t ovtw? av ôp5&jf zaAoïev to yuitjOxi. T-jiiiittjyî'jOa.i, y.ui -o ùttoÙ-jt-

C'est à tort que les Grecs se servent des mots naître et périr. Car rien ne naît, rien ne périt. Il n'y a au monde qu'aggréga- tion et dissolution. Ainsi, naître se dirait mieux s'aggréger, et périr se dissoudre.

FRAGMENT xxiii {ibid. p. 33, b.).

o vou?, ô(7a in-zi rt "/ipra, y.a.i vOv èiTTtv «va zar. tv. «//a TT-KVTa, sv Tw nollv. Tz-pis'y^O'jri. v.oli èv roi; T00r7y.p1- Oîi(jt, y.v.1 h zoïç ÙTroy.Bypi^A-Jot.ç.

L'Esprit, à titre d'être par excellence, est sont toutes choses, au sein de l'ensemble, au sein de l'alliance et du dé- gagement.

FRAGMENT XXIV (Plat. Apol. Xenoph. Memot\ IV. Diog. Laert. II. Plut. Plac. Philos. II, 20.).

Tov o'kio'j zi'ja.L |7,-J3ùov 5t«7rvoov.

Le soleil est une masse en ignition. FRAGMENT XXV (Sext. cmpiric. adv. mathem. VII, 90.).

Vttô àya-JûOTrjTOî avrôJv oO 5uv«T0t itrucv y.pvjiu t«-

A cause de leur faiblesse (de nos sens) , nous ne sommes pas en étal de discerner le vrai.

FIN DES NOTES.

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