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HISTOIRE

SAINT AUGUSTIN

TOME II

T. II. 1

HISTOIRE

DE

SAINT AUGUSTIN

M. POUJOULAT

OUVRAGE COURONNÉ PAR L' ACADÉMIE FRANÇAISE Et approuvé par Mgr Affre , archevêque de Paris

CINQUIEMK EDITION

TOURS

ALFRED MAME ET FILS, ÉDITEURS

M DCCC LXV I

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University of Ottawa

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HISTOIRE

SAINT AUGUSTIN

oî»iu«

CHAPITRE XXX

Réponse aux cinq questions posées par Honoré de Carthage. Humilité de saint Augustin. Voyage de saint Augustin à Constantine. Peinture de cette ville.

442

Un citoyen de Carthage, qui n'était pas encore chrétien et qui depuis fut élevé à la dignité du sacerdoce , Honoré , ami d'Augustin , lui envoya cinq questions , avec prière d'y répondre par écrit. Honoré demandait le sens de ces paroles de Jésus - Christ sur la croix : « 3Ion Dieu , mon « Dieu, pourquoi m'avez- vous abandonné? » et le sens de ces paroles de l'Apôtre : « Je prie Dieu qu'étant enracinés « et fondés dans la charité , vous puissiez comprendre « avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur. « la hauteur et la profondeur. » Honoré demandait , en outre , ce que c'est que les vierges folles et les vierges sages de l'Évangile ; ce que c'est que les ténèbres exté- rieures; et enfin, comment il faut entendre ces mots de saint Jean : « Le Verbe a été fait chair. » L'évèque d'Hip- pone s'occupait alors ' de l'hérésie ennemie de la grâce de Jésus-Christ; il résolut d'ajouter à ces cinq questions une

1 Revue , Mv . Il.chap. xxvi.

f, SAINT AUGUSTIN.

sixième, et de traiter de la grâce de la nouvelle alliance. Il écrivit à Honoré une lettre * qui forme un livre , et dans lequel nous trouvons la solution des questions posées par le catéchumène de Carthage. I,e grand évêque n'a point pris ces questions une à une et séparément ; mais il les a fondues dans un même discours , de manière à les rappor- ter toutes à une fin principale, et à les faire concourir à une même vérité. Recueillons Fesprit de cette lettre, qui creuse profondément le dogme chrétien. Nous écarterons ce que nous avons déjà reproduit ailleurs.

Il y a deux sortes de vies : l'une toute matérielle, et dans laquelle est jeté l'enfant que sa mère vient de mettre au monde; l'autre, dont les plaisirs ne touchent que l'esprit et dont les joies sont éternelles. A l'âge la raison commence à sortir du sommeil de l'enfance, la vo- lonté , aidée de la grâce , peut choisir cette vie spirituelle. L'àme de l'homme est comme dans un certain milieu , qui la place au-dessus des natures corporelles et au-dessous du créateur commun des corps et des intelligences. On peut faire un hon usage de la félicité même temporelle , lors- qu'on la rapporte au service du Créateur. Toutes les créa- tures de Dieu étant bonnes , il est permis d'en user en gar- dant l'ordre naturel, c'est-à-dire en préférant toujours les choses d'en haut aux choses d'en bas : la corruption est une négligence des biens éternels. Dieu a béni en quelque sorte l'usage des biens temporels , quand , dans l'ancienne loi, il a donné aux patriarches la félicité de la terre comme une prophétique figure de la nouvelle alliance , et aussi comme une image de la félicité éternelle.

Dans la plénitude des temps , devait se manifester la grâce , longtemps cachée sous les voiles de l'ancienne

« iJîttre CXL.

CHAPITRE XXX. 7

alliance. f)ieu a envoijè son Fils formé d'une femme \ De peur quon ne vît qu'un homme et non pas Dieu dans le Christ fait homme, Jean, qui n'était pas la lumière, fut envoyé pour rendre témoignage à la lumière; et ce témoin fut tel , qu'on a pu dire de lui : « Entre tous ceux qui sont « nés de la femme, il n'y en a pas eu de plus grand. » C'est ainsi que Jean prophétisait la divinité du Messie. Jean , comme les apôtres, n'était qu'une lampe, et les lampes ont besoin qu'on les allume, et peuvent s'éteindre. Mais le Verbe était cette lumière primitive qui ne tire pas ses splendeurs d'une autre lumière, et qui éclaire tout homme venant au monde. Ce monde, que le Verbe a fait et qui ne la pas connu, n'est point la masse du ciel et de la terre : la créature raisonnable est seule capable de le connaître. Le monde à qui l'Évangile reproche de n'avoir pas connu Jésus- Christ, ce sont les incroyants. Jésus-Christ a donné à ceux qui ont cru en son nom le pouvoir d'être faits enfants de Dieu. C'est la grâce de la nouvelle alliance , annoncée autrefois par de mystérieuses figures, cette grâce qui mène l'âme à la connaissance de son Dieu et à une renaissance spirituelle ou adoption. Jésus -Christ est descendu pour nous faire monter, et , sans rien perdre de sa nature, il a pris la nôtre , afin que, sans rien perdre de la nôtre , nous participassions à la sienne ; mais avec cette différence qu'au lieu que la participation à notre nature ne le dégrade point, la participation à la sienne nous relève et nous rend meilleurs. C'est pourquoi le Verbe a été fait chair et a habité parmi nous. Dieu a semblé nous dire : Ne désespérez point , enfants des hommes , de pouvoir devenir enfants de Dieu , puisque le Fils de Dieu même , qui est son Verbe . s'est fait chair et qu'il a habité parmi vous.

» GhI., IV, 4.

8 SAINT AUGUSTIN.

Jésus -Christ homme n'a rien montré en lui d'heureux ni de désirable selon le monde, parce que sa mission ne regardait point la vie d'ici -bas : de viennent ses abaissements, sa passion et sa mort. Dieu a voulu que les méchants eussent part à la félicité de cette vie, afin que les bons ne la recherchent pas comme quelque chose d'un grand prix. L'évéque d'Hippone renvoie ici Honoré à l'explication du psaume lxxii qu'il avait donnée à Car- thage, la veille de la fête de saint Cyprien.

L'Homme-Dieu a emprunté le langage de notre infirmité, lorsque , près de mourir, il s'est écrié : « Mon Dieu , mon « Dieu, pourquoi m'avez- vous abandonné?» Ces paroles sont le premier verset d'un psaume de David qui, mille ans auparavant, prophétisait les souffrances', la mort, la ré- surrection et la gloire du Messie. Elles sont le langage du vieil homme qui s'attache à la durée de cette vie. Quelque certaine que soit la fin plus ou moins prochaine de nos jours , nous cherchons à les prolonger ; car personne n'a jamais haï sa propre chair, dit saint Paul \

Ceux mêmes qui désirent le plus de se voir dégager des liens du corps voudraient être revêtus d'immortalité sans passer par la mort. C'est le corps de Jésus -Christ, c'est- à-dire son Église, qui parlait par la bouche du Sauveur; c'est l'épouse qui parle par la bouche de l'époux. Gardez- vous donc (le croire que ce soit le Verbe de Dieu qui se plaigne ainsi dans ce psaume ! Cette voix , qui descend du haut de la croix, est la voix d'une chair mortelle, devenue, par son union avec le Verbe , le remède de nos misères. 1/Kglise souffrante en Jésus -Christ s'écrie par la bouche du divin Rédempteur : « Mon Dieu , mon Dieu , pourquoi « m'avez- vous abandonné? » De même que Jésus- Christ,

2 Ps. XXI.

2 Eph., V, 29.

CHAPITRE XXX. 9

souffrant dans son Éiilise, dira plus tard : « Saul , Saul , « pourquoi me persécutez- vous? »

J/évèquc d'Hippone explique à son ami tous les versets du psaume prophétique. En interprétant ces mots : « Pour (( moi je suis un \cr et non un homme, » il rappelle le sens donné au nom de ver par d'anciens auteurs ecclésiastiques. ,îésus -Christ, disent-ils, a voulu être désigné sous ce nom, parce que la formation du ver, de la chair, mais sans l'alliance des sexes, a quelque rapport avec la naissance du Sauveur, sorti du sein d'une Vierge. L'explication du ver- set XXIV amène Augustin à parler du sacrifice de la nouvelle alliance. Il dit à Honoré, qui n'était encore que catéchu- mène : « Quand vous serez baptisé, vous saurez en quel '< temps et de quelle manière on offre ce sacrifice. » La messe catholique est ici bien clairement indiquée. Per- sonne n'ignore que le mystère de TEucharistie était caché aux catéchumènes , et de viennent les obscurités de plusieurs Pères de l'Église sur le sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ.

Nous avons une explication littéraire du psaume xxi par Bossuet. 11 est intéressant de rencontrer deux des phi s grands évèques du monde catholique dans l'interprétation du cantique , selon l'expression d'Augustin , on croit entendre plutôt l'Évangile qu'un prophète. L'évêque de Meaux dit avec l'évêque d'Hippone que ce psaume est p/w/ô/ historique que prophèlique. « Comme Jésus -Christ, ajoute Bossuet, y mêle sa mort douloureuse avec sa glorieuse ré- surrection , il faudrait, pour entrer dans son esprit, faire succéder au ton plaintif de Jérémie, qui seul a pu égaler les lamentations aux calamités, le ton triomphant de Moïse, lorsque , après le passage de la mer Bouge, il a chanté Pha- raon défait en sa personne, avec son armée ensevelie sous les eaux. » H y a heaucoup d'éloquence dans l'explication

10 SAINT AUGUSTIN.

de Bossuet. Il complète Augustin pour le verset : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez -vous délaissé? » C'est ainsi qu'a traduit Bossuet. Il remarque, d'après saint Paul', que le Sauveur prononça ces paroles avec un grand cri et beaucoup de larmes. Si Jésus, dit -il , a pleuré si amè- rement sur la ruine prochaine de Jérusalem, s'il a pleuré Lazare mort, encore qu'il l'allàt ressusciter, on doit bien croire qu'il n'aura pas épargné ses larmes sur la croix, il déplorait les péchés et les misères du genre humain. Bossuet nous fait observer que le propre du pécheur c'est d'être délaissé de Dieu, et que, dans le sacrifice du Calvaire, Jésits- Christ faisait le personnage de pécheur, chargé des iniquités du monde. « Dieu , avait dit Isaïe ^ a mis sur lui « l'iniquité de nous tous. » Et saint Paul ' disait : « Celui « qui n'a pas connu le péché, Dieu Ta fait péché pour nous, « afin que nous fussions faits en la justice de Dieu. » Ainsi Jésus-Christ a exprimé tout le fond de son supplice quand il a crié avec tant de force : Pourquoi m'avez vous délaissé ? Dieu ne voit plus en lui que le péché dont il s'est entiè- rement revêtu, m'abandonne à la cruauté de ses ennemis. « Ce n'est pas ici, dit Bossuet, une plainte comme on la '< peut faire dans l'approche d'un grand mal. Jésus-Christ « parle sur la croix, il est effectivement enfoncé dans « l'abîme des souffrances les plus accablantes, et jamais le « délaissement n'a été si réel ni poussé plus loin, puisqu'il " l'a été jusqu'à la mort, et à la mort de la croix , qui , par « une horreur naturelle, faisait frémir en Jésus-Christ son « humanité tout entière. La voix de mon rugissement est (( bien éloignée de mon salut (la voix de mon rugissement ne « suffit pas pour empêcher que mon salut ne s'éloigne).

» llébr., V, 7.

2 Isaïe, LUI, G.

3 U CoriiUli., V, 21.

CHAPITRE XXX. H

« Mes cris, quoiriup semblables par leur violence au rugis- « sèment du lion, navancent pas le salut que je demande . « et rien ne me peut sauver de la croix : Dieu demeure « toujours inexorable, sans se laisser adoucir par les cris « de Ibumanite désolée. »

« Comme donc il (Jésus -Christ) est mort par puissance , '( dit plus loin l'évéque de Meaux, qu'il a pris aussi par « puissance toutes les passions, qui sont des appartenances « et des apanages de la nature humaine, nous avons dit « qu'il en a pris la vivacité, la sensibilité, la vérité, tout « ce qu'elles ont d'affligeant et de douloureux. Jamais « homme n'a ressentir plus d'horreur pour la mort que « Jésus-Christ, puisqu'ill'a regardée par rapport au pèche, '< qui , étant étranger au monde , y a été introduit par le <( démon : il voyait d'ailleurs tous les blasphèmes et tous « les crimes qui devaient accompagner la sienne : c'est « pourquoi il a ressenti cette épouvante , ces frayeurs, ces « tristesses que nous avons vues.

« Nul homme n'a jamais eu un sentiment plus exquis ; « mais pour cela il ue faut pas croire que l'agitation de « ses passions turbulentes ait pénétré la haute partie de « son ûme : ses agonies n'ont pas été jusque-là, et le « trouble même n a pas troublé cet endroit intime et « imperturbable; il en a été à peu près comme de ces i( hautes montagnes qui sont battues de l'orage et des « tempêtes dans leurs parties basses, pendant qu'au som- « met elles jouissent d'un beau soleil et de la sérénité « parfaite, »

Ainsi, à treize cents ans de distance, l'évéque de Meaux achevait de répondre au catéchumène de Carthage qui avait demandé à l'évéque d'Hippone ce que voulaient dire ces paroles : Mon Dieu , mon Dieu, pourquoi ni' avez-vous aban- donné?

12 SAINT AUGUSTIN.

Augustin continue la réponse aux questions posées par son ami de Carthage. Les ténèbres extérieures , sur lesquelles Honoré demandait des explications, sont réservées aux orgueilleux qui n'auront mis leur confiance qu'en leurs propres œuvres , qui ne seront pas devenus enfants de la promesse, enfants de la grâce, enfants de la miséricorde. L'évèque d'Hippone distingue les ténèbres extérieures et les ténèbres plus extérieures; les unes sont le partage des âmes malades qui peuvent revenir encore à la vigueur de la vé- rité, des âmes plongées dans les ombres qui peuvent re- venir à la divine lumière ; les autres sont le partage de ceux qui sont à jamais séparés de Dieu, splendeur éter- nelle, et qui souffrent des tourments en expiation de leurs désordres. C'est à la charité soutenue par la vie du Christ que conviennent les quatre dimensions dont parle saint Paul, et qui faisaient le sujet d'une question d'Honoré. La charité s'exerce dans les bonnes œuvres, cherchant le bien à faire , s'étendant à tous les besoins : c'est sa largeur. Elle est patiente dans les maux, persévérante dans les voies de la vérité : c'est sa longueur. Le Imt auquel elle aspire, c'est l'éternel avenir qui lui est promis : c'est sa hauteur. Le principe de la charité est dans les profondeurs divines : c'est sa profondeur. La figure de la croix est une expres- sion du mystère de la charité de Jésus -Christ, charité qui passe toutes nos pensées. Le choix de la croix comme in- strument de son supplice a eu pour motif de nous remettre devant les veux cette largeur, cette longueur, cette hauteur et cette profondeur dont nous parlons. Augustin indique le sens mystérieux de ces quatre parties de la croix.

Enfin , pour répondre à la dernière question d'Honoré, le grand évoque dit que la créature raisonnable ne doit pas se laisser aller aux louanges des hommes , de peur de res- sembler aux vierges folles ; elle doit plutôt imiter les vierges

CHAPITRE XXX. 13

sages, dont toute la gloire, à l'exemple de Fapôtre, est dans le témoignage de leur conscience. Telle est la signification de Ihuile que les \ierges sages portent avec elles , tandis que les folles sont réduites à en acheter de ceux qui font profession d'en vendre , c'est-à-dire des flatteurs ; car leurs louanges sont comme une huile dont ils trafiquent et qu'ils \endent aux insensés. Les lampes ardentes dans les mains de ces vierges sont les honnes œuvres qui , selon la paj'ole de Jésus- Christ, doivent luire aux yeux des hommes , afin qu'ils glorifient notre Père céleste. C'est cette glorification de Dieu que cherchent les \ierges sages dans leurs bonnes œuvres. Leurs lampes ne s'éteignent point , parce qu'une huile abondante en nourrit la flamme : cette huile repré- sente l'intention pure d'une bonne conscience. Les lampes des vierges folles s'éteignent à chaque moment faute d'huile, c'est-à-dire que leurs bonnes œuvres cessent de luire dès que les louanges des hommes leur manquent, parce que le motif de leurs œuvres c'est le désir d'être agréables aux hommes et non pas de rendre gloire à Dieu.

Dans la dernière partie de cette lettre , la manière dont Augustin parle des ennemis de la grâce mérite d'être cilée. Les pélagiens gardaient encore de saintes apparences; l'évéque d'Hippone croyait à leurs vertus.

« La grâce de la nouvelle alliance a des ennemis qui, « troublés par la profondeur de ce mystère , veulent attri- « huer plutôt à eux-mêmes qu'à Dieu ce qu'il y a de bon «' en eux. Ce ne sont pas des hommes que vous puissiez « aisément mépriser : ils vivent dans la continence et se « recommandent par leurs œuvres : ils n'ont pas une fausse « idée du Christ comme les manichéens et d'autres héré- « tiques ; ils croient que le Christ est égal et coéternel au « Père, qu'il s'est véritablement fait homme et qu'il est « venu ; ils attendent son second avènement ; mai§ ils

a SAINT AUGUSTIN.

n ignorent la justice de Dieu , et ont voulu établir leur (( propre justice. »

Tout ce qui peut révéler le caractère d'Augustin est pour nous d'un grand prix ; nous Fécoutons avec bonheur quand il parle de lui ; chaque mot est comme une couleur qui nous sert à retrouver son portrait , et l'évêque d'Hippone est de ces rares génies qu'on admire et qu'on aime davantage à mesure que leur physionomie se dégage des nuages du passé. La lettre ' à Marcellin, écrite en 412 , est un des mo- numents où Augustin nous initie aux secrets de sa haute nature. Le tribun son ami lui avait proposé quelques diffi- cultés auxquelles l'évêque répond ; une de ces difficultés était tirée d'un passage du traité du Libre arbitre, le grand docteur dit que l'àme , attachée à une nature fort au- dessous de la sienne, c'est-à-dire à la nature corporelle, ne gouverne pas tout à fait son corps comme elle le voudrait, mais qu'elle est soumise, dans le gouvernement du corps, aux lois générales de l'ordre établi de Dieu. D'après ce passage, on prétendait qu'Augustin avait pris parti pour une des quatre opinions sur l'origine de l'àme. L'évêque d'Hippone fait voir qu'il s'est tenu dans une égale mesure à l'égard de ces diverses opinions, et qu'il a eu raison de dire que l'àme, depuis le péché , ne gouverne pas son corps comme elle voudrait A ce sujet, ce grand homme parle de lui et de ses travaux avec une modestie sincère dont on ne peut qu'être frappé. Un tel langage nous découvre les trésors d'humilité de ce merveilleux génie.

Augustin , d'après ses propres aveux , écrivait à mesure qu'il profitait et profitait à mesure qu'il écrivait. 11 ne veut pas qu'on soit surpris ou affligé de trouver des fautes dans ses écrits , et demande qu'on lui sache gré de les recou-

I Lettre CXMIl.

CHAPITRE XXX. 15

naître. Celui-là s'aimerait d'un amour bien désordonné, qui, pour cacher ses erreurs, laisserait errer les autres. Le iirand docteur confie à Marcellin un dessein qu'il mettra plus tard à exécution , c'est de publier une revue critique de ses ouvrages. Il supplie tous ses amis de ne pas le dé- fendre contre ceux qui croient devoir le censurer, et sur- tout de ne pas soutenir qu'il ne s'est jamais trompé : «Vous « plaidez , leur dit-il , une mauvaise cause , et vous la per- « driez même devant moi. » Augustin ne veut pas que ses meilleurs amis le prennent pour autre chose que ce qu'il est : aimer ce qu'il n'est pas , ce serait aimer un autre homme sous son nom. Le plus éloquent des Romains a dit de quelqu'un , qu'il ne lui était jamais échappé un seul mot qu'il eût voulu n'avoir pas dit. Augustin fait observer que cela pouvait se dire plutôt d'un fou achevé que d'un sage, quelque sage qu'il pût être. Un repentir suppose du sens et du jugement, et la cervelle des fous est trop renversée pour qu'il puisse y avoir un regret. Le mot de Cicéron ne sau- rait convenir qu'aux hommes par la bouche de qui l'Esprit divin a parlé. Ce qui donnerait de l'autorité à un écrivain , ce ne serait pas de ne vouloir rien changer dans ses ou- vrages , mais de n'y avoir rien mis que l'on dût changer. 11 faut se corriger de bonne foi lorsqu'on n'a pas su s'éle- ver à cette perfection. Augustin nous dit qu'il connaît mieux que ses ennemis les choses sur lesquelles on pour- rait le reprendre. Il répète que le mot de Cicéron cité plus haut ne lui convient pas; il ajoute qu'un autre mot lui revient sans cesse et le tourmente, c'est la pensée d'Horace : Une parole lâchée ne se retient plus.

Cette peur de l'inexactitude , cette défiance de lui-même, lempèchaient de publier deux importants ouvrages aux- quels il travaillait depuis plusieurs années : les livres de la Genèse et les livres de la Trinité. Des questions très-di(!i-

16 SAINT AUGUSTIN.

ciles s'offraient à Tévèque d'Hippone dans ces sujets si élevés : il revoyait assidûment les deux ouvrages , s'effor- çant de diminuer le nombre des fautes. Les amis qui re- grettaient ces retards craignaient que l'illustre pontife ne quittât ce monde avant l'apparition des livres de la Genèse et de la Trinité ; ils désiraient que ces travaux fussent pu- bliés du vivant d'Augustin pour qu'il répondit lui - même aux attaques qui pourraient s'élever. En prévision de ces attaques, Augustin aimerait mieux qu'on l'exhortât à corri- ger avec soin ces deux ouvrages qu'à se hâter de les donner. Il veut être le premier et le plus sévère de ses censeurs, et ne veut laisser à reprendre dans ses ouvrages que les fautes qui lui auront échappé après un long et attentif examen. L'évêque d'Hippone dit ailleurs dans cette lettre : « Mes « livres sont entre les mains de trop de gens pour les pou- ce voir corriger; mais tant que je vivrai , je suis en état de « me corriger moi-même. »

11 faut que l'orgueil soit quelque chose de bien contraire à l'ordre moral, pour que l'humilité d'un beau génie de- vienne un si grand spectacle aux }eux des hommes!

Le retour de la moitié de l'Afrique chrétienne à l'unité catholique était une très -grande affaire. Augustin recher- chait toutes les occasions d'achever cette œuvre immense. Quand il allait dans une ville encore attachée au douatisme, il cherchait à s'entretenir avec les chefs du parti et à faire entendre aux populations de salutaires paroles. C'est ainsi que les donatistes de Cirta ou Constantine reçurent une impression profonde d'une visite du grand docteur ; peu de temps après son départ de cette ville, il apprit par une lettre solennelle les fruits heureux produits par ses exhortations ; la population schismatique de Constantine était revenue à la foi catholique ; on en rapportait la gloire à Augustin. 11 écriNit (412) aux Irès-lioiwrables seigneurs de tous les ordres

CHAPITRE XXX. H

de la ville de Cirta, pour leur dire que cette conversion dune grande multitude était l'ouvrage de Dieu et non pas l'ou- vrage des hommes. Quoique ce retour ait été accompli par Celui qui fait seul des œuvres merveilleuses \ Augustin exprime le désir d'aller visiter les nouveaux catholiques. I.a lettre de Constantine rappelait l'exemple de Polémon , tii'é de la débauche par un discours de Xénocrate sur la tempérance. Augustin répond que ce fut Dieu même qui inspira la bonne résolution de Polémon. Si la beauté , la force, la santé viennent de Dieu, à plus forte raison de- vons-nous le regarder comme l'Auteur des biens de l'in- telligence qui sont des biens supérieurs. IN'ous lisons dans le livre de la Sagesse que la continence est un don de Dieu ; pour savoir même que ce don vient d'en haut, il faut être éclairé d'un rayon de la sagesse éternelle. Augustin veut donc que grâces soient rendues à Dieu seul pour la conver- sion de Constantine. Ainsi ce grand homme repoussait la gloire de ses œuvres, et montrait sans cesse du doigt le Dispensateur éternel de tous les biens.

Lorsque Augustin fit à Constantine ce voyage si fécond eu bons résultats religieux , ce n'était pas la première fois qu'il visitait cette ville. Les chemins d'Hippone à Cirta l'avaient vu assez souvent. Il trouvait dans l'énergie de sa charité les forces que lui refusait une santé débile , et l'ad- mirable évéque se rendait en divers pays africains selon les besoins de l'Église et de la vérité. Pour aller d'Hippone à Constantine, il suivait la voie romaine, dont on reconnaît de nombreux vestiges; laissant la Seybouse à gauche, il passait sur le pont de l'Abou-Gemma, franchissait succes- sivement les lieux que l'Arabe désigne aujourd'hui sous les noms de Dréan, deNech-Meia, d'Âkous, d' Hammam- Berda,

1 Pà. Lxxr, 18.

II. 2

\8 SAINT AUGUSTIN.

se reposait à Calarae chez son ami Possidius, et, quittant ensuite la riche et gracieuse nature qui avait charmé sa route depuis Hippone, le grand évêque s'avançait vers Constantine , à travers des régions nues et peu habitées. 11 entrait à Cirta par le pont Romain (Kantara), et c'est pai' que nous sommes entré nous-même quand nous sommes allé chercher aux bords du Rummel les souvenirs de la vieille Afrique chrétienne et aussi les souvenirs des ex- ploits de la France '.

Constantine, par sa position, est une des villes les plus extraordinaires qu'on puisse voir. Bâtie sur des rochers , avec des rochers pour ceintures et pour murailles, avec des précipices d'une effrayante profondeur, cette ville est bien la capitale du désert; elle renferme aujourdhui trente mille habitants, vingt -cinq mille Arabes et cinq mille Juifs. Au temps de saint Augustin, Constantine ne pouvait guère avoir que huit à dix mille habitants de plus : évidemment la cité antique n'avait pas d'autre étendue que la cité actuelle. Constantine est un vaste amas de pauvres demeures. Parmi les décombres de la Kasbah , on nous a montré (|uelques restes d'une ancienne église bâtie par Constantin, après qu'il eut donné son nom à Cirta. Cette église était la basilique de Constantine dans le iv*' et le v' siècle, et sous ses voûtes avait prié et prêché le grand évêque d'Hippone. En 1841 , on voyait encore le chœur et les deux chapelles latérales de la basilique ; mais le génie militaire va vite en besogne, et les ruines vénérables tom- bent en poussière sous sa main. Les citernes sont les plus beaux restes de la puissance romaine à Constantine. Nous avons parlé de l'inscription chrétienne gravée sur le roc, aux bords du Rummel.

1 Constiiiitinc ;i été prise par los Français le l:i octobre 1837.

CHAPITRE XXX. 19

A quelques pas de cette inscription , s'ouvre un gouffre le Rummel se perd tout à coup comme dans un m} stère d'horreur ; dinimenses rochers ont l'air de s'être fendus tout exprès pour laisser passer la rivière. Nous avons fait le tour de ces profonds abîmes, depuis l'inscription chré- tienne jusqu'au pontKomain ou Kantara. C'est une marche d'une heure. Le Rummel coule au fond d'un double rang de rochers de huit cents pieds de profondeur, droits comme des murailles, coupés de temps en temps par de longues lignes noires perpendiculaires , de manière que les rochers présentent comme les flancs de hautes tours. La rivière se montre et disparaît à différents intervalles , et lorsqu'un ouragan vient enfler ses eaux, le Rummel , terrible à voij", roule et mugit avec un bruit qui fait penser au ïartare. Un auteur arabe, cité par Aboulféda, compare l'eau du Rum- mel roulant au fond du ravin de Constantine à la queue des comètes '. Tout ce côté de Constantine est rempli de ter- reurs solennelles. L'imagination se donne carrière dans ces profondeurs qui se prolongent avec des aspects et des caractères de plus en plus saisissants. Il y a un prodi- gieux contraste entre les magnifiques épouvantements de ces longs abîmes et les misérables constructions d'en haut , qui s'appellent la ville. Si j'avais à peindre dans un poëme la capitale de l'enfer, je peindrais la base de Constantine.

Aux approches du Kantara, le double rang de rochers se rapproche et offre comme la nuit. Le Rummel échappe à l'œil; mais il coule au fond. Le pont Romain à deux étages eut pour but non pas de faire passer la rivière, mais d'unir les deux montagnes qui forment le fossé de Constantine. Les arches du premier étage portent sur le rocher ; elles

1 Voyez dans notre Voyage en Algérie, Études africaines, le cli;i[i xvii, sur Gonstautine.

20 SAINT AUGUSTIN.

sont encore ce qu'elles étaient il j a deux mille ans. Les quatre arches du second étage sont très -hautes; les deux arches du milieu ont la forme de Togive ; les deux autres présentent le plein cintre. Ce fut un architecte génois qui , sur les ruines romaines , construisit le deuxième étage du pont. Le Rummel se perd sous le Kantara, disparait dans des profondeurs inconnues, et c'est beaucoup plus loin qu'on le retrouve passant de la nuit à la lumière Un champ de nopals couvre les rocs sous lesquels la rivière se perd , à côté du Kantara. Une fois parvenu au pied des deux mon- tagnes, dominées aujourd'hui par Ihôpital français, le Eummcl ne connaît plus la nuit; il déroule ses eaux avec de nombreux détours, sur un espace d'environ vingt -cinq lieues, et se jette dans la mer, non loin de Gigelli.

Du sommet de la Kasbah on aperçoit une cascade qu'on prendrait pour une faible cascatelle, et qui en réalité a plus de cent pieds de hauteur. Les milans, les vautours, les corneilles, les colombes et les éperviers volent sur l'abîme et ressemblent à d'imperceptibles hirondelles, tant la pro- fondeur est grande. iVous avons vu avec surprise, au milieu de ces immenses rochers, les vautours et les colombes habi- ter ensemble comme des amis, par je ne sais quelle mysté- rieuse convention ; l'oiseau de proie et l'innocent oiseau sont comme les méchants et les bons dans nos sociétés ; seulement, les vautours du Rummel sont meilleurs que les vautours de nos villes.

Pendant que nos regards plongeaient avec effroi sur le gouffre béant, des Arabes passaient tranquillement l'un après l'autre aux flancs de ces rochers , dans des sentiers pratiqués par eux : l'Arabe tient du chamois et du renard pour franchir les lieux difficiles.

La tristesse habite autour de Constantine; tout y prend la muette sévérité du désert. Le vallon du Rummel, du côté

CHAPITRE XXXI. 21

du nord -ouest, offre seul uu vivant spectacle; ce sont des jardins, des champs de blé, de riantes collines baiiinées par le Rummcl, qui serpente au loin : avec plus de culture et de plantations, on aurait un ravissant tableau. A l'ouest, à huit lieues de Constantine, je voyais la montaiine au pied de laquelle s'élevait rancienne Milève, aujourdluii Milah , qui forme le jardin de Constantine, comme I'hilipi)eville en est le Pirée.

CHAPITRE XXXT

Les mœurs et les habitudes de saint Augustin.

Jusqu'ici, tout en poursuivant l'étude des œuvres et du génie de ce grand homme, nous n"avons pas négligé ce qui pouvait servir à faire connaître l'homme lui-même. Dans la correspondance et les livres du pontife qui ont passé sous nos yeux depuis le commencement de notre œuvre , nous n'avons jamais manqué de reproduire ces traits et ces dé- tails, vrais rayons de lumière, à l'aide desquels nous dé- couvrons dans sa réalité vivante l'admirable figure d'Au- gustin. Maintenant nous mettrons notre lecteur face à face avec le grand évéque; ce chapitre sera pour lui comme un repos au milieu de ces hautes questions qui vous tiennent toujours en haleine ; c'est un travail que de suivre Augus- tin dans ses pensées, c'est une paisible halte que de voir comment il vivait. L'imagination donne des proportions idéales aux grands hommes, et surtout aux grands hommes qui furent des saints ; elle croit les voir flotter entre ciel et terre, n'aspire à ccnnaître d'eux que leur parole, et se les représente comme des archanges voyageurs : il y a comme un intérêt inattendu dans la peinture des mœurs et des habitudes d'un homme tel qu'Augustin.

22 SAINT AUGUSTIN.

Le visage étant le miroir de l'âme et du génie, nous vou- drions parler du visage de Tévêque d'Hippone; mais ncus ne savons rien -dessus; le biographe du pontife, Possi- dius, qui vécut quarante ans dans son intimité, ne nous dit pas un mot de sa figure. C'était la chose dont les saints s'oc- cupaient le moins. 3Ialgré le silence absolu de tous les mo- numents contemporains, l'image d'Augustin est venue jusqu'à nous par une tradition dont il serait difficile de préciser l'origine ; on l'a empruntée à des tableaux ou pein- tures d'anciennes églises de Rome, de Venise et de Constan- tinople. Il y a dans ce portrait plus de convention que d'exactitude ; mais il mérite le respect qui sattache aux choses accréditées à travers les siècles. On nous permettrait cependant de ne pas enchaîner notre pensée à ce type con- \ enu , si nous n'y trouvions point ce que nous cherchons dans un portrait d'Augustin.

Nous avons trop longtemps vécu par l'intelligence avec le pontife d'Hippone pour ne pas lui avoir donné une figure. Tl nous est donc souvent apparu avec la robe noire et le caj)uchon des cénobites d'Orient, la tète rasée en couronne à la manière des moines, et portant une longue barbe comme les religieux d'Asie ; les rides qui avaient été creu- sées de bonne heure sur son large front attestaient les mé- ditations profondes ; le feu du génie , tempéré par une expression de bonté, étincelait dans ses yeux; la bienveil- lance la plus tendre adoucissait l'àpreté de sa figure afri- caine . qui offrait un constant mélange de douceur, de gravité et de recueillement. Augustin devait avoir de la maigreur dans les traits, car il fut délicat toute sa vie; l'ar- dente continuité du travail semblait soutenir la fragilité de ses jours.

Possidius nous apprend que les vêtements, la chaussure et le lit d'Augustin n'étaient ni trop soignés ni trop negli-

CHAPITRK WXI. 23

frés '; l'évéque d'Hippono, ajoute le pieux bioiiraphe, tenait le milieu, ne penchant ni à droite ni à tiauclie. On avait dit la même chose de saint C\prien. Cette manière de vivre était conforme aux idées de l'illustre solitaire de Bethlé- hem ; dans sa lettre à Nepotianus , si lemplie d'excellents conseils pour les moines et les clercs, saint Jérôme disait : « Évite de porter des habits sombres comme des habits « éclatants ; il faut éviter également la parure et la saleté , « parce que l'une sent la mollesse, l'autre la vaine gloire. « Ce qui est louable, ce n'est pas d'aller sans vêtements de « lin, c'est de ne pas avoir de quoi en payer le prix. » Saint Honorât, le fondateur du monastère de Lérins, recomman- dait le même milieu dans lusage des choses humaines. Les fidèles d'Hippone offraient à leur évêque des vêtements plus riches que ses vêtements ordinaires ; le pontife refu- sait de les porter, et annonçait en chaire que toutes les fois qu'il recevrait des dons semblables, il les vendrait au profit des pauvres. Tl ne voulait accepter que ce qui pouvait servir à tous ses frères de la communauté; il ne souffrait pas que son costume différât de celui d'un siinple prêtre, d'un diacre et d'un sous- diacre. « Peut-être, disait- il dans ses « sermons , est - il permis à un é\ éque de porter un véte- « ment de prix ; mais cela ne convient point à Augustin . « qui est pauvre et de parents pauvres. Voulez -vous « qu'on dise que j'ai trouvé dans l'Eglise le moyen de me « vêtir plus richement que je n'aurais pu le faire chez mon « père ou dans ma vie du siècle? Cela me couvrirait de « honte... Si l'on souhaite que je porte les vêtements qui « me sont donnés, donnez-m'en qui ne me fassent point <' rougir ; je vous l'avoue, un habit précieux me fait rougir; " il ne convient pas à mon état , à l'obligation que j'ai de

1 Ncc iiitida uimium uec abjecta plurimuni.

24 SAINT AUGUSTIN.

« prêcher ; il ne convient pas à un corps cassé de vieillesse, « et à ces cheveux blancs que vous me voyez. »

Une vierge nommée Sapida avait fait de ses mains une tunique pour son frère Timothée, diacre de l'Église de Car- thage. ïimothée était mort sans avoir pu se servir de ce vêtement. Sapida , livrée à la douleur, souhaita comme sa meilleure consolation que le vénérable Augustin daignât accepter et porter la tunique destinée à son frère. Le saint ami de Dieu se rendit aux vœux de la vierge africaine ; mais , dans la touchante lettre ' qu'il écrivit à Sapida , il l'engageait à demander aux Livres saints et à la foi chré- tienne des consolations plus efficaces pour dissiper les nuages de la tristesse dont l'infirmité humaine avait rempli son cœur.

Augustin, par- dessus le linge et la tunique de laine, portait un vêtement qu'il appelle byrrhus, et qui était une sorte de manteau. L'évêque d'Hippone, comme tous les frères de sa communauté , se lavait le visage tous les jours.

La maison épiscopale d'Hippone était comme un monas- tère où des clercs vivaient avec le même costume , la même loi , les mêmes revenus.

On ne pouvait pas , sans renoncement à tout bien, trou- ver place daus la communauté ecclésiastique. Il arriva qu'un prêtre de la communauté , appelé Janvier, révéla à son lit de mort une violation de cette loi de la pauvreté ; il avait mis de côté une somme d'argent , tout en vivant dans la communauté d'Augustin; près de quitter la terre, Jan- vier voulut faire l'Église d'Hippone héritière de son petit trésor,- mais Augustin refusa le legs. 11 prononça à cette

1 Cette lettre est de celles dont la date nest pas connue ; c'est la CGLXIII» dans l'édition des Rénédictins. Cette lettre est pleine de consolations reli- gieuses pour ceux dont l'àme est eu deuil par les coups de la mort.

CHAPITRE XXXI. 25

occasion deux sermons ' fort curieux sur la Vie et les mœurs de son clergé : c'est une peinture de l'esprit et des iiabi- tudes de la communauté; le saint évèque ne crut pas devoir taire la faute de Janvier. Dans le premier sermon prononcé avant l'Epiphanie, il déclara au peuple que, voulant laisser à ses ecclésiastiques le choix du genre de vie, il leur per- mettait de reprendre leur liberté; l'evèque ajoutait qu'a- près IKpiphanie il informerait le peuple des diverses dé- cisions qui seraient prises. Au temps marque , Augustin , dans un second sermon , annonça que tous les ecclésias- tiques de sa communauté voulaient continuer à vivre comme les premiers chrétiens de Jérusalem, et qu'ainsi donc , parmi eux , la loi de la pauvreté serait sévèrement maintenue. L'évoque devait effacer du nombre des clercs le possesseur d'un bien quelconque. « Celui que j'aurais con- « damné de la sorte, disait Augustin, quil en appelle à « mille conciles contre mon jugement; quil aille, s'il veut , « au delà des mers porter ses plaintes contre moi; quoi « qu'il fasse, j'espère de la divine assistance qu'il ne sera « point reçu comme ecclésiastique partout j'aurai le « pouvoir d'évéque. Ils ont tous souscrit de bon cœur à la « règle que j'ai établie; j'attends de la puissance et de la « miséricorde de Dieu qu'ils s'^' conformeront avec une « entière fidélité. » En terminant son discours, Augustin fait sentir combien il est dangereux de médire des servi- teurs de Dieu, c'est ainsi qu'il appelle les prêtres. Les calomnies ajouteront aux futures récompenses des servi- teurs de Dieu ; mais quel châtiment sera réservé aux ca- lomniateurs! « ^'ous ne voulons pas profiter de votre mal- « heur, dit Augustin aux fidèles , nous ne voulons pas « avoir de grandes récompenses aux dépens de votre sa-

l 'Seroj. cccLV et ccolvi.

26 SAINT AUGUSTIN.

« lut ; puissions- nous n'obtenir qu'une moindre gloire « dans le royaume de Dieu , et vous y avoir pour compa- « gnons ! »

On retrouve toute Theureuse simplicité des mœurs des premiers âges de 1" Église, dans cette manière de rendre compte au peuple de la conduite du clergé. Cela est bien touchant et bien chrétien. L'évèque informait le peuple de toute chose : quand un nouveau prêtre entrait dans la com- munauté, le peuple le savait; si ce prêtre était de naissance illustre, Augustin s'empressait d'annoncer que le nouveau venu était entré pauvre dans la vie commune de la maison épiscopale. Les deux sermons cités plus haut nous font assister aux plus intimes détails de la vie ecclésiastique à Hippone. Ici , nous voyons le prêtre Leporius qui avait des biens , mais qui s'était hâté d'en disposer dans des vues de charité chrétienne : là, c'est le prêtre Barnabe qu'on accu- sait d'avoir acheté une terre et fait des dettes pendant qu'il était économe de la demeure épiscopale; le diacre Sévère, qui avait perdu la vue sans perdre pour cela la lumière inté- rieure et spirituelle, eut le désir d'appeler de loin près de lui sa mère et sa sœur; il acheta pour elles une maison qui fut l)ayée, non pas avec son argent, mais avec de pieuses géné- rosités. Il paraît que la mère et la sœur de Sévère n'arri- vèrent point ; Augustin dit au peuple que Sévère s'en est remis à lui pour disposer de cette maison; il parle aussi de quelques pièces de terre que celui-ci possédait dans son pays, et du saint usage que Sévère voulait en faire. Un diacre , avant d'entrer dans la communauté , avait acheté , (hi fruit de son travail, quelques esclaves : « Ce diacre, « dit Augustin au peuple , va mettre aujourd'hui ses « esclaves en liberté devant vous , par l'autorité de l'é- « vf-quo. »

IJUre le dcrge et le peuple catholique d'Hipponc, tout

CHAPITRE XXXI. 27

se passait en famille, comme on vient de le voir; cette sur- veillance exercée par les fidèles sur chaque membre du corps clérical, cette habitude de contrôle, qui prenait sa raison dans le sentiment des intérêts religieux , se produi- saient sans inconvénient au milieu d'un peuple tendrement et profondément dévoué à son évoque; mais, en d'autres situations, cette immixtion dans les affaires ecclésiastiques pouvait amener des désordres , et c'était un des vices de l'organisation de l'Église africaine. Le peuple regardait Augustin comme le dépositaire de sa confiance : le grand évoque ne craignait pas de descendre aux plus minutieuses explications. Il allait au-devant de tout, ne cachait rien, et ses comptes rendus servaient toujours à faire éclater sa droiture.

Rien de plus humble que la table d'Augustin et de ses compagnons : des herbes et des légumes composaient leur repas; on buvait du vin , mais toujours avec modération '.

1 C'est ici le lieu de dire un mot d'un passage des Confessions de saint Augustin qui a été fort diversement entendu. Au li\Te X , chapitre xxiii des Confessions, saint Augustin dit avec son humilité accoutumée : Ebrietas longe est a me : misereheris ne appropinquet mihi. Cropula autem nonnunqunm. surrepit servo tua : misereheris ut longe fiât a me. Par une interprétation inexacte de crapula, Pierre Petit, dans un ouvrage publié à Utrecht, en l(i89, ciiit pouvoir avancer que le saint docteur Ijnvuit quelquefois une assez grande quantité de vin, mais qu'il avait la tête forte pour le porter, et que jamais il n'en perdait l'usage de la raison. Une telle assertion révolta tous les hommes graves et de bonne foi : Bayle seul , dans son Dict. crit. (art. Saint Augustin), a pu incliner vers l'opinion de Pierre Petit. Le président Cousin, l'auteur de la Réfutation des critiques de M. Bayle sur saint Augustin (Paris, 1732, in-40), Arnauld d'Andilly, le savant traducteur des Confessions, et plusieurs autres auteurs, ont vu dans le mot crapula le plaisir de manger et de boire , ou l'excès du manger. Ce dernier sens, conforme au passage de saint Luc (xxi, 34) : Non graventur corda vestra in crapula et elirielate, nous paraît reproduire avec le plus de vérité la pensée de l'évèque d'Hippone. Ce grand homme, si humble, si sobre, si austère, s'accuse d'avoir mangé parfois un peu au delà du besoin delà nature. Nous avons trouvé, au sujet de l'interprétation de ce passage, une très-bonne lettre à dom Rémi Cellier à la'fln du douzième volume du savant bénédictin.

28 SAINT AUGUSTIN.

On servait de la viande lorsqu'il y avait des étrangers ou des malades. Augustin avait dit dans ses Confessions : « Je «( ne crains pas Timpureté des mets, mais l'impureté du « désir *. » Les vases, urnes, ustensiles de la table, étaient en bois , en terre cuite ou en marbre. On ne se servait que de cuillers d'argent. Augustin aimait mieux à table une conversation grave , des discussions intéressantes , que le plaisir de manger ou de boire. Les malins propos de table lui paraissaient détestables; il avait proscrit la médisance et fait graver sur sa table le distique suivant :

Quisquis amat dictis absentum rodere vitam , Hanc mensam vetitam noverit esse sibi -.

Augustin priait ses convives de s'abstenir de paroles inutiles . de discours moqueurs et de tout ce qui pouvait blesser la charité. Il pensait avec son ami de Bethléhem , que personne ne dit le mal à celui qui n'écoute pas , que la flèche ne pénètre jamais dans la pierre, et que parfois elle revient frapper l'homme qui l'a lancée \ 11 lui arriva de reprendre vivement des évoques de ses amis, qui avaient oublié ou blâmé sa leçon sur ce point. On l'entendait dire avec émotion qu'il fallait alors effacer les deux vers ; ou bien il menaçait de quitter la table pour regagner sa chambre. Possidius avait plus d'une fois assisté à des scènes de ce genre.

Les Africains prenaient facilement Dieu à témoin dans leurs conversations; Augustin lui-même, dans les premiers temps de sa vie chrétienne, eut quelque peine à perdre

1 Liv. X, chap. xxii.

2 Celui qui aime à décinrer par ses paroles la vie des absents, qu'il sache que cette table lui est interdite.

Quelques versions portent indignam au lieu de vetitam ; mvàf- indignam nous a paru n'avoir pas de sens.

3 Lettre de saint Jérôme à Nepotianus.

CHAPITRE XXXI. 29

riiabitudo d'assurer par serment. Devenu evèquc, il fit mettre en pratique les préceptes du livre de l'iAclésias- titpie' sur ce point, et défendit à ses clercs de jurer, même à table, de peur qu'un petit jurement ne conduisit au par- jure. Une peine accompagnait la violation de cette défense; c'était la privation du vin à dîner.

Le saint évéque reprochait avec une douceur extrême les fautes contre la discipline ou la règle. Il épuisait tous les degrés de la tolérance , ayant pour principe de ne pas pous-er le cœur à de mauvaises excuses. S'il avait quelque observation à adresser à un de ses frères, il lui parlait à part; s'il ne parvenait pas à le ramener, il chargeait un ou deux frères d'éclairer son esprit; lorsque ceux-ci n'étaient pas écoutés, on employait l'jÉ'y/ise, c'est-à-dire le corps clérical d'Hippone , et si le coupable méconnaissait la voix del'Kglise, il était assimilé à un païen et à un publicain. Augustin disait qu'il fallait pardonner non pas sept fois, mais soixante -dix fois sept fois, au coupable qui se re- pentait.

Tous les saints ont redouté les femmes, et semblent avoir particulièrement médité les paroles de TEcclésiaste, qui comparent la femme au filet des chasseurs, son cœur à un piège , ses mains à des chaînes ^ Le vieux Jérôme , qui avait eu tant de peine à chasser de sa cellule les dangereuses images de Rome., disait à Nepotianus : « Que des pieds de « femme ne passent jamais ou bien rarement le seuil de « ton humble demeure. Que toutes les jeunes filles et les (I vierges du Christ te soient également inconnues ou éga- « lement chères. N'habite point avec elles sous le même « toit, et ne te fie point à ta chasteté passée. Tu ne peux « être ni plus saint que David , ni plus sage que Salomon.

1 .Cliap. ixiii.

2 Eccl , VII, 27.

30 SAINT AUGUSTIN.

« Souviens-toi toujours que ce fut la femme qui fit chasser (( le premier hôte du Paradis. Si tu es malade, qu'un saint (( frère t'assiste , ou bien ta sœur, ou ta mère , ou une <( autre femme d'une vertu éprouvée aux yeux de tous. Si « tu n'as pas des proches de ce genre ou des personnes « d'une chasteté connue, l'Église nourrit beaucoup de « femmes âgées qui te rendront cet office et recevront de « toi le prix de leurs soins , de manière que tu trouveras « dans ta maladie même le mérite de l'aumône. Je connais « des clercs qui ont recouvré la santé du corps et commencé « à perdre celle de r âme, etc., etc. »

Augustin , qui avait passé par le péril , en avait gardé une grande terreur. Nul saint personnage n'a poussé la prudence jusqu'à une plus extrême sévérité. Jamais femme ne demeura dans la maison de l'évêque d'Hippone , pas même sa sœur , veuve consacrée à Dieu , et qui dirigea jusqu'à sa mort une communauté de religieuses ; il traita de la même manière ses nièces, qui avaient embrassé la vie monastique. Les décrets des conciles permettaient à Augus- tin d'avoir sous sou toit sa sœur et ses nièces , et lui-même avouait qu'elles auraient pu rester chez lui sans éveiller la pei'versi humaine; mais les visites des femmes du dehors, qu'elles n'eussent pu manquer de recevoir, auraient peut- être oiïensé les faibles. C'était toujours après de longues instances que des femmes obtenaient d'arriver auprès d'Au- gustin pour d'importantes affaires ; il ne les recevait qu'en présence de plusieurs clercs. L'évêque d'Hippone ne parla jamais à une femme sans témoin.

La chambre d'Augustin restait ouverte comme celle d'Amhroise; elle était comme une image de son àme, tou- jours ouverte à ceux qui cherchaient la vérité ou des conso- lations. Quelquefois la profondeur de la méditation l'enle- vait à la terre. La tète inclinée, il uo vovait et n'entendait

CHAPITRE XXXF. 3\

plus rien autour de lui. >ous raconterons une anecdote ' dont l'exactitude n'est pas incontestable, mais qui peint trop bien les mœurs du temps pour être écartée de ce tra- vail. Une femme d'Hipponc, faussement accusée, avait eu la pensée d aller trouver le pontife ; après avoir franchi le seuil de la maison épiscopale, elle se rendit dans la chambre d'Auiiustin; elle parut devant lui dans lattitudedu recueil- lement et du respect, et lui adressa quelques paroles pleines d'humilité. Augustin , plongé dans l'étude et la contempla- tion , ne répondit pas à la suppliante , et ne tourna pas même la tète ; la femme d'Hippone attribuait cette immo- bilité silencieuse à une pieuse réserve , et crut devoir dé- clarer à l'évêque le motif de la démarche qu'elle avait osé entreprendre; mais l'évêque demeura muet. Sortie sans consolation de la maison épiscopale, la pauvre femme ré- solut de chercher Augustin à l'église, le lendemain; à 1 heure marquée, elle le vit à l'autel remplissant les fonc- tions sacrées, et assista au saint sacrifice avec une piété profonde. Au moment solennel de l'élévation, elle fut ravie en esprit devant le trône de l'adorable Trinité , et la elle reconnut Augustin , le front baissé et cherchant à sonder le mystère du Dieu en trois personnes ; une voix lui dit alors : Hier, quand tu as voulu consulter Augustin , il se trouvait enlevé dans la contemplation de la Trinité sainte; tandis que tu lui parlais , son esprit était absent de sa chambre , voilà pourquoi il ne t'a pas répondu et ne s'est point aperçu de ta présence ; retourne chez lui et tu le trouveras bon et compatissant. Ainsi parlait la voix du ciel , et la femme d'Hippone reprit bientôt le chemin de la maison épiscopale, d'où elle sortit consolée.

A l'exemple du grand Apôtre, Augustin ne visitait que

I Vie de saint Augustin, fdT L'dnciloi.

32 SAINT AUGUSTIN.

les orphelins et les veuves livrées à la douleur. Il se ren- dait en toute hâte auprès des malades qui lui faisaient de- mander des prières ou l'imposition des mains. Il fallait d'urgentes nécessités pour qu'il se décidât à visiter des monastères de femmes. L'évèque d'Hippone recommandait comme excellentes les règles de saint Ambroise, pour la vie et les mœurs des prêtres. Il ne pensait pas qu'un prêtre dût se charger de négocier des mariages, de peur de s'expo- ser aux malédictions des époux , dans le cas leur union ne serait pas heureuse Selon lui, le prêtre ne devait en- gager personne au métier des armes , à cause des calamités de la guerre ; il ne devait pas accepter une place à des fes- tins dans son pays , afin de mieux garder ses habitudes de tempérance. Il est une parole du grand évêque de Milan, que notre docteur rappelait souvent. Saint Ambroise approchait de sa fin ; des fidèles rassemblés autour de son lit, le voyant près de s'en aller à Dieu , pleuraient , gémis- saient et demandaient au pontife mourant d implorer lui- même du Seigneur une prolongation de ses jours; Ambroise leur répondit ; « Je n'ai point vécu de telle sorte que j'aie (( honte de rester au milieu de vous ; mais je no crains pas « de mourir, parce que nous avons un bon ^laître. » Notre Augustin, devenu vieux, dit Possidius, admirait et louait ces paroles limées et pesées : elimata et librata. 11 citait aussi un auti'c mot d'un évoque de ses amis, à qui il restait peu de temps à vivre. L'évèque malade lui avait fait signe de la main qu'il allait sortir de ce monde; Augustin lui ré- pondit qu'il pouvait vivre encore : « Si je ne devais ja- « mais mourir, ce serait bien, lui répliqua le pontife « malade; mais puisqu'il faut mourir, pourquoi pas « maintenant '? »

' Si luinqiiam, bene ; si aliqiiando, qnaie non modo? Possidius , Vit. S. Ali (/us t.

CHAPITRE XXXI. â3

Lorsque des injustices étaient commises dans le pays soumis à sa direction spirituelle, Augustin ne gardait pas le silence ; nous avons une lettre ' d'une sévère énergie, écrite au seigneur Romulus qui voulait faire paver deux fois ses tenanciers ; il lui exprime sa douleur de voir un chrétien se jouer ainsi des lois de Téquité, et le menace de la terreur du dernier jugement. On sait que dans les premiers siècles de l'Église les affaires des particuliers étaient portées de- vant les évéques. Augustin aimait mieux juger des inconnus que des amis. 11 jugeait souvent jusqu'à l'heure du dîner; parfois même il n'en dînait pas , et passait la journée en- tière à écouter les plaintes , à concilier les intérêts. Il ré- primandait en présence de tout le monde , pour inspirer la crainte de mal faire. Que de jours enlevés ainsi à ses tra- vaux si importants ! Et si l'on considère les nécessités des devoirs épiscopaux , le temps passé en voyages en Afrique pour le bien de l'Église, on se demande comment il a pu se faire qu'Augustin, depuis l'âge de trente -deux ans jus- qu'à l'âge de soixante -seize ans il mourut , ait composé un nombre si prodigieux d'ouvrages ! Possidius a pu dire que l'évèque d'Hippone a tant dicté ou tant écrit, qu'à peine un lecteur studieux serait capable de tout lire et de tout connaître. On peut soutenir que nul homme ne sut aussi bien employer le temps ; il n'en a point passé la moindre parcelle sans fruit. On s'expliquerait peut-être le noml.re surprenant de ses productions, en songeant qu'aucune parole inutile ne sortait de la bouche d'Augustin , qu'il ne parlait qu'en vue d'une question à résoudre , d'une diffi- culté à éclaircir, d'une vérité à faire connaître, ou bien en vue de rendre meilleur et plus chrétien le troupeau confié à sa garde , et que tout ce qu'il disait était recueilli : les

1 Lettre GCXLVII.

T. II. 3

34 SAINT AUGUSTIN.

écrits d'Augustin, pendant quarante ans, furent, jusqu'à un certain point, toute sa conversation.

Ainsi qu'on a pu le voir déjà, les goûts de Tévèque d'Hippone le portaient peu aux soins temporels. Il aurait voulu être débarrassé de Fadministration des biens de l'Église , et aurait préféré vivre des aumônes et offrandes des fidèles. Les revenus de son siège étaient partagés entre sa communauté et les pauvres de la viUe ; il réalisait autant qu'il pouvait cette belle parole de saint Jérôme : « La gloire « de l'évêque, c'est de subvenir aux besoins des pauvres '. » Augustin confiait à des clercs capables la direction tempo- relle de la maison épiscopale. Possidius nous dit que le grand évêque n'avait jamais en main ni clef ni anneau , ce qui signifie qu'il n'était possesseur de rien , qu'il ne rece- vait et ne distribuait rien lui-même. A la fin de chaque année , on mettait sous ses yeux l'état des revenus et des dépenses ; il s'en rapportait à ce qu'on lui disait et ne cher- chait pas à se rendre compte de l'emploi des fonds. Augus- tin ne voulut jamais acheter ni maison, ni champ, ni villa. Il autorisait les donations qu'on désirait faire à l'Église d'Hippone; Possidius nous apprend toutefois qu'il lui vit refuser plusieurs héritages : ce n'est pas que le pontife crût alors les pauvres de son Église à l'abri du besoin; seu- lement il lui semblait plus équitable que les fils, les parents ou les alliés des morts restassent en possession de ces biens. Il ne recherchait pas les donations; mais il lui semblait impie qu'on revînt sur une donation une fois faite. Un riche citoyen d'Hippone, qui s'était fixé à Carthage, avait offert un domaine à l'Église de sa ville natale, se réservant l'usufruit durant sa vie; il avait envoyé à Augustin les ta- blettes ou l'engagement de sa donation; le saint évéque, en

1 Lettre à Nepottamts.

CHAPITRE XXXÎ. 38

acceptant ce don, lélicita le ciloyen d'Hippone de s'être souvenu de son salut éternel. Quelques années après, voilà que cet homme charge son fils de lettres qui demandaient l'annulation de l'engagement et réclamaient le bien aii profit de ce fils : il se bornait à réserver cent pièces d'or pour les indigents. Ce changement de résolution affligea Augustin; ce qui l'attristait, ce n'était pas la perte de ce revenu, mais l'idée qu'un chrétien pût se repentir ainsi d'une bonne œuvre. Il se hâta de rendre les tablettes de donation qu'il n'avait ni sollicitée ni désirée, et rejeta l'oflFre des cent pièces d'or, en faisant sentir au coupable la gravité de sa faute.

Les legs avant la mort lui paraissaient préférables pour l'honneur de l'Église. Il pensait que les legs devaient être faits de pleine et libre volonté. L'évêque d'Hippone n'al- lait pas jusqu'à défendre aux clercs d'accepter ce qui avait été l'objet de quelques sollicitations ; mais lui - même ne l'acceptait pas. Les possessions de l'Église n'étaient pas pour lui un sujet d'amour et de préoccupation; attaché à de plus grandes choses, c'est à peine s'il descendait parfois des hauteurs des pensées éternelles pour prêter l'oreille aux bruits dici-bas. La recherche des vérités divines, dit Possidius, les écrits sur les vérités trouvées , la correction de .ses ouvrages , occupaient uniquement Augustin. Il tra- vaillait le jour et méditait la nuit. Semblable à la sœur de Marthe, \\ demeurait aux pieds du Seigneur, l'oreille atten- tive à sa parole. Ce grand homme gardait son esprit entiè- rement libre de tout souci temporel. Quand l'Église man- quait d'argent , il l'annonçait aux fidèles, leur disant: .le n'ai plus rien pour les pauvres. 11 lui aiTiva de faire briser et fondre, pour les captifs et les indigents, les vases du service divin. Quelques censeurs le lui reprochaient; ce qui n'empêchait pas Augustin de regarder sa conduite en des

36 SAINT AUGUSTIN.

cas pareils comme œuvre de justice. Il pouvait s'appuyer d'ailleurs sur l'imposante autorité de saint Ambroise. Em- pêcher les pauvres de mourir de faim , racheter les captifs , acheter des terres puissent reposer les restes des chré- tiens , voilà les trois cas pour lesquels l'évêque de Milan permet qu'on brise et qu'on fonde les vases sacrés. Saint Ambroise disait qu'il aimait mieux sauver au Seigneur des âmes que de l'or. « La parure de nos cérémonies , ajoutait- « il , c'est le rachat des captifs ; les véritables vases pré- « cieux sont ceux qui délivrent les âmes de la mort ; le vrai « trésor du Seigneur est celui qui opère ce qu'a opéré son « propre sang. » Le moyen âge catholique , aux jours du besoin , ne craignit pas de suivre les exemples d'Ambroise et d'Augustin. « 0 vanité des vanités! » s'écriait une élo- quente voix de cette époque, « l'Église brille dans ses mu- « railles , elle a besoin dans ses pauvres ' ! »

Augustin , dont le bonheur était de penser, de méditer, de creuser les mystères du temps et de l'infini , eût mieux trouvé sa place dans la solitude qu'au milieu des devoirs de l'épiscopat, et ces devoirs, pourtant, nul ne sut mieux les remplir. Les hôtes pieux du désert lui faisaient envie. Lorsqu'il visitait des monastères , il parlait aux cénobites des félicités de leur vie , s'étendait avec complaisance sur la tranquille liberté de leur pensée , les invitait à persévé- rer, à ne pas se retourner comme l'épouse de Loth, à com- battre jusqu'au bout sur la terre pour mériter la douronne des jours éternels. Le pontife d'Hippone nous a fait con- naître lui-même son goût pour le travail des mains*, et la joie qu'il aurait eue à partager sa vie entre les labeurs ma- nuels et l'étude. Ce goût s'explique et caractérise, à notre avis, les génies simples et complets. Le travail des mains

' s. Bernard , Apolog. à Guillaume, abbé. 2 Serm. CCCXXXIX.

CHAPITRE XXXI. 37

est l'exercice du corps, comme l'étude est l'exercice de l'intelligence; le corps a sa dette à payer comme l'esprit, et tous les deux se délassent l'un par l'autre en remplissant alternativement leur destinée.

L'humilité d'Augustin prenait quelquefois les formes les plus touchantes. Dans une de ses homélies ', il conjurait les fidèles de lui pardonner si, au milieu des soins et des agita- tions de l'épiscopat, il avait montré quelque sévérité ou commis quelque injustice. « Souvent dans les lieux étroits , « dit-il en termes charmants , la poule foule , mais non pas « de tout le poids de son pied , ses petits qu'elle réchauffe , « et ne cesse pas pour cela d'être mère. »

D'après cela , on ne s'étonne point que son auditoire ait été tant de fois attendri jusqu'aux larmes. Bien souvent Augustin lui-même laissait échapper des pleurs; sa sensi- bilité était extrême; Dieu seul avait pu suffire à son im- mense besoin d'aimer. Les émotions naissaient dans son àme pour mille sujets qui trouvaient les autres hommes froids ou indifférents. On se rappelle les larmes d'Augustin au bruit du chant religieux dans la basilique de Milan. Un cœur merveilleusement tendre et une vive imagination concouraient à éveiller en lui des impressions infinies dont il était saisi jusqu'au fond des entrailles.

Voilà quelques traits de la physionomie morale du grand homme dont nous avons entrepris de suivre les traces sur la terre.

i Homélie, XXIV.

38 SAINT AUGUSTIN.

CHAPITRE XXXIl

Gonsiiléralions sur la chute et sur la grâce. Le livre de l'Esprit et de la lettre.

412

Nous avons entamé en son lieu rimmensc question du pélagianisme , qui a fait le plus éclater le génie d'Augustin ; révéque d'Hippone s'en est occupé pendant vingt ans; il faut garder de l'ordre dans cette matière, et, fidèle à notre système d'exposition et d'analyse, suivre les luttes du grand docteur à mesure qu'elles se produisent d'année en année : cette méthode nous paraît le plus sûr moyen d'être clair et complet. Toutefois, avant de parler d'un nouvel ouvrage d'Augustin sur les questions soulevées par Pelage et Celestius , il sera utile de soumettre au lecteur quelques considérations préliminaires , tirées à la fois de la philoso- phie et de la doctrine catholique. Aux yeux de beaucoup d'hommes, la matière de la grâce fait partie de je ne sais quelles abstractions théologiques; on aurait besoin de leur demander pardon d'oser la traiter devantcux ; ils n'en com- prennent ni l'intérêt ni la portée, et refusent d'y appliquer leur esprit , faute de chercher le côté philosophique de ce grand sujet. Nous ne connaissons cependant rien de plus digne d'attention et d'étude , rien qui s'étende à de plus vastes horizons , qui ait donné lieu à remuer plus d'idées , et dont les transformations successives aient produit de plus graves résultats. La matière de la grâce se rattache à toutes les questions de liberté , et les solutions qu'elle a reçues dans la Réforme du xvi® siècle ont enfanté les révo- lutions modernes.

Tout homme qui s'est sérieusement étudié lui-même avec la misère de ses penchants et les inlirraités de sa nature, a

CHAPITRE XXXII. 39

(luelquo peine à croire qu'il soit sorti tel des mains de son Dieu. Le meilleur et le plus parfait des êtres, source éter- nelle de beauté et de grandeur, océan de lumière , de sain- teté et de félicité, aurait- il pu mettre en des créatures tant d'amour pour le mal et si peu d'ardeur pour le bien ? Au- rait-il pu les assujettir à des conditions de vie qui font de leur passage sur la terre un long enchaînement de ténèbres et de douleurs? Notre nature actuelle n'a-t-elle pas quelque chose qui ressemble à une peine , à une expiation? Il y a des faits qui ont leurs racines dans la conscience du genre humain. JNous sommes des rois déchus qui traînons à tra- vers le monde les lambeaux d'une grandeur évanouie , des enfants malheureux qui portons le poids d'un lointain châ- timent. Assurément le dogme du péché originel offense notre misérable raison ou plutôt il la dépasse ; mais à quoi me sert ici l'idée que je puis avoir de la justice , puisque sans ce dogme je ne suis plus moi-même qu'une effroyable nuit! « Chose étonnante, s'écrie Pascal , que le mystère le « plus éloigné de notre connaissance , qui est celui de la « transmission du péché originel, soit une chose sans la- « quelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de « nous-mêmes!... Sans ce mystère, le plus incompréhen- « sible de tous , dit encore ce grand esprit , nous sommes « incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre « condition prend ces retours et ces plis dans cet abîme. « De sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce « mystère, que ce mystère n'est inconcevable à l'homme ' . » Adam coupable fut condamné au travail, à la mort; il garda plus d'entraînement vers le mal que vers le bien, et c'est ainsi que son libre arbitre reçut une atteinte pro- fonde. Le libre arbitre dont il s'agit ici, c'est un égal pou-

' 1 Pensées de Pascal,

40 SAINT AUGUSTIN.

voir d'accomplir le bien ou le mal. 11 est certain que l'équilibre de la volonté humaine a été troublé par la pré- domination du penchant vers les œuvres mauvaises. C'est ce qu'il importe de constater pour répondre aux pélagiens , qui ne veulent pas admettre une grâce intérieure, de peur de détruire le libre arbitre en imprimant un mouvement à la volonté.

Voilà donc la postérité d'Adam sous le coup d'une pré- varication première; la coulpe et la peine pèsent sur nous; le baptême efface la coulpe , mais la peine demeure. L'économie du dogme chrétien va se montrer admirable , précisément en ce point ses ennemis l'attaquent plus vivement. Nous avons dit tout à Iheure que la chute pri- mitive avait troublé l'équilibre de la volonté humaine ; eh bien , la grâce chrétienne , cette grâce intérieure niée par les pélagiens , est un perpétuel miracle de miséricorde et d'harmonie morale , parce qu'elle tend à rétablir l'ancien équilibre en excitant le penchant au bien dont la langueur est notre plus grande misère. Quelque atteinte qu'ait reçue l'équilibre de la volonté humaine, nous n'en demeurons pas moins libres , et nous avons le sentiment profond de notre liberté. La grâce détruit la liberté, dit-on ; nous ré- pondons d'abord que la grâce n'est pas irrésistible, qu'elle est seulement un secours, et qu'un secours n'est pas une contrainte. Nous simplifions ici la question et nous la dé- gageons de toutes les arguties. Tendre la main à un enfant, l'aider à faire un pas, ce n'est pas l'obliger à marcher; l'enfant garde la liberté de repousser votre main , de se retourner et de rester immobile. Il en est de même du mouvement divin imprimé à votre volonté ; elle ])eut s'y soustraire à son gré, et toutes les fois que nous renonçons à l'accomplissement d'une bonne pensée , c'est que nous nous dérobons au souffle du ciel.

CHAPITRE XXXII. 41

11 a fallu dénaturer la pensée chrétienne pour trouver dans la ^ràce ranéantissement de la volonté et du mérite de rhomme, Textinction de toute activité humaine, et je ne sais quel mystique fatahsme qui ployait la vie sous l'é- treinte d'en haut. Je sens de toute Fénergic de mon âme que je suis libre de vouloir ou de ne pas vouloir, d'agir ou de ne pas agir; je sens énergiquement aussi toute ma fai- blesse pour le bien , et puisque la corruption de ma nature lie ou appesantit mes ailes, je bénis la main divine qui les déploie et les rend légères pour m'élever aux régions de la vertu; et comme l'œuvre du bien emporte toujours l'idée d'une lutte victorieuse contre le mal de la part de l'homme, nos mérites sont le produit de notre puissance intérieure et des forces de notre liberté. Tous nos Livres sacrés et les Pères de l'Église nous montrent les félicités éternelles comme le prix des efforts persévérants et des combats glo- rieux sur la terre. Il n'est pas vrai que, d'après le christia- nisme, la grâce puisse être refusée à l'homme ; le christia- nisme enseigne que la grâce a été accordée même aux païens ; si la société chrétienne a donné au monde le spec- tacle de plus hautes vertus que nulle autre société , c'est que , sous l'empire de la croix , Dieu a visité l'homme de plus près et l'a gratifié de dons plus magnifiques. Les prétentions du stoïcisme furent des mensonges ; il y eut au fond de la vertu antique moins de sainteté que d'or- gueil.

Il est nécessaire de bien préciser les principaux points de la doctrine des pélagiens : on s'intéresse faiblement à ce que l'on comprend mal. Les pélagiens soutenaient que la faute d'Adam lui avait été personnelle , qu'elle ne s'étendait point sur le genre humain, que le travail et la mort ne sont pas la peine d'une chute primitive , mais que la nature hu- maine est aujourd'hui ce qu'elle était avant la prévarication

42 SAINT AUGUSTIN.

du premier homme. Ces assertions, comme ou voit, renver- saient la base même du christianisme : il n'y a pas de reli- gion chrétienne sans la double croyance au péché originel et à la nécessité d'une rédemption. D'après les pélagiens, la grâce de Dieu n'est que la connaissance de la loi , et les autres dons divins sont le prix de nos mérites ; l'homme peut s'élever jusqu'à Timpeccabilité, de manière à ne plus avoir besoin de dire à Dieu : Pardonnez - nous nos offenses ; la régénération baptismale n'a pas pour but d'effacer le péché originel , mais seulement d'assurer la grâce de l'a- .doption. Le pélagianisme ne voyait dans la mission de Jésus -Christ qu'un grand exemple de vertu et une grande promesse apportés aux hommes. Il repoussait la grâce chrétienne comme mettant au néant la liberté humaine. On s'explique sans effort le penchant des rationalistes mo- dernes ' pour les pélagiens; car le pélagianisme fut, à peu de chose près , le déisme de ces premiers âges. Les repré- sentants ou les continuateurs de Pelage sont maintenant les sociniens et les arminiens , ces protestants de la dernière phase de la réforme, dont la théologie n'est qu'un pur rationalisme.

Pour compléter ces considérations rapides , nous défini- rons la prédestination , qui est une suite de la question de la grâce , et sur laquelle les théologiens ont si longuement et si vivement disserté. L'enseignement catholique com- prend sous le nom de prédestination l'éternel et immuable décret par lequel Dieu appelle les élus à la grâce et à la gloire. Le décret de la prédestination, de la divine misé-

1 Nous pourrions citer ici plusieurs écrivains de notre temps qui ont con- tinué le pélagianisme sous des apparences plus ou moins chrétiennes ; ils ont plus d'une fois inexactement reproduit le témoignage de saint Augustin. Cette partie de leurs écrits nous a paru manquer de profondeur et manquer surtout de la vraie connaissance des questions agitées.

CHAPITRE XXXll. 43

ricordo, laisse la volonté luimaiiic dans une entière liberté; nul ne sait, sans une révélation miraculeuse, s'il appartient au nombre des prédestinés; ainsi donc chacun doit travail- ler pour obtenir l'éternel rovaume. Le décret de la prédes- tination est-il absolu , gratuit , c'est-à-dire indépendant de toute prévision des mérites humains? ou bien est-il condi- tionnel, c'est-à-dire soumis à la prévision des mérites de l'homme aidé de la grâce? Voilà des questions qui agiteront longtemps les écoles. La première de ces deux opinions est soutenue par ceux qui font profession de suivre la doctrine de saint Augustin , et qu'on désigne sous les noms d'augus- tiniens ou de thomistes; la seconde opinion est celle des molinistes ', qui prétendent s'appuyer aussi sur les vrais sentiments de ré\èque d'Hippone. Comme dans la matière

i Molina , voulant défendre la liberté humaine contre les luthériens et les calvinistes, publia romTage intitulé De Concordia, pour concilier la liberté avec la nécessité de la grâce. Il ensefgna donc que la grâce ne faisait pas agir la volonté , établit le concours concomitant, et dit qu'il en doit être de la grâce et du libre arbitre comme de deux hommes tirant une même barque sans se communiquer l'un à l'autre rien de leur force, sans priorité. On pense bien que nous ne voulons pas entrer dans les fameuses disputes entre les mo- linistes et les thomistes; nous l'avouerons pourtant, Molina nous semble se rapprocher da semi-pélagianisme en avançant que le libre arbitre se déter- mine lui-même sans le secours de la grâce. D'un autre côté, la grâce efficace par elle-même ne rend pas facile à défendre l'intégrité de la liberté humaine. D'ailleurs les mots delectaiio vidrix qui représenteraient la grâce elQcace ne se trouvent qu'une seule fois dans saint Augustin; c'est au deuxième livre, chap. XIX , De Merit. et peccat. remiss. Fénelon était moliniste ; voir ses Lettres au P. Lami, bénédictin, sur la grâce et la prédestination. Nous avons sous les yeux une Défense de la grâce efficace, par de la Brouë, évêque de Mirepoix ( 1 vol. in-l8, 1721), qui répond fort péremptoirement aux mo- linistes et à Fénelon au nom de saint Augustin et de saint Thomas. Le domi- nicain Massoulié , Bellarmin et Suarès furent d'illustres défenseurs de la grâce efficace ; le système de Suarès , appelé congndsme, fut une modification du système de Molina. Ant. Arnauld combattit le molinisme; il nous suffira d'indiquer ses Écrits sur le système de lu grâce générale, sa controverse sur ces questions avec Nicole. Le P. Thomassin, dans ses Mémoires sur la grâce. cherche, mais inutilement, à concilier toutes les opinions théologiques sur question.

44 SAINT AUGUSTIN.

de la grâce, Augustin est Toracle de l'Église ; chaque parti théologique invoque son autorité ; et comme dans une telle matière il était impossible que des obscurités et des équi- voques ne se rencontrassent point dans les nombreux écrits du docteur africain , chacun a pu les appeler à son secours avec une apparence de raison.

C'est ainsi que l'hérésie elle-même a osé y chercher sa justification. Calvin et Théodore de Bèze invoquèrent le grand et saint génie d'Hippone, lorsque, par un abomi- nable système, ils classaient le genre humain en deux parts , l'une nécessairement prédestinée au bonheur éter- nel, l'autre nécessairement prédestinée à l'enfer. Cet ensei- gnement , fécond en exécrables tyrannies , est une des plus atroces horreurs qui soient sorties du cerveau de l'homme. L'auteur des Institutions chrétiennes, voulant donner à la réforme une organisation politique, organisait tout simple- ment la servitude et le désespoir : c'était bien la peine d'attaquer l'Église catholique* au nom de la liberté pour jeter sur les épaules du monde réformé un manteau de mailles de fer! La réforme luthérienne avait enfanté la liberté hollandaise ; la continuation calviniste donnait la main au despotisme des Pays-Bas. Le calvinisme, qui vi- vait d'intolérance et d'oppression, menaçait les luthériens, les sociniens et les anabaptistes. Il traquait tout ce qui pré- sentait quelque doctrine de liberté.

Au commencement du xvii^ siècle , l'arminianisme , dont nous avons déjà parlé, sortit du milieu de la Hollande comme le cri de la conscience opprimée ; il annonça que Dieu voulait sauver tous les hommes, qu'il ne refusait à aucun d'eux les moyens de salut , et que les pécheurs seuls seraient punis. Gomar, professeur de théologie à Leyde, comme Arminius, se constitua le défenseur des idées de Calvin; les gomaristes formaient deux partis, les supralap-

CHAPITRE XXXII. 45

saires et les infralapsaires ; ceux-là soutenaient que la pré- destination à l'enfer avait été résolue avant même la prévi- sion de la chute d'Adam; ceux-ci faisaient dépendre le décret de réprobation de la prévision de la chute. Une re- montrance adressée en 1610 aux États de Hollande, valutaux arminiens le surnom de remontrants, et les gomaristes s'ap- pelèrent contre -remontrants. Les questions de la grâce, de la prédestination et du libre arbitre agitaient les esprits dans les Pays-Bas, et y occupaient la place qu'occupent maintenant au milieu de nous les questions politiques. Les arminiens représentaient ce que nous appellerions aujour- d'hui les amis de la liberté, et les gomaristes ce que nous appellerions les absolutistes. Maurice de Nassau personni- fiait ce dernier parti , Barneveld et Grotius personnifiaient le parti de l'indépendance. Cela prouve jusqu'à quel point la science thcologique peut se rattacher à la science so- ciale , et combien nous avions raison , en commençant ce chapitre , de signaler la matière de la grâce comme féconde en déductions d'un intérêt positif et tout humain.

On sait le synode deDordrecht de 1 G 18, sorte de concile calviniste qui condamna les arminiens sans les convaincre. La guerre civile sortit d'une querelle théologique; l'éman- cipation des peuples était cachée derrière la doctrine de la prédestination. L'arminianisme, qui a frappé à mort l'Église de Genève, tend à s'asseoir victorieusement sur les débris de toutes les sectes de la Réforme , parce que , selon la pré- diction de Bossuet , le protestantisme , séparé de toute au- torité , doit finir par une complète négation des dogmes de la foi chrétienne. Or l'ensemble des doctrines de l'armi- nianisme constitue, ainsi que nous l'avons déjà fait obser- ver, un rationalisme pur. Ce n'est point ici le lieu de faire le procès au protestantisme, de prouver qu'il n'a rien con- quis ni rien inventé au profit de la raison humaine , dont

46 SAINT AUGUSTIN.

les droits et la gloire datent de pins loin qne le xvi' siècle; qn'il n'a été d'aucun secours à la civilisation moderne, et qu'il a , au contraire , paralysé l'élan de la civilisation et retardé sa marche d'un siècle ou deux en brisant l'unité européenne, cette puissante unité par laquelle seule les destinées de la sociabilité chrétienne peuvent s'accomplir sous le soleil.

Nous revenons à saint Augustin par l'examen du livre de V Esprit et de la lettre.

Nous avons précédemment analysé le traite des Mérites et de la rémission des péchés adressé à Marcellin. Dans le second livre de ce traité , l'évéque d'Hippone avait dit que, par la toute - puissance de Dieu, l'homme pouvait être exempt de péché; mais il avait nié que personne dans cette vie, à l'exception de Jésus -Christ et de sa Mère, eût été sans péché ou dût être sans péché. iVIarcellin , étonné qu'on pût croire possible une chose sans exemple, en écrivit à Augustin , qui lui répondit par le livre de l'Esprit et de la lettre. Le docteur expliquait le passage de saint Paul : F^a lettre tue, et l'esprit vivifie \ Quelques souvenirs du langage évangélique viennent à son secours : nul chameau ne passa jamais par le trou d'une aiguille, et Jésus dit pourtant que cela est possible à Dieu ; le Sauveur, dans sa passion , dé- clara que douze millions d'anges pourraient, s'il voulait, accourir à son secours, et cependant ces douze mille légions ne sont jamais venues combattre sur la terre. Augustin ne considérerait pas comme une très -grave aberration de penser que des hommes aient vécu sans souillure ; il lui paraîtrait plus coupable de soutenir que la seule volonté humaine, sans l'assistance divine, puisse s'élever à la per- fection de la justice. La connaissance de la loi , sans l'esprit

1 II Corintli. m, C. i

CHAPITRE XXXIl. ^^

qui vivifie , n'est quiiiie lettre qui tue ; ses interdictions ne font qu'irriter le désir du mal , pareilles à la digue qui aug- mente le poids et la force de l'eau, de manière que l'eau, à force de s'amasser, monte par- dessus la digue et se préci- pite avec plus de violence. Augustin, commentant les pa- roles de l'Apùtre : La lettre tue, et V esprit vivifie, entend par la lettre, non pas les cérémonies judaïques abolies par l'a- vénement du Sauveur, mais les préceptes même du Déca- logue quand l'Esprit divin ne verse pas dans Tûme la force et l'amour. Il distingue la loi des œuvres et la loi de la foi : l'une prescrit, l'autre donne la force ; la première est toute judaïque , la seconde est toute chrétienne. Ce ne sont point les bons enseignements, c'est la foi en Jésus- Christ qui justifie l'homme; ce n'est point la loi des œuvres, c'est- à-dire la lettre, c'est la loi de la foi, c'est-à-dire l'esprit, qui produit la justification.

Le docteur poursuit sa comparaisoa entre l'Ancien Tes- tament et l'Evangile de Jésus -Christ. La loi donnée aux Hébreux n'était gravée que sur des tables de pierre ; la loi donnée aux chrétiens par le Saint-Esprit , qui est nommé le doigt de Dieu , est gravée dans les cœurs ; la première était terreur, la seconde est toute charité. C'est le dévelop- pement de cette pensée de saint Paul aux Corinthiens ' : « Vous êtes la lettre de Jésus -Christ dont nous n'avons été « que les secrétaires, et qui a été écrite non avec de l'encre, « mais avec l'Esprit du Dieu vivant ; non sur des tables de « pierre, mais sur des tables de chair qui sont vos cœurs. » Augustin cite le passage du prophète Jérémieoù Dieu pro- met de faire une alliance nouvelle avec la maison d'Israël et la maison de Juda , alliance bien différente de celle qu'il avait faite autrefois avec les Juifs lorsqu'il les tira de l'É-

2 11, III, 3,

48 SAINT AUGUSTIN.

gypte. La nouvelle alliance est marquée en beaucoup d'en- droits de l'Ancien Testament, mais nulle part avec autant de précision que dans ce passage du prophète d'Anathot. Augustin fait remarquer que Tancienne loi n'était pas un remède suffisant pour l'homme corrompu ; elle se bornait à l'instruire en le menaçant; la loi nouvelle renouvelle l'homme et le guérit de son ancienne corruption. L'an- cienne loi ne promettait que des biens terrestres, la loi nouvelle promet la vue de Dieu, selon la prédiction ex- presse de Jérémie : « Tu connaîtras le Seigneur, depuis le plus petit jusqu'au plus grand. » Ce qui doit s'entendre de tous ceux de la maison spirituelle d'Israël et de Juda, qui sont les descendants d'Isaac et la postérité d'Abraham.

« Ce sont les enfants de la promesse , dit Augustin , et « ils le sont , non par leurs propres œuvres , mais par la « grâce de Dieu. Autrement la grâce ne serait plus grâce , <( comme parle celui qui a si fortement établi la grâce, je « veux dire celui qui se nomme le moindre des apôtres , « quoiqu'il ait plus travaillé qu'eux tous : non lui, mais la « grâce de Dieu qui était avec lui. »

La nouvelle alliance a encore besoin de prophéties , du secours des langues, de la multiplicité des signes; mais lorsque les misères d'ici-bas auront fait place à un état par- fait dans un autre monde, nous verrons dans sa propre essence Celui qui , revêtu de chair, se rendit visible aux yeux de la chair; nous posséderons l'étercelle vie par la connaissance du seul vrai Dieu , et nous serons semblables à Dieu , parce que nous le connaîtrons comme il nous con- naît. Augustin explique ce qu'on entend par les grands et les petits du royaume du ciel : même dans le ciel il y a di- vers degrés de sainteté , comme dans notre firmament il y a des astres d'un éclat inégal. Mais tous les bienheureux du paradis jouiront de la vision de Dieu.

CHAPITRE XXXII. 49

Revenant à la justilicutioii liialuite par la grâce sans les œuvres de la loi, le grand ëvèque dit que l'effet de l'esprit de grâce c'est de retracer en nous l'image de Dieu , à laquelle nous avions été primitivement formés, et que le mal avait gravement altérée.

Augustin répond aux pélagiens, qui voyaient dans la grâce chrétienne la destruction du libre arbitre ; il montre que la grâce, au contraire , établit le libre arbitre comme la foi établit la loi; la grâce, en guérissant lame humaine, lui rend l'amour de la justice, et replace la volonté dans l'équilibre primitif. Le docteur soutient que la foi est un don de Dieu, que tout pouvoir vient de Dieu, mais que Dieu, en donnant ce pouvoir, n'impose aucune nécessité. Si la volonté de croire vient de Dieu, tous les hommes, dira-t-on , devraient l'avoir, puisque Dieu appelle tous les hommes au salut. Augustin répond que le libre arbitre étant placé dans une sorte de milieu entre la foi et linfi- délité, il peut s'élever vers l'une ou se précipiter dans l'autre ; que la volonté même par laquelle l'homme croit en Dieu sort du fond de ce libre arbitre donné à l'homme au moment de sa création; en sorte que le libre arbitre et la volonté de croire lui viennent de Dieu. Or Dieu appelle tous les hommes au salut et à la connaissance de la vérité, mais sans leur ôter le libre arbitre, dont le bon ou le mau- vais usage fait la moralité des œuvres.

L'évêque d'Hipponç observe que la volonté de croire vient de Dieu, en ce sens aussi que Dieu, par sa lumière et sa persuasion, agit pour nous faire vouloir et nous faire croire ; il agit au dehors par les instructions, au dedans par des mouvements secrets que nous sentons maigre nous , mais qu'il nous appartient de suivre ou de repousser: la volonté humaine consent ou ne consent pas à la vocation de Dieu. « Si qnebju'un demande, continue l'illustre l'èi'e,

T. II. 4

30 SAINT AUGUSTIN.

<i pourquoi l'un est persuadé des vérités qu'on lui prêche , « et pourquoi l'autre n'en est pas persuadé , il ne me vient « dans lesprit que ces deux choses à lui répondre avec « l'Apôtre : 0 profondeur des richesses de la sagesse et de la « science de Dieu! combien ses jugements sont incompréhen- (I sibles et ses voies impénétrables ' .' Y a-t-il en Dieu de l'in- « justice? Si cette réponse ne lui plaît pas, qu'il cherche « des hommes plus doctes; mais qu'il prenne garde d'en « trouver de plus présomptueux! » Augustin termine le livre de VEspril et de la lettre par des louanges en Ihon- neur du grand Apôtre, qui , dans sa belle Épître aux Ro- mains , a posé le fondement de la grâce chrétienne , et le premier a pénétré ce mystère de bonté divine et d'har- monie morale.

CHAPITRE XXXIII

Lettre à Pauline sur la vision de Dieu. Lettre à Fortunatien. Lt» livre de la Foi et des œuvres. Mort de Marcellin.

443

Pauline, cette grande servante de Dieu, comme l'appelle Augustin , avait prié l'illustre évèque de lui écrire bien au long sur la question de savoir si Dieu peut être vu des yeux du corps; Augustin , accablé de soins et d'affaires , et livré a des travaux graves dont il lui répugnait de se distraire , avait différé de répondre à la pieuse Romaine. Dès les pre- mières pages de sa lettre , il fait entendre a Pauline qu'une vie pure en apprend plus sur les choses de Dieu que les plus éloquents discours; il faut surtout ouvrir aux paroles de la sagesse le cœur de cet homme intérieur qui se renou- velle de jour eu jour pendant que l'homme extérieur périt

^ Rom., Il, 33.

CHAPITRK XXXIII. M

d'heure en heure sous les coups de la pénitence, de la ma- ladie ou du temps; il faut ouvrir ce sanctuaire Jésus- Christ habite par la foi, élever cette intelligence qui , se re- nouvelant par la connaissance de Dieu, exprime l'image du Créateur, cette partie de nous -même selon laquelle il n'y a ni Juif, ni Gentil , ni affranchi, ni esclave, ni homme, ni femme : portion sublime par Pauline n'a pas vieilli , quoiqu'elle soit chargée d'ans , et par elle est sûre de ne pas mourir lorsque son àme se détachera de son corps. Ce que dira Augustin dans cette lettre, Pauline ne devra pas se faire une loi de le croire , uniquement parce qu'Augus- tin l'a dit : on ne doit se rendre qu'à l'autorité des Écri- tures dans les choses qu'on ne comprend pas, ou à la lu- mière intérieure de la vérité dans les choses qu'elle l'ait comprendre. Il y a dans ces paroles d'Augustin à la fois une grande modestie et un grand respect pour la liberté de la raison humaine.

Augustin parle de deux vues : celle du corps, par laquelle nous voyons le soleil et tous les objets sensibles; celle de l'àme, par laquelle chacun voit intérieurement qu'il existe, qu'il est vivant, qu'il veut, qu'il cherche, qu'il sait ou qu'il ne sait pas. Cette définition de la vue de l'àme établit l'évi- dence intime comme base de certitude et renferme le fa- meux cogito de Descartes, dont les germes se retrouvent, ainsi que nous l'avons déjà plusieurs fois remarqué, dans l'ensemble des pensées philosophiques du grand évéque d'Hippone. >'ous ne pouvons voir Dieu dans cette vie ni avec les yeux du corps ni avec les yeux de l'àme, mais nous savons qu'on peut voir Dieu par ces paroles de l'Écriture : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront « Dieu' » Voila un exemple de l'autorité des Livres saints pdur déterminer notre croyance. Dans tous les points l'on n'est pousse à croire ni par les veux de l'esprit ni par les

52 SAINT AUGUSTIN.

yeux du corps, en Tabseuce du témoignage des Livres cano- niques , on est libre d'accorder ou de refuser son adhésion. Reste la foi de Tliistoire, la foi du genre humain , indé- pendante du témoignage de nos sens et du témoignage de l'Écriture. C'est ainsi que nous savons la fondation de Rome par Romulus , la fondation de Constantinople par Constantin ; c'est ainsi que nous connaissons nos père et mère et nos aïeux. Ces diverses règles de certitude qu'Augustin donne à Pauline ont une grande valeur phi- losophique.

Après avoir montré la différence qu'il y a entre croire et voir des yeux de l'esprit , Augustin explique quelques apparentes contradictions de l'Écriture sur la vision de Dieu; il cite un beau passage de saint Ambroise, tiré de son traité de l'Évangile de saint Luc, et donne de ce passage de l'évéque de Milan un commentaire éloquent et profond , son génie semble s'élever jusqu'aux splendeurs de l'es- sence divine. Il prouve par l'Évangile qu'on peut voir Dieu ; rÉvangile a dit : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, parce « qu'ils verront Dieu. » Quand l'Écriture a dit que Dieu est invisible, elle a parié de sa nature; Dieu s'est montré aux hommes, non pas tel qu'il est, mais sous la forme qu'il lui a plu d'emprunter. Nous verrons Dieu un jour comme les anges le voient ; car dans le ciel nous serons égaux aux anges. On ne verra point Dieu comme quelque chose d'é- tendu dans l'espace, mais par la seule pureté du cœur; les organes de nus sens ne pourront pas l'atteindre ; il ne frap- pera point l'oreille comme un son dans les airs. C'est le Verbe, Fils unique du Père, qui nous fera entrer dans la plénitude de la divine substance.

Ja' grand evéque fait ressortir l'excellence des yeux de l'esprit, leur supériorité sur les yeux du corps; il établit a\ec des (rails admirables l'innnaterialite de notre in tell i-

CHAPITRE XXXIII. S3

gence et de Dieu. Fermons les veux, et considérons dans nos pensées le ciel et la terre ; nous gardons en nous- mêmes les images de la création; nul n'est assez fou pour croire que le soleil, la lune, les étoiles, les fleuves, les mers, les montagnes, les collines, les cités, les murs de sa maison ou de sa chambre, demeurent dans sa pensée comme des corps en mouvement ou en repos, placés de distance en distance; si donc les lieux et les corps représentés dans notre àme n'y sont pas placés comme dans un espace , que dirons -nous de la charité , de la joie . de la patience, de la paix , de l'humanité , de la bonté , de la foi , de la douceur, de la tempérance, qui n ont aucun rapport avec Fétendue? >ul intervalle ne les sépare entre elles, l'oeil de Tàme n'a besoin d'aucune distance pour les voir; elles sont distin- guées les unes des autres sans que nulle limite les sépare. Aperçoit -on le lieu qu'habite la charité? A-t-on mesuré sa grandeur comme on mesure une masse? Quand la charité nous invite intérieurement à suivre ses règles , entendons -nous un son qui frappe notre oreille? Ou- vrons-nous la paupière pour la voir, les bras pour la sai- sir, et sentons-nous sa marche lorsqu'elle vient dans notre esprit?

Si donc ce peu de charité qui est en nous échappe à l'é- tendue , aux yeux et à tous les sens du corps , à toutes les limites, à plus forte raison Dieu, qui l'a mis dans notre àme, échappe-t-il à toutes les conditions de la matière? Si notre homme intérieur, image de Dieu lui-même , quoiqu'il se renouvelle de jour en jour, habite déjà cependant dans une lumière inaccessible aux yeux du corps ; et si tout ce que nous voyons dans cette lumière avec les yeux de l'âme ne connaît ni espace ni limite , combien doit être inacces- sible seulement aux cœurs purs, la lumière Dieu réside ! Puisque la paix de Dieu surpasse toute pensée, comme dit

54 SAINT AUGUSTIN.

TApôtre ', elle doit être d'un ordre supérieur à notre in- telligence. F. a paix de Dieu n'est autre chose que la splen- deur de Dieu : c'est son Fils unique, dont la charité est au-dessus de toute science , et dont la connaissance nous comblera de la plénitude de Dieu. Comment les yeux de notre corps, qui sont impuissants à voir ce qu'il y a de plus excellent en nous, verraient- ils ce qu'il y a d'infini- ment meilleur que la plus excellente partie de nous- mème? On ne saurait prouver plus fortement l'invisibilité de Dieu.

Un peu plus loin, Augustin nous fait comprendre que Dieu n'a pas cessé d'être invisible et immuable en se mon- trant parfois aux hommes sous des formes qu'il lui plaisait d'emprunter ; il en était ici de Dieu comme de notre vo- lonté, qui demeure cachée en nous sans aucun changement, tout en se révélant au dehors par des paroles.

Augustin ne pense pas que Dieu se rende visible dans le ciel, aux yeux même des corps devenus spirituels parla ré- surrection : la vision de Dieu sera le privilège exclusif des cœurs purs. Augustin avait déjà soutenu cette opinion dans sa lettre à Italica ; quelques évêques de son temps étaient d'un avis contraire.

Cette lettre à Pauline, l'évéque d'Hippone marche avec saint Ambroise, est un remarquable monument de métaphysique chrétienne; le pénétrant génie philoso- phique d'Augustin s'y montre avec une rare vigueur. Cette lettre honore aussi l'illustre Romaine laquelle elle est adressée; la femme qu'Augustin croyait propre à com- prendre un tel langage et d'aussi hautes vérités devait avoir l'esprit accoutumé à la .sérieuse contemplation des grandes choses.

1 l>liilili., IV.

CHAPITRE XXXm. 8S

Nous avons dit que tous les évoques n'étaient pas davis que Dieu resterait invisible aux }eux des corps spirituels après la résurrection ; il j en avait un qui s'était offensé de quelques passages de la lettre à Italica ; Augustin , qui ne pouvait se faire à l'idée d'avoir désobligé ou affligé qui que ce fût, écrivit à Tortunatien, evéque de Sicca, pour obtenir son pardon auprès de l'évéque offensé. Fortunatien avait été un des sept pontifes qui , dans la célèbre conférence de Cartilage , plaidèrent la cause de l'Église catholique. Au- gustin se repent donc , non pas des sentiments et des pen- sées qu'il a exprimés, mais d'un peu de dureté dans le langage. Cette dureté , du reste , n'était qu'une énergie d'expression pour tirer de l'erreur l'évéque qui paraissait incliner vers l'autliroporaorphisme , c'est-à-dire la corpo- réité de Dieu. Les excuses d'Augustin sont pleines d'une touchante charité. 11 aurait bien voulu aller chercher lui- même son pardon auprès de son collègue blessé ; mais il a craint que les explications verbales de deux pontifes catho- liques ne réjouissent les hérétiques et ne fissent pleurej' les fidèles. Dans sa lettre à Fortunatien, notre docteur in- siste de nouveau sur l'invisibilité de Dieu, et cite saint Ambroise , saint Jérôme ', saint Athanase. Il ne se pro- nonce pas sur ce que pourra èti'e la qualité spirituelle de nos corps après la résurrection. La lettre à Fortunatien reproduit plusieurs fois les fortes raisons que nous avons trouvées dans la lettre à Pauline.

Le livre sur la Foi et les œuvres est du commencement de l'année 413; c'est une réfutation de trois erreurs dont la première consistait à admettre indifféremment tout le monde au baptême, quand même on refuserait de changer de vie ; par la seconde erreur, on enseignait la foi du bap-

' 'Comnient. .sur Isuïe, ch. i.

56 SAINT AUGUSTIN.

tême sans parler en même temps des devoirs de la vie chré- tienne; on arrivait ainsi à la troisième erreur, qui promet- tait le salut éternel aux baptisés, lors même qu'ils auraient mené sur la terre des jours coupables. Le savant Garnier ' a cru que ces trois erreurs étaient tirées des écrits de saint Jérôme; les bénédictins n'ont pas partagé son avis ; en étu- diant les œuvres de saint Jérôme, ils n'ont découvert rien de pareil.

Dans le dialogue de saint Jérôme contre Pelage , et dans ses commentaires sur Tsaïe, le docte solitaire de Bethléhem semble admettre une sorte d'adoucissement aux supplices des chrétiens qui seront condamnés ; mais nul passage de ses écrits n'offre les excès justement condamnés par Augustin. serait le mérite, serait la gloire des luttes victorieuses, s'il suffisait d'avoir reçu l'eau baptismale pour gagner l'impérissable couronne? et que serait le christia- nisme si l'eau de la régénération, tenant lieu de toute vertu, ouvrait le ciel au vice lui-même? Dans le livre delà Foi et des œuvres, Augustin établit fortement par l'Écriture la loi du devoir et la nécessité des mérites personnels. La doctrine catholique est d'une frappante évidence sur ce point : « Si j'avais assez de foi , dit le grand Apôtre , pour « transporter les montagnes et que je n'eusse point la cha- « rite, je ne serais rien '\ » « Mes frères, s'écriait saint « Jacques, si quelqu'un dit avoir la foi. mais qu'il n'ait pas (( les œuvres, à quoi cela lui servira-t-il ? La foi toute seule « pourra- t-elle jamais le sauver? » Si la foi sans les œuvres sullisait, il n'eût pas été vrai de dire que le royaume du ciel souffre violence ^ L'Écriture ne condamne-t-elle pas

1 Édit. des CEuvresde Marins Mecator , \}iri. I. '- l CcTinth., xiii. i Matth., m, 12.

CHAPlTKfc: X.WIII. 57

les fontaines desséchées, les nures sans eau? Pour justifier l'admission au baptême des criminels sans repentir, nous répondra-t-on que les animaux immondes trouvèrent place dans l'arche de Noé? Mais cette figure du passé hébraïque annonçait seulement que les méchants seraient tolérés au sein de 1" Église.

L'année 413 apporta un grand chagrin à l'évéque d'Hip- pone. Ce fut au mois de septembre de cette année, la veille de la fête de saint Cyprien , que périt à Carthage le tribun Marcellin, l'ami d'Augustin , le protecteur des intérêts ca- tholiques en Afrique. Héraclien, qui avait reçu le gouver- nement de l'Afrique en échange de la tête de Stilicon , s'é- tait révolté contre son maître Honorius; vaincu en Italie par le comte 3Iarin , il s'était sauvé vers l'Afrique sur un navire , dernier débris de sa fortune , et avait payé de la tète, à Carthage, sa rébellion. Les donatistes gardaient l'amer souvenir de leur condamnation à la conférence so- lennelle que présida Marcellin ; ils soufflèrent la calomnie sur le pieux tribun et sur son frère Apringius , qui, l'année précédente, avait été proconsul d'Afrique. Les deux frères se trou\èrent enveloppés dans une accusation de complicité avec Héraclien; le comte Marin , gagné peut-être par l'or des donatistes ', laissa la tempête s'amasser sur la tête de Marcellin. Les deux frères furent jetés dans une prison a Carthage. Cette mesure avait semé l'effroi dans la ville parmi les catholiques; ils se croyaient tous menacés, et la foule éperdue s'était réfugiée autour des autels du Christ. Augustin se trouvait dans la basilique catholique , travail- lant à écarter les dangers de ses amis et de tout le peuple catholique. Plus d'une fois il visita Marcellin dans sa pri- son, et comme la position de celui-ci était périlleuse, il

■' Orose, liv. VU, chap. xlii.

8S SAINT AUGUSTIN.

rinterrogea sur les secrets de sa conscience et lui apporta les sacrements *.

Le comte Marin , dont les intentions étaient perverses , laissait dire que l'envoi d'un évêque à la cour de l'empe- reur pouvait tout arranger, et que jusqu'à son retour le procès des deux captifs resterait tel quel. Un évèque était parti pour l'Italie ; mais cette mission, sur laquelle Augustin avait fondé de l'espérance, n'était qu'un jeu de la part du comte Marin. D'un autre côté, Cécilien, ami du comte, n'en obtenait que des paroles de paix et de pardon , et ras- surait la tendresse alarmée d'Augustin. Le seul adoucisse- ment aux anxiétés de l'évéque d'Hippone, c'était le spectacle des saintes joies de la conscience de Marcellin, pendant que le juge souffrait intérieurement de l'horreur de son crime :

« Les ténèbres des cachots les plus noirs et de l'enfer « même, dit Augustin, n'approchent pas de l'horreur et « des ténèbres vengeresses qui régnent dans la conscience H du méchant ^ »

Tandis que mille combinaisons menteuses se réunissaient pour nourrir ses espérances, tout à coup Augustin apprend que 3Iarcellin et son frère ont été mis à mort ; le comte Marin, aiin de dérober les deux illustres prisonniers à l'in- tercession des évêques , choisit pour l'exécution le lieu le plus proche, et improvisa subitement le meurtre. Augustiu se hâta de sortir de la ville venait de se commettre une grande iniquité ; son départ ne compromettait la vie de

< Tostor sacramentn quo- per hanc manum (t/f'eruutur, dit Marcellin à saint Augustin , qui était venu le visiter.

2 Lettre GLI, à Cécilien. C'est dans cette lettre, écrite en 414 , que saint Augustin nous parle de sa conduite à Cartilage à l'époque de la mort de Marcellin. Il somme Cécilien de s'expliquer sur ses liaisons équivoques avec )e comte Marin. La fin de la lettre à Cécilien est perdue.

ClIAPITKfc; XXXIV. 59

personne, les catholiques effrayés étant défendus par l'in- viclabilite du saint asile. 11 savait qu'il ne lui était pas permis de parler en évéque au comte Marin, et ne voulait pas s'avilir au point de paraître en posture de suppliant devant ce iirand coupable pour solliciter sa pitié en faveur d'autres malheureux. On prétendait oblifier lévéque de Carthage à s'humilier en présence du bourreau de Marcel- lin ; Augustin nous avoue qu'il ne put pas supporter la pen- sée d'un pareil abaissement. Le comte Marin expia son crime dès ce monde; il acheva ses jours dans la triste obscurité d'une disgrâce.

Dans sa lettre à Cécilien , qui croyait avoir eu à se plaindre de Marcellin et de son frère, et dont le rôle au- près du comte Marin n'est pas à l'abri des soupçons de l'histoire, Augustin loue avec effusion l'ami qu'il a si dé- plorablement perdu. Il exalte la pureté des mœurs de Marcellin , la sûreté de son amitié , son amour pour la vé- rité, l'intégrité de ses jugements, sa patience envers ses ennemis, son enthousiasme pour les bonnes actions, sa piété , sa modestie , son ardeur pour les choses éternelles. L'Église a inscrit son nom sur la liste des martyrs, et la mémoire de Marcellin se présente à la postérité sous la garde du génie et de la sainteté de l'évèque d'Hippone.

CHAPITRL XXXIV

Lettre à saint Paulin de Noie. Démétriade fait vœu de virginité. Le livre à Juliana sur le veuvage. Correspondance avec Macedonius, Hilaire, Évode , saint Jérôme.

414-415

On a vu plus d'une fois dans ce travail la pieuse et pro- fonde admiration de saint Paulin de Noie pour Augustin ;

60 SAINT AUGUSTIN.

il recourait à lui pour chaque obscurité qui s'offrait à son esprit dans l'étude des divines Écritures , et l'évêquc d'Hippone nous apprend lui-même qu'il y avait toujours quelque chose à gagner dans la manière dont Paulin posait les questions. Toutes les réponses d'Augustin n'arrivaient pas à Noie , et ne sont guère mieux parvenues à la posté- rité. Nous avons sous les yeux une lettre de il4 ', en ré- ponse à des questions tirées des Psaumes, des Épîtres de saint Paul et de l'Évangile. Nous y trouvons de fréquentes traces de l'étude de la langue grecque, de cette langue qu'Augustin avait d'abord négligée, et qu'il posséda en- suite à fond pour mieux s'élever à l'intelligence des Livres saints. Cette lettre nous est une preuve du facile génie d'Augustin ; à voir son étendue et son contenu si substan- tiel, on ne croirait pas qu'elle fut écrite fort à la hâte , parce que celui qui devait la porter était déjà embarqué dans la rade d'Hippone. Nous nous dispensons d'en donner l'analyse; mais quelques pensées sur les Juifs nous ont particulière- ment frappé. Augustin voit dans les Juifs la preuve que , si une grande autorité et l'espérance du salut éternel s'atta- chent au nom de Jésus -Christ, ce n'est pas sur le fonde- ment d'une invention humaine, née du cerveau d'un im- posteur et produite tout à coup dans le monde , mais sur le fondement des prophéties écrites et publiées plusieurs siècles auparavant. Dans le cas ces prophéties n'au- raient pas été tirées des livres mêmes de nos ennemis, n'aurait- on pas cru qu'elles avaient été forgées à plaisir par les chrétiens ? C'est pour cela que le roi David disait à Dieu : Ne les exterminez pas -. Une divine marque est imprimée sur le front de Cain pour empêcher qu'on ne le tue. Caïn, errant après le meurtre d' A bel , est la pro-

1 Lettre GXLIX.

2 Ps. LVUl, 12.

CHAPITRE XXXIV. 61

phétique ligure du peuple juif errant après le meurtre du Messie.

La grande révolution chrétienne , partie d'en bas , pour- suivait sou cours victorieux sur les plus hauts sommets. Devant la croix s'inclinaient toutes les gloires , ou plutôt il n'v avait plus de gloire que celle qui passait par la croix. Chaque conquête du christianisme retentissait dans l'em- pire romain bien plus que n'avaient jamais retenti les \ ictoires des Scipions , de César et de Marins. Une jeune Romaine. Démétriade, fille d'Oljbrius et de Juliana, se montrait au monde parée de l'éclat des deux plus illustres maisons de l'empire; jetée à Carthage avec d'autres vi- vantes ruines de Rome, elle pratiquait avec une sévère fidélité les enseignements évangéliques. Un discours d'Au^ gustin sur l'excellence de la virginité avait fait naître au cœur de Démétriade le désir de se consacrer a Dieu. Ce- pendant on songeait à la marier, et le jour de l'union n'é- tait pas loin. La fille d'Olybrius connaissait la piété de sa mère et de son aïeule Proba; mais elle s'était imaginé qu'on la croyait trop faible pour se résoudre à renoncer au monde, et qu'on la menait au mariage comme à tout ce qu'elle pouvait atteindre de plus élevé. Démétriade souf- frait donc au fond de son àme.

Une nuit elle se sent animée d'un grand courage ; le souvenir de sainte Agnès la décide à braver ses deux mères; le projet de mariage lui semble un oubli de Dieu et une ingratitude envers la Providence. « Ignores-tu donc, se dit « la jeune fille , qui t'a conservé l'honneur en ces jours « malheureux la maîtresse de l'univers est devenue non « la gloire, mais le sépulcre du peuple romain? Tu n'as « échappé au désastre de Rome que pour te voir reléguée « sui' un rivage étranger, et tu songerais à prendre un « mari proscrit et fugitif comme loi 1 INon, non, n'hesite

6t SAINT AUGUSTIN.

« plus ; un parfait amour de Dieu ne connaît pas la peur : (( allons au combat. » A ces mots , Démétriade rejette bien loin tous les ornements du siècle, enferme ses colliers, ses perles, ses diamants, revêt une tunique et un man- teau grossier, et court se jeter aux pieds de Juliana et de Proba. La mère et Taïeule, ravies de la résolution de leur lille, la pressent dans leurs bras , lui protestent que sa dé- cision les rend heureuses , et la louent de relever la splen- deur de sa famille par la gloire de la virginité : elles re- merciaient Démétriade de les consoler ainsj de la ruine de leur patrie.

La plus riche et la plus noble fille de l'empire romain reçut le voile virginal des mains de Tévèque de Carthage , et toute la population catholique de la ville accourut à la cérémonie solennelle. Démétriade distribua la plus grande partie de ses biens à l'Église et aux pauvres. Tel était alors l'état des opinions, que la prise de voile de la fille d'Oly- brius fut un des plus grands événements de cette époque ; non-seulement l'Afrique , mais l'Ttalie et l'Orient en reten- tirent. Saint Jérôme nous dit que Rome à demi dévastée parut reprendre une partie de sa gloire : la joie des Ro- mains, à cette occasion, aurait pu faire croire que l'armée des Goths avait été vaincue ou que la foudre avait frappé les Barbares.

<( Qu'on mette en doute, si on veut, s'écriait saint Jé- <( rôme , les récompenses promises dans le ciel à la virgi- « nité ; mais on reconnaîtra que Démétriade a déjà reçu <• de Jésus- Christ plus qu'elle ne lui a donné. Si elle avait « épousé un homme, elle n'eût été connue que d'une pro- « vince : depuis qu'elle s'est consacrée à Jesus-Christ , on « en parle par toute la terre. »

Tous les grands hommes du temps firent entendre l'ex- prcssion de leur allégresse; on \ient de voir comment le

CHAPITRE XXXIV. fi 3

cœur du vieux Jérôme s'émut à cette nouvelle; nous avons parlé de la lettre que Pelage lui-même écrivit à la petite- fille de Proba ; les grandes voix des successeurs de Pierre , Innocent 1" et Léon P"", se mêlèrent aux concerts univei'- sels des peuples chrétiens.

Juliana et Proba s'étaient hâtées d'annoncer elles mêmes à Augustin la pieuse résolution de leur fille; elles lui avaient envoyé un présent , comme s'il eût été convive au festin d'usage le jour de la consécration des vierges. L'é- xêque d'Hippone, dans sa réponse ', se félicite du message qui a devancé le vol de la renommée , et trouve plus glo- rieux de consacrera Jésus -Christ des vierges d'un sang illu.stre que de leur donner des consuls pour époux. Il est beau pour une femme , ajoute Augustin , de voir le cours des années marqué du nom de son mari; mais il est plus grand et plus beau de s'acquérir un mérite et un bonheur inaccessibles aux atteintes des ans.

Pour bien comprendre le prix que les Augustin et les Jérôme attachaient à la virginité, il faut ne pas oublier qu'indépendamment du dévouement à Jésus -Christ et de limitation de sa chaste vie, il importait d'établir forte- ment, comme un des principaux caractères du christia- nisme, le mépris des plaisirs, en face de l'ancienne so- ciété, qui avait vécu de voluptés et divinisé les grossiers penchants de l'homme : le point de départ du règne évangélique devait être une éclatante et prodigieuse abnégation dans l'ordre des choses de la terre, un spiritua- lisme surhumain qui fût une grande protestation contre le .sensualisme des mœurs païennes. Un autre motif de cette sainte ardeur pour la virginité , c'était l'idée que la ruine de l'univers était prochaine et que l'histoire humaine tou-

» Lettre CL.

64 SAINT AUGUSTIN.

chait ù sa dernière page. Il semblait que la fin de Fempire l'omain fût la fin des temps , et que la chute de Rome dût précéder de peu la chute de Tunivers. Toutes les fois qu'il se produit dans le monde une de ces profondes révolutions par lesquelles les sociétés se renouvellent, lïmagination des peuples se trouble en présence de Finconnu , et, comme elle ne découvre aucune route , elle croit que la grande armée du genre humain est près d'arriver à sa dernière étape. Dans cet état des esprits , à quoi bon le mariage et comment songer à donner la vie lorsqu'on est persuadé que chacun va mourir? Un troisième motif de cette dispo- sition des âmes dans la dernière moitié du iv'' siècle et la première moitié du \% c'étaient les calamités qui tombaient alors sur les nations. Une grande trislesse avait saisi les intelligences à la vue de tant de ruines : tous les cœurs portaient le deuil des invasions. La désolation s'était trop cruellement assise au foyer domestique pour qu'on dé- sirât vivement la perpétuité du foyer; les familles avaient trop longtemps souffert pour que le goût de la famille demeurât énergiquement au cœur do l'homme. Voilà pour- quoi , à l'époque dont nous parlons . le célibat souriait à tant de chrétiens ; voilà pourquoi l'Italie, l'Afrique et l'O- rient voyaient des monastères s'élever de toutes parts et les plus mornes déserts étonnés de la multitude de leurs hôtes.

Toutefois ni Augustin ni Jérôme ne méconnurent jamais la grandeui' du mariage; ils poursuivirent, au contraire, comme de très-coupal)les erreurs les opinions qui proscri- vaient l'union légitime de l'homme et de la femme; ils se bornent à établir, d'après l'Évangile et les Épîlres de saint Paul , que l'état virginal , dans la condition nouvelle que nous a faite la rébellion du premier bommo, est plus élevé (|U(' lét.it du maringc. Mais, nrus le répétons avec insis-

CHAPITRE XXXIV. 65

tance , Tévèque d'Hippone et le solitaire de Bethléhem ne parlaient de mariage qu'avec le plus profond respect. C'est ainsi que, dans son livre du Veuvage ' adressé à Juliana, sur sa propre demande , Augustin , tout en accordant avec l'Apôtre plus d'honneur au veuvage qu'aux secondes noces , appelle les époux des membres du Christ, reconnaît la chaste pureté du lien conjugal, et redit avec saint Paul : « Je veux « que les jeunes veuves se marient , qu'elles mettent des « fils au monde et qu'elles soient mères de famille ^ » Le sigilant pontife met Juliana en garde contre ceux ^ qui commençaient à exalter la puissance de la liberté humaine aux dépens de la grâce; il n'oublie pas Démétriade, la vierge illustre, et vante les lumières et la sainte expérience de Proba, à qui il avait écrit la lettre sur la Prière.

Il arrivait souvent à l'évêque d'Hippone d'adresser des demandes en grâce en faveur des condamnés; il avait souci de leurs intérêts immortels, et se plaçait avec amour entre lu loi et le coupable. Macedonius, vicaire d'Afrique, avait plus d'une fois accueilli les miséricordieuses sollicitations d'Augustin; il lui écrivit un jour pour lui demander si le christianisme autorisait cette disposition épiscopale à lais- ser les crimes impunis. Augustin lui répondit * qu'on dé- testait le crime, mais qu'on avait pitié du criminel, et que si on s'efforçait d'obtenir l'impunité , c'était pour donner au coupable le temps de s'amender et d'entrer dans une meilleure vie. 11 ne peut y avoir de repentir qu'en ce monde , et chacun , par delà le tombeau , demeure à jamais chargé de ce qu'il emporte de la vie présente. « L'amour

1 En tête de ce livre, qui est en forme de lettre , saint Augustin s'appelle le serviteur du Christ et des serviteurs du Christ.

2 Timoth.jV, 14.

3 Quorumdam sermunculi.

4 Lettre GLIII.

T. II. 5

06 SAINT AUGUSTIN.

« que nous avons pour les hommes, disait le grand évèque, <( nous oblige d'intercéder en faveur des criminels, de peur « que, du supplice qui finit avec leur vie, ils ne tombent « dans un supplice sans lin. » Lorsque ses prières avaient soustrait un coupable à la sévérité des lois, Augustin le soumettait à un régime de pénitence qui aboutissait à ob- tenir le pardon du Maître de toute justice. Pourquoi les évêques nauraient-ils pas intercédé pour les criminels au- près des juges , puisqu'ils intercèdent pour eux auprès de Dieu? Nous proclamons Futilité de la terreur des lois et des jugements , afin de réprimer la licence et de protéger les gens de bien ; mais ne serait- il pas permis de dire que la pénalité moderue ne porte pas un caractère assez chré- tien? En frappant le coupable , la législation actuelle ne s'inquiète que de la terre, de la société, du corps enfin, et pas du tout ou presque pas des destinées à venir et de la justice de Dieu. Notre pénalité semble régir une société de matérialistes. Nos mœurs sont trop peu chrétiennes pour que nous sollicitions l'adoucissement des peines en vue d'une pénitence qui réconcilie ici -bas le coupable avec son Dieu; mais si l'effrajant mystère de la peine de mort doit demeurer longtemps encore au milieu de nous comme une menace nécessaire, pourquoi, au lieu de précipiter l'exécu- tion d'un arrêt terrible, ne s'écoulerait -il point entre la condamnation et le moment suprême un nombre de jours qui permît d'attendre un sincère repentir dans ces âmes qu'une longue habitude du crime a profondément séparées de Dieu? Nous croyons qu'il y a quelque cliose à faire pour mettre la justice humaine en complets rapports avec les destinées immortelles de l'homme , et nous recomman- dons à l'attention religieuse des législateurs la lettre de l'évéqued'Hippone à Macedonius, pleine de considérations élevées.

CHAPITRE XXXIV. 67

Dans cette même année (41 4), Macedoniu s, écrivant à Au- gustin, lui parle des premiers livres de la Cité de Dieu,quil venait de lire et dont il était ravi. Cet ouvrage, commencé en 413, ne fut achevé qu'en 426; nous nous réservons d'apprécier ce beau et vaste monument lorsque la marche de notre récit nous conduira à l'époque nous pourrons en saisir et en contempler toutes les parties. L'impatience de ses contemporains arrachait à Augustin ses œuvres; c'est ainsi qu'en 4 1 4 il avait été forcé de livrer la première partie de la Cité de Dieu.

« J'ai lu, écrit Macedonius à l'évéque d'Hippone, j'ai « lu vos livres (les trois premiers livres) ; car ce ne sont « pas de ces œuvres languissantes et froides qui souffrent qu'on les quitte ; ils se sont emparés de moi, m'ont en- ci levé à tout autre soin et m'ont si bien attaché à eux « (puisse Dieu m'étre ainsi favorable! ), que je ne sais ce « que je dois le plus y admirer, ou la perfection du sacer- « doce, ou les dogmes de la philosophie, ou la pleine « connaissance de l'histoire, ou l'agrémenl de l'éloquence; « votre langage séduit si fortement les ignorants eux- « mêmes qu'ils n'interrompent pas la lecture de vos livres « avant de l'avoir achevée, et qu'après avoir fini ils recom- « mencent encore. »

La réponse d'Augustin à cette lettre abonde en observa- tions morales et en pensées profondes. Le goût des choses éternelles et l'amour de la vérité lui paraissent le plus sûr et le meilleur fondement de l'amitié. On trouve beaucoup de choses dans les écrits des philosophes; mais on n'y trouve pas la vraie piété, c'est-à-dire le véritable culte de Dieu, d'où naissent tous les devoirs de la vie. I t la raison de cela, c'est que les philosophes ont Voulu se fabriquer eux-mêmes une vie bienheureuse, au lieu de la demander à Dieu, qui seul peut la donner. Celui-là seul qui a fait

G 8 SAINT AUGUSTIN.

l'homme peut faire l'homme heureux. Augustin, dans cette lettre, touche légèrement à la question du pélagianisme , et parle de ces perçants et excellents génies tombés dans des erreurs d'autant plus grandes qu'ils ont couru avec plus de confiance dans leurs forces. Il montre que le bonheur des républiques et le bonheur de l'homme reposent sur les mêmes conditions.

Les erreurs de Pelage et de Celestius prenaient racine partout avaient passé les deux novateurs : Syracuse avait entendu des doctrines dont la piété chrétienne s'était étonnée ; Augustin en fut informé par un laïque de cette ville, Hilaire, à qui sa foi et ses vertus donnaient sans doute quelque autorité parmi ses concitoyens , et qui peut- être avait vu le grand évêque ; Hilaire confia son message à des Africains qui partaient du port de Syracuse pour retourner à Hippone. 11 demanda au pasteur illustre ce qu'il fallait penser de cette prétention nouvelle de pouvoir se conserver pur de toute souillure, d'observer aisément les commandements de Dieu sans le secours d'en haut , et comment il fallait juger l'opinion qui niait le péché origi- nel ; Hilaire priait aussi le saint évêque de dire s'il était vrai que les opulents de la terre ne pussent accomplir au- cune œuvre utile au salut tant qu'ils n'auraient pas distri- bué aux pauvres toutes leurs richesses. Le Syracusain po- sait d'autres questions pour lesquelles il implorait la grande lumière d'Hippone.

Augustin, dans une lettre' restée célèbre, répondit à tout, et nous l'analyserions en détail si les principales preuves et les principaux raisonnements de l'Épître à Hi- laire ne se trouvaient dans les livres contre le pélagianisme dont nous nous sommes déjà occupé. En 415, la lettre à

1 Lettre civil.

CHAPITRE XXXIV. 69

Hilaire reçut un double retentissement par la mention qu'en fit saint Jérôme dans son troisième livre Contre les péJagiens, et par la lecture qu'en fit Orose ' dans le concile de Diospolis.Aup^ustin, dans cette lettre, nomme Celestius, dont il soupçonnait la présence au pays de Sicile après avoir été accusé et confondu à Carthage. Quant à la ques- tion des riches, Augustin nous apprend que ce ne sont pas les trésors qui damnent , mais l'orgueil et le mauvais emploi de la fortune , la dureté envers les pauvres, la con- fiance dans les biens périssables. Vendre les biens qu'on a , et les distribuer aux pauvres , c'est une grande perfec- tion, mais ce n'est pas une prescription évangélique; ce que l'Évangile prescrit, c'est l'observation des commande- ments. Le mauvais riche ne fut pas condamné parce qu'il s'habillait de pourpre et de lin, mais parce qu'il s'était montré sans miséricorde envers Lazare, pauvre et couvert d'ulcères. Les chrétiens peuvent posséder des richesses à condition qu'ils n'en seront jamais possédés. Augustin a quitté le monde entier pour Jésus -Christ, puisque, sans être riche, il a quitté tout ce qu'il avait; mais il ne con- damne pas ceux qui ne vont point jusque-là. Présenter comme un devoir absolu ce qui n'est qu'un conseil de per- fection , ce serait , dit Augustin , combattre l'Écriture et non pas la prêcher.

Tout ce qui se disait et s'agitait, toutes les pensées, les rêves même aboutissaient à l'évêque d'Hippone comme à l'ambassadeur de la vérité universelle ; le monde lui deman- dait raison de chaque chose qui passait dans les intelli- gences ou les imaginations contemporaines. Évode, évêque d'Uzale, parle à Augustin d'un jeune homme, fils d'Arme- nus, prêtre de Mélone, qu'il s'était attaché en qualité de

1 'Apolog.

70 SAINT AUGUSTIN.

scribe, ou plutôt de sténographe ', et qui avait quitté ce monde à l'âge de vingt -deux ans, avec des témoignages d'une angélique piété. On cbanta autour de son cercueil, pendant trois jours , des hymnes à la louange de Dieu . et le troisième jour on offrit pour le jeune mort le saint sacri- fice de la messe ^ Le deuxième jour qui suivit le trépas du fils d'Armenus, une pieuse veuve du village de Figes vit en songe un diacre mort depuis quatre ans , préparant et ornant avec des vierges et des veuves un grand palais. « Pour qui prépare-t-on ce palais? dit la veuve au diacre. C'est pour le jeune fds d'Armenus, mort hier, » répon- dit-il. Dans le même palais, un vieillard vêtu de blanc ordonna à deux autres vieillards velus aussi de blanc, d'aller tirer du sépulcre le corps du jeune homme et de le porter dans le ciel. La villageoise vit sortir du sépulcre vide des tiges de rosiers chargés de roses vierges, ainsi nommées parce qu'elles n'étaient qu'à demi écloses. Tel fut le rêve de la pieuse veuve.

-dessus Évode demande à Augustin ce que devient l'àme en se détachant du corps grossier, et si elle ne s'unit point à quelque corps subtil , qui tienne de la nature de l'air: sans un corps qui la fasse reconnaître, l'àme pourra- t-elle être distinguée d'une autre âme? et comment Lazare sera -t -il distingué du mauvais riche? Évode voudrait sa- voir si l'àme séparée du corps conserve quelques-uns des sens que nous avons dans cette vie. Enûn, il presse le grand évêque de lui communiquer sa pensée sur les visions et les apparitions, sur les morts qui viennent à certaines heures de la nuit visiter leurs amis ou leurs proches. L'évèque

1 Erat autem strenvus in notis. Ces notes étaieut une ancienne manière d'écrire aussi rapide que la parole.

2 C'est ici une des nombreuses preuves de l'antiquité des cérémonies catho- liques pour les morts, cérémonies supprimées par les protestants.

CHAPITRE XXXIV. 71

d'Uzale dit que de saints pcrsonnaiïes du monastère d'Hip- pone, tels que Profuturus, Privât et Servilius, lui ont parlé à lui-même depuis leur mort, et lui ont annoncé des choses qui se sont accomplies.

Augustin ' trouve fort difficile la solution des questions proposées par Évode. Il ne pense pas que Tâme sorte de ce monde avec un corps, quelque subtil qu'on l'imagine ". Les apparitions nocturnes lui paraissent aussi inexplicables que les fonctions mêmes de notre intelligence. Il cite le douzième livre de son ouvrage sur la Genèse, comme ren- fermant des faits curieux en ce genre.

Augustin raconte ensuite une histoire fort extraordinaire arrivée à un médecin de ses amis, appelé Gennadius, qui, après avoir exercé son art à Rome avec éclat, demeurait alors à Carthage. Ce médecin , avant de s'élever à la piété chrétienne, avait passé par le doute au temps de sa jeu- nesse : il avait mis en question la vie future. Tandis qu'il était travaillé par ces doutes, Gennadius vit en songe un beau jeune homme qui lui dit: Suivez-moi. Gennadius se mit donc à le suivre; arrivé dans une cité inconnue, il entendit tout à coup les plus ravissantes harmonies qui eussent jamais frappé son oreille. 11 demanda au mystérieux jeune homme d'où partaient ces ineffables concerts , et ce- lui - ci lui répondit : Ce sont les hymnes des saints et des bienheureux. Gennadius s'éveilla, le songe s'évanouit. La nuit suivante, le même jeune homme apparut à Gennadius et lui demanda s'il le reconnaissait, dans quel lieu il l'avait vu et si c'était dans un rêve ou dans le réveil : le médecin répondit avec exactitude aux trois questions. Il eut le sen-

t Lettre GLIX.

2 Cette opinion de saint Augustin est contraire à la proposition de Leibnitz sur la conservation des âmes après la mort dans des infiniment petits im- mortels, et aux sentiments de Bonnet dans sa Palingênésie philosophique.

72 SAINT AUGUSTIN.

timent de son rêve dans sa conversation avec le jeune visi- teur, reconnut que son corps était dans son lit, et que ses yeux corporels étaient en ce moment fermés et immo- biles. « Avec quels yeux me voyez -vous donc mainte- nant? » lui dit le jeune homme. Gennadius hésitait à répondre.

« De même, reprit alors le radieux adolescent, de même (( qu'en cet instant vous êtes endormi dans votre lit , (( pendant que vos yeux sont clos, vous avez d'autres « yeux par lesquels vous me voyez ; de même après votre « mort, quoique les yeux de votre chair ne fassent plus « rien, il vous restera la vie et la puissance de sentir. « Gardez -vous désormais de douter de la vie après la « mort. »

C'est ainsi que la foi naquit au cœur de Gennadius. La leçon du visiteur mystérieux pourrait servir à d'autres. Ce raisonnement si simple est de nature à frapper les plus vulgaires intelligences.

Le zèle de la vérité poussait Augustin à ne laisser sans réponse aucune des lettres étaient posées des questions do philosophie ou de religion ; cette perpétuelle nécessité de répondre à tout promenait son esprit d'un sujet à un autre et l'arrachait à ses grandes œuvres. Il le 6t sentir à l'évêque d'Uzale , qui , en diverses lettres , avait multiplié les difficultés à résoudre. Évode, pour mettre Augustin à son aise, l'engageait à des réponses rapides; mais Augustin lui dit qu'il ne peut pas empêcher que ces lettres ne soient recherchées ; trop de gens les lisent pour qu'il ne prenne pas garde à ce qu'il écrit ; il est donc forcé d'y consacrer un temps suffisant. Il fallait la prodigieuse bienveillance de révèque d'Hippone pour adoucir le supplice d'être chaque jour détourné de tant de travaux importants. « Si, « lorsque j'ai quelque chose sous la main, dit saint Au-

CHAPITRE XXXIV. 73

« gustin ' h Évodc , je dois l'interrompre pour passer à de « nouvelles questions qui m'arrivent, que dois -je faire « quand surviennent des questions nouvelles au moment « je suis occupé à répondre aux dernières? Vous plait-il « que j'écarte celles-ci pour prendre celles-là , que les der- « nièrcs soient toujours les premières , et que je n'achève « jamais que les choses au milieu desquelles je n'aurai pas « été interrompu?»

Évode avait interrogé notre docteur sur Dieu et la rai- son ; c'est la raison qui fait que Dieu est: est- elle anté- rieure à Dieu, ou Dieu est -il antérieur à la raison parce quil doit être? Augustin fait observer à son ami qu'il emploie à l'égard de Dieu des termes qui ne conviennent pas; il ne faut pas dire qu'il doit être, mais qu'il est. Évode n'aurait pas posé ces difficultés sur Dieu et la rai- son s'il avait pris la peine de relire certains ouvrages d'Augustin.

(( Si vous voulez bien relire, dit-il à son ami, ce qui « depuis longtemps vous est connu , ou du moins ce qui « vous a été connu , car vous avez oublié peut - être mes a écrits sur la Grandeur de Vâme et sur le Libre Arbitre qui « ne sont que le produit de nos entretiens d'autrefois ; si , « dis- je, vous voulez bien relire toutes ces choses, vous' « pourrez éclaircir vos doutes sans avoir besoin de moi ; « il vous suffira de quelque travail de pensée pour tirer « les conséquences de ce qui s'y trouve de clair et de « certain. »

Augustin renvoie Evode à de précédentes lettres pour l'explication des apparitions et pour ce qui touche à la présence ou à l'absence de l'àme. Lorsque l'àme est occu- pée des visions qui nous viennent durant le sommeil, elle

1" Lettre CLXII.

74 SAINT AUGUSTIN.

est absente des yeux du corps. La mort même n'est qu'une absence à peu près de même nature, mais causée par quel- que chose de plus fort que le simimeil. Évode avait demandé si Dieu était visible aux veux corporels de Jésus- Christ; Augustin répond que Dieu étant tout entier partout, et toute chose corporelle se trouvant absolument contraire à sa nature, sa substance ne peut être visible, même aux yeux d'un corps glorifié.

L'origine de Tâme est un problème dont la solution précise n'appartiendra jamais peut - être à la science hu- maine. L'àme n'est pas une portion de la substance de Dieu, comme l'imaginaient les stoïciens, les manichéens et les priscillianistes. Mais descend -elle du ciel, ainsi que lont pensé tous les platoniciens et Origène lui-môme? Dieu en crée-t-il tous les jours pour les envoyer dans les corps, ou bien, selon TcrtuUien, Apollinaire et le plus grand nombre des Occidentaux, les âmes passent-elles des pères dans les enfants, de manière que Fàme naisse d'une autre âme comme le corps naît d'un autre corps? Voilà les opi- nions qui se sont partagé le monde philosophique. Marcel- lin, dont nous avons vu la lin tragique, avait interrogé -dessus saint Jérôme', qui dans l'année 411 l'invita à s'adresser au saint et docte Augustin. De son côté, l'évêque d'Hippone n'avait pris aucun parti sur cette matière; il savait bien ce qui ne devait pas être ; mais il ne savait pas ce qui était. Quand on venait l'interroger sur l'origine do l'àme, il avouait son ignorance, au risque de s'entendre dire : « Quoi ! vous êtes maître en Israël , et vous ignorez « ces choses- '! » Au commencement de l'année 415, Orose fut chargé d'aller porter à saint Jérôme les doutes

' Saint Jérôme avait traité la question de l'origine de l'àme dans ses livres Contre Rufin, en réponse à son ouvrage contre le pape Anastase. 2 5, Jean, m, 10,

CHAPITRE XXXIV. 75

d'Augustin sur l'origine de l'àrae; il était resté, l'année précédente, à Hippone, il remplit la mission que lui avaient confiée les évèqucs d'Espagne au sujet des priscil- lianistes et des origénistes. Augustin remit au prêtre espa- gnol une lettre qui forme comme un livre sur la question. 11 n'est pas de plus intéressant spectacle que celui de deux génies cherchant ensemble la vérité, s'interrogeant sur les points élevés de la philosophie religieuse, et proclamant qu'ils ont besoin l'un de l'autre.

« J'ai prié, dit Augustin au début de sa lettre, et je prie « notre Dieu, qui nous a appelés à son royaume et à sa « gloire, qu'il veuille bien rendre profitable à tous les deux « ce que je vous écris, saint frère Jérôme , pour vous cou- rt sulter. Quoique vous soyez d'un âge plus avancé que le « mien, je suis pourtant un vieillard consultant un autre « vieillard. Mais nul âge ne me paraît trop avancé pour « s'instruire, et s'il appartient aux vieillards d'enseigner « plutôt que d'apprendre, il leur convient bien mieux « d'apprendre que d'ignorer ce qu'ils doivent enseigner. « Au milieu des tourments que me donne la solution des « questions difficiles, rien ne m'est pénible comme votre « éloignement : ce ne sont pas seulement des jours et des « mois, ce sont des années qu'il faut pour vous transmettre « mes lettres ou recevoir les vôtres. Et cependant, si cela « se pouvait, je voudrais vous voir chaque jour pour vous <( parler de tout ce qui m'occupe. »

Dans cette lettre , la mystérieuse origine de l'âme est scrutée avec profondeur et une sorte d'anxiété d'esprit , Augustin incline un peu vers l'opinion de saint Jérôme, qui pensait que Dieu crée journellement des âmes à mesure que des enfants reçoivent la vie ; il ne s'attache pas défini- tivement à cette opinion , parce qu'il y trouve une grande difficulté au sujet du péché originel ; si notre âme n'est pas

76 SAINT AUGUSTIN.

engendrée par celle d'Adam, si c'est une autre àme, peut -on dire qu'elle a péché, et comment se trouve-t-elle entachée de la faute originelle? On faisait une autre objec- tion à l'opinion de saint Jérôme : pouvons-nous croire que Dieu crée des âmes pour des hommes dont il sait la \ie si courte ?

Augustin répond à ceci d'une manière magnifique. Nous pouvons, dit -il, abandonner ce secret à la conduite de Celui qui a donné un cours si beau et si réglé à toutes les choses passagères , parmi lesquelles figurent la naissance et la mort des animaux : si nous pouvions comprendre un tel ordre, nous en goûterions une délectation ineffable. Ce n'est pas en vain que le prophète a dit de Dieu : // conduit les siècles avec harmonie. C'est pour faire sentir aux créa- tures mortelles quelque chose de cet ordre ravissant, que Dieu leur a donné la musique. Si le compositeur habile sait la durée qu'il faut accorder à chaque son pour que la succession des notes produise un bel ensemble, à plus forte raison Dieu , dont la sagesse est supérieure à tous les arts , a marqué pour la naissance et la mort des êtres des espaces de temps qui sont comme les syllabes et les mots de cet admirable cantique des choses passagères ; il leur a donné plus ou moins de durée, selon la modulation qu'il a conçue d'avance dans sa prescience éternelle. La chute de la feuille d'un arbre et la chute d'un cheveu de notre tête appar- tiennent à cet ordre merveilleux ; combien plus doivent y appartenir la naissance et la mort de Ihomme , à qui Dieu accorde des jours plus ou moins nombreux, selon ce qu'exige l'harmonie de l'univers !

A la fin de sa lettre, Augustin, parlant à Jérôme de son ignorance de l'origine de l'àme , lui dit : « Il y a beaucoup « d'autres choses que je ne sais point ; il y en atant, que je « ne puis ni les mentionner ni les compter. »

CHAPITRE XXXIV. 77

Augustin remit à Orose pour saiut Jérôme, en même temps que sa lettre sur l'Origine de l'Ame , une lettre sur ce passage de saint Jacques : « Celui qui ayant gardé toute « la loi , vient à la violer sur un seul point , est coupable « comme s'il l'avait violée en tout'. » Au milieu d'une foule d'aperçus philosophiques et religieux , le grand évèque exprime par une belle comparaison le vrai caractère du progrès de l'homme dans la science des choses d'eu haut ; cette comparaison rectifie une erreur des stoïciens refusant de croire à toute sagesse qui n'est pas montée à l'état de perfection. Selon eux, l'ignorance et les vices sont comme une eau profonde, et la sagesse est comme l'air (|u'on respire par- dessus: tant qu'on n'est pas sorti de l'eau, on n'est pas sauvé. Telle n'est point la marche de l'homme dans l'étude de la sagesse. Augustin nous apprend qu'on ne passe pas du vice à la vertu comme on s'élève tout à coup du fond de l'eau à la libre et pure région de l'air ; ce passage est lent et gradué, pareil à celui d'un homme qui va des ténèbres à la lumière ; à mesure qu'il sort des pro- fondeurs de la caverne , l'ombre devient moins épaisse , et chaque pas qui le rapproche de l'entrée le rapproche de la lumière : dans cette marche, l'homme garde à la fois quelque chose de lumineux et d'obscur, qui participe du point vers lequel il se dirige, et du lieu d'où il sort. La manière d'Augustin rappelle entièrement ici la manière de Platon ; plus d'une fois le génie africain se fait grec par la poésie de l'expression.

Ainsi la correspondance de l'évéque d'Hippone nous initie aux mouvements de son àme , aux pulsations de sa pensée, aux intimes variétés de cette grande vie qui se li- vrait aux besoins religieux de tout un siècle.

1 il, 10.

SAINT AUGUSTIN.

CHAPITRK XXXV

Du livre de la Nature et de la Grâce.— Du livre de la Perfection de la jus- tice de l'homme.— Lettre à Maxime de Téuès. Les douze livres sur le sens littéral de la Genèse i. Explication des Psaumes.

415-416

Il y a presque toujours dans la vie d'un homme des faits personnels qui déterminent ses opinions en ce qu'elles ont de plus arrêté. Depuis Fâge de raison jusqu'à trente ans, Augustin, réduit à ses propres forces, aux seules ressources de son esprit, roule d'impuissance en impuissance, d'er- reur en erreur; en cheminant avec les lumières purement humaines , il fait tout le tour des aberrations philosophi- ques, et ne découvre rien qui le tire du vide immense dans lequel il s'agite. Ce n'est que par un visible secours divin ({u'enfin il arrive à la possession de la vérité. De ce long et inutile travail, de ces recherches opiniâtres et vaines, le fils de Monique conclut que l'homme tout seul ne peut rien pour s'élever aux choses éternelles. Ce sentiment, conforme à la révélation chrétienne, se produisit énergi- quementdans le livre des Confessions, bien avant l'appari- tion du pélagianisme ; et lorsque Pelage, Celestius et leurs adhérents voulurent ne voir dans la grâce que la connais- sance du bien et la faculté de choisir, Augustin s'arma contre eux de toute la puissance d'une profonde conviction personnelle, évidemment appuyée d'ailleurs sur l'autorité des Livres saints.

Deux jeunes hommes , nobles et lettrés , Timase et Jacques, avaient été disciples de Pelage et s'étaient sépa- rés du monde; mais ils avaient sucé l'hérésie en même

i De Genesiadlitteram.

CHAPITRE XXXV. 79

temps que Fainour des vertus chrétiennes , et s'étaient dé- clarés les ennemis de la ^rAce. Augustin les tira de l'erreur. Timase et Jacques communiquèrent à l'évèque d'Hippone un ouvrage de Pelage en forme de dialogue, la grâce était immolée au profit de la nature ; ils lui demandèrent instamment de le réfuter. Augustin ne se détournait qu'a- vec peine de ses œuvres commencées ; mais cette fois il quitta tout , et avec empressement , pour combattre direc- tement l'homme dont l'enseignement antichrétien égarait les consciences. 11 s'abstint pourtant de nommer Pelage , dans un intérêt de charité , et afin de ne compromettre par aucune irritation son retour à la vérité catholique. Dans notre analyse du livre de la Nature et de la Grâce , comme dans l'analyse de tous les ouvrages qui suivront sur la question pélagienne, nous aurons toujours soin de nous défendre des répétitions : Augustin était souvent forcé de levenir sur les mêmes raisonnements et les mêmes vérités ; mais nous n'avons pas la même nécessité vis-à-vis de notre lecteur.

La raison de la foi chrétienne , c'est de comprendre que la justice de Dieu ne consiste pas dans les comman- dements de la loi , mais dans le secours de la grâce de Jésus -Christ. Si on pouvait vivre avec une parfaite jus- tice sans la foi en Jésus -Christ, cette foi ne serait point nécessaire au salut, et dès lors on pourrait se demander pourquoi Jésus- Christ est mort. La mort du Sauveur se- rait vaine si elle n'avait pour but la justification et la dé- livrance de la nature humaine. La nature de l'homme fut créée saine et pure; depuis la rébellion primitive elle a besoin d'un médecin. Le secours de Jésus- Christ, sans lequel il n'est pas de salut , n'est pas le prix du mérite ; mais on le reçoit gratuitement , et voilà pourquoi on l'ap- pelle grâce. Tous ayant péché , la masse du genre humain

80 SAINT AUGUSTIN.

aurait pu être condamnée sans injustice de la part de Dieu ; l'Apôtre nomme avec raison les élus des vases de miséricorde , et non pas des vases de mérite. Tels sont les principes que Févéque d'Hippone proclame dans les der- niers chapitres du livre de la Nature et de la Grâce.

Pelage ne se bornait point à soutenir que l'homme pour- rait être sans péché ; mais il soutenait encore que l'homme ne saurait être coupahle, à moins qu'il ne fût en son pouvoir de se maintenir exempt de faute '. Augustin répond par l'exemple des petits enfants auxquels est fermée la porte du royaume des cieux , lorsqu'ils n'ont pas eu le bonheur de recevoir le baptême ; il ne dépendait pas d'eux pourtant d'être purifiés ou de ne l'être pas dans l'eau régénératrice. Une équivoque de Pelage avait fait d'abord espérer à Augustin que le novateur admettait la grâce comme con- dition indispensable de la justification. Mais plus tard l'évêque reconnut que la grâce de l^élage n'était que le libre arbitre et la connaissance de la loi. Pelage invitait à demander pardon à Dieu des péchés commis , et se tai- sait sur la nécessité de prier pour éviter les fautes à l'a- venir. Augustin lui cite ces paroles de l'Oraison domini- cale : Ne nous induisez point en tentation. Les péchés , disait Pelage, ne sont pas des substances, et ne peuvent pas vicier.

« 0 frère ! s'écrie Augustin , il est l)on de vous souvenir « que vous êtes chrétien ! Peut-être sufiirait-il de croire « ces choses; mais cependant, comme vous voulez dispu- « ter, il ne serait pas mauvais , mais il serait utile d'avoir « précédemment la foi. Ne pensons pas que le péché ne « puisse pas vicier la nature humaine ; mais sachant par « les divines Ecritures que notre nature est corrompue ,

1 Nam si idcirco taies t'uevuiil, quia aliud esse non potuerunt, culpa ca- rem.

CHAPITRE XXXV. 81

(( cherchons plutôt comment cela s'est fait. Nous avons « appris déjà que le péché n'est pas une substance; mais « ne pas manger, ce n'est pas non plus une substance, et « cependant le corps, s'il est privé de nourriture , languit, « s'épuise, se brise tellement que la durée d'un tel état lui « permettrait à peine de revenir à cette nourriture dont la <( privation l'a vicié. C'est ainsi que le péché n'est pas une « substance; mais Dieu est une substance et une substance « souveraine , et la seule nourriture vraie de la créature « raisonnable ; eu se retirant de lui par la désobéissance , « et refusant par faiblesse de puiser et de se réjouir il « devait , entendez le prophète s'écrier : Mon cœur a été « frappé et s'est desséché comme la paille, parce que j'ai ou- (I blié de manger mon pain '. »

La mort , disait Pelage , n'est pas une peine du péché , puisque Jésus -Christ est mort. Augustin répond que la mort, comme la naissance du Sauveur, n'a pas été une con- dition de sa nature , mais une puissance de sa miséricorde ; sa mort a été le prix de la rédemption des hommes. L'évéque d'Hippone montre tour à tour que quelque chose de bon peut sortir du mal , que l'orgueil de l'homme l'empêche de comprendre un certain ordre de vérités et qu'il serait plus utile de prier pour les hérétiques que de disputer avec eux. Il n'est pas vrai de dire que le péché a été nécessaire pour qu'il devint une cause de miséricorde : plût à Dieu que le mal ne fût point entré dans le monde et que nous n'eus- sions pas eu besoin de la miséricorde d'en haut ! Dieu est le médecin suprême de nos infirmités; mais, pour nous guérir, il ne prend conseil que de sa sagesse. Dieu nous laisse quelquefois : c'est pour que la chute qui suit cet abandon nous apprenne à réprimer notre orgueil et à

1 Cha[i. XX.

82 SAINT AUGUSTIN.

mettre en Dieu seul notre confiance. L'orgueil est le com- mencement de tout péché : « Vous serez comme des dieux, » dit à nos pères l'antique serpent.

« De quelle manière, disait Pelage, les saints ont -ils « quitté la vie? est-ce avec péché ou sans péché? » Cette question cachait un piège : si on répond : Avec péché, la damnation frappe les saints ; si on répond : Sans péché , Pelage conclura que l'homme peut être exempt de fautes, au moins aux approches de la mort. Tout pénétrant qu'il est, dit Augustin , il n'a point réfléchi que ce n'est point en vain que les justes eux-mêmes répètent dans leur oraison : Pardonnez- nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Le Seigneur Jésus-Christ , après avoir enseigné à ses disciples son oraison , avait ajouté : « Si « vous pardonnez aux hommes leurs offenses , votre Père « vous pardonnera aussi vos péchés. » Grâce à ce spirituel encens de la prière que nous hrùlons chaque jour sur l'au- tel de notre cœur élevé vers Dieu , s'il n'est point en notre pouvoir de vivre sans péchés , il nous est au moins permis de mourir sans péché : le pardon divin vient couvrir les petites fautes d'ignorance ou de faiblesse. Pelage reproduit la liste des justes de l'Écriture qu'il suppose avoir vécu sans péché. Augustin proclame qu'un seul de ces personnages a passé des jours exempts de toute souillure : c'est Marie, Mère du Kédempleur. Les autres saints personnages de l'Écriture , si on les interrogeait , répondraient d'une voix par ces paroles de saint Jean : « Si nous disons que nous (( n'avons point de péché , nous nous trompons nous- mêmes, et la vérité n'est point en nous '. » Pelage pré- tend que si Abel avait péché , l'Écriture eût rapporté ses fautes comme elle a rapporté celles d'Adam, d'Eve et de

1 Saint Jean, l, i, 8.

CHAPITRE XXXV. 83

Caïn. Augustin fait observer que les Livres sacrés ne pou- vaient pas raconter la multitude de fautes légères qu'un homme peut commettre daus sa vie. En revenant à la ques- tion de savoir si ou peut se maintenir pur, Augustin re- marque qu'il ne s'agit pas maintenant de notre nature telle qu'elle a été primitivement formée, mais de la nature cor- rompue; il s'agit de l'homme que les voleurs ont laissé à demi mort sur le chemin, couvert de blessures , et qui ne saurait remonter au sommet de la justice d'où il est tombé : on lui panse encore les plaies, quoiqu'il soit déjà dans riiô- tellerie '. Pelage s'armait de quelques passages de Lactance, de saint Hilaire, de saint Ambroise, de saint Chr^sostome, de saint Jérôme et d'Augustin lui-même; l'évéque d'Hip- pone explique ces divers passages et leur restitue leur signitication catholique.

Nous ne connaissons l'ouvrage de Pelage que par les citations qu'en fait Augustin dans le livre de la Nature et de la Grâce. Obligé de soutenir sa doctrine par le témoi- gnage de l'Écriture et des Pères, Pelage multiplie les ambiguïtés et les subtilités ; son rationalisme, emprisonné dans le cercle des livres inspirés, ne se maintient qu'à la faveur de la nuit de certains passages ; il ne vit qu'à l'aide des violences qu'il fait subir aux mots. On sent que la vé- rité des Livres saints et de la tradition enveloppe Pelage de replis et de nœuds auxquels il s'efforce en vain de s'arra- cher; il y demeure enlacé et tombe d'épuisement sous l'étreinte de la vérité victorieuse. Augustin chasse avec sa lumière toutes les ombres se cantonne l'hérésiarque breton; il remet au service de la foi toutes les paroles dont le novateur abuse, enlève à Pelage les armes que celui-ci avait dérobées à l'arsenal des Écritures, et le

1 Chap. XLi, 50.

84 SAINT AUGUSTIN.

jette, solitaire et nu , au pied du dogme catholique triom- phant !

Timase et Jacques reçurent avec une vive joie le livre composé à leur prière ; plus forts et plus consolés après cette lecture , ils disaient avec le Psalmiste : « Dieu a « envoyé sa parole et les a guéris '. » Ils admirèrent com- ment Augustin avait relevé jusqu'aux moindres détails de Fouvrage de Pelage. Mais ils éprouvèrent le regret que ce livre excellent leur fût parvenu trop tard pour être mis entre les mains des hommes qui en auraient eu le plus de besoin : ces hommes , au nombre desquels se trouvait peut- être Pelage, étaient partis; mais les deux jeunes catholiques espèrent que Dieu, qui veut éclairer et sauver toutes les créatures formées à son image , fera parvenir aux esprits égarés ce bienfait de sa grâce. Timase et Jacques étaient déjà sortis de l'erreur parla parole delévéque d'Hippone; ils se félicitent qu'une explication plus étendue les ait mis dans le cas d'instruire les autres.

Le livre ou la lettre sur la Perfeclioti de la justice de l'homme appartient, comme le livre de la Nature et de la Grâce, à l'année 4-15. Augustin n'ayant point parlé de ce travail dans la Revue de ses ouvrages , il a fallu le témoi- gnage positif de Possidius et aussi les témoignages de saint Viilgence et de saint Prosper pour l'attribuer à l'évéque d'Hippone. L'auteur du livre de la Perfection de la justice de l'homme ne repousse pas absolument l'opinion de ceux qui prétendaient qu'un chrétien i)ouvait, avec hi grâce de Dieu, se deléndre de toute souillure en ce monde; cette opinion fut condamnée parle concile de Cartbage en 4 18, ce qui assigne au livre dont il s'agit une date antérieure à la date du concile. Possidius le i)lace vers la fin de l'an-

i Vs. cvij 20.

CHAIMTKK XWV. 85

née 415, entre le livre de la Nature et de la Grâce et le livre des Actes de Pelage. Ce travail, adresse aux évèques Eu- trope et Paul , est uue réponse à uu écrit de Celestius , apporté de Sicile, et qui avait pour titre : Définition quon dit être de Celestius. C'est peut-être au sujet de cet écrit que saint Jérôme montrait Celestius se promenant, non point sur les épines des syllogismes , mais sur les épines des solé- cismes. L'ouvrage d'Augustin est une réponse à une série de questions ou de raisonnements posés par le novateur. >ous reproduirons ce qui a trait aux questions les plus importantes.

« Le péché nous est-il naturel ou accidentel?

Le péché n'est pas naturel , mais provient d'une nature corrompue.

Le péché est-il un acte ou une chose?

Le péché est un acte comme la claudication est un acte. L'homme boitera tant que son pied ne sera pas guéri ; de même il y aura péché tant que Ihomme intérieur n'ar- rivera point à la guérison.

L'homme doit- il être sans pèche *^ Sans doute il le doit. S'il le doit , il le peut. S'il ne le peut pas , il ne le doit pas. »

La comparaison du boiteux va nous aider à répondre. Quand nous voyons un boiteux qui peut être guéri , nous disons avec raison : Cet homme ne doit pas boiter ; et s'il le doit , il le peut. Cependant il ne saurait se guérir au gré de sa prompte volonté ; il faut que les soins de la médecine viennent à son secours. Jésus- Christ est descendu pour venir en aide aux malades de la terre.

« Comment l'homme pèche-t-il? est-ce par la nécessité de la nature ou par son libre arbitre? Si c'est par nécessité de nature, l'homme n'est pas coupable; si c'est par libre arbi.tre, c'est de Dieu qu'il l'a reçu, et que devient alors la

86 SAINT AUGUSTIN.

bonté d'un Dieu qui incline l'homme plus facilement au mal qu'au bien ? »

L'homme pèche par son libre arbitre. Mais une corrup- tion pénale a changé la liberté humaine en une sorte de nécessité qui fait pousser vers Dieu ce cri : Tirez- moi de mes nécessilés \ Placés sous leur empire, ou bien nous ne pouvons pas comprendre ce que nous voulons, ou bien nous ne pouvons pas accomplir ce que nous avons compris. Le Libérateur a promis la liberté aux crovants. « Vous se- rt rez libres, a-t-il dit, quand le Fils vous aura délivrés. » Vaincue par le vice dans lequel elle est tombée volontaire- ment, la nature a perdu de sa liberté. Voilà pourquoi l'Écri- ture a dit : On est V esclave de celui par qui on a été vaincu. De même que ce sont les malades, et non pas les gens bien portants, qui ont besoin du médecin; de même ce sont les esclaves, et non pas les hommes libres, qui ont be- soin d'un libérateur. La santé de l'àme, c'est sa vraie liberté.

Nous bornerons ici cette analyse. Les solutions données aux autres questions de Celestius se retrouvent dans les précédentes parties de notre travail. L'éternelle objection c'est l'inutilité de la volonté humaine dans un ordre moral tout est subordonné à la volonté de Dieu seul; Au- gustin répond toujours que la volonté humaine est faible et malade depuis la chute , mais qu'elle n'est point vaine et ({u'elle peut encore remonter à la justice avec le secours divin.

Tous les traits qui révèlent les usages de ces temps re- culés doivent entrer dans notre œuvre. Augustin avait écrit en son nom et au nom d'Alv pe à Maxime, médecin deXenès (l'ancienne Cartenna) pour le féliciter d'être sorti de l'a-

1 De necessitatibus meis educ me. Ps. sxiv, 17.

CHAlMTHb: X.XXV. 87

rianisme et l'inviter à ramener à la foi chrétienne ceux de sa maison dont l'eloijinement de l'Église était son ouvrage. Peu de temps après , un billet de l'évèque d'Hippone à Pé- régrin, évéque de Ténès, le priait d'avertir Maxime au sujet de la forme de la lettre qu'il lui avait adressée : les tablettes ou le parchemin était écrit des deux côtés. Au- gustin veut faire prévenir Maxime qu'il est dans la coutume d'écrire ainsi aux évêques et même aux laïques avec qui il entretient des relations familières; il ajoute que de cette manière les lettres sont plus tôt faites et d'une plus facile lecture. On n'écrivait que sur un seul côté du parchemin les lettres de cérémonie.

>^)us avons vu que l'impatiente admiration des hommes laissait à peine à Augustin le temps d'achever j-es ouvrages. Mais il en est un que le grand docteur put défendre pen- dant quatorze ans contre les instances de ses amis, c'est l'ouvrage sur le sens liilèral de la Genèse, composé de douze livres , terminé dès l'année iOl , et qui ne fut publié qu'en 415. Comme la matière était semée de difficultés, Augustin saisissait chaque instant de loisir pour corriger son œuvre. Dans sa Revue ', l'évèque d'Hippone met cet ouvrage beaucoup au-dessus du livre imparfait 5i(r la Genèse, qu'il composa lorsi|u'il était simple prêtre ; mais il confesse qu'en beaucoup d'endroits il cherche plutôt la vérité qu'il ne la trouve , et que ce travail renferme plus d'hésitations que de certitudes. Son but était de faire voir que la lettre même de la Genèse n'offre rien qui ne puisse être vrai. Les douze livres contiennent seulement l'explication des trois premiers chapitres de la Genèse ; chaque mot de cette mer- veilleuse histoire de la création appelait de longs discours. Le pénétrant commentateur s'est arrêté au verset 23 du

'l.iv 1, chap. xviii.

88 SAINT AUGUSTIN.

troisième chapitre , qui nous montre le premier homme chassé du paradis. Le douzième et dernier traite du paradis pu du troisième ciel de saint Paul, des visions et des pres- sentiments prophétiques.

De magnifiques éclairs de génie brillent dans le com- mentaire d'Augustin sur la création. Bossuet, dans les premières pages du Discours sur l Histoire universelle, s'est inspiré des passages révéque d'Hippone nous montre la Trinité éternelle créant l'univers et l'homme. Augustin , dans sa justification du récit de Moïse , a deviné des points dont la science moderne a reconnu l'exactitude. Le grand docteur établit que c'est l'opération de Dieu qui donne à chaque créature son mouvement et lui conserve l'existence : il n'en est pas du monde comme d'un édifice qui subsiste quoique la main de l'architecte n'y apparaisse plus ; si Dieu cessait de gouverner le monde , le monde cesserait d'exis- ter '. Augustin inclinait à penser que les jours de la créa- tion n'étaient pas des jours comme les nôtres; il croyait que Dieu a tout créé à la fois. Milton aurait pu apprendre à connaître les anges en lisant le cinquième livre sur la Genèse; l'évèque d'Hippone marque leur création au pre- mier jour, qui fut le jour de la création de la lumière. Son opinion sur le paradis terrestre , c'est qu'il a réellement existé ; il permet qu'on lui donne un sens spirituel ; mais il condamne l'opinion qui n'y verrait qu'une pure allégorie". Augustin n'adopte aucun sentiment sur le lieu a pu être situé le paradis terrestre , et ne juge pas les hommes ca- pables de résoudre cette question. Le dixième livre roule tout entier sur l'origine de l'àmc. Dans sa lettre à saint .lérôme, Augustiu paraissait se rapprocher de l'opinion qui admettait une création journalière des âmes à mesure que

1 Liv. IV.

2 Liv. VIII.

CHAIMTHE XXXV. 89

des enfants reçoivent la vie ; dans le dixième livre sur la Genèse, il semble pencher vers l'opinion qui fait naître une àme dune autre àme. Cette question , qui occupait vive- ment alors l'Afrique et lOrient, est creusée à fond. Toute- fois Auiiustin ne se prononce pas. Ce beau génie, que pas- sionnait si prodigieusement l'amour de la vérité , n'est jamais plus admirable que dans l'aveu de son ignorance.

Dans le onzième livre , le grand évêque demande pour- quoi Dieu a permis la tentation d'Adam , et répond que l'homme eût été moins digne de louange si sa fidélité n'eût pas été mise à l'épreuve. Il croit que le diable, tombé par l'orgueil, était un ange inférieur aux bons anges. La sou- mission de la femme à l'égard de son mari lui parait une expiation de sa faute.

. Que d'idées et d'observations , que de choses dans ces douze livres! Mais nous craindrions de nous aventurer trop avant sur l'océan théologique.

Il se présente ici un autre travail d'Augustin qui donne- rait matière à une longue appréciation, si notre rôle d'his- torien ne nous traçait point d'infranchissables limites; c'est le beau travail sur les Psaumes , YExplicalion ' des can- tiques du royal prophète, faite presque toujours devant le peuple à Hipponeou à Carthage, remarquable au plus haut degré , moins par la forme que par la solidité de la morale . la grandeur des pensées et la variété des enseignements religieux.

Augustin s'élève parfois à une forte éloquence. Il sem- blait parler pour notre époque lorsqu'il faisait entendre ces mots- : (< Maintenant ils voient 1 Église et disent: \i\\e va « mourir, et bientôt son nom sera effacé ; il n'y aura plus « de chrétiens , ils ont fait leur temps. Or, pendant que

' Enarrationes in Psalmos. Tome IV des Œuvres de saint Augustin. 2 Sur le Ps. Lxx , 12.

90 SAINT AUGUSTIN.

« ces hommes disent toutes ces choses, je les vois mourir « chaque jour, et l'Église demeure toujours debout, an- « nonçant la puissance de Dieu à toutes les générations « qui se succèdent. » Ailleurs ', il commente cette parole du prophète sur les impies : Leurs chefs, leurs juges sont absorbés par la pierre. « Or, la pierre c'est Jésus -Christ , ajoute Augustin. Aristote était un grand maître; mais approchez-le de cette pierre, il est absorbé' Autrefois on disait de lui : Le Maître a parlé, et aujourd'hui on dit : Le Christ a parlé, et Aristote tremble au fond de son tombeau. Pythagore et Platon étaient aussi de grands philosophes ; faites-les avancer, fipprochez - les de cette pierre , comparez leur autorité à celle de TÉvangile, comparez ces hommes superbes à un pauvre crucitic. Disons -leur : Vous avez- écrit vos sentences dans les cœurs orgueilleux, et lui (le Christ) il a planté sa croix sur le front des rois ; puis il est mort et il est ressuscité ; mais vous êtes morts vous aussi , et je ne veux pas chercher comment vous ressusciterez. Ils sont donc absorbés par cette pierre , et leur science ne pa- raît de quelque valeur que si on évite de la comparer à l'Kvangile. » Dans son commentaire du psaume cxlviii , l'évéque d'Hippone nous dit que les créatures sans intelli- gence louent Dieu, parce qu'elles sont bonnes et que, de- meurant dans l'ordre établi , elles contribuent à la beauté de l'univers; il ajoute admirablement que Dieu est surtout glorifié par ces sortes de créatures, lorsque des êtres intel- ligents les contemplent.

L'illustre docteur, selon les temps, les circonstances et l'inspiration , commentait en présence des fidèles tel ou tel psaume , et , plus occupé d'instruire que de briller, il tirait de chaque parole de David d'abondantes et utiles leçons.

I Sur le l>s. CXI, 19.

CHAPITRE XXXV. 91

Il recula loniitcmps devant le psaume cxviii, tant lui avaient paru profonds les mystères renfermés dans ce cantique! Ce fut le dernier qu'il commenta; l'explication des cent cin- quante psaumes s'achevait ainsi en 'i 16. Possidius observe que les commentaires dictés sont les plus courts ; on a re- marqué aussi que ceux-là offrent le moins d'animation. Le cœur et le génie d'Augustin se répandaient mieux devant la multitude qui l'écoutait. la parole de l'évéque embrasait alors les fidèles comme la parole du Sauveur embrasait le cœur de ses disciples attentifs à l'explication des Écritures. Saint Fulgence conçut le dessein de quitter le monde en lisant le commentaire du psaume \xxvi,oùle grand docteur retrace les terreurs du jugement dernier. Le travail sur les Psaumes a été fait d'après la version des Septante; Augustin ne possédait pas encore la version de saint Jérôme; l'étude du texte des Septante, la comparaison des éditions latines et des diverses leçons précédaient ses propres commen- taires ; le docteur s'attache d'ordinaire au sens allégorique et spirituel. Oserait -on lui reprocher de n'être pas tou- jours conforme au sens du texte hébreu tel que l'a repro- duit saint Jérôme? Quelques inexactitudes pour le sens littéral sont d'un poids bien léger à côté de ces trésors de pensées et de préceptes de morale répandus à pleines mains. L'obscurité des Ecritures, au lieu d'enchaîner la marche d'Augustin, l'aide en quelque sorte à multiplier les richesses de ses enseignements salutaires.

Cassiodore, dans le prologue de ses commentaires sur les Psaumes, avoue qu'il a eu souvent recours au grand évèque d'Hippone au milieu des incertitudes de son travail , et qu'il a tiré des ruisseaux de cette mer. 11 applique à Au- gustin ce qui a été dit d'Homère sur la difficulté de lui arracher quelque chose de ses pensées. « Augustin , ajoute ♦t Cassiodore, est un maître illustre dans tous les genres,

92 SAINT AUGUSTIN.

« et , ce qui est rare dans la fécondité , il est prudent dans « la dispute. Il coule comme une fontaine d'eau pure que « rien ne souille; mais s'avançant toujours daus linte- « iîrité de la foi, il ne laisse aux hérétiques aucun mo^en « de résistance ; on le trouve tout catholique, tout ortho- « doxe ; et , resplendissant du plus doux éclat dans l'Église « du Seigneur, il se montre à nous environné des rayons « mêmes de la divine lumière. »

Boccace avait envoyé à Pétrarque V Explication des Psaumes par Augustin; Pétrarque, ravi, le remerciait de ce présent magnifigue et insigne dans une lettre 'mémorable: « Désormais , lui dit -il , je naviguerai avec plus de sûreté <( sur la mer de David; j'éviterai les écueils; je ne serai « épouvanté ni par les flots des expressions ni par le choc (' des phrases qui se brisent. » Le divin génie d'Augustin sera son guide et son appui au milieu des tempêtes de cette mer si difficile. L'esprit et le zèle d'Augustin apparaissent à Pétrarque comme des prodiges dont sa raison est con- fondue ; cet homme longtemps charmé par les choses de la terre , connaissant tout à coup si profondément les choses du ciel, cet Africain mauiaut avec tant de puissance la Jaugue romaine, cette incomparable fécondité au milieu des embarras des devoirs episcopaux, sont pour Pétrarque de.s sujets de stupeur; il dit à son ami qu'il ne peut déta- cher ses yeux de l'ouvrage de l'évêque d'Hippone, et qu'il en dévore les beautés nuit et jour.

En exprimant son admii'ation pour les commcutaircs d'Augustin sui'les Pifaumes, Pétrarque a exprimé la nôtre, et nous nous taisons après lui.

1 Epist. variar. XXII.

CHAPITRE XXXVI. 93

CHAPITRE XXXVI

Conciles contre les pélagiens et décrets d'Innocent I<^f. Les quinze livres sur la Trinité. Les cent vingt - quatre traités sur l'Évangile de saint Jean , . et les dix traités sur la première Épitre de cet apôtre.

4 16

L'Église d'Afrique a beaucoup fait pour le christianisme; mais sa plus grande gloire est d'avoir signalé d'abord et vaincu ensuite le pélagianisme. Sentinelle de l'univers catholique, 1" Afrique avertissait de l'approche do lennemi, le reconnaissait malgré ses déguisements et ses ruses, et, ne se bornant pas à crier: Aux armes! elle triomphait ellé-mcme des attaques dirigées contre la gloire de Jésus- Christ. Le génie et le zèle de l'Église africaine dans la guerre pélagienne se sont personnifiés dans Augustin, à qui lange de la foi chrétienne semblait redire ses plus su- blimes secrets.

>ous avons eu occasion défaire remarqueras différences de caractères entre Celestius et Pelage , l'un net et hardi dans sa doctrine, l'autre enveloppant son erreur de finesses perfides et de détours menteurs. Aussi le concile de Car- thage de 411 n'eut pas de peine à atteindre la pensée de Celestius et à le convaincre d'hérésie. Il n'en fut pas de même de Pelage dans les assemblées de Jérusalem et de Diospolis ou Lvdda, la première à la fin de juin !»15, la seconde au mois de décembre de la même année : à force de réticences, de tortuosités et de défaites, le novateur échappa à une condamnation. D'ailleurs la réunion à Jéru- salem , que nous ne \ oulons pas appeler un concile et dont aucun acte ne fut écrit, avait pour président levéque Jean, peu porté à favoriser les adversaires de Pelage et plutôt disposé à (aire pencher la balance contre eux. Orose, qui

94 SAINT AUGUSTIN.

eut la double gloire d'être l'ambassadeur de FÉglise d'Es- pagne auprès d'Augustin et l'ambassadeur d'Augustin au- près de Jérôme, se présenta dans l'assemblée de Jérusalem avec plus de lumières qu'aucun des prêtres présents ; il parla du concile de Carthage qui avait condamné Celestius, annonça le livre de la Nature et de la Grâce, et donna lec- ture de la lettre de l'évêque dHippone à Hilaire de Syra- cuse ; il put invoquer aussi l'autorité de saint Jérôme dans sa lettre à Ctésiphon et dans ses dialogues. Le prêtre espa- gnol dut souffrir lorsque l'assemblée ayant demandé à Pelage s'il reconnaissait avoir enseigné la doctrine com- battue par l'évêque dHippone, le moine breton répondit : Qu'ai -je affaire d'Augustin? Une soudaine indignation saisit tous les assistants, excepté l'évêque Jean, dont l'au- torité put seule empêcher l'expulsion du novateur irres- pectueux. L'évêque de Jérusalem crut pouvoir pardonner et prendre sur lui l'injure faite au grand homme d'Afrique en disant : Je suis Augustin! Orose osa lui dire : « Si vous « repr^'sentez ici la personne d'Augustin, représentez « aussi ses doctrines. » L'évêque Jean parlait en grec , Pelage parlait dans cette langue; mais Orose ne s'exprimait qu'en latin; l'interprète qui servait d'intermédiaire, cou- pable d'infidélité, embrouillait toutes les questions. Orose reconnut l'impossibilité de faire triompher la vérité dans des conditions pareilles; il demanda que l'hérésie, plus connue chez les Latins, fût soumise à des juges latins, et l'évêque Jean décida que la cause serait portée au tribunal du pape Innocent 1".

Pelage eut meilleur marché de l'assemblée de Diospolis , non pas au profit de sa doctrine, mais à son profit person- nel. Les choses avaient été conduites de telle manière que ni Héros d'Arles et Lazare d'Aix, accusateurs de Pelage, ni Orose, ne purent se trouver à la réunion : il est permis

CHAPITRE XXXVI. 9^

lie penser que révéque de Jérusalem ne fut pas complète- ment étranger aux décisions qui amenèrent l'absence de ces trois hommes importants. On fit lecture du mémoire des deux évêques de Provence; mais les quatorze évoques du concile ne comprenaient pas le latin : il fallut traduire en grec le mémoire. Pelage possédait la langue grecque comme sa langue maternelle; il répondit avec aplomb et facilité à toutes les questions qu'on lui adressa. Comme personne de ceux qui étaient présents ne put mettre sous les yeux de Pelage ses propres écrits et que la conférence se passa en demandes et en réponses , le moine breton, dé- sertant ses propres doctrines, marchant de mensonge en mensonge pour gagner du temps et mieux tromper les ca- tholiques, atiathématisa successivement tous les points de son hérésie; il ne craignit pas d'abandonner Celestius comme un novateur dont il n'avait souci, et condamna si bien son disciple, que l'assemblée des évêques proclama son orthodoxie.

L'intérêt de la vérité religieuse préoccupait Augustin avant tout. Jean, évêque de Jérusalem, inspirait aux fidèles (juelque défiance; il pouvait avoir besoin d'être éclairé, [/évêque d'Hippone lui écrivit', joignant à sa lettre un exemplaire du livre de la Nature et de la Grâce, et de- mandant à Jean une copie des actes du synode de L\dda.

Augustin a pu dire avec vérité que dans l'assemblée de Diospolis on n'a pas absous l'hérésie, mais l'homme qui niait l'hérésie ^ Le livre des Actes de Pelage ou de ce qui s'est passé en Palestine, adressé à Aurèle, publié au commencement de 417*, fut une parfaite analyse critique du concile de

I Lettre CLXXIX. '■i Serm. contre Péloge.

^ l/original latiu de cet ouvrage fut retrouvé à Fiesole, auprès de Florence, au" comuiencement du dix-septième siècle.

96 SAINT AUGUSTIN.

Diospolis. Augustin prononçait pour la première fois le nom de Pelage dans sa polémique.

L'évéqiie d'Hippone eut entre les mains une lettre qu'on disait écrite par Pelage à un prêtre de ses amis, et dans la- quelle il se glorifiait d'avoir reçu l'approbation de quatorze évèques pour la proposition suivante : L'homme peut rester sans péché et observer facilement les commandements de Dieu , s't/ le veut. L'évèque d'Hippone montrait à la fois Terreur de cette proposition et la mauvaise foi de Pelage'. 11 fait aussi mention dune défense que Pelage lui avait envovée par Charus d'Hippone , diacre en Orient , et qui reprodui- sait inexactement les parties les plus importantes des actes du concile de Diospolis. Augustin surprit le moine breton en flagrant délit de fausseté. Pelage parlait lieaucoup de son absolution à Diospolis; mais il aurait voulu détruire jusqu'aux dernières traces des actes véritables de cette conférence.

D'autres manifestations de l'Église allaient s'élever; au mois de juin il6, soixante-buit évèques sous la présidence d'Aurèle, assemblés à Cartbage, selon la coutume, pour y traiter des affaires ecclésiastiques de la pro\ ince, enten- dirent la lecture du mémoire d'Héros et de Lazare apporté par Orose, voulurent revoir les actes du concile de Car- tbage en Ul, et condamnèrent les doctrines de Pelage et de Celestius. Ils adressèrent une lettre collective au pape Innocent l"", afin de lui annoncer leurs décisions et de le prier de joindre à leurs efforts l'autorité du Siège aposto- lique. Au mois de septembre suivant, soixante-un évèques de la province de Numidie, parmi lesquels figure le nom d'Augustin, réunis à Milove, adressèrent aussi une lettre à Innocent pour appeler sa sollicitude pastorale contre les

1 De Gestis Peliig., cap. xxx.

CHAPITRE XXXVI. 97

enseignements nouveaux qui allaient jusqu'à interdire rOraison dominicale. Kn même temps , cir!<j évêques, Au- gustin, Aurèle, Alvpe, Evode et Possidius, écrivaient au pontife de Rome, et lui exposaient dans toute sa vérité la doctrine pélagienne. Cette lettre, pleine, forte et précise, fut rédigée par Févèque d'Hippone ; elle était accompagnée du livre de Pelage sur les Forces de la nature, et de la réfutation d'Augustin. Les évéques demandaient au pape d'anathématiser l'ouvrage de Pelage ou d'obliger l'auteur à l'anathématiser lui-même. Un trait de respectueuse mo- destie terminait cette lettre : « Nous ne prétendons pas , (( disait Augustin à Innocent, augmenter avec notre petit « ruisseau la fontaine de votre science ; mais dans cette « grande tentation de notre temps, d'où puissions - nous « être délivrés par Celui à qui nous disons : Ne nous laissez <( pas succomber à la tentation, nous avons voulu éprouver « si notre goutte d'eau sort de la même source que votre « fleuve abondant, et nous avons désiré qu'une réponse « de vous nous consolât dans la participation de la même « grâce '. » Un évèque, appelé Jules, partit pour Rome, chargé des trois lettres l'Afrique chrétienne avait déposé la vérité. Le Saint-Siège les reçut avec respect et avec une haute intelligence de la question ; Innocent répondit ^ sans retard à ces trois lettres ; il félicitait les évéques africains d'avoir suivi les règles de la discipline et la tradition des aïeux, en consultant le Siège de Pierre sur les grandes choses de la foi , et les louait de leur admirable manière de renverser le pèlagianisme avec les armes de l'Écriture ; il repoussait en termes énergiques les doctrines nouvelles qui , dans sa pensée , supprimaient en quelque sorte Dieu

1 Lettre CLXXVII.

2 Le:, réponses d'Innocent sont de 417, et forment les lettres CI-XXXI , CLXXXII et GLXXXIIL

T. II. 7

98 SAINT AUGUSTIN.

]ui-méme en supprimant la prière. Innocent retranchait de la communion de TÉglise Pelage et Celestius jusqu'à ce qu'ils eussent clairement et solennellement condamné leurs erreurs. Cet anathème de Rome était un avertissement donné à la grande famille catholique ; il devenait plus difficile à Pelage d'accréditer son enseignement.

Peut-être ne s'est -il pas présenté d'exemple d'un pen- seur qui ait mené de front autant d'oeuvres diverses que l'évèque d'Hippoue. Il tenait sous la main de grands ou- vrages qu'il achevait ou qu'il perfectionnait ; il composait des livres pour chaque grave question qui naissait de la po- lémique contemporaine, écrivait ou dictait des lettres dont plusieurs sont de véritables traités , se déplaçait toutes les fois que l'exigeaient les besoins religieux, prêchait très- souvent, et remplissait tous les devoirs épiscopaux, devoirs si variés, si nombreux, si pesants alors! Nous avons déjà exprimé, dans un autre chapitre, la surprise dout on est saisi à la vue de tant de choses accomplies avec si peu de loisirs. On dirait que le miracle de Josue sest constamment reproduit pour Augustin , afin de lui donner des jours plus longs et de lui laisser le temps de gagner toutes ses batailles contre l'erreur.

L'ouvrage sur la Trinité, qu'Augustin commença jeune et qu'il acheva vieux, comme il le dit lui-même', ouvrage s'est montrée tout entière la profondeur de l'évèque d'Hippone, courut risque d'être pour jamais interrompu; les premiers livres avaient été enlevés à linsu de l'auteur dans un état d'imperfection qui l'affligeait; il eût voulu d'ailleurs publier le tra\ail tout à la fois, à cause de l'en- chaînement des idées. Augustin en avait conçu un certain dégoût pour son œuvre commencée; il résolut de ne plus

1 Lettre à Aurèle, évèque de Carthage, placée en tète des quinze livres ««/• ia Trinité. Tome VIII, édit. des Bénéd.

CHAPITRE XXXVI. 99

s'en occuper. Les instances de plusieurs de ses frères et Tordre d'Aurèle, son primat, purent seuls le. déterminer à reprendre ce difficile travail, qui fut terminé en 416 ; le traité sur la Trinité avait été entrepris dans Tannée 400. Augustin chargea un diacre de Téglise d'Hippone de por- ter la première édition de Touvrage à Tévéque de Car- thage, avec une lettre destinée à servir en quelque sorte de préface.

L'incompréhensible mystère d'un Dieu en trois per- sonnes sera l'éternel désespoir des intelligences qui ne voudront pas s'incliner devant l'autorité de l'Écriture. Au temps d'Augustin comme aujourd'hui, on faisait des ob- jections, on proposait des difficultés ; il fallait dissiper des doutes. Les païens, les philosophes, les chrétiens mal af- fermis dans la foi, s'arrêtaient devant le dogme de la Trinité comme devant un infranchissable écueil : leur raison flottait au hasard autour de cette vérité révélée ; elle se créait d'épaisses ombres qui lui dérobaient le jour divin. Le christianisme n'était point encore entré profon- dément et universellement dans le monde intellectuel et moral; des images grossières et des imperfections se mê- laient encore à l'idée qu'on avait de Dieu, et cette façon incomplète de concevoir la Divinité empêchait qu'on ne s'élevât à la contemplation du mystère de la Trinité, autant que nos faibles ailes peuvent atteindre à d'inaccessibles hauteurs. Divers passages de l'Evangile étaient aussi l'oc- casion de difficultés; on en demandait Texplication. Au- gustin fait observer que les Latins n'avaient pas suffisam- ment éclairci ce mystère, et que les travaux des Pères grecs sur cette question n'avaient pas été traduits dans la langue de l'Occident.

Parmi ces Pères grecs, il en est un dont le nom se lie avec un prodigieux éclat aux luttes eu faveur du dogme de

100 SAINT AUGUSTIN.

la Trinité , c'est Timmortel patriarche d'Alexandrie , Atha- nase , qui se révéla tout à coup au concile de Nicée ; Atha- nase , génie ardemment actif , d'une rigoureuse netteté , d'une inflexible exactitude, intrépide et persévérant tra- vailleur au profit de l'unité religieuse. L'arianisme dans l'Église, l'arianisme à la cour impériale le poursuivirent longtemps de haines impitoyables ; il subit vingt ans d'exil sur quarante - six ans d'épiscopat; mais lorsque, vieux athlète , il mourut sur son siège d'Alexandrie, il laissa le dogme chrétien triomphant.

Toutefois la doctrine sur le Dieu en trois personnes ne resplendissait pas d'assez de lumières dans les Églises d'Occident. Une grande tâche restait donc à remplir. Au- gustin était le seul homme de cette époque qui fût à la hauteur d'une telle œuvre ; or nul n'a jamais rien dit ni rien écrit d'aussi fort, d'aussi profond, d'aussi frappant sur la Trinité; tous ceux, sans exception, qui depuis lors ont parlé de ce point fondamental de notre foi, n'ont fait que reproduire les pensées de l'évêque d'Hippone \ Cassio- dore vantait l'élévation du traité sur la Trinité , à la lecture duquel il fallait apporter, disait-il , beaucoup d'application et de pénétration ; Gennade"^, exprimant son admiration par une image empruntée aux Livres saints, disait qu'Augustin avait été introduit dans la chambre du roi et revêtu de la robe de la sagesse divine. Dans les derniers livres de cet ouvrage, le génie philosophique d'Augustin se produit avec plus de puissance que dans aucun autre travail de ce grand homme.

1 Suarez , Thomassin , Petau , ont écrit de savants traités sur la sainte Tri- nité. Bossuet, dans son sermon sur ce mystère, reproduitles principales idées de saint Augustin, et les complète avec la puissance qui lui est propre. Voir la Vie de saint Athanase, par Mœlher. M. H. Martin, dans ses études sur la Trinité , a fort bien disserté sur latrinité platonique.

2 De Script, eccles, cap. xxxviii.

CHAPITRE XXXVI. 101

On n'attend pas de nous une analyse très-abondante et très - détaillée d'un ouvrage qui se compose de quinze livres; mais, selon notre méthode , nous en donnerons la fleuret les plus saillantes idées. Notre grand but, notre grand espoir est de mettre le génie et les œrvres d'Augustin à la portée de toute intelligence.

Les premières lignes de cet ouvrage nous avertissent qu'il s'agit de repousser les calomnies de ceux qui sont trompés par un malheureux amour de la raison. L'auteur distingue trois sortes de fausses opinions sur la Divinité : la première donnait à Dieu des proportions et des qualités corporelles ; la seconde lui donnait les proportions et les qualités de l'intelligence humaine ; la troisième opinion , voulant affranchir l'idée de Dieu de tout point de ressem- blance avec les choses créées, esprit ou matière, se perdait dans un abîme d'absurdités. Quand l'Écriture nous repré- sente Dieu sous des formes visibles ou avec des sentiments humains , elle descend au niveau de la faiblesse de notre esprit et nous offre des degrés pour monter peu à peu à la hauteur divine. Augustin expose le sujet de son ouvrage : démontrer que la Trinité est un seul et vrai Dieu, que le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, sont une même substance ou plutôt une même essence; prouver par l'autorité des Écritures que c'est l'enseignement de la foi, et répondre ensuite aux oiijections de tout genre qui sont faites contre le mystère de la Trinité.

« Celui qui lit ces choses, dit Augustin, quand il se « croira dans la certitude, qu'il marche avec moi ; quand « il hésitera , qu'il cherche avec moi ; quand il reconnaîtra « quelqu'une de ses erreurs, qu'il revienne à moi ; et s'il « trouve que je sois dans l'erreur moi-même, qu'il me re- « prenne. Entrons ensemble dans la voie de la charité, nous « .élèvent vers Celui de qui il a été dit : Cherchez toujours

102 SAINT AUGUSTIN.

« sa face '. » Il ajoute que si quelqu'un blâme ce qu'il aura dit parce qu'il ne le comprend pas , il doit s'en prendre à ses expressions et non point à la foi : nul homme n'a ja- mais parlé de manière à être compris de tous en toutes choses.

La foi enseigne que les trois personnes de la Trinité sont inséparables dans toutes les opérations divines. Cependant, dira-t-on , on a entendu la voix du Père qui n'était pas la voix du Fils ; c'est le Fils qui est dans la chair, qui a souffert, qui est ressuscité et qui est remonté au ciel; c'est l'Esprit- Saint qui est descendu sous la forme d'une co- lombe. Comment la Trinité est- elle inséparable dans des opérations aussi distinctes? De plus on demande comment le Saint-Esprit fait partie de la Trinité, puisqu'il n'a été engendré ni du Père, ni du Fils, et qu'il est l'esprit de tous les deux.

Augustin établit d'abord par les témoignages de l'Ecri- ture que Jésus -Christ, le Verbe fait chair, est Dieu, qu'il est de même nature que le Père , qu'il accomplit les mêmes merveilles , qu'il a créé tout ce qui existe, qu'il a ressuscité les morts. Il montre, par le témoignage de saint Paul, que l'Esprit- Saint est Dieu, que nous sommes ses temples, et que nous lui devons le culte de latrie ^ comme au Père et au Fils. Viennent ensuite les objections.

Mon Père est plus grand que moi, dit le Sauveur, dans l'Évangile de saint Jean \ fl dit dans l'Évangile de saint Matthieu : Si quelqu'un parle contre le Fils de l'homme, il lui sera remis; mais s'il parle contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni en ce siècle ni en l'autre. Ces mots semblent établir de l'inégalité entre les trois personnes divines; mais

1 Ps. civ, 4.

2 Aatpeîa.

3 XIV, 28.

CHAPITRE XXXVI. 103

Augustin nous fait observer que, dans ces passajjes de l'F- vaniiile, Jésus -Christ parle de lui comme homme; pour rintelligence des discours évangéliques, on ne doit jamais oublier la distinction des deux natures. C'est ainsi que le Dieu se révèle dans ces mots du fils de Marie : Mon Père et moi nous ne sommes qu'un \ Tout ce qua mon Père est à moi'\ Le Fils dit au Père : Glorifiez-moi^, et puis il lui dit : Je vous ai glorifié sur la terre. Pour le Fils comme pour le Saint-Esprit, être envoyé c'est apparaître dans le lieu il était déjà; la mission de ces deux personnes divines ne constate donc pas une infériorité relativement à la per- sonne du Père. Le Fils seul s'est fait homme; mais les trois personnes divines ont concouru à la formation de l'huma- nité du Sauveur. Les trois anges qui apparurent à Abraham sont une image du mystère de la Trinité. Le grand docteur laisse entrevoir, avec beaucoup de réserve pourtant, l'idée que les Tables de la loi sur le Sinai furent données par l'Esprit-Saint appelé dans l'Évangile le doigt de Dieu; l'ap- parition sur la sainte montagne arrive cinquante jours après l'immolation de l'agneau et la célébration de la Pàque, comme, plus tard, l'Esprit-Saint promis aux apôtres descend cinquante jours après la passion du Sei- gneur. Les langues de feu de Sion rappellent aussi la fumée et les éclairs du Sinai. Telle est la matière des deux pre- miers livres sur la Trinité.

Dans le troisième livre, Augustin, qui s'était déjà lon- guement étendu sur les apparitions divines, cherche de quelle manière Dieu s'est montré aux hommes : a-t-il formé des créatures tout exprès pour servir d'instrument à ses révélations? s'est -il montré au moyen des anges qui exis-

I Saint Jean, x, SO. -i Ihid., XVI, 15. 3 XVII , 5.

i04 SAINT AUGUSTIN.

taient déjà et qui prenaient des corps créés afin d'accom- plir leur mission? ou bien ces anges, d'après le pouvoir qu'ils avaient reçu de Dieu, changeaient -ils leur propre forme selon les besoins de chaque acte de leur ministère? Nous passerons rapidement sur ces questions de simple cu- riosité religieuse qui n'ont pas aujourd'hui le vif intérêt qu'elles avaient il y a quatorze siècles. L'évéque d'Hippone croit que c'est par le ministère des anges que Dieu s'est montré à Abraham, à Moïse, à divers personnages des saintes Écritures. A propos des apparitions merveilleuses, Augustin est grand dans sa manière d'apprécier les mira- cles. Il nous présente les faits miraculeux comme les ré- sultats d'une volonté qui opère sans effort pi trouble, et sans surcroît de puissance. Chaque année, à des jours marqués , des eaux tombent sur la terre ; mais si la force divine qui soutient toute créature assemble soudain les nuages et les change en pluie à la prière d'Elie après de longs jours d'une sécheresse désastreuse, nous donnons le nom de miracle à cet événement inaccoutumé. C'est Dieu qui envoie les éclairs et le tonnerre; ils étaient miraculeux sur le mont Sinaï , parce qu'ils se produisaient d'une façon inusitée. L'homme plante et arrose; mais c'est Dieu qui donne l'accroissement , et la grappe de la vigne et le vin sont l'œuvre de Dieu ; le vin changé en eau sur un signe du Seigneur, est un miracle aux yeux des hommes les plus grossiers. C'est Dieu qui revêt les arbres de feuillage et de fleurs ; mais lorsque tout à coup vint à fleurir la verge d'Aaron, la Divinité conversa pour ainsi dire avee l'hu- manité qui doutait. Celui qui a ressuscité des morts donne la vie dans le sein des mères , et des corps naissent pour périr ensuite. Tous ces faits sont appelés naturels lorsqu'ils se produisent comme un (leuve de choses qui passent et coulent; on les proclame des merveilles quand ils s'accom-

CHAPITRE XXXVl. 105

plissent d'une manière nouvelle pour donner des avertis- sements au\ hommes. Au fond, c'est toujours une même loi qui se produit avec des variétés. 11 y a donc une grande irréflexion dans la révolte de la raison des philosophes contre la seule idée d'un miracle.

Au début du quatrième livre destiné au mystère du Verbe incarné, l'évêque d'Hippone exalte la connaissance de soi- même. Le genre humain, dit -il, a coutume de faire un très -grand cas de la science des choses de la terre et du ciel; mais ceux-là sont meilleurs, qui préfèrent à cette science l'avantage de se connaître eux-mêmes; il est plus glorieux de comprendre sa propre infirmité que de scruter et de savoir les chemins des astres. La science de celui qui gémit et pleure sur sa misère intérieure n'enfle point, parce que la charité édifie; il a mieux aimé connaître la maladie de son àme que de connaître le circuit du monde , les fondements de la terre et la hauteur du ciel. C'est le désir de la patrie qui produit la douleur du pèlerinage. Augustin se place parmi ces pauvres du Christ qui gémis- sent, et demande à Dieu la puissance de répondre aux hommes qui n'ont ni soif ni faim de justice: « Je sens, « s'écrie-t-il, combien le cœur humain enfante dillusious! (< et qu'est-ce que mon cœur, si ce n'est le cœur humain? » Il prie Dieu que ces illusions ne viennent pas se mettre à la place de la vérité dans son ouvrage.

En divers endroits de notre ouvrage, nous avons en- tendu le grand évéque nous parler de l'Incarnation ; nous ne pouvons nous arrêter à ce que renferme sur ce mystère le quatrième livre de la Trinité. I.e Verbe fait chair est considéré comme l'illuminateur de notre intelligence, comme le libérateur de l'àme et du corps , tous les deux promis à la mort: le péché tue l'àme, la peine du péché tue le corps. L'abandon de Dieu est la mort de l'àme.

lOfi SAINT AUGUSTIN.

comme l'abandon de Tàme est la mort du corps. Une di- gression sur le nombre six et sur le nombre trois, lunité morale du monde constituée par la médiation d'un seul, quelques considérations sur les philosophes anciens qui n'ont rien à nous apprendre sur la source du fleuve du genre humain et sur la future résurrection des morts, et qui n'ont pas été dignes de recevoir les révélations d'en haut, remplissent plusieurs chapitres. L'Incarna- tion a été comme un degré divin pour nous faire mon- ter à l'immuable vérité. Il v a, dit Augustin dans le dix- huitième chapitre, aussi loin de notre foi à l'évidence de la vérité par laquelle nous atteindrons à la vie immor- telle, qu'il y a loin de la mortalité à l'éternité. La vérité doit un jour succéder à la foi, comme l'éternité à la mor- talité.

Le cinquième livre est abstrait; c'est une réponse aux ariens, qui attaquaient le mystère de la Trinité en cher- chant à prouver la différence de la substance du Père et du fils. « Tout ce qui se conçoit et se dit de Dieu se dit et se « conçoit non selon l'accident, mais selon la substance; « être non engendré se dit du Père selon la substance ; <( être engendré se dit aussi du Fils selon la substance. Il « est différent de n'être pas engendré et d'être engendré : « donc la substance du Père et du Fils est différente. » L'évèque répond : « Si tout ce qui se dit de Dieu se dit selon <( la substance, il est donc dit selon la substance : Al on Père « et moi nous ne sommes qu'un. La substance du Père et du « Fils est donc une et la même, et si cela n'a pas été dit « selon la substance , on peut donc dire de Dieu quelque '< chose qui ne soit pas selon la substance; et dès ce mo- « ment nous ne sommes pas forcés d'entendre selon la « substance le non-engendré et l'engendré. » Le docteur cite ces paroles de saint Paul : Il [\e Fils ) na pas cru usur-

CHAPITRE XXXVl. 107

per en se dimnt égal à Dieu '.Il applique le même ari;iiment. à ce passage, et le raisonnement des ariens se trouve ren- versé. D'après les principes établis par le saint évéque, ce qui se dit substantiellement de Dieu se rapporte aux trois personnes, comme quand on parle de la boute, de la splen- deur, delà toute- puissance de Dieu; ce qui se dit d'une des personnes divines, du Père, du Tils, ou du Saint-Esprit, ne s'applique pas à la Trinité tout entière. 11 n'y a qu'une essence, mais trois personnes ou trois hypostases , comme disent les Grecs, et toutefois le grand docteur avoue que les expressions manquent pour définir avec précision les mu- tuels rapports des trois personnes divines.

Le sixième livre prouve que ces noms : vertu de Dieu et sagesse de Dieu-, donnés au Christ, n'atteignent en rien l'égalité du Père, du fils, et du Saint-Esprit; il explique ces paroles de saint Hilaire : L'éternilé dans le Père, la res- semblance dans l'image, V usage dans le don, qui ne sont riu'une désignation des attributs des personnes divines. Le septième livre continue l'examen de la même question.

Dans le huitième livre, le saint évéque établit que deux ou trois personnes de la Trinité ne sont pas plus grandes qu'une seule ; en voici la raison : la grandeur d'un être est dans sa vérité ; pour avoir plus de grandeur, il est néces- saire d'avoir plus de vérité , et le Père et le Fils ensemble ne sont pas plus vrais que le Père et le Fils en particulier. Le Saint-Esprit est aussi vrai et par conséquent aussi grand que le Père et le Fils ensemble. La Trinité n'est pas plus grande qu'une seule des personnes qui la composent. Au- gustin découvre dans la charité un vestige du divin m\ s- tère qui nous occupe. 11 y a trois choses dans la charité : celui qui aime , celui qui est aimé, et 1 amour.

( Philip., II, 6. 2 I Coriiith., I, 24.

108 SAINT AUGUSTIN.

Cette image de la Trinité trouvée en nous-mêmes prend un développement d'une remarquable profondeur dans le neuvième livre. Augustin distingue dans Fhomme un es- prit, une connaissance de soi-même, un amour de soi- même. Exister, se connaître, s'aimer, ces trois choses -là sont absolument égales dès qu'elles sont parfaites , et for- ment substantiellement une même chose. L'esprit, la con- naissance, l'amour, ont chacun une sorte d'existence rela- tive ; mais ils constituent un ensemble inséparable , une unité d'essence. A chaque vérité que nous apercevons, à chaque sentiment qui nous saisit, nous engendrons en nous la parole ou le verbe ; l'amour unit et serre dans un em- brassement spirituel le verbe et l'intelligence de qui il est engendré. La parole est égale à l'esprit qui l'enfante, et l'a- mour qui les lie est égal à tous les deux.

Mais l'esprit de l'homme offre à l'évêque d'Hippone une autre image de la Trinité , qu'il juge plus claire encore que la précédente ; c'est le sujet du dixième livre. Dans le dixième chapitre de ce livre nous retrouvons l'évidence intime comme base de la certitude , et cette doctrine carté- sienne dont Augustin est l'inventeur et le père. L'homme , dit ce grand docteur, sait qu'il existe, qu'il vit, qu'il com- prend... On a accumulé les systèmes sur la nature de l'àme ; <( mais , dit l'évêque d'Hippone , qui peut mettre en (( doute sa vie, son souvenir, son intelligence, sa volonté, « sa pensée, sa science, son jugement? et lors même qu'il « doute , il vit : s'il doute de son doute, il se souvient ; s'il « doute, il comprend qu'il doute; s'il doute, c'est qu'il « aspire à la certitude; s'il doute, il pense; s'il doute, il (( sait qu'il ne sait pas ; s'il doute , il juge qu'on ne doit pas « donner sans raison son assentiment. Le doute même « Suppose que quelque chose existe. L'esprit est donc i'or- « cément certain de lui-même. »

CIIAPITRK \XXVI. 109

Le docteur découvre ensuite une image de la Trinité dans la mémoire , rintellii^ence et la volonté qui au fond ne sont qu'une seule vie, un seul esprit, une seule essence. Comprendre, vouloir et se souvenir, c'est un même acte, une même pensée. Ainsi la connaissance de Thomme inté- rieur aide à pénétrer dans la mystérieuse nature divine, à l'image de laquelle il a été créé. Augustin nous fait remar- quer aussi dans l'homme extérieur des traces de la Trinité ; le onzième livre renferme les développements de ces nou- veaux aperçus. L'investigateur du plus grand des mystères reconnaît trois choses dans l'action de voir : l'objet qui est vu , la vision ou le regard qui n'existait pas auparavant , l'intention de l'esprit. Le corps visible, le regard et la volonté de voir sont trois choses de natures différentes, mais qui se confondent dans une sorte d'unité. Revenant à l'homme intérieur, Augustin expose comment la trinité de la mémoire , de la vision interne et de la volonté , forme l'unité de la pensée '.

Mais le grand docteur, au douzième livre , ne veut recon- naître comme parfaite image de Dieu et de la Trinité que cette portion de notre intelligence qui , pour refléter la Trinité , n'a pas besoin de l'action des choses temporelles et s'élance d'elle - même à la contemplation de ce qui est éternel. Il repousse, comme étant contraire à l'Ecriture, l'image de la Trinité représentée par la réunion de l'homme, de la femme et de l'enfant. C'est l'homme qui a été créé à l'image de Dieu , et non pas la famille. L'examen des phé- nomènes de la pensée amène Augustin à se prononcer contre les réminiscences de Pythagore et de Platon; Pla- ton, ce noble philosophe , ainsi que l'appelle Févèqued' H ip- pone, rapportait qu'un enfant^ interrogé sur je ne sais

•1 Quae tria cum in unum coguntur, ab ipso coactu cogitatio dicitur. Lilt. X[, cap. m.

no SAINT AUGUSTIN.

quelle question de géométrie , répondit comme s'il eût été versé dans cette science ; interrogé par degrés et avec art , cet enfant voyait ce qu'il fallait voir, et disait ce qu'il avait vu. Si les réponses de l'enfant, observe Augustin, avaient été le souvenir de choses connues autrefois , chacun pour- rait en faire autant ; or tous n'ont pas été géomètres dans une première vie , ajoute le grand évêque, puisqu'au con- traire il s'en rencontre si peu dans le genre humain. La merveille de l'enfant dont parle Platon peut s'expliquer par une organisation riche et privilégiée. De nos jours, on a vu des prodiges de ce genre ', supérieurs très-probablement à l'exemple que citait Platon, et personne n'a eu l'idée d'at- tribuer ces étonnantes aptitudes à des souvenirs d'une autre vie. Pythagore, dit -on, se rappelait ce qu'il avait éprouvé lorsqu'il habitait un autre corps ; mais de pareilles réminis- cences ne sont que des illusions de la nature des songes. Le treizième livre , après nous avoir conduits à travers les dogmes fondamentaux de la foi, nous fait remarquer des trinités dans la science.

Le quatorzième livre revient sur une distinction déjà faite entre la science et la sagesse : la science est la cou- naissance des choses humaines, la "sagesse est la connais- sance des choses divines. Retenir, contempler, aimer la foi, cette trinite de quelque chose qui appartient au temps ne saurait être regardée par Augustin comme une image de Dieu, le roi de l'éternité; c'est dans ce qui doit toujours être, c'est dans l'àme immortelle que nous devons chercher une image du Créateur. L'esprit qui se regarde, se com- prend et se reconnaît par la pensée , voilà une véritable image de la Trinite. Cette partie du quatorzième livre con-

1 L'enfant de la Sicile, Vito Mangiauiele, trouvait en quelques minutes l;i sdiutiou (le problrmes pour Ifsqiiels M. Arago avait besoin de travailler longtemps.

CHAPITRE XXXVI. iH

tient des idées déjà exprimées ailleurs; mais ces idées re- çoivent ici des développements et une grande clarté. L'au- teur monte plus haut vers réternelle lumière , lorsqu'il nous dit que l'âme humaine est une image delà Trinité, non pas seulement parce qu'elle peut se soutenir d'elle- même, se comprendre et s'aimer, mais surtout parce qu'elle peut se souvenir de Dieu , concevoir et aimer ce Dieu dont elle est l'ouvrage. La rébellion et le désordre elîacent en nous l'image de Dieu ; la justice et l'amour divin la renou- vellent et l'achèvent jusqu'à donner à l'âme humaine , au delà du tombeau, son dernier trait de ressemblance avec lauguste TriuiLe.

Le quinzième et dernier livre est comme un résumé de tout l'ouvrage. Il se termine par une prière. Après avoir dit qu'il a cherché Dieu, qu'il a désiré voir avec son intel- ligence ce qu'il croyait, qu'il a beaucoup discuté et beau- coup travaillé : « Seigneur mon Dieu , s'éprie Augustin , ma « seule espérance, exaucez-moi , de peur que ma lassitude « ne m'empêche de vous chercher encore ; mais faites que (( je cherche toujours ardemmeut votre face. Donnez -moi <( le courage de vous chercher, vous qui m'avez fait vous «( trouver et qui m'avez donné de plus en plus cQtte espé- « rance. Ma force et ma faiblesse sont devant vous; con- (( servez l'une , guérissez l'autre. Ma science et mon igno- « rance sont devant vous; recevez-moi lorsque j'entre, « vous m'ouvrez ; ouvrez-moi lorsque je frappe, « vous fermez. Que je me souvienne de vous, que je vous « comprenne, que je vous aime; augmentez en moi ces (( choses jusqu'à ce que vous m'ayez entièrement renou- <( vêlé. » Le grand évèque se rappelle ensuite ces mots de , l'Écriture ' : Vous n'éviterez point le péché dans les longs dis-

l Frov.,x, 19.

i\2 SAINT AUGUSTIN.

cours, et regrette d'avoir longuement parlé. 11 demande à Dieu de le délivrer des longs discours et aussi de ses pro- pres pensées quand elles ne sont point agréables à Dieu : lorsque sa bouche se tait, son esprit ne se tait point. « Mes « pensées, telles que vous les connaissez, ajoute le saint « docteur, sont en grand nombre; ce sont des pensées « humaines , pensées vaines. Faites-moi la grâce de ne pas (( les suivre, et si parfois elles me plaisent, de les désap- (( prouver et de ne m'y point endormir. Que rien dans mes « ouvrages ne procède de mes propres pensées ; mais que (( mon jugement et ma conscience s'en défendent par voire <( secours. »

L'ouvrage de la Trinité est comme un long regard atta- ché sur le soleil; l'œil du grand évêque est vigoureux, perçant, intrépide; il ne se ferme pas devant les éblouis- sants rayons de l'astre éternel. Augustin , plongeant au sein des mystères de l'infini , cherche à concilier l'idée de l'unité divine avec le dogme des trois personnes éternelles ; il interroge tour à tour les Écritures inspirées et lame humaine; ce n'est pas une des moindres beautés de son œuvre que de montrer dans l'homme une vivante image de la Trinité, image qui devient de plus en plus ressemblante par la pratique de la vertu , et qui se déifie en quelque sorte en passant de l'éuigme et du voile de la vie à l'évi- dence de l'éternité. Comme l'humilité de l'évêque d'Hip- pone s'accroît à mesure que s'élève son génie , ce grand homme finit par demander pardon à Dieu de ses propres pensées, et proclame l'inlirmité et la vanité de tout ce qui dans son ouvrage ne serait pas de Dieu lui-même.

Quelque effort que fasse le génie humaiu, il ne saurait frauchir les bornes posées à son audace ; quelque hardi que puisse être sou vol, la raison humaiuo n'atteiudi-a jamais à ce qui est au-dessus d elle. Augustin établit par l'Écriture

CHAPITRE XXXVI. 113

le mystère d'un Dieu en trois personnes, mais ne l'expliciue pas; il reconnaît dans l'entendement humain une sorte . d'empreinte de la Trinité éternelle ; mais cette empreinte est plutôt un pressentiment qu'une démonstration de la vérité. Tout ce que les anciennes traditions religieuses et poétiques des diverses nations peuvent nous offrir sur le mystère du nombre trois , est une trace plus ou moins effacée, mais ne conclut point absolument'. Un mystère est comme une sainte nuit qui environne le vrai : c'est Dieu seul qui fera lever l'aurore. La Trinité demeure in- compréhensible pour nous , maigre les efforts d'un puissant génie , et nous nous souvenons ici de la légende qui fait apparaître à l'auteur du traité sur la Trinité un ange sous les traits d'un enfant, cherchant à vider l'Océan avec une coquille.

Il y a dans le mystère de la sainte Trinité quelque chose de si invinciblement vrai que les révélateurs de notre épo- que, les Messies contemporains, tristes contrefacteurs du christianisme, ont cru ne pas pouvoir se passer dune tri- nité quelconque. N'avons-nous pas la trinité hégélienne, une trinité éclectique, une trinité saint- simonienne et je ne sais combien d'autres trinites rationalistes? En se sépa- rant du christianisme , les penseurs tombent dans les dernières profondeurs de l'extravagance , tout comme y tombaient leurs lointains devanciers avant l'apparition de l'Évangile ou en dehors des révélations du livre divin.

Augustin est parmi les Pères de l'Église ce qu'est saint Jean parmi les évangélistes ; nul n'était plus propre à expliquer les admirables profondeurs du disciple bien- aimé. Haute intelligence et tendre charité, ce double ca- ractère de saint Jean est aussi le double caractère du grand

1 M. l'abbé Maret, dans sa Théodicée chrétienne, examine savannuent la question de savoir s'il y a une trinité dans Platon. 10« leçon.

T. II. S

1 14 SAINT AUGUSTIN.

Augustin ; il appartenait à notre docteur de suivre pas à pas le doux évangéliste . d'être son interprète auprès des hommes pour l'enseignement des mystères chrétiens qui furent connus de Jean mieux que de tout autre mortel, et pour l'enseignement de l'amour, cette première et der- nière loi du Fils de Marie. Les cent vingt-quatre traités sur CÊvangUe et les dix traités sur la première Êpître de saint Jean sont autant d'homélies prononcées par Févèque d'Hip- pone durant l'année 416 ; ou recueillait chaque homélie à mesure qu'Augustin la prononçait; il revoyait ensuite l'explication improvisée devant les fidèles et lui donnait la forme qui est restée pour l'instruction de la postérité. Les préceptes de morale se mêlent toujours dans ces homé- lies à l'exposition de la foi et à l'éclaircissement des mys- tères; les devoirs des hommes n'y sont point séparés de l'explication du dogme, et comme Augustin ne perdait ja- mais de vue les questions contemporaines qui agitaient l'Église, les commentaires de saint Jean renferment de vigoureuses réponses aux ariens, aux manichéens, aux donatistes et aux pélagiens. Ces belles explications du pontife africain ont sillonné de lumière le champ de la foi , et servi de règle et d'autorité à plus dun grand homme catholique. Saint Léon, Ihéodoret, saint Fulgence, Cassio- dore , Bède , Alcuin , ont loué ou reproduit bien des pas- sages des homélies d'Augustin sur le plus sublime des douze disciples.

CHAPITRE XXXVIl. Ho

CHAPITRE XXXVIT

Lettre de saint Augustin à Boniface. Lettres à saint Paulin, à Dardanus, préfet des Gaules. Diverses opinions sur Dardanus. Lettre à Juliana sur le Livre à Démétriade. Lettre à Pierre et à Abraham.

417

Le nom de Boniface est célèbre dans les annales romaines de la première moitié du v* siècle; il représente la gloire des armes impériales dans ce temps la gloire romaine se couchait sur les ruines. En 413 , Boniface avait défendu Marseille contre les Goths; eu 417, il gouvernait l'Afrique ; le monde vantait son habileté, sa bravoure; les popula- tions africaines louaient sa justice, et les évèques contem- porains Testimaient pour sa piété chrétienne. Des liens de considération et d'amitié attachaient particulièrement le pontife d'Hippone au comte Boniface. Celui-ci , plus accou- tumé au maniement des armes qu'aux discussions théolo- giques, n'était pas pleinement au courant de la question des donatistes, qui revenait sans cesse, malgré leur défaite; il s'adressa à Augustin pour être exactement instruit de Terreur des donatistes et des faits qui avaient amené contre eux l'intervention de la puissance temporelle. L'évéque, tout en s'excusant d'écrire longuement à un personnage qui n'avait que bien peu de temps à donner à la lecture, fit une réponse étendue', se trouve supérieurement résu- mée cette question du donatisme dont il s'était tant et si fortement occupé.

1 Lettre CLXXXV. Cette lettre est un des écrits de saint Augustin dont Bayle a donné les plus étranges interprétations. Bayle s'est montré à la fois grossier, injurieux et inexact dans ses critiques du grand évèque d'Hippone. On peJit lire avec fruit la Réfutation des critiques de Bayle sur saint Augus- tin, par le P. Merlin. Paris, 1732, ia-4".

ilC SAliNT AUGUSTIN.

. Indépendamment du but particulier dont nous parlerons tout à l'heure , nous trouvons dans cette lettre deux faits curieux : le premier, c'est que des trftupes de donatistes , avant l'abolition du culte païen , se jetaient à travers les polythéistes le jour de leurs fêtes solennelles, non point pour briser les idoles , mais pour chercher la mort sous les coups de leurs adorateurs. Le second fait, c'est que parmi les donatistes , toujours unis d'espérance aux ennemis de l'empire , il s'était élevé un parti qui , pour se ménai^er la faveur des Goths , appartenant à l'arianisme , s'efforçait d'accréditer l'idée d'une communauté de foi entre le donatisme et la secte d'Arius.

Dans sa réponse au comte, Augustin paraît surtout s'at- tacher à prouver qu'il était permis d'user des lois impé- riales pour ramener plus promptement et plus sûrement les donatistes à l'unité. INous avons déjà touché à ce point dé- licat , à ces problèmes de conduite ecclésiastique , qui ne sauraient être résolus légèrement. Ainsi que nous l'avons fait observer, il serait misérable de juger la question avec les idées et les mœurs des temps modernes, la tolérance philosophique est devenue la règle des pouvoirs temporels en matière religieuse ; il ne faut pas perdre de vue que , dans la société chrétienne du siècle, l'indifférence en matière de foi n'était admise par personne, et que, la reli- gion tenant profondément aux entrailles des peuples , la force et la prospérité publique étaient intéressées à la con- servation de l'unité morale. Augustin , dont quelques his- toriens modernes ont calomnié la charité et méconnu l'im- mense bieu^ eillance à l'égard des hérétiques , ne s'est pas exprimé autrement que Bossuet et Fénelon sur les points (pii ont fourni matière à tant de déclamations. Il a toujours et de toutes ses forces repoussé la peine de mort pour les hérétiques ; il admettait seulement des devoirs envers Dieu

CHAPITRK XXXVII. H 7

de la part des princes, et pensait quil faudrait avoir perdu le sens pour dire aux rois : iSe vous mettez point en peine de savoir par qui est défendue ou attaquée dans votre royaume l'Église de votre Seigneur '.

Les donatistes, pour rejeter l'intervention de ces pou- voirs temporels, qu'ils avaient été les premiers à invoquer, disaient qu'aux premières époques de la foi les chrétiens n'eurent jamais recours à l'autorité des princes ; la raison en est évidente, répondait Augustin , c'est qu'alors il n'y avait pas de princes soumis à la loi évangélique , c'était le temps des frémissements des peuples et des conjurations des rois contre le Seigneur et son Christ ^ Dans le v* siècle, au contraire, c'était le temps de l'accomplissement de ces paroles : Tous les rois de la terre l adoreront , et toutes les

nations le serviront Maintenant comprenez, à rois;

instruisez -vous, juges de la terre; servez le Seigneur avec crainte, et réjouissez-vous en lui avec tremblement ^ Or, pour les rois, ajoute l'évèque d'hippoue, servir le Seigneur, c'est défendre et punir avec une religieuse sévérité la violation des ordres divins. Un roi a des devoirs comme homme et des devoirs comme roi. Les princes punissent les crimes qui troublent et renversent les États : pourquoi ne puniraient-ils pas les crimes qui peuvent ruiner la reli- gion? Ainsi raisonnait Augustin. Il convient et plusieurs fois il répète qu'il vaut mieux conduire les hommes par les voies douces et les convaincre par la vive impression de la vérité ; mais les auteurs profanes comme les auteurs sacres lui apprennent que la contrainte est souvent nécessaire pour l'accomplissement du bien, et que le cœur humain ,

1 Quis mente sobrius regibus dicat : Nolite curare in regno vestro a quo tueatur vel oppugnetur Ecclesia Domini vestri?

2 Ps. II, 1 et 2.

3 ihid., 10 et 11.

ii8 SAINT AUGUSTIN.

si enclin au mal, a besoin d'être pressé par la crainte. Tous les hommes ne disent point avec le royal prophète : Mon âme a eu soif de Dieu, qui est la fontaine d'eau vive ; quand pa- raîtrai-je devant la face de Dieu ' ? Il en était de la terreur des lois impériales comme de la terreur de Fenfer ; les âmes qui brûlent d'amour pour la vérité éternelle et les biens invisibles, n'ont pas besoin que des menaces les excitent à la fuite du désordre et de l'erreur.

Dans le festin de la parabole évangélique, le compelle intrare^ (forcez- les d'entrer) n'est prononcé qu'après l'i- nutilité des premières invitations. Augustin, obligé de recourir aux empereurs dans l'intérêt de l'Église d'Afrique, bien loin de céder à ses penchants, n'obéissait qu'à une dure nécessité ; la puissance persuasive de la parole précé- dait toujours la rigueur des lois.

Nous avons dit et redit ailleurs tout ce qu'avait fait l'é- vêque d'Hippone pour dérober les donatistes à la verge temporelle. La lettre au comte Boniface est un monument digne d'attention; elle motive le recours aux décrets impé- riaux, et précise dans quelle mesure l'évéque d'Hippone consentait à user de l'assistance des princes pour amener au festin de l'unité les hommes qui cheminaient le long 'des haies et des grands chemins de l'hérésie.

Augustin, dans cette lettre, venge les fidèles du reproche de cupidité et d'ambition que les donatistes leur adres- saient; les biens des hérétiques avaient été, il est vrai, réunis aux biens des églises catholiques ; mais sans compter que ces propriétés étaient le patrimoine des pauvres , les catholiques ne cessaient de presser les donatistes de re- venir à l'unité pour rentrer à la fois dans la possession de leurs biens et des dignités ecclésiastiques : qu'est-ce qu'une

1 PS. XLI, 3.

■i s. Luc, XIV, 23.

CHAPITRE XXXVII. U9

cupidité qui supplie qu'on entre en partage de ses trésors? Qu'est-ce qu'une ambition qui cherche par tous les moyens possibles des compagnons de ses grandeurs? Les lois de l'Église avaient établi que la pénitence pour quelque crime fermait tout chemin à la cléricature ; et pourtant, dans l'affaire des donatistes , l'Église avait relâché quelque chose de la sévérité de sa discipline , pour épargner aux peuples de grands maux ; le seul repentir rouvrait la route des honneurs ecclésiastiques à ceux du parti de Donat. 11 y avait dans une telle conduite de la part des catholiques de solennelles preuves , de fortes garanties de miséricorde et d'amour pour la paix. Mais nous avons épuisé la ques- tion en de nombreux chapitres, et nous défions tout esprit élevé et sincère de trouver des torts sérieux aux catho- liques, dans cette grande querelle africaine.

Saint Paulin est un des hommes éminents de l'Église qui avaient donné leur amitié à Pelage avant qu'il enseignât ses erreurs ; le novateur breton avait montré en Palestine des lettres de l'illustre évèque de Noie pour abriter ses doctrines sous ce nom révéré. Augustin, le tendre ami de Paulin , ignorait l'état et le caractère des relations de son collègue de la Campanie avec Pelage depuis sa condamna- tion ; il connaissait par les lettres de l'évèque de Noie la pureté de sa foi, ses gémissements sur la misère de la nature humaine , ses tristesses d'avoir effacé en lui par la corruption l'image de l'homme céleste , ses plaintes de la guerre intestine livrée entre l'esprit et la chair, et son aveu de la profonde décadence delà race d'Adam '. Mais Augustin tenait à mettre en garde son ami contre le poison du pélagianisme, et à lui fournir les moyens de plaider la cause de la grâce devant ses ennemis. Il lui écrivit^ donc

1 Lettre de saint Paulin à Sévère.

2 Lettre CLXXXVL

120 SAINT AUGUSTIN.

pour raconter tout ce qui s'était passé depuis les pre- miers actes de la Palestine, et pour établir fortement la doctrine de la grâce chrétienne. Afin de donner à sa lettre plus d'autorité , Augustin joignit à son nom celui de son cher Alype , par qui Paulin avait d'abord connu l'évèque d'Hippone.

Notre docteur parle avec douceur de Pelage, qu'on a, dit - il , surnommé le Breton ' pour le distinguer de Pelage de Tarente ; il l'aimait autrefois et il l'aime encore ; aupara- vant il chérissait dans Pelage un homme dont il supposait les croyances pures ; maintenant il le chérit en souhaitant que la divine miséricorde le délivre de ses idées contre la grâce. Longtemps Augustin avait refusé de croire à la re- nommée qui accusait Pelage, car les bruits de la renommée sont souvent des mensonges ; la lecture d'un livre de Pe- lage lui a tout révélé. On voit, par cette lettre du grand évéque, que l'hérésiarque breton avait écrit depuis sa con- damnation ; quelques variations s'étaient introduites dans sa doctrine; mais il continuait à nier la grâce, sans laquelle le libre arbitre ne peut éviter le péché, selon la théologie catholique. Augustin invite à prier pour Pelage et pour ceux qui le suivent. Le ton de cette lettre est d'une douceur in- finie ; on y sent une secrète puissance qui entraîne à aimer la vérité; c'est quelque chose qui part du ciel et qui ravit la terre.

Peu de temps après la lettre de Paulin, l'évèque d'Hip- pone répondait à Dardanus, préfet du prétoire des Gaules. L'histoire nous apprend que Dardanus se déclara contre Jovien, usurpateur de l'autorité impériale; vaincu à Va- lence par Ataulfe, roi des Goths, l'usurpateur, prisonnier, fut livré à Dardanus, qui lui fit subir le dernier supplice.

< Britonem.

CHAPITRE XXXVII. 121

La postérité est embarrassée sur le juiiement qu'elle doit porter sur ce préfet du prétoire; saint Jérôme, dans nue lettre qu'il lui écrivait en 414, l'appelle le plus noble des chrétiens et le plus chrétien des nobles , et nous verrons tout à l'heure avec quelle profonde estime Augustin parle à Dardanus. D'un autre côté, Sidoine Apollinaire, qui avait pu voir de près sa vie et sa personne, nous présente Dar- danus comme réunissant tous les vices des divers oppres- seurs des Gaules au temps d'Honorius. Il lui prête la légèreté de Constantin, la faiblesse de Jovien, la perfidie de Géronce '. La première pensée qui s'offre à l'esprit, c'est qu'Augustin et Jérôme n'avaient connu Dardanus que par sa correspon- dance, et que Sidoine Apollinaire l'avait connu par ses œuvres. Mais peut-être faudrait-il prendre un milieu entre les malédictions de Sidoine et les magnifiques louanges des deux docteurs de l'Eglise. Les hommes qui exercent le pouvoir sont soumis à des jugements divers, et le temps nous sommes ne laisse ignorer à personne combien sont passionnées les inspirations des partis. Sidoine a pu écrire sous des impressions qui n'étaient pas entièrement con- formes à l'équité.

Quoi qu'il en soit, dans la haute Provence, non loin de Sisteron , un peu au - dessous de Chardavon , aux lieux s'élevait la ville de Théopolis, il est un rocher, appelé par les gens du pays peira escricha (pierre écrite), qui offre en l'honneur de Dardanus une inscription romaine. Cette inscription, la plus considérable que les Romains aient laissée dans les Gaules , et plusieurs fois reproduite avec inexactitude ^, est un monument de la reconnaissance pu-

( Cum in Constantino inconstantiam, in Joviano facilitatem, in Gerontio perfidiam , singula in singulis , omniain Dardano crimina simul execraren- lur. Sidon. Apollin., y, 9. 2 M. Honorât, de Digne , fort versé dans la science historique, a reproduit

122 SAINT AUGUSTIN.

Miqiie de Théopolis. Voici le sens de l'inscription tel que Millin ' Fa donnée :

« Claudius Posthumus Dardanus, homme illustre, revêtu <( de la dignité de patrice , ex-gouverneur consulaire de la « province viennoise, ex -maître des requêtes, ex-ques- « teur, ex -préfet du prétoire des Gaules, et Nevia Galla , (( femme clarissime et illustre , son épouse , ont procuré à « la ville appelée Théopolis l'usage des routes , en faisant « tailler des deux côtés les deux flancs de ces montagnes , « et lui ont donné des portes et des murailles. Tout cela a <i été fait sur leur propre terrain ; mais ils l'ont voulu <( rendre commun pour la sûreté de tous. Cette inscription « a été placée par les soins de Claudius Lepidus, comte et « frère de l'homme déjà cité, ex - consulaire de la pre- « mière Germanie, ex -maître du conseil des mémoires, « ex -comte des revenus particuliers de l'empereur, afin « de pouvoir montrer leur sollicitude pour le salut de <( tous, et d'être un témoignage écrit de la reconnaissance '( publique. »

Dans ces temps l'interprétation des Écritures était une si grande affaire pour les peuples chrétiens , Dardanus interrogea l'évèque d'Hippone sur les paroles de Jésus- Christ adressées au bon larron : Vous serez aujourcVhuiavec moi dans le paradis, et sur la signification du tressaillement de Jean aux entrailles maternelles en présence du Sauveur du monde caché dans les flancs de Marie. Augustin resta assez longtemps sans répondre aux questions du préfet des Gaules : « Bien-aimé frère Dardanus, dit l'évèque au début

l'inscription de Chardavon dans toute sa physionomie actuelle ; personne avant lui n'av;)il donné l'inscription avec une aussi complète exactitude. M. Honorât l'a publiée avec un commentaire critique dans les Annales des Basse.t-Ali)e.<!, t. I*^"", p. 361 et suiv.

2 Voyage dans les départements du midi de la France , tome III.

CHAPITRE XXXVII. 123

« de sa lettre , plus illustre pour moi dans la charité du « Christ que dans les ditinités de ce siècle, j'avoue que j"ai « répondu trop tard à votre lettre. Je ne veux pas que '< vous en cherchiez les causes, de peur que vous ne <( supportiez plus difficilement mes longues excuses que « vous n'avez supporté mes longs retards. J'aime mieux « vous voir accorder mon pardon que juger ma défense. « Quelle qu'ait pu être la cause de ce retard , croyez hien « qu'il n'a pu entrer en moi aucun dédain de ce qui vous '< touche. Je vous aurais répondu promptement, si je vous « avais compté pour peu. Ce n'est pas que je croie être « parvenu à écrire quelque chose de digne d'être lu par 'I vous et de vous être adressé ; mais j'ai mieux aimé vous « écrire que de passer encore cet été sans payer ma dette. « Je n'ai ni tremblé ni hésité en présence de votre rang si " haut; votre bienveillance m'est plus douce que votre di- '< gnité ne m'est redoutable. Mais ce qui fait que je vous « aime, fait aussi que je trouve difficilement de quoi suffire « à l'avidité de votre religieux amour. »

La première des deux questions amène Augustin à traiter de la présence de Dieu ; il déploie dans ce sujet une grande richesse d'idées et cette étonnante pénétration qui semble lui donner un sens de plus pour comprendre les choses divines. L'évéque nous apprend comment il faut concevoir la grandeur et l'étendue de Dieu, comment Dieu est par- tout, comment il habite dans les hommes, ce que c'est que d'être près ou loin de Dieu. A^is-à-vis des hommes, Dieu est comme un son qu'on entend plus ou moins selon qu'on a l'oreille plus ou moins ouverte ; il est comme la lumière dont on est plus ou moins près selon qu'on est plus ou moins capable de voir. La seconde question donne lieu à Augustin de parler de la nature humaine soumise à l'em- pire du péché , de la nécessité de la régénération , et de

\U SAINT AUGUSTIN.

cette grâce dont il signale les ennemis sans les nommer. Le pélagianisme étant le danger du moment, Augustin en avertissait à toute occasion ; ses lettres avaient prémuni l'Italie et les Gaules, l'Afrique et l'Orient. La parole de l'évéque d'Hippone était devenue un glaive dont le monde chrétien tout entier pouvait s'armer pour défendre la foi.

Ce soin de protéger les intelligences contre les atteintes de l'erreur se révèle avec toute l'effusion de l'amitié dans la lettre ' écrite à Juliana au sujet du Livre à Démètriade. Augustin regardait la maison de Juliana comme une église de Jésus - Christ , et s'effrayait à la seule idée que les croyances évangéliques pussent s'y corrompre. L'évéque d'Hippone désire savoir l'auteur du Livre à Démètriade. On disait à la vierge romaine : « Votre noblesse et votre « opulence temporelles sont de vos aïeux plutôt que de « vous-même; mais, quant à vos richesses spirituelles, « nul autre que vous n'a pu vous les donner ; elles ne (( peuvent venir que de vous et ne peuvent être qu'en vous, « et c'est par que vous devez être louée et mise au- « dessus des autres. » Ces paroles niaient l'indigence de l'âme humaine et contredisaient saint Paul, qui a dit : Nous portons ce trésor dans des vases fragiles, afin que la puissance soit en Dieu H non pas en nous ■. Augustin multi- plie les témoignages de l'Écriture pour montrer que la virginité, comme les autres dons, vient d'en haut et des- cend du Père des lumières^. On peut dire que le bien est notre ouvrage, puisqu'il est le produit de notre libre ar- bitre, sans lequel rien de méritoire ne saurait s'accomplir ;

1 Lettre CLXXXYIII.

2 II Corinth.,iY, 7,

3 S. Jacques, i, 17.

CHAPITRE XXXVII. 12S

mais il n'est pas vrai qu'il ne vienne que de nous : la force divine nous aide.

Le grand évéque espère que si le livre dont il parle est parvenu à la jeune Démétriade, elle en aura gémi; elle aura frappé humblement sa poitrine, et peut-être aura-t- elle versé des larmes en se jetant aux pieds du Seigneur, à qui elle s'est consacrée et qui l'a sanctifiée. Les paroles et la foi contre lesquelles Augustin proteste ne sont pas de Démétriade, mais d'un autre; ce n'est pas en elle, c'est dans le 8eigueur que la jeune vierge se glorifiera. « 11 faut, « dit l'Apôtre, que chacun s'éprouve soi-même, et alors « il trouvera en lui sa gloire et non point dans un autre. « Au lieu de se croire elle - même sa propre gloire , Démé- triade s'écriera avec David : « Mon Dieu , vous êtes ma « gloire, et c'est vous qui élevez ma tcte '. » Augustin prie Juliana de lui faire savoir si tels sont bien les sentiments de sa fille. 11 lui demande de chercher dans le Livre à Dé- métriade quelque chose de favorable à la doctrine de la grâce; il le souhaite d'autant plus vivement que ces hommes (les pélagiens) sont, dit-il, beaucoup lus à cause de la force et de l'éloquence de leurs écrits. A la fin de sa lettre, Tévéque d'Hippone prononce le nom de l'auteur du Livre à Démé- triade, qu'il semblait ignorer au commencement ; il a cité plus tard^ Pelage comme auteur de cet écrit; son jeune ami Orose, dans V Apoloyè tique, aitrihiie positivement au novateur breton le Livre à Démétriade. 11 paraît du reste qu'il y avait eu deux livres de Pelage adressés à la fille de Juliana, et que dans l'un de ces livres l'hérésiarque recon- naissait la grâce de Dieu. Augustin parlait ainsi , d'après une lettre de Pelage; et comme celui-ci s'enveloppait tou- jours d'ambiguïtés, le saint évêque ne savait guère à quoi

•i P.S. m, 4.

2 Livre de lu Grâce de Jésus-Christ , chap. xxu et suiv.

126 SAINT AUGUSTIN.

s'en tenir sur les écrits de Pelage adressés à la jeuue vierge romaine.

Nous devons mentionner ici une lettre de saint Augustin, découverte au siècle dernier dans les manuscrits de la bi- bliothèque du monastère de Gottweig', sur la rive droite du Danube, et qu'on croit se rapporter à l'année 417 : c'est une réponse à des questions religieuses adressées par deux per- sonnages, Pierre et A braham , que l'é vèque d' Hippone appelle seigneurs bien - aimés et saints fils. La destinée des enfants morts sans baptême y est traitée en quelques mots ; , comme en d'autres écrits , le docteur se prononce pour une peine, mais pour une peine légère ^ Il renvoie Pierre et Abraham à ses ouvrages , afin de ne pas être obligé de ré- péter ce qu'il a dit. En parlant des païens, Augustin rap- pelle qu'il s'est beaucoup occupé d'eux dans la Cité de Dieu, œuvre qui n'était point encore achevée.

Lorsque je voyageais à travers les pays de l'ancienne Afrique chrétienne , et que les paroles de ïertullien et de saint Cyprien, d'Augustin et d'Aurèle, d'Alvpe et de Pos- sidius, des deux Optât et de Sévère me revenaient à la mémoire, j'étais saisi du contraste de ces voix éloquentes et de ces déserts muets. Je rapportais les œuvres aux lieux qui les avaient produites, et ces lieux ne les comprenaient pas, ne les reconnaissaient pas; ils gardaient devant elles une morne immobilité. Ainsi le cadavre d'un penseur il- lustre resterait insensible et froid si on venait admirer en

1 Celte lettre , qui manque à rédition des Bénédictins, a été publiée dans l'édition des frères Gaume. Elle fut découverte par le H. P. Godefroy Besse- lius , abbé du monastère de Gottweig, publiée pour la première fois en 1732, et publiée ensuite à Paris, en 1734, par dom Jacques Martin, moine de Saint-Benoit. Une autre lettre de saint Augustin, dont nous parlerons plus tard , fut trouvée et mise au jour en même temps. Les frères Gaume ont donné les deux lettres avec des préfaces de Besselius et de Martin. Tome II, |i. XXXVIII.

- Mininia pœua , non tamen nulla.

CHAPITRE XXXVllI. 127

sa présence ses livres immortels. Depuis douze siècles, les grands hommes de l'Afrique chrétienne sont devenus comme des étrangers dans leiii- patrie. Au nom d'Augus- tin ces contrées ne vous répondent point ; on n'entend que le bruit de la mer sur les rivages, et , dans les montagnes, le bruit des sapins , des cèdres et des chênes ; mais le souffle de la France, souffle chaud et fécond, a passé sur la terre d'Afrique; il y demeure, et de sa puissante énergie doit V renaître une civilisation chrétienne.

CHAPITRE XXXVIII

Le pape Zozime et les pélagiens. Persévérance des évéques d'Afrique. Les deux conciles de Carthage.— Condamnation des pélagiens dans l'univers catholique.

417-418

Le pape Innocent, mort le 1*2 mars de l'année il7, avait été remplacé par Zozime, célèbre dans l'histoire de cette époque pour avoir tenu un moment le monde chrétien in- certain entre l'Église africaine et le Siège apostolique. La Providence permit qu'un peu de nuée environnât la chaire de Pierre pour que lu avers y vît rayonner ensuite avec plus de joie le soleil de la vérité religieuse. Il faut bien con- sidérer d'ailleurs que toutes les subtilités de la ruse accom- pagnaient l'expression des idées pélagiennes. Les meilleurs esprits pouvaient s'y tromper.

L'erreur et le mensonge ne reconnaissent jamais leurs défaites et en appellent toujours à des jugements nouveaux. La doctrine pélagienne, foudroyée par les anathèmes de Carthage et de Rome , releva la tète à l'avènement d'un nouveau pape; elle espérait gagner quelque chose à un changement de pontife. Venu à Rome après avoir été chassé

128 SAINT AUGUSTIN.

de Constantinople, Celestius interjeta appel des jugements sous le poids desquels il était resté ; il adressa au pape un mémoire {libellum) \ sorte de profession de foi qui n'était pas de nature à changer sa position comme novateur. D'un côté, il confessait qu'il fallait baptiser les enfants pour la rémission des péchés, selon la règle de l'Église universelle et l'enseignement de l'Evangile , reconnaissant comme né- cessaire de suppléer à la faiblesse de notre nature par le bénéfice de la grâce; de l'auti'e, il niait le péché originel. Celestius ne jugeait pas conforme à la doctrine catholique la transmission du péché par les parents : « Le péché , di- « sait-il , ne peut être qu'un délit de notre volonté et non « pas de notre nature. » Le disciple de Pelage était fort clair sur ce point. La présence du Siège apostolique ne l'intimidait point. Le saint évéque d'Hippone, qui n'a que des paroles de vénération pour Zozime , nous dit que le souverain pontife, voyant Celestius se jeter en furieux dans son erreur, voulut entreprendre de le ramener et de le prendre sur le terrain des questions et des réponses précises, au lieu de le frapper brusquement. Celestius semblait s'être soumis d'avance à des avertissements utiles, quand il avait écrit ces paroles dans son mémoire à Zo- zime : « Si quelque erreur vient à surprendre mon igno- « rance, comme il arrive aux hommes, que votre jugement « la corrige. » Zozime agit donc avec Celestius , dit Au- gustin, comme avec un homme enflé par le vent d'une fausse doctrine; il l'invita à condamner ce que lui avait reproché le diacre Paulin , dans l'assemblée de Carthage , en il 1, et à se soumettre aux lettres d'Innocent; l'héré- siarque se refusa à la première de ces demandes , et n'osa pas résister à la seconde ; il promit même de condamner tout

I On en trouve des fragments dans le deuxième livre du Péché originel , tuuie X.

CHAPITRE XXXVIll. 129

ce que ce Siège condamnerait. Selon Augustin, Zozime traita Celestius comme un frénétique, à l'égard de qui on use de douceurs pour lui donner du repos'. Il maintint cependant l'excommunication prononcée par Innocent, et renvoya à deux mois la solution définitive de cette affaire, afin de se donner le temps d'écrire en Afrique et de recevoir les réponses.

Nous n'avons pas à nous demander pourquoi Zozime anathématisa tout d'abord Héros et Lazare , les deux cé- lèbres dénonciateurs de Celestius , et pourquoi il accusa de précipitation Aurèle et les évèques d'Afrique, les plus illustres appuis du monde chrétien. Dans la lettre qu'il écrivit aux évèques africains en faveur de Celestius, le pontife de Rome citait l'exemple de Susanne , faussement accusée et justifiée miraculeusement; il disait qu'il ne fal- lait pas croire tout esprit , mais qu'il fallait examiner long- temps lorsqu'il s'agissait de la foi d'un homme. Il était d'un meilleur esprit, ajoutait Zozime, de croire difficile- ment le mal : une condamnation précipitée expose à d'in- curables blessures. Enfin, après avoir donné aux évèques d'Afrique des leçons de prudence et de modération sous diverses formes , il les invitait à se défier de leur propre jugement, et à se soumettre davantage aux saintes Écritures et à la tradition ^

Pour ajouter à la confusion autour de Zozime, de pieuses voix, parties de l'Orient, venaient lui recommander la cause de Pelage. La présence de Pelage à Jérusalem avait toujours empêché les évèques de la ville sainte de bien apprécier cette question ; Prayle, ainsi que beaucoup d'au- tres , séduits par les adroits mensonges du moine breton ,

1 Du Péché originel, liv. II , ch. vi

2 Appendix. tome X, Œuvres de sai7it. Auqustin. édit. des Bénédict., p. 98 et 99.

T. II. V)

UO SAINT AUGUSTIN.

voyaient en lui un catholique dont on méconnaissait les sentiments, et le présentaient comme tel à la justice du pontife de Rome; c'est à Innocent que l'évèquede Jérusalem avait écrit; la lettre ne put être remise qu'à son succes- seur. Pelage adressait aussi au pape une justification ' ; il ne voulait pas que nul ne fût assez impie pour refuser aux enfants la rédemption commune à tout le genre humain ; mais il trouvait toujours le moyeu de laisser dans les obs- curités du doute le dogme du péché originel. Tout en re- connaissant le secours de Dieu dans les bonnes actions de l'homme, il s'abstenait de définir ce secours, ce qui lais- sait à son hérésie une grande facilité. Pelage rappelait sa lettre à Innocent comme complément de l'exposition de sa foi ; mais cette lettre même ne renfermait ni une croyance positive au péché originel ni une reconnaissance précise de la grâce : elle avait pour but de tromper les simples , selon l'expression de saint Jérôme ^ Zozime écrivit donc aux évèques d'Afrique en faveur de Pelage, et nous comprenons très-bien que les équivoques du moine breton l'aient abusé; nous nous expliquons moins facilement sa méprise à l'égard de Gelestius, dont l'audacieuse parole dédaignait les res- sources de l'ambiguïté.

Dans sa lettre ^ sur Pelage , le pape parle d'abord de la profession de foi qu'il a reçue du moine breton, et dont la lecture a été publique. « Plût à Dieu, dit- il aux évèques « d'Afrique, que l'un de vous eût pu assister à cette lec- « ture ! Quelle fut la joie, quelle fut l'admiration des saints « hommes qui étaient là! Quelques-uns d'entre eux pou- « valent à peine retenir leurs larmes, en songeant que de

I Appendix. tomeX, p. 96. '■i Co7nmentaires sur Jérémie. - Appendix, loaie X, p. 100

CHAPITRE XXXVllI. 131

« tels sentiments avaient été poursuivis. » En regard de ce Pelage, indignement attaqué, Zozime montre Héros et La- zare, qu'il appelle des tourbillons et de>; tempêles\ 11 sup- pose que les évéques d'Afrique ont été trompes par les prélats des Gaules, dont la vieille habitude, dit-il, est d'attaquer l'innocence ; le pape cite des exemples de ces accusations calomnieuses. « Il ne convient pas à l'autorité épiscopale et surtout à votre prudence, dit Zozime aux évéques d'Afrique, de s'arrêter à des bruits légers. Voilà Pelage et Celestius , qui dans leurs lettres et leurs con- fessions de foi sont au pied du Siège apostolique. est Héros? est Lazare? noms qui doivent être couverts de

< honte par des faits et des condamnations. sont les jeunes gens, Timase et Jacques, qui ont fait connaître

( certains écrits, comme on le prétendait?... Aimez la

< paix, chérissez la charité , attachez-vous à la concorde. Il est écrit : Vous aimerez voire prochain comme vous-même. Peut-on être plus prochain l'un de l'autre que lorsqu'on

I doit n'être qu'un dans le Christ? Tout vent qui arrive à ( vos oreilles n'est pas le messager de la vérité. » Zozime engage les évéques à prendre garde aux faux témoignages qui ont toujours produit de grands maux, et qui n'avaient pas même épargné le Sauveur, hostie et pontife du monde entier. 11 invoque les Écritures, qui recommandent de ne pas juger légèrement. Les évéques d'Afrique doivent se réjouir d'avoir à reconnaître que des hommes accusés par de faux témoins n'ont jamais cessé d'appartenir à la vérité catholique.

Quel deuil religieux les deux lettres de Zozime durent apporter à Carthage !

ÎNous voici à un moment solennel dans l'histoire de l'É-

i Turbines Ecclesiae vel procellaî.

132 SAINT AUGUSTIN.

glise. Une grande mission est confiée par la Providence à la persévérante énergie de l'épiscopat africain, et cette mission sera dignement remplie : il appartiendra surtout au génie et à la sainteté d'Augustin de défendre la vérité. 11 subsiste peu de traces des vigoureux efforts de l'évéque dHippone et de ses collègues pour éclairer Zozime. L'abso- lution de Pelage et de Celestius eût amené dans l'Église un trouble énorme ; quelques lignes de saint Jérôme donnent à croire qu'Augustin avait songé à renoncer à l'épiscopat en cas de réhabilitation des deux hérésiarques. Jérôme écrivait au grand docteur après la victoire : « Vous avez « résisté par l'ardeur de votre foi à la violence des vents, « et vous avez mieux aimé, autant qu'il a dépendu de vous, « vous sauver seul de l'embrasement de Sodome que de « demeurer avec ceux qui périssaient. Votre prudence « comprend ce que je veux dire. »

Aurèle se hâta de réunir le plus de collègues qu'il put, et , dans une lettre collective, les évoques présents à Car- thage supplièrent le pape de ne rien changer à la situation, et d'attendre des informations suffisantes. Ils lui rappelaient que Celestius avait été jugé devant eux , que l'affaire com- mencée et instruite en Afrique devait se terminer en Afrique, et lui peignaient avec force la gravité du péril. Bien, qui veille sur l'Église, permit que Zozime, dans sa réponse, laissât les choses au même état jusqu'à l'année suivante. Zozime avait ordonné au diacre Paulin de prendre le chemin de Rome ; les évèques d'Afrique crurent devoir retenir le diacre de Milan comme un témoin de la vérité. Au mois de novembre (417), Carthage vit accourir une multitude d'évéques de la Proconsulaire, de la Numidie et de la Byzacèue : c'étaient les provinces les plus voisines ; ou n'avait pas le temps de convoquer les évèques de tous les points de l'Afrique. Un concile de deux cent quatorze pou-

CHAPITRE XXXVIII. 133

tifes, ayant pour chef Aurèlc et pour yënie Augustin', maintint les décrets antérieurs.

« Nous avons ordonné, disaient- ils, que la sentence « contre Pelage et Celestius, descendue du siège du bien- « heureux apôtre Pierre, par le vénérable évéque Inno- « cent, demeurera jusqu'à ce qu'ils avouent, dans une « confession de foi très -claire, que la grâce de Dieu, par « Jésus-Christ Notre - Seigneur, nous aide dans chacun de « nos actes , non - seulement pour connaître , mais encore « pour faire la justice ; de sorte que , sans cette grâce , « nous ne pouvons rien penser, rien dire, rien accomplir « qui appartienne à la vraie et sainte piété -. »

Les deux cent quatorze Pères de ce concile chargèrent le sous-diacre MarceUin de porter à Zozime leur lettre sy- nodale ; le sous-diacre de Carthage n'arriva à Rome qu'au commencement du mois de mars 418. Le 29 du mois d'a- vril, la réponse de Zozime arrivait à Carthage. Cette ré- ponse ^ haute et brève, relevait la dignité du Siège aposto- lique aux dépens de l'épiscopat africain, et laissait entendre que le ponlife de Rome aurait pu ne pas communiquer l'af- faire de Celestius à Aurèle et à ses collègues; elle an- nonçait pourtant que toute chose resterait dans le même état.

Aurèle reçut cette lettre au milieu d'un nouveau concile qui devait être général; les provinces de Byzacène, de Stèfe, de la Tripolitaine , de la Numidie, de la Mauritanie Césarienne, avaient envoyé leurs évêques au nombre de plus de deux cents. Le l*'"mai 418, tous ces pontifes, as- semblés dans la basilique de Fauste , anathématisèrent en

1 Cui dux Aurelius , ingeniumque Augustinus erat. Saint Prosper,

poëme des Ingrats.

2 Prosp. Lib. Contra collât., v, num. 3.

3 Appendix. tome X, Œuvres de suint Anf/nstin, p. 104.

134 SAINT AUGUSTIN.

neuf canons ' les doctrines pélagiennes. Ils informèrent* Zozime de leurs décrets, en le mettant en garde contre les pièges de l'ennemi.

La vérité était ainsi partie d'Afrique avec tous les carac- tères d'un assentiment universel et la plus imposante au- torité. Qu'allait faire Zozime? Augustin attendit à Carlhage sa réponse. Oh! que de prières et de pleurs il dut répandre pour que Dieu éclairât de sa lumière le pontife de Rome et détournât de l'Église la calamité d'une division ! Ce n'est pas à son propre génie qu'il obéissait dans cette question : l'adhésion de tant de saints et savants évèques , et sur- tout les belles lettres du pape Innocent, lui apparaissaient comme l'infaillible interprétation des Écritures. La loi d'Honorius contre les pélagiens , datée de Ravenne, le 30 avril % lui fut sans doute d'un bon présage. Tillemont ob- serve que saint Augustin appelle le rescrit d'Honorius une réponse, ce qui prouve que les évèques d'Afrique avaient demandé la loi à l'empereur. Baronius suppose gratuite- ment que Zozime sollicita cette loi ; la lettre de Zozime du 21 mars, si peu favorable aux décisions des évèques d'A- frique , rend inadmissible, au contraire, l'opinion de Baro- nius. On serait plutôt fondé à croire que le rescrit d'Ho- norius excita le pape à regarder de plus près et à mieux approfondir cette affaire.

Après avoir reçu la lettre synodale du concile du 1" mai 418, le souverain pontife somma Celestius de comparaître devant lui ; l'hérésiarque refusa et sortit de Rome. Alors Zozime , plein d'une vive ardeur pour la vérité qui venait

1 Tome II, Concil. Le concile de Carthage, du i^' mai 418 , publia aussi dix canons sur la réunion des donatistes pour mettre fin à plusieurs diffi- cultés entro les évèques.

^ Cflte lettre est perdue; saint Augustin en a donné des fragments (Liv.à Bonif.), et Mercator en parle, Commonit.

'i A/'pendix, tome X,p. 105.

CHAPITRK XXXVIII. 13o

de lui être révélée, écrivit aux évoques d'Afrique , et puis envoya aux quatre coins du monde une lettre ' il con- damnait Celestius, Pelage et leur enseignement tout entier: il disait que c'était par un instinct de Dieu, auteur de tout bien , qu'il avait communiqué cette affaire aux évoques d'Afrique.

L'univers catholique reçut les décrets des conciles de Car- tilage. L'Église africaine n'eut jamais uneplus grande joie ni un plus grand honneur. Une sorte de profession de foi de Zo- zime fut signée par tous les évêques de la terre , ce qui fait dire à saint Prosper que Zozime avait mis aux mains de tous les pontifes l'épée de saint Pierre ; dix-huit évêques, la plu- part Italiens ou Siciliens , refusèrent de souscrire à cette déclaration catholique ; la déposition et l'excommunication les punirent de leur résistance. Ils avaient pour chef Ju- lien, évêfjue d'Eclane en Campanie, ce Julien contre lequel Augustin combattra jusqu'à sa dernière heure. Frappés partant de condamnations, les pélagiens sollicitèrent, mais en vain , un concile œcuménique comme pour éterniser une cause définitivement jugée. On vit les dix-huit évêques pélagiens, chassés de leur pays , promener leur défaite à travers le monde , chercher des amis à Constantinople , à Thessalonique , à Éphèse , et s'épuiser en efforts pour res- saisir une puissance brisée. Pelage , plus tard , condamné encore à Antioche , fut chassé de Jérusalem par l'évèque Prayle. Le nouveau Catilina , disait saint Jérôme, a été expulsé de la ville sainte.

Ainsi l'Orient et l'Occident s'étaient unis dans une même réprobation de la doctrine pélagicnne, et la foi chré- tienne sortait triomphante d'une terrible épreuve. Saint Prosper, le poète de la grâce comme saint Augustin en est

1 Cette lettre est perdue : saint Augustin, saint Prosper, le papeCélestin, nous en onf conservé des fragments.

136 SAINT AUGUSTIN.

le docteur, accorde à l'évêque d'Hippone la gloire d'avoir contribué entre tous à cette œuvre immense. Il dit qu'Au- gustin a donné à ses contemporains une lumière emprun- tée à la vraie lumière ; que Dieu a été sa nourriture, sa vie et son repos ; que l'amour du Christ a été sa seule volupté ; qu'en ne s'accordant aucun bien, il a trouvé tout en Dieu , et que la sagesse a régné dans le saint temple. Abordant ensuite la question pélagienne , le poëte dit que , parmi les gardiens du troupeau sacré, Augustin est celui qui a le plus travaillé et le mieux travaillé; qu'il a arrêté l'ennemi, trompé ses ruses, coupé ses chemins; que de sa bouche des neuves de livres ont coulé sur le monde, et que les deux et les humbles s'y sont abreuvés '. Julien de Campanie fait à Augustin le beau et magnifique reproche d'avoir tout inspiré et tout dirigé contre les pélagiens. En présence d'un tel service rendu à la foi, des paroles de notre bou- che affaibliraient la louange , et nous sommes heureux d'avoir à reproduire ici quelques lignes du grand homme de Bethléhem adressées au grand homme d'Hippone.

« Courage , disait Jérôme à Augustin ^ ; votre nom est « illustre dans l'univers. Les catholiques vous vénèrent et « vous admirent comme le restaurateur de l'ancienne foi^; (( et, ce qui est le signe de la plus grande gloire, vous êtes <( détesté par les hérétiques ; ils me poursuivent d'une égale « haine, et, ne pouvant nous tuer par l'épée, ils nous tuent « par leurs souhaits. »

Augustin aimait sans doute à voir le nom de son cher Alype se mêler au sien sur les lèvres de Jérôme. « Je vou- « drais , » leur disait le vieux solitaire , et celte lettre est une des dernières qu'il ait écrites, « je voudrais avoir les

I De Inyratis.

■i Lettre CXCXV.

^ Coiiditorem antiquse rursum fidei.

CHAPITRE XXXIX. 137

« ailes de la colombe pour m'envoler vers vous; Dieu sait « avec quelle joie je vous embrasserais tous les deux , sur- ce tout en ce temps-ci vous venez de donner le coup de « mort à rhérésie de Celestius '. »

CHAPiTRi: xxxix:

utilité des hérésies. Les livres de la Grâce de Jésus-Christ et du Péché originel.

418

La tranquille possession de la vérité , sans combat , sans péril , sans tentation aucune , n'eût pas été en harmonie avec la condition actuelle de Thomme; elle eût exclu le courage , la vertu , tout ce qui fait notre gloire. L'hérésie est sur la terre ce qu'était l'arbre de la science dans l'Éden primitif : elle éprouve et donne à l'homme la mesure de sa propre valeur. L'hérésie est un choix, comme son nom l'indique ; c'est l'indépendance de la raison se posant en face de la foi , qui révèle des vérités inaccessibles à notre entendement ; c'est l'orgueil humain qui jamais n'abdique et qui proteste contre tout ce qu'il ne comprend pas ; c'est l'insurrection de la philosophie contre l'autorité de la re- ligion ; c'est enfin le travail incessant de la passion hu- maine cherchant à briser tout ce qui arrête l'impétuosité de son élan. L'hérésie établit la lutte, et c'est par la lutte qu'on se purifie, qu'on devient fort et grand, qu'on entre eu possession de toute son énergie ; en ce monde , comme dans l'autre, la gloire n'est que le prix de la lutte; c'est la lutte qui classe les hommes et détermine les mérites de chacun ; la lutte vous tient sans cesse en haleine , elle enfante le progrès moral et religieux.

1 Lettre GGIL

138 SAINT AUGUSTIN.

L'hérésie a prodigieusement servi au développement des idées et des croyances chrétiennes ; elle a amené le déve- loppement d'un corps de doctrines le plus vaste et le plus complet qui ait jamais existé. A chaque attaque , la vérité répondait par un de ces puissants envoyés de Dieu qu'on nomme les Pères de l'Église. A côté de chaque grand ennemi qui conjurait la ruine de l'œuvre divine , s'élevait un grand homme de foi pour le terrasser. Le point du christianisme qu'on menaçait, s'entourait alors de plus de force ; des flots de clartés ruisselaient un peu de nuit avait servi de prétexte à des opinions nouvelles ; tout ce qui n'était qu'en germe ou en indication dans les Écritures prenait d'im- posantes et lumineuses proportions; on avait espéré dé- truire, et l'effet de ces coups multipliés, de ce long achar- nement, c'était de faire monter plus haut, d'agrandir et d'achever l'édifice de la foi catholique. Sans l'hérésie, c'est-à-dire sans la nécessité de l'explication et de la dé- fense , nous connaîtrions moins à fond la religion chré- tienne, plus imparfaitement le sens des Écritures. Le divin fondateur du christianisine avait suspendu je ne sais quels beaux nuages autour de la majesté de son monument; pour honorer l'homme , il lui laissa la mission de dissiper peu à peu ces ténèbres sacrées, à mesure que l'incrédulité attaquerait un des points de l'oeuvre immortelle : l'hérésie est venue, et, parla parole des Pères de l'Église, le jour s'est fait de tous côtés; le Verbe éternel leur donnait quelque chose de sa puissance ; les Pères de l'Église ré- pandaient la lumière sur toutes les parties de la création morale. Disons donc avec l'Apôtre : // faut qu'il y ait des hérésies \ et revenons à Augustin qui va porter les derniers coups à Pelage et à Celestius.

1 Oporlet et haereses esse.

CHAPITRE XXXIX. 139

Le ^rand docteur était resté à Carthage après le concile du 1" mai. Il y passa tout l'été jusqu'au mois de septembre, époque de son départ pour Césarée. Durant ce temps il re- çut de SCS amis Pinien , Albine et Mélanie , une lettre au sujet d'un entretien que ces illustres et pieux Romains avaient eu en Palestine avec Pelage, à la fin de l'année 417. Augustin leur adressa une réponse qui forme les deux livres de la Grâce de Jésus -Christ et du Péché originel. Pelage , qui reculait souvent devant sa propre doctrine, avait dit à Pinien :

« J'anathématise celui qui pense ou qui dit que la grâce « de Dieu , par laquelle le Christ est venu sauver les pé- (( cheursen ce monde, n'est pas nécessaire, non-seulement <( pour chaque heure et pour chaque moment, mais encore (( pour chacun de nos actes. Que ceux qui s'efforcent de (( détruire cette grâce soient condamnés aux peines éter- « nelles. »

Ces paroles paraissaient fort suspectes à Augustin ; il pensait qu*il fallait juger Pelage, non point sur des aveux arrachés par l'argumentation catholique, mais sur les ou- vrages quil avait envovés à Rome, et qui étaient le pro- duit réfléchi de sa pensée. Or Pelage ne vit jamais dans la grâce que la faculté de choisir et la connaissance de la loi. Augustin cite des fragments de l'ouvrage de Pelage sur le Libre Arbitre, qui établissent cette doctrine en termes for- mels. Il démontre ensuite qu'autre chose est la loi et autre chose la grâce , et développe les caractères de la vraie grâce chrétienne. Il venge saint Ambroise des louanges que lui donnait Pelage en l'invoquant à l'appui de son erreur, et cite les paroles de l'évéque de Milan , tirées de son second livre de VExposition de VÈcangile selon saint Luc :

« Vous voyez que partout la vertu du Seigneur se mêle « aux efforts humains; personne ne peut édifier sans le

140 SAINT AUGUSTIN.

« Seigneur, garder sans le Seigneur, et rien commencer « sans le Seigneur. C'est pourquoi, selon l'Apôtre, soit (( que vous mangiez, soit que vous buviez, faites toutes <( choses pour la gloire de Dieu. »

Augustin reproduit d'autres paroles du grand Ambroise.

Pelage distinguait trois choses par lesquelles s'accom- plissaient les commandements de Dieu : la possibilité , la volonté, l'action. Avec la première, l'homme peut être juste ; avec la seconde , l'homme veut être juste ; avec la troisième , l'homme devient juste. Augustin soutient avec saint Paul que c'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le parfaire \ Les lettres de Pelage à saint Paulin, à Tévèque Constantius , à la vierge Démétriade , sont conformes à ses quatres livres du Libre Arbitre pour la négation de la grâce qui justifie.

Dans le deuxième livre sur le Péché originel, Augustin fait voir que les Pélagiens n'osaient pas refuser aux enfants le bain de régénération et de la rémission des péchés, parce que les oreilles chrétiennes ne l'auraient point supporté , mais qu'ils ne croyaient pas au péché originel transmis par la génération charnelle. Le docteur cite un fragment des actes de l'assemblée de Carthage fut jugé Celestius; in- terrogé par Aurèle sur le péché du premier homme , Celes- tius ne voulut jamais reconnaître que la rébellion d'Adam eût blessé le genre humain tout entier. Le saint évêquc retrouve la même erreur de Celestius dans sa profession de foi adressée au pape Zozime. Il raconte comment Zozime condamna Celestius, et comment il enveloppa dans le même anathènie Pelage , malgré ses efforts pour tromper le Siège apostolique. Un examen détaillé de la défense de Pelage ne montre à Augustin que la justice dans l'arrêt qui a frappé le moine breton.

* Velle et perficere. Pliili]i., n, 12.

CHAPITRE XXXIX. 141

Les pélagiens , pour efféicer sur leur front la tache d'hé- résie, avaient imaginé de soutenir que la question du péché originel n'était pas une question de foi. Augustin leur met sous les yeux quelques exemples de questions qui sont du pur domaine des opinions humaines : ce qu'était, était le Paradis terrestre, Dieu plaça le premier homme ; en quel lieu ont été transportés Élie et Enoch ; comment saint Paul a été élevé au troisième ciel ,• combien il y a de cieux; combien d'éléments dans le monde visible; pourquoi les hommes des premiers temps du monde vivaient si long- temps ; en quel lieu a pu vivre Mathusalem , qui , daprès plusieurs versions de la Bible , survécut au déluge sans avoir été sauvé dans l'arche de INoé. On peut penser ce qu'on veut sur ces divers points et d'autres semblables,- mais il n'en est pas de même du péché originel. L'évéque d'Hippone fait consister la foi chrétienne dans la cause de deux hommes qui sont Adam et Jésus-Christ :

« Par l'un , dit-il , nous avons été vendus sous le péché; « par l'autre , nous nous sommes rachetés des péchés ; par « l'un , nous avons été précipités dans la mort; par lautre, « nous sommes délivrés pour aller à la vie. Le premier « nous a perdus en lui , en faisant sa propre volonté et non « pas la volonté de Celui qui l'avait créé ; le second nous « a sauvés en faisant non point sa volonté , mais la vo- ce lonté de Celui qui lavait envoyé. Il n'y a qu'un Dieu, et « un médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ « homme. »

Le péché originel est donc un dogme fondamental de notre foi. Augustin parle des anciens justes qui, contraire- ment aux opinions de Pelage et de Celestius , n'ont pu être sauvés que par la foi dans le médiateur, et multiplie , en finissant ce deuxième livre , les témoignages de saint Ani- broise en faveur du péché originel et de la grâce de Jésus-

\il SAINT AUGUSTIN.

Christ. Il faut que Pelage condamne son erreur, ou qu'il se repente d'avoir loué saint Ambroise.

Le séjour de Pelage en Palestine avait altéré les croyan- ces , et surpris la bonne foi de beaucoup de chrétiens. Les ruses du moine voyageur avaient fait des ravages à Jérusa- lem, à Diospolis ou Lydda, à Ramatha, à Césarée. Il im- portait que ces pays , traversés chaque année par une foule de pèlerins , apprissent la vérité tout entière sur Pelage et Celestius , sur les écrits et les actes qui avaient motivé et précédé leur condamnation. Les deux livres d'Augustin à Albine , àPinien, à Mélanie, allaient au-devant de tout, répondaient à tout et mettaient l'Orient eu pleine connais- sance de la question.

CHAPITRE XL

Césarée, aujourd'hui CherchelL— Couférence de saint Augustin avecÉmérite, évèque donatiste de Césarée. Abolition d'une sanglante coutume de cette ville à la suite d'un discours de saint Augustin. Traits de mœurs de cette époque.

418

A vingt lieues à l'ouest d'Icosium, aujourd'hui Alger, s'élevait aux bords de la mer une ville qui ne le cédait qu'à Carthage en magnificence et en étendue : c'était Julia Cé- sarée. Son enceinte , dont on peut suivre encore les traces , offrait plus de trois lieues de circuit. La dévastation n'a pas été aussi profonde, aussi complète à Césarée qu'à Carthage; de magnifiques colonnes , mille vestiges dune grandeur antique étonnent encore les regards ; si on en juge par tous les précieux débris que chaque jour révèle, on peut même croire que Césarée était pour les Romains un lieu de pré- dilection, et qu'ils se plaisaient à la faire resplendir de tout l'éclat des monuments et du luxe des arts. La beauté du

CHAPITRE XL. 143

site explique cette prédilection des maîtres du monde; maintenant encore de riches ^ergers couvrent tout le ver- sant de Césarée; des champs fermés par des haies de cactus y étalent leur fécondité. Les environs ne présentent que vignes et jardins. Césarée n'attirait pas seulement par ses coteaux fertiles et ses ravissants paysages ; sa position était formidable. Du côté de la terre, on ne pouvait arriver à la ville que par deux défdés d'une très-facile défense ; le côté de la mer présentait seul quelque chance de succès à l'invasion ; et, du reste , un mur de quinze mètres de hau- teur suivait , sur un espace de plus de trois mille mètres , toutes les sinuosités du rivage.

tn 1842 , quand les Français fouillèrent le sol pour la construction de deux casernes, des statues se rencontrèrent sous les coups des travailleurs; des dieux et des amours sortirent de dessous terre ; le paganisme enseveli par les siècles revit le jour dans ses froides et muettes images; le fer des travailleurs les mutila ; ce fut regrettable , car l'an- cien génie des arts respirait dans ces statues. Sur un autre point, à deux mètres au-dessous du sol, on trouva des traces d'un ancien temple et de vastes palais entourés de péri- styles.

On admire la hardiesse de ces monuments , qui repo- saient sur une multitude de colonnes, dont les bases étaient demeurées intactes : des tronçons de ces colonnes cou- vraient des pavés en mosaïque. Le théâtre offre encore les sièges se pressaient les spectateurs ; la scène a disparu sous des constructions mauresques. Le cirque, plus vaste que celui de Nîmes , n'a point traversé aussi heureusement les âges. Une rivière qui se nomme aujourd'hui Hakem four- nissait de l'eau aux fontaines de Césarée ; elle passait sur un aqueduc superbe, aux arches colossales; Timapination peut restituer à l'aqueduc toute sa beauté, par l'examen

144 SAINT AUGUSTIN.

des ruines dans les vallées sud - ouest , à une lieue environ de la ville.

On retrouve dans l'enceinte actuelle de Cherchell les citernes qui recueillaient les eaux de l'aqueduc. On en compte six ; elles servent de caves à l'administration mili- taire. Un bâtiment qu'on vient d'élever sur leurs voiitesen assure pour longtemps la conservation.

Cherchell (c'est le nom nouveau de Césarée) forme aujour- d'hui une cité d'environ deux mille habitants ; elle n'occupe qu'un très - petit espace de l'ancienne enceinte , et cet es- pace peut être évalué à quinze cents mètres de circonfé- rence. Cherchell n'a pour tout commerce que sa poterie, qu'elle vend aux Kabyles et aux Arabes. Ses maisons n'ont qu'un étage et sont de chétive apparence. Les habitations construites par les Français se détachent à travers la misé- rable uniformité des cabanes de Cherchell. La morale et la muse de l'histoire ont droit de se plaindre que les Français de Cherchell se soient bâti des demeures avec des pierres tuniulaires et des pierres couvertes d'inscriptions. Ces maisons construites avec des débris de tombeaux, ces pages historiques placées sous la truelle des maçons et cachées dans un mur comme des pierres ordinaires, tout cela sent le génie de la barbarie , bien plus que le génie de la civili- sation. Les Turcs de l'Asie Mineure n'agissent pas autre- ment avec les plus vénérables et les plus beaux souvenirs d'un passé qui ne leur dit rien.

Le port de Césarée présentait deux parties : le Cothon , rempli de colonnes et de décombres , qu'on a déblaye pour le petit cabotage, et un autre grand bassin à l'ouest, se reconnaissent les restes d'une jetée. C'est du Cothon , se trouvent accumules tant de débris , qu'on a tiré quelques souvenirs des vieux âges chrétiens : des plats en terre, des lampes d'argile, ornés de croix latines. Deux

CHAPITRE XL. U5

colombes semblent embrasser le pied de la croix, tandis quune troisième est posée sur le sommet. Nous espérons que des fouilles profondes remettront en lumière la basi- lique de Cësarée , Augustin lit entendre des paroles de paix et d'union. A l'extrémité du petit banc de sable qui sépare les deux bassins , il est un Ilot les Espagnols bâti- rent jadis un fort appelé maintenant fort Joinville. Ce fort domine un grand nombre de petits caveaux l'on a trouvé des débris de lampes en bronze , et beaucoup de médailley romaines à leffigie des consuls.

Ainsi les choses d'autrefois et les choses du temps pré- sent se pressent sous notre plume. Pour que le lecteur s'at- tache avec plus d'intérêt aux pas d'Augustin, nous aimons à lui parler des lieux le zèle et le devoir poussent le grand évêque.

A la lin du mois d'août ou au commencement de sep- tembre , Augustin , accompagné d'Al} pe et de Possidius , était en route pour Césarée , chargé d'une mission de la part du pontife Zozime, Les plus grands intérêts de la foi chrétienne l'avaient retenu à Carthage ; il fallait encore de grands intérêts religieux pour qu'au lieu d'aller rejoindre son cher troupeau d'Hippoue, l'illustre pas leur se dirigeât vers des points éloignés. Les ren- seignements contemporains ne nous apprennent rien de précis sur les motifs de ce voyage; mais nous connaissons quelques-uns des fruits heureux que ce voyage produi- sit, et ces fruits -la n'avaient pas été prévus peut-être : l'unité et la concorde à Césarée naquirent de la parole d" Augustin.

Le saint évêque se trouvait à Césarée vers la mi -sep- tembre. L'évêque donatiste de cette ville était ce même Émérite qui avait plaidé la cause du parti de Donat dans la célèbre conféreuce de Carthage. Au milieu du retour ù Fu-

T. u. 10

140 SAINT ALGUSllN.

nité qui s'accomplissait sur tous les points de l'Afrique , Émérite demeurait attaché à son erreur, et retenait dans le schisme beaucoup de chrétiens de Césaréc. 11 paraît qu'il était absent ou fugitif au moment de l'arrivée d'Augus- tin. Le 18 septembre on vint avertir le saint évêque du retour d'Emérite ; Augustin, sublime ouvrier de paix, s'empressa d'aller le chercher; il le trouva sur la place pu- blique. Après lui avoir fait entendre que ce lieu était peu propice à un grave entretien, il l'invita à se rendre à l'église des catholiques; Émérite suivit Augustin. La foule, mêlée de catholiques et de donatistes , n'avait pas tardé à remplir l'église.

L'évéque dHippone, en présence de la multitude ras- semblée , cédant à tous les sentiments qui pressaient son àme, parla avec effusion de la charité , de la paix et de l'u- nité catholique. Il s'adressait tour à tour au peuple et à Kmérite; ravis et convaincus, les fidèles interrompaient l'orateur pour demander qu'Émérite revînt sur-le-champ à l'unité. Augustin répondait aux interruptions par des pai'oles pleines de mansuétude, et renouvelait l'offre de recevoir comme évoques de l'Eglise catholique les évêques donatistes qui renonceraient au schisme. Au nom d'Euthe- rius, évêque catholique de Césarée, Augustin promettait à Émérite la môme faveur. Parmi les donatistes assistants, il y en avait qui ne croyaient pas qu'on put rentrer dans l'unité catholique sans la réitération du baptême, et sans une nouvelle ordination , si on appartenait au sanctuaire. Augustin les instruisait et leur faisait comprendre que c'était au nom de Jésus - Christ , et non pas au nom de Douât, qu'on a\ait imposé les mains ou conféré le baptême. Le Soldat déserteur est coupable; mais le caractère quil |)orte n'est pas Te sien , c'est celui derempcreur. Donat , eu désertant ruuile caîlioliqiie, n"a point baptisé en son nom ,

CHAPITRK XL. I iT

il a imprimé h ceux qu'il a baptisés le sceau de son prince , c'est-h-dire de son Dieu.

En terminant son discours , Augustin espérait de la mi- séricorde de Dieu la conversion dTmérite, et invitait le peuple à la demander par ses prières.

L'évèque donatiste restait rebelle à l'appel fraternel d'Augustin. Cette persistance eût pu motiver son expul- sion de la ville, ou quelque mesure sévère contre lui; mais Augustin, qui comptait sur une prochaine conver- sion , obtint un délai pour Émérite et protégea son séjour à Césarée.

Le cœur d'Augustin , embrasé des flammes de la charité , ne pouvait laisser inachevée Tœuvre commencée. Le '10 septembre, on se réunit pour une conférence; Augustin, Alype, Possidius, Rustique deCartenne, Pallade de Siga- bile, d'autres évéques , le clergé de la ville et une multi- tude de chrétiens étaient présents; Émérite s'était rendu à la conférence ; des notaires étaient chargés de recueillir ce qui se dirait. L'évèque d'Hippone prit la parole au milieu d'un respectueux silence. S'adressaiit à ceux qui avaient toujours été catholiques, à ceux qui étaient revenus de Ter- reur des donatistes et à ceux qui doutaient encore , il ra- conta comment, deux jours auparavant, il avait rencontre Émérite et l'avait invité à se rendre à l'église ; comment il avait cherché h ramener les auditeurs à des pensées de paix et d'unité; Augustin ajouta que l'évèque donatiste avait persisté dans sa séparation , et que la présence d'Émérite dans l'assemblée de ce jour devait servir au bien. Le grand docteur ne laissa pas ignorer à la foule qui l'écoutait les magnifiques fruits de conversion opérés d'un bout de l'Afrique à l'autre, et l'élan général des populations afri- caines pour cette unité religieuse trop longtemps brisée; il alla au-devant de cet argument des vaincus, savoir, que

148 SAliNT AUGUSTIN.

la sentence du juge dans la célèbre conférence de Carthage avait été le prix de l'or des catholiques,- il montra aussi combien il était faux que les donatistes n'eussent pas été libres de se faire entendre.

« Vous avez assisté à la conférence de Cafthage , dit « Augustin à Émérite ; si vous y avez perdu votre cause , (( pourquoi étes-vous venu ici? Si vous ne crojez pas l'a- (I voir perdue, dites -nous par vous croyez la devoir « gagner. Si vous croyez n'avoir été vaincu que par la puis- ce sance , il n'y en a point ici. Si vous sentez que vous ayez « été vaincu par la vérité, pourquoi rejetez -vou& encore « l'unité? »

Émérite répondit : « Les actes montrent si j'ai perdu ou « gagné; si j'ai été vaincu par la vérité ou opprimé par la « puissance. Pourquoi donc étes-vous venu ici? » dit Augustin à l'évèque donatiste. Cette réponse , plusieurs fois répétée, ne put délier la langue d'Émérite, qui cacha sa défaite dans un silence obstiné. Augustin fit comprendre au peuple la signification de ce silence. Pour dissiper dé- sormais toute ignorance, il recommanda à Févèque catho- lique de Césarée de faire lire chaque année dans son église, durant le carême, les actes de la conférence de Car- thage , comme cela se pratiquait dans beaucoup de villes d'Afrique , entre autres à Carthage , à Thagaste , à Con- stantine.

Alype fit ensuite lecture de la lettre que les évéques catholiques adressèrent au tribun Marcellin , a\ ant la fa- meuse conférence, et dont nous avons rapporté les princi- paux passages. Augustin interrompit la lecture par un récit d'une naïveté touchante et d'une véritable grandeur mo- rale. Avant la conférence de Carthage, l'évèque d'Hip- pone et quelques autres évèques, conversant entre eux , avaient été amenés à cette idée qu'on ne deAait garder

«CHAPITRE XL. 149

répiscopat que pour la paix de Jésus- Christ et le bien de l'Église.

« Je vous avoue, dit Augustin au peuple de Césarée, « qu'en songeant à chacun do nos collègues, nous n'en « trouvions pas beaucoup (jui fussent disposés à faire ce « sacrifice d'humilité au Seigneur. Nous disions , comme « cela se fait en pareil cas : Celui - ci en serait capable , « celui-là reculerait ; un tel voudrait bien, un tel n'y con- « sentirait jamais. En cela, nous suivions nos conjectures, « ne pouvant pénétrer leurs dispositions intérieures. Mais « quand on vint à le proposer dans notre concile général , « qui était composé de près de trois cents évéques, tous « l'agréèrent d'un consentement unanime, et s'y portè- « rent même avec ardeur, prêts à quitter l'épiscopat pour « l'unité de Jésus-Christ, croyant non le perdre, mais « le mettre plus sûrement en dépôt entre les mains de « Dieu même. Deux seulement en conçurent de la peine : « l'un, fort âgé, ne craignait pas de l'avouer; l'autre « laissa voir sur son visage ce qu'il pensait dans son cœur. « Mais tous nos collègues s'étant élevés contre ce vieillard, « il changea aussitôt de sentiment, et l'autre changea de « visage. »

Cette unanimité dans une décision semblable était comme un généreux élan de l'âme, qui ne pouvait partir que de la vérité.

Émcrite , demeuré muet maigre les instances de ses pa- rents et les instances du peuple , avait par son silence condamné sa propre cause ; les lie.is de famille et d'amitié, la sécurité qu'il trouvait dans son propre pays, la douceur toute fraternelle de l'évèque d'Hippone, encourageaient F.mérite à parler; il laissa ruiner sans mot dire les fon- dements du donatisme, vit étab'ir ou icctilier tour, les faits qui prouvaient les torts et la déroute de son parti ;

150 SAINT AUGUSTIN.

il n'eut rien à opposer à Auf^ustin. Il porta ainsi, à son insu, un dernier coup aux donatistes de Césarée, et fortifia les nouveaux convertis. La charité sanctifia la victoire d'Augustin; grâce à Tévêque d'Hippone, Émérite n'eut rien à souffrir pour expier son obstination. Nous ignorons quelle fut sa fin; nous savons seulement qu'il resta long- temps caché.

La paix civile fut un des bienfaits qui marquèrent le passage d'Augustin à Césarée; chaque année dans cette ville éclatait une guerre domestique dont l'origine et les motifs nous sont inconnus, et qui s'appelait Vattroupe- nienl \ A une époque déterminée, la cité formait deux par- tis; de sanglantes luttes s'engageaient; non-seulement des citoyens se battaient entre eux, mais des frères s'armaient contre leurs frères , des fils contre leurs pères ; la cité et la famille se déchiraient à la fois. Cette coutume, indigne de tout ce qui porte un visage d'homme, indigne surtout d'une population chrétienne, faisait saigner le cœur de l'évêque d'Hippone; elle remontait à des temps éloignés; on pouvait craindre que le mal ne fût difficile à guérir. Augustin cependant songea à délivrer Césarée d'un usage aussi barbare. Le peuple, rassemblé dans l'église, entendit cette douce et puissante voix lui parler de paix et d'amour, et dénoncer les horreurs étranges qui se renouvelaient tous les ans; Augustin retraça cette coutume dans ses plus hi- deuses couleurs, montra les flots de sang répandus par des mains fraternelles ou filiales, fit comprendre l'effroyable caractère d'un combat que rien ne justifiait et qui était l'œuvre d'absurdes et atroces préjugés. Il donnait à sa pa- role toute la force, toute l'énergie possibles, a(in d'amener son auditoire à détester d'affreuses scènes.

' CntPiv.Hii.

C'IAPITIΠXI,. 151

« Ils m'interrompaient par des acclamations, dit l'ëvèque « d'Hippone; mais je ne crus avoir fait quelque chose « qu'au moment je vis couler leurs larmes ; leijrs accla- rt mations témoignaient seulement qu'ils me comprenaient <( et m'écoulaient a\ec plaisir; mais leurs larmes me prou- « vèrent qu'ils étaient touchés. Je commençai à croire que « la détestable coutume qu'ils avaient reçue de leurs an- (( cétrcs j)ar une longue succession de temps serait abolie. « Je mis (in alors à mon discours, et j'en remerciai Dieu , « exhortant tout le monde à s'associer à mes actions de « grâces ' . »

A l'époque l'ëvèque d'Hippone rappelait ce souvenir, huit ans s'étaient écoulés depuis le discours prononcé de- vant le peuple de Césarée, et l'effrovable coutume contre laquelle s'était élevée l'éloquence d'Augustin n'avait plus reparu .

Augustin croyait n'avoir rien t'ait tant qu'il ne recueillait que des suffrages et des applaudissements : quelle grande leçon donnée aux orateurs évangéliques î

Parmi les lettres sans date que nous olfre la correspon- dance de saint Augustin, il eu est (juelqucs-unes qui nous paraissent pouvoir trouver ici leur place. Nous les recueil- lons parce qu'elles renferment des traits de ni'purs à l'aide desquels nous pénétrons dans la société de ce temps. Voici d'abord Possidius, l'évèque de Calame, occupé de mettre un terme à de mondaines frivolités qui blessaient sa piété ; il avait demandé les conseils d'Augustin avant de prendre une résolution à l'égard des bijoux et des vêtements; l'é- vèque d'Hippone l'engagea à ne rien brusquer. On peut interdire les parures d'or et les étoffes de prix aux per- sonnes non mariées et qui ne songent pas à l'être; mais on

I Poctr. rhrél., liv. IV, cli. xxiv.

152 SAINT AUGUSTIN.

les laisse h d'autres à qui est permis un certain de'sir de plaire , borné à d'honnêtes limites ; cependant il ne faut pas souffrir que les femmes môme mariées montrent leurs cheveux, puisque saint Paul va jusqu'à demander qu'elles soient voilées. Augustin n'approuve pas le fard pour se donner de l'éclat ou de la blancheur ; il ne pense pas que les maris, pour lesquels seuls on permet la parure aux femmes, soient disposés à encourager ces charmes d'em- prunt. La vraie parure des époux clirétiens, c'est la pureté des mœurs; les païens portaient des pendants d'oreilles auxquels la superstition attribuait certaines vertus ; il se rencontrait des chrétiens qui n'avaient pas la force de re- noncer à ces coutumes, et l'évêque d'Hippone fait entendre contre eux les plus sévères paroles.

Les ide'es de fatalité résistaient parfois encore aux doc- trines évangéliques. On mettait ses fautes sur le compte du destin, pour se dispenser de les reconnaître ou de combattre les mauvais penchants. Lampadius était un des personnages d'Afrique qui recherchaient la conversation d'Augustin et se consolaient par des lettres du chagrin de ne plus le voir. Les opinions fatalistes frappaient son esprit ; il les développa dans une lettre adressée à l'évêque d'Hippone. Le saint docteur lui répondit avec un sentiment de peine profonde; il s'affligeait que des idées destructives de toute moralité chez les hommes pussent abuser des intelligences. Qu'est-ce que c'est qu'une doctrine avec laquelle il n'y a plus ni loi, ni règle, ni correction, ni avertissement, ni éloge, ni blâme, ni châtiment, ni récompense? Elle ren- verse d'un seul coup tout ce qui compose le gouvernement de la société humaine. Du moment qu'il n'y a plus de vo- lonté libre, qui donc osera punir? Augustin raille les astro- logues qui débitaient ces funestes absurdités, et demande s'ils auraient siuffert des désordres dans leur ménage, et

CHAPITRE XL. 153

s'ils auraient permis à leurs femmes de justifier des déré- çrlements par l'impossibilité d'échapper à sa destinée. Quel est le fataliste qui , dans sa vie de tous les jours , au logis, dans les affaires , sur la place publique , ne proteste contre son propi'e système?

Dans d'autres lettres , Tévéque d'Hippone défend une jeune orpheline qui se trouvait placée sous la tutelle de l'Église; un chrétien de ses amis, le seigneur Rusticus, la demandait pour son fils ; mais ce fils était encore païen , et Tévéque repoussait l'union d'un païen avec une jeune chrétienne; du reste, quand même le père donnerait sa parole pour la conversion de son fils, et quand même Au- gustin le verrait recevoir le baptême, Augustin ne vou- drait pas s'engager sans que la jeune orpheline elle-même eût parlé.

Dans cette société qui se transformait , les relations se modifiaient selon les croyances ; on perdait et on retrou- vait un ami d'après ses résolutions religieuses. Nous avons une lettre d'Augustin qui exprime des sentiments que bien des cœurs durent éprouver. Au temps de sa jeunesse, avant que la lumière chrétienne eût illuminé son âme, Augustin avait un ami appelé Martien ; celui-ci était resté païen ; il gardait un tendre souvenir du fils de Monique ; toutefois la profonde diversité des situations morales rendait difficile une entière et complète intimité. Mais voilà que Martien prit rang parmi les catéchumènes ; à cette nouvelle, Augus- tin, joyeux, écrivit à l'ancien compagnon de sa jeunesse. Il lui rappelait cornraent Cicéron a défini l'amitié, lui disait que pendant longtemps il n'y avait eu entre eux qu'une conformité de sentiments sur les cfwses humaines, et que maintenant leur amitié allait devenir complète par la conformité des sentiments sur les choses divines. Ce n'est plus une passagère union bornée à cette courte vie, mais

I.Si SAINT AUGUSTIN.

une union immortelle par Tespérance d'un immortel ave- nir. Augustin pense qu'on n'est parfaitement d'accord sur les choses du monde que lorsqu'on est d'accord sur les choses de Dieu. Martien n'est devenu véritablement son ami que depuis qu'il a commencé à chercher Dieu. L'évèque d'Hippone l'exhorte à recevoir au plus tôt le sacrement du baptême.

« Souvenez- vous , » lui dit- il, « qu'au moment de notre « séparation, vous me citâtes un vers de Térence ce « poëte, ne songeant qu'à se jouer, donne un avis qui me « convenait fort : Désormais il faut d'autres mœurs et une « autre vie\ Si vous me parliez sérieusement alors, comme « je dois le croire, vous vivez sans doute de manière à vous « rendre digue de recevoir, dans les eaux salutaires du « baptême, la rémission de vos fautes passées. A Jésus- « Christ seul nous pouvons dire : Grâce à toi, si quelques <( traces de nos crimes subsistent encore, nous cesserons de <i craindre'. Virgile tenait ceci de la sibylle de Cumes, à « qui l'esprit de Dieu avait révélé peut-être quelque chose << du Sauveur du monde. »

Ces souvenirsdes lettres profanes n'apparaissent pas sans charme dans des pages destinées à achever la conversion d'un païen.

Il arrivait que de nouveaux chiétiens, perdant la mé- moire des maximes (le Jesus-Christ , retombaient dans les vices et les habitudes du paganisme Quelques-uns mêlaient des prétentions étranges à la perversité des mœurs. Le sei- gneur Cornélius, ancien compagnon d'étude d'Augustin, avait perdu une douce et chaste épouse; il écrivit à lévèquc d'Hippone pour lui parler de sa douleur et lui demander de vouloir bien adoucir la blessure de son cœur par un

' Tér., L'Andrienne. 2 Virgilf, E<log. iv.

CHAPITRK XL. 155

éloge de lepousc qui n'était plus. Or Cornélius ne mon- trait dans les actions de sa vie aucun respect pour le sou- venir de sa femme morte. Le standale habitait sa demeure. Augustin ' s'étonne qu'on demande à être consolé lorsqu'on donne de tels spectacles. Il rappelle les paroles par les- quelles Cicéron gourmandait les sénateurs de Eome au profit de la République . et se croit autorisé à tenir un sévère langage au nom (/es intérêts de la république du ciel, dont il est chargé comme évéque. Cornélius, dans sa jeu- nesse, quand il n'était encore ni baptisé ni même catéchu- mène, eut un moment le courage de triompher de ses passions ; maintenant qu'il est comme Augustin , au déclin de Tàge, il s'abandonne à tous les excès ! Il est bien plus mort que sa femme, et c'est de sa propre mort que ses amis ont bsoin d'être consolés. Augustin lui dit que s'il ensei- gnait encore la rhétorique comme à Carthage ou à Milan , ses écoliers paieraient d'avance; Augustin veut lui vendre l'éloge d'une des plus chastes femmes du monde; le prix qu'il exige , c'est qu'il soit chaste lui-même. Cyprienne (c'é- tait le nom de cette femme) aura alors pour imitateur Cor- nélius et pour panégyriste Augustin. >'ous ignorons si Cornélius accepta les conditions que lui proposait l'évêque d'Hippone.

Cn admirateur d'Augustin se félicitait d'avoir reçu de lui une réponse; mais elle était très-courte et n'avait laissé entrevoir qu'une petite partie des trésors de cette haute sa- gesse, si toutefois ou peut jamais appeler petit ce qui vient d'Augustin. Audax (c'était le nom de ce chrétien) l'appelait V oracle de la loi, le distributeur du gage sacré de la justice, le dispensateur du salut éternel. Augustin, écrivant une seconde fois à Audax, s'excuse de ne pouvoir dicter do

1 Lettre CCLX.

156 SAINT AUGUSTIN.

longues lettres: les affaires de l'Église lui laissent peu de liberté , et ces courtes heures de loisirs, il les consacre aux plus urgentes ou aux plus utiles comj ositions. Il repousse les louanges que lui donne l'opinion contemporaine. Audax avait terminé sa lettre par dix vers hexamètres, dont le dernier avait sept pieds ; Augustin lui demande si son oreille l'a trompé, ou s'il a cru que l'évêque d'Hippone ne s'en apercevrait point , et que toutes ces choses d'un passé profane étaient sorties de son esprit.

Le ministère épiscopal n'avait rien fait oublier à Augus- tin ; les moindres détails de ses anciennes amitiés lui re- viennent à propos : la prose de l'orateur romain , les vers de Virgile ou de Térence se présentent à sa mémoire au profit de l'intérêt religieux qu'il poursuit; il se peint dans toutes ses réminiscences des études d'autrefois , et jusque dans sa façon de rappeler aux règles de la versification latine.

CHAPITRE XLF

Les sermons de saint Augustin i.

Arrêtons-nous ici pour étudier de plus près et pour mettre en lumière un des côtés importants de la vie de

* Nous trouvons les sermons de saint Augustin rangés eu ordre dans le tome V de ses œuvres (édit. des Bénéd.); ils sont partagés en cinq classes. La première classe renferme cent quatre-vingt-trois sermons sur l'Ecriturp sainte; la seconde, quatre-vingt-huit sermons sur les principales fêtes de l'année; la troisième, soixante-neuf sermons sur les fêtes des saints ; la qua- trième, vingt-trois sermons sur divers sujets; la cinquième classe contient trente et un sermons qui peuvent ne pas appartenir à saint Augustin. Les Bénédictins ont placé dans un appendice au tome V trois cent dix-sept ser- mons faussement attribués à l'évêque d'Hippone. Nous avons donc trois cent soixante-trois sermons, sans compter quelques autres, tels que les sermons sur la Prise de Rome, sur VUtilitcdujmhio, sur la Disriplinr chrétienne, qui ont été prononcés par le grand docteur, soit à Ilippone, soit à Carthage. Une

CHAPITRE XLI. 157

l'évêque d'Hippone. Nous avons eu occasion plus d'une lois de citer des discours ou homélies d'Augustin, et de caractériser sa manière de prêcher; mais nous ne sommes pas entré assez profondément dans l'esprit qui animait ce grand homme lorsqu'il prenait la parole au milieu d'un auditoire chrétien , et nous n'avons pas fait respirer suffi- samment le parfum de cette éloquence si pénétrante et si douce.

Nous ne pensons pas qu'on doive imposer à l'éloquence chrétienne une forme dont elle ne puisse s'affranchir. Chaque orateur évangélique parle d'après son esprit, d'a- près les mouvements de son cœur; la chaire catholique produit de salutaires effets avec des moyens différents. Outre la diversité des intelligences et des caractères , il est une diversité des temps dont il faut tenir compte. La langue, les mœurs, les dispositions morales d'une époque sont à considérer. Bourdaloue, Massillon et Bossuet ne prêchaient pas comme saint C\pricn, saint Athanase, saint Chrysostome, saint Augustin; nos meilleurs orateurs con- temporains ne distribuent pas les divins enseignements à la façon de saint Bernard ou de Foulques de Neuilly. Le seul devoir imposé à tout orateur chrétien et dans tous les temps, c'est l'exactitude religieuse, c'est le désir d'accom- plir le bien.

Le complet oubli de soi forme le trait saillant de la phy- sionomie de saint Augustin. Son soin principal était de détourner de lui les regards des hommes. « On ne vit ja- « mais , dit un de ses biographes , un grand homme plus

analyse de ces discours reujiilirait un volume. Les sermons de saiut Augustin n'ont pas une grande étendue , ce qui s'explique par la coutume des fidèles de les écouter debout. On recueillait les instructions du saint évéque à me- sure qu'il les prononçait; puis il les revoyait, et retranchait ou auguieutait selon qu'il le jugeait convenable.

158 SAINT AUGUSTIN.

X petit, et une lumière plus amoureuse des ténèbres*. » Avec cette constante préoccupation, comment Augustin, en présence des fidèles qui Técoutent, songerait -il à ga- gner Fadmiration par l'art et la méthode , par les orne- ments du langage? Savez -vous ce qu'il dit d'abord à son auditoire? Il recommande sa faiblesse aux prières de ceux qui sont venus l'entendre, et confesse son ignorance; l'é- vêque se déclare serviteur et non pas père de famille ; en lui tout est pauvreté; mais il puise dans le trésor dii Sei- gneur; il a peu de forces, mais il n'ignore pas que la parole de Dieu en a de grandes. On est saisi d'un sentiment indéfinissable en entendant Augustin dire à son peuple : « Dieu sait avec quel tremblement je me tiens en sa pré- « sence, quand je vous parle. »

A voir l'extrême simplicité de ses sermons, instructions ou homélies, il semble qu'Augustin n'ait pas voulu mêler les accents humains aux accents de la divine majesté. Le saint pasteur fait parler le ciel et juge la voix de la terre trop indigne. Ce n'est plus un homme de génie qui ensei- gne, c'est un ami qui veut éclairer et rendre meilleurs des amis rangés autour de lui. « J'aime mieux, disait-il, que « les grammairiens me reprennent que si les peuples ne me « comprenaient point ^ » Lorsque Augustin s'élève, c'est .•^011 sujet qui l'élève et non pas son génie; pareil à la vague de la mer, portant parfois jusqu'aux cieux l'homme dont elle est devenue le coursier.

En lisant les sermons ou homélies du grand évoque, nous ne comprendrons jamais les prodigieux effets quils ont produits si , dans notre pensée , nous les séparons du ton et des larmes d'Augustin. Jamais âme ne fut plus féconde en émotions , et nul plus qu'Augustin ne connut les clie-

1 GodeaUj Vie de saint Aiujustin, liv. 11, cliaii. xxii. - Enarr. in Pu.

CHAPITRE XLl. 159

mins du cœur. Si tout l'art oratoire se réduit à la puissance d'instruire et de toucher, il posséda cet art dans sa plus merveilleuse étendue; car son langage était toujours so- lide, et Dieu avait mis sur ses lèvres une grâce persuasive à laquelle on ne résistait pas. Il y a dans une sensibilité profonde des ressources infinies pour remuer un auditoire. Le son de la voix d'Augustin , les pleurs qui s'échappaient de ses veux , les trésors de son amour et de sa compassion , attendrissaient et subjuguaient les assistants. Les larmes, que ce grand homme appelle le sang du cœur \ avaient chez lui une éloquence qui pénétrait jusqu'aux entrailles. C'est surtout quand il parlait des pauvres qu'il était touchant; il tirait alors du fond de sou âme des accents qui amolli s- .saient les cœurs les plus durs.

Les discours de saint Augustin ont des redites et des 1 )ngueurs dont on peut aisément se rendre compte. L'é- vêque d'Hippone méditait son sujet à l'avance, mais n'écri- vait pas ses sermons. 11 se réservait ainsi de répéter et d'éclaircir des vérités jusqu'à ce qu'il reconnût que son auditoire le comprenait tout à fait. Augustin a remarqué lui-même que les prédicateurs qui apprennent leurs ser- mons mot à mot se privent d'un grand fruit.

Ce docteur qui, dans ses prédications, négligeait la rhétorique et les beautés du laugage, savait pourtant tous les secrets de frapper les intelligences avec les moyens humains, et les chaires de Carthage, de Rome et de Milan n'avaient point oublié ses leçons. 11 ne s'abandonnait à son génie que lorsqu'il prêchait dans cette ville de Carthage, surnommée au ii^ siècle la Muse de l'Afrique, lorsqu'il avait devant lui un élégaut auditoire accoutumé à l'éclat de la parole. Partout ailleurs et surtout dans sa chère Uippoue,

I Seiui. XCIX.

100 SAINT AUGUSTIN.

peuplée de marins et de grossiers travailleurs , Augustin demeurait simple et ne s'occupait que d'être compris. Il règne dans le volumineux recueil de ses sermons une va- riété de tons qui révèle une prodigieuse souplesse. Le lan- gage d'Augustin prédicateur parcourt en quelque sorte tous les degrés de l'échelle des intelligences.

Ouvrons le volume des œuvres d'Augustin renfermant les discours ou instructions sortis de cette bouche qui ne demeurait jamais muette, et faisons entendre quelque faible écho de la voix dont retentirent les basiliques d'Hip- pone et de Carthage, de Constantine, de Calame et de Césarée. Tous les siècles peuvent profiter des leçons de religion et de morale. On verra que cette parole, toujours simple, ne va jamais sans vivacité et sans profondeur. Il nous est impossible de suivre un ordre parfait dans le choix des idées et des enseignements; nous les recueillons à mesure qu'ils s'offrent à nous, et comme tout se tient dans ces matières, on garde, quoi qu'on fasse, une sorte d'en- semble et d'harmonie.

La fragilité de la \ie et le peu qu'elle vaut, la mort, vers laquelle nous marchons malgré nous, ont toujours occupé les moralistes. Augustin ', s'adressant à un auditoire com- posé de travailleurs , énumère les fardeaux qui pèsent sur eux. Pour se nourrir, on laboure, on sème, ou moissonne, un manipule le grain changé eu farine ; mille tissus sont employés pour se vêtir, et puis on meurt. L'homme voit crouler autour de lui les monuments les plus solides , et ne songe pas qu'il doit mourir. Lorsque arrivent les mauvais jours , on invoque le trépas, on demande à Dieu d'abréger la vie, et nous nous trompons encore ici nous-mêmes. Si la mort, répondant à notre appel, se présentait et disait ;

1 Serui. LXXXIV.

CHAPITRE XLl. 161

Me voici , oli ! c-ommc nous nous hâterions de la supplier de nous laisser dans cette misérable vie ! Chacun répète que les jours d'ici -bas sont tristes, et nul ne veut en voir la fin ; et pourtant vivre longtemps , ce n'est pas autre chose que souffrir longtemps. Quand les enfants croissent en âge, on dit que leurs jours deviennent plus nombreux : faux calcul ! leurs jours diminuent. Les jours de l'homme s'en vont et ne viennent pas. Admettez qu'un homme soit appelé à atteindre jusqu'à la quatre -vingtième année; chaque jour qui s'écoule est autant de retranché de sa vie. 0 prudence humaine ! si le vin diminue dans l'am- phore, on est mécontent; les jours s'en vont, et on se ré- jouit! on dirait que plus les jours sont mauvais, plus on les aime.

La vie ou plutôt la mortalito de cette vie, dit Augustin*, passe comme un fleuve. Vojez toutes choses ; elles passent, et sont remplacées par d'autres qui passent aussi. La foi religieuse aide à franchir le fleuve sans péril. Au delà du fleuve, plus rien ne sera entraîné ; il n'y aura plus de mor- talité, il y aura la vip. Augustin ^ ne voit pas sans tristesse comment le mouvement et la vie se retirent d'un corps d'où l'àme est absente; un homme marchait dans la liberté de sa force, et le voilà étendu roide; il parlait, et ses froides lèvres sont muettes; ses yeux ne reçoivent plus la lumière, ses oreilles n'entendent plus aucun bruit. Los pieds ne sont plus poussés à la marche, les mains au travail, les sens à l'exercice de leurs facultés. Ce corps immobile est comme une maison dont je ne sais quel habitant faisait l'ornement et la gloire : il est parti, et ce qui reste est une chose lamentable à voir!

t Enarr. in Ps. lxv, 2. V Sermon CLXXIII.

II. - H

l(i'2 SAINT AUGUSTIN.

L'évèque d'Hippone ' nomme le péché comme père de la mort, et ne voit sur la terre qu'une seule chose certaine, la mort. Tout est caché dans les ténèbres du lendemain. Mais nous sommes nés, et il est bien certain que nous mourrons, et même dans la mort il y a quelque chose (Tincerlain, c'est le jour de son arrivée; nous ne savons pas nous serons quand le maître de la maison nous dira : Partez.

On fait un testament avant de mourir, on est inquiet pour ce qu'on laisse, et on ne s'inquiète pas pour soi-même. Vos enfants auront tout, et vous, rien. Votre pensée se sera consumée à rendre facile la route à ceux qui viennent après vous'^, et vous ne vous préoccupez pas du lieu vous arriverez vous-mêmes. Les hommes ne pensent h la mort qu'au moment ils voient porter un cadavre en terre. Alors on dit : « Hélas ! c'est un tel ; hier il marchait encore; « il n'y a qu'une semaine que je l'ai vu, il ma parlé de « telle affaire; comme c'est malheureux! rhonime n'est « donc rien ici -bas. » Voilà ce qu'on dit pendant qu'on pleure encore ce mort, pendant qu'on prépare sa sépulture, durant la marche du convoi et lorsqu'on le descend dans la fosse... Mais une fois le mort enseveli, toutes ces pensées sont aussi ensevelies. Et l'on recommence à s'occuper d'af- faires , et l'héritier oublie celui qu'il vient d'accompagner à la tombe, et calcule les produits de son héritage. Cepen- dant lui aussi doit mourir, et voilà qu'il recommence frau- des, rapines et parjures pour obtenir des plaisirs qui pé- rissent pendant même qu'on les goûte t et ce qui est plus triste, on tire de la sépulture d'un mort un argument pour ensevelir son àme : Mangeons et buvons, dit- on, car vous mourrons demain. La pensée de l'immortahté vient adoucir

' Ehiirr. in Ps. xxxvui. ■i Sermon CCCLXI.

CHAPITRE Xl.I. 163

ces lugubres images du sépulcre. Saint Paul appelle les morts ceux qui dorment, pour annoncer le réveil, c'est- à-dire la resnri'ection.

On entend quelquefois traiter d'insensés ceux qui croient à la résurrection des morts. Qui est revenu du tombeau? disent les incroyants, qui est venu nous dire ce qu'on fait dans les enfers? Ai -je jamais entendu la voix de mes frères, de mon aïeul, de mes ancêtres?... Malheureux que vous êtes, dit Augustin ', vous croiriez si votre père res- suscitait, et, après la résurrection du Seigneur de tous, vous ne croyez pas ! et que ferait votre père s'il ressuscitait et venait vous parler pour rentrer bientôt dans la mort? Voilà bien mieux ici : regardez avec quelle puissance Jésus- Christ est ressuscité, puisqu'il ne meurt pas, puisque la mort n'aura plus d'empij-e sur lui. Les disciples et les fidèles ont pu le voir et le toucher; ils ont ainsi confirmé leur foi pour la porter ensuite devant les hommes. Si vous nous prenez pour des imposteurs, interrogez toute la terre : par- tout le christianisme donne la vie au monde ; ceux-là mêmes qui n'ont pas encore cru en Jésus- Christ n'osent attaquer la vérité de la résurrection. Témoignage dans le ciel, témoi- gnage sur la terre, témoignage des anges, témoignage des enfers : il n'est pas une voix qui ne crie que Jésus-Christ est ressuscité.

Voici qui est doux , ingénieux , poétique ' : « Une personne que vous aimez a cessé de vivre, vous n'entendez plus sa voix ; elle ne se mêle plus aux joies des vivants, et vous, vous pleurez. Pleurez -vous aussi sur la semence lorsque vous l'avez jetée dans la terre? Si un homme, ne sachant rien de ce qui doit arriver quand on confie le grain à la terre, allait se lamenter sur lu perte de

1 Sermon CCGLXI.

2 Ibid.

1H4 SAINT AUGUSTIN.

ce grain; s'il gémissait en songeant que ce blé est enfoui, et s'il attachait des yeux pleins de larmes sur les sillons qui le couvrent, vous, plus instruit que lui, n'auriez-vous pas pitié de son ignorance? ne lui diriez -vous pas : Plus d'inquiétudes; ce que vous avez enseveli n'est plus dans le grenier, n'est plus entre vos mains; mais encore quel- ques jours, et ce champ que vous trouvez si aride sera cou- vert d'une abondante moisson, et vous serez plein de joie (le la voir, comme nous qui, sachant ce qui va arriver, sommes pleins de joie dans cette espérance.

(( Mais les moissons se voient chaque année, tandis que celle du genre humain n'aura lieu qu'une fois , et encore à la fin des siècles ; nous ne pouvons donc vous la montrer. Mais l'exemple nous a été donné d'un graiu principal: le Seigneur, parlant lui-même de sa moit future, a dit : Si le grain demeure ainsi, et s'il ne meurt pas, il ne se multiplie point. C'est l'exemple d'un seul grain , mais il est si grand que tous doivent y avoir foi. D'ailleurs, toute créature, si nous voulons l'entendre , nous parle de la résurrection, et ces exemples quotidiens doivent nous faire connaître ce que Dieu fera aussi de tout le genre humain. La résurrec- tion des morts n'aura lieu qu'une fois; mais le sommeil et le réveil de tout ce qui res[)ire ont lieu tous les jours, et nous trouvons dans le sommeil l'image de la mort, et dans le réveil l'image de la résurrection. Et d'après ce qui se fait tous les jours, croyez ce qui se fera une fois. Comment tombent et repoussent les branches des arbres ? vont- elles quand elles sont tombées? d'où sorteut-clles quaud elles poussent? Voilà l'hiver . tous les arbres se dessèchent et semblent morts; mais le printemps vient , et tous vont se couvrir de feuilles. Kst-ce la première fois que ce phénomène arrive? Non, il est arrivé également l'année dernière. I/unnée va donc et revient, et les hommes.

CHAPITUK XLI. 4 fis

créés à rimage de Dieu, une fois morts ne reviendraient pas ! »

Écoutons Augustin parler des dogmes chrétiens depuis la naissance du Sauveur du monde jusqu'à sa mort :

Le Christ, Verbe éternel, a voulu naître d'une mère vierge. ï»i vous demandez que je vous l'explique, ce ne sera plus un nivstère ; si vous en cherchez des exemples, ce ne sera plus une chose unique V Qui pourrait comprendre une chose si nouvelle, si incroyable, et dont la foi cependant est dans tout l'univers ^? Le Christ homme, voilà l'honneur de l'homme; mais il reçoit son corps d'une mère, voilà la gloire de la femme. 11 eut pour vêtement des haillons, pour berceau une crèche; il remplissait le monde, et ne trouva pas de place dans une hôtellerie. Celui qui portait l'univers était caché entre le bœuf et l'àne.

Le divin Enfant de la Judée a des bergers pour premiers adorateurs ; ensuite, des étrangers , des mages viennent lui apporter l'encens et la myrrhe. La bonne nouvelle est an- noncée aux uns par des ar>ges , aux autres par une étoile * ; tous l'apprennent du ciel; les Juifs et les Gentils se trou- vent ainsi convoqués dans une pensée d'unité et de paix. Les mages reconnurent le Messie dans un petit enfant pauvre et sans parole; les Juifs, qui entendirent ces divins enseignements, le maltraitèrent; les raages adorèrent Jésus dans sa faiblesse , les Juifs le crucifièrent dans l'éclat de sa puissance. Était-ce une plus grande chose de voir briller une étoile à sa naissance que de voir le soleil se voiler à sa mort? Si l'étoile se coucha quand les mages entrèrent à Jérusalem , c'était i)our que leurs questions obligeassent les Juifs de reconnaître le témoignage des Écritures.

1 SermoD XIII. - Sermon CXC. ■' Sermon CXCIX.

166 SAINT AUGUSTIN.

En se faisant homme, le Verbe éternel n'a pas plus changé qu'un homme qui prend un vêtement ; il ne devient pas vêtement, mais il demeure toujours le même'. Si un sénateur, ne pouvant entrer ei habit de sénateur dans une prison il voulait aller consoler un malheureux esclave , prend un habit d'esclave , il paraît vil à l'extérieur, mais il conserve toujours sa dignité; et cette dignité est d'autant plus relevée , que le libérateur a voulu s'abaisser pour une plus grande miséricorde.

Naître, travailler et mourir, voilà les fruits que produit cette terre; voilà aussi ce que Jésus -Christ a trouvé au milieu des hommes. Qu"a-t-il donné en échange? renaître, ressusciter, vivre éternellement.

Jésus-Christ veut que nous l'imitions. Est-ce dans les grandeurs et la puissance de sa divinité ^? Nous oblige-t-il à gouverner comme lui le ciel et la terre, à créer un second univers? 11 ne nous dit point : Si vous vouiez être mes dis- ciples , marchez sur la mer, ressuscitez un mort de quatre jours, rendez la vue à un aveugle-né; mais il nous dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. Il est Celui à qui il a été dit : Vous êtes le seul qui accomplissiez des merveilles; mais ce n'est point à cela qu'il nous invite. Il veut que nous imitions ce qu'il a fait comme. homme. Or, souffrir, être humilié, mourir, voilà lliommc!

Le Fils de Marie a pris toutes nos infirmités afin de pou- voir rassembler sous ses ailes les enfants de Jérusalem, comme la poule rassemble ses petits. Voyez quelle image le Seigneur a choisie \ Les autres oiseaux qui ont des pe- tits , ceux-là mêmes qui font leurs nids sous nos yeux , ne montrent pas la même sollicitude. Le passereau solitaire,

1 Sermon CHLXIV.

2 Ennrr. in Ps. xc.

i Euarr. in Pv. i.viii.

CHAPITRE XLl. 167

l'hirondelle fidèle a notre toit , lu cicogne et beaiicon]i d'autres oiseaux réchaulTent leurs œufs, nourrissent leurs petits; mais nul oiseau ne sabaisse et ne se fait infirme avec ses petits comme la poule. Certes , s'écrie Augustin , je dis une chose commune . et qui frappe nos veux chaque jour. Vovez comme la voix de la poule devient rauque et entrecoupée, comme tout son corps se hérisse, ses ailes s'a- battent, ses plumes s'élargissent, comme elle marche avec inquiétude autour de ses petits ! C'est l'image de la ten- dresse maternelle , et c'est pour cela que le Sauveur Fa choisie en disant : « Jérusalem! Jérusalem! combien de « fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule « rassemble ses petits sous ses ailes, et tu ne l'as pas « voulu ! » 11 a rassemblé toutes les nations comme une poule rassemble ses petits, lui qui s'est fait infirme pour nous, qui a été méprisé, souffleté, flagellé, attaché au gibet, percé d'une lance; voilà bien toute la désolation de la tendresse maternelle, nièlee cependant d'une majesté divine.

L'évêque dHippone* nous montre la divine puissance de Jésus mourant; il nous montre le Christ sur la croix, attendant librement que tout soit accompli avant de mou- rir. Bourdaloue a magniliquement développé cette pensée dans la première partie de son sermon sur la Passion de Jésus-Christ, il fait voir que, dans le mystère de la Pas- sion , le Sauveur a fait paraître toute l'étendue de sa puis- sance. 11 ne cite pas saint Augustin ; mais il cite saint Paul, qui le premier montra dans le Christ crucifié un miracle de la force de Dieu ^

Augustin ^ proclame la gloire de la croix, longtemps un

I Jn Joan., XXXI.

- Christum crucifîxum, Uei virtuteui.

•J Enfin-, in Ps. Liv.

1«.S SAINT AUGUSTIN.

objet d'horreur, et qui maintenant se pose sur le front des rois. Ce n'est point le fer, c'est le faible bois qui a dompté l'univers. Quel est donc ce conquérant qui s'avance? C'est le Christ, qui, avec sa croix , a vaincu tous les potentats de la terre; après les avoir subjugués, il a planté sa croix sur leur front, et ces monarques s'en glorifient, parce que est toute leur espérance '. 11 avait donné aux mages un signe pour qu'ils le connussent, c'était une étoile; mais ce n'est pas le signe qu'il a choisi pour lui ; ce n'est pas une étoile qu'il a voulu placer sur le front de ses serviteurs, c'est la croix. Il veut être glorifié par il a été humilié ^ Ceux qui assistaient au crucifiement croyaient ce bois digne de mé- pris ; ils passaient en secouant la tête et disaient : Si cet homme est le Fils de Dieu, qu'il descende de la croix 1 Mais Jésus cachait sa puissance, parce qu'il le fallait pour être jugé^ S'il l'avait montrée, qui aurait osé le condamner? S'Us l'avaient connu , dit l'Apôtre, ils n'auraient jamais cru- cifié le Roi de gloire.

A ceux qui demandent l'explication des miracles par le sens humain, Augustin demande l'explication d'un fait bien commun. « Pourquoi , leur dit-il , la semence d'un figuier, qui est un gros arbre, est- elle si petite qu'à peine est-elle visible? Cependant vous savez, non p;u' le témoignage de vos yeux , mais par celui de votre esprit , que les racines et le tronc de cet arbre , les feuilles dont il do|t se couvrir et les fruits qu'il doit porter, sont cachés et renfermés dans cette graine, toute petite qu'elle soit. Je ne vais pas plus loin. Kl quoi! vous ne pouvez me rendre raison d'une chose si commune , et vous voulez me demander raison des plus grands miracles ! Lisez donc l'Évangile et croyez. Une

* Ps. XCV.

2 In Joan., tu.

Sermon CCI.XIII.

CHAPITRE XLl. !69

chose qui surpasse tout et que vous nadmirc/. pas, c'est que rien n'existait d'abord , et voilà le monde '. »

1.6 Sauveur avait dit : Personne ne monte au ciel que Celui qui est descendu du ciel, r.à- dessus, des hérétiques avaient cru devoir nier l'ascension glorieuse, parce que le corps de Jésus, n'étant pas descendu du ciel, n'avait pas pu y monter. « ]>rais , dit Augustin , Notre-Seigneur n'a pas dit : Pien ne monte au ciel que ce qui en est descendu ; mais il a dit : Personne ne monte au ciel que Celui qui est des- cendu du ciel. Cela se rapporte donc à sa personne , et non à son vêtement. Il est descendu sans le vêtement de son corps, il est monté avec le vêtement de son corps; mais Celui qui monte n'est pas autre que Celui qui est des- cendu... Si quelqu'un descend d'une montagne ou d'un rempart sans vêtement ou sans armes, et qu'il y remonte bien vêtu ou bien armé, n'est-ce pas toujours la même personne -? »

Augustin est toujours éloquent lorsqu'il parle de Dieu. L'enthousiasme excite alors son génie, et ceux qui l'écou- tent sont ravis.

« 0 mes bien -aimés frères! s'écrie- t-il dans un de ses sermons % quelle parole passagère comme la nôtre louera dignement la parole éternelle , le Verbe de Dieu? Comment un si pauvre instrument ponrra-t-il suffire à raconter les grandeurs infinies? Que les cieux le louent, que les voûtes des cieux le louent , que les puissances de l'air le louent . que les grands luminaires du firmament et les astres redi- sent sa gloire ; que la terre le loue aussi comme elle pourra; si elle ne sait le célébrer dignement, qu'au moins elle ne soit pas ingrate. Expliquez et comprenez Celui qui, dans

( Sermon CCXLVII.

2 Sermon CCLXIIl.

3 Sermon CCCI.XXVTI.

170 SAINT AUGUSTIN.

sa puissance, atteint d'une extrémité à l'autre, et qui or- donne tout dans sa honte. Comment se lève-t-il pour cou- rir cette immense carrière dans laquelle il part du plus haut des cieux et veut remonter au plus haut des cieux? S'il atteint partout , d'où a-t-il pu sortir? S'il atteint par- tout, où peut- il aller? 11 n'est point circonscrit par les lieux ni changé par les temps, il n'a ni entrée ni sortie; demeurant en lui-même, il remplit et environne tout. Quels espaces ne le possèdent dans sa toute-puissance, ne le contiennent dans son immensité, ne le sentent dans son action? Voyez tout ce que j'ai dit, et ce n'est rien. Mais pour que les humbles créatures puissent dire quelque chose de lui, il s'est humilié en prenant la forme d'esclave, il est descendu sous cette forme, et, selon l'Évangile, il a avancé par degrés dans l'étude de la sagesse. Sous cette forme d'esclave, il a été patient et a combattu vaillamment ; il est mort et a vaincu la mort ; sous cette forme , il est rentré au

ciel, lui qui n'a jamais quittf'^ le ciel Quel est donc ce roi

degloire, pour lequel il est dit : Élevez vosportes, ôprinces ! Portes éternelles, élevez-vous ! Élevez-vous, car il est grand ; vous ne pourriez lui suffire; élevez-vous , afin quil entre ce Roi de gloire! Et les princes sont dans l'étonncmcnt; ils ne le connaissent pas. Quel est ce roi de gloire ? 11 n'est pas seu- lement Dieu, mais il est homme; il n'est pas seulement hoinme, il est Dieu. Il souffre? N'importe , il est Dieu, il ressuscite? N'importe, il est homme. Est-il donc Dieu et homme? Élevez vos portes, ô princes ! Portes éternelles, éle- vez-vous, et le roi de gloire entrera C'était chose nouvelle

pour les enfers de recevoir un Dieu , chose nouvelle pour les cieux de recevoir un homme, et partout les princes, saisis de surprise, demandent : Qud est ce roi de gloire? Écoutez la réponse : C'est le Seigneur fort et puissant, le Seigneur puiasant dans les combats. »

CHAPITRE XLII. 174

(.HAPIint: XLII

Continuation du même sujet.

La vie d'Augustin, depuis sa conversion à la foi chré- tienne, fut une grande et merveilleuse vie. Jusqu'à trente- deux ans , le (ils de Monique ne put rien produire qui ait mérite le souvenir des hommes; c'est que, pour enfanter d'importantes œuvres , il faut croire à quelque chose , il faut a\oir une base, un principe, un point fondamental sur lequel s'appuie l'intelligence , et le jeune homme de Tha- gaste s'en allait tristement de nuage en nuage. Le mirage du désert se reproduisait sans cesse aux veux de ce voya- geur qui cherchait un peu d'eau pure et un frais al)ri. Au- gustin mena des jours stériles et fut en quel ;ue sorte sans valeur jusqu'à Iheure il devint chrétien. Le corail, tant qu'il demeure au fond des mers, est terne et mou ; mais dès qu'on l'a tiré des flots, au premier siuflle du vent, il durcit comme la pierre et revêt ces belles couleurs purpurines qui fout tout son prix. 11 en fut de même d'Augustin aussitôt que la divine volonté l'eut tiré de la mer de ce monde. A partir de ce moment, son génie reçut une rare énergie et déploya des ri<.'hcsses qui firent l'admiration des contempo- rains. L'amour du bien, le désir d'éclairer les hommes, se changèrent dans son àrae en violentes passions ; ce besoin d'instruire et de rendre meilleurs ses frères éclate surtout dans les nombreux discours adressés par Augustin au trou- peau confié à sa vigilance.

Ne nous lassons donc point de recueillir quelques-unes des plus remarquables paroles tombées de la bouche d'Au- gustin quand il ouvrait son âme aux multitudes rassemblées dans les basiliques.

1-2 SAINT AUGUSTIN.

Les premiers fidèles sur qui desceudit le Paraclet reçu- rent le don des langues. Si l'Esprit-Saint est encore donné aujourd'hui , pourquoi personne ne parle-t-il plus les langues de toutes les nations? Pourquoi? répond l'é- vêque d'Hippone : parce que ce qui était signifié par le don des langues est maintenant accompli. Au premier temps toute FÉglise était renfermée dans la seule maison se réunirent les disciples. Composée d'un petit nombre d'hom- mes , mais riche des dons de l'Esprit-Saint, elle possédait déjà toutes les langues de l'univers ; mais cette Église si petite, parlant les langues de tous les peuples, n'est-ce pas cette mène Église étendue maintenant du couchant à l'aurore, et qui parle toujours les langues de tous les peuples ' ?

Que personne donc, ajoute Augustin, ne dise : Si j"ai reçu TEsprit-Saint, pourquoi ne parlé-je pas les langues de toutes les nations? L'Flsprit qui donne la vie à chacun de nous s'appelle l'àme , et vous voyez ce que l'àmc ^ fait dans le corps : elle met la vie dans tous les membres. Par les yeux, elle voit; parles oreilles, elle entend; par les na- rines , elle sent ; par la langue , elle parle; par les mains , elle travaille; par les pieds, elle marche; elle est présente en tous les membres pour qu'ils vivent, elle donne à tous la vie, et à chacun son emploi. I/(Fil n'entend point, l'o- reille ne voit point, et ni l'oreille ni l'œil ne parlent; et cependant tout vit, les fonctions sont partagées, la vie est commune. Ainsi est l'Église de Dieu. Dans quelques-uns des saints elle fait des miracles, dans d'autres elle prêche la vérité : dans ceux- ci elle garde la xirginité, dans ceux-

» Sermon CCLXVII.

■■! Dans beaucoup de ses ouvrages saint Augustin définit l'homme : uuo intelligence ou une àme servie par un corps. La célèbre définition de M. de Ron.iM n'était (|np In reproduction d'une pi^nsén de l'évèqne d'Hippone.

CHAPITRE XLII. 173

la chasteté conjugale; les œuvres sout diverses selon la diversité des sujets. Chacun a sou travail particulier; mais tous participent à la même vie. Ce qu'est lame au corps humain , TEsprit-Saint l'est au corps de Jésus-Christ, qui est l'Église. Ce que l'âme fait dans un seul corps, TEsprit- Saint le fait dans toute l'Église. Or voyez ce que vous devez éviter, observer et craindre. Dans le corps humain, il arrive que l'on coupe un membre, une main, un doigt , un pied : est-ce que l'àme suit le membre coupé? Lorsqu'il tenait au corps, il vivait; il est coupé, il perd la vie. Ainsi le chré- tien, tant qu'il puise sa vie dans le corps, est catholique; est- il coupé? il devient hérétique : l'Esprit ne suit pas le membre coupé.

Le divin Maître , prêt à quitter ses disciples, leur disait : « J'aurais encore beaucoup d'autres choses à vous ap- II prendre , mais \ ous ne seriez pas capables de les entendre « présentement. » Dans la science de la religion, dit le docteur africain ' , ce que nous lisons ou écrivons , ce que nous prêchons ou entendons , de quelque profondeur que ce soit, si Jésus -Christ voulait nous le dire comme il le dit aux anges dans l'essence du Verbe , Fils unique du Père , co-éternel au Père, nul homme ne pourrait le porter, quand même il serait aussi spirituel que le furent les apôtres après la descente du Paraclet. Et, en elTet, tout ce que la créature peut savoir, est moindre que le Créateur, Dieu véritable , souverain et immuable. Et pourtant qui donc ne parle pas de Dieu? Son nom se trouve place dans les lectures, dans les discussions , dans les conférences , dans les éloges , dans les chants, et jusque dans les blasphèmes. Tout le monde parle de Dieu; et quel est celui qui le connaît comme il faut? Quel est celui qui tourne vers lui toute la

I In Jotirt , xcvii.

174 SAINT AUGUSTIN.

plénitude de son esprit? Il est Trinité , et qui Teût soup- çonné s'il n'avait voulu le faire connaître? et quoiqu'on le sache , quel est celui qui le sait comme les anges? et tout ce qui se répète sans cesse sur l'éternité, la vérité, la sainteté de Dieu, les uns le comprennent bien, les autres mal; ou plutôt les uns le comprennent, les autres ne le compren- nent pas du tout; car celui qui comprend mal ne comprend pas , et parmi ceux qui entendent bien , les uns entendent plus, les autres moins, et nul homme n'entend comme les angps. Et dans l'esprit, dans l'àme de chaque homme, il se fait un développement progressif non-seulement pour pas- ser comme du lait à la nourriture solide , mais encore pour passer de cette nourriture solide à une plus solide et tou- jf urs plus abondante. Ce développement ne s'accomplit |)oint par quelque chose de matériel, mais par une intelli- gence lumineuse ; car la lumière est aussi la nourriture de l'intelligence. Mais pour croître dans cette science et pour saisir de plus en plus à mesure que s'étend la connaissance , ce ne sont pas les paroles d'un homme savant qui vous suf- liraient; lui, par sou travail intérieur, plante et arrose; mais on doit tout solliciter, tout attendre de Celui qui donne l'accroissement.

La gloire et la durée de l'Église font toujours battre le cœur d'Augustin et lui inspirent les expressions les plus vives.

0 Église de Jésus -Christ, dit l'évéque ', vrai temple du Roi, qui se construit avec les hommes, dont les pierres vi- vantes sont les fidèles de Dieu' temple unique dont toutes les parties, solidement liées, ne forment qu'un seul tout, il n'y a plus ni ruine, ni séparation, ni division : la cha- rité eu est le ciment. Jésus -Christ a envoyé ses ambas-

1 linarr. in Pu. xliv.

CHAPITRE XLU. 175

sadeurs; les apôtres ont enfanté l'Église, ils sont nos pères. Mais ils n'ont pas pu demeurer longtemps avec nous. Celui-là même qui désirait quitter te monde, mais qui, par nécessité, prolongeait son séjour au milieu de ses frères, est parti. L'Église est -elle pour cela abandonnée? point du tout ; il est écrit : En place de vos pères , des fils vous ont été donnés. En place des apôtres, vos pères, des évoques, ont été constitués. L'Église donne aux évcques le nom de pères , et c'est elle qui les a engendrés. 0 sainte Église! ne pensez donc pas que vous soyez abandonnée parce que vous ne voyez plus Pierre , parce que vous ne vo}ez ])lus Paul ni les pères qui vous ont enfantée. Regar- dez comme le temple de Dieu s'est agrandi ! Voilà l'Église catholique : ses fils sont établis princes sur la terre ; ils ont été constitués à la place des pères. Qi:e ceux qui se sont séparés reviennent au temple du Koi. Dieu a établi son temple partout , partout il a affermi le fondement des pro- phètes et des apôtres.

On se rappelle la pierre dont parle Daniel. Cette pierre détachée d'une montagne, et qui est devenue elle-même une grande montagne, a couvert toute la terre. Cette pierre, c'est Jésus- Christ , qui a brisé l'empire des idoles et rempli de sa gloire tout l'univers. Voilà la montagne immense que tous les yeux peuvent voir î Voilà la cité dont il a été dit : Une ville placée sur une montagne ne peut pas être cachée. Or il y a des hommes qui viennent heurter contre cette montagne, et comme on leur dit : Montez donc, ils répon- dent qu'il n'y a rien, et aiment mieux s'y briser la tète que d"y prendre une demeure '.

Augustin veut chercher son frère égaré ; il b.avera sa colère sauf à l'apaiser après qu'il l'aura trouve. « 0 mon

1 In Epist. Jnan.. i, 13.

176 SAINT AUGUSTIN.

frère , dit le saint évéque , que faites-vous dans les réduits obscurs? Pourquoi cherchez - vous au milieu des ténèbres? Il a posé son tabernacle dans le soleil \ » Augustin nous montre l'Église posée sur un fondement divin et ne devant pas s'incliner dans les siècles des siècles %• il demande sont ceux qui disent qu'elle va tomber et disparaître du monde. Peuples de la terre, venez; voyons si vous effa- cerez cette Église; voyons si vous l'étoufferez , si vous anéantirez son nom; voyons si tous vos efforts ne seront pas inutiles. Quand doit -elle mourir? Jetez-vous, sur elle comme sur une muraille en ruine ; poussez-la , mais écoutez plutôt : 0 Dieu, dit-elle, vous êles mon soutien, je ne serai pas ébranlée : on a voulu me pousser, me renverser comme un morceau de sable ; mais le Seigneur nia tendulamain^.

Qu'on vienne encore nous redire : « Cette Église a vécu « assez longtemps, elle est passée. 0 parole impie! Elle (( n'existe plus parce que vous vous en êtes séparés? Pre- « nez garde que vous allez passer tout à l'heure, et quelle « subsistera toujours et sans vous *. »

Il y a quatorze cents ans , au temps d'Augustin , des mains ennemies creusaient donc une grande fosse pour en- terrer l'Eglise catholique ! ces hommes ont passé, quatorze cents ans ont passé aussi , et l'Église dure encore. De nos JKurs elle a retrouvé des fossoyeurs tout prêts à la clouer au cercueil , et ces fossoyeurs seront eux-mêmes couchés dans la bière , et des siècles nouveaux se lèveront sur la gloire de l'Église catholique !

L'é\èque d'Uippone remarque que nulle autorité n'a manqué au\ lilets des disciples que le Sauveur a faits pè-

1 Enarr. in Fs. xvai. '■i Ps. cm. :* Ps. LU.

4 Ps. Cl.

CHAPITRE XLII. i11

cheurs d'hommes '. Si l'autorité est dans la multitude, quoi de plus nombreux que l'Église répandue à travers le monde entier? Si elle réside dans les richesses, combien nous compterons de riches qui sont entrés dans l'Église! L'au- torité résiderait-elle dans la pauvreté? que de pauvres aux pieds de Jésus -Christ! La placerez-vous dans les nobles et les rois? ils sont rangés en foule autour de l'étendard chré- tien. I.t si les penseurs, les orateurs et les philosophes font pour vous autorité , voyez les pbis forts et les plus illustres pris dans les filets de ces pêcheurs ! Du fond du néant de leurs opinions , ils ont été amenés à la vérité , s'attachant à Celui qui , par l'exemple de la plus profonde humilité , est venu guérir la plus grande plaie du monde , l'orgueil ; qui a choisi la folie selon le monde pour confondre les sages , et ce quil y avait de méprisable, et ce qui n'existait pas , pour confondre ce qui se croyait plein de force et de vie.

Le soleil s'est levé, et l'herbe a séché, parce qu'elle n'a pas de racines '. Les princes de la terre avaient pensé que par leurs persécutions ils enlèveraient du monde la reli - gion du Christ. Ils portèrent une loi qui punissait de mort quiconque se disait chrétien. Qu'arriva -t- il? une foule innomhra])le courut au martyre, et les ennemis dirent alors : Il va nous falloir tuer tout le genre humain. Si nous faisons périr tous les chrétiens , il ne restera presque plus personne sur la terre.

Le docteur commente ces mots du Psalmiste ^ : Ses éclairs ont brillé par toute la terre. Il voit dans les nuées les prédi- cateurs de la vérité, et c'est du milieu des nuées que sor- tent les éclairs. Vous voyez une nuée noire, portant je ne sais quoi; si un éclair s'en échappe, une vive lumière tra-

1 Sermon Ll.

2 Ps. xc.

3 Ps. xcvi.

T. n. 12

il 8 SAINT AUGUSTIN.

verse l'espace, et ce que peut-être vous regardiez cor.nic peu de chose a tout à coup produit uu effet qui vous saisit. Jésus a envoyé ses apôtres comme des nuées ; les hommes les voyaient et n'en faisaient aucun cas , comme on méprise les nuées avant qu'elles éclatent ; car ces apôtres étaient faibles et mortels, ignorants, obscurs , sans génie ; mais ils portaient en eux de quoi briller et foudroyer. Pierre s'a- vançait , pécheur de poissons ; il priait, et voilà qu'un mort ressuscite. La forme humaine, c'était la nuée ; la splendeur du miracle , c'était l'éclair.

Toutes ces pensées d'Augustin sont d'une grande poésie.

La cupidité est un vice de tous les siècles; mais les temps la foi manque, sout surtout des temps la rapacité pousse les hommes , la soif de l'or brûle leurs flancs. L'évêque d'Hippone donnait sur ce sujet des leçons qui pourraient être de quelque utilité à nos contemporains.

La cupidité ^ condamne l'homme aux dangers , aux tri- bulations, aux souffrances, etlhommelui obéit. Pourquoi? Pour remplir ses coffres et perdre son repos. La cupidité dit à l'homme : Va; et il va. Il cherche l'or, qu'il ne trouve pas toujours, et ne cherche pas Dieu, qui serait tout à coup à lui. Homme, change ton cœur, porte -le en haut; il ne faut pas que notre cœur demeure ici, cette région est mau- vaise ^ ; c'est bien assez que la pesanteur de notre corps nous y retienne.

Avare! pourquoi aspirez- vous à posséder le ciel et la terre? Celui qui les a faits n'est-il pas plus digne de notre amour *? L'homme passe comme une ombre, et c'est bien en vain qu'il se tourmente : quelle vanité! 11 thésaurise, et ne sait pas pour qui. Il vous semble, avares, dit Augustin,

1 In Epis t. Joan., x.

2 Ps. XXXIX.

3 Ps. xxxu.

CHAPITRE XLII. 179

que je déraisonne en parlant ainsi '. Pour vous, ^ens de conseil et de prudence, vous cherchez chaque jour de nou- veaux moyens d'amasser : négoce , agriculture , éloquence peut-être, jurisprudence, guerre, que sais-je? N'y ajoutez- vous pas l'usure? Mais pour qui amassez-vous ces trésors? Pour mes enfants, direz-voùs. Mais cette parole pater- nelle est une triste excuse : vous qui devez passer, vous ramassez pour ceux qui doivent passer aussi, et c'est en passant que vous ramassez pour ceux qui passent. La terre est un lieu peu sur pour vos richesses ; car vous n'y reste- rez pas longtemps. L'avare se soucie peu de thésauriser dans le ciel , et répond qu'il regarde comme perdu ce qu'il ne voit pas. Mais, lui réplique Augustin , n'avez-vous pas caché ces trésors ? Vous ne les portez point avec vous , et pendant que vous êtes ici, savez-vous s'ils ne vous sont pas enlevés? Il me semble qu'à cette parole je vois le cœur de tous lesavares frémir. . .

Ce dernier trait est frappant.

vous conduirait le désir des biens terrestres? dit en- core l'évêque d'Hippone ". Vous chercherez des fonds , vous voudrez posséder des terres ; alors vous chasserez devant vous vos voisins; ceux-ci étant chassés, vous porterez en- vie à ceux qui les suivent, et ainsi vous étendrez votre avarice jusqu'à ce que vous ayez atteint les rivages de la mer. Parvenus à ces rives, vous voudrez posséder les îles; vous posséderiez toute la terre, que vous voudriez saisir encore tous les trésors du ciel. Triomphez donc de la cupi- dité. Il est bien plus beau Celui qui a fait le ciel et la terre. Celui qui a créé toutes les belles choses est plus magnifique encore.

Le docteur prêche le respect pour le bien d'autrui , et

1 Ps. xxxvni.

a Sermon GXXXIX.

180 SAINT AUGUSTIN.

raconte le trait suivant d'un homme très-pauvre ; le fait se passa à Milan, pendant qu'Augustin s'y trouvait'. Cet homme était portier d'une école de grammaire , bon chré- tien, quoique son maître fût païen. « 11 avait trouvé un sac qui contenait, je crois, deux cents écus. 11 se souvint de la loi , il savait qu'il fallait restituer ; mais à qui? il l'i- gnorait. Il afficha donc publiquement : « Que celui qui a « perdu une somme d'argent s'adresse à tel endroit, à telle « personne. » Celui qui avait perdu l'argent, après d'inu- tiles recherches de tous côtés , aperçoit l'affiche et court à l'adresse marquée. Le portier, pour ne pas être trompé sur le véritable maître , multiplie les questions sur l'étoffe du sac , sur le cachet , le nombre de pièces , etc. Les réponses ayant précisément désigné l'objet trouvé , le portier rendit tout. L'autre, plein de joie et cherchant à témoigner sa gratitude, offrit à ce pauvre homme le dixième de la somme renfermée dans le sac : vingt écus ; le pauvre les refuse. Dix écus lui sont offerts , il ne les reçoit pas. On le prie au moins d'en accepter cinq; prière inutile. « Eh bien! » dit alors celui qui était venu réclamer le sac en le jetant loin de lui avec une sorte de fureur, « je n'ai rien perdu, puis- que vous ne voulez rien recevoir. » Quelle scène ! quel combat ! C'est la terre qui en est le théâtre ; mais Dieu en est le spectateur. Le portier, poussé à bout, accepte donc ce qui lui était offert avec tant d'instance, et aussitôt donne tout aux pauvres, ne voulant pas enrichir sa demeure d'uu seul des écus qui ne lui semblaieut pas provenir d'un gain légitime. »

L'àmc d'Augustin , aiusi que nous l'avons remarqué , se répandait en touchantes paroles toutes les fois qu'il fallait consoler les pauvres ou exciter la compassion des riches. Il

1 Sermon GLXXVIII.

CHAPITRE XLII. 181

disait aux pauvres qu'ils avaient en commun avec les riches la possession du monde , qu'ils n'habitaient pas les mêmes demeures, mais qu'ils pouvaient jouir également du ciel et de la lumière. Il les invitait à ne pas chercher au delà du nécessaire ; car le reste appesantit et ne soutient pas , le reste charge et n'honore pas. Personne n'a rien apporté en ^ enant au monde ; les riches n'ont rien apporté ; ils ont trouvé ici tout ce qu'ils possèdent. Ils sont arrivés nus comme les pauvres : la faiblesse du corps et les vagisse- ments ont été les témoins de leur commune misère '.

Le superflu des riches est le nécessaire des pauvres, dit le saint évéque. Quand on possède le superflu, on possède le bien d'autrui. Faites l'aumône, et tout sera pur pour vous. Si vous étendez la main et que vous n'ayez pas la miséricorde dans le cœur, vous ne faites rien ; mais si vous avez la miséricorde dans le cœur et que vous n'ayez rien à présenter dans votre main, Dieu reçoit votre aumône. Lorsque nous en avons encore le temps, faisons le bien. . Si vous avez peu à semer, ne soyez point tristes, pourvu que vous ayez la bonne volonté. Dieu couronne votre bon vouloir intérieur, quand le pouvoir vous manque '. Un peu d'eau froide donnée à celui qui a soif ne perdra pas sa récompense. Gardez -vous de vous enorgueillir en don- nant aux pauvres, en accueillant le voyageur : Jésus-Christ a été voyageur et étranger. Bien souvent celui qui est reçu, est meilleur que celui qui reçoit. Quand vous donnez à un pauvre, peut-être votre indigence est plus grande que la sienne, peut-être faites-vous l'aumône à un juste; il manque de pain, et vous, de vérité; il a besoin d'un toit pour se loger, et vous avez besoin du ciel ; il est pauvre d'argent, et vous, pauvre de justice.

1 Sermon LXXXV.

2 CoronatDeus intus voluntatem , iibi non invenit facuUatem. In Ps. cm.

182 SAINT AUGUSTIN.

Augustin, qui recommandait de regarder les mains vides, si on voulait avoir plus tard les mains pleines', ne man- quera point de tracer aux évêques leurs devoirs envers les indigents : « 11 n'appartient point à un évêque, disait- « il , de garder de For et de repousser la main du men- « diant\ »

Bossuet a plus d'une fois répété cette parole d'Augus- tin, tirée d'un de ses sermons^: « Croyons, lorsque c'est « le temps de la foi , avant qu'arrive le temps de la claire « vision. Ce temps de la foi est laborieux : qui le nie? mais « c'est au travail qu'est attachée la récompense. »

Dans une des instructions du docteur, l'assoupissement (le la foi est représenté par le sommeil de Jésus-Christ sur le lac Galiléen, troublé par une tempête. La barque était en danger sur le lac, et Jésus dormait. Nous sommes conmie des navigateurs sur un lac les vents orageux soufflent souvent. Les dangers quotidiens du siècle menacent d'en- gloutir notre barque ; d'où vient cela , si ce n'est que Jésus dort? c'est-à-dire que notre foi est endormie, et, durant ce sommeil, la tempête bouleverse le lac. Les méchants prospèrent, les bons sont dans un rude travail; c'est une tentation, une vague, et notre âme dit : 0 Dieu ! est-ce voire justice? Et Dieu vous répond: Est-ce votre foi? Sont -ce les promesses que je vous ai faites? Etes-vous chrétiens pour les biens de ce monde?... Réveillez Jésus , et dites-lui : Maître, nous périssons, les écueils nous épou- \antent, nous périssons. Il se réveillera, votre foi repren- dra la vie, et vous comprendrez que ce qui est donné aux méchants ne demeurera pas toujours avec eux. Cette tem-

I Respicc uiaims iiianes, si vis liabere manus pleuas. In Ps. lxxv. - Non cnim episcopi est servare aurum , et levocare a se mendicautis ma- tiuui. In Ps. r.iii. •* Seimoii xxxMii.

1

CHAPITRE XL». 183

pête ne brisera plus votre cœur, les flots ne couvriront plus votre barque, et votre foi commandera aux vents et à la mer.

Nous n'avons pas regret h cette halte faite autour de la chaire de l'évéque d'Hippone. Une immense charité anime son éloquence, et l'imagination colore l'abondance des idées. Une ^^foi aussi proi'onde nous fait sentir un autre univers. On est tour à tour comme sous les feux du Sinaï et du Cénacle ; Augustin , dans son énergie séraphi- que, semble vouloir soulever le monde pour Farracher aux influences grossières et le porter aux pieds de Dieu.

Terminons par quelques mots sur l'éloquence des Pères au iv^ et au v^ siècle.

Le mauvais goût était arrivé avec les malheurs dans lempire romain ; la langue latine souffrit sous les coups des barbares comme la société elle-même ; elle eut sa part des ravages et de la dévastation ; la langue de Virgile et de Cicéron se trouva livrée aux antithèses et à l'enflure , aux pointes et aux jeux de mots. Une décadence littéraire qui datait de plus loin l'avait rendue trop accessible à cette invasion, comme la décadence des mœurs et des courages avait préparé le monde romain à subir la domination des sauvages enfants du Nord. Avant le siècle d'Augustin, les travaux des grands hommes chrétiens n'appartiennent pas au beau langage ; on a reproché à Tertullien ses méta- phores dures et entortillées au milieu de la sublimité de ses pensées et des sentiments; à saint Cyprien, de l'affec- tation et un luxe d'ornements au milieu des flots d'élo- quence qui s'échappent de sa grande âme Les auteurs pro- fanes des mêmes époques sont bien loin d'avoir un style plus parfait. Si donc les jeux d'esprit abondent dans les écrits ou les discours de saint Augustin , c'est que le génie

184 SAINT AUGUSTIN.

de son temps était ainsi', et si les jeux d'esprit sont plus fréquents dans les œuvres deTévêque d'Hippone que dans les œuvres de saint Ambroise ou de saint Jérôme, c'est qu'il était doué d'une plus vive intelligence, d'une nature plus subtile. Quant aux Pères grecs de cette époque, ils sont plus près du bon goût, parce que la langue grecque gardait mieux sa pureté que la langue latine. Saint Jean Chrysostome est un plus grand orateur que saint Augustin, saint Basile a plus de charme et de poésie dans la parole , saint Grégoire de Nazianze a plus d'éclat; mais l'évêque d'Hippone est plus touchant et plus persuasif que tous ces grands hommes-là.

Y a-t-il une parole humaine supérieure à celle qui sait le mieux remuer et persuader ?

CHAPITRE XLIIl

Lettre au comte Boniface sur les devoirs des hommes de guerre. Lettres à Optât sur l'origine de l'âme; au prêtre Sixte sur la question pélagienuo; au diacre Gélestin ; à Mercator ; à AseMicus. Lettres à Hesichius sur la fia du monde.

418-419

Augustin, l'homme le plus occupé de son temps, l'homme à qui aboutissaient le plus de questions et d'affaires, ne pouvait pas rester plusieurs mois loin d'Hippone sans que de tous les points d'Occident et d'Orient les lettres vinssent s'y accumuler. Que de solutions et de conseils étaient at- tendus! combien d'intelligences, combien d'âmes soupi- raient au loin après cette parole que le monde recevait comme un bienfait, et qui s'en allait à travers la terre ainsi qu'un rayon divin! Une lettre de l'évêque d'Hippone

1 Fént'lon, dans ses Dialogues sur l'Éloquence, a apprécié rélotiuence de saint Augustin.

CHAPITHE XLIU. 183

était un événement heureux; on s'en nourrissait, on s'en pénétrait, on s'eflorçait d'eu saisir jusqu'aux intentions les plus cachées, et de nombreuses copies mettaient une nudti- tMde d'hommes en possession du trésor. Lorsqu'on atten- dait une réponse d'Hippone, les semaines et les jours étaient comptés ; les flots, les vents et les voyageurs étaient interrogés; et si rien n'arrivait, on endurait le supplice d'un trop long retard avec une impatience grande comme la joie qu'on se promettait. En revenant à Hippone après une absence dont s'affligeait sou troupeau, Augustin trouva beaucoup de vœux à remplir.

La correspondance de l'année 418 trace tout d'abord leurs devoirs aux hommes de guerre. Augustin fait voir au comte Boniface qu'on peut se sauver dans la profession des armes, et qu'il est permis aux chrétiens de combattre pour les intérêts de la paix et la sécurité du pays. Il cite David , vainqueur en beaucoup de batailles; le centenier de l'É- vangile, dont la foi fut si vive que Jésus -Christ déclara n'avoir point trouvé en Israël une foi pareille à la sienne ; Corneille, cet autre centenier, à qui Dieu annonça par un ange qu'il avait agréé ses aumônes et exaucé ses prières. Augustin rappelle que saint Jean, répondant à des soldats venus pour lui demander le baptême et le supplier de leur prescrire leurs devoirs , leur adressa ces paroles : Ne faites ni fraude ni violence à personne, et conteniez -vous de votre paie.

« 11 en est qui, en priant pour vous , dit Augustin à Jio- « niface, combattent contre d'invisibles ennemis ; vous, en « combattant pour eux, vous travaillez contre les barbares « trop visibles... Lorsque vous vous armez pour le com- « bat, songez d'abord que votre force corporelle est aussi « un don de Dieu ; cette pensée vous empêchera de tour- « ner un don de Dieu contre Dieu lui -même. La foi pro-

186 SAINT AUGUSTIN.

(( mise doit être gardée à Tenncmi même à qui on fait la « guerre : combien plus encore elle doit l'être à l'ami pour « lequel on combat ! Ou doit vouloir la paix , et ne faire la « guerre que par nécessité, pour que Dieu nous délivre de « la nécessité de tirer l'épée et nous conserve dans la « paix. On ne cherche pas la paix pour exciter la guerre; « mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Restez donc « ami de la paix , même en combattant , afin que la victoire « vous serve à ramener l'ennemi aux avantages de la paix. « Bienheureux les pacifique», dit le Seigneur, parce qu'ils « seront appelés enfants de Dieu ' .' Si la paix de ce monde « est si douce pour le salut temporel des mortels, com- « bien est plus douce encore la paix de Dieu pour le salut « éternel des anges ! Que ce soit donc la nécessité et non « pas la volonté qui ôte la vie à l'ennemi dans les com- « bats. De même qu'on répond par la violence à la rébel- « lion et à la résistance, ainsi on doit la miséricorde au « vaincu et au captif, surtout quand les intérêts de la paix « ne sauraient en être compromis. »

11 y a dans ces paroles que nous venons de reproduire tout un plan de politique chrétienne à l'usage des armées ; pendant que nos jeunes troupes, belles de gloire et de pa- triotisme, combattent en Afrique pour rejeter au loin le génie de la barbarie, elles peuvent entendre d'utiles et grandes leçons sortir des ruines d'Hippone.

Durant le séjour de notre docteur à Césarée , on avait reçu des lettres d'Optat, évoque de Tubunes, adressées aux évêques de la Mauritanie Césarienne; Optât voulait savoir quelle était la pensée d'Augustin sur l'origine de l'âme ; deux pontifes prièrent le grand docteur d'écrire lui-même sur ce sujet à l'évêquc de Tubunes ; il céda à leurs instau-

i s. Matth., V, !».

CHAPITRE XI,II1. 187

ces, et, dans une lettre' étendue, il exposa ses doutes, et marqua ce qu'il importait de savoir sur la question pour laquelle on sollicitait son jiénie.

Augustin commence par déclarer qu'il ne s'est jamais prononcé définitivement sur cette matière, et qu'il ne poussera jamais la hardiesse jusqu'à donner aux autres pour certain ce qui lui paraît douteux à lui même. On peut sans danger ignorer l'origine de Tcàme; mais il faut se garder de croire qu'elle fasse partie de la substance de Dieu. L'àmeest une créature; elle n'est pas née de Dieu, mais Dieu l'a faite ; lorsqu'il l'adopte, c'est par une mer- veille de sa bonté , et non point par aucune égalité de na- ture. La présence de l'àme dans un corps corruptible n'est la peine d'aucune faute dans je ne sais quelle autre vie antérieure à la vie de la terre. Voilà les points qu'établit Augustin. Après avoir repoussé l'opinion de TertuUien, qui admet quelque chose de corporel dans la nature de l'àme comme dans la nature de Dieu, l'évêque d'Hippone fait observer que , parmi les sentiments divers sur l'ori- gine de l'àme, la propagation des âmes s'accorde le mieux avec le dogme du péché originel. Toutefois Augustin ne trouve pas ce sentiment facile à admettre. Il ne conçoit guère comment l'àme de l'enfant peut sortir de l'àme du père et passer du père dans l'enfant, semblable à un flam- beau qui allume un autre flambeau sans que ce nouveau feu diminue le premier. 11 se demande si un germe d'àme passe du père dans la mère par quelque voie invisible et cachée , et si , chose incroyable , le germe de l'àme réside dans la matière génératrice : dans ce cas, que deviendrait le germe incorporel quand la matière se perd sans rien produire? rentrerait - il dans le principe d'où il est sorti?

t Lettre GXG.

188 SAINT AUGUSTIN.

périrait-il? et, s'il périssait, comment d'un germe mortel sortirait -il une âme immortelle? Lame ne reçoit -elle l'immortalité qu'après qu'elle a été formée pour la vie, comme elle ne reçoit la sagesse que plus tard? Dirons-nous que Dieu forme Fàme dans l'homme, si elle naît d'une autre àme, comme on dit que Dieu forme les membres du corps quoiqu'un autre corps en ait fourni la matière? Si Dieu n'était pas Fauteur de Fàme humaine, l'Écriture' n'aurait pas dit : « Dieu fait l'esprit de l'homme dans « l'homme lui-même. 11 fait séparément les cœurs". » Quand Fhomme, dit Augustin, pose des questions sem- blables, que notre entendement ne peut résoudre, et qui sont bien loin de notre expérience parce qu'elles sont cachées dans les secrets de la nature , il ne doit pas rougir de confesser son ignorance, de peur de mériter de ne rien savoir en se vantant de connaître ce qu'il ignore. Dieu qui a fait chaque souffle^, selon l'expression d'Isaïe, est Fauteur de toutes les âmes dont la succession doit remplir le temps; mais il a laissé leur origine dans une impénétrable obscurité. La lettre à Optât renferme le fragment d'une des lettres dans lesquelles Zozime a condamné Celestius et Pelage ; cette pièce ne se trouve dans aucune collection ecclésias- tique ; le fragment conservé par Augustin établit l'efficacité du baptême et le péché originel , et tire un grand prix de la perte de l'Épître pontificale. « Le Seigneur, disait Zo- « zime, est fidèle dans ses paroles, et son baptême, par la (( chose et les paroles , c'est-à-dire par l'œuvre , la conlès- « sion et la vérital)lc rémission des péchés , contient la « même plénitude pour tout sexe, tout âge et toute condi- (( tion du genre humain. Celui-là seul devient libre, qui

1 Znch., XII, 1.

2 Ps. XXXII, 15.

3 Isaïe, LVii, 16.

CHAPITRE XLIII. 189

« auparavant était l'esclave du péché ; celui-là peut seul « être dit racheté, qui auparavant a été captif par le péché, « selon ce qui est écrit : Si le Fils vous délivre , vous serez « vraiment libres '. Par lui nous renaissons spirituellement, « par lui nous sommes crucifiés au monde, par sa mort se « rompt cette cédule qui lie toute àme à la mort depuis « Adam , et qui enveloppe toute créature avant que le bap- « tème Fait délivrée. »

Sixte , prêtre de Rome , qui dans la suite remplaça Celes- tius sur le siège apostolique , avait donné lieu à quelques incertitudes sur la pureté de sa foi dans la question péla- gienne; les surprises de ce pieux et savant prêtre durèrent peu; une lettre de Sixte au primat Aurèle, portée en Afrique par l'acolyte Léon, qui fut depuis le pape saint Léon , avait témoigné de son attachement à la doctrine de la grâce chrétienne: mais une autre lettre plus étendue adressée à Augustin , et dirigée contre le pélagianisme , était venue remplir de joie le zélé pontife d'Hippone. Au- gustin écrivit ^ à Sixte pour lui exprimer tout son bon- heur ; son ardent attachement à la cause de la vérité éclate à chaque ligne de sa lettre. L'erreur était la tristesse d'Au- gustin, la vérité était sa joie. Dans le courant de la même année, l'évèque d'Hippone adressa au prêtre de Rome une nouvelle lettre * qui traitait à fond la question pélagienne et devait compléter les études de Sixte sur le mystère de la grâce chrétienne.

Le diacre Celestius, qui succéda au pape Boniface en 423, avait écrit à l'évèque d'Hippone une lettre pleine de respectueux et tendres témoignages. Augustin lui répond *

Goloss.

2 Lettre CXGI. a Lettre CXCIV.

Lettre CXCIl.

190 SAINT AUGUSTIN.

par une peinture de la charité, ce lien des cœurs reli- gieux , cette dette envers le prochain dont on n'est jamais quitte, parce que les devoirs de la charité se renouvellent chaque jour. Mercator, le laïque africain dont le P. Garnier a puhlié les ouvrages contre les pélagiens et les nestoriens, se trouvait alors en Italie ; pendant qu'Augustin était re- tenu à Carthage par les graves intérêts de la foi , il reçut de cet ancien disciple une lettre à laquelle il n'eut pas le temps de répondre; à son retour de Césarée, il trouva une seconde lettre de 3Iercator, qui reprochait affectueusement à son maître un silence dont il ignorait la cause. Un livre contre les pélagiei^ accompagnait cette seconde lettre. On peut croire qu'à cette époque IMercator en était à ses pre- miers essais de polémique religieuse; car Augustin ' semble quelque peu étonné de trouver en lui un défenseur de l'Église catholique, et se félicite de voir s'élever de toutes parts de nouveaux athlètes de Jésus-Christ. Il répète avec l'Écriture- que c'est la multitude des sages qui fait le bon- heur de la terre , et encourage Mcrcator à continuer ses luttes au profit de la vérité. L'évcque d'Hippone résout quelques difficultés dont les pélagiens faisaient grand bruit. On retrouve dans cette lettre la maxime qu'il faut toujours être prêt à apprendre, quoiqu'on se mêle d'ensei- gner. « 11 vaut mieux, dit-il, pour l'homme, se corriger « en se faisant petit , que de se laisser briser en se faisant « dur. » Le grand docteur rappelle que celui qui plante et celui qui arrose ne sont rien, puisque Dieu seul donne Taccroissement : « Si cela est vrai, ajoute-t-il , des apôtres « qui ont planté et arrosé les premiers, et avec tant de « succès, que sommes- nous, vous et moi, et qui que ce

1 Lettre CXCIlf.

2 Sag., VI, 2ti.

CHAPITRE XLIII. 191

« soit de ce temps-ci? et nous prendrons-nous pour qiiel- « que chose, quoique nous nous mêlions d'enseigner?» l/liuinilitë de ce puissant génie est un spectacle devant le- (juel on aime toujours à s'arrêter.

Nous l'avons déjà vu plus d'une fois, c'est surtout à Augustin qu'on s'adressait en Afrique, lorsqu'il fallait écrire pour établir une vérité. Asellicus, évêque de la pro- vince Byzacène , avait demandé à Donatien, son primat, quelques explications sur la position des chrétiens à l'égard (hi judaïsme; Donatien pria Augustin de répondre à Asel- licus. L'évêque d'Hippone, dans sa réponse', développe la théologie de saint Paul sui- l'ancienne et la nouvelle alliance.

A chaque grande transformation des sociétés humaines, à chaque phase nouvelle dans l'histoire du monde, des pressentiments du dernier jour de l'univers agitent les esprits. Ainsi que nous avons eu occasion de le remar- quer, le v* siècle , travaillé par un immense et profond changement , se croyait aux approches de la fin des temps.

Des phénomènes arrivés en 418 et 419 avaient jeté les imaginations dans des terreurs infinies. On s'était épou- vanté de l'éclipsé de soleil du 19 juillet 418, éclipse si complète, qu'on vit les étoiles comme au milieu de la nuit; elle produisit une chaleur ^ qui donna la mort à beaucoup d'hommes et de bestiaux. Des tremblements de terre en Orient et en Occident, l'apparition de Jésus-Christ sur le mont des Oliviers ^, prenaient aux yeux de la multitude le caractère d'infaillibles présages. L'évêque d'Hippone, pré- chant à Carthage dans la basilique la Restituée , avait parlé des récents prodiges de Jérusalem ; il nous apprend qu'une

Lettre CXCVI.

2 Philostorge.

•' Histoire de Jérusalem, tonié II.

192 SAINT AUGUSTIN.

foule, moins nombreuse que de coutume, assista à ce ser- mon, parce qu'il prêcha un jour de spectacles.

Les préoccupations des chefs et des pasteurs étaient l'ex- pression des sentiments populaires. Hesichius , évêque de Salone en Dalmatie, regardait comme prochaine la der- nière journée du monde; il pensa que nul, mieux que le grand Augustin , ne pouvait Féclairer sur ce point , et lui soumit divers passages des prophètes, qui semblaient jus- tifier ses pressentiments. L'évèque d'Hippone' envoya à Hesichius Texplication que saint Jérôme avait donnée de ces passages ; les paroles des prophètes , et surtout les soixante-douze semaines de Daniel , lui paraissaient ne de- voir s'appliquer qu'aux âges déjà écoulés. Le docteur africain n'osait entreprendre de marquer l'époque du der- nier avènement de Jésus-Christ ; selon lui, aucuu prophète n'en a fixé le terme ; on doit s'en tenir à cette parole de Jésus-Christ lui-même : Nul ne peut savoir les temps que le Père a réservés à son souverain pouvoir. « Ce qu'il y a de certain, dit Augustin, c'est qu'auparavant l'Évangile sera prêché au monde entier pour servir de témoignage à toutes les nations. Si des serviteurs de Dieu entreprenaient de parcourir toute la terre pour savoir combien il reste encore de nations à évangéliser, et s'ils venaient à bout de le sa- voir, peut-être, sur leur rapport, pourrions -nous ap- prendre quelque chose delà lin du monde; mais tant de contrées inaccessibles ne permettraient pas lexécution d'un pareil dessein , et l'Écriture elle-même ne permet |)as de rien connaître sur l'époque le monde disparaîtra. On (lira peut-être, ajoute Augustin, que la rapidité de la pro- pagation de l'Kvangile dans l'empire romain et chez les Barbares ferait croire à une prompte propagation dans le

» Ltttre CXCVll.

CHAPITRE XLIII. 193

reste de Tunivers , de manière que si nous ne pouvons voir toutes les nations évangélisëes, nous qui sommes vieux, nos jeunes contemporains le verront quand ils parviendront à la vieillesse. Mais autant cela serait facile à comprendre si l'expérience le montrait , autant , avant l'événement , cela serait difficile à trouver dans l'Écriture. »

Augustin s'était tenu sur cette question dans une réserve extrême; il avait avoué son ignorance, priant l'évêque de Salone de lui transmettre sur ce point ses réflexions nou- velles. C'est ce que fit Hesichius; il s'attacha à montrer que les prophétiques paroles dans l'Écriture pouvaient aider les fidèles à connaître la fin du monde , et que les calamités du temps réalisaient les signes marqués de l'Évangile. Cette lettre de l'évêque dalmate donna lieu à une réponse ' d'Augustin, écrite au con],mencement de 419, et qui l'orme comme un livre sur la question. Le grand evéque , planant sur les préjugés et les interprétations vulgaires, ne trouve dans son temps aucun caractère particulier qui doive an- noncer les approches du second avènement du Sauveur ; les malheurs dont le monde a été frappé ne surpassent point en horreurs les malheurs d'autres époques. Il est bon d'at- tendre le dernier jour, de veiller et de prier, car le dernier jour du monde trouvera chacun dans le même état le dernier jour de sa vie l'aura trouvé j mais c'est en vain qu'on s'efforcerait d'en connaître l'époque précise : com- ment espérer de savoir ce que Jésus-Christ a voulu cacher à ses apôtres eux-mêmes? Et comment croire que les pro- phètes aient annoncé la (in du monde, puisque les apôtres ne sont point parvenus à le comprendre ? Le signe évangéliquc le moins douteux, le plus frappant, c'est la propagation de la divine parole dans tout l'univers; or,

I Lettre CXGIX.

T. II. 13

194 SAINT AUGUSTIN.

dit Augustin, nous sommes loin de là, et notre Afrique elle-même renferme un grand nombre de peuplades qui n'ont point encore entendu parler de Jésus-Christ. Lorsque saint Jean Févangéliste disait: Mes enfanls, nous voici à la dernière heure, il enseignait qu'on était entré dans les derniers temps : Augustin a plus d'une fois appelé le chris- tianisme le dernier âge du monde, et Bossuet l'a répété après lui.

C'est ainsi que l'évéque d'Hippone refusait d'enfermer les destinées du genre humain dans un petit nombre de siècles ; il est écrit que mille ans ne sont devant Dieu que comme un jour, et si l'on prend pour mesure l'éternité, la ruine du monde sera toujours marquée pour un terme bien prochain. A l'époque d'Augustin , il y avait déjà près de quatre siècles que le disciple bien-aimé avait parlé de la der- nière heure; quatorze siècles sont passés depuis qu'Augustin parlait des derniers temps, et l'humanité marche encore! Depuis lors, Dieu n'a cessé d'envoyer ses anges, c'est- à-dire les prédicateurs de l'Évangile, pour rassembler ses élus des quatre coins de l'univers, et l'œuvre de réunion n'est pas achevée ; des contrées nouvelles s'ouvrent à de nouveaux courages, la croix s'avance à travers le globe et trouve toujours des nations qu'elle n'a point encore bénies. Des mondes qu'Augustin ne soupçonnait pas ont reçu la bonne nouvelle, et le centre de son Afrique est aujour- d'hui aussi barbare, aussi éloigné de la foi , qu'il l'était de son temps ! Oui , l'âge chrétien auquel nous sommes par- venus est le dernier âge du monde ; il doit amener le genre humain au plus haut point de perfection qu'il lui soit permis d'atteindre ; mais combien de révolutions s'accom- pliront encore avant que l'unité morale soit faite dans l'u- nivers !

CHAPITRE XLIV. 195

CHAPITRE XLIV

L'affaire d'Apiaiius. Les deux livres des Noces et de la Coucupiscence. Julien. Des mariages adultères. Les quatre livres sur l'Ame et son origine.

419-420

Voici une affaire dont il est resté peu de traces , mais qui eut un grand retentissement en Afrique, dans les an- nées 418 et 419; elle tenait aux plus graves questions de discipline ecclésiastique, et fut pour l'épiscopat africain une occasion de maintenir ses usages et les décrets de ses conciles. Augustin prit part à ces débats; il s'associa à des démarches , à des décisions toutes conformes à la lé- galité catholique , et dont le seul but était de donner de solides garanties à la justice , à Tordre et aux bonnes mœurs.

Apiarius était un prêtre de Sicca, ville de la proconsu- laire. Convaincu de diverses fautes, il avait été déposé et excommunié par Févèque de cette ville, Urbain, disciple d'Augustin. Soit que la procédure de 1 excommunication offrît quelque irrégularité , soit que le coupable eût envie de faire du bruit en cherchant pour sa cause un plus haut tribunal, il en appela au pape; Zozime occupait la chaire de Pierre. Plusieurs conciles d'Afrique et même le plus récent concile de Carthage (4l8) avaient interdit ces ap- pellations ; nulle constitution ecclésiastique ne les autori- sait ' ; les causes des ecclésiastiques devaient se juger et se terminer dans leur province; le concile de Mcée s'était prononcé dans ce sens ^ Si nous en croyons Baronius,

1 Tillemont. Mém. ecc/., t. XIIL ' Malgré les conciles d'Afrique et le concile de Nicée , l'Église a maintenu aux prêtres un droit d'appel à Rome.

196 SAINT AUGUSTIN.

Zozime reçut Tappel d'Apiarius, et, de plus, le rétablit dans la communion catholique et la prêtrise. Trois légats eurent mission d'aller examiner Faifaire sur les lieux , et de trai- ter diverses questions qui naissaient du débat engagé : c'étaient Faustin, évêque de Potentia, dans la marche d'Ancône; Philippe et Asellus, prêtres de Rome. Zozime voulait que les évêques pussent en appeler à celui de Rome, que les prêtres et les diacres excommuniés témé- rairement par leurs évéques eussent pour nouveaux juges les évéques voisins; il se fondait sur des canons du concile de Sardique, qu'il produisait sous le nom du concile de Nicée. Zozime menaçait de l'anathème l'évêque de Sicca , s'il ne revenait point sur ses décisions prises à l'égard d'A- piarius. 11 désirait que les évéques s'abstinssent de fréquents voyages à la cour impériale; l'épiscopat africain avait, onze ans auparavant, publié un règlement sévère sur ce point.

Les trois légats déclarèrent le but de leur mission dans une assemblée d'évèques tenue à Carthage vers la fin de l'année 418; les évêques firent observer que leurs exem- plaires du concile de Nicée ne renfermaient pas les canons sur lesquels se fondait Zozime ; quant au concile de Sar- dique, l'Afrique ne connaissait pas encore ses décrets. On convint de se soumettre aux canons produits par le souve- rain pontife, jusqu'à ce qu'on eût pris de suffisantes infor- mations sur le concile de Nicée. Les évéques d'Afrique écrivirent à Zozime, qui peut-être ne reçut pas leur lettre , car il mourut le 26 décembre 418.

Cinq mois après, deux cent dix-sept évêques d'Afrique se réunissaient en concile à Carthage dans la basilique de Fauste, sous la présidence d'Aurèle. Faustin était présent; Philippe et Asellus, simples prêtres, avaient leur place au-dessous des évoques. La discussion porta d'abord sur

CHAPITRE XLIV. 197

le canon attribué au concile de Nicée et que le pape Zozime avait mis en avant dans les instructions remises aux trois légats. Alype, prenant la parole, rappela que les exem- plaires grecs du concile de Nicée ne renfermaient rien de pareil ; il pria le saint pape Aurèle d'envoyer à Constanti- nople pour consulter l'original de ce concile , et de s'adres- ser aux évêques d'Alexandrie et d'Antioche ; Alype était aussi d'avis de supplier le pape Roniface, successeur de Zozime, de travailler de son côté à cette importante vérifi- cation. Les propositions de l'évêque de Tliagaste furent accueillies. Le concile fit ou renouvela trente-trois décrets relatifs à la discipline ecélésiastique ; ces canons de Car- thage furent reçus de tout l'Occident ; traduits en grec , ils eurent place dans la collection des canons de l'Église orientale. Us nous représentent la vieille constitution de l'Église; ces témoignages de la liberté catholique dans l'ordre ancien font songer à l'état présent de l'Église de France, qui ne peut plus ni réunir ses pasteurs, ni juger dans ses propres causes, et qui redemande en vain les droits sacrés transmis par les siècles, conquis par les travaux des apôtres et le sang des martyrs.

Ce fut le 25 mai 419 que se tint le concile qu'on appelle le sixième de Carthage. Cinq jours après, les évéques se rassemblèrent encore dans la basilique la Restituée; les trois légats étaients présents. On y régla plusieurs affaires que nous ignorons, et comme il en restait d'autres à ter- miner, on décida de choisir des commissaires, afin que les évoques ne demeurassent pas trop longtemps éloignés de leurs diocèses. On nomma vingt commissaires, parmi les- quels figuraient Augustin, Alype et Possidius, représen- tants de la Numidie. Après que tout fut fini, une lettre au nom du concile fut adressée au pape Boniface. Les évèques laissaient voir combien il avait été diffîcilc de résoudre les

198 SAINT AUGUSTIN.

questions posées par Zozime sans blesser la charité; ils annonçaient la conclusion de l'affaire d'Apiarius, conclu- sion qui n'avait eu rien de violent et pour laquelle les deux parties s'étaient rapprochées. Apiarius avait demandé par- don de ses fautes , et l'évêque de Sicca était revenu sur sa procédure. Les évêques rétablissaient le prêtre dans la communion et dans le sacerdoce, mais, en vue de la paix , ils l'éloignaient de l'Église de Sicca ; ils le munissaient d'une lettre à l'aide de laquelle Apiarius pouvait exercer partout ailleurs le saint ministère. Les évêques acceptaient les décrets de Zozime en attendant leur vérification dans les exemplaires les plus complets du concile de Nicée. Une certaine vivacité de langage se montre dans leur lettre à Boniface. « Nous espérons, disent- ils, en la miséricorde « de Dieu, que, puisque vous êtes maintenant assis sur « le trône de l'Église romaine, nous n'aurons plus à souf- (( frir ce faste du siècle indigne de l'Église de Jésus-Christ, « et qu'on oe nous refusera pas la justice que la seule « raison devrait nous faire obtenir sans que nous la de- « mandassions. »

L'épiscopat africain ne s'était point trompé; les copies des actes du concile de Nicée , faites à Constantinople et à Alexandrie, n'offrirent rien de plus que les copies de Car- thage. On les transmit au papeEoniface. L'Église d'Afrique garda sa coutume de juger ses prêtres définitivement et sans appel.

Sans nous arrêter au livre de la Patience, composé en 418, nous jetterons un coup d'oeil sur des ouvrages plus importants qui appartiennent à l'année 419. Un écrit péla- gien avait accusé l'évêque d'Hippone de condamner le mariage; un ami d'Augustin, le comte Valère, ayant eu connaissance de cet écrit , se hâta de démentir l'assertion pélagiennc. De son côté, le grand docteur ne laissa pas

CHAPITRE XLIV. 199

longtemps la calomnie sans réponse ; il dicta un livre des Noces et de la Concupiscence qu'il dédia à Valère , en lui adressant une lettre ' pleine d'éloges pour cet homme d'é- pée. Dans ce livre, Augustin établit avec force et netteté le dogme du péché originel et la sainteté du mariage, qui change en quelque chose de bon le mal de la concu- piscence. La gloire du mariage c'est de faire servir aux vues providentielles les désirs de la chair, si contraires aux désirs de Vesprit^. L'évêque d'Hippone fait ressortir la beauté morale de cette union que la stérilité elle même ne doit pas dissoudre. Le grand Apôtre n'a pas craint d'appeler la chasteté conjugale un don de Dieu ^ La polygamie fut permise aux patriarches, parce qu'il importait de multi- plier le peuple de Dieu ; le monde n'est plus aujourd'hui dans ces conditions ; l'union de l'homme avec une seule femme est plus conforme à la pensée divine; une seule femme fut donnée au premier homme.

Julien , l'évêque de Campanie , resté le chef de la secte pélagienne, voulut descendre dans ce champ de bataille. Il avait été l'ami de la plupart des grands hommes de l'Église ses contemporains , et l'apparition de ce jeune et nouvel adversaire fut un sujet d'étonnement pour le monde catho- lique. Son père Memorius, évèque d'une piété vraiment évangélique, aimait et révérait Augustin, ainsi que nous avons eu occasion de le dire. Saint Paulin, qui était poète, chanta le mariage de Julien. Peu de temps après , la mort ou la continence l'ayant séparé de sa femme , Julien fut élevé au diaconat ; le pape Innocent I*"" l'aimait beaucoup ; il l'ordonna lui-même évêque d'Éclame. Le séjour à Rome, au lieu de fortifler Julien dans la doctrine catholique, porta

1 Lettre CC,

2 Gai., V, 17.

3 I Corinth., vu, 7.

200 SAINT AUGUSTIN.

malheur à sa foi ; le fils de Memorius y devint pélagien ; toutefois, craignant peut-être d'attrister le cœur de ceux qui l'aimaient le plus, il attendit la mort de son père, de sa mère et du pape Innocent, pour laisser éclater sa rébellion contre l'Église. La Cilicie abrita sa \'ie après les décrets d'Honorius. Nous le voyons en 419 s'efforçant, mais en vain, de tromper le pape Sixte sur la vérité de ses doctrines, puis forcé de quitter encore l'Italie et cherchant un refuge à Lérins\ auprès de Fauste, le célèbre semi-pé- lagien. Julien reparut après la mort de Sixte; mais l'in- flexibilité du pape saint Léon le contraignit pour la troi- sième fois de sortir de l'Italie. Le dernier terme de son errante et triste vie fut un village de la Sicile Julien ouvrit une école.

Son début dans la lutte fut un ouvrage en quatre livres , contre le livre des Noces et de la Concupiscence ; des ex- traits de cet ouvrage furent envoyés au comte Valère ; celui-ci les remit au vénérable Alype, qu'il vit à Ravenne et qui se rendait à Rome; il désirait qu'Augustin s'em- pressât d'y répondre; le grand docteur n'eut en main ces fragments qu'au retour de l'évêquc de Thagaste, et ce fut seulement en 120 qu'il réfuta Julien, le fils de son ami , dans un deuxième livre des Noces et de la Concupis- cence. Augustin regrettait de ne pas avoir l'ouvrage de Julien tout entier ; mais on ne lui laissa pas le temps d'at- tendre ce qui lui manquait. Les raisonnements et les objections auxquels répond l'évêque d'Hippone ne nous ont présenté rien de nouveau ; ce sont des difficultés contre le péché originel, difficultés dont Augustin a déjà tant de fois triomphé par le témoignage de saint Paul , par la constante doctrine des Pères et tout l'enseignement

< Les deux lies de Lérins, aujourd'hui les îles de Saint - Honorât et de Sainte-Marguerite, à peu do distance de Cannes, en Provence.

CHAPITRE XI.IV. 201

de rÉcriturc. A défaut d'arpruments et de bonnes preuves contre le puissant adversaire qu'il attaque, Julien repro- duit inexactement ses paroles et dénature ouvertement ses pensées. Augustin rétablit chaque chose dans sa vérité. Désormais il ne perdra pas de vue Julien , l'opiniâtre re- présentant de l'hérésie ; il sentira se rajeunir son génie en présence de cet ennemi impétueux, et ne se lassera point de repousser ses agressions tant que demeurera sur ses lèvres le souffle de la vie.

En suivant la controverse pélagienne , une observation s'est souvent offerte à notre esprit. Les pélagiens se di- saient chrétiens, parlaient bien haut de leur foi, de leur soumission aux divines Écritures, et leur doctrine était une négation du christianisme tel que l'ont établiles Livres saints. Si vous n'êtes pas croyants, si notre religion n'est pas la vôtre, si nos Écritures ne renferment pas, selon vous, la vérité, rejetez le péché originel et la grâce de Jésus - Christ , proclamez à votre aise la grandeur et la puissance de l'homme , supprimez le secours divin dont la nécessité nous est prêchée ; c'est votre droit , c'est le droit de votre raison , sauf à discuter contre vous les preuves de notre foi; mais du moment que vous vous dites chré- tiens et dociles à l'enseignement des Écritures, nous ne comprenons plus votre rationalisme : le rationalisme et l'enseignement des Livres saints ne marchent pas ensemble. Or, l'Écriture est formelle sur le péché originel, sur l'im- puissance de l'homme à faire le bien sans le secours de Dieu, et voilà comment la simple interprétation des textes sacrés a suffi pour démolir le pélagianisme. qui se présen- tait au nom de la foi ; voilà comment il a été écrasé sous un foudroyant amas de témoignages empruntés à l'Ancien et au Nouveau Testament. Nous ne parlons pas ici des preuves tirées du fond de la nature humaine; c'est seule-

202 SAINT AUGUSTIN.

ment une manifeste contradiction des pélagiens que nous avons voulu signaler.

Les deux livres des Mariages adultères, écrits à la fin de 419, soulèvent des questions de théologie morale dont nous avons peu à nous occuper ; un intérêt plus général , plus élevé, s'attache aux quatre livres sur VAme et son origine , composés dans le dernier mois de 419 et au commencement de 420.

Eicn ne touche l'homme comme de chercher à connaître d'où vient cette âme qui fait sa dignité et sa gloire, quelle est sa nature, et de quelle manière s'accomplit, à chaque moment et sur tous les points du globe, la perpétuelle succession des intelligences, admirable et mervedleuse chaîne dont tous les anneaux composent le tableau de l'hu- manité se déroulant sous l'œil de Dieu. Étonnant con- traste! on a pu pénétrer les secrets des cieux, de la terre et des mers , et l'on n'a point pénétré le secret de ce qui est en nous ! nous savons les voyages des astres et leur infaillible retour sur un point de l'espace; nous savons pourquoi les jours font place aux nuits, pourquoi l'Océan l)alance éternellement ses eaux ; nous avons reconnu l'âge du globe en interrogeant ses entrailles et trouvé l'ensemble des lois qui gouvernent l'univers ; nous connaissons l'ori- gine de la pluie et du vent, de la foudre et des orages, et nous ne connaissons pas l'origine de cette pensée à l'aide de laquelle nous déterminons les causes et les effets dans le monde extérieur? Le point de départ, l'indispensable instrument de nos connaissances est un mystère : ainsi la boussole, instrument inexpliqué, agent mystérieux, sert de guide pour aller, à travers Fimmensité des flots, décou- vrir des rivages inconnus, de nouveaux mondes. Il faut que l'orgueil de l'homme soit toujours humilié par quelque point.

CHAPITRE XLIV. 203

Les esprits supérieurs confessent leur ignorance; mais le propre des ignorants ou des hommes médiocres, c'est de ne pas savoir douter. Le grand docteur d'Hippone avait plusieurs fois dans ses écrits avoué son impuissance à résoudre le problème de l'origine de l'àme. Un jeune homme de la Mauritanie césarienne, probablement des en- virons de Cartonne, passé récemment du parti des roga- tistes à la communion catholique , fut étonné qu'un homme comme Augustin gardât des doutes sur cette question dont la solution lui paraissait entièrement facile ; Augustin per- dait beaucoup dans son esprit par une telle hésitation ; le jeune Africain eut donc l'idée d'éclairer Tévêque d'Hip- pone, et même de rectifier ce qu'il appelait ses erreurs sur la nature de l'àme. Vincent Victor ' ( c''était le nom du philosophe novice) avait trouvé chez un prêtre espagnol , appelé Pierre, un des ouvrages Augustin exposait ses incertitudes sur la question : c'est à ce prêtre espagnol qu'il adressa deux livres dirigés contre le grand évêque. Tl paraît que Vincent Victor obtint auprès de Pierre un très-grand succès; à mesure que le jeune homme lui lisait son écrit, le prêtre espagnol se laissait aller à tous les ra- vissements de la joie; dans son enthousiasme, Pierre lui baisa le front, le remerciant de lui avoir révélé ce qui jusque-là avait été caché à son entendement. Un ami d'Au- gustin, le moine René, ajant connu à Césarée les deux livres de Vincent Victor, les fit copier et les envoya à l'évêque d'Hippone ; il les accompagnait d'une lettre pleine d'excuses sur la liberté qu'il prenait; le moine René, préoccupé du langage irrespectueux de Vincent Victor, craignait qu'Augustin ne se plaignît d'une communication

1 Victor avait pris le surnom de Vincent à cause de son admiratinn pouv Vincent, chef du parti des rogatistes après Rogat.

204 SAINT AUGUSTIN.

de cette nature: il connaissait mal Thumilité et la man- suétude de ce grand homme. C'est durant Tété de il 9 que les deux livres de Vincent Victor parvinrent à Hippone; Augustin , alors absent , ne les reçut qu'à la fin de l'au- tomne.

Il semble qu'Augustin , avec son âge , ses grands et con- tinuels travaux , sa position si haute et si glorieuse, pouvait se dispenser de répondre à un jeune homme qui le traitait avec tant de légèreté ; mais Augustin , oubliant tout d'a- bord ce qui lui était personnel dans la question, avait uniquement songé à ramener une intelligence à la vérité. Cette vive espérance religieuse prenait la place tous les sentiments humains. L'évéque d'Hippone composa donc quatre livres en réponse à Vincent Victor, le premier, adressé au moine Eené, le second au prêtre espagnol Pierre, les deux derniers à Victor lui-même. Comme les mêmes sujets et quelquefois les mêmes idées reviennent dans cha- cun de ces livres, leur analyse détaillée et successive ne conviendrait point; mieux vaut apprécier l'ensemble de l'ouvrage.

Tl faut d'abord admirer la charité d'Augustin, qui excuse tous les procédés de Victor, ses injures, son outrecui- dance ; elle excuse aussi la redondance de son style et la crudité des expressions ; l'évéque pense que ces défauts de forme disparaîtront à la maturité de l'âge. Le débordement des mots, qui plaît aux esprits légers et que les esprits graves tolèrent, ne saurait causer aucun dommage à la foi. « Nous « avons, dit Augustin, des hommes écumeux (spumeos) <( dans leurs discours, mais qui ne laissent pas d'être purs « dans leur foi. » 11 trouvait triste et dangereux que l'élo- quence fût mise au service de l'erreur; ce serait boire le poison dans une coupe d'un grand prix. 11 parait que le jeune Africain n'était pas sans talent. Dieu lui avait donné,

CHAPITRE XLIV. aOS

dit Augustin , assez de génie pour être sage, pourvu qu'il ne crût pas l'être.

L'écrit dans lequel Vincent Victor avait tranché la ques- tion qui tenait en suspens un grand génie , renfermait une foule d'erreurs. Victor soutenait que l'àme est quelque chose de corporel, qu'elle n'a pas été tirée du néant ni formée d'aucune autre chose créée : d'où l'on devait con- clure nécessairement, malgré les dénégations du jeune phi- losophe , que l'àme était formée de la substance même de Dieu. Ceci tombe devant un simple raisonnement : ce qui est tiré de Dieu est de même nature que lui , et participe à l'immutabilité; or, l'âme est sujette au changement; donc elle n'a pas été tirée de la substance divine. Pour échapper à la conclusion dont ce raisonnement renversait la pensée , Victor disait que le souffle de Dieu pouvait produire les âmes , sans leur communiquer sa nature, de même qu'en soufflant dans une outre nous y faisons entrer un vent qui n'a rien de commun avec notre propre nature. Augustin observait que cette comparaison n'avait pas de justesse, puisque Victor admettait un Dieu Esprit; quelque subtil que nous imaginions notre souffle, il est toujours corporel; au lieu que dans l'hypothèse de Victor, un Dieu- Esprit produirait de lui-même par son souffle une âme corporelle; ce qui est inadmissible. Victor citait l'exemple d'Elisée qui, en soufflant sur le lils de la Sunamite, lui rendit la vie; mais le souffle du prophète ne fut qu'une cause oc- casionnelle ; à la prière d'Elisée , Dieu rappela l'àme de l'enfant.

Victor, admettant la préexistence des âmes et voulant expliquer la propagation du pêche originel, disait que lame avait mérité d'être souillée par son union avec la chair, et que le baptême lui rendait sa pureté première. Augustin lui demanda comment cette âme , avant le péché , avait mérité

206 SAINT AUGUSTIN.

d'être souillée par la chair ; le jeune homme parlait de la prescience de Dieu; mais la prescience de Dieu c'est la prévision et non pas la cause du mal. Victor, par un oubli des textes formels de l'Évangile , et plus hardi que les pé- lagiens eux-mêmes , ouvrait le royaume des cieux aux en- fants morts sans baptême ; il prétendait qu'on devait offrir pour eux le sacrifice du corps et du sang de Jésus - Christ. Selon le jeune Africain, Dieu créerait des âmes pendant toute l'éternité ; à quoi on répondait qu'après la fin du monde il n'y aurait plus de génération , et par conséquent plus de corps qui eussent besoin d'âmes. Victor avançait qu'un enfant prédestiné de Dieu au baptême pouvait en être privé. Mais quelle serait donc la puissance qui empê- cherait l'accomplissement des décrets divins?

« Le Seigneur, dit Jsaïe ', donne le souffle à son peuple , « et l'esprit à ceux qui marchent sur la terre. » « C'est « le Seigneur, est -il écrit ailleurs *, qui forme l'esprit de « l'homme dans l'homme. » La mère des Machabées disait à ses enfants : « Ce n'est pas moi qui vous ai donné l'esprit « et l'àme, mais Dieu qui a fait toutes choses ^ » Ces pas- sages de l'Écriture tranchaient la question de l'origine de l'àme , au dire de Victor ; mais Augustin lui répétait qu'il ne s'agissait pas de savoir qui était le créateur de l'àme humaine, mais comment elle se formait. Était-ce parle mo}en de la propagation ? était - ce par un nouveau souffle? Augustin avoue son ignorance ; il invite Victor à imiter la mère des Machabées , qui reconnaissait ignorer comment Dieu avait animé les enfants engendrés dans ses flancs.

Comme Augustin est bon et paternel lorsque , ne gardant

i Isaïe, XLii, 5. 2 Zach, XII, 1. a II Macli., VII, -22 et 23.

CHAPITRE XLIV. 207

aucun souvenir des injures reçues, il exhorte Victor à se corriger ! Il ne veut pas que Victor se méprise lui-même et qu'il compte pour peu son esprit et son talent d'écrire : le jeune homme ne doit ni trop s'abaisser ni trop s'élever. « Oh ! plût à Dieu , lui dit Augustin , que je pusse lire vos « écrits avec vous , et vous indiquer vos erreurs dans un entretien ! Une conversation entre nous terminerait cette « affaire plus facilement que des lettres '. » Il faut que Victor rejette les erreurs qu'Augustin lui signale, s'il veut non -seulement passer aux autels catholiques, mais même demeurer catholique : il lui sera plus glorieux de les re- connaître que de ne les avoir jamais commises. Lui-même avait dit qu'il renoncerait à ses propres pensées dès qu'il en apercevrait de meilleures , et que son cœur irait tou- jours à ce qu'il y aurait de plus vrai. C'est le moment de prouver que ces paroles -là n'étaient pas de vaines pro- messes.

Le quatrième livre, si plein de choses et d'une si haute portée, nous associe aux derniers efforts d'Augustin pour conquérir une jeune intelligence. Que lui importe si Vic- tor, jeune homme , a voulu reprendre Augustin vieillard , si le laïque a voulu en remontrer à l'évêque, dont il loue en même temps la science et la capacité! Augustin ignore s'il est savant et habile ; bien plus , il sait bien qu'il ne l'est pas ; mais il remercie Victor d'avoir songé à lui communi- quer ce qu'il croyait la vérité. Seulement le grand docteur eût mieux aimé être repris pour les fautes qui peuvent se rencontrer dans la foule de ses ouvrages. Ce que Victor lui reproche c'est de ne pas avoir osé se prononcer sur l'ori- gine de l'àme, c'est d'avoir établi la spiritualité de notre intelligence. Si Victor avait appris à Augustin quelque

1 De l'Ame et de son origine, liv. III, cliay. xiv.

208 SAINT AUGUSTIN.

chose, celui-ci se serait résigné , dit -il, non -seulement à être frappé par des paroles , mais même à être frappé à coups de poing ! Cependant il n'en est rien : le jeune homme n'a rien éclairci et n'a fait qu'entasser des inexactitudes. Augustin l'invite à prendre son parti sur le mystère de l'origine de l'àme : que d'autres problèmes en nous demeu- rent sans solution ! L'évêque demande comment se forme le corps de l'homme dans le sein maternel , comment le sang , la chair et les os se produisent successivement , et comment enfin doivent s'expliquer les innombrables phé- nomènes de notre organisation physique. 11 est des choses plus hautes et plus étendues que le génie de l'homme. Nous ne pouvons pas nous comprendre nous-mêmes, et certaine- ment nous ne sommes pas en dehors de nous'! Pendant que nous vivons, dit Augustin, et que nous sommes très- certains de nous souvenir, de comprendre et de vouloir, nous qui nous donnons pour de grands connaisseurs de notre nature , nous ne savons pas tout à fait ce que peut notre mémoire, notre intelligence, notre volonté. Le docteur cite un ami de sa jeunesse , appelé Simplicius , doué d'une merveilleuse mémoire, qui récitait sur-le-champ et rapide- ment n'importe quel passage de Virgile qu'on lui demandât; il pouvait même réciter les vers du poëte à rebours, et pos- sédait de la même manière la prose de l'orateur romain. La première fois qu'eut lieu cette étonnante expérience, Sim- plicius prit Dieu à témoin qu'auparavant il ne se doutait pas d'une telle faculté; l'expérience seule lui révéla cette puissance. Avant l'essai , il était pourtant le même homme. Quand nous faisons des efforts de mémoire, que cherchons- nous, sinon nous-mêmes, sin n ce que nous avons déposé en nous? La mémoire est un trésor dont nous ne conuais-

1 Nos non iiossumus capeve nos, et cerle non sumus extra nos. Liv. IV, cliaii. VI.

CHAPITRE XLIV. 209

sons ni la profondeur ni l'étendue ; il en est ainsi des autres facultés de l'homme. « Les forces de mon intelligence , dit « Augustin à Victor, ne me sont pas entièrement connues, « et je crois que ^ ous êtes comme moi. » La volonté ignore aussi sa puissance comme sa faiblesse; l'apôtçe Pierre vou- lait mourir pour son Maître et n'avait pas trompé le Sau- veur en le lui promettant; mais ce grand homme, qui avait connu que Jésus était le Fils de Dieu, ne se connaissait pas lui-même. Victor avait osé dire que si l'homme ne savait pas l'origine de son àme, il serait semblable à la bête. Au- gustin répond qu'on est pareil à la bête si on vit selon la chair, si on borne l'existence aux terrestres limites , si on n'espère rien après la mort, et non point si on confesse son ignorance. « Que ma timidité de vieillard , ô mon fils ! dit « le grand évêque à Victor, ne déplaise pas trop à votre « présomption de jeune homme. »

Abordant ensuite la question de la nature de l'âme , Augustin prouve à Victor que l'àme est esprit et non pas corps. Victor avait dit : Si l'âme n'est pas un corps, elle ne peut être je ne sais quelle substance vide. Or le jeune phi- losophe croyait que Dieu était esprit. L'évêque lui fait re- marquer que Dieu , dont la substance est immatérielle, n'est pas pour cela quelque chose de vide. L'incorporéité de l'âme peut donc être quelque chose de réel. Victor, par une in- terprétation inexacte d'une parole de saint Paul \ distin- guait dans l'homme trois substances : l'âme ou l'homme intérieur, l'esprit ou l'homme intime, le corps ou l'homme extérieur. 3Iais saint Paul . dans ce même passage dont abusait le jeune Africain , dit que notre homme intérieur sera renouvelé à l'image de Dieu. Le grand apôtre établit par l'unité et la spiritualité de notre âme : il n'appar-

i Thessal., v, 23.

T. n. 14

210 SAINT AUGUSTIN.

tient qu'à une substance immatérielle de pouvoir être l'image de Dieu. Les idées de Victor sur la corporéité de l'àme seront renversées par l'argumentation et les explica- tions d'Augustin. Le ciel et la terre , les fleuves , les mers, les forêts et les animaux nous apparaissent dans nos songes; les variétés de l'univers subsistent dans notre pensée et sont contenues dans les profondeurs de la mémoire ; elles sortent de je ne sais quels coins secrets lorsque nous avons besoin de nous en souvenir, et se présentent en quelque sorte devant nos yeux. Si l'àme était un corps , pourrait- elle saisir par la pensée ces grandes et vastes images , et la mémoire pourrait-elle les contenir ?

Augustin, en finissant, engage le jeune Africain à ne pas se plaire dans son surnom de Vincent , le chef des roga- tistes, s'il veut être le Victor ' (le vainqueur) de l'erreur: « iNe croyez pas savoir une chose quand vous l'ignorez , lui « dit-il; mais pour apprendre apprenez à ignorer ^ On ne « pèche point en ignorant quelque chose des secrets ou- « vrages de Dieu, mais en donnant témérairement pour (( choses connues celles qui ne le sont point , mais en pro- <( duisant et en défendant le faux à la place du vrai. » Si Victor désire connaître toutes les erreurs dont son ouvrage abonde, qu'il vienne à Augustin sans ennui et sans diffi- culté. « Ce ue sera point, lui dit ce grand homme , un dis- « ciple qui viendra trouver un maitre , mais un jeune (( iiomme qui se rendra auprès d'un vieillard, un homme « vigoureux qui visitera un malade. »

Cette douceur généreuse et cette parfaite condescen- dance , reunies à tout l'ascendant d'une admirable raison ,

1 On recouuait ici uu jeu de mots comme on en trouve souvent dans les écrits de saint Augustin ; c'est un des défauts de la latinité africaine de cette époque.

2 Sed ut scias, disce nescire.

CHAPITRE XLV. 2il

ne furent point mutiles; Victor, dont l'esprit était sincère et qui n'avait cédé qu'à un mouvement irréfléchi de jeunesse et à la fouiiue du génie africain , se rendit aux opinions de l'évèque dFlippone ; il reconnut qu'il s'était trompé, et re- mercia Augustin de lui avoir fait toucher du doigt ses erreurs avec une si paternelle bonté. La charité et le génie, ces deux grandes puissances de ce monde , ne se donnent pas toujours la main ; mais quand leur sublime alliance vient à se montrer dans le même homme, oh ! alors la vérité prend une force irrésistible.

CHAPITRE XLV

Autorité de saint Augustin établie parles plus illustres témoignages. Les sept livres des Locutions et les sept livres des Questions sur les sept premiers livres de l'Ecriture. Les quatre livres contre les deux Epîtres des pela - giens. Contre Gaudentius et contre le mensonge. Lettre à Optât. Contre l'adversaire de la Loi et des Prophètes. Durée et transformations diverses du manicliéisme.

419-420

11 est doux pour l'historien d'un grand homme de pouvoir' s'entourer des hommages rendus à sa mémoire et prêter l'oreille aux concerts des siècles. Ces voix , parties de haut, nous excitent à l'accomplissement d'une grave et laborieuse tâche, et donnent à notre ame une sorte d énergie mêlée de joie. Ou ferait un livre avec les témoignages imposants qui se sont produits depuis quatorze cents ans en l'honneur d'Augustin ; nous ne songeons donc point à tout recueillir; nous voulons nous en tenir à quelques paroles qui expri- ment les opinions des plus glorieux représentants des divers âges chrétiens.

On a vu dans les chapitres précédents comment Augustin fut jugé par ses contemporains, et nous n'avons pas à nous

212 SAINT AUGUSTIN.

occuper ici de radmiration des Jérôme , des Paulin , des Simplicien et des Prosper ; écoutons un moment les siècles qui ont suivi le siècle d'Augustin. Isidore de Séville ' disait qu'Augustin , par sa science et son génie , avait vaincu les études de tous ses prédécesseurs, lldefonse de Tolède * ne croyait point permis de contredire Augustin. De même que le soleil surpasse en lumière toutes les planètes , disait Rémi d'Auxerre ^, ainsi Augustin l'emporte sur tous les docteurs dans l'explication des Ecritures. Rupert * appelle Augustin la colonne et le firmament delà vérité : « I/évéque d'Hippone , ajoute Rupert , est la colonne lumineuse sur laquelle la Sagesse de Dieu a placé son trône. »

Nous avons cité à Foccasiondes commentaires des Psau- mes l'admiration de Cassiodore; nous pourrions citer Rède, qui nous représente dans sa tige le grand ordre de Saint- lienoît, et Alcuin \ le maître de Charlemagne. D'après le pape Martin V, tous ceux qui savent quelque chose du Christ, de la foi, de la religion, prononcent le nom d'Au- gustin, comme si sans Augustin rien ne pouvait être com- pris ni expliqué : « Grâce à Augustin, c'est 3Iartin V qui « parle ", nous n'envions point aux philosophes leur sa- « gesse , aux orateurs leur éloquence ; nous n'avons plus « besoin de la pénétration d'Aristote , du charme persuasif « de Platon, de la prudence de Yarron, de la gravité de « Socrate , de l'autorité de 1^} thagore , de la pénétration « d'Empédocle... lui seul nous représente le génie et les

1 Etym., lib. VI, cap. viii.

2 Sermon de B. Viry. y In Episl. II ad Cor.

4 De Opérât. Spirit. snnct.. lib. VII, cap. xix.

fj Charlemagne eut xm jour l'idée de s'entourer de douze clercs , comme saint Augustin et saint Jérôjue; Alcuin lui répondit: « Le Créateur' du ciel << et de la terre n'en a [las en plusiouis , et vous voulez en avoir douze ! »

tj Sermon sur la transiaiion de sainte Monique.

CHAPlTRfc: XLV. 213

« études de tous les Pères. . . Qui voudrait défendre la re- « ligion sous un autre chef qu'Augustin ? » Grégoire le Grand disait : « Si vous désirez prendre une délicieuse « nourriture, lisez les ouvrages du bienheureux Augustin; « ne dierchez pas notre son ( noslrum furfurem ) (juand vous « avez la fleur de son froment '. »

Saint Thomas -, la gloire de l'ordre de Saint-Dominique, et proclamé l'Ange de l'école , n'est autre chose dans le fond, dit Bossuet \ et surtout dans les matières de la pré- destination et de la grâce, que saint Augustin réduit à la méthode de l'école. Saint Bernard se faisait gloire de suivre la théologie de saint Augustin, et Pierre le Vénérable l'ap- pelle le maître de V Église après saint Paul. Des louanges infinies se presseraient sous notre plume si nous voulions mentionner les témoignages de tant de papes en faveur de l'évéqued'Hippone. 11 sera plus curieux d'entendre Luther, Mélauchthon et Calvin , mêler leurs voix aux voix catho- liques, dans cet hymne de louanges parti de tous les pays de la terre.

Le moine de Wittemberg pensait que, depuis les apôtres, nul docteur n'avait été comparable à Augustin. 11 était doux à Mélanchthon * d'invoquer Augustin dans son école. « Sa « doctrine, ajoute Mélanchthon, étant nécessaire à l'Église, « c'est avec raison que nous devons aimer Augustin , qui a

> Reg., lib. VIII, cap. xxxvii.

2 Un biographe de saint Augustin, Lancilot, parle d'une vision saint Thomas d'Aquin se montrait couvert d'une chape semée d'étoiles et lançant au loin de célestes rayons; un royal diadème oi'nait sa tète. A côté de l'Ange de l'école apparaissait un évèque revêtu des u:émes splendeurs et portant une barbe vénérable. L'évêque, prenant la parole , dit : Celui-là est Thomas, et moi je suis Augustin ; j'ai fait de Thomas mon compagnon ; dans les pas- sages les plus difficiles de la doc rine sacrée, il suit mon opinion et la dé- fend.

■^ Défense de la trad. et des suints Pères, liv. VI, chap. xxiv.

4 Déclamât, sur saint Augustin.

214 SAINT AUGUSTIN.

« le mieux conservé le céleste trésor de la vérité. » « Il « n'est pas besoin, disait Calvin \ de travailler à savoir ce « qu'ont pensé les anciens , lorsque Augustin seul peut « suffire : les lecteurs n'ont qu'à prendre dans ses écrits , « s'ils veulent avoir quelque chose de certain sur le sens ' « de l'antiquité. » Augustin est le seul Père que les héré- tiques aient admiré; mais combien il a fallu défigurer Augustin pour en faire le Père des hérétiques!

Bossuet, philosophe si pénétrant, théologien si profond, interprète si puissant de la foi catholique , cite Augustin à chaque page, l'appelle tour à tour le grand, ï admirable, ï incomparable, et se nourrit constamment de la pensée du docteur africain , qu'il revêt de son st}'le à lui , de ce style prodigieux qui lui est propre. Il ne souffre pas la moindre atteinte portée à la gloire de l'évêque d'flippone. « C'est « déjà , dit Bossuet , une insupportable témérité de s'ériger « en censeur d'un si grand homme , que tout le monde re- « garde comme une lumière de l'Église , et d'écrire direc- « tement contre lui; c'en est une encore plus grande, et « qui tient de l'impiété et du blasphème , de le traiter de « novateur et de fauteur des hérétiques -. » Érasme préten- dait qu'Augustin n'avait pu acquérir une connaissance so- lide des choses sacrées ^, et le regardait comme fort infé- rieur à saint Jérôme. « Il n'y a personne, en vérité, dit <( Bossuet à ce sujet \ à qui l'envie de rire ne prenne d'a- « bord lorsqu'on voit un Érasme et un Simon qui , sous « prétexte de quelque avantage qu'ils auront dans les « beUes-lettres, se mêlent de prononcer entre saint Jérôme « et saint Augustin , et d'adjuger à qui il leur plaît le prix

i Instit., lih. III, cap. m.

2 Défense de la trad., liv. I, chap. vu.

3 Solidam cofrnitionpiii reruin sacrarum.

4 Défense de la trad.

CHAPITRE XLV. 215

« de la connaissance des choses sacrées. Vous diriez que <i tout consiste à savoir du grec , et que, pour se désabuser « de saint Thomas, ce soit assez d'observer qu'il a Vécu « dans un siècle barbare ,• comme si le style des apôtres « avait été fort poli , ou que , pour parler un beau latin , « on avançât davantage dans la connaissance des choses « sacrées. »

Nos lecteurs n'ont pas oublié que si l'évéque d'Hippone ignorait l'hébreu . il possédait à fond la langue grecque , dont il avait fait une très - sérieuse étude depuis son élévation au sacerdoce. Ainsi Augustin put s'emparer pleinement de la version des Septante, qui avait suffi aux apôtres.

Érasme, à qui l'évéque de Meaux ne pardonnait pas d'a- voir classé Augustin au-dessous de Jérôme pour l'interpré- tation des Écritures , rangeait néanmoins le pontife d'Hip- pone parmi les plus grands ornements et les plus éclatantes lumières de l'Église.

Ce magnifique cortège de grands hommes de tous les siècles inclinant la tête devant Augustin ne le venge -t- il pas suffisamment des injures de Bayle et de ce prêtre Si- mon ', contre lequel Bossuet a fait un des plus beaux ou- vrages de critique qui existent dans aucune langue ?

Appuyé sur l'admiration des âges pour l'homme dont l'histoire nous occupe , nous continuerons plus hardiment notre œuvre.

Les sept livres des Locutions sont une sorte d'étude litté- raire du Pentateuque , de Josué et des Juges ; Augustin fait voir ce qui caractérise le style des écrivains sacrés , ce

< Simon, dans son ouvrage intitulé Histoire critique des principaux com- mentateurs du Nouveau Testament, s'était donné comme le vengeur des Pères grecs et de l'antiquité. Son ouvrage était particulièremont dirigé contre saint Augustin.

216 SAINT AUGUSTIN.

qui appartient au génie de la langue hébraïque et de la langue grecque ; il avertit de ne pas chercher un sens mys- térieux dans ce qui est un simple tour original. INotre doc- teur peut ainsi être considéré comme un des premiers qui aient signalé les frappantes beautés du style biblique. Les sept livres des Questions sont une comparaison des diffé- rentes versions des Septante, des versions d'Aquila et de Théodotion, et de la traduction latine de saint Jérôme, faite sur l'hébreu; ils présentent comme des notes rapides, mais substantielles et lumineuses, sur des difficultés que le doc- teur résout à mesure qu'il les pose. Cet examen de l'Hepta- teuque, qui commence finissent les douze livres sur la Genèse, est fait sans aucune préoccupation de la forme, mais dans la seule vue de rencontrer la vérité,

A la tin de l'année 419, les décrets impériaux contre les pélagiens furent renouvelés ; une lettre d'Honorius et de ïhéodose parvint à Févêque de Carthage , et quoique l'É- glise d'Hippone fût inférieure à l'Église de la métropole africaine , Augustin , par une exception qu'il devait à son génie et à son immense renommée , reçut la même lettre qu'Aurèle. Honorius et Théodose voulaient que les deux pontifes de Carthage et d'Hippone fissent souscrire à tous les évêques africains la condamnation de Pelage et de Ce- lestius ; la défense de la doctrine pélagienne leur paraissait mie intolérable énormité.

Et cependant les évêques pélagiens , du fond de leur exil ignoré, ne cessaient d'élever la voix en faveur de leur cause; il se répandit en Italie deux lettres qui calomniaient les doctrines catholiques au profit de l'erreur condamnée. L'une avait pour auteur Julien , qui cherchait à ranimer dans Rome quelques restes de l'ancienne flamme péla- gienne; l'autre, adressée à lîufus, évoque de Thessalo- ni([ue, portait la signature de dix-huit évêques qui avaient

CHAPITRE XLV. 217

refusé de souscrire à la condamnation de Pelage et de Ce- lestius : c'était comme une levée de boucliers des pontifes anathématisés. Ahpe , l'illustre et infatigable ambassadeur de l'Afrique chrétienne auprès du siège de Rome, reçut des mains du pape Boniface ces deux lettres avec mission de les remettre à Augustin ; car c'était toujours à Augustin qu'on songeait à chaque apparition de l'ennemi. Ainsi , dans les grandes guerres contre les ennemis de la foi religieuse , Judas>Iachabée,Godefr6y ou Richard Cœur-de-Lion étaient appelés aux heures du péril; leur nom volait de bouche en bouche chaque fois qu'il fallait repousser une attaque , et toute bataille se changeait pour eux en victoire.

C'est en 420 que les deux lettres avaient été écrites; la même année vit naître la réponse de Févèque d'Hipponc , composée de quatre livres adressés au pape Boniface. Au début du premier livre, consacré à la réfutation de la lettre de Julien , Augustin remercie le pape Boniface de son ami- tié ; il le remercie de ce qu'il veut bien être l'ami des hum- bles. Il parle du devoir de tous les évéques de défendre les brebis rachetées du sang du divin Pasteur, et place le siège de Rome plus haut que tous les sièges de la terre ; quant à lui, Augustin, il fait ce qu'il peut pour sa petite part ' ; le docteur rend grâces à Boniface de ne pas lui avoir caché des lettres ce pontife avait trouvé le nom d'Augustin livré aux calomnies et aux outrages.

Les quatre livres à Boniface peuvent se résumer ainsi -. Les pélagiens disaient : Les catholiques sont manichéens parce qu'ils nient le libre arbitre et qu'ils nous montrent l'homme invinciblement poussé aumal. Augustin répond que la doctrine catholiquen'enseignepointla destruction du libre arbitre par le péché d'Adam, mais sa modification pro-

1 Facioquod possum pro tnei particuln muneris, dit saint Augustin avec cette admirable humilité qui forme le principal trait de son caractère.

218 SA.1NT AUGUSTIN.

fonde. La liberté qui a péri dans le paradis terrestre, cé- tait la possession d'une pleine justice avec l'immortalité; c'est pour cela que la nature humaine a besoin de la grâce divine. Le libre arbitre est si peu détruit dans l'homme pé- cheur, que ce libre arbitre détermine le péché , surtout dans les hommes qui font le mal par délectation et par amour pour le mal ; ils font ce qu'il leur plaît. Saint Paul ' nous apprend qu'on n'acquiert la liberté de la justice que par le libre arbitre de la volonté. Saint Jean, dans son Évangile '', nous dit que « Jésus - Christ a donné le pouvoir « de devenir enfants de Dieu à tous ceux qui l'ont reçu. »> Quoi de plus formel que ces paroles?

L'évêque d'Hippone venge les catholiques du reproche de méconnaître la sainteté du mariage , de condamner les saints personnages de l'Ancien Testament, et de ne pas croire à la rémission de tous les péchés par le baptême. Les pélagiens accusaient le clergé de Rome d'avoir préva- riqué dans la question de la grâce ; Augustin leur répond que le pape Zozime usa de beaucoup d'indulgence envers Celestius et Pelage, mais que Rome n'approuva jamais leurs enseignements. D'après les évéques pélagiens, les catholiques introduisaient sous le nom de grâce une sorte de destin ; Augustin répond qu'on ne peut pas appeler des- tin la divine inspiration du bien et le secours d'en haut apporté à la faiblesse de la volonté humaine. 11 fait voir aux évéques pélagiens qu'ils ont mal compris ce qu'il avait écrit sur le caractère de la loi de l'Ancien Testament. Les louanges extrêmes données à la créature , au mariage , à la loi, au libre arbitre, aux saints, cachaient tous les pièges de l'erreur pélagienne. Les pélagiens prétendaient que pour condamner leur doctrine , il avait fallu surprendre et

i Rom., VI, ao. ■i II, 12.

CHAPITRE XLV. 219

arracher la si|;nature des évêques catholiques dispersés au loin ; Augustin leur demande si on a aussi extorqué les si- gnatures de saint Cyprien' et de saint Ambroise ^ qui, bien avant la naissance de l'hérésie, l'ont renversée parleurs enseignements.

On se rappelle les affreuses extrémités auxquelles se livraient souvent les donatistes. Gaudentius, évêque dona- tiste de Thamugade, pressé d'obéir aux lois impériales, déclara que lui et les siens se brilleraient plutôt avec leur église; résolution bien digne du violent génie africain! Gaudentius s'appuyait sur l'exemple de Razias, dont le trépas est rapporté dans le deuxième livre des Machabées. Le tribun Dubitius, chargé de l'exécution des décrets im- périaux, envoya à l'évêque d'Hippone les deux lettres qu'il avait reçues à Thamugade, en le priant d'y répondre. Quoique bien accablé de travaux , Augustin écrivit succes- sivement deux livres contre Gaudentius pour répondre un dernier mot à ce parti expirant auquel il avait livré une si longue guerre ^. Nous ignorons si l'évêque et les dona- tistes de Thamugade exécutèrent leur terrible résolution.

>'ous trouvons ici, à la même date que les deux livres contre Gaudentius (420), un livre Contre le Mensonge, dont la pensée nous a frappé. L'occasion de cet ouvrage fut l'er- reur de l'Espagnol Consentius, qui croyait que, pour mieux découvrir la doctrine des priscillianistes, il était permis à un catholique de déguiser ses propres sentiments. Augustin s'élève avec énergie contre cette école, qui croit pouvoir en certains cas autoriser le mensonge ; qui permet des at-

1 Epist. De Opère et eleemosynis.

2 Comment, sur Isaïe , liv. \ , de la Pe'nitence. Comment, de l'Evangile selon saint Luc.

3 La secte vaudoise présentait quelque chose de l'ancien donatisme afri- cain : elle faisait dépendre de la sainteté des ministres la validité des sacre- ments.

220 SAINT AUGUSTIN.

teintes à la vérité sous prétexte d'uue fin utile et salutaire ; qui introduit la dissimulation au fond de la conscience en \ue d'un bien à faire ou d'une vérité à établir. Le plus pe- tit mal n'est jamais permis dans le monde, dût il en résul- ter un immense bien. L'évêque d'Hippone observe que toutes les actions des saints personnages de l'Ancien Tes- tement ne doivent pas être pour nous des règles de morale. Il y a dans l'Écriture des exemples de dissimulation; mais ce sont plutôt des mystères que des mensonges.

Nous avons vu la lettre Augustin interrogeait Jérôme sur l'origine de l'âme ; la lettre à Optât et les quatre livres qui traitent de cette mystérieuse question. Optât, qu'il ne faut pas confondre avec le célèbre évêque de Milève , et que nous croyons avoir été évêque de Tubunes , revint à la charge auprès d'Augustin; il pensait que le pontife d'Hip- pone avait reçu quelque importante réponse du solitaire de Bethléhem. Augustin écrivit Optât au commencement de 420, pour lui annoncer que Jérôme ne lui avait rien ré- pondu; il y avait près de cinq ans que son livre , en forme de lettre, avait pris le chemin de l'Orient. Toutefois il ne perdit pas l'espérance de voir Jérôme lui venir en aide ; Augustin cite un passage d'une lettre du vieux solitaire, remplie d'afifectueux témoignages pour lui, et montre ainsi qu'on peut discuter ensemble sans que l'amitié en souffre. Optât avait composé un ouvrage intitulé le Livre de la Foi, dans lequel il traitait de l'origine de l'âme; Augustin le prie de lui envoyer ce livre. I/évêque d'Hippone reproduit aussi les passages d'une lettre dOptat adressée aux Césa- réens. La formation de l'âme par voie de propagation avait paru à Optât une invenlion nouvelle et une doctrine inouïe; Augustin lui fait observer que cette opinion est ancienne;

1 Cette lettre est celle que nous avons annoncée dans une note précédente, pl qui fut découverte par Besselius, abbé du monastôro de Gottwcig.

CHAPITRE XLV. 221

TertiiUien et saint Irénée l'avaient soutenue. Quelque avis qu'on embrasse d'ailleurs , il ne faut pas s'écarter de l'idée que lésâmes humaines sont l'œuvre de Dieu. Cette lettre à Optât ne renferme aucune pensée nouvelle sur la question ; le doute et le savoir y sont l'objet de nombreux jeux de mots qui offensent le bon goût.

Voici maintenant le dernier ouvrage de l'évèque d'Hip- pone contre les manichéens. Un écrit anonyme , mais com- posé par quelque marcionite , fut mis en vente dans la ville de Cartilage ; l'auteur inconnu se disait disciple d'un cer- tain Fabricius qu'il avait rencontré à Rome. Il attaquait l'Ancien Testament, et cherchait à mettre en contradiction les Livres sacrés de l'ancienne et de la nouvelle loi. A la suite de cet écrit, un autre ouvrage avait pour but de prou- ver que ce n'est pas Dieu qui a créé la chair. Le même volume renfermait un fragment d'Adimante, disciple de Manichée , que l'évèque d'Hippone avait depuis longtemps combattu. La lecture de ce volume devenait dangereuse à Carthage; on l'envoya à Augustin avec prière d'y répondre; le docteur composa les deux livres Contre V Adversaire de la Loi et des Prophètes. Nous ne pourrions pas les analyser sans répéter ce que nous avons dit ailleurs. Mais en indiquant le dernier ouvrage de l'évèque d'Hippone contre ce mani- chéisme ' qu'il a démoli avec tant de logique et de génie , il nous faut jeter un regard sur la durée et les transforma- tions diverses de la doctrine manichéenne depuis quatorze siècles.

Manichée, diinsV Épître du Fondement , son disciple Adi-

i A peu près à la même époque, quelques manichéens, hommes et femmes, découverts à Carthage, lurent conduits à l'église; interrogés par saint Au- gustin et d'autres évèques, ils avouèrent des infamies. Très-peu de temps après, saint Augustin fit chasser d'Hippone le vieux manichéen Victorin, qui l'avait trop souvent trompe.

2-22 SAINT AUGUSTIN.

mante , Fauste , Fortunat , Félix , Secondinus , et quelques autres chefs du manichéisme, n'avaient point déguisé leurs doctrines ; leurs ouvrages , dont nous avons parlé , établis- sent avec netteté ce qu'ils prétendent établir, et Beausobre nous semble avoir entassé les nuages pour faire du mani- chéisme quelque chose de vague et d'incertain que les Pères de l'Église ne pouvaient guère atteindre. L'auteur de l'Histoire critique de Manichée et du manichéisme, qui a osé appeler Bossuet un sophiste, fait passer sous nos }eux une pompeuse fantasmagorie d'érudition , dont le but prin- cipal paraît être, sous prétexte de critique historique, la réhabilitation ' de ce que l'antiquité chrétienne a con- damné. Dans les âges qui suivirent Fàge d'Augustin , le manichéisme , désertant l'Afrique , son principal centre pendant longtemps, s'enveloppa de mystères et se répandit sous des noms divers à travers toutes les contrées de l'Eu- rope; il perdit l'existence philosophique qu'il avait eue en plein soleil durant les premiers âges chrétiens , et ses par- tisans formèrent en quelque sorte des sociétés secrètes; ils avaient renoncé à toute polémique au profit de leur cause , mettaient le plus grand soin à se cacher, et leur propagande souterraine se faisait avec des demi -mots et de discrets

- Beausobre, dont nous avons déjà parlé, est convenu, dans sa préface ( p. 21, édit. d'Amsterdam, 1734 ), de son indulgence envers les hérétiques; après avoir étudié trps-attentivement son livre, nous avons le droit de dire que cette inrlulgence est de la partialité. Nous ne pouvons pas croire que Beausobre n'ait pas lu les ouvrages de saint Augustin contre les manichéens, et nous devons reconnaître alors qu'il les a lus avec prévention. L'évèque d'Hippone est l'homme qui a connu le plus à fond les doctrines manichéennes, et Beausobre, venu treize siècles plus tard, voudrait bien lui en remontrer sur ce point. Il est impossible d'imaginer plus de douceur, de modération et de réserve que n'en offre la polémique de saint Augustin , et Beausobre vou- drait n'y voir que calomnie , outrage , haine. «Je ne vois pas, dit-il, que <( saint Augustin ait converti beaucoup de manichéens ni de donatistes. » Beausobre n'aurait en qu'à ouvrir les yeux pour reconnaître des milliers de convertis.

CHAPITRE XLV. 223

épancbements. A l'église, on les aurait pris pour de bons catholiques; le manteau de l'orthodoxie couvrait leurs pen- sées intérieures et leurs mœurs, qui n'étaient pas conformes aux inspirations chrétiennes.

Il y eut toujours en Asie de la place pour les rêveries du génie humain , et les manichéens s'y étaient produits tout à leur aise sous le nom de pauliciens, ainsi nommés d'un certain Paul qui les avait établis en Arménie. Les pauliciens étaient devenus aux pays d'Orient un grand parti ; et quand on les menaça de les chasser des terres impériales, on les vit recourir à la force des armes. L'his- toire nous les montre , à la fin du ix* siècle , luttant vigou- reusement contre Basile le Macédonien. Une ambassade en Arménie, qui avait pour but l'échange des prisonniers, fut l'occasion d'un curieux ouvrage sur les paubciens ; leur his- toire par Pierre de Sicile a servi de guide et de source aux auteurs ' qui , plus tard , ont voulu étudier les sectaires d'Arménie. L'horreur des pauliciens pour la Croix , la sainte Vierge et l'Eucharistie révèle suffisamment leur pa- renté avec les manichéens, qui condamnaient la chair et ne voyaient en Jésus -Christ qu'un divin fantôme. On a pu dire ^ que les nouveaux manichéens , venus de Bulgarie et prenant le nom de Bulgares , s'étaient répandus par dans le reste de l'Europe ; nous ne devons pas cependant oublier que déjà, au temps de saint Augustin , il y avait des mani- chéens à Rome et dans les Gaules : pourquoi ne s'y seraient- ils pas secrètement maintenus? Parfois dans l'histoire on découvre des erreurs, des superstitions, des cultes qui, durant des siècles , ont eu pour seuls gardiens quelques familles. L'ancien manichéisme avait pu se conserver ainsi dans la vieille Europe; le nouveau manichéisme, venu

1 Cedrenus a beaucoup puisé dans l'oiivragp de Pipne de Sicile.

2 Bossuet , Histoire des variations.

224 SAINT AUGUSTIN.

d'Orient , reconnut sans doute dans quelques coins de l'I- talie et des Gaules ses propres doctrines , depuis bien long- temps gardées comme un héritage mystérieux.

On sait quel fut en 1017 le sort des chanoines d'Orléans reconnus pour être pauliciens , et qui professaient d'é- tranges opinions sur la création et sur la Bible ; en mou- rant , ils confessèrent avoir eu de mauvais sentiments sur le Seigneur de l'univers \ Le roi Robert les jugea dignes du feu ; cinq siècles auparavant, saint Augustin eût travaillé à éclairer leur esprit, et n'eût point souffert qu'ils fussent punis par le dernier supplice. Le xi* et le xii*' siècle nous offrent, sous les noms de pauliciens , de bulgares , d'albi- geois , de cathares (purs) ou calharistes (purificateurs), de poplicains, de piples et de patariens, des sectateurs du manichéisme en France, en Allemagne et en Italie. Nous nous contenterons d'indiquer le concile tenu à Toulouse contre eux par le pape Calliste II. Saint Bernard , en par- lant des nouveaux manichéens , les signale tels que nous les avons montrés dans les pages précédentes; il observe qu'ils ne ressemblaient en rien aux autres hérétiques, qui cher- chaient tous les moyens de se faire connaître. Ils n'étaient pas de ceux qui voulaient vaincre, ajoute ce grand homme, mais de ceux qui ne voulaient que nuire ; ils se coulaient sous l'herbe pour communiquer plus sûrement leur venin par une secrète morsure. Déclarer leur doctrine , c'était la déclarer absurde; voilà pourquoi ils s'attaquaient à des ignorants , h des gens de métier, à des femmelettes , des paysans, et leur recommandaient le secret. « Us ne pré- « chaient pas, ils parlaient à l'oreille, dit Bossuet%- ils se « cachaient dans des coins , ils murmuraient plutôt en se-

1 Ccdrenus , tome l, p. 434. Voyez aussi Glaber, liv. lll, chap. viii, et Vignier.

- Histoire (1rs variations.

CHAPITRE XLVI. 225

« cret qu'ils n'expliquaient leur doctrine. » Renier, qui avait partagé pendant dix -sept ans l'erreur des cathares d'Italie, trouvait au milieu du \iii* siècle seize Églises ma- nichéennes : l'Église de France, l'Église de Toulouse, l'É- glise de Cahors , l'Église d'Albi , l'Église de Bulgarie , l'É- glise de Duzranicie, d'où sont venues toutes les autres. Tels sont les aucètres religieux que se donnent les protestants et à l'aide desquels ils ont espéré remonter aux premiers anneaux de la chaîne chrétienne.

A l'heure nous écrivons, le manichéisme subsiste en- core dans plus dune intelligence et au fond même de cer- taines doctrines. Des philosophes et même des philosophes accrédités enseignent de nos jours que Dieu n'a pas tiré le monde du néant. Cette assertion , ini?pirée par l'ancien axiome ex nihilo nihil (rien ne se fait de rien), est toute manichéenne; elle tend à établir antérieurement à la créa- tion une substance qui n'est pas Dieu, et que les mani- chéens appelaient matière et mauvais principe.

Ainsi l'erreur se transforme et ne meurt 'pas ; cette durée de l'erreur est la durée du mal lui-même, qu'on signale , qu'on évite , contre lequel on a raison , mais qu'on ne tue point.

CHAPITRE XLYJ

Les six livres contre Julien. Manuel à Laurentius. Du soin pour les morts.

421

« Je me suis levé pendant la nuit avec David , » dit Bos- suet en s'adressant à Dieu ' , « pour voir vos deux qui sont « les ouvrages de vos doigts, la lune et les étoiles que vous avez

1 Traité de la concupiscence, chap. xxxii.

T. II. 15

22G SAINT AUGUSTIN.

< fondées. (Ps. viii, 4.) Qu'ai-je vu , ô Seigneur! et quelle admirable image des effets de votre lumière infinie I l.e

( soleil s'avançait, et son approche se faisait connaître par une céleste blancheur qui se répandait de tous côtés ; les étoiles étaient disparues , et la lune s'était levée avec son

( croissant, d'un argent si beau et si vif que les yeux en étaient charmés. Elle semblait vouloir honorer le soleil , en paraissant claire et illuminée par le côté qu'elle tour- nait vers lui; tout le reste était obscur et ténébreux; et un petit demi-cercle recevait seulement dans cet endroit- un ravissant éclat, par les ravons du soleil, comme du père de la lumière. Quand il la voit de ce côté , elle re- çoit une teinte de lumière; plus il la voit, plus sa lumière s'accroît. Quand il la voit tout entière , elle est dans son plein ; et plus elle a de lumière, plus elle fait honneur à celui d'où elle lui vient. Mais voici un nouvel hommage qu'elle rend à son céleste illuminateur. A mesure qu'il approchait, je la voyais disparaître; le faible croissant diminuait peu à peu ; et quand le soleil se fut montré tout entier, sa pâle et débile lumière, s'evanouissant, se perdit dans celle du grand astre qui paraissait, dans la- quelle elle fut comme absorbée. On voyait bien qu'elle ne pouvait avoir perdu sa lumière par l'approche du so- leil qui Féclairait; mais un petit astre cédait au grand, une petite lumière se confondait avec la grande ; et la place du croissant ne parut plus dans le ciel, il tenait auparavant un si beau rang parmi les étoiles. « Mon Dieu, lumière cternelle, c'est la figure de ce qui -arrive à mon àme quand vous l'éclairez ; elle n'est illu- minée que du côté que vous la voyez; partout vos rayons ne pénètrent pas, ce n'est que ténèbres, etc. etc. » Celte belle comparaison peint merveilleusement l'état de l'àme en présence de smi Dieu. J/àme ne sait et ne peut

CHAPITRE XLVI. 227

quelque chose qu'à l'aide du Dieu qui l'a créée ; c'est Dieu qui lui donne ou lui retire la lumière et l'énergie, et qui soutient sa débile volonté au milieu des misères morales dont elle est opprimée. Sans Dieu , Fàme demeure livrée à , la nuit, et son libre arbitre tombe dans le néant. Puissance de faire le mal , de le choisir, impuissance à accomplir le bien sans le secours divin , voilà en deux mots la nature humaine depuis la chute primitive, voilà aussi toute la doctrine de la grâce catholique. Loin que nous devions nous révolter contre une condition pareille, nous n'y trou- vons, quant à nous , pas même matière à une véritable hu- miliation; l'indigence de iàrae humaine est un lien de plus qui l'attache à son Créateur. Ce qui peut humilier, c'est la dépendance absolue sous l'autorité d'un homme, c'est la pauvreté en présence des richesses de la terre. Mais, dites- moi, quelle honte y a- 1- il à reconnaître que nous tenons tout de Dieu seul? quelle honte ya-t-il à être pauvre comme est pauvre le genre humain tout entier? ]Ne décou- vrez-vous pas un rayon de gloire sur notre front dans cette seule idée que l'homme est placé sous le regard divin , et que chaque élan de notre cœur vers le bien est un témoi- gnage de bonté paternelle de la part de Dieu ? Qu'on ne nous répète point l'objection banale et à laquelle nous avons eu déjà occasion de répondre : Avec la grâce catho- lique il ri y a plus de vertu, plus de mérite personnel. Y a-t-il une société sur la terre qui ait offert autant d'exemples de vertus que la société catholique? Le secours n'empêche pas, ne détruit pas l'éclatant mérite des luttes constantes, des bonnes et des grandes actions. Lorsque les martyrs confessaient le nom de Jésus -Christ sur les gibets, dans les flammes ou sous la dent des bêles du Cirque, l'Esprit de Dieu les soutenait, mais toute la puissance de leur volonté et de leur courage les soutenait aussi.

228 SAINT AUGUSTIN.

Les pélagiens, méconnaissant la faiblesse si tristement évidente de notre nature tombée , accordaient tout à la puissance personnelle de l'homme, et de combien de péla- giens ne sommes -nous pas encore entourés! que de gens, se trouvant sans doute suffisamment forts et heureux , re- fusent de croire à une déchéance, à un paradis perdu! Augustin , dans ses réponses aux hommes qui niaient le péché originel , triomphait d'eux avec leurs propres armes. Les pélagiens torturaient certains passages de l'Écriture et des Pères , et se proclamaient les interprètes exacts des traditions sacrées ; Tévèque d'Hippone répondait en faisant parler les Livres saints et les Pères de l'Église dans leur majestueux ensemble et leur magnifique unité. Lorsque l'évèque Claude lui eut envoyé les quatre livres entiers de Julien contre le premier livre du Mariage et de la Concupis- cence, le vieil athlète cathohque se leva de toute sa hauteur pour terrasser son jeune adversaire. La longue controverse pélagienne n'offre rien de plus fort ni de plus éloquent que les six livres Contre Julien, écrits en 421. Comme le fils de Memorius était très-versé dans les belles-lettres et qu'il se piquait d'esprit et d'élégance , il semble qu'Augustin , pour mieux le convaincre , ait voulu ajouter la séduction littéraire à la puissance de la vérité.

Les quatre livres de Julien renfermaient beaucoup d'in- jures contre Augustin. L'évèque d'Hippone dit à l'évèque hérétique qu'il ne peut pas dédaigner tous ces outrages , parce qu'il faut qu'il s'en réjouisse pour lui-même, qu'il s'en attriste pour Julien et pour ceux que trompe sa parole. 11 se rappelle les magnifiques récompenses promises à ceux qui seront calomniés à cause de Jésus -Christ, et se rap- pelle aussi l'Apôtre, qui est malade avec les malades et qui souffre de tout scandale. Julien avec ses quatre grands livres avait cru écraser comme sous un char à quatre cour-

CHAPITRE XLVI. 229

sicrs le petit écrit d'Aiiu:ustin, et ce petit écrit n'a pas même été touché par tout ce fracas immense ! Julien s'effor- çait de prouver qu'il fallait condamner absolument le ma- riage si les hommes venus au monde par cette voie n'étaient pas exempts de tout péché ; il ne réfutait aucun point du livre d'Augustin et parcourait à son aise le champ des sup- positions gratuites. Benouvelant les excès de Jovinien, il imprimait au front du catholique la tache du manichéisme. Augustin lui montre que cette accusation de manichéisme jetée à la face des catholiques pour leur croyance au péché originel doit enfin tomber en poussière ; car ce n'est pas lui Augustin qui a inventé la doctrine du péché originel, ce ne sont pas les catholiques ses contemporains qui l'ont inven- tée : elle a été enseignée par les plus illustres défenseurs de la foi catholique, et Julien devra appeler manichéens saint Irénée , évêque de Lyon , presque contemporain des apôtres; le saint évéque et martyr Cyprien; Riticius, évèque d'Autun, homme de grande autorité, qui assista au concile de Eome, fut condamné Donat, le premier chef du donatisme ; Olympius , évêque espagnol , homme de grande gloire dans l'Église et dans le Christ; saint Hilaire, évéque des Gaules, vénérable et ardent défenseur de l'É- glise catholique; saint Ambroise, dont le monde entier con- naît les admirables travaux ; le pape Innocent et tous les évéques des conciles de Carthage et de Milève. Augustin reproduit divers passages des personnages éminents dont il invoque la mémoire.

Si les témoignages de l'Église d'Occident ne suffisent pas à Julien , Augustin interrogera l'Église grecque ; il fera en- tendre saint Grégoire de Nazianze, dont la parole a tant de grâce; saint Basile, que Julien a cru pouvoir appeler à son secours , et les quatorze évéques du concile de Diospolis. Julien triomphait d'un passage de saint Jean Chrysostome.

230 SAINT AUGUSTIN.

Dans une de ses homélies, le grand ëvêque a dit : Nous bap- tisons les enfants, quoiqu'ils n'aient pas de péché; ce qui si- gnifie : Quoiqu'ils n'aient pas de péché qui leur soit propre. Julien avait traduit : « Nous baptisons les enfants qui ne « sont pas souillés par le péché , » et avait conclu que saint Jean Chrysostome ne professait pas la croyance au péché originel. Pourquoi, dira Julien, pourquoi Févêque Jean ne s'est-il pas expliqué plus clairement et n'a -t- il pas déclaré qu'il était question d'un péché qui fût propre aux enfants? La réponse est bien simple : c'est que, parlant dans l'E- glise catholique , l'évéque Jean ne pensait pas qu'on pût le comprendre autrement. Et, pour mieux connaître la pensée du grand évêque sur ce point, Julien n'a qu'à lire ce frag- ment dune lettre de Jean à Olympia : « Après qu'Adam eut « commis ce grand péché et qu'il eut entraîné le genre « humain dans sa perte , il eut pour peine les longues « afflictions. » Jean Chrysostome disait aussi dans une homélie sur la résurrection de Lazare : « Le Christ pleu- « rait, parce que l'homme déchu de ses droits à l'immor- « talité en était venu au point d'aimer son tombeau. Le « Christ pleurait , parce que le démon a fait mortels ceux « qui pouvaient conquérir l'immortalité. » Dans la même homélie d'où Julien avait tiré son objection , l'évéque Jean disait : « Le Christ est venu une fois , et nous a trouvés liés « par les engagements paternels que souscrivit Adam. « Celui-ci a commencé à nous engager; la dette s'est accrue « par nos péchés. » De tels passages et d'autres encore que cite Augustin témoignent de la croyance de Jean Chryso- stome au péché originel.

Ainsi donc , au lieu d'être une conspiration de gens per- dus \ selon l'étrange expression de Julien, au lieu d'être

1 Conspiratioperditorum.

CHAPITRE XLVl. 231

tin simple bruit du peuple\ la doctrine du péché originel était la croyance des plus grands hommes de T Église ca- tholique avant Augustin. A entendre Julien , il n'y avait personne pour défendre cette doctrine ^, et voilà que toutes les gloires catholiques se levaient pour donner raison à Augustin !

La liste de ces illustres autorités eût été incomplète si le nom de Jérôme n'y avait figuré. Ce grand homme était mort Tannée précédente ^ : « iNe croyez pas, dit Augustin à Ju- « lien , ne croyez pas qu'il faille dédaigner saint Jérôme « parce qu'il n'a été que prêtre; il fut versé dans le grec , « le latin et l'hébreu , passa de l'Église d'Occident à l'Église « d'Orient, et vécut dans les lieux saints et les saintes « Lettres, jusqu'à un âge bien avancé; il lut tous ou pres- « que tous les auteurs qui , dans les diverses parties du « monde, avaient écrit avant lui sur la doctrine de l'Eglise; « or, Jérôme n'a pas eu sur ce point (le péché originel) un (' avis différent du nôtre. Dans son commentaire du pro- « phète Jouas, il dit que les petila enfants eux-mêmes sont « coupables du péché d'Adam. »

Julien favorisait le manichéisme en cherchant à établir que le mal ne pouvait naître du bien, et que le mariage, s'il est bon , ne pouvait pas produire un mauvais fruit : le péché originel. Augustin redit ici quelques-unes de ses belles idées sur l'origine du mal, qui n'est que la défail- lance du bien, le défaut d'une bonne nature inférieure et non pas d'une nature souveraine et immuable. Le mal n'est pas une substance, mais une volonté qui s'éloigne de ce qui est bien. La parabole évangélique du bon et du mau-

' Solum populi mnrmur.

2 De taata multitudine assertorem non pntesl invenire.

3 30 septembre 420.

232 SAINT AUGUSTIN.

vais arbre est une image de la bonne et de la mauvaise volonté , et les fruits sont les œuvres.

Augustin , à l'aide des dix grands docteurs et du prêtre Jérôme , qu'il a déjà cités , démolit pièce à pièce tout l'édi- fice élevé par l'habileté de Julien. Quand celui-ci se plaint que la doctrine pélagienne ait été condamnée par des juges prévenus de haine, l'évèque d'Hippone lui fait observer que les grands docteurs sur lesquels il s'appuie ne pou- vaient nourrir aucune prévention contre les pélagiens, qui n'existaient pas encore. Julien se félicitait d'avoir été le seul h souhaiter le combat , se donnant comme le David des pélagiens, et voyant dans Augustin un Goliath. Notre saint docteur ignore si le jeune hérétique est convenu avec les pélagiens qu'ils se tiendraient tous pour vaincus , dans le cas il serait vaincu lui-même. « Quanta moi, lui dit Au- « gustin avec un admirable sentiment catholique', à Dieu « ne plaise que je vous provoque à un combat singulier! « en quelque lieu que vous paraissiez , vous trouverez l'ar- * mée du Christ pour vous combattre ; elle a vaincu Celes- « tius à Carthage, lorsque je n'y étais pas ; elle a vaincu de « nouveau à Constantinople , bien loin des contrées afri- « caines ; elle a triomphé , en Palestine , de Pelage , qui , « craignant sa condamnation , a condamné votre cause : « votre hérésie a tout à fait succombé. »

Augustin , que Julien ne craignait pas d'appeler Épicu- rien, adorateur du démon, rétablit sa doctrine sur le ma- riage , la concupiscence, le péché originel, le libre arbitre et la grâce, doctrine que l'ancien êvêque d'Eclane avait pris plaisir à dénaturer. 11 renverse, chemin faisant, les nouvelles objections de Julien.

L'évèque d'Hippone, parlant de la destinée des enfants

1 Liv. III, chap. iv.

CHAPITRE XLVI. 233

morts sans baptôme , exprime une opinion qu'il importe d'établir formellement ici pour répondre aux jansénistes et à leurs exagérations sur ce point. Il avait déjà dit ail- leurs ' que la peine de ces enfants serait la plus douce de toutes les peines ; il emploie dans le cinquième livre contre Julien, chapitre xi, des termes plus miséricordieux encore : Je ne dis pas que les enfants morts sans le baptême du Christ seront punis, de manière quHl eût mieux valu pour eux de nètre pas nés... Quoique je ne puisse pas définir le caractère, la nature, la grandeur de cette peine, je n'ose pas dire cepen- dant que le néant eût mieux valu pour eux que Vexistence ^ Saint Thomas, interprète immortel de la théologie du grand évéque d'Hippone, n'a pas cru sortir de la ligne de la doctrine du maître en enseignant que le péché originel tout seul ne sera point puni par la peine des sens ^ La pri- vation du royaume du ciel et des dons surnaturels laisse place à une destinée dont Dieu seul a le secret , mais qui ne sera pas le malheur *.

L'évêque pélagien, pour autoriser ses opinions sur la concupiscence , cherchait des appuis dans les philosophes de l'antiquité , mais ne pouvait citer que ceux qui ont traité des choses naturelles. Augustin lui rappelle que tous les penseurs éminents qui , dans l'antiquité , se sont occupés de philosophie morale ont réprouvé l'asservissement aux voluptés charnelles. En parlant de la curiosité humaine

1 Liv. I, chap. xvi, de Peccat. Merit. et remiss.

2 Ego autem non dico parvulos sine Christi baptismale morientes tanta pœna esse plectendos, ut eis non nasci potius expediret...: qusp, qualis et quanta erit, quamvis definire non possim , non tamen audeo dicere quod eis ut nuUi essent, quam ut ibi essent potius expediret.

3 Ad secundum dicendum quod peccato originali in futura retributione non debetur pœna sensus. Summa, 3», q. 1, art. 4.

4 Pelage, interrogé sur le sort des enfants morts sans baptême, répondait : « Je sais bien ils ne vont pas ; mais je no sais pas ils vont. » Aug., de Peccat. orig., cont. Pelag., cap. xxi.

234 SAINT AUGUSTIN.

qui cherche à tout comprendre, Tévêque d'Hippone fait cette belle remarque que les mystères sont utiles dans les œuvres de Dieu ; expliquées , les œuvres divines per- draient de leur grandeur, et l'homme cesserait de les ad- mirer'.

Nous avons vu tout à l'heure avec quelle énergie vrai- ment catholique Augustin repoussait l'idée de se mettre à la place de l'Église tout entière dans les combats pour la foi. Cette énergie se retrouve dans sa réponse à Julien, qui lui reprochait de soulever contre le pélagianisme lo- pinion populaire, et d'avoir pour auxiliaire la multitude. Augustin fait observer que cela même condamne les péla- giens : la doctrine du péché originel est si universellement établie, que le peuple lui-même la connaît. Il était néces- saire que nul chrétien n'ignorât les mystères chrétiens, dans l'intérêt du salut des petits enfants. Augustin, se prononçant encore une fois contre la pensée d'un combat singulier, dit qu'il est simplement un de ceux qui travail- lent à réfuter des nouveautés profanes. « Avant que je « fusse né, ajoute-t-il, et avant que la foi m'eût fait re- <i naître à Dieu, beaucoup de grandes lumières catholiques (( avaient prévenu et rejeté vos futures ténèbres... Cessez « de vous moquer des membres du Christ, en les appelant « des travailleurs de boutique^ ; souvenez-vous que Dieu a « choisi les faibles selon le monde, pour confondre les « forts... Ceux qui nous connaissent vous et moi, et qui « connaissent la foi catholique, ne veulent rien apprendre « de vous ; mais plutôt ils prennent garde que vous ne « leur enleviez ce qu'ils savent. Beaucoup d'entre eux non- « seulement n'ont pas appris de moi, mais même ont appris

' l£t rc vera hac est utilitas occultoruin operum Dei, ne prompta vilescant, ne comprehensa mira esse désistant. Liv. VI, chap. vi. 2 Sellulariorum opificum.

CHAPITRE XLVl. 235

« avant moi ce que votre nou\ elle erreur combat. Puisque « donc je ne les ai pas faits ce qu'ils sont, et que je les ai « trouvés associés à cette vérité que vous niez , comment « puis -je être moi-même l'auteur de ce que vous croyez « une erreur ' ? »

Julien prétendait qu'Augustin avait changé d'avis sur la doctrine du péché originel , et qu'au commencement de sa conversion le fils de Monique avait pensé comme le fils de Memorius. Le grand évcque lui répond que depuis sa conversion sa croyance sur ce point a toujours été la même, et le renvoie à ses ouvrages d'une date antérieure à son élévation au sacerdoce : il connaissait peu alors les saintes Écritures, et n'avait fait que se conformer au sentiment de toute l'Église "^

A la fin de ce sixième livre , qui termine avec tant de puissance l'ouvrage contre Julien, Augustin pense avoir répondu à tout ; il croit que lévèque pélagien en convien- dra s'il n'est pas opiniâtre. Julien avait osé dire qu'tV s'élatt placé dans les rangs des saints patriarches, des prophètes, des apôtres, des martyrs et des prêtres; et les patriarches ensei- gnent que des sacrifices sont offerts pour les péchés des petits enfants, parce que l'entant dun jour uest pas lui- même exempt de souillure ; et les prophètes disent qu'ils ont été conçus dans l'iniquité; et les apôtres, que le bapléme eu Jésus-Christ fait mourir au péché et vivre en Dieu ; et les martyrs, que les enfants nés de la race d'Adam deviennent sujets à l'antique mort, et que le baptême efface non point des péchés qui leur soient propres , mais des péchés d'autrui ; enfin , les prêtres répètent que les hommes venus au monde par la voie de la chair subissent le mal du péché avant de jouir du bienfait de cette vie.

1 Liv. VI, chap. vni.

2 Liv. VI, chap. xii.

236 SAINT AUGUSTIN.

Julien voulait donc entrer dans la société de ceux dont il combattait la foi ! « Vous vous trompez , mon fils ! lui « dit Augustin , vous vous trompez misérablement , vous « vous trompez même d'une manière détestable : quand « vous aurez vaincu Tanimosité qui vous tient, vous « pourrez alors tenir la vérité par laquelle vous serez « vaincu. »

Que de vigueur et de verve dans ces six livres écrits par un homme qui commençait à sentir les rudes atteintes de la vieillesse ! Inflexible comme la vérité , Augustin ne laisse à Julien le profit d'aucune de ses divagations, de ses inexactitudes, le profit d'aucun de ses mensonges. Aussi grand par la dignité de son langage que par son éloquence et la forte abondance de ses idées et de ses preuves, il cloue son adversaire dans le cercle de la doctrine catho- lique. On entrevoit déjà la plaie profonde faite à l'orgueil de Julien , que la passion de je ne sais quelle triste gloire, l)ien plus que la passion du vrai , conduisit à cette polé- mique. Une fois engagé dans la lutte, plus rien ne lui coûta ; les inventions les plus absurdes déshonorèrent sa controverse et de belles qualités d'esprit. Julien s'armait de la calomnie comme on ceint le glaive des batailles. N'a- vait-il pas imaginé de montrer le vénérable Alype passant d'Afrique en Italie pour corrompre de ses présents les juges et les puissances catholiques, et s'en allant offrir aux grands de la cour impériale de nombreux coursiers en- graissés aux dépens des pauvres sur le sol africain ? Ceux qui avaient rencontré Alype les mains vides, seul avec son zèle et sa pieuse fidélité, s'étonnaient de l'audace de Julien.

Au milieu de ces désordres et de ces rébellions dans le monde religieux, les fidèles étaient parfois troublés; on faisait la nuit autour d'eux ; ils avaient de la peine à recon-

CHAPITRE XL VI. 237

naître leur chemin. Plus d'un catholique dut souhaiter un petit ouvrage qui renfermât la doctrine à suivre et les de- voirs à remplir. C'est ce que demanda à l'évèque d'Hippone le chef des notaires de l'Église de Rome,Laurentius, homme instruit et religieux. Dans sa letire à Augustin , Lauren- tius lui exprimait le désir d'avoir un manuel qui dit beau- coup de choses en peu de mots , qui lui marquât la conduite à tenir vis-à-vis des hérésies, et déterminât en quoi la raison marche avec la religion , en quoi elle se trouve trop faible pour la suivre. Laurentius voulait savoir quels étaient le commencement et la fin de nos espérances , quel était le véritable et premier fondement de la foi catholique. La réponse d'Augustin fut un livre que Laurentius devait tou- jours porter sur lui , ainsi qu'il l'avait désiré ; ce fut une sorte de catéchisme , comme pouvait en faire un homme de génie.

Le culte de Dieu', c'est ce qui constitue la sagesse de l'homme. On doit servir Dieu par la foi, l'espérance et l'a- mour. Le Manuel d'Augustin eut donc pour but d'expliquer ce qu'il faut croire, ce qu'il faut espérer, ce qu'il faut ai- mer. Ce Manuel ne renferme aucune idée qui n'ait passé sous nos yeux depuis le commencement de notre travail , et nous ne pouvons pas nous y arrêter ; mais c'est un excellent abrégé de la doctrine chrétienne , un chef-d'œuvre dans ce genre ; et nous voudrions qu'une bonne traduction en fit un livre de poche pour les catholiques ou pour ceux qui cher- chent à le devenir. En ce temps le mensonge joue un grand rôle dans les gouvernements humains, on aime à entendre l'auteur du Manuel nous dire : « La parole a été « établie , non pour que les hommes se trompent mutuelle- « ment, mais pour qu'ils découvrent les uns aux autres

1 Oeoaê&ia.

238 SAINT AUGUSTIN.

« leurs pensées *. » En parlant de la résurrection générale, Tévêque d'Hippone détermine par la comparaison suivante la formation nouvelle de chaque corps : « Si une statue de « métal soluble se fondait par le feu , était réduite eu « poudre ou remise en masse, et que l'ouvrier voulût la « refaire avec la même matière, peu importerait quelle « partie de la matière serait rendue à chaque membre de « la statue , pourvu que la statue reprît tout le métal dont « elle avait été composée : de même Dieu , ouvrier mer- <( veilleux et ineffable , rétablira promptement notre corps « avec tous ses éléments; il n'importera point, pour sa « formation nouvelle et entière, que les cheveux retour- « nent aux cheveux , les ongles aux ongles , et que chaque « parcelle qui aura péri se change en chair : il suiBra que , « grâce à la Providence du divin ouvrier, le corps re- « paraisse sans mauvaises disproportions ^ » Quant aux peines éternelles , Augustin admet la possibilité de cer- taines mitigations ^

11 est bon davertir que le Manuel à Laurentius n'a rien de commun avec un autre Manuel faussement attribué à Tevéque dtlippone, et qui est l'œuvre de Hugues de Saint- Victor.

Après le livre adressé au chef des notaires de l'Église de Rome, se présente un autre livre qu'on peut appeler une inspiration touchante , œuvre d'un intérêt doux et triste, qui enseigne les devoirs des funérailles, le culte des tom- beaux, et, eu même temps, élève l'esprit bien au-dessus des régions du sépulcre : c'est le livre sur le Soin à donner

1 Et utique verba propterea suQt iustituta, non per qiiae se homines in- vicem fallant , sed per qiiae in alterius quisque notitiam cogitationes suas perferat.

2 Chap. Lxxxix.

•■< Sed pœuas damnatorum certis temporum iuteivallis exisliment, si hoc eis placet, aliquatenus oiiligari. Chap. cxii.

CHAPITRE XLVl. 239

aux morts ', composé en réponse à une lettre de saint Pau- lin de jN'ole. Augustin et Paulin , àmcs tendres et d'une exquise sensibilité , devaient mieux que d'autres com- prendre cette piété pour ceux qui ne sont plus, ce besoin d'être utile aux proches et aux amis, après même qu'ils ont disparu de la vie.

Une dame d'Afrique, Flora, qui était veuve, a} ant perdu son fils au pays de INole, avait prié saint Paulin de per- mettre qu'on l'ensevelît dans une église ; une autre mère avait obtenu que le corps de son fils, appelé Cynegius, re- posât dans la basilique Saint-Félix à ]\ole. A cette occasion, Paulin écrivit à l'évéque d'Hippone pour lui demander s'il pouvait servir de quelque chose à un mort d'être enterré dans une église, il pensait, quant à lui , que les soins de ces parents religieux et fidèles ne devaient pas être inu- tiles, et que la coutume universelle de l'Église de prier pour les morts ne pouvait pas être vaine. La réponse d'Augustin fut admirable.

L'évéque d'Hippone commença par dissiper un doute de saint Paulin fondé sur ce passage de l'Apôtre : « Nous pa- « raîtrons tous devant le tribunal du Christ , pour que « chacun soit jugé selon les choses qu'il a faites par sou « corps , soit le bien , soit le mal. » Ces paroles de saint Paul établissent la nécessité des œuvres personnelles pour mériter ou démériter aux yeux de Dieu ; on ne saurait en conclure 1 inutilité de la prière pour les morts; elles prou- vent seulement que le pieux souvenir donné aux trépassés ne leur profitera qu'autant qu'ils l'auront mérité durant leur vie.

Augustin rappelle que les livres des Machabées ' parlent d'un sacrifice pour les morts. Si rien de pareil ne se ren-

"• De Cura pro mortuis gcrenda. Liber unus. ^ 11, xii, 43.

240 SAINT AUGUSTIN.

contrait dans les anciennes Écritures , ce ne serait pas peu de chose que la coutume du prêtre catholique priant à l'autel pour les trépassés. Nous laisserons aux païens la croyance que les âmes qui n'ont pas reçu les honneurs de la sépulture ne passent point le sombre fleuve ; la sépulture du corps ne fait rien à la destinée de Tàme : que de corps de chrétiens la terre n'a point couverts ! Ces fidèles n'au- ront pas perdu le ciel pour cela ; Dieu , qui remplit la terre de sa présence , saura bien trouver et ressusciter les corps perdus à travers l'espace. Les obsèques solennelles sont plutôt des consolations pour les vivants que des secours pour les morts ; les funérailles du pauvre couvert d'ul- cères , emporté par les anges dans le sein d'Abraham , sont plus illustres devant Dieu que les pompeuses funérailles du mauvais riche et le marbre de son monument. Mais si la destinée de l'âme humaine n'est point soumise au soin qu'on prend du corps après le trépas , il faut se garder de mépriser les corps des morts, vases et organes de l'esprit pour toutes les bonnes œuvres. Le vêlement , l'anneau pa- ternel est cher aux enfants : combien doivent être plus chers les corps, ces restes qui , durant la vie, ont appartenu plus étroitement à des parents aimés ! Le corps est plus qu'un ornement de l'homme , il fait partie de sa propre nature. Tobie fut agréable à Dieu en ensevelissant les morts. Le Sauveur loue d'avance la sainte femme qui de- vait répandre sur ses membres ressuscites un parfum pré- cieux; et l'évangéliste saint Jean loue ceux qui s'étaient occupés de l'ensevelissement du divin Maître. Le dogme de la résurrection future place sous la providence de Dieu le corps de ceux qui ne sont plus.

S'il y a une sorte de religion pour l'ensevelissement des morts, le lieu de leur sépulture ne saurait être indifférent. Lu les plaçant sous le patronage d'un saint, on a des occa-

CHAPITRE XLVI. 241

sions de songer à lui recommander ceux qu'on aime. La magnificence d'un monument a pour but de retracer plus vivement une image chérie ou vénérée ; la basilique d'un martvr, qui abrite des dépouilles bien chères, invite à l'af- fectueuse oraison. L'Église, comme une tendre mère, prie pour tous les morts, sans les nommer, afin de réparer l'ou- bli de ceux qui négligent leurs devoirs envers les proches ou les amis. Nul n'a jamais haï sa chair, dit l'Écriture, et c'est cet amour de la chair qui inspire le désir qu'on prenne soin de notre sépulture ; nous avons peur que quelque chose ne manque à notre corps après la mort. Les martyrs, vainqueurs de cet amour de la chair, ne songeaient point à leur sépulture; les fidèles y songeaient pour eux, et, après le supplice , s'attristaient de ne pouvoir rendre les derniers devoirs aux confesseurs de la foi. Pourquoi, dit Augustin, pourquoi le roi David bénit-il ceux qui don- nèrent la sépulture aux ossements arides de Saiil et de Jonathds? C'est que la pitié avait ému leurs cœurs, et qu'ils accordaient ce qu'ils désiraient pour eux après leur mort. Augustin parle ensuite des apparitions des morts dans nos rêves et aussi des apparitions des vivants.

Voilà toute la fleur de ce livre qui achevait d'établir dans le monde catholi(jue un mystérieux commerce inconnu à l'antiquité, le commerce des vivants avec les morts, à l'aide de la prière. Par le temps et l'éternité se touchent, le monde visible et le monde invisible conversent en- semble : comme il nous appartient de soidager encore ceux qui sont sortis de la vie, nous triomphons en quelque sorte du trépas , et nous pouvons dire à la mort : est ton ai- guillon? où est ta victoire?

II. 10

242 SAINT AUGUSTIN.

CHAPITRE XLVII

Les chrétiens de Fussale. Affaire d'Antoine de Fussale. La Règle de Saint- Augustin.

422-423

Il semble que ceux- seuls qui ont éprouvé toutes les infirmités de l'âme humaine puissent bien les comprendre : on croit avoir le droit d'attendre plus de miséricorde de la part des hommes qui sont tombés. Voilà pourquoi Augustin est un des saints personnages vers lesquels nous nous sen- tons le plus attirés ; les fautes de sa jeunesse en ont fait l'un de nous; et comme il est sorti de nos rangs pour prendre son essor vers les hauteurs divines, plus la pauvre humanité s'est montrée en lui, plus nous admirons les merveilles de sa vie nouvelle. L'exemple d'Augustin nous prouve qu'il n'est pas d'abîme d'où l'homme ne puisse être tiré, et que les plus sombres ténèbres se changent en res- plendissantes lumières quand il plaît à Dieu. Cet exemple glorieux nous prouve aussi que l'amour de la vérité est déjà une bien grande chose , et que Dieu le couronne par une science vaste et soudaine dont le monde est étonné. Nous verrons jusqu'à la dernière heure ce ferme génie de- bout dans les combats chrétiens ; les tristesses et les eml)ar- ras du fardeau épiscopal importuneront en vain l'illustre pasteur d'Hippone.

Nous n'avons rien de nou\ eau à tirer de la réponse d'Au- gustin aux huit questions religieuses du tribun Dulcitius, frère de Laurentius , dont il a été parlé au chapitre pré- cédent. Il nous faut raconter une affaire qui causa un grand ennui à Tévcque d'Hippone. L'année 423 le vit malheu- reux.

CHAPITRE XLVII. 243

Il y avait à quarante milles d'Hippone un bourg appelé f ussale : quelques faits merveilleux s'étaient passés de ce côté -là. Un ancien tribun, nommé Hesperus, possesseur d'une métairie appelée Zubedi, auprès de Fussale, se plai- gnait que les esprits malins tourmentassent ses esclaves et son bétail ' ; Augustin était absent d'Hippone ; Hesperus demanda un de ses prêtres pour mettre en fuite les dé- mous avec des prières ; un prêtre se rendit sur les lieux , offrit le saint sacrifice de la messe , et la métairie fut déli- vrée. Hesperus avait reçu d'un de ses amis un peu de terre de Jérusalem , de cette terre consacrée par les pas et la sé- pulture de Jésus -Christ; il s'en était muni comme d'un préservatif contre les démons , car il craignait fort d'être livré lui-même à leurs atteintes. Il tenait dans sa chambre cette terre révérée ; mais après l'expulsion des malins es- prits , Hesperus crut qu'il fallait trouver pour la relique une destination digne de son grand prix. Dès qu'Augustin fut de retour à Hippone , l'ancien tribun le pria de vouloir bien venir le voir ; le saint docteur se trouvait dans le voi- sinage de Fussale avec Maximin . évêque de Sinit ; les deux pontifes arrivèrent chez Hesperus. Après que celui-ci leur eut tout raconté , il leur proposa de déposer la sainte terre de Jérusalem dans quelque endroit oii pût s'élever une chapelle catholique. Les intentions d'Hesperus furent rem- plies. Un jeune paysan paralytique recouvra l'usage de ses jambes par la vertu de la terre apportée du Calvaire.

Malgré ces prodiges, dont il serait difficile d'apprécier l'authenticité , le territoire de Fussale renfermait à peine quelques catholiques ; presque tous les habitants du l)0urg et des environs appartenaient au schisme des donatistes. La piété d'Augustin en était vivement affligée. Les pre-

1 Cité de Dieu, liv. XXII, chap. viii.

244 SAINT AUGUSTIN.

miers prêtres catholiques envoyés à Fussale avaient reçu d'horribles traitements; on les avait dépouillés, battus, estropiés ; quelques uns avaient eu les yeux crevés , d'au- tres avaient perdu la vie. Après des miracles de zèle et de courage de la part d'Augustin et de ses coopérateurs , presque tout le pays de Fussale était rentré dans le bercail catholique. Pour que les intérêts religieux de Fussale fus- sent mieux gouvernés , Augustin jugea nécessaire d'y éta- blir un évèque ; il jeta les yeux sur un prêtre de son clergé qui savait la langue punique, avantage important pour des populations dont une portion ignorait ou entendait mal le latin ; ce prêtre accepta le nouveau siège. Augustin écrivit au primat de la province pour le prier de venir faire l'or- dination épiscopule; le primat arriva; et quand tout fut prêt, le prêtre désigné changea d'avis et avertit qu'on choisit un autre sujet pour le siège de Fussale. Le primat était accouru de fort loin ; Augustin , ne voulant pas que ce vovage fût inutile et que les catholiques de Fussale res- tassent plus longtemps sans pasteur, proposa pour la di- gnité épiscopale un jeune homme élevé dès son enfance sous ses yeux, mais non encore éprouvé dans la déricature; ce jeune homme s'appelait Antoine et n'était encore que lecteur. On n'avait pu connaître jusque-là que les appa- rences plutôt que le fond de sa vie. Augustin, comme c'était alors l'usage catholique, présenta l'homme de son choix à l'approbation des fidèles de Fussale ; le choix fut accepté sur la parole d'Augustin, et le primat de Numidie ordonna prêtre et évéque le lecteur Antoine.

Augustin n'avait pas apporté dans son choix assez de prudence , et ne tarda pas à s'en repentir. Des mœurs qui semblaient déréglées, la violation des lois de l'équité, exci- tèrent contre Antoine les plaintes de son troupeau. Traduit devaut un tribunal d'évêques, Antoine ne fut pas suilisam-

CHAPITRE XLVIl. 2i5

ment convaincu du crime d'immoralité ; mais quelques-uns des faits contraires à la justice se trouvèrent prouvés. Au- gustin le força de restituer ce qu'il avait pris ; toutefois on ne déposa point l'évèque de Fussale ; on se borna à une in- terdiction : la jeunesse d'Antoine faisait espérer un retour vers l'esprit du sacerdoce. La sentence d'Augustin et de ses collègues , quoique pleine de douceur, avait déplu à Antoine; il voulait qu'on lui enlevât la dignité d'évêque, ou qu'on le laissât dans son siège de Fussale. Ses artifices avaient gagné le vieux primat de Numidie, qui s'était laissé aller jusqu'à recommander sa cause au pape Boniface. Le primat , induit en erreur, attestait l'innocence d'Antoine ; Boniface, ainsi trompé, donna ordre qu'on le rétablît dans ses fonctions. Les habitants de Fussale, courroucés contre leur évéque, résistèrent à la décision de Rome; on les me- naça de leur imposer la sentence du Siège apostolique par la force des armes. Ce fut alors que les catholiques de Fus- sale songèrent à s'adresser au pape Célestin , qui venait de succéder à Boniface. Augustin appuya d'une lettre au sou- verain pontife leurs respectueuses doléances.

La décision de Boniface était conditionnelle; il l'avait soumise à la parfaite exactitude des faits portés à son tri- bunal. L'évèque d'Hippone , en rétablissant toute la vérité dans sa lettre ' à Célestin, donnait à l'affaire d'Antoine une face nouvelle. Il peignit la situation des habitants de Fus- sale , livrés aux violentes rancunes de l'évèque interdit , menacés des plus terribles vengeances , et les recommanda au souverain pontife , au nom du sang de Jésus -Christ, au nom de la mémoire de saint Pierre, qui avertit les pasteurs de ne pas exercer sur leurs frères une tyrannique domination. Le bon Augustin recommandait, non-seulement les catho-

1 Lettre CGXIX.

24« SAINT AUGUSTIN.

liques de Fussale , ses enfants en Jésus - Christ , mais encore Antoine leur évêque, qui était aussi son fils en Jésus-Christ. Il trouve tout simple que les fidèles de Fussale se soient plaints à Rome du mauvais choix qu'il avait fait , et ne leur en veut aucun mal. Ce qu'Augustin demande de toute son âme , avec une grande inquiétude et un profond sentiment de tristesse, c'est que la justice et la charité de Célestin viennent au secours des chrétiens de Fussale , ramenés de- puis peu à la foi catholique. La fin de cette lettre nous fait comprendre tout ce qui se passait alors dans le cœur du grand évéque d'Hippone.

« Pour moi, dit-il au pape Célestin, je le déclare à Votre « Sainteté , au milieu des angoisses de l'affliction , si je « voyais cette Église de Jésus-Christ (l'Église de Fussale) « ravagée par un homme que mon imprudence a fait « évéque, si je la voyais périr avec celui qui serait la « cause de ce malheur , je «énoncerais , je le ckois , a « l'épiscopat pour ne plus songer qu'a pleurer ma « faute. Je me souviens de cette parole de l'Apôtre : Si « nous nous jugions nous- mêmes , nous ne serions pas jugés « de Dieu. Je me jugerai donc moi-même, afin que Celui « qui viendra juger les vivants et les morts me pardonne. « Si , au contraire , votre charité délivre de leurs ter- <( reurs les memhres de Jésus Christ qui sont dans cette « contrée , et que vous consoliez ma vieillesse par un acte « aussi juste que miséricordieux , Celui qui nous aura « tiré par vous de ces angoisses , et qui vous a placé « sur le siège apostolique , vous en récompensera et vous « rendra le hien pour le bien dans ce monde et dans « l'autre. »

Avec quelle rigueur ce grand homme se jugeait ! comme il est admirable dans son projet de quitter l'épiscopat pour iûicr pleurer sa faute l Cette faute, la seule qu'Augustin ait

CHAPITHE XLVII. 2i7

pu se reprocher durant trente -cinq ans d'ëpiscopat , est tournée à sa gloire.

Le pape Celcstin rendit un arrêt conforme aux désirs de révêque d'Hippone. Antoine cessa de remplir à Fussale toute fonction épiscopale : l'église de ce bourg rentra sous le gouvernement d'Augustin. Les bénédictins ont remarqué sur la liste des évoques de JXumidie un évèque de Fussale appelé Melior; ce qui prouverait qu'Antoine eut un succes- seur à un intervalle plus ou moins éloigné de l'événement dont l'Afrique et Rome s'étaient occupées. La question des appels à Rome s'offrait de nouveau dans l'affaire d'Antoine de Fussale ; mais l'Afrique chrétienne demeurait sur ce point dans un provisoire qui datait de l'affaire d'Apiarus et qui ne cessa qu'en 426.

Augustin , qui avait vu des maisons religieuses à Rome et il Milan , fut le père de la vie monastique en Afrique ; il vécut lui-même comme un cénobite , depuis sa conversion jusqu'à sa mort, ainsi que nous l'avons déjà remarqué. Les premières communautés d'Hippone naquirent du zèle d'Au- gustin : 1 eaucoup d'autres communautés , faites à leur image , s'étendirent rapidement sur le sol africain, il semble que les ardentes natures de ces contrées étaient peu propres à fléchir sous le régime du cloître; mais la merveille du génie évangélique, c'est de triompher si com- plètement des plus âpres et des plus indomptables carac- tères. Les riches , inspirés par la foi , s'empressaient de donner des terres et des jardins , d'élever des abris et des sanctuaires pour les vocations pieuses ; ce qui faisait dire à Augustin que les cèdres même du Liban s'estimaient heureux de recueillir sous leur ombrage ces petits oiseaux, ces pauvres qui avaient tout quitté pour Jésus-Christ et la vie commune.

Hippone possédait un monastère de femmes, monastère

248 SAINT AUGUSTIN.

de prédilection pour le grand évêque; il l'avait planté, selon son expression , pour être le jardin du Seigneur ; une de ses sœurs en avait été la supérieure. C'est dans ce mo- nastère , longtemps sa consolation au milieu des tempêtes de sa vie d'évêque, qu'éclatèrent de graves discussions. La communauté se révolta contre la supérieure , Félicité , qui avait succédé à la sœur d'Augustin; les vierges d'Hippone adressèrent une supplique au saint évêque pour qu'il leur donnât une autre mère ; elles le conjuraient aussi de venir les visiter. Augustin refusa d'accueillir cette double prière et s'en expliqua dans une lettre ' qu'il écrivit à la commu- nauté. Saint Vaul disait aux Corinthiens : « C'est pour « vous épargner que je n'ai pas voulu aller à Corinthe. » C'est aussi pour épargner la communauté coupable de dés- obéissance qu'Augustin a refusé de la visiter; il craignait d'avoir tristesse sur tristesse, selon les paroles mêmes de l'Apôtre. Au lieu de montrer son visage aux hôtes du mo- nastère , il a mieux aimé répandre son cœur devant Dieu en leur intention, et traiter l'affaire non avec ces religieuses par des paroles, mais avec Dieu par des larmes. Ce qui fai- sait sa joie s'est changé en deuil ; quand le spectacle des maux de la terre attristait et agitait trop son âme , la douce paix, l'union vertueuse , la sainteté de ce monastère, deve- naient pour lui un repos béni; et maintenant c'est delà que lui vient l'affliction. Tandis qu'il avait la consolation de voir rentrer les donatistes dans l'unité , il lui faut pleurer le schisme d'un monastère qui lui était cher. Augustin , dans sa lettre , fait sentir quelle est cette femme contre la- quelle de capricieuses préventions se sont armées ; depuis un grand nombre d'années , elle a persévéré dans la sainte vie du monastère ; elle a vu la maison grandir et monter au

i Lettre CCXI.

CHAPITRE XLVII. 249

point qu elle a maintenant atteint ; elle a reçu et vu croître sous ses yeu\ maternels toutes les vierges qui sollicitent son départ ,• toutes ont été instruites et formées, toutes ont pris le voile sous sa direction. Augustin les invite vive- ment à revenir à la paix de Jésus -Christ, à ne pas s'aban- donner à quelque violent dépit ; il faut qu'elles imitent les larmes de saint Pierre , et non pas le désespoir du mauvais apôtre.

Pour diriger le monastère dans les voies droites, et pré- venir tout désordre à-l'avenir , Augustin transmit aux reli- gieuses d'Hippone des règlements dont il ordonna l'exécu- tion. Ils sont connus dans l'univers catholique sous le nom de Règle de Saint-Augustin. Kous n'avons point aies repro- duire ici; on les trouvera partout. C'est un modèle de légis- lation monastique tout est admirablement prévu. Cette Règle, si profondément sage et si complète, a eu dans sa destinée quelque chose des œuvres de Dieu. A l'époque l'évéque d'Hippone l'écrivait, des rois, des empereurs, des conseils du peuple, aux quatre parties de la terre, dictaient aussi des lois : depuis quatorze siècles, d'autres puissances, appuyées sur le glaive de la violence ou sur l'amour des nations, ont fait aussi des lois. Que sont devenues la plu- part de ces législations promulguées dans un appareil so- lennel, et qui avaient la prétention de durer autant que les astres? Elles sont tombées au fond de je ne sais quel sé- pulcre , et n'ont pas plus de force et d'autorité que la pous- sière des morts, ^^ul peuple, nulle créature humaine ne s'y soumet, nul regard humain n'y prend garde. Parfois seulement quelque esprit curieux s'en va fouiller dans la poudre séculaire , comme en visitant les ruines des cités antiennes on soulève la pierre des tombeaux pour y chercher quelque relique, quelque image d'un passé lointain. Telle n'a point été la destinée de la Règle de Saint-Augustin, cette

250 SAINT AUGUSTIN.

Règle dictée en un moment de recueillement dans la chambre d'un évèque. Après avoir régi la communauté d'Hippone et d'autres communautés africaines, elle a passé les mers , traversé les royaumes , et puis traversé les âges , servant de législation à une foule de sociétés religieuses qu'enfantait le zèle chrétien. INous avons compté plus de cinquante ordres religieux ' établis sous la Règle de Saint- Augustin. D'illustres et saints fondateurs d'ordres, de di- verses époques , réfléchissant devant Dieu sur cette grande chose qu'on appelle l'établissement d'un ordre , n'avaient trouvé rien de mieux à faire que d'adopter la Règle du docteur africain. Saint Dominique, chef d'une milice si fameuse , cette âme sublime dont un prêtre éloquent ' a repris l'œuvre parmi nous , ne craignit point de choisir la législation augustinienne. C'est que le grand homme afri- cain est allé jusqu'au fond de l'âme humaine ; c'est qu'il a bien connu notre nature, nos-infirmités et nos besoins ; les lois qui sont l'expression de telles vérités sont d'une con- stante application. A l'heure nous écrivons, et malgré les ravages d'un demi -siècle de révolutions, combien de communautés en Europe ont encore pour invisible chef

' Lancilot, à la fin de sa monographie de saint Augustin, donne un ta- liloau de tous les couvents du monde qui ont suivi la Règle de l'évèque d'Hippone. Mais il faut voir surtout, dans V Histoire des ordres religieux. pai' le P. Hélyot , les différentes congrégations qui suivent la Règle de Saint- Augustin, et les ordres militaires compris sous cette Règle. Tomes 111 et IV. Paris, 1715. Voyez aussi le Chandelier d'or ou Chronique des prélats q{ reli- gieux qid suivent la-Règle de Saint-Augustin, par le P. Atlianase de Sainte- Agnès, augustiu déchaussé. !n-4o. Lyon, ir.43. Histoire de saint Augustin, fondateur des Clercs réguliers et des Ermites dits Augustins , tome I de l'Histoire des ordres religieux, par Hermant. In-12. Rouen, 1710.

Des savants ont examiné la question de savoir si saint Augustin a été moine et s'il a institué des religieux. Notre lecteur est en mesure de résoudre cette question ; il a vu que saint Augustin, depuis son retour en Afrique , a toujours vécu de la vie monastique, et que des communautés se formèrent à Hippone sous la direction du saint évèque.

'i Le P. I.acordaire.

CHAPITRE XLVIII. 251

l'admirable Augustin ! Et si Dieu bénit nos armes en Afri- que , sans doute la Règle glorieuse fleurira sur les débris d'Hipponcct le christianisme reprendra son œuvre au lieu doù la barbarie lavait exilé.

CHAPITRE XLVIII

Les reliques de saint Etienne à Hippone. Histoire de Paul et de Palladie. Election d'Heraclius , successeur de saiut Augustin.

424-425-426

Nous avons parlé ailleurs ' de la découverte des reliques de saint Etienne aux environs de Jérusalem , sous Tépisco- pat de Jean , le même dont le nom a figuré dans la question pélagienne. Cette découverte fut un grand événement dans le monde chrétien. Chaque église ambitionnait la posses- sion de quelques restes du premier martyr. L'Église d'Hip- pone en obtint une riche part; l'universelle et glorieuse renommée de son évêque lui valut ce trésor. Le jour de l'arrivée des reliques fut un jour de fête; la piété du peuple d' Hippone en était vivement excitée. Augustin prononça un sermon pour la réception des restes précieux. 11 les fit placer dans une chapelle de son église : quatre vers inscrits sur la voûte de la chapelle - avertissaient de rap- porter à Dieu seul les miracles opérés par l'intercession et les reliques du martyr de Jérusalem. La basilique, qui jusque-là s'était appelée basilique de la Paix, prit le nom de Saint -Etienne. La dévotion à l'illustre diacre lapidé devint grande à Hippone ; le culte pour le martyr saisit les vives imaginations de ce pays. C'est en 424 que les saintes reliques étaient arrivées : en moins de deux ans, soixante-

1 Histoire de Jérusalem, t. II.

2 Serm. CCGXVIII de saint Augustiu.

252 SAINT AUGUSTIN.

dix mémoires ou récits constatèrent soixante-dix miracles ; ces mémoires étaient faits par ceux-là mêmes qui avaient senti les miraculeuses influences; le saint évêque l'avait ainsi ordonné afin de pouvoir publier ces récits '. Saint Augustin semble n'afiBrmer que trois résurrections et la guérison merveilleuse de Paul et de sa sœur Palladio. Il fut témoin oculaire de ce dernier et double prodige , et tout le monde à Hippone put l'attester aussi. Voici en deux mots cette histoire.

Une veuve de Césarée en Cappadoce avait maudit ses dix enfants pour les punir de leurs outrages ; la malédic- tion maternelle était montée jusqu'au ciel, et les dix en- fants avaient été saisis d'horribles tremblements dans leurs membres. Ne pouvant supporter les regards de leurs con- citoyens , ces malheureux s'en allèrent à travers l'univers romain. Deux d'entre eux , un frère et une sœur, Paul et Palladio, arrivèrent à Hippone. Admis aux pieds du saint évêque, ils lui annoncèrent qu'ils l'avaient vu tous les deux en songe sous les traits d'un vénérable personnage en che- veux blancs, et environné de lumière ; ils ajoutèrent qu'ils avaient vu Augustin tel qu'il leur apparaissait en ce mo- ment : un songe les conduisait donc à Hippone. On était alors à quinze jours avant Pâques ( 4.25 ). Chaque jour Paul et Palladio visitaient la chapelle du glorieux Etienne, et le suppliaient d obtenir de Dieu qu'il leur rendit la santé. Dans les rues d'Hippone tous les yeux se portaient sur les deux jeunes maudits, qui racontaient la cause de leur mal- heur. Le jour de Pâques, au matin , lorsque déjà la foule inondait la basilique, Paul en prière se tenait attaché à la balustrade de la chapelle de saint Etienne : tout à coup il tombe et demeure étendu comme un homme endormi; ses

I Cité ftf Dieu, liv. XXII, cli.ap. vui.

CHAPITRE XLVllI. 2»3

membres restent en repos, ce qui ne lui arrivait pas aupa- ravant, même durant son sommeil. La stupeur, l'effroi, la pitié saisissent la multitude des assistants ; on convient d'attendre le dénoùmeut de cette scène et de ne pas tou- cher le corps de Paul. Mais voilà que le jeune homme se lève, marche et ne tremble plus; l'intercession de saint Etienne venait de le guérir. Alors des cris jo}eux reten- tissent dans l'église ; on court avertir Augustin , qui déjà s'avançait. Paul se présente au milieu des acclamations et du tumulte , s'incline aux genoux de l'évèque , qui l'em- brasse. Augustin salue le peuple, et des cris d'allégresse et de bruyantes actions de grâces lui répondent. Ce jour-là le sermon d'Augustin fut court ; Dieu venait de parler : il était bon de laisser le peuple tout entier à l'éloquence de l'œuvre divine. L'évèque fit dîner Paul avec lui, et le jeune homme lui raconta son histoire. Peu de jours après, pen- dant que l'évèque faisait lire l'histoire de Paul en présence de la multitude des fidèles et en présence même de Paul et de PaUadie, la jeune fille de Césarée se trouva guérie de la même manière que sou frère. Et de nouveaux cris religieux remplirent la basilique , et de nouvelles larmes coulèrent de tous les yeux ' !

Il y a des gens qui ne permettent pas qu'on leur parle de miracles : ce sont des choses qui surpassent leur entende- ment ou plutôt leur bonne volonté. Mais il faut bien y croire quand un homme comme saint Augustin dit : J'ai vu, et quand des faits qu'il est impossible d'expliquer naturellement s'accomplissent sous les yeux de toute une' ville !

A mesure que les jours s'accumulaient sur sa tète et que le terme de la vie semblait approcher, Augustin était pré-

I Cité fie Dieu, liv. XXII, chaii. vm.

254 SAINT AUGUSTIN.

occupé de la partie de ses travaux encore inachevée , pré- occupé surtout des imperfections qui pouvaient se ren- contrer dans ses ouvrages si nombreux. Il songea donc à réserver le peu d'années qui lui restaient pour faire ce que nul autre n'aurait pu accomplir, et à se donner un succes- seur qui, dès ce moment, le soulageât d'une portion du fardeau épiscopal. Le grand docteur se proposait dès lors une revue de ses livres, dont nous parlerons un peu plus tard.

Un dimanche, c'était le 24 septembre 426, une foule plus nombreuse que de coutume remplissait l'église de la Paix à Hippone ; deux évèques , Eeligien et Martinien , les prêtres Saturnin , Leporius , Barnabe , Fortunatius , Rus- tique, Lazare, Heraclius et tout le clergé de la ville étaient présents. On avait été averti des intentions d'Augustin. Au milieu de cette grande assemblée, l'illustre vieillard , pre- nant la parole , commença par dire qu'aux diverses saisons de la vie on espère, mais qu'à la dernière saison on n'espère plus. « Je suis arrivé dans cette ville à la vigueur de l'âge, « continua- 1- il ; je fus jeune, et me voilà vieux. Je sais « qu'après la mort des évêques les ambitions et les con- « tcstations troublent souvent les Eglises; je dois, autant « qu'il est en moi, épargner à cette ville ce qui a fait plus « d'une fois le sujet de mes afflictions. Comme votre cha- « rite l'a su, je suis allé récemment à Milève; nos frères et « les serviteurs de Dieu qui sont là-bas m'avaient appelé. « La mort de mon frère et collègue Sévère faisait craindre « une émotion populaire. Je suis donc allé à Milève, et la « miséricorde de Dieu ayant béni mes efforts , on a reçu « avec une grande paix le successeur que Sévère avait « désigné de son vivant : le peuple a accueilli le désir de « révoque , du moment qu'il en a eu connaissance. Ce- « pendant quelques fldèles se montraient mécontents que

CHAPITRE XLVni. 2S5

« Sévère se fût borné à désigner son successeur à son « clergé au lieu de le désigner aussi au peuple. Que dirai - « je de plus! Grâce à Dieu, la tristesse s'en est allée pour « faire place à la joie , et le choix de Sévère a été accepté. « Quant à moi, ne voulant exciter les plaintes de per- « sonne, je viens vous déclarer à tous ma volonté, que je « crois être celle de Dieu : je veux pour successeur le « prêtre Heraclius '. »

A peine ces derniers mots furent prononcés , que le peuple s'écria : Rendona grâces à Dieu! Louanges au Christ! Ces cris furent répétés vingt- trois fois. Christ, exaucez- nous, prolongez la ine (T Augustin! Le peuple répéta cette prière seize fois. 11 dit huit fois à Augustin : Vous pour père , vous pour évêque !

Lorsque les acclamations eurent cessé , Augustin pour- suivit ainsi : « Il n'est pas besoin que je loue Heraclius; « j'aime sa sagesse et j'épargne sa modestie. 11 suffit que « vous le connaissiez ; quand je le demande pour succes- <t seur, je sais que vous le désirez aussi ; si je l'avais ignoré, « vos acclamations d'aujourd'hui me l'auraient prouvé. « Voilà donc ce que je veux , voilà ce que je demande à « Dieu avec d'ardentes prières malgré le froid de mes « vieux ans. Je vous exhorte, vous avertis , vous conjure « de le demander avec moi , afin que, la paix du Christ « unissant toutes nos pensées , Dieu confirme ce qu'il a « opéré en nous. Que Celui qui m'a envoyé Heraclius , le « garde, le conserve sain et sauf et sans crime , pour qu'a- « près avoir fait la joie de ma vie il me remplace après ma « mort. Vous le voyez, les notaires de l'Église recueillent « ce que nous disons , ce que vous dites : mes paroles et « vos acclamations ne tombent point à terre. Pour parler

1 Quelques éditions porteut Eradius.

256

SAINT AUGUSTIN.

« plus clairement , ce sont des actes ecclésiastiques que « nous faisons en ce moment, et par je veux confirmer « ma volonté autant qu'il est au pouvoir de riiomme. »

Alors le peuple s'écria trente-six fois : Rendons grâces à Dieu ! Louanges au Christ ! Il répéta treize fois : Christ , exaucez -nous, prolongez la vie d'Augustin! Il répéta huit fois : Vous pour père , vous pour évêque ! 11 répéta vingt fois : // est digne et juste ! Le peuple répéta cinq fois : Il a bien mérité , il est bien digne !

Augustin ayant de nouveau invité les fidèles à prier Dieu pour la confirmation de leur volonté et de la sienne , le peuple répondit par seize fois : Nous vous rendons grâces de votre choix. 11 dit douze fois : Que cela se fasse , et six fois : Vous pour père, Heraclius pour évêque. Augustin fit remarquer qu'il avait ét(^ ordonné évêque du vivant de Valère, dont il fut le coadjuteur, que cette ordination avait été contraire à un décret du concile de ]Nicée qui lui était inconnu, et que pareille chose ne devait pas se faire pour Heraclius. Le peuple répondit par ces mots treize fois répétés : Rendons grâces à Dieu ! Louanges au Christ !

Le saint vieillard rappela qu'on devait , d'après une pro- messe positive, le laisser libre cinq jours de la semaine pour faire sur les Écritures un travail dont l'avaient chargé les Pères des conciles de JNumidie et de Carthage. Un acte dont lecture fut faite et des acclamations semblaient assurer à Augustin le loisir convenu ; mais le peuple ne tarda pas à oublier sa promesse : il avait continué à ravir à l'évèque les heures du matin et de l'après-midi. Augustin suppliait donc qu'on s'adressât désormais à Heraclius. Nous vous ren- dons grâces de votre choix, ce fut la réponse du peuple vingt- six fois répétée. Augustin redit bien au peuple que ses conseils ne manqueront pas à Heraclius, et que le loisir dont il va jouir ne sera point un temps donné au repos. Avant

CHAPITRE XLVIII. 287

de demander la signature de Tacle d'élection, l'évèque en appelle de nouveau et pour la dernière fois au jugement du peuple, et des acclamations longtemps répétées reten- tissent dans la basilique de la Paix. Puis Augustin invite le peuple à redoubler de ferveur durant le saint sacri- fice qui va commencer: il lui demande de prier pour l'Église d'Hippone , pour lui Augustin et pour le prêtre Heradius \

Nous avons reproduit cette séance du 24 septembre 426 à Hippone avec tous les caractères qu'elle présente dans lacté qui fut alors dressé , et dont le texte ^ nous est par- venu. La physionomie des anciens âges de foi évangélique s'y révèle tout entière. C'est bien une séance delà répu- blique chrétienne en ces temps les rois de la terre n"a- vaient rien à voir dans le choix d'un pasteur spirituel. Combien ce spectacle dut être attendrissant et beau! Au- gustin, le profond génie, l'oracle des conciles africains, le docteur dont le monde entier révérait la pensée , se pré- sente dans cette église d'Hippone qu'il gouverne depuis trente et un ans, et, au milieu d'une très- nombreuse assemblée convoquée comme une grande famille , il parle de sa jeunesse écoulée et de ses vieux ans ! Il ne veut pas qu'après sa mort sa chère Église d'Hippone soit troublée par des querelles de succession épiscopale , et soumet à

1 Nous avons lu, dans le tome \' des Œuvres de saint Augustin (édition des Bénédictins ), un sermon du prêtre Heraclius, prononcé en présence du grand évéque d'Hippone. Ce sermon avait été comme une épreuve à laquelle le saint docteur crut devoir soumettre la capricité de celui qu'il désirait pour successeur. Il est écrit avec élégance et annonce un esprit orné. Heraclius s'étonnait d'oser parler pendant que se taisait Augustin; mais, ajoutait-il , Augustin ne se taira point si le disciple ne dit que ce qu'il aura appris du maître. Ce discours est comme un hymne de louange en l'honneur de saint Augustin. Heraclius souhaite de pouvoir mettre suffisamment à profit tout ce que lui a enseigné ce grand homme.

2 Le texte de cet acte forme la lettre CCXIII. Édit. Bénéd.

T. II. 17

288 SAINT AUGUSTIN.

l'approbation solennelle du clergé et du peuple un choix sur lequel il a longtemps médité. De bruyantes adhésions retentissent, et l'amour du peuple pour Augustin s'exprime en des acclamations touchantes. Avec quel inexprimable intérêt on entend le grand évéque solliciter de son peuple quelques loisirs pour l'intervalle qui le sépare encore de la tombe, et lui assurer que ces loisirs seront bien occupes !

Cette séance d'élection épiscopale dans la basilique d'Hippone est une frappante image des séances du sénat romain lorsqu'il nommait lui-même un empereur ; l'armée qui, à l'ère honteuse des Césars, s'était brutalement accou- tumée à donner des maîtres à l'univers romain, ayant bien voulu laisser au sénat le soin de désigner le successeur d'Aurélien, ce fut Tacite, auparavant consul, que les pères conscrits élevèrent à l'empire , dans la séance du 25 sep- tembre 275. Après que le sénat lui eut décerné l'autorité souveraine , Tacite fit remarquer aux pères conscrits qu'il était déjà au penchant de la vie et que mieux vaudrait élire un jeune chef capable de conduire les soldats et de manier le javelot. Mais ses excuses se perdirent dans les acclama- tions de l'illustre assemblée , acclamations diverses et répé- tées, constatées avec leur nombre dans les actes publics, conime dans le procès-verbal de l'élection populaire d'He- raclius , successeur d'Augustin ; le nombre de fois est mentionné pour donner plus de valeur aux actes et plus d'autorité à l'élection. 11 faut citer ici le passage de Flavius Vopiscus ' , le biographe de Tacite : « Le sénat répondit « par ces acclamations : Trajan aussi était âgé lorsqu'il « monta sur le trône (dix fois) : Adrien y parvint vieux ( dix « fois); et Antonin n était plus jeune lorsqu'il l'obtint (dix

1 Histoire auguste.

CHAPITRE XLVIII. 259

(( fois). N^avez-vous pas lu ' ; je rcco)inais les cheveux blancs « et la barbe blanche du roi des Romains? (di.v fois) : Qui « mieux qu'un vieillard sait régner? ( dix fois ). IS^ous ne vous « créons pas soldat, mais empereur (vingt fois). Vous ordon- « nerez aux soldats de combattre (trente fois). Vous avez de « l'expérience et un excellent frère (dix fois). Sévère a dit que (I c'était la tête, et non les pieds, qui commandait (trente fois). « C'est votre àme et non votre corps que nous chérissons (vingt « fois). Auguste Tacite, les dieux vous conservent. »

Il est, dit-on, trois choses qu'Augustin aurait désiré voir en ce monde : Rome dans sa gloire, Cicérou à la tribune, et saint Paul prêchant ^ Quel homme ne se serait point estimé heureux d'avoir vu de tels spectacles! mais il nous appar- tient dajouter qu'un des spectacles auxquels nous aurions aimé à assister sur la terre, c'est celui d'Augustin faisant comme son testament devant le peuple d'Hippone et pre- nant pour ainsi dire congé de ce peuple comme évéque. Nous aurions voulu voir l'amour de cette multitude chré- tienne monter vers son pasteur avec des cris et des larmes. Nous aurions voulu être témoin de l'émotion de ce grand homme lorsque , commençant à recueillir en ce monde le prix de ses travaux sublimes, il entendait sortir de la bouche du peuple ces paroles inspirées par le respect , la reconnaissance et l'enthousiasme : Longue vie à Augustin ! C'est vous, Augustin , que nous demandons pour père et pour évéque!

* Nosco crines incanaque menta

Régis Romani (Virgile, Enéide, livre VI.)

2 Nous n'avons trouvé ce trait dans aucun des ouvrages ni dans aucune des lettres de saint Augustin. Il est rapporté par Lancilot {Vie de saint Au- gustin), et aussi par Cornélius à Lapide, qui cite Juste-Lipse et Ravisius. Les versions sont différentes : dans quelques-unes , au lieu de Cicéron à la iriljune. c'est Jésus-Christ conversant avec les hommes que saint Augustin aurait voulu voir.

260 SAINT AUGUSTIN.

CHAPITRE XLIX

Les livres de la Doctrine chrétienne. 426

Qui de nous ne s'est senti plus léger, plus vivace et plus fort en respirant Fair des montagnes? Une énergie nou- velle se répandait en nous : il semblait que nous aurions pu nous envoler comme les oiseaux qui devant nous fen- daient l'espace. Ainsi l'application aux choses élevées , l'air qu'on respire au sommet des grandes questions reli- gieuses et philosophiques, fortifient l'intelligence et don- nent de l'élan à la pensée. L'étude des prodigieux travaux de saipt Augustin est comme un voyage à travers les mon- tagnes ; elle est difficile et commande d'intrépides efforts ; mais l'esprit y gagne de la puissance, et le cœur un plus ardent amour pour le bien.

Nous aurions pu parler, il y a déjà longtemps, de l'ou- vrage sur la Doctrine chrétienne, si nous avions voulu prendre ce traité tel qu'il parut peu d'années après l'épi- scopat d'Augustin ; mais c'est en 426 que cet ouvrage reçut son complément; le docteur en était resté au viugt- cin- quième chapitre du troisième livre ; jetant un dernier re- gard sur l'œuvre et la trouvant imparfaite, il acheva le troisième livre et en ajouta un quatrième. Dans la Revue de ses livres ', il se reproche d'avoir avancé comme une chose positive que Jésus, fils de Syrach, fut l'auteur de la Sagesse de Salomon, et se reproche aussi une faute de mémoire dans le vingt-huitième chapitre du deuxième livre de la Doctrine chrétienne, en citant saint Ambroise. « Les trois premiers

1 Liv. H, chap. iv.

CHAPITRE XLIX. 261

« livres, dit Augustin ', servent à l'intelligence des Écri- « tures, et le quatrième apprend à mettre au jour les véri- « tes divines qu'on aura comprises. »

Dans le prologue de la Doctrine chrétienne , révoque d'Hippone dit à ceux qui ne comprendraient point l'utilité de ses instructions, que ce ne serait pas sa faute si, voulant voir la lune à son croissant ou h son décours , ils n'avaient pas même les ycu.v assez bons pour découvrir son doigt levé vers l'astre rayonnant au ciel. Quant à ceux qui , à l'aide même de ces préceptes , ne pourraient percer les obscurités (le l'Écriture , Augustin leur fait entendre que la force de leurs regards n'irait qu'à reconnaître son doigt étendu pour leur montrer les astres, et non pas à découvrir les astres mêmes.

Un passage du prologue nous fait voir à quelle hauteur morale l'homme était placé dans la pensée d'Augustin. « Toutes choses , dit-il , pouvaient se faire par le ministère « d'un ange; mais la condition humaine serait vile si Dieu « paraissait ne pas vouloir communiquer sa parole aux « hommes par le ministère des hommes. Comment ce mot (I serait-il vrai : Le temple de Dieu est saint , et c'est vous qui « êtes ce temple, si Dieu ne rendait pas ses oracles du « temple humain , et s'il voulait tirer du ciel et faire re- (( tentir au moyen des anges tout ce qui doit être enseigné « aux hommes? Et puis cette charité qui lie les hommes « les uns aux autres par le nœud de l'unité ne saurait plus « comment mêler et fondre les âmes entre elles si les (( hommes n'avaient rien à apprendre aux hommes. » Le prologue nous dit aussi que de quelque intelligence que parte un conseil de vérité, on doit l'attribuer à Dieu seul, (jui est la vérité immuable : personne ne possède rien en propre , si ce n'est le mensonge.

1 Revue, \i\'. ll,chap. iv.

262 SAINT AUGUSTIN.

En établissant des règles pour aider à l'intelligence des livres saints, le grand docteur ne prétend pas qu'on arrive à la compréhension de chaque chose de l'Écriture, et lui- même n'a pas l'ambition d'y atteindre; il a déclaré plus d'une fois qu'il restera toujours beaucoup à apprendre dans ce champ infini. De même que cinq pains suffirent aux apôtres pour rassasier des milliers d'hommes affamés, ainsi Augustin espère que les dons de Dieu croîtront en lui à mesure qu'il traitera ces difficiles matières : il es- père qu'une merveilleuse abondance viendra au secours de son zèle.

La distinction que fait le grand docteur entre les choses dont il faut jouir et celles dont il faut user donne lieu au développement d'idées morales plus d'une fois reproduites dans ses ouvrages. Il s'agit d'aspirer au bien impérissable dans cette vie mortelle nous vovageons éloignés de Dieu, et d'user de ce monde comme d'un moyen de nous élever aux grandeurs invisibles du Créateur. Avec ces dis- positions , on ouvre utilement les Livres divins. Après avoir traité des choses dans son premier livre, l'évèque traite des signes dans le second. La parole est le premier des signes ; l'invention des lettres lui a donné de la fixité et de la durée. Les Livres saints , écrits d abord dans une seule langue, l'hébreu, ont fait le tour de l'univers à l'aide des versions en langues différentes. L'obscurité des divines Écritures dompte l'orgueil par le travail, écarte de l'intel- ligence le dégoût : l'intelligence s'attache peu à ce qu'elle découvre sans peine. Sept degrés, selon notre docteur, mènent à la sagesse renfermée dans les Livres saints : la crainte de Dieu, la piété, la science, la force, le conseil et la pureté du cœur. La liste qu'Augustin nous donne des livres canoniques est tout à fait conforme à ce qne l'Kglise nous présente anjonnrhni. Le docteur recommande forte-

CHAPITRE XLIX. 263

ment rétiide de Ihébreii et du grec, pour être à même de icmonter aux sources et de comparer les diverses interpré- tations. 11 veut qu'on préfère Fltalique ou Fancienne Yul- £;atc aux autres versions latines; parmi les versions grec- ques, celle des Septante lui paraît mériter une supérieure et incontestable autorité. Il regarde comme d'une haute utilité l'étude des cieux ', des plantes, des pierres pré- cieuses, des animaux, parce que les comparaisons sont une des formes les plus fréquentes du style des écrivains sa- crés. Augustin n'oublie pas l'étude de la géographie bi- blique , de la musique et des anciens instruments de rOrient , des différents arts , et surtout les connaissances historiques ■. Si les livres des philosophes et principale- ment des platoniciens nous présentent des vérités con- formes à nos vérités religieuses, nous ne devons pas les rejeter, mais les leur ravir comme à des usurpateurs et les faire passer à notre usage. C'est ainsi que les Hébreux , en quittant l'Egypte, enlevèrent aux Égyptiens des vases d'or et d'argent , des vêtements de prix , pour les employer à des usages saints. Ces vérités, ces trésors de la divine Pro- vidence , sont répandus partout comme les métaux au sein de la terre : nous pouvons nous en saisir partout nous les rencontrons. Moïse ne s'était -il pas instruit de la sa- gesse des Égyptiens avant d'être illuminé des splendeurs du Sinai?Cyprien, Lactance , Victorin, Optât, Hilaire, ne

1 Saint Augustin parle contre les astrologues, qu'il suppose secrètement liés avec les démons. Il condamne aussi la divination à. l'aide de l'invoca- tion, de l'image des morts et de la ventriloquie, quoique l'image de Samuel ait prophétisé la vérité au roi David, et qu'une femme ventriloque, dans les Actes des Apôtres, ait rendu un témoignage véritable aux apôtres du Sei- gneur.

2 C'est ici (liv. II, ch. xxviii, rfe /a Doc/n'ne c/ire7ze?2«e) que saint Augus- tin avanc^inexactement , en citant saint Ambroise , que Platon avait pu rencontrer Jérémie en Egypte. L'évèque d'Hippone a rectifié lui-même cette erreur dans le cliap. xi du Ville Uyre de la Cité de Dieu.

264 SAINT AUGUSTIN.

se chargèrent- ils pas de riches vêtements et de vases d'or en sortant de VÊgijpte? Mais quoiqu'on sorte de l'Egypte avec des trésors , il faut célébrer la pâque pour être sauvé : or, Jésus -Christ est TAgneau pascal immolé pour tous. Daus l'étude des Livres saints , songeons bien que la lettre tue et que Yesprit vivifie; les signes ne sont pas les choses; le christianisme a substitué les vérités aux figures ; il y aurait uue sorte de servitude à rester sous le joug de la lettre ou des signes. l'Évangile nous a fait passer de l'esclavage de la chair a la liberté de l'esprit.

Le troisième livre de la Doctrine chrétienne renferme d'utiles règles pour bien apprécier la morale des Livres saints.

Dans le quatrième livre . qui marque comment on doit enseigner les vérités divines , l'auteur nous avertit d'abord qu'il ne donnera point des préceptes d'éloquence, ainsi qu'il en avait donné autrefois à Carthage ou à Milan ; c'est ailleurs qu'il faudra les chercher : il ne pense pas que les docteurs de la vérité doivent négliger la rhétorique. Augus- tin observe du reste que les enseignements dans l'art de la parole mènent à peu de chose : ceux qui s'expriment avec le plus d'aisance et d'éclat ne songent pas le moins du monde à accomplir les préceptes de la rhétorique Quand nous lisons les discours des grands orateurs, nous trouvons qu'ils n'ont manqué à aucune des règles de l'art. Ces ora- teurs accomplissent tous les préceptes, parce qu'ils sont éloquents ; mais ils ne s'élèvent pas à .l'éloquence à l'aide des préceptes.

Lorsque quelqu'un parle avec éloquence , on croit aisé- ment qu'il parle avec vérité. Cette remarque d'Augustin nous fait comprendre toute l'importance qu'il attachait au bien dire; il ne \eut pas que l'orateur chrétien renonce à une aussi puissante ressource. Celui qui nest pas riche de

CHAPITRE XLIX. 2fi5

son propre fonds doit emprunter les paroles de tcu\ qui î-ont grands; le prêtre chrétien dépourvu d'éloquence na- turelle doit recourir au\ écrivains t-acrés. Tout devient fi;rand dans la bouche de l'homme chargé d'annoncer les choses du salut éternel. Quand on ne peut plaire par ses discours, on doit plaire par ses raisons, et pour cela s'ef- forcer de parler sagement; s'il v a du plaisir à entendre les orateurs, il \ a du profit à entendre les sages. Aussi l'Ecri- ture ne dit pas la multitude des éloquents , mais la multi- tude des sages est la santé de l'uni \ ers '. L'heureuse mer- veille , c'est la réunion de la sagesse et de l'éloquence. L'Eglise en a offert des exemples nombreux

Tl n'y a pas d'éloquence sans convenance et sans propor- tion avec l'orateur lui-même. Ces hommes divins (les écri- vains sacrés], si dignes d'une souveraine autorité, ont une éloquence qui leur est propre. Plus elle semble rampante, plus elle s'élève, non point par l'enflure mais par la .soli- dité. « Si j'en avais le loisir, dit Augustin , je montrerais « dans les livres sacrés de ceux que la Providence nous a « donnés pour nous instruire et nous faire passer de ce « siècle corrompu au siècle bienheureux, je montrerais « toutes les qualités et tous les ornements d'éloqueuce dont « se glorifient les hommes qui préfèrent l'enflure de leur langage à la majesté de nos auteurs inspirés. Riais ce qui « me charme dans ces grands hommes , ce n'est pas ce « qu'ils ont de commun avec les orateurs et les poètes « païens. Ce que j'admire, ce qui m'étonne, c'est qu'ils « usent de notre éloquence de manière à lui donner place " et à ne pas s'en servir comme d'une parure... Telle est « l'expression des écrivains sacrés , que les paroles ne « semblent jioint cherchées, mais comme placées d'elles-

1 Sag., VI, 26.

266 SAINT AUGUSTIN.

« mêmes pour la signification des choses : vous diriez que « lorsque la sagesse sort de sa demeure , qui est le cœur du « sage , l'éloquence la suit sans être appelée , comme une « esclave dont elle ne se sépare jamais. » Ces dernières lignes sont admirables, et rien de plus ingénieux, de plus vrai na été dit sur le langage de nos auteurs sacrés.

Dans les belles Épîtres de saint Paul , Téloquence n'ap- paraît que comme une compagne de la sagesse; celle-ci marche la première, l'autre la suit. Augustin cite principa- lement la deuxième Épître aux Corinthiens.

11 craindrait qu'on n'enlevât aux écrivains hébreux quelque chose de leur gravité, si, dans les versions, on cherchait à donner à leur discours plus de cadence et de nombre. La connaissance de l'harmonie n'a pas manqué aux prophètes ; saint Jérôme a cité des vers de quelques-uns des Voyants d'Israël. Mais si lui , Augustin , autant que la sobriété le permet , ne néglige pas la cadence à la fin des périodes , il aime à la trouver rarement dans les oracles du divin Esprit.

L'évéque d'Hippone insiste sur la vie de Forateur chré- tien comme sur l'indispensable condition sans laquelle sa parole est vaine : il faut que l'orateur évangélique soit lui- même sa plus grande autorité. Rien de ce qu'il annonce ne lui appartient s'il parle bien et s'il vit mal.

Le dernier chapitre est un acte d'humilité d'Augustin , qui confesse son indigence et n'a jamais pensé à se donner pour modèle; il a voulu seulement montrer, selon son pouvoir , ce que doit être celui qui , dans la doctrine chrétienne, s'applique à être utile à lui-même et aux autres.

L'ouvrage sur la Doctrine chrèliennc , un des meilleurs de levcque d Hippone, serait digne de devenir le manuel du

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I

CHAPITRE L. 267

prêtre '. Fënelon l'a plus d'une fois cité dans ses Dialogues sur l'éloquence.

CHAPITRE L

La Cité de Dieu. 426

Nous arrivons à l'œuvre la plus importante d'Augustin au double point de vue de l'histoire et de la philosophie , à cette œuvre que Charlemagne ^ se faisait lire , que beau- coup de gens connaissent, mais que la plupart ont jugée à travers le voile des traductions : on ne rencontre pas en grand nombre aujourd'hui les personnes qui lisent un travail en langue latine, composé de vingt -deux livres! Dans un chapitre précédent , on a vu 3Iacedonius , vicaire d'Afrique, se répandre en louanges à l'occasion des trois premiers livres de la Cité de Dieu, dont la science éloquente le ravissait. jNous devons prononcer ici le nom de Marcel- lin, à qui les deux premiers livres sont adressés ; Marccllin et Volusien avaient reçu en 412 des lettres d'où naquit cette magnifique protestation contre les accusations païen- nes. C'est très- probablement aux encouragements et aux instances de Marcellin que le monde est redevable d'un des ouvrages qui honorent le plus le génie humain. Quel que soit l'intérêt des grandes controverses chrétiennes, elles

' Nous connaissons deux traductions de la Doctrine chrétienne, l'une publiée en 1636, l'autre publiée en 1701. Le dix-septième siècle, auquel nous devons la version de beaucoup d'écrits de l'antiquité chrétienne , paraphra- sait, mais ne traduis lit pas. Nous exceptons Bossuet, qui est toujours admi- rable lorsqu'il lui arrive de traduire.

2 Charles V' récompensa richement l'auteur d'une traduction de la Cité de Dieu qui lui était dédiée.

268 SAINT AUGUSTIN.

subjuguent et remuent moins vivement l'intelligence quand les temps , les personnages et les hérésies ne sont plus que dans l'histoire , et que l'émotion des peuples a cessé de ré- pondre à ces vigoureuses luttes ; mais ce qui est histoire et philosophie a l'éternel privilège de captiver la pensée de l'homme, et la Cité de Dieu nous apparaît aujourd'hui encore avec d'admirables conditions d'intérêt. Augustin y déploie une grave éloquence , à laquelle la profondeur des idées , l'imagination et la fine raillerie prêtent une con- stante variété; le savoir historique est considérable; le génie de l'évéque d'Hippone s'y maintient à sa hauteur durant une course d'aussi longue haleine. Eu étudiant la Cilé de Dieu, on pourrait appliquer à Augustin ce que Terentianus disait de Varron, l'auteur des Antiquités ro- maines : u II a tant lu , qu'on s'étonne qu'il ait eu le loisir d'écrire. »

La composition de la Cilé de Dieu, traversée par les grands combats contre le pélagianisme , et par tous les laborieux devoirs d'une position comme celle d'Augustin , dura treize ans (de 413 à 426). Dans la vie de cet illustre docteur, vie de lutte continuelle, il fallait aller au plus pressé., s'élancer à la brèche à chaque apparition de l'hé- résie; et nous pouvons dire que la Cilé de Dieu, comme quelques autres écrits , fut le fruit des loisirs de ce grand homme. Kous allons exprimer la substance de ce bel ou- vrage, et ne pas oublier les idées ac:;umulées derrière nous, qui nous interdisent les répétitions.

On sait quelle fut l'inspiration première de la Cité de Dieu. Les imaginations frémissaient de la chute de Kome. en 4 10; les païens s'en allaient répétant que si les dieux étaient restés debout, Rome ne serait pas tombée : le chri- stianisme était livré aux calomnies des vaincus. Augustin prit la parole au milieu de la stupeur de l'univers et des

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CHAPITRE L. 269

outrageants murmures des polythéistes. Les cinq pre- miers livres de la Cité de Dieu sont le plus rude coup qui ait jamais été porté aux institutions et aux croyances païennes.

En réponse aux plaintes et aux calomnies du paganisme, révoque d'Hippone rappelle la série de guerres les dieux ont été vaincus. Les dieux et les déesses ne gardaient pas, mais ils étaient gardés. Les divinités d'Ilion n'empê- chèrent pas la chute de Priam. De plus , dans les guerres anciennes, les vainqueurs manquaient rarement de piller les temples, et même d'égorger ceux qui cherchaient un asile au pied des autels. Or, dans le sac de Eome, les basi- liques chrétiennes ont été d'inviolables asiles : les barbares ont épargné les chrétiens et les païens eux-mêmes, par res- pect pour Jésus -Christ. Si des gens de bien ont été enve- loppés dans le sort des méchants , c'est qu'il y a des im- perfections , des fautes qui doivent s'expier par des peines sensibles. Si tous les crimes étaient punis dans ce monde , à quoi servirait la vie future? Si aucun crime n'était puni en ce monde , n'aurait-on pas quelque droit de nier la Pro- vidence? Dhonnétes familles ont perdu leurs richesses au milieu des désastres des bords du Tibre; mais est-ce un grand mal de perdre des trésors qui corrompent le cœur et rejettent l'homme en de funestes tentations ? Nous n'ap- portons rien sur la terre et nous n'emportons rien quand nous la quittons.

Une foule de chrétiens ont été massacrés dans les scènes de la victoire : mais est-il mort quelqu'un qui ne dût mou- rir un jour? La fin de la vie égale la plus longue vie à la plus courte. Il n'y a point de mauvaise mort lorsqu'une bonne vie la précédée. Les chrétiens savent bien que le trépas du pauvre de l'Évangile au milieu des chiens qui léchaient ses plaies est meilleur que le trépas du mauvais

2^0 âAlNT AUGUSTIN.

riche dans la pourpre et le lin. On répète que beaucoup de fidèles n'ont pas reçu la sépulture , et que tant de corps qui devaient ressusciter un jour ont disparu de la manière la plus soudaine et la plus tragique. 3Iais quelqu'un a-t-il pu enlever ces corps d'entre le ciel et la terre? L'évéqued'Hip- pone dit ici sur la sépulture ce que nous avons reproduit dans notre analyse du livre du Soin pour les morts, et qui se trouve tiré de la Cité de Dieu. Puis il ajoute que des armées, même païennes , mourant pour leur patrie, ne se sont point inquiétées de savoir de quelles bètes elles deviendraient la pâture. Le poëte a dit : Le ciel couvre celui qui n'a pas de tombeau '. On parle de beaucoup de chrétiens emmenés en captivité : c'est un grand malheur si on a pu les emmener quelque part ils n'aient pu trouver Dieu. Des chrétiens captifs ne sont pas un motif d'accusation contre le christia- nisme : est-ce que les païens ont cessé de vénérer leurs dieux après la mort héroïque de Regulus , demeuré fidèle aux dieux et à son serment?

Les païens prodiguaient l'injure aux vierges chrétiennes, qui avaient été contraintes de subir la brutalité des vain- queurs de Rome. Ils auraient voulu qu'elles n'eussent pas survécu à leur aiîront , et redoublaient d'admiration pour Lucrèce. Considérant alors la mort de Ihéroïne romaine d'après des pensées purement chrétiennes, Augustin s'e- tonne des grandes louanges accordées au suicide de l'é- pouse de Gollatin. Il établit que sans le consentement de la volonté il n'y a pas de souillure possilde ; que dans ce cas l'àrae garde sa pureté entière au milieu des violences exercées sur le corps , et s'écrie : « Si Lucrèce a été com- « plice de l'adultère, pourquoi toutes ces louanges? Si elle « est restée pure , pourquoi sa mort ^ ? »

> Cœlo tegilurqui non liabet urnam. Lccain, liv. Vil, Pharsale. 2 Liv. I, chap. xix.

CHAPITRE L. m

L*évêque d'Hippone comprend les motifs qui poussèrent la victime du flls de Tarquin à une résolution aussi ter- rible; puisque Lucrèce était demeurée innocente, ce ne fut pas l'amour de la pureté , mais la faiblesse de la pudeur ' , qui l'entraîna au trépas; elle craignit de passer pour com- plice si elle continuait à vivre après l'attentat ; ne pouvant montrer aux hommes sa conscience, elle voulut la mettre sous leurs yeux par son trépas; Lucrèce produisit un irré- cusable témoin de sa pureté, et ce témoin , ce fut sa mort! Il se rencontra des vierges chrétiennes qui se tuèrent aux approches du péril qui menaçait leur vertu , et le docteur d'Hippone demande quel est le sentiment humain qui refuserait de leur pardonner.

Quant aux vierges chrétiennes qui , restées pures après la violence , ont continué à vivre , il faudrait être insensé , dit Augustin, pour leur en faire un crime; le témoignage de la conscience a suffi à la gloire de leur chasteté ; pures devant Dieu , elles n'ont cherché rien de plus , et , pour éviter l'outrage du soupçon des hommes, elles n'ont pas transgressé la loi divine qui nous interdit de nous arra- cher la vie.

Bayle s'est mis en colère contre saint Augustin au sujet de son appréciation du trépas de LuciTce; il eût mieux fait de s'attacher à comprendre toute la pensée de lévéque d'Hippone, et à quelle occasion le grand docteur parlait ainsi. Il s'agissait de justifier les vierges chrétiennes qui avaient survécu à leur affront et de les venger des outrages païens: que fit Augustin? 11 prouva que le glorieux témoi- gnage de la conscience aurait pu suffire à l'épouse de Col- latin.

L'évêque d'Hippone nous dit qu'aucun passage des Livres

1 Non est pudicitiîe caritas, sed pudoris iafirmitas. Liv. I , chap. xix.

272 SAINT AUGUSTIN.

saints ne donne à un chrétien le droit de disposer de ses jours, dans quelque situation il puisse se trouver placé. 11 i>ense qu'il y a faiblesse d'àme à ne pas pouvoir suppor- ter les maux de la vie ou les injustices de l'opinion. Platon lui-même n'approuva point Cleombrotus , qui, après avoir lu son livre sur l'immortalité de l'àme, se précipita du haut d'une muraille pour passer à une vie qu'il espérait être meilleure. Lorsque Caton méditait son suicide à Utique, ses amis cherchèrent à l'en détourner comme d'un acte de faiblesse ; et s'il croyait honteux pour lui de sur- vivre au triomphe de César, pourquoi ne força- 1- il point son (ils à mourir avec lui? Pourquoi lui prescrivit- il de tout espérer de la bienveillance du vainqueur?

Tandis que les peuples d'Orient pleuraient la ruine de Rome et que les cités les plus éloignées en faisaient un deuil public, les Romains échappés aux calamités de la guerre cherchaient les théâtres et s'y précipitaient avec ivresse. Les Romains réfugiés à Carthage couraient avec délire après les joies du théâtre. Ce trait fait juger de l'état des mœurs et des caractères des païens à cette époque. Scipion INasica, le plus grand homme de bien de son temps, ne voulait pas le renversement de Carthage, afin que les Romains eussent un ennemi à craindre et que le relâche- ment et les vices ne vinssent point les saisir. Quand les soldats d'Alaric prirent Rome, les Romains, écrasés, devin- rent misérables sans devenir meilleurs. Avant sa chute, Rome, pleine de vices, était plus laide et plus difforme qu'elle ne l'a été dans sa ruine; car dans cette ruine il n'y a que des pierres et du bois qui soient tombés I

Le plus méchant homme du monde n'aurait pas voulu avoir pour sa mère celle que les Romains appelaient la mère des dieux.

J.es dieux n'ont jamais rien fait pour rendre les peuples

CHAPITRE L. 273

meilleurs. Si les Romains avaient pu recevoir de leurs dieux des lois pour bien vivre, ils n'auraient pas envoyé demander aux Athéniens les lois de Selon quelques années a[)Pès la fondation de Rome.

Voulant expliquer les maux des chrétiens au temps des barbares, Augustin dit que Jésus - Christ retire peu à peu sa famille du monde, qui semble s'affaisser sous le poids de tant de misères, pour établir une cité éternelle, dont la gloire n'est pas fondée sur les vaines louanges du monde comme la gloire de Rome, mais sur le jugement même de la vérité. L'évêque d'Hippone invite l'illustre race des Re- gulus , des Scévoîa , des Scipion , des Fabricius , à entrer dans la patrie chrétienne, à gagner l'empire du ciel après avoir perdu l'empire de la terre.

Dans un vigoureux tableau de l'histoire romaine, passant en revue les violences, les égorgements, les lleaux, les guerres civiles, les atrocités de toute nature qui remplissent les annales du peuple -roi, Augustin montre que les dieux n'ont jamais rien fait pour délivrer les Romains aux jours du péril : il en conclut qu'il est absurde d'imputer les nou- veaux malheurs de l'empire au christianisme et à l'abolition du culte des dieux. Le docteur africain énumère les divi- nités romaines avec leurs caractères, leur destination, leur ministère particulier ; il fait voir que l'agrandissement et la durée de l'empire n'ont été l'œuvre d'aucune de ces divi- nités, ni l'œuvre de je ne sais quel destin qui n'existe pas. La fortune ou le hasard n'a pas fait l'empire romain. C'est la Providence de Dieu qui établit les royaumes de la terre, qui les distribue aux bons comme aux méchants. Les royau- mes sont gouvernés par la Providence de Dieu. Celui qui est le Créateur de toutes les intelligences et de tous les corps, qui est la source de toute félicité, qui a fait l'hoinmc un animal raisonnable composé d'une àme et d'un corps,

T. II. 18

274 SAINT AUGUSTIN.

qui a donné aux bons et aux méchants l'être avec les pierres, la vie végétative avec les arbres , la vie sensitive avec les bêtes, la vie intellectuelle avec les anges seuls; le Dieu d'où procèdent toute forme, toute beauté , tout ordre; le Dieu qui est le principe de la mesure, du nombre et du poids, et par lequel existe toute chose dans la nature ; Celui d'où dérivent les semences des formes, les formes des se- mences , et leurs mutuels mouvements ; qui a créé la chair et lui a donné sa beauté , sa vigueur, sa fécondité , la sou- plesse des membres et leur proportion ; Celui qui a doué de mémoire , de sens et de désirs l'àme même des bêtes et ajouté à l'àme humaine l'esprit, l'entendement, la volonté; Celui qui n'a pas laissé non - seulement le ciel et la terre, l'ange et l'homme , mais encore les entrailles du plus petit et du plus vil animal , la plume de l'oiseau , la fleur de la moindre herbe, la feuille d'un arbre, sans la convenance et l'harmonie des parties , n'a pas pu laisser les royaumes et les empires de la terre hors des lois de sa Providence !

Voyons donc pourquoi le vrai Dieu, qui tient en sa main tous les royaumes , a daigné assister l'empire romain pour l'élever à un si haut point de grandeur.

La puissance de Rome a été la récompense des vertus morales des anciens Romains, hdjorieux, désintéressés, tempérants , dévoués exclusivement à la gloire de l'État. « Je vous dis en vérité qu'ils ont reçu leur récompense'. » Puisque Dieu ne devait pas accorder aux anciens Romains la vie éternelle, il était juste qu'il leur donnât toute la splendeur des royaumes périssa])les. Les Romains, par leurs vertus , étaient dignes de la gloire humaine et passa- gère. Les victoires ne les ont rendus ni meilleurs, ni plus sages, ni plus heureux que les nations dont ils avaient

1 S. Matth., VI.

CHAPITRE L. 275

triomphé. Si les chrétiens veulent s'assurer les félicités fu- tures, qu'ils fassent pour obtenir le ciel tout ce qu'ont fait les Romains pour conquérir la terre ; et toutefois on ne leur en demande pas tant. Mais l'abnégation, les sacrifices, les travaux des anciens Romains sont une grande leçon pour les chrétiens qui aspirent à l'empire éternel. De même que Dieu fait luire son soleil sur les bons et les méchants et laisse tomber la pluie sur les justes et les injustes, ainsi il leur donne indifféremment les royaumes d'ici- bas ; mais le royaume d'eu haut , il ne le donne qu'aux bons.

Parmi les païens auxquels répondait l'évêque d'Hippone, un bon nombre convenaient qu'avant le christianisme les annales romaines présentaient des désastres et que les di- vinités adorées n'avaient point écarté le malheur. Mais ceux-là soutenaient qu'il fallait offrir un culte aux dieux pour nous les rendre favorables dans la vie future. Augustin renverse leurs assertions dans les livres VI, VII, VIII , IX et X de la Cité de Dieu. Il démontre l'impuissance des dieux à conduire les hommes à la vie éternelle, c'est-à-dire à la fé- licité sans fin ; il se livre à un examen critique des diverses théologies païennes telles que Varron les avait exposées , et apprécie les philosophies anciennes et particulièrement les doctrines des platoniciens. Augustin témoigne une grande admiration pour Platon, qui, dit -il, eût bien mieux mérité d'être appelé dieu que cette multitude d'hommes morts ou de démons divinisés par l'ignorance ou les passions. Il rappelle que, pour expliquer l'étonnante conformité de certains points de la doctrine de Platon avec le christianisme , on avait fait ce philosophe et Jérémie contemporains l'un de l'autre , ajoutant qu'ils avaient pu se rencontrer et converser ensemble en Egypte ; la suppu- tation des temps lui a montré que Platon fut postérieur

276 SAINT AUGUSTIN.

d'un siècle à Jérémie , et , de plus , qu'il ne put pas avoir connaissance des saintes Écritures, parce que la version grecque eut lieu soixante ans seulement après la mort de Platon. Augustin conjecture que des entretiens avec quel- ques Juifs en Egypte purent initier Platon dans certaines vérités dont la tradition hébraïque était l'unique déposi- taire \ Cette division platonicienne : les dieux dans le ciel, les démons dans Fair, les hommes sur la terre , doune lieu à une dissertation sur les démons. Le livre d'Apulée, inti- tulé le Dieu de Sacrale, mais qui au fond traite du démonde Socrate, est l'objet de réflexions critiques et philosophi- ques. Toutes les doctrines étaient familières au graiid doc- teur d'Hippone ; il n'est aucun point de philosophie sur lequel ne s'exerce la rectitude de son jugement : Augustin domine l'ancien monde de toute la supériorité de la révéla- tion chrétienne.

Il est inadmissible (nous résumons les pensées d'Augus- tin ), il est inadmissible que les démons puissent être mé- diateurs entre Dieu et les hommes. 11 n'y avait de média- teur possible que Dieu lui-même, se résignant à revêtir la nature humaine pour descendre jusqu'à nous et nous élever ensuite jusqu'à lui. Le Verbe éternel, auteur de toutes choses, est devenu, comme homme, notre médiateur ; en prenant notre infirmité, il s'abaissait au-dessous des anges; mais il demeurait , dans sa nature divine, l'Être infini, in- corruptible, immuable. Les platoniciens avaient dit que les dieux ne se mêlaient point aux hommes pour ne pas se souiller de leur présence , et que leur marque la plus glo- rieuse c'était de n'avoir entretenu aucun commerce avec les mortels. Mais les rayons du soleil et de la lune touchent la terre, et la pureté de leur lumière n'en reçoit aucune at-

1 Cité de Dieu, Viv. \ m, chn\> tf.

CHAPITRE L. 277

teinte. Apulée et les platoniciens nous apparaissent sur ce point en contradiction avec les enseignements éminemment spiritualistes de l'école de Platon. Que deviendrait, d'après leurs idées, cette belle parole de Plotin : « Il faut fuir vers « la radieuse patrie Ton trouve le Père de l'univers et (( avec lui toutes choses, et, pour y fuir, il faut devenir « semblable à Dieu. »

Les anges ou démons qui sont les dieux de Platon, placés au-dessous du Dieu créateur et moteur universel , ne peu- vent rien pour mener les hommes à la félicité infinie. Il est déraisonnable et impie de les adorer comme des dieux ; Platon s'est trompé sur leur nature quand il a réclamé un culte pour eux. Quelle félicité pourrait être apportée aux hommes parles démons, eux qui sont d'immortels condam- nes , des bannis de la céleste patrie ! L'adoration des hom- mes doit monter vers Dieu seul. Toutefois ne croyez pas que Dieu ait besoin des sacrifices qu'on lui offre; il n'a besoin ni de nos offrandes ni de notre justice : tout ce culte n'est utile qu'à l'homme qui le rend. Revient- il quelque chose à la source d'eau de ce qu'on en boit, ou ausoleil de ce qu'on le regarde?

Selon les remarques de Vcvêque d'Hippone , démon vient d'un mot grec qui signifie science. U y a dans cette étjmo- logie quelque chose d'effrayant pour l'esprit de l'homme. La science toute seule serait donc un mal. Donnons à la science humaine un but moral et sublime, et regardons-la comme un moyen de montei' à Dieu.

Augustin , comme d'autres Pères de l'Église , a cru re- connaître dans Platon , interprète admirable des tradi- tions les plus antiques , quelques traces du Dieu en trois personnes; les études philosophiques les plus récentes, les plus sérieuses, les plus profondes nous laissent voir que rien n'est plus incertain que la trinitc de Platon. Au temps

278 SAINT AUGUSTIN.

d'Augustin , les platoniciens étaient encore nombreux ; ils reculaient devant le mystère du Verbe incarné, médiateur entre Dieu et les hommes. L'évêque d'Hippone trouve la nécessité de la grâce établie dans les écrits de Platon lui- même. « On ne saurait, disait le philosophe, atteindre à la « perfection delà sagesse ici -bas; mais la Providence de « Dieu et sa grâce peuvent suppléer à ce qui manque à « notre vie intellectuelle. » Augustin , combattant les doc- trines de Porphyre , montre le peu qu'auraient eu à faire les philosophes de son école pour arriver à la vérité ré- vélée.

Le saint vieillard Simplicien, successeur de saint Am- broise sur le siège épiscopal de Milan , disait à Augustin qu'il avait connu un platonicien plein d'admiration pour le début de l'Évangile de saint Jean : « Au commencement « était le Verbe, etc. » Ce platonicien eût voulu que le dé- but évangélique fût écrit en lettres d'or sur les endroits les plus émiuents des églises. Une des raisons pour les- quelles les platoniciens refusaient d'entrer dans le chri- stianisme , c'est que le christianisme renfermait beaucoup de choses dont leur maître n'avait rien dit; ils n'admet- taient pas le mystère du Verbe incarné , parce qu'ils no le rencontraient point dans les enseignements de Platon ; mais l'évcque d'Hippone leur fait observer que les philo- sophes de cette école n'ont pas toujours donné l'exemple d'un scrupuleux respect pour les idées du maître : il cite Porphyre , qui avait changé bien des points importants dans la doctrine de Platon.

Les dix jiremiers livres de la Cité de Dieu atteignent toutes les opinions, toutes les pensées, tous les efforts con- traires à la cité céleste, c'est-à-dire à la vérité , à l'ordre éternel, à Dieu; les livres suivants sont consacrés à l'ori- gine, au développement et aux fins dernières des deux

CHAPITRt: L. 279

cités du ciel et de la terre. Nous continuerons à nous en tenir aux idées générales, aux traits saillants, aux aperçus qui se détachent.

L'évèque d'Hippone établit qu'on ne peut arriver à la connaissance de Dieu sans Jésus -Christ , que la foi chré- tienne conduit l'homme à Dieu par l'Homme-Dieu , et qu'il fallait un être à la fois Dieu et homme pour nous mener infailliblement au but auquel nous aspirons : on va à Jésus- Christ parce qu'il est Dieu, on va par Jésus -Christ parce qu'il est homme.

De tous les êtres visibles , le plus ^rand c'est le monde , comme de tous les invisibles , le plus grand c'est Dieu. Mais nous voyons le monde et nous croyons en Dieu.

La triple division de la philosophie est une image de la Trinité ; on l'a divisée d'un commun accord en physique , logique et morale. Un reflet de la Trinité divine se montre aussi dans la nature , la doctrine et l'usage, trois choses qui concourent aux œuvres humaines. Par la nature , le génie ; par la doctrine, l'art ou la science; l'usage s'explique de lui-même. Augustin reproduit l'idée déjà exprimée de di- verses manières dans le traité de la Trinité, savoir, que chaque homme est une image de la Trinité mystérieuse : il est , il connaît son existence et il l'aime.

Pourquoi l'homme a-t-il été créé si tard? demande-t-on quelquefois. Il ny a ni tôt ni tard en comparaison de l'é- ternité divine; le monde n'aurait pas été créé plus tôt, quand on le supposerait plus ancien de plusieurs millions d'années. Quelques philosophes avaient enseigné le retour des mêmes hommes dans la suite des temps : « Les impies « vont en tournant, » dit lePsalmiste, non qu'ils doivent repasser par les cercles sortis de l'imagination des philo- sophes , mais parce qu'ils tournoient dans un labyrinthe

280 SAINT AUGUSTIN.

d'erreurs'. Augustin convient qu'il n'est pas aisé de com- prendre que Dieu ait toujours été et qu'il ait voulu créer rhomme dans le temps , sans changer de dessein ni de vo- lonté. Pour que les lecteurs de son ouvrage apprennent à s'abstenir des questions dangereuses , il ne décide rien sur la manière dont Dieu a pu toujours être Seigneur sans avoir toujours eu des créatures. Les philosophes , mesurant leur esprit borné à l'esprit infini , se trompent sur les ouvrages de Dieu ; ne se comparant qu'à eux-mêmes, dit FApôtre , ils ne s'entendent pas. Le docteur d'Hippone ajoute ici des considérations élevées sur le repos et le travail de Dieu, qui ne sont qu'une seule et même chose.

Dans le dixième chapitre du treizième livre, l'évêque dHippone considère la vie comme une course vers la mort, dans laquelle il n"est permis à personne de s'arrêter ou de marcher moins vite : tous y cheminent avec une même vi- tesse. Cette pensée est le germe évident du beau passage de Bossuet, qui est dans la mémoire de chacun : « La vie « est un chemin , etc. »

Augustin fait sur la mort et le temps quelques réflexions un peu subtiles peut-être , mais qui au fond sont vraies : on ne peut pas dire d'un homme (lu'il est dans la mort ou qu'il est mort; avant de rendre le dernier soupir, il est vivant; et quand il a cessé de vivre , il est après la mort. Ainsi le moment présent n'existe pas ^ ; le passé seul existerait , si toutefois ces deux mots n'impliquaient pas contradiction, car le passé c'est le temps qui n'est pins. Or, l'avenir n'est pas encore; on pourrait donc dire que le temps n'existe pas.

1 Liv. II, chap. vu.

2 On sait le vers célèbre :

Le moment je jiaiie est déjà loin de moi.

CHAPITRE L. 281

Le docteur africain prouve aux stoïciens qu'ils ont mé- connu la nature humaine, quand ils ont aVancé que l'homme peut \ivre sans passions : c'est bien assez de travailler à vivre sans crime, dit Augustin. Jésus- Christ eut des tris- tesses, Jésus -Christ éprouva contre les Juifs le sentiment de l'indignation. Cette indignation €t ces tristesses sont des passions, et si l'Homme- Dieu n'en fut point exempt, qui donc osera se croire plus parfait que lui?

Caïn et Abel, ou plutôt Selh , sont les pères des deux cités de la terre et du ciel. Caïn, le premier qui hàtit une ville, montrait ainsi qu'il se mettait en possession des biens d'ici-bas ; Abel est tué , et sa mort fut un prophétique mys- tère. Le premier fondateur de la cité terrestre tua son frère , comme plus tard Romulus tua le sien , Eomulus , fondateur de la grande métropole des choses humaines. Seth , frère d'Abel, premier citoyen du divin empire, com- mence la génération des saints. Deux amours bâtirent les deux cités : celle du ciel fut bâtie par l'amour de Dieu jus- qu'au mépris de soi-même; celle de la terre, par l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu En dissertant sur la longue vie et la grande stature des hommes avant le déluge, Au- gustin parle d'une dent molaire d'homme qu'il avait vue sur le rivage d'Utique , et qui en aurait fait cent des nôtres '. « Je crois, ajoute -t- il, que c'était une dent de quelque <( géant. »

Homère ^ et Virgile ^ ont gardé la tradition d'une force humaine des premiers temps bien supérieure à la nôtre; mais la stature humaine a être toujours la même, avant le déluge comme depuis l'immense cataclysme. L'existence des géants, dont l'histoire ne permet pas de douter, prouve

1 Liv. XV, chap. ix.

2 Iliade^ ch. v et xii.

3 Enéide, ch. xn.

282 SAINT AUGUSTIN.

seulement en faveur de certaines races , et ne change rien à ridée qu'on doit se faire de la taille de l'homme , d'après la loi universelle qui le régit. Quant à la dent prodigieuse qu'Augustin avait vue à Utique , sa pensée à ce sujet révèle tout simplement l'ignorance de son temps en matière d'his- toire naturelle. Cette dent molaire, qui en eût fait cent des nôtres, avait probablement appartenu à quelque animal antédiluvien.

Le tableau de la naissance et des progrès de la cité de Dieu jusqu'à l'avènement du Messie est uue appréciation des saints personnages de l'Ancien Testament. Puis vien- nent les commencements et les progrès de la cité de la terre, depuis la monarchie des Assyriens jusqu'aux époques chré- tiennes. Le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet est tout entier dans cette manière de produire l'histoire hu- maine.

Moïse est plus ancien que toutes les fables mytholo- giques; elles ne naquirent qu'au temps des Juges. La Grèce eut alors des poètes appelés aussi théologiens, parce qu'ils chantaient les dieux. Les prophètes hébreux sont plus an- ciens que les philosophes ; Pythagore ne paraît qu'à la fin de la captivité de Babylone. Nos auteurs sacrés sont tous d'accord en religion; les philosophes ne le sont pas du tout dans leurs doctrines. Varron avait compté deux cent quatre- vingt-huit opinions philosophiques touchant le souverain bien. Athènes applaudissait en même temps les épicuriens, d'après lesquels les dieux ne s'occupaient point des choses humaines, et les stoïciens, d'après lesquels les dieux gou- vernaient le monde. La Providence se servit de Rome comme d'un puissant instrument , pour dompter et ras- sembler les diverses nations sous une même loi ; elle pré- parait ainsi les voies à .Icsus- Christ. Cette belle pensée, plus d'une fois reproduite par les penseurs chrétiens des

CHAPITRE L. 283

âges modernes, est de l'évêque d'Hippone. Les païens avaient assigné au christianisme trois cent soixante -cinq ans de diaVe; les autels de Jésus-Christ devaient ensuite disparaître. Augustin se moque de la prophétie des poly- théistes; il y avait alors plus d'un demi -siècle qu'était passée l'époque marquée pour l'extinction de la foi chré- tienne, et ses progrès ne faisaient que s'étendre à travers le monde. Les prophètes contre le christianisme n'ont ja- mais'eu raison, et pourtant à chaque époque il s'en élève de nouveaux.

Le livre dix- neuvième renferme des vues' originales et profondes sur la paix à laquelle toute chose aspire en ce monde, et dont le besoin est au fond de chaque àme hu- maine , quelle que soit la violence des passions qui l'em- portent. Les méchants se précipitent vers le crime dans l'espoir de jouir ensuite d'une certaine paix. Cacus , au fond de son antre, désirait jouir en paix des débris hu- mains devenus sa proie. 11 y a une sorte de paix dans la condition des damnes , parce qu'ils sont à leur place : il est dans l'ordre qu'ils soient séparés de Dieu. Amené à parler de l'ordre dans les sociétés , Augustin dit que la servitude n'est pas conforme aux lois primitives de la nature : c'est une peine du péché, une degénéralion de l'homme. Dieu avait dit : « Que l'homme domine sur les poissons de la « mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux de la terre. » Mais il n'avait pas dit : Que l'homme domine sur Ihomme. C'est le crime du fils de INoé qui jadis valut à un liomme le nom flétrissant d'esclave. Tout progrès vers le bien , d'après les doctrines d'Augustin , serait donc un progrès vers la liberté. Les idées se presseraient ici sous notre plume , si nous voulions prouver que les futures améliora- tions des sociétés sont entièrement soumises aux progrès de la foi chrétienne chez les hommes.

284- SAINT AUGUSTIN.

Le vingt et unième chapitre du livre XIX^ démontre que, par une ignorance du vrai Dieu et faute de justice, la ré- publique romaine n'a jamais été qu'un mot ; la définition de la république par Cicéron sert de point de départ à l'évêque d'Hippone. I.e livre XX* établit la doctrine du ju- gement dernier; le livre XX Rétablit le dogme des peines éternelles, et le livre XXI T et dernier, la résurrection des corps et l'immortelle félicité des élus. Au sujet des damnés, dont le corps brûlera sans se consumer, le docteur, cher- chant des preuves dans la nature même , parle de certains Yers qui vivent au milieu des sources d'eau bouillante, de la salamandre vivant dans les flammes , du paon dont la chair une fois cuite ne peut plus se corrompre : ce sont les petits côtés d'une grande œuvre d'où n'a été exclu rien de ce qui , même dans les imaginations populaires , pouvait paraître servir la cause de la \érité. Pour prouver l'im- mortelle durée des corps au milieu des flammes , nous ai- mons mieux entendre Augustin nous dire que le Créateur de l'univers et de l'homme pourra bien , s'il le veut, con- server les corps des damnés.

Le grand docteur ne met pas en doute que les satyres , les faunes et les s\lvains , surnommés incubes , ne poursui- vent quelquefois les femmes : il ne voyait que des démons dans ces créations de l'ancien monde païen

Le chapitre vingt -quatrième du dernier livre sur les Biens de la vie est une riche peinture des joies et des splen- deurs données à Ihoiume dans ce magnifique univers. Si Dieu a daigné accorder à l'homme , durant son laborieux pèlerinage de la vie, une demeure aussi belle que cet uni- vers, de quelles inexprimables beautés sera revêtue la future demeure des bienheureux destinés à ne plus con- naître ni les combats, ni les souffrances, ni la mort! Ce dernier livre contient le récit de beaucoup de miracles

CHAPITRE L. 285

arrivés au temps d'Auiiusiin. Avant de les rapporter, l'évèque d'Hippone repond à ceux qui demandent pour- quoi il n'y a plus de miracles. Ils furent nécessaires avant rétablissement delà foi chrétienne, leur dit Augustin; « à « présent, ajoute-t-il, quiconque cherche des prodiges « pour croire est lui-même un grand prodige de ne pas <( croire , tandis que le monde croit '. »

>'ous ne prétendons pas avoir fait comprendre tout ce que renferme la Cilé de Dieu ; à peine avons-nous pu faire entrevoir quelques astres de ce firmament magnifique. On a reproché à cet ouvrage des longueurs, des répétitions; ce sont des défauts de peu d'importance et qui tiennent à la manière même dont fut composée la Cité de Dieu; ces défauts n'existeraient pas, ou certainement ils seraient moindres, si l'œuvre avait été écrite de suite. Un écrivain docte et laborieux , mais qui plus d'une fois a manqué de mesure dans ses jugements , et qui a traité saint Augustin avec la légèreté d'un esprit passionné, Ellies Dupin ^, ne veut pas qu'on admire l'érudition de la Cité de Dieu. L'é- vèque d'Hippone a mis à contribution Yarron , Sénèque, Cicéron; c'est trop peu selon le critique compilateur; il fallait puiser à des sources inconnues ; faute de n'avoir tiré aucun auteur de la nuit , Augustin s'est condamné à faire un livre il ne se rencontre rien de fort curieux ni de bien recherché. Critiquer ainsi c'est ne pas comprendre une œuvre. Dans la Cilé de Dieu, l'histoire est un moven et non pas un but; elle y occupe la place que lui a marquée le grand penseur chrétien. Ellies Dupin n'a pas pris garde à la portée philosophique et religieuse de cette composition.

1 Quisquis adhuc prodigia ut crerlat inquirit, magnum est ipse prodigium, qui, mundo credente, non crédit. Liv. XXII, chap. viii.

2 Nouvelle Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques.

286 SAINT AUGUSTIN.

Il y a un orgueil d'érudit que Dieu punit en lui dérobant lintelligence des œuvres du génie.

La Cité de Dieu est un monument surprenant par la nou- veauté, la hauteur et Fétendue de la conception, par Ta- bondance des faits et des idées : avant saint Augustin , nul génie n'avait vu si bien et de si haut tant de choses. La Cité de Dieu est comme l'Encyclopédie du cinquième siècle; elle embrasse toutes les époques, toutes les questions et répond à tout. C'est le poëme chrétien de nos destinées dans leurs rapports avec notre origine et notre fin dernière. La Cité de Dieu et les Confessions , lues et relues depuis quatorze siècles , le seront encore tant qu'il y aura trace des lettres humaines , parce que ces deux ouvrages , qui ont pour sujet Dieu et l'homme, gardent leur intérêt malgré les révolutions des temps.

La Cité de Dieu terme le monde païen avec ses fables et sa philosophie . ou plutôt l'épopée de saint Augustin est un solennel jugement du passé qui se trouve condamné après un procès complet : comme l'antique Egypte jugeait ses rois avant de procéder à leur sépulture, ainsi le christia- nisme , par la bouche d'Augustin , interroge les dieux du vieil univers et les rois de la pensée humaine , montre aux uns leur impuissance à soutenir les peuples qui les ado- raient, aux autres leur impuissance à monter jusqu'à la vérité avec les seules ailes du génie, et déclare leur défaite définitive ; puis il chante les funérailles des dieux et des philosophes , et s'assied victorieux sur leur immense sé- pulcre scellé de sa puissante main ' .

1 « Plus on examine la Cité de Dieu, dit M. Beugnot {Histoire de la des- « truction du payanisme , t. II), plus ou reste convaincu que cet ouvrage « dut exercer très peu d'influence sur l'esprit des païens. »

La correspondance de cette é^joiiue nous prouve, au contraire, que /'/ Cité de DiV'M frappa très vivemonl les contemporains. Les païens ne délaissèrent pas tout à coup leurs dogmes mythologiques, parce qu'en matière de doc-

CHAPITRE L. 287

Saint Augustin avait donné sa pensée historique à Orose, qui la reproduisit mal ; il traça avec la vigueur et la sûreté du génie ces grandes lignes pour lesquelles s'était montré trop faible le savant prêtre d'Espagne admis dans son inti- mité. Salvien s'inspira de la Ciié de Dieu dans son livre du Gouvernement du monde. Bossuet comprit mieux qu'Orose les vues de l'évèque d'Hippone, et le Discours sur r Histoire universelle durera autant que la Cité de Dieu. L'honneur d'avoir fondé en histoire l'école de la Providence n'appar- tient point à Bossuet ' , mais à saint Augustin ; c'est le grand penseur d'Hippone qui le premier fit défiler les na- tions et les empires sous le regard de Dieu et détermina le cercle providentiel dans lequel s'enchaînent et se déve- loppent les événements humains, sans que la liberté inté- rieure de l'homme souffre la moindre atteinte.

Dans l'histoire des œuvres littéraires , il serait curieux d'observer ce qu'un génie emprunte à un autre génie; quelle impression tel livre produit sur tel esprit; quelles idées, quelle puissance il y fait germer. Les penseurs su- blimes, dans la merveilleuse variété de leurs caractères, s'enfantent et se complètent par une étude sympathique. Cette génération progressive des grandes intelligences est un intéressant et beau spectacle. Pour ne citer que peu de noms, Platon nait de Socrate; Virgile, d'Homère; saint

trilles, l'obstination est le caractère des vaincus; mais le coup de mort était porté au paganisme ; les dieux étaient finis dans l'opiuion des hommes.

1 Quelques modernes ont voulu voir dans Vico le fondateur de l'école liis- tori(|ue de la Providence; nous n'avons pas à juger ici l'auteur de Scienzn nuova , mais nous pouvons dire que le penseur napolitain n'a fondé rien de pareil. Nul n'a mieux parié de la Providence que saint Augustin; depuis ses premiers travaux jusqu'à ses derniers, il a toujours moutre la Providence gouvernant le genre humaiu. Au début de sa carrière, dans les livres de l'Ordre, il parlait du bourreau comme tenant une place nécessaire au milieu même des lois; et, quarante ans plus lard, il faisait comprendre un ordre providentiel dans les désasti-es mêmes des nations.

288 SAINT AUGUSTIN.

Thomas d'Aquin, de saint Augustin; Molière, de Tërence et d'Aristophane ; Racine , d'Eschyle et de Sophocle ; Ja Fontaine, d'Ésope et de Phèdre ; Malebranchc , de Des- cartes; Bossuet, de TertuUien et de saint Augustin, et saint Augustin lui-même, de Platon et de saint Paul. (En rapprochant ces deux derniers noms , nous ne considérons que le point de vue purement humain de la double in- fluence philosophique et théologique.) La généalogie des grandes intelligences n'est pas toujours facile à constater, parce qu'il arrive plus d'une fois que des fruits éclatants sortent de germes restés obscurs pour nous ; mais la géné- ration n'en existe pas moins. De même que, dans l'ordre physique , les arbres et les plantes , les fleurs et les mois- sons , croissent et se développent sous le soleil , ainsi, dans l'ordre intellectuel , il y a une sorte de soleil composé de rayons partis de l'âme de chaque grand homme : c'est à sa chaude et vivifiante lumière que se produisent et s'achèvent les nobles esprits épars à travers le monde, et ce sont les feux salutaires de cet invincible soleil qui fertilisent la pensée et font monter la sève du génie !

CHAPITRE LI

Les moines d'Adrumet. Le livre de la Grâce et du Libre Arbitre. Un mot sur Luther, Calviu et Janscnius. Lettre de Valentin à saint Augustin. Le livre do la Correction et de la Grâce. Rétractation du moine Le- porius.

426-427

C'est le privilège du génie de rendre célèbre tout ce qui, de près ou de loin, se rencontre sur son chemin. Adrumet, ville de la côte africaine, a gagné de la renommée à la révolte de quelques moines contre la doctrine d'Augustin , qu'ils comprenaient mal. On se rappelle la lettre de l'évèque

CHAPITRE Ll. 289

d'Hippone au prêtre Sixte. Au commencement de l'année 427, deux religieux d'Adrumet, Morus et Félix, avaient trouve cette lettre chez Évode, évêque d'Ursale; Florus, obligé de se rendre à Carthagc, chargea Félix de porter au monastère une copie de l'écrit d'Augustin. La solution des questions de la grâce et du libre arbitre n'appartient pas à toutes les intelligences ; c'est un ordre de vérités qui peut rencontrer des hommes peu instruits ou peu accoutumés aux études religieuses. La lecture de la lettre à Sixte excita d abord parmi les cénobites les moins pénétrants du mo- nastère d'Adrumetde vives rumeurs, qui, pendant quelque temps , demeurèrent secrètes ; des réunions se tenaient à l'insu même de Valentin, abbé du monastère; on } accusait Augustin de renverser le libre arbitre. Il s'était formé deux camps. Mais tant de mystère enveloppait la sédition théo- logique, que Valentin ignora tout jusqu'au moment Flo- rus, revenu de Carthage , lui parla du trouble dont celui-ci s'était aperçu. Labbé , fort occupé de rétablir la paix , fut d'avis de consulter lévèque d'Uzale sur le vrai sens de la lettre d'Augustin; on écrivit à Évode; mais les mécontents n'eurent pas la patience d'attendre sa réponse ' ; ils pen- sèrent qu'il fallait aller trouver Augustin lui-même. L'explication de l'écrit donnée par un saint et savant prêtre appelé Sabin ne put arrêter leur résolution.

Les cinq ou six religieux , chefs du parti contraire , obtinrent de leur abbé la permission de prendre le chemin d'Hippone; avant de partir, ils cherchèrent querelle à Florus, coupable d'avoir envoyé un écrit qui blessait leur ignorance ; deux seuls d'entre eux arrivèrent auprès d'Au-

1 La réponse d'Évode à l'abbé Valentin, découverte par le P. Sirmond, dans un manuscrit de Saint-Maximien de Trêves, est parfaitement conforme aux doctrines de saint Augustin. Le P. Sirmond en a publié un fragmeyt dans le premier chapitre de son Histoire drs prédeslinntions.

T. II. 19

290 SAINT AUGUSTIN.

gustin '. Le grand docteur leur expliqua sa lettre à Sixte, de manière à ne laisser aucun nuage dans leur esprit. Il écrivit ^ aussi au très -honoré seigneur y alentiu et à tous ceux de sa communauté , pour ramener l'union dans le monastère et porter la lumière au fond de chaque con- science. La double qualité de Jésus -Christ, sauveur et juge, prouve la grâce et le libre arbitre, selon Tévêque d'Hippone; s'il n'y avait point de grâce, comment Jésus- Christ pourrait- il sauver les hommes? et s'il lïy avait point de libre arbitre, comment pourrait -il les juger? Augustin n'avait pu dicter que peu de pages, parce que les deux moines d'Adrumet étaient pressés de retourner à leur monastère , afin de célébrer la fête de Pâques en famille. Il demandait qu'on lui envoyât le moine Florus, cause invo- lontaire de l'agitation des cénobites , et qui paraissait n'a- voir pas été à même de leur faire comprendre le sens de la lettre adressée au prêtre de Rome.

Les envoyés d'Adrumet, Cresconius et les deux Félix, eurent apparemment quelque peine à s'instruire suffisam- ment de la question qui avait soulevé une tempête au fond d'un cloître. Malgré leurs désirs de se remettre en route et malgré la lettre à leur ai)bé, qui déjà leur avait été confiée, l'évêque crut devoir les retenir ; ils célébrèrent la fête de l'àques à Hippone. Durant ce temps, le docteur acheva leur éducation théologique sur le pelagianisme, et composa pour Naleutin et pour la communauté d'Adrumet un livre intitulé : De la Grâce et du Libre Arbitre ^ Les trois céno-

I Saiut Augustin, dans sa deuxième lettre à Valeutin, parle d'un troisième moiue d'Adrumet arrivé à Hippone. Les détails sur les troubles du mouastère d'Adrumet sont tirés du récit qu'en fit Valeutin lui-même dans sa lettre à saiut Augustin. Lettre GCXVL

■2 Lettre CCXIV.

■i Belzunce, évèque de Marseille, de pieuse et illustre mémoire, adressa à son clergé et aux fidèles de sou diocèse, en 1740, une traduction du livre de

CHAPITRE M. 291

bites retournèrent à leur monastère , munis de tous les se- cours pour convaincre et triompher. Ils étaient porteurs (l'une deuxième lettre ' d'Augustin à leur al)bé et à tous leurs frères, dans laquelle l'évéque d'Hippone ènumère les pièces dont il a charge Cresconius et les deux Félix, et traite rapidement de ce qu'il appelle la très- difficile ques- tion de la volonté et de la grâce. Lorsqu'ils rentrèrent dans leur couvent, ils trouvèrent les esprits calmés; les dissi- dences qui restaient n'offraient plus ni violence ni irrita- tion ; les moines voyageurs arrivaient les mains pleines de ressources qui devaient rectifier les erreurs et fortifier les croyances dans le monastère adrumétin.

L'ouvrage composé pourValentin et ses frères en reli- gion frappera tout lecteur intelligent, comme il frappa les cénobites que voulait instruire le grand docleur d'Hippone. C'est un enchaînement de citations de l'Ancien et du Nou- veau Testament, qui établissent à la fois la liberté humaine et la nécessite de la grâce. Les préceptes divins, les exhor- tations directes adressées à l'homme, prouvent jusqu'à la dernière évidence que l'homme peut faire ou ne pas faire, et que la décision appartient toujours à sa propre volonté. Les témoignages des prophètes , de l'Évangile et de saint Paul nous font toucher du doigt l'infirmité de notre volonté pour le bien , la divine assistance qui change les cœurs de pierre en cœurs de chair, inspire les salutaires pensées doù naissent librement les bonnes œuvres, et qui prépare notre vouloir à l'accomplissement de la loi. Ce livre de l'évéque d'Hippone est une démonstration de la grâce contre les pélagiens, et une démonstration du libre arbitre contre ceux qui voyaient dans la grâce une irrésistible

la Grâce et du Libre Arbitre, accompagnée d'excellentes notes. Marseille, 1740; 1 vol. in-40. 1 Lettre CCXV.

292 SAliNT AUGUSTIN.

puissance devant laquelle disparaissait la liberté humaine. £n insistant fortement sur le libre arbitre dontil marque l'accord avec la grâce d'une façon si précise , si claire et si complète , Augustin semble avoir pressenti les futurs ef- forts des ennemis de la foi catholique qui s'armeraient de son nom et de son autorité pour attaquer une doctrine fondamentale du christianisme. Aussi, nous l'avouerons, après avoir lu et relu attentivement le livre de la Grâce et du Libre Arbitre, et sans même tenir compte ici des beaux traités autipélagiens dont nous avons successivement pré- senté l'analyse, nous ne comprenons pas comment Luther, Calvin et Jansenius ont pu couvrir du grand nom d'Au- gustin la diversité de leurs erreurs sur cette question. L'illustre et saint évoque d'Hippone a pour lui le genre humain lorsqu'il enseigne la liberté de l'homme, et l'uni- versalité des Écritures quand il enseigne la grâce : toutes les voix de la terre et du ciel concourent à établir la doc- trine qui , avant Augustin et après lui , a été et demeure la doctrine de l'Église catholique. Notre foi, quoi qu'on en dise, est restée la gardienne de la dignité humaine ; Luther nous soumet à l'empire d'une nécessité; il a beau distin- guer cette nécessité de la contrainte ', notre libre arbitre n'en est pas moins anéanti. Calvin réduit l'homme à je ne sais quelle iudétinissable condition d'ignominie; car il nie le mérite des œuvres, soutient que tous nos actes sont im- mondes, et que les meilleures actions des hommes révèlent sa honte et son déshonneur *. Les écoles de Sorbonne lui paraissent les mères de toutes les erreurs, parce qu'elles dé- fendaient le libre arbitre ^. Ces éuormités ne l'empêchaient

* Sequitur nos necessario operari ; necessario verodico, non coacte. Livre (lu Sfrf Arbitre, '■i Calvin, Institut., liv. lll , ch. xv, paragr. 3, a IbitJ., cliap. XV, 7.

CHAPITRE Ll. 2:) 3

pas de dire qu'il lui serait facile de citer en sa faveur plus de deux cents passages de saint Augustin '. Jansenius , qui eut l'audace d'inscrire le nom d'Augustin en tête du gros livre de ses propres erreurs '\ et qui répétait avec Luther : Augustin est tout à moi % a torturé , défiguré , calomnié les euseignements del'évéque d'Hippone. C'était bien la peine de nous apprendre qu'il s'était plongé durant vingt- deux ans dans la lecture des livres du grand docteur africain !

Kt dans quels traités d'Augustin avait-il pu découvririez deux nécessités entre lesquelles il place l'àme humaine , la nécessité de contrainte et la nécessité simple, mais toutes les deux invincibles? Dans quel ouvrage, quel chapitre, quelle ligne de l'évèque d'Hippone, Jansenius avait-il vu Thomme forcé au bien par la grâce , forcé au mal par la concupis- cence, et courant ainsi inévitablement, sans délibération, sans volonté, vers des couronnes ou des châtiments? Com- ment a-t-il pu espérer faire subsister le libre arbitre même avec la nécessité simple dont il nous parle? Que devient la volonté, du moment qu'une chose doit être nécessairement accomplie? La langue humaine n'offre pas un bouleverse- ment d'idées pareil à celui d'une nécessité volontaire qui laisse subsister la liberté \ Saint Augustin , que Jansenius se vante d'avoir lu tant de fois, établit le mérite des bonnes œuvres par une infinité de passages de l'Ancien et du Nou- veau Testament, et l'évèque d'Ypres. copiant Calvin et non pas Augustin , déclare impossible toute bonne œuvre dans létat de déchéance nous sommes. Sommé de s'expliquer

1 Cîilvin, du Libre Arbitre, liv VI.

2 Augustitms, publié à Louvain en 1640. Cet ouvraj^e, d'où furem urées les cinq propositions, a duuué lieu à un noinlire infini d'écrits pour ou contre Jansenius.

3 Augustinus totus meus est. Luther, du Serf Arbitre.

4 Duxjlex nécessitas Augustino, coactionis, et simplex, seu voluntaria : illa, non hcEC, répugnât libertaii. Jans. de Gr'd. Chr. scdv., lib. VI, cap. vi.

294 SAINT AUGUSTIN.

sur les divines promesses et les commandements faits au peuple hébreu , Jansenius ne voit dans l'Ancien Testament qu'une certaine comédie ' .' Il n'entre point dans le plan de notre ouvrai-e de comparer les doctrines de saint Augustin avec celles de Jansenius et de ses disciples , de faire remar- quer en détail les interprétations inexactes , les omissions volontaires et même les falsifications de l'évêque d'Ypres ; il nous a suffi de signaler d'un mot les grandes déviations de Jansenius - et des deux célèbres réformateurs qui l'a- vaient particulièrement inspiré dans la question de la grâce et du libre arbitre , parce que ces déviations se sont produites sous le nom glorieux et sacré d'Augustin.

A notre avis, rien ne prouve plus la grandeur, lauto- rité, la valeur sans égale du docteur dHippone, que le soin constant des novateurs religieux à s'appuyer de son nom pour accréditer leurs idées dans le monde. Augustin leur apparaissait comme le représentant le plus élevé et le plus complet de la foi catholique : ils pensaient que toute opinion devait prendre un air de vérité , pourvu qu'on fit semblant de lui donner en garantie deux ou trois syllabes de ce grand homme. Pour faire leur chemin ici -bas, ils ont demandé un laisser -passer au génie et à la sainteté d'Augustin; ils ont cherché à couvrir leurs desseins du manteau de sa gloire. La parole d'Augustin a eu, s'il est

1 Profpcto iiihil alhul fuisse Testimonium illud ( Vêtus) perspicuuui est, ni>;i nuDquam quamdani quasi comœdiam. De Gr. Christ, salv., lib. III, cap. VI. La distioctiou des deux nécessités fut tirée du troisième livre de la Morale d'Aristote; elle avait été ainsi produite par la philosophie que Jan- senius appelait la mère des hérétiques. Lih. proem., cap. m.

2 II faut ajouter aux oiivrages de Jansenius que nous avons cités , l'ou- vrage intitulé : De stat. nat. lapsœ. Jansenius voulait que saint Augustin malgré la fornu^Ue expression d'une pensée contraire, eût imputé à péché l'ignorance invincible ; et en même temps il appelait l'Altrégé de snint Au- gustin ( Augustinuscontractus), saint Thomas, qui disait : « Aucune igno- rance invincible n'est péché. »

CHAPITRb: 1,1. 295

liermis de coniparor la teiTC au ciel, le sort de la parole de Dieu lui-même : les hommes l'ont mise au service de leurs fantaisies les plus diverses; mais nos Écritures inspirées n'en tiardcnt pas moins leur vérité qui ne change point, et les livres dAugustin demeurent ce qu'ils sont.

Nous trouvons de vives et précieuses impressions con- temporaines à la louange de l'évêque d'Hipponc dans la lettre' (pic lui écrivit l'abbé du monastère d'Adrumet pour le remercier du livre de la Grâce et du Libre Arbitre. Valen- tin et ses frères reçurent cet ouvrage avec respect et trem- blement intérieur; ils éprouvèrent quelque chose de ce qu'éprouva le prophète Elle lorsque, voyant de l'entrée de la caverne passer la gloire du Seigneur, il se couvrit le visage de son manteau. La sagesse d'Augustin leur paraît celle d'un ange. Va\ lisant ce livre, les cénobites d'Adru- met u'ont pas eu besoin de demander qui en était l'au- teur : ainsi, dit Valentin, les apôtres, voyant Jésus-Christ manger avec eux après sa résurrection, comprirent que c'était le divin maître et n'eurent garde de le lui demander. Valentin se félicite de l'ignorance et de la curiosité de ^es frères qui ont valu au monde un tel ouvrage; il rappelle l'incrédulité de saint Thomas, qui a servi à conlirmer la foi de toute l'Église. Après avoir exposé ses croyances catho- liques en matière de grâce et de libre arbitre, l'abbé d'Adrumet sollicite les prières du très-saint pape et seigneur Augustin pour que la plus complète union se rétablisse dans le couvent, et que lui et ses frères de la vie monas- tique, délivrés des tempêtes, continuent en sûreté leur navigation dans le vaisseau qui les porle sur la mer de ce monde. Les moines adrumétins souhaitaient à l'apôtre d'Hippone de longs jours pour leur bien et pour le bien de

1 lettre CCXVI.

296 SAINT AUGUSTIN.

l'Église , et ensuite Timpérissable couronne dans l'as- semblée des élus.

Le moine Florus , que l'évêque d'Hippone avait désiré voir, partit d'Adrumet et partit joyeux, comme l'annonçait Valentin dans sa lettre. Le bonheur d'être admis auprès d'Augustin, de le contempler et de l'entendre, paraissait une de ces faveurs de la Providence dont le souvenir seul charmait et consolait toute une vie. Possidius nous dit que les ouvrages d'Augustin sont admirables et qu'ils éclairent tous les hommes, mais qu'on gagnait bien plus à l'entendre prêcher, ou à l'entendre dans la conversation , ou même à le voir. C'était, ajoute le pieux biographe, non-seulement un écrivain savant dans le royaume des cieux, qui tirait de son trésor des choses anciennes et nouvelles et arrangeait la perle précieuse qu'il avait trouvée , mais encore il était de ceux qui accomplissent ce précepte : Agissez selon vos paroles^: « Celui qui aura enseigné les hommes et con- « formé sa vie à ses discours, dit le Seigneur, celui-là sera « appelé grand dans le royaume des cieux \ »

Le moine Florus, chargé de la lettre de Valentin, ap- porta à l'évêque d'Hippone de bonnes nouvelles d'Adru- met. Mais il crut devoir lui soumettre une objection d'un de ses frères contre le livre de la Grâce et du Libre Arbitre. S'il est vrai, disait ce cénobite, que Dieu opère en nous le vouloir et le parfaire, il faut que nos supérieurs se bornent à nous instruire de nos devoirs et à demander à Dieu de nous aider à les remplir, au lieu de nous corriger quand nous y manquons : ce n'est pas notre faute si nous sommes privés d'un secours que Dieu seul peut nous don- ner. — Une telle conséquence , contraire à la doctrine catholique , eût été féconde en désordres graves ; la rébel-

1 Sic loquiuiini, sic l'acite. Saint Jacques, ii, 12. ■i Saint Matthieu, v, 19.

CHAPITRE LI. 297

lion, l'inertie morale et aussi le désespoir religieux étaient au bout. Le livre de la Correction et de la Grâce\ encore adressé à A'alentin et à ses moines , fut la réponse d'Au- gustin. Le docteur agrandit l'objection du moine d'Adru- met, de manière à prévenir les objections nouvelles qui pourraient en naître, et rien ne resta debout. Cet ouvrage (]u"un savant historien du pélagianismc, le cardinal Noris, appelait la clef de la doctrine de saint Augustin sur la grâce, renverse particulièrement toutes les bases du jansé- nisme. Les idées du docteur d'Hippone sur la prédestina- tion s'y trouvent développées pour la première fois.

En voulant se dérober à la correction , à la responsabi- , lité personnelle des œuvres , sous prétexte que c'est tou- jours Dieu qui opère en nous, le moine d'Adrumet oubliait que l'opération divine n'accomplit point l'acte humain et ne soumet point notre volonté , mais seulement qu'elle invite, inspire et fortifie l'homme. Si l'inspiration d'une bonne volonté, d'une bonne œuvre, vous manque, deman- dez-la à Dieu comme faisait saint Paul pour les fidèles Corinthiens ^ C'est votre faute si vous êtes mauvais : priez Dieu qu'il vous rende meilleurs. La correction est un aver- tissement; elle peut exciter la honte, la crainte, le respect, et ces divers sentiments sont de nature à déterminer d'heu- reuses résolutions. Vous convenez que vous avez reçu la foi, mais non point la persévérance : demandez à Dieu cette persévérance; c'est avec raison qu'on vous reprendra si

1 Le livre rie la Correction et de la Grâce est le dernier dont saint Au- gustin ait fait mention dans la Revue de ses ouvrages. On place à la fin de cette même année (427) le Mii'oir, sorte de recueil de préceptes tirés de l'Ancien et du Nouveau Testament, particulinrement destiné aux hommes qui n'ont pas le temjis de beaucoup lire : on apprend à se juger et à se con- naître dans ce Miroir, que Cassiodore appelle le livre de la philosophie mo- rale. Il existe trois autres ouvrages du même titre attribués à saint Augustin, mais qui ne lui appartiennent pas.

2 II Coriutli., xiii, 7.

298 SAINT AUGUSTIN.

vous ne l'avez plus, parce que vous l'aurez perdue par l'effet de votre volonté propre. Lorsque le Christ, dit Augustin , pria pour que la foi de Pierre ne pérît point , il ne demanda rien autre sinon que Pierre eût dans la foi une volonté très-libre, très-forte, très-invincible, très- persévérante. Voilà comment la liberté de la volonté humaine est défendue selon la grâce de Dieu et non point contre elle; car, poursuit le grand docteur, la volonté humaine n'obtient point la grâce par la liberté, mais plu- tôt la liberté par la grâce : elle obtient, pour persévérer, une délectation perpétuelle et une force insurmontable '.

Pourquoi , dira-t-on encore , s'occuper de corriger ou d'instruire ceux qui pèchent, puisqu'ils ne périront point s'ils sont prédestinés au salut éternel? Augustin répond^ que l'homme ici-bas ignore quelle part lui est réservée dans la vie future , quels sont ceux dont les noms sont inscrits au livre des prédestinés : dans cette profonde ignorance nous sommes , la correction et la prédication doivent s'étendre sur tousi.

Ces simples et courtes explications que la lecture du livre de la Correction et de la Grâce a laissées dans notre esprit, peuvent suffire pour armer les gens du monde contre d'artificieux raisonnements. Bossuet^ dit sur cette grande et difficile matière d'utiles paroles qui reviennent à notre mémoire :

« Ouaiul on se jette dans l'abîme, on y périt. Combien « ont tr.uixe leur perte dans la trop grande méditation « des secrets de la prédestination et de la gn\ce! Il en faut « savoir autant qu'il est nécessaire pour bien prier et (( s'Iiumilier Ncritablcment, c'est-à-dire qu'il faut savoir

1 De la Correction et de la Grâce, chap. viii.

- Ihiii., chap. XV et xvi.

:! Traité (If la Concupiscence, cliap. vm.

CIIAI'ITHE Ll. 299

(( que tout le hien vient de Dieu, et tout le mai de nous (( seuls. Que sert de rechercher curieusement les moyens « de concilier notre liberté avec les décrets de Dieu? <( N'est-ce pas assez de savoir que Dieu qui Ta faite, la sait (( mouvoir et la conduire à ses fins cachées, sans la dé- « truire?... Cette vie est le temps de croire, comme la vie « future est le temps de voir; c'est tout savoir, dit un « Père ', que de ne rien savoir davantage : Nihil ultra scire, « omnia scire est. »

Nous devons noter, dans Tannée 427, le retour à la foi catholique du moine Leporius, par la puissante interven- tion de notre docteur. Quelques savants ont confondu ce Leporius avec un prêtre de ce nom , qui assistait à l'acte délectiou du successeur d'Augustin, et que nous avons \u figurer dans un des sermons de l'évêque d'Hipponc sur la Vie et les mœurs des clercs. Celui dont il s'agit ici, origi- naire de Marseille, n'était point élevé à la dignité sacer- dotale; Augustin, dans sa lettre' à Proculus et à Cylin- nius, évêque des Gaules, l'appelle son fils, et les évéques n'appliquaient cette désignation qu'à des laï(iues. Leporius avait nié l'incarnation du Fils de Dieu. Proculus, évéque de Marseille , qui a mérité les louanges de saint Jérôme , condamna et chassa des Gaules, de concert avec l'évêque Cylinuius , le moine rebelle à l'enseignement de l'Église. Leporius, venu en Afrique, suivi de quelques complices de son erreur, rencontra l'homme qui , pur sa science et sa parole persuasive, pouvait le mieux éclairer son intelligence et toucher son âme. 11 se rétracta solennel- lement dans une profession de foi que rédigea le grand Augustin lui-même; le moine de Marseille et ses compa- gnons la signèrent dans l'église de Carthage , en présence

' S.iint Aufrustin. i Lettre CCXIX.

300 SAINT AUGUSTIN.

d'Aiirèle, d'Augustin et do deux autres évoques , Florent et Secondin. Cette profession de foi était destinée à rétablir la doctrine catholique sur l'incarnation du Verbe auprès de tous les chrétiens des Gaules que Leporius avait pu trou- bler ou scandaliser. Une lettre, signée d'Aurèle, d'Au- gustin, de Florent et de Secondin, mais rédigée par l'é- vèque d'Hippone , s'en alla dans les Gaules annoncer à Proculus et à Cylinnius le retour religieux de Leporius et de ses compagnons; les évêques africains joignaient à cette épître une copie de la rétractation, revêtue des signatures. Ainsi, Augustin avait pratiqué cette maxime du grand apôtre : « Consolez les faibles, recevez les infirmes'. » Leporius ne voulut plus quitter l'Afrique ; l'angélique séduction d'Augustin l'enchaina loin de son pajs.

CHAPITRE LU

1.0 comte Boniface , trahi par Aetius, appelle à son secours les Vandales pour le défendre contre les forces de l'empire romain. Lettre de saint Augustin au comte Boniface. Ses écrits contre les ariens.

418

Les jours d'Augustin avaient été les jours les plus glo- rieux de l'Afrique chrétienne. Les manichéens vaincus devant Dieu et devant les hommes, et ne pouvant plus supporter les regards des catholiques, dont ils furent longtemps les perfides persécuteurs; les donatistes con- vaincus d'erreur, d'ignorance, de mauvaise foi, et le retour d'un très-grand nombre d'entre eux à l'unité religieuse; l'initiative prise à Carthage contre les pélagicns, et la controverse sur cette question capitale , soutenue avec tant

i Thessal,, v, 14.

CHAPITRE LU. 301

de supériorité pur Tévéque d'Ilipponc : ces grands faits donnaient un vif éclat h l'Église africaine , plaçaient bien haut son autorité , et portaient sa renommée dans tout l'univers. L'Afrique chrétienne, du temps d'Augustin, est un puissant fo}er de lumière, ou plutôt Augustin était à lui seul cette lumière dont les rayons allaient éclairer les peuples soumis à la loi de Jésus-Christ. 11 avait plu à Dieu de faire de grandes choses par les mains du docteur d'Hip- pone; mais Dieu ne voulut point accorder à son serviteur la pieuse joie de quitter ce monde avec des consolations et des espérances pour son cher pays d'Afrique : les deux dernières années de la vie d'Augustin devaient être pro- fondément attristées par le spectacle d'immenses malheurs; l'iUustre et saiut vieillard était condamné à voir sa patrie livrée aux barbares ; et , ce qui ajoutait sans doute à sou affliction, c'est que la main même d'un de ses amis avait ouvert la porte à d'effroyables calamités !

L'empire d'Occident était alors gouverné par Valenti- nien JII , ou plutôt , dit Gibbon \ régnait sa mère Placidie , qui n'avait ni le génie d'Eudoxie, morte exilée à Jérusa- lem, ni la sagesse de Pulchérie, sœur du jeune fliéodose. Aetius^ àme intrépide et fortement trempée, mais inca- pable de supporter la gloire d'un rival , conçut un affreux dessein qui devait être la vraie cause des désastres de l'Afrique, cette portion si riche et si belle de l'empire romain. Il jouissait d'un crédit considérable sur l'esprit de

1 Histoire de la décadence de l'empire romain.

2 Aetius lut cliaaté par deux poètes, Quiutianus et Mérobaudes : il n'est resté de Quiutianus que sou aom cité par Sidoine Apollinaire. Niebulir (San-Galli, 1823) et Weber (Cor^jws poeturum luHnorum, Francfort-sur-le- Mein, 1832 j ont publié les chaats de Mérobaudes, écliappés au temps. Mé- robaudes, comme Claudieu, vil sa statue s'élever dans le forum de Trajau. M- Bcugnot (//ts<oj/"e de la Destruction du paganisme) a donné d'intéres- sants détails sur ce poète païen , qui lut général des troupes romaines eu Espagrie.

302 SAINT AUGUSTIN.

la mère de Valentinien. Voulaut perdre Boniface , gouver- neur de l'Afrique, il imagina de tromper à la fois Placidie et le comte. Aetius peignit Boniface comme un ennemi se- cret, et décida Placidie à le rappeler de F Afrique; en même tetnps il fit dire au comte de se garder d'obéir aux ordres de l'impératrice, parce que son rappel cachait un piège horrible. Boniface demeura donc à son poste, et ce fut alors qu'Aetius put sans peine convaincre Placidie de la rébellion du gouverneur de l'Afrique. Bientôt le comte se vit menacé de toutes les forces de rOccident , commandées par Aetius lui-même.

Les blessures que l'injustice fait au cœur sont toujours les plus profondes; l'amer ressentiment qu'on éprouve est de nature à pousser aux inspirations du désespoir. En pré- sence du violent orage dirigé contre lui, sans avoir rien fait pour mériter de telles colères , Boniface songea aux barbares, ces instruments de toutes les vengeances divines et humaines. 11 expédia à Gonderic, roi des Vandales, un messager fidèle, chargé de lui offrir l'alliance du comte et le tiers des possessions romaines dans l'opulente Afrique : de pareilles propositions n'étaieut jamais refusées. En voyant le messager de Boniface, les Vandales croyaient déjà apercevoir les fécondes et magnifiques contrées pro- mises à leur bravoure. La mort de Gonderic, qui mit Gen- seric à leur tète, vint donner à l'entreprise de terribles conditions de succès. L'armée \andale, mêlée deGoths, d'Alains et d'hommes d'autres nations, évaluée à cinquante mille comJ)attants, passa d'Espagne en Afrique, au mois de mai 428; les Espagnols, heureux d'être délivrés dhôtes aussi redoutables, fournirent avec un joyeux empressement les navires pour franchir le détroit de Gibraltar.

Divers alliés que le génie de Boniface avait tirés de l'in- térieur de l'Afrique étaient \enus ajouter aux forces du

CHAPITRE LU. 303

gouverneur romain, dont la trahison venait de faire un ré- volté. Trois généraux de l'empire turent mis en déroute; mais ces défaites, qui diminuaient les forces romaines , n'étaient qu'un déplorable acheminement vers l'exclusive domination des barbares.

On se demande ici quelle était l'attitude d'Augustin vis-à-vis de l'homme, son ami, que des décrets de l'empire venaient de déclarer ennemi public. A la fin de l'année 427, Boniface était allé le visiter à Hippone; mais le saint évêquc se trouvait alors si souffrant, qu'il n'eut pas même assez de force pour lui adresser la parole. Depuis ce temps Augus- tin n'avait point vu Boniface et n'avait pu lui écrire. Il n'était plus facile de garder des relations avec le comte ; on eût été frappé de suspicion pour la moindre trace de correspondance avec le rebelle. L'évéque d'Hippone gémis- sait des maux qui commençaient à désoler l'Alrique, et surtout des maux plus grands encore qui la menaçaient; il attendait une occasion sûre pour donner d utiles conseils à son ami. Cette occasion se présenta : le diacre Paul fut chargé d'une lettre' qui est un monument historique d'un grand prix. En voici la substance :

Durant la maladie et quelque temps après la mort de sa première femme , Boniface avait eu le dé.sir de quitter le monde et de se consacrer entièrement à Dieu ; il confia ce dessein à Augustin, en présence dAl}pe,dans un secret entretien qui eut lieu à ïubunes. L'évéque d'Hippone le détourna de son projet par des raisons tirées de l'intérêt de l'empire, et aussi de l'intérêt de la religion elle-même; il pensait qu'en demeurant à la tète des troupes romaines , dans les provinces d'Afrique, Boniface rendrait plus de services à la religion qu'en embrassant la vie monastique ;

1 Lettre CCXX

304 SAINT AUGUSTIN.

l'épée du comte pourrait être uue puissante protection contre les l)arbares , et F Église d'Afrique en retirerait du repos et de la sécurité. Quant à ses penchants vers une vie plus pieuse , Boniface pourrait s'y livrer par une ferme ré- solution de garder désormais la continence ; et dans ces cas il lui faudrait s'armer intérieurement contre les tenta- tions , autant et plus qu'il n'avait besoin de s'armer exté- rieurement contre les barbares. On s'était séparé àTubunes dans la vive adoption de ces pensées.

Une remarque s'offre naturellement à l'esprit : si l'évéque d'Hippone avait laissé Boniface obéir à son goût pour la vie monastique, à son pieux dessein tout à coup de la douleur, les Vandales ne se seraient pas aussitôt précipités sur l'Afrique. Cependant le conseil d'Augustin n'en fut pas moins dicté par une profonde sagesse et un intelligent amour de l'empire et de la foi catholique : nul génie ne pouvait prévoir alors les événements à la suite desquels Boniface ouvrit le passage aux Vandales.

Augustin . resté avec le souvenir de l'entrevue et des ré- solutions de Tubunes, fut bien douloureusement surpris en apprenant que Boniface avait passé la mer et s'était re- marié , et que sa seconde femme était une arienne I elle s'appelait Pélagie, et descendait, selon quelques savants', des rois vandales. On disait que l'entrée de Pélagie dans la foi catholique avait été une condition de ce mariage ; mais cette condition n'était qu'une vaine espérance. Une lille de Boniface, née de son union avec Pélagie, avait été baptisée par les ariens. Le comte, ajoutait-on, avait souffert que les ariens rebaptisassent des vierges catholiques , et , pour comble de désordre , il donnait le scandale d'une violation publique de la foi conjugale; mais Augustin espérait que ces dernières accusations n'étaient que des calomnies.

1 liarouius.

CHAPITRE LU. 305

Si l'évèque d'Hippone n'avait point affaire à un chrétien éclairé, que de choses il aurait à dire à Boniface ! 11 presse donc le comte de se servir de sa lumière pour se juger et se repentir. Que de malheurs ont suivi son second mariage ! « Considérez vous-même ce que je ne veux pas dire, con- tinue Augustin , et vous trouverez de quels maux il vous faut l'aire pénitence ! » Ces maux étaient l'arrivée des bar- bares. « Vous dites que vous avez eu de justes raisons pour « agir ainsi, ajoute Augustin; je n'en suis pas le juge, « parce que je ne puis entendre le^ deux parties ; mais, « quelles que soient vos raisons, dont il n'est pas besoin de « s'occuper ni de disputer en ce moment, pouvez-vous nier « devant Dieu que vous ne seriez pas arrivé à cette néces- « site, si vous n'aviez point aimé les biens de ce monde, « ces biens que vous auriez mépriser et compter pour « rien, en demeurant (idèle à votre pieux dessein de servir « Dieu? Et, pour dire un seul mot de ces choses, qui ne « voit que ces hommes unis à vous dans la défense de « votre pouvoir et de votre vie, quelque inébranlable que « soit leur fidélité , désirent cependant parvenir, grâce à <( vous, à ces avantages chers à leurs cœurs, non selon Dieu, « mais selon le monde : ainsi donc , vous qui auriez « refréner et dompter vos propres cupidités , vous êtes « forcé de rassasier les cupidités d'autrui. » Augustin fait entendre à Boniface que toutes les ambitions remuées au- tour de lui he se trouveront jamais suffisamment repues, et que des atrocités doivent sortir de leurs mécontentements : il lui montre les dévastations déjà accomplies.

« Que dirai-je, poursuit Augustin, que dirai -je de « l'Afrique dévastée par les barbares mêmes de l'Afrique , « sans que personne les arrête? Sous le poids de vos « propres affaires, vous ne faites rien pour détourner ces « malheurs. Quand Boniface n'était que tribun , il domp-

T. n. 20

30fi SAINT AUGUSTIN.

« tait et contenait toutes ces nations avec une poignée (( d'alliés : qui aurait cru que , Boniface, devenu comte et « établi en Afrique avec une grande armée et un grand « pouvoir, les barbares se seraient avancés avec tant d'au- « dace , auraient tout ravagé , tout pillé et changé en soli- « tudes tant de lieux naguère si peuplés? N'avait- on pas (( dit que , dès que vous seriez revêtu de l'autorité de (( comte, les barbares de l'Afrique ne seraient pas seule- « ment domptés, mais tributaires de la puissance romaine? « Yous voyez maintenant ce que sont devenues les espé- « rances des hommes ; je ne vous en parlerai pas plus « longtemps : vos pensées sur ce point peuvent être plus « abondantes et plus fortes que mes paroles. Mais peut-être « me répondrez-vous qu'il faut plutôt imputer ces maux à « ceux qui vous ont blessé ', et qui ont payé par d'injustes (( duretés vos courageux services. Ce sont des choses « que je ne puis ni savoir ni juger; voyez et examinez « vous-même, non pas pour savoir si vous avez raison « avec les hommes , mais si vous avez raison avec Dieu. » Augustin cherche plus haut que des démêlés politiques la cause des maux tombés sur l'Afrique : il croit la voir dans les péchés des hommes. Il ne voudrait pas que Boni- face fût de ceux dont Dieu se sert pour châtier les méchants sur la terre. L'évéque d'Hippone otfre aux méditations du comte l'exemple du Christ qui apporta aux hommes tant de biens et en reçut tant de maux ; ceux qui souhaitent appar- tenir à son divin royaume aiment leurs ennemis, font du bien à ceux qui les haïssent et prient pour leurs persécu- teurs. Si le comte a reçu des bienfaits de l'empire romain , bienfaits terrestres et passagers comme l'empire lui-même , il ne doit point lui rendre le mal pour le bien ; s'il en a reçu

1 11 s'agit ici très-évidemment de l;i conduite de l'impératrice Placidie et d'.\etius à l'égard de Honiface.

CHAPITRE LU. 307

des maux , ce ne sont pas des maux qu'il doit lui rendre. Augustin ne veut et ne doit point s'inquiéter de savoir ce que Boniface a reçu en réalité; c'est à un chrétien qu'il parle, et le chrétien ne rend ni le mal pour le bien ni le mal pour le mal.

Le comte lui dira peut-être : Mais qu'ai -je à faire dans une pareille situation? Si c'est la conservation et même l'ac- croissement de ses richesses et de sa puissance qui préoc- cupent Boniface, Auiiustin ne saura quoi lui répondre: quel conseil certain peut- on lui donner pour des choses aussi incertaines? Mais si le comte demande à être éclairé selon Dieu, l'évêque d'Hippone lui répondra qu'il ne faut pas aimer, mais mépriser les choses de ce monde , et qu'il ne sert de rien à Vhomme de gagner Vunivers s'il vient à perdre son âme. Le détachement de la terre, la lutte contre ses cupidités , la pénitence pour les maux passés , voilà le con.seil qu'Augustin lui donnera : il appartiendra à sa force d'àme de le suivre. Le comte demandera encore comment il pourra sortir de tant d'engagements qui le lient : l'évêque lui dit que Dieu l'exaucera dans la guerre contre ses enne- mis invisibles , comme il l'avait exaucé tant de fois dans sa guerre contre les ennemis du dehors. Les biens de la vie, toutes les prospérités de la terre sont données indifférem- ment aux bons et aux méchants; mais le salut de l'àme, 1 honneur et la paix de l'éternité ne sont donnés quaux bons. Augustin recommande l'amour et la poursuite de ces biens impérissables , et l'invite à l'aumône, à la prière , au jeûne. Si Boniface n'avait point de femme, l'évêque l'exhor- terait à vivre dans la continence , et le saint vieillard ajoute que si l'intérêt des choses humaines le permettait, il lui con- seillerait de renoncer aux armes et de se retirer dans les pieuses retraites les soldats du Christ livrent des batailles contre les princes, les puissances et les esprits du mal.

308 SAINT AUGUSTIN.

C'est ainsi qu'on parlait alors aux hommes puissants quand ils étaient chrétiens. La religion fut toujours coura- geuse, et révèque d'Hippone n'épargne aucune vérité; il trace hardiment la ligne du devoir à ce Romain dont la vive susceptibilité venait de changer tout à coup la face de l'Afrique. Ce précepte du christianisme , qu'il faut rendre le bien pour le mal , est d'un grand effet dans la lettre d'Augustin à Fhomme de guerre qui avait été joué par les manœuvres d'Aetius. Une touchante éloquence anime la parole de Févêque d'Hippone; Boniface lui paraît si coupable comme chrétien , si dangereux comme chef d'une vaste coalition africaine contre l'empire , qu'il vou- drait le voir au fond d'un monastère ! Dans ce passage de sa lettre , Augustin laisse presque percer une sorte de re- gret de l'avoir retenu à Tubunes dans l'accomplissement de son projet de vie monastique. Cette belle lettre de l'évèque d'Hippone , qui exprimait aussi les opinions des peuples catholiques d'Afrique, produisit une vive impression sur le cœur du comte Boniface ; elle fit naître en lui des senti- ments généreux qui n'attendaient qu'une occasion pour éclater.

L'arianisme venait de faire irruption en Afrique avec les premiers pas des Vandales , et devait bientôt envahir cette terre tout entière. 11 semble qu'Augustin ait pressenti l'in- vasion des doctrines d'Arius , car dix ans auparavant il avait réfuté ' article par article un discours en leur faveur qui s'était répandu dans Hippone ; il avait écrit aussi à un arien, homme puissant, le comte Pascentius, trois lettres '^

1 Livre contre le Sermon des Ariens. Tome VIII , p. G2C, édition des Béné- dictins.

■■i Ces lettres sont classées parmi celles dont la date n'est pas connue. Pas- centius, battu par saint Augustin dans la dispute sur l'arianisme, trouva le moyen de to\it dénaturer à son profit ; mais saint Augusliu rctaMit les faits et. la vérité.

CHAPITRK LU. 309

jinur lui expliquer la doctrine de l'Église sur la Trinité , et une lettre au seigneur Elpide, qui eût bien voulu, disait-il, tirer Augustin de son erreur touchant le Fils de Dieu. Le médecin Maxime avait abjuré Tarianisrae en présence des évèques d'Hippone et de Thagaste. Les efforts du grand docteur prémunissaient ainsi la foi des catholiques africains contre des périls futurs.

En 428 , la question de Tarianisme se présenta d'une façon plus sérieuse qu'auparavant dans la personne de Maximin, évcque de cette secte, venu à Hippone avec le comte Ségisvult et sa troupe de Goths mis au service de la troupe impériale. Une conférence ^ avec Maximin, com- mencée par le prêtre Heraclius, et continuée par Augustin, donna lieu à d'importants débats ; l'assemblée était nom- breuse : des notaires recueillaient la discussion. Interrogé sur sa foi touchant le Père, le Fils et le Saint-Esprit, Maxi- min répondit que sa profession de foi était celle du concile de Rimini - soutenu par cent trente évê'ques ; il confessa un seul Dieu Père , qui n'a reçu la vie de personne ; un seul Fils, qui a reçu du Père son être et sa vie ; un seul Saint- Esprit consolateur, qui illumine et sanctifie les âmes. Pressé de s'expliquer sur la manière dont le Christ illu- mine le monde , savoir, si le Christ illumine par l'Esprit- Saint ou l' Esprit-Saint par le Christ, l'évèque arien, après bien des divagations, fit entendre que le Saint-Esprit est soumis au Verbe. Augustin lui montra l'inexactitude de cette parole , et ajouta quelques mots sur l'égalité des trois Personnes divines qui forment un seul Seigneur.

Il parut à Maximin que le saint docteur n'avait pas suffi- samment établi la mystérieuse égalité des trois personnes.

1 Collatio cum Maximino, t. Vlll,p. 650. Possidius raconte la conférence avec Maximin, dans le dix -septième chapitre de la Vie de saint Augustin

2 L'Église a rejeté le concile de Rimini.

310 SAINT AUGUSTIN.

Augustin répondit que le nombre trois ne contraignait point les catholiques d'admettre trois dieux; que chacune des trois personnes est Dieu , mais que la Trinité est un Dieu unique. Si l'Apôtre, ajoutait le docteur, a pu dire Avec vérité qu'après la descente du Saint-Esprit des mil- liers d'hommes n'avaient qu'un corps et qu'une àme, à plus forte raison pouvons -nous proclamer l'unité divine dans les trois personnes inséparablement liées par un ineffable amour ! Maximin prit texte de cette observation pour ap- pu}er ses propres pensées : « Si tous les croyants ne fai- « saient qu'un cœur et qu'une âme , pourquoi ne dirions- « nous point que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne font « qu'un Dieu dans la convenance, l'amour et la conformité « de sentiment? Qu'a fait le Fils qui n'ait plu au Père? « Qu'a ordonné le Tère que n'ait exécuté le Fils? Quand « donc le Saint- Esprit a-t-il donné des commandements <( contraires au Christ ou au Père? » D'après Maximin , r Esprit-Saint est soumis au Fils, parce que son office est de gémir pour nous. L'évèque d'Hippone explique ce qu'il faut entendre par les yémissemenls inénarrables du Saint- Esprit , dont parle l'apôtre saint Paul.

Maximin ne voit dans les rapports du Fils et du Saint- Esprit avec le Père que des rapports de prières et d'adora- tions, d'amour et de paix. Le seul Dieu tout-puissant, c'est le Père. Maximin veut prouver l'infériorité du Fils par tous les passages de l'Écriture qui parlent du Verbe divin comme homme. Tl demande des textes qui disent qu'il n'est pas et n'a pas eu de commencement, et que nul n'a pu voir sa face. Qu'Augustin produise des preuves, et Maximin de- viendra volontiers son disciple. L'évèque arien adorait le Christ comme auteur de toute créature , et notre docteur, dans sa réponse, montre à Maximin qu'il proclame ainsi deux dieux, dcuv seigneurs; l'un plus grand, l'autre

CHAPITRE LU. 311

moindre. Il lui dit que le Christ fut visible comme homme, mais qu'il demeura invisible comme Dieu. Dans sa nature divine , le Christ est égal au Père , également Dieu , égale- ment tout -puissant, également immortel. S'il est vrai que l'âme ne puisse pas mourir, pourquoi le Verbe serait- il mort? Pourquoi la sagesse de Dieu, incarnée dans l'Homme- Dieu, serait-elle morte? Jésus a dit : Mon Père et moi nous ne faisons qu'un; l'Apôtre a dit en parlant du Sauveur: // n'a pas cru rien usurper en se proclamant égal à Dieu ' . C'était sa nature et non point un vol. Il n'a point usurpé cela , il est cela -. L'infériorité du Verbe a commencé le jour qu'il a pris la forme d'un esclave. l,es raisonnements d'Augustin sont les mêmes que ceux dont nous avons donné l'analyse dans le chapitre sur le traité de la Trinité. En finissant , l'évèque d'Hippone demande à Maximin plus de sobriété dans la parole ^ Maximin, dans sa réplique, d'une longueur démesurée \ adore le Christ à la manière de saint Paul, dit-il, qui nous montre tous les genoux fléchissant devant Jésus au ciel, sur la terre et aux enfers. Le Christ doit au Père ces merveilleux privilèges. Maximin désire- rait des témoignages qui pussent établir l'adoration due à l'Esprit-Saint ; il fait observer que le Père n'a pris ni la forme d'un esclave comme le Fils, ni la forme d'une co- lombe comme le Saint-Esprit; il est Celui qui ne change point.

La réplique de Maximin avait pris tout le temps qui res- tait pour la conférence; l'évèque d'Hippone put à peine ajouter quelques mots, ^laximin avait dit que le docteur

1 Philip., Il, 6.

2 Natura enim erat, non rapina; non eniin usurpavit hoc , sed natus est hoc.

3 Si non vis esse discipuhis , noli esse multiloquus.

4 Cette réplique tient quatorze colonnes in-folio.

312 SAINT AUGUSTIN.

parlait avec l'appui des princes, et non point selon la craiote de Dieu. « Celui-là ne craint pas Dieu, répondit le saint (( vieillard, qui introduit deux dieux et deux seigneurs. » Il invita son adversaire à croire afin de voir: Crede et videbis Tous les deux signèrent ensuite les actes de la conférence ; Augustin promit de reprendre la discussion dans un écrit, car Maximin voulait retourner tout de suite à Carthage. Celui-ci s'engagea à répondre à cet écrit sous peine d'être déclaré coupable, et l'assemblée se sépara.

Le verbeux évêque de l'arianisme entassait les citations de l'Écriture sans but précis, répandait des torrents de phrases pour prouver ce qui n'avait pas besoin de preuves , et laissait de côté la question même à laquelle il fallait don- ner une solution. Il flottait devant le grand logicien d'Hip- pone comme quelque chose d'insaisissable et de confus; le docteur était tour à tour condamné à courir après lui pour le retenir dans les limites de la discussion , et à subir un déluge de mots qui rendait peu facile la netteté des ré- ponses. Le reproche de multiloquus parut lui déplaire, mais ne changea rien à sa prolixité vagabonde. Les discours de Maximin donnent d'ailleurs l'idée d'un homme habile et fin, instruit dans les Écritures, et d'un orgueilleux aplomb. Revenu à Carthage, il parla de la conférence d'Hippone comme d'une victoire qu'il venait de remporter; il chan- tait la défaite de son adversaire , mais on croyait trop au génie et à la cause du grand évêque pour croire au triomphe de Maximin.

Augustin tint sa promesse ; il écrivit aussitôt deux livres ' adressés à l'cvêque arien, sous la forme épistolaire. Dans le premier livre , il fit voir que rien de ce qu'il avançait n'a- vait été réfuté par Maximin ; dans le deuxième livre , il

1 Deux livres contre Maximin hérétique, évêque des ariens. Tome VTII, page 678.

CHAPITRE LUI. 313

démolit pièce à pièce toutes les assertions de l'évèque hé- rétique, et ses dernières pages sont une fraternelle invi- tation à la foi catholique. Maximin ne répondit point; son silence fut celui d'un vaincu , et l'Afrique chrétienne eut le droit de le croire coupable [culpabilis], comme il l'a- vait dit lui-même eu signant les actes de la conférence d'Hippone.

CHAPITRE LUI

La Révision i des ouvrages de saint Augustin. Le livre des Hérésies, à Quodvultdeus. Les lettres de saint Prosper et d'Hilaire , et les semi- pélagiens des Gaules. Les deux livres de la Prédestination des saints et du Don de la persévérance.

428-429

La puissante universalité de rintelligence d'Augustin a rencontré des contradicteurs qui ont parlé en ces ter- mes : Oui , cet homme a touché à tout ; mais que de choses sur lesquelles il s'est trompé ! et la preuve ce sont ses rélractations qui tiennent tant de place! Voilà ce que la mauvaise foi a voulu accréditer, et ce que l'ignorance répète ; et du reste la première cause de cette fausse opi- nion est peut-être le sens inexact que des traducteurs, des commentateurs et des compilateurs ont attaché au mot : recensione. De Recensione Ubrorum , tel est le titre de l'ou- vrage d'Augustin dont il s'agit ici. Le mot ne signifie point rétractation , mais révision ou revue. Au lieu d'un penseur malheureux qui se trouverait condamné à revenir sur la plupart des choses qu'il a dites , nous sommes en présence d'un grand homme , aussi admirable par sa conscience que par son génie , travaillé de scrupules aux approches de la

1 De Recensione lihrorum. 1. T^ edit. Bened.

314 SAIxM AUGUSTIN.

mort, et possédé d'un ardent désir d'écarter de ses œuvres les moindres oublis , les moindres assertions contraires à la plus rigoureuse vérité. Augustin, à la On de ses jours, fit pour ses ouvrages ce qu'il avait déjà fait pour sa vie; dans les Confessions, il s'était accusé, à la face de l'univers, des fautes de sa jeunesse ; dans la Revue de ses ouvrages, il crut devoir avertir le monde des imperfections qui lui avaient échappé au milieu d'une précipitation imposée par les nom- breux besoins de la foi. L'humilité et un amour extrême de la vérité inspirèrent ces deux monuments qui furent une belle et touchante nouveauté chez les hommes. D'innom- brables copies des écrits d'Augustin circulaient à travers le monde; il n'avait point la ressource de se corriger en pu- bliant une dernière édition de toutes ses œuvres ; il eut l'i- dée d'avertir le monde de ses fautes dans un ouvrage qui pût courir de main en main. C'est ainsi que, selon son expression, il se jugea lui-même en présence de Jésus-Chrisl , afin dC éviter d'être jugé par lui en présence de toute la terre. Cet homme, que nul n'aurait osé entreprendre de cen- surer, comme dit Cassiodore, montra contre lui-même une inexorable sévérité. La Révision fut un grand examen de conscience philosophique, théologique et historique. Mal- gré toute sa sévérité, l'évêque d'Hippone n'eut à relever rien de bien important; il se borne à rectifier de temps en temps quelques légères inexactitudes, à édaircir des points obscurs, à développer des idées restées parfois incom- plètes'. Quelle sûreté de jugement il a fallu pour que, durant plus de quarante ans de travaux sur les plus diffi-

t Fléchier, dans son Panégyrique de saint Augnstin, voulant relever l'hu- milité de l'évêque d'Hippone, dit que le saint docteur condamna par une censure publique tout ce qu'il trouva de faux, de défectueux, ou d'imprudent dans ses ouvrages. Cette appréciation n'est pas exacte. Saint Augustin ne trouva rien de faux ni de téméraire à relever.

CHAPITRE LUI. 315

ciles matières, Augustin n'ait laissé échapper rien de j^rave dont la sublime expérience de sa vieillesse ait s'accu- ser !

L'évêque d'Hippone sentait qu'il lui restait peu de temps à vivre; il s'inquiétait de l'idée que la mort vien- drait peut-être interrompre sa Révision; il y travaillait sans relâche, et lui donnait même le repos des nuits dont son corps épuisé aurait eu tant besoin ! Cette pieuse hâte d'un grand homme pour terminer une œuvre avant que la tombe s'ouvre, est un des spectacles les plus féconds en émotions respectueuses.

Dans notre époque, les hommes ont besoin d'être ra- menés à l'amour de la vérité , le travail de l'illustre vieil- lard d'Hippone jK)ur corriger ses fautes est un mémorable exemple digne d'être médité. A de rares exceptions près, la littérature contemporaine est devenue le grand art de mentir ; on s'attache non point à ce qui est vrai, mais à ce qui remue ou à ce qui amuse : les lettres sont aujourd'hui une capricieuse fantasmagorie qui n'obéit à d'autres lois qu'aux passions du cœur ou au plaisir de l'esprit. Malheur aux âges qui, pour signe, portent au front le mépris de la vérité ! Quel fondement de renommée pour les hommes que le culte de ce qui n'est pas ! Ce n'est point à ceux-là qu'appartient l'immortalité de la gloire; la postérité juge sur ce point comme Dieu lui-même au delà du tombeau.

La Révision du docteur africain a été non-seulement un bel hommage à la vérité, mais encore un grand service rendu à l'Église, qui a pu ainsi apprendre d'une manière certaine quels ouvrages appartiennent à saint Augustin. A chaque œuvre qui se présente, l'évêque d'Hippone marque le titre, le sujet, et à quelle occasion elle fut composée; il marque aussi les mots par l'œuvre commence. La Révi- sion est divisée en deux livres; le premier renferme tou^

316 SAINT AUGUSTLN.

ses écrits depuis sa conversion jusqu'à son épiscopat exclu- sivement; le second renferme tous ses écrits depuis son épiscopat. La Révision nous offre quatre-vingt-treize ou- vrages, qui forment deux cent trente-deux livres. Jusque- Augustin n'en avait pas su lui-même le nombre. Il s'occupait de la Révision de ses lettres lorsqu'il lui fallut répondre aux huit livres de Julien dont nous parlerons un peu plus tard. Ne pouvant se résoudre à quitter l'œuvre commencée, il travaillait le jour à la Révision, et la nuit à la réfutation de Julien\ Le catalogue de Possidius, qui comprend les livres, les lettres et les sermons de saint Augustin, nous donne un total de mille trente écrits! Ce catalogue ne renferme pas tout ce qui est sorti de la plume^ou de la bouche du docteur d'Hippone, mais seu- lement ce que le grand évéque avait entrepris de revoir. Nous avons déjà plus d'une fois, dans cet ouvrage, exprimé notre étonnement à la vue des prodigieux travaux de saint Augustin.

Chacun voulait mettre à profit, dans l'intérêt de la vérité, les dernières années d'Augustin sur la terre. Un diacre de Carthage, Quodvultdeus, qui depuis, évèque de cette métropole, souffrit pour la foi sous Genséric, avait demandé' au vieil Augustin un ouvrage sur les hérésies, leur nombre, leurs diversités, une sorte de sommaire de chacune des grandes erreurs contraires à la foi catholique, à 1 usage des clercs et des fidèles; il s'adressait au docteur d'Hippone comme à Ihomme qui avait entre les mains les

1 Lettre à Quodvultdeus, lettre CCXIV. A l'époque saint Augustin écrivait cette lettre , il commençait la réponse au quatrième livre de Julien.

2 Quand nous employons ici le mot de plume, nous n'ignorons pas qu'on n'usait point alors de plumes d'oie pour écrire , mais c'est pour nous faire comprendre ; si nous parlions des ouvrages sortis du style de saint Augustin, le lecteur pourrait éprouver quelque surprise.

a Lettre CCXXl.

CHAPITRE LUI. 317

clefs du sanctuaire de la vérité. Le grand évêque, dans sa réponse', disait à Quodvultdeus combien de difficultés pré- sentait un travail de ce genre. 11 lui parlait d'un Traité des hérésies, par saint Philastre, évêque de Brescia, qu'il avait vu à Milan avec saint Ambroise , et aussi du Traité des hé- résies de saint Épiphane , évêque de Salamine en Chypre. Pourquoi , disait saint Augustin . refaire ce qui a été déjà fait? Il proposait d'envoyer au diacre de Carthage l'ou- vrage de saint Épiphane, qu'il jugeait supérieur à celui de saint Philastre, et désirait qu'on le traduisît du grec en latin. Quodvultdeus ne se laissa point décourager par un premier refus ; il savait , disait-iP, ladifiiculté de l'œuvre qu'il avait osé solliciter; mais il se confiait en l'abondance de cette divine source de lumière et de science que Dieu avait mise dans Augustin ; les ouvrages de saint Philastre et de saint Épiphane^ ne pouvaient remplacer l'œuvre nouvelle que beaucoup de fidèles souhaitaient; pourquoi recourir à des livres grecs? et d'ailleurs des hérésies étaient nées depuis la mort des deux évêques de Brescia et de Salamine. Le diacre de Carthage , interprète de désirs nombreux, tenait aux productions africaines et non pas aux productions étrangères ; il suppliait qu'Augustin lui accordât ce pain aussi exquis que la manne , quoique peut- être ses instances arrivassent à contre-temps; Quodvult- deus rappelait cet importun de l'Évangile qui alla à minuit demander trois pains à son ami et ne laissa pas de les obte- nir. Il déclare que rien ne lassera sa persévérance, et qu'il frappera à la porte d'Augustin jusqu'à ce que ses vœux soient comblés. A la fin, l'évéque d'Hippone promet^ de

1 Lettre CCXXII.

2 Lettre CGXXllI.

3 Saint Epiphane mourut en 403.

4 Lettre CCX XIV.

318 SAINT AUGUSTIN.

consacrer à l'œnvre sur les hérésies les premiers loisirs qu'il trouvera. 11 en était alors à la réfutation du qua- trième livre de Julien; aussitôt après la réfutation de ce quatrième livre et du cinquième qui était entre ses mains, il s'occupera de remplir les vœux de Quodvultdeus, en at- tendant de recevoir de Rome les sixième, septième et hui- tième livres de Julien, auxquels il doit répondre. Augus- tin annonçait qu'il prendrait sur le repos de ses nuits.

I.e livre des Hérésies, écrit en 428 sur les instances du diacre de Carthage, ne renferme que la première partie du plan du grand docteur; c'est une indication de quatre-vingt-huit hérésies, depuis les simoniens jusqu'aux pélagiens, avec leurs origines et une courte appréciation de leurs doctrines. Augustin avait annoncé un second livre il devait traiter de ce qui constitue l'hérétique. Obligé d'interrompre cette œuvre pour des travaux plus pres- sants, il n'eut pas le temps de la reprendre et de l'achever : cette fois-ci ce n'était plus un travail nouveau qui l'arra- chait à l'œuvre commencée, c'était la fin des travaux, c'était la mort !

11 n'est pas aisé de déterminer l'époque précise de la com- position des derniers ouvrages de saint Augustin; tout ce que nous pouvons faire , c'est de marquer avec vérité leurs dates successives. INous croyons que l'évêque d'Hippone n'avait point encore reçu les trois derniers livres de Julien lorsqu'il dicta les livres de la Prédestination des saints et du Don de la persévérance : on était probablement alors dans les premiers mois de l'année 429. Le docteur d'Hip- pone dit lui-même' qu'il avait achevé les deux livres de la Révision de ses ouvrages quand il reçut les lettres de saint Prosper etd'Hilaire.

i Livre de la Vrcdestination des sninls.

CHAPITRE LUI. 319

On se rappelle qu'en 394-, dans un commentaire de quelques passages de l'Épître aux Romains, Augustin ex- prima une opinion inexacte dont il ne tarda pas à revenir : il avait pense que le commencement de la foi venait de rhomme et non point de Dieu. Cette opinion constituait l'erreur désignée dans la suite sous le nom de semi-péla- glanisme. Une plus profonde étude des Écritures, et sur- tout de ce passage de saint Paul : Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu? le tira de son erreur. Il se rectifia lui-même en 397, dans ses livres à Simplicien. Trente ans plus tard, les moines d'Adrumet s'insurgeaient contre cette prédesti- nation gratuite, qui, selon eux, rendait inutiles les avertis- sements et les corrections. Vital, diacre de Cartilage , sou- tenait que le commencement de la foi n'est pas un don de Dieu, mais un pur effet de la volonté, et le docteur d'Hip- pone le réfuta dans une très-remarquable lettre' nous trouvons pour argument principal les prières même que l'Église répète. Peu de temps après, la même opinion se produisait à Marseille et sur divers points des Gaules ; des prêtres même et quelques évêques s'y montraient attachés. Le prêtre Jean Cassien, à la tête d'une communauté mo- nastique à Marseille, était l'ûme du parti. Il représentait l'orgueil des doctrines grecques, auxquelles Origène avait donné une grande autorité par l'éclat de son nom et la puissance de son talent. Les combats victorieux du cloître contre les penchants de la nature enfantaient des semi- pélagiens. Le livre de la Correction et de la Grâce, arrivé dans les Gaules, n'avait pu triompher de toutes les ré- sistances. Ce fut alors que saint Prosper, illustre disciple d'Augustin sur la grâce, et le moine Hilaire^, songèrent à

1 Lettre CCXVII.

2 Les deux lettres de saint Prosper et d'Hilaire sont en tète des livres de la Prédestination des saints et du Don de la persévérance, tome X , \<. 779.

320 SAINT AUGUSTIN.

soumettre au saint docteur d'Hippone les inquiétudes et les difEcultés des catholiques de leur pays.

Prosper, dans sa lettre au grand évéque africain , lui dit qu'il lui est inconnu de visag:e , mais non point d'esprit et de discours. Augustin se souviendra peut-être d'avoir reçu de ses lettres et de lui en avoir adressé par le saint diacre Leontius. Le pieux et savant laïque se croirait coupable si, voyant naître des opinions d'une conséquence perni- cieuse, il négligeait d'en informer celui qui est particulière- meni chargé de la défense de la foi. 11 lui expose que beau- coup de serviteurs du Christ, dans la ville de Marseille, jugent sa doctrine sur la vocation des élus selon le décret de Dieu contraire au sentiment des Pères et de toute l'Eglise. Lheureuse et opportune arrivée du livre de la Correction et de la Grâce semblait devoir mettre fin aux disputes ; les vrais catholiques en ont tiré une plus vive lumière, les autres n'en sont devenus que plus rebelles.

Voici quelles étaient les opinions de ces semi-pélagiens. Ils reconnaissaient la déchéance primitive, la transmission de la faute d'Adam sur la tète de la race humaine , la grâce de Dieu par la régénération; mais ils soutenaient que la propitiation qui est dans le sacrement du sang du Christ était offerte à tous les hommes sans exception, et que chacun pouvait être sauvé sil voulait arriver à la foi et au baptême. Dans leurs pensées, Dieu, avant même la création du monde, avait connu par sa prescience ceux qui croiraient et qui se maintiendraient dans la foi, aidés de la grâce; il les avait prédestinés à son royaume, parce qu'il savait qu'ils devaient un jour se rendre dignes de leur vocation gratuite et quitter saintement cette vie. C'est pourquoi les préceptes divins invitent tout homme à la foi et aux bonnes œuvres , afin que personne ne désespère d'obtenir rctcrnelle vie, réservée à la piété volontaire.

CHAPITRE LUI. 321

Quant au décret de la vocation divine par lequel, avant le commencement du monde, au moment de la formation du iienre humain, s'est faite la séparation des élus et des réprouvés, les serai -pélagiens des Gaules l'entendaient mal, et n'y voyaient qu'une grande cause de tiédeur pour les uns, de désespoir pour les autres; ils refusaient d'ad- mettre que les uns naquissent des vases d'honneur, les autres des vases d'ignominie; si Dieu prévient les volontés humaines, disaient-ils, il n'y a plus ni activité ni vertu; cette prédestination n'est qu'une nécessité fatale; elle établit chez les hommes une diversité de nature. Les ob- jections de Julien, démolies par l'évèque d'Hippone, reve- naient sur les lèvres des semi-pélagieus des Gaules.

D'autres catholiques de ces contrées se rapprochaient bien plus encore des erreurs de Pelage. La grâce n'était pour eux que la puissance du libre arbitre, l'usage de la r^aison et de toutes les facultés naturelles;' pour devenir enfant de Dieu, il suffisait de le vouloir; le décret delà grâce c'était de n'appeler à l'éternel royaume que ceux qui passaient par la régénération du sacrement; mais tous étaient appelés au salut, soit par la loi naturelle, soit par la loi écrite , soit par la prédication évangélique. Ceux qui n'auront pas cru, périront; voilà la justice de Dieu; nul n'est repoussé de la vie, mais Dieu veut nous amener tous indifféremment à la connaissance de la vérité et veut nous sauver tous; voilà sa bonté. Pour ce qui est des enfants morts avec le baptême ou sans le baptême , on disait que Dieu les traiterait selon le bien ou le mal qu'ils auraient fait s'ils avaient longtemps vécu. Ces catholiques pensaient aussi que le commencement du salut vient de celui qui est sauvé et non point de celui qui sauve , et qu'il appartient à la volonté humaine de se munir du secours de la grâce divine, et non point à la grâce de soumettre la volonté.

II. 21

322 SAINT AUGUSTIN.

Après avoir exposé ces opinions des Gaules qui avaient pour défenseurs des hommes d'une vie irréprochable et des hommes même revêtus du caractère sacré de l'épisco- pat, Prosper ne se juge pas assez fort pour lutter contre de tels adversaires; à l'exception d'un petit nombre d'amateurs intrépides delà grâce parfaite, personne n'a osé disputer avec des contradicteurs pareils. Prosper supplie Augustin de vouloir bien mettre dans le plus grand jour possible toute cette matière. Au nombre des contradicteurs, il cite le pieux et savant Hilaire, évéque d'Arles, qui, surtout autre point, professait une irès-vive admiration pour le grand évêque d'Hippone; Hilaire souhaitait consulter sur ce sujet Augustin; mais Prosper ignorait quand et com- ment l'évêque dArles exécuterait ce dessein'. Il faut donc que le grand docteur réponde, dût-il répéter ce qu'il a déjà écrit. « Que la grâce de Dieu et la paix de Notre-Sei- « gneur Jésus-Christ , dit Prosper en finissant , vous cou- « ronnent en tout temps, et que, marchant de vertu en « vertu, vous sovez glorifié éternellement, seigneur et « bienheureux pape, ineffablement admirable, incompara- « blement lionorable, le plus éminent des maîtres. »

Hilaire, moine de Syracuse, mêla sa voix à celle de saint Prosper; il écrivit dans le même sens à l'évêque d'Hip- pone, qu'il avait eu le bonheur de voir et dont il avait été le disciple. Il lui apprend qu'à l'appui de leurs senti- meuts, les errants des Gaules invoquaient l'autorité d'Au- gustin lui-même dans son écrit contre Porphyre et dans son commentaire de l'Epître aux Homains; Hilaire cite les passages. Le moine de Syracuse marque avec plus de pré- cisiou que saint Prosper les divers points sur lesquels les senii-pélagiens des Gaules s'éloignaient de la doctrine de

1 Hilaire d'Arles mouiiit avec les senliments de la loi caUioiique.

CHAPITRE un. 323

saint Augustin. Hilaire signale les passages du livre de la Correction et de la Grâce qu\ n'avaient point reçu leur adhésion. Ils pensaient qu'on aurait mieux fait de ne pas produire la doctrine de la prédestination , si féconde en troubles de cœur et de conscience. Hilaire eût bien voulu s'en aller lui-même à Hippone porter toutes ces questions à Augustin, mais la Providence lui refuse ce bonheur; il est condamné à n'écrire qu'une lettre dont il regrette la précipitation. Le moine demande les deux livres de la Ré- vision des ouvrages pour lui servir de guide dans l'appré- ciation de la doctrine du maître ; il demande aussi le livre de la Grâce et du Libre Arbitre, qu'il ne connaissait pas en- core. Hilaire conjure le grand évéque de ne pas attribuer au moindre doute sur ses enseignements le désir d'avoir sa Révision : il souffre assez de \ivre loin d'Augustin sans qu'un soupçon pareil vienne ajouter à son affliction ! Crai- gnant que sa lettre ne soit trop incomplète , il a prié un de ses amis (Prosper), dont il vante les mœurs, l'éloquence et le zèle, de se réunir à lui pour ne laisser échapper rien d'important. Hilaire offre à Augustin les salutations de son père, de sa mère et du diacre Leontius; il lui parle d'un frère qui, d'accord avec sa femme , a fait vœu de con- tinence, et le recommande aux prières du saint évêque. Augustin disait avec saint Paul aux Philippiens : « Je ne « crains point de vous écrire les mi'mes choses, si cela '( vous est avantageux. » Les livres de la Prédestination des saints et du Don de la persévérance furent sa réponse à Prosper et à Hilaire. Après tant d'ouvrages et de lettres, il crovait avoir suffisamment établi la doctrine de l'Église par les enseignements divins; Augustin s'affligeait qu'on ne cédât point à des témoignages si nombreux et si clairs: mais il n'hésitait pas à se rendre à la prière de ses deux chers fils des Gaules.

324 SAliNT AUGUSTIN.

Dans le premier livre , le docteur réunit les preuves les plus frappantes, tirées de l'Écriture, pour établir que la foi est un don de Dieu et non pas l'œuvre de la volonté humaine; il raconte son erreur à ce sujet depuis l'année 39 i jusqu'à l'année 397, époque de ses livres à Simplicien , et cite sa rectitication sur ce point, empruntée à sa Révi- sion. Il parle d'une vocation qui se fait selon le décret de la volonté de Dieu, vocation qui n'est pas commune à tous les appelés, mais qui est particulière aux prédestinés. L'apô- tre dit qu'il a reçu miséricorde pour devenir fidéle\ La foi est un don gratuit qui n'est pas accordé à tous les hommes. « Si l'on me demande, dit Augustin, pourquoi Dieu dé- livre l'un plutôt que l'autre, je ne puis répondre sinon que ses jugements sont impénétrables et ses voies incompréhen- sibles'^. Après avoir répondu à l'objection de son écrit con- tre Porph}'re, le docteur caractéiise la différence entre la prédestination et la grâce : l'uue est la préparation de la grâce dans les conseils de Dieu, l'autre est le don actuel qu'il nous en fait. Le plus éclatant exemple de prédestina- tion est cette élévation prodigieuse à laquelle l'incarnation du Verbe éternel a porté la nature humaine : qu'avait fait l'humanité pour mériter un tel honneur?

Le deuxième livre a pour but principal de prouver que la persévérance est un don de Dieu. INul homme vivant n'est certain d'avoir reçu ce don : il faut pour cela avoir persévéré jusqu'à la fin. Le don de persévérance est comme le complément de la prédestination. On doit travailler au salut avec crainte et tremblement, selon la parole de l'Apô- tre ^ puisque personne ne peut savoir ce qui l'attend au delà de la vie. D'un côté, l'Écriture nous marque en^traits

) I Covinth., VII, 4a. - Koin , Il , 33. a Philip., II, i2.

CHAPITRE LUI. 323

évidents les dons de la prédestination et de la persévé- lance; de l'autre, elle nous présente à chaque page des ex.hortations, des corrections, des remontrances. Cette \ocation éternelle ne rend donc pas inutiles le ministère de la prédication et la pratique des vertus. En traitant de la persévérance , Augustin ne pouvait pas oublier que les larmes fidèles et persévèranles de sa mère l'avaient empêché de périr.

Dans ses enseignements et sa polémique, l'évêque d'Hip- pone ne prétend point faire violence aux intelligences; il ne demande pas qu'on embrasse ses avis en toute chose, mais seulement sur les points l'on verra qu'il ne s'est pas trompé. « Je fais maintenant, dit- il, des livres qui « sont une révision de mes écrits , pour montrer que je ne « me fais pas une loi de me suivre toujours moi-même ; je « crois qu'avec l'aide de Dieu je suis allé en profitant; « mais je sais que je n'ai pas commencé parla perfection; '( je serais plus présomptueux que vrai, si je disais que « maintenant même, à l'âge je suis, je puis écrire sans aucune erreur. Mais il importe de voir de quelle manière '< et en quoi l'on se trompe , si on est facilement disposé à « se corriger, et si on défend son erreur avec opiniâtreté. « Celui-là est homme de bonne espérance, qui profite jus- « qu'au dernier jour de sa vie, de manière à gagner ce qui << lui manque, et à être plutôt jugé d'être complété que « d'être puni '. »

Le saint docteur s'attache à faire comprendre, en termi- nant , qu'après tout cette prédestination dont on s'épou vante si fort et dont on voudrait douter, n'a rien de plus préoccupant que la prescience de Dieu, acceptée par tout le monde, ou du moins impossible à nier. La doctrine de la

1 Chap. xxii.

320 SAINT AUGUSTIN.

prédestination n'enseigne pas le désespoir, mais la con- fiance en Dieu: l'homme, si misérable dans son orgueil, est -il un plus sûr appui de lui-même que le Père qui est aux cieux?

Les livres de la Prédestination des saints et du Don de la persévérance sont comme le pur froment de la doctrine catholique. On les lit avec un respect particulier et une sorte d'émotion religieuse , parce que ce sont les derniers ouvrages que saint Augustin ait achevés. Ils renferment la foi de r Église avec toute la perfection que la parole hu- maine peut lui donner : les conciles les ont signalés comme les oracles les plus complets de la vérité chrétienne sur ces matières.

Ainsi deux laïques avaient pris en main la défense de la foi menacée dans les Gaules méridionales, tandis que des prêtres et des évèques même se trompaient ! Dieu , qui a changé la face du monde avec de pauvres et ignorants Galiléens , se sert parlois , à travers les âges , de ses moin- dres serviteurs pour redresser des serviteurs plus élevés. C'est ainsi que se resserrent les liens de la grande famille dont le Christ est le chef , et que la fraternité catholique se consolide.

Prosper et Hilaire, eu appelant à leur secours le génie et l'autorité d'Augustin , attirèrent plus de lumières au sein de la société chrétienne des Gaules ; le jour se lit dans un grand nombre consciences , et presque tous les évêques des Gaules reconnurent la vérité. Quelques prêtres entre- tenaient encore des divisions , Prosper, par son livre contre Cassien , sa Réponse aux articles [CaT^iiulu) des Gaulois , sa Réponse aux objections de Vincent \ et son autre Réponse

> Ce Vincent était un (urlre des Gaules, qu'il ne faut pas confondre avec Vincent de Léiins.

CHAPITRE LUI. 327

aux extraits des Gemwis \ éclaira les ignorants et triompha (les indociles; il v avait alors un an que le grand homme d'Hippone était sorti de ce monde, et son illustre disciple d'Aquitaine continuait victorieusement la lutte. Le voyage à Rome des deux laïques amena la lettre solennelle du pape Cclestin, qui blàriiaitles évéques des Gaules, et portait aux cieux la sainte renommée , la science profonde et l'ortho- doxie d'Augustin.

Prosper, le chantre de la grâce \ que le fils de l'auteur iVAthalie devait imiter douze siècles plus tard, a mérité d'être appelé homme vraiment divin par le patriarche Pho- tius ; le pape Gélase , à la tête d'un concile de soixante- douze évêques , a proclamé sa piété et sa religion. Nous n'avons pas h suivre les destinées du semi-pélagianisme dans les Gaules ; il nous suffira de rappeler que le concile d'Orange , en 528 , sous la présidence de l'évêque d'Arles , confondit les semi-pélagiens avec les sentiments et souvent même les propres expressions du grand docteur d'Hippone. Les autres conciles des Gaules , les matières de la grâce ont été agitées ; celui de Valence, en Dauphiné, tenu en 855, parles ordres de l'empereur Lothaire, et composé des pro- vinces de Lyon, d'Arles et de Vienne; celui de Langres, tenu en 859, en présence du roi Charles le Jeune , frère de Lothaire; celui deToul, quinze jours après, tenu en pré- sence de l'empereur Charles le Chauve et des deux rois Lothaire et Charles le Jeune, composé de douze provinces de France et d'Allemagne, et appelé concile universel ; touica CCS grandes assemblées catholiques s'inspirèrent d'Augus- tin dans les questions auxquelles son nom est resté attaché avec tant de gloire.

1 Ces ouvrages de saint Prosper se trouvent à la fin du tome X des CEuvrrs de saint Augustin.

2 Saint Prosper est aussi auteur d'une chronique qui va jusqu'en ^55.

328 SAINT AUGUSTIN.

Le cardinal du Perron ne connaît rien d'aussi grand que saint Augustin , depuis les apôtres, au point delà prédes- tination. Au jugement de Vasquet, Tévêque d'Hippone, sur ces matières , tient parmi les Pères le rang que tient le so- leil parmi les autres astres. Clément VIII , Alexandre VII , Innocent XI ' , fidèles aux anciennes traditions du Siège apostolique, ont proclamé l'inébranlable autorité d'Augus- tin dans les plus difficiles sujets que puisse remuer l'intelli- gence humaine.

Que dirons - nous maintenant de Grotius et de quelques autres qui ont voulu voir des nouveautés dans les doctrines de saint Augustin, qui ont déclaré ces doctrines contraires à l'ancienne tradition, et se sont efforcés d'opposer les Grecs aux Latins? Pour eux, la perfection catholique sur ces matières se trouve dans le livre des Questions sur VÊpître aux Romains, composé en 394 , lorsque saint Augustin n"a- vaitpas suffisamment approfondi le sujet : nondum diligenlius quœsiveram. Us supposent que sou enseignement définitif u"a été que le produit de ses ardents combats avec les pé- lagiens , et oublient que le docteur s'était rectifié lui-même dès l'année 397, longtemps avant ses grandes luttes. Les livres de la Prédeslinalion des sainls et du Don de la persévé- rance sont ceux que les modernes semi-pélagiens ont le plus attaqués, et ce sont précisément les ouvrages que l'Église universelle loue et vénère le plus! Quand on leur demande était l'ancienne tradition à laquelle l'évèque d'Hippone aurait sul)stitué son opinion personnelle , ils ne répondent rien de sérieux. Grotius, qui avait beaucoup appris en vieil- lissant et qui s'était tant rapproché de l'Église catholique , aurait comprendre le progrès des études religieuses de

i Uue bulle d'Innocent XI, du 23 féviler ir.77, accordée à la prière du roi d'Espagne et aux sollicitations du cardinal Nittard, établissait la fête de saint Augustin comme de précepte dans toute l'Kspagne.

CHAPITUE MV. 329

saint Aiiiïuslin; mais le génie humain donne parfois le spec- tacle d'intonséqucnccs étranges. Bossuet nous dit que Gro- tius s'arrêta dans un chemin uni sans avoir enfante l'esprit de salut qui! avait connu ; « tant il est difficile aux savants << du siècle, accoutumés à tout mesurer à leur propre sens, « d'en faire cette parfaite abdication qui seule fait les <( catholiques'. »

CHAPITRE LIV

Réconciliation du comte Boniface avec l'impératrice Placidie. Correspon- dance de saint Augustin avec Darius. Lettre à Honoré sur les devoirs des prêtres dans les calamités publiques. Peinture de la dévastation de l'Afrique par les Vandales. L'Ouvrage imparfait contre Julien. Mort de saint Augustin.

430

Les Vandales, qui menaçaient l'empire dans les régions afi'icaines, menaçaient aussi la foi catholique : ils profes- saient un arianisme passionné. Les intérêts romains et les intérêts catholiques en Afrique étaient les mêmes. L'al- liance du comte Boniface avec Genséric était quelque chose de monstrueux et de funeste qu'il fallait d'abord faire ces- ser : c'est à quoi tendaient toutes les pensées, tous les vœux des fidèles africains. On soupçonnait que l'origine de ces déplorables événements cachait une trame de mensonge ; mais comment se faire jour dans les ténébreuses profon- deurs des intrigues de cour? Augustin s'en occupait tris- tement et presque sans cesse ; sa sévère et belle lettre à Boniface avait parlé de devoir et de dévouement; il avait disposé le comte à revenir à la cause impériale , et depuis lors, il travaillait à lui ouvrir la porte de la réconciliation. Par son inspiration , une ambassade d'évêques , à la tête

Dissertation sur Grotius.

330 SAINT AUGUSTIN.

desquels figurait Alypc, prit le chemin de l'Italie; cette ambassade avait mission de découvrir la vérité et d'opérer un rapprochement entre l'impératrice Placidie et le comte Boniface. A la fin d'une lettre à Quodvultdeus , diacre de Carthage, Augustin lui disait : « Si vous avez des nouvelles « du voyage de nos saints évéques , je vous prie de m'en « informer*. » Nous ne savons rien de précis sur la ma- nière dont furent découvertes les machinations d'Aetius; la vérité put sortir des explications échangées entre Placidie et les évêques africains et de la comparaison des lettres à Carthage. Dès que la fatale erreur de Placidie se trouva reconnue, des amis apportèrent au comte les regrets de l'impératrice , et négocièrent la réconciliation ^

Le retour sincère de Boniface est une des plus belles pages de sa vie; il fallait pour cela une force d'âme bien supérieure à la grandeur qu'on déploie sur un champ de bataille. Cest la religion qui, parla bouche d'Augustin, avait préparé Boniface à cet acte d'héroïsme. Le négocia- teur principal fut Darius , personnage important de la cour impériale, élevé, quelques années après, à la dignité de préfet du prétoire. Il parvint aussi à obtenir des Vandales une trêve. L'évéque d'Hippone ne le connaissait point; mais il se hâta de lui écrire une lettre ^ de félicitation , qui exprime la joie des populations catholiques de l'Afrique; il lui vantait les bienfaits de la paix, et l'invitait à se réjouir d'avoir été chargé d'une si heureuse mission. Augustin se serait rendu auprès de Darius , si les infirmités de la vieil- lesse le lui avaient permis.

La réponse de Darius fut prompte et toute pleine d'une respectueuse admiration pour l'évéque d'Hippone ; elle est

< Lettre CCXXII.

2 Procopc, Guerre des Vandales, livre l.

■i Lettre CCXXIX.

CHAPITRE LIV. 331

un monument de l'opinion contemporaine sur ce grand homme, et l'élégance du style nous prouve que les belles traditions littéraires ne périssaient point encore dans les rangs élevés de la société romaine. Cette lettre ' de Darius est la vive expression du regret de n'avoir vu ni entendu Augustin. S'il avait pu voir la lumière céleste du visage de lévèque , et entendre cette voix divine qui ne profère rien que de divin , Darius ne s'écrierait pas comme Virgile : Trois et quatre fois heureux, mais heureux mille et mille fois! Si jamais un tel i)onheur lui arrivait, il croirait rece- voir, non pas du haut du ciel , mais dans le ciel même , les instructions qui mènent à l'immortalité ; il croirait les re- cevoir, non de loin et comme hors du temple de Dieu, mais au pied même du trône de sa gloire. A défaut de cette féli- cite , il s'est rencontre que deux évêques, Urbain et Novat , aient dit du bien de lui à Augustin. Leur témoignage a été comme une couronne magnifique qu'ils ont posée sur sa tête , couronne formée , non point de fleurs périssables , mais de pierreries d'une beauté qui ne passe pas. Darius demande à Augustin de prier pour lui, atin de pouvoir un jour ressembler au portrait qu'ils ont fait de son àme. La plus grande des peines de Darius , après celle de ne pas jouir encore de la vue de Dieu , était de ne pas avoir vu Augustin et de n'être pas connu de lui, et voilà qu'Augustin lui dit qu'il connaît sinon son visage , au moins son esprit et son cœur !

Augustin avait dit que Darius avait étouffé la guerre par la force de sa parole; Darius en convient , et ajoute que s'il n'avait pas étouffé la guerre, il l'aurait au moins fort éloi- gnée , et qu'il a écarté de menaçantes tempêtes ; il espère que la trêve deviendra une paix solide. Quoique Darius fût

« Lettre CCXXX.

332 SAINT AUGUSTIN.

chrétien et que ses parents fussent chrétiens aussi , pour- tant il n'avait pas tout à fait rompu avec les superstitions païennes ; il avoue à Augustin qu'il doit à ses ouvrages de s'être complètement séparé du paganisme. Darius le prie de lui envoyer un exemplaire de ses Confessions. Les der- nières lignes de sa lettre ' contiennent un ardent désir de recevoir une seconde lettre de lévêque d'Hippone.

Les vœux de Darius ne tardèrent pas à être comblés. Dans une nouvelle lettre \ Augustin parlait à Darius du plaisir que lui avait fait l'expression de ses sentiments. Ce n'est pas de l'éloquence de cette lettre , ni des louanges de Darius que le grand docteur se montre le plus tou- ché : les éloges de tout le monde n'arrivent pas au cœur d'Augustin ; mais ce qui lui a plu dans la lettre de Darius , c'est d'avoir été loué par Jésus-Christ même. Dans un bril- lant festin en Grèce, on pria Thémistocle, un des convives, de jouer d'un instrument; il s'en excusa, et témoigna peu d'empressement pour ces sortes de plaisirs : « Qu'aimez- vous donc? » lui dit-on. « J'aime, répondit-il, à entendre dire du bien de moi. » Lorsqu'on lui demanda ce qu'il sa- vait, Thémistocle répondit qu'il savait faire une grande ré- publique d'une petite. « 11 n'y a personne, disait Ennius, qui (( n'aime à être loué. » Augustin trouve du bien et du mal dans ce sentimcnit naturel à tous les hommes. Il faut se gar- der d'aller jusqu'à la vanité: Horace, qui avait l'œil plus perçant qu'Ennius, disait : « Ètes-vous malade de l'amour « des louanges? certaines expiations pourront vous en « guérir après une lecture de choix trois fois répétée ^ »

1 II est question, dans la lettre de Darius, de la fameuse lettre d'Abgare et de la réponse de Jésus-Christ, rangées depuis longtemps au nombre des pièces apocryphes.

2 Lettre CCXXXI. C'est la dernière lettre de saint Augustin dont la date soit connue. Elle doit être de la fin de l'année 429.

^ Epi t. i.

CHAPITRE LIV. 333

Les louanges des hommes ne doivent pas être le but de nos actions, mais il ne faut pas toujours les repousser; les louanges données aux gens de bien sont utiles à ceux qui les donnent. L'Apôtre a fait entendre sur ce point de beaux enseignements. Une chose dans la lettre de Darius a sur- tout ravi révèque d'Hippone, c'est de voir que Darius est sou ami. En lui envo}ant les Confessions, Augustin lui dit :

« Regardez -moi dedans , de peur que vous ne me ju- « giez meilleur que je ne suis ; c'est moi et non pas d'au- « très que vous écouterez sur mon compte ; considérez-moi « dans la vérité de ces écrits, et voyez ce que j ai été lorsque « j'ai marché avec mes seules forces; si vous y trouvez « quelque chose qui vous plaise en moi, faites-en remonter « la gloire à Celui que je veux qu'on loue, et non pas à (( moi-même. Car c'est Dieu qui nous a faits et nous ne <( nous sommes pas faits nous-mêmes ; nous n'étions par- « venus qu'à nous perdre; mais Celui qui nous a faits nous « a refaits. Quand vous m'aurez connu dans cet ouvrage, « priez pour moi afin que je ne tombe pas, mais afin que « j'avance; priez , mon fils, priez »

Le saint vieillard envoie à Darius, outre lenCoîi fessions, le livre delà Foi des choses invisibles, les livres delaPatieîice, de la Continence, de la Providence, et le livre de la Foi , l'Es- pérance et la Charilé. Si Darius peut les lire tous durant son séjour en Afrique , il est supplié d'en dire son avis à Augus- tin , de le lui transmettre ou de le confier au vénérable Au- rèle à Carthage. Le saint docteur le remercie des remèdes qu'il a envoyés pour le soutien de sa santé débile, et de ses générosités pour l'augmentation et la réparation de la bi- bliothèque de la communauté.

La paix que se promettait Darius, et avec lui Augustin et toute l'Afrique catholique , ne devait pas être de longue durée. Comment espérer que les Barbares, une fois entrés

334 SAINT AUGUSTIN.

en Afrique , voudraient en sortir ? Les instances de Boni- face furent vaines , ses prières , inutiles ; on rejeta l'offre d'une grande somme d'argent; la proie était trop belle pour que Genséric consentît à la lâcher. Le comte, qui avait fait rentrer sous l'obéissance de Valentinien les troupes ro- maines, eut à tirer Fépée contre ses alliés de la veille ; mais le courage et l'habileté ne triomphent pas toujours de l'in- égalité des forces. Genséric , sans compter ses cinquante mille soldats , sans compter les peuplades africaines qu'il pouvait enrôler par l'espérance du pillage , avait dans son parti les donatistes ^ non ralliés à l'unité catholique , ces donatistes qui couvaient des vengeances contre les repré- sentants de la vérité religieuse et souhaitaient le triomphe d'un chef arien pour se débarrasser des édits romains. Ainsi l'esprit d'hérésie facilitait aux Barbares la conquête de l'Afrique. Boniface livra une bataille, qu'il perdit; il se réfugia dans Hippone. « Dieu, dit Tillemont, le remit « ainsi entre les mains de saint Augustin , qui allait bien- ce tôt sortir de ce monde. » Alors commença le siège d'Hip- pone ; c'était à la fin de mai ou au commencement de juin 430.

En peu de temps un déluge de maux s'était étendu sur les sept provinces d'Afrique. Avant les calamités de 430 ,

1 Gibbon parle de trois cents évèques et de milliers d'ecclésiastiques donatistes, disgraciés, dépouillés ou bannis. L'historien anglais, dont l'hos- tilité à la foi catholique est bien connue, a prodigieusement exagéré le nombre des victimes appartenant au clergé donatiste. Il est déplorablement inexact en ce qui touche la part de saint Augustin dans la violente répression de ces hérétiques; nos lecteurs sont à même de redresser sur ce point les torts de Gibbon. Son injustice pour le grand évoque d Hippone est révoltante, et, du reste, ses jugenitMits religieux sont marqués d'une ignorance profonde. Gibbon avoue lui-même qu'il n'a lu de saint Augustin que les Confessions et la Cité de Dieu; cette lecture eût suffi pour inspirer une plus équitable .ippréciation. Toutefois on Ti'a pas le droit de juger saint Augustin iiuainl on, ne connaît que ces deux ouvrages.

CHAPITRE LIV. 335

Augustin avait déjà tracé aux prêtres et aux évoques ' leurs devoirs au milieu des périls de la guerre. Quand des cités se voyaient menacées, la foule accourait à réglise; on demandait le baptême, ou la réconciliation, ou bien la pénitence , et tous voulaient être consolés et munis par la célébration et la dispensation des sacrements. Si des prêtres ne s'étaient point rencontrés là, quel malheur pour ces pauvres victimes de sortir de la vie sans être régénérées ou déliées ! Quelle douleur pour des parents chrétiens de ne pouvoir espérer qu'ils retrouveront leurs proches dans le repos de l'éternité! Imaginez les lamentations, les im- précations même d'une cité qui va périr sans ministres et sans sacrements! La présence des prêtres, au contraire, est féconde en consolations; elle dépouille la mort de ce qu'elle a d'horrible , relève le courage du peuple et donne une puissante énergie pour supporter les désastres. Un prêtre ou un évéque peut et doit s'enfuir lorsque le danger ne menace que lui ; saint Paul à Damas , saint Athanase à Alexandrie, ont fait ainsi. Ils ont se préserver pour l'intérêt de la foi chrétienne. 3Iais du moment que les mêmes maux menacent les prêtres et les peuples , les pas- teurs et le troupeau , le devoir commande de rester au poste du péril. Que dirait -on des matelots ou des pilotes qui, aux approches du naufrage, se sauveraient furtive- ment à la nage dans un esquif, laissant à la tempête et aux angoisses tous les passagers du vaisseau? Si , pour l'intérêt de la foi, quelques-uns des ministres doivent se sauver du désastre, le sort décidera quels sont ceux qui demeureront dans la ville assiégée. Ces préceptes de dévouement que donnait Augustin dans sa lettre à Honoré furent héroïque- ment suivis durant l'effroyable invasion des Vandales.

1 Lettre CCXXV m, :i Honoré, 429.

336 SAINT AUGUSTIN.

Le seul souvenir des excès commis par les Barbares épouvante Fimagination. Trois villes seulement avaient résisté : Cartilage, Hippone et Constantine. Partout ail- leurs s'offraient les atrocités de la conquête. Les cités étaient ravagées et changées en solitudes ; les habitants des campagnes passaient sur les débris de leurs propres demeures ; les populations catholiques , en butte à des fu- reurs inouïes , n'avaient d'autre alternative que la fuite ou le glaive : trop souvent même la ressource de fuir leur échappait. Les chrétiens fidèles , hommes , femmes , en- fants, vieillards , tombaient sous les coups des vainqueurs; leurs cadavres s'entassaient au milieu de ruisseaux de sang. La dévastation prenait des caractères particuliers d'horreur avec les monastères, les cimetières et les églises ; les Vandales mettaient une infernale joie à les effacer de la terre; ils allumaient de plus grands feux pour brûler les lieux sacrés que pour brûler les villes. Les prêtres, les vierges et les moines étaient dispersés, captifs ou immolés. Le peu d'églises restées debout et comme oubliées par l'incendie manquaient de ministres ; les victimes entraient dans la tombe sans consolations. Les montagnes, les forêts, les cavernes profondes et les carrières servaient d'asile aux fugitifs : beaucoup d'entre eux étaient morts de faim. Les chemins se couvraient de malheureux tout nus et deman- dant l'aumône \ Les Barbares avaient réservé le luxe de leur cruauté pour les évêques d'Afrique, défenseurs il- lustres d'une foi qui excitait leur haine. La cupidité les poussait à tous les raflinemcnts de la torture, afin d'obtenir des pontifes l'or de leurs églises. On ouvrait la bouche à des évêques avec des bâtons, et des mains impies y jetaient de la boue; on leur serrait le front et les jambes avec des

1 Possidiiis, l'iocope.

CHAPITRE LIV. 331

cordes tendues au point de se briser; les bourreaux leur faisaient avaler de Teau de la mer, du vinais:;re ou de la lie. De saints pontifes étaient cbargés comme des chameaux ; ils marcbaient à la manière des bœufs, piqués par des pointes de fer. Les cheveux blancs ne protégeaient pas les vieillards du sanctuaire. L'histoire cite de vénérables évèques qui furent brûlés.

Ainsi l'Afrique chrétienne, qui comptait plus de sept cents évèchés', recevait des coups terribles; l'arianisme conquérant lui avait préparé un immense calvaire; les symptômes d'une fin procliaine se produisaient de toutes parts. La désolation régnait depuis Tanger jusqu'à Tripoli. Jésus-Christ avait été chassé de ses temples ; à la place des monuments qui retentissaient des chants catholiques et s'accomplissaient les saints mystères, à la place des asiles de paix d'où la prière montait au ciel en silence , on ren- contrait des monceaux de pierres noircies par le feu des in- cendies, et les oiseaux de proie se repaissant de débris humains. Cette vigne, pour parler le langage des Écritures, cette vigne plantée avec tant de génie , d'amour et de soins , \ enait d'être tout à coup arrachée de la terre. Oh ! qui pourrait dire les douleurs que souffrit alors le cœur du vieil Augustin? L'homme de Dieu, dit Possidius, ne ju- geait point l'invasion terrible comme le jugeait le reste des hommes ; regardant plus haut et à une plus grande profon- deur, il prévoyait les périls des âmes. Les larmes versées nuit et jour devinrent son pain, et nous ne savons rien de plus touchant que cette parole de Possidius : « Augustin « trouva que les derniers temps de sa vie étaient bien « amers et bien lugubres. »

1 Dnpin ( Notice des Episcopats ) compte six cent quatre-vingt-dix évèchés en Afrique; Morcelli {Africa Christiana) en compte beaucoup plus.

T. II. '2-2

338 SAINT AUGUSTIN.

Cependant le spectacle des calamités de l'Afrique n'avait point abattu cette grande intelligence. Augustin travaillait encore dans Hippone assiégée; il songeait aux intérêts de la vérité religieuse, qui ne sont ni d'une contrée ni d'une époque, mais qui ont pour domaine Tunivers et l'infini. Au milieu des lamentables images d'un siège , et en face même des Barbares , il continuait à réfuter les huit livres de Julien ', écrits en réponse au second livre du Mariage et de la Concupiscence. Les injures tenaient beaucoup déplace dans cet ouvrage de Julien. On s'étonne que la passion, et ce qui de nos jours s'appellerait l'esprit de secte ou de parti , ait pu posséder un homme éclairé au point de l'en- traîner à des qualifications à peine croyables à l'égard du grand évêque d'Hippone. Julien parlait de la folie et de la turpitude - du saint docteur, qu'il désignait sous le nom de discoureur africain^; il le plaçait dans Talteruative dètre le plus stupide ou le plus rusé des mortels \ Le vénérable Alype , ce vieil et tendre ami d'Augustin , avait sa part des invectives; Julien l'appelait le valet des fautes '' de ce grand homme. Les divagations et les erreurs abondaient dans les huit livres de l'évéque pélagien ; Augustin hésitait à rele- ver des aberrations dont une intelligence même médiocre pouvait faire justice; mais les attaques, et surtout les at- taques violentes, quoique dépourvues de génie, produisent toujours un certain effet sur les multitudes; les amis de la

1 Cet ouvrage de Julien, composé en 421, ne fut connu de saint Augustin qu'en 428. Il est adressé à Florus, évêque pélagien.

- Ameiitiam et turpitudinem prodis. Opus August., lib. II.

3 Tractatoris Pœui. Cet Africain-là vous est une grande peine , disait saint Augustin à Julien. « Magna tibi pœna est disputator hic Pœnus. » Livre I. Treize siècles plus tard , ^■oltaire appelait Bossuet iin rhéteur de chaire. Histoire de V établissement du Christianisme, chap. vi, à la note.

* Quod si totum tu per imperitiam incurris, bardissimus; sin autem id astu facis, vaferrinius inveniris. Lib. III.

5 Vernula peccatoruin ejus. Lib. I.

CHAPITRE LIV. 339

foi catholique pressèrent le grand docteur de répondre encore une fois à Julien. Augustin ne voulut point, comme il le dit lui-même dans un endroit de sa réponse, abandon- ner les ho7}imes dont l'esprit est lent à comprendre\

L'évèquc d'Hippone suit Julien de page en page, le laisse parler, et lui répond. C'est comme une conversation entre Augustin et Julien ; le saint docteur ne supprime point les outrages dont il est l'objet : les outrages ue pouvaient mon- ter jusqu'à sa gloire. Julien , dans ses huit livres , se répé- tait; il n'apportait aucune idée, aucune objection nouvelle ; c'étaient les lieux communs du pélagianisme délayés en de longs discours. Augustin ne pouvait guère opposer aux mêmes attaques que les mêmes moyens de défense ; il n'y a rien de nouveau à répondre à un homme qui vous redit les mêmes choses assaisonnées seulement de plus de fiel et de colère. Tl nous semble toutefois que le saint docteur fait toucher au doigt la vérité catholique avec une évidence particulière; à force d'avoir remué ces questions, le grand évêque est parvenu à les inonder de lumières avec un mot , une observation , une pensée ; il est bref et précis comme un homme qui contemple le vrai face à face : on dirait qu'à mesure qu'il approche de la mort, les mystères se décou- vrent pleinement à son intelligence.

Julien appelait les catholiques du nom de traducéens et aussi du nom de manichéens ; nous n'avons pas besoin d'expliquer que le mot traducéen désignait celui qui croyait à la transmission du péché originel. L'évêque d'Hippone disait à Julien que lui , Augustin , et tous les catholiques étaient traducéens et manichéens comme saint Hilaire, saint Grégoire de ]Nazianze, saint Basile, saint Ambroise, saint Cyprien , et saint Jean Chrysostome. Il faisait obser-

1 Nolentes deserere hominum inpenia tanliora. Lib. 1.

340 SAINT AUGUSTIN.

ver d'ailleurs que si quelque chose favorisait le mani- chéisme, c'était assurément la négation du péché originel; car, en ce cas, il est impossible de s'expliquer sous un Dieu bon la vie humaine accompagnée de tant de maux qui ne seraient pas mérités.

Le saint docteur remarque que le propre des hérétiques est d'établir des opinions nouvelles à l'aide des passages obscurs de l'Écriture, et que le caractère des pélagiens c'est de travailler à obscurcir les témoignages les plus clairs. Les pélagiens repoussaient l'idée d'une peine quelconque infligée dans l'autre vie aux enfants morts sans baptême ; mais si on nie le péché originel , comment accorder la jus- tice de Dieu avec les souffrances qui assiègent le berceau et atteignent un enfant avant l'âge il puisse distinguer le bien du mal? Est-ce que les misères de l'enfance pure de toute tache n'accuseraient pas la justice du Créateur? Cela révolte-t-il moins qu'une peine dans la vie future pronon- cée contre les enfants non régénérés sur la terre ? Les pé- lagiens avaient imaginé pour les enfants morts sans bap- tême une éternité bienheureuse , mais hors du royaume de Dieu. S'il n'y a pas de péché originel , pourquoi ces en- fants seraient-ils exclus du divin rovaume? Julien, dénatu- rant les sentiments de l'évéque d'Hippone , disait que le Dieu d'Augustin était un potier qui formait tous les hommes pour la condamnation ; Augustin explique sa doc- trine, qui n'est autre que la doctrine de saint Paul sur la prédestination et la réprobation , sur les vases d'honneur et les vases d'ignominie. Le saint docteur ayant à montrer que la mort est une peine de la déchéance primitive, con- sidère notre horreur pour le trépas comme une preuve (jue cette extrémité terrible n'est pas une suite de notre nature.

Augustin avait achevé le sixième livre de sa nouvelle

CHAPITRE LIV. 341

réponse à Tiilien, ot venait de coinmcuccr le septième livre ', lorsque la maladie le força d'interrompre son œuvre; il la quittait pour ne plus la reprendre. L'oeuvre devait se pré- senter inachevée au respect de la postérité, afin de témoi- finer que les dernières forces de ce grand homme avaient ctc consacrées à la défense de la vérité. Mais cette inter- ruption de la lutte n'était rien au triomphe ; il était com- plet. Augustin avait tout dit sur le pélagianisme , et la condescendance, plus que la nécessité, le détermina à ce comhat. Cette tournée sur le champ de bataille avait uni- quement fait voir au monde qu'il ne restait plus d'ennemis à vaincre.

Augustin fut délicat et souffrant toute sa vie; mais cette fois le mal se présentait avec une inquiétante gravité. Le temps approchait oii cette lampe ardente devait s'éteindre sur la terre pour se rallumer dans les cieux. N'oublions pas qu'Hippone est assiégée par les Barbares. Le saint évêque est dans sa communauté , entouré de ses prêtres et de ses meilleurs amis; plusieurs évèques se sont réfugiés dans Hippone, et parmi eux nous apercevons Possidius et Alype, Alvpe, l'ami de la jeunesse d'Augustin, le compagnon de ses premières études religieuses dans le tranquille asile de Cassiacum aux environs de Milan. De quel intérêt eussent été pour nous les récits des graves causeries de ces véné- rables personnages autour du maître dont la vie allait s'é- teindre ! Quel charme pieux et mélancolique dans la pein- ture de cet intérieur oii tant de sainteté se réunissait à tant de gloire, de longues existences remplies d'évangéliques vertus et de combats illustres aboutissaient au spectacle

1 Nous avons six livres de VOiwraf^e imparfait contre Julien; quelques manuscrits donnent le coujmencement du septième- La forme même de la réponse prouve que l'intention de saint Augustin était de faire autant de livres qu'il en avait à réfuter.

342 SAINT AUGUSTIN.

de la dévastation de leur patrie î Possidiiis nous apprend quelque chose de ce qui se passait dans la maison d'Augus- tin, et les moindres lignes de ce témoin deviennent ici d'un bien grand prix.

« JXous conversions souvent ensemble, dit- il, nous 0 considérions les terribles jugements de Dieu placés de- « vaut nos yeux , et nous répétions avec le Psalmiste ^ : « Vous êtes juste, Seigneur, et votre jugement est droit. « Tristes, gémissant, versant des larmes, nous implo- « rions le Père des miséricordes , le Dieu de toute conso- « lation , pour qu'il daignât nous soutenir dans cette (( tribulation. »

Possidius, continuant son récit, s'exprime en ces termes (qui oserait ne pas laisser parler ici un tel narrateur?) : « Un jour que nous étions réunis tous ensemble à table, le « saint nous dit : Vous savez que, durant ce désastre, j'ai « demaîidé à Dieu ou qu'il daignât délivrer la ville d'Hippone <( assiégée par les ennemis , ou, s'il en avait jugé autrement, (( qu'il daignât donner de la force à ses serviteurs poursoute- « tenir le poids de sa volonté, ou bien enfin qu'il daignât m'ap- « peler de ce siècle vers lui. Instruit des vœux du grand (( bomme, nous et tous ceux des fidèles qui se trouvaient <( dans la ville , nous adressâmes la même prière au Dieu « tout-puissant. Et voilà que , le troisième mois du siège, il « se vit accablé par la fièvre. Sa dernière maladie venait « de l'atteindre , et le Seigneur ne frustra point son servi- ce teur du fruit de sa prière. »

L'évêque de Calame rapporte que des possédés furent délivrés par les oraisons du saint docteur, et qu'un malade fut guéri par l'imposition de ses mains. Celui-ci avait été averti en songe d'aller trouver l'homme de Dieu. Cette

1 Ps. cxvui, 137.

CHAPITRE LIV. 343

guérisoii est le seul miracle qu'Augustin ait opéré pondant sa vie.

Le saint évcqiic avait souvent dit à Possidius qu'un chré- tien, même le plus digne de louanges, ne devait pas quitter ce monde sans se condamner à quelque acte de pénitence. Hiirant sa dernière maladie, il fit transcrire et placer contre le mûries Psaumes de la pénitence, qu'il lisait et relisait dans son lit en fondant en larmes. Pour prier et gémir sur lui-même avec plus de liberté, Augustin , dix jours avant sa mort , demanda à ses frères présents de vouloir bien le laisser seul dans sa chambre , et de ne permettre à personne d'y entrer, si ce n'est aux heures les médecins le visi- taient et Ton apportait sa nourriture. On se conforma à son désir. Quand vint le dernier jour, Possidius et les autres évèques ou prêtres disciples d'Augustin environ- nèrent tristement et pieusement son lit ; ils unirent leurs prières à celles du grand homme mourant; Augustin mur- murait d'une voix attendrissante des oraisons mêlées de pleurs , et lorsque sa bouche cessa de prier, son àme avait reçu dans les cieux le prix de quarante-quatre ans de vertus et de travaux sublimes. Elle était en possession de l'inef- fable et éternelle beauté dont les magnificences de l'univers ne sont qu'une ombre grossière et vers laquelle montèrent si souvent les élans de ce tendre et profond génie.

Un écrivain d'Afrique, Victor de Vite \ déplorait en ces termes la mort d'Augustin : « Ainsi s'arrêta ce fleuve d'é- « loquence qui se portait à travers tous les champs de « l'Eglise; ainsi la douceur se changea en amertume; ainsi « se retira la gloire des prêtres, le maître des docteurs , le « refuge des pauvres , l'appui des veuves, le défenseur des (. orphelins, la lumière du monde; ainsi se tut le grand

1 De la Persécution vandalique, lib. I.

34i SALNT AUGUSTIN.

« annonceur de la divine parole ; ainsi tomba le courajJieux « combattant qui , par le glaive de la doctrine et de la per- ce sécution, frappa rhérésie, cette bête aux cent tètes; « ainsi mourut l'architecte insigne qui étaya la maison de « Dieu, instruisit par les exemples de ses bonnes œuvres , « et travailla par la puissance de son avoir,- ainsi se coucba « ce grand soleil de la doctrine, se dessécha ce fleuve de « piété, mourut le rare phénix de la sagesse, brûlé par le « feu sacré de l'amour : ainsi fut transportée dans le ciel la (( perle des docteurs. »

Saint Augustin mourut le 28 août 430, âgé de soixante- seize ans ; il avait passé quarante ans dans la cléricature ou l'épiscopat. Le saint sacrifice fut célébré pour le repos de son âme , et son corps fut enseveli dans l'église Saint- Étienne, l'ancienne église "de la Paix , , durant si long- temps, le peuple d'Hippone avait recueilli ses paroles. Possidius nous dit que saint Augustin prêcha jusqu'à sa dernière maladie, vivement, fortement, sans que son es- prit et sa raison vinssent à fléchir. Le grand évoque était demeuré sain de tous ses membres ; ni sa vue ni son ouïe n'avaient reçu la moindre atteinte. 11 ne fit aucun testa- ment, parce que, dit son biographe, pauvre de Dieu, il n'avait rien à laisser à personne. Ceux de ses parents qui manquaient de ressources avaient été , pendant sa vie, se- courus comme les autres pauvres. Ses ornements furent remis au prêtre chargé de la maison épiscopale. Saint Au- gustin recommandait toujours davoir soin de la biblio- thèque de l'église , et de bien garder les livres pour la pos- térité. Ses ouvrages, comme tous ceux qu'il avait pu re- cueillir, furent légués à l'église d'Hippone.

Possidius' ne parle pas de la douleur de la ville, veuve

1 La Vie ric saint Augustin , par Possidius, est une œuvre simple et tou- chante ; il y règne un ton de douceur chrétienne mêlée de gravité. L'auteur

CHAPITRE LIV. 345

d'un pasteur si illustre et si révéré. Mais nous n'avons qu'à nous rappeler les émotions populaires dans la basilique de la Paix le jour de l'élection du successeur de saint Augus- tin, pour deviner la vive affliction de la cité catholique quand la nouvelle de la mort du grand évèque vint à re- tentir. Cette calamiié lit oublier un moment toutes les an- goisses du siège, et lorsque ensuite la réflexion fit voir, d'un côté, la présence des Barbares, de l'autre l'absence de saint Augustin muet sous la pierre d'un tombeau , un vio- lent désespoir saisit les âmes : Hippone se trouvait en face du malheur, et son consolateur n'était plus ! Le souvenir des leçons et des exemples d'Augustin arrivait seul pour soutenir le courage d'un peuple durement frappé.

On ne pense pas sans tristesse aux images qui auraient empoisonné les derniers jours de Févéque d'Hippone si la contemplation du monde invisible et impérissable ne les avait adoucis. La cité de la terre, dont saint Augustin avait tracé l'origine et les vicissitudes, lui apparaissait sous de bien sombres aspects , et c'est vers la cité de Dieu, dont il fut aussi l'Homère catholique, que s'élevaient toutes ses espérances. INous croyons cependant que saint Augustin,

est sobre de réflexions , s'eu lient aux faits , et se laisse aller à sa vénération pour l'homme de Dieu, sans tomber dans un enthousiasme profane. Cette voix est pour nous précieuse et sacrée. Ses quarante ans d'intimité familière et douce avec saint Augustin, sans- le moindre désaccord [absque amora idlu dissensione) , donnent à Possidius quelque chose d'infiniment respectible. A quatorze siècles dlntervalle , et quand il s'agit d'un grand et saint génie comme l'évéque d'Hippone, un homme qui nous dit : Je l'ai vu . je l'ai en- tendu, éveille dans notre esprit une très-vive curiosité. Il me semble toute- fois que la Vie de saint Auguatin, par Possidius, aurait pu être plus nourrie, plus abondante en faits ou en anecdotes : c'est trop peu de la part d'un té- moin et d'un ami qui avait vu de si près ce grand homme. Une liste des écrits de saint Augustin termine l'œuvre de Possidius. J'ai sous les yeux l'é- dition publiée à Kome, en 173i , par D. Jean Salinas. 1 vol. in- 8". L'ou- vrage de Possidius se trouve aussi à la fin du tome X des Œuvres de suint Augustin.

346 SAINT AUGUSTIN.

par la puissance de son génie, et surtout par un rayon parti d'en haut, salua le nouveau monde qui devait sortir du vieux monde condamné, entrevit les siècles futurs recevant des inspirations du christianisme toute leur gloire , l'Occi- dent redevenu jeune et vivace sous les pas des Barbares, comme la nature redevient plus brillante et l'air plus pur après les orages, et enfin l'univers entier marchant à l'unité morale avec la croix pour bannière. Cette vision de l'avenir était une sorte de voile d'or jeté sur la terre alors profon- dément déchirée. Et qui sait s'il ne fut pas donné à saint Augustin mourant d'apercevoir, par delà quatorze siècles, l'Afrique , arrachée à son désert et à ses longues ténèbres , recommençant la vie chrétienne à l'ombre du drapeau de la France? Avec quelle douce joie ce grand homme eût emporté dans réternité cette prophétique image !

CHAPITRE LV

Hommage rendu h. saint Augustin par Théodose le Jeune. Boniface ; sa lin. Levée du siège d'Hippone ; évacuation et ruine de cette ville. Comment Salvien expliquait l'invasion des Vandales. Bélisaire et la tin de la domination des Vandales en Afrique. Un mot sur la chute rapide de l'Église d'Afrique. Les reliques de saint Augustin. Dernière appré- ciation de saint Augustin.

Une éclatante marque d'admiration fut donnée à saint Augustin lorsque déjà il planait dans l'infini , bien au-des- sus des témoignages de la terre. Un concile œcuménique contre l'hérésie des nestoriens devait se tenir à Éphèse; des lettres de Théodose le Jeune convoquaient tous les mé- tropolitains ; quoique la ville d'Hippone n'eût point rang de métropole, Févéque de cette église, alors quil s'appe- lait Augustin , surpassait tous les autres évêques dans l'o pinion contemporaine. L'empereur d'Orient chargea donc

CIlAriTRE LV. 347

un ofTicicr de sa cour de |)orter un restrit particulier' au faraud docteur dont la gloire remplissait le monde; mais Tofficier de Théodose, arrivé à Hippone vers la fin de dé- cembre 4.30 ou au commencement de janvier 431 , trouva saint Augustin dans le sépulcre.

Cependant le siège d'Hippone continuait toujours ; il se prolongea onze mois après la mort de saint Augustin. La ville , soutenue par le comte Boniface , persévérait dans la résistance. D'ailleurs les Vandales avaient peu de movens de s'emparer d'une place ; il suffisait d'une résistance opi- niâtre pour lasser leur courage. Les Vandales levèrent donc le siège. Peu de temps après, un secours était arrivé de Rome et de Constantinople ; Boniface tenta un dernier coup contre l'ennemi j dans une seconde bataille, comme dans la première avant le siège d'Hippone , la fortune trahit son génie. En 432, Boniface était en Italie , et Placidie l'élevait au rang de patricien pour effacer plus complètement les souvenirs du passé. Placidie et Boniface se voyant pleine- ment réconciliés , s'imaginèrent qu'ils étaient victorieux ; une médaille fut frappée avec la tête de Valentinien d'un côté, et, de l'autre, Boniface ^issis sur un char de triomphe, attelé de quatre coursiers, tenant un fouet dans la main droite et une palme dans la main gauche : c'était comme une moquerie jetée à la face du sort. Boniface avait un compte à demander à Aetius ; une lutte s'engagea entre ces deux hommes qu'on a appelés les derniers des Romains ; Boniface gagna la bataille et perdit la vie , à la suite d'une blessure reçue de la main d' Aetius , que la vengeance im- périale déclara rebelle.

Le départ de Boniface vaincu avait laissé la ville d'Hip-

' La circulaire do Théodose le Jeune est datée du 19 novembre 430. 2 II n'y a peut-être pas de second exemple , dit Gibbon , de la représenta- tion d'un sujet sur le revers de la médaille d'un empereur.

348 SAINT AUGUSTIN.

pone presque sans espérance ; les ennemis ne l'assiégeaient plus, mais la menaçaient toujours. Hippone attendit inuti- lement des secours ; abandonnés du monde romain , les habitants se décidèrent à fuir leur ville : résolution pleine de douleur ! Quoi de plus triste que le spectacle d'un peuple s'arrachant pour toujours à ses foyers , aux lieux pleins du souvenir des aïeux et de la vie? quelle amertume dans ces adieux adressés tout à coup à la demeure , aux murs , à la colline qui ont fait partie de vos jours ! Combien l'affliction devenait plus cruelle par la pensée que la cité si chère allait tomber sous les coups des ennemis! En effet, le silence d' Hippone solitaire fut bientôt interrompu par les pas des Barbares , qui mirent le feu à la ville. Les flammes dévo- rèrent cette cité tant aimée de saint Augustin, cette cité il avait tant prié, tant écrit, et d'où sa puissante parole s'en allait porter la vérité à travers le monde ! La basilique ' de Saint -Etienne , la maison du grand évêque, les nombreux monastères d'hommes et de femmes , les palais et les murs d'Hippone croulèrent dans un vaste incendie. La Provi- dence sauva la bibliothèque , qui renfermait les copies les plus correctes * des ouvrages de saint Augustin : ainsi les Barbares ruinèrent des pierres , mais ne ruinèrent point les plus précieux monuments d'Hippone, les monuments de la vérité catholique! Dieu lui-même veillait sur cet héritage de l'avenir.

Il y a quelque chose de touchant dans la destinée d'Hip- pone. Son époque la plus belle est celle de saint Augustin , et le monde ne se souvient d'Hippone que parce qu'il se souvient de ce grand homme. Saint Augustin meurt, et

1 La basilique de Saint-Étienne dut beaucoup souffrir ; mais nous ue pen- sons pas qu'elle ait été dévastée par les Vandales, puisque le corps de saint Augustin demeura cinquante-six ans dans cette église.

2 Possidius, chap. xviii.

CHAPITRE LV. 349

Hippone périt aussi. Hippone était comme la chaire d'où le docteur se faisait entendre à l'univers ; du moment que la chaire devient vide de son immortel pontife, elle tombe, et depuis ce temps Hippone ne s'est point relevée! On di- rait que la seule destinée de cette ville a été de servir de demeure à saint Augustin. Dans les temps futurs, si Hip- pone sort de son tombeau , ce sera pour redevenir le té- moin de la gloire du beau génie qui aura reparu sur ses collines.

Il n'est pas dans notre sujet d'assister à la ruine des deux autres cités qui jusque-là avaient résisté aux Vandales, de faire entendre le bruit de la chute de Carthage. Genséric s'en empara 585 ans après que Scipion le Jeune l'avait dé- vastée. Son orgueil de conquérant venait de recevoir une grande joie. Maître terrible de l'Afrique, il put se féliciter de l'alliance passagère et de la déplorable erreur qui lui en avaient ouvert les portes. Encore quelques années, et Rome elle-même et ses dépouilles seront aux pieds de Genséric.

Saint Augustin , Possidius , d'autres évèques africains dont la voix nous est parvenue , présentaient l'invasion des Barbares en Afrique comme un châtiment. Malgré la magnifique protestation de la Cité de Dieu, les païens se montraient toujours disposés à faire peser sur le christia- nisme les calamités qui frappaient les peuples. Les orateurs catholiques s'attachèrent à montrer dans ces calamités une expiation des dérèglements humains , et , pour justifier les malheurs du temps, ils ne craignirent point d'exagérer les désordres de la vie morale. C'est ainsi que Salvien \ écri- vant dix à quinze ans après la mort de saint Augustin, nous trace avec des couleurs incroyables la peinture des

t De Gubernatione , lib. VII.

350 SAINT AUGUSTIN.

mœurs africaines. Selon le prêtre des Gaules, les Vandales , après avoir châtié en Espagne les vices des Espagnols, avaient été poussés en Afrique afin d'y châtier les vices des Africains. Il applique à l'Afrique les paroles d'Ézéchiel sur les richesses et la beauté de Tjr, et vante les grands trésors et le florissant commerce de ces contrées la dévastation a passé. Si on l'en croit , à l'exception d'un petit nombre de serviteurs de Dieu, le pays n'était qu'un foyer de vices, un Etna de flammes impures; et de même que la sentine d'un vaste navire est le réceptacle de tous les immondices , ainsi les iniquités du monde entier avaient passé dans les mœurs des Africains.

« Les Goths , dit Salvien , sont perfides, mais amis de la (( pudeur ; les Alains sont impudiques , mais sincères ; les « Erancs, menteurs , mais hospitaliers ; les Saxons d'une « cruauté farouche, mais d'une chasteté admirable : toutes (( les nations enfin ont des vices et des vertus qui leur sont (( propres ; mais je ne sais quel désordre ne règne pas chez « presque tous les Africains, inhumains, ivrognes, faux , « fourbes , cupides et surtout blasphémateurs et impudi- « ques'. » Le censeur gaulois n'épargne pas Cartilage, la terrible rivale de Rome, cette Rome du monde africain, Carthage, pleine dépeuple et plus encore d'infamies, la sen- tine de r Afrique, comme l'Afrique était la seniine du monde. Il reproche aux chrétiens de Carthage d'avoir rendu un culte secret à la déesse Céleste , et de s'être souvent mon- trés au seuil de la maison divine respirant encore l'o- deur des sacrifices impurs ^ Si quelque moine au visage maigre, à la tète rasée, venu d'Egypte ou de Jérusalem, paraissait avec son manteau dans les rues de Carthage , des

1 Les œuvres de Salvien ont été traduites par MM. Grégoii'e et Collombet. i De Gubernat., lib. VIII.

CHAPITRE LV. âSl

moqueries et des outrages raccueillaicnt. Les païens d'A- thènes accueillaient mieux saint Paul annonçant le Dieu unique , et les lAoaoniens recevaient avec plus d'honneur Barnabe. Salvien nous montre les Vandales comme des mo- dèles de pureté et de vertus à côté des Africains.

Ces tableaux , dont nous indiquons à peine quelques cou- leurs, prennent surtout un caractère de fantaisie sombre quand on songe aux milliers de martyrs catholiques durant les cent ans de l'occupation de l'Afrique par les Vandales '. L'invasion des Barbares , dit ïillemont , semble avoir été faite pour donner à TEglise d'Afrique sa dernière couronne. Vers le milieu du vi^ siècle, Bélisaire, dans une expédition rapide , triomphe à Carthage la veille de la fête de saint Cyprien, brise le royaume fondé par Genséric, et fait flot- ter en Afrique les bannières de Gilimer. Puis la domina- tion romaine y disparaît pour toujours devant l'islamisme victorieux. Les catholiques échappés aux malheurs de l'in- vasion avaient respiré avec le rétablissement de l'autorité impériale depuis Bélisaire ; mais ils n'étaient plus que les tristes restes d'un temps glorieux. L'invasion des musul- mans acheva de réduire à une poignée de catholiques cette Église africaine si fameuse. En 1076, sous le pontificat de Grégoire VII, l'Afrique n'avait pas trois évoques pour une consécration épiscopale.

Ceux qui nous ont suivi dans notre travail n'éprouveront point une grande surprise en présence de la chute si prompte

1 Victor, évêque de Vite, cité de la Byzacène, qui vivait dans la seconde moitié du cinquième siècle, écrivit une Histoire de la persécution vandaiique. Il commença son livi-e soixante ans après l'entrée des Vandales en Afrique. Ce livre est un document historique du plus grand prix ; car nous n'avons presque rien sur l'occupation de l'Afrique par les Barbares. Les violences d'Hunéric , roi vandale , obligèrent Victor de dire adieu à son Église, en 483. Nous ne savons pas si Victor trouva en Afrique quelque abri il ait pu écrire son Histoire, ou bien s'il composa son ouvrage dans l'exil. Dom Rui- nard a donné une bonne édition de l'Histoire de la persécution vandaiique.

352 SAINT AUGUSTIN.

de l'Église d'Afrique. 11 est bien évident que ses destinées étaient liées à celles de la domination romaine dans ces con- trées ; elle devait subir les mêmes vicissitudes , et le catho- licisme et Fempire , qui vivaient ensemble en Afrique , de- vaient tomber ensemble. 11 y avait une question politique au fond de toutes les rébellions religieuses qui éclataient dans ce pays ; les hérétiques étaient en reabté des factieux, et à la lin ce fut Farianisme armé . supérieur aux légions romaines, qui triompha du catholicisme africain avec le glaive et le feu. L'Eglise catholique était sur le sol africain comme une tente dressée par des voyageurs et dont il ne reste aucune trace quand on l'enlève.

Les Vandales, qui avaient affligé les derniers jours de saint Augustin, menacèrent sa tombe; il falhit leur dé- rol)ci' les dépouilles du défenseur de la foi catholique. Elles reposaient depuis cinquante- six ans dans l'église Saint- Étienne à Hippone, lorsqu'elles furent pieusement em- portées en Sardaigne par des évêques d'Afrique exilés. Un des plus vénérables proscrits, saint Eulgence, d'une famille sénatoriale de Carthage, se chargea particulière- meut de ce soin; la grâce persuasive de ses écrits l'avait fait surnommer l'Augustin de son temps; il était naturel qu'il prit sous sa garde ce qui restait d'un illustre maître. L'ile de Sardaigne méritait l'honneur de servir d'asile aux dépouilles de saint Augustin, elle qui de bonne heure s'était émue à la parole évangélique, et dont les enfauts avaient confessé la foi sous la hache des bourreaux. Plus de deux siècles après, les Sarrasins, qui venaient de mar- quer de traces sanglantes le raidi de la France et de FI- talic, se rendaient maîtres de la Sardaigne, et les restes (lu graud évèque d'Hip[)one tombaient en leur pouvoir. En 710, un roi de Lombardie, Luitprand, racheta ces reliques sacrées, qui trouvèrent à Pavie, dans l'église

CHAPITUK l.V. 333

Saint- Pie rr(\ uu abri diiiiie do leur «loire '. A Pa\ie c(rmine eu Sardaigue des iails niii'acuicu\ s'accomplireut par riutercej^siou -du saint doclcur atriiaiii. Los l'cligieux bénédictins, Iongtcn»ps maîtres de Téglisc Saint-Pierre, eurent pour successeurs, sous le pape Honoré Ilf, en l'220, des chanoines réguliers, au\(juels se réunirent en 1327 des ermites de Saint- Augustin.

On visite avec admiration, dans la cathédrale de Pavie , r Arche ou le monument en marbre élevé par les ermites de Saint-Augustin vers le milieu du xiv" siècle. Comliieu de \icissitudes ' a subies celte Arche qui surpasse en nie- rite, en beauté, tous les monuments de ce genre apparte- nant à des dates antérieures.' A Naples le tombotlu de Robert d'Anjou et le tombeau de Marie de Sencia d'Aragon par Massuccio, à Terugia le tombeau de Benoît XI pai' Jean de Pise, à Bologne le tombeau de saint Dominique par >'icolas de Pise, à 3lilan le monument de saint Pierre martvrpar Balduccio,ne révèlent pas autant de progrès et de génie que lArclie de Pavie. La statue de saint Au- gustin en habits pontificaux couch,éet mort, la tête appuyée sur un oreiller, est la plus belle statue de l'Arche, et aussi

' [.e coi^pscler saint AiiL':ustiii fut déposé dans l'église Saint-PieireàPavie, le as février 7lO.(Tilletuont.)

- La pn;iui(''re église dans les Gaules qui ait poité le uoiii de saiut Augustin lut élevée par saiut Uniire, évèque de Limoges, au sixième siècle.

•< L'histoire de l'Arche de saint Augustin , les dessius et la descriptiou du uiouuûieul se trouvent dans une Notice iu-folio, écrite eu italieu^ que nous avons sous les yeux, et qui fut publiée à Pavie en 1832. Ce fut eu IGDfiqn'on retrouva dans l'église de Saint-Pierre au Cie/-d'Orui\e tombe de marbre, avec ce mot : Augustinus, renfermant une châsse d'argeut reposaient des o-^-cments et des cendres. L'évéqne tle Pavie , les frères ermites, beauconp de savants et d'hommes considérables du pays, recounurent les reli([ues de saint Augustin. .Mais la question de la découverte donna lieu a une vive polé- miiiue. Une bulle du (lape intervint dans les débats et proclama l'authenticité des reliques. Il y eut aussi mie grande dispute sur la possession de l'Arche entre les chanoines de l'avie et le conseil municipal de cette ville. L'évéque, le chapitre et la muuicii)alilé ont chacun les cli'fs du monument.

T. II. 23

3?)4 SAINT AUGUSTIN.

la plus belle statue des vieilles époques de l'Italie. On ignore quel fut le maître qui créa le monument ; il a laissé perdre son nom dans la gloire de l'évêque d'Hippone. En 1832, le jour où, par les soins du vénérable évêque MgrTosi, le monument et les reliques de saint Augustin furent placés dans la cathédrale de Pavie, la piété publi- que, Fenthousiasme et les illuminations donnèrent à la ville un grand air de fête.

Chassés tour à tour de leur sépulcre par Farianisme et par l'islamisme, les ossements de saint Augustin ont par- tagé la destinée de la religion catholique en Orient. Lors- que les armes de nos aïeux soumettaient l'Asie, elles ouvraient le chemin par les restes du grand docteur devaient revenir à Hippone ; lorsque saint Louis mourait à Tunis, d'immortelles semences de civilisation pour l'A- frique s'échappaient de sa funèbre couche, et les os du grand évéque tressaillaient dans leur sanctuaire de Pavie. Lt quand la maison de Bourbon, la plus illustre maison de l'univers, achevait en 1830 l'œuvre de saint Louis et fai- sait plus que n'avait pu faire Charles-Quint, elle préparait pour saint Augustin un nouveau sépulcre à Hippone. 11 v a treize siècles, des évêques catholiques fugitifs traver- saient la mer avec le dépôt sacré qu'on était forcé d'arra- cher à la terre natale; au mois d'octobre IS'i^S, c'étaient des évêques catholiques français , libres et heureux , qui , portés sur la même mer, rendaient à sa patrie le plus grand de leurs prédécesseurs dans le ministère episcojjal! Quel rapprochement! et quelle gloire pour la France!

Oh ! combien est belle la mission de la France ! La

•France a été faite pour être la tête et le cœur du monde ;

il lui appartient de régner sur les peuples par la double

puissance de Fintclligence et des sentiments religieux.

^olre courage a étonne les hommes, notre génie les a

CHAPITRE LV. 355

éclairés , notre foi a soutenu leur foi : que reste-t-il de ce magnifique empire?. . Notre société sans élan , sans énergie morale, met son ardeur à tourmenter la matière pour en tirer toutes les joies et tous les biens. Enfoncés dans les intérêts grossiers, nous ressemblons à une société de mi- neurs, séparés de l'air pur, séparés des splendeurs du ciel, et cberchant de Tor dans les ténébreuses profondeurs de la terre. C'est une belle et puissante chose que l'in- dustrie, qui semble prêter une âme à la matière , la trans- forme, lui imprime le mouvement et la fécondité, et mul- tiplie sur chaque point du globe les trésors des nations ; mais l'industrie ne doit pas absorber l'àme humaine. La pensée religieuse est une chose bien autrement belle et puissante ; car elle enlève l'homme aux étroites dimensions qui séparent un berceau d"une tombe, l'associe à ce qu'il V a d'impérissable dans l'essence divine, et d'avance le met en possession de la plus haute destinée qu'il soit pos- sible de concevoir. Les grands hommes cTirétiens semblent pouvoir nous faire toucher le ciel comme les grands som- mets des Alpes, du Taurus et du Liban. Saint Augustin res plendit à la tète de ceux dont la plume ouvre la porte des vérités immortelles. Sa parole c'est la manne (|iie Moïse fit conserver dans un vase d'or pour servir de monument à la postérité.

Depuis le commencement de cet ouvrage, à mesure que les questions se sont présentées, nous avons montré la grande part d'influence de saint Augustin dans le mouve- ment intellectuel et religieux du genre humain, et nous avons entendu la voix des siècles chanter la gloire de cet illustre Père de l'Eglise, Notre lecteur n'a qu'à se souvenir pour juger l'œuvre de saint Augustin et son retentissement à travers les âges. Toutefois quelques lignes de résumé peuvent être encore utiles.

356 SAINT AUGUSTIN.

Avant saint Augustin il y avait des vérités chrétiennes qui sollicitaient de plus vives lumières ; les doctrines de l'Église catholique navaient pas reçu toutes leurs preuves, tout leur développement; saint Augustin a creusé plus de choses religieuses qu'aucun autre Père, a mis au grand jour tous les dogmes chrétiens plus qu'on ne l'avait fait jusque là, et rÉgliselui doit un corps complet d'enseigne- ments. Il est monté dans les hauteurs du dogme catholique avec une puissance dont on ne cessera jamais de s'étonner. Saint Athanase avait admirablement établi la divinité de Jésus-Christ contre l'arianisme ; il avait établi aussi le Dieu en trois personnes, mais cette dernière partie de la théo- logie catholique avait besoin d'un travail nouveau; le traité de la Trinité par saint Augustin fut un beau complé- ment. I.e manichéisme dénaturait l'essence divine et déna- turait l'homme; saint Augustin fit comprendre à tous ((ue le mal n'est pas une substance, mais la défaillance du bien ; que la création est bonne, que tout ce (jui existe est bon. que le mal est l'œuvre de la volonté humaine et non pas l'œuvre de Dieu : il rendit à l'homme sa liberté, sa grandeur moi'ale, et à Dieu son unité et sa bonté". Le pé-

1 Dans VEiicycloiivdie nuuvdli; (tumi- II), publiée par MM. P. Leroux cl .1. Kpyuaud, nous avons lu iiu article sur saiut Augustin qui renferme des assertions étranges. Selon l'auteur de cet article (M. P. Leroux), saint Au- jru-tin a introduit le inanicbéisnio dans la foi chrétienne, et si le doeteur d'Hippone avait repoussé le système ruatériel des manichéens , il était tou- jours resté sous l'empire du sentiment qui produisit leurs doctrines : dans renseignement de saint Augustin ilevenu clirélien, le péché originel rem- plaça Ahrimane (le mauvais principe des Persans). Le manichéisme a été pu des principes constituants du cliristianisme, et saint .\ui;usliu a développé leoùté manichéen de la religion du lils de Marie. Tout os' inexact dans ces assertions de M. P. Leroux ; il sullit d'avoir lu quelques ouvrages de saint Augustin contre les manichéens pour se convaincie qu'aucune trace de leuis idées n'est restée dans ses doctrines. V a-t-il dans les opinions et les pi'usées de l'évèque irHippone quelque chose de pareil à la rivalité de deux puissances éternelles , aux deux âmes en nous, à la condamnation de la création, à l'irrésistible intlueiice îles astres, à la liaiue de tout ce qui appar-

CHAPITRE LV. 3ÎÎ7

laiîianisnic, en plaçant rhonimo si liant, en le représentant si fort , sapait les londements du christianisme : la Bë- «lemptiou devenait inutile. Saint Hilaire, saint Grégoire de >'azianze, saint Basile, saint Jean Chrvsostome, saint Am- hroise, avaient enseifiné, d'après les Livres sacrés, le d(igme de la déchéance primitive et l'impuissance de l'homme à accomplir, par sa seule force, les bonnes œu- \ res ; mais Pelage, Celestius et Julien ne s'étaient pas en- core montrés : la Providence réservait à saint Augustin Ihonneur d'approfondir [)lus que personne ces grandes questions, et de tracer d'une main ferme les limites linit l'homme, Dieu commence. Enfin, dans ses combats contre le donatisme, l'évéque d'Hippone a condamné et (onvaincu d'erreur toute communion qui se sépare de l'Kglisc universelle.

C'est ainsi que le docteur africain a, non pas fondé la foi catholique, car le fondateur c'est un Dieu fait homme, et avant saint Augustin IKglise avait ses dogmes, mais c'est ainsi que, disciple de saint Paul et son interpiète sublime, il a donné à la foi divine ce que nous appellerons son complément humain. Saint Augustin, c'est le génie de l'Occident formulant avec une entière netteté les doctrines, dégageant les dogmes de tout le vague des imaginations orientales , établissant dans leur plus lumineuse précision

tient à l'Ancien Testament, à r.inathènic porté contre le mariage, à l'anéan- tisscmeut de la liberté liunjaine"? Il n'est pas permis de parler, même au point de vnc philosophique , du rôfé manichéen du christianisme. I.e dogme du péché oiigincl et le penchant de l'homme vers le mal constatent l'état d'mip nature tomljée^ mais n'ont rien de commun avec les prodigieuses ahsur- diti's des manichéens.

M. Pierre Leroux nous rappelle Julien, qui accusait aussi saint Augustin de manichéisme : nu a vu comment le grand évèque lui répondait. Les ad- versaires de la foi catholique ont souvent répété et répètent encore les ol).jec- tionsde Julien; mais les victorieuses réponses de saint Augustin sont eucoie del>out.

358 SAINT AUGUSTIN.

les magnifiques réalités du christianisme. Le plan provi- dentiel a donné une grande place à l'influence du génie occidental pour le développement et le progrès de la foi chrétienne ; les destinées religieuses de Eome sont pour l'attester. La théologie catholique a donc pour représen- tant principal saint Augustin, et comme il n'a jamais rien inventé en matière religieuse et qu'il a toujours procédé avec les témoignages de l'Écriture , le protestantisme et le jansénisme ne sont pas plus sortis des écrits de l'évêque d'Hippone qu'ils ne sont sortis de la Bible et de l'Évangile. Luther et Jansenius dénaturaient saint Augustin , mais ne le suivaient pas : nous l'avons prouvé dans le cours de cet ouvrage. La plupart de Pères de l'Église, travaillant selon le besoin des temps ils ont vécu , ont soutenu telle ou telle lutte , de manière à ne pas dépasser les limites de certaines questions. Une autre tâche fut imposée à saint Augustin ; il eut à combattre toutes sortes d'hérésies , et l'on peut dire avec Bossuet que l'évêque d'flippone est « le seul des anciens que la divine Providence a déter- « miné , par l'occasion des disputes qui se sont offertes « de son temps , à nous donner tout un corps de théologie, « qui devait être le fruit de sa lecture profonde et conti- « nuelle des Livres sacrés ' . »

Si le docteur africain est le premier des théologiens, il demeure aussi le premier des philosophes chrétiens. On ne nous citera pas une donnée féconde, une vue haute-, une notion philosophique de quelques portée, qui n'ait son expression ou son germe dans les écrits de saint Au- gustin. Telle idée , tel système qui a suffi pour faire la re- nommée d'un homme, appartient tout simplement à saint Augustin, pour lequel nul ne réclamait. Lorsque, au

I Défense de la Tradition et des saints Pères, liv. IV, chap. xvi.

CHAPITRE LV. 35«J

IX* siècle, Scot Érigène enseignait que le mal n'existait pas, qu'il est seulement la corruption ou la diminution du bien , ne copiait-il pas saint Aui^ustin? Saint Anselme, dont les tra\aux ont été, de nos jours, remis en lumière, fut, en philosophie, le continuateur profond de saint Augustin. Quand Leibnitz a développé sa théorie du mal , il n'a fait que reproduire les pensées de l'évéque d'Hippone. Il y a des gens aujourd'hui qui, le plus sérieusement du monde, aspirent à l'alliance de la philosophie et de la religion comme à une grande nouveauté chez les hommes. Ils ou- blient que cette alliance a été faite et signée par les plus fiers génies dans les premiers siècles chrétiens. Ils ne sa- vent pas avec quelle constante autorité saint Augustin a fait marcher la philosophie à côté de la religion , avec quel profond respect il parlait des anciens philosophes. Cet incomparable penseur, que nous avons appelé le Platon chrétien, a tant admiré Platon, que certaines de ses paroles approbatives éveillèrent un jour les scrupules de sa piété! L'union de la raison et de la foi, voilà la plus belle manière de croire. Personne , plus que saint Augus- tin, n'a réserve les droits de la raison et ne l'a introduite dans les conseils de l'àme pour monter aux régions de la foi. 11 a défendu les droits de la conscience humaine, et, par lui, l'homme est devenu son premier point de départ dans sa course vers les vérités invisibles. Notre xvii® siècle, ce siècle de tant de génie , de raison et de foi , savait ce que valait saint Augustin ; il professait pour l'évéque dHippone une admiration sans bornes. La philosophie de cette grande époque ' fut la philosophie du docteur africain.

1 Malebranche exagéra quelquefois ou reproduisit mal les doctrines philo- sophiques de saint Augustin. Fénelon se montra l'interprf-te de la vraie phi- losophie de 1 evéque d'Hippone dans sa réfutation du système de Malebranche sur la Nature et la Grâce.

360 SAINT AUGUSTIN.

Depuis quatorze cents ans , saint Augustin , comme théolo- liien et comme philosophe, règne sous son nom ou sous d'autres noms dans le monde des idées , et cette royauté n'est pas de celles qui passent.

A ne voir dans saint Augustin que l'homme ami des hommes, vous lui reconnaîtrez encore un indéfinissahlo empire sur les âmes. Du fond de ce siècle en travail de destinées nouvelles, du milieu d'immenses ruines et de l'agitation des peuples, sort une voix douce comme la com- passion , tendre comme l'amour , résignée comme l'espé- rance en Dieu. Klle apporte un baume à toutes les souf- frances, du calme à tous les orages, le pardon à tout cœur qui serepent, et c'est elle surtout qui soupire dans l'exil de la vie et chante la patrie ahsente. On entend l'âme humaine gémir et aussi éclater d'une façon magnifique par la bouche de celui qui en avait .senti toutes les infirmités et compris toute la gloire. Cette voix suave charmait nos monastères du moyen âge, qui transcrivirent avec une prédilection marquée les œuvres immortelles de l'évcquc d'Hippone'; elle nous charme encore nous, hommes du monde livrés à tonte l'activité humaine. Augustin est l'homme de tous les siècles par !c sontifiieni;.

Cette voix, partie d'Afrique, dont le retentissement fut si magnifique et si universel, nous instruit et nous touche dans un livre qui ne porte pas le nom d'Augustin , mais qui évidemment est de l'influence de son génie : ce livre est V Imitation de Jésus-Christ. L'humilité profonde à l'aide de laquelle on s'élève aux plus grands mystères, cet amour de la vérité qui impose silence à toute créature et no

1 Los plus belles transcriptions des ouvrages de saint Augustin sont parties des monastères d'Anchin et de Marchiennes. On trouve quelques détails sur ces manuscrits dans un ouvi'ago de patiente et curieuse érudition, intitulé: Ahbm/e fi'An<-liin. réceniraent put>liépar2ll. Es(\allier.

CHAPITRF LV. 361

veut entendre que Dieu lui-même, la manière de lire utile- ment les saintes Écritures, le peu de eouiiaace qu'on doit mettre dans l'homme, l'oubli de soi et la charité pour tous, les ravissements de la paix intérieure et d'une bonne conscience, les joies de la solitude et du silence, le déta- chement des biens visibles et la patience dans les maux , les élans du cœur vers la beauté éternelle et immuable, la tendre et sublime causerie de l'àme avec son Dieu, tout ce qu'il y a de doux , de profond et de consolateur dans cet ouvrage qui n'a pas d'auteur connu, comme si le ciel eût voulu le disputer à la terre, toute cette délicieuse étude des plus secrètes ressources chrétiennes est rem- plie de l'àme de saint Augustin. Quand je lis ïlmUalion de Jésus -Christ, il me semble que c'est Augustin qui me parle.

En achevant cet ouvrage, quelque chose de triste se remue dans mon cœur. Je vais quitter un ami sublime et bon avec qui depuis longtemps je conversais: mes jours et souvent mes nuits se passaient à écouter saint Augustin, h interroger son génie, à le suivre dans la diversité de ses pensées et de ses soins ; je m'étais lait son contemporain , son disciple, le témoin de ses travaux et de ses vertus, le compagnon de tous ses pas en ce monde ; et voilà que d'an- née en année, de labeur en labeur, de combats en combats, j'ai vu ce grand homme descendre dans la tombe ou plutôt monter vers Dieu ! et ces dernières pages sont comme d('> parfums apportés à un tombeau! et ce que j'aimais a dis- paru, et comme les hommes de Galilée après l'ascension du divin Maître, je me tiens debout sur la montagne, et je cherche saint Augustin dans le ciel ! De tous les maitras* de la science niligieuse, levèque d'Hippoue est celui qui m'a fait le mieux comprendre le christianisme, qui ma introduit le plus avant dans le monde invisible. La recou-

362 SAINT AUGUSTIN.

naissance a quelquefois élevé des monuments à une mé- moire ; mes mains sont trop faibles pour bâtir des pyrami- des; tout ce que j'ai pu faire, c'est de graver sur une pierra fragile comme mes jours le grand nom de saint Augustin , en souvenir du bien que j'en ai reçu 1

Le genre humain, placé dans les temps comme une sorte de mer vivante, apparaît calme ou troublé, selon la paix ou les orages de l'âme humaine , et le passage des siècles s'ac- complit avec un retentissement monotone : chaque siècle apporte son éclat, qu'il emprunte au génie et à la vertu, et sur l'océan des âges ces rayonnements de l'intelligence ou du cœur se succèdent vite. Les mêmes révolutions et le même fracas se renouvellent chez les hommes sous des noms divers ; les empires n'ont qu'un même bruit pour s'écrouler, et le genre humain marchera de ce pas jusqu'au bout. La monotonie de ce spectacle serait peu digne de notre âme , nous aurions le droit de le prendre en dégoût, si de temps en temps le doigt de Dieu ne se révélait dans ces pages, si au fond des événements la vérité ne faisait pas toujours son œuvre, et surtout si la vie de l'homme n'était pas un acheminement à des destinées immortelles. Aussi notre reconnaissance doit monter avec ardeur et énergie vers les intelligences supérieures qui , instruites par la divine parole, nous ont fait voir la raison et le but de notre course sur la terre. Nul génie (nous ne parlons pas des auteurs sacrés) n'a contribué autant que saint Augustin à faire connaître aux hommes la vérité : parmi les ncHïis d'ici -bas, il n'en est point qu'une bouche hu- maine doive prononcer avec plus d'admiration et d'a- mour !

FIN

LETTRES A M. POUJOULAT

SDR LA

TRANSLATION DE LA RELIQUE DE SAINT AUGUSTIN

D E P AV lE A HIPPONE PAR M. l'^BBÉ SIBOUR.

LETTRE PREMIÈRE.

Toulon , 23 octobre 1842.

Clier ami, lorsque nous nous séparions, l'autre jour, sur les bords (lii Rhône, et que vous partiez pour Paris, vous ne songiez pas et j'étais loin de songer moi - même que je partais de mon côté pour TAfrique. Je voguerai bientôt vers cette terre illustrée et conquise par nos armes j à laquelle se rattachent de si beaux souvenirs chrétiens, et que je suis heureux, comme prêtre et comme Français, d'aller vi- siter : et pourtant c'est à peine si je puis croire encore à ce voyage , tant il est inopiné. C'est pour moi comme un rêve agréable dont je crains d'être tiré tout à coup. Je me suis trouvé entraîné ici, et je vais être tout à l'heure entraîné plus loin par un concours de circonstances dont il me faut avant tout vous rendre compte pour vous expliquer cette subite détermination.

J'étais de retour à Viviers, , après vous avoir quitté, je venais faire mes préparatifs de départ pour Aix, lorsqu'une lettre de monsei- gneur l'évêque de Digne m'a apporté cette étonnante nouvelle. 11 allait partir pour l'Afrique, il allait accompagner les reliques de saint Au- gustin, que monseigneur l'évêque d'Alger avait eu l'heureuse pensée d'aller demander à la vieille basilique de Pavie, laquelle ne les gardait, ce semble, si hdèlement, depuis tant de siècles, que pour les rendre un jour à Hippone, quand la lumière de la foi aurait relui sur ses col- lines. La translation devait se iaire avec la plus grande solennité; ce serait comme une nouvelle prise de possession de l'Afrique par le christianisme; plusieurs évêques se proposaient d'escorter les restes de l'un des plus grands évêques, et sans contredit du plus grand doc- teur de l'Église; monseigneur Dupuch avait écrit à tout l'épiscopat

Z<^\ SAINT AUGUSTIN.

français une lettre pressante ; chaque diocèse était invité à envoyer quelque représentant à cette fête religieuse et nationale. Monseigneur lévêque de Digne me disait qu'il partait, séduit pai' sa vieille admira- tion pour saint Augustin et par sa reconnaissance pour l'Église d'A- frique, mère de la sienne. Ce, furent, en effet , deux apôtres africains , Domnin et Vincent, qui apportèrent les premiers dans les Alpes les semences de la foi. A la (in de sa lettre, monseigneur me donnait ren- dez-vous à Toulon pour le 22; c'était le jour li\é pour l'arrivée de? reli(|iies.

Ma résolution fut bientôt prise:, je ne pouvais manquer à une pa- reille assignation. Je venais de passer une année entière avec saint Augustin, à cause de mes études sur le pélagianisme dont vous savez que j'ai eu à traiter dernièrement dans mon cours. Ce commerce in- time avec le génie aussi élevé qu'aimable de révêque d'Ilippone avait ajouté je ne sais quoi de tendre à mon culte pour sa mémoire. Augus- tin était devenu pour moi comme un illustre ami qui avaitdaigné m'admettre dans sa familiarité: il m'avait livré tous les secrets de son âme : je connaissais sa maison de Thagaste; je l'avais suivi à Car- thage, à Rome, à Milan; bien souvent je m'étais mêlé à ce petit cercle composé d'Alype, de Trigetius, de Licentius, d'Adéodat, qui se for- mait d'ordinaire dans la prairie de Cassiaciun, au pied d'un arbre touffu, et Monique avait aussi sa [»lace marquée, quoiqu'on y causât de pbilosopbie et qu'on y traitât parfois les plus grave? ques- tions. Heureuse Monique! Dieu n'avait pas tardé à l'appeler à lui II me semblait que je m'étais trouvé entre elle et son lils, à cette fe- nêtre d'Ostie où, peu de temps avant sa mOrt, ils avaient eu ensem- Ule, dans un tendre et sublime entretien, ces doux ravissements vers D'eu dont Augustin nous a magnifiquement parlé dans ses Confessionx, et qui étaient pour Monique comme le commencement de la céle.^le béatitude.

Mais c'est surtout à Mippone que j'avais suivi Augustin; je m'étais nitaché à ses pas; j'étais initié à tous les détails de sa vie d'évêque e* do docteur. Que de fois j'avais mêlé soit mes acclamations, soit mes larmes, aux larmes et aux acclamations de ce peuple do mariniers (|ui se pressait autour de sa chaire, dans la basilique delà Paix I Je l'avais YU avec admiration passant ses journées à écrire des lettres, à termi- ner des diflércnds, à accomplir toutes les fonctions si multipliées de son pénible ministère, et cependant sachant encore, avec une santé alfaiblie, trou\er le temps de composer (I de revoir ses ouvrages im- mortels et de soutenir avec tous les emicmis de l'Eglise les luîtes acliarnées de si beaux triomplies lui étaient réservés. Maintenanl (|ue les restes de ce grand homme allaient passer si près de moi , com- juent aurais-je pu résister au -plaisir de les voir et de les vénérer? L>

TRANSLATION DE LA UKLIOUE DE S. AUGUSTIN. Stîfi

mage de ?on grnio tHait grav(''o dans mou àine; mais il me scmblail »|tie la viio de son corps ajoiiterail (|ik'I(]iio ciiosc à AoInMonnaissaiicr t't la rendrait jdiis réelle et pins complète, ,1c nie sentais, moi anssi^ entiaîné par l'admiialion et la reconmiissance, et si la pensée ne me venait |>as d'aller suivre ces reliques j^lorieuses jusque sur la terre d'Alriciue, parce que je ne le croyais pas possible, je me piomcttals hiendu moins de ne pas manquer au rendez-\ous de Toulon, comptant l'cvenir après avoir assisté aux lèles et contenté ma dévotion.

I.e lendemain, cher and, je descendais rapidement le llliône. Le temps pressait, et quoicpie le paquebot dans sa marche rapide, em- porté par le cours impétueux du fleuve, semblât voler sur les eaux, il nallait pas encore assez vite à mon gré. Assis sur le pont, je saluais à peine en passant toutes ces vieilles comiaissances (pie .je retrouve tou- jours avec bonheur sur les rives aimées du lîliône: à gauche, les hau- teurs de Saint-l*aul-Trois-Chàtcaux, les vertes Campagnes de la l'alud , la plaine dOrange, lière de ses antiquités, et, par-dessus tout, le mont Venloux qui, avec sa tête presque toujours couronnée de frimas, semble le vieux génie de la contrée; à ilroile, les gorges de Sainl- Marcel aux grottes fantastiques, les flots bleus de l'Ardèche, qui se glisse timidemeid à traveis les saules et vient s'imir sans i»ruit aux Ilots rapides du grand lleuve; le l'out-Saint-Espril, qui ;i perdu désoi- niius toutes ses terreurs, el qui montre au\ voyageurs les élégantes leriusses de ses maisons, sa chartreuse de Naibonne entourée de fo- rêts, mais surtout ses chanqis fertiles couverts de mûriers, et que nous parcourions ensemble, cher ami, il y a à peme quelques jours, conduits par le plus excellent des licMes; puis, un peu iilus loin, le riche bassin de l}aguoI,au fond du(iucl ia Sèse rouU; iU')^ |»ailleltes d'oi' moins })i'é- cieuses que ses eaux dont les flots linq)ides arrosent tant de vertes prairies; puis encore le donjon de Mornas, dont le baron des Adrets haute les ruines, el le château de Uoquemaui e, qui marie an souvenir des .Sarrasins celui des cardinaux et des [)a|»es d'A\ iguoii.

Je trouvai sur le paquebot uuniseigneui- levêipie de Vaieiu'e, (pu' javais connu au .sacie de monseigneur de Viviers, el une troupe de re- ligieuses de la Ifoctnne chrétienne de Nancy. J'appris bientôt que ces saintes lilles partaient pour l'Afrique; elles étaient destinées pour liône et pour IMdiippeville. Une vive joie remplissait leur àme en son- geant à l'œuvre de dévouement, de foi el de civilisation (|u'elles al- laient accoinplir. Monseigneur l'évèque de Valence se rendait de sou lùlé ù Toulon pour !a grande fcte de la translation des reli(pies l^e pieux prélat était même décidé à passer la mer s'il le pouvait. Indé- pendamment du désir (ju'il avait de s'associer à ce grand li iomplie de suint Augustin, il voyait avec raison moins le triomphe d'un saint , après'loul, que celui de la religion elle-même, il aurait voulu vi;

366 SAINT AUGUSTIN.

en Algérie une sainte colonie de religieuses trinitaires dont il est le l'ondateur. Il devait y avoir, en effet, une place pour les tilles de saint Jean de Matha sur cette terre d'Afrique l'ordre de la Rédemption des captifs fit autrefois tant de miracles. Les trinitaires de Valence avaient reçu en partage dans ces lots de la charité que notre belle con- quête avait fait échoir à l'inépuisable dévouement de la France tous les hôpitaux de la province d'Oran à desservir.

Il y avait à peine quelques heures que nous suivions rapidement les mille méandres gracieux du fleuve, laissant dans les airs une longue trace de fumée dont le nuage allait se perdre au milieu des arbres qui couvrent ses rives, lorsque les tours de la vieille cité papale et le pit- toresque rocher de Notre-Dame-des-Doms nous apparurent. C'était le terme de notre navigation. Je ne restai à Avignon que le temps néces- saire pour trouver le moyen d'en partir. Le soir, j'étais déjà sur la route d'Aix, j'arrivai le lendemain matin.

Monseigneur l'archevêque d'Aix est le métropolitain d'Alger. La nouvelle Église d'Afrique est fille de la Provence. L'occasion était belle pour aller la visiter. Monseigneur regrettait que ni son âge ni sa santé ne lui permissent de faire un aussi long et si pénible voyage. Il me chargeait de l'excuser auprès de l'évêque d'Alger et de tous les prélats qui se seraient rendus à son appel. Il me donnait en même temps, en riant, la mission de représenter à la cérémonie notre Église métropolitaine d'Aix, mission que je dois accomplir, à ce qu'il paraît, plus complètement qu'il ne le pensait et que je ne le l>ensais moi-même.

Enfui, hier samedi, jour les reliques étaient attendues de Pavie, je suis arrivé à Toulon vers les trois heures du soir. A mesure que nous approchions de Thôtel de la Croix -d'Or, nous devions des- cendre, une foule empressée et compacte encombrait les rues qu'il nous fallait traverser. Ou voyait que la fête annoncée avait mis la ville entière en émoi. Je trouvai réunis à l'hôtel de la Croix -d'Or tous bs évêques qui étaient accourus à Toulon de divers points de la France; quelques-uns venaient de très-loin; ils étaient environnés d'un nombreux clergé, et se disposaient à aller au-devant des reli- ques. Le [)remier que j'aperçus fut monseigneur l'évêque deChîîlons, qui, avec cette ponctualité et cette ardeur militaire, restes de son ancien état, avait déjà revêtu ses ornements pontificaux, et attendait, la mitre en tète et le bâton pastoral à la main, que le signal du départ fût donné. Le vénérable prélat eut besoin d'une patience égale à son exactitude.

L'arrivée des reliques avait été annoncée pour deux heures; il en était déjà quatre, et l'on n'en avait jtoint encore de nouvelles. Une foule immense slalioiniait sur le Cliamp-de-Mars; celte vaste espla-

TRANSLATION DE I.A RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 307

iiado qui offre si souvent l'image de la guerre, et qui retentit ordi- rcuieul (lu bruit des armes et du pas cadencé des soldats, présentait alors un spectacle bien différent. Klle ne pouvait contenir les flots du peuple ; au-dessus de toutes ces têtes flottaient de saintes et pacifiques bannières : c'étaient les paroisses de la ville' venues en procession et dont les pieuses congrégations entouraient de longs replis l'autel devaient, en arrivant, être déposées les reliques. On entendait à peine leurs chants religieux qui se perdaient dans la grande voix de la foule.

Tout le peuple avait les yeux tournés du côté de la route d'Italie; l'inquiétude et l'impatience commençaient à le gagner ; il était près de cinq heures, le jour allait bientôt disparaître. On songeait alors que le moindre accident de route pouvait causer un retard; déjà les masses s'étaient ébranlées pour leur retour, lorsque des cris de joie signalèrent deux voitures qui s'avançaient rapidement et qui se di- rigèrent du côté du Champ-de-.Mars. On en vit bientôt descendre les évèques de Fréjus et d'Alger, celui-ci portant dans ses bras l'arche sainte qui renfermait les reliques.

Nous nous hâtâmes d'aller porter aux prélats cette heureuse nou- velle. Elle nous avait devancés, et quand nous arrivâmes à l'hôtel, le clergé en sortait processionnellement pour se rendre au Champ-de- Jlars. Mais le cortège fit de vains efforts pour sortir de la ville et fran- chir les portes, dont les passages étroits étaient remplis par un peuple immense que nulle mesure d'ordre et de police ne contenait. Il ne restait plus que le parti de la retraite. Monseigneur l'évêque de Châ- lons paraissait ne s'y pas résigner volontiers Enfin il fallut céder à la nécessité, et les évêijues se rendirent à l'église Majeure de Sainte- Marie, et allèrent y attendre les reliques.

Pour moi, cher ami, qui n'avais pas à sauvegarder la dignité de mon rang en cette occurrence, et qu'une sainte impatience poussait vers les restes d'Augustin, l'essayai de me faire jour à travers les flots pressés de la foule. Il y avait comme deux torrents, dont l'un entrait et l'autre sortait de la ville. Ils se rencontraient et s'entre-clioquaient à la porte d'Italie, et je ne comprends pas maintenant que dans ce chemin couvert et sond)re des remparts et traversant les ponts étroits des fossés, nul malheur ne soit arrivé. J'ai vu des vieillards, des femmes, des mères même portant aux bras leurs petits enfants, tous imprudemment engagés dans ces périlleux délités. C'est assurément un miracle qu'on n'ait eu à déplorer aucun funeste accident, et que personne n'ait été ni étouflé ni (oulé aux i»ieds. ,Ie pris, sans trop penser à tous ces graves périls, le lil du courant (jui sortait de la ville, et je me trouvai heureusement porté au Chanq)-de-Mars, non loin de raulci la châsse reposait.

368 SAINT AUGUSTIN.

C'est alors que je pus contempler et vénérer pour !a première fois la relique insigne que l'église de Pavie avait cédée à celle d'Hippoue. C'était le bras droit d'Augustin; ce bras qui avait porté si haut et avec tant de fermeté le sceptre de l'intelligence et de l'orthodoxie dans un des plus grands siècles de TÉglise; ce bras qui était encore aujourd'hui et qui serait toujours un des plus fermes soutiens de i'iiglise; ce bras qui avait terrassé les manichéens, les donatistes, les ariens, Pelage, Celestius, Julien, et qui, tout mort qu'il était, me- naçait encore et saurait atteindre tous les ennemis du christianisme; ce bras enfin qui avait répandu sur la terre d'Afrique tant de béné- dictions: semence ensevelie depuis quatorze siècles, mais semence imortelle et que le génie de la France venait enfin de faire éclore ! Ah! il me semblait les voir tressaillir ces ossements sacrés, et se le- ver tout à coup pour bénir ce pays dont les armes glorieuses avaient reconquis les plages africaines au christiauisiiie et à la civilisation ! La Fiance en rendant à Augustin son berceau et sa tombe devenait sa patrie. .Mon cœur donnait avec enthousiasme au grand évêque dilippone les doux noms de père, de frère, de concitoyen, et des larmes de joie inondaient mon visage.

Cependant peu à peu la loule s'écoulait |jour se trouver sur le passage du cortège; la miit se faisait, et la procession put prendre cMlin sa marche vers l'église Sainte -Marie. Mille llambeaux étince- laient sous nos pas. Les chants des prêtres, le son des cloches, Tem- iwessement religieux de la foule, cette voix du peuple qui s'élevait comme un immense concert , tout cela formait un beau et consolant .spectacle.

Kn arrivant aux poitcs de la basilique, nous vîmes les ésè(pies, au nombre de six, (jui, debout dans le sanctuaire, attendaient avec une sainte iinpatieuce l'entrée du cortège. Les reliques furent bientôt placées sur le maître-aulel, et alors chacun des prélats s'avança pour les vénérer solennellement et donnera Augustin le baiser fraternel. Ce-fut d'abord mouseiyneur ré\è(pie de Kréjus, heureux d'avoir reçu un tel hùte, et qui avait \oulu au moins 1-accompagner jusipfauv ex- trémités de sou diocèse. Il avait |)résidé ce soir-là, connue de raison, à la premièie cérémonie de la réception des reliques.

Après lui s'avança monseigneur l'archevêque de Bordeaux, que les liens les plus étroits unissent à l'Fglise d'Alger, puisque monseigneur !)upuch est à la fuis son diocésain par la naissance et son lils par la ( onsécration. Le \énérablc évêciue de Chàlons, monseigneur de Prilly, fut le troisième. Conservant dans un Tige déjà avancé toute ractivité et presque toutes les forces de la jeunesse, il n'avait pas reçue ilev.int les fatigues d'uu long voyage pour venir donner à Augustin te léuiolgnage d'amour et de vénération. Monseigneur de Ma/enod

TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 309

vint ensuite. La place de l'évêque de Marseille, de Tancien évêqiie d'Icosie, était d'avance marquée dans une telle solennité. Lui aussi avait été en quelque sorte successeur de saint Augustin, et d'ailleurs les rivages de l'Afrique étaient voisins des rivages de son diocèse. Les mêmes flots les baignaient et les unissaient en les séparant.

Nous vîmes ensuite s'avancer l'un après l'autre les évêques de Digne et de Valence, dont je vous ai parlé.

Enfin le dernier était Tévèque nommé de Nevers, monseigneur Dufêtre, qui, condamné momentanément à un repos forcé par l'at- lente de ses bulles, avait saisi avec empressement l'occasion de ce saint pèlerinage pour donner quelque aliment à son activité et à son zèle.

Ainsi s'est terminée, cher ami, cette première journée. Elle avait rempli mon cœur des sentiments les plus agréables et les plus vifs. Le soir, comme je les versais dans le cœur si affectueux pour moi de celui qui me les avait procurés en m'appelant à Toulon , la pro- position du voyage d'Afrique me fut faite tout à coup. C'était aller au-devant d'un désir qui n'avait plus rien de vague, mais qu'il n'était pas facile de réaliser. Nos vacances allaient finir; et puis à quel titre me présenter pour un pareil voyage? L'excellent évêque de Digne s'est chargé de tout arranger. La Providence a voulu que ce qui était le principal obstacle soit devenu un moyen. Le nombre de ceux qui se présentent pour faire ce beau pèlerinage est beaucoup plus grand qu'on ne lavait pensé. On ne savait comment trouver place pour tout le monde sur le navire mis à la disposition de l'évêque d'.\lger. Le gouvernement, avec une louable générosité, en a accordé un second, de façon qu'il pourra y avoir maintenant place à bord même pour les surnuméraires comme moi. L'évêque de Digne est venu ce malin m'en donner l'assurance, et mon nom est déjà inscrit par ses soins sur la liste des passager?.

Donc, cher ami, sans plus songer à rien, je pars, et je vous pro- mets un récit bien détaillé de notre sainte et glorieuse expédition, .le serai l'Albert d'Aix de cette pacifique croisade. Vous savez (juuue de mes manies est de soutenir confie tous que le vieux choniqueur est une des gloires de notre chapitre. Quoi qu'il en soit, vous aurez ma chronique. Mes lettres, écrites à la hâte, tantôt comme en ce moment sur une table d'auberge, tantôt sur quelque banc de notre navire si le roulis le permet, luutùt peut-être, que sais- je? sous la tente du Bédouin, ne pourront prétendre à d'autre mérite qu'à ce'ui de la fidélité. D'ailleurs, j'en suis sûr, vous allez prendre un vif in- térêt à un événement dont votre esprit aussi religieux qu'élevé saisira facilement toute la portée, et mes détails, quelque informes qu'ds soient, auront toujours du prix à vos yeux.

T. II. :2i

370 SAINT AUGUSTIN.

Le départ pourBône est fixé à mardi matin.

On nous annonce pour aujourd'hui dimanclie une grande solennité. Si je le puis ^ je vous en parlerai demain. J'entends les cloches de la grand'messe : adieu.

LETTRE DEUXIEME.

Toulon, lundi soir, 24 octobre.

Il pleut à verse, et je viens, ami, passer ma soirée avec vous. J'y trouverai double profit, pour mon cœur d'abord, et' puis pour mon journal. J'ai à vous rendre compte de nos fêtes d'hier et de nos courses d'aujourd'hui. Je ne veux pas laisser un trop long arriéré. Pour rester lidèle à mes engagements, je sens qu'il faut enlever à ma paresse tout prétexte de banqueroute. Je ne sais pas d'ailleurs com- ment la mer me traitera, et si elle aura quelques égards pour mes fonctions d'annaliste. C'est la première fois que je perds de vue le rivage et que j'affronte le périlleux plaisir dune longue traversée. En fait de navigation, ,je ne connais jusqu'ici que celle du fleuve et des étangs du pays natal. Pour vaisseau amiral, nous avions dans notre enfance cette pauvre barque que vous avez vue dernièrement amarrée dans les roseaux du lac des Oliviers, dont les eaux tranquilles baignent les vertes campagnes de mon village. Il ne faut pourtant pas que j'oublie le récent voyage de long cours que nous avons fait ensemble à travers Vétang de Berre, qui mériterait presque aussi bien le nom de mer que la mer de Galilée, et qui sépare les collines au pied desquelles la Providence plaça nos deux berceaux. Je vois encore d'ici la voile latine de notre chaloupe faiblement argentée par la lune qui se levait , ces lueurs phosphorescentes que chaque coup de rame tirait du sein des flots endormis, cette belle étoile brillant comme un phare au sommet de la montagne qui fuyait derrière nous, tous ces astres qui se montraient sur nos tètes et que les eaux azurées réflé- chissaient. Nous semblions glisser à la manière des ombres dans un autre monde et vers d'autres cieux : charmant souvenir ([ui est en- core tout vivant dans mon âme, et qui ne sera pas effacé par tous les grands et religieux souvenirs que je vais a\oir à vous retracer!

Hier donc, ainsi que je vous l'annonçais dans ma première lettre, les offices du matin et du soir ont tté célébrés à l'église autour des saintes reliques avec une pompe inaccoutumée. Il y avait certaine- ment bien des siècles que la cathédrale Sainte - Marie n'avait vu autant d'évèques et un aussi nombreux clergé, réunis dans son sein. I! aurait fallu pour cela remonter le cours des âges et arriver jusqu'à la tenue de quelque concile dans la ville de saint Cyprien. On aurait

TRANSLATIOiN DE LA RELIQUE DE S. ALGUSTLN. 371

dit, en effet , un concile, à voir tous ces évêques et tous ces prêtres rangés autour du sanctuaire (jui pouvait à peine les contenir. C'était révoque de Fréjus qui officiait. Sous les traits vénérables de monsei- gneur Michel, il me semblait voir le saiut pontife du sixième siècle, le disciple de Césaire d'Arles, Cyprien lui-même, venant faire les honneurs de sa basilique au grand évêque d'Hippone, dont il fut, comme son maître, un des plus grands admirateurs. Cyprien de Toulon et Césaire d'Arles furent les chefs, vous le savez, du concile d'Orange, les restes du pélagianisme reçurent les derniers coups , et turent consacrées, dans leur expression la plus complète, les doctrines de saint Augustin sur la grâce. L'un et l'autre luttèrent contre les influences de Lérins, peu fovorable à l'évêque d'IIippone. Par Cassien de Marseille, et par le monachisme oriental d'où il tirait son origine, Lérins se rattachait un peu aux tendances, en apparence stoïques, de Pelage et de ses adhérents. J'ai lu quelque part que Cé- saire d'Arles fut un des premiers évêques des Gaules qui instituèrent dans leur Église une fête en l'honneur de saint Augustin. On risque- rait peu de se tromper en supposant qu'il fut imité par Cyprien de Toulon, dont il était en tout le modèle, de telle sorte que la fête d'au- jourd'hui est peut-être l'anniversaire de quelque solennité analogue du vie siècle, dont l'histoire n'a pas gardé le souvenir, mais qui est restée dans les annales du ciel.

Pendant toute cette journée de dimanche, l'église a été conslam- uient remplie de lidèles qui venaient vénérer les saintes reliques. On les avait exposées sur un autel latéral dans une des basses nefs de l'église. Un très -grand nombre de cierges brûlaient autour de la châsse, ettormaient une auréole de gloire et de lumière, image affai- blie de l'éclat du génie et des ardeurs de la foi d'Augustin,

Après les vêpres, qui ont été célébrées par monseigneur l'archevê- que de Bordeaux, l'évêque d'Alger a pris la parole. H a essayé de rendre dans une courte et chaleureuse improvisation quelques-uns des sentiments qui remplissaient son cœur.

Le prélat a raconté ensuite brièvement son voyage de Pavie à Tou- lon : la vieille cité lombarde, si i)eureuse du trésor que la piété de ses rois lui avait confié, si fière de l'avoir fidèlement gardé pendant plus de onze siècles, et aujourd'hui le partageant généreusement avec la nouvelle Église d'Afrique; toutes ces populations religieuses de l'Italie et de la Provence, émues par des événements si extraordi- naires, se pressant partout sous les pas d'Augustin et de son succes- seur et changeant leur marche en un long triomphe : ces consolants souvenirs, ces impressions si récentes et si vives, animaient j'oia- teur; son visage était enflammé, il y avait des larmes dans sa voix. Mais son émotion et la nôtre ont augmenté lorsque, jetant un rapide

372 SAINT AUGUSTIN.

coup d'œil sur l'avenir de son Église : « Réjouissons -nous, » s'est-il écrié : » ce jour qui se lève sur l'Afrique est pour elle le plus beau des jours; c'est le Seigneur qui l'a fait : Hœc dies quam fecil Dominus ; exultemus et lœtemur in ea. Nous emportons avec nous un gage cer- tain de miséricorde. Appuyé sur le bras d'Augustin, nous retournons plein de confiance et de joie. Il técoudera de nouveau cette terre que sans lui et le secours d'en liaut nous arroserions en vain de nos sueurs. Oui, c'est notre espoir. Dieu renouvellera par ce bras puissant d'Au- gustin les prodiges qu'Augustin nous raconte lui-même, dont il fut le témoin, et qui signalèrent la translation en Afrique de quelques ossements du premier des martyrs. Ce n'est point par hasard que l'Église nous mettait, ce matin, sous les yeux ces paroles de paix et d'espérance : E(jo cogito cogitationes pacis. Il y a dans les conseils éter- nels des pensées de miséricorde pour l'Afrique. Ces pensées se ma- nifestent dans les événements merveilleux qui depuis dogze ans s'accomplissent et que l'heureux événement d'aujourd'hui vient cou- ronner. Hâtons, par nos prières, cet instant marqué pour la régéné- ration de l'Afrique. Unissons-nous à Augustin, qui sans doute intercède sans cesse pour la conversion de ces contrées qui lui furent si chères. Prions aussi pour les vénérables pontifes accourus à cette fête et qui représentent si dignement l'Église des Gaules. Priez tous Augustin d'obtenir pour moi, son indigne successeur, quelque chose de cette humilité et de cette bonté charitable qui distinguent le premier pas- teur de ce diocèse ;

» Quelque chose de la foi et de la prudence de ce prélat ' qui tut notre père, à qui nous devons tout, et qui est si fidèle à la maxime qu'il a prise d'unir en tout la force avec la douceur;

» Quelque chose de ce noble caractère et du zèle apostolique de cet autre pontife '- que nous pouvons appeler notre prédécesseur, puisipiil fut évêque d'Icosie;

« Quelque chose de l'insinuante douceur, de la persuasion entraî- nante de cet élofjuent pontife qui siège à ses côtés 3, et qui nous di- sait tout à l'heure: Nous avons succédé à Vincent et à Domniu; c'est de l'Afrique, c'est peut-êti'e des murs d'Hippone que partirent ces premiers apôtres des Alpes; c'est aussi sur les plages d'Hippone que nous voulons remercier Dieu de la foi (|ui nous est venue de ces contrées ;

« Quelque chose aussi du zèle et de l'ardente piété de ces deux vé- nérables prélats 'i, que ni l'âge, ni la longueur du chemin, ni les

1 Monseigneur l'arclaevéque de Bordeaux.

'■i Monseigneur l'évéque de Marseille.

:! Monseigneur l'évéque de Digne.

4 Messeigneurs de Chàluns el de Valence.

TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 373

périls (le la mer n'ont pu arrêter quand il s'est agi de rendre à Au- u'ustin ce soleimel hommage ;

» Quelque chose, enfin, de la mâle et vigoureuse ékxiueuce de ce nouvel athlète qui n'a pas encore reçu l'onction sainte ', mais qui a déjà combattu avec tant de gloire les combats du Seigneur, de cet homme apostolique qui, tel que les anciens capitaines qui allaient avant la bataille aiguiser leur épée sur le tombeau des héros, va sur les ruines d'Hippone se remplir de la foi, de l'ardeur, du zèle infati- gable d'Augustin. »

Après ce discours, dont je prétends ne vous donner que le sens, bien que j'en aie recueilli ù l'instant même quelques morceaux qui m'avaient particulièrement frappé, une procession triomphale a eu lieu à travers les rues de la cité. Le ciel, qui était menaçant et cou- vert de noirs nuages, s'est tout à coup éclairci à la sortie des reliques et a semblé sourire à Augustin. Un immense cortège composé des évêques et du clergé, des (piatre paroisses et de toutes les corpora- tions pieuses de Toulon, accompagnait la châsse, qui était portée par des prêtres. La population entière prenait part à cette belle ova- tion. Elle montrait partout sous nos pas le plus vif et en même temps le plus respectueux empressement. Le tour de la procession a été fort long, et avant que nous fussions rentrés dans l'église, la nuit s'était faite. Le spectacle n'a été que plus beau. Nous défilions sous les allées du Cours , déjà le gaz répandait ses éclatantes lueurs. L'air était calme et permeltait au cortège de tenir les flambeaux al- lumés. Toutes les maisons voisines étaient illuminées. L'éclat et le jeu des lumières, le bruit sourd de la foule qui allait se perdre au loin dans les ombres épaisses de la nuit, ces voix qui montaient au ciel de plusieurs points à la fois, les sons retentissants de la musique mili- taire, mais, par-dessus tout, les accents inspirés de l'hymne Ambro- siennequi se faisaient entendre plus vifs, ce semble, et plus ardents que jamais en l'honneur d'Augustin , dont peut-être ils avaient autre- fois, sous les voûtes delà basilique de Milan, célébré la conversion, tout cela remplissait l'âme d'un saint enthousiasme.

Après la rentrée de la procession et la bénédiction du Saint Sacre- ment, monseigneur l'évêque de Fréjus a adressé quelques mots tou- chants à son peuple. Sa voix est bien connue dans cette église Sainte- Marie, dont il a été si longtemps le pasteur avant d'être celui de tout le diocèse. Aussi sa parole était empreinte de je ne sais quoi de simple et de paternel qui allait au cœur. Il a fini en demandant des prières pour l'heureux voyage des évêques qui allaient bientôt s'embarquer [>our l'Afrique.

f Monseigneur Dufètre, évèque nommé de Ni'vers.

374 SAINT AUGUSTIN.

Le départ de notre sainte expédition est fixé à demain matin neuf heures. FI a fallu tout aujourd'hui pour préparer les deux navires qui composeront notre flottille, et pour tout installera bord. J'ai profité de ce délai pour visiter Toulon, que je connaissais à peine. Je ne vous parlerai ni de son port si vaste et si animé, surtout depuis la conquête d'Alger, ni de sa belle rade, dorment avec une mine sombre et menaçante les vaisseaux de notre escadre d'Orient, rappe- lés depuis peu, et que la politique enchaîne sur nos rivages; ni de son arsenal immense, ni de ses ateliers de construction le cliquetis des fers traînés par le forçat se mêle au bruit des travailleurs et affecte péniblement les oreilles; ni du magnifique hôpital Saint -Mandrier, avec ses jardins, ses échos curieux et sa chapelle coupée en élégante rotonde. Vous connaissez tout cela mieux que moi. Toulon n'est ni une ville d'art ni une ville de commerce; c'est un vaste camp fortifié: il n'y faut chercher d'autres monuments que ceux de l'architecture militaire. Le génie hardi du Puget n'a pas pu s'y développer. J'ai vu la maison du grand architecte et la façade de l'hôtel de ville qui lui appartient aussi. Le ciseau fécond autant qu'énergique du Michel - Ange français n'a doté sa seconde patrie que de deux morceaux de sculpture remarquables : les Adorateurs de sainte Marie et les Caria- tides de la Maison commune. La ville n'a que des rues et des places trop peu larges; resserrée dans sa double ceinture de remparts et de fortifications, elle étoulTe dans cette étroite enceinte le génie mili- taire la tient enfermée et sous clef. Ses maisons, qui ne peuvent s'é- tendre, entassent étages sur étages pour aller chercher l'espace libre, l'air et le soleil. Toulon, avec ses montagnes grises couronnéts de canons, et sur le sein décharné desquelles serpente seulement le sen- tier qui alioutit aux batteries, comme les carreaux de la foudre impri- més sur le rocher, a une physionomie très -sévère qui convient à sa destination, et qui est loin d'indiquer au premier abord les ravissants aspects des côtes et des campagnes voisines.

Vous pensez bien, cher ami, que nous n'avons pas manqué dans nos courses de la journée d'aller visiter les deux bâtiments qui doivent nous transporter en Afrique. Le premier, le Gassendi, est une belle corvette à vapeur. C'est à son bord que seront les reliques et les évê- ques voyageurs; le second, le Ténare, est un pa(|uebot de la corres- pondance qui portera une troupe d'ecch'siasti(|ues et de religieuses. Je dois prendre place sur le Gassendi , à la suite de monseigneur l'é- vêque de Digne. N'est-ce pas une circonstance curieuse que ce nom deGassendi, le nom d'une de nos princi|)ales illustrations bas-alpines, donné au vaisseau qui doit nous porter en Afrique? J'ai été faire der- nièrement un pèlerinage au vallon de ('hamptercier le philosophe est : j'ai vu au sonnuel de la montagne la pauvre masure qui lui

TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 37S

servit de berceau. Rien n'est changé depuis le jour Gassendi en- fant, avant d'être homme de génie, menait paître autour de la ferme et sur les pentes abruptes des monlagnes voisines le petit troupeau de son père, et où, dans le silence de ces solitudes, à l'aspect des cieux étoiles, se formaient sa vocation astronomique et son goût pour la mé- ditation et le calcul. Pas le plus petit rayon de sa gloire n'est tombé sur le lieu obscur qui le vit naître; je n'ai aperçu ni marbre ni inscription qui rapi)elassent sa mémoire. Seulement un pauvre petit mendit gardait quelques maigres moutons sur les l)ords des mêmes ravins, et je me plaisais à le regarder comme une image vivante du grand homme. Oigne, avec le superbe égoïsme propre aux capitales, s'est approprié tout le lustre de la gloire de Gassendi, et en a déshérité Champlercier. Il est vrai de dire que cette renommée lui appartient aussi à plus d'un titre, puisque le philosophe fut professeur dans son C(»llége et prévôt dans son chapitre de Notre-Dame. Qui aurait dit au pâtre de Champtercier qu'un jour son nom, tiré des fastes de nos gloires nationales, serait porté avec orgueil par une de ces créations merveilleuses de la science moderne qu'on appelle un bâtiment à va- peur? Qui aurait dit plus tard au rival de Descartes, à l'ami de Peyresc, qu'im jour ces côtes de Barbarie, qu'ils ne dédaignèrent pas de faire explorer au prolit de la science, seraient conquises par la France au profit de la civilisation et du christianisme, et qu'un navire du nom de Gassendi porterait, pour aller les restituer aux rives d'IIippone, les restes vénérés du plus grand philosophe (pie l'Église d'Afrique et même (|ue l'Église catholique ait produit?

Ce soir, en rentrant, nous avons appris qu'un des journaux de la ville, une de ces petites feuilles apparemment qui vivent de scandales, avait publié un article l'on essayait de jeter du doute sur l'authen- ticité des reliques de saint Augustin, et du ridicule sur notre expédi- tion. Il faut avoir un bien triste courage pour s'efforcer de refroidir un enthousiasme si pur et si universellement ressenti. Il n'y a que des hommes dépourvus non -seulement de tout sentiment religieux, mais encore de tous ces nobles instincts, nés du double amour de la patrie et de l'humanité, qui en soient capables, et qui ne puissent rien comprendre au grand événement dnnt nous sommes en ce moment les témoins. S'agit-il donc aujourd'hui d'une translation ordinaire de leliques à laquel'e la piété seule soit appelée à prendre part? N'y ii-t-il pas ici tout à la fois un grand fait de civilisation et un grand fait national? Depuis quatorze siècles un continent tout entier avait échappé aux influences de la civilisation européenne et des idées chrétiennes. La barbarie et linlidélilé, avant de s'asseoir sur l'Afrique, avaient démoli pierre à pierre le vieil édifice delà doulde doupqation puniqtie et romaine et l'édilice plus jeune de l'Église chrétienne. Tout

.176 SAINT AUGUSTIN.

souvenir s'était effacé : les cendres des saints avaient été dispersées; les ruines mêmes semblaient avoir péri. Du haut des montagnes de l'Atlas, ou bien sous la tente du désert, ou tùen encore à l'abri der- rière les murailles de leur casbah, des Barbares insultaient à l'Europe. Leurs pirates, comme des vautours, s'élançaient de leur aire et ve- naient jusque sur nos côtes faire la presse des esclaves; ils infestaient la Méditerranée et enlevaient au commerce toute sécurité. L'Europe souffrait lâchement toutes ces cruelles injures ; les nations les plus puissantes étaient tributaires d'une poignée de brigands. La France s'est levée enfin; ellf a effacé cette honte qui depuis si longtemps s'attachait au front de la chrétienté; elle a rendu l'Afrique à la civili- sation. L'ordre, la religion, la liberté, le commerce, l'agriculture vont refleurir sur cette terre si longtemps inculte et sauvage. Le so- leil qui se lève sur l'Algérie éclairera bientôt peut-être de sfs rayons bienfaisants toutes ces régions ténébreuses et inexplorées que l'A- frique centrale cache dans son sein. L'Europe entière a compris cela; tous les peuples, excepté un peut-être, dont la cupidité et l'orgueil altèrent quelquefois le sens moral, ont battu des mains à notre con- quête. La France a senti qu'elle faisait une grande chose en Algérie; elle a magnanimement prodigué son or et le sang de ses enfants. L'o- pinion publique , poussée par un admirable instinct , accueille avec transport tout ce qui est favorable notre établissement africain. Le gouvernement de 1830 n'a rien fait de plus universellement populaire que la création de l'évêché d'Alger. Jusque - nous n'étions , ce semble, que campés en iVfrique; on a compris dès lors que nous voulions nous y établir définitivement. La croix pousse chaque jour de profondes racines dans le sol. L' Afrique, ce n'est plus pour nous une conquête, c'est déjà une seconde patrie. Voici donc le moment de rappeler tous les exilés. Que le plus illustre de tous, (|ue le grand évêque d'ilippone soulève la pierre de son tombeau de Pa\ie, et re- vienne prendre possession des autels que l'Afrique chrétienne lui avait élevés. Ce retour est le signe le plus éclatant de l'affermissement de notre domination, et cette domination est une gloire pour la France et un bonheur jiour l'humanité et pour la civilisation. Voilà ce que comprend le peuple qui se presse sur nos pas. Il a le sentiment de toutes ces grandes choses, et c'est pourquoi il change on triomphe les hommages que nous venons rendre à des ossements sacrés. Oui, en- core une fois, il faut du courage à certains hommes pour venir es- sayer de troubler cette touchante ovation, et pour ne plus voir dans cette fête qu'une plate mystification.

Heureusement pour nous, et malheureusement pour le journaliste toulonnais, il n'y a rien de plus làcile à prouver que rautlieriticiti' des reliques d'Augustin. Sans licaucoup de peine on peut suivre les saintes

TRANSLATION DE LA RELIQLE DE S. AUGUSTIN. 377

df'pnuilles depuis le moment les disciples d'Augustin les enseve- liront en pleurant dans les cryptes de la basilique de la Paix, jusqu'à celui nous allons, avec tant de joie et de solennité, en rendre une portion aux colliucsd'Ilippone.

I,c loiubeau de saint Autiustin à Ilipponc ue parut pas aux fidèles un asile assez sûr quand les Vandales furent maîtres de cette ville et de l'Afrique entière. On sait la fureur avec laquelle ces barbares ariens persécutaient les catholiques et cherchaient à étouffer leur culte. Les évêques étaient surtout l'objet de leur cruauté; ils n'eurent le plus souvent pour partage que la mort ou l'exil. L'île de Sardaijme, voi- sine de l'Afriipie, était remplie de confesseui^ de la loi chassés par les princes ariens. Parmi ces princes, Iluneric et Trasamonde se dis- tinguèrent par leur haine contre la vraie foi. C'est sous ce dernier qu'Eugène de Carthage et Fulgence de Ruspe, qui fut en Afrique en quelque sorte le dernier disciple d'Augustin, prirent le chemin de l'exil. Victor de Tunes élève à cent vingt le nombre des évêques qui subirent alors le même sort.

Ces saints pontifes, en quittant l'Afrique dévastée par la barbarie et souillée par l'hérésie, emportèrent avec eux les ossements vénérés de leurs pères dans la foi dont cette terre infortunée n'était plus digne. C'est ainsi que les restes d'Augustin arrivèrent en Sardaigne. La ville de Cagliari reçut ce dépôt précieux. On rencontre quelques doutes sur le moment précis de la translation à Cagliari. Tillemout pense qu'elle eut lieu sous Huneric; mais les historiens anciens, tels (|ue Rède, Pierre Oldradus, Paul Diacre et avec eux Raronius, dom Ruinart, etc., placent cette translation sous Trasamonde, au milieu du vi« siècle. Ce sentiment semble le plus probable. Mais, quoi qu'il en soit, la translation des restes d'Augustin à Cagliari n'en est pas moins incontestable; elle s'appuie sur une foule de monuments con- temporains. Ici on peut dire que les pierres mêmes parlent. La capi- tale de la Sardaigne vénère encore aujourd'hui dans la vieille basi- lique de Saint- Saturnin le tombeau vide reposèrent les ossements de l'évêque d'Hippone. Ce tombeau ne put les garder que durant l'es- pace de deux cent vingt-trois ans. A cette époque, la Sardaigne étant tombée aux mains des infidèles qui avaient conquis l'Airique, ceux-ci cédèrent le corps d'Augustin pour le pris de soixante mille écus d'or au pieux Luitprand , qiu' portait alors à Pavie la couronne de fer des rois lombards.

Pour cette troisième et solennelle translation à Pavie, nous avons une foule d'historiens, la plupart contemporains : Rède d'abord, qui vivait dans ce temps-là, et qui raconte au long l'événement dans son livre De Sex œtatibus mundi ; ensuite ce Pierre Oldradus, archevêque de Milan , que je viens de vous citer, et qui écrivit , à la prière de

378 SAINT AUGUSTIN.

Charlemagne, une relation complète de la translation : enfin, pour me borner, Paul Diacre, qui la mentionne dans le sixième livre de son histoire De GpsUs Longobardorum. Je pourrais encore joindre à ces témoignages celui du Mariijrologe d' Adun , qui est du ix" siècle et qui s'exprime ainsi : » Le vénérable corps d'Augustin, transporté en pre- mier lieu d'Hippone en Sardaigne à cause des barbares, a été ré- cemment transporté à Pavie par le roi Luitprand, qui en a donné un grand prix. Hujus corpus venerabile primo de sua civitatej)ropter Bar- haros Sardiniam translatum, nuper a Luitprando rege, data magno pretiu, Ticinis relatum. »

Le texte de la chronique de Bfde est curieux et intéressant. Je veux vous le transcrire ici tel que je le trouve traduit dans un mande- ment de monseigneur Tévêque d'Alger, qui m'a été remis aujourd'hui.

La translation à Pavie eut donc lieu, selon tous ces témoignages, au commencement du vnf siècle. Ici encore il y a quelques légers dissentiments entre les historiens sur l'année précise. Les uns la fixent à 712, les autres à 723, d'autres enfin à des dates renfermées eutre ces deux dates extrêmes. Mais cela ne fait absolument rien à la certi- tude du fait de la translation.

Depuis le moment les reliques lurent placées dans la crypte de la basilique de Sainl-Pierre-du-Ciel-d"or, elles y furent l'objet d'un culte solennel qui n'a jamais éié interrompu. Des religieux de diffé- rents ordres, les bénédictins d'abord, puis des chanoines réguliers et des ermites de saint Augustin, ont fait constamment la garde autour du tombeau. Nuit et jour, près de la Confession j un grand nombre de hanpes hrùlaient, symbole de la prière qui veillait sans cesse. Les peuples y accouraient en foule et surtout à chaque anniversaire de la fête du saint. Des miracles éclatants signalaient sa puissance sur la terre et sa puissante intercession dans le ciel. On rapporte qu'un puits placé près du sépulcre épanchait ce jour-là ses eaux profondes et inondait Téglise souterraine; on eût dit, pour répéter ici une heu- reuse expression de l'évêque d'Alger, les fontaines du génie d'Au- gustin.

Cependant le trésor enseveli dans la Confession de la basilique était caché tous les yeux. Pour assurer la conservation de ce précieux dépôt, les souverains pontifes avaient fait les défenses les plus ex- presses et les plus solennelles, non -seulement d'en rien détacher, mais encore de le découvrir et de l'exposer. Ces [)récaulions n'étaient pas inutiles dans des temps oi"i il fallait garantir les reliques, laufùl contre les pieuses rapines des lidèles , et tantôt contre les sacrilèges profanations des ennemis de la rejigion.

Les choses étaient ainsi que je vous le rapporte, lorsque le l'"" oc-

TRANSLATION DE LA RLLIQUE DE S. AUGUSTIN. 379

tobre 1695, dos réparations étant devenues nécessaires dans l'inté- rieur de la Confession de Saiiit-Pi(>rre-du-Ciel-d'or, les ouvriers (|ui y travaillaient découvrirent la cliàsse d'Au^'ustin, après avoir démoli un premier mur de briques qui la cachait. Aussitôt les travaux furent suspendus. Les chanoines réguliers et les ermites gardiens, qui les avaient ordonnés simultanément et à frais communs, s'empressèrent de venir vérilier l'imporfanle découverte; plus tard, une commission fut nommée par le pape Renoit XUl, pour tout examiner de nouveau. Après les enquêtes les plus sévères et les plus minutieuses, elle con- stata solennellement l'authenticité des reliques. Cette authenticité fut alors confirmée par une bulle du souverain pontife.

Aujourd'hui les reliques de saint Augustin reposent dans la cathé- drale de Pavie. Le magnilique monument qui les renferme est dii sur- tout à la piété généreuse du saint vieillard qui gouverne en ce mo- ment l'église Saint-Cyr.

Voilà, cher ami, l'histoire de toutes les translations des reliques d'Augustin qui ont devancé la translation solennelle à laquelle nous venons prendre part. Il est bien aisé, vous le voyez , de suivre de sta- tion en station ces restes vénérables, et s'il y a quelques incertitudes sur des dates peu importantes, il n'y en a point sur les faits princi- paux. Quand même l'authenticité de nos reliques ne serait pas appuyée sur lautorité apostolique, qui est irréfragable pour tout catholique, elle ne le serait pas moins sur des preuves si nombreusss et si posi- tives qu'il n'y aurait pas moyen de la nier sans nier en même temps les faits historiques les mieux attestés. J'espère qu'il se trouvera ici des gens qui raconteront tout cela au journaliste incrédule. Si nous ne partions pas demain matin,. l'aurais pu m'en charger moi-même. Vous vuyez que je suis assez bien au courant de celte histoire; ce n'est pas étonnant, puisque j'en ai lu aujourd'hui même tous les détails dans le tome VI des BoUandistes , qui m'est tombé sous la main en parcourant les ta])lettes d'un de mes amis de Toulon Chacun pourra y lire facilement les pièces originales, qui s'y trouvent reproduites m extenso. Pour moi, j'aime bien mieux, en ce moment, aller prou\er par mes hommages l'authenticité des reliques d'Augustin que de le prouver par une dissertation.

Adieu, cher ami; je crains vraiment que vous ne pensiez que j'ai pris trop au pied de la lettre mes obligations d'annaliste. .Jamais chro- nique plus diffuse et plus bariolée que la mienne. Après toutes ces longues pages que je vous envoie pour l'acquit de ma ^conscience, votre conscience de lecteur pourra très-bien, sans scrupule, les lais- ser de côté si elles vous ennuient. Sur cela, bonsoir. Je vais dormir, si \u. folle du logis , que tous ces événements surexcitent, le permet. Demain matin, il nous faut être sur pied de bonne heure. On an-

380 SAINT AUGUSTIN.

nonce que nous devons aborder à Cagliari. Si nous nous arrêtons un peu de temps en Sardaigne, je suis capable de vous écrire et devons donner des nouvelles de notre départ de Toulon et de notre tra- versée.

LETTRE TROISIEME.

A l)ord du Gassendi, en vue des côtes de Sardaigne, 27 octobre 1842.

Nous venons, cher ami, d'assister à un beau et bien touchant spec- tacle. .J'en ai l'âme encore tout émue. Le pont du Gassendi s'est trouvé tout à coup transformé en nef de cathédrale. A l'arrière du vaisseau, autour des saintes reliques, posées sur un autel improvisé, sept évêques vêtus de leurs ornements sacrés étaient rangés comme on un sanctuaire. Leurs prêtres étaient près d'eux en habits de chœur. Toui réquipage du Gassendi, composé de cent braves et reli- gieux Bretons, se tenait debout en lace à côté du grand mat, et se disposait à assister à l'office di\in qu'on allait célébrer. Le ciel avait cette belle nuance de bleu tendre que nous lui voyons quelquefois dans nos journées les plus sereines d'automne, en Provence. L'air était si pur et si transparent que les côtes de Sardaigne, laissées A notre gauche à une distance d'environ dix lieues, nous paraissaient tout à fait voisines. La mer était calme et unie comme un lac. Le so- leil, près de se plonger dans son sein, inondait l'horizon de ses feux. Les rayons réfléchis et. brisés par les flots formaient à notre droite un immense torrent de lumière. L'astre se dressait comme un phare étincelant du côté des plages occidentales de l'Algérie, et semblait nous marquer le but radieux de notre voyage. De beaux nuages de pourpre se balançaient dans les airs comme des encensoirs d'or. Çà et de légers flocons d'une vapeur argentée s'élevaient pareils à la fu- mée des saints parfums. On aurait pu les prendre aussi pour de pe- tites nacelles aériennes nageant à travers l'azur des cieux. Le Gassendi, couvert de toutes ses voiles, paré de ses pavillons , avec ses mâts pour flèches et ses cordages semblables aux nervures d'uni! cathédrale go- thique, marchait, poussé par une force mystérieuse et toute-puissante. A ce spectacle, dont je ne puis vous rendre que très-imparfaitement la magnificence, mon âme ravie a perdu un nwment le sentiment de l'existence terrestre. .Te me figurais que nous avions vraiment quitté le monde et (pie, montés sur la imnpie symbolique de l'Église, nous voguions vers les rivages de réfeniité. Tout à coup des chants bien

TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 381

connus se sont lait entendre, et j'ai été tiré de cet état mon esprit flottait entre la rêverie et l'extase.

Puisque aussi bien me voilà rappelé au sentiment de la réalité, il faut, ami, que je vous explique ce qui a donné lieu ù cette scène im- posante, que je voudrais mais (jue je ne puis vous retracer.

Vous savez qu'en partant de Toulon nous avions le projet de tou- cher à Cagliari. C'était une belle pensée de faire suivre aux restes d'Augustin, pour le retour triomphant, la même route (|u'ils avaient suivie pour l'exil, de saluer en passant cette terre hospitalière qui avait recueilli les débris de l'Église d'Afrique, et de consoler un in- stant de son long veuvage cette tombe sacrée de la basilique de Saint- Saturnin qui, durant plus de deux siècles, avait porté dans son sein les ossements d'Augustin. J'avais au fond du cœur un motif particu- lier qui me faisait souhaiter vivement cette relâche à Cagliari, Je puis \ous l'accuser ici entre nous, ne fiit-ce que pour donner un exemple <!e plus de cette étonnante diversité de sentiments et de mobiles que riioinme mène de front, qui agissent sur lui à la fois et déterminent confusément ses désirs et ses actions. Vous avez vu quelquefois chez moi un vieux maître d'ilalien. C'est un pauvre Sarde réfugié qui m'a appris, quand j'étais jeune, à bégayer la langue du Tasse. Compromis dans les événements politiques du Piémont, il a depuis vingt ans quitté son pays dont un jugement capital lui interdit l'entrée. Hor- reur des révolutions! En quoi donc, je vous le demande, cette tête aujourd'hui si calmée et toute grisonnante peut-elle importer au re- pos du monde? Quoi qu'il en soit, le pauvre exilé avait laissé en par- tant une femme encore jeune et un enfant au berceau. Bien souvent il m'en parlait en pleurant, tout en me donnant sa leçon d'italien. Alors émus l'un et l'autre nous oubliions nutre version et le temps qui s'écoulait. Or cette femme et cet enfant habitaient Cagliari, et c'était pour moi un doux bonheur d'aller les voir, de leur parler de l'exilé, et d'apporter au retour de leurs nouvelles à l'époux et au père infortuné.

Malheureusement ce projet de relâche en Sardaigne n'a pas pu se réaliser. Il fallait arriver à Bône le 28 octobre. C'était ainsi annoncé, et d'ailleurs ce jour était l'anniversaire du sacre de monseigneur Du- pucli. Il fallait aussi être arrivé à Alger le 1er novembre pour y célé- brer la fêle de la Toussaint. Or on pouvait crauidre de voii tous ces beaux plans dérangés si l'on s'arrêtait à Cagliari. Les vents et les flots sont changeants. Nous pouvions être retenus en Sardaigne par des temps contraires; un retard de vingt-quatre heures venait tout gâter. Le concile des évêques ou, si vous aimez mieux, le conseil s'assemlda à bord pour en délibérer. On voulut avoir, comme c'était raisonnable, ra\is du commandant, et eelui-ci, avec la prudence d'un vieux ma-

382 SAINT AUGUSTIN.

rin qui se confie tant qu'on veut, mais ne se fie jamais à la mer, conseilla sans hésiter de prendre le parti le plus sur. Durant la déli- bération, les jeux tournés vers la Sardaigne une douce brise, comme un souffle béni de la Providence, semblait nous pousser, j'avoue que je faisais des vœux ardents pour qu'on s'en tint au projet primitif.

En nous* annonçant qu'il était abandonné, on nous dit que, puis- que le temps le permettait, on célébrerait au moins en face de Ca- gliari l'oflice des saints Confesseurs, en l'honneur d'Augustin et aussi en manière de salut pour la cité hospitalière. Aussitôt tous les préparatifs sont faits pour la cérémonie à laquelle monseigneur de Châlons est prié de présider. En même temps le Ténare, qm marche de conserve avec nous, reçoit avis de notre changement de direction. On essaie même de lui faire comprendre, au moyen de ce langage des signes usité en mer, et qui s'exprime par la couleur variée des pavillons, la cérémonie qui allait avoir lieu et à laquelle il était in- vité de s'unir. Les vêpres solennelles des Confesseurs commencent ensuite, et ce sont ces chants, cespréiiaratifs, toute cette pompe re- ligieuse qui dans ce lieu, à cette heure, entre cette mer et ce ciel, ont pris tout à coup à mes yeux un caractère ravissant de sublimité.

Jamais je n'ai mieux compris, en effet, qu'en ce moment la beauté et aussi la nécessité de la prière. Tantôt la prière sortait de mon cœur comme un cri d'enthousiasme. Portée sur ses ailes de l'eu, mon âme montait à travers ces espaces induis au milieu desquels nous llottions et s'élançait dans le sein de Dieu. Tantôt c'était le soupir de ma misère et le cri de mon néant. Suspendu sur un gouffre sans fond, entre l'immensité des cieux et l'immensité des mers, le pied |)Osé sur ce cratère ardent qui mugissait dans les entrailles du na- vire, je me sentais emporté comme un atome léger et impuissant. Mon existence me semblait comparable à celle de la goutte d'eau perdue au sein de l'Océan ou à la fumée que le Gassendi vomissait.

À la fin des vêpres, le vénérable évêque de Châlons a pris entre ses mains les saintes reliques et il s'est avancé gravement au milieu du pont. Tourné du côté des rivages de la patrie que nos yeux ne pou- vaient voir, il a béni d'abord solennellement, ou plutôt le bras d'Au- gustin a béni pour lui la France, cette mère magnanime et bien-aimée qui porte dans son sein tant de grandes pensées, et qu'on ne peut quitter un instant sans ressentir aussitôt pour elle cet attachement tendre et exalté qu'elle inspire à ses enfants.

Le vénérable prélat a béni ensuite l'Afriiiue, la patrie d'Augustin; France nouvelle qui nous appartient doublement, par le droit des armes et par relui des idées, et nous sonnnes, à l'heure qu il est, les germes d'une grande civilisation pour l'avenir.

TRANSLATION DE l,A HELIQUE DE S. AUGUSTIN. 383

Enfin il a l)rni la Sardaisnc, que nous laissions à regret, et qui avait liirn droit à ce sou.enir cl à cet hommage.

I/instant de cette tri|)le briit'diction a été un instant sublime. La voix du {loufife était altérée par l'émotion. On sentait à ses paioles que son âme avait reçu l'impression de cette scène magnilique qui se déroulait sous nos yeux. Elles sortaient de son cœur imprégnées en quelque sorte de tous les sentiments que cette scène laisait naître , et (pie j'aurais voulu pouvoir vous exprimer.

Après les vêpres, monseigneur l'archevêque de Bordeaux a adressé quelques mots à l'équipage. Les matelots se sont aussitôt rangés en cercle autour de lui. Parmi eux j'avisai un vieux gargoussier qui te- nait dans ses mains noircies un livre d'heures. Je l'avais vu quel- quefois assis dansTentre-pont et lisant. Sous sa mine de Sainte-Barbe, il avait un aspect recueilli et grave qui m'a frappé, et je suis siîr que si jamais le Gassendi reçoit son baptême de feu, mon vieux gar- goussier fera vigoureusement son devoir. Devant les matelots se trouvaient les petits mousses, nu -pieds, nu -tête, avec leur air d'écu- reuil éveillé et étourdi qui me charmait.

Le noble orateur, comme s'il avait été le missionnaire ou le curé d'autrefois, a adressé à tous ces hommes des paroles simples et aflec- tueuses qu'ils comprenaient très-bien et dont on voyait qu'ils étaient touchés. Il leur recommandait la fidélité aux habitudes et aux réso- lutions pieuses de leurs premières années passées sous le toit pater- nel, au milieu de la religieuse Bretagne. 11 leur faisait entendre la voix de leur mère qui priait pour eux peut-être en ce moment, et de ce curé dont les conseils avaient guidé et éclairé leur jeunesse. Il leur rappelait les sentiments si purs et les émotions si vives qu'ils avaient éprouvés le jour de leur première communion. Il les exhortait à ne pas oublier ce Dieu qui avait été si bon pour eux, ce Dieu qui était si grand, et dont la puissance se manifestait si admirablement dans tous ces beaux et terribles spectacles qui frappaient si souvent leurs yeux dans leur vie de marin.

Que tout cela était touchant, cher ami, et combien la religion pa- raissait en ce moment imposante ! Ah ! qu'il est triste de penser que sa voix ne se fait plus entendre sur nos navires, et que ses consola- tions et ses secours sont refusés précisément à ceux dont la vie pleine de fatigues et de périls en aurait îe plus besoin! Puisse un jour notre pays le comprendre! Puisse-t-il rappeler sur ses flottes et dans ses armées les ministres de Dieu, et avec eux la prière, qui attirent la bénédiction du ciel ! Puissent surtout ces ministres se montrer tou- jours dignes, plus dignes peut-être en général que par le passé, de leur sublime et diflicile mission ! Mais tandis que je me livre avec vous, cher ami, à ces rénexions

384 SAINT AUGUSTIN.

dont je vous laisse apprécier la justesse, j'entends piquer deux coups à la cloche du bord suspendue au-dessus de ma tête. Cela signilie qu'il est six heures, c'est-à-dire l'heure du dîner. Je m'empresse de me rendre à cet appel. Depuis deux jours que la mer m'a mis au grand jeûne, je n'ai pas éprouvé le besoin de prendre de la nourri- ture, bien au contraire. iMais en ce moment un vide pénible se fait sentir, et il me semble que l'estomac s'est ranimé déjà aux douces brises que les terres voisines nous envoient.

Adieu donc; ce soir, si je le puis, je reviendrai causer encore un peu de temps avec vous pour mettre à jour mon livre de bord. Je ne vous ai pas encore parlé de notre départ de Toulon et de notre tra- versée jusqu'ici. Me voilà maintenant plus qiie jamais obligé de faire un récit exact et complet. Vous saurez que le concile qui s'est tenu aujourd'hui à bord du Gassendi m'a nommé historiographe de l'expé- dition. On m'a tant vu grilTonner de papier, qu'on m'aura pris pour un écrivain. Je veux bien accepter cet honneur, quoique j'en sois très -indigne. Mais ce sera à condition que les fonctions d'historio- graphe qu'on veut me donner se confondront a\ec celles d'annaliste que je me suis attribuées tivec vous, et que ces lettres, telles qu'elles soient, serviront à macquitter envers tout le monde,

LETTRE QUATRIÈME.

A bord du Gassendi, même jour, oeuf heures du soir.

Me voici, cher ami, parfaitement établi dans le salon de l'état-ma- ,|or, sur une belle table d'acajou qui sert à la fois à ces messieurs de bureau et de table à manger. Les ofiiciers viennent de rentrer dans leurs jolies cabines, semblables à des boudoirs , et dont les portes ou- vrent sur la pièce je me tiouve. Je suis seul ici, et je puurrais me croire seul sur If Gassendi. Le plus grand calme règne à bord. Il n'y a sur le pont que les hommes de quart qui veillent ^n silence. On a ralenti la marche du navire parce que nous approchons des côtes d'A- frique, toujours dangereuses. D'ailleurs, notre capitaine, qui n'est jamais venu à Bùne, ne se soucie pas d'entrer en rade pendant la nuit. L'humidité a forcé tout le monde à déserter le pont. J'ai tenu l)on tant que j'ai pu. Il me semblait qu'il était de mon devoir d'histo- rien de retracer quelques-unes des beautés qu'oflre en mer le spec- tacle d'une belle nuit. Mais je l'avoue, à ma honte, les froides impres- sions du serein ont éteint les impressions poétiques que j'attendais, et, après un assez long combat entre le corps et l'esprit, tout ce (jue

TRANSLATION DE LA RELIQ1 E DE S. AUGUSTIN. 385

j'ai pu laii'c de mieux, c'a été de ménager à ce dernier une retraite honoralile en me rél'ugiant ici. J'ai vu en traversant le cadre qui nous sert de dortoir, que mes compagnons avaient presque tous regagné déjà leurs étroites coucliettes. Seulement, assis sur le bord de son lit, mon voisin, M. l'abbé E., chanoine de C.,en toilette de nuit, se hâte d'écrire, à la faible lueur du fanal, ses dernières notes de la journée sur son album. Dans le salon du capitaine, qui est le quartier général des évèques, trois prélats veillent encore. Deux d'entre eu\ disent leur bréviaire, et le troisième, monseigneur de Châlons, éciit. Au reste, monseigneur de Châlons écrit sans cesse. 11 est le plus vieux et le plus alerte de l'expédition. Il ne craint pas du tout la mei-. Elle ne lui a pas fait interrompre un seul instant ses habitudes de prière et de travail. Il se lève à quatre heures du matin, chaque jour, au risque de troubler un peu le sommeil de ses révérendissimes voi- sins, et fait, en un mol, à bord du Gassendi comme s'il était chez lui ou dans un monastère bien réglé. Pour moi, cher ami, je veux ce soir imiter ce saint et laborieux prélat, et puisque, d'ailleurs, je n'ai pas la moindre envie de dormir, je vais profiter de ce moment de calme pour reprendre, si vous le trouvez bon, et continuer notre odyssée.

.Mon récit, interrompu par ma dernière lettre, finissait, si je ne me trompe, le 24 au soir à Toulon. Le lendemain était le jour du départ. A sept heures du matin nous étions tous réunis dans l'église Notre- Dame. Monseigneur l'évêque d'Alger y a célébré une messe basse, à l'issue de laquelle il a adressé quelques paroles d'adieu et de remer- cîmenl à l'évêque de Fréjus et à ce bon peuple de Toulon qui venait de montrer en cette circonstance tant de dévotion et d'empressement. Nous nous sommes tous rendus ensuite processionnellemcnt au port. Les reliques étaient portées par quatre prêtres de la ville en habits sa- cerdotaux. Le temps était magnifique et annonçait la plus heureuse traversée. Une foule immense remplissait les quais nous défdions. Les bâtiments du port étaient pavoises. La nier étincelait sous le soleil du matin. Les fenêtres et les terrasses des maisons étaient garnies de spectateurs. Le bruit du canon se mêlait au son de toutes les cloches de la ville et à nos cantiques. Ce fut ini admirable moment et dont je ne perdrai jamais le souvenir.

L'amiral Baudin, entouré d'un grand nombre d'ofiiciers de maiine, attendait les évèques et leur suite à Tembarcadère. Le vainqueur de Saint-Jean d'Ulloa, noblement mutilé par la victoire, s'honorait aux yeux de tous par cette attention délicate en honorant la religion. Son canot était armé et prêt à recevoir les reliques ainsi que les évèques. Douze rameurs en grande tenue, vêtus de vestes blanches, se dispo- saient à les conduire à bord du Gassendi. Au moment oi'i , accompa- gnés (h>s viTux de tout ce peu[tle. nous allions quitter le rivage jtour

II. 2ri

386 Saint augustin.

regagner nos navires respectifs et commencer notre saint pèlerinage, une dernière scène, et qui ne l'ut pus la moins touchante, nous arrêta. Monseigneur Févèque de Fréjus, les larmes aux yeux, embrassait ses vénérables collègues. J'ai retenu ses courtes paroles ; elles sont en- trées dans mon âme : » Recevez mes adieux , » disait le saint vieillard qui restait à regret enchaîné au port; w oh! comme je voudrais vous accompagner! Du moins mes vœux vous suivront. Daigne la divine Marie, l'étoile de la mer, devenir votre boussole et luire sur vous pendant la traversée ! Puisse l'ange du Seigneur vous accompagner; puisse-t-il apaiser sous vos pas les flots soulevés, vous diriger, vous conduire jusqu'au port, heureux terme de vos désirs! Puissiez-vous bientôt rendre à sa chère Hippone les restes précieux d'Augustin ! Je prierai pour VOUS: tout mon clergé, tous mes entants prieront avec moi. Nous demanderons au Seigneur un heureux voyage et un heureux retour. »

A dix heures, tous les passagers du Gassendi et du Ténare étaient à bord; les deux paquebots, à peine retenus par une ancre, se balan- çaient sous leur nuage de fumée. Tout se préparait activement pour le départ. Voulez- vous avoir la liste exacte de ceux qui allaient accom- plir ce saint et intéressant jièlerinage ? La voici :

A bord du Gassendi: 1" Sept évèques : Messeigneurs de Bordeaux, d'Alger, de Chàlons, de Marseille, de Digne, de Valence, de Nevers; 2" Sept prêtres: .MM. Tempier, vicaire général de Marseille ;iEstrayer, chanoine de Chàlons; Chenu, chanoine de Valence; G'Stalter, cha- noine et secrétaire général d'Alger; le vieux Père Gervais, trinitaire espagnol, qui est en Afrique depuis quarante-quatre années, et qui a vécu longtemps à Alger sous le dey; moi, enfin, qui me trouve plus mo- deste à la première qu'à la troisième personne, n'en déplaise à César.

J'allais oublier de mentionner un curé des environs de Marseille, (|ui, au grand ébahissement de son évêque, est sorti tout à coup du fond du navire au moment du départ.

Il y avait de plus à bord du Gassendi M. B. Dupuch, de Bordeaux, onde de l'évêque d'Alger, et M™' Dupuch, sa femme, ainsi que M. le docteur Villeneuve, de Marseille.

A bord du Ténare se trouvaient: i" Seize ecclésiastiques, savoir: M.M. de la Tour, vicaire général de Bourges; Meyrieu , vicaire général de Digne; Jeancard, chanoine de Marseille: Bondil, chanoine de Diune; Pelletan, chanoine archiprétre d'Alger; Barthe, chanoine de Rhodez; Nestolat, secrétaire de Digne; Dioulouffet, vicaire de Saint- Jean -d'Aix; Boycr, secrétaire particulier de monseigneur Dupuch; deux Pères jésuites et deux prêtres d'Avignon dont je ne sais pas les noms; enfin le curé du Luc, diocèse de Fréjus, et le curé de Cherchell en Algérie; 2" Plusieurs religieux de Saint-Jean-de-Dieu, sous lu con-

TRANSLATION DE LA RELIQiJE DE S. AUGUSTIN. 387

duite de leur suix'rieur, le Frère de Magaloii. Celui-ci, coiiiiiie iikhi- seiiîiieiir de Prilly, révè(iiu! de (:hàlons,est un ancien oITicier, et sai- son IVoc d'hospitalier biille l'étoile de la Légion d'honneur; Une troupe de religieuses appartenant à la Doctrine chrétienne de Nancy, Debout, sur le pont du Gassendi, nous n'attendions plus de notre côlé (pie le moment de lever l'ancie et de partir, loisqu'on vint annoncer (piil y avait un dérangement dans la machine à vapeur dont on ne pouvait se rendre compte. Tout paraissait à sa place et dans le meil- leur état possible, et cependant le premier mouvement des roues n'ar- rivait pas , et il ne pouvait pas même être imprimé à l'aide du cabes- tan. Un ingénieur l'ut demandé à l'amirauté pour examiner chaque pièce, et voir si c'était un pur caprice de la machine, ou bien si quel- que chose avait souffert. Les matelots tenaient pour la première hy- pothèse, et, avec leur manière de tout animer à bord, ils prétendaient que leur machine, après s'être fait un peu tirer l'oreille, ?,e mettrait d'elle-même à marcher. Malgré cela, nous étions tous fort en peine de ce fâcheux contre-temps, et nous attendions avec inquiétude le résul- tat de l'examen de l'ingénieur. Pour nous faire prendre patience, l'é- vêque d'Alger nous conta cette légende, que j'avais lue lavedle dans mon volume des Bollandistes, et qui est tirée du récit de l'excellent Pierre Oldradus :

« Le roi Luitprand s'étant hâté de venir avec grande pompe au-de- vant des reliques du bienheureux Augustin, lesquelles, achetées par ses soins aux Sarrasins de Sardaigne , il savait être arrivées heureu- sement à Gênes, s'avança jusqu'aux confins de Derthone. Là, ayant rencontré le saint, et voulant rendre à un tel père les honneurs qui lui étaient dus, il passa toute la nuit en prière devant sa châsse, comme un simple homme du peuple.

« Or, le lendemain, à la pointe du jour, comme tout le cortège se préparait à continuer la route vers Pavie, on ne put d'aucune façon mouvoir et emporter le corps saint. Le roi Luitprand voyant un grand nombre d'hommes faire depuis longtemps de vains efforts pour soule- ver le cercueil, déchira ses vêtements, et se prosterna la face coritre terre en pleurant. Lui, qui brûlait d'un si ardent désir de transporter en sa ville de Pavie ces tant précieuses reliques, il avait maintenant perdu tout espoir de les arracher du lieu elles étaient. Les évêques, les grands du royaume étaient stupéfaits en voyant le prodige, et ils cherchaient quelle pouvait être la volonté du Dieu tout-puissant au sujet des reliques du glorieux docteur. Il y avait dans cette foide de ]>rélats révètpie de Novare, Gratien, de sainte mémoire, homme très- illustre, versé en toute espèce de science, et vrai prêtre de Dieu. 11 s'avança auprès du roi Luitprand, et lui dit tout bas à l'oreille qu'il fallait chercher à toucher la miséricorde divine non plus |)ar des pa-

388 Saint Augustin.

rôles, mais par des actions. Le roi, ayant accueilli favorablement cet avis, après s'être lié aussitôt par un vœu, déclara que, si le Seigneur tout -puissant voulait bien lui permettre de porter à Pavie le corps d'Augustin, non-seulement il bâtirait une église pour l'y placer con- venablement, mais encore il accorderait à perpétuité à cette église la terre de Savina l'on se trouvait. A peine le roi eut- il fait le vœu, qu'il s'approcha du cercueil, et ayant essayé de le soulever lui-même , il le trouva si léger qu'une seule personne aurait pu le porter, tandis qu'auparavant plusieurs ensemble ne le pouvaient pas. On continua donc la route avec grande joie, et en remerciant Dieu, qui avait daigné écouter si bénignement le vœu du roi. »

La première partie du miracle de Derthone. semblait se renouveler en ce moment; nous n'osions guère espérer la seconde, car personne n'était assez riche pour voter une basilique à saint Augustin et lui con- sacrer des terres, de telle sorte qu'après plusieurs heures d'attente vaine et d'efforts impuissants, notre navire étant toujours immobile à la même place, nos craintes redoublaient. L'ingénieur n'avait rien trouvé à faire à sa machine; mais elle n'en allait pas mieux. Enfin je ne sais qui s'avisa de toucher à quelques écrous qui étaient trop ser- rés. On s'aperçut tout à coup que cette opération donnait du jeu aux ressorts, et répandait comme une sorte de respiration dans tous les membres engourdis du mécanisme. Il était évident qu'on avait mis la main sur la plaie, que le remède était trouvé, et que nous allions marcher. Comme je m'empressai d'aller en porter l'heureuse nou- velle à monseigneur d'Alger, il me répondit sans s'émouvoir et d'un air tout mystérieux : Je le savais. Je ne crois pas me tronqier en pen- sant que le pieux prélat venait de renouveler le vœu du roi Luitprand.

Mais déjà le Gassendi bat les flots de ses grandes ailes. Le capitaine, du haut de sa galerie de commandement, donne les derniers ordres et surveille la manœuvre. Nous partons; le Ténare, notre compagnon de voyage, nous suit de près, il était alors deux heures, nous en avions perdu quatre à attendre. Retard fatal, car il devait nous faire man- (pier notre relâche à Cagliari! En ce moment nous n'y pensions pas, et rien ne venait troubler notre joie. Le temps était admirable. Se- condé par une légère brise de terre, le Gassendi déployait toutes ses voiles, et, sous l'action combinée de la double force qui nous pous- sait . nous lilions douze nœuds à l'heure.

Bientôt nous eûmes quitté la grande rade et pris la haute mer. Les rivages fuyaient rapidement derrière nous. La ville s'était effa- cée, et nous n'apercevions plus que les côtes élevées, voisines de Toulon, si pittoresques avec leur chevelure de pins. Nous laissions à gauche les îles d'Hyères, et nous nous plongions résolument dans cet horizon sans limite qui s'ouvrait devant nous.

TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 389

11 se lait entre ràine humaine et la nature dans les grandes scènes de la création, lorsque rien au fond du cœur ne vient einprclicr le (diilact et Irouliler riiannonie, une union mystérieuse qui est i)leine des plus pmes et des plus vives jouissances. Jamais on n'éprouve mieux cela (pfen mer, smtout dans une première traversée, lorsque lu nouveauté du spectacle ajoute encore à sa magnificence. Cette immensité qui se déroule devant vous, comme une image de l'inlini; ce ciel (pii se confond au loin avec les Ilots; cette plaine liquide et sans boines qui s'étend tout autour comme un désert uni, éliucclant, à revtréniité du([uel on aperçoit seulement de teni()S en temps quel- (pies blanches voiles qui semblent toucher les nuages et llotler dans les airs; le long sillage du navire qu'on suit mélancoliquement comme la faible trace imprimée sur le chemin de la vie par le pied des générations; ce vii sentiment qu'on a de la grandeur à la lois et di.' la faiblesse de Ihomme lorsqu'on le voit dominer en se jouant fous ces éléments dont la puissance est si supérieure à la sienne, mais qui, au premier moment de révolte, peuvent l'engloutir; tout cela saisit l'âme, la ravit et la confond.

Debout, sur le dernier banc de l'arrière, je ne voulais rien perdre de ce beau spectacle, et je me livrais avec une sorte d'enivrement à toutes les impressions et à toutes les pensées qu'il faisait naître en moi. Tantôt mon esprit flottait dans une vague et délicieuse rêverie, et tantôt de son aile rapide frappant l'onde amère, il s'envolait vers une barre épaisse de nuages qui émergeaient à l'horizon comme un fantastique continent. Quelquefois, du haut des mâts, semblable à une mouette, je suivais le travail des matelots dans les vergues, ou bien je descendais avec efl'roi dans les entrailles de ce volcan dont les secousses formaient notre marche. Le Gassendi m'apparaissait alors comme une Chimère terrible vomissant la flamme et la fumée, et sur la croupe de laquelle nous étions emportés. Le petit mousse qui, de son pied agile, venait avec sa mine riante remuer un cordage à mes côtés, ou bien la vue du pilote qui était debout sous mes yeux, courbe devant la roue du gouvernail, me tirait de mon rêve. Mon esprit revenait à cet événement si extraordinaire que nous accom- ] (lissions, à cette belle page d'histoire ecclésiastique que nous écri- vions. Je songeais à la gloire d'Augustin qui n'avait rien perdu de son éclat après quinze siècles : immortalité de la terre que l'humanité décerne aux plus illustres de ses enfants, comme la plus belle des récompenses, et que la religion accorde aux siens par surcroît.

A notre sortie du port de Toulon, on m'avait fait remarquer une vieille frégate invaliih- qui depuis longtemps aurait été démâtée si un grand souvenir historique auquel elle se rattache ne l'avait prise sous sa protection. C'est elle qui, trompant la surveillance des escadres

390 SAINT AUGUSTIN.

anglaises, ramena autrefois Napoléon de l'Egypte. Naguère une ex- pédition qui avait quelque rapport avec la nôtre allait chen lier sur un aride rocher, perdu au sein de l'Océan, les cendres exilf es du grand liouime, pour les rendre à sa patrie émue. Je comparais en ce moment la gloire de Napoléon à la gloire d'Augustin, et le retour à Hippone au retour de Sainte -Hélène. Napoléon se montrait à mes yeux comme un brillant et terrible météore, ou bien comme un de ces astres voyageurs qui ne traversent les cieux qu'à de rares inter- valles et dont l'apparition étonne et épouvante le monde. Augustin, c'était un astre paisible, qui, levé sur la terre depuis de longs siècles, n'avait. pas cessé d'y répandre une douce et bienfaisante lumière. Je me demandais ce qu'il en serait dans quinze cents ans d'ici, au mi- lieu des générations humaines, du nom et de la gloire de Napoléon; je me demandais surtout ce qu'il en serait de son œuvre, et si le monde aurait gardé quelque trace de cette profonde empreinte qu'il avait imprimée à son époque. 0 grandeurs humaines, que vous êtes vaines! et que vous êtes solides, grandeurs de la religion! Tandis qu'à cette heure, dans tout le monde catholique, l'action d'Augustin est toujouis vivante, et que l'enfant même connaît et bénit son nom, dans quelque mille ans d'ici, le pêcheur de la Seine, assis peut-être sur les ruines du magnitique tombeau qu'on élève aux In- valides, ignorera qu'il ioule aux pieds les débris d'une grande ville et les débris d'une grande renonnnée. Ah! mieux valait, comme on l'a dit, laisser les restes du grand liomme sur le rocher solitaire au- tour duquel le génie des tempêtes fait la garde, et défendus par l'O- céan contre le génie des révolutions , que de venir le confier à cette terre qui tremble sans cesse, et qui peut-être les aura bientôt dévo- rés. Terre d'IIippone, vous ne traiterez pas ainsi les ossements que nous allons vous rendre. Nous les verrons refleurir avec "tme sève nouvelle sur vos saintes collines! lit l'humanité, tant que durera son pèlerinage, pourra toujours venir s'asseoir à l'ombre des vertus d'Au- gustin, et se nourrir des fruits de son génie.

Cependant, au milieu de ces méditations, le jour baissait et le temps commençait à fraîchir. De petites rafales venaient rider la face des tlols et s'essayaient à soulever quelques courtes vagues qui ve- naient battre les flancs du navire et augmenter son mouvenuMit. Peu à peu le pont se dégarnissait; les plus impressionnables au mal de mer avaient déjà gagné leur cabine, après avoir payé ce triste tribut que vous savez, et dont si peu sont exempts. Notre excellent évêque de Digne avait donné le signal de la débâcle; son exemple avait été contagieux : je voyais pâlir non loin de moi monseigneur Dulétre, appuyi'' sur un allùt de canon. Sa vigueur s'indignait de se trouver à demi vaincue. Le i)rélat faisait contre la nauséabonde iniluencc d'hé-

TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 301

riiï(|iiesot (Irsospcrés efforts. Enveloppé ilans une \("^qtc (loiiillcttc <le nuTiiios iiuir, la canne à la main, monseigneur de Prilly se pronic- Miiit vivement; le roulis frouMail (piel<piefois l'équilibre et la direc- tion de ses pas, mais l'évêque allait toujours; ses lèvres étaient léf^è- rement blêmes, sans qu'on put dire si c'était p;u- rinfluence de la mer ou de la fraîcheur du soir.

Pour moi, j'avais la tète prise et toute troublée, comme si les va- |)eurs du vin m'étaient montées au cerveau. J'espérais encore pour- tant éciiapper aux plus cruelles atteintes du mal et ne pas passer par les dernières extrémités. Assis sur mon banc, l'imagination et la pen- si'e éteintes, je me livrais machinalement au mouvement du navire. Monseigneur l'évêque d'Alger, qui ne craint pas du tout la mer, se trouvait à mes côtés. Couvert d'un beau burnous blanc dont j'arlmi- rais le lin tissu, on aurait pu le prendre pour un marabout du désert, ou bien, an milieu de cette obscurité qui commençait, pour le fantôme de rÉ,ulise d'Afrique ressuscitée.

J'appris alors de la bouche de monseigneur Dupuch tous les détails des voyages qu'il avait faits et des négociations qu'il avait entre- prises pour obtenir le précieux trésor dont il allait doter son église d'Hippone. Ces détails seraient trop longs à répéter ici, et d'ailleurs ils ont été publiés par le prélat lui-même dans divers mandements.

Quand vous irez en mer, méfiez -vous des bonbons de Malte. Je te- nais encore sur ce banc d'arrière vous m'avez vu écoutant l'évêque d'Alger, lorsqu'un bonbon de Malte, qui m'a été offert, a déterminé précisément la crise qu'il devait conjurer. 11 m'a fallu bien vite aller nie cacher à fond de cale de ma couchette, je suis resté comme à pi'U près tout le monde durant cette triste journée d'hier. Le temps, quoique frais, était pourtant, disait-on, fort beau, mais non pour des marins d'eau douce comme nous. Enfin le calme d'aujourd'hui et le magnifique spectacle dont nous avons été témoins ont fait oublier complètement les maux d'hier.

•le vous quitte, cher ami, et je vais essayer de prendre quelque re- pus. Il est minuit; demain à notre réveil nous saluerons la terre d'Afrique. Ma première lettre, je l'espère, et je n'y songe pas sans émotion, sera datée des ruines d'Hippone. Adieu.

P. S. En rade de Bône, 28, sept heures du matin.

L'Afrique, ami , voilà l'Afrique ! Voilk Bône avec ses maisons blan- ches et ses minarets. Le Gassendi a jeti; l'ancre dans la rade au point du jour. Je me suis éveillé au bruit du canon. Le navire semblait trémir de joie. Me voici sur le pont, prenant des informations et re-

392 SAINT AUGUSTIN.

gardant rie tous mes yeux. La ville est avertie de noire arrivée. Elle s'émeut; elle descend sur les quais. J'entends le tambour dans la Casbah , au haut de la montagne. Un bataillon en sort et vient à notre rencontre. Dans une heure nous serons à terre. Il nous faut at- tendre que les derniers préparatifs pour notre réception soient aclie- vés. Je ne me lasse point de regarder le tableau à la lois gracieux et sauvage que j'ai sous les yeux. En face de nous, un peu sur la droite, la ville étageant ses maisons, toutes surmontées de terrasses. Sur la pente de la montagne, pas de monuments, si ce n'est un vaste liôpital que nous avons bâti et dont j'aperçois les hautes murailles. Toujours en face de nous, sur la gauche, une plaine assez vaste, miiitié marais, moitié prairie, qui va des rivages de la mer aux mon- tagnes de i'Édough, dont la haute chaîne ferme le paysage. L'aspect de CCS montagnes est très-sévère. Le Kabyle se cache, dit-on, dans leurs gorges. On n'y voit nulle habitation, si ce n'est de loin en loin quelques marabouts blancs, tombeaux vénérés des santons arabes. Je cherche à notre gauche, au fond de la rade, l'emplacement et l'i- mage d'Ilippone. On me montre l'embouchure de la Seybouse, cl sur ses bords deux collines jumelles couvertes de beaux oliviers et qui se baignent dans les eaux paisihles du fleuve. C'est elle ! c'est la cité d'Augustin. Le soleil la couvre de ses feux et semble vouloir la rani- mer. - Une balancelle tunisienne entre en rade. Elle m'apporte le souvenir de Carthage et de saint Louis. Voici le Ténarc : il se disi)ose à i)rendre son mouillage à ipiehiues encablures de nous. INous échan- geons des saints avec nos amis, l'ius loin, à droite, du cùté d'une petite baie qu'on appelle la baie des Caroubiers, la goélette de station à Bôiie porte gracieusement ses mâts surmontés de légers pavillons. rade est formée de deux pointes, dont l'une va se perdre dans les brouillards du matin, du côté de la Calle ; et l'autre, plus voisine de nous, du côté de l'ouest, est surmontée du fort Génois. Ces Génois ont donc partout laissé leurs traces. Au reste, il me semble qu'ils ont (]ù trouver ici plusieurs des aspects de leur patrie. Ètes-vous monté à Gènes à iAlbrrgo deipoveri? Souvenez-vous de ces oliviers vigoureux (pii bordent le chemin, de cette terre noirâtre et féconde qui les nourrit. Souvenez- vous des pentes abruptes de l'Apennin et du ciel azuré et de la mer Ligurienne. Je retrouve ici quelques-uns des tons de ce passage.

On vient nous dire de prendre nos habits de chœur. Adieu ; tout se prépare pour une brillante cérémonie.

TRANSLATION DK LA UKUOl'lî DE S. AUGUSTIN. 393

LETTIii: CINQUIKME.

IWne, 29 octolne 1S'i!2, dix lieiires du so'r.

Les deux jours qui vionnciit de s'écouler, elier ami, laisseront en moi d'inefl'açaliles souvenirs. Que ne puis-je vous retracer les impres- sions de toute nature que J'ai reçues au milieu de ces fêtes si tou- chantes, dans ce pays au passé glorieux, à l'avenir plein d'espérance, et dont la physionomie actuelle, mobile, variée, étrange, a pour moi quelque chose de si nouveau et de si piquant ! Mais je sens (|ue la fatigue me gagne, et qu'à force d'éprouver des émotions, je devien- drai tout à fait impuissant à les exprimer. D'ailleurs le métier que nous faisons, depuis que nous avons touché le rivage, de courir du matin au soir, pour tout visiter dans la ville et les environs, est un métier accablant. Mes lettres ne s'en ressentiront que trop. A la fois témoin, auteur et hislorien , plus j'aurai vu , moins peut-être jiour- rai-je vous raconter. Cependant, mon journal dût- il se bornera une aride chronique, je veux que vous en ayez la suite, et sans perdre ce soir plus de temps en préambule, je me mets à vous faire, vaille que vaille, le compte rendu de notre journée d'hier et de nos courses d'aujourd'hui.

Hier donc, à huit lieures du malin, sous un soleil radieux, un vrai soleil d'été jiour nous, le Gassendi et le Ténarc avaient mis toutes leurs chaloupes à la mer. Les rameurs, l'aviron levé et l'œil sur Toflicier (|ui tenait en main le gouvernail, attendaient le signal du départ. Nous étions mouillés à un quart d'heure du rivage, entre deux pointes, dont l'une, à l'est, est formée par le fort Cigogne, q-ui défend la rade, et l'autre, à l'ouest, par une masse de rochers qui , vus de loin , quand on arrive à Bône, ressemblent à un lion colossal. La mer était unie comme un cristal, et le débarquement de notre sainte et pacili(iue expédition a pu s'opérer dans le plus bel ordre. Ce court trajet ([ue nous avions à faire de nos navires au port, a pris tout à coup la forme d'une procession sur les Ilots. C'était un tableau ravissant. Avec ce cadre étrange dont la plage africaine l'eiitourait, avec tous les souve- nirs et toutes les pensées qu'il laisait naître, ce tableau a pris bientôt le caractère d'une pompe religieuse des plus solennelles et des plus attendrissantes.

Notre flottille, composée d'une douzaine de canots, s'avançait len- tement. Les avirons tombaient et se relevaient en cadence, et d'un coup léger frappaient k peine la surface des eaux immobiles. Nos em- barcations tenues l'une de l'autre à une égale distance, formaieist dans la rade une légère courbe. Dans le canot d'honneur, seul, avec l'é- vêque d'Alger revêtu de ses plus beaux ornements pontiticaux, s'a-

394 SAINT AUGUSTIN.

viinçait Augustin, dont la châsse de cristal et d'argent brillait sous le soleil d'Alrique d'un éclat inaccoutumé. Les autres évêques suivaient en rocliet et en mitre, et après eux les prêtres, distribués sur différents canots, tous en habits de chœur. Une chaloupe portait les religieuses de la Doctrine chrétienne, une autre les frères hospitaliers. Du sein de chaque embarcation le chant des psaumes s'élevait comme la voix du Seigneur du milieu des Ilots. Nous répétions les cantiques de la joie et des espérances accomplies, le Lœtatussum, le Benedicius, cet autre cantique dans lequel Israël célèbre sa délivrance de l'exil égyptien et son retour dans la pairie : In exitu Israël. Ces psaumes, composés il y a trois mille ans, semblaient faits pour la circonstance présente, tant ilsoll'raient de belles et touchantes applications.

Béni soit le Seigneur qui nous visite et qui vient racheter son peuple, disait la voix qui s'élevait de la mer.

Qu'il soit béni! répétaient tous les échos du rivage.

Nous poursuivions : // l'avait promis : il nous avait promis sa misé- ricorde; un jour nous devions être tirés des mains de nos ennemis et le servir sans crainte et en hilarité ; Ut sine timoré, de manu inimicorum nostrorum liberati serviamus illi. Et de toutes ces plages, de toutes ces collines oii dormait depuis tant de siècles, dans son linceul de sable et de verdure, l'Église d'Afrique, des voix sublimes s'élevaient en répétant: « Miséricorde, liberté! »

Oui, il vient, chantions-nous avec enthousiasme, il vient éclairer ceux qui sont dans les ténèbres ; tous ces peuples qui nous regardent assis à l'ombre de la mort : llluminare bis qui in tenebris et in umbra mortis sedent. Et les montagnes de l'Édough , d'où le Kabyle caché nous regarde sans doute et nous écoute avec étonnement, semblaient répé- ter nos accents et accueillir nos espérances.

Cependant nous approchions de la jetée, oii se pressait une foule nombreuse, aux costumes les plus variés. Un arc de triomphe s'élevait sur le quai, avec cette inscription : A Augustin, Hippone renaissante. Eés autorités civiles et militaires, qui se disposaient avenir nous re- cevoir, n'étaient pas encore arrivées; nous fîmes avant de débarcpier quelques évolutions dans la rade. Dans une de ces évolutions nous nous étions dirigés du côté de l'embouchure de la Seybouse, comme si nous avions débarquer dans l'ancien port d'Hippone. Ce n'était (pi'un premier salut que nous voulions envoyer de près à la cité d'Au- gustin, dont nous fîmes retentir en passant les collines de nos accents les plus joyeux et les plus touchants.

Enfin nous abordons. Le maire de Bône harangua très-convenable- ment, en Irès-bons termes, l'évêque d'Alger et les prélats voyageurs. Après lui , M. Pabbé Suchet , vicaire général dans la province de Con- slanliiie, et dont la résidence est à Bône, prononça aussi une allocution

TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 39o

pleiiio (rame et de l'en. Nous nous diiiiieoiis eiisuilc processioimelle- meiit à travers des rues assez Ijellts vers la place de la ville, un Rutel a été dressé et la messe doit être célébrée. Tout ce quartier de Bône est nouveau. Les maisons sont bùtics à l'européenne, et nous pourrions nous croire en France, si de temps en temps nous n'aper- cevions quel(|ue Bédouin déguenillé. Le cosiume misérable de ces Arabes ne m'étonne pas autant (|ue leur air indilîérent. Ils regardent à peine un spectacle dont la pompe et la nouveauté devraient pour- tant les frapper. La population maure de la ville ne paraît pas. Nous n'avons vu en arrivant à la jetée que quelques enfants sales, quelques négrillons à moitié nus, nous attendant, les jambes dans Teau jusqu'au genou.

Nous arrivons sur la place qui est assez vaste : sur une des ailes du carré les maisons sont ornées de portiques; elles ont des balcons et des terrasses. Au milieu de toute la population européenne, au mi- lieu de lu garnison, qui fait retentir l'air des sons de sa musique mili- taire, sous un soleil brûlant, monseigneur l'évêque d'Alger célèbre la messe. A moitié cacbés derrière l'autel, j'aperçois enfin quelques turbans africains et quelques beaux burnous. C'est une députât ion maure qui vient assister à la cérémonie; elle est conduite par le cadi de Bône, et je vois avec intérêt, pour la première fois, le beau type arabe; des yeux noirs et vifs, le teint un peu plombé, le visage ovale avec des lignes très -régulières et que termine une barbe noire et touffue.

Après la messe, monseigneur d'Alger, du haut de l'autel sur lequel les reliques d'Augustin ont été placées, s'adresse à la foule qui rem- plit la place et les maisons voisines. D'une voix animée, il retrace les principales circonstances qui se rattachent au grand et solennel évé- nement qui s'accomplit : l'apostolat d'Augustin sur cette terre que nous foulons, et nous ne saurions faire un pas sans rencontrer ses traces; sa mort au milieu d'Hippone assiégée par les Vandales; son exil, quand, après le triomphe de la barbarie, on entendait sur ces plages des voix lamentables sortant la ntiit du sein des ténèbres et criant aux fidèles épouvantés : Sortons d'ici , surtons d'ici !... Enfin son retour glorieux sous la protection des bannières de la France. Ce re- tour ne va-t-il pas marquer une ère nouvelle pour le pays ? Quand Au- gustin partit, les anges protecteurs de ces contrées s'exilèrent avec lui; ne vont- ils pas revenir aujourd"lmi et accompagner de nouveau ses pus ?

Le prélat trouvait des paroles brûlantes pour exprimer ces pensées et ces espérances que je vous indique à peine. A la lin de ^on dis- cours, il eut une belle inspiration et qu'il rendit d'une manière très- pathétique. Étendant son bras sur le bras d'Augustin : « Joignons nos

396 SAINT AUGUSTIN.

mains, s" écrh-t-W , jungamus dexteras! 0 vous que je ne sais plus de quel nom appeler! Si je vous appelle mon père (ahl certainement vous l'êtes), je tremble d"usur[ier le grand nom de votre lils. Si je vous appelle mon frère, je rougis d'être aussi peu digue d'une telle pa- renté. Si je vous appelle mon prédécesseur, mon ami, oui, vous l'êtes sans doute; mais que suis-je pour succéder à Augustin? Joignons donc nos mains, jtmgamus dexteras, à vous, qui êtes à la fois mon père, mon frère, mon prédécesseur et mon ami: joignons nos mains pour bénir cette nouvelle Hippone, qui tressaille de joie aujourd'hui en vous recevant dans ses murs; pour bénir ce peuple que vous n'avez pas connu, mais qui veut être et s'appeler votre peuple; joignons nos mains pour bénir ces valeureux guerriers qui nous environnent et dont la bravoure a préparé le triomphe; joignons nos mains pour bénir ceux qui sont nos frères aussi, quoique séparés de nous par une toi étrangère; pour bénir enfin ces lieux, cette mer, cette terre que vos yeux contemplèrent jadis, et qui si souvent retentirent des accents de votre éloquence. »

Il est difficile de rendre l'impression produite par ces paroles simples et pathétiques, et qui sortaient duncœincnllammé. L'orateur se trou- vait tout à coup à la hauteur de la scène imposante à laquelle nous assistions, et sa voix traduisait les sentiments et tous les souvenirs qui se réveillaient en cet instant dans nos âmes.

La messe et le discours achevés, après les bénédictions données par chacun des évêques, nous allons toujours processionnellement déposer les reliques dans l'église de Bùne! Quelle église! cher ami! étroite, mesquine, à moitié ruinée, et qui ne pouvait pas contenir seulement la moitié du cortège. Ah! j'en rougis pour mon Dieu, que je voudrais montrer si grand à ces barbares; j'en rougis pour Augustin; j'en lou- gis pour mon pays. La France , qui a déjà lait tant de grandes choses en Algérie, n'a pas encore bâti une église digne d'elle, digne de son culte. La chapelle de Bùne est une ancienne et misérable mosquée que les- !\Iaures eux-mêmes avaient abandonnée, et oi!i notre Dieu est, pour un vil prix aue paie le curé, le locataire de je ne sais quel entrepre- neur. Espérons que celte ignominie inlhgée à notre culte aux yeux des infidèles, qui ont à Bône une jolie mosquée , finira bientôt; espérons que les pompes solennelles d'aujourd'hui communiqueront un élan religieux à cette population, qui paraît heureuse d'y assister, et que bientôt , sur ces rives qui sont les plus llorissantes et les plus paisibles de l'Afrique depuis notre cou<iuéte, Augustin, grâce au zèle de son successeur, à la piété généreuse de son nouveau peuple, et au concours empressé de sa nouvelle patrie,, retrouvera une autre basilique de la Paix, cette basilique sur les ruines de hupiclle j'ai été m'asseoir et méditer aujourdhui.

tlîANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. ;197

Car, oui, clicr ami, je les ai eiiltn foulées, ces ruines (rilipiione; j'ai pu satisfaire mon anJent désir de visiter la cité d'Augustin , de res- pirer au moins le même air qu'il avait respiré, de marclicr sur les mêmes traces , de voir les mômes aspects.

A l'ombre des oliviers séculaires qui étendent leurs rameaux sur le toiulteau d'Ilippone, j'ai pu évoquer le lantôme de la cité endormie d'un si lourd sommeil; elle m'est a|»parue sous ses véritables traits. Kien nétait cliaugé ; c'étaient les mêmes coteaux airondis, les mêmes ondes (pii les baignaient, les mêmes montagnes bleuâtres du côté de C-artliage, et près de nous la chaîne de l'Édough se dressant toujours la même, avec ses gorges sombres et ses aspects sauvages. La Sey- boiise, coulant lentement ses eaux, semblait s'éloigner de nous à regret, comme autrefois lorsqu'elle s'arrêtait pour écouter la voix d'Augustin.

.Mais je m'aperçois, ami, que je me laisse entraîner par mes im- pressions les plus récentes, et que j'ai tout à coup interrompu l'ordre de ma relation; ce n'est que ce soir, en effet, que nous avons pu visi- ter Hippone et ses environs, et, avant de vous raconter celte course , permettez-moi d'achever le récit des fêtes qui ont rempli notre journée d'hier et même la matinée d'aujourd'hui. Je puis le faire en quelques mots.

Hier donc, après les cérémonies de notre entrée à Bône, nous avons clos la journée par les vêpres solennelles, que monseigneur l'arche- vêque de Bordeaux a célébrées avec le plus de pompe possible dans cette pauvre église dont je viens de vous parler, et qui devait être bien étonnée de voir dans son sein sept évêques et un si nombreux clergé. Le prélat a adressé aux fidèles quelques mots d'édidcation remplis d a-propos. Après l'office, nous avons assisté à un dîner que l'évêque d'Alger offrait à ses collègues devenus ses hôtes; puis cha- cun de nous a regagné son gîte, dont il avait grand besoin. L'excel- lent abbé Sucliet s'était chargé de me trouver le mien, et il m'a con- duit chez une bonne lamille corse, qui m'environne des soins les plus bienveillants.

Ce matin nous étions sur pied de bonne heure. Monseigneur l'é- vêque de Digne était l'ofliciant du jour; il a donné la communion et la confirmation à un assez grand nombre de personnes de tout âge, de tout sexe, et je puis ajouter de toute nation. Il y avait là, en effet, des Français, des .Sardes, de> Maltais, des Espagnols. Le costume des femmes était très-varié : le chapeau parisien se mêlait à la man- tille espagnole et aux longs voiles blancs des femmes de Gênes et de Cafiliari.

Monseigneur a adressé la parole avec émotion à ce pieux troupeau, qu'une retraite [irêchée par un missionnaire de Lyon avait rendu assez

3§8 SAINT AUGUSTIN.

nombreux et bien préparé. Je ne vous répéterai pas ici son éloquente improvisation; le prélat a exprimé les sentiments qui remplissaient son cœur, il a dit les liens qui unirent autrefois son Église à celle d'Afrique, liens qui venaient d'être si étroitement resserrés. Il a fait, en finissant, l'éloge de l'évèque d'Alger, qu'il ne savait pas présent, et dont il avait connu à Paris l'édifiante jeunesse.

J'arrive enfin, cher ami, à la course intéressante que nous avons faite ce soir-là, et qui avait pour but de visiter l'emplacement d'Ilip- pone et ensuite une tribu de Bédouins campée non loin de sur les rivages de la mer.

La caravane épiscopale, à laquelle nous étions invités à nous join- dre, devait, à cette fin, partir de Bône à trois heures, munie, plutôt par honneur que par besoin, d'une escorte de spahis, et accompagnée d'un interprète que le général Randon avait mis à la disposition de nos prélats. Pour avoir jilus de temps à donner à la visite d'Hippone, nous avons pris les devants sous la conduite d'un ecclésiastique qui connaît bien le pays. A une heure nous sortions de la ville par la porte de Constantine ; nous nous dirigions à l'est vers des coteaux boisés qui n'étaient guère qu'à une demi-heure de nous. Le chemin que nous suivions le long de la plage n'était autre que l'ancienne voie romaine dont plusieurs vestiges restaient encore, et qui allait autre- fois de Cartilage au détroit de Gibraltar. A un quart d'heure de Bône, nous trouvons une petite rivière, c'e^li'Abou- gemma, et dont le nom arabe signifie, nousa-t-on dit, Père de l'Église. Serait-ce un premier souvenir d'Augustin?

Nous passons VAbou-gemma sur un pont de construction antique récemment réparé par les Français Nous entrons ensuite dans un pays très -boisé, et nous louions une terre noirâtre qui parait être d'une étonnante énergie. Nous avons à droite et à gauche des forêts d'oli- viers et de figuiers qui descendent des coteaux voisins à la mer. Les figuiers n'ont qu'un feuillage rare et peu vigoureux; mais les oliviers sont beaucoup plus élevés que «eux de la Provence et de TUalie. Leur tronc noirci. par les années, et leurs branches que la main de l'homme n'a jamais touchées, afieclent dans leur liberté sauvage les formes les plus fantasti(iues; ils sont chargés de fruits très-petits. Quelques-uns seulement qu'on a essayé de greffer produisent des olives grosses comme des noix. Nous marchons dans un chemin encaissé entre deux haies vives de cactus, d'aloès et de jujubiers. Vous savez que les Arabes ont donné à Bône le nom d'Uneba, (|ui signifie la ville des ju- jubiers. Parfois du sein de tous les arbuslts épineux nous voyoris l'a- canthe élever ses larges feuilles élégamment découpées, et qui, réu- nies en corbeille, ressemblent à ces chapiteaux corinthiens qu'on rencontre au milieu des ruines.

Translation de la relique de s. Augustin. 399

Nous (Hions, en effet, sur les ruines d'Hippone. La ville couvrail de; ses édilices ces deux coteaux que nous gravissions, et qui, par une pente insensible, descendent jusque sur les rives de la SeyUouse, voisines de la mer. La nature était restée toujours jeune, toujours féconde; mais riiomnio avait disparu^ et ses œuvres avaient disparu avec lui. Quelques pierres encore debout, voilà tout ce qui restait de la cité d'Augustin. Nous cherchions quelques souvenirs du grand pon- tife. Il nous semblait que tout ici devait nous parler de lui. Nous avons trouvé pour toutes ruines quelques débris incertains, et pour tous souvenirs queltpies vagues traditions que nous avons pourtant pieusement recueillies, et qui peut-être vous intéresseront.

Sur celle des deu\ collines d'Hippone qui est la plus voisine de l'Abou-gemma, du côté de la mer, on rencontre en montant les restes d'un vaste édlHce. Tout autour, de vieux oliviers, d'épais cactus aux larges raquettes ornées de pointes, des jujubiers et des grenadiers croissent sans culture et par la seule énergie d'un sol dont tout an- nonce la luxuriante fécondité. Le caractère de ces ruines, l'étendue du monument auquel elles appartiennent, la pesante solidité des murs et des voûtes, la situation même de l'édilice, tout fait croire d'abord que ce sont les restes dune église, peut-être la crypte de cette illustre basilique de la Paix retentit si souvent la voix d'Au- gustin et fut placé son tombeau. Mais quelques indications que les lieux fournissent, et surtout des restes d'àqueducs, semblent assigner au monument une autre destination. Il est probable que ces restes n'ont rien de sacré et qu'ils appartiennent aux anciennes citernes d'Hippone, vastes réservoirs qu'alimentaient non-seulement les eaux du ciel, mais encore les sources de l'Édough amenées de plusieurs lieues à grands frais.

Quoi qu'il en soit, autour de cet édifice les Arabes des tribus voi- sines et les Kabyles des montagnes se réunissent quelquefois le ven- dredi comme en un rendez- vous religieux, et font alors sur les murs noircis des décharges d'armes à feu, en signe de réjouissance. Quel- ques-uns, non sans peine et sans péril, montent sur un pan de mu- raille, et, dans l'angle de l'édifice, sur une large pierre que nous avons vue, ils font brûler des gi'ains d'encens et se livrent à des prati(pies superstitieuses. Ils croient que ce lieu est saint et qu'il faut avoir le cœur pur pour en approcher. Ils immolent même des victimes quand ils veulent se purifier. On nous a montré beaucoup de plumes qui viennent de ces sacrifices ^

> Les anciens Arabes sacrifiaient des coqs et un veau noir à des édifices qu'ils regardaient comme sacrés, tels que la Mecque, les Pyramides. Ils te- naient ces pratiques des Sabéens. Voir Sale, Observations histor. et crit. sur le Mahométisme.

400 SAINT AUGUSTIN.

Quand on interroge les Bédoi>ins sur le motif de leur croyance, ils répondent que vivait jadis un grand Roumi , que son histoire était écrite sur la pierre, mais que cette pierre a été brisée, et que mainte- nant il revient quelquefois visiter les lieux qui lui furent chers. Plu- sieurs ont mérité de le voir; mais ils ne savent rien dire de lui, si ce n'est qu'il se montre toujours velu d'un burnous très-blanc.

Ce grand Roumi dont le souvenir plane encore sur les ruines d'Hip- pone n'est autre qu'Augustin. Quelque chose de sa mémoire et de son culte paraît dans ces merveilleux récits des Arabes et dans les gros- sières pratiques dont nous venons de parler. Dieu n'a pas permis que le grand évêque fût complètement exilé de ces rivages africains (|uil a tant illustrés; entre sa gloire passée et son triomphe d'aujourdiiui il y a une nuit de quatorze siècles que traverse cette faible lueur.

Au milieu de la ruine si complète de tout ce qui tient au christia- nisme en Afrique , ce souvenir, tout vague qu'il est, du grand évêque d'Hipiione est donc bien digne de remarque. Mais au reste le souvenir n'est pas autant inexplicable qu'il le paraît d'abord. Les Arabes n'ont aucun éloignement iiour les grands personnages du judaïsme et du christianisme. Ils les adoptent même volontiers. En Orient, vous en avez été témoin, presque tous les lieux que nos souvenirs bibliques consacrent, sont vénérés parles musulmans. Les Arabes qui, au vue siècle arrivèrent à Hippone, y trouvèrent des restes encore vivants de l'Église chrétienne dont Augustin avait été le chef illustre. Cette Église, qui ne s'était pas sentie assez forte pour garder le corps de son père et pour le défendre contre les outrages des ennemis de sa foi, avait au moins gardé (idèlement sa mémoire, et, après deux siècles à peine, nul doute que ses vertus ne fussent célébrées dans le lieu qui en avait été le principal théâtre. Elles furent, aussitôt après sa mort, l'objet d'un culte religieux dans toutes les Églises d'Afrique, malgré les extré- mités m ces Eglises se trouvèrent réduites par les malheurs qui vin- rent fondre sur elles. Le il/rt//|/rci/o^f de Cartha(je^\\y\\)\[(^ par Mabillon, et qui remonte au vc siècle, porte déjà le nom d'Augustin, dont la fête est placée au 29 du mois d'août *.

Au reste, de même que, parmi les villes de l'Afrique, Hippone fut celle ([ui défendit le plus vaillamment contre les barbares la domina- tion romaine, puisiprelle résista à leurs attaques durant un long siège de dix-huit mois, de même parmi les Églises d'Afrique, Hippone fut celle qui défendit le plus longtemps contre les mhdèles la foi et le culte qu'Augustin y avait établis sur de si solides fondements. Au com- mencement du xii^ siècle il y avait encore quelques vestiges du chri- stianisme à Hippone. C'est Grégoire VH (|ui a ordonné le dernier suc-

1 Aniilcrt, V. \\\. Voir aussi Hniiiart, -Ic/rt z//'^'//»/?-.

TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 401

cessciir d'Augustin, .ivant riitnirouse résurrection de son Église, à laquelle nous assistons. L'évùiue ordonné à Rome par Grégoire VII s'appelait Servandus. Mais à cette époque tout vestige des anciennes provinces africaines était tellement efl'acé, que le pape place dans la Mauritanie Hippone, la ville royale de la Numidie. Au reste, pour le dire en passant, une erreur analogue, erreur sans doute bien permise, a été commise à Rome lors de la création de l'évêclié d'Alger. Les bulles désignent la capitale de la régence sous le nom de Julia Cœsa- rea. Or, c'est Clierchell qui est l'ancienne Julia Cœsarea. Alger paraît être à la place d'Icosium, dont le titre (m partibus) a été porté, vous le savez, par un des prélats qui font partie de noire expédition, mon- seigneur de Mazenod.

On s'explique donc facilement le souvenir d'Augustin transmis ici des vaincus aux vainqueurs, et ces derniers, dans leur ignorance, con- tinuant à leur manière un culte que leur religion ne condamnait pas.

Mais si les ruines de cet édilice qu'ils vénèrent n'ont rien de sacré dans leur origine ; si ce sont les restes d'un monument profane, pourquoi les Arabes y rattachent -ils le souvenir d'Augustin? Au bas de la colline d'Hippone, près du rivage de la mer, non loin de l'em- bouchure de la Seybouse, quelques pans de muraille encore debout, que nous avons visités, sont, dit-on (ce que j'ai peine à croire), les restes de la basilique de la Paix; mais ces débris pourraient bien être au moins les restes d'une église: pourquoi n'est-ce pas plutôt à ces vénérables ruines que nous conduisent leurs hommages? Une pieuse tradition dont on nous a parlé expliquerait tout; la voici: A la prise d'Hippone par les Vandales, les fidèles, craignant de voir le tombeau d'Augustin profané par ces ariens, enlevèrent les saints ossements de la basilique ils reposaient et vinrent les cacher dans un édilice profane ils devaient être plus en sûreté. Alors, dans le mur épais de ces ci- ternes,cette large pierre que mes mains ont touchée et dont les Arabes font une espèce d'autel, aurait véritablement reçu et gardé durant plusieurs années le cercueil du grand évêque, jusqu'au moment l'exil venant frapper les chefs de l'Église d'Afrique, ceux-ci emportèrent en Sardaigne, comme je vous l'ai raconté, les reliques saintes dont cette terre, livrée désormais à la barbarie, ne semblait plus digne.

Ces traditions et ces conjectures, dans lesquelles on pourrait se tromper sans rien enlever à la gloire d'Augustin et à la solennité de son retour à Hippone, ne manquent pas cependant de vraisemblance , et on a eu raison d'en tenir compte en cette grande circonstance. Le monument que les évèques de France ont élevé à Augustin, et de- main nous viendrons apporter les reliques et inaugurer sa statue , se trouve placé non loin des citernes, ruines désormais sanctifiées. Ce monument est bien simple; mais la beauté du paysage et la majesté

T. II. 26

402 SAINT AUGUSTIN.

des souvenirs lui communiquent une sorte de grandeur. Il consiste en un autel^n marbre blanc, placé sur un socle circulaire à deux gradins, revêtus aussi de marbre. Le pourtour du socle inférieur est de trente mètres. La statue regardera la mer et cette France qui se montre au- jourd'hui si digne de compter désormais Augustin parmi ses enfants.

Mais enire les souvenirs que gardent ces ruines d'Hippone et les souvenirs que ce monument doit immortaliser, entre l'exil d'Augustin et son triomphe, entre ces deux voyages si diflerents, qu'est devenue son Église? qu'est devenue toute l'Eglise d'Afrique? Pourquoi le chri- stianisme est- il tombé ici dans un abîme plus profond qu'en Orient? Pourquoi tout vestige de son passage a-t-il disparu? Voilà un pro- blème historique, cher ami, qui me préoccupe vivement depuis que je suis ici, et dont à mon retour je \eux chercher avec soin la solution. La chute de TÉglise d'Afrique ne s'explique pas complètement par l'invasion sarrasine. Il y a d'autres causes que j'entrevois et que je veux m'efforcer de mettre au jour plus tard.

. Mais, tandis qu'assis à l'ombre des citernes d'Hippone, nous nous livrions à toutes les considérations que les lieux faisaient naître, des pas de chevaux se sont fait entendre, et nous avons vu arriver nos sei- gneurs les évèques. Après une halte de quelques instants, la troupe est repartie, et nous nous sommes empressés de nous joindre à elle pour la visite aux Bédouins.

Nous traversons la Seybouse, non loin de son embouchure. Nous foulons les anciens quais de la ville, qu'on pourrait facilement retrou- ver. Un bao à corde, conduit par des Arabes, nous transporte d'un bord à l'autre. La Seybouse est un des principaux cours d'eau de l'Al- gérie. Elle a beaucoup de fond à l'endroit nous l'avons traversée, et si une barre de sable n'obsiruait son embouchure, elle pourrait encore servir de porta Bône, dont la rade est très-mauvaise.

La plage entre la Seybouse et la mer forme un triangle dont le sommet est à l'embouchure de la rivière. C'est sur cette plage, qui est un' palus sab'onneux, que campe la tribu des Béni-Urgin, que nous allions voir. Nous apercevons non loin de nous quelques tentes noires qui forment le premier douair de la tribu. Ces Béni-Urgin sont pour nous des amis dont la lidélité ne s'est pas un seul instant démentie depuis l'occupation. Le clieik, qui avait été averti de notre visite, était venu à notre rencontre. Nous le trouvons sur les limites de sa tribu, à la tète d'un groupe de cavaliers. A cheval tous les Arabes ont bonne mine; ceux qui sont devant nous ont de plus, ce qui est rare , un air empressé et bienveillant. Ils nous guident aussitôt vers leurs tentes, et, chemin faisant, poumons faire i'èle, ils se mettent à exécu- ter la fanlasia : ce sont des courses de chevaux qui réssendileut un peu à celles de nos cirques, et ks Arabes se montrent très habiles.

TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 403

Debout sur leurs étriers, le dos légèrement appuyé sur le bordéievé de leur sello, louant leur fusil d'une main ferme, et faisant quelquefois semblant de taire feu, ils lancent leurs chevaux comme pour le com- bat. Le coursier vole, et puis tout à coup, au beau milieu de son^lan, il s'arrête comme par un ressort. Quelquefois deux cavaliers partent au i-Tand galop en se tenant embrassés, et feignant de se [>urler à l'o- reille. Nos Arabes ont exécuté tous ces jeux, oii j'admirais plus encore la force et l'agilité de leurs chevaux que leur proi>re habileté en équi- tation, quoique cette habileté suit réelle. Sur ces chevaux inappré- ciables, on m'a dit que les Bédouins montent et descendent les côtes les plus escarpées, les piétons mêmes quelquefois n'oseraient se risquer. Quand la pente est trop roidc, le cheval plie ses jambes de derrière et se laisse glisser.

Nous arrivons bientôt aux tentes. Elles sont faites d'un épais tissu de poils de chameau. Quelques maigres bœufs paissent à l'entour. Une meute de chiens, gardiens vigilants du douair, veut, malgré la pré- sence, les cris et les coups des Bédouins, nous en interdire l'entrée.

La première tente est celle du cheik. C'est qu'il nous introduit. Il avait étendu son plus beau tapis, et les évêques furent invités à s'as- seoir. Mais jugeant aussitôt que ses hôtes illustres étaient peu accoutu- més aux mœurs du désert, le cheik fit apporter des sacs remplis d'un grossier fourrage, qu'on plaça tout autour de la tente en guise de di- van. Les évêques s'assirent un instant. Nos Arabes offrirent de prépa- rer des rafraîchissements, tout en s'excusant de ce que le jeiîne du ramadan , qui durait encore, leur interdisait toute nourriture. Ils vou- laient nous préparer le couscoussou, espèce de pâte faite avec du fro- ment broyé, cuite dans du lait ou du bouillon, et qui est le mets quo- tidien et presque unique des Bédouins.

Nous refusons leurs offres hospitalières, et nous acceptons seul - ment un peu de lait pour nous désaltérer. On apporte dans des vases de bois très-sales un lait aigri qu'on tire d'une vieille outre. Cette bois-on, qu'on dit saine, a une odeur et un goût exécrables; elle m'aurait certainement fait revenir le mal de mer, si je ne m'étais pas contenté d'y tremper à peine mes lèvres , que j'eus grand soin d'es- suyer aussitôt.

Dans la tente qui touchait à celle nous avons été reçus, se trou- vaient les femmes de nos Bédouins. Vous savez que les Arabes no- mades n'éprouvent pas à montrer leurs femmes la répugnance jalouse des Maures et des Turcs. Le cheik souleva donc un rideau de toile grossière qui lermait l'entrée de cette tente, et nos yeux purent plon- ger dans le mystère de cet intérieur, qui n'avait rien, je vous assure, de bien ravissant. Quatre femmes étaient accroupies plutôt qu'assises sur une mauvaise natte. Deux d'entre elles brovaientdu grain dans un

404 SAINT AUGUSTIN.

moulin à bras; une autre, dont les traits amaigris et l'extrême pâleur révélaient les soufl'rances, détournait son visage comme pour fuir soit le grand, jour, soit nos regards. Nous apprîmes qu'elle était accouchée de la veille, et nous vîmes, en effet, son jeune nourrisson, petit, maigre, souffreteux comme elle, couché à terre, sur une écorce de liège, le corps enveloppé dans quelques sales chiffons en guise de langes. La quatrième femme était l'épouse du cheik. Elle est encore jeune. Son visage déjà flétri n'a plus qu'une rougeur jaunâtre. Elle porte à ses bras des bracelets d'or et quelques bijoux d'or dans sa coiffure, qui n'est pas sans une sorte d'élégance.

Au reste, toutes ces femmes ne montrent aucun empressement pour 'voir le sp>^ctacle extraordinaire que nous devons leur offrir. C'est à peine si elles tournent la tête pour nous regarder. Leur yeux ternes, hébétés, n'annoncent ni vivacité ni intelligence.

La dernière tente du douair nous gardait un horrible spectacle. Une pauvre vieille Bédouine, étendue à terre sur un morceau de natte, se mourait. Personne dans la Iribu n'avait l'air de songfr à elle et de veiller à ses besoins. Seulement, à ses côtés un petit vase de bois était rempli d'eau. Elle s'en était approchée sans pouvoir le soulever, sa main livide est déjà glacée par la mort. Ses bras et son visage déchar- nés, noircis par le soleil, font peur. C'est un affreux tableau. Elle nous regarde d'un œil lixe et mourant. Elle nous prend sans doute déjà pour une vision de l'autre monde.

J'espère, cher ami, que vous viendrez un jour en Algérie compléter vos études sur l'Orient. Je vous avoue que je m'étais fait, d'après vos peintures, une idée beaucoup plus poétique de la vie patriarcale du désert. 11 faut croire que les Bédouins de l'Afrique, ou du moins ceux des environs de Bône, ne ressemblent pas beaucoup à ceux de l'Asie que vous avez visités; ou bien il faut dire que votre imagination bril- lante a jeté son manteau tissu d "or sur les misères de ces enfants d'Is- maël et de Mahomet. Je n'ai trouvé sous la tente des Béni-Urgin ni votre vénérable Hassan, ni la jeune Bédouine sa fille, votre gracieuse lellé 1. Je n'ai pas eu la moindre tentation de quitter la vie de nos cités pour la vie de ces solitudes. La plus misérable cabane de nos paysans me semble préférable à ce douair, qu'on dit cependant opu- lent. Malgré ses vices, notre civilisation est autant au-dessus de cette civilisation du désert que le ciel est au-dessus de la terre. Ne soyons pas injustes envers elle. Ne blasphémons pas le soleil, quoiqu'il ait des taches et qu'il brûle trop souvent au lieu d'éclairer. Sans doute les mœurs simples et primitives, celte vie indépendante et dure, déve- loppent dans l'Arabe quelques belles et solides qualités. Mais cesqua-

» M. Ponjoulat esl auteur d'un roinaa écrit dans le désert, et qui a pour titre lu Bédouine.

TRANSLATION DE LA RtLIQLIE DE S. AUGUSTIN. 405

lités sont mêlées de beaucoup de vices. Le Bédouin est vigoureux et l'ra\e, mais dissimulé et sanguinaire. Il y a en lui du lion et du cha- cal. En somme, l'homme du désert tel qu'il m'est apparu est un liomme très-incomplet. Il vieillit dans une sorte d'enfunce. Son intel- ligence ne parcourt qu'un cercle di.iées très-élroit, et s'il a quelques nobles instincts, il n'a jamais de grandes pensées.

Nous avons quitté les Béiii-Urgin comme le soleil allait se coucher, et nous avons été de retour à Dôiie à l'entrée de la nuit. Adieu, cher ami; J'ai besoin de repos, et vous devez en avoir besoin aussi. Demain, après avoir inauguré le monument d'Hippone, nous prenons de nou- veau la mer et nous partons pour Alger.

LETTRE SIXIÈME.

A la hauteur de Stora, à bord du Gassendi, dJDjanche 30 octobre.

•le suis de nouveau installé , cher ami, dans le salon de l'état-major. J'ai repris ma jilace ù la table d'acajou. Le Gassendi vogue avec un temps superbe vers Alger, nous comptons arriver demain soir, veille de la Toussaint. Nous venons de doubler le cap de Fer, et nos >eux ont pu plonger dans le goH'e de Stora, aussi vaste que celui de IWne. Il n'y a plus assez de jour pour voir les côtes que nous lon- geons. Jusqu'ici elles ont eu l'aspect le plus sévère et le plus inhospi- talier. Nulle trace d'halùtation. Seulement de temps en temps des feux enveloppés dans une nuage de fumée signalent la présence des Kabyles, qui, dans cette saison, brûlf'nt les herbes avant d'ensemencer la terre. Au moment je suis descendu, je cherchais au milieu des ombres qui enveloppent les livages de Stora, nous venons de fon- der Pliilippeville, l'ombre de l'ancienne Rusicada, la sœur de Constan- tine et d'lli|ipone. Le pont du Gassenrf^■ est très-anirné en ce moment. Il n'est plus question pour personne du mal de mer. Notre voyage est une délicieuse promenade. Tout le monde est gai et bien portant. Les yeux se détournent de la terre pour regarder au ciel les étoiles qui commencent à se montrer. Je me dérobe un instant aux charmes de cette soirée, et je viens vous retrouver, vous, mon aimable et invi- sible compagnon de voyage, vous, le confident si patient de toutes les pensées qui me liassent par la tète, et de toutes les impressions bonnes ou mauvaises que je reçois. Accordez- moi encore quelques instants d'audience. W faut bien que je vous conte la dernière et la plus tou- chante peut-être de toutes les solennités qui ont marqué le retour en Afrique des restes de saint Augustin. .Mon récit sera court, je vous le promets; car j'ai hâte de regagner le pont, ce soir une douce

406 SAINT AUGUSTIN.

brise de mer, à peine sensible, chasse le serein et rafraîchit le sang.

.Je vous dirai que monseigneur l'évêque d'Alger me semble avoir, comme Napoléon, le soleil pour lui, dans les grandes occasions; voilà pourquoi, sans doute, le soleil a été de toutes les fêtes dont je vous ai parlé jusqu'ici; et voilà pourquoi aujourd'hui encore il a éclairé de ses plus beaux rayons notre marche triomphale à Hippone et rinauguration du monument d'Augustin. A la veille de novembre, comme nous sommes, le thermomètre marquait cependant trente de- grés centigrades; rien ne rappelait l'automne au milieu de l'épaisse verdure dont les champs de la Seybouse sont couverts. La terre, sous une chaude rosée, semblait ouvrir son sein fécond; le sourd murmure des insectes à travers les herbes arrivait comme un bruit de germina- tion, et de tièdes bouflees nous apportaient, avec le parfum des fleurs, toutes les exhalaisons du printemps.

Dès huit heures du matin, les évêques, le clergé, la \ille tout en- tière de Bône défilaient en procession sur la plage qui mèriC à la cité d'Augustin. Une éclatante lumière inondait tout le paysage et faisait resplendir les mitres et les chapes d'or de nos prélats. Nous mar- chions entre deux rangs de soldats; les sombres échos des gorges voisines retentissaient des sons de la musique guerrière. Nous avions à gauche la mer sillonnée de canots; toutes ces embarcations se diri- geaient joyeusement vers la Seybouse et allaient nous attendre à Hip- pone. La plaine fertile et marécageuse qui s'étend de Bône à l'Abou- gemma, et que ferme au midi la haute chaîne de l'Édough, s'étendait à notre droite. Des groupes de cavaliers arabes la traversaient au grand galop. Cette fois enfin les indigènes s'étaient ébranlés : ils étaient sortis de leur indiflerence. On voyait, mêlés aux Européens, les Maures de lîône, les Bédouins des tribus voisines, les Kabyles même de la mon- tagne. Ils venaient deux- mêmes orner le triomphe d'Augustin.

Au pont de l'Abou-gemma, avant de mettre le pied sur le territoire d'Hippone, nous faisons une première station. Ce pont était contem- porain du grand évêque; c'était le seul témoin encore vivant qui pût nous pailer de lui. Nous songions avec émotion qu'en le traversant nous foulions certainement ses traces. Ah ! les restes d'Augustin ont tressaillir aujourd'hui en passant ce vieux pont de l'Abou-gemma, en touchant enlin cette terre bien -aimée à laquelle nous venions les rendre. L'Église, qui a d'admirables paroles pour exprimer dans cha- que situation de la vie tous les sentiments de l'âme, nous prêtait en ce moment une de ses |)lus poétiques el de ses plus saisissantes inspi- rations; nous chantions: " Du fond de votre sé[>ulcre, levez-vous, ô saint de Dieu, hâtez-vous de consoler par votre présence les lieux qui vous furent si cliers, et nous avons préparé ce triomphe ! Move te, surge, mncte Dei, ad loca frstina qiiœ tibi parata su7it !

TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 407

Après le chant de cette magnilique antienne, qui ronuie le cœur et amène des larmes dans les yeux, monseigneur l'archevêque de Bor- deaux donne la bénédiction avec les saintes reliques. C'est lui qui doit officier dans cette dernière solennité. Monseigneur d'Alger, au pont de rAhou-gemma, lui remet son bâton pastoral en lui disant ces touchantes paroles : <> Prenez en ce moment le bâton que je reçus de vous quand vous me conférâtes ronction sainte, et soyez archevêque de Bordeaux et évêque d'ilippone. »

La procession se remet en marche et déroule ses longs replis aux couleurs variées à travers des massifs d'oliviers, au milieu desquels elle paraît et dis[)araît tour à tour. La forêt retentit des voix des jeunes filles et du chant grave des prêtres. Nous faisons encore plusieurs sta- tions en gravissant les pentes douces de la colline; à chaque pas les aspects changent et deviennent de plus en plus ravissants, à mesure que nous montons, et (jue par-dessus la cime des arbres nos yeux dé- couvrent cette mer azurée et sans bornes qui s'étend devant nous. Je renonce à vous retracer ce qu'il y avait à la fois de gracieux et de so- lennel et surtout d'animé dans ce tableau : une foule immense cou- vrait les coteaux d'ilippone; la vieille cité avait tout à coup retrouvé la vie ; les générations endormies dans son sein semblaient avoir quitté leur tombeau; un peuple nombreux venait comme autrefois se presser autour d'Augustin.

Nous arrivons au monument. Monseigneur l'archevêque de Bor- deaux bénit l'autel et célèbre la messe au milieu d'un ailmirable re- cueillement. Il adresse ensuite à la foule une allocution pleine de feu. Jamais semblable auditoire, jamais semblable coup d'oeil! Quel mé- lange de costumes, de physionomies, de langues, de religions! L'Arabe, drapé fièrement dans les longs replis de son burnous, à côté du soldat et de l'officier français à la tenue sévère; les élégantes toilettes de nos dames mêlées à tous ces costumes éclatants et pittoresques que por- tent les femmes de tous les pays dont se compose la population de Bône. Ici la calotte rouge du levantin; le turban du Maure; plus loin le Juif aux amples vêtements noirs et au maintien timide. Je me figurais un de ces auditoires tels que l'Évangile nous les retrace, oiî tous les [leuples étaient représentés, et qui se pressaient Jérusalem, dans les premiers jours du christianisme, autour des apôtres. A voir l'attention que prêtaient à l'orateur tant d'étrangers qui ne devaient pas comprendre ses paroles, on pouvait croire aussi que le miracle des langues se renouvelait. J'aperçois encore d'ici un groupe de Bé- douins qui étaient assis sous un figuier. Ils portaient un peu en avant leur tète < nveloppée du ka'ik et de la corde de chameau, dans l'atti- tude de la plus profonde attention.

Le discours de monseigneur l'archevêque de Bordeaux s'adressait

*08 Saint Augustin.

particulièrement aux soldats. Il a parlé à ces braves, dont la conduite est si belle en Afrique, de la mission civilisatrice de la France, et leur a dit que ta religion seule pouvait accomplir cette mission. Il a ap- pliqué cette vérité à la conquêle de l'Algérie. Plusieurs traits heu- reux de son improvisation ont vivement frappé l'auditoire. « La reli- gion dont nous sommes les ministres, s'est-ii écrié dans un endroit, est celle qu'honorèrent et pratiquèrent les Clovis,les Charlemagne,les Condé, les Turenne, celle dans les bras de laquelle Napoléon a voulu mourir. 11 savait bien, cet habile appréciateur des hommes et des cho- ses, que la religion ne fait qu'accroître la bravoure; il le savait bien, lui qui, frappant un jour sur l'épaule d'un de ses généraux, lui disait: Drouot, tues le plus braoe de mon armée, parce que tu es le plus dévot,

Après le discours, tous les évêques ont donné la bénédiction avec les saintes reliques. Leurs mains réunies, étendues sur les campagnes d'Hippone, demandaient au ciel la rosée qui doit féconder ces germes de foi qu'on venait d'y déposer. A la fin de cette touchante cérémonie, inonseigneur Dufêtre ne pouvait plus contenir les sentiments qui dé- bordaient de son àme, et, de cette voix puissante qui remplit les plus vastes voûtes de nos cathédrales, il a fait retentir les collines d'Hip- pone de son amour et de son admiration pour Augustin. Il a demandé au grand évêque de lui obtenir les grâces de l'épiscopat qu'il allait bientôt recevoir, et il en a placé les travaux sous les auspices de son nom, qu'il ajoutera désormais au sien.

Un peu plus haut que le monument, presque au sommet de la col- line, monseigneur l'évêque d'Alger avait fait dresser une tente. Tous les prélats s'y sont réunis, et chacun a pris la détermination de con- sacrer par une fête l'heureuse translation qui venait de s'accomplir.

Il était midi; la foule s'était dispersée et prenait son repas sous les oliviers. Le général Randon avait fait dresser des tables dans les citernes, et tous les prélats sont venus s'asseoir avec leur suite à un banquet qui leur a été offert. Ce dîner, sous ces voûtes à moitié rui- nées, oflrait un spectacle curieux. A une large crevasse de l'édifice , entre les branches d'un figuier sauvage, plusieurs têtes de Maures qui apparaissaient pour nous regarder étaient de l'effet le plus pittoresque.

Nous ne devions plus retouiiier à Eône. Le Gassendi et le Ténare avaient envoyé leurs canots dans la Seybouse. C'est au port même d'IIipf)one que nous nous sommes embarqués pour nous rendre à bord. Il était environ deux heures. Quelque temps après, nous levions l'ancre, et, en quittant ces rivages dont nous ne perdrons jamais le souvenir, nous adressions un dernier adieu aux collines d'Augustin,

FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME.

TABLE

CHAPITRE XXX.

Réponse aux cinq questions posées par Honoré de Carthage. Humilité de saint Augustin. Voyage de saint Augustin à Constantine. Peinture de cette ville. (412) 5

CHAPITRE XXXI.

Les mœurs et les habitudes de saint Augustin 21

CHAPITRE XXXIl.

Considérations sur la chute et sur la grâce. Le livre de l'Esprit et de la lettre. ( 412) 38

CHAPITRE XXXIII.

Lettre à Pauline sur la vision de Dieu. Lettre à Forlunatien. Le livre de la Foi et des œuvres. Mort de Marcellin. (413) 50

CHAPITRE XXXIV.

Lettre à saint Paulin de Noie. Démétriade fait vœu de virginité. ^- Le livre à Juliana sur le veuvage. Correspondance avec Macedonius , Hilaire, Évode, saint Jérôme. (414-413) 59

CHAPITRE XXXV.

Du livre de la Nature et de la Grâce.— Du livre de la Perfection de la jus- tice de l'homme. L(ttre à Maxime de Ténès. Les douze livres sur le sens littéral de la Genèse. Explication des Psaumes. (415-416). . 78

410 TABLE.

CHAPITRE XXXVl.

Conciles contre les pélagiens et décrets d'Innocent l". Les quinze livres sur la Trinité. Les cent vingt- quatre traités sur l'Évangile de saint Jean , et les dix traités sur la première Épître de cet apôtre. (416). ... 93

CHAPITRE XXXVII.

Lettre de saint Augustin à Boniface. Lettres à saint Paulin, à Dardanus, préfet des Gaules. Diverses opinions sur Dardanus. Lettre à Juliana sur le Livre à Démétriade. Lettre à Pierre età Abraham. (417). . 115

CHAPITRE XXXVIIl.

Le pape Zozime et les pélagiens. Persévérance des évèques d'Afrique. Les deux conciles de Carthage.— Condamnation des pélagiens dans l'univers catholique. (417-418) 127

CHAPITRE XXXIX.

Utilité des hérésies. Les livres de la Grâce de Jésus-Christ et du Péclié originel. (418) 137

. CHAPITRE XL.

Césarée, aujourd'hui Clierchell.— Conférence de saint Augustin avecEmérite, évéque donatiste de Césarée. Abolition d'une sanglante coutume de ceUe ville à la suite d'un discours de saint Augustin. Traits de mœurs de cette époque. (418) 142

CHAPITRE XLI.

Les sermons de saint Augustin 156

CHAPITRE XLII.

Continuation du même sujet 171

CHAPITRE XLIII.

Lettre au comte Boniface sur les devoirs des lioiunios de guerre. Lettres à Optai sur l'origine de l'àme ; au prêtre Sixte sur la question pélagienne ; au diacre Célestin ; à Mercalor ; à AseWicus.— Lettres à Hesiohius sur la tin du monde. ('il8-'il9) '. 184

TABLE, 4H

CHAIMTUK XLIV.

L'affaire d'Apiarius. Les deux livres des Noces et de la Concupiscence' Julien. Des mariages adultères. Les quatre livres sur l'Ame et son origine. (419-420) 195

CHAPITRE XLV.

Autorité de saint Augustin établie par les plus illustres témoignages. Les sept livres des Locutions et les sept livres des Questions sur les s-ept premiers livres de l'Ecriture. Les quatre livres contre les deux Épitres des péla- giens. Contre Gaudentius et contre le mensonge. Lettre à Optât. Contre l'adversaire de la Loi et des Prophètes. Durée et transformations diverses du manichéisme. (419-420) 211

CHAPITRE XLVI.

Les six livres contre Julien. Manuel à Laurentius. Du soin pour les morts. (421) 225

CHAPITRE XLVII.

Les chrétiens de Fussale. Affaire d'Antoine de Fussale. La Règle de Saint-Augustin. (422-423) 242

CHAPITRE XLVIII.

Les reliques de saint Etienne à Hippone. Histoire de Paul et de Palladie.

Election d'Heraclius, successeur de saint Augustin. (424-425-426). 251

CHAPITRE XLIX.

Les livres de la Doctrine chrétienne. (426) 260

CHAPITRE L.

La Cité de Dieu. (426) ' ... 267

CHAPITRE LI.

LTiS moines dWùrumet. Le livre de la Grâce et du Libre Arbitre. Un mot sur Luther, Calvin et Jansenius. Leitre de Valentin à saint Augustin.

Le livre de la Correction et de la Grâce. Rétractation du moine Le- porius. (426-427) 288

412 TABLE.

CHAPITRE LU.

Le comte Boaiface, trahi par Aetius, appelle à son secours les Vandales pour le défendre contre les forces de l'empire romain. Lettre de saint Augustin au comte Boniface. Ses écrits contre les ariens. (418) UOO

CHAPITRE LUI.

La Révision des ouvrages de saint Augustin. Le livre des Hérésies, à Quodvultdeus. Les lettres de saint Prosper et d'Hilaire , et les semi- pélagiens des Gaules. Les deux livres de la Prédestination des saints et du Don de la persévérance. (428-429) 313

CHAPITRE LIV.

Réconciliation comte Boniface avec l'impératrice Placidie. Correspon- dance de saint Augustin avec Darius. Lettre à Honoré sur les devoirs des prêtres dans les calamités publiques. Peinture de la dévastation de l'Afrique par les Vandales. L'Ouvrage imparfait contre Julien. Mort de saint Augustin. (430) 329

CHAPITRE LV.

Hommage rendu à saint Augustin par Théodose le Jeune. Boniface ; sa fin. Levée du siège d'Hippone ; évacuation et ruine de cette ville. Comment Salvien expliquait l'invasion des Vandales. Bélisaire et la fin de la domination des Vandales en Afrique. Un mot sur la chute rapide de l'Église d'Afrique. Les reliques de saint Augusiin. Dernière appré- ciation de saint Augustin 346

Lettres à M. Poujoulat sur la translation de la relique de saint Augustin de Pavie à Hippone, par M. l'abbé Sibour 363

Tours. Impr. Mame.

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