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Histoire

de

l'Inquisition

Henri-Charles LEA

Histoire

de

rinquisition

au Moyen Age

Ouvrage traduit sur 1 exemplaire revu et corrigé par l'Auteur

Introduction historique de Paul FRÉDÉRICQ

Professeur à l'Université de Gand

Traduction de :: :: :: SALOMON REINACH Membre de l'Institut :: ::

I

ORIGINES et PROCÉDURE de Î'INQUISITION

PARIS i? g gg "e**&f^lÈ>: ALCIDE PICARD K K

ÉDITEURS fig Bg fg *& 7&

18 et 20, Rue Soufflot, 18 et 20

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BIBLIOTHECA

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28 346

Puissent s'amortir les haines!... Mais il faut que les souvenirs restent, que tant de malheurs, de souffrances, ne soient jamais per- dus pour V expérience des hommes. Il faut que la première, la plus sainte de nos libertés, la liberté religieuse, aille souvent se fortifier, se raviver par la vue des affreuses ruines qua laissées le fanatisme.

(Michelet, Histoire de la Révo- lution Française, t. 1, p. 422.)

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HISTORIOGRAPHIE 1)1 L'IWISITIM

L'Inquisition est une institution bien difficile à expli- quer, quand on songe qu'elle s'est développée dans le sein d'une Église qui se réclame de l'Évangile. Comment une religion, toute d'amour et de tolérance, a-t-elle pu être amenée à brûler vifs ceux qui n'acceptaient pas librement ses enseignements? Tel est le problème.

Déjà, dans le Nouveau Testament, on trouve le premier germe de l'horreur que devait inspirer plus tard l'hérésie. L'apôtre Paul s'exprime contre elle avec une énergie qui semble préluder aux duretés et aux haines moyen- âge. Dans son épître à Tite (ch. ni, v. 10 et 11), il s'écrie : « Rejette l'homme hérétique après le premier et le second avertissement, sachant qu'un tel homme est perverti et qu'il pèche, étant condamné par lui-même ». Ailleurs, il met l'idolâtre sur la même ligne que le forni- cateur, l'avare, le ravisseur, l'ivrogne, et il défend de se mêler à eux et de manger avec eux. « Toutefois » ajoute-t-il dans sa deuxième épître aux Thessaloniciens (ch. m, v. 15) « ne le tenez point comme un ennemi, mais avertissez-le comme un frère. » De son côté l'apôtre Jean, si doux et si tendre, dit, dans sa seconde épître (v. 10) : « Si quelqu'un vient à vous et qu'il n'apporte pas la doctrine de Jésus-Christ, ne le recevez point dans votre

VI HISTORIOGRAPHIE DE i/iNQUISITlON

maison et ne le saluez point. » Et Jésus lui-même n'a- t-il pas dit, dans un langage figuré qui plus tard fut pris au pied de la lettre : « Si quelqu'un ne demeure point en moi, il est jeté dehors comme les sarments, et il sèche; puis, on l'amasse et on le met au feu et il brûle. » [Évangile de Saint-Jean, ch. xv, v. 6.) Dans la suite des siècles, les inquisiteurs se réclameront de ces textes décon- certants et les interpréteront avec leur aveugle âpreté, en y joignant les prescriptions très nettes de l'Ancien Testa- ment (1) : (( Quand ton frère, fils de ta mère, ou ton fils « ou ta fille ou ta femme bien aimée ou ton intime ami, « qui t'est comme ton âme, t'incitera en te disant en « secret : « Allons et servons d'autres dieux que tu n'as » point connus, ni tes pères; » n'aie point de complaisance « pour lui, ne l'écoute point; que ton œil ne l'épargne point, « ne lui fais point de grâce et ne le cache point. Mais tu « ne manqueras pas de le faire mourir; ta main sera la « première sur lui pour le mettre à mort, et ensuite la « main de tout le peuple ». (Djutéronome, ch. xiu, v. 6-9; cf. ibid., ch. xvn, v. 1-6.)

Cependant la véritable portée de la doctrine évangé- lique est si claire que les premiers chrétiens ont repoussé avec horreur toute contrainte matérielle en matière de foi, persécutés qu'ils étaient eux-mêmes avec la dernière rigueur par les empereurs romains. Assurément, le prin- cipe de la tolérance religieuse devait leur être doublement cher. On pourrait citer des textes nombreux et éloquents

(1) Dans un traité, imprimé à Madrid en 1598, l'inquisiteur Louis de Paramo fait de Dieu le Père le premier des inquisiteurs pour avoir puni Adam et Eve après la chute, et il déclare, à l'aide du texte connu Pasce ovs meas, que Jésus a renou- velé et confirmé l'Inquisition. Jéhovah et le Christ, grands inquisiteurs!

HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION VU

à l'appui, tirés de Tertullien, de Saint-Cyprien, de Lac- lance, de Saint-Hilaire de Poitiers, de Saint-Ambroise de Milan, de Saint-Grégoire de Naziance, etc. Mais lorsque Constantin-le-Grand eut promulgué à Milan, en 313, son Édit de tolérance, qui mettait fin aux persécutions des chrétiens et leur rendait leurs églises et leurs biens con- fisqués, le christianisme, fort de L'appui de l'État, ne tarda pas à devenir persécuteur à son tour. On eut successivement le Concile de Nicée (325), ceux qui lisaient ou possédaient des écrits de l'hérésiarque Arius furent menacés de mort; redit de 353, promulgué par l'empereur Constance contre les hétérodoxes, juste qua- rante ans après l'édit de tolérance de Milan, et suivi de la législation formidable de Gratien, de Valentinien, de Théodose et de Justinien contre les païens, les juifs et les hérétiques. Ainsi triompha, dans l'Église et dans l'État chrétien, le dogme de la répression de l'hérésie. Dès le ve siècle, Saint-Jean Chrysostome et Saint-Augustin s'y rallient en Occident et en Orient, tout en repoussant la peine de mort par un reste de pudeur évangélique.

A partir de ce moment, quelques voix isolées élevèrent encore de temps en temps des protestations impuissantes : tel Saint-Martin de Tours en 385, lors du supplice de l'hérésiarque espagnol Priscillien et de trois de ses dis- ciples à Trêves; mais, dès 447, le pape Léon Ier le Grand approuvait hautement ce traitement énergique. Du reste,. l'Europe occidentale ne connut presque pas l'hérésie avant Tan mille; mais alors la question se posa de nou- veau avec les Cathares.

Peut-être est-ce bien le dernier écho de la tradition

VIII HISTORIOGRAPHIE DE L'INQUISITION

évangélique que nous entendons dans une lettre écrite vers le milieu du xie siècle par revenue de Liège Wazon (1048) à son collègue de Châlons : & Le Seigneur ne veut pas la mort du pécheur... Assez de bûchers; ne ions pas par le glaive séculier ceux que notre Créateur t Rédempteur veut laisser vivre pour qu'ils s'arrachent aux entraves du démon... Ceux qui aujourd'hui sont des hérétiques, peuvent se convertir demain et devenir nos supérieurs dans la patrie céleste. Saint-Paul n'a-t-il pas commencé par persécuter les chrétiens? Les évoques sont les oints du Seigneur, non pour donner la mort, mais pour apporter la vie. » Ce fut le chant du cygne de la tolérance en Occident. Déjà des bûchers avaient été allumés en 1022 à Orléans par le roi Robert le Pieux ; la Papauté, pesant de plus en plus sur le pouvoir séculier, amena graduellement l'asservissement de celui-ci à l'Église pour la répression de l'hérésie. Au xnie siècle, l'Inquisition est armée de toutes pièces et le pape a sur elle la haute main dans toute la chrétienté soumise à Rome.

Quand de l'Evangile on fut arrivé ainsi aux autos-da-fé, les chrétiens d'Occident ne mirent plus en doute la légiti- mité de la peine de mort frappant l'hérétique, comme le plus dangereux des perturbateurs de l'ordre social. A la fin du xiue siècle dans sa, Somme théologique dont une ency- clique de Léon XIII (4 août 1879) a prescrit l'étude appro- fondie — le (( docteur angélique » Saint-Thomas d'Aquin formule ainsi la théorie de l'Église romaine sur ce point (1274) : « L'hérésie est un péché par lequel on mérite non seulement d'être séparé de l'Église par l'excommunica-

HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION IX

tion, mais encore exclu du monde par la mort... Si l'hé- rétique s'obstine dans son erreur, l'Eglise, désespérant de son salut, doit pourvoir au salut des autres hommes en le retranchant de son sein par une sentence d'excom- munication; pour le reste, elle l'abandonne au juge séculier, afin de le bannir de ce monde par la mort. »

Qu'en pensaient les hérétiques eux-mêmes? De leurs écrits, qui ont été systématiquement brûlés avec leurs auteurs par l'Inquisition, il ne reste presque rien. A peine possédons-nous quelques virulents sirventes des Trou- badours du xme siècle contre les horreurs sanglantes des croisades albigeoises.

En juillet 1410, à la veille de la tragédie hussite déchaînée par les bûchers du concile de Constance, l'archevêque de Prague brûla publiquement les écrits de Wicleff. Aussitôt on chanta contre lui et son clergé une chanson en langue vulgaire, dont une fîère strophe nous a été conservée : « L'auto-da-fé décrété par l'arche- vêque Zbynek porte atteinte à l'honneur des Tchè- ques! (1) » Une autre chanson disait avec une ironie méprisante : « Zbynek, un évêque qui apprend à lire, décrète qu'il faut brûler les livres, ignorant lui-même de ce qu'ils contiennent ! (2) »

Du milieu du xve siècle (1460), après la grande « Vauderie » d'Arras, on a une dizaine de strophes

(1) Cantilenam in vulgari Boëmico fabricarunt, quam vulgares per vicos et pla- teas velut canes rabidi cum pueris discurrentes in opprobrium dictis librorum condemnatoribus taliter decantabant : « Zbynek knihy spalil, Zdenèk je podpâ- lil, ucinil haubu Cechom, bèda bude vsem nevèrnym popôm. » (Palacky, Histoire de la nation tchèque (en tchèque), 1850, t. in, 1, p. 100, note 166. Citation du manuscrit contemporain Invectiva contra Hus si tos.)

(2) Zbynek biskup abeceda spâlil kniehy, a nemèda, co je ne nicli napsano. » (Palacky, ouvrage cité, ibid.)

X HISTORIOGRAPHIE DE L'INQUISITION

amères (1), semées clandestinement par la ville sur « rolles de papier », un poète anonyme attaquait les principaux fauteyrs de ces persécutions, et notamment :

L'inquisiteur, à sa blanche barrette, Son velu nez et sa trongne maugrinne. Des principaux a esté à la feste Pour pauvres gens tirer à la géhenne. . .

A cela près, toute la littérature concernant la répres- sion de l'hérésie émane des inquisiteurs eux-mêmes. Elle consiste surtout en réfutations des erreurs hérétiques et en manuels destinés à guider les juges de la foi dans l'accomplissement de leur mission redoutable. Parmi ces derniers, citons la Practicalnquishionis heretke pramtatis de l'inquisiteur toulosain Bernard Gui (1331) et le Direc- torium inquisitorwn composé vers 1375 par l'inquisiteur catalan Nicolas Eymeric. Ajoutons-y la Lucerna inquxsi- lorum hœrelicœ pravitalis du P. Bernard de Corne (1510), le Catalogus fiœreticorum (1522) du frère Bernard de Luxembourg, les manuels d'inquisiteurs des espagnols Jacques Simanca et Jean de Royas et quelques apologies telles que celle de Louis de Paramo : De origine et pro- gressif officii Sanctœ Inquisitionls ejusque utilitate et dignitate libri très (Madrid 1598.)

Mais déjà les beaux jours de l'Inquisition sont loin. Le lei juillet 1523 elle avait brûlé solennellement, sur la Grand'Place de Bruxelles, deux moines augustins d'An- vers : c'étaient les tout premiers protestants qui mon- taient sur l'échafaud. Aussitôt Luther écrivit son psaume vengeur : Ein neues Lied ivir heben an ! qui se terminait

(1) Mémcires du chroniqueur contemporain Jacques Du Clercq, t. m, p. 81-84.

HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION XI

par ces mots prophétiques : « Leurs cendres ne se refroi- diront plus ; le vent les portera dans tous les pays. L'été est à nos portes; l'hiver a fui; les douces petites fleurs commencent à se montrer. Et celui qui a entrepris cette chose,, saura bien la mener à bonne fin! Amen. » A partir de cette « chanson nouvelle » de Luther, c'est un déchaînement par toute l'Europe contre l'Inquisition, dans les chants et les pasquilles des luthériens allemands, des huguenots français, des Gueux des Pays-Bas, des Calvi- nistes de Genève, des Puritains d'Ecosse et d'Angleterre. Le flot monte et envahit la littérature : Érasme, Rabelais,. William Tyndale, Marnix de Sainte-Aldegonde, Fischart^ Hans Sachs, tant d'autres encore, prosateurs et poètes,, burinent des jugements indignés contre l'Inquisition et les inquisiteurs. On en veut surtout à l'Inquisition espagnole. Le volumineux et docte pamphlet du protes- tant espagnol Reginaldus Gonsalvius Montanus, ou plutôt Raimond Gonzalès de Montés, qui s'était échappé des prisons du Saint-Office de Séville en 1558, fut publié à Heidelberg en 1567 sous le titre de Sanctœ Inquisitionis Hispanicœ ailes aliquot detectœ et palam traduclœ, l'auteur flétrit toute la procédure du Tribunal du Saint-Office d'Espagne. Ce livre fut, moins de deux ans après, traduit en français, en allemand, en anglais et en néerlandais ; il a fait le tour de l'Europe. C'est la période de l'invective, qui se poursuit au xvne siècle dans le camp protestant et à laquelle le catholicisme oppose un redoublement d'apologies cauteleuses ou brutales comme celles de l'italien Paolo Sarpi, de Bossuet dans son débat avec l'évêque de Mon- tauban, du sicilien Antonino Diana, conseiller du Saint-

XII HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION

Office, de l'espagnol François Pena, de César Caré- na, etc.

En 1692, un livre, publié à Amsterdam, prélude enfin à étude scientifique de l'histoire de l'Inquisition (1). C'est un in-folio de plus de 800 pages, intitulé « Philippi a Limborch Historia Inquisitionis..., cui subjungitur Liber Sententiarum Inquisitionis Tholosanœ, ab anno Christi 1307 ad annum 1323 ». L'auteur, ministre protestant de la secte dissidente des Remonstrants, dédie son livre au primat de l'Église anglicane, l'archevêque de Canterbury. Il déclare ne s'appuyer que sur les bulles des papes, sur les écrits et les actes émanés des inquisiteurs eux-mêmes ; et il tient parole. Il trace d'abord une esquisse, aujourd'hui encore fort utile, de l'histoire de l'Inquisition, exposant successivement ses origines et ses progrès dans les dif- férents pays catholiques, surtout dans le midi de la France, en Espagne et dans les colonies espagnoles; puis il passe en revue le personnel du redoutable tribunal, les crimes qui y ressortissent, la procédure et les supplices. Mais la partie la plus précieuse de cette œuvre vraiment érudite pour le temps est ce Liber Sententiarum de l'In- quisition de Toulouse de 1307 à 1323, document inédit, d'une valeur inappréciable, dont l'original semble perdu et dont la provenance n'est pas indiquée par l'auteur, qui se borne à dire que son possesseur le lui a gracieuse-

(1) Déjà, en 1649, un autre auteur hollandais, Marcus Zuerius van Boxborn, avait publié à Leide, sous le nom de Nederlantsche Historié, un tableau des persécu- tions religieuses dans les Pays-Bas depuis l'an 1000 jusqu'à Charles-Quint, en s'appuyant sur les chroniques et les documents contemporains. On trouve un exposé plus complet encore dans l'ouvrage du pasteur G. Brandt, Historié der Meformatie (t. i, Amsterdam, 1671; 2e édition revue et augmentée en 1677).

HISTORIOGRAPHIE DE L'iNQUISITION XIII

ment confié pendant quatre ans pour le copier et l'étudier soigneusement.

Limborch donne une description détaillée du manus- crit, de sa reliure, des signatures des notaires, etc. ; dans son texte, il a noté l'indication des folios de l'ori- ginal et en a conservé scrupuleusement l'orthographe. Il souhaite, dit-il, de voir déposer dans une bibliothèque publique un trésor aussi important, menacé d'être perdu à jamais, si son possesseur doit avoir des héritiers moins intelligents que lui ; ce qui paraît malheureusement s'être réalisé, car le manuscrit n'a pas été retrouvé jusqu'à ce jour.

C'est à juste titre que Limborch présente sa trouvaille au lecteur par ces mots un peu emphatiques : « Ecce tibi librum qualemtypiseditumhactenus non vidit Christianus orbis. » En effet, ce Liber Sentenciarum est le point de départ et la base de toutes les recherches vraiment scien- tifiques sur l'Inquisition dans le Midi de la France, elle a été si vivace.

Le tableau que Limborch avait le premier tracé de l'histoire et des procédés de l'Inquisition, fut repris par la plupart des auteurs qui traitèrent le même sujet au xvme siècle, par exemple par l'anglais J. Baker (1736), qui se borna à y ajouter des exemples et rlpp piecdotes ef^ frayantes, et dont l'ouvrage fut aussitôt traduit m aUe= mand, à Copenhague, en 1741 . Mais presque en même temps que l'ouvrage de Limborch, à une année de distance (1693), avait paru à Cologne (Paris) une Histoire de V Inquisition et de son origine, écrite par un prêtre français, l'abbé Jacques Marsôlîièr, chanoine d'Uzès, qui, tout en reven-

XIV HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION

cliquant énergiquement pour les évêques et les princes le droit de réprimer l'hérésie au nom de la doctrine du Deuté- ronome, des apôtres et de l'Église catholique, dénonçait avec virulence les abus de la Cour de Rome et condamnait l'Inquisition comme une institution odieuse et inefficace. C'est bien moins une histoire de l'Inquisition qu'une dissertation canonique, ou même, et avant tout, un pam- phlet gallican. Ce livre, qui s'étend avec complaisance sur les cruautés du Saint-Office et est illustré de vignettes terrifiantes empruntées à Limborch, est un curieux signe du temps. Sans abandonner les droits de l'Église catho- lique en matière d'hérésie, l'abbé Marsollier jette résolu- ment l'Inquisition elle-même par dessus bord. Chose curieuse, son ouvrage fut réimprimé et amplifié en 1769 par un autre prêtre, l'abbé Goujet, qui y joignit un Dis- cours sur quelques auteurs qui ont traité du Tribunal de l ' Inquisition , il passe en revue les écrits d'Eymeric, de.Pena, de Louis de Paramo, de Fra Paolo, etc. Quant au livre de Limborch qu'il examine longuement et dont il reconnaît la haute valeur, il le critique, dans un esprit catholique naturellement, mais, en somme, assez indépen- dant. L'influence de Limborch est également indéniable dans Y Histoire de Languedoc, l'ouvrage célèbre des béné- dictins Dom Yaissete et Dom Dévie. A plus forte raison il a inspiré aussi Voltaire et les encyclopédistes dans leur admirable campagne en faveur de la tolérance religieuse : mais que de déclamations creuses au xvnr3 siècle, dès qu'on se risque sur le terrain -de l'histoire !

Il faut attendre jusqu'au xixe siècle pour rencontrer un autre ouvrage d'une portée égale à celui de Limborch :

HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION XV

c'est la fameuse Histoire critique de V Inquisition d'Espagne de don Juan Antonio Llorente, parue d'abord en traduc- tion française à Paris en 1817, et peu après (1822) dans le texte original espagnol. Llorente, chanoine de l'Église primatiale de Tolède, avait été lui-même secrétaire du Saint-Office à Madrid et en avait étudié les archives. Au moment même les Cortès révolutionnaires de Cadix décrétaient, le février 1812, l'abolition de l'Inqui- sition (1) qui s'était perpétuée jusqu'alors en Espagne (2), Llorente avait publié à Madrid (1812-13, deux volumes de documents inédits "contenant d'importantes révélations. Ce n'était que le prélude de sa grande histoire, il a mis en œuvre les trésors jusqu'alors inexplorés des archives secrètes du Saint-Office.

Après avoir esquissé, dans ses premiers chapitres, une histoire assez vague des origines et des premiers dévelop- pements de l'inquisition papale en Occident jusqu'à la fin du xve siècle, l'auteur aborde son véritable sujet, qui est le Saint-Office d'Espagne depuis son organisation sous Ferdinand et Isabelle jusqu'à sa suppression à Cadix. Puisant à pleines mains dans les riches collections ma- nuscrites dont des circonstances exceptionnelles lui avaient ouvert l'accès, Llorente a été à même de pro- duire une œuvre un peu hâtive, mais solidement docu-

(1) Le virulent pamphlet de Puigblancb, La Inquisition sin mascara, j aru à Cadix en 181 1., ne contribua pas peu au vote des Cortès assemblés dans cette ville. Il eut l'honneur de la traduction anglaise. L'auteur est un précurseur de Llorente.

(2) Aussitôt après la chute de Napoléon Ier, le roi Ferdinand Vil s'empressa de rétablir l'Inquisition (décret royal donné à Madrid le 21 juillet 1814). Abolie de nouveau en 1820, rétablie en 1824, elle ne fut supprimée définitivement en Espagne qu'en 1834. Il y eut d'ailleurs quelques retours offensifs jusqu'à la révolution de 1868, qui chassa la reine Isabelle.

XVI HISTORIOGRAPHIE DE L'iNQUISITION

mentée, dont on a pu dire beaucoup de mal, mais qui n'a pas été réfutée sérieusement. Son livre, traduit en allemand, en néerlandais et en anglais, a produit dans le monde une énorme impression, qui n'est pas encore effacée. Le célèbre pamphlet du comte Joseph de Maislre, Lettres à un gentilhomme russe sur V Inquisition espagnole (Paris 1822), malgré son ton cassant et triomphant et la crànerie qu'il met à défendre les bûchers en matière de foi, n'a pu contrebalancer le livre vengeur de Llorente. La principale réponse qu'y ait faite la science catho- lique est l'ouvrage estimable de Mgr K. J. von Hefele, Der Cardinal Ximenes und die kirchlichen Zustœnde Spaniens in i 5, Jahrhundert (1851). Il faut y ajouter le livre moins connu, mais remarquable, de F. I. G.Rodrigo, Historia verdadera de la lnquisicion (3 vol., Madrid 1876-1877) (1).

Cependant l'histoire générale des origines et des déve- loppements de l'Inquisition au moyen-âge dans les diffé- rents pays d'Occident avait été étudiée sommairement, mais d'après une méthode strictement scientifique, par Ch. U. Hahn, Geschichte der Ketzer (3 vol., Stuttgart 1845-1850), ainsi que dans quelques chapitres de Y His- toire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois par un professeur de la faculté de théologie de Stras- bourg, G. Schmidt (1849), qui fut le vrai précurseur deLea; mais son excellent ouvrage resta inconnu à la plupart des auteurs superficiels qui ont traité le même sujet en ce siècle, tels que le pasteur vyesleyen Wil-

(1) Voir H. Haupt dans Eeilschrift fur Kirchengeschïchie , tome nu, p. 467, 137.

HISTORIOGRAPHIE DE I/INQUISITION XVII

liam Harris Rule dans son History of the Inquisition from its establishment in the twelfth century to its extinc- tion in the nineteenth (2 vol., Londres et New- York 1874) et le journaliste allemand Fridolin Hoffmann dans sa ridicule Geschichte der Inquisition (2 vol., Bonn 1878).

Néanmoins on approchait du moment l'histoire de l'Inquisition allait entrer définitivement dans sa période descriptive et scientifique. Dans les différents pays d'Eu- rope, les savants se mirent résolument à rassembler et à étudier sans parti pris les actes des inquisiteurs encore enfouis dans les archives, en même temps que les bulles des papes et les témoignages des chroniqueurs contem- porains. C'est ainsi que le professeur W. Moll d'Amster- dam put composer en 1869 un tableau à peu près neuf de la répression de l'hérésie en Hollande au moyen-âge (1). Dix ans plus tard, A. Duverger apportait de nouveaux matériaux pour servir à l'histoire de l'Inquisition médié- vale dans le reste des anciens Pays-Bas (2). Gachard, le célèbre archiviste belge, avait jeté, dès 1848, les bases d'une étude tout aussi nouvelle de l'Inquisition du xvie siècle aux Pays-Bas, en analysant les trésors con- tenus dans un registre de documents inédits conservé aux archives du Royaume à Bruxelles (3) ; Alex. Henné fouil- lait admirablement le même sujet dans sa grande Histoire

(1) Ch. xvi (125 p.) du tome n, 3m0 fasc. de sa belle Kerkgeschiedenis van Nederland vôôr de Hervorming, 6 vol., Utrecht, 1864-1871 (trad. en allemand par Zuppke, 1895).

(2) L'Inquisition en Belgique. Quelques notes. {Bulletins de l'Académie royale de Belgique, 2e série, t. 47, p. 863-897; 1879). Voir aussi son livre populaire L'Inquisition en Belgique (Verviers, 1879; 2e éd. 1888) et sa remarquable disser- tation La \auderie dans les Etats de Philippe le Bon (Arras, 1885).

(3) Préface du t. i de sa magistrale Correspondance de Philippe 11 sur les affaires des Pays-Bas, p. cv-cxliii.

XVIII HISTORIOGRAPHIE DE L'iNQUSITION

du règne de Charles-Quint en Belgique (1) ; et le professeur G. de Hoop Seheffer d'Amsterdam, en 1873, exposait en détail la formidable réorganisation de l'Inquisition néer- landaise opérée par Charles-Quint aux débuts de la Re- forme (2). En 1877, le professeur Edm. Poullet de Louvain reprenait la même question au point de vue catho- lique (3). De leur côté, le pasteur D. Lenoir, Ch. Rahlenbeck et le professeur H. Lonchay de Bruxelles avaient complété le tableau en étudiant l'Inquisition dans la principauté épiscopale de Liège, indépendante des Pays-Bas proprements dits (4).

En France, l'histoire de l'Inquisition fut étudiée avec non moins de soin et de méthode. Le chanoine C. Douais publiait en 1879 son livre sur Les Albigeois, leurs ori- gines et l'action de V Église au xu' siècle, et, en 1886, il se faisait l'éditeur de la Practica Inquisitionis du célèbre inquisiteur Bernard Gui. En même temps, le professeur Gh Molinier, de Toulouse, dans sa dissertation L'Inquisi- tion dans le Midi de la France au xin" et au ai- siècle (Paris, 1880), décrivait et critiquait les sources presque inconnues qui nous sont conservées, en originaux ou en copies, à la Bibliothèque nationale de Paris, dans les

i8?$n Lenoir Histoire de la Réformation dans V ancien pays de liège

(dans P. Frederieq, Travaux du cours pratique de lUniveisite de Liège, Gand, 1883).

HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION XIX

bibliothèques de Careassonne, de Toulouse et de Cler~ mont ei aux Archives de la Haute-Garonne. Mettant lui- même en œuvre une partie de ces documents inédits, il faisait revivre sous nos yeux les juges d'Inquisition du tribunal de Carcassonne (1250-1258), ainsi que leur pro- cédure inquisitoriale et leur pénalité. Le même auteur a poursuivi ses recherches sur les sources inédites dans ses Etudes sur quelques manuscrits des bibliothèques d'Italie, concernant V Inquisition et les croyances hérétiques du xue au xvne siècle (Paris, 1887). Un jeune érudit, pré- maturément enlevé à la science, Julien Havet, s'était même enhardi jusqu'à tenter un tableau d'ensemble dans sa remarquable dissertation L'hérésie et le bras séculier au moyen âge jusqu'au xine siècle (Bibliothèque de l'École des Chartes, 1880), choisissant audacieusement un sujet presque vierge et s'en tirant, comme il se tirait de toutes es difficultés, à son honneur.

En Allemagne, tant d'autres domaines de l'histoire ont été si bien explorés en tous sens, on n'a pas montré la même ardeur pour l'histoire de l'Inquisition. Si l'étude des sectes hérétiques et de leurs doctrines y a suscité dans ce siècle des travaux excellents, peut-être sans rivaux, le fonctionnement de l'Inquisition n'y a pas encore été l'objet d'une enquête vraiment systématique (1). Sur les Vaudois, on a les beaux travaux de A. W. DieckhofY,

(1) Un anonyme, qui doit être ; pparemment un spécialiste, reconnaissait tout récemment avec une entière franchise dans la re\ue Deutsche Stimmen de Cologne (livraison du 1er janvier 1900) : «Unser voriger Brief hat die auffaellige Thatsache zu konstatieren gehabt, dass in Deutschland selbst trotz Dœllingers schon im Jahre 18G8 ergangenem Mahnrufs die Geschichte der Inquisition nach wie vor ein bei- nal.e unbeackertes Feld ist. » L'auteur de l'article y oppose 1'acîhité scientifique qui règne dans ce domaine en France, en Belgique, en Hollande et mène en Italie.

XX HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION

J. J. Herzog, K. Millier, W. Preger, H. Ilaupt, etc. Sur Wicleff on a les livres classiques de G. V. Lechler et R. Buddensieg, sur les Templiers ceux de K. Schott- miïller, H. Prutz et J. Gmelin. Sur Huss et les sectes de Bohème on a les recherches approfondies de G. V. Lechler, J. Gottschick, J. Loserth, G. Hœfler, F. von Bezold et W. Preger, celles des historiens tchèques Fr. Palacky, A. Gindely, Jaroslav Goll, etc. Mais, en fait d'histoire pro- prement dite de l'Inquisition, il n'y a guère que ce que les Allemands eux-mêmes appellent des Vorarbeiten : quel- ques dissertations, des articles de revues, des mémoires d'Académies et quelques documents inédits publiés sans plan ni système. On peut citer ainsi trois études sur le premier inquisiteur d'Allemagne, Conrad de Marburg (1). L'illustre chanoine J. Dœllinger avait rassemblé pendant de longues années des pièces inédites de tout genre sur les sectes hérétiques; après sa mort, le professeur F. H. Reusch de Bonn les a publiées en deux curieux volumes (2) qui rendront service aux futurs historiens de l'Inquisi- tion allemande. Dans les dernières années de sa longue carrière, le professeur W. Wattenbach, de Berlin, a édité et commenté des documents concernant la répres- sion de l'hérésie en Allemagne (3). Enfin, Julius Ficker a

(1) Toutes trois portent le même titre : Konrad von Marburg. Les auteurs sont Hausrath (1861), Henke(18Gl) et B. Kaltner (1882).

(2)Beitrœge zur Sektengeschichte des MUtdalters, 1800. D;ins ses Kleinere Schriften, publiés également par Reusch en 1890, ont paru aussi deux études anonymes de 1867 et 1868, ou il parle a\ec une grande indépendance et une vaste érudition des origines et des développements des Inquisitions des Papes et d'Es- pagne (p. 286-356 et p. 337-405).

(3) Ueber die Inquisition gegen die Waldenser in Pommern und der Mark Bvandenburq (Berlin, 1886). Ueber die Secte der Brader vom freien Geiste Ibid., 1887). Ueber das Handbuch eines Inquhitors in der Kirchenbibliothek Sanct Nicolai in Greifswuld (Ibid., 1888). —Jlat'haeus Grabow (1895).

HISTORIOGRAPHIE DE L'iNQUISITION XXI

donné, en même temps que Julien Havet, une disserta- tion érudite sur l'introduction de la peine de mort en matière d'hérésie en Occident (1).

En Espagne, on a étudié exclusivement la terrible Inquisition nationale. Outre l'ouvrage de Rodrigo, cité plus haut, il convient de mentionner les trois volumes de Menendez y Pelayo, Heterodoxos Espanoles (Madrid 1880) et les Procedimientos de la Inquisition (2 vol., Madrid 1886) par Melgares Marin,

En Italie, comme en Allemagne, on a étudié l'histoire des hérésies plutôt que celle de l'Inquisition. Les pro- fesseurs Emilio Comba et Felice Tocco, de Florence, ont attaché leur nom aux recherches sur les Vaudois et les hérétiques du moyen âge italien. L'éminent historien Pasquale Villari a fait revivre les temps et les idées de l'époque de Savonarole et de Machiavel. Il serait cepen- dant injuste d'omettre le livre de Filippo de Boni, Vin- quisizione e i Calabro-Valdesl (Milan 1864), auquel se rattache celui de Lombard, Jean-Louis Paschale et les martyrs de Calabre (Genève 1881). Tous deux sont puisés à des sources inédites du xvie siècle.

L'Angleterre, qui n'a pas connu l'Inquisition propre- ment dite, manque de documents à exhumer et à étudier. aussi, ce sont les hérésies et les dissensions religieuses qui ont accaparé l'attention des érudits au détriment de l'Inquisition.

En somme, vers 1890, dans les principaux pays d'éru- dition de l'Europe, l'historiographie de l'Inquisition était

(1) Die gesetzliehe Einfiihrung âer Todesstrafs fur Ketzerei. (Mittheilungen des Instituts fur OEsterreichische Geschichlsforschung, t. i, 2e fasc. lnnspruck, 1880).

XXII HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION

entrée dans une voie nouvelle (1). A des degrés divers et avec une ardeur plus ou moins grande, des spécia- listes consciencieux et bien outillés y avaient succédé aux détracteurs et aux apologistes aveugles. D'ailleurs, on sentait combien grande était encore la tâche à accom- plir, avant d'arriver à des résultats d'ensemble de nature à satisfaire la science. Une salutaire méfiance, que ne justifiait que trop la faiblesse de tant d'ouvrages ambi- tieux et creux, régnait parmi les historiens à l'égard des généralisations hâtives et prématurées. En 1881, présen- tant au public son livre critique sur les sources connues et inconnues de l'Inquisition dans le Midi de la France, Ch. Molinier disait avec une prudente sagacité : « L'his- toire répugne aujourd'hui à des synthèses de ce genre, et nous ne croyons pas que sa juste défiance ait nulle part plus qu'ici de raison d'être. Le mieux serait, il nous semble, d'appliquer une fois de plus la méthode moins ambitieuse qu'elle a fini par préférer, c'est-à-dire de procéder par une série de monographies des différents tribunaux d'Inquisition. Ce serait le second terme d'une série de travaux, dont le premier devrait être l'étude sur les sources, que nous avons indiquée et que nous avons essayé de faire. Alors, peut-être, mais alors seulement,

(1) En 1800, le professeur H. Finke écrivait dans la Rômische Quartalschrift : « Seit einem Jahrzehnt hat sien die kirchenhistorische Forschung mit Vorliebe der Geschichte der f œpstlichen Inquisition in den ersten Jahrhunderten fores Bestehens zugewendet und damit eine alte Unterlassungssiinde wieder gut gemacht. VVar es doch eine aufallende Erscheinung, dass man grundgelehrte Artikel und dicklei- bige Biicher liber die spseteren Entwickelungsstadien einer Institution schrieb, ohne deren erste Grundlagen genau zu kennen; noch auffallender freilich war es, dass dièses Verfahren so lange als richtig angesehen und kein Widerspruch dagegea erhoben wurde. So konnte es geschehen dass man noch in den siebziger Jahren Inquisitionsromane, wie die Geschichte d(r Inquisition von Fridolîn Hoffmann, selbst in ernsthaften Zeitschriften als wissenschaftliche Arbeiten behandelte ! Das ist nunmehr anders geworden. »

HISTORIOGRAPHIE DE h INQUISITION XXIII

après avoir déblayé le terrain, pourrait-on procéder à l'œuvre définitive, dont nous marquions à l'instant même les difficultés ». Quant à « un vaste ensemble, qui pren- drait le titre d'histoire de l'Inquisition», l'auteur n'hési- tait pas à l'appeler « une entreprise à peu près chimé- rique (1). »

Or, pendant que M. Mobilier écrivait ces lignes, qu'ap- prouvèrent tous ses lecteurs d'Europe, il y avait, de l'autre côté de l'Atlantique, un vaillant vieillard qui depuis des années avait réuni une bibliothèque unique et une riche moisson de documents inédits sur l'ensemble de l'his- toire de l'Inquisition. Ne reculant pas devant cette tache écrasante, il avait fouillé tous les imprimés accessibles et dépouillé une montagne de pièces authentiques qu'il avait su se procurer par Correspondances dans les princi- paux dépôts d'archives de l'Occident. En août 1887, il avait terminé à Philadelphie les trois gros volumes de son étonnant ouvrage, qui paraissait à New-York en 1888 sous le titre : A History of the Inquisition of the middle âges, par Henry Charles Lea. L'auteur était âgé de 63 ans et ne pouvait consacrer que quelques heures par jour à ses études favorites, absorbé le reste du temps par ses affaires : jusqu'en 1880, il avait dirigé une grande librairie (2)..

Quand les paquebots transatlantiques eurent apporté cet ouvrage en Europe et que ces trois gros in- octavo s'empilèrent sur la table de travail des historiens,

(1) L'inquisiton dans le Midi de la France, Introduction, p. xn.

(2) La librairie Lea a été fondée en 1784 à Philadelphie; elle est devenue une «•es maisons d'édition les plus importantes des États-Unis.

XXIV HISTORIOGRAPHIE DE h INQUISITION

il y eut partout un mouvement d'hésitation et de défiance bien naturelles, surtout en Allemagne, le sujet était peu étudié et l'on venait de -siffler le livre grotesque de Fridolin Hoffmann. Mais bientôt les trois gros volumes de l'historien américain furent lus et du coup appréciés à leur valeur. Je sais que M. Molinier fut un des premiers admirateurs de cette œuvre magistrale. Sa conversion fut celle de tous les spécialistes d'abord hésitants.

Il y a irois mois, un critique allemand, apparemment des plus versés dans l'histoire de l'Inquisition, après avoir apprécié très favorablement les autres travaux de Lea, portait sur son Histoire de l'Inquisition au moyen âge le jugement suivant : « C'est le point central de toute son œuvre. Plus on étudie l'activité de cet homme unique, plus on sent croître l'admiration pour la méthode strictement scientifique d'après laquelle il travaille. Reusch, qui par son acribie peu commune avait su con- quérir le respect de tous, amis ou ennemis, a caractérisé le livre de Lea comme « l'histoire de l'Inquisition la plus (( étendue, la plus profonde et la plus fouiliée que nous « possédions ». Une étude serrée de l'une des nom- breuses parties neuves de l'ouvrage a amené le docte J. Gmelin à accepter complètement les conclusions de Lea (sur l'affaire des Templiers)» (I). Ce jugement si élogieux est celui des spécialistes de tous les pays.

Du reste, le grand ouvrage de Lea a stimulé l'activité des historiens d'Europe. Depuis 1888, on a vu s'accumuler les livres et les dissertations qui permettront peut-être un

(1) Revue Deutsche Stimmen de Cologne, 19, 1er janvier 1900.

HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION XXT

jour à Fauteur de nous donner une seconde édition plus complète et plus admirable encore. Tous d'ailleurs citent Lea et ont profité de lui à des degrés divers, mais sans contestation possible. Notons les principaux sans avoir la prétention d'être complet et sans oublier le recueil d'excellentes dissertations de Lea lui-même sur des points spéciaux concernant l'Inquisition espagnole (1).

On a d'abord deux livres à mettre hors de pair : l'étude juridique si fouillée du professeur Camille Henner, de Prague, sur l'organisation et la compétence de la justice inqùisitoriale (2) et le beau tableau d'ensemble de L. Tanon, président à la Cour de Cassation de Paris, sur ['Histoire des tribunaux de V Inquisition en France (3). Ajoutons-y le vol. V du grand ouvrage classique du pro- fesseur Paul Hinschius de Berlin, Das Kirchenrecht der Katholiken und Protestanten (Berlin 1895) qui, pour l'Inquisition, accepte les vues et les résultats de Lea. Il faut citer ensuite les dissertations si neuves du biblio- thécaire Hermann Haupt, de Giessen (4), celles du professeur H. Finke, de Munster (5)et de Charles Guene- guand (6). En Belgique, on peut signaler les publications du séminaire historique dirigé par le chanoine A. Cauchie, professeur à l'Université catholique de Louvain (7), et

(1) Chapters from the religions history of Spain eonneeted with the Inquisi- tion. Philadelphie, 1890.

(2) Beitrssqe zur Organisation und Compétent der psepstlichen Ketzergeriehte. Leipzig, 1890

(3) Paris. 1893.

(4) Geschichte der reliqiosen Sekten in Franken (1882). Waldensertum und [nquisiionin sûd-os' lichen Deutschland (Deutsche Ze tschrift fur Geschichte, J 889-90). Deutschbohmische Waldenser in 1340 (Zeitschrift fur Kirchenge- gehich e, 1894), etc.

(5) Studien zur Inquisitinnsgeschichte (Rômische Quartalschrift, 1892). lt) Les origines de V Inquisition (Thèse de Genève, 1892).

yl\ A. Cauchie, Nicole Serrurier, hérétique du xv* siècle. (Ànalectes pour ser-

XXVI HISTORIOGRAPHIE DE i/lNQUISITION

celles du cours pratique d'histoire de l'Université de Gand (1). A ces recherches se rattachent aussi les beaux travaux du professeur Sigmund Riezler, de Munich (2), et de l'archiviste Jos. Hansen, de Cologne (3) sur les procès de sorcellerie, qui, au moyen âge, ne sont qu'une dépen- dance de l'Inquisition. En outre, Jos. Hansen prépare depuis des années un recueil de documents sur l'Inqui- sition en Allemagne dans le genre du Corpus Inquisitlonis Neerlandicae. En Italie, on a deux bons livres basés sur des recherches d'archives : Origini e vicende de ïlnqui- sizione in Sicilia par La Mantia et // santo officio delta Inquisizione in Napoli par Luigi Amabile (2 vol. 1892). En Portugal, on a enfin un ouvrage sérieux : Da origem da lnquisiçâo em Portugal, Dans les anciennes colonies espagnoles de l'Amérique du Sud, Don J. T. Médina a étudié scientifiquement l'histoire de l'Inquisition du Chili et de laPlata (4).

En résumé, l'historiographie de l'Inquisition a passé

vir à l'histoire ecclésiastique de la Belgique, 1893). H. Van Houtte, Lettres de Martin V concernant t hérésie hussite dans les Pays-Bas. (Anaiectes, 1896). Abbé P. Demeuldre, Frère Jean Angeli (1482-1483). (Bulletins de la Commission royale d'histoire, 1898.)

(1) P. Fredericq et ses élèves, Corpus documentorum Jnquisitionis Neerlan- dicae (1205-1520). i, 1889: h, 1896; t. iv, 1900. J. Frederichs, Robert le Bouyre, premier inquisiteur général en Finance, 1892. J. Frederichs, De secte der Loïsten of Antwerpsche Lib-rtijnen (1525-1540). 1891. P. Fredericq, Geschiedenis der lnquisitie in de Nederlanien. i, 1892 ; n, 1896. P. Fredericq, Les documents de Glasgow concernant Lambert le Bègue. (Avec note complé- mentaire). 1895.— J. J. Mulder, De uitvoering der geloofsplakkaten te Antwerpen \1550-1556). 1897. J. Frederichs, De lnquisitie in het hertogdom Luxembur?

¥)or en tijdens de 16. de eeuw. 1897.

(2) Geschichte der Hexenprocesse in Bayern, 1896.

(3) Der u Malleus maleficorum » (Westdeutsche Zeitschrift, 1898 ) Inquisx tion und Hexenverfoi gung im Mittelalter. (Historische Zeitschrift, 1898.) Zauberwahn, Inquisition und Hexenprocess im Mittelalter und die Entstehung der grossen Hexenverfolgumi (Munich 900; .

i4) Historia del tribunal del santo officio de la Inqutsicion de Cartagena de las fndias. (Santiago 1899). H tribunal del santo officio de la Inquis ciou en las provincia* *M ilata (Santiago 1900).

HISTORIOGRAPHIE DE L.'lNQUISiTÎON XXVÎÎ

d'abord, au moyen âge, par une phase laudative qui est celle les inquisiteurs et leurs coreligionnaires sont seuls à en parler. Avec la Réforme commence la période de polémiques violentes pour et contre. L'Hi&toria Inqui- ntioni s (1692 ) de Limborch, avec sa collection de sentences tolosaines publiées in extenso, et V Histoire critique d( Vlnquisition d'Espagne (1817), de Llorente, préludent lentement à une période nouvelle . celle de l'étude scien- tifique des documents, qui triomphe surtout à partir de 1880 et permet d'écrire enfin des livres impartiaux et solidement étayés de preuves, parmi lesquels celui de Lea reste un modèle difficile à surpasser ou même à égaler.

Est-ce à dire que la période d'invectives et d'apologies adverses soit définitivement close? Hélas! non. Je feuilleté en ce moment un ouvrage classique pour quantité de lecteurs de bonne foi : Cours d'apologétique chrétienne, du Père jésuite W. Dovivier. Il en est à sa quinzième édi- tion (1) et a été approuvé par six cardinaux et par trente- deux archevêques et évêques; il a été traduit en plusieurs langues. Or, l'auteur fait l'apologie de l'Inquisition à peu près avec les mêmes arguments que Joseph de Maistre, à qui il emprunte mainte citation; il accumule avec can- deur les témoignages les plus grotesques : « M. Bourgoing, « ambassadeur en Espagne, n'hésite pas à dire, dans son <c Tableau de V Espagne moderne : ((J'avouerai, pour « rendre hommage à la vérité, que l'Inquisition pourrait « être citée de nos jours comme un modèle d'équité » ;

(à) Paris, Lille, Tournai, 1899.

fclVîli HiSTN» atOGRAPHtE DE l/lNQUlSrftO*

et il conclut triomphalement : « C'est parce qu'ils étaient « pénétrés de ces vérités que Théodose le Grand, Justi- ce nien, Charlemagne, Othon le Grand, Louis XI, tous les « princes et tous les peuples civilisés n'ont pas cru violer « la liberté de conscience en punissant l'hérésie et l'apo3- « tasie ». Telle est donc encore la doctrine qu'on présente à des millions de catholiques dans toutes les langues européennes comme la vérité historique et dogmatique. Pendant ce temps, la science poursuit sa marche d'un pas lent, mais sûr.

Paul Fredericq.

Gand, septembre 4909

PRÉFACE DE L'AUTEUR

L'histoire de l'Inquisition se divise naturellement en deux parties, dont chacune peut être considérée comme formant un tout. La limite qui les sépare est la Réforme, excepté en Espagne, la Nouvelle Inquisition fut éta- blie par Ferdinand et Isabelle. J'ai cherché, dans le pré- sent ouvrage, à offrir un tableau impartial de cette insti- tution pendant la première période de son existence. Pour la seconde partie, j'ai déjà réuni beaucoup de maté- riaux, grâce auxquels j'espère quelque jour en poursuivre l'histoire jusqu'à la fin.

L'Inquisition n'a pa$T été une organisation arbitraire- ment conçue et imposée au monde chrétien par l'ambi- tion ou le fanatisme de l'Eglise. Elle a plutôt été le produit d'une évolution naturelle, on dirait presque nécessaire, des diverses forces en action au xnT siècle.

Personne n'en peut justement apprécier ni le mode de développement, ni les effets, sans considérer d'abord avec quelque attention les idées qui gouvernaient les âmes vers l'époque s'élaborait la civilisation moderne. Pour cela, nous avons cru devoir passer en revue presque tous les mouvements spirituels et intellectuels de la fin du Moyen Age et procéder à une enquête sur les con- ditions de la société à certaines phases de cette période.

XXX HISTOIRE DE L'INQUISITION

Au début de mes études historiques, je me suis rapide- ment convaincu que le fondement le plus sûr de nos con- naissances, pour une époque donnée de l'histoire, n'est autre que l'étude de sa jurisprudence, se révèlent à la fois ses aspirations et les moyens, jugés les plus efficaces, de les satisfaire. En conséquence, j'ai exposé avec détail l'origine et le développement de la procédure inqui- sitoriale, convaincu que, de cette manière seulement, nous pouvons comprendre les opérations du Saint Office et l'influence qu'il exerça sur les générations posté- rieures.

Il m'a semblé que les résultats ainsi obtenus permet- taient d'éclaircir bien des questions qui ont été mal com- prises jusqu'à présent. Si j'ai été amené ainsi à quelques conclusions différentes de celles qui sont cou- ramment acceptées, je prie le lecteur de croire que ces vues nouvelles résultent d'une étude consciencieuse de toutes les sources originales auxquelles j'ai pu avoir accès.

Aucun ouvrage d'histoire ne mérite d'être écrit ni d'être lu s'il n'aboutit pas à une conclusion morale ; mais, pour être vraiment utile, cette moralité doit se dégager d'elle-même dans l'esprit du lecteur, et non lui être imposée. Tel est particulièrement le cas dans une histoire traitant d'un sujet qui a provoqué les passions les plus ardentes, donnant l'éveil, alternativement, aux instincts les plus élevés et les plus bas.

Je ne me suis pas arrêté, dans mon récit, pour morali- ser; mais si les événements racontés par moi n'ont pas été présentés de telle sorte qu'une leçon s'en dégage, je reconnais d'avance avoir manqué mon but.

PREFACE XXXI

Il me reste à exprimer ma gratitude aux nombreux amis et correspondants qui m'ont prêté leur aide dans la réunion des matériaux très variés et en grande partie iné- dits sur lesquels est fondé le présent ouvrage.

J'acquitte d'abord une dette de reconnaissance envers la mémoire d'un gentleman accompli, feu George P. Marsh, qui, pendant de longues années, représenta dignement les États-Unis auprès de la cour italienne. Je n'ai jamais eu la bonne fortune de me trouver en sa présence, mais l'obligeance toujours empressée avec laquelle il a secondé mes recherches en Italie mérite ma plus vive gratitude.

A M. le professeur Charles Molinier, de l'Université de Toulouse, je dois l'expression d'une reconnaissance par- ticulière, pour s'être toujours montré prêt à partager avec moi sa connaissance incomparable de l'Inquisition du Languedoc.

Aux archives de Florence, j'ai eu à me louer de M. Francis Philip Nast, du professeur Felice Tocco et du docteur Giuseppe Papaleoni ; aux archives de Naples, j'ai été aimablement secondé par le directeur, chevalier Minieri Riccio, et par le chevalier Leopoldo Ovary ; aux archives de Venise, le chevalier Teodoro Toderini et M. Bartoïomeo Cecchetti m'ont prêté leur obligeant con- cours ; aux archives de Bruxelles, j'ai eu l'aide précieuse de M. Charles Rahlenbeck. A Paris, M. L. Sandret a dépouillé pour mon compte, avec le plus grand soin, les riches collections manuscrites, particulièrement celles de la Bibliothèque Nationale.

Lorsqu'un travailleur est, comme moi, séparé par des milliers de lieues d'océan des grands dépôts littéraires

XXXII HISTOIRE DE L'iNQUISITION

du Vieux Monde, des collaborations comme celles dont j'ai profité lui sont absolument nécessaires. Je m'estime heureux d'en avoir trouvé d'aussi efficaces et d'aussi per- sévéramment dévouées.

Si je suis destiné à remplir le reste de ma tâche, j'es- père avoir l'occasion de reconnaître les obligations que j'ai contractées depuis envers beaucoup d'autres savants des deux hémisphères, auxquels je dois beaucoup de matériaux inédits touchant l'histoire ultérieure du Saint- Office.

Philadelphie (États-Unis).

NOTE DU TRADUCTEUR

J'ai commencé la traduction du chef-d'œuvre de Lea au mois de juin 1899, et j'y ai travaillé sans relâche. Il m'a semblé, à cette époque tragique pour Jes consciences, qu'il y avait un devoir à remplir envers le public français.

Quand j'ai écrit à l'auteur pour solliciter son consentement à une adaptation, il m'a répondu : « Traduisez comme vous l'entendrez, mais, je vous en prie, ne vous départez pas du ton impartial que je me suis imposé. Les faits doivent parler d'eux-mêmes. »

Ce conseil du grand historien a été suivi. On ne trouvera aucune décla- mation, aucune violerre de langage, ni dans ce volume, ni dans les suivants. La vérité sans phrases es la seule flétrissure qui convienne aux crimes du fanatisme.

S. R

TABLE DES MATIÈRES

ïff.-B. Les chiffres renvoient à la pagination inscrite en marge du texte qui est celle de l'édition américaine.

LIVRE I Origine et organisation de l'Inquisition.

Chapitre i. L'Église

Page

Domination de l'Église au xne siècle. 1

Causes de l'antagonisme de l'Église et de la société civile 5

Élection des Évêques 6

Simonie et favoritisme 7

Caractère guerrier des prélats 10

Difficulté de punir les coupables 13

Avilissement de l'office épiscopal 16

Abus de la juridiction pontificale H

Abus de la juridiction épiscopale 20

Exactions en vue de la construction des cathédrales 23

Décadence de la prédication 23

Abus de la protection 24

Cumul 25

Dîmes 26

Trafic des sacrements 27

Extorsion de legs pieux 28

Querelles scandaleuses aux funérailles 30

Immoralité des clercs * . . . . 31

Immunités des clercs 32

Les Ordres monastiques 34

La religion du Moyen Age 39

XXXÏV HISTOIRE DE L'iNQUISITION

Pages*

Tendance au fétichisme 40

"Indulgences 41

Pouroir magique des formules et des reliques 47

Opinion des contemporains 51

Chapitre ii. Les Hérésies

Réveil des intelligences au xne siècle 57

Passions populaires 59

Nature des hérésies 60

Hérésies hostiles au sacerdoce 62

Nullité des sacrements entre des mains indignes. 62

Tanchelm 64

Eon de l'Étoile 66

Civilisation de la France méridionale 66

Pierre de Bruys 68

Henry de Lausanne 69

Arnaud de Brescia 72

Pierre Waldo et les Vaudois 76

Passagii, Joseppini, Siscidentes, Runcarii 88

Chapitre m. Les Cathares

Séduction exercée par la théorie dualiste 89

Le Catharisme dérive du Manichéisme. 89

Croyances et organisation de l'Église cathare 93

Zèle des missionnaires et soif du martyre 102

Les Cathares n'ont pas été les adorateurs du Diable 105

Centre du Catharisme en Slavonie 107

Sa diffusion à travers l'Europe au xr siècle 108

Ses progrès au xne siècle 113

Immunité relative de l'Angleterre et de l'Allemagne 112

Progrès en Italie. Efforts d'Innocent III 114

La citadelle du Catharisme est la France méridionale 117

On s'attend à le voir triompher 121

Échec de la Croisade de 1181 124

Période de tolérance et de croissance 123

Chapitre iv. Les Croisades albigeoises

Politique de l'Église envers l'hérésie 129

Suppression de l'hérésie dans le Nivernais 130

TABLE DES MATIERES XXXV

Pages

Les traductions de l'Écriture prohibées à Metz 131

Puissance de Raymond VI de Toulouse. , 132

État de l'Église dans ses domaines 134

Innocent III entreprend de supprimer l'hérésie 136

Les prélats refusent leurs concours. 1 37

Arnauld de Giteaux envoyé comme chef-légat 139

Efforts inutiles pour organiser une Croisade en 1204 139

L'Évêque d'Osma et saint Dominique sollicitent de nouveaux

efforts en 1206 141

Essai d'organiser une Croisade en 1207 ^ 144

Meurtre de Pierre de Castelnau, 16 janvier 1208 145

Croisade prêchée avec succès en 1208 147

Efforts de Raymond pour détourner l'orage 149

Il se soumet ; duplicité d'Innocent III 150

Raymond dirige la Croisade contre le vicomte de Béziers 153

Sac de Béziers et capitulation de Carcassonne 1 54

Pierre d'Aragon et Simon de Montfort 157

Montfort accepte les territoires conquis 159

Raymond est attaqué. Politique astucieuse de l'Église 162

Efforts désespérés de Raymond pour empêcher une rupture 166

Premier siège de Toulouse ; Raymond est accablé 1 67

Intervention de Pierre d'Aragon 170

On refuse des juges à Raymond 173

Pierre déclare la guerre. Bataille de Muret, 13 septembre 1213. . . 175

Succès intermittents de Montfort. Fraude pieuse du légat 178

Raymond déposé est remplacé par Montfort 179

Le Concile de Latran décide en faveur de Montfort 181

Soulèvement du peuple sous le jeune Raymond 184

Second siège de Toulouse en 1217. Mort de Montfort 185

Croisade de Louis Cœur-de-Lion. Troisième siège de Toulouse... 187

Raymond VII recouvre ses domaines. Recrudescence de l'hérésie. 189

Ouverture des négociations. Mort de Philippe-Auguste 190

Louis VIII propose une Croisade. Raymond fait sa paix avec

l'Église. 191

Duplicité d'Honorius III. Concile de Bourges, novembre 1225. . . . 193

Louis organise la Croisade de 1226. 197

Ses succès, sa retraite et sa mort 199

Guerre sans résultat en 1 227. Négociations en 1228 201

.Traité de Paris, avril 1229. La persécution est établie 203

XXXVI HISTOIRE DE L'INQUISITION

Chapitre v. La Persécution

Progrès de 1 intolérance dans l'Eglise primitive 209

La persécution commence sous Constantin ! ."..!.""."!.! ! 212

L'Eglise adopte la peine de mort contre l'hérésie. .... .' ...... . 213

Devoir des gouvernements de supprimer l'hérésie 215

Diminution de l'esprit de persécution sous les Barbares . 216

Hésitation à sévir au xi« et au xii9 siècles ..... 218

Incertitudes touchant la nature du châtiment .............. ' .' . . 220

La peine du bûcher est adoptée au xiii» siècle ................ 221

L'Eglise décline les responsabilités 223

L'autorité temporelle est obligée de persécuter ........ 224

Poursuites contre les morts 230

Motifs incitant à la persécution . . . . ' 233

La cruauté au Moyen Age " [ 234

Horreur exagérée qu'inspire l'hérésie 23G

Influence de l'ascétisme 238

Motifs de conscience 239

Chapitre vi. Les Ordres mendiants

Tendances réformatrices dans l'Église 243

Foulques de Neuilly 244

Duran de H uesca, prédécesseur de saint Dominique et de saint

François ^ 2'p

Saint Dominique, sa carrière et son caractère ! .. ... 248

Succès de l'ordre de Saint-Dominique fondé en 1213.'. 251

Saint François d'Assise 256

Fondation de l'ordre. Obligation de la pauvreté ... ! ! 257

Saint François réalise l'idéal chrétien 260

Éloge extravagant de la pauvreté 264

Influence des Ordres mendiants 266

Les Pastoureaux et les Flagellants ....... 268

Les Mendiants deviennent indépendants des prélats 273

Services qu'ils rendent à la Papauté [\[ 274

Antagonisme entre les Mendiants et le clergé séculier " 278

La querelle est jugée par l'Université de Paris ......... 281

Victoire des Mendiants. L'hostilité continue 289

Décadence morale des Ordres 294

Activité des moines missionnaires 297

Leur rôle comme inquisiteurs 299

Rivalité entrs les Ordres \\\\ ..... . 302

TABLE DES MATIERES XXXVII

Chapitre vu. Établissement de l'Inquisition

Pagei

Incertitudes touchant la découverte et le châtiment des héré- tiques 305

Progrès de la juridiction épiscopale 308

Procédure des cours épiscopales. La procédure de l'Inquisition . . 309

Système d'enquête ; 311

Efforts pour établir une Inquisition épiscopale 313

Tentative pour établir une Inquisition par les légats. 315

Aptitude des Ordres mendiants à cette tâche 318

Législation séculière pour la suppression de l'hérésie. 319

Édit de Grégoire XI en 1231. Essai d'Inquisition séculière 324

Tentative pour introduire l'Inquisition pontificale 326

Les Dominicains investis de fonctions inquisitoriales 828

Les fonctions épiscopales subsistent 33C

Luttes entre évêques et inquisiteurs 332

Apaisement quand l'Inquisition devient permanente 335

Pouvoirs attribués aux inquisiteurs en Italie, en France et en

Aragon 336

Annulation de toute législation contraire. 341

Subordination à l'Inquisition de toutes les forces sociales 342

Absence de surveillance et de responsabilité 343

Étendue de la juridiction inquisitoriale 347

Pénalités édictées pour entraves apportées à l'Inquisition 349

Rivalité des évêques 350

Limites de l'extension de l'Inquisition 351

Les peuples du nord en sont virtuellement exempts 352

L'Afrique et l'Orient 355

Vicissitudes de l'Inquisition épiscopale 356

Efficacité plus grande de l'Inquisition pontificale 364

L'inquisiteur modèle, suivant Bernard Gui 367

Chapitre viii. Organisation de l'Inquisition

Simplicité de l'Inquisition , 369

Provinces de l'Inquisition. Enquêtes volantes 370

Le temps de grâce. Son efficacité 371

Édifices et prisons 373

Personnel du tribunal 374

Importance des archives 379

Permission de porter des armes 381

Les ressources de l'État à la disposition des inquisiteurs ... 385

***

XXXVIII HISTOIRE DE l/lNQUISITION

Rôle des évêques dans les jugements , , . . . 387

L'assemblée des experts 388

Les autodafés 391

Coopération des tribunaux , 394

Inquisiteurs occasionnel» 397

Chapitre ix. La Procédure Inquisitoriale

L'inquisiteur à la fois juge et confesseur! 399

Difficulté de prouver l'hérésie 400

Universalité de la procédure inquisitoriale 401

L'âge de la responsabilité. Procédure contre les absents et les

morts 402

Suppression de toute garantie. Secret de la procédure 405

Les aveux ne sont pas requis pour une condamnation 407

Importance attachée aux aveux 408

Interrogatoire de l'accusé 410

Procédés pour extorquer des aveux. Fraudes 414

Tortures physiques et morales. Lenteurs inutiles 417

Torture formelle 421

Torture adoucie par Clément V 424

Règles pour l'emploi de la torture 426

Rétractation des aveux 128

Chapitre x. Les Témoignages

Peu d'importance des témoins 430

On admet leur peu d'autorité 431

Crime appelé « suspicion d'hérésie » 433

Nombre des témoins. Leur caractère et leur âge sont indifférents. . 434

L'inimitié mortelle est la seule disqualification 436

Le secret de la confession est violé 437

On cache les noms des témoins 437

On dissimule parfois des témoignages 439

Fréquence des faux témoins. Peines édictées à leur endroit 440

Chapitre xi. La Défense

Les ressources de la défense réduites au minimum 443

Refus d'un avocat 444

La seule défense possible est la disqualification des témoins 446

Poursuites contre les morts . 448

TABLE DES MATIERES XXXIX

Pages

La défense pratiquement impossible. Appels 449

Condamnation virtuellement inévitable 453

Suspicion d'hérésie 454

Serment imposé aux garants des suspects 455

Abjuration 457

Chapitre xii. La Sentence

Pénitence et non châtiment 459

Degrés de la pénitence 462

Pénitences diverses 463

Flagellation 464

Pèlerinages 465

Croisades en Palestine 466

Port de croix 468

Amendes et commutations 471

Pénitences non accomplies 475

Cautions 476

Abus, corruption, extorsions 477

Destruction de maisons 481

Pénalités arbitraires 483

Emprisonnements 484

Difficultés au sujet des frais d'entretien des prisous 489

Traitement des prisonniers 491

Fréquence comparée des différentes peines 494

Modification des sentences 495

Acquittements illusoires 496

Peines infligées aux descendants 498

Excommunication inquisitoriale 500

Chapitre xiii. La Confiscation

La confiscation dans la loi romaine 501

L'Église est responsable de l'avoir introduite 502

Variations de la jurisprudence à cet égard 504

Crimes comportant la confiscation 507

La question des dots des femmes 509

L'Église en Italie partage les dépouilles 510

En France, tout est pris par l'État , 513

Les évêques obtiennent une part 514

Abus des confiscations 517

Nullité des aliénations et des obligations 522

Les confiscations paralysent le commerce 524

XL HISTOIRE DE L INQUISITION

PaRes.

Comment les dépenses de l'Inquisition étaient couvertes. 525

Corrélation entre la persécution et la confiscation 529

Chapitre xiv. Le Bûcher

Irresponsabilité théorique de l'Inquisition 534

Mais l'Église oblige les pouvoirs séculiers à brûler les hérétiques. 536

On ne brûle que les hérétiques impénitents , 541

Hésitation au sujet des relaps. On se décide à les brûler 543

Difficulté de définir le crime des relaps 547

Refus de se soumettre à la pénitence 548

Fréquence des bûchers 549

Détails de l'exécution 551

Comment on brûlait les livres 554

Influence des méthodes de l'Inquisition sur l'Église 557

Influence sur la jurisprudence séculière 559

HISTOIRE DE L'INQUISITION

LIVRE I

ORIGINE ET ORGANISATION

CHAPITRE PREMIER l'église

Vers la fin du xiie siècle, l'Église se trouvait menacée d'une crise dangereuse. Pourtant, les événements des cent cinquante dernières années l'avaient rendue maitresse du monde chrétien. L'Histoire ne connaît pas d'exemple d'un triomphe plus complet de l'intelligence sur la force brutale. A une époque de troubles et de batailles, les fiers guerriers durent s'incliner devant des prêtres qui ne disposaient d'aucune force matérielle et dont le pouvoir n'était fondé que sur les consciences. Mais cet empire était absolu. Le salut de tout chrétien dépendait de son obéissance à l'Église, de son empressement à prendre les armes pour la défendre. Dans des siècles la foi était un facteur détermi- nant de la conduite des hommes, cette croyance donna nais- sance à un despotisme spirituel qui mit toutes choses à la dis- position de ceux qui l'exerçaient.

Ce résultat n'avait pu être obtenu que par une organisation centralisée, qui s'était graduellement développée dans la hié- rarchie ecclésiastique. L'ancienne indépendance de l'épiscopat

2 PUISSANCE DE L EGLISE

n'existait plus. La suprématie du siège de Rome s'était affirmée, toujours plus exigeante et plus forte, au point d'englober la juridiction universelle, de ployer toutes les volontés d'évêques sous ses désirs. Juste ou injuste, raisonnable ou non, l'ordre du pape devait être obéi, car il n'y avait pas d'appel contre le représentant de saint Pierre.

Dans une sphère plus étroite et toujours sujet au pape, l'évêque disposait d'une autorité qui, du moins en théorie, était également absolue. L'humble ministre de l'autel était l'instru- ment par lequel les décrets du pape et de l'évêque étaient mis en vigueur parmi le peuple ; car le sort de tous les hommes relevait de ceux qui pouvaient administrer ou refuser les sacre- ments.

Ainsi responsable de la destinée du genre humain, l'Église de- vait posséder les pouvoirs et l'organisation nécessaires à l'accom- plissement d'une tâche aussi haute. Pour la règle intérieure des consciences, elle avait institué la confession auriculaire qui, à l'époque nous sommes, était devenue l'apanage presque exclusif du sacerdoce. Quand cela ne suffisait pas pour main- tenir le fidèle dans la bonne voie, l'Église pouvait recourir à ces tribunaux spirituels qui s'étaient formés autour de chaque siège épiscopal, avec une juridiction mal définie et susceptible d'une extension presque illimitée. En dehors de la surveillance des affaires de foi et de discipline, de mariage, d'héritage et d'usure, qui leur appartenaient de par le consentement géné- ral, il y avait relativement peu de questions humaines qui n'impliquassent pas quelque cas de conscience et, par suite, l'intervention d'une autorité spirituelle d'autant plus que les contrats étaient généralement confirmés par des ser- ments.

L'hygiène des âmes nécessitait une enquête perpétuelle tou- chant les aberrations, réelles ou seulement possibles, de chaque brebis du troupeau. On conçoit l'influence énorme qu'assu- rait à l'Église la possibilité d'intervenir dans toutes les affaires privées.

Non seulement le plus humble prêtre disposait d'un pouvoir

SES PRIVILEGES 3

surnaturel qui l'élevait au-dessus du niveau de l'humanité, mais sa personne et ses biens étaient également inviolables. Quelques crimes qu'il eût commis, la justice séculière ne pou- vait en connaître, le bras séculier ne pouvait le saisir. L'ecclé- siastique n'était justiciable que des tribunaux de son ordre, qui ne pouvaient pas prononcer de peine «apitale. Il était d'ail- leurs toujours possible d'en appeler de leur jugement a la juri- diction suprême de Rome et ce droit d'appel équivalait trop souvent à l'immunité.

Le même privilège protégeait la propriété ecclésiastique, dont la piété de générations successives avait enrichi l'Église et qui s'étendait sur une bonne partie des terres les plus fertiles de l'Europe. En outre, les droits seigneuriaux attachés à ces domaines impliquaient souvent une juridiction temporelle très étendue, qui conférait à leurs usufruitiers les droits sur les per- sonnes dont les seigneurs féodaux étaient investis.

L'abîme entre le monde laïque et le clergé fut encore élargi par l'obligation absolue du célibat imposée à tous les ministres de l'autel. Remis en honneur vers le milieu du xie siècle et rendu obligatoire après une lutte obstinée de cent ans, le célibat des prêtres les séparait nettement du reste du peuple, conser- vait intactes les vastes propriétés de l'Église et mettait à son service une armée innombrable dont les aspirations et l'ambi- tion ne visaient pas au-delà. L'homme qui entrait au service de l'Église n'était plus un citoyen. Il était affranchi des soucis et des liens de la famille. L'Église était pour lui une nouvelle patrie, dont les intérêts se confondaient avec les siens. En échange de ce qu'ils abandonnaient, tous les serviteurs de l'Église étaient assurés du lendemain et affranchis de toute préoccupation matérielle, pourvu qu'ils restassent dans l'obéis- sance.

En outre, l'Église était la seule carrière ouverte aux hommes de toute situation et de tout rang. Dans la société partagée en classes par le système féodal, l'avancement, le passage d'une classe à l'autre était presque impossible. Dans l'Église, au con- traire, si l'avantage de la naissance pouvait faciliter l'accès aux

4 SES PRÉTENTIONS

hautes fonctions, le talent et l'énergie trouvaient aussi leur récompense en dépit de l'humilité de l'origine. Les papes Urbain II et Adrien IV étaient de naissance très obscure ; Alexandre V avait été mendiant; Grégoire VII était le fils d'un charpentier, Benoît XII d'un boulanger, Nicolas V d'un pauvre médecin, Sixte IV d'un paysan, Urbain IV et Jean XXII de save- tiers, Benoît XI et Sixte V de bergers. En fait, les annales de la hiérarchie ecclésiastique sont remplies de noms de per- sonnages qui, partis des rangs les plus humbles de la société, se sont élevés aux situations les plus hautes.

Ainsi l'Église se rajeunissait sans cesse par l'afflux d'un sang nouveau. Alors que les couronnes et les sceptres deve- naient souvent le partage d'hommes incapables, faibles et dégénérés, l'Église enrôlait à son service l'inépuisable trésor de vigueur de ceux auxquels aucune autre sphère d'activité n'était ouverte. Le caractère du sacerdoce était indélébile; les vœux que le prêtre avait prononcés étaient perpétuels; le moine, une fois admis dans un cloître, ne pouvait abandonner son Ordre que pour entrer dans un Ordre plus sévère. Ainsi l'Église mili- tante était comme une armée campée sur la terre chrétienne, avec des avant-postes partout, soumise à la discipline la plus efficace, combattant pour le même idéal, chaque soldat étant comme cuirassé d'inviolabilité et muni des armes redoutables qui frappaient non les corps, mais les âmes. Que ne pouvait faire, que ne pouvait oser le général en chef d'une telle armée, dont les ordres étaient accueillis comme des oracles de Dieu, depuis le Portugal jusqu'en Palestine, de Sicile en Islande?

« Les princes, dit Jean de Salisbury, tiennent leur pouvoir de l'Église et sont les serviteurs du sacerdoce. »

« Le dernier des prêtres vaut mieux qu aucun roi », s'écrie Honorius d'Autun; « princes et peuples sont sujets du clergé, dont l'éclat dépasse le leur comme l'éclat du soleil l'emporte sur celui de la lune. » Le pape Innocent III déclarait, à son tour, que le pouvoir sacerdotal était supérieur au pouvoir sécu- lier comme l'âme d'un homme l'est à son corps, et il résumait la haute estime il tenait sa propre dignité en se proclamant

RAPPORTS AVEC LES POUVOIRS SECULIERS 5

lui-même le Vicaire du Christ, l'Oint du Seigneur, placé à mi- chemin entre Dieu et l'homme, moindre que Dieu mais plus grand que l'homme, « celui qui les juge tous et n'est jugé par aucun ».

Les docteurs du moyen-âge ont universellement enseigné que le pape régnait en souverain sur toute la terre, sur les païens et les infidèles aussi bien que sur les chrétiens (1). Bien que le pouvoir ainsi fièrement revendiqué n'ait pas laissé de causer bien des maux, ce n'en a pas moins été un bonheur pour l'huma- nité qu'il ait existé, à cette rude époque, une force morale que ne conféraient ni la naissance, ni la valeur guerrière, qui pût rappeler à l'obéissance des lois divines les rois et les nobles, même quand ce rappel sortait de la bouche d'un fils de paysan. Ainsi l'on vit le pape Urbain II, Français de très humble origine, oser excommunier son roi Philippe 1er pour crime d'adultère, faisant ainsi prévaloir l'ordre moral et la justice éternelle, à une époque tout semblait licite au pouvoir absolu.

Toutefois, en affirmant ainsi sa domination, l'Église avait consentir bien des sacrifices. Au cours de la lutte qui consacra la suprématie du pouvoir spirituel sur le temporel, les vertus chrétiennes d'humilité, de charité et d'abnégation avaient, en grande partie, disparu. Les populations n'étaient plus attirées par ce qu'il y a de gracieux et d'aimable dans le christianisme ; leur soumission était achetée par la promesse du salut, prix de la foi et de l'obéissance, ou imposée soit par la menace de la perdition, soit par la crainte plus immédiate de la persécution. Si l'Église, en s'isolant complètement de la société laïque, s'était assuré les services d'une milice entièrement dévouée à sa cause, elle avait, d'autre part, donné naissance à un antago- nisme entre le peuple et elle. Dans la pratique, il n'était plus vrai que l'ensemble des chrétiens constituât l'Église ; cet ensemble était divisé en deux classes essentiellement distinctes,

(1) Johann. Saresberiensis, Pnlycrat. lib. iv, cap. m. Honor. Augustod, Summ. Glor. de Apost. cap. v, vin. Innocent. PP. III, Reyest. de Negot. JR>m. Jmp. xvm ; Ejusd. Serm. de Sanctis, vu ; Serm. de Dive7*sis, m. Eymerici Direct. Inquisit. éd. Venet. 1607, p. 353. '

b RECRUTEMENT DU CLERGE

les bergers et les brebis ; et les brebis en arrivaient souvent à penser, non sans quelque raison, qu'on ne veillait sur elles que pour les mieux tondre.

Les avantages temporels promis à l'ambition des hommes par la carrière ecclésiastique attiraient dans les rangs de l'Église bien des gens habiles, dont les desseins étaient tout autres que spirituels. On se préoccupait moins du salut des âmes que des immunités de l'Église, de ses privilèges et de l'accroissement de son domaine temporel. Les places les plus hautes étaient généralement occupées par des hommes plus épris des biens du monde que des humbles vertus du chrétien.

Tout cela était inévitable dans l'état de la société aux pre- miers siècles du moyen-age. Il aurait fallu des anges pour exercer d'une manière irréprochable l'effroyable autorité reven- diquée et acquise par l'Église. L'avancement, dans la carrière sacerdotale, était réglé par des habitudes qui provoquaient et avorisaient le manque de scrupules. Pour comprendre les causes qui poussèrent des populations nombreuses vers le schisme et l'hérésie, d'où résultèrent des guerres, des persécu- tions et l'établissement de l'Inquisition, il est nécessaire de jeter un regard sur les hommes qui représentaient l'Église devant le peuple et sur l'usage qu'ils faisaient, en bien ou en mal, du despotisme spirituel qui avait fini par s'établir à leur profit. Entre des mains sages et pieuses, ce despotisme aurait pu singulièrement relever l'état moral et matériel de la civili- sation européenne ; entre les mains de prêtres égoïstes ou dépravés, il pouvait devenir, et il devint en effet, l'instrument d'une oppression universelle qui poussa des nations entières au désespoir.

En ce qui concerne le mode d'élection à l'épiscopat, on ne peut pas dire qu'il fût à cette époque définitivement établi sur des règles invariables. En théorie, on s'en tenait à l'ancienne forme d'élection par le clergé, avec l'acquiescement du peuple du diocèse ; mais, dans la pratique, le corps électoral était formé par les chanoines des cathédrales, alors que la confirma- tion nécessaire du roi, du seigneur féodal à demi indépendant

VICES DES EVEQUES 7

et du pape faisait souvent de l'élection une formalité vide, le pouvoir du roi ou du pape remportait suivant les circons- tances. De plus en plus, les candidats évincés en appelaient à .Rome comme à un tribunal suprême ; de la sorte, l'influence du Saint-Siège s'accrut à tel point qu'en bien des cas c'est lui seul qui faisait les élections.

Au concile de Latran en 1139, Innocent II appliqua le système féodal à l'Église en déclarant que toutes les dignités ecclésias- tiques étaient reçues et tenues comme des fiefs des papes. Mais, à quelque règle qu'on se conformât, on ne pouvait évidemment obtenir que les élus valussent mieux que la moyenne des élec- teurs. Lorsque les cardinaux entraient au conclave, ils devaient jurer en ces termes : « J'atteste Dieu que je choisirai celui que je jugerai digne d'être choisi suivant la volonté de Dieu. » Or, ce serment était notoirement inefficace pour assurer l'élection de pontifes dignes de servir comme vicaires de la Divinité. Ainsi, depuis le plus humble prêtre de paroisse jusqu'aux pré- lats les plus haut placés, tous les grades de la hiérarchie ris- quaient d'être occupés par des hommes ambitieux, égoïstes et mondains. Même les amis les plus exigeants de l'Église devaient se déclarer contents quand le pouvoir était attribué aux moins indignes. Pierre Damien, demandant à Grégoire YI de con- firmer l'élection d'un évêque de Fossombrone, reconnaît qu'il devrait subir une pénitence avant d'exercer l'épiscopat, mais il ajoute que dans tout le diocèse il n'y a pas un seul ecclésiasti- que qui prête à de moindres objections ; tous sont égoïstes, ambitieux, trop avides d'avancement pour songer à s'en rendre dignes, désirant avec ardeur le pouvoir, mais absolument insouciants des devoirs qu'il impose (1).

Dans ces circonstances, la simonie, avec tous les maux qui l'accompagnent, était presque universelle ; ces maux se faisaient partout sentir, tant sur les électeurs que sur les élus. Au cours de la guerre inutile tentée par Grégoire VII et ses successeurs contre ce vice qui corrompait tout, le nombre des évêques

(1) Gratiani P. I, Dist. lxii. Concil. Lateran. IV, c. xxm-xxv lsambert, Anciennes lois françaises, i, 145. P. Damiani Lib. i, Epist. h.

8 SIMONIE ET FRAUDES

dénoncés est l'indice le plus sûr de la profondeur et de la géné- ralité du mal. Comme le déclarait Innocent III, cette maladie de l'Église ne pouvait être guérie ni par des remèdes adou- cissants, ni par le feu ; Pierre Cantor, qui mourut en odeur de sainteté, raconte avec éloges l'histoire d'un certain cardinal Martin qui, officiant à la cour de Rome dans les solennités de Noël, repoussa un cadeau de vingt livres offert par le chancelier papal, par la raison que cet argent était notoirement le produit de la simonie et de la rapine.

Comme une preuve indéniable de la vertu de Pierre, cardinal de Saint-Chrysogone, autrefois évêque de Meaux, on disait qu'il avait, au cours d'une seule élection, refusé de se laisser corrompre au prix de cinq cents marcs d'argent.

Les princes temporels n'étaient pas moins disposés à battre monnaie avec le droit de confirmation qui leur était reconnu. Peu d'entre eux suivaient l'exemple de Philippe Auguste qui, lorsque l'abbaye de Saint-Denis devint vacante et que le prévôt, l'économe et le cellérier de l'abbaye le sollicitaient secrètement, en lui faisant parvenir chacun un présent de cinq cents livres, se rendit tranquillement à l'abbaye, choisit un simple moine qu'il trouva debout dans un coin, lui conféra la dignité et, par- dessus le marché, les mille cinq cents livres des trois candidats. Le concile de Rouen, en 4050, se plaint amèrement de la cou- tume pernicieuse en vertu de laquelle des hommes ambitieux accumulent, par tous les moyens possibles, des richesses, afin d'obtenir par du prince et de ses courtisans les sièges épis- copaux qu'ils convoitent. Mais le concile dénonce le mal sans proposer de remède.

Il n'avait à s'occuper directement que des ducs de Normandie, mais le roi de France à cette époque, Henri 1er, était notoire- ment un vendeur d'évêchés. Il avait commencé son règne en interdisant, par un édit, l'achat et la vente de toute promotion sous peine de confiscation de l'argent employé et du bénéfice ; il s'était vanté de ne rien vouloir accepter pour l'exercice de son droit de confirmation, Dieu lui ayant donné sa couronne gratis, et il gourmandait sévèrement ses prélats au sujet de la

CORRUPTION ET VENALITE y

généralité d'un vice qui dévorait le cœur même de l'Église. Mais, avec le temps, il se conforma à l'usage établi, comme un seul exemple suffira à le montrer.

Un certain Hélinand, clerc de basse extraction et d'instruction insuffisante, avait trouvé des protecteurs à la cour d'Edouard le Confesseur, il avait de nombreuses occasions de s'enrichir. Envoyé en mission auprès de Henri, il conclut avec lui un marché en vertu duquel il devait être pourvu du premier évèché vacant, qui se trouva être celui de Laon. Le successeur de Henri, Philippe Ier, était connu comme le plus vénal des hommes ; par une transaction analogue, et à l'aide de l'argent que lui avait procuré l'évêché de Laon, Hélinand acheta le siège de Reims. On pourrait multiplier indéfiniment les exemples de ces scandales, dont on conçoit assez l'influence désastreuse sur la moralité de l'Église (1).

Même quand l'avancement ecclésiastique n'était pas le prix de cadeaux d'argent, l'effet obtenu était également déplorable. Le népotisme n'était qu'une forme de la corruption. « Si, dit Pierre Cantor, ceux qui ont été promus par l'effet de leurs atta- ches de famille étaient obligés de se démettre, ce serait une crise effroyable dans l'Église. »

D'autres motifs, plus vils encore, exerçaient sans cesse leur influence. Philippe Ier, en punition de son adultère avec Ber- trade d'Anjou, était nominalement privé du droit de confirmer les évêques; cependant il ne se trouva personne parmi eux pour l'empêcher d'user de ce droit. Vers l'an 1100, l'archevêque de Tours avait mérité les bonnes grâces du roi en paraissant considérer comme nulle l'excommunication qui pesait sur lui ; bientôt après, il réclama une récompense en demandant que le

(1) Innocent. PP. III, Regest. i, 261. P. Cantor. Verb. abbrev. cap. cv. Alex. PP. III, EpisL 395. Cœsar. Heisterh. Dvd. Mirac. Dist. vi, c. 5. Conçil. Rotomag.a.-n. 1050, c. 2. Rodolphi Glabri Hist. lib. v, c. 5.— Guibert. Noviogent. De vita sua, lib. ni, c. 2. Joann. Saresberiens. Polyrat. lib. vu, c. 19. Hist. Monast. Andaginens. c. 81 Ruperti Tuitensis Chron. S. Lau- rent, c. 28,45. Hist. Monast. S. Laurent. Leodiens. lib. v, c. 62, 121-3. Chron. Cornel. Zant/liet, ann. 1305.

On raconte une histoire très semblable à celle de Philippe Auguste sur le chan- celier de Koger de Sicile et les trois candidats au siège d'Avellana. Joann. Saresberiens. ubi supra.

1.

10 CARACTÈRE GUERRIER DES PRÉLAT?

siège vacant d'Orléans fût donné à un jeune homme qu'il aimait. Les vices de ce personnage étaient si notoires (le précé- ^ dent archevêque de Tours l'avait déjà protégé par les mêmes raisons) qu'on le connaissait sous le nom de Flora et qu'on chantait dans les rues des vers amoureux à son adresse. Les membres du clergé d'Orléans qui faisaient mine de protester furent exilés sous de fausses accusations et les autres, non contents de se soumettre, s'amusèrent du fait que l'élection avait eu lieu lors de la fête des Innocents :

« Eligimus puerum, puerorum festa colentes,

« Non nostrum morem, sed régis jussa sequentes. » (1)

C'est en vain que, dans un pareil milieu, les hommes supé- rieurs qui apparaissaient de temps en temps comme Fulbert de Chartres, Hildebert du. Mans, Ivon de Chartres, Lanfranc, Anselme, Saint-Bruno, Saint-Bernard, Saint-Norbert, s'effor- çaient de rétablir le respect de la religion et de la morale. Le courant contraire était trop fort; ils ne pouvaient que protester et donner des exemples que bien peu étaient capables de suivre. A cette époque de violence, la voix des humbles avait peu de chance d'être entendue et les dignités allaient à ceux qui excel- laient dans l'intrigue, ou dont les tendances guerrières promet- taient un appui efficace à leurs églises et à leurs vassaux.

Ce caractère militaire des prélats du moyen âge est un sujet qu'il serait intéressant d'étudier avec détail. Les riches abbayes et les puissants évêchés étaient considérés, en grande partie, comme les apanages des cadets de noble maison. Grâce aux modes d'élection que nous venons d'exposer, les titulaires de ces hautes situations étaient recrutés parmi les hommes d'esprit militaire, plutôt que parmi les adeptes exclusifs de la religion. Lorsque l'excommunication était impuissante à désarmer des vassaux belliqueux ou des voisins envahissants, le bras séculier intervenait, représenté par l'évêque lui-même, et le paysan,

(1) P. Cantor. Yerb. abbrev. cap. xxxvi. Chron. Turon. 1097.— Ivon. Carno- tens. lib. i, epp. lxvi. lxvh.

LEURS GUERRES INJUSTES 11

soumis au pillage, ne pouvait pas distinguer les ravages du 'baron féodal de ceux du représentant de Jésus-Christ.

Gauthier, évêque de Strasbourg, avait déclaré la guerre à ses bourgeois parce qu'ils refusaient de l'aider à intervenir dans une querelle entre un évêque de Metz et un noble. Comme les bourgeois se laissaient excommunier avec indifférence, l'évêque Gauthier les attaqua vigoureusement ; ils se placèrent alors sous le commandement de Rodolphe de Habsbourg et finirent par battre complètement leur évêque, après une guerre qui désola toute l'Alsace. C'est même que Rodolphe acquit la réputation qui lui valut plus tard l'élévation au trône impérial.

Les chroniques de l'époque sont remplies d'incidents ana- logues. Prélats et barons étaient également turbulents, égale- ment mondains, et les barons n'avaient pas plus de scrupules à dévaster les biens de l'Église que les biens séculiers. Le pieux Godefroy de Bouillon, peu de temps avant la croisade qui lui donna le trône de Jérusalem, promena le fer et le feu dans les riches domaines de l'abbaye de Saint-Tron, qui fut réduite à la plus extrême indigence. Le peuple, écrasé par ces conflits, con- sidérait barons et prêtres comme autant d'ennemis ; les prêtres étaient même plus redoutables, puisque leur colère ne menaçait pas seulement les corps, mais les âmes de leurs adversaires. Tel était particulièrement le cas en Allemagne, les prélats étaient princes en même temps que prêtres et une grande maison religieuse, comme l'abbaye de Saint-Gall, gouverna au temporel les cantons de Saint-Gall et d'Appenzell jusqu'à ce que ces derniers eussent réussi à secouer le joug au prix d'une guerre longue et désastreuse. L'historien de cette abbaye rappelle avec orgueil les vertus guerrières de plusieurs abbés. En parlant d'Ulric III, qui mourut en 1117, il remarque que cet homme, usé par beaucoup de batailles, trouva enfin la paix dans la mort. Tout cela résultait presque nécessairement de la réunion, sur une seule tête, des caractères du seigneur féodal et du prélat chrétien. Bien que les exemples en fussent plus frappants en Allemagne qu'ailleurs, il y en avait partout.

12 SERVICE MILITAIRE DES PRÉLATS

11 En 4224, les évêques de Coutances, d'Avranches et de Lisieux se retirèrent de l'armée de Louis VIII à Tours, après avoir demandé que le roi établit, par une enquête juridique, si les évêques de Normandie étaient tenus de servir personnellement dans les armées royales ; s'il en était ainsi, ils s'engagaient à revenir et à payer une amende pour leur désertion. En 1225, l'évêque d'Auxerre obtint l'exemption du service militaire pour un an seulement, en alléguant sa mauvaise santé et en payant une indemnité de six cents livres. En 1272 nous voyons des évê- ques servant sous Philippe le Hardi et,en 1303 et 1304, Philippe le Bel n'eut aucun scrupule à convoquer les évêques et le clergé pour sa campagne de Flandres.

Quand il s'agissait de leurs propres intérêts, les évêques se faisaient moins prier pour tirer l'épée. Geroch de Reichersperg s'élève violemment contre les prélats belliqueux qui suscitent des guerres injustes, attaquent des villes pacifiques et se délec- tent à des massacres, n'accordant pas de quartier, ne faisant pas de prisonniers, n'épargnant ni clercs ni laïques et dépensant les revenus de l'Église à l'entretien non des pauvres, mais des soldats.

Un prélat de cette espèce était Lupold, évêque de Worms. Il poussa si loin le mépris de la vie humaine que son frère lui tint ce discours : « Monseigneur l'évêque, nous autres laïques som- mes fort scandalisés par votre exemple. Avant de devenir évêque, vous craigniez un peu Dieu, mais maintenant vous ne le craignez plus du tout. » A quoi l'évêque Lupold répondit : « Quand nous serons tous deux en enfer, mon frère, nous changerons de place si vous le désirez. » Pendant les guerres entre les empereurs Philippe et Otton IV, Lupold conduisit ses troupes au secours du premier ; et lorsque ses soldats hésitaient à piller des églises, il leur disait que c'était bien assez de laisser les ossements des morts en repos.

On connaît l'histoire de Richard d'Angleterre et de Philippe de Dreux, le belliqueux évêque de Beauvais qui avait montré autant d'habileté que de cruauté à la guerre et qui, fait prison- nier par le comte Jean, se plaignait à Célestin III que sa captivité

LEURS HABITUDES DE VIOLENCE 13

fût une violation des privilèges ecclésiastiques. Le pape Célestin, après avoir blâmé le goût de l'évêque pour la guerre, intercéda en vue d'obtenir sa libération. Alors le roi Richard envoya au pape la cotte de mailles de l'évêque, avec la question posée dans ! écriture à Jacob : « Dites si c'est bien le vêtement de votre fils » ; à quoi le pontife répondit en retirant sa demande. Peu de temps après, Théodore, marquis de Montferrat, vainquit et prit Aymon,évêque de Verceil. Le cardinal Tagliaferro, légat du pape en Aragon, était alors à Genève ; informé du sacrilège commis par Théodore, il lui écrivit une lettre menaçante ; le 12 marquis répondit dans les mêmes termes que le roi Richard, envoyant en outre à l'évêque l'épée d'Aymon encore tachée de sang. Toutefois, le preux chevalier sentit qu'il ne pouvait pas lutter contre un légat du pape ; non seulement il remit l'évêque en liberté, mais il lui rendit la forteresse qui avait été l'occasion de la guerre. Plus instructif encore est le cas de l'évêque de Vérone, qui, en 4265, fut fait prisonnier à la tête de son armée par les troupes de Manfred de Sicile. Bien que le pape Urbain IV s'occupât alors activement de provoquer la croisade qui devait priver Manfred de sa vie et de son royaume, il eut l'audace de réclamer la mise en liberté de l'évêque, disant à Manfred que s'il craignait encore Dieu, il renverrait immédiatement son prisonnier. Manfred fit une réponse très humble, mais évasive ; alors Clément IV, qui venait d'être nommé pape, sollicita l'in- tervention de Jaime d'Aragon. Jaime s'interposa si bien que Manfred offrit de libérer l'évêque à la condition qu'il jurât de ne plus porter les armes contre lui. Cette condition même ne fut pas admise sans difficulté. Lorsque le caractère spirituel servait ainsi uniquement à conférer l'impunité aux actes de violence, on comprend aisément que les prélats fussent peu disposés à s'en abstenir (1). Telle était l'impression produite sur leurs contemporains par 13

(1) Chron. Senoneus. lib. v, cap. xm-xv. Chron. S. Tmdon. lib. v. Ful- bert. Carnotens. Epist. 112. Metzleri De viris illustribus S Gallens. lib. n, cap. 28, 30, 36, 38, 39, 40, 41, 43, 45, 49, 53, 54, 56, 57, 60. Martène, Collect. Amplits. 1188-9. Vaissete, Éist. gén. de Languedoc, t. iv, p. 7 (éd. de 1742). Preuves des libertés de l'Eglise gallicane, h, n, 226 (Paris, 1651). Gerhohi

14 MAUVAISE RÉPUTATION DES ÉVÈQUES

ces turbulents évèques qu'une croyance devenue générale, parmi les âmes pieuses, voulait qu'aucun prélat ne pût entrer dans le Royaume des Cieux. On racontait partout l'histoire de Geffroi de Péronne, prieur de Glairvaux, qui avait été nommé évoque de Tournai ; comme Saint Bernard et Eugène III l'exhortaient à accepter, il se jeta face contre terre en criant : « Si vous me chassez, je peux devenir un moine vagabond; mais un évêque, jamais ! », Sur son lit de mort, il promit à un ami de revenir et de le renseigner sur sa condition dans l'autre monde. Il apparut, en effet, à cet ami, pendant que celui-ci priait près de l'autel. Il lui annonça qu'il était parmi les élus; mais, ajouta-t-il, la Trinité lui avait révélé que s'il avait accepté l'évêché, il aurait été parmi les réprouvés. Pierre de Blois, qui raconte cette histoire, et Pierre Cantor, qui la répète, prouvèrent l'un et l'autre qu'ils y croyaient en refusant avec persistance des évêchés ; peu de temps après, un ecclésiastique parisien déclara qu'il croirait volontiers à tout, sauf qu'un évêque allemand pût être sauvé, parce que ces prélats portaient deux glaives, celui de l'esprit et celui de la chair.

Césaire de Heisterbach explique cela par la rareté des hommes dignes de l'épiscopat et l'effrayante multitude des mauvais évèques ; il dit aussi que les tribulations auxquelles ils étaient exposés résultent de ce que la main de Dieu n'était pas visible dans leur élévation. Rien ne peut être plus vif que le langage employé par Louis YII dans la description qu'il fait des vices et du luxe des évèques ; il en appelait vainement à Alexandre III,

Reichersperg. Exposit. in Psalm. lxiv, cap.34.— Ejusd. Lib.de ^Edificio Dei, c. 5.

Csesar. Heisterbac. Dial. Mirac. Dist. n, cap. 9. Matt. Paris, Hist. Angl. ann. 1196.— Kog Hove^ens. ann. 1197.— Benedicti Gesta Henrici II, ann. 1188.

Ba^giolini, Dolcinn e i Patarini, p. 53 (Novara, 1638). Martène, Thesaur. n, 90-93,99, 100, 150, 151, 192.

Un clerc anonyme, qui rimait au xiu* siècle, décrit ainsi les eveques de son temps : « Episcopi cornuii « Sicut fortes incedunt

Conticuere midi; et a Deo discemnt,

ad prxdam sunt parati Ut leones féroces

etl ndecenter coronati, et ut aquitae veloces,

pro virqa ferunt lanceam ut apri frenienies

pro infula galeam, exacuere dentés. »

Carmina Burana, p. 15 (Breslau, 1883).

PARJURES, RAPINES, CRIMES DIVERS 15

le suppliant de profiter de son triomphe sur Frédéric Barbe- rousse pour opérer la réforme de l'Eglise (1).

Les témoignages de ce temps ne laissent aucun doute sur les habitudes de rapine et de violence qui caractérisaient alors les princes de l'Église. Le seul tribunal auquel ils pussent être sites était celui de Rome. Mais il fallait vraiment le courage du désespoir pour y porter plainte contre eux et quand ces plaintes Je produisaient, l'impunité était virtuellement acquise aux cou- pables par la difficulté d'établir les accusations, la longueur de la procédure et la vénalité notoire de la curie romaine.

Lorsqu'un pontife énergique et incorruptible comme Inno- cent III occupait le trône pontifical, il y avait pour les victimes quelque chance de se faire entendre ; le nombre des procès contre les évêques dont il est question dans ses lettres prouve combien le mal était étendu et enraciné. Pourtant, même sous Innocent III, les délais de procédure, l'évidente hésitation que 14 Rome éprouvait à condamner, étaient autant de motifs pour détourner les accusateurs de démarches qui pouvaient leur être funestes à eux-mêmes.

Ainsi, en 1198, Gérard de Rougemont, archevêque de Besançon, fut accusé par son chapitre de parjure, de simonie et d'inceste. Appelés à Rome, les accusateurs n'osèrent pas sou- tenir leur plainte, bien qu'ils ne la retirassent point, et le pape Innocent, citant l'exemple de la femme adultère, renvoya l'ar- chevêque en lui conseillant de ne pécher plus. Alors se produisit une longue série de scandales, au point que la religion, dans le diocèse de Besançon, devint pour tous un objet de raillerie. Gérard continua à vivre avec une de ses parentes, l'abbesse de Remiremont, et d'autres concubines, dont l'une était une reli- gieuse et l'autre la fille d'un prêtre ; aucune Église ne pouvait être consacrée, aucun bénéfice ne pouvait être conféré sans le paiement d'une forte somme ; les exactions de l'archevêque

(1) P. Cantor. Verb. abbrev. cap. liv. Pet. Blesens. Epist. ccxi. Cœsar. Ileisterb. Dial. Mirac. Dist. n, c. 27, 28; Lfist. vi, c. 20. Varior. ad Alex. I P. III, Epist. xxi(Migne, Patrolog en, 1379). Pet. Blesens. Tract, quales sunt P. II, iv.

16 SCANDALES IMPUNIS

réduisaient les membres du clergé à vivre comme des paysans, exposés au mépris de leurs paroissiens; en revanche, les moines et les religieuses qui pouvaient donner de l'argent à l'arche- vêque étaient autorisés à quitter leur couvent et à se marier. Enfin, en 4211, un nouvel effort fut tenté contre cet homme. Après plus d'une année, on obtint une sentence qui le soumet- tait à la pur galion canonique, c'est-à-dire qu'il devait trouver deux évêques et trois abbés pour le disculper sous la foi du serment. Des négociations touchant le caractère du serment commencèrent aussitôt et durèrent jusqu'en 1214. Enfin les citoyens, à bout de patience, se soulevèrent et chassèrent l'archevêque, qui se retira dans l'abbaye de Bellevaux, il mourut en 1225.

Maheu de Lorraine, évêque de Toul, était un prélat de la même espèce. Consacré en 1200, il se montra si rapace que, deux ans après, son chapitre demanda au pape Innocent de le déposer, alléguant que Maheu avait déjà réduit de mille livres à trente les revenus du siège épiscopal. Mais il fallut attendre jusqu'en 1210 l'éloignement de l'évêque, qui fut précédé d'une série d'enquêtes et d'appels, entremêlés d'actes de violence. Il était complètement adonné à la débauche et aux plaisirs de la chasse ; sa concubine favorite était sa propre fille, née d'une religieuse d'Épinal. Malgré ses crimes, il conserva un bénéfice de gros rapport, en qualité de grand-prévôt de St-Dié. En 1217 il fit assassiner son successeur Renaud de Senlis ; bientôt après, son oncle Thiébault, duc 4e Lorraine, le rencontra par hasard et le tua sur place. Apparemment, la justice ordinaire était impuissante contre un pareil homme. 15 Le cas de l'évêque de Vence n'est pas sans analogies avec le précédent. Le pape Gélestin III l'avait suspendu et appelé à Rome pour répondre de ses crimes ; mais l'évêque n'en tint aucun compte et continua à exercer ses fonctions. Quand Inno- cent devint pape, en 1198, il excommunia l'évêque de Vence*, mais cette mesure elle-même resta sans effet. Enfin, en 1204, Innocent ordonna péremptoirement à l'archevêque d'Embrun de procéder à une enquête et de déposer l'évêque récalcitrant

INTERVENTION DES PAPES 17

si les accusations portées contre lui se confirmaient. Entre temps, le diocèse avait été réduit à un état pitoyable; les églises tombaient en ruines et le service divin n'était plus célébré que dans quelques paroisses.

A Narbonne, quartier général de l'hérésie, l'archevêque Bérenger II, fils naturel de Raymond Bérenger, comte de Bar- celone, n'occupait pas son siège ; il préférait vivre en Aragon, il possédait une riche abbaye et l'évêché de Lerida; jamais il ne visitait sa province. Bien qu'il en tirât de gros revenus, tant par les voies régulières que par la vente d'évêchés et de bénéfices, il ne l'avait pas encore vue en 1204, alors qu'il avait été consacré en 1190. Les titulaires des dignités qu'il vendait étaient souvent des hommes des mœurs les plus dissolues. La condition de la province était effroyable, tant à cause de la mauvaise conduite du clergé que de la hardiesse des hérétiques et la violence des partis. Dès 1200, Innocent III somma Bérenger de venir lui rendre des comptes. En 1204, nouvelle tentative, renouvelée encore les années suivantes, mais sans succès, car l'archevêque ne cessait de gagner du temps en appelant du légat au pape. Enfin, en 1210, Innocent ordonne de nouveau à son légat de procéder à des enquêtes sur les archevêques de Narbonne et d'Auch et d'exécuter sans appel les mesures pres- crites par les canons. Il fallut cependant attendre jusqu'en 1217 avant que Bérenger ne fût dépossédé de son siège. 11 est pro- bable qu'il se serait tiré d'affaire sans dommage si le légat lui- même, Arnaud de Citeaux, n'avait pas eu envie de sa succes- sion, qu'il obtint en effet. Nous pouvons croire sans hésitation un écrivain du xme siècle lorsqu'il nous dit que la procédure conduisant à la déposition d'un prélat était si longue et si diffi- cile que les plus coupables eux-mêmes se croyaient à l'abri du châtiment (1).

Alors même que l'énormité des crimes ne comportait pas 16

(1) Innocent. PP. III, Regest.i, 277; xiv, 125; xvi, 63, 158. n, 34; vu, 84. m, 24; vu, 75, 76; vin, 106; ix, 66; x, 68; xm, 88; xv, 93. Voir aussi xi, 236; vi, 216; x, 182, 194; xt, 142; xn, 24, 25; xv, 186, 235; xvi, 12. Gollut, Républi'jUe Séquanoise (éd. Duvernoy, Arbois, 1846, p. 80). La Porte du Theil {Notices des

18 EXACTIONS DE LA PAPAUTÉ

l'intervention du pape, l'épiscopat se déshonorait par mille oppressions et exactions qui se tenaient suffisamment à l'abri des lois pour que les victimes n'eussent aucun moyen d'obtenir justice. Une histoire, entre bien d'autres, montre à quel point la possession d'un évêché était considérée comme lucrative. Un évoque, avancé en Age, convoqua ses neveux et autres parents afin qu'ils s'entendissent pour lui trouver un successeur. Ils désignèrent l'un d'eux et empruntèrent conjointement les grosses sommes nécessaires pour acheter la nomination. Malheureuse- ment, l'évêque élu mourut avant d'être entré en possession et, sur son lit de mort, il dut subir les violents reproches de ses parents ruinés, qui se voyaient dans l'impossibilité de rem- bourser le capital emprunté par eux pour acheter leur part d'épiscopat !

St. Bernard nous apprend qu'on appelle aux évêchés déjeunes garçons, à un âge ils se préoccupent surtout d'échapper à la férule de leurs maîtres ; mais ces enfants ne tardent pas à devenir insolents, à vendre l'autel et à vider les poches des fidèles.

En exploitant ainsi leurs fonctions, les évêques ne faisaient que suivre l'exemple de la papauté qui, directement ou par l'entremise de ses agents, devenait, à force d'exactions, la terreur des églises chrétiennes. Arnold, archevêque de Trêves de 1169 à 1183, se rendit très populaire en protégeant son peu- ple contre les exigences des nonces du pape ; chaque fois qu'il était informé de leur approche, il allait lui-même à leur ren- contre et, par de riches cadeaux, obtenait qu'ils se dirigeassent vers un autre diocèse, au grand profit de son propre troupeau.

En 1160, les Templiers se plaignaient à Alexandre 111 que leurs efforts dans l'intérêt de la Terre Sainte étaient sérieuse- ment entravés par les extorsions des légats et des nonces du

mss. in, 617 et suiv.) O/wsc. Tripartiti P. m, cap. iv (Fasciculi Rer. expetenda- rura et fugiendarum, n, ^23, éd. de 1690).

Au mois de mai 1212, le légat Arnaud est appelé archevêque élu de Narbonne (Innocent. PP. III, Retjest. xv, 93, 101); mais d.ms le nécrologe de l'abbaye de Saint-Just de Narbonne, Bérenger, à la date de sa mort (11 août 1213), est encore qualifié d'archevêque (Chron. de Saint-Just, Vaissete, éd. Piivat, vin, 218).

TAXES LEVÉES SUR LES FIDÈLES 49

pape, qui ne se contentaient pas de se faire loger et entretenir,, comme ils en avaient le droit, mais exigeaient de l'argent. Le pape accorda gracieusement aux Templiers l'exemption de cette charge, excepté dans le cas ou le légat serait un cardinal.

C'était bien pis quand le pape venait lui-même. Clément V, 17 après avoir été consacré à Lyon, voyagea de cette ville à Bor- deaux ; en route, lui et sa suite pillèrent si effrontément les églises qu'après son départ de Bourges l'archevêque Gilles, com- plètement ruiné, dut se présenter tous les jours à ses chanoines pour quémander une part des subsistances qui leur étaient allouées. La résidence du pape dans le riche prieuré de Gram- mont appauvrit à tel point la maison que le prieur, désespérant de pouvoir rétablir ses affaires, donna sa démission et que son successeur fut obligé de lever une lourde taxe sur toutes les maisons de l'Ordre.

L'Angleterre, après l'ignominieuse soumission du roi Jean, fut particulièrement affligée par les extorsions pontificales. De riches bénéfices étaient attribués à des étrangers, qui ne son- geaient pas à y résider, au point que les sommes annuelles, ainsi tirées de la grande île, étaient évaluées à 70.000 marcs, trois fois le revenu total de la couronne !

Toute protestation, toute résistance était étouffée par des excommunications. Au concile général de Lyon, tenu en 1245, une adresse fut présentée au nom de l'Église anglaise, ces abus étaient dénoncés en termes plus énergiques que respec- tueux. Cela ne servit de rien. Dix ans plus tard, le légat du pape, Rustand, demanda, au nom d'Alexandre IV, un énorme subside; la part de l'abbaye de St. Albans atteignait six cents marcs. Alors Fulk, évêque de Londres, déclara qu'il se ferait décapiter, et Walter de Worcester qu'il se ferait pendre, plutôt que de se soumettre à de pareilles exigences ; mais leur résis- tance fut brisée. On mit en avant de prétendues dettes contrac- tées auprès de banques italiennes, en vue d'obtenir les fonds nécessaires à la conduite de certaines affaires portées devant la curie romaine. Pour rendre ces créances valables, Rome ne recula pas devant la menace de l'excommunication. Quand

ABUS DES APPELS

Robert Grosseteste de Lincoln s'aperçut que ses efforts pour réformer son clergé étaient rendus illusoires par les appels à Rome, les coupables pouvaient toujours acheter l'impunité, il alla trouver Innocent IV dans l'espoir d'obtenir quelques réfor- mes. Ayant complètement échoué, il s'écria devant le pape : « 0 argent, argent, que de choses tu peux faire, en particulier à la cour de Rome ! »

Cet abus des appels était déjà ancien et, dès l'époque de Charles le Chauve, ils furent institués, on se plaignait qu'ils exerçassent sur le clergé une influence démoralisante. Des prélats comme Hildebert du Mans, qui cherchaient honnêtement 18 des remèdes à la corruption des prêtres, constataient que leurs efforts étaient inutiles et n'hésitaient pas à s'en plaindre. Leurs plaintes, cependant, ne servaient pas à grand'chose, bien que de temps en temps un pape honnête, comme Innocent III, consentit à annuler une lettre de rémission écrite dans l'igno- rance des faits de la cause, ou permît même à un prélat de sévir sans appel. Le biographe d'Innocent III le loue particulièrement d'avoir refusé ce qu'on appelait des propinae, dons ou cadeaux faits aux papes pour l'obtention de ses lettres. D'autres pontifes, plus astucieux, cherchaient à neutraliser les effets de leurs pro- pres lettres sans diminuer les bénéfices de leur chancellerie. Quand Luc, le saint archevêque de Gran, fut jeté en prison par l'usurpateur Ladislas, en 1172, il refusa de faire usage de let- tres de libération obtenues d'Alexandre III, alléguant qu'il ne voulait pas devoir sa liberté à la simonie (1).

Ce n'est pas seulement par ces procédés funestes que la juri- diction de Rome causait des maux incalculables au monde chrétien. Alors que les cours féodales étaient strictement terri-

mP Cantor Verb. abbrev. cap. 71. - S. Bernardi Tract, de Mor. et Offtc. evUc c vn n" 25 - Gesta Treviror. Archiep. cap. 92. - PruU Malteser Urk«* RS togesten, Munich, 1883, p. 38. - Guil K-^i^^J^^T

Gu.ït. Mapes, De nugis curialium, dist. n, cap, TH,

VÉNALITÉ DE LA CURIE ROMAINE 21

toriales et locales, que les fonctions judiciaires des évêques étaient limitées à leur propre diocèse, de sorte que tout homme pouvait savoir devant qui il était responsable, la juridiction* universelle de Rome donnait lieu tout naturellement à des abus de la pire espèce. Le pape, en sa qualité de juge suprême, pou- vait déléguer à n'importe qui une partie de son autorité recon- nue en tous lieux ; de plus, la chancellerie pontificale ne choi- sissait pas avec beaucoup de discernement les individus auxquels elle remettait des lettres les autorisant à exercer les fonctions judiciaires et à assurer l'exécution de leurs arrêts par la menace de l'excommunication. S'il faut en croire les témoignages contemporains, ces lettres étaient ouvertement vendues par la ^9 chancellerie romaine à ceux qui étaient en état de les payer. L'Europe était sillonnée par une multitude de gens munis des armes les plus redoutables, dont ils se servaient sans scrupule pour extorquer de l'argent. Les évêques, d'autre part, ne se faisaient pas faute d'affirmer leur juridiction plus limitée, et, dans la confusion qui en résultait, il se trouvait trop aisément des aventuriers pour prétendre être en possession de ces pou- voirs délégués et s'en servir en vue des intérêts les plus vils.

Ces lettres donnaient, à ceux qui les possédaient ou préten- daient les posséder, carte blanche pour commettre des injus- tices, exercer des vengeances ou s'enrichir. Par surcroît, on se mit à en fabriquer. Il était bien malaisé de s'adresser à Rome pour s'assurer de l'authenticité d'un bref pontifical. Lucius III, \prs 1185, ordonna de poursuivre une bande de faussaires opérant en Angleterre, dont la lucrative industrie avait beau- coup nui au respect qu'inspiraient les publications du Saint- Siège. Célestin III parle de faussaires de lettres pontificales qui avaient été récemment découverts à Rome même ; son succes- seur Innocent III, en montant sur le trône, découvrit un autre atelier de ce genre en pleine activité. Bien qu'il ait pris des mesures pour fermer cette officine, le commerce des faux brefs était trop profitable pour que In vigilance d'un pape honnête pût y mettre fin. Jusqu'au dernier jour de son pontificat, la chasse aux brefs frauduleux fut une do ses préoccupations constantes.

22 FAUSSAIRES DE BREFS

Vers la même époque, Etienne, évêque de Tournai, découvrit dans sa ville épiscopale un nid de faussaires qui avaient imaginé un ingénieux instrument pour la fabrication des sceaux du pape. Aux yeux du peuple, cependant, il importait peu que les brefs fussent authentiques ou apocryphes; les souffrances et l'oppression étaient les mêmes, que la chancellerie romaine eût touché des droits ou non (4). 20 Ainsi la curie romaine était un objet de terreur pour tous ceux qui entraient en contact avec elle. Hildebert du Mans dépeint les officiers de la curie comme vendant la justice, retar- dant les décisions sous mille prétextes et, finalement, oublieux de leurs engagements quand il n'y avait plus d'argent pour les corrompre. « Us étaient de pierre pour comprendre, de bois pour juger, de feu pour s'irriter, de fer pour pardonner; renards pour tromper, taureaux par l'orgueil et minotaures par leur habitude de tout dévorer. » Un siècle plus tard, Robert Grosseteste disait carrément à Innocent IV et à ses cardinaux que la curie était la source de toute l'ignominie qui faisait du sacerdoce une honte et un opprobre pour la chrétienté. Un siècle et demi après, ceux qui connaissaient le mieux la curie romaine déclaraient qu'elle n'avait pas changé (2).

Quand tel était l'exemple donné par la tête de l'Église, il eût été bien surprenant que beaucoup d'évêques ne profitassent pas de toutes les occasions pour tondre leurs troupeaux. Pierre Gantor, témoin digne de toute créance, déclare qu'ils ne sont

(1) Can. 43, pxtra lib. i, tit. in. Pefri Exoniens. Summula exinendi confes- sicnis (Harduin. mi, 1126). Goncil. Herbipolens. ann. 1187, c. 37. Concil. apud Campinacu n, ann. 1238, c. 1, 2, 7. Concil. apud Castrum Gonterii, ann. 1253, can. unie C. Nug^riolens. ann. 1290, c. 3. C. Avenionens. ann. 1326, c. 49 ; ann. 1337, c. 5'.).— C. Kituricens-. ann. 133 î, c. 5. C. Vauréns. ann. 1308, c. 10, 11 Lucii PP III, Epist. 252. Compilât, n, tit. iv, can. 1,2.— (.aelestin. PP. III, D'cret. xxtvm (Migne, cevi, p. 1252). Innocent. PP. III, Rp.qest. lib. i, Epist. 235, 310, 405, Jri6, 536, 540; n, 29; in, 37; vi, 1-20, -233, 231; vu, 26; x, 15, 79, 93 : xi, 111, 161, 275; xv, 218, 223 ; Supplem. 231. Beger, Reg d'In-oc. iv, pp. lxxvi-lxxvii, n*» 2501, 3214, 3812, 4086. Theiner, \ et. Monument, ffibern. et Scotor. 196, p. 75. De ReifTenberg, Chron. <ie Ph. Mo"sk"S, i, ccxxv.

Lorsque cet fléau annuel, connu sous le nom de Bulle In csena Dornini, devint un usage, les faussaires de lettres papales furent inclue dans ses anathèmes, jus- qu'à la suppression île cette bulle en 1773.

(2; Fascic. Rcrum Expetend. et Fugiend. n, 7, 251-255 (éd. de 1620).

INDIGNATION DE PIERRE CANTOR 23

pas des pêcheurs d'âmes, mais d'argent, et qu'ils ont à leur service mille fraudes ingénieuses pour vider les poches des pau- / vres. « Ils possèdent, dit-il, trois hameçons pour attraper leur proie dans les eaux profondes le confesseur, chargé de la cure des âmes ; le diacre, l'archidiacre et d'autres prêtres, qui servent les intérêts du prélat par des moyens honnêtes ou non ; enfin le curé de campagne, qui est choisi en raison de son habileté à exploiter les pauvres et à rapporter leurs dépouilles à son maître. » Ces fonctions étaient souvent affermées et le droit de tourmenter et de dépouiller le peuple était vendu au plus offrant. Tous ces hommes excitaient une haine générale, dont bien des anecdotes portent témoignage. Un ecclésias- tique avait perdu au jeu tout son avoir, à l'exception de cinq sols; fou de rage, il s'écria qu'il donnerait volontiers ce qui lui restait à celui qui lui enseignerait le moyen d'offenser Dieu le plus gravement. Un assistant fut jugé digne de toucher la somme pour avoir dit : « Si vous voulez offenser Dieu pis que tous les autres pêcheurs, devenez fonctionnaire ou collecteur épiscopal ! » « Autrefois, continue Pierre Cantor, on mettait quelque décence à s'approprier les biens des riches et des pau- vres; mais maintenant, tout se fait publiquement et ouverte- ment, au moyen d'une foule de fraudes et de procédés d'extorsion nouveaux. » « Les fonctionnaires des prélats ne sont pas seule- ment leurs sangsues, qui sucent pour être pressées ensuite, mais ce sont les filtres du vin de leurs rapines, gardant pour eux- mêmes la lie du péché (1). » 21

Cette explosion d'une indignation honnête prouve que le principal instrument d'exaction et d'oppression était la fonction judiciaire de l'épiscopat. Il est vrai que de gros revenus prove- naient de la vente des bénéfices et de l'extorsion de droits pour toute sorte d'actes officiels ; il est vrai aussi que beaucoup de prélats ne rougissaient pas de tirer un profit immonde de l'im- moralité si répandue parmi un clergé de célibataires en exigeant un tribut appelé cullagium, après paiement duquel le prêtre

(i) P. Cantor. Verb. abbvev. cap. 24. Cf. Pelri Blesensis Epist. 23; Johan- nes Saresberiens. Polycrat. lib. \u, cip. 21 ; lib. vin, cap. 17.

24 ABUS DES PROCES

pouvait vivre en paix avec sa concubine. Mais il est certain que la juridiction spirituelle était la source des plus grands profits pour les prélats, la cause de la plus grande misère pour le peuple. Dans les cours temporelles elles-mêmes, des amendes exigées à la suite des procès formaient une part importante des revenus des seigneurs ; à plus forte raison, dans les tribunaux ecclésias- tiques, qui embrassaient toute la jurisprudence spirituelle et une grande partie de la jurisprudence temporelle, il y avait une ample moisson à recueillir. Ainsi, comme le dit Pierre Gantor, le sacrement du mariage devenait un sujet de dérision pour les laïques, par suite de la vénalité des fonctionnaires épiscopaux, qui faisaient et défaisaient les unions pour remplir leurs poches. Le prétexte à la dissolution du mariage était naturellement cherché dans l'arsenal compliqué des lois relatives aux degrés prohibés de consanguinité.

Une autre source féconde d'extorsions était l'excommunication. Si un malheureux résistait à une exigence injuste, on l'excom- muniait, et il devait payer ensuite non seulement ce qu'on lui avait réclamé à tort, mais une amende pour que son excommu- nication fût levée. Tout retard à obéir aux sommations de la cour de J'Officialité entraînait l'excommunication et des extorsions subséquentes.

il était si profitable pour quelques-uns de soulever des difficultés, on ne manquait aucune occasion d'en faire naître, au grand dommage du pauvre peuple. Quand un prêtre était mis en possession d'un bénéfice, on lui faisait jurer qu'il ne fermerait les yeux sur aucune faute commise par ses parois- siens, mais ferait en sorte que les coupables fussent poursuivis et mis à l'amende ; il devait s'engager aussi à ne point per- mettre que des querelles ou litiges fussent réglés à l'amiable. Bien qu'une décrétale eût décidé que les serments prêtés à cet effet étaient nuls, les évêques continuèrent à les exiger. Comme exemple de ces abus, on rapporte l'histoire d'un enfant qui, en jouant, tua accidentellement un de ses camarades avec une 22 flèche. Le père du meurtrier étant un homme riche, on s'opposa à ce qu'il se réconciliât à l'amiable avec le père de la victime.

VÉNALITÉ DES TRIBUNAUX 25

Pierre de Blois, archidiacre de Bath, n'avait probablement pas tort lorsqu'il décrivait les Ordinaires épiscopaux comme des vipères d'iniquité, surpassant en malice tous les serpents et tous les basilics, comme des bergers, non de brebis, mais de loups, entièrement voués à la malice et à la rapine (1).

La vénalité de beaucoup de cours épiscopales était une cause plus efficace encore de misère pour le peuple, et, par suite, d'hostilité à l'endroit de l'Église. Le caractère des débats juri- diques et celui des avocats qui plaidaient devant ces tribunaux se reconnaît clairement à l'étude d'une réforme tentée, en 1231, par le concile de Rouen. On demandait alors aux avocats de s'obliger par serment à ne point dérober le dossier de la partie adverse, à ne pas produire des documents faux ou de faux témoignages. Les juges étaient à la hauteur du barreau. Ils ne reculaient devant aucune extorsion pour drainer jusqu'au der- nier sou l'avoir des plaideurs, et quand les fraudes devenaient trop manifestes, ils se faisaient remplacer par des subordonnés qui travaillaient pour leur compte. Il arriva que l'abbaye d'Andres se prit de querelle avec la maison mère de Charroux; celle-ci fit savoir à l'abbaye qu'elle pouvait dépenser, devant n'importe quel tribunal, cent marcs d'argent contre dix de son adversaire; et, en effet, après dix ans de litiges, comprenant trois appels à Rome, l'abbaye d'Andres se trouva chargée d'une dette énorme de 1,400 livres parisis, outre que les détails de la procédure attestent la corruption la plus éhontée . La cour romaine donnait l'exemple aux autres et sa réputation à cet égard se reflète dans l'éloge accordé au pape Eugène III; on lui fait gloire d'avoir repoussé un prieur qui voulait engager une affaire devant lui par l'offre d'un marc d'or! (2)

(1) Concil. Juliobonens. ann. 1080, c. 3, 5. Concil. Bremens. ann. 1206. Ëadmer. Hist. Novor. lib. iv. C«.ncil. Melfitan. ann. 1 284, c. 5. P. Cantor. Verb. abhrev. ca .. 24, 79. Innocent. PP. III, Rngest. X, 85; xn, 37. Pet. Blesensis Epist. 209.

(2) Concil. Rotomng. ann. 1231, c. 48. P. Cantor. Verb. abbrev. en p. 23. Innocent. PP. I If, Regest. i, 376.— Chron. Andies. Monast. —Narrât. Beslaur Abbat. S. Mart. Tomacens. cap. 113, 114. Joann. Saresberiens. Polycrat lib. v, cap. 15; cf. lib. vi, cap. 24.

2

26 NÉGLIGENCE DE LA PRÉDICATION

23 Une autre sorte d'oppression s'inspirait de motifs plus élevés et donnait des résultats meilleurs, mais n'en pesait pas moins d'un poids effrayant sur la masse du peuple. C'est vers cette époque que l'usage s'introduisit de construire des églises et des abbayes magnifiques, ornées de vitraux et des décorations les plus somptueuses. Ces édifices étaient, sans doute, l'expression d'une foi ardente, mais ils étaient encore plus la manifestation de l'orgueil des prélats qui présidaient à leur construction. Dans notre admiration de ces monuments illustres, nous ne devons pas oublier les terribles efforts et les souffrances qu'ils ont imposés aux serfs et aux paysans. Pierre Cantor affirme qu'on les édifiait au prix d'exactions sur les pauvres, avec les béné- fices odieux de l'usure, à l'aide des mensonges et des fraudes pratiqués par les quaestuarii ou vendeurs d'indulgences; il ajoute que les grandes sommes ainsi dépensées l'auraient été plus utilement à racheter des captifs et à secourir les misé- rables (1).

Il n'y avait guère lieu d'espérer que des prélats du genre de ceux qui occupaient alors les sièges de l'Église se consacrassent aux véritables devoirs de leur fonction. Au premier rang de ces devoirs était la prédication, la diffusion parmi les fidèles des "enseignements de la foi et de la morale. En vérité, l'office du prédicateur était surtout une fonction épiscopale; l'évêque était le seul homme du diocèse autorisé à l'exercer; le prêtre de paroisse ne recevait pas l'éducation nécessaire et les règle- ments ne lui permettaient pas de prêcher sans une permission spéciale de son supérieur. Mais les prélats turbulents et belli- queux de cette époque pensaient à toute autre chose et n'étaient, d'ailleurs, nullement aptes à la prédication. En 1031. le concile de Limoges exprima le désir que l'on prêchât au peuple non seulement dans l'église épiscopale, mais dans d'autres églises, quand la volonté de Dieu inspirerait, pour cette tâche, un docteur compétent. Mais l'Église resta inactive jus- qu'à ce que la diffusion de l'hérésie lui fit reconnaître l'impru-

(1) P. Cantor. Verb. abbrev. cap. 86.

VENTE DES BÉNÉFICES 27

dence qu'elle commettait en négligeant une source si efficace d'influence. En 1209, le concile d'Avignon ordonna aux évêques de prêcher plus souvent et plus diligemment que par le passé; 24 quand l'occasion s'en offrait, il fallait confier la tâche à quel- ques personnes « honnêtes et discrètes. » En 1215, le grand concile de Latran admit que les évêques, surchargés de beso- gnes pressantes, n'avaient pas le loisir de prêcher souvent eux- mêmes; il demanda qu'ils trouvassent et payassent de leurs deniers des hommes ayant pour fonction de visiter les paroisses et d'édifier le peuple tant par la parole que par l'exemple. De pareilles exhortations ne produisirent que peu d'effet; le champ de la prédication se trouva presque abandonné aux hérétiques, jusqu'à ce que les Frères Prêcheurs commençassent leur œuvre, au grand mécontentement des évêques.

L'inquisiteur troubadour Izarn n'hésite pas à déclarer que l'Inquisition ne se serait jamais répandue s'il y avait eu de bons prédicateurs pour s'y opposer et que, sans les Dominicains, on n'en serait jamais venu à bout (1).

La partie inférieure du clergé ne pouvait guère avoir plus de valeur morale que l'épiscopat. Les bénéfices étaient pour la plupart à la disposition des évêques, bien que la collation de beaucoup d'autres dépendit des seigneurs laïques; certains corps religieux possédaient des droits particuliers de patro- nage et bon nombre d'entre eux comblaient, par voie de coop- tation, les vides qui venaient à se produire. Cependant, quel que fût le pouvoir dont dépendait la collation, les résultats étaient, dans la pratique, à peu près les mêmes. Tout le monde se plaint, à cette époque, que les bénéfices sont ouvertement vendus ou donnés par faveur, sans enquête sur les qualités ou les aptitudes de l'impétrant. Saint Bernard lui-même, en 1151, sollicitait une prévôté pour un jeune homme sans valeur, qui était le neveu de son ami l'évêque d'Auxerre; à la réflexion, il éprouva des scrupules et retira sa demande, ce qu'il put faire

(1) Concil. Lemovicens. ann. 1031. Concil. Avenoniens. ann. 1209, c. 1. Conc''l. Lateranens. ano 1215, c. 10. Millot, Hist. litt. des Troubadours, ii, 61

28 ABUS DU FAVORITISME

d'autant plus aisément que son ami, en mourant, n'avait pas laissé moins de sept églises à son bien aimé neveu.

La même année il refusa au comte Thibaut de Champagne un bénéfice que ce puissant personnage avait demandé pour son fils, lequel n'était encore qu'un enfant; mais la requête adressée à saint Bernard prouve combien on était habitué alors à donner par faveur les bénéfices quand on ne les ven- dait pas. 25 A la vérité, la loi canonnique était pleine d'admirables pré- ceptes touchant les vertus et les aptitudes exigibles des candi- dats; mais, dans la pratique, ces préceptes restaient lettre morte. Le pape Alexandre III s'indigna un jour d'apprendre que l'évêque de Coventry avait l'habitude de donner des églises à des enfants âgés de moins de dix ans; mais tout ce qu'il osa faire fut d'ordonner que les cures fussent confiées a des vicaires compétents jusqu'à ce que les titulaires eussent atteint l'âge requis, qu'il fixa lui-même à quatorze ans. D'autres papes, plus charitables, réduisirent à sept ans. l'âge requis pour la possession des bénéfices simples ou des prébendes.

Quant aux abus du patronage, on ne pouvait attendre que la curie romaine y mit un terme, car elle en était elle-même tout infectée. L'armée de complaisants et de parasites qu'elle abritait était sans cesse à l'affût des riches bénéfices dans tous les pays de l'Europe et les papes ne cessaient d'écrire aux évêques et aux chapitres, demandant des places pour leurs

amis (1). , ,, , ,

Un pareil système devait avoir pour conséquence 1 abus des pluralités, avec tous les inconvénients qui en résultaient C'est en vain que des papes et des conciles réformateurs publièrent des constitutions pour les interdire; c'est en vain que des moralistes indignés en dénoncèrent les scandales, également

(1) S. Bernard. Epist. 27. 274, 276. - Can 2, 3, extra lib i^ «t. 13. - J ho- n4sin, Discipl de ?***,*.£ ^ C^tf ^Cotu Lugdun ann. 1274, ann 1181. Concil. Turon ann. liât, ç. 10 ,nnft,ont&pi. ni Reoest.

c. 12.- P. Cantor. Verb. abàrev. ™V'">*»> ^ ~ £ . aisajt ^ faute d'in- &a£ s7s &M&S* Wr'JWé.'B- W£- sont _ plis de missives à cet effet.

CUMUL DES BENEFICES 2?

pernicieux au bien des âmes, aux revenus temporels et à la considération des églises. Interdites par le droit canon, les pluralités, comme tous les abus, étaient une source de profits pour la curie romaine, toujours prête à accorder des dispenses lorsque les détenteurs de pluralités craignaient qu'on se mêlât de leurs affaires. On pouvait aussi s'en servir dans un but politique, comme lorsqu'Innocent IV, en 1246, brisa la coalition menaçante des nobles de France par un emploi habile de ces dispenses.

En fait, il se trouvait de savants docteurs en théologie pour soutenir la légalité de cet abus; c'est ce que fit, par exemple, vers 1238, dans une discussion publique, le chancelier de l'Uni- versité de Paris, Maître Philippe, qui était lui-même un plura- liste notoire. Son destin, cependant fut un avertissement pour les autres. Sur son lit de mort, son ami, Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, l'exhorta à abandonner tous ses bénéfices à 26 l'exception d'un seul, promettant de le dédommager de ce sacrifice s'il venait à se rétablir. Philippe refusa, par la raison, disait-il, qu'il voulait savoir si la pluralité des bénéfices entraî- nait la damnation. La curiosité du scolastique fut satisfaite. Peu après sa mort, une ombre apparut au bon évêque en prière, s'annonça comme l'âme du chancelier et déclara qu'elle était damnée à tout jamais (1).

Un clergé ainsi recruté et soumis à de telles influences ne pouvait, sauf exceptions, n'être qu'un fléau pour les hommes qui subissaient sa direction spirituelle. Un bénéfice acquis à deniers

(1) Concil. Lateran. III, ann. 1179, e. 13, 14; IV, ann. 1215, c. 29. Inno- cent. PP. III, Hegest. i, 82, 191, 471. P. Gantor. Verb. abbrev. cap. 31, 32, 3t, 80. Honor. PP. III, Epist. ad archiep. Bituricens. ann. 1219. Ui bani PP. V, Constit. 1367 (Harduin. Concil. VU, 1707).— Isambert, Ane. Loix Franc. i, 252. Malt. P,»rs, Hist. Angl. ann. 1246 (éd. 1644, p. 483). Wadding. Annal. Mmor. ann. J 238, 8. D'Argentré, Collect. Judicior. de Nov.Error. I, i, 143.

La correspondance de la chancellerie papale sous Innocent IV, conservée dans le registre officiel, comprend, pour les trois premiers mois de 1245, 332 lettres, dont un cinquième sont des dispenses accordées à 65 individus qui sont autorisés *tenir des pluralités. Un bon nombre d'autres sont des dispenses de la loi cano- nique, m <u>trant quelle inépuisable source de revenus pour la cure romaine étaient les vices du clergé. Pour la rapacité avec hquelle on se disputait par avance les> bénéfices des mourants, voir Ibid. 1631.

30 QUESTION DES DIMES

comptants était considéré comme un placement pur et simple, dont il fallait tirer le plus de profit possible par des extorsions et d'autres manigances, en réduisant au minimum les devoirs propres du pasteur chrétien.

JJne des sources les plus fécondes de mécontentement et de querelles était la question des dîmes. Cette forme oppressive de taxation, aggravée par la rapacité des percepteurs, avait depuis longtemps donné naissance à des troubles. Ce fut le plus grand obstacle aux efforts de Charlemagne pour convertir les Saxons et nous verrons que cette institution fut la cause, au xme siècle, d'une croisade impitoyable contre les Frisons. Dans certaines localités, la résistance du peuple devint telle que le non-paie- ment des dîmes fut qualifié d'hérésie. Partout nous voyons que la question des dîmes met aux prises le pasteur et son troupeau et suscite d'interminables litiges entre ceux qui se disent auto- 27 risés à en profiter. De là, toute une branche du droit canonique destinée à régler ces contestations. Carlyle affirme qu'au moment éclata la Révolution française il n'y avait pas moins de soixante mille affaires de dîmes pendantes devant les tribunaux. Autrefois, on faisait quatre parts de la dîme, l'une pour l'évêque, une autre pour le prêtre de la paroisse, la troi- sième pour la fabrique de l'église et la quatrième pour les pauvres. Mais, à l'époque nous sommes, la soif des biens terrestres était telle qu'évêque et prêtre prenaient chacun le plus qu'il pouvait, laissant peu de chose à l'Église et ne laissant rien du tout aux pauvres (1).

La partie de la dîme que le prêtre arrivait à garder pour lui était rarement suffisante pour ses besoins, d'autant plus qu'il vivait fréquemment dans le désordre et était exposé à la rapa-

(i) Clément. PP. IV, Epist. 456 (Martène, Thesaw. n, 461). Alcuini Epis t. 1 ad Arnon. Salisburg. (Pez, Thtsaur. n, 1, 4). Decreti P. n, caus. xni. Gra- tiani, Comment, in Q. i, cap. 1 ; caus. xvi, Q. 1, cap. 42, 43, 45-47, 56, 57; caus. xti, Q. vu, cap. 1-8 Evtra lib. m, tit. xxx. Conril. Rotomag. ann. 1189, c. 23. Concil. Wigorn. ann. 1240, c. 44, 45. Concil. Mertonens. ann. 1300. Concil. apud Pennam Fidelem, ann. 1302, c. 7. Concil. Maghfeldens. ann. 1332. Concil. Londin. ann. 1342, c. 4, 5. Concil. Nimociens. ann. 1298, c. 16.— Concil. Nicosiens. ann. 1340, c. 1. Coidl. Marciac. ann. 132«, c. 30. Concil. VaureHS. ann. 1368, c. 68-70.— Gerhohi Reichersperg. Lib. de uEdificio Dei, c. 46.

EXTORSIONS D'OFFRANDES PIEUSES 31

cité de ses supérieurs. Aussi cette forme de la simonie qui consiste à vendre les sacrements devint bientôt générale. La confession, que l'on rendit alors obligatoire et dont le prêtre avait le monopole, ouvrait un vaste champ aux extorsions de toute nature. Quelques confesseurs, il est vrai, estimaient à bas prix le sacrement de la pénitence et donnaient l'absolution de tout péché en échange d'un poulet ou d'une pinte de vin; mais d'autres se montraient plus exigeants.

Un contemporain raconte qu'Einhardt, prêtre de Soest, répri- manda sévèrement un de ses paroissiens qui, préparant ses Pâques, confessa avoir péché par incontinence en carême; il exigea de lui dix-huit deniers, prix de dix-huit messes pour son âme. Un autre vint dire à Einhardt que, durant le carême, il s'était abstenu d'avoir commerce avec sa femme ; aussitôt il fut frappé d'une amende identique, prix de dix-huit messes, parce qu'il avait perdu l'occasion d'engendrer un enfant, comme c'eût été son devoir. Les deux paroissiens durent vendre leurs récoltes à l'avance afin de trouver l'argent nécessaire. Le hasard voulut 28 qu'ils se rencontrassent sur la place du marché et comparassent les notes que le prêtre leur avait remises. Ils portèrent plainte au doyen et au chapitre de Saint-Patrocle et l'affaire fut ébruitée, au grand scandale des fidèles. Mais la lucrative carrière d'Einhardt ne fut pas interrompue pour si peu de chose 1

Toutes les fonctions sacerdotales devaient ainsi être produc- tives de revenus. Un prêtre refusait de célébrer un mariage ou des obsèques si les sommes demandées n'étaient pas payées d'avance ; l'eucharistie même n'était accordée aux commu- niants que s'ils offraient ce qu'on appelait une oblation. Pour concevoir la gravité de ce dernier fait, il faut se mettre dans l'état d'esprit de ces hommes qui croyaient tous, sans réserve, à la transubstantiation. Pierre Cantor a donc raison lorsqu'il dit que les prêtres de son temps sont pires que Judas Iscariote, qui vendit le corps du Seigneur pour trente deniers ; eux en font autant tous les jours... pour un denier.

En outre, beaucoup de prêtres transgressaient la règle qui

32 EXACTIONS AU LIT DES MOURANTS

défendait, sauf exceptions particulières, de célébrer plus d'une messe par jour; ceux qui voulaient s'y conformer en apparence imaginèrent une combinaison ingénieuse : en répétant l'introït, ils divisaient une messe en une demi-douzaine de parties et re- cevaient une oblation pour chacune (1).

Si, à chaque tournant de son existence, le fidèle était ainsi soumis à des exactions, l'avidité du clergé ne s'arrêtait pas devant son lit de mort; son cadavre même avait une valeur marchande pour les vampires qui se le disputaient. Les derniers sacrements, indispensables au salut des âmes, étaient souvent refusés par le prêtre s'il ne recevait pas, en échange, quelque objet appartenant au moribond, par exemple les draps de son lit. Mais il est probable que cet abus n'était pas fréquent. Bien plus répandu était l'usage d'exploiter les terreurs du Jugement par l'extorsion de legs destinés à des usages pieux. On sait qu'une grande partie des biens de l'Église ont été amassés de cette façon; dès le ix« siècle, des plaintes s'élevaient à ce sujet. 29 En 811, Charlemagne, ayant convoqué les conciles provinciaux dans tout son Empire, demanda aux prélats s'ils pouvaient vraiment prétendre avoir renoncé au monde alors qu'ils ne cessaient de chercher à s'enrichir, de promettre le ciel et de menacer de l'enfer, afin d'obtenir que les simples et les igno- rants déshéritassent leurs héritiers naturels, livrés ensuite à la pauvreté qui les conduisait au vol et au crime. A cette question, le concile de Châlons, en 813, répondit par un canon interdisant ces pratiques et rappelant au clergé que l'Église devait secourir les pauvres et non les dépouiller. Le concile de Tours répliqua qu'il avait fait une enquête et n'avait pu découvrir aucune per- sonne se plaignant d'avoir été déshéritée. Le concile de Reims passa prudemment l'affaire sous silence et celui de Mayence s'engagea à faire restituer les biens ainsi détournés à leurs

(1) Caesar. Heisterbae. Dial. Mirac. dist. m, cap. 40, 41. Hist. Monast. S. Laurent. Leodiens. lib v, cap. 39. Innocent. PP. III, Regest. i, 220; n, 104. P. Cantor. Yerb. abbrev. cap. 27-29,38-40. Grandjean, lieg.de Benoit XI, no 975, _ Concil. Lateran. IV, ann. 1215, c. 63-66. Concii. Rotomag. ann. 1231, c. 14. Teulet, Layettes, n, 306, 2428. Const. Provin. S. Edmund. Cantuar. ann. 1-236, c. 8. Synod. Wigorn. ann. 1240, c. 16, 26, 29. Concil. Turon. ann. 1239, c. 4, 17.

EXACTIONS AUX OBSÈQUES 33

ayants-droit. L'effet de cette intervention dura peu ; l'Église continua à battre monnaie avec les terreurs des mourants e finalement, vers 1170, Alexandre III décida que personne ne pourrait faire un testament valable hors la présence du prêtre de sa paroisse. Dans quelques localités, le notaire qui rédigeait un testament en l'absence du prêtre était excommunié et le corps du testateur ne pouvait être enterré chrétiennement- Pour justifier ces abus, on alléguait quelquefois la nécessité d'empêcher un hérétique de léguer ses biens à d'autres héré- tiques ; mais la vanité de cet argument est attestée par le fait que la règle en question fut promulguée à diverses reprises dans des pays l'hérésie était inconnue. On se plaignait aussi parfois que les prêtres de paroisse fissent servir à leur usage personnel des legs qui étaient institués au profit de fondations pieuses (1).

Même après la mort, l'Église n'abandonnait pas son droit de contrôle et les bénéfices qu'elle en retirait. C'était un usage général de léguer des sommes considérables en vue des pra- tiques par lesquelles l'Église prétendait adoucir les tourments du Purgatoire; l'offrande, au moment des obsèques, n'était pas moins habituelle. Il en résulta que la garde même des cadavres devenait une source de gains importants et que la paroisse le pêcheur avait vécu et il était mort prétendit avoir un droit sur sa dépouille. Il arrivait que quelque monastère obtint, au dernier moment, d'un moribond que son corps fût remisa ses soins grave empiétement sur les droits de la paroisse et source de querelles scandaleuses auxquelles donnaient nais- smce les taxes prévues pour les funérailles et la récitation des messes. Dès le ve siècle, le pape Léon le Grand n'hésita

(1) Synod. Andegav. ann. 1204, c. 3. Capit. Car. Mag. II, ann. 811, cap. 5. Coi.cil. Cabillon. II, ann. 813, c. 6. Coneil. Turonens. III, ann. 813, c. 51.— Goncil. Remens. ann. 813. Coneil. Mngnn'. ann. 813, c. 6. Can. 10, extra lib. m, t t. xxvj. Coneil. JNnrbonn. ann. 1227, c. 5. Coneil. Tolos. ann. 1228, c. 5; ann. 122^, c. 16. Coneil. Rotomag. ann. 1231, c. 23. Coneil. Arla- tens. ann. 12S4, e. 21 : ann. 1275, c. 8.— C-»nstit. Pr.vin. S. Edmund. Cantuar. ann. 12>C, c. 33. Coneil. Albien*. ann, 1254, c. 11. Coneil. Andegav. ann. 1266, 1300. Respons. hlpisc. Carcassonn. an >. 1275 (Martène, i, 1151). Coneil. INema siens, ann. 1284, c. 8. Coneil. Re:itinens. ann. 1309, c. 8. - Coneil. Cameracens. ann. 1317.

30

34 MESSES POUR LES MORTS

pas à condamner, dans les termes les plus sévères, la rapacité des monastères qui invitaient des hommes à partager leur retraite dans l'espoir de profiter de leurs libéralités, au détri- ment du prêtre de la paroisse, ainsi frustré dans sa légitime attente. Léon prescrivit, en conséquence, un compromis, aux termes duquel la moitié des biens ainsi acquis par un couvent devait être attribuée à l'Église du défunt, même s'il n'avait été introduit dans le monastère qu'après sa mort. Les églises paroissiales finirent par réclamer les cadavres de leurs parois- siens comme une propriété inaliénable et par refuser aux mou- rants le droit de choisir un lieu de sépulture. Il fallut plusieurs décisions des papes pour mettre un terme à ces réclamations abusives; mais les décisions de Rome concédaient toujours aux églises une partie de la somme le quart, le tiers ou la moitié que le défunt avait réservée pour le salut de son âme. Dans quelques endroits, l'Église paroissiale prétendait avoir le droit de toucher certaines sommes lors de la mort d'un quelconque de ses paroissiens; il fallut, en 1240, que le concile de Worcester décidât que, lorsque la veuve et les orphelins seraient réduits à la mendicité par le paiement de cette taxe, l'Église se conten- terait charitablement d'un tiers de l'avoir laissé par le mort, en abandonnant les deux autres tiers à la famille. A Lisbonne, les dernières consolations de la religion étaient refusées à ceux qui ne léguaient pas à l'Église une partie de leurs biens, générale- ment fixée au tiers. D'autres coutumes locales attribuaient au prêtre la propriété de la bière sur laquelle le cadavre était porté à l'église. En Navarre, la loi réglait la valeur du présent que les indigents devaient offrir à l'Église pour la messe mor- tuaire; c'était, quand il s'agissait d'un paysan, deux mesures de blé. Dans le cas d'un caballero, l'offrande comportait un cheval de guerre, une armure et des bijoux. Il arrivait souvent que cette taxe onéreuse était supportée par le roi, en manière d'hommage à la mémoire de quelque preux chevalier. L'impor- tance de ces impositions ressort du fait qu'en 1372 Charles II de Navarre paya au gardien Franciscain de Pampelune trente livres, pour racheter le cheval, l'armure et les autres objets

CÉLIBAT DES PRÊTRES 35

offerts à l'Église lors des funérailles de Masen Seguin de Radostal.

^ Avec le développement des Ordres mendiants et l'énorme popularité qu'ils acquirent, la rivalité entre eux et le clergé séculier pour la possession des cadavres devint de plus en plus vive, donnant naissance à des scandales dont nous aurons encore à nous occuper plus loin (1).

Sur les questions touchant aux mœurs, les relations entre le clergé et le peuple étaient d'une nature particulièrement délicate- J'ai traité ce sujet tout au long dans un autre ouvrage et ne veux pas y insister ici. A l'époque qui nous occupe, le célibat obligatoire des prêtres était devenu général dans la plupart des pays relevant de l'Église latine. Mais l'établissement de cette contrainte n'avait pas été accompagné, comme l'annonçaient les promoteurs de la réforme, du don de chasteté à ceux qui en étaient l'objet. Privé des satisfactions légitimes qu'assure le mariage aux instincts naturels de l'homme, le prêtre, à la place d'une femme, entretenait tantôt une concubine, tantôt une série de maîtresses. Les fonctions de prêtre et de confesseur lui donnaient des facilités particulières à cet égard. Cela était si généralement reconnu qu'un homme, confessant un amour illicite, ne devait pas nommer sa complice, de peur que le con- fesseur n'en abusât pour s'assurer à son tour les mêmes faveurs. A peine l'Église avait-elle réussi à interdire le mariage à ses ministres que nous la trouvons partout et incessamment occupée à la tâche, apparemment chimérique, de les contraindre à la chasteté. L'époque nous sommes n'était pas particulièrement scrupuleuse au sujet de la vertu des femmes; cependant le spectacle d'un clergé professant la pureté ascétique comme une condition essentielle de ses fonctions et, dans la pratique, plus 32

(1) Decreti n, caus. xm, q. 2. Can 1-10, Sexto lih. in, tit. xxvin. Ânon. Zwetlens. Hist. Rom. Pontif. 155 (Pe/, Thés. I, m, 383). Narrât. Restaur. . abbat. S. Martini Tomacens. cap. 86-8^. Synod. Wigorn. ann. 124'», c. 50. Ripoll, Bullar. (Jrd. Prsedic. vu, 5.— Grandjeaii, Registres de Benoit XI, 974. Innocent. PP. 111, Rege*t. vu, 165. G. B. de Lagrèze, La a.varr°, t. n, p. 165. Concil. Avenion. ann. 1320, c. 27; ann. 1237, c. 32. Teulet, La>/ei- 1es, n, 306, 24, 28. Concil. Nimociens. ann. 1296, c. 17. Constit. Joana. Arch. iNijosiens. ann 1321, c. 10. Concil. Vaurens. ann. HW, g. 63, Z\.

36 MOEURS DISSOLUES DES PRÊTRES

cyniquement dépravé que la généralité des laïques, n'était pas fait pour le rehausser dans l'estime populaire ; d'autre part, les cas individuels la paix et l'honneur des familles étaient sacrifiés à la luxure du pasteur tendaient naturellement à éveiller des sentiments de haine. Quant aux crimes pires encore, ils étaient fréquents, et cela non seulement dans les monastères d'où les femmes étaient rigoureusement exclues; en outre, ils restaient presque toujours impunis.

Ce ne fut pas la moins funeste des conséquences du prétendu ascétisme imposé au clergé que la création d'une fausse notion de moralité, qui fît un mal infini tant au monde laïque qu'à l'Église elle-même. Dès que le prêtre ne violait pas ouverte- ment les canons en se mariant, il fut entendu qu'on pouvait tout lui pardonner. Le pape Alexandre II, qui se donna tant de mal pour rétablir la règle du célibat, décida, en 1064, qu'un prêtre d'Orange qui avait commis un adultère avec la femme de son père ne devait pas être privé de la communion, par crainte de le pousser au désespoir ; et, en considération de la fragilité de la chair, il fut autorisé à rester dans les Ordres, mais seulement dans les grades inférieurs. Deux ans après, le même pape réduisit charitablement la pénitence imposée à un prêtre de Padoue qui avait commis un inceste avec sa mère et laissa à l'évêque le soin de décider s'il devait être maintenu dans le sacerdoce. Il serait difficile d'exagérer les désastreux effets que produisaient sur le peuple de pareils exemples (1).

Il semble pourtant que la cause la plus efficace de la démora- lisation du clergé et de l'hostilité qui s'accentuait entre lui et le monde laïque ait été l'inviolabilité personnelle et l'immunité de toute juridiction séculière que l'Église réussit à établir comme un principe reconnu du droit public. En effet, si, à une époque de violences, il était nécessaire pour l'indépendance et même pour la sécurité des prêtres qu'ils fussent soumis à une juridic- tion spéciale, les mauvais effets de cette institution se firent

(1) Cœsar. Heisterbac. Did. Mrrae. ii;t. m, cap. 27. P Cantor. Verb; abbrtv. cap. 138.— Lôwenfel l, E istt. Pont. Rom. lned. n°s 92, 114 (Lipsiœ, 1885). Voir Lea, Historical Sketch of Sacerdotal Celibary, 2e éd., 1884.

IMPUNITÉ DES ÉVÊQUE8 37

bientôt sentir de deux manières. D'une part, la facilité avec laquelle un ecclésiastique obtenait un acquittement par la pur- gation canonique et la douceur relative des peines en cas de condamnation, affranchissaient, dans une grande mesure, les prêtres de la crainte des lois. D'autre part, cette promesse 33 d'impunité relative attirait à l'Église des foules d'hommes indi- gnes, qui, sans abandonner leurs ambitions mondaines, se fai- saient admettre dans les grades inférieurs de la hiérarchie et jouissaient de l'irresponsabilité qu'ils conféraient, au grand détriment de la réputation du sacerdoce et de tous ceux qui étaient en relations avec eux.

L'intervention d'Innocent III en faveur de Waldemar, êvêque de Schleswig, montre comment l'Église, en affirmant ses privilèges, jetait son égide protectrice sur ceux qui méritaient le moins d'indulgence. Waldemar était le fils naturel de Cnut V, roi de Danemarck, et avait conduit une insurrection armée contre Waldemar II, le roi régnant. L'insurrection vaincue, il fut mis en prison. Innocent demanda sa mise en liberté, alléguant qu'il avait été incarcéré en violation des immunités de l'Église. Naturellement, Waldemar II hésita à exposer ainsi son royaume à une nouvelle révolte. Innocent consentit à réduire ses préten- tions ; l'évêque devait être conduit en Hongrie et mis en liberté dans ce pays, le pape s'engageant à ce qu'il ne tentât point de nouveau soulèvement. Mais il se ravisa et évoqua la cause à Rome. Là, bien que l'évêque fut d'un double adultère et, par suite, inéligible aux Ordres, en dépit des représentations des envoyés danois qui accusaient l'évêque de parjure, d'adultère, d'apostasie et de dilapidation, Innocent, au nom des libertés de l'Église, lui restitua son évêché et son patrimoine, avec le pri- vilège spécial de se faire remplacer par un délégué s'il craignait que la résidence ne mît en péril sa sécurité personnelle. Prié de décider si la police laïque pouvait arrêter et traduire devant les cours épiscopales un clerc pris en flagrant délit, Innocent répon- dit que cela n'était possible que sur l'ordre d'un évêque ce qui équivalait à conférer l'impunité.

Un corps sacerdotal auquel on assurait, avec tant de com-

3

34

38 IMMUNITE DES BIENS ECCLÉSIASTIQUES

plaisance, le privilège de faire le mal, devait tôt ou tard être considéré comme un fléau par la société civile ; et lorsque, peu à peu, le règne de la loi s'établit à travers le monde chrétien, les tribunaux ordinaires trouvèrent, dans l'immunité du clergé, un obstacle plus grave que dans les prétentions des seigneurs féodaux. En fait, lorsqu'un malfaiteur était arrêté, sa première tentative consistait habituellement à établir qu'il appartenait au clergé, qu'il portait la tonsure et n'était pas sujet à la juri- diction des tribunaux séculiers ; d'autre part, le zèle pour les droits ecclésiastiques, et peut-être aussi la cupidité, excitaient toujours les officiers épiscopaux à soutenir une pareille récla- mation et à demander la mise en liberté du prévenu. L'Église devint ainsi responsable des excès d'une quantité de criminels, clercs de nom seulement, qui se servaient de leur immunité pour mettre au pillage la société laïque et y commettre toute sorte de méfaits (i).

L'immunité attachée également à la propriété ecclésiastique donnait naissance à des abus non moins scandaleux. Dans les causes civiles, le clerc, qu'il fût plaignant ou défendeur, avait le droit de se faire juger par les tribunaux ecclésiastiques, qui se prononçaient naturellement en sa faveur, alors même qu'ils n'étaient pas à vendre, de sorte qu'il devenait presque impos- sible à un laïque d'obtenir justice contre un clerc. Certains clercs achetaient à des laïques des créances douteuses et les faisaient valoir devant les tribunaux spirituels. Spéculation interdite, à la vérité, par les conciles, mais trop profitable pour qu'on pût la supprimer.

Un autre abus, qui excitait des plaintes très vives, consistait à harasser les malheureux laïques en les citant à répondre simultanément, dans la même cause, devant plusieurs tribunaux spirituels; chaque tribunal faisait peser la peine de l'excommu-

(i) Stephiiîii Tornacens. Epist. xn. Innocent. PP. III, Rcgest. vi, 183; vin, 192-193; x, 209-210, 215; xv, 202. Pour la carrière ultérieure de Waldemar de Sehleswig, voir Reqest. xi, 10, 173; xu, 63; xm, 158; xv, 3, S up /dément. 187, 224, 228, 243. Cf. Arnold. Lubecens. vi, 18; vu, 12, 13, et Vaissete, ffist. g?n. rle Lan- guedoc, iv, 80 (éd. de 1742). Pour les détads de Fini muni clé* cale, ci. Lcu, Siu- dies m Church Uistory, 2e éd. 1883.

DÉGRADATION DES MOINES 39

nication, l'achetable seulement par de grosses amendes, sur ceux qui se trouvaient placés ainsi, sans qu'il y eût de leur faute, en état de contumace, et cela souvent sans même essayer de savoir si les parties avaient été réellement citées! Pour estimer à leur juste valeur les souffrances et les persé- cutions ainsi infligées à la société laïque, nous devons nous rappeler que l'instruction et la connaissance des affaires étaient alors presque un privilège de la classe ecclésiastique, dont l'in- telligence aiguisée pouvait tirer les plus grands avantages de l'état d'ignorance et d'impuissance se débattaient ses adver" saires éventuels (1).

Les ordres monastiques formaient une classe trop nombreuse et trop importante pour ne pas partager pleinement, en bien comme en mal, les responsabilités de l'Église. Quelques grands services qu'ils rendissent à la religion et à la civilisation, ils étaient particulièrement exposés aux influences dégradantes de cette époque et leurs vertus en étaient profondément atteintes. Au siècle nous sommes, ils obtinrent progressivement 35 d'être exemptés de la juridiction épiscopale et d'être placés sous le contrôle immédiat de Rome. Ce fut une cause efficace et inévitable de la décadence morale des couvents. Richard, archevêque de Canterbury, se plaignait amèrement à Alexan- dre 111 du relâchement introduit ainsi dans la discipline monas- tique; mais ses plaintes restèrent sans effet. Ces mesures abaissaient l'épiscopat, mais elles augmentaient, directement et indirectement, l'autorité du Saint-Siège, en lui assurant de puissants alliés dans ses luttes contre les évêques; c'était, en outre, une source de revenus, si nous devons en croire l'abbé de Malmesbury, qui se vantait d'être exempté de la juridiction de l'évêque de Salisbury moyennant le paiement, à Rome, d'une once d'or par an.

Dans un trop grand nombre de cas, les abbayes devinrent ainsi des foyers de corruption et de troubles; les couvents de femmes ressemblèrent à des lupanars et les monastères

(1) Concil. ap. Gampiniacum, unn. 1238, a 1,6.

A) RARETÉ DES BONS EXEMPLES

d'hommes prirent l'aspect de châteaux féodaux, dont les moines guerroyaient contre leurs voisins avec autant de férocité que les barons les plus turbulents. En outre, comme il n'y avait naturellement pas de succession héréditaire, la mort d'un abbé devenait souvent le signal d'une querelle pour l'élection de son successeur, produisant des luttes intestines et provoquant des interventions du dehors. Dans une querelle de ce genre qui éclata en 1182, la riche abbaye de Saint-Tron fut attaquée par les évêques de Metz et de Liège, la ville et l'abbaye furent brûlées et les habitants passés au fil de l'épée. Les troubles durèrent jusqu'à la fin du siècle et quand on y mit fin provisoirement, par une transaction pécuniaire, les misérables vassaux et les serfs furent réduits à la dernière misère, obligés qu'ils étaient de trouver les fonds nécessaires pour acheter la nomination d'un moine ambitieux!

Il est vrai que tous les monastères n'avaient pas oublié les devoirs en vue desquels ils avaient reçu des fidèles de si nom- breuses donations. Pendant la famine de 1197, bien que le monastère de Heisterbach fût encore pauvre, l'abbé Gebhardt nourrit quelquefois jusqu'à quinze cents personnes par jour; la maison mère de Hemenrode se montra plus libérale encore et entretint tous les pauvres du district jusqu'à la moisson. A la même époque, une abbaye cistercienne, en Westphalie, sacrifia tous ses troupeaux et mit en gage jusqu'à ses livres et ses vases sacrés pour nourrir les affamés qui l'assiégeaient. On a plaisir à constater que les grosses dépenses, consenties dans ces cir- constances par les monastères, étaient toujours compensées par de nouvelles donations des fidèles. De pareils exemples sont bons à citer pour réhabiliter, dans une certaine mesure, l'institution monastique; mais il faut reconnaître qu'il sorti fc des abbayes beaucoup plus de mal que de bien (1).

(1) Varior. ad Alex. PP. III, Epist. xcv (M'gne, ce, 1457). Cf. Pet. Ble? ns. Epist. xc. Innocent. PP. III, R-gest. i, 386, 476, 483, 499; v, 159; vin, 12; ix, 20); xm, 132; xv, 105. Pet. Cantor. Verb. abbrev. cap. 44.— Gerhobi, Lib. de Aïdificin Dei, cap. 33; ejusd. Expos, in Psaîm. lxiv, cap. 35. Climn. S. T>u- don. lib. m, iv, v. Hist. Vezeliacens. lib. ii-iv. Chron. Sen nims. lib. iv, v. Caesar. Heisterl)ac. Di l. Mime. dist. iv, cap. 65-66. Pour d'amples détails sur l'immoralité des monastères, voir Lea, Histo y o/ Celibacy.

RECRUTEMENT DES ORDRES 41

Cela n'a rien d'étonnant si l'on tient compte de la manière dont les Ordres étaient recrutés. Césaire de Heisterbach, bien qu'admirateur enthousiaste de la règle cistercienne, affirme comme un fait avéré que les garçons élevés dans les monas- tères devenaient de mauvais moines et souvent même des apostats. Quant à ceux qui prononçaient des vœux à un âge plus avancé, les motifs de leur résolution étaient la maladie, la pauvreté, la captivité, l'infamie, le péril de mort, la crainte de l'enfer ou le désir du ciel, tous motifs égoïstes dont on ne devait pas attendre grand bien. Césaire ajoute que les crimi- nels échappaient souvent au châtiment en se faisant admettre dans des monastères, qui devenaient ainsi des espèces d'éta- blissements pénitenciers ou de prisons. Il cite à ce propos le cas d'un baron pillard qui, en 1209, condamné à mort par le comte palatin Henry, fut sauvé par Daniel, abbé de Schonau, à la condition qu'il entrât dans l'Ordre cistercien. Le concile de Palencia, en 1429, prescrivit formellement que tous les ravis- seurs de femmes, tous ceux qui auraient assailli des clercs, des pèlerins, des moines, des voyageurs et des marchands, fussent exilés ou enfermés dans des couvents.

Une autre classe guère plus estimable de moines étaient ceux qui, sous l'impulsion d'un remords subit, se détournaient d'une vie entachée de crimes et de violences, pour s'ensevelir dans un cloître, alors qu'ils étaient encore en possession de toute leur force physique et tourmentés de passions violentes. Les chro- niques sont pleines d'exemples d'hommes énergiques, n'ayant jamais appris à refréner leurs instincts brutaux, qui, sous l'habit du moine, étonnent le monde par leur férocité et leurs excès. En 1071, Arnoul III de Flandres tombe à Montcassel en défendant ses domaines contre son oncle Robert le Frison. Gerbald, le chevalier qui avait tué son suzerain, fut pris de c? remords et partit pour Rome, il se présenta à Grégoire VII, demandant qu'on lui coupât les mains en expiation de sa faute. Grégoire consentit et ordonna à son chef cuisinier de procéder à l'exécution; toutefois, il le fit secrètement avertir que si Gerbald retirait ses mains en présence de la hache levée, il

42 MOINES AVIDES ET VOLEURS

devait le frapper sans merci, mais que, si le pénitent ne bron- chait pas, il devait lui annoncer sa grâce. Gerbald ne broncha pas. Le pape lui déclara alors que ses mains ne lui appartenaient plus, mais qu'elles appartenaient à Dieu,et l'envoya à Cluny sous la direction du saint abbé Hugues. C'est que le fier guerrier termina paisiblement ses jours. Mais il arrivait trop souvent que ces âmes indomptées, une fois l'accès de remords passé, reprenaient leurs habitudes de violence, au grand détriment de la paix intérieure des cloîtres et de la sécurité de leurs voisins (1).

Parmi les foules composites qui remplissaient les monastères, il était impossible de maintenir cette communauté des biens qui était l'essence de la règle de saint Benoît.

Grégoire le Grand, étant abbé de Saint-André, refusa les der- nières consolations de la religion à un Frère mourant et maintint son âme pendant soixante jours dans le Purgatoire, parce qu'on avait trouvé trois pièces d'or dans ses vêtements. Plus tard, cependant, les bons moines de Saint-André de Vienne crurent nécessaire d'adopter une constitution qui écartait, comme sacri- lège et voleur, tout Frère surpris à dérober des vêtements au dortoir, des coupes ou des plats au réfectoire, et menaçant de faire appel à l'intervention de l'évêque si pareil scandale venait à continuer. Dans l'abbaye de Saint-Tron, vers 1200, chaque moine avait un placard fermant à clef, derrière le siège qu'il occupait au réfectoire; il y renfermait avec soin sa serviette, sa cuillère, son assiette et sa coupe, afin de les soustraire aux mains de ses commensaux. Au dortoir, c'était encore pis. Ceux qui pouvaient se procurer des coffres y serraient, au moment du lever, leurs vêtements de nuit ; mais ceux qui ne pouvaient pas se plaignaient sans cesse d'être volés (2).

La fâcheuse réputation des moines était encore aggravée par le nombre des gyrovagi, des sarabaitae et des stertzer, vaga- bonds et mendiants, barbus et tonsurés, qui pénétraient, sous

(1) Cœsar. Heisterbac, Dial. Mirar. dist. t, cap. 3, 24, 31. Cor.cil. Palentin. ann. 1129, cap. xii (Uard. Vi, n, 2054). HisL Monast. Andaginens. cap. 34.

(2) Gregor. PP. I, Dialog. iv, 55. D'Achery, Spicileg. m, 382. Chron. S. Trudon. lib. vi.

TENTATIVES DE RÉFORME 43

l'habit du moine, dans tous les recoins du monde chrétien, 38 vivant d'aumônes ou de fraudes, vendant de fausses reliques et de faux miracles. L'Église avait été affligée de ce fléau depuis la naissance du monachisme au ive siècle et il continua à peser sur elle. Bien qu'il y eût des hommes de vie sainte et irréprochable parmi ces chemineaux, ils étaient tous devenus un objet d'hor- reur. Souvent on les surprenait à commettre des crimes et on les massacrait sans pitié. Dans un vain effort pour supprimer ce mal, au début du xine siècle, le synode de Cologne fît défense formelle de donner l'hospitalité à un moine quelconque, dans toute l'étendue de cette grande province (1).

Assurément, il ne manqua jamais de tentatives sérieuses pour rétablir la discipline ébranlée. L'un après l'autre, les différents couvents étaient l'objet de réformes ; mais le relâchement ne tar- dait pas à reparaître. On se donna beaucoup de mal pour imagi- ner des règles nouvelles et plus sévères, comme celle des Prémon- trés, des Chartreux et des Cisterciens, dont le but était de décou- rager toutes les vocations incertaines; mais à mesure qu'un ordre nouveau devenait célèbre pour sa sainteté, la libéralité des fidèles le comblait des biens temporels et, avec l'opulence, arri- vait la corruption. Parfois aussi, l'humble ermitage fondé par quelques anachorètes, dont la seule pensée était d'assurer leur salut en mortifiant leur chair et en évitant la tentation, entrait en possession des reliques de quelque saint, dont les pouvoirs miraculeux attiraient des foules de pèlerins et de malades en quête de soulagement. Alors les offrandes affluaient, la modeste retraite des ermites se transformait en un magnifique édifice et bientôt les sévères vertus du fondateur n'étaient plus qu'un souvenir, au milieu d'une troupe de moines épris d'une vie facile, indolents pour le bien et act' s seulement pour le mal.

Peu de communautés montrèrent la sagesse des premiers

(i) Augustin. De Op. Monachor. h, 3. Cissiani, De Cœnob. Instit. n, 3. Hieron. Ep>st. xxxix; cxxv, 46. Regul. S. Benedicti, cap. 1. S. lsidori His- pal. De Eccles. Offic. n, xvi, 3, 7. Ludov. Pii, De Refornt. Eccles. cap. 100. Smaragd. Comment, in Régulant Benedict. c. 1. Ripoll, Bull. Ord. FF. Pr&- dic. i, 38 C'aesar. Heisterb. Dial. Mirac. dist. vi, cap. 20. Catalog. Varior. haereticor. {Bibl. .Vax. Patrum, éd. 1618, t. xm, p. 309).

44 DANGER DES RICHESSES

occupants du célèbre prieuré de Grammont, alors qu'il n'était pas encore devenu la tête d'un ordre puissant. Quand le fonda- teur et premier prieur, saint Etienne de Thiern, mort en 1124, commença à donner des preuves de sa sainteté en guérissant un chevalier paralytique et en rendant vue à un aveugle, ses candides compagnons prirent peur à l'idée de l'opulence et de la notoriété mondaine dont ils se trouvaient menacés bien 39 malgré eux. Le successeur d'Etienne, le prieur Pierre de Limo- ges, se rendit sur sa tombe et lui adressa ces paroles pleines de reproches : « 0 serviteur de Dieu, tu nous as montré le chemin de la pauvreté et tu as fait effort pour y guider nos pas. Mainte- nant, tu veux nous détourner de la voie droite et étroite du salut vers la route large de la mort éternelle. Tu as prêché la solitude, et maintenant tu. veux convertir notre solitude en une place de marché et de foire. Nous croyons déjà suffisam- ment à ta sainteté. Gesse donc d'opérer des miracles pour l'attester, car tu détruirais en même temps notre humilité. Ne sois pas jaloux de ta propre gloire au point de négliger notre salut ; nous l'exigeons de toi, nous l'attendons de ta charité. Si tu agis autrement, nous déclarons, au nom de l'obéissance que nous t'avons vouée, que nous déterrerons tes ossements et les jetterons dans la rivière. » Ce mélange de prières et de menaces produisit l'effet désiré et saint Etienne, jusqu'à sa canonisation, cessa d'opérer des miracles si dangereux pour les âmes de ses successeurs. Sa canonisation, qui eut lieu en 1189, fut le premier acte officiel du prieur Girard, qui la demanda à Clément III, et comme Girard avait été élu contre deux concurrents écartés par l'autorité pontificale, après des dissensions qui avaient presque ruiné le monastère, nous voyons que les passions et les ambitions mondaines avaient dès lors envahi la sainte retraite de Grammont et produisaient, comme ailleurs, leurs funestes effets (1).

(1) Brevis Hist. Frior. Grandimont. Stephanï TVrnacens. EpUt. H5, 152, 153, 156, 162. A l'appui de la crainte du prieur Pierre, que le couvent ne devînt un marché et une loire, on peut rappeler la plainte du Concile de Béziers en 1233. Beaucoup de maisons religieuses avaient pris l'habitude de vendre leur vin au

CHANGEMENTS DANS LA DOCTRINE £»

En présence de la faillite, dûment constatée, de tous les efforts partiels pour réformer les Ordres monastiques, nous avons à peine besoin du témoignage formel du vénérable Gilbert, abbé de Gembloux, qui, vers 1190, confesse avec honte que le mona- chisme est une oppression et un scandale, un sujet de railleries et de reproches pour tous les chrétiens (1).

La religion ainsi exploitée par les prêtres et les moines 40 était nécessairement devenue toute différente de celle que Jésus et saint Paul avaient enseignée. Je ne m'occupe pas ici de l'histoire des* doctrines, mais je dois rappeler brièvement certaines variations des croyances et des pratiques, pour mieux faire saisir les relations entre le clergé et le peuple et pour expliquer la révolte religieuse qui se produisit au xne et au xme siècles.

La doctrine de la justification par les œuvres, à laquelle l'Église devait une si grande part de sa puissance et de sa richesse, avait, en se développant, privé la religion d'une partie de sa vitalité spirituelle, remplaçant ses éléments essentiels par un formalisme aride et insignifiant. Ce n'est pas que les hommes devinssent indifférents à la destinée de leurs âmes. Bien au contraire : à aucune époque, peut-être, les terreurs de l'Enfer, la béatitude du salut, les efforts incessants du démon, etc., n'ont occupé plus de place dans les préoccupations de la vie quoti- dienne. Mais la religion, à bien des égards, était devenue un féùchisme. Les docteurs enseignaient encore que les œuvres pieuses et charitables, pour être efficaces, devaient être accom- pagnées d'un retour du cœur vers le bien, de larepentance,d'un désir sincère de chercher le Christ et une vie meilleure; mais, à une époque aussi grossière et de mœurs aussi brutales, il était beaucoup plus aisé pour le pécheur inquiet de recourir aux pra- tiques si générales autour de lui, de croire que l'absolution pou- vait être obtenue par la rép Hition d'un certain nombre de Pater

détail dans l'enceinte sacrée et d'attirer des client-; en admettant, sur le lieu de la vente, des jongleurs, des acteurs, des joueurs et des filles publiques. Concil. Biterrens. ann. 1233, c. 23.

(i) Gilberti Gemblac. Ep st. v, vi.

46 PÉNITENCES ILLUSOIRES

et à' Ave, jointe au sacrement magique de la pénitence. Bien plus, si le pénitent lui-même ne voulait pas se soumettre à ces pratiques, il pouvait en charger des amis, dont les mérites acquis de la sorte étaient comme reportés sur lui par une espèce de jonglerie sacrée. Lorsqu'une réunion d'hommes, préparant les Pâques, recevaient en bloc la confession ou l'absolution, ce dont les prêtres négligents et paresseux ne se faisaient pas faute, le sacrement de la pénitence n'était plus qu'une incantation magi- que, où la condition intérieure de l'âme était chose à peu près indifférente (4).

Plus utile encore à l'Église, et tout aussi désastreuse par son influence sur la foi et la morale, était la croyance, alors si répandue, que les libéralités posthumes t par lesquelles un pécheur fondait un couvent ou enrichissait une cathédrale, pou- vaient compenser une longue vie de cruautés et de rapines; qu'un service de quelques semaines contre les ennemis du pape 41-3 pouvait effacer tous les péchés d'un homme qui prenait la croix pour exterminer ses frères chrétiens. L'usage, ou plutôt l'abus des indulgences, est un sujet qui mériterait une longue étude; nous devons nous contenter ici d'en indiquer les éléments, en vue des allusions fréquentes que nous serons amenés à y faire plus loin (2).

L'indulgence, à l'origine, était simplement le rachat d'une pénitence, la substitution de quelque œuvre pie telle qu'une libéralité envers l'Église aux énormes périodes de pénitence que les Pénitentiaux imposaient pour le rachat de chaque faute individuelle. C'était donc, en réalité, une indulgence lorsque Guido, archevêque de Milan, s'imposa en 1059 une pénitence d'un siècle, pour expier une rébellion contre le Saint-Siège, et la racheta par le payement d'une somme annuelle. L'indulgence plénière, ou rémission de tous les péchés, a pour prototype la

(1) Pétri Exoniens. Summa exigendi confess. ann. 1287 (Harduin. vn, 1128). Cœsar. Heisterbac. Dial. Mirac. dist. m, cap. 45. Martène, Ampliss. Coll.

357.

(2) Voir Lea, A history of confession and indulgences, 3 vol. Londres, 1896. [Ce qui suit est traduit sur quelques pages manuscrites communiquées par Pau- ur et qui doivent remplacer les p. 41-43 t!e l'édition originale.]

i, 357.

ABUS DES INDULGENCES 47

promesse faite par Urbain II, au concile de Clermont en 1095, lorsque, pour enflammer l'enthousiasme de la Chrétienté en vue de la première croisade, il déclara que le pèlerinage armé en Terre Sainte tiendrait lieu de pénitence pour tous les pé- chés que les pèlerins auraient confessés et dont ils se seraient repentis. L'avidité avec laquelle fut acceptée cette offre du pape montre combien l'on appréciait une faveur qui délivrait de la crainte de l'Enfer sans attrister la vie entière par les austérités de la pénitence. La simplicité de ces formules disparut au xne siècle, époque les Scolastiques élaborèrent la théorie sacramentelle et la croyance au Purgatoire devint générale. On distingua, dans le pardon du péché, la rémission de la coulpe et celle de la peine ; l'absolution donnée par le prêtre conférait la première, qui sauvait de l'Enfer, tandis que l'accomplissement de la pénitence, ou le rachat de celle-ci par une indulgence, conférait la seconde, qui exemptait du Purgatoire. Enfin vinrent les spéculations d'Alexandre de Haies, reprises par Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin, d'après lesquelles la source des indul- gences était le trésor des mérites de Jésus et des Saints, que l'Église pouvait offrir à Dieu en échange de la pénitence due par le pêcheur. Une indulgence plénière contient une assez grande parcelle de ce trésor pour effacer la pœna; une indul- gence partielle précise le nombre de jours ou d'années et la pénitence dont elle est l'équivalent. Le développement ultime de cette opinion fut que le trésor pouvait être offert par voie d'intercession pour les âmes du Purgatoire, qui seraient ainsi transférées au Ciel. Cette doctrine avait été longuement débattue dans les écoles lorsque Sixte IV, en 4476, en fit pour la première fois une application pratique ; après quelques hésitations, elle fut bientôt acceptée de tous les théologiens. Il s'ensuivit un changement important touchant le droit d'accorder des indul- gences. Tant qu'elles avaient été simplement un rachat de la pénitence, le prêtre était autorisé à les conférer à ses pénitents; les évêques et même les abbés pouvaient publier des indulgences générales, qui avaient cours dans leurs provinces. Le concile de Latran, en 4216, s'efforça de mettre un terme aux abus qui

48 INDULGENCES ACCORDÉES AUX CttOiSÉS

se multipliaient en privant entièrement de ce droit les abbés et en restreignant le pouvoir des évêques au don d'indulgences d'un an lors de la dédicace d'églises; en toute autre occasion, la durée maxima des indulgences conférées était de quarante jours. Mais quand l'indulgence devint un payement fait à Dieu et tiré du trésor inépuisable des mérites de Jésus, on pensa que ce trésor devait avoir un trésorier, qui fut naturellement le pape. Il devint ainsi le dispensateur unique des indulgences, fonction qui accrut beaucoup son autorité et réduisit les évêques au rôle de délégués du pontife. Au point de vue temporel, il résultait de là, pour la papauté, un avantage plus grand encore la faculté de lever des armées pour exterminer ses ennemis et étendre ses domaines; car la promesse d'une indulgence plénière à mériter par une croisade attirait sous ses bannières des milliers et des milliers de champions (4). 44 Un encouragement additionnel à l'adresse des Croisés consis- tait en ce qu'ils étaient affranchis ipso facto de la juridiction temporelle et ne relevaient plus, comme les clercs, que des tribunaux ecclésiastiques. Quand un Croisé était mis en accusa- tion, le juge ecclésiastique l'arrachait au tribunal séculier par la menace de l'excommunication et, s'il venait à être convaincu de quelque crime énorme, tel que le meurtre, on se contentait de lui enlever sa croix et on le traitait avec la même indulgence qu'un ecclésiastique. Ce nouvel abus finit par être admis dans la jurisprudence séculière ; on conçoit l'attraction qu'un pareil privilège exerçait sur les aventuriers sans scrupules qui for- maient une si grande partie des armées pontificales. Quand, en 1246, ceux qui avaient pris la croix en France se rendaient coupables d'une foule de vols, de viols et de meurtres, Saint- Louis fut obligé d'en appeler à Innocent IV, et le pape répondit

(!) P. Damiani Opnsc. v. Goncil. Clarom. ann. 1095, ca;>. 2. Alex, de Aies, S •mmas P. iv, q. xxn, m. 1, art. 1, 2; m. 5, 6. Albert. M. in iv Sent. d st. x\. m t. '6. S. Tnom. Aquin. in iv Sent. dist. xx, q. m; «list. xlv, q. h ad 3; fïpist. (jitniil, h, ait. 16. Lea's H ht or y of aurlcular conf ssion and indul- gences, m, 345 s \. donc. Lateran. IV, cap. 60, rt2 Cap. 12, extra lib. ▼, tit. xxxi.

RACHAT DES VOEUX DES CROISÉS 49

en avertissant son légat que de pareils malfaiteurs ne devaient pas être protégés (1).

Des récompenses plus grandes encore furent offertes par la papauté lorsque l'ambition et la rancune personnelles du pontife étaient en jeu. Quand Innocent IV, après la mort de Frédéric II, prêcha une croisade dirigée contre Conrad IV, il accorda à ceux qui y participeraient une plus large rémission de péchés que n'en comportait un voyage en Terre Sainte et déclara que le père et la mère du Croisé jouiraient aussi de l'indulgence divine. Lorsqu'un Croisé ne voulait pas accomplir son vœu ou en était empêché, il pouvait se racheter en payant une somme en rapport avec sa valeur militaire présumée. La cour romaine se procura ainsi beaucoup d'argent, qui dut être dépensé on le prétendait du moins au profit de la sainte cause.

Ce système lucratif ne cessa de se développer jusqu'à ce qu'on vînt à l'employer dans les plus petites querelles des papes, en tant que maîtres du patrimoine de St-Pierre. Si Alexandre IV en usa avec succès contre Eccelin da Romano, le siècle suivant vit Jean XXII y recourir, non seulement pour faire la guerre à des antagonistes formidables comme Matteo Visconti et le mar- quis de Montefeltre, mais même lorsqu'il voulut réduire les citoyens révoltés de petites localités, comme Osimo et Recanati dans la marche d'Ancône,ou le peuple turbulent de Rome même. 45 L'ingénieuse méthode consistant à accorder des indulgences à ceux qui prenaient la croix, puis à les exempter du service pour de l'argent, avait fini par paraître trop compliquée, et l'achat du salut fut simplifié au point d'être réduit à un paiement direct. Ainsi le pape Jean trouva moyen de subvenir aux frais de ses guerres privées en distribuant au monde chrétien le trésor de salut et en ordonnant aux évêques d'établir partout des troncs, afin que les fidèles pussent venir en aide à l'Église, tout en sauvant leurs âmes. Les évêques, qui voyaient avec regret les deniers de leurs paroissiens disparaître dans le gouffre

(1) Concil. Turon. ann. 1236, c. i.— Établiss. de Saint Louis, i, 84.— Berger, Reg. d'Innocent IV, 2230.

50 MARCHANDS D 'INDULGENCES

insatiable du Saint-Siège, essayèrent vainement de résister. Ils n'étaient plus indépendants et les faibles barrières qu'ils cher- chaient à élever étaient balayées aussitôt (1).

46 Un système plus démoralisant encore consistait dans l'envoi de quaestuarii ou marchands d'indulgences, quelquefois munis de reliques, par une église ou un hôpital en quête de fonds. Us n'avaient souvent, pour tout bagage, que des lettres pontificales ou épiscopales, les autorisant à remettre les péchés moyennant des contributions à l'œuvre. Bien que la rédaction de ces lettres fût sage et prudente, elles étaient cependant assez ambiguës pour que leurs porteurs se crussent permis de promettre, non seulement le salut des vivants, mais la libération des damnés détenus en enfer, le tout pour quelques pièces de monnaie. Dès 1215, le concile de Latran s'élève amèrement contre ces prati- ques et interdit d'enlever les reliques des églises ; mais l'abus était d'un trop bon rapport pour être facilement supprimé. Des évêques et des papes, en mal d'argent, émettaient continuelle- ment de pareilles lettres et le métier de marchand d'indul- gences devint une profession régulière, où, naturellement, les plus impudents réussissaient le mieux. Nous en croyons volon- tiers le pseudo Pierre de Pilichdorf, lorsqu'il avoue tristement que la remise « indiscrète », mais lucrative d'indulgences à toute sorte de gens, affaiblissait la foi de bien des catholiques en l'Église elle-même. En 1261, le concile de Mayence ne peut pas trouver de mots assez énergiques pour dénoncer la peste des marchands d'indulgences, dont les escroqueries excitent la haine des hommes, qui dépensent ce qu'ils gagnent dans la plus vile débauche, qui trompent les fidèles au point que ceux-ci négligent de se confesser, sous prétexte qu'ils ont déjà acheté la remise de leur péchés. Mais ces plaintes furent inutiles et l'abus continua, sans empêchement, jusqu'au jour il excita une indignation qui trouva un éloquent interprète en Luther.

47 Des conciles postérieurs à celui de Mayence ont dénoncé non

(I) Matt. Paris, Hist. Angl. ann. 1251 (p. 553, éd. 1644). - Chnn. Tnron. ann. 1226. Joannis PP. XXII, lîegest. iv, 73, 74, 76, 77, 95, 97, 99. Buluze et Mansi, Miscell. m, 242. Concil. Ravennat. ann. 1314, c. 20.

FÉTICHISME 51

moins énergîquement les mensonges et les fraudes de ces che- mineaux du salut, qui exercèrent leur industrie florissante jus- qu'à l'époque de la Réforme. Tassoni a bien exprimé la convic- tion populaire que cette vente des indulgences était une ressource assurée de l'Eglise pour réaliser ses desseins tem- porels :

u Le cose de1 la guerra andavan zoppe;

1 Bolognesi ricliiedean danari Al Papa, ad egli ris ponde va coppe,

E mandava indulgenze per gli altari. » (1).

La vente des indulgences caractérise avec exactitude ce qu'on peut appeler le sacerdotalisme, trait distinctif de la religion du moyen âge. Le fidèle n'avait pas de relations directes avec son Créateur, rarement même avec la Vierge et les Saints interces- seurs. Le prêtre, prétendant être revêtu d'un pouvoir surna- turel-, s'interposait comme le médiateur nécessaire entre Dieu et l'homme ; en accordant ou en refusant les sacrements, il pou- vait décider du sort des âmes ; en célébrant la messe, il pouvait diminuer ou abréger les peines du Purgatoire; ses décisions dans le confessionnal déterminaient la vraie portée du péché même. Les instruments de domination dont il disposait, Eucharistie, reliques, eau bénite, saint chrême, exorcisme, prière, devinrent des espèces de fétiches doués d'un pouvoir particulier, qui ne dépendait ni de la condition morale ou spi- rituelle de celui qui en usait, ni de la condition de ceux pour qui ils étaient employés. Aux yeux du vulgaire, les rites de la religion n'étaient guère autre chose que des formules magiques qui, par quelque efficacité mystérieuse, servaient les intérêts temporels ou spirituels de ceux pour qui on les mettait en œuvre.

(J) Concil. Lateran. IV, c. 62. P. de Plichdorf, Contr. Waldenses, cap. xxx.

Concil. Biterrens. ann. 1246, c. 5. —Concil. Cenomanens. ann. 1248. Concil. Bnrdegalens. ann. i 255, c. 2. Concil. V enn. ann. 1311 ((Uementin. lib. vf tit. ix, c. 2). Concil. Remens. ann. 1303. Concil. Cariioi?ns. ann. 1325, c. 18.

Martène, Thesaur. iv, 858. Martene, A mpUss. Coll. \n, J 97, etc. Concil. Moguntin. ann. 1261, c. 48. Tassoni, La Secchia Rapita, xn, 1.

52 CULTE DES RELIQUES

Mille anecdotes et incidents de cette époque montrent com- ment le fétichisme dont nous parlons était enraciné dans l'esprit du peuple par ceux qui trouvaient leur profit dans le maniement des fétiches. Un chroniqueur du xne siècle raconte pieusement que lorsque, en 887, les reliques de saint Martin de Tours furent ramenpes d'Auxerre, on les avait portées pour les 48 soustraire aux Normands, deux estropiés de Touraine, qui gagnaient largement leur vie en mendiant, tinrent conseil et décidèrent de quitter le pays le plus tôt possible, de peur que les ossements du saint ne les guérissent d'infirmités lucrati- ves. Malheureusement, les moyens de locomotion dont ils dis- posaient étaient insuffisants, de sorte que les reliques arrivèrent en Touraine avant qu'ils n'eussent pu sortir de la province; ils furent donc guéris malgré eux.

L'ardeur avec laquelle princes et républiques se disputaient la possession des reliques miraculeuses, la violence et la fraude qu'on mettait partout en œuvre, soit pour s'en procurer de nou- velles, soit pour garder celles qu'on possédait, forment un curieux chapitre dans l'histoire de la crédulité humaine et montrent à quel point la vertu miraculeuse était censée résider dans la relique elle-même, sans égard aux crimes qu'il avait fallu commettre pour l'obtenir, ni à la disposition d'esprit du possesseur.

Ainsi, dans le cas dont nous venons de parler, Ingelger d'An- jou fut obligé de réclamer aux Auxerrois les ossements de saint Martin à la tête d'une force armée, les moyens pacifiques ayant échoué; et, en 1177, nous voyons un certain Martin, chanoine de l'église de Bomigny en Bretagne, voler le corps de sain! Pétroc de sa propre église au profit de l'abbaye de Saint- Mévennes, qui ne voulut pas le rendre jusqu'à ce que l'interven- tion du roi Henri II l'y contraignit. Deux ans après la prise de Constantinople, en 1206, les chefs vénitiens forcèrent l'entrée de Sainte-Sophie, enlevèrent un portrait de la Vierge, œuvre présumée de saint Luc, et le gardèrent malgré l'excommuni- cation et l'interdit lancés contre eux par le patriarche et confir- més par le légat du pape. Un marchand de Groningue, au cours

VOL DES RELIQUES 53

d'un de ses voyages, eut envie du bras de saint Jean- Baptiste, qui appartenait à un hôpital, et il l'obtint en corrom- pant à prix d'argent la maîtresse du gardien, qui incita celui-ci à la dérober. A son retour, le marchand construisit une maison et encastra secrètement sa relique dans un des piliers. Sous cette protection, il fît d'excellentes affaires et devint très riche. Mais, un jour, comme un incendie avait éclaté, il refusa de prendre des mesures pour sauver sa maison, alléguant qu'elle était bien gardée. La maison ne brûla pas; mais la curiosité populaire avait été tellement excitée par la réponse du mar- chand qu'il fut -obligé de révéler l'existence de son fétiche. 4-9 Alors le peuple l'emporta de force et le déposa dans une église, le bras de saint Jean accomplit beaucoup de miracles ; mais le malheureux marchand fut ruiné. De pareilles supersti- tions étaient encore plus grossières que celles des Romains, qui évoquaient dans leur camp la divinité tutélaire de la ville qu'ils assiégeaient; d'autre part, le port d'amulettes et de reliques, devenu tout à fait général, était identique à l'usage analogue des païens. Même les images et les portraits de saints et de martyrs possédaient des vertus miraculeuses. Il suffisait, disait- on, de jeter les yeux sur une image de saint Christophe pour être préservé, pendant le reste de la journée, de tout danger de maladie ou de mort subite :

« Christophori sancti speciem quicumque tuetur, Illo namque die nullo languore tenetur. »

Une image gigantesque du saint était souvent peinte à l'exté- rieur des églises pour préserver la population. L'habitude de tirer au sort le saint dont on voulait s'assurer le patronage, cérémonie qui s'accomplissait au pied de l'autel, est une autre manifestation de l'aveugle superstition de ce temps-là (1).

L'Eucharistie était un fétiche particulièrement efficace. Pen-

(1) Gesta Consulum Andegavens. m, 23. Roger. Horeden. ann. 1177.— Inno- cent. PP. III, Regest. ix, 243. Cœsar. Heisterbac. Dial. Mirac. dist. vm, c. 53. Muratori, Antiq. Mfd. ^vi, dissert, lviii. Anon. Passaviens. adv. Waldtm- *es, cap. 5 (Mag. bib. Pat., xm, 301).

54 PUISSANCE DES HOSTIES

dant la persécution dirigée contre les hérétiques des provinces rhénanes par l'inquisiteur Conrad de Marburg, en 1233, un con- damné refusa obstinément de brûler, malgré tous les efforts des zélés exécuteurs, jusqu'à ce qu'un prêtre avisé apportât une hostie consacrée sur la pile de bois qui flambait. Aussitôt le charme qui protégeait l'hérétique fut rompu par un charme plus puissant et le misérable ne tarda pas à être réduit en cen- dres.

Une réunion de ces mêmes hérétiques possédait une image de Satan qui rendait des oracles ; un jour, un prêtre entra dans la chambre et tira de dessous ses vêtements un ciboire contenant une hostie ; à l'instant, Satan se reconnut vaincu et tomba par terre. Peu de temps après, saint Pierre Martyr employa le même moyen pour vaincre l'imposture d'un hérétique de Milan. A l'appel de cet homme, un démon apparaissait dans une église hétérodoxe sous l'aspect de la Vierge resplendissante et tenant le saint Enfant dans ses bras. Ce témoignage en faveur de l'hé- résie parut sans réplique, jusqu'à ce que saint Pierre y mit 50 fin en présentant au démon une hostie : « Si, dit-il, vous êtes vraiment la Mère de Dieu, adorez ici votre fils. » Là-dessus, le démon disparut dans un éclair, laissant derrière lui une puan- teur insupportable.

Le pain consacré était considéré par le peuple comme possé- dant une efficacité magique d'un pouvoir incomparable ; bien des histoires couraient sur les châtiments infligés à ceux qui avaient voulu en faire un usage sacrilège. Un prêtre garda une hostie dans sa bouche afin de s'en servir pour vaincre la vertu d'une femme dont il était amoureux; il fut affligé d'une hallucination ter- rible, croyant qu'il avait enflé au point de ne pouvoir passer par une porte; et quand il enterra l'objet sacré dans son jardin, l'hostie se transforma en un petit crucifix portant un homme de chair qui saignait.Une femme garda l'hostie qu'elle devait avaler et la plaça dans sa ruche pour arrêter une épidémie qui s'était déclarée parmi ses abeilles ; aussitôt les pieux insectes construi- sirent à l'entour une chapelle complète, avec murs, fenêtres, toits et beffroi, et, à l'intérieur, un autel sur lequel ils déposé-

ROLE DES TALISMANS 55

rent respectueusement l'hostie. Une autre femme, voulant pré- server ses choux des ravages des chenilles, réduisit en poussière une hostie et en répandit les miettes sur ses légumes ; à l'ins- tant, elle fut frappée d'une paralysie incurahle. Évidemment, ces pratiques fétichistes étaient vues d'un mauvais œil par l'Église ; mais elles étaient la conséquence directe de l'enseigne- ment orthodoxe. Il en était de même pour l'eau le prêtre se j lavait les mains après avoir touché l'hostie; on attribuait à cette eau des vertus surnaturelles, mais on en prohibait l'usage comme entaché de sorcellerie (1).

Le pouvoir de ces formules magiques n'impliquait, je le répète, aucun sentiment de dévotion chez ceux qui en usaient. Ainsi, pour attester la puissance de saint Thomas de Canter- bury, on racontait l'histoire d'une dame qui l'invoquait à toute occasion et avait même appris à son oiseau favori à répéter la formule : « Sancte Thoma, adjuva me! » Un jour, un faucon s'empara de lui et l'emporta; mais comme l'oiseau faisait entendre sa phrase accoutumée, le faucon tomba mort et l'oiseau revint indemne auprès de sa maîtresse. En vérité, l'emploi des talismans impliquait si peu la sainteté que de mau- vais prêtres employaient la messe comme un moyen d'incanta- tion et un maléfice, maudissant intérieurement leurs ennemis pendant qu'ils accomplissaient les rites et confiant que cette malédiction entraînerait, d'une façon ou d'une autre, la perte g| de la personne visée. On allait même jusqu'à recourir à la célébration de la messe pour rendre plus efficace la pratique si ancienne de l'envoûtement. Lorsque Ton disait dix fois la messe sur une image de cire représentant un ennemi, on croyait qu'il mourrait sans faute dans l'espace de dix jours (2).

La confession elle-même pouvait servir de formule magique pour empêcher la découverte d'un crime. Comme les démons étaient naturellement au courant de tous les forfaits commis

(I) Hartzheim, Concil. German. m, 543.— Campana, Storia^iS. Pietro Mar- tire, lib. n, cap. 3. Cœsar. Heisterbac. Dial. Mirac. dist. ix, cap. 6, 8, 24, 25. 2) Cœsar. Heisterbac. Dial. Mirac. dist. x, cap. 56. Wibaldi Abbat. Cor- beiens. Epist 157. P Cantor Yerb. abbrev. cap. 29.

56 PUISSANCE DE L'ABSOLUTION

et pouvaient les révéler par la bouche de ceux qu'ils possé- daient, on employait souvent les démoniaques comme des détectives dans le cas de personnes soupçonnées. Mais quand les crimes étaient confessés avec toute la contrition désirable, l'absolution donnée par le prêtre les effaçait à tout jamais de la mémoire du démon, qui niait alors en avoir eu connaissance. Cette croyance, familière aux accusés, inspirait souvent leur défense ; car, même lorsque le démon avait révélé une faute, le coupable pouvait aller aussitôt à confesse, puis se présenter avec confiance devant le juge et le mettre au défi d'obtenir une dénonciation nouvelle.

On pourrait multiplier indéfiniment ces exemples, mais cela ne servirait qu'à fatiguer le lecteur. Ceux que j'ai cités suffiront probablement à témoigner de l'avilissement du christianisme d'alors, superposé à un fond païen et gouverné par un corps sacerdotal dont on connaît maintenant l'indignité (4).

Le tableau que j'ai tracé des relations de l'Église avec le peuple paraîtra peut-être poussé au noir. Tous les papes n'étaient pas des Innocent IV et des Jean XXII; tous les évêques n'étaient pas cruels et débauchés; tous les prêtres n'avaient pas pour unique dessein de spolier les hommes et de déshonorer les femmes. Dans beaucoup de sièges épiscopaux et d'abbayes, sans doute aussi dans des milliers de paroisses, il y avait des prélats et des pasteurs qui cherchaient sincèrement à accom- plir l'œuvre de Dieu, à éclairer les âmes enténébrées de leurs ouailles avec la parcelle de lumière évangélique que la supers- tition de l'époque permettait de répandre. Cependant le mal était plus apparent que le bien ; les humbles ouvriers passaient

■•- inaperçus, tandis que l'orgueil, la cruauté, la luxure et la cupidité des autres exerçaient une influence étendue et pro-

52 fonde. Aux hommes de ce temps-là qui avaient le plus de juge- ment et les aspirations les plus hautes, l'Église apparaissait

(1) Cœsur. Heisterbac. Dial. Mirac. dist. m, cap. 2, 3, G; dist. v, cap. 3.

PLAINTES DE SAINT BERNARD 57

telle que je l'ai dépeinte; et sa laideur morale doit être présente à notre esprit si nous voulons comprendre les mouvements qui agitèrent alors le monde chrétien.

Le témoin le plus autorisé sur l'Église du xne siècle, saint Bernard, ne cessa jamais de dénoncer les vices qui régnaient partout. Lorsque la fornication, l'adultère et l'inceste n'avaient plus d'attraits pour les sens épuisés, on descendait plus bas encore dans la voie de la dépravation. En vain c'est saint Bernard qui parle les villes de la plaine ont été détruites par le feu vengeur du ciel; l'ennemi du genre humain a répandu partout leurs débris et leurs cendres maudites ont infecté l'Église. L'Église reste pauvre, dépouillée et misérable, négligée de tous et comme exsangue. Ses enfants ne cherchent pas à ia vêtir, mais à la dépouiller; ils ne la protègent pas, mais la détruisent; ils ne la défendent pas, mais l'exposent; ils n'insti- tuent pas, mais ils prostituent; ils ne nourrissent pas le trou- peau, mais l'égorgent et s'en repaissent. Ils réclament le prix des péchés, mais ne pensent pas au pécheur. « Qui pouvez- vous me montrer, s'écrie-t-il, parmi les évêques, qui ne cher- che pas plutôt à vider les poches de ses ouailles qu'à les guérir de leurs vices? » Un contemporain de saint Bernard, Potho de Pruhm, exhale les mêmes plaintes en 1152. a L'Église, dit-il, court à sa ruine et pas une main ne s'élève pour la sou- tenir; il n'y a pas un seul prêtre digne de s'imposer comme médiateur entre Dieu et les hommes et d'approcher du trône divin en sollicitant la grâce d'en haut (1). »

Le légat du pape, le cardinal Henry d'Albano, dans sa lettre encyclique de 4188 aux prélats d'Allemagne, ne s'exprime pas avec une moindre énergie. Le triomphe du Prince des Ténèbres -est imminent à cause de la dépravation du clergé, de sa luxure, de sa gourmandise, de son mépris des jeûnes; les prêtres cumu- lent des bénéfices, vont à la chasse, élèvent des faucons,

(1) Bernardi, Serm. de Conoersione, cap. 19, 20. Kjusil. Serm. 77 in Can- tica, cap. 1.— Cf. ejupil. Serm. 33 in Ctudica, cap. 16; tract, de moribus et offic tLprsc. cap. vu, n<«25, 27, 28. - De Consid. lib. m, cap. 4, 5. Pothon Pru- iniens. De itatn douais dei, lib. i.

58 PLAINTES DE PIERRE CANTOR

jouent, commercent, se querellent entre eux et, pis que tout cela, donnent l'exemple de l'incontinence, ce qui excite la colère de Dieu et scandalise le peuple. 63 Pierre Cantor, vers la même époque, décrit l'Église comme « remplie jusqu'à la bouche de toutes les immondices temporelles »; par l'avarice, par la négligence de ses devoirs, elle est pire que la société laïque et rien n'est plus dangereux pour elle que cette constatation. Gilbert de Gemblours s'exprime d'une manière analogue. La plupart des prélats entrent dans l'Église, non par l'élection, mais par la corruption et la faveur des princes; ils s'y introduisent non pour nourrir les autres, mais pour être nourris; non pour servir, mais pour être servis; non pour semer, mais pour moissonner; non pour travailler, mais pour être oisifs; non pour protéger les brebis contre les loups, mais pour déchirer les brebis avec plus de férocité que les loups eux-mêmes. Sainte Hildegarde, dans ses prophéties, épouse la cause du peuple contre le clergé : « Les prélats sont les ravisseurs des Églises; leur avidité consume tout ce qu'elle touche. Leurs oppressions nous réduisent à la misère et nous avilissent en les avilissant..... Ëst-il convenable que des hommes tonsurés commandent à plus de soldats et disposent de plus d'armes que des laïques ? Est-il convenable qu'un clerc soit un

soldat, et un soldat un clerc ? Dieu n'a pas ordonné que l'un

de nous dût avoir à la fois une tunique et un manteau et que l'autre dût aller nu; mais il a ordonné que la tunique fût donnée à l'un et le manteau à l'autre. Laissez donc les laïques posséder le manteau pour satisfaire aux nécessités du monde; mais que le clergé ait la tunique, pour ne pas manquer de l'indispen- sable. » (1)

Un des principaux objets de la convocation du grand concile de Latran, en 4215, était le désir de corriger les vices du clergé. A cet effet on adopta de nombreux canons en vue de la suppres- sion des principaux abus, mais les décisions du concile restèrent

(i) Cod. Diplom. Viennens. 163. -• P. Cantor. Verb. abbrev. cap. 57, 59.— Gulberti Abbat. Gemblaeens. Epist. 1. S. Hildegardse Révélât. Vis. x, cap. 16.

PLAINTES DE ROBERT GROSSETESTE 59

lettre morte. Les abus étaient trop profondément enracinés. Quatre ans plus tard, Honorius III, dans une encyclique adressée à tous les prélats du monde chrétien, dit qu'il a attendu jus- qu'alors pour voir les effets du concile, mais que les maux de l'Église lui paraissent augmenter plutôt que diminuer. « Les ministres de l'autel, pires que des bêtes se roulant dans leur fumier, se font gloire de leur ignominie, comme à Sodome. Ils sont un piège et un fléau pour les fidèles. Beaucoup de prélats dépensent les biens qui sont confiés à leur garde et dispersent sur les places publiques les ressources du sanctuaire; ils donnent de l'avancement aux indignes, ils dilapident les revenus de FÉglise au profit des méchants et transforment les églises en conventicules à l'usage de leurs familles. Moines et nonnes 54 rejettent le joug, brisent leurs chaînes et se rendent aussi mé- prisables que du fumier. C'est pour cela que l'hérésie fleurit. Que chacun de vous ceigne son épée et n'épargne ni son frère ni son plus proche parent. »

Quel fut le résultat de cette exhortation virulente ? Nous pou- vons nous en faire une idée par la description que Robert Gros- seteste, évêque de Lincoln, fit de l'Église en 1250, en présence d'Innocent IV et de ses cardinaux. Les détails sont inutiles à rapporter ; mais la conclusion, c'est que le clergé est une souil- lure pour toute la terre, que ce sont des Antechrists et des diables ayant revêtu le masque des anges de la lumière, qui transforment la maison de prière en un repaire de voleurs. Quand l'inquisiteur de Passau, vers 4260, essaya d'expliquer la résistance de l'hérésie dont il s'efforçait vainement d'avoir rai- son, il rédigea à cet effet une liste des crimes communs parmi le clergé liste horrible par la minutie des détails elle se complaît. Une Église pareille à celle qu'il décrit ne pouvait être qu'un fléau à la fois politique, social et moral (4).

Tels sont, sur la question qui nous occupe, les témoignages

1) Honor. PP. IN, Epist. ad Archiep. Bituricens. (Martène, Coll. Amliss. i, 1149-1151; Thesaur. Anecd. i, 875-877). Fascic. Ker. Expetend. et Fugiend. u, 251 (éd. de 1630). W. Preger, Beitraege zur Geschichte der Walctesier, MUnich, 1875, p. 64-67.

60 PLAINTES DE WALTHER

des ecclésiastiques. Si l'on veut savoir maintenant de quel œil le clergé était considéré par les laïques, nous rappellerons d'abord une remarque de Guillaume de Puy-Laurens, d'après lequel on disait communément : « J'aimerais mieux être un prêtre que de faire telle chose. » Il est vrai que les prêtres avaient le même mépris pour les moines, car Émeric, abbé d'Anchin, nous apprend qu'un clerc ne voulait jamais faire sa société d'un homme qu'il avait vu sous l'habit noir du Béné- dictin. Mais prêtres et moines étaient également et généralement détestés par le peuple. Walther von der Vogelweide résume •comme il suit les sentiments du peuple sur l'ensemble du corps ecclésiastique, depuis le pape jusqu'aux curés :

« La chaire de Saint-Pierre est occupée aujourd'hui comme lorsqu'elle était souillée par la sorcellerie de Gerbert; ce dernier se prépara seul une place dans l'enfer, tandis que le présent pape y entraîne la chrétienté tout entière. Pourquoi les châti- ments du ciel sont-ils différés ? Combien de temps sommeilleras- tu, ô Seigneur? Ton œuvre est entravée, ta parole est contre- dite, ton trésorier dérobe les richesses que tu as accumulées, tes ministres volent et assassinent et c'est un loup qui est le berger de ton troupeau. » (1). 85 A l'autre extrémité de l'Europe, les plaintes ne sont pas moins vives ; voici comment, après beaucoup d'autres, parlera des hauts dignitaires de l'Eglise, des clercs et des moines, le troubadour Raimon de Cornet, faisant écho aux invectives du poète Walther :

« Je vois le pape faillir à tous ses devoirs : il veut s'enrichir, il ne se soucie pas des pauvres, qui n'ont pas accès auprès de lui. Son but est d'amasser des trésors, de se faire servir, de s'asseoir sur des étoffes ornées d'or. Pour cela, il se livre au commerce en bon trafiquant ; au prix de beaux deniers comp- tants, il distribue des évêchés aux gens de son entourage et, à nous, il envoie des collecteurs, munis de lettres de quête, qui

(1) Guill. Pod. Laurent. Chron. Proœm. Narrât. Restaur. Abbat. S. Martini Tornacens. cap. 38. Panmcrs \V. von der Vogelweide, Sâemmtliche Gedichte, lin, p. 118. Cf. 85, 111-113.

PLAINTES D'UN TROUBADOUR 61

nous vendent des pardons moyennant du blé et de l'argent.... Les cardinaux ne valent certes pas mieux; on dit partout que, du matin au soir, ils ne cherchent qu'à conclure d'ignobles marchés. Voulez-vous un évêché,voulez-vous une abbaye? Vite, apportez-leur beaucoup d'argent ; ils vous donneront en échange un chapeau rouge ou une crosse épiscopale. Si vous ne savez rien de ce que doit savoir un prêtre, eh ! qu'importe ? Docte ou ignorant, vous obtiendrez de gros revenus. Mais gardez- vous surtout d'être parcimonieux dans vos largesses, car cela vous empêcherait de réussir!... Quant aux évêques, ils ne ces- sent d'écorcher jusqu'au vif leurs curés bien rentes et de leur vendre des lettres scellées de leur sceau. Dieu sait s'il y aurait 56 lieu d'en finir avec ces habitudes ! Et ils font pis encore ; moyennant finances, ils confèrent la tonsure au premier venu et portent ainsi préjudice à tous, non-seulement à nous, qui devenons les victimes de cet homme, mais aux tribunaux tem- porels, qui perdent toute prise sur lui... Bientôt, je vous le jure, il y aura plus de clercs et de prêtres que de bouviers. Chacun déchoit et donne de mauvais exemples. Ces gens-là vendent à qui mieux mieux les sacrements et les messes. Quand ils confessent de braves laïcs, qui n'ont commis aucune faute, ils leurs imposent d'énormes pénitences; mais ils se gardent bien d'en faire autant pour les concubines des prêtres !... Assurément, à en juger par les apparences, les moines s'astrei- gnent à des pratiques sévères. Mais regardez-y de plus près ; en vérité, ils vivent deux fois mieux qu'ils ne faisaient aupara- vant, quand ils étaient encore sous le toit de leurs pères. Ils font comme les Mendiants qui, sous le couvert de leur habit, trompent le monde et se nourrissent à ses dépens. Voilà pour- quoi tant de gueux et de propres à rien entrent dans les Ordres; la veille, ils n'avaient pas de pain; le lendemain, leur accoutrement leur vaut des rentes, produit des mille tours qu'ils ont dans leur sac. »

Il était inévitable qu'une pareille religion enfantât l'hé- résie, qu'un tel clergé, séculier et régulier, provoquât à la révolte. Ce dont on peut s'étonner seulement, c'est qu'elle

DZ CAUSES DE L HERESIE

ait tardé si longtemps à éclater et qu'elle n'ait pas été plus générale (1).

(i) Raynouard, Lexique Roman, I, 464, a publié cette Gesta sous le nom de Pierre Cardinal, troubadour du commencement du xm« siècle.^ Cette attribution fausse, donnée par un des deux mss. qu'on a de cette pièce, a été rectifiée par le Dr Nou'et il y a un demi-siècle. Le véritable auteur est un certain Rai mon de Cornet, qui vivait dans la première moitié du xive siècle. Un fragment de cette Gesta, contenant précisément le passage paraphrasé dans le texte, a été publié, sous le nom de Raimon de Cornet, par Bartsch, dans sa Chrestomathi» pro- vençale, 4» éd. col. 363. Une édition de lensemble, avec introduction, notes et glossaire, a paru à Montpellier en 18*88 par les soins de MM. J.-B. Noulet et C. Chabaneau {Deux manuscrits provençaux du xiv« siècle). [I es éléments de cette note m'ont été obligeamment fournis par M. P. Meyer, avec une traduction littérale du texte, que j'ai cru devoir rendre plus librement. Trud.]

RÉVEIL DE LA CONSCIENCE 63

CHAPITRE ÏI

L HERESIE

L'Église, que nous avons vue si infidèle à son idéal et si négli- 57 génie de ses devoirs, se trouva, presque à l'improviste, menacée de dangers nouveaux dans la citadelle même de sa puissance. Juste au moment elle venait de triompher de ses rivaux temporels, rois et empereur, un nouvel ennemi se leva contre elle : c'était la conscience de l'humanité qui se réveillait. L'é- paisse ignorance du xe siècle, qui fit suite à l'éclat fugitif de la civilisation carlovingienne, avait commencé à s'effacer, mi xie siècle, devant les premières lueurs de la renaissance intellec- tuelle. Dès le début du xne siècle, ce mouvement se prononce et laisse déjà entrevoir la promesse de ce riche développement qui devait faire de l'Europe la patrie de l'art et de la science, de l'érudition et de la haute culture. Or, la stagnation de l'esprit humain ne pouvait prendre fin sans que le doute et la cri- tique s'éveillassent en même temps. Lorsque les hommes se remirent à raisonner et à poser des questions, même sur des sujets interdits à leur curiosité, il n'était pas possible qu'ils ne reconnussent pas l'affligeant contraste qui existait entre l'en- seignement de l'Église et ses actes, les divergences profondes entre la religion et le rituel, entre la conduite des prêtres et des moines et les vœux qu'ils avaient consentis. L'aveugle respect que des générations successives avaient témoigné aux affirma- tions de l'Église, commençait à être ébranlé à son tour. Un livre comme le Sic et non d'Abélard, les contradictions de la tradition et des Décrétales étaient impitoyablement mises en lumière, n'était pas seulement l'indice d'une inquiétude intel- lectuelle qui présageait la révolte, mais une source féconde de

64 REVJb.IL DE L'ESPRIT CRITIQUE

dangers pour l'avenir, dus au réveil de l'esprit de discussion. En vain, sur l'ordre de la curie romaine, Gratien s'efforça de montrer, dans sa fameuse Concordantia discordantium cano- num, que les contradictions pouvaient être dissipées, que la loi canonique n'était pas une masse confuse de règles édictées pour répondre à des besoins momentanés, mais un corps harmonique de lois spirituelles. Le mot fatal avait été prononcé et les efforts 58 des Glossateurs, des Maîtres des Sentences, des Docteurs Angé- liques et de la foule innombrable des théologiens scolastiques et des interprètes du droit canon, avec toutes les ressources de leur dialectique, ne pouvaient pas rendre à l'esprit humain sa confiance d'autrefois, inébranlable et placide, en l'inspiration divine de l'Église Militante. Bien que les assaillants fussent encore peu nombreux et leurs attaques intermittentes, le nombre des défenseurs et l'énergie de la défense prouvent que Rome reconnaissait pleinement le danger : l'esprit de recherche avait enfin secoué son long sommeil.

Cet esprit avait reçu une puissante impulsion de l'École de Tolède, d'aventureux étudiants allaient chercher, pour y boire comme à la source, la science arabe, grecque et juive. Même au milieu des ténèbres du xe siècle, le pape Sylvestre II, qui s'appelait encore Gerbert d'Aurillac, avait acquis une sinistre réputation de magicien, parce qu'il passait pour avoir étudié les sciences défendues dans ce centre d'activité intellectuelle. Vers le milieu du xne siècle, Robert de Rétines, sur les instances de Pierre le Vénérable de Cluny, laissa reposer pour quelque temps ses études d'astronomie et de géométrie, afin de traduire le Coran et de faciliter ainsi à son patron la réfutation des erreurs de l'Islam. Les œuvres d'Aristote et de Ptolémée, d'Abubekr,d'Avicenne et d'Alfarabi, plus tard celles d'Averrhoès, furent traduites en latin et copiées avec un zèle incroyable dans tous les pays chrétiens. Les Croisés eux-mêmes rapportèrent de l'Orient quelques débris de la pensée antique qui furent accueillis avec non moins d'enthousiasme II est vrai que parmi les trésors remis en circulation, c'est l'astrologie judiciaire qui éveillait le plus de curiosité et provoquait les plus nombreuses

RENAISSANCE DU DROIT ROMAIN 65

éludes; mais la preuve que d'autres sujets, plus dignes d'atten- tion, n'étaient pas négligés et qu'on comprenait les dangers qu'ils récelaient pour l'orthodoxie, c'est qu'à diverses reprises la lecture des ouvrages d'Aristote fut prohibée par l'Université de Paris.

Plus menaçante encore pour l'Église était la renaissance du droit civil romain. Que cette renaissance ait été causée ou non par la découverte du manuscrit des Pandectes à Amalfif l'ardeur avec laquelle on en poursuivait l'étude, dès le milieu du xne siècle, dans tous les grands centres de savoir, est un fait historique incontestable. Les hommes s'aperçurent, à leur grand étonnement, qu'il existait un système de jurisprudence d'une simplicité et d'une rectitude merveilleuses, incommensurable- ment supérieur à la lourde confusion des lois canoniques et surtout à la barbarie des coutumes féodales. Ce système fondait son autorité sur l'idée de la justice immuable, représentée par 59 le Souverain, et non pas sur un canon ou une décrétale, sur les paroles d'un pape ou d'un concile ou même sur l'Écriture Sainte. La clairvoyance de saint Bernard n'était pas en défaut lorsque, dès 1149, il s'inquiétait de la situation de l'Église et se plaignait que les tribunaux retentissent de l'écho des lois de Justinien plutôt que de celui des lois de Dieu (1).

Pour comprendre pleinement l'effet de ce mouvement intel- lectuel sur les pensées et sur les sentiments du peuple, nous devons nous représenter un état social qui, à bien des égards, différait entièrement du nôtre. Ce n'est pas seulement que, dans les pays civilisés, des institutions bien assises ont rendu les hommes plus dociles aux lois et aux coutumes; mais la diffusion de l'intelligence et le progrès mental des générations ont fortifié le contrôle de la raison et diminué l'influence pernicieuse de ce qui est purement émotionnel et impulsif. Cependant, même

(1) Pelayo, ffeterodoxos Esj anoles, i, 4 5 (Madrid, 1880). Pétri Venerab. O p. p. 650 sq. (éd. Migne). F. Francisci Pipini Chron. cap. 16. Rigord. De Gest. Phil. Aug. ann. 1210. Concil. Paris, ann. 1210.— Gregor. PP. IX, Bull. Cuw salutem, 29, apr. 1231. S. Bernardi De consid. lib. i, cap. 4. Pour le respect presque religieux inspiré aux scholastiques du xne siècle par Aristote, voir le Metalogicus de Jean de Salisbury, lib. u, c. 16.

4.

66 MISÈRE ET ATTENTE

à des époques voisines de la nôtre, comme au cours de la Révo- lution française, nous avons vu qu'un peuple peut encore être saisi de frénésie, que la raison peut être détrônée par la pas- sion. Cette folie du règne de la Terreur donne une idée assez exacte des émotions violentes auxquelles étaient sujettes, tant pour le bien que pour le mal, les populations du moyen-âge. De là, ces contrastes frappants qui rendent cette période de l'histoire si pittoresque et rachètent la triste médiocrité de sa vie quotidienne par de splendides explosions du plus noble enthou- siasme ou par des actes hideux d'une sauvage brutalité. Peu habituée encore à se contenir, la virilité vigoureuse de ces temps- se manifestait dans toute sa grandeur comme dans toute sa bassesse, tantôt en tirant des vengeances cruelles d'adversaires sans défense, tantôt en s'offrant elle-même avec joie comme un sacrifice à l'humanité. Des frissons d'une émotion délirante couraient d'un pays à l'autre, éveillant les populations de leur léthargie pour leur inspirer des tentatives aveuglement héroïques et irréfléchies croisades qui blanchirent les sables de la Pa- lestine sous les ossements de chrétiens, excès sr.uvages des Flagellants, courses vagabondes et sans but des Pastoureaux. Au plus profond de l'incurable misère qui opp m it la masse du peuple, il y avait un sentiment continuel d'inquiétude, la conviction que l'Antéchrist allait venir, que la fin du monde et le Jugement Dernier étaient proches. Dans la condition déplo- 60 rable de la société, déchirée par des guerres incessantes et meurtrie par les talons de fer de la féodalité, l'homme du commun avait vraiment lieu de croire que le règne de l'Anté- christ était imminent; il devait saluer avec joie tout changement de régime qui pouvait améliorer sa condition, mais ne pou- vait guère la rendre pire. En outre, le monde invisible, avec ses attractions mystérieuses et l'horrible fascination qu'il exer- çait, était présent comme une réalité à l'esprit de tous. Les hommes se sentaient continuellement entourés de démons, prêts à les affliger de maladies, à dévaster leurs maigres champs de blé ou leurs vignobles, à tromper leurs âmes pour les conduire à la perdition; d'autre part, chacun sentait à côté

ABSENCE D'HÉRÉSIES DOGMATIQUES 67

de lui des anges et des saints secourables, écoutant ses prières, intercédant pour lui auprès du Trône de la Grâce, auquel il n'osait pas s'adresser directement. C'est parmi une population aussi impressionnable, aussi accessible aux émotions les plus violentes, aussi superstitieuse, s'éveillant lentement à l'aurore du jour intellectuel, que l'orthodoxie et l'hérésie, c'est-à-dire les forces conservatrices et progressives, allaient se livrer une bataille ni l'une ni l'autre ne devait remporter une victoire définitive.

Un fait notable, présage de ld forme nouvelle que la civilisa- tion moderne devait revêtir, c'est que les hérésies destinées à ébranler l'Église jusqu'en ses fondements ne furent pas, comme autrefois, de simples subtilités spéculatives, mises en avant par des théologiens érudits, au cours de l'évolution de la doctrine chrétienne en formation. Nous n'aurons pas à étudier ici des hommes comme Arius ou Priscillien, comme Nestorius ou Eutychès, savants et prélats qui remplirent l'Église du bruit de leurs doctes controverses. L'organisation hiérarchique était trop parfaite, le dogme théologique trop solidement pétrifié, pour que de telles discussions fussent encore possibles; et si cer- tains scolastiques s'écartèrent ou parurent s'écarter de l'ortho- doxie, comme Bérenger de Tours, Abélard, Gilbert de la Porée, Pierre Lombard, Folkmar von Trieffenstein, leurs opinions per- sonnelles furent vite écrasées sous le poids de la lourde machine dont l'Église faisait jouer les ressorts. Il faut ajouter qu'à peu d'exceptions près ce ne furent pas les classes dirigeantes qui donnèrent prise à l'hérésie. Depuis l'époque de l'empire romain, l'Église et l'État avaient contracté une alliance pour maintenir le peuple dans la soumission; quelques motifs qu'aient eu des souverains comme Jean d'Angleterre ou l'empereur Frédéric ÏI de repousser les prétentions ecclésiastiques, ils n'osèrent jamais dénoncer le contrat sur lequel reposaient leurs propres préro- gatives. En règle générale, il fallait que l'hérésie fût préalable- ment disséminée dans toute la masse du peuple avant que les hommes de naissance noble consentissent à y prendre part : c'est ce que nous verrons en Languedoc et en Lombardie. Les

bO ANT1SACERD0TALISME

coups qui mirent réellement en péril la hiérarchie de l'Église 61 lui furent portés par des hommes obscurs, travaillant parmi les pauvres et les opprimés, qui, dans leur misère et leur dégrada- tion, sentirent que l'Église avaient failli à sa mission, soit à cause de la frivolité de ses ministres, soit par suite de ses erreurs de doctrine. De même que le Christ s'était adressé autrefois aux brebis perdues d'Israël, négligées et méprisées des rabbins, les hérésiarques allaient trouver leurs recrues parmi les victimes éternelles de la société féodale.

Les hérésies auxquelles elles devaient prêter l'oreille se divi- sent naturellement en deux classes : d'une part, des sectaires qui maintiennent fermement tous les points essentiels du chris- tianisme, mais y ajoutent l'aversion pour le sacerdoce, qui est leur thèse principale; de l'autre, les manichéens.

En passant en revue les vicissitudes de ces doctrines, il ne faut pas oublier que les sources de nos connaissances sont tou- jours,ou presque toujours, les écrits des adversaires de l'hérésie. A l'exception de quelques petits traités vaudois et d'un seul rituel des Cathares, la littérature des hérétiques a péri tout entière. Nous sommes réduits à connaître leurs opinions par les réfutations dont elles ont été l'objet, alors que ces réfuta- tions avaient pour but d'exciter la haine populaire contre les hérétiques ; nous n'apprenons l'histoire de leurs luttes et de leur ruine que par ceux qui les ont exterminés sans merci. Je ne dirai pas un mot à leur éloge qui ne soit fondé sur les aveux ou sur les accusations mêmes de leurs ennemis, et si je repousse quelques unes des calomnies qu'on leur a prodiguées, c'est parce que l'exagération, consciente ou inconsciente, est ici si manifeste qu'il est impossible d'attribuer à de pareils propos une valeur historique quelconque. En général il est permis de concevoir a priori quelque estime pour des hommes qui se montrèrent prêts à subir les persécutions et à regarder la mort en face pour ce qu'ils croyaient être la vérité. J'ajoute que dans l'état de corruption se trouvait alors l'Église, il est inadmissible, quoi qu'en aient dit les controversistes ortho- doxes, que des hommes soient sortis de l'Église, sous la menace

MÉPRIS DU CLERtrfî 69

de terribles représailles, simplement pour pouvoir satisfaire librement à leurs appétits désordonnés.

En fait, comme nous l'avons déjà vu, les plus hautes auto- rités de l'Église admettaient elles-mêmes que ses scandales étaient la cause, sinon la justification de l'hérésie. Un inquisi- teur qui contribua énergiquement à la supprimer énumère, parmi les raisons de son succès, la vie dépravée des clercs, leur ignorance, les erreurs et la frivolité de leur prédication, leur mépris des sacrements et la haine qu'ils inspiraient géné- ralement aux fidèles. Un autre nous assure que les arguments favoris des hérétiques étaient tirés de l'orgueil, de la cupidité, de la licence des clercs et des prélats. Tout cela, dit Lucas, évêque deTuy, qui travailla consciencieusement à la réfutation de l'hérésie, était encore exagéré par les histoires mensongères 61 de miracles qui faisaient apparaître sous un jour fâcheux les rites de l'Église et les faiblesses de ses ministres; mais, s'il en était ainsi, ces histoires de miracles étaient bien superflues, car les hérétiques ne pouvaient rien inventer de plus déshonorant pour l'Église que la réalité, telle qu'elle est attestée par les champions de l'Église elle-même.

Peu de controversistes, en vérité, étaient capables de la franchise du savant auteur dont le traité passe sous le nom de Pierre de Pilichdorf. En répondant aux arguments des héré- tiques, qui accusaient les prêtres catholiques d'être des débau- chés, des usuriers, des ivrognes, des joueurs et des faussaires, il s'écrie hardiment: « Eh bien ! après? Ils n'en sont pas moins des prêtres et le pire des prêtres vaut encore mieux que le meilleur des laïques. Est-ce que Judas Iscariote, parce qu'il fut apôtre, ne valait pas mieux que Nathaniel, bien qu'il fût moins honnête ? » L'inquisiteur troubadour Izarn ne faisait qu'expri- mer une vérité généralement reconnue en disant qu'aucun fidèle ne pouvait être converti à l'hérésie des Cathares et des Vaudois s'il avait auprès de lui un bon pasteur (4).

(1) Reinerii Cowra Waldmses, cap. 3. Tract, de modo proced. con'ra hae- retic. (Mss. Bibl. Nat. Coll. Doat, xxx, 185, sq.) Lucae Tudensis De altéra vita, lib. m, cap. 7-10. P. de Pilichdorf, Contra Wald. cap. 16. Passa- riens. Anon. (Preger, Beitr. p. 64-67). Raynouard, Lexique Rom. v, 471.

70 QUESTION DES SACREMENTS

Les hérésies antisacerdotales étaient dirigées contre les abus, tant de doctrine que de pratique, par lesquels le clergé avait fait effort pour établir sa domination sur les âmes. Un point qui leur était commun à toutes était le principe, renouvelé du Donatisme, que les sacrements sont souillés par des mains impures, de sorte qu'un prêtre, vivant en état de péché morte!, est incapable d'administrer les sacrements. Étant donnée la moralité générale du clergé d'alors, ce principe équivalait à l'exclusion de la grande majorité des prêtres et il constituait, entre les mains des hérétiques, une arme d'autant plus redou- table que le Saint Siège paraissait s'en être servi dans sa lutte contre le mariage des clercs. En 1059, le synode de Rome, a l'impulsion du pape Nicolas II, avait adopté un canon interdi- sant aux fidèles d'assister aux messes célébrées par des prêtros qui seraient connus pour entretenir une femme ou une concu- bine. Cela équivalait à inviter les ouailles à porter un jugement sur leurs pasteurs. Ce canon resta presque lettre morte pendant •3 quinze ans ; mais, en 1074, le pape Grégoire VII le renouvela et le mit en vigueur. Il en résulta une confusion effroyable, car les prêtres chastes étaient de rares exceptions. La lutte engagée à ce propos fut si violente qu'en 1077, à Cambrai, les prêtres mariés ou vivant en concubinage brûlèrent vif un malheureux qui soutenait fermement l'orthodoxie des rescrits pontificaux. Les ordres de Grégoire furent encore réitérés par Innocent II au concile de Reims en 4J31 et au concile de Latran en 1139; Gratien les introduisit dans la loi canonique, elles subsis- tent encore aujourd'hui. Bien qu'Urbain II se fût efforcé d'éta- blir que c'était une simple question de discipline, et que la vertu des sacrements restait entière aux mains des plus cou- pables des prêtres, il était difficile que l'esprit populaire s'in- clinât devant une distinction aussi subtile. Assurément, un savant théologien comme Geroch de Reichersperg pouvait déclarer qu'il ne faisait pas plus d'attention aux messes da prêtres vivant en concubinage qu'à des messes dites par des païens, et rester néanmoins impeccable dans son orthodoxie; mais pour des intelligences moins fermes dans leur foi, cette

QUESTION DES PRÊTRES INDIGNES 71

question présentait des difficultés inextricables. Albéro, prêtre de Mercke près de Cologne, ayant enseigné, quelque temps après, que la consécration de l'hostie par des mains coupables était imparfaite, fut obligé de se rétracter en présence di* témoignage unanime des Pères de l'Église, qui avaient soutenu l'opinion contraire; mais il eut recours à la théorie que de pareils sacrements pouvaient être profitables à ceux qui s'en approchaient sans connaître la perversité de l'officiant, alors que, d'autre part, ils étaient sans profit pour les morts et pour ceux qui connaissaient l'indignité du prêtre. Cela était égale- ment hérétique. Albéro offrit bien de démontrer l'orthodoxie de sa doctrine en se soumettant à l'épreuve du feu; mais on rejeta cette proposition en alléguant, non sans apparence de raison, que la sorcellerie pouvait, de la sorte, assurer le triomphe de fausses doctrines.

Cette question continua à troubler l'Église jusqu'à ce que, vers 1230, Grégoire IX résolut d'y mettre un terme en décidant lo que tout prêtre en état de péché mortel est suspendu, en ce qui le concerne personnellement, jusqu'à ce qu'il se soit repenti et ait été absous ; 2<> que les offices qu'il remplit sont valables parce qu'il n'est pas suspendu en ce qui concerne les autres, à moins que son péché ne soit notoire par une confession ou une sentence judiciaire, ou par une évidence si complète que toute hésitation soit impossible. Il était naturellement inad- missible que l'Église fit dépendre la vertu du sacrement de celle du ministre; mais les distinctions subtiles auxquelles s'arrêta Grégoire IX prouvent combien cette question troublait les âmes des fidèles et avec quelle facilité les hérétiques pouvaient arriver à se dire que la transsubstantiation ne s'opérait pas entre les mains des mauvais prêtres. Même en faisant abstrac- tion des ordres de Grégoire et d'Innocent, que nous avons 64 relatés plus haut, il y avait fatalement, pour les âmes pieuses et réfléchies, une affligeante incompatibilité entre les pouvoirs terribles confiés par l'Église à ses ministres et les crimes de tout genre qui déshonoraient la plupart d'entre eux. Inévita- blement, l'erreur, si erreur il y avait, devait être tenace. Nous

65

72 TÀNGHELM

la trouvons encore enseignée en 1396 par Jean de Varennes, prêtre du Rémois, qui fut obligé de se rétracter. Alphonse de Spina déclarait, en 4458, que cette erreur était commune aux Vaudois, aux Wicklifûtes et aux Hussites (1).

On peut rappeler ici quelques-unes des hérésies antisacerdo- tales de date antérieure, qui, bien que d'un caractère local et temporaire, montrent combien le bas peuple était disposé à se révolter contre l'Église, quel enthousiasme contagieux pou- vait éveiller un meneur assez hardi pour se faire l'interprète des sentiments d'inquiétude et de mécontentement qui préva- laient. Vers 4408, dans les îles de Zélande, apparut un prédi- cateur nommé Tanchelm, qui semble avoir été un moine apostat, disputateur souple et habile. Il enseignait que toutes les dignités hiérarchiques étaient nulles, depuis celle du pape jusqu'à celle du plus humble clerc, que l'Eucharistie était souillée par des mains indignes et que les dîmes ne devaient pas être payées. Le peuple l'écoutait avidemment. Après avoir rempli les Flandres de son hérésie, il trouva à Anvers le centre d'influence qui lui convenait. Bien que cette ville fût déjà populeuse et riche grâce à son commerce, elle ne possédait qu'un seul prêtre qui, tout occupé d'une relation incestueuse avec une de ses parentes, n'avait ni goût ni loisir pour ses fonctions/Une population ainsi privée d'instruction orthodoxe était une proie toute désignée au tentateur; elle suivit Tan- chelm et lui témoigna une UA\e vénération que l'eau dans laquelle il se baignait était conservée el distribuée comme une relique. Il leva aisément une petite armée de 3000 hommes, à la tête desquels il étendit sa domination sur le pays ; ni duc ni évoque n'osa lui résister. On peut rejeter comme des inventions

(1) Concil. Roman, ann. 1059, can. 3. Lambert. Hers'eld. ann. 1074. Uregor. PP. VII, Epist. Extra*). 4; Regist. lib. iv, ep. 20. Concil. Remens. ann. 1131, C. 5. Concil. Lateran. Il, ann. 1139, c. 7 ; c. 5, 6, Décret, t, xxxn ; c. 15, i, lxxxi. Gerhohi Dial. de dijfer nt. cleri. Cf. ejusd. Lib. cont « d»as hxreses, c. 3, 6; Dial. de clericis sxcul. et re gular. Anon. Libeîl. adv. Er;ores Alberonis (Martène, Ampliss. Coll. ix, 1251-1270). Can. 10, extra lib. m, fit, n. D'Argeniré, Coll. Judic. de Nov. Erroribus, i, n, 154. Fortal cium Fidei fol. 62 b (éd. 1494). L'importance de la question au xn* siècle est attestée par le nombre des canons qu'y a consacrés Gr\tien.

MEURTRE DE TANCHELM 73

de prêtres effrayés certaines histoires qui circulaient sur son compte, par exemple qu'il prétendait être Dieu et l'égal de Jésus Christ, qu'il célébra son mariage avec la Vierge Marie, etc. D'ailleurs, Tanchelm ne peut s'être considéré lui-même comme un hérétique, car nous le trouvons visitant Rome avec quelques uns de ses partisans dans le dessein d'obtenir que le vaste dio- cèse d'Utrecht fut divisé et qu'une partie en fût attribuée à l'épiscopat de Térouane. A son retour de Rome, en 4112, comme il traversait Cologne, ses amis et lui furent jetés en prison par l'archevêque, qui convoqua l'année suivante un concile pour les juger. Quelques uns se sauvèrent en se soumet- tant à l'épreuve de l'eau, d'autres réussirent à prendre la fuite. Trois de ces derniers furent arrêtés de nouveau et brûlés vifs à Bonn, préférant une mort horrible à la rétractation qu'on leur demandait. Tanchelm lui-même réussit à gagner Bruges sain et sauf. Cependant l'anathème dont il avait été l'objet nuisait à son crédit et le clergé de Bruges obtint sans difficulté qu'il fût chassé de la ville. Anvers lui restait fidèle ; il y continua son apostolat jusqu'en 1115. A cette époque, comme il était dans un bateau avec quelques amis, un prêtre zélé le frappa pieusement sur la tête et envoya son âme rejoindre celle de Satan son maître. Mais ce meurtre ne suffit pas pour suppri- mer les effets de son enseignement et l'hérésie qu'il avait insti- tuée continua à fleurir. Vainement l'évêque attribua douze vicaires au prêtre unique de saint Michel à Anvers; le gros du peuple ne fut ramené à l'orthodoxie qu'en 1126, époque saint Norbert, l'ardent ascète qui fonda l'ordre des Prémontrés, prit charge de la ville et l'évangélisa de nouveau avec toute l'ardeur de son éloquence. Saint Norbert construisit de nouvelles églises et y plaça des disciples aussi zélés que lui-même ; les plus obstinés parmi les anciens hérétiques ne purent refuser leur obéissance à des pasteurs dont la parole et l'exemple attes- taient également leur amour pour une population si longtemps négligée. Des hosties consacrées, qui avaient été cachées dans des coins pendant quinze ans, furent rapportées aux églises par

7i éon de l'étoile

des fidèles repentants et l'hérésie disparut sans laisser de traces (4). 66 Peu de temps après, une hérésie assez semblable fut propagée en Bretagne par Éon de l'Étoile ; mais, cette fois l'hérésiarque était incontestablement fou. d'une noble famille, il avait acquis une réputation de sainteté en vivant comme un ermite dans la solitude, lorsqu'un jour, frappé par ces mots de la Collecte : Per EU M qui venturus est judicare vivos et mor- tuos, il s'imagina qu'il était le fils de Dieu. Bientôt, la folie étant contagieuse, il fut suivi d'une troupe d'adorateurs, avec l'aide desquels il se mit à spolier les églises de leurs trésors mal acquis et les distribua parmi les pauvres. L'hérésie devint assez redoutable pour que le cardinal légat Albéric d'Ostie crût devoir prêcher contre elle à Nantes en 4145 et que Hugues, l'arche- vêque de Rouen, en fit l'objet d'une lUnuyeuse polémique. L'ar- gument le plus convainquant fut l'envoi d'un corps de troupes contre les hérétiques, dont beaucoup, refusant obstinément de se rétracter, furent brûlés vifs à Alet. Éon se retira pour quel- que temps en Aquitaine; mais, en 4448, il eut l'audace d'appa- raître en Champagne. Samson, archevêque de Reims, le fit saisir avec ses compagnons et le mena devant Eugène III, au concile de Rouen. Là, il donna des preuves si manifestes de sa folie qu'on le remit charitablement à la garde de Suger, abbé de Saint-Denis, il mourut peu de temps après. Parmi ses disciples, il y en eut beaucoup qui continuèrent à croire en lui et dont l'obstination fut punie par le bûcher (2).

Les hérésies qui, vers la même époque, prirent racine dans le midi de la France, les conditions sociales étaient particu-

(1) Hartzheim, Concil. Germnn. m, 763-766. Meyeri Annal. F'andriae, lib iv, ann. 11 13-1 1 15. Sigeberti Gemblacens. Contin. Yalcellens. ann. 1115 P. Àbaelardi Fntrrd. ad Theo'og. lib. h, cap. 4. Trithem. Chron. llirsaug. ann. 1127. Vita S. N.rberi. Archiei>. Maydebiirg. cap. m, nos 7», 80.

(2) Hgib. Cemblac. Continuât. Gemhlac. ann. 1146. Ejusd. Continuât. x- monstai. ann. 1143. Roberti de Mon'e, Chron. ann. 1148. Guill. do w- burg. lil». i, cap. 19. Ofton. Fris;ng. De Gjst. F.id. i, lib. i, cap 54, i flugon. Rothomag. Contr. Haeret. lib in, cap. 6. Schmidt, ffisi des '< !m- rp$, i, 40. Suivant une version du Verbum qbbreviatnm de Pierre Cantor, Kan fut mis aux sers par Samson, archevêque de Keims, et réduit au pain et k l'eau jusqu'à sa mort (M igné, t. ccv, p. 595).

CIVILISATION DU MIDI 75

lièrement favorables à leur propagation, se montrèrent autre- ment durables et formidables pour l'Église. La population de cette contrée était entièrement différente de celle du Nord. Sur un fonds ethnique ligure et ibère, Grecs, Phéniciens, Romains et Goths avaient déposé des couches successives et les enva- hisseurs Francs du ve siècle ne s'y étaient jamais solidement établis. Les éléments arabes eux-mêmes ne manquaient pas 67 dans ce singulier mélange de races, qui faisait du citoyen de Narbonne et de Marseille quelque chose de si différent du Pari- sien — aussi différent que la langue d'Oc de la langue d'Oyl. Le lien féodal qui unissait le comte de Toulouse, ou le marquis de Provence, ou le duc d'Aquitaine au roi de Paris ou à l'Empe- reur, était un lien très faible. Quand le fief d'Aquitaine fut porté par Éléonor à Henri II, les prétentions rivales de l'Angleterre et de la France préservèrent l'indépendance des grands feuda- taires du midi, provoquant ainsi des rivalités dont les croi- sades albigeoises feront apparaître toutes les conséquences.

Le contraste des civilisations était aussi marqué que celui des races. Nulle part en Europe la haute culture et le luxe n'avaient fait autant de progrès que dans le midi de la France. La chevalerie et la poésie étaient assidûment cultivées par les nobles et, même dans les villes, qui avaient acquis une part de liberté déjà large et qui s'étaient enrichies par le commerce, les citoyens pouvaient se vanter d'un niveau d'éducation et d'ins- truction dont l'équivalent n'existait pas ailleurs, du moins à l'est des Pyrénées. Dans aucun pays de l'Europe, le clergé n'était plus négligent de ses devoirs ni plus méprisé du peuple. Prélats et nobles avaient des convictions religieuses assez flot- tantes, de sorte qu'il régnait partout une liberté relative sur les questions de foi. Dans auGun autre pays de la chrétienté, le juif ne possédait autant de privilèges. Il avait le même droit que le chrétien de posséder la terre en frane-àlleu ; il était admis aux fonctions publiques, et ses capacités administratives le faisaient rechercher en cette qualité tant par les prélats que par les nobles; ses synagogues étaient florissantes et l'école hébraïque de Narbonne était renommée en tout Israël. Dans de pareilles

76 PIERRE DE BRUYS

conditions, ceux qui conservaient des convictions religieuses n'étaient que bien faiblement retenus soit par les préjugés ambiants, soit par la crainte de la persécution, dans le désir qu'ils pouvaient éprouver de critiquer les vices de l'Église ou de chercher à mettre à sa place quelque chose qui répondit mieux à leurs aspirations (1).

C'est au milieu d'une population ainsi disposée à la recevoir que la première hérésie antisacerdotale fut prechée à Vallonise vers 1106, par Pierre de Bruys, originaire du diocèse d'Embrun. Les prélats d'Embrun, de Gap et de Die s'efforcèrent en vain d'arrêter les progrès du mal; ils finirent par s'adresser au roi et Pierre, chassé du pays, se réfugia en Gascogne. Pendant vingt ans il continua à y prêcher ouvertement et avec un succès considérable; on raconte qu'une fois, pour témoigner son mépris aux objets que vénéraient les prêtres, il fit empiler une quantité de croix consacrées, y mit le feu et fit cuire de la viande sur ce brasier. Avec le temps, cependant, la persécution se réveilla et Pierre, fait prisonnier en 1126, fut brûlé vif à Saint-Gilles.

Son enseignement était simplement antisacerdotal; c'était, dans une certaine mesure, une renaissance des erreurs de Claude de Turin. Le baptême des enfants, disait-il, était inutile, caria foi d'un autre ne peut être utile à un individu qui ne peut

(I) Saige, Les Juifs du Languedoc, P. i, ch. h; P. h, ch. n (Paris, 1881) Dans la dernière partie du xne siècle, Benjamin de Tudèle décrit avec admiration le bien-être et la culture intellectuelle des Juifs dans les villes de Languedoc qu'il a traversées. Il dit de Narbonne que c'est le porte-çtendard de la Loi, d'où la Loi se répand vers tous les pays; sont les sages, les hommes illustres et admirables, dont le premier est Kalon\mus, (ils du grand et vénérable Théodose, de bien- heureuse mémoire, descendu en ligne directe de David. Il tient de grandes pro- priétés des princes du pays et ne craint personne. (Benj. Tudelens. Uni. Montana interprète, Antverp. 1575, p. 14). Les mêmes causes agissaient en Espagne, les fidèles se plaignaient qu'on ne leur permît pas de persécuter les Juifs (Lucae Tudens. De altéra vita, lib. m, cap. 3). Le travail des missionnaires parmi les esclaves des Juifs était très coûteux, parce que l'évêque du diocèse devait payer au maître un prix exagéré pour chaque esclave converti au Christianisme et ainsi rendu à la liberté (on sait que les Juifs ne pouvaient avoir d'esclaves chrétiens). Ils étaient aussi affranchis de la taxe oppressive de la dîme (Innocent. III, Regest. vin, 150; ix, 150). Jusque vers la fin du xme siècle, nous trouvons encore des Juifs propriétaires dans le Languedoc. Voir Mss. Bibl. Nat. Coll. Doat, t. xxxvn, fol. 20, 146, 148, 149, 151, 152.

Pour l'indépendance des communes, voir l'éd. de Guill. de Tudèle par Fauriel,. lntro'J. p. lv et suiv. et Mazure et Hatoulet, Fors de Béarn, p. xlui.

PÉTROBRUSIENS 77

pas tirer avantage de sa propre foi proposition éminemment dangereuse et qui entraînait d'incalculables conséquences. Par la même raison, les offrandes, les aumônes, les messes, les prières et autres bonnes œuvres accomplies pour les morts, sont entièrement superflues, car chacun sera jugé suivant ses mérites. Les églises sont inutiles et devraient être détruites, car la prière chrétienne n'a que faire de lieux consacrés; Dieu écoute ceux qui en sont dignes, qu'on l'invoque dans une église ou dans une taverne, dans un temple ou sur un marché, devant l'autel ou devant l'étable. L'Église de Dieu ne consiste pas en une multitude de pierres accumulées, mais dans la réunion et le bon accord des fidèles. Quant à la croix, il est absurde d'adresser des prières à un objet inanimé et il vaut mieux détruire ces emblèmes qui rappellent le cruel supplice de Jésus. . L'erreur la plus grave de Pierre était la condamnation de l'Eucharistie. A cette époque, le dogme de la transubstantiation n'était pas encore immuablement fixé dans l'esprit de tous les fidèles et Pierre de Bruys alla plus loin à cet égard que Bérenger de Tours : « 0 peuples ! s'écriait-il, ne croyez pas les évêques, les prêtres et les clercs qui, en cela comme en autre chose, essayent de vous tromper sur l'office de l'autel, ils 69 prétendent mensongèrement fabriquer le corps du Christ et vous le donner pour le salut de vos âmes. Il est évident qu'ils mentent, car le corps du Christ n'a été fait qu'une fois par le Christ lui-même dans la Cène qui a précédé la Passion et n'a été donné qu'une fois à ses disciples. Depuis lors, il n'a plus jamais été fait, plus jamais donné » (1).

Avec un pareil homme, il n'y avait d'autre argument que le bûcher. Mais cela même ne suffit point à supprimer l'hérésie. Les Pétrobrusiens continuèrent, ouvertement ou en secret, à répan- dre ses doctrines et, cinq ou six ans après sa mort, Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, considérait encore cette hérésie

(1) Jonae Aureliens. De cultu imaginum. Pétri Venerab. Tract, contra Petrobrusianos. P. Abeelardi Introd. ad theolog. lib. h, cap. 4. Alphonsi a Castro, adv. Hssreses, lib. m, p. 168 (éd. de 1571). Fisquet, Fa France / on- tificale, Embrun, p. 848

78 HENRY DE LAUSANNE

comme si redoutable qu'il lui opposait un traité auquel nous devons le peu que nous en savons. Ce traité est dédié aux évo- ques d'Embrun, d'Arles, de Die et de Gap, qui sont exhortés à multiplier leurs efforts pour la suppression de ces erreurs, au besoin en faisant appel aux armes du pouvoir séculier.

Pierre fut remplacé par un hérésiarque plus redoutable encore. On connaît mal les débuts d'Henry, moine de Lau- sanne ; il quitta le couvent de cette ville dans des circonstances qui lui furent plus tard reprochées par saint Bernard, mais qui pouvaient bien n'être que la première ébullition de cet esprit de réforme dont il finit par être victime. Nous le trouvons ensuite au Mans, peut-être dès 1116. Là, ses austérités lui con- cilièrent la vénération du peuple et il s'en servit pour attaquer le clergé. Les doctrines qu'il professait à cette époque nous sont mal connues, mais nous savons qu'il repoussait l'invocation des saints et que, d'autre part, l'effet de son éloquence était tel que des femmes, enflammées par sa parole, quittaient leurs bijoux et leurs vêtements de luxe, que des jeunes gens épou- saient des courtisanes pour les racheter. Enseignant ainsi l'as- cétisme et la charité, Henry flagellait avec tant d'âpreté les vices de l'Église que le clergé de tout le diocèse aurait été détruit sans l'active protection des nobles. Le célèbre Hildebert, évêque du Mans, était absent à Rome lorsque Henry avait com- mencé ses prédications ; à son retour, il réfuta l'hérésie dans une dispute publique et contraignit Henry à partir, mais sans pouvoir le châtier. Il paraît ensuite à Poitiers et à Bordeaux ; 70 puis, nous le perdons de vue jusqu'à ce que nous le retrouvions prisonnier de l'archevêque d'Arles, qui le conduisit devant Innocent II, au concile de Pise, en 1134. Il y fut convaincu d'hérésie et condamné à la prison. Quelque temps après on le libéra et on le renvoya à son couvent, d'où il sortit de nouveau avec l'intention d'entrer dans le sévère Ordre cistercien de Clair- vaux. Nous ignorons pour quel motif il reprit sa mission d'hé- résiarque, mais nous le rencontrons de rechef, plus hardi encore que par le passé, adoptant en substance les principes des Pétrobrusiens, rejetant l'Eucharistie, refusant tout respect

SAINT BERNARD 79

au clergé, condamnant les dîmes, les offrandes et toutes les autres sources de revenus ecclésiastiques, déclarant enfin qu'il ne fallait pas prier dans les églises.

La scène de son activité fut le midi de la France, les cen- dres mal refroidies du Pétrobrusianisme étaient prêtes à s'em- braser de nouveau. Son succès fut immense. Saint Bernard, en 1147, décrit en paroles désespérées la condition du catholi- cisme dans les vastes domaines du comte de Toulouse : « Les églises sont sans fidèles, les fidèles sans prêtres, les prêtres sans le respect qui leur est et les chrétiens sans Christ. Les églises sont considérées comme des synagogues, le sanctuaire du Sei- gneur n'est plus vénéré ; les sacrements ne sont plus regardés comme sacrés; les fêtes sont sans solennité; les hommes meu_ rent dans leurs péchés et leurs âmes sont poussées vers le tri- bunal redoutable sans avoir été épurées par la pénitence ni for- tifiées par la sainte communion. Les petits enfants du Christ sont exclus de la vie, puisque le baptême leur est refusé. La voix d'un seul hérétique impose silence à toutes ces voix d'apô- tres et de prophètes qui s'étaient unies pour convoquer toutes les nations dans l'Église du Christ. »

Les prélats du midi de la France, impuissants à arrêter les progrès de l'hérésie, imploraient du secours. Mais les nobles ne voulaient pas les aider, car, comme le peuple, ils détestaient le clergé et étaient heureux que les doctrines d'Henry leur four- nissent un prétexte pour dépouiller et opprimer l'Église. Le légat du pape, Albéric, fut appelé et obtint de saint Bernard qu'il l'accompagnât avec Geoffroy, évêque de Chartres, et d'au- tres hommes distingués. Bien que saint Bernard fût malade, l'imminence de la ruine de l'Église éveilla tout son zèle et il se chargea sans hésiter de la mission. L'état de l'opinion popu- laire et la hardiesse avec laquelle elle s'exprimait parurent clairement lors de la réception du légat à Albi ; les habitants allèrent à sa rencontre, en signe de dérision, avec des baudets et des tambours et quand ils furent convoqués par lui pouf entendre la messe, trente hommes, à peine, se rendirent à son appel. Toutefois, si nous devons en croire les récits de ses dis- 71

80 SERMON d'àLBI

ciples, le succès de saint Bernard fut prodigieux. Sa réputation, qui l'avait précédé, était encore accrue par les miracles quoti- diens qu'on lui attribuait, non moins que par son éloquence entraînante et l'habileté de sa dialectique. Des foules d'hommes se pressaient pour l'entendre et sortaient converties. Saint Ber- nard arriva à Albi deux jours après le misérable échec du légat et la cathédrale suffit à peine pour contenir la foule qui s'y était réunie. En terminant son sermon, il l'adjura en ces termes : « Faites pénitence, vous tous qui avez été contaminés. Revenez à l'Église et pour que nous sachions quels sont ceux qui se repentent, que chaque pénitent lève la main droite. » Toutes les mains se levèrent. Un jour, après avoir prêché devant une assemblée immense, il était au moment de monter à cheval pour s'éloigner lorsqu'un hérétique endurci, croyant le confondre, lui dit : « Monseigneur l'abbé, notre hérétique, dont vous pensez tant de mal, n'a pas un cheval aussi gras et aussi vif que le vôtre. » « Mon ami, répliqua le Saint, je ne dis pas le contraire. Le cheval se nourrit et engraisse pour lui- même, car il n'est qu'une brute que la nature a livrée à ses appétits et qui peut y satisfaire sans offenser Dieu. Mais, devant le tribunal de Dieu, ton maître, toi et moi nous ne serons pas jugés d'après le col de nos chevaux, mais chacun suivant son propre col. Or donc, regarde mon col et vois s'il est plus gras que celui de ton maître et si tu as raison de me blâmer. » Alors il rejeta son capuchon et laissa paraître son cou, allongé et aminci par les austérités et les macérations, à la confusion des incrédules. S'il ne réussit pas à faire des conversions à Verfeil, cent chevaliers refusèrent de l'écouter, il eut du moins la satisfaction de les maudire, ce qui, assure-t-on, fut cause qu'ils périrent tous misérablement.

Saint Bernard invita Henry à un colloque, que le prudent hérétique refusa, soit par crainte de l'éloquence de son adver- saire, soit parce que sa sécurité personnelle ne lui semblait pas assurée. Quoi qu'il en soit, le refus de Henry le discrédita aux yeux de beaucoup de nobles qui, jusqu'alors, l'avaient protégé; il fut dès lors obligé de se cacher. L'orthodoxie reprit courage,

HENRIGIENS

84

et, dès l'année suivante, sa retraite ayant été découverte, on l'emmena enchaîné devant l'évêque. Nous ne sommes pas ins^ truits de sa fin, mais on présume qu'il mourut en prison (1).

Nous n'entendons plus parler des Henriciens comme d'une 72 secte bien définie; toutefois, en 1151, une jeune fille, miracu- leusement inspirée par la Vierge Marie, passa pour en avoir converti un grand nombre et il est probable qu'il continua à en exister dans le Languedoc, ils fournirent, à la génération suivante, des recrues aux Vaudois. Certains indices mon- trent que dans des régions très éloignées les unes des autres, il subsistait de petits groupes de sectaires se rattachant à l'hé- résie henricienne, preuve qu'en dépit de la persécution la ten- dance antisacerdotale continuait à se manifester. A l'époque de la mission de Saint-Bernard en Languedoc, Evervin, prévôt de Steinfeld, lui écrivit pour solliciter son aide contre des héré- tiques récemment découverts à Cologne, sans doute des Mani- chéens et des Henriciens, qui s'étaient trahis par leurs querelles intestines. Ces Henriciens se vantaient que leur secte était répandue à travers toute la chrétienté et en énuméraient les martyrs. Ce furent probablement aussi des Henriciens qui troublèrent le Périgord sous un chef nommé Pons, dont les austérités et la sainteté apparentes lui concilièrent de nombreux adhérents, y compris des nobles, des prêtres, des moines et des religieuses. Outre les principes antisacerdotaux dont il a été déjà question, ces enthousiastes, devançant Saint-François, proclamaient la pauvreté comme essentielle au salut et refu- saient de recevoir de l'argent. L'émotion qu'ils soulevèrent à laissé des traces dans les légendes qui se sont formées autour d'eux. Ils recherchaient ardemment la persécution et deman- daient à grands cris des bourreaux; mais, malgré leur désir, ils ne pouvaient pas être tués, car leur maître Satan les déli- vrait de leurs chaînes et de la prison. Nous ne savons rien

(4) S. Bernardi Epist. 241, 242. Gesta pontif. Cenomanens. (D. Bouquet, t. xii, p. 547-551, 554). Hildebert. Cenoman. Epist. 23, 24.— S. Bernardi Vit. Prim. lib. m, cap. 6 ; lib. vu, p. m, ad calcem ; lib. vu, cap. 17. Guill. de Podio- Laurent. cap. 1. Alberic. Trium Font. Chron. ann. 1148.

g2 ARNAUD DE BRESCIA

touchant la destinée de Pons et de ses disciples ; mais le nombre et l'activité de ces hommes attestaient assez clairement le sentiment d'inquiétude et le besoin d'une réforme qui se faisaient sentir alors un peu partout (1). 73 L'hérésie d'Arnaud de Brescia poursuivait un but plus lum le. Élève d'Abélard, il fut accusé de partager les erreurs de son maître, et on lui attribua des théories incorrectes touchant le baptême des enfants et l'Eucharistie. Quelles qu'aient pu être ses aberrations théologiques, son vrai crime, aux yeux de l'Église, fut l'énergie avec laquelle il flagella les vices du cierge et excita les laïques à reprendre possession des biens études privilèges que l'Église avait usurpés. Profondément convaincu que les maux de la chrétienté avaient pour cause les tendances mondaines du corps ecclésiastique, il enseignait que l'Eglise ne devait avoir ni biens temporels ni juridiction, mais qu elle devait se confiner sévèrement dans ses fonctions spirituelles. D'une vertu austère et qui commandait le respect, irrépro- chable dans sa vie ascétique, initié à toute la science des écoles et doué, par surcroît, d'une éloquence persuasive, il devint la terreur de la hiérarchie et trouva parmi les laïques des audi- teurs d'autant mieux disposés à le suivre que sa doctrine satis- faisait leurs aspirations temporelles non moins que leurs désirs de réforme spirituelle. Le second concile de Latran, en 1139, .'efforça d'étouffer la révolte qu'il avait excitée dans les villes lombardes, en le condamnant et en lui imposant silence; mais il refusa d'obéir et, l'année suivante, Innocent II, approuvant les décrets du concile de Sens, le comprit dans la condamnation prononcée contre Abélard; il ordonna que ces deux hommes fussent mis en prison et leurs écrits brûlés. Arnaud s était réfugié en France, d'où il fut obligé de gagner la Suisse; nous l'y trouvons déployant une activité infatigable à Constance, puis à Zurich, poursuivi par la vigilance inlassable de Saint- Bernard S'il faut en croire ce dernier, les conquêtes d Arnaud en Suisse furent rapides, car « ses dents étaient comme des

(,)MaU. Paris, HUt.Angl. ann. 1151 - -S. Bernard!^, m. - Here- berti Monachi Epist. (D. liouquet, xn, 550-551).

FRÉDÉRIC RARBEROUSSE 83

flèches et sa langue était une épée bien affilée ». Après la mort d'Innocent II, il revint à Rome, il parait s'être réconcilié avec Eugène III en 1145 ou 1146. Le nouveau pape, bientôt fatigué de la turbulence d'une ville qui avait épuisé l'énergie de ses prédécesseurs, abandonna Rome et se réfugia en France. On crut généralement qu'Arnaud avait joué un rôle important dans ces événements. En vain Saint-Bernard adressa des remon- trances aux Romains, en vain il fit appel à l'empereur Conrad, l'exhortant à rétablir de force le pouvoir pontifical. En même temps, Conrad traitait avec dédain les envoyés de la République romaine, qui l'invitaient à venir prendre l'empire de l'Italie, protestant que leur but était le rétablissement du pouvoir impérial tel qu'il avait existé sous les Césars. Eugène, lors de son retour en Italie en 1148, prononça à Brescia la condamnation 74 d'Arnaud et menaça de priver de leurs bénéfices les membres du clergé romain qui continueraient à tenir pour lui. Mais les Romains se montrèrent très fermes et le pape ne put rentrer dans sa ville qu'à la condition de permettre à Arnaud d'y résider.

Après la mort de Conrad III, en 1152, Eugène III se hâta de gagner l'appui du nouveau Roi des Romains, Frédéric Barbe- rousse, en insinuant qu'Arnaud et ses partisans conspiraient pour élire un autre empereur et faire que l'Empire fût romain de fait comme il l'était de nom. La faveur du pape semblait nécessaire à Frédéric pour assurer son couronnement. Aveu- glément oublieux de l'antagonisme irréconciliable entre les pouvoirs spirituel et temporel, il joignit sa cause à celle du pontife; il jura de soumettre à celui-ci la cité rebelle et de lui faire restituer les territoires dont il avait été privé. Eugène, de son côté, promit de couronner Frédéric quand il envahirait l'Italie et d'employer sans ménagement l'artillerie de l'excom- munication contre les ennemis de l'Empereur.

La domination de la populace romaine n'avait pas toujours été modérée et pacifique. Au cours de plus d'une émeute, les palais de nobles et de cardinaux avaient été mis au pillage et leurs possesseurs maltraités. Enfin, en 1154, lors d'un soulève-

84 EXÉCUTION D' ARNAUD

ment populaire, le cardinal de Santa Pudenziana fut tué. Adrien IV, l'habile Anglais qui venait de monter sur le trône pontifical, saisit l'occasion aux cheveux et mit en interdit la capitale de la chrétienté tant qu'Arnaud n'en aurait pas été expulsé. La populace, épouvantée de la privation des sacrements à l'approche de Pâques, abandonna presque immédiatement Arnaud, qui dut se retirer dans un château de la campagne ro- maine, chez un seigneur de ses amis. L'année suivante, Frédéric arriva à Rome, après avoir conclu avec Adrien une convention qui impliquait le sacrifice d'Arnaud. Ses protecteurs, sommés de le livrer, obéirent. L'Église essaya de se soustraire à la res- ponsabilité de sa vengeance; mais il n'est guère douteux qu'Ar- naud ait été condamné régulièrement comme hérétique par un tribunal spirituel, dont il était seul justiciable, puisqu'il était dans les Ordres. Il fut ensuite livré au bras séculier. On lui offrit sa grâce s'il voulait rétracter ses erreurs, mais il refusa W obstinément et passa ses derniers moments en prières silen- cieuses. Les bourreaux eux-mêmes furent touchés jusqu'aux larmes par sa résignation; on eut la charité de le pendre avant de le brûler et l'on jeta ses cendres dans le Tibre pour empêcher le peuple de Rome de les conserver comme des reliques et de l'honorer comme un martyr. Frédéric Barberousse, dit-on, se repentit trop tard d'avoir sacrifié ce malheureux; peu de temps après, il eut bien des raisons de regretter la perte d'un allié qui aurait pu lui épargner l'humiliation amère de sa capitula- tion devant le pape Alexandre III (1).

Bien que l'influence immédiate d'Arnaud de Brescia ait été de courte durée, sa carrière fut importante en tant que mani- festation des sentiments d'impatience qu'éveillaient, parmi les

(1) S. Bernardi Epist. 189, 195, 196, 243, 244. Gualt. Mapes, De nugis en- riaHum, dist. i, cap. xxiv. Otton. Frisingens. De gestis Frid. i, lib. i, cap. 27; lit), h, cap. 20. Harduin. Concil. vi, n, 1224. Martène, Am/diss. Coll. h, 554-558. Guntheri Ligurin. lib. m, 262-348. Gesta di Federico I in Italia, descritti in versi latini da un anonimo con'emporaneo, Rome, 1887, p. 31-5. Gerhohi Reic'iersperg. De innestig. Anlichristi, i. Baronii Annal, ann. 1148, 38. JalVé, Re>i st. 6445. Vit. Adriani PP. ÏII (Muratori, m, 441, 442). Seechsische Weltchronik, 301. Cantu, Eretici d Italia, i, 61-63.— Tocco, Uhresia nel medio evo, p. 242, 243. '-ornba, La ri forma in Italia, i, U3, 194-9. _ Bonghi, Arnaldo da Brescia, Città di Gastello, 1885.

ARNALDISTES 85

intellectuels, les envahissements et la corruption de l'Église. Arnaud avait échoué dans son entreprise ; il avait péri pour n'avoir pas exactement estimé les forces énormes coalisées contre lui ; mais, pourtant, son sacrifice ne fut pas entièrement inutile. Son enseignement laissa une trace profonde dans l'es- prit de la population et ses successeurs, pendant des siècles, chérirent secrètement sa doctrine et sa mémoire. La curie romaine savait bien ce qu'elle faisait lorsqu'elle jetait les cendres d'Arnaud dans le Tibre, redoutant d'avance les effets de la vénération que le peuple ressentait pour son martyr. Des associations secrètes d'Arnaldistes se formèrent sous le nom de « Pauvres » et adoptèrent le principe que les sacrements ne pouvaient être administrés que par des mains vertueuses. En 1184, les Arnaldistes furent condamnés par le pape Lucius III au soi-disant concile de Vérone; vers 1190, Bonaccorsi y fait allusion et jusqu'au xvie siècle leur nom revient dans les listes d'hérésies proscrites par une succession d'édits et de bulles. Toutefois, nous avons une preuve de l'oubli ils étaient tombés par un passage du célèbre glossateur Jean Andréas, mort en 1348; il remarque que le nom de la secte doit peut- être s'expliquer par celui d'une personne qui l'aurait fondée.

Quand Pierre Waldo de Lyon essaya, d'une manière plus pacifique, de faire prévaloir les mêmes idées et que ses parti- sans devinrent les « Pauvres de Lyon », leurs frères italiens se montrèrent prêts à coopérer avec les nouveaux réformateurs. 7g Bien qu'il y eût quelques différences peu importantes entre les deux écoles, leur analogie était telle qu'elles se confondirent et que l'Église les enveloppa du même anathème. Une secte très semblable à celles-là était désignée sous le nom à'Umiliati; c'étaient des laïques ambulants qui prêchaient et recevaient des confessions, au grand scandale du clergé, mais sans être des hérétiques proprement dits (1).

(!) Lucii PP. III, Epist. 171. Bonacursi Vit. Hxretic. (d'Achery, t. i, 214, 215). _ Constit. gênerai. Frid. ann. 12-20, § 5. E.jusdem Constit. Ravenn. ann. 1232. Conrad. Urspergens. ann. 1210. Pauli ^Imilii De Reb. gestis Iran. lib. vi, p. 3:6 (éd. 1509). Nicolai PP. III, Bull. Noverit Uwversitas, 5 mart. 1280. Julii PP. II, Bull. Consueverunt, 1 mart. 1511.— Innocent. PP. III,

86 PIERRE WALDO

Autrement important et durable par ses résultats fut le mouvement antisacerdotal dont Pierre Waldo de Lyon, dans la seconde moitié duxue siècle, fut l'involontaire initiateur. C'était un riche marchand, sans instruction, mais désireux de connaître les vérités de l'Écriture. A cet effet, il fit traduire le Nouveau Testament et une collection d'extraits des Pères de l'Église connus sous le nom de Sentences. Il les étudia avec ardeur, les apprit par cœur et arriva à la conviction que nulle part la vie apostolique n'était observée comme l'avait enseignée Jésus. Épris de perfection évangélique, il donna le choix à sa femme entre ses biens immobiliers et mobiliers. Elle choisit les pre- miers ; alors il vendit ses meubles, plaça ses deux filles dans l'abbaye de Fontevrault et distribua le reste de son avoir aux pauvres, qui souffraient alors de la famine. On raconte qu'il alla mendier du pain auprès d'un ami qui promit de lui fournir le nécessaire sa vie durant et que sa femme, en ayant été infor- 77 mée, s'adressa à l'archevêque, qui ordonna à Waldo de ne plus accepter son pain que d'elle. Désormais, il passa sa \ie à prêcher l'Évangile dans les rues et sur les routes, suscitant de nombreux imitateurs des deux sexes qu'il envoyait, comme missionnaires, dans les villes voisines. Ils entraient dans les maisons, annonçant l'Évangile aux habitants; ils prêchaient dans les églises, discouraient sur les places publiques, trouvant partout des auditeurs d'autant plus zélés que le clergé, comme nous l'avons vu, négligeait depuis longtemps la prédication. Suivant l'usage du temps, ils adoptèrent bientôt un costume particulier, comprenant, à l'imitation des Apôtres, des sandales a?ec une espèce de plaque, d'où ils prirent le nom de « Chaus- sés», d'Insabbatatioude Zaptati bien qu'ils se désignassent

Be:jest. ii, 228. Joann. Andreae Gloss. super cap. Excommuni camus (Evme- ric. Direct, inquis. p. 182). Le nom des Pauvres de Lyon fut également oublié, témoin la remarque d'Andréas, « que la pauvreté n'est pas un crime en elle- même».

Les différences entre Vaudois français et italiens sont marquées dans une lettre de ces derniers à leurs frères allemands, à la suite d'une conférence tenue à Ber- gamo en 12 1 &. Elle a été découverte par Wilh. Preger dans la Bibliothèque Ro- aie de Munich et publiée dans ses Beitraege zur Gesch. der Waldesier im i^it- telalter, Munich, ISTo.

PAUVRES DE LYON 87

eux-mêmes sous l'appellation de LiPoure de Lyod, c'est-à-dire, « les Pauvres de Lyon » (1).

Des hommes zélés, mais ignorants, qui entreprenaient ainsi 78 de donner l'instruction religieuse au peuple, devaient com- mettre des erreurs qu'un théologien pouvait facilement dénoncer. D'autre part, ces prédicateurs improvisés, en appelant les fidèles à la pénitence et en les exhortant à faire leur salut, n'épargnaient naturellement pas les vices et les crimes du clergé. Bientôt des plaintes s'élevèrent contre les nouveaux évangélistes ; Jean aux Bellesmains, archevêque de Lyon, les convoqua devant lui et leur défendit de continuer à prêcher. Ils désobéirent et furent excommuniés. Pierre Waldo en appela alors au pape (probablement Alexandre III), qui approuva son vœu de pauvreté et l'autorisa à prêcher avec la permission des prêtres restriction qui fut observée pendant quelque temps, puis négligée. Les Pauvres ne cessèrent de mettre en avant

(1) Chron. Canon. Laudun. ann. 1173 (Bouquet, xm, 680.) Sfeph. de Borbone s. Bella\illa, Li1). de VII Bonis Spiritus, P. iv, tit. vu, cap. 3 (D'Argen're, Coll. Judicior i, i, 85 sq.) Richard. Cluniac. Vit. Alex. PP. III (Murât, m, 447). David Augustens. Tract, de Paup. de Lugd. (Martène, Thés v, 1778). Mo-

netae ado. Cath. et Wald. lib. v, cap. 1, § 4. Pet. Sarn. cap. 2. Passa*. Anon. ap. Gretser {Mag. Bib. Pat. éd. 1618, t. xm, p. 300). - Pétri de Pilichdorf C. User. Wald. cap. 1. Pegnae Comment. 39 in Eymer. Vir. inqnis. p. 280.

Je crois que personne ne défend plus aujourd'hui la prétention des Vaudois, qui disaient descendre de la primitive Eglise par 1 intermédiaire des Léonistes et de Claude de Turin. Voir Ed. Montet, Hist. litt. des Vaudois, Paris, 1885, p. 32; Prof. Emil. Comba, in Riv. Christ, juin 1882, p. 200-206, et Riforma in Italia, i, 233. Bernard Gui (Practica, Mss. Bib. Nat. Coll. Doat, t. xxx, 185 sq.), suivant Richnr I de Cluny et Etienne de Bourbon, place les débuts de P. Waldo en 1170; le Canon de Laon donne la date de 1 173.

On ne sait ni ou ni quand mourut Waldo. Ses disciples français vénérèrent sa mémoire et celle de son auxiliaire Vivet, affirmant, comme un point de doctrine, qu'ils étaient en Paradis; la l.ranche lombarde de la secte se contentait d'admettre qu ils pouvaient ê're parmi les élus s'ils avaient fait leur paix avec Dieu avant de mourir; cette diTérence de vues r'squa de produire un schisme à la conférence de Bergame en 1218 (W. Preger, JBtitr. xur Gesch. der Wald. p. 58).

La littérature des Vaudois garda longtemps, sous linfluence de Waldo, le goût des suites de sentences empruntées aux Pères. L'exégèse de ces sentences et des citations bibliques y manque complètement d'originalité. Ainsi le verset du Cantique des Cantiques (ii, 15) : « Prenez-nous !es renards, les petits renards qui gâtent les vignes » était communément expliqué au moyen âge par l'assimilation des renards aux hérétiques et des vignes à l'Eglise. Dans les bulles papales exhortant l'Inquisition à redoubler d'activité, les hérétiques sont souvent qualifiés de renards qui ravagent les vignes du Seigneur. Or, loin de cher- cher autre chose, les Vaudois ont docilement répété la même interprétation (Mon- tet, op. laud. p. 66).

88 DOCTRINE DES VAUDOIS

des doctrines de plus en plus dangereuses et d'attaquer le clergé avec une vivacité croissante. Cependant ils se présentèrent encore en 1179 devant le concile de Latran, lui soumirent leur version des Écritures et sollicitèrent l'autorisation de prêcher. Gautier Mapes, qui était présent, se moque de leur ignorante naïveté et se félicite de l'habileté qu'il déploya en réfutant leurs doctrines, quand il fut délégué pour examiner leurs idées théo- logiques. Il n'en rend pas moins hommage à leur sainte pau- vreté, au zèle avec lequel ils imitent les Apôtres et suivent le Christ. Une fois de plus ils demandèrent à Rome l'autorisation de fonder un Ordre de Prêcheurs; mais Lucius III refusa, alléguant leurs sandales, leurs chapes de moines et la réunion de personnes des deux sexes dans leurs troupes ambulantes. Ensuite, irrité de leur obstination, il les anathématisa au concile de Vérone en 1184. Ils refusèrent de renoncer à leur mission, ou même de se considérer comme séparés de l'Église. Bien que condamnés de nouveau, dans un concile tenu à Nar- bonne, ils consentirent, vers 1190, à accepter les périls d'une discussion dans la cathédrale de Narbonne, avec Raymond de Daventer comme arbitre. Bien entendu, la sentence leur fut 79 contraire ; mais ce colloque présenta de l'intérêt en montrant combien ils s'étaient déjà écartés, à cette époque, de l'ortho- doxie catholique. Les six points sur lesquels porta la discussion étaient les suivants : qu'ils refusaient obéissance à l'autorité du pape et des prélats ; que tout le monde, même les laïques, a le droit de prêcher ; que, suivant les apôtres, Dieu doit être obéi plutôt que l'homme; que les femmes peuvent prêcher; que les messes, les prières et les aumônes pour les morts ne servent de rien ; on ajoutait que quelques-uns d'entre eux niaient l'existence du Purgatoire; que la prière dite au lit, dans une chambre ou dans une écurie, est aussi efficace que la prière dite à l'église. Tout cela était, au premier chef, de la rébellion contre le clergé plutôt que de l'hérésie proprement dite ; mais nous apprenons, vers la même époque, par le « Docteur Universel », Alain de l'Isle, qui, à la demande de Lucius III écrivit un traité pour les réfuter, qu'ils étaient prêts

LES VAUDOIS ET LE SACERDOCE 89

à pousser leurs principes jusqu'à leurs conséquences extrêmes et qu'ils professaient en outre plusieurs doctrines qui s'écar- taient de l'enseignement catholique (1).

Les Vaudois pensaient qu'il fallait obéir aux bons prélats, à ceux qui menaient une vie vraiment apostolique, mais que seuls ces prélats irréprochables avaient le droit de lier et de délier. Une pareille doctrine portait un coup mortel à toute l'organisation de l'Eglise. Si, en effet, c'était le mérite et non l'ordination qui conférait le pouvoir de consacrer et de bénir, tout homme menant une vie exemplaire pouvait en faire autant; et comme les Vaudois prétendaient tous vivre sans reproche, il en résultait que tous, bien que laïques, pouvaient exercer toutes les fonctions du sacerdoce. Il en résultait égale- ment que les actes rituels accomplis par de mauvais prêtres étaient nuls, conclusion que les Vaudois de France hésitèrent d'abord à admettre, tandis que les Vaudois d'Italie l'acceptèrent sans hésitation. L'idée que la confession faite à un laïque était aussi efficace que si elle s'adressait à un prêtre, constituait une atteinte sérieuse au sacrement de la pénitence, quoique le qua- trième concile de Latran n'eût pas encore, à cette époque, rendu obligatoire la confession sacerdotale; Alain lui-même concède qu'en l'absence d'un prêtre la confession faite à un laïque peut suffire. Le système des indulgences était une autre 80 invention sacerdotale que les Vaudois rejetaient. Ils profes- saient trois règles essentielles de moralité, qui devinrent carac- téristiques de leur secte. Tout mensonge est un péché mortel ; tout serment, même devant un tribunal, est interdit ; l'effusion du sang humain n'est jamais permise, pas plus à la guerre qu'en exécution de sentences juridiques. Ce dernier principe impliquait la non-résistance et réduisait le danger présenté par l'hérésie vaudoise aux inconvénients de l'influence morale qu'elle pouvait parvenir à exercer. Bien plus tard, en 4217, un

(i) Chron. Canon. Laudunens. ann. 1177, 1178 (Bouquet XIII, 682).— Stephani De Borbone, 1. c. Richard. Cluniac. 1. c. David Augustens. 1. c. Monetae 1. c. Gualt. Mapes, De nugis curialium, dist. i, cap. 31. Lucii PP. III. Epist. 171. Conrad. Ursperg. ann. 1210. Beroardi Fontis Calidi ado. Waldenses.

90 PROPAGANDE POPULAIRE

contemporain bien informé nous assure que les quatre erreurs principales des Vaudois consistaient à porter des sandales sui- vant l'exemple des Apôtres, à prohiber le serment et l'homicide et à enseigner que tout membre de la Secte, pourvu qu'il portât des sandales, pouvait, en cas de nécessité, consacrer l'Eucha- ristie (1).

Tout cela n'était que l'effet d'un désir naïf et sincère d'obéh aux commandements du Christ et de faire de l'Évangile un modèle efficace pour la conduite de la vie quotidienne. Mais si ces principes avaient été universellement adoptés, ils auraient réduit l'Église à la pauvreté des temps apostoliques et auraient effacé la plupart des différences qui existaient entre les prêtres et les laïques. Les sectaires étaient inspirés de l'esprit qui fait les véritables missionnaires ; leur zèle de prosélytes était sans bornes ; ils voyageaient de pays en pays, enseignant leurs doc- trines et trouvant partout un accueil cordial, particulièrement dans les basses classes, toujours prêtes à embrasser une opinion qui promettait de les affranchir des vices et de la tyrannie du clergé. On nous dit qu'un des principaux apôtres vaudois portait avec lui différents costumes, apparaissant tantôt comme un savetier, tantôt comme un barbier, tantôt encore comme un paysan, et bien que le but de ces déguisements puisse avoir été d'éluder les poursuites, on peut y voir aussi l'indication des classes sociales auxquelles s'adressait de préférence la propa- gande des Vaudois. 81 Les Pauvres de Lyon se multiplièrent avec une rapidité

(1) Alani de Insulis Contra Hœreticos, lib. h. Disputai, inter f.athul. et Pa- terin. (Martène, Thesaur. v, 1754). Kescript. Pauperum Lombard. 21, 22 (W. Preger, Beitraege, p. 60, 61).— Eymerici Direct. Inquis. p. n, q. 44 (p. 278, 279). Pétri Sarnaii Historia Albigens. cap. 2. En 1321, un homme et une femme lurent amenés devant l'Inquisition de Toulouse et refusèrent l'un et l'au'r.; de prêter serment; ils donnèrent comme motif, non seulement que le serment était un péché par lui-même, mais que l'homme, en le prêtant, risquerait de tomber malade et la femme de faire une fausse couche (Lib. Sent. Inq. Tolosan. éd. Lim- borch, p. 289).

Au cours de la persécution des Vaudois du Piémont vers la fin du xive siècle, une des questions posées par les Inquisiteurs concernait la croyance à la validité des sacrements administrés par les mauvais prêtres. Processus contra Valdenses (Archivio Storico Italiano, 1865, 3% p. 48).

DÉBUT DES PERSÉCUTIONS 91

incroyable à travers toute l'Europe ; l'Eglise commença à s'alarmer sérieusement, et non sans raison, car un ancien document de la secte prétend que du temps de Waldo, ou immédiatement après, les conciles des Vaudois réunissaient, en moyenne, 700 membres présents.

Peu de temps après le colloque de Narbonne, en 4194, le signal de la persécution fut donné par Alphonse II d'Aragon; î'édit qu'il publia à ce propos est mémorable, comme le premier exemple, dans le monde moderne, d'une législation séculière contre l'hérésie (si l'on excepte les Assises de Clarendon). Les Vaudois et tous les autres hérétiques condamnés par l'Église sont considérés comme ennemis publics et sommés d'évacuer les domaines du prince au plus tard le lendemain de la Tous- saint. Toute personne qui les recevra chez elle, qui écoutera leurs prédications, qui leur donnera à manger, sera passible des peines portées contre la trahison, impliquant la confiscation de tous les biens. Ce décret doit être publié tous les dimanches par tous les prêtres; tous les officiers de l'État doivent en assurer l'exécution. Tout hérétique qui ne serait pas parti trois jours après le terme fixé par la loi, pouvait être dépouillé par le premier venu; toute injure qu'on lui infligerait, sauf la mu- tilation et la mort, serait considérée non comme un délit, mais comme un titre à la faveur royale. L'atrocité de ces stipulations, qui mettaient l'hérétique hors la loi, le condamnaient sans l'entendre et l'exposaient sans procès à la cupidité et à la mali- gnité du premier venu, fut encore dépassée, trois ans après, par Pierre II, fils d'Alphonse. Dans un concile national tenu à Gérone, en 1197, il renouvela la législation de son père, en ajou- tant, pour les hérétiques endurcis, la peine du bûcher. Si un noble refusait d'expulser de ses terres ces ennemis de l'Église, ordre était donné aux fonctionnaires et au peuple du diocèse d'aller le saisir dans le château féodal, sans qu'il pussent encourir aucune responsabilité pour les dommages commis. Tout individu qui refuserait de se joindre à l'expédition serait passible d'une amende de vingt pièces d'or. Enfin, tous les fonc- tionnaires devaient, dans les huit jours, se présenter devant

92

VAUDOIS ET ALBIGEOIS

l'évêque ou son représentant et jurer de faire observer la nou- velle loi (1). 82 Le caractère de cette législation révèle l'esprit dans lequel l'Église et l'État se préparaient à faire face au mouvement intellectuel de cette époque. Quelque inoffensifs que pussent paraître les Vaudois, on les regardait comme des ennemis très dangereux, qui devaient être persécutés sans merci. Dans le midi de la France, ils allaient être exterminés en même temps que les Albigeois, bien que l'on reconnût clairement la diffé- rence entre ces deux sectes. Les documents de l'Inquisition mentionnent constamment 1' « Hérésie et le Waldésianisme », désignant par le premier de ces termes le Catharisme comme l'hérésie par excellence. Les Vaudois eux-mêmes considéraient les Cathares comme des hérétiques qui devaient être combattus par la persuasion, bien que la persécution qu'ils enduraient en commun les obligeât souvent à s'associer (2).

Dans une secte répandue sur de si vastes territoires, de l'Aragon à la Bohême, qui comprenait surtout des pauvres et des illettrés, il était inévitable qu'il se produisît des divergences d'organisation et de doctrine et que le développement indépen- dant des communautés poursuivît une marche inégale. Les tra- vaux de Dieckhoff, de Herzog et surtout de Montet ont prouvé de nos jours que les premiers Vaudois n'étaient nullement des Protestants au sens moderne du mot et que, en dépit des per- sécutions, beaucoup d'entre eux continuèrent à se regarder comme des membres de l'Église romaine, avec une persistance attestant la réalité des abus qui les conduisirent d'abord au schisme, puis à l'hérésie. Chez d'autres, cependant, l'esprit de révolte mûrit beaucoup plus vite et c'est pourquoi il nous est impossible, vu les limites qui nous sont imposées, de présenter un tableau précis et complet d'une doctrine qui différait si notablement suivant les époques et les lieux.

(1) Rivista Cristiana, mars 1887, p. 92. Pegnae Comment. 39 in Eymerici Dirertor. p. 281. Steph. de Borbone, 1. c. Concil. Gerundens. ann. 1197 (Aguirre, v, 102, 103). Marca Hispanica, p. 1384.

(2) Voir les Sentences de Pierre Cella in Doat, xxn. Montet, Hist litt. des Vaudois, p. 116 et suiv.

HIÉRARCHIE VAUDOISE 93

Par exemple, dès le xme siècle, un inquisiteur expérimenté, rédigeant des instructions pour l'examen des Vaudois, admet qu'ils ne croient point à la présence du corps et du sang du Christ dans l'Eucharistie; en 1332, nous apprenons en effet que cette incrédulité était professée par les Vaudois de Savoie. Mais, pré- cisément à cette même époque, Bernard Gui nous assure que les Vaudois croyaient à la transsubstantiation et M. Montet a prouvé, par l'étude de leurs écrits successifs, qu'ils ont, en effet, changé d'opinion à cet égard. L'inquisiteur qui brûla les Vaudois 8& de Mayence en 1392 dit qu'ils niaient la transsubstantiation, mais ajoutaient que si ce miracle était possible, il ne se produi- rait certainement pas aux mains d'un prêtre indigne. Même flottement dans leurs doctrines sur le Purgatoire, sur l'inter- cession des Saints, sur l'invocation de la Vierge, etc. L'antisa- cerdotalisme, qui caractérisait cette secte à son origine, tendit naturellement, en se développant, à supprimer tous les média- teurs interposés par l'Église entre Dieu et l'homme, bien que ce progrès n'ait nullement été uniforme. Ainsi les Vaudois qu'on brûla à Strasbourg en 1212 rejetaient toute distinction entre le clergé et les laïques. En revanche, les communautés lombardes, vers la même époque, élisaient des ministres soit à vie, soit pour un temps. Vaudois français et lombards admettaient, à cette époque, que l'Eucharistie ne pouvait être administrée que par un prêtre ayant reçu l'ordination, bien qu'ils fussent en désaccord sur la question de savoir s'il était indispensable qu'il ne fût pas en état de péché mortel. Bernard Gui mentionne trois ordres parmi les Vaudois diacres, prêtres et évêques; M. Montet a découvert dans un manuscrit de 1404 une formule d'ordination vaudoise; et quand Y Union des Frères de Bohême fut organisée en 1467, elle eut recours à l'évêque vaudois Etienne pour consacrer ses premiers évêques. Toutefois, les tendances antisacerdotales devinrent si fortes que la différence entre prêtres et laïques s'effaça dans une grande mesure et que le « pouvoir des clefs » fut complètement rejeté. Vers 1400, la Nobla Leyczon déclare que tous les papes, cardinaux, évêques et abbés, depuis l'époque de Saint-Sylvestre, n'étaient pas en

<)4 « PARFAITS » OU « MAJORALES »

état de remettre un seul péché mortel, parce que le pouvoir du pardon n'appartient qu'à Dieu. Une fois que l'âme du fidèle était censée converser directement avec Dieu, toutle mécanisme des indulgences et des soi-disant œuvres pies était supprime d'un coup. 11 est vrai que la foi sans les œuvres est vaine; mais les bonnes œuvres, disaient les Vaudois, étaient la pieté, le repentir, la charité et la justice, non des pèlerinages, des exer- cices purement formels, des fondations d'églises et des hon- neurs rendus aux saints (1). U Le système vaudois créait ainsi une organisation ecclésias- tique très simple et tendant à se simplifier encore. La distinc- tion entre les clercs et les laïques était réduite au minimum. Le laïque pouvait recevoir des confessions, baptiser et prêcher. Dans quelques communautés on voyait, le jeudi saint, chaque chef de famille administrer la communion, consacrant lw élé- ments et les distribuant lui-même. Il y avait cependant un clergé organisé, dont les membres, connus sous le nom de Parfaits ou de Majorâtes, enseignaient les fidèles et convertis- saient les incroyants. Ils renonçaient à toute propriété et se séparaient de leurs femmes; d'autres avaient observe, depuis leur jeunesse, la plus stricte chasteté. Ces prêtres parcouraient le pays en recevant des confessions, en recrutant des adeptes; ils étaient entretenus par les contributions volontaires des tra- vailleurs. Les Vaudois de Poméranie croyaient que tousies sept

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_ Wattenbach, Sitzungsber. der Preuss. Akad 1886, p. 51, 52.

VERTUS DES VAUDOIS 95

ans deux de leurs prêtres étaient transportés à la porte du Paradis pour y prendre connaissance de la sagesse divine. Une différence bien marquée entre eux et les laïques consistait en ce que, dans les procès de l'Inquisition, ces derniers étaient auto- risés à céder à la contrainte et à prêter serment, tandis que les Parfaits devaient mourir plutôt que d'enfreindre le précepte qui leur interdisait de jurer. Les inquisiteurs, tout en se plai- gnant de l'astuce avec laquelle les hérétiques déjouaient leurs interrogatoires, reconnaissaient cependant que tous parais- saient plus désireux de sauver leurs parents et leurs amis que de se sauver eux-mêmes (1).

Avec cette tendance à restaurer la simplicité évangélique, l'enseignement religieux des Vaudois devait être surtout moral. Un malheureux, traduit devant l'Inquisition de Toulouse et à qui l'on demandait ce que ses maîtres lui avaient appris, répondit « qu'il ne devait jamais ni faire ni dire ce qui était mal, qu'il ne devait pas faire aux autres ce qu'il ne voulait pas qu'on lui fît à lui-même, qu'il ne devait ni mentir ni jurer » formule simple, assurément, mais qui laisse peu à désirer dans îa pratique. Une réponse analogue fut faite au moine célestin Pierre dans sa campagne inquisitoriale parmi les Vaudois de Poméranie en 1394.

Une église persécutée est presque nécessairement une église pure et les hommes qui, pendant ces longs et tristes siècles, étaient réduits à se cacher, avec le bûcher sans cesse en perspec- tive, pour répandre ce qu'ils croyaient être les vérités de l'ensei- gnement de Jésus, n'étaient pas capables de souiller leur haute et sainte mission par les vices ignobles que certains fanatiques leur attribuèrent. A la vérité, les persécuteurs attitrés des Vaudois ont toujours reconnu que leur conduite apparente était digne d'éloges et plus d'un parmi eux a déploré le contraste qu'offrait la vie pure des hérétiques comparée à l'existence scandaleuse du clergé orthodoxe. Un inquisiteur qui les a bien connus les

(i) Passav. Anon. c. 5.- Bernard. Guidon. Practica, P. v. David Augustens. Martène, Thés, v, 1786). Steph. de Borb. /. c. Wattenbach, l. c. Lib. Seo- <ent. Inq. Tolosan. p. 352.

96 CHASTETÉ DES VAUDOIS

décrit comme il suit : « Ces hérétiques se distinguent par leurs mœurs et par leur langage, car ils sont modestes et tempérés. Ils ne tirent aucune vanité de leurs vêtements, qui ne sont ni luxueux ni sales. Ils ne s'engagent pas dans le commerce, de peur d'être obligés de mentir et de se parjurer, mais vivent de leur travail comme des ouvriers. Ceux qui les enseignent sont des savetiers. Ils n'accumulent pas les richesses, mais se con- tentent du nécessaire. Ils n'abusent ni de la nourriture ni de la boisson. Ils ne fréquentent ni les tavernes, ni les bals, ni les autres lieux de vanité. Ils savent contenir leur colère. On les trouve toujours au travail ; comme ils apprennent et enseignent tour à tour, ils ont peu de temps pour prier. On les reconnaît encore à la précision et à la modération de leur langage ; ils évitent les plaisanteries, les calomnies, les propos licencieux, les mensonges et les jurons. Ils ne disent même pas vere ou certe, considérant que ces affirmations équivalent à des ser- ments. » Tel est le témoignage officiel, en présence duquel nous pouvons vraiment repousser sans examen les histoires qu'on mit en circulation parmi le bas peuple pour l'exciter à la haine des Vaudois. On les accusait d'abominations sexuelles, alors que le seul reproche de ce genre qu'on pût leur faire était d'exagérer l'ascétisme, comme cela était ordinaire parmi les premiers chrétiens. Les Vaudois soutenaient, en effet, que le commerce sexuel, même dans le mariage, n'était légitime que s'il avait pour but la procréation. Un inquisiteur déclare qu'il ne croît pas aux accusations d'horribles débauches lancées contre les Vaudois; car, dit-il, il n'a jamais pu recueillir un témoignage digne de foi à ce sujet. On ne voit non plus rien de- 86 pareil dans les procédures dirigées contre les hérétiques, jusqu'à ce que, au xive et au xv« siècles, les inquisiteurs de Piémont et de Provence trouvèrent avantageux pour leur cause d'extorquer à leurs malheureuses victimes des confessions allé- guant des vices monstrueux. (1)

(1) Wattenbach, Sitzungsb. der Preuss. Akad. 1886, p. 51. Lib. Sentent. Inq Tolosan. p. 367. Anon. Passav. cap. 7, 8. Réfutât. Error. Waldens. (Mag Bib. Pat. xm, 336). David August. (Martène, Thésaurus, v, 1771-1772). Ar-

LES VAUDOIS ET LA BIBLE 97

On leur reprochait aussi de dissimuler hypocritement leurs croyances en se montrant exacts à suivre la messe et à se con- fesser ; mais cela n'est-il pas bien excusable de la part de gens qui se sentaient épiés et traqués et qui, dans les premiers temps du moins, n'avaient pas d'autres moyens de recevoir les sacrements qu'ils considéraient comme essentiels à leur salut ? On les tournait en ridicule à cause de l'humilité de leur exis- tence ; c'étaient, en effet, des paysans, des ouvriers, de ces gens pauvres et méprisés dont l'Église se préoccupait fort peu, sinon pour leur soutirer de l'argent quand ils étaient orthodoxes et les brûler quand ils ne l'étaient pas.

Mais le crime par excellence des Vaudois était leur amour et leur respect de l'Écriture sainte, joints au zèle ardent avec lequel ils faisaient des prosélytes. L'inquisiteur de Passau nous apprend qu'ils possédaient des traductions com- plètes de la Bible en langue vulgaire, que l'Église essaya vainement de supprimer et qu'ils étudiaient avec une assiduité incroyable. Cet inquisiteur connaissait un paysan qui pouvait réciter sans changer un mot tout le Livre de Job ; beaucoup de Vaudois savaient par cœur le Nouveau Testament, et, malgré leur simplicité, étaient de redoutables adversaires dans les disputes. En ce qui touche leur esprit de prosélytisme, il raconte l'histoire d'un Vaudois qui, par une froide nuit d'hiver, traversa à la nage la rivière Ips dans l'espoir de convertir un catholique. Tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, s'occu- paient sans cesse d'apprendre et d'enseigner. Après une dure journée de labeur, ils passaient la nuit à s'instruire ; ils ne crai- gnaient pas de pénétrer dans les lazarets pour porter le salut 87 aux lépreux; un disciple, après dix jours d'étude, cherchait déjà lui-même un disciple à instruire. « Apprenez, disaient-ils,

chivio Storico Italiano, 1865, 38, p. 39, 40. Rorengo, Memnr. istoriche, To- rino, 1649, p. 12. Même encore à la fin du xiv* siècle, dans les procédures in- . quisitoriales du célestin Pierre, qui s'étendirent de la Styrie à la Poméranie, il n'y a aucune allusion à des pratiques immorales (Preger, Beûraeye, p. 68-72; Watten- bach, vbi supia).

Pour les tendances ascétiques des Vaudois, qui reconnaissaient les vœux de chas- teté et considéraient comme un inceste la séduction d'une nonne, voir Montet, p. 97, 98, 108-110. Pour le mérite du jeûne, voir ibid. p. 99.

6

98 ENTHOUSIASME DES VAUDOIS

un seul mot par jour et, au bout de l'année, vous en saurez trois cents et atteindrez votre but. » Assurément, si jamais il exista un peuple craignant Dieu, ce furent ces infortunés mis au ban par l'Etat et par l'Eglise, dont les mots de passe étaient les suivants : « Ce dit saint Pol, Ne mentir, » « Ce dit saint Jacques, Ne jurer, » « Ce dit saint Pierre, Ne rendre mal pour mal, mais biens contraires. » La Nobla Leyczon n'en dit guère plus, à cet égard, que les inquisiteurs eux-mêmes, quand elle déclare que le signe par lequel un Vaudois était désigné à la mort, n'était autre que son amour de Jésus et son zèle à suivre les commandements de Dieu.

Il est de fait qu'au milieu de la licence universelle du moyen âge la vertu ascétique était aisément regardée comme un indice d'hérésie. Vers 1220, un clerc de Spire, que son austérité poussa plus tard dans l'Ordre des Franciscains, faillit être brûlé comme hérétique parce que sa prédication avait poussé certaines femmes à sacrifier leurs ornements de toilette et à se vouer à une vie d'humilité; il fallut, pour le sauver, l'interven- tion de Conrad, qui fut plus tard évoque de Hildesheim (1).

La profonde conviction des Vaudois se manifeste par l'en- thousiasme avec lequel des milliers d'entre eux acceptèrent gaiement la prison, la torture et le bûcher, plutôt que de revenir à une religion qu'ils considéraient comme corrompue. Au cours de mes recherches, j'ai rencontré un cas de 1320, celui d'une pauvre femme de Pamiers qui se soumit à l'horrible sentence portée contre les hérétiques, simplement parce qu'elle ne vou- lait pas prêter serment. A toutes les interrogations portant sur les articles de foi, elle répondit avec une orthodoxie par- faite ; mais quand on lui offrit la vie sauve si elle consentait à jurer sur les Évangiles, elle refusa de charger son âme d'un péché et se laissa condamner pour hérésie (2).

(1) Lib. Sentent. Inquis. Tolosan. p. 3G7. Anon. Passaviens. cap. 1,3, 7, 8. Réfutât. Error. Waldeos. (Mag. Bib. Pat. xm, 330). David Auiiu-'pn* M 'Mie, Thesaur.v, 1771, 1772, 1782," 171)4). - P. de Pilichdorf, Contrn "/ / ens. cap. i. _ Innocent. PP. 111, Iîpq st. n, 141. La Nobla Leyczon, 3t.8-373. Frit Jordani Chron. (Analecta Franciscana, t. i, p. 4. Quaraechi, 1885).

(2) Mss. Bib. Nat. Coll. Moreau, 127 i, fol. 72.

AUTRES HÉRÉTIQUES 99

Les diverses sectes antisacerdotales étaient loin d'être d'ac- cord ; mais à côté de celles dont nous venons de nous occuper, les autres ont trop peu d'importance et sont trop pou connues pour nous retenir. Les Passagii ou Circumcisi étaient des chrétiens judaïsants, qui essayèrent d'échapper à la domination de Rome en recourant à l'Ancienne Loi et en niant l'égalité du Christ et de Dieu. Les Joseppini étaient encore plus obscurs et leurs erreurs paraissent surtout avoir consisté en excès d'ascé- tisme et en aberrations sexuelles. Les Siscidentes étaient vir- tuellement identiques aux Vaudois, la seule différence consis- tant dans le mode d'administration de l'Eucharistie .Les Ordibarii ou Ortlibenses, disciples d'Ortlieb de Strasbourg, qui florissait vers 1216, étaient aussi apparentés de près aux Vaudois, mais professaient des erreurs de doctrine sur lesquelles nous aurons à revenir. Les Runcarii paraissent avoir été les intermédiaires entre les Pauvres de Lyon et les Albigeois ou Manichéens; l'existence de cette secte résultait presque nécessairement du besoin d'établir un lien entre les intérêts communs et les souf- frances communes des deux principales branches de l'hé- résie (1).

(1) Bonacursi, Vit. Hxreticomm (d'Achery, i, 211, 212). Lucii PP III, Epist. 171. Ch. Molinier, Etudes sur quelques mss. des Bibliothèques d'Italie, Paris, 1887, p. 21. Muratori, Antiq. Diss. lx. Constit. General. Frid. h, ann. 1220, 3 5. Lucae Tudens. de ait. Vita, lib. m, cap. 3. Anon. Passav. C. W'aM. cap. 6. P. de Pilichdorf c. Wald. c. 12. Holfmaim, Gesch.der Inquisition, ut 371. Schmidt, ffist. des Cathares, n, 284.

M. Ch. Molinier, dans un savant travail (Mém. de VAcad. de Toulouse, 18S8), a passé en revue toutes nos informations concernant les Passag'i et a conclu qu'il» formaient une secte des Cathares.

TjhiveraitaT BIBUOTHECA

400 CATHARES

CHAPITRE III

LES CATHARES

$9 Les mouvements dont il a été question étaient le résultat naturel de l'antisacerdotalisme, s'efforçant de ramener l'Église chrétienne à la simplicité de l'âge apostolique. C'est un singu- lier caractère du sentiment religieux à cette époque que la plus formidable hostilité à rencontre de Rome ait été fondée sur une croyance qui peut à peine être qualifiée de chrétienne, et que cette doctrine hybride se soit répandue si vite, ait résisté si obstinément à tous les efforts tentés contre elle, qu'elle parut, un moment, menacer l'existence même du catholicisme. L'ex- plication de ce fait se trouve peut-être dans la séduction qu'exerce la doctrine dualiste, l'antagonisme des principes éternels du bien et du mal, sur l'esprit de ceux qui consi- dèrent l'existence du mal comme incompatible avec la supré- matie d'un Dieu infiniment bon et infiniment puissant. Quand on ajoute au dualisme la docjtrine de la transmigration, impli- quant des récompenses et des peines, les souffrances des hommes paraissent suffisamment justifiées ; et à une épo- que où ces souffrances étaient aussi universelles qu'au xie et au xne siècles, on conçoit que bien des hommes fussent disposés à résoudre de la sorte le problème du mal. Toute- fois, ces considérations n'expliquent pas encore pourquoi le manichéisme des Cathares, des Patarins ou des Albigeois ne fut pas seulement un dogme spéculatif enseigné dans les écoles, mais une foi qui éveillait un fanatisme enthousiaste, au point que les fidèles ne reculaient devant aucun sacrifice pour

MANICHÉISME 101

la propager et montaient avec une foi sereine sur le bûcher flambant. La conviction, aussi profonde que répandue, de la vanité du christianisme sacerdotal, de sa faillite et de sa des- truction prochaine, au profit de la religion nouvelle, peut avoir contribué, dans une large mesure, à cette ferveur désin- téressée qu'alluma le néo-dualisme parmi les pauvres et les illettrés.

De toutes les hérésies avec lesquelles l'Église primitive avait eu à lutter, aucune n'avait soulevé autant de craintes et d'aver- sion que le Manichéisme. Manès avait si habilement mêlé au dualisme mazdéen (de la Perse) non seulement le christianisme, 90 mais des éléments gnostiques et bouddhiques, que sa doctrine trouva des adeptes dans les hautes comme dans les basses classes, parmi les intellectuels des écoles comme parmi les tra- vailleurs manuels. L'Église reconnut instinctivement qu'elle était en présence de la plus dangereuse des rivales et, aussitôt qu'elle put disposer des ressources de l'État, elle persécuta sans merci le Manichéisme. Parmi les nombreux édits des Empe- reurs, tant païens que chrétiens, dirigés contre la liberté de la pensée, ceux qui avaient pour but de combattre les Manichéens furent les plus sévères et les plus cruels. La persécution attei- gnit son but, après une lutte prolongée, en supprimant toutes les manifestations extérieures du Manichéisme dans les limites de l'Empire, bien que cette doctrine ait longtemps subsisté en secret, même dans l'Empire d'Occident. En Orient, elle se retira ostensiblement vers les frontières, non sans conserver pourtant des relations cachées avec les sectaires épars à travers les pro- vinces et dont Constantinople même n'était pas exempte. Aban- donnant le culte de Manès, les Manichéens adoptèrent comme chefs de file deux autres de leurs docteurs, Paul et Jean de Samosate, dont le premier donna à l'hérésie le nom de Pauti- cianisme. Sous l'empereur Constans, en 653, un certain Cons- tantin perfectionna la doctrine, qui se maintint malgré d'ef-. froyables persécutions, subies avec le même héroïsme qui carac- térisa plus tard les Manichéens d'Occident. Parfois repoussés au-delà des frontières, sur les terres des

6.

91

.Q2 PAULICIENS

Sarrazins, puis refoulés vers l'Empire, les Pauliciens menèrent quelque temps une existence indépendante dans les montagnes de l'Arménie et guerroyèrent obscurément contre les Byzan- Îns A™ne et au fxe siècles, Léon l'Isaurien, Michel Curopaiate LLn l'Arménien et l'impératrice régente Théodora tenteren en vain de les exterminer, jusqu'à ce qu'enfin dans la seconde moitié du xe siècle, Jean Zimiscès essaya de la tolérance et en ZZ «porta un grand nombre en Thrace, ils se multiplièrent apiueinent, montrant une aptitude égale pour la guerre et pour l'industrie. En 1115, nous voyons l'empereur Alexis Com- nène passer l'été à Philippopolis et s'amuser a discu er -théo- Lie avec les hérétiques, dont beaucoup, nous dit sa fi le, se convertirent (1). C'est presque immédiatement après le trans- port des Manichéens en Europe par Zimiscès que nous consta- ton.de. traces nouvelles de leur hérésie en Oc f ^ Preuve que l'activité de leur prosélytisme ne s'était pas affaiblie au

^stuf Qu'elle a d'essentiel, la doctrine des Pauliciens étaiHdentique à celle des Albigeois. Le simple Dualisme ou Ma dtme considère l'univers comme le produit des énergies S icesd'Hormazd et d'Ahriman, chacun cherchant a neu- rdiser es efforts de l'autre: d'où une guerre interminable entre e b en le mal, qui domine la nature et la vie. Cette doctrine rend compte de l'existence du mal et excite en même temps

^•(éd 1557). - Finla/s Bist of G 'reece ^ ed Lm 65 ^ ^

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DIEU ET SATAN 103

les hommes à venir au secours d'Hormazd, en servant la cause du bien par de bonnes paroles, de bonnes pensées et de bonnes actions. Égaré par les spéculations gnostiques, Manès modi- fia cette théorie en identifiant l'esprit avec le Bien et la matière avec le Mal, conception peut-être plus raffinée et plus philosophique, mais qui conduisait nécessairement au pessimisme et aux excès de l'ascétisme, puisque l'âme ne pou- vait accomplir son devoir qu'en opprimant ou en supprimant la chair. Ainsi, dans la doctrine Paulicienne, nous trouvons deux principes égaux, Dieu et Satan, dont le premier est le créateur du monde invisible, spirituel et éternel, tandis que le second a créé et gouverne le monde matériel et temporel. Satan est le Jéhovah de l'Ancien Testament; les prophètes et les patriarches sont des brigands et, par suite, toute l'Écriture antérieure aux Évangiles doit être rejetée. Le Nouveau Testa- ment mérite bien son nom d'Écriture Sainte, mais le Christ n'était pas un homme : c'était un fantôme, une apparition. Fils de Dieu, il parut naître de la Vierge Marie; mais, en réalité, il descendit du Ciel pour abolir le culte de Satan. La transmigra- tion des âmes assure la récompense des bons et le châtiment des méchants. Les sacrements sont déclarés nuls ; les prêtres et les anciens de l'Église ne sont que des instituteurs, sans autorité II sur les fidèles. Tels sont les principes connus du Paulicianisme et leur identité avec ceux du Catharisme est trop évidente pour que nous puissions accepter la théorie de Schmidt, d'après lequel l'origine des Cathares devrait être cherchée parmi les rêveurs des couvents de Bulgarie. Une autre preuve sans réplique du lien qui existe entre le Catharisme et le Mani- chéisme, est le vêtement sacré que portaient les Parfaits parmi les Cathares. Cet usage dérive évidemment de celui des Mazdéens, chez lesquels le Kosti et le Sadéré étaient le cos- tume essentiel de tous les croyants (1). Parmi les Cathares, celui qui portait le vêtement sacré était connu des inquisiteurs

(1) « Le Kôsti est une ceinture creuse et cylindrique faite de 72 fils de laine blanche tressés et fait trois fois le tour de la taille... Le Sadéré est une chemise à manches avec une petite poche au devant du collet. i> (J. Darmssteter, Zend- Avesta, t. «, p. 243.)

104 REJET DES SACREMENTS

sous le nom de haereticus indutus ou vestitus, et considéré par cela même comme initié à tous les mystères de l'hé- résie (1). 93 Le Catharisme était donc une forme de croyance essentielle- ment antisacerdotale. Il repoussait comme inutile tout le méca- nisme de l'Église. Pour lui, l'Église romaine était la Synagogue de Satan, le salut était impossible. En conséquence, il reje- tait les sacrements, les sacrifices de l'autel, l'intercession de la Vierge et des saints, le Purgatoire, les reliques, les images, les croix, l'eau bénite, les indulgences, et, en général, toutes les pratiques par lesquelles les prêtres prétendaient assurer le salut des fidèles. Il ne condamnait pas moins les dîmes et les offrandes pieuses, qui rendaient si profitable pour le clergé l'œuvre de salut dont il assumait la charge. Toutefois, l'Église cathare, en tant qu'Église du Christ, revendiquait le pouvoir de lier et de délier accordé par le Christ à ses disciples; le Conso- lamentum ou Baptême de l'Esprit effaçait tout péché, mais

(1) P. Siculi op. cit. Concil. Bracarense I. ann. 563. Bleek's Avesta, m, A. Haug's Essays, 2e éd. p. 244, 240, 286, 367.

Pour les doctrines analogues des Cathares, voir Radulf. Ardent. T. i. p. n. Hom. xix. Ermengaudi Contra B&ret. Epist. Leodiens. ad Lucium PP. III. (Martène, Ampliss. Coll. i, 776-778). Ecberti Schonaug. Serm. contra Catharos, I, vm, xi. Gregor. Episc. Fanens. Disput. cathol. contra hxret. Monetae adv. Cath. lib. i, cap. 1. Arch. de l'Inq. de Carcassonne (Doat, xxxii, fol. 93). Rai- nerii Saccon. Summa. Csesar. Heisterbac. Dial. dist. v, cap. 21. Lib. Sent, ïnquis. Tolos. p. 92, 93, 249 (Limborch). Lib. Gonfess. Inq. Albiens. (Mss. Bibl. JNat. fonds latin 11, 847. Trithem. Chron. Hirsaug. ann. 1163.

L'auteur d'un traité ms. contre les Gathares, datant de la fin du xine siècle, dé- clare, d'après Moneta, que les objections des Cathares à l'autorité de l'Ancien Testament sont fondées sur quatre ordres d'arguments : la contradiction appa- rente entre l'Ancien et le Nouveau Testament; les variations de Dieu lui-même dans l'Ecriture; la cruauté du Dieu de l'Ecriture; les faussetés attribuées à Dieu. Un seul exemple suffira à donner une idée des raisons que les hérétiques faisaient valoir à l'appui de leur sentiment, lis citaient le chap. m, 22 de la Genèse : uVois, Adam est devenu comme l'un de no:is ». Or, Dieu dit cela d'Adam après qu'il a péché, et il doit avoir dit vrai oa i.on. S'il a dit vrai, alors Adam était devenu pareil à Dieu; mais Adam, après sa chute, était devenu un pécheur, c'est-à-dire le mal. S'il n'a pas dit vrai, il a menti ; il a péché en mentant ; il est donc le mal. A cette logique le polémiste orthodoxe se contente de répondre que Dieu a parlé ironiquement. Les raisonnements attribués aux Cathares dans tout le traité dont nous parlons prouvent qu'ils connaissaient parfaitement l'Ecriture et l'usage qu'ils en faisaient explique que l'Eglise ait défendu la lecture de la Bible aux laï- ques. — Archives de l'Inq. de Carcassonne, Coll. Doat, xxxvi, 91.

Le rituel cathare publié par Cunitz, ou sont cités Isaïe et Salomon (Beitra^ge zu den theolog. Wissenschaften, B. iv, 1852, p. 16, 26), atteste que l'exclusion de l'Ancien Testament par les Cathares n'était pas absolue.

HIÉRARCHIE CATHARE 105

les prières n'avaient aucune efficacité quand le pêcheur per- sistait à faire le mal.

Bien que les Cathares traduisissent l'Écriture en langue vul- gaire, ils conservaient le latin pour leurs prières qui, par suite, restaient inintelligibles pour la plupart des fidèles. Il y avait une classe de prêtres consacrés, pour accomplir le service très simple du culte. D'ailleurs, le rapide développement des com- munautés et le zèle de leur prosélytisme rendirent bientôt nécessaires une organisation et une hiérarchie. La masse des Cathares s'appela simplement « Chrétiens »; au-dessus d'eux, choisis parmi les Parfaits, étaient l'Évêque, le Filius Major, le Filius Minor et le Diacre. Chaque dignitaire d'un des trois ordres les plus élevés avait un diacre pour le seconder et pour le remplacer au besoin; les fonctions de tous étaient presque identiques, bien que les Filii fussent employés de préférence à visiter les membres de l'Église. Le Filius Major était élu parla congrégation et les promotions à la dignité d'évêque avaient lieu quand il se produisait des vacances. L'ordination était con- férée par l'imposition des mains ou consolamentum, qui était l'équivalent du baptême et constituait le rite nécessaire pour être admis dans l'Église. Comme la croyance que les sacrements étaient viciés quand ils n'étaient pas administrés par des mains pures causait beaucoup d'inquiétude aux fidèles, il arrivait fré- quemment que l'on conférât le consolamentum à deux ou à trois reprises différentes. On admettait généralement, mais non universellement, que le prêtre de grade inférieur ne pouvait pas consacrer son supérieur, et c'est pourquoi, dans beaucoup de villes, il y avait deux évêques, en sorte que si l'un venait à mourir, on ne fût pas obligé de recourir, pour la consécration de son successeur, à un Filius Major (1). 94

Le rituel cathare était sévère dans sa simplicité. L'Eucha- ristie catholique était remplacée par la bénédiction du pain, qui avait lieu tous les jours à table. Le plus ancien prenait alors

(î) Tract, de modo procedendi contra Haereticos (Mss. Bibl. Nat. Coll. Doat, xxx, fol. 183 et suiv.) Rainerii Saccon. Summa. E. Cunitz, in Beitraege zu den iheol.Wissenschafttn, 1852, B. iv, p. 30, 36, 85.

408

« CONSOLAMENTUM ))

le pain et le vin, tandis que tous les autres récitaient l'oraison dominicale. Puis l'Ancien disait : «La grâce de notre Seigneur Jésus-Christ soit avec nous »; il rompait le pain et le distribuait aux assistants. Ce pain bénit était l'objet d'une révérence par- ticulière de la part du grand nombre des Cathares, qui étaient simplement, pour la plupart, des croyants ou credentes, sans avoir été entièrement agrégés à l'Église comme les Parfaits. Il leur arrivait de garder, pendant des années, un morceau de pain consacré et d'en manger de temps en temps une miette. Avant de manger ou de boire, le Cathare disait toujours une prière; quand un Parfait assistait aux repas, les convives di- saient benedicite au moment l'on touchait pour la première fois à un aliment ou à une boisson, à quoi le Parfait répon- dait : aDiaus vos benesiga». Il y avait une cérémonie men- suelle de confession, à laquelle prenait part toute l'assemblée des fidèles. La grande cérémonie était le consolamentum ou cossolamenty qui réunissait l'âme des fidèles au Saint-Esprit et qui, comme le baptême chrétien, purifiait de tout péché. Elle consistait dans l'imposition des mains et pouvait être accomplie par un quelconque des Parfaits, même par une femme, pourvu que l'officiant ne se trouvât pas en état de péché mortel. Il fal- lait le concours de deux officiants pour l'accomplissement du rite. Ce mode d'admission dans l'Église était appelé hérética- tion par les inquisiteurs; en général, et à l'exception de ceux qui voulaient devenir ministres, on ne s'y soumettait qu'au moment de la mort, probablement par crainte des persécu- tions; mais le credens se liait souvent par un engagement appelé la covenansa, s'obligeant à subir le consolamentum à sa dernière heure. Cet engagement était tel qu'il devait être exécuté même si le moribond avait perdu l'usage de la parole et était incapable de répondre. La forme du rite était simple, bien qu'il fût généralement précédé d'une période de prépara- 95 lion, comprenant un long jeûne. L'officiant demandait au pos- tulant : « Frère, désires-tu te ranger à notre foi?» Le néophyte, après plusieurs génuflexions et bénédictions, répondait : « Prie Dieu pour ce pécheur, afin qu'il me conduise à une bonne fin

« HÉRÉTIGATION » 407

et fasse de moi un bon chrétien ». L'officiant répliquait : « Que Dieu soit prié de faire de toi un bon chrétien et de te conduire à une bonne fin. Te donnes-tu à Dieu et à l'Évangile? » Sur la réponse affirmative du postulant, on lui demandait encore : <( Promets-tu qu'à l'avenir tu ne mangeras ni viande, ni œufs, ni fromage, ni aucune victuaille qui ne soit aquatique ou végétale, que tu ne mentiras pas, que tu ne jureras pas, que tu ne commettras pas d'impureté, que tu n'iras pas seul quand tu pourras avoir un compagnon, que tu n'abandonneras pas la foi par crainte de l'eau, du feu ou de tout autre sup- plice ? » Ces promesses une fois faites, les assistants s'agenouil- laient, pendant que le ministre plaçait sur la tête du postulant l'Évangile de saint Jean et récitait le texte : «Au commence- ment était le Verbe, etc. » ; puis il l'entourait du tissu sacré et le baiser de paix circulait dans l'assistance (on embrassait les hommes et on se contentait de toucher le coude des femmes). Cette cérémonie était considérée comme symbolisant l'abandon de l'Esprit du Mal et le retour de l'âme à Dieu, avec la résolu- tion de mener une vie pure et sans tache. Quand il s'agissait d'un individu marié, l'assentiment préalable du conjoint était une condition nécessaire. Dans les cas Y hérétication avait lieu sur le lit de mort, elle était généralement suivie de Y endura ou privation. L'officiant demandait au néophyte s'il désirait être un confesseur ou un martyr; s'il choisissait d'être martyr, un oreiller ou une serviette (appelée Untertuch par les Catha- res allemands), était placé sur sa bouche pendant que l'on récitait certaines prières. S'il désirait être confesseur, il restait pendant trois jours sans nourriture, ne recevant qu'un peu d'eau comme boisson. Dans l'un et l'autre cas, s'il survivait, il devenait un Parfait. Cette endura était quelquefois employée comme un mode de suicide, la mort volontaire étant fréquente parmi les Cathares. La torture à la fin de la vie les affranchis- sait des tourments de l'autre monde et la mort volontaire par privation d'aliments, par l'absorption de verre pilé ou de poi- sons ou par l'ouverture des veines dans un bain, n'était nulle- ment un fait rare. D'ailleurs, lorsqu'un homme était mourant,

408 « VÉNÉRATION »

ses parents croyaient accomplir un devoir de charité en accélé- rant sa fin.

La cérémonie connue des sectaires sous le nom de meliora- mentum et appelée vénération par les inquisiteurs, était im- portante comme fournissant à ces derniers une preuve certaine de l'hérésie. Quand un credens s'approchait d'un ministre ou prenait congé de lui, il s'agenouillait trois fois en disant bene- 96 dicite, à quoi le ministre répondait Diaus vos benesiga. C'était une marque de respect à l'adresse du Saint-Esprit, qui était censé résider dans le ministre ; il en est fréquemment ques- tion dans les procédures, car c'était la condamnation assurée de ceux à qui l'on pouvait attribuer cet acte (1).

Ces pratiques, ainsi que les préceptes compris dans la for- mule de l'hérétication, attestent la forte tendance ascétique du catharisme. C'était une conséquence inévitable du dualisme

(1) Rainerii Saccon. Summa. Lib. Confess. lnquis. Albïens (Mss Bibl. $at. fonds latin, H, 847). Coll. Doat, xxn, 208, 209; xxiv, 174; xxvi, 197, 259, 272. Lib. Sent. Inq. Tolos. p. 10, 33, 37, 70, 71, 76, 84, 94, 125, 126, 137-139, 143, 16 , 173, 179, 199. Bern. Guidon. Pract. P. iv, t (Doat, t. xxx)^— Landulf. Senior, ffist. Mediol. h, 27. Anon. Passaviens Con'ra Waldehsl cap. 70. Processus contra Valdenses (Archivio Storico Italiano, 1865, 39, p. 57). La des- cription de Yhérétication par Rainerio Saccone, telle que nous la reproduisons dans le texte, est confirmée dans ses détails par les dépositions de témoins devant l'Inquisition de Toulouse; il appert ainsi qu'elle était identique dans toutes les églises. Doat, xxn, 224, 237 sq. ; xxm, 272, 344; xxiv, 71. Voir aussi Vaissete, m, Preuves, 386, etCunitz, Beitraege, 1852, B. iy, p. 12-14, 21-28, 33, 60.

La pratique de Y Endura parmi les Cathares du Languedoc a été étudiée par M. Charles Molinier avec son érudition ordinaire i(A nnales de la Fac. des Let res de Bordeaux, 1881, 3). Elle n'était pas toujours limitée à trois jours. Un seul exemple peut en faire concevoir la rigueur. Blanche, la mère de Vital Gilbert, voulut que son petit-fils malade fût consolé et empêcha sa mère, Guillelma, de lui donner du lait, ce qui causa la mort de l'enfant (Lib. Sentent. Inq Tolos. p. 104). La. théorie de Molinier, suivant lequel cette pratique était de date relati- vement récente, est confirmée par l'absence de toute allusion à ce su et dans le rituel cathare publié par Cunitz: d'autre part, l'Anonyme de Passau et les témoi- gnages recueillis au cours des procès piémontais de 1388 (Àrch. Stor. loc. laud.), prouvent que celte coutume existait ailleurs encore qu'en Languedoc.

tes sentences de Pierre Cella (Doat, xxi, 295) mentionnent un cas le ennso- lamentum fut administré à un patient sans connaissance, qui revint ensuite à la santé. Il y est question aussi de jeunes filles qui furent perfectées de très bonne heure et portèrent les vêtements consacrés pendant des périodes limitées de deux ou de trois- ans {ibid. 241, 244.)

Quand, en 1239, Robert le Bougre brûla 183 Cathares à Mont-Wimer, leur chef, connu sous le nom d'archevêque de Moranis, leur administra le consolante ntum en montant sur le bûcher, avec ces mots: «Vous, ainsi absous par moi, serez tous sauvés. Moi, je suis seul damné, parce que je n'ai pas de supérieur pour m'absoudre. » (Alb. Trium Font. ann. 1239)

ASCÉTISME DES CATHARES 109

particulier qui en fait le fond. Comme toute matière était l'œuvre de Satan, et, par suite, mauvaise, l'Esprit était engagé contre elle dans une lutte perpétuelle, et le Cathare, dans ses prières, demandait à Dieu de ne pas épargner sa chair née de la corruption, mais d'avoir pitié de son âme qui y était comme emprisonnée (No axas merce de la carn nada de corruptio, /nais aias merce de les périt pausat en carcer.) En consé- quence, tout ce qui tendait à la reproduction de la vie animale devait être évité. Pour mortifier leurs sens, les Cathares ne mangeaient que du pain et de l'eau trois jours par semaine, excepté quand ils étaient en voyage; en outre, il y avait dans l'année trois jeûnes de quarante jours chacun. Le mariage était également interdit, excepté parmi un petit nombre de sectaires qui permettaient à des hommes vierges d'épouser des filles vierges, à la condition qu'ils cessassent tous rapports aussitôt après la naissance d'un enfant. Les Dualistes mitigés restrei- gnaient la prohibition du mariage aux Parfaits et le permet- taient aux simples croyants. Parmi les plus rigides, le mariage charnel était remplacé par l'union spirituelle entre l'âme et Dieu, effectuée par le rite du consolamentum. Pour les Catha- res, il n'était pas douteux que le commerce entre les sexes n'ait été le péché originel d'Adam et d'Eve, le fruit défendu au moyen duquel Satan a continué à exercer son empire sur les hommes. Dans une confession devant l'Inquisition de Toulouse en 4310, il est dit d'un des docteurs de l'hérésie qu'il ne touche- rait pas à une femme pour tous les biens du monde; dans un autre cas, une femme raconte que son père, ayant été initié par Yhérétication, lui ordonna de ne plus jamais le toucher; et, en effet, elle respecta cette défense même auprès du lit de mort de celui-ci. L'ascétisme était poussé si loin qu'on prohibait tout ce quL était le résultat de la génération animale, la viande, les œufs et le lait; on ne faisait d'exception que pour le poisson (1). La condamnation du mariage et de l'usage de la viande consti- tuait, avec la prohibition des serments, les principaux carac-

(1) Sans doute parce que les poissons se reproduisent sine coitu.

110 SECTES CATHARES

tères extérieurs du catharisme, qui désignait les fidèles à la répression. En 1229, deux des Cathares toscans les plus influents, Pietro et Andréa, abjurèrent publiquement à Pérouse en pré- sence de Grégoire IX; deux jours après, ils attestèrent solen- nellement la sincérité de leur conversion en mangeant de la viande devant une réunion d'éveques, ce qui donna lieu à la rédaction d'un procès-verbal attestant le fait (1). 98 Avec le temps, une secte dont le domaine était si étendu devait nécessairement se subdiviser. Parmi les Cathares italiens, nous trouvons d'une part les Concorrezenses (de Concorrezo près de Monza, en Lombardie); d'autre part les Bajolenses (de Bagnolo, en Piémont), qui professaient une forme modifiée du Dualisme suivant laquelle Satan était inférieur à Dieu, qui lui avait permis de créer le monde et de former l'homme. Les Concorrezenses enseignaient que Satan fit pénétrer dans le corps d'Adam un ange qui avait légèrement péché, et ils renou- velaient la vieille hérésie du Traducianisme en affirmant que toutes les âmes humaines dérivaient de cet esprit. En revanche, les Bajolenses maintenaient que toutes les âmes humaines avaient été créées par Dieu avant le monde et que dès cette époque elles avaient péché. Ces spéculations donnèrent naissance à un mythe dans lequel Satan était représenté comme le majordome du Ciel, chargé de recueillir les louanges et les psalmodies que les anges devaient chaque jour offrir à Dieu. Désireux de deve-

(1) S. Bernardi, Serm. lxvi in Cantic. cap. 3-7. Ecberti Schonaug. Serm. i, v, vi, C. Cat'iaros. Bonacursi Vit. Hxretic. Gregor. Fanens. Dis a. cahol. c. Haeretic. cap. 1, 2, 11, 14. Monetae adv. Cath. lib. i, cap. 1. Cunitz, Beitr. zn den theol. Wissenschaften, 1852, p. 14. Radulf. Coggeshall. Çhron. Anglic. (D. Bouquet, xvm, 92, 93) Evervini Epist ad S. Bern. cap. 3. Concil. Lom- baricns. and. 1105. Kadulf. Ardent. T. i, p n, hom xix. Ermengaud. contr. Hser. o/nisc. Bonacursus c. Catharos (Baluz. et Mansi, n, 581-5-6). Alani de Insulis contra Hasret. lib. 1. Monetae ado. Cath. lib. iv, cap. vu, § 3. Rai- nerii Saccon. Summa. Lib. Sentent. Inq. Tolosan. p. 111, 115. Coll. Doat, t. xxx, Col. 185 sq ; xxxn, fol. 93 sq. Steph. de Borbone (d'Argentré, Coll. judic. de noms error i, 1, 91). Archiv. Fiorent. Prov. S. Maria Novella, Giugno 26, 1229.

Dans les premiers temps de l'Inquisition, un certain Jean Teisseire, appelé devant le tribunal de Toulouse, se défendit en disant : « Je ne suis pas un hérétique, car j'ai une femme, je couche avec elle, j'ai des enfants, je mange de la chair, et je mens, et je jure, et je suis un fidèle chrétien, v (Guill. Pelisso, Chron. éd. Molinier, 1880, p. 17). Voir aussi les Sentences de Pierre Cella, coll. Doat, xxi, 223.

CROYANCE A LA TRANSMIGRATION 111

nir l'égal du Seigneur, Satan détourna et garda pour lui une partie des louanges angéliques; sur quoi Dieu, ayant découvert la fraude, remplaça Satan par Michel et rejeta le coupable avec ses complices. Alors Satan fit disparaître en partie l'eau qui couvrait la terre et créa Adam et Eve. Pendant trente ans, il s'efforça en vain de leur infuser des âmes, jusqu'à ce qu'enfin il pût attirer du Ciel deux anges qui étaient favorables à sa cause et qui passèrent successivement par les corps d'Enoch, de Noé, d'Abraham, de tous les prophètes, cherchant en vain leur salut. Enfin, comme Siméon et Anna à l'arrivée du Christ (1), ils accomplirent l'œuvre de leur rédemption et furent autorisés à retourner au Ciel. Les âmes humaines sont de môme des esprits déchus, traversant une période d'épreuves.

Cette croyance était si générale parmi les Cathares, qu'elle les conduisit à une doctrine de la transmigration très analogue à celle du Bouddhisme, bien que modifiée par la croyance que la mission terrestre du Christ avait eu pour objet le rachat de ces esprits déchus. Jusqu'à ce que l'âme fût assez parfaite pour 99 remonter auprès de son Créateur, comme dans la Moksha ou absorption en Brahma de l'Indou, elle était obligée de subir des existences successives. Mais comme l'âme pouvait, en expiation de ses péchés, être logée dans les formes animales inférieures, on arriva tout naturellement, comme dans le Bouddhisme et le Brahmanisme, à l'interdiction de tuer tout être vivant, excepté les reptiles et les poissons. Les Cathares qui furent pendus à Goslar en 1052 refusèrent, même en présence du gibet, de tuer un poulet; au xme siècle, on considérait cette épreuve comme un sûr moyen de reconnaître l'hérésie (2). i

. (1) Luc. m, 25-38.

(2) Rainerii Saccon. Summi. Tocco, VEvsia nel medio a°vo, p. 75. Gregor. Fanens. Disput. cap. iv. Monetae ado. Cathares, lib. i, cap. \, 2, 4, 6. Alani de Insulis contra Hseret. lib. 1. Ecberti Schonaug. Serm. i, xm, contra Catha- ros. Ermengaudi contra Hseret. omise, cap. 14. Millot, Éist.Litt. des Trou- badours, ii, 64. Lib. Sentent. Inq. Tolosan. p. 84-. Gest. Episcop. Leodiens. lib. h, cap. 60, 61. Sfephan. de B >rbo:ie (d'Àrgentré, Collect. jud c. de nov . Error. i, i, 90). Muratori, Antiq. Ital. Diss. lx.

Parmi les premiers chrétiens, il y avait une forte tendance à adopter la doctrine de la transmigration, considérée comme expliquant l'injustice apparente des juge- ments de Dieu. Voir Hieron. Epist. cxxx ai Demetriadem, 16.

100

112 RATIONALISME

Il y avait, dans la secte, quelques rares esprits philosophiques, qui surent se dégager de ces vaines spéculations et qui antici- pèrent sur les théories du rationalisme moderne. Aux yeux de ces hommes, la Nature prenait la place de Satan; Dieu, après avoir créé le monde, en avait abandonné la conduite à la Na- ture, pouvoir créateur et régulateur de toutes choses. Même la production des espèces individuelles n'est pas un acte de la Providence divine, mais un effet du cours de la nature un moderne dirait : de l'évolution. Ces Naturalistes, comme ils s'appelaient eux-mêmes, niaient la réalité des miracles; ils expliquaient ceux des Évangiles par une exégèse qui n'était guère plus invraisemblable que celle de l'orthodoxie, et soute- naient qu'il était inutile de prier Dieu pour obtenir un temps favorable, le contrôle des éléments n'appartenant qu'cà la na- ture. Ils écrivirent beaucoup, et un adversaire catholique recon- naît l'attrait de leurs ouvrages, en particulier de celui qui était intitulé Perpendiculum scientiarum (le fil à plomb de la science); il ajoute que ce livre faisait une impression profonde sur ses lecteurs par le mélange qu'on y trouvait d'idées phi- losophiques et de textes de l'Écriture heureusement choi- sis (1).

Avant de tourner en ridicule la doctrine du Dualisme, nous devons nous rappeler combien les âmes sensibles et ardentes sont portées vers les explications de ce genre, parce qu'elles ressentent vivement les imperfections de la nature humaine, le contraste qui existe entre elle et l'idéal qu'elles conçoivent. Ainsi, vers 1560, le zélé Réformateur Flacius Illyricus se rap- procha beaucoup des mythes cathares et donna naissance à une chaude controverse en maintenant que le péché originel n'était pas un accident, mais la substance même de l'homme. Il ajou- tait que l'image originale de Dieu avait disparu complètement et sans retour au moment de la Chute, qu'elle s'était métamor- phosée en une image de Satan, comme par une transformation du Bien absolu en Mal absolu. Ses amis Musaeus et Judex l'aver-

(1) Lucae Tudens. de altéra Vita, lib. m, cap. 2.

ASCÉTISME CATHOLIQUE 113

tirent, avec raison, que cette théorie conduisait tout droit au Manichéisme (1).

L'ascétisme orthodoxe se rapproche aussi beaucoup du Mani- chéisme par sa dénonciation de la chair, qu'il traite comme l'antagoniste et l'ennemie de l'âme. Saint François d'Assise écrit : « Beaucoup d'hommes, quand ils pèchent ou reçoivent quelque dommage, blâment leur ennemi ou leur voisin. Il ne devrait pas en être ainsi, car chacun a son ennemi en son pou- voir : c'est le corps qui est l'instrument de tout péché. Béni est le serviteur qui retient captif cet ennemi et se met en garde contre ses atteintes ; quand il agit de la sorte, aucun autre ennemi visible ne peut l'atteindre. » Dans un autre passage, saint François déclare que son corps est son ennemi le plus cruel et qu'il l'abandonnerait volontiers au démon (2).

Suivant le dominicain Tauler, le chef des mystiques alle- mands au xive siècle, l'homme, en lui-même, n'est qu'un amas d'impuretés, un être du mal et de la matière corrompue, digne seulement d'inspirer l'horreur; et cette opinion était pleinement partagée par ceux mêmes des disciples de Tauler qui débordaient le plus de charité et d'amour.

Jean-Jacques Olier, le fondateur du grand séminaire théolo- gique de Saint-Sulpice, va aussi loin que Manès ou Bouddha dans son horreur de la chair comme source du péché. Il s'exprime ainsi dans son Cathêchisme du Chrétien pour la vie inté- rieure, qui, je crois, est encore en usage à Saint-Sulpice : « Je ne m'étonne plus si vous dites qu'il faut haïr sa chair, que l'on doit avoir horreur de soi-même et que l'homme, dans son état

actuel, doit être maudit En vérité, il n'y a aucune sorte de

maux et de malheurs qui ne doivent tomber sur lui à cause de sa chair. » (3). Avec de pareilles doctrines, c'est vraiment dispu- ter sur les mots que de se demander s'il faut appeler Dieu ou Satan le Créateur d'un être aussi abominable que l'homme,

(1| Voir Herzog, Abriss der gesammten Kirdiengeschichte, m, 313. (2; S. Francisci Admonit. ad Fntlres 9. Ejusd. Apoph. xxvh. (3) Jundt, Les am's de Die", Paris, 1879, p. 77, 229. Cf. Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 206.

H 4 MORALE CATHARE

comme couronnement de la création. A coup sûr, ce ne peut être un Dieu bienfaisant, le Principe du Bien.

Il n'y avait rien, dans une telle croyance, qui pût attirer les âmes sensuelles. Elle était, en réalité, plutôt répugnante et il fallait tout le mécontentement excité par la corruption et la tyrannie de l'Église pour lui assurer une si prompte diffusion. Bien que l'ascétisme dont elle faisait une loi fût tout à fait irréalisable pour la grande majorité des hommes, la morale 101 qu'elle enseignait était vraiment admirable. En général, ses prescriptions morales étaient suivies et les orthodoxes recon- naissaient, avec un mélange de regret et de honte, le contraste qui existait de ce fait entre les hérétiques et les fidèles. A la vérité, la condamnation du mariage, l'idée que les relations d'un homme avec une femme étaient aussi coupables que l'in- ceste, toutes ces exagérations donnèrent lieu au bruit que l'in- ceste était à la fois autorisé et pratiqué. On racontait des his- toires extraordinaires sur des orgies nocturnes les lumières étaient subitement éteintes pour permettre la plus honteuse promiscuité; on racontait que lorsqu'un enfant naissait des suites de ces débauches, on le faisait passer par les flammes jusqu'à ce qu'il eût rendu l'esprit et que le corps de cet enfant servait à fabriquer une hostie infernale, douée d'un pouvoir tel que quiconque l'avait reçue était incapable désormais d'aban- donner la secte. Il existe une grande variété de pareils racontars, qui servaient efficacement à exciter la rage populaire contre les hérétiques; mais il ne faut pas oublier que les inquisiteurs, c'est-à-dire les hommes les mieux à même de connaître la vérité, ont toujours admis que ces récits de débauches étaient des inventions sans fondement. J'ai lu plusieurs centaines de procédures et de sentences sans y trouver aucune allusion à ces excès, si ce n'est dans quelques enquêtes poursuivies, en 1387, par Frà Antonio Secco dans les vallées des Alpes. En général, les inquisiteurs ne perdaient pas leur temps à rechercher des témoignages sur des crimes qu'ils savaient être imaginaires. « Si vous les interrogez, dit saint Bernard, rien ne peut être plus chrétien que ces hérétiques; quant à leur conversation,

VERTUS DES CATHARES 115

rien ne peut être moins repréhensible et leurs actes sont en accord avec leurs paroles. Pour ce qui est de leur morale, ils ne trompent personne, ils n'oppriment personne, ils ne frappent personne; leurs joues sont pâlies par les jeûnes, ils ne mangent pas le pain de l'oisiveté, ils se nour- rissent du travail de leurs mains. » Cette dernière asser- tion surtout est parfaitement vraie, car les Cathares étaient, pour la plupart, de braves paysans, de laborieux ouvriers, qui sentaient le mal autour d'eux et accueillaient avec joie l'espoir d'un changement. Les théologiens qui les combattaient les traitaient d'ignorants et de rustres, et, en France, on les con- naissait sous le nom de Texerant (tisserands), parce que l'hé- résie était surtout développée parmi ces humbles ouvriers aux- quels leurs occupations monotones laissaient, plus qu'à d'autres, le temps de la réflexion. Du reste, si la foule des Cathares était ignorante, ils avaient pour les instruire des théologiens expéri- mentés et une riche littérature populaire qui a malheureu- sement péri tout entière, à l'exception d'une traduction cathare du Nouveau Testament et d'un court rituel. Leur connaissance 102 approfondie de l'Écriture est attestée par Lucas, évêque deTuy, qui met les chrétiens en garde contre la conversation des Cathares, à moins qu'ils ne soient très versés dans l'étude de la loi divine et capables de répondre aux arguments de leurs adver- saires. La sévère moralité des Cathares n'a jamais, que nous sachions, subi d'atteinte : un siècle après saint Bernard, on rend le même témoignage sur la vertu de ceux qui furent persécutés à Florence au milieu du xme siècle. La formule de confession dont il était fait usage dans les assemblées montre avec quelle sévérité l'on savait y prévenir ou y réprimer jusqu'à la frivolité des pensées et des paroles (1),

(I) Process. c. Vald. (Arch. Stor. Ital. 1865. n0» 38, 39). S'imm'a c. hxret. fratris Jacobi de CapitJis (JVlolinier, Etudes, p. 16I). S. Bern. ISerm. in Cant. lxv, cap. 5; lxvi, cap. 1. Grpgor. Fanens. Disptit. cap. 17. Anon. Passav. c. Wald. c. 7. Radulf. Coggeshall. Chron. Anglic. (D. Bouquet, xvm, 93). Cor.cil. Kemens. ann. 1157, c. 1. Ecberti Schonaug. c. Cath. serm. i, cap. 1. Cunitz, Beitr. den iheol. Wiss. 1852, iv, p. 4, 12-14. Lucœ Tudens. de ait. Vit: lib. ii, 9; lib. m, 5. Lami, Anlœh. Tosc. p. 550.

Les Cathares ont probablement possédé dès 1178 des traductions romanes du

116 PROSÉLYTISME

Ce qu'on redoutait le plus, c'était leur esprit de prosélytisme, qu'aucune fatigue, aucun péril ne pouvait arrêter. L'Europe était parcourue par leurs missionnaires, qui allaient partout porter la parole de salut, jusqu'au pied des bûchers ils voyaient attacher leurs frères. Extérieurement, ils se disaient catholiques et accomplissaient leurs devoirs religieux avec un zèle exemplaire, jusqu'au jour où, ayant gagné la confiance de 103 leurs voisins, ils pouvaient entreprendre en secret de les con- vertir. Us distribuaient, le long des routes, de petits écrits de propagande et ils ne se faisaient pas scrupule d'appeler à leur aide les superstitions de l'orthodoxie ; ainsi, leurs écrits pro- mettaient des indulgences à ceux qui les liraient et les feraient circuler; ainsi, encore, ils prétendaient être envoyés direc- tement par Jésus-Christ et voyager sur le dos des anges. On nous dit que beaucoup de prêtres catholiques furent corrompus par la lecture de ces petits papiers, ramassés par des pâtres qui les apportaient aux curés pour se les faire lire. Cela donne une triste idée de l'intelligence du clergé à cette époque. Un procédé plus blâmable encore fut employé par les Cathares de Moncoul, en France. Ils fabriquèrent une image de la Vierge, difforme et borgne, disant que le Christ, pour montrer son humilité, avait choisi pour mère une femme aussi laide. Puis ils se mirent à opérer des miracles à l'aide de cette image, fei- gnant d'être malades et de recouvrer la santé par elle ; finale- ment, elle devint si célèbre qu'on en fit beaucoup de copies, qui furent placées dans des églises et des oratoires, jusqu'au jour les hérétiques avouèrent leur fraude, à la grande confusion

Nouveau Testament ; nous voyons alors le cardinal-légat disputer à Toulouse avec deux évêques cathares dont l'ignorance du latin était tournée en ridicule, alors qu'ils paraissent avoir été, d'autre part, familiers avec l'Ecrituie. Roger. Hoveden. Annal, ann. 1178. Voir aussi Molinier, A.m. de la Fac. des lettres de Bord»aux, 1883, 3. -

L'abbé Joacliim prêta témoignage des vertus extérieures des Cathares de la Ca- labre et du crédit que valait à leur cause le spectacle de la corruption du clergé. Voir Tocco, L'Eresia nel medio aevo, p. 403.

L'histoire des hosties fabriquées avec des cadavres d'enfants nés de la débauche était très répandue et attribuée à diverses sectes. Au xi° siècle, Psellus (de ojxr Dasm.) rapporta la même chose des Euchites; on la trouve plus tard parmi les griefs populaires allégués contre les Templiers et les Fraticelli.

SOIF DU MARTYRE 117

des fidèles. On fit quelque chose d'analogue avec un crucifix dont le bras supérieur manquait, les pieds du Christ étaient croisés et retenus par trois clous seulement. Ce type nouveau fut imité et devint un objet de scandale le jour l'on sut qu'il avait été créé dans un but de dérision. Dans la province de Léon, comme nous le verrons plus loin, il y eut des fraudes plus hardies encore et qui furent couronnées de succès (1).

Le zèle pour la foi, qui excitait jusqu'à la folie les efforts des missionnaires, se manifestait encore par l'observance rigide des préceptes dictés au néophyte quand il était admis dans le cercle des Parfaits. Il en était, à cet égard, des Cathares comme des Vaudois. L'Inquisition se plaignait de la difficulté qu'elle éprouvait à obtenir des aveux du simple credens, dont la finesse rustique éludait l'habileté des inquisiteurs; en revanche, il était facile de découvrir les Parfaits, qui refusaient de mentir et de prêter serment. Un membre du Saint-Office conseille à ses collègues de ne jamais demander, dès l'abord, à un suspect : «Es-tu vraiment un Cathare? » Car la réponse sera simplement : « Oui, » et l'on ne pourra plus obtenir autre chose. Mais si l'on exhorte le Parfait, au nom de son Dieu, à dire tout ce qui le concerne, il racontera sa vie entière sans un mensonge. Quand on considère que cette franchise conduisait au bûcher, il est vraiment curieux de constater que l'inquisiteur n'a pas l'air de se douter un instant de la supériorité morale ainsi attestée par 104 ses victimes (2).

Nous pouvons difficilement nous faire une idée de ce qui constituait proprement, dans la religion des Cathares, la source de leur enthousiasme et de leur zèle pour le martyre; mais il est certain qu'aucune autre croyance ne peut alléguer une plus longue série d'adeptes qui recherchèrent la mort sous sa forme la plus horrible plutôt que de consentir à l'apostasie. S'il était vrai que le sang des martyrs est la semence de l'Église, le Mani- chéisme serait aujourd'hui la religion dominante de l'Europe.

(1) Ecberti Schonaug. c. Cath. serm. i, cap. 2, Caes. Heist. Dial. Mir. dist. v, cap. 18. Luc. Tud. de ait. Vit. lib. ir, cap. 9; lib. m, cap. 9, 18.

(i) Acon. Passav. c. 6. Proc. c. Vald. (Arch. Stor. Ital. 1865, 39, p. 57).

118 héroïsme des cathares

Dans la première persécution dont on ait gardé le souvenir, celle d'Orléans, vers 1017, treize Cathares sur quinze restèrent inébranlables en présence du bûcher allumé; ils refusèrent de se rétracter, bien qu'on leur offrit leur pardon, et leur fermeté fit l'étonnement des spectateurs. Quand, vers 1040, les héré- tiques de Monforte furent découverts et que l'archevêque de Milan, Eriberto, manda auprès de lui leur chef Gerardo, celui-ci se hâta de venir et exposa spontanément ses croyances, heu- reux de l'occasion qui lui était offerte de sceller sa foi en offrant sa vie. Les Cathares qui furent brûlés à Cologne, en 1163, pro- duisirent une impression profonde par le joyeux courage avec lequel ils supportèrent leur horrible châtiment. Pendant qu'ils étaient à l'agonie, on raconte que leur chef Arnold, déjà à moitié brûlé, dégagea un de ses bras et l'étendit sur ses disci- ples en disant avec le plus grand calme : « Soyez constants dans votre foi, car aujourd'hui vous serez avec saint Laurent! » Parmi ce groupe d'hérétiques, était une jeune fille admirable- ment belle qui excita la pitié des exécuteurs. On la retira des flammes et on lui promit de lui trouver un mari ou de la placer dans un couvent. Elle fit semblant d'accepter, resta tranquille jusqu'à ce que ses compagnons fussent tous morts, puis demanda à ses gardiens de lui montrer le « séducteur des âmes. » Ils lui indiquèrent le corps d'Arnold. Alors elle s'ar- 105 radia de leur étreinte et, ramenant sa robe sur son visage, elle se jeta sur les restes brûlants de son maître pour descendre avec lui dans l'Enfer, portée par les mêmes flammes. Ceux qui, vers cette époque, furent dénoncés à Oxford, rejetèrent toutes les offres de pardon en répétant les paroles du Christ : « Bien- heureux ceux qui sont persécutés pour la cause de la justice, car le royaume des Cieux est à eux. » Frappés d'une sentence qui leur infligeait une mort lente et ignominieuse, ils mar- chèrent gaiement au supplice, précédés de leur chef Gérard et chantant : « Bénis êtes-vous, parce que les hommes vous outragent. » Pendant la croisade des Albigeois, lors de la prise du château de Minerve, les Croisés offrirent à leurs prisonniers l'alternative de la rétractation ou du bûcher; il ne s'en trouva

PRÉTENDU CULTE DU DIABLE 119

pas moins de 180 pour préférer le bûcher, sur quoi le moine, qui nous a raconté cet épisode, observe tranquillement : « Sans doute tous ces martyrs du Diable passèrent des flammes tem- porelles aux flammes éternelles. » Un inquisiteur expérimenté du xive siècle dit que les Cathares, lorsqu'ils ne se con- vertissaient pas sincèrement aux mains du Saint-Office, étaient toujours prêts à mourir pour leur foi, à la différence des Vau- dois qui ne reculaient pas, pour se sauver, devant des conver- sions feintes. Les écrivains orthodoxes ont grand soin de nous ! affirmer que le zèle endurci de ses misérables n'avait rien de commun avec la constance des martyrs chrétiens, mais était simplement de la dureté de cœur inspirée par Satan ; l'empe- reur Frédéric II leur fait un crime de l'obstination qui empêche les survivants d'être effrayés ou amendés par l'horreur des châtiments infligés aux coupables (1).

Il était assez naturel que ces Manichéens fussent accusés d'adorer le Diable. A des hommes habitués aux pratiques cou- rantes de l'orthodoxie, à l'achat de tout ce qu'ils pouvaient désirer par des prières, de l'argent ou des œuvres pies, il sem- blait nécessaire que les Manichéens, qui considéraient toutes 105 choses matérielles comme l'œuvre de Satan, l'invoquassent en vue d'avantages temporels. Ainsi le cultivateur ne pouvait pas demander à Dieu une récolte abondante, mais devait solliciter cette faveur du Diable qui, pour lui, était le créateur du blé. Il y avait, à la vérité, une secte dite des Luciférains, qui pas- saient pour adorer Satan, le considérant comme le frère de Dieu, injustement banni du ciel, et le dispensateur des biens terres- tres ; mais ces sectaires, comme nous le verrons plus loin, se

(i) Rad. Glabri lib. m, c. 8.— Landulf. Senior. Mediolan. Hist. n, 27. Cœs. Heisterbach. Dial. Mirac. dist. v, c. 19. Trithem. Chron. Hirsiug. ann. 116».

Guill. de Newburg. Hist. Angiic. lib. n, c. 13. Guillel. Nangiac. ann. 1210.

Chron. Turon. ann. 1210. Radulf. Coggeshall. Chron. Anylic. (D. Bouquet, xv, ii, 93). Bernard. Guidon. Practic. P. iv (Doat, xxx). S. Bernardi, Serm.. in Cantic. lxv, c. 13. Lucas Tudens. de altéra vita, lib. m, c. 21. Constit, Sicular. lib. i, tit. 1.

L'histoire de la jeune fille de Cologne revêt une forme quelque peu mjthiqu» sous la plume de Moneta, qui en place la scène en Lombardie (Cantu, Eret. d'Italie^ i, 88); mais cela ne fait que confirmer l'universalité de l'hommage rendu à la constance des hérétiques.

120 bANGFH* DlJ GATHAIU'ME

rattachaient aux Frères du Linre Esprit, qui descendaient pro- bablement eux-mêmes des Ortlibenses. Il n'y a aucune preuve que îes Cathares aient jamais hésité dans leur confiance en Jésus-Christ, ni qu'ils aient aspiré à un aulre bien qu'à la réu- nion avec Dieu (1).

Telle était la croyance dont la diffusion rapide à travers le midi de l'Europe remplit l'Église d'une terreur trop justifiée. Quelque horreur que puissent nous inspirer les moyens em- ployés pour la combattre, quelque pitié que nous devions res- sentir pour ceux qui moururent victimes de leurs convictions, nous reconnaissons sans hésiter que, dans ces circonstances, la cause de l'orthodoxie n'était autre que celle de la civilisation et du progrès. Si le Catharisme élait devenu dominant, ou même seulement l'égal du catholicisme, il n'est pas douteux que son influence n'eût été désastreuse. L'ascétisme dont il fai- sait profession en ce qui concerne les relations entre îes sexes, aurait inévitablement conduit, s'il était devenu général, à l'ex- tinction de l'espèce; et comme ce résultat implique une absur- dité manifeste, il est probable qu'on aurait substitué au mariage des unions libres, entraînant la destruction de l'idée de famille, avant de se résigner à la disparition du genre humain et au retour de toutes les âmes exilées vers leur Créateur. En con- damnant l'univers visible et la matière en général comme les oeuvres de Satan, le Catharisme faisait un péché de tout effort vers l'amélioration matérielle de la condition des hommes. Ainsi, si cette croyance avait recruté une majorité de fidèles, slle aurait eu pour effet de ramener l'Europe à la sauvagerie les temps primitifs. Elle n'était pas seulement une révolte contre l'Église, mais l'abdication de l'homme devant la nature. Jne telle entreprise était condamnée dès l'origine et nous avons peine à comprendre qu'elle se soit maintenue si longtemps, si obstinément, même en face d'une Eglise qui avait donné tant de motifs de se faire haïr et mépriser. Sans doute, l'exaltation

(1) Raduli. Coggeshall l. c. Pauli Carnot. Vet. Aganon. lib. vi, c. m. Cam pana, Storia di San Pietro Martire, lib. h, c. 2, p. 57. Fragm. adv. Haeret. Mag. Bibl. Pat. mit, 341). Cf. Trithem. Chron. Hirsaug. ann. 1315.

SURVIVANCE DU MANICHÉISME 121

causée par la persécution a pu contribuer à la persistance du 107 Catharisme parmi les enthousiastes et les mécontents; mais il faut répéter que s'il avait prévalu en conservant sa pureté pri- mitive, il aurait sûrement péri par le seul effet de sel erreurs fondamentales. En outre, il en serait sorti une classe sacerdo- tale non moins privilégiée que le clergé catholique et cette classe n'aurait pas tardé à ressentir les effets corrupteurs de l'ambition humaine, source intarissable d'injustice et d'op- pression.

Le terrain était probablement préparé par la survivance locale et partielle de l'ancien Manichéisme. En 563, le Concile de Braga en Espagne se crut obligé de lancer l'anathème sur les dogmes manichéens dans une série de dix-sept canons. Dans la première partie du vmme siècle, lorsqu'on consacrait un évêque dans un siège suburbicaire, on lui rappelait l'avertisse- ment pontifical de ne pas admettre d'Africains dans les ordres, l'expérience ayant prouvé que beaucoup d'entre eux étaient Manichéens. Muratori a imprimé un anathème en latin, dirigé contre les doctrines manichéennes, qui remonte aux environs de l'an 800 et prouve qu'à cette époque elles étaient encore persécutées en Occident. C'est vers 970, nous l'avons dit, que Jean Zimiscès transporta les Pauliciens en Thrace, d'où ils se répandirent très rapidement à travers la presqu'île des Balkans. Lorsque les Croisés, sous Bohémond de Tarente, arrivèrent en Macédoine (1097), ils apprirent que la ville de Pélagonia était entièrement habitée par des hérétiques ; ils s'arrêtèrent alors dans leur pèlerinage vers la Terre Sainte assez longtemps pour prendre la ville, la raser jusqu'au sol et en passer tous les habi- tants au fil de l'épée. En Dalmatie, les Pauliciens fondèrent le port de Dugunthia (Trau), qui devint le siège d'un de leurs principaux évêchés ; à l'époque d'Innocent III, nous les trouvons en grand nombre dans tous les pays slaves de la péninsule, convertissant une foule d'habitants et causant au pape de graves soucis. Même lorsque les Cathares devinrent très nom- breux dans l'Europe occidentale, ils n'oublièrent pas que le quartier général de leur secte était sur la rive droite de l'Adria-

122 DÉBUTS DE L*HÉRÉCIE

tique. C'est que naquit, sous l'influence des Bogomiles, cette forme du Dualisme connue sous le nom de Concorrézanisme ; c'est aussi aux évêques de cette région que les Cathares soumet- taient volontiers les difficultés d'ordre théologique qui s'éle- vaient parmi eux (1). 108 Très peu de temps après l'établissement des Manichéens en Bulgarie, l'influence de leurs missionnaires se fit sentir en Occi- dent. Nous n'avons, il est vrai, sur cette époque que des docu- ments assez pauvres et devons nous contenter souvent d'une indication accidentelle. Mais quand nous voyons que Gerbert d'Aurillac, élu archevêque de Reims en 991, fut tenu de déclarer, dans une profession de foi, que Satan était malin de son propre gré, que l'Ancien et le Nouveau Testament avaient une autorité égale, que le mariage et l'usage de la viande étaient permis, nous sommes autorisés à en conclure que les doctrines pauliciennes avaient déjà pénétré vers le Nord jusqu'en Cham- pagne. Il semble, à la vérité, qu'il y eut dans ce pays un centre très ancien de Catharisme, car, en l'an 1000, un paysan nommé Leutard, du village de Vertus, fut convaincu d'enseigner des doctrines antisacerdotales qui étaient évidemment d'origine manichéenne; on ajoute qu'il se noya lui-même dans un puits après que ses arguments eussent été réfutés par l'évêque Libur- nius. Le château de Mont-Wimer, dans les environs de Vertus, passa longtemps pour un centre d'hérésie. Vers la même époque, nous trouvons un vague témoignage au sujet d'un grammairien de Ravenne, nommé Vilgardus, qui, inspiré par des démons, sous la forme de Virgile, d'Horace et de Juvénal, prétendit faire des poètes latins des guides infaillibles et enseigna beaucoup de choses contraires à la foi. Son hérésie était probablement manichéenne; ce ne peut avoir été simplement un culte aveugle des auteurs classiques, car ce siècle était trop ignorant pour qu'un tel culte y devint populaire; or, nous apprenons que Vil-

(1) Concil. Bracarens. I, ann. 563, cap. i-xvii. Cf. C. Bracarens. IF, ann. 572, cap. lvii. Lib. Diurn. Roman. Pontif. cap. ni. Tit. 9, n. 3. Murât. An cd. Ambros. h, 112. Guill. Tyrii lib. n, c. 13. Tnnocent. PP. Reg. », 176; m, 3; v, 103, 110; vi, 140, 141," 2 12. Voir aussi une lettre curieuse d'un Patarin ap. Matt. Paris, Hist. Angl. ann. 1243 véd. 1644, p. 413).

CONCILE d'orléans 123

gardus avait de nombreux disciples dans toutes les villes de l'Italie et qu'après la condamnation de leur maître par Pierre, archevêque de Ravenne, ils furent brûlés ou massacrés. La même hérésie s'étendit à la Sardaigne et à l'Espagne, elle fut supprimée avec une extrême rigueur (4).

Peu de temps après, les Cathares parurent en Aquitaine, ils firent beaucoup de prosélytes. De là, l'hérésie se répandit secrètement à travers la France méridionale. On la découvrit même à Orléans, en 1017, dans des circonstances qui éveillèrent l'attention générale. La contagion y avait été apportée par une femme venue d'Italie, qui avait converti plusieurs membres éminents du clergé local. Dans leur zèle de néophytes, ils envoyèrent au dehors des émissaires, et cette imprudence les fit découvrir. A la première nouvelle de ces événements, le roi 109 Robert le Pieux se rendit en hâte à Orléans avec la reine Cons- tance et convoqua un concile d'évêques pour délibérer sur les résolutions à prendre. Les hérétiques, interrogés, confes- sèrent leur foi et se déclarèrent prêts à mourir plutôt que d'y renoncer. Le sentiment populaire était si vivement excité contre eux que Robert posta la reine à la porte de l'église se tenait l'assemblée afin d'empêcher que les hérétiques ne fussent mis en pièces par la foule au moment on les introduirait ; mais Constance partageait la fureur de ses sujets et, au passage des accusés, elle frappa avec une canne l'un d'eux, qui avait été son confesseur, et lui creva un œil. On conduisit les hérétiques en dehors des murs de la ville et là, au pied d'un bûcher allumé, on les invita à se rétracter ; ils aimèrent mieux mourir et leur fin courageuse étonna tous les assistants. Ceux qu'ils avaient convertis furent recherchés et brûlés sans pitié. En 1205, on découvrit un nouveau foyer d'hérésie à Liège; mais ces sectaires furent moins obstinés et obtinrent leur grâce après s'être rétractés.

Vers la même époque, nous en trouvons d'autres en Lom- bardie, au château de Monforte, près d'Asti, qui furent persé-

(1) Gerberti Epist. 187. Radulphi Glabri Jib. n, c. 11, 12. Epist. Leodiens. ad Lucium PP. II. (Martène, Ampliss. Coll. i, 776-8).

124 wazo

cutés impitoyablement par les seigneurs et les évêques du voisinage et brûlés partout l'on réussit à les saisir. Vers l'an 4040, Eriberto, archevêque de Milan, au cours d'une tournée dans sa province, vint à Asti et, entendant parler de ces héré- tiques, désira les voir. Ils vinrent sans hésiter, y compris leur docteur Gherardo et la comtesse de Monforte, qui s'était ralliée à leur secte ; tous confessèrent hardiment leur foi et furent

i ramenés à Milan par Eriberto, qui espérait les convertir. Loin de là, ils s'efforcèrent de répandre leur hérésie parmi la foule qui venait les voir dans leur prison, tant que la populace enra- gée, malgré la volonté de l'archevêque, les tira de leur cachot et leur donna le choix entre la croix et le bûcher. Un petit nombre cédèrent, mais la plupart, se couvrant le visage de leurs mains, s'élancèrent dans les flammes. En 1045, nous en voyons à Châlons ; l'évêque Roger s'adressa à l'évêque de Liège, Wazo, lui demandant ce qu'il devait faire et s'il ne fallait pas invoquer le bras séculier pour empêcher le levain de l'hérésie de corrompre tout le peuple ; à quoi le bon Wazo répondit qu'ils devaient être laissés à Dieu « parce que ceux que le monde considère aujour- d'hui comme de l'ivraie peuvent être, quand viendra la moisson,

110 granges par Dieu avec le froment. » « Ceux que nous regardons comme les ennemis de Dieu, ajoutait-il, peuvent être mis par lui au-dessus de nous dans le ciel. » Wazo avait entendu dire, en effet, que les hérétiques se révélaient d'ordinaire par leur pâleur et que, s'imaginant que tout homme pâle devait être un hérétique, les officiers judiciaires avaient déjà mis à mort un grand nombre de bons catholiques. C'est cette expérience qui le rendait prudent pour l'avenir.

Dès 1052, l'hérésie avait gagné l'Allemagne, le pieux em- pereur, Henri le Noir, fit pendre nombre d'hérétiques à Goslar. Pendant le reste du siècle, nous entendons peu parler d'eux, bien qu'il en soit question à Toulouse en 1056 et à Béziers en 1062 ; vers 1200, on nous apprend que l'hérésie a infecté tout le diocèse d'Agen (1).

(1) Ademari S. Cibardi Hist. lib. ni, c. 49, 5°. Pauli Carnot. Vet. Aganon, lib. vi, c. 3. Frag, Hist. Aquitan. et Frag. Hist. Franc. (Pithœi Hist. Franc.

CATHARES EN FRANGE ET EN FLANDRES 125

Au xne siècle, le mal alla en se développant dans le nord de la France. Le comte Jean de Soissons passait pour un protecteur des hérétiques; malgré cela, l'évêque de Soissons, Lisiard, en prit plusieurs et donna le premier l'eîemple de ce qui devait devenir presque la règle, l'usage des ordalies pour déterminer la culpabilité des hérétiques. Un des accusés, jeté dans de l'eau qui avait été exorcisée, flotta à la surface; l'évêque, fort embarrassé, les garda tous en prison pendant qu'il allait lui- même au concile de Beauvais, en 1114, pour consulter les autres évêques. Mais la populace ne partageait pas les scrupules du prélat. Craignant de voir échapper sa proie, elle envahit la prison et brûla tous les accusés en l'absence de l'évêque; manifestation de zèle pieux que le chroniqueur rapporte avec éloges.

Vers la même époque, un nouveau foyer de Catharisme fut dé- couvert en Flandre. L'hérésiarque, appelé devant l'évêque de Cambrai, n'essaya pas de cacher son crime; on l'enferma dans une cabane l'on mit le feu et il mourut en priant. Dans ce cas- lil là, la populace doit avoir été plutôt favorable au condamné, car elle permit à ses amis de recueillir ses restes et l'on s'aperçut, à cette occasion, qu'il avait beaucoup de partisans, en particulier parmi les tisserands. Quand, vers la même époque, nous voyons le pape Pascal II avertir l'évêque de Constance que les hérétiques convertis doivent être accueillis amicalement, nous en concluons que le Catharisme avait déjà pénétré même en Helvétie (1).

A mesure qu'on avance dans ce siècle, les manifestations de l'hérésie deviennent plus nombreuses. On en constate en 1144 à

Script, xi, p. 82, 84). Radulf. Glabri H st. m, 8, iv, 2. Gesta Synod. Aurel- circa 1017 ^d'Achery i, 604-6). Chron. S. Pétri Vivi. Synod. Atrebat. ann. 1025 (Labbe et Coleti xi, 1177, 1178; Hartzheim, Concil. German. III, 68). Landulf. Sen. Mediol. H st. h, 27. Gesta Episcop. Leodiens. cap. 60, 61. Hermann. Contract. ann. 1052. Lambert. Hersfeldensis Annal, ann. 1053. Schmidt, H\st. des Cathares, i, 37. Radu.f. Ardent. T. i. P. n. Hom. 19.

La pâleur considérée comme un indice d'hérésie n'était pas une nouveauté du temps de Wazo. Au ive siècle, on croyait qu'elle révélait avec certitude l'ascétisme gnostique et manichéen des Priscillianistes (Sulpic. Severi Dial. m, cap. xn et Saint Jérôme nous dit que les orthodoxes pâlis par les jeûnes et les macérations étaient stigmatisés comme Manichéens (Hieron. Êpist. ad Eustoch. c. 5). Jusqu'à la fin du xiie siècle, la pâleur continua à passer pour un symptôme de catharisme (P. Cantor. Verb. abbrev. c. 78).

(1) Guibert. Noviogent. de vita sua, lib. m, c. 17. Schmidt, op. I. i, 47. Martène, Thés, i, 336.

426 CATHARES A REIMS

Liège, en 1153 dans l'Artois, en 1157 à Reims, en 1163 à Vézelay, se produisit, en même temps, une tentative bien significative pour rejeter la juridiction temporelle de l'abbaye de Sainte-Madeleine. Le Gatharisme paraît en 1170 à Besançon; en 1180, on le trouve de nouveau à Reims. Ce dernier épisode offre des détails pittoresques qui nous ont été conservés par un des acteurs du drame, Gervais de Tilbury, qui était à cette époque un jeune homme et chanoine de Reims. Une après-midi qu'il se promenait à cheval dans l'escorte de son archevêque Guillaume, son attention fut appelée sur une jolie fille qui travaillait seule dans une vigne. Il lui fit immédiatement des propositions, mais elle le repoussa en disant que, si elle l'écoutait, elle serait irré- vocablement damnée. Une vertu si sévère était un indice mani- feste d'hérésie; l'archevêque fit immédiatement conduire la fille en prison comme suspecte de Catharisme (Philippe de Flandres venait de diriger contre les Cathares une impitoyable persé- cution). L'accusée, interrogée par l'archevêque, nomma la femme qui l'avait instruite, et celle-ci, arrêtée à son tour, fit preuve d'une telle familiarité avec l'Écriture, d'une telle habi- leté dans la défense de sa foi, qu'on ne douta point qu'elle ne fût inspirée par Satan lui-même. Les théologiens, déconcertés, ren- voyèrent la cause au lendemain ; les deux accusées refusèrent obstinément de céder soit aux menaces, soit aux promesses, et furent condamnées unanimement à être brûlées. Là-dessus, l'ainée de ces femmes se mit à rire et dit : « Juges injustes et stupides, croyez-vous donc me brûler dans vos flammes ? Je ne crains pas votre sentence, je ne redoute pas votre bûcher. » Aussitôt elle tira de dessous ses vêtements une balle de fil et la jeta par la fenêtre, en tenant le fil par un bout. En même temps elle s'écria : «Prends-le! » La balle s'éleva dans l'air; la 112 vieille femme la suivit à travers la fenêtre et disparut... La jeune fille resta et subit sans murmure le supplice du feu.

Même en Bretagne, le Catharisme fit son apparition en 1208, à Nantes et à Saint-Malo (1).

(1) Epist. Leodiens. ad Lucium PP. U (Martène, Ampl. Coll. i, 776-778).

CATHARES EN ALLEMAGNE 127

Dans les Flandres, l'hérésie jeta des racines profondes parmi les industrieux ouvriers qui faisaient dès lors de leurs villes des centres d'opulence et de progrès. En 1162, Henry, archevêque de Reims, au cours d'une visite dans la Flandre qui formait une partie de sa province, y trouva le Manichéisme dangereusement développé. A cette époque, les dispositions de la loi canonique au sujet de l'hérésie étaient encore confuses et incertaines; l'archevêque permit donc aux hérétiques qu'il avait fait prison- niers d'en appeler au pape Alexandre III, alors en Touraine. Le pape inclinait vers la clémence, au grand scandale de l'arche- vêque et de son frère Louis VII, qui conseillaient des mesures rigoureuses et affirmaient que les accusés avaient offert la somme énorme de six cents marcs pour être remis en liberté. S'il en était ainsi, c'est que l'hérésie avait déjà gagné les rangs élevés de la société. Malgré l'humanité du pape, la persécution commença avec une telle violence que beaucoup d'hérétiques durent quitter le pays; nous les retrouverons plus tard à Colo- gne. Vingt ans après, le mal n'avait fait que s'aggraver et Phi- lippe 1er, comte de Flandre, qui devait aller plus tard mourir pour la foi en Palestine, persécutait avec zèle les hérétiques, de concert avec Guillaume, archevêque de Reims. On nous dit qu'ils appartenaient à toutes les classes de la société ; il y avait des nobles et des paysans, des clercs, des soldats, des ouvriers, des jeunes filles, des femmes mariées, des veuves; un grand nombre furent brûlés, sans qu'on réussit à arrêter la conta- gion (1).

Les populations germaniques étaient relativement indemnes, bien que la proximité des pays rhénans et de la France pro- duisit des cas isolés de contagion. Vers 1100, nous entendons parler à Trêves de quelques hérétiques qui paraissent être restés impunis, bien que deux d'entre eux fussent des prêtres ; en 1200, on en trouve dans la même ville huit autres, qui furent

Alex. PP. III. Epist. 2 [ibid. n, 62S). Concil. Remens. ann. 1157. Hist. Mo- nast. Vezeliaeens. lib. iv, ann. 1167. Caes. Heisterb. Dial. Mime. dist. v, c. 18. Radulf. Coggeshall. ubi supra. Innocent. PP. III Ihq. ix, 208.

(1) Alex. PP. III, Epist. 118, 122. Varior. ad Alex. PP. III Epist. 16. Annal. Aquicinetens. Monast. ann. 1182, 1183. Gutll. Nangiac. ann. 1183.

128 CATHARES EN ANGLETERRE

113 brûlés. En 1445, tout un groupe d'hérétiques fut dénoncé à Cologne. Quelques-uns furent mis en jugement; mais, pendant le procès, la population s'empara des prisonniers et les brûla sur-le-champ. Il doit y avoir eu, à cette époque, une église cathare établie à Cologne, car l'un des martyrs était appelé l'évêque des autres. En 1163, on découvrit à Cologne huit hommes et trois femmes qui, chassés par la persécution qui sévissait en Flandre, avaient pris refuge dans une grange. Comme ils n'avaient commerce avec personne et ne fréquentaient pas les églises, leurs voisins catholiques conclurent qu'ils étaient héré- tiques, les appréhendèrent et les conduisirent devant l'évêque. Ils confessèrent leur foi et se laissèrent joyeusement brûler. D'autres, vers la même époque, montèrent sur le bûcher à Bonn ; mais le martyrologe de l'hérésie dans l'Allemagne du xne siècle s'arrête là. A la vérité, il venait des missionnaires de Hongrie, d'Italie et de France ; nous en rencontrons en Suisse, en Bavière, en Souabe et jusqu'en Saxe; mais ils n'opéraient que peu de conversions (1).

L'hérésie n'était guère plus florissante en Angleterre. Peu de temps après les persécutions en Flandre, en 1166, on y décou- vrit trente paysans, hommes et femmes, probablement des Fla- mands qui, chassés par le zèle pieux de Henri de Reims, avaient passé la mer et s'efforçaient de propager leurs erreurs. Ils ne convertirent qu'une seule personne, une femme, qui se rétracta lors du procès. Les autres restèrent inébranlables, lorsque Henri II, alors engagé dans sa querelle avec Becket et désireux de prouver sa fidélité à l'Église, convoqua à Oxford un concile d'évêques, dont il prit la présidence, afin de s'éclairer sur les croyances des accusés. Ceux-ci firent des aveux complets et furent condamnés à être fouettés, marqués au fer rouge d'une clef sur le visage et puis expulsés du pays. L'importance qu'Henri II attachait à cette affaire est attestée par le fait que

(1) Histor. Trevirens. (d'Achery, n, 221, 222). Alberic. Trium Font. Chron. ann. 1200. Evervini Steinfeld. Epist. (S. Bernard. Epist. 472.) Trithetn. Chron. Hirsnug. ann. 1163. Ecberti Schonaug. contra Cath. serm. v:iï. Schmidt, i, 94-'.)6.

CATHARES EN ITALIE 129

bientôt après, aux Assises de Clarendon, il défendit par un article spécial de recevoir chez soi des hérétiques, sous peine de voir sa maison détruite ; en même temps, il obligea tous les sheriffs (officiers civils des comtés) à jurer qu'ils observeraient 114 cette loi et feraient prêter serment dans le même sens à tous les intendants des barons, à tous les chevaliers et possesseurs de terres franches. Depuis la fin de l'Empire romain, c'était la première fois qu'une loi contre l'hérésie était insérée dans un recueil de statuts. J'ai déjà signalé à plusieurs reprises le cou- rage héroïque avec lequel les condamnés subissaient leurs peines. Nus jusqu'à la ceinture, frappés à coups redoublés, marqués au fer rouge, ils furent chassés en plein hiver dans la campagne où, comme personne ne voulait leur donner asile, ils périrent misérablement l'un après l'autre. L'Angleterre n'était guère hospitalière à l'hérésie et pendant longtemps nous n'en trouvons plus de traces dans ce pays. Vers la fin du siècle, quel- ques hérétiques furent dénoncés dans la province de York et, dans les premières années du siècle suivant, on en découvrit quelques-uns à Londres. L'un de ces derniers fut brûlé. Mais on peut dire, en dépit de ces cas isolés, que l'orthodoxie de l'Angleterre resta intacte jusqu'à l'apparition de Wickliffe (1). L'Italie, à travers laquelle l'hérésie bulgare avait gagné l'Oc- cident, était naturellement très affectée. Milan passait pour être le centre de l'hérésie ; c'est de que partaient les mission- naires, c'est que venaient s'instruire des pèlerins venus des royaumes occidentaux ; c'est enfin que prit naissance la sinistre désignation de Patarins, sous laquelle les Cathares furent bientôt connus à tous les peuples de l'Europe (2).

(1) Guill. de Newburg. Hist. An>;lic. lib. n, c. 13. Matt. Paris, Hist Ang'ic. ann. 11G6 (p. 74). Radulf. de Diccto ann. HOC— Kadulf. Coggeshall (D. Bou- quet, xvm, 92). Assises de Clarendon, art. 21. Pétri Bleseus. Epist. 113. Schmidt, i, 99.

(2) Les hérétiques s'appelaient eux-mêmes Cathari, c'est-à-dire «Purs». Le nom de Patarins semble avoir pris naissance à Milan vers le milieu du xie siècle, pendant les guerres civiles nées des efforts des papes pour imposer le célibat au clergé marié de Milan. Dans les dialectes romans, pâtes signifie « vieux linge » ; les chiffonniers étaient appelés Patari en Lombardie, et le quartier habité par eu\ à Milan était encore appelé, au xvn.e siècle, Pattaria ou Contracta de Patiari. Même aujourd'hui il y a dans les villes italiennes des quartiers et des rues qui

130 MILITA ET GIULITTA

115 Les papes, engagés dans une guerre à mort avec l'Empire et obligés souvent de quitter l'Italie, firent peu d'attention aux hérétiques pendant la première moitié du xne siècle, nous savons cependant que leurs erreurs rallièrent de nombreux adeptes. En 1125, à Orvieto, ils réussirent même à s'emparer pendant quelque temps du pouvoir; mais, à la suite d'une lutte sanglante, ils furent dépossédés par les catholiques. En 1150, la campagne fut reprise par Diotesalvi de Florence et Gherardo de Massano ; l'évêque ayant réussi à les expulser, ils furent remplacés par deux femmes, Milita de Montemeano et Giulitta de Florence, dont la piété et la charité conquirent l'estime du clergé et la sympathie du peuple, jusqu'à ce qu'on découvrit, en 1163, qu'elles étaient les chefs d'un groupe d'hérétiques. Nombre d'entre eux furent pendus ou brûlés, les autres exilés.

portent ce nom (Schmidt, n, 279). Pendant les querelles du xi* siècle, les papistes tenaient des réunions secrètes dans la Pattaria, et étaient dédaigneusement qualifiés de Patarins par leurs adversaires nom qu'ils finirent par accepter eux-mêmes (Arnulf. Mediolanens. lib. ni, cap. 11; lib. iv, c. 6, 11. Landul'. Jun. c. 1. Willelmi Clusiens. Vita Benedicti abbat. Clusiens. c. 33. Benzon. Comm. de reb. Henrici IV, lib. vu, c. 2). Comme la condamnation du mariage des clercs par la papauté était qualifiée de manichéenne, et comme les pap;stes étaient sou- tenus par les hérétiques cachés, disciples de Gherardo di Moni'orte, ce nom fut assez naturellement transféré aux Cathares de Lotnbardie, d'où il se répandit à travers l'Europe. En Italie, le nom des Cathari, corrompu en Gazzari, fut aussi employé et finit par designer les hérétiques; les fonctionnaires de l'Inquisition étaient appelés Cazzagazza>'i (chasseurs de Cathares) et acceptaient eux-mêmes ce sobriquet (Muratori, Antiq. Diss. lx, t. xii, p. 510, 616). Le nom des Cathari a survécu dans 1 allemand Ketzer, qui signifie « hérétique». On les appelait aussi, à cause de kur origine bulgare, Bulgari, Bugari, Bulgri, Bugres (Alatt. Paris, ann. 1238) mot qui a gardé une signification infâme en Angleterre, en France et en Italie. Nous avons vu qu'en France ils portaient aussi le nom de Texerant ou Textores, à cause du grand nombre de tisserands qui s'étaient ralliés à l'hérésie (cf. Doat, xxiu, 209-210). Le ternie de Speronistx, qui les désignait aussi, déri- vait du nom de Robert de Sperone, évêque des Cathares français en Italie (Schmidt, n, 282). Les Croisés, qui rencontrèrent les Pauliciens en Orient, rappor- tèrent ce nom sous la forme corrompue de Pubhcani ou Popplicans. D'autres dési- gnations locales étaient celles de l'iphili ou Pifres (Ecbert Schon. Serm. I, c. 1), Tetonani ou Deonani (d'Achery, u, 500;, enfin de Boni Hommes ou Bons- hommes. Le terme d' Albigewes, dérivé du nom d'Albi, ou les hérétiques étaient nombreux, fut employé d'abord par Geoffroy de Vigeois en 1181 (Gaufridi Vosens. Chron. ann. 1181) et devint d'un usage général pendant les Croisades contre Ray- mond de Toulouse.

Les différentes sectes entre lesquelles se divisaient les Cathares étaient connues sous les noms particuliers d'Albanenses, Concorrezenses, Bajolenses, etc. (Rai- nerii Saccon. Summa. Cf. Muratori, Dissert. lx).

Dans le langage officiel de l'Inquisition au xui6 siècle, hérétique est toujours équivalent de cathare, tandis que les Vaudois sont spécialement désignés comme tels. L'accusé était interrogé super facto hœresis vel Valdesix.

CONCILE DE VÉRONE 131

Cependant, peu de temps après, Pierre Lombard reprit la direc- 116 tion du mouvement et forma une communauté nombreuse, qui comprenait beaucoup de nobles. Vers la fin du siècle, San Pietro di Parenzo mérita d'être canonisé en reconnaissance des sévères mesures de répression qu'il prit contre les hérétiques et dont ils se vengèrent en l'assassinant (1199).

Ce fut en vain que Lucius III, soutenu par Frédéric Barbe- rousse, publia en 1184, pendant le concile de Vérone, l'édit le plus sévère qui eût encore été fulminé contre l'hérésie. 11 raconte avec indignation comment, à Rimini, le peuple em- pêcha le podestat de prêter le serment qu'on exigeait de lui; sur quoi les Patarins, qui avaient été chassés de la ville, se hâtèrent d'y retourner et y demeurèrent sans être molestés. Le pape menaça de jeter l'interdit sur Rimini si son édit n'y était pas appliqué dans les trente jours.

Ces épisodes peuvent être considérés comme des exemples de la lutte qui se poursuivait alors dans beaucoup de cités ita- liennes. L'extrême division politique de ce pays rendait presque impossibles des mesures générales de répression. Supprimée dans une ville, l'hérésie florissait aussitôt dans une autre, prête à fournir, une fois l'orage passé, de nouveaux missionnaires et de nouveaux martyrs. Depuis les Alpes jusqu'au Patrimoine de saint Pierre, toute la partie septentrionale de la Péninsule était comme semée de nids d'hérétiques ; on en trouvait même au Sud jusqu'en Calabre.

Lorsqu'Innocent III, en 1198, monta sur le trône pontifical, il commença aussitôt une guerre active contre l'hérésie. L'obsti- nation des sectaires se manifesta clairement par la lutte qui éclata alors à Viterbe, ville sujette à la juridiction temporelle du pape comme à sa juridiction spirituelle. Au mois de mars 1199, Innocent, effrayé des progrès de l'hérésie, écrivit aux habitants de Viterbe pour renouveler et aggraver les peines portées contre ceux qui recevraient ou protégeraient des héré- tiques. Malgré cela, en 1205, les hérétiques l'emportèrent aux élections municipales et mirent à la tète de la ville un excom- munié. L'idignation du pape ne connut pas de bornes. « Si, dit-

132 AFFAIRE DE VITERBE

il aux habitants de Viterbe, les éléments conspiraient à vous détruire, n'épargnant ni l'âge ni le sexe, abandonnant votre mémoire à la honte éternelle, le châtiment serait encore au- dessous de vos crimes.» Il ordonna que la nouvelle municipalité fût déposée, que personne ne tint compte de ses ordres, que Tévêque, qui avait été chassé, fût ramené, que les lois contre l'hérésie fussent renforcées; au cas où, dans le délai de quinze jours, tout n'était pas rentré dans l'ordre, les habitants des villes et des châteaux voisins devaient prendre les armes et traiter Viterbe en ville rebelle. L'effet de ces menaces fut de courte durée. Deux ans après, en février 1207, il y eut de nou- veaux troubles et ce fut seulement au mois de juin de la même année, quand Innocent vint lui-même à Viterbe et que tous les Patarins s'enfuirent à son approche, qu'il put purifier la ville 117 en démolissant toutes les maisons des hérétiques et en confis- quant leurs biens. Au mois de septembre, il compléta ces mesures en adressant un décret à tous les fidèles du Patrimoine de saint Pierre, enjoignant à toutes les communes d'inscrire dans leurs lois locales de nouvelles mesures contre les héré- tiques et à tous les fonctionnaires de prêter serment, sous les peines les plus sévères, qu'ils veilleraient à l'exécution de ces lois. Des sévices plus ou moins cruelles exercées à Milan, Fer- rare, Vérone, Rimini, Florence, Prato, Faënza, Plaisance et Trévise montrent combien le mal était étendu, combien il était devenu difficile de le combattre et quel encouragement il trouvait partout dans les scandales donnés par le clergé (1).

Mais c'est surtout dans le midi de la France que la lutte devait être terrible. Là, comme nous l'avons vu, le terrain était plus favorable qu'ailleurs au développement de l'hérésie. Dès le commencement du xne siècle, la résistance s'affirme ouver- tement à Albi, l'évêque Sicard, aidé par l'abbé de Castres, tenta de mettre en prison des hérétiques obstinés et en fut

(1) Schmidt, i, 63-65. Muratori, Antiq. Diss. lx (p. 462-3). Pflugk-Hart- tung, Acta Pontiff. Boman. ined. T. m, 353. Haynald, Annal, ann. 1199, n°* 23-25; ann. 1205, 67; 1207, 3. Lami, Antich. Tosc. p. 49J. Innoc. PP. .11. lieq. i, 298; n, 1, 50; v, 33; vu, 37: vin, 85, 105; ix, 7, 8, 18, 19, 166-9, 204, 213, 258; x, 54, 105, 130; iv, 189; Gesta cxxiu.

CONCILE DE TOURS 133

empêché par le peuple. Amélius de Toulouse, vers la même époque, essaya d'une méthode plus douce en appelant dans la ville le célèbre Robert d'Arbrissel, dont la prédication, nous assure-t-on, provoqua des conversions nombreuses. En 1119, Calixte II présida, à Toulouse, un concile qui condamna l'hé- résie manichéenne, mais dut se contenter de porter contre les hérétiques la peine de l'excommunication. Il est singulier que lorsque Innocent II, chassé de Rome par l'antipape Pier-Leone, errait à travers la France et vint tenir un grand concile à Reims en 1131, aucune mesure n'ait été prise pour la répression de l'hé- résie; mais, une fois rétabli sur le siège de Rome, le pape com- prit la nécessité de l'action. Au second concile général de Latran, en 1139, il lança un décret qui est intéressant pour nous comme le premier en date des appels au bras séculier. Non seulement les Cathares devaient être exclus de l'Église, mais ordre était donné aux autorités séculières de prendre des mesures contre eux et contre leurs protecteurs. La même poli- tique fut adoptée en 1148 par le concile de Reims, qui défendit ^g à qui que ce soit de recevoir sur ses terres les hérétiques domi- ciliés en Gascogne, en Provence ou ailleurs, ni de leur donner asile même en passant, sous peine d'excommunication et d'in- terdit (1).

Quand Alexandre III fut exilé de Rome par Frédéric Barbe- rousse et l'antipape Victor, il vint en France et convoqua, en 1163, un grand concile à Tours. Ce fut une assemblée impo- sante, comprenant dix-sept cardinaux, cent vingt-quatre évo- ques (entre autre Thomas Becket), et des centaines d'abbés, sans compter une foule d'autres ecclésiastiques et de laïques. Le concile, après avoir dûment anathématisé le pape rival, exprima son horreur de l'hérésie qui, née dans le Toulousain, s'était répandue comme un cancer à travers la Gascogne, infectant partout les troupeaux des fidèles. On prescrivit aux évêques de ces pays de lancer l'anathème contre tous ceux qui permet-

^1) Schmidt, i, 38. Chron. Episc. Albig. (d'Acherv, m, 572».- Udalr. Babenb. Cod. ii, 303. Concil. Tolosan. ann. 1119, c. 3. Concil. Lateran. Il, ann. 1139, c. 23. Concil. Remens. ann. 1148, c. 18.

134

COLLOQUE DE LOMBERS

119

traient à des hérétiques de demeurer sur leurs terres ou qui entretiendraient avec eux quelque commerce d'achat ou de vente; ainsi bannis de toute société humaine, ils seraient obligés d'abandonner leurs erreurs. Tous les princes avaient ordre de jeter les hérétiques en prison et de confisquer leurs biens. Deux ans après, le colloque de Lombers (près d'Albi) montra combien le Pape se faisait illusion en croyant qu'on pouvait mettre les hérétiques en quarantaine. Il y eut une discussion publique entre les représentants de l'orthodoxie et les Bonshommes, en présence de Pons, archevêque de Nar- bonne, de plusieurs évoques et des plus puissants seigneurs du pays, entr'autres Constance, sœur du roi Louis VII et femme de Raymond de Toulouse, Trencavel de Béziers, Sicard de Lau- trec, etc. Presque toute la population de Lombers et d'Albi avait répondu à l'appel et le colloque était certainement consi- déré comme une grande affaire d'intérêt public. Les arbitres avaient été agréés par les deux parties. Nous connaissons, par plusieurs sources orthodoxes, la marche des débats; mais le seul intérêt que présente cet incident est de montrer que l'hé- résie n'était déjà plus sous la coupe des églises locales, que la raison avait la parole après la violence, que les hérétiques n'éprouvaient aucun scrupule à se déclarer tels et que les théo- logiens catholiques étaient obligés d'accepter les conditions de leurs adversaires en s'engageant à ne citer, comme autorités, que des textes du Nouveau-Testament. L'impuissance de l'Église se manifestait encore par ce fait que la réunion, après la défaite des docteurs hérétiques, dut se contenter d'ordonner aux nobles de Lombers de refuser leur protection aux Cathares. L'année suivante, dans un concile tenu à Cabestaing, Pons de Narbonne se donna la satisfaction stérile de confirmer les con- clusions du colloque de Lombers. La démoralisation était deve- nue telle que lorsque quelques moines cisterciens abandonnèrent leur monastère de Villemagne, près d'Agde,et prirent publique- ment des femmes, Pons fut impuissant à les punir et dut invoquer, probablement sans résultat, l'intervention d'Alexandre III (1).

(1) Concil. Turon. ann. 1163, c. 4. Concil. Lombariense ann. 1165 (Harduin,

RAYMOND DE TOULOUSE î 35

L'Église était évidemment impuissante. Condamner les doc- trines des hérétiques sans pouvoir toucher à leurs personnes, c'était avouer qu'elle ne possédait aucune organisation capable de lutter contre une opposition aussi formidable. Les nobles comme le peuple n'étaient pas disposés à se faire ses instru- ments, et, sans leur concours, les anathèmes qu'elle lançait devaient rester naturellement inefficaces. Les Cathares s'en aperçurent et, deux ans après le colloque de Lombers, en 1167, ils osèrent tenir un concile à Saint-Félix-de-Caraman, près de Toulouse. Leur plus haut dignitaire, Tévêque Nicetas, vint de Constantinople pour le présider ; il arriva aussi des délégués de Lombardie. Dans cette réunion, l'Eglise cathare de France fut fortifiée contre le dualisme modifié des Concorrézans; des évê- ques furent élus aux sièges vacants de Toulouse, du Val-d'Aran, de Carcassone, d'Albi et de la France au nord de la Loire. Ce dernier était Robert de Sperone, plus tard réfugié en Lombardie, il donna son nom à la secte des Speronistes. Des commis- saires furent nommés pour aplanir une question de limites entre les diocèses de Toulouse et de Carcassonne. En un mot, les £20 affaires furent traitées comme s'il s'était agi d'une Église établie et indépendante, qui se considérait comme destinée à remplacer celle de Rome. Fondée, comme elle l'était, sur l'affection et le respect du peuple, que Rome avait perdus, l'Église cathare était en droit d'aspirer alors à la suprématie (1).

Les progrès qu'elle accomplit pendant les dix années qui sui- virent étaient de nature à justifier les plus hautes espérances. Raymond de Toulouse, dont le pouvoir était virtuellement celui d'un prince indépendant, s'allia à Frédéric Barberousse, recon- nut l'antipape Victor et ses successeurs et ne tint aucun compte d'Alexandre III, qui était reçu, à cette époque, comme le pape légitime dans le reste de la France. L'Église, affaiblie par le schisme, ne pouvait offrir que de faibles obstacles au dévelop-

VI. ii, 1643-o2\ Roger de Hoveden. ann. 1176. D. Vaissete, Hist. gén de. Lan/medoc, m, 4. Loewenfeld, Epist. Pont. Roman, ined. 247 ( Lipsiae, 1865).

(lj D. Bouquet, xiv, 448-450. D. Vaissete, m, 4, 537.

136 HENRI DE CLAIRVAUX

pement de l'hérésie. Mais, en ilfl, Alexandre III l'emporta et reçut la soumission de Frédéric. Raymond suivit nécessairement son suzerain (une grande partie de ses domaines dépendait de l'Empire) et s'aperçut alors, tout à coup, qu'il devait arrêter les progrès de l'hérésie. Malgré sa puissance, il sentit que la tâche était au-dessus de ses moyens. Les bourgeois de ses villes, indépendantes et indisciplinées, étaient en majorité des Cathares. Nombre de ses chevaliers et de ses seigneurs étaient, secrètement ou ouvertement, des protecteurs de l'hérésie ; le bas peuple méprisait le clergé et honorait les hérétiques. Quand un hérétique prêchait, on se pressait en foule pour l'applaudir; quand c'était un catholique, chose d'ailleurs plus rare, on lti demandait, avec force railleries, de quel droit il enseignait la parole de Dieu. Raymond, qui guerroyait continuellemei t contre de puissants vassaux et des voisins plus puissants encore, comme les rois d'Aragon et d'Angleterre, ne pouvait évidemment pas entreprendre d'exterminer plus de la moitié de ses sujets. On peut douter qu'il fut sincère dans le désir qu'il professait de supprimer l'hérésie ; mais, quoi qu'il en soit, la situation il se trouvait est intéressante, parce qu'elle est l'image anticipée des difficultés terribles qui allaient peser sur son fils et son petit-fils et conduire la maison de Toulouse à sa ruine.

Décide à sauver du moins les apparences, Raymond sollicita l'aide du roi Louis VII et, se souvenant des exploits de saint Bernard, qui, au cours de la génération précédente, avait puis- samment contribué à la suppression des Henriciens, il s'adressa au successeur de Bernard, Henri de Clairvaux, supérieur de l'ordre 121 cistercien. Dans son appel, il décrit sous les plus sombres cou- leurs la condition de l'orthodoxie sur ses domaines. Le clergé s'était laissé séduire; les églises étaient abandonnées et tom- baient en ruines; les sacrements étaient méprisés; le Dualisme l'emportait sur le Trinitarianisme. Malgré son impatience de devenir le ministre de la vengeance divine, il se sentait impuis- sant, parce que les principaux de ses sujets avaient embrassé l'hérésie et que la meilleure partie de son peuple avait fait de môme. Les peines spirituelles n'inspiraient plus aucune crainte

INCIDENT DE TOULOUSE 437

et Ton ne pouvait rien obtenir que par la force. Si le roi voulait bien venir, Raymond promettait de le conduire en personne à travers le pays et de lui désigner lui-même les hérétiques qui devaient être châtiés (1).

Henri II, roi d'Angleterre, qui, en sa qualité de duc d'Aqui- taine, était très intéressé dans cette affaire, venait de conclure la paix avec le roi de France. Les deux monarques négocièrent dans l'intention de réunir leurs forces et de marcher ensemble au secours de Raymond. L'abbé de Glairvaux, de son coté, écrivit à Alexandre III, l'excitant à faire son devoir et à dompter l'hérésie, comme il avait supprimé le schisme. Le moins que le pape pût faire, disait-il, c'était d'ordonner à son légat, le car- dinal Pierre de Saint Chrysogone, de rester en France et d'at- taquer les hérétiques. Bientôt, cependant, le zèle des deux rois se refroidit et, au lieu d'entrer en campagne avec leurs armées, ils se contentèrent d'envoyer une mission composée du cardinai- légat, des archevêques de Narbonne et de Bourges, de Henri de Clairvaux et d'autres prélats, enjoignant en même temps au comte de Toulouse, au vicomte de Turenne et à d'autres nobles de seconder la tâche des missionnaires (2).

Si Raymond était sincère, ce n'était pas le concours qu'il lui fallait. Les rois avaient résolu de laisser agir le glaive spiri- tuel et Raymond était trop habile pour épuiser ses forces dans 122 une lutte contre ses sujets, d'autant plus qu'une ligue mena- çante se formait alors contre lui, à l'instigation d'Alphonse II d'Aragon, entre les nobles de Narbonne, de Nimes, de Montpel- lier et de Carcassonne. Tout en accordant sa protection aux prélats-missionnaires, il ne songea pas à tirer l'épée pour faci- liter leur œuvre. Quand ils entrèrent à Toulouse, les hérétiques s'assemblèrent en foule autour d'eux, les huèrent, les traitèrent d'hypocrites et d'apostats. Henry de Clairvaux se console de cette pénible réception en observant que si ses compagnons et . lui étaient arrivés trois ans plus tard à Toulouse, ils n'y

[\) Roger. Hoveden. Annal, ann. 1178. D. Vaissete, m, 4G-7. (2^ Benedict. Petroburg, Vit. Henrici II, ann. 1178. Alexander. PP. III. Epist. 395 (D. Bouqufi*, xv, 959-9G0).

438 PIERRE MAURAN

auraient même plus trouvé un seul catholique pour les rece- voir.

D'intermidables listes d'hérétiques furent dressées et remises aux missionnaires ; en tête figurait Pierre Mauran, vieillard très riche et très influent, si universellement respecté de ses coreligionnaires que le peuple l'appelait Jean l'Évangéliste. On le choisit pour faire un exemple. Après une longue procédure. il fut convaincu d'hérésie ; mais alors, pour sauver ses biens menacés de confiscation, il consentit à se rétracter et à subir la pénitence qu'on lui imposerait. Dénudé jusqu'à la ceinture, frappé des deux côtés, à grands coups de discipline, par l'évê- que de Toulouse et l'abbé de Saint Sernin, il fut conduit à travers une foule immense jusqu'à l'autel de la cathédrale de Saint-Étienne : là, il reçut l'ordre d'entreprendre un pèlerinage de trois ans en Terre Fainte, de se laisser fouetter tous les jours dans les rues de Toulouse jusqu'à son départ, de restituer à l'Église toutes les terres ecclésiastiques qu'il occupait et tout l'argent qu'il avait acquis par l'usure, enfin de payer au Comte cinq cents livres d'argent pour racheter les biens qu'on lui laissait.

Ces mesures énergiques produisirent l'effet désiré. Des mult> tudes de Cathares s'empressèrent de faire leur paix avec l'Église; mais la preuve du peu de sincérité de ces conversions, c'est que Mauran, revenu de Palestine, fut trois fois élu Capi- toul par ses concitoyens et que sa famille resta résolument hostile au Catholicisme. En 1234, un vieillard nommé Mauran fut condamné comme Parfait, et, en 4235, un autre Mauran, qui était Capitoul, fut excommunié pour s'être opposé à l'in- troduction des inquisiteurs. L'énorme amende qui avait été extorquée au premier Mauran pour être payée au comte de 423 Toulouse était bien ce qu'il fallait pour exciter le zèle religieux du prince; mais ce stimulant même ne suffisait pas à lui faire tenter l'impossible. Quand le légat désira confondre deux hérésiarques, Raymond de Baimiac et Bernard Raymond, évêques cathares du Val d'Aran et de Toulouse, il fut oblige de leur donner un sauf-conduit pour qu'ils consentissent à se

CONCILE DE LATRAN 139

présenter devant lui et dut se contenter ensuite de les excom- munier. Un peu plus tard, lors d'une enquête contre le puissant Roger Trencavel, vicomte de Béziers, coupable d'avoir mis en prison l'évêque d'Albi, le légat ne put obtenir satisfaction com- plète : il excommunia Roger, mais on ne nous dit point que le prélat captif ait été remis en liberté. La mission si pompeuse- ment annoncée retourna en France et nous sommes tout dis- posés à croire les chroniqueurs de l'époque, quand ils nous disent qu'elle n'avait presque rien obtenu. Il est vrai qu'elle avait persuadé à Raymond de Toulouse et à ses nobles de lancer un édit de bannissement contre tous les hérétiques ; mais cet édit resta lettre morte (1).

Au mois de septembre de la même année 1478, Alexandre III convoqua le troisième concile de Latran. La lettre de convoca- tion renferme une allusion sinistre à l'ivraie qui étouffe le grain et qui doit être arrachée par la racine. Quand le concile se réunit, en 1179, il déplora la perversité des Patarins, qui sédui- saient publiquement les fidèles à travers la Gascogne, l'Albigeois et le Toulousain ; il recommanda au pouvoir séculier d'user de la force pour contraindre ces hommes à faire leur salut ; il lança, comme d'ordinaire, l'anathème sur les hérétiques, sur ceux qui leur donnaient asile et protection, et il comprit parmi les hérétiques les Cotereaux, les Brabançons, les Aragonais, les Navarrais, les Basques et les Triaverdins, dont il sera question plus bas. Puis il se décida à une mesure beaucoup plus grave en proclamant une croisade contre tous les ennemis de l'Église premier exemple de l'emploi de cette arme redoutable contre des Chrétiens et point de départ d'une pratique qui mit au service de l'Église et de ses querelles privées une milice guer- rière toujours mobilisable. Une indulgence de deux ans fut promise à tous ceux qui prendraient les armes pour la sainte 124

(1) Roger. Hovedens. Annal, ann. 1178. Schmidt, i, 78. Martène, Thés, i, 992. Rob. de Monte, Chron. ann. 1178. Benedict. Petroburg. Vit. Hennci II, ann. 1178.

Roger Trencavel de Béziers n'était pas un hérétique (voir Vaissete, ni, 49), mais le traitement qu'il infligea à l'évêque d'Albi montre d'autant mieux le mépris ou l'Eglise était tombée, même parmi les grands seigneurs catholiques

140 SIÈGE DE LAVAUR

cause; l'Église leur accordait sa protection et elle promettait le salut éternel à ceux qui mourraient pour elle. Parmi les guer- riers de ce temps-là, turbulents et chargés de tous les crimes, il n'était pas difficile, au prix de pareilles promesses, de lever une armée sans lui assurer de solde (1).

Aussitôt après son retour du concile, Pons, archevêque de Narbonne, se hâta de publier ce décret, avec tous ses anathèmes et ses interdits, qu'il étendit à ceux qui extorquaient aux voya- geurs de nouveaux péages abus familier aux seigneurs féo- daux et que nous verrons sans cesse reparaître dans les querelles albigeoises. Henry de Clairvaux avait refusé le siège difficile de Toulouse, qui était devenu vacant peu de temps après sa visite à cette ville en 1178; mais il avait accepté le titre de cardinal d'Albano et fut aussitôt délégué comme légat du pape pour prêcher et pour conduire la croisade. Son élo- quence lui permit de lever des forces considérables, à la tête desquelles, en 1181, il se jeta sur les domaines du vicomte de Béziers et mit le siège devant la forteresse de Lavaur, la vicomtesse Adélaïde, fille de Raymond de Toulouse, s'était réfugiée avec les principaux des Patarins. On nous dit que Lavaur fut prise par miracle et que, dans différentes parties de la France, des hosties saignantes annoncèrent la victoire des armes chrétiennes. Roger de Béziers se hâta de faire sa sou- mission et de jurer qu'il ne protégerait plus l'hérésie. Raymond de Baimiac et Bernard Raymond, les évèques cathares qui avaient été faits prisonniers, renoncèrent à l'hérésie et en furent récompensés par des prébendes dans deux églises de Toulouse. Beaucoup d'autres hérétiques se soumirent, mais revinrent à leurs erreurs aussitôt que le danger fut passé. Les Croisés, qui ne s'étaient engagés à servir que pour un temps assez court, se débandèrent et l'année suivante le cardinal-légat retourna à Rome, n'ayant accompli, en réalité, que peu de chose, sinon d'accroître l'exaspération du pays hérétique par les dévastations que ses troupes y avaient commises. Raymond de Toulouse,

(1) Concil. Lateran. III. ann. 1179, c. 27.

COTEREAUX ET BRABANÇONS

141

alors engagé dans une lutte désespérée contre le roi d'Aragon, parait être resté tout à fait indifférent, ne servant ni dans un camp ni dans l'autre (1).

Les Cotereaux et les Brabançons, que le concile de Latran ^25 avait dénoncés avec les Patarins, méritent de nous arrêter quelques instants. Nous les trouverons sans cesse sur notre chemin et leur maintien constitua un crime qui valut à Ray- mond VI de Toulouse presque autant d'hostilité de la part de l'Église que la protection des hérétiques dont on l'accusait. C'étaient des flibustiers, les prédécesseurs de ces redoutables com- pagnies franches qui, en particulier pendant le xive siècle, furent la terreur de tous les habitants'pacifîques et causèrent à la civi- lisation des maux incalculables. La variété des noms sous les- quels ils étaient connus, Brabançons, Hainautiers, Catalans, Aragonais, Navarrais, Basques, etc., montre combien le mal était répandu et comment chaque province mettait sur le compte de sa voisine la formation de ces bandes exécrées. Les désigna- tions plus familières de Brigandi, Pilardi, Ruptarii, Mainatae (Mesnie) etc., disent assez quelles étaient leurs occupations; et quant aux autres noms de Cotarelli, Palearii. Triaverdins, Asperes, Vales, ils ont ouvert un champ illimité à la fantaisie des étymologistes. Ces bandes se recrutaient parmi les pares- seux, les débauchés, les paysans qui avaient été ruinés par les guerres, les serfs fugitifs, les proscrits, les criminels échappés des geôles, les prêtres et les moines indignes et, en général, parmi l'écume de la société que les agitations continuelles de l'époque faisaient remonter à la surface. Constitués en troupes plus ou moins nombreuses, ils vivaient sur le pays et se met- taient au service des seigneurs qui leur promettaient une solde ou du pillage, chaque fois que ceux-ci avaient besoin d'une force militaire pour un terme plus long que celui dont la loi faisait une obligation au vassal. Les chroniques de ce temps

(1) Gaufridi Vosiens. Chron. ann. 1181. Roberti Autissiodor. Chron. ann. 1181. Alberic. Trium Font. Chron. ann. 1181. Guillel. Nangiac. ann. 1181, Chron. Turon ann. 1181. D. Vaissete, m, 57. Guiliel. de Pod. -Laurent, c. 2.

142 EXTERMINATION DES ROUTIERS

sont pleines de lamentations sur leurs dévastations incessantes; les annalistes ecclésiastiques insistent sur ce fait que leurs mé- faits pesaient plus lourdement encore sur les églises et sur les monastères que sur les châteaux des seigneurs et les chaumières des paysans. Ils se moquaient des prêtres, qu'ils qualifiaient de chanteurs, et l'un de leurs plaisirs sauvages consistait à les battre jusqu'à la mort, tout en sollicitant, par raillerie, leur intercession : « Chante pour nous, chanteur, chante pour nous ! » Pour comble de sacrilège, on les vit répandre sur le sol des hosties consacrées, après avoir volé les ciboires, et les 126 piétiner avec furie. Le peuple les considérait non seulement comme des hérétiques, mais comme des athées. En d J 81, l'évè- que Etienne de Tournai décrit en termes saisissants la terreur qu'il éprouva lorsque, chargé d'une mission par le roi, il tra- versa le Toulousain, tout récemment ravagé par la guerre entre le comte de Toulouse et le roi d'Aragon. Au milieu de vastes solitudes, il ne vit que des églises ruinées, des villages aban- donnés, où il craignait sans cesse d'être attaqué par des bri- gands et, pis encore, par les bandes redoutées des Côtereaux. C'est probablement en conséquence de la croisade décrétée contre eux, en même temps que contre les Patarins, qu'une campagne d'ensemble fut entreprise peu de temps après contre les bandits de la France centrale. On les refoula du côté de Châteaudun et là, au mois de juillet 4183, ils éprouvèrent une défaite sanglante, ils perdirent six mille hommes suivant les uns, dix mille cinq cents suivant d'autres. Les vainqueurs eurent à se partager, outre un énorme butin, cinq cents filles publiques qui accompagnaient les brigands. Bien qu'ils eussent pris le nom de Paciferi, les défenseurs de l'ordre ne se mon- trèrent pas pitoyables. Quinze jours après la bataille, un des capitaines de routiers fut pris avec 1500 hommes, qui furent tous immédiatement pendus; vers la même époque, on fit encore 80 prisonniers, auxquels on creva les yeux.

En dépit de cette répression sévère, le mal continua à sévir. Les causes auxquelles il était ne restèrent pas moins actives et les services de ces mercenaires sans scrupule ni religion con-

DECRET DF VERONE

143

tinuèrent à être indispensables aux grands seigneurs féodaux, engagés dans des guerres sans fin avec leurs voisins (1).

L'échec de la croisade de 1181 paraît avoir découragé pour un temps l'Église. Pendant un quart de siècle, l'hérésie put se développer avec une liberté relative en Gascogne, en Languedoc et en Provence. A la vérité, un décret du Pape Lucius III, rendu à Vérone en 1184, est la première tentative pour organiser une Inquisition; mais il n'eut pas d'effet immédiat. Il est vrai encore qu'en 1195 un autre légat du pape, Michel, tint un concile provin- 127 cial à Montpellier, il ordonna l'exécution des canons de Latran à l'égard des hérétiques et des brigands, dont les biens devaient être confisqués et qui devaient être réduits en esclavage (2) ; mais toutes ses instances ne purent avoir raison de l'indifférence des nobles, qui ne se souciaient pas d'exterminer une partie de leurs sujets pour complaire à une hiérarchie dont les ordres ne leur inspiraient plus de respect. Peut-être aussi la prise de Jérusalem par les Infidèles, en 1186, dirigea-t-elle vers la Palestine toute la ferveur religieuse alors disponible, ne laissant rien pour le ser- vice de la foi en Europe même. Quoi qu'il en soit, aucune persécu- tion efficace ne fut entreprise jusqu'à ce que la vigoureuse diplo- matie d'Innocent III, après avoir vainement tenté des remèdes moins sévères, organisât une guerre à mort contre l'hérésie.

Pendant la trêve, les Pauvres de Lyon avaient été obligés de faire cause commune avec les Cathares; le zèle du prosélytisme, autrefois si efficace en dépit de la persécution, avait profité de la suppression des mesures répressives pour s'exercer avec plus d'intensité encore, sans avoir rien à craindre d'un clergé à la fois découragé et négligent de ses devoirs. Les hérétiques prê- chaient et convertissaient, tandis que les prêtres s'estimaient heureux s'ils pouvaient arracher une partie de leurs dîmes et de leurs revenus à la rapacité des nobles et à l'indifférence hostile

(1) Stephani Tornac. Epist. ? 2. Gaufricli Vosiens. Chron. ann. 1183. Gualt. Mapes, de Nugis curialium, dist. i, c. xxix. Guillelm. Nangiac. ann. 1183. Rigord. de G<>st. Phil. Aug. ann. 1183. Guill. Brito, de Gest. Phil. Aug. ann. 1183. E;usd. Philipmdos, lib. i, 726-745. Grandes Chroniques, ann. 1183. Du Cange svv. Cotarellm, Palearii.

(2) Lucii PP. III. Epist. 171. Concil. Monspeliens. ann. 1195.

144 PROGRÈS DES ALRIGEOIS

de leurs paroissiens. Innocent III admit comme un fait cette vérité humiliante que les hérétiques prêchaient et enseignaient publiquement sans qu'aucune mesure fût prise pour les arrêter. Guillaume de Tudèle dit que les hérétiques possédaient l'Albi- geois, le Carcassais et le Lauraguais, que toute la région entre Béziers et Bordeaux en était infectée. Gautier Mapes nous apprend qu'il n'y en avait point en Bretagne, mais qu'ils abon- daient en Anjou et qu'en Aquitaine et en Bourgogne leur nom- bre était infini. Suivant Guillaume de Puy-Laurens, Satan régnait en paix sur la plus grande partie de la France méridionale; le clergé était si méprisé que les prêtres cachaient leur tonsure, que les évêques étaient obligés d'admettre dans les ordres qui- conque se présentait à l'ordination; le pays tout entier, comme frappé de malédiction, ne produisait que des épines, des char- dons, des ravisseurs, des bandits, des voleurs, des assassins, des adultères et des usuriers. Césaire de Ileisterbach déclare que les erreurs albigeoises se répandirent si rapidement qu'elles eurent bientôt gagné un millier de villes et il croit que si elles n'avaient pas été combattues par l'épée des fidèles, toute 1 Europe en aurait été infectée. Un inquisiteur allemand prétend qu'en 128 Lombardie, en Provence et dans d'autres régions il y avait plus d'écoles d'hérésie que de théologie orthodoxe; que les hérétiques disputaient publiquement et convoquaient le peuple à leurs débats; qu'ils prêchaient sur les places de marché, dans les champs, dans les maisons, et que personne n'osait s'y opposer, à cause du nombre et de la puissance de leurs protecteurs. Comme nous l'avons déjà vu, ils étaient régulièrement orga- nisés en diocèses; ils avaient leurs établissements d'éducation pour les femmes comme pour les hommes, et l'on vit une fois toutes les nonnes d'un couvent embrasser le Catharisme, sans quitter ni la maison ni le costume de leur Ordre (1). Telle était la situation la corruption avait réduit l'Église.

(i) Innocent. PP. S-rm. de Tempnre xn. GuilL de Tudela, c. n. Gualt. Mapes. de JYugis curial. dist. i, c. \xx. Guill. de Pod.-Laur. Prœm. ; cf. cap. 3. 4. Caesar. Heisterb. dist. v, c. 21. Stephani Tornacens. Epist. 92. Anon, Passav. (Bibl. Mag. Pat. xm, 299j. Schmidt, i, 200.

ALARMES DE LA PAPAUTÉ 145

Préoccupée d'accroître son pouvoir temporel, elle avait presque abandonné ses fonctions spirituelles, et son empire, construit sur des fondations spirituelles, s'écroulait avec elles. Peu de crises dans l'histoire de l'Église ont été plus dangereuses que celle qu'allait affronter Lothario Conti, lorsqu'il prit la pourpre à l'âge de 38 ans. Dans son sermon de consécration, il annonça qu'un de ses principaux devoirs serait la destruction de l'hérésie; jusqu'à la fin, au milieu de conflits interminables avec empe- reurs et rois, il resta fidèle à cet engagement. Par bonheur, il possédait les qualités nécessaires pour guider la barque ava- riée de Saint-Pierre à travers les tempêtes et les écueils; il la conduisit, sinon toujours avec sagesse, du moins avec un cou- rage persévérant et une confiance inébranlable qui lui permirent d'accomplir jusqu'au bout sa haute mission (1).

(1) Innocent. PP. III, Serm. de Diversis, m.

113 DÉCLARATION D*INNOCE.\T III

CHAPITRE IV

LES CROISADES ALRIGEOISES

^29 L'Église, à la fin du xne siècle, admettait qu'elle était respon- sable des périls de sa situation, que les progrès alarmants de l'hérésie étaient tout au moins encouragés par la négligence et la corruption de son clergé.

Dans son discours d'ouverture au grand concile de Latran, Innocent III n'hésita pas à faire aux Pères assemblés la déela- tion suivante : « La corruption du peuple a sa source principale dans Je clergé. C'est de que viennent les maux du christia- nisme : la foi s'éteint, la religion s'efface, la liberté est enchaî- née, la justice est foulée aux pieds, les hérétiques se multi- plient, les schismatiques s'enhardissent, les incrédules se forti- fient, les Sarrasins sont vainqueurs. » Après la vaine tentative faite par ce concile pour frapper le mal à sa racine, Honorius III, avouant son iusuccès, répétait les assertions d'Innocent. C'était une vérité que personne n'osait contester.

Cependant, en 1204, lorsque les légats qu'Innocent avait envoyés chez les Albigeois appelèrent son intervention contre des prélats qu'ils n'avaient pu faire rentrer dans l'ordre, dont les mœurs infâmes étaient un scandale pour les fidèles et un argument irrésistible dans la bouche des hérétiques, Innocent leur enjoignit sèchement de s'occuper de leur mission et de ne pas s'en laisser détourner par des affaires moins importantes. Cette réponse indique clairement la politique de l'Église. Même le courage d'un Innocent reculait devant la tâche de nettoyer

HÉRÉSIE DU NIVERNAIS 1-47

les écuries d'Augias; il semblait plus facile d'écraser la révolte par le fer et par le feu. (1)

Nous avons vu avec quelle promptitude et quelle suite dans les idées Innocent entreprit de supprimer l'hérésie en Italie; au-delà des Alpes, il ne se montra ni moins actif, ni moins énergique, et il faut lui rendre cette justice qu'il chercha tou- 13C jours à procéder équitablement, à ne pas confondre les inno- cents avec les coupables. Depuis longtemps, le Nivernais était connu comme une des régions les plus profondément infectées. Nous avons déjà relaté les troubles suscités à Vézelay en 1167 par le Catharisme et la sévère répression qui avait mis fin aux manifestations de l'hérésie sans en détruire les germes. Vers la fin du siècle, l'éveque Hugues d'Auxerre mérita le surnom de marteau des hérétiques par l'énergie et le succès qui marquè- rent ses persécutions ; et bien qu'il fût également célèbre pour son avidité, son mépris du droit, la tyrannie qu'il exerçait dans son diocèse et son ardeur à ruiner ceux dont il avait à se plain- dre, son zèle pour la foi sembla couvrir la multitude de ses méfaits. Il avait à peine besoin des exhortations qu'Innocent lui adressa en 1204 pour l'exciter à débarrasser son diocèse de l'hérésie. Par un usage impitoyable des mesures de confisca- tion, par l'exil et le bûcher, il fit tout en son pouvoir pour exter- miner l'hérésie; mais le mal était profond et reparaissait sans cesse. Le principal auteur de la propagande était un anachorète nommé Jerric, qui vivait dans un souterrain près de Corbigny; grâce aux efforts de Foulques de Neuilly, on finit par l'y sur- prendre et l'y brûler. Mais ce n'était pas seulement parmi les pauvres et les humbles que le Catharisme faisait des recrues. En 1199, le doyen de Nevers etPabbé de Saint-Martin de Nevers firent appel à Innocent pour se plaindre d'être persécutés; la réponse du pape montre à la fois son désir de leur donner toute facilité pour se défendre et la complication de la procédure

(1) Innocent. PP. III Serm. de Diversls, vi ; Regest. vît; J65, x, 5i. Honor. PP. III Epist. ad Archiep Bituricens (Martène, Ampl. Coll. i, 1140-51). - En 1250, Robert Grosseteste, évèque de Lincoln, dit à Innocent V à Lyon que la corruption du clergé était la cause des hérésies qui affligeaient l'Eglise (Fascic. Rer. expet. et fugiend. n, 251, éd. 1690).

148 AFFAIRÉS DE LA CHARITE ET DE METZ

ecclésiastique à celte époque. En 1201, l'évêque Hugues fut plus heureux avec un coupable d'égale importance, le chevalier Eve- rard de Chàteauneuf, auquel le comte Hervey de Nevers avait confié la gestion de ses domaines. Le légat Octavien réunit à Paris un concile, comprenant nombre d'éveques et de théolo- giens, pour juger Éverard; il fut condamné, principalement sur le témoignage de l'évêque Hugues lui-même, livré au bras sécu- lier et brillé vif. On lui avait cependant accordé un délai pour rendre compte de sa gestion au comte Hervey.

Son neveu, Thierry, hérétique endurci également, se réfugia à Toulouse où, cinq ans après, nous le trouvons évêque des Albigeois, qui étaient heureux d'avoir pour complices un noble français. La Charité était un centre d'hérésie particulièrement actif dans le Nivernais. De 1202 à 1208, nous voyons les citoyens de cette ville en appeler souvent à Innocent, parce que la jus- tice pontificale passait pour plus indulgente que celle des tri- bunaux du pays ; les décisions du pape témoignent, en effet, 131 d'un louable effort pour empêcher l'injustice. Mais tout cela fut inutile et La Charité fut une des premières villes il parut nécessaire, en 1233, d'envoyer un inquisiteur. A Troyes, en 1200, huit Cathares, dont trois femmes, furent brûlés vifs; on en brûla d'autres à Braisne, en 1204, parmi lesquels le plus célèbre peintre qui fût alors en France, Nicolas. (1)

En 1199, un autre danger menaça l'Église de Metz, des sectaires vaudois furent trouvés en possession de la traduction française du Nouveau Testament, du Psautier, du Livre de Job et d'autres parties de l'Écriture, qu'ils étudiaient avec ardeur et refusaient de remettre aux prêtres des paroisses; ils poussaient la hardiesse jusqu'à afûrmer qu'ils connaissaient l'Écriture Sainte mieux que leurs pasteurs et qu'ils avaient le droit de cher- cher une consolation dans cette lecture. Le cas était embarras- sant, car l'Église n'avait pas encore interdit formellement au

(1) Roberti Autissiodor. Chron. ami. 119S-1201. Hist. Episc. Autissiod. (D Bouquet, xvm, 725-6, 729) Pétri Sarnens. Hist. AJhij. c. 3. Innocent. PP. III. Reg. h, 63, 99, v, 36; vi, 63, 239; ix, 110; x, 206. Potthast 9F>2. Alberic. Trium Fontium Chron. airn. 1200. Cliron. Canon. Laudun. ann 1204 (D. Bouquet, xvm, 713).

RAYMOND VI DE TOULOUSE 119

peuple la lecture de la Bible et ces pauvres gens n'étaient accu- sés d'aucune hérésie précise. On s'adressa à Innocent. Le pape répondit qu'il n'y avait rien de blâmable dans le désir de com- prendre l'Écriture, mais que la profondeur de ces écrits était tell^que les plus savants étaient souvent incapables de la son- der ; par conséquent, cette lecture dépassait de beaucoup l'in- telligence des simples. Le peuple de Metz était exhorté à renon- cer à une prétention condamnable et à rendre à ses pasteurs le respect qui leur était dû. Cet avis était accompagné d'une menace très claire pour le cas il ne serait pas suivi. Comme les Messins n'en continuaient pas moins à lire la Bible, l'abbé de Citeaux et deux autres ecclésiastiques furent envoyés à Metz pour mettre un terme à cet état de choses. La preuve qu'ils ne réussirent guère, c'est qu'en 1230 un hérétique brûlé à Reims possédait une traduction française de la Bible et qu'en 1231 les hérétiques de Trêves en possédaient des versions alle- mandes. (1)

Ce qui préoccupait naturellement le plus la cour de Rome était l'existence, dansle midi de laFrance, d'une vraie citadelle de l'hé- résie. Raymond VI de Toulouse venait, au mois de janvier 1195, de succéder à son père, à l'âge de 38 ans. Il était le plus puis- sant feudataire de la monarchie et presqu'aussi indépendant qu'un souverain. La possession du duché de Narbonne lui con- férait la dignité de premier pair laïque de France. Il était éga- lement suzerain, avec une autorité plus ou moins directe, du marquisat de Provence, du comtat Venaissin, des comtés de Saint-Gilles, Foix, Gomminges et Rodez, ainsi que del'Albigeois, du Vivarais, du Gévaudan, du Velay, du Rouergue, du Quercy et de l'Agénois. Même en Italie, il était célèbre comme le comte le plus puissant de l'Europe, ayant lui-môme quatorze comtes parmi ses vassatal, ni les troubadours assuraient qu'il était l'égal des empereurs :

Car il val tan qu'en la soa valor

AurV assatz ad un emperador.

(1) Regest. h, 141, 142, 235. Revue de l'Hist. des Relig. mars 1889, p. 245. Gesta Treviror. c. 104.

150 PUISSANCE DE RAYMOND VI

Même après le sacrifice de la majeure partie des domaines de sa maison, son fils, Raymond VII, à la cour splendide qu'il tint à Noël en 4244, conféra à deux cents nobles les insignes de la Chevalerie. Par ses alliances matrimoniales, Raymond VII était étroitement lié aux maisons royales de Castille, d'Aragon, de Navarre, de France et d'Angleterre. Il épousa, en quatrième noces (1196), Jeanne d'Angleterre, afin d'obtenir un traité favo- rable avec son frère Richard et se débarrassa ainsi de l'hostilité d'un homme de guerre redoutable qui, en qualité de duc d'Aqui- taine, avait beaucoup inquiété son père. Mais ce traité avec Ri- chard offensa Philippe Auguste, ce qui eut plus tard de tristes conséquences pour Raymond. Presqu'à la même époque, il fut délivré d'un autre ennemi héréditaire par la mort d'Alphonse II d'Aragon, dont les vastes domaines et les prétentions plus grandes encore dans la France méridionale avaient parfois menacé la maison de Toulouse d'une ruine complète. Avec le successeur d'Alphonse, Pierre II, Raymond enl retint les relations les plus amicales, cimentées encore, en 1200, par son mariage avec la sœur de Pierre, Eléanor, et, en 1205, par les fiançailles de son 133 jeune fils Raymond VII avec la fille encore toute jeune du roi d'Aragon. Philippe Auguste, lors de son avènement, lui témoi- gna une amitié qui semblait un gage de plus de paix et de pros- périté pour son règne.

Ainsi assuré contre des agressions du dehors, Raymond se souciait peu de l'excommunication qui avait été fulminée contre lui en 1195 par Célestin III, à la suite d'une atteinte portée aux droits de l'abbaye de Saint-Gilles. Innocent III leva cette excom- munication, mais non sans avertir sévèrement le prince, qui eut le tort de ne point faire cas de cet avis. Bien qu'il ne fut pas hérétique lui-même, scn indifférence à l'égard des questions reli- gieuses le rendait toléiant envers l'hérésie de ses sujets. La plu- part de ses barons étaient, les uns hérétiques, les autres favo- rablement disposés envers une croyance qui, en repoussant les prétentions de l'Église, permettaient de la spolier ou du moins de s'affranchir de ses exigences. Les mêmes motifs agissaient sans doute sur Raymond. Quand, en 1195, le concile 'de Mont-

SA POLITIQUE 10LÉRANTE *?>'*

pellier lança l'anatbème contre tous les princesqui négligeraient d'appliquer les canons de Latran contre les hérétiques et les mercenaires, il n'y fit pas la moindre attention. En vérité, il eût fallu à Raymond une dose peu commune de fanatisme religieux pour qu'il consentit à provoquer ses vassaux, à dévaster ses propres domaines et à encourir les agressions de voisins qui le guettaient, le tout pour rétablir l'unité religieuse et rendre ses sujets plus obéissants à une Église connue seulement par sa rapacité et sa corruption. La tolérance avait régné pendant près d'une génération; le pays jouissait de la paix après une longue suite de guerres et la prudence la plus élémentaire conseillait au prince de marcher dans la voie que son père avait tracée. Entouré d'une des cours les plus gaies et les plus cultivées de l'Europe, aimant les femmes, protégeant les poêles, un peu irrésolu dans ses desseins, adoré d'ailleurs de ses sujets, rien ne pouvait lui sembler plus absurde que l'impitoyable persécu- tion que Rome représentait comme le premier de ses devoirs (1). La condition de l'Église sur les domaines de Raymond était bien propre à exciter l'indignation d'un pape comme Innocent III. Un chroniqueur nous assure que, sur plusieurs milliers d'habi- tants, on ne trouvait qu'un petit nombre de catholiques; et bien qu'il y ait sans doute de l'exagération, on a pu voir, dans le chapitre précédent, avec quelle rapidité s'était développée l'hé- résie. L'état de l'évêché de Toulouse suffit à montrer quel dis- crédit pesait alors sur l'Église et combien ses intérêts temporels avaient souffert de la ruine de son prestige spirituel. L'évêque Fulcrand, qui mourut en 1200, vivait, faute de pouvoir faire autrement, dans un état de pauvreté tout apostolique. Ses dimes avaient été confisquées par les seigneurs et les monastères; les prêtres de paroisse avaient mis la main sur ses prémices; les » quelques revenus qui lui restaient provenaient d'un petit nombre de fermes et du four banal sur lequel il percevait des droits féodaux. Dans sa misère, il commença un procès contre son

(1) Villani Chron. lib. v, c. 90. Diez, Leben una Werke dor Trnubadows, 424. GaiU. Pod. Laur. cap. 47. Vaissete, éd. Privât, vm, 558. Petn bar- îicnsis Hist. Albig. ci.— Vaissete, éd. 1730, m, 101.

134

152 MISÈRE DES ÉVÊQUES

propre chapitre, afin d'obtenir le revenu d'une seule prébende qui lui permit de vivre. Quand il visitait ses paroisses, il était obligé de demander une escorte aux seigneurs des pays qu'il traversait. Après la mort de Fulcrand, sa place, quelque peu enviable qu'elle parût, fut l'objet d'une contestation scandaleuse qui se termina à l'avantage de Raymond de Rabastens, archi- diacre d'Agen. Cet évêque, plus pauvre encore que son prédéces- seur, recourut, pour augmenter ses revenus, aux procédés de simonie; mais une fois qu'il eût vendu ou mis en gage tout ce qui restait au siège épiscopal de Toulouse, pour payer les frais d'un procès avec l'un de ses vassaux, Raymond de Beaupuy, on le déposa de sa dignité avec une rente de trente livres toulou- sains, juste assez pour le soustraire à la mendicité, et on le pourvut, pour toute compagnie, d'une méchante servante. Son successeur, Foulques de Marseille, troubadour distingué qui avait renoncé au monde et était devenu abbé de Florèges, racontait que, lorsqu'il prit possession de l'évêché, il était obligé de donner à boire à ses mules, parce qu'il n'avait per- sonne pour les conduire à l'abreuvoir voisin de la Garonne. Ce Foulques, alors si misérable, était un homme d'un tempérament ardent et vindicatif, qui devait un jour porter à travers son diocèse le fer et le feu (1). 135 Le mal augmentait continuellement et l'on pouvait prévoir le moment l'Église romaine aurait perdu complètement les provinces méditerranéennes de la France. Il faut dire cepen-

(1) Guiîl. Nangiac. ann. 1207. Vaissete, m, 128, 132.— Guill. Pod. Laur. c. G, 7. Reg. vm, 115-116. Sur la condition des autres sièges Carcas- sonne, Vence, Agde, Auch, Narbonne, Bordeaux voir Regest. i, 194; m, 24; vi, 216; Vu, 84; vm, 76; xvi, 5. . , .

Pour la biographie de Foulques, ou Folquet, de Marseille, qui, après avoir ete le favori de Raymond V, devint l'ennemi le plus acharne de Raymond M, voir Paul Meyer ap. Vaissete, éd. Privât, vu, 444. Dante le place dans l'enfer de Venus, en compagnie de Cunizza, la sœur débauchée d'Ezzelin da Komano (Paraihso, ix). On raconte de lui que, prêchant un jour contre les hérétiques, il les compara à des loups et les fidèles à des moutons. Un hérétique à qui Simon de Montfort avait fait crever les yeux, couper le nez et les lèvres, se leva et dit : « Avez-vous jamais vu un loup traiter de la sorte une brebis? » A quoi Foulques répondit que Mont- fort était un bon chien qui avait bien mordu le loup. On raconte de lui un aulre trait moins déplaisant : rencontant une pauvre mendiante hérétique, il lui fit 1 au- mône, disant que son aumône allait à la pauvreté et non à l'hérésie. Chabaneuu, ap. Vaissete, éd. Privât, x, &[%

PREMIÈRES MESURES D'iNNOCENT 153

dant, à l'éloge des hérétiques, que l'esprit de persécution leur était tout à fait étranger. Assurément, la rapacité des seigneurs dépouillait rapidement les ecclésiastiques de leurs biens et de leurs revenus; ceux qui mettaient ainsi la main sur les propriétés de l'Église n'éprouvaient guère de scrupule à spolier des moines paresseux et des prêtres mondains dont le nombre, du reste, allait sans cesse en diminuant; mais les Cathares, bien que se considérant comme l'Église de l'avenir, ne paraissent jamais avoir songé à étendre par la force leur domaine spirituel. Satis- faits d'opérer des conversions et de prêcher au peuple, ils vivaient en parfaite amitié avec leurs voisins orthodoxes. Aux yeux de l'Église, cet état de choses était intolérable. Elle a tou- jours considéré qu'un pouvoir civil, en tolérant les autres croyances, persécute la sienne. Par la loi même de son exis- tence, elle ne peut admettre de partage avec personne dans le gouvernement des âmes. Cette fois, le cas était plus grave encore, car la tolérance dont elle se plaignait risquait d'entraîner sa ruine, de sorte qu'elle se voyait contrainte à prendre les mesures les plus rigoureuses, non seulement en vertu des devoirs qu'elle s'attribuait, mais d'un instinct naturel de conservation. 136

Innocent, consacré le 22 février 1198, écrivit dès le 1er avril à l'archevêque d'Auch pour déplorer les progrès de l'hérésie et le danger de son triomphe qu'il entrevoyait. Ordre fut donné à ce prélat et à ses frères d'user, avec la plus grande rigueur, des censures ecclésiastiques et d'invoquer, en cas de besoin, l'inter- vention des princes et du peuple. Non seulement les hérétiques doivent être punis, mais il faut sévir contre ceux qui entre- tiennent où sont suspects d'entretenir des relations avec eux. Évidemment, les prélats ne pouvaient répondre à ces exhorta- tions que par l'aveu de leur impuissance. Innocent s'y attendait et se hâta de prendre l'initiative. Le 21 avril, il envoya en France deux commissaires, Rainier et Gui, munis de lettres adressées aux prélats, aux princes, aux seigneurs et à tout le peuple. Ceux-ci devaient, aux termes de ces lettres, prendre immédiatement toutes les mesures utiles pour détourner de l'Église les périls dont la menaçait l'accroissement des Ca-

45i LE LÉGAT RAINIER

thares et des Vaudois, qui corrompaient le peuple par des œuvres simulées de charité et de justice. Les hérétiques qui ne voudront pas revenir à la foi doivent être bannis et dépouillés de leurs biens; si les autorités temporelles refusent de procéder à ces exécutions ou montrent quelque négligence, elles doi- vent êtres frappées d'interdit; en revanche, si elles se font obéissantes, on les récompensera par l'octroi des indulgences promises pour un pèlerinage à Rome ou à Saint-Jacques de Compostelle. Tous ceux qui sont en relation avec les héré- tiques doivent être punis comme eux.— C'est seulement six mois plus tard que Rainier fut autorisé par le pape à tarir la source du mal en réformant les églises et en y rétablissant la disci- pline; évidemment, c'est de la répression que le pape voulait s'occuper d'abord.

Au mois de juillet 1199, les pouvoirs de Rainier furent encore accrus et il reçut le titre de légat, grâce auquel il devait être obéi et respecté à l'égal du pape lui-même. Guillaume, seigneur 137 de Montpellier, demanda, sur ces entrefaites, qu'on lui envoyât un légat pour l'aider à supprimer l'hérésie. Bien que Guillaume fût un bon catholique, cette manifestation de son zèle était due à une tout autre cause : il voulait obtenir la légitimation des enfants qu'il avait eus d'une seconde femme, sans que son divorce avec la première eût été légal. Innocent refusa le marché et le zèle de Guillaume se refroidit. Vers la même époque, le légat montra des velléités de réforme en dénonçant deux coupables très haut placés, les archevêques de Narbonne et d'Auch, dont l'immoralité et la négligence avaient réduit l'Église de leurs provinces à une condition déplorable; mais comme la procé- dure dura dix ou douze ans avant que les coupables pussent être éloignés de leurs sièges, il ne pouvait être question de rien qui ressemblât à une réforme générale (1).

On peut même dire que, pendant quelques temps du moins, les efforts intermittents pour purifier l'Église ne firent qu'ag-

(1) Re-est. i, 92, 93. 94, 165, 395; n, 122, 123, 298; ni. 24; v, 96 ; vu, 17, 75 ▼m, 75, 106; ix, 66, x, 68; xm, 88; xiv, 32; xvi, 5. \ aissete, m, 11..

PIERRE DE CASTELNAU 155

graver la situation; car les prélats, furieux de voir tant d'auto- ité aux mains des représentants directs de Rome, refusaient e s'associer énergiquement à la campagne contre l'hérésie. On ut craindre un instant de les voir faire cause commune avec es hérétiques contre le Saint Siège, afin de se protéger eux- mêmes et leur clergé contre ses envahissements.

Rainier tomba malade pendant l'été de 1202. Il fut remplacé par Pierre de Castelnau et Raoul, moines cisterciens de Font- froide, qui, au prix de peines infinies et en menaçant la ville de la vengeance royale, réussirent à arracher aux magistrats de Toulouse le serment d'abjurer l'hérésie et d'expulser les hérétiques; en retour, ils juraient que les immunités et les libertés de la ville ne subiraient aucune atteinte. A peine étaient-ils partis que les Toulousains oublièrent leurs promesses. Encouragés par ce qu'ils croyaient être un succès, les moines essayèrent d'obtenir le même engagement du comte Raymond. Ils y réussirent, mais dans des conditions qui montrent bien la difficulté de leur tâche. Quand ils demandèrent à l'archevêque de Narbonne de les accompagner auprès du comte de Toulouse, ce prélat ne se contenta pas de refuser : il leur dénia toute assistance et c'est à grand peine qu'ils obtinrent de lui des chevaux pour le voyage. L'évêque de Béziers, sollicité également, refusa de les accompagner. Ils lui demandèrent de convoquer 138 les consuls de Béziers afin qu'ils abjurassent l'hérésie et jurassent de défendre l'Église; l'évêque n'en fit rien, créa même des difficul- tés particulières aux envoyés du pape, et bien qu'il eût finalement promis d'excommunier les magistrats pour cause de contumace, il se garda d'en rien faire. Et cependant, l'hérésie était telle- ment florissante à Béziers que le vicomte dut autoriser des chanoines à fortifier l'église de Saint-Pierre de peur que les hérétiques ne s'en emparassent de force! L'évêque de Béziers était probablement effrayé par la mésaventure arrivée à son voisin, Bérenger, évêque de Carcassonne, qui, ayan menacé son troupeau des rigueurs ecclésiastiques, fut chassé de la ville et mis en quarantaine, une grosse amende ayant été

156 ARNAUD DE GITE AUX

édictée contre ceux qui entretiendraient des rapports avec lui (1).

L'audace des hérétiques défiait les efforts d'Innocent. Esclar- monde, sœur du puissant comte de Foix, fut hérétiquée, en compagnie de cinq autres dames de haute naissance, dans une assemblée publique de Cathares à laquelle assistaient beaucoup de nobles et de chevaliers. On remarqua que le comte fut le seul à ne point donner aux ministres le salut à la mode des hérétiques dit vénération. Pierre le Catholique d'Aragon présida un grand débat public à Carcassonne, les légats et plusieurs docteurs hérétiques argumentèrent sans résultat. La situation paraissait si désespérée qu'il fallait, disait Innocent, un nouveau déluge pour purifier le pays et le préparer à l'avènement d'une race nouvelle (2). 139 Décidé à tenter un violent effort, le pape nomma légat en chef 1' «abbé des abbés », Arnaud de Citeaux, supérieur du grand ordre des Cisterciens, homme énergique, implacable, plein de zèle pour la cause de l'orthodoxie et doué d'une rare persévé- rance. A la fin de mai 1204, Innocent conféra des pouvoirs extraordinaires à une commission composée d'Arnaud et des moines de Fontfroide. Les prélats des provinces infectées étaient l'objet de réprimandes sévères et recevaient l'ordre d'obéir en toutes choses aux légats, sous peine de s'attirer la colère du Saint-Siège. Partout existaient des hérétiques, les légats étaient autorisés « à détruire tout ce qui devait être détruit, à planter tout ce qui devait être planté. » D'un seul coup, l'indépendance des églises locales était confisquée : Rome proclamait la dictature.

Reconnaissant, d'ailleurs, combien les censures ecclésias- tiques étaient devenues impuissantes. Innocent ne songeait plus qu'à employer la force. D'après les instructions données

(1) Pétri Sarnens. c. 1, 17. Vaisscte, m, 129, 134-5; Preuves, 197. Regest. vi, 242-3.

(2) Pet. Sarnens. ç 3. Vaissete, m, 133, 135. Guillem de Tudela, iv. Je cite ce poème, dont le début est de Guillaume de Tudèle, d'après l'édition de Kauriel (1837). Une version métrique par Mary-Lalbn parut en 180*; depuis M. Paul Mf\vei en a donné une édition critique avec un at>. aratus abondent,

TIÉDEUR DU ROI DE FRANGE 157

aux légats, tout hérétique impénitent devait être livré au bras séculier, sa personne proscrite, ses biens confisqués; en outre, on devait offrir à Philippe Auguste et à son fils Louis Cœur-de- Lion, s'ils voulaient travailler à supprimer l'hérésie, rémission entière de leurs péchés, comme s'ils avaient entrepris une croi- sade en Terre Sainte. Les mêmes promesses étaient faites à tous les seigneurs, même les classes turbulentes de la popula- tion étaient incitées par la double perspective d'un pillage abondant et d'une complète absolution. En effet, par une clause spéciale, les légats étaient autorisés à remettre toutes les peines spirituelles qu'entraînaient les violences contre les personnes, à ceux qui commettraient de pareils actes en persécutant les hérétiques. Innocent écrivit en même temps à Philippe Auguste, l'exhortant à tirer l'épée pour tuer les loups qui ravageaient le troupeau du Seigneur. S'il ne pouvait pas aller lui-même, eh bien ! qu'il envoyât son fils ou quelque chef expérimenté ; mais qu'il consentît à exercer le pouvoir qu'il avait reçu à cet effet du ciel. Le pape lui reconnaissait le droit de saisir et d'ajouter à ses domaines les possessions de tous les nobles qui refuseraient 140 de lui prêter leur concours dans la lutte engagée contre l'hé- résie (1).

Innocent avait joué sa dernière carte et il l'avait perdue. Moins que jamais, les prélats, dépouillés de toute autorité, n'étaient disposés à seconder les légats. Philippe Auguste restait insensible aux avantages spirituels et temporels dont on essayait de le leurrer. Il avait déjà eu le bénéfice d'une indul- gence pour une croisade en Terre Sainte et n'avait probable- ment pas trouvé que le résultat fût à la hauteur de ses sacri- fices; en revanche, ses récentes acquisitions en Normandie, en Anjou, en Poitou et en Aquitaine, faites aux dépens du roi Jean d'Angleterre, exigeaient toute son attention et pouvaient être mises en danger s'il se créait de nouvelles inimitiés en tentant de nouvelles conquêtes. Il s'abstint donc de répondre à l'appel du pape.

(1) Regest. vu, 76, 77, 79, )£.

158 P1EKRE d' ARAGON

Pierre de Caslelnau avait perdu courage et suppliait qu'on lui permit de rentrer dans son abbaye; le pape refusa, assu- rant Pierre que Dieu le récompenserait suivant ses efforts et non suivant ses succès. Un second appel adressé à Philippe Auguste, en février 1205, resta également sans effet. Au mois de juin suivant, Innocent se tourna vers Pierre d'Aragon, lui concédant tous les territoires qu'il pourrait acquérir sur les hérétiques; un an après, il lui promit également les biens de ceux-ci. Le seul résultat de ces négociations, fui que Pierre s'empara du château d'Escure, qui appartenait à la papauté, mais avait été occupé par les Cathares. 11 est vrai que la face des choses parut se modifier à Toulouse, l'on exhuma les ossements de quelques hommes convaincus d'hérésie; mais cette petite victoire fut promptement annulée par la munici- palité. Celle-ci adopta une loi prohibant d'intenter des procès à des morts qui n'avaient pas été accusés de leur vivant, à moins qu'ils n'eussent été hérétiques sur leur lit de mort (1). 141 Un jour, dans une dispute les docteurs cathares eurent, comme d'ordinaire, le dessous, l'évêque Foulques de Toulouse demanda à Pons de Rodelle, chevalier connu pour sa sagesse et son orthodoxie, pourquoi il ne chassait pas de ses domaines ceux qui étaient manifestement dans l'erreur. « Comment le ferions- nous ? répondit le chevalier ; nous avons été élevés avec eux, nous avons des parents parmi eux et nous les voyons vivre honnêtement. » Le zèle dogmatique était impuissant à transformer d'aussi bons sentiments en haine féroce et nous croyons volontiers le moine de Yaux-Cernay lorsqu'il nous dit . que les seigneurs du pays protégeaient presque tous les héré- tiques, les aimaient sincèrement et les défendaient contre Dieu et contre l'Église (2).

Tout paraissait perdu lorsqu'un événement imprévu vint réveiller le zèle et les espérances des orthodoxes. En 1206, vers le milieu de l'été, les trois légats se rencontrèrent à Montpel-

(1) Regest. vu, 210, 212; vui, 94, 97; ix, 103. J. Havet, LHérés'e et le bras séci-lUr, in Bibl. le V Ecole des Chartes, 1880, p. 582. ( ) Guill. do Pod. Laurent, c. 8. Pet. Sarnens. c. 1.

DIEGO ET DOMINIQUE » 459

*ier et décidèrent d'abandonner leur tâche. Le hasard voulut qu'un prélat espagnol, Diego de Azevedo, évêque d'Osma, arrivât alors à Montpellier en revenant de Rome. Il y avait vai- nement supplié Innocent de lui permettre de renoncer à son évêché pour consacrer le reste de sa vie à la prédication parmi les infidèles. Apprenant la décision des légats, il fit effort pour les en faire revenir; il leur donna l'idée de renvoyer leurs magnifiques escortes et la pompe mondaine dont ils s'entou- raient, pour aller vers le peuple pieds nus et pauvres comme les apôtres. Les légats finirent par accepter, mais demandèrent qu'une personne autorisée leur donnât l'exemple. Diego s'offrit, il renvoya ses serviteurs, ne gardant auprès de lui que son sous-prieur Domingo de Guzman, qui avait déjà, sur le chemin d'Osma à Rome, converti un hérétique à Toulouse. Arnaud revint à Citeaux pour tenir un chapitre général de l'Ordre et recruter des missionnaires, tandis que les deux autres légats, avec Diego et Dominique, commençaient leur nouvelle cam- pagne à Caraman. Là, pendant huit jours, ils disputèrent avec les hérésiarques Beaudouin et Thierry (nous avons vu que ce dernier avait été chassé quelques années auparavant du Niver- nais.) On nous assure qu'ils réussirent à convertir tout le bas 142 peuple, mais que le seigneur du château ne voulut point accor- der l'expulsion des deux docteurs cathares (1).

L'automne et l'hiver furent occupés par des colloques du même genre. Au début du printemps de 1?07, Arnaud avait tenu son chapitre et recruté pour son œuvre de nombreux volontaires, entr'autres une douzaine d'abbés. Ils descendirent en bateau la Saône jusqu'au Rhône et se rendirent, sans che- vaux et sans escorte, sur le théâtre de leur activité. Là, ils se séparèrent en groupes de deux ou trois et se mirent à prêcher pieds nus dans les villes et les villages. Pendant trois mois, ils errèrent ainsi, comme de véritables évangélistes, trouvant sur leur chemin des milliers d'hérétiques et peu de fidèles. Les con- versions furent rares et eurent surtout pour résultat d'exciter

(i) Pet. Sarnens. c. 3.

JGO EXCOMMUNICATION DE RAYMOND

les missionnaires hérétiques à renouveler leurs efforts. La dou- ceur et la tolérance des Cathares sont attestées d'une manière formelle par le fait qu'aucun des moines envoyés par le pape ne courut de véritable danger. C'étaient cependant des hommes qui venaient d'invoquer l'appui des plus puissants souverains de la chrétienté en leur demandant d'exterminer les Cathares par le fer et par le feu. De temps en temps, les moines eurent à se plaindre d'une insulte, mais jamais ils ne furent menacés de violence, excepté peut-être Pierre de Castelnau qui, à Béziers, parait avoir excité une aversion particulière. Malgré les pouvoirs extraordinaires dont ils étaient investis, les légats furent obligés de s'adresser à Innocent afin de pouvoir con- férer le droit de prêcher en public à ceux qu'ils en jugeraient dignes. Cela montre avec quel soin jaloux l'Église d'alors entendait restreindre le privilège de la prédication. Mais la réponse favorable faite par le pape au légat fut un des événe- ments les plus importants du siècle, car elle donna l'impulsion au mouvement d'où le grand ordre de Saint Dominique devait sortir (1).

Pierre de Castelnau quitta ses collègues et alla visiter la Provence pour y rétablir la paix parmi les nobles, dans l'espoir de les unir en vue de l'expulsion des hérétiques. Raymond de Toulouse ayant refusé de déposer les armes, le moine intrépide l'excommunia et mit l'interdit sur ses domaines. Il finit par lui reprocher en face et dans les termes les plus amers les par- jures et autres méfaits dont il s'était rendu coupable. Raymond subit ces reproches avec patience, tandis que Pierre s'adressait à Innocent pour obtenir confirmation de sa sentence. A cette 143 époque, Raymond était devenu l'objet de toute la haine des papistes, qui lui reprochaient de ne point persécuter ses sujets hérétiques malgré les serments répétés par lesquels il s'y était engagé. Bien qu'il restât orthodoxe en apparence, on l'accusait d'être secrètement gagné à l'hérésie ; on disait qu'il se faisait

(1) Pet. Sarnens. c. 3, 5. Rob. Autissiodor. ann. 1207. Guill. Nangiac. ann. 1207. Guill. de Pod. Laurent, c. 8. Concil. Narbonn. ann. 1208. Regest. ix, 185.

MENACES D'INNOCENT A RAYMOND 161

toujours accompagner par certains Parfaits, vêtus comme des hommes ordinaires, et qu'il y avait dans ses bagages un Nou- veau Testament, afin qu'il put être hérétique en cas de mort soudaine. Raymond, ajoutait-on, avait déclaré qu'il aimerait mieux subir le sort d'un pauvre estropié hérétique qui vivait dans la misère à Castres, que d'être roi ou empereur ortho- doxe; qu'il savait bien qu'on finirait par le déposséder à cause des Bonshommes, mais qu'il était prêt à souffrir pour eux jusqu'à la peine capitale. Tous ces bruits et bien d'autres encore, accompagnés de récits exagérés sur les débauches du comte, étaient répandus par le zèle des moines afin de le rendre odieux; mais il n'est nullement prouvé que son indifférence religieuse se soit jamais laissée entraîner vers l'hérésie, ni que la mission des légats ait jamais été entravée par sa volonté. Ces derniers étaient libres de ramener les hérétiques par la persuasion ; ce qu'ils ne pardonnaient pas à Raymond, c'était son refus de mettre, pour leur complaire, le pays qu'il gou- vernait à feu et à sang (1).

Innocent se hâta de confirmer la sentence du légat par une lettre adressée à Raymond le 29 mai 1207. Cette lettre était l'expression passionnée des haines qui s'étaient accumulées contre le comte au cours de longues années dépensées en inu- tiles efforts. Le pape le menaçait de la vengeance de Dieu dans ce monde et dans l'autre. L'excommunication et l'interdit ne pourraient être levés avant que complète satisfaction eût été obtenue; ei les choses tardaient à s'arranger, Raymond serait privé de certains territoires qu'il tenait de l'Eglise et, si cela ne suffisait pas, les princes chrétiens seraient appelés par le pape à se partager ses domaines, afin qu'ils pussent être déli- vrés pour toujours de l'hérésie. Les considérations que le pape faisait valoir pour justifier des mesures aussi graves n'étaient que la répétition d'anciens griefs; la condition dont il se plai- gnait était si bien, depuis deux générations, l'état normal du Languedoc, qu'on pouvait presque considérer cette tolérance

(1) Pet. Sarnens. c. 3, 4.

144

162 NOLVEL APiE. A LA FIWNGE

comme faisant partie du droit public du pays. Innocent repro- chait encore à Raymond d'avoir continué à guerroyer alors que les légats lui ordonnaient de conclure la paix ; d'avoir refusé de suspendre les opérations aux jours de fête; de n'avoir pas tenu le serment prêté par lui de débarrasser son pays des hérétiques ; d'avoir insulté la religion chrétienne en confiant des fonctions publiques à des Juifs; d'avoir dépouillé l'Église et maltraité certains évêques; d'avoir continué à employer des bandes de mercenaires et d'avoir augmenté les péages. On peut supposer que ce long réquisitoire comprend toutes les accusa- tions qu'il était, dans une mesure quelconque, possible de formuler et de prouver (4).

Le pape attendit quelque temps les effets de ses menaces et des efforts de ses missionnaires. Ces effets furent nuls. A la vérité, Raymond fit la paix avec les nobles de Provence et l'ex- communication lancée contre lui fut levée; mais il continua à paraître très indifférent aux questions religieuses, tandis que les abbés cisterciens, découragés par l'obstination des héréti- ques, quittaient successivement la partie et se retiraient dans leurs monastères. Le légat Raoul mourut ; Arnaud de Giteaux fut appelé ailleurs par des affaires importantes ; Tévêque Azevedo mourut également au moment il se disposait a retourner en Espagne. Mais Azevedo avait laissé en France l'ardent Dominique, qui s'occupait à réunir autour de lui quel- ques hommes zélés, noyau de l'Ordre futur des Prêcheurs, et Pierre de Castelnau resta pour représenter Rome jusqu'à ce que Raoul eût été remplacé par l'évêque de Conserans.

Tous les remèdes ayant été essayés en vain, excepté l'appel à la violence, Innocent recourut à ce dernier moyen avec toute l'énergie du désespoir. Pour gagner Philippe Auguste, il se montra indulgent au sujet des complications d'ordre conjugal provoquées par Ingeburge de Danemark et Agnès de Méranie. En outre, il s'adressa aux fidèles de toute la France et envoya des missives particulières aux seigneurs les plus puissants. Ces

(i) Regest. x, 69.

MEURTRE DE PIERRE DE CASTELNAU 163

lettres, expédiées le 17 novembre 1207, représentaient sur un ton pathétique les progrès de l'hérésie, l'insuccès de tous les 142 efforts tentés pour ramener les hérétiques à la raison, pour les effrayer par des menaces ou pour les gagner par de douces paroles. Il ne restait plus que l'appel aux armes; tous ceux qui y répondraient étaient assurés des mêmes indulgences que s'ils entreprenaient une croisade en Palestine. L'Église prenait sous sa protection les domaines de ceux qui combattraient pour elle et leur abandonnait d'avance les terres des hérétiques. Tous les créanciers des nouveaux croisés étaient tenus de différer leurs réclamations, sans pouvoir exiger d'intérêts supplémentaires, et les clercs qui prendraient les armes étaient autorisés à enga- ger leurs revenus pour deux ans à l'avance (1).

Cet appel passionné n'eut pas de meilleur résultat que les précédents. Innocent venait d'exciter pendant des années l'ar- deur guerrière de l'Europe en faveur du royaume latin de Constantinople, et cette ardeur paraissait épuisée pour quelque temps. Philippe-Auguste répondit froidement que ses relations avec l'Angleterre ne lui permettaient pas de laisser diviser ses forces, mais que, si on pouvait lui assurer une trêve de deux ans, il ne s'opposerait pas à ce que ses barons entreprissent une croisade et qu'il était prêt à y subvenir pendant un an par un don quotidien de cinquante livres.

Les choses en étaient lorsqu'un événement inattendu vint soudain en modifier l'aspect. Le meurtre du légat Pierre de Castelnau fit courir un frisson d'horreur à travers la chrétienté, comme, trente-huit ans auparavant, l'assassinat de Becket. Les récits de ce tragique épisode sont si contradictoires qu'il est impossible aujourd'hui d'en rétablir les détails. Nous savons que Pierre avait vivement froissé Raymond par l'amertume de son langage ; que le comte, effrayé du danger dont le menaçait le nouvel appel à une croisade, avait invité les légats à une entrevue a Saint-Gilles, promettant d'avance de se comporter en fils soumis de l'Église ; que des difficultés s'élevèrent au

(1; Pet. Sarnens. c. 3, 6, 7. Regest. x, 149, 176; xi, 11.

Ib4 COMPLICITE POSSIBLE DE RAYMOND

cours de la conférence, les exigences des légats dépassant ce que Raymond était prêt à leur concéder. Suivant la version provençale de la catastrophe, Pierre s'engagea dans une dispute religieuse très aigre avec un des gentilshommes de la cour, qui tira son poignard et le tua ; le comte fut extrêmement affligé de ce déplorable événement et en aurait promptement fait 146 jus^ce si Ie meurtrier n'avait pas trouvé moyen de s'échapper et de se cacher chez des amis à Beaucaire. Une tout autre ver- sion fut portée en hâte à Rome par les évêques de Conseranset de Toulouse, désireux d'enflammer la colère d'Innocent contre Raymond. A les en croire, après de longues et infructueuses délibérations, les légats auraient annoncé leur intention de se retirer; alors le comte les aurait menacés de mort, ajoutant qu'il les poursuivrait sur terre et sur eau. L'abbé de Saint- Gilles et les citoyens, impuissants à apaiser la colère du comte, fournirent une escorte aux légats qui purent atteindre le Rhône et passèrent la nuit sur les bords du fleuve. Le lende- main matin, 16 janvier 4208, comme ils se disposaient à le traverser, deux étrangers s'approchèrent des légats et l'un, d'eux passa sa lance à travers le corps de Pierre qui, se tour- nant vers son assassin, s'écria : « Puisse Dieu te pardonner comme je te pardonne ! » Raymond, loin de punir le criminel, l'avait protégé et récompensé, au point de l'admettre à sa table. On ajoutait que Pierre, mort en martyr, se serait certainement révélé en opérant des miracles, si l'incrédulité du peuple ne l'en avait empêché. Ceci n'est guère fait pour confirmer la tra- dition papale. Il est bien possible qu'un prince fier et puissant, exaspéré par des reproches et des menaces sans fin, ait laissé échapper quelque expression de colère, qu'un serviteur trop zélé se sera hâté de traduire en acte, et il est certain que Ray- mond n'est jamais parvenu à se laver entièrement du soupçon de complicité; mais, d'autre part, il ne manque pas d'indices attestant qu'Innocent lui-même n'a pas toujours cru à la culpa- bilité du comte (1).

(1) Vaissete, éd. Privât, vin, 557. ffist. du comté de Toulouse (Vaissete, m,

ARNAUD PRÊCHE LA CROISADE 165

Ce crime donnait à l'Eglise un réel avantage, dont Innocent se hâta de tirer le plus grand parti. Le 10 mars, il adressa des lettres à tous les prélats des provinces infectées, ordonnant que dans toutes les Églises, aux dimanches et jours de fête, les meurtriers et leurs protecteurs, y compris Raymond, fussent excommuniés « avec cloche, livre et cierge» et que tout endroit souillé de leur présence fût déclaré interdit. Tous les vassaux de Raymond étaient déliés de leurs serments et ses domaines 1 7 étaient abandonnés à tout catholique qui voudrait s'y établir. S'il sollicitait son pardon, le premier témoignage de son repentir devrait être l'extermination des hérétiques. Les mêmes lettres furent adressées à Philippe-Auguste et à ses principaux barons ; le pape les suppliait éloquemment de prendre la. croix pour le salut de l'Église ; des commissaires étaient envoyés pour négo- cier et imposer une trêve de deux ans entre la France et l'Angle- terre; enfin, aucun effort n'était négligé pour transformer en zèle sanguinaire l'horreur qu'avait justement éveillée le meurtre sacrilège du légat.

Arnaud de Citeaux se hâta de convoquer un chapitre général de son Ordre, l'on décida à l'unanimité de prêcher la croisade ; bientôt, des multitudes de moines travaillèrent à enflammer les passions du peuple, offrant le salut éternel aux croisés futurs dans toutes les églises et sur toutes les places publiques de l'Europe (1).

Ainsi éclata l'incendie qui avait couvé pendant si longtemps.

Pour apprécier la violence de ces ébullitions populaires au Moyen-Age, nous devons nous rappeler combien les peuples de ce temps-là étaient accessibles aux émotions contagieuses et aux enthousiasmes dont notre siècle n'a plus gardé que le sou- » venir. Pendant que l'on prêchait cette croisade, certaines villes et bourgades d'Allemagne se remplirent de femmes qui, faute de pouvoir satisfaire leur ardeur religieuse en prenant la croix,

Pr. 3, 4). Guill. de Pod. Laur. c. 9. Pet. Sarnens. c. 9. Rob. Autissiod. ai#i. 1209. Guill. Nang. ann. 1208. Regest. xi, 26; xii, 106.— Guill. de Tu- dela, v.

(1) Regest. xi, 20, 28, 29, 30, 31, 32, 33. Arch. Nat. J, 430, 2. Hist. du C. de Toul. (Vaissete, m, Pr. 4).

IQQ RECRUTEMENT DES CROISÉS

se déshabillaient et couraient toutes nues par les rues et par les routes. Un symptôme plus éloquent encore de la maladie men- tale de cette époque, fut la Croisade des Etants, qui désola des milliers de demeures. Sur de vastes étendues de territoire, on vit des foules d'enfants se mettre en marche, sans chefs m suides, pour aller à la recherche de la Terre Sainte ; quand on leur demandait ce qu'ils voulaient faire, ils répondaient simple- ment qu'ils allaient à Jérusalem. En vain les parents enfer- maient leurs enfants sous clef; ils s'échappaient et disparais- saient. Le petit nombre de ceux qui revinrent ne purent donner aucune explication du désir frénétique qui les avait emportes. 148 II ne faut pas non plus perdre de vue les raisons d un ordre moins élevé qui entraînaient sous les bannières des Croises des misérables qui' cherchaient le pillage et la débauche, ou qu, désiraient s'assurer l'immunité que la qualité de Croise leur conférait. Nous en trouvons un exemple dans le cas d un coquin qui prit la croix pour ne pas payer une dette contractée a la foire de Lille et qui était sur le point d'échapper ainsi quand il fut arrêté et livré à son créancier. Pour cette atteinte portée à l'immunité promise par le pape, l'archevêque de Reims excom- munia la comtesge Mathilde de Flandre et mit tout le pays en interdit afin d'imposer la libération du mauvais payeur Gui, comte d'Auvergne, avait commis un crime impardonnable en jetant en prison son frère, l'évêque de Clermont ; «communié de ce chef, il obtint absolution complète dès qu il manifesta l'intention de se joindre à l'Armée du Seigneur. On devine, sans qu'il soit nécessaire d'insister, de quelles recrues une pareille armée était appelée à se grossir (1).

D'autres motifs encore contribuaient à rendre la Croisade populaire. Il y avait, entre le nord et le midi de la France un antagonisme de race accru par la jalousie des gens du Nord et le désir de compléter la conquête franque, si souvent commencée et toujours interrompue. Les avantages spirituels étaient les

(1) Albert, Sîad**. Ckron. ann U12 - Çhron des W, von Konigshofen (CAron. d. deutsch. SUdte, ix, 640). - Begest. », 234, xv, 199.

PARTICIPATION DES SEIGNEURS 1G7

mêmes que pour une expédition en Terre Sainte, infiniment plus coûteuse et plus périlleuse ; jamais le Paradis n'avait été à si bon marché. Toutes ces circonstances rendaient certaine la réussite de l'expédition. Il est plus que douteux que Philippe Auguste y ait contribué directement ; mais il laissa ses barons tout à fait libres de servir, tout en profitant des circonstances pour régler l'affaire de son divorce. L'état menaçant de ses relations avec le roi Jean et l'empereur Othon fut le prétexte qu'il invoqua pour ne point intervenir personnellement. Cepen- dant il avertit le pape que les territoires de Raymond ne pour- raient être confisqués par personne avant qu'il n'eût été con- damné pour hérésie, ce qui n'avait pas encore eu lieu, et que, lorsque la condamnation aurait été prononcée, ce serait au suzerain, et non au Saint-Siège, qu'il appartiendrait de pro- clamer la peine. Cela était tout à fait d'accord avec la loi exis- 149 tante, car on n'avait pas encore introduit dans la jurisprudence européenne le principe que la suspicion d'hérésie annulait tous les droits, principe que le cas de Raymond contribua beaucoup à établir, car l'Église le dépouilla sans procès de tous ses domaines et décida ensuite qu'il en était déchu; le roi ne put qu'acquiescer. Mais ceux que l'Église appelait alors à prendre la croix n'étaient pas gens à se laisser arrêter par des scrupules légaux. Ce furent d'abord quelques uns des plus grands seigneurs du temps, le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers, de Saint-Pol, d'Auxerre, de Montfort, de Genève, de Poitiers, de Forez, avec de nombreux évêques. Plus tard arrivèrent de forts contingents d'Allemagne, sous les ordres des ducs d'Au- triche et de Saxe, des comtes de Bar, de Juliers et de Berg. Des recrues vinrent de Brème comme de Lombardie ; on nous parle même de seigneurs slavons qui quittèrent le foyer primitif du Catharisme pour aller le combattre sur le théâtre de son der- nier développement. Il y avait en abondance des espérances de salut pour les croyants, de gloire chevaleresque pour les belli- queux, de butin pour tout le monde; et l'armée de la Croix, recrutée parmi la chevalerie et parmi l'écume de l'Europe, pro- mettait de trancher définitivement la querelle, qui, depuis

168 CONCESSIONS DE RAYMOND

trois générations, défiait tous les efforts de l'orthodoxie (1). Pendant que l'orage s'amassait, Raymond essayait de le conjurer. Reconnaissant la gravité de la situation que le meurtre du légat lui avait faite, il était prêt, pour conserver ses dignités, à sacrifier son honneur et ses sujets. Il se hâta d'aller trouver son oncle Philippe-Auguste, qui le reçut amicalement et lui con- seilla de se soumettre, mais lui défendit d'invoquer l'interven- tion de l'empereur Othon. Raymond, qui était vassal de l'em- pereur pour ses terres au delà du Rhône, passa outre à la défense du roi. C'était une grande faute, car il n'ohtint rien d'Othon et indisposa Philippe. A son retour, apprenant qu'Arnaud allait 150 tenir un concile à Aubenas, il s'y rendit en toute hâte avec son neveu, le jeune Raymond Roger, vicomte de Béziers, et s'efforça de prouver son innocence et de conclure la paix. On refusa froidement de l'écouter et on lui dit de s'adresser à Rome. Le vicomte de Béziers conseillait la résistance; mais le courage de Raymond n'était pas à la hauteur des circonstances. Oncle et neveu se prirent de querelle; le jeune homme commença la guerre contre Raymond, tandis que ce dernier envoyait des ambassadeurs à Rome pour demander les conditions de la paix et solliciter l'envoi de nouveaux légats, les anciens étant trop mal disposés pour lui. Innocent exigea que, pour attester sa bonne foi, il remît aux mains de l'Église ses sept forteresses les plus importantes; après quoi on consentirait à l'écouter et, s'il prouvait son innocence, à l'absoudre. Raymond accepta ces conditions et fit le meilleur accueil à Milo et à Théodisius, les nouveaux représentants de l'Église; ceux-ci, en retour, le trai- tèrent avec tant d'amitié apparente que lorsque Milo vint à mourir à Arles, le comte fut très affligé et crut qu'il avait perdu un protecteur. Il ignorait que les légats avaient reçu des ins- tructions secrètes d'Innocent, portant qu'ils devaient amuser

(1) Guill. Briton. Phxlippidos, vin, 490-529. Regest. xi, 136, 157, 158, 159, 180, 181, 182, 231, 234. Vaissete, m, Pr. 4, 90. Vaissote, éd. Privât, vm, 559, 563. Pet. Sarnens. c. 10, 14. Guill. de Tudeh, vm, lvi, oliv. Alberti Stadens. Chrmi. arm. 1210. Cœs. Heisterb. Dial. Sfirac. dist. v, c. 21. Rei- neri Monach. I eodiens. Chron. ann. 1210, 1213. Cliron. Engelliussii (Leibnitz, Script, rer. Brunsio. H, 1113).

DUPLICITÉ DU PAPE î< 9

Raymond par de belles promesses, le détacher des hérétiques et ensuite, quand les croisés auraient eu raison des Cathares, le traiter comme ils le jugeraient convenable (1).

Raymond fut complètement trompé par cette politique déloyale et cruelle. Les sept châteaux furent remis à Théodisius, ce qui rendait assez difficile toute résistance ultérieure; les consuls d'Avignon, de Nimee et de Saint-Gilles jurèrent de refuser obéissance au cas le comte ne se soumettrait pas sans réserve aux ordres futurs du pape; puis il se réconcilia avec l'Église au prix de la cérémonie la plus humiliante. Le nouveau légat, Milo, accompagné d'une vingtaine d'archevêques et d'évêques, se rendit à Saint-Gilles, théâtre du crime présumé, et là, le 48 juin 4209, ils se placèrent devant le portail de l'Église. Nu jusqu'à la ceinture, Raymond comparut devant eux en pénitent et jura sur les reliques de Saint-Gilles d'obéir à l'Église en toutes choses. Alors le légat, prenant une étole, la plaça autour de son cou comme une hart et le fit entrer dans l'Église. Pendant tout le trajet, on le frappait de verges sur le 151 dos et les épaules. Arrivé à l'autel, il fut déclaré absous. La foule, assemblée pour assister à la dégradation du comte, était si grande qu'il fut impossible de revenir en arrière pour sortir par la porte. On fit descendre Raymond dans la crypte était enseveli Pierre de Castelnau, dont l'âme, nous dit-on, eut la satisfaction d'assister à l'humiliation de son ennemi, conduit les épaules en sang le long de sa tombe...

Au point de vue de la théologie, les conditions mises à l'abso- lution de Raymond n'étaient pas excessives, bien que l'Église sût parfaitement qu'il ne pouvait pas les remplir. Il s'engageait à extirper l'hérésie, à renvoyer tous les Juifs qui occupaient des fonctions publiques et à licencier ses mercenaires; il devait restituer aux églises lés biens dont elles avaient été dépouillées, assurer la sécurité des routes, abolir les péages arbitraires et observer strictement la Trêve de Dieu (2).

Tout ce que Raymond avait gagné au prix de tant de sacrifices

(1) Guill, de Pod. Laurent, c. 13 Vaissefe, in, Pr. 4, 5 Kegest. xi, 232.

(2) Pet. Sarnens. c. 11, 12. Re.<pii xu, post Epist. 85, 107.

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170 RAYMOND EST SACRIFIÉ

était le privilège de se joindre à la croisade et d'assister à la conquête de son pays. Quatre jours après son absolution^, il reçut solennellement la croix des mains du légat Milo et pro- nonça le serment que voici : «Au nom de Dieu, moi, Raymond, duc de Narbonne, comte de Toulouse et marquis de Provence, je jure, la main sur les Évangiles, que lorsque les princes croisés arriveront sur mes domaines, je leur obéirai en toutes choses, non seulement en ce qui touche leur sécurité, mais sur tous les points ils croiront devoir donner des ordres pour leur bien et pour celui de leur armée ». A la vérité, au mois de juillet 1209, Innocent, fidèle à sa politique de duplicité, écrivit à Raymond pour le féliciter de sa soumission et lui promettre qu'il en dériverait des avantages spirituels et temporels; mais le même courrier portait une lettre à Milo l'exhortant à conti- nuer comme il avait commencé et le légat, entendant dire peu de temps après que le comte était parti pour Rome, informa son maître en le priant de ne pas gâter le jeu. « Quant au comte de Toulouse, écrivait-il, cet ennemi de toute vérité et de toute justice, s'il est allé vous trouver pour obtenir restitu- tution des châteaux qu'il m'a livrés, comme il se vante de pou- voir le faire, ne vous laissez pas émouvoir par ses propos, habiles seulement à la médisance, mais faites que de jour en jour, comme il le mérite, il sente plus lourdement la main de l'Église. Après m'avoir donné au moins quinze têtes comme gages de son serment, il a déjà commis un parjure. Par il ^52 H manifestement perdu ses droits sur Melgueil, ainsi que sur les sept forteresses que je détiens. Elles sont d'ailleurs si redou- tables qu'avec l'assistance des barons et du peuple, qui sont dévoués à l'Église, il nous sera facile, à nous qui les occupons, de le chasser du pays qu'il a souillé par sa vilenie ». Le fourbe qui écrivait cette lettre était, dans l'opinion de Raymond, son ami dévoué et son protecteur.

L'effet de la haine de Milo se fit promptement sentir. L'abso- lution, qui avait coûté si cher à Raymond, lui fut retirée; une fois de plus, on l'excommunia, on jeta l'interdit sur ses do- maines, sous prétexte que pendant les soixante jours il avait

DÉBUTS DE LA. CROISADE 171

fait campagne avec les Croisés, il n'avait pas accompli la tâche impossible d'expulser tous les hérétiques ! La ville de Toulouse fut frappée d'un anathème spécial pour n'avoir pas livré aux Croisés tous ceux de ses citoyens qui étaient hérétiques. Il est vrai qu'un peu plus tard on accorda à Raymond un nouveau délai, jusqu'à la Toussaint, pour s'acquitter de toutes ses obli- gations; mais il était évidemment condamné d'avance et seule sa ruine totale pouvait satisfaire les implacables légats (1).

Cependant les Croisés s'étaient assemblés en tel nombre que jamais, nous dit avec joie l'abbé de Citeaux, une pareille armée n'avait été réunie dans le monde chrétien; on parle, peut être sans trop d'exagération, de 20,000 cavaliers et de plus de 200,000 fantassins, comprenant les vilains et les paysans, mais sans compter deux contingents auxiliaires qui arrivaient de l'Ouest. Les légats avaient été autorisés à lever sur les ecclé- siastiques du royaume toutes les sommes qu'ils jugeraient né- cessaires et d'en assurer le paiement sous menace d'excommu- nication. Les revenus des laïques étaient également soumis à l'arbitraire des légats, avec cette réserve qu'ils ne devaient pas être contraints à payer sans l'assentiment de leurs seigneurs. Disposant ainsi de toutes les richesses de la France, auxquelles venait s'ajouter l'inépuisable trésor des indulgences, ilspouvaient facilement entretenir l'armée composite qui, lors de son entrée en campagne, fut adjurée en ces termes par le vicaire de Dieu : « En avant, vaillants soldats du Christ ! Courez à la rencontre des précurseurs de l'Antéchrist et renversez les ministres du Vieux Serpent! Peut-être avez-vous jusqu'à présent combattu pour une gloire passagère; combattez maintenant pour la gloire éternelle. Vous avez combattu pour le monde; combattez main- tenant pour Dieu! Nous ne vous exhortons pas à rendre ce grand service à Dieu dans l'espérance d'une récompense ter- restre, mais pour gagner le royaume du Christ, que nous vous promettons en toute confiance ! » (2).

(1) Regest. ubi sup. ; xn, 80, 90, 106, 107.

(2) Regest. xi, 23o, xn, 97, 98, 99. Guill. de Tud. xnt. Vaissete, m, Pr. 10. Un exemple digne de remarque de la manière dont l'orthodoxie défigure l'his- toire a été fourni par Léon Xlll qui , dans une publication officielle, a décrit les

172 GUERRE DE RELIGION ET DE RACE

153 Les Croisés, enflammés par ces paroles, se réunirent à Lyon vers le 24 juin 1209; et Raymond se dirigea aussitôt vers cette ville, pour compléter sa honte en servant de guide aux envahis- seurs. Comme gage de sa bonne foi, il leur avait offert son propre fils. Raymond fut reçu amicalement à Valence; puis, sous le commandement suprême du légat Arnaud, il conduisit les Croisés contre son neveu, le vicomte de Béziers. Celui-ci, après avoir vainement offert sa soumission au légat, qui la refusa, s'était hâté de mettre ses forteresses en état de défense et de lever des troupes pour tenir tête à l'invasion (1).

Il faut observer que cette guerre, religieuse à l'origine, pre- nait déjà le caractère d'une guerre nationale. La soumission de Raymond et l'offre de soumission du vicomte de Béziers avaient privé l'Église de tout prétexte plausible pour les hostilités ulté- rieures ; mais les hommes du Nord étaient impatients de com- pléter la conquête commencée sept siècles auparavant par Clovis, et les hommes du Midi, catholiques aussi bien qu'héré- tiques, étaient unanimement décidés à résister, malgré les nombreux gages que les seigneurs et les villes avaient consenti à donner dès le début. Il n'est pas question de dissensions reli- gieuses parmi ceux qui défendaient leur pays et Ton ne parle que rarement de secours apportés aux Croisés par les ortho- doxes, alors que ceux-ci auraient pu saluer les envahis- seurs comme des libérateurs qui venaient les affranchir de la domination des Cathares. C'est que, d'une part, le Catharisme n'avait jamais été tyrannique, et que, de l'autre, le midi de la France offrait à cette époque l'exemple presque unique au moyen âge d'un pays régnait la tolérance et l'instinct de solidarité ethnique était plus développé que le fanatisme reli- gieux. Ainsi s'explique le dégoût qu'inspiraient aux sujets de Raymond la pusillanimité de leur comte ; ils l'exhortaient sans cesse à la résistance et lui témoignèrent, ainsi qu'à son fils, une

Albigeois comme sWorçant de détruire l'Église par la force des armes; l'Fglise, dit le pape, fut sauvée, non par les aimes, mais par l'intercession de la Vierge, gagnée à sa cause par l'invention dominicaine du Rosaire. Leonis PP. XIII. Epist. Encyc. Supremi Apostolatus, 1 Sept. 1883 (Artn, ut, 282).

(1) Pet. Sarnens. c. 15. Guill de Tud. xi, xiv. Vaissete, ni, Pr. 7

MASSACRE DE BEZ1ERS 173

fidélité à toute épreuve qui dura jusqu'à l'extinction de la mai- son de Toulouse.

Raymond Roger de Béziers avait fortifié sa capitale; puis, au grand découragement du peuple, il se mit à l'abri dans la forteresse plus sûre de Carcassonne.Réginald, évêque de Béziers, était avec les Croisés, etquandils arrivèrent devant la ville, il se fit autoriser par le légat à lui offrir toute immunité si elle voulait livrer ou 154 expulserleshérétiquesdontilpossédait la liste. Mais quand l'évê- que entra dans la ville etfit cette proposition aux principaux habi- tants, elle fut repoussée à l'unanimité. Catholiques et Cathares étaient trop bons concitoyens pour se trahir les uns les autres. Ils préféraient,répondirent-ils,se défendre jusqu'à la dernière extré- mité, fussent-ils contraints de manger leurs enfants, Cette décla- ration inattendue remplit le légat d'une telle fureur qu'il jura de détruire la ville par le fer et le feu, de n'épargner ni l'âge ni le sexe et de ne laisser pierre sur pierre. Tandis que les chefs de l'armée délibéraient en vue d'une attaque prochaine, une foule d'individus qui suivaient le camp dépourvus d'armes, à ce qu'assurent les légats, mais inspirés de Dieu s'élancèrent vers les murs et les emportèrent, à l'insu de leurs chefs et sans avoir reçu d'ordres. L'armée suivit et le serment du légat fut accompli par un massacre presque sans pareil dans l'histoire de l'Europe. Depuis les enfants au berceau jusqu'aux vieillards, pas un être vivant ne fut épargné. Sept mille hommes, dit-on, furent massacrés dans l'église de Marie-Madeleine ils s'étaient réfugiés pour chercher asile. Les légats eux-mêmes estimèrent à près de vingt mille le nombre des morts, alors que des chro- niqueurs moins dignes de foi donnent un chiffre quatre ou cinq fois supérieur. Un contemporain, fervent Cistercien, nous apprend qu'on demanda au légat Arnaud si les catholiques de- vaient être épargnés. Le représentant du pape craignit que des héritiques pussent échapper en se disant orthodoxes et fît cette réponse sauvage : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » (1) Dans le carnage et le pillage qui marquèrent cette horrible

(1) [On sait que celte parole célèbre a élé contestée, comme tous les mots histo- riques ; mais elle répondait certainement à l'état d'esprit des agresseurs. Trad.]

10.

474 SUCCÈS DES CROISÉS

journée de ji lillet, la ville fut incendiée et le soleil se coucha sur une masse de ruines fumantes et de cadavres noircis holocauste aune divinité de pardon et d'amour que les Cathares avaient de bonnes raisons pour considérer comme le Principe du Mal. Aux yeux des orthodoxes, toute cette affaire était une preuve évidente de la protection que Dieu accordait à leurs armes. D'ailleurs, il ne manquait pas d'autres miracles pour les con- firmer dans cette opinion. Bien qu'ils eussent stupidement dé- truit tous les moulins aux alentours, le pain fut toujours abon- dant et à bon marché dans leur camp ; trente pains se ven- 155 daient un denier. On observa encore, pendant toute la campa- gne, et l'on nota comme un encouragement du ciel, que jamais ni vautour, ni corbeau, ni aucun aucun autre oiseau ne vola au-dessus de l'armée. (1)

Les petites troupes de Croisés, dans leur marche pour rejoin- dre le corps principal, n'avaient pas été moins favorisées parles circonstances. L'une d'elles, commandée parle vicomte de Tu- renne et par Gui d'Auvergne, avait pris, après un court siège, le château presque inexpugnable de Chasseneuil. La garnison avait conclu une convention et pu sortir en liberté, mais les habitants furent laissés à la merci des vainqueurs. On leur donna le choix entre la conversion et le bûcher. Comme ils per- sévéraient dans leurs erreurs, on les brûla tous, exemple qui fut généralement suivi dans cette campagne. Une autre troupe, commandée par l'évêque de Puy, avait rançonné Caussade et Saint-Antonin; on lui reprochait de trop aimer l'argent et d'é- pargner mal à propos la vie des hérétiques. Le pays était dans un état de terreur tel que lorsqu'un fugitif arriva au château de Villemur, annonçant que les Croisés approchaient et traiteraient cette place comme les autres, les habitants l'abandonnèrent pendant la nuit, après y avoir eux-mêmes mis le feu. D'innom- brables forteresses se rendirent sans coup férir ou furent trou- vées vides, bien qu'on y eût accumulé des provisions et des

(1) lldgest. xii, 108. Pet. Sarncns. c. 10. V<ii>'setc, m, 163; Pr. 10, 11. Guill. de Pod. Laurent, c. 13. Guill. de Tud. xvi, xxm, xxv. Roberti Autis- siodor. Chron. ann. 120D. Cœs lleisterb. Dial. Mt/ac. v, 21.

SIÈGE DE CABGASFOTS'NE 475

moyens de défense. Une contrée montagneuse, hérissée de châ- teaux forts, qu'on aurait pu facilement défendre pendant des années, fut occupée au bout de deux mois de campagne. La ville populeuse de Narbonne adopta, pour se sauver, des lois extrêmement sévères contre l'hérésie, leva une somme considé- rable pour apaiser les Croisés et donna en gage un certain nom- bre de châteaux. (1)

- Sans s'attarder sur les ruines de Béziers, les Croisés, toujours sous la conduite de Raymond, se dirigèrent rapidement vers Carcassonne, place considérée comme imprenable, Raymond Roger s'était décidé à les attendre. Neuf jours seulement après le sac de Béziers, les Croisés arrivèrent devant Carcassonne et en commencèrent le siège. Le faubourg extérieur, qui était à peine défendable, fut emporté et brûlé après une résistance désespérée. Le second faubourg, qui était bien fortifié, ne fut évacué et brûlé par les assiégés qu'après une longue lutte, où, de part et d'autre, toutes les ressources de l'art de la guerre furent mises enjeu. Restait la ville elle-même, dont il semblait 156 bien difficile d'avoir raison. Suivant une légende, Charlemagne l'avait vainement assiégée pendant sept ans et ne s'en était emparé que par un miracle. On offrit de traiter avec le vicomte; il pouvait s'éloigner avec onze personnes de son choix, à la con- dition que la ville et ses habitants fussent abandonnés à. la dis- crétion des Croisés. Le vicomte refusa cette offre avec une virile indignation. Mais la situation devenait intenable ; la ville était encombrée de réfugiés venus de la contrée voisine ; l'été avait été sec et, comme la provision d'eau était épuisée, une épidé- mie s'était déclarée qui faisait tous les jours de nombreuses victimes. Très désireux d'obtenir une paix honorable, Raymond Roger se laissa attirer dans le camp ennemi, il fut traî- treusement retenu captif; peu de jours après, il mourait de dyssenterie affirmait-on, bien que d'autres bruits aient couru sur cette fin opportune. Privés de leur chef, les habitants perdirent courage; pour éviter la destruction totale de la ville,

(i) Guill. de Tudela, xm, xiv. Vaissete, m, 169, 170; Pr. 9, 10.

176 PRISE DE CARCASSONNE

ils firent l'abandon de tous leurs biens et furent autorisés à partir sans autres bagages que leurs péchés les hommes en pantalon et les femmes en chemise. La ville fut occupée sans résistance. Cette fois, il n'est question d'aucune enquête sur la religion des vaincus et l'on ne songea pas à brûler un seul héré- tique. (1)

Le siège de Carcassonne nous met en présence, pour la pre- mière fois, de deux hommes dont nous aurons beaucoup à nous occuper par la suite, Pierre II d'Aragon et Simon de Montfort. Ils représentent d'une manière si typique les éléments opposés dans ce grand conflit que nous croyons devoir nous arrêter un instant pour considérer ces deux puissantes natures. 157 Pierre était le suzerain de Béziers, uni au jeune vicomte par les liens d'une amitié étroite. Bien qu'il eût refusé de lui venir en aide, il se hâta, dès qu'il apprit le sac de Béziers, de se rendre à Carcassonne, afin d'offrir sa médiation en faveur de son vassal. Ses efforts furent inutiles ; mais, dès lors, il ne devait plus se désintéresser des événements.

Dans toute l'Europe, Pierre était considéré comme le modèle des chevaliers du Midi. De stature héroïque, passé maître dans tous les arts de la chevalerie, il était sans cesse au premier rang dans les batailles; lors de l'effrayante journée de LasNavas de Tolosa, qui brisa en Espagne la puissance des Maures, ce fut lui qui, de tant de rois et de seigneurs, fut unanimement jugé le plus vaillant. Aussi galant que brave, il passait pour très licencieux même à cette époque de morale facile. Il était libéral jusqu'à la prodigalité, épris des pompes et des spec- tacles, plein de courtoisie envers tous et magnanime envers ses ennemis. Comme son père Alphonse II, il était troubadour et ses chansons étaient d'autant plus applaudies qu'il patronnait

(1) Regest. xn, 108; xv, 212. - Pet. Sarnens. c. 17. - Vaisse!e, m. .^.11-18. Guill. de Tudela, xxiv, xxxm, xl. - Guill. Nan-.ac. ann. 1209. -Ouill. de Pod. Laurent c. 14. A. Molinier, ap. Vaissete, éd. Privât, vi, 2^6.

Dom Vai^ete (m, 172) rapporte, d'après Césaire de Heisterbach, que 4o0 habitants de Carcassonne refusèrent d abjurer, que 400 furent brûles et les autres pendus^ Le silence de contemporains mieux informés rend cette information douteuse d autant plus que Césaire allègue que cet incident s'est passé dans une ville qu il nomme Pulc.brava.lli * (Diai AJi>-ac. dist. v, c. 21).

PIERRE II D'ARA GON 177

généreusement les autres poètes, ses rivaux. En outre, son zèle religieux était si ardent qu'il se glorifiait du surnom de El catolico. Il manifesta ce zèle non seulement par le féroce édit contre les Vaudois, dont il a été question dans un chapitre pré- cédent, mais par un acte extraordinaire de dévotion envers le Saint-Siège. En 1089, son ancêtre, Sanche Ier, avait placé le royaume d'Aragon sous la protection spéciale des papes, de qui ses successeurs devaient le recevoir à leur avènement et à qui ils devaient paver un tribut annuel de 500 mancus. En 1204, Pierre II résolut d'accomplir en personne cet acte de féauté. Accompagné d'une escorte magnifique, il fit voile pour Rome, il prêta le serment d'allégeance à Innocent, s'engageant, par surcroit, à persécuter l'hérésie. Il reçut une couronne de pain sans levain et le Pape lui remit lui-même le sceptre, le manteau et les autres insignes de la royauté. Il se hâta de déposer le tout, avec les marques du respect le plus profond, sur l'autel de Saint Pierre, auquel il offrit son royaume, prenant en échange une épée des mains d'Innocent, soumettant ses domaines à un tribut annuel et renonçant à tous droits de patronage sur les églises et les bénéfices. Il fut heureux de recevoir, en échange de tout ce qu'il sacrifiait, le titre de Pre- mier Alferez ou porte-étendard de l'Église, et le privilège, pour ses successeurs, d'être couronnés par l'archevêque de Tarra- gone dans sa cathédrale. Cependant les nobles d'Aragon consi- déraient que ces honneurs compensaient insuffisamment les lourdes taxes rendues nécessaires par l'extravagance de leur chef; ils ne regrettaient pas moins la renonciation à tout patronage et à la collation des bénéfices. Le résultat de leur mauvaise humeur fut la coalition connue sous le nom de la Union, qui, pendant des générations, fut un danger et une menace pour ses successeurs. La carrière de Pierre ressemble moins à celle d'un monarque qu'à celle du héros d'un roman de chevalerie. Avec de telles dispositions, il était difficile qu'il ne participât point aux guerres albigeoises, où, du reste, il avait un intérêt direct, par suite de ses droits sur la Provence,

158

159

178 SIMON DE MONTFORT

Montpellier, le Béarn, le Roussillon, la Gascogne, Comminges et Béziers (1).

Tout autre était le caractère sérieux et solide de Montfort, qui s'était distingué, suivant son usage, au siège de Carcas- sonrie. Il avait été le premier dans l'assaut contre le faubourg extérieur ; et quand l'attaque sur le second faubourg eût été repoussée, comme un Croisé était resté dans le fossé avec une cuisse brisée, Montfort, suivi d'un seul écuyer, revint sur ses pas sous une grêle de projectiles et parvint à ramener son com- pagnon. Fils cadet du comte d'Évreux, descendant du Normand Rollon, il était comte de Leicester par sa mère et avait acquis une renommée précoce par son courage à la guerre et sa sagesse dans les conseils. Pieux jusqu'à la bigoterie, il ne lais- sait pas passer un jour sans entendre la messe et la sincère affection que lui portait sa femme, Alice de Montmorency, semble prouver que sa réputation de cbasteté vertu si rare à cette époque n'était pas imméritée. En 4201, il avait pris part à la croisade de Baudouin de Flandre. Lorsque, pendant leur long séjour à Venise, les Croisés vendirent leurs services aux Vénitiens et se chargèrent de la destruction de Zara, Mont- fort seul refusa, disant qu'il était venu pour combattre les Infidèles et non pour faire la guerre à des Chrétiens. En consé- quence, il quitta l'armée, se rendit en Apulie et de là, avec un petit nombre d'amis, en Palestine, il servit avec honneur la cause de la Croix. Quels changements se seraient produits dans l'histoire de la France et de l'Angleterre, si Montfort était resté avec les Croisés jusqu'après la prise de Constantinople ! Sans doute, lui et son fils, Simon de Leicester, auraient fondé des principautés en Grèce ou en Thessalie et auraient usé leur vie dans des conflits obscurs et vite oubliés. A l'époque l'on prêchait la croisade contre les Albigeois, un des abbés cister- ciens qui se dévouaient le plus ardemment à cette tâche était

(1) Regest. vu, 229; xv, 212; xvi, 87. Fran. Tararae, De rsg. hisp. Lôwen- feld, Epist. poiitif. ined. p. 63. La'uente, Hist. de Esp. v, 492-5. Marianà, Hist. de Es >. xn, 2. L. Marin. Siculi De reb. hisp. lib. x. Diez, 'i roubad. 4-24. Vaissete, m, 124. Gest. Gom Barcenon c. 24.

HÉSITATIONS DES CROISÉS 179

Gui de Vaux-Cernay, qui avait été avec Montfort à Venise pen- dant la croisade. C'est à son instigation que le duc de Bour- gogne prit la croix.

Gui était porteur de lettres écrites par le duc à Montfort, lui faisant des promesses magnifiques s'il voulait entrer également en campagne. Arrivé au château de Montfort, à Roche fort, Gui trouva le comte dans son oratoire et lui exposa l'objet de sa mission. Montfort hésita d'abord, puis, prenant un psautier, il l'ouvrit au hasard et plaça son doigt sur un verset qu'il pria l'abbé de lui traduire. Ce verset était ainsi conçu : « Car il don- nera charge fie toi à ses anges, afin qu'ils te gardent dans toutes tes voies. Ils te porteront dans leurs mains, de peur que ton pied ne heurte contre la pierre (1). » L'encouragement divin était manifeste. Montfort prit la croix, qu'il ne devait plus déposer. On va voir que la brillante valeur du chevalier catalan fut impuissante devant le courage réfléchi du Nor- mand, qui se sentait comme un instrument entre les mains de Dieu (2).

Après la prise de Carcassonne, les croisés paraissent avoir pensé que leur mission était accomplie; du moins avaient-ils servi pendant quarante jours, ce qui suffisait pour mériter l'indulgence promise, et ils étaient impatients de rentrer chez eux. Le légat soutenait naturellement que le territoire conquis devait être occupé et organisé de telle sorte que l'hérésie ne pût plus y prendre pied. On l'offrit d'abord au duc de Bour- gogne, puis aux comtes de Nevers et de Saint Pol ; mais ils étaient tous trop prudents pour se laisser tenter et ils alléguè- rent, comme motif de leur refus, que le vicomte de Béziers avait déjà été puni assez durement. Alors deux évêques et quatre chevaliers, avec Arnaud à leur tète, furent désignés pour choisir celui auquel le territoire confisqué devait appar- tenir; à l'unanimité, « sous l'impulsion manifeste du Saint- Esprit », ces sept juges choisirent Montfort. Nous avons lieu de

(i) Psaumes, xci, 11, 12.

(2) Pet. Sarnens. c. 16-13.— Joann. Iperii Ohron. ann. 1201. Villehardouin, c. 55. Alberic, Tri uni t'ont, ann. 1202. Guill. de Tudela. xxxv.

180 SITUATION PÉRILLEUSE DE MONTFORT

croire, connaissant sa sagacité, que le premier refus qu'il opposa était très sincère. N'obtenant rien par des prières, le légat finit par lui donner un ordre formel au nom du Saint Siège. Montfort accepta, mais à la condition qu'on s'engageât 160 à le seconder au milieu des difficultés qu'il prévoyait. La pro- messe fut faite, sans que personne eût envie de la tenir. Le comte de Nevers, qui s'était pris de querelle avec le duc de Bourgogne, se retira presque immédiatement après la prise de Carcas- sonne et fut suivi par le plus grand nombre des Croisés. Le duc resta un peu plus longtemps, mais ne tarda pas lui-même à regagner ses foyers. Montfort demeura avec 4,500 hommes environ, pour la plupart des Bourguignons et des Allemands, auxquels il fut obligé de payer double solde (1).

La situation de Montfort était périlleuse. Au mois d'août, sous l'impression des victoires récentes, les légats avaient tenu un concile à Avignon, les évêques reçurent l'ordre d'exiger de tous les chevaliers, nobles et magistrats de leurs diocèses le serment d'exterminer l'hérésie. Le même serment avait déjà été imposé à Montpellier et à d'autres villes qui tremblaient en songeant au sort de Béziers. Mais des engagements ainsi extorqués par la peur n'étaient que des formalités vaines et l'hommage que Montfort reçut de ses nouveaux vassaux ne fut pas beaucoup plus sérieux. Il est vrai qu'il régla le tracé de ses frontières avec Raymond, qui promit de marier son fils à la fille de Montfort, et qu'il prit les titres de vicomte de Béziers et de Carcassonne. Mais Pierre d'Aragon refusa de recevoir son hommage, encou- ragea secrètement les seigneurs qui continuaient à résister dans leurs châteaux et promit de leur venir en aide le plus tôt qu'il pourrait. Certains châteaux qui avaient fait leur soumis- sion se révoltèrent; d'autres, qui avaient été occupés par les Croisés, furent repris par leurs anciens maîtres. Peu à peu, le pays revenait de sa terreur. Une guerre de partisans commença; de petites troupes au service de Montfort furent faites prison-

(1) Pet. Sarnens. c. 1" bis. Vaissete, m, Pr. 10. Regost. xu, 108.— Pierre rte Ynux-Cernay assure que Monfort ne put conserver auprès de lui que trente chevaliers, ce qui est une exagération manifeste.

INACTION DU PAPE 4 81

nières et bientôt son autorité réelle ne s'étendit guère au-delà de la portée de sa lance. C'est à grand peine qu'un jour il em- pjcha sa garnison de Garcassonne d'évacuer la ville. Ce poste passait pour si dangereux que lorsque Montfort partit pour assiéger Termes, il lui fut presque impossible de trouver un chevalier qui voulût en accepter le commandement.

Malgré ces difficultés, il réussit à soumettre d'autres châteaux, à rétablir sa domination sur le pays Albigeois et à l'étendre sur le comté de Foix. Il se préocupait, en outre, de se concilier la faveur d'Innocent, qui devait le confirmer dans sa dignité toi nouvelle et dont il attendait des secours pour l'avenir. Toutes les dîmes et prémices devaient être régulièrement payées aux églises; toute personne qui resterait excommuniée pendant quarante jours devait être frappée d'une lourde amende, en proportion de sa fortune; Rome, en retour des trésors d'indul- gences qu'elle avait prodigués, devait recevoir un tribut annuel de trois deniers par feu, levé sur un pays qui venait d'être horriblement dévasté; en outre, le comte lui-même promettait vaguement un tribut annuel.

Innocent répondit à Montfort au mois de novembre, expri- mant sa joie du succès miraculeux qui avait permis d'arracher cinq cents villes et châteaux des griffes de l'hérésie. Il acceptait gracieusement le tribut offert et confirmait les droits de Mont- fort sur Béziers et sur Albi, en l'adjurant de travailler sans relâche à exterminer l'hérésie. Mais comme il était probable- ment mal renseigné sur les périls qui menaçaient Montfort, il s'excusait de ne pouvoir lui venir en aide, alléguant qu'il lui arrivait de Palestine de nombreuses missives l'on se plaignait que les ressources, si nécessaires à cette contrée loin- taine, eussent été détournées de leur but pour soumettre des hérétiques en pays chrétien. Il se contenta donc d'intéresser à la cause de Montfort l'empereur Othon, les rois d'Aragon et de Castille, ainsi que plusieurs villes et seigneurs dont on ne pou- vait guère attendre d'aide efficace. Les archevêques de toute la région infectée reçurent l'ordre de demander à leur clergé une partie de ses revenus; les troupes de Montfort furent exhortées

H

182 NOUVEAUX SUCCÈS DE MONTFORT

à prendre patience et à ne pas réclamer leur solde avant la Pâque prochaine. Ces instructions et exhortations du pape risquaient fort de rester lettre morte. Une idée plus fructueuse d'Innocent fut d'exçmpter les Croisés de tout paiement d'intérêt sur les sommes qu'ils avaient empruntées. Mais la mesure la plus pratique consista à donner l'ordre à tous les abbés et prélats des diocèses de Narbonne, Béziers, Toulouse et Albi, de confisquer au profit de Montfort tous les dépôts que les héré- tiques endurcis avaient faits entre leurs mains. Cela nous donne la mesure des relations amicales et de la confiance qui régnaient auparavant, dans la France méridionale, entre les hérétiques et le clergé orthodoxe ; cela nous montre aussi ce que pesaient à Rome les scrupules de la plus vulgaire pro- bité (1). 162 La situation de Montfort s'était améliorée vers le printemps de 1210, car ses forces s'étaient accrues par l'arrivée de nou- velles bandes de « pèlerins » (c'était le nom que se donnaient les aventuriers des guerres albigeoises.) Comme la durée du service promis par ces gens était très courte, Montfort résolut de profiter de leur présence pour regagner tout le terrain perdu, et au-delà. Nous n'entrerons pas dans le détail de ses nombreuses campagnes, généralement couronnées par la prise d'un château dont la garnison était passée au fil de l'épée et les non-combattants devaient choisir entre la soumission à Rome et le bûcher. Des centaines d'enthousiastes obscurs pré- férèrent le martyre. Lavaur, Minerve, Casser, Termes sont des noms qui rappellent tout ce que l'homme peut infliger de misères à l'homme, tout ce qu'il peut oser et souffrir pour la gloire de Dieu. Lors de la capitulation de Minerve, Robert Mauvoisin, le plus fidèle compagnon de Montfort, protesta

(1) Concil. Avenion. ann. 1200. D'Achery, Soicil. i, 706. Pet. Sarnens. c. 20-Î6, 34. Vaissete, m, Pr. 20. Guill. de Tud. xxxvt. Regest. xn, 108, 100, 122, 123, 124, 125, 126, lï\ 132, 130, 137; xn, 8!i. Teulet, Layettes, i, 340, 899. Par un curieux e'Tort d'exégèse, les Dominicains réussiront à se cou. aincreque la lettre d'Innocent, confirmant à Montfort la possession dÀlbi, était une approbation de leur Ordre et la preuve que Montfort en faisait partie! (Ripoil, Bull. Ord. FF. Prxdic. T. vu, p. 1).

EXIGENCES DES LÉGATS 183

contre la clause épargnant les hérétiques qui se rétracteraient; à quoi le légat Arnaud répondit qu'il pouvait être sans crainte, parce que les conversions seraient sans doute peu nombreuses. Arnaud avait raison. A l'exception de trois femmes, les vaincus refusèrent à l'unanimité d'acheter leur vie par l'apostasie et ils épargnèrent aux vainqueurs la p3ine de les conduire au bûcher en se jetant avec joie dans les flammes. Si le zèle barbare des pèlerins se manifesta quelquefois d'une manière excentrique, comme lorsqu'ils aveuglèrent les moines de Bolbonne et leur coupèrent le nez et les oreilles, nous ne devons pas oublier, pour expliquer ces horreurs, dans quel milieu l'Église recrutait alors ses soldats et l'immunité qu'elle assurait à leurs crimes, tant dans ce monde que dans l'autre (1). Raymond s'imaginait sans doute qu'il s'était sauvé très habi- lement aux dépens de son neveu de Béziers. Les événements le détrompèrent bientôt. Arnaud de Cîteaux avait juré sa ruine et Montfort était impatient d'étendre ses domaines non moins que de rétablir l'orthodoxie. Déjà, dans l'automne de 1209, le 163 légat avait demandé aux citoyens de Toulouse de livrer à ses envoyés, sous peine d'excommunication et d'interdit, tous ceux que ces derniers réclameraient comme hérétiques. Les Toulou- sains protestèrent qu'il n'y avait pas d'hérétiques parmi eux, que tout ceux qu'on désignerait étaient prêts à prouver leur innocence, enfin que Raymond V avait, sur leurs propres instances, édicté des lois contre les hérétiques, en vertu des- quelles ils en avaient brûlé un grand nombre et continuaient à brûler tous ceux qu'ils découvraient. Ils en appelèrent donc au pape. En même temps, Montfort avait fait savoir à Raymond que si les exigences du légat n'étaient pas satisfaites, il l'atta- querait et le contraindrait à l'obéissance. Raymond répliqua qu'il arrangerait directement l'affaire avec le pape et fit aussitôt appel à Philippe- Auguste et à l'empereur Othon, dont il ne reçu :

(1) Guill. d-3 PoL Laurent, c. 17, 18.— Guill. Nangiac. ann. 1210. Rob. Au- ffesiod. Cfwon. ann. 1211. Vaissete, m, Pr. 29, 35. Guill. de Tudèle, xl.x, lxviii, lxxi, lxxxiv. Regest. xvi, 41. Chron. Turon. ann. 1210. Pet. Sux- rieus. c. 37, 52, 53. Teulet, Layettes, i, 371, 9G8.

184 POLITIQUE DU PAPE

que de bonnes paroles. En arrivant à Rome, il eut d'abord plus de succès, car sa situation morale était très forte. Il n'avait jamais été convaincu des crimes dont on l'accusait; il n'avait jamais même été jugé; il avait toujours professé obéissance à l'Église, se déclarant prêt à prouver son innocence, conformé- ment à la procédure de l'époque, parla pur g ation canonique; il s'était soumis à de sévères pénitences comme s'il avait été condamné, il avait été absous comme si on lui eût pardonné, et, depuis, il avait rendu de fidèles services en combattant ses anciens amis et offert toutes les réparations en son pouvoir aux églises qu'il avait dépouillées. Il affirmait hardiment son inno- cence, demandait des juges et réclamait la restitution de ses châteaux.

lunocent paraît d'abord avoir été touché par le tableau des torts faits à Raymond et de sa ruine imminente; mais cette impression fut de courte durée et le pape revint bientôt à la politique de duplicité qui jusque-là lui avait si bien réussi. Il décida d'abord que les citoyens de Toulouse s'étaient suffisam- ment justifiés et ordonna que l'excommunication qui pesait sur eux fût levée. En ce qui touche Raymond, il envoya des instruc- tions aux archevêques de Narbonne et d'Arles, à l'effet de réunir un conseil de prélats et de nobles Raymond serait jugé sur sa demande. S'il se trouvait un accusateur pour affirmer que Raymond était hérétique et responsable du meurtre de Pierre de Castelnau, on entendrait les deux parties et on rendrait un jugement qui serait transmis à Rome, les décisions finales devaient être prises; en l'absence de tout accusateur formel, on prescrirait à Raymond une pénitence convenable, après laquelle }fi/ il serait déclaré bon catholique et obtiendrait la restitution de ses châteaux.

Tout cela était, en apparence, assez loyal; mais l'intention frauduleuse ressort d'une lettre écrite en même temps par le pape au légal Arnaud. Innocent y félicite chaudement le légat de ce qu'il a fait jusqu'alors et lui explique que, si la nouvelle affaire a été ostensiblement confiée au nouveau commissaire Theodisius, c'est uniquement pour leurrer Raymond; le légat,

RAYMOND EST TROMPÉ 185

écrit le pape, doit-être le hameçon dont Theodisius est l'amorce. Pour endormir Raymond plus complètement, le pape, lors de sa dernière audience, lui fit présent d'un riche manteau et d'une bague qu'il retira de son propre doigt (1).

Le retour du comte mit les Toulousains en joie : l'interdit était levé, les difficultés pendantes devaient être bientôt toutes résolues. Le légat Arnaud, se conformant sans retard aux instructions du pape, devint tout à coup affectueux et cordial. Accompagné de Montfort,il alla rendre visite à Raymond et fut magnifiquement reçu à Toulouse; Raymond se laissa persuader, dit-on, de céder la citadelle de la ville, le Château Narbonnois, comme résidence au légat, qui le livra à Montfort; il fallut plus tard sacrifier la vie d'un millier d'hommes pour le reprendre. Arnaud avait exigé des citoyens un tribut de mille livres toulousains, avant de donner suite aux lettres du pape et de lever l'interdit; quand on eut payé la moitié de cette somme, il octroya sa bénédiction à la ville; mais comme on tardait à acquitter le reste de la dette, il renouvela l'interdit, que les mal- heureux habitants eurent ensuite grand'peine à faire lever (2).

Un contemporain, orthodoxe fanatique, nous raconte que Theodisius rejoignit le légat à Toulouse dans le dessein de se consulter avec lui sur la meilleure manière de tromper Raymond. Il s'agissait de trouver un prétexte pour éluder la promesse d'Innocent, car il prévoyait qu'il se purgerait et que la ruine de la Foi en serait la conséquence. Le moyen le plus simple pour atteindre ce but était d'alléguer que Raymond n'avait pas accompli l'impossible tâche dont on lui avait fait une obligation, consistant à faire disparaître l'hérésie de son territoire. Mais il fallait éviter l'apparence d'une déloyauté par trop grossière. On lui assigna un jour, à trois mois de là, pour comparaître à 165 Saint-Gilles et offrir sa purgation en ce qui touchait l'accusa- tion d'hérésie et le meurtre du légat; on ajoutait un avertisse-

(1) Vaissete, m, Pr. 20, 23, 232-3. Pet. Sarnens. c. 33, 34. Guill. de Tu- dèle, xl. xLir, xliii. - Regest. xii, 152, 153, 154, 155, 156, 168, 169, 170, 171, 173. 174, 175, 176. Teulet, Layettes, i, 368, 968.

(2) Vaissete, m, Pr. 24-5, 234. Guill. de Tudèle, xuv. Teulet, loc. laud.

186 FOURBERIE DES LÉGATS

ment plein de menaces touchant sa lenteur à exterminer l'hé- résie. Au jour fixé, en septembre 1210, un grand nombre de prélats et de nobles s'assemblèrent à Saint-Gilles, et Raymond s'y présenta avec ses témoins ou cojureurs, espérant qu'il allait se réconcilier pour toujours avec l'Église. Vaine attente. On l'avertit froidement que sa justification ne serait pas admise, qu'il s'était manifestement rendu coupable de parjure enn'exé cutant pas les promesses qu'il avait faites à plusieurs reprises sous le sceau du serment ; son serment étant sans valeur dans les affaires secondaires, il ne pouvait être accepté quand il s'agissait d'accusations aussi graves que l'hérésie et le meurtre d'un légat; les serments de ses témoins n'avaient pas plus d'au- torité que le sien.

Un homme d'un caractère plus ferme aurait éclaté d'indi- gnation en présence d'une aussi abominable duplicité ; mais Raymond, écrasé sous la ruine soudaine de ses illusions, se contenta de fondre en larmes circonstance qui fut notée par ses juges comme une preuve additionnelle de sa perversité. Presque aussitôt, on renouvela contre lui l'excommunication qu'il avait eu tant de peine à faire lever. Pour la forme, cepen- dant, on l'avertit que lorsqu'il aurait exterminé l'hérésie et se serait montré, par le reste de sa conduite, digne de pitié, les décisions du pape en sa faveur seraient mises à exécution. Évi- demment, le Provençal n'était pas à la hauteur des rusés Ita- liens qui le bafouaient. La preuve qu'Innocent approuva cette cruelle comédie est fournie par une lettre qu'il adressa à Raymond au mois de décembre 1210; il y exprimait son cha- grin que le comte n'eût pas encore tenu sa promesse d'exter- miner les hérétiques et l'avertissait que, s'il ne le faisait point, ses domaines seraient livrés aux Croisés. Par le même courrier, Montfort reçut une lettre du pape se plaignant que la taxe de trois deniers par feu rentrait mal, preuve qu'Innocent lui-même ne perdait pas de vue les bénéfices pécuniaires de la persécu- tion. Les exhortations adressées simultanément aux comtes de Toulouse, de Comminges et de Foix, ainsi qu'à Gaston de Béarn, les sommant de prêter aide à Montfort sous peine d'être consi-

DERNIERS EFFORTS DE RAYMOND 187

dérés comme des fauteurs de l'hérésie, montrent a quel point, dans l'esprit du pape, toutes les questions étaient tranchées à l'avance et l'œuvre de spoliation irrévocablement décidée. (1)

Raymond finissait par reconnaître ce dont tout homme clair- 16f voyant aurait pu se convaincre dès l'abord, à savoir que sa ruine était le but poursuivi par les légats. Si les nobles de Lan- guedoc avaient été unis, ils auraient probablement résisté avec succès aux attaques intermittentes des Croisés; mais ils se laissaient dévorer un à un, tandis que Raymond, leur chef naturel, se laissait abuser par les espérances de réconciliation qui le tenaient dans l'inaction. Maintenant, il ne pouvait plus être question qu'on lui rendît ses châteaux; il devait se prépa- rer de son mieux aune guerre de venue inévitable. Dans ce dessein, et pour rallier ses sujets autour de lui, il publia la liste des con- ditions qu'on avait, disait-il, prétendu lui imposer dans une conférence tenue à Arles, au mois de février 1211. Ces condi- tions, onéreuses et dégradantes autant pour le peuple que pour lui, auraient placé tout le pays et toute sa population sous le contrôle des légats et de Montfort, stigmatisé tous les habitants, catholiques et hérétiques, nobles et vilains, d'une marque infamante de servitude et obligé Raymond à s'exiler pour le reste de sa vie en Terre-Sainte. Que ces exigences aient ou non été produites, la publication qu'en fit le comte provoqua l'indi- gnation du peuple, qui se rallia autour de son souverain, prêt à résister au prix de tous les sacrifices. (2)

Les négociations ultérieures, par lesquelles Raymond s'efforça d'éviter une rupture définitive, semblent prouver que l'ultima- tum révélé par lui était apocryphe. En décembre 1210, nous le trouvons à Narbonne, conférant avec les légats, Montfort et Pierre d'Aragon ; on lui fit des propositions inacceptables et

(i) Pet. Sarnens. c. 39. Regcst. xm, 188, 189; xvi, 39. Guilt. de Tudèle, LYm. Teulet, Layettes, i, 3G0, 948.

(2) La seule autorité pour cet extraordinaire document est le ps. Guill. de Tudèle (lœ, lx, lxi), suivi par l'Historien du Comte de Toulouse (Vaissete, m, Pr. 30; cf. p. 204 du texte, p. 501 notes, et Hardouin, vi, 1998). Bien que les modernes l'aient généralement accepté, je ne puis le considérer comme authentique ; il me semble que Raymond a fabriqué ce tex.t<i pour provoquer la colère de ses sujets.

188 SIÈGE DE TOULOUSE

Pierre finit par consentir à recevoir l'hommage de Montfort pour Béziers. Peu de temps après eut lieu à Montpellier une autre réunion, également infructueuse pour Raymond, mais non pour Montfort, qui conclut un traité avec Pierre et reçut de lui en otage son jeune fils Jayme. Au printemps de 1211, Raymond vint encore trouver Montfort au siège de Lavaur et permit aux Croisés de recevoir des provisions de Toulouse, bien qu'il eût vainement essayé d'empêcher le départ d'un contin- gent que les Toulousains fournissaient aux assiégeants. Pres- qu'aussitôt après la prise de Lavaur, le 3 mai 4211, Montfort envahit le territoire de Raymond et prit quelques uns de ses 167 châteaux, le tout, semble-t-il, sans déclaration de guerre. Raymond fit alors un dernier et misérable effort pour avoir la paix ; il offrit toutes ses possessions, à l'exception de la ville de Toulouse, à Montfort et au légat, comme gage de l'accomplis- sement de toutes les promesses qu'on voudrait lui imposer, réservant seulement sa vie et les droits de son fils à son héri- ritage. On repoussa avec dédain ces offres humiliantes. Raymond s'était tellement avili qu'on paraît avoir cessé de voir en lui un élément de quelque importance dans la situation qu'il s'agissait de régler. D'ailleurs, on attendait sous peu le comte de Rar avec une nombreuse armée de Croisés, dont les services devaient être employés le mieux possible pendant les quarante jours ils resteraient disponibles. Le siège de Toulouse fut décidé.

Dès que les citoyens de Toulouse apprirent que Ton voulait attaquer la ville, ils envoyèrent une ambassade aux Croisés pour demander qu'on les épargnât, faisant valoir qu'ils s'étaient réconciliés avec l'Église et qu'ils avaient pris part au siège de Lavaur. On leur répondit qu'ils seraient assiégés s'il ne ren- voyaient pas Raymond et n'abjuraient pas toute allégeance à son égard. Ils refusèrent à l'unanimité, oublièrent toutes leurs querelles intestines et se préparèrent comme un seul homme à la résistance. C'est un indice remarquable de la force des insti- tutions républicaines que le siège de Toulouse fut le premier échec sérieux qu'aient éprouvé les Croisés. La ville était bien

CRUAUTÉS DES CROISÉS 189

fortifiée et munie d'une forte garnison ; les comtes de Foix et de Comminges étaient arrivés à l'appel de leur suzerain. Les citoyens laissèrent ouvertes les portes de la ville et pratiquèrent en outre des brèches dans les murs afin de faciliter les furieuses sorties de la garnison, qui infligèrent des pertes considérables aux assaillants. Ceux-ci se retirèrent le 29 juin à la faveur de la nuit, abandonnant leurs blessés et leurs malades et n'ayant rien fait que de dévaster horriblement la campagne environ- nante. Maisons, vignobles, vergers, femmes et enfants, tout avait été anéanti par leur fureur. Montfort quitta le théâtre de sa défaite pour aller porter les mêmes ravages dans le pays de Foix.

Ce viril effort des Toulousains pour repousser une aggression injuste fut naturellement interprété comme une complaisance coupable envers l'hérésie. Innocent excommunia de nouveau Raymond et sa capitale pour avoir « persécuté » Montfort et les Croisés. (1) Encouragé par ce succès, Raymond prit alors l'of- fensive, mais sans obtenir de notables résultats. Le siège de |gg Castelnaudary aboutit à un échec et les nombreux combats qui suivirent tournèrent généralement à l'avantage de Montfort, dont les qualités militaires se révélèrent avec éclat dans la situation difficile il se trouvait. On continuait, à travers tout le monde chrétien, à prêcher la croisade et les troupes de Mont- fort étaient souvent renouvelées par l'arrivée de bandes de pè- lerins qui venaient servir pendant quarante jours. Toutefois, ces renforts étaient irréguliers et l'armée, très nombreuse un jour, pouvait se trouver, le lendemain, réduite à une poignée d'hom- mes. Mais ses adversaires, bien que souvent très supérieurs en nombre, ne risquèrent jamais une grande bataille rangée ; ce fut une guerre de sièges et de dévastations, conduite de part et d'autre avec une férocité sauvage. Bien des fois les prisonniers furent pendus, aveuglés ou mutilés. Les haines s'exaspéraient à mesure que Montfort étendait ses domaines et que les fron- tières de Raymond reculaient. La défection de Beaudouin,

(1) Vaissete, m, Pr. 38-40, 234-5. Guill. de Pod. Laur. c. 18. Guill. de Tud. lxxx, Lxxx.ii. Teulet, Layettes, i, 370, 968; 372, 975.

11.

490 PROGRÈS DE MONTFORT

frère naturel de Raymond, que ce dernier avait toujours traité avec suspicion et qui, pris à Montferrand, s'était rallié à la cause des Croisés avant le siège de Toulouse, avait porté à la cause nationale un coup très sensible ; le ressentiment des Méridio- naux éclata lorsque Beaudouin, en 1214, fut traîtreusement livré à Raymond, qui le fit pendre sur le champ après avoir permis à grand'peine que les consolations de la religion lui fus- sent accordées. (1)

Au commencement de 1212, l'abbé de Vaux-Cernay reçut, avec l'évêché de Carcassonne, la récompense du zèle qu'il avait mis au service de la croisade el le légat Arnaud obtint le grand archevêché de Narbonne lors de la mort ou de la déposition du négligent Bérenger. Cette dignité ecclésiastique ne lui suffi- sait pas : Arnaud demanda le titre de duc, au grand déplaisir de M ont fort qui, bien que tout dévoué l'Église, n'avait nulle intention de lui céder ses domaines temporels. C'est peut être le refroidissement dont ce désaccord fut la cause qui suggéra à Arnaud l'idée de favoriser une autre croisade, prêchée à la 169 demande d'Alphonse IX de Castille, que menaçait un retour offensif des Mores, renforcés par des contingents venus d'Afri- que. Bien que Mont fort eut besoin de toutes ses forces, le nouvel archevêque de Narbonne passa en Espagne à la tête d'une troupe nombreuse de Croisés pour rejoindre l'armée des rois d'Aragon, de Castille et de Navarre. Quand le contingent français se déclara las du service et refusa d'aller plus loin après la prise de Calatrava, Arnaud, toujours infatigable, resta avec ceux qu'il put retenir auprès de lui, et eut sa part de gloire à la journée de Las Navas de Tolosa, une croix appa- rue au ciel encouragea les chrétiens et furent tués, dit-on, deux cent mille Mores (2).

Le printemps et l'automne de 1212 furent témoins d'une série presque continue de succès de Montfort; le territoire de Raymond était réduit à Montauban et à Toulouse et cette der-

(1) Pet. Sarnens. c. 75. Guill. de Pod. Laur. c. 23.

(2) Pet. Sarnens. c. 60. Vaissete, m, 271-2. Rod. Tolet. de Reb. Hispan. vin, 2, 6, 11. Rod. Santii Hist. Hispan. m, 35.

ASTUCE DU PAPE 191

nière ville, encombrée de réfugiés, était assiégée en fait, les Croisés des châteaux voisins poussant leurs incursions jusqu à ses portes. Montfort fit demander à Rome par les légats la confirmation pontificale de ses nouvelles conquêtes. Innocent parait s'être alors aperçu du scandale créé par le succès même de sa politique; il se souvint que Raymond, bien qu'il eût sans cesse réclamé des juges, n'avait été ni entendu ni condamné, et que cependant il avait été puni par la perte de presque tous ses domaines. Le pape affecta une grande surprise. «Il est vrai, répondit-il, que le comte a été très coupable envers l'Église, qu'en conséquence il a été excommunié et que ses possessions ont été abandonnées au premier venu ; mais la perte de la plu- part d'entr'elles avait servi de châtiment et il ne fallait pas oublier que ce prince, suspect d'hérésie et du meurtre d'un légat, n'avait jamais été condamné. » Innocent affectait d'igno- rer pourquoi l'on n'avait jamais obéi à ses ordres, portant que Raymond devait avoir la possibilité de se justifier. En l'absence de tout procès formel et de toute condamnation, ses domaines ne pouvaient pas être attribués à un autre. Il était indispen- 170 sable de procéder régulièrement, sans quoi l'Église pourrait être accusée de fraude en continuant à garder les châteaux qui lui avaient été assignés comme gage. Finalement, Innocent ordon- nait à ses légats de lui adreser un rapport complet et véridique. Une autre lettre dans le même sens, envoyée à Théodisius et à l'évêque de Riez, leur recommande de ne pas négliger leurs devoirs comme ils passaient pour l'avoir fait jusqu'alors allusion certaine à leur refus de permettre à Raymond de se justifier suivant les formes prévues. A la même époque, Inno- « cent entretenait une longue correspondance au sujet de l'impôt sur les feux et acceptait de Montfort un don de mille marcs ; ce qui ne laisse pas de jeter un jour fâcheux sur le caractère du pape en tant que juge honnête et impartial (1).

Théodisius et l'évêque de Riez répondirent par un mensonge. À plusieurs reprises, prétendaient-ils, on avait sommé Raymond

(1) Pet. Sarnens. c. 59-64. Reg. xv, 102, lu3, 167-76.

192 INTERVENTION DE PIEL E

de venir se justifier ; mais celui-ci avait négligé de réparer ses torts envers certains prélats et certaines églises (accusation bien singulière, vu les occupations pressantes que Montfort avait données à Raymond.) Cependant, pour faire semblant de tenir compte des instructions du pape, ils convoquèrent un concile à Avignon. Mais Avignon était, parait-il, une ville mal- saine, de sorte que nombre de prélats refusèrent d'y venir . et Théodisius fut affligé d'une maladie opportune qui rendit nécessaire un ajournement. Un autre concile fut alors convoqué à Lavaur, place forte peu éloignée de Toulouse qui était entre les mains de Montfort. A la requête de Pierre d'Aragon, ce dernier accorda une trêve de huit jours pour que la réunion pût avoir lieu sans encombre (1).

Fier de sa victoire récente de Las Navas, Pierre était alors un champion de la foi qu'on ne pouvait traiter avec dédain et il se présentait enfin en qualité de protecteur de Raymond et de ses propres vassaux. Ses intérêts dans le pays étaient trop considérables pour qu'il assistât avec indifférence à l'établisse- nt ment d'une puissance aussi formidable que celle de Montfort. Les fiefs conquis se remplissaient de Français ; un parlement venait d'être tenu à Pamiers afin d'organiser les institutions de la contrée sur une base française; tout semblait présager une modification complète de l'état de choses antérieur. Pierre avait déjà envoyé une ambassade au pape pour se plaindre des pro- cédés des légats, qu'il jugeait arbitraires, injustes et contraires aux véritables intérêts de la religion. Il arrivait à Toulouse- avec le ferme propos d'intercéder en faveur de son beau-frère. En prenant cette position, il affirmait la suprématie de la maison d'Aragon sur celle de Toulouse, contre laquelle elle avait poursuivi autrefois tant de luttes infructueuses (2).

Les envoyés de Pierre obtinrent d'Innocent un ordre adressé à Montfort, portant qu'il eût à restituer tous les territoires conquis sur ceux qui n'étaient pas hérétiques, ainsi que des

(1) Pet. Sarn. c. 66. Regest. xvi, 39.

(2) Pet. Sarnens. c. 65. Regest. xv, 212. A. Molinier (Vaissete, éd. Pri- mat, vi, 407).

CONCILE DE LAVAUR 193

instructions interdisant à Arnaud de paralyser la croisade contre les Sarrasins en prolongeant,par des promesses d'indulgences, la guerre dans le Toulousain. Cette intervention d'Innocent, venant s'ajouter à celle de Pierre, produisit une impression profonde. Toute la hiérarchie ecclésiastique de Languedoc fut convoquée pour faire face à la crise. Quand le concile se réunit à Lavaur, en janvier 1213, le roi Pierre présenta une pétition, par laquelle il demandait pitié plutôt que justice pour les seigneurs dépouillés de leurs biens. Il produisit un acte de cession formel signé par Raymond et par son fils, contresigné par la ville de Toulouse, ainsi que des actes analogues de Gaston de Béarn, des comtes de Foix et de Comminges, en vertu desquels ces personnages lui cédaient tous leurs territoires, droits et juridictions, avec faculté pour lui d'en disposer à sa guise pour les obliger à obéir aux ordres du pape, au cas ils se montreraient récalcitrants. Il demandait qu'on leur restituât les territoires conquis sitôt qu'ils auraient réparé leurs torts envers l'Église ; si Raymond ne pouvait pas être jugé, Pierre proposait qu'il abdiquât en faveur de son jeune fils, le père devant se rendre avec ses che- valiers en Espagne ou en Palestine pour servir contre les In- fidèles, le fils devant rester sous tutelle jusqu'à ce qu'il se fût montré digne de la confiance de l'Église. C'étaient là, en fait, les propositions mêmes que Pierre d'Aragon avait déjà communiquées à Innocent (1).

Aucune soumission ne pouvait être plus complète, aucunes garanties plus absolues. Ces clauses, acceptées, signifiaient l'extermination sûre des hérétiques. Mais les prélats assemblés 172 à Lavaur subissaient l'empire de leurs passions, de leurs ambi- tions et de leurs haines ; ils se souvenaient des maux qu'ils avaient soufferts et infligés ; surtout ils craignaient les repré- sailles et cette crainte les rendait sourds à toute proposition les idées de conciliation avaient leur part. Pour leur prospé- rité, pour leur sécurité personnelle, il fallait que la maison de Toulouse disparût. Théodisius et l'évêque de Riez présidèrent

(1) Regest. xv, 212; xvi, 42, 47.

104 CONDUITE INDIGNE DES LÉGATS

en leur qualité de légats; les prélats du pays avaient pour chel l'intraitable Arnaud de Narbonne. Toutes les formes furent dûment observées. Les légats, faisant fonctions de juges, demandèrent aux prélats, faisant fonctions d'assesseurs, si Raymond devait être admis à s'innocenter. La réponse, donnée par écrit, fut négative, non-seulement, comme on l'avait déjà dit, parce que Raymond était parjure, mais parce qu'il avait commis de nouveaux crimes au cours de la dernière guerre en tuant des Croisés qui l'attaquaient. On ajouta que l'excom- munication qui pesait sur lui ne pouvait être levée que par le pape. S'abritant derrière cette réponse, les légats notifièrent à Raymond qu'ils ne pouvaient aller plus loin sans une autorisa- tion pontificale, et lorsque Raymond s'adressa à leur pitié et demanda en suppliant une entrevue, on lui fit savoir froide- ment que ce serait peine et dépense inutiles pour les deux parties. Restait l'appel du roi Pierre. Les prélats se chargèrent d'y répondre sans le concours des légats, de manière à pouvoir dire que les affaires de Raymond ne les regardaient pas, puisqu'il les avait remises lui-même entre les mains des légats ; d'ail- leurs, ses excès l'avaient rendu indigne de toute espèce de pitié. Quant aux trois autres seigneurs qui étaient en cause, on exposa longuement leurs forfaits, en particulier le crime qu'ils avaient commis en se défendant contre les Croisés ; on les avertit que s'ils satisfaisaient l'Eglise et obtenaient d'elle l'abso- lution, on consentirait à les entendre; mais on se garda bien d'indiquer comment l'absolution pourrait être obtenue et l'on ne daigna pas même faire allusion aux garanties que le roi d'Aragon avait offertes. Bien plus, Arnaud de Narbonne, en sa qualité de légat, écrivit au roi une lettre violente, le menaçant 473 d'excommunication parce qu'il frayait avec des excommuniés et des gens soupçonnés d'hérésie. Pierre avait demandé une trêve jusqu'à la Pentecôte ou du moins jusqu'à Pâques; on la refusa sous prétexte qu'elle nuirait au succès de la croisade, que l'on continuait à prêcher en France avec un zèle bien fait pour jeter le doute sur la sincérité des ordres contraires d'Innocent (1).

(1) Regest. xvi, 39, 42, 43. Pet. Sarnens. c. 66.

VOYAGE DE THÉODISIUS A ROME 195

Toute cette procédure était une telle parodie de la justice qu'on craignait de la voir annuler par le pape, sous l'influence de la puissante intercession du roi Pierre. Théodisius et plu- sieurs évêques furent expédiés à Rome avec les documents, afin de mettre en œuvre leur action personnelle. Les prélats du concile envoyèrent une adresse au pape, l'adjurant de ne pas interrompre ce qu'il avait si bien commencé, mais de porter la hache aux racines mêmes de l'arbre et de l'abattre pour toujours. Raymond était peint sous les plus sombres cou- leurs. L'effort qu'il avait fait pour obtenir l'aide de l'empereur Othon, l'assistance qu'il avait reçue une fois de Savary de Mauléon, lieutenant du roi Jean en Aquitaine, furent habile- ment rappelés pour exciter la haine du pape, parce que l'un et l'autre de ces monarques étaient hostiles à Rome. On allait jusqu'à dire que Raymond avait imploré le secours du Sultan de Maroc, au risque de détruire la chrétienté. Craignant encore que ces calomnies fussent insuffisantes, les évêques de toutes les parties du territoire en cause accablèrent Innocent de leurs missives, l'assurant que la paix et la prospérité avaient suivi les pas des Croisés, que la religion et la sécurité étaient rétablies dans le pays naguère ravagé par les bandits et les hérétiques, que si, au prix d'un dernier effort, on détrui- sait la ville de Toulouse, avec sa misérable engeance digne de Sodome et de Gomorrhe,les fidèles pourraient jouir d'une nou- velle Terre Promise ; mais que si Raymond relevait la tête, le chaos recommencerait et qu'il vaudrait mieux alors pour l'Eglise de chercher refuge parmi les païens. Dans tout cela, aucune allusion n'était faite aux garanties offertes par le roi Pierre et ce dernier fut obligé, au mois de mars 1213, de transmettre directement à Rome des copies des actes de ces- sion consenties par les seigneurs inculpés, dûment authenti- quées par l'archevêque de Tarragone et ses suffragants (1).

Théodisius et ses collègues trouvèrent la tâche plus dure 174 qu'ils ne l'avaient prévu d'abord. Innocent avait déclaré solen-

(1) Regest. xvi, 40, 41, 43, 44, 45, 4G, 47.

196 INNOCENT EST CONVAINCU

nellement que Raymond devait être admis à se justifier et que sa condamnation ne pouvait être que le résultat d'un procès. On lui demandait maintenant de désavouer ses propres paroles. D'autre part, le refus d'instituer un procès lui faisait com- prendre que les accusations portées avec tant d'acharnement contre Raymond étaient dépourvues de preuves. Il finit cepen- dant par céder, bien que le retard de sa décision (21 mai 1213) prouve l'effort qu'elle lui avait coûté. Les lettres qu'Innocent adressa alors à ses légats ne nous sont pas parvenues ; peut-être un scrupule bien légitime les a-t-il fait écarter de ses Regesta. Il écrivit une lettre sévère à Pierre d'Aragon, lui ordonnant de renoncer à protéger les hérétiques sous peine d'être exposé lui même à la menace d'une nouvelle croisade. Les ordres ponti- ficaux que Pierre avaient obtenus, pour la restitution des domaines appartenant à des non-hérétiques, furent annulés sous prétexte de malentendu, et les seigneurs de Foix, Com- minges et Navarre furent abandonnés au bon plaisir d'Arnaud de Narbonne. La ville de Toulouse pouvait se faire pardonner si elle infligeait le bannissement et la confiscation à tous ceux qui seraient désignés par l'évêque Foulques, un fanatique intransigeant; aucun traité, aucune trêve ou autre engagement conclus avec les hérétiques ne devait être observé. Quant à Raymond, le silence absolu que Ton gardait à son sujet était plus significatif que les admonestations les plus sévères. Il était simplement ignoré, comme s'il avait cessé de compter dans les graves questions qui se débattaient (1).

En attendant la décision de Rome, la croisade avait été vigoureusement prêchée en France ; Louis Cœur de Lion, fils de Philippe Auguste, avait pris la croix avec nombre de barons et l'on espérait déjà mettre en mouvement des forces écra- santes lorsque Philippe Auguste, méditant une invasion en Angleterre, arrêta tous les préparatifs qui contrariaient les 475 siens. D'autre part, le roi Pierre s'était encore rapproché de Raymond et des seigneurs excommuniés; les magistrats de

(i) Pet. Sarnens. c. 66, 70. Regest. xvi, 48.

PIERBE DÉCLARE LA GUERRE 497

Toulouse lui avaient prêté serment de fidélité. En possession du mandement du pape, il fit semblant d'en tenir compte, mais n'en continua pas moins ses préparatifs de guerre. Une des mesures qui donnent l'idée la plus exacte de l'homme et de son temps fut la démarche, d'ailleurs couronnée de succès, que Pierre fit auprès du pape Innocent, pour obtenir le renouvel- lement de la bulle d'Urbain (1095) qui plaçait son royaume sous la protection spéciale du Saint Siège, avec le privilège de ne pouvoir être mis en interdit que par le pape lui-même. Une sirvente d'un troubadour anonyme montre avec quelle anxiété Pierre était attendu en Languedoc. On lui reproche de tarder, on le supplie de venir, comme un bon roi, toucher les rede- vances du Carcassais et de mettre un terme à l'insolence des Français, que Dieu confonde ! (1).

Une rupture était inévitable. La déclaration de guerre de Pierre d'Aragon parvint à Montfort à un moment il dispo- sait de très peu de troupes et les renforts attendus de France n'arrivaient pab ; un légat, envoyé par Innocent pour prêcher la croisade en Terre Sainte, détournait vers la Pales- tine toutes les énergies disponibles. Pierre avait laissé ses lieu- tenants à Toulouse et était revenu en Espagne pour y lever des soldats. Il passa les Pyrénées avec sa nouvelle armée et fut reçu avec enthousiasme par tous ceux qui s'étaient précédem- ment soumis à Montfort. Il s'avança vers le château de Muret, à dix milles de Toulouse, Montfort avait laissé une faible garnison et y fut rejoint par les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges. Leurs forces réunies constituaient une armée considérable, bien qu'elle fut loin de s'élever à 100,000 hommes, comme l'ont prétendu les panégyristes de Montfort (2). Pierre avait amené d'Espagne environ 4000 cavaliers ; les trois comtes, dépouillés de la plupart de leurs domaines, ne peuvent guère en avoir fourni davantage et la masse de leur armée était

(1) Pet. Sarnens. 66-8. Regest. xvi, 87. Raymond, Lexirue Roman, 512-3.

(2) Pet. Sarnens. c. 69, 70. Vais3ete, in, note xvn. A Molinur (Vaissete. éd. Privât, vu, 256).

198 SIÈGE DE MUUET

composée de la milice de Toulouse, fantassins qui n'avaient aucune expérience de la guerre.

Le siège de Muret commença le 12 septembre 1213. On avertit immédiatement Montfort, qui était à 25 milles de là, à Fanjeaux, avec une petite armée qui comprenait sept évêques et trois abbés envoyés par Arnaud de Narbonne pour traiter 176 avec Pierre. Malgré l'inégalité des forces, il n'hésita pas à marcher en avant avec les troupes qu'il put réunir à la hâte. Il renvoya d'abord à Carcassonne la comtesse Alice, qui l'accom- pagnait; elle s'employa aussitôt à décider quelques groupes de Croisés qui se retiraient à rejoindre son mari. A Bolbonne, près de Saverdun, Montfort s'arrêta pour entendre la messe, le sacristain Maurin, plus tard abbé de Pamiers, s'étonnait qu'avec une poignée d'hommes il se hasardât à combattre un guerrier aussi renommé que le roi d'Aragon. Pour toute réponse, Montfort tira de sa poche une lettre interceptée de Pierre, il assurait à une dame de Toulouse qu'il venait, par amour d'elle, pour chasser les Français de son pays. .Comme Maurin demandait ce qu'il voulait dire par là, Montfort s'écria : « Ce que je veux dire? Dieu m'aide autant que je redoute peu un homme qui vient, pour l'amour d'une femme, défaire l'œuvre de Dieu 1 » Le Normand, plein de confiance dans le ciel, ne doutait pas qu'il ne dût venir à bout du cheva- leresque et galant Espagnol.

Le lendemain, Montfort rentra à Muret, qui n'était assiégé que d'un côté ; l'ennemi n'y mit aucun obstacle, dans l'espoir de faire prisonnier le chef des Croisés. Les évêques tentèrent inutilement de négocier avec Pierre. Le lendemain matin, 13 septembre, les Croisés, comptant peut-être un millier de cavaliers, s'élancèrent à l'attaque. Comme ils passaient devant l'évêque de Comminges, celui-ci leur assura qu'il serait leur témoin au jour du jugement et qu'aucun de ceux qui tom- beraient dans la bataille n'aurait à subir les flammes du Pur- gatoire pour les crimes qu'il avait confessés ou dont il avait l'intention de se confesser plus tard. Les prélats et les moines se rendirent ensemble à l'église, ils prièrent Dieu pour le

BATAILLE DE MURET 199

succès de ses guerriers ; on prétend que Saint Dominique se trouvait parmi eux et que la victoire de Montfort fut due sur- tout à sa dévotion pour le Rosaire, dont il était l'initiateur et , qu'il pratiquait assidûment.

Comme Montfort s'éloignait dans la direction opposée, les assiégeants crurent d'abord qu'il abandonnait la ville ; mais ils furent bientôt surpris de le voir évoluer et de reconnaître qu'il avait seulement fait un détour afin de pouvoir attaquer sur un terrain égal. Le comte Raymond conseilla d'attendre l'attaque derrière un rempart de charriots et d'épuiser les Croisés sous £77 une grêle de projectiles; mais les fiers Catalans rejetèrent cet avis comme pusillanime. Les cavaliers, formant une masse con- fuse, se précipitèrent en avant, laissant l'infanterie continuer le siège. Brave chevalier plutôt que général habile, Pierre galopait à l'avant-garde lorsqu'il rencontra deux escadrons de Croisés, parmi lesquels étaient deux chevaliers célèbres, Alain de Roucy et Florent de Ville. Ceux-ci le reconnurent, fondirent sur lui, le renversèrent de son cheval et le tuèrent. La confusion créée par cet événement se changea en panique lorsque Montfort, à la tête d'un troisième escadron, chargea le flanc des Catalans. Ils prirent la fuite, suivis de près par les Français, qui les mas- sacraient sans pitié et qui, abandonnant soudain la poursuite, tombèrent à l'improviste sur le camp l'infanterie ignorait la déroute des cavaliers. Le carnage y fut effroyable ; les malheu- reux qui purent échapper se sauvèrent vers la Garonne, mais beaucoup se noyèrent en essayant de traverser le fleuve. On assure que les Croisés ne perdirent pas vingt hommes, que leurs adversaires eurent quinze à vingt mille morts et tout le monde reconnut la main de Dieu dans une victoire si miracu- leuse— d'autant plus qu'au dernier dimanche du mois d'août une grande procession avait eu lieu à Rome, suivie d'un jeûne de deux jours, pour demander au ciel le succès des armes catho- liques. Toutefois, le roi Jayme nous dit que la mort de son père,, qui eut pour conséquence la déroute de l'armée, ne fut pas l'effet d'un miracle, mais du vice favori du roi d'Aragon. Les nobles albigeois, pour conquérir ses bonnes grâces, avaient mis

200 DÉCHÉANCE DE RAYMOND

à sa disposition leurs femmes et leurs filles ; le matin de la ba- taille, il était si épuisé par ses excès qu'il ne put se tenir debout pendant la célébration de la messe. (4) 17g Avec le peu de troupes dont il disposait, Montfort était dans l'impossibilité de poursuivre ses avantages; aussi les consé- quences immédiates de sa victoire furent-elles peu sensibles. Les citoyens de Toulouse désiraient la paix; mais quand leur évêque, Foulques, demanda deux cents otages, ils refusèrent d'en donner plus de soixante, et lorsque l'évêque accepta ce chiffre, ils retirèrent leur proposition. Montfort fit une incur- sion sanglante dans le pays de Foix et parut devant Toulouse, mais il fut bientôt réduit à la défensive. Narbonne, devant laquelle il se présenta pacifiquement, lui refusa l'entrée ; la même chose lui arriva à Montpellier et il fut obligé d'avaler en silence ces deux affronts. Sa condition était très critique pen- dant l'hiver de 1214, mais les affaires prirent alors une tournure toute différente. La prohibition de prêcher la croisade en France avait été levée et l'on annonçait l'arrivée de 100,000 nouveaux pèlerins après Pâques. En outre, un nouveau légat, le cardinal Pierre de Bénévent, arriva avec les pleins pouvoirs du pape et reçut à Narbonne la soumission des comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges, d'Aimeric, vicomte de Narbonne, et de la ville de Toulouse elle-même. Tous promirent de chasser les hérétiques et de satisfaire toutes les exigences de l'Église, en fournissant toutes les garanties qu'on leur demanderait. Raymond remit même tous ses domaines aux mains du légat et s'engagea, s'il en recevait l'ordre, à se rendre en Angleterre ou ailleurs jusqu'au jour il pourrait aller à Rome. Revenu à Toulouse, il y vécut avec son fils comme un simple citoyen

(1) Pet. Sarnens. c. 70-3.— Guill. de lod. Laurent, c. 21-22.— Guill. Nangiac. ann. 1213. Vaissete, m, Pr. 52-4. Guill. de Tud. cxxv-cxl. Zurita, Ana- les de Aragon, lib. n, c. 63. De Gest. Com. Rarcenon. ann. 1213. Bernard d'Esclot, Cronica del Bey en Père, c. 6. Campana, Storia di San Piero Mar- tire, p. 44. Tamburin'i, ht deiV Inquisizione, i, 351-2. Comenfarios del Rey en Jacme, c. 8 (Mariana, iv, 267-8).

Don Javme lui-même, alors âgé de six ans, était encore un otage entre les mains de Montfort, et si les chroniqueurs catalans disent vrai, ce fut à granTpeine qu'il put recouvrer la liberté, même après qu'Innocent eut ordonné de la lui rendre. I,. Marin. Sic. de Reb. Hispan. lib. x. Regest. xvi, 171.

PRISE DE MAURIAC 201

dans la maison de David de Roaix. Rome ayant ainsi obtenu tout ce qu'elle avait jamais demandé, le légat donna l'absolu- tion à tous les pénitents et les déclara réconciliés à l'Église.

Si le pays avait espéré que sa soumission lui rendrait la paix, il fut cruellement déçu. Tout cela n'avait été qu'un nouvel acte de la comédie tragique que jouaient depuis si longtemps Inno- cent et ses agents. Le légat avait simplement voulu arrêter Tar- deur de Montfort à un moment il semblait plus faible que ses adversaires, et en même temps tromper les provinces me- nacées jusqu'à l'arrivée du nouveau contingent de pèlerins. Le chroniqueur monacal admire cette fraude pieuse si habilement conçue et exécutée avec tant de succès. Son exclamation en 179 thousiaste : « 0 pieuse fraude du légat 1 0 piété frauduleuse l » nous livre la clef des secrets de la diplomatie italienne dans ses rapports avec les Albigeois. (1)

Bien que Philippe Auguste fût en guerre avec le roi Jean d'Angle- terre et l'empereur Othon, les hordes des Croisés, impatientes de butin et d'indulgences, dévalèrent comme un torrent sur les malheureuses provinces du Midi. Leur premier exploit fut la prise de Mauriac, nous trouvons la première mention cer- taine des Vaudois au cours de cette guerre. Sept de ces sectaires furent découverts parmi les captifs ; ils affirmèrent hardiment leurs croyances devant le légat et furent brûlés au milieu de grandes réjouissances. Montfort, avec son habileté ordinaire, se servit des renforts qui lui arrivaient pour étendre son autorité ur l'Agénois, le Quercy, le Limousin, le Rouergue et le Péri- [;ord. Toute résistance étant épuisée, le légat, au mois de juin 1215, convoqua une réunion de prélats à Montpellier. Les citoyens ne voulurent pas permettre à Montfort de pénétrer t'ans la ville, bien qu'il dirigeât les débats du fond de la mai- son des Templiers qu'il habitait au-delà des murs ; un jour qu'on l'avait introduit secrètement dans l'assemblée, le peuple en eut vent et se préparait à l'assaillir quand on le fit dispa:

(1) Pet. Sarnens. c. 74-8. Regest. xvi, 167, 170, 171, 172. Guill «le P*d Laurent, c. 24, 25. Vaissete, m, 260-2; Pr. 239-42. Teulet, Lay. î, 390 *0Î, û° 1068-9, 1073.

202 LOUIS COEUR-DE-LION

raitre par des ruelles détournées. Le concile déposa Raymond et élut Montfort à sa place ; Innocent, consulté par une ambas- sade, donna son assentiment. Il déclara que Raymond était dé- posé pour crime d'hérésie ; sa femme devait recevoir son douaire et une pension de cent cinquante marcs lui était assignée, ga- rantie par le château de Beaucaire. La décision définitive tou- chant le territoire conquis devait être prise au mois de novem- bre suivant, par le concile général de Latran; jusque là, il était remis à la garde de Montfort, que les évêques devaient aider et auquel les habitants devaient obéir. Une petite partie des reve- nus était affectée à l'entretien de Raymond.

L'évêque Foulques retourna à Toulouse, dont il était le véri- table maitre, sous la protection du légat qui continuait à tenir 133 Toulouse et Narbonne ; il s'agissait de soustraire ces villes à l'avidité de Louis Cœur de Lion, qui avait pris la croix trois ans auparavant et dont on attendait l'arrivée. Les faidits, comme on appelait les seigneurs et les chevaliers dépossédés, étaient gracieusement autorisés à chercher un gagne-pain dans le pays, à la condition qu'ils ne pénétreraient jamais dans des châteaux ou des villes murées et qu'ils voyageraient sur des bidets avec un seul éperon et sans armes. (1)

La victoire de Bouvines avait délivré la France des graves périls qui la menaçaient et l'héritier de la couronne était désormais libre d'accomplir son vœu. Louis arriva en noble et galante compagnie ; ses chevaliers et lui gagnèrent facilement le pardon de leurs péchés au cours d'un pèlerinage pacifique de quarante jours. Les craintes que sa venue avait fait naître furent bientôt dissipées. Il ne se montra nullement disposé à réclamer pour la couronne les conquêtes faites au cours des précédentes croisades ; on profita de sa présence pour assurer à Montfort une investiture temporaire et pour obtenir l'ordre de démanteler les deux principaux centres de mécontentement, Toulouse et Narbonne. Gui, frère de Montfort, prit possession

(1) Pet. Sarnens. c. 80, 81, 82. Harduin. Concil. vu, n, 2052. Innoc. PP. III. Rubricella. Teulet, Layettes, i, 410-16, n°* 1000, 1113-16. - Guill. de Pod. Laurent, c. 24, 25.

BUTIN DES CROISÉS 203

de Toulouse et s'occupa d'en faire raser les murs. L'archevêque Arnaud, moins préoccupé des intérêts de la religion que de ses prétentions au titre de duc, protesta, mais en vain, contre le démantèlement de Narbonne. En remettant à Montfort les domaines de Raymond, Innocent avait fait exception pour le comté de Melgueil, sur lequel l'Église avait certains titres ; il vendit ce comté à l'évêque de Maguelonne, qui dut payer la somme énorme de 33,000 marcs, outre les gratifications exigées par le personnel de la cour pontificale. La couronne réclama, comme héritière éventuelle du comte de Toulouse, mais la vente était définitive et, jusqu'à la Révolution, les évêques de Maguelonne et de Montpellier eurent la satisfaction de s'intitu- ler comtes de Melgueil. Ce n'était qu'une faible part d'un immense butin et Innocent aurait agi avec plus de dignité en s'abstenant. (1)

Les deux Raymond s'étaient retirés à la cour d'Angleterre, dit-on, le roi Jean leur aurait donné dix mille marcs, au i8£ prix de l'hommage sans valeur qu'ils venaient lui rendre. Peut- être faut-il attribuer à cette maladresse du comte de Toulouse l'autorisation donnée par Philippe Auguste à son fils d'entre- prendre la croisade et d'accorder à Montfort l'investiture de terres ainsi placées sous la suzeraineté anglaise. (2) Cependant les humiliations infligées par l'étranger et les révoltes à l'inté- rieur furent cause que Jean ne put intervenir ni comme allié, ni comme suzerain, et Raymond fut obligé d'attendre patiem- ment la réunion du grand concile qui devait décider de son sort. Là, du moins, il aurait quelque chance d'être entendu et d'invoquer la justice qui lui avait été si obstinément refusée.

Au moi d'avril 1213, le pape avait lancé les convocations pour le douzième concile général, l'on devait délibérer sur la reconquête de la Terre-Sainte, sur la réforme de l'Église et des abus, l'extirpation de l'hérésie et la pacification des âmes. On avait spécifié ce programme à l'avance et accordé deux ans et demi aux prélats pour se préparer à y répondre. La réunion

(i) Pet. Sarnens. c. 82. Vaissete, m, 260; Pr. 56. (2) Radulph.Coggeshall. ann. 1213.

204 CONCILE DE 1215

eut lieu au jour fixé, le 1er novembre 1215, et l'ambition d'Inno- cent fut à juste titre flattée quand il put ouvrir et préside v l'assemblée la plus auguste que la chrétienté latine eût jamais vue. L'occupation de Constantinople par les Francs avait per- mis, dans cette circonstance, de réunir les représentants des églises orientales et occidentales ; les patriarches de Constanti- nople et de Jérusalem figurèrent au concile comme les hum- bles serviteurs de Saint-Pierre. Chaque monarque avait son représentant, chargé de veiller sur ses intérêts temporels ; les plus savants théologiens étaient venus pour donner, au besoin, leur avis sur les questions de foi et de droit canonique. Les princes de l'Église assistaient en plus grand nombre que dans tout concile antérieur. Outre les patriarches, il y avait 71 pri- mats ou métropolitains, 412 évêques, plus 800 abbés et prieurs 182 et les innombrables délégués des prélats qui n'avaient pu venir en personne. (1) Deux siècles devaient s'écouler avant que l'Eu- rope montrât de nouveau sa force collective dans une assem- blée comme celle qui remplissait alors l'immense basilique de Constantin. C'est une marque éclatante du service que l'Église a rendu en contrebalançant les tendances centrifuges des peu- ples, que la réunion, à l'appel du pontife de Rome, d'un pareil conseil fédératif du christianisme, que nulle autre puissance n'aurait été capable d'assembler. A défaut du pouvoir central qui se manifestait ainsi avec éclat, les destinées de la civilisa- tion moderne eussent été tout autres.

Les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges étaient arrivés à Rome avant l'ouverture du concile. Ils y furent re- joints par le jeune Raymond qui, pour échapper aux émissaires de Montfort, avait du passer d'Angleterre en France et traver- ser ce pays, déguisé comme le serviteur d'un marchand. Dans une série d'entretiens avec Innocent, ils plaidèrent leur cause et produisirent une certaine impression sur son esprit. On dit qu'ils furent secondés cette fois par Arnaud de Narbonne, irrité par sa querelle avec Montfort ; mais les autres prélats, pour

(i) Chron. Fossœ Novae, ann. 1215.

CONDAMNATION DE RAYMOND 20!>

lesquels c'était presque une question de vie ou de mort, dénon- cèrent Raymond avec tant de violence et tracèrent un tableau si effroyable de la catastrophe qui menaçait la religion, qu'In. nocent, après une courte période d'hésitation, résolut de ne rien faire. Montfort avait envoyé pour le représenter son frère Gui. Sitôt que le concile fut réuni, les deux parties y plaidèrent leur cause. La décision des Pères fut prompte et, comme on pouvait s'y attendre, en faveur du champion de l'Église. La sentence, promulguée par Innocent le 15 décembre 1215, rappelait les efforts de l'Église pour délivrer la province de Narbonne de l'hérésie, vantait la paix et la tranquillité qui avaient été la conséquence de son succès. Elle admettait que Raymond s'était rendu coupable d'hérésie et de spoliation, en raison de quoi il était privé d'un pouvoir dont il avait abusé et condamné à rési- der ailleurs en pénitence de ses péchés, avec la promesse d'une rente de 400 marcs tant qu'il se montrerait obéissant. Sa femme devait conserver les domaines de son douaire ou en recevoir l'équivalent. Tous les territoires conquis par les Croi- sés, y compris Toulouse, le centre de l'hérésie, et Montauban, étaient attribués à Montfort, qu'on louait comme le principal instrument du triomphe de la foi. Celles des autres possessions de Raymond qui n'avaient pas encore été conquises devaient être gardées par l'Église, pour être remises, en tout ou en par- lie, au jeune Raymond, s'il se montrait digne d'en être investi lors de sa majorité. En ce qui concernait le comte Raymond, le jugement était sans appel ; désormais, l'Église ne l'appela plus que « le ci-devant comte » Quondam cornes. Des décisions 183 subséquentes, touchant le pays de Foix et de Comminges, arrê- tèrent du moins, dans cette direction, le progrès des armes de Montfort, bien qu'elles fussent beaucoup moins favorables aux nobles de ces contrées qu'elles ne le paraissaient au premier abord. (1)

Le tribunal suprême de I Eglise avait parlé. Mais ce tribunal

(1) GuiU. de Tudèle, cxlii. Vais?ete, m, 280-1; Pr. 57-63. Teulet, Layet- tes, i, 4.0, 1132. Pet. Sam. c. 83. D'Achery, i, 707. Molinier, L'Ense- velissement du Comte de Toulouse, Angers, 1885, p. 6.

12

206 RAYMOND LE JEUNE

avait perdu une partie de son empire sur les âmes et sa sen- tence, loin d'apaiser toutes les querelles, fut le signal d'une révolte. Dans le midi de la France, on avait attendu avec con- fiance la réparation d'une longue série d'injustices; -quand cet espoir fut déçu, l'esprit national, exalté jusqu'à l'enthousiasme, ne vit de salut que dans la résistance armée. Si Mont fort s'était imaginé que ses conquêtes étaient confirmées «l'une manière durable par la voix des Pères de Lalran et par l'acceptation de l'hommage qu'il n'avait pas tardé a rendre à Philippe-Auguste, il montra par combien il connaissait peu le tempérament des hommes à qui il avait affaire. Toutefois, en France, il était naturellement le héros du moment et Je voyage qu'il entreprit pour aller offrir son allégeance fut une marche Iriomplale. Les populations s'attroupaient pour voirie champion de 1 Eglise; le clergé formait des processions solennelles pour lui souhaiter la bienvenue dans chaque ville et ceux qui pouvaient seulement toucher ]o bord de ses vêtements s'estimaient heureux (1).

Le jeune Raymond, qui était à cette époque un adolescent de dix-huit-ans, endurci par des années d'adversité, avait des manières attrayantes et nobles qui, dit-on, produisirent une impression très favorable sur Innocent. Le pape le congédia avec sa bénédiction et un bon conseil : ne pas prendre le bien d'autrui, mais défendre le sien (res de V autrui noapregas; lo teu, se derjun lo te vol hostar, deffendas.) Le jeune homme se hâta de suivre le conseil pontifical, mais il l'entendit à sa ma- 184 nière. La part d'héritage qui lui avait été réservée sous la garde de l'Église était située à l'est du Rhône; c'est que le père et le fils, revenant d'Italie, se rendirent au commencement de 1216, pour chercher une base d'opérations. Peu de temps après, Raymond l'aîné alla en Espagne pour lever des troupes. Les citoyens de Marseille, d'Avignon, de Tarascon se levèrent comme un seul homme à l'appel de leur seigneur et demandèrent à être conduits contre les Français, indifférents aux foudres de l'Église, prêts à sacrifier leurs biens et leurs vies. Désormais,

(1) Pet. Sarnens. c. 83.

REVERS DE MONTFORT 207

dans ce grand drame, ce sont les cités et les citoyens qui jouent le premier rôle; la lutte s'engage entre les communes à demi républicaines, qui combattent pour leur existence, et la dure féodalité du Nord. La question religieuse fut reléguée au second plan, d'autant plus que les idées religieuses d'alors étaient très confuses. Au siège du Château de Beaucaire, quand il fallut construire des retranchements contre l'armée de secours ame- née par Montfort, le chapelain de Raymond promit le salut à quiconque viendrait travailler sur les remparts et le peuple de la ville se mit incontinent à l'œuvre pour obtenir les indulgences promises. Apparemment, on ne songeait pas que Raymond et tous les siens étaient excommuniés; les indulgences conser- vaient leur crédit, quelle que fût la main qui les distribuai (1). En présence de ce danger nouveau, Montfort fit preuve de son activité ordinaire. Mais la fortune l'avait abandonné et les historiens de l'Eglise ont émis l'opinion qu'il ployait sous le faix de l'excommunication lancée contre lui par l'implacable Arnaud de Narbonne, auquel il avait fait tort dans leur que- relle relative au duché. Montfort n'y avait prêté aucune atten- tion, ne cessant même pas d'assister à la messe, alors qu'il témoignait d'un si profond respect pour les censures ecclésias- tiques quand elles étaient dirigées contre ses adversaires. Obligé d'abandonner Beaucaire, après des luttes acharnées, il marcha plein de colère sur Toulouse, qui se préparait à rappeler son ancien seigneur. 11 mit le feu à plusieurs quartiers de la ville, mais les citoyens barricadèrent les rues et résistèrent pas à pas à ses troupes. On finit par traiter; Montfort s'engagea à épar- gner la ville moyennant une énorme indemnité de 30,000 marcs; mais il détruisit ce qui restait des fortifications, combla les 185 fossés et désarma les habitants. Malgré l'excommunication qui pesait sur lui, il était encore très efficacement soutenu par l'Église. Innocent III mourut le 20 juillet 1216; son successeur Honorius III hérita de sa politique et le nouveau légat, le car- dinal Bertrand de Saint-Jean et de Saint-Paul, était, si possible»

(1) Guill. de Tudela, cliii-viii. Guill. de Pod. Laur. c. 27-8. Vaissete, m, Pr. 64-66. - Pet. Sumens. c. 83-

181

208 SECOND SIÈGE DE TOULOUSE

encore plus décidé que ses prédécesseurs à supprimer à tout prix la rébellion contre Rome. On avait recommencé à prêcher la croisade. Au début de l'an 1217, Montfort traversa le Rhône et s'avança dans les territoires laissés au jeune Raymond, à la tête d'une armée de Croisés et d'un petit contingent fourni par le roi de France.

Il fut rappelé tout à coup par la nouvelle que Toulouse s'était révoltée, que Raymond VI, à la tête d'auxiliaires espagnols, y avait été reçu avec joie, que Foix et Comminges, avec tous les nobles du pays, s'étaient réunis à Toulouse pour saluer leur chef, enfin que la comtesse de Montfort était en danger au Château Narbonnais, la citadelle en dehors de la ville, Mont- fort avait laissé garnison. Abandonnant ses conquêtes, il revint sur ses pas. Au mois de septembre 1217 commença le second siège de l'héroïque cité, dont les bourgeois montrèrent leur résolution inébranlable de se soustraire au joug de l'étranger, ou plutôt le courage du désespoir, s'il faut croire que le cardi- nal-légat avait ordonné aux Croisés de tuer tous les habitants sans distinction d'âge ni de sexe. Comme la ville était sans défenses, hommes et femmes travaillaient jour et nuit à recons- truire les remparts. Vainement, Honorius écrivit des lettres de menaces et d'exhortations aux rois d'Aragon et de France, au jeune Raymond, au comte de Foix, aux citoyens de Toulouse, d'Avignon et de Marseille. Vainement la prédication de la croi- sade, renouvelée avec un zèle infatigable, amenait sans cesse aux assiégeants de nouveaux renforts. Le siège se traîna pen- dant neuf longs mois, entrecoupé par des assauts furieux et des sorties plus furieuses encore, avec des intervalles d'inaction aux moment l'armée des Croisés voyait décroître ses forces. Gui, frère de Montfort, et son fils aîné Arnaud furent sérieusement blessés. Les ennuis du général étaient accrus parles taquineries du légat, qui lui reprochait son insuccès, l'accusait d'ignorance

t de mollesse. Le lendemain de la Saint-Jean (1218), Montfort, fatigué et découragé, surveillait la reconstruction de ses ma- chines après avoir repoussé une sortie lorsqu'une pierre lancée par un mangoneau, pièce servie, suivant la tradition toulou-

MORT DE MONTFORT 2UÎJ

saine, par des femmes le frappa d'un coup mortel. Son casque fut écrasé et il ne proféra plus une parole. Grande fut la douleur des fidèles à travers toute l'Europe quand la nou- velle se répandit que le glorieux champion du Christ, le nou- veau Macchabée, le rempart de la Foi, était tombé comme un martyr pour la cause de la religion. Il fut enseveli à Haute- Bruyère, dépendance du monastère de Dol, et les miracles opérés sur sa tombe montrèrent combien sa vie et sa mort avaient été agréables à Dieu. Toutefois, il ne manqua pas de gens pour attribuer sa ruine soudaine, au moment même ses succès paraissaient à jamais confirmés, au fait qu'il avait négligé de poursuivre l'hérésie dans son ardeur à satisfaire son ambition (4).

S'il fallait une preuve de plus des éminentes capacités de Montfort, on la trouverait dans la ruine rapide de tout ce qu'il avait fondé, quand son pouvoir passa aux mains de son fils et successeur Amauri. Même pendant le siège, son prestige était encore tel que le puissant Jourdain de l'Isle-Jourdain lui fit sa soumission, comme au duc de Narbonne et comte de Toulouse, en lui donnant pour otages Géraud, comte d'Arma- gnac et de Fezensac, Roger, vicomte de Fezensaquet et d'autres nobles; ajoutons qu'au mois de février 1218, les citoyens de Narbonne, intimidés, avaient renoncé à leur attitude de rebelles. La mort de Montfort fut considérée comme le signal de la déli- vrance. Partout les garnisons françaises n'étaient pas trop fortes, le peuple se souleva, massacra les envahisseurs et rap- pela ses anciens chefs. Honorius eut beau reconnaître Amauri comme le successeur de l'autorité de son père, mettre au ban les deux Raymond, accorder à Philippe-Auguste un vingtième des revenus ecclésiastiques pour l'exciter à une nouvelle croi-

(1) Pet. Sara. c. 83-6. Guill. de Pod. Laur. c. 28-30. Vaiss. m, 271-2; Pr. 66-93. Guill. de Tud. clvih-ccv. Raynald. Ann. ann. 1217, 52, 55-62; ann. 1218, 55. Martène, Ampl. Coll. i, 1129. Annal Waverl. ann. 1218.— Bern. Iterii Chron ann. 1218. Chron. Lemov. ann. 1218. Guill. JNang. ann. 1218. Chron. Turon. ann. 1218. Robert. Autissiod. Chron. ann. 1218. Chron. S. Taurin. Ebroicens. ann. 1218. Chron. Ioan. Iperii ann. 1218. Chron. Laudun. ann. 1218. Chron. S. Pétri Vivi Senon. append. ann. 1218. Alberici Trium Fontium Chron. ann. 1218.

12.

210 TROISIÈME SIÈGE DE TOULOUSE

187 sade, promettre indulgence pleinière à tous ceux qui y parti- ciperaient. En vain Louis Cœur de Lion, accompagné du cardi- nal-légat Bertrand, conduisit dans le midi une belle armée de pèlerins qui comptait dans ses rangs trente-trois comtes et vingt évêques. Elle réussit bien à s'avancer jusqu'à Toulouse, mais le troisième siège ne fut pas plus heureux que les précédents et Louis fut obligé de se retirer sans gloire, n'ayant accompli d'autre exploit que le massacre de Marmande, 5,000 hommes, femmes et enfants furent passés au fil de l'épée. L'horrible cruauté des Croisés, leur luxure brutale, qui n'épargnaient ni la vie des hommes ni l'honneur des femmes, contribuèrent puissamment à enflammer la résistance. Une à une les forte- resses encore occupées par les Français furent reprises et bien peu de familles fondées par les envahisseurs purent subsister dans le pays. En 1220, un nouveau légat, Conrad, essaya de créer un ordre militaire sous le nom de Chevaliers de la Foi de Jésus, mais il ne rendit aucun service. La sentence d'excommu- nication et d'exhérédation fulminée par le pape en 1221 fut tout aussi vame; et quand, la même année, Louis entreprit une nouvelle croisade et reçut d'IIonorius un vingtième des revenus de l'Église pour en couvrir les frais, il tourna l'armée ainsi recrutée contre les possessions anglaises et s'empara de la Rochelle, malgré les protestations du roi et du pape (1).

Au commencement de 1222, Amauri, réduit au désespoir, offrit à Philippe Auguste de lui faire abandon de toutes ses possessions et de tous ses droits ; il pria en même temps le pape Honorius d'appuyer sa proposition. Honorius écrivit au roi de France, le 14 mai, que ce moyen était désormais le seul de sauver l'Église. Les hérétiques qui s'étaient cachés dans des cavernes et dans les régions montagneuses, lorsque la domina- it Teulet, Lavettes, i, 454, 1271; p. 461-2, 1279-80; p. 466, 1301 p 475 n" 1331 ; p. 551, 1435; p. 518, n' 1656. Vaiss. ni, 307, 316-17, 568 Pr ^8-102 Raynald. Annal, ann. 1218, 54-57; ann. 1221, 44, 45. Arch hat J 430 15, 16. Guill. de Pod. Laur. c. 31-33. Guill. Nang. ann. 1219 1220 Bcrn. Itcr. Chron. ann. 1219. Kob. Autis. Chron. ann. 1219. Chron Laud., Chron. Andrens., Ail». Triuni Fontium Chron. ann. 1219. Martène, Thés, i 884. Rymcr, Fœdera, i, 229.

APPELS A PHILIPPE AUGUSTE 211

tion française s'exerçait sur le pays, étaient revenus en foule aussitôt après le départ des envahisseurs ; la haine générale ^ qui pesait sur les étrangers favorisait encore leur propagande religieuse. L'Église, en vérité, était devenue une ennemie nationale et nous en# croyons volontiers Honorius lorsqu'il décrit la condition lamentable de l'orthodoxie dans le Lan- guedoc. L'hérésie y était ouvertement pratiquée et enseignée; les évêques hérétiques prenaient place hardiment en face des prélats catholiques et il y avait à craindre que le pays tout entier ne fût bientôt gagné par la contagion.

Malgré tous ces arguments, accompagnés de l'offre d'un vingtième des revenus ecclésiastiques et d'indulgences illimi- tées pour une croisade, Philippe resta sourd aux propositions du pape ; et lorsque Amauri s'adressa avec la même offre à Thibaut de Champagne, le roi répondit à ce dernier, qui le consulta, en des termes qui équivalaient à un refus. S'il voulait entreprendre la chose à ses risques et périls, le roi lui souhai- tait bon succès, mais il ne pouvait ni l'aider, ni l'affranchir de ses obligations de vassal, à cause de la tension de ses rapports avec l'Angleterre. Au mois de juin, ce fut au tour du jeune Raymond d'en appeler à Philippe, son seigneur et son parent, implorant sa pitié et le suppliant dans les termes les plus humbles d'intervenir, pour le réconcilier à l'Église et écarter ainsi de lui l'incapacité d'hériter à laquelle il se trouvait sou- mis (1).

Cette démarche doit avoir été provoquée par l'état de santé de Raymond VI qui, en effet, mourut peu de temps après, au mois d'août 1222. En 1218, Raymond avait arrêté son testa- ment, aux termes duquel il faisait des legs pieux aux Templiers et aux Hospitaliers de Toulouse, manifestait l'intention d'en- trer dans ce dernier Ordre et exprimait le désir d'être enterré avec ses moines. Le matin même de sa mort, il avait été prier deux fois dans l'église de la Daurade, mais son agonie fut courte et il avait déjà perdu l'usage de la parole lorsque l'abbé

(1) Vaissete, m, 319; Pr. 275, 276. Raynald. Annal, ann. 1222, 44-47. Guill de l'od. Laur. c. 47. Teulet, Lay. i, 546, 1537.

212 MORT DE RAYMOND VI

de Saint Sernin vint lui apporter les consolations de la reli- gion. Un Hospitalier qui était présent jeta sur lui son manteau avec la croix, afin d'assurer à sa maison le privilège d'ensevelir 180 le comte; mais un paroissien zélé de Saint Sernin arracha le manteau et il s'ensuivit une révoltante querelle sur le corps du moribond, l'abbé réclamant à grands cris le cadavre, puisque la mort survenait dans sa paroisse. Il finit par ameuter le peuple, auquel il ordonna de ne point permettre que le corps fût enlevé. Cette dispute sur les restes du comte de Toulouse devint encore plus odieuse parce que l'Église ne voulut pas permettre l'inhumation de celui qu'elle considérait comme son ennemi. Le corps resta sans sépulture, en dépit des efforts réitérés de Raymond VII, après sa réconciliation, pour assurer le repos de l'âme de son père. Ce fut en vain qu'une enquête instituée en 1247 par Innocent IV recueillit les témoignages de cent vingt personnes à l'effet que Raymond VI avait été le plus pieux et le plus charitable des hommes et le très obéissant ser- viteur de l'Église. Ses restes demeurèrent pendant un siècle et demi le jouet des rats dans la maison des Hospitaliers et quand ils eurent disparu morceau par morceau, le crâne fut encore conservé comme un objet de curiosité, au moins jusqu'à la tin du xvne siècle (1).

Après la mort de son père, Raymond VII poursuivit ses avantages et Amauri fut de nouveau réduit, au mois de décembre, à offrir ses droits à Philippe Auguste, qui refusa de- rechef de les accepter. Au mois de mai 1223, on eut quelque espoir que le roi de France entreprendrait une croisade ; le légat Conrad de Porto, avec les évêques de Nimes, d'Agde et de Lodève, lui écrivit de Béziers, insistant sur l'état déplo- rable du pays villes et châteaux ouvraient tous les jours leurs portes aux hérétiques. Il y eut alors des négociations avec Raymond et les choses allèrent si loin qu'Honorius écrivit à son légat de prendre soin des intérêts de l'évêque de Viviers lors de la conclusion de l'accord attendu. En présence, en effet,

(i) Guill. de Pod. Laur. c. 34. Vaissete, m, 306, 321-4. Moliuier, L'ense- velissement de Raymond VJ.

MORT DU ROI DE FRANGE 213

des progrès incessants de l'hérésie et de l'indifférence de Philippe Auguste, il semblait qu'on dût chercher ailleurs les bases d'une pacification. Il faut dire que l'activité de l'anti- pape bulgare avait singulièrement enflammé l'ardeur des Cathares ; des hérétiques venant du Languedoc allaient le trouver et revenaient avec tout le zèle de missionnaires ; son représentant, Barthélemi, évêque de Carcassonne, qui s'appe- lait lui-même, à l'imitation des papes romains, serviteur des serviteurs de la Foi, faisait, pour la propagation de ses croyances, 190 des efforts couronnés de succès. Des trêves furent conclues entre Amauri et Raymond ; puis le légat convoqua un concile à Sens, le 6 juillet 1223, d'où l'on espérait que la pacification devait sortir. Le concile fut transféré à Paris, parce que Philippe Auguste désirait y assister ; le roi devait même y attacher une grande importance, car on le vit regagner en hâte sa capitale, malgré la fièvre qui le minait. Il mourut sur la route à Meudon, le 14 juillet. Les espérances de Raymond se trou- vèrent ainsi brisées. La mort de Philippe Auguste rendait le concile inutile et changeait en un instant la face des affaires. Bien que Philippe Auguste ait témoigné de sa sympathie pour Montfort en lui léguant 30,000 livres, il s'était prudem- ment abstenu de toute démarche compromettante et avait fermement rejeté les offres d' Amauri. Toutefois, sa sagacité lui permettait d'entrevoir que, lui mort, le clergé emploierait toutes ses forces à pousser son fils Louis vers une croisade et que le royaume serait abandonné aux mains d'une femme et d'un enfant. C'est sans doute pour prévenir ce péril qu'il montra tant d'insistance à rejoindre le concile, malgré le mauvais état de sa santé. Ses prévisions ne tardèrent pas à se réaliser. Le jour même de son couronnement, Louis promit au légat d'entreprendre la croisade ; Honorius le stimula de son mieux et, au mois de février 1224, Louis accepta d' Amauri la

(1) Vaissete, m, Pr. 276, 282. Teulet, Layettes, i, 561, 1577. Rayna Annal, ann. 1222, .48 Matt. Paris, ann. 1223, p. 219.

214 INTERVENTION DE LOUIS

Raymond se trouva désormais en face de l'adversaire le plus redoutable, le roi de France (1).

La situation était pleine de périls nouveaux et inattendus. Il n'y avait pas un mois qu'Amauri, réduit à la plus grande détresse, avait été obligé d'abandonner les quelques châteaux qu'il tenait encore, en rachetant les garnisons avec une partie de l'argent que Philippe Auguste lui avait légué. Puis il avait quitté pour toujours ce pays dont son père et lui avaient été les fléaux. Et maintenant, à la place de cet ennemi épuisé par une longue lutte, Raymond voyait devant lui un jeune homme ardent, disposant de toutes les ressources que Philippe Auguste 191 avait accumulées pendant son long règne, impatient aussi de venger l'échec qu'il avait éprouvé cinq ans auparavant sous les murs de Toulouse. Dès le mois de février, il écrivit aux citoyens de Narbonne, les félicitant de leur loyauté et promet- tant de conduire une croisade dans le pays trois semaines après Pâques, afin de restituer à la couronne tous les territoires que la maison de Toulouse avait perdus. Cependant Louis ne vou- lait pas être dupe. Il exigea, comme condition de son départ, que l'Église assurât au royaume la paix extérieure et inté- rieure, qu'une croisade fût prechée avec les mêmes indul- gences que pour la Terre Sainte, que ceux de ses vassaux qui ne se joindraient pas à lui fussent excommuniés, que l'arche- vêque de Bourges fût nommé légat à la place du cardinal de Porto, que les territoires de Raymond, de ses alliés et de tous ceux qui résisteraient à la croisade lui fussent attribués d'avance, qu'il reçût de l'Église un subside de 60,000 livres parisis par an, enfin qu'il fût libre de revenir ou de rester comme il lui plairait (2).

Louis présuma que ces conditions seraient acceptées et con- tinua ses préparatifs, tandis que Raymond faisait des efforts désespérés pour conjurer l'orage. Henri III d'Angleterre inter-

(1) Alberici Trium Font. Chmn. ann. 1223. Guill. de Pod. Laur. c. 34. Vaissete, m, Pr. 290. Ravnald. Annal, ann. 1223, 41-45. Teulet, Layet- tes, ii, 24, 1631.

(2) Vaissete, m, Pr. 28b, 291-3. Gesta Ludovici, vm, ann. 1224.

NÉGOCIATIONS 215

vint auprès d'Honorius et Raymond fut encouragé à faire des offres d'obédience à Rome par l'entremise d'ambassadeurs dont les libéralités parurent produire une impression très favorable sur les officiers de la Curie. Honorius répondit par une lettre aimable, promettant d'envoyer Romano, cardinal de Sant'Angelo, en qualité de légat, pour arranger les affaires ; puis il fit savoir au roi Louis que Frédéric II faisait des offres si avantageuses en vue de la conquête de la Terre Sainte qu'il fallait tout subordonner à ce grand dessein et que la vente des indulgences ne pouvait être autorisée pour un autre objet. Le pape ajoutait que si le roi de France continuait à menacer Raymond, ce dernier ne tarderait pas à se soumettre. En même temps, des instructions étaient envoyées à Arnaud de Nar- bonne, lui enjoignant d'agir auprès de Raymond, de concert avec les autres prélats, pour obtenir de lui qu'il offrît des conditions acceptables.

Louis, justement indigné de cette diplomatie à double visage, protesta publiquement qu'il se lavait les mains de toute l'affaire et fit savoir au pape que la Curie romaine pouvait s'arranger à sa guise avec Raymond, qu'il ne se souciait pas des questions de théologie, mais que ses droits devaient être 192 respectés et qu'il ne permettrait pas de lever de nouveaux subsides. A un Parlement tenu à Paris, le 5 mai 1224, le légat annula les indulgences concédées contre les Albigeois et recon- nut que Raymond était un bon catholique; d'autre part, Louis ht une déclaration qui montre à quel point il était irrité des procédés 'de l'Église à son égard. Toutefois, ses préparatifs militaires ne furent pas perdus : il en tira parti pour arracher à Henri III une partie considérable des possessions que l'Angle- terre conservait sur le sol français (1).

L'orage paraissait conjuré. Il ne s'agissait plus que de s'en- tendre sur les termes de la pacification ; or, Raymond avait été trop près de la ruine pour se montrer difficile. Le 2 juin,

(1) R y mer, Fœdera, i, 271. Vaissete, m, 339-40. Pr. 283. Raynald. Annal ann. 1224, 40. Gesta Lurlov. vin, ann. 1224. Clivon. Turou. aun. 1224. Gui 1 1. Nang. ann \2H. Epist. sec. xm, t. i, 249 (MoiiUin. Ilist. Gernian.)

216 RAYMOND ET AMAURI

jour de la Pentecôte, il rejoignit à Montpellier, en compagnie de ses principaux vassaux, Arnaud et les évêques ; il déclara qu'il observerait et maintiendrait, dans toute l'étendue de ses domaines, la foi catholique ; qu'il en expulserait les hérétiques désignés par l'Eglise ; qu'il confisquerait leurs biens et les châ- tierait corporellement; qu'il assurerait la paix et dissoudrait les bandes de mercenaires ; qu'il restituerait aux églises tous leurs droits et privilèges; qu'il payerait 20,000 marcs pour réparer les pertes faites par l'Église et pour dédommager Amauri, à la condition que ce dernier renonçât à ses préten- tions et livrât tous les documents qui les attestaient. Si cela ne devait pas suffire, il était prêt à se soumettre entièrement à l'Église, réserve faite de ses devoirs d'allégeance envers le roi. Ces propositions étaient contresignées par le comte de Foix et le vicomte de Béziers. Pour affirmer sa sincérité, Raymond replaça l'ancien ennemi de son père, Théodisius, sur le siège épiscopal d'Agde, que l'ex-légat avait obtenu et d'où il avait été chassé ; il restitua aussi différentes propriétés à des églises.

Les offres de Raymond furent transmises à Rome pour ètrfi approuvées par le pape. La preinière réponse d'Honorius put faire croire qu'elles seraient agréées. Il avait été convenu qu'un concile se réunirait le 20 Août pour les ratifier. Mais dès qu'il se fût assemblé à Montpellier, Amauri adressa un appel déses- péré aux évêques, les suppliant de ne pas laisser échapper les fruits de la victoire. Le roi de France, disait-il, était sur le £93 point de prendre en mains sa cause, dont l'abandon serait un scandale et une humiliation pour l'Église universelle. Malgré cet appel, les évoques acceptèrent les serments de Raymond et de ses vassaux aux conditions précédemment fixées, aver* la réserve qu'on attendrait la décision du pape en ce qui concernait l'indemnité due à Amauri et que tous les ordres ultérieurs de l'Église seraient obéis, sans préjudice de la suze- raineté du roi et de l'empereur. Raymond promit tout et donna des gages en conséquence (1).

(1) Vaiss. m, Pr. 284, 206. Vaiss. éd. Priv. vin, 801 Fhlut. Cnnc. Xar-

HONORIUS SE DÉCIDE POUR AMAURI 217

Que pouvait encore exiger l'Église ? Raymond avait triomphé délie et de tous les Croisés qu'elle avait déchaînés contre lui ; malgré cela, il offrait une soumission aussi complète que celle que l'on aurait pu imposer à son père à l'heure de sa plus pro- fonde détresse. Juste à la même époque, une dispute publique avait lieu à Castel-Sarrasin entre certains prêtres catholiques et des ministres cathares, preuve nouvelle que l'hérésie avait confiance dans sa cause et qu'il fallait chercher un terrain d'entente si l'on voulait en arrêter les progrès. Non moins significatif fut un concile cathare tenu peu de temps après à Pieussan, où, avec le consentement de Guillabert de Castres, évèque hérétique de Toulouse, le nouvel évéché de Rasés fut constitué avec une partie de ceux de Toulouse et du Carcasses.

Cependant l'on n'était pas au bout des vicissitudes et des surprises. Au mois d'octobre, quand les envoyés de Raymond arrivèrent à Rome pour obtenir la confirmation papale, ils se trouvèrent en présence de Gui de Montfort, chargé par le roi de France de s'y opposer. Nombre d'évêques languedociens craignaient que la paix ne les obligeât à restituer des biens usurpés à la faveur des troubles et ils étaient, par suite, inté- ressés à prétendre que Raymond était hérétique au fond du cœur. Honorius tergiversa jusqu'au commencement de 4225 ; il renvoya alors le cardinal Romano en France, avec les pleins pouvoirs d'un légat et des instructions portant qu'il devait menacer Raymond et faire conclure une trêve entre la France et l'Angleterre, afin de rendre toute liberté à Louis. Il écrivit au roi dans le même sens et envoya à Amauri de l'argent avec des paroles encourageantes. La description qu'il fait du Lan- guedoc dans une de ses lettres, pays de fer et d'airain dont la rouille ne pouvait être enlevée que par le feu, montre assez 43; le parti pour lequel il s'était finalement prononcé (1).

bonn. p. 60-G4. Gest. Ludov. vin, aim. 1224. Concil. Montispessulan. ann. 1224 (flarduin. vu, 131-33). Grandes Chron. ann. 1224. Guill. Nangiac. ann. 1224.

(1) Vaissete, m, Pr. 284-85. Schmidt, i, 291. Coll. Doat, xxiir, 269-70. Kymer Fœd. i, 273, 274, 281. Raynald. Annal, ann. 1225, 28-34. Teulet, Layrttes, n, 47, 1694.

13

218 CONCILE DE BOURGES

Après plusieurs conférences avec Louis et les principaux seigneurs et évêques, le légat convoqua un concile national à Bourges au mois de novembre 1225. Raymond y comparut, demandant avec humilité l'absolution et la réconciliation ; il offrit à nouveau de se justifier, de se soumettre à toutes les réparations que pouvaient exiger les églises, de rétablir sur ses terres la sécurité et l'obéissance à Rome. Quant à l'hérésie, non seulement il s'engageait à l'extirper, mais il priait instam- ment le légat de visiter ses villes une à une, de s'enquérir des croyances du peuple, avec l'assurance que tous les délinquants seraient sévèrement punis et que toute ville récalcitrante serait mise à la raison. Il était prêt lui-même à rendre satisfaction pleine et entière pour toute faute qu'on pouvait lui imputer et à se soumettre à un examen portant sur l'orthodoxie de ses croyances. D'autre part, Arnaud exhiba les décrets du pape Innocent condamnant Raymond VI et attribuant ses terres à Simon de Montfort, avec l'approbation de Philippe-Auguste. Après de longues discussions au sein du concile, le légat décida que chaque archevêque délibérerait séparément avec ses suffra- gants et lui remettrait par écrit le résultat de la délibération, qui serait ensuite soumis au roi et au pape. Tout cela devait se passer, sous peine d'excommunication, dans le plus profond secret (1).

Un épisode de la procédure du concile de Bourges montre d'une manière frappante le caractère des relations entre Rome et les églises locales, ainsi que celui de l'institution catholique vers laquelle les hérétiques étaient invités à revenir, sous la douce menace du bûcher et du gibet. Lorsque la besogne appa- rente de l'assemblée eut pris fin, le légat permit aux délégués des chapitres de s'en retourner, mais il retint auprès de lui les 195 évêques. Les délégués ainsi renvoyés ne tardèrent pas à pres- sentir quelque fraude; après s'être consultés, ils députèrent au légat des délégués de tous les chapitres métropolitains, pour dire qu'il possédait, à leur connaissance, certaines lettres spé-

(lj Chron. Turonens. ann. 1225. Matt. Paris ann. 1225, p. 227-9.

FRAUDES DU LÉGAT 219

ciales de la curie romaine, réclamant à perpétuité pour le pape les revenus de deux prébendes dans tout chapitre épiscopal ou abbatial et d'une prébende dans chaque église conventuelle. Ils l'adjuraient, au nom de Dieu, de ne pas causer un tel scan- dale, l'assurant que le roi et ses barons résisteraient au prix de leur vie et de leurs dignités et que cela pouvait amener la ruine de l'Église. Ainsi mis en demeure, le légat exhiba ses lettres et émit l'opinion que l'octroi des demandes pontificales libérerait l'Église romaine du scandale de la convoitise, en mettant une fin à la nécessité elle se trouvait de solliciter et de recevoir des cadeaux. Là-dessus, le délégué de Lyon répondit tranquille- ment qu'ils ne désiraient pas manquer d'amis à la cour romaine et qu'ils consentiraient très volontiers à les suborner; d'autres représentèrent que la source de la cupidité ne tarirait jamais, que ces nouvelles richesses ne feraient qu'exciter l'avarice des Romains, que provoquer des querelles menaçantes pour l'exis- tence même de la ville; d'autres, enfin, objectèrent que les revenus ainsi assurés à la Curie et supérieurs à ceux de la cou- ronne elle-même, rendraient les membres de la Curie telle- ment riches que la justice serait plus coûteuse que jamais; en outre, il était évident que les nombreux fonctionnaires aux- quels le pape confierait la perception de ses revenus se livre- raient à des exactions infinies et exerceraient un tel contrôle sur les élections des chapitres qu'ils finiraient par les mettre tous dans la dépendance étroite de Rome. Ils terminèrent en déclarant au légat que l'intérêt de Rome elle-même était d'abandonner ce projet, car si l'oppression devenait univer- selle, elle causerait une révolte non moins générale. Le légat, impuissant à tenir tête à l'orage, consentit à supprimer les lettres en question, ajoutant qu'il les désapprouvait, mais n'avait pas eu l'occasion de s'en expliquer, par la raison qu'elles lui étaient parvenues seulement après son arrivée en France. Une proposition non moins audacieuse, par laquelle la Curie espérait obtenir le contrôle de toutes les abbayes du royaume, avorta par suite de l'opposition acharnée des archevêques.

220 MORT d'arnaud de narbonne

L'hérésie pouvait vraiment se croire justifiée à se tenir à l'écart d'une pareille Église ! (1). 13ô Personne ne savait à quelles conclusions avaient abouti les conciliabules tenus par les archevêques, mais le résultat final ne pouvait faire de doute, une fois que le pape et le roi étaient également décidés à intervenir. Par surcroît de malheur pour Raymond, la mort venait d'enlever l'archevêque Arnaud de Narbonne, qui, devenu son ami déclaré, eut pour successeur un de ses ennemis les plus ardents, Pierre Amiel. On disait ouvertement qu'aucune paix honorable pour l'Église n'était compatible avec le maintien de Raymond et qu'un dixième des revenus ecclésiastiques avait été offert pendant cinq ans à Louis s'il voulait entreprendre la guerre sainte. Mais le roi, malgré sa légèreté et son avidité, hésitait à se mesurer avec le patrio- tisme exalté du Mi<li tant qu'il était en état d'hostilité avec l'Angleterre. Il exigea donc qu'Honorius fit défense à Henri III de menacer le territoire français pendant la croisade. Quand Henry reçut les lettres du pape, il préparait avec ardeur une expédition pour porter secours à son frère Richard de Cor- nouailles; mais ses conseillers le poussèrent à ne point empê- cher Louis de s'embrouiller dans une entreprise si difficile et si coûteuse; l'un d'eux, Guillaume Pierrepont, qui passait pour un savant astrologue, prédit avec assurance que Louis allait perdre la vie ou subir un désastre. Sur ces entrefaites arrivè- rent des nouvelles de Richard qui dépeignaient sa situation comme favorable; l'inquiétude de Henri se calma et bien qu'il eût, peu de temps auparavant, conclu une alliance avec Ray- mond, il accorda au pape les promesses que celui-ci demandait.

(1) Chron. Turoncns. ann. 1225. - Maft. Paris ann. 1225, p. 227-8. Il est possible que les chroniqueurs aient quelque peu exagère, car les lettres d Honorius ne réclament qu'une prébende dans chaque cathédrale et église collégiale (Martènc, Thés î, 929). Les exigences de Home ne furent d ailleurs qu'ajournées, car, en 1380, Charles le Sage se plaignait que presque tous les bénéfices de France appar- tinssent à des cardinaux, qui en portaient les revenus en Italie, de sorte que les églises tombaient en ruines, que les abbayes étaient désertées, les orphelinats et les hô: itaux détournés de leur but, que le service divin avait cessé en beaucoup d'endroits et que les terres de l'Eglise étaient sans culture. Pour remédier à ces abus, il saisit tous les revenus en question et ordonna qu'ils fussent employés aux lins en vue desquelles ils avaient été donnés à l'Eglise (ibid. i, 1012).

SAINT ANTOJNE DE PADOUE 221

Pour assurer plus efficacement encore le succès de la croisade, l'Église prohiba toutes les guerres privées jusqu'à ce qu'elle eût pris fin (1).

La question religieuse n'était plus, à l'époque nous sommes 197 arrivés, qu'un prétexte à des ventes d'indulgences et à des levées de taxes ecclésiastiques. Si Raymond n'avait pas encore persé- cuté activement ses sujets hérétiques, c'était simplement parce qu'il ne pouvait pas sans folie, étant exposé à des agressions du dehors, détacher de sa cause un grand nombre d'hommes dont l'appui lui était indispensable. 11 s'était montré tout prêt à prendre les mesures nécessaires au prix d'une réconciliation avec l'Église et il avait même exhorté le légat à organiser l'in- quisition sur ses domaines. Au milieu des troubles qui agitaient le Midi, les Dominicains avaient pu grandir en puissance et s'établir sur les terres de Raymond; quand leurs rivaux en persécution, les Franciscains, étaient venus à Toulouse, il les avait reçus cordialement et les avait aidés à s'y fixer. Cette même année 1225 vit arriver en France Saint-Antoine de Padoue, dont le nom est le plus vénéré dans l'Ordre après celui de Saint- François. Antoine venait prêcher contre l'hérésie; dans le Tou- lousain, son éloquence excita une telle tempête de persécution qu'elle lui valut le surnom à' Infatigable Marteau des Héré- tiques. La lutte qui s'apprêtait était, plus encore que celles qui l'avaient précédée, une guerre de races: c'était toute lapuissance du Nord, conduite par le roi et par l'Église, qui allait fondre sur les provinces épuisées dont Raymond était le suzerain. Rien d'étonnant à ce qu'il ait essayé de se soustraire à tout prix au danger prochain, car il savait qu'il devait être seul à l'affronter. Il est vrai que son plus grand vassal, le comte de Foix, lui restait fidèle ; mais le second en puissance, le comte de Com- minges, conclut une paix séparée et fit la guerre à côté du roi de France; le comte de Provence entra dans la coalition, en même temps que Jayme d'Aragon et Nunès Sancho de Rous-

(1) Matt. Paris ann. 1226, p. 229. Vaissete, m, 349.— Rymer, Fœd. i, 281.— Martène, Coll. nov. p. 104; Thés. î, 931.

222 NOUVELLE CROISADE

sillon, sur une menace de Louis, défendirent à leurs sujets de prêter secours- aux hérétiques (1).

L'organisation de la croisade se poursuivait avec une grande vigueur. Lors d'un Parlement tenu à Paris, le 28 janvier 1226, les seigneurs présentèrent une adresse au roi ils lui promirent leur concours jusqu'à la fin. Louis prit la croix à la condition qu'il pourrait la déposer quand il voudrait et son exemple fut suivi par presque tous les évêques et barons, bien que nombre d'entr'eux, nous dit-on, le fissent à contre-cœur, considérant 198 comme abusif d'attaquer un chrétien fidèle qui, au concile de Bourges, avait offert toutes les satisfactions imaginables. Amauri et son oncle Gui renoncèrent à tous leurs droits en faveur de la couronne; la croisade fut prôchée à travers tout le royaume, avec les offres habituelles d'indulgences, et le légat garantit que la dime ecclésiastique promise pour cinq ans se monterait au moins à cent mille livres par année. Le seul point noir à l'horizon était la découverte que le pape Iïonorius avait envoyé des lettres et des légats aux barons de Poitou et d'Aqui- taine, leur ordonnant de revenir dans le délai d'un mois à leur allégeance envers l'Angleterre, quelques serments qu'ils eussent pu prêter dans un sens contraire. Cette singulière trahison ne peut s'expliquer que par l'envoi au pape de cadeaux persuasifs émanant de Raymond ou de Henri III. Louis se hâta de recourir au même procédé et, par sa libéralité envers Honorius, obtint la suppression des lettres pontificales. Cette difficulté surmontée, une autre réunion eût lieu le 29 mars; Louis y ordonna à ses vassaux de s'assembler le 17 mai à Bourges, pourvus de leur équipement complet et prêts à rester dans le Midi aussi long- temps qu'il y resterait lui-mSme. La limitation de la durée du service à 40 jours, qui avait si souvent arraché à Montfort les fruits de ses victoires, ne devait plus être un obstacle à la réussite d'une conquête définitive (2).

(1) Waddingi Annal Minorum, ann. 1225, 14. Vaissete, m, Pr. 305, 318. îeulet, L yettes, u, 75, 1758; p. 79, 1768 ; p. 90, 1794.

l±) Vaissete, ni, Pr. 300, 308-14. Teulet, Lmjettes, n, 68-9, 1742-3. Matt. Paris ann. 1226, p. 229. Chron. Turonens. ann. 1225, 1226.

MARCHE DES CROISÉS 223

Au jour fixé, la chevalerie du royaume se réunit autour du monarque à Bourges; mais il restait bien des questions à régler avant le départ. D'innombrables abbés et délégués de chapitres venaient assiéger le roi, le suppliant de ne pas réduire en ser- vitude l'Église nationale par l'exaction de la dime qui lui était attribuée et promettant, d'autre part, de satisfaire amplement à ses besoins d'argent. Le roi se montra intraitable et les délé- gués s'en retournèrent, maudissant dans leur cœur et le roi et la croisade. Le légat avait fort à faire pour renvoyer les enfants, les femmes, les vieillards, les mendiants et les infirmes qui avaient pris la croix. Il obligeait ces derniers de déclarer sous serment la somme d'argent qu'ils possédaient; de cette somme, il gardait la plus grande part et les congédiait après les avoir absous de leurs vœux moyen indirect de vendre des indul- gences, qui devint habituel et produisit de fortes sommes. Louis se livrait à un commerce non moins lucratif aux dépens des Croisés qui, lui devant leurs services, étaient peu ambitieux de la gloire ou des périls de l'expédition; il les en tenait quittes moyennant de grosses amendes. Il força aussi le comte de la 199 Marche de renvoyer à Raymond sa jeune fille Jeanne, fiancée au fils du comte et réservée, comme nous allons le voir, à une alliance plus haute. Un grand nombre de seigneurs narbonnais affluaient à Bourges, empressés à montrer leur loyauté en rendent hommage au roi et, plus encore, à lui conseiller de ne point passer par leur pays, qui était ravagé par la guerre, mais de se diriger vers Avignon en suivant le Rhône avis peu désintéressé que Louis adopta (4).

Louis partit de Lyon à la tête d'une magnifique armée dont .a cavalerie seule, dit-on, comptait 50,000 hommes. La terreur le précédait; beaucoup de vassaux et de villes de Raymond se hâtèrent de faire leur soumission (2) et la cause du comte semblait désespérée avant même le commencement des hosti- lités. Cependant, quand l'armée arriva devant Avignon et que

(1) Chron. Turonens. ann. 1226. Teulet, Layettes, n, 72, 1751.

(2) Nîmes, Narbonne, Carcassonne, Albi, Béziers, Marseilles, Castres, Puylau- rens, Avignon.

224 SIEGE D AVIGNON

Louis se disposa à traverser la ville, les habitants, effrayés à juste titre, fermèrent leurs portes, en offrant au roi de le laisser passer librement autour de leurs murs. Le roi préféra en former le siège, bien qu'Avignon fût un fief de l'empire. Cette ville, restée excommuniée pendant dix ans, était considérée comme un nid de Vaudois; aussi le cardinal-légat Roman o ordonna aux Croisés d'en extirper l'hérésie par la force des armes. La tâche ne fut pas aisée. Depuis le 10 juin jusqu'aux environs du 10 septembre, les citoyens résistèrent avec déses- poir, infligeant aux assiégeants des pertes sensibles. Raymond avait dévasté le pays alentour et tenait bonne garde pour arrêter les convois de vivres. Une épidémie éclata et des nuées de mouches transportèrent l'infection des morts aux vivants. La discorde s'était aussi mise dans le camp. Pierre Mauclerc de Bretagne en voulait à Louis pour s'être opposé à son ma- riage avec Jeanne de Flandres, dont il avait obtenu du pape le divorce, et il forma une ligue avec Thibaut de Champagne et le comte de la Marche, qui étaient suspects d'entretenir des intelligences avec l'ennemi. Thibaut, après quarante jours de service, quitta l'armée sans permission, revint en Champagne et se mit à fortifier ses châteaux. La croisade, si brillamment commencée, était sur le point de renoncer à sa première entre- prise sérieuse lorsque les Avignonais, réduits à la dernière extrémité, firent l'offre inattendue de capituler. Etant données 200 les coutumes de l'époque, les conditions qu'on leur imposa ne furent pas dures. Ils convinrent de donner satisfaction au roi et à l'Église et de payer une rançon considérable; leurs murs furent renversés et trois cents maisons fortifiées de la ville furent démantelées. Le légat leur imposa un nouvel évêque, Nicolas de Corbie, qui édicta des lois pour la suppression de l'hérésie. Cette soumission d'Avignon vint fort à point pour Louis; quelques jours après se produisit une crue de la Durance qui aurait infailliblement noyé son camp (1).

(1) Matt. Paris ann. 122f>. Teulet, Layettes, n, 71, 78, 81, 84, 85, 89, 90, 10, G48-9. Guill. de Pod. Laur. c. 35. Vaissete, in, 354, 364. Chron Tnron.

RETRAITE DES CROISÉS 225

Quittant Avignon, Louis s'avança vers l'ouest,recevant partout la soumission de villes et de seigneurs, jusqu'à la distance de quelques lieues de Toulouse. Il semblait qu'il ne restât plus, pour compléter la ruine de Raymond et le succès de la croi- sade, qu'à réduire ce foyer obstiné de l'hérésie, lorsque Louis s'en détourna subitement pour regagner le nord. Aucun chro- niqueur n'a donné l'explication de ce mouvement imprévu, imputable, sans doute, au mauvais état sanitaire de l'armée et peut-être aux premiers avertissements de la maladie qui, le 8 novembre, mit fin à la vie errante du roi à Montpensier accomplissant la prophétie de Merlin : « In ventris monte morietur leo pacificus » et non sans que des soupçons d'em- poisonnement se portassent sur le comte Thibaut de Cham- pagne. Toute l'Europe vit dans cette retraite des Croisés le résultat de désastres militaires qu'on dissimulait. Louis avait décidé de revenir l'année suivante et avait laissé, dans les places soumises, des garnisons placées sous le commandement suprême de Humbert de Beaujeu, avec Gui de Montfort comme lieutenant. Les exploits de ces capitaines furent minces et ils se contentèrent de brûler un bon nombre d'hérétiques, sans doute pour conserver à la guerre son caractère sacré (1).

Sauvé comme par miracle d'une ruine qui paraissait inévi- table, Raymond ne perdit pas de temps et reconquit une partie de ses terres. La mort de Louis avait créé une situation 201 toute nouvelle et, pour quelque temps du moins, il n'avait rien à craindre. Il est vrai que Louis IX (Saint-Louis), alors âgé de treize ans, fut couronné sans retard à Reims et que la régence fut confiée à sa mère Blanche de Castille; mais les grands barons remuaient et la conspiration, née sous les murs d'Avi- gnon, subsistait encore. La Bretagne, la Champagne et la Marche se tinrent ostensiblement à l'écart des cérémonies du couronnement, tardèrent à offrir leur hommage et nouèrent

ann. 1226. Guill. Nang. ann. 1226. Gesta Ludov. vin, ann. 1226. La ville d'Agen paraît être restée fidèle à Raymond (Teulet, h, 82).

(1) Gesta Ludov. vm, ann. 1226. Matt. Paris ann. 1226. Chron. Turon. ann. 1226. Guill. de Pod. Laurent, c. 36, 38. Alberti Stadens. Chron. ann. \

1226. Vaissete, m, 363.

13

226 DERNIÈRES LUTTES DE RAYMOND

des intrigues avec l'Angleterre. Cependant, dès le début de 1227, les coalisés se désunirent et la Régente, mêlant les menaces aux faveurs, réussit à les ramener l'un après l'autre; de courtes trêves furent conclues avec Henri III et le vicomte de Thouars et les dangers immédiats furent écartés.

Grégoire IX, qui monta sur le trône pontifical le 19 mars 1227, prit sous sa protection la Régente et son fils, par la raison qu'ils étaient engagés dans une guerre contre l'hérésie; mais les secours intermittents que la France envoyait à Beaujeu n'avaient apparemment pas d'autre but que de justifier la perception de la dime ecclésiastique. Les quatre grandes pro- vinces de Reims, de Rouen, de Sens et de Tours s'étaient refu- sées à la payer; il fallut que le légat autorisât la Régente à saisir les biens des églises pour obtenir d'elles les sommes demandées.

Raymond continuait la lutte avec des vicissitudes diverses. Le concile de Narbonne, tenu pendant le carême de 1227, excommunia ceux qui n'avaient pas observé leurs serments de fidélité prêtés à Louis preuve que le peuple était revenu à son ancienne allégeance partout il avait pu le faire sans danger. En ordonnant aux évêques de rechercher sévèrement les hérétiques et aux autorités séculières de les punir, le même concile attestait que, même sur les terres occupées par les Français, la rigueur de la persécution s'était beaucoup relâ- chée (1).

La guerre se traîna en 1227 sans résultat décisif. Beaujeu,

secondé par Pierre Amiel de Narbonne et Foulques de Toulouse,

s'empara, après un siège désespéré, du château de Bécède, dont

la garnison fut massacrée, tandis qu'on brûlait le diacre héré-

2Q2 tique Géraud de Motte et ses compagnons. Le châtelain, Pagan

(1) Chron. Turonens. ann. 122G, 1227. Martène, Ampliss. Coll. i, 1210-13.— Potthast, Reqesta, 7897, 7920. Vaissete, m, Pr. 323-5. Guill. Nangiac. ann. 1227. Guill. de Pod. Laurent, c. 38. Matt. Paris, ann. 1228. Martene, Thés, i, 940. Concil. Narbonens. ann. 1227, can. 13-17. Vaissete, éd. Pri- vât, vin, 265.

Des lettres de l'archevêque de Sens et de l'évêque de Chartres, en 1227, promet- tant de payer au roi un subside pour la croisade contre les Albigeois, sont conser- vées aux Archives Nationales de France, J. 428, no 8.

OUVERTURES PACIFIQUES 227

de Bécède, devint un faidit et un chef d'hérétiques, qui ne devait être brûlé à son tour qu'en 1233. Raymond reprit Castel- Sarrazin, mais ne put empêcher les Croisés de dévaster le pays jusque sous les murs de Toulouse. L'année suivante trouva les deux partis disposés à la paix. La régente Blanche avait plu- sieurs raisons de la désirer. Les nobles d'Aquitaine correspon- daient avec Henri III, qui n'avait pas encore renoncé à l'espé- rance de reconquérir les vastes territoires arrachés par Phi- lippe-Auguste à la couronne d'Angleterre. Les grands barons se querellaient entre eux et maintenaient une partie du royaume dans un état de guerre perpétuel. Il devenait de plus en plus difficile de faire rentrer la dime ecclésiastique. D'autre part, Raymond et sa famille n'avaient jamais cessé de supplier qu'on leur accordât la paix et il y avait quelque espoir d'assurer à la couronne le riche héritage de la maison de Toulouse, par le fait que Raymond n'avait qu'une fille, Jeanne, et qu'elle était encore à marier. Une union entre cette héritière et l'un des jeunes frères de Saint-Louis, avec reversion des terres du Comte sur eux et sur leurs héritiers, pouvait assurer pacifiquement les mêmes avantages politiques qu'une croisade. Quant aux effets religieux, on était en droit de les attendre de la piété sincère de Raymond, qui s'était mille fois déclaré prêt à sévir.

Grégoire IX était très heureux de mettre fin à une guerre qu'Innocent avait commencée vingt ans auparavant. Dès le mois de mars 1228, il écrivit à Louis IX, l'exhortant à conclure la paix suivant les conseils du légat, qui avait pleins pouvoirs pour l'aider. C'est au nom du légat que les premières ouver- tures furent faites à Raymond par l'entremise de l'abbé de Grandselve. Le projet de mariage était le pivot des négocia- tions ; c'est ce que prouve une autre lettre pontificale du 25 juin, autorisant Romano à écarter l'obstacle de la consan- guinité si l'union de Jeanne avec l'un des frères du roi pouvait 203 procurer la paix. Une autre missive du 21 octobre, annonçant aux prélats de France le renouvellement des indulgences pour la croisade contre les Albigeois, parait montrer que Raymond faisait quelque difficulté à accepter les conditions offertes et

228 PÉNITENCE DE RAYMOND

qu'il était nécessaire d'exercer une pression sur sa volonté. Pour y mieux réussir, les troupes françaises commirent d'hor- ribles dévastation sur ses domaines. Enfin, au mois de dé- cembre 1228, Raymond autorisa l'abbé de Grandselve à accepter toutes les propositions de Thibaud de Champagne, qui jouait le rôle de médiateur. Une conférence fut tenue à Meaux, figu- rèrent aussi les consuls de Toulouse, et les préliminaires furent signés au mois de janvier 4229.

Le 12 avril suivant, jeudi saint, marqua le terme de celte longue guerre. Devant le portail de Notre-Dame de Paris, Raymond s'approcha humblement du légat et supplia d'être réconcilié avec l'Église; pieds-nus et en chemise, il fut conduit comme un pénitent vers l'autel, reçut l'absolution en présence des dignitaires de l'Église et de l'État et obtint que l'excommu- nication pesant sur ses compagnons fût levée. Après quoi, iJ se constitua prisonnier au Louvre, restant comme otage jusqu'à ce que sa fille et cinq de ses châteaux eussent été remis aux mains du roi et que cinq cents toises des murs de Toulouse eussent été démolies (1).

Ces conditions étaient dures et humiliantes. Dans la procla- mation royale qui fit connaître les termes du traité, Raymond est représenté comme agissant d'après les ordres du légat, comme implorant de l'Église et du roi non pas la justice, mais la pitié. Il jure de persécuter de toutes ses forces les hérétiques, leurs fauteurs et ceux qui leur donneraient asile, sans épargner ses plus proches parents, ses amis ni ses vassaux. Tous devaient être châtiés dans le plus bref délai et on devait instituer, pour les découvrir, une Inquisition dont le légat réglerait la forme. Pour subvenir aux besoins de ce tribunal, Raymond consentit à offrir la récompense de deux marcs pour chaque Parfait que l'on prendrait pendant les deux premières années et d'un marc par tète après ce délai. En ce qui touchait les autres hérétiques,

(1) Bernard. Guidon. Vit. Gregor. PP. IX (Murât. S. R. I. III. 570-1) Guill. Pod. Laur. c. 38, 39. Teulet, Layettes, n, 144, 1980. Pottlust, Heg. 8150, 8216, 8267. RavnaUl Annal aon. 1228, no 20-4. Martène, Thés, i, 943. Vaissete, m, 377-8; Pr. 326-9, 335.

VICTOIRE DE L EGLISE 2Zy

il promettait de se soumettre entièrement à tout ce qu'ordon- nerait le légat ouïe pape. Ses baillis ou officiers locaux devaient 204 tous être de bons catholiques, sans que l'ombre d'un soupçon pût peser sur aucun d'eux. Il défendrait l'Église lui-même, ainsi que tous ses membres et tous ses privilèges; il confirmerait les censures ecclésiastiques en confisquant les biens de quiconque resterait excommunié -une année entière; il restituerait tous les biens ecclésiastiques usurpés depuis le commencement des troubles et paierait une indemnité de dix mille marcs d'argent pour les biens personnels qui avaient été distraits; il exigerait à l'avenir le paiement des dimes; à titre d'amende spéciale, il verserait cinq mille marcs à cinq maisons religieuses désignées, plus six mille marcs destinés à fortifier certains châteaux que le roi devait occuper à titre de garantie pour l'Église, plus encore trois à quatre mille marcs pour rétribuer pendant dix ans à Toulouse deux maîtres de théologie, deux décret al istes, ainsi que six maîtres de grammaire et des arts libéraux. Sa pénitence devait consister à prendre la croix aussitôt après son absolution et à se rendre dans le délai de deux ans en Pales- tine, afin d'y servir pendant cinq ans. Malgré des avis réitérés, Raymond n'accomplit jamais cette pénitence et lorsqu'enfin, en 1247, il fit des préparatifs de départ, la mort vint le fixer pour toujours dans son pays. Le peuple devait prêter un ser- ment, renouvelable tous les cinq ans, aux termes duquel chacun s'engageait à poursuivre énergiquement les hérétiques, leurs fauteurs et ceux qui les recevraient chez eux, ainsi qu'à donner tout son concours à l'Église et au roi dans la campagne entre- prise contre l'hérésie.

Les intérêts de l'Église et de la religion ainsi assurés, le mariage de Jeanne avec l'un des frères du roi fut considéré comme une faveur spéciale conférée à Raymond. On admettait facilement qu'il était déchu de tous ses domaines, mais le roi lui accordait gracieusement le territoire de l'ancien évêché de Toulouse, réversible après sa mort sur sa fille et sur son gendre, de sorte que l'héritage en fût assuré à la famille royale. Agen, le Rouergue, le Quercy l'exception de Cahors)

230 AGRANDISSEMENT DE LA FRANGE

et une partie de l'Albigeois furent également attribués à Raymond, avec réversion sur sa fille à défaut d'héritier légi- time; mais le roi garda pour lui les vastes territoires compris entre le duché de Narbonne et les comtés du Vélay, du Gévau- dan, de Viviers et de Lodève. Le marquisat de Provence, dépendance de l'Empire audelà du Rhône, fut donné à 205 l'Eglise. Raymond perdit ainsi les deux tiers de ses domaines. En outre, il était obligé de détruire les fortifications de Tou- louse et de trente autres châteaux, sans avoir le droit d'en élever de nouvelles; il devait livrer au roi huit autres places fortes pour dix ans et payer annuellement pendant cinq ans 1,500 marcs pour leur entretien ; il devait prendre des mesures énergiques pour réduire ses vassaux récalcitrants, en particu- lier le comte de Foix, qui, se trouvant ainsi abandonné, con- sentit la même année à une paix humiliante. On proclama une amnistie générale et l'on rétablit dans leurs droits les faidits ou chevaliers dépossédés, à l'exception, bien entendu, de tous ceux qui étaient hérétiques. Raymond s'engagea encore à assurer la paix publique et à chasser pour toujours les routiers qui, depuis un demi-siècle, étaient l'objet de la haine particulière de l'Église. Toutes ces conditions devaient être acceptées sous le sceau du serment par les vassaux de Raymond et par son peuple, qui devaient s'obliger à en assu- rer l'exécution; d'ailleurs, si, dans le délai de quarante jours après un avertissement, il continuait à être fautif sur un point quelconque, tous les territoires qu'on lui avait concédés de- vaient faire retour au roi, ses sujets devaient être libérés de toute allégeance à son égard et il retombait lui-même, comme précédemment, dans la condition d'un excommunié (1).

Les droits que le roi s'attribuait ainsi sur les territoires dont il disposait provenaient d'une part des conquêtes de son père, de l'autre des cessions consenties par Amauri qui, peu de jours après le traité, en signa une troisième, par lequel il abandon-

(i) HarJuin. Concil. vu, 165-72. Vaissete, m, 375; Pr. 329-35, 340-3. Teulet, Layettes, n, 147-52, 1901-4; p. 154-57, 1998-99, 2003-4. Guill. de Pod. Laurent, c. 47.

RUINE DE LA MAISON DE TOULOUSE 231

nait tout sans aucune réserve et se confiait à la bonté du roi pour ne pas rester absolument dépouillé. En récompense, il obtint la survivance de la dignité de connétable, qui devint vacante l'année d'après par la mort de Mathieu de Montmo- rency. En 1237, il eut la folie de renouveler ses prétentions ; il prit le titre de duc de Narbonne, fit une vaine tentative pour s'emparer du Dauphiné au nom des droits de sa femme et envahit le comté de Melgueil. Grégoire IX, furieux, lui ordonna de faire pénitence en se joignant à la croisade qui allait partir alors pour la Terre Sainte. Amauri obéit et Grégoire décida qu'après son départ on lui paierait une somme de trois mille marcs sur les fonds constitués par les Croisés qui s'étaient rachetés de leurs vœux ce qui était devenu, à l'époque nous sommes, un mode habituel et très lucratif de vendre des indulgences. Le paiement de cette somme était assigné sur la 206 province de Sens et sur les domaines d'Amauri lui-même. Parti en 1238, Amauri fut poursuivi par son mauvais destin; en 1241, nous le trouvons prisonnier des Sarrasins et Gré- goire IX intervient de nouveau pour le racheter, au prix de 4,000 marcs, sur les mêmes fonds. Il mourut la même année à Otrante, en revenant de Palestine, terminant ainsi une exis- tence marquée par les plus étranges vicissitudes et une male- chance presque continuelle (1).

La maison de Toulouse était tombée du faite de sa puissance, appuyée sur des possessions plus vastes que celles de la cou- ronne, à une condition elle cessait complètement d'être redoutable, bien que Grégoire IX et Frédéric II, en 1234, sur la demande réitérée de Louis IX, lui aient restitué le marquisat de Provence, probablement à titre de récompense pour son zèle à persécuter les hérétiques. Raymond n'occupait plus le premier rang parmi les six pairs laïques de France, mais était déchu

(1) Martène, Ampliss. Coll. i, 1225. Vaissete, m, 375. 412. Teulet, Layet- tes, ii, 155, 2000. Ravnald. ami. 1237, 31. Rob. de Monte Chron. ann. 1238. Pofthast, Regest. 10469, 10516-17, 10563, 10579, 10666, 10670, 10996. Cf. Berger, Les registres d'Innocent LV, 2763-69.

Pour les sommes levées en Angleterre pendant l'année 1230, en vendant aux croisés l'exemption de leurs vœux, voir Matt. Paris, ann. 1234, p. 276.

232 MORT DE RAYMOND

au quatrième rang. Le traité de Paris eut les résultats qu'on en espérait. Jeanne de Toulouse et son époux présomptif, Alphonse, frère de Louis, avaient neuf ans en 1229. Leur mariage fut différé jusqu'en 1237 et lorsque Raymond, en 1249, termina son inquiète carrière, ils héritèrent de ses pos- sessions. En 1271, ils moururent l'un et l'autre sans héritiers; alors Philippe III s'empara non seulement du comté de Tou- louse, mais de tous les autres territoires dont Jeanne avait cru pouvoir disposer dans son testament, établissant ainsi la sou- veraineté de la couronne dans tout le midi de la France et mettant le pays en état de supporter les rudes épreuves de la guerre de Cent ans. On peut se demander si, au milieu des convulsions de cette guerre, la maison de Toulouse n'aurait pas pu devenir indépendante et créer un royaume dont la population eût été singulièrement homogène. S'il n'en a pas pas été ainsi, c'est que le fanatisme religieux provoqué par l'hérésie des Cathares permit aux Capets, avec l'assistance de 207 la papauté, d'anéantir au xiue siècle la maison de Toulouse.

Si une monarchie affaiblie comme celle de la France sous la minorité de Louis IX put imposer à Raymond des conditions aussi onéreuses, aussi humiliantes, c'est que la question reli- gieuse l'avait réduit à un isolement sans remède, en dépit de la fidélité de ses sujets et de la résistance honorable qu'il avait opposée à une longue série d'attaques. L'anathème de l'Église, suspendu sur sa tête, paralysait ses moyens et pesait sur lui comme une malédiction toujours agissante. Suivant le droit public de cette époque, il était hors la loi ; même en se défen- dant, il commettait un crime et le seul moyen pour lui de rentrer dans la société humaine était de se réconcilier avec l'Église. La fatigue et le découragement finirent par avoir raison de son courage. Et cependant, Bernard Gui a raison de dire que le seul article du traité qui assurait la survivance de Toulouse à la famille royale aurait pu passer pour une condi- tion assez dure, alors même que Raymond eût été fait prison- nier par le roi sur un champ de bataille (1).

(i) Bern. Guid. Vit. Greg. PP. IX (Muratori, Script. Rer. Ital. m, 572).

ÉCLIPSE DES IDÉES DE TOLÉRANCE 2? 3

Bien des raisons auraient pu être alléguées pour justifier Raymond, s'il avait cru en avoir besoin. en 1197, il était encore un enfant quand l'orage éclata sur la tête de son père. Dès qu'il eut l'âge de raison, il put voir son pays en proie à la féroce chevalerie du Nord, conduisant contre lui des hordes errantes aussi avides de butin que d'indulgences. Pendant vingt ans, les malheureuses populations qui lui restaient fidèles n'avaient pas connu de repos. Il avait presque fallu un miracle, au cours de la dernière croisade, pour les soustraire à une destruction complète et l'avenir paraissait sous les plus sombres couleurs tant que l'Église romaine pourrait déverser sur le Midi de nouvelles armées de maraudeurs ennoblis par la Croix. Bien qu'il lui fût impossible d'être le fils dévoué d'une Église qui l'avait traité en marâtre, il n'était pas hérétique lui-même. S'il était disposé à tolérer l'hérésie chez ses sujets plutôt que de les décimer, il pouvait se demander, d'autre part, si cette tolérance devait être achetée au prix du salut de tout un peuple. Il avait à choisir entre deux politiques, dont l'une exigeait un sacrifice partiel et l'autre un sacrifice total. La première, évidemment la plus raisonnable, concordait avec son instinct naturel de conservation. Une fois sa résolution prise, il s'y tint fidèlement et travailla en conscience à extirper l'hérésie, bien que plus d'une fois il soit intervenu lorsque la rigueur excessive de l'Inquisition menaçait de susciter des troubles. En somme, Raymond n'était qu'un homme de son temps ; s'il avait mieux valu que son entourage, il aurait pu s'illustrer par le martyre ; mais son peuple n'en aurait tiré aucun profit.

La bataille de la tolérance contre la persécution avait été livrée et perdue. Après un avertissement aussi éloquent que la la ruine des deux Raymond, il n'y avait pas de danger que d'autres potentats fissent preuve d'une indulgence mal placée, à l'égard des hérétiques. L'Église, ayant appelé l'État à son secours, se hâta de tirer parti de la commune victoire et l'In- quisition se mit bientôt à l'œuvre parmi ceux qui l'avaient si longtemps tenue en échec. On peut s'étonner que l'Europe ait

208

234 l'inquisition se met a l'oeuvre

été unanime à considérer comme nécessaire et légitime un tel excès de pouvoir, malgré les vices et la corruption du corps ecclésiastique. Mais c'est un fait, et ce fait témoigne d'une si étrange perversion de la religion du Christ qu'il est indispen- sable d'étudier avec quelque détail l'évolution qui l'a seule rendue possible.

l'église et les dissidents 235

CHAPITRE V

LA PERSÉCUTION

L'Église n'a pas considéré de tout temps que son premier devoir fût de combattre les dissidents par la violence et de leur imposer silence à tout prix. Dans les simples communautés des temps apostoliques, les fidèles étaient unis entre eux par le lien de l'amour; l'esprit dans lequel s'exerçait la discipline est exprimé par ce précepte de Saint Paul aux Galates : « Mes frères, si quelqu'un vient à tomber dans quelque faute, vous qui êtes spirituels, redressez-le avec un esprit de douceur; et prends garde à toi-même, de peur que tu ne sois aussi tenté. Portez les fardeaux les uns des autres, et accomplissez ainsi la loi du Christ. » (1).

Jésus avait commandé à ses disciples de pardonner à leurs frères septante fois sept fois, et à l'époque Saint-Paul écri- vait, son enseignement était trop récent encore pour être enseveli sous une masse de pratiques et de doctrines la lettre qui tue étouffe l'esprit qui sauve. Les grands principes essentiels du christianisme suffisaient à la ferveur des fidèles. La théologie dogmatique, avec sa complexité infinie et ses subtilités métaphysiques, n'était pas encore née. Même son vocabulaire restait à créer. Les innombrables articles de foi qu'elle proclame attendaient encore d'être tirés par induction des expressions échappées à des écrivains traitant de tout autres sujets, ou constitués par l'interprétation littérale des métaphores poétiques de l'Écriture Sainte.

On éprouve un véritable soulagement, au sortir de ques-

(i) S. Paul, Épttre aux Galates, vi, 1, 2

2C9

236 saint paul

tions presqu'innacessibles à l'intelligence humaine, lorsqu'on revient aux paroles de bon sens que Saint Paul adressait à Timothée : « Suivant la prière que je te fis, lorsque je partis pour la Macédoine, de demeurer à Éphèse, je te prie encore d'avertir certaines personnes de n'enseigner point une doctrine différente et de ne pas s'attacher à des fables et à des généa- logies qui n'ont point de fin et qui engendrent des disputes, au lieu de former l'édifice de Dieu, qui consiste dans la foi. Car le but du commandement, c'est la charité, qui procède d'un cœur pur et d'une bonne conscience et d'une foi sincère. » (1). Ceux qui se complaisaient à ces vaines querelles, Saint Paul les dénonce comme « prétendant être docteurs de la loi, quoi- qu'ils n'entendent point ce qu'ils disent ni les choses qu'ils 210 assurent comme certaines » (2) et il donne le précepte suivant à son disciple favori : « Rejette les questions folles et qui sont sans instruction, sachant qu'elles ne produisent que des con- testations. » (3). Le parti des Ébionites dans l'Eglise était d'accord sur ce point avec l'école de Saint Paul : « La religion pure et sans tâche devant Dieu, notre Père, consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à se pré- server de la souillure du monde. » (4).

Cependant déjà la semence était jetée qui devait produire une si abondante récolte de méchancetés et de misères. Saint Paul lui-même ne veut pas admettre que l'on s'écarte des enseignements qu'il apporte : « Si quelqu'un vous annonce un autre Evangile que celui que nous avons annoncé, quand même ce serait un ange du ciel, qu'il soit anathème. » (5). Ailleurs, Saint Paul se vante de livrer à Satan Hyménaeus et Alexandre « afin qu'ils apprennent à ne plus blasphémer. » (6). Le développement rapide de l'intolérance parait manifeste dans les menaces de l'Apocalypse à l'adresse des apostats et des

(1) Saint Paul, Epitre I à Timothée, i, 4, 5.

2) Ibid. i, 7.

h) Saint Paul, Epitre II à Timothée, ir, 23.

(4J Saint Jacques, Epitre, i, 27.

(5) Saint Paul, Epitre aux Galates, I, 8.

(6ï Saint Taul, Epitre I à Timothée, i, 20.

HÉRÉSIES DOGMATIQUES 237

hérétiques des Sept Églises. La théologie ne pouvait pas se former sans poser une foule de questions qui n'avaient pas été résolues par les Évangiles. Des controversistes surgirent qui, dans la chaleur de la discussion, exagérèrent la gravité des questions pendantes jusqu'à leur attribuer une importance vitale pour l'existence même du christianisme. Les hommes en vinrent à croire de bonne foi que leurs adversaires n'étaient pas chrétiens parce qu'ils différaient d'opinion avec eux sur quelques points secondaires de rituel ou de discipline, ou sur quelque particularité dogmatique que seuls des esprits formés à la dialectique des écoles pouvaient saisir. Quand Quintilla enseigna que l'eau n'était pas nécessaire au baptême, Tertul- lien cria qu'il n'y avait plus rien de commun entre elle et lui, qu'ils n'avaient ni le même Dieu ni le même Christ. L'hérésie donatiste, qui produisit de si déplorables effets, fut provoquée par la question de l'éligibilité d'un seul évèque. Quand Euty- chès, dans son zèle contre les doctrines de Nestorius, fut amené à confondre de quelque manière les deux natures du Christ, pensant qu'il ne faisait que soutenir les doctrines de son ami Saint Cyrille, il se trouva tout à coup convaincu d'une hérésie condamnable le Nestorianisme. La manière dont il se défendit contre la rhétorique exercée d'Eusèbe de Dorylée prouve qu'il n'était pas capable de comprendre la distinction subtile entre substantia et subsistentia fatale méprise qui coûta la vie à des milliers d'hommes. Ainsi, pendant les six premiers siècles, tandis que la curiosité humaine explorait les problèmes infinis de la vie terrestre et de la vie future, de 211 nouvelles questions surgissaient sans cesse et étaient l'objet de discussions acharnées. Ceux qui occupaient des situations très élevées dans l'Église et pouvaient donner force de loi à leurs opinions, étaient nécessairement orthodoxes; ceux qui étaient plus faibles furent qualifiés d'hétérodoxes, et la distinction entre les fidèles et les hérétiques devint plus marquée de siècle en siècle (1).

(1) Tertull. De Baptismo-, c. 15. Concil. Chalcedon. Act. i.

238 SAINT AUGUSTIN

Ce n'était pas seulement la haine théologique, l'orgueil de l'opinion individuelle et le zèle pour la pureté de la foi qui excitaient ces funestes passions. La richesse et le pouvoir avaient des charmes même pour l'évêque et pour le prêtre, et plus l'Église grandit avec le temps, plus sa richesse et son pouvoir dépendirent de l'obéissance du troupeau. Un théori- cien hardi qui mettait en doute la correction dogmatique de son supérieur dans l'Église, était un mutin de la pire espèce; et s'il réussissait à grouper autour de lui des disciples, il for- mait le noyau d'une révolte qui pouvait devenir une révolu- tion. Là les sectaires étaient suffisamment nombreux pour constituer une communauté particulière, il ne servait de rien qu'on les retranchât de la communauté de l'Église ; les cen- sures ecclésiastiques éi.aient impuissantes contre des convic- tions exaltées. Il en résulta que ces sectaires devinrent l'objet d'une animosité plus féroce que les pires des criminels. Quelque triviale qu'ait été la cause première d'un schisme, quelque pure et fervente que pût être la foi des schismatiques, le fait qu'ils avaient refusé de plier devant l'autorité devenait ua crime à côté duquel tous les péchés paraissaient insignifiants et qui neutralisait, pour ainsi dire, toutes les vertus et toute la piété dont les coupables pouvaient donner l'exemple. Saint Augustin lui-même ne voyait rien qui pût adoucir sa haine dans l'ardeur enthousiaste avec laquelle les Donatistes subis- saient et recherchaient même le martyre. S'ils avaient porté le Christ dans leurs cœurs, leur abnégation aurait pu mériter l'éloge; mais ils agissaient sous l'impulsion de Satan, comme les porcs de l'Évangile que l'Esprit impur poussa à se noyer dans le lac. Le martyre, même enduré au nom du Christ, ne pouvait pas sauver les hérétiques ou les schismatiques des flammes éternelles ils devaient rôtir avec Satan (1). o \2 Cependant l'esprit de persécution répugnait trop à l'ensei- gnement de Jésus pour qu'il pût triompher sans une lutte dont les écrits des premiers Pères offrent la trace. Ter-

(]) Augustin. Epist. 185 ad Bonifae. c. m, 12. Cyprian. de Unit. Ecdes. C. 3 Extra, v. 7.

SAINT GYPRIEN 239

tullien défend chaudement la liberté de conscience; c'est une chose contraire à la religion , dit-il, que d'imposer la reli- gion; personne ne désire des hommages contraints et Dieu lui-même ne peut aimer que ceux qui lui viennent du cœur des fidèles. Toutefois, lorsque l'énergie combattive de cet homme fut surexcitée par ses disputes avec les Gnostiques, il ne lui fut pas difficile de découvrir dans le Deutéronome et dans les Nombres des textes formels à l'appui de la maxime que l'obstination doit être vaincue non par la persuasion, mais par la violence. Saint Cyprien dit qu'il nous appartient de nous efforcer de devenir du froment, laissant l'ivraie à Dieu, et il qualifie de présomption sacrilège l'esprit qui usurpe la fonction de Dieu en cherchant à séparer et à détruire l'ivraie ; et pourtant Cyprien lui-même n'hésitait pas à retrancher de l'Église tous ceux qui différaient d'avis avec lui et à les vouer à la perdition éternelle, seule forme de persécution qui fût praticable à cette époque. A la vérité, il était naturel qu'une Église encore persécutée elle-même plaidât la cause de la tolé- rance et le fait que, même alors, l'esprit d'intolérance tendait à se donner carrière, aurait suffi à avertir le monde de ce qu'il devait attendre de l'Église le jour elle aurait le pouvoir matériel d'imposer ses dogmes aux récalcitrants. Cependant Lactance, le dernier en date des Pérès de l'Église persécutée, dit encore que la foi ne doit pas être imposée par la violence, que les massacres et la piété n'ont rien de commun. Il ajoute que personne n'est contraint par force de rester dans l'Église, parce que tout homme qui manque de piété est inutile à Dieu (1).

Le triomphe de l'intolérance était inévitable du jour le christianisme devint religion d'État. Toutefois, les progrès en furent lents, preuve de la contradiction que l'on sentait entre l'esprit persécuteur et celui de l'Évangile. Mais à peine l'ortho- doxie eut-elle été définie par le concile de Nicée, que Cons-

(i) Tertull. A nolog. c. xxiv; Lib. ad Si-apulam, n ; adi\ Gnosticos Scorpiaces, n, m. Cyprian. Epist. 54 al Maximum ; de Unit. Ecc esiae; Epist. 4 al Pompo- nium, c. 4, 5. Firm. Lactant. Div. Instit. v, 20.

240 PROGRÈS DE L'INTOLÉRANCE

tantin mit en œuvre l'autorité de l'État pour établir l'unifor- mité de la doctrine. Tous les prêtres hérétiques et schisma- tiques furent dépouilllés des privilèges et immunités conférés au clergé ; leurs lieux de réunion furent confisqués au profit de l'Église et leurs assemblées, tant publiques que privées, 213 interdites. Il est très instructif de constater que ces pres- criptions furent exécutées avec l'énergie la plus vigilante, à une époque les temples païens et leurs cérémonies étaient encore tolérés dans tout l'Empire. Toutefois, alors que les docteurs de l'Église croyaient de leur devoir d'entraver la diffusion de doctrines qui paraissaient pernicieuses à la reli- gion, ils hésitaient encore à pousser l'intolérance jusqu'à ses conclusions logiques et à établir l'uniformité en versant du sang. Ils devaient pourtant y avoir déjà songé, car l'empereur Julien déclare qu'il n'a jamais vu de bêtes sauvages aussi cruelles envers les hommes que la plupart des Chrétiens le sont envers leurs coreligionnaires. Constantin prescrivit, sous peine de mort, la remise de tous les exemplaires des livres d'Arius, mais il ne parait pas que personne ait été condamné de ce chef. Enfin, fatigué de ces disputes incessantes, l'Empe- reur ordonna à Saint Athanase d'admettre tous les Chrétiens, sans distinction de secte, à fréquenter les églises. Mais les efforts du souverain pacificateur étaient impuissants contre la tempête croissante des luttes dogmatiques. On dit que Valens, en 370, mît à mort quatre vingts ecclésiastiques orthodoxes qui s'étaient plaints à lui de la violence des Ariens ; il est vrai que ce n'était point une exécution régulière, mais l'effet d'un ordre secret donné au préfet Modestus, qui attira les ecclésiastiques en question sur un navire et le fit brûler en mer (1).

En 385 se place le premier exemple d'une exécution capitale pour cause d'hérésie et l'horreur qu'elle excita prouve qu'elle fut considérée partout comme une innovation détestable. Les spéculations gnostiques et manichéennes attribuées à Priscil-

(1) Lib. xvi Cod. Theod. tit. v, 1,2. Sozomen. Sut. Eccl. i, 21 ; n, 20, 22, 30; m, 5. Socrate, Hist. Eccl. i, 9; iv, 16. Aramian. Marcell. xxn, 5.

PRISCILLIEN 244

lien éveillaient cette aversion particulière que l'Église a tou- jours témoignée aux hérésies de cette espèce ; mais lorsqu'il fut jugé à Trêves par le tyran Maximus, mis à la torture et finalement exécuté avec six de ses disciples, tandis que les autres étaient relégués dans une île au delà de la Bretagne, ce fut un éclat d'indignation dans tout l'Empire d'Occident. Des deux évêques qui avaient poursuivi Priscillien, Ithacius et Idacius, l'un fut expulsé de son siège et l'autre donna sa démis- sion. Saint Martin de Tours, qui avait fait tout en son pouvoir pour empêcher cette atrocité, refusa de communier non seule- ment avec ces évêques, mais avec ceux qui communiaient avec eux. S'il finit par céder, pour obtenir la grâce de quelques hommes en faveur desquels il intercédait auprès de Maximus, et aussi pour empêcher le tyran de persécuter les Priscillia- nistes d'Espagne (1), il resta plongé dans un profond chagrin, 214 malgré la visite consolatrice d'un ange, et il constata qu'il avait perdu pour quelque temps le pouvoir d'expulser les démons et de guérir les malades (2).

Si l'Église répugnait encore à verser le sang, elle n'hésitait déjà plus à user sans scrupule de tous les autres moyens pour faire triompher l'orthodoxie. Au début du ve siècle, Saint Jean Chrysostôme enseigne que l'hérésie doit être supprimée, que les hérétiques doivent être réduits au silence et empêchés de corrompre les autres, enfin que leurs conventicules doivent être dissous ; il ajoute, toutefois, que la peine de mort ne leur est pas applicable. Vers la même époque, Saint Augustin

(i) Comme plus tard les Cathares, on prétendait les reconnaître à leur pâleur.

(2) Sulp. Sev. Hiat Sicr. u, 47-51 ; ejusd. DiaL m, H- 13. Prosp. Aquitan. Chron. ann. 383-6. Saint Martin ne pouvait guère prévoir que le jour viendrait ou un pape citerait le meurtre de Priscillien comme un exemple à suivre dans le cas de Luther; malgré 1 excommunication de Maximus par Saint Ambroise, le même pape n'hésita pas à le nommer parmi les veteres ac pii imperatores. (Epist, Adriani PP. VI, nov. 15, 1522, ap. Luther, Opp. T. n, fol. 538 a).

La publication par Schepss des traités de Priscillien (Priscilliani qux super- sunt, Vienne, 1889) semble prouver que sa prétendue hérésie n'était qu'une inven- tion calomnieuse de ses ennemis Ithacius et Idacius, et que son exécution est d'au- tant plus abominable qu'elle n'était en rien justifiée. Mais Priscillien atteste lui- même l'impitoyable acrimonie des querelles théologiques d'alors ; car, dans sa dé- leuse, il accuse Ithacius de magie, de sorcellerie et déclare qu'il devrait être mis à mort sr.d eliam gladio persequetvJus est (Ibid. p. 24).

14

242 SAINT JÉRÔME

supplie le préfet d'Afrique de ne pas mettre à mort les Dona- tistes ; car, dit-il, si des exécutions ont lieu, aucun prêtre ne pourra plus dénoncer un Donatiste, puisqu'il aimera mieux mourir lui-même que d'être cause de la mort d'un autre. Cependant Augustin approuva les lois impériales qui exilaient les Donatistes, leur infligeaient des amendes, les privaient de leurs églises et du droit de tester; il les consolait en leur disant que Dieu ne désirait pas qu'ils mourussent en état de conflit avec l'unité catholique. Ce n'était pas de l'oppression, disait-il, mais de la charité que de contraindre un homme à quitter le mal pour revenir au bien ; et lorsque les malheureux schismatiques répondaient que la foi ne doit être imposée à personne, il déclarait que cela était vrai en principe, mais que le péché et l'infidélité méritaient un châtiment (1).

Peu à peu tous les scrupules furent écartés et les hommes trouvèrent de spécieux arguments pour donner libre cours à leurs haines. L'ardent Saint Jérôme, quand sa colère eût été excitée par Vigilance qui combattait le culte des reliques, exprima sa surprise que l'évêque de ce téméraire hérétique n'eût pas anéanti son corps pour sauver son âme et soutint que la piété et le zèle pour la gloire de Dieu ne peuvent être 215 qualifiés de cruauté. Dans un autre passage, il avance que !a rigueur n'est qu'une forme de la charité la plus sincère, parce que les châtiments temporels peuvent préserver de l'éternelle perdition. Soixante-deux ans seulement après que le massacre de Priscillien et de ses partisans eût excité tant d'horreur, le pape Léon 1er, comme la même hérésie semblait revivre en 447, ne se contenta pas de justifier l'acte du tyran Maximus, mais déclara que si on laissait la vie aux suppôts d'une hérésie aussi condamnable, ce serait la fin des lois divines et hu- maines. Ainsi le pas décisif avait été fait et l'Église était défi- nitivement engagée à extirper l'hérésie par tous les moyens. Il est impossible de ne pas attribuer à l'influence ecclésiastique

(I) Chrysostomi in MaVh. ffomil. xlvi, c. 2. Cf. Homil. de Anathem. c. 4. Augustini E/ist. 100 ad Donat. c. i ; EpUt. 139 ad Marcel'.inum; Epist. 105, c. 13; Enchirid. c. 72; C. litt. Petilian. lib. n, c. 83.

l'église et l'état 243

les édits successifs par lesquels, depuis l'époque de Théodose le Grand, la persévérance dans l'hérés . ut punie de mort (1). L'évolution dont nous marquons les étapes fut grandement favorisée par la responsabilité qui incomba à l'Église du fait de ses relations étroites avec l'État. Quand elle pouvait obtenir du monarque des édits condamnant les hérétiques à l'exil, à la déportation, aux mines et même à la mort, elle sentait que Dieu avait remis entre ses mains des pouvoirs qui devaient être exercés et non négligés. En même temps, avec l'inconsé- quence naturelle aux hommes, elle pouvait soutenir qu'elle n'était pas responsable de l'exécution des lois et que ses propres mains n'étaient pas tachées de sang. L'évêque Ithacius lui-même, dans l'affaire de Priscillien, avait reculé devant le rôle d'un accusateur et mis en avant un laïque pour cette besogne. Nous verrons plus loin que l'Inquisition eut recours aux mêmes subterfuges, dont le manque de sincérité était évi- dent. Dans le vaste recueil des édits impériaux infligeant aux hérétiques toutes les variétés d'incapacités légales et de châtiments, les ecclésiastiques zélés pouvaient trouver la preuve que l'État considérait comme son premier devoir de maintenir la pureté de la foi. Toutefois, dès que l'État ou l'un de ses fonctionnaires montraient quelque hésitation à persé- cuter, l'homme d'Église arrivait sans retard pour lui faire sentir son aiguillon. Ainsi l'Église d'Afrique réclama à maintes reprises l'intervention du pouvoir séculier pour extirper le Donatisme ; Léon le Grand insista auprès de l'Impératrice Pulchérie pour qu'elle exterminât les Eutychiens ; Pelage 1er, 216 en poussant Narsès à supprimer l'hérésie par la force, crut devoir calmer ses scrupules de soldat en lui affirmant que la prévention ou le châtiment du péché n'était pas de la persécu- tion, mais de l'amour. Ce devint la doctrine générale de l'Église, formulée clairement par Saint Isidore de Séville, que

(1) Hieronym. Epist. 109 ad Ripar.; Comm. in Naum, i, 9. Leonis PP. I. Epist. 15 ad Turribium. Lib. xvi. Cod. Theodos. Tit v, 9, 15, 34, 36, 51, 56, 64. Const. 11, 12, cod. Lib. i. Tit. v. Novell. Theod. n, tit. vi. Pauli Diac. Hist. lib. xvi. Basilicon lib. i, tit. 1-33

244 TOLÉRANCE BE< ARBARES

les princes ont pour devoir non seulement d'être orthodoxes eux-mêmes, mais de maintenir la pureté de la foi en exerçant pleinement leurs pouvoirs contre les hérétiques. Les résultats déplorables de cet enseignement sans cesse répété se révèlent dans toute l'histoire de l'Église à l'époque qui nous occupe. Une hérésie après l'autre fut exterminée sans miséricorde, jusqu'à ce que le concile de Constantinople, sous le patriarche Michel Oxista, introduisit, pour châtier les Bogomiles, la peine du feu.

Il faut dire que les hérétiques, quand ils en avaient l'occa- sion, ne laissaient pas d'appliquer eux-mêmes les doctrines de leurs adversaires. La persécution des catholiques par les Van- dales Ariens en Afrique sous Genséric fut tout à fait digne de l'orthodoxie ; et quand Hunnéric succéda à son père et que l'empereur Zenon eut rejeté ses propositions de tolérance mu- tuelle, le zèle barbare du roi vandale se porta aux plus hor- ribles excès. Sous Euric, roi des Visigoths, il y eut aussi, en Aquitaine, une courte persécution dirigée contre les catho- liques par les Ariens. On peut dire cependant, d'une manière générale, que les Goths et les Burgondes ariens donnèrent un exemple de tolérance qui aurait être imité. La conversion de ces peuples au catholicisme ne fut marquée que par peu de cruautés, si l'on excepte une ébullition passagère en Espagne sous Leuvigild, vers 585, suivie de troubles d'un caractère plutôt politique que religieux. Toutefois, les monarques catho- liques postérieurs édictèrent des lois punissant de l'exil et de la confiscation toute déviation de l'orthodoxie, unique exemple d'une législation de ce genre parmi les Barbares. Les Mérovin- giens catholiques de France paraissent n'avoir jamais inquiété leurs sujets ariens, qui étaient nombreux en Bourgogne et en Aquitaine. La conversion de ces derniers s'opéra graduellement et, suivant toute apparence, pacifiquement (1).

(i) Cod. Eccles. African. c. 67, 93. Augustin. Epist. 185 ad Bonifac. c. 7. Ejusd. C. Cresc. m, 47. Possidii Vit. August. 12.— Leonis PP. I. Epist. 60.— Pelagii PP. I. Epist. 1, 2. Isidori Hispalens. Sentent, lib. m, c. li, 3-6. Bal- samon, in Photii Nomocanon, tit. ix, c. 25. Victor. Vitens. de Persec. Vandal.

IMPUNITÉ DES HÉRÉTIQULS 215

L'Église latine avait, jusqu'alors, pris peu de part aux perse 21ï cutions, parce que l'esprit des Occidentaux n'était pas porté comme celui des Orientaux, vers l'invention et l'adoption de doctrines hérétiques. Après la ruine de l'Empire d'Occident, l'Église latine commença le grand travail qui absorba long- temps toute son énergie et par lequel elle a mérité la recon- naissance du monde la conversion et la civilisation des Bar- bares. Les nouveaux convertis n'étaient pas gens à se perdre dans des spéculations abstruses ; ils acceptaient la religion qu'on leur enseignait, acquiesçaient en général à la discipline établie et, malgré leur brutalité et leur turbulence, ne causaient que peu de soucis aux gardiens de l'orthodoxie. Dans ces circonstances, il arriva naturellement que l'esprit de persécution s'éteignit. Claude de Turin, dont le zèle ^iconoclaste détruisit toutes les images dans son diocèse, échappa à tout châtiment. On pardonna l'Adoptianisme à Félix d'Urgel, on l'accueillit à nouveau dans l'Église, en dépit de ses tergiversations, et, bien qu'on ne l'eût pas replacé sur son siège épiscopal, il put résider à Lyon pendant quinze ou vingt ans sans être inquiété; il y maintint secrètement ses doctrines et l'on trouva dans ses papiers, après sa mort, une déclaration hérétique. Nous ne voyons pas non plus qu'on ait usé de violence lorsque l'arche- vêque Leidrad convertit vingt mille disciples catalans de Félix; le principal d'entr'eux, Elipandus, archevêque de Tolède, con- serva son siège primatial, bien que rien ne montre qu'il eût rétracté ses erreurs. Dans le cas du moine Gottschalc, qui répandit son hérésie prédestinatienne à travers l'Italie, la Dal- matie, l'Autriche et la Bavière, sans rencontrer d'opposition, Rabanus de Mayence finit par convoquer un concile qui con- damna sa doctrine en présence de Louis le Germanique. Mais ce concile ne songea pas à châtier l'hérétique. Il l'envoya à son évêque, Hincmar de Reims, qui, avec le consentement de Charles le Chauve, déclara Gottschalc hérétique incorrigible

lib. lu. Victor. Tunenens. Chron. ann. 479 Sidon. Apollin. Epist. vu, 6. Isidor. Hist. d> Reg. Gothorum, c. 50. Pelayo, Heterodoxos Espaîinles, i, 195. Leg. Wisigoth. lib. xn, tit. n, 1, 2; tit. m, 1, 3 (cf. Fuero Juzgo, eod. loco)

14.

246 LÉGISLATION CARLOVINGIENNE

au concile tenu à Chiersy en 849. On était si peu disposé alors à infliger des châtiments corporels aux hérétiques que le concile, en ordonnant que Gottschalc fût battu de verges, prit soin d'indiquer qu'il s'agissait seulement d'une discipline prévue par le concile d'Agde, à l'adresse des moines qui viole- raient la règle de St-Benoit en voyageant sans lettres de recommandation de leurs évêques. Si le moine fut mis en prison, c'était simplement, nous dit-on, pour l'empêcher de répandre son hérésie. La législation carlovingienne était extrêmement modérée à légard des hérétiques, qu'elle se con- 218 tentait de classer avec les païens, les Juifs et autres personnes infâmes, en les soumettant à certaines incapacités légales (4). Au xe siècle, l'Europe occidentale resta comme plongée dans une stupeur peu favorable au développement de l'hérésie, qui suppose une certaine intensité de vie intellectuelle. L'Église, régnant sans partage sur les consciences endormies, déposa les armes rouillées de la persécution et en oublia l'usage. Quand, vers 1018, l'évêque Burchard compila sa collection de droit canonique, il ne fit même pas une allusion aux opinions héré- tiques et aux châtiments qu'elles comportaient, si ce n'est en rappelant quelques règles oubliées, promulguées en 305 par le concile d'Elvire, concernant les apostats qui feraient retour à l'idolâtrie. Même l'introduction de la doctrine de la transubs- tantiation fut reçue avec une soumission passive ; deux siècles seulement après Gottschalc, Bérenger de Tours la mit en doute, mais comme il n'avait pas l'étoffe d'un martyr, il céda à une pression modérée et se rétracta. La foi plus ardente des Cathares, qui commencèrent à troubler au xie siècle les eaux

(1) Mag. Bib.. Pat. ix, u, 875. Chron. Turon. ann. 878. Goncil. Ratispon. ann. 792. C. Franc fortiens. ann. 794. C. Romanum ann. 799. C. Aquis- gran. ann. 799. Alcuini Epist. 108, 117. Agobardi lib. adv. Feitcmi, c. 5, 6.

JNic. Anton. Bib. Vet. His >an. lib. vi, c. n, 42-3 (cf. Pelayo, Heterod. Es- paû. i, 297, 673 et suiv.) Hincmari Remens, de Prédestinât, u, c. 2. Ann. Bertin'. ann. 849. Concil. Carisiacens. ann. 849 {cf. C. Agathens. ann. 506, c. 38).

Cap. Car. Mag. ann. 789, c. 44. Capitul. Add. m, c. 90.

Pour le peu de gravité des incapacités légales qui pesaient sur les Juiis à 1 épo- que carolingienne, voir Reginald Lane Poole, Illustrations of the hïstory of mé- diéval thouyht, Londres, 1884, p. 47.

l'évêque wazo 247

stagnantes de l'orthodoxie, appelait des mesures énergiques; mais même avec ces sectaires abhorrés, l'Église se décida bien difficilement à user de rigueur. C'était pour elle une tâche toute nouvelle; elle craignait de se mettre en contradiction avec ses propres enseignements, qui recommandaient la cha- rité, et il fallait le fanatisme populaire pour la réveiller de son inaction. La persécution d'Orléans en 1017 ne fut pas son œuvre,~mais celle du roi Robert le Pieux ; les bûchers de Milan, peu de temps après, furent allumés par le peuple contraire- ment à la volonté de l'archevêque. L'Église était si peu pré- parée à ses nouveaux et terribles devoirs que lorsque, vers 1045, quelques Manichéens furent découverts à Châlons, l'évêque Roger s'adressa à l'évêque Wazo de Liège pour savoir ce qu'il devait en faire et s'il devait les livrer au bras séculier pour être punis; à quoi le bon Wazo répondit que leurs vies ne devaient pas être sacrifiées par le glaive temporel, puisque Dieu, leur Créateur et leur sauveur, témoignait envers eux sa patience et 219 sa pitié. Le chanoine Anselme, biographe de Wazo, condamne énergiquement les exécutions qui eurent lieu à Goslar en 1052 sous Henri III, disant que, si Wazo avait été là, il s'y serait opposé comme Saint-Martin dans le cas de Priscillien. La même douceur marqua la conduite de St-Anno de Cologne vers 1060. Quelques-uns avaient refusé, malgré des injonctions répétées, de renoncer à l'usage du lait, des œufs et du fromage pendant le Carême; l'archevêque finit par leur permettre d'agir à leur guise, ajoutant que ceux qui étaient fermes dans leur foi ne pouvaient guère être lésés spirituellement par une différence de nourriture. En 1144 encore, l'Église de Liège se félicitait d'avoir réussi, par la grâce de Dieu, à arracher la plupart des Cathares convaincus et condamnés des mains de la foule turbulente qui voulait les brûler. Ceux que l'Église avcc!t ainsi sauvés furent logés dans les maisons religieuses de la ville, en attendant la décision du pape Lucius II, à qui l'on avait demandé conseil (1).

(1) Burchardi Décret, lib. xix, c. 133-4. Gesta Episcop. Leodiens. lib. n, c. 60, 61. Hist. Andaginens. Monast. c. 18. Martène, Ampliss. Coll. i, 776 8.

248 HÉSITATIONS DE L'ÉGLISE

Il est inutile de revenir avec détail sur les cas relatés dans un chapitre précédent, qui montrent combien était encore hési- tante, à cette époque, l'attitude de l'Église à l'égard de l'hérésie. Il n'y avait pas de politique définie, pas de règle fixe, et les hérétiques continuaient à être traités tantôt avec rigueur, tantôt avec indulgence, suivant le caractère du prélat qui s'occupait d'eux. Théodwin, successeur de Wazo à l'évêché de Liège, écrit en 1050 à Henri 1er, roi de France, l'exhortant à châtier, sans même les entendre, des partisans de Bérenger de Tours. Ces alternances de sévérité et de rémission ont laissé leurs traces dans les remarques inspirées à Saint-Bernard par les événements de Cologne en 4145, lorsque la populace, dans un transport de zèle, saisit les Cathares et les brûla vifs, malgré la résistance des autorités ecclésiastiques. Il soutient que les hérétiques doivent être convertis par la raison plutôt que par la force, que lorsqu'on ne peut pas les convertir, il faut éviter tout com- merce avec eux; il approuve le zèle du peuple de Cologne, mais non ses actes; cependant, il admet que le pouvoir séculier a le devoir de venger les injures faites à Dieu par l'hérésie et, oubliant le danger auquel s'expose un homme lorsqu'il prétend se faire le ministre de la colère divine, il cite ces mots de Saint- Paul : « Le prince est le ministre de Dieu pour ton bien ; mais si tu fais mal, crains, parce qu'il ne porte point l'épée en 220 vain ; car il est le ministre de Dieu et vengeur pour punir celui qui fait mal. » (1).

.Le pape Alexandre III inclinait visiblement vers l'indulgence lorsque, en 1162, il refusa de juger les Cathares qui lui étaient envoyés par l'archevêque de Reims, disant qu'il valait mieux pardonner à des coupables que de faire mourir des innocents. Même à la fin du xne siècle, Pierre Cantor osait soutenir que i' Apôtre commandait d'éviter les hérétiques,non de les tuer (2), et il insistait sur l'inconséquence commise en punissant si sévèrement les moindres déviations de la foi, alors qu'on

(1) Saint Paul, Epitre aux Romains, xm, 4.

(2) Dom Bouquet, xi, 497-8. Bernardi Serm. in Cantica, lxiv, c. 8 ; lxvi, c 12. Alex. PP. III. hpist. 118, 122. Pet. Cantor. Verb. abbrev. c. 78,80.

NOUVEAUX PROGRÈS DE L'INTOLERANCE 249

laissait sans châtiment les plus graves péchés et l'immoralité la plus grossière.

L'hésitation portait aussi sur la nature des peines qui con- venaient à l'hérésie. Nous avons déjà rencontré de nombreux exemples d'hérétiques brûlés vifs, tandis que d'autres n'étaient condamnés qu'à la prison ; il fallut longtemps avant que l'on n'arrivât à fixer des règles à cet égard. Même en 1163, lorsque Alexandre III s'efforçait, au concile de Tours, d'arrêter les progrès menaçants du manichéisme en Languedoc, il se con- tenta de recommander aux princes séculiers d'emprisonner les hérétiques et de confisquer leurs biens ; cependant, la même année, les Cathares découverts à Cologne furent envoyés au bûcher par des juges spécialement commis. En 1157, le châti- ment infligé par le concile de Reims consistait à marquer le visage des délinquants au fer rouge; le concile d'Oxford, en 1166, prescrivit la même peine. En 1199, les premières mesures d'Innocent III contre les Albigeois ne prévoient d'autres peines que l'exil et la confiscation; il n'est fait aucune allusion à des mesures plus graves et l'exécution de celles-ci est récompensée par les mêmes indulgences qu'un pèlerinage à Rome ou à Compostelle.

A mesure que la lutte s'envenimait, la répression devenait plus cruelle ; cependant Simon de Montfort lui-même, dans le code promulgué à Pamiers le 1er décembre 1212, ne condamne pas formellement les hérétiques au bûcher, bien que cette même année on en ait brûlé quatre-vingts à Strasbourg. Nous avons déjà rappelé que Pierre II d'Aragon eut le triste honneur, dans son édit de 1197, d'introduire pour la première fois dans un code cette forme barbare de châtiment. Son exemple ne fut suivi que lentement. Othon I«f, dans sa constitution de 1210, 221 met simplement les hérétiques au ban de l'Empire, ordonne que leurs biens soient confisqués et que leurs maisons soient détruites. Frédéric II, dans son célèbre statut du 22 novembre 1220, qui fit de la persécution des hérétiques un élément du droit public de l'Europe, se contentait de les menacer de con- fiscation et de mise hors la loi; cette dernière peine, d'ailleurs,

250 FRÉDÉRIC II

équivalait à la peine de mort, puisqu'elle abandonnait la vie de l'hérétique au caprice du premier venu. Dans sa constitution de mars 1224, il alla plus loin et décida que les hérétiques seraient mis à mort soit par le feu, soit par l'extirpation de la langue, suivant qu'en déciderait le juge. Ce fut seulement en 1231, dans ses Constitutions siciliennes, que Frédéric rendit obli- gatoire la peine du bûcher. Cet usage prévalut surtout dans les possessions napolitaines de l'empereur; l'édit de Ravenne, au mois de mars 1232, prévoit la peine de mort pour l'hérésie, mais n'en indique pas le mode; en revanche, l'édit de Crémone, en mai 1238, généralisa la loi sicilienne et fit ainsi du bûcher le châtiment régulier de l'hérésie à travers tout l'Empire. Nous trouvons plus tard la même prescription dans le Sachsenspiegel et dans le Schwabenspiegel, qui sont les codes municipaux de l'Allemagne septentrionale et méridionale. A Venise, après 1249, le doge entrant en charge prêtait serment de brûler tous les hérétiques. En 1255, Alphonse le Sage de Castille condamna au bûcher les chrétiens qui se convertiraient à l'islamisme ou au judaïsme. En France, la législation adoptée par Saint-Louis et par Raymond de Toulouse pour exécuter les dispositions du traité de 1229, observe un silence discret au sujet du mode de châtiment, bien qu'à cette époque l'usage du bûcher fût géné- ral. C'estseulement en 1270, lorsque parurent les Etablissements de Saint-Louis ,que nous trouvons un article formel condamnant les hérétiques à être brûlés vifs, bien que les termes dans lesquels Beaumanoir y fait allusion prouvent qu'il s'agit d'un usage depuis longtemps accepté. L'Angleterre, qui était à peu près exempte d'hérésie, n'alluma ses bûchers que plus tard ; c'est seulement lorsque le soulèvement des Lollards causa des inquiétudes à la fois à l'Église et à l'État que l'article de hœre- tico comburendo fut établi par statut en 1401 (1).

(1) Concil. Turon. ann. 1163, c. 4. Trithem. Chvon. Hirsaug. ann. 1163. - Concil. Remens. ann. 1157, c. 1. Guill. de Newburg, Hist. Angl. h, 15. - Innoc. III. Begest. i, 94, 165. Contre le Franc-Alleu sans tiltre, Paris, 1620, p. 215 sq. H. Mutii Chron. ann. 1 12 Boehmer, lieg. fmp.\, 110. Mura- tori, Antiq. liai. Diss. lx (t. xn, p. 447). Ilist. Diplom. Frid. h. T. n, g. 6-8, 422-3; iv, 301; v, 201.— Gonstit. Sicul. i, tit. 1.— TVeuga Henrici (Boehlau, Nove

RÔLE DE LA POPULACE 251

Ce n'est donc pas la loi positive qui a inauguré l'atroce 222 pratique de brûler vifs les hérétiques ; le législateur n'a fait qu'adopter une forme de vengeance se complaisait naturelle- ment, à cette époque, la férocité populaire. Nous en avons vu de nombreux exemples dans un chapitre précédent. En 1219 encore, à Troyes, un fou qui soutenait qu'il était le Saint- Esprit fut saisi par la populace, lié dans une manne d'osier entourée de fagots et promptement réduit en cendres. Il n'est pas facile de déterminer l'origine de ce châtiment ; peut-être faut-il la chercher dans la législation païenne de Dioclétien, qui l'établit contre le manichéisme (1). Les morts affreuses auxquelles les martyrs étaient exposés aux époques de persé- cution semblaient suggérer, sinon justifier, l'application de supplices analogues aux hérétiques; les sorciers étaient quelque- fois brûlés en vertu de la jurisprudence impériale et Grégoire le Grand mentionne un cas l'un de ces malheureux fut traîné sur le bûcher par le zèle religieux de la populace. Comme l'hérésie passait pour le plus grand des crimes, le désir, com- mun aux laïques et au clergé, d'en rendre le châtiment à la fois aussi sévère et aussi éclatant que possible, trouvait un instrument à sa convenance dans le bûcher. D'ailleurs, avec le système d'exégèse alors à la mode, il ne fut pas difficile de

Cnstit. Dom. Alberti, Weimar, 1838, p. 78 ; cf. Boelimer, Regest. v, 700). Sachsenspiegel, n, xn. Schwaben piegel, cap. 116, 29 ; cap. 351, 3 (éd. Senckenb.) Archivio di Venezia, Cod. ox Brera, 277. El r'uero real de iis- pana, lib. iv, tit. i, ley 1. Isambert, Ane. loix franc, i, 230-33, 257. Hard, Concil. vu, ^03-8. Etablissements, i, 85. Livres de Justice et de Plet, i, tit. m, 7.— Beaumanoir, Coût, du Beauvoisis, xi, 2; xxx, 11. —2 Henry iv, c. 15 (cl'. Pike, But. of crime in England, i, 343-4, 489).

Il est vrai que Bracton {De leg. Angbxf lib. m, tract, u, cap. 9, 2) et Horne (Myrror of justice, cap. i, 4, cap. n, 22, cap. ïv, 14) décrivent tous les deux le châtiment du bûcher infligé à l'apostasie, l'hérésie et la sorcellerie; le premier Tait même allusi n à un cas ou un clerc qui embrassa le judaïsme fut brûlé par un concile à Oxford; mais cette pénalité n'avait pas de place régulière dans la loi commune et n'y figurait que sous l'influence des jurisconsultes, épris de la juri- diction romaine, qui voulaient compléter leur travail en assimilant la trahison commise envers Dieu à la trahison à l'égard du souverain. Le silence de Britton (chap. vm) et de la Fleta: (lib. i, cap. 21( preuve que la question n'avait . as d'im- portance pratique.

(1) [M. Seeck a justement observé que la cruauté de la loi pénale, dans les der- niers temps de l'Empire, est due à l'influence et à l'infiltration continuelle des Barbares dan? le monde gréco-romain. La peine du feu existait chez les Gaulois et chez les Germains. Trad.]

252 LES BUCHERS SE MULTIPLIENT

découvrir, dans l'Écriture, une allusion à la peine du feu. On lit, en effet, dans l'Évangile de Saint Jean : « Si quelqu'un ne demeure pas en moi, il sera jeté dehors comme le sarment; il 223 sèche, puis on le ramasse, et on le jette au feu, et il brûle. » (1). L'interprétation littérale des métaphores des Livres Saints a été une source trop fréquente d'erreurs et de crimes pour que nous puissions être surpris de cette application du texte sacré. Un commentaire autorisé du décret de Lucius III en 1184, ordonnant que les hérétiques fussent remis au bras séculier pour être châtiés, cite le texte de Saint Jean et la jurisprudence impé- riale, puis conclut triomphalement que la mort par le feu est la peine qui convient aux hérétiques, « suivant la loi divine et la loi humaine, non moins que suivant la coutume universelle.» Et il ne faut pas croire que l'on eût la charité d'étrangler l'héré- tique avant de le brûler; les auteurs qui ont tracé ses devoirs à l'Inquisition déclarent que le coupable doit être brûlé vif en présence du peuple ; ils ajoutent qu'une ville entière peut être brûlée si elle est un réceptacle d'hérétiques (2).

Quelques scrupules qu'ait éprouvés l'Église, durant le xi« et le xne siècle, au sujet de son attitude envers l'hérésie, elle n'a jamais eu de doute sur la conduite qui convenait, à cet égard, au pouvoir séculier. Une coutume très ancienne, fondée sur une idée de décence, interdisait qu'un ecclésiastique prit part à des jugements comportant la peine de mort ou de mutilation ; il ne devait même pas se trouver présent dans la chambre de torture, les patients étaient placés sur le chevalet. Cette aversion pour la vue du sang et de la souffrance fut encore exagérée à l'époque des persécutions les plus sanglantes. Pen- dant que des milliers d'hommes étaient massacrés en Langue- doc, le concile de Latran renouvela les anciens canons qui

(1) Évangile de Saint Jean, xv, 6.

(1) Cœsar. He sterbac. Dial. Miraculor. Dist. v, c. 33.— Mosaic. et Roman. Legg. Collât. Tit. xv, 3 (Hugo, 1405). Const. 3 Cod. ix, 18. Cassiodor. Var. iv, xxii, xxiu. Gregor. l'P. 1. Dial. i, 4. GL»s~. Hosticnsis in Cap. ad abo- lendam, H, 13 (Evmerici Direct. Inquisit. p. 149-150); cf. Gloss. Joan. Andieae (ibid. p' 170-1). iiepertorium lnquisitorum s. v. Comburi (éd. Valent. 1494; éd. Venet. 1188, p. 127-8).

PRESSION SUR LE POUVOIR TEMPOREL 253

défendaient aux clercs de prononcer une sentence capitale ou d'assister à une exécution (1216). Ils ne devaient même prati- quer aucune opération chirurgicale qui exigeât l'emploi du feu ou du fer. En 1255,1e concile de Bordeaux leur interdit d'écrire ou de dicter des lettres relatives à des sentences capitales. La souillure résultant de l'effusion du sang était si vivement ressentie qu'une église ou un cimetière, du sang avait été versé par hasard, ne pouvait plus servir avant une cérémonie de purification; on alla si loin dans cette voie que les prêtres durent interdire aux juges de rendre la justice dans les églises, parce que les cas qu'on leur soumettait pouvaient entraîner des châtiments corporels ! Si cette crainte de participer à l'infliction 224 de tourments avait été sincère, elle serait digne de tout notre respect; mais il n'y avait qu'un astucieux détour pour se dérober à la responsabilité de certains actes. Dans les pour- suites pour hérésie, le tribunal ecclésiastique ne prononçait pas de sentences sanguinaires. 11 se contentait de déclarer que l'accusé était hérétique; puis il le «relâchait», c'est-à-dire l'abandonnait au pouvoir séculier, avec l'adjuration hypo- crite de le traiter avec pitié, d'épargner sa vie et de ne pas verser son sang. Pour savoir ce qu'il faut penser de cet appel à la pitié, il suffit de se rappeler la théorie de l'Église touchant les devoirs du pouvoir temporel. Les inquisiteurs érigèrent en règle légale qu'on commettait un crime égal à celui de l'hérésie et méritant les mêmes châtiments, lorsqu'on exprimait même un doute sur la légitimité des persécutions en matière de con- science (1).

Aussitôt que l'hérésie eût fait des progrès alarmants, on re- nouvela les instructions de Léon et de Pelage. Dès le début du xne siècle, Honorius d'Autun proclama qu'il fallait user du glaive temporel envers ceux qui, rebelles à la parole de Dieu,, refusaient obstinément d'écouter celle de l'Église. Dans les

(!) Concil. Autissiod. ann. 578, c. 33. G. Matiscon. II. ann. 585, c. 19— C. Toletan. XI, ann . 675, c. 6. C. 30 Decreti P. ri. Caus. xxm. Quaest. S. C. Lateran. IV, ann. 1215 c. 18. G. Burdegalens.ann. 1255, c. 10. G. Budens. ann. 1268, c. 11.— C. Nugaroliens. ann. 1303 c. 13. C. Baiocens. ann. 1300 c. 34. Lib. Sent. Inq. Tolosaa. p. 208.— Bernard. Guidonis Practica (Mss. Bib. Nat. Coll. Doat, T. xxx, fol. 1 sqq.)

15

254 INCITATIONS A l'lNTOLLRANCB

compilations de droit canonique par Yves et Gratien, les allu- sions à la conduite de l'Église envers les hérétiques sont très peu nombreuses ; mais il y a d'abondantes citations établissant le devoir qui incombe au souverain d'extirper l'hérésie et d'obéir, à cet effet, aux commandements de l'Église. Frédéric Barberousse ajouta la sanction impériale à cette doctrine ecclé- siastique, que le glaive lui avait été remis pour frapper les ennemis du Christ, lorsqu'il allégua ce motif en 1159 pour jus- tifier son hostilité contre Alexandre III et l'aide qu'il accordait à l'antipape Victor IV. Le second concile de Latran, en 1139, ordonne à tous les potentats de réduire les hérétiques à l'obéissance ; le troisième, en 4179, déclare dévotement que l'Eglise n'est pas avide de sang, mais qu'elle réclame le con- cours des lois séculières, vu que les hommes sont portés à accepter les remèdes de l'âme pour échapper aux châtiments corporels. Nous avons vu que ces exhortations produisirent d'abord peu d'effet. Plus tard, désespérant d'obtenir la collabo- ration volontaire des princes temporels, l'Église fit un pas en avant et revendiqua pour elle-même la responsabilité des châ- timents tant matériels que spirituels, jugés nécessaires à la répression de l'hérésie. Le décret de Lucius III, au soi-disant concile de Vérone en 1184, enjoignait à tous les souverains de 225 jurer> en présence de leurs évèques, qu'ils exécuteraient pleine- ment et efficacement les lois ecclésiastiques et séculières contre l'hérésie. Tout refus, toute négligence même, devaient être punis d'excommunication, de déchéance, d'incapacité d'exercer le pouvoir; s'il s'agissait de villes, elles devaient être mises en quarantaine et privées de tout commerce avec les autres (1). * L'Église entreprenait ainsi de faire entrer de force les prin- ces temporels dans la voie de la persécution. Une fois sa réso- lution prise, elle se montra intraitable. Toute hésitation à per- sécuter entraînait l'excommunication et si cette arme ne suffi-

(1) Honor. Augustod. Summ.Glor. de Annst. c. 5. Ivon. Décret, ix, 70-79. Gratiani Décret. P. n. Caus. xxm. 9. 5. Radevic. de (lest. Frid. i. lib ri. c. 56. Concil. Lateran. II. ann. 1139, c. 23. Concil. Lateran. III ann. 1179, c. 27 (cf. C. Tolosan. ann. H19, c. 3 ; C. Remens. ann. 1148, c. 18; C. Turonens. ann. 1163, c. 4). Lucii. PP. III. Epist. 171.

MENACES AUX PRINCES 2o5

sait pas, l'Église n'hésitait pas à livrer au premier aventurier venu les domaines du prince qui résistait à ses ordres. Cette ingérence monstrueuse du pouvoir spirituel devait-elle devenir la loi publique de l'Europe ? Telle était la question qui se posait à l'époque des Croisades albigeoises. On sait ce qu'il advint. Raymond perdit ses provinces, simplement parce qu'il ne vou- lait pas traiter assez sévèrement les hérétiques, et les territoires que son fils put conserver furent considérés comme une nou- velle investiture. Le triomphe de l'Église et de la nouvelle doc- trine était donc complet.

L'Église fît sentir à tous les dignitaires, du haut en bas de l'échelle sociale, que les places qu'ils occupaient étaient des fonctions dans une théocratie universelle, tous les intérêts étaient subordonnés au grand devoir de maintenir la pureté de la foi. L'hégémonie de l'Europe résidait dans le Saint-Empire Romain l'Empereur, à la cérémonie du couronnement, était admis aux ordres inférieurs de la prêtrise et tenu de lancer l'anathème contre toute hérésie qui pouvait s'élever contre l'Église catholique. En lui donnant l'anneau, le pape lui disait que c'était un symbole de son devoir de détruire l'hérésie ; en le ceignant de l'épée, il disait que ce glaive était destiné à frapper les ennemis de l'Église. Frédéric II déclara qu'il avait reçu la dignité impériale pour le maintien et la propagation de la foi. Dans la bulle de Clément VI reconnaissant Charles IV, 226 l'énumération des devoirs de l'Empereur commence par celui de propager la foi et d'extirper l'hérésie; la négligence de l'Empereur Wenceslas à supprimer l'hérésie de Wickliffe fut considérée comme un motif suffisant de sa déposition. En vé- rité, soutenaient les théologiens, la seule raison du transfert de l'Empire des Grecs aux Allemands était l'intérêt pour l'Église de disposer d'un instrument efficace. Les principes appliqués aux dépens de Raymond de Toulouse furent incorpo- rés dans la loi canonique et chaque souverain, prince ou sei- gneur, dut comprendre que ses territoires seraient exposés à la spoliation si, dûment averti, il hésitait à fouler aux pieds l'hérésie. La même discipline pesa sur les dignitaires d'ordre

256 MENAGES AUX FONCTIONNAIRES

inférieur. Suivant le concile de Toulouse de 1229, tout bailli qui se montrerait peu zélé à persécuter l'hérésie devait être dé- pouillé de ses biens et déclaré inéligible aux emplois publics. En 1244, le concile de Narbonne déclare que lorsqu'une per- sonne disposant d'une juridiction temporelle tarderait à sup- primer l'hérésie, elle serait considérée comme complice des hérétiques et passible des mêmes peines que ceux-ci; cette dis- position fut étendue à ceux qui négligeraient une occasion fa- vorable de saisir la personne d'un hérétique, ou même de venir en aide à ceux qui essayeraient de la saisir. Depuis l'Empereur jusqu'au dernier des paysans, le devoir de persécuter était im- posé à tous, sous la menace de toutes les sanctions, spirituelles et temporelles, dont l'église du xme siècle pouvait disposer (1). Ces principes furent reçus, tacitement ou explicitement, 227 dans le droit public de l'Europe. Frédéric II les accepta dans ses cruels édits contre l'hérésie, d'où ils passèrent dans les com- pilations de droit civil et féodal, et même dans les recueils de jurisprudence locale. Ainsi, en 1228, d'après les statuts de Vérone, le podestat, lors de son entrée en charge, jure d'expul- ser tous les hérétiques de la ville ; dans le Schwabenspiegel, code en vigueur dans toute l'Allemagne méridionale, il est dit f qiCyj^. souverain, s'il néglige de persécuter l'hérésie, doit être ) dépouillé de toutes ses possessions et que, s'il ne fait pas brûler < tous ceux qui lui sont dénoncés comme hérétiques par les tri- / bunaux ecclésiastiques, il doit être lui-même puni pour hérésie. ,

(i) Bôhmer, Reg»st. Imn. v, 86. Innoc. PP. III. Regest. de Negot. Rom. Imp. 189. Muratori Àntiq. liai. diss. ni. Hartzheim, Concil. German. III, 540. Cod. Epist. Rodolphi I, Auct. h, p. 375-7 (Lipsiœ, 1806). Theod. Vrie, Hist. Concil. Constant, lib. m, dist. 8; lib. vu, dist. 7. Thom. Aquin. de Princ. Regim. lib. i, c. xiv; lib. m, c. x, xm-xvrn. Lib. v, Extra. Tit. vu, c. 13, 3. Concil. Tolosan. ann. 1220, c. 5. Concil. Narbonn. ann. 1244, c. 15, 16. Zan- chini, de Hasret. c v. Beatimanoir, Coutumes du Beauvoisis, xi, 27. Voir aussi le sermon de l'évèque de Lodi lors de la condamnation de Jean Huss (Von der Hardt, m, 5).

Le devoir des princes et de tous les fonctionnaires d'exterminer l'hérésie, sous peine de forfaiture et de poursuite pour hérésie, est exposé avec précision dans la Summa de cnsibus consc'entix (lib. n, Tit. lviii, Art. 4) d'Astcsanus, dont l'ouvrage, écrit en 1317, resta la plus haute autorité en l'espèce jusqu'à la Réforme.

Le traité D<t prineipum Regimine, bien qu'il ne soit pas entièrement de Saint Thomas d'Aquin, expose avec autorité la théorie des ecclésiastiques touchant les devoirs du gouvernement temporel. Voir Poole, Illustration of the History of Mé- diéval Thought, p. 240.

RESPONSABILITÉ DE L'ÉGLISE 257

L'Église veilla à ce que cette législation ne restât pas lettre morte. Elle exigea que les atroces décrets de Frédéric fussent lus et commentés dans la grande école de droit de Bologne, comme un chapitre essentiel de la jurisprudence, et qu'ils fus- sent même incorporés dans la loi canonique. Nous verrons que les papes ont ordonné à plusieurs reprises que ces édits fus- sent inscrits dans la législation des villes et des États ; l'inqui- siteur était chargé d'en imposer l'exécution à tous les fonction- naires, sous peine d'excommunication pour ceux qui néglige- raient cette bonne œuvre. Mais l'excommunication elle-même, qui annulait les pouvoirs et la compétence d'un magistrat, ne l'exemptait pas du devoir de punir les hérétiques quand il en était sommé par l'évêque ou par l'inquisiteur. Cela posé, il est évident que, lorsque les inquisiteurs imploraient la clémence des autorités civiles, au moment ils leur livraient des vic- times destinées au bûcher, il n'y avait qu'une simple forma- lité, née du désir qu'avaient les ecclésiastiques de ne pas parti- ciper ouvertement à des sentences capitales. Avec le temps, cette hypocrisie elle-même fut quelque peu oubliée. Ainsi, au mois de février 1418, le concile de Constance décréta que tous ceux qui défendraient l'Hussitisme, ou regarderaient Jean Huss ou Jérôme de Prague comme des saints, seraient traités en hé- rétiques relaps et brûlés vifs puniantur ad ignem. C'est dénaturer et falsifier l'histoire que d'admettre, comme le font les apologistes modernes, que l'exhortation à la clémence fût sincère, que la responsabilité du meurtre de l'hérétique pesât sur le magistrat séculier et non sur l'inquisition. Nous nous imaginons aisément le sourire de surprise avec lequel Gré- goire IX ou Grégoire XI auraient accueilli la dialectique du comte 228 Joseph de Maistre, démontrant que c'est une erreur de sup- poser qu'un prêtre catholique ait jamais pu être, à aucun titre, l'instrument de la mort d'un de ses frères (1).

(i) Post. Const. 4. Cod. lib. i. tit. v. Post. lib. Feudorum. Lib. juris civilis Veronae, c. 156. Schwabenspiegel, éd. Senckenb. cap. 351; éd. Schilt. c. 308. Potthast, Beg. 6593. - Innoc. PP. IV. Bull. C»m adversus, 5 juin 1252; Bull. Ad aures, 2 apr. 1253; 31 oct. 1243; 7 julii 1254. Bull. Cum fratres, maii 9, 1252. Urbani IV. Bull. Licet ex omnibus, 1262, 12. Wadding, Annal. Minor. ann.

258 DÉNONCIATIONS IMPOSÉES

Non seulement on enseignait ainsi à tous les chrétiens que leur premier devoir était de contribuer à l'extermination des hérétiques, mais on les poussait sans scrupule à les dénoncer aux autorités, au mépris de toute considération humaine ou divine. Les liens du sang n'étaient pas une excuse pour celui qui dissimulait un hérétique : le fils devait dénoncer son pèrer le mari était coupable s'il ne livrait pas sa femme à une mort affreuse. Tous les liens humains étaient brisés par le crime d'hérésie ; on apprenait aux enfants qu'ils devaient quitter leurs parents ; même le sacrement du mariage ne pouvait pas unir une femme orthodoxe à un mari hérétique. Les engage- ments privés n'étaient pas respectés davantage. Innocent III déclare emphatiquement que, suivant les canons, on ne doit point conserver sa foi à celui qui ne la conserve pas envers Dieu. Aucun serment de discrétion n'était valable dans une cause d'hérésie, car « celui qui est fidèle envers un hérétique est 229 infidèle envers Dieu ». L'apostasie est le plus grand des crimes» dit l'évêque Lucas de Tuy ; par conséquent, si quelqu'un s'est engagé par serment àga nier le secret d'u ne si horrible perversité, il doit révéler l'hérésie et faire pénitence pour le parjuré, avec l'as- surance que, la charité pouvant couvrir une multitude de péchés, il sera traité avec indulgence en considération de son zèle (1).

«253, 7; ann. 1200, 1 ; ann. 1201, 3. C. 6 Sexto v. 2, c. I, 2 in Sep- timo v. 3. Von der Hardt, T. rv, p. 1519. Campana, Vit* di 6an Piero Mar- tne, p. 124. J. de Maistre, Lettres à un gentilhomme tusse sur P Inquisition espiqnob-, éd. 1864, p. 17-18, 28, 34.

Un écrivain du xiu" si cle a présenté la même thèse avec plus de force encore que J. de Maistre : « Notre pape, dit-il, ne tue pas et ne commande pas qu'un homme soit tué; mais la loi tue ceux que le pape permet de tuer, et ils se tuent eux-mêmes, puis qu'ils font des choses pour lesquelles ils douent être tués. » (Gregor. Fan»ns. Disi>vt. <alh< l. et Pntar. ap. tfnrtene, Thés, v, 1741).

Il y a plus de vérité h'st rique dans ce qu'écrirait, eu 1 762, un dominicain fjmat'que. Après avoir cité Dentéronomt xui, 0-10, il déclare que le commande- ment <ie tuer sans pitié tous ceuv qui détournent les fi leles delà vraie religion est presque littéralement la loi de la Sainte Inquis tion; puis il prouve, par les témoi- gnages de l'Ecriture, qu<* le leu e-t la grande joie de Dieu et le vrai moyen de purifier le froment en détruisant l'ivraie [Lob und Ehr nred" a>'f aie lieili ,e In- quisition, Vienne, 1732, p. 19-21).

L'appel à la clémence, devenu plus tard une vile hypocrisie, fut inauguré de bonne foi par Innocent III dans le cas de clercs coupables de faux qui avaient été dégradés et li rés aux tribunaux séculiers. - C. 27, Extr. v. 40.

(I) Urbani PP. II. Epist. :'50. Zanchin1, de livret c. xvm. Innoc. PP. III. Reyest. xi, 2G. Lucae Tudens. de alnra Vitn, n, 9.

DOCTRINE DE SAINT-THOMAS 259

Ainsi l'hésitation qu'éprouvait l'Église au xi* et au xue siècle, touchant la conduite qu'elle devait tenir envers les hérétiques, disparut complètement au xme, lorsqu'elle fut engagée dans une lutte à mort avec les sectaires. Il ne fut plus question de modération ni de pitié. Saint-Raymond de Pennaforte, le com- pilateur des Décrétâtes de Grégoire IX, qui était la plus haute autorité de son temps, pose en principe que l'hérétique doit être puni par l'excommunication et par la confiscation et, si ces mesures ne suffisent pas, par toutes les rigueurs dont dispose le bras séculier. L'homme dont la foi est douteuse doit être considéré comme un hérétique ; il en est de même du schis- matique qui, tout en admettant tous les dogmes de la religion, refuse l'obéissance due à l'Église romaine. Les uns comme les autres doivent être poussés de force dans le bercail catholique et l'on rappelle, pour justifier la mise à mort des obstinés, le sort biblique de Korah, de Dathan et d'Abiram (4).

Saint:îhomas d'Âquin, dont la haute autorité semble rejeter dans l'ombre tous ses prédécesseurs, fixe, avec une précision impitoyable, les règles que voici. Les hérétiques ne doivent pas être tolérés. La charité de l'Église leur accorde deux avertisse- ments, après quoi, s'ils s'obstinent, ils doivent être livrés au bras séculier et écartés de la société humaine par la mort. Cela même prouve la charité débordante de l'Église, ^car c'est un 23( crime bien plus grand de corrompre la foi dont dépend la vie de l'ame que d'altérer le monnayage qui sert seulement à la vie temporelle ; donc, si les faux monnayeurs sont à juste titre con- damnés à mort, il y aurait encore bien plus de raison pour tuer un hérétique sitôt qu'on l'aurait convaincu de son crime.

Or, l'Église, dans sa miséricorde, est toujours prête à ouvrir

<t) S. Kaymundi Smimas lil>. i, tit. v, 2, 4, 8; tit. vï, 1. Telle continua à être la doctrine ile l'Eglise. Zanghin> Ugdini comprend, dans son énumération des horésie*, la négligence d'observer les Décréhilrs papales, qui constitue un mépris apparent du p>;ro r des ciels (Tract. <lt> Hxret. c. u). Cet ouvrage autorisa lut imprimé à Rome en 156-* aux Irais de Pin V, avec un commentaire du cardinal t'ampegg», et fut réimprime avec des additions par Simancas en 570. Mes renvois s- rajp \\ nt a une copie du xve siècle, Conservée à la Bibliothèque Nationale, fonds latin, 1253.!

260 VIOLATION DES TOMBES

ses bras à l'hérétique, même relaps un grand nombre de fois, et à lui indiquer une pénitence par laquelle il pourra mériter la vie éterr.^lle ; mais la charité envers les uns ne doit pas en- traîner d'effets funestes pour les autres. Aussi, la première fois, 'hérétique qui se repent et se rétracte sera reçu à pénitence et sa vie sera épargnée ; mais s'il retombe, bien qu'il puisse de nouveau être admis à pénitence pour le salut de son âme, il ne sera pas exempté de la peine de mort. Telle est l'expression bien nette et formelle de la politique de l'Église qui devint, en ces matières, la règle inaltérable de sa conduite (1).

L'Église ne se contentait pas d'exercer son pouvoir sur les vivants ; les morts eux-mêmes devaient sentir les effets de sa colère. Il semblait intolérable qu'un homme qui avait réussi à dissimuler son iniquité et qui était mort muni des sacrements, pût dormir son dernier sommeil dans une terre consacrée et prendre sa part aux prières des fidèles. Non seulement il avait échappé au châtiment à ses crimes, mais ses biens, qui auraient être confisqués au profit de l'Eglise et de l'État, avaient été injustement transmis à ses héritiers et devaient leur être repris. Il existait donc d'excellentes raisons pour encoura- ger les procès posthumes. A une époque antérieure, on s'était souvent demandé, dans l'Eglise, si l'excommunication, avec les effroyables peines qu'elle entraînait dans ce monde et dans l'autre, pouvait être fulminée contre les âmes des morts. Dès l'époque de Saint-Cyprien,' la coutume d'excommunier les morts était devenue générale et, vers 382, Saint-Jean Chrysostùme avait s'élever contre la fréquence de ces sentences, il voyait une ingérence indiscrète dans les jugements de Dieu) Léon 1er, en 432, adopta les vues de Saint-Jean Chrysostùme, qui furent confirmées par Gélase Ier et par un concile romain vers la fin du ve siècle. Mais la question se représenta au cin- quième concile général, tenu à Constantinople en 553 : il s'agis- sait de savoir si l'Église pouvait lancer l'anathème contre Théo- doret de Cyrus, Ibas d'Edesse et Théodore de Mopsueste, qui

(i) S. Tliom. Aquinat. Summx sec Q m, art. 3, 4

HISTOIRE DU PAPE FORMOSE 261

étaient morts depuis un siècle. Nombre de Pères du concile en doutaient, lorsque Eutychius, homme très versé dans les Écri- tures, rappela que le pieux roi Josiah n'avait pas seulement 231 mis à mort les prêtres du paganisme, mais avait déterré les restes de ceux qui étaient déjà morts. Cet argument parut irréfutable e^ l'anathème fut prononcé en dépit des protestations du pape Vigile, qui refusa obstinément de se laisser convaincre. L'ingénuosité d'Eutychius, jusque tout à fait obscur, fut récompensée par le patriarchat de Constantinople et Vigile fut contraint, par des mesures rigoureuses, de souscrire àl'anathème. En 618, le concile de Séville nia que l'Église eût le pouvoir de condamner les morts; mais, en 680, le sixième concile général, tenu à Constantinople, usa de l'anathème avec la liberté la plus complète contre tous ceux, vivants ou morts, qu'il considérait comme hérétiques.

En 897, Etienne VII se crut autorisé à déterrer le corps de son prédécesseur, le pape Formose, mort depuis sept mois, à le traîner par les pieds et à le faire asseoir dans un synode qu'il avait convoqué pour juger le défunt; la condamnation passée, on coupa deux doigts de la main droite du cadavre et on le jeta dans le Tibre, d'où il fut retiré par hasard et enseveli à nouveau. L'année suivante, un nouveau pape, Jean IX, annula toute cette procédure et fit déclarer par un synode que per- sonne ne devait être condamné après sa mort, tout accusé de- vant avoir la faculté de se défendre. Cela n'empêcha pas Serge III, en 905, d'exhumer à nouveau le corps de Formose, de le faire revêtir d'habits pontificaux et asseoir sur un trône (1). Après une nouvelle et solennelle condamnation, le malheureux cadavre fut décapité, ou lui coupa trois autres doigts et on le jeta dans le Tibre. Mais l'iniquité de cette vengeance parut manifeste lorsque les restes flottants du pape furent tirés du fleuve par quelques pêcheurs et lorsque, comme on les portait à l'église Saint-Pierre, les statues des Saints s'inclinèrent.

Vers l'an 1100, Saint- Yves de Chartres, le premier canoniste de son époque, décida sans hésitation que le pouvoir de lier et de délier attribué à l'Église était limité aux choses de ce monde;

(i) Ce dernier épisode a été contesté par de bonnes raisons (Duchesne Revue de litt. rel. 1896, I. p. 491) . 2roe tirage.

15.

2')2 EXHUMATION DES HÉRÉTIQUES

que les morts, étant au-delà de la justice humaine, ne pou- vaient être condamnés et que l'ensevelissement ne pouvait pas être refusé à ceux qui n'avaient pas été jugés de leur vivant. Toutefois, comme les hérésies se multipliaient et que leur obstination semblait justifier les haines passion- nées dont elles étaient l'objet, les prêtres frémissaient à la pensée que les ossements des hérétiques pussent souiller l'enceinte consacrée de l'église et du cimetière, qu'en récitant les prières pour les morts, ils intercédassent involontairement pour des criminels. On découvrit aisément un biais. Le concile 232 de Vérone, en 1184, suivi par plusieurs papes et conciles, excommunia formellement tous les hérétiques. Or, c'était une vieille règle de l'Eglise que tout excommunié qui n'avait pas demandé l'absolution dans le délai d'un an était condamné sans retour. Donc, tous les hérétiques qui mouraient sans se confesser ou se rétracter s'étaient condamnés eux-mêmes et n'avaient pas droit à une sépulture en terre consacrée. Bien qu'ils ne pussent être excommuniés, puisqu'ils l'étaient déjà ipso facto, ils pouvaient être frappés d'anathème. Si, par erreur, ils avaient été enterrés comme des chrétiens, il fallait les exhumer et les brûler sitôt l'erreur découverte ; l'en- quête qui établissait leur culpabilité était simplement un examen des faits, non une condamnation, et les pénalités en résultaient d'elles-mêmes. Il fallut quelques efforts pour établir cette règle; c'est ce que montre une lettre d'Inno- cent III, en 1207. adressée à l'abbé et aux moines de Saint- Hippolyte de Faënza, qui avaient refusé, malgré l'ordre d'un légat, d'exhumer le corps d'un certain hérétique nommé Otton, enseveli dans leur cimetière, et d'observer l'interdit prononcé contre eux en conséquence. Innocent est obligé, pour les réduire à l'obéissance, de les menacer des mesures les plus énergiques. Avec le temps, cependant, la coutume de l'exhumation des cou- / pables devint générale ; on reconnut que c'était un péché

grave de donner la sépulture à un hérétique ou à un protecteur d'hérétiques péché que le coupable, même involontaire, ne pouvait se faire pardonner qu'à la condition d'exhumer le corps

ÉDTT DE FRÉDÉRIC II 263

do ses propres mains. Nous verrons plus loin que les investi- gations touchant les morts conslituèrent une partie importante des devoirs que s'imposa l'Inquisition (1).

L'influence exercée par ces enseignements et ces pratiques parait avec évidence dans la carrière de l'Empereur Frédéric II. À demi italien par le sang et complètement italien par l'édu- cation, il était philosophe et libre-penseur. L'accusation de Grégoire IX, suivant lequel il était secrètement disciple de 23c Mahomet, et la tradition qui le représente comme appelant, dans l'intimité, Moïse, Jésus et Mahomet les trois imposteurs, sont évidemment contradictoires, mais prouvent qu'il donnait une certaine apparence à de semblables imputations. Et cepen- dant cet homme, qui, au dire du pape Grégoire, ne recevait les sacrements que pour témoigner son mépris de l'excommuni- cation, était un politique trop sagace pour ne pas comprendre qu'il ne pouvait pas régner sur un peuple chrétien sans affecter un grand zèle pour l'extermination de l'hérésie. Il obtint d'être couronné à Saint-Pierre, le 22 novembre 1220, au prix d'un édit qui est resté mémorable dans l'histoire de la persécution. Au cours des solennités du couronnement, Honorius interrompit la messe pour fulminer un anathème contre toutes les hérésies et les hérétiques, comprenant les monarques dont les lois entra- vaient la destruction de ceux-ci. Frédéric se montra toujours fidèle à la mission qu'il avait ainsi acceptée, d'autant plus peut-être que, bien persuadé de la nécessité d'une réforme ecclésiastique, il rêvait d'une sorte de califat les glaives

(1) Cypriani Epist. 1. Chrvost. Hom. de anathemate. L<>on PP I. Epist. 108, c. 2. Gelasii PP. I. E iV. 4, 11.— Conc I. Roman. II. ann. *9i. - Kvagrii Hist. eccl. lib. iv, c. 38. Vigilii Con tit . rie tribus capit lis. Eacundi E i*t. in defens. t'inm capit. Concil. < on-tantinop. II. ann. 553 collât, vu Concil. Hi.*palens. II. ann. 618 c. 5. Concil. Constantinop. III ann. 680, t. xn. JafFé, Hei/st. 303. Synod. Rom. ann. 8T8 cl. Chron. Turon n . (Martene, lm- piss. C'U. v, 978-80). Ivon. Carnotens. Epist. 96; e;u d. Pmmrm. lih. v, -c. 115-123. Lucii PP. III. Epist. 171. Lib. v. extr. tit. vu, c. 13. - Gratvan. Dec et. n Caus. xi. Q. m. c. 36, 37, 3-<. E. P. gn-e Comment in y er ci Di- rect. Ivqais. p. 95. Innocent. PP. III. Be . ix, 213.— Lib. m. Extra T t. xxviu, c. 12. Lib. v in Se\t> Tit. i, c. 2. Eymeric, / irect. luqivs. p. 104.

Pour le- arguments» pour et contre, vo:r Estev.m d^ A ila. D" c s ?•/* *>c ■!»- siasticis, Lyon, 186r>, p. 37-40. Quand un excomm mi*1 mor' doit <> r al»*>u<. il nous dit qu'il est Inutale d'exhumer ses re les p»ur les flug lier, parte \u">\ s.u'li' de fouetter la tombe !

234

264 CAUSES DE LA FÉROCITÉ DES ORTHODOXES

temporel et spirituel auraient été réunis dans ses mains. Quoi- qu'il en soit, ses querelles avec la papauté, qui remplirent tout son règne, ne firent que le rendre plus impitoyable envers les hérétiques; juste au moment Grégoire IX travaillait à fonder l'Inquisition, Frédéric eut l'audace de l'exhorter à déployer plus de zèle pour la défense de la foi et de citer au pape sa propre conduite comme un exemple à suivre ! (1)

L'horrible férocité et le zèle barbare qui, pendant tant de siècles, infligèrent d'effroyables misères à l'humanité au nom de Jésus, ont été expliqués ou justifiés de bien des manière». Certains fanatiques de la libre pensée n'y ont vu que la suit du sang ou l'appétit égoïste de la domination. Des philosophes en ont cherché l'origine dans la doctrine du salut exclusif, suivant laquelle il semblait que les autorités eussent le devoir de per- sécuter les récalcitrants dans leur propre intérêt et de les em- pêcher de vouer d'autres âmes à la perdition. Au dire d'une autre école, tout s'explique par la survivance de la notion très ancienne de la solidarité des membres d'une tribu; cette con- ception, devenue celle de la chrétienté, faisait retomber sur tous une part du péché contre Dieu, qu'ils négligeaient de punir par l'extermination des coupables. Mais les motifs qui font agir les hommes sont trop complexes pour qu'une explication unique puisse en rendre compte. Si cela est vrai pour chaque individu isolé, ce l'est bien plus encore lorsqu'il s'agit, comme dans le cas présent, de la chrétienté au sens le plus large, comprenant le clergé et les laïques. Il n'est pas douteux que le peuple fût aussi impatient que ses pasteurs d'envoyer les hérétiques au bûcher. Il n'est pas douteux non plus que des hommes de la plus exquise bonté, de la plus haute intelligence, animés du zèle le plus pur pour le bien, professant une religion fondée

(1) Hist. Diplom. Frid. H. Introd. p. cdlxxxyiij., cnxcvi; n, 6-8, 42-J-3 ; iv, 409 11, 435-6; v, 459-60. Fuzolh, De reb. sic. doc. n, lib. vin. Alberic. Tr. Font. Chron. ann. 1228. RaynaSd. Annal, unii. 1220, 23. Rich. de S. Germano, Chron. ann. 1223.

BARBARIE DU MOYEN AGE 265

sur la charité et sur l'amour, ne se soient montrés féroces l'hérésie était en jeu et n'aient été prêts à l'écraser en infligeant les souffrances les plus cruelles. Saint-Dominique et Saint- François, Saint-Bonaventure et Saint-Thomas d'Aquin, Inno- cent III et Saint-Louis, ont été, chacun à sa manière, des types dont l'humanité peut être fière; et cependant ils n'ont pas plus épargné le sang des hérétiques qu'Ezzeiin da Romano celui de ses ennemis personnels. De pareils hommes n'ont pas été mus par l'appétit du gain, par la soif du sang ni par l'orgueil du pouvoir, mais par le sentiment de ce qu'ils croyaient être leur devoir. En agissant comme ils l'ont fait, ils ont été les inter- prètes de l'opinion publique, telle qu'elle s'affirma, presque sans contradiction, depuis le xnie jusqu'au xvue siècle.

Pour comprendre cela, nous devons nous figurer un état de civilisation à bien des égards tout différent du nôtre. Les pas- sions étaient plus fortes, les convictions plus ardentes, les vices et les vertus plus en relief. L'époque elle même, d'ailleurs, était cruelle sans remords. L'esprit militaire dominait partout; les hommes étaient habitués à se fier à la force plutôt qu'à la per- suasion et considéraient généralement- avec indifférence les souffrances de leurs semblables. L'esprit industriel, qui a tant contribué à adoucir les mœurs et les idées des modernes, était encore à peine sensible (1). Nous n'avons qu'à considérer les atrocités de la législation criminelle au moyen-âge pour voir combien les hommes d'alors manquaient du sentiment de la pitié. Rouer, jeter dans un chaudron d'eau bouillante, brûler 235 . vif, enterrer vif, écorcher vif, écarteler, tels étaient les pro- cédés ordinaires par lesquels le criminaliste de ces temps-là s'efforçait d'empêcher le retour des crimes en effrayant, par d'épouvantables exemples, des populations assez dures à émou- voir. Suivant une loi anglo-saxonne, si une esclave femelle a

(1) M. John Fisque a fait valoir le contraste entre l'esprit militaire et l'esprit inda-tr el et mis en lumière la théorie de la responsabilité collective dans j-on ad- mirable ouvrage Excursion of an tUvoluti'Hiist, iïfisaif$ vin et ix.

La théorie de la solidarité est clairement exprimée dans cette remarque de Zan- ghino : « Q ta in omnes fert injurium quoa in dii\nam teliyionem committatur. (Tract, de Hmres. c. xi).

266 ATROCITÉ 1 E- LOIS PÉNALES

été convaincue de vol, quatre-vingts autres esclaves femelles doivent apporter chacune trois morceaux de bois et brûler vive la coupable; en outre, chacune doit payer une amende. Dans toute l'Angleterre du moyen âge, le bûcher était la peine usuelle pour tout attentat contre la vie du seigneur féodal. Dans les Coutumes d'Arqués, octroyées par l'abbaye de Saint- Bertin en 1231, il est dit que, si un voleur a une concubine qui est sa complice, elle doit être enterrée vivante; toutefois, si elle est enceinte, on attendra jusqu'après ses couches. L'empe- reur Frédéric II, le plus éclairé des princes de son temps, fit brûler vifs devant lui des rebelles faits prisonniers et l'on pré- tend même qu'il les faisait enfermer dans des coffres de plomb afin de les rôtir plus lentement. En 1261, Saint-Louis supprima par humanité une coutume de Touraine, en vertu de laquelle un serviteur, qui avait volé un pain ou un pot de vin à son maître, était puni par la perte d'un membre. Dans la Frise, l'incendiaire qui avait commis son crime de nuit était brûlé vif; suivant l'ancienne loi germanique, le meurtrier et l'incen- diaire devaient avoir les membres rompus sur la roue. En France, des femmes étaient Fréquemment brûlées ou enterrées vives pour des crimes ordinaires, des Juifs el aient pendus par les pieds entre deux chiens sauvages et les faux monnaveurs étaient jetés dans l'eau bouillante. A Milan, l'ingéniosité ita- lienne imagina mille artifices pour varier les tortures et les faire durer. La Carolinu, ou code criminel de Charles-Quint, publiée en 1530, est un hideux répertoire de supplices il st question de gens aveuglés, mutilés, déchirés avec des phiees rougi es au feu, brûlés vifs et rompus sur la roue. En Angle- terre, les empoisonneurs continuèrent à être jetés dans l'eau bouillante jusqu'en 1542, témoin les cas de Rouse et de Mar- garet Davie; la haute trahison était punie par la pondaison et récartèlement, tandis que la trahison domestique était punie du bûcher, châtiment qui fut encore infligé à Tvburn en 17:26 à Catherine Hâves, qui avail assassiné son mari. D'après les lois de Christian V de Danemark, promulguées en 168.'j, les blasphémateurs étaient décapités après avoir eu la langue

HAINE SAUVAGE DE l'hÉRÉ^IE 267

coupée. En 1706 encore, au Hanovre, on brûla vif un pasteur nommé Zacharie Georg Flâgge pour avoir fabriqué de la fausse monnaie. La pitié des modernes pour les criminels, pitié qui va jusqu'à la tendresse, est une chose de date très récente. Les législateurs d'autrefois se préoccupaient si peu, en général, de la souffrance humaine que les crimes consistant à couper la langue d'un homme ou à lui crever les yeux intentionnellement n'ont été qualifiés de félonie en Angleterre qu'au xv^ siècle, alors qu'à d'autres égards la loi criminelle était si sévère qu'on 236 qualifiait encore de félonie, sous le règne d'Élizabeth, le vol d'un nid de faucons. Bien près de nous, en 1833, un enfant de neuf ans fut condamné à être pendu pour avoir brisé un carreau et volé pour quatre sous de couleurs. Je crois d'ailleurs avoir constaté qu'une aggravation sensible dans la cruauté des châ- timents s'observe après le xme siècle et j'incline à attribuer ce recul de la civilisation à l'influence exercée par l'Inquisition sur la jurisprudence criminelle en Europe (1).

Les peuples ainsi habitués au spectacle de la cruauté la plus sauvage regardaient en outre la propagation de l'hérésie non seulement comme un crime, mais comme le père de tous les crimes. L'hérésie, dit l'évêque Lucas de Tuy, justifie, par com- paraison, l'infidélité des Juifs; sa souillure purifie (toujours par comparaison) l'immonde folie de Mahomet; son ignominie l'ait paraître chastes jusqu'à Sodome et Gomorrhe. Tout ce qu'il y a de pire dans un crime quelconque devient inoffensif en compa- paraison de la turpitude de l'hérésie. Moins déclamateur, mais également emphatique, Saint-Thomas d'Aquin démontre, avec

(i) Ademari S. Cibarli Hist. lib. m, c. 3G. Dooms of /Ethelstan, in. vi fThorpe, i, 210). ktatcton. Hb. m. Tract, i, c. G. L-jgg. Villœ de Arkes, § 2G (D'Acln-ry, m, 008). Hist. Diploin. Frid. u. Introt], p. cxcvi; iv, 444. G de- i'r'id. S. Pantal. Annal, ann. 1233. Fazelt', rf>' reb. Sic. decad n, lib. vin, p. 442. Isamberf, Ane. l.oix trauc. i, 205. Lcgg. l pstalbom. ïj^ 3, 4. Treuga Uen- rici c. 1224 (B blau, \oi,\ C uxtitut. 1h ,,k A hevt , We inar, 1858, p. 76-77). Hegislre criminel du Cbâfelet do Pari*. tnt*ÙH. (Paris, 1861). Beau manoir, < ou- tunvs du Btanv sis, c. 30, 12. - Aittiqua ducum Mol1' lan n . l'ecivta, p. 1*7, 185 (Mediolan'-, 1654). Lpgg". Capital. I.ar h V, c. 103-107 ((ioldast, i o> st.it. lm.fi. ii r, 537-555). Lond» n Athenaum mai*. l;i, 187.'!, p. 338. II. iJir s* au. V. Jur. Danic. art. 7. Willeni'urgi <(*> t'jBCvpt. *t /'œns chr r. p. 41 (.bn i\ 1740). 5 H riri IV, c. 5. i-escr. ot Br '.rue, B';. m, e. G (!lol:n*dieds Chro- ttides éd. 1577, i, 106). Londoii Atlienaium, 1j> 5, n8 302', p. 46G.

268 LA P0PCLACE ET LE CLERGÉ

sa logique impitoyable, que le crime d'hérésie sépare l'homme de Dieu plus que tous les autres crimes, que c'est donc le crime par excellence et celui qui doit être châtié le plus durement. Le clergé finit par devenir si sensible à la moindre ombre d'hérésie que, dans un sermon prononcé devant le concile de Constance, Etienne Palecz de Prague déclara qu'une croyance, catholique sur mille points et fausse sur un seul, devait être considérée comme hérétique. L'homme convaincu de la vérité 237 d'une hérésie et qui travaillait à la propager passait pour un démon, cherchant à recruter des Ames pour les perdre avec la sienne, et aucun orthodoxe ne doutait qu'il ne fut l'instrument direct et efficace de Satan dans sa lutte éternelle contre Dieu. L'intensité de l'horreur ainsi éveillée ne peut être bien comprise que si l'on se rend compte de l'empire qu'exerçait sur les âmes l'effroyable eschatologie médiévale, avec ses menaces de sup- plices effroyables qui devaient durer toujours (4).

Nous avons déjà vu que l'Église avait hésité, qu'elle n'était pas arrivée d'emblée à la conception qui dominera au xme siè- cle, et cela tend à prouver que l'idée de solidarité, de la respon- sabilité collective devant Dieu, ne suffît pas à expliquer, à elle seule, les excès de l'esprit de persécution. Assurément, la popu- lace en subissait l'influence quand elle arrachait les sectaires des mains des prêtres pour les jeter au feu; mais ces considé- rations avaient moins de prise sur le clergé lui-même. Si le clergé devint impitoyable, ce sont les progrès et l'obstination des hérétiques qui en furent cause. Le jour l'on put craindre que l'Église de Dieu ne succombât devant les conventicules de Satan, peuples et pasteurs comprirent qu'il fallait se défendre comme dans une bataille contre les légions de l'Enfer. Dieu avait miraculeusement préparé l'Église à cette tâche. Elle avait acquis la suprématie sur les princes temporels et pouvait comp- ter sur leur obéissance. Sa responsabilité s'était accrue en même temps que son pouvoir. Elle était responsable non pas

(I) Lucœ Tudens. de ait. Vita, lil». m, c. 15. -- T. Aquinat. Summa, Spc. Q. x. Art. 3, 6. Von dcr Hardt, T. i, P. xvi, p. 829 Nie. Eymeric. Direct. lnq> is. praef.

INFLUENCE DE L'ÉCRITURE SAINTE 269

seulement pour le présent, mais pour les âmes d'innombrables générations encore à naître. En comparaison des effroyables conséquences que sa mansuétude eût entraînées, qu'étaient donc les souffrances de quelques milliers de misérables endur- cis qui, sourds aux sollicitations du repentir, allaient rejoindre leur maître le Diable quelques années avant le terme fixé ?

Nous devons nous souvenir aussi du caractère que le chris- 238 tianisme avait revêtu par le développement graduel de sa théo- logie. Les chefs politiques de l'Église savaient que Jésus avait dit : « Ne pensez point que je sois venu abolir la loi ou les pro- phètes; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir.» (1) Ils savaient aussi par l'Écriture Sainte que Jéhovah se réjouis, sait de l'extermination de ses ennemis. Ils avaient lu comment Saùl, le roi élu d'Israël, fut puni par Dieu pour avoir épargné Agag d'Amalek, et comment le prophète Samuel mît Agag en pièces devant l'Éternel (2) ; comment le massacre général des Cananéens idolâtres fut ordonné et exécuté sans aucune pitié ; comment Elie reçut l'ordre de tuer quatre cent cinquante prêtres de Baal, etc. Ils ne pouvaient pas concevoir que la clé- mence envers ceux qui reniaient la vraie foi pût être autre chose qu'un acte de désobéissance envers Dieu. A leurs jeux, Jéhovah était un Dieu qui ne pouvait être apaisé que par des victimes. La doctrine même de la Rédemption partait de l'idée que le genre humain ne pouvait être sauvé qu'au prix du plus horrible sacrifice que l'esprit pût concevoir, celui d'un des mem- bres de la Sainte Trinité. Les Chrétiens adoraient un Dieu qui s'était soumis lui-même au plus douloureux et au plus humiliant des sacrifices et le salut des âmes dépendait, dans tout le monde chrétien, de la répétition quotidienne de ce sacrifice dans la messe. A des âmes façonnées par de telles croyances, il pouvait bien sembler que les châtiments les plus cruels infligés aux en- nemis de l'Église de Dieu n'étaient rien en eux-mêmes et que le sang des victimes était une offrande acceptable pour celui qui

(1) Évangile de Matthieu,

(2) Samuel, xv, 32.

239

270 INFLUENCE DE l' ASCÉTISME

avait ordonné de massacrer les Cananéens sans distinction d'âge ni de sexe.

Ces tendances avaient encore été exagérées parle développe- ment de l'ascétisme. Toute l'hagiologie de l'Église enseignait que la vie d'ici-bas était chose méprisable, que le ciel devait être gagné par le dédain des plaisirs de l'existence, par la sup- pression de toutes les afîections humaines. La macération et la mortification étaient les routes les plus sûres vers le Paradis et le péché devait être racheté par une pénitence librement consentie. Celte doctrine produisit deux effets. D'une part, les pratiques des zélateurs chasteté, jeune, solitude condui- sent tout droit à la folie, comme le prouvent les épidémies de possession diabolique et de suicide qui furent si fréquentes dans les établissements monastiques à règles sévères (4). Sans affirmer qu'un homme comme Saint-Pierre Martyr fut fou, il est impossible de lire le récit de ses excès d'ascétisme jeû- nes, veilles, fustigations, etc. sans reconnaître avec évi- dence les symptômes dune intellectualité morbide qui devait faire de lui un dangereux maniaque lorsque ses sentiments étaient vivement surexcités par quelque question d'ordre reli- gieux. D'autre part, les hommes qui domptaient ainsi leurs violentes passions et faisaient taire, par des procédés aussi cruels, leur chair rebelle, n'étaient pas aptes à ressentir vive- ment les souffrances de ceux qui s'étaient abandonnés à Satan et qui pouvaient être sauvés des flammes éternelles en montant sur le bûcher. Si, par hasard, leurs cœurs étaient encore com- patissants et soutiraient au spectacle de l'agonie de leurs victi- mes, ils pouvaient bien considérer qu'ils faisaient œuvre d'as- cètes et de pénitents en réprimant des émotions nées de l'hu- maine faiblesse. Aux yeux de tous, la vie n'était qu'un point dans l'éternité et tous les intérêts humains se réduisaient à rien, en comparaison du devoir impérieux de sauver le trou-

(l) Galton, Inquh'i-s i»t) human faculty, \\. 66-6S. Caes. Heisterb. Dia1. Mi'- c. dist. iv. Dès le iv® siècle, on bserva que la tendance à l'ascéMs'ne exerçait une in'lu nce fâcheuse sur les esprits; Saint Jérôme eut le bon sen* de remarquer que c rta;ns cas de ce genre réclamaient un médecin plutôt qu'un prêtre (Uieron. Èp'St. cxxv, c. 16).

SINCÉRITÉ DES PERSÉCUTEURS 271

peau en empêchant les brebis infectées de communiquer leur mal. La charité même ne pouvait pas hésiter à recourir aux. moyens extrêmes pour remplir la tâche de salut qui lui incom- bait.

La sincérité des hommes qui servaient d'instruments à l'Inqui- sition, leur conviction profonde qu'ils travaillaient pour la gloire de Dieu, sont attestées, entr' autres, par l'habitude qu'on avait prise de les encourager par des dons d'indulgences, pareils à ceux que méritait un pèlerinage en Terre Sainte. En dehors de la joie du devoir accompli, c'était le seul prix de leurs existences de travail et de fatigues et ils le considéraient comme suffisant (1).

D'autre part, si l'on veut avoir la preuve que la cruauté en- vers les hérétiques pouvait être associée, dans les mêmes âmes, à un amour infini pour les hommes, il suffit d'étudier la car- rière d'un moine dominicain, Fra Giovanni Schio de Vicence. Profondément ému par la triste condition de l'Italie du Nord, 240 que déchiraient des dissensions non seulement de ville à ville, de bourgeois à nobles, mais entre les membres des mêmes fa- milles, les uns Guelfes, les autres Gibelins, il se voua entièrement àlamission d'apôtre de la paix. En 1233, à Bologne, son éloquence obtint des partis opposés qu'ils déposassent les armes et poussa des ennemis de la veille à se jurer le pardon réciproque des offenses dans un délire de joyeuse réconciliation. L'enthousiasme qu'il excita fut tel que les magistrats lui soumirent les statuts de la cité et l'autorisèrent à les reviser comme il l'entendrait. Son succès ne fut pas moindre à Padoue/Frévise, Feltre et Bel- lune. Les seigneurs de Camino, Romano, Gonigliano, San Boni- facio, les républiques de Brescia, Vicence, Vérone et Mantoue firent de lui l'arbitre de leurs différends et le réviseur de leurs constitutions. Dans la plaine de Paquara, près de Vérone, il convoqua une grande assemblée des peuples lombards et cette multitude innombrable, entraînée par sa ferveur comme par

(!) Marine, Thés, v, 1817, 1820. Urbani PP. IV. Bull. Ucet ex omnibus, 20 m.ut. l-ldl; § 13. Cl-Mii. PP. iV. Bull. P>x cunctis mentis? 23 feb. !2G6(Arch. de l'inq. de Larfc., Doat, xxxn, 32).

272 LES SUPPLICES J)E L ENFER

une voix du ciel, proclama une pacification générale. Et cepen- dant ce même homme, digne disciple du Grand Maître du divin amour, n'hésita pas, lorsqu'il exerçait le pouvoir à Vérone, à faire brûler sur la place publique soixante hommes et femmes des principales familles de la ville, qu'il avait condamnés comme hérétiques. Vingt ans après, nous le trouvons à la tète d'un contingent de Bologne dans la croisade préchée par Alexandre IV contre Ezzelin da Komano (4).

Étant donné l'état d'esprit des fanatiques, même des plus charitables et des plus aimants.- on ne pouvait guère plus leur commander d'avoir pitié des souffrances des hérétiques que de celles de Satan et de ses démons se débattant dans les tour- ments sans fin de l'enfer. Si un Dieu juste et tout puissant tirait une vengeance atroce de celles de ses créatures qui l'avaient offensé, ce n'était pas à l'homme de mettre en doute l'équité divine, mais il devait humblement suivre l'exemple de son Créateur et se réjouir quand l'occasion s'offrait à lui de l'imiter. Les moralistes austères de cette époque considéraient que c'était un devoir pour un chrétien de trouver plaisir à con- templer les angoisses du pécheur. Grégoire le Grand, cinq siècles auparavant, avait soutenu que le bonheur des élus dans le ciel ne serait pas parfait s'ils n'étaient pas en mesure de 241 Porter leurs regards à travers l'abîme et de jouir de l'agonie de leurs frères dévorés par le feu éternel. Cette conception de la béatitude des élus était populaire et l'Eglise ne permit point qu'on l'oubliât. Pierre Lombard, dont les Sentences publiées vers le milieu du xir3 siècle furent considérées comme la plus haute autorité dans les écoles, cite Saint-Grégoire avec appro- bation et insiste sur le bonheur que doit causer aux élus l'inef- fable misère des damnés. Même la mystique tendresse de Bona- venture ne l'empêche pas de faire écho à cette effroyable explosion de haine. A une époque tous les hommes pensants étaient élevés dans des sentiments pareils et ils se faisaient,

(1) Tamburini, Storia générale de'V Inquisizione, i, 362-5, 561. Chron. Vero- nens. ann. 1233 (Muratori, Script, rer. italic. vin, 626, 627).

MOTIFS EGOÏSTES ET VILS

273

à leur tour, un devoir de les répandre dans le peuple, on con- çoit aisément qu'aucun sentiment de pitié pour les victimes ne put détourner même les plus charitables des plus cruelles rigueurs de la justice, L'extermination sans scrupule des héré- tiques était une œuvre qui ne pouvait que réjouir les âmes droites, soit qu'elles en restassent simplement spectatrices, soit que leur conscience ou leur situation leur imposât les devoirs plus élevés de la persécution agissante. Si, malgré cela, quelque hésitation se faisait jour, la théologie scolastique y mettait bientôt fin en démontrant que la persécution était une œuvre de charité, éminemment profitable à ceux qu'elle atteignait (1). Il est vrai que tous les papes n'était pas semblables à Inno- cent III, ni tous les inquisiteurs à Fra Giovanni. Des motifs égoïstes et intéressés ont sans cesse été en jeu, comme dans toutes les affaires humaines, et les actes des meilleurs eux- mêmes ont sans doute été inspirés, consciemment ou non, par l'orgueil el l'ambition autant que par le sentiment du devoir envers Dieu el les hommes. Il ne faut pas oublier, en effet, que la révolte religieuse menaçait les biens temporels de l'Eglise et les privilèges de ses membres; la résistance opposée à toute innovation s'explique, du moins en partie, par le désir le conserver ces avantages. Quelque égoïste et vulgaire qu'ait »u être ce désir, il faut bien se rappeler qu'au xiu° siècle la missance et la richesse de la hiérarchie ecclésiastique étaient lepuis longtemps reconnues par le droit public de l'Europe. Les befs de l'Église devaienl considérer comme un devoir sacré le naintien des droits dont ils avaient hérité, contre d'audacieux 242 nnemis dont les doctrines tendaient à renverser ce qu'ils con- idéraient comme la base de l'ordre social. Malgré la sympathie ue nous pouvons éprouver pour l'horrible martyre des Vaudois l des Cathares, nous devons nous dire que le traitement qu'ils ubirent était inévitable; nous devons, en bonne justice,

({) Gregor. PP. I. Homil. in E^ang. xl, 8. Pet. Lornb. Sentent, lib. iv, ist. 50, §§ 6, 7. Pierre Lombard allègue même, à l'appui de sa thèse, un passage e Saint Jérôme qui n'a p;»s du tou1 ce sens (Hieron. Comment, in Isaiam, lib. xvm,

lxvi, vers. 24). Saint Bonaventure, Pharetrx, \\, 50. S. Thomœ Aquinat. outra impujn. relig. cap xvi, §§ 2, 3. *

274 INCONS'ÉnUENCE DES PERSÉCUTEUR*

plaindre l'aveuglement des persécuteurs autant que les souf- frances des persécutés.

Nous ne pouvons pas négliger non plus un motif plus bas et ! plus sordide encore, qui stimula l'activité de l'Inquisition et fut l'aiguillon le plus efficace du fanatisme : je veux parler des confiscations, qui constituaient partout une des peines régu- lières de l'hérésie. C'est un sujet sur lequel nous reviendrons avec détail dans un chapitre ultérieur de ce volume et dont l'exposé, à cette place, nous entraînerait trop loin.

L'homme est rarement conséquent jusqu'au boni dans l'appli- cation de ses principes, et les persécuteurs du \m(> siècle firent à l'humanité et au bon sens une concession qui paru! fatale à la théorie dont ils prétendaient s'inspirer. Us auraient dû, en effet, pour la justifier complètement, poursuivre leur prosély- tisme impitoyable parmi tous les non-chrétiens que la fortune soumettait à leur pouvoir. Or, les infidèles qui n'avaient jamais été initiés à la foi, tels que les Juifs et les Sarrazins, ne furent pas contraints à embrasser le christianisme. Leurs enfants eux-mêmes ne devaient pas être baptisés sans le consentement de leurs parents, car cela paraissait contraire à la justice natu- relle, autant que périlleux pour la pureté de la foi.

Assurément, l'on perdit souvent de vue ce principe au cours de persécutions exercées contre les Juifs, par exemple lors des massacres de 1391, des milliers d'Israélites eurent à choisir entre le baptême et la mort. Il est vrai aussi que. par une nou- velle inconséquence, ces conversions forcées, comme nous le verrons plus loin, étaient censées amener les victimes sous la juridiction de l'Église, laquelle pouvait seulement s'exercer sur ceux qui avaient été unis à elle par le sacrement du bap- tême (1).

(I) S. Thomœ Aqu'mat. Summ. Sec. Q. x, art. 8, 12 Zatichini, de llxres.

ES1RIT DE REFORME

CHAPITRE VI

LES ORDRES MENDIANTS

Dans la lutte l'Église était engagée pour regagner le ter- 243 rain perdu par ses prêtres, son instrument le plus efficace n'était pas la violence. Il est vrai que les dignitaires qui la gou- vernaient se fiaient presque uniquement à la rigueur et qu'ils réussirent à écraser la révolte ouverte en faisant agir habile- ment les forces combinées de la superstition populaire et de l'ambition des princes. Mais il fallait quelque chose de plus pour rendre ce succès durable, pour éveiller à nouveau la con- fiance et regagner le respect des peuples, et cette renaissance ne pouvait être l'œuvre d'un épiscopat mondain et cupide. Tout en bas de la hiérarchie de l'Église, il y avait des hommes qui voyaient plus clair et aspiraient plus haut, qui reconnaissaient les lézardes de l'édifice et cherchaient, dans leur humble sphère, à les réparer. C'est à ces hommes, plutôt qu'aux Lmocent et aux Montfort, que la hiérarchie catholique dut son salut. L'en- thousiasme qui répondit à leurs appels montra combien était intense, dans les foules, le besoin d'une Église qui reflétât avec plus de fidélité les tendances de son divin Fondateur.

Il ne faut pas croire, en effet, que la corruption du corps ecclésiastique soit restée inaperçue des orthodoxes vraiment pieux, et que des efforts en vue d'une réforme n'aient pas été, de loin en loin, tentés par ceux mêmes qu'aurait effrayés 1 idée d'une révolte ouverte ou même d'une secrète dissidence. Les libres propos de Saint-Bernard, de Géroch de Reichersperg et de Pierre Cantor, prouvent qu'on ressentait profondément et qu'on

276 FOULQUES DE NEUILLY

critiquait sévèrement, en certains milieux d'ailleurs strictement orthodoxes, les dérèglements des prêtres et des prélats. Lorsque Pierre Waldo assuma spontanément la mission d'évangéliser l'Eglise, il ne songeait pas à détruire ni même à combattre l'ordre de choses existant; il fut comme contraint au schisme par l'obstination de ses disciples à recourir directement aux Ecritures et par l'horreur naturelle qu'inspire au conserva- tisme tout enthousiasme qui peut devenir dangereux. Vers la fin du xir3 siècle apparut un autre apôtre dont la courte carrière put faire espérer, pendant quelque temps, que le clergé et le peuple seraient amenés sans violence à des réformes, et que ces réformes réaliseraient enfin les belles promesses que l'Église avait faites à l'humanité.

Foulques de Neuilly était un prêtre obscur, peu versé dans les sciences, très dédaigneux de la dialectique de l'École, mais animé d'une conviction ardente qui lui fit abandonner la cure des âmes pour les devoirs plus ardus de la propagande. Séduit par son zèle, Pierre Cantor obtint pour lui d'Innocent III la permission de prêcher en public. Le succès, d'abord, ne répondit pas à son attente; mais bientôt l'expérience et l'habi- tude lui firent trouver le chemin des cœurs et la légende explique la soudaineté de ses triomphes oratoires par une révé- lation de Dieu, accompagnée du don des miracles. On affirmait qu'il rendait l'ouïe aux sourds, la vue aux aveugles, la souplesse aux infirmes; mais il choisissait son heure et refusait souvent d'opérer des guérisons, disant que le temps n'était pas encore venu et que la santé rendue à tel postulant ne serait pour ce dernier qu'une occasion de pocher encore. Bien que connu sous la désignation populaire du Sainct homme, il n'avait rien d'un ascète ; à une époque la macération passait généralement pour la compagne indispensable de la sainteté, on constatait non sans surprise qu'il mangeait avec plaisir ce qu'on lui donnait et qu'il n'observait pas les vigiles. Il était, en outre, fort irascible, abandonnant volontiers aux griffes de Satan ceux qui refusaient de l'écouter et qui, croyait-on, étaient condamnés par sa colère à une mort prochaine. Des milliers de pécheurs s'assemblaient

ET LE CLERGÉ 277

pour l'entendre et se convertissaient à une vie meilleure où, cependant, bien peu persévéraient. Il réussissait si bien à ra- mener les femmes de mauvaise vie, dont il faisait des religieuses, que le couvent de Saint-Antoine à Paris fut spécialement fondé* pour les recevoir. Beaucoup de Cathares, aussi, furent convertis par sa parole ; ce fut grâce à ses efforts que Ferrie, l'hérésiar- que du Nivernais, fut découvert dans son souterrain à Corbigny et brûlé vif. Il était particulièrement sévère contre la licence des clercs; à Lisieux, il les irrita tellement par ses invectives qu'ils le jetèrent en prison et le chargèrent de chaînes ce qui ne l'empêcha point, comme il avait le don des miracles, de s'en dégager tout seul et de quitter la ville. Un fait analogue se produisit à Caen, les fonctionnaires de Richard d'Angleterre se saisirent de sa personne, croyant être agréables à leur maître 245 que la rude franchise du prédicateur avait pu blesser. Foulques avertit Richard qu'il devait se hâter de marier ses trois filles, sans quoi il arriverait malheur; le roi répondit que Foulques était un menteur, qu'il savait bien que le roi n'avait pas de fille ; sur quoi l'apôtre repartit que Richard avait bien trois filles, dont la première s'appelait Orgueil, la seconde Avarice et la troisième Convoitise. Mais Richard avait trop d'esprit pour se laisser battre dans une guerre de paroles; il assembla sa cour, et, après avoir solennellement répété ce qu'avait dit Foulques, il ajouta : « Mon orgueil, je le donne aux Templiers; mon ava- rice, aux Cisterciens et ma convoitise à tous les prélats en gé- néral. »

Foulques souffrit quelque peu dans l'estime publique par la faute de son associé Pierre de Roissi, qui, tout en prêchant la pauvreté, amassa de grandes richesses et obtint un canonicat à Chartres, il devint ensuite chancelier. Cependant il aurait pu faire de grandes choses si le pape Innocent III, plus préoccupé de reconquérir la Terre Sainte que de réveiller les âmes, ne lui avait pas adressé, en 1198, la prière instante de prêcher la croi- sade. Foulques s'y prêta avec son enthousiasme habituel. Ce fut grâce à son éloquence que Beaudouin de Flandres et d'autres princes prirent la croix; on prétendait qu'il avait, de sa propre

16

♦378 DIRÂN DE HUESGA

main, fixé le symbole sacré sur les vêtements de deux cent mille pèlerins, choisissant de préférence les pauvres, parce qu'il croyait que les riches n'en étaient pas dignes. L'Empire Latin de Gons- tantinople, résultat de la croisade, fut ainsi, pour une grande part, l'œuvres de Foulques. Les mauvaises langues prétendirent, mais sans doute à tort, qu'il avait gardé pour lui une partie des sommes énormes récoltées par son éloquente persuasive; ce qui est certain, c'est que les chrétiens luttant en Palestine ne reçurent jamais d'argent mieux à propos que celui qui leur permit, grâce à Foulques, de rebâtir les murs de Tyr et de Ptolémaïs, récemment renversés par un tremblement de terre. Au moment du départ de la croisade, qu'il devait accompagner, il mourut à Neuilly, au mois de mai 1202, laissant tout son avoir aux pèlerins. S'il avait vécu plus longtemps et n'avait pas été détourné de sa véritable voie, il aurait sans doute obtenu par son honnêteté et sa chaleur communicative des succès du- rables (1). 246 Bien différent de Foulques était Durân de Huesca le Catalan. En dépit des édits de persécution d'Alphonse et de Pierre, l'hé- résie vaudoise avait jeté de profondes racines en Aragon. Durân était un de ses chefs et il prit part au colloque tenu à Pamiers vers 1207 entre les.Vaudois d'une part, les évêques d'Osma, de Toulouse et de Conserans de l'autre, en présence du comte de Foix. Il est probable que Saint-Dominique y assistait aussi et comme ces deux hommes avaient beaucoup de traits communs, on est tenté de croire que la conversion de Durân. seul résultat pratique du colloque, fut due à l'éloquence de Saint-Dominique. Durân était un croyant trop zélé pour se contenter d'assurer •son propre salut ; il s'appliqua dès lors à regagner à la foi des

m Chron Landunens. ann. 1198. - Ottonis de S. Blasio Ch.on. (Urstisius ,, 223 sV - Joartn. de Flissicuria (D. Bouquet, xvm, 800).- Rob. Auhssiodor^ron. Inn ii98, ilol -- Kog. Hoveden. Avnal. ann. 1198, 1202 - R.gord. de G est. Phil Au/ ann. 1195 1198.- Guill. Brit. ôe G>st. Phil Aug .ann . 119o - Gldefchron.ann:li.5, 1198. -Jacob Vitrions. «^-«^^E^ dP fWeeshail. ann. 1198, 1201. Chron. Cluuiac. ann. 1198. U Lettons. unn 1^8 1199 - Alheric. T. Font. Chron.™*. 1198. - Geoflr. de V. lehardoum, î _ Annal. Aquicimtin. Alomst. ann. 1198. - Joann. Ipem Chron. ann.

-1201-2.

VOEU DE PAUVRETÉ 279'

âmes égarées. Non seulement il écrivit différents traités contre l'hérésie, mais il conçut le projet de fonder un ordre qui serait un modèle de pauvreté et d'abnégation, uniquement voué à la- prédication et à la propagande, pour combattre les hérétiques avec les armes mêmes qui leur avaient si bien servi à détacher les âmes d'une Église trop riche et trop mondaine. Enflammé par cette idée, il se mit à l'œuvre parmi ses anciens coreligion- naires et en ramena un grand nombre, tant d'Espagne que- d'Italie. A Milan, cent Cathares acceptèrent de revenir à l'or- thodoxie, à la condition qu'on leur rendit un édifice élevé par eux pour servir d'école et que l'archevêque avait fait démolir.- Durân, avec trois compagnons, se présenta devant Innocent III, qui fut satifait de sa profession de foi et approuva son plan.. La plupart des nouveaux associés étaient des clercs qui avaient déjà dépensé en charités tout leur avoir. Renonçant au monde, ils décidèrent de vivre dans la plus stricte chasteté, de coucher sur des planches, excepté en cas de maladie, de prier sept fois p^r jour et d'observer des jeûnes spéciaux en dehors de ceux que prescrivait l'Église. La pauvreté absolue devait être de règle ; personne ne devait songer au lendemain ; tous les dons d'or ou d'argent devaient être refusés et l'on ne pourrait accep- ter que le strict nécessaire en fait de nourriture et de vêtements. 241 On adopta un habit blanc ou gris, avec des sandales pour se distinguer des Vaudois. Les plus savants devaient consacrer leur temps à prêcher aux fidèles et à convertir les hérétiques, en s'engageant à ne point dénoncer les vices du clergé. Ceux qui n'avaient pas reçu une éducation suffisante devaient travailler de leurs mains, s'acquittant envers l'Eglise de toutes les dîmes, prémices et oblations qu'elle réclamait. En outre, le souci des pauvres devait être un des devoirs essentiels du nouvel Ordre; un riche laïque du diocèse d'Elue proposa de construire à leur intention un hôpital de cinquante lits, d'élever une église et de distribuer des vêtements aux malheureux (1). Ils devaient avoir le droit d'élire eux-mêmes leur supérieur, mais ne pouvaient se

(I) Pet. Sarnens. c. 6. Guill. Pod. Laur. c. 8. Innoc. PP. 1!I Reyes'.. xi,. 196, 197; xii, 17.

248

280 « PAUVRES CATHOLIQUES ))

soustraire en aucune façon à la juridiction régul ière des pré lats.

Cette institution des Pauvres Catholiques comme ils s'ap- pelèrent eux-mêmes, par contraste avec les Pauvres de Lyon ou Vaudois contenait le germe de tout ce qui fut conçu et exécuté plus tard par Saint-Dominique et Saint-François. Ce fut l'origine ou du moins la première ébauche des grands Ordres Mendiants, conception féconde qui opéra des effets prodigieux. S'il n'est pas vraisemblable que Saint-François, en Italie, ait emprunté son idée à Durân, il est plus que probable que Saint-Dominique, en France, il devait être informé de ce mouvement, fut conduit par l'exemple des Pauvres Catho- liques à son grand projet similaire des Frères Prêcheurs.

Toutefois, bien que les débuts de Durân aient été plus favo- risés par les circonstances que ceux de Saint-Dominique et de Saint-François, l'insuccès de sa tentative ne tarda pas à se des- siner. Dès 1209, il avait établi des communautés en Aragon, à Narbonne, à Béziers, à Uzès, à Carcassonne et à Nimes; mais les prélats du Languedoc, pris de méfiance, se montraient tous activement ou secrètement hostiles. On éleva des chicanes sur la réconciliation des hérétiques convertis ; on se plaignit que les conversions fussent simulées, que les convertis manquas- sent de respect pour l'Église et ses observances. La croisade était déjà sur pied; il semblait plus facile d'écraser que de per- suader et les humbles méthodes préconisées par Durân et ses frères semblaient presque ridicules à cette époque de passions surexcitées et de violences. En vain Durân fit appel à Innocent; en vain le pape, qui envisageait son projet avec la lucidité d'un homme d'État chrétien, l'assura de la protection pontificale, écrivit lettres sur lettres aux prélats pour leur ordonner de seconder les Pauvres Catholiques, leur rappelant que les bre- bis égarées devaient être reçues avec joie au bercail, que les âmes devaient être gagnées par la douceur et la charité, leur enjoignant enfin de ne pas insister sur des vétilles. Il alla jus- qu'à concéder à Durân que les membres séculiers de sa société ne pourraient pas être contraints à prendre les armes contre

DOMINO DE GUZMAN 281

-des chrétiens, ni à prêter serment dans des affaires séculières, «n tant que cette abstention était compatible avec la justice et avec les droits des suzerains. Tout fut inutile. Les passions et les haines qu'Innocent avait déchaînées sur le Languedoc étaient devenues telles qu'il ne pouvait plus les contenir. Les Pauvres Catholiques disparurent dans la tourmente ; après 1212, il n'en est presque plus question. En 1237, Grégoire IX ordonna au Provincial dominicain de Tarragone de les réformer et de leur faire adopter une des règles monastiques existantes. Un man- dement d'Innocent IV, en 1247, adressé à l'archevêque de Nar- bonne et à l'évêque d'Elne, interdit la prédication aux Pauvres Catholiques, preuve que lorsqu'ils voulurent s'acquitter de la tâche en vue de laquelle ils avaient été institués, on se hâta de deur imposer silence. Il était réservé à d'autres mains de déve- lopper toutes les conséquences du projet éminemment pratique qui avait été conçu par Durân (1).

Tout autres furent les triomphes de Domingo de Guzman, que l'Église Romaine vénère comme le plus grand et le plus 'heureux de ses champions :

Délia fede cristiana santo atleta, Benigno a' suoi e a' nemici crudo E negli sterpi eretici percosse LHmpeto suo piii vivamente quivi Dove le resistenze eran piii grosse (2).

Il naquît à Calaruega, dans la Vieille Gastille, en 1170, d'une famille que ses Frères aiment rattacher à la souche royale. Telle fut sa sainteté qu'elle se refléta sur sa mère, Ste-Juana de Aga ; il fut même question de ranger son père au nombre •des saints. Ses deux parents étaient ensevelis dans le couvent de San Pedro de Gumiel, lorsque, vers 1320, l'Infant Juan Manuel de Castille obtint le corps de Juana pour le couvent

(i) Innocent. FP. Reyest. xi, 98; xn. 67, 69; xm, 63, 78, 94; xv, 90, 91, 92, 93, 96, 137, 146. - Hipoll. Bull. Ord FF Prsedic. i, 96. Berger, Reg. d'innoc. /7tv ••275*.

(2) Dante, Paradisot m.

16.

249

282 DÉBITS DE SAINT- DOMTNIOUE

dominicain de San Pablo de Pcnafiel, fondé par lui ; alors Fra Geronymo Orozco, abbé de Gumiel, transféra prudemment les restes de Don Félix de Gusman dans un lieu inconnu, afin de le soustraire à un surcroit inutile de vénération. Même les fonts baptismaux, en forme de coquille, Dominique avait été bap- tisé, n'échappèrent pas aux excès de la piété espagnole. En 4605, Philippe III les fit transporter en grande pompe de Cala- ruega à Valladolid. De ils émigrèrent au Couvent Royal de San Domingo à Madrid, ils ont servi, depuis cette époque, au baptême des Enfants Royaux (1).

Dix ans d'études à l'Université de Palencia firent de Domini- que lin théologien accompli et l'armèrent de pied en cap pour l'œuvre de missionnaire à laquelle il devait consacrer sa vie. Reçu au chapitre d'Osma, il y devint bientôt sous-prieur ; c'est en cette qualité que nous l'avons vu accompagner son évêque, qui, depuis 1203, accomplit plusieurs missions dans le Lan- guedoc. Les biographes de Dominique rapportent que toute sa carrière d'apôtre fut déterminée par un incident de son premier voyage, au cours duquel, descendu dans la maison d'un héré- tique de Toulouse, il passa la nuit à le convertir. Ce succès,, joint à la constatation de l'étendue du mal, décida de sa vocation. Quand, en 120(>, l'évèque Diego renvoya son escorte et resta pour évangéliser le pays, il ne garda auprès de lui que Dominique; et lorsque Diego revint mourir en Espagne, Domi- nique demeura et continua de faire du Languedoc le théâtre de- sa féconde activité (2).

La légende qui s'est formée autour de lui le représente comme un des principaux instruments de la ruine de l'hérésie albigeoise. Assurément, il fit tout ce qu'un individu pouvait faire au profit d'une cause à laquelle il s'était entièrement dévoué; mais, historiquement, son influence fut presque insen- sible. Le moine de Vaux-Cernay ne le nomme qu'une fois, en

(1) Brem nda de Guzmana stirye S. Dominici, Rome, 1740, p. 11, 12, 127, 133, 2S8.

(2) Bern Guid. Tract. Magist. OrJ. Prxdicat. ann. 1203-5. Nie. de Trivetli,. Chron. ann. 1203-9.

DOMINIQUE ET l'hERESIS 283*

qualité de compagnon de l'évèque Diego, et l'épithète qu'il lui accorde, vir totius s wcti'atis, n'est qu'une des formules de la civilité ecclésiastique à cette époque. Il fut au nombre des prédicateurs autorisés par les légats en 1207, avec la per- mission du pape Innocent; c'est ce que prouve une absolution donnée par lui et qui s'est conservée, il s'appelle lui-même chanoine d'Osma et pj'œdicator mimmus; mais la modestie de 25$ sa situation appert du fait que l'absolution est soumise à l'ap- probation du légat Arnaud, dont Dominique n'était qu'un des mandataires. -Ce document, avec une dispense accordée à un bourgeois de Toulouse de loger un hérétique dans sa maison, sont les seuls témoignages subsistant de son activité de mission- naire. Cependant son talent d'organisateur s'était déjà révélé par la fondation du monastère de Prouille. Un des moyens les plus efficaces par lesquels les héritiques Dropageaient leurs doctrines était la création d'établissements de pauvres filles de bonne naissance recevaient une éducation gratuite. Pour les- combattre sur leur propre terrain, Dominique conçut, vers 1206, le projet d'une institution analogue pour les Catholiques et il le réalisa avec l'aide de l'évèque Foulques de Toulouse. Prouille devint un grand et riche couvent, qui se vanta d'être le berceau de l'Ordre Dominicain (1)

Pendant les huit années suivantes, nous ignorons tout de la vie de Dominique. Sans doute il travailla sans relâche à remplir sa mission, gagnant, à défaut d'àmes, les vertus qui devaient se bien le servir : l'habileté dans la controverse, la connaissance* des hommes, la force que procure la concentration de toutes- les énergies sur une tâche imposée par la conscience ; mais, dans le tumulte sauvage des croisades, il n'y a pas la moindre- trace des résultats obtenus par lui. Nous pouvons hardiment repousser comme des fables la tradition qui lui fait refuser successivement les évêchés de Béziers, de Conscrans et de Com^

(1) Pet. Sarnens. c. 7. Innoc. PP. III, R*qest. n, 18*î. Paraa:o, </e orig- offic. SJn-uis. lib. h, tit. 1, c. 2, §§ 0, 7. Nie. do Trvetti Chron. ann. 1 0i. Qiron. Mag'st. Uni. Praedic. c. 1. Bcrn. (iuil. Hist. h'un ial. Cu cent. M irtène,. Anij». Cuil. vi, 439.)

284 AUSTÉRITÉ DE DOMINIQUE

minges, ainsi que les miracles qu'il aurait opérés en vain nu milieu des Cathares endurcis. Il reparait au jour de l'histoire après que la bataille de Muret eût anéanti les espérances du comte Raymond, lorsque la cause de l'orthodoxie parut triom- phante et que le champ des conversions fut largement ouvert. En 4244, il était dans sa quarante-cinquième année, dans toute la force de son énergie virile, mais n'ayant encore rien fait qui pût faire présager ce qu'il allait accomplir. Dépouillés de leurs ornements surnaturels, les témoignages que nous possédons à son sujet le montrent comme un homme réfléchi, résolu, à con- victions profondes et inaltérables, bouillant de zèle pour la pro- pagation de la foi et cependant plein de bonté et de qualités aimables. Une marque significative de l'impression qu'il pro- duisit sur ses contemporains, c'est que presque tous les mira- cles qu'on lui attribue sont de nature bienfaisante résurrec- tion de morts, guérison de malades, conversion d'hérétiques, non par la menace de châtiments, mais en prouvant qu'il parlait 251 au nom de Dieu. Les récits relatifs à ses austérités habituelles peuvent être exagérés ; mais pour peu que l'on soit au courant des macérations volontaires de l'hagiologie, on n'hésitera pas à admettre que Dominique ait été aussi sévère pour lui-même que pour les autres. Cela n'oblige- pas de croire, comme le veut la légende, que le saint homme, encore enfant, tombât sans cesse de son lit, parce qu'il préférait, dans son ascétisme pré- maturé, la mortification d'un lit de planches dures au luxe d'une couche moelleuse. Nous ne voyons d'ailleurs qu'une exa- gération innocente de la vérité dans le tableau qu'on nous fait de ses flagellations incessantes, de ses veilles infatigables, dont il se délassait, quand la nature l'exigeait impérieusement, sur une planche ou dans le coin d'une église, il avait passé la nuit en oraison de ses prières presque ininterrompues, de ses jeûnes surhumains. Il y a sans doute aussi beaucoup de vrai dans les légendes qui célèbrent sa charité sans bornes et son amour pour le prochain; encore étudiant, au moment d'une disette, il aurait vendu ses livres pour soulager les misères qui l'entouraient ; si Dieu ne l'en avait détourné, il se serait vendu

PREMIERS DISCIPLES DE DOMINIQUE 285

lui-même pour racheter aux Mores un captif dont la sœur était accablée de chagrin. Vraies ou non, d'ailleurs, ces histoires nous révèlent clairement l'idéal que ses disciples immédiats •crurent avoir été réalisé en lui (1).

Les quelques années qui restaient à Dominique furent témoins de la rentrée rapide d'une récolte semée par lui pendant la période de son humble et laborieuse obscurité. En 1214, Pierre Cella, riche citoyen de Toulouse, résolut de se joindre à Domi- nique et lui donna, pour servir de centre à son apostolat, une belle maison près du Château-Narbonnais, qui resta pendant plus d'un siècle le siège de l'Inquisition. Quelques autres âmes zélées se groupèrent autour de lui et les Frères commencèrent à vivre comme des moines. Foulques, le fanatique évêque de Toulouse, leur attribua le sixième des dîmes, pour qu'ils pus- sent acquérir les livres et les autres instruments de travail nécessaires à leur propre instruction et à celle des autres, qu'ils destinaient surtout à la prédication. A cette époque, la ten- tative de Durân de Huesca avait déjà échoué. Dominique, qui 252 doit l'avoir connue, découvrit sans doute les causes de cet insuccès et la manière d'en éviter un semblable. Il est cepen- dant à noter que, dans son projet primitif, il n'est pas question de l'emploi de la force. Les hérétiques du Languedoc gisaient «ans défense aux pieds^de Montfort, proie trop aisée offerte aux spoliateurs; mais(Ye_projet de Dominique visait seulement^ leur conversion pacifique, comme l'accomplissement des devoirs C d'instruction et d'exhortation que l'Église avait si longtemps et si complètement négligés (2). ~^

Tous les regards se tournaient alors vers le concile de Latran,

(1) Lacordaire, Me de S. Dominique, p. 124. Nie. de Trivetti Chron. ann. 1-203. Jac. de Voragine, Legenda Aurea, éd. 1480, fol. 88 b, 90 a.

Comme S. François avait reçu les Stigmates, les Dominicain-! prétendirent, de leur •côté, que S. Dominique avait été gratifié d'une faveur particulière. Quand on ouvrit -

sa tombe, racontaient-ils, il s'en exhala un parfum du Paradis qui embauma tout •le pays, si persistant que ceux qui avaient touché ses saintes reliques en gardaient pendant des années le parfum sur leurs mains. Prediche del Beato Frà Giordano '

•da Kivalto, Florence, 1831, i, 47.

(2) Nie. de Trivetti Chron. ann. 1215. Bernardi Guidonis Tract, de Magist. Ord. Prxdic. (Martène, Ampl. Coll. vi, 400). Hist. Ordin. Praedic. c. 1 (ib. 332).

j 286 FONDAT ON DE L'OKDRE DOMINICAIN

qui allait décider du sort de la France méridionale. Foulques de Toulouse, se rendant à Rome, emmena Dominique afin

1 d'obtenir, pour la nouvelle communauté, l'approbation pon-

* tificale. Suivant la tradition, Innocent hésita; l'expérience ré-

t eente de Durân de Huesca l'avait rendu quelque peu sceptique à

l'endroit des initiatives enthousiastes ; le concile avait interdit la création de nouveaux Ordres monastiques et avait décidé que le zèle devait trouver satisfaction, à l'avenir, dans les commu- nautés existantes. Mais les scrupules d'Innocent furent dissipés

1 parun songe il vit la Basilique de Latran chancelante et prête

à tomber, tandis qu'un homme, en qui il reconnut l'humble Dominique, la soutenait de ses robustes épaules. Ainsi averti que l'édifice de l'Eglise devait être étage par l'homme dont il avait méconnu le zèle, Innocent approuva le projet, à la con- dition que Dominique et ses frères adoptassent la règle de quelque ordre antérieur (1).

Dominique revint et convoqua ses frères à Prouille. Ils étaient alors au nombre de seize, venus des points les plus divers de l'horizon Castille, Navarre, Normandie, France du Nord, Languedoc, Angleterre et Allemagne preuve frap- 253 pante du pouvoir de l'Eglise à oublier et à effacer les distinc- tions nationales en vue d'un idéal religieux. Cette petite troupe dévouée et dévote adopta la règle des Chanoines Réguliers de Saint Augustin, dont Dominique faisait partie, et choisit pour abbé Mathieu le Gaulois. Il fut le premier et le dernier à porter ce titre, car, à mesure que l'Ordre se développa, son orga- nisation fut modifiée en vue d'assurer à la fois plus d'unité et plus de liberté d'action. Il fut divisé en provinces, chacune sous la direction d'un prieur provincial. Tous les prieurs relevaient

t du Général. Les fonctions étaient électives et il y avait des

règlements pour la tenue de réunions ou chapitres, tant pro-f vinciaux que généraux. Chaque frère devait obéissance absolue à son supérieur. Comme un soldat en service actif, il pouvait

I être envoyé en mission à tout instant, dès que l'intérêt de la

i

(i)Nic. de Trivetti, \oc cit. Chron. Magist. Onl. Prœil. c. 1. Bern. Gui<L loc. cit. Concil. Lateran. IV, c. xiii. HarUuin. Concil. vu, 8 J.

FRÈRES PRÊCHEURS 287

religion ou de l'Ordre le demandait. En vérité, les Frères se

considéraient comme les soldats du Christ, non point, comme

ies autres moines, voués à une existence contemplative, ma's

destinés et dressés à se mêler au monde, exercés aux arts de la

persuasion, experts en théolologie et en rhétorique, prêts, enfin,

a tout oser et à tout souffrir dans l'intérêt de l'Église mili-

tante.

Le nom de Frères-Prêcheurs, sous lequel ils devinrent si célèbres, fut le résultat d'un incident fortuit. Pendant le Concile de Latran, alors que Dominique était à Rome, le pape Innoccnl -eut l'occasion de lui adresser une note. Il ordonna à son secré- taire de la commencer ainsi : « Au frère Dominique et à ses •compagnons». Puis, se ravisant, il prescrivit d'écrire : « Au frère Dominique et aux prêcheurs qui sont avec lui »; puis, -enfin, après nouvelle réflexion : « A maître Dominique et aux frères prêcheurs ». Cette désignation les combla de joie et ils l'adoptèrent aussitôt (1).

Chose curieuse, l'obligation de la pauvreté n'était pas ins- crite dans le projet primitif de l'Ordre. La première impulsion lui était venue de la donation de la propriété de Cella et de la part dans les dîmes offerte par l'évêque Foulques; peu de temps après l'organisation de l'Ordre, Dominique n'eut aucun scrupule A accepter de Foulques trois églises, l'une à Toulouse, l'autre % Pamiers, la troisième à Puylaurens. Les historiens de l'Ordre s'efforcent d'expliquer cela en disant que ses fondateurs dési- raient que la pauvreté fût un élément de leur règle, mais recu- lèrent devant la crainte qu'une idée aussi nouvelle ne mit obstacle à la confirmation pontificale. Comme Innocent avait déjà approuvé le vœu de pauvreté dans le projet de Durân de 254 îluesca, la futilité de cette excuse est évidente et nous sommes en droit de mettre en doute les légendes qui montrent Domi- nique interdisant rigoureusement à ses Frères l'usage de l'ar- gent. Il est certain, d'autre part, que, dès 1217, nous trouvons

(1) Hist. Ordin. Prœdicat. c. 1, 2, 3. Chron. Magist. Ordin. Praedic. ci. Bernard. Guidonis Tract, de Mayist. Qrd. Prxdic. (Martène, A^.pliss . Coll. ji, 332-4, 400).

288 CONFIRMATION PONTIFICALE

les Frères en dispute avec les agents de l'évêque Foulques au sujet de la question des dîmes, réclamant que des églises qui ne comptaient qu'une demi-douzaine de communiants fussent considérées comme paroissiales et soumises à la perception de cette taxe. C'est seulement plus tard, lorsque le succès des Fran- ciscains eut démontré les puissants attraits de la pauvreté, que le principe en fut adopté par les Dominicains dans le Chapitre Général de 1220. Il finit par être inscrit dans la constitution adoptée par le Chapitre de 4228, qui prohiba l'acquisition de terres ou de rentes, prescrivit aux prêcheurs de ne jamais de- mander d'argent et classa parmi les « offenses graves » le fait pour un Frère d'avoir conservé par devers lui une chose qu'il lui était interdit de recevoir. L'Ordre s'émancipa bien vite de ces restrictions, mais Dominique lui-même donna l'exemple d'une extrême sévérité à cet égard; lorsqu'il mourut à Bologner en 1224, ce fut dans le lit de frère Moneta, car il n'en possédait point, et dans le vêtement de Moneta, car le sien était usé et il n'en avait pas d'autre. Quand la règle fut adoptée en 1220, tous les biens qui n'étaient pas indispensables aux besoins de l'Ordre furent transférés au couvent de Prouille dont il a été question plus haut (1).

Il ne manquait plus maintenant à l'Ordre que la confirmation pontificale. Avant que Dominique n'arrivât à Rome, il se rendait pour l'obtenir, Innocent mourut; mais son successeur, Honorius III, entra pleinement dans ses vues et la sanction du 255 Saint Siège fut accordée le 21 Décembre 1216. Revenu à Tou- louse en 1217, Dominique se hâta d'envoyer ses disciples en mission. Quelques-uns allèrent en Espagne, d'autres à Paris, d'autres à Bologne; Dominique lui-même revint à Rome où, grâce à la faveur de la cour pontificale, son enthousiasme fut récompensé par une abondante moisson de disciples. Ceux qui allèrent à Paris y furent chaleureusement reçus; on leur accorda

(i) Bernard. Guidon. Tract. deOrdin. Praedic. (Martène, vi, 400, 402-3).— Ejnsd. Hist. Funda Couvent. Praedic. (1b. 446-7). Hist. Ordin. Praedic. c. 9.— Nie. deTrivetli Chron. ann. 1220, 12*28. Chron. Magist. Ordin. Praedic. c. 3. Conslit. Frat. Praedic. ann. 1228, Dist. i, c 22; n, 26, 34 (Archiv. fur Literatur undKh'chengeschichte, 1886, p. 209, 222, 225).

MORT DE DOMINIQUE 289

3a maison de Saint-Jacques, ils fondèrent le fameux cou- rent des Jacobins, qui dura jusqu'à la suppression de l'Ordre parla Révolution. L'état d'exaltation des laïques et des ecclé- siastiques de tout rang, qui se hâtèrent d'adhérer à l'Ordre nouveau, se révèle par l'histoire des persécutions que les pre- miers Frères de Saint-Jacques eurent à endurer, de l'Esprit Malin. Des visions effrayantes ou sensuelles pesaient continuel- lement sur eux, en sorte qu'ils furent obligés de veiller la nuit à tour de rôle les uns sur les autres. Nombre d'entre eux furent possédés par le Diable et devinrent fous. Leur grande auxilia- •trice était la Sainte Vierge, d'où l'usage des Dominicains de «chanter Salve Regiaa après Complies, pieux exercice au cours •duquel on la vit souvent planer au-dessus d'eux dans un globe <ie lumière. Des hommes dans un pareil état d'âme étaient prêts à tout souffrir eux-mêmes et à tout faire souffrir aux •autres dans l'espoir du salut éternel (1).

11 n'est pas nécessaire de suivre ici avec détail la merveil- leuse expansion de l'Ordre dans tous les pays de l'Europe. Dès 1221, lorsque Dominique, en qualité de Général, tint le •second chapitre général à Bologne, quatre ans après que les •seize disciples se fussent séparés à Toulouse, l'Ordre comptait déjà soixante couvents et était organisé en huit provinces Espagne, Provence, France, Angleterre, Allemagne, Hongrie, Lombardie et Romagne. La même année vit la mort de Domi- nique; mais son œuvre était solide et sa disparition ne produisit aucun trouble dans l'action de la puissante machine qu'il avait •construite et mise en mouvement. Partout les hommes les plus intelligents de l'époque adoptaient le scapulaire dominicain; ipartout aussi ils conquéraient le respect et la vénération du tpeuple. La papauté se hâta de reconnaître leurs services et on les trouve bientôt remplissant des fonctions importantes dans la Curie. En 1243, le savant Hugues de Vienne fut le premier

(1) Nie. de Trivetti Chron. ann. 1215, 1217, 1218.— Chrc-n. Magist. Ord. Praedic. •C- 2. Hist. Ordin. Praedic. c. 1, 5. Bern. Guidon. Tract, de Magist. Ord. Prxdic. (Martène, vi, 401). Hist. Convent. Parisieûs. Frai. Praedic. (ib. 549-50). v

17

290 DÉBUTS DE SAINT-FRANÇOIS

cardinal dominicain et, en 1276, les Dominicains se réjouirent de voir le Frère Pierre de Tarentaise monter sur la chaire de- Saint-Pierre sous le nom d'Innocent V. 256 Toutefois, le retard apporté à la canonisation de Dominique semble prouver qu'il fit personnellement moins d'impression sur ses contemporains que ses disciples ne voudraient nous le persuader. Mort en 1221, c'est le 3 juillet 1234 seulement qu'une bulle pontificale l'inscrivit dans le calendrier des Saints. Son grand collègue ou rival, François, qui mourut en 1226, fut cano- nisé deux ans après, en 1228; le jeune Franciscain, Antoine de Padoue, qui mourut en 1231, fut élevé au rang des Saints en 1233; et quand le Dominicain Saint-Pierre Martyr fut tué le 12 avril 1252, la procédure de canonisation, commencée le 31 août de la môme année, fut terminée le 25 mars 1253, moins d'un an après sa mort. Le fait qu'il se passa treize ans entre la mort et la canonisation de Dominique semble indiquer que ses mérites éminents n'ont été que lentement reconnus (1).

Si les Franciscains ont finalement été assimilés, à peu près, aux Dominicains, ce fut par l'effet des exigences écrasantes qui sollicitaient de toutes parts leur activité; mais, à l'origine, le but poursuivi par chacun de ces Ordres était aussi différent que les caractères de leurs fondateurs. Si Saint-Dominique fut le type du missionnaire actif et pratique, Saint-François fut Tidéal de l'ascète contemplatif, heureusement modifié par un amour sans bornes et une infatigable charité pour son prochain. en 1282, Giovanni Bernardone était le fils d'un riche com- merçant d'Assise, qui l'initia d'abord à ses affaires. Ayant accompagné son père dans un voyage en France, le jeune homme en revint avec une connaissance de la langue française qui le fit surnommer Francesco par ses amis. A l'âge de vingt ans, une dangereuse maladie, qui amena sa conversion, mit fin

1) Bern. Guidon. Tract, de Maqist. (Martène, vi, 403-4).— Ejusd. Hist.Convent. Prxdic. (ib. 459). Nie. de trivetti Chron. ann. 1221, 1243, 1276. - Hist. Ordin. Prœdic. c. 7. Mag. Bull. Koman. i, 73, 74, 77, 94.

Une statistique de l'Ordre dominicain, dressée en 1337 à la requête de Benoît XII, accuse près de douze mille membres (Treger, Vnrarbeiten zu einer Geschichte der deutschen Mystik, in Zeitschrift fiir die historische\Theologie, 1869, p. 12).

SAVOCATION 291

subitement aux dissipations de sa jeunesse; désormais, il se voua à des œuvres de charité qui lui valurent, peut être non sans raison, la réputation d'un esprit troublé. Désirant ardemment restaurer l'église en ruines de Saint-Damien, il déroba une quantité d'effets à son père et les vendit à Foligno, avec le cheval qui les avait apportés. Exaspéré, et trouvant son fils 257 invinciblement décidé à suivre sa voie, le .père de François le mena devant l'évêque pour le faire renoncer à toute prétention sur son héritage. François y consentit de grand cœur et, pour rendre sa renonciation plus complète, il se dépouilla de tous ses habits, à l'exception d'une chemise de crin qu'il portait pour mortifier sa chair. L'évêque fut obligé, pour couvrir sa nudité, de lui faire don du manteau usé d'un paysan (1).

François était maintenant engagé dans une vie de mendicité vagabonde, dont il tira d'ailleurs si bon parti qu'il put restaurer quatre églises tombant en ruines avec les aumônes qu'il récolta. Il n'avait pas d'autre pensée que de travailler à son propre salut, tant par la pauvreté librement consentie que par des actes de charité et d'amour, en particulier à l'égard des lépreux; mais sa réputation de sainteté vint à s'étendre et le bienheureux Bernard de Quintavalle demanda à s'associer à lui. Le solitaire était d'abord peu disposé à s'adjoindre un compa- gnon. Pour connaître la volonté de Dieu à ce sujet, il ouvrit trois fois au hasard les Évangiles et tomba sur ces trois textes qui devinrent la charte du grand Ordre franciscain :

« Jésus lui dit : si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et le donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; après cela, viens et suis-moi (2) ».

« Ne leur ressemblez pas; car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous lui demandiez (3) ».

« Alors Jésus dit à ses disciples : si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, et qu'il se charge de sa croix, et qu'il me suive (4). »

(1) Bonaventurae V^. 5. Franc, c. 1, 2, 1-4.

(2) Evangile de S. Matthieu, xiv, 21.

(3) Ib id vi, 8.

(4) Ibid.. xvi, 24.

292 APPROBATION DE LA RÈGLE

François obéit à la volonté de Dieu et accepta la recrue qu'il lui envoyait. D'autres vinrent se joindre à eux et le petit groupe finit par se composer de huit personnes. Alors François annonça que le moment était venu pour eux d'évangéliser le monde et il les dispersa par couples vers les quatre points de l'horizon. Quand ils se réunirent de nouveau, quatre autres volontaires vinrent faire adhésion; François rédigea aussitôt une règle pour leur gouverne et les Douze, suivant la légende franciscaine, se rendirent à Rome, à l'époque du concile de Latran, pour obte- nir la confirmation pontificale. Lorsque François se présenta au pape sous l'aspect d'un mendiant, le Pontife, indigné, ordonna qu'on le mît dehors; mais, pendant la nuit, il eut une vision, qui lui enjoignit de faire revenir le mendiant. Les conseillers du 258 pape étaient fort divisés, mais l'éloquence et la gravité de François l'emportèrent; la Règle fut approuvée et les Frères furent autorisés à aller prêcher la parole de Dieu. (1).

Les Frères hésitaient encore : devaient-ils s'abandonner à la vie contemplative des anachorètes, ou se jeter à corps perdu dans l'œuvre immense d'évangélisation qui s'offrait à eux? Ils se retirèrent à Spolète et tinrent longuement conseil sans pou- voir aboutir à une conclusion. Enfin, une révélation divine mit fin à leursdoutes et l'Ordre franciscain, au lieu de se disséminer pour mourir dans quelques ermitages isolés, devint une des organisations les plus puissantes de la Chrétienté. Cependant la cabane délaissée ils s'abritèrent lors de leur retour à Assise ne présageait guère leur future splendeur. Un fait per- met de mesurer la rapidité de la croissance de l'Ordre : lorsque François convoqua le premier chapitre général, en 1221, le nombre des Frères assistants fut estimé de trois à cinq mille, comprenant un cardinal et plusieurs évêques; et lorsque, au

(i) S.Bonavent. c. n,ni. Ce récit a sans doute été embelli par la connaissance des résultats obtenus plus tard et adapté inconsciemment aux étapes successives d'une organisation religieuse qui se dessina progressivement. A l'origine, il n'était nulle- ment entendu que les Frères dussent abandonner leurs occupations ordinaires. On leur demandait de travailler à leur métier, de gagner leur vie et de ne vivre d'au- mônes qu'en cas d'urgente nécessite. Voir la première Règle telle qu'ellea été recon- stituée par le prof. Karl Miiller, Die Anfaenge des Minoritenordens, Fr bourg en Brisgau, \ 885, p. 186

LES MINORITES 2U3

chapitre général de 1260, sous Bonaventure, on procéda à une nouvelle répartition de l'Ordre, il fut divisé en trente-trois pro- vinces et trois vicariats, comprenant errtout cent quatre-vingt- deux custodies. Cette organisation peut être comprise par l'exemple de l'Angleterre, qui formait une province divisée en sept custodies, comprenant, en 1256, quarante-neuf maisons avec 1242 Frères. A cette époque, l'Ordre avait pénétré jusque dans dans les recoins les plus écartés de ce que l'on appelait alors le monde civilisé et même dans les régions circonvoisines (1).

Les Minorités ou frères mineurs, comme ils s'appelaient eux- ; mêmes par humilité, différaient tellement, à leurs débuts, de 259 toute organisation existante dans l'Eglise, que les premiers dis- ciples envoyés par Saint-François en Allemagne et en Hongrie furent considérés comme des hérétiques, maltraités et expulsés. En France, on les prit pour des Cathares, parce que leur austé- rité rappel ait celle des Parfaits. On leur demanda s'ils n'étaient pas des Albigeois et ils ne surent que répondre, ignorant ce que signifiait ce mot ; on ne cessa de les tenir en suspicion que lorsque les autorités ecclésiastiques eussent consulté le pape Honorius III. En Espagne, cinq de ces Minorités subirent le mar- tyre. Innocent n'avait donné à leur Règle qu'une approbation verbale ; il était mort et il fallait quelque chose de plus positif pour préserver les Frères de la persécution. François rédigea, en conséquence, une seconde Règle, plus concise et moins rigide que la première, et la soumit à Honorius, Le pape l'ap- prouva, non sans formuler quelques objections sur certains articles ; mais François refusa de les modifier, disant qu'ils n'étaient pas de lui, mais de Jésus, et que les paroles de Jésus ne pouvaient être altérées. Les disciples conclurent de que leur Règle avait été l'objet d'une révélation divine. Cette croyance passa dans la tradition de l'Ordre et la Règle s'est maintenue depuis saos changement dans la lettre, bien que, comme nous

(1) Bonavent. Vit. Franc, c. îv, 10. F rat. Jordan i Chron. (Anal. Francis- cana 1,6. Qu.tracchi, 1885). Waddingi Annal. Minor«m, ann. 1260, 14.— Th. de Eccleston, de Adcentu Minorifn, collât 2.

294 VOEU DE PAUVRETÉ

le verrons plus loin, l'esprit en ait été plus d'une fois modifié par l'ingéniosité des casuistes pontificaux (1).

Cette Règle est très simple; ce n'est, à la vérité, qu'un court commentaire du serment que prêtait chaque Frère de vivre conformément à l'Évangile dans l'obéissance, la chasteté et la pauvreté. Celui qui désirait se faire admettre dans l'Ordre de- vait commencer par vendre tous ses biens et les distribuer aux pauvres; si cela était impossible, la volonté de le faire suffisait. Chacun pouvait posséder deux frocs, mais ils devaient être d'une étoffe grossière et il fallait les recoudre et les repriser aussi longtemps que possible. Les chaussures étaient permises à ceux qui ne pouvaient absolument pas s'en passer. Tous devaient voyager à pied, sauf en cas de maladie ou de nécessité. Nul ne devait recevoir de monnaie, ni directement ni par un tiers ; 250 seuls les ministres (nom que l'on donnait aux supérieurs pro- vinciaux) pouvaient accepter de l'argent en vue de soigner les malades et d'acheter des vêtements, en particulier dans les cli- mats rigoureux. Le travail était sévèrement recommandé à tous ceux qui en étaient capables ; la rémunération ne devait pas consister en argent, mais en objets nécessaires aux travailleurs et à leurs frères. La clause exigeant la pauvreté absolue eut pour effet, comme nous le verrons, un schisme dans l'Ordre et mérite, par suite, d'être reproduite textuellement : « Les Frères ne posséderont rien en propre, ni maisons, ni terrains, ni .aucune autre chose, mais ils vivront dans le monde en étrangers et en pèlerins, demandant avec confiance l'aumône. En cela ils n'éprouveront pas de honte, car le Seigneur s'est fait pauvre dans le monde pour nous. C'est cette perfection de pauvreté qui a fait de vous, très chers Frères, les héritiers et les rois du royaume céleste. Possédant cela, vous ne devez rien désirer d'autre sous le ciel, » Le chef de l'Ordre ou Ministre Généra] était élu par les Ministres Provinciaux, qui pouvaient aussi le

(I) Fiat JorJani Chrnn. {Anal Francise, i, 3). S. Francise. Cotlnq. ix. L;l). Cont'ormitatum, li!>. i, Fruch 0 (éd. 1513, fol. 77, «). Potthast, 7? <j . ii° 7.08.

Les dates Cl los détails dos Règles succoss'Vfs ligées par Fnnçois S'vni très obs-urs. La question a ete rès habilement discutée par Karl M fil 1er, o,>. cit.

VERTUS DE FRANÇOIS 295

déposer, toutes les fois que l'intérêt commun l'exigeait. Les autorisations de prêcher devaient être accordées parle Général, mais aucun Frère ne devait prêcher dans un diocèse sans l'as- sentiment de l'évêque. (1).

C'est tout ; et assurément, dans ces quelques règles, il n'y a I rien qui puisse faire prévoir l'immensité des résultats qui ont été obtenus en s'y conformant. Ce qui donna aux Franciscains une prise durable sur les affections du monde, fut l'esprit que le fondateur leur infusa. Aucune créature humaine depuis Jésus n'a plus complètement incarné l'idéal du Christianisme que Saint-François. Au milieu de l'extravagance de son ascétisme, qui confine parfois à la folie, on voit briller l'amour et l'humi- lité chrétienne avec lesquels il se dévoua aux misérables et aux délaissés parias auxquels, à cette rude époque, peu de gens son- geaient à s'intéresser. L'Église, absorbée par ses intérêts mon- dains, avait négligé les devoirs sur lesquels était fondé son empire des âmes et il fallait toute l'exagération du sacrifice volontaire enseigné par François pour rappeler l'humanité au sentiment de ses obligations.

Ainsi, de toutes les misères de cet âge de misères, la plus horrible était celle du lépreux être infortuné affligé par Dieu d'une maladie dégoûtante, incurable et contagieuse, à qui tou commerce avec les hommes était interdit et qui, lorsqu'il sortait du lazaret pour quêter des aumônes, était obligé de signaler 261 son approche en frappant ensemble des bâtons ou cliquettes, afin que les habitants, avertis par ce bruit, pussent éviter le contact du pestiféré. C'est à ces hommes, les plus désespérés et les plus abhorrés de l'humanité d'alors, que s'adressèrent par ticulièrement la charité infiuie et l'amour sans bornes de Saint- François, ïl voulut que ses Frères suivissent son exemple et lorsqu'un noble ou un vilain sollicitait l'admission dans l'Ordre, on lui disait qu'un des premiers devoirs auxquels il devait se soumettre était de servir humblement les lépreux dans leurs hôpitaux. François n'hésitait pas à dormir dans les lazarets, à

<1) B. Fra cisci Rejul. n.

296 FRANÇOIS ET LES LÉPREUX

panser les dangereuses plaies des malades, à leur appliquer des remèdes, à porter secours aux souffrances des corps comme aux misères des âmes. En faveur des lépreux, il admit des excep- tions à la règle interdisant de recevoir des aumônes en argent. Toutefois, son humilité lui persuada d'interdire à ses disciples de produire en public les « frères chrétiens», comme il les appe- lait. Un jour que le Frère Jacques avait amené à l'Église un lépreux horriblement dévoré par son mal, François l'en blâma; puis, se reprochant à lui-même ce que le patient pouvait consi- dérer comme une marque de mépris, il demanda au Frère Pierre de Catane, alors ministre général de l'Ordre, de confir- mer la pénitence qu'il s'était infligée à lui-même. Pierre, qui le vénérait trop pour lui rien refuser, donna son assentiment; alors François annonça qu'il mangerait dans le même plat que le patient. Au repas suivant, le lépreux prit place à la table et les Frères furent terrifiés en voyant qu'un même plat servait à François et au malade, le lépreux enfonçant ses doigts, qui dégoûtaient de sang et de pus, dans la nourriture qu'il parta- geait avec le Saint (4).

Ce serait peut être aller bien loin que de croire sans réserve à de telles histoires; mais, en somme, cela importe peu. S'il n'y a que des légendes, l'existence même de pareilles légendes atteste l'impression que fit François sur ses disciples; et l'effi- cacité d'un pareil idéal, à une époque si dure et si cruelle, peut difficilement être exagérée. Un fait certain, c'est que les Fran- ciscains ont toujours été au premier rang quand il s'agissait de soigner les malades, qu'ils ont travaillé dans les hôpitaux en temps de peste et que les progrès, d'ailleurs bien médiocres, que l'art de guérir a faits vers la fin du moyen âge furent dus à leur zèle intelligent. On nous dit, en outre, que l'amour de 2(}2 François se répandit sur les bêtes aussi bien que sur les hom- mes — sur les insectes, les oiseaux et les animaux qu'il avait coutume d'appeler ses frères et sœurs (2). Toutes les histoires

(1) Lib. Conformitatum lib. h, Fruct. 5, fol. 155 h.

(2) Surnres meas hirundines...

LE « LIVRE DES CONFORMITÉS )) 297

que l'on raconte sur lui et sur ses disciples immédiats débordent véritablement de tendresse et d'abnégation; on y constate par- tout la perfection de l'humilité et de la patience, la maîtrise des passions, une tendance infatigable à réprimer tout ce qui fait l'imperfection de la nature humaine et à réaliser le modèle que le Christ a donné pour le gouvernement intérieur de l'homme. Envisagé sous cet aspect, il n'est point jusqu'aux quasi-blas- phèmes du « Livre des Conformités du Christ et de François » qui ne perdent leur caractère d'outrance presque grotesque. Assurément, nous pouvons sourire de l'absurdité de quelques- uns des parallèles que ce livre énonce, et ils peuvent paraître singulièrement choquants lorsqu'ils sont présentés, dépouillés de tout ce qui les atténue, dans 1' « Alcoran des Cordeliers ». Nous pouvons mettre en doute l'authenticité des Stigmates, qu'il a fallu tant de miracles et tant de bulles papales pour imposer à l'incrédulité d'une génération endurcie. Nous pouvons penser que Satan s'est montré moins malin qu'à son ordinaire en s'obstinant sans espoir à tenter ou à terrifier le Saint sous la forme d'un lion ou d'un dragon. Et pourtant, malgré les criantes absurdités du culte de Saint-François, nous reconnaissons l'im- pression profonde que ses vertus firent sur ses disciples, jusque dans le récit de la vision le trône céleste de Lucifer, voisin de celui du Très-Haut, parut vide... et réservé à François (1).

A l'orgueil et à la cruauté de son époque, il opposa l'humilité et la patience. « La perfection du contentement, disait-il, con- siste non à opérer des miracles, à guérir les malades, à expulser les démons, à ressusciter les morts; elle n'est pas davantage 263

(i) Bonavent. \ it. Francis, c. 8. Lib. Conformitafum lib. 1. Fruct. 1, fol. 13 a; lib. m Fruct. 3, fol. 210 a. Thomœ de Eccleston, de Advenfu Miiiotum, Col- lât! xii.— Alex. PP. iv, Bull. Quialmgum, ann. 1259. - Wadding. ann. 1256, 19. Mag Bail. Roman, i, 79, 103. Potthast, Req. 10308. Voir aussi l'éloquent tribut rendu par M. J. S. Brewer aux Franciscains dans sa préface aux Monumenta Franciscana.

En 1496, l'Université de Paris condamna comme scandaleuses et empreintes d'hé résie les tentatives des Franciscains pour assimiler leur pairon à Jésus (D'Argen- tré, Coll. Judic. denov. Error. i, n, 318).

Lorsque les Dominicains réclamèrent pour Sle Catherine de Sienne l'honneur des Stigma^, Sixte IV, en 1475, publia une bulle défendant qu'on la représentât ainsi, les Stigmates étant réservés à S. François (Martène, Amplis ç. Coll. vi, 13c6). Ils n'avaient pas encore p** vulgarisés par La n«*K*r« et Louise Lateau!

17.

^98 OBÉISSANCE PASSIVE

«dans la science ni dans la connaissance de toutes choses, ni dans Téloquence qui convertit les hommes; elle est dans la patience A supporter les malheurs, les injures, les injustices et les humi- liations. » Bien loin d'être fier de ses vertus, il confesse humble- ment qu'il n'a pas vécu lui-même suivant sa Règle et allègue «comme excuses sa faiblesse et son ignorance. Les successeurs de François poussèrent jusqu'aux dernières limites de l'absurde cette passion de l'humilité. Ainsi Giacomo Benedettone, mieux •connu sous le nom de Jacopone da Todi, auteur du Stabat Mater, était un avocat de talent qui, accablé par la mort d'une femme aimée, se fit admettre dans l'Ordre; pendant dix ans, il feignit <lêtre idiot, afin de jouir dévotement des mauvais traitements H des insultes de tout genre dont les gens de cette espèce étaient l'objet (1).

L'obéissance était enseignée et imposée jusqu'à concurrence •de l'abdication absolue de la volonté. Beaucoup de légendes attestent à quel point les premiers disciples s'assujettissaient l'un à l'autre et à leurs supérieurs. Quand, en 1224, les Fran- ciscains furent envoyés pour la première fois en Angleterre, Grégoire, le ministre provincial de France, demanda au frère Guillaume d'Esseby s'il désirait y aller. Guillaume répondit qu'il ne savait pas s'il le désirait ou non, parce que sa volonté n'était pas sienne, mais celle du ministre et que, par suite, il désirait tout ce que le ministre pouvait désirer qu'il désirât. On raconte quelque chose d'analogue sur deux Frères de Salzbourg en 1222. Cette obéissance aveugle eut pour résultat de faire régner dans l'Ordre une discipline qui en augmenta immensé- ment l'importance pour l'Église, lorsqu'il fut devenu un instru- ment aux mains de la papauté. Saint-François exhortait tout particulièrement ses Frères à se dévouer entièrement à Rome et les Franciscains devinrent une armée qui joua, au xme siècle, le même rôle que les Jésuites auxvie (2).

(1) S. Francis, de Perfecta Lxiitia; ejusd. Epist. xi, xv. Waddingi Annal. ann. 1298, 24-40. Cantu, Eretici d'italia, i, 128.

(2) Lib. Confoim lib. t. Fruct. 8, fol. 47. Thora. de Eccleston, Collât, i. Frat. Jordani Ci roi. c. 27 (Anal. Francise, i, 10.) S. Francis, Collât. Monas- licœ, coll. 20.

DIGNITÉ DU TRAVAIL 299

François n'avait nullement l'idée que les Frères dussent vivre dans la mendicité et l'oisiveté, et nous avons vu que la Règle l'or- mule nettement l'obligation du travail. Cette prescription fut sui- vie parles adhérents les plus stricts. Ainsi le troisième disciple du maître, le bienheureux Giles, gagnait sa vie par les travaux les plus pénibles, tels que le transport du bois, et il se conforma toujours au précepte de ne pas accepter de rémunération en 264- argent, mais seulement en objets indispensables. Quand il avait gagné plus qu'il ne fallait pour sa maigre pitance quotidienne, il distribuait le surplus en aumônes et se fiait à Dieu pour le lendemain. Il était nécessaire qu'à une époque les distinctions entre classes étaient si rigides, il se trouvât quelqu'un pour enseigner par l'exemple la dignité du travail manuel comme une doctrine chrétienne. Quand Saint-Bonaventure fut élevé au cardinalat, en 1273, il avait été déjà pendant dix-sept ans à la tête de ce qui était alors la plus puissante organisation du moncie chrétien; et cependant, le messager chargé de lui annoncer sa nomination le trouva occupé à laver la vaisselle qui servait au diner frugal de son couvent. Il refusa de le recevoir avant d'avoir terminé son travail et, en attendant, le chapeau de cardinal qu'on lui apportait fut suspendu à une branche d'arbre (1).

Ainsi le but de Saint-François et de ses successeurs était d'imiter la simplicité du Christ et des apôtres et ils manifestèrent * surtout leur intention à cet égard en recherchant avec ferveur la pauvreté. Puisque, disaient-ils, Jésus et ses disciples n'ont rien possédé en propre, le parfait chrétien doit se dépouiller à leur exemple de toute propriété. Il pouvait bien obtenir de la nourriture, des vêtements, un abri, des livres pour ses besoins religieux; mais toute autre propriété était rigoureusement interdite et le souci du lendemain devait sembler un péché aux yeux du chrétien qui se fiait à Dieu.

En tant que protestation contre la cupidité de l'Église, ces doctrines n'étaient pas sans valeur; mais elles furent poussées

<1) Waddingi Annal, arm. 12G2, 3, 4, 8 ; ann. 1273, 12.

300 ÉLOGE OUTRÉ DE LA PAUVRETÉ

jusqu'à la conception extravagante de la pauvreté considérée comme un bien en elle-même, bien plus, comme le plus grand de tous les biens. « Frères, disait Saint-François, sachez que la pauvreté est le sentier par excellence du salut, la mère de H l'humilité, la racine de la perfection. Celui qui veut atteindre à la perfection de la pauvreté doit non-seulement renoncer à la

v sagesse du monde, mais à la connaissance des lettres, de sorte que, dépouillé de tout ce qu'il possède, il puisse se présenter nu aux bras du Crucifié. C'est pourquoi faites comme des men- diants et construisez de petites huttes pour y vivre, non pas comme chez vous, mais comme des étrangers ou des pèlerins dans la demeure d'autrui. » Sa prière au Christ pour obtenir le bienfait de la pauvreté est bien curieuse dans sa grave extra- vagance. Il l'appelle la Dame Pauvreté, la Reine des Vertus. pour laquelle Jésus est venu sur la terre, afin de l'épouser et d'engendrer avec elle tous les Fils de la Perfection. Elle lui resta attachée avec une fidélité inviolable et c'est dans ses bras qu'il

^65 mourut sur la croix. Elle seule possède le sceau pour marquer les élus qui choisissent la voie de la perfection. « Accordez-moi, ô Jésus, que je ne possède jamais sous le ciel quoi que ce soit en propre et que je soutienne pauvrement ma chair par l'usage des choses d'autrui A ce désir immodéré de la pauvreté , François resta fidèle jusqu'au bout; sur son lit de mort, il se dévêtit entièrement afin de mourir sans posséder rien. La pauvreté était la pierre angulaire sur laquelle il avait construit l'édifice de son Ordre. Mais, comme nous le verrons, les efforts pour maintenir cette perfection surhumaine donnèrent nais- sance à un schisme qui fournit à l'Inquisition une foule de victimes, dont l'hérésie consistait à suivre exactement les pré- ceptes de leur maître (1).

Avec tout cela, il y avait dans l'âme de François trop de bonté naturelle pour qu'elle pût être envahie par la tristesse ; la « bonne joie » était une vertu qu'il prêchait incessamment à ses disciples. Pour lui, la mélancolie était une des armes les plus

(1) S. Francis. Collât. Monast. coll. 5. Ejusd pro Paupertate obiinenda Oratio. Lib. conform. lib. ni. Fruct. 4, fol. 215 a.

ORIGINALITÉ DES MENDIANTS 301

mortelles de Satan, tandis que la joie était la reconnaissance du chrétien pour les bénédictions que Dieu avait répandues sur ses créatures. Ce fut même un des caractères distinctifs des Frères dans les premiers temps de l'Ordre. Dans le récit simple et tranquille que nous fait Eccleston de leur venue en Angle- terre (1224), alors que neuf d'entre eux arrivèrent à Douvres sans savoir ce qu'ils feraient le lendemain, on admire non sans émotion le tableau de leur zèle, de leur confiance, de leur patience, de leur indomptable bonne humeur au milieu des privations et des désappointements, de leur inlassable activité à subvenir aux besoins spirituels et corporels des enfants aban- donnés de l'Église. De pareils hommes ont été de véritables apôtres et si l'Ordre avait continué dans la voie tracée par son fondateur, il aurait rendu des services incalculables à l'huma- nité (1).

Les Ordres Mendiants constituent une innovation saisissante dans la vieille conception monastique. Le monachisme était essentiellement l'effort égoïste de l'individu pour assurer son propre salut, en répudiant tous les devoirs et toutes les respon- sabilités de la vie. Il est vrai qu'à une certaine époque les moines ont bien mérité du monde en sortant de leurs retraites et en portant, dans des régions encore barbares, la civilisation et le christianisme. Tels furent St Columba, St Gall, St Willibrod et leurs compagnons. Mais cette époque était déjà lointaine et le 26$ monachisme était tombé, depuis des siècles, dans un état bien pire encore que son égoïsme primitif.

Les Mendiants parurent dans le christianisme comme une révélation. Il y avait donc des hommes prêts à abandonner tout ce qui faisait la douceur de la vie pour imiter les Apôtres, pour convertir les pécheurs et les incrédules, pour réveiller le sens moral endormi de l'humanité, pour instruire les ignorants, pour apporter le salut à tous, en un mot pour faire gratuite- ment ce que l'Église ne faisait pas au prix de mille privilèges et d'immenses richesses. Errant à pied à travers l'Europe, sous des

(1) S. Francis. Colloq. 27. Th. de Eccleston de Adventu Minorum, collât. 1, 2.

302 AFFECTION QU'ILS INSPIItEXT

soleils ardents des vents glacés, repoussant les aumônes en monnaie, mais recevant avec reconnaissance la plus grossière nourriture, souvent aussi supportant la faim avec une résigna- tion silencieuse, ne songeant pas au lendemain, mais préoc- cupés incessamment d'arracher des âmes à Satan, d'élever les hommes au-dessus des soucis sordides de la vie quotidienne, de venir en aide à leurs infirmités et d'apporter à leurs âmes obs- curcies un rayon de la lumière céleste tel était l'aspect sous lequel les premiers Dominicains et Franciscains s'offrirent aux yeux des hommes qui avaient été habitués à ne voir dans le prêtre qu'un être mondain, avide, sensuel, tout entier à la satisfaction de ses appétits. Rien d'étonnant qu'une telle appa- rition ait beaucoup contribué à rendre aux peuples la foi dans le christianisme qui avait été si profondément ébranlée, et .qu'elle ait répandu à travers le monde chrétien l'espoir d'une régénération prochaine de l'Église, espoir qui inspirait la patience en présence de ses exactions et qui, sans doute, empê- cha une rébellion générale qui aurait modifié le caractère de la civilisation moderne.

Rien d'étonnant non plus que l'amour et la vénération du peuple se soient attachés aux Mendiants, que la charité popu- laire les ait accablés de dons, au risque de rendre vain leur vœu fondamental de pauvreté, que les hommes animés de con- victions sincères se soient empressés de se joindre à eux. Les intelligences les plus pures et les plus nobles pouvaient bien voir dans la vie d'un moine mendiant la réalisation de leurs aspirations les plus hautes. Au xine siècle, toutes les fois qu'un homme s'élève au-dessus de ses semblables, on est presque sûr de le trouver affilié à quelqu'un des Ordres Mendiants. Raymond de Pennafortc, Alexandre Haies, Albert le Grand, St Thomas d'Aquin, St Bonaventure, Roger Bacon, Dun Scot, sont des noms qui disent assez haut combien les intelligences les mieux douées furent conduites alors à chercher leur idéal au sein des 267 ordres de Dominique ou de François. Inutile d'ajouter qu'elles l'y cherchèrent sans le trouver ; mais leur simple présence dans les Ordres atteste l'impression que firent les Mendiants sur les

LES TIERS ORDRES 303

esprits les plus élevé* de leur temps, en même temps qu'elle explique l'énorme influence que ces Ordres acquirent si rapide- ment. Dante lui-même ne peut leur refuser le tribut de son admiration :

« Vun fu tutto serafico in ardore, Valtro per sapienza in terra fue Di cherubica luce uno splendore. » (1).

Les talents d'organisateurs de François et de Dominique se révélèrent encore dans une autre création d'une haute impor- tance, celle des Tiers-Ordres. Grâce à cette institution, des laïques, sans renoncer au monde, pouvaient s'affilier à diverses confréries, les aider dans leurs travaux, prendre part à leur gloire et ajouter à leur influence. Il y a trace d'un Ordre de Crucigeri ou Porte-Croix, composé de laïques organisés pour la défense de l'Église, qui prétendait remonter au temps d'Hélène, mère de Constantin, et qui fut restauré en 1215 par le concile de Latran ; mais rien ne prouve qu'il ait rendu des services. François, qui, bien que peu habile dans la dialectique et dans la rhétorique, était doué d'une éloquence qui parlait aux cœurs, produisit un jour en prêchant une impression si profonde que tous les habitants de la ville il était, hommes, femmes et enfants, le supplièrent de les admettre dans son Ordre. Comme cela était évidemment impossible, il songea à rédiger une Règle qui permît à des personnes des deux sexes, sans quitter le monde, de se soumettre à une salutaire discipline et de s'unir à l'Ordre des Frères qui, à son tour, leur promettrait sa protec- tion. Des engagements restrictifs que cette Règle imposait à ses adhérents, le plus significatif est celui de ne point porter d'ar- mes offensives, si ce n'est pour défendre l'Église romaine, la foi chrétienne et leurs propres terres. Le projet fut approuvé par le pape en 1221. Le nom officiel de la nouvelle organisation était celui de « Frères et Sœurs delà Pénitence », mais il devint populaire sous le nom de Tiers-Ordre des Minorités ou Fran-

(1) Dante, Paradiso, xi.

MOUVEMENTS POPULAIRES

268 jtufcliTn" désignat'°n P,us lessive de « Milice de Jesus-Chiist», Dominique fonda une association analogue de laïques e„ connexion avec son Ordre. Cette idée fut exSLe- ment féconde. Elle permit, en une certaine mesure désor- ganiser 1 Eglise en abaissant une partie des barrières qui sépa- rait les laïques du clergé. Elle apporta une force énorme aux

diomm! " >lant: "• enrÔknt à ,GUr SUite d6S »«■ d hommes zèles et sérieux, en même temps que la clientèle de

ceux qui, par des motifs moins élevés, désiraient obtenir leur

Protection et jouir du bienfait de leur influence. Des spécimens

de 1 une et 1 autre catégorie de Tertiaires se rencontrent dans la

maison royale de France, St Louis et Catherine de Médicis

appartinrent l'un et l'autre au Tiers-Ordre de St Fran-

ÇOIS (1).

Pour comprendre l'ampleur et l'importance de ces mouve- ments, nous devons nous rappeler le caractère impressionnable des populations d'alors et leur promptitude à céder aux émo- hons contagieuses. Quand on nous raconte que le Franciscain Berthold de Ratisbonne prêcha fréquemment à des foules de soixante mille personnes, nous entrevoyons l'effroyable puis- sance que concentraient en leurs mains ceux qui pouvaient par- ler a des masses si aisément dominées, si aveuglément ardentes d ecbapper à l'existence misérable qui était leur lot. Comment se revenaient alors les âmes endormies, c'est ce que montrent les vagues successives d'enthousiasme qui. vers le milieu- de ce siècle, balayèrent tour à tour le centre de l'Europe. Les esprits jusque muets, sans direction, commencèrent à se demander si une vie de souffrances brutales et sans espoir était vraiment tout ce qu'on pouvait attendre des promesses de l'Évangile. L'Eglise n'avait pas fait d'effort sérieux pour se réformer elfe- même et se rehausser dans l'estime des hommes. Un désir étrange de nouveauté personne ne savait au juste de quoi -

S {$£„l' BerS^at Supplem Chronin. lib. xm, ann. 1215. _ Bonavent. Vrt. P Ul . » ' 5; c- "• Re?'1,a Fratrum Sworumque de Pœnitentia - Potthasae^^n» 6736, 7503, 13073. - Chroa. Magist. Vdin. Prédicat c. 2,

air 1289 an"' ' 4°- ~ [SiC0l''i H'-IV- Bu"' s*PraMoHtem.

CROISADE DES PASTOUREAUX 305

naissait dans les cœurs et se répandait comme une épidémie de village en village, puis de pays en pays. En Allemagne et en France on assiste à une nouvelle Croisade d'enfants, que Gré- goire IX salue en disant qu'ils donnent une leçon méritée à leurs aines, si peu empressés à défendre contre les Infidèles le berceau de l'humanité et de la foi (1).

La manifestation la plus formidable et la plus significative de cette inquiétude universelle, de cet enthousiasme communicatif, fut le soulèvement des paysans, des premières bandes errantes 269 connues sous le nom de Pastoureaux. La misère sans espoir et sans remède des classes inférieures de la société, à la triste époque qui nous occupe, n'a probablement été dépassée dans aucune période de l'histoire du monde. La terrible maxime du droit féodal, qu'il n'y avait, pour le vilain opprimé par son seigneur, d'autre appel qu'à Dieu mes par notre usage n'a- il entre toi et ton vilein juge fors Deu résume en un mot l'état d'abjection et d'impuissance de la plus grande partie de la population. Jamais peut-être la dégradation humaine ne s'est révélée sous une forme plus odieuse que dans le trop fameux. jus primo? noctis ou « droit de marquette. » La malice amère du trouvère Rutebœuf nous dit que Satan considère l'âme du vilain comme trop méprisable pour être reçue même en enfer; d'autre part, comme il n'y a pas de place pour elle dans le ciel, elle ne trouve même pas de refuge au delà, après une vie d'épreuves sur la terre. Chose remarquable à bien des égards : l'Église qui, enseignant la fraternité humaine, aurait ser- vir de médiatrice entre le vilain et son seigneur et mériter ainsi la gratitude du misérable serf, fut toujours, au contraire, l'objet spécial de sa haine et de ses agressions dans les courtes saturnales des misérables qui, pour un moment, brisaient leurs fers (2).

Tout à coup, vers Pâques de l'an 1251, apparut un prédicateur

(1) Chron. Augustens. ann. 1250. Matt. Paris, ann. 1252.

(2) Pierre de Fontaines, Conseil, ch xxi, art. 8. Le Grand d'Au?sy, Fabliaux» a, 112-3. L'existence du « droit de marquette » a été contestée, mais sans rai- sons valables. On trouvera les testes dans l'ouvrage de l'auteur sur le Célibat sacerdotal, 2e éd. p. 354.

-306 LE (( HONGROIS »

mystérieux, connu sous le nom du Hongrois, homme déjà âgé, dont la seule apparence excitait la terreur et la vénération du peuple. Dans une main, qu'il n'ouvrait jamais, il tenait, disail- on, un papier que lui avait remis la Sainte-Vierge en personne et qui contenait ses instructions. Quelques-uns prétendaienl que, jeune encore, il avait embrassé l'islamisme, qu'il s'étail abreuvé à longs traits aux sources empoisonnées de la magie à Tolède, enfin qu'il avait reçu de Satan la mission d'entraîner vers l'Orient la population désarmée de l'Europe, en sorte que la chrétienté fût une proie facile pour le Soudan de Babylonc On se rappelait la Croisade des Enfants et l'on concluait que ce même homme avait alors, par les secrets de sa magie, dépeuplé tant de maisons, en poussant des légions d'enfants vers la mort que la faim et le froid leur réservaient. De grande taille, très pâle, doué de cette éloquence qui séduit les multitudes, parlant avec une égale facilité français, allemand et latin, le nouvel apôtre se mit en route, prêchant de ville en ville contre la 70 noblesse des riches et des puissants qui permettaient que la Terre Sainte restât aux mains des Infidèles et que le bon roi Louis IX languit dans sa p -ison d'Egypte. Dieu était excédé de l'égoïsme et de l'ambition des nobles; il faisait appel aux pau- vres et aux humbles, sans armes, sans chefs de guerre, pour sauver les Lieux Saints et le pieux roi. Ces paroles étaient bien accueillies, mais on applaudissait encore davantage quand il attaquait le clergé. Les Ordres Mendiants se composaient de vagabonds et d'hypocrites; les Cisterciens étaient avides d'argent et de terres; les Bénédictins étaient orgueilleux et gloutons; les chanoines étaient tout entiers à leurs intérêts temporels et aux appétits de la chair; les évêques et leurs subordonnés ne cher- chaient qu'à extorquer de l'argent et, pour y réussir, ne re- culaient devant aucune fraude. Quant à Rome et à la Cour pontificale, l'orateur ne trouvait pas contre elles d'objurgations assez fortes. Le peuple, dont la haine et le mépris pour le clergé étaient sans bornes, écoutait cette rhétorique avec délices et se joignait avec ardeur à on mouvement qui promettait, •d'une façon quelconque, d'aboutir à une réforme. Les bergers

DÉC ORDRES A ORLEANS 307

abandonnaient leurs troupeaux, les laboureurs leurs charrues, -sourds aux ordres de leurs seigneurs, et se précipitaient sans armes à la suite du Hongrois, ne songeant pas au lendemain ■et ne se demandant pas qui les nourrirait.

Il ne manqua pas d'hommes, occupant des situations élevées, qui, emportés par l'enthousiasme général, s'imaginèrent que Dieu allait opérer des miracles en faveur des pauvres et des opprimés, puisque les grands de la terre n'avaient pas réussi à les secourir. La Reine Blanche elle-même, heureuse de tout espoir de sauver son fils captif, fut quelque temps favorable au mouvement. Il s'accrut et se généralisa au point que les troupes vagabondes finirent par compter plus de cent mille hommes, portant cinquante bannières comme emblèmes de prochaines victoires. Naturellement, un pareil soulèvement n'appelait pas seulement à lui les pacifiques et les humbles. Aussitôt qu'il eut pris des proportions assurant l'immunité à ceux qui y par. ticipaient, il attira inévitablement tous les éléments de désordre qui s'agitaient dans la société de cette époque ces ruptarii et cesribaldi qui avaient joué un si grand rôle dans les guerres albigeoises. Ils accoururent de toutes parts, apportant des cou- teaux et des poignards, des sabres et des haches, imprimant à cette procession immense un aspect plus menaçant encore. On admettra sans peine que des violences furent commises, car les torts des classes supérieures envers les autres étaient alors trop criants pour ne pas appeler, en temps de trouble, de sanglantes représailles.

Le 41 juin 1251, ce troupeau humain pénétra dans Orléans, malgré l'opposition de l'évêque, mais à la satisfaction du peuple, 271 bien que les riches citoyens se fussent prudemment renfermés dans leurs demeures. Tout aurait pu se passer paisiblement sans un étudiant à tête chaude de l'Université, qui interrompit la prédication du Hongrois pour le traiter d'imposteur et fut aussitôt assommé par un des assistants. Un tumulte s'ensuivit, au cours duquel les Pastoureaux se tournèrent avec rage contre le clergé d'Orléans, forçant les maisons des clercs, brûlant leurs livres, en tuant un grand nombre, en noyant d'autres dans la

308 EXTERMINATION DES PASTOUREAUX

Loire. Chose bien singnificative ! On nous apprend que le peuple assistait à ces excès sans les blâmer. L'évêque et tous ceux qui purent échapper à la fureur de la foule s'enfuirent pendant la nuit et mirent aussitôt la ville en interdit pour châtier la com- plicité des habitants.

En apprenant ces nouvelles, la Reine Blanche s'écria : « Dieu sait que je pensais que ces gens reprendraient la Terre Sainte en toute simplicité et sainteté ! Mais puisque ce sont des impos- teurs, qu'on les excommunie et qu'on les détruise ! » Ils furent, en effet, excommuniés; mais, avant d'avoir été atteints par l'anathème, ils étaient arrivés à Bourges où, dans une bagarre, le Hongrois fut tué; aussitôt ils se dispersèrent en bandes qui se mirent à courir le pays. Les autorités, revenant de leur stupeur, les poursuivirent impitoyablement et les tuèrent comme des chiens enragés. Quelques émissaires qui avaient pénétré en Angleterre et réussi à soulever cinq cents paysans, eurent le môme sort ; on racontait que le premier lieutenant du Hongrois avait été pris dans un navire sur la Garonne au moment il essayait de fuir, et qu'on avait trouvé sur lui, avec des « pou- dres magiques », des lettres écrites en caractères arabes et chaldéens par lesquelles le Soudan de Babylone lui promettait son appui.

La nature quasi-religieuse de ce soulèvement est attestée par l'attitude de ses chefs, qui jouaient le rôle d'évêques, bénissant le peuple, l'aspergeant d'eau bénite et célébrant même des mariages. La faveur que le peuple témoigna partout aux Pas- toureaux était attribuée surtout à leur hostilité envers le clergé, preuve nouvelle de la profondeur des haines populaires contre l'Eglise et justification de l'opinion exprimée par des prélats de haut rang, qu'aucun danger plus grave n'avait menacé la chrétienté depuis l'époque de Mahomet (1).

(1) Matt. Paris ann. 1251 (p. 550-2.) Guill. Nangiac. ann. 12M. Amalrici Augorii Vit. Pontif. ann. 1251. Bern. Guid. Flor. Chrome. (D. Bouquet, xxi, 6 7). Un mouvement semblable et non moins extraordinaire se produisit en 13i^ (Chron. Corn. Zanfliet, ann. 1309); un autre, plus étendu encore, en 1320 (Guill. Nangiac. Cou» in. ann. 1320. Grandes Chron. v, 245-6. Annal. Auger. Vit. Pontif. ann. 1320.)

LES FLAGELLANTS

309

Plus remarquable encore, en tant que symptôme de l'émotion 272 populaire, fut la première apparition des Flagellants. Subite- ment, en 1259, sans que personne sût pourquoi, toute la popu- lation de Pérouse fut prise d'une sorte de fureur de pénitence. La contagion se répandit et bientôt toute l'Italie du nord fut agitée par des dizaines de milliers de péniteftts. Nobles et pay- sans, jeunes et vieux, jusqu'à des enfants de cinq ans, se mirent à marcher deux par deux, formant des processions solennelles, nus jusqu'à la ceinture, pleurant et implorant la miséricorde de Dieu, se frappant eux-mêmes jusqu'au sang avec des lanières de cuir. Les femmes, par respect pour la décence, s'infligeaient ce châtiment dans leurs demeures, mais les hommes marchaient jour et nuit à travers les villes, par les plus rudes froids de l'hiver, précédés de prêtres portant des croix et des bannières qui les conduisaient aux églises, ils se prosternaient devant les autels. Un contemporain nous dit que les plaines et les mon- tagnes faisaient écho aux voix des pécheurs invoquant Dieu, que la musique et les chants d'amour avaient partout cessé. Une fièvre générale de repentir s'était emparée du peuple. Les usuriers et les voleurs restituaient leurs gains illicites; les cou- pables confessaient leurs crimes ou renonçaient à leurs vices ; les portes des prisons s'ouvraient et laissaient sortir les captifs; les homicides s'offraient eux-mêmes, à genoux, aux parents de leurs victimes, qui les embrassaient avec des larmes; de vieilles inimitiés étaient oubliées et l'on permettait à des exilés de reve- nir. Partout on voyait opérer la grâce divine et les hommes semblaient embrasés d'un feu céleste. Le mouvement gagna même les provinces rhénanes et, à travers l'Allemagne, la Bohême ; mais toutes les vagues espérances qu'il avait fait naître se dissipèrent, car il disparut aussi rapidement qu'il s'était formé et fut, par surcroît, dénoncé comme hérétique. Uberto Pallavicino recourut à des moyens efficaces pour écarter les Flagellants de la ville de Milan ; sitôt qu'il fut informé de leur approche, il fit dresser trois cents gibets le long de la route et les malheureux, à cette vue, rebroussèrent chemin (1).

(1) Monach. Paduan. lib. ni, ann. 1260. Chron. F. Francisci Pipini ann. 1260.

273

310 LA PAPAUTÉ ET LES MENDIANTS

C'est au milieu de populations sujettes à de telles tempêtes morales, à la recherche d'une amélioration quelconque de leur sort, que les Ordres Mendiants vinrent concentrer à leur profit la puissante exaltation religieuse de l'époque. Il était inévitable qu ils s'y développassent avec une rapidité sans exemple

Tout les favorisait. La Cour pontificale eut bientôt reconnu en eux un instrument plus efficace que ceux du passé pour soumettre l'Eglise et le peuple, dans toutes les provinces de la chrétienté, à l'autorité directe du Saint-Siège, pour briser l'in- dépendance des prélats locaux, pour combattre les ennemis- temporels de la papauté et pour établir des liens intimes entre le peuple et le successeur de Saint Pierre. Des privilèges et des exemptions de tout genre leur furent accordées et enfin, par une série de bulles datant de 1240 à 4244, Grégoire IX et Innocent IV les rendirent complètement indépendants de l'or- ganisation ecclésiastique régulière. Une antique règle de l'Église voulait qu'une excommunication ou un anathème ne pût°être levé que par celui qui l'avait prononcé; on la modifia en faveur des Mendiants. Non seulement les évoques furent requis d'ac- corder l'absolution à tout Dominicain ou Franciscain qui la lui demanderait, excepté dans des cas tellement graves que le Saint- Siège seul pourrait en connaître, mais les prieurs et ministres des Ordres furent autorisés à absoudre leurs Frères de toute censure qui pourrait leur être infligée. Ces mesures extraor- dinaires avaient pour effet de les soustraire entièrement à la juridiction ecclésiastique communales membres de chaque Ordre ne furent plus responsables qu'envers leurs supérieurs et, dans leur action incessante d'un bout à l'autre de l'Europe, ils purent désormais miner le pouvoir et l'influence des hiérar- chies locales afin d'y sustituer la toute-puissance de Rome, dont ils étaient les représentants immédiats.

Toutefois, cette indépendance ne put être conquise que par degrés. Des brefs pontificaux, de 1229 et de 1234, leur enjoi-

- Gesta treviror archiep c. 268. - Closeners Chronik (Chron. der deutschen Stadte, vin 73, 104). - Lami, Antichita Toscane, p. 617. - Verri, Storia di Militno, i, 264.

PRIVILÈGES DES MENDIANTS 31 î

fernant de témoigner respect et obéissance à leurs évêques et autorisant les évêques à condamner les Frères qui abuseraient de leurs privilèges de prédicateurs en vue d'un gain, montrent qu'on avait commencé de bonne heure à se plaindre de leurs envahissements et que Rome n'était pas préparée encore à les rendre indépendants de la hiérarchie. Mais, une fois la politique contraire adoptée, elle fut poussée jusqu'à ses extrêmes con- séquences et le cycle de la législation relative aux Ordres fut complété par Boniface VIII, en 1295 et 1296, au moyen d'une série de bulles qui affranchissaient formellement les Mendiants de la juridiction épiscopale, les statuts des Ordres devant être 274 les seules lois qui leur seraient applicables, nonobstant toute disposition contraire du droit canonique. A la même époque, par une réédition de la bulle Virtute conspicuos, plus géné- ralement connue sous le nom de Mare 3Iagnum,\e pape codifia et confirma les privilèges accordés aux Mendiants par ses pré- décesseurs (1).

La soustraction des Mendiants à toute juridiction locale, en dehors de celle de leurs propres Ordres, fut une source de trou- bles sans fin dans toute la chrétienté. Aussi, en 1435, quand les légats du concile de Baie se rendaient à Briinn pour arranger un accord avec les Hussites, ils furent appelés à Vienne pour imposer silence à un Franciscain dont les sermons violents fai- saient scandale ; mais ils eurent toutes les peines du monde à lui faire admettre que, représentants d'un concile général, ils avaient le droit de lui commander. A leur arrivée à Brùnn, ils trouvèrent toute la population en émoi : le provincial des Dominicains avait séduit une religieuse de son ordre et cette femme venait d'accoucher, sans qu'aucune mesure eût été édictée contre le provincial. Les précautions que les légats crurent devoir prendre avant de procéder dans cette affaire montrent combien ils estimaient eux-mêmes que leur tâche était difficile et périlleuse. Ils finirent cependant par condamner le coupable

(1) Potthast, Reg. n°s 8324, 8326, 9775, K>905, 1H69, 11296, 11319, 11399^ 11415.— Ripoll. î, 99. Matt. Paris ann. 1234 (p. 274-6.) Wadding. Annale ann. 1295, 18. Mag. Bull. Roman. î, 174. Ripoll. n, 40.

312 MILICE PONTIFICALE

à être déposé et emprisonné pour le reste de sa vie au pain et à l'eau. Mais il n'y a aucune trace de l'exécution de cette sentence. qui paraît être restée lettre morte comme tant d'autres (1).

Quoiqu'il en soit, le Saint-Siège disposait désormais d'une mi- lice à lui, recrutée et entretenue par les fidèles, cuirassée contre les attaques du clergé lui-même et exclusivement dévouée aux intérêts de Rome. En 1241, Grégoire IX accorda aux Frères le privilège de vivre librement sur les terres des excommuniés, d'accepter d'eux l'entretien et la nourriture. Ils purent donc pénétrer partout et servir d'émissaires secrets même dans les domaines de ceux qui étaient hostiles à la papauté. Jamais l'ingéniosité humaine n'a formé d'armée plus efficace, car non seulement les Moines étaient pleins de zèle et profondément con- vaincus, mais la réputation de sainteté supérieure qui les suivait 275 partout leur assurait la sympathie et l'appui du peuple, en même temps qu'elle leur donnait un énorme avantage dans leurs conflits éventuels avec les églises locales (2).

L'efficacité de la nouvelle armée contre les ennemis tempo- rels du Saint-Siège fut mise à l'épreuve d'une manière très con- cluante dans la longue lutte de la papauté contre Frédéric IL le plus dangereux adversaire que Rome eût encore rencontré. Dès 1229, tous les Franciscains furent chassés du royaume de Naples ; on les traitait d'émissaires du pape, qui cherchaient à détourner de leurs devoirs les sujets de l'Empereur. En 1234. nous les voyons recueillir de l'argent en Angleterre afin de mettre le pape en état de continuer la lutte, employant, à cet effet, tous les procédés de persuasion et d'intimidation, avec un succès tel qu'ils tirèrent de l'île des sommes énormes et rédui- sirent nombre de gens à la mendicité. Quand Grégoire, aux

(1) Aegidii Carlerii Lib. de Légation. (Monum. Concil. gênerai, saec. xv, t. i, p. 544-8, 553, 555, 557, 563-6, 572, 577, 587, 590, 595.)

(2) Potthast n08 11040, 11041. Le rôle des Mendiants comme instruments de la domination pontificale paraît clairement dans la condamnation du Franciscain Jean Sarrazin, convaincu par l'Université de Paris, en 1429, d'avoir enseigné publiquement que la juridiction tout entière de l'Eglise dérive de la papauté. Il fut obligé de reconnaître que cette juridiction était accordée par Dieu aux diffé- rents degrés de la hiérarchie et que 1 autorité des conciles reposait, non sur le pape, mais sur le Saint Esprit et l'Eglise (D'Argentré, Coll. Judic. de nov. Error. I, n, 227.)

RÔLE POLITIQUE DES MENDIANTS 313

solennités de Pâques de 1239, fulmina une excommunication contre l'Empereur, ce fut aux prieurs Franciscains qu'il la com- muniqua, avec un long tableau des méfaits de Frédéric; ce fut à eux qu'il donna ordre de la publier au son des cloches, tous les dimanches et jours fériés. A ce procédé, d'ailleurs très expé- dient, pour soulever l'opinion publique contre lui, l'Empereur répondit par un nouvel édit d'expulsion. Quand il fut déposé, en 1244, par le concile de Lyon, ce furent les Dominicains qu'on chargea d'annoncer la sentence sur toutes les places publiques, avec promesse d'une indulgence de quarante jours pour tous ceux qui viendraient les écouter et remission plénière de leurs péchés aux Frères qui seraient .persécutés en conséquence. Bientôt après, nous les voyons jouer le rôle qui fut celui des Jésuites dans l'Angleterre jacobite et ailleurs, c'est-à-dire fomen- ter des complots et exciter des troubles. Frédéric déclara tou- jours que la conspiration contre sa vie en 1244 avait été l'œuvre de Franciscains qui, chargés de prêcher contre lui une croisade secrète sur son propre territoire, encourageaient ses ennemis en prophétisant sa mort prochaine. Lorsque les intrigues pontifi- cales réussirent, en 1246, à faire élire Henry Raspe deThuringe Roi des Romains, à la place de Frédéric, Innocent IV adressa une 276 courte circulaire aux Franciscains, les exhortant à faire état de toute occasion, publique ou privée, pour plaider la cause du nouveau monarque et promettant la rémission de leurs péchés à ceux qui lui viendraient en aide. En 1248, ce sont encore des Frères des deux Ordres qui sont envoyés, comme émissaires secrets, pour semer la désaffection parmi les sujets de Frédéric. L'Empereur s'en plaignit vivement, ayant toujours aimé et pro- tégé les Mendiants, et il répondit à cette perfidie par des actes de férocité sauvage. Le Dominicain Simon de Montesarculo, fait prisonnier, fut soumis à dix-huit tortures successives et Frédéric fit savoir à son gendre, le comte de Caserte, que tout Frère qui combattrait sa politique devait être, non plus exilé comme pré- cédemment, mais immédiatement brûlé. Les Mendiants n'en continuèrent pas moins à prêcher la croisade contre Frédéric et, après sa mort, contre son fils Conrad. On affirme qu'Ezzelin

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314 USURPATIONS DKS MENDIANTS

da Romano, le vicaire impérial dans la Marche de Trévise, mit à mort soixante Franciscains pendant les trente années qu'il exerça le pouvoir. (1).

Peu à peu les Mendiants se substituèrent aux évoques quand il y avait lieu de communiquer au peuple des mandements ponti- ficaux ou d'en assurer l'exécution. Pour la recherche des fugitifs, ils formaient comme le réseau d'une police invisible, répandue sur toute l'Europe et prête à tous les genres de services. Jadis, lorsqu'arrivait à Rome une plainte touchant quelque abus ou la conduite de quelque prélat, on chargeait une commission, for- mée de deux ou trois évêques ou abbés de la région, de procé- der à une enquête, de rédiger un rapport ou de réformer sans délai l'église ou le couvent qui avait manqué à la discipline. Bientôt ces devoirs redoutables furent confiés aux seuls Men- diants, par l'entremise desquels le pouvoir pontifical se faisait sentir dans tous les palais épiscopaux, dans toutes les abbayes de l'Europe. A maintes reprises ils se plaignirent du surcroit de travail qui leur était imposé de ce chef et on promit de les en décharger; mais ils étaient trop utiles pour qu'on se privât de leurs services. 277 Une épisode va nous montrer combien la condition de l'Église, au xm« siècle, ressemblait encore à celle que nous avons cons- tatée au XIIe, et combien la tâche des Mendiants était souvent difficile. Le grand archevêché électoral de Trêves était brigué en 1259 par deux conçurent qui, au grand profit de la Curie romaine, plaidèrent leur cause pendant deux ans à Rome, jus- qu'à ce qu'Alexandre IV finit par les écarter l'un et l'autre. Le doyen de Metz, Henry de Fistigen, alla sous un prétexte quel- conque à Rome où, en promettant de payer les dettes énormes contractées par les deux rivaux, il obtint d'Alexandre sa nomination à l'archevêché. A son retour, lepallium fut retenu comme gage des dettes qu'il avait acceptées ; mais, sans l'at-

(1) Richard, de S. Germano CA'-oft. tmn. 1220, 1239.— Potthast, Reg . n°» 10725,- 13360. Ripoll. i, 158, 172. Hist. Diplom. Frid. II, t. vi, p. 405, 699-701, 710- 11. _ Waddingi Annal, ann. 1246, 4; ann. 1253, 35-6. Martène, Ampliss. Coll. il, 1192. Barbarano Mironi, Hist. Eccle*. di Yicenza, u, 73.

ABUS ET SCANDALES 315

tendre, il assuma les fonctions d'archevêque, consacra son évêque suffragant de Metz et commença une série d'expéditions militaires, au cours desquelles il dévasta l'abbaye de Saint-Ma- thias et faillit brûler vif les malheureux moines. Ces méfaits, joints au non-payement de ses dettes, décidèrent Urbain IV, en 1261, à charger les évêques de Worms et de Spire, ainsi que l'abbé de Rodenkirk, de procéder à une enquête sur l'archevê- que, accusé de simonie, de parjure, d'homicide, de sacrilège et d'autres péchés. L'archevêque leur donna de l'argent et ils ne firent rien. Puis, en 1262, Urbain s'adressa pour la même affaire à deux Franciscains de la province de Trêves, Guillaume et Roric, qui devaient enquêter et l'informer sous peine d'excom- munication. Cette menace effraya tous les Franciscains de la province. Le custode des Franciscains et le prieur des Domini- cains, plus prudents que dociles, défendirent aux deux malheu- reux commissaires d'exercer leurs fonctions, sous peine d'être jetés en prison. Ils furent trop heureux de pouvoir se réfugier sains et saufs à Metz. Le provincial franciscain eut alors l'au- dace d'envoyer des délégués à Rome pour demander que l'en- quête fut ajournée ou confiée à d'autres. On les entendit en plein consistoire, en présence d'Urbain lui-même etdeBonaven- lure, le général de l'Ordre. Le pape répondit avec amertume : « Si j'avais envoyé des évéchés à deux de vos frères, ils les auraient acceptés avidement. Vous ne refuserez pas de faire 3e nécessaire pour l'honneur de Dieu et de l'Église. » Il est inu- tile d'entrer dans tous les détails de cette triste querelle qui dura jusqu'en 1272 et dont le développement fut marqué par toutes les variétés de fraude, de faux, de violence et de vol (1). Qu'il suffise de dire que lorsque Guillaume et Roric furent con- 27$ traints de se mettre à l'œuvre, ils s'acquittèrent de leur tâche avec droiture et que la Curie romaine, au cours de la procédure, réussit à extorquer au malheureux diocèse l'énorme somme de trente-trois mille marcs. Ce qui n'empêcha pas l'archevêque

(1) Polthast, R'qesta, 7380, 8027, 8028, 10343, 10363, 10364, l'»365, 10«04, 10807, 10906, 10 '56, 10964, 11008, 11159. Martène, Thés, v, 1812. Hist. Diplom. Frid. n. T. m, p. 416. Gest. Archiep. Trevir. c. 190-271.

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L EGLISE ET LES MENDIANTS

Henri, en 1273, d'assister au couronnement de Rodolphe de Habsbourg, avec une splendide escorte de dix-huit cents hommes d'armes.

On conçoit facilement que ce rôle d'instructeurs confié aux Mendiants ait provoqué des froissements entre les nouveaux Ordres et la vieille organisation qu'ils travaillaient à supplanter. Cela n'était, d'ailleurs, que le moindre motif de l'antagonisme qui se déclara bientôt. Une cause bien plus grave de discorde fut la part attribuée aux Mendiants dans l'œuvre de la pré- dication et de la confession. Nous avons vu que le droit de prê- cher avait été soigneusement réservé par les évêques et combien aussi la prédication avait été négligée jusqu'à l'entrée en scène de Saint-Dominique L'Église était à peine mieux préparée à s'acquitter des devoirs du confessionnal, que le concile de Latran avait rendu obligatoire et dont il avait conféré le privi- lège au clergé. Paresseux et sensuels, uniquement occupés d'ac- croître leurs revenus, les prêtres négligeaient les âmes de leurs paroissiens et, en même temps, s'opposaient à toute intrusion qui pût diminuer leurs bénéfices. Dans la populeuse cité de Montpellier, il n'y avait qu'une église le sacrement de la pénitence pût être administré; en 1213, les consuls plaidèrent auprès d'Innocent III la cause des âmes abandonnées et deman- dèrent pour quatre ou cinq autres églises de la ville le droit de recevoir les confessions. En 1247 encore, Ypres, avec deux cent mille habitants, n'avait que quatre églises paroissiales. Si l'Église Militante voulait s'acquitter de ses devoirs, si elle vou- lait reconquérir le respect des peuples, il fallait absolument porter remède à de pareils maux. (1). Au début de ses efforts, Saint-Dominique s'était prévalu du 279 droit conféré par le pape aux légats du Languedoc d'accorder des autorisations de prêcher ; ces licences étaient naturellement indépendantes du bon vouloir des évêques; mais, dans la Règle de 1228, il fut spécifié qu'aucun Frère ne pouvait prêcher dans un diocèse sans la permission préalable de l'évèque et qu'en

(l)Maitène Ampliss. Collect. i, H46-9 Innoc PP. 111. Regst. xv, 240. Berger, Registres d'Innocent IV, 2712.

PRETRES ET FRÈRES PRECHEURS 317

aucun cas il ne devait s'élever contre les vices du clergé sécu- lier. Saint-François professait la vénération la plus humble pour le clergé établi ; il déclarait que s'il rencontrait à la fois un prêtre et un ange, il commencerait par baiser les mains du prêtre et qu'il dirait à l'ange : « Attendez, car ces mains que je baise manient le Verbe de la Vie et ont quelque chose de surhumain.» Il était également prévu, dans sa Règle, qu'aucun Frère ne devait prêcher dans un diocèse contrairement à la volonté de l'évêque. Comme ces derniers n'étaient guère disposés à faire bon accueil aux intrus, le pape Honorius III condescendit à les prier de permettre aux Dominicains de prêcher, tout en pre- nant des mesures pour assurer le recrutement des préd cateurs dans le clergé séculier en encourageant les études de théologie. L'intrusion des Mendiants dans les fonctions des prêcheurs de paroisse commença par le privilège accordé aux moines de cé- lébrer partout la messe sur des autels portatifs. Cette décision rencontra quelque résistance, mais fut maintenue ; et quand Grégoire IX, en 1227, marqua son avènement en autorisant les deux Ordres à prêcher, à confesser et à donner l'absolution en tous lieux, les Frères errants, malgré lesprr hibitions édictées par leurs Règles, envahirent peu à peu toutes les paroisses et s'acquit- tèrent de tous les devoirs de la cure des âmes, au grand déplai- sir du clergé local, qui avait toujours défendu avec jalousie les droits d'où il lirait la meilleure part de son influence et de ses rentes. Des plaintes s'élevèrent, bruyantes et réitérées. Parfois les papes consentirent à les écouter, mais le plus souvent ils y répondirent par la confirmation catégorique des innovations. (1).

(1) Constit. Frat. Praedic. ann. 1228, Dist. u. cap. 32, 33 {Arch. fur. Lilt. und. K>rchentfe&ctii<*hie. 1886, p. 224.) Innoc. PP. III. Reg st. ix, 18^.— S. Francis. Orac. xxu. Ejusd. Iiegol. > <? '•. c. 9. Stephan. de BorLone (D'Argentré, Collect. juclic. de nov. error. I, i, 90-1 ) Bern. Guidon. (Martène, Ampl. Coll. vi, 530.) Potthast, KeijeM. n°" 6508, 6542, 6654, 66 0, 7325, 7467, 7468, 7480, 7890, 10316, 10332, 10386, 10329, 10630, 10657, 10990, 10999, 11006, 11299, 15355, 10926, P.933. Martène, Thesa*r. i, 954. Conc. JNarbonn. ann. 1227, c. 19. fealuze, Concil. Gall Narb.m. app. p. 156-9.

Il n'y eut pas beaucoup de prélats comme Robert Grosseteste de Lincoln, qui écrivit à Jordan et ii Ellrs,les généraux des deux Ordres, afin qu'on lui envoyât des Frères, p;»rce que, dis it-il, son diocèse était trop grand et qu'il avait besoin d'auxi- liaires pour l'aider dans la pré ;cation et dans la confession. Fasc.rer. expetend et fu,wnd. n. 334-5 féi. e 1 90.)

18.

318 CONCURRENCE AU CLERGÉ

280 Ce qui aggravait encore les causes de conflit, c'est que par- tout les laïques faisaient le meilleur accueil aux intrus et les préféraient à leurs curés. La ferveur de leur prédication et leur réputation de sainteté attiraient la foule au sermon et au con- fessionnal. L'expérience faisait d'eux des directeurs de cons- cience infiniment plus habiles que les membres indolents du clergé rival et le peuple se prit à croire que les pénitences imposées par eux étaient plus saintes, que l'absolution sortie de leur bouche était plus efficace. Le clergé prétendait qu'ils de- vaient ce succès à leur indulgence ; à quoi les moines répondaient, non sans raison, que les laïques les préféraient, tant pour eux que pour leurs femmes, à la généralité des prêtres ivrognes et débauchés qui occupaient les paroisses

Un Frère arrivait dans une localité et y dressait pour un jour son autel portatif. Sa prédication était attrayante ; les pénitents s'empressaient autour du confessionnal ; alors il pro- longeait son séjour et parfois même s'établissait à demeure. Si l'endroit était peuplé, d'autres moines venaient rejoindre le premier. Les dons des âmes charitables commençaient à affluer. On construisait une modeste chapelle, puis un cloître, enfin tout un ensemble d'édifices qui éclipsaient l'église paroissiale et se remplissaient de fidèles à ses dépens. Bien plus, les malades prenaient le froc des Mendiants sur leur lit de mort, léguaient leur corps aux Frères et les faisaient bénéficier de leurs legs; d'où des querelles nouvelles et de plus en plus envenimées, qui faisaient songer à des disputes de vampires sur des cadavres. En 1247, à Pampelune, plusieurs corps restèrent longtemps sans sépulture à cause d'une dispute très vive entre les chanoines et les Franciscains. On s'accorda à partager les dépouilles, les prêtres de la paroisse devant en recevoir des portions variant entre la moitié et le quart ; mais cet arrangement m 'nie donna lieu à des contestations nouvelles. Toutes les fois qu'il se pro- duisait un conflit ouvert, le pape, bien que désireux d'éviler le scandale, décidait presque toujours en faveur des moines cl le clergé assistait, avec un mélange d'effroi < t de conv. à la dépossession progressive dont il élait la vûtiine. Kn ltf>^\ un

RÉCLAMATIONS DU CLERGÉ 319

soulèvement populaire se produisit en Hollande et dans laGuel- dre; les rebelles, encouragés par un premier succès, for- mulèrent un programme de réformes ils proposaient de tuer tous les nobles, tous les prélats et tous les moines, mais d'épargner les Mendiants et les quelques prêtres de paroisse qui 281 étaient nécessaires à l'administration des sacrements. A la vérité, le clergé fit quelques efforts pour se mettre à la hauteur des nouveaux venus, mais les habitudes de paresse étaient trop fortes pour qu'il fût possible à la plupart de s'en guérir. Déjà 5 au siècle précédent, le clergé séculier s'était plaint amèrement de l'impulsion donnée au monachisme par la fondation et le développement de l'Ordre cistercien. Il avait même osé porter des réclamations assez vives devant le troisième concile de Latran, en 1179, alléguant que les prêtres des paroisses étaient menacés de tomber dans l'indigence. Cette fois, l'empiétement était beaucoup plus dangereux et l'instinct de conservation devait inciter le clergé à une défense énergique. Il fallait qu'il se produisit une lutte pour la suprématie entre les églises loca- les, d'une part, et, de l'autre, la papauté avec sa nouvelle milice. On verra que le parti conservateur fit preuve de beau- coup d'habileté dans le choix du champ de bataille (1).

L'Université de Paris était alors, le centre de la théologie scolastique. De caractère cosmopolite, elle s'était peu à peu imposée au respect de toute l'Europe par une longue série de maîtres illustres, qui avaient formé des générations d'étudiants

(1) Brev. Hist. Ord. Praedic. (Marlène Ampl. CoV. vi, 357.) Extrav. Commun, lib. m, tit. vi, c. 8. Concil. Nimociens ann. 1298, c. 17. Constit. Joann. archiep. Nicos. ann. 1321, c. 10. C. Avenion. ann. 1326, c. 27; ann. 1337, c. 32. C. Vaurens. ann. 1368, c. 63, 64. fcpist. saec. xm, T. i, 437 [Monurn. Germ. Hist.) Berger, Les Registres it'/nnoc. IV, n°* 1875-8, 3252-5, 3413. Ripoll. i, 25, 132-3, 153-4; n, 61, 173; vu, 18. Matt. Paris ann. 1234, p. 26; ann. 1235, p. 286-7; ann. 1225, p. 616.— Potthist, I\eg. n°* 8786 a, 8787-9, 10052. Trith'-m. Annal. Hirsaug. ann. 1268. Conc. Biterrcns. ann. 1233, c. 9. C. Arcîatens. ann. 1234, c. i. C. Albiens. ann. 1254, c. 17, 18. S. Bonav Libell. Apoloi/et. Quaest. 1. Abbat. Joachimi Concordiae, v. 49.

Les détails des querelles dég >ûtantes s r les mourants et les morts sont présentés d'une manière saisissante dans un essai de médiation tenté par Bonilace VIII, en 1303, entre le clergé de Home et les Mendiants (Ripoll. n, 70.) Les disputes continuelles à ce sujet étaient un des griefs princi aux «le lu secte spirituelle des Franciscains (Hist. Tribulationuna, in. Arehiv iïr Litteratur und Kirchengeschiclite, 1886, p. 297.)

320 LUTTES AVEC l'uNIVERcITÉ DE PARIS

appartenant aux pays les plus divers. On la considérait comme la citadelle de l'orthodoxie. Dans chaque évêché elle était repré- sentée par d'anciens élèves qui se tournaient vers elle avec l'affection filiale due à Y Aima Mater. Elle avait fait bon accueil 282 aux premiers missionnaires de Dominique quand ils vinrent à Paris pour fonder une maison de l'Ordre et avait admis des Dominicains dans son corps enseignant. Tout à coup s'éleva une querelle qui, par l'insignifiance même de ses motifs, attesta la tension qui existait depuis longtemps entre le clergé et les Mendiants. L'Université avait toujours été jalouse de ses pri- vilèges, dont le moindre n'était pas la juridiction qu'elle exer- çait sur ses étudiants. L'un d'eux fut tué et plusieurs furent blessés par le guet dans une bagarre. La réparation offerte ayant été jugée insuffisante, l'Université ferma ses portes; mais les professeurs Dominicains, Bonushomo et Elias, con- tinuèrent à enseigner. On leur ordonna de suspendre leurs leçons et défense fut faite aux étudiants d'y assister. Ils en appelèrent au pape, qui ne tint pas compte de leur réclamation; et quand l'Université reprit ses cours, on leur enjoignit de jurer qu'ils en observeraient les statuts, sauf conflit avec la Régie de leur Ordre. Ils y mirent pour condition que l'on admettrait à l'Université deux professeurs de théologie dominicains. Après quinze jours de pourparlers inutiles, on les expulsa. Les pro- , vinciaux des deux Ordres à Paris prirent en mains cette querelle et en appelèrent à Rome; Innocent IV demanda à l'Université de renoncer à ses prétentions. La lutte se trouvait ouvertement engagée (1).

L'Université ne voulut pas prendre de demi-mesures. Elle était décidée à réduire les Mendiants à la condition des autres Ordres et comptait mériter la reconnaissance des évèques et du clergé en les dépouillant des privilèges qui les rendaient si

(1) Alex. PP. Bull. Quasi lignum vitae.— Waddingi Annal, ann. 1255, 2. Nhipin, Mbl. des aute rs fccjés. t. x, cli. vil.

' our TexempHon de la juridiction séculière accordée aux étudiants, voir r'erger, Bei). d'Innocent IV, 1515.— Mol'mier (Gnill. Bernard de Gaillac, P;iris, 1884, p. 26) expose fort bien l'organisation de l'enseignement par les Dominicains à cette époque.

LA « BULLE TERRIBLE » 321

dangereux. A cet effet, il était nécessaire de se concilier la faveur de Rome, ce qui était une question d'argent. Les étu- diants, pleins d'enthousiasme, s'imposèrent des contributions et constituèrent un fonds destiné aux négociations avec la Curie. Le chef du parti de la résistance était Guillaume de Saint-Amour, également estimé comme prédicateur et comme 283 professeur, homme érudit, éloquent et inflexible dans ses opinions. Il fut délégué vers le Saint Siège, il trouva Inno- cent fort disposé à l'entendre soutenir que les règles des Ordres Mendiants devaient conduire les âmes à la perdition. Le pape avait été l'ami des moines, il avait confirmé et même étendu leurs privilèges ; mais il éprouvait en ce moment un accès d'humeur à leur égard. Les Dominicains en donnaient pour cause qu'ils avaient secrètement reçu dans leur Ordre un cousin du pape, que ce dernier aimait beaucoup et qu'il voulait pous- ser dans le monde ; ils alléguaient aussi la malveillance d'un autre cousin, qui avait voulu construire à Gênes un palais-for- teresse dominant toute la ville et qui en avait été empêché par le refus des Dominicains de lui vendre une parcelle de terrain. Aux mois de juillet et d'août 4254, Innocent avait publié plu- sieurs brefs en faveur des Mendiants et contre l'Université. Le 2i novembre il promulgua la bulle Etsi anima rum, connue des Mendiants sous le nom de « la bulle terrible », défense était faite aux membres de tous les Ordres religieux de recevoir dans leurs temples, les dimanches et jours fériés, les parois- siens d'autres églises ; ils ne devaient pas entendre de con- fessions sans une autorisation spéciale des prêtres de paroisse ; ils ne devaient pas prêcher dans leurs propres églises avant la messe, pour ne point détourner les paroissiens de leurs églises paroissiales ; enfin, ils ne devaient pas prêcher dans ces églises lorsque les évêques eux-mêmes y prêchaient ou y faisaient prêcher par d'autres (1).

(\) Waddingi Aniwl. ann. 1254, nos 4 et 5; ann. 1255, 3. Brev. hist. ord. j.raed. (Martene Am/d. Coll. vi, 356-7.) Potthast R g. h" 15562. Matt. Paris, ann. 1253, p. 590.

Guillaume de St Amour cumulait des bénéfices. Non content d'un canonicat à

322 REVANCHE DES MENDIANTS

Cette bulle était vraiment terrible, car elle démolissait d'un seul coup l'édifice élevé au prix de tant de labeur et d'abné- gation. En présence d'un pareil désastre, les Dominicains ne se contentèrent pas de mettre en avant les représentants les plus illustres de leur Ordre, mais ils en appelèrent au Ciel. Chaque Frère reçut l'ordre de réciter tous les jours, après matines, sept psaumes et les litanies de la Vierge et de saint Dominique. Un Frère, en se livrait à ce pieux exercice, fut encouragé par une vision : il aperçut la Vierge plaidant la cause des Dominicains auprès de son Fils et entendit ces paroles : « Écoutez-les, mon £84 Fils, écoutez-les! » Jésus écouta en effet, car bien que nous puissions révoquer en doute la légende dominicaine suivant laquelle Innocent aurait été frappé de paralysie le jour il signa le crudelissimum edictum, il est certain qu'il mourut seize jours après, le 7 décembre; on raconta qu'un pieux Romain vit alors en songe l'âme d'Innocent livrée aux deux saints irrités, Dominique et François. Le cardinal d'Albano, qui, par hostilité aux Ordres, avait conseillé au pape les mesu- res incriminées, eut l'imprudence de se vanter d'avoir abaissé les Mendiants devant les évèques, ajoutant qu'il comptait bien les faire tomber un jour au-dessous des plus humbles prêtres. Aussitôt une poutre de sa maison céda; il tomba et se cassa le cou. Peut-être serait-il injuste d'accuser les Dominicains d'avoir aidé la nature dans ces catastrophes ; mais quelque étrange que cela puisse paraître d'avoir, à force de prières, tué un pape et un cardinal, ils constatent non sans orgueil que la phrase : « Gardez-vous des litanies dominicaines, car elles opè- rent des miracles)) devint, à partir de ces événements, un dicton populaire (1).

La mort d'Innocent fut le salut des Ordres Mendiants. Si son successeur fut élu après un intervalle de deux semaines seule- ment, ce fut grâce à l'habileté du Préfet de Rome qui, peucon-

Beauvais et d'une église avec cure, il obtint en 1247 d'Innocent la dispense néces- saire pour détenir une autre cure. Berger, Les Registres d'Innocent tv, 3188.

(1) Waldingi Annaf. ann. 1254, 3; ann. 1255, 5. Bievis Hlstoria (Mar- tène, vi, 357.) Martène, Thesaur. i, 1059.

GUILLAUME DE SAINT AMOUR 323

fiant dans l'opération du Saint-Esprit, mit les Pères du Conclave à la portion congrue, d'où résulta la prompte élection d'Alexan- dre IV. Le nouveau pape était tout acquis aux Mendiants. Quand Jean de Parme, général des Franciscains, se présenta à lui avec la requête habituelle de désigner un cardinal comme « protec- teur » de l'Ordre, Alexandre refusa, disant que, tant qu'il vivrait, l'Ordre n'aurait besoin d'autre protecteur que lui-même. Le choix qu'il fît du Dominicain Raymond de Pennaforte et du Franciscain Ruffino comme chapelains pontificaux, montra avec quel empressement il se soumettait à leur influence. Le 31 décembre, dix jours après son élévation, il adressa des lettres aux deux Ordres pour leur demander leurs suffrages et leur intercession auprès de Dieu; le même jour il publia un Ency- clique, révoquant la terrible bulle d'Innocent et déclarant qu'elle était nulle (1).

Devant un pareil juge, la cause de l'Université était évidem- ment perdue d'avance. Le 44 avril 1255, parut la bulle Quasi lignum vitœ, qui décidait la querelle en faveur des Domini- 285 cains. Toutefois, Guillaume de Saint-Amour revint à Paris? résolu à continuer la guerre. Du haut de leurs chaires, lui et ses amis tonnèrent contre les Mendiants. Ils se gardaient de les nommer, mais les désignaient par les allusions les plus trans- parentes tantôt aux Pharisiens et aux Publicains, tantôt aux hommes, annoncés par les prophètes, qui introduiraient le règne de l'Antéchrist. L'Église, disaient-ils, est menacée de périls nouveaux et imprévus. Satan s'est aperçu qu'il n'arrivait à rien en envoyant des hérétiques faciles à confondre ; changeant de tactique, il se fait représenter aujourd'hui par le cheval pâle de l'Apocalypse, les frères hypocrites qui, sous l'apparence de la sainteté, troublent « t déchirent l'Église. La persécution dont ces hypocrites seront les instruments dépassera en horreur toutes les persécutions précédentes....

Guillaume saisit encore avec empressement une autre arme qui s'offrait à lui. En 4254, avait paru un ouvrage intitulé

(1) Waddingi Annal, ann. 1254, no 20 ; ann. 1255, '■• t. Ripoll i. 266-7.

324 POLÉMIQUE CONTRE LES MENDIANTS

« Introduction à l'Évangile Éternel », que Ton attribuait à Jean de Parme, le général des Franciscains. Il y avait, en effet, parmi ces derniers, un parti fortement enclin au mysticisme, qui com- mençait alors à se faire sentir. Les écrits de l'abbé Joachim de Flore, que l'on faisait revivre et que l'on commentait avec ardeur, prédisaient, pour 1260, la ruine de l'état de choses existant dans l'Église et dans l'État, la substitution d'un nouvel Évangile à celui du Christ et le remplacement de la hiérarchie ecclésiastique par le monachisme mendiant. L' « Introduction à l'évangile Eternel » attirait l'attention de tous les lettrés de l'époque et offrait à Guillaume un terrain d'attaque trop pro- pice pour être négligé.

L'Université tenait toujours. Vainement Alexandre fulminait bulle sur bulle contre les récalcitrants, les menaçant de peines diverses et, finalement, faisait appel à saint-Louis pour obtenir le concours du bras séculier. Le clergé de Paris, trop heureux de l'occasion d'accroitre l'impopularité temporaire des Mendiants, les insultait du haut de toutes les chaires et les attaquait même dans leurs personnes, usant de coups et de menaces, au point que les moines n'osaient presque plus se montrer dans les rues pour y mendier leur pain quotidien. Sans se laisser émouvoir par une requête du pape, qui demandait au roi de le jeter en prison, Guillaume publia un pamphlet intitulé De 286 periculis novissimorum temporum, il exposait hardiment tous les arguments de ses discours contre les Mendiants. Il y montrait que le pape n'avait pas le droit d'enfreindre les ordres des prophètes et des apôtres et que ceux-ci seraient convaincus d'erreur si l'on renversait l'ordre établi de l'Église en permet- tant à des hypocrites vagabonds et à de faux prophètes de prêcher et de recevoir les confessions. Ceux qui vivent de mendicité sont des flatteurs, des menteurs, des calommiateurs, des voleurs et des ennemis de la justice. Quiconque déclare que Jésus était un mendiant nie qu'il ait été le Messie; c'est un hérésiarque qui détruit le fondement de toute la foi chrétienne. Un homme qui n'a pas d'infirmités commet un sacrilège quand il reçoit les aumômes des pauvres pour son usage personnel ; si

INTERVENTION DE SAINT THOMAS 315

l'Église a permis cela «aux moines, c'a été une erreur qui doit être redressée. Il appartient auxévêques de purger leurs diocèses de ces hypocrites; ils en ont le pouvoir et, s'ils négligent de le faire, le sang de ceux qui périront par suite de cette négligence retombera sur eux.

Saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure répondirent à ces virulentes attaques. Le premier, dans un traité intitulé Contra impugnantes religionem, démontra, avec la logique scolastique la plus raffinée, que les Frères avaient le droit d'enseigner, de prêcher, de recevoir des confessions et de vivre sans travailler; il réfuta les accusations portées contre leur moralité et leurs empiétements, affirmant qu'on n'avait aucun motif de les assimiler aux précurseurs de l'Antéchrist. Il s'efforça aussi d'établir qu'ils avaient le droit de résister à leurs diffamateurs d'appeler les tribunaux à leur défense, d'assurer même leur sécurité personnelle, en cas de nécessité, par le recours aux armes, et de punir ceux qui les persécutaient. Bonaventure, dans son De paupertate Christi, plaida que l'exemple du Christ était un argument décisif en faveur de la pauvreté et de la mendicité; dans son Libellus apologeticus et dans son Trac- tât as quia fratres minores prœdicent, il porta la guerre sur le terrain même de l'adversaire en dénonçant avec autant de vigueur que de franchise les défauts, les manquements, les péchés, la corruption et l'avilissement du clergé suculier. Les hérétiques pouvaient se sentir justifiés en voyant ainsi les deux grands partis de l'Église se dire réciproquement leurs vérités; et les fidèles avaient toute raison de se demander si l'un ou l'autre pouvait les conduire au salut.

Cette guerre de paroles ne donna pas de résultats décisifs et la solution de la crise vint d'ailleurs. Dès l'apparition du livre de Guillaume, saint Louis en avait soumis des exemplaires au pape Alexandre. L'Université, de son côté, envoya Guillaume à la tête d'une délégation pour demander à Borne la condamnation de l'Évangile Éternel. Albert le Grand et Bonaventure vinrent plaider la cause de leurs Ordres et une chaude dispute s'éleva devant le Consistoire. L'Évangile Éternel et son Introduction 287

19

326 VICTOIRE DES MENDIANTS

furent condamnés avec égards par une commission spéciale réunie à Anagni en juillet 1255; d'autre part, la bulle Roma- nus pontifex, du 5 octobre 1256, déclara que le livre de Guil. aume de saint Amour était mensonger, scandaleux, trompem. Iméchant et exécrable. Ordre était donné de le brûler devant la Curie et devant l'Université; tout exemplaire devait être remis dans les huit jours pour être détruit et toute personne qui ose- rait en défendre la doctrine était qualifiée de rebelle. Les envoyés de saint Louis et de l'Université furent obligés de sous- crire aune déclaration acceptant cette sentence et de reconnaître le droit des Mendiants à prêcher, à confesser et à vivre d'aumônes sans travailler. Guillaume seul refusa. En outre, Alexandre enjoignit à tous les professeurs et prédicateurs de s'abstenir d'insulter les Mendiants et de rétracter les propos injurieux qu'ils avaient tenus contre eux, sous peine de perdre leurs bénéfices. Ce dernier ordre ne fut suivi que très imparfaite- ment (1).

La victoire des Mendiants était complète. L'Université se soumit en maugréant au pouvoir irrésistible de la papauté et Guillaume de Saint Amour resta seul inébranlable, refusant de rien reconnaître, de rien concéder. Au moment il allait retourner en France, au mois d'août 1257, le pape Alexandre lui fit défense de s'y rendre et lui interdit à tout jamais d'ensei- gner. La terreur qu'il inspirait était telle que le pape écrivit exprès à saint Louis, priant le roi de fermer au théologien rebelle l'accès de son royaume. Guillaume n'en continua pas moins à entretenir une correspondance suivie avec ses anciens collègues et à fomenter dans l'Université de Paris un perpétuel état d'inquiétude. Vainement Alexandre défendit d'avoir com- merce avec lui; on passait outre. Les Mendiants qui enseignaient à l'Université étaient l'objet de quolibets et d'épigrammes qui

(1) Ripoll î. 289, 2^1, 206, 298, 301, 306, 308. 311, 312, 320, 322, 324, 333, 334, 336, 342, 345, 350. Matt. Paris ann. 1255, p. 611, 616. Wadding. Annal. ann. 1255, 4; ann. 1256, 20-37. Fasciculus rer. expetend. n, 18 sq. (éd. 1690.) Mag. Bull. Roman, i. 112. D'Argentré, Coll. judic. de nov. error. m, 170 rq. Guill. Nangiac. Gesta S. Ludov ann. 1 ? 55 . Grandes Chroniquos, v„ 373-4. Bern. Guidon. Chron. (Bouquet, xxi, 698.)

MORT DE GUILLAUME 327

se répandaient partout; en 1259, le Dimanche des Rameaux, le bedeau de l'Université, Guillot de Picardie, interrompit la prédication de saint Thomas d'Aquin par la publication d'un libelle scandaleux contre les Mendiants. Avec le temps, cependant, les rancunes s'endormirent et le dernier acte de la querelle fut 288 une lettre d'Alexandre, du 3 décembre 1260, autorisant l'évêque de Paris à donner l'absolution aux personnes qui avaient conservé des copies du livre de Guillaume, à la condition qu'elles les remissent pour être brûlées. Guillaume vivait toujours en exil. Clément IV, qui monta sur le trône pontifical en 1264, lui permit de revenir à Paris. Là, il se hâta d'écrire un nouveau livre sur le même sujet et l'envoya au pape en 1266. Dans l'intervalle, en 1265, Clément avait témoigné sa faveur aux Ordres Mendiants par une bulle qui confirmait expressément leur indépendance à l'égard des évêques. Comme on pouvait s'y attendre, il rejeta le livre de Guillaume comme infecté ^lu même virus que le précédent. Guillaume mourut en 1272, sans s'être jamais rétracté, et fut honorablement enseveli dans son village natal de Saint Amour, bien qu'à l'heure actuelle il passe encore pour un hérétique aux yeux des bons Dominicains et Franciscains (1).

En 1632, une édition des œuvres de Guillaume ayant été publiée à Constance, les Dominicains eurent assez d'influence sur Louis XIII pour en obtenir la suppression. Tous les exem- plaires furent saisis; tout possesseur d'un exemplaire était passible d'une amende de 3,000 livres et tout libraire qui en offrait un exemplaire en vente encourait la peine capitale ! (2)

Les cendres de la controverse furent ranimées en 1269 par un Franciscain anonyme qui attaqua le livre de Guillaume. Gérald

(1) Ripoll i, 346, 348, 349, 352-3, 372, 3T5-9. Waddingi Annal ann. 1 25G, 38; ann. 1257, n09 1-4, 6; ann. 1259, n03 3-6; ann. 1200, 10. Clément. PP. IV Bull. Virtute conspicuos, 12G5. Dupin, Bibl. des auteurs ecclés. t. x, ch. vu.

(2) Mosheim, de B*ghardis, p. 27. L'ouvrage Pericula nov'ssimorum temporum avait cependant été réimprimé, avec deux dos sermons rie St Amour, dans YAnti- lorjia Papse de Wolfgang de YVeissenburg (Bâle, 1555.) 11 y eut des réimpressions à Londres en 1088 et dans l'édition donnée par Brown du Fàscicuïus rerum exj e- tendarum et fugiendarum en 1690.

328 GÉRALD ET BONAVENTURE

d'Abbeville, qui, avec saint Thomas, saint Bonaventure et Robert de Sorbon compte parmi les quatre plus illustres théologiens de l'époque, répondit par une dénonciation de la doctrine de la pauvreté et une défense du principe de la propriété. Saint Bonaventure répliqua par son Apologia Pau- perumj éloquent panégyrique de la pauvreté, et les annalistes 289 franciscains racontent avec joie que Gérald, foudroyé par la logique de son adversaire et par la vengeance de Dieu, perdit la faculté de raisonner, devint paralytique et mourut miséra- blement, atteint de la lèpre (1).

Les empiétement des Mendiants avaient soulevé contre eux une hostilité générale et profonde dans tous les rangs du clergé, qui ne craignait pas seulement pour ses privilèges, pour ses richesses, pour son autorité sur le peuple, mais qui se rendait compte que la nouvelle milice pontificale l'assujettissait à Rome au point de menacer le peu d'indépendance qui lui restait. Ces parvenus n'avaient pas craint d'engager une lutte avec la puissante et respectée Université de Paris le soleil radieux, comme disait le pape Alexandre, qui répand sur le monde la lumière de la pure doctrine, le corps d'où nait la noble race des docteurs qui illuminent la chrétienté et maintiennent la foi catholique. Ils avaient trouvé qui parler; la guerre avait été longue et ardente; mais finalement, les Mendiants, obstinément soutenus par le pape, étaient restés vainqueurs. l'Univer- sité de Paris, appuyée sur la sympathie de tous les prélats du monde chrétien, avait échoué, il n'y avait guère d'espoir que d'autres pussent réussir; il fallait s'incliner devant ces intrus dont pape disait, en défendant aux évèques de se déclarer pour l'Université, que c'étaient « des fioles d'or remplies de suaves parfums » (2).

De loin en loin, cependant, la résistance, quoique condamnée d'avance, se manifestait encore. Une bulle de Clément IV, en 1268, interdisant aux archevêques et aux évèques d'infer-

(\) Bonaventur. Apol. Pauperum Resp. i, c. 1 . Wadding. An>ml. ann. 1269, nos 6-8. (2) Riyoll i. 33S.

NOUVELLES USURPATIONS DES MOTNES 329

prêter les privilèges conférés aux Mendiants, montre que l'hos- tilité persistait et guettait les occasions de se produire. Miimc à l'extrémité la plus lointaine de l'Espagne, Yhermandad des évêques et abbés de Léon et de Galice, en 1283, indique, comme un des objets de la confédération, la résistance aux usurpations des Dominicains et des Franciscains et aux injures qu'ils infli- geaient sans cesse tant aux monastères qu'au clergé sé- culier. Celui-ci s'efforçait parfois d'empêcher l'établissement de nouvelles maisons de Mendiants ou de les contraindre à la retraite par des vexations, avec l'inévitable résultat de s'attirer la colère pontificale. 11 y eut une lueur d'espérance quand le sage et érudit Jean XXI monta sur le trône; mais son hostilité 290 envers les Mendiants abrégea sa vie, comme elle avait abrégé celle d'Innocent IV. Le toit de son palais s'écroula sur lui après huit mois de règne et les pieux chroniqueurs des Ordres flétri- rent sa mémoire comme celle d'un hérétique et d'un magicien. Vers 1284, l'interprétation de quelques nouvelles concessions de Martin IV réveilla l'antagonisme. Toute l'Église gallicane se leva. En 1287, l'archevêque de Reims convoqua un concile pro- vincial pour étudier la question. Il rappella en termes émus les vains efforts du clergé en vue d'une solution pacifique, les insupportables empiétements des moines, les intolérables inju- res infligées tant au clergé qu'aux laïques et la nécessité d'un appel à Rome. On savait qu'un pareil appel entraînait des dépenses considérables ; mais tous les évêques consentirent à abandonner cinq pour cent de leurs revenus ; les abbés, prieurs, doyens, chapitres et églises paroissiale' de la province sacrifiè- rent un pour cent de leurs rentes pour ia même cause. Le pieux Franciscain Salimbene nous apprend qu'on réunit ainsi cent mille livres tournois et qu'on acheta à ce prix, le pape Hono- rius IV. Le Vendredi Saint de l'an 1-87, il devait publier une bulle retirant aux Mendiants le droit de prêcher et de confesser. Ils étaient désespérés, mais, cette fois, ce furent les prières des Franciscains qui prévalurent, comme celles des Dominicains avaient remporté la victoire au temps d'Innocent IV. La main de Dieu d'appesantit sur Honorius clans la nuit du mercredi; il

330 LES MENDIANTS ET LA PESTE NOIRE

mourut le jeudi et les Ordres furent de nouveau sauvés. Toute- fois, la lutte continua jusqu'à ce que Boniface VIII, en 1298, retira la bulle de Martin IV, sans parvenir cependant à rendre la paix à l'Église. Benoit XI ne fut pas plus heureux et se plaignit que cette querelle était comme l'hydre, dont les têtes repous- saient à mesure qu'on les faisait tomber. En 1323, Jean XXII déclara hérétique la doctrine de Jean de Poilly, suivant lequel la confession faite aux Frères était nulle, parce que chacun, prétendait-il, avait le devoir de se confesser au prêtre de sa paroisse.

En 1351, le clergé reprit courage en vue d'une nouvelle atta- que. Il est possible que le dévouement dont firent preuve les Mendiants pendant la Peste Noire, alors que les prêtres pre- naient la fuite et que les Frères seuls soignaient les malades et consolaient les mourants, ait eu pour effet de grandir encore leur crédit auprès du peuple et de les pousser à de nouveaux empiétements. Quoi qu'il en soit, une grande délégation, com- prenant des cardinaux, des évêques et un nombre considérable de prêtres, se rendit auprès de Clément VI pour réclamer l'abo- lition des Ordres, ou du moins la limitation de leurs privilèges. On demandait qu'ils ne pussent ni prêcher ni confesser et qu'ils ^ ne touchassent plus les taxes de funérailles, qui les enrichis- saient énormément aux dépens des prêtres de paroisse. Les Mendiants ne daignèrent pas répondre, mais Clément répondit pour eux, affirmant que, loin d'être inutiles à l'Eglise, comme le prétendaient les pétitionnaires, ils lui rendaient les plus grands services. « Et si vous les faites taire, continua-t-il, de quoi donc pourrez-vous entretenir le peuple? Lui parlerez-vous d'humi- lité? Mais vous êtes les plus orgueilleux des hommes, arrogants et épris de toutes les pompes. De pauvreté? Vous êtes d'une avidité telle que tous les bénéfices du monde ne sauraient vous satisfaire. De chasteté ? Mais je ne dirai rien à ce sujet, car Dieu sait ce que fait chaque homme et combien d'entre vous se livrent à la luxure. Vous haïssez les Mendiants et vous leur fer- mez vos portes, de peur qu'ils ne soient témoins de votre genre de vie, alors que vous gaspillez vos biens temporels avec des

INTERVENTION DE CLÉMENT VI 331

parasites et des fripons. Vous ne devriez pas vous plaindre, en vérité, quand les Mendiants reçoivent quelques biens de ces mourants qu'ils administraient alors que vous aviez fui, ni quand ils emploient cet argent à des constructions tout est ordonné pour la gloire de Dieu et de l'Église, au lieu de le dépenser en plaisirs et en débauches. Et parce que vous ne faites pas comme eux, vous accusez les Mendiants, vous, dont la plu- part mènent des existences vaines et mondaines ! »

Après une pareille philippique, même de la bouche d'un pape dont sainte Brigitta dénonça les débordements, il n'y avait pas autre chose à faire que de se soumettre. Cependant les prélats ne furent pas réduits au silence, car, quelques années après, Richard, archevêque d'Armagh, prêcha à Londres des sermons contre les Mendiants qui, en retour, l'accusèrent d'hérésie devant Innocent VI. En 1357, il se défendit dans un discours il les malmena sans scrupule ; mais l'examen de son cas traîna en longueur et il mourut à Avignon, en 1360, avant qu'une solution ne fût intervenue. En 1373, le gardien franciscain de Syracuse demanda à Grégoire XI une copie authentique de la bulle de Jean XXII contre les erreurs de Jean de Poilly, parce qu'en Sicile le clergé séculier contestait aux Mendiants le droit de confesser. En 1386, le concile de Salzbourg dénonça en termes violents les scandales causés dans presque toutes les paroisses par l'intrusion de ces Frères errants, qui allumaient la discorde et donnaient l'exemple de la mauvaise conduite ; puis il décida qu'à l'avenir ils ne pourraient ni prêcher ni confesser 292 sans la permission de l'évêque et l'invitation expresse du pas- teur. En 1393, Conrad II, archevêque de Mayence, cessa un instant de persécuter les Vaudois pour déclarer, dans un édit> que les Mendiants étaient des loups déguisés en brebis et leur interdire de recevoir des confessions. D'autre part, un Fran- ciscain, Maître Jean de Govelle, soutint publiquement, en 1408, que les curés n'étaient capables ni de prêcher ni de confesser et que ces deux tâches incombaient aux Frères, proposition que l'Université de Paris le contraignit bien vite à rétracter (1).

(1) Clément. PP. IV. Bull. Providentiel, ann. 12»;8. Mémorial Historico Espa-

332 JEAN GERSON

La querelle paraissait interminable. En 1409, les Mendiants se plaignirent que le clergé les traitât de voleurs et de loups et qu'il insistât pour que toutes les confessions qu'on leur faisait fussent réitérées aux prêtres des paroisses, renouvelant ainsi l'erreur de Jean de Poilly condamnée par Jean XXII. Alexandre V, Franciscain lui-même, répondit à leur requête par la bulle Regnans in excelsis, qui menaçait des peines de l'hérésie tous ceux qui soutiendraient de pareilles doctrines ou qui prétendraient que le consentement du prêtre était néces- saire avant que le paroissien put se confesser aux Frères. Pen- dant le grand schisme, la papauté cessa d'être un objet de terreur. L'Université de Paris reprit hardiment la querelle et, à l'instigation de Jean Gerson, refusa de recevoir cette bulle, obligea les Dominicains et les Carmes à la renier publique- 293 ment et expulsa les Franciscains et les Augustins, qui refusaient d'en faire autant. Gerson n'hésita pas à prêcher publiquement contre la bulle, dans un sermon il énuméra les quatre per- sécuteurs de l'Église, à savoir les tyrans, les hérétiques, les Mendiants et l'Antéchrist. Ce rapprochement peu flatteur n'était pas de nature à apaiser les esprits ; toutefois, la controverse sommeilla quelque peu au milieu des grandes questions agitées par les conciles de Constance et de Baie. Cette dernière assem- blée se prononça même contre les Mendiants et condamna la croyance populaire, très répandue, d'après laquelle toute per-

nol, 1851, T. h, p. 06.— Ripoll i, 341, 344. Ptol. Lucens. Hist . Eccles. lib. xxin, c. 21, 24-5. Henr. Steronis Annal, ann. 1287, 1299. Annal. Dominican. Col- mariens. ann. 1277. Waddingi Annal, ann. 1 2**1 , 97; ann. 1303, 32.— Concil. Valent, ann. 1255. Concil. Ravennat. ann. 1259. Martène, Ampliss. Coll. ii. 1201. Concil. Remens. ann. 1287. Salimbene, Chmn. p. 371, 378-9.

Guill. Nangiac ann. 1298; ejusd. Continuât, ann. 1351. Révélât. S. Brigittse lib. vi, c. 6 ' : c!'. lib. i, c. 41. c. 2 Extravagant. Commun, ni, vi. c. 1. Ejusd. v, 7. Ripoll h. 92-3. P. de Herenthals Vit. Joann. xxn. ann. 1233. Mar- tène Thés. i. 1308 c. 2 Extravagant Commun, v. ni. Alph. de Spina Forta- licium Fidei, fol. 61 a (éd. 1494). Hecker, Epidémies of the Middle Ages (trad. Babington), p. 30. Fascic. Rer. Expet. et Fugiend. n, 466 (éd. de 1490).

Theiner, Monvm. Hibern. et Scotor. 634, p. 313. Cosentino, Archiv. Stor. Siciliano, 1886, p. 336. Concil. Salisburg. ann. 1368, c. 8. Gudeni Cad. Diplom. in, 603. D'Argentré, Coll. Jndic. de Nov. Error. i, n, 178.

Pendant la Peste Noire, sur 140 Dominicains, à Montpellier, sept seulement survé- curent; à Marseille, de 160, pas un n'échappa. La mortalité, dans l'Ordre Fran- ciscain, fut estimée à 124.434 personnes, ce qui est d'ailleurs une manifeste exa- gération. — Hoffmann, Gesch. der Inquisition, n, 374-5.

COMPROMIS DE 1480 333

sonne mourant dans l'habit franciscain ne devait pas passer plus d'une année au Purgatoire, parce que saint François y faisait une visite annuelle et emportait au Ciel ceux qui s'étaient réclamés de lui. Mais quand la Papauté retrouva sa force, elle la mit de nouveau au service de ses favoris. En 1446, Eugène IV publia une nouvelle bulle, Gregis nobis crediti, qui condam- nait les doctrines de Jean de Poilly et fut suivie, en 1453, d'une autre bulle de Nicolas V, Provisionis nostrœ, qui tendait à la même fin. Cette dernière bulle fut notifiée en 1456 à l'Université de Paris, qui la dénonça comme subreptice, ennemie de la paix et subversive de la subordination hiérarchique. Calixte III continua la lutte et, en présence de l'obstination de l'Univer- sité — elle refusait d'admettre parmi ses membres les Frères qui ne renonçaient pas à se prévaloir de ces bulles fit vaine- ment appel au roi Louis XI. Il est vrai qu'en 1458 un prêtre de Valladolid, qui déniait aux Mendiants le droit d'exercer les fonctions des prêtres, fut obligé de se rétracter publiquement dans sa propre église ; mais la lutte continua, donnant lieu en Allemagne à de tels scandales que les archevêques de Maycnce et de Trêves, d'accord avec de nombreux évêques et le duc de Bavière, furent obligés d'en appeler au Saint-Siège. Une com- mission de deux cardinaux et de deux évêques fut nommée pour régler les termes d'un compromis, qui fut accepté par les deux partis et approuvé par Sixte IV vers J480. Les prêtres ne devaient pas enseigner que les Ordres étaient une pépinière d'hérésie ; les Frères ne devaient pas enseigner que les parois- siens n'avaient pas besoin d'entendre la messe dans leurs églises paroissiales les dimanches et jours fériés ; en revanche, ils ne devaient pas être privés du droit de confesser et d'absoudre. Prêtres et Frères devaient également s'abstenir d'exercer une pression sur les laïques touchant le choix d'une sépulture ; 294 les deux partis devaient cesser de s'injurier et de se dénoncer dans leurs sermons. L'insertion de ce compromis dans la loi canonique montre l'importance qu'on y attacha, comme à l'in- strument d'une paix durable, valable pour toute la chrétienté latine. Lorsque, en 1484, on condamna à Paris les hérésies de

19.

334 opinion d'érasme

Jean Lallier, on compta parmi celles-ci le fait d'avoir renouvelé la doctrine de Jean de Poilly et d'avoir dit que Jean XXII n'avait pas le droit de la déclarer hérétique. Toutefois, en 1515, au concile de Latran, un effort résolu fut tenté par les évêques pour obtenir la révocation des privilèges spéciaux des Men- diants. En refusant de prendre part aux votes, ils obtinrent promesse de satisfaction; mais Léon X traîna les choses en longueur et, l'année suivante, un nouveau compromis fut con- clu, dont les termes montrent combien les Mendiants avaient témoigné de mépris aux autorités épiscopales. D'ailleurs, les défenses qui leur furent faites à cette occasion les gênèrent peu, car, en 1519, Érasme, écrivant à Albert, le cardinal arche- vêque de Mayence, s'exprimait ainsi :

« Le monde est opprimé par la tyrannie des Mendiants, qui, bien qu'étant des satellites du Siège de Rome, sont cependant si nombreux et si puissants qu'ils sont redoutables au pape lui- même et aux princes. À leurs yeux, quand le pape leur vient en aide, il est plus que Dieu; mais quand il leur déplaît, il n'a pas plus d'autorité qu'un rêve (1) ».

Il faut avouer que les Dominicains comme les Franciscains avaient singulièrement dégénéré des hautes vertus de leurs fondateurs. A peine les Ordres avaient-ils commencé à se répandre qu'il survint de faux frères, dédaigneux de leurs vœux de pauvreté et n'usant de la prédication que pour réaliser des gains sordides. Dès 1233, Grégoire IX est obligé de rappeler sévèrement au chapitre général des Dominicains que la pauvreté professée par l'Ordre devait être sincère et non simulée. Le fait que les papes employèrent sans cesse des Frères à titre d'émissaires politiques, les détourna nécessairement de leurs fonctions spirituelles, attira parmi eux des hommes ambitieux et remuants, imprima enfin à ces institutions un caractère

(1) D'Argentré, CnlUct. Judic. de Nov. Error. i, n, 189-4, 242, 251, 340, 317, 352, 354, 356. Religieux de S. Denis, Hist. de Charles vi, lir. xxix, ch. 10. Gersoni Sermo contra Bullam Mendica ttium. AIpli. de Spin.i, Fortalicinu Fidei, fol. 61 (éd. 1404 . C. 2 Extravagant, i, 9.— Ripoll m, 206, 256, 263.— Wadding. ann. 1457, n" 61. H. Gorncl. Agrippa? Epis!, u, 40. Raynald. Annal, ann. 1515, 1. Goneil. Lateran. Scss. xi (Hard. ix, 1332). Erasmi Epist. 10, lib xii (éd. 1642, p. 585-6).

DÉCADENCE DES FRANCISCAINS 335

mondain tout à fait opposé à la conception primitive. En outre, 295 les Frères étaient particulièrement exposés aux tentations. Vagabonds de profession, ils n'étaient l'objet d'aucune sur- veillance, n'étaient soumis qu'à la juridiction de leurs supé- rieurs et aux lois de leur Ordre, exagérant encore ainsi et rendant plus dangereuse que jamais l'immunité commune à tous les ecclésiastiques (1).

La « religion séraphique » des Franciscains, par cela même qu'elle visait à un idéal presque surhumain, était sujette aux insidieux retours de la fragilité huma'ne. Cela se manifesta du vivant même de saint François, qui se démit de ses fonc- tions de Général à cause des abus qui tendaient à s'établir et offrit ensuite de les reprendre si les Frères voulaient marcher dans la voie qu'il leur avait tracée. Des froissements étaient inévitables entre ceux qui adhéraient en toute conscience aux austérités de la Règle et les mondains qui ne voyaient dans l'Ordre qu'un instrument de leur ambition. Il n'était pas néces- saire à saint François d'être prophète pour prédire, sur son lit de mort, des scandales prochains, des luttes intestines et la per- sécution de ceux qui ne voudraient pas consentir à l'erreur pressentiment que nous verrons pleinement vérifié, non moins qu'une autre prédiction du fondateur, suivant laquelle le jour devait venir l'Ordre serait tellement déshonoré que ses membres auraient honte de paraître en public. Le successeur de François, Elias, donna à l'Ordre une impulsion puissante, mais dans la voie opposée à celle qu'il avait suivie d'abord. Considéré comme le politique le plus habile et le plus astucieux de ritalie,il accrut notablement l'influence et l'activité des Fran- ciscains, jusqu'à ce que les dérogations à la Règle, devenues très fréquentes, eussent tellement scandalisé les Frères plus rigides qu'ils obligèrent Grégoire IX à destituer Elias. Il passa alo'rs au parti de Frédéric II, et il fut excommunié.

Il n'était pas dans la nature humaine de repousser long- temps l'afflux des richesses qui venaient, de tous côtés, s'offrir

(1, Potthast, Reyest. n°* 8326, 9172, 11299. Marlène, Thés v, 1816, 1820.

336 LUXE ET INSOLENCE DES MOINES

à l'Ordre et Ton eut recours à toutes les subtilités de la dialec- tique pour concilier la possession d'une immense fortune avec la renonciation à toute propriété telle qu'elle était prescrite par la Règle. Les humble cabanes que saint François avait ordonné d'habiter devinrent des palais magnifiques qui s'élevèrent dans toutes les villes, comme un défi aux crfBiédrales et aux plus somptueuses abbayes du voisinage. En 1257, saint Bonaven- ture, qui venait de succéder à Jean de Parme comme Général de l'Ordre, suspendit un instant sa controverse avec Guillaume de Saint Amour pour adresser une encyclique à ses provinciaux, il déplorait la mésestime et l'aversion qui pesaient sur 296 l'Ordre. 11 les attribuait à son désir immodéré de richesses ; à l'oisiveté de beaucoup de ses membres, qui les livrait à tous les vices; aux excès des Frères errants, qui opprimaient ceux qui les recevaient et laissaient des souvenirs de scandales plutôt que des exempts de vertu ; à l'importune mendicité qui ren- dait le Frère plus redoutable qu'un brigand de grande route ; à la construction de palais magnifiques, qui ruinait leurs amis et provoquait les attaques de leurs ennemis ; à l'indignité de beau- coup de prédicateurs et de confesseurs ; à la course avide après les legs et les taxes de funérailles, sujet de grand déplaisir pour le clergé; enfin, à une conduite extravagante qui devait néces- sairement avoir pour effet le refroidissement de la charité. Évidemment, les virulentes critiques de Saint Amour et les plaintes du clergé n'étaient pas sans fondement ; mais cet avertissement sévère ne produisit pas d'effet et, dix ans après, Bonaventure fut obligé de le réitérer en termes plus énergiques encore. Cette fois, il exprima particulièrement le dégoût que lui inspirait l'audace éhontée de certains Frères, qui, dans leurs sermons adressés aux laïques, attaquaient les vices du clergé, provoquant ainsi des scandales, attisant des querelles et des haines. Il terminait ainsi : « C'est un mensonge vil et ignoble que de faire profession de pauvreté absolue tout en ne se refusant rien ; d'aller mendier au dehors comme un pauvre et de vivre chez soi dans l'opulence. » Les reproches de saint Bonaventure n'amenèrent pas de ré-

OPINION DE BRIGITTA 337

forme et la lutte continua au sein de l'Ordre, jusqu'à ce qu'il eût rejeté comme hérétiques ses membres les plus fidèles à la Règle, comme nous le verrons en racontant l'histoire des Fran- ciscains Spirituels et des Fraticelli.

Au siècle suivant, Dominicains et Franciscains lâchèrent également la bride à leurs appétits mondains. Sainte Brigitta, dans ses Révélations, qui furent approuvées par l'Église comme inspirées, déclare que ces moines, « malgré leur vœu de pau- vreté, ont amassé de grandes richesses, que leur but unique est de les accroître, qu'ils s'habillent aussi richement que les évè- ques et que beaucoup d'entre eux étalent des ornements et des bijoux tels que n'en portent pas les plus opulents parmi les laïques (1) ».

Tel fut le développement des Ordres Mendiants dans leurs 297 relations complexes avec l'Église. Mais leur activité était trop grande pour se borner à la défense du Saint-Siège et à la renais- sance religieuse grâce à laquelle, pour un temps, ils surent reconquérir au profit de Rome la vénération des peuples. Un des objets accessoires auxquels ils vouaient une partie de leur énergie était le travail des missions et, sur ce terrain, ils don- nèrent un digne exemple à leurs successeurs, les Jésuites du xvie et du xvne siècle. Parmi les labeurs incessants de saint François, ses efforts pour convertir les Infidèles tiennent une grande place. Il se proposait de visiter le Maroc, avec l'espoir de convertir le roi Miramolin, et déjà il était arrivé en Espagne lorsque la maladie l'obligea à rebrousser chemin. Treize ans après sa conversion, il fit un voyage en Syrie dans le dessein de convertir le Soudan de Babylone, bien qu'on fût alors en guerre avec les Sarrasins. Fait prisonnier dans les lignes ennemies, il fut amené avec ses compagnons, chargé de chaînes, devant le

(1) S. Francis. Collât. Monast. Collât, xxi, xxv. Ejusd. Prophet. xiv, xv; Epist. 6, 7. P*t. Kodulphii Hist. Seraph. Relig. lib. i, fol. 177-8. Th. de Eccleston de Adv. Minorum Collât, xu. Waddiiigi Annal. anD. 1253, 30. S. Bonavent. Opp. éd. 1584, t. i, p. 485-6. Matt. Paris, ann. 1243 (p. 414). S. Brigittee Révélât, lib. iv, c. 33.

338 MISSIONS DOMINICAINES

Soudan et se déclara prêt à affronter l'épreuve du feu pour prouver la vérité de ses croyances. Le Soudan lui offrit de magnifiques présents, qu'il dédaigna, et lui permit de se retirer. Ses disciples suivirent son exemple. Ni l'éloignement, ni le danger ne les détournèrent jamais de leur lâche : gagner de nouvelles âmes au christianisme. Il y avait, à cet égard, une noble émulation entre Franciscains et Dominicains, car saint Dominique aussi avait conçu le projet d'un vaste système de missions. Dès 4225, nous trouvons des missionnaires des deux Ordres travaillant au Maroc. En 1223, des Franciscains furent délégués pour convertir Miramolin, le Sultan de Damas, le Caliphe et les peuples de l'Asie en général. En 1237, les Jaco- bites d'Orient furent ramenés à l'unité catholique par le zèle des Dominicains, qui travaillaient également parmi les Nes- toriens, le Géorgiens, les Grecs et d'autres schismatiques du Levant. Les mêmes indulgences que pour une Croisade étaient offertes à ceux qui s'associaient à ces périlleuses campagnes, les privations et le climat n'étaient pas les seuls ennemis à redouter. Quatre-vingt-dix Dominicains subirent le martyre parmi les Gumains de la Hongrie orientale, à l'époque les hordes de Gengis Khan se répandaient sur ce pays. Après la retraite des Tartares, les Dominicains revinrent à la charge et convertirent les Gumains en masse, non sans travailler en même temps parmi les Cathares de la Bosnie et de la Dalmatie, plusieurs d'entre eux furent tués et deux de leurs couvents furent brûlés par les hérétiques.

Une bulle d'Alexandre IV, en 1258, nous donne une idée de l'extension des missions franciscaines à cette époque : elle est 298 adressée aux Frères dans les pays des Sarrasins, Païens, Grecs, Bulgares, Gumains, Éthiopiens, Syriens, Ibériens, Alains, Catha- res, Goths, Zichores, Russes, Jacobites, Nubiens, Nestoriens. Géorgiens, Arméniens, Indiens, Moscovites, Tartares, Hongrois, ainsi qu'aux missionnaires auprès des Chrétiens captifs des Turcs. Quelque singulière que puisse paraître la géographie de cette énumération, il en reste l'impression que l'énergie et l'esprit de sacrifice des Frères se prodiguaient sur un très vaste

MISSIONS FRANCISCAINES 339

théâtre. Parmi les Tartares, ils obtinrent d'abord des succès encourageants. Le grand Khan lui-même se fît baptiser et le nombre des convertis fut tel qu'il fallut un évêque pour les organiser en communauté; mais le Khan apostasia, les mission- naires furent massacrés et beaucoup de convertis partagèrent leur sort. L'efficacité de la mission arménienne se manifesta par la renonciation du roi Haito d'Arménie, qui se fit admettre dans l'Ordre sous le nom de Frère Jean. Ce n'était point, d'ail- leurs, le seul Franciscain de sang royal, car saint Louis de Tou- louse, fils de Charles le Boiteux de Naples et de Provence, refusa la couronne que lui offrait son père pour devenir Franciscain. Il faut peut-être ajouter moins de créance aux récits des Domi- nicains touchant huit missionnaires de leur Ordre qui, en 1316, pénétrèrent dans l'Empire du Prêtre Jean en Abyssinie, ils auraient fondé une Église si durable qu'on put, un demi-siècle après, y organiser l'Inquisition, avec le frère Philippe, fils d'un des roitelets vassaux du Prêtre Jean, comme inquisiteur-général. Son zèle le conduisit à attaquer, avec les armes spirituelles et temporelles, un autre roi du pays qui était bigame et par lequel il fut traîtreusement mis à mort, le 4 novembre 1366 ; son martyre et sa sainteté furent attestés par de nombreux mira- cles. Quoi qu'il en soit, les Franciscains rappellent, avec une fierté légitime, que des membres de leur ordre accompagnaient Christophe Colomb dans son second voyage, impatients de commencer aussitôt la conquête chrétienne du Nouveau, Monde (1).

Mais le champ spécial de l'activité des Mendiants, celui qui 299 nous concerne plus particulièrement ici, était la conversion et

(i) Bonavent. Vit. S. Francis, c. 9. Lacordaire, V:e de S. Dominique p. 18 2-3 Potthast, Reg. n°s 7219, 7400, 7537, 7550, 9130, 9139, 9141, 10350, 10383, 10421, 11297. Raynald. ann. 1233, 22, 23; ann. 1237, 88. Hist. Ordin. Praedic. c. 8 (Martène, Ampliss. Coll. vi, 338). - Chron. Magist. Ordin. Praedic. c. 3 (ibid. 350-J). Waddingi Annal, ann. 1258, 1; ann. 1278, n°s 10, 11, 12; ann. 1284, 2; ann. 1288, nos 3, 36; ann. 1289, 1 ; ann. 1294, n03 12-12; ann. 149J, 2; ann. 1493, 2-8. Rodulphii Hist. seraph. rtliy. lib. i, fol. 120. Paramo, De orig. offic. S. Inqwsit. p. 238.

En 1246, Innocent IV reçut une lettre très gracieuse de Melik-el-Mansur Nassir, souverain d'Edesse, exprimant le regret que 1 ignorance des langues l'empêchât d'engager des discussions théologiques avec les Dominicains envoyés pour le con- vertir. — Berger, Registres d'Innocent I\ , n- 3031.

340 MENDIANTS ET HÉRÉTIQUES

la persécution des hérétiques, l'Inquisition, dont ils firent leur instrument. 11 était inévitable qu'elle tombât entre leurs mains aussitôt que l'impuissance des anciens tribunaux ecclé- siastiques rendit nécessaire une organisation nouvelle. Ce n'était pas, en effet, chose facile de découvrir un hérétique et de faire la preuve de son crime. Il fallait, pour cela, une édu- cation spéciale, qui était précisément celle que les Ordres essayaient de donner à leurs adeptes afin de les préparer à la prédication et à la confession. Sans attaches locales, soldats de la Croix prêts à marcher, au premier signal, vers n'importe quel point du monde, leur dévouement particulier au Saint- Siège faisait d'eux des auxiliaires indispensables dans l'organi- sation de cette Inquisition pontificale qui devait, par degrés, se substituer à la juridiction des évêques et réduire les églises locales à la sujétion.

Que Dominique ait été le fondateur de l'Inquisition et le pre- mier des inquisiteurs-généraux, c'est une opinion qui a fini par faire partie intégrante de la tradition catholique. Elle a été affirmée par tous les historiens de l'Ordre, par tous les panégy- ristes de l'Inquisition ; elle a été revêtue de la sanction pontifi- cale par la bulle Invictarum de Sixte V et on cite, pour la mettre hors de doute, une bulle d'Innocent III, conférant à Domi- nique les fonctions d'inquisiteur-général. Nous pouvons dire, cependant, qu'aucune tradition de l'Église ne repose sur une base plus fragile. Assurément, Dominique consacra les meil- leures années de sa vie à combattre les hérétiques et il n'est pas moins certain que, lorsqu'un hérétique ne se. laissait pas persuader, Dominique, comme tous les autres missionnaires zélés de cette époque, venait allègrement prendre sa place au pied du bûcher flambant. Mais, en cela, il se confondait avec des centaines d'autres fanatiques et il ne s'est rendu coupable d'aucune tentative particulière pour organiser méthodiquement la répression. D'ailleurs, à partir de 1215, époque il jeta les fondements de son Ordre, il s'en occupa exclusivement, à tel point qu'il dut renoncer à son rêve longtemps caressé daller finir ses jours comme missionnaire en Palestine. Nous verrons

l'inquisition aux mains des moines 341

que c'est seulement dix ans après sa mort, en 1221, qu'il put 300 être question de l'Inquisition pontificale comme d'une institution régulière. La part prépondérante qu'y prirent les successeurs de François explique la légende qui s'est formée autour de son nom légende qui doit partager le sort d'une déclaration enthousiaste d'un historien de l'Ordre, suivant lequel plus de cent mille hérétiques auraient été convertis par l'enseignement, les mérites et les miracles du Saint (1).

La gloire exclusive, revendiquée par l'Ordre, d'avoir organisé l'Inquisition et d'en avoir assuré seul le fonctionnement, n'est pas moins entachée d'exagération et de légende. Les bulles de Grégoire IX que l'on allègue à cet effet ne sont pas autre chose que des ordres individuels adressés à certains provinciaux dominicains ; on leur demande d'envoyer en mission des Frères bien préparés à prêcher contre l'hérésie, d'interroger les hérétiques et de poursuivre leurs fauteurs. Parfois, et de la même manière, des Dominicains sont délégués dans certaines provinces pour procéder contre les hérétiques ; le pape prie les évêques d'excuser cette intrusion, en alléguant l'habileté des %

Frères à convaincre les délinquants et le poids écrasant des autres fonctions épiscopales, qui empêchent les évêques de donner toute l'attention nécessaire à cet objet. En vérité, Rome n'a jamais confié formellement aux Dominicains les fonctions d'inquisiteurs, de même qu'il n'y a jamais eu, à proprement parler, de décision formelle établissant l'Inquisition. Les Domi- nicains ont simplement été les instruments les plus prompte-

(1) Campana, Vita di S. Piero Martire, p. 257. Juan de Mata, Santoral de S. Domingo y S Francisco, fol. 13. Zurita, Anales de Aragon, lil>. ir, c. 63. Ricchinii Prœem. ad Monetam, dissert, i, p. xxxi. Paramo, De orig. Offre. S. In- quis. lib. n, tit. n, c. 1. Pegnœ Comment, in Eymeric. p. 461. Chron. Ma- gist. Ord. Prœdic. c. 2 (Martène, Ampl. Coll. vr, 348). Monteiro, Historia da S. Inqwsiçào, P. i, liv. i, c. xxv, xlviii.

C'est un intéressant symptôme des mœurs adoucies du xixe siècle que de voir le savant et zélé dominicain Lacordaie écrire, en 1842, sa Vie de S. Dominique, pour prouver que Dominique n'a pu participer aux cruautés de l'Inquisition. Or, cent ans auparavant, un Dominicain non moins érudit, Ricchini, avait réclamé pour le saint l'honneur de l'avoir fondée. Cependant, depuis l'époque de La- cordaire, une réaction s'est pioduite, et l'abbé Douais n'hésite pas à affirmer, sur l'autorité de Sixte V, que « S. Dominique aurait ainsi reçu une délégation pontifi- cale pour l'inquisition après l'année 1209 » [Sources d" V histoire de l Inquisition, ' in Revue des questions historiques, 1er oct. 1881, p. 400.

342 INQUISITEURS DOMINICAINS

301 ment disponibles pour la recherche des hérétiques qui se dissi- mulaient, d'autant plus qu'ils professaient, comme leur premier devoir, celui de prêcher et de convertir. Lorsque la conversion devint un but secondaire et que la persécution passa au premier plan, les Franciscains furent également utiles; ils partagèrent, avec les Dominicains, le douteux honneur et le fardeau réel de l'organisation inquisitoriale.

D'ailleurs, toutes les fois que les circonstances l'exigeaient, on n'hésitait pas à confier les fonctions d'inquisiteurs à des clercs quelconques. Dès 4258, nous voyons deux chanoines de Lodève commissionnés par le pape à titre d'inquisiteurs d'Albi ; nous verrons plus loin, à la fin du xiv* siècle, Pierre le Célestin s'acquittant, avec une énergie farouche, des fonctions d'inquisiteur pontifical, depuis la mer Baltique jusqu'à la Styrie (1).

Il n'en reste pas moins certain que les premiers inquisiteurs ainsi qualifiés ont été des Dominicains Lorsque, après raccord conclu entre Raymond de Toulouse et saint Louis, on entreprit sérieusement d'extirper l'hérésie en pays albigeois et que l'orga- nisation épiscopale parut insuffisante pour cette tâche, ce furent des Dominicains qu'on y envoya pour travailler sous la direc- tion des évêques. Dans la France septentrionale, les mêmes fonctions se concentrèrent peu à peu entre les mains des Domi- nicains. En Aragon, dès 1232, on les recommande à l'archevêque de Tarragone pour leur aptitude aux recherches ; en 1249. la tâche d'enquérir leur est formellement confiée. Bientôt le midi de la France fut partagé entre eux et les Franciscains; les Dominicains avaient la partie occidentale, tandis que le Comtat Venaissin, la Provence, Forcalquier et les pays d'Empire dans les provinces d'Arles, d'Aix et d'Embrun étaient abandonnés aux Franciscains. En Italie, après quelques conflits entre les deux Ordres, Innocent IV, en 1254, assigna aux Dominicains la

(1) Gregor. PP. IX. Bull. Ille humani generis. Ap. 22, ***%—^******.*: no. 9113, 9152, 9153, 9155, 938), 9388, 9.95, 10362. - Innoc. PP. IV Bull, fnter alla 20 cet. 1248 (Baluze et Mansi i, 208). - Arch. de l'Inquis. de Larcassonne (Col! Doat, xxxi, fol. 21). Archives de i'Evêché d'Albi {*&. xxxi, 2oo,

COLLABORATION DES DEUX ORDRES 343

Lombardie,laRomagne, le Trévisan et Gènes, la partie centrale de la Péninsule étant attribuée aux Franciscains ; à cette épo- que. L'Inquisition n'avait pas encore été établie à Naples. Tou- tefois, cette réparti tition ne fut pas toujours strictement obser- vée, car nous trouvons quelquefois des inquisiteurs franciscains à Milan, en Romagne et dans le Trévisan. En Allemagne et en Autriche, comme nous le verrons, l'Inquisition n'a jamais poussé de racines profondes; mais, dans la mesure on l'y organisa, elle fut entre les mains des Dominicains, les Francis- 302 cains opérant seulement en Dalmatie et en Bohème (1).

Parfois les deux Ordres travaillaient de concert. En 1237, le Franciscain Etienne de Saint-Thibéry fut associé au Dominicain Guillem Arnaud à Toulouse, dans l'espoir que la réputation de douceur relative, qui s'attachait aux Franciscains, atténuerait l'aversion du peuple pour l'institution nouvelle. En avril 1238, Grégoire IX désigna les provinciaux des deux Ordres en Aragon comme inquisiteurs dans ce royaume ; la même année, il prit ja même mesure en Navarre. En 4255, le gardien franciscain de Paris fut placé, avec le prieur dominicain, à la tète de l'Inqui- sition de France; en 1267, nous trouvons les deux Ordres four- nissant des inquisiteurs pour la Bourgogne et pour la Lorraine ; en 1311, deux Dominicains et un Franciscain exercent ensemble l'inquisition dans la province de Ravenne. 11 parut cependant plus sage de définir exactement les juridictions des deux Ordres, afin de prévenir les explosions menaçantes d'une jalousie qui ne faisait que s'aggraver. La haine qui les divisait avait com- mencé de bonne heure et cherchait, de part et d'autre, à se satisfaire, avec un manque de scrupules qui constituait pour l'Église un scandale et un péril perpétuels. Ainsi, en 1266, une vive querelle éclata entre les Dominicains de Marseille et

(1) Concil. Narbonn. ann. 1235. Concil. Biterrons. ann. 1233; ann. 1 2 iG. Concil. Albiens. ann. 1254, c. 17, 18. Martène, Thés, x, 1800, 1808-10, 1817, 1819-20. Ripoll i, 38. Aguirre, Cnneil. Hispan. vi, 155-6. Raynald. Annal, ann. 1233, 40, 59 sq. Waddingi Annal, ann. 1246, 2; ann. 1254, 7, 8; ann. 1257, 17; ann. 1259, 3; ann. 1277, 10; ann. 1 80, 4; ann. 1288, 14-16. Rodulphii Hhl. Seraph. Iïel>g. lib. i, fol. 126 b. Pot- thast, Reg.no* 9386, 9388, 9762, 9766, 9993, 10052, H245, 15304, 15330, 15069.

344 QUERELLES ENTRE MENDIANTS

l'inquisiteur franciscain de cette ville. La discorde se répandit à travers la Provence, à Forcalquier, à Avig ion, à Arles, à Beaucaire, à Montpellier et à Carcassonne ; partout ils prêchaient publiquement les uns contre les autres et se prodiguaient les pires injures. Plusieurs brefs de Clément IV montrent que le page fut obligé d'intervenir; il ordonne qu'à l'avenir les inqui- siteurs ne doivent pas user de leurs pouvoirs pour se persécuter entre eux, quelle que soit la culpabilité apparente de l'une des parties preuve que les armes les plus redoutables du Saint- 303 Office avaient été employées au cours de cette lutte. Mais il ne semble pas qu'on se soit conformé strictement à cette défense, car, deux siècles après, en 1479, Sixte IV est encore obligé d'interdire aux inquisiteurs de mettre en jugement les membres de l'ordre rival. Le zèle jaloux avec lequel ils défendaient leurs limites territoriales se révèle encore dans la dispute qui s'éleva en 1290 au sujet du Trévisan. C'était un territoire dominicain ; mais, pendant des années, les fonctions d'inquisiteur à Trévise furent occupées par le Franciscain Filippo Bonaccorso. Quand, en 1289, il accepta l'évêché de Trente, les Dominicains s'atten- dirent à ce que l'office de Trévise leur fût rendu et s'indignèrent lorsqu'il fut attribué à un autre Franciscain, Frà Bonajuncta. L'inquisiteur dominicain de Lombardie, Frà Pagano, et son vicaire Frà Viviano, allèrent si loin dans leur résistance que des désordres sérieux éclatèrent à Vérone; Nicolas IV dut intervenir en 1291 et punit les délinquants par la privation à perpétuité de leurs fonctions. Ce doit avoir été une grande joie ou, tout au moins, une consolation pour les hérétiques de voir ainsi leurs persécuteurs se persécuter entre eux.

L'hostilité des deux Ordres était si profonde que Clé- ment IV crut nécessaire de décréter qu'il y aurait toujours un intervalle d'au moins trois mille pieds entre leurs domaines respectifs règlement qui donna naissance à toute une série de querelles compliquées. Ils se disputaient même le droit de préséance dans les processions et aux obsèques, droit que Martin V, en 1423, finit par concéder aux Dominicains. I^ous verrons plus loin quel rôle important cette rivalité implacable

INFLUENCE SALUTAIRE DES ORDRES 345

a joué dans le développement de l'Église au moyen-âge (1).

Dans le monde si affairé du XIIIe siècle, il n'y avait pas, 304 comme nous venons de le voir, de puissance plus active, tant pour le bien que pour le mal, que celle des Ordres Men- diants. Somme toute, c'est peut-être le bien qui l'emportait, car ces moines ont certainement contribué à retarder une révolution pour laquelle l'Europe n'était pas encore mûre. Bien que l'abné- gation dont ils firent preuve à leurs débuts fût une qualité trop rare et trop fragile pour rester longtemps intacte, et bien qu'ils soient rapidement tombés au niveau de la société qui les entourait, on peut dire que leur travail et leurs efforts n'ont pas été complètement vains. Ils avaient rappelé à l'esprit des hommes quelques vérités oubliées de l'Évangile et leur avaient enseigné à contempler de plus haut leurs devoirs envers leurs semblables. La tradition légendaire de l'un et de l'autre Ordre contient un récit qui montre à quel point ils prisaient et glorifiaient leurs propres services. Pendant que saint Dominique et saint François, nous dit-on, attendaient l'approbation d'Innocent III, un saint homme eut une vision il aperçut le Christ brandissant trois javelots avec lesquels il voulait détruire le monde. La Sainte Vierge lui demandant pourquoi, le Christ répondit : «Le monde est plein d'orgueil, d'avarice et de luxure; j'ai toléré cela trop longtemps et je veux l'anéantir avec ces traits ». La Vierge se mit à genoux et intercéda pour les hommes; mais ses prières

(i) Mss. Bibl. Nat. Coll. Doat, xxi, 143; xxxn, 15. Matt. Paris Hist. Angl ann. 1243 (p. 414). Guill. Pod. Laur. c. 43. Raynald. ann. Ii38, 51. Harduin. Concil. vu, 1319. Paramo De orig. Inq. p. 244. Wadding Annal. ann. 1238, 6, 7 ; ann. 1266, 8; ann. 1277, 10; ann. 1201, 14. Pot- thast, 16132. Sixti PP. IV. Bull. Sacn Prsedicatorum, 26 juill. 1479. Mar- tène Thés, n 346, 353, 359, 451. Ripoll. n, 82, 164, 617, 695.

Les troubles de Marseille montrent le favoritisme dont jouirent toujours les Mendiants. Deux clercs, que les Dominicains avaient .induits à porter un faux témoi- gnage contre l'Inquisiteur, furent punis de prison perpétuelle, de dégradation et déclarés incapables d'occuper des bénéfices ; l'évcque qui les avait entendus 'ut suspendu de ses 'onctions et de sa juridiction ; mais les Frères, qui avaient su- borné le parjure et causé tout le mal, furent tenus quittes au prix d'excuses humi- liantes et envoyés dans une autre province. (Martène, ubi sup.)

On s'est demandé si Fri Filippo Bonaccorso était un Franciscain ou un Domini cain. Wadding (l. c.) a imprimé une bulle de 1277, ou il est qualifié de Francis- cain; mais une autre bulle de la Collection Doat (t. xxxu, fol. 155) fait de lui m* Dominicain.

346 GLOIRE DE LEURS FONDATEURS

furent vaines jusqu'à ce qu'elle eut révélé à son Fils qu'elle possédait deux serviteurs fidèles qui ramèneraient le inonde sous sa loi. Alors le Christ exprima le désir de voir ses cham- pions; elle lui montra Dominique et François et sa colère s'apaisa.

Le pieux auteur de cette histoire ne prévoyait certes pas qu'en 1627 Urbain VIÏI serait obligé de priver les Frères Mendiants de Cordoue de leur immunité la plus chère et de les soumettre à la juridiction épiscopale, dans l'espoir de les empêcher de séduire leurs filles spirituelles en abusant des facilités du confes- sionnal (1).

(1) Anon. Cartus. de Rehg. Orig. c. 309 (Martène Ampl. Coll. vi. 68). Lib. Conformitatum, lib. i, fruct. n, fol. 16 6. Mss. Bib. liodleian. Arch. S. 130.

ORGANISATION DE l'iNQUFITION 347

CHAPITRE VU

ETABLISSEMENT DE L INQUISITION

L'organisation graduelle de l'Inquisition fut simplement le 305 résultat de l'évolution des forces sociales que nous venons d'étu- dier et de montrer à l'œuvre. Les Croisades Albigeoises avaient mis fin à la résistance ouverte, mais les hérétiques n'étaient pas moins nombreux qu'avant et ils étaient d'autant plus difficiles à découvrir qu'ils osaient moins se montrer. Le triomphe de la force brutale avait accru la responsabilité de l'Église, alors que son impuissance à en porter le poids était accusée par l'extraordinaire diffusion de l'hérésie au cours du xne siècle. Nous avons vu avec quelle confusion, quelle incertitude les prélats locaux avaient cherché à répondre aux appels nouveaux que l'on faisait à leur zèle. En principe, lorsqu'on a lieu de supposer l'existence d'un crime caché, il y a trois degrés tout indiqués de la procédure : la découverte du criminel, la preuve de sa culpabilité et, enfin, son châtiment. Or, de tous les crimes, le plus difficile à découvrir et à prouver était celui d'hérésie; et quand ses progrès devinrent menaçants, les ecclésiastiques à qui incombait la tâche de le supprimer se trouvèrent également embarrassés aux trois étapes nécessaires de la procédure.

Noyés, pour la plupart, dans les affaires multiples que compor- tait le développement exagéré de leurs intérêts temporels, les évêques attendaient que la rumeur populaire leur désignât un homme ou un groupe d'hommes comme entachés d'hérésie. Lorsqu'on s'était assuré de la personne des suspects, il y avait rarement des preuves externes de leur culpabilité,

348

ORDALIES

car, excepté le grand nombre des délinquants rendait la répression impossible, les sectaires se conformaient assidûment aux observances extérieures de l'orthodoxie; d'autre part, les fonctionnaires épiscopaux, peu versés dans la théologie, étaient généralement incapables d'arracher des confessions à des hom- mes habitués à la réflexion et d'un esprit plus éveillé que le leur.

L'usage judiciaire de la torture était heureusement encore inconnu; mais la procédure barbare des ordalies, à laquelle on avait fréquemment recours, suffit à montrer combien le 306 clergé se sentait impuissant à s'acquitter de fonctions si nouvelles pour lui. Saint Bernard lui-môme approuva cet expédient et, en 1457, le concile de Reims en fit une règle pour tous les cas il y avait soupçon d'hérésie. Certains hommes d'Église, plus éclairés que les autres, l'envisageaient avec un scepticisme bien légitime et Pierre Cantor cite divers exemples pour en établir l'injustice. Une pauvre femme accusée de Catharisme fut laissée sans nourriture jusqu'à ce que, se confessant à un doyen, elle protesta de son innocence et reçut de lui le conseil de se soumettre à l'ordalie du fer rouge; elle n'y gagna que d'être deux fois brûlée, une fois par le fer rouge, une autre fois sur le bûcher. Un bon catholique, que rendaient seuls suspects sa pauvreté et sa pâleur, reçut d'une assemblée d'évêques l'ordre de se soumettre à la même ordalie; il refusa de le faire à moins que les évèques ne lui démontrassent d'abord que ce n'était pas un péché mortel de tenter ainsi Dieu. . Ce scrupule de conscience parut un symptôme suffisamment clair d'hérésie : sans plus ample informé, le malheureux fut livré aux autorités séculières et brûlé vif. Cependant, grâce à l'étude du droit romain, ce mode de procédure tomba peu à peu en défaveur aux yeux de l'Église; Innocent III l'interdit formelle- ment en 1212, alors que Henry de Yehringen, évêque de Strasbourg, s'en était servi pour convaincre un grand nombre d'hérétiques. Le concile de Latran, en 1215, suivant l'exemple d'Alexandre III et de Lucius III, défendit à tout ecclésiastique de prendre part à une ordalie quelconque. L'embarras des

VICES LA PROCÉDURE 349

prélats ignorants était pénible : comment arriver à la vérité sans cet expédient commode du jugement de Dieu? En 1170, le bon évêque de Besançon avait donné un exemple typique des services que la justice d'alors demandait à la collaboration du Ciel ou de l'Enfer. Son diocèse était agité par quelques héréti- ques qui opéraient des miracles. Lui-même, nous dit-on, était un homme instruit; pourtant, pour dissiper ses doutes sur le caractère des étrangers, saints ou hérétiques il invoqua le concours d'un ecclésiastique très versé dans la nécromancie et lui ordonna de rechercher la vérité en consultant Satan. Le malin clerc trouva moyen de tromper le Diable et de lui extor- quer des confidences; il apprit ainsi que les étrangers étaient ses serviteurs. Aussitôt on les dépouilla des amulettes sataniques qui les protégeaient et la populace, qui avait commencé par les soutenir, les précipita sans pitié dans les flammes (1).

Lorsqu'on ne recourait pas à des moyens d'information sur- 307 naturels, la procédure était beaucoup trop compliquée pour être efficace, à rencontre d'un mal si répandu et de délinquants si nombreux. En 4204, Gui, archevêque de Reims, convoqua le comte Robert, cousin de Philippe Auguste, la comtesse Yolande et beaucoup d'autres laïques et ecclésiastiques pour juger quel- ques hérétiques découverts à Rennes ; tous ces malheureux lurent livrés aux flammes. En 1211, quand le chevalier Everard de Château neuf fut accusé de Catharisme par l'évêque Hugues de Nevers, le légat Octavien réunit, pour le juger à Paris, un tribunal composé d'archevêques, d'évêques et de maîtres de 1"L niversité, qui le condamnèrent. Tout cela était encore com- pliqué parla juridiction suprême et universelle de Rome, qui permettait aux riches et aux habiles de faire durer indéfiniment la procédure et, souvent, de demeurer indemnes. Ainsi, en 121 L un chanoine de Langres, accusé d'hérésie, fut appelé par son évéque devant un conseil de théologiens réunis pour l'examiner. <

(1) S. Born. Serm. lxvi in Cftntic. c. 12. Hist. Vizeliacens. lib. iv. Concil. Remens. ann. 1137, c. 1. Cœsar. Heistcrb. Dial. Mirac. m, 16, 17; v, 18. Guibert. jNovioge..t. de vita sua lib. m, c. 18. Pet. Cantor. Verb. abbrev. e. 78.

Innoc. PP. Reg. xiv 138. Alex. P? 111. Epist. 74. C. 8. Extra v. xxxiv.

C. Lateran. iv. c. 1$.

20

350 PÉNALITÉS ARBITRAIRES

Bien qu'il eût juré de le faire et eût même donné caution à col effet, il ne comparut point et fut condamné par défaut après trois jours d'attente. Tout à coup il se montra à Rome et affirma au pape Innocent qu'il avait été obligé de prêter serment et d<- donner caution après en avoir appelé au Saint-Siège. Le pi [te le renvoya à l'archevêque de Sens, à l'évoque de Nevers et à Maître Robert de Corzon, chargés de l'examiner au point de vue de l'orthodoxie. Deux ans après, en 1213, nous le retrou- vons à Rome, expliquant qu'il avait craint de se présenter à l'heure convenue devant ses juges, parce que les passions popu- laires contre les hérétiques étaient si surexcitées qu'on brûlait non seulement les coupables, mais les suspects. Il sollicitait la protection du pape et le droit d'accomplir la pur galion cano- nique à Rome. De nouveau, Innocent le renvoya, avec ordre aux prélats de lui donner un sauf-conduit et de veiller à sa sécurité jusqu'à ce que l'on eût statué sur son cas. Il importe peu de savoir s'il était innocent ou coupable, s'il fut absous ou condamné. L'exemple de ce chanoine prouve suffisamment 308 (Iue Ie système alors en vigueur empêchait toute répression efficace de l'hérésie (1).

Alors même qu'on avait réussi à établir le crime, l'échelle des peines présentait la même incertitude. Dans l'affaire des Cathares qui avouèrent à Liège en 1144 et qu'on eut peine à sauver de la fureur de la foule, les autorités ecclésiastiques s'adressèrent à Lucius III pour demander ce qu'il fallait faire des coupables. Ceux qu'on captura dans les Flandres en 1462 furent envoyés à Alexandre III, alors en France, pour être jugés; mais le pape les renvoya à l'archevêque de Reims. Guil- laume, abbé de Vézelai, jouissait de la juridiction plénière : cependant, en 1167, ayant en son pouvoir quelques hérétiques qui avaient avoué, il éprouva tant d'embarras qu'il s'adressa à la fouie assemblée, lui demandant quel châtiment il devait leur infliger. Un cri unanime de : « Brûlez-les ! » lui répondit, et cette sentence fut immédiatement exécutée ; l'un des malheu-

(1) Chron. Landunens. Canon, ann. 1204 (D. Bouquet, xvih, 713). Chronolog. Roberti Autissiodor. ann. 1201. lnnoc. PP. III. Jiegest. xiv, 15; xvi, 17.

RÔLE DES ÉVÊQUES 351

reux se rétracta, fut soumis à l'épreuve de l'eau, qui lui fut défavorable, puis fouetté publiquement et exilé, bien que le peuple réclamât à grands cris qu'on le brûlât à son tour. En 1114, l'évequc de Reims, ayant convaincu quelques hérétiques par l'épreuve de l'eau, alla consulter le concile de Beauvais au sujet de la peine à infliger; en son absence, le peuple, craignant l'indulgence des évêques, força la prison et brûla les captifs (1). Ce n'est pas que l'Église ait été entièrement dépourvue d'une organisation propre à assurer cette répression de l'hérésie qu'elle comptait au nombre de ses devoirs. Aux débuts de la renais- sance Carolingienne, les instructions du pape Zacharie à saint Boniface montrent que la seule procédure admise, à cette épo- que, consistait à convoquer un concile et à envoyer le coupable à Rome pour y être définitivement jugé. La politique civilisa- trice de Charlemagne mit en œuvre tous les instruments jugés aptes au maintien de l'ordre et de la sécurité dans l'Empire dans son système de gouvernement, les évèques prirent une place importante. On leur ordonna de prohiber rigoureusement, de concert avec les fonctionnaires séculiers, toutes les pratiques superstitieuses et survivances du paganisme, de parcourir sans cesse leurs diocèses en procédant à des enquêtes sur tous les crimes détestés de Dieu ; ainsi se concentra, entre leurs mains, une part considérable de la juridiction, bien qu'ils restassent toujours, à cet égard, dans la dépendance de l'État. Pendant 309 les troubles qui suivirent l'émiettement de l'Empire, alors que le système féodal se développait sur les ruines de la Monarchie, les évêques se débarrassèrent peu à peu de toute dépendance à l'égard de la Couronne et, en outre, acquirent des droits et des pouvoirs étendus dans l'administration du droit canonique, jugé, dès lors, supérieur à la loi civile ou municipale. Ainsi se constituèrent les tribunaux spirituels qui se rattachaient à chaque évêché et exerçaient une juridiction exclusive dans un domaine qui s'élargissait sans cesse. Naturellement, les erreurs

(1) Martène Ampl. Coll. 1, 77.0-8. Alex. PP. III. Epist. 118, 122; Varior. ad Alex. III. Epist. 16. Mist. Vizeliacens. lib. iv. Guibert. Noviogcnt. I. c.

352 INFLUENCE DU DROIT ROMAIN

en matière de foi étaient de leur compétence et ne pouvaient être jugées que par eux (1).

L'organisation et le fonctionnement de ces tribunaux reçurent une impulsion puissante par l'étude du droit romain après le milieu du xne siècle. Les clercs avaient tellement le monopole de l'instruction qu'il y eut d'abord bien peu d'hommes, en dehors du clergé, qui fussent capables de pénétrer les mystères du Code et du Digeste. Encore dans la seconde moitié du xine siècle, Roger Bacon se plaignait qu'un avocat civil, même sans aucune connaissance du droit canon et de la théologie, eut bien plus de chances d'avancement qu'un théologien; et il s'écrie avec amertume que l'Église est gouvernée par des avo- cats, au grand détriment du peuple chrétien. Ainsi, longtemps avant que les cours féodales et seigneuriales ne ressentissent l'influence de la jurisprudence romaine, elle avait profondément modifié les principes et les modes de la procédure ecclésiasti- que. Le vieil archidiacre s'effaçait, non sans maugréer, devant le juge épiscopal, connu sous le nom d'Official ou d'Ordinaire, qui était généralement docteur utriusque juris, en droit civil et en droit canon ; l'effet de cette transformation se fit bien- tôt sentir, en élevant la jurisprudence ecclésiastique à une grande hauteur au-dessus de la barbarie du droit féodal et du 310 droit coutumier. En outre, ces cours épiscopales furent bientôt entourées d'une foule d'avocats cléricaux, souvent moins dis- crets que zélés pour leurs clients ; et c'est ainsi que le Moyen- Age connut les premiers représentants de la carrière du bar- reau (2).

A l'exemple de la procédure civile, la procédure criminelle comportait trois modes d'action : accusatio, deniinciatio.

(1) Hartzlieim, Concil. German. i, 76, 85-G. Capit. Car. Mag. ann. 709, c. 6; capit. ii, ann. 813, c. 1. Gratiani Décret. P. i. dist. x. J'ai raconté ailleurs comment, grâce aux Fausses Décrétâtes, la juridic'ion spirituelle de l'Eglise se *i<veIoppa au cours de l'anarchie qui marqua la fin de 1 Empire Carlovmgien. Voir Lea, Stwhes in Church History, 2e éd. p. 81-7, 326-330.

(2) S. Bernardi de Consi -eratwne, lib. i. c. 4. Rogeri Bacon Op. Tert. c. xxiY. Pet. Blesens. Epist. 202. Concil. Rotomag. ann. 1231, c. 48. Sur la rapidité avec laquelle l'Iglise s'assimila le droit romain, voir la collection des décrétâtes d'Alexandre Ul^/ost. Concil. I ateran.

PROCÉDURE DES OFFICIÀLITÉS 353

inquisitio. Dans Yaccusatio, il y avait un accusateur qui se déclarait formellement responsable et était passible du talio en cas d'insuccès. La denunciatio était l'acte officiel d'un fonc- tionnaire public, tel que le testis synodalis ou archidiacre, qui convoquait la cour et lui demandait d'instruire contre les délin- quants connus de lui à raison de ses fonctions. Dans Y inqui- sitio, l'Ordinaire citait le suspect, lui infligeant, en cas de besoin, la prison préventive ; l'accusation, ou capitula inquisi- tionis, lui était communiquée et on l'interrogeait à ce sujet, avec cette réserve qu'aucun élément étranger à l'accusation ne pouvait y être introduit postérieurement pour l'aggraver. Si l'accusé ne pouvait pas être amené à faire des aveux, l'Ordi- naire procédait à l'audition de témoins, et bien que ceux-ci ne fussent pas entendus en présence de l'accusé, on lui communi- quait leurs noms et leurs témoignages; celui-ci pouvait, de son côté, citer des témoins favorables et son avocat avait toute lati- tude pour le défendre par des arguments, des exceptions et des appels. Enfin, l'Ordinaire rendait son arrêt; si la culpabilité était douteuse, il prescrivait la purgation canonique, ou ser- ment d'innocence prêté, conjointement avec l'accusé, par un certain nombre de ses pairs (plus ou moins, suivant la nature et la gravité de l'accusation). Lorsque la condamnation était obtenue par la procédure inquisitoriale, la pénalité était tou- jours plus légère que dans le cas d'une accusation ou d'une dénonciation. On ne se dissimulait pas le danger d'une procé- dure où le juge était en même temps l'accusateur; un homme devait être généralement considéré comme coupable avant que l'Ordinaire ne pût instruire contre lui et il ne suffisait pas que sa culpabilité fût affirmée par un petit nombre de personnes, ou par ses ennemis personnels, ou par des gens indignes de foi. Il est important de se rappeler ces règles équitables de la juridic- tion épiscopale au moment nous allons aborder l'étude des méthodes nouvelles que l'Inquisition ne craignit pas d'établir sur de pareils fondements (1).

(i) Fournie!*, Les Oflcialités du moyen âge, Paris, 1880, p. 256 sq., 273-4. Cap. 19, 21, §§ 1, 2, Extra v. 1.

20.

354 INQUISITIONS OU ENQUÊTES

311 En théorie, il existait aussi un système général d'inquisition ou d'enquête permanente pour la découverte de tous les crimes, y compris l'hérésie. Comme c'est une application de ce système qui donna naissance à l'Inquisition, il importe de nous y arrêter un moment. L'idée d'une recherche systématique des infrac- taires à la loi était familière à la jurisprudence séculière comme à la jurisprudence ecclésiastique. Dans le droit romain, bien qu'il n'existât pas de ministère public, le gouverneur ou le proconsul avait le devoir de rechercher les criminels pour les punir et Septime Sévère, en 202, avait fait de la persécu- tion des Chrétiens un chapitre spécial de cette inquisition officielle. Les Missi Dominici de Charlemagne étaient des fonc- tionnaires chargés de parcourir l'Empire, s'in formant de tous les cas de désordre, de crime, d'injustice, et revêtus d'une juridiction qui atteignait les clercs commeleslaïques. Ils tenaient leurs assises quatre fois par an, recueillaient les plaintes et les accusations et avaient le pouvoir de redresser les torts comme de punir les délinquants de tout rang. Cette institution l'ut maintenue par les successeurs de Charlemagne aussi longtemps que l'autorité royale put s'affirmer: après la révolution capé- tienne, aussitôt que la dynastie disposa d'une juridiction qui pûts'exercer au-delà des limites étroites de son domaine féodal, elle adopta un système analogue d'inquisiteurs, dans le dessein de contrôler les actes des fonctionnaires et d'assurer l'exécution des lois. La même conception apparaît dans les justiciers ambulants d'Angleterre, et cela, pour le moins, dès les Assises de Clarendon en 1166; les enquêtes auxquelles on procéda à cette époque, centre ceux qui étaient suspects aux yeux de la population, donnèrent naissance au système du Grand Jury, prototype de l'Inquisition pontificale à ses débuts. Les « inqui- siteurs et manifesteurs », que nous trouvons en 1228 à Vérone, employés par l'État à la découverte et au châtiment des blasphé- mateurs, participèrent du même caractère. L'analogie est encore plus frappante dans le cas des Juradus de Sardaigne au xive siècle, habitants désignés dans chaque district et assermentés, avec la mission d'enquérir sur les crimes, de s'assurer de la

TEMOINS SYNODAUX

355

personne des malfaiteurs et de les amener devant les tribunaux 312 pour être jugés (1).

L'Église adopta tout naturellement le même système. Nous venons de voir que Charlemagne ordonna à ses évêques de par- courir diligemment leurs diocèses, à larecherche des crimes; avec le développement de la juridiction ecclésiastique, ce devoir inqusi- torial grandit et s'organisa, du moins nominalement. Dès le début du xe siècle, nous constatons une pratique (faussement attribuée au pape Eutychianus) qui fut imitée dans la suite par l'Inquisition. Lorsque l'évêque arrivait dans une paroisse, toute la population devait s'assembler en un synode local. Il choisis- sait alors dans le nombre des hommes d'âge mûr et d'honnêteté reconnue qui juraient sur les reliques des saints de révéler, sans crainte ni complaisance, tout ce qu'ils pouvaient savoir, ou pourraient apprendre dans la suite, touchant des crimes ou des délits réclamant une enquête. Ces testes synodales ou témoins synodaux devinrent une véritable institution de l'Église

du moins en théorie et l'on rédigea de longs formulaires d'interrogatoires pour guider les évêques dans leur examen, afin qu'aucune prévarication ne pût échapper à la perspicacité de l'Inquisition. Mais ces mesures prudentes et bien concertées restèrent lettre morte par suite de la négligence des évêques. Lorsque Robert Grosse'teste, l'évêque réformateur de Lincoln, ordonna, en 1246, à l'instigation des Franciscains, de procéder à une enquête générale sur la moralité des habitants de son diocèse, ce fut une surprise générale qui montra combien l'insti- tution elle-même était oubliée. Les archidiacres et les doyens convoquèrent les nobles et les vilains et les examinèrent sous la foi du serment, suivant les prescriptions canoniques; mais

(li Fr. 13, Dig. i (Ulpien). Allard, Hist. fies persécutions, Paris, 1885, p. m.

Capit. Car. Mag. i. ann. 802; m. ann 810; in. ann. 812. Capit. Ludov. Pii v. vi. ann. 819; ann. 823, c. 28; Capit. Wormatiens. ann. 820.— Caroli Calvi Capit apud Carisiacum ann. 857; Édict. Pistens. ann. £64. Carolomanni Capit. ann. 88k Guill. Nangiac. Gest. S. I.udov. ann. 1255 (D. Bouquet, xx, 394, 400).

Du Cange, s. v. Inquisitores. Les Olim, T. m, p. 169, 181, 211, 211, 358, 471, 501, 522, 529, 616. Assisse de Clarendon, § 1 (Stubbs' Select Charters, p. 137; cf. p. 25). Stubbs' Cons'itutional H.story, i. 9!)-100, 313, 530, 6 5-6.

Lib. Juris Civilis Veronœ, c. 171 (éd. 1728, p. 130). Carta de Logu, cap. xvi (éd 1805, p. 30-2).

313

356 MOLLESSE DES PRÉLATS

cette procédure fit paraître de tels scandales que le roi Henri NI dut intervenir et ordonner aux baillis d'y mettre fin (1).

L'Église possédait ainsi sur le papier une organisation bien conçue pour découvrir et examiner les hérétiques. Ce qui h,i manquait, c'étaient des hommes capables de la faire fonctionner : et les progrès de l'hérésie jusqu'à l'époque des Croisai- albigeoises montrent jusqu'à quel point les évoques, absorbés par le souci d'augmenter leurs revenus, poussaient la négli- gence de leurs devoirs. Plusieurs papes succesifs firent de vains efforts pour stimuler leur zèle, à mesure que s'accroissait l'au- dace des sectaires. Du sein de l'assemblée de prélats qui, en J I. XL assistèrent à la conférence de Vérone entre Lucius III et Frédéric Barberousse, le pape, sur les instances de l'Empereur et avec l'assentiment des évèques, promulgua une décrétale qui, si elle avait été strictement obéie, aurait conduit à l'établissement d'une Inquisition épiscopale, et non pontificale. En dehors du serment d'aider l'Eglise à poursuivre l'hérésie, exigible de tous les souve- rains, ordre était donné à tous les archevêques et évèques de visiter une ou deux fois par an soit en personne, soit par l'entremise de leurs archidiacres ou d'autres clercs toutes les paroisses existait le moindre soupçon d'hérésie; ils devaient obliger deux ou trois hommes de bonne réputation, ou tous les habitants en cas de besoin, de jurer qu'ils dénonceraient toute personne soupçonnée d'hérésie, ou assistant à des réunions secrètes, ou vivant autrement que la généralité des fidèles. Le prélat devait appeler auprès de lui ceux qu'on lui désignait ainsi et, s'ils ne réussissaient pas à se disculper, les punir comme il le jugerait convenable. Pareillement, ceux qui refuseraient de prêter serment par superstition, devaient être condamnés ipso facto et punis comme hérétiques. Les hérétiques obstinés, refusant d'abjurer et de revenir à l'Église après une juste péni-

(1) Reginon. de Ecoles, dscip. lib. h. c. i-3. - Burchardi Décret, lib. , ti n ~ Gratiani Décret. P. u, c. xxxv. Q. vi. c. 7. - C. 7, Extra n xxi - Matt. Pans, ann. 124G (éd. 1644, p. 4*0).

y,?,U* ol0S ef°;rtS Pro.lo^s A,}?^8 de l'ÉSîise P°ur employer le système des testes synodales voir Benoit XIV, de St/noù, diœcesana, lib iv. cap. m. En 1390

ZC,T: m Tof7blovdans fs sy°0les di0 é?ains ^ Lima, s'occupa de définir leurs devoirs (Haroldus, Lima Limata, Rome, 1873, p. 290).

EFFORTS DES PAPES 357

fcence,et ceux qui retomberaient dans l'erreur après avoir abjuré, devaient être livrés au bras séculier pour recevoir le châtiment mérité. Il n'y avait, dans tout cela, rien de bien original; ce n'était que la mise en vigeur d'institutions existantes et une tentative pour rappeler les évêques au sentiment de leurs 314 devoirs. Mais un pas important fut fait lorsque le pape supprima, en matière d'hérésie, toutes les exemptions de la juridiction épiseopale et soumit aux évêques les ordres monastiques pri- vilégiés qui dépendaient directement de Rome. En outre, les fauteurs d'hérésie étaient déclarés incapables d'être avocats ou témoins, ainsi que de remplir aucune fonction publique (1).

Nous avons déjà vu que cet effort échoua complètement devant l'inertie de l'épiscopat. Le fait est que, vu l'indifférence générale des puissances séculières, leur zèle même serait resté sans eiïet. Quand l'évêque de Castellano écrivit à Lucius III que les Cathares faisaient beaucoup de prosélytes à, Venise et demanda des instructions, le pape se contenta de lui répondre qu'il devait imposer des pénitences à ceux qu'il pourrait recon- quérir à l'Église et exiger d'eux la promesse écrite qu'en cas de rechute ils se soumettraient à la confiscation. Quant aux obstinés, il devait les excommunier publiquement et s'efforcer de persuader au Doge et au peuple de ne pas les fréquenter, de les persécuter et de distribuer leurs biens aux fidèles. Cela n'était guère encourageant; les armes se rouillaient entre les mains indolentes des évêques et les hérétiques croissaient et multipliaient au point que Rome se vit obligée d'en appeler aux armes des fidèles pour n'être point dépossédée de son empire Mais elle reconnut que la victoire brutale ne suffirait point si elle n'organisait pas, en même temps, la persécution d'après de nouveaux principes. Tandis que Monfort et ses bandes mena- çaient les hérétiques, un concile se réunit à Avignon en 1209, sous la présidence de Hugues, légat du pape, et décréta une série de mesures qui, en substance, ne sont que la confirmation de celles que Lucius III avait prescrites vingt-cinq ans plus tôt.

(i) Lucii PP. III. Epist. 171.

358 CONCILE DE NARBONXE

La principale modification concernait l'intervention des prêtres qui, dans chaque paroisse, devaient être adjoints aux laïques, témoins synodaux ou inquisiteurs locaux de l'hérésie. Ce système, confirmé en 1215 par le concile de Montpellier, donna lieu à des poursuites nombreuses et à l'érection de plusieurs bûchers. Quand le concile de Latran se réunit en 1215 pour consolider les conquêtes qui semblaient alors assurées à l'Église, les instructions de Lucius lit furent réitérées dans le même esprit. On crut en assurer suffisamment l'efficacité en décidant que tout évoque, négligeant de remplir ses devoirs à cet égard, serait déposé et remplacé par un autre mieux armé pour confondre L'hérésie (1). 315 Cette menace du conseil suprême de la Chrétienté resta sans effet. De loin en loin paraissait un fanatique eom'me Foulques de Toulouse ou Henry de Strabourg, qui travaillait vigoureusement à la suppression de l'hérésie; mais la plupart des prélats restaient aussi négligents que parle passé et il n'y a pas trace d'une action méthodique pour faire passer l'Inquisition périodique de la théorie dans la réalité. Le concile de Narbonne, en 1227, prescrivit à tous évèques d'instituer dans chaqui paroisse des témoins synodaux pour rechercher les hérétiques el les autres délinquants et les dénoncer aux fonctionnaires épis- copaux; mais les bons prélats de cette assemblée, satisfaits de cette manifestation d'énergie, se séparèrent et laissèrent les choses suivre leur cours. Nous n'avons guère besoin que Lucas de Tuy, un contemporain, nous affirme que la plupart des évèques étaient indifférents en matière d'hérésie, tandis que d'autres trouvaient moyen de s'en faire une source de revenus. Quand on leur reprochait leur inaction, ils répondaient: «Comment condamner des gens qui ne sont pas convaincus de leur crime et ne l'avouent point? » Le concile de Béziers, en 1234, ne réussit pas davantage en ordonnant aux prêtres de paroisse de dresser des listes de suspects et de les soumettre à une sévère

(1) Concil. Avenionens. ann. 1200, c. 2.— Concil. Monspessul. ann. 1215, c. 46.

Collcct. Lipsiens. Tit. i.iv. cap. 2 (Friedberg, Quinque compilât, antiquae,

p 204). Douai?, Les source* de l histoire de l'Inquisition, in Revue des ques- tions historiques, 1er oct. 1881, p. 401. C. Laleran. iv. c. 2.

INQUISITION LÉGATINE . 359

surveillance (1). L'apathie du clergé séculier était invincible. Les papes sciaient efforcés d'avoir raison de l'indifférence des évèques en organisant une sorte d'Inquisition légatine intermit- tente. A mesure que la juridiction papale s'était étendue sous l'influence du système de Grégoire VII, le légat était devenu un instrument très utile pour faire sentir la puissance du pape dans les affaires intérieures des diocèses. En tant que représentants directs et plénipotentiaires du Vicaire de Dieu, les légats por- taient avec eux et exerçaient l'autorité suprême du Saint Siège jusque dans les recoins les plus éloignés du monde chrétien. 11 était inévitable qu'on les employât un jour à stimuler la persé- cution languissante. Nous avons déjà vu le rôle qu'ils jouèrent dans les affaires albigeoises, depuis l'époque de Henri de Citeaux jusqu'à celle du cardinal Romano. En l'absence de toute procé- dure méthodique, on les employait même dans des cas spéciaux pour éclairer l'ignorance des prélats locaux, comme lorsque, en 1224, Honorius III ordonna à Conrad, évêque de Hildesheim, de traduire devant le légat Cinthio, cardinal de Porto, pour être jugé, Henri Minneke, prévôt de Sainte Marie de Goslar, qui retenait en prison comme suspect d'hérésie. Mais ce fut à Tou- 316 louse, après le traité de Paris en 1229, que l'on vit l'exemple le plus remarquable de l'action du légat concurremment avec celle de l'évêque témoignage de l'incertitude qui régnait en- core sur le rôle dévolu à l'Inquisition. Au mois de juillet, le comte Raymond, réconcilié avec l'Église, revint dans ses do- maines, suivi par le cardinal-légat Romano; il devait s'assurer de l'exécution du traité et renvoyer les bandes armées de « pè- lerins», qui se vengèrent de leur désappointement en détrui- sant les récoltes et en créant un état de famine dans le pays. Au mois de septembre, un concile s'assembla à Toulouse, com- prenant tous les prélats du Languedoc et la plupart des barons les plus influents. Ce concile adopta un canon prescrivant de rechef à tous *les archevêques, évêques et abbés exemptés de mettre en pratique le système des témoins synodaux; mais il

(1) Concil. Narbonn. ann. 12 7, c. 14. Lucoe Tudens De altéra vita c. 19. Concil. Biterr. ann. 1234 c. 5.

360 INFLUENCE DES LÉGATS

n'y a pas trace que cet ordre ait été suivi. Cependant, à lïnsfi- gation du légat et de Foulques de Toulouse, le concile' lui-même devint un tribunal d'Inquisition. On découvrit un Parfait Ca- thare, Guillem de Solier, qui, s'étant converti, fut rétabli dans ses droits afin qu'il pût porter témoignage contre ses ancien, frères; de son côté, l'évêque Foulques manifestait son zèle en recherchant partout d'autres témoins. Tons les évèques présents- travaillèrent à les interroger et envoyèrent ensuite à Foulques les témoignages mis par écrit; de la sorte, nous dit-on une énorme besogne fut accomplie en très peu de temps. On s'aper- çut que les hérétiques s'étaient mutuellement promis le secret et qu'il était à peu près impossible de rien tirer d'eux; mais quelques-uns des plus timorés prirent les devants et vinrent se confesser; alors, pour obtenir la réconciliation, ils durent, sui- vant les règles en vigueur, raconter tout ce qu'ils savaient au sujet d'autres hérétiques. On réunit ainsi de très nombreux témoignages, que le légat entreprit d'examiner en vue de sta- tuer sur le sort des accusés; emportant le dossier, il quitta Tou- louse pour Montpellier. Un petit nombre des (lélinquants 1rs plus courageux essayèrent de se défendre juridiquement et de- mandèrent à connaître les noms des témoins: à cei effel ils poursuivirent même le légat jusqu'à Montpellier. Mais celui-rL alléguant que l'on voulait mettre à mort les dénonciateurs. 317 éluda habilement la réclamation des accusés en leur présentant une liste globale de tous les témoins, de sorte que les malheu- reux furent obligés de se sommettre sans défense. Ensuite le légat alla tenir un autre concile a Orange et. de là. envoya à Foulques les sentences, qui furent communiquées aux accuses réunis à cet effet dans l'église de saint-Jacques. Tous les dossiers de l'Inquisition furent transférés à Rome par le légat, «le peur qu'ils ne tombassent entre les mains de gens vindicatifs et ne donnassent lieu à des violences contre les témoins. En fait, beaucoup de témoins, sur lesquels ne portaient que des soup- çons, furent assassinés peu de temps après 1

(!) Potthast, 7200. Concil. Tôlosan. ann. 122'). c. 1 2 - Guill de Pnd Laur. c. 40. - Guill. Pelisso, Chron. é.l. Molinier, p. 10. ° *

DÉCADENCE DE L'INQUISITION LÉGATINE 361

Tout cela montre combien l'Inquisition épiscopale et légatine était d'un maniement incommode, même entre les mains les plus énergiques, combien sa procédure était irrégulière et hési- tante. Dans les années qui suivirent, nous trouvons quelques exemples de l'emploi de témoins synodaux, comme au concile d'Arles en 1234, à celui de Tours en 1239, à celui de Béziers en 1246, à celui d'Albi en 1254, ainsi que dans une lettre d'Al- phonse de Poitiers qui, en 1257, exhorta ses évêques à instituer ces témoins suivant les canons du concile de Toulouse. On ren- contre, à la même époque, quelques exemples isolés d'Inquisi- tion légatine. En 1237, les inquisiteurs de Toulouse agissaient avec les pouvoirs de légats, comme sous-délégués du légat Jean de Vienne; la même année, lorsque le peuple de Montpellier demanda l'aide du pape pour combattre les progrès de l'héré- sie, celui-ci envoya Jean de Vienne, avec l'ordre de procéder avec vigueur. Les droits de l'évêque furent également mécon- nus en 1239, quand Grégoire IX prescrivit aux inquisiteurs ,fle Toulouse d'obéir aux instructions de son légat. Cependant le souvenir même de ces fonctions légatines disparut bientôt si complètement qu'en 1351 la Seigneurie de Florence demanda au légat du pape de retirer une plainte pour hérésie qu'il avait formulée contre l'abbé des Camaldules, parce que, disait-on, la République n'avait jamais permis que ses citoyens fussent jugés pour une accusation de ce genre autrement que par les inquisi- teurs. Dès 1257, quand les inquisiteurs de Languedoc se plai- gnaient du zèle inquisitorial du légat Zoen, évêque d'Avignon, Alexandre IV se hâta de décider que son légat n'avait aucun pouvoir pour agir ainsi en dehors de son diocèse (1).

L'opinion publique des classes dirigeantes en Europe deman- 31g dait que l'hérésie fût exterminée à tout prix; et cependant, quand la résistance ouverte eut pris fin, le but désiré paraissait

(1) Concil. Arelatens. ann. 1234 c. 5. Concil. Turonens. ann. 1239 cl.— Concil. Biterrens. ann. 1246 cl. Concil. Albiens. ann. 1254, c. 1. Archives de l'inq. de Carcassonne (Coll. Doat, xxx, 250). Vaissete. ni, Pr. p. 385-6. Kaynald. Annal, aon. 1237, 32.— Archivesde France, J. 430, n°s 19-20. Archivio di Firenze, Bifonaagioni, cl. v, fol. 80. Arch. de l'inq. de Carcass. Doat, xxxi, 23 J).

21

362 NÉCESSITÉ DES ENQUÊTES

aussi lointain que jamais. Évêque et légat étaient l'un et autre incapables de découvrir les hérétiques qui se couvraient du man- teau de l'orthodoxie; et quand, par hasard, un nid d'hérétiques venait à être révélé, l'Ordinaire n'avait, en général, ni assez de savoir, ni assez d'adresse pour arracher une confession à ceux qui se prétendaient entièrement d'accord avec les enseignements de Rome. En l'absence d'actes d'hostilité envers l'Église, il était bien difficile d'atteindre les secrètes pensées des sectaires. A cet effet, il fallait des gens spécialement dressés, dont l'iuYestiga- tion des consciences fût l'unique besogne. Comme cette néces- sité devenait de plus en plus manifeste, deux nouveaux fac- teurs contribuèrent à la solution d'un problème longtemps

agité.

Le premier de ces facteurs nouveaux fut l'organisation des Ordres Mendiants, particulièrement aptes un travail dont les cours épiscopales n'étaient plus capables. L'institution de ces Ordres parut l'effet d'une intervention de la Providence, dési- reuse de fournir à l'Église du Christ l'instrument qui lui faisait le plus défaut. Une fois la nécessité reconnue de tribunaux spé- ciaux et permanents, exclusivement destinés à la répression de l'hérésie, il semblait naturel qu'ils fussent complètement sous- traits à l'influence des jalousies et des inimitiés locales, qui pouvaient tendre à la perte de l'innocent, ou a celle du favori- tisme local, qui pouvait s'exercer pour la protection des coupa- bles. Si, par surcroît, les enquêteurs et les juges étaient des hommes spécialement formés en vue de la découverte et de la conversion des hérétiques; s'ils avaient, par des vœux irrévo- cables, renoncé au monde; si, enfin, ils ne pouvaient s'enrichir et étaient insensibles aux appâts des plaisirs mondains, toute garantie paraissait offerte pour l'accomplissement équitable et rigoureux de leurs devoirs. D'une part, en effet, la pureté de la fol devait être sauvegardée; de l'autre, on pouvait croire qu'il n'y aur ait pas d'oppression ni de cruautés inutiles, dictées par des intérêts privés ou des vengeances personnelles. L'immense po- pularité des moines leur assurait, de la part des populations, un concours autrement empressé que celui auquel pouvaient s'at-

LÉGISLATION SÉCULIÈRE 363

tendre les évêques, généralement en état d'hostilité avec leurs 319 ouailles ainsi qu'avec les puissants barons et seigneurs dont l'appui était indispensable. Assurément, les Ordres Mendiants étaient particulièrement dévoués à la papauté; ils firent de l'Inquisition un instrument puissant pour étendre l'influence de Rome et détruire le peu d'indépendance qui restait aux églises locales. Mais si ces considérations contribuèrent, dans la suite, au développement de leur action, il n'est guère probable qu'elles aient inspiré l'institution à ses débuts. Ainsi, aux yeux du public du xme siècle, l'organisation de l'Inquisition, confiée aux enfants de saint-Dominique et de saint-François, parut un remède naturel et même inévitable aux maux dont cette époque était affligée.

Le second facteur qui accéléra le succès de l'Église, dans la tache de persécution entreprise par elle, fut la législation sécu- lière contre l'hérésie, qui commençait à revêtir alors une forme précise. Nous avons vu que l'Angleterre et l'Aragon, au xne siè- cle, avaient porté, contre les hérétiques, quelques édits isolés dont l'importance historique consiste en ceci, qu'ils attestent l'absence d'une législation pénale antérieure. Frédéric Barbe- rousse ne prit aucune mesure efficace pour mettre en vigueur les règles promulguées par Lucius III à Vérone en 1184, bien que ces règles fussent revêtues de la sanction impériale. Le droit coutumier, adopté par Monfort à Pamiers en 4212, dis- parut naturellement en même temps que sa courte domination. Il y avait eu, il est vrai, quelques tentatives de législation au sujet des hérétiques, comme lorsque l'Empereur Henri VI, en 1194, prescrivit de confisquer leurs biens, de leur infliger des peines personnelles sévères, de détruire leurs maisons, d'im- poser de lourdes amendes aux communautés ou aux individus qui négligeraient de les arrêter; mais le fait que ces prescrip- tions furent réitérées en 1210 par Othon IV montre assez qu'on s'était hâté de les oublier. Les quelques édits de cette époque qui nous sont parvenus attestent la conduite irrégulière et ca- pricieuse dont le bras séculier usait alors envers l'hérésie. Ainsi, en 1217, Nunez Sancho de Rosellon décréta que les hé-

320

364 STATUTS DE MILAN

rétiques seraient hors la loi; en 1228, Jayme 1er d'Aragon sui- vit cet exemple preuve qu'il s'agissait bien d'une innova- tion. D'autre part, les statuts de Pignerol en 1220 se contentent d'infliger une amende de dix sols à quiconque héberge sciem- ment un Vaudois. Louis VIII de France, peu de jours avant sa mort, promulgua une ordonnance qui punissait le même crime de la confiscation et de la privation de tous les droits, en même temps que les officiers royaux recevaient l'ordre de punir immédiatement tous ceux qui seraient convaincus d'hérésie. Les statuts en vigueur à Florence en 1227 portaient que Févêque devait agir d'accord avec le podestat dans toutes les poursuites pour hérésie, ce qui limitait sérieusement l'autonomie des cours épiscopales. En 1228, de nouvelles lois furent adoptées à Milan, sur les instances du légat du pape Goffredo; tous les hérétiques devaient être bannis du territoire de la République, leurs maisons abattues, leurs biens confisqués, leurs personnes mises hors la loi; des amendes plus ou moins fortes étaient imposées à ceux qui leur donneraient asile. Une Inquisition mi- séculière, mi-ecclésiastique, était instituée pour la recherche des hérétiques, qui devaient être interrogés et jugés par l'ar- chevêque et le podestat; ce dernier était tenu de mettre à mort dans les dix jours tous ceux qui auraient été convaincus d'hé- résie. En Allemagne, il fallut encore, en 1231, une décision d'Henri VII pour déterminer la destination des biens confisqués sur les hérétiques ; des domaines allodiaux purent être trans- mis à leurs héritiers en contradiction, comme nous le ver- rons, avec toute la législation subséquente (1).

Pour mettre en mouvement un système compréhensif de persécution, il était évidemment nécessaire de vaincre la ten- dance centrifuge de la législation médiévale, qui trouve son expression la plus complète dans la libre Navarre, chaque ville de quelque importance avait son fuero spécial, presque

(1) Lami, Antichità Toscane, p 434, 504, 524. Muratori Antiq. Ital. Diss. lx (t. xn, p. 447). D'Achcry, Spidl. m 588, 598. Charvaz, Origine Jei Valdesi, Torin'o, 1838, app. xxn. Isambert, Ane. Loix Franc, i. 223. Corio, Hist. Milanese, aun. 1228-9. - Hist. Diplom. Frid. n. t. ni, p" 446.

ÉDITS DE FRÉDÉRIC II 365

chaque maison avait sa coutume particulière. Innocent III s'efforça,' au concile de Latran en 1215, d'assurer l'uniformité par une série de règlements sévères définissant l'attitude de l'Église envers les hérétiques, ainsi que les devoirs du pouvoir séculier, qui devait les exterminer sous peine de forfaiture. Cela devint même un chapitre reconnu du droit canonique ; mais, en l'ahsence de toute coopération active des séculiers, ces prescriptions restèrent pendant quelque temps à l'état de lettre morte. Il était réservé à l'ennemi acharné de l'Église, Frédéric II, de briser, dans la plus grande partie de l'Europe, le particularisme des statuts locaux et de réduire la population à la merci des émissaires que la papauté trouvait bon d'accré- diter auprès d'elle. Il avait besoin de la faveur d'Honorius III pour assurer son couronnement en 1220; et quand se produisit la rupture inévitable, H fut encore de son intérêt de réfuter l'accusation d'hérésie si souvent lancée contre lui en manifes- tant un zèle tout particulier à poursuivre les hérétiques, bien que sans doute, s'il avait été libre d'agir, son indifférence phi- 321 losophique l'eût porté à tolérer toute forme de croyance qui ne mît pas en péril l'obéissance due au souverain (1).

Dans une série d'édits datant de 1220 à 1239, Frédéric II promulgua un code complet et impitoyable de persécution, fondé sur les canons de Latran. Ceux qui étaient simplement suspects d'hérésie devaient, sur l'ordre de l'Église, se soumettre à la purgafion, sous peine d'être privés de leurs droits civils et mis au ban de l'Empire; s'ils restaient en cet état pendant un an, ils étaient condamnés comme hérétiques. Les hérétiques de toutes les sectes étaient hors la loi; une fois condamnés comme tels par l'Église, ils devaient être livrés au bras séculier pour être brûlés vifs. Si, par crainte de la mort, ils se rétrac- taient, ils devaient être jetés en prison pour le reste de leur vie et s'y soumettre à la pénitence. S'ils retombaient dans leurs erreurs, montrant ainsi que leur conversion n'avait pas été sincère, ils devaient être mis à mort. Tous les biens des héré-

(1) De Lagrèze, La Navarre, Française 1, xxi ; II, G. Concil. Lateran IV. c 3 (C. 13 Extra v. vu).

366 LÉGISLATION IMPITOYABLE

tiques étaient confisqués et leurs héritiers naturels spoliés. Leurs enfants, jusqu'à la seconde génération, étaient déclarés incapables d'occuper aucune charge ou dignité, à moins qu'ils ne méritassent l'indulgence en dénonçant leur père ou quelque autre hérétique. Tous les croyants, fauteurs, défenseurs, pro- tecteurs ou avocats d'hérétiques étaient bannis à perpétuité ; leurs biens étaient confisqués et leurs descendants sujets aux mêmes incapacités que ceux des hérétiques. Ceux qui défen- daient les erreurs des hérétiques devaient être traités comme des hérétiques, à moins qu'ils ne changeassent de conduite après un avertissement. Les maisons des hérétiques et de ceux qui les hébergeaient devaient être détruites pour ne jamais être relevées.

Bien que le témoignage d'un hérétique ne fut pas rece- vable en justice, exception était faite lorsqu'il pouvait témoi- gner contre un autre hérétique. Tout dépositaire du pouvoir public, fonctionnaire ou magistrat, devait jurer de travailler à exterminer ceux que l'Église désignerait comme hérétiques, sous peine de perdre leurs emplois. Si un seigneur temporel, sommé par l'Église de chasser les hérétiques de ses domaines, négligeait de le faire pendant plus d'un an, ses terres pouvaient être occupées par le premier catholique venu qui, après en avoir expulsé les hérétiques, pouvait les posséder; en paix sans préju- dice des droits du suzerain, à la condition qu'il n'y eût point fait opposition. 322 Quand l'Inquisition pontificale fut instituée, Frédéric se hâta, en 1232, de mettre toute l'organisation de l'État au service des Inquisiteurs; ils étaient autorisés à faire intervenir les fonc- tionnaires pour saisir ceux qu'ils qualifiaient d'hérétiques et à les garder sous les verrous jusqu'au prononcé de la sentence, qui devait être suivie de la mise à mort des coupables (1).

(1) Hist. Diplom. Frid. n. T. n. p. 4-6, 422 ; t. re, p. 6-8, 299-302; t. v, p. 201, 279-80. L'édit du couronnement, qui lut la base de toute la législation postérieure contre l'hérésie, fut rédigé par la curie pontificale et envoyé, quinze jours avant la cérémonie, à l'évèque-légat de Tusculum, avec ordre d'obtenir la signature impé- riale et de renvoyer le document, afin qu'on pût le publier, au nom de l'Empereur, dans l'Eglise de Saint-Pierre. (Raynald. ann. 1220, n? 19. Hist. Diplom. I. n. 880). Pour les ecclésiastiques de ce temps-là, il allait de soi que le devoir de

APPROBATION DE L'ÉGLISE 3G7

Cette législation diabolique fut accueillie par l'Église avec des acclamations et, à la différence des précédentes, ne resta pas lettre morte. L'édit du couronnement de 4220 fut envoyé par Honorius à l'Université de Bologne pour y être lu et commenté dans les cours de droit. Il fut incorporé dans la compilation autorisée des coutumes féodales et ses prescriptions les plus sévères firent désormais partie du code civil. La série entière des édits de Frédéric fut promulguée dans la suite par des papes successifs, au moyen de bulles qui ordonnaient à tous les États, à toutes les villes, d'inscrire à perpétuité ces lois dans leurs statuts locaux. Veiller à cela devint un devoir des inquisiteurs, qui devaient aussi exiger des magistrats et des fonctionnaires le serment de se conformer à ces édits et, en cas de résistance, les excommunier. En 1222, quand les magistrats de Rieti adop- tèrent des lois en conflit avec celles de Frédéric, Honorius pres- crivit que les délinquants fussent immédiatement destitués; en 4227, le peuple de Rimini résista, mais fut contraint de se sou- mettre; en 1253, quelques villes lombardes, qui hésitaient, reçurent la visite d'inquisiteurs d'Innocent IV, et furent bientôt ramenées dans la bonne voie; en 1254, Asti accepta les édits comme partie intégrante de sa législation locale; Corne suivit cet exemple le 40 septembre 4225; même en 4335, dans la récension des lois de Florence qui fut exécutée alors, nous trou- vons les mêmes édits en honneur. Enfin, ils furent incorporés 323 dans les dernières additions du Corpus juris comme des élé- ments de la loi canonique elle-même et, nominalement du moins, ils peuvent être considérés comme en vigueur jusqu'à notre temps (4).

l'Église était de pousser les souverains temporels dans les voies de la plus rigou- reuse persécution.

Ce fut fans doute la mise hors la loi des hérétiques, prononcée par les édits de Frédéric il, qui permit à l'Inquisition de poser en principe que l'hérétique pouvait être saisi et dépouillé n'importe quand et par n'importe qui, et que le spoliateur, pouvait s'appropri» r ses biens à la condition, bien entendu, qu'il ne fût pas lui-même un fonctionnaire du Saint-Office. {Tract, de Inquisitione, Hoat, xxxvi).

(1) Hist. Diplom. Frid. n, T. n, p. 7. Post Lib. Feudoium. Post constt. iv. xix Lod. i. v. lnnoc. PP. iv. Bull. Cum adversus, 1243, 1252, 1254: Bull. Orthodoxie, 27 Apr. 14 maii 1252. Alex. PP. iv. Bull. Cum adversus, 1258. Ejusd. Bull. Cupientes, 12G0. - Clément, i P. iv. Bull. Cum adversus, 1265.

368 IMITATEURS LE FRÉDÉRIC II

Ainsi une grande partie de l'Europe, s'étendant de la Sicile à la mer du Nord, se trouvait placée sous le régime du bûcher. Les pays occidentaux se hâtèrent de suivre un si bel exemple. En même temps que le traité de Paris (1229), parut une ordonnance au nom du roi mineur Louis IX, promettant à l'Église, dans sa lutte contre l'hérésie, le concours des officiers royaux. Dans les domaines qui restaient aux mains du comte Raymond, les fluc- tuations de sa politique donnèrent lieu à de nombreuses plaintes; enfin, en 4234, il fut contraint de promulguer, avec le consentement de ses prélats et barons, un statut rédigé par le fanatique Raymond du Fauga de Toulouse, qui comprenait tous les articles pratiques de la législation de Frédéric et décrétait la confiscation contre quiconque refuserait, malgré un appel de l'Eglise, d'aider à saisir et à emprisonner les hérétiques. Dans les compilations et les ouvrages juridiques de la dernière partie du xine siècle, nous voyons ce système parfaitement établi comme loi du pays tout entier; en 1315, Louis le Hutin rendit les édits de Frédéric valables pour toute la France (4).

En Aragon, don Jayme 1er promulgua un édit interdisant à tous les hérétiques de pénétrer dans ses Etats, sans doute à cause de la masse de fugitifs que la croisade de Louis VIII chas- °** sait du Languedoc (1226). En 1234, conjointement avec ses pré- lats, il rédigea une série de lois instituant une Inquisition épis- copale du caractère le plus sévère, avec l'appui des officiers royaux; on y trouve pour la première fois la prohibition, par une législation séculière, des traductions en langue vulgaire de la Bible. Tous ceux qui possèdent des livres de l'Ancien et du Nouveau Testament in romancio doivent, dans le délai de huit jours, en remettre les exemplaires à leurs évêques pour être

Wadding. Annal. Minor. ann. 1261, 3; ann. 1289, 20. Urbani PP. ir, Bull. Licet ex omnibus, 1262, § 12. Epistt. sœculi xm, n0 101 (Monum. Hist. German). Eymerici Direct. Inquis. éd. PegDae, 1007, p. 302. Innoc. PP. iv. Bull. Ad Awes, 2 apr. 1253. Pclopis, Anlica'Legislaziove del Piemonte,$. 440.

Bernardi Comens. Lucema Inquisit. s. v. Eor<cutio, 3. Arcliivio di Firenzo. Riformagioni, classe n, dist. 1, 14. Potthast 7672. C. 2 in. ge^timo, v. 3.

(1) ïsambert, Ane. Loix Franc, i, 230-33; m, 126. Harduin. Concil. vu, 203-8.

Guill. de Pod. Laur. c. 42. E abl ssements, liv. 1, eh. 83, 123. Livres de Justice et de Plet, liv. i, tit. m, § 7.

LOIS DE GRÉGOIRE IX 369

brûlés, sous peine d'être tenus pour suspects d'hérésie. Ainsi, si l'on excepte le reste de l'Espagne et les nation du nord, l'hé- résie n'avait jamais pris racine, tous les États chrétiens s'asser- vissaient à l'Église en vue de la suppression de l'hérésie. Et quand l'Inquisition eut été établie, le maintien de cette législa- tion fut un des principaux devoirs des inquisiteurs, dont la vigi- lance devait en assurer le plein et impitoyable effet (1).

En Italie, le zèle ou la jalousie furent cause, à cette époque de transition, qu'on essaya, sur plusieurs points, d'organiser une Inquisition séculière. A Rome, en 1231, Grégoire IX rédigea une série de règles qui furent publiées, au nom du peuple romain, par le sénateur Annibaldo. Le sénateur était tenu de saisir tous ceux qui lui seraient désignés comme hérétiques, que le dénonciateur fût un inquisiteur ou simplement un bon Catho- lique, et de leur faire subir leur peine huit jours après la con- damnation. De leurs biens confisqués, un tiers revenait au témoin, un tiers au sénateur ; le reste devait servir à la répa- ration des murs de la ville. Toute maison qui donnait asile à un hérétique devait être détruite et l'emplacement qu'elle occupait converti en dépôt d'ordures. Les croyants étaient traités comme les hérétiques; les fauteurs, protecteurs, etc., étaient dépouillés d'un tiers de leur avoir, applicable à la construction des murs. Une amende de vingt lires était imposée à toute personne qui ne dénonçait pas un hérétique dont elle avait connaissance; le sénateur qui négligeait de faire exécuter la loi était frappé d'une amende de deux cents marcs et d'incapacité d'exercer des fonctions publiques. Pour apprécier l'énormité de ces amendes, nous devons nous rappeler la misère de l'Italie d'alors, la pénurie de la vie quotidienne, la rareté des métaux précieux, 325 attestée par l'absence d'ornements d'or et d'argent dans les vêtements de cette époque. Non content encore d'avoir promul- gué sur place ces règles sévères, Grégoire IX en envoya copie à

(I) Archives Nat. de France, J. 426 4. Martène, Ampliss. Coll. vu. 123-4. Bernard. Guidon. Practica P. iv (Coll. Doat, xxx). Clem. PP. iv. Bull. Pras Cunctis, 23 fév. 1266. En 1229, le Concile de Toulouse avait déjà interdit aux; laïques de posséder les Ecritures, même en latin (Concii. Tolos. ann. 122 », c. 14),

21.

370 CONSTITUTIONS SICILIENNES

tous les archevêques et princes de l'Europe, avec ordre de les mettre à exécution dans leurs domaines respectifs, où, pendant quelque temps, elles servirent de base aux procédures inquisi- toriales. A Rome, la chasse aux hérétiques réussit à merveille et les fidèles purent se réjouir d'un nombre considérable d'exécu- tions par le bûcher. Encouragé par le succès, le pape publia une Décrétale, fondement de toute la législation inquisitoriale sub- séquente, aux termes de laquelle les hérétiques condamnés devaient être abandonnés au bras séculier pour recevoir un châtiment exemplaire; ceux qui revenaient à l'Église devaient être emprisonnés à perpétuité et quiconque avait connaissance d'un fait d'hérésie devait, sous peine d'excommunication, le dénoncer aux autorités ecclésiastiques 1).

En même temps, Frédéric II, qui désirait donner à Rome le moins possible d'autorité dans ses domaines de Naples.y confia l'œuvre de la persécution aux officiers royaux. Dans ses Consti- tutions Siciliennes, promulguées en 1231, il ordonna à ses représentants de rechercher avec diligence « les hérétiques qui marchent dans les ténèbres ». Tous, quelque faible que soit la suspicion, doivent être arrêtés et examinés par des ecclésias- tiques et ceux qui s'écartent dans une mesure quelconque de l'orthodoxie doivent, s'ils s'obstinent, obtenir le martyre par le feu auquel ils paraissent aspirer. Quiconque oserait intercéder en leur faveur sentirait le poids du déplaisir impé- rial. Quand on songe que cette législation émanait d'un libre penseur, on conçoit quelle était alors la pression de l'opinion publique, à laquelle Frédéric II n'osait pas résister. Et il ne se contenta pas de vaines menaces, car une série d'exécutions eurent lieu tout de suite. Deux ans après, l'Empereur écrivit à Grégoire, déplorant que ces exemples n'eussent pas suffi, parce que l'hérésie relevait la tête, et annonçant qu'il avait ordonné au juge de chaque district de recommencer l'enquête avec la

(1) Raynald. Annal ann. 1231, 13, 18, Ripoll i, 38, Ricobaldi Ferrar. Hist. Imp. ann. 1234. Paramo deorig. Offic. S. lnq. p. 177. Richardi di S. Germano, Chron. ann. 1231. C. 15 Extra v, vu (dans ce canon, noluerint est évidemment une erreur pour voluerint). Hart/helm, ConciL German ni, 540.

INTERVENTION DU SAINT-SIÈGE 371

collaboration de quelques prélats. Les évêques avaient été requis de parcourir à fond leurs diocèses, accompagnés, en cas de besoin, déjuges désignés à cet effet. Dans chaque province, la 326 Cour Générale tenait deux sessions par an, l'hérésie était punie comme les autres crimes. Cependant, bien loin de féliciter Frédéric de cette persécution systématique, Grégoire lui répondit qu'il faisait montre d'un faux zèle en vue de châtier ses ennemis personnels et qu'il brûlait de bons catholiques plutôt que des i hérétiques (1).

Au milieu de ces efforts confus et irréguliers pour supprimer l'hérésie, il était naturel que le Saint-Siège intervînt et cherchât à établir un système uniforme en vue de l'accomplissement de cette grande tâche. On a seulement lieu de s'étonner qu'il ait tellement tardé à le faire et qu'il ait montré d'abord tant de timidité en intervenant.

En 1226, un effort fut tenté pour entraver la diffusion rapide du Catharisme à Florence, par l'arrestation de Févèque héré- tique Filippo Paternon, dont le diocèse s'étendait de Pise à Arezzo. 11 fut jugé, suivant les statuts de Florence, par l'évêque et le podestat réunis. Mais il interrompit la procédure en abju- rant et fut remis en liberté. Bientôt, cependant, il retomba dans ses erreurs et devint encore plus odieux aux orthodoxes. En 1227, un hérétique converti se plaignit de cette apostasie à Grégoire IX et le pontife, qui venait de monter sur le trône, se hâta de remédier au mal en instituant une enquête, qui peut être considérée comme le premier exemple de l'Inquisition pon- tificale. Lalettre, portant la date du 20juind227, autorise Giovanni di Salerno, prieur de la maison dominicaine de Santa-Maria-No- vella, en compagnie d'un de ses frères et du chanoine Bernardo, à procéder judiciairement contre Paternon et ses partisans et aies obliger d'abjurer; en cas d'obstination de leur part, ils devaient se conformer aux canons du concile de Latran et, au besoin, appeler à leur aide les clercs et les laïques des évêchés de Flo-

(1) Constit. Sicular. lib. i. Tit. i. Hist. Diplom. Frid. n. T. iv. p. 1, 35, 444. Rich.de S. Germano Chron. ann. 1233. Giannonc, Istoria civile di Napoli, lib. xtii. c. 6; xix. c. 5.)

3i2 F^A GIOVANNI, PREMIER INQUISITEUR

rence et de Fiésole. Ainsi le pape n'avait aucun scrupule à empiéter sur la juridiction de l'évêque de Florence; mais d'autre part, il ne pouvait alléguer, pour diriger la procédure d'autre législation que celle des canons de Latran. Les commis- saires réussirent à capturer l'évêque Paternon ; mais il fut déli- vre de force par ses amis et disparut, laissant son évêché à son successeur Torsello (4).

Frà Giovanni resta investi du mandat pontifical jusqu'à sa mort; on le remplaça alors par un autre dominicain, Aldobran- dino Cavalcanti. Cependant leur juridiction était encore tout a fait indéterminée, car, au mois de juin 1229, on nous parle de l'abbé de San-Miniato amenant devant Grégoire IX àPérouse deux hérésiarques, Andréa et Pietro, qui furent contraints a abjurer publiquement en présence de la cour pontificale; et à plusieurs reprises, en 1234. nous voyons Grégoire IX intervenir en personne, recevant caution de l'accusé et adressant des ins- tructions particulières à l'inquisiteur en charge. Toutefois, l'In- quisition prenait déjà forme, car peu de temps après on décou- vrit de nombreux hérétiques, dont quelques-uns furent brûlés vifs (les procédures sont encore conservées aux archives de Santa-Maria-Novella). Il n'en est pas moins certain qu'on ne songeait pas encore à fonder une institution permanente, témoin les statuts de persécution rédigés, en 1233, par l'évêque Ardingho, approuvés par Grégoire et inscrits, par son ordre dans le livre des statuts de Florence. L'évêque y parait encore comme le représentant de l'Église dans l'œuvre de la persécu- tion et aucune allusion n'est faite à des inquisiteurs. Le podestat est tenu d'arrêter quiconque lui sera désigné par l'évêque et de le châtier dans les huit jours après la condamnation épiscopale ; d'autres articles sont empruntés aux édits de Frédéric II. Frà Aldobrandino semble avoir eu plus de confiance dans la prédi- cation que dans la persécution; en fait, dans les documents signés par lui, il ne se qualifie nulle part d'inquisiteur et il faut ajouter que ses efforts furent tout aussi impuissants que ceux

(1) Lami, Antichità Toscane, p. 403-4, 509-10, 546.

FRA RUGGIERO CALCAGNI 373

de l'évêque Ardingho pour empêcher la diffusion de l'hérésie. En 1233, alors que le projet d'une Inquisition organisée à travers l'Europe prenait corps, Grégoire nomma le Provincial Domini- cain de Rome inquisiteur à travers sa vaste province, qui com- prenait la Sicile et la Toscane; mais ce domaine parait avoir été trop étendu et, vers 1240, nous trouvons la cité de Florence sous la surveillance de Frà Ruggiero Calcagni. C'était un homme tout disposé à étendre les prérogatives de la charge et à la ren- dre efficace; mais c'est seulement en 1243 qu'il se qualifia d'In- quisitor Domini Papœ in Tuscia. Dans une sentence rendue 328 par lui en 1245, il se dit inquisiteur de l'évêque Ardingho et du pape et se prévaut de la commission épiscopale qu'il a reçue. Le caractère encore rudimentaire de l'Inquisition est très sensible dans les procédures de cette époque. Une confession de 1244 porte seulement les noms de deux frati, l'inquisiteur n'ayant même pas été présent. En 1245, il y a des sentences signées par Ruggieri seul, tandis que d'autres procédures le montrent agis- sant de concert avec Ardingho. On peut dire qu'il fut le véri- table créateur de l'Inquisition de Florence quand, en 1243, il inaugura son tribunal indépendant de Santa-Maria-Novella, prenant comme assesseurs deux ou trois Frères distingués du couvent et employant des notaires publics à recueillir par écrit les procédures (1).

Ce qui précède donne une idée assez exacte du développement graduel de l'Inquisition. Ce ne fut pas une institution mûrement conçue et méthodiquement établie, mais le produit lent d'une évolution à laquelle contribuèrent les éléments alors disponibles en vue du but à atteindre. Lorsque Grégoire, reconnaissant la futilité des espérances qu'on pouvait fonder sur le zèle épis- copal, essaya de tirer partie de la législation séculière contre l'hérésie, les Frères Prêcheurs étaient les instruments le plus à sa portée pour accomplir ses desseins. Nous verrons plus loin comment l'expérience, tentée d'abord à Florence, fut reprise en

(I) Lami, op. cit. 511, 519-22, 52S, 531, 543-4, 540-7, 554, 557, 550. Archiv. de Firenze, prov. S. Maria Novella 1227, Giugn. 20; 122^,Giugn. 24; 1235, Agost. 23. - Ughelli, îtalia Sacra, m, 146-7. Kipoll i. GO, 71.

374 BULLES DE GRÉGOIRE IX

Aragon, en Languedoc et en Allemagne; le succès relatif qui couronna ces essais, suggéra, par une conséquence naturelle, une organisation permanente et générale de l'Inquisition.

Quelques historiens ont prétendu que l'Inquisition était née le 20 avril 1233, date de deux bulles de Grégoire attribuant aux Dominicains la fonction spéciale. de persécuter l'hérésie; mais le ton d'apologie sur lequel il s'adresse aux prélats montre qu'il les croyait peu disposés à souffrir ces empiétements sur leur pouvoir, alors que le caractère de ses instructions prouve qu'il ne se faisait pas une idée précise des conséquences de cette 329 innovation. En fait, l'objet immédiat du pape parait plutôt le le châtiment de prêtres et d'autres ecclésiastiques, qui, suivant des plaintes très répandues, favorisaient les hérétiques en leur apprenant à éluder les questions, à cacher leurs croyances et à feindre l'orthodoxie. Après avoir affirmé la nécessité de sou- mettre l'hérésie et l'institution divine des Frères Prêcheurs, qui se vouaient à la tache de répandre la bonne semence et d'extir- per la mauvaise, Grégoire continue ainsi, s'adressant aux évo- ques : « Voyant que vous êtes entraînés dans un tourbillon de soucis et que vous pouvez à peine respirer sous la pression des inquiétudes qui vous accablent, nous croyons utile de divi- ser votre fardeau, afin qu'il puisse être porté plus aisément. En conséquence, nous avons décidé d'envoyer des Frères Prê- cheurs contre les hérétiques de France et des provinces voisines et nous vous supplions et exhortons, au nom de la vénération que vous éprouvez pour le Saint-Siège, de les recevoir amicale- ment, de les bien traiter, de les seconder de votre bienveillance, de vos conseils, de votre appui, afin qu'ils puissent remplir effi- cacement leur tâche. » L'autre bulle est adressée « aux prieurs et aux frères de l'Ordre des.Prêeheurs, inquisiteurs. » Après avoir fait allusion aux fils de la perdition qui défendent l'hérésie, elle continue ainsi : « C'est pourquoi, en quelque lieu que vous prêchiez, vous êtes autorisés au cas ils ne cesseraient pas, après avertissement, de défendre les hérétiques à priver pour toujours les clercs de leurs bénéfices et à procéder contre eux et contre tous autres, sans appel, invoquant l'aide du bras sécu.

ROLE DES DOMINICAINS 375

lier, si cela est nécessaire, et désarmant leur résistance, si besoin est, au moyen de censures ecclésiastiques sans appel (1). »

En investissant ainsi tous les prêcheurs dominicains de l'autorité légatine et du droit de condamner sans appel, le pape commettait une imprudence. Gela ne pouvait qu'exaspérer le clergé, comme nous le verrons plus loin en exposant les affaires d'Allemagne. Grégoire adopta bientôt un expédient plus pra- tique. Peu de temps après avoir publié les bulles d'avril 1233, \\ ordonna au prieur provincial de Toulouse de désigner quelques Frères bien instruits pour prêcher la Croix dans le diocèse et pour procéder contre les hérétiques en conformité avec les statuts récents. Bien qu'il y eût encore quelque confusion de pouvoirs, Grégoire avait découvert le système qui resta le fon- dement permanent de l'Inquisition ' la désignation, par le Provincial, de certains Frères préparés à leur tâche, qui devaient exercer, dans les limites de leur province, l'autorité déléguée parle Saint-Siège, en vue de la recherche et de l'examen des 330 hérétiques.' Conformément à cette décision, le provincial dési- gna les Frères Pierre Cella et Guillem Arnaud, dont nous expo- serons les efforts dans un chapitre ultérieur. Ainsi l'Inquisition, en tant qu'organisation méthodique, pouvait être considérée comme établie, bien qu'il soit digne de remarque que ces pre- miers inquisiteurs, dans les documents officiels, se disent revêtus de l'autorité légatine et non de l'autorité pontificale. Il n'était pas encore question de créer une institution générale et permanente ; c'est ce que montre, par exemple, une plainte de l'archevêque de Sens au sujet de l'intrusion d'inquisiteurs dans sa province, à quoi Grégoire répondit, par un bref du 4 février 1234, en révoquant les commissions données à cet effet et en insinuant que l'archevêque pourrait, à l'avenir, faire appel à l'aide des Dominicains, s'il pensait que leur grande expérience

(I) Ripoll, 1. 45, 47. C. 8 §8, Sexto y. 2. Gregor. PP. XI. Bull. Illehumani çeneris; Lice capiend tdos. Potthast n°« 9143, 9152, 5235. Arch. de l'Inq. de Carcassonne (Doat, xxxi, 21, 25).

376 DIFFICULTÉS PRATIQUES

dans la lutte contre les hérétiques fût de nature à servir ses desseins (1).

Vers la même époque, Grégoire écrivait aux évoques de la province de Narbonne en les menaçant de son déplaisir au cas ils n'infligeraient pas aux hérétiques les châtiments mérités; mais, dans cette lettre, il n'y a aucune allusion à l'Inquisition. Le 1er octobre 1234, Pierre Amiel, archevêque de Narbonne, fit jurer aux fidèles de dénoncer tous les hérétiques, soit à lui- même, soit à ses subordonnés, comme s'il ignorait encore l'existence d'inquisiteurs spéciaux; même lorsque ces derniers eurent reçu mandat pour agir, leurs devoirs et leurs fonctions, leurs pouvoirs et leurs responsabilités restèrent tout à fait indéfinis et flottants. Comme on voyait simplement en eux les auxiliaires des évêques dans l'exercice de la vieille juridiction épiscopale contre l'hérésie, c'était naturellement aux évêques que l'on soumettait toutes les affaires de cet ordre, à mesure qu'elles étaient soulevées. Il est vrai que beaucoup de questions 331 concernant le traitement des hérétiques avaient été résolues, non seulement par les statuts romains de Grégoire en 1231, mais par le concile de Toulouse en 1229 et ceux de Béziers et d'Arles en 1234, qui s'étaient exclusivement occupés de stimuler et d'organiser l'Inquisition épiscopale ; néanmoins, de nou- velles difficultés de détail se présentaient continuellement dans la pratique et l'on éprouvait le besoin urgent de quelque code pour rendre la persécution efficace. La suspension de l'Inqui- sition pendant plusieurs années, à la requête du comte Raymond, retarda cette codification; mais quand le Saint-Office reprit ses fonctions en 1241, la nécessité devint pressante et l'on fut généralement d'avis que le code attendu devait émaner de l'au- torité des évêques. Des jugements rendus en 1241 par Guillem

(1) Potfhast 92G3 ; cf. n°s 9316, 0388. Guill. de Pod. Laur. c. 43. Coll. Doat, xxi, 143, 153. Ripoll. i. 66.

Guillem Arnaud se qualifia généralement lui-même comme agissant au nom du légat, quelquefois aussi comme délégué dans ses fonctions parle provincial domi- nicain. Dans plusieurs sentences concernant les seigneurs de Niort, en février et mars 1236, il agit de concert avec l'archidiacre de Carcassonne, l'un et l'autre sous l'autorité légatine. Evidemment, à cette époque, il n'y avait pas encore d'organisa- tion fixe. (Coll. Doat, xxi 1G0, 163, 165, 106).

CONCILE DE NARBONNE 377

Arnaud attestent non seulement que l'évêque Raymond de Toulouse figurait comme assesseur, mais qu'on avait sollicité en particulier l'avis de l'archevêque de Narbonne.

Pour fixer les principes généraux dont devait s'inspirer l'In- quisition, on convoqua à Narbonne, en 1243 ou 1244, un grand concile des trois provinces de Narbonne, d'Arles et d'Aix; la longue série de canons qui furent adoptés à cette occasion devint la règle de l'action inquisitoriale. Ils furent adressés à « Nos fils chéris et fidèles en Jésus-Christ, les Frères Prêcheurs et Inquisiteurs ». Les évêques s'expriment discrètement en ces termes :

« Nous vous écrivons ces choses, non que nous désirions vous lier par nos avis, car il ne serait pas convenable de limiter la liberté accordée à votre discrétion par des formes ou des règles autres que celles du Saint-Siège, mais nous désirons venir en aide à votre dévouement suivant les instructions que nous recevons du Saint-Siège, attendu que vous, qui supportez nos fardeaux, devez être secondés charitablement de notre assistance et de nos avis ». Nonobstant ces formules onctueuses, l'allure générale du document est tout à fait impérative, tant dans la définition de la juridiction que dans les instructions touchant le traitement des hérétiques. C'est une chose bien significative que, tout en abandonnant à d'autres la surveillance de leurs troupeaux, ces bons bergers se soient jalousement réservé les profits qu'on pouvait attendre des persécutions. Ils disent, en effet, aux nouveaux inquisiteurs : « Vous devez vous abstenir de tirer parti des pénitences pécuniaires et des amendes, tant pour l'honneur de votre Ordre que parce que vous serez absorbés par vos autres occupations ». Sauvegardant ainsi avec soin leurs intérêts financiers, les évêques renonçaient à une chose autrement importante, le droit de juger et de faire exécuter les sentences. Les jugements de cette époque sont rendus au nom des inquisiteurs, bien que, si l'évêque ou un 332 autre personnage notable y prenait part, comme cela arrivait fréquemment, on les mentionnât à titre d'assesseurs (1).

(I Vaissete, m. Pr. 364, 370-1. - Concil. Tolosan ann. 1229. - Conc'.l. Biter-

378 ÉVÈQUES ET INQUISITEURS

Le transfert à l'Inquisition de la vieille juridiction épiscopale en matière d'hérésie rendait nécessairement très délicats les rapports entre évèques et inquisiteurs. La nouvelle institution ne put s'établir qu'au prix de nombreux froissements, que révèlent les fluctuations de la politique adoptée, à différentes époques, pour préciser et régulariser leurs relations. En Italie, l'indépendance de l'épiscopat avait été brisée depuis longtemps et il ne pouvait opposer aucune barrière efficace aux empiéte- ments sur sa juridiction. En Allemagne, les princes-évêques regardaient avec jalousie les intrus et ne leur permirent jamais de prendre pied d'une façon permanente dans le pays. En France, et plus particulièrement en Languedoc, bien que les prélats fussent plus indépendants qu'en Italie, la diffusion de l'hérésie exigeait une activité et une vigilance de beaucoup supérieures à leurs forces et ils se virent obligés de sacrifier une part de leurs prérogatives afin d'échapper au devoir plus péni- ble de remplir intégralement leurs fonctions. Toutefois, ils ne s'y résignèrent pas sans une lutte dont on peut apercevoir ia trace dans des efforls successifs, tentés en vue d'établir un moclus vivendi entre les différents tribunaux.

Nous avons vu tout à l'heure que les inquisiteurs se permirent d'abord de rendre des jugements en leur propre nom, sans faire mention des évèques. Cet empiétement sur la juridiction épiscopale constituait une innovation trop forte pour être dura- ble ; aussi trouvons-nous presque immédiatement le cardinal- légat d'Albano prescrivant aux inquisiteurs, par l'entremise de l'archevêque de Narbonne, de ne pas condamner d'héré- tiques et de ne point imposer de pénitences sans faire appel au concours des évèques. Cet ordre dut être répété et rendu plus absolu; la question fut tranchée dans le même sens en 1246 par le concile de Béziers, les évèques firent abandon des amendes qui devaient servir aux dépenses de l'Inquisition et rédigèrent une autre série d'instructions détaillées à l'usage des 333 inquisiteurs « cédant volontiers aux pieuses requêtes que vous

reos. ann. 1234. Concil. AreUtens. ann. 1234. Concil. Narbonn. ann. 1244. Coll. Doat, xxi 143, 155, 158.

LES ÉVÊQUES ÉVINCÉS 379

nous ayez présentées ». Pendant quelque temps, les papes con- tinuèrent à considérer les évoques comme responsables de la suppression de l'hérésie dans leurs diocèses et, par suite, comme la véritable source de la juridiction, En 4245, Innocent IV, en permettant aux inquisiteurs de modifier ou de commuer des sentences, spécifia que cela devait se faire d'accord avec l'évèque. En 1246, il prescrit à l'évêque d'Agen d'enquérir diligemment contre l'hérésie suivant les règles-fixées par le cardinal légat d'Albano et avec le même pouvoir que l'inqui- siteur pour le don des indulgences. En 1247, il traite les évêques comme les vrais juges de l'hérésie en leur ordonnant de tra- vailler sans relâche à la conversion des pécheurs avant de ren- dre des jugements entraînant la mort, la prison perpétuelle ou des pèlerinages au delà des mers ; même dans le cas d'héré- tiques obstinés, ils doivent conférer attentivement avec l'inqui- siteur ou d'autres personnes discrètes, pour savoir si le salut du pêcheur et l'intérêt de la foi demandent qu'on rende le juge- ment ou qu'on le diffère.

Nonobstant ces instructions, les sentences de Bernard de Caux, de 1246 à 1248, ne portent aucune trace d'une inter- vention des évêques. Évidemment, il y avait jalousie et anta- gonisme. En 1248, le concile de Valence dut obliger les évêques à publier et à observer les sentences des inquisiteurs, sous peine de se voir refuser l'entrée de leurs propres églises preuve que les évêques n'étaient pas consultés sur les sentences et n'étaient pas disposés à les rendre exécutoires. En 1249, l'archevêque de Narbonne se plaint au pape que l'inquisiteur Pierre Durant et ses collègues aient absous, sans qu'il en eût connaissance, le chevalier Pierre de Cugunham, qui avait été convaincu d'hérésie ; sur quoi Innocent annula immédiatement la procédure. En fait, le pouvoir de faire grâce parait avoir été considéré comme appartenant en propre au Saint-Siège et nous trouvons, à cette époque, plusieurs exemples ce pouvoir est conféré par Innocent à des évêques, avec ou sans l'injonc- tion de l'exercer de concert avec les inquisiteurs. Finalement, cette question fut réglée en adoptant le principe de réserver,

380 RÉSISTANCE DES ÉVÊQUES

dans chaque sentence, le droit de la modifier, de l'aggraver, de l'atténuer ou de l'abroger (1). 334 Puisque les inquisiteurs, en 4246, attendaient encore des évêques qu'ils subvinssent à leurs dépenses, ils se reconnais- saient ainsi, du moins en théorie, comme de simples adjoints des cours épiscopales. En outre, les évêques devaient construire les prisons pour l'internement des convertis, et bien qu'ils se soient soustraits à cette obligation, dont le roi dut s'acquitter à leur place, le concile d'Albi, tenu en 1254 parle légat du pape, Zoen d'Avignon, admit que les prisons étaient sous la surveil- lance des évêques. Le même concile rédigea une série d'ins- tructions détaillées relatives au traitement des hérétiques. C'est la dernière manifestation du pouvoir épiscopal en ces matières, car tous les règlements postérieurs furent édictées par le Saint- Siège. Môme un persécuteur aussi expérimenté que Bernard de Caux, qui, dans ses sentences, négligeait complètent la juri- diction épiscopale, reconnaissait, en 1248, qu'il était subor- donné aux évêques,' en sollicitant l'avis de Guillem de Narbonne; à quoi l'archevêque répondit, non seulement par des conseils relatifs à des cas spéciaux, mais par des instructions générales. En 1250 et 1251, cet archevêque s'occupa activement d'in- quisition pour son propre compte et châtia des hérétiques sans l'intervention des inquisiteurs pontificaux. Un bref d'Innocent I V, en 1251, fait allusion à un projet, abandonné par la suite, de remettre toutes les affaires de cet ordre aux mains des évêques. Malgré ces indices de réaction, les intrus continuaient à gagner du terrain, au prix de luttes que nos informations fragmen- taires nous permettent seulement d'entrevoir, mais dont l'intensité devait être accrue par l'hostilité entre le clergé

(1) Vaissete, m. 452. Concil. Biterrens. année 1246. Berger, Les Registres d'Innocent IV, nos 2043, 3867, 3868. Arch, de l'fnq. de Carcass. (Doat,xxxi, 68, 74, 75, 77, 80, 152, 182 ) Potthast n°s 12744, 15805.— Mss. Bib. Nat fonds latin 9992. Concil. Valentin. ann. 1248 c. 10. Baluz. Conc. Narbonn. app. p 100.

Le système adopté par les conciles du Languedoc devint général. En 1248, Inno- cent IV ordonna à l'archevêque et à l'inquisiteur de Narbonne d'envoyer une copie de leurs règles de procédure au provincial d'Espagne et à Raymond de Pennaforte, pour être suivies d;ms la Péninsule (Baluz. et Mansi i, 208); leurs canons sont fréquemment cités dans les manuels de l'Inquisition au Moyen-Age.

VARIATIONS DES PAPES 381

séculier et les Mendiants. On croit voir une tentative pour sau- ver leur autorité en péril dans la proposition faite, en 1252, par les évêques de Toulouse, d'Albi, d'Agen et de Carpentras : ils offrent de donner tous pouvoirs comme inquisiteurs à des Dominicains que désigneraient les commissaires d'Alphonse de Poitiers, soits la réserve que l'on demandera leur assentiment 335 à toutes les sentences, promettant d'ailleurs d'observer dans tous les cas les règles établies par l'Inquisition.

Cette question de l'intervention des évêques dans les juge- ments fut l'objet de contestations prolongées. Si les instruc- tions pontificales antérieures, qui reconnaissaient ce droit d'intervention, n'avaient pas été traitées avec dédain, Inno- cent IV n'aurait pas été obligé, en 1254, de renouveler la défense de prononcer des condamnations à mort ou à la prison per- pétuelle sans que les évêques eussent été consultés. En 1255, il ordonna que l'évêque et l'inquisiteur interprétassent de concert tous les points obscurs des lois contre l'hérésie et imposassent de même les pénalités légères, consistant dans la privation des fonctions et des bénéfices. Cette reconnaissance de la juridiction épiscopale fut annulée par Alexandre IV qui, après quelques hésitations, rendit l'Inquisition indépendante, en l'affranchissant de l'obligation de consulter les évêques, même quand il s'agis- sait d'hérétiques obstinés et convaincus de leur crime (1257). Il renouvela la même décision en 1260 ; après quoi il se produisit une réaction. Urbain IV, en 1262, rédigea des instructions minutieuses au cours desquelles il affirma de nouveau la néces- sité de consulter les évêques dans tous ces cas entraînant la peine de mort ou la prison perpétuelle ; Clément IV s'exprima dans le même sens en 1265. Il parait cependant que ces dis- positions furent révoquées par quelque acte postérieur ou qu'elles tombèrent bientôt en désuétude, car, en 1273, Gré- goire X, après avoir fait allusion à la suppression des consul- tations par Alexandre IV, prescrit que les inquisiteurs, en pro- nonçant des sentences, doivent agir de concert avec le conseil des évêques ou leurs délégués, de sorte que l'autorité épiscopale ait toujours une part dans des N décisions aussi importantes.

382 DROITS RECONNUS AUX ÉVÊQUKS

Jusqu'à l'époque nous sommes, l'Inquisition parait avoir été considérée simplement comme un expédient temporaire répon- dant à des nécesités spéciales, et chaque pape, lors de son avènement, publiait une série de bulles pour renouveler les oouvoirs des inquisiteurs. Mais l'hérésie se montrait singulière- ment tenace; les populations avaient accepté l'institution nou- velle, dont l'utilité s'était manifestée par bien des services rendus, en dehors même de la préservation de la foi. On vint à la considérer comme un élément essentiel de l'organisation de l'Eglise et à la respecter, en conséquence, presque aveuglément. La décision de Grégoire au sujet du concert de l'évêque et de l'inquisiteur, dans tous les cas de condamnation grave, resta désormais en vigueur. Nous verrons plus loin que lorsque Clément Y s'efforça de mettre obstacle aux abus scandaleux du pouvoir inquisitorial, il chercha le remède dans une légère augmentation des droits de surveillance et de la responsabilité de l'épiscopat, imitant, en cela, une tentative qui avait été 336 fa^e dans le même sens par Philippe le Bel. Toutefois, lorsque l'évêque et l'inquisiteur étaient amis, la faible garantie ainsi offerte à l'accusé était réduite à néant, par le fait que l'un donnait à l'autre le pouvoir d'agir en son nom. On connaît des cas l'évêque agit comme le délégué de l'inquisiteur, d'autres l'inquisiteur est le délégué de l'évêque. La question de savoir si l'un des deux pouvait rendre, sans le concours de l'autre, une sentence valable d'absolution, a beaucoup exercé les cano- nistes et l'on cite des noms autorisés à l'appui de l'une et de l'autre opinion; il semble toutefois que la majorité ait incliné vers l'affirmative (1). Le droit de surveillance des évèques fut notablement accru,

(1) Concil. Btterrens. ann. 1246. Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, xxvn, 150; xxx, 107-9; xxxi. 14"», 180, 216). Vaissete, m, Pr. 479, 496-7. Martènc Th'saur. i. 1045. Ripoll. i. 194, Innoc. PP. iv. Bull. Licet ex omnibus, 30 mai 1254. Concil. Albiens. ann. 1254. c. 24. Alex. PP. iv. Bull. Licet ex omnibus, 20 jan. 1257; Ejusd. Bull. Ad Capiendum, ann. 1257. Clément. PP. iv. Bull. Licet ex omnibus, 17 sept, 1205. Gregor. PP. x. Bull. Pvx cunct s mentis, 20 apr. 1273. Lib. Sentent. Inq. Tolosan. pass. C. 17 Sexto v. 2. Evmeric. Direct. Inq. p. 580. Albert, Repert. Inq. s. v. Episcopui. Zanchini Tract, de User et. xv. Isambert, II, 747. Pegnae, Comment, in Eymtric- p. 578.

BULLE (( AD EXTIRPANDA » 383

du moins en Italie, en ce qui concernait l'importante question financière, lorsque Nicolas IV, en 1288, prescrivit que toutes les sommes provenant d'amendes et de confiscations fussent dépo- sées entre les mains de personnes choisies de concert par l'inquisiteur et par l'évoque et qu'elles ne pussent être dépen- s >es que sur l'avis de ce dernier, auquel des comptes devaient être régulièrement rendus. C'était une limitation sérieuse de 1 indépendance des inquisiteurs; mais cette mesure ne fut pas 1 mgtemps maintenue, Les évêques abusèrent bientôt de leur pouvoir de surveillance pour réclamer une part des dépouilles, sous le prétexte de conduire eux-mêmes des investigations, lîenoît XI, en 1304, mit fin à cette querelle indécente en annu- lant les décisions de son prédécesseur. Défense fut faite aux évoques d'exiger des comptes ; désormais, les inquisiteurs ne devaient plus en rendre qu'à la Chambre pontificale ou à des délégués spéciaux delà papauté (1).

S'il y eut ainsi des hésitations assez naturelles dans le règle- ment des relations délicates entre les juridictions compétentes, toute incertitude disparaissait dans les rapports de l'Inquisition avec la société en général. Dès ses premières années, alors qu'elle n'était qu'à l'état embryonnaire, l'Inquisition avait 337 rendu de tels services en soumettant l'hérésie aux lois sécu- lières qu'on chercha de tous côtés à lui assurer une orga- nisation stable, afin qu'elle pût contribuer avec plus d'efficacité encore à la découverte et au châtiment des crimes religieux. La mort de Frédéric II (1250), en faisant disparaître le prin- cipal ennemi de la papauté, lui fournit l'occasion de reprendre en son nom et de confirmer, à son profit, les rigoureux édits de cet empereur. En conséquence, le 15 mai 1252, Innocent IV communiqua à tous les potentats de l'Italie sa bulle fameuse Adextirpanda, établissant la persécution systématique comme un élément essentiel de l'édifice social dans chaque État et dans chaque ville, bien que le rôle mal défini attribué aux évêques, aux inquisiteurs et aux moines atteste combien leurs

(i) Wadding. Annal. Mirnrum ann. 123Q, 17. c. Extrav. Commun, v. ni.

384 PERSÉCUTION ORGANISÉE

provinces respectives étaient encore imparfaitement délimitées. Ordre était donné à tous les chefs de l'exécutif de mettre au ban les hérétiques, assimilés aux sorciers. Quiconque décou- vrait un hérétique pouvait s'emparer de sa personne et de ses biens. Tout magistrat principal, dans les trois jours après avoir revêtu ses fonctions, devait désigner, sur les indications de son évêque et de deux moines de chacun des Ordres Mendiants, douze bons catholiques, assistés de deux notaires et de deux ou plusieurs familiers, dont la tâche unique consisterait à arrê- ter les hérétiques, à confisquer leurs biens et à les livrer à l'évêque à ses vicaires. Leurs traitements et les frais de leurs missions devaient être pavés par l'Etat ; leur témoignage était recevable sans qu'ils fussent obligés de prêter serment : aucun témoignage ne devait prévaloir contre le témoignage concordant de trois d'entre eux. Ils restaient en charge pen- dant six mois ; à l'expiration de ce temps, ils pouvaient être réappointés; atout moment, ils pouvaient être destitués et remplacés, à la demande de l'évêque et des moines. Un tiers du produit des amendes et des confiscations leur revenait de droit; ils étaient exempts de tout service public incompatible avec leurs fonctions; aucune loi présente ou future ne pou- vait mettre obstacle à leur action. Le chef du pouvoir séculier était obligé de les faire assister, sur requête, par son assesseur ou un chevalier; tout habitant devait, sous peine d'une lourde amende, leur prêter le concours qu'ils demanderaient. Quand les inquisiteurs visitaient une partie du territoire soumis à leur juridiction, ils devaient être accompagnés d'un délégué du souverain, choisi par eux-mêmes ou par l'évêque. En arrivant dans une ville ou dans un village, ce délégué devait convoquer trois hommes de bonne réputation, ou même tous les habitants du voisinage et les contraindre, sous serment, de dénoncer les hérétiques, ou de signaler les biens des hérétiques, ou toute personne tenant de secrets conventicules et vivant autrement 338 r4ae la généralité des fidèles. L'État était tenu d'arrêter tous les suspects, de les garder en prisen, de les remettre, sous bonne escorte, à l'évêque ou à l'inquisiteur et d'exécuter dans les

PRESCRIPTIONS FÉROCES 385

quinze jours, conformément aux édits de Frédéric, toute sen- tence prononcée pour fait d'hérésie. En outre, on exigeait du pouvoir séculier qu'il fit infliger, sur simple demande, la tor- ture à ceux qui refuseraient de dénoncer tous les hérétiques de leur connaissance. Si quelque résistance était opposée lors dune arrestation, la commune tout entière en était rendue responsable et devait payer une énorme amende, à moins qu'elle ne livrât, dans les trois jours, tous ceux qui avaient pris part à la rébellion. L'exécutif devait encore faire rédiger quatre listes de ceux qui étaient déclarés infâmes ou mis au ban pour cause d'hérésie ; l'une d'elles devait être lue en public trois fois par an, une autre remise à l'évêque, la troisième aux Dominicains et la quatrième aux Franciscains. Il devait aussi veiller à la démolition des maisons dans les dix jours après le jugement et à la perception des amendes dans les trois mois. Ceux qui ne pouvaient pas payer devaient être jetés en prison et y rester jusqu'à ce qu'on payât pour eux. Les produits des amendes, commutations de peines et confiscations étaient divi- sés en trois parts, l'une pour la ville, la seconde pour les fonc- tionnaires préposés aux enquêtes, la troisième pour l'évêque et les inquisiteurs, qui devaient l'employer à la persécution des hérétiques.

Des mesures sérieuses étaient prises pour que ces instructions féroces fussent partout appliquées avec vigueur. Elles devaient être inscrites à perpétuité dans tous les recueils de statuts locaux, avec toutes les lois que les papes pourraient promulguer dans la suite, sous peine d'excommunication pour les fonction- naires récalcitrants et d'interdit pour les villes. Toute tentative pour modifier ces lois constituait un crime dont l'auteur était passible d'infamie perpétuelle, d'une amende et de la mise au ban. Les détenteurs du pouvoir et leurs officiers devaient jurer l'observer ces lois sous peine de destitution; toute négligence apportée à leur exécution était punissable, comme le parjure, . je linfamie perpétuelle, d'une amende de deux cents marcs et de la suspicion d'hérésie, qui entraînait la perte des charges et l'incapacité de jamais en occuper d'autres. Tout détenteur du

22

386 INERTIE DE L'OPINION PUBLIQUE

pouvoir devait, dans les dix jours après avoir revêtu ses fonc- tions, désigner, sur l'indication de l'évêque ou des Mendiants, trois bons catholiques, chargés d'enquérir sous serment sur les actes de son prédécesseur et de le poursuivre pour tout man- quement à l'obéissance. En outre, chaque podestat, au début et à l'expiration de sa charge, devait faire donner lecture de la 339 bulle dans des endroits publics désignés par l'évêque et par les inquisiteurs, et effacer du livre des statuts toutes les lois qui pouvaient être en conflit avec elle. En même temps, Innocent adressait des instructions aux inquisiteurs, leur enjoignant d'obtenir, sous menace d'excommunication, l'insertion de cette bulle et des édits de Frédéric dans les statuts de toutes les villes et de tous les Etats. Bientôt après, il leur conféra le dangereux privilège d'interpréter, de concert avec les évêques, tous les points douteux des lois locales qui se rapportaient à l'hérésie. Ces prescriptions ne sont pas, comme on pourrait le croire, le produit d'une imagination en délire. Il s'agit d'une législation positive, pratique, mûrement élaborée et arrêtée en vue d'un but politique bien défini. L'état de l'opinion publique à cette époque est suffisamment caractérisé par le fait que des mesures aussi tjranniques furent acceptées par elle sans résistance. En 1254, Innocent IV y apporta quelques légères modifica- tions suggérées par l'expérience. En 1255, 1256 et 1257, Alexandre IV revisa la bulle, dissipa quelques doutes qui s'étaient élevés et insista sut* la nécessité de nommer partout des enquêteurs pour examiner les actes des magistrats sortants. En 1259, il réédita la bulle dans son ensemble. En 1265, Clé- ment IV la publia de nouveau avec quelques variantes, dont la principale consistait à ajouter le mot « inquisiteurs » dans les passages Innocent n'avait désigné que les évêques et les moines montrant ainsi que, dans l'intervalle, l'Inquisition était devenue l'instrument par excellence de la persécution des hérétiques. L'année suivante, il réitéra l'ordre donné par Inno- cent aux inquisiteurs de faire insérer dans tous les livres de statuts, sous peine d'excommunication et d'interdit, sa législa- tion et celle de ses prédécesseurs. Ceci prouve qu'il y eut bien

ROLE IMPOSÉ AUX OFFICIERS CIVILS 387

quelques résistances locales, mais le petit nombre d'exemples qu'on en peut citer atteste que la grande majorité des villes se soumirent sans murmure. En 4256, Alexandre IV apprit que les autorités de Gênes témoignaient quelque mauvais vouloir; il leur donna quinze jours pour cesser toute opposition, sous la menace de la censure et de l'interdit. Il fît de même en 1258 avec les magistrats de Mantoue. D'autre part, le fait que la bulle resta inscrite dans les statuts de Florence jusqu'à la récen- sion de 1355, montre avec évidence que les ordres du pape avaient été obéis à la lettre pendant plus d'un siècle (1).

En Italie, ces mesures fournirent à l'Inquisition un personnel 340 complètement organisé et payé par l'État, qui en fit une insti- tution admirablement armée pour l'accomplissement de ses desseins. Nous ignorons si les papes ont fait effort pour rendre leurs bulles applicables dans d'autres pays ; mais, s'ils le ten- tèrent, ils échouèrent, car ces prescriptions ne furent jamais en vigueur au-delà des Alpes. D'ailleurs, cela importait peu, tant que la loi, l'esprit conservateur des classes dirigeantes et la piété des souverains étaient d'accord pour faciliter partout et en toutes choses la tâche des inquisiteurs. Aux termes du traité de Paris, tous les officiers publics étaient tenus d'aider l'Inquisition et d'arrêter les hérétiques; tous les habitants mâles de plus de quatorze ans, toutes les filles ou femmes de plus de douze, devaient prêter le serment de dénoncer les coupables aux évêques. Le concile de Narbonne, en 1229, mit ces disposi-

(1) Innoc. PP. iv. Bull. Ad extirpanda. ann. 1252 (Mag.Bull. Roman. I. 91). Ejusd. Bull. Orthodoxe, 1252(Ri poil I. 208, cf. vu. 2«). Ejusd. Bull. Ut commiss"m 1254 (Ibid. i. 250). Ejusd. Bull. Volentis, 1254 (ib. 1. 251). Ejusd. Bull. Cum venerabdis, 1253 (Mag. Bull. Roman, i. 93-4). —Ejusd. Bull. Cum in constitution nibvs, 1254 (Pegnœ app. p. 19). Alex. PP. iv. Bull. Cum secundum, 1255 (M. B. R. f. 106). Ejusd. Bull. Exortis in agro, 1256 (Pegnœ App. p. 20). Ejusd. Bull. Exortis in agris, 1256 (Ripoll" I." 297). Ejusd. Bull. Delecti filii,

1256 (Ripoll. I. 312). Ejusd. Bull. Cum vos, 1256 (Ripoll. 1. 314). - Ejusd. Bull. Felicis recordationis , 1257 (M. B. R. I. 106). Ejusd. Bull. Implacida,

1257 (M. B. R. I. 113). Ejusd. Bull. Implacida, 1258. (Potthast 17 302). Tjusd. Bull. Ad extirpanda, 1259 (Pegnœ App. p. 30). (Ilem. PP. iv. Bull. Ad extirpanda, 1265 (M. B. R. I. 148-51). Ejusd. Bull. Ad extirpanda, 1226 (Pfgnae App. p. 43). Arcliivio di Firenze, Riformagioni, Classe h. Distinzione, 1, n<M4. _ Vers 1330, Bernard Gui (Pratica P. iv. Coll. Doat, xxx) cite les pres- criptions de la bulle d'inm cent IV comme faisant encore partie des privilèges des inquisiteurs italiens.

341

3%8 ASSERVISSEMENT DES ÉTATS

sitions en vigueur. Celui d'Albi, en 1254, nomma les inquisi- teurs parmi ceux auxquels les hérétiques devaient être dénoncés il menaça des censures de l'Église tous les seigneurs temporels qui négligeraient de seconder l'Inquisition, d'exécuter ses sen- tences de confiscation ou de mort. Le concours ainsi réclamé fut accordé de grand cœur. Chaque inquisiteur fut armé de lettres royales l'autorisant à faire appel à tous les officiers publics pour être protégé, escorté et aidé au cours de ces mis- sions. Dans un mémoire datant de 1317 environ, Bernard Gui dit que les inquisiteurs, munis de ces lettres, disposent libre- ment du concours des baillis, des sergents et des autres officiers, tant royaux que seigneuriaux, sans lesquels ils ne pourraient pas faire grand chose. 11 n'en était pas seulement ainsi en France, car Eymerich, écrivant en Aragon, nous apprend que le premier acte de l'inquisiteur, au reçu de sa commission, est de la présenter au roi ou au chef du pouvoir et de lui demander avec insistance l'octroi de lettres-patentes, en lui expliquant qu'il est obligé par les canons de les lui donner, s'il veut éviter les nombreuses peines édictées par les bulles Ad abolendam et Ut inquisition*. Il doit ensuite produire ces lettres aux fonctionnaires et leur faire jurer d'obéir de leur mieux aux ordres qu'il leur donnera dans l'exercice de ses fonctions. La puissance entière d^ l'État était donc mise à la disposition du Saint-Office. Bien plus, chaque individu était tenu de lui apporter son concours; tout défaut de zèle l'exposait à être excommunié comme fauteur d'hérésie, mesure qui pouvait entraîner pour lui, après un an, l'accusation d'hérésie avec ses redoutables conséquences. Les individus, non moins que les États, deve- naient ainsi, de gré ou de force, les auxiliaires de l'Inauisi- tion (1). ^

ann. 122<ï c. i 2. - Concil. Albiens. ann. 1254 c. 3, 5, 8. - Arch. de l'Ina de Carcass. (Doat. xxx. 110-11, 127; xxxi. 250). Vaisse te ni Pr 52* Q £?' Arch. di Napoli, Registre 6, lett. b, fol, 18o! - ©^'iÇf/ïiH 560-1. Bernardi Guidon. Practica P. iv i Doat, xxx) *••»/.

rn!!lpiaitn F^°iS a?ofn 1iffi?i,e P°Ur .Vm(\u[sitQ^ d'obtenir des lettres-patentes royales. Quand, en 1269, les tranciscains B-rtrand de Roche et Ponce des Rives turent nommes inquisiteurs à Forcalquier, ils furent obligés de se rendre d'abord

CONCOURS FINANCIER DES PRINCES 389

Le droit d'abroger toutes les lois qui entravaient le libre exercice de l'Inquisition fut également reconnu de l'un et l'autre côté des Alpes. Lorsque, en 1257, Alexandre IV apprit avec indignation que Mantoue avait adopté certains statuts mettant obstacle à l'absolutisme de l'Inquisition, il donna ordre immé- diatement à l'évêque de Mantoue d'examiner l'affaire et d'an- nuler tout ce qui pourrait entraver ou retarder les opérations du Saint Office. En cas de résistance, il devait excommunier les magistrats et jeter l'interdit sur la ville. En 1275, Urbain IV rendit cette disposition, empruntée à la bulle Ad extir panda, universellement applicable et elle fut introduite dans la loi canonique comme l'expression des droits incontestés de l'Église. Ainsi l'Inquisition devenait virtuellement maîtresse de la légis- lation de tous les pays, qu'elle pouvait modifier à sou gré. Ce ne fut pas la faute de l'Église si un monarque hardi comme 342 Philippe-le-Bel osa, à l'occasion, s'exposer à la vengeance divine en protégeant les droits de ses sujets (1).

En deçà des Alpes, il n'était pas admis, comme en Italie, que les dépenses de l'Inquisition dussent être supportées par l'État. Mais la libéralité royale y pourvoyait amplement. D'ailleurs, les dépenses qui incombaient à l'Inquisition n'étaient pas con- sidérables. Les couvents dominicains lui fournissaient des locaux pour ses assises et les officiers publics étaient obligés, comme nous l'avons vu, de lui rendre tous les services qu'elle réclamait d'eux. Si les évêques avaient négligé de construire et d'entretenir les prisons, le zèle royal avait pris ces devoirs à sa charge. En 1317, nous apprenons que dans l'espace de huit ans le roi avait dépensé 630 livres tournois pour l'entretien de la seule prison de Toulouse et qu'il avait aussi régulièrement payé les geôliers. En outre, les inquisiteurs avaient toujours le droit d'appeler à leur aide des experts, qui ne pouvaient

à Palerme, résidait alors Charles d'Ajou, et il leurrerait des lettres poursm sénéchal et ses au'res officiers (4 août 1269). Archivio di Napuli, Registro 6, lett. D, fol. ISO. Gf. Kegist. 20, lett. B, fol. 91.

(1) Mag. Bull. Roman, i. 118. C. 9 Sexto V. i. Zanchini, Tract de Hxret. c. ixjei. Cf. Aymerici Dir ci. Inq. p. 561. Bernardi Comens. Lucerna Iajv.is. s. v. Statutum.

22.

390 AFFAIRE DE VITERBE

leur refuser leurs lumières. Toute la science du royaume était asservie au devoir suprême de combattre l'hérésie et mise gra- tuitement à la disposition de l'Inquisition. Laïques et prélats étaient également tenus de lui obéir (1).

Que les pouvoirs ainsi conférés aux inquisiteurs aient été réels et non simplement théoriques, c'est ce qui appert du cas 343 deCapellodi Chia, un puissant seigneur de la province romaine, qui attira sur lui la suspicion d'hérésie, fut condamné, proscrit, et vit ses biens confisqués (1260). Comme il refusait de se sou- mettre, l'inquisiteur Frà Andréa invoqua l'aide des citoyens de la ville voisine de Yiterbe ; ils lui obéirent en levant une armée à la tête de laquelle l'inquisiteur assiégea Capello dans son château deColle-Casale. Capello avait ingénieusement transféré ses biens au nom d'un noble romain nommé Pietro Giacomo Surdi et la pieuse entreprise des Yiterbiens fut arrêtée par un ordre du sénateur de Rome interdisant de faire violence à la propriété d'un bon citoyen catholique. Alors Alexandre IV intervint, ordonnant à Surdi de se désintéresser de la querelle, parce que ses titres à la possession du château étaient nuls. 11 ordonna également au sénateur de renoncer à son opposition et remercia chaleureusement les Yiterbiens pour le zèle et le cou- rage qu'ils avaient mis au service de Frà Andréa. A la vérité, ce dernier n'avait fait qu'exercer le pouvoir que Zanghino déclare attaché aux fonctions de l'inquisiteur, à savoir de dé- chaîner ouvertement la guerre sur les hérétiques et sur l'héré- sie (2).

Dans l'exercice de cette autorité presque sans limites, les inquisiteurs agissaient le plus souvent sans surveillance et sans responsabilité. Même un légat du pape ne devait pas se mêler de leurs affaires ni s'enquérir de Thérésie dans le ressort de leur autorité. Ils n'étaient pas passibles d'excommunication dans l'exercice de leurs fonctions et ne pouvaient même pas être

(1) Bernard. Guidon. Gravam. (Doat, xxx, 107-9). Alex. PP. iv. Bull. C"P en- tes, 15 apr. 1225; ejusd. Bull. Exo>'tis in agro, 15 mar. 1256.

(2) Pegnœ Append. ud Eynie/ic. p. 37-8. Zanchini, Tract, de Hzretic. c.

XXXVII.

IMMUNITÉS DES INQUISITEURS 391

suspendus par un délégué du Saint-Siège. Si pareille mesure était cependant tentée, l'excommunication ou la suspension étaient réputées nulles, à moins qu'elles n'eussent été prononcées par un mandat spécial du pape. Dès 1245, les inquisiteurs furent autorisés à absoudre leurs familiers pour les excès dont ils se rendaient coupables; depuis 1261, ils purent s'absoudre entre eux des effets de l'Inquisition, quelle qu'en fût la cause; et comme chaque inquisiteur avait d'ordinaire un subordonné prêt à lui rendre ce service, il devenait par virtuellement invulnérable. Enfin, les inquisiteurs étaient affranchis de tout devoir d'obéissance envers leurs provinciaux et leurs généraux; il leur était même interdit de recevoir leurs ordres sur toute affaire relative à leurs fonctions; ils étaient, d'ailleurs, protégés contre toute tentative de miner leur crédit auprès de la Curie, par le privilège qui leur était reconnu d'aller quand ils le vou- laient à Rome et d'y passer le temps qu'ils jugeaient nécessaire, nonobstant la défense du provincial ou des chapitres généraux. A l'origine, on admit que le mandat des inquisiteurs expirait avec le pape dont ils l'avaient reçu; mais, depuis 1267, ces man- dats furent déclarés perpétuels (1).

La question de l'amovibilité des inquisiteurs était en relation 344 directe avec celle de leur subordination ou de leur indépen- dance et fut l'objet de beaucoup de décisions contradictoires. Quand le pouvoir de les désigner eut d'abord été conféré aux provinciaux, il emportait naturellement celui de les éloigner et de les remplacer après une consultation avec des membres

(1) Arch. Nat. de France. J. 431, 23. Innoc. PP. iv. Bull. Devotionis, 2 mai 1245 (Coll. Doat, xxxi. 70). Berger, Reg. d'Innée. IV, 1963. Ripoil. i 132; h. 504, 610, 644. Alex. PP. îv. Bull. Ut negotium, 5 mart. 1261. Urbain PP. iv. Bull. Ut negotium, 4 rug. 1262. Mag. Bull. Roman, i. 116, 120, 126, 139, 267, 420. - C. 10 Sexto v. 2. Pottha^t n°s 13057, 18389,18419,19559. Bern. Guidon. Practica P. iv. (Doat, xxx). Eymeric. Direct. Inouïs, p. 136, 137.

Il est curieux de constater que la question de savoir si le mandat d'un inquisi- teur n'expirait ras avec le pape qui l'avait donné, était encore regardée comme douteuse en 1290, époque ou elle fut olue en faveur de la thèse de la perpé- tuité par Nicolas IV, dans la bulle Ne aîiqw (Potthast 23 302). A une époque antérieure. Alexandre IV, en prenant la tiare (1235), avait cru nécessaire de renou- veler le mandat d'un inquisiteur aussi distingué que Rainerio Saccone (Ripoil i.

392 INAMOVIBILITÉ DES INQUISITEURS

« discrets » de l'Ordre. En 12i4. Innocent IV déclara que les provinciaux et les généraux des Ordres Mendiants avaient pleins pouvoirs pour déplacer, révoquer et remplacer tous les membres de leurs Ordres qui servaient comme inquisiteurs, môme quand ils avaient reçu leur mandat du pape.

Une dizaine d'années plus tard, la politique vacillante d'Alexandre IV atteste une tentative sérieuse des inquisi- teurs pour obtenir complète indépendance. En 1256, il con- firma le pouvoir de déplacement des provinciaux; le 5 juil- let 1257, il le leur retira, et le 9 décembre de la même année, il l'affirma de nouveau dans sa bulle Quod super nonnullis, qui fut maintes fois rééditée par lui et par ses successeurs. Les papes postérieurs donnèrent des ordres con- tradictoires, jusqu'à ce qu'enfin Boniface VIII se prononça en faveur du pouvoir de déplacement; mais les inquisiteurs obtinrent que ce pouvoir ne pût être exercé qu'à la suite d'une procédure régulière, ce qui, dans la pratique, le réduisait à néant. Il est vrai que, d'après les réformes de Clément V, l'excommunication ipso facto, ne pouvant être levée que par le pape, était prononcée contre trois sortes de crimes des inquisi- teurs : lo des poursuites injustes motivées par la faveur, l'ini- mitié personnelle ou l'avidité, et la négligence à poursuivre due à des causes analogues; des extorsions d'argent; la con- fiscation des biens d'une église en punition des fautes d'un clerc. Mais ces dispositions, contre lesquelles protesta énergi- quement Bernard Gui, ne faisaient qu'indiquer la conduite à tenir et n'étaient pas appuyées de sanctions pratiques (1). 345 Les Franciscains s'efforcèrent de réduire leurs inquisiteurs à l'obéissance en leur confiant des mandats de durée limitée. Ainsi, en 1320, le général Michel de Cesena adopta le terme de cinq ans, qui paraît être resté longtemps la règle; nous voyons,

(1) Coll. D.>.-.t, xxxi, 73; xxxii, 15, 105. Ahx. PP. IV. Bull. 0 hre suavi, 13 mai 1256; ejusd. Ba\\.mCatholicsB fidei, 15 jul. 1257; ejusd. Bull. Quod super nonnuLis, 9 dec. 1257;V|iisd. Bull. Meminim»s, 13 apr. 1258. Clem. PP. IV. Bull. Lie t ex omnibus, 30 sept. 1265. G. 1, 2, Clem ntin. V. 2. Bern. Gui- don. Giavam (Doat, xx.v, 114). lnnoc. PP. VI. Bull. Odore suavi, 9 jun. 1355 (Bulario de la Orden de Santiago, T. m, fol. 550, in Archivio Xacional de Es- paùa),

DURÉE DES MANDATS 393

en effet, Grégoire XI, en 1375, prier le général franciscain de maintenir dans ses fonctions d'inquisiteur à Rome Frà Gabriele da Yiterbo, à cause de ses éminents services. En 1439, une commission d'inquisiteur de Florence, délivrée à Frà Francesco da Michèle, pour prendre effet à l'expiration des pouvoirs de Frà Jacopo délia Biada, indique que les nominations étaient encore faites à temps, bien que Eugène IV, en 1432, eût conféré au général franciscain, Guglielmo di Casale, pleins pouvoirs pour nommer et pour révoquer. Les Dominicains ne paraissent pas avoir adopté cet expédient; d'ailleurs, toute mesure de ce genre eût été impuissante à établir la subordination et la dis- cipline, vu l'intervention constante du Saint-Siège qui pouvait toujours être obtenue de ceux qui savaient la réclamer. Des mandats d'inquisiteurs étaient continuellement délivrés par le pape et ceux qui en étaient investis paraissent n'avoir pu être révoqués que par le pape lui-même. Même quand il n'en était pas ainsi, il importait peu que les papes reconnussent en théorie aux provinciaux le droit de déplacer, lorsqu'ils étaient disposés à s'entremettre pour en annuler l'exercice. En 1323, Jean XXII donna à Frà Piero de Perugia, inquisiteur d'Assise, des lettres qui le protégeaient à l'avance contre toute mesure de suspension ou de déplacement. En 1339, il est question d'un certain Giovanni di Borgo, déplacé par le général franciscan et replacé par Benoît XII. Plus fatal encore à la discipline fut le cas de Francisco di Sala, nommé par le provincial d'Aragon, écarté par son successeur et réintégré par Martin V en 4419 avec privilège d'inamovibilité. Toutefois, en 1439, Eugène IV et, en 1474, Sixte IV renouvelèrent les décisions de Clément IV, d'après lesquelles les inquisiteurs pouvaient être déplacés tant par les généraux que par les provinciaux. En 1479, Sixte IV ordonna que toutes les plaintes soulevées par les inquisiteurs 346 fussent portées devant le général de leur Ordre, auquel fut reconnu le pouvoir de les punir ou de les déplacer (1).

(1) Wadding. ann. 1323, nM7; aim. 1327, 5; ann. 1339, 1 ; nnn. 1347, '0, 11; ann. 1375, 30; ann. 1432, 10, 11; ;>nn. 1474, 17-19. Archivio di Firenze, Prov. del Convenlo di S. Croce, 26 oit. 1439.— Ripoll II. 342, 44, 57 -1. Sixti PP. IV, Bull. Sacri, 16 jul. 1479, § 11.

394 PROVINCIAUX ET INQUISITEURS

Le résultat naturel de cette législation contradictoire fut que les inquisiteurs se considérèrent comme responsables envers leurs supérieurs en tant que Frères, mais non en tant qu'in- quisiteurs; en cette dernière qualité, ils ne croyaient devoir de comptes qu'au pape et ils prétendaient qu'on ne pouvait les écarter qu'en cas d'impuissance avérée à remplir leur tache, par l'effet de l'âge, de la maladie ou de l'ignorance. Quant à leurs vicaires et subordonnés, ils prétendaient qu'ils ne rele- vaient d'aucune autre juridiction que la leur; toute tenta- tive faite par un provincial pour écarter un de ces subordonnés devait motiver une poursuite pour suspicion d'hérésie, étant un obstacle opposé à la bonne marche de l'Inquisition. Il n'était certes pas facile d'intervenir dans les affaires conduites par des hommes aussi redoutablement armés et animés d'un pareil esprit de décision. La chaleur avec laquelle Ejmerich traite cette question laisse entrevoir le caractère de la lutte qui se poursuivait incessamment entre les provinciaux et les inquisi- teurs. Les abus et les désordres auxquels donna lieu cette atti- tude obligea Jean XXIII d'intervenir et de déclarer que les inquisiteurs seraient soumis en toutes choses à leurs supérieurs et leur devraient obéissance. Mais le Grand Schisme avait affaibli l'autorité pontificale et Jean XXIII fut peu écouté. Après le rétablissement de l'unité à Constance, en 1418, Martin V se hâta de renouveler l'ordre donné par son prédécesseur. Mal- heureusement, comme dans le cas dune révocation, l'insatiable avidité de la Curie romaine, toujours prête à se laisser cor- rompre, opposait un obstacle fatal à rétablissement de la disci- pline ; d'ailleurs, ceux qui étaient commissionnés directement par le pape ne pouvaient guère témoigner de soumission aux fonctionnaires de leurs Ordres respectifs (1). Les remarques d'Ejmerich attestent qu'un inquisiteur ne 347 devait pas se faire scrupule de poursuivre son supérieur. Sa juridiction était, en fait, presque illimitée, car la menace de la suspicion drhérésie pesait également sur les grands et sur

(1) Eymerich, p. 540-9, 553. A/chivio di Firenze, Prov. del Conv. di S Croce 16 apr. 1418.

INSOLENCE DES INQUISITEURS 395

les humbles. 11 n'est pas jusqu'au droit d'asile des églises qui n'ait été suspendu en faveur de l'Inquisition et les immunités des Ordres Mendiants eux-mêmes ne les mettaient pas à l'abri de sa juridiction. En théorie, les rois n'y échappaient pas davan- tage; mais Eymerich observe discrètement que lorsqu'un pareil personnage est en cause, il vaut mieux avertir le pape et atten- dre ses instructions. Un seul pouvoir échappait à la tyrannie des inquisiteurs. L'office épiscopal conservait encore, de son ancienne et éminente dignité, une part suffisante pour sous- traire celui qui en était revêtu aux atteintes d'un inquisiteur, à moins que ce dernier ne se présentât avec des lettres pontifi- cales délivrées ad hoc. Au cas la foi d'un évoque était soup- çonnée, le devoir de l'inquisiteur était de réunir avec soin tc-us^ les témoignages et de les transmettre à Rome pour examen. Jean XXII, en 1327, admit une autre exemption motivée par •l'insolence de l'inquisiteur sicilien, Mathieu de Pontigny, qui osa excommunier Guillaume de Balet, archidiacre de Fréjus, chapelain du pape et représentant du pontificat d'Avignon dans la Campagne et la Province maritime. Le pape, furieux, publia une Décrétale interdisant à tous les juges et inquisiteurs de s'attaquer aux fonctionnaires et aux nonces du Saint-Siège sans lettres spéciales les y autorisant. L'audace de Mathieu de Pontigny montre assez quelle était la confiance et la présomption des membres du Saint-Office D'autre part, le fait que les laïques prirent l'habitude de les appeler : « Votre Majesté Religieuse », atteste l'impression faite sur l'esprit du peuple par leur toute- puissance irresponsable (l).

Si les évêques échappaient au jugement de l'Inquisition, ils n'étaient nullement dispensés d'obéir aux inquisiteurs. Dans la commission pontificale que recevaient ces derniers^il était dit que les archevêques, les évêques, les abbés et tous les autres prélats devaient se conformer à leurs ordres en tout ce qui 34g

(1) Eymerici Direct. Inquis. p. 559. Greg. PP. X. B ill. 20 apr. 1273 (Mar- tène Thés. V. 1821). - Zanchini de Hxretic. c. vin. Johann. PP. XXII, Bull. Ex parte vestra, 3 jul. 1322 (Wadding. m. 291). C. 16 Sexto V. 2. G. 3. Ex- trav. Commun, v. 3. Arch. de l'inq. de Careassonne (Doat, XXXVII, 204).

396 AMBITION DES INQUISITEURS

concernait la tâche de l'Inquisition, sous peine d'excommuni- cation, de suspension et d'interdit? Le ton arrogant sur lequel les inquisiteurs donnaient leurs ordres aux officiers épiscopaux montre assez que ce n'était pas une vaine formule. Bien que le pape, en s'adressant à un évêque, le traitât de « vénéré frère » et qu'en s'adressant à un inquisiteur il l'appelât « cher fils », les inquisiteurs soutenaient qu'ils étaient supérieurs aux évoques, en tant que délégués directs du Saint-Siège, et que, si une personne était convoquée simultanément par un évêque et par un inquisiteur, elle devait se rendre d'abord à l'appel de ce dernier. L'obéissance était due à l'inquisiteur comme au pape lui-même et l'évoque ne pouvait pas s'y soustraire. Gela faisait partie de la politique des papes, parce que l'inquisiteur était un instrument convenable pour réduire l'épiscopat à la sujétion. Ainsi, en 1296, Boniface VIII, prescrivant aux évêques de sup- primer certains ermites et mendiants non autorisés par l'Église, adressa en même temps des copies de sa bulle aux inquisiteurs, avec ordre de stimuler le zèle des évêques et de lui dénoncer ceux qui se montreraient négligents.

Toutefois, malgré la supériorité revendiquée par les inquisi- teurs, l'Inquisition servait souvent de marche-pied pour arriver à l'épiscopat. De telles fonctions mettaient une influence énorme entre les mains des ambitieux, qui en abusaient constamment pour assurer leur avancement dans la hiérarchie. Parmi les premiers inquisiteurs, on peut citer Frà Aldobrandino Gaval- canti de Florence, qui devint évêque de Viterbe, et son succes- seur, FràRuggieroCalcagni, qui fut récompensé, en 12-45. par l'évêché de Castro dans les Maremmes. Je me contenterai de rappeler le cas de Florence, en 1343, l'inquisiteur Frà Andréa da Perugia fut porté à l'épiscopat et eut pour successeur Frà Pietro di Aquila, qui, en 1346, devint évêque de SantangHo dei Lombardi. Son successeur fut Frà Michèle di Lapo et. en 1350, nous trouvons la Seigneurie demandant au pape qu'il fût nommé à l'évêché de Florence, alors vacant.

Les fonctions d'inquisiteurs offraient aussi des occasions d'avancement au sein même des Ordres, et ces occasions

RÉSISTANCES POPULAIRES 397

n'étaient pas perdues. Ainsi, dans une liste de provinciaux dominicains de Saxe de la dernière moitié du xive siècle, trois frères qui se succédèrent dans cette éminente situation de 1369 a 1382, Walther Kerlinger, Hermann Helstede et Heinrich von Albrecht, avaient tous été antérieurement inqui- 349 siteurs (1).

Il ne faut pas s'imaginer que cette gigantesque construction, qui pesa si longtemps sur le monde chrétien, ait pu s'édifier sans opposition, malgré la faveur que lui témoignèrent papes et rois. Quand nous en arriverons à étudier dans ses détails l'histoire de l'Inquisition, nous trouverons de nombreux exem- ples de résistances populaires, rapidement et impitoyablement écrasées. Certes, il fallait un singulier courage pour oser élever la voix contre un inquisiteur, quelque cruelle et odieuse que fût sa conduite. Aux termes de la loi canonique, toute per- sonne qui mettait obstacle à l'activité d'un inquisiteur, ou donnait des conseils à cet effet, était excommuniée ipso facto. Après une année passée dans cette condition, elle était légale- ment considérée comme hérétique, livrée, sans plus ample cérémonie, au bras séculier, et brûlée sans jugement ni espoir de clémence. L'effroyable puissance dont l'inquisiteur était ainsi revêtu s'accroissait encore par suite de l'élasticité du crime consistant à « mettre obstacle au Saint-Office », crime mal défini et cependant poursuivi avec une ténacité infatigable. Si la mort venait soustraire les accusés à la vengeance de l'Église, l'Inquisition s'en prenait à leur mémoire et faisait peser sa colère sur leurs enfants et leurs petits-enfants. Lors du procès de Frère Bernard Délicieux, en 1319, on considéra qu'il s'était rendu coupable de résistance à l'Inquisition parce qu'il avait quelque peu étendu les pouvoirs des agents désignés par la ville d'Albi pour en appeler au pape Clément V contre l'évêque et l'inquisiteur (2).

(1) Pegnge Ai p. ad Eymeric. p. 66-7. Arch. de l'inq. de Careass. (Doat XXXII, 143, 147). Eymeric. Direct. Inq p. 537-8. Albert. Re .ert. Inq. écL 14?4, ?. v. Delegatus. Franz Ehrle, Archiv fur Litteratur und Khchenge- schichte, 188*. p. 158. Lami, Antiehilà Toscane, p. 583.— Archivio di Firenze, Hiformagioni, classe v, 129, fol. 46, 62-70. Martène AmpL Coll. vi. 341.

(2) Mss. Bib. Nat. fonds latin, 4270, fol. 146 et 165.

23

350

398 FAIBLESSE DES ÉVÊQUES

Si les évêques s'étaient réunis pour résister, ils auraient pu sans doute s'opposer d'une manière efficace à ces empiéte- ments sur leur juridiction et préserver leurs ouailles des hor- reurs dont elles allaient être victimes. Malheureusement, les prélats ne surent pas agir de concert. Quelques-uns étaient d'honnêtes fanatiques qui saluèrent avec joie le Saint-Office et lui prêtèrent leur concours ; d'autres restèrent indifférents ; le plus grand nombre, absorbés par des préoccupations et des querelles séculières, furent plutôt satisfaits d'être déchargés de lourds devoirs dont ils n'avaient ni le loisir ni le savoir néces- saire pour s'acquitter. Aucun d'eux n'osa élever la voix contre une institution qui, de l'avis de toutes les âmes pieuses, répon- dait aux besoins les plus urgents de l'époque. L'inévitable jalousie de l'épiscopat se manifesta seulement par la vaine pré- tention, mise en avant par quelques-uns, de s'acquitter eux- mêmes des fonctions dévolues aux Mendiants. Nous constatons un certain étalage de zèle dans la poursuite des hérétiques par le vieux système des témoins synodaux, au concile de Tours en 1239, à celui de Béziers en 1246, à celui d'Albi en 1254. Le concile de Lille (Venaissin) en 1251 fit un effort plus hardi pour regagner le terrain perdu, non-seulement en ordonnant aux évêques de procéder à des enquêtes dans leurs diocèses, mais en réclamant de l'Inquisition ia remise de toutes ses archives aux Ordinaires. Comme cette demande ne fut pas accueillie, le concile d'Albi, en 1254, fit un autre effort égale- ment inutile pour obtenir des copies de ces documents. Peu après 1250, un inquisiteur se plaignait que les hérétiques fus- sent encouragés et enhardis par les attaques constantes aux- quelles étaient exposés les inquisiteurs, accusés de négligence, de paresse, d'incapacité à discerner les innocents des coupa- bles. « Ces calomnies, continue l'inquisiteur, émanent de juges séculiers et ecclésiastiques, qui professent un grand zèle pour l'extermination de l'hérésie, mais qui, en réalité, désirent sur- tout se laisser corrompre à prix d'argent, ou qui inclinent secrètement vers l'hérésie, ou ont des parents ou des amis parmi les hérétiques. » Cet exemple montre à quel point les

PARTIALITE DU SAINT-SIEGE

399

juridictions rivales se jalousaient et combien l'entente était peu cordiale entre l'ancienne et la nouvelle organisation (1).

Aux empiétements des inquisiteurs, l'épiscopat se contentait 351 généralement de répondre par de menues chicanes qui, por- tées devant le Saint-Siège, étaient toujours jugées dans le sens le plus favorable aux moines. En 1330, l'inquisiteur Henri de Chamay se plaint à Jean XXII que l'évêque de Maguelonne lui suscite des difficultés à Montpellier, en alléguant certains pri- vilèges pontificaux qui lui auraient été conférés; à quoi le pape répond en lui enjoignant de vaquer à sa fonction sans s'arrêter aux objections de l'évêque. En 1141, l'archevêque de JNarbonne et tous ses suffragants s'adressèrent à Eugène IV, se plaignant des prétentions exorbitantes de l'Inquisition et le priant de surseoir à toute décision jusqu'à ce qu'il eût reçu des détails. Le pape n'attendit point, mais répondit que l'inqui- siteur les avait déjà accusés de le gêner dans l'exercice de ses fonctions, qu'il n'y avait pas d'affaire plus importante pour l'Église que la destruction de l'hérésie et que le plus sûr moyen de mériter sa faveur était de seconder l'Inquisition. Cette ins- titution avait été créée pour décharger les évêques d'une partie de leur fardeau et le pape ne verrait pas sans déplaisir qu'on se permît d'y porter atteinte. Dans l'espèce, et en vue de rétablir la concorde, l'inquisiteur retirerait sa plainte, mais il était entendu que toutes les actions intentées par les évêques seraient regardées comme nulles. Évidemment, dans toute querelle de ce genre, l'épiscopat devait compter avec trop forte partie. Au début du Grand Schisme, les inquisiteurs furent sommés de prêter serment, dans la forme féodale, au pape dont ils tenaient leur mandat et à ses successeurs preuve évidente que la papauté considérait l'Inquisition comme un instrument { au service de ses ambitions et de ses desseins personnels (2).

Les peuples du Nord étaient trop éloignés du centre de

(1) Coûcil. Turonens. ann. 1239, c. i. C. Biterrens. ann. 1246, c. 1. C. Al- biens. ann. 1254, c. 1, 21. C. Insulan. ann. 1251, c. 2. Tract, de Paup. de Lugduno (Martère fhes. V. 1793).

(2) Arch. de 1 Inq. de Carcassonne (D at, XXXV, 85, 184). Ripoll II, 297, 311 ; III. 135. . '•

400 RÉSISTANCE DE L'ANGLETERRE

Î52 l'hérésie pour être exposés à la contagion, au temps la suprématie pontificale s'affirmait ainsi par les inquisiteurs des Ordres Mendiants. Ni dans les Iles Britanniques, ni au Dane- marck, ni en Scandinavie, les édits de Frédéric II ne furent appliqués. Lorsque, en 4277, Robert Kilwarbv, archevêque de Canterbury, et les maîtres d'Oxford dénoncèrent certaines erreurs d'origine averrhoïste; quand, en 4286, l'archevêque Peckham condamna l'hérésie de Richard Crapewell et quand, en 4368, l'archevêque Langham dénonça comme hérétiques trente articles de spéculations scolastiques, il n'existait pas de lois pour punir ces erreurs, bien que les juristes eussent essayé d'introduire la peine du bûcher et qu'elle eût même été appli- quée par un concile d'Oxford, en 4222, à un clerc qui s'était converti au judaïsme. Nous verrons plus loin que dans l'affaire des Templiers l'intervention de l'Inquisition pontificale fut nécessaire pour obtenir une condamnation; mais, même alors, elle sembla si opposée au caractère des institutions anglaises qu'elle ne put s'acclimater et dépérit bientôt après les événe- ments qui en avaient motivé l'introduction. Quand Wicklifî parut et fut suivi par les Lollards, l'idée qu'on se faisait en Angleterre des rapports de l'Église et de l'État était déjà telle que personne ne songea à demander à Rome un tribunal spé- cial pour combattre ces périls nouveaux. Le statut du 25 mai 4382 autorise le roi à faire arrêter par ses shériffs les prédi- cateurs ambulants de Wickliff, ainsi que les fauteurs et insti- gateurs de l'hérésie, et à les maintenir en prison jusqu'à ce qu'ils se soient justifiés « selonc reson et la ley de seinte esglise »; au mois de juillet suivant, des lettres royales pres- crivirent aux autorités d'Oxford de procéder à une enquête touchent les tendances hérétiques dans toute l'Université. La faiblesse de Richard II permit aux Lollards de devenir un parti politique et religieux d'une redoutable puissance ; mais la révolution qui mit Henri IV sur le trône affaiblit leur situation. Le concours de l'Église était une nécessité pour la nouvelle dynastie, qui ne perdit pas de temps à mériter sa reconnais- sance. En 4400, un ordre royal, confirmé par le Parlement,

STATUT DE 1414 401

condamna Sawtré au bûcher; puis le statut De hœretico com- 353 burendo établit pour la première fois la peine de mort comme châtiment normal de l'hérésie en Angleterre. Ce même statut interdisait la prédication à tous autres que les curés bénéfi- ciaires et ceux qui étaient privilégiés ex officio à cet effet; il interdisait la diffusion des doctrines et des livres hérétiques; il autorisait les évêques à saisir les délinquants et à les garder en prison jusqu'à ce qu'ils se fussent innocentés ou rétractés; enfin, il prescrivait aux évêques de procéder contre les sus- pects dans les trois mois après leur arrestation. Dans le cas de fautes plus légères, les évêques pouvaient infliger à leur guise la prison et l'amende celle-ci devant être versée au Trésor royal. De l'hérésie obstinée ou relapse, entraînant d'après la loi canonique l'abandon au bras séculier, les évêques et leurs délégués étaient seuls juges; quand un homme, condamné pour ce fait, était livré à la justice séculière, le shériff du comté ou le maire et les sergents de la ville la plus voisine étaient tenus de le brûler sur un lieu élevé en présence du peuple. Henri V persévéra dans cette voie et le statut de 1414 établit à travers tout le royaume une sorte d'Inquisition mi-séculière, mi-ecclésiastique, à laquelle le système anglais des grandes enquêtes donnait des facilités particulières. Sous cette législation, les bûchers se multiplièrent et le Lollardisme fut rapidement supprimé. En 1533, Henri VIII révoqua le statut de 1400, tout en maintenant ceux de 1382 et de 1414, ainsi que la peine du bûcher pour les hérétiques obstinés et relaps. A cette époque, l'empiétement toujours dangereux de la politique sur la religion, et réciproquement, fit du bûcher un véritable instrumentant regni. Une des premières mesures d'Edouard VI fut l'abrogation de cette loi, ainsi que de celles de 1382 et 1414 et de toute l'atroce législation des Six Articles. Avec la réaction sous Philippe et Marie, les lois impitoyables contre l'hérésie revinrent en honneur. A peine le mariage espagnol avait-il été conclu qu'un Parlement docile renouvela les lois de 1382, 1400 et 1414, au nom desquelles se dressèrent de nombreux bûchers pendant les années qui suivirent. Mais le

354

4ÙZ L'HÉRÉSIE EN IRLANDE

Parlement d'Elisabeth se hâta d'annuler toute la législation de Philippe et de Marie, en même temps que les anciens statuts qu'ils avaient remis en vigueur. Toutefois, le statut De hœre- tico comburendo était devenu partie intégrante de la loi an- glaise; ce fut seulement en 4677 que Charles II en obtint l'abrogation et fît décider que les cours ecclésiastiques, dans les cas d'athéisme, de blasphème, d'hérésie, de schisme et d'autres crimes religieux, ne pourraient sévir que par l'excom- munication, la destitution, la dégradation et les autres cen- sures ecclésiastiques, à l'exclusion de la peine de mort. L'Ecosse tarda plus longtemps que l'Angleterre à renoncer aux persé- cutions sanglantes; la dernière exécution pour hérésie qui ait eu lieu dans les Iles Britanniques fut celle d'un jeune homme de dix-huit ans, un étudiant en médecine du nom d'Aikenhead, qui fut pendu à Edimbourg en 1687 (1).

En Irlande, l'humeur belliqueuse d'un Franciscain, Richard Ledred, évêque d'Ossory, l'engagea dans une lutte prolongée avec de prétendus hérétiques, Ladj Alice Kyteler, accusée de sorcellerie, et ses complices. On était si peu familier en Irlande avec les lois concernant l'hérésie que les officiers séculiers refusèrent d'abord avec dédain de prêter le serment, prescrit par les canons, de seconder les inquisiteurs dans leur tâche mais Ledred finit par les y contraindre et eut la satisfaction de brûler quelques-uns des accusés en 4325. Puis, ayant encouru l'inimitié des principaux personnages de l'île, il fut lui-même accusé d'hérésie et dut prendre la fuite. C'est seulement en 4354 qu'il put de nouveau résider tranquillement dans son dio- cèse, bien que, dès 4335, le pape Benoit XII eût écrit à Edouard III pour déplorer l'absence, en Angleterre, d'une ins- titution aussi utile que l'Inquisition et pour l'exhorter à faire seconder par ses fonctionnaires le pieux évêque d'Ossory, dans

ioiV D'ArKentré> Colleet. Judic. I. i. 185, 234. - Harduin. Concil. VII. 1065-8, S'- Upgrave's Chronicle, ann. 1286. Nie. Trivetti Chron. ann. 1222 (D Achery m, 1*8). - Bracton. lib. m. Tit. n. cap. 9, § 2. - Myrror of Justice,

Cap,ok§ fuCa?^"' § 2?; caP- ,v' § u- - 5 Rich- "• c- 5- - Rymer's Fœdeva, vu 363, 447, 458. - 2 Henr. iv. c. 15. Concil. Osoniens. ann. 1408, c. 13. l Henr. v. c. 7. 25 Henr. vm. c. 14. 1 Edw. n. c. 12, §3.-1 Eliz c. I. à 15. 29 Car. n. c. 9. London Athen. may 31, 1873; n^v. 29.1884.

pays d'outre-mer 403

sa lutte contre les hérétiques dont il trace un tableau très exa- géré. L'archevêque de Dublin lui-même, Alexandre, fut dénoncé comme fauteur de l'hérésie en 1347 parce qu'il s'était opposé aux violences de Ledred ; en 1354, son successeur l'arche- vêque Jean reçut l'ordre de prendre des mesures rigoureuses pour châtier ceux qui s'étaient échappés d'Ossory et avaient cherché refuge dans son diocèse (1).

Lorsque les troubles suscités par les Hussites devinrent 355 inquiétants et qu'on put craindre que la désaffection ne se répandit dans le Nord, Martin V, en 1421, autorisa l'évê- que-de Schleswig à désigner un Franciscain, le frère Nico- las Jean, comme Inquisiteur pour le Danemarck, la Norvège et la Suède ; mais il n'y a pas trace de son activité dans ces régions et l'on peut dire que l'Inquisition n'y a jamais eu d'exis- tence réelle (2).

Comme les missions destinées à la conversion des schisma- tiques et des hérétiques étaient exclusivement, au Moyen-Age, entre les mains des Dominicains et des Franciscains, les églises qu'ils constituèrent furent toujours pourvues de l'organisation nécessaire pour sauvegarder l'orthodoxie des nouveaux conver- tis. C'est ainsi que l'Inquisition prit pied en Asie et en Afrique. Le Frère Raymond Martius est honoré comme le fondateur de l'Inquisition à Tunis et au Maroc. Vers 1370, Grégoire XI nomma inquisiteur en Orient le Frère Jean Gallus qui, de concert avec le Frère Elias Petit, implanta l'institution, à ce qu'on assure, en Arménie, en Russie, en Géorgie et en Valachie ; l'Arménie supérieure fut redevable du même bienfait au frère Bartolo- meo Ponco. A la mort du frère Gallus, Urbain VI, vers 1378, prescrivit au général dominicain de désigner trois inquisiteurs, l'un pour l'Arménie et la Géorgie, le second pour la Grèce et la Tartarie, le troisième pour la Russie et la Valachie. En 1389, l'un d'eux, le Frère André de Caffa, obtint le droit de prendre

(1) Wr'ght, Proceedings against Dame Alice Kytelcr, Camden Soc. 1843. Wadciing. Annal, ann. 1317, 56; ann. 1335, 5-6. Theiner, Monum. ffibem. et Scotor. 531-2, p. 269; 57J-1 p. 2S6 ; 599, p. 299.

(2) Wadding. Annal. an«, 1421, 1.

mi

ROYAUME DE JÉRUSALEM

356

un associé pour son immense province de Grèce et de Tartane. Au xive siècle, un inquisiteur semble avoir été considéré comme un membre indispensable de toute mission religieuse. Même dans le fabuleux empire éthiopien du Prêtre Jean, il est question d'une Inquisition fondée en Abyssinie par le Domini- cain Saint Pantaleone et d'une autre fondée en Nubie par le Frère Bartolomeo de Tybuli, qui fut aussi honoré comme un saint dans ce pays. On ne peut s'empêcher de rendre hom- mage au zèle désintéressé des hommes qui se vouèrent ainsi à la diffusion de l'Évangile parmi les barbares et l'on aime à croire que les Inquisitions fondées par eux ont été relativement inoffensives, n'étant pas appuyées sur les édits terribles d'un Frédéric II ou d'un Saint-Louis (1).

Il n'est pas jusqu'aux débris du Royaume de Jérusalem qui n'aient connu, avant de disparaître, le zèle indiscret des inqui- siteurs. Suivant Nicolas IV, le premier pape franciscain, les malheurs de la guerre y avaient développé les germes de l'hé- résie et du judaïsme. En 4290, il accorde pleins pouvoirs à son légat Nicolas, patriarche de Jérusalem, pour y désigner des inquisiteurs de concert avec les provinciaux des Mendiants. Gela fut fait, mais l'institution venait un peu tard. La prise d'Acre (19 Mai 1291) chassa définitivement les Chrétiens de la Terre Sainte et mit fin à la très courte carrière de l'Inquisition syrienne. Elle fut cependant renouvelée en 1375 par Gré- goire XI, qui autorisa le provincial franciscain de la Terre Sainte à faire office d'inquisiteur en Palestine, en Syrie et en Egypte, afin de s'opposer aux tendances vers l'apostasie dont témoignaient les pèlerins chrétiens, toujours si nombreux dans ces régions (2).

Il ne faut pas supposer que le triomphe de l'Inquisition sur les évêques lui ait conféré le monopole de la persécution. La

(1) Paramo, p. 252-3. IWonteiro Historia da Satito Tnquisicâo, P. I. lib. I. «• 59. - Ripoll II, 290, 310; III, 9. HO.

(2) Wadding. ann. 1290, 2; ann. 1375, 27, 28. 11 est digne de remarque que dans le royaume latin de Jérusalem, l'hérésie paraît avoir été justiciable d un îr.bunal laïque; le chevalier hérétique avait le droit d'être juge par ses pairs ^Assises de Jérusalem, Haute Cour, c. 318; éd. Kausler, Stuttgart, 1838, p. 367-8)

CONFLITS DE JURIDICTIONS 405

juridiction épiscopale ordinaire restait intacte. Vers 1240, nous voyons l'évêque de Toulouse et son prévôt conduire, sans l'aide d'un inquisiteur, une enquête pour hérésie au sujet des puis- sants seigneurs de Niort. Des évêques zélés coopéraient souvent avec les inquisiteurs dans l'examen des hérétiques et enquê. taient aussi pour leur propre compte. Ainsi, à Albi, en 1299> toute une série de procès furent jugés au palais épiscopal, devant l'évêque, assisté quelquefois de Nicolas d'Abbeville, inquisiteur de Carcassonne, quelquefois de Bertrand de Cler- mont, inquisiteur de Toulouse, parfois de l'un et de l'autre. A l'origine, comme nous l'avons vu, l'inquisiteur était seulement l'auxiliaire de l'évêque et ce dernier n'était nullement affranchi de ses devoirs en ce qui touchait l'extirpation de l'hérésie. Par- fois les évêques désignaient eux-mêmes des inquisiteurs pour opérer plus efficacement; les noms de fonctionnaires de ce genre, agissant au nom des archevêques de Narbonne, parais- sent dans des documents de 1251 et de 1325. Rien, d'ailleurs, ne pouvait empêcher un prélat zélé d'accepter du pape un mandat d'inquisiteur, comme le fit Guillem Arnaud, évêque de 357 Carcassonne, qui, pendant son épiscopat, de 1249 à 1255, pré- sida le tribunal de Carcassonne avec une énergie qu'auraient pu envier les Dominicains (1).

Il était cependant bien difficile que deux juridictions paral- lèles pussent co-exister sans donner lieu à des conflits. On pré- tendit bientôt que certains évêques, pour sauver leurs amis du zèle intolérant des inquisiteurs, les poursuivaient devant leurs propres tribunaux. Afin de résoudre les difficultés de cet ordre qui se multipliaient, Urbain IV, en 1262, autorisa les inquisi- teurs à procéder dans tous les cas comme ils le jugeraient con- venable, sans se préoccuper de savoir si les mêmes cas étaient soumis à l'examen des évêques. Cette prescription fut renou- velée en 1265 et en 1266 par Clément IV, avec des commen-

(1) Trésor des Chartes du Roi en Carcassonne (Doat, XXI. 34-49). Lib. Con- fess. Inquis. Alhiae (Mss. Bib. Nat. fonds lat. H 847). Archives Nat. de Fiance, i. 431, n°» 22-29. - Vaissete III. 446. - Coll. Doat, XXVII. 161. Molinier, Llnquit. dans le Midi de la France, Paris, 1880, p. 275-6.

23.

406 BULLES DE CLÉMENT IV

taires significatifs. En 1273, Grégoire X énonça le même prin- cipe, qui passa dans les usages de l'Église et dans le droit canonique ; il fut entendu que les tribunaux ecclésiastiques et ceux de l'Inquisition pouvaient examiner simultanément et indépendamment une même cause, quitte à se communiquer, de loin en loin, les résultats de la procédure. Pour le jugement final, il fallait une délibération commune ; en cas de désaccord, la question devait être tranchée par le pape. Mais alors même qu'il procédait seul et en vertu de son autorité ordinaire, l'évêque était tenu de s'assurer le concours d'un inquisiteur pour le prononcé de la sentence (1). 35$ ®n se demanda, à une certaine époque, si la juridiction épis- copale sur l'hérésie n'était pas complètement suspendue par le fait de la collation à un inquisiteur, pour opérer dans le même diocèse, d'un mandat pontifical. Gui Foucoix, le jurisconsulte le plus célèbre de ce temps, discuta le problème dans ses Quœs- tiones, qui firent longtemps autorité dans les tribunaux de l'In- quisition, et y répondit affirmativement. Toutefois, quand Gui devint pape, sous le nom de Clément IV, ses bulles de 1265 et de 1266, citées plus haut, montrent qu'il avait changé d'avis et Grégoire X déclara aussi expressément que la juridiction épis- copale restait intacte. Cependant les docteurs en droit cano- nique conservèrent des doutes et la juridiction épiscopale en ces matières fut presque annulée pendant quelque temps. Il y eut peu de prélats plus actifs que Simon, archevêque de Bour- ges, qui, de 1284 à 1291, fit des visites répétées à ses diocèses du Midi, Albi, Rodez, Cahors, etc. Or, dans les documents rela- tifs à ces visites, il n'y a pas d'allusion à des enquêtes touchant l'hérésie, si ce n'est en 1285, il obligea des usuriers de Gour- don à jurer qu'ils ne se considéraient pas comme tels, bien que l'usure ne fût justiciable de l'Inquisition que lorsqu'elle se

(1) Ma». Bull. Roman. I. 122. Wadding. Annal, ann. 12C5, 3. Arch. de lïnq. de Carcass. (Coll. Doat, XXXII, 32). Martène Thés. V. 1818. - C. 17 Sexto V. 2. C 1 Extrar. Comra. V. 3. Eymeric. Direct. Inquis. p. 539, 580-1. -- C. 1, § 1, Clément. V. 3. .

La bulle d'Urbain (1262) est substantiellement identique a la bulle de 1204, Prx cunctis, qui a été imprimée par Boutaric, S. Louis et Alphonse de Toulouse,. p. 443 sq

BONIFAGE VIII ET CLÉMENT V 407"

transformait en hérésie par la prétention d'être légale. Vers 1298, cependant, Boni l'ace VIII remit en vigueur les juridic- tions épiscopales ; nous voyons alors Bernard de Castanet, évêque d'Àlbi, exciter une révolte parmi ses ouailles par ses rigueurs envers les hérétiques. Bientôt après, Clément V étendit les fonctions de l'épiscopat afin de mettre obstacle aux atrocités de l'Inquisition ; les glossateurs soutinrent que l'évêque n'était nullement déchargé, par les inquisiteurs, du devoir de combattre l'hérésie dans son diocèse et que, si sa dignité le mettait à couvert des atteintes de l'inquisiteur lui-même, il pouvait être déposé par le pape au cas il négligerait cette partie de ses attributions. Pourtant, même après les Clémen- tines, Bernard Gui déclare qu'il est peu convenable que l'Ordi- naire épiscopal cite une personne qui est déjà en cause devant l'Inquisition. Cependant, si le pouvoir de l'évêque avait été limité par l'obligation de se concerter avec l'inquisiteur avant de rendre un arrêt, il avait été, d'autre part, accru par l'autori- sation de citer des témoins et des inculpés qui s'étaient réfugiés dans d'autres diocèses. L'évêque n'en souffrait pas moins d'une inégalité qui rendait sa situation difficile. Ses efforts pour s'as- surer une part des amendes et des confiscations étaient restés vains. On lui répondait que ses subordonnés et lui jouissaient, pour l'exercice de leurs fonctions, de revenus qui devaient suf- fire à leur activité. Des logiciens ingénieux réussirent à écarter cette objection en ce qui concernait l'évêque, quand il agissait en personne; mais elle conservait sa force à l'endroit de ses subordonnés. Il semblait dur, à ces derniers, d'être excités au travail et d'en supporter eux-mêmes tous les frais, alors que l'Inquisition, du moins en Italie, avait le contrôle des confisca- tions, sans être tenue de rendre compte à l'évêque (4).

(1) Vaissete, in. 515. Archidiac. Gloss. sup. c. 17, 20 Sexto v\ 2. Har- duin. VII. 1017-19. C. 17, 19 Sexto v. 2. C. 1. Clément, v. 3. Concil. Melodun. ann. 1300, 4. Bernard. Guidon. Hist. Conv. Albiens. (Bouquet, XXI. 767). Albert. Beperf. inquis. s. v. Episcopus. Guid. Fulcod. Quxst. I. Ripoll I. 512; VU. 5S. Joan. Andreae Gloss. sup. c. 13, § 8 Extra, v. vu. Eymeric. Direct. Inquis. p. 626, 637, 650. Cl Extrav. commun, v. 3. Ber- nard Guidon. Pr<>ctica P. IV. (Doat, XXX). Bernardi Contiens. Lucerna Inquis. s. v. Bona hxreticorum.

Dès 1237 nous voyons que l'Inquisition avait déjà étendu sa juridiction sur

408 CONCILE DE MILAN

Sousl'empire delà législation de Boniface VIII et de Clément V, il était inévitable que le premier quart du xive siècle fût le témoin d'une renaissance de l'Inquisition épiscopale. Même en Italie, le Concile provincial de Milan, tenu à Bergame en 1341 sous la présidence de l'archevêque Gastone Torriani, organisa un système complet d'Inquisition sur le modèle de l'institution 360 pontificale. La puissance croissante des Visconti, hostiles à la papauté, avait paralysé les Dominicains et un vigoureux effort fut tenté pour les remplacer. Dans chaque ville, l'archiprêtre ou prévôt fut invité à lever une troupe dont la tache exclusive consistait à rechercher les hérétiques et dont les privilèges et immunités étaient les mêmes que ceux des auxiliaires des inquisiteurs dominicains. Tous les citoyens, depuis le seigneur jusqu'au paysan, étaient sommés de prêter leur concours dès qu'on y ferait appel. En France, quelques procédures datant de 1319 et 1320, à Béziers,Pamiers et Montpellier, montrent les cours épiscopales en pleine activité, parfois avec l'intervention d'un inquisiteur en qualité d'assesseur, ou d'un inquisiteur épis- copal siégeant avec rang égal, à côté de ceux qui agissaient au nom du pape. Nous trouvons, en 1322, l'un de ces derniers, représentant le diocèse d'Auch, qui discute avec le grand Ber-

Tusure, considérée comme une forme d'hérésie (Alex. PP. IV. Bull. Quod super nonnuilis [Arch. de l'Inq. de Carcass. Doat, XXXI. 244] bulle qui fut souvent rééditée. Voir Raynald. Annal, ann. 1258, 23; Potthast Reg. 17745, 18396; Eymerie Direct. Inquis. éd. Pegnae, p. 133. Cf. c. 8, § 5 Sexto v. 2.) Le con- cile de Lyon, eu 1274 (can. 26, 27), en traitant de l'usure, ne fait allusion qu'à la répression de ce crime par les Ordinaires. Le concile de Vienne, en 1311, pres- crivit aux inquisiteurs de poursuivre ceux qui prétendaient que l'usure n'est pas un péché (c. 1, § 2, Clementin. v. 5); mais les canons de ce concile ne furent pu- bliés qu'en 1317, ce qui explique peut-être pourquoi Astexanus, écrivant cette année même, dit que les inquisiteurs ne doivent pas s'occuper des questions d'usure (Summa de casibus conscientise, lib. n, tit. lviii, ;>rt. 8). Vers la fin du siècle il fut suivi par Eymerich (Direct. Inquis. p. 106), qui déconseille aux inqui- siteurs de se détourner de leur but essentiel en donnant leur attention aux affaires de ce genre. Zanghino pose en règle qu'un homme peut être un usurier avéré, un blasphémateur ou un foraicateur sans être un hérétique; mais que si, par surcroît, il témoigne du mépris à la religion en ne fréquentant pas les offices, en ne rece- vant pas les sacrements, en n'observant pas les jeûnes et autres prescriptions de l'Eglise, il devient * suspect d'hérésie » et peut être poursuivi par les inquisiteurs (Zanchini Tract, de Hxres. c. xxxv).

Nous verrons que l'usure devint un champ d'exploitation très profitable pour l'In- quisition à l'époque ou la diminution de l'hérésie la privait de s>n domaine légi- time. Comme ce crime relevait des tribunaux séculiers (voir Vaissete, IV. 164), il a'y avait réellement aucun motif de le soumettre à la juridiction spirituelle.

MAITRE ECKHART 409

nard Gui lui-même au sujet d'un prisonnier qu'ils réclament l'un et l'autre. Quand, en 1319, l'illustre adversaire de l'Inquisition, le Frère Bernard Délicieux, devait être jugé pour y avoir mis obstacle, Jean XXII désigna à cet effet une commission spéciale, comprenant l'archevêque de Toulouse, les évêques de Pamiers et de S. Papoul; l'un des inquisiteurs les plus expérimentés du temps, Jean de Beaune de Carcassonne, intervint à titre d'accu- sateur, et non de juge (1).

En Allemagne, vers la même époque, se produisit un déve. Joppement soudain de l'activité épiscopale dans les poursuites intentées contre les Beghards par l'évêque de Strasbourg et l'archevêque de Cologne. Cela aboutit à une lutte presque ouverte entre la hiérarchie ecclésiastique et les Dominicains lors de l'affaire de Maître Eckhart, le fondateur de l'école mystique allemande, qui eut pour disciples Suso et Tauler. Il était considéré avec orgueil par l'Ordre tout entier comme un de ses membres les plus éminents. Il avait enseigné avec succès la théologie à l'Université de Paris ; en 4303, lorsque l'Alle- magne entière fut divisée en deux provinces, il avait été le pre- mier prieur provincial de Saxe; en 1307, le général l'avait nommé vicaire de Bohême. Nous le trouvons, en 1326, ensei- 361 gnant la théologie à l'école des Dominicains de Cologne et devenu suspect de complicité avec l'hérésie des Beghards, contre laquelle sévissait une persécution acharnée. Son mysticisme confinait dangereusement à leur panthéisme et il est possible que les Beghards aient essayé de se couvrir du grand nom d'Eckhart. Au chapitre général de 1325, on s'était plaint qu'en Allemagne certains membres de l'Ordre enseignassent au peuple, en langue vulgaire, des doctrines qui pouvaient induire en erreur; Gervaise, prieur d'Angers, avait été chargé d'une enquête à ce sujet. Vers la même époque, Jean XXII nomma Nicolas de Strasbourg, professeur chez les Domini- cains de Cologne, inquisiteur de la province de Germanie et

(1) Coll. Doat, XXVII. 7; XXXIV. 87. Concil. Bergamens. ann. 4311, Ruhr. I. Mss. Bib. Nat. Coll. Moreau. 1274. fol. 72. Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 268, 282, 351-2.

410 NICOLAS DE STRASBOURG

lui donna Tordre d'enquérir sur les croyances et les travaux des Frères. Entre temps, l'archevêque, excité par sa lutte contre les Beghards, nomma deux commissaires épiscopaux pour examiner le cas de Maître Eckhart. Nicolas de Strasbourg inclinait lui-même vers le mysticisme; tout le portait à témoi- gner de l'indulgence aux accusés et il acquitta Eckhart au mois de juillet 1326. Ce résultat déplut aux inquisiteurs épiscopaux, dont l'un était un Franciscain, et ils se mirent à recueillir des témoignages contre Eckhart. Après six mois d'enquête, le 14 janvier 1327, ils prièrent Nicolas, comme ils en avaient le- droit, de leur communiquer sa procédure. Nicolas se présenta en compagnie de dix Frères, non pour obéir à la sommation des commissaires de l'archevêque, mais pour protester solen- nellement contre tout ce qui se passait, réclamant ses apostoli ou lettres d'appel au pape, par la raison que les Dominicains n'étaient pas soumis à l'Inquisition épiscopale et qu'il était lui-même un inquisiteur nommé par le pape avec une juri- diction illimitée. Il est vrai que Lucius III, dès 1184, avait supprimé toutes les immunités des Ordres monastiques dans les affaires d'hérésie; mais les Dominicains étaient de fonda- tion plus récente, ils avaient reçu des privilèges spéciaux et ils revendiquaient cette immunité bien qu'ils ne fussent pas en état de l'établir.

Les inquisiteurs épiscopaux se hâtèrent de riposter en insti- tuant, le même jour, une action contre Nicolas lui-même qui, dès le lendemain, interjeta appel auprès du Saint-Siège. Ils sommèrent en outre Eckhart de comparaître devant eux le 31 janvier; mais il vint le 24 de ce mois, escorté de nombreux 362 partisans, et protesta avec indignation, se plaignant du retard apporté à une procédure qui entachait sa réputation, alors qu'on aurait pu tout terminer six mois plus tôt; il ajouta que l'on employait contre lui certains Dominicains souillés de crimes. Eckhart demanda ses apostoli et désigna le 4 mai comme la date extrême de son appel à la cour de Rome. Les inquisiteurs épiscopaux avaient, d'après la loi, trente jours pouf répondre à cette demande.

ENQUÊTE D'AVIGNON 411

Dans l'intervalle, le 13 février, il fit une démarche extra- judiciaire, pour montrer combien sa réputation avait souffert de toute cette procédure; c'est ce qui a donné naissance à l'asser- tion qu'il aurait rétracté ses erreurs. Après avoir prêché dans l'église dominicaine, il fit lire un papier il se lavait, devant le peuple, des accusations d'hérésie portées contre lui niant qu'il eût dit que son petit doigt avait créé toutes choses, ou qu'il y eût dans l'âme un principe incréé et incréable. Les trente jours expirés, le 22 février, les inquisiteurs de l'arche- vêque repoussèrent l'appel d'Eckhart. Usé par cette longue querelle, il mourut peu après; mais l'Ordre était assez influent auprès de Jean XXII pour obtenir que le cas fût évoqué à Avignon. on reconnut la régularité de la conduite de l'ar- chevêque et, le 27 mars 1329, un jugement fut rendu, définis- sant dix-sept articles hérétiques et onze articles suspects d'hé- résie dans l'enseignement d'Eckhart. Bien que la rétractation qu'on lui attribuait ait sauvé son corps de l'exhumation et de la combustion, le résultat obtenu n'en était pas moins de nature à justifier pleinement l'archevêque; pour une fois, l'ancien ordre l'avait emporté sur le nouveau. On déclara que l'hérésie d'Eckhart avait été prouvée, tant par l'inquisition de l'archevêque agissant suivant son autorité régulière que par l'enquête subséquemment instituée à Avignon par ordre du pape. Cette décision finale était d'autant plus significative que Jean XXII avait, à cette époque, de sérieux motifs pour com- plaire aux Dominicains, engagé, comme il l'était, dans des luttes archarnées avec Louis de Bavière et avec le parti intran- sigeant des Franciscains (1).

m W Preçer, Meister Eckart und die Inquisition, Mu ich, 1869. Denifle, Archiv fur Litteratur-und Kirchengeschichte, 1886, p 616 ,640. - ^ Rayna d. ann. 1329 70-2. Gust. Schmidt, Pœbsiliche Urkunden und Regesten, Halle, 1886, p. 223. Cf. Eymeric. Direct, Inqi.is. p. 453 sq. ..,,.,, M ,. .

Le pouvoir de l'Inquisition sur les Ordres spécialement privilèges des Mendiants varia avec les époques. La juridiction lui fut conférée en 1^54 par Innocent IV, par la bulle Ne commissum vobis (Ripoll 1. 252). Environ deux siècles plus tard,. Pie II plaça les Franciscains sous la juridiction de leur propre m inistre-general . En 1479, Sixte IV, par la bulle d'or Sacri prœdicatorum, § 12, défendit aux inqui- siteurs de poursuivre les membres de Vautre Ordre de Prêcheurs (Mag. But. Roman i 420). Bientôt après, Innocent VIII interdit à tous les inquisiteurs

442 AFFAIRE D'ALBI

363 L'inquisition épiscopale se trouvait rétablie comme une partie de l'organisation reconnue de l'Église. Le concile de Paris, en 1350, traite de la poursuite des hérétiques comme d'un devoir essentiel de l'évêque; il donne des instructions à cet effet aux Ordinaires, définissant leurs droits d'arrêter les suspects et de faire appel aux officiers séculiers dans les mêmes termes que Tlnquisilion. Un bref d'Urbain V, en 1363, est relatif à un chevalier et à cinq gentilshommes suspects d'héré- sie, qui étaient alors sous la garde de l'évêque de Carcassonne; il prescrit qu'ils soient jugés par l'évêque ou par l'inquisiteur, ou par les deux conjointement, le résultat devant être soumis à la cour pontificale. Quand un évêque avait le courage de résister aux empiétements d'un inquisiteur, il était en état de faire respecter ses droits. En 1423, l'inquisiteur de Carcassonne s'était rendu à Albi, il fit prêter serment à deux notaires et à quelques subalternes qui devaient procéder en son nom; puis il fit recueillir certains témoignages concernant un cas dont il s'occupait et fit jurer aux témoins de garder le secret afin que l'accusé ne fût pas informé. L'évêque d'Albi se plai- gnit de tout cela comme d'un empiétement sur sa juridiction, lldéclara que les employés n'auraient prêter serment qu'en présence de son Ordinaire ou d'un délégué de celui-ci; le secret imposé aux témoins était, ajoutait-il, de nature à entraver ses propres enquêtes, parce qu'il le privait de témoignages pour le €as il prendrait en mains la même affaire. Cette protes- tation est un exemple des froissements et des rivalités que ne pouvait manquer de provoquer l'existence de deux juridictions parallèles. Dans le cas qui nous occupe, on prit pour arbitre l'évêque de Carcassonne; l'inquisiteur reconnut ses torts et

juger des Frères franciscains; mais, lors du développement du luthéranisme, cette mesure parut dangereuse et, en 1530, Clément VU supprima toutes les exemptions dans la bulle Cum sicut 2) et rendit tous les moines justiciables de l'Inquisition (Afag. Bull. Rom. i. 681). Cela fut confirmé par Pie IV dans la bulle Pastoris xtemi en 1562 (Eymeric. Direct. Inq. Append. p. 127; Pegnae Comment, p. 557). Un évêque pouvait-il procéder pour hérésie contre un inquisiteur? La question était litigieuse et ne fut probablement jamais tranchée dans la pratique. Eymerich soutient que l'évêque ne peut pas le faire, mais doit en référer au pape; mais Pegna, dans ses Commentaires, cite de bons auteurs qui pensent autrement (Eyme- ric. op. cit. p. 558-9).

LES DEUX INQUISITIONS 413

annula ses actes, et l'on dressa un instrument public pour attester l'arrangement intervenu.

Toutefois, en dépit de cette querelle et d'autres semblables, 364 un modus vivendi finit par s'établir dans la pratique. Eyme- rich, écrivant vers 1375, représente presque toujours l'évêque et rinquisiteur comme travaillant de concert, non seulement dans le jugement, mais dans la procédure; il cherche évidem- ment à prouver que l'Inquisition n'empiétait en rien sur la juridiction épiscopale et n'affranchissait pas l'évêque de la res- ponsabilité attachée à ses fonctions. Un siècle plus tard, Spren- ger, discutant la juridiction de l'Inquisition au point de vue de l'inquisiteur, se place à peu près sur le même terrain; et les mandats remis aux inquisiteurs contenaient généralement une clause à l'effet qu'aucun préjudice ne devait être porté à la juridiction inquisitoriale des Ordinaires. Étant donnée, cepen- dant, la négligence habituelle des fonctionnaires épiscopaux, les inquisiteurs avaient beau jeu pour empiéter sur leur domaine .et des plaintes contre ces intrusions continuèrent à se produire jusqu'à la veille de la Réforme (1).

Il n'y avait pas, au point de vue technique, de différence entre Tlnquisition des évoques et celle du pape. Le système équitable de procédure emprunté à la loi romaine par les tribunaux des Ordinaires avait été rejeté; les évêques étaient autorisés et même encouragés à suivre le système inquisitoriaL qui était une perpétuelle caricature de la justice, le plus inique peut-être que la cruauté et l'arbitraire aient jamais imaginé. En racontant l'histoire de cette institution, il n'y a, par con- séquent, aucune différence à établir entre ses deux branches ; les actes de l'une et de l'autre doivent être rappelés comme les produits des mêmes tendances, des mêmes méthodes, et comme visant au même but par les mêmes moyens (2).

(1) Concil. Parisiens, ann. 1350, c. 3, 4. Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXXV, 132). Arch. de l'Evêché d'Albi (Doat, XXXV. 187). - Eymerici Direct. Inquis. n. 529. Sprengeri Mail. Maleficar. P. III. Q. 1. Ripoll II, 311, 324, 351. Cornel. Agrippae de Vanitate Scientiarum, cap. xcvi.

Cependant, une bulle de Nicolas V, adressée à l'inquisiteur de France en 1451, paraît le rendre indépendant de toute coopération épiscopale (Ripoll 111. 301).

(2) C. 17 Sexto V. 2. Voir le Modus examinandi hœreticos, imprimé par

414 SUPÉRIORITÉ DE L'INQUISITION PONTIFICALE

Cependant l'Inquisition pontificale était un instrument infini- ment plus efficace en vue de la grande tâche qu'on se pro- posait. Quelque zélé que pût être un fonctionnaire épiseopal, ses efforts étaient nécessairement isolés, temporaires et inter- mittents. En revanche, l'Inquisition pontificale constituait, à travers l'Europe continentale, un vaste réseau de tribunaux » siégeaient des hommes qui n'avaient pas d'autres occupations. Non seulement leur action était continue, comme celle des lois de la nature, mais ils se prêtaient une assistance incessante; ces deux circonstances enlevaient aux hérétiques l'espoir de gagner du temps et celui de se mettre à l'abri en passant d'un pays à 365 l'autre. Avec ses registres admirablement tenus à jour, l'Inqui- sition organisa une véritable police internationale, à une époque les communications de peuple à peuple étaient encore singulièrement défectueuses. L'Inquisition avait le bras long, la mémoire infaillible ; et nous concevons sans peine la terreur mystérieuse inspirée tant par le secret de ses opérations que par sa vigilance presque surnaturelle. Si elle voulait pro- céder publiquement, elle convoquait tous les fidèles et leur enjoignait de saisir quelque hérésiarque en leur promettant la vie éternelle et des récompenses temporelles appropriées ; tout prêtre d'une paroisse l'inculpé pouvait se dissimuler était tenu de faire retentir l'appel aux oreilles de tous les habitants. Si l'on préférait une information secrète, il y avait des espions et d'autres subalternes préparés à cette besogne. L'histoire de tOute famille hérétique, pendant des générations, pouvait être exhumée des archives des différents tribunaux. Une seule capture heureuse, suivie d'une confession arrachée par la tor- ture, pouvait mettre les limiers sur la trace de centaines de gens qui se croyaient jusque-là en sûreté ; et chaque nouvelle victime ouvrait comme un nouveau cycle de dénonciations. L'hérétique vivait sur un volcan qui, atout moment, pouva t faire éruption et l'engloutir. Pendant la terrible persécution dirigée contre les Franciscains Spirituels en 1317 et 1318, nombre

Gretser (Mag. Bib. Patrum XIII. 341), qui a été réd pour une Inquisition épisco- pale allemande.

PAS DE PRESCRIPTION 415

de personnes compatissantes avaient secouru les fugitifs, pris bravement place au pied des bûchers et consolé de leur mieux les nouveaux martyrs. Quelques-unes, se sachant soupçonnées, avaient fui et avaient changé de nom ; d'autres étaient restées à l'ombre ; toutes pouvaient croire que l'affaire était oubliée. Tout à coup, en 1325, quelque incident fortuit probable- ment l'aveu d'un prisonnier mit l'Inquisition sur leur trace. Une vingtaine de malheureux furent jetés en prison, ils restèrent un an ou deux. Là, dans l'isolement, leur courage défaillit ; ils confessèrent successivement leurs fautes à moitié oubliées et se soumirent aux pénitences obligatoires. Plus significatif encore fut le cas de Guillelma Maza de Castres, qui perdit son mari en 1302. Dans le premier chagrin de son veu- vage, elle écouta deux missionnaires vaudois dont les enseigne- ments la réconfortèrent. Ils ne vinrent la visiter que deux fois, pendant la nuit, et elle pouvait dire qu'elle ne les avait jamais vus. Après vingt-cinq ans d'une vie rigoureusement orthodoxe, elle fut traînée, en 1327, devant l'Inquisition de Carcassonne, 366 confessa cet unique manquement à la foi et exprima son repentir. Ainsi le Saint-Office ne savait rien oublier, rien par- donner. Sa vigilance s'arrêtait aux moindres vétilles. En 1325, une femme nommée Manenta Rosa fut traduite devant l'In- quisition de Carcassonne comme hérétique relapse : le motif de la poursuite était qu'après avoir abjuré l'hérésie des Spirituels, elle avait été vue causant avec un homme suspect et avait envoyé par son entremise deux sols à une femme malade, qui était suspecte également (1).

Fuir était inutile. Le signalement des hérétiques qui dispa- raissaient était bientôt envoyé dans toute l'Europe. Les arres- tations d'individus suspects étaient signalées par un tribunal aux autres et la malheureuse victime était ramenée dans le pays et dans la ville son témoignage pouvait être le plus efficace pour faire découvrir d'autres coupables. En 1287, l'arrestation d'un groupe d'hérétiques à Tréviseen fit découvrir

(1) Coll. Doat, XXXVII 7; XXIX. 5.

416 QUERELLES ENTRE MOINES

quelques-uns qui étaient venus de France. Immédiatement, les inquisiteurs français les réclamèrent, en particulier l'un d'eux qui avait le rang d'évêque parmi les Cathares. Le pape Nico- las IV se hâta d'ordonner au Frère Philippe de Trévise de livrer ses prisonniers à l'envoyé de l'Inquisition de France, après avoir tiré d'eux le plus de renseignements qu'il pourrait. L'Inquisition pontificale jouissait, aux yeux des hommes, des privilèges de l'omniscience, de l'omnipotence et de l'ubi- quité (1).

Parfois, il est vrai, l'efficacité de cette organisation était affaiblie par des querelles, en particulier celles qu'engendrait la jalousie des Dominicains et des Franciscains. J'ai déjà rap- pelé les difficultés qui surgirent.de ce fait à Marseille en 4266 et à Vérone en 1291. Un autre symptôme du manque d'unité se manifesta en 4327, lorsque Pierre Trencavel, un Spirituel bien connu, qui s'était évadé de la prison de Carcassonne, fut fait prisonnier en Provence avec sa fille Andrée, fugitive comme 367 lui. Il était évident qu'ils relevaient du tribunal auquel ils s'étaient soustraits par la fuite ; néanmoins, le Frère Michel, inquisiteur franciscain en Provence, refusa de les livrer et le tribunal de Carcassonne fut obligé d'en appeler à Jean XXII, qui intima l'ordre à Michel de rendre immédiatement ses cap- tifs. Toutefois, si l'on tient compte de l'imperfection de la nature humaine, il faut convenir que des contestations de ce genre semblent s'être produites assez rarement (2).

Pour diriger équitablement une organisation aussi puissante, de laquelle dépendaient la vie et le bonheur de millions d'in- dividus, il aurait fallu une sagesse et une vertu presque surhumaines. Quel était l'idéal des hommes auxquels était confiée la besogne courante du Saint-Office? Bernard Gui, l'inquisiteur le plus expérimenté de son temps, termine ses instructions détaillées sur la procédure par quelques conseils généraux touchant la conduite et le caractère. L'inquisiteur, dit-il, doit être diligent et fervent dans son zèle pour la vérité

(1) Coll. Doat, XXX. 132; XXXII. 155. (S) Coll. Doat, XXXV. 18.

IDÉAL DE L'INQUISITEUR 417

religieuse, pour le salut des âmes et pour l'extirpation de l'hérésie. Parmi les difficultés et les incidents contraires, il doit rester calme, ne jamais céder à la colère ni à l'indignation. Il doit être physiquement actif, car l'habitude de l'indolence paralyse toute action vigoureuse. Il doit être intrépide, braver le danger jusqu'à la mort, mais, tout en ne reculant pas devant le péril, ne point le précipiter par une audace irréfléchie. 11 doit être insensible aux prières et aux avances de ceux qui essayent de le gagner ; cependant il ne doit pas endurcir son cœur au point de refuser des délais ou des adoucissements de peine, en consultant les circonstances et les lieux. Il ne doit pas être faible ou complaisant par désir de plaire, car cela porterait préjudice à l'efficacité de son œuvre. Dans les questions dou- teuses, il doit être circonspect, ne pas donner facilement créance à ce qui parait probable et souvent n'est pas vrai ; il ne doit pas non plus rejeter obstinément l'opinion contraire, car ce qui parait improbable finit souvent par être la vérité. Il doit écouter, discuter et examiner avectoutson zèle, afin d'arriver patiemment 368 à la lumière. Quand il portera un jugement prescrivant une peine corporelle, son visage pourra témoigner de la compassion alors que son dessein restera inébranlable, afin d'éviter l'apparence de la colère qui pourrait le faire accuser de cruauté. Quand il imposera des peines pécuniaires, que son visage garde une expression sévère, afin qu'il ne paraisse point agir par cupidité. Que l'amour de la vérité et la pitié, qui doivent toujours résider dans le cœur d'un juge, brillent dans ses regards, afin que ses décisions ne puissent jamais paraître dictées par la convoitise ou la cruauté (1).

Pour apprécier exactement l'œuvre de l'Inquisition et son influence, nous devons étudier maintenant, avec quelque détail, ses méthodes et sa procédure. C'est ainsi seulement que nous pourrons bien comprendre son action, car les leçons à tirer de cette enquête sont peut-être les plus importantes qu'elle ait à nous enseigner.

(1) Bern. Guidon. P actica P. iv. ad fine m (Doat, XXX). Je retrouve le même portait du parfait inquisiteur dans un Tractatus de Inauisitione manuscrit. (Doat XXXVI).

ORGANISATION DE L'INQUISITION

CHAPITRE VIII

ORGANISATION DE L'iNQUISITION

369 Nous avons vu que l'Église avait reconnu l'impossibilité d'arrêter la diffusion de l'hérésie par la persuasion. Saint- Bernard, Foulques de Neuilly, Duran de Huesca, Saint-Domi- nique, Saint-François avaient successivement prodigué l'élo- quence la plus chaleureuse et donné l'exemple de la plus sublime abnégation, dans l'espoir de convaincre et de ramener les égarés. Ces efforts ayant échoué, F Église eut recours à la force et en usa sans ménagements.

Le premier résultat de sa nouvelle politique fut de contraindre l'hérésie à se dissimuler. Alors, pour recueillir les fruits de sa victoire, il parut nécessaire à l'Église d'organiser une persécution continue, destinée à démasquer et à frapper l'erreur qui se cachait. C'est à cela que s'employèrent les Ordres Mendiants, institués à l'origine pour convaincre par la parole et par l'exemple, mais devenus bientôt les agents d'une impitoyable répression.

L'organisation de l'Inquisition était aussi simple qu'efficace. Elle ne cherchait pas à étonner les esprits par sa magnificence, mais à les paralyser par la terreur. Elle laissait aux prélats séculiers les riches vêtements et les splendeurs imposantes du culte, les processions pittoresques et les longs alignements de serviteurs. L'inquisiteur portait le simple costume de son Ordre. Quand il apparaissait dans une ville, il était tantôt seul, tantôt accompagné d'un petit nombre de familiers en armes, qui constituaient sa garde personnelle et exécutaient ses instruc- tions. La scène principale de son activité était l'intérieur du Saint-Office, d'où il lançait ses ordres et décidait du sort de

ABSENCE DE FASTE 419

populations entières, enveloppé d'un silence et d'un mystère mille fois plus imposants que la magnificence extérieure des évêques.

Tout, dans l'Inquisition, visait au travail utile, non à l'appa- rence. C'était un édifice élevé par des hommes sérieux, résolus ^ entièrement dominés par une idée, qui savaient ce qu'ils vou- laient et rejetaient loin d'eux, avec dédain, tout ce qui pouvait 370 embarrasser leur action.

Au début, comme nous l'avons vu, il n'y avait, en fait d'inqui- siteurs, que des moines choisis un à un pour poursuivre les hérétiques et établir leur culpabilité. Les districts ils opé- raient avaient naturellement les mêmes limites que les provinces des Ordres Mendiants, qui comprenaient chacune un grand nombre d'évêchés et dont les provinciaux désignaient les inqui- siteurs. Bien que la ville principale de chaque province, avec sa maison de l'Ordre et ses prisons, vint bientôt à être regardée comme le siège de l'Inquisition, l'inquisiteur avait le devoir de voyager sans cesse, de rassembler le peuple en divers lieux, comme le faisaient autrefois les évêques dans leurs tournées pastorales, en promettant, par surcroit, une indulgence de vingt à quarante jours à tous ceux qui se rendaient à leurs appels. Il est vrai qu'à l'origine les inquisiteurs de Toulouse s'établirent dans cette ville et citèrent à leur tribunal ceux qu'ils désiraient interroger; mais ce système donna lieu à de telles plaintes qu'en 1237 le légat Jean de Vienne ordonna aux inquisiteurs de se rendre eux-mêmes dans les localités ils avaient une enquête à poursuivre. En conséquence, nous les voyons aller à Gastelnaudary, ils furent mal reçus par le peuple, parce qu'on s'était entendu d'avance pour ne dénoncer personne; ils se transportèrent alors àPuylaurens, où, arrivant à l'improviste, ils purent faire une ample moisson de témoi- gnages. Les meurtres commis à Avignon, en 1242, montrèrent que ces enquêtes ambulantes n'étaient pas sans péril ; elles n'en continuèrent pas moins à être prescrites par le cardinal d'Albano vers 1234 et par le concile de Béziers en 1246. Bien qu'Innocent IV, en 1247, ait autorisé les inquisiteurs, en cas de

420 TOURNÉES PERSONNELLES

danger, à convoquer les hérétiques et les témoins dans quelque place de sûreté, le système des tournées personnelles resta néanmoins en vigueur. Nous le voyons prescrire en Italie dans les bulles Ad extir panda ; un inquisiteur allemand contem- porain en parle comme d'une pratique coutumière ; dans la France du Nord, nous avons les formules employées en 1278 par le frère Simon Duval pour convoquer le peuple aux réunions ; vers 4330, Bernard Gui y fait allusion comme à l'un des privi- 371 lèges spéciaux de l'Inquisition et, vers 4375, Eymerich décrit la méthode qui présidait à ces enquêtes comme une routine depuis longtemps établie (1).

On ne pouvait rien imaginer de plus efficace que ces visites. Avec le temps, lorsque le système des espions et des familiers se perfectionna, elles tombèrent quelque peu en désuétude; mais on peut affirmer qu'elles rendirent les plus grands services à l'âge héroïque de l'Inquisition. Quelques jours avant son arrivée, l'inquisiteur donnait avis aux autorités ecclésiastiques d'avoir à convoquer le peuple à une heure donnée, en annonçant les indulgences convenues pour ceux qui viendraient. Souvent les inquisiteurs ajoutaient à cette convocation une sentence d'excommunication contre ceux qui ne viendraient pas ; mais c'était là, nous dit-on, un abus de pouvoir, et les excommuni- cations ainsi prononcées ne furent pas reconnues valables. A la population ainsi rassemblée, l'inquisiteur adressait un sermon sur la pureté de la foi ; puis il faisait sommation à tous les habitants d'un certain rayon de se présenter sous six ou dix jours et de lui révéler tout ce qu'ils pouvaient savoir touchant les personnes coupables d'hérésie, ou soupçonnées d'hérésie, ou ayant parlé contre un article de foi, ou menant une vie diffé-

(1) Gregor, PP. IX. Bull. Me humani genris, 20 mai 1236 (Eymer. App. p. 3).

Vaissete, m, 410-11 . Guill. Pod. Laur. c. 43. Concil. Biterr. ann. 1246, app. c. 1. Aroh. de Plnq. de Carcass. (Doat xxxi, 5.) Raynald. ann. 1243, 31. Innoc. PP. IV, Bull. Quia sicut. 13 nov. 1247 (Potthast 12766. Doat. xxxi. 112.) Ejusd. Bull. Ad. extirp. § 31. Anon. Passaviensis (Mag. Bib, Pat. xm. 308.) Doctrina de modo procedendi (Martène Thés. V. 1809-11.) Alex. PP. IV. Bull. Cupientes, A Mart. 1260 (Mag. Bull. Rom. i. 119.) Ripoll. i. 128

Guill. Pelisso Chron. éd. Mol nier, p. 27. Bernardi Guidon. Practica P. iv. (Doat, xxx.) Eymeiic. Direct. Inquis. p. 407-9. Mss. Bib. Nat., fonds latin, 14930, fol. 220.

TEMPS DE GRACE 421

rente de celle de la majorité des fidèles. Quiconque n'obéissait pas à cet ordre était frappé ipso facto d'une excommunication que l'inquisiteur seul pouvait lever ; en revanche, l'obéissance était récompensée par une indulgence de trois ans.

En même temps l'inquisiteur proclamait un temps de grâce, durant de quinze à trente jours, pendant lequel tout hérétique qui se présentait spontanément, confessait ses erreurs, les abjurait et donnait des informations complètes sur ses coreli- gionnaires, était assuré d'immunité. Cette immunité était parfois sans réserve, parfois aussi elle ne comportait que l'exemption des peines les plus sévères la mort, la prison, la confiscation ou l'exil. C'est de cette grâce limitée qu'il est question en 4235> la première fois qu'on nous parle de cet usage. En 1237, un coupable se tira d'affaire au prix d'une pénitence consistant à s'acquitter de deux courts pèlerinages, à secourir un mendiant par jour pendant le reste de sa vie et à payer à l'Inquisition une amende de dix livres mortaas « pour l'amour de Dieu ». Le temps de grâce écoulé, il était entendu qu'on ne pardon- nerait à personne ; pendant ce délai, l'inquisiteur devait rester au logis, prêt à recevoir les dénonciations et les confessions; de longues séries d'interrogatoires avaient été rédigées à l'avance pour lui faciliter l'examen de ceux qui se présenteraient. En 4387 encore, lorsque Frà Antonio Secco attaqua les hérétiques des vallées vaudoises, il commença par publier dans l'église de Pignerol une déclaration aux termes de laquelle quiconque se dénoncerait ou en dénoncerait d'autres dans les huit jours échapperait à tout châtiment public, sauf peur parjure commis devant l'Inquisition. Tous ceux qui ne se présentèrent pas furent excommuniés (4).

Bernard Gui nous affirme que ce procédé était très fécond, non seulement parce qu'il provoquait beaucoup de conversions

(i) Guill. Pod. Laur. c. 43. Vaissete, m. 402, 403, 404; Pr. 386. Raynald. ann. 1243, n°31. Concil. Narbonn. ann. 1244 c. i. Cône. Riterr. ann. l.'4fi, append, c. 2, 5. Angeii de Clavasio Summa anpel. s. v. Inquisitor § 9.— Arch. del'Inq. de Carc. circa 1245 (Doat, XXXI, 5.) - Guid. Fulcod. Quaest.n. Bern. Guid. Practica P. IV (Doat, XXX.) Eymerici Direct. Inquis.?. 407-9. Practica su er. Inquis. (Mss. Bib. Nat. fonds latin, 14930, fol. 227-8.) Archivio Storico Italiano, 1865, 38, p. 16-17

24

372

422 DÉNONCIATIONS

heureuses, mais parce qu'il fournissait des informations sur beaucoup d'hérétiques qui seraient restés ignorés chaque pénitent étant obligé de dénoncer tous ceux qu'il connaissait ou qu'il suspectait. Il insiste particulièrement sur l'efficacité de celte enquête pour amener la capture des Parfaits cathares, qui avaient l'habitude de vivre cachés et ne pouvaient guère être trahis que par ceux de leur confiance. On se figure aisé- ment la terreur qui s'emparait d'une communauté quand un inquisiteur y paraissait à l'improviste et publiait sa proclama- tion. Personne ne pouvait savoir quelles histoires circulaient sur son compte, ni le parti qu'en pouvaient tirer l'inimitié per- sonnelle ou le zèle fanatique pour le compromettre auprès de l'inquisiteur. Orthodoxes et hérétiques avaient également sujet de s'alarmer. Un homme qui avait senti.de l'inclination pour 373 l'hérésie n'avait plus une minute de repos; dans la pensée qu'un mot jeté par lui en passant pouvait être rapporté, d'un moment à l'autre, par ses proches et ses amis les plus chers; affolé, il cédait à la peur et trahissait autrui de crainte d'être trahi lui- même. Grégoire IX rappelait avec orgueil que, dans une occa- sion semblable, des parents dénoncèrent leurs enfants, des enfants leurs parents, des maris leurs femmes et des femmes leurs maris. Nous pouvons en croire Bernard Gui lorsqu'il nous dit que chaque révélation en amenait d'autres, jusqu'à ce que le réseau invisible s'étendit sur toute la région ; il ajoute que les confiscations nombreuses auxquelles ce système donnait lieu n'étaient pas le moindre profit qu'on en retirait (1).

Ces actes préliminaires avaient généralement pour théâtre le couvent de l'Ordre auquel appartenait l'inquisiteur, s'il en existait dans la localité, ou le palais épiscopal, si la ville en était pourvue. Dans d'autres cas, l'église ou les édifices muni- cipaux étaient mis à contribution, car les autorités, tant laïques qu'ecclésiastiques, étaient tenues de fournir toute assistance en leur pouvoir. Chaque inquisiteur avait cependant son quartier général, il devait rapporter, pour les mettre en lieu sûr, les

U) B. GuMon. loe. cit. Rinoll. i, 46.

AGE DES INQUISITEURS 423

dépositions des accusateurs et les confessions des accusés; il emmenait aussi les prisonniers dont il avait cru devoir s'assu- rer, sous une escorte que les autorités séculières étaient obli- gées de lui fournir. Quant aux autres, il se contentait de les sommer à comparaître devant lui à jour fixe, après avoir exigé une caution.

A l'époque la plus ancienne, le siège du tribunal était le cou- vent des Mendiants ; la prison publique ou épiscopale était à la disposition de l'inquisiteur pour recevoir les prisonniers. Avec le temps, on construisit des édifices spéciaux, pourvus des cellules et des prisons nécessaires (l),où les malheureux étaient sous la surveillance constante de leurs futurs juges. C'est qu'en général la procédure judiciaire se poursuivait, bien qu'on nous parle quelquefois, à ce sujet, du palais épiscopal, surtout lorsque l'évçque était zélé et coopérait avec l'inquisiteur.

Dans les premiers temps, il n'y avait rien de fixé touchant 374 l'âge minimum de l'inquisiteur; le provincial pouvait choisir ceux qu'il voulait parmi les membres de son Ordre. Il en résulta probablement la désignation fréquente de jeunes gens inexpé- rimentés; aussi Clément V, quand il réforma le Saint Office, prescrivit que l'âge de quarante ans serait considéré comme une limite inférieure. Bernard Gui protesta, alléguant que des hommes plus jeunes étaient souvent très aptes aune pareille tâche et qu'il n'y avait pas de limite d'âge fixée pour les évêques et leurs Ordinaires, qui exerçaient cependant le pouvoir inqui- sitorial. La règle édictée n'en resta pas moins en vigueur. En 4422, le provincial de Toulouse nomma inquisiteur de Carcas- sonne le frère Raymond de Lille, qui n'était âgé que de trente- deux ans ; bien qu'il eût été confirmé par le général de l'Ordre, on fit appel à Martin V, qui prescrivit à l'Official d'Alet de faire une enquête; si le frère était reconnu digne, le canon de Clément pourrait être suspendu en sa faveur (2).

(i) La cellule, établie le long des murs, s'appelait murus, par opposition avec la prison proprement dite ou carcer.

(2) C. 2 Clément. V. m. Bern. Guidon. Gravant. (Doat. XXX. i 17-128.) Ripoll. ii, 610. En 1431, Eugène IV fit une exception en faveur d'un inquisiteur nommé dans sa trente-sixième année. (Ripoll. m. 9.)

424 AUXILIAIRES DES INQUISITEURS

Les procès étaient généralement conduits par un inquisiteur unique; parfois, cependant, il y en avait deux. L'inquisiteur dirigeant avait ordinairement des auxiliaires qui instruisaient la cause et procédaient aux premiers interrogatoires. Il pouvait demander au provincial de lui fournir le nombre d'auxiliaires qu'il jugeait nécessaire, mais il n'avait pas le droit de les choisir lui-même. Parfois, lorsqu'un évêque était animé du zèle persécuteur, il acceptait en personne la fonction d'auxiliaire ; plus fréquemment, elle était exercée par le prieur dominicain du couvent local. l'Etat supportait les frais de l'Inquisi- tion, il semble avoir eu quelque contrôle sur le nombre des auxiliaires; ainsi à Naples, en 1269, Charles d'Anjou ne fournit qu'un auxiliaire par inquisiteur (4).

Ces auxiliaires représentaient l'inquisiteur pendant son absence et étaient assimilés ainsi aux commissaires qui devin- 375 rent un élément essentiel du Saint-Office. Dès le xne siècle, il fut établi qu'un délégué judiciaire du Saint-Office pouvait lui- même déléguer ses pouvoirs; en 4246, le concile de Béziers autorisa l'inquisiteur à nommer un délégué toutes les fois qu'il voudrait faire procéder à une enquête dans une localité il ne pourrait se rendre lui-même. On donnait parfois des commis- sions spéciales, comme lorsque Pons de Pornac, inquisiteur de Toulouse, autorisa en 4276 le prieur dominicain de Montauban à enquérir contre Bernard de Solhac et à lui transmettre sous scellés les interrogatoires.

L'étendue des provinces de l'Inquisition était telle que le travail devait être divisé, en particulier pendant la première période, alors que les hérétiques étaient très nombreux et nécessitaient toute une armée d'enquêteurs. Toutefois, le droit formel de désigner des commissaires avec pleins pouvoirs ne semble pas avoir été accordé aux inquisiteurs avant Urbain IV (4262), et ce privilège dut être confirmé vers la fin du siècle par

(1) Concil. Biterrens. ann. 1246 c. 4, Molinier, p. 129, 131, 281-2. Hauréau, Bernard Délicieux, p. 2". Wadding. Annal. 1261, 2. Urbani PP, IV. Bull. i\e cath'diw fidn,2(j oct. 1262. Bernardi Guidonis Practica, P. IV (Doat, xxx.) Eymorici Direct, hiq. p. 557, 577. Arcbivio di Napoli, Mss. Chioccarello T. vin; lbid. Registro 6, Lett. D, f. 35.

COMMISSAIRES OU VICAIRES 425

Boniface VIII. Ces commissaires ou vicaires différaient des auxiliaires en ce qu'ils étaient nommés et révoqués par l'inqui- siteur lui-même. Ils devinrent, comme nous l'avons dit, un élément essentiel de l'institution et conduisirent les affaires dans des localités très éloignées du tribunal principal. Si l'inquisiteur était absent ou empêché, l'un d'eux pouvait le remplacer temporairement ; l'inquisiteur pouvait aussi dési- gner un vicaire-général. Après les réformes de Clément en 1347, il fut entendu que les commissaires devaient être âgés de quarante ans au moins comme leurs chefs. Us disposaient de tous les pouvoirs inquisitoriaux, pouvaient citer, arrêter et interroger des témoins et des suspects; ils pouvaient même infliger la torture et condamner à la prison. On discutait s'ils avaient le droit de porter des sentences capitales et Eymerich exprime l'avis que ce pouvoir devait toujours être réservé à l'inquisiteur lui-même; mais, comme nous le verrons, les cas de Jeanne d'Arc et des Vaudois d'Arras prouvent que cette réserve était rarement observée. Ajoutons qu'à la différence des inquisiteurs, les commissaires ne pouvaient pas nommer de délégués (1).

Plus tard on voit paraître, de temps en temps, un autre 376 fonctionnaire portant le titre de conseiller. En 4370, l'Inquisi- tion de Carcassonne prétendit au droit d'en désigner trois, qui fussent exempts de toute taxation locale. Dans un document de 1423, la personne qui occupe cette situation n'est pas un Domi- nicain, mais est qualifiée de licencié en droit. Sans doute un pareil fonctionnaire rendait des services importants au tribu- nal, bien que sa situation officielle ne fût pas définie. Zanghino nous informe, en effet, que les inquisiteurs étaient générale-

(i) C. 11, 19, 20 Extra i. 29. Concil. Biterrens. ann. 1246 c. 3. Coll. Doat, XXV. 230. UrbaniPP. IV. Bull. Licet ex omnibus, 20 Mart. 1262. Guid. Kul- cod. Quaest. iv. C. H Sexto v. 2. C. 2 G/ément. V, 3.— Bernardi Guid. Practica P. IV. (Doat, XXX.) Eymerici Direct, p. 403-6. Zarichini Tract, de âxret. c. xxx.

Il n'est pas aisé de comprendre pourquoi, en 1276, les inquisiteurs lombards Frà Niccolo da Cremona et Frà Daniele Giussan» réunirent des experts à Plaisance pour décider s'ils avaient ou non le droit de nommer des délégués ; la question fut tranchée par la négative (Campi, DeU'Eistoria Ecclvsiastica di Piacenza, P. II. i>. 308-9.)

24.

426

SECRET DE LA PROCÉDURE

ment 1res ignorants de la loi. Dans la plupart des cas, cela importait peu, car la procédure était arbitraire au plus haut degré et il était bien rare qu'un accusé osât s'en plaindre. Il arrivait cependant que l'Inquisition avait devant elle des vic- times récalcitrantes ; il lui fallait alors les conseils d'une per- sonne connaissant la loi et les responsabilités qu'elle entraî- nait. Eymerich recommande à chaque commissaire de s'assurer le concours de quelque avocat discret, pour s'épargner des erreurs qui pourraient nuire à l'Inquisition, provoquer l'ingé- rence du pape et peut-être lui coûter sa place (1).

Gomme le secret absolu devint le caractère essentiel de toutes les procédures de l'Inquisition après sa période de tâton- nements, ce fut une règle universelle que les témoignages, tant des témoins que des accusés, ne devaient être recueillis qu'en présence de deux hommes impartiaux, non attachés à l'insti- tution, mais ayant juré le secret. L'Inquisition pouvait rendre obligatoire la présence de toute personne qu'il lui plaisait de convoquer pour accomplir ce devoir. Ces représentants du public étaient, de préférence, des clercs, généralement des Dominicains, « hommes discrets et religieux », qui devaient signer avec le notaire le procès-verbal de la déposition pour en certifier l'exactitude. Bien qu'il n'en soit pas question dans les instructions du concile de Béziers en 1246, une déposition recueillie en 1244 montre que cet usage avait déjà passé dans la pratique. La fréquente répétition de cette règle par des papes successifs et le fait qu'elle fut incorporée dans le droit cano- nique attestent l'importance qu'on y attachait, comme à un £77 moyen d'empêcher les injustices et de donner à la procédure une apparence d'impartialité. En cela, cependant, comme en toutes choses, les inquisiteurs se faisaient la loi à eux-mêmes et dédaignaient à plaisir les légères restrictions que les papes avaient apportées à leur pouvoir.

En 1325, un prêtre nommé Pierre de Tornamire, accusé de Franciscanisme Spirituel, fut amené mourant devant l'Inquisi-

(i) Archives de l'Evêché d'All>i(Doat XXXV. 136, 187.) Zanchini, Tract de Hxret. c. iv. hlymerici Direct, p. 407.

AUDIENCES SECRÈTES 427

tion de Carcassonne. L'inquisiteur était absent. Son délégué et son notaire recueillirent la déposition du prêtre en présence de trois laïques, mais il mourut avant de l'avoir terminée. Alors qu'il avait déjà perdu la parole, deux Dominicains entrèrent et, sans s'assurer que la déposition fût complète, la certifièrent en y apposant leurs noms. Sur cette procédure irrégulière, on fonda une poursuite contre la mémoire de Pierre; mais on se heurta à ses héritiers qui voulaient sauver ses biens de la con- fiscation. La lutte dura trente-deux ans et quand, en 4357, l'inquisiteur vint demander à l'assemblée des experts la confir- mation de la sentence, vingt-cinq juristes votèrent contre et deux seulement, Dominicains l'un et l'autre, osèrent la défendre. Peu de temps après, Eymerich fit connaître à ses frères comment cette règle pouvait être tournée quand elle était gênante : il suffisait de s'assurer de la présence de deux personnes honnêtes à la fin de l'interrogatoire, lorsque le témoignage était lu à son auteur.

Aucune personne étrangère ne pouvait assister au procès ; il n'y eut d'exception qu'à Avignon, pendant quelques années, vers le milieu du xme siècle, les magistrats obtinrent tempo- rairement, pour eux et pour quelques seigneurs, le droit de suivre les débats. Partout ailleurs, les malheureux qui défen- daient leur vie contre les juges étaient entièrement à la merci de l'inquisiteur et de ses créatures (1).

Le personnel du tribunal était complété par le notaire, fonc- tionnaire considérable et très estimé au Moyen-Age. Toutes les procédures de l'Inquisition, toutes les questions et toutes les réponses, étaient consignées par écrit. Chaque témoin et chaque 07g accusé étaient obligés de certifier leurs dépositions quand on leur en donnait lecture à la fin de l'interrogatoire et le juge- ment était finalement rendu sur les témoignages ainsirecueillis.

(1) Coll. Doat, XXII. 273 sq. Innoc. PP. IV. Bull. Lieet ex omnibus, 30 Mai 1254. Bernardi Guidon. Practica P.iv(Doat, XXX.) Clem. PP. iv. Bul . Prx Cunctis, 23 fév. 126&. G. 11 § 1 Sexto v. 2. Concil. Biterrens. ann. 124G c. 4. Alex. PP. IV. Bull. Prx cunctis, 9 nov. 1256. Archives del'Inq. de Car- cassonne (Doat, XXXIV. 11.) Molinier, L'Inquis dans le midi de la France, p, 219, 287. Eymeric. Direct. Inq. p. 426.

428 NOTAIRES DE L'iNQUISITION

La fonction du notaire était très lourde et parfois des scribes étaient appelés pour l'aider; mais il devait lui-même certifier tous les documents. Non-seulement les paperasses s'accumu- laient par suite des affaires courantes du tribunal et de la nécessité de tout transcrire pour les archives, mais les diverses Inquisitions se communiquaient continuellement des copies de leurs dossiers, de sorte qu'il fallait fournir de ce chef une beso- gne considérable. L'inquisiteur avait le droit, en cela comme en autre chose, d'exiger la collaboration gratuite d'une per- sonne quelconque qu'il pouvait requérir à cet effet; mais il était difficile de confier toutes ces écritures à des hommes qui n'avaient pas reçu une éducation spéciale. Dans les premiers temps, on pouvait réclamer les services d'un notaire quel- conque, de préférence ceux d'un Dominicain qui avait été notaire lui-même ; si aucun notaire n'était disponible, on pouvait dési- gner deux personnes « discrètes » pour en tenir lieu. Cette sorte de conscription exercée par les tribunaux ambulants n'allait pas sans difficultés. Dans les villes qui étaient des sièges permanents de l'Inquisition, le notaire était un fonctionnaire régulier et salarié. Lors de l'essai de réforme de Clément V, il fut prescrit que ce notaire prêterait serment devant l'évêque comme devant l'inquisiteur. A cela Bernard Gui objecta que les «exigences du service comportaient quelquefois l'augmentation subite du nombre des notaires et que, dans les localités il n'y avait pas de notaires publics, d'autres personnes compé- tentes devaient être employées à cet effet ; il arrive souvent, ajoute-t-il, que les coupables avouent sur l'heure, mais si leur confession n'est pas promptement recueillie, ils la retirent et s'appliquent à dissimuler la vérité. Chose curieuse ! Le pouvoir de désigner des notaires était refusé à l'inquisiteur. « Il peut, dit Eymerich, proposer au pape trois ou quatre noms, mais c'est le pape qui fait les nominations. D'ailleurs, ce système indispose tellement les autorités locales que l'inquisiteuiv agira plus sagement en se contentant des notaires des évêques ou de ceux des magistrats séculiers (1). »

(!) Bern. Guid. Practica P. iv (Doat, XXX.) Urbani P. iv. Bull. Licet ex

ARCHIVES DE L'iNQUISITION 429

La masse énorme de documents produite par ces innom- 379 brables mains était l'objet d'une juste sollicitude. Dè^ le début, on en reconnut la haute importance. En 1235, il est question de confessions de pénitents qui sont soigneusement transcrites dans des registres ad hoc. Cela devint bientôt un usage général et les inquisiteurs reçurent l'ordre de conserver toutes leurs procédures, depuis les premières sommations jusqu'au juge- ment, avec la liste de ceux qui avaient prêté serment de défendre la foi et de poursuivre l'hérésie. Cet ordre fut plusieurs fois réitéré ; on prescrivit, en outre, que tous les documents seraient copiés et qu'une copie en serait déposée en lieu sûr ou entre les mains de l'évêque. Le Livre des Sentences de l'Inquisition de Toulouse, de 1308 à 1323, qui a été imprimé par Limborch, se termine par un index des 636 condamnés, groupés par ordre alphabétique sous la rubrique de leurs lieux de résidence, avec renvois aux pages leurs noms paraissent, et une brève men- tion des différents châtiments infligés à chacun, ainsi que des modifications subséquentes apportées à leurs peines. De la sorte, le fonctionnaire qui désirait être renseigné sur la popu- lation d'un hameau quelconque pouvait savoir immédiatement quels habitants avaient été suspectés et ce qui avait été décidé ■à leur égard. Un exemple emprunté à ce livre montre combien les registres précédents devaient être exacts et complets. En 1316, une vieille femme fut amenée devant le tribunal; on découvrit alors qu'en 1268, près d'un demi-siècle auparavant, elle avait abjuré l'hérésie et s'était réconciliée à l'Église. Comme cela aggravait son cas, la malheureuse fut condamnée à passer le reste de sa vie en prison et enchaînée. Ainsi, avec le temps, l'Inquisition accumula un trésor d'informations qui non seule-

omnibus, ann. 1262, §§ 6, 7, 8 (Mag. Bull. Rom. i. 122.) C. 1 § 3 Clera. V. 3.— Coll. Doat, XXX. 109-110. Èymeric. Direct. Inq. p. 550.

L'importance particulière attachée au notariat et la limitation du nombre des notaires sont attestées par les privilèges pontificaux qui les concernent. Ainsi, le »

27 novembre 1295, Boniface VIII autorisa l'archevêque de Lyon à en nommer cinq ; le 28 janvier 1296, il permet à l'évêque d'Arras d'en nommer trois ; le 22 janvier 1296, il accorde à l'évêque d'Amiens le droit d'en désigner deux (Thomas, Registres de Boniface VIII, i. 640 bis, 660, 678 bis.)

En 1286, le Provincial de Krance se plaignit à Honorius IV de la rareté des «notaires dans le royaume et fut autorisé à en nommer deux (Ripoli. n. 16.)

430 FALSIFICATION DES REGISTRES

380 ment augmenta beaucoup sa puissance, mais fit d'elle un objet de terreur pour tout le monde. Comme les descendants d'héré- tiques étaient passibles de confiscation et pouvaient être frappés d'incapacité, les secrets de famille, si soigneusement conservés dans les archives de l'Inquisition, lui permettaient de molester, quand elle le jugeait convenable, des milliers d'innocents.

Elle avait d'ailleurs une habileté toute particulière à décou- vrir des faits déplaisants à la charge des ancêtres de ceux qui excitaient son mauvais vouloir et parfois sa cupidité. En 1306, pendant les troubles d'Albi, alors que le viguier royal ou gou- verneur défendait la cause du peuple, l'inquisiteur Geoffroi d'Ablis publia qu'il avait trouvé dans les registres que le grand père du viguier avait été un hérétique et que, par conséquent, son petit-fils était incapable d'occuper une charge. Ainsi la population entière était à la merci du Saint-Office et non seulement le peuple des vivants, mais celui des morts (1).

La tentation de falsifier les registres, lorsqu'il s'agissait de frapper un adversaire, était bien forte et les ennemis de l'Inqui- sition n'ont pas hésité à dire qu'elle y avait fréquemment cédé. Le Frère Bernard Délicieux, parlant au nom de tout l'Ordre franciscain du Languedoc, dans un document de l'an 1300, déclare non seulement que les registres sont indignes de con- fiance, mais qu'ils sont généralement considérés comme frau- duleux. Nous verrons plus loin des faits qui justifient pleine- ment cette assertion. La méfiance populaire était encore accrue par cette circonstance que toute personne possédant chez elle des documents relatifs aux procédures de l'Inquisition ou aux poursuites contre les hérétiques était passible d'excommunica- tion. D'autre part, ceux que ces registres menaçaient dans leur sécurité étaient également tentés de les détruire et l'on connait plusieurs cas ils agirent en conséquence. Dès 1235, les citoyens de Narbonne, en révolte contre l'Inquisition, anéan-

(1) Guill. Pelisso Chron éd. Molinier p. 28. Concil. Narbonn. ann. 1244 c. b. Concil. Biterrens. ann. 1246c. 31, 37. Concil Altiens. ann. 1254 c. 21. Alex. PP IV Bull. Licet vobis, 7 déc. 1255;éjusd. Bull. Prx cunctis, 9 nov. 1255, 13déc. 1255 Lib. Sent. înq. Tolosan. p. 198-9. Coll. Doat, XXXIV, 104.

FAMILIERS DE L'INQUISITION 431

tirent ses registres et ses livres. L'ordre donné en 1254 par le concile d'Albi de prendre des copies et de les déposer en lieu sûr fut sans doute motivé par un autre effort fait en 1248 par les hérétiques de Narbonne pour détruire les archives. Lors d'une réunion d'évêques dans la même ville, deux personnes qui por- 381 taient des pièces figuraient des listes d'hérétiques furent attaquées et tuées ; les documents dont elles étaient chargés furent livrés aux flammes. Vers 1285, à Carcassonne, une cons- piration fut ourdie par les consuls de la ville et plusieurs des principaux ecclésiastiques à l'effet de détruire les archives de llnquisition. Ils corrompirent un des familiers, Bernard Garric qui consentit à les brûler, mais le complot fut découvert et ses auteurs furent punis. L'un d'eux, un avocat nommé Guilhem Garric, languit en prison pendant environ trente ans et ne fut jugé qu'en 1321 (1).

Parmi les fonctionnaires de l'Inquisition, les plus modestes n'étaient pas les moins redoutables. C'étaient des appariteurs, des messagers, des espions, des bravi, connus sous le nom général de familiers et, comme tels, suspects au peuple qui les craignait à juste titre. Leur service n'était pas sans danger et n'avait guère d'attraits pour des gens honnêtes et pacifiques; en revanche, il promettait mille avantages aux enfants perdus et aux malandrins. Non seulement ils bénéficiaient de l'immunité de toute juridiction séculière, privilège commun aux serviteurs de l'Église, mais l'autorisation spéciale accordée par Inno- cent IV, en 1245, aux inquisiteurs d'absoudre leurs familiers coupables d'actes de violence, les rendait indépendants des tribunaux ecclésiastiques eux-mêmes. En outre, comme toute molestation des serviteurs de l'Inquisition était qualifiée d'obs- tacle à la marche de ses opérations et, par suite, presque assi- milée à l'hérésie, quiconque osait résister à une aggression de ces gens devenait passible d'une poursuite devant le tribunal

(1) Arch. de l'Inq de Carcass. (Doat. XXXIV 123.) Ripoll. i, 356, 396— Vais- sste, m, 406; Pr. 467. Coll. Doat, XXVI 105, 149.— Molinier, p. 35 Berr. Guidon. Hist. Conv. Carcass, (D. Bouquet, XXI, 743.) Lib. Sent Inquis Toi. s p. 282.

432 AUTORISATION DU PORT D'ARMES

de l'agresseur. Ainsi cuirassés, ils pouvaient exercer leur tyrannie sur des populations sans défense et Ton conçoit sans peine à quelles extorsions ils se livraient impunément en mena- çant les uns et les autres d'arrestation ou de dénonciation, à une époque le fait de tomber entre les mains de l'Inquisition était presque la plus grave infortune qui pût affliger un homme- 2g2 orthodoxe ou hérétique, peu importait (1). Ce fléau social fui encore aggravé le jour les familiers furent autorisés à porter des armes. Les meurtres d'Avignonet, en 1242, celui de Pierre Martyr et d'autres incidents semblables parurent justi- fier le désir des inquisiteurs de posséder une garde armée. D'ailleurs, la recherche et la capture des hérétiques étaient des besognes souvent périlleuses. Ce n'en était pas moins un pri- vilège bien exorbitant pour des hommes qui échappaient vir- tuellement à toute répression légale. A cette époque turbulente, le port des armes était rigoureusement interdit dans toutes les communautés pacifiques. Dès le xie siècle, il est défendu à Pistoie; en 1228, on l'interdit à Vérone. A Bologne, seuls les chevaliers et les médecins pouvaient être armés et accompa- gnés d'un serviteur unique, armé également. A Milan, un statut de Jean Galéas, en 1386, défend de porter des armes,, mais autorise les évêques à armer les serviteurs qui demeurent sous le même toit qu'eux. A Paris, une ordonnance de 1288 prohibe le port des couteaux pointus, des épées et de toute arme analogue. A Beaucaire, un édit de 1320 menace de diverses peines, entre autres de l'amputation de la main, ceux qui porteraient des armes; exception est faite pour les voya- geurs, qui peuvent posséder des épées et des coutelas. Ces règlements ont rendu un service immense à la cause de la civi- lisation, mais ils furent presque annulés lorsque l'inquisiteur eut le droit d'armer qui il voulait, en lui conférant par surcroit les privilèges et les immunités du Saint-Office (2).

fl)Paramo de Oria. off\c S. Tnqw's. p. 10?. Pegnae Comment in Eymericr p. 584. Arch. de l'Inq. deCarcass. (Doat, XXXI. 70; XXXII, i43.)

(2) Statut* Pistoriensia, c. 109 (Zachariae tnecd. Med. JEvi p 23.) Lib. juris- civilis Veronae, anu. 1228, c. 104, 183 (Vérone, 1728.) Statut, criminal. commu Dis Bononiae, éd. 1525, fol. 38 (ci'. Barbarano de Mironi, Hist. ecclés. di Vicenza,

ABUS DES FAMILIERS 433

Dès 1249, les scandales et les abus résultant de l'emploi illimité par l'Inquisition de familiers etde scribes qui opprimaient et rançonnaient le peuple, provoqua une lettre indignée d'In- nocent IV, qui exigea que leur nombre fut réduit pour corres- pondre aux exigences du service. Dans les pays l'Inquisition était entretenue par l'État, les abus de ce genre ne trou- vaient pas un terrain propice. Ainsi, à Naples, Charles d'An- 38$ jou limita à trois le nombre des familiers armés de chaque inquisiteur. Quand Bernard Gui protesta contre les réformes de Clément V, il fit ressortir le contraste entre la France, les inquisiteurs dépendaient des officiers séculiers et étaient obligés de se contenter de quelques serviteurs, et l'Italie, ils avaient des facilités presque sans limites. Dans ce pays, en effet, l'Inquisition était indépendante et vivait de ses propres ressources, parce qu'elle avait sa part des amendes et des con- fiscations. Clément V prohiba la multiplication inutile des fonctionnaires et l'abus du droit de porter des armes, mais ses efforts bien intentionnés furent de peu d'effet. En 1321, nous voyons Jean XXII blâmer les inquisiteurs de Lombardie pour avoir provoqué des scandales et des troubles à Bologne, en employant comme familiers armés des hommes de sac et de corde qui commettaient des meurtres et molestaient les habi- tants. En 1337, le nonce du pape, Bertrand, archevêque d'Em- brun, s'assura par lui-même, que les permissions de porter des armes, accordées par l'inquisiteur, étaient une cause de trou- bles à Florence et menaçaient la sécurité des citoyens; il lui ordonna de ne garder auprès de lui que douze familiers armés, lui assurant que les autorités séculières fourniraient, en cas de besoin, les auxiliaires qu'il faudrait pour capturer les héré- tiques. Et pourtant, neuf ans après, on accusa un nouvel inqui- siteur, Fra Piero di Aquila, d'avoir vendu des permissions de porter des armes à plus de deux cent cinquante individus, ce qui lui avait rapporté environ mille florins d'or par an et causé

n, 69.) Antiqua Ducum Mediohin. Décréta (éd. 1654, p. 95.) Statuta Crimi- nalia Mediolani, Bergomi, 1504, ca^. 127. Actes du Pari, de Paris, i, 257. Vaissete, éd. Privât, x. Pr. 610.

^34 QUERELLE AVEC FLORENCE

un préjudice grave à la paix publique. Une nouvelle loi fut alors promulguée, limitant à six le nombre des familiers armés de l'inquisiteur; l'évêque de Florence devait en avoir douze, celui de Fiésole six, mais tuus devaient porter, bien en évi- dence, les insignes de leurs maîtres. Cependant la vente des ports d'armes donnait de si grands bénéfices que le code flo- rentin de 1355 eut recours à d'autres prescriptions pour com- battre cet abus. Toute personne surprise avec des armes et prétendant avoir acquis le droit de les porter, devait être chassée du territoire de la République et s'engager, en four- nissant caution, à résider pendant un an à plus de 50 milles de la ville. Le podestat lui-même ne pouvait accorder des auto- risations de porter des armes, sous peine d'être considéré comme parjure et frappé d'une amende de 500 livres. Cette législation constituait un empiétement sur les privilèges de l'Église, et donna prétexte à l'une des plaintes de Grégoire IX lorsque, en 1376, il excommunia la République. Quand Flo- rence dut se soumettre, en 1378, une des conditions qu'on lui imposa fut qu'un commissaire pontifical aurait le droit d'effa- cer toutes les lois jugées abusives dans le livre des statuts. Cependant les excès de la milice inquisitoriale étaient tels qu'on dut recourir, en 1386, à un autre moyen pour y mettre un terme. Défense fut faite aux deux évêques et à l'inquisiteur d'avoir des familiers armés qui fussent soumis à l'impôt ou inscrits sur le registre des citoyens; ceux à qui ils délivraient des autorisations devaient être déclarés leurs familiers par les Prieurs des Arts, et cette déclaration devait être renouvelée annuellement par la collation d'une charte. Ce règlement, qui limitait le mal, fut maintenu dans la récension du code en 1415.

Sans doute des luttes analogues, dont l'histoire n'a pas con- servé de traces, se poursuivirent vers la même époque, dans la plupart des villes italiennes, désireuses de protéger les citoyens paisibles contre les sicaires de l'Inquisition. Cette nécessité se fit sentir même à Venise, pourtant l'Inquisition était tenue en tutelle par l'État, qui avait la sagesse de sauvegarder ses droits

CONTRÔLE DES STATUTS LOCAUX 435

en supportant les frais de cette institution. Au mois d'août 4450, le Grand Conseil, par quatorze voix contre deux, dénonça le procédé abusif d'un inquisiteur qui avait vendu à douze per- sonnes le droit de porter des armes; une pareille troupe, disaient les conseillers, était tout à fait superflue, car l'inqui- siteur pouvait toujours réclamer le concours du pouvoir sécu- lier; en conséquence, et conformément à l'ancien usage, il devait se contenter de quatre familiers en armes. Mais six mois après, en février 4451, sur la demande du ministre géné- ral des Franciscains, cette législation fut modifiée; l'inquisiteur put avoir jusqu'à douze familiers, à la condition qu'il fût établi par les rapports de police qu'ils étaient réellement en fonctions pour les besoins de l'Inquisition. Eymerich déclare pourtant que toutes les restrictions de ce genre sont illégales et que tout magistrat séculier qui empêche les familiers de l'Inquisition de porter des armes « entrave son activité » et doit être regardé comme fauteur de l'hérésie. Bernard Gui estime, de son côté, que c'est à l'inquisiteur seul qu'il appartient de fixer le nombre des familiers dont il a besoin et Zanghino considère que la limitation de leur nombre est un délit que l'inquisiteur doit pouvoir réprimer à son gré (4).

J'ai fait allusion, dans le précédent chapitre, au droit si sou- 385 vent réclamé et exercé d'abroger tous les statuts locaux qui paraissaient gênants pour le Saint-Office, ainsi qu'à l'obligation imposée à tous les fonctionnaires séculiers de prêter leur con- cours sur réquisition aux inquisiteurs. Ce droit fut reconnu et mis en vigueur de telle sorte que l'organisation de l'Inquisition en vint à embrasser celle de l'Etat lui-même, dont toutes les

(1 Arch. de l'Inq. deCarcass. (Doat, XXXI. 81 ) Archivio diNapoli, Mss. Chioc- carello T. vin; Kegistro 13, Lettre A, fol. 64; Reg. 6, Lettre D, fol. 35. Coll. Doat, XXX, 119-20. C. 2 Clément, v. 3. —Johann. PP. XXII. Bull. Exegit or'finis,2Ma.\. 1321. Archiv. di Firenze, Riformagioni, Archiv. Dinlom. xxvn, lxxviii-ix ; Riform. Classe n, Distinz. 1, 14. Villani, Cronica, lib. xn. c. 58.

Archivio di Venezia, Misti. Cons. x. vol. XIII. p. 192; vol. XIV. p. 29. Eymeric. Direct, lnq. p. 374 5. Bernard. Guidon. Practica P. IV. (Doat, XXX.)

Zanchini Tract, de Hxret. c. xxxi. Urbani PP. IV. Bull. Licet ex omnibus, 1262 (Mag. Bull. Rom. i. 123.) Bernardi Comens. Lucerna Inquisit. s. v. Inqui- sitores, 14.

Pour d'autres indications à ce sujet, voir Farinacii de Basreêi QaœstA 82, nos 89-94.

436 SERMENT DES MAGISTRATS

ressources étaient mises à son service. Le serment d'obédience que l'inquisiteur pouvait imposer à tous ceux qui détenaient une fraction du pouvoir public, n'était pas une simple forma- lité. Quiconque refusait de le prêter était frappé d'excommu- nication, ce qui entraînait, en cas d'obstination, l'accusation d'hérésie et, en cas de soumission, une pénitence humiliante. Si des inquisiteurs négligents ont parfois omis d'exiger ce ser- ment, les autres s'en sont fait un impérieux devoir. Bernard Gui, à tous ses autos de fé, l'administra solennellement à tous les officiers royaux et magistrats locaux et quand, en mai 4309, Jean de Maucochin, sénéchal royal du Toulousain et de l'Albi- geois, refusa de prêter serment, on lui fit bien vite reconnaître son erreur et il se soumit dams le même mois. En 1329, Henri de Chamay, inquisiteur de Carcassonne, demanda à Philippe de Valois de confirmer les privilèges de l'Inquisition ; le roi répondit par un édit il déclarait que tous les ducs, comtes, barons, sénéchaux, baillis, prévôts, viguiers, châtelains, ser- gents et autres justiciers du royaume de France étaient tenus d'obéir aux inquisiteurs et à leurs commissaires, en capturant et en maintenant en prison tous les hérétiques et suspects d'hé- résie, ainsi que de donner aux inquisiteurs, à leurs commis- saires et messagers, dans toute l'étendue de leur juridiction, sauf-conduit, aide et protection en tout ce qui concernait la tâche de l'Inquisition, toutes les fois qu'ils en seraient requis. ogg Lorsqu'un officier public hésitait à prêter son concours, le châtiment ne se faisait pas attendre. Ainsi, en 4303, quand Bonrico di Busca, vicaire du podestat de Mandrisio, refusa de fournir des hommes aux représentants de l'Inquisition mila- naise, il fut aussitôt condamné à une amende de cent sous impériaux, à payer dans les cinq jours. Alors même qu'un fonctionnaire était excommunié et, par suite, frappé d'incapa- cité temporaire, il pouvait être sommé d'obéir aux ordres d'un inquisiteur; mais on prenait soin de l'avertir qu'il ne devait pas se croire, de ce chef, la compétence de procéder à quelque autre acte de ses fonctions (4).

(1) Concil. Albiens. ann. 1254, c. 7. Eymeric Direct. Inquis. 392-402.

TOUTE- PUISSANCE DE L'iNQUISITION 437

L'Inquisition avait encore à son service, d'une manière plus ou moins complète, toute la population orthodoxe, en parti- culier le clergé. Tout individu, sous peine d'être estimé fauteur de l'hérésie, devait dénoncer les hérétiques àsa connaissance. Il devait aussi arrêter lui-même les hérétiques, comme Bernard de Saint-Genais l'apprit à ses dépens en 1242, lorsqu'il fut jugé par l'Inquisition de Toulouse pour n'avoir pas arrêté certains hérétiques alors qu'il pouvait le faire et fut condamné à visiter, en pénitent, les sanctuaires du Puy, de Saint Gilles et de Corn- postelle. En outre, les prêtres de paroisse devaient, quand ils en étaient requis, faire comparaître leurs paroissiens et publier toutes les sentences d'excommunication. Ils devaient surveiller les pénitents et s'assurer que les pénitences imposées étaient régulièrement subies. Un système méthodique de police locale, inspiré de l'ancienne institution des témoins synodaux, fut arrêté par le concile de Béziers en 1246; l'inquisiteur était auto- risé à désigner dans chaque paroisse un prêtre et un ou deux laïques, qui avaient pour devoir de rechercher les hérétiques, 387 de visiter les maisons et surtout les lieux de retraite, de veiller à l'exécution des pénitences et des diverses sentences de l'Inqui- sition. Un manuel pratique, rédigé à cette époque, enjoint aux inquisiteurs de faire instituer partout cette police. Que pou- vait-on désirer de plus ? Toutes les ressources du pays, tant publiques que privées, étaient au service de l'Inquisition (1).

Un point important de l'organisation inquisitoriale était le caractère de l'assemblée l'on décidait du sort de l'accusé. En principe, l'inquisiteur ne pouvait pas rendre un jugement

GIoss. Hostiens. super cap. Eorcomnnmicamvs, mnvenmvs. Gloss. Joan. Andreae sup. eod. loc. Lib. Sent. Inq. Tolos. p. 1, 7, 36, 39, 292. Arch. de l'Inq. de Careass. (Doat, XXVII. 118.) Isambert, Ane. Loix. Franc. iv. 364-5. <'gniben Andréa, / Guglielmiti del Secolo xm. Pérouse, 1867, p. 111.— Alex. PP. IV. Bull. Quxsivistis, 28 mai, 1260.

Comme la charge de bailli, en France, était achetable, mais que l'occupant ne pouvait la vendre, on conçoit qu'il craignît de perdre sa fonction en désobéissant aux requêtes des inquisiteurs. Statuta Ludov. IX ann. 1254, c. xxv-vii (Vaissete, éd. Privât, VIII. 1349.)

(1) Zanchini Tract, de ffxvet. c. 5. Coll. Doat, XXI. 226. 308. Bern. Gui- don.' Practica P. IV (Doat, XXX.) Concil. Narbonn. ann. 12*4 c. 8, Concil. Biterrens. ann. 1246 c. 34: Practica super Inquis t. (Mss. Bibl. Nat. fonds latin, 14930, fd. 223-4.)

•*38 CONCOURS DES ÉVÊQUES

de lui-même. Nous avons vu comment, après diverses fluctua- tions, on reconnut que le concours des évêques était indispen- sable. Comme les inquisiteurs n'avaient cure de cette limitation ae leurs pouvoirs, Clément V déclara nulles et non avenues les sentences rendues par eux seuls; toutefois, pour éviter des retards, il permit que le consentement des évêques fût donné par écrit si, après huit jours, on n'avait pu arranger une réu- nion. A en juger par quelques spécimens de ces consultations écrites qui nous sont parvenus, elles étaient extrêmement som- maires et ne pouvaient faire sérieusement obstacle à l'arbitraire des inquisiteurs. Cependant Bernard Gui se plaint amèrement de cette restriction illusoire, parce que la règle touchant le concours des évêques n'avait guère été observée antérieure- ment ; il ajoute, pour justifier ses critiques, qu'un évêque retarda pendant deux ans et davantage le jugement de quelques personnes de son diocèse et qu'un autre fit différer de six mois la célébration d'un auto de fé. Lui-même observa scrupuleuse- 388 ment les règles, tant avant qu'après la publication des Clémen- tines, et dans les procès-verbaux des autos auxquels il présida a Toulouse, la participation des évêques des accusés, ou de délégués épiscopaux, est toujours soigneusement mentionnée Toutefois, nous voyons le même Bernard Gui accepter les délé- gations de trois évêques, ceux de Cahors, de Saint-Papoul et de Montauban, l'autorisant à les remplacer à l'auto du 30 sep- tembre 1319. Cette pratique devint fréquente et les inquisiteurs rendirent continuellement des jugements en vertu des pouvoirs qui leur étaient conférés par les évêques, comme dans la per- sécution des Vaudois du Piémont en 1387, dans celle des sor- cières de Canavese en -1474. Il arrivait aussi que l'inquisiteur fit violence aux évêques. Ainsi, vers 1318, au début de la persécu- tion des Franciscains Spirituels, les évêques de la province de Narbonne furent obligés de consentir à laisser brûler quelques malheureux, l'inquisiteur les ayant menacés de les dénoncer au pape, dont le zèle pour la persécution était connu (1).

X\XI % *' V' C1ren!P.nt V- 3' -Eymerie. Direct. Inq. p. 580. - Coll Doat X\X[. 57 - Bern. Gu,i0n. Practiea P. IV (Doat, XXX.)- Coll. Doat, XXX 104.

RÔLE DES EXPERTS 439

Comme, dès le début, les inquisiteurs furent désignés pour leur ardeur plutôt que pour leur savoir, et comme ils étaient généralement réputés forts ignorants, on trouva bientôt néces- saire de leur adjoindre, pour le prononcé des jugements, des hommes versés dans le droit civil et canonique, sciences obs- cures à cette époque, si compliquées qu'il fallait toute une vie pour s'en rendre maître. Les inquisiteurs furent donc autorisés à convoquer des experts pour examiner avec eux les témoi- gnages et recevoir leurs conseils sur le jugement à rendre. Ceux qui étaient appelés à cet effet ne pouvaient pas refuser de servir gratuitement, bien que l'inquisiteur pût les rétribuer s'il le jugeait convenable, il semble d'abord que la présence des notables, lors de la condamnation d'hérétiques célèbres, ait eu plutôt pour objet de rehausser la solennité de la délibération que d'éclairer les juges ; ainsi, en 1237, lors de la condamna- tion d'Alaman Roaix de Toulouse, on vit figurer dans le conseil l'évêque de Toulouse, l'abbé de Moissac, les Provinciaux domi- nicains et franciscains, ainsi que nombre de personnes nota- bles. A la vérité, l'énormité de la besogne accomplie par l'Inqui- sition du Languedoc au cours des premières années de son existence paraît exclure la possibilité de toute délibération sérieuse des conseillers venus du dehors auraient pris 389 part, d'autant plus que l'usage s'introduisit de bonne heure de réunir les accusés en groupes dont le sort était fixé et proclamé dans un Sermo ou Auto de solennel. Toutefois, on respecta les formes et, en 1247, lors d'une sentence rendue par Bernard de Caux et Jean de Saint-Pierre contre sept hérétiques relaps, il est spécifié que le jugement a été porté en conseil « avec de nombreux prélats et autres gens de bien». L'assemblée des con- seillers était convoquée pour le Vendredi, le Sermo ayant tou- jours lieu le Dimanche. Les assesseurs devaient tous être des jurisconsultes et des Frères Mendiants, désignés par l'inquisi- teur, qui en fixait le nombre. Ils juraient sur les Évangiles d'observer le secret et d'émettre leur avis en bonne conscience,

Lib. Sentent. In f Tolosan. passim, surtout p. 208-10. Ibid. p. 300. Archiv. Stop. Ital. 38, p. ?6, s. 99. Curiosità di storia subalpina (1874), p. 215.

440 réunions d'experts

suivant les lumières qu'ils tenaient de Dieu. Puis l'inquisiteur leur donnait lecture d'un exposé de chaque cas, en omettant parfois le nom de l'accusé, et ils rendaient une des sentences suivantes : « Pénitence au gré de l'inquisiteur. » « L'accusé doit être emprisonné ou livré au bras séculier. » Les Évangiles étaient déposés sur la table autour de laquelle ils siégeaient, afin, diaait-on, que leur jugement fût inspiré de Dieu et que leurs yeux vissent la justice (1).

On peut admettre, du moins en général, que cette procédure était presque exclusivement formelle. Non seulement l'inquisi- teur pouvait présenter chaque cas comme il l'entendait, mais l'usage s'établit de convoquer un si grand nombre d'experts que l'étude détaillée des affaires était matériellement impossible. Ainsi l'inquisiteur de Carcassonne, Henri de Chamay, réunit à Narbonne, le 10 décembre 1328, quarante-deux conseillers, chanoines, juristes et experts laïques, qui durent siéger avec lui et l'Ordinaire épiscopal. Pendant les deux journées dont elle disposait, cette nombreuse assemblée expédia trente-quatre cas, d'où il résulte avec évidence qu'elle ne put les examiner de près un à un. Dans deux cas seulement, des opinions contradic- toires furent exprimées, et elles portaient sur des questions peu 390 importantes. Le 8 septembre 1329, le même inquisiteur tint une autre réunion à Carcassonne, avec quarante-sept experts; en deux jours, on expédia quarante affaires. Cependant il n'en était pas toujours ainsi. De Narbonne, Henri de Chamay se rendit à Pamiers où, le 7 janvier 1329, il convoqua trente-cinq experts avec Tévêque de Toulouse. Dès le premier jour, plu- sieurs affaires furent remises ; des débats importants s'enga- gèrent et il semble qu'on ait aller aux voix pour arriver à une décision. D'autre part, on fit une masse de tous les héréti- ques dits croyants, on les condamna en bloc à la prison et on

(1) Alet. PP. IV. Bull. Cupientes, 15 ap. 1255. Ejusd. Bull. Prx cunrtis, 9 i;ov. 1256. Urbani PP. IV Bull. Licet ex omnibus, § 10, 1^62 (Mag Bull. Rom. I. 122.) Bern. Guidon. Praetica P. IV (Doat, XXX.)— Zanchini de ffœret. c. xv Bernardi Comens. Lnccna lnquisitor. s. t. Ad^oratus. Coll. Doat, XXI. 143; XXVII. 156-62, 232; XXXI. 139.— Doctrina de modo procedendi (Mar- tène, Thés. v. 1795.) Tractatus de lnquis. (Doat, XXXVI.)— Mss. Bib. ISat. fonds, latin, 14930, fol. 205.

AFFAIRE DE BÉZIERS 441

laissa à l'inquisiteur le soin de déterminer les conditions de la captivité de chacun. Un pareil procédé prouve l'impuissance de ces tribunaux trop nombreux et siégeant pendant trop peu de jours. Il est remarquable que la réunion dont nous parlons ait cru devoir aussi établir des règles pour le châtiment des faux-témoins.

Le 19 mai 1329, trente-cinq experts, convoqués par Henri de Chamay, s'assemblèrent à Béziers. Il s'agissait d'un Frère fran- ciscain, Pierre Julien. Tous accordèrent qu'il était relaps, mais plusieurs inclinaient vers la clémence. Après une longue discus- sion, l'inquisiteur les pria de se réunir de nouveau le soir et de rechercher, dans l'intervalle, quelque moyen de faire grâce. Le débat recommença donc dans la soirée et l'on convint de sur- seoir sous prétexte qu'on ne pouvait s'assurer à temps de la présence d'un évêque pour procéder à la dégradation du Frère. Enfin, les experts furent sommés, sous menace d'excommuni- cation, de donner leur avis par écrit; les opinions varièrent depuis la simple pénitence jusqu'à l'abandon au bras séculier. Puis la réunion fut dissoute et l'on tint une consultation nou- velle avec quelques-uns de ses membres les plus éminents; il fut convenu qu'on demanderait conseil à Avignon, Toulouse ou à Montpellier, et qu'on attendrait un auto de à Carcassonne pour procéder à un nouvel examen. C'est assez dire que l'on n'aboutit à rien (1).

Nous ne saurions trop répéter que les inquisiteurs, tout en observant les formes, se croyaient toujours libres d'agir à leur 391 guise. Dans les sentences qui font suite aux procès-verbaux des réunions, on trouve souvent les noms de condamnés dont il n'avait pas été question aux débats. Par exemple, après l'assem- blée de Pamiers, qui témoigna d'une rare initiative, on rendit une sentence condamnant cinq morts, dont deux seulement sont mentionnés dans la procédure. A la même occasion, Ermessende, fille de Raymond Monier, fut condamnée pour faux- témoignage au murus largus, ou prison simple ; mais l'inqui-

(1) Coll. Doat, XXVII, 118, 140, 156, 162.

25.

442 AUTOS DE

siteur changea cette peine en celle du murus strictus, qui comportait l'emprisonnement avec chaînes aux pieds. C'était, d'ailleurs, une question controversée de savoir si l'inquisiteur devait se conformer absolument aux décisions prises; bien qu'Eymerich conclue par l'affirmative, Bernardo diComo déclare positivement qu'il n'en est rien (1).

La nécessité légale de ces consultations avec évoques fait bien comprendre l'origine du Sermo generalis ou Auto de fé. Il était évidemment impossible de réunir tous les juges pour chaque cas individuel; on laissait les cas s'accumuler et l'on organisait, de temps en temps, des solennités émouvantes propres à frapper de terreur les hérétiques et à rassurer les fidèles. Dans l'état rudimentaire de l'Inquisition à Florence, en 1245, alors que l'inquisiteur Ruggieri Calcagni et l'évêque Ardingho coopéraient avec zèle et qu'on n'avait pas recours à des réunions d'experts, nous voyons que des hérétiques sont jugés et exécutés journellement, tantôt seuls, tantôt par groupes de deux ou de trois; mais on avait déjà imaginé de réunir le peuple dans la cathédrale et de lui lire la sentence, en l'accom- pagnant de commentaires appropriés. A Toulouse, le fragment du registre des sentences de Bernard de Caux et de Jean de Saint-Pierre, allant de mars 1246 a juin 1248, témoigne de la môme absence de formes. Les autos ou sermones ont parfois lieu à peu de jours d'intervalle il y en eut cinq en mai 1246

et souvent il ne s'y agit que d'un ou de deux hérétiques, ce 392 qui exclut la participation de l'évêque, d'autant plus qu'il

n'est jamais mentionné dans l'arrêt. Toutefois, on constate toujours la présence de quelques magistrats locaux, civils et ecclésiastiques, et la cérémonie s'accomplit d'ordinaire dans le cloître de l'église Saint-Sernin, bien qu'on indique quelquefois d'autres localités, par exemple l'Hôtel de Ville deux reprises),

ce qui prouve que l'office divin ne faisait pas encore partie de la solennité (2).

(1) Coll.Doat, XXVII. 118, 131, 133. Eymerici Direct. Inq. p. 630. Bernard Comens. Lucerna Inquisitor. s. v. Advocatns.

(2) Lami, Antichità Tcfscane, p. 557-9. —Coll. Doat,XXXI, 139. Mss.Bib. Nat fonds latin, 999:2. Alex. PP. IV. Bull. Prx cunctis, § 15, 9nov. 1256.

MARCHE DE LA CÉRÉMONIE 443

Avec le temps, la cérémonie devint plus imposante. Le Diman- che lui fut réservé et comme il n'était pas permis, ces jours- là, de prêcher d'autres sermons dans la ville, le Dimanche de l'Avent et les jours de grandes fêtes furent exclus. Du haut de toutes les chaires, les prêtres invitaient le peuple à gagner, par sa présence, l'indulgence promise de quarante jours. Une sorte de scène était élevée au centre de l'église; les «pénitents» y prenaient place, entourés des officiers séculiers et ecclésiastiques. L'inquisiteur prononçait le sermon, après quoi le serment d'obédience était déféré aux représentants de l'autorité civile et un décret solennel d'excommunication fulminé contre ceux qui, d'une manière quelconque, entraveraient les opérations du Saint-Office. Puis le notaire donnait lecture des confessions en langue vulgaire et, après chacune, on demandait à l'accusé s'il la reconnaissait sincère ; cette question n'était d'ailleurs posée qu'à ceux dont on savait qu'ils étaient de vrais « pénitents » et ne provoqueraient pas de scandale par un démenti. Sur la réponse affirmative de l'accusé, on lui demandait s'il voulait se repentir, ou perdre à la fois son corps et son âme en persistant dans l'hérésie; il exprimait le désir d'abjurer et on lui donnait lec- ture de la formule d'abjuration, qu'il répétait phrase par phrase. Puis l'inquisiteur le déclarait absous de l'excommunica- tion ipso facto qu'il avait encourue par son hérésie et lui pro- mettait la grâce s'il se conduisait bien sous la sentence qui allait être prononcée. Les pénitents se succédaient ainsi à tour de rôle, en commençant par les moins coupables. Ceux qui devaient être « libérés», c'est-à-dire livrés au bras séculier, étaient gar- dés pour la fin ; la cérémonie qui les concernait était réservée pour laplace publique, une plate-forme avait été érigée à cet 393 effet, afin que la sainteté de l'Église ne fût pas profanée par une sentence entraînant l'effusion du sang. Par le même motif, elle n'avait pas lieu un jour férié. Mais l'exécution était toujours remise au lendemain, afin que les condamnés eussent le temps de se convertir, que leurs âmes ne passassent point des flammes temporelles aux flammes éternelles. On prenait grand soin d'empêcher qu'ils ne pussent parler au peuple, de crainte que

^^ MESURES ATROCES

leurs protestations d'innocence n'éveillassent quelque écho de sympathie (1).

Nous pouvons aisément nous figurer l'impression produite sur les esprits par ces terribles solennités, où, sur l'ordre de l'In- quisition, tous les grands et tous les puissants du pays étaient réunis pour prêter humblement le serment d'obédience et ser- vir de témoins à l'exercice de la plus haute autorité, celle qui décidait du sort des hommes dans ce monde et dans l'autre. Lors du grand auto de tenu par Bernard Gui à Toulouse, en avril 1310, la solennité dura du dimanche 5 jusqu'au jeudi 9. D'abord, on adoucit les pénitences de quelques convertis digne» d'indulgence ; puis, vingt personnes furent condamnées à por- ter des croix et à accomplir des pèlerinages ; soixante cinq à la prison perpétuelle, dont trois à l'emprisonnement avec chaînes; enfin, dix-huit individus furent livrés au bras séculier et brûlés vifs. Lors de Yauto d'avril 4312, cinquante et une personnes furent condamnées au port de croix, quatre-vingt-six à la pri- son ; on confisqua les biens de dix défunts, après avoir déclaré qu'ils eussent mérité la prison ; on ordonna d'exhumer et de brûler les cadavres de trente-six autres; on livra cinq individus au bras séculier pour être brûlés et on condamna cinq contu- maces. Une foi qui pouvait s'affirmer par de tels sacrifices était certainement de nature à inspirer la terreur, sinon l'amour. Il arrivait parfois qu'un hérétique obstiné interrompaitl'ordre des cérémonies. Ainsi, au mois d'octobre 1309, Amiel de Perles, célèbre docteur Cathare, avoua hautement son hétérodoxie et, sitôt arrêté, se soumit à Yendura en refusant toute boisson et toute nourriture. Craignant d'être frustré de sa victime, Bernard 394 abrégea la procédure et fit à Amiel l'honneur d'un auto spécial. Un cas semblable se produisit en 1313. Pierre Raymond, croyant Cathare, s'était laissé aller à abjurer et à solliciter la réconciliation dans Yauto de 1310. Condamné à la prison, il se repentit de sa faiblesse dans sa cellule. Les

(1) Eymer'c. Drect. Inquis. p. 503-12. Doctrina de modoProcedendi (Martène, Thés. V. 1795-6 ) Tract, de Paup. de Lugduno (ib. 1792.) Lib. Sent Inauis Tolos p. 1, 6, 39, 98. 4

HÉROÏSME DES MARTYRS 445

souffrances morales de ce malheureux devinrent telles qu'il finit par se proclamer hautement relaps, affirmant qu'il voulait vivre et mourir dans l'hétérodoxie, que son seul regret était de ne pouvoir se faire hérétiquer par quelque ministre de sa foi. Il se mit également à X endura et, après six jours de jeûne, il voyait approcher la fin souhaitée. On se hâta de le condamner et d'organiser un petit auto pour lui et pour quelques autres, afin que le hûcher ne fût pas privé de sa proie (4).

Quelle constance ne fallut-il pas aux Cathares pour résister pendant- un siècle à une organisation pareille, aux mains d'hommes énergiques et infatigables ! Quelle dut être la force d'âme des Vaudois, qu'on ne réussit même pas à exterminer! Il n'y avait pour l'hérétique aucune chance de salut dans la fuite, car l'Inquisition veillait partout. Un étranger suspect était arrêté ; on s'assurait de son lieu de naissance et aussitôt que les messagers avaient pu franchir la distance qui l'en séparait, le Saint-Office de son ancienne résidence fournissait tous les rensei- gnements nécessaires à son sujet. Alors, suivant les convenances, on le jugeait sur place ou on le réexpédiait à son domicile, chaque tribunal ayant dans sa juridiction non seulement les crimes des habitants du district, mais ceux des résidents étrangers. Quand Jacopo délia Chiusa, un des meurtriers de Saint-Pierre Martyr, prit la fuite, des informations propres à assurer sa capture furent expédiées jusqu'à l'Inquisition de Carcassonne. De temps en temps, cependant, des difficultés s'élevaient. Avant que l'In- quisition ne fût complètement organisée, Jayme 1er d'Aragon, en 1248, porta plainte contre l'inquisiteur de Toulouse, Bernard *9$ de Caux, parce qu'il citait ses sujets à comparaître devant lui, et Innocent IV prescrivit, sans grand succès, de mettre un terme à cet abus. Parfois, deux tribunaux réclamaient le même accusé ; le concile de Narbonne décida, en 1244, qu'il devait être jugé par l'inquisiteur qui avait d'abord procédé contre lui. A la vérité, si l'on tient compte de* la rivalité entre les Domini- cains et les Franciscains, on s'étonne qu'il se soit élevé si peu

(1) Lib. Sentent. Inquis. Tolosan.p. 37, 39, 93, 99, 175, 178 9.

396

446 POURSUITE DES FUGITIFS

de querellesau sein de l'Inquisition. Quand il s'en produisait on rayail ait a es étouffer; à distance, l'impression dominante est celle d un zèle rehg.eux luttant avec ardeur contre l'hérésie sans donner aux fldèlesle scandale de dissensions intestines (I)' Que ques exemples feront comprendre l'implacable énergie avec laquelle les ressources de l'Inquisition étaient mises en œuvre. Sous les Hohenstaufen, les deux Siciles avaient servi de lieu de refuge à beaucoup d'hérétiques, fuyant devant es rigueurs de l'Inquisition du Languedoc. Frédéric II, impi- toyable quand il y trouvait son avantage, n'était pas animé comme le Saint-Office, par lafureur de la persécution continue Apres sa mort, la guerre ouverte entre Manfred et la papauté laissa sans doute quelque répit aux hérétiques; mais lorsque Charles d Anjou conquit le royaume, en qualité de vassal de Rome, les inquisiteurs français s'y précipitèrent à sa suite. Sept mois seulement après l'exécution de Conradin, le 31 mai 1*69 Charles publia deslettres patentes, adressées à tous les nobles et magistrats, il déclarait que les inquisiteurs de France allaient venir en personne ou envoyer des délégués pour saisir les heret.ques fugitifs, et ordonnait à ses sujets de leur prêter mam-forte chaque fois qu'ils en seraient requis. La juridiction de 1 inquisiteur était, en fait, personnelle aussi bien que locale et l'accompagnait partout il allait. Quand, en 1359, quelques Juifs convertis et renégats s'enfuirent de Provence en Espagne Innocent VI autorisa l'inquisiteur provençal, Bernard du Puy' a les poursuivre, aies arrêter, à les juger, à les condamner, a es châtier partout il les trouverait, en invoquant, à cet eiTet le concours de toutes les autorités séculières; il écrivit en même temps aux rois d'Aragon et de Castille, qu'ils eussent à prêter toute assistance à Bernard (2).

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KtilJ. Licet ex ommb s, S 11. 1969 _ Pi„cH r„h d,« ,- « , lv*

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^UrchmodiNapoli, Regisf-o 3, LeU. A, fol. 64. _ Wadding. ann. 1359,

ACHARNEMENT DE L'iNQUISITION 447

Arnaud Ysarn, à l'âge de quinze ans, avait été condamné à Toulouse en 1309, après un emprisonnement de deux ans, à porter des croix et à accomplir certains pèlerinages; son seul crime était d'avoir une fois « adoré » un hérétique, sur l'ordre de son père. Il porta les insignes de son déshonneur pendant plus d'un an ; puis, comme ils l'empêchaient de gagner sa vie, il les rejeta et obtint un emploi de batelier sur la Garonne, entre Moissac et Bordeaux. Dans son obscurité, il pouvait se croire sain et sauf ; mais la police de l'Inquisition veillait. Cité à comparaître en 1312, il n'osa pas venir, malgré les instances de son père, qui lui faisait entrevoir la possibilité d'une grâce. En 1315, on l'excommunia comme contumace; l'année suivante, il fut déclaré hérétique et condamné comme tel dans Y auto de de 1319. En juin 1321, sur l'ordre de Bernard Gui, il fut fait- prisonnier à Moissac, s'échappa sur la route, fut pris de nou- veau et conduit à Toulouse. Bien qu'il n'eût commis, dans l'in- tervalle, aucun acte d'hérésie, son refus d'obéir à l'Inquisition fut jugé digne de la peine de mort et on crut user de clémence en le condamnant, en 1322, à l'emprisonnement perpétuel au pain et à l'eau. Ainsi, non seulement l'Inquisition jetait ses filets partout, mais aucune proie ne paraissait trop humble pour satisfaire son avidité (1).

En 1255, un Dominicain d'Alexandrie, Frà Niccolô da Vercelli, confessa quelques croyances hérétiques à son sous-prieur, 397 qui se hâta de le chasser. Il entra dans un couvent cistercien du voisinage ; mais bientôt, craignant d'être poursuivi par l'Inqui- sition, il gagna secrètement un autre couvent au-delà des Alpes. Immédiatement, Alexandre IV adressa des lettres à tous les abbés cisterciens, à tous les archevêques et évoques, leur enjoi- gnant de saisir le malheureux et de l'envoyer à l'inquisiteur lombard, Rainerio Saccone (2). \

La seule chose qui manquât à l'Inquisition était un chef uni- que, imposant une obéissance absolue à tous ses agents et diri- geant à lui seul toute la machine. Le pape, accablé de mille

(1) Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 350-1.

(2) Ripoll. I 285.

448 LE CARDINAL 0RS1NI

occupations, ne se prêtait guère à ce rôle ; il lui fallait, à côté de lui, un ministre, remplissant les fonctions d'inquisiteur- général. Ce besoin se fît sentir de bonne heure et, dès 1262, Urbain s'efforça d'y satisfaire en ordonnant à tous les inquisi- teurs d'adresser leurs rapports à Caietano Orsini, cardinal de S. Niccolô in carcere Tulliano, lui signalant tous les obstacles mis à l'exercice de leurs fonctions et se conformant aux ins- tructions qu'il leur donnerait. Le cardinal* Orsini parle de lui- même comme d'un inquisiteur-général et il travailla à soumettre plusieurs tribunaux à son autorité immédiate. Le 49 mai 1273, il ordonna aux inquisiteurs italiens de fournir aux inquisiteurs de France des facilités pour la transcription de tous les témoi- gnages existant dans leurs archives, ainsi que de ceux qui s'y accumuleraient à l'avenir. Le perpétuel va-et-vient des Cathares et des Vaudois de France en Italie donnait beaucoup de prix à ces informations et les inquisiteurs français lui avaient déjà demanda les siennes; mais l'extrême prolixité des documents de l'Inquisition rendait cette tâche effroyablement longue et coûteuse, et les termes mêmes de la lettre du cardinal prouvent qu'il ne s'attendait pas à ce que ses instructions fussent suivies. Nous ignorons si l'on fît des tentatives ultérieures pour mettre à exécution ce projet gigantesque, qui aurait grandement accru la puissance de l'Inquisition; mais le fait d'en avoir eu l'idée 398 atteste qu'Orsini prenait très au sérieux les devoirs de sa charge et se préoccupait d'une centralisation effective. Une autre lettre de lui, datée du 24 mai 1273, aux inquisiteurs de France, montre que pendant un certain temps les instructions aux fonctionnaires du Saint-Office émanèrent de lui (1).

Nous ne possédons pas d'autres témoignages de son activité; mais son élévation à la papauté en 1277, sous le nom de Nicolas III, indique peut-être qu'il avait acquis, grâce à ses fonctions, une redoutable puissance. Lorsqu'il nomma son neveu, le cardinal Latino Malebranca, à la place devenue

(1) Ripoll. i. 434 Pegnaî Comment, in Eymeric. p. 406-7. Wadding. Annal. lieyest. Nich. PP. I il 10. Arch. de ï'Inq. de Carcass. (Doat, XXXII, 10i .) Raynald. ann. 1278, 78. Mss. Bib. ISTat., fonds latin, 14030, fol. 218.

l'inquisiteur-général 449

vacante par son élévation, le nouveau pape semble avoir voulu conserver cette puissance dans sa famille, afin d'assurer sa propre sécurité. Malebranca était le doyen du Sacré-Collège. Son influence se fit sentir, en 4294, quand il mit fin à un long conclave en obtenant l'élection de l'ermite Pietro Morrone, pape sous le nom de Célestin V. Il ne survécut pas au court pontificat de ce dernier et le fier Boniface VIII crut inutile et impoli- tique de maintenir une fonction aussi dangereuse. Elle resta vacante sous les papes d'Avignon, jusqu'à ce que Clément VI la renouvela en faveur de Guillaume, cardinal de S. Stefano in monte Celio, qui manifesta son zèle en faisant brûler plusieurs hérétiques. Après sa mort, il n'y eut plus d'autre titulaire. En somme, l'Inquisitoriat-général n'avait guère exercé d'influence sur le développement de l'Inquisition (1).

;1) Paramo de orig. offlc. S. Inquis. p. 124-5. Wadding. Annal, ann. 1294T 1. Milman, Latin Christianity, iv, 487.

450 PROCÉDURE DE L'INQUISITION

CHAPITRE IX

LA PROCÉDURE INQUISITORIALK

399 La procédure des cours épiscopales, dont il a été question dans un des chapitres précédents, était fondée sur les principes du droit romain ; quels qu'aient pu en être les abus dans la pratique, elle était en théorie équitable et soumise à des règles rigoureusement définies. Avec l'Inquisition, ces garanties dis- parurent. Pour bien comprendre sa méthode juridique, il faut nous faire une idée de la manière dont l'inquisiteur concevait ses relations à l'égard des accusés que l'on amenait à son tribu- nal. En tant que juge, il défendait la foi et vengeait les injures faites à Dieu par l'hérésie. Mais il était plus encore qu'un juge : il était un confesseur luttant pour le salut des âmes que l'erreur entraînait à la perdition. En cette double qualité, il était revêtu d'une autorité bien supérieure à celle des juges séculiers. Pourvu que sa sainte mission fût remplie, les moyens importaient peu. Si le coupable espérait quelque pitié pour son crime impardon- nable, il devait témoigner d'abord une soumission sans réserve au père spirituel qui travaillait à le sauver de l'enfer. La pre- mière chose qu'on exigeât de lui, quand il se présentait au tribunal, était le serment d'obéir à l'Eglise, de répondre véri- diquement à toutes les questions qui lui seraient posées, de dénoncer tous les hérétiques connus de lui et de se soumettre à toute pénitence qu'on lui imposerait ; s'il refusait de prêter ce serment, il se proclamait lui-même un hérétique convaincu et impénitent (1).

(M Arch. de l'Inquis. de Carcassonne (Doat, XXXI. 5. 103.) Zanchini Tract, de Hseret c. ix.

Dans l'Inquisition cisalpine, le serment préliminaire semble seulement engager

ENQUÊTES SUR LES CONSCIENCES 454

Le devoir de l'inquisiteur se distinguait encore de celui du 400 juge ordinaire en ce qu'il n'avait pas seulement à établir des faits, mais à. s'assurer des pensées les plus secrètes et des opinions intimes de son prisonnier. A la vérité, pour l'inquisi- teur, ces faits n'étaient que des indices, qu'il pouvait accepter ou négliger à son gré. Le crime qu'il poursuivait était un crime spirituel et les actes, quelque criminels qu'ils fussent, excédaient sa juridiction. Ainsi les meurtriers de St-Pierre Martyr furent \ poursuivis non comme meurtriers, mais comme fauteurs d'hé- résie et adversaires de l'Inquisition. L'usurier n'était justiciable de ce tribunal que lorsqu'il affirmait ou témoignait par ses actes qu'il ne considérait pas l'usure comme un crime. Le sorcier ne pouvait être jugé par l'Inquisition que lorsque ses pratiques démontraient qu'il aimait mieux se fier à la puissance des démons qu'à celle de Dieu, ou qu'il professait des idées erronées sur les sacrements. Zanghino nous dit qu'il assista à la condamnation d'un prêtre qui vivait en concubinage et qui fut puni non pour ses mauvaises mœurs, mais parce qu'il célé- brait tous les jours la messe en état d'impureté et s'excusait en alléguant qu'il croyait se purifier quand il revêtait les habiis sacerdotaux. Le doute lui-même était une forme de l'hérésie et l'une des tâches de l'inquisiteur consistait à s'assurer que la foi des fidèles n'était pas incertaine et vacillante (1). Les actes extérieurs et les professions verbales ne comptaient pour rien. L'accusé pouvait assister régulièrement à la messe, il pouvait être libéral dans ses offrandes, se confesser et communier ponc-

l'acnisé à dire la vérité (Evmeric. p. 4*21.) En Italie, il comportait les détails indi- qués dans le texte. Lors des procès des Guglielmites à Milan, en 1300, les accusés durenf, par surcroit, consentir à s'imposer une caution de 10 à 50 livres impériales, pour le cas ou ils violeraient leur serment, et engager à cet effet toute leur for- tune à rini|uisiteur. Cette amende ne devait pas, d'ailleurs, les exempter de la peine canonique qu'entraînait un manquement à leurs obligations. Tel était, je crois, en ces matières, l'usage de l'Inquisition lombarde Ogniben Andréa, . 1 Guglielmiti del secolo XII 1, Pé.ouse, 1867, p. 5-6, 13, 27. 35, 37, etc.

Lors de quelques procès de sorcellerie au Piémont, en 1474, le serment de dir- la vérité fut renforcé par la menace de l'excommunication et de tratti di cor (h-. ^'est-à-dire de la torfure appelée strappado, qui devait être appliquée de dix à vingt-cinq ois On i révoyait au^si de grosses amendes. P. Vavra, Curinsità di JStoria subalpina, '.875, p. 682,693.

(1) Zanchini Tract, de Hœret. c. u.

452 REJET DES PROCÉDURES ORDINAIRES

tuellement, et néanmoins être hérétique dans son cœur. Amené devant le tribunal, il pouvait professer une soumission sans bornes aux décisions du Saint-Siège, l'orthodoxie la plus rigou- reuse, le désir de souscrire sans discussion à tout ce qu'on exigerait de lui, et cependant être en secret un Cathare ou un 401 Vaudois, digne d'être envoyé au bûcher. A la vérité, il y avait peu d'hérétiques qui eussent le courage de confesser leur foi devant le tribunal et, pour le juge consciencieux, ardent à détruire les renards qui ravageaient les vignes du Seigneur, la tâche d'explorer le secret des cœurs était loin d'être facile» Nous ne pouvons pas être surpris qu'il ait eu hâte de s'éman- ciper des entraves de la procédure ordinaire qui, en empêchant de commettre des injustices, auraient rendu stériles tous ses labeurs. Nous devons être moins surpris encore de constater que le zèle fanatique, la cruauté arbitraire et la cupidité insatiables aient rivalisé pour édifier un système atroce au delà de toute expression. Une science infinie eût seule été capable de résoudre équitablement les problèmes qui se posaient journellement aux inquisiteurs ; la fragilité humaine, décidée à atteindre un but déterminé, aboutit inévitablement à la conclusion pratique qu'il valait mieux sacrifier cent innocents que de laisser échapper un seul coupable.

Ainsi, des trois formes des actions criminelles, l'accusation, la dénonciation et l'inquisition, la dernière devint nécessaire- ment la règle, au lieu d'être l'exception, et, en même temps, elle se trouva privée des garanties grâce auxquelles ses dange- reuses tendances auraient été en quelque mesure neutralisées. Si un accusateur formel se présentait, l'inquisiteur avait pour devoir de le décourager en lui signalant le danger du talion auquel il s'exposait en paraissant en son nom ; par consente- ment général, cette forme d'action était écartée sous prétexte qu'elle était litigieuse, c'est-à-dire qu'elle offrait à l'accusé la possibilité de se défendre. En 1304, un inquisiteur, Frà Landulfo, imposa une amende de cent cinquante onces d'or à la ville de Reate, parce qu'elle avait officiellement accusé un homme d'hérésie et n'avait pas été capable d'en faire la preuve. Il y

l'accusé présumé coupable 453

avait donc un danger réel pour l'accusateur démasqué et l'Inqui- sition n'hésitait pas à le faire sentir. L'action par dénonciation était moins sujette à critique, parce qu'alors l'inquisiteur agis- sait ex officio ; mais elle était insolite et, dès le début de l'ins- titution, la procédure inquisitoriale prévalut à titre presque exclusif (1).

Non seulement, comme nous le verrons, toute garantie fut ^02 supprimée, mais l'accusé fut d'avance présumé coupable. Vers 1278, un inquisiteur expérimenté pose en principe et comme l'expression d'un usage général que, dans des localités fortement suspectes d'hérésie, chaque habitant doit être cité à compa- raître, obligé d'abjurer l'hérésie et soumis à un interrogatoire détaillé sur lui-même et les autres, interrogatoire tout manque de franchise devait exposer plus tard aux peines terribles qui frappaient les relaps. Ce n'était pas une affir- mation théorique, comme on le voit par les grandes enquêtes auxquelles présidèrent, en 1245 et 1246, Bernard de Caux et Jean de Saint-Pierre. Les procès-verbaux mentionnent 230 inter- rogatoires des habitants de la petite ville d'Avignonet, 100 inter- rogatoires à Fanjeaux et 420 à Mas-Saintes-Puelles (2).

(i) Eymeric. Direct. Inquis p. 413-17. Archivio di Napoli, Reg. 138, Lett. F, fol. 105.

Pour ar>rvrAcier le contraste entre la procédure de l'Inquisition et celle des tribu- naux séculiers, i' suffit d indiquer la pratique de ces derniers à Milan dans la pre- mière utu.iiédu xive siècle. In accusateur, introduisant une action criminelle, était obligé de s'inscrire et de fournir d'am >le- garanties qu'en cas d'insuccès il se vou- mettrait à la peine pescriteet indemniserait l'accusé de toutes ses dépenses; faute de quoi, il devait rester en prison jusqu'à la fin du procès. Le juge était obligé, en outre, de rendre la sentence dans les trois mois.

Si le juge procédait par inquisition, il était tenu de le notifier d'avance à l'accusé. Celui-ci avait le droit de se faire assister d'un avocat et d'obtenir communication des noms et des dépositions des témoins ; le ,uge devait, sous peine d'une amende de cinquante livres, avoir terminé l'affaire dans les trente jours. Stntuta crimi- nalia Medidiani, e tenebris in lucem édita, Bergami, 1594, c. 1-3, 153.

11 est vrai que, sous l'influence de l'Inquisition, les tribunaux laïques négligèrent ces utiles précautions contre l'injustice; mais il est important de s'en souvenir quand on constate le profond mystère, les délais interminables, les continuels dénis de justice qui caractérisaient les procédures inquisitotiales. On se plaignait souvent de la corruption des tribunaux séculiers sous l'influence des- exemples don- nés par ceux de l'Inquisition. En 1329, les consuls de Béziers représentèrent à Phi- lippe de Valois que ses juges négligeaient d'obtenir des garanties des accusateurs, permettant d'indemniser les accusés en cas d'insuccès de la poursuite ; le roi se hâta d'ordonner que l'on remédiât à cet abu>. Vaissete, édit. Privât, x. Pr. 687.

(2) Doctrina de modo procedendi (Martène, Thesaur. v. 1805.) Molinier, Vin- quisition dans le midi de la France, p. 186-7.

AGE DE RAISON

Qu.conque avait atteint l'âge l'Église le tenait pour res- ponsable de ses actes ne pouvait échapper à l'obligation de repondre aux inquisiteurs. Les conciles de Toulouse, de Béziers et d'Albi admirent que cet âge était de quatorze ans pour les hommes et de douze ans pour les femmes, lorsqu'ils prescri- tM ;,rent(Iuele arment d'abjuration fût déféré à la population 403 tout entière. D'autres se contentaient de dire que les enfants devaient être assez avancés pour comprendre l'importance d'un serment; d'autres encore ramenaient l'âge de la responsabilité a sept ans; enfin, quelques-uns le fixaient à neuf ans et demi pour les fill s et à dix ans et demi pour les garçons. Il est vrai que dans les pays latins, la minorité légale durait jusqu'à I âge de vingt-cinq ans, aucun individu au-dessous de cet âge ne pouvait comparaître en justice; mais on tournait aisément cet obstacle en désignant un curateur, sous le couvert duquel il pouvait être torturé et condamné; et lorsqu'on nous dit que personne ne pouvait être torturé au-dessous de l'âge de qua- torze ans, on nous laisse deviner l'âge minimum de responsa- bilité pour le crime d'hérésie (1).

L'absence était réputée contumace et ne faisait qu'accroître la culpabilité présumée par une nouvelle et impardonnable offense ; en outre, dans la pratique, on estimait qu'elle équiva- lait a un aveu. Avant même qu'il ne fût question de l'Inquisi- tion, la procédure inquisitoriale s'établit dans la jurisprudence ecclésiastique en vue précisément de pareils cas, comme lorsque Innocent III dégrada l'évêque de Coire sur des témoignages recueillis ex parte par ses commissaires, l'évêque ayant refusé à plusieurs reprises de comparaître devant eux. L'importance de cette décision est attestée par le fait que Raymond de Pennaforte l'incorpora dans le droit canonique, pour prouver que dans les cas de contumace le témoignage recueilli dans une inquisitio était valable pour une condamnation sans litis con-

cliln" A°n!: T°l0SaD- IL0/ ,229c- '°- Concil. Biterrens, ann. Itii c. 31. _ trum xiii «I.> _ Joann. Andréas Gloss. sup. c. 13 Sevto v. 2 Peffnœ Corn. TorLr^AT P' 490' _ BCTnardi C°mens- L^ernaJnqu,s. s ë™MiZr

CONTUMACE 455

testatio, c'est-à-dire sans débat entre l'accusation et la défense. En conséquence, quant une partie manquait à comparaître, après citation régulière publiée dans son église paroissiale et les délais prévus, on n'hésitait pas à la condamner in absentia l'absence de Paccusé étant pieusement compensée .par « la présence de Dieu et des Évangiles » au moment la sentence était rendue. En fait, l'absence par contumace suffisait à justi- fier une condamnation. Frédéric II, dans son premier édit de 1220, avait déclaré, à la suite du concile de Latran de 1215, que le suspect qui ne s'innocentait pas dans l'année devait être con- 404- damné comme hérétique; cette disposition fut appliquée aux absents, qui devaient être condamnés après une année d'excom- munication, que l'on possédât ou non des preuves contre eux. Le fait de subir l'excommunication pendant une année sans chercher à la faire lever était une preuve d'hérésie en ce qui concerne le pouvoir des sacrements et celui des clefs; quelques autorités étaient si sévères à cet égard que le concile de Béziers menaça des peines de l'hérésie ceux qui resteraient excommu- niés pendant quarante jours. On ne tint même pas compte du délai prescrit de douze mois, car les inquisiteurs, lorsqu'ils citaient des absents, avaient pour instructions de les convoquer non-seulement à comparaître, mais à se purger dans un délai déterminé ; aussitôt ce délai passé, l'accusé était tenu pour coupable. Cependant, en pareil cas, le condamné était rarement livré au bras séculier; l'Inquisition se contentait généralement d'emprisonner pour la vie ceux à qui l'on ne pouvait reprocher d'autre crime que la contumace, à moins que, au moment l'on mettait la main sur eux, ils ne refusassent de se soumettre et d'abjurer (1).

(1) C. 8. Extra n. 14. Concii. Narbonn. ann. 1244c. 19. Concil. Biterrens: ann 1246 c. 8; Aopend. c.14. Guid. Fulcod. Quœst.vi. Coll. Doat, XXL 143. Eymeric. Direct. Inq. p. 38!, 495, 5i8-31. L,b. Sentent. Inquis. Tolosan. . p. 175, 367-74. Zanchini Tract de Haeret. c n, vm, ix. - Mss. Bib. Nat , tonds latin, nc 14930, fol. >21. Bernardi Comens Lucerna Inquis. s. vv. Contu- naXy Convincitur. Concil. Lateran. IV, ann. 1215 c. 28 Hist. Diplom. Frid. H. T. II. p. 4. Concil. Albiens. ann. 1254 c. 28. Alex PP. IV. Bull. Consul- tationi vestrz, 28 Mai. 1260. C. 13. Ettra. v. 38 (cf. Concil Trident. Sess. 25 de Reform. c. 3.) Arch. de Tlnquis. de Carcass (Doat, XXXI, 83.) - Bernardi Comens Lucerna Inquis. s. v. Procéderez0 10.

456

PAS DE PRESCRIPTION

405

La mort même n'offrait pas un refuge. Peu importait que le pécheur eût été appelé devant le tribunal de Dieu ; la foi devait être vengée par sa condamnation et les fidèles édifiés par son châtiment. S'il n'avait mérité que la prison ou une peine légère, on se contentait de déterrer ses ossements et de les jeter au vent. Si son hérésie avait mérité le bûcher, ses restes étaient solennellement brûlés. On permettait un simulacre de défense à ses descendants et héritiers, qui se trouvaient lourdement frap- pés par la confiscation de leurs biens et des incapacités person- nelles. Le zèle intraitable avec lequel on poursuivait quelquefois ces procès posthumes parait dans le cas d'Armauno Pongilupo de Ferrare, sur les restes duquel, pendant trente-deux ans, l'évêque et l'inquisiteur de Ferrare furent en guerre ; l'inquisi- tion finit par l'emporter en 1301. En ces matières, l'Église ne reconnaissait pas de prescription, comme elle le fit sentir aux héritiers et descendants de Gherardo de Florence; en 1313, l'inquisiteur Fra Grimaldo commença et mena à bonne fin une action contre leur ancêtre qui était mort antérieurement à 1250(1)!

A prendre les choses au mieux, la procédure inquisitoriale était éminemment dangereuse parce que l'accusateur s'y con- fondait avec le juge. Aussi, quand on l'introduisit d'abord dans la jurisprudence ecclésiastique, on sentit qu'il était indispen- sable de prendre des précautions sérieuses pour éviter les abus. Le danger était encore accru lorsque le juge poursuivant était un zélote, décidé à l'avance à reconnaître dans tout prisonnier un hérétique, qui devait être convaincu et condamné à tout prix. Le danger n'était pas moindre quand ce juge était simple- ment avide, désireux de s'assurer le bénéfice d'amendes et de confiscations. Cependant l'Église professait la théorie que l'inquisiteur était un père spirituel impartial, dont les fonc- tions, ayant pour objet le salut des âmes, ne devaient être entravées par aucune règle. Toutes les garanties dont l'expé- rience des hommes avait reconnu la nécessité dans les procé-

(ijMuratori, Aniiqut. Uni Dissert. 60.— Zanchini Tract, de Hxret. c. xxiv, xl. ~ Lami, Antidata Toscane, p. i'il.

MYSTÈRE DE LA PROCÉDURE 457

dures judiciaires du caractère le plus trivial, étaient supprimées de propos délibéré alors que la vie et la réputation des accusés, alors que leur fortune pendant trois générations étaient enjeu. Toute question douteuse était tranchée « dans l'intérêt de la foi ». L'inquisiteur était autorisé et exhorté à procéder sommai- rement, à ne pas s'inquiéter des formes, à ne pas permettre qu'on lui créât des obstacles du fait des règles judiciaires et des arguties des avocats, à abréger la procédure le plus possible en privant l'accusé des facilités ordinaires de la défense et en rejetant tous les appels et exceptions dilatoires. La validité de la con- clusion ne pouvait être atteinte par l'omission, à aucun degré de la procédure, des formes qui avaient été suggérées par l'expérience des siècles pour empêcher l'injustice et faire sentir au juge le poids de sa responsabilité (1).

Si la procédure avait été publique, l'infamie de ce système 406 aurait été sans doute atténuée; mais l'Inquisition s'enveloppait d'un profond mystère jusqu'après le prononcé de la sentence ; elle était prête alors à faire impression sur les multitudes en déroulant devant elle les solennités effroyables de l'auto de fè. A moins qu'une proclamation ne dût être faite en raison d'une absence, la citation même d'un homme suspect d'hérésie avait lieu en secret. La connaissance de ce qui se passait après que l'accusé s'était présenté au tribunal était réservée au petit nombre d'hommes discrets choisis par le juge, qui prêtaient serment de ne rien révéler ; même les experts réunis pour décider du sort de l'accusé devaient prendre le même engage- ment. Les secrets de ce lugubre tribunal étaient gardés avec le même soin ; nous savons par Bernard Gui que des extraits des procès-verbaux ne devaient être fournis qu'à titre excep- tionnel et avec la plus méticuleuse discrétion. Paramo, cet étrange pédant qui prouve que Dieu fut le premier inquisiteur

(i) Alex PP. IV. Bull. Prae cunctis, % il, 9 nov. 1256.— Ejusd. Bull. Cupientes 10 déc. 1257; 4Mart. 1264. Urbani PP. IV Bull. Licet ex omnibus, 1262 (Mag. Bull. Rom, i. 122.) Ejusd. Bull. Prae cunctis, 2 Aug. 1264. Clément. PP. IV Bull. Prae cunctis, 23 fev. 1266 C. 20 Sexto v. 2. Joan. Andréas Gfoss. sup. eod. C. 2 Clément v. 11. Bernard! Guidonis Practica P. IV (Doat, XXX.) Eymeric. Direct Inquis. p. 583.

26

407

458 MARCHE DES PROCÈS

et que la condamnation d'Adam et d'Eve fut le modèle de la procédure inquisitoriale, observe triomphalement que Dieu jugea ces coupables en secret, donnant ainsi un exemple que l'Inquisition est tenue de suivre en évitant les subtilités ces criminels auraient cherché refuge, conseillés, comme ils pou- vaient l'être, par le rusé Serpent. Si Dieu n'a pas convoqué de témoins, c'est que les coupables avaient avoué et Paramo cite de hautes autorités juridiques pour prouver que ces aveux d'Adam et d'Eve suffisaient à justifier leur châtiment. Si cette absurdité blasphématoire fait sourire, elle éveille aussi un sentiment de tristesse, car elle nous révèle l'idée que les inqui- siteurs eux-mêmes se faisaient de leurs fonctions, s'assimilant à Dieu et s'attribuant un pouvoir irresponsable dont les passions humaines devaient faire un instrument d'oppression et d'injus- tice. Affranchie de toute publicité et de toute formalité légale, la procédure de l'Inquisition, comme l'avoue Zanghino, était purement arbitraire. Quant à la manière dont les inquisiteurs usaient de leurs pouvoirs, nous aurons plus loin de nombreuses occasions d'y insister. (1)

La marche ordinaire d'un procès de l'Inquisition était la sui- vante. Un individu était signalé à lïnquisiteur comme suspect d'hérésie, ou son nom était prononcé par un prisonnier au cours de ses aveux. On procédait à une enquête secrète et l'on réunis- sait tous les témoignages accessibles à son sujet. Puis on le sommait secrètement de comparaître tel jour à telle heure, en exigeant une caution; s'il paraissait disposé à fuir, on l'arrêtait à l'improviste et on le tenait sous les verrous jusqu'au jour de sa comparution. Légalement il fallait trois citations, mais on éludait cette disposition. Lorsque la poursuite était fondée sur la rumeur publique, on convoquait les témoins au hasard et quand la masse des conjectures et des bavardages, défigurés à l'envipar

(I) Doctrina de modo procedendi /Martène, Th*s. V. 1811-12.) - Concil. Biter- rens. ann. 1246, Append. c. 16. Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXVil. le>6, 162 178.) - Bern. Guidon. Gravamina (Doat, XXX. 102.) Ejusd. Practica (Doat, XXIX. 94.) - Eymeric. Direct. Induis, p. 631-33. Jacob. Laudens. Orat. ad Concil. Constant. (Von der Hardt ni. 60.) Paramo, de orig. of/ic. S. Inquis. p. 32-33. Zanchini, Tract, de Hxret. c. ix.

l'accusé jugé d'avance 459

des témoins qui craignaient de paraître favoriser des hérétiques, semblait suffisante pour motiver une action, le coup était frappé soudainement. Ainsi l'accusé était jugé d'avance. On le considérait comme coupable, puisqu'on le citait devant le tribunal. Dans la pratique, sa seule chance d'échapper était d'avouer les accusations portées contre lui, d'abjurer l'hérésie et d'accepter toute pénitence qu'on voudrait lui imposer. Si, alors qu'il y avait des témoignages contre lui, il persistait à nier sa cul- pabilité et à affirmer son orthodoxie, sa situation devenait celle d'un hérétique impénitent, obstiné, qui devait être livré au bras séculier et brûlé vif. La procédure était donc très simple et un inquisiteur du XVe siècle l'a parfaitement caractérisée au cours d'un raisonnement destiné à prouver que l'accusé ne devait pas être laissé libre sous caution. Si, dit-il, un individu avoue êtrehéré- tique et se montre impénitent, il doit être livré au bras séculier et mis à mort; s'il se repent, il doit être jeté en prison pour le restant de ses jours, et, par suite, ne doit pas être mis en liberté sous caution ; s'il nie et se trouve convaincu de mensonge par des témoins, c'est un impénitent qui doit être livré au bras séculier et exécuté. (1)

Bien des raisons, cependant, poussaient l'inquisiteur à obtenir, 408 si possible, des aveux. Dans beaucoup de cas dans la majo-

(i) Eymeric. Direct. Tnq. p. 413, 418, 423-4, 461-5, 521-4. Zanchini Tract, de Éaeret. c. ix. Bernardi Comens. Lucerna Inquis. s. v. Jmpœnitens. Alber- tin. Re/ert. lnqu s. s. v. Cautio.

Le contraste entre cette procédure et la jurisprudence séculière du xme siècle est nettement marqué dans la charte accordée par Alphonse de Poitiers à la ville d'Au-> zon (Auvergne) \ers 1260. Tout individu accusé d'un crime par la rumeur publi- que pouvait s'innocenter par son propre serment, appuyé de celui d'un seul coju- reur légal, à moins qu'il n'y eût un plaignant ou un accusateur légitima ; per- sonne ne pouvait être jugé, sans son consentement, par la procédure inquisito- riale. Chassaing, Spicleyium Brivatensp, Pars, i*86, p. 92.

Cette dernière oisposition accuse l'invasion graduelle des tribunaux séculiers par la procédure inquisitoria'e, qui avait un attrait particulier pour les juges paresseux et portés à l'arbitraire. Mais on s'en méfiait et l'on s'efforçait de la tenir à distance, témoin la charte accordée en 1276 par Jayme II d'Aragon à ses sujets de Mallor- que. 11 promet que la procédure inquisit riale ne sera jamais employée sans que 1 intéressé en ait d'abord reçu avis ; celui-ci pourra déférer le serment à tous les témoins et aura toutes facilités pour se défendre (Villanueva, Viage literario. xxn, p. 318.) Même sous cette forme atténuée, les Aragonais repoussent cette procédure et demandent qu'elle ne puisse être employée que contre les ofticiers royaux cou- pables de crimes dans l'exercice de leurs fonctions. Toutes les autres actions ne doivent être engagées que sur l'instance d'un accusateur (Obsetvantiae regni Ara- gonum, 1662, fol. 24, 37.)

460 TÉMOIGNAGES INSUFFISANTS

rite, sans doute les témoignages, bien que suffisants, à la rigueur, pour motiver la suspicion, avaient un caractère trop indé- terminé et trop vague pour justifier une condamnation. Chaque rumeur futile, chaque propos inconsidéré étaient recueillis à l'instruction ; le moindre prétexte prenait de l'importance quand l'inquisiteur avait à démontrer qu'il ne s'était pas ému à la légère, et lorsqu'il avait en perspective des amendes et des confiscations qui devaient bénéficier à la foi. Même lorsque les témoignages étaient assez probants, d'autres raisons non moins fortes invitaient l'inquisiteur à « travailler » son prisonnier, à obtenir qu'il rétractât ses dénégations et s'en remit à la pitié du tribunal. Excepté dans le cas assez rare d'hérétiques qui défiaient leurs juges, la confession était toujours accompagnée de professions de conversion et de repentir. Non seulement on arrachait ainsi une âme à Satan, mais le nouveau converti était tenu de prouver sa sincérité en dénonçant tous ceux qu'il savait être hérétiques ou qu'il soupçonnait d'hérésie, frayant de la sorte comme des routes nouvelles à la marche de la persécution. Bernard Gui, copiant un de ses prédécesseurs, nous dit éloquemment que lorsque l'évidence externe était insuffisante, l'âme de l'inquisiteur était en proie aux soucis les plus cruels. D'une part, en effet, sa conscience le tourmentait s'il châtiait un suspect qui n'avait pas avoué et n'avait pas été convaincu de son crime; de l'autre, il souffrait plus encore, sachant par expérience la malice de ces hommes, s'il les laissait échapper grâce à leur astuce et au grand dommage de la foi. En pareil cas, ils s'enhardissaient par le succès, en même temps qu'ils étaient rendus plus prudents pour l'avenir, tandis que les laïques étaient scandalisés de l'impuissance de l'Inqui- sition, jouée et bafouée par des ignorants, elle à qui le vulgaire attribuait une science telle qu'aucun hérétique ne pouvait lui échapper! On voit par combien l'amour-propre de l'inquisiteur était intéressé à découvrir des coupables. 409 Dans un autre passage, Bernard Gui insiste sur l'importance que présente pour la foi la conversion des hérétiques, non seulement parce qu'ils'sont obligés alors de dénoncer leurs com-

DÉLATION OBLIGATOIRE 461

plices, leurs lieux de retraite et leurs conventicules ténébreux, mais parce que ceux sur qui ils avaient pris de l'empire sont plus disposés à reconnaître leurs erreurs et à se convertir à leur tour. Dès 4246 le concile de Béziers avait signalé l'utilité de ces conversions et exhorté les inquisiteurs à n'épargner aucun effort pour les obtenir. Tous les auteurs de l'Inquisition sont aussi d'accord pour déclarer que la dénonciation des complices est Tindice indispensable d'une conversion sincère. L'hérétique repentant qui reculait devant cette trahison demandait en vain réconciliation et pitié; son refus de dénoncer ses amis et ses proches était la preuve qu'il ne se repentait pas et on le livrait immédiatement au bras séculier exactement comme, dans la loi romaine, un Manichéen converti, qui frayait avec des Mani- chéens sans les dénoncer, était passible de la peine capitale. L'utilité pratique de cette horrible exigence parait clairement dans le cas de Saurine Rigaud, qui fit des aveux à Toulouse en 1254; la confession de celte femme est suivie d'une liste de 169 personnes dénoncées par elle, avec l'indication du lieu de leur résidence.

Un certain Guillem Sicrède de Toulouse avait abjuré et s'était réconcilié en 1262. Cinquante ans après, en 1311, il se trouvait au lit demort de son frère, qui fut hérétique ; Guillem s'y était opposé vainement, mais ilne se fit pas dénonciateur. Le fait ayant été révélé, on demanda à Guillem la raison de son silence; il répondit qu'il n'avait pas voulu faire tort à ses neveux, sur lesquels pesait une menace de confiscation. Pour cela, il fut condamné à la prison perpétuelle ! La délation était si indis- pensable à l'Inquisition qu'elle la provoquait par des promesses comme par des menaces. Bernard Gui nous dit que ceux qui se présentent spontanément et font preuve de zèle en dénonçant tous leurs complices ne doivent pas seulement bénéficier d'une grâce complète, mais être récompensés par les princes et les prélats. La dénonciation d'un seul Parfait assurait l'immunité et peut- être, par surcroît, une récompense. (1)

(I) Bernard Guidon. Pra<tv>a P. iv. v (Doat, XXX.) - Concil. Biterrens. ann. 1246, Append. c. 16 - Tractât, de Paup.de Lugdun. (Martène, Thés. v. 1791-4.

26.

462 EXTORSION DES AVEUX

410 Le vif désir de l'inquisiteur d'obtenir des aveux était bien fondé, non seulement à cause des motifs indiqués plus haut, mais pour le rep'os de sa propre conscience. Quand il s'agissait d'un crime ordinaire, un juge pouvait généralement être certain qu'il avait bien été commis, avant de poursuivre un homme pour meurtre ou pour vol. Dans bien des cas, dans la plupart même, l'inquisiteur ne pouvait même pas être assuré qu'il y eût crime. Un homme était suspect pour avoir frayé avec d'autres qui, plus tard, s'étaient révélés hérétiques; il leur avait fait l'aumône ou les avait aidés en quelque manière; il avait même assisté à une réunion d'hérétiques ; tout cela n'empêchait qu'il pût être sincèrement orthodoxe, de même qu'il pouvait être un hérétique endurci sans en avoir rien laissé paraître. Sa profes- sion d'orthodoxie personnelle ne comptait pour rien, car l'expé- rience avait montré que la plupart des hérétiques étaient prêts à souscrire à tout et que la persécution leur avait appris à dissi- muler leurs croyances sous le masque d'une rigoureuse orthodoxie. Ainsi la question des aveux prit une importance capitale et aucun effort ne fut jugé trop grand, aucun moyen trop infâme pour en obtenir. L'extorsion des aveux devint, pour ainsi dire, le centre de la procédure inquisitoriale et nous devons nous y arrêter quelques instants, non seulement en raison de ce que nous venons d'indiquer, mais de l'énorme et déplorable influence que ces pratiques exercèrent pendant cinq siècles sur tout le système judiciaire de l'Europe centrale. (1)

Le moyeu le plus simple d'obtenir des aveux était naturelle- ment l'interrogatoire de l'accusé. L'inquisiteur s'y préparait en réunissant et en étudiant tous les témoignages contradictoires, le prisonnier restant dans l'ignorance la plus complète des charges relevées contre lui. L'habileté à interroger était, pour l'inquisiteur, une qualité essentielle, et certains Frères expéri- mentés avaient rédigé des manuels à l'usage des débutants

Anon. Passaviens. (Mag. Bib. Pat. xin. 308.)— Const. xvi. Cod. i.t. Molinier, L'Inquisition dans lemi'ii,j>. 210. Lib. bentent. Inq. Tolo«=an. p J47. Epist. Pétri Card. Albain Uoat, XXXI, o - Bern. Guid<n G'ratNiwmJ'.- (Doat.XXX.I I4\

il) [Cin'/ siècles est trop peu d rc, témoin ce qui s'est passé à Paris en dec. i894.

Trad.]

INTERROGATOIRES PERFIDES 4G3

qui contiennentdes séries de questions applicables auxhérétiques des différentes sectes. On vit ainsi se développer et se transmettre une subtilité d'une espèce particulière, qui consistait, en grande partie, dans l'art de tendre des pièges aux accusés, de les trou- hier de les mettre en contradiction avec eux-mêmes. Des le 411 début de l'institution, les consuls de Narbonne se plaignaient à ceux de Nimes que les inquisiteurs fissent usage, dans leurs interrogatoires, d'une dialectique semée de sophismes, pareille a celle desétudiants dans leurs exercices scolastiques. Et pourtant, chose risible si elle n'était odieuse, on entendait des vétérans de l'inquisition se plaindre de la duplicité de leurs victimes, dénoncer leur astuce, leurs efforts parfois heureux pour ne point s'accuser elles-mêmes - résistance qu'on essayait d'expliquer en alléguant que de mauvais prêtres enseignaient aux héréti- ques à équivoquer sur les questions de foi (t).

Un inquisiteur expérimenté rédigea, pour la gouverne de ses successeurs, un modèle d'interrogatoire d'hérétique, montrant les chicanes et les tergiversations qu'ils devaient être prêts à affron- ter de la part de ceux qui ne professaient pas ouvertement leurs erreurs. Un demi-siècle après, Bernard Gui le reproduisit dans ses Practica. Nous le donnons ici comme un exemple bien caractéristique de ce qui se passait journellement lorsqu'un inquisiteur, préparé par delonguesetudes.se trouvait en présence dunpaysanignorant-luttant,avecsaprudenceinstinct.ve,pour

sauver sa vie et sa conscience.

« Quand un hérétique est amené devant son juge il prend un air confiant comme s'il était assuré de son innocence. Je lui demande pourquoi Tl a été amené devant moi. Il répond, courtois et souriant, qu'il voudrait bien que je lui en fisse connaître la raison moi-même.

Moi. - Vous êtes accusé d'être un hérétique, de croire et den. scisner ce que ne croit pas la Sainte Église. » . «♦•„„\

Tl. (levant les yeux au ciel, avec une mine d'énergique protestation)

^.^^.^'iV^^maW^'immmia* § <0, .5 déc. 1258,

464 modèle d'interrogatoire

Seigneur, vous savez que je suis innocent et que je n'ai jamais eu d'autre croyance que la vraie foi chrétienne. »

« Moi. Vous appelez votre croyance chrétienne, parce que vous considérez la nôtre comme fausse et hérétique. Mais je vous demande si vous avez jamais accepté une croyance autre que celle dont l'Église Romaine admet la vérité ? » 412 « A. Je crois ce que croit l'Église Romaine et ce que vous nous enseignez publiquement. »

« Moi. Peut-être existe-t-il à Rome quelques individus de votre secte que vous qualifiez d'Église Romaine. Quand je prêche, je dis bien des choses, dont plusieurs nous sont communes, par exemple que Dieu existe, et vous croyez à une partie des choses que je prêche- Vous pouvez cependant être un hérétique en refusant de croire à d'autres choses qui doivent être crues. »

« A. Je crois tout ce que doit croire un Chrétien. »

« Moi. Je connais ces ruses Ce que croient les membres de votre secte, c'est, pensez- vous, ce que doit croire un Chrétien Mais nous perdons du temps à nous escrimer ainsi. Dites-le simplement: croyez- vous en Dieu le Père, en son Fils et au Saint-Esprit ?

« A. J'y crois.

« Moi. Croyez-vous en Jésus-Christ de la Vierge, qui a souffert, qui a ressuscité et qui est monté au Ciel ? »

« A (rapidement). - J'y crois. »

» Moi. Croyez-vous que dans la messe servie par les prêtres le pain et le vin deviennent, par vertu divine, le corps et le sang de Jésus- Christ? »

« A. Ne dois-je point croire cela? »

« Moi. Je ne vous demande pas si vous devriez y croire, mais si vous y croyez. »

« A, Je crois tout ce que vous et les autres bons docteurs m'en- joignez de croire. »

« Moi. Ces bons docteurs sont ceux de votre secte ; si je suis d'accord avec eux, vous me croyez; sinon, non.

« A. Je crois bien volontiers comme vous si vous m'enseignez ce qui est bon pour moi. »

« Moi. Vous considérez comme bon pour vous ce que j'enseigne d'accord avec vos docteurs. Eh bien! dites si vous croyez que le corps de Notre Seigneur Jésus-Christ est dans l'autel? »

« A (brusquement). Je le crois.

« Moi. Vous savez qu'il y a un corps et que tous les corps sont de Notre-Seigneur. Je demande si le corps qui est est celui du Seigneur qui naquit de la Vierge, qui fut crucifié, ressuscita, monta a- ciel, etc. »

» A. Et vous, le croyez-vous? »

« Moi. Je le crois entièrement. » A. Je le crois aussi. »

PIÈGES TENDUS AUX INNOCENTS 465

« Moi. Vous croyez que je le crois, mais je ne vous demande pas 413 cela: je demande si vous le croyez. »

« A. Si vous voulez interpréter tout ce que je dis autrement que d'une façon simple et claire, alors je ne sais plus que dire. Je suis un homme simple et ignorant. Je vous en prie, ne me tendez pas de pièges sur les mots. »

« Moi. Si vous êtes simple, répondez simplement, non évasive- ment. »

« A . Volontiers. »

« Moi. Alors voulez-vous jurer que vous n'avez jamais rien appris de contraire à la foi que nous croyons véritable ? »

« A (pâlissant). Si je dois jurer, je jurerai volontiers. »

« Moi. Je ne demande pas si vous devez jurer, mais si vous voulez jurer. »

« A. Si vous m'ordonnez de jurer, je jurerai. »

« Moi. Je ne vous oblige pas de jurer, car comme vous croyez que les serments sont interdits, vous rejeleriez le péché sur moi qui vous y aurais contraint ; mais si vous voulez jurer, je recevrai votre serment. »

» A. Pourquoi jurerais-je si vous ne me le prescrivez pas? »

« Moi. Afin d'écarter de vous le soupçon d'hérésie. »

« A. Je ne saurais comment m'y prendre si vous ne m'aidez pas.»

« Moi. Si j'avais à jurer, je lèverais la main, j'écarterais les doigts et je dirais : Dieu m'est témoin que je n'ai jamais appris l'hérésie nj cru ce qui est contraire à la vraie foi. »

« Alors il balbutie comme s'il ne pouvait pas répéter la formule et emble parler au nom d'un autre, de sorte qu'il ne prête pas véritable- ment serment et cependant veut paraître le prêter. D'autres fois, il trans- forme le serment en une formule de prière, par exemple : « Dieu me soit témoin que je ne suis pas un hérétique! » et si on lui demande après : « Avez-vousjuré? » il répond: « Ne m'avez-vous pas entendu? » Pressé davantage, il fait appel à la pitié du juge et lui dit: « Si j'ai péché, je consens à faire pénitence, mais aidez-moi à me laver d'une accusation injuste et malicieuse. » Mais un inquisiteur énergique ne doit pas permettre qu'on l'arrête ainsi; il doit aller de lavant avec vigueur jusqu'à ce qu'il obtienne que le suspect confesse son erreur, ou du moins l'abjure publiquement, de sorte que, si Ton découvre plus tard ^u'il s'est parjuré, on puisse le livrer, sans autre interrogatoire, au bras séculier. Si un accusé consent à jurer qu'il n'est pas hérétique, je lui dis: « Si vous voulez jurer pour échapper au bûcher, un serment ne me suffira pas, ni dix, ni cent, ni mille, parce que vous vousaccordez mutuellement la dispense pour un certain nombre de serments prêtés par nécessité; donc, j'en exigerai un nombre infini. En outre, si j'ai contre vous, comme je le présume, des témoignages contraires à vos dires, vos serments ne vous empêcheront pas d'être brûlé. Vous souillerez seule -

414

4^ HABILETÉ DES ACCUSÉS

ment votre conscience sans échapper à la mort. Mais si vous voulez amplement confesser votre erreur, vous pourrez être traité avec miséri- corde. » Jai vu des hommes qui, effrayés par ces paroles, ont avoué (1). »

Le même inquisiteur cite un exemple bien frappant de l'habi- leté des simples à déjouer les astucieux interrogatoires des plus fins limiers du Saint-Office. Il s'agit d'une pauvre servante qui. pendant plusieurs jours, éluda les questions d'examinateurs de choix et qui aurait fini par échapper si l'on n'avait trouvé sur elle un fragment d'un os d'un hérétique qui avait été récem- ment brûlé ; au dire d'une de ses compagnes, qui avait recueilli avec elle les ossements du martyr, elle en avait conservé un comme relique. Mais l'inquisiteur ne dit pas combien de millions de bons catholiques, affolés par le jeu infâme auquel ils étaient soumis, désorientés par les complications de la théo- logie scolastique, ne sachant commentrépondre à des questions insidieuses, épouvantés par la menace du bûcher s'ils persis- taient dans leurs dénégations, confessèrent, en désespoir de cause, le crime qu'on leur imputait avec tant d'assurance et confirmèrent leur conversion en racontant des fables sur leurs voisins, tout en expiant leurs prétendus torts par la confiscation et la prison perpétuelle !

Il arrivait pourtant que l'innocence ou l'astuce de l'accusé triomphât de tous les efforts de l'inquisiteur. Mais ses ressources, même alors, n'étaient nullement épuisées et nous touchons ici à l'un des plus répugnants chapitres de cette histoire...

L'inconséquence humaine, dans ses développements si variés, ne s'est jamais manifestée sous un jour plus déplorable qu'au cours des instructions transmises aux jeunes Frères par les vétérans du Saint Office - instructions qui ne devaient être communiquées qu'aux initiés et qui, par suite, étaient rédigées avec la plus entière franchise. Familiarisés par une longue ,415 expérience avec tout ce qui peut émouvoir le cœur de l'homme;

(1) Tract, de Paup. de I iigdunô (Martène, Thés. v. 1792.) Cf. Bernard. Gui don. Fractica P. v. (Doat, XXX. )

CONSEILS INFAMES DES INQUISITEURS 467

dressés non-seulement à démasquer les subtilités de l'esprit de discussion, mais à chercher et à trouver le point le plus sen- sible par attaquer la sensibilité et la conscience ; infligeant sans pitié les plus horribles souffrances au corps et au cerveau, tantôt dans la pourriture d'une geôle l'on ensevelissait un malheureux pendant des années, tantôt par les douleurs plus vives de la chambre de torture, tantôt, enfin, par une froide exploitation des affections naturelles; mettant en œuvre sans scrupule les alternatives les plus violentes d'espérance et de terreur employant, avec une cynique indifférence, toutes les inventions de la fraude et de la tromperie à l'égard des misé- rables qu'on affaiblissait préalablement par la faim - les conseils que donnaient de tels hommes peuvent sembler les su-estions d'autant de démons, exultant dans leur pouvoir illfmité d'assouvir leurs passions haineuses sur des infortu- nés sans défense. Et cependant, à travers toutes ces horreurs, brille la conviction évidente qu'ils travaillent pour la cause de Dieu \ucun labeur n'est trop lourd quand ils peuvent sauver une âme de la perdition ; aucune tâche n'est trop répugnante quand ils peuvent amener une créature humaine à reconnaître ses torts, à les effacer par un repentir sincère; aucune patience ne leur semble trop longue s'ils peuvent éviter la condamnation injuste d'un innocent. Toute cette escrime savante entre le juge et l'accusé, toutes ces fraudes, toutes ces tortures du corps et de l'âme, si cruellement mises en œuvre pour arracher des confessions, n'avaient pas nécessairement pour but de procurer à l'Inquisition des victimes; on enseignait à l'Inquisiteur à être aussi sérieux, aussi consciencieux vis-à-vis des récalcitrants contre lesquels il possédait de suffisants témoignages qu a l'égard des suspects dont il ne pouvait que présumer le crime. Avec les premiers, il cherchait àsauver une âme, qui risquait de se perdre dans l'orgueil de son obstination ; avec les seeo^J, il s'efforçait de préserver les ouailles, en ne remettant pas en liberté une brebis malade qui pourrait infecter le troupeau. Il importait peu àla victime que tels ou tels motifs fissent agir son persécuteur, car la cruauté réfléchie est souvent plus froide

468 FRAUDE ET TORTURE

et plus calculatrice, plus impitoyable et plus efficace, que la colère et la rage; mais l'historien impartial doit reconnaître que, si beaucoup d'inquisiteurs furent des lourdauds, se confor- mant sans réflexion à une routine qui leur tenait lieu de vocation, si d'autres furent des tyrans avides ou sanguinaires stimulés uniquement par l'intérêt personnel ou l'ambition, il j'- en eut d'autres, beaucoup d'autres qui crurent accomplir une tâche élevée et sainte, soit qu'ils livrassent un hérétique impé- nitent aux flammes, soit que, par des moyens d'une inquali- fiable bassesse, ils sauvassent des griffes de Satan une âme qu'il avait déjà comptée comme sienne. On leur enseignait qu'il 416 valait mieux laisser échapper le coupable que de condamner l'innocent et, en conséquence, il leur fallait soit des témoignages décisifs, soit des aveux. En l'absence de preuves absolues, la conscience même d'un juge lui faisait un devoir de tenter l'im- possible pour arracher un aveu à sa victime. La faute n'était pas à lui, mais au système dont il était l'instrument (1).

Les ressources dont disposait un inquisiteur pour extorquer des aveux peuvent se répartir en deux catégories : la fraude et la torture cette dernière comprenant les diverses variétés des souffrances physiques et morales, de quelque façon qu'on les infligeât.

L'expédient le moins cruel peut-être pour surprendre la confession d'un accusé était le suivant. L'examinateur devait toujours admettre comme établi le fait qu'il cherchait à prouver etquestionnerle patient au sujet de quelque détail, lui demander, par exemple, combien de fois il avait fait profession d'hérésie, ou dans quelle chambre de^a maison il avait reçu des héré- tiques. On conseille aussi à l'inquisiteur, pendant l'interroga- toire, de tourner les pages de son dossier comme s'il le consul- tait, puis de déclarer hardiment à l'accusé qu'il ne dit pas la vérité, car elle est ceci ou cela; il peut aussi choisir au hasard un papier et prétendre y lire « tout ce qui peut servira tromper l'accusé » ; ou encore il peut lui dire que certains docteurs delà

(1, Practica super Inquisitione (Mss. Bib. Nat. fonds latin, 14930, fol. 221.)

ROLE DES ESPIONS 469

secte l'ont mis en cause dans leurs révélations. Pour rendre ces fraudes plus efficaces, le geôlier avait ordre de s'insinuer dans la conûance des prisonniers, de feindre pour eux l'intérêt et la compassion, de les exhorter à avouer sans retard, parce que l'inquisiteur est un homme clément qui aura pitié d'eux. Ensuite l'inquisiteur devait prétendre qu'il possédait des témoi- gnages irrécusables et que si l'accusé voulait avouer et dénoncer ceux qui l'avaient induit en erreur, on le remettrait sur-le- champ en liberté. Un piège plus compliqué consistait à traiter le prisonnier avec bonté, non avec rigueur ; à envoyer dans sa 41? cellule des agents éprouvés pour capter sa confiance, à l'inciter à faire des aveux par des promesses de clémence et d'inter- cession. Au moment voulu, l'inquisiteur paraissait en personne €t confirmait ces promesses, avec la restriction mentale que tout ce qu'on fait pour la conversion des hérétiques est œuvre de clémence, que les pénitences sont des charités et des remèdes spirituels de sorte que lorsque le misérable récla- mait la pitié en échange de ses révélations, on le tranquillisait en répondant qu'il serait fait pour lui bien plus encore qu'il ne demandait (1).

Il était inévitable que, dans une pareille organisation, les espions jouassent un grand rôle. Les agents éprouvés qui pénétraient dans la cellule du prisonnier avaient ordre de le conduire de confession en confession jusqu'à ce qu'ils eussent recueilli de quoi l'incriminer, sans qu'il pût s'en aper- -evoir. On nous dit que des hérétiques convertis étaient particu- lièrement propres à cette besogne. Un de ces hommes allait visiter un accusé et lui disait qu'il avait seulement simulé une conversion; un jour, après plusieurs entretiens, il lui arrivait de s'attarder et la porte était verrouillée derrière lui. Alors, dans l'obscurité, s'engageait une conversation confidentielle; mais derrière la porte, dans l'ombre, se dissimulaient des témoins, assistés d'un notaire, qui recueillaient toutes les paroles '

de la victime. Toutes les fois que c'était possible, on employait

(1) Tract, de Paup. de Lugduno (Martène Thés. v. 1793.) Eymeric. Direct. Inquis. p. 433-4. Modus examiaandi hsereticos (Mag. Bib. Pat. xih 341.)

27

470 ACTES DE VIOLENCE

les services des compagnons de captivité, qui étaientrécornpensés en conséquence. Dans une sentence portée contre un Carme, le 17 janvier 1329, coupable des actes les plus infâmes de sorcel- lerie, on allégua, à titre de circonstances atténuantes, qu'étant en prison avec quelques hérétiques il avait contribué à les faire avouer et avait révélé d'importants secrets qu'ils lui avaient confiés, au grand bénéfice de l'Inquisition qui espérait en retirer encore davantage.

Comme intermèdes à ces artifices, il y avait les actes de violence . Convaincu ou simplement suspect, l'hérétique n'avait pas de droits. Son corps était à la merci de l'Église et si la tribulation la plus douloureuse de la chair pouvait le contraindre à recon- naître ses erreurs, on n'éprouvait aucun scrupule à le faire souffrir pour sauver son âme. Parmi les miracles pour lesquels Saint François fut canonisé, on raconte qu'un certain Pietro d'Assise fut fait prisonnier à Rome sous l'inculpation d'hérésie et remis aux mains de l'évêque de Todi qui, pour préparer sa Conversion, le chargea de chaînes et le mit au régime du pain ^g et de l'eau dans une geôle obscure. Ainsi conduit au repentir par la souffrance, la veille de la Saint François, il invoqua l'aide du saint avec des torrents de larmes. Touché de son zèle, Saint François apparut et ordonna au prisonnier de sortir. Les chaînes tombèrent et les portes du cachot s'ouvrirent ; mais le malheureux était si affolé qu'il se cramponnait à la porte, en poussant des cris qui attirèrent les geôliers. Le pieux évêque vint en hâte à la prison, s'inclina devant la puissance divine et envoya au pape les chaînes brisées, comme témoignage du miracle. Plus frappant encore est un cas rapporté par Nidder. comme s'étant produit à l'époque ou il professait à l'Université de Vienne. Un prêtre hérétique, jeté en prison par son évêque, se montra obstiné ; les théologiens les plus éminents, qui travail- lèrent à sa conversion, estimèrent qu'il disputait aussi bien qu'eux. Pensant que la souffrance éclaire l'esprit, ils finirent parole faire attacher solidement à un poteau. Les cordes, péné-

(1) Tract, de Paup. de Lugdtino (M.irtène, Thei. w. 1787 8.) Eymeric. p. 434 Arch. de l'inq. de Carcass. (Doat, XXVII. 150.)

AJOURNEMENTS INDÉFINIS 471

trant dans les chairs, causaient de telles douleurs à la victime que lorsqu'ils vinrent pour la voir, le lendemain, l'infortuné supplia avec instance qu'on le fit sortir pour le brûler. Ils refu- sèrent froidement et le laissèrent attaché pendant vingt-quatre heures encore. Au bout de ce temps, la torture et l'épuisement avaient vaincu son obstination. Il se rétracta humblement, se retira dans un monastère Paulite et y mena désormais une vie exemplaire (1).

Comme bien on le pense, l'Inquisition n'hésitait guère à employer des moyens énergiques pour dompter la persévérance d'un captif qui refusait d'avouer ou de se rétracter. S'il y avait espoir d'en venir à bout par l'affection, on laissait pénétrer dans sa cellule sa femme et ses enfants, dont les larmes et les exhortations pouvaient le fléchir. Après les menaces on essayait des caresses. Le prisonnier était retiré de sa geôle infecte pour être installé dans une chambre commode, il était bien nourri et traité avec une bonté apparente, dans la pensée que sa réso- lution pouvait être affaiblie par des alternatives d'espoir et de désespoir. Maître dans l'art de manipuler le cœur humain, l'inquisiteur essayait successivement tous les systèmes qui pouvaient lui assurer la victoire dans la lutte inégale contre un malheureux livré sans défense à ses tentatives. Un des plus efficaces était la torture lente des ajournements indéfinis. Le captif qui refusait d'avouer, ou dont les aveux semblaient incom- 41 plets, était renvoyé dans sa cellule et abandonné à ses réflexions dans la solitude et l'obscurité. Sauf quelques cas rares, le temps ne comptait pas pour l'Inquisition ; elle pouvait attendre. Le jour arrivait, après plusieurs semaines ou plusieurs mois, le prisonnier demandait à être entendu de nouveau; si ses réponses étaient encore insuffisantes, on l'enfermait et il pouvait rester ainsi, subissant la prison préventive, pendant des années et même des dizaines d'années. A moins que la mort ne vint le délivrer, il était presque inévitable qu'il capitulât ; les auteurs sont tous d'accord sur les effets heureux, quoique lents, .

(1) Wadding. Annal, ann. 1228, 45. Nideri Formicar. lib. m. c. 10.

472 ACTES DE VIOLENCE

de l'emprisonnement cellulaire. C'est ce qui explique ce qu'on aurait peine à comprendre autrement l'énorme durée de beaucoup de procès de l'Inquisition. Il arrivait souvent que trois, cinq ou dix années même s'écoulassent entre le premier interrogatoire d'un prisonnier et sa condamnation finale ; nous possédons même des exemples de délais plus longs encore. Bernalde, femme de Guillem de Montaigu, fut emprisonnée à Toulouse en 1297 et fit des aveux la même année; mais elle ne fut condamnée effectivement àla prison que lors de Y auto de 1310. J'ai déjà parlé de Guillem Garric, amené à Carcassonnepourse con- fesser en 1321, après une détention de près de trente ans. Lors de Yauto de de 1319, àToulouse, on condamna un certain Guillem Salavert qui avait fait des aveux insuffisants en 1299 et d'autres en 1316; il s'y était tenu si énergiquement que Bernard Gui, enfin vaincu par son obstination, le congédia en lui imposant seulement la pénitence de porter des croix, en considération de sa captivité de vingt ans. Au cours du même auto, on condamna dix infortunés qui étaient récemment décédés en prison ; deux d'entre eux avaient fait leur première confession en 1305, un en 1306, deux en 1311 et un en 1315. Cet abomi- nable procédé n'était particulier à aucun tribunal. Guillem Salavert était un des hommes impliqués dans les troubles d'Albi de 1299, à la suite desquels beaucoup d'accusés furent jugés rapidement et condamnés par l'évêque, Bernard de Castenet, et par Nicolas d'Abbeville, inquisiteur de Carcassonne ; mais quelques-uns furent réservés au sort plus cruel d'une captivité sans jugement. On réclama l'intervention du pape et Clément V, en 1310, écrivit à l'évêque et à l'inquisiteur, donnant les noms des dix malheureux, parmi lesquels quelques-uns des citoyensles plusestimés d'Albi, qui étaient en prison, attendant d'être jugés on depuis huit ans et davantage ; plusieurs d'entre eux étaient enchaînés dans des cellules étroites et obscures. Le pape ordon- nait qu'on les jugeât immédiatement; on n'obéit pas et, dans une lettre ultérieure, il mentionne le fait que plusieurs sont morts et réitère ses instructions pour faire décider du sort des survivants. Une fois de plus, l'inquisiteur, qui n'agissait qu'à sa

SOUFFRANCES DES PRISONx\IERS i73

guise, désobéit. En 1319, outre Guillem Salavert, deux autres, Guillem Calverie et Isarn Colli, furent tirés de la geôle et rétrac- tèrent les aveux qu'on leur avait arrachés par la torture. Calverie figura avec Salavert dans Yauto de Toulouse, célébré la même année. Nous ignorons quelle fut la peine de Colli ; mais dans les comptes d'Arnaud d'Assalit, commissaire royal des confis- cations pour 1322 3, on trouve la mention d'une propriété de Isarnus Colli condemnatus, ce qui ne laisse aucune incerti- v tude sur son sort final. Dans Yauto de 1319 paraissent aussi les noms de deux citoyens de Cordes, Durand Boissa et Bernard Ouvrier (alors décédé), dont les confessions datent de 1301 et de 1300 ; sans doute ils appartenaient à la même fournée de misé- rables qui avaient se ronger le cœur dans la misère et le désespoir pendant une vingtaine d'années. (1)

Lorqu'on désirait hâter le résultat, on aggravait, jusqu'à la rendre intolérable, la condition du captif. Comme nous le verrons plus loin, les geôles de l'Inquisition étaient, en règle générale, d'épouvantables taudis, mais il y avait toujours moyen, quand on y trouvait quelque intérêt, d'en accroître encore l'horreur. Le « durus carcer et arcta vita » état d'un prisonnier enchaîné et à demi mort de faim dans un trou sans air passait pour un excellent moyen d'obtenir des confessions. Nous trouverons plus loin un exemple atroce de ce traitement infligé à un témoin dès 1263, alors qu'on cherchait à ruiner la grande maison de Foix. On faisait observer qu'une diminution judicieuse de la nourriture affaiblissait la volonté autant que le corps et rendait le prisonnier moins apte à résister aux menaces de mort alternant avec les promesses de clémence. La faim, 421 pour tout dire, était considérée comme un des moyens licites et particulièrement efficaces pour amener les témoins et les

(1) Eymeric. Direct. Inq. 514,521. Concil. Biterr. ann. 1246, App. c. 17. Innoc. PP. IV. Bull. Illi >s vicis, 12 nov. 1247. Lib. confess. Inq. Albiens. (Mss. Bib. Nat., fonds lat. 11847.) Bern. Guidon. Pract. P. v Doat, XXX.) Doc- trina de modo procéderai (Martène Thés. v. 1795.» Molinier, Ulnçuis. dans le midi, p. 330. Arch. d3 Tin], de Circtss. (Doat, XXVII. 709.) Lib. Sentent. Inq. Tolosan. p. 22, 76,102, 118 50, 158-62, 184, ?16-18, 220-1, 228, 244-8, 266-7, 282-5. Arch. de l'inq. de Carcass. 'Doat, XXXIV. 8.">.) Arch. de l'hôtel de vil'e d'A'bi (Doat, XXXIV. 45.) Coll. Doat, XXXI V 189.

474 ORIGINES DE LA TORTURE

accusés à composition. En 4306, après une enquête officielle, le pape Clément V déclara que les captifs étaient ordinairement contraints à faire des aveux par les souffrances qu'ils enduraient en prison, le manque de lits, le défaut de nourriture et la torture. (1)

Avec tant de moyens de coercition à leur portée, on pouvait «'étonner que les inquisiteurs aient cru devoir recourir aux appareils plus vulgaires et plus grossiers de la chambre de torture. L'usage du chevalet et de l'estrapade heurtait d'ailleurs si brutalement non seulement le principe du Christianisme, mais les traditions de l'Eglise, que l'adoption de ces moyens par l'Inquisition, pour propager et rétablir la foi, constitue une des plus tristes anomalies de cette lugubre époque. J'ai montré ailleurs avec quelle constance l'Église s'était opposée à la torture ; en pleine barbarie du XIIe siècle, Gratien déclare, comme une règle acceptée du droit canonique, qu'aucun aveu ne doit être extor- qué par des tourments. En outre, si l'on en excepte les Visigoths, les barbares qui fondèrent les États de l'Europe moderne igno- rèrent la torture et leurs systèmes de législation s'étaient développés à l'abri de cette monstrueuse coutume. C'est seule- ment lorsque l'étude des lois romaines redevint en honneur, lorsque le concile de Latran en 1245 eut prohibé les ordalies, que les légistes commencèrent à sentir le besoin de recourir à la torture comme à un moyen expéditif d'information. Les plus anciens exemples que j'aie rencontrés se trouvent dans le Code Véronais de 4228 et les Constitutions Siciliennes de Frédéric en 4234 ; mais, dans l'un et l'autre de ces cas, on voit que la torture était employée avec réserve et non sans hésisitation. Frédéric lui-même, dans ses féroces édits de 4220 à 4239, n'y fait pas allusion ; d'accord avec le décret de Vérone de Lucius III, il prescrit le mode usuel de purgation canonique pour les indi- vidus suspects d'hérésie. Mais l'idée de la torture fit un chemin rapide en Italie. Quand Innocent IV, en 4252, publia sa bulle

(ii Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXXI, 57.) Vaissete, m. Pr. 551-3. Tract, de Pau;>. de Lugd. 'Marîène. Ths. V. 1787.)-- Joan. Andreœ Gloss. sup. c. I, Clément, v. 3. "Bernarl. Guidon. Practica, P. V (Doat, XXX.)— Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doit, XXXIV. 45.)

HYPOCRISIE DU PAPE ALEXANDRE 475

Ad extirpanda, il en approuva l'usage pour la découverte de 422 ^'hérésie. Toutefois, un respect bien légitime pour les anciens préjugés de l'Église ne lui permit pas d'autoriser les inquisiteurs eux-mêmes ou leurs auxiliaires à administrer la torture aux suspects. Ce furent les autorités séculières qui reçurent l'ordre . de contraindre tous les hérétiques capturés à faire des aveux et à dénoncer leurs complices, au moyen de tortures qui devaient ménager la vie et l'intégrité du corps, « de même que les voleurs et les brigands sont obligés d'avouer leurs crimes et d'accuser leurs complices. » Les canons de l'Église, toujours en vigueur interdisaient aux ecclésiastiques de prendre part à ces exécutions ou même d'y assister, de sorte que l'inquisiteur qui, entraîné par son zèle, venait voir souffrir sa victime, avait besoin d'être « purifié » avant de pouvoir reprendre ses fonctions. Cela ne convenait pas à la politique de l'Inquisition. Peut-être, en dehors de l'Italie, la torture était encore à peu près inconnue, trouva-t-elle quelque difficulté à s'assurer le concours des fonc- tionnaires publics; toujours est-il qu'elle se plaignit partout d'une complication de procédure qui compromettait le secret absolu nécessaire à ses opérations. Aussi, dès 1256, quatre ans après la bulle d'Innocent IV, Alexandre IV supprima hypo- critement la difficulté en autorisant les inquisiteurs et leurs aides à s'absoudre mutuellement et à s'accorder mutuellement des dispenses pour des « irrégularités. » Cette permission, fréquemment renouvelée, fut considérée comme écartant tout obstacle : désormais, le suspect pouvait être torturé sous la surveillance immédiate de l'inquisiteur et de ses ministres. A Naples, l'Inquisition n'était que faiblement organisée, nous trouvons les fonctionnaires publics employés par elle comme tortionnaires jusqu'à la fin du XIIIe siècle ; ailleurs, ce furent les inquisiteurs et leurs auxiliaires qui usurpèrent cet emploi. A Naples même, Fra Tomaso d'Aversa infligea, en 1305, les tortures les plus brutales aux Franciscains Spirituels ; -et quand il reconnut l'impossibilité de les amener ainsi à s'accu- ser, il eût recours à l'ingénieux expédient de priver pendant quelques jours de toute nourriture un des plus jeunes Frères,

476 PROTESTATION DU ROI DE FRANCE

puis de lui donner à boire une quantité de vin fort; une fois le malheureux en état d'ébriété, il ne fut pas difficile de lui faire reconnaître que lui-même et ses quarante compagnons étaient autant d'hérétiques. (1) 423 La torture épargnait la dépense et les ennuis de longues cap- tivités; c'était une méthode expéditive et efficace pour obtenir les révélations que l'on désirait et elle prit rapidement faveur auprès de l'Inquisition, alors que la jurisprudence séculière ne se hâta point de l'adopter. En 1260, la charte accordée par Alphonse de Poitiers à la ville d'Auzon spécifie expressément que les accusés ne seront pas soumis à la torture, de quelque crime qu'ils soient accusés. Gela prouve que l'usage s'en répandait ce- pendant peu à peu. Dès 1291, Philippe le Bel crut nécessaire d'en restreindre l'abus ; dans des lettres au sénéchal de Carcassonne, il fait allusion à la méthode de torture récemment introduite par l'Inquisition, avec ce résultat que les innocents sont con- damnés, que le scandale et la désolation régnent dans le pays. Il ne pouvait pas intervenir dans l'organisation intérieure du Saint-Office, mais il atténuait le mal en interdisant que des arrestations fussent opérées à la simple requête des inqui- siteurs. Comme on pouvait le prévoir, cette mesure n'était que palliative; l'indifférence à la souffrance humaine grandit par l'habitude et l'abus de cette infâme méthode d'investigation ne fit qu'empirer. Lorsque les cris de désespoir de la popula- tion amenèrent Clément V à ordonner une enquête sur les ini- quités de l'Inquisition de Carcassonne, les cardinaux envoyés dans cette ville en 1306 furent préalablement avertis que les

(1) Lea, Superstition an i Force, 39 éd. 1878, p. 419-20. Lib. Jur. Civ. Ve- ronœ, ann. 1228, c. 75. Constit. Sicular. Lil>. i. lit. 27. Frid. h Edict. 1220, § 5. Innoc. PP IV. Bull. A<i extirpanda, § 26. Concil. Aufissiodor. ann. 578, c. 33. Concil. Matiscon. h. ann. 585, c. 19. Alex. PP. IV. Bull. Ut nei;otium 7 Julii 1258 (Doat, XXXI. 196); Kjusd. Bull. Ne inquhitionis, 19 Apr. 1259. - Urban. PP. IV. Bull. Ut neyot'ium, 1260, 1262. (Kipoll. I, 430 ; Mag. Bull. Kom. i. 132.) Clément. PP. IV. Bull Ne inqnisitionis, 13 Un. 1266. Bern. Guidon. Pract. P. IV (Dcat, XXX.) Pegnae Comment, in Eymeric. p. 593. Archivio di Napoli, Mss. Chioccarello, T. VIII. Historia Tribulationum (Archiu fur Lit t. and Kirchenqesch'chte 1886, p. 324.)

La plus ancienne allus on à l'usage de la torture en Languedoc remonte à 1Î54,. quand Saint-Louis défendit de l'appliquer sur le témoignage d'un témoin un;que,. même quand il s'agirait d'un pauvre. Vaissete, éd Privât, XI II. 1348.

ENQUÊTE DE CLÉMF.NT 477

torture5* infligées aux accusés étaient horribles au point de ne leur laisser d'alternative que la mort. Les documents de l'en- quête mentionnent, en effet, la torture comme un moyen tout à fait habituel. 11 est cependant digne de remarque que, dans les fragments de la procédure inquisitoriale qui nous sont par- venus, les allusions à la torture sont singulièrement rares. Apparemment, on sentait qu'à en rappeler l'usage on affai- 424 blisait en quelque mesure la valeur des témoignages obtenus. Ainsi, dans les cas d'Isarn Colli et de Guillem Calverie, dont il a été parlé } mis haut, il est dit qu'ils rétractèrent les aveux que leur avait arrachés la torture; mais, dans les procès-verbaux de leurs aveux mêmes, rien n'indique que la torture eût été employée. Dans les 636 sentences inscrites au registre de Tou- louse de 130'.^ à 1323, la seule allusion à la torture est dans le récit du cas de Calverie, alors qu'il y a de nombreux exemples de renseignements donnés par des condamnés sans espoir de salut, qui ne peuvent évidemment avoir été extorqués que par la torture. Bernard Gui, qui dirigeait à cette époque l'Inquisition de Toulouse, a trop emphatiquement insisté sur l'utilité de la torture, comme moyen de faire parler non seulement les accu- sés, mais les témoins, pour que nous puissions mettre en doute sa promptitude à y recourir (1).

L'enquête ordonné par Clément en 1306 conduisit à une ten- ative de réforme qu'approuva, en 1311, le Concile de Vienne; mais, avec son indécision habituelle, Clément différa la publi- cation des canons adoptés par le Concile jusqu'à sa mort et ils ne furent publiés qu'en octobre 1317, par son successeur Jean XXII. Parmi les abus qu'il cherchait à réfréner était celut de la torture; à cet effet, il prescrivit qu'elle ne serait admi- nistrée qu'avec le consentement de l'évêque, si ce dernier pou- vait être consulté dans les huit jours. Bernard Gui protesta qu'on mettait ainsi obstacle à l'efficacité de l'Inquisition, et proposa de substituer à la rédaction du pape une autre, tout à

(I) Ohassaing, S icil. Brivat^nse, p. 92. Vaissete, IV. Pr. 97-8. Archives de l'Hôtel de Ville d'AIbi (Doat, XXXIV. 45 sq.) Lib. Confess. Inq. Albiens. (Mss. Bih. Nat. fonds latin, 1 1847.) Lib. Sent. Inq. To'osnn. p. 46-78, i 32, 691-74, 180-2, 266-7. Bern. Guidon. Practica P. iv. v (Doat, XXX.)

27.

478 MAUVAISE FOI DES INQUISITEURS

fait insignifiante, aux termes de laquelle la torture ne devait être administrée « qu'après mûre et sérieuse délibération » ; mais sa protestation resta sans effet, et les règles Clémentines devinrent et restèrent la loi de l'Église (1).

Toutefois, les inquisiteurs étaient trop peu habitués à la disci- pline pour se soumettre longtemps à cette restriction de leurs privilèges. La désobéissance, il est vrai, entraînait la nullité de 425 leur procédure, et l'infortuné qui avait subi d'horribles tortures, sans l'approbation d'un évêque, était libre d'en appeler au pape; mais cela ne le dédommageait pas de ses souffrances. En outre, Rome était loin et la plupart des victimes de l'Inquisition étaient trop pauvres, trop impuissantes pour recourir à cette tutelle illusoire. Dans les Practica de Bernard Gui, écrits pro- bablement vers 1328-30, il n'est question que de consultation avec des experts, non avec des évêques; Eymerich adhère aux Clémentines, mais ses instructions touchant ce qu'on doit faire au cas ces règles seraient violées prouvent combien cela était fréquent. Quant à Zanghino, il affirme hardiment que le canon doit être interprété comme autorisant la torture avec l'aveu d'un évêque ou d'un inquisiteur. Au cours de cer- taines procédures contre les Vaudois du Piémont en 1387, si les accusés ne se confessaient pas au premier interrogatoire, on inscrivait que « l'inquisiteur était mécontent»; vingt-quatre heures étaient accordées au prisonnier pour compléter sa dépo- sition; dans l'intervalle, on le soumetlait à la torture pour assouplir sa volonté; puis, le lendemain matin, s'il se mon- trait docile, on inscrivait que sa confession avait été obtenue sans torture et en dehors de la chambre réservée à cet effet. En outre, de subtils casuistes découvrirent que Clément avait seule- ment parlé de torture en général et n'avait pas expressément mentionné les témoins; d'où ils conclurent que la torture des témoins un des abus les plus criants de leur système était laissée à la discrétion des inquisiteurs, ce qui finit par être accepté comme une règle. Un pas de plus, et l'on admettait

(1) C. 1, § 1, Clément, v. 3. Bern. Guidon. Gravamina (Doat, XXX. 100 120.) Eymeric Direct. Jnquis. p. 422. Zanchui, Tract, de Hxret. c. xv.

TORTURES INFLIGÉES AUX TÉMOINS 479

qu'après que l'accusé eût été convaincu par des témoignages ou eût fait des aveux, il devenait, à son tour, un témoin quant à la culpabilité de ses amis et qu'on pouvait, en conséquence, le torturer à volonté pour obtenir des dénonciations. Alors même que les Clémentines étaient respectées, le délai de huit jours qu'elles prévoyaient permettait à l'inquisiteur d'agir à sa guise après avoir laissé écouler le temps voulu (4).

Il était admis de tous que l'on pouvait torturer des témoins •qui étaient censés dissimuler la vérité; mais les légistes n'étaient 426 pas d'accord sur le degré d'évidence défavorable qui pouvait jus- tifier l'usage du chevalet à l'endroit de l'accusé. Évidemment, à moins qu'il n'y eût quelque bonne raison de croire que le crime d'hérésie avait été commis, l'emploi d'un pareil moyen d'infor- mation était sans excuse. Eymerich nous dit que lorsqu'il y a deux témoins à charge, un homme de bonne réputation peut être torturé, tandis que, s'il a mauvaise réputation, il peut être condamné de plain-pied et torturé sur le dire d'un seul témoin. Zanghino, d'autre part, affirme que le témoignage d'une •seule personne estimée suffit à autoriser la torture, quelle que soit la réputation de l'accusé; Bernardo di Como va jusqu'à dire que la « rumeur publique » est suffisante. Avec le temps, on rédigea des instructions détaillées pour guider les inquisi- teurs à cet égard; mais on admettait qu'elles étaient inutiles, la décision finale étant laissée à la discrétion du juge. 11 fallait assurément bien peu de chose pour justifier l'exercice de cette discrétion, puisque des légistes considéraient comme un motif suffisant si l'accusé, dans son interrogatoire, manifestait de

(i) Eymeric. Direct. Inq. p. 453-5. Bern Guidon. Practica P. v (Dont, XXX.) Zanchini, Tract, de H&ret. c. ix, xiv. Processus contra Waldenses (Archiv. storico italiann, 38, p. 20, 22, 24, etc.) Pauli de Leazariis, Gloss. sup. c. 1, Clem. v. 3. Silvest. Prieriat. de Strigimagar. Mirand. lib. m. c. 1. - Bernard. •Comens. Lu cerna lnquis. s. vv. Jeiunia, Torturas.

Que les Clémentines étaient pratiquement tombées en désuétude, c'est ce r\ne montra, en 1506, Charles 111 de Savoie, lorsqu'il obtint de Jules II, à titre de 'pri- vilège spécial, que les inquisiteurs n'emprisonneraient et ne condamneraient per- sonne sans le concours des Ordinaires éniscopaux; Léon X, en 1515, prescrivit jfc&me que ces derniers devraient donner leur assentiment à toutes les arresta- tions. — Sclopis, Antica Legislaziorse del Piémont, p. 484

480 mode d'administrer la. torture

l'effroi, balbutiait ou variait dans ses réponses sans qu'il existât contre lui aucun témoignage extérieur (1).

Les règles adoptées par l'Inquisition pour l'administration de la torture devinrent celles des tribunaux séculiers de tout le monde chrétien et méritent, par suite, d'être indiquées avec précision, Eymerich, dont les instructions à ce sujet sont les plus détaillées que nous possédions, admet que la question sou- lève des difficultés graves dont la solution est très incertaine. La torture devait être modérée et l'effusion du sang soigneuse- ment évitée; mais que fallait-il entendre par la modération en cette matière ? Certains prisonniers étaient si faibles qu'au pre- mier tour de poulie ils avouaient tout ce qu'on leur demandait; d'autres étaient si obstinés qu'ils étaient prêts à supporter tout plutôt que de confesser la vérité. Ceux qui avaient déjà été soumis à ces épreuves pouvaient être devenus les uns plus résistants, les autres plus faibles, car si les bras de quel- ques-uns se trouvaient endurcis, ceux de beaucoup d'autres étaient affaiblis pour toujours. En somme, le discernement du juge était la seule règle que l'on pût préconiser. 427 En droit, l'évêque et l'inquisiteur devaient être présents l'un et l'autre. On montrait au prisonnier les instruments de torture et on l'exhortait à avouer. Sur son refus, il était dépouillé de ses habits et ligotté, puis exhorté de nouveau à parler, avec promesse de clémence pour tous les cas la clémence pourrait s'exercer. Cela suffisait souvent à produire l'effet voulu, et nous pouvons croire que l'efficacité de la torture ne tenait pas tant à ses effets directs qu'à la terreur affreuse qu'elle inspirait à la multitude des âmes faibles. Mais si les menaces et les exhorta- tions étaient restées vaines, la torture était appliquée avec une rigueur croissante. L'obstination persistant, on produisait de nouveaux instruments de supplice et l'on prévenait la victime qu'ils lui seraient appliqués tour à tour. Si alors elle ne faiblis- sait pas, on la déliait et l'on fixait au lendemain ou au surlende- main la continuation des épreuves. D'après la règle, la torture

(1) Eymeric. p. 480, &î>2, 614. Zanchini Tract, de Hxret. c. ix. Bernard! Comens. Lucerna Inquis. s. vv. Indicium, Torturse, 19, 25.

TORTURE RENOUVELÉE 481

ne pouvait être appliquée qu'une fois; mais cette prescription, comme toutes celles qui protégeaient l'accusé, était facilement éludée; il suffisait d'ordonner, non pas la répétition, mais la « continuation » de la torture et quelque intervalle qui se fût écoulé entre deux opérations subséquentes, les respectables casuistes pouvaient les prolonger indéfiniment. On pouvait aussi prétendre que de nouveaux témoignages avaient été pro- duits et qu'ils exigeaient, pour être tirés au clair, une nouvelle séance de torture. Si les sollicitations des inquisiteurs conti- nuaient à se briser contre l'obstination de la victime, les mêmes tortures ou des tortures plus cruelles lui étaient infligée^. Au cas l'on n'obtenait rien, après des tourments jugés suffisants par les juges, quelques auteurs pensaient que le malheureux devait être remis en liberté, avec une déclaration attestant qu'on n'avait rien prouvé contre lui; d'autres soutenaient qu'il devait rester en prison. Le procès de Bernard Délicieux, en 1349, révèle une autre habileté pour éluder la prohibition des tortures répétées : les examinateurs pouvaient, à n'importe quel moment de leur enquête, ordonner la torture pour satis- faire leur curiosité sur un seul point et continuer indéfiniment en vue d'élucider lespoints connexes.

Toute confession extorquée dans la chambre de torture devait être confirmée après. En général, la torture était appli- quée jusqu'à ce que l'accusé manifestât le désir de se confesser ; il était alors délié et porté dans une salle voisine, l'on recueil- lait ses aveux. Si, toutefois, la confession s'était produite dans la chambre de torture, on la lisait ensuite au prisonnier et on lui demandait si elle était véridique. Il y avait bien une règle prescrivant un intervalle de vingt-quatre heures entre la torture 42g et la confession, ou la confirmation de la confession; mais elle était généralement négligée. Le silence passait pour marquer l'assentiment. La durée du silence était laissée à l'appréciation des juges, qui devaient tenir compte de l'âge, du sexe et de la condition physique ou morale du prisonnier. Dans tous les cas, on enregistrait la confession en indiquant qu'elle s'était pro- duite librement, sans menaces ni contrainte. Si la confession

482 RÉTRACTATION DES AVEUX

était rétractée, l'accusé pouvait être soumis de nouveau à la torture continuée, non renouvelée, a-t-on soin de nous dire sauf dans le cas l'on jugeait qu'il avait déjà été tor- turé «suffisamment» (1).

La rétractation des aveux soulevait une question difficile, qui divisa les légistes et ne fut pas résolue, dans la pratique, d'une manière uniforme. Elle mettait l'inquisiteur en mauvaise pos- ture et, vu la nature des moyens employés pour obtenir les aveux, devait être de fréquente occurrence : il fallait donc prendre des mesures rigoureuses pour la prévenir. Quelques auteurs distinguent entre les confessions spontanées et celles •qu'on extorquait par la torture ou par des menaces ; mais cette distinction fut négligée dans la pratique. L'opinion la plus cha- ritable est celle d'Eymerich; il dit que si la torture a été suffi- sante, l'accusé qui persiste à se rétracter doit être remis en liberté. Mais cette opinion est isolée. D'autres demandent que l'accusé soit obligé à rétracter sa rétractation par une répéti- tion de la torture. D'autres encore se contentent de dire que la rétractation constitue un « obstacle à l'Inquisition », et que, par suite, elle est justiciable de l'excommunication, dont doivent éga- lement être frappés les notaires qui contribueraient à rédiger des rétractations. En général, on présumait que la confession était véridique et que la rétractation était un parjure, attes- 429 tant que l'accusé était un hérétique impénitent et relaps, digne d'être livré au bras -séculier sans plus ample débat. Il est vrai que dans le cas de Guilhem Calverie, ainsi condamné en 1319 par Bernard Gui pour avoir rétracté sa confession, l'accusé bénéficia d'un délai de quinze jours pour revenir sur sa retraç- ai) Eymerie. Direct. Tnq . p. 480-2. Mss. Bib Ntt. fonds latin, 4*70, loi. 101, 146. Resp »nsa l'ruJentum (Doat, XXXVll. 83 sq.) Bernardi Comens. L- cerna Inquis. s. v. Confessio, Torturas.

Le soin avec lequel les inquisiteurs dissimulaient les moyens employés pour o «tenir des aveux, paraît clairement dans le cas de Guillem Salâvert en 1303 On IVdige à déclarer que sa confession, faite l'année précédente, est «véridique, obtenue sans violence ni tourments, etc. » (esse veram, non factam vi tormento- /*/<//', amore, yratia, odio, timoré, vel favore alicujns, non subornatus nec induc- tiis mini* v l blanditiis, seu se Inclus per aliquem, non amens nec st"ltus se i boni, ni'iite (Mss. Bib. Mat., fonds latin, 11847.) Or, Salâvert appartenait à un groupe de victimes qui, corn ne nous le verrons plus loin, furent torturés san» ;mén;»g*ments.

CRUAUTÉ DES INQUISITEURS 483

tation ; mais cela n'était qu'un effet du bon vouloir de l'inqui- siteur. La sévérité avec laquelle on procédait ordinairement est attestée par une remarque de Zanghino. Si, dit-il, un homme s'est confessé, a abjuré, et que, mis en liberté avec une pénitence à accomplir, il prétende publiquement avoir avoué par crainte, il doit être considéré comme un hérétique impénitent, suscep- tible d'être brûlé comme relaps. Nous verrons plus tard toute l'importance de cette observation en racontant le martyre des Templiers. Une autre question délicate se posait lorsque la confession retirée incriminait des tiers; en ce cas, les plus cha- ritables pensaient que, s'il ne fallait pas retenir ce témoignage contre eux, l'auteur de l'aveu devait du moins être puni comme faux témoin. Comme aucune confession ne passait pour suffi- sante si les noms des complices n'étaient pas révélés, les inquisiteurs qui ne regardaient pas comme des relaps ceux qui s'étaient rétractés pouvaient se dédommager en les condam- nant à la prison perpétuelle pour faux témoignage (1).

Ainsi perfectionnée et complétée, la procédure inquisitoriale était sûre de sa victime. Aucun accusé ne pouvait échapper, quand le juge était décidé à le condamner. La forme que cette procédure revêtit dans la jurisprudence séculière était moins arbitraire et moins efficace; cependant sir John Fortescue, chancelier d'Henri VI, qui eut mille occasions de l'observer pendant son exil, déclare qu'elle mettait la vie de tout homme à la merci d'un ennemi qui pouvait suborner deux témoins inconnus pour le charger.

(1) Eymeric. Direct. Inquis. p. 481. Bernardi Co liens. Lncerna Inquis. s. vt. Confessio, lmp/pnitens, Torturas, 48. Responsi Prudentutn (Doat, XXXVII. 83 ri.) Arch. de l'In^. d>, Carcass. (Doat, XXVII. 12G; XXX.II, 251 ) lab. Sentent. Inq. Tolosan. p. 266-7. Zanchini Tract, de Haaret. c. xxm.

(2) Fortescue, De laudtb is legum Auglix, c. xxviw

64 VALEUR DES TÉMOIGNAGES

CHAPITRE X

LES TÉMOIGNAGES

4o0 Nous avons signalé, dans le chapitre précédent, la tendance naturelle de la procédure inquisitoriale à revêtir le caractère dun duel entre le juge et l'accusé. Ce déplorable résultat était le fruit du système et de la tâche imposée à l'inquisiteur. On voulait qu'il pénélrât au fond du cœur d'un homme, qu'il scru- tât l'inscrutable. Son orgueil professionnel, autant que son zèle pour la foi, le poussait à démontrer par tous les moyens qu'il ne se laisserait pas tromper par les malheureux amenés devant son tribunal.

Dans une pareille lutte, les témoignages comptaient généra- Icmontpourpeude chose, sinon de prétextes à l'arrestation et à la poursuite ou comme moyens d'intimidation. On acceptait à ce titre les rumeurs les plus légères, môme émanant d'une per- sonne notoirement portée à la calomnie, que l'on pouvait tou- jours se dispenser de faire comparaître (t). Le vrai champ de ba- taille était la conscience du prisonnier; sa confession était le prix de la victoire. Toutefois, la pratique de l'Inquisition relativement aux témoignages mérite d'être examinée en passant; on y voit comment le parti-pris de tout conduire « dans l'intérêt de la foi » donna naissance à la pire jurisprudence que l'homme ait jamais inventée et eut pour résultats habituels les plus abominables injustices. La manière toutà fait simple et franche avec laquelle dts règles destructives de tout principe d'équité sont énoncées *>ar des hommes qui étaient sans doute honnêtes dans les autres

(1) B mardi Comens. Lucerna Tnquisit. s. vv. Infamia, Inquisitor,*, 7.

TRIBUNAUX ECCLÉSIASTIQUES 485

circonstances de leur vie, enseigne une leçon salutaire sur les effets dégradants du fanatisme, qui corrompt et pervertit les intelligences même les mieux douées et les plus saines.

Les tribunaux ecclésiastiques ordinaires n'avaient nullement donné l'exemple à cet égard. Leur procédure, fondée sur la loi civile, acceptait et mettait en vigueur les règles de celle-ci tou- chant la recevabilité des témoignages, et admettait que le devoir 431 de faire la preuve incombait à l'accusateur. Innocent 111, dans ses instructions au sujet des Cathares de la Charité, rappelait aux autorités locales que de fortes présomptions n'étaient pas des preuves et ne suffisaient pas à motiver des condamnations dans une matière aussi grave règle qui fut incorporée dans le Droit canonique elle devint simplement, pour les inquisL teurs, un prétexte à rechercher la certitude en extorquant des aveux par la violence. Les remarques suivantes de Bernard Gui montrent à quel point ils se sentaient affranchis de toute réserve : « Les accusés ne doivent pas être condamnés à moins qu'ils n'avouent ou ne soientconvaincuspar des témoins, non pas,ij est vrai, selon les lois ordinaires, comme pour d'autres crimes, mais selon les lois particulières et les privilèges concédés aux inquisiteurs par le Saint Siège ; car il y a beaucoup de choses qui sont particulières à V Inquisition (4). »

Presque dès le début de l'activité du Saint-Office, on fit effort pour définir ce qui constituait l'évidence de l'hérésie. Le Concile de Narbonne, en 1244, termine rénumération de diverses indi- cations a ce sujet en déclarant qu'il suffit que l'accusé soit con_ vaincu d'avoir « manifesté par quelque signe ou parole qu'il avait confiance dans des hérétiques ou les considérait comme de bons hommes » {bos homes). Les témoignages reçus' étaient aussi frivoles et impalpables que les faits qu'on voulait établir par eux. Dans les volumineuses séries d'interrogatoires et de dépositions que nous ont conservées les archives de l'Inquisi- tion, nous voyons que les témoins sont autorisés et même exhortés à dire tout ce qui leur passe par la tête. On attachait

(!) Fournier, Les officiahtês au moye-# âge, p. 177-8. G. 14 Extra h. 23. Bern. Guidon. Practica P. iv. (Doat, XXX.)'

486 indices d'hérésie

un grand poids à la rumeur publique, à l'opinion populaire, et, pour constater cette opinion, celle du témoin était acceptée sans réserve, même si elle était fondée sur un préjugé personnel, sur des on-dit, des rumeurs vagues ou des bavardages sans portée. Tout ce qui pouvait nuire à l'accusé était recherché avec avidité et scrupuleusement mis par écrit. En 1240, lorsqu'on travaillait à la ruine des seigneurs de Niort, il y eut à peine un témoin, sur cent quatre-vingts que l'on entendit, qui fût en état de relater, comme l'ayant constaté en personne, un acte quel- conque à la charge des accusés. En 1254, Arnaud Baud de Montréal fut déclaré « suspect d'hérésie » parce qu'il avait con- 432 tinué à visiter sa mère et à l'aider dans son besoin après qu'elle eût été hérétiquée ; il n'y avait aucun autre grief contre lui, mais celui-là suffisait, car le devoir d'Arnaud eût été de dénon- cer sa mère pour qu'elle fût brûlée. On finit par ériger en prin- cipe qu'un mari ou une femme, sachant que son conjoint était hérétique, devait le dénoncer dans le délai dune année, faute de quoi il était considéré comme complice et, sans plus ample examen, condamné aux peines de l'hérésie (4).

Bien entendu, l'inquisiteur consciencieux ne se dissimulait pas qu'il tournait dans un cercle vicieux; il essayait donc de se tranquilliser en se persuadant qu'il pouvait découvrir des indices certains de l'hérésie. Les auteurs en énunièrent on grand nombre. Ainsi, en ce qui concernait les Cathares, il suffi- sait de montrer que l'accusé avait « vénéré » un Parfait, lui avait demandé sa bénédiction, avait mangé ou conservé du pain béni par lui, avait volontairement assisté à une hérética- tion, était entré dans la covenansa pour être hérétique à son lit de mort, etc. En ce qui concernait les Vaudois, les signes distinctifs étaient les suivants : s'être confessé à un homme qui n'avait pas été régulièrement ordonné par un évêque orthodoxe -et avoir accepté de lui une pénitence ; avoir prié suivant le rite Vaudois en fléchissant les geuoux sur un banc; avoir assisté à

(i) Concil. Narbonn. ann. 124'* c. 29. - Trésor des chartes du roi en Carcas- -sonne (Doat, XXL 34.) Molinier, L'induis, dais le midi, p. 342. livres de Justice et de Plet, liv. i. tit. m. § 7

suspicion d'hérésie 487

la messe vaudoise ; avoir reçu de prêtres vaudois la «paix »ou le pain bénit. Tout cela avait été facile à cataloguer; mais, au-delà, s'étendait une région de doute se produisaient des divergences d'opinion,

Le concile d'Albi, en 1254, déclara que le fait d'être entré dans une maison connue pour être celle d'un hérétique chan- geait la suspicion simple en suspicion grave ; et Bernard Gui nous rapporte qu'aux yeux de certains inquisiteurs le fait de rendre visite à des hérétiques, de leur donner des aumônes, de les guider dans leur voyage, etc., suffisait pour motiver une condamnation. Cependant Bernard, d'accord avec Gui Foucoix, ne partage pas cette opinion; car, dit-il, un homme peut faire tout cela par amitié ou pour un salaire. Le cœur de l'homme, ajoute-t-il, est profond et impénétrable. mais l'inquisiteur s'efforce de se satisfaire en alléguant que tout ce qui ne peut être expli- qué favorablement doit être retenu comme une preuve adverse. C'est un fait notable que dans de longues séries d'interroga- toires on cherche vainement une seule question relative aux croyances de l'accusé. Toute l'énergie de l'inquisiteur tendait à obtenir des informations sur ses actes extérieurs. Il en résultait nécessairement que presque tout était laissé à la discrétion de l'inquisiteur et que la sentence finale dépendait plus de son humeur que des preuves de culpabilité ou d'innocence. Un seul exemple suffit à montrer la fragilité des indices dont pouvait dépendre la vie d'un homme. En 1234, Accursio Aldobran. dini, marchand florentin de Paris, fit la connaissance de quel- ques étrangers avec lesquels il causa plusieurs fois et qu'il salua ensuite par politesse quand il les rencontrait. Un jour, il donna dix sols à leur domestique. Quand il apprit que ses nouvelles connaissances étaient des hérétiques, il se sentit perdu, car le fait de les avoir salués pouvait être interprété comme l'équiva- lent de cette « vénération » qui était l'indice par excellence l'hérésie. Il se hâta de se rendre à Rome et soumit l'affaire à Grégoire IX, qui exigea de lui une caution et chargea l'évêque de Florence de faire une enquête sur les antécédents d'Accur- sio. Le rapport fut examiné par les cardinaux d'Ostie et de

433

88 DEGRÉS DE SUSPICION

Prénesteet reconnu entièrement favorable; Accursio se tira d affaire moyennant une pénitence imposée par le pénitencier pontifical, Raymond de Pennaforte, et Grégoire écrivi au inqmsiteurs de Paris de ne point le molester

Avec un pareil système, le catholique le plus dévot ne pou- va,t^pas se sent.r en sûreté pendant un seul instant de sa

ét^ri^K,610118^6"'01'1^0111, défmir ""définissable. D eta t inévitable que, dans un très grand nombre de cas, l'aveu de 1 accuse put seul entraîner la certitude. En conséquence pour éviter le malheur d'acquitter ceux qui ne pouvaient être amenés a des aveux, il devint nécessaire d'imaginer un nouveau crime, celui de « suspicion d'hérésie ». Cela ouvrait un vaste champ aux subt.lités infinies se complaisaient les juristes des Ecoles, qui faisaient de leur prétendue science une di^ne rivale de la théologie scolastique. On commença par distingue trois degrés de suspicion, suivant qu'elle était légère, véhémente ou dolente; les glossateurs travaillèrent avec délices à dTfin r la quantité et la qualité des témoignages qui autorisaient une de ces trois suspicions, avec le résultat prévu que, dans la pra- tique, la décision finale était laissée à la discrétion du ju»e Qu un homme contre lequel aucune preuve positive n'avait été fournie put être puni simplement parce qu'il était suspect cela m paraîtra aux modernes l'effet d'une singulière conception de la justice ; mais, aux yeux de l'inquisiteur, c'était faire injure à Dieu et aux hommes que de laisser échapper sans châtiment une personne dont l'orthodoxie n'était pas absolument certaine Comme bien d'autres doctrines professées par l'Inquisition' celle-ci pénétra dans la loi criminelle de tous les pays et con- tribua pendant plusieurs siècles à la pervertir (2).

On admettait généralement que deux témoins étaient néces- saires pour faire condamner un homme de bonne réputa-

(O Concil. Albiens. ann. 1254 c. 27. Guid. Fulcod lhir<t n*~.

(2) Eymeric Direct. Inq. p. 376-81. - Zanchini Tract, de Bxret. c. m.

TÉMOINS INFAMES 489

tion, bien que certains auteurs en demandassent davantage. Toutefois, lorsqu'une accusation menaçait de ne pas aboutir faute de témoignages, la discrétion de l'inquisiteur était le suprême arbitre ; on convenait que, si l'on ne pouvait invoquer deux témoins pour le même fait, deux témoins isolés, attestant chacun un fait de même caractère, devaient suffire. Quand il n'y avait, en tout, qu'un seul témoin, l'accusé était cependant soumis à la purgation canonique. Si un témoin rétractait son témoignage et que ce témoignage fût favorable à l'accusé, il était réputé nul ; mais si le témoignage était défa- vorable, c'est la* rétractation qui passait pour non avenue (1). Le même parti-pris présidait à l'admission des témoins mal famés. La loi romaine rejetait le témoignage de complices et l'Église avait adopté cette règle. Dans les Fausses Décrétales, il était dit qu'aucun homme ne serait admis comme accusateur s'il était hérétique, suspect d'hérésie, excommunié, homicide, voleur, sorcier, devin, ravisseur, adultère, faux témoin ou client des devins et des diseurs de bonne aventure. Mais quand l'Église commença à persécuter les hérétiques, toutes ces sages prohibitions furent oubliées. Dès l'époque de Gratien, les témoins hérétiques ou infâmes étaient recevables quand il s'agissait d'hérésie. Les édits de Frédéric II enlevèrent aux héré- tiques le droit de témoigner, mais cette incapacité fut levée lorsqu'ils avaient à témoigner contre d'autres hérétiques. Il y 435 avait, toutefois, quelque hésitation sur ce point, comme le montre l'Inquisition légatine tenue à Toulouse en 1229. A cette occasion, un hérétique converti, Guillem Solier, fut réhabilité afin de pouvoir témoigner valablement contre ses anciens coreligionnaires. En 1260 encore, Alexandre IV fut obligé de rassurer les inquisiteurs français en leur affirmant qu'ils pou-

(1) Archidiaconi Gloss. super c. xi, § 1 Sexto v. 2. Joann. Audreae Glôss. sup. c. xin, § 7. Extra v. 7. Eymeric. Direct. Inquia. p. 445, 615-16. Guid. Fulcodii Quœst. xiv. Zanchini Tract, de Hxret. c xm, xiv. Bern. Guidon. Practica P. iv (Doat, XXX.)

Devant les tribunaux laïques, si un témoin affirmait l'innocence d'un accusé- et se rétractait ensuite, le premier témoign; ge passait pour valable et le second pour nul; au contra' re, dans les procès d'hérésie, des témoignages défavorables étaient toujours accueillis et retenus. Ponzinibii de Lamiis, c. 84.

490 TEMOINS TROP JEUNES

vaient se servir sans crainte du témoignage des hérétiques. Mais bientôt ce principe fut généralement accepté, incorporé dans le droit canonique et confirmé par une pratique constante. A la vérité, s'il en avait été autrement, l'Inquisition aurait été privée d'une de ses ressources les plus fécondes pour découvrir et poursuivre les hérétiques. De même, les excommuniés, les parjures, les personnes infâmes, les usuriers, les filles publi- ques et toutes les personnes qui, suivant la jurisprudence criminelle du temps, étaient considérées comme incapables de porter témoignage, pouvaient témoigner valablement contre des hérétiques. De toutes les exceptions légales que l'on pouvait invoquer contre des témoins, une seule, celle d'inimitié mor- telle, était maintenue (1).

D'après la loi criminelle en usage dans les pays d'Italie, per- sonne ne devait témoigner au-dessous de l'âge de vingt ans ; mais, dans les affaires d'hérésie, les dépositions de témoins plus jeunes étaient reçues et, bien que non légales, suffisaient à justifier la torture. En France, la limite d'âge semble avoir été moins rigoureusement fixée et la décision était réservée, en cela comme en tant d'autres matières, à la discrétion de l'inqui- siteur. Gomme le concile d'Albi fixe à sept ans l'âge les enfants devaient fréquenter l'Eglise, apprendre le Credo, le Pater Noster et la Salutation à la Vierge, on peut admettre qu'au dessous de cet âge leur témoignage n'était pas reçu. Dans les procès-verbaux de l'inquisition l'âge des témoins est rarement indiqué ; cependant j'ai noté un cas, en 1244, après la prise du nid d'hérétiques de Montségur, il est question 436 d'un témoin, Armand Olivier, âgé de dix ans seulement. II

(i) G. 17 Cod. IX. h f Honor. 423)— Pseudo-Julii EjMst. h c. 1 8. (Gratiani Dem t. P. n caus. v. Q. 3, c. 5.)— Pseudo-Eutychiani Epist. ad Episcopos Siciliae. Gratiani Com- ment, in Dtcret. P. h. caus. h. Q. 7, c. 22; caus. vi. Q. 1, c. lï>. Hist. Diplcmi. Frid. II. T. iv. p. 2^9-300. Guill. Pod. Laur. c. 40.- Alex. PP. IV. Bull. Consuluit, 6 Mai 1 360 (Dout, XXXI. 205); Ejusd. Bull. Quod super nonnullis, 9 Dec. 1257 ; 15 Dec. 1258. ~- G. 5 Sexto v. 2. G. 8. § 3 Sexto v. 2. Concil. Biterrens. ann. 1246

c. 12. Jacob. Laudun. Orot. in Conc. Constant. (Von der Hardt iu. 60J Hss. Bib. Nat. fonds latin, 14930, fol. 221. Zanchini Tract, de Hxret. c. xi, un.

Eymeric. Direct. Inq. p. 602-6.

Suivant la loi anglaise de cette époque, les criminels et leurs complices ne pou- vaient pas tém igner, même dans le cas de haute trahison (Bracton, Lib. m> Tract, u. cap. 3, 1.)

TÉMOINS A CHARGE SEULS ADMIS 494:

avoua avoir été un croyant cathare depuis qu'il avait atteint l'âge de raison et il devenait ainsi responsable tant pour lui- même que pour les autres. Son témoignage est sérieusement allégué contre son père, sa sœur et près de soixante-dix autres personnes; il y donne les noms de soixante personnes qui, près d'une année auparavant, avaient assisté au sermon d'un évêque cathare. La précision extraordinaire d'une mémoire aussi jeune ne semble avoir éveillé aucun soupçon et ce témoi- gnage d'un enfant dut sembler décisif contre tous les malheu- reux qu'il avait désignés, car, à l'en croire, ils avaient tous « vénéré » leur chef spirituel (1).

Les femmes, les enfants et les serviteurs des accusés ne pou- vaient pas témoigner en leur faveur ; mais si leur témoignage était hostile, on le recevait avec plaisir et on le considérait même comme particulièrement probant. Il en était de même des hérétiques, qui, comme nous l'avons vu, étaient reçus comme témoins à charge, mais repoussés s'ils témoignaient en sens contraire. En somme, la seule exception qu'on pût invoquer contre un témoin était celle de malignité. Si c'était un ennemi mortel du prisonnier, on présumait que son témoignage était dicté par la haine plutôt que par le zèle pour la foi et l'on demandait qu'il fût rejeté. Quand il s'agissait d'un mort, le témoignage du prêtre qui l'avait confessé et lui avait adminis- tré le viatique, ne comptait pour rien ; si le même prêtre témoignait que le défunt avait avoué son hérésie, s'était rétracté et avait reçu l'absolution, ses ossements n'étaient pas exhumés et brûlés, mais ses héritiers devaient supporter l'amende ou la confiscation qui lui auraient été infligées de son vivant (2).

Bien entendu, aucun témoin ne pouvait refuser de témoi- gner. Aucun privilège, aucun vœu, aucun serment ne pouvaient

(1) Bernardi Comens. Lucerna Inquisit. s. v. Testis, 14. Concil. Albiens. ann. 12.4 c. 18. Coll. L)oat, XXII. :37 sq.

Dan* la loi féodale allemande, personne n'était admis à témoigner au-dessous de dix-huit ans. Saechsisch'S Lehenr<chtbuch, c.49 (Daniels. Berlin, 1863, p. 1 i 3 . >

(2) Eymerich. Direct. Inq. p. 611-13. Concil. Narbonn. ann. 1244 c 25. Concil. Biterrens. ann, 1246 c. 14. Arch. de 11 nq. de Carcass. (Doat, XXXI. 119.)

437

492 VIOLATION DE LA CONFESSION

l'affranchir de ce devoir. S'il y mettait de la mauvaise volonté ou de l'hésitation, il y avait tout auprès du tribunal la chambre de torture, dont les instruments de persuasion étaient em- ployés non moins libéralement contre les témoins que contre les accusés. C'est grâce à leur intervention qu'on parvenait à lever tous les doutes au sujet de la sincérité des témoignages; si ce terrible abus resta longtemps en vigueur dans h droit criminel de toute l'Europe, c'est à l'exemple donné par l'In- quisition qu'il est juste de l'attribuer. Même le secret du con- fessionnal n'était pas- respecté dans les efforts fanatiques des inquisiteurs pour obtenir toutes les informations possibles contre les hérétiques. Les prêtres avaient ordre d'exiger que leurs pénitents leur révélassent tout ce qu'ils savaient au sujet d'hérétiques et de fauteurs de l'hérésie. Le secret de la confession ne pouvait pas être ouvertement violé, mais on arrivait indirectement au même résultat. Quand un confesseur apprenait quelque chose touchant l'hérésie, il devait en prendre note et s'efforcer de persuader à son pénitent de le révéler aux autorités compétentes. S'il n'y réussissait pas, il devait, sans prononcer de noms, consulter des hommes « expérimen- tés et craignant Dieu » pour savoir quel parti il lui fallait prendre. On devine aboutissaient ces pieuses consultations, puisque le seul fait de demander conseil en pareille occurence montre que l'obligation même du secret n'était pas réputée absolue (1).

L'hérésie était naturellement un cas « réservé » pour lequel le confesseur ordinaire ne pouvait donner l'absolution. Ainsi un homme de Real mont en Albigeois, qui se repentait d'avoir assisté à un conventicule de Cathares, alla trouver un Francis- cain et se confessa à lui, acceptant la pénitence ordinaire consis- tant en petits pèlerinages et en quelques autres actes de contri- tion (2). Mais, à son retour, il fut saisi par l'Inquisition, jugé

(i) Guid. Fulcod. Quœst. vin. Pegnœ Comment, in Eymevic. p. 601. Zau- chini Tract, de JHœretic. c. xin. Doctrina de modo procedendi (Martène, JAe- saur. V. 1802.)

(2) Vaissete, IV. H,

DISSIMULATION DU NOM DES TÉMOINS 493

et jeté en prison; la pénitence qu'il avait subie était considérée comme nulle et non avenue.

Après avoir ainsi jeté un coup d'œil sur les procédés de l'In- quisition en matière de témoignage, nous en croyons volontiers les légistes d'après lesquels une condamnation pour hérésie s'obtenait plus facilement que pour tout autre crime. On ensei- gnait aux inquisiteurs qu'un faible témoignage suffisait à la prouver « probatur quis hœreticus ex levi causa » ; mais quelque abominable qu'ait été ce système, il y avait pis encore. L'infamie suprême de l'Inquisition consistait à refuser aux accusés toute connaissance des noms des témoins qui dépo- saient contre eux.

Dans les tribunaux ordinaires, même lorsque la procédure était inquisitoriale, les noms des témoins étaient communiqués à l'accusé avec leurs témoignages. On se souvient que lorsque le légat Romano conduisit une enquête à Toulouse en 1229, les ac- cusés le poursuivirent jusqu'à Montpellier en le suppliant de leur 438 faire connaître les noms de ceux qui avaient témoigné contre eux. Le cardinal reconnut leur droil. mais se tira d'affaire en leur montrant seulement la longue liste de tous les témoins qui avaient comparu pendant l'enquête, alléguant comme excuse le danger auquel ces témoins étaient exposés de la part de ceux qu'ils avaient chargés. Il est vrai que ce danger était réel, les inquisiteurs et les chroniqueurs rapportant quelques cas d'assassinat attribués à cette cause ; il y en avait eu six à Toulouse entre 4301 et 1310. C'est le contraire qui eût été sur- prenant et peut-être la crainte de ces sauvages représailles aurait-elle pu servir utilement à réfréner la rage des délations malveillantes. Mais le fait qu'une excuse aussi futile était alléguée systématiquement montre seulement que l'Église avouait ses dénis de justice et en avait honte, puisqu'aucunc précaution semblable n'était jugée nécessaire dans les autres affaires criminelles. Dès 1244 et 1246, les conciles de Narbonne et de Béziers défendent aux inquisiteurs de désigner les témoins d'une manière quelconque, alléguant comme motif le « désir

28

-494 CRAINTES POUR LA VIE DES TÉMOINS

prudent » du Saint-Siège. Quand Innocent IV et ses successeurs réglèrent la procédure inquisitoriale, la défense de publier les noms des témoins, par crainte de les exposer à des sévices, fut tantôt exprimée et tantôt omise. Lorsqu'enfîn Boni face VIII incorpora dans le droit canonique la règle de taire les noms, il exhorta expressément les évêques et les inquisiteurs à agir à cet égard avec des intentions pures, à ne point taire les noms quand il n'y avait pas de péril à les communiquer et à les révé- ler si le péril venait à disparaître. En 4299, les Juifs de Rome se plaignirent à Boniface que les inquisiteurs leur dissimulaient les noms des accusateurs et des témoins. Le pape répliqua que les Juifs, bien que fort riches, étaient sans défense et ne devaient pas être exposés à l'oppression et à l'injustice résul- tant des procédés dont ils se plaignaient. Sans doute, il leur en coûta une forte somme, mais, en fin de compte, ils obtinrent ce qu'ils demandaient. Partout ailleurs, c'était un fait reconnu que les inquisiteurs ne tenaient nul compte des exhortations de Boniface, comme les conciles de Narbonne et de Béziors avaient dédaigné les instructions similaires du cardinal d'Al- bano. Bien que, dans les manuels à l'usage des inquisiteurs, la réserve dite du péril soit généralement mentionnée, les ins- tructions touchant la conduite des procès admettent toujours, comme une chose évidente, que le prisonnier ignore les noms des témoins à charge. Dès l'époque de Gui Foucoix, ce légiste considère la dissimulation du nom des témoins comme une pratique générale; un manuel manuscrit presque contempo- rain de Gui signale cet usage comme une règle ; plus tard, 439 Eymerich et Bernardo di Como nous disent l'un et l'autre que les cas il n'y a pas péril pour les témoins sont rares, que le péril est grand lorsque l'accusé est puissant et riche, mais plus grand encore quand il est pauvre et que ses amis n'ont rien à perdre. Évidemment, Eymerich juge plus con- venable de refuser nettement les noms que d'adopter l'expé- dient de quelques inquisiteurs trop consciencieux auxquels le cardinal Romano servit de modèle. Cet expédient consistait à présenter les noms des témoins inscrits sur une feuille spéciale,

DISSIMULATION DES TÉMOIGNAGES 495

dans un ordre tel qu'il était impossible d'attribuer tel témoi- gnage à l'un ou à l'autre, ou mêlés à d'autres noms de manière à ce que la défense fût hors d'état de reconnaître ceux des témoins. De temps en temps, on adoptait un système un peu moins déloyal, mais également efficace, consistant à déférer le serment à une partie des témoins en présence de l'accusé et à examiner les autres en son absence. Ainsi, en 1319, lors du procès de Bernard Délicieux, sur quarante-huit témoins dont on rappelle les dépositions, seize seulement prêtèrent serment en sa présence. Lors du procès de Jean Huss, en 1414, il est dit qu'à un certain moment quinze témoins furent introduits dans sa cellule et y prêtèrent serment devantlui (1).

Le refus de communiquer les noms des témoins n'était qu'un premier pas : on en vint bientôt, du moins dans certains procès, à dissimuler les témoignages. L'accusé était alors jugé sur des pièces qu'il n'avait pas vues, émanant de témoins dont il ignorait l'existence (2). Comme, en principe, on ne reconnaissait à ce dernier aucun droit, l'inquisiteur pouvait se permettre sans scrupule tout ce qui lui semblait conforme aux intérêts de la foi. Ainsi, nous dit-on, si un témoin à charge rétracte son témoignage, l'accusé ne doit pas en être instruit, car cela pourrait l'encourager dans sa défense; cependant on recommande au juge de ne point perdre de vue cet incident au moment de rendre sa sentence. La sollicitude de l'Inquisition 440 pour la sécurité des témoins allait même si loin que l'inquisi-

(t) Bernardi Comens. Lvcerna lnquisit. s. v. Probatio, 3. Archidiac. Gloss. sup. c. xi. § i Sexto v. 2. Guill. Pod. Laur. c. 40. Bern. Guidon. Gravamina (Doat, XXX. 102 ) Concil. Narbonn. ann. 1244 c. 22. Concil. Biter.ens. ann. 1246 c. 4, 10. Arch. de l'Inq. de Carc. (Doat, XXXI. 5.) Innoc. PP. IV. Bull. Cum neçjotiu™, 9 Mart. 1254; Ejusd. Bull. ! t commission. 21 Jun. 1254. —Alex. PP. IV. Bull. Licet vobis, 7 Dec. 1255; Eju>d. Bull. Prœ cunctis, § 6, 9 Nov. 1256; Ejusd. Bull. Super extirpation**, § 9, 1258. Clem. PP. IV. Bull. Licet ex imnihns, 17 Sep. 1265. Ejusd. Bull. P? œ cunctis, 23 Feb. 1266. Guid. Fulcod. Quaest. xv. Un'. Bib. Nat., fonds latin, 14930, fol. 221.— C. 20Se>to \. 2.- Digard, Beg. de Boni/ace VIII, t. h, p. 412, 3063. Bero. Guidon. Practira P. iv (Doat, >XX.) Be?ponsa Prudentum (Doat, XXXVII.) Eymeric. Dirert. lnq. p. 4.r;0, 610, 614, 626, 627. Cf. Pegnse Com- ment, p. 627-8. Mss. Bib. Nat., londs latin, 4270. Bernardi Comens. Jucerna Inquisit. s. v. Nomina. Mladeno\ic Relatio (Palacky, Documenta Loanriis H\ts. p. 252-3.)

(2) [Cela s'est vu en décembre 1894. Trad.]

496 PRIME A LA CALOMNIE

teur pouvait, s'il le jugeait convenable, refuser de communi- quer à l'accusé une copie des témoignages. Affranchi de toute surveillance et, dans la pratique, de tout danger d'appel, l'in- quisiteur suspendait ou abrogeait à son gré toutes les lois tuté- laires de la défense, lorsque les exigences de la religion en péril paraissaient le commander (1).

Parmi les nombreux maux résultant de cette dissimulation, qui déchargeait témoins et accusateurs de toute responsabilité, le moindre n'était pas le stimulant ainsi ajouté à la délation et la tentation offerte aux âmes viles de satisfaire leurs rancunes. Môme sans désir particulier de nuire à autrui, un malheureux, dont la volonté avait été brisée par les souffrances et la tor- ture, pouvait, au moment de sa confession tardive, ajouter de l'intérêt à son histoire en y faisant entrer les noms de toutes les personnes qu'il connaissait, en déclarant qu'elles avaient assisté à des conventicules et à des hérétications . Il n'est pas douteux que la tâche de l'Inquisition n'ait été grandement accrue par la protection qu'elle accordait ainsi aux délateurs et aux calomniateurs ; elle devint par l'instrument et l'auxiliaire d'un nombre immense de faux témoins. Les inqui- siteurs sentaient bien ce danger et prenaient souvent des précau- tions en conséquence, avertissant un témoin des peines atta- chées au parjure, l'obligeant à déclarer qu'il s'y soumettait à l'avance, l'interrogeant d'une façon pressante pour savoir s'il avait été suborné. De temps en temps, nous trouvons un juge consciencieux, comme Bernard Gui, qui examine avec soin les témoignages, les compare et y démêle des contradictions qui prouvent que l'un d'eux au moins est mensonger. Il fit cela, à notre connaisance, deux fois, en 1312 et en 1316; le premier de ces cas offre un intérêt particulier.

Un certain Pons Arnaud se présenta spontanément et accusa son fils Pierre d'avoir essayé de le faire hérétiquer alors qu'il était atteint d'une maladie qui paraissait mortelle. Le fils nia. Bernard s'assura que Pons n'avait pas été malade à la date

(I) Re-ponsa Pnulentum (D mt. XXXVU.) Bernardi Coraens. Lucerna Inquis. s. v. Trad'rt. Zanc'iini >r>ct. de Hœret. c. ix.

CONSPIRATIONS CONTRE DES INNOCENTS 497

indiquée et que, dans la localité désignée par le père, il n'y avait jamais eu d'hérétiques. Armé de cette information, il 441 obligea l'accusateur à confesser qu'il avait inventé toute l'his- toire pour perdre son fils. Si cette affaire fait honneur à l'in- quisiteur, elle montre trop clairement aussi de quels pièges était alors entourée l'existence de tous les hommes. Un cas semblable se produisit en 1329. Henri de Chamay, inquisiteur de Carcassonne, découvrit à cette époque une véritable conspi- ration ourdie pour perdre un innocent, et il eut la satisfaction de contraindre cinq faux témoins à avouer leur crime. Bien que le faux témoignage fût sévèrement puni, il se produisait d'autant plus fréquemment qu'il était plus difficile à découvrir. Dans les documents trop peu nombreux qui sont parvenus jusqu'à nous, on trouve la mention de six faux témoins (dont deux prêtres et un clerc), condamnés lors d'un auto de tenu à Pamiers en 4323; quatre furent condamnés à Narbonne en décembre 4328; un à Pamiers, quelques semaines après ; quatre autres à Pamiers, en janvier 4329, et sept autres (dont l'un était notaire) à Carcassonne, au mois de septembre de la même année. Nous pouvons conclure de que si les archives de l'Inquisition nous étaient accessibles dans leur ensemble, la liste des faux témoins serait d'un longueur effroyable et impli- querait un nombre prodigieux d'erreurs judiciaires, commises toutes les fois que les faux témoins ne purent être démasqués à temps. Nous n'avons pas besoin d'apprendre par Eymerich 5ue les témoins conspiraient souvent la ruine d'un innocent; mais nous pouvons ne point partager sa confiance lorsqu'il nous assure qu'un examen rigoureux permet toujours à l'in- quisiteur de découvrir la fraude. Y a-t-il autre chose que la logique inquisiloriale poussée à l'extrême dans cet aphorisme de Zanghino, qu'un, témoin qui rétracte un témoignage hostile doit être puni pour faux témoignage, mais que son témoignage même doit être conservé et peser de tout son poids sur la sentence? (4).

(I) Lib. Onress. Inq. Albiens. (Ms*. Bib. Nat., fonds latin, 11847). Lib. Sen- .ent. Inq. Tolos. p. 96 7, 180, 393.— Arch. de l'Inq. de C;.rca-s. (Doat, XXVII, 118, 33, 140, 149, 178, 204-16.)— Eymeric. Direct, Inq. p. 52i. Zanchini, Trac . ie Hasret. c. xiv.

9*

498 FAUX TÉMOINS

Quand on démasquait un faux témoin, on le traitait avec autant de sévérité qu'un hérétique. Quatre pièces de drap rouge, découpées en forme de langues, étaient fixées, deux sur sa poitrine, deux sur son dos, et il était condamné à porter, sa vie durant, ces marques d'infamie; le dimanche, pendant le service divin, on l'exhibait au peuple sur un tréteau devant la 442 porte de l'église, et il était généralement jeté en prison pour le reste de sa vie. En 1322, un nommé Guillem Maurs fut con- damné pour avoir falsifié, à l'aide de complices, des lettres de l'Inquisition, qui permettaient de lancer des citations pour crime d'hérésie et d'extorquer de l'argent à ceux qu'on mena- çait. Maurs dut porter sur la poitrine et sur le dos non plus des langues, mais des lettres rouges. D'ailleurs, la rigueur du châtiment n'étart pas uniforme. Les faux témoins condamnés à Pamiers en 4323 ne furent pas punis de prison. En revanche, les quatre faussaires de Narbonne, en 1328, furent considérés comme particulièrement coupables, parce qu'ils avaient été subornés par des ennemis personnels de l'accusé : on les con- damna à l'emprisonnement perpétuel, au pain et à l'eau, avec des chaînes aux mains et aux pieds. L'assemblée d'experts tenue à Pamiers, lors de Vauto de janvier 1329, décida que les faux témoins devraient non seulement subir la prison, mais réparer les dommages qu'ils avaient causés aux accusés. Ce principe du talion fut appliqué plus complètement encore par Léon X en 1518, dans un rescrit à l'Inquisition d'Espagne, l'autorisant à livrer au bras séculier les faux témoins qui auraient réussi à causer un dommage notable à leurs victimes. Les expressions dont se sert le pape prouvent que ce crime était encore fréquent. Zanghino nous dit qu'à son époque il . n'y avait pas de pénalité légale définie, et que le faux témoin devait être puni «à la discrétion de l'inquisiteur» nouvel exemple de la tendance qui domine toute la jurisprudence inquisitoriale. consistant à imposer aux tribunaux le moins d'entraves possible, à les revêtir d'un pouvoir discrétionnaire et à se fier à Dieu, au nom et pour la gloire duquel ils opé-

POUVOIRS ILLIMITÉS DES JUGES 499

raient, afin qu'il leur inspirât la sagesse nécessaire à l'accom- plissement de leur mission (1).

(1) Lib. Sentent. Inq. Tolosan. p. 297, 393. Arch. de l'Inq. de Carcas^onne (Doat, XXVII. 119, 133, 140, 241). Pegnge Comment, in Ëymeric. p. G25. Zanchini Tract, de Hxret. c. xiv.

500

DROITS DE LA DEFENSE

CHAPITRE XI

LA DEFENSE

443 II résulte de ce qui précède que la procédure du Saint-Office réduisait singulièrement les droits et les facilités de la défense. Toute la procédure préliminaire était secrète et soustraite à la connaissance de l'accusé. Son dossier était constitué avant son arrestation; il pouvait être interrogé, exhorté à avouer, emprisonné même pendant des années et soumis à la torture avant de savoir au juste quelles charges on avait relevées contre lui. C'est seulement quand on lui avait extorqué des aveux, ou que l'inquisiteur désespérait d'en obtenir, qu'on lui faisait connaître les témoignages à charge, tout en supprimant d'ordinaire les noms des témoins. Cette méthode brutale offre un cruel contraste avec le souci éclairé d'éviter l'injustice qui inspirait les tribunaux épiscopaux à la même époque. D'après les canons du concile de Latran, concernant les officialités, l'accusé devait être présent à l'enquête faite contre lui, à moins qu'il ne fut en état de contumace; tous les griefs devaient lui être soumis, afin qu'il pût y répondre; les noms des témoins, ainsi que leurs témoignages, devaient être publiés et l'on devait admettre toutes les exceptions légitimes, « parce que la suppression des noms encouragerait la calomnie et que le rejet des exceptions ouvrirait le champ aux faux témoignages » (1). Combien était différente la condition de l'accusé suspect d'hé- résie et dont on présumait toujours la culpabilité! L'inquisiteur

(i) Concil. Lateran. IV. ann. 1215 c. 8.

(r.n 1254, saint Louis ordonne que dans tous les cas criminels la procédure inquis t riale est en us.ige, la procédure entier* doit être soumise à Tac» usé. Vaissete, éd. Privât, vin. 1348.

pas d'avocats 501

ne faisait pas effort pour éditer une injustice, mais pour oblige1" l'accusé à confesser sa faute etàdemanderd'être réconcilié avec l'Église. Pour que ce but pût être plus aisément atteint, les facilités de la défense furent systématiquement réduites au minimum.

Il est vrai qu'en 4246 le concile de Béziers décida que l'accusé 444 aurait toutes les facilités pour se défendre, y compris les délais nécessaires, l'admission d'exceptions et le droit de réponse ; mais si ces règles avaient pour but de diminuer l'arbitraire qui caractérisait déjà l'action inquisitoriale, il est certain qu'elles furent complètement dédaignées. D'abord, le secret permettait au juge de faire ce que bon lui semblait. En second lieu, pour rendre l'arbitraire plus absolu encore, on refusa à l'accusé le droit de se faire assister d'un avocat. Alors, comme aujour- d'hui, la complication des formes légales rendait indispensable à tout homme traduit en justice le concours d'un légiste expé- rimenté. Gela était si bien admis que, devant les tribunaux ecclésiastiques, on fournissait souvent des avocats gratuits à ceux qui étaient trop pauvres pour les payer. Dans la charte accordée en 1212 par Simon de Monfort à ses nouvelles pro- vinces, il est dit que la justice sera toujours gratuite et que les plaideurs indigents jouiront de l'assistance judiciaire. On trouve la même disposition dans la loi espagnole de cette époque. Alors donc que ce droit de la défense était reconnu dans les cas les moins importants, il paraissait si exorbitant de le refuser à ceux qui luttaient pour leur existence, devant un tribunal l'accusateur était aussi le juge, que l'Église éprouva d'abord quelques scrupules ; mais elle arriva à ses fins par une voie indirecte. Une décretale d'Innocent III, incorporée dans le droit canonique, avait interdit aux avocats et aux gref- fiers de prêter leur concours à des hérétiques et à des fauteurs d'hérésie, ainsi que de plaider pour eux devant les tribunaux. Cette interdiction qui, dans l'esprit du pape, ne concernait sans doute que les hérétiques endurcis et reconnus tels, fut bientôt étendue aux simples suspects qui luttaient pour établir leur innocence. Les conciles de Valence et d'Albi, en 1248 et

502 MENAGES AUX NOTaLRES

1254, tout en prescrivant aux inquisiteurs de ne pas se laisser arrêter par les vaines chicanes des avocats, rappelèrent d'une manière significative la disposition de la loi canonique, en la déclarant applicable à l'avocat qui oserait défendre un héré- tique. Cette manière de voir prévalut si bien que Bernard Gui n'hésite pas à qualifier de fauteurs d'hérésie les avocats des hérétiques et l'on sait que le fauteur d'hérésie passait, de plein droit, pour un hérétique si, dans le délai d'un an, il US n'avait pas donné satisfaction à l'inquisiteur. Si nous ajou- tons à cela tes exhortations sans cesse réitérées aux inquisi- teurs de procéder sans souci des formes légales ou des chicanes des avocats, l'avertissement donné aux notaires que la rédac- tion d'une rétractation d'aveux faisait d'eux des complices de l'hérésie, on comprendra qu'il n'était pas nécessaire de refuser formellement aux accusés l'assistance d'un avocat. Eymerich prend soin de dire qu'un accusé a le droit de se faire défendre et que, si on l'en empêche, cela constitue un motif d'appel ; "mais il affirme aussi que lïnquisiteur peut poursuivre un avocat ou un notaire qui défend la cause d'un hérétique. Un siècle plus tôt, un manuel manuscrit à l'usage des inquisi- teurs leur enjoint de poursuivre comme fauteurs d'hérésie les avocats qui accepteraient de défendre des hérétiques, en ajou- tant que si ces avocats sont des clercs, ils doivent être privés à jamais de leurs bénéfices. Ce devint par la suite un principe reconnu du droit canonique qu'un avocat d'hérétique devait être suspendu de ses fonctions et noté d'infamie à perpétuité. Il n'est donc pas étonnant que les inquisiteurs aient fini par prendre pour règle d'interdire la présence d'avocats dans les procès de l'Inquisition.

Cette injustice avait cependant une compensation, car le recours à un avocat pouvait être aussi périlleux pour l'accusé que pour son défenseur; en effet. l'Inquisition avait le droit de s'assurer toutes les informations accessibles; elle pouvait con- voquer l'avocat comme témoin, le forcer de lui abandonner tous les documents qu'il possédait et de lui révéler ce qui s'était passé entre lui et son client. Ces considérations,

IMPUISSANCE DE LA DÉFENSE 503

d'ailleurs, n'ont guère qu'une valeur théorique, car on peut douter qu'un avocat quelconque soit jamais intervenu devant le tribunal inquisitorial. La terreur qu'il inspirait est claire- ment attestée par le fait suivant. En 1300, le Frère Bernard Délicieux fut chargé par le provincial franciscain de défendre la mémoire de Castel Fabri. Nicolas d'Abbeville, l'inquisiteur de Carcassonne, lui refusa brutalement l'audience qu'il sollicitait; alors Bernard ne put trouver dans toute la ville un seul notaire qui osât lui prêter son concours pour rédiger une protestation légale; tous craignaient d'être arrêtés et poursuivis s'ils s'oppo- saient, en quoique ce soit, a la tyrannie du redoutable inquisi- teur. Bernard fut obligé d'attendre une douzaine de jours jus- qu'à ce qu'il pût faire venir un notaire d'une ville éloignée pour accomplir une simple formalité! Les fonctionnaires locaux avaient de bonnes raisons de redouter le courroux de Nicolas, car, quelques années auparavant, il n'avait pas hésité à jeter en prison un notaire pour avoir osé rédiger un appel des habi- 446 tants de Carcassonne au roi de France (4).

Ce qui précède fait suffisamment connaître l'esprit qui dominait tous les actes de l'Inquisition. Les hommes qui orga- nisèrent le Saint-Office savaient trop bien ce qu'ils voulaient pour laisser la porte ouverte aux habiletés et aux arguties de la défense. Celle-ci ne pouvait, de l'aveu général, recourir qu'à un seul moyen : la disqualification des témoins à charge. Comme nous l'avons vu, un témoin pouvait être disqualifié sous le pré- texte d'inimitié mortelle à l'endroit de l'accusé; mais, pour que l'inimitié fut qualifiée ainsi, il fallait qu'il y eût eu effusion de sang, ou du moins une querelle assez grave entre les parties pour avoir pu amener ce résultat. Comme c'était le seul espoir de la

(i) Concil. Biterrens. ann. 1246, apppnd. c. 8.— Concil. Campinacens. ann. 123ê c. 14. Contre le Franc-Alleu sans Tiltre, Paris, 1629, p. 2 16. Fuero Real de Espana, lib. i, tit. ix, leg. 1. Foumier, Les officialités, etc. p. 289. C. 11., Extra v. 7. Concil. Valentin. ann. 1248 c. 11. Concil. Albiens. ann. 1254 c. 23. Bernard Guidon. Practica P. iv (Doat, XXX.) Eymeric. Dwect. Inguis. p. 446, 452, 565, 568. Angeli de Clavasio, Summa angelica, s. v. Hxreticns, § 20. Mss. Bib. Nat., londs latin, 14930, fol. 220. Bernardi Comens. Lucerna Inq^intor. s. vv. Advocatus, Defensor. C. 13, § 7, Extra v. 7. Alei. PP. IV. Bull. Cupie?itc*, 4 Mart. 1260. Arch. de l'Inq. de Carcassonne. Doat, XXXIV. 123.) V»isSete, IV. 72.

U7

504 PAS DE TÉMOINS A DÉCHARGE

défense, on voit combien était cruelle l'habitude presque géné- rale de dissimuler à l'accusé les noms des témoins à charge. Le malheureux en était réduit à chercher, presque au hasard, quelles personnes avaient pu contribuer à le mettre en cause. S'il désignait quelque témoin comme son ennemi mortel, on l'interrogeait sur les causes de cette inimitié; l'inquisiteur s'enquérait des faits qui avaient motivé la querelle et décidait si oui ou non ils suffisaient à infirmer le témoignage. Des légistes consciencieux comme Gui Foucoix et des inquisiteurs comme Eymerich exprimaient le désir que les juges eux-mêmes se renseignassent sur l'autorité des témoins et écartassent ceux qui semblaient inspirés par la haine; mais bien d'autres cher- chaient plutôt à arracher aux malheureux leur dernière planche de salut. Une de leurs ruses consistait à demander comme par hasard à l'accusé vers la fin de son interrogatoire, s'il se con- naissait des ennemis assez acharnés pour témoigner faussement contre lui; si, ainsi pris à l'improviste, il répondait négative- ment, toute défense ultérieure lui devenait impossible. D'autres fois, on présentait à l'accusé le témoin le plus hostile et on lui demandait s'il le connaissait; en cas de réponse négative, il s'interdisait de mettre en avant l'exception d'inimitié person- nelle. Dans les cas ordinaires, on ne permettait jamais à l'accusé d'invoquer des témoins à décharge, sauf pour établir l'inimitié d'un de ses accusateurs. En vertu d'une fiction légale, on supposait que l'inquisiteur examinait l'une et l'autre face de la question et veillait sur la défense non moins que sur l'accusation. En résumé, si un accusé ne parvenait pas à deviner les noms de ses ennemis et à disqualifier leurs témoignages, sa condamnation était certaine (1).

En Angleterre, sous l'empire de la coutume barbare de la

(t) Guid. Fulcod. Quzst. xv. Eymeric. Direct. Inq. p. 446, 450, 607, 610, 614. Zanchini Tract, de H fret. c. ix, xu. Litt. Pétri Albanens. (Doat,

Y yy t k \

Dans le registre de l'Inquisition de Carcassonne, de 1249 à 1258, M. Molinior a relevé deux cas ou l'accusé put faire intervenir des témoins à décharge. Dans i'.m d'eux, G. Vilanière invoqua deux témoins pour prouver un alibi; dans l'autre, Guillem Nègre produisit une lettre de réconciliation et de pénitence. Chaque fo s la dépense eut partie gagnée {Vlnquis dans le Midi, p. 346.)

AFFAIRE DE B. PONS 505

peine forte et dure, un prisonnier qui refusait de plaider cou- pable ou non coupable était écrasé jusqu'à ce que la mort s'ensuivit, parce que le procès ne pouvait pas avoir lieu s'il n'v avait ni confession, ni dénégation. Quelque cruel que fût cet expédient, il était inspiré par un sentiment viril de la justice, par le principe que le plus vil des félons devait avoir la possibi- lité d'établir son innocence. Le système de l'Inquisition était bien pire. Dans le cas l'accusé refusait de se défendre, la procédure suivait son cours. Ce refus était un acte de contu- mace, équivalent au refus de comparaître; ou bien encore on y voyait l'équivalent d'un aveu et l'accusé était immédiatement livré au bras séculier pour être brûlé. Il faut ajouter que ces cas étaient rares, parce que la torture obligeait les prisonniers à répondre (1).

Nous citerons quelques cas pour donner une idée de l'extra- 44# ordinaire simplicité à laquelle se trouvait réduite la procédure inquisitoriale par suite de l'absence d'avocats et du refus de toutes facilités à la défense.

Le 49 juin 1252, P. Morret fut appelé devant l'Inquisition de Carcassonne; on lui demanda s'il voulait se défendre des incul- pations contenues dans l'instruction dirigée contre lui. Il put dire seulement qu'il se connaissait des ennemis et en nommer cinq. Apparemment, il ne réussit pas à désigner l'un de ses accusateurs, car on lui donna ensuite lecture des témoignages à charge et on lui demanda trois fois s'il avait quelque chose à ajouter. Il répondit que non et l'affaire prit fin par la fixation du jugement au 29 janvier. Deux ans après, en 1254, à Carcas- sonne, un certain Bernard Pons fut plus heureux, car il lui arriva de deviner juste en désignant sa propre femme comme son ennemie mortelle, et nous possédons l'enquête à laquelle on procéda en conséquence pour savoir si l'inimitié en question avait bien ce caractère. On interrogea trois témoins, qui jurèrent tous que la femme de Pons avait de mauvaises mœurs; l'un d'eux dé- posa qu'elle avait été surprise en adultère par son mari, un autre

(i) Coll Doat, XXXI. 149. Bernardi Comens. Lucerna Inquisit. s. v. Taci- turnitat.

29

506 POURSUITES CONTRE LES MORTS

qu'il l'avait battue à cette occasion ; le troisième qu'il l'avait récemment entendue dire qu'elle voudrait bien que son mari fût mort, pour qu'elle pût épouser un certain Pug Oler et quelle serait prête à devenir lépreuse pour en arriver là. Bien que cela dût paraître suffisant, Pons ne semble pas avoir échappé. En fait, l'accusé qui essayait de se défendre avait si peu d'espoir de réussir que fréquemment il y renonçait dès l'abord. A Carcas- sonne, le 26 août 1252, Arnaud Fabri refusa de recevoir une copie des témoignages à charge, alors que l'inquisiteur la lui offrait. Les jugements contiennent souvent une formule établis- sant que le condamné avait eu la possibilité de se défendre et avait refusé de s'en prévaloir, preuve que cet abandon de la défense n'était pas un fait exceptionnel. (1)

Dans le cas de poursuites contre les morts, les enfants ou lés héritiers du défunt étaient cités à comparaître pour défendre sa 449l mémoire. On publiait dans les églises que toute personne ayant quelque intérêt dans l'affaire, soit qu'elle possédât des biens du défunt, soit pour tout autre motif, était invitée à se présenter devant le tribunal. Un troisième avertissement notifiait au public que, si aucun témoin ne comparaissait au jour fixé, le jugement n'en serait pas moins rendu. Ainsi, en 1327, Jean Duprat, inquisiteur de Carcassonne, ordonne aux prêtres de toutes les églises, dans les diocèses de Carcassonne, de Narbonne et d'Alet, de procéder àla publication en question pendant le ser- vice divin, tousles dimanches et jours de fète,jusqu'àladate fixée pour le procès, et de lui envoyer une attestation notariée, cons- tatant que la publication a bien été faite. Les jugements rendus contre des défunts rappellent toujours avec soin ces avertisse- ments préalables; mais, malgré cette affectation d'équité, la pro- cédure à l'égard des morts n'était pas moins une caricature de la justice que celle dont les vivants étaient les victimes. Lors de Y auto tenu en 1309 à Toulouse, quatre défunts furent condam- nés ; or, nous apprenons à cette occasion que, dans un des cas,

(1) Registre de l'Inq. de Carcassonne (Mss. Bib. Nat., fonds latin, nouv. acquis. 139. f. 33, 44, 62). Practica super Inquisitione (Mss. Bib. Nat., fonds latiD, 14930, fol. 212.)

IMPUISSANCE DES HÉRITIERS 507

personne n'avait comparu et que, dans les trois autres, les héri- tiers s'étaient présentés, mais avaient renoncé à toute défense. Dans le cas de Castel Fabri dont il a été question plus haut, la fortune du défunt était grande, les héritiers comparurent, mais toute possibilité de défense leur fut refusée par l'inquisi- teur Nicolas d'Abbevîlle. Dans le cas de Pierre de Tormamire, les héritiers réussirent finalement à faire annuler la sentence à •cause des grossières irrégularités de la procédure ; mais ce résultat ne fut obtenu qu'au prix d'une lutte de trente-deux ans, pendant lesquels les biens du défunt restèrent sous séques- tre. Quelquefois, dans le cas d'hérétication au lit de mort, les enfants opposaient l'exception de non compos, qui passait, en principe, pour valable ; mais comme les seules personnes admises à en témoigner devaient être d'une orthodoxie irrépro- chable et étrangères à la famille du défunt, on conçoit que l'allégation des héritiers ne trouvât que bien rarement créance (1).

Pratiquement, celui qui tombait entre les mains de l'Inquisi- tion n'avait aucune chance de salut. Théoriquement, il avait, comme dans d'autres procédures, le droit de récuser son juge, mais c'était une expérience bien dangereuse à tenter et nous croyons sans peine Bernardo di Como, quand il nous dit que cela n'arrivait jamais. On ne pouvait plaider l'ignorance, car, ^kq dit Bernard Gui, un ignorant doit partager la condamnation de son maître, le Père du Mensonge. Celui qui niait avec persistance le crime qu'on lui imputait, même en se déclarant prêt à confes- ser la foi et à obéir en toutes choses à l'Église, était un obstiné et un impénitent, indigne de toute pitié. Le suicide en prison équi- valait à l'aveu de la faute, moins le repentir. Il est vrai que la folie ou l'ivresse pouvaient être invoquées comme circonstances atténuantes pour des propos hérétiques, si l'accusé rachetait sa

J (1) Concil. Biterrens. ann. 1246, Append. c 18. Doctrina de modo procedendi <Martène, Thesaur. V. 1813.) Coll. Doat, XXVII. 97-98; XXIX. 27; XXXIV. 123; XXXV. 61 ; XXXVIII. 166. Lib. Sentent. Inquis. Tolosan. p. 33-4. Molinier, L'inquis. dans le Midi de la France, p. 287. Alex. PP. IV. Bull. OHm ex varte, 24 Sept ; 13 Oct. 1238; Urbani PP. IV*. Bull. Idem, 21 Aug. 1262 (Mag. Bull. Rom. £ 117.)

508 APPEL AU PAPE

faute par la contrition; mais, en tout état de cause, il devait d'abord s'incliner devant la conclusion à laquelle était arrivé

f l'inquisiteur ex parte, faute de quoi il était livré au bras séculier (4).

Bernard Délicieux ne dit que la vérité lorsque, en présence de Philippe le Bel et de toute sa cour, il déclara que si Saint-Pierre et Saint-Paul étaient accusés d' « adorer» des hérétiques et étaient poursuivis par l'Inquisition, ils ne trouveraient aucun moyen de défense. Questionnés sur leur foi, ils répondraient comme des maîtres en théologie et des docteurs de l'Eglise; mais quand on leur dirait qu'ils avaient « adoré » des hérétiques et qu'ils demanderaient : «Lesquels?», on leur citerait quelques hommes connus dans le pays, mais sans ajouter aucun détail. Quand ils demanderaient des indications de temps et de lieu, on ne leur en donnerait pas, et quand ils demanderaient les noms des témoins, on n'en révélerait aucun. Comment donc, s'écrie Bernard, les Saints Apôtres pourraient-ils se défendre, alors sur- tout que si quelqu'un venait à leur aide, il serait accusé à son tour comme fauteur d'hérésie? Tout cela n'est que trop exact. La victime était enveloppée dans un réseau d'où elle ne pou- vait échapper et chaque effort qu'elle faisait ne servait qu'à l'y impliquer davantage (2).

451 En théorie, il est vrai, on pouvait en appeler du Saint-Office au pape, comme de l'évêque au métropolitain, pour déni dejus- tice ou irrégularité de procédure; mais cet appel devait avoir lieu avant le rendu de la sentence, qui était définitive. Ce droit d'appel peut avoir eu une influence modératrice sur des évêques exerçant leur juridiction inquisitoriale. Mais quand il s'agissait d'inquisiteurs, il dépendait de leur bon plaisir d'accor- der ou de refuser les apostoli, ou lettres renvoyant le cas devant le Saint Siège, c'est-à-dire qu'ils pouvaient en fournir d'affirmatives ou de négatives. Les premières admettaient

(1) Bernardi Gomens. Lucerna ïnquisit. s. t. Recusatio. Bern. Guidon. Prac- tica P. iv (Doat, XXX.) Zanthini, Tract, de Hxret. c. n, vu. Concil. Nar- bonn. ann. 124i c. 26. Concil. Biterrens. ann. 1246 c. 9. Eymeric. Direct* Inqnix. p. 572.

(2) Mss. Bib. Nat., fonds latin, 4270, fol. 139.

DIFFICULTÉ DES APPELS 509

l'appel, les secondes laissaient le cas aux mains de l'inquisi- teur, à moins qu'il ne fût formellement évoqué par le pape. Or, cela était nécessairement très rare et une pareille procédure, par sa complication, n'était ouverte qu'à des hommes très bien informés. Un accusé comme Maître Eckart, soutenu par tout l'Ordre Dominicain, pouvait y recourir, bien qu'en fin de compte il n'ait pas été mieux traité par Jean XXII qu'il ne l'eût été par l'archevêque de Cologne. Lorsque, en 4323, le Sire de Parthe- nay, un des seigneurs les plus influents du Poitou, fut accusé d'hérésie par le frère Maurice, l'inquisiteur de Paris, et enfer- mé dans le Temple par Charles le Bel, il en appela de Maurice ■en alléguant l'inimitié personnelle que lui portait le juge. Le roi Charles l'envoya, sous bonne garde, au pape Jean XXII à Avignon. Le pape refusa d'abord d'admettre l'appel, mais enfin, sur les instances des amis deParthenay, il consentit à désigner plusieurs évêques comme assesseurs de l'inquisiteur, et il en résulta qu'après de longues procédures Parthenay fut mis en liberté. De pareils cas sont naturellement très exceptionnels; tout autre était le sort des pauvres gens et des hommes de petite noblesse qui remplissaient les geôles de l'Inquisition et figu- raient à ses autos de fé. Les manuels à l'usage des inquisiteurs ne se font pas scrupule de leur enseigner les ruses et four- beries auxquelles ils peuvent avoir recours pour éluder toutes les tentatives d'appel lorsqu'une infraction des règles les a exposés à cet accident (1).

Il y avait toutefois une autre catégorie de cas l'interven- tion du pape pouvait se produire, car le Saint Siège était d'hu- meur autocratique et savait mettre de côté toutes les règles. La Curie était toujours avide d'argent et, en dehors de l'Italie, elle n'avait point de part aux confiscations. On conçoit donc 452 facilement que des hommes opulents, dont tout l'avoir était en jeu, consentissent à le partager avec la cour pontificale afii

(1) Pegnœ Comment, in Eymeric. p. 675. Zanehini, Tract. <1e Hxr^t. c. xxix. Eymeric. Direct. Inq. p. 453-55. Grandes Chron. ann. 1323. Gui! I. Nan- giac. Contin. ann. 1323. Chron. de Jean de S. Victor, (lonttn. ann. 1323. Bernardi Comens. Lucerna Inquisitor. s. vv. Appellatio, Excet>tiu 2.

510 INTERVENTION DU SAINT-SIÈGE

d'obtenir sa toute puissante intervention. Dès 4245, les évoques du Languedoc se plaignent à Innocent IV que beaucoup d'héré- tiques échappent ainsi au châtiment. Ce n'était pas seulement à ceux qui passaient en justice, mais à ceux qui craignaient d'être cités, aux excommuniés par contumace, aux condamnés, que les lettres accordées par les pénitenciers pontificaux con- féraientl'immunité. J'ai rencontré nombre de cas attestant cette- intrusion du Saint Siège dans l'œuvre du Saint Office ; l'un d'eux indique clairement à quels arguments on avait recours pour la provoquer. Par des lettres du 28 décembre 1248, le pénitencier pontifical Algésius enjoint de relâcher, sans confis- cation, les prisonniers de l'Inquisition qui avaient confessé l'hérésie, un des motifs allégués étant la libéralité des donations qu'ils avaient faites en faveur de la Terre Sainte. Il n'est pas suprenant que les inquisiteurs se soient quelquefois rebifYés et il arriva même que l'un d'eux donna une verte leçon à la Curie. En 1249, quelques habitants de Limoux, condamnés à porter des croix et à subir de lourdes pénitences, obtinrent d'Inno- cent IV un ordre qui équivalait à une grâce partielle ; alors les inquisiteurs, pour témoigner leur dépit, accordèrent à ces péni- tents l'absolution complète. Innocent se hâta de faire renouveler la sentence de condamnation, en sorte que les malheureux per- dirent le fruit de leurs efforts. Moins indiscrète fut l'interven- tion d'Alexandre IV en 1255, dans le cas d'Aimeric de Bressoles de Castel-Sarrazin, condamné pour des actes d'hérésie commis trente ans auparavant. Il représenta qu'il avait accompli la plus grande partie de sa pénitence et que son grand âge et sa pau- vreté l'empêchaient de l'achever; sur quoi le pape autorisa les inquisiteurs à commuer le reste de la peine en œuvres pieuses. En 1298, Boni face fit disparaître les incapacités légales qui affligeaient les petits enfants et les arrière-petits enfants de Clavagemma de Milan, hérétique sur son lTt de mort; les ruines de leur maison, qui avait été détruite, leur furent rendues; mais il n'en fut pas de même de leurs biens confisqués. Un cas remarquable se produisit en KHI, lorsque Grégoire XI autorisa l'inquisiteur de Garcassonne à mettre en liberté Bidon de Puy-

RARETÉ DES ACQUITTEMENTS 511

Guillem, condamné à la prison perpétuelle et repentant; le pape motivait son intervention en alléguant qu'il n'existait pas d'autre pouvoir en état de commuer la peine (1).

Toutefois, comme l'intervention pontificale était contraire à 453 la loi et exceptionnelle, il n'y a pas lieu d'en tenir compte lorsqu'on considère les effets de la procédure inquisitoriale. Ces effets étaient tels que la condamnation, sous une forme ou sous une autre, était réputée inévitable. Le registrede Carcassonne, de 1249 à 1258, sont énumérés environ 200 cas, n'indique pas une seule fois qu'un prisonnier ait été remis en liberté comme innocent. 11 est vrai que l'interrogatoire d'Alizaïs Debax, du 27 mars 1249, est suivi de la note : « Elle ne fut pasentendue à nouveau parce qu'on la considéra comme innocente » ; mais cette exception apparente est annulée par une seconde note ainsi conçue : Cruce signât a est, c'est-à-dire qu'elle fut con- damnée à porter des croix en public, manière d'affirmer, aux yeux du peuple, que l'Inquisition était infaillible. Un homme contre lequel il n'existait pas de preuves et qui ne voulait pas confesser une faute imaginaire était retenu indéfiniment en prison, à la discrétion de l'inquisiteur; enfin, si la preuve rele- vée à sa charge était seulement incidente et non directe, si la suspicion était légère, il pouvait être mis en liberté sous cau- tion, avec ordre de se tenir à la porte de l'Inquisition depuis l'heure du déjeuner jusqu'à celle du diner et depuis le dîner jusqu'au souper, en attendant qu'un nouveau témoignage vint & surgir contre lui et que l'inquisiteur put prouver saculpabilité admise d'avance comme certaine. Au nord des Alpes, c'était une règle universellement reçue que personne ne devait être acquitté. Tout ce que la justice inquisitoriale pouvait faire, lorsque l'accusation échouait complètement, c'était de rendre un verdict de « non prouvé ». On déclarait simplement que les griefs n'étaient pas établis, mais on se gardait de dire qu'il n'y en avait pas.' Les inquisiteurs avaient pour consigne de ne

(I) Va*îP»cl«, m. 46:': Pr. 447. Coll. Doat, XXXI. 152. 169, 283; XXXII. 69; XXXV. 134. l'otfhast I02«î, 10U1, 10317, 18723, 18895. Kipoll, i. *87 Coll. I) ..at, XXXV. 134.— Digarrl, ll<g. de Uviiiface VIII, t. n, p. 121, 2577

542 CANON' UE CLEMENT V

jamais prononcer qu'un homme était innocent, car cela pou- vait entraver une procédure ultérieure au ras de nouvelles charges viendraient à se produire. Toutefois, en Italie, au xwe siècle, il est possible que cette règle ait été négligée, car Zanghino donne une formule d'acquittement -— fondée, chose significative, sur )a malignité établie des témoignages (1).

Clément V reconnut l'iniquité de ce système lorsqu'il incor- pora dans la loi canonique une déclaration aux termes de laquelle les inquisiteurs abusaient au détriment des fidèles des sages prescriptions arrêtées pour la défense de la foi; lorsqu'il leur interdit de condamner injustement, d'agir pour ou contre

454 un accusé par faveur, par haine ou par cupidité, sous peine d'une excommunication ipso facto, ne pouvant être levée que par le Saint-Siège. Hernard Gui s'inscrivit chaleureusement en faux, contre ces accusations, identiques, dît-il, à celles que les hérétiques lançaient contre le Saint Office, au grand dommage de l'Inquisition. « Imputer l'hérésie à un innocent, ajoute-t-il, est un acte damnable, mais c'en est un autre de calomnier le Saint Office. Malgré la réfutation des accusationsdirigées contre celui-ci, le canon de Clément en admet le bien-fondé et rem- plit de joie les hérétiques. » Si, comme le dit Gui, les héré- tiques se réjouirent, ils eurent bien tort, car l'Inquisition pour- suivit sa marche et les efforts bien intentionnés de Clément ne furent couronnés d'aucun succès (2).

La constitution du crime de suspicion facilitait singulière- ment la répugnance du Saint-Office aux acquittement. Cette pratique dérivait des codes barbares, suivant lesquels l'accusé devait prouver son innocence soit par l'ordalie, soilpar )<\pur- gation appelée en Angleterre wager of law, c'est-à-dire en obtenant qu'un nombre déterminé d'amis vinssent jurer avec lui que l'accusation était mal fondée. Ledit du couronne-

; ment de Frédéric II prescrivit que les suspects d'hérésie | devaient s'innocenter de cette manière, si l'Église le demandait,

(1) Molinier, L Inquisition dans le Midi, p. 332-33. Resp r.usa Prudenfum (Doat, XXXVII.) Bern. Guidon. Prachca P. v. (Doat, XXX.)— Eymeric. Direct. Inquis. p. 474. Zanchini, Tract, de Hxret. c. xu.

(2) C. 1. Clément, v. 3. Bern. Guidon. Gravamina (Doat, XXX. H2.)

ACCUSATIONS FRIVOLES

513

sous peine d'être mis hors la loi ; s'ils encouraient cette peine et y restaient exposés pendant un an, ils étaient condamnés de / plein droit comme hérétiques. Cette disposition aggravait singu- j lièrement la suspicion d'hérésie et fut soigneusement exploitée» La suspicion pouvait naître de diverses façons, mais surtout de la rumeur publique. Il suffisait de n'avoir par prêté à temps le serment d'abjuration de l'hérésie imposé à tous les habitants du Languedoc, ou d'avoir négligé de dénoncer des hérétiques, ou de posséder des ouvrages hérétiques. L'extension ainsi donnée à la criminalité fut la cause de mille complications nou- velles. Les Vaudois enseignaient q .MX ne fallait ni mentir, ni jurer, ni forniquer, qu'il fallait rendre à chacun ce qui lui était dû, aller à l'église, payer les dîmes et les autres taxes dues aux prêtres. Ceux qui écoutaient ces sages conseils et en approuvaient la teneur devaient-ils être considérés comme sus- pectsd'hérésie ? On pose cette question àun inquisiteur qui, tout bien considéré, répond par l'affirmative : les auditeurs seront tenus pour suspects et soumis à la purgation. Le chancelier 455 Gerson se rendit bien compte des difficultés pratiques que sou- levait la théorie de la suspicion; il recommanda de nepas per- dre de vue la diversité des usages suivant les temps et les lieux, etc.; mais l'Inquisition ne s'arrêtait pas à ces scrupules. Il était plus facile de traiter les suspects en criminels, d'admettre les trois degrés de suspicion (légère, véhémente et violente), de la soumettre à des peines et de frapper des incapacités motivées parle crime d'hérésie, non seulement les suspects, mais leurs descendants. On renonça même à définir les trois degrés de suspicion et on laissa à l'arbitraire de chaque inquisiteur le soin de classer les cas individuels qui se présentaient. Eymerich explique que les suspects ne sont pas des hérétiques, qu'ils ne doivent pas être condamnés comme tels et que leur châtiment doit être moins grave, sauf dans le cas de suspicion violente. Mais ses paroles mêmes sont la condamnation la plus sévère de tout le système. Car comment repousser la « suspicion vio- lente », puisqu'il était impossible d'invoquer des témoins? L'accusé pouvait fort bien n'être pashérétique; mais s'il refusait

29.

514 COJlhEURS

d'abjurer l'hérésie et de donner satisfaction, c'est-à-dire de confesser implicitement un crime imaginaire, il devait être livré au bras séculier; s'il confessait et demandait d'être réconcilié à l'Eglise, il devait être jeté en prison pour le reste de ses jours (i).

En cas de suspicion légère ou véhémente, l'accusé devait 456 fournir des cojureurs pour attester avec lui son innocence. Ces cojureurs devaient appartenir à la même classe sociale que lui, le connaître personnellement et jurer, d'abord, qu'ils le croyaient orthodoxe, puis, qu'ils croyaient véridique son ser- ment d'exculpation. Leur nombre variait, suivant le bon plai- sir de l'inquisiteur et le degré de la suspicion, entre trois et vingt ou trente, ou même davantage. S'il s'agissait d'étran- gers, qui ne connaissaient personne dans le pays, l'inquisiteur devait se contenter de peu. La cojuration n'était pas une vaine cérémonie et, comme d'habitude, tout y conspirait contre l'ac- cusé. S'il ne réussissait pas à se procurer le nombre voulu de cojureurs, ou négligeait de le faire dans le délai d'une année, la loi de Frédéric II était mise en vigueur et il était générale- ment condamné au bûcher comme hérétique; quelques inqui- siteurs soutenaient, il est vrai, que cela constituait seulement une preuve présomptive, non une preuve absolue, et que le suspect pouvait échapper au bûcher en confessant et en abju- rant, pour subir ensuite, bien entendu, la pénitence de la pri- son perpétuelle. S'il réussissait à se purger par la procédure de la cojuration, il n'était pas acquitté pour cela. Lorsque la suspicion qu'il éveillait était qualifié de véhémente, il pouvait

(1) Hist. Diplom. Frid. n. T. h. p. 4. Concil. Tolosan. ann. 1229 c. 18. Co. cit. Albiens. ann. 11*54, c. 16. Concil. Tarraconens. ann. 1242. Eymeric. Direct. Inquis. p. 376-8, 380-4, 494-5, 500. Concil. Biterrens. ann. Î24»>, Jippend. c 31. 36. Zanchini Tract. <e Hxiet. v, v.i, xx. Doctrina de modo procedendi (Martène, Thés. v. 1802.) G°rsonis de Protestatione, consid. xn. Bernardi Comens. Lucema Inquis. s. v. Prxsumptio, 5. Isambert, Ane. Loix Françaises, iv. 364.

Il est curieux de voir Cornélius Agrippa soutenir que la loi interdit à l'Inquisi- tion de se mêler des cas impliquant simple suspicion, ou le fait d'avoir défendu, accueilli ou secouru des hérétiques (Z>* Vanitaie Sciendarum, cap. xevr.) Soi* contemporain, le savant jurisconsulte Ponzinibio, remarque, au contraire, expres- sément, que la simple suspicion, même non autorisée par la rumeur publique, suKit à justifier la procédure pour hérésie, mais nou pour d'autres crimes (Pouzi— uibii de Lamiis c. 88.)

ABJURATION 515

encore être puni ; même si la suspicion était légère, le fait d'avoir été suspecté le notait pour toujours d'infamie. Avec la curieuse inconséquence qui caractérisait la procédure inquisi- toriale, on le contraignait à abjurer l'hérésie après qu'il eût établi son innocence; cette abjuration restait à son dossier et, dans le cas d'une accusation ultérieure, le fait d'avoir échappé à la première était compté comme une preuve de culpabilité. Si la purgation avait été motivée par une suspicion légère, sa peine, à la suite d'une accusation nouvelle, était aggravée ; s'il y avait eu suspicion véhémente, il était considéré comme relaps, indigne de pitié et livré, sans autre procès, au bras séculier. Dans la pratique, cette iniquité est surtout intéres- sante comme manifestant l'esprit de l'Inquisition; car ses mé- thodes étaient trop rigoureuses pour que le recours à la pur- gation pût être fréquent et Zanghino, quand il traite cesujet, est obligé de l'expliquer comme une coutume peu répandue. Cepen- dant nous en connaissons une application digne de mémoire. En 4336, à Angermiinde, le frère inquisiteur Jordan admit à l'épreuve de la purgation un certain nombre de personnes accusées de la mystérieuse hérésie luciférienne ; quatorze hommes et femmes, incapables de réunir le nombre voulu de cojureurs, furent brûlés vifs (1).

Dans tous les cas l'accusé était admis à se réconcilier à 457 l'Église, l'abjuration de l'hérésie était une formalité indispen- sable. Tl y avait diverses manières d'abjurer, suivant que la suspicion était légère, véhémente ou violente, suivant aussi i qu'on s'était, ou non, confessé et repenti. La cérémonie avait lieu en public, à un auto de fé, sauf dans des cas rares, comme ceux d'ecclésiastiques dont la vue pouvait faire scan- dale ; elle comportait souvent une peine pécuniaire, destinée à garantir l'observation des engagements souscrits. Le point, essentiel était que le pénitent devait abjurer l'hérésie en géné-

(1) Concil. Tarraconens. ami. 1242. Eyme ic. Direct. Inq. p. 376-8,475-6.— Bernardi Comens. Lucerna Ihquis. s. vv. Pi acti n, Purgatio. Albertini lie >er- ior Inquis. s. v. Deficiens. Gregor. PP. XI. Bull, fïxuommunicamus, 20 Aug. 1220. Zanchini Tract, de Hxret. c. viu *v«. _ Martini App. ad Mo&heim ie Beyhardis, p. 537.

516

CONURBATION

rai, et, en particulier, l'hérésie dont il était accusé. Cela fait, en cas de rechute dans l'erreur, il pouvait toujours être livré sans procès au bras séculier, sauf si l'abjuration avait été motivée par une suspicion « légère ». On conçoit donc combien il était nécessaire de faire abjurer au pénitent l'hérésie in génère, car, sans cela, après avoir abjuré le Catharisme, il aurait pu adop- ter l'hérésie vaudoiseetne pas être considéré comme relaps. Dans la pratique, un tel changement de doctrine ne pouvait guère se présenter, mais le fait que les inquisiteurs l'ont prévu montre à quel point ils se souciaient de la forme, tout en manifestant un profond dédain pour ce que nous appelons la justice.

L'importance attribuée à l'abjuration parait clairement dans un cas de l'Inquisilion de Toulouse en 1310. Sibylle, femme de Bernard Borell, avait été contraintede se confesser et d'abjurer en 1305. Persistant dans ses pratiques d'hérésie, elle fut arrêtée derechef en 1309 et obligée à une nouvelle confession. En sa qua- lité d'hérétique relapse, elle était irrévocablement destinée au bûcher; mais, heureusement pour elle, sa première abjuration ne put être retrouvée dans les archives du Saint-Office et, bien que le reste de l'instruction faite en 1305 fût accessible, elle ne put être poursuivie que pour un premier crime et ne fut con- damnée qu'à la prison perpétuelle (1).

Dans le cas de suspects qui s'innocentaient par la compur- gation (cojureurs), l'abjuration ne comprenait naturellement 458 pas la confession. Mais dans des accusations d'hérésie avec témoignages à charge, personne ne pouvait être admis a abju- rer sans avoir préalablement confessé ce dont on l'accusait. Les dénégations étaient qualifiées à' endurcissement et, à ce titre, justiciables du bûcher; la confession était la première condition requise pour l'abjuration. Dans les cas ordinaires, l'on employait la torture, la confession se produisait presque tou- jours. Il y eut cependant des cas extraordinaires, comme celui

(1) Concil. Narbonn. ann. 1244 c. 6, 12. Muraton, A)ttiq. ltal. Dissert. lx. Docfrina de modo procedendi (Martène, T/ies. V, 1800-i.) Eymeric. Direct. Inquis. p. 376, 486-7, 4'.»2 8. Lib Sentent, lnqjis. Tolos. p. 67, 215.

CONFESSION 517

de Jean Huss à Constance, la torture ne fut pas employée et l'accusé nia toutes les charges d'erreur relevées contre lui. Dans des cas pareils, la nécessité de la confession avant l'abjuration ne doit pas être perdue de vue si nous voulons en comprendre toutes les conséquences.

518 CARAÇTÈHE DES SENTENCES

CHAPITRE XII

LA SENTENCE.

4S9 Les fonctions pénales de l'Inquisition étaient fondées sur une fiction qui doit être expliquée d'abord pour qu'on puisse juste- ment apprécier une partie de son action. En théorie, elle n'avait pas la mission d'infliger des peines. Sa mission consistait à sauver des âmes, à les remettre dans la voie du salut et à infliger des pénitences salutaires à ceux qui cherchaient cette voie, comme un confesseur à ses pénitents. Ses jugements n'étaient donc pas, comme ceux du juge temporel, des ven- geances exercées par la société sur les coupables, ou des exem- ples destinés à empêcher, par la terreur qu'ils inspiraient, la diffusion du crime ; ils avaient simplement pour objet le bien des âmes égarées, l'effacement ou le rachat de leurs péchés.

Les inquisiteurs eux-mêmes parlent généralement de leur office dans cet esprit. Quand ils condamnaient un malheureux à la prison perpétuelle, la formule en usage, dès que la procé- dure du Saint-Office fut fixée, consistait en une simple injonc- tion adressée au coupable de se rendre à la geôle et de s'y ren- fermer, au régime du pain et de l'eau qui complétait la pénitence; puis on l'avertissait qu'il ne devait pas sortir de prison sous peine d'être excommunié et considéré comme un hérétique parjure et impénitent. S'il parvenait à s'enfuir, la demande d'extradition le représentait comme un insensé, ayant rejeté la médecine salutaire prescrite pour sa guérison et dédaigné l'huile et le vin au moyen desquels on cherchait à panser ses blessures... (1).

(i) Guid. Fulcod. Quxst. xm, xv. Ripoll, i. 254. Arch. de l'Inq. de Car- cass. (Doat, XXXI. 139.)— Arch. de l'évèché d'Albi (Doat, XXXV. 69.) Lib.

LIMITATION DES PEINES 519

Donc, en principe, le nombre des peines que pouvait infliger 460 l'Inquisiteur était très limité. Il ne condamnait jamais à mort, mais retirait simplement la protection de l'Église au pécheur endurci et impénitent, ou au relaps dont la rechute avait prouvé qu'on ne pouvait se lier à son repentir. Sauf en Italie, il ne confisquait jamais les biens de l'hérétique, mais constatait seulement la réalité d'un crime qui, d'après les lois séculières, rendait son auteur incapable de posséder. Tout au plus pou- vait-il imposer une amende comme pénitence, qui devait être employé à de bonnes œuvres. Son tribunal était essentielle- ment spirituel, jugeait les péchés et prescrivait les remèdes de l'esprit, sous l'inspiration des Evangiles, dont un exemplaire était toujours ouvert devant lui. Telle, du moins, était la théorie de l'Eglise et il faut toujours s'en souvenir si l'on veut comprendre ce qui paraîtrait autrement illogique et inconsé- quent — particulièrement en ce qui touche la liberté laissée à l'inquisiteur dans ses rapports avec les pénitents. Juge des consciences, il n'était lié par aucun code, par aucune règle; ceux qu'il citait à son tribunal étaient littéralement à sa merci et aucun pouvoir, sauf celui du Saint-Siège, ne pouvait modifier quoique ce soit de ses arrêts (1).

Il résultait parfois de une indulgence qui serait autre- ment inexplicable, comme dans le cas des meurtriers de Saint- Pierre Martyr. Pietro Balsamo, connu sous le nom de Carinoy l'un de ces assassins à gages, fut pris en flagrant délit et son évasion de la prison, obtenue par corruption, souleva une révo- lution populaire à Milan. Et cependant, quand on l'eut repris et qu'il se fut repenti, on lui pardonna et on lui permit d'entrer dans l'ordre des Dominicains, il mourut paisiblement, avec la réputation d'un beato. Bien que l'Eglise n'ait jamais reconnu

Sentent. Inq. Tolos. p. 32. Eymeric. Direct. Inquis. p. 465, 643. Zanchins Tract, de H&rel. c. xx.

Dans les sentences de BernarJ de (".aux, 1246 8, bien que l'emprisonnement soit traité de pénitence, l'expression est plus impérative que dans la procédure posté- rieure (M*s. Bib. Nat., fonds lat., 5 902 )

(1) Arch. de l'évèché d'Albi (l)oat, XXXV. 60.) Arch. de l'inq. de Carcas- sonne (Doat, XXVll. 232.) - Concil. Narbonn. «nu. 1234 c. 5. Goncil. Biter- reiis' ann. 1246, Append. c. 20. Eymeric. hirect. Inq. p. 506-7. Zanchini, Tract, de Hxret. c. xvi. Guid. Fuîcod. Q xest. <v.

52Û CRIMINELS ÉPARGNÉS

à sa mémoire le droit d'un culte public, il apparaît, sous le nom I du bienheureux Acerinus, parmi les saints Dominicains, dans une des stalles, décorée en 1505, de la grande église sous le vocable du Martyr à Sant'Eustorgio. Pas un des meurtriers, semble-t-il, ne fut mis à mort et le principal instigateur du crime, Stefano Confaloniere d'Aliate, hérétique et fauteur 46j d'hérétiques notoire, ne fut emprisonné pour le reste de ses jours qu'en 1295, quarante-trois ans plus tard, après une longue série d'abjurations et de rechutes. 11 en fut de même quand, bientôt après, l'inquisiteur franciscain Pier da Bracciano fut assassiné et quand Manfredo di Sesto, qui avait armé le bras des assassins, fut traduit devant Rainerio Saccone, l'inquisiteur de Milan. Il avoua son crime et d'autres forfaits commis au profit de l'hérésie, mais reçut seulement l'ordre de se présenter devant le pape et de s'entendre imposer pai- lui une pénitence. Comme il négligeait dédaigneusement d'obéir, Innocent IV se contenta d'ordonner aux magistrats de toute l'Italie de l'arrêter et de le retenir en prison partout Ton pourrait le saisir fi). Cependant cette doctrine qui faisait de l'Église une mère aimante, châtiant à regret et dans leur intérêt seul les désor- dres de ses enfants, ne servait qu'à rendre plus impitoyables la plupart des opérations du Saint-Office. Ceux qui résistaient à ses efforts bienfaisants se rendaient coupables d'une ingratitude et d'une désobéissance dont rien ne pouvait égaler la noirceur. C'étaient des parricides indignes de toute clémence, à qui l'on témoignait encore de la charité en les frappant. Nous avons vu combien peu l'inquisiteur se préoccupait de la souffrance humaine dans ses tentatives pour découvrir et pour convertir les hérétiques; il n'était pas à supposer qu'il se montrerait plus tendre dans le traitement des âmes malades réclamant de lui l'absolution et la pénitence. Or, c'étaitle pénitent seulement, qui, après avoir avoué son crime et s'être repenti, comparaissait

(1) Tamburini, Istoria delV Inqaiz., i. 492-502. Bern. Corio, Hist. di M>- fano,'ann. 1252 Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXXI. 201.) Ripoll, i.

244, 280, 389.

INNOCENTS PUNIS 521

devant le tribunal pour être châtié. Tous les autres étaient abandonnés au bras séculier.

Ce qui montre combien cette théorie était vaine, c'est que la juridiction inquisitoriale ne pesait pas seulement sur les héré- tiques, sur ceux qui avaient erré volontairement en matière de foi. Fauteurs et défenseurs des hérétiques, ceux qui leur accordaient un asile, une aumône, une protection quelconque, ceux qui négligaient de les dénoncer aux autorités ou de s'em- parer d'eux quand ils le pouvaient tous ceux-là, quelque orthodoxes qu'ils pussent être, encouraient la suspicion d'hérésie. Si la suspicion était violente, elle était aussi grave que l'hérésie elle-même ; si elle était véhémente ou simple, 462 nous avons vu à quels périls elle exposait encore. Zanghino enseigne que, si un hérétique se repent, s'il se confesse à son prêtre, s'il accepte une pénitence et finit par recevoir l'absolu- tion, il peut sans doute être libéré de l'enfer et lavé de ses péchés aux yeux de Dieu, mais il ne doit pas être exempté des châtiments temporels et reste exposé aux poursuites de l'Inqui- sition. Celle-ci ne voulait donc pas abandonnner sa proie, tout en reconnaissant l'efficacité du sacrement de la pénitence, et, pour écarter des difficultés de ce genre, défense était faite aux prêtres de recevoir les confessions d'hérétiques, sujets réservés aux évêques et aux inquisiteurs. N'est-ce point encore une preuve évidente que la conduite du Saint-Office n'était point d'accord avec sa doctrine ? (1).

Les pénitences généralement imposées par l'Inquisition étaient peu nombreuses. Elles consistaient, d'abord, en prati- ques pieuses récitation de prières, fréquentation d'églises, usage de la discipline, jeûnes, pèlerinages, amendes au profit d'œuvres religieuses, toutes choses qu'un confesseur pouvait imposer à ses pénitents ordinaires. Cela suffisait pour les offenses d'importance secondaire. Puis venaient les pœnœ confusibiles, pénitences humiliantes et dégradantes, dont la

(i) Concil. Tarraconens. ann. 1242. ïnnoc. PP. IV. Bull. Xowrit uni vers i tas 1254 (Mag. Bull. Rom. i. 103). ~ Bern. Guidon. Practica P. iv (l)oat, XXX.) Eymeric. Direct. Inquis. p. 368-72, 376-8. Zanchini Tract, de Hxret. c. xxxm.

PÉNITENCES

463

plus grave était le port de croix jaunes cousues sur les vête mente ; enfin, la plus sévère punition que put infliger le Sa £ Office le murus ou prison. La confiscation, comme je l'aidé* dit n était qu'un incident et, comme le bûcher, rele ai d s autorités temporelles. En outre, les conciles de Narb nne de Beziers presenvent la peine du bannissement, à perp - tm e ou atemps, mais elle parait avoir été si rarement appliqua ïui est a peine beso.n d'en tenir compte; cependant elle est que quefois mentionnée dans les sentences lesplus andenne et énumeree parmi les pénitences auxquelles les hérétiques repentants consentaient à se soumettre (1)

Le crime d'hérésie était trop grave pour être expié par la contriion et le retour au bien. Quoique l'Église prétendit accueillir avec jo.e dans son seinmaternel, ses "enfants égaré et repentants, la voie à suivre par le coupable était dure et son pèche ne pouvait être lavé qu'au prix de pénitences assez sévères pour attester la ferveur de sa conversion. Avant l'éta- blissement de HnquISition, vers 1208, saint Dominique, alors sous les ordres du légat Arnaud, convertit un Cathare nommé Pons Roger etlui prescrivit une pénitence dont la formule s'est conservée. Elle nous donne une idée nette de ce que l'Église considérait alors comme les conditions raisonnables dW réconciliation, à une époque elle mettait en œuvre toutes ses ressources pour reconquérir les hérétiques et n'avait pas encore recours, sauf exception, à la violence. Le pénitent doit être dénude jusqu à la ceinture trois Dimanches de suite et fouette par le prêtre depuis l'entrée de la ville de Tréville jus- qu a la porte de l'Eglise. 11 doit s'abstenir à tout jamais de viande, d œufs et de fromage, excepté à Pâques, à la Pentecôte et a Noël ; ces jours-là, il doit manger de ces aliments en si^ne de renonciation aux erreurs manichéennes. Pendant quarante jours, deux fois par an, il doit s'abstenir de poisson ; pendant trois jours de chaque semaine, il ne doit prendre ni poisson ni vin, ni huile et même jeûner complètement, si sa santé et ses

(1) Concil. Narbonn. ann. !2H c 1 rnnn,\ d* e.28 - CoU. Doat, XX.. *00. _* Mslm.^^Z, ™J™- APP™«-

SURVEILLANCE DES PÉMTENTS 52$

occupations le lui permettent. 11 doit porter des vêtements monastiques, avec une petite croix cousue sur chaque pectoral. Si possible, il doit entendre la messe tous les jours et, les jours de fête, assister aux vêpres. Sept fois par jour il doit réciter les heures canoniques et, de plus, le Pater noster dix fois chaque jour et vingt fois chaque nuit. Il doit observer la chas- teté la plus absolue. Chaque mois il doit présenter ce papier au prêtre, qui doit en surveiller l'observance, et persévérer dans ce genre de vie jusqu'à ce que le légat croie convenable de l'en affranchir. Toute infraction à la pénitence imposée fera de lui un parjure et un hérétique et l'exposera à être écarté de la communauté des fidèles (1).

Ceci montre combien les formes diverses de la pénitence étaient mêlées au gré du père spirituel. Le même caractère s'observe dans une sentence très indulgente portée en 1258 par l'inquisiteur de Carcassonne contre Raymond Maria, qui avait avoué différents actes d'hérésie commis vingt ou trente ans auparavant et qui, par d'autres motifs, avait des titres sérieux à l'indulgence. Nous y constatons aussi l'usage du rachat des pratiques pieuses pour de l'argent. Raymond doit jeûner depuis le vendredi après la Saint-Michel jusqu'à Pâques et ne doit pas manger de viande le vendredi ; mais il peut racheter ce jeûne en donnant chaque fois un denier à un pauvre. Il doit réciter sept fois par jour le Pater noster et Y Ave Maria. Dans le délai de trois ans, il doit visiter les sanctuaires de Sainte-Marie de Roche-Amour, de Saint-Roux d'Aliscamps, de Saint-Gilles de Vauverte, de Saint-Guillaume du Dézert, de Saint-Jacques de Compostelle, rapportant chaque fois des attestations du recteur de chaque église. Comme rachat d'autres pénitences, il doit donner six livres tournois à l'évèque d'Albi pour l'aider à construire une chapelle. Il doit entendre la messe au moins tous les Dimanches et jours fériés et s'abstenir de tout travail ces jours-là. Une autre pénitence de même genre fut infligée à un Chartreux de la Loubatière, coupable de Franciscanisme spiri-

(1) Paramo, Di Oriq. Offin. S. Tnquis. Iib. n. Tit. i. c. 2. § 6 Martène, Thés. i. 802 Coll. Doat, XXXI. 1.

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FLAGELLATION

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tue . Il deva.t ne pas quitter l'abbaye pendant trois ans et ne parler, ce temps durant qu'au cas de nécessité extrême. Pen- dant une année, il devait confesser tous les jours en présence de ses frères que Jean XXII était le vrai pape et qu'on lui devait obéissance; par surcroît, il devait se soumettre à certains jeunes et réciter quelques parties de la liturgie et du psautier. De telles pénitences pouvaient être variées à l'infini au gré de I inquisiteur (I). 8

Dans tout ce qui précède, il n'est pas question de flagellation. Mais c était la un élément si ordinaire de la pénitence qu'il est souvent sous-entendu lorsqu'on prescrit des pèlerinages ou la fréquentation des églises. Nous avons vu Raymond de Toulouse s y soumettre et quelque répugnante que s'oit à nos yeux cette pratique, il faut dire qu'elle ne comportait pas autrefois l'idée dégradante que nous y attachons aujourd'hui. Les conciles de Narbonne et de Uôziers, en 1244 et en 1246. celui de Tana-one en 1242, mentionnent la discipline parmi les peines légères prescrites pour les convertis volontaires, qui se confessent spontanément pendant le temps de grâce. Toutefois, c'était une peine sérieuse. Nu autant que le permettaient la décence et a température, le pénitent, une verge à la main, se présen- tait tous les Dimanches au prêtre, entre l'Épitre et l'Évangile pendant la célébration de la messe ; le prêtre le frappait à coups redoubles sous les yeux des fidèles - singulier intermède du service divin ! Le premier Dimanche de chaque mois, le péni- tent devait, après la messe, se rendre dans toutes les maisons ou il avait vu des hérétiques et y recevoir le même traitement il devait accompagner, dans le même accoutrement, toutes les processions solennelles et recevoir des coups à chaque station et a la fin. Même si la ville était en interdit, s'il était lui-même excommunié, sa pénitence devait suivre son cours et elle durait tant qu'il plaisait à l'inquisiteur, souvent jusqu'à la mort du malheureux. Seul, l'inquisiteur pouvait mettre un terme à une pénitence. Nous possédons une formule de Bernard Gui,

(1) Archives de Mnq. de Carcass. (Doat, XXXI. 255.) - Coll. Doat, XXVII. 136.

PÈLERINAGES 525

vers 1330, prescrivant la libération des pénitents qui, par leu~ patience et leur humilité en prison, avaient mérité une diminution de leurs peines ; une formule presque identique fut en usage après l'organisation de l'Inquisition (1).

Les pèlerinages, qui étaient comptés parmi les peines les tplus légères, n'étaient estimés telles que par comparaison avec les autres. Il fallait les accomplir à pied et le nombre en était v

généralement si grand qu'ils pouvaient absorber plusieurs années de la vie d'un homme, pendant lesquelles sa famille était exposée à mourir de faim. Un des plus modérés parmi les inquisiteurs, Pierre Cella, prescrit souvent, entr'autres pèleri- nages, ceux de Gompostelle et de Canterbury, avec arrêts éven- tuels à plusieurs églises intermédiaires; dans un cas, nous voyons un homme plus que nonagénaire recevoir Tordre d'aller à Gompostelle pour avoir seulement conversé avec des héréti- ques. Ces pèlerinages n'étaient ni sans dangers, ni sans fati- gues, bien que l'hospitalité accordée sur la route par les nom- breux couvents permit aux plus pauvres de les accomplir. Du reste, les pèlerinages étaient un élément si essentiel des mœurs du moyen âge et étaient si souvent prescrits dans les pénitences ordinaires, que l'Inquisition devait naturellement en imposer. A une époque l'ardeur pour le salut était telle qu'on vit, dit-on, arriver à Rome jusqu'à 20,000 pèlerins par jour, pendant le jubilé de 4300, le pénitent qui se tirait d'affaire au prix de voyages à pied pouvait estimer qu'on le traitait avec indul- gence (2).

Les pèlerinages pénitentiaux de l'Inquisition étant répartis en deux classes les grands et les petits. Dans le Languedoc, les grands pèlerinages le plus souvent prescrits avaient pour 466 objets Rome, Compostelle, Saint-Thomas de Canterbury et les Trois Rois de Cologne. Les petits étaient au nombre de dix-neuf, depuis les sanctuaires locaux jusqu'à ceux de Paris et de Bou-

(1) Concil. Tarraconens. ann. 1242.— Concil. Narborm. ann. 1244 c. 1. Concil. Biterrens. ann. 1246, Append. c. 6. Bern. Guidon. Practica (Doat, ÀXIX. 54.) Mss. Bib. Nat., fonds latin, 14930, fol. 214.

(2) Coll. Doat, XXI. 222. Wadding. Annal, ann. 1300, 1. Cf. Molinier, Llnquis. dans le Midi, p. 400-1.

526 voyages d'outre-mer

Jogne-sur-Mer. Le genre de cas ils étaient prescrits ressort d'un jugement rendu en 1322 par Bernard Gui contre trois accusés dont le seul crime était celui-ci : quinze ou vingt ans auparavant, ils avaient vu des docteurs Vaudois dans les mai- sons de leurs pères sans savoir qui étaient ces hommes. Pour expier cette offense, les pénitents devaient, dans le délai de trois mois, accomplir dix-sept petits pèlerinages entre Bordeaux et Vienne, rapportant, suivant l'usage, de chaque sanctuaire une attestation de leur présence. Dans ce cas particulier, il est spécifié qu'ils ne sont pas obligés de porter des croix et je pense que cela les dispensait de la flagellation à laquelle les pénitents avec croix étaient naturellement soumis chaque fois qu'ils se présentaient à l'une des églises. Nous trouvons un cas, en 1308, un condamné est dispensé de pèlerinages à cause de son grand âge et de sa faiblesse ; on se contente de lui imposer deux visites par an à des églises dans la ville même de Toulouse. De pareils exemples d'humanité sont trop rares dans les annales de l'Inquisition pour qu'on ne les signale pas quand on les ren- contre (1).

Lors des débuts de l'Inquisition, le pèlerinage que l'on pres- crivait aux hommes était toujours celui de la Palestine, ils devaient se rendre en qualité de Croisés. Le légat Romano l'imposait à tous ceux qui étaient suspects d'hérésie. Mais quand la persécution embrassa tout le Languedoc, le nombre de ces croisés involontaires devint si grand qu'on craignit de les voir corrompre la foi dans le pays même elle avait pris naissance. Vers 1242 ou 1243, le pape défendit de recruter les Croisés parmi les hérétiques. En 1246, le concile de Béziers laisse à la discrétion des inquisiteurs le soin de décider si les pénitents doivent servir eux-mêmes au delà des mers, ou envoyer un homme d'armes à leur place, ou combattre pour la foi plus près de leurs foyers, contre les hérétiques ou les Sarrasins. Les inquisiteurs pouvaient aussi fixer à leur gré la durée du service, 467 qui était d'ordinaire de deux ou trois ans, exceptionnellement

(1) Arch. de Tlnquis. de Carcass. (Doat, XXXVII. il.) Lib. Sentent. Inq. Twlosan. p. 1, 340-1.

CROISADES 527

de sept ou de huit. Ceux qui allaient en Terre Sainte devaient rapporter des attestations signées du patriarche de Jérusalem ou d'Acre. Lorsque le comte Raymond se préparait à accomplir, après de longs délais, son vœu de Croisé, il obtint, en 1247, une bulle d'Innocent IV. autorisant l'archevêque d'Auch et l'évêque d'Agen à commuer en pèlerinage d'outre-mer la pénitence des croix temporaires et de la prison, ou môme des pénitences infligées à perpétuité, si l'inquisiteur, auteur des sentences, y consentait. L'année suivante, la même mesure fut étendue aux domaines du comte de Montfort. Sous cette impulsion, on vit de nouveau beaucoup de pénitents servir comme Croisés. Nous possédons une notification faite par les inquisiteurs de Carcas- sonne, le 5 octobre 1251, dans l'Église de Saint-Michel, à ceux qui portaient des croix ou qui avaient cessé de les porter : on les somme de tenir leur promesse et de faire voile pour la Terre Sainte avec le premier convoi. Dans le registre de Carcassonne, Tordre de partir pour la Croisade est souvent donné à des péni- tents. Les résultats désastreux des campagnes de Saint-Louis et la chute du royaume de Jérusalem tendirent à faire tomber en désuétude cette forme de pénitence, qui continua, cependant, à être prescrite de temps en temps. En 1321 encore, nous voyons Guillem Garric condamné à se rendre au-delà des mers avec le prochain convoi et à y rester jusqu'à ce que l'inquisiteur le rappelle; en cas d'empêchement légitime (ce qui était à prévoir, car il était vieux et avait moisi en prison pendant trente ans), il pouvait envoyer à sa place un solide homme d'armes ; mais s'il négligeait de faire cela ou de partir lui-même, il serait con- damné à la prison perpétuelle. Cette sentence nous offre, en outre, un des rares exemples de bannissement, car Guillem reçoit Tordre, s'il fournit un remplaçant, de fixer sa résidence dans un lieu à désigner, il restera tant qu'il plaira à l'inqui- siteur (1).

(i) Wadding. Annal, ann. 1238, 7. Concil. Narbonn. ann. 1244 c. 2. Concil. Biterrens. ann. 1246, Append. c. 26, 29. Berger, Les Reoislres d'Inno- cent IVt n" 3508, 3677, 3866. Coll. Doat, XXXL 17. Vaissetei m. Pr. 466.— Mss. Bib. Nat., fonds lat., nouv. acquis., 139, fol. 8. Molinier, Ulnq is. dans le Midi, p. 408-9. Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 284 5. Coll. Doat, XXF. 185, 486, 217.

"*° PORT DES CROIX

Ces condamnations n'atteignaient pas le pénitent dans sa situation sociale et dans sa réputation. Il n'en était pas de même de la peine - beaucoup moins dure en apparence - qui consistait dans l'obligation de porter des croix. C'était L excellence, une peine humiliante, pœna confusibilis. Nous avons vu que, dès 1208, saint Dominique ordonna aux héréti ques convertis de porter sur la poitrine deux petites croix en signe de pech et de repentir. Il semble contradictoire que 1 emblème de la Rédemption, si fièrement porté par les CroLs e les ordres militaires, soit devenu, pour le converti, une péna^ I.te presque insupportable; mais lorsque l'Église en eut fait la marque du péché et de la honte, il est peu de disgrâces qu'on n eut pas préférées à celle-là. Les deux petites croix de saim Dominique devinrent de grandes pièces de toile peinte en safran, dont les bras avaient deux pouces et demi de large deux palmes et demie de haut, deux palmes de long Vunè cousue sur la poitrine et l'autre sur le dos (on se consentait parfois de la croix sur la poitrine). Si, au cours de son p ocè e converti s'était parjuré, on ajoutait en haut un second bras transversal ; s'il avait été un hérétique parfait, une troisième croix était mise en évidence sur son couvre-chef. D'autres foi ç était un marteau, que devaient porter les prisonniers mis en liberté sous caution; nous avons déjà parlé des langues rouaes imposées aux faux témoins, des lettres infligées comme marqu aux faussaires, sans compter, les autres emblèmes humiliants que pouva.t imaginer l'inquisiteur. Ces stigmates devaient être portes auss, bien dans la maison qu'au dehors et, lorsqu'il! étaient uses, ils devaient être remis à neuf par le péniten Pendant la dernière partie du Xu,e siècle, ceux qui allaient en croisade au delà des mers pouvaient quitter leurs croix duran" 1 expédition à condition de les reprendre à leur retour Au début de 1 Inquisition, on fixait généralement, pour cette hum-hation une durée d'un an à huit ans ; mais, dans la suUe la peine fut toujours infligée à vie, bien que l'inquisiteur eu pouvoir de laremettre pour récompenser une « bonne conduite >, Ainsi, lors de l'auto de de 1309, Bernard Gui permit à Raj-

RIGUEUR DK LA PEINE 529

monde, femme d'Etienne Got, de déposer les croix qu'elle avait été condamnée à porter, une quarantaine d'années auparavant, par Pons de Poyet et Etienne de Gâtine (1).

Le concile de Narbonne, en 4229, prescrivit le port de ces 469 croix, à tous les convertis qui renonçaient volontairement à l'hérésie, comme une preuve qu'ils détestaient leurs erreurs passées. Apparemment, l'on trouva que la pénitence était dure et Ton fit effort pour s'y soustraire, car les statuts de Raymond, en 1234, et le concile de Béziers de la même année, menacent de confiscation ceux qui refusent de porter ces insignes, ou qui essaient de les dissimuler. D'autres conciles renouvelèrent cette obligation et retendirent à tous ceux qui se réconcilie- raient à l'Église. En 4248, le concile de Valence décida que les réfractaires seraient impitoyablement contraints de s'amen- der et qu'en cas de récidive on les traiterait comme des évadés de prison, en leur appliquant toutes les peines dues à l'hérésie impénitente. En 4251, un pénitent, se préparant à partir pour la croisade, crut pouvoir déposer ses croix avant son départ et fut jugé pour ce fait : on le condamna à venir à Carcassonne, le premier dimanche de chaque mois, pieds nus, vêtu seule- ment d'une chemise et d'un pantalon, et à visiter chaque fois toutes les églises de la ville, en se soumettant à la flagellation. Cette peine ne devait prendre fin que le jour de son embar- quement (2).

Ces rigueurs montrent à quel point le port des croix parais- sait intolérable. Dans les sentences de Pierre Cella, il n'est prescrit que dans les cas graves et pour un certain nombre d'an- nées seulement; plus tard, on l'infligea dans tous les cas et

(1) C. Biterrens. ann. 1246, Append. c. 2G. Lib. Sentent, lnq. Tolos. p. 8, 13, 130, -J28.

En Italie, les enis paraissent avoir été de drap rouge (Archiv. di Firenze, Prov. S. Maria Novelh, 31 Oct. 1327.) Au xm° siècle, il y a une allusion isolée à une autre œna confusibilis, qui consiste en un collier de bois porté par le pénitent. J'en tr uve la mention à La Charité, en '1233, mais n'en ai pas rencontre d'autre eie pple (Ripoll, i, 46.)

(2) Concil. Narbonn. ann. 122^, c. 10. Statut. Raymond! aira. 1234 (Hardouin. vu. 205.) Concil. Biterrens. ann. 1234 c. 4. Concil. Tarraconens. ann. 1242. Concil. Narbonn. ann. 1244 c. 1. Concil. Valentin. ann. 1248 c. 13. ConciL Àlbiens. ann. 1254 c 4. Mss. Bib. Nat., londs latin, nouv. acq. 139, fol. 2.

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330 ATTÉNUATIONS DE LA PEINE

pour toute la vie. Le malheureux pénitent était l'objet des railleries de tous et lourdement entravé dans ses efforts pour gagner son pain. Aux premiers temps de l'Inquisition, alors que la majorité de la population du Languedoc se composait d'hérétiques et que les porteurs de croix étaient si nombreux qu'on redoutaitleur présence en Palestine, le concile de Béziers, en 1246, se vit obligé d'avertir le peuple de faire bon accueil aux pénitents; il interdit de les tourner en dérision et de refu- ser d'avoir commerce avec eux, vu que l'acceptation résignée de la pénitence devait être, pour tous les fidèles, un sujet de con- 470 tentement et un motif à félicitations. Mais bien que les péni- tents fussent sous la protection spéciale de l'Église, elle avait prêché avec trop de zèle la haine de l'hérésie pour pouvoir modérer les sentiments populaires à l'égard de ceux qu'elle stigmatisait. En 4252, Raymonde Manifacier fut citée devant l'Inquisition de Carcassonne pour avoir quitté ses croix ; elle s'excusa en disant que son manteau s'était déchiré et qu'elle était trop pauvre pour le remplacer; quanta la croix sur sa pèlerine, •sa maîtresse, chez laquelle elle était en condition, lui avait défendu de la porter et lui avait donné une pèlerine sans croix. Un cas plus significatif est celui d'Arnaud Isarn,déjà cité; après une année d'efforts, il avait reconnu qu'il ne pouvait pas gagner -.sa vie en portant ainsi les marques de sa dégradation (t).

L'Inquisition ne se dissimulait pas que la condition des pénitents était cruelle et parfois elle avait la clémence de l'at- ténuer. Ainsi, en 1250, à Carcassonne, Pierre Pelha obtient l'autorisation de quitter temporairement ses croix pendant un voyage qu'il est obligé de faire en France. Bernard Gui assure que les jeunes filles étaient souvent dispensées de les porter, car elles n'auraient pu trouver de maris. Une des formules de -ses Praclica, exemptant les pénitents du port des croix, énu- mère les divers motifs généralement allégués à cet effet, tels que l'âge ou l'infirmité (sans doute parce qu'un vieillard ou un malade n'aurait pu tenir à distance les insulteurs), ou le fait

(i) Coll. Doat, XXI, 485 sq. Concil. Biterrens. ann, 1246 c. 6. - Molinicr, ISlnquis. dans te Midi, p. 412. Lib. Sent. Inq. Toiosan. p. 350.

AMENDES 531

que le pénitent a des enfants qu'il ne parviendrait pas à nourrir, des filles qu'il ne pourrait pas marier. Plus suggestives encore sont les formules de proclamations menaçant de poursuivre pour obstacles apportés à l'Inquisition et de condamner au port de croix ceux qui railleraient des pénitents, les chasseraient ou les empêcheraient de suivre leur vocation ; d'ailleurs, l'insuf- fisance de ces avertissements est attestée par les formules des ordres adressés aux fonctionnaires séculiers, à qui l'on enjoint de ne pas tolérer de pareils abus. Il arrivait que des instruc- tions à cet effet fissent partie de la procédure régulière des autos de fé. Tout cela prouve que le port de la croix, c'est-à-dire du symbole même du christianisme, était un châtiment des plus durs. Le Sanbenito de l'Inquisition espagnole moderne dérive 47â du scapulaire avec croix de couleur safran qui était porté par les condamnés à la prison lorsque, à certaines fêtes, ils étaient exposés aux portes des églises, afin que leur misère et leur humiliation servissent d'avertissement au peuple (1).

On se souvient qu'à l'origine il y eut quelque incertitude sur la question de savoir si les inquisiteur pouvaient infliger des amendes. Le vœu de pauvreté des Mendiants, auxquels était confié le Saint-Office, n'était pas encore tombé dans l'oubli au point qu'on pût se résigner sans scandale à les voir s'enrichir par l'usage ou l'abus de leur pouvoir presque illimité. Toutefoisr ils ne tardèrent pas à entrer dans cette voie. Nous avons déjà cité la sentence de 1237, aux termes de laquelle Pons Gri- moardi, converti volontaire, reçoit l'ordre de payer à l'Inquisi- teur dix livres Morlaas. En 1245, à Florence, un jugement rendu par l'infatigable inquisiteur Ruggieri Calcagni montre que les amendes y étaient déjà une peine habituelle. Ce n'est donc- pas sans cause que le concile de Narbonne, en 1244, dans ses* instructions aux inquisiteurs, leur enjoignit de ne point pro- noncer de peines pécuniaires, tant dans l'intérêt de l'honneur de leur Ordre que parce qu'ils avaient de bien autres devoirs

(1) Molinier, op. cit. p. 4#4, 414-5.— Bernard. Guidon. Gravnmma (Doat, XXX,. 115.) E|iisd. Practica P. n (Doat, XXIX, 75.)— Arrh. de Vlnq. de tare. (Doat,. XXXVU. 107, 135, 149.) Evmeric. Direct. In/, p 490-99.

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AVIDITÉ DES JUGES

à remplir. L'Ordre lui-même sentait que ces observations étaient justifiées. Gomme les inquisiteurs n'étaient pas encore, en théorie du moins, émancipés du contrôle de leurs supérieurs, le chapitre provincial de Montpellier avait, dès 1242, essayé de remettre en vigueur les règles de l'Ordre en défendant aux moines d'infliger à l'avenir des amendes et de percevoir celles qu'ils avaient précédemment imposées. Mais cette décision fut peu respectée, témoin une bulle d'Innocent IV, cn 1245, par laquelle le pape, désireux de sauver la réputation des inquisi- teurs, ordonne que toutes les amendes soient versées à deux personnes choisies par l'évêque et par l'inquisiteur, afin que le produit serve à la construction de prisons et à l'entretien des prisonniers. Pour se conformer à la bulle d'Innocent, le concile de Béziers, en 1246, abandonna la position prise parle concile de Narbonne et accorda que les amendes fussent employées pour les prisons et pour couvrir les dépenses nécessaires de l'Inquisition. Sans doute les bons évêques prirent cette décision 472 afin d'éviter d'être mis eux-mêmes à contribution pour ces dépenses qui relevaient de leur juridiction épiscopale. Dans un manuel inquisitorial de cette époque, la destination des amen- des est précisée dans le sens indiqué ; mais les abus ne tardè- rent pas à se produire et, dès 1249, Innocent IV reprochait durement aux inquisiteurs leurs exactions au détriment des convertis, à la honte du Saint-Siège et au scandale des fidèles en général. Cette lettre parait n'avoir pas eu d'effet, car, en 1251, le pape défendit absolument aux inquisiteurs d'imposer des amendes toutes les fois qu'un autre mode de pénitence pourrait être employé. Mais les inquisiteurs finirent par l'em- porter et obtinrent le droit d'infliger des peines pécuniaires à discrétion. Les sommes ainsi perçues devaient, bien entendu, servir à des usages pieux, y compris les dépenses de l'Inquisi- tion ; et comme elles étaient versées aux inquisiteurs eux- mêmes, il est probable qu'elles n'étaient pas détournées de leur but, mais dépensées « décemment et sans causer de scandale aux laïques », suivant la recommandation d'Eymerich. Dans les sentences portées par Frà Antonio Secco contre les paysans des

ABUS DES PEINES PÉCUNIAIRES 533

vallées vaudoises en 1387, la pénitence du port des croix est généralement accompagnée d'une amende de cinq ou de dix florins d'or pur, payables à l'Inquisition « pour couvrir les frais du procès ». L'État essaya bien d'en obtenir sa part, mais ses prétentions furent repoussées lors d'une réunion d'experts tenue à Plaisance en 1276 par les inquisiteurs lombards, Frà NicColo da Cremona et Frà Daniele da Giussano. Pierre Cella, le pre- mier inquisiteur de Toulouse, imposait des peines pécuniaires dont la destination était plus acceptable : en dehors des pèle- rinages et des autres pénitences, le condamné devait assumer l'obligation d'entretenir, pour quelques années ou à vie, tantôt un prêtre, tantôt un pauvre de son pays (1).

A une époque postérieure, on allégua que le principe des amendes était inadmissible, car, objectait-on, si l'accusé est un hérétique, tous ses biens doivent être confisqués et, s'il est innocent, il ne doit pas être puni. A quoi les inquisiteurs répondirent qu'en dehors des hérétiques il y avait des fauteurs, des défenseurs de l'hérésie, des gens dont le seul crime était d'avoir prononcé une parole inconsidérée ; ces gens pouvaient et devaient être frappés d'amendes. Ainsi l'abus persista, parce qu'il profitait à l'Inquisition (2).

On ne peut guère séparer des amendes les commutations de peines accordées pour de l'argent. Nous avons dit combien était répandue et lucrative la coutume de « commuer » les vœux des Croisés ; il était inévitable qu'un abus analogue entachât les relations de l'Église avec les pénitents que l'In- quisition avait mis sous sa coupe. On trouva bientôt une excuse en alléguant que les sommes ainsi perçues seraient employées à de pieux usages et quel usage pouvait être plus

(1) Vaissete, m. Pr. 386. Lami, Antichità Toscane, p. 560. Concil. Nar- bonn. ann. 1244 c. 17. Innoc. PP. IV. Bull. Quia t^ 19 Jan. 1245 (Doat, XXXI. 71.) Molinier, op. cit. p. 23, 390. --Concil. Biterrens. ann. 1240, Append. c. il. Practica super Inquisit. (Mss. Bib. Nat., fonds lat.t 14930, fol. 222.) Innoc. PP. IV. Bull. Cum a quibusdam, 14 Mai 1249 (Doat, XXXI. 81, 116.) Coll. Doat, XXXIII. 198. Kipoll, i, 194. Eymeric. Direct. Inq. p. 6l8-9, 653, Zanchini Tract, de Hxret. c. xix, xx, xli. Archiv. Storico Italiano, n" 38, p. s 7, 42. Campi, Dell. Hist. Eccles. di Piacenza, P. h, p. 309. Coll. Doat, XXI. 185 sq.

(2) Bernardi Coraens. Lucerna Induisit. 9. v. Pœnam.

30.

475

534 COMMUTATIONS ACHETÉES

pieux que de satisfaire aux nécessités de ceux qui travaillaient avec zèle à maintenir la pureté de la foi ? Ici, ce fut le Saint- Siège qui donna l'exemple. On a vu qu'en 1248 Algisius, péni- tencier pontifical, ordonna de mettre en liberté, au nom d'In- nocent IV, dix prisonniers qui avaient confessé leur hérésie, par la raison qu'ils avaient donné des sommes considérables pour la Terre Sainte. La même année Innocent autorisa formelle- ment Algisius à commuer les peines de certains hérétiques, sans consulter les inquisiteurs, et il donna pleins pouvoirs à l'arche- vêque d'Auch de convertir en « subsides » les pénitences impo- sées à des hérétiques réconciliés. Raymond préparait alors sa croisade et l'excuse était bonne. Les hérétiques ne deman- daient qu'à se sauver au prix de leurs biens et le projet sem- blait devoir être d'un bon rapport. En conséquence, Algisius. fut envoyé en Languedoc (1249), avec toute latitude de conver- tir les pénitences inquisiioriales en amendes destinées aux besoins de l'Église et de la Terre Sainte et d'accorder toutes les- dispenses nécessaires, nonobstant les privilèges de l'Inquisition. Un pareil exemple, comme bien on le pense, ne fut pas perdu de vue par les inquisiteurs. Dans les cas dont nous avons con- naissance, on spécifie ordinairement une œuvre pieuse à laquelle les fonds doivent être appliqués; ainsi, en 1255, les- inquisiteurs de Toulouse remirent leurs peines à douze des. principaux citoyens de Lavaur, à la condition qu'ils payeraient certaines sommes pour la construction de 'église, devenue plus- *7/ tard la cathédrale de cette ville; en 1258, ils agirent de même en faveur de l'église de Najac. Les ponts étant d'utilité publi- que, on admit que la construction d'un pont rentrait dans la donnée un peu élastique des « œuvres pieuses ». En 1310, à Toulouse, Mathieu Aychard fut exempté de porter des croix et d'accomplir certains pèlerinages moyennant une contribution de quarante livres tournois destinées à la construction du pont de Tonneins. Dans une formule pour des transactions de ce genre,, donnée par Bernard Gui, il est dit que l'absolution et la dis- pense de pèlerinages et d'autres pénitences est accordée en considération du payement de quarante livres pour la cons-

EXTORSIONS DES INQUISITEURS 535-

truction d'un certain pont, ou d'une certaine église, ou « pour- être dépensées en œuvres pies à notre discrétion ». Cette der- nière clause prouve que les commutations ne servaient pas toujours à des objets d'intérêt général. Ainsi nous possédons- des lettres de l'inquisiteur de Narbonne, en 4264, qui accorde l'absolution àGuillem de Puy en considération d'un don de cent cinquante livres tournois fait par lui à l'Inquisition. La grandeur de ces sommes montre combien les pénitents étaient désireux de se tirer d'affaire et l'énorme pouvoir d'extorsion qui appar- tenait à l'inquisiteur. Si ce dernier était intègre, il pouvait résister à la tentation; mais s'il était avide, il jouissait de faci- lités presque illimitées pour rançonner les malheureux sans défense. Ce système fut maintenu jusqu'à la fin. Sous Nico- las V, Fray Miguel, l'Inquisiteur d'Aragon, offensa mortelle- ment certains hauts dignitaires en se conformant à des instruc- tions pontificales; sur quoi ils le maltraitèrent et le tinrent sous les verrous pendant neuf mois. C'était une atteinte fla- grante à l'Inquisition. En 1458, Pie II ordonna à l'archevêque de Sarragosse de déterrer les ossements d'un des coupables et de les envoyer au Saint-Siège pour être jugés. Mais il ajouta que l'archevêque pouvait, à sa discrétion, substituer à cette procédure l'imposition d'une amende, destinée à la guerre con- tre les Turcs et devant être versée à la Chambre pontificale. Bien entendu, la peine de mort ne pouvait jamais être commuée légalement (1).

Lorsqu'un pénitent mourait avant d'avoir accompli sa péni- 47^ tence, l'occasion était particulièrement propice à des transac- tions de ce genre. La mort ne mettait pas les hommes à l'abri de la juridiction inquisitoriale et n'affaiblissait en rien la rigueur de ses poursuites. Dans la pratique, il pouvait y avoir une distinction entre ceux qui mouraient en accomplissant

(1) Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doa*, XXXI, 152. Arch. Nat. de France, J. 430, 1. Berger, Les Registres d'Innoc. IV, 4093. Vai^sete, m, 460' 462. Molinier, op. cit. p. 173, 283-4, 391, 396, 397. Lib. Sentent. Inti. Tolos' p. 40. Bern. Gnidonis Practica (Doat, XXIX, 83.) Coll. Doat, XXXI, 202.— Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXXV. 192. ï Zancliini, Tract, de Hxret.

C. XIX.

î>36 SPOLIATION DES HÉRITIERS

humblement leur pénitence, avant de l'avoir entièrement accomplie, et ceux qui avaient volontairement négligé de s'y soumettre ; mais, légalement, le défaut d'accomplissement d'une pénitence entraînait la condamnation pour hérésie, qu'il s'agît d'un vif ou d'un mort. Par exemple, en 1329, l'Inquisition de Carcassonne ordonna d'exhumer et de brûler les ossements de sept personnes qui, n'ayant pas accom- pli les pénitences à elles imposées, étaient mortes en état d hé- résie ; cela entraînait naturellement la confiscation de leurs biens et, pour leurs descendants, outre la ruine, certaines inca- pacités dont il a été question plus haut. Les conciles de Nar- bonne et d'Albi enjoignirent aux inquisiteurs d'exiger une satisfaction des héritiers de ceux qui étaient morts avant le jugement, s'ils avaient être condamnés à porter des croix, comme aussi de ceux qui s'étaient confessés et avaient été con- damnés, mais n'avaient pas vécu assez longtemps pour com- mencer ou pour achever leur pénitence. Gui Foucoix expose l'opinion qu'en pareil cas le pénitent est admis au Purgatoire et il décide que rien ne doit être exigé de ses héritiers; mais cette autorité ne prévalut point contre la doctrine plus lucra- tive des conciles et un manuel de l'époque prescrit aux inquisi- teurs une « satisfaction congrue ». Il y a quelque chose de par- ticulièrement répugnant dans la rapacité qui poursuivait ainsi au-delà de la tombe tous ceux qui s'étaient humblement confessés, qui s'étaient repentis, qui avaient été reçus dans le giron de l'Église; mais l'Inquisition était impitoyable et exigeait jus- qu'au dernier sol. Ainsi l'Inquisiteur de Carcassonne avait pres- crit un pèlerinage de cinq ans en Terre Sainte à Jean Vidal, qui mourut avant de l'avoir accompli. Le 21 mars 1252, ses héritiers, dûment cités, jurèrent que tousses biens se montaient A vingt livres et donnèrent caution qu'ils se conformeraient à la décision de l'inquisiteur. Celle-ci fut publiée au mois d'août suivant : on exigeait des héritiers vingt livres, c'est-à-dire toute la fortune du défunt. Voici un autre cas. Raymonde Barbaira mourut avant d'avoir accompli certains pèlerinages avec port •de croix auxquels elle avait été condamnée. L'inventaire de

CAUTIONS $37

ses biens établit qu'ils comprenaient un lit, des vêtements, une 47$ armoire, quelques bestiaux et quatre sols ; le tout avait été réparti entre ses proches. C'est sur ce pitoyable héritage que l'inquisiteur, le 7 mars 1256, réclama quarante sols, que les héritiers durent s'engager, sous caution, à payer à Pâques. De pareils détails éclairent d'une lumière crue l'esprit et les procédés de l'Inquisition, ainsi que l'oppression qu'elle exerçait sur les malheureuses populations sujettes à ses caprices. Même lorsqu'il s'agissait seulement de prétendus fauteurs, qui n'étaient pas des héritiques, leurs héritiers étaient tenus de subir toute peine pécuniaire qui avait été infligée aux défunts (1).

Une source de revenus plus légitimes, mais qui, cependant, elle aussi, devint le prétexte de graves abus, était l'habitude d'exiger des cautions. Celles-ci, bien entendu, pouvaient être abandonnées par l'accusé et constituaient ainsi une forme irrégulière de commutation. Cette coutume datait des débuts mêmes de l'Inquisition et était pratiquée durant toute la procé- dure, depuis la première citation jusqu'à la sentence finale et même après, car il arrivait que Ton mît des prisonniers en liberté à la condition qu'ils s'engageassent, sous caution, à revenir. Le converti qui était absous après avoir abjuré devait aussi donner caution en promettant de ne pas retomber dans ses erreurs. Ainsi, en 1234, nous voyons un noble Milanais, Lantelmo, obligé de déposer une somme de deux mille livres, et deux marchands florentins pour lesquels leurs amis donnent une sûreté de deux mille marcs d'argent. En 1244, les Baroni de Florence promirent, sous une caution de mille livres, d'obéir aux ordres de l'Église; en 1252, un certain Guil- lem Roger s'obligea, par un dépôt de cent livres, à s'embar- quer pour les pays d'outre-mer par le premier navire et à y séjourner pendant trois ans. La garantie devait toujours être

(i) Arch. de l'inq. de Carcass. (Doat, XXVII. 236.) Concil. Narbonn. ann. 1244 «. i9. Concil. Albiens. ann. 1254 c. 25. Guid Kulcod. Qi'sest. vu. Prac- tica super Inquisit. (Mss. Bib. Nat., fonds latin, 14030, fol. 221-2.)— Molinier, op. cit. p. 365, 3?2. Bernardi Comens. Lucerna Induisit, s v. lnquisitore«p »« 18

538 CORRUPTION UNIVERSELLE

pécuniaire et l'inquisiteur avait ordre de ne pas l'accepter des mains d'hérétiques, dont le crime impliquait la confiscation totale des biens; maiscette règle était mal observée et l'on trou- vait souvent des amis de l'accusé qui fournissaient les cautions nécessaires. Une caution abandonnée devait être versée à l'in- quisiteur, tantôt directement, tantôt par l'entremise des évo- ques, et servir aux dépenses de l'Inquisition. La forme ordinaire- de la caution engageait toute la fortune du principal intéressé 477 et celles de deux garants, individuellement et solidairement; en règle générale, il y avait toujours lieu à caution, sauf dans le cas l'accusation semblait trop grave, ou lorsque le délinquant était incapable de la fournir (1).

11 était impossible que ces diverses manières de battre mon- naie avec les sentences de l'Inquisition n'engendrassent pas une corruption presque universelle. Pour être admis à donner caution, il fallait s'assurer le bon vouloir de l'inquisiteur, dont la procédure était entourée d'un secret tel qu'il ne risquait rien en mettant à prix sa *compl aisance. Si l'on considère que toute personne âgée de plus de sept ans était sujette à la sus- picion d'hérésie, tache indélébile qu'une simple citation suffi- sait à infliger, on comprendra quel vaste champ s'ouvrait à la cupidité de l'inquisiteur, de ses espions et de ses familiers. Nous avons des preuves certaines et nombreuses que la puis- sance inquisitoriale devint trop souvent un moyen d'extorsion et de chantage. En 1302. Boniface VIII écrivit au provincial dominicain de Lombardie qu'il avait reçu des plaintes affligean- tes au sujet des inquisiteurs franciscains de Padoue et de Vi- cence, coupables d'avoir exl orque des sommes énormes à des

(1^ Concil. Narbonn. ann. J244 c. 17. C. Biterrens. ann. 1246, Append. c. 15. Innoc. PP. IV. Bull. Cumvpnerabilis, 20 Jan. 1253: Bull. Cum per nostras, 30 Jan: 1253; Bull. Super exUrpatio?i*, 30 Mai 1254. Aie*. PP. IV. Bull. Super extirpa' icne, 13 Nov. 1258, 20 Sept. 1250; Bull. Ad andientiam, 23 Jan. 1260.— Berger, Les Registres a Innoc. IV, 300 4. Ripoll, i. 60, 71, 223-4, 247. Lami, Antichità Toscane, p. 576. Mss. Bib. Nat., fonds lat., nouv. acquis. 139, fol. 43. Evmeric. Direct. Inquis. p. 638. Zanchini Tract, de Hxret. c. xix. fêern. Guidon. Practica V. v. (DoaL XXX..) Albert. Iiepert fnq. s. v. Cautio.

Le droit de donner caution, sauf ouand on était sons le coup d'une accusation capitale, était formellement reconnu par le droit séculier. Voir, par exemple,. Isambert, Ane. loix franc, m. 57.

CONCILE DE VIENNE 539

hommes et à des femmes et de les avoir soumis à mille vexa- 478 lions. Le pape ajoute naïvement, pour aggraver leur cas, qu'ils n'ont pas fait servir leurs gains illicites au profit du Saint Office, ni de l'Église romaine, ni même de leur propre Ordre; preuve qu'en bien des cas on fermait les yeux sur ces extor- sions, pourvu que le produit en fût judicieusement distribué. Boni- face avait envoyé Gui, évêque de Saintes, pour faire mie enquête et, comme les griefs énoncés avaient été reconnus réels, il ordonna au provincial de remplacer les coupables par des Dominicains (1). Ce changement ne profita guère aux mal- heureux opprimés, car, dès l'année suivante, Mascate de'Mos- ceri, jurisconsulte de Padoue, en appelait au pape Benoît et lui dénonçait le nouvel inquisiteur dominicain, Frà Benigno, qui procédait contre lui à seule fin de lui extorquer de l'argent. En 1304, Benoît fut obligé d'adresser un avertissement sérieux aux inquisiteurs de Padoue et de Vicence, en raison des plaintes qui lui parvenaient touchant de bons catholiques, frauduleuse- ment poursuivis à l'aide de faux témoins. On conçoit pourquoi les Franciscains sévères se plaignaient que les inquisiteurs de leur Ordre parcourussent le pays à cheval au lieu d'aller pieds nus, comme le prescrivait leur Règle. A la même époque, les Domi* ( nicains du Languedoc étaient l'objet des mêmes accusations* > Rome fut lente à s'en émouvoir, mais enfin l'enquête instituer par Clément V le convainquit que les faits allégués étaient •exacts. Au concile de Vienne, en 1311, le pape fit adopter des canons, incorporés dans le Corpus Juris, dont les termes disent assez clairement ce que les peuples soumis à l'Inquisition ne savaient que trop : à savoir que l'office inquisitorial servait souvent à extorquer de l'argent aux innocents et à laisser des coupables en liberté moyennant finances. Clément proposait, comme châtiment de pareils méfaits, l'excommunication ipso fado ; Bernard Gui trouva que c'était excessif, car l'excommu- nication invaliderait tous les actes du délinquant, les bons

(1) C'est en 1477 seulement que Sixte IV, à la requête du doge Andréa Vendra- <mi no, révoqua le décret de Bonitace et nomma inquisiteur à Padoue et à Vicence te Franciscain Giovanni da Clugia. (Archivio Vaticano, Sixto IV, Reg. T. i, fol. 108.)

540 AFFAIRE DE FLORENCE

comme les mauvais. Mais le résultat ne justifia ni les espérances du pape ni les craintes de l'inquisiteur. Les inquisiteurs conti- nuèrent à s'enrichir et les populations à souffrir de leur tyran- nie. En 1338, le pape dut procéder à une enquête sur un mar- ché scandaleux conclu par la ville d'Albi, qui avait payé à l'in- quisiteur de Carcassonne une grosse somme d'argent pour 479 obtenir la mise en liberté de quelques citoyens accusés d'hérésie, En 1337, Benoît XII ordonna à son nonce en Italie, Bertrand, archevêque d'Embrun, de vérifier les plaintes qui, de toutes les régions de la péninsule, s'élevaient contre les extorsions des inquisiteurs, leur vénalité, leurs complaisances coupables. Le nonce était autorisé à prononcer des révocations et la. manière dont il usa de ce droit prouve combien le mal était profond. Mais de pareilles mesures ne produisaient pas d'effet durable.

En 1346, la république de Florence s'insurgea contre son inquisiteur, Piero di Aquila, qu'elle accusait de méfaits divers, entre autres d'extorsions. Il s'enfuit et refusa de revenir au cours de l'enquête qui fut instituée, bien qu'on lui eût offert un sauf- conduit. Un seul témoin fit connaître, sous la foi du serment, soixante-six cas d'extorsion; suivant une liste partielle qui nous en a été conservée, les sommes indûment perçues varient de vingt- cinq à dix-sept cents florins d'or. Villani assure qu'en deux ans ce bandit avait amassé plus de 7,000 florins, somme énorme pour l'époque; or, il n'y avait pas alors d'hérétiques à Florence et les délits qui enrichissaient si rapidement l'inquisiteur étaient l'usure et le blasphème involontaire. En ce qui touche l'usure, Àlvaro Pelayo dit que les évêques de Toscane en donnaient l'exemple et prêtaient à intérêts les fonds des églises ; mais les Inquisiteurs se gardaient de toucher aux prélats. Quant aux blasphèmes, nous savons par Eymerich combien il était aisé de découvrir une hérésie dans un simple juron. Boccace songeait sans doute à Frà Piero lorsqu'il décrivait l'inquisiteur de Flo- rence qui, pareil à tous ses confrères, avait des yeux de lynx pour découvrir l'hérésie des riches et qui extorquait une forte somme à un citoyen coupable d'avoir dit qu'il possédait du vin

QUESTION DE L'USURE 544

si bon que le Christ en boirait. Le cas de Marie du Canech, changeuse d'argent à Cambrai en 1403, montre avec quelle astuce, lorsque l'hérésie vint à diminuer, l'Inquisition sut se procurer des ressources en dénaturant les actes les plus simples. Citée devant l'Ordinaire, elle exprima, sans malice, l'opinion qu'elle n'était pas tenue de témoigner, sous la foi du serment, contre son propre intérêt et son propre honneur. Pour ce, l'in- quisiteur délégué, Frère Nicolas de Péronne, la poursuivit et la condamna à diverses peines, y compris l'abandon de son com- merce pendant neuf ans et quatre-vingts couronnes d'or « pour les frais » (1).

La sévérité avec laquelle on interprétait les canons contre 4£Q l'usure est mise en relief par un cas soumis à l'Université de Paris en 4490. La Faculté de Théologie fut consultée sur un contrat aux termes duquel une certaine église avait acheté pour trois cents livres une rente annuelle de vingt livres fournie par certaines terres, avec le droit de réclamer le prix d'achat à deux mois d'avis ; un£ convention particulière reconnaissait au propriétaire foncier le droit de rachat pour neuf ans. C'est un des nombreux procédés auxquels on euù recours, lorsque l'industrie et le commerce se développèrent, pour tourner la prohibition de prêt à intérêt. Ce contrat resta en vigueur pendant vingt-six ans avant d'être frappé de suspi- cion et déféré pour examen à l'Université. On nomma une com- mission de douze docteurs en théologie, qui discutèrent la ques- tion et décidèrent, par onze voix contre une, que ce contrat était usuraire et que les payements annuels devaient être considéré comme autant de remboursements partiels du prix d'achat (2)

(1) Molinier, op. cit. p. 299-302. Arch. de l'Inq. de Carcas^onne (Doat, XXXIV 5.) Il est peut-être «ligne de remarque que Ripoll, en imprimant cetfe bulle Boniface Vlîf, t. u, p. 61, a discrètement supprimé les détails des crimes comn.i;, par les inquisiteurs. Grand|ean, Heq . de Benoit A7, n°« 169, 509. Chron. Girardi de Fracheto Contin. ann. 1303(0. Bouquet, XXI. 22-3 ) Articuli Trans- gressionum (ÂrcHv. fur Lut. - und Kirchenqesc.hichte. 1887, p 104 ) C. 1, § 4, c. 2. Clément, v. 3. Bernard. Guidon. G>avamina (Doat. XXX. 118-19 ) Coll. Doat, XXXV. 1 13. Ripoll vu 61 Archivio di Firenze, Kiformagioni, Classe xi. Uistinz. i. 39. Villani, Cronica, xir 58. Alvar Pelag. DePlanct. Ecclcs lilj. u. art. vir. Eymeric Direct. Inq. p. 332. Decamerone, Giom. i. Nov. .6 Arch. adminisfr. de Reims, iu.*64l.

(2) D'Argentré, Collect. Judic. de nov. Error. I. h. 323.

31

542 VÉNALITÉ DE L'INQUISITION

Les abus de l'Inquisition étaient indéracinables. Cornélius Agrippa nous assure que les inquisiteurs avaient l'habitude ce commuer les peines corporelles en amendes et même d'impo- ser des redevances annuelles pour prix de leur indulgence. Résidant dans le Milanais, vers 1515, il fut témoin d'une émeute causée par la rapacité de ces hommes, qui avaient extor- qué de grosses sommes à des femmes de noble naissance; quand les maris découvrirent la chose, les inquisiteurs furent trop heureux d'échapper vifs (1).

J'ai insisté sur ce caractère de l'Inquisition, parce qu'on en a rarement tenu compte, malgré tout le mal et toutes les souf- frances qui en ont résulté. Le bûcher n'a fait, comparativement, que peu de victimes. Quelque horribles qu'aient été les cachots encombrés l'Inquisition entassait ses martyrs, elle a fait régner encore plus de terreur et de désespoir par la perpétuelle menace de spoliation qu'elle tenait suspendue sur les tètes. 481 D'un jour à l'autre, une famille pouvait, par elle, être réduite à la mendicité. Rarement les victimes osaient crier, plus rare- ment encore leurs cris étaient entendus; mais nous connaissons assez de cas particuliers pour savoir à quel point le Saint Office devint, par sa seule puissance spoliatrice, un fléau pour les populations qui le subissaient. De bonne heure, les riches reconnurent qu'il était d'habile politique de se concilier le bon vouloir d'hommes aussi formidablement armés. En 124-4, le chapitre dominicain de Cahors dut intervenir; il ordonna aux inquisiteurs de ne point permettre à leurs Frères de recevoir des présents, qui mettaient en péril le renom de l'Ordre ; mais ces scrupules furent bientôt oubliés et l'on vit un homme d'un caractère élevé, comme Eymerich, soutenir que les inquisiteurs pouvaient recevoir des présents, bien qu'ils eussent lieu de refuser, sauf en des cas exceptionnels, ceux de personnes tra- duites devant leur tribunal. Comme les comptes de l'Inquisition n'étaient rendus qu'à laChambre pontificale, ses fonctionnaires n'avaient à craindre ni enquête, ni dénonciation. Ils n'avaient

(1) Cornjl. Agrippa, De vanitate scientiar. cap. x v .

DESTRUCTION DE MAISONS D'HÉRÉTIQUES 543

pas davantage à redouter la colère divine, car leurs fonctions mêmes leur assuraient indulgence plénière pour tous les crimes qu'ils confessaient et dont ils se repentaient. Ainsi protégés contre toute sanction, tant dans ce monde que dans l'autre, ils agissaient à leur guise et sans être retenus par aucun scru- pule (1).

Une seule pénalité purement temporelle était de la compé- tence de l'Inquisition : la désignation des maisons qui devaient être détruites comme ayant été souillées par l'hérésie. L'origine de ce curieux usage n'est pas aisée à découvrir. D'après la loi impériale romaine, les édifices les hérétiques se réunissaient avec le consentement du propriétaire ne devaient pas être abat- tus, mais confisqués au profit de l'Église. Cependant, dès que l'hérésie devient une puissance formidable, on constate que la destruction des maisons est ordonnée par les pouvoirs séculiers avec une unanimité singulière. Le premier exemple que j'aie rencontré de cette loi date de 1166 : les Assises de Clarendon prescrivirent de raser toutes les maisons des hérétiques avaient été reçus. Le même ordre fut donné par l'Empereur Henri VI en 1194 (édit de Prato), par Othon IV en 1210, par Frédéric II en 1232 (édit de Ravenne), qui compléta ainsi son édit de couronnement (1220), cette prescription avait été omise. Elle avait déjà été adoptée dans le Code de Vérone (1228), pour tous les cas le propriétaire, après huit jours d'avis, négli- 482 geait d'expulser des locataires hérétiques. Quelques années après on la trouve daàs les statuts de Florence et elle figure dans les bulles pontificales qui définissent la procédure de l'In- quisition. En France, le Concile de Toulouse (1229) décréta que toute maison un hérétique aurait été reçu devait être détruite et le comte Raymond, en 1234, donna force de loi à cette décision. Elle reparut naturellement dans la législation des conciles ultérieurs qui réglèrent la procédure inquisitoriale et fut adoptée par Saint-Louis. La Castille semble avoir été le seul pays elle ne fut pas observée, grâce, sans doute, à lïn-

(i) Molinier, op. cit. p. 307. Eymeric. Direct. Inq. p. 650, 685.

514 PROTESTATIONS DES PRINCES

fluence directe du droit romain sur sa législation;dans les Parti- das, il est dit que les maisons qui ont abrité des hérétiques doi- vent être simplement abandonnées à l'Église. Partout ailleurs, elles étaient rasées et leur emplacement, considéré comme maudit, devait rester un réceptacle d'ordures, impropre à l'ha- bitation des hommes ; toutefois, les matériaux de démolition pouvaient être employés à des usages pieux, à moins que la sentence de l'inquisiteur n'en eût prescrit la destruction. Cette sentence était adressée au prêtre de la paroisse, qui était tenu de la publier pendant le service divin, trois dimanches de suite (1).

En France, les officiers royaux préposés aux confiscations finirent par protester contre la destruction de propriétés par- fois considérables, car le château du seigneur y était exposé aussi bien que la cabane du paysan. En 1329, l'inquisiteur de Carcassonne, Henri de Chamay, obtint de Philippe de Valois la confirmation de la règle et, la même année, dans un auto tenu en septembre, il eut la satisfaction d'ordonner la destruc- tion de quatre maisons et d'une ferme, dont les propriétaires avaient été hérétiques à leur lit de mort. Mais, un demi-siècle plus tard, une discussion s'éleva à ce sujet entre les représen- tants du roi et les inquisiteurs du Dauphiné, avec un résultat tout autre. Charles V, après avoir consulté le pape, publia, le ,g3 19 octobre 1378, des lettres aux termes desquelles la peine de la destruction des immeubles était abolie.

L'esprit d'indépendance de l'Allemagne du Nord se manifesta de la même manière : le Sachsenspiegel prescrit qu'aucune maison ne doit être détruite, sauf dans le cas un viol y aurait été commis. En Italie, l'usage subsista, parce que les confiscations n'avaient pas lieu au profit du prince; mais on admit que le possesseur pouvait conserver sa maison, s'il n'avait pas con-

(J) Gonst. v, vni, § 3, God. 1. v. Assis. Car. art. 21. Lami, Aiitich. Tosc. p. 124. Hist. Dipl. Frid. IL T. IV. p. 290-300.— Lib. Jur. Civ. Veronœ c. 156. Alex. PP. IV. Bull. Adextirp. § 21. Gonc. Tolos. ann. 1229, c. 6. Stat. Kaym. ann. 1234 (Hard. VII. 203.) - Vaiss. III. Pr. 370-1. , Com\ Biterr. ann. 124% append c. 35. Concil. Albiens. ann. 1254, c. 6. Etablissements, i. 36. Siete Partidas, P. vu, Tit. xxvi, I. 5. Bern. Guid. Pract. (D at, XXIX. 89.) Lib. Sent. Inq. Tolos. p. 4, 80-1, 168.

AFFAIRE DE CORDES 545

naissance du mauvais usage qu'on en faisait. Toutefois, les jurisconsultes discutaient sur la prohibition perpétuelle de bâtir au môme endroit, les uns affirmant que la possession continue du terrain par un catholique, pendant quarante ans, lui donnait le droit d'j construire une maison nouvelle, les autres maintenant que la sentence inquisitoriale avait créé une servi- tude perpétuelle et imprescriptible. Avec le temps, les inqui- siteurs s'arrogèrent le droit de donner des autorisations de construire sur les terrains maudits, et ils exercèrent ce droit à leur profit, bien qu'il leur eût sans doute été difficile d'alléguer une autorité à cet effet (1).

Une autre peine temporelle peut être citée comme exemple du pouvoir presque illimité des inquisiteurs en matière de pénitences. Quand, en 1321 , la ville de Cordes, longtemps rebelle à son évêque et à son inquisiteur, fit sa soumission, la péni- tence imposée par Bernard Gui et Jean de Beaune consista en l'érection d'une chapelle, de dimensions à déterminer, en l'hon- neur de Saint Pierre Martyr, Sainte Cécile, Saint Louis et Saint Dominique, avec les statues de ces saints en pierre ou en bois au-dessus de l'autel; pour compléter l'humiliation de la ville, le portail devait être orné des statues de Févêque et des deux inquisiteurs, le tout à terminer dans le délai de deux ans, sous peine d'une amende de cinq cents livres tournois, qui devait être doublée après un nouveau délai de deux ans. Les gens de Cordes se hâtèrent de construire la chapelle, mais ils hésitèrent à glorifier ainsi leurs oppresseurs ; vingt-sept ans plus tard, en 1348, nous voyons les autorités municipales citées devant l'In- quisition de Toulouse et obligées de donner caution pour l'achèvement immédiat du portail et l'exécution des statues des inquisiteurs (2).

La pénitence la plus sévère que pussent imposer directement 484 les inquisiteurs était celle de la prison. Suivant la doctrine

(1) Isambert, Ane. loix françaises, IV. 364; V. 491. -— Ripoll, I, 252. Arch. de l'ïnq de Carcass. (Doat, XXVII. 248.) Sachsenspiegel, Buch m, Art. i. Zancliini Tract, de Hseret. c. xxxix, xl.

(i) Lib. Sentent. Inq. Tolosan. 280. Arch. de l'ïnq. de Carcass. (Doat. XXXV, 122.) v

546 PRISON PERPÉTUELLE

inquisitoriale, ce n'élait pas, en réalité, une punition, mais un moyen pour le pénitent d'obtenir, au régime du pain et de l'eau, le pardon de ses crimes ; en même temps, une surveillance attentive le maintenait dans le droit chemin et l'empêchait de contaminer le reste du troupeau. Bien entendu, cette pénitence n'était imposée qu'aux convertis. L'hérétique rebelle qui per- sistait dans la désobéissance, qui refusait obstinément de con- fesser son hérésie et affirmait son innocence, ne pouvait être admis à la pénitence et était remis au bras séculier, c'est-à-dire au bourreau (1).

Aux termes de la bulle Eœcommunicamus de Grégoire IX, en 1229, tous ceux qui, après arrestation, étaient ramenés à la foi par crainte de la mort, devaient être incarcérés pour le reste de leur vie et accomplir ainsi la pénitence appropriée à leur cas. Presque en même temps, le concile de Toulouse en ordonna de même, ajoutant que les convertis involontaires devaient être empêchés de corrompre les autres. Le décret de Ravenne de Frédéric II, en 4332, adopta la même règle et en fit une dispo- sition légale durable. Le concile d'Arles, en 1234, appela l'at- tention sur les continuelles rechutes des convertis par force et recommanda aux évoques de veiller sévèrement à ce que la peine de l'incarcération perpétuelle leur fut appliquée. A cette époque, les relaps n'étaient pas encore considérés comme perdus sans retourni abandonnés au bras séculier, mais jetés en prison pour n'en plus sortir (2).

L'Inquisition naissante trouva cette règle établie et l'appliqua avec l'impitoyable énergie qu'elle apportait dans l'exercice de ses fonctions. C'était, disait-on, une grâce accordée à des gens qui avaient perdu tout droit à la pitié des hommes. Il ne devait

(1) Zanchini Tract. d<> Hxret. c. x.

(2) (jregor. PP. IX. Bull. Excommanicamus, 20 Aug. 1229. - Concil. Narbonn anu. 122!), c. 9. Hist. Diplom. Frid. II. T. IV. p. 300. Coucil. Arelat ami. 1234, c 6. Vaissete, III, Pr. 314.

La bulle de Grégoire, introduite dans le droit canonique, condamne à la prison perpétuelle ceux qui redire noluerint (C. 15, § 1, Lxtra v. vu); ce dernier mot est évidemment un la/^us pour voluerint, puisque les hérétiques «bs'inés étaient livrés au bras séculier. Le décret de Ravenne, publié peu de temps après par Frédéric II, lait observer,que l'empris ;nnement à ppetuité des convertis est conforme au* canons de l'Eglise.

ENCOMBREMENT DES PRISONS 547

pas y avoir d'exemptions. Le concile de Narbonne, en 1214, 485 déclara expressément qu'à moins d'une indulgence spéciale du Saint-Siège, un mari ne devait jamais être épargné à cause de sa femme, ni une femme à cause de son mari, ni un père en considération des enfants dont il était la seule ressource; ni l'âge ni la maladie ne devaient être invoqués en vue de l'adou- cissement de la peine. Quiconque ne se présentait pas dans le délai de grâce pour se confesser et dénoncer ses complices, était passible de cette pénitence, qui devait toujours être infligée pour la vie. Épouvantés par l'activité des inquisiteurs, ceux qui avaient laissé passer les délais fixés se présentaient en foule, suppliant qu'on les admit à réconciliation. Cette foule devint bientôt si grande, vu la diffusion de l'hérésie en Languedoc, que les bons évêques se déclarèrent incapables de nourrir tant de prisonniers, ni même de trouver assez de pierres et de mortier pour construire des prisons à leur usage. On prescrivit donc aux inquisiteurs de différer l'incarcération des convertis, à moins de péril d'impénitence, d'apostasie ou de fuite, jusqu'à ce qu'on eût obtenu l'avis du pape. Apparemment, Innocent IV n'était pas disposé à l'indulgence, car, en 1246, le concile de Béziers ordonna l'incarcération de tous ceux qui avaient laissé passer les délais, en conseillant toutefois de commuer la peine lorsqu'elle entraînerait péril de mort pour des parents ou des enfants. La prison devint ainsi la peine ordinaire, excepté dans le cas d'hérétiques obstinés, qui étaient brûlés. Un seul juge- ment, rendu le 19 février 1237 à Toulouse, condamna de la sorte vingt à trente pénitents, qui devaient être enfermés dans une maison jusqu'à ce qu'il y eût place pour eux dans les geôles. Dans un fragment du registre des sentences de l'Inquisition de Toulouse, de 1246 à 1248, comprenant 192 cas, dont 43 concer- nant des contumaces, la peine infligée est toujours la prison. Cent vinjt-sept personnes furent condamnées à la prison per- pétuelle, six à dix ans et seize à un emprisonnement de durée indéfinie, suivant qu'il semblera expédient à l'Église. C'est plus tard seulement qu'on se conforma à la décision du concile de Narbonne et que la condamnation fut toujours à vie. Dans la

548 CRUAUTÉ DE BERNARD GUI

suite, il y eut quelque adoucissement, car tous les inquisiteurs n'étaient pas de la trempe du féroce Bernard de Caux, qui gouvernait alors le Saint Office à Toulouse; mais, jusqu'à la fin, la prison perpétuelle resta la pénitence par excellence, bien 486 que les décrets de Frédéric et les canons des conciles de Tou- louse et de Narbonne ne fussent pas considérés comme appli- cables à ceux qui avaient abjuré «de grand cœur » après leur arrestation (1),

Dans les sentences d'époque plus récente qui nous sont par- venues, il est souvent bien difficile de comprendre pourquoi un coupable est incarcéré, tandis qu'un autre, accusé des mêmes méfaits, est remis en liberté avec l'obligation de porter des croix. Peut-être distinguait-on entre ceux qui se convertissaient avec joie et ceux dont la conversion paraissait forcée. Un exemple nous montrera avec quelle cruauté un homme comme Bernard Gui, qui appartient au groupe des inquisiteurs les plus éclairés, pouvait appliquer la loi terrible dont l'Église avait armé sa main. Un certain Pierre Raymond Dominique, cité à comparaître en 1309, avait pris la fuite et été frappé d'une excommunication ; condamné en 1315 comme hérétique con- tumace, il se présenta volontairement en 1321, sur la pro- messe que sa vie serait sauve. Ses actes d'hérésie n'avaient pas été flagrants et il alléguait, pour excuser sa contumace, qu'il avait à sa charge une femme et sept enfants, que sa disparition aurait condamnés à mourir de faim. Il n'en fut pas moins incarcéré pour le reste de ses jours!

L'austère Bernard de Caux ne fut pas toujours aussi impi- toyable. En 1246, il condamna Bernard Sabbatier, hérétique relaps, à la prison perpétuelle, mais il ajouta que le père du coupable étant un bon catholique, vieux et malade, son fils pourrait rester auprès de lui sa vie durant et travailler pour le nourrir, à la condition déporter des croix (2).

(1) Concil. Tanacon. ann. 1242. Concil. Narl onn. ann 1 "46. c. 0, 19.— Conc. R'tterr. ann. 1246, Append. c. 20. —Coll. Doat, XXI. 152. Ms<. Bib. Nat. fonds lat. ii° 9992. Bern. Guidon. Practica P. iv 'Doat, XVX.)

(>) LU). Sent. Inq. Tolos. passim, p. 347-9. faiymeric, Direct. Inq. p. 507. Mss. Lib. Nat. fonds latin, 9992. Tructica super In juisit. (Mss. Bib. Nat iouds iat. 14 930, loi. 222.)

RÉGIME DES PRISONS 549

Il y avait deux régimes pour les prisonniers : le régime strict (murus strictus, duras ou ardus) et le régime adouci (murus largus). Mais, dans l'un et l'autre, le captif ne recevait que du pain et de l'eau ; il était enfermé dans une cellule et ne pouvait communiquer avec personne, de crainte qu'il ne fut corrompu ou ne corrompît d'autres. Toutefois, cette dernière règle ne fut pas sévèrement appliquée, car vers 1306, Geoffroi d'Ablis signale comme un abus les visites faites aux prisonniers par des clercs et des laïcs des deux sexes. On permettait aux conjoints de se *°f voir s'ils étaient emprisonnés l'un et l'autre, ou si l'un des deux seulement était en prison. Vers la fin du xive siècle, Eymerich accorde que des catholiques zélés peuvent être autorisés à visiter des prisonniers, mais il interdit ces visites aux femmes et aux gens simples ; car, ajoute-t-il, les convertis sont très disposés aux rechutes, très aptes à infecter les autres et, généralement, ils finissent sur le bûcher (1).

Les personnes soumises au régime plus doux du murus lar- gus pouvaient, si elles se conduisaient bien, prendre un peu d'exercice dans les corridors, elles avaient quelquefois la faci- lité d'échanger quelques paroles et de reprendre contact avec le dehors. Les cardinaux qui visitèrent la prison de Garcassonne et prescrivirent des mesures pour en atténuer les rigueurs ordonnèrent que ce privilège fût accordé aux captifs âgés et infirmes. Le condamné au murus strictus était jeté, les pieds enchaînés, dans une cellule étroite et obscure; parfois il était enchaîné au mur. Cette pénitence était infligée à ceux dont les offenses avaient été scandaleuses, ou qui s'étaient parjurés par des confessions incomplètes, le tout à la discrétion de l'inquisi- teur. J'ai rencontré un cas, en 1328, ou un, hérétique faux, témoin fut condamné au murus strict issimus, avec des chaînes tant aux mains qu'aux pieds. Lorsque les coupables apparte- naient à un Ordre religieux, la punition était généralement tenue secrète et le condamné était emprisonné dans un couvent de son Ordre. Les couvents étaient d'ordinaire pourvus de cellules

(i) Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXXIII. 143). Goncil. Riterrens. ann. 1246, c. 23, 25. Eymerich, Direct. Inquis. p. 507.

31.

550 ENTRETIEN DES PRISONS

à cet effet, le régime n'était pas meilleur que dans les prisons épiscopales. Dans le cas de Jeanne, veuve de B. de la Tour, religieuse de Lespenasse, qui avait participé aux hérésies des Cathares et des Vaudois et avait prévariqué dans sa confession, la sentence, rendue en 1246, portait emprisonnement dans une cellule de son couvent, nul ne devait pénétrer, nul ne devait la voir, sa nourriture lui étant passée à travers une ouverture ménagée à cet effet. C'est la tombe des vivants, con- nue sous le nom d'in pace (1). 488 Lorsque la rigueur envers les captifs n'avait pas d'objet, elle s'atténuait inévitablement. Ainsi, il résulte de différentes indi- cations éparses dans les procédures que les prisonniers entre- tenaient des relations assez suivies, tant entre eux qu'avec le monde extérieur; toutefois, on enjoignait aux gardiens de pro- hiber toute communication qui fut de nature à endurcir les détenus ou à les détourner de se confesser complètement (2). Les prisons elles-mêmes n'étaient pas de nature à alléger la pénitence de la détention. Les seigneurs-justiciers et les villes, obligés à les entretenir, les considéraient comme une lourde charge. Lorsqu'un débiteur était incarcéré, bien que la loi limi- tât à quarante jours la durée de la contrainte et prescrivit qu'il fût convenablement nourri, ces règles étaient généralement éludées, car plus on le traitait mal, plus il devait faire d'efforts pour se libérer. Quant aux criminels, on ne leur donnait que

(1) Arch. de l'Hôtel de Ville d'Albi (Doat, XXXIV. 45). Bern. Guidon. Gra- v«m. (Doat. XXX. 100.) Un. Sentent. Inq. Tolos. p. 32, 200, ï87. Arch de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXVII. 136, 156.) Mss. Bib. Nat. fonds lat. 9992.

La cruauté du système d'emprisonnement monastique, dit in pace ou vade in pacem, ét.it telle, que ceu* qu'on y soumettait ne tardaient pas à mourir dans l'agonie du désespoir, hn 1350, l'archevêque de Toulouse pria le roi Jean d'en Jaire adoucir la rigueur, et celui-ci, en conséquence, rendit une Ordonnance aux termes de laquelle le supérieur du couvent devait, deux fois par mois, visiter et consoler le prisonnier; ce dernier devait, en outre, avoir le droit de demander, deux fois par mois, la société d'un des moines. Cette légère atténuation de pra- tiques barbares parut si scandaleuse aux Dominicains et aux Kranciscains qu'ils s'adressèrent au pape Clément VI pour obtenir qu'on revint à l'ancien régime. Le pape les débouta. Chron. Bardin. ann. 1350 (Vaissete, IV. Pr. 29.)

La loi anglaise de cette époque interdit d'enchaîner les prisonniers (Bracton Lib. m. Tract, i. cap. 6.) *

(2) Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 102, 153, 231, 252-4, 301. Muratori, Antiq . Disert, lx (T. XII p. 519.) - Bern. Guidon. Practica P. v (Doat, XXX.) A-ch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXVII. 7.)

RÉSISTANCES DES ÉVEQUES 551

du pain et de l'eau ; s'ils mouraient de misère, c'était une dé- pense de moins. Le prisonnier qui avait de l'argent et des amis pouvait naturellement obtenir d'être mieux traité ; mais cela était presque impossible aux hérétiques, dont les biens avaient été confisqués et auxquels il était dangereux de témoigner le moindre intérêt. (4)

Le nombre immense de prisonniers, à la suite des opérations 489 vigoureuses de l'Inquisition du Languedoc, posa la question dif- ficile de la construction et de l'entretien de prisons nouvelles. En principe, cette charge incombait aux évoques, dont la mol- lesse à l'égard des hérétiques avait été rachetée par l'énergie des moines ; les évêques l'admirent en 1229, au concile de Tou- louse, avec cette réserve que l'entretien de l'hérétique riche devait incomber à ceux qui profitaient de la confiscation de ses biens. Toutefois, le fardeau devint tellement lourd qu'au concile de Narbonne, en 1244, ils proposèrent d'employer à la construction et à l'entretien des prisons les pénitents qui, s^tns le récent décret du Pape, auraient été envoyés à la Croisade. Il était à craindre, disaient-ils, « que les prélats ne fussent trop chargés de convertis pauvres et incapables de les entrenir vu leur multitude.)) Deux ans après, à Béziers, ils déclarèrent que la construction et l'entretien des prisons devaient incomber à ceux qui profitaient des confiscations et qu'on pourrait ajouter à ces fonds le produit des amendes imposées par les inquisi- teurs. Cela était assez raisonnable, mais les moines ne l'enten- daient pas ainsi. En 1249, Innocent IV affirma de nouveau que c'était l'affaire des évêques ; il leur reprocha de manquer à leurs devoirs et ordonna qu'ils y fussent contraints. Enfin, en 1254, le concile d'Albi décida définitivement que les détenteurs de biens confisqués contribueraient au logement et à l'entretien

(i) Beaumanoir, Coutumes du Beauvoisis, cap. 51, 7. G. B. de Lagrèze, La Navarre française, n, 339.

Dans les comptes de la Sénéchaussée de Toulouse pour 1337, on trouve mention de 30 sols dépensés en novembre 1333 pour fournir de la paille aux prisonniers, afin de les empêcher de mourir de froid vendant l'hiver. D'autres sommes, mon- tant au total de 83 sols et H deniers, sont destinées à réparer lés chaînes et les entraves qui assuraient la rigueur du régime cellulaire. Vaisse.e, éd. Pri- vât, x Pr. 798-09.)

552 CONDITION DES PRISONNIERS

de leurs précédents possesseurs et que, lorsque les hérétiques seraient sans ressources, les villes ou les seigneurs sur le terri- toire desquels on les avait pris seraient responsables de la dépense et obligés, sous menace d'excommunication, de la sup- porter. Néanmoins, la responsabilité des évêques était si évidente que certains inquisi eurs zélés parlaient de les pour- suivre comme fauteurs d'hérésie pour négligence à faire cons- truire des prisons; mais Gui Foucoix déconseille discrètement cette procédure et recommande de soumettre les cas de ce genre au jugement du Saint-Siège. (1) 490 On conçoit combien la condition des prisonniers devait être misérable, alors que leurs oppresseurs et spoliateurs marchan- daient sur le prix de leur entretien, du pain et de l'eau qu'il s'agissait de leur fournir. Saint-Louis, suzerain des territoires cédés par le traité de Paris, qui bénéficiait dans une très large mesure des confiscations, reconnut que ces profits lui impo- saient des devoirs. En 1233, il entreprit d'entretenir des pri- sons à Toulouse, à Carcassonne et à Béziers. En 1246, il ordonna à son sénéchal de mettre à la disposition des inquisiteurs des prisons convenables à Carcassonne et à Béziers, et de fournir aux détenus leur ration journalière de pain et d'eau. En 1258, il prescrivit à son sénéchal de Carcassonne d'achever prompte- ment les prisons commencées ; il sait bien que les prélats et les barons sur les terres desquels les hérétiques ont été pris doiyent assurer leur entretien, mais, pour éviter des difficultés. il consent à ce que les dépenses afférentes soient supportées par le trésor royal, quitte à être ensuite recouvrées auprès des seigneurs. Lors de la mort d'Alphonse et de Jeanne de Tou- ouse, en 1272, tous les territoires sévissait l'Inquisition et, à peu d'exceptions près, toutes les confiscations revinrent au roi de France. Dès lors, l'entretien des prisons, y compris les salaires des geôliers, incomba à la Couronne, excepté peut-être a. Albi, oùl'éyèque, qui avait sa part des dépouilles, parait aussi

(i\ Coneil. Toîosan. ann. 1220 c. 11. Concil. Vnler.tin ann. 1*34 c. 5 CodciI. Narboim.;aon. 1244 c. 4. Coll. Uoat, XXXI. 157. « oncil. Biterrens. ann. 1215, App°nd. c. 23, 27. Innocent PP. IV. Bull. Cum sicttt, 1 Mart. I2M (Doat, XXXi. ii4.) Concil. Albiens. ann. 1254 c. 24. GuUl. Fulcod. Quœst. x.

SUBVENTIONS ROYALES

553

avoir participé aux dépenses. Parmi les demandes de Henri de Chamay, que Philippe de Valois accorda en 1329, figure celle- ci : que la prison inquisitoriale de Carcassonne soit réparée 3ar le roi et que tous ceux qui ont eu part aux confiscations y 2ontribuent pro rata. Là-dessus, le sénéchal taxa le comte de Foix de 302 livres, 11 sols et 9 deniers ; celui-ci refusa de payer et fit appel au roi. On ne sait comment se termina cette affaire. D'une décision du Parlement de Paris en 1304, il appert que la subvention royale pour la nourriture de chaque prisonnier s'élevait à trois deniers par jour, somme qui semble suffisante, bien que Jacques de Polignac, qui avait la charge de la prison de Carcassonne, et qui fut puni pour ses détourne- à)i ments, comptât pour cela huit deniers. Cette forte dépense ne constitua pas un précédent; en 1337, nous trouvons de nou- veau une dépense journalière de trois deniers. Pour les accu- sés en prison préventive et qui attendaient d'être jugés, c'est probablement l'Inquisition elle-même qui payait, à moins que l'accusé n'eût des biens sur lesquels on pouvait pourvoir à son entretien. Toutefois, en 1458, il est question d'un hérétique dans la prison épiscopale d'Utrecht, qui, étant pauvre, gagnait sa nour- riture en tissant. En Italie, les confiscations étaient divisées en trois parts, l'Inqu'sition faisait ses frais et n'avait pas besoin des princes. A Naples, c'étaient les prisons royales qui ser- vaient, mais un ordre royal était nécessaire pour l'incarcéra- tion. (1).

Bien que le régime normal des prisonniers fût le pain et l'eau, l'Inquisition permettait aux siens de recevoir du dehors d'autres aliments, du vin, de l'argent; il est si souvent fait allu- sion à cette tolérance qu'on peut la regarder comme un usage établi. Des collectes avaient lieu parmi ceux qui inclinaient secrè- tement vers l'hérésie à l'effet d'améliorer la condition de leurs

(l) Molinier, op. cit. p. 435. Vaissete, III. Pr 536. Va^ssete, éd. Privât, VIII. 1206. Arch. de l'Hôtel de ville d'Albi (Doat, XXXIV. 45.) Bern. Gui- don. Gravam. (Doat, XXX. 109.) Isanibert, Ane. loix franc, iv. 264. Vais- sete, éd. Privât, X. Pr. 693-4, 813-14. —Les Olim, m. 148. Hauréau, Ber- nard Délicieux, p 19. Frédéricq, Corpus document, inquisit. neeiland. i. 339. Archiv. di Napoli, Reg. 113, Lett. A, fol. 385; Keg. 154, Lett. C, fol. 85; M?s. Chioccarelli, T. vm.

554 LA TOUR DE CARCASSONNE

frères captifs et, quand on songe aux dangers que pouvait faire courir l'accusation de favoriser l'hérésie, on ne peut qu'admi- rer le zèle désintéressé de ceux qui osaient ainsi tendre la main aux persécutés. (1).

Les prisons étaient naturellement construites de façon à ménager le plus possible la dépense et la place, sans aucun souci de la santé ni de la commodité de leurs hôtes. Les ins- tructions pontificales portaient qu'elles devaient se composer de petites cellules sombres, chacune pour un prisonnier seule- ment ; la détention devait être très rigoureuse, mais ne pas mettre en danger la vie du captif. La description faite par M. Molinier de la Tour de l'Inquisition à Garcassonne, qui ser- vait de prison inquisitoriale, montre que les instructions de Rome furent fidèlement suivies. C'était un lieu horrible, com- posé de petites cellules, sans air ni lumière, pendant de longues années les infortunés pénitents traînaient une vie d'indicible misère, bien pire que la courte agonie du bûcher. 492 Dans ces séjours du désespoir,, ils étaient entièrement à la merci des geôliers. Leurs plaintes n'étaient jamais écoutées; si un prisonnier déclarait avoir été l'objet de violences, son serment était dédaigneusement écarté, alors que l'on acceptait celui des fonctionnaires de la prison. Les instructions données, en 1282, par Frère Jean Galande, inquisiteur de Garcassonne, au geôlier Raoul et à sa femme Bertrande, jettent un jour singulier sur le régime de ces établissements. On les menace de renvoi irrévocable si, à l'avenir, ils empruntent de l'argent aux prisonniers ou reçoivent d'eux des cadeaux, s'ils s'appro- prient l'argent ou les effets de ceux qui meurent, s'ils permet- tent à des prisonniers de franchir la première porte, s'ils man- gent avec eux, s'ils emploient les serviteurs de la prison à diverses besognes ou k des courses, s'ils jouent avec eux ou leur permettent de jouer ensemble, etc. (2)

(1) Arcli. de l'înq. do Carcass. (Doat, xxm. 14, 16.) Muratori, Antiq. Dis* sert, lx (T. xu. p. 500, 507, oi ', 525.) LiLi. Sentent. Inq. Tolos. p. 252-4, 307. - Tract.de liserés. Pau.>. de Lug. (Martène, Thés. v. !78<>.)

(2) Praçtlca super Inquis." (Vlss. Bil>. Nat., l'omis latin, 14930, fol. 22«.) Molinier, op. cit. p. 44a. Arcli. de l'înq. de Carcass. (Doat, xxxu. Ii5; xxxvn. 83.

EXACTIONS DES GARDIENS 555

Évidemment, un prisonnier ayant de l'argent pouvait obtenir des faveurs de l'honnête Raoul ; mais les instructions que nous venons de résumer passent sous silence un des abus les plus scandaleux qui déshonoraient les prisons la confiscation, par les gardiens, de l'argent et de la nourriture envoyés aux pri- sonniers par leurs amis. Naturellement, des fraudes de tout genre poussaient, comme des champignons, sur ce terrain profondément vicié. En 1304, Hugolin de Polignac, garde de la prison royale de Carcassonne, fut jugé pour avoir détourné une partie de la subvention royale, pour avoir maintenu sur les registres, pendant des années, après leur décès, les noms de certaines personnes et pour avoir gardé l'argent que leur envoyaient des amis; mais les témoignages ne parurent pas suffisants pour justifier une condamnation. Les cardinaux que Clément V chargea, peu de temps après, d'enquérir sur les abus de l'Inquisition en Languedoc, dénoncèrent sommaire" ment les fraudes habituelles en obligeant les nouveaux geô- liers, nommés par eux, à jurer de remettre à chaque prison- nier les provisions que lui destinait le roi, aussi bien que celles que lui envoyaient ses amis intimation confirmée par les décrétâtes de Clément V. Le rapport des cardinaux témoigne de leur horreur en présence des faits constatés par eux. A Car- cassonne, ils enlevèrent complètement la direction de la prison 493 à l'inquisiteur Geoffroi d'Ablis et la remirent à l'évêque; ils ordonnèrent de réparer immédiatement les cellules de l'étage supérieur afin qu'on pût y transporter les prisonniers âgés et infirmes. A Albi, ils délivrèrent les captifs enchainés, prescri- virent d'éclairer les cellules et d'en construire de meilleures dans le délai d'un mois. A Toulouse, leur mécontentement ne fut pas moindre. Partout on se plaignait du manque de nour- riture, de l'absence de lits, de la fréquence des tortures, Les réformes des cardinaux consistèrent surtout à diviser la res- ponsabilité entre l'évêque et l'inquisiteur, dont l'accord était nécessaire pour une sentence d'emprisonnement ; chacun d'eui devait nommer un geôlier, chaque geôlier devait avoir une clef pour chaque cellule et jurer de ne jamais parler à un captif

556 MÉPRIS DES CANONS DE CLÉMENT

autrement qu'en présence de son collègue. Ces remèdes insuf- fisants, approuvés par le pape Clément, ne purent guère pro- duire d'effets utiles. Bernard Gui se plaignit amèrement que le pape eût jeté la honte sur l'Inquisition en déclarant qu'il y avait de la fraude et de la violence dans le régime de ses pri- sons, et il avança que les nouveaux règlements étaient inappli- cables. Bien que la contrainte qu'ils imposaient aux inquisi- teurs fut bien faible, nous pouvons être certains qu'ils ne furent pas longtemps appliqués. Peu d'années après, dans les Practica, Bernard Gui tient pour assuré que le droit de jeter un homme en prison appartient uniquement à l'inquisiteur ; il cite avec dédain, et par son titre seulement, le canon clémen- tin et allègue ensuite, comme si elle était encore en vigueur, une bulle de Clément IV, qui donnait toute autorité à l'inquisi- teur et ne mentionnait pas l'évèque. En fait, avant la fin du siècle, Eym'M'ich considérait les canons clémentins comme indignes d'être insérés dans son travail, parce que, nous dit-il, on ne les observe nulle part en raison des inconvénients qu'ils présentent. Toutefois, vers 1500, Bernardo di Como reconnaît que la règle clémentine peut être suivie quand il s'agit d'une détention pénale après le jugement ; mais il maintient que l'in- quisiteur a seul le contrôle de la prison et de ses hôtes, avant et pendant le procès. (1) 494 Avec de pareils geôliers, il est probable que les évasions assez fréquentes étaient le fruit de la corruption. Même les "prisonniers enchaînés réussissaient quelquefois à s'échapper. Mais ce qui mettait le plus souvent un terme aux souffrances des captifs, était la mort causée par l'effroyable saleté on les

(1) Les OHm, m. 148. A.rch. de l'Hôtel de ville d'Albi (Doat, xxxiv. 45.) Bern. Guidon. Gravam. (Doat, xxx. 105-8.) Ejusd. Practica P. iv. c. 1. Eymeric. Direct. Inq. p. 587. Bernardi Comens. Lucerna fnquis. s. v. Carcr.

Le passage des Practica auquel il est fait allusion se trouve dans un manuscrit de la Bib. Nat., tonds lat., 14570, fol. 258. L'allusion aux Clémentines manque dans le manuscrit imprimé par Douais, Paris, 1885, p. 179.

En 1325, l'évêque Richard Ledred d'Ossorv se prévalut du canon clémentin pour revendiquer le droit de surveillance sur William Outlaw, qu'il emprisonna dans le château de Kilkenny comme fauteur de sorciers (il n'y avait pas, semble-t-il, de geôle épiscopale). Wright's Proceedinas against Dame Alice Kytelei\ Camden Soc, 1843, p. 31.

MISÈRE DES CAPTIFS 557

condamnait à croupir. La mortalité dans ces prisons - fait énorme. Cependant, quelques-uns résistaient pendanl les années ; nous connaissons même le cas d'une femme qui fut gracieusement mise en liberté à la condition de porter des croix, après avoir passé trente-cinq ans dans la prison do Tou- louse. Dans les autos de fé, on trouve souvent des sentences prononcées contre des prisonniers qui étaient morts avant la fin de leur procès. Lors de Y auto de 4310, à Toulouse, il est question de dix personnes mortes après avoir confessé !eur hérésie et avant le jugement; dans Yauto de 1319, on compte huit cas analogues. La prison de Carcassonne semble avoir été un séjour presque aussi mortel que celle de Toulouse, hans Yauto de 1325, il y a des sentences contre quatre décédés ; on en trouve cinq dans celui de 1328. Comme on ne paraît pas avoir tenu de registres, c'est seulement d'après ces indices que nous pouvons nous faire une idée de l'épouvantable condition sanitaire des prisons (1).

La prison était naturellement la peine que les inquisiteurs infligeaient le plus souvent. Dans le registre des sentences de Bernard Gui, comprenant ses opérations de 1308 à 1322, il est fait mention de 636 condamnations, qui se répartissent comme il suit :

Personnes livrées au bras séculier et brûlées vives 40 ^95

Ossements exhumés et brûlés. . 67

Condamnations à la prison 300

Ossements exhumés de personnes qui auraient été condamnées à

la prison 21

Condamnations au port de croix 138

Condamnations à des pèlerinages. 16

Bannissement en Terre Sainte. . 1

Fugitifs 36

Condamnation du Talmud 1

Maisons à détruire 16

636

(1) Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 8, 13, 14, 19, 25, 26, 20, 158-62, 246-8, J25o-61. Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, xxvn. 7, 131; xxvm. 164.)

558 ATTÉNUATION DES PEINES

Ce tableau donne sans doute une idée exacte de la fréquence relative des châtiments imposés.

Il faut encore noter une particularité des sentences inquisi- toriales. Elles se terminaient toujours par une formule réser- vant le pouvoir discrétionnaire de modifier, de mitiger, d'aggraver et de renouveler la peine. Dès 1244, le concile de Narbonne enjoignit aux inquisiteurs de se réserver toujours ce pouvoir, et cela devint, avec le temps, une règle invariable. En 1245, Innocent IV conféra aux inquisiteurs, agissant de concert avec l'évoque du pénitent, le droit de modifier la pénitence imposée. En général, l'évêque collaborait à ces modifications des sentences, mais Zanchini nous apprend que son consente- ment n'était essentiel que lorsqu'il s'agissait de clercs. L'inqui- siteur, toutefois, ne pouvait pas faire remise entière de la peine, privilège qui n'appartenait qu'au pape. Le crime d'hérésie était tellement indélébile que seul le représentant de Dieu avait un pouvoir suffisant pour l'effacer (1).

Ce pouvoir d'atténuer les sentences était fréquemment exercé. Il servait à obtenir des pénitents de plus explicites témoignages, preuves de la sincérité de leur conversion, et peut-être aussi à diminuer l'encombrement des geôles. Ainsi, dans le registre des sentences de Bernard Gui, on trouve 119 cas de mise en liberté, avec l'obligation de porter des croix; de ces 119 libérés, 51 furent exemptés par la suite du port des croix. En outre, il y a 87 cas de personnes condamnées à 496 porter des croix et à qui remise fut faite de leur peine. Cette indulgence n'était pas particulière à l'Inquisition de Toulouse. En 1328, par une seule sentence, vingt-trois prisonniers de Carcassonne furent relâchés, leur pénitence étant commuée en port de croix, pèlerinages et autres travaux. En 1329, une autre sentence de commutation, passée à Carcassonne, remit en liberté dix pénitents, parmi lesquels la baronne de Montréal. On leur imposa, leur vie durant, le port de croix jaunes et

(I) Concil. Narbonn. arm. 1244 c. 7. Innoc. PP. IV. Bull. Ut cnmmiss>m, 20 jan. 1245 (l)oat, XXX.'. 68.)— Vaissete, m. Pr. 468. Concil. Biterrens. ann. 1246, Âppend. c. 20. Zanchini Tract, de ffœret. c. xxi, xxxvm.

ARBITRAIRE DES JUGES 559

l'accomplissement de vingt-et-un pèlerinages, touchant à des sanctuaires aussi éloignés les uns des autres que Rome, Com- postelle, Canterbury et Cologne. Ils devaient entendre la messe chaque dimanche et jour de fête, leur vie durant, se présenter au prêtre officiant avec des verges et recevoir la discipline en présence des fidèles; ils devaient aussi prendre part à toutes les processions et subir la discipline à la station finale. Dans de pareilles conditions, l'existence était à peine supportable et la mort devait être une délivrance (1).

Comme les sentences de condamnation, ces sentences de mitigation réservaient expressément le droit de modification et de renouvellement, avec ou sans cause. Quand une fois l'In- quisition avait posé sa griffe sur un homme, elle ne lâchait j amais prise et sa grâce suprême n'était que l'équivalent de Yexeat d'un forçat libéré. Jamais il n'y eut de sentence d'acquittement. Le concile de Béziers, en 1246, et Innocent IV, en 4247, dirent aux inquisiteurs que lorsqu'ils relâchaient un prisonnier, ils devaient l'avertir qu'au premier motif de suspicion il serait puni sans pitié et qu'ils devaient se réserver le pouvoir de l'incar- cérer à nouveau sans la formalité d'un nouveau procès et d'une nouvelle sentence, si l'intérêt de la religion l'exigeait. Ces con- ditions étaient observées dans les formulaires et prescrites dans les manuels. Le pénitent ne pouvait pas ignorer que la liberté dont il jouissait était soumise à la discrétion et à l'arbi- traire d'un juge qui, à tout moment, pouvait le faire recon- duire en prison et charger dechaines; dans son serment d'abju- ration, il donnait caution de sa personne et de tous ses biens, s'engageant à comparaître au premier appel. Si Bernard Gui, dans son Formulaire, donne le texte d'une décision gracieuse remettant toute peine personnelle, toute incapacité frappant les héritiers de l'accusé, il avertit que cette formule ne doit jamais être employée, ou ne doit l'être que très rarement.

Lorsqu'il s'agissait d'une chose importante, par exemple 497 de la capture d'un docteur éminent de l'hérésie, les inquisi-

(1) Arch. de l'Inq. de Carcassonne (Doat, xxvii. 2, 192.)

560 CONDITION DES LIBÉRÉS

teurs pouvaient promettre pleine et entière merci à ses disciples pour obtenir qu'ils le dénonçassent. On est heureux d'ajouter que ces promesses restaient presque toujours sans effet. Si des pénitences spéciales avaient été imposées, l'inquisiteur pouvait, après leur accomplissement, déclarer que le pénitent était un homme de bonne vie et de bonnes mœurs; mais cela n'effaçait nullement la réserve insérée dans la sentence primitive. La clémence de l'Inquisition n'allait pas jusqu'au pardon; elle se contentait d'accorder un délai, dum bene se gesserit, et l'homme qui avait une fois été l'objet d'une sentence pouvait toujours craindre d'être rappelé pour la subir à nouveau, ou s'en entendre infliger une plus sévère. Sa vie toute entière appartenait désormais au juge silencieux et mystérieux qui pouvait la briser sans même l'entendre ni donner de raison. Il était pour toujours soumis à la surveillance de la police de l'Inquisition, comprenant le prêtre de la paroisse, les moines, le clergé, la population entière, qui recevaient l'ordre de dénoncer tout relâchement dans sa pénitence, toute parole ou toute attitude suspecte en suite de quoi il était sujet, ipso fado, aux peines terribles édictées contre l'hérétique relaps. Pour un ennemi personnel, rien n'était plus facile que de détruire un pareil homme, d'autant plus que le dénonciateur savait que son nom ne serait jamais prononcé. Nous plaignons à bon droit les victimes du bûcher et de la prison; mais leur destin était-il vraiment plus lamentable que celui de ces mul- titudes d'hommes et de femmes devenus les serfs de l'Inqui- sition, après avoir bénéficié de son hypocrite clémence, dont l'existence se traînait désormais au milieu d'une anxiété inces santé et sans espoir de repos? (1)

L'Inquisition n'était même pas désarmée par la mort de ses victimes. Nous avons déjà souvent parlé de l'exhumation des ossements de ceux qui, par une mort opportune, avaient semblé

(1) Lib Sentent. Inq. Tolosan. p. 40, 118, 122, 137, 139, 146, 147.— Bern. Gui- don. Practica (Doat, XXIX. 85.)— Ejusd. P. v. (Ooat, XXX.)— Concil. Biterrens. ann. 12 16, Append. c. 21, 22. Vaissete, III. Pr. 467. Practica super Inquisit. (Mss. Bib. N?t., fonds latin, 14930, loi. 222, 224.) Pegnœ Comment, in Eymeric. p. 509. Zanchini Tract, de Hœret. c. xx.

EXHUMATIONS 561

préférer la vengeance de Dieu à celle des hommes. Si l'accusé 498 mourait après s'être confessé et repenti, son châtiment n'était autre que celui qu'on lui aurait infligé de son vivant, l'exhu- mation violente tenant lieu de l'emprisonnement; d'autre part, les héritiers du mort étaient obligés de subir ou de racheter une pénitence légère. Mais si l'accusé ne s'était pas confessé et qu'il existât des indices de son hérésie, il était classé parmi les hérétiques impénitents, ses restes étaient livrés au bras séculier et ses biens confisqués sans recours. Cette dernière disposition explique pourquoi les exécutions de ce genre paraissent s1 fréquentes dans la statistique citée plus haut. Ajoutons que, si les autorités séculières hésitaient à procéder à l'exhumation, elles y étaient contraintes par la menace de l'excommunica- tion (1).

La même fureur s'exerçait sur les descendants du malheu- reux. Suivant la loi romaine, le crime de trahison était puni avec une rigueur impitoyable, et les dispositions de cette loi sont sans cesse citées par les avocats du droit canon comme des précédents pour le châtiment de l'hérésie, avec la remarque que la trahison envers Dieu est mille fois plus horrible qu'à l'égard d'un souverain temporel. 11 était peut-être naturel que l'homme d'Eglise, dans son ardeur à défendre le royaume de Dieu, suivît et dépassât l'exemple des empereurs romains, et cela peut expliquer, sinon justifier, bien des traits odieux de la procédure inquisitoriale. Dans le Gode Justinien, la peine de la trahison est aggravée par une disposition qui déclare les enfants du coupable incapables d'exercer des fonctions publiques et de succéder dans la ligne collatérale. Le concile de Toulouse, en 1229, déclara inéligibles à tout emploi ceux- mêmes des hérétiques qui s'étaient spontanément convertis. Il était, par suite, naturel que Frédéric II appliquât à l'hérésie la loi romaine et en étendit l'action aux petits-enfants du cou- pable. Cette aggravation, comme le reste de la législation de

'1) Concil. Arelatens. ann. 1234 c. H. Concil. Albiens. ann. 1254 c. 20. Lib. Sent. Inq. Tolosan. p. 162-7, 203, 246-7, 251-2. Zanchini Tract.de Hœret.

532 PEINES INFLIGÉES AUX DESCENDANTS

Frédéric, fut adoptée avec empressement par l'Église. Toute- fois, Alexandre IV, dans une bulle de 4257, plusieurs fois rééditée par ses successeurs, expliqua que cela ne s'appliquait pas aux cas le coupable avait fait amende honorable et accompli sa pénitence; Boniface VIII alla plus loin et supprima l'incapacité pour les petits-enfants de la ligne maternelle. Ainsi amendée, la loi de Frédéric resta inscrite dans le droit canon (1). 499 L'Inquisition avait tellement besoin du concours des fonction- naires séculiers qu'on peut l'excuser, dans une certaine mesure, d'avoir cherché à exclure des fonctions ceux qui pouvaient avoir quelque sympathie pour les hérétiques. Mais de m me qu'il n'y avait aucune prescription de temps qui pût l'arrêter dans sa procédure contre les morts, il n'y en avait pas davan- tage pour suspendre son action à l'endroit de la postérité des hérétiques. Les archives de l'Inquisition devinrent ainsi la source de vexations innombrables dirigées contre ceux qui, de près ou de loin, touchaient à un hérétique. Personne ne pou- vait être assuré qu'on ne découvrirait ou qu'on ne fabriquerait pas, un jour ou l'autre, quelque témoignage contre tel de ses parents ou grands-parents depuis longtemps décédés; cela suffirait pour ruiner à tout jamais sa carrière. En 4288, Phi- lippe-le-Bel écrivait au sénéchal de Carcassonne que Raymond Vital d'Avignon exerçait l'office de notaire dans cette ville, bien que son grand-père maternel, Roger Isarn, passât pour avoir été brûlé comme hérétique. Si cela est vrai, le sénéchal doit priver le notaire de sa charge. En 4292, Guiraud d'Auterive, sergent d'armes du roi, fut l'objet d'une enquête fondée sur un motif analogue ; Guillem de S. Seine, inquisiteur de Car- cassonne, fournit au procureur du roi des documents suivant lesquels, en 1256, le père et la mère de Guiraud avaient confessé des actes d'hérésie; un oncle de Guiraud, Raymond Carbonnel,

(I) Const 3. Cod. ix. vin. Conril. Tolosan. ann. 1229 o. 10. Hist. D:plom. Frid. n. T. iv. p. 8, 302. Innoc. PP. IV. Bail. Ut rommissinn, 21 jun. 1254.— Alex. PP. (V. Bull. Quod super nonnullis, 9 d-c. 1257 (Do;»t, xxxi. 244.)— Rav- nald. ann 1258, n" 23. Pottha»t 17745, 183-6. Evmeric. Direct. Inq p. 123. G. 15, S-xto v. n.

EFFETS DE L'EXCOMMUNICATION 563

avait été brûlé en 1276 comme hérétique Parfait. Dans ce cas, le pouvoir royal est invoqué pour obtenir la destitution d'un fonctionnaire; mais la doctrine de l'Inquisition attribuait à l'in- quisiteur lui-même le droit de priver de sa charge toute per- sonne dont le père ou le grand-père avait été un hérétique ou un fauteur d'hérésie. Aussi, quand un pénitent avait accompli sa pénitence, ses enfants prenaient souvent la précaution d'en obtenir une attestation formelle, qui leur permettait d'aspirer plus tard à des fonctions. Dans des cas particuliers, l'inquisiteur avait le droit de lever les incapacités qui pesaient sur les des- cendants d'hérétiques; mais, comme la remise de la pénitence, ce n'était qu'une suspension de peine, qui pouvait être annu- lée d'un moment à l'autre, au moindre soupçon de tendance vers l'hérésie (1). De la sorte, il arrivait que des descendants d'hérétiques occupassent même des fonctions ecclésiastiques. 11 est question d'un moine de Cluny qui étudiait à Paris au mo- ment où ses parents furent condamnés pour hérésie; il affirma qu'il ignorait leurs erreurs et s'adressa au Pénitencier pontifical à l'effet d'être admis dans les Ordres. Le prieur fut avisé de l'admettre à l'ordination si sa vie et ses mœurs prouvaient qu'il en était digne. Quand un homme avait été ordonné prêtre et pourvu d'un bénéfice avant la condamnation de ses parents, la loi n'avait pas d'effets rétroactifs (2).

A la base de toutes les sentences de l'Inquisition, si l'on peut 500 dire, était celle sur laquelle toute sa puissance était fondée : la sentence d'excommunication. En théorie, les censures de l'Inquisition étaient identiques à celles de tout autre ecclésias- tique autorisé à priver les hommes de leur salut; mais le clergé avait donné de tels scandales que l'anathème, dans la bouche de prêtres qui n'étaient ni craints ni respectés, avait perdu, du moins à l'époque nous sommes, une grande partie de sa force. En revanche, les censures de l'Inquisition étaient des

(1) Fymeric, Direct. Inquis. p. 571. Arch. de lTnq. de Carcas*onne (Doat, mu, 156.) Kegist. Curiae Francise de Carcassonne (Doat, xxxn 241.) Ber- i.iardi Comens. Lucerna Inquis. s. v. lnquisitores, 19. Lib. Sent. Inq. To!o- san. Index. Wadding. Iiegest . Nich. PP III, 10.

(2) Formulury of the Papal P nitentiary, Philadelphie. 1892, Ruhr, xli, xlïî.

5G4 l'excommumé hors la. loi

armes au service d'un petit nombre d'hommes choisis pour leur énergie et à qui personne ne pouvait impunément manquer de respect. D'ailleurs, les autorités séculières étaient tenues <Je mettre au ban tout individu excommunié par l'inquisiteur comme hérétique ou fauteur d'hérésie, et de confisquer ses biens. Les inquisiteurs se vantaient, non sans raison, que leur malé- diction était, pour quatre motifs, plus puissante que celle du clergé séculier: ils pouvaient obliger le pouvoir séculier à mettre l'excommunié hors la loi; ils pouvaient le contraindre à confis- quer ses biens; ils pouvaient condamner pour hérésie toute per- sonne qui restait excommuniée pendant une année; ils pouvaient enfin infliger l'excommunication majeure à quiconque entre- tenait des relations avec les excommuniés (4). Ainsi l'Inquisition obtenait que l'on obéit sans résistance à ses citations et qu'on se soumît aux pénitences qu'elle imposait. Elle asservissait, pour l'exécution de ses sentences, le pouvoir séculier; elle balayait les lois et les statuts qui s'opposaient à sa procédure; elle prouvait que le royaume de Dieu, représenté par elle, était supérieur aux royaumes de la terre. De toutes les excommuni- cations, celle de l'Inquisiteur était la plus redoutable et les plus hardis n'osaient la braver, parce qu'ils savaient qu'une ven- geance terrible la suivait de près.

(1 Ripoll, i. 208, 394. Tractatus de Inquisitione (Doaf, xxxvi.) Bern. Gui- don. Praclica P. iv. (Doat, xxx.) Kymeric. Direct. Inquis. 360-1.

CONFISCATIONS 5Q5

CHAPITRE XIII

LA CONFISCATION

Bien que la confiscation, comme nous allons le montrer, ne £01 fût qu'en petite partie l'œuvre propre de l'Inquisition, les dis- tinctions qu'on pourrait instituer à ce propos seraient plutôt nominales que réelles. En effet, même l'inquisiteur ne prononçait pas la confiscation, elle résultait naturelle- ment de sa sentence. Elle constituait, par suite, une des peines les plus redoutables dont l'application relevait de son autorité et mérite d'être étudiée avec d'autant plus de soin que les effets s'en firent plus lourdement sentir aux populations.

L'origine, ici comme ailleurs, doit être cherchée dans la loi romaine. Il est vrai que les édits des empereurs contre les héré- tiques, quelque cruels qu'ils fussent, n'allaient pas jusqu'à punir indirectementles innocents. Même lorsqu'ils condamnaient à mort les Manichéens détestés, ils ne poursuivaient la confisca- tion de leurs biens que si les héritiers des coupables étaient également des hérétiques. Les enfants orthodoxes succédaient de droit à leur parent hérétique, qui ne pouvait, par le fait de son hérésie, ni tester, ni exhéréder. Il en était autrement dans le cas de crimes ordinaires. Toute condamnation entraînant la déportation ou les travaux forcés dans les mines impliquait la confiscation, bien que la femme du condamné pût réclamer son douaire et tous les dons qu'elle avait reçus avant la perpétration du crime; les enfants émancipés de lapatria potestas pouvaient en faire autant. Tout le reste appartenait au fisc. Dans le cas de lèse-majesté ou de trahison, le coupable pouvait être condam- né même après sa mort; alors on confisquait ses biens, qui

32

566 DÉGRÉTALE D'iNNOCENT III

étaient réputés dévolus au fisc du jour le crime avait été conçu. Ces lois du Bas-Empire constituèrent l'arsenal pui- sèrent les papes et les rois en vue de rendre attrayante et pro- fitable la poursuite de l'hérésie (1).

Le roi Roger, qui occupa le trône des Deux-Siciles pendant la première moitié du xne siècle, semble avoir été le premier à 502 appliquer la loi romaine en décrétant la confiscation contre tous ceux qui apostasieraient de la foi catholique, qu'ils devinssent grecs, mahométans ou juifs. Mais l'Eglise ne peut échapper à la responsabilité d'avoir introduit cette peine dans toutes les législations de l'Europe comme châtiment de crimes d'opinion. Le grand concile de Tours, tenu par Alexandre 1 en 4163, ordonna à tous les princes séculiers de jeter en prison les hérétiques et de confisquer leurs biens. Lucius III, dans sa décrétale de Vérone en 1184, essaya d'obtenir pour l'Eglise le bénéfice des confiscations dont il menaçait une fois de plus les hérétiques. Un des premiers actes d'Innocent III, en sa double qualité de prince temporel et de chef de l'Eglise, fut d'adresser à ses sujets de Viterbe une décrétale figure le passage suivant :

« Dans les territoires sujets à notre juridiction temporelle, nous ordon- nons que les biens des hérétiques soient confisqués; dans les autres pays, nous ordonnons que la même mesure soit exécutée par les princes temporels, sous peine des censures ecclésiastiques. Les biens des héré- tiques qui renoncent à l'hérésie ne leur seront pas rendus, à moins qu'il ne plaise à quelqu'un d'avoir pitié deux. Car de même que, suivant la loi, les coupables de majesté sont punis de mort et que l'on confisque leurs biens, la vie seule étant laissée par grâce à leurs enfants, de même, et à plus forte raison, ceux qui s'écartent de la foi et offensent le Fils de Dieu doivent être retranchés du Christ et privés de leurs biens, puisque c'est un bien plus grand crime d'attenter à la majesté spirituelle qu'à la majesté temporelle. » (2).

(1) Const. 13, 15, 17 Cod. i. v. ; 2, 3, 4, 7, 8, 9 Cod. ix. xlix ; 5, 6 Cod. ix, xlix ; 5, 6 Cod. ix. vin. '

(2) Const. Sicular. lit), i M. 3. Concil. Turon. ann. 1 163 c. 4. Luca PP. 111. Epist. 171. kinoc. PP. IH Rcgest, h. 1. Cap. 10 blxtra v. 7.

C'est probablement en obéissance au canon de Tours que les biens de Pierre Mauran de Toulouse lurent coulissés en 1178 au profit du comte; on lui permit

RÔLE DU POUVOIR SÉCULIER 567

Cette décrétale, qui fut incorporée dans le droit-canon, est très importante, car elle résume toute la doctrine de l'Eglise au sujet du châtiment des hérétiques. A l'imitation de la loi romaine de lèse-majesté, les biens de l'hérétique étaient censés perdus pour lui du moment il commettait un acte d'hérésie. S'il se rétrac- D03 tait, on ne pouvait les lui rendre qu'à titre gracieux. Quand les tribunaux ecclésiastiques déclaraient qu'il était, ou qu'il avait été un hérétique, la confiscation s'opérait, pour ainsi dire, d'elle- même; l'acte de saisie des biens incombait au pouvoir séculier et c'est de lui seul qu'il dépendait d'épargner la fortune du cou- pable, par une mesure de clémence qui équivalait à un don. Rien de ce qui précède ne doit être oublié si l'on veut compren- dre exactement certains détails qui ont souvent été mal inter- prétés.

La décrétale d'Innocent témoigne, en outre, de ce fait qu'au début de la lutte contre l'hérésie la principale difficulté ren- contrée par l'Église en matière de confiscations consistait à per- suader ou à forcer les puissances temporelles de faire leur devoir en s'emparant des biens des hérétiques. Ce fut une des prin- cipales offenses que Raymond Vide Toulouse expia si durement, comme le lui expliquait Innocent en 4210. Son fils sut échapper à ce reproche. Dans ses statuts de 423i, en accord avec l'ordon- nance de Louis VIII en 1226 et de Louis IX en 4229, il pro- nonça la confiscation non seulement contre les hérétiques, mais contre tous ceux qui, d'une manière quelconque, favori- saient les hérétiques et refusaient d'aider à leur capture; tou- tefois, sa politique ne fut pas toujours d'accord avec sa législa- tion et il fut plus d'une fois nécessaire de stimuler son zèle. Plus tard, lorsque tout danger de résistance par les armes eut disparu, les princes se montrèrent, en général, très zélés à

de les racheter au prix d'une amende de 500 livres d'argent (Roger. ïloveden. Annal, ann. 1 178.)

Le décret d'Alonso II d'Aragon contre les Vaudois, en 1194 (Pegnœ Comment. 39 in Eijmeric. p. 231), prononce la confiscation contre les fauteurs d'hérésie, mais il n'y a pas d trace qu'on l'ait appliqué, non plus que les canons suhséquents du concile de Gérone en 1197 (Aguirre, v. 102-3). On peut en dire autant des édits d'Henri VI, en 1194, renouvelés par Othon IV en 1310 (Lami, Antich. TosGi p. 484).

568 PART DU FISC

accroilre leurs maigres revenus par des confiscations, et la législation de l'Europe entière consacra le principe de la spolia- tion des hérétiques. Cependant l'Église éprouvait le besoin de stimuler parfois le zèle des spoliateurs et de répéter, à l'adresse de l'indulgence ou de la négligence, ses injonctions et ses menaces habituelles (4). 5Q4 Les relations entre l'Inquisition et les biens confisqués variè- rent suivant les époques et les pays. En France, le principe dérivé de la loi romaine était généralement reconnu; le titre de propriété revenait au fisc sitôt le crime accompli. L'inquisiteur n'y avait doiîc rien à voir. Il constatait simplement la culpabi- lité de l'accusé et laissait à l'État le soin d'agir en conséquence. Ainsi Gui Foucoix traite la question des confiscations comme tout à fait en dehors des fonctions de l'inquisiteur, qui peut tout au plus donner un conseil aux autorités séculières ou s'en- tremettre pour en obtenir une grâce; il estime, du reste, que ceux-là seuls sont légalement exempts de confiscation qui se présentent spontanément et se confessent avant qu'on n'ait recueilli contre eux aucun témoignage. Conformément à ce qui précède, les sentences de l'Inquisition française ne font, en général, aucune allusion à la confiscation, bien que nous con- naissions par hasard certains cas, mentionnés dans les comptes des procureurs des encours , des domaines furent vendus au profit du fisc alors que la sentence ne spécifiait pas la for-

(1) Innoc. PP. III. Regest. xn. 154 (Cap. 26 Extra v. xi). Isambcrt, Ane. loix franc, i. 228. 232. Harduin. vu. 203-8. Vaissete, ra. Pr. 385. Conetl. Albiens. ann. 1254 c. 26. lnnoc. PP. IV. Bull. Cum fratres, ann. 1252 (Mag. Bull. Roman, i. 90.)

La confiscation, au moyen âge, était une ressource ordinaire des budgets. En Angleterre, depuis le temps d'Alfred, la trahison entraînait la perte de la vie et des biens (Alfred's Dooms 4 Thorpe i. 63), double peine qui resta dans la loi jusqu'en 1870-(Low and Pulling's Dict. of Rnqlish history, p. 469). En France, le meurtre, le faux témoignage, la félonie, l'homicide et le viol étaient punis de mort et de confiscation (Beaumanoir, Coutumes du Beauvoisis xxx. 2-5). D'après la loi féodale allemande, un homme pouvait perdre son fief par suite de diverses offenses, mais il y avait une distinction : si l'offense atteignait le seigneur, le fief lui était dévolu , s'il s'agissait d'un simple crime, il passait aux héritiers du coupable (Feudor. lib. i. Tit. xxin-xxiv). En Navarre, la confiscation était de droit en cas de suicide, de meurtre, de trahison et même de coups e* de blessures, lorsque l'attentat s'était produit dans un lieu demeuraient la reine et les enfants royaux. On rapporte le cas d'un homme dont les biens furent confisqués parce quil avait frappé un autre homme à Olite, localité située à une lieue de Tafalla, ou la rein** résidait par hasard à ce moment (G. B. de Lagrèze, La Navarre française, n. 335).

REMISES DE PEINE 569

failure. Dans les condamnations portées contre des absents et des morts, la confiscation est parfois prononcée, comme si l'Etat, en pareil cas, avait besoin d'un avis; mais la pratique est loin d'être constante à cet égard. Dans une sentence rendue par Guillem Arnaud et Etienne de Saint-Thibéry, le 24 no- vembre 1241, contre deux absents, leurs biens sont abandonnés à qui de droit. Le registre de Bernard de Gaux (1246-1248) pré sente, d'une part, trente-deux cas de contumace la confisca- tion est édictée dans la sentence et, de l'autre, neuf cas sem- blables où elle est omise. Une sentence de l'Inquisition de Car- cassonne, du 12 décembre 1328, concernant cinq défunts qui auraient été jetés en prison s'ils avaient vécu, porte à la fin : Et conséquent er bona ipsorum dicimus confiscanda, alors qu'une sentence antérieure, du 24 février 1325, concernant quatre défunts, ne se termine par aucun corollaire semblable.

En fait et à parler strictement, on reconnaissait que l'inqui- 505 siteur n'avait pas le droit de remettre des confiscations sans l'autorisation du fisc; l'usage de faire grâce à ceux qui se pré" sentaient spontanément et se confessaient était fondé sur une concession accordée à cet effet en 1235 par Raymond de Tou- louse à l'Inquisition de Languedoc. Aussitôt qu'un individu suspect d'hérésie était cité ou arrêté, les fonctionnaires séculiers séquestraient ses biens et notifiaient cette mesure à ses débi- teurs. Sans doute, quand la condamnation s'était produite, l'in- quisiteur en donnait avis à qui de droit; mais, en général, il ne semble pas qu'on ait tenu note de ces avis dans les archives du Saint-Office, bien qu'un manuel d'époque ancienne spécifie, parmi les devoirs de l'inquisiteur, celui de veiller à ce que la confiscation soit opérée. Plus tard, en 1328, dans le procès- verbal d'une réunion d'experts tenue à Pamiers, on mentionne la présence d'Arnaud Assalit, procureur royal des encours à Carcassonne; cela donne à supposer qu'à cette date le fonc- tionnaire en question avait pris l'habitude d'assister aux déli- bérations, afin d'être rapidement informé des sentences qui devaient motiver son intervention (1).

(1) Guid. Fulcod. Qusest. xv. Coll. Doat, XXI. 154; XXXIII. 207; XXXIV.

22

570 PART Dïï LA PAPAUTÉ

En Italie, il se passa bien du temps avant qu'une règle 6xo pût être adoptée à cet égard. Une bulle d'Innocent IV, en 1252. prescrit aux autorités de la Lombardie, du ïrévisan et de la Romagne de confisquer les biens de tous ceux qui sont excom- muniés en qualité d'hérétiques, d'auxiliaires ou de fauteurs d'hérétiques, reconnaissant ainsi que la confiscation était de la compétence du pouvoir séculier. Mais bientôt la papauté réussit à obtenir une part des dépouilles, même en dehors des Etats de l'Église, comme le montrent les bulles Ad extirpanda d'Inno- cent IV et d'Alexandre IV, et désormais l'Inquisition eut un intérêt direct dans les spoliations. Aussi l'indifférence des tri- bunaux français ne trouva-t-elle guère d'imitateurs au-delà des monts. Dans la pratique, il y eut des variations nombreuses. *^" Zanghino nous apprend qu'autrefois les confiscations étaient prononcées dans les États de l'Église par les jugos ecclésiasti- ques et ailleurs par le pouvoir séculier, mais que, de son temps (vers 1320), cette matière relevait, dans toute l'Italie, de la juridiction des cours épiscopales et inquisitoriales, sans que les autorités séculières eussent rien à y voir. Il ajoute que la con- fiscation est prescrite par la loi dans le cas d'hérésie et que l'in- quisiteur n'a pas le droit de la remettre, sinon dans les cas de convertis volontaires et avec le consentement de l'évêque. Tou- tefois, bien que le crime entraîne ipso faclo la confiscation, elle ne devient exécutoire qu'à la suite d'une sentence à cet effet. C'est pourquoi, dans les condamnations émanant de l'Inquisi- tion italienne, la confiscation était formellement prescrite et les autorités séculières étaient avisées de ne point intervenir à moins d'en être priées (1). De bonne heure, dans certaines villes, les inquisiteurs italiens

180; XXXV. 68. - Mss. Bib. Nat., fonds lat. 0902. Coll. Doat, XXVIII. 131, 164. Resp. Prudentum (Doat, XXXVII. 83). Grandes Chroniques, ann. 1323. Les Olim, T. i. p 556. Guill. Pelisso Chron. éd. Molinier, p. 27. Practïco super Inquisit. (Mss. Bib. Nat., fonds lat. 14930, fol. 224.) Coll. Doat, XXVII. fol. 118.

En 1460. lorsque l'Inquisition de France, alors presque éteinte, fut ravivée pour la poursuite des sorciers d'Arras, la confiscation fut un des châtiments prononcés. Mém. de Jacques du Clerc, liv. iv, ch. 4.

(1) Coll. Doat, XXXI. 175. Zanchini Tract, de Hœ>et. c. xvm, xxv, xxvi, xli. Archivio Storico ltaliano, 38, p. 29.

AVIDITÉ DES INQUISITEURS 571

eurent la prétention non seulement de prescrire, mais de con- trôler les confiscations. Vers 1245, l'inquisiteur florentin Rug- gieri Calcagni condamne comme relaps un Cathare nommé Diotaiuti et lui inflige une amende de cent lires. Ruggieri accuse réception de cette somme, qui doit être versée au pape ou em- ployée à la propagation de la foi; en même temps il concède le reste des biens de l'hérétique à sa femme Jacoba, affirmant ainsi qu'il se considère comme le propriétaire de toute la for- tune de Diotaiuti. Toutefois, cette conception ne prévalut point, car, en 1283, nous trouvons une sentence du podestat de Flo- rence, aux termes de laquelle l'inquisiteur Frà Salomone da Lucca avait donné avis que la veuve Ruvinosa, récemment défunte, était morte en état d'hérésie et que ses biens devaient être confisqués; sur quoi le podestat ordonne que ces biens soient saisis et vendus, pour que le produit en soit réparti con- formément aux constitutions pontificales. Avec le temps, cepen- dant, les inquisiteurs devinrent entièrement maîtres du produit des confiscations. En 1327, les autorités municipales de Florence remettent aux Dominicains une maison confisquée et l'acte spé- cifie que cette remise a lieu avec l'assentiment de l'inquisiteur. Même à Naples, nous voyons le roi Robert, en 1324, prescrire aux inquisiteurs de payer cinquante onces d'or, sur la part des confiscations qui lui revenait, au prieur de l'église de San Domenico de Naples, afin de contribuer à son achève- ment (1).

En Allemagne, la diète de Worms (1321) atteste la confusion 507 qui existait dans l'esprit féodal entre l'hérésie et la trahison, en autorisant que les terres allodiales et la propriété personnelle du condamné passent à ses héritiers, tandis que les fiefs étaient confisqués au profit du suzerain. S'il était serf, ses biens étaient dévolus à son maître; mais on déduisait du montant les frais de l'exécution du propriétaire sur le bûcher et les droits de justice du seigneur-justicier. Deux ans plus tard, en 1233, le

(!) Lam\, Antirhità Toscane, 5G0, 588-9. Zanchini Tract, de Ilœrrt. c. xxvi Arch. di Fireii?e, Prov. S. Maria Novella, nov. 18, 1327. Arcliivio di Napoli, Regist. 253, Lett. A, fol. 63.

^2 MESURES ARBITRAIRES

concile de Mayence protesta contre l'injustice (de bonne heure apparente en Allemagne comme ailleurs) qui consistait à con- sidérer tout accusé comme coupable et à traiter ses biens comme ceux d'un condamné. Il prescrivit que les biens des accusés restassent indemnes jusqu'au jugement, menaçant d'excommunication quiconque, dans l'intervalle, se permettrait de s'en emparer ou de les aliéner. Pourtant, lorsque l'empereur Charles IV essaya d'introduire l'Inquisition en Allemagne (1369), il adopta l'usage italien et ordonna qu'un tiers des biens con- fisqués fût remis aux inquisiteurs (1).

Il est impossible de définir exactementle degré de criminalité qui entraînait la confiscation. Même dans les États l'inqui- siteur n'avait nominalement aucune part à cette mesure, le pou- voir souverain dont il disposait à l'égard de l'accusé le rendait, dans la pratique, maître de sa fortune et la notification qu'il faisait de la sentence aux autorités séculières équivalait à une décision sans appel. Il est probable que les usages varièrent avec les époques et le tempérament des divers inquisiteurs. Nous avons vu qu'Innocent III prescrivait la confiscation dans tous les cas d'hérésie; mais il n'était pas facile de déterminer exacte- ment ce qui constituait l'hérésie. Les statuts de Raymond pré- voyaient la confiscation non seulement pour les hérétiques, mais pour les fauteurs de l'hérésie. Le concile de Béziers, en 1233, demanda qu'elle fût appliquée aux dépens des convertis réconciliés qui n'étaient pas condamnés à porter des croix; ceux de Béziers, en 1246, et d'Albi, en 1254, l'ordonnèrent dans le cas de tous ceux à qui les inquisiteurs infligeaient la pénitence de la prison. Toutefois, dans une sentence du 19 février 1237, par laquelle les inquisiteurs de Toulouse condamnent vingt à 508 trente pénitents à la prison perpétuelle, il y a seulement menace de confiscation pour le cas les condamnés ne s'acquitteraient pas de leur pénitence. Finalement, les légistes s'accordèrent à considérer l'emprisonnement comme la condition suffisante de la confiscation.

(I) Hist. Dîp'om. Frid. n. T. m. p. 466. Kaltner, Konvad vnn Mnrburg und die Inquisition, Prag, 1882, p. 147. Mosheim, de Beyhardis, p. 347.

PRFON ET CONFISCATION 573

Saint-Louis alla même plus loin. Lorsque, en 1259, il atténua son ordonnance de 1229, il prescrivit la confiscation non seule- ment pour ceux qui étaient condamnés à la prison, mais pour ceux qui refusaient d'obéir aux citations, pour les contumaces, pour ceux dans les maisons desquels on trouvait des hérétiques; ses fonctionnaires étaient requis de s'assurer auprès des inqui- siteurs, avant le jugement, si l'accusé méritait la prison, et, dans l'affirmative, de saisir ses biens. Le saint roi décida ensuite que les héritiers seraient remis en possession de leurs biens, lorsque l'hérétique aurait offert de se convertir avant d'avoir été atteint par la citation, ou lorsqu'il serait entré dans un Ordre religieux et y serait mort pieusement. Ces réserves, qui parurent l'effet d'une haute clémence, attestent combien la confiscation était universellement pratiquée et avec quelle impitoyable rigueur on avait admis le principe qu'un seul acte d'hérésie supprimait tout droit de propriété. En fait, même à la fin du xve siècle, «'était une règle reçue que la confiscation avait lieu de plein droit, tandis que la remise de ses biens à an pénitent réconcilié était une mesure gracieuse qui exigeait une expresse déclara- tion (1).

Donc, en mettant les choses au mieux, l'emprisonnement d'un converti réconcilié entraînait la confiscation de ses biens, et comme la prison perpétuelle était la pénitence ordinaire, la confiscation était générale. Il se peut, toutefois, qu'il y ait eu des exceptions. Les dix prisonniers mis en liberté par Inno- cent IV, en 1248, étaient depuis assez longtemps en prison quelques-uns depuis quatre ans et davantage ; et cependant, les larges donations pour la Terre Sainte qui achetèrent leur grâce montrent qu'eux ou leurs amis devaient encore disposer de ressources importantes, à moins que les fonds en question n'aient été obtenus par une hypothèque sur leurs biens à recouvrer. De même, quand Alaman de Roaix fut condamné à la prison par Bernard de Caux, en 1248, la sentence prescri-

(1) Harduin. vu. 203. Concil. Biterrens. ann. 1233 c. 4; ann. 1246, Append. c- 35. Concil. Aïbiens. ann. 1254 c. 26. - Coll. Doat, XXI. loi. Guid. Ful- cod. Quœst. xv. Lambert, Ane. loix franc., i. 257. Arch. de l'Inq. de Car- cassonne (Doat, XXXI. 263). Bernardi Contiens. Lucerna lnqmsit. s. v, Filii.

574 RESTITUTION DES DOTS

vait le payement d'une annuité à une personne désignée et 509 d'une indemnité pour les rapines dont il s'était rendu coupable; c'est donc, apparemment, qu'il lui restait quelques biens. Mais comme il avait été, pendant dix ans, en fuite et à l'état de con- tumace, on doit admettre que ces sommes furent perçues sur ses biens qui avaient été confisqués par l'État.

De telles exceptions, plus apparentes que réelles, peuvent être expliquées et l'ensemble de la procédure inquisitoriale n'en indique pas moins nettement que l'emprisonnement et la con- fiscation étaient inséparables. Parfois même, dans les sentences concernant les morts, il est dit qu'ils sont jugés dignes de la prison, à la seule fin de priver leurs héritiers de leur succession. A une époque postérieure, il est vrai, Eymerich, qui expédie brièvement ces questions comme si elles ne concernaient pas l'inquisiteur, s'exprime de manière à faire croire que la confis- cation avait lieu seulement lorsqu'un hérétique ne se repentait pas et ne se rétractait pas avant le jugement; mais Pegna, le commentateur d'Eymerich, prouve aisément que c'est une erreur. Zanghino considère comme établi que l'hérésie entraine la perte des biens, et il ajoute que des pénitences pécuniaires ne peuvent pas être imposées parce que le condamné est privé de toute sa fortune, bien qu'on puisse user d'indulgence à cet égard avec l'assentiment de l'évêque et que la simple suspicion d'hérésie ne doive pas être suivie de confiscation (1).

Dans le premier élan de zèle des persécuteurs, la confiscation n'épargna rien. Mais, en 4237, Grégoire IX admit que les dots des femmes catholiques devaient rester indemnes en certains cas, et, en 4247, Innocent IV établit la règle que les dots devaient être rendues aux femmes et ne devaient pas être com- prises dans des confiscations ultérieures, bien que l'hérésie ne justifiât pointle divorce. Saint-Louis admit cette règle en 4258. Toutefois, elle était sujette à de graves limitations, car, d'après le droit canonique, la femme ne pouvait rien réclamer si, au

(1) Archives de l'Inq. de Carcassonne (Doat, XXXI. 152). Berger, Registres 4*Innoc. IV. 1844. Mss. Bib. Nat., fonds lat. 9992. Lib. Sentent. Inq. tolos. p. 158-62. Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXVII. 98 ) Eymeric. direct. Inquis. p. 663 5. Zanchini Tract, de IJœret. c. xviii, xix, xxt.

RÉPARTITION DES DÉPOUILLES 575

moment de son mariage, elle avait eu connaissance de l'hérésie de son mari et même, d'après quelques auteurs, si elle avait vécu avec lui après l'avoir reconnue, ou même, enfin, si elle avait manqué d'informer qui de droit dans les quarante jours après sa découverte. Comme, d'ailleurs, les enfants étaient incapables d'hériter, la femme d'un hérétique ne gardait la dot que sa vie durant, après quoi elle faisait retour au fisc (1).

Bien que la confiscation fût, en principe, l'affaire de l'État, *>10 la répartition des dépouilles n'obéissait pas à une règle inva- riable. Avant l'organisation de l'Inquisition, lorsque les Vaudois de Strasbourg furent brûlés, on nous apprend que leurs biens furent également divisés entre l'Église et les autorités sécu- lières. Lucius III, comme nous l'avons vu, essaya d'assurer à l'Église le bénéfice exclusif des confiscations. Dans les États de l'Église, ce monopole allait de soi et Innocent IV, dans sa bulle Ad extirpanda de 1252, montra du désintéressement en con- sacrant tout le butin de la spoliation à l'encouragement des persécutions ultérieures. Un tiers était remis aux autorités locales, un tiers aux fonctionnaires de l'Inquisition, le reste à l'évêque et à l'inquisiteur, qui ne devaient l'employer qu'à la recherche des hérétiques. Ces dispositions furent mainte- nues, dans les rédactions postérieures de la même bulle, par Alexandre IV et Clément IV. Les cautions abandonnées reve- naient tout entières à l'inquisiteur. Mais on en vint bientôt à croire que le règlement qui précède s'appliquait seulement aux États indépendants de l'Italie, car, en 1260, nous voyons Alexandre IV ordonner aux inquisiteurs de Rome et de Spolèfe de vendre les biens confisqués sur les hérétiques et d'en remettre le produit au pape lui-même; l'année suivante, en 1261, Ur- bain IV reçoit trois cent vingt livres comme produit de confis- cations faites à Spolète (2).

(1) Archives de l'Evêché de Béziers (Doat, xxxi. 35). Potthast 12743.

Isambert. i. 257. C. 14 Sexto v. 2. Zanchini Tract, de Hseret. c. xxv.

Livres de Jostice et de PUt, Liv. i. Tit. m. § 7.

(2) Hoffmann, Geschichte der Inquisition, n. 370. Lucii PP. III. Epist. 171.— Innoc. PP. IV. Bull. Ad extirpanda, § 34. Ejusd. Bull. Super extirpationt, 30 Mai 1254 (Ripoll, i. 247). Alex. PP. IV. Bull. Dlscretioni ^Mag. Bull. Rom. », 120 . Potthast 18200.

576 MALVERSATIONS ET ABUS

A la longue, l'usage s'établit, tant dans les États de l'Église* que dans le reste de l'Italie, de répartir les produits des confis- cations entre la commune, l'Inquisition et la Chambre pontifi- cale; Jes évêques, au dire de Benoît XI, s'appropriaient la part qui leur était remise en vue de la poursuite des hérésies et participaient ainsi, quoique indirectement, à la spoliation. Un document florentin de 1283 montre que ce système était reçu à cette époque et d'autres actes datant du demi-siècle qui suivit attestent que la République avait accoutumé de désigner des mandataires pour saisir, en son nom, les biens confisqués. En 1319, la ville de Florence fit don delà part qui devait lui revenir pendant dix ans pour la construction de l'église de Santa Repa- rata. Les sommes ainsi perçues devaient être considérables ; en* 1299, les inquisiteurs représentent à la République que le Saint 5I£ Office a besoin d'argent pour payer ses fonctionnaires e demandent la permission de placer en biens-fonds les sommes qui reviennent à l'Inquisition, afin d'assurer l'avenir de l'œuvre» Leur requête fut admise jusqu'à concurrence de mille livres,, avec la réserve qu'il ne serait pas touché à la part de la ville. Celte précaution témoigne de peu de confiance en l'intégrité des inquisiteurs et l'on a des raisons de croire que la méfiance à leur égard était justifiée. A cette époque, les vendeurs s'étaient bel et bien emparés du temple et il leur était devenu à peu près- impossible de rester honnêtes alors que la persécution s'était transformée, comme nous l'avons vu au dernier chapitre, en une fructueuse spéculation. Un Franciscain ami de la vérité, Alvaro Pelayo, évêque de Silva, écrivant vers 1335, reprochait amèrement à ceux de ses frères qui faisaient fonctions d'inqui- siteurs les abus dont ils se rendaient coupables avec les fonds attribués au Saint Office. Il déclarait que la division du fruit, prescrite par le pape, n'était généralement pas observée ; les inquisiteurs s'emparaient de tout, dépensaient le fruit des confiscations dans leur intérêt personnel ou en faisaient don à leurs proches. *

Le hasard a conservé, dans les archives de Florence, quelques documents qui confirment cette accusation. Il semble qu'en

RAPACITÉ DES PRINCES 577

4343 Clément VI obtint la preuve que les inquisiteurs de Flo- rence et de Lucques fraudaient la Chambre pontificale du tiers des amendes et des confiscations qui lui revenait ; en consé- quence, il envoya à Pietro di Vitale, primicerio de Lucques, l'ordre de recouvrer les sommes arriérées et de poursuivre les fraudeurs. La suite de l'affaire nous échappe, mais la Chambre ne parait pas en avoir tiré grand profit. En remplacement d'un des voleurs, Pietro di Aquila, Franciscain très considéré, fut nommé à Florence ; au bout de deux ans, il avait si bien adopté les mœurs de son métier qu'il était obligé de prendre la fuite, objet d'une poursuite du primicerio et d'une autre de la Répu- blique, qui l'accusaient d'extorsion de fonds (1).

A Naples, sous les Angevins, lors du premier établissement de l'Inquisition, Charles d'Anjou s'assura le monopole des con- fiscations avec la môme rapacité que les rois de France. Dès le mois de mars 1270, il écrit à ses agents dans le Principaco Ultra qu'on a récemment brûlé à Bénévent trois hérétiques, dont il y a lieu d'examiner et d'inventorier les biens. Toute- 512 fois, en 1290, Charles II ordonna que les amendes et confisca- tions fussent divisées en trois parts, l'une pour le fisc royal, la seconde pour la propagation de la foi, la troisième pour l'Inqui- sition. Exception était faite pour les domaines féodaux, qui devaient revenir à la couronne ou à leur suzerain immédiat (2).

A Venise, la convention de 1289 entre la Seigneurie et Nico- las IV, par laquelle la République autorisait d'introduire l'In- quisition, stipulait que toutes les recettes du Saint-Office seraient dévolues à l'État; il semble que cette disposition ait été observée. Au Piémont, les confiscations furent partagées entre l'État et l'Inquisition jusqu'à ce que, dans la dernière moitié du xve siècle, Amédée IX revendiquât le tout poui le

(1) Nich. PP. IV. Bull. Habet vestrœ, 3 oct. 1200.— Rajiiald. an*. 143*, n°2i. Lami, Antichità Toscan", p. 588-9. Alv. Pelag. ae Planrtn h'cclc.s. lib h, art. 67. Archivio di Firenze, Riformagioni, Classe v, 110; Classe xi, Dis- tinz. 1, 39.

(2) Archiv. di Napoli, Reg. 9, Lctt. C, fol. 90; Regist. 51, Left. A foi 9- Reg. 98, Lett. B, fol. 13; Reg 113, Lett. A, fol. 194; Mss. Chioccorelli, t. vin. '

33

578 AVIDITÉ DE LA CURIE

fisc, n'accordant au Saint-Office que le remboursement des frais de la procédure. (1)

Dans les autres Etats italiens, la Curie pontificale trouva bientôt que sa part était insuffisante, dès qu'il ne fut plus nécessaire d'acheter, par l'abandon d'un tiers des dépouilles, ]a coopération du pouvoir civil. Les jurisconsultes ne sont pas d'accord sur l'époque ce changement s'opéra : mais il est certain que dans le premier quart du xive siècle l'Église réus- sit à accaparer le produit entier des confiscations, qui était divisé également entre l'Inquisition et la Chambre pontificale. La rapacité avec laquelle cette source de revenus fut exploitée paraît clairement dans un épisode qui se produisit à Pise en d304. L'Inquisiteur Angelo da Reggio avait condamné la mé- moire d'un citoyen défunt, Loterio Bonamici, et confisqué ses biens, dont une partie fut donnée par lui et une autre vendue à des prix que la Curie pontificale estima insuffisants. Là- dessus, Benoit XI ordonna à l'évêque d'Ostie de ne pas punir l'inquisiteur, mais de faire librement usage des censures ecclé- siastiques en recherchant les détenteurs des biens vendus pour les leur reprendre. Enfin, en 1438, Eugène IV restitua généreu- sement aux évêques la part revenant à la Chambre pontificale, afin de stimuler leur zèle contre les hérétiques. févéque était aussi seigneur temporel, les confiscations devaient être 513 réparties également entre l'Inquisition et lui. Toutefois, Ber- nardo di Como, écrivant vers 1500, affirme que tout le produit des confiscations appartient de droit à l'inquisiteur, qui peut en disposer à sa guise ; mais il admet ensuite que la question est confuse et incertaine, vu les contradictions des décisions ponti- ficales et de la jurisprudence dans les différents pays. (2)

(1) Albi/io, Bisposlo ql P. Paolo Sarpi, p. 23. Sclopis, Antica Legislazione del Piémont, p. 485.

(2i Zanchini Tract, de Bseret.. c. xix, xxvi, xu. Cf. Pe^nae Comment, m Et/metic. p. 659. Grand jean, Met), de Benoit XL 299. Raynald. ann. 1438, no 24. Bernardi Comens. Lucerna lnquis. s. v. Bona hwet com*», no 6, 8. Dès 1387, dans les sentences d Antonio Secco contre les Vàudois des vallées al- pines, on déclare que les confiscations doivent revenir exclusivement à l'Inquisition (Arcli'iv. Storic. Italiano, 38, p. 29, 36, 50.)

il faut dire, au crédit de Benoit XI, qu'en 1304 il autorisa Frà Simone, inquisi-

CONDUITE DE SAINT-LOUIS 579

En Espagne, on admit la règle que, si l'hérétique était un clerc ou un vassal laïque de l'Eglise, c'est l'Eglise qui gardait les biens confisqués ; autrement, ils revenaient au seigneur temporel (1).

Cette ardeur à spolier les malheureuses victimes de la persé- cution est particulièrement odieuse quand l'Église en donne l'exemple, et cet exemple peut, dans une certaine mesure, excu- ser les États qui agirent de même ils disposaient d'une au- torité suffisante. Les menaces de coercition, d'abord nécessaires pour stimuler les princes temporels à confisquer les biens de leurs sujets hérétiques, devinrent bientôt superflues; ce fut une véritable curée, et jamais le désir des hommes de tirer pro- fit du malheur de leurs semblables ne se montra sous un jour plus affligeant,

En Languedoc, l'Inquisition s'efforça d'abord de s'approprier le produit des confiscations afin de les faire servir à la cons- truction et à l'entretien des prisons ; mais elle n'y réussit point. Dans le système féodal, les confiscations devaient reve- nir au seigneur haut-justicier. La rapide extension de la juri- diction royale en France, pendant la seconde moitié du xme siècle, finit par faire du roi le bénéficiaire presque exclusif des biens confisqués. Au début, cependant, il y eut des querelles sur les dépouilles. Après le traité de Paris (1229), Saint-Louis, en accordant des fiefs dans les territoires récemment acquis 514 par la Couronne, semble avoir voulu trancher la question en se réservant les confiscations pour cause d'hérésie. On vit bientôt qu'il avait été heureusement inspiré. Les maréchaux de Mire- poix, membres d'une famille d'aventuriers qui avaient suivi Montfort, réclamèrent les biens meubles de tous les hérétiques pris sur leur domaines, même si ces biens se trouvaient sur le domaine du roi ; leur demande fut rejetée, en 4269, par le Par- lement de Paris. Les évêques réclamèrent tous les biens des hérétiques qui vivaient sous leur juridiction et, au concile de

teur de Rom»-1 à restituer les biens injustement confisqués par ses prédécesseurs et à atténuer las peines infligées par eux s'il les considérait comme trop sévères (Grandjean, 1174).

(1) Alonsi de Spina Fortalicii Fi 'H, lib. h. consid. xi (fol. 71, éd. 1594).

580 DROITS DES ÉVÊQUES

Lille (Comtat Venaissin), en 1231, ils menacèrent d'excommuni- cation quiconque les leur disputerait. Le peu de fondement de cette prétention parait dans un arrangement conclu en décem- bre 1229, sous les auspices du légat Romano, entre l'évêque de Béziers et le roi; le droit du roi sur les biens confisqués y est reconnu comme incontestable et l'évêque stipule seulement qu'au cas ces biens seraient des fiefs et le roi les concé- derait à nouveau, ils seraient soumis aux droits seigneuriaux de l'évêque ; si, par contre, le roi les gardait, l'évêque devait rece- voir quelques compensations pour ses droits de suzeraineté. Ceci témoigne d'un grief, à tout prendre, légitime, car lorsque des fiefs d'hérétiques étaient acquis par la Couronne, les évoques suzerains se trouvaient lésés par suite de leur zèle a poursuivre l'hérésie.

Diverses tentatives furent faites pour mettre les intérêls d accord, dans cette question sans cesse renaissante des biens confisqués. Par une transaction datant de 1234, le roi avait pris l'engagement de se dessaisir de tous les biens confisqués a son profit dans le délai d'un an et un jour. Le concile de Béziers, en 1246, adopta un canon à cet effet, mais il n'en fut pas le nu compte et enfin, vers 1235, Saint-Louis accepta un compromis, aux termes duquel tous les territoires soumis aux évêques et confisqués devaient être divisés en deux parties égales, les évêques ayant le droit de racheter, dans le délai de deux mois, la part royale, à un prix fixé par des arbitres; si ce droit n'était pas exercé, le roi était tenu, dans le délai d'un an et un jour, de céder ces territoires à une personne de condition ana- logue à celle du possesseur précédent et tenue aux mêmes rede- vances ; mais on convint que tous les biens meubles appartien- draient à la Couronne. Une telle convention ne pouvait qu'accroître rapidement les biens temporels dépendant des évêchés. Nous avons vu que les évêques de Toulouse, antérieu- rement aux Croisades, vivaient dans un état de pauvreté apos- tolique ; au cours du siècle suivant, le pays tout entier s'ap- pauvrit, les villes souffrirent cruellement et cependant, en 1317. lorsque Jean XXII découpa six nouveaux évêchés dans le diocèse

AFFAIRES d'ALBI 581

de Toulouse, il donna comme motif l'énormité des revenus de l'évèque, qui s'élevaient à 40,000 livres tournois par an, alors 515 que le diocèse avait déjà été privé de près de la moitié de son territoire par Boniface VIII lors de la formation du diocèse de Pamiers î (1).

Les évoques d'Albi se montrèrent particulièrement actifs et entendus dans ces saturnales du pillage. Profitant de la confu- sion créée par la guerre, ils usurpèrent différents droits, y compris ceux de haute justice et de confiscation, ce qui les entraîna à des disputes, qui durèrent trente ans, avec les représentants de la Couronne. Ils firent preuve d'un zèle extra- ordinaire dans la poursuite des hérétiques, qui leur semblait fructueuse autant qu'utile à la foi. En 1247, l'évèque Bertrand obtint d'Innocent IV des pouvoirs inquisitoriaux particuliers, sans doute pour appuyer ses revendications temporelles, et l'année suivante il fit de brillantes affaires en vendant à des condamnés et à des hérétiques repentis des commutations de peine. Ce commerce était d'un bon rapport, mais il était irré- gulier; on le vit en 1253, lorsqu'Àlphonse de Poitiers, essayant de s'enrichir par la même méthode, fut arrêté net par l'arche- vêque de Narbonne et l'évèque de Toulouse, qui déclarèrent que ces abus scandalisaient les fidèles et menaçaient de détruire la religion, Enfin, pour en finir avec les réclamations de l'évè- que touchant les biens confisqués, Saint-Louis, au mois de décembre 1264, passa une convention avec Bernard de Com- bret, titulaire du siège d'Albi, qui fut aussitôt confirmée par

(1) Mss. Bib. Nat., fonds lat. 14930, fol. 224. Livres de Jostice et de Plet, liv. î. tit. ni, § 7. Vaissete, m, 391. Les Olini, î. 317. Mss. Bib. ISat., fonds lat. 11847. Concil. Insulan. ann. 1251 c. 3. Teulet, F.ayeltes, n. 165. Concil. Bilerrens. ann. 1246 c. 4. Vaissete, éd. Privât, VIII. 975. l-aluz. Concil. Narbonn. Append. p. 96-99. Coll. Doat, XXXV. 48. Cf. Berger, Heg. k'fnnoe. IV. n> 1543-4, 1547-8. Vaissete, iv. 170. Baudouin, Lettres inéd. de P/iitipi'e le Bel, PmHs, 1886, p. xi.

Malgré les sentiments d'équité que manifesta généralement S. Louis, il ne fut nullement indifférent à des acquisitions justifiées par l'esprit de son époque, ('"n 1246 eut lieu une sorte de razzia dirigée contre les Juifs de Carcas-onne, qui furent jetés en p ison. Au mois de juillet, S. Louis écrit à son sénéchal qu'il veut tir^r de ces Juiis le plus d'argent possible; ils doivent, par suite, être tenus fort à l'étroit, et le roi demande « être informé de la somme qu'on peut exiger d'eux. Au mois d'août, il écrit que la somme proposée est trop faible, et le sénéchal est chargé d'extorquer autant d'argent qu'il pourra. Vaisset\ éd. Privât, VIII, iiÇi-2.

582

CONFLITS INCESSANTS

Urbain IV. Le prélat devait percevoir la moitié des biens confis- qués dans son diocèse ; la part du roi en biens-fonds revenait à l'évêque si elle n'avait pas été aliénée dans le délai d'un an et devenait sa propriété absolue si elle n'avait pas été vendue dans le délai de trois ans. C'est pourquoi, dans les comptes des pro- cureurs royaux des encours à Carcassonne, nous voyons tou- 516 jours les confiscations en Albi partagées entre l'évêque et le roi. Bien que la part de l'évêque en argent comptant ne se soit élevée qu'à 100 livres entre la Saint-Jean de 1322 et celle de 4323, il j eut des années les sommes perçues de ce chef furent bien plus considérables. Vers 1300, l'évêque Bernard de Castanet abandonna généreusement à l'église dominicaine d'Albi sa part des domaines de deux citoyens, Guillem Aymeric et Jean de Castanet, condamnés après leur mort; cette part dépassait un millier de livres. Comme on se le figure aisément, les arrangements conclus avec la Couronne donnèrent nais- sance à de nombreux conflits. Vainement Philippe-le-Bel, en 1307, insista sur le respect des conventions et sur la restitution des biens détournés. En 1316, nous voyons l'évêque d'AIbi réclamer des propriétés qui n'avaient pas été vendues dans le délai de trois ans, à quoi Arnaud Assalit, le procureur, répon- dait qu'il avait été empêché de procéder aux ventes par des causes justes et légitimes; enfin, le sénéchal, Aymeric de Croso, décida que les empêchements avaient bien eu ce caractère et que les droits de la Couronne restaient intacts. (1).

Ces questions n'étaient pas les seules auxquelles donnaient naissance ces spoliations collectives qui fournissaient une ample matière aux avocats. Un procès intenté par les évêques de Rodez, pour certaines terres confisquées à des hérétiques et posssédées par la Couronne, se prolongea pendant trente ans et arriva enfin au Parlement de Paris, qui annula simplement toute la procédure par la raison que ceux qui avaient soutenu les droits de la Couronne n'étaient pas investis de l'autoril ,\

(1) A. Molinier (Vaissete, éd. Privât, Vif. 284-9; VIII. 919).— Coll. Doat xxxiv. 131, 135, 189; xxxv. 93. Urbain PP. IV. Kpist. 62 (Martene, Thesa'n>. u, 94'. Bern. Guidon Hist. Conv. Albiens. Vaisseîe, m. Pr. 467, 50!). Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, xxxi. 143, 146).

CONFISCATIONS ANTICIPEES 583

nécessaire. Une autre affaire entre le roi et Eléanor de Mont- fort, comtesse de Vendôme, touchant les biens de Jean Bau- dier et de Raymond Calverie, fut presque aussi longue et aussi confuse. La confiscation datait de 1300 ; en 1327, le procès suivait encore son cours ; il devait se terminer par un compro- mis en 1335 (1).

Tous les prélats n'étaient pas aussi rapaces que ceux d'Àlbi, dont l'un se plaint encore, en 1328, des ruses employées par ses victimes pour réserver à leurs familles un morceau de pain; mais les princes et leurs représentants étaient sans pitié quand 517 il y avait quelque chose à prendre. J'ai déjà dit qu'aussitôt qu'un suspect était cité devant l'Inquisition, ses biens étaient mis sous séquestre, avis était donné à ses débiteurs qu'ils eussent à verser au roi toutes les sommes dues par eux. Charles d'An- jou introduisit cette pratique à Naples, un ordre royal d'ar- rêter soixante-neuf hérétiques, en 1269, prescrit également de saisir leurs biens, qui doivent être acquis au roi. Les fonctionnaires étaient d'avance si convaincus que le procès se terminerait par une condamnation, qu'ils n'en attendaient souvent pas l'issue, mais opéraient la confiscation dès l'abord. Cet abus datait de l'origine même de l'Inquisition. En 1327, Grégoire IX s'en plai- gnit et l'interdit, mais en vain ; en 1246, le concile de Béziers le condamna de nouveau, réserve faite du cas l'inculpé avait sciemment « adhéré » à des gens connus pour être hérétiques. Lorsque, en 1259, Saint-Louis atténua les rigueurs, de la confis- cation, il prohiba indirectement la saisie précipitée en ordon- nant à ses fonctionnaires, toutes les fois qu'un accusé n'était pas condamné à la prison, de l'admettre, lui ou ses héritiers, à réclamer les biens séquestrés ; mais s'il y avait suspicion d'hé- résie, ces biens ne devaient pas être rendus sans une caution garantissant qu'ils seraient acquis à l'État au cas où, dans le délai de cinq ans, la preuve de l'hérésie viendrait à être failc ; pendant ce laps de temps, ils ne pouvaient pas être aliénés. Cependant les confiscations préventives continuèrent à être

M) C. Molinier, Vlquis, dans le Midi, p. 101. Les Olim, m. 1126- 9, 1440-2. Voir aussi i. 920.

584 SPOLIATIONS IMPITOYABLES

opérées, si bien que Boniface VIII crut devoir insérer dans le droit canonique une nouvelle prohibition de ce vol. Mais cela même ne suffit pas! L'Inquisition avait tellement répandu l'idée que tout accusé était coupable, qu'une fois dans ses mains on ne pouvait en échapper, que les fonctionnaires se croyaient à l'abri de tout péril en agissant sur une simple pré- somption.

Nous connaissons, par différentes sources, un cas de cette espèce, qui est sans doute le type de beaucoup d'autres. Lors des persécutions d'Albi, en 4300, un certain Jean Baudier fut interrogé d'abord le 20 janvier; il n'avoua rien. Entendu une seconde fois, le 5 février, il confessa des actes d'hérésie et fut condamné le 7 mars. Mais ses biens confisqués avaient été vendus dès le 29 janvier, non seulement avant le jugement, mais avant les aveux de l'accusé. GuillemGarric, accusé de complicité dans le complot ourdi pour détruire les registres de l'Inquisition à Carcassonne (1284), ne fut condamné qu'en 4319; mais, dès 518 1301, le comte de Foix et les officiers royaux se disputent la possession de son château confisqué de Monteirat (1).

Un rapport de Jean d'Arsis, sénéchal de Rouergne, à Alphonse de Poitiers (vers 1253) témoigne éloquemment de la rapacité féroce avec laquelle cette procédure de spoliation était conduite. L'évoque de Rodez menait une vigoureuse campagne contre les hérétiques et avait remis au bras séculier, à Najac, un certain Hugues Paraire, que le sénéchal fit immédiatement brûler vif; ses biens confisqués se montaient à plus de mille livres tournois. Mais d'Arsis, apprenant que l'évêque avait cité à Rodez six autres citoyens deNajac, s'empressa de se rendre dans la ville épiscopale pour s'assurer que les droits de son maître ne seraient pas lésés. L'évêque lui dit que ces six individus étaient des hérétiques et qu'il ferait gagner au comte cent mille sols par la confiscation de leurs biens; mais, d'accord avec ses asses-

(1) Arch. de l'Kvêché d'Albi (Doat, XXXV. 83). Les Olim, i. 556. Archivio di Napoli, Re.^st. 4, Lett. H, fol. 47. —Arch. de l'Evêché de Bézie.s (D -M, WM. 35}. Concil. Biterrens. ann. 12'«0 c. 3. [sambert, Ane. Lit. fraie. \. -.'57. C. 19 Sexto v. 2. - Mss. Bib. ISat., fonds latin, n" 11847. Col:. h„at, X\XV.f>8. Mobilier, VInq. dans le Midi, p. 102. Vaissete, éd. Privât, x. 1 r. 370 sq.

ALPHONSE OE POITIERS 585

seurs, il priait le sénéchal de permettre qu'une partie de cette fortune restât aux enfants des accusés. Refus du loyal serviteur. Là-dessus, Tévéque, mal conseillé et au mépris des droits du comte, s'efforça d'éviter la confiscation en condamnant les héré- tiques à quelques pénitences légères. Le sénéchal pratiqua sans tarder la saisie des biens, après quoi il en abandonna quelques miettes aux pénitents et à leurs enfants, ce qui ne l'empochait pas, écrivit-il, d'avoir encaissé environ mille livres; il termine en conseillant au comte, s'il veut éviter d'être trompé, de dési- gner quelqu'un pour surveiller la suite des opérations de l'évè- que. D'autre part, les évêques se plaignaient que les officiers d'Alphonse permissent aux hérétiques, moyennant finances, de garder une partie de leurs biens et condamnassent au bûcher des malheureux qui ne le méritaient pas, afin de pouvoir s'em- parer de leur avoir. Ces infâmes abus devinrent tellement into- lérables qu'en 1254 les officiers d'Alphonse, y compris Gui Foucoix, essayèrent d'y porter remède en publiant un règlement général; mais il était bien difficile de faire disparaître ces scandales, conséquences naturelles de l'institution. Alphonse, 519 malgré sa cupidité, consentait à partager ses rapines avec ceux grâce auxquels il les exerçait ; nous connaissons plusieurs exemples de ses libéralités, dont le désintéressement est d'ail- leurs douteux. En 1268, il attribue à l'Inquisition un revenu de cent livres par an sur les biens confisqués d'un hérétique ; en 1270, il autorise la contruction d'une chapelle, sur des fonds de provenance analogue (1).

Naturellement, les spoliateurs mettaient un zèle extraordi- naire à rechercher partout la matière à confiscation Le registre des confiscations, opérées de 1302 à 1313 par les procureurs des encours de Carcassonne, nous est parvenu en manuscrit; nous y voyons avec quel soin on recouvrait les créances des condam- nés, même s'il ne s'agissait que de quelques sous. Dans le cas d'un prisonnier opulent, Guillem de Fenasse, il fallut huit à dix

(1) Boutaru', Saint Louis et Al honse de Paitie s, Paris, 1S70, p. 455-6. Douais, Les sources de Vhïst. de Vlnquis. (in Bev. des qm-si. hist. oct. 1881, p. 436). Coll. Doat, xxxn. 51, 64.

33.

586 NON PAYEMENT DES DETTES

ans pour réaliser tout l'actif, y compris 859 créances dont les plus faibles montaient à cinq deniers. En revanche, il n'est jamais question du payement des dettes de l'accusé; on appli- quait ainsi le principe en vertu duquel un hérétique ne pouvait pas s'engager valablement et l'on spoliait sans pudeur ses créanciers. Les nobles affirmèrent leur droit de réclamer pour eux toute somme due par un de leurs vassaux à un hérétique, mais Philippe de Valois, en 1329, décida que lorsque les dettes étaient payables au domicile de l'hérétique, le montant en reviendrait au fisc royal, sans considération de la vassalité du débiteur. Un autre exemple de l'exécrable avidité des spolia- teurs est fourni par un procès qui fut jugé par le Parlement de Paris en 1302. A la mort du chevalier Guillem Prunèle et de sa femme Isabelle, lagarde de leurs orphelins revenait légalement à leur plus proche parent, le chevalier Bernard de Montesqui. Mi- mais ce dernier avait été bnilé, quelques années auparavant, pour hérésie, et ses biens avaient été confisqués. Le sénéchal de Carcassonne prétendit que la fortune des orphelins constituait un acquêt posthume de Bernard, et, en conséquence, il la sài- 520 sit. Mais un neveu, autre Bernard de Montesquieu, attaqua cette décision et réussit à la faire annuler (1).

Les propriétés aliénées n'étaient pas recherchées avec moins de soin. Comme, d'après la loi romaine de majesté, la forfai- ture était contemporaine du crime d'hérésie, l'hérétique était censé incapable de transmettre un titre, et toute vente, toute donation faites par lui étaient nulles, alors même que l'objet aliéné avait passé dans la suite par plusieurs mains. Le déten- teur devait le remettre sans indemnité, à moins que le prix même de la transaction ne se trouvât dans les biens de l'hérétique. En 1272, Charles d'Anjou écrivit de Naples à son viguier et à son sous-viguier à Marseille pour les informer qu'une certaine Maria Boberta, avant d'être condamnée à la prison pour héré- sie, avait vendu une maison; ils avaient ordre de la saisir, de la vendre aux enchères et de faire connaître le prix obtenu.

(i) Archives de l'Evêché d'Albi (Doat, xxxm. 207-72). Coll. Doat, xxxv. 93.— Les Olim, ti. 1 11.

PROCÉDÉS BARBARES 587

Comme ils négligèrent d'obéir, ils furent remplacés par d'au- tres officiers, auxquels Charles réitéra ses ordres, en les ren- dant personnellement responsables de leur exécution. En même temps, il écrivit à son sénéchal pour lui prescrire de surveiller cette affaire, à laquelle il dit attacher beaucoup d'impor- tance (1).

La cruauté de ces spoliations était encore aggravée par la manière impitoyable dont on y procédait. Aussitôt qu'un homme avait été arrêté pour soupçon d"hérésie, ses biens étaient séquestrés et remis aux officiers publics, qui ne devaient les lui rendre que dans l'hypothèse peu vraisemblable les preu- ves de sa culpabilité seraient déclarées insuffisantes. On inven- toriait jusqu'à ses ustensiles domestiques, jusqu'aux provisions qu'il avait au logis (2). Ainsi, qu'il fût innocent ou coupable, sa famille était jetée à la rue, réduite à mourir de faim ou à s'adresser à la charité d'autrui charité bien précaire puis- qu'on pouvait être poursuivi et condamné pour avoir témoigné de la sympathie à un hérétique. C'est dire assez l'effroyable accu- 521 mulation de souffrances dont cette procédure seule a été la cause î

Dans ce chaos de déprédations, les exécuteurs des spoliations cherchaient, bien entendu, à se faire leur part. En 1304, Jac- ques de Polignac, qui avait été pendant vingt ans garde de la geôle inquisitoriale de Carcassonne, ainsi que plusieurs offi- ciers préposés aux confiscations, furent convaincus d'avoir détourné quantités de biens, entre autres un château, plusieurs fermes, des vignes, des vergers et des meubles, qu'ils furent condamnés à restituer au roi (3).

(1) Bernardi Comens. L><cerna luquis. s. v. Bona haereticor. Archidiac. Gloss. sup. c. [9 Sexto v. 2. Archivio di Napoli, Regist. 15, Lett. G, fol. 77, 7 8.

La loi anglaise sur la félonie était également rétroactive, et toutes les aliénations postérieures au crime étaient réputées nulles (Bracton, lib. m, tract, h, cap. 13, np 8).

En Espagne, Maestre Jacopo de las Seyes, dans ses Flores de las leye*, dédiées à Alphonse X, établit comme une règle de simple équité que les biens confisqués doivent être pris avec la charge des dettes {Mémorial histônco espauol, 1851 t. h, p. 210).

2) Coll. Doat, xxxn. 309, 316.

(3) Les Olim, n. 147. Dcat, x^vj. 253.

588 AFFAIRE DE LILLE

Il est consolant de se détourner de ces horreurs pour raconter un cas qui éveilla beaucoup d'intérêt en Flandre, à une époque l'Inquisition était devenue si peu active dans ce pays que la pratique des confiscations était presque tombée dans l'oubli. L'évêque de Tournai et le vicaire de l'Inquisition condam- nèrent à Lille un certain nombre d'hérétiques, qui furent brû- lés vifs. Ils confisquèrent leurs biens, réclamant les meubles pour l'Église et pour l'inquisiteur, le reste pour le fisc. Coura- geusement, les magistrats de Lille intervinrent, déclarant qu'une des franchises de leur ville stipulait qu'aucun bourgeois ne pouvait être privé à la fois de sa vie et de ses biens. Puis, au noms des enfants d'une des victimes, ils firent appel au pape. Les conseillers du suzerain, Philippe le Bon de Bourgogne, réclamaient pour lui l'ensemble des biens confisqués, tandis que les ecclésiastiques prétendaient ériger en règle le retour à l'Église des biens meubles du condamné. Comme cette querelle trois parties étaient intéressées menaçait d'entraîner de longs et coûteux procès, on s'accorda pour soumettre la cause au duc lui-même. Celui-ci, avec une rare sagesse, trancha le différent en 4430, aux applaudissements de tous : il déeida que la sentence de confiscation était non avenue et que les biens des condamnés passeraient à leurs héritiers; il ajouta expres- sément que les droits de l'Église, de l'Inquisition, de la ville et de l'État étaient réservés sans préjudice, dans toute occurrence analogue qu'il n'y avait pas, d'ailleurs, lieu de prévoir. Mais le duc montra moins de désintéressement en 1460, lors de la £22 terrible persécution contre les sorciers d'Arras; les meubles des malheureux furent réunis au trésor épiscopal et leurs biens- fonds confisqués par le fisc, malgré les réclamations de la ville, iondées sur des privilèges reconnus (1). Non seulement ces confiscations en masse infligeaient des

(1) Archives générale* de Belgique, Papiers d'État, v. 405. Mém. de Jac:ues du Clerc 4, liv. iv. ch. 4, 14.

A Arras, une charte de 1335, confirmée par Charles V en 1360, protégeait les bourgeois contre la confiscation dans le cas d'une cond.imn <tion pour crime par un Iribuni compétent.-- Duverger, La \ auderie dans les Etais de lhi',Lpt,e le Bon, Arras, 1685, p. 60

DÉLAIS DE PRESCRIPTION 589

misères aussi cruelles qu'imméritées à des milliers de femi; es et d'enfants sans défense, réduits à la mendicité, mais elles par; - lysaient la vie publique et les relations journalières à un degré qu'il est difficile de concevoir. Toute sécurité était enlevée aux transactions. Aucun créancier, aucun acquéreur ne pouvait être certain de l'orthodoxie de celui à qui il avait affaire ; plus encore que le principe de la perte du droit de propriété par le fait de l'hérésie, l'habitude de procéder contre les morts après un nombre d'années presque illimité empêchait qui que ce soit d'être sûr du lendemain, de jouir de sa fortune acquise ou de celle dont il avait hérité.

La prescription n'était établie, en théorie, contre les reven- dications de l'Eglise romaine qu'au bout d'un siècle, à compter non pas de la perpétration du crime, mais de l'époque ou il avait été découvert. Bien que certains légistes estimassent que la procédure contre les défunts dût commencer dans le délai de cinq ans après leur mort, d'autres affirmaient qu'il n'y avait pas de limite, et la pratique de l'Inquisition prouve que cette dernière opinion avait prévalu. En matière ordinaire, la pres- cription à l'égard de l'Église s'établissait au bout de quarante ans; mais il fallait, pour l'invoquer, que le possesseur d'un bien pût établir qu"il n'avait jamais soupçonné d'hérésie le précédent propriétaire et que ce dernier était mort avec une réputation intacte d'orthodoxie. Sinon, les titres de propriété étaient sujets à contestation (1).

Nous avons vu que les poursuites contre les défunts étaient une 523 parodie de la justice, la défense était impossible et la confis- cation finale inévitable. Le cas de Gherardode Florence montre à quel point les familles étaient exposées de ce chef à la ruine. Gherardo, homme riche et puissant, appartenant à l'une des mai- sons les plus nobles et les plus anciennes, était consul en 1218.

(t) C. 6, 8, 9, 14, Sexto xn. 26. Bernardi Comensis Lucerna TnquU. s. v. Bona hxreiicorum. Eymeric. Direct. Inquis. p. 570-2. Zanchini Tract. d*i Hxret. c. xxiv. J. F. Ponzinib. de Lamiis c. 76.

Quelque sévère que fût, à cette époque, la lot anglaise contre la félonie, elle avait du moins cela d'équitable qu'elle exigeait la condamnation du félon de son vivant; s il mourait avant d'avoir été condamné, on épargnait ses biens (Bracton, Lib. m. Tract. », cap. 13, i7>

590 SPOLIATION DES GRÉANCILRS

Secrètement hérétique, il fut '■> è tiqué sur son lit de mort entre 4246 et 4250. L'affaire parut oubliée jusqu'en 4313, époque Frà Grimaldo, inquisiteur de Florence, intenta une poursuite contre sa mémoire et eut gain de cause. Dans la condamnation qui s'ensuivit étaient compris ses enfants Ugolino, Gante, Nerlo,Bertuccio, ses petits-enfants Goccia, Coppo, Frà Giovanni, Gherardo, prieur de S. Quirico, Goccino, Baldino et Marco qui tous furent privés de leurs biens et frappés des incapacités qui pesaient sur la postérité des hérétiques. A une époque de pareilles infamies étaient saluées comme des témoignages éclatants d'un zèle pieux, personne ne pouvait compter sur le pain du lendemain ; pauvres et riches vivaient sous la menace d'un brigandage perpétuel (1).

Un exemple un peu différent, mais également instructif, nous est fourni par le cas de Géraud de Puy-Germer. Son père avait été condamné pour hérésie à l'époque de Raymond Y1I de Tou- louse, qui restitua généreusement les biens confisqués. Mais vingt ans après la mort du comte, en 1268, les zélés agents d'Alphonse les saisirent comme étant encore passibles de forfai- 524 ture. dessus, Géraud en appela à Alphonse, qui ordonna une enquête; nous ignorons quel en fut le résultat (2).

Non seulement tout ce qu'un hérétique avait aliéné était arraché aux acquéreurs, mais les dettes qu'il avait contractées, les hypothèques et obligations qu'il avait assumées étaient con- sidérées comme nulles. Même lorsque Saint-Louis atténua la rigueur des confiscations en Languedoc, tout ce qu'il put con- céder fut que les créanciers rentreraient dans les dettes con-

(1) Lami, Anfich. Tosc. p. 4''7, 53G-7. Il est vrai que lorsiue Henri de Chamay, inquisiteur de Carcassonne, envoya en 1335 à la cour pontificale les dépo- sitions contre la mémoire de «tix-huit personnes accusées d'actes hérétiques commis entre 1284 et 1290, le pa e répondit qu'il n'y avait pas lieu d'attacher d'impor- tance à des bavardages contradictoires de personnes qui répétaient des propos tenus bien des années auparavant. Les mêmes individus avant été précédemment l'objet de trois enquêtes sans ré-ultat, les c mseiliers pontificaux crurent devoir ne pas insister. Vaissete, éd. Privât, IX. 401.

En 1217, Guillem Pierre de Vintrou se plaignit à S. Louis que le sénéchal de Carcassonne avait saisi les biens qu'il tenait de sa mère, parce que son grand- père, dix-sept ans après sa mort, avait été accuse d'hérésie. Un pareil tait en dit long sur l'application qu'on faisait de ce système. S. Louis ordonna que le cas fût examiné et qu on lui en lit un rapport. Vaissete, éd. Privât, \ 111. 1106.

(2) Vaissete, éd. Privât, VIII. 1641.

RÉSISTANCE EN ITALIE 591

tractées par les hérétiques avant leur premier acte d'hérésie ; les obligations postérieures à ce fait, le plus souvent impossible à dater avec précision, étaient de nul effet. Gomme personne ne pouvait être sûr de l'orthodoxie de son voisin, on conçoit à quel point les transactions les plus simples se trouvaient entra- vées et paralysées et cela, aune époque l'industrie efftc commerce tendaient à reprendre essor en Europe. L'Inquisition n'a pas seulement étouffé les aspirations intellectuelles du xiue siècle : elle en a puissamment retardé les progrès matériels. C'est cela même qui contribua, avec les horreurs de la persé- cution elle-même, à détruire la civilisation si pleine de pro- messes de la France méridionale et à tranférer à l'Angleterre et aux Pays-Bas, l'Inquisition était relativement impuissante, cette primauté commerciale et industrielle qui frayait la voie à la richesse, à la puissance et à la liberté (4).

Les intelligentes cités italiennes, à l'époque de leur prospé- rité naissante, ne tardèrent pas à s'inquiéter du tort que l'In- quisition leur causait. A Florence, on chercha un remède en exigeant du vendeur d'un bien-fonds qu'il donnât une garantie contre la possibilité d'une confiscation inquisitoriale ; cette garantie était, en général, fournie par un tiers, qui pouvait ce- 525 pendant, à son tour, être dépouillé pour la même cause. C'était, en somme, remplacer un mal par un autre et l'on sentit vite ce qu'une pareille situation avait d'intolérable. La République s'adressa solennellement à Martin V, lui représentant les scan- dales qui s'étaient déjà produits et ceux qui menaçaient de se produire encore par suite des confiscations de biens d'héré- tiques opérées aux mains d'acquéreurs de bonne foi. Le pape se laissa convaincre ; par une bulle spéciale du 22 novembre 4283, il ordonna aux inquisiteurs florentins de s'abstenir de pareilles confiscations à l'avenir (2).

(1) Zanehini Tract, de Bxrct. c. xxvii. Isamberfc, Ane. loix frann. i. 257.

Il y a toute ois un cas, datant de 12G9, ou le créancier de deux hérétiques s'adresse à Alphonse de Poitiers pour être remboursé sur Jes biens des condamnés ; Alphonse ordonne une enquête sur les circonstances du prêt. Vaissete, éd. Privât, VUI. 1682.

(2) l.ami, Antich. Toscane, p. 593. Archivio di Firenze, Rifor magioni, classe v, 110.

592 EMPLOI DES BIENS CONFISQUÉS

Les princes qui profitaient des confiscations reconnaissaient qu'ils avaient le devoir corrélatif de supporter les dépenses de l'inquisition; leur intérêt personnel aurait d'ailleurs suffi à les pousser à maintenir une institution d'un si bon rapport pour leur fisc. Théoriquement, il était incontestable que les évèques devaient faire les frais de la guerre à l'hérésie ; les inquisiteurs du Languedoc essayèrent d'abord d'obtenir d'eux les fonds nécessaires, demandant du moins que les pénitences pécu- niaires en amendes, infligées en vue d'usages pieux, fussent consacrées à la rétribution des notaires et des commis de l'In- quisition. Mais ces efforts furent inutiles, car, comme le disait Gui Foucoix (Clément IV), les mains des évêques étaient tenaces et leurs bourses serrées. Dans l'Italie du nord et du centre, l'Inquisition, grâce aux amendes et aux confiscations, faisait largement ses frais. A Venise, l'Etat payait les dépenses et percevait les bénéfices. A Naples, les monarques angevins adop- tèrent d'abord la même politique ; ils prenaient pour eux les biens confisqués, mais pourvoyaient à la subsistance des pri- sonniers et, en outre, payaient à chaque inquisiteur un augus- tal (c'est-à-dire le quart d'une once d'or) par jour pour ses dépenses personnelles, celles de son collègue, de son notaire et de ses trois familiers (avec leurs chevaux). Ces sommes étaient prélevées sur les douanes de Naples qui frappaient le 526 fer, le goudron et le sel ; les ordres de payement étaient géné- ralement à six mois et devaient être renouvelés ; mais il y avait souvent de grands délais et les inquisiteurs ne s'en plai- gnirent pas sans motif, bien que les fonctionnaires royaux fussent menacés d'amende en cas de retard. Je trouve cepen- dant, en 1272, une lettre adressée à l'inquisiteur Frà Matteo di Castellamare, qui lui attribue le salaire d'une année entière, payable six mois à l'avance. Quand Charles II, en 1290, institua, suivant les ordres du pape, le partage des dépouilles, il n'en continua pas moins à contribuer aux dépenses, bien que dans une mesure un peu réduite. Par des lettres du 16 mai 1294, il prescrit de payer à Frà Bartolomeo di Aquila la somme de quatre taren' (un trentième d'une once d'or) par jour et le

QUESTION LES PRISONS ^93

7 juillet de la même année il attribue cinq onces par mois à l'entretien du personnel de l'inquisiteur (1).

En France, il y eut d'abord quelque hésitation. Le droit des évêques était si clair qu'ils ne pouvaient pas refuser de sup- porter au moins une partie des dépenses. Avant l'établissement de l'Inquisition, cette charge consistait presque uniquement dans l'entretien des convertis emprisonnés. Au concile de Tours, les évêques consentirent à l'assumer quand les captifs seraient sans ressources ; en revanche, les prisonniers dont on avait confisqué les biens devaient être nourris par les princes, bénéficiaires de la confiscation. Cette proposition, comme celle que fit plus tard le concile d'Albi, en 1254, entraînait des com- plications et fut mal appliquée. Les statuts de Raymond, en 4234, entrèrent dans de grands détails au sujet des confisca- tions, mais ne firent aucune provision pour doter l'Inquisition nouvelle des ressources nécessaires. La question resta pendante.

En 1237, Grégoire IX se plaint que les officiers royaux ne paient rien pour l'entretien des prisonniers dont ils ont confisqué les biens. Quand, en 1246, le concile de Béziers se fut réuni, le cardinal légat d'Albano rappela aux évoques que c'était leur devoir de financer, conformément aux décisions du concile de Montpellier dont les procès-verbaux ne nous sont pas parve- nus. Gela ne faisait pas l'affaire des bons évêques. Comme nous l'avons vu, ils demandaient que les prisons fussent construites aux frais des bénéficiaires des confiscations et proposaient que les amendes servissent à leur entretien et à l'entretien des 527 inquisiteurs. Mais Saint-Louis ne pouvait se résigner à voir interrompre une pieuse besogne faute de moyens appropriés. En 1248, il prend sur lui les dépenses de l'Inquisition dans tous les territoires de la Couronne ; nous avons vu plus haut com- ment il se chargea des frais afférents aux prisons et à leurs hôtes. En 1246, il ordonna à son sénéchal de Carcassonne de

(1) Mss. Bib. Nat., fonds la t. 14930, fol. 228. Guid. Fulcod. Quœst. m. Archiv. di Napoli, Reg. 6, lett. B, fol. 35; Reg. 10, lett. B, fol. 6, 7, 96: Reg. Il, left. C, fol. 40; Reg. 13, lett. A, fol. 212; Reg. 51, lett. A, fol. 9; Reg. 71, le t. M, fol. 382, 385, 440; Reg. 98, lett. B, fol. 13; Reg. 113, leit. A, fol. 194; Reg. 253, lett. A, fol. 63; Mss. Chioccorelli, t. vin.

594 LUXE DES INQUISITEURS

payer aux inquisiteurs dix sols par jour sur le produit des con- fiscations. On peut croire que le comte Raymond contribua sans enthousiasme à l'entretien d'une institution à laquelle il avait fait obstacle tant qu'il avait osé lutter pour le salut de ses sujets; mais quand, en 1249, Jeanne et Alphonse de Poitiers lui succédèrent, ce dernier prince, avide et astucieux, trouva son compte à stimuler le zèle de ceux qui l'enrichissaient de leurs spoliations. Non seulement il paya les dépenses des tribu- naux fixes, mais il ordonna à ses sénéchaux de pourvoir aux besoins des inquisiteurs et de leurs familiers dans leurs courses à travers ses domaines. Sa sollicitude s'étendait jusqu'aux détails. En 1268, Guillem de Montreuil, inquisiteur de Toulouse, l'informe de l'engagement d'un notaire à six deniers par jour et d'un serviteur à quatre deniers par jour; Alphonse ordonne que ces salaires soient payés en son nom. Charles d'Anjou, non moins cupide, trouvait le temps, parmi ses nombreuses distrac- tions en Italie, de veiller à ce que ses sénéchaux de Provence et de Forcalquier contribuassent à la dépense de l'Inquisition d'après les mômes principes dont s'inspirait le roi dans ses domaines royaux (1).

Quelque profit que tirât le fisc de l'industrie des inquisiteurs, ceux-ci étaient parfois portés à s'en faire une idée trop haute et à engager des dépenses qui semblaient excessives à ceux 528 auxquels revenait l'honneur de payer. Dès 1242 et 1244, alors que les princes n'avaient pas encore fait de provisions pour le Saint-Office, alors que les évèques revendiquaient encore éner- giquement les amendes, le luxe et l'extravagance de certains inquisiteurs leur attirèrent le blâme de leur propre Ordre, comme on le vit aux chapitres provinciaux tenus par les Domi- nicains à Montpellier et à Avignon. Assurément il était injuste

(I) Concil. Tolosan. ann. 1229 c. 9. Concil. Albiens. ann. 125* c 2i. Par- dun. vu. 415. Areh. de VEv. de B^zicrs (l)oat, \<xi, 3i). Concil. Biterrens, ann 1240 c. 22. D. Bouquet, T. XXI. p. 202, 204, 200, 278, etc. Va:ssete. e.i. Privât, VIII. 1200, 1573. Areh. de Cinq, de Carcass. (I)oat, xxxi. 250.) Archici> d% A a oit, Regist. 20, lett. B, fol. 91.

Le soin avec lequel Alphonse réclamait les produits des con"scations p irait dans une lettre de lui a son sénéchal, Jacques de Bois, auquel il demande des comptes (25 mars 1208, Vassete, éd. Privât, VIII, 1274.)

DÉPENSES DE L'iNQUISITION 595

d'englober tous les inquisiteurs dans les mêmes reproches; mais il est certain que beaucoup d'entre eux les méritèrent et qu'ils avaient quantité de moyens, légitimes ou non, pour se procurer de l'argent. On voudrait savoir, par exemple, com- ment Bernard de Caux, qui présida jusqu'à sa mort (4252) le tribunal de Toulouse et qui, en sa qualité de Dominicain, ne pouvait avoir de fortune personnelle, trouva moyen d'être un grand bienfaiteur du couvent d'Agen, fondé en 1249. Alphonse de Poitiers lui-même finit par se lasser des exigences de ceux qui pourtant servaient si bien son avidité. Dans une lettre con- fidentielle de 1268, il se plaint des énormes dépenses faites par les inquisiteurs de Toulouse, Pons de Poyet et Etienne de Gâtine ; son agent devait essayer de les persuader d'aller à Lavaur, Ton espérait qu'ils seraient moins extravagants. Alphonse offrait de mettre à leur disposition le château de Lavaur, ou tout autre qui semblerait propre à servir de prison en même temps; le rusé prince leur écrivait directement, expliquant qu'afin de leur permettre d'étendre leurs opérations il était prêt à les mettre en possession d'un vaste château (1). Des indications très curieuses sur les dépenses de l'Inquisi- tion, de la Saint-Jean de 1322 à celle de 1323, nous sont four- nies par les comptes d'Arnaud Assalit, procureur des encours de Carcassonne et de Béziers, qui sont heureusement venus jusqu'à nous. Sur le produit des confiscations, le procureur payait toutes les dépenses de l'Inquisition, entretien des prisonniers, recherche des témoins, poursuite des fugitifs, frais d'auto da /e,y compris les banquets pour l'assemblée des experts et le drap de couleur safran pour les croix des pénitents. Nous apprenons par que le salaire de l'inquisiteur s'élevait à 529 150 livres par an et qu'il était très irrégulièrement payé. Le Frère Otbert, nommé au carême de 1316, n'avait encore rien touché en 1322; mais alors, à la suite d'une lettre du roi Charles le Bel, on lui paya en bloc son salaire de six années,

(i) Molinier, Ulnqms. dans le Midi, p. 308. Bern. Guidon. Fundaf. nonvent. 1 rœdirat. ^Martène, Thés. vi. 481.) Boutaric, S. Louis et Alphonse de Foiùers, p. 456-7.

596 CONFISCATION ET PERSÉCUTION

s'élevant à 900 livres. Bien qu'à cette époque le rendement des confiscations commençât à décliner, il était encore consi- dérable. Assalit reconnaît avoir perçu dans l'année 2,219 livres, sept sols et dix deniers ; pendant le même temps, ses dépenses, comprenant des frais judiciaires assez lourds et le payement extraordinaire fait à Olbert, se sont cbvées à 1,168 livres, 11 sols et 4 deniers, laissant à la Cour, nne un bénéfice net de 1,050 livres (1).

Il est incontestable que la persécution, en tant que politique régulière et continue, reposait essentiellement sur la confisca- tion. Seule, la confiscation fournissait des aliments à ce beau zèle pour la foi, qui languissait misérablement dès que les profits faisaient défaut. Quand le Catharisme eut disparu sous les coups de Bernard Gui, le déclin de l'Inquisition commença et ne fit que s'accentuer. Les autres hérétiques, Spirituels, Dul- cinistes, Fraticelles, étaient des mendiants, qui avaient la propriété en horreur ; les Vaudois étaient de pauvres paysans ou des bergers; c'est tout au plus si un sorcier ou un usurier fournissait de loin en loin une bonne prise. Néanmoins, jus- qu'en 1337, l'office de bailli des confiscations pour hérésie à Toulouse était encore suffisamment lucratif pour trouver pre- neur; l'année fiscale précédente avait donné un revenu de 640 livres et six sols (2).

L'insuccès de la première tentative pour introduire l'Inquisi- tion en Franche-Comlé montre bien clairement que le zèle 530 religieux et l'appétit du bien d'autrui étaient connexes. Jean, comte de Bourgogne, représenta à Innocent IV, en 1248, que l'hérésie vaudoise se répandait dans la province de Besançon et supplia le pape d'y porter remède. Jean ne voulut-il pas payer les frais du traitement, ou bien la récolte opérée fut-elle maigre ? Quoi qu'il en soit, les moines envoyés en Bourgogne demandèrent à être rappelés, assurant qu'ils s'étaient épuisés

(1) Coll. Doat, xvxiv. 189. En 1317, les profits avaient été bien moindres. Nous possédons le reçu du trésor er royal de Carcassonne, Lothaire Blanc, délivré à A.<*salit le 24 septembre 1317; les recettes nettes, déduction faite des salaires et autres dépenses, n'avaient été que de 4°5 livres, six sols, onze deniers.

(2; Doat, xxxv. 79, 100. Vaissete, éd. Privât, x. Pr. 705, 777, 783.

CYNISME DE CHARLES IV 597

en vains efforts faute d'argent. Alexandre IV agréa leur létiliôn e.i 1255. La même conclusion s'impose quand on constate l'inutilité des tentatives pour établir l'Inquisition au Portugal. Quand, en 1376, Grégoire XI prescrivit à l'évêque de Lisbonne de nommer un inquisiteur franciscain pour le royaume, il stipula que le titulaire recevrait deux cents florins d'or par an, à percevoir sur les sièges épiscopaux en proportion de leurs contributions forcées à la Chambre pontificale. La force d'inertie que l'on opposa aux instructions du pape fut simple- ment l'effet du mauvais vouloir des évêques, qui ne voulaient pas être taxés ainsi ; on peut en dire autant pour expliquer l'insuccès de Boniface IX, lorsqu'il nomma Fray Vicente de Lisbonne inquisiteur d'Espagne et ordonna que ses dépenses fussent supportées par les prélats du pays (1).

La tentative la plus cynique pour défrayer l'entretien de l'Inquisition fut celle de l'empereur Charles IV, lorsqu'il essaya, en 1369, de l'établir solidement en Allemagne. Les hérétiques n'étaient ni nombreux ni riches et la confiscation de leurs biens ne promettait qu'un aliment précaire au zèle de Kerlingcr et de ses compagnons. Nous ^errons plus loin comment les maisons des innocents Beghards et Béguins furent confisquées sommairement afin de fournir des logements et des prisons aux inquisiteurs; les villes étaient invitées à prendre leur part de ces vols, dans l'espoir de capter ainsi la faveur du peuple. Mais tout échoua devant la répugnance invincible que le Saint-Office inspirait, en Allemagne, au peuple et aux prélats (2).

Eymerich, écrivant en Aragon, vers 1375, dit que le mode d'entretien de l'Inquisition est une question depuis longtemps eoj débattue et qui n'a jamais été résolue nettement. L'opinion la plus répandue, parmi les hommes d'Église, était que le fardeau devait incomber aux princes temporels, qui, profitant des con- fiscations, avaient le devoir d'accepter les charges ; mais de nos jours, ajoute tristement Eymerich, il y a peu d'hérétiques

(i, Potthast, 13000, 15993. Monteiro, Historia a Sanlo Inquisicà», P. :, lib. ii. c. 34. 35.

(-2) M.tsheim de Beyhardis, p. 33G-G3.

598 DÉCLIN DE L'INQUISITION

obstinés, moins encore de relaps et presque pas d'hérétiques riches, de sorte que les princes, n'ayant pas grand chose à gagner, sont peu disposés à se mettre en frais. Il faudrait trouver une autre combinaison, mais toutes celles qu'on a proposées se heurtent à des objections fâcheuses; sur quoi Eymerich conclut en regrettant qu'une institution si salutaire et si néces- saire à la chrétienté soit aussi mal assurée du lendemain (1).

Pendant qu'Eymerich s'attristait de la sorte, la question se présentait ailleurs sous son aspect le plus prosaïque. Jusqu'en 1337, les comptes de la sénéchaussée de Toulouse font état des dépenses pour un auto de fé> pour la réparation des immeubles de l'Inquisition, les salaires de l'inquisiteur et de ses aides et l'entretien des prisonniers. Mais la confusion et la misère résul- tant de la guerre de Cent Ans firent bientôt disparaître ces articles du budget. En 4375, Grégoire XI persuada au roi Fré- déric de Sicile d'autoriser l'inquisiteur à percevoir les biens confisqués, afin que les ressources ne manquassent pas à l'œuvre de salut. En même temps, il fit un vigoureux effort pour exter- miner les Vaudois qui se multipliaient dans le Dauphiné. Il y avait des prisons à construire, des foules de prisonniers à nourrir, et le pape ordonna que ces dépenses fussent supportées par les prélats qui, par leur négligence, avaient laissé croître l'hérésie. Mais bien qu'il menaçât les récalcitrants d'excommu- nication, les bourses des évêques demeurèrent closes et bientôt après nous voyons l'inquisiteur réclamer une part des confisca- tions, par la raison qu'il n'a pas d'autres ressources pour sub- venir aux besoins de son tribunal. Les officiers royaux insistèrent pour conserver le tout et il en résulta une chaude querelle qu fut soumise au roi Charles le Sage. Ce monarque conféra avec le Saint Siège et, en 1378, publia um ordonnance par laquelle 532 il se réservait tout le produit des confiscations et attribuait à l'inquisiteur un salaire annuel de 190 livres tournois (le même qu'aux tribunaux de Toulouse et de Carcassonne), sur lequel devaient être payées toutes les dépenses de l'Inquisition. Le roi

(1 Eymeric. Direct. Inquis. p. 652 3.

GOUT DU PILLAGE 5S9

ajoutait que si ce traitement n'était pas régulièrement payé, l'inquisiteur pourrait se payer lui-même sur les confiscations. Au milieu du terrible désordre auquel donna lieu la folie de Charles VI, cette convention cessa d'être observée. En 4409, Alexandre V laissa à son légat le soin de décider si l'inquisiteur du Dauphiné devait recevoir trois cents florins d'or par an, à lever sur les Juifs d'Avignon, ou dix florins par an de chaque évêque de sa vaste province, ou, enfin, si les évêques devaient être obligés de l'entretenir, lui et ses gens, pendant ses tournées dans le pays. Mais l'invasion et la guerre civile eurent bientôt tari toutes les' sources de revenus. En 1432, le Frère Pieive Fabri, inquisiteur d'Embrun, ayant été convoqué au concile de Baie, répondit qu'il ne pouvait pas venir, tant à cause des em- barras que lui créaient les Vaudois que de son indicible pau- vreté: « Je ne touche jamais un sol de l'Église de Dieu et je ne reçois aucun salaire d'ailleurs. » (4).

Bien entendu, il serait injuste de dire que l'avidité et la soif du pillage aient été les moteurs originaires de l'Inquisition ; mais il est impossible de nier que ces basses passions en assu- rèrent l'extension et la durée. Qu'on se souvienne des plaintes formulées, au nom des intérêts du fisc, contre l'immunité pro- mise à ceux qui se présenteraient à confession pendant le délai de grâce; qu'on se rappelle la réponse de Bernard Gui, alléguant que les pénitents étaient obligés de dénoncer leurs complices et que, par suite, avec le temps, l'indulgence devait tourner au profit du fisc. Ceux qui poussaient à la persécution n'en ont jamais perdu de vue les bénéfices (2). Sans ce stimulant du pillage, l'Inquisi- tion n'aurait pas survécu à la première poussée du fanatisme qui lui donna naissance; elle aurait pu durer pendant une 533 génération, puis disparaître jusqu'à ce qu'une recrudescence de l'hérésie la fit revivre. Ainsi soumis à des attaques intermit- tentes, le Catharisme aurait pu échapper à une destruction complète. Mais, par la vertu des lois de confiscation, les héré-

(1) Vaissete, éd. Privât, x. Pr. 791-2, 802. Kaynald. ann 1375, 26. Wadding. ann. 1375, 21, 22; 1400, 13.— Isaml ert, Ane. toix franc, v, 491. Martène, Ampliss. Coll. VIII. 161-3.

(2) Bernard. Guidon. Practica P. iv (Doat, XXX).

600 MOBILES HONTEUX DU FANATISME

tiques devinrent les artisans de leur propre ruine. L'avidité et le fanatisme se donnèrent la main et fournirent pendant un siècle la force motrice à une persécution féroce, continue, impitoyable, qui finit par accomplir ses desseins et par s'étein- dre faute de victimes à dévorer.

Dô'CHERS DE L'INQUISITION C31

CHAPITRE XIV

LE BICBER

La peine de mort, comme la confiscation, était une mesure 534 à laquelle l'Inquisition restait, en théorie, étrangère. Il lui suffi- sait d'avoir épuisé tous ses efforts pour ramener l'hérétique dans le giron de l'Église; s'il se montrait obstiné, ou si sa con- version était feinte, elle ne pouvait en faire davantage. En tant que non-catholique, il n'était plus soumis à la juridiction d'une Eglise qu'il désavouait et elle se trouvait dans la nécessité de le déclarer hérétique en lui retirant sa protection. Anciennement, la sentence n'était donc qu'une condamnation pour hérésie, accompagnée d'excommunication, ou la simple déclaration que le coupable n'était plus considéré comme soumis à la juridiction de l'Église. Parfois on ajoute qu'il est abandonné aux tribunaux séculiers, qu'il est relâché, suivant l'euphémisme terrible qui répondait à la fiction d'une mise en liberté marquant le terme de l'intervention directe de l'Église. Avec le temps, les formules se complétèrent; on trouve alors souvent la remarque explica- tive que l'Église ne peut plus rien pour effacer les fautes du coupable et son abandon au bras séculier est accompagné de cette addition significative : débita ani?nadversione punien- dutn, c'est-à-dire « afin qu'il soit puni comme il le mérite. » La formule hypocrite par laquelle l'Inquisition adjurait les pouvoirs séculiers d'épargner la vie et le corps du délinquant ne parait pas dans les anciennes sentences et ne se généralisa jamais complètement (1).

(1) Coll. D a», XXI. 143. Mss. Bib. Nat., fonds lat. P9r>2. Doctrina de modo procedendi (Martène, Thés. V. 1807). Lami, Antiehità Toscane, p. 557, 55y,— Lib. Sentent. In]. Tolos. p. 2, 4, 3G, 2J8, 254, 265, 280, 380. Eymeric'

602 APPEL A TA CLÉMENCE

L'inquisiteur Pegna ne fait pas difficulté d'admettre que cet appel à la clémence était purement formel et il explique qu'on y avait seulement recours afin que les inquisiteurs ne parussent point consentir àl'efïusion du sang, ce qui eût constitué une « irrégularité » canonique. L'Eglise veillait, d'ailleurs, à ce que la nature de sa requête ne fût pas interprétée à contre- 535 sens. Elle enseignait que toute pitié était déplacée, à moins que l'hérétique ne se convertit et ne témoignât de sa sincérité en dénonçant tous ses complices. La logique impitoyable de S. Thomas d'Aquin établit avec évidence que l'autorité sécu- lière ne pouvait se soustraire au devoir de mettre à mort les hérétiques et qu'il fallait la tendresse sans bornes de l'Église pour qu'elle avertit deux fois les criminels avant de les livreràun juste châtiment. Les inquisiteurs eux-mêmes n'éprouvaient pas de . scrupulesà cet égard etne cessèrent d'enseigner qu'un hérétique condamné par eux devait être mis à mort. Ils en témoignaient,d'ail- leurs, en prenant la précaution de ne pas prononcer leurs sentences dans l'enceinte d'une église qu'une condamnation à mort eût profanée mais sur la place publique, se passait le dernier acte de Y auto de fé. Un de leurs docteurs du xiue siècle, copié par Bernard Gui au xive, argumente ainsi : « Le but de l'Inquisition est la destruction de l'hérésie. Or, l'hérésie ne peut être détruite sans que les hérétiques le soient ; les héré- tiques ne peuvent être détruits sans que les défenseurs et fau- teurs de l'hérésie le soient aussi, et cela peut s'opérer de deux manières : par leur conversion à la vraie foi catholique ou par l'incinération charnelle après abandon au bras séculier. » Au siècle suivant, Fray Alonso de Spina observe qu'ils ne doivent pas être condamnés à l'extermination sans deux avertissements, à moins, ajoute-t-il, qu'ils ne menacent de troubler l'Église, auquel cas ils doivent être supprimés sans délai ni examen.

Direct. Inquis p. 510-12. La débita animadwsio est clairement définie par Angiolo da Chiavasso (•*• 1485) : Ista animadversio est vœna iynis de cons eiu- dine, Hcet de jure sit vœna mortis (Summa angelica, s. v. H ère tic us, § 16). Bernardo di Como en dit autant : Pœna animadver&ionis est pœna quse ev nit ànanam a corpore (Lucerna Inquis. s. v. Executio, 4). L'Eglise ne s'est jamais fait illusion à cet égard.

RESPONSABILITÉ DE L'ÉGLISE 603

Imbus de pareilles doctrines, les pouvoirs séculiers croyaient naturellement qu'en brûlant les hérétiques ils ne faisaient qu'obéir aux ordres de l'Inquisition. Dans une instruction adressée par Philippe le Bon de Bourgogne, le 9 novembre 1431, à ses officiers, pour qu'ils eussent à obéir au Frère Kalteisen, nommé inquisiteur de Lille et de Cambrai, il est dit qu'un de leurs devoirs consiste à châtier les hérétiques « comme le prescrira l'inquisiteur et suivant l'usage. » Les comptes des procureurs royaux des encours mentionnent les frais des exécutions en Languedoc comme un chapitre des dépenses de l'Inquisition, mises en regard des bénéfices des confiscations; ce n'étaient donc point des incidents ordinaires de la justice criminelle, dont les frais devaient être imputés sur ses ressources normales, mais des mesures prises pour le 536 compte de l'Inquisition, dont les officiers royaux étaient seule- ment les ministres. Sprenger n'hésitait pas à parler des victi- mes « qu'il faisait brûler » quas incinerari fecimus. En fait, l'Église considérait que c'était un acte éminemment pieux de brûler un hérétique et elle accordait indulgence plé- nière à ceux qui portaient du bois au bûcher, acceptant ainsi toute responsabilité pour l'exécution et prodiguant le trésor des « mérites de J.-C. » pour stimuler la férocité du bas peuple. Dire que l'Église n'était pas responsable de ces atrocités est un paradoxe tout à fait moderne. Au xvne siècle encore, le savant cardinal Albizio, répondant à Frà Paolo au sujet du contrôle de l'Inquisition par la République de Venise, s'exprimait ainsi : « Les inquisiteurs, en conduisant les procès, aboutissent régu- lièrement à la sentence, et, si c'est une sentence de mort, elle est immédiatement et nécessairement exécutée par le doge et Sénat (1). »

(1) Pegnae Comment. XX in Eympric. p. 124. Tract, de Paup. de Lugd. 'Martène, Thés. v. 1792). S. Thom. Aquinat. Summ. Sec. Sec. Q. xi, art. 3. hymeric. Direct. Inquis. p. 510-12. Tract, de Inquis. (Doat, XXX). Bern. Guidon. Pract/ica P. iv (Doat, XXX). A. de Spina Fortalic. Fidei, éd. 14P4, ol. 76 a. Mss. Bib. Nat., fonds Moreau, 444, fol. 10. Cf. Archiv. di Napoli, Keg. 6, lett. D, loi. 39; Keg. 1?, lett. A, »bl. 139. Coll. Doat, XXXIV. 189. Malleus malefîearnm P. n (}. i. c. 2. Formulary of the papal penitentiary, Phi- ladelphie, 1892, Rubx. xlii. Jac. a Graffiis, Decis. aureas casuum conscientix.

604 PRESSION SUR LE POUVOIR SÉCULIER

Nous avons déjà vu que l'Église était responsable de la légis- lation féroce qui punissait l'hérésie de mort et qu'elle interve- nait avec autorité pour annuler toute loi séculière qui pût faire obstacle à l'application prompte et efficace de lapeine.Dçjnème, elle prenait des mesures sévères contre les magistrats qui luj paraissaient faire preuve de relâchement ou de négligence dans l'exécution des sentences portées par l'Inquisition. La croyance unanime à cette époque était qu'en agissant ainsi elle ne fai- sait qu'accomplir ses devoirs les plus élevés et les plus évidents. Boniface VIII ne fit que formuler la pratique établie quand il incorpora dans le droit canonique la provision qui enjoignait aux autorités séculières, sous peine d'excommunication, de punir justement et promptement tous ceux qui leur étaient livrés par les inquisiteurs. Ces derniers avaient ordre de procé- der contre les magistrats qui se montreraient récalcitrants, mais an leur prescrivait de parler seulement de « l'exécution des lois » sans faire mention de la pénalité, toujours afin d'éviter 1' « irré- gularité » —et cela, bien que le seul châtiment de l'hérésie que l'Église jugeât à la hauteur du crime fût la mise à mort sur le bûcher! Même si un chef temporel était excommunié et inca- pable d'accomplir légalement aucune autre fonction, il n'était 537 pas exempt de l'obligation de punir les hérétiques, considérée comme un devoir primant tous les autres. On trouva même des auteurs pour affirmer que si un inquisiteur était obligé d'exé- cuter lui-même une sentence, il ne commettrait pas, en le faisant, une « irrégularité » (1).

P. h. lib. ii cap. 19 no 53. - Albizip, liisnnsto al P . Paoln Sa-pi p 30

Grégoire IX ne se lit pas scrupule d'aifirmer que église avait le devoir de répandre le sang des hérétiques. Dans un bref de 1234, adressé à larchevêq ,e de Sens il dit : .\ec emm d'Cuit Ap'vtolicam S'drm in oculis sias, cwn Ma ianita cne'ne Jwien, rranumsuama sanguine prohibere, ne si secus ageret n n c»stoJi e populum tara*!. . vidurefur. Ripoll 1. 66. cww»«

Heinricb Kalfeisen était un célèbre docteur en théologie, et fut dans la «„'h inquisiteur de Cologne (Nider. Kormicar. v. vu.). •*»

(1) C. 18 Sexto v. 2. Concil. Albiens. ann. 1254 c. 22.— Evmeric /)/,vw

Inqrus. p. 372 562 - Pegnœ Comment, in Eyn.^c. p. 564. Jcïï'hÏÏ'

Q.œst. x-- Alex PP. IV Bull. Ad audienliam, 1160 (Paierie. Ap u€ ni p ? *

Bern. Guidon. PraoJica P. iv (Doat, XXX). -Ylex PP IV Ri/ll n,.*?; /

-«60 (Kipoll, , -my - Wadd.ng. Annal. a„„. m\ "„• : ioï- i cl i, * r^'

%e?utio l'Tt. ' •lo1- Ub- ~ Uern- Com- J"c- *»* « »:

AFFAIRE PE MIREPOIX 605

Une faudrait pas croire, d'après ces injonctions répétées, que le pouvoir séculier témoignât de la répugnance à s'acquitter de son horrible besogne. Les enseignements de l'Église avaient pénétré trop profondément les âmes pour qu'un doute pût y subsister au sujet de la légitimité de la répression. Comme nous l'avons vu plus haut, les lois de tous les Etats de l'Europe condamnaient les hérétiques à être brûlés vifs et même les Républiques libres de l'Italie reconnaissaient en l'inquisiteur un juge dont les arrêts devaient être aveuglement exécutés, ttaymond de Toulouse lui-même, dans l'accès de piété qui pré- céda sa mort, en 1249, fît brûler vifs à Berlaiges, près d'Agen, quatre-vingts hérétiques qui s'étaient confessés en sa présence, sans même leur laisser le temps de se rétracter. A en juger par les sentences contemporaines de Bernard de Caux, il est probable que si ces infortunés avaient été jugés par l'inquisi- teur, aucun d'eux n'aurait été condamné au bûcher comme impénitent. Tout aussi significative, à cet égard, est l'accusation intentée par le maréchal de Mirepoix contre le sénéchal de Carcassonne, parce que ce dernier avait entrepris sur le droit du maréchal de brûler lui-même tous ceux de ses sujets que l'Inquisition déclarait hérétiques. En 1269, le Parlement de Paris donna raison à Mirepoix ; sur quoi, le 18 mars 1270, le sénéchal permit que les ossements de sept hommes et de trois femmes de ses domaines, récemment brûlés à Carcassonne, lui fussent solennellement restitués en reconnaissance de ses droits. S'il était impossible de retrouver ou d'identifier ces ossements, dix sacs remplis de paille devaient être remis en leur lieu et place aux hommes du maréchal. Chose incroyable, cette affreuse cérémonie eut lieu, en effet, deux jours après, et 538 le souvenir en fut conservé par un acte notarié. Or, bien que lesDe Levis de Mirepoix s'enorgueillissent du titre deiïfaréchauœ de la Foi, on ne peut supposer que leur zèle, dans cette cir- constance, fût simplement le produit d'un fanatisme sangui- naire : en réalité, ce à quoi le seigneur-justicier tenait par- dessus tout, c'était à conserver l'intégralité de sa juridiction.

Une querelle semblable s'éleva en 1309, lorsque le comte de

606 QUERELLES ENTRE PRINCES ET EVÊQUES

Foix réclama le droit de brûler l'hérésiarque cathare Jacques Autier, ainsi qu'une femme nommée Guillelma Cristola, con- damnés par Bernard Gui, parce qu'ils étaient ses sujets ; mais les officiers royaux soutinrent le privilège de leur maître et il en résulta un litige qui était encore pendant en 1326. De même encore, à Narbonne, il y eut une longue dispute entre l'arche- vêque et le vicomte au sujet de la juridiction et lorsque, en 1319, celui-ci, d'accord avec l'inquisiteur Jean de Beaune, « relâcha » trois hérétiques, il réclama pour son tribunal le droit de les brûler. La commune, représentant le vicomte, protesta et Ja querelle ne fut apaisée que par le représentant du roi, qui intervint pour conduire lui-même l'opération. Mais ce dernier eut grand soin de déclarer qu'il n'entendait ainsi porter préju- dice à aucune des parties et l'archevêque n'en continua pas moins de réclamer contre ce qu'il considérait comme un em- piétement sur ses droits (1).

Si, toutefois, pour une raison ou pour une autre, les autorités séculières hésitaient à exécuter un hérétique, l'Église intervenait aussitôt de tout son pouvoir pour les réduire à l'obéissance. Ainsi, après que la première résistance eût été brisée à Tou- louse et que l'Inquisition eût été réinstallée dans cette ville, les inquisiteurs, en 1237, condamnèrent comme hérétiques dix hommes et femmes ; sur quoi les consuls et le viguier refusèrent de «recevoir» les condamnés, de confisquer leurs biens et de « faire d'eux ce qu'il est d'usage de faire des hérétiques ». au- trement dit, de les brûler vifs. Immédiatement, après s'être consultés avec l'évêque, l'abbé du Mas, le prévôt de Saint Etienne et le prieur de La Daurade, les inquisiteurs excommu- nièrent solennellement, dans la cathédrale de Saint Etienne, 539 les fonctionnaires récalcitrants. En 1288, Nicolas IV déplorait la négligence et le mauvais vouloir dont témoignaient, en bien des villes, les autorités séculières, cherchant à éviter l'exécution es arrêts de l'Inquisition; le pape ordonnait que les coupables fussent excommuniés et destitués de leurs charges, que leurs

(l) Guill. Pc!. Laur. cap. 48. Les Olim, i. 317.— Vaissete, éd. Privât, VIII. 674. Pr. 484, 659. Baluz. et Mansi, n. 257.

RÉSISTANCES SÉCULIÈRES 607

communautés fussent mises en interdit. En 1458, à Strasbourg, le bourgmestre, Hans Drachenfels, et ses collègues refusèrent d'abord de faire brûler le missionnaire hussite Frédéric Reiser et sa servante Anna Weiler; mais l'Église eut raison de leur résistance et les contraignit à exécuter la sentence. Trente ans après, en 1486, les magistrats de Brescia refusaient de brûler certains sorciers des deux sexes condamnés par l'Inquisi- tion, à moins qu'on ne les autorisât à examiner la procédure. Cette demande si honorable fut considérée comme un acte de rébellion. Des jurisconsultes civils avaient, à la vérité, essayé de prouver que les autorités séculières étaient en droit de voir les dossiers, mais les inquisiteurs avaient réussi à faire écarter cette prétention. Innocent VIII se hâta de déclarer que celle des magistrats de Brescia était injurieuse pour la foi et ordonna qu'ils fussent excommuniés si, dans le délai de six jours, ils n'exécutaient pas les condamnés, toute loi municipale contraire étant déclarée nulle et sans effet. Une lutte plus grave se pro- duisit en 1521, lorsque l'Inquisition s'efforçait de purger les diocèses de Brescia et de Bergame des sorcières qui étaiei t censées les infecter. L'inquisiteur et les Ordinaires épiscopaux procédaient vigoureusement contre ces malheureuses ; mais la seigneurie de Venise s'interposa et en appela à Léon X, qui chargea son nonce à Venise de reviser les procès. Ce dernier délégua ses pouvoirs à l'évèque de Justinopolis qui, accompagné de l'inquisiteur et des Ordinaires, se rendit à la Valcamonica de Brescia, les prétendues hérétiques étaient en nombre et en condamna plusieurs à être remises au bras séculier. Mécon- tent de ces procédés, le Sénat de Venise défendit au gouverneur de Brescia d'exécuter ces sentences, ni de permettre qu'elles fussent exécutées, ni de payer les frais des procédures ; il devait envoyer le dossier à Venise et obliger l'évèque de Justinopolis de comparaître devant le Sénat, ce qui eut lieu. L'indignation du pape ne connut plusde bornes. Il assura énergiquement à l'inqui- siteur et aux officiers épiscopaux qu'ils avaient pleine et entière 540 juridiction sur les coupables, que leurs sentences devaient être exécutées sans revision ni examen ultérieur et qu'ils étaient

603 MENfONGES DES APOLOGISTES

autorisés à faire valoir leurs droits par un libre usage des cen- sures ecclésiastiques. Mais l'esprit de l'époque penchait vers l'indiscipline et Venise s'était toujours montrée indocile à l'égard du Saint-Office. Nous verrons plus loin comment le Conseil des Dix maintint obstinément sa thèse et affirma la supériorité de sa juridiction avec une audace jusque-là sans exemple (1).

Ce que nous avons dit permet de juger à sa valeur cette assertion du plus récent historien catholique de l'Inquisition : « L'Église ne prit aucune part dans le châtiment corporel des hérétiques. Ceux qui périrent misérablement furent simplement punis pour leurs crimes, condamnés par des juges investis de la juridiction royale. L'histoire a conservé le souvenir des excès commis par les hérétiques de Bulgarie, par les Gnostiques et les Manichéens, et la peine capitale fut seulement infligée à des criminels qui avouaient des vols, des assassinats et des vio- lences. Les Albigeois furent traités avec une égale indul- gence...; l'Eglise catholique déplora tous les actesde vengeance, quelque forte que fût la provocation lancée par ces foules factieuses. »

Voilà comment on écrit l'histoire par ordre. En réalité, l'Église était si acharnée à faire brûler les hérétiques qu'au concile de Constance, le 18e article d'hérésie imputé à Jean Huss porta il que, dans son traité De Ecclesia, il avait enseigné qu'aucun hérétique ne devait être abandonné au bras séculier pour être puni de mort. Huss lui-même, dans sa défense, admet qu'un hérétique qui ne pouvait être ramené par la doucejar devait souffrir une peine corporelle; et quand on donna lecture d'un passage de son livre ceux qui abandonnent un hérétique qui nie au bras séculier sont comparés aux scribes et aux Pharisiens qui livrèrent Jésus à Pilate, l'auguste assemblée éclata en protestations, au milieu desquelles on entendit le

(1) Vaisseîe, m. 410. Wadding. Annal, ann. 1283, n°xix. Hoffmann, G*sch.

der'/nqu sition, h. 301. Bern. Corn. Luc. Inq s. v. Kxecmi\ 6. Innoc. PP. VIII. Bull DU' et s filins, 1486 (Pegnae App. ' d Eymeric. p. 84V —Léo PP. X. Huit, flnuesii*, 1521 (Mag. Bail. Rom. i, 617). Albizio, Bi^posto al P. Paolo SurÀ i. p. 64-70.

CONSENTEMENT UNIVERSEL 609

cardinal Pierre d'Àilly s'écrier : « A la vérité, ceux qui ont 541 rédigé ces articles ont été très modérés, car les écrits de cet homme sont abominables! » (1).

L'enseignement continu de l'Eglise avait profondément con- vaincu les meilleurs de ses membres que l'acte de brûler un hérétique était d'une justice évidente et qu'une réclamation en faveur de la tolérance était la plus damnable des hérésies. Même le chancelier Gerson ne voyait pas qu'il y eût un autre parti à prendre vis-à-vis de ceux qui adhéraient obstinément à l'erreur, fût-ce en des matières qui, aujourd'hui, ne sont pas articles de foi (2). Le fait est que non seulement l'Église définit la culpabilité et força le châtiment, mais qu'elle créa le crime lui-même. Comme nous le verrons, sous Nicolas IV et Céles- tin Y, les Franciscains stricts étaient évidemment orthodoxes ; mais lorsque Jean XXII eut stigmatisé comme hérétique la croyance que le Christ avait vécu dans l'absolue pauvreté, il transforma les Franciscains en ennemis que les fonctionnaires séculiers étaient contraints d'envoyer au bûcher, sous peine d'être traités eux-mêmes en hérétiques.

Ainsi, sur la nécessité de brûler les hérétiques il y avait con- sentement universel; ce consentement était le fruit de l'éduca- tion donnée par l'Église aux générations du moyen âge. Etait hérétique quiconque confessait une croyance hérétique, la défendait et refusait de la rétracter. A cet homme, obstiné et impénitent, l'horrible supplice du feu convenait seul. Mais l'in- quisiteur ne cherchait pas à précipiter les choses. Abstraction faite du salut possible d'une âme, un converti qui dénonçait ses complices était plus utile à l'Eglise qu'un cadavre rôti ; aussi ne ménageait-on pas les efforts pour obtenir une rétractation. L'expérience avait montré que les zélotes avaient souvent la soif du martyre et désiraient être brûlés promptement; i'in-

(1) Rodrigo, Histo ia Verdndera de Id Inquisition , Madrid, 1876, i. 1 7 ( > 7 7 . [Il ne faut pas croire que «le pareilles choses s'impriment seulement en 1 spagne. M. l'abbé Douais, que le gouvernement 'rançais a ait évêqne en 189), écriva't en 1881 (Rev. de* q 'est. histor., t. xxx, p. 400) : « Oui, vraiment, l'Eglise, en lace des hérétiques, eut toujours le souci de la justice et de la charité! » fradA Von der Hardt, iv. 317-18."

(2) Von der llardt, ni, 50-1.

640 ABJURATIONS SUR LE BUCHER

quisiteur n'avait pas à se faire l'instrument de leurs désirs. Il savait que l'ardeur du début cédait souvent à l'action du temps 542 et des souffrances; il préférait donc garder l'hérétique obstiné dans une geôle, enchaîné et solitaire, pendant six mois ou un an, ne voyant que des théologiens et des légistes qui devaient agir sur son esprit, ou sa femme et ses enfants, qui pouvaient fléchir son cœur. C'est seulement lorsque tout avait été essayé en vain qu'on le « relâchait ». Morne alors, l'exécution était retardée d'un jour pour qu'une rétractation pût se produire, ce qui, d'ailleurs, arrivait rarement, car ceux qui avaient résisté jusque-là étaient généralement invincibles. Mais si, au dernier moment, l'obstination de l'hérétique cédait et qu'il manifestât du repentir, on présumait que sa conversion était l'effet de la crainte, nondelagrâce,et on le laissait en prison jusqu'à sa mort. Même sur le bûcher, les offres d'abjuration ne devaient pas être repous- sées, bien qu'il n'y eût pas, à cet égard, de règle formelle. Eymerich rapporte un cas qui se produisit à Barcelone, l'on brûlait trois hérétiques. L'un d'eux, un prêtre, vaincu par l'hor- rible douleur, un côté de son corps déjà grillé par le feu, cria qu'il voulait se rétracter. On l'enleva eton reçut son abjuration; mais, quatorze ans après, on s'aperçut qu'il avait persévéré dans son hérésie, qu'il l'avait môme communiquée à d'autres, et on le brûla en grande hâte (1).

L'hérétique impénitent qui préférait le martyre à l'apostasie n'était nullement la seule victime marquée pour le bûcher. La législation séculière avait établi ce mode de châtiment pour l'hérésie, mais en laissant à l'Église le soin de définir ce quelle entendait par là. Or, la définition se trouva bientôt singulière- ment élargie. les preuves étaient jugées suffisantes, le refus d'avouer ne faisait qu'aggraver le crime. Il ne servait de rien à l'accusé d'affirmer hautement ses sentiments orthodoxes; on en faisait un hérétique malgré lui. Si deux témoins juraient

(1) Con-il. A relatons, ann. 1234 c. 6. Concil. Tarraconens. ann. 1242. Concil. Biterrens. ami. 1246, Append. c. 17. Rern. (niklon. Fraction P. iv. (Dont, xxx). Eymeric. Direct. Inquis. p, 514-10. Anon. Passaviens. c. k (Mag. Bib. Pat. XIII. 308). Zanchini Tract, de Hœet. c. xviu. Lib. Sen- tent. Inq. Tolosan. p. 6.

CONVERGIONS FORGÉES 611

qu'ils avaient vu un homme « adorer » un hérétique Parfait, cela suffisait, le malheureux était perdu. Il en était de même du contumace qui n'obéissait pas aux sommations de l'Inquisi- tion et de celui qui refusait de prêter serment. Alors même qu'il n'y avait aucune preuve, la simple suspicion se transfor- mait d'office en hérésie au cas le suspect ne pouvait pas se « p :rger » au moyen de cojureurs et restait dans cette situation pendant un an. Dans les cas de suspicion violente, le refus d'abjurer faisait, au bout d'un an, que le suspect passait héré- . tique. Hérétique encore, et bon à brûler, celui qui rétractait une confession extorquée. Bref, le bûcher suppléait à toutes les lacunes de la procédure inquisitori aie . C'était l'argument suprême, l'idtima ratio, et bien que nous n'ayons pas beaucoup d'exem. pbs d'exécutions motivées par les causes que nous venons d'in- d quer, il est incontestable que les menaces ainsi formulées étaient d'une très grande utilité dans la pratique et que la ter- reur qu'elles inspiraient arracha bien des confessions, vraies ou fausses, à des bouches qui, sans cela, seraient restées closes (1). Il y avait une autre catégorie de cas qui préoccupaient forte" ment les inquisiteurs et pour lesquels leur procédure fut très lente à se fixer. Les innombrables conversions forcées, obtenues par la geôle ou par la crainte du feu, remplissaient les prisons et le pays de gens qui, au fond du cœur, n'en restaient pas moins hérétiques. J'ai parlé plus haut de la police toujours en éveil du Saint-Office, de l'espionnage continuel exercé sur les c invertis dont la libération n'était, en réalité, que condition- née et les désignait tout particulièrement à la surveillance. Il était donc inévitable que les relaps (ou prétendus tels) fussent très nombreux. Même dans les prisons, il était impossible d'isoler tous les captifs et l'on entend souvent des plaintes sur les loups déguisés en brebis qui corrompent leurs compagnons de c ptivité. Un homme dont la conversion solennelle avait été reconnue mensongère ne pouvait plus jamais inspirer confiance.

(1) Concil. N;irbonn. ann. 1244 c. 26. Concil. Bitorrens. ann. 1246, App. c. 9. hlvmeric. Direct. Inq >is. p. 376-77, 521-4. Mss. Bib. Nat., fonds lat.f 9092. Lib. Sent. Inq. Tolos. p. 379-80. Zanchini Tract, de Hseret. c. xxin.

543

612 TRAITEMENT DES RELAPS

C'était un hérétique incorrigible que l'Église désespérait de reconquérir. Toute pitié lui eût été témoignée en pure perte : le bûcher le réclamait. Il faut dire cependant, à l'éloge de l'Inqui- sition, qu'elle mit longtemps à faire passer dans la pratique l'horrible théorie des relaps que nous allons exposer.

Dès 1184, le décret de Vérone de Lucius III prescrit que tout relaps, c'est-à-dire tout individu qui, après abjuration, est retombé dans la même hérésie, sera livré aux tribunaux sécu- liers, sans même être enlendu, à nouveau. L'édit de Ravenne de Frédéric II, en 1232, enjoint de mettre à mort tous ceux qui, étant relaps, montrent que leur conversion n'a été qu'une 544 feinte pour échapper au châtiment de l'hérésie. En 1244, le concile de Narbonne fait allusion au grand nombre de ces cas et, se conformant aux instructions de Lucius III, ordonne que les coupables soient livrés sans nouveau procès. Mais ces pres- criptions implacables furent mal observées. En 1233, Grégoire IX se contente de condamner les relaps, qu'il dit être nombreux, à la prison perpétuelle. Par une seule sentence, en date du 19 février 4 237, les inquisiteurs de Toulouse condamnent à la prison perpétuelle dix-sept hérétiques relaps. Raymond de Pennaforte, au concile de Tarragone, en 1242, fait allusion à la diversité des opinions sur ce sujet et se prononce pour la peine de la prison; en 1240, le concile de Béziers, renouvelant des instructions analogues, déclare qu'elles sont en harmonie avec les mandats apostoliques. Il arrivait même qu'on ne poussait pas si loin la sévérité. En 1242, Pierre Cella se contenta de prescrire des pèlerinages et le port de croix et, dans un cas de Florence, en 1245, nous voyons Frà Ruggieri Calcagni imposer seulement au délinquant une amende qui ne parait pas exagé- rée (1). Que faire de cette multitude de faux convertis ? C'était

(i) Lucii PP. III. Epist. 171. Hist. Diplom. Frid. n. T. vr. p. 300. Concil. Narbonn. ann. 1244 c. 11. Gregor. PP. IX. Bull. Ad c%p;e»das (Vaissete, m. Pr 304). Epist. Saecul. xm, 514 (Mon. Germ. Hist.) Kipoll i. 55; Concil. Tarracon. ann. 1242. Doctrina de modo procedendi (Martene, Th sau . y. 1&00). Concil. Biterrens. ann. 1240, App. c. 20. C 11. Doat, XXI. 148, 292. Lami, Antich. Toscan', p. 5Gj.

EXEMPLES D'INDULGENCE RELATIVE 613

une affaire embarrassante pour l'Église. Gomme toujours, on résolut d'abord la difficulté en laissant les choses à la discrétion des inquisiteurs. En réponse aux questions du Saint Office lombard, le cardinal d'Albano, vers 4245, dit aux inquisiteurs de prescrire les peines qui leur sembleraient convenables. En 1248, Bernard de Gaux posa la même question à l'archevêque de Narbonne ; il lui fut répondu que, d'après les instructions apostoliques, ceux qui revenaient une seconde fois à l'Eglise, en toute humilité et obéissance, pouvaient en être quittes pour la prison perpétuelle, mais que les rebelles devaient être livrés au bras séculier. Dans la pratique, ce fut tantôt la rigueur, tantôt l'indulgence qui l'emporta; mais il est consolant de pouvoir dire que, dans la grande majorité des cas, les inquisi- teurs penchaient vers la clémence. Même un inquisiteur aussi zélé que Bernard de Gaux n'abusa pas de la latitude qui leur était accordée à cet égard. Dans un registre de sentences de 4246 à 4248, il y a soixante cas de relaps, dont aucun n'est puni plus sévèrement que par la prison ; pour quelques-uns, ce n'est même pas la prison perpétuelle. La même indulgence relative s'observe dans les sentences rendues pendant les dix années qui suivirent, tant par Bernard que par d'autres inqui- siteurs. Toutefois, avec une seule exception, les manuels de procédure qui datent de cette époque enseignent que le relaps doit toujours être livré au bras séculier, et cela, sans avoir 545 même été entendu. L'exception que nous signalons est celle d'un compilateur d'après lequel le relaps est tantôt punissa- ble de la prison perpétuelle, tantôt du bûcher. L'usurier relaps subissait la peine la plus légère. Le fait est qu'en Languedoc, sous le régime créé par le Traité de Paris, le serment d'abju- ration était déféré tous les deux ans à tous les hommes âgés de Iplus de quatorze ans et à toutes les filles ou femmes âgées de plus de douze ; tout acte subséquent d'hérésie était donc, à proprement parler, une rechute. C'est peut-être ce qui explique les hésitations des inquisiteurs de Toulouse (4). Il n'était évidem-

(1) Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXXI. 5. 139, 149) Mss. Bib. Nat. fonds lat., 9992. Martène, Thés. i. 1045. Vaissete, m. Pr. 479. Moli-

35

614 BRUTALITE DES SÉCULIERS

ment pas possible de brûler, sans les entendre, tous ceux qui, pour la première fois, étaient suspectés d'hérésie!

Jean de Saint-Pierre, collègue, puis successeur de Bernard de Gaux, suivit son exemple en condamnant toujours les relaps à la prison. Quand, après la mort de Bernard, en 4252, Frère Renaud de Chartres se joignit à Jean, la même règle continua d'être observée. Frère Renaud s'aperçut toutefois avec horreur que les juges séculiers ne tenaient pas compte de la sentence adoucie et brûlaient sans pitié les malheureuses victimes; ils avaient déjà agi de la sorte sous ses prédécesseurs. Les autorités civiles alléguèrent, pour se justifier, que l'on n'arrive- rait pas autrement à purger le pays des hérétiques et que l'in- dulgence favoriserait la renaissance de l'hérésie. Renaud comprit qu'il ne pouvait pas, comme ses prédécesseurs, fermer les yeux sur ces cruautés. Il s'adressa donc à Alphonse de Poitiers, l'avertissant qu'il se proposait de soumettre l'affaire au pape et qu'en attendant la réponse de Rome il protégerait ses 546 prisonniers contre la brutale violence des fonctionnaires sécu- liers (1).

La réponse du pape ne nous est pas parvenue, mais il y a tout lieu de croire que le pontife approuvait la barbarie des fonctionnaires d'Alphonse plutôt que la mansuétude de Renaud. C'est vers cette époque, en effet, que Rome prescrivit nettement l'abandon de tous les relaps au bras séculier. Je n'ai pu décou- vrir la date exacte de cette décision. En 1254, dans un cas très grave de double relapse à Milan, Innocent IV se contente d'or- donner une destruction de maisons et des pénitences publiques ; mais, dès 1258, l'abandon des relaps au bras séculier est men- tionné par Alexandre IV comme une pratique irrévocablement fixée peut-être à la suite même de la consultation de Renaud. La féroce décision de Rome semble avoir surpris les inquisiteurs

nier, Vlnq. dans le Midi de la Finance, p. 387-8, 418. Anon. Passariens. (Mag. Bib. Pat. XIII. 308.) Tract, de Paup. de Lugd. (Martène, Thés. V, 1791.) Doctrina de modo procedendi (ib. V. 1807). Practica super Inquisit. (Mss. Bib. Nat., fonds lat., 14930, fol. 206, 212, 213, 222, 223.) Concil. biterreni. ann. 1246, App. c. 33. (1) Boutaric, Saint Louis et Alphonse de Poitiers, p. 453-4.

DÉCISION CRUELLE DU SAINT-SIEGE 645

qui, pendant plusieurs années, ne cessèrent de demander au Saint-Siège comment elle pouvait se concilier avec la maxime universellement admise que l'Église ne refuse jamais de rece- voir dans son giron ses enfants égarés. A cela on répondait, avec une hypocrisie caractéristique, que l'Église n'était nulle- ment fermée aux relaps qui se repentaient, car ils pouvaient recevoir les sacrements, même sur le bûcher, mais qu'ils ne devaient pas, pour cela, échapper à la mort. Ainsi motivée, la décision pontificale fut incorporée dans la loi canonique et forma un article de la doctrine orthodoxe dans la Somme de saint Thomas d'Aquin. En pareil cas, la promesse des sacre- ments était souvent formulée dans la sentence même et la vic- time était toujours accompagnée jusqu'au bûcher par de saintes gens qui s'efforçaient de sauver son âme. On conseille, d'ail- leurs, à l'inquisiteur de ne pas manifester son zèle de cette manière, car on redoute, non sans raison, que sa vue n'endur- cisse les cœurs au lieu de les attendrir (4).

Bien que la discrétion des inquisiteurs continuât à s'exercer en ces matières et qu'ils n'envoyassent pas tous les relaps au bûcher, il n'en est pas moins certain que le crime vrai ou sup- posé de rechute ne soit devenu, dès lors, la cause la plus fréquente des exécutions. Les hérétiques assoiffés de martyre étaient relativement rares, mais il y avait beaucoup d'âmes faibles qui ne pouvaient renoncer en conscience aux erreurs 547 qu'elles avaient une fois chéries et qui espéraient vainement,après avoir échappé une fois à la mort, pouvoir cacher plus aisément leur faute (2). Tout cela donna une importance nouvelle à la définition légale du crime de relapse et provoqua mille contro- verses et subtilités. Il devint nécessaire de déterminer avec quel- que précision, alors que le coupable ne pouvait même pas se faire entendre, le degré de culpabilité inhérente au premier crime et au second, dont la somme justifiait la condamnation

(1) Ripoll I. 254. C. 4 Sexto v. 2. Potthast 17845. S. Thom. Aquin. Sec. Sec. Q. xi. Art. 4. Eymeric Direct. Inquis. p. 331, 512. Lib. Sent. Inq. Tolos. p. 36. Zanchini Tract, de Has^et. c. xvi.

2) Lib. Sent. laq. Tolos, p. 2-4, 22, 48, 63, 76, 81-90, 122, 442, 149, 150, 198-7, S30, 232, 237-8.

616 FAUTEURS RELAPS

pour impénitence. la culpabilité elle-même était si son- vent impalpable et indémontrable, la tâche de la mesurer n'était évidemment pas facile.

Il y avait des cas un premier procès avait simplement établi une suspicion sans preuve et il semblait dur de condamner un homme à mort, pour une seconde offense présumée, quand il n'avait pas été convaincu de la première. Hésitant devant cette énormité, les inquisiteurs s'adressèrent à Alexandre IV, qui leur fit une réponse très nette. Quand la suspicion avait élé violente, dit-il, on devait « par une sorte de fiction légale », la considérer comme la preuve légale de la culpabilité, et l'accusé devait être condamné en conséquence. Quand la suspicion avait été légère, il devait être puni plus sévèrement que pour une première faute, mais sans qu'on lui appliquât l'intégralité des peines portées contre les relaps. D'ailleurs, les preuves requises pour établir la seconde offense étaient des plus faibles; il suffi- sait d'avoir entretenu des rapports avec un hérétique ou de lui avoir témoigné quelque amitié. Cette décision fut réitérée par Alexandre et par ses successeurs, avec une insistance qui prouve combien les faits ainsi visés prêtaient à controverse ; mais la règle de la condamnation des relaps finit par être incorporée dans le droit canonique et devint la loi inaltérable de l'Église. Les auteurs, à l'exception de Zanghino, s'accordent à dire qu'en pareil cas il n'y a pas de place pour la pitié (1).

D'autres difficultés s'élevaient autour de certaines fautes qui présentaient un caractère de gravité moindre. Ainsi l'on se demandait comment il fallait traiter le fauteur relaps. Le 548 conciïe de Narbonne (1244) opina qu'on devait l'envoyer au pape afin qu'il lui demandât l'absolution et reçut de lui une pénitence; mais ce moyen parut trop compliqué. Pendant la période moyenne de l'Inquisition, les auteurs, y compris Ber- nard Gui, tout en ne prescrivant pas d'abandonner le coupable au

(1) Alex. PP. IV. Bull. Quod super nonnullis, 9 Dec. 1257, 15 Dec. 1258, 10 Jan. 1260. Urban. PP. IV. Bull. Quod super nonnullis, 21 Aug. 1262. Can. 8 Sexto v. 2. Bern. Guidon. Practica P. iv (Doat, XXX). Eymeric. Direct. lnquis. p. 331. Bernardi Comens. Lucern. Inguis. s. v. Relapsus. Zanchini Tract, de Bseret. c. xvi.

REJET DES PÉNITENCES 617

bras séculier, recommandent de lui infliger une pénitence sévère pour inspirer une salutaire terreur aux autres. Mais, vers la fin du xive siècle, Ejmerich estime que le fauteur relaps doit être livré au bras séculier sans avoir même été entendu. En droit strict, ceux qui avaient été publiquement accusés d'hérésie «levaient, s'il y avait récidive, être traités de même; mais cela mrut si exorbitant qu'Eymerich proposa de soumettre les cas le ce genre à l'appréciation du Saint-Siège (1).

Il y avait une autre catégorie de délinquants qui causèrent de grands ennuis aux inquisiteurs et pour lesquels il était bien difficile de fixer des règles invariables ceux qui échappaient des prisons ou négligeaient d'accomplir les pénitences qu'on leur avait imposées. En théorie, tous les pénitents étaient des convertis à la vraie foi, qui accédaient joyeusement la péni- tence comme leur seul espoir de saluWJéternel. Donc, en la reje- tant ensuite, ils prouvaient que leur conversion était feinte, ou que leur âme inconstante était revenue à ses anciennes erreurs. Par suite, dès le début, ces rebelles furent considérés comme relaps. En 4248, le concile de Valence prescrivit qu'ils eussent le bénéfice d'un premier avertissement, après quoi, s'ils persis- taient à désobéir, ils devaient être traités comme des hérétiques endurcis ; cette décision est parfois indiquée par la sentence même, dans une formule qui menace du sort réservé aux hérétiques parjures et impénitents celui qui négligerait les observances imposées. Toutefois, en 4260 encore, Alexandre IV semble embarrassé de prescrire une règle applicable à ces cas et se contente de parler vaguement d'excommunication, de réimposition des peines, avec l'aide des autorités séculières en cas de besoin. Vers la même époque, Gui Foucoix se prononce pour la peine de mort, par la raison que la négligence en ques- tion serait une marque d'hérésie impénitente; mais Bernard Gui estimait cela excessif et conseillait de remettre les coupables à la discrétion de l'inquisiteur. Les deux offenses les plus fré- 549

(1) Concil. Narbonn. ann. 1214 c. 13. Doctr. de modo procedendi (Martène. r/ies. \fc 1802-1808;. Bern. Guidon. Practica P. iv (Dqat, XXX). EyTneric, Direct. Inquis. p. 386.

618 NOMBRE DES VICTIMES

quentes étaient le rejet des croix jaunes et l'évasion. La pre- mière n'a jamais été, que je sache, punie de mort, bien qu'elle entraînât des peines assez sévères pour inspirer la terreur d'une récidive. Quant à l'évasion, les inquisiteurs de la dernière période soutenaient que c'était un crime capital : le prisonnier évadé était un hérétique relaps et devait être brûlé vif sans procès. Quelques jurisconsultes étaient d'avis qu'un converti qui ne dénonçait pas tous les hérétiques à sa connaissance, après avoir juré de le faire, était un relaps ; cela encore est considéré comme excessif par Bernard Gui. Le refus absolu d'accomplir une pénitence était, naturellement, le signe d'une hérésie obstinée et conduisait tout droit au bûcher. Ces cas étaient d'ailleurs rares, car la pénitence n'était imposée qu'à ceux qui s'étaient confessés, qui avaient sollicité la réconcilia- tion; il y a cependant l'exemple d'une femme qui, dans la dernière moitié du xve siècle, fut condamnée à une pénitence par l'Inquisition de Carthagène, refusa de s'y soumettre et fut brûlée vive (1).

Malgré cette extension de la peine de mort, je suis convaincu que le nombre des victimes qui périrent sur le bûcher est bien moindre qu'on ne l'imagine ordinairement. Le fait de brûler vif, de propos délibéré, une créature humaine, simplement parce qu'elle croit autrement que nous, est d'une atrocité si drama- tique et d'une horreur si poignante qu'on a fini par y voir le irait essentiel'de l'activité de l'Inquisition. Il est donc nécessaire de faire observer que, parmi les modes de répression employés à la suite de ses sentences, le bûcher fut relativement le moins 550 usité. Les documents de cette époque de misères ont en grande partie disparu et il n'est plus possible aujourd'hui de dresser des statistiques; mais si elles existaient, je crois qu'on serait

(1) Concil. Narboun. ann. 1244 c. 13. Concil. Biterrens. ann. 1246, Append. c. 33.— Concil. Valentin. ann. 1248 c. 13. Arch. de l'Evêché d'AIbi (Doat, XXXV. 69). Alex. PP. IV. Bull. Ad audientiam, 1260 (Mag. Bull. Rom. i. 118). Guidon. Fulcod. Quœst. xiii. Bern. Guidon. Pracn'ca P. iv (Doat, \\\\. Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 177, 1^9, 350, 393. Mss. Bib. Nat., fonds lat., nouv. acquis. 139, fol. 2. Eymeric. Direct. Inquis. p. 643. Zanchini Tract de Hxret. ex. Bern. Comens. Lucerna Inquis. s. r. Fuga, 5. Albertini, Repertor. lnquisit. s vv. Déficient, lmpœnitent.

EXAGÉRATIONS DES HISTORIENS 619

surpris de rencontrer si peu d'exécutions par le feu, au milieu de tant d'autres peines plus ou moins cruelles. Il faut savoir en pareille matière, se garder des exagérations qui sont familières à la plupart des écrivains. Personne, assurément, ne soupçon- nera le savant Dom Brial de légèreté ou de prévention; et cependant, dans sa Préface au tome XXI du Recueil des Histo- riens des Gaules (p. xxm), il cite comme digne de foi une assertion d'après laquelle Bernard Gui, pendant qu'il était inqui- siteur à Toulouse (1308-1323), fit brûler six cent trente-sept héré- tiques. Or, comme nous l'avons vu, ce chiffre est celui de Yen- semble des sentences prononcées par ce tribunal dans le laps de temps indiqué, et, de ces sentences, quarante seulement entraînaient la mort, soixante-sept prescrivaient l'exhumation et la crémation des ossements d'hérétiques défunts. Autre exemple. Pas un inquisiteur n'a laissé une réputation plus grande d'activité et de zèle que Bernard de Caux, qui combattit l'hérésie alors qu'elle était encore dans toute sa violence. Ber- nard Gui l'appelle le marteau des hérétiques, il le qualifie de saint homme et plein de Dieu, « admirable dans sa vie, admi- rable dans sa doctrine, admirable dans l'extirpation de l'hérésie. » Il fit des miracles de son vivant et, en 1281, vingt-huit ans après sa mort, on retrouva son corps intact, sauf l'extrémité du nez (signe évident de pureté et de sainteté). Un pareil homme ne pouvait être soupçonné d'indulgence envers les hérétiques. Or, dans le registre de ses sentences, de 1246 à 1248, il n'y a pas un seul cas d'un coupable si l'on excepte les contumaces, toujours estimés hérétiques qui ait été livré par lui au bras séculier. Assurément, les contumaces ainsi condamnés pou- vaient être brûlés par la justice séculière; mais, dans la pra- tique, ils pouvaient aussi se sauver en faisant leur soumission, ce dont le registre en question offre un frappant exemple. Il n'y avait pas, à Toulouse, d'hérétique plus dangereux qu'Alaman de Roaix, Il appartenait à l'une des plus nobles familles de la ville, qui fournit à l'Église hérétique l'on soupçonnait Al aman de tenir le rang d'évêque un grand nombre de recrues. En 1229, le légat Romano l'avait condamné à faire

04U ALAMAN DE ROAIX

«« ^"f6 6n T6rre Saînte; U jUra d'°béir et n'en fit ™«- En c ;lfu.premierS in<Iuisiteurs> Guillem Arnaud et Etienne de Samt-Thibery, s'occupèrent à nouveau de lui; il protégeait acti- vement les hérétiques, répandait l'hérésie, dépouillait, blessait et tuait des prêtres et des clercs. Cette fois, ils le condamnèrent par défaut. Il devint un faydit, un proscrit, vivant l'épée à la main et exerçant le brigandage aux dépens des orthodoxes Aucun cas plus grave d'hérésie obstinée et de contumace per- sistance ne pouvait être imaginé ; et. cependant, quand Alaman reconnut ses erreurs, le 16 janvier 1248, se convertit et sollicita une pénitence, vingt ans après sa première conversion, il fut seulement condamné à la prison perpétuelle. - Cela se passait il est vrai, dans les premiers temps de l'Inquisition (1)

En fait, comme nous l'avons déjà dit, les inquisiteurs se préoccupaient bien plus d'obtenir des conversions, avec les

dénonciations et les confiscations subséquentes, que d'augmenter la liste des martyrs. Un bûcher, allumé de temps en temps maintenait parmi les populations une terreur jugée salutaire' En faisant brûler quarante individus dans l'espace de quinze ans Bernard Gui réussit à écraser les dernières convulsions du Catharisme, à tenir en échec les Vaudois et à réprimer le zèle ntempestif des Franciscains Spirituels. Les véritables armes du Saint-Office, ses armes efficaces, comme aussi les fléaux qu'il déchaîna sur les populations, furent les geôles infectes, les con- fiscations en masse, les pénitences humiliantes, enfin la police invisible grâce à laquelle il paralysait l'esprit et le cœur de tout homme assez infortuné pour tomber une fois entre ses mains.

Quelques mots suffiront sur le sujet répugnant de l'exécution elle-même. Une fois la populace assemblée pour assister à 1 agon.e des martyrs, on se gardait de toute marque de pitié qui aurait, pu adoucir son fanatisme. Le coupable n'était pas comme dans les derniers temps de l'Inquisition espagnole,'

ni'l «î"-4A?,d|«- Fuï?-C°™- Prxdicat. (Martène, Th„. „. 481-3)- Coll

PROCÉDURE DES EXÉCUTIONS 621

étranglé avant qu'on n'allumât les fagots; l'invention de la poudre n'avait pas encore suggéré l'expédient moins humain qui consista plus tard à suspendre autour de son cou un sac de cet explosif, afin d'abréger ses tortures au moment les flammes viendraient le lécher. Le malheureux était attaché vivant à un poteau qui dominait une pile de bois d'assez haut 552 pour que les fidèles pussent observer tous les actes de la tra- gédie. De saints hommes l'accompagnaient jusqu'au bout, dans l'espoir d'arracher, si possible, son âme au Diable; s'il n'était pas relaps, il pouvait encore, au dernier moment, sauver son corps. Mais jusque dans ces préparatifs suprêmes, nous voyons un exemple de la singulière inconséquence avec laquelle l'Église imaginait pouvoir éluder la responsabilité de ses meurtres. Les Frères qui accompagnaient la victime avaient défense expresse de l'exhorter à mourir sans résistance, ou à monter d'un pas ferme l'échelle qui conduisait au poteau fatal, ou à se remettre courageusement aux mains du bourreau; car, en lui donnant ces conseils, ils pouvaient contribuer à hâter sa fin et, par suite, commettre une « irrégularité. » Édifiant scrupule, assurément, et bien placé dans l'esprit de gens qui avaient déjà accompli un meurtre judiciaire ! En général, on procédait à l'exécution un jour de fête, afin que la foule pût être plus nombreuse et l'en- seignement plus efficace; pour empêcher le scandale, on impo- sait silence au patient, de crainte qu'il ne pût exciter dans le peuple des sentiments de pitié ou de sympathie (4).

Les détails secondaires nous sont connus par la relation d'un témoin oculaire qui assista à l'exécution de Jean Huss à Constance (4415). L'infortuné fut contraint de se placer debout sur un couple de fagots et solidement attaché avec des cordes à un gros poteau; les cordes le serraient aux chevilles, sous les genoux, au-dessous des genoux, à l'aîne, à la taille et sous les bras. On passa aussi une chaîne autour de son cou. Puis on s'aperçut qu'il était tourné vers l'est, ce qui n'était pas conve- nable pour un hérétique, et on le retourna face à l'ouest. Des

(1) Eymeric. Direct. Inguis. p. 512. Tract, de Paup. de Lued. (Martène. Thés. v. 1792). r v

35.

OZZ EXECUTION DE JEAN HUSS

fagots mêlés de paille furent entassés autour de lui jusqu'à la hauteur de son menton. Alors le comte palatin Louis, qui sur- veillait l'exécution, s'approcha avec le maréchal de Constance et somma Huss une dernière fois de se rétracter. Sur son refus, ils se retirèrent et battirent des mains signal pour les exécu- teurs chargés d'allumer le bûcher. Quand le feu eût tout con- sumé, on procéda à la besogne révoltante qui consistait à détruire entièrement le corps carbonisé; on le déchira en mor- ceaux, on brisa les os, on jeta les fragments et les viscères dans un second feu de bûches. Lorsqu'on pouvait craindre que les assistants ne conservassent des reliques du martyr, comme dans les cas d'Arnaud de Brescia, de quelques Franciscains 553 Spirituels, de Huss, de Savonarole, on prenait grand soin, après l'extinction du feu, de recueillir les cendres et de les jeter dans l'eau courante (1).

11 y a quelque chose de grotesque et d'horrible dans le con- traste entre cette exhibition finale de la méchanceté humaine et le froid calcul des dépenses qu'elle entraînait pour le pou- voir séculier. Dans les comptes d'Arnaud Assalit, nous trouvons le détail des frais de la crémation de quatre hérétiques à Car- cassonne, le 24 avril 1323. Le voici :

Pour des gros bois 55 sols 6 deniers.

Pour des sarments 21 3

Pour de la paille . 2 6

Pour quatre poteaux 10 9

Pour des cordes 4 7

Pour l'exécuteur, à 20 sols par tête. . . 80

Total 8 livres 14 sols 7 deniers.

Soit un peu plus de deux livres par hérétique brûlé (2).

Lorsque l'hérétique avait frustré ses bourreaux en mourant et que l'on prescrivait de déterrer son corps ou ses ossements et de les brûler, la cérémonie était naturellement moins émou- vante, mais on ne négligeait rien pour la rendre terrible. Dès

(i) Mladenowic Narrât. (Palacky, Monument. J. Huss, h. p. 321-4.) Landucci, Diar. Fiorent. p. 178. (2) Coll. Doat, XXXIV. 189.

PROCÉDURE DES EXHUMATIONS 623

1237, un contemporain, Guillem Pelisson, raconte comment furent exhumés à Toulouse un grand nombre de nobles et d'autres défunts. Leurs ossements et leurs « cadavres puants » furent traînés par les rues, précédés d'un trompette procla- mant « Qui aytal far a, aytal périra » (1) ; enfin ils furent brûlés « en l'honneur de Dieu et de la bienheureuse Marie sa mère et du bienheureux Dominique son serviteur. » Cette pro- cédure fut maintenue pendant toute la durée de l'Inquisition, bien qu'elle fût assez coûteuse. Nous voyons, par les comptes d'Assalit, qu'il en coûta 5 livres, 19 sols et 6 deniers, en 1323, pour déterrer les os de trois hérétiques, acheter un sac les mettre, une corde pour serrer le sac, deux chevauxpour les traîner à la Grève et le combustible pour la crémation du lendemain (2).

Le bûcher était encore employé par l'Inquisition pour purger 554 un pays des écrits « pestilentiels et hérétiques » qui l'infec- taient ; c'est ainsi qu'elle préludait à la censure de la presse, qui devint plus tard une partie importante de ses fonctions. L'habitude de brûler des livres qui déplaisaient remontait à une antiquité respectable. Constantin, comme nous l'avons vu, exi- gea, sous peine de mort, qu'on livrât a ses agents tous les écrits ariens. En 435, Théodose II et Valentinien III ordonnèrent de brûler tous les livres nestoriens; une autre loi menaçait de mort ceux qui ne livreraient pas les ouvrages des Manichéens. Justinien condamna \&secunda editio, désignation sous laquelle les glossateurs reconnaissent le Talmud. Aux époques de bar- barie qui suivirent, cette manière de réprimer les écarts de l'esprit humain fut naturellement peu appliquée ; cependant, en 680, le roi wisigoth Érivig défendit aux Juifs de lire des livres contraires à foi chrétienne, entre autres le Talmud. Dès que l'esprit humain se réveilla, on eut recours à des mesures plus actives. En 1210, lorsque l'Université de Paris était agitée par les erreurs d'Amaury, ordre fut donné de brûler les écrits de son collègue, David de Dinant, en même temps que la Physique et la Métaphysique d'Aristote, rendues responsables del'héré-

(1) «Quiconque en fera autant, périra de môme. »

(2) Guillem. Pelisso, Chron. éd. Molinier, p. 45. Coll. Doat, XXXIV. 189.

624 LIVRES BRULES

sie. Nous avons déjà fait allusion à la crémation des traductions romanes des Écritures par Jayme ter d'Aragon, aux canons du concile de Narbonne, en 1229, interdisant aux laïques de pos- séder une partie quelconque des Écritures, à la crémation du livre de Guillaume de Saint-Amour De periculis. Les livres des Juifs, en particulier le Talmud, à cause de ses allusions blasphé- matoires au Sauveur et à la Vierge, étaient l'objet d'une haine particulière et l'Église n'épargna aucun effort pour les détruire. Au milieu du xne siècle, Pierre le Vénérable se contenta d'étu- dier le Talmud et de dénoncer au mépris public quelques-unes des fantaisies étranges qui abondent dans ce curieux amal- game de sublime et de ridicule. Mais sa méthode de pure dialectique ne convenait pas au tempérament impatient du xuie siècle, qui avait entrepris de traiter les mécréants avec plus de rigueur, et la persécution de la littérature juive suivit de près celles des Albigeois et des Vaudois, Elle fut provoquée par un juif converti nommé Nicolas de Rupella qui, vers 1236, appela l'attention de Grégoire IX sur les blasphèmes contenus dans les livres juifs, et, en particulier, dans le Talmud. Au mois de juin 1239, Grégoire écrivit aux rois d'Angleterre, de France, de Navarre, d'Aragon, de Castille, de Portugal, ainsi 555 qu'aux prélats de ces royaumes, ordonnant qu'au sabbat du prochain carême, tandis que les Juifs seraient assemblés dans leurs synagogues, tous leurs livres fussent saisis et livrés ;mx Frères Mendiants. Nous avons conservé une relation de l'exa- men auquel donna lieu, à Paris, la saisie de ces livres. On y voit combien il était facile de découvrir dans les écrits des Juifs bien des choses offensantes pour les oreilles pieuses, quoi- que les Rabbins, qui osèrent se présenter pour les défendre, fissent effort pour les expliquer tout autrement et contestassent l'existence de blasphèmes à l'adresse du Messie chrétien, de la Vierge et des Saints. La procédure traîna pendant des années, et la sentence ne fut prononcée que le 13 mai 1248. Aussitôt après, les Parisiens furent édifiés par la crémation publique de quatorze charretées de livres en une fois, suivie de la créma- tion de six autres. Mais le Talmud n'en continua pas moins à

GUERRE AU TALMUD 625

subsister. En 1255, S. Louis, dans ses instructions aux séné- chaux du Narbonnais, ordonna à nouveau la destruction de tous les exemplaires, ainsi que celle de tous livres contenant des blasphèmes. En 1267, Clément IV (Gui Foucoix) prescrivit à l'archevêque de Tarragone d'obliger le roi d'Aragon et ses sei- gneurs, sous peine d'excommunication, à faire livrer par les Juifs aux inquisiteurs leurs Talmuds et autres écrits. Ceux qui ne contenaient pas de blasphèmes devaient être restitués après examen, mais les autres seraient mis sous scellés et enfer- més en lieu sûr. Alphonse le Sage de Castille se montra plus digne de son surnom si, comme on l'assure, il ordonna de tra- duire le Talmud, afin que le public pût juger de ses erreurs.

Larésistance passive des Juifs rendit tous ces efforts inutiles. En 1299, Philippe le Bel dénonce la multiplication persistante dits exemplaires du Talmud et prescrit à ses juges d'aider les inquisi- teurs à les détruire. Dix ans après, en 1309, il est question de trois charretées de livres juifs qui furent brûlés publiquement à Paris. La vanité de toutes ces mesures résulte clairemert d'une sentence prononcée par Bernard Gui lors de Y auto de £56 de 1319. Sous l'impulsion des inquisiteurs, les fonctionnaires royaux s'étaient de nouveau livrés à des recherches minutieuses et avaient réuni tous les exemplaires du Talmud sur lesquels ils avaient pu mettre la main. Des experts en langue hébraïque, commis à cet effet, en examinèrent attentivement le contenu ; puis, après une longue délibération entre inquisiteurs et légistes, on décida que ces livres, empilés dans deux charrettes, seraient promenés à travers les rues de Toulouse : les officiers du roi proclameraient hautement que leur suppression était le châtiment à leurs blasphèmes contre le Seigneur Jésus, sa Mère, la très sainte Vierge et le nom chrétien; après quoi, ils seraient solennellement brûlés. Cet exemple de crémation de livres est le seul que Ton rapporte pendant la durée des fonctions de . Bernard Gui et le fait qu'il fallut, en 1319, deux charrettes pour transporter les écrits condamnés, prouve que cette bibliothèque était le fruit de recherches prolongées et systématiques. Du reste, l'inquisiteur attachait beaucoup d'importance à la des-

626 VAINES CONDAMNATIONS DES LIVRES JUIFS

traction de cette littérature juive. Ainsi, dans sa collection de formules, on en trouve une qui prescrit à tous les prêtres de publier, trois dimanches de suite, l'injonction de remettre à l'Inquisition tous les livres juifs, y compris les « Talamuz », sous peine d'excommunication. La guerre contre ce livre détesté continua. L'année d'après, en 1320, Jean XXII ordonna d'en saisir et d'en brûler tous les exemplaires. En 1409, Alexandre V cessa un instant de fulminer contre les papes, ses rivaux, pour réitérer la même injonction. On connaît la lutte que le Talmud provoqua lors de la Renaissance des lettres, avec Pfefferkorn et Reuchlin comme champions : malgré tous les efforts des huma" nistes, la destruction du Talmud fut décidée. En 1554 encore, Jules III renouvella l'ordre de l'Inquisition ; les Juifs sont som- més, sous peine de mort, de livrer tous leurs livres le Christ est blasphémé, prescription qui fut incorporée dans la loi canonique et y subsiste jusqu'à ce jour. La censure de l'Inquisi- tion ne se bornait pas à combattre les erreurs juives; mais son activité dans d'autres domaines littéraires sera plus conve- nablement étudiée ailleurs (1).

557 Pendant que le lecteur a encore présente à l'esprit la pro- cédure de l'Inquisition, il n'est pas inutile de jeter un coup d'œil sur quelques effets résultant de sa manière d'agir envers ceux qu'elle jugeait, qu'elle condamnait ou qu'elle acquittait. Sur l'Église, les méthodes inventées ou préconisées par Hn-

(i) Sozomen. H. E. h. 20. Cou st. vi; xvi. § i. Cod. i. 5. Auth. Novell, cxlvi, ci. Concil. Toletan. xn, ann. 681, cap. ix. Rigorcl. de Gest. Phil. Auy. ann. 1210. Pétri Venerab. Tract, co-itra Judxov c. iv. D'Argentré, Collect. Judicior. de nov. Erroribus I. i. 13-2, 146-56, 349. Potthast n»9 10759, 10767, H376. Kipoll, i. 487-88. Pelayo, Heterodoxos Esuanoles, i. 509. Coll. Doat, xxxtii. 125, 246. Harduin. Concil. vu. 485.— S. Martial. Chron. ann. 1309 (Bouquet, xxi. 813). Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 273-4. Bern. Guidon. Prac- tica (Doat, xxix. 246). Raynald. ann. 1320, 23. Wadding. ann. 1409, 12. C. i in Septimo v. 4.

Dans la condamnation de Paris, eu 1248, le Talmud seul est spécifié, bien que le rapport mentionne la commentaire de Salomon de Troyes et un ouvrage qui parait être le Toldos Jesehu, cette histoire du Christ qui excita si vivement la colère du chartreux Ramon Marti, dans son Pugio Fidei, comme celle dos écrivains chrétiens postérieurs (cf. Wagenseil, Tela Ignea Satanx, Altdorf, 1681). Personne ne peut lire cette singulière histoire de Jésus, écrite au point de vue juif, sans *e demander avec surprise commont un seul exemplaire d'un pareil libelle a pu venir jusqu'à nous.

INFLUENCE DE L'INQUISITION SUR i/ÉGLISE 627

quisitioii exercèrent une influence néfaste. Les tribunaux ecclé- siastiques ordinaires les employèrent à l'égard des hérétiques et en trouvèrent bientôt la violence et l'arbitraire trop efficaces pour ne pas les étendre à d'autres matières rentrant dans leur juridiction. Dès 1317, Bernard Gui parle de la torture comme d'un usage courant devant les tribunaux spirituels et, protes- tant contre les restrictions des Clémentines, il demande pourquoi les droits des évêques seraient limités dans l'emploi de la tor ture contre les hérétiques, alors qu'ils peuvent en user libre- ment envers d'autres accusés (1).

Ainsi habituée à une procédure impitoyable, l'Église devint de plus en plus dure et cruelle de moins en moins chré- tienne. Les plus mauvais papes duxue et du xiir? siècle n'auraient pas osé scandaliser le monde par une exhibition comme celle Jean XXII laissa éclater sa haine pour Hugues Gerold, évêque de Cahors. Jean était le fils d'un humble ouvrier de cette ville et il est possible qu'il ait nourri contre Hugues une vieille ran- cune. Ce qui est certain c'est que, devenu pape, il ne perdit pas un instant et'se tourna avec rage contre son ennemi. Le 4 mai 1317, le malheureux prélat fut solennellement dégradé à Avignon et condamné à la prison perpétuelle. Mais cela ne suffisait pas. Sous prétexte qu'il aurait conspiré contre la vie du pape, Hugues fut livré au bras séculier et, au mois de juillet de la même année, il fut écorché vif, traîné dans cet état au bûcher et livré aux flammes (2).

Les choses allèrent si loin et les habitudes de violences bes- tiales devinrent telles qu'on vit des prélats, occupant les situa- tions les plus hautes, vider leurs différends avec une férocité sauvage qui aurait fait honte à une bande de boucaniers. En 1385, six cardinaux furent accusés de conspirer contre Urbain VI; le pontife, furieux, les fit saisir à leur sortie du Consistoire et jeter dans une citerne abandonnée du château de Nocera, il 558 résidait; cette citerne était si étroite que le cardinal di Sangro,

(1) Bern. Guidon. Gravamina (Doat, xxx. 101).

(2) Extrav. Commun, lib. t. Tit. vin. cl. Amalrici Augerii Vil, Pontif. aun, 1316-17. Bern. Guidon. Vit. Joann. xxn.

628 FÉROCITÉ D'URBAIN VI

grand et corpulent, ne pouvait même pas s'y étendre. On appliqua à ces infortunés les méthodes mises en honneur par rinquisition. Tourmentés par la faim, par le froid, par la ver- mine, ils étaient sollicités par les gens du pape, qui leur pro- mettaient la grâce pour prix de leurs aveux. Sur leur refus, on soumit à la torture l'évêque d'Aquila et on lui extorqua une confession qui accusait les autres. Ceux-ci, ne voulant point s'avouer coupables, furent torturés à leur tour les jours sui- vants. Tout ce qu'on put obtenir du cardinal di Sangro, fut l'aveu désespéré qu'il soufîrait justement, en punition des maux qu'il avait infligés, sur l'ordre du pape Urbain, à des archevêques, des évoques et d'autres prélats. Quand ce fut le tour du cardinal de Venise, Urbain confia la besogne à un ancien pirate, qu'il avait nommé Prieur de l'Ordre de Saint-Jean en Sicile, avec ordre d'appliquer la torture à la victime jusqu'à ce que le pape entendit ses hurlements. Le supplice dura depuis le matin jusqu'à l'heure du dîner; pendant ce temps, le pape se promenait dans le jardin, sous la fenêtre de la chambre de torture, lisant son bréviaire à haute voix, cfè manière que le son de sa voix rappelât à l'exécuteur les instructions qu'il lui avait données. Mais c'est en vain que le pirate eut recours à l'estrapade et au chevalet; bien que la victime fût âgée el malade, on ne put lui arracher que ce seul cri : « Chris! a souffert pour nous ! » Les accusés furent gardés dans leur immonde prison jusqu'à ce qu'Urbain, assiégé dans Nocera par Charles de Durazzo, réussit à s'échapper avec ses victimes. Au cours de leur fuite, l'évêque d'Aquila, affaibli par la torture et monté sur un mauvais petit cheval, faisait de vains efforts pour suivre la troupe ; Urbain, embarrassé de ce traînard, le fit mettre à mort et laissa son corps sans sépulture sur la route. Les dix autres cardinaux, moins heureux, furent transportés par mer à Gênes et enfermés dans une geôle si infecte que les autorités de la ville, prises de pitié, supplièrent qu'on leur fit grâce. Le cardinal Adam Aston, un Anglais, fut mis en liberté sur les énergiques représentations de Richard II, mais les autres disparurent mystérieusement. Suivant les uns, le pape

INFLUENCE SUR LE DROIT SÉCULIER §29

leur avait fait trancher la tête; suivant d'autres, ils furent embarqués pour la Sicile et jetés à la mer pendant la tra- versée; d'autres encore rapportent qu'ils furent ensevelis vivants dans un fossé rempli de chaux vive, creusé dans l'écurie même du ^pe. " Le compétiteur d'Urbain, connu sous le nom de Clément VII, n'était pas moins sanguinaire. Alors qu'il était légat de Grégoire XI et s'appelait le Cardinal Robert de Genève, 559 il se mit à la tête d'une bande de routiers pour appuyer les revendications territoriales du pape. Son exploit le plus notable fut l'horrible massacre de Cesena ; mais on peut rappeler, comme caractérisant aussi ce misérable, la menace qu'il fît aux citoyens de Bologne « de se laver les mains et les pieds dans leur sang. » Telle fut l'influence rétroactive de l'Inquisition sur l'Église, qui avait enfanté l'Inquisition pour mettre à mal les hérétiques. Quand Bernabo et Galeazzo Visconti faisaient tor- turer et brûler à petit feu des ecclésiastiques, leur cruauté n'était pas inventive : c'était des leçons de l'Église elle-même qu'ils s'inspiraient (1).

L'influence de l'Inquisition s'exerça d'une façon plus perni- cieuse encore sur la jurisprudence -séculière. Elle se produisait à une époque l'ancien ordre de choses tendait à disparaître, les vieux usages des barbares, les ordalies, le duel judi- ciaire, la compensation pécuniaire tombaient en désuétude à la faveur du progrès général des intelligences, un droit nou- veau s'élaborait sous l'influence des lois romaines retrouvées, la juridiction du seigneur féodal était rapidement absorbée par la juridiction de plus en plus étendue de la royauté. Tout le système judiciaire des monarchies européennes était en voie de transformation et le bonheur des générations futures allait t dépendre du caractère des institutions nouvelles. Si, dans cette réorganisation, les pires errements de la jurisprudence impé- riale, notamment la procédure inquisitoriale et la torture, ont été adoptés non seulement avec ardeur, mais presque à titre

(1) Theod. a Niem de Schismate, lib. i, c. 42, 45 48, 50, 51, 52, 56 57, 60 - Gobelin, Personœ Cosmodrom. Act. vr. c 78.- Chromk des J von Konigshofen : (Chron. der Deutschen Stœdte, ix. 598). - Kaynald. ann. 1362, n<>13; 1372, 10. Poggii Htit. Florentin, lib. h, ann. 1376-

630 RETOUR A LA BARBAME

exclusif; si les garanties par lesquelles Home en avait restreint l'abus furent négligées, alors qu'on en exagérait à plaisir lu malice ; si, enfin, ces usages révoltants devinrent et restèrent, pendant cinq siècles, les caractères essentiels de la jurisprudence criminelle de l'Europe il faut sans hésiter attribuer ce scan- dale au fait que les pratiques en question avaient reçu la haute sanction de l'Église. Protégées par cette recommandation, elles pénétrèrent partout pénétra l'Inquisition elle-même. En revanche, la plupart des nations auxquelles le Saint-Office fut épargné conservèrent leurs coutumes ancestrales et les déve- loppèrent d'une manière indépendante, constituant ainsi des coutumes nouvelles qui, aux yeux des modernes, sont cer- 560 tainement très rigoureuses, mais l'on est du moins heureux de ne point trouver les usages atroces qui caractérisent, dans les pays à Inquisition, les errements de la procédure criminelle (4).

Tel est peut-être, de tous les fléaux que l'Inquisition a traînés à sa suite, le plus effroyable : jusqu'à la fin du xvme siècle, dans la plus grande partie de l'Europe, la procédure inqui- sitoriale, développée en vue de la destruction de l'hérésie, devint la méthode ordinaire dont on usait envers tous les accusés. Pour le juge laïque, l'accusé était un homme hors la loi, dont la culpabilité était toujours présumée et de qui l'on

(i) J ai traite assez longuement ce sujet dans un essai sur la torture (Supersti- tion ano l force, 3»« éd., 1878), et puis me dispenser d'entrer ici dans déplu, amples détails. Ceux qui désireraient connaître la forme que revêtit, à des époques postérieures, la procédure inquisitoriale, peuvent consulter Brunnemann (Trac-

tatus jurxdicus de Inquisitioms processu, 8Be éd., Francfort, 1704) qui en lai remonter 1 origine à la loi mosaïque (Deut. xm. 12 ; xvn. 4) et la préfère'de beauc oui à la procédure per accusationem. Au fait, un cas ou Vaccusatio échouait ou mena- çait d échouer pouvait être repris ou continué par Vinquisitio (op. cit. cap. i 2 15-18). Cette méthode suppléait à toutes les lacunes et donnait au juge un pou- voir presque illimité de condamner.

Un édit de Milan, rendu en 1393, montre nettement comment le pouvoir civil tut conduit a adopter les abus de l'Inquisition. Les magistrats de cette ville reçoi- vent 1 ordre d employer la procédure inquisitoriale contre les malfaiteurs « sum- mane et de piano sine st^e/ntu et figura judicii», et de compléter leur défaut ^ntueL?,information " ex certa scientia». (Antiq. Ducum Mediolan. Décréta Milan, 1654, p. 188). En comparant cela à la jurisprudence milanaise de soixante ans antérieure que nous avons citée p. 402, on verra avec quelle rapidité, dans ce court espace de temps, la force avait usurpé la place de la justice.

RESPONSABILITÉ DR ïAnQUISITION 631

devait extorquer des aveux par ruse ou par force (1). Même les témoins étaient traités de même. Le prisonnier qui avouait sous la pression de la torture était torturé de nouveau pour qu'il dénonçât « tous les autres délinquants » dont il pouvait avoir connaissance. Ainsi encore, le crime de « suspicion » fut emprunté à l'Inquisition par la pratique ordinaire ; l'accusé, s'il ne pouvait être convaincu d'un crime qu'on lui imputait, pouvait être puni pour en avoir été soupçonné, non certes de la peine légalement prévue, mais de quelque autre à la « dis- crétion » du juge. Comment dire l'accumulation de souffrances imméritées et cruelles qui ont été infligées de ce chef, jusqu'en notre siècle, à des êtres sans défense, misères dont la responsa- bilité remonte directement aux méthodes arbitraires et violentes de l'Inquisition, adoptées par les jurisconsultes qui fixèrent la jurisprudence criminelle de l'Europe continentale presque 561 entière ? Ce système-là pouvait sembler à juste titre l'invention du Diable et sir John Fortescue n'exagérait pas quand il le qua- lifiait ainsi : « La voie de l'Enfer (2) ».

(1) [Cela s'est vu même à la fin du xix* siècle, dans des pays les traditions de la procédure inquisitoriale ne sont restées que trop vivaces. Note du irad.]

(2) Fortescue, de Laudibus Legum Anglix, cap. xxn. En 1823 encore, un tribunal de La Martinique condamna un homme aux travaux forcés à perpétuité parce qu'il était « violemment soupçonné » d'être un sorcier (Isambert, Ane» loix françaises, xi. 253).

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FIN DU TOME PREMIER

Levallois-Perret. Imp. Crète de l'Arbre, 55, rue Froment.

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