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HISTOIRE

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SAINT JER

PÈRE DE l'Église au ive siècle ;

SA VIE, SES ÉCRITS ET SES DOCTRINES,

F.-Z. COLLOMBET.

n I' 1 M fc A M U N s E l <i >' K U R r, F-: C A R n I N A 1. DE R O >■ A I, 1> UT APTROUVÉ PAR SOÏN" ÉMINENCE.

TOME 1.

PARIS.

PAUL MELLIER, LIBRAIRE,

K;)irr. tJR de la cot.lectiok latine de,« s s. pères. Place Saint-André-des-Arts, ii.

LYON.

MOTHON, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

Grande rue Mercière, 55.

1844.

H. ESTOIJI'

lue de la Grande-Chanmièrc, 8 PARIS

|ium -Incicns et globcrncs

RARES & CURIEUX

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HISTOIRE

SAINT JÉRÔME,

PÈRE DE l'Église au iv® siècle.

TOME I.

HYMNES DE SYNÉSIUS,évêque de Ptolémais, trad. du grec en fr. par J.-F. Grégoire et F.-Z. Collombet, précédés d'une Étude

SUR LA VIE ET LES ECRITS DE SyNÉSIUS, par M. COLLOMBET *, in-8o,

ITINÉRAIRE DE RUTILIUS, ou Retour de Rome dans les Gaules, poème en deux livres; trad. de F.-Z. Collombet ; in-8o.

HISTOIRE CIVILE ET RELIGIEUSE DES LETTRES LATINES AU Ve ET AU Vie SIÈCLE, par le même ; in-8o.

TYPOGRAPHIE DE LEON BOITEL

LYON, QUAI ST-ANTOINE, 36.

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Iiii[>i-ini(- pur Di'lliiiue et Pion.

HISTOIRE

DE

SAINT JÉRÔME

PÈRE DE l'Église au iv® siècle ; SA VIE, SES ÉCRITS ET SES DOCTRINES,

PAR

F.-Z. COLLOMBET.

OUVRAGE DEDIE A MONSEIGNEUR LE CARDINAL DE RONALD ET APPROUVÉ PAR SON ÉMINENCE.

TOME I.

PARIS.

PAUL MELLIER, LIBRAIRE,

ÉDITEUR DE LA COLLECTION LaTINE DES SS. PERES, Place Saint-\nclié-des-Arts, ii.

LYON.

MOTHON, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

Grande rue Mercière, 55.

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A SON EMINENCE

MONSEIGNEUR LE CARDINAL DE RONALD,

ARCHEVÊQUE DE LYON.

Monseigneur,

Au nombre de ces illustres Docte ur-'i qui jetèrent un si vif éclat sur le IV^ siècle de V Eglise , il se trouve un pauvre moine qui cacha sa vie dans les solitudes de l'Orient, et voulut abinter sa tombe prèf^ du berceau de Jésus-Christ.

Rien que simple prêtre, saint Jérôme fut digne de servir d'interprète à un grand Râpe , et prit en- suite rang parmi les plus sûrs oracles du monde chrétien.

Si la peinture religieuse du moyen-âge a fait tant de fois du moine un cardinal , et lui en a donné

TOM. I.

les insignes, cest une noble et une heureuse idée, saint Jérôme ayant été, de son vivant, comme il ne cessera d'être encore, un des glorieux princes de r Eglise.

Tai voulu^ Monseigneur, raconter la vie et jii- f/er les éctnts du docte et vertueux prêtre.

Cette Histoire de saint Jérôme, je viens maintenant r offrir au successeur de saint Irénée, cornante un tribut du respect de Fouaille pour le Pasteur,

A travers vos sollicitudes épiscopales , si cet hom- mage peut vous agréer de quelque manière, ce me sera déjà une douce récompense de mon travail.

J'ai l honneur d'être. Monseigneur,

de Votre Eminefice ,

le très humble et très obéissant seî^viteur,

r. Z. COllOMBET.

APPROBATION

SON ÉMINENCE LE CARDINAL DE BONALD.

Ayant fait examiner le livre intitulé : Histoire DE SAINT JÉRÔME, etc., par M. CoLLOMBET, nous Tavons approuvé, d'après le rapport qui nous a été fait.

Lyon, le 28 juillet 1844.

L.-J.-M. Cardinal de BONALD,

Archevêque de Lyon.

Il y a deux ans que, aux derniers rayons d'un pâle soleil de printemps, nous franchissions ce Ponte Molle qui a vu entrer à Rome tant de pèlerins de la science et de la foi. Jamais nous n'avions eu l'esprit agité d'autant d^mpressions fortes et tumultueuses qu'à ce moment si attendu, qui nous introduisait dans la Ville éternelle, dans cette ville

Cui par est Dihil, et Dibil secuDdum,

ainsi que s'exprimait un de ses poètes (1). Ce que nous allions chercher à Rome, c'étaient les grands souvenirs classiques au bruit desquels on berce notre enfance ; c'étaient peut-être

(i) Martial, Epigr. xta, 8.

plus encore la mémoire des Saints et des Martyrs, et les merveilles de la puissance papale; c'était enfin le désir de voir des lieux habités et quelquefois dépeints par un saint Doc- teur dont nous voulions écrire l'histoire. Quoique rien ne rappelle, dans la capitale du monde chrétien, le passage de saint Jérôme, il nous était facile de reconstruire en pensée la Rome qu'il avait eue sous les yeux. Nous étions sûr, en pénétrant dans le Panthéon, de retrouver les pas du Dalmate entre les colonnes d'Agrippa ; nous pouvions nous dire, au milieu de l'arène du Cotisée, que Toeil de Jérôme avait erré sur cesgigantesques masses de l'amphithéâtre Vespasien; nous avions, à travers les dédales des Catacombes, l'assurance de marcher par des chemins que le Saint avait religieusement foulés, au jour du Seigneur, avec déjeunes compagnons d'é- tude, et nous retrouvions en bien d'autres endroits l'image du secrétaire de saint Damase, du conseiller de Paula, d'Eus- tochium, de Léa, de Marcella, d'Asella, et de tant d'illustres femmes romaines.

Toutefois, ce n'est pas à des souvenirs particuliers que Rome veut être limitée, et si la Rome ancienne eut ses mer- veilles, la Rome moderne compte les siennes aussi. Nulle puissance de ce monde ne fait entendre sa voix plus loin, n'envoie plus loin ses délégués. Une lettre partie des hauteurs du Vatican ou du Quirinal, et écrite dans la vieille langue de César et d'Auguste, va remuer les cœurs et les esprits, jus- que dans l'autre hémisphère.

Pendant que les Empires se transformaient ou périssaient, que les plus belles Républiques étaient effacées de la carte du monde, Rome chrétienne survivait à ces catastrophes mul- tipliées. La Papauté faisait admirer sur le siège de saint Pierre un bien plus grand nombre de souverains éminents par leur science et leurs vertus qu'il ne serait possible d'en

VII

trouver ^ans Tes dynasties les plus renommées, dans celles qui ont le plus duré. Qui donc n'admirerait l'éloquence el le courage de Léon F' ; la candeur, la bienfaisance et la solli- citude pastorale de Grégoire-le-Grand ; la diversité de con- naissances qui brillaient dans Silvestre II ; l'habileté, la pé- nétration et le savoir d'Innocent III, de Grégoire IX, d'In- nocent IV et de Pie II ; la munificence et l'amour des lettres qui signalèrent Nicolas V (1). Léon X a donné son nom à un des plus beaux siècles de l'Italie ; Benoît XIV a laissé une réputation que rien n'altère; Pie VI a édifié son Église par un douloureux martyre, et, de nos jours, Grégoire XVI re- présente dignement cet héritage de grandeur et de sainteté. Le splêndide Musée du Vatican doit à son zèle éclairé el actif une admirable collection de vases et de peintures étrus- ques.

Dans le Sacré Collège dont S. S. Grégoire XVI et le chef et le couronnement, on admire des hommes dont l'Europe entière sait les noms. Y a-t-il quelque pari un polyglotte aussi merveilleux que Mgr Mezzofante? Les lettres n'ont-elles pas reçu d'assez grands services de S. E. le cardinal Angelo Mai?

Rome possède des Ordres religieux qui travaillent tous, dans leur sphère particulière, à honorer l'Eglise el à la dé- fendre. Les uns instruisent la jeunesse et lui distribuent gé- néreusement une éducation gratuite ; les autres exercent le ministère de la prédication et de la confession; les autres s'en vont aux missions lointaines annoncer TÉvangile. Il en est, comme les Dominicains de la Minerve et les Angusti- niens, qui ont de riches bibliothèques toujours ouvertes à qui veut étudier. De bons Religieux, parmi lesquels il en est de

(r) Roscoe, Vie el pontificat de Ldon X, tom. r, pag. 12 do !a frafl fr.

VIII

fort savants, se plaisent à communiquer leurs trésors littérai- res et les fruits de leur propre expérience. Ici vous rencon- trez des continuateurs de Champoliion, comme le P. Unga- relli, aux Barnabites ; des disciples de Bosio et de Gruter, comme les PP. Secchi et Marchi, au Collège Romain ; plus loin, des orateurs, comme le P. Ventura, auxThéatins; deséru- dits comme Mgr de Luca, ou le P. Theiner , à ChiesaNuova; ailleurs vous avez l'œuvre immense de la Propagande ; ailleurs encore des institutions qui répondent à tous les besoins, à toutes les misères de l'ame et du corps, et dont Mgr Morichini exposait dernièrement les immenses bienfaits. Des œuvres in- comparables, dont on croyait pouvoir s'attribuer ailleurs la gloire, avaient dès longtemps pris racine dans ce sol fécond. Qui retracera maintenant les merveilles de l'art moderne, dans une cité tant de fois ravagée par les tyrannies éphémères du moyen-âge, et par les invasions de tous les temps ? Le voyageur peut donc bien dire, à l'aspect de tant de richesses et de tant de prodiges amoncelés dans cette enceinte, ce que le poète florentin disait autrefois ;

Se i Barbari,

Veggendo Roma e l'ardua sua opra Stiipefaceansi, quando Laterano Aile cose mortali andô di sopra ;

Di che siupor doveva esser compiulo (1) !

Rome a été bien souvent calomniée, et c'est un glorieux tribut qui ne lui manque pas plus aujourd'hui qu'en d'autres temps. Lorsque la papauté élevait cette splendide basilique

(ï) Daiitt;, Paradiso, caut. \\x.i, 3.i.

IX

de Saint-Pierre qui est comme le temple de l'univers entier, la verve pétulante et acre d'un pamphlétaire de la Réforme écrivit que les pierres émigraient la nuit ; et ce n'était point là, assurait-il, une fiction. Les princes de l'empire romain, ceux même de tout le globe étaient tourmentés pour la cons- truction d'une église à laquelle travaillaient deux ouvriers seu- lement, dont l'un encore était boiteux (1). L'Allemagne se payait de cette facétie. Les pierres émigrèrent de telle sorte que le génie de Michel-Ange suspendit un jour dans les airs le chef-d'œuvre de l'architecture romaine, le Panthéon d'A- grippa. 11 est infiniment curieux et instructif, an XIX^ siècle, de relire sous la coupole de Saint-Pierre la vision d'Ulrich de Hutlen! D'autres temps et d'autres idées ont amené d'autres reproches, d'autres accusations, avec une justice à peu près égale.

De nos jours, c'est d'un grand mot, le progrès, que vient le plus grand bruit -, et si l'on ne dit plus que faire la guerre aux Turcs, c'est faire la guerre à Dieu même (2), du moins ceux qui prétendent avoir les plus profondes idées voudraient- ils que la Papauté s'aventurât dans une croisade dont on ne sait au juste ni le motif ni le but. Voilà bien des siècles qu'un Père de l'Eglise, un moine de Lérins, posait les bor- nes du progrès tel que l'entendait et que l'entend l'Evan- gile.

« N'y aura-t-il donc aucun progrès de la religion dans l'Eglise du Christ, se demandait le prêtre Vincent?

(( Qu'il y en ait, certes, du progrès, et qu'il y en ait beau-

(i) Lapides noctu migrant, etc. Le passage est dans M. Audin, Hist. de Léon X, tom. ii, pag. 561. Voir Joseph de Maistre, en son livre de l'Eglise gallicane, li\. II, eh. i3,

(2) Audin, ibid., pag, 436,

X

coup. Car est l'ôlre assez ennemi des liommes, assez haï de Dieu, pour qu'il s'efforce d'empêcher cela? Mais il faut néanmoins que ce soit vraiment un progrès de la foi, et non pas un changement. Ce qui, en effet, constitue le progrès, c'est que chaque chose s'agrandisse en elle-même; ce qui fait, par contre, le changement, c'est qu'une chose passe d'un état à un autre. Il faut donc que Fintelligence, la science, la sagesse de chacun comme de tous, d'un seul hom- me comme de toute l'Eglise s'accroissent, avec les degrés des «Iges et des siècles, qu'elles progressent beaucoup et extraor- dinairement, mais seulement en leur genre : à savoir dans le même dogme, dans le même sens et dans la même pensée. Que la religion des âmes imite la condition des corps qui, tout en déroulant et développant leurs nombres avec le progrès des ans, restent toutefois les mêmes qu'ils étaient. Il y a une grande différence entre la fleur de l'enfance et la maturité de la vieillesse; mais pourtant ceux qui deviennent des vieil- lards, sont les mêmes qui furent adolescents; de sorte que l'état et la figure d'un seul et même homme ont beau chan- ger, ce n'en est pas moins une seule et même nature, une seule et même personne. Les membres sont petits dans un enfant h la mamelle, grands dans un jeune homme; ils sont toutefois les mêmes. Autant les enfants ont de membres, au- tant en ont les hommes; et s'il est de ces membres qui appa- raissent avec la saison d'un âge plus mûr, ils existaient déjà dans leur germe, de façon que rien de nouveau ne se pro- duit dans le vieillard qui déjà ne fût caché dans l'enfant. Ainsi, nul doute : la droite et légitime règle du progrès, l'ordre naturel et parfait de la naissance, c'est que toujours le nombre des années découvre dans les êtres plus grands les parties et les formes que la sagesse du Créateur avait secrètement des- sinées. Mais si la figure humaine se change par la suite en

XI

quelque figure d'un autre genre, si l'on ajoule ou si Ton Ole au nombre de ses membres, il est nécessaire ou que le corps entier périsse, ou qu'il devienne monstrueux, ou tout au moins qu'il s'affaiblisse. De même aussi convient-il que le dogme de la religion chrétienne suive ces lois de progrès, c'est-à- dire se consolide avec les années, se dilate avec le temps, s'élève avec l'âge, reste cependant pur et sans tâche, et se montre plein et entier dans toutes les mesures de ses par- ties, comme dans tous ses membres et ses sens, en quelque sorte; n'admette ensuite nul changement, nulle perle de sa propriété, nulle variation dans la définition (1). »

Saint Vincent de Lérins poursuit ce développement, et montre sans peine que, dès qu'on aura rejeté une partie quelconque du dogme catholique, on en rejettera une autre, el puis toujours une autre, comme par habitude et par droit. Or, les diverses parties ainsi répudiées une à une, que res- tera-t-il à faire, si ce n'est de répudier également l'en- semble?

Le progrès dans la religion et dans les choses dogmati- ques n'est donc qu'à la condition posée par un des plus sûrs interprètes de l'Eglise. En dehors de la foi, et dans le vaste domaine des expériences scientifiques, créez et innovez, prêchez et poursuivez le progrès, à la bonne heure : la religion elle-même y applaudira. Mais si rapide que soit le vol de la vapeur, si merveilleuses que soient les explosions de la poudre à canon, en quoi cela avancera-t-il la ques- tion de la grâce, par exemple, et celle du libre arbitre? Qu'est-ce que cela vous apprendra de nouveau sur l'immor- talité de l'ame et sur toutes les questions métaphysiques ? Ainsi, de Christ grandi et renouvelé^ la foi catholique n'en

(i) s. Vincenlii Lirinensis Commonit. cap. xxiii.

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connaît pas et n'en voudra jamais connaître ; ce sont des théories qu'elle laisse sans regret aux mains des sages du siècle, et précisément, la gloire des Docteurs de l'Eglise fut toujours de combattre ces doctrines ambitieuses qui, s'an- nonçant avec de pompeux et solennels dehors, ne font que provoquer la ruine du dogme catholique.

Il importe à un Chrétien de s'adonner autant qu*il le peut à Tétude des Pères de l'Eglise, et d'aller chercher dans leurs écrits ces flots d'éloquence, cette haute doctrine, cette vérité pure et sereine qu'on y a toujours admirées. On comprendra d'autant mieux l'importance d'une pareille étude, que c'est un redoutable arsenal contre l'erreur, et que les apologistes n'ont cessé d'y trouver des armes.

Les Pères de l'Eglise sont une autorité qui gênait singu- lièrement les Réformateurs du XVP siècle, car, sous le rap- port historique, elle était, à certains égards, plus importante même que l'Ecriture Sainte. Celle-ci, ils pouvaient la tour- ner et l'interpréter de la manière qui leur convenait le mieux. Il n'en était pas de même des Pères qui s'étaient prononcés avec une certitude dogmatique sur les passages difficiles de l'Ecriture, et dont l'Eglise avait adopté les explications dans ses décisions, à elle. Que fait donc Luther? il proclame que tous les Pères se sont trompés dans la foi, et que, s'ils ne se sont pas convertis avant leur mort, ils auront été tous damnés. Après ce subhme oracle, le moine apostat prodigue à chacun des principaux Docteurs de l'Eglise les injures et le dénigre- ment. — Augustin s'est souvent trompé ; on ne peut pas se fier à lui. Plusieurs de ses livres ne valent rien. Quoi- qu'il ait été bon et saint, la véritable foi lui a pourtant man- qué, ainsi qu'ù d'autres Pères.

Je n'attache aucun prix à Chrysostôme, poursuit Luther ; c'est un bavard. Tl a fait beaucoup de livres qui ont une

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grande apparence, mais qui ne sont en définitive qu'un tas de mots confus et désordonnés, au fond desquels on ne trouve rien.

Grégoire de Nazianze n'enseigne et n'écrit rien de raisonna- ble sur la Trinité ni sur la justification.

Basile ne vaut absolument rien ; c'est un vrai moine ; je ne donnerais pas de lui un cheveu.

Jérôme était un hérétique ; il a écrit beaucoup d'impiétés. Il a mérité l'enfer plutôt que le ciel, et il est bien loin de ma pensée de le canoniser ou de dire qu'il soit saint. Je ne con- nais aucun Père dont je sois autant l'ennemi que je le suis de Jérôme. Il ne parle que de jeûnes, de virginité, etc. (1). Nous savons aujourd'hui que Luther avait de nombreuses raisons pour jeter l'anathême aux Docteurs qui venaient lui parler un langage si peu en rapport avec les goûts du mari de Catherine de Bora (1) : tristes raisons qui se trouvèrent au fond de ce funeste schisme de Henri VIII. Un moment, le prince anglais se fit le champion de la Papauté ; il envoyait à Léon X un livre apologétiques des sept Sacrements, et c'était un gage d'orthodoxie et d'amitié ;

Anglorum rex Henricus, Léo décime, mittit Hoc opus, et fîdei testem et amicitiae.

Ceux de nos Frères séparés qui vont de Londres à Rome, peu- vent toucher de leurs mains et voir de leurs yeux dans la Bibliothèque du Vatican, le distique accusateur, écrit et signé de la royale main de Henri. Ils peuvent voir, à côté de ce

(i) Augustin Theiner, la Suède et le Saint-Siège, sous les rois Jean HI, Sigismond lU et Charles IX, trad. de Jean Cohen, tom. I, 'pag. 166-7 ; Paris, Debécourt, 1842.

XIV

livre quelques lettres échangées entre le même prince et une femme douloureusement célèbre. Le second monument ne va point mal auprès du premier, car il se joint à l'histoire pour expliquer la fatale rupture amenée par les brutales et sangui- naires passions de Henri VIII.

L'illustre Père dont nous retraçons l'histoire, se montra au premier rang parmi ceux qui repoussaient les séductions de toute doctrine nouvelle, et vengea l'Eglise des reproches que lui adressaient Celse, Porphyre, Julien, rabidi adversus Christum canes. Pour ces beaux esprits, comme pour les su- perbes philosophes des âges postérieurs, la foi chrétienne n'était qu'une simplicité rustique (desinant fidem nostram rus- iicae tantum simplicitatis ar guère), et ce même dédain sera jusqu'à la fin des temps une incurable maladie, une grande fatigue de l'esprit humain. Toutes les philosophies qui se sont culbutées les unes les autres, ont apporté plus ou moins de faste dans leurs promesses. Les philosophes modernes, qui se détrônent si vite, et qui se chassent comme le flot chasse le flot, n'ont pas des prétentions moins outrecuidantes ; ils dai- gnent, quefle bonté ! tendre la main à la religion, pour l'élever à des régions plus hautes. Mais de ces hauteurs nuageuses, voyez tomber les notions si précieuses de Dieu, de l'ame^ de la faculté de connaître, c'est-à-dire, en résumé, la théo- dicée, la psychologie, la logique. Nous laisserons parler le chef de la philosophie qui a le privilège momentané de distri- buer l'enseignement dans notre pays.

« Dieu constitue indirectement le mécanisme et la Iripli- « cité phénoménale de la conscience de l'homme, par le re-~ « flet de son propre mouvement et de la triplicité substan- a lielle dont il est l'identité absolue (1). »

(j) Y, Cousin, Préf. Fragm., pag. 40.

XV

« Vame esl un mot complexe qui comprend et le moi « réel substantiel déterminé, dont la connaissance, sans être « une aperception de la conscience, est une conception pri- « mitive psychologique et ontologique et la substance du moi « qui, considérée en elle-même, est une conception ulté- « Heure purement ontologique (1). »

« V aperception consi'due Idi logique naturelle.... La forme « de l'aperception pure estraiïirmation réflexible, c'est-à-dire « l'impossibilité de nier, ou la nécessité d'affirmer, l'affirma- « tion négative et la négation affirmative (2). »

Nous ne demandons pas, a-t-on dit récemment, s'il y a une doctrine propre à former des pères de famille ; ce serait se jouer du lecteur. Il a été ajouté avec raison, pour rendre l'effet de ces paroles creuses, « qu'un tel langage, c'est la machine pneumatique appliquée à la philosophie : on obtient le vide le plus complet (3). »

Ah ! combien différente de ceUe-là se montrait la simple et sublime philosophie des diverses classes de chrétiens que Ton verra successivement apparaître dans ce livre! Est-ce que les philosophes du désert en étaient réduits à ces tristes logomachies sur Dieu et sur l'ame? Que la stérile philosophie du siècle soit donc moins bruyante et moins hautaine, et qu'elle se garde de prendre pour de la sagesse toutes ses fastueuses pensées (4).

Saint Jérôme répondait aux calomniateurs du christianisme en leur montrant quels érudits, quels philosophes, quels saints il avait comptés jusque vers la fin du IV" siècle. Ces

(i) Fragm.^ pag. 241,

(2) Ibid., pag. 281.

(3) Saphary, VEcolc éclectique et V Ecole française, pag. i5.

(4) Animales reor esse philosophes, qui proprios cogitatus putant esse sa- pientiam. Hieron. Comment, in Epist. ad Galat., lib. m, cap. 5, pag. 29S.

XVI

hommes-là, ce sonl nos aïeux, el nous avons droit de nous en glorifier. Le solitaire de Belhléhem est lui-même un des plus remarquables pour son savoir et sa sainteté ; il domine les temps auxquels il vécut, et c'est une étude instructive, une contemplation attachante que celle des choses qui se passaient alors. On trouvera sûrement qu'un des plus mer- veilleux phénomènes qui se produisent dans l'Eglise, c'est l'avènement du monachisme, la propagation des Ordres re- ligieux. Saint Jérôme, qui s'enferma dans ce genre de vie, en est souvent l'historien et le panégyriste. En parlant des Ordres religieux, il n'est pas hors de propos de rappeler ces réflexions de saint François de Sales : « L'Eghse est un jar- din diapré de fleurs infinies ; il y enfante donc de diverses odeurs, et en somme de difi'érentes perfections. Toutes ont leur prix, leur grâce et leur esmail; et toutes, en l'assem- blée de leurs varietez, font une très agréable perfection de beauté (1). »

Joseph de Maistre a dit : « On demande quelquefois à quoi servent ces austérités terribles, pratiquées par certains Ordres Religieux, et qui sont aussi des dévouements; autant vaudrait précisemnt demander à quoi sert tout le christia- nisme, puisqu'il repose tout entier sur ce même dogme, agrandi de l'innocence payant pour le crime (2). »

Il est donc impossible d'attaquer la vie religieuse, sans que les coups ne retombent directement sur l'Evangile même et sur la parole de Jésus-Christ, qui a conseillé cette abnéga- tion et cet isolement volontaires auxquels se sont voués de- puis des milliers de ses disciples. Le siècle de saint Jérôme vit éclater des prodiges de ferveur et d'austérité; cela tenait à

(i) Traite de l'Amour de Dieu, u, 7.

(2) ComidCrations sur la France, chap. m. pag. 54, édit. de 1797.

XVII

beaucoup de circonstances particulières, et peut-ô(re aussi à de secrets desseins de Dieu. Il se passe dans le langage et les allures du monacliisme des premiers âges, beaucoup de choses surhumaines que notre temps ne comprend plus guère. Un écrivain protestant, qui est rentré dans l'Eglise romaine, depuis que nous l'avons nommé dans le cours de cette Histoire^ expliquait ainsi, avant son abjuration, le ca- ractère particulier que nous signalons dans la vie religieuse des moines, des anachorètes et des vénérables Pères du désert :

« Par les forces de la connaissance, de la volonté et de l'application, sans cesse dirigées vers les choses du ciel, le sentiment moral acquiert parfois une subtibilité, un dévelop- pement et une pureté, qui peuvent lui donner une apparence étroite et minutieuse aux yeux de nous autres qui sommes entièrement livrés aux affaires du monde. Tel était, par exem- ple, ce Religieux qui, dans un âge très avancé, se rappelait avec une douleur profonde et un sincère repentir, d'avoir dans sa jeunesse détruit un nid d'oiseaux avec les petits. Qui sait si ces mêmes gens qui sourient à ce trait, ne l'admire- raient pas, si on le leur racontait d'un stoïcien de l'anti- quité (1) ! »

Nous sommes entré un peu avant dans cette poétique his- toire de la solitude chrétienne, qui n'est pas assez connue. Cette glorification du monachisme aura été faite en des temps une loi émanée de gens qui se disent chrétiens, aspire à pénétrer dans le secret de la conscience, pour faire déclarer sur l'honneur qu'on n'est attaché à aucune corporation reli- gieuse. Crime profond et irrémissible, en effet, de relever de

(i) Hurter, Tableau des institutions et lies mœurs de l'Eglise au moyen- àqr^ trad. de Cohen, toni. n, pag. 87. TOM. 1.

XVIII

quelque chef d'Ordre que TEglise a jugé digne d'un culte pu- blic ! Etrange ostracisme qui honore celui qu'il veut flétrir, car, en môme temps qu'on admet l'exclusion pour indignité, on fait l'éloge du prêtre à la parole de qui l'on s'en rapporte ainsi (1). C'est un absurde contre-sens que le paganisme commit envers les Chrétiens, et que les apologistes, Tertullien notamment, relevaient avec une triomphante logique. Si la Providence nous réservait de ces catastrophes qui ont remué le monde, il y a plus d'un demi-siècle, et que, suivant les tra- ces de Pie VI, le chef auguste de la Catholicité vînt se ré- fugier sur le sol hospitaher de la France, celui à qui il a été dit : Allez et enseignez^ ne pourrait grouper autour de lui quelques petits enfants, qu'il n'eût déclaré n'appartenir à au- cune corporation religieuse, et le monde sait que S. S. Gré- goire XVI est sorti de l'Ordre des Camaldules, pour monter sur le siège de saint Pierre.

Au reste, les temps que nous rappelons dans cette Histoire, nous apprennent assez que l'Eglise n'est pas destinée à jouir ici bas d'une paix sans trouble, et que les disciples de Jésus- Christ doivent être hais de tous, à cause de son nom. Le pré- texte n'est rien : il n'efface pas la haine, et sert tout au plus it la dissimuler un instant.

(0 II y a de singuliers enseignements, de tristes retours dans les choses de ce monde. L'intègre rédacteur de cette même loi, prévenu de faux, de détour- nements de fonds, de soustractions frauduleuses, et d'actes qui mènent aux tra- vaux forcés, se vit un jour contraint de prendre la fuite, et peu de temps après on retrouvait son cadavre près d'une flaque d*eau. Voir le National du 2 juin 1844.

II.

Nous devons ajouter ici quelques mots sur les ouvrages qui nous ont le plus aidé pour ce travail. Avant tout, l'Histoire de saint Jérôme se trouvait dans les écrits du Saint lui-même, et entre autres dans ses Lettres. Le XV^ siècle vit paraître tantôt à Venise, tantôt à Florence, tantôt à ïrévise, tantôt à Milan, etc., un récit de la vie, de la mort et des miracles de saint Jérôme. Ce recueil légendaire est curieux, surtout comme morceau de langue italienne. Il en existe une édi- tion qui se termine par une prière en vers dantesques, que nous donnons à la fin de notre ouvrage.

Après ce recueil de Vita, Transito, e MiracoU^ nous trou- vons la Vie de Monseigneur sainct Hierosme^ recongneue et augmentée au double par Vautheur ; en laquelle a insère en hrief les Vies de madame saincle Paule^ et de monseigneur

XX

sainct Loys, roi de France ; auecque plusieurs autres traictez déclarez en la table ^ à la fin. Imprimée à Paris, par losse Badins, auecques le privilège qui sensuit. 1 vol. petit in-^'^de cccLxx folios, non compris les tables.

Le privilège est daté du pénultième jour de décembre 1530*

L'auteur est Louis Lasseré, chanoine et granger en l'église Saint-Martin-de-Tours.

Une Epître dédicatoire à Françoise de Tonnerre, prieure du couvent réformé de Notre-Dame-de-Relay, au diocèse de Tours, est datée de Paris, le jour de saint Luc (18 octobre) 1528. Il y est dit que cette Vie de saint Jérôme fut faite à Tours, Vête dernier, et extraite de divers auteurs, à la de- mande de la prieure ci-dessus mentionnée.

Le titre est coupé par une gravure sur bois représentant saint Jérôme agenouillé devant un Christ et tenant un caillou de la main droite. A ses pieds, on voit percer une tête de lion. Le chapeau de cardinal est appendu à un arbre.

Au verso du folio v, en regard de la première page, on re- trouve la même gravure, mais en plus petit, et avec ces mots au dessous :

Precatorium carmen ad beatum Uieronymum,

Qui raacilenta gravi laceras tua pectora saxo CoDleraplans Domini vulnera sacra Dei,

Tu sceierum loties admissarn plangere culpam, Exemple doceas nos, pater aime, tuo ;

Et sacrae interpres legis qui fidus haberis, Abditosnos eius prendere sensa doce.

A la fin du livre, la gravure dont j'ai parlé revient encore, et on lit au dessous les vers suivants, qui sont la traduction des premiers :

XXI

Oraison à monsieur sainct Hierosme.

0 benoist sainct, qui dune pierre dure Ton paouure corps meurlyrs sans fiction, En contemplant les maulx que Dieu endure Pendu en croix, eu seuffrant passion ; Fais que puyssions, par imitation, De nos péchez pleurer la grande ordure, Et nous apprens par ton instruction De notre loy suyvre la voie pure.

Nous avons vu ce livre à la Bibliothèque d'Aix en Pro- vence. Il est rare, et l'exemplaire d'Aix vient de la Bibliothè- que Courtevaux.

L'auteur de ce volume, Louis Lasseré, mourut en 1542, suivant le P. Le Long, n*^ 17865. Le docte bibliographe dit que cet ouvrage fut imprimé à Paris en 1542 et 1588, in-4", mais il n'a pas connu l'édition que nous venons de décrire, et qui ne peut qu'être antérieure, bien qu'elle n'ait pas d'autre date que celle du privilège et du nom de l'imprimeur.

Nous mentionnerons encore une Histoire de saint Jérôme en italien :

Vita S. Girolamo dottor massimo délia Chiesa descritta da Sebastiano Bonadies air eminentissimo, e reuerendissimo principe il sig. cardinal Federico Sforza Vescovo di Rimino. In Rimino, 1651, in-^*" de 218 pag.

L'auteur couronnait son livre par cette pieuse supplication à saint Jérôme :

« Hor qui terminato il mio dire, d'onde appunto mi fu re- cato il principio, mi raccolgo in me stesso, e avoi, santo, le mie inesplicabili imprese prima di portai mi a più pesata riso"

XXII

lulione il discorso, mi lusingarono il desiderio di farne un ab- bozzo alla postérité, vie chieggio dell' arroganza perdono. Se v'hô tanto abbassato co' miei caratteri, soUevatemi Voi ad emendare con ossequj di più matura mente i miei falli. Alla vostra protettione ricorro, et a non isdegnare vi prego il cuore di chi non ha saputo paragonargli la penna su queste carie. »

Il existe une autre Vie de saint Jérôme en italien, par Giovanni Cinelli (Voir ce nom daus la Biogr. Univ. de Mi- chaud), mais ce n'est qu'un abrégé insuffisant et dépourvu de critique. Cette Vie parut à Florence, en 1688, in-i*^ de VIII- 182 pages.

Joseph de Siguença, Religieux Hiéronymite, publia en 1595, la Vida de S. Geronimo, Dotor de la Santa Iglesia. En Madrid, por Tomas lunti, in-8o de 785 pages. C'est un livre fort médiocre.

En 1648, il parut à Ferrare une Histoire latine de saint Jérôme, avec ce titre : Vita primi et maximi Doctoris Ecole- siae sanctissimi Hieromjmi, per Auguslinum Cerraellum, in-8'' de 71 pages, non compris la table et la préface. Cette Vie a cela de particulier qu'elle est uniquement composée avec des passages pris dans les œuvres du saint Docteur. Lenain de Tillemont, dans ses Mémoires pour servir à V Histoire ecclésiastique des six premiers siècles (Paris, 1707, in-4**, tome XIP, pag. 1-356. Notes du même volume, pag. 616-662), nous a été constamment utile, par la sagesse et l'exactitude de sa critique. Dom Ceillier, Histoire géné- rale des auteurs sacrés et ecclésiastiques (Paris, 1742, tom. X), passe en revue les ouvrages et les doctrines de saint Jérôme; mais le travail du Bénédictin nous a été bien moins utile que celui de Tillemont.

La Vie de Saint Jéràm,e (Paris, 1706, xn-k^), par dom

XXIII

Martianay, éditeur des OEuvres du Saint Docteur, nous a servi aussi dans ce travail. L'ensemble des faits y est suflTi- samment représenté, mais avec des longueurs, sans qu'il y ait néanmoins d'excursion dans le siècle.

En 1750, Sebast. Dolci publiait, sous le titre suivant; Maximus Hieronymus vitae siiae scriptor, seu de moribus^ doctrina rebusque gestis S. Palris Commentar. ex ipsismet Eius 0pp. decerplus. Anconae, 1750, in-4".

En 1797, L. Engelsloft mettait au jour : Hieromjmus in- terpres^ crilicus, exegeta^ historiens, doctor, monachus, Haf- niae, 1797, in-4^. Nous n'avons pu nous procurer ces deux ouvrages.

Enfin, la Vie latine de saint Jérôme que l'on trouve en tête de ses OEuvres, dans l'édition de Vallarsi et Maffei (Vérone, 1734-42, 11 vol. in-fol.), nous a été d'un grand secours pour la discussion chronologique.

Nous avons mis, à la fin du second volume de cette His- toire^ quelques notes sur les peintures, les fresques, les gra- vures auxquelles a donné lieu la vie de saint Jérôme. Beau- coup d'entre ces notes ont été recueillies par nous, dans les églises et les musées des villes qu'il nous a été donné de voir, pendant notre séjour en Itafie : Rome, Naples, Florence, Bologne, Venise, Milan, Gênes, etc. Nous avons augmenté ces notes avec le secours des livres, et nous sommes loin d'avoir donné tout ce qu'il serait possible de recueillir. Mais du moins, ces quelques pages montreront à quel point l'art s'est occupé de notre saint Docteur.

Les deux dessins qui accompagnent cette Histoire vien- nent aussi de l'Italie, mais n'ont pas été rendus comme ils méritaient de l'être. Le premier, celui du B. Fra Giovanni Angelico da Fiesole , est emprunté à une belle fresque qui existe au Chapitre du couvent de San Marco à Florence.

XXIV

Un bon Religieux, le P. Serafino Guidotli, qui a son atelier de peinture à côté de la cellule de Savonarole, avait bien voulu copier pour nous le saint Jérôme du grand peintre dont le couvent de San Marco garde plusieurs admirables ouvrages. Nous ne voudrions pas que l'on jugeât le B. An- gelico, ni le P. Guidotti d'après l'imperfection de cette gra- vure ; nous la donnons toutefois telle quelle.

Le second dessin est pris d'une peinture sur bois, dans la salle qui précède la sacristie de l'église de Santa-Croce, à Florence. Saint Jérôme est ici représenté avec le costume de cardinal, par un anachronisme qui repose vraisembla- blement sur la nature des fonctions que l'illustre Docteur avait remplies auprès du pape Damase, celles de secrétaire.

Quant au lion que la peinture a si souvent donné à saint Jérôme, nous en trouvons l'explication dans une légende pu- bliée en latin par Vallarsi et Maffei, mais connue longtemps avant eux et reproduite bien souvent, dès les premiers jours de l'imprimerie. La pieuse légende raconte donc qu'un lion, blessé à la patte, entra vers le soir dans le couvent de saint Jérôme, au grand eiïroi des Frères, et fut guéri par le saint Docteur, qui arracha la douloureuse épine. Une vie de saint Jérôme placée en tête d'une traduction italienne de ses Lettres (Ferrare, 1497, in-fol.), et entremêlée de gravures sur bois, reproduit avec naïveté la légende du lion, et les principaux faits de l'histoire du saint Docteur.

BREF

DE SA SA(NTKTÉ GRÉGOIRK XVI,

A L AUTEUR

DE L'HISTOIRE DE S. JÉRÔME.

Gregorius p. p. XVI.

Dilecte fili , salutem et i\postolicam Benedic- tioneni.

Libenter tuas accepimus litteras intinio pie- tatis atque obseqiiii sensu exa ratas ciim Histo- ria gallico sernione a te conscripta typisque Lugdunensibus édita de B. Hieromjmo , cujus Epistolas gallice quoque a te redditas janipri- deni nobis offerre voluisti. Etsi gravissimis su- premi nostri pontificatiis curis assidue distenti Jiihil adhuc de his atque aliis tui ingenii fruc- tibus degustare potuimus, tamen, dilecte fili.

tibi vehementer gratulamur, quod tuam cuiani atque industriam in egregiis tanti Ecclesiae Doc- toris factis enarrandis, aliisque religiosis operi- bus confîciendis impendere studueris. Itaque débitas pro donis gratias persolvimus, ac pa- ternae nostrse in te caritatis testem Apostolicani Benedictionem cum omnis verge prosperitatis voto conjunctam intimo cordis affectu tibi, di- lecte fîli, amanter impertimur.

Datum Romae apud S. Petrum, die ii junii anno i845, Pontificatus nostri anno decimo quinto.

(tregorius p. p. XVI.

HISTOIBE

DE

SAINT JÉKOME

CFJAPITRE PRliMIER.

Slridon, patrie de saint Jérôme. Naissance de saint Jérôme, en 346. Eusébius, son père. Dignité et foi de la famiîle de Jérôme. Sa sœur, son frère et sa tante Castorina. Aspect de Rome, à cette époque. Le Christianisme, la Papauté et l'Épiscopat. Praetextatus, préfet de Rome. Arrivée de Jérôme dans cette ville.

Sur les confins de la Dalniatie et de la Pannonie, il existait jadis une ville que les Goths renversèrent dans leurs incursions (1) et leurs brusques descentes vers les contrées italiques. Cette ville, qui est appellée tantôt Sidrona (2), tantôt Stridon (3), n'a pas laissé de

(r) Nalus oppido Stridonis, qiiod a Gothis eversum, balmatiae quondam Pannoniaeque confinium fuil. S Hieronynnis, de Viris illiislr. cap. cxxxv.

(2) Ptolem, !t, 17.

(3) S. Hieron. loc. cil.

TOM. I. 1

2

traces auxquelles il soil possible de reconnaître avec quelque certitude son emplacement. Il est permis tou- tefois de conjecturer, d'après les écrits et les premières relations de saint Jérôme, qu'elle devait être située entre Aquilée et AErnona, deux ci tés puissantes autrefois et remarquables (1). Un écrivain du XVF siècle parle d'un bourg alors existant en Dalmatie, appelé Strigovo Strinaz ou Sdrinaz, et dans lequel se trouvait une pe- tite chapelle en l'honneur de saint Jérôme (2). On pen- sait que ce village était bâti sur les ruines de l'antique Stridon ou Sidrona (3). D'autre part, si l'on interroge les dialectes illyrico-slaves, on rencontre dans les mots de Srida, Sridni ou Sridno, un sens tout-à-fait ana logue à la position géographique de Stridon, car ces divers mots expriment tous l'idée de mitoyenneté (4), confînium.

Or, vers l'an 346 de Jésus-Chris! (5), sous le règne de Constantius et de Constans, sous le pontificat du

(t) Vallarsi et Maffei, 5. Hieronymi Vita, cap. r.

(9.) F. -M. Appendini, Esame critico délia queslione inlorno alla patria di S. GJrolamo libri iv. Zara, i833, in-8°, pag. 20. Cet ouvrage du P. Ap- pendini fait mention de plusieurs écrits publiés en Italie sur le même sujet.

'")) Ibid, pag. 22.

(4) Ibid, pag. 3o. Comment on a pu écrire indifféremment Strido, ou Si- drona ; comment le t a pu être introduit par les Romains, ce sont des ques- tions de linguistique fort bien développées dans le livre du P. Appendini.

(5) C'est la date qu'établissent, avec d'excellentes preuves, les savants édi- teurs Vallarsi et Maffei. Il est essentiel d'obsorver que saint Jérôme qui em- ploie souvent, en parlant de lui-même, les expressions de puer, d'adolescens, de senex, compte à la manière pythagoricienne (Diog. Laert. vxtr, g, 10 ; Censorinus, de Die mit. cap. xrv ; S. Benedicti Régula, cap. t.xx), c'est-à-

3

pape Jules, ee fut là, dans celte ville depuis effacée du monde, que naquit un enfant destiné à devenir une des lundères de l'Eglise, un des plus fermes défenseurs de la foi chrétienne, et qui, jusqu'à soixante-quatorze ans, terme suprême de sa vie, ne cessa de porter, dans un corps frêle et maladif, une ame in^ipétueuse et forte.

Saint Jérôme a rappelé plus d'une fois cette origine, à laquelle il iniputait les torts de son caractère et la fougue de son esprit. Dans sa patrie, fille de la rusti- cité, dit-il, on se faisait un dieu de son ventre. On y vivait au jour le jour, et celui qui était le plus riche, était aussi réputé le plus digne et le plus saint.

A. ce vase, suivant l'axiome vulgaire, était venu s'a- dapter un digne couvercle. L'évêque Lupicinus (1),

dire par périodes de vingt ans : Pun- viginti annox implel, Adolesccns vighrti, Senex vicjinti.

Saint Jérôme, dans VEpitaphe de Ndpotianus, dit, en parlant de la mort de

l'empereur Valentinien : Adolptcens, ei paone puer, posi fuqam, po<it exilia

necatus est. Or, nous savons par l'histoire que ce prince adolescent, et presque enfant, selon saint Jérôme, était alors dans sa vingt-sixième année. C'est un des exemples sur lesquels Vallarsi et Maffei ont basé leurs raisonnements. On nous dispensera bien de rapporter les autres passages.

(i) Il y a, dans le texte, Lupicinus Sacerdos, et l'on n'a vu qu'un simple pasteur, un curé. Le P. Appendini veut que Lupicinus ait été évêque, et il cite à l'appui de cette opinion des passages de saint Jérôme, dans lesquels Sacerdos désigne très sûrement un évêque. Domnus, prédécesseur de Lupi- cinus, ne figure-t-il pas d'ailleurs dans les actes du Concile de Nicée?

Quant à Domnus ou Domnins, le P. Appendini observe que, depuis que saint Domnio ou Doimo eut fondé l'église de Salone et l'eut illustrée par son mar- tyre, ce nom devint comme national, surtout dans la Dalmatie proprement dite.

h

pilote débile, gouvernail un navire percé de toutes parts, et, aveugle, conduisait dans la fosse d'autres aveugles. C'était un pasteur bien digne d'un pareil troupeau (1).

Eusébius, père de Jérôme, nous apparaît comme un de ces hommes graves et intègres, qui ne laissent point leur ame se flétrir au souffle contagieux du siècle, et qui n'ont rien plus à cœur que de transmettre à leurs enfants le saint héritage de vertus soigneusement cul- tivées. La gloire du nom chrétien ne consiste pas dans ces titres dont le monde s'enorgueillit si fort, titres fas- tueux et vains, qui ne sont rien par eux-mêmes, et c'est toujours une illustration assez grande que celle d'une vie honorable et pure.

Ce nom d'Eusébius désigne un homme religieux (2), de même que ceJui de Jérôme, trop altéré dans notre langue actuelle, signifie fiom sacré (3). Eusébius en- toura donc son jeune enfant de toute cette prudente et active tendresse que l'Evaiigile sait féconder au cœur de ses disciples; il lui transmit pieusement la foi

Les noms de Viik, Vticich, Vukovich, etc., observe le même auteur, sont au- jourd'hui très usuels dans l'Illyrie et dans la Dalmatie, et correspondent aux noms latins de Liipiis^ Lupicinus. Ibid., pag. 146.

(i) Lettres de saint Jérôme^ tome r, page 65 de notre édition-trad.

(2) En grec, Evas^i^sr veut dire pieux, religieux. Patri nomen fuisse Eusebio déclarât ipse, quod Graecis a pietate dictum est, non absque praesagio, quod pulchre conveniat ut ex pio nascatur ille sacri nominis héros, nam id sonat ISjOi'ôvufxo?. Erasm., Hieromjmi Viia.

(3) En grec, tspoy, sacré, et, ovoiJLd, noui. Notre vieux français dit encore Hiero^ine, el cela est plus rapproché du lalin.

chrétienne, noble trésor que la grande anie de Jérôme était appelée à rendre aussi \aste que le monde entier. On comprendra bien alors pourquoi il disait plus tard avec une sorte de légitime orgueil : « Nous ne brisons pas l'unité de l'Eglise; nous ne nous séparons point de la communion de nos pères, mais dès le berceau même, en quelque sorte, nous avons été nourris du lait catholique (i). » Par cette origine, il avait le pas sur beaucoup d'autres docteurs de l'Eglise, dont les pères avaient adoré les idoles, ou bien qui dévièrent des enseignements orthodoxes. Jérôme ne manquera pas de s'en prévaloir, au besoin, pour amener ainsi les chrétiens du IV" siècle à préférer ses traductions de l'Ecriture aux traductions qui en avaient été déjà faites.

Noble et grande qu'elle était aux yeux de l'Evangile, la famille de Jérôme occupait dans le monde une place honorable; et quelques passages de notre Saint vien- nent à l'appui de cette conjecture. Qui donc, écrivait-il, ne se rappelle pas son enfance! Lui, du moins, il n'a- vait point oublié que, tout petit encore, il courait ça et par les chambres de leurs serviteurs ; qu'il passa un jour entier à des jeux, et que, des bras de son aïeule, il fut traîné captif vers un dur Orbilius (2) .

(i) Lelires, tom. xi, pag. 456.

(2) Quis noslrumnon meminil infantiae suae ? Ego certe memiiii me piieriiiii cursitasse per cellulas serviiloriim, diem feriatucii duxisse lusihus, et ad Orl)i- liuni saevienleni d(> aviae sinu Irartura esse captivum. Apolcxj. udn Rnpn, lil). I, pag. 3.S3,

6

Dans une lettre à Eustochiuni, il rappelle ce qu'il avait brisé d'attaches au monde, laissé de liens aimés, et il n'oublie pas de joindre à ces sacrifices faits en vue du ciel, l'habitude d'une table splendide (1) : ce qui n'est assurément pas l'indice d'une maison pauvre.

Ce que Jérôme écrit ailleurs de son ami Bonosus donne tout lieu de penser qu'il était sorti d'une famille distinguée, car sans doute Jérôme n'eût pas vécu dans cette profonde intimité avec un enfant noble et riche, s'ils n'eussent été l'un et l'autre d'une condition à peu près égale. Or, Bonosus et Jérôme, unis dès le berceau, ne se séparèrent que pour prendre le chemin de la solitude. « Seigneur Jésus, disait Jérôme, tu sais que lui et moi nous grandîmes ensemble depuis notre tendre enfance jusqu'à la fleur de l'âge; que le sein des mêmes nourrices nous allaita tous deux, que les mêmes embrassements de porteurs nous étreignirent. Et, après des études faites à Rome, lorsque sur les rives demi-barbares du Rhin nous partagions la même nourriture, le même toit, je commençai enfin le pre- mier à vouloir te servir (2) . «

Presque toujours on voit rayonner dans l'histoire

On no saurait dire que le maître de Jérôme s'appelât Orbilius ; il y a ici une synecdoque, et, l'auteur t'ait allusion à ce grammairien Orbilius de Béué- vent, dont il est parlé dans Suétone. De illuslr. Giammalicis, cap. ix. Le Siievienletn de Jérôme rappelle le playosum d'Horace, u. Epist. r, 70.

(i) Cum domo, pareutibus, sorore, cognalis, et quod his ditficilius est, con- suetudine lautioris cibi, propter coelorum me régna casti'assem. Lellres, toin. r, pag. 210. -Appendini, Esame crilico, ccc. , pag. i4() à r6o.

(".>) Ibid, pag. 1 j.

7

d'un saint quelque douce figure de sœur qui projette sur cette histoire un tendre et poétique intérêt. Ce genre d'émotion ne manque pas à la vie de Jérôme; il est vague toutefois, il est fugitif, douloureux même, car la pauvre jeune fille, sa sœur, avait fait une la- mentable chute dans le sentier glissant de l'adoles- cence. Jérôme ne nous a pas dit son nom, mais il la chérissait tendrement, et nous verrons que, du fond de sa cellule, il rendait grâces au diacre Julianus, qui avait aidé la pécheresse à reconquérir la couronne perdue de sa virginité.

Jérôme avait encore un frère, Paulinianus, que l'on rencontrera plus tard dans ce livre. 11 nous parle aussi d'une tante maternelle avec laquelle il fut brouillé pen- dant de longues années, et dont il chercha à calmer la vieille rancune, sans que ses efforts arrivassent à bon terme, car, d'après la lettre qui nous reste de lui^à Cas- torina, nous voyons que, au bout d'un an, il n'avait pu amener encore aucune réconciliation, et qu'il lui met- tait devant les yeux le grand jour du jugement, jour auquel seront confondus ceux qui auront laissé le soleil se coucher sur leur colère et leur animosité ( 1 ) .

Rome était toujours la ville éternelle, et la glorieuse reine du monde. Son vaste empire, nmtilé aux extré- mités par les menaçantes incursions des peuples du nord, se tenait pourtant debout, avec la majesté du vieux chêne qu'ébranle la hache du bûcheron. Sur ces

longues el iioiiibieuses voies qui parlaient des bords du Tibre vers chaque point du ciel, alors encore s'a- cheminaient pour de lointaines guerres les légions aux aigles victorieuses. Ce qui lui échappait de force mi- litaire et de grandeur civile, Rome le compensait par d'autres splendeurs, dans lesquelles brillait la puis- sance de son génie et de son nom. Elle ouvrait ses écoles à des maîtres habiles et à des élèves arrivés de toute l'Italie, de l'Afrique, de l'Espagne et des Gau- les. Elle n'avait pas cessé un instant de régner par les arts et par les lettres, aussi bien que par la gloire des souvenirs. Tout accourait vers elle; le riche y venait jouir de son opulence, le pauvre mendier son pain. On y retrouvait ce qu'autrefois ses grands écrivains et ses poètes y avaient rencontré. Un orateur Gaulois lui criait, de la ville d'Augustodunum (Autun), qu'elle était le boulevart de toutes les nations et la reine de l'univers (1).

En des jours postérieurs à ceux auxquels nous allons nous trouver, et après les sanglantes catastrophes qui avaient affligé l'Italie, un poète, Gaulois aussi, et qui avait été préfet de Rome, lui adressait de splen- dides éloges: il ne s'éloignait qu'à regret des seps collines, et ne comprenait pas que l'on pût renon- cer jamais aux incomparables avantages que Borne présentait (2). 11 estimait heureux ceux qui avaient

(i) Nazai'ii Panetj. Consiani. Autj. »5.

h.) Tarn cilo PiOiiiiilris posse ciiiiic l)onis.

lintilii (llatidii Naiiuiliani <h' iicdim Sun, i, 2.

9

mérité de naître sur ce sol fortuné (1^, et qui toute leur vie pouvaient faire de Rome l'objet de leurs ado- rations (2). Il disait comme le grand orateur : « Rome, Rome, c'est elle qu'il f;mt habi ter ; c'est dans sa lumière qu'il faut vivre (3) . ^ Dans ses éloquents adieux, il entretenait encore de sa puissance la cité reine, cette ville pourtant qui avait été souillée par la présence des Barbares, et saccagée par les hordes d'Alaric. Ainsi, la divinité restait debout dans les coeurs, et y recevait de profonds hommages. Singulière magie des souve- nirs, qui ne permettait pas de voir la plaie saignante sur le front de l'idole, et berçait ses derniers beaux jours aux hymnes joyeux de ses jours anciens! Que devait-ce être avant que la couronne de la déesse eût été souillée et mise en pièces, comme elle devait l'être si tôt?

Le Christianisme, prêt à envahir le Capitole et à placer la Croix sur le socle de la statue de la Victoire, que le préfet Symmaque devait impuissamment dé- fendre contre l'évêque Ambroise, avait amené dans Ro- me de nouvelles mœurs, une nouvelle vie et un nouvel ordre de choses, lise trouva presque tout-à -coup autour des pontifes chrétiens tant d'éclat, même extérieur, que

II) Reatos

\asci felici ((iii menioie solo.

Ibidi 1, 6. (9.) Quid longmii loto Romain veneraiitibiis ae\o i'

(3; Cicpr. Ad lYniul. n. [2.

10

leur souveraineté put éblouir les yeux des païens, et qu'un de leurs annalistes s'élevait avec force contre cet avènement de la puissance chrétienne. Après avoir ex- posé les rixes et les débats auxquels donna lieu Ursinus ouUrsicinus, compétiteur de Damase, Ammien Marcel- lin ajoute qu'il ne nie pas, quand il songe au faste qui règne dans le train de la Ville, que ceux qui sont avi- des de ces biens et de ces honneurs ne doivent s'effor- cer de toute leur énergie d'acquérir ce qu'ils ambition- nent, car, s'ils y arrivent, ils seront siirs d'être enrichis par les offrandes des matrones, ils pourront en public se montrer assis sur des chars, ils porteront des vête- ments qui captiveront les yeux , ils se livreront à de somptueux festins, et leurs tables le disputeront à des tables royales. Combien ils seraient véritablement heu- reux, si méprisant, au contraire, le luxe et la grandeur de la Ville, qu'ils allèguent comme une excuse de leurs vices, ils imitaient la vie de certains pontifes provin- ciaux, que leur extrême sobriété dans le boire et dans le manger, que la simplicité même de leurs vêtements, et leurs regards fixés vers la terre, rendent recomman- dables à réternelle divinité et à ses vrais adorateurs, cojnme des gens purs et modestes (1) !

Ainsi vivaient, en effet, beaucoup de nobles ponti-

(r) Qui esse poleranl heati rêvera, si, inagnitudine Urbis despecla, quani vitiis oppoiiuiit, ad imitationeni anlistituni quorumdam provincialiuui viverent, quos leimitas edendi potandique parcissinie, vililas eliam indumentorum, et supercilia huniunispectaulia, perpeluo numiiii veriscjue ejiis cultoribiis ut piiros conimendaul et verecuiidos. Aniinian. Marcell. xxiir, S,

11

fes, dont l'hisloire célèbre la modestie et la pauvreté. Saint Martin de Tours, en ces temps-là, avait porté sur le siège épiscopal la même humilité de cœur, la même simplicité de vêtements que dans le siècle (1). SainI Germain d'Auxerre, quoique jamais il n'eût été moine, ne quitta jamais la cuculle ni la tunique, humble cos- tume du peuple romain (2). Que d'autres noms qu'il faudrait, sans sortir du rV*" siècle, entourer de la mê- me auréole et saluer des mêmes éloges !

Le paganisme, qui épiait une religion rivale, et qui n'épargnait pas les prêtres, pouvait bien ne s'arrêter qu'à cette pompe extérieure, et n'être sensible qu'aux grossières apparences qui venaient lui révéler un bon- heur matériel. Le chrétien, mieux discipliné et plus sage appréciateur du sacerdoce de Jésus-Christ, consi- dérait surtout la splendeur de la foi et la dignité inté- rieure. Pendant que le payen Vettius Praetextatus, qui mourut consul désigné, disait en plaisantant au bien- heureux pape Damase : « Faites-moi évêque de la ville de Rome, et aussitôt je serai chrétien (3), » un hom- me tel que Jérôme écrivait à ce même pontife : « Quoi- que ta grandeur m'effraie, ton humanité cependant me rassure. Victime, je demande au prêtre le salut; brebis, je réclame l'appui du pasteur. Loin donc tout

(i) Sever. Sulp. Vitn S. Martini.

(i) Conslantius, Vila S. Gennani Anlissiodorensis episc.

(3) Miserabilis Praetextatus, ({ui designatii.'> consul est niortuus, liomo sacri- legus et idolorum cultor, solel)at luJeus bealo papae Damaso diceie : >< Facile me romanae uibis episcopuni, et ero prolinus christiaiius, » Lettres de saint Jdrômc, toni. n, pag. jsS.

12

reproche de témérité ; que rainbitiou de la grandeur romaine disparaisse; je parle au successeur du pêcheur et au disciple de la Croix. Moi, qui ne veux suivre d'autre guide que le Christ (i), je m'associe par la communion à ta Béatitude, c'est-à-dire à la chaire de Pierre; je sais que l'Eglise est bâtie sur cette pierre. Quiconque mange l'Agneau hors de cette maison, est un profane. Quiconque ne se trouvera point dans cette arche de Noé, périra lors du déluge (2). » Nous apprenons donc d'une bouche ennemie quelle était alors la grandeur civile des évéques de Rome; mais c'était d'une voix grave et ferme comme celle de Jérô- me qu'il fallait apprendre la grandeur religieuse de ces mêmes pontifes, qui brillaient bien plus par la so- lide pureté de leur doctrine, que par tout l'éclat des choses temporelles, et qui venaient installer les con- quérants des âmes aux lieux avaient assez régné les conquérants des corps. La mission de Rome payen- ne allait expirer ; celle de Rome chrétienne était com- mencée, et c'était par la science et par l'étude des let- tres, autant que par la religion et par la piété, que les chrétiens se disposaient dès long-teiiips à la remplir. Foyer aciif e1 lumineux, Rome concentrait en elle

(x) Il y a uulhun [)iiinuin nisi Cliristiim sequens, dans les divers imprimés. Fahricius, en sa lîibliolheca ccclcs., pag. lï, prét(;nd (|iri! l.uil \nr piaevium, .111 lien de piimum, et il cite des exemples de sainl Jérôme, dans lesquels se li'oiive le praeviwn seqiii de eelle T-cllio xrx.

(■->) LeUves, lom, i, pag. ()5.

13 mille feux éclatants qui devaient répandre leur cha- leur et leur éclat sur tous les peuples du iru)ude.

donc arriva un jour, en 363, à l'âge de dix-huit ans (1), ce jeune Dalmate qui était destiné à diriger plus tard les esprits, et à verser dans le sein de la so- ciété catholique les trésors de son éloquence et de son érudition. Il venait avec une ame avide de connaître et une imagination vive et forte. 11 venait s'abreuver aux sources de la science humaine, de l'éloquence profane, de la philosophie payenne, et se préparer ainsi des armes pour une lutte qu'il ne soupçonnait peut-être pas, mais à laquelle l'œil de la Providence le réservait.

(f) Vallarsi et !Ma(iei, ^S. Hicronymi Vjia, cap. n, 2.

I

CHAPITRE II.

Ftiides à Rome. Le grammairien Donatus, maiUe de saint Jérôme : ses travaux. Le rliéteur Victorinus : sa conversion an Christianisme. -La rhétorique chez les Romains, et les écoles de déclamation: Perse et Juvénal. La Dialectique et les écrits des philosophes. Saint Jérôme se fait une Bii)liothèque.

L'aspect imposant de la grande ville dut étrange- ment frapper la jeune imagination de Jérôme. Ces gi- gantesques monuments de la gloire romaine, ces nom- breux palais, ces vastes amphithéâtres, ces forum, ces aqueducs, ces statues, ces tombeaux, ce Capitole, ces dépouilles de l'univers, ces arcs de triomphe dressés de toute part, comme tout cela dut remuer une ame à qui allaient si bien les images des choses puissantes et solennelles! Quelles vastes pensées ne sentit pas

s'éveiller soudainemenl cette brûlante tète, en qm bouillonnèrent jusqu'à la dernière heure les passions généreuses, les chauds enthousiasmes et les âpres co- lères ! Quelle noble envie de prendre aussi sa place au soleil, le sollicita peut-être en face de tant de sou- venirs du passé et de tous les crimes comme de toutes les vertus qui s'agitèrent dans cette large enceinte, ou qui partirent de pour remuer et changer le monde ! Jérôme passa à Rome par tous les genres d'études qui étaient en usage pour façonner les jeunes intelli- gences, et l'on distinguait principalement deux exer- cices, la grammaire et la rhétorique, enseignemenl presque invariable, qui était déjà le même du temps de Suétone, et qu'au Y' siècle on retrouve eucore dans les écoles les plus renommées.

Il y avait à Rome, et en général dans le pays latin, deux genres de maîtres pour la première enfance : les littérateurs et les lettrés. Ceux-là enseignaient la lec- ture et l'écriture; ceux-ci expliquaient et commen- taient les poètes. Les premiers répondaient assez aux f/rammatistes des Grecs, les seconds à leurs grammai- riens. On apprenait les rudiments de la langue à peu près comme chez nous aujourd'hui, et il est sûr que, dès la fin du F"^ siècle de l'ère chrétienne , ou tout au moins dès le commencement du IF, on appli- quait en Italie une méthode pompeusement remise en crédit dans les temps modernes, comme une grande nouveauté.

Les enfants étaient répartis en deux classes, d'à-

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près leurs facultés intellectuelles et leur diligence. Chaque division avait à sa tête un élève choisi parmi les meilleurs; il répétait aux autres ce qu'il savait déjà, lui ; et un sous-maître remplissait le même office (1). Nous trouvons ces particularités dans des Colloques tirés de la grammaire de Dosithius, et auxquels les érudits assignent la date que nous donnons à cette méthode, qui certainement avait déjà quelque ancien- neté. Mais, en se déchargeant d'une partie de son tra- vail, le maître ne négligeait pas ses écoliers ; il lisait lui- même, jusqu'à ce que l'élève l'eut comprise, la leçon qu'il fallait expliquer; il dictait aussi lui-même. On mettait un soin tout spécial à enseigner aux enfants la prosodie du langage et le rhythme du vers, ainsi qu'à leur briser et à leur assouplir la voix. C'est de cette façon qu'Horace avait écrit, dans son enfance, les vers de Li vins Androni eus (2).

Nous avons quelques détails sur la discipline alors observée. Quand un enfant s'était vêtu et approprié sui- vant sa condition, il devait se rendre paisiblement à l'é- cole, déposer dans le vestibule tout habit superflu, sa- luer le Maître et prendre une place assignée. 11 y avait des bancs et des tables pour les plus grands, des esca- beaux pour les plus petits. Un enfant que l'on inter- rogeait avançait la main droite , serrait la gauche

(i) Leopoldi Roederi de Scholasiira Romanonim in.siilnlwtic , pag. lo , note x8.

(2) Horat. ri Epist. i, 70.

ToM. 1. 2

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contre ses vèternents, c(, de sa place même, répondail aux questions.

Ce fut sous Hadrien seulement que l'on vit à Rome des écoles publiques; il y avait eu jusque-là de rares écoles tenues par des particuliers, et puis cette forte et tendre éducation des mères. Les Cornélies façonnaient les Gracques. Hadrien, prince ami des arts et des let- tres, lit construire au Capitole un Athénée (1), dont la partie supérieure était destinée aux récitations et à ces discussions si accréditées bientôt, et la partie infé- rieure à l'éducation des enfants. Les professeurs étaient payés aux frais du trésor. Le même prince créa ensuite dans Rome plusieurs écoles publiques.

Le satyrique Perse nous désigne, dans quelques vers, presque tout ce qu'il fallait de son temps pour écrire. Je suis obligé de citer le texte :

lam liber et bicolor posiiis membrana capillis , Tnque manus chartae, nodosaque venit arundo. Tum queritiir crassiis calamo quod pendeat humor, NIgra qiKul infusa vanescat sepia iympha, Dilutas qiieritur geminet quod fistula guttas (2).

Voilà d'abord l'écorce d'arbre, liher, d'où est venu notre mot livre. L'écorce que donnait le papyrus égy- ptien était la meilleure pour cet usage; de notre mot de papier. Arrive la membrane^ la peau de vélin,

(i) Aurelius Vioior, Cat'.var?6?(.9, 14. (2) Sai, Hi, 10.

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appelée hicolor deux couleurs), parce qu'elle était blanche à la surface intérieure, et jaune à la surface extérieure, la laine et le poil une fois enlevés. C'était le roseau qui remplaçait la plume des modernes. On tirait de la seiche (sepia)y espèce de polype ou d'arai- gnée de mer, la matière noire avec laquelle se faisait l'encre. Cette encre est aujourd'hui employée par la peinture : on peint à la sépia. La sépia, si elle était trop délayée, laissait des caractères trop pâles sur le papier; trop épaisse, elle restait attachée au bec de la plume. L'écolier ne manque pas de s'en plaindre. On employait aussi très fréquemment, chez les anciens, les tablettes enduites de cire, et l'on y écrivait avec le style ^ espèce de poinçon aigu par le bas et large par le haut, de manière à ce que l'on put en user pour apla- nir la cire ou pour faire des ratures. De vient le con- seil que donne Horace, de tourner souvent le style, c'est-à-dire de pratiquer ce que prescrit un moderne, Rajouter quelquefois et d effacer souvent.

L'amour de l'or tenait une assez grande place dans le cœur des Romains pour qu'ils ne négligeassent pas de donner à leurs enfants la science des chiffres. L'écolier donc portait chez son maître des jetons en- fermés dans une bourse, au moyen desquels il fai- sait des opérations d'arithmétique sur une table cou- pée de lignes pour la pose des jetons, et disposée en échiquier. 11 calculait dès lors l'intérêt de l'argent pour l'époque des Ides, et se formait l'esprit à ces goûts usuraires vers lesquels inclinaient si fort les Romains.

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Horace nous parle det^ (jrands /rlsde leurs grands cen- turions^ qui se rendaient ainsi à l'école de Flavius, son père ne pouvait l'envoyer, n'ayant que le re- venu d'un maigre petit champ (1). La geni barbue des centurions avait un souverain mépris pour les lettres, en revanche de son amour pour l'or (2). Le bon saint Augustin raconte, dans ses Confessions, que deux et deux font quatre était pour lui une chanson odieuse; il n'eût rien valu pour supputer les intérêts.

S'il y avait dans les écoles plus d'un enfant dont l'ame était déjà empestée du souffle de la corruption, comme l'atteste l'honnête Quintilien (3), il y avait aussi des maîtres qui déployaient une extrême rigi- dité. Sans doute, il s'en rencontra qui ne surent punir qu'à la façon du plagosus Orbilius d'Horace, mais on en vit beaucoup plus de ceux qui se préoccupèrent spécialement de guérir les précoces maladies des jeu- nes esprits confiés à leurs soins. Quintilien, du reste, repousse avec énergie ces punitions serviles et brutales qui ne font qu'imprimer au coeur une triste dureté. On frappait de la classique férule les doigts de l'élève indiscipliné et paresseux; avoir soustrait sa main à la férule^ c'était, en langage proverbial, être affran- chi des écoles (4). On faisait usage d'une lanière en cuir, et le fouet venait après elle.

(r) Horat. I Sat. iv, 71. (î>.) Perse. Sal. v, 77-84. (3) Imiitiilion. i, ?-, 3 et 4. ('4) Tiivénal, r. i5.

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Nous apprenons de saint Jérôme, el de lui seul, que les jeunes iloniains, de son temps encore, s'anm- saient beaucoup d'une pièce burlesque, dans laquelle cependant la plaisanterie n'a rien de très saisissant; mais on sait que l'art de faire rire n'avait pas acquis, chez le peuple-roi, un bien haut degré de finesse. Leur littérature est pauvre de ce côté-là.

Quant à la facétie que des essaims de petits enfants, riant aux éclats, chantillaient dans les écoles, et que saint Jérôme appelle le Testament de Grunnius Coro- cotta Porcellus (1), elle est curieuse d'abord pour l'his- toire de la jurisprudence, car elle offre un modèle de testament chez les Romains; curieuse ensuite pour la philologie, car elle présente des termes qui ne se trouvent uniquement que là, des noms et des qua- lités de testateurs, puis des legs d'une valeur et d'une nature sur lesquelles il y aurait beaucoup à dire; cu- rieuse enfin pour l'entente de ce qui se passait et s'ap- prenait dans les écoles élémentaires.

En voici la traduction, mais nous avons suppri mer quelques legs peu convenables et peu décents, et nous ne pouvons expliquer les nombreuses pointes d'esprit que renferment certains mots :

« Moi, M. Grunnius Corocotta Porcellus , ai fait mon testament, et n'ayant pu l'écrire de ma main, je l'ai dicté à un écrivain.

(i) restameutum Grunnii CorocoUae Poict li décantant in scholis juiero- rum agmina cachiunantiuin. Mélanges de saint .L'rôme, toni, ii, pag. 248.

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« Le cuisinier Magirus a dit : Viens ici, ruine-mai- son, bouieverseur de terre, fuyard de Porcellus. Moi, aujourd'hui, je te veux oter la vie.

« Corocotta Porcellus a dit : Si j'ai fait quelque chose, si en quelque chose j'ai péché, si quelque vase j'ai brisé de mes pieds, de grâce, seigneur cuisinier, pardonne à ma prière.

« Le cuisinier Magirus a dit : Holà, garçon; appor- te-moi de la cuisine un couteau, pour que je saigne ce Porcellus.

« Porcellus est saisi par les valets, et amené le sei- zième jour avant les Calendes Lucernines, temps abondent les tendrons de chou, sous le consulat de Clybanatus et de Piperatus. Dès qu'il vit qu'il allait mourir, il réclama une heure de délai, et demanda au cuisinier qu'il lui fût permis de faire son testament. 11 appela ses parents auprès de lui, afin de leur laisser quelque chose de ses vivres, et dit:

< A mon père Yerrinus Lardinus, je donne et lègue en don absolu trente boisseaux de glands ;

« Et à ma mère Yeturrina Scrofa, je donne et lè- gue en don absolu quarante boisseaux de froment de Laconie ;

« Et à ma soeur Quirina, aux noces de qui je n'ai pu assister, je donne et lègue en don absolu trente boisseaux d'orge.

« Et pour ce qui est de mes viscères, je donnerai, j'octroierai :

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« Aux cordonniers, mes soies ;

« A.UX querelleurs, mes dents ;

- Aux sourds, mes oreilles;

« Aux avocats et aux bavards, ma lani^ue ;

' Aux tripiers, mes intestins;

>< Aux gourmands, mes cuisses ;

« Aux efféminés, mes muscles ;

« Aux coureurs et aux chasseurs, mes taiojis;

« Aux voleurs, mes ongles ; « A un cuisinier, enfin, que je ne nommerai pas, je donne, je lègue et abandonne la corde et le bâton qu'avec moi j'avais apportés de la chênaie au bouge. Qu'il se lie le cou avec la corde.

« Je veux qu'il me soit fait un monument, sur le- quel on écrira en lettres d'or :

« M. Grvivnivs Corocotta Porcellvs vecvï uccccxcvnu

ANS ET DEMI ; SU EVT VECV SIX MOIS DE PLVS, IL EVT ATTEINT MILLE ANS.

« Excellents amis ou pourvoyeurs de ma vie, je vous prie de bien traiter mon corps, de bien l'assai- sonner avec de bons assaisonnements, des amandes, du poivre et du miel, afin que mon nom soit éternel- lement nommé.

« Mes maîtres et mes proches, qui avez assisté à ce mien testament, ordonnez que l'on signe.

« Lucanicus a signé,

« Tergillus a signé,

« Nuptialicus a signé,

« Celsanus a signé,

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« Lard ion a signé, « Offelicus a signé, « C y ma tus a signé. »

Tous ces noms-là ont un sens comique, aussi bien que ceux qui se trouvent dans le courant de la facétie, et celui même du personnage. Le sel de cette pièce est donc en grande partie perdu pour un lecteur français, à moins qu'il n'y ait de longs commentaires, qui se- raient fatigants et puérils.

La grammaire, science apportée de la Grèce à Ro- me par Cratès de Mallus (1), et étrangère même dans son nom, avait pour objet la connaissance approfon- die et raisonnée des deux littératures, et l'interpréta- tion des auteurs, des poètes surtout (2). [1 fallait en expliquer le sens, en développer les beautés, en relever les défauts, et à ses sentiments propres joindre ceux des devanciers. Le champ était vaste, et il y avait place pour de belles excursions sur bien des sujets diffé- rents (3) .

Les sentences de P. Syrus étaient un des livres élé- mentaires de l'enfance. Jérôme écrit qu'il avait lu tout jeune, dans les écoles, quon se corrige mal aisément d'une habitude quon a laissé s'invétérer (4). Or, cette maxime vient du poète que nous avons dit.

(i) Sueton. dt' ////<.N<r. Grammal., cap, li. (a) Quintil, i, 4.

(3) Quintil. Ibid.

(4) Legi (|uondain in scholi^i puer :

AKgre icpichendas quod sinis consncscere. Leltres, toni. lu, p;ig. 35:^.

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(Jii bon i»raniiuairieii fut paye cher à crrlairjes épo- ques, et reçut des rétributions considérables (1). Ces lettrés ne s'en tinrent pas toujours exclusivement à leur professorat spécial, car ils enseignèrent quelque- fois la rhétorique, et retinrent ou s'attribuèrent quel- ques études qui préparaient à l'éloquence, telles que les problèmes, les paraphrases, les allocutions, les éthologies ou portraits , et d'autres exercices de ce genre. Ils ne voulaient pas que les enfants arrivassent tout-à-fait secs et arides aux mains des rhéteurs (2). Suétone avait vu, dans sa jeunesse, un certain Princeps disserter le matin, et, faisant oter sa chaire, se mettre l'après-midi à déclamer (3). Des élèves même avaient passé directement de l'école du grammairien au forum, et n'en n'avaient pas moins brillé au rang des avocats les plus distingués (4).

Donatus enseign^iit la grammaire à Rome, et C(mipta parmi ses disciples saint Jérôme, qui parle avec éloge de son mérite et de la manière dont il expliquait les comédies de Térence. « Je pense, disait-il à Huffin, que, dans ta jeunesse, tu as lu les Commentaires d'As- per sur Virgile et surSalluste; ceux de Yulcatius sur les Oraisons de Cicéron ; ceux de Victorinus sur ses Dialo- gues, et ceux démon précepteur Donatus sur les Comé-

(i) Sueton. de iUusir. Grammal., en p. m,

(2) Ne scilicet sicci omiiiiio atqiic aridi pueri rhelonhus IradereaUii . Suetou. Ibid. iv.

(3) Sue Ion. Ibid,

(4) Ibid

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dies de Térence; ceux encore sur Virgile; ceux enfin d'autres auteurs sur d'autres écrivains, sur Plante, sur Lucrèce, sur Flaccus, sur Perse et sur Lucain. Libre à toi d'iniprouyer leurs interprétations, de les blâmer de ce qu'ils n'ont pas adopté le même sens; de ce que, dans un même sujet, ils énumèrent leurs sentiments et ceux des autres ( i ) . »

Ailleurs, saint Jérôme rappelle un joli mot de Do- ua tus. Notre grammairien, citant ce vers du prologue de Y Eunuque de Térence :

Nulluni est iam dictuni quodnon dicujm sit prius, On ne dit plus rien qui n'ait été dit auparavant ,

s'écria tout-à-coup : « Peste soit de ceux qui ont dit nos pensées avant nous (2); > parole que l'on a depuis retournée en plus d'un sens.

Les travaux de linguistique auxquels se livra Dona- tus forment une grammaire complète, et la première

(i) Piito quod puer legeris Aspri in Virgilium el Sallustium Coramentarios; Vulcalii in Qralioues Ciceronis; Victorini in Dialogos ejus, et in Terentii Comoedias praeceploris mei Donati, aeque in Virgilium, et aliorum in alios : Plautum videlicet, Lucretium, Flacciim, Persiuni alque Lucanum. Argue in- terprètes eorum, quare non unam exnlanationem sequuti sinl, et in eadem re (juid vel sibi vel aliis videatur, enumerent. Hieron. Apologia adv. Bujfin. lih. i, pag. 367.

(2) Praeceptor meus Donalus, quum islurn versiculuni exponeret : Pereant, inquit, qui unie nos nosira dixerunl. Hieron. Comnunl in Eccl. cap. t, pag. 720. Ce mot a été recueilli de Penseignemeut de ])oiialus, élue se trouve pas dans ses commentaires sur Térence.

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grammaire s} stématique qu'il y ait eu pour la lan- gue latine ; elle a servi de base à tous les livres de ce genre. Ses commentaires sur cinq des comédies de 'J'é- rence, Y Andria , Y Eunuque , les AdelpJii, YHecyra et PJiormion, ne sont venus à nous que mutilés et défec- tueux; mais ils témoignent d'une parfaite connais- sance de la langue romaine, et présentent de judicieux développements sur quelques parties de l'art, de justes et quelquefois délicates observations sur les caractères, le but et l'effet moral des pièces. On sent un maître ha- bituellement exercé à la critique de détail (1).

Ce fut probablement pendant qu'il étudiait à Rome les humanités, que Jérôme put être témoin de l'ardeur avec laquelle les Gentils faisaient encore ruisseler aux pieds de leurs idoles le sang des victimes, et qu'il dut Voir quelle impression produisit sur les esprits la su- bite nouvelle de la mort de Julien, frappé au plus fort de la persécution. « Comment, s'écria un payen, com- ment les Chrétiens disent-ils que leur Dieu est patient et doux? Rien de plus colère, rien de plus instanta- nément furieux. 11 n'a pas même pu différer un peu de temps son indignation (2). »

(i) Amar, Biog. umv., au mol Donat.

(2) Dum adlîuc essem puer» et in graminalicae ludo exercerer, oinnesque urbes victimarum sanguine polluerentur, ac suhilo in ipso persecutionis ar- dore Juliani nunciatus esset interitus, eleganter unus de ethnicis : « Quomodo, inquit, Christiani dicunt Deum suum esse patientera et àve^iyt.xy.ov? Nihil iracundius, nihil hoc furore praesentius ; ne modico quidem spatio indignatio- nem suam diflerre potuil. » Hieron. Comment, in Abac, lib. n, cap. 3, pag. i636, tom, m, Opp.

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Vers l'époque Douai us enseignai Rome la gram- maire, Caius Marius Victorinus y professait la rhétori- que (1). 11 y était venu des rivages africains sous le règne de Constantius, et avait gardé dans ses écrits ce génie austère et dur qu'un brûlant climat donnait à ses écrivains. Comme Victorinus était versé dans tous les arts libéraux, il n'eut pas de peine à être remar- qué, et les brillants succès de son enseignement lui va- lurent une statue sur le forum de Trajan, au milieu de celles des plus illustres personnages de l'Empire. Le Forum, dès le commencement du XIX'' siècle, a re- paru au grand jour avec ses tronçons de colonnes, que domine de haut celle du grand Emperetir, mais sont les nombreuses statues et l'immortalité qu'elles promettaient? Pendant bien des années, Victorinus avait vu à son école les fils des nobles sénateurs ro- mains; c'était pour ses disciples qu'il avait lu, dis- cuté, éclairci les ouvrages des philosophes, et tradtiil en langue latine certains li^res des Platoniciens. Arrivé à une extrême vieillesse (2), ce \ictorinus qui avait si longtemps vénéré les idoles et participé à ces mystères sacrilèges, auxquels la noblesse romaine pres- que tout entière se livrait avec tant de passion qu'elle

(i) Viclorinus, nalione Afer, Romae sub Coiislanlio principe rheloiicani circuit. Hieron. de Vivisillustr. cap. ci, pag. t44 de notre édit.

Romae pueros iheloricam docuit. Id. Praefat. in Comment. Episl. ad Gulal.

(a) In exlrenia sencclulc Clnisli se tradens fidei. Hieron. de Viris illusir. ioc. laiid.

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entraînait le peuple aux pieds de l'aboyeur Anubis, et de ces monstrueuses divinités que Rome adorait après les avoir vaincues; le rhéteur connu e( vanté, qui de son éloquence toute terrestre avait toujours défendu les dieux du Capitole, se voua tout-à-coup au culte de Jé- sus-Christ, et ne rougit point d'être plongé comme un petit enfant dans les eaux baptismales, ni de courber sous l'opprobre de la Croix un front ceint des palmes de l'école.

Victorinus lisait nos livres sacrés; il les méditait avec un zèle assidu, cherchant à en pénétrer la pro- fondeur, et disait ensuite à Simplicianus, dans les se- crets épanchements de l'amitié :

Sache qiie^ moi aussi^ je suis chrétien mainte?? ant; à quoi Simplicianus répondait :

Je ne le croirai pas, et jamais je ne le compterai parm^i les Chrétiens, si je ne te vois à T église du Christ,

Mais comment donc, répliquait Victorinus, en pre- nant un ton railleur, est-ce que les murailles font les chrétiens ?

Puis il disait souvent qu'il était chrétien, lui, et comme Simplicianus ne répondait que par les mêmes paroles, toujours aussi Victorinus en revenait à sa rail- lerie des murailles. Les liens qui l'attachaient au pa- ganisme étaient, en effet, difficiles à briser. îl fallait abdiquer toute une carrière nettement dessinée, laisser des habitudes anciennes, subir les sarcasmes de l'a- mitié, et qui savait peut-être? les huées d'un peuple nombreux. Contre la gloire du professorat, il y avait à

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échanger la honte d'une sainte apostasie; mais lors- que, enfin, il y eut bien profondément réfléchi, il trouva du courage à force de lectures et de désirs ardents, et, le soulïle d'en haut venant à ébranler ce confesseur irré- solu, il dit tout-à-coup à Simplicianus : Allons à r église y je veux être chrétien.

Celui-ci, qui ne pouvait contenir son émotion, s'y rendit avec lui. Victorinus reçut d'abord les premiers sacrements, qui consistaient en des exorcismes, en des signes de croix, et en du sel mystérieux. Bientôt après, il se fit inscrire parmi ceux qui devaient être régénérés dans les eaux du baptême. Home en fut étonnée, dit saint Augustin; l'Eglise en fut ravie de joie. Là, des fréjnissements de colère et d'acerbes irritations ; ici, des bénédictions saintes et de pieux espoirs.

Enfin, quand arriva l'heure de la solennelle profes- sion de foi ; quand il flûlut, en présence du peuple fi- dèle, réciter d'un lieu élevé les paroles du Symbole {\),

[i) La profession de foi s'appelait reddition du Symbole, et voilà pourquoi saint Augustin dira tout-à-l'heure : ut ledderel. Le catéchumène, en rendant compte de la foi qu'on lui avait enseignée, rendait l'écrit qui contenait l'Orai- son dominicale et le Symbole, car on craignait que cet écrit ne vînt à tomber en des mains profanes. Nous apprenons du Sacramentaire de saint Grégoire que le premier mot par lequel on interrogeait les reddentes, ceux qui ren- daient le Symbole, était celui-ci: Pistevis, c'est-à-dire : Crois-tu? Dixit Domi- nas Papa post : Pistevis. C'est le pisteueis du grec. Il y a tout lieu de croire que l'Eglise romaine, qui était dans l'usage d'exiger des Compétents une pu- blique profession de foi, laquelle arrivait avant la réception du baptême et se faisait d'un lieu élevé, n'était autre chose que la reddition du Symbole, ou du moins en tirait son origine. Dom Chardon, Histoire des SacrementSy tome i, pag. xog-roa.

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les prêtres proposèrent à Victorinus d'accomplir en se- cret cette cérémonie, comme on l'offrait à quelques personnes que la honte et la timidité pouvaient trou- bler; mais lui, il aima mieux faire profession de la doc- trine du salut (ut redderet) en présence de la sainte multitude, car ce n'était point une doctrine de salut que celle qu'il avait enseignée dans son école de rhéteur, et néanmoins il l'avait publiquement professée.

Quand donc il parut à la tribune, chacun prononça le nom du glorieux néophyte, et de qui n'était-il pas connu là, ce nom de Victorinus? Ce fut un murmure universel; tous les spectateurs disaient émus de joie : Victorinus ! Victorinus ! Bientôt, ce murmure soulevé par le plaisir de le voir fut étouffé par le plaisir de l'entendre. Victorinus récita avec une noble assurance les vérités de la foi. Tous alors auraient voulu le pla- cer au fond de leur cœur, et tous l'y plaçaient, en ef- fet, par leurs transports d'amour et d'allégresse. Voilà de quelles mains ils enlevaient ce triomphateur bien aimé (i).

Les Chrétiens firent, ce jour-là, une belle conquête; mais on voit, par cet exemple, que le paganisme avait encore une singulière puissance, et qu'il était malaisé de passer à l'Evangile, quand on avait pris rang dans certaines régions de la société payenne. Le rhéteur transfuge dut perdre assez vite sa popularité. Il parait cependant qu'il ne descendit pas de la chaire, mais,

(t) s. Augustin. Coijfess. vnr, î.

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lorsqu'un édil de Julien vint défendre aux Chrétiens de donner des leçons de littérature et d'éloquence, Victorinus n'hésita point à se soumettre aux injonctions du persécuteur, et aima mieux quitter l'école il en- seignait à bien parler, que de se montrer infidèle à la parole de Dieu (1).

Quand on a été à bout de raisons contre le Christia- nisme, on a dit bien des fois qu'il attirait naturelle- ment par la douceur de sa morale, et il semblerait qu'il n'en coûtai rien pour oser être disciple de Jé- sus-Christ ! Nous voilà cependant au IV^ siècle, sous un prince éclairé, en face d'un philosophe dont on a vanté la toléran,ce; y avait-il si grand avantage, selon le monde, à n'être pas du parti des lâches et des cour- tisans ?

Toutefois, Victorinus fut plus utile aux Chrétiens par l'autorité de son nom que par ses travaux littéraires. Les ouvrages théologiques qu'il a laissés, sont peu im- portants, et se ressentent de l'âge avancé auquel l'au- teur les composa. Il écrivit contre Arius, dans une forme dialectique, des livres fort obscurs, qui n'é- taient intelligibles qu'aux érudits, et des commentai- res sur l'apôtre saint Paul (2) ; mais, ses études ayant été dirigées spécialement vers les lettres profanes, il ignorait les Ecritures saintes, et, comme l'observe

(i) Augusl. Jbid. 5,

'>0 Scripsit adversus Arium lihros more dialeclico valde ohsciiros, qui nisi ab erudilis non inlelligunmr, et Commentarios in Apostolum. Hieron. de Viris illtisfr cap. cr.

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saint Jérôme, on ne peut, quelque éloquence que Ton ait d'ailleurs, parler convenablement de ce que l'on ignore (1).

Le jeune Dalmate fut-il au nombre des élèves de Victorinus? La question ne peut être décidée qu'en adoptant, pour un passage rapporté tout-à-l'heure, une variante d'un manuscrit d'après lequel Jérôme aurait étudié la rhétorique sous Victorinus, Qui Ro- mae me a piiero rJietoi'icam docuit (2) . Quoi qu'il en soit, on peut dire, sur l'autorité d'un manuscrit de l'abbaye de Cluny, que Victorinus professait à Rome la rhétorique, pendant la jeunesse de Jérôme (3)* Ce- lui-ci nous apprend même que, selon Victorinus, l'obs- curité dans les écrits vient de trois choses : ou de la grandeur du sujet, ou de l'impéritie du docteur, ou de la dureté de l'auditeur (4). Ne pourrait-on admettre, sur ce léger fondement, que Jérôme avait entendu Vic- torinus? 11 est sur du moins qu'un esprit si curieux et si jaloux de connaître fut étrangement sorti de sa na- ture, s'il n'eût ambitionné de voir et d'écouter cet hom-

(i) Non quod ignoiem Caium Marium Victorinum, qui Romae pueros rhe- toricam docuit, edidisse Commentarios in Apostoliim ; sed quod occupatus ille eruditione saecularium littoratum, Scripturas omnino sanctas ignoraverit, et nemo possil quamvis eloquens de eo bene disputare quod nesciat. Pracfat. Comment, in Epist. ad. Gnlat.

(2) Hieronymi 0pp., tom. iv^ pars i, pag. 455.

(31 Qui Romae me puero rlietoricam docuit. Ibid.

(4") Illud rhetoris Victorini breviter admoneo, ut obscuritatem voluminum ex tribus rébus fieri scias: vel rei magnitudine, vel dootoris imperitia, vel audienlis duritia. Mf'langetf etc. Trad. de F.-Z. C, tom. n, pag. 332. ToM. 1. 3

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me dont le professorat avait fait tant de bruit, et s'é- tait sans doute dégagé des profanes chemins à l'époque de Jérôme. Il y avait un attrait de plus pour le jeune chrétien.

Nous avons dit en quoi consistait alors l'enseigne- ment de la grammaire; celui de la rhétorique avail aussi ses lois et ses traditions anciennes déjà, et assez durables. La rhétorique n'avait pénétré qu'un peu tard en Italie, mais ce nouveau genre d'enseignement cap- tiva bientôt la jeunesse, qui passait des jours entiers chez de vains et futiles discoureurs, que la sage gravité romaine voulut proscrire par des sénatus-consultes, pour qu'ils n'enseignassent pas seulement la sottise ei la présomption (1). Peu à peu cependant la rhétorique fut jugée utile et convenable; beaucoup de gens la re- cherchaient dans l'intérêt de leur sûreté et de leur gloire. Cicéron déclama en grec jusqu'à sa préture, et en latin dans un âge plus avancé, même sous le consulat d'Hirtius et de Pansa. Quelques historiens rapportent que, au début de la guerre civile, Cn. Pom- pée, afin de répondre plus facilement à Gains Curion, jeune homme plein de feu, et qui défendait le parti de César, reprit l'habitude de la déclamation; ils di- sent que ni M. Antoine, ni Auguste ne l'abandonnè- rent pendant même la guerre de Modène. Néron dé- clama dans la première année de son règne, et anté-

(i) Cicer. de Oraiurc, ni, 2/,.

I

35 rieurement il le lit deux fois en public; la plupart enfin des orateurs écrivirent des déclamations.

« L'étude de la rhétorique ayant donc pris faveur, il se trouva une grande abondance de professeurs et de docteurs, et leur art fut si florissant que, d'une condition infime, plusieurs arrivèrent jusqu'aux hon- neurs suprêmes. Mais le mode d'enseignement ne fut ni le même pour tous, ni variable pour chacun en particulier; il y eut différentes manières d'exercer les disciples. On avait coutume de présenter les beautés du discours sous toute sorte de figures, pour divers cas, par forme d'apologue et toujours autrement; tan- tôt c'étaient des narrations succinctes et rapides, tantôt des amplifications plus larges et plus abondantes. Parfois on traduisait les écrits des Grecs ; on vantait les hommes célèbres, ou bien on les blâmait; on don- nait aussi Certains préceptes adaptés à l'usage de la vie commune; on montrait quelles choses étaient uti- les et nécessaires, quelles autres pernicieuses et super- flues. Souvent on apprenait à confirmer les fables, ou à détruire la foi aux histoires ; les Grecs donnent à ce genre le nom de thèses, de réfutations, de dérnonsi ra- tions. Enfin, ces exercices tombèrent peu à peu en dé- suétude, et l'on en vint à la controverse. Les anciennes controverses étaient puisées dans les histoires, comme quelques-unes aujourd'hui encore; ou bien elles se prenaient dans un fait réel et vrai, s'il y en avait un de récent. On les proposait donc, en y ajoutant des noms de lieux. C'est de la sorte qu'il y en a eu de re-

3()

cueillies el de publiées, et peut-être ne sera~t-il pas hors de propos d'en rapporter une ou deux, sous for- me d'exemple :

« Dans le courant de l'été, des jeunes gens de Rome étant venus à Ostie, descendent sur le rivage, abordent des pêcheurs qui traînent un filet, font prix avec eux pour ce qui arrivera d'une capture, payent la somme convenue, attendent longtemps que les filets soient retirés, et, l'opération faite, il se trouve qu'il n'y a pas un seul poisson, mais qu'on a amené un panier garni d'or. Là-dessus les acheteurs disent que le coup de filet leur appartient ; les pêcheurs, qu'il leur appartient, à eux.

« Des marchands d'esclaves débarquant a Brindi- sium (1) une troupe d'esclaves à vendre, mettent la bulle et la robe prétexte à unjeune garçon d'une beauté et d'une valeur considérables, le font ainsi passer aux yeux des jaloux péagers (2) pour un jeune homme de condition libre, qui, par conséquent, n'était pas su- jet à payer le droit établi, et parviennent aisément à cacher leur fraude. Ils arrivent à Rome; la chose est connue, et l'on réclame la liberté du jeune garçon, parce qu'il a été rendu libre de la volonté de son maî- tre. »

Suétone, qui nous empruntons ces détails (3), énumère ensuite ce qu'on avait vu de plus illustres

( I ) Brindes.

(2) Portilores^ douanier.N.

(?.) ])c Claris Met. i.

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rhéteurs jusqu'à son époque, et fournit quelques cu- rieux détails sur leurs habitudes littéraires. Ainsi, Albutius de Novarre, qui vivait dans l'intimité de l'orateur Plancus, s'était fait un auditoire il pro- posait ordinairement des controverses, et parlait as- sis; mais ensuite, excité par la chaleur de la discussion, il se tenait debout et achevait son discours. Il avait di- vers genres de déclamations : tantôt solennel et pom- peux ; tantôt, pour ne pas être entièrement regardé comme un rhéteur de l'école, mais toutefois Albutius tenait moins à l'être qu'à ne point sembler tel (1) , il de- venait simple et négligé, n'employant que des expres- sions triviales. Albutius plaida aussi des causes, mais plus rarement, ne s'attachant qu'aux plus considé- rables, et ne se chargeant que de la péroraison (2), morceau le discours doit produire le plus d'effet. Nous voyons dans Cicéron (3) que les plaidoiries se partageaient ainsi entre plusieurs orateurs. Quant à la nomenclature de Suétone, elle est loin de présenter tous les noms qui eurent de l'éclat dans le genre dont il s'asfit ici.

La jeunesse formait par de tels exercices ses facul- tés naissantes, et se disposait à remplir glorieusement la carrière oratoire, à pouvoir porter la parole quand les circonstances l'exigeraient. Il y avait dans la déclama- tion deux genres assez distincts: l'un, que l'on appelait

(0 Senec. Coutrovers. (v.) Suet. Ibid. vi. (3) Cic. de m. Orni.

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la controverse, et il concernait surtout l'éloquence judi- ciaire; l'autre, qu'on appelait persuasion (suasoria), et c'était à ces amplifications que les Rhéteurs occu- paient d'abord leurs élèves, qui ensuite les lisaient quelquefois en public. Le satyrique Perse n'avait pas oublié que souvent, dans son enfance, il humectait ses yeux du jus de l'olive, s'il lui arrivait de ne pas vouloir dire les grandes paroles de Caton prêt à mourir. Et, cependant, un maître peu sensé les eût beaucoup louées; et le père du jeune homme, ame- nant ses amis, eût sué d'émotion en écoutant son im- berbe orateur (1). On sent jusqu'où pouvait tomber, sous la main novice d'un écolier, un sujet tel que Ca- ton se déchirant les entrailles après la défaite de Pom- pée, afin de ne pas survivre à la liberté romaine, et quelles grandes paroles (grandia verha, grande ali- quid), quelle enflure devaient porter de pareilles com- positions.

Juvénal rappelait que lui aussi avait retiré la main de devant la férule ; que lui aussi avait donné à Sylla le conseil de goûter, citoyen privé, un somme pro- fond (2) . Les personnages historiques étaient ainsi le

(i^ Saepe ociilos, inemini, taugebam parvus olivo,

Grandia si uollem morituri verba Catonis Dicere, non sano multum landanda magistro, Quae pater adductis sudans audiret amicis.

Pers. Snl. ni, 44. (2) Et nos eigo niaiium fcrulae suhduximus ; el nos

Consilium dodimus Syllae privatns ut allum Doiinirct.

TuvtMi. Snt. I, î:7.

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thème habituel des écrits de la jeunesse, et .luvénal encore nous le dit éloquemment d'Hannibal, quand il s'écrie avec un superbe dédain : « Vas, insensé ; cours à travers les Alpes glacées; va, pour plaire aux enfants et devenir un sujet de déclamation (1). »

Les jeunes Romains commençaient leurs études par la langue grecque, comme nous commençons les nô- tres par la langue latine. Souvent, au sortir des écoles, ils n'avaient pas de plus chère occupation que de s'exercer à des compositions scéniques, et l'on voyait ces jeunes présomptueux, qui ne s'étaient amusés qu'à des vétilles grecques, qui étaient même inhabiles à dé- crire un bois sacré, à faire l'éloge d'une riche campa- gne avec ses corbeilles, et son foyer, et ses porcs, et son foin destiné aux fumées de Paies, mettre cepen- dant en jeu les sentiments héi^oïques (2) et aspirer à la bruyante gloire du théâtre.

Malgré la distance des temps, Jérôme passa encore par les déclamations et les controverses, comme les jeunes romains de Suétone (3). A un âge avancé déjà, sous une tête blanchie et chauve, il lui semblait sou-

(f) . . . I démens, i, saevas cime per Alpes,

l'\ pueris placeas, et déclama lio lias.

Id. Saf. X, i6i.

(2) Ecce modo heroas sensus afferre videmus Nugari solitos graece, nec ponere lucum Artifices, nec rus satnrum landare, ubi corhes Ft focns et porci et fumosa Palilia foeno.

Pers. Sai. x, 69.

(3) Saepissimc figuratas conlroversias declamavi. l, étires, lom, irr, pag. /('^. .

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vent en songe que, la chevelure élégamment peignée, et revêtu de la toge, il déclamait en présence d'un rhéteur quelque petite controverse. Il y avait eu si peu de goût, il en gardait si mauvais souvenir, qu'une fois éveillé, il se félicitait d'être affranchi d'une telle cor- vée, et du danger de pérorer (1).

Quelquefois, à la même époque, lorsqu'il déclamait ses controverses, et que, par des procès imaginaires, il se façonnait à des luttes véritables, Jérôme courait aux tribunaux des juges. Là, quel spectacle pour cet esprit observateur et fin? 11 voyait les plus diserts des orateurs se prendre entre eux d'une telle aigreur de langage, que souvent, laissant de côté les affaires pour lesquelles ils étaient en présence des magistrats, ces tristes marchands de paroles se mettaient à s'injurier, faisaient assaut de plaisanteries et se déchiraient à bel- les dents (2) .

Ces étranges misères étaient bien faites pour inspi- rer à Jérôme le dégoût des combats judiciaires; aussi se plaisait-il à féliciter deux amis toulousains (3), Mi-

^r) Nunc cano et recalvo capite> saepe mihi videor in soninis comatulus, et sumia toga, aule Rhetorem controversiam declamaie. Quumque expenec- tus fuero, giatulor me direndi periculo liberatura. Apolog. adv. Ruff. lib. i, pag. 383-5.

(2) Ali(pioties quiim adolescentulus Romae controversias declamaiem, et ad vera ceitaniina ficlis me lillbus exercerer, cunebam ad tribuiialia iudicum,

et diseitissiiDos oratorum lanla inter se videbam acerbitate contendere, ut, omissis saepe negoliis, in pioprias contumelias veiterenlur, et ioculari se invicem dente morderent, Hieroii. Comment, in Epiât, ad Galat. cap. u, pag. 243.

(3) Mélantjcs, lom. m, pag. 73.

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nervius et Alexandre, de ce que, prudents et érudits, ils étaient passés de l'éloquence canine, suivant l'ex- pression du rhéteur Appi us, à l'éloquence du Christ (1); c'est-à-dire de ce qu'ils avaient abandonné la profes- sion d'avocat pour embrasser la profession monasti- que, dont toute l'éloquence consiste à savoir se taire devant les hommes, et à parler souvent à Dieu dans le calme et l'effusion de la prière.

Jérôme, qui écouta les grammairiens et les rhéteurs, qui déclama des controverses comme tous ses jeunes compagnons d'étude, voulut aussi connaître un peu les subtilités de la dialectique. 11 apprit donc, par les premiers éléments de cette science, qu'il y avait sept modes de conclusions; il apprit ce que signifiait un axiome, autrement un prononcé, pour se rappro- cher davantage de la langue latine; il apprit que sans verbe et sans nom il ne peut y avoir de sentence ex- primée; il apprit enfin les degrés des sorites, les ar- guties du pseudomène (2), ou argument menteur , les fraudes des sophismes, et, une fois sorti de l'école, il ne revint jamais plus à cette belle science (3).

(r) Prudentes eslis et eniditi, et de ca///;m, ut ait Appius, eloquunlia, ad Christi disertitudinem transmigrastis. Mélanges, etc., tom. n, pag. 24.

(2) Cic. (le Divinat. jx, 4.

'^3) Septem modos couclusiouuni dialectica me eleraenla docuerunf, (juid siguificet i^fâ:[7.x , quod nos prunnnciuUnn possumus dicere ; quoraodo absque verbo et nomine nulla sententia sit ; soritarum gradus, pseudomeni argutias, sophisniatum Iraudes. lurare possuiii me, postquam egressus de schola sum, haec nunquani omnino legisse. Âpolug. adv. Ruff. lib. 1, pag. 335. Cic. Tuscut. Quaent. i, 7.

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En aièine leiups, fidèle à son goût pour les lettres ( 1 ) , il lisait les livres des philosophes, ceux de Platon, de Diogènes, de Clitomachus, de Crantor, de Carneades, de Possidonius (2) ; VIsagogé, ou Introduction de Por- phyre, les Commentaires d'Alexandre d'Aphrodisée (3) sur Aristote. De vient que, dans ses lettres, on ren- contre souvent les noms de ces chercheurs de la vé- rité. Jérôme s'était fait à Rome une bibliothèque, et quand il prit le chemin de la solitude, qu'il se rendit à Jérusalem pour entrer dans la sainte milice ; quand il quitta sa maison, ses parents, sa sœur, ses proches, et, ce qui était plus difficile à quitter, dit-il, l'habi- tude d'une nourriture recherchée, il n'eut pas le cou- rage de se séparer de ces amis des anciens jours, de ces livres qu'il avait amassés avec tant de soin et de peine, et il se remettait, au milieu des macérations du jeûne, à lire Plante et Cicéron (4).

(r) Ubi illud ab infantia studinm litterarum? Lettres, tom. n, pag, 242.

(2) Apolog. aâv. Rnffm. lib, ni, pag 469.

(3) Lettres, tom, 11, pag. 12 5.

(4) Bil)liotheca. quam mibi Romae summo studio ac lal)oie (onfeceram, caieie non polerani. Lettres, tom. i, pag. 210.

CHAPITRE ni.

Baptême de saint Jérôme. Pourquoi on difl'érait souvent jusqu'à un âge avancé la réception du baptême. Cérémonies qu'on observait. Saint Jérôme aux Catacombes, les jours de fêtes. Le poète Prudence et Chateaubriand : tableau des Catacombes de Rome. Jeunesse et chute de saint Jérôme.

Ce fut à cette époque-là, vers su vingtième année, sous le pontificat de Liberius, qu'il reçut les yêtements du Christ (1), c'est-à-dire le Baptême. Il n'était point rare alors que des Chrétiens qui n'avaient pas été bap- tisés dans leur enfance, voulussent différer jusqu'à un âge avancé, quelquefois même jusqu'à leur mort, la

(r) Calhedram Pétri, unde olim Christi vestimenta stisccpi. Lcttrrs, lom. i, pag. 92. - Christi veslem in Romana urbe suscipiens. Ihici. pag. r lo.

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réception d'un sacrement dans lequel on renait par l'eau et le Saint-Esprit.

Et cela se voyait, non seulement chez ceux qui sor- taient du paganisme, mais encore dans les familles chrétiennes. Saint Ambroise, par exemple, et son frère Satyrus, saint Grégoire de Nazianze, l'empereur Théo- dose, le jeune Valentinien, saint Augustin, etc., restèrent dans le catéchuménat jusqu'à l'âge adulte. L'empereur Constantin et son fils Constantius ne furent baptisés qu'à la mort, x^ussi les pontifes chrétiens prononçaient- ils de fréquents discours pour presser les catéchumè- nes de recevoir le baptême.

On voit dans ces discours, et il en reste de saint Jean Chrysostôme, de Grégoire de Nysse et de Grégoire de INazianze, d'Augustin et de plusieurs autres, quels étaient les motifs pour lesquels on aimait ainsi à dif- férer le baptême. Chez les uns, c'était le désir de mieux s'y disposer; chez les autres, la crainte de souiller pendant l'ardeur des jeunes années la précieuse robe d'innocence, car ces longs et pénibles exercices aux- quels se trouvaient assujettisles pénitents qu'ils avaient sous les yeux, leur faisaient sentir combien il est diffi- cile de se relever de mortelles chutes, après le bap- tême.

Tertuilien, sans a^ oir jamais nié qu'on pût légiti- mement baptiser les enfants, autorisait néanmoins des retards qui devinrent si communs. « Suivant la con- dition et la disposition, l'âge même de chaque person- ne, dit-il, le retard du baptême est plus utile, mais

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surtout à l'égard des enfants. Et, en effet, qu'est-il né- cessaire d'exposer au péril les répondants eux-mêmes, eux qui peuvent manquer à leurs promesses par cas de mort, et être trompés par l'arrivée d'un mauvais naturel? Le Seigneur dit bien : Gardez-vous de les empêcher de venir à moi (1). Qu'ils viennent donc, quand ils sont adultes; qu'ils viennent lorsqu'ils apprennent, lorsqu'on leur enseigne oii ils viennent. Qti'ils deviennent chrétiens, quand ils atiront pu con- naître le Christ. Pourquoi un âge innocent se hàte-t-il vers la rémission des péchés? On agira avec plus de précaution dans les choses séculières ; et celtii à qui l'on ne confie pas un bien temporel, on Itii confie un bien spirituel. Qu'ils sachent demander le salut, afin que vous paraissiez l'avoir donné à qui l'a deman- dé (2). «

Il se trotivait un grand nombre de personnes qui différaient le baptême dans des vues et des intentions tout-à-fait inexcusables ; car l'on restait ainsi en de- hors pour mener une vie plus libre et plus conforme aux inclinations de la nature, et on espérait passer un jotir sans effort des eaux purifiantes dti baptême à la possession du bonheur éternel, avec ceux qui avaient travaillé sans relâche à s'immoler à Jésus-Christ. Ce n'était pas trop de la pressante parole d'un Bouclie- d'Or (3) pour réveiller d'une telle léthargie ces tièdes

fi) Mat th. XIX, 14.

(2) Tertnll. de BapiismOf cap. xviii.

'3) Chrysost. in Epist. ad Hebr. flomil. xta.

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chrétiens qui, tous les jours, voyaient subitement tom- ber à leur côté d'autres hommes trompés dans leurs espérances.

On ne sait pourquoi Jérôme avait aussi difï'éré. Quand il se présenta pour cette grande action, il lui fut dit par le prêtre, suivant la coutume :

Renonces-tu à Satan? et il répondit : /y renonce. Et à toutes ses œuvres? J'y renonce. Et à toutes ses j)ornpes? J'y renonce.

Deux fois, selon l'usage (1)^ on lui adressa la même demande; deux fois il répondit : Je renonce.

Ensuite, se tournant vers les régions le soleil se couche, il renonça à celui qui est à l'occident, et meurt en nous avec les péchés; puis, se retournant vers les régions le soleil se lève, il fit pacte avec le soleil de justice, promettant de le servir (2).

S'il cherchait à enrichir son esprit des trésors de l'é- rudition profane et de la science des temps passés, Jé- rôme, ainsi enrôlé sous la bannière du Christ n'oubliait pas de nourrir son ame des grandes vérités de l'Evan- gile et des religieux souvenirs du christianisme. Le futur apologiste du culte des Saints, le rude jouteur qui était destiné à combattre Vigilantius, allait s'ins-

(i) s. Ambros. dcMijfitic. cap. n. De Sacram. :, 2.

(2) Uiule et in nijsleriis primum reniincianius ei qui in Occidenle esl, no- bisque morilur cum peccatis, et sic versi ad Orientem, pactum inimus cum sole jiistitiae, et ei serviluros nos esse proniittimiis. Hieron. Comment, in Amoa, cap. Vf, pag. i43i.

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pirer d'avance aux loiiibeaux des Apolres et des Mar- tyrs.

Sous la ville inênie de Rome, et sous les plaines au milieu desquelles elle est assise, s'étendent, à plusieurs milles, d'immenses souterrains, qui forment une se- conde Rome, cryptes augustes sacrées pour le chrétien, asyles et premiers temples des fidèles aux jours de la persécution, c'est-à-dire pendant trois siècles, et enfin, dernières demeures furent déposés les restes mor- tels des frères et des chrétiens martyrisés. Si ces vastes galeries furent primitivement creusées pour une autre destination, c'est ce qu'il n'est pas aisé de décider. On a souvent affirmé qu'elles se formèrent petit à petit par l'extraction de la pouzzolane, espèce de sable vol- canique, dont les Romains faisaient un fréquent usage dans la construction de leurs édifices. Mais il suffit d'un simple coup-d'œil pour se convaincre que cer- taines catacombes, celle de Sainte- Agnès, par exemple, sont percées dans un tuf, quia la couleur de notre terre glaise, et non point dans la pouzzolane. Alors, les théories sont un peu confondues et déconcertées (1).

Saint Jérôme, et, avec lui, le noble poète Prudence, qui écrivait au lY^ siècle, nous a laissé sur les Cata combes d'intéressantes notions, que l'on aime à rap- procher de leur état actuel. « Lorsque j'étais jeune,

(i) Le savant Père Elavchi du Collège romain, rauteiir du traité de Assr, daigna nous accompagner dans les cryptes de Sainte-Agnès, en 1842, et nous fit remarquer l'absence de la pouzzolane. Du reste, le P. Marclii doit publier le résultat de ses recljerches dans ces mêmes Catacombes.

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dit Jérôme, et que je m'instruisais à Rome dans les études libérales, j'avais coutume, avec d'autres jeu- nes gens du même âge et de la même carrière que moi, de parcourir, aux jours du Seigneur, les tom- beaux des Apôtres et des Martyrs ; puis, d'entrer fré- quemment dans ces cryptes qui, creusées dans les profondeurs de la terre, portent de chaque côté, à leurs parois, des corps ensevelis, et sont tellement obscures partout que c'est presque l'accomplissement de ces paroles du prophète : quils descendent vivants dans le sépulcre (1). Rarement un peu de jour admis d'en haut tempère l'horreur de ces ténèbres, en sorte qu'on dirait moins une fenêtre qu'un trou par lequel descend la lumière. On n'avance ensuite que pas à pas, et, lorsqu'on est entouré de cette aveugle nuit, on songe à ces vers de Virgile :

Partout règne le deuil, partout l'ombre effrayante, Et le silence même ajoute à l'épouvante (2). "

(i) Ps. LIV, l6.

(2) Dum essem Roraae puer, et liberalibus studiis erudirer, soiebam cum caeteris eiusdem aetatis et proposili diebus dominicis sepulcra Apostolorum et Martyrum circuire ; crebroque cryptas ingredi, cpiae in terranim profunda de- fossae, et ulraqne parte ingredientium per parietes habent corpora sepulto- rum, et ita obscura suntomnia ut propeniodum illud propheticum compleatur: Descendant in infernum viventes ; et raro desuper lumen admîssum horrorem temperet lenebrarum, ut non tam fenestram quam foramen demissi luminis pules. Rursumque pedetentim acceditur, et caeca nocte circumdatis illud Vir- gilianum proponitur :

Horror ubique aninios, simul ipsa silentia terrent.

Aen. If, 755. Hieron. Comment, in Ezcc.h. cap. xr, Le passage est inscrit sur la porte

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L'endroit des Catacombes fut déposé le corps de saint îlippolyte, est décrit d'une manière à peu près semblable, mais plus étendue. « Non loin de là, vers l'extrémité des murailles qui ceignent Rome, et dans les champs, il s'ouvre une crypte plongée en de ténébreu- ses profondeurs. Un chemin penché en degrés sinueux vous montre, sous une lumière cachée, à aller par des anfractuosités à cette entrée secrète. Le jour pénètre de l'ouverture d'en haut jusqu'à la porte, et illumine le seuil du vestibule. Lorsque ensuite on voit, après une facile marche, la nuit obscure se noircir dans la douteuse profondeur de cette crypte, on rencontre, aux voûtes percées, des trous qui jettent sur ces antres de clairs rayons. Quoique des retraites douteuses en- tourent de chaque coté sous ces ombreux portiques l'étroitesse des salles, cependant, au dessous de ces entrailles vides d'une montagne creuse, un jour abon- dant pénètre par des voûtes percées. C'est ainsi qu'il est donné en des souterrains de voir la splendeur du soleil, et de jouir de sa lumière. C'est à de telles re- traites que l'on confie le corps d'Hippolyte, près de l'endroit est placé un autel consacré à Dieu. Cette table distributrice du sacrement, et qui est aussi pla- cée comme gardienne de son martyr, consacre dans le sépulcre les ossements pour l'espérance donnée par l'éternel juge, et nourrit en même temps d'une sainte

des Catacomix's de Calixte, la(|uelk donne dans l'église de saint Sébastien hors les murs.

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nourriture les habitants des bords du Tibre (1 ) » Si la forme littéraire ne correspond que médiocrement à l'intérêt des détails, il faut s'en prendre au poète Pru- dence, dont nous avons cherché à reproduire le ton et la couleur, avec ce qu'il y a de pénible et de labo- rieux.

L'auteur des Martyrs a mis dans la bouche de son héros une description des Catacombes, prise, comme tout le poème, aux plus beaux souvenirs de l'antiquité,

(r) Haiid procul extremo culta ad pomoeria vallo,

Mer?a latebrosis crypta patet foveis. Huius in occultum gradibus via prona reflexis

Ire per anfractus, luce latente, docet. Primas namque fores sunimo tenus intrat hiatu,

Illustra tque dies limina vestibuli. Inde ubi progressu facili nigrescere visa est

Noxobscura, loci per specus ambigtuim, Occurrunt caesis immiss£ foramina tectis,

Quae iaciunl claros antra super radios. Quamlibet ancipiles texant hinc inde recessus

Arcta sub umbrosis atria porticibus, Attamen excisi subter cava viscera montis

Crebra terebrato fornice lux pénétrât. Sic datur absentis per subterranea solis

CeiTiere fulgorem, luminibusque frui. Talibus Hippolyli corpus mandalur opertis,

Propler ubi apposita est ara dicata Deo. Tlla sacramenti donatrix mensa, eademque

Custos fîda sui marîyris apposita, Servat ad aeterni spem iudicis ossa sepulcro,

Pascit item sauctis Tibricolas dapibus.

Hymn. xi Periatephon. tom. n, pag. rrnR, (dit. Arevalo, Ronine, T789, in 4".

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el élisant une brillante transition des lémoii»nages qui précèdent à l'état moderne de ces cryptes chrétiennes. « En traversant des champs abandonnés, dit Eudore, j'aperçus plusieurs personnes qui se glissaient dans l'om- bre, et qui toutes, s'arrêtant au même endroit, disparais- saientsubitement. Poussé parla curiosité,je m'avance et j'entre hardiment dans la caverne s'étaient plongés les mystérieux fantômes ; je vis s'allonger devant moi des galeries souterraines, qu'à peine éclairaient de loin à loin quelques lampes suspendues. Les murs des corridors funèbres étaient bordés d'un triple rang de cercueils placés les uns au dessus des autres. La lu- mière lugubre des lampes, rampant sur les parois des voûtes, et se mouvant avec lenteur le long des sépul- cres, répandait une mobilité effrayante sur ces objets éternellement immobiles. En vain, prêtant une oreille attentive, je cherche à saisir quelques sons pour me diriger à travers un abîme de silence, je n'entends que le battement de mon cœur dans le repos absolu de ces lieux. Je voulus retourner en arrière, mais il n'était plus temps ; je pris une fausse route, et, au lieu de sortir du dédale, je m y enfonçai. De nouvelles avenues qui s'ouvrent et se croisent de toutes parts, augmentent à chaque instant mes perplexités. Plus je m'efforce de trouver un chemin, plus je m'égare; tan- tôt je m'avance avec lenteur, tantôt je passe avec vi- tesse; alors, par un effet des échos qui répétaient le bruit de mes pas, je croyais entendre marcher préci- pitamment derrière moi.

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« 11 y avait longtemps que j'errais ainsi; mes forces commençaient à s'épuiser; je m'assis à un carrefour solitaire delà cité des morts. Je regardais avec inquié- tude la luniière des lampes presque consumées, qui menaçaient de s'éteindre. Tout-à-coup une harmonie semblable au chœur lointain des esprits célestes sort du fond de ces demeures sépulcrales ; ces divins ac- cents expiraient et renaissaient tour à tour; ils sem- baient s'adoucir encore en s'égarant dans les routes tortueuses du souterrain. Je me lève et je m'avance vers les lieux d'où s'échappent les magiques concerts ; je découvre une salle illuminée. Sur un tombeau paré de fleurs, Marcellin célébrait le mystère des Chétiens; des jeunes filles, couvertes de voiles blancs, chantaient au pied de l'autel; une nombreuse assemblée assistait au sacrifice. Je reconnais les Catacombes (1). »

Nos savants modernes ont beaucoup écrit sur les Catacombes, et leurs recherches ont ajouté bien des choses aux notions incomplètes que nous venons de reconnaître chez des écrivains de l'antiquité ecclésias- tique; mais on n'a pas eu à réformer ces notions sous le rapport de l'exactitude, parce qu'il serait difficile aujourd'hui de décrire en d'autres termes les Cata- combes de Rome, et surtout d'en donner une idée plus précise (2) . Dans celles de leurs parties qui sont restées accessibles, elles offrent encore ce même aspect d'en-

(r) Chateaubriand, les Manyrfi, liv. v, pag. 264, ôdit. T,advoral. [9.) Raoul-Rochette, Tableau des Caîaombes de Rome ; Paris, rS^;, in i'>., pag. ',6.

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semble qui frappait saint Jérôme, et produisent aussi sur l'ame de celui qui les visite en chrétien des im- pressions pareilles. Le temps cependant, la science moderne et la religion même ont apporté bien des changements à l'état partiel des Catacombes. Depuis les premières fouilles dans cette ville des morts, de- puis les premiers écrits qui furent alors publiés, elles ont été dépeuplées d'une partie de leurs habitants, proposés par l'Eglise à la vénération des fidèles; beau- coup de sarcophages et d'inscriptions tumulaires ont contribué à former le nmsée chrétien du Vatican; et la plupart des peintures, dégradées ou perdues, n'exis- tent plus que dans les dessins des artistes qui les re- cueillirent. On en a trouvé, dans ces dernières années, quelques précieux restes aux Catacombes de Sainte- Agnès ; nous y avons vu de nos yeux la parabole des Vierges folles de l'Evangile, et l'histoire de Daniel dans la fosse aux lions. Ces différentes scènes, découvertes par des fouilles nouvelles, confirment d'une manière éclatante l'antiquité des peintures chrétiennes dans les Eglises, car les sujets dont nous parlons ici se trouvent à l'un des bras de la croix latine formée par une cha- pelle.

Les Catacombes, comme nous l'avons dit, se com- posent de longs corridors, qui se croisent en tout sens, et forment des labyrinthes inextricables pour ceux qui se hasarderaient à les parcourir sans guide. Il en est qui s'étendent à la distance de plus d'un mille, et quelques-uns comptent plusieurs étages creusés les uns

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sous les autres. Les jours qui provienneni de la partie supérieure n'éclairent que bien faiblement ces demeu- res funèbres et rendent indispensable la lumière des lampes, que les premiers chrétiens paraissent y avoir singulièrement prodiguées. C'est dans les parois de ces étroites allées que sont creusées des niches basses et allongées (locuU), dans les proportions nécessaires pour contenir un cadavre. Elles sont disposées symé- triquement à droite et à gauche, en plusieurs li- gnes superposées ; dans quelques cimetières, on en voit cinq rangs. Des briques cimentées ou des pierres fermaient ces modestes sépulcres, dérobaient les morts aux regards des vivants, et tel est aujourd'hui l'état de ceux qui sont encore intacts. Parmi les niches que l'on trouve ouvertes et vides, les unes ont été dépouil- lées des corps qui leur furent autrefois confiés ; les au- tres peut-être ne reçurent jamais les hôtes inanimés pour qui elles avaient été disposées. Il en est, comme à Sainte-Agnès, gisent encore quelques petits osse- ments, qui tombent en poudre humide, dès qu'on les presse de la main . Rome n'a pas de souvenir qui remue plus vivement.

De loin en loin, ces longues et étroites avenues s'é- largissent pour fornjer soit des espèces de carrefours, soit des salles plus ou moins spacieuses, plus ou moins semblables à des chapelles, et qui paraissent avoir servi aux assemblées des Chrétiens, à leurs agapes, à la célébration des divins mystères. Dans quelques-unes, on voit encore des gradins pour les fidèles, des sièges

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destinés vraisemblableiïienl aux pontifes. Les peintu- res exécutées sur les murs ou sur les voûtes des Cata- combes, décoraient surtout ces parties des cimetières chrétiens qui furent les temples primitifs de l'Eglise persécutée. 11 en est de même, croyons-nous, des sar- cophages ornés de sculptures (1).

Le pieux Jérôme qui descendait ainsi dans le si- lence des catacombes, et qui savait se choisir de di- gnes amis parmi la nombreuse jeunesse des écoles, ne put échapper au fatal torrent qui enrporte le cœur, à un âge de passions vives et fougeuses, et oii le sang est en cbullition dans toutes les veines. Augustin, lui qui avait passé par cette orageuse tourmente, et qui en savait les indicibles misères, les excès et les folies, compare les affections des jeunes années à une forêt dont le feuillage s'étend varié et touffu (2), et il se plaint tendrement à Dieu de ce règne de la chair et des sens (3).

Outre le penchant naturel, il y a encore pour entraî- ner au précipice tine certaine émulation, et comme une rivalité dans le mal; puis, lorsque la voix des amis vous crie : Allons, faisons, il semble qu'on ait honte d'être moins dépravé qu'eux (4), et l'onsejette témérai-

(r) L'abbé H. Greppo, Notice sur le corps de saint Exupère, martyr, donm* par S. S. Grégoire XV! â l'œiivr,' de la Propagation de la Foi; Lyon, Pélagaud et Lesne, i838, in-S^, pag. 6 et suiv.

(a^i Silvescere ausus suiii vaiiis el iimbrosis amoribus, Confess, n, j.

(3) Accepil in nie luxuria sceptrum. Ibid. ■?..

(4) Sed quuni dicilur: Eamus, faciaoïns^ el pudet non e.sse impiideiileni. Ihid. 9.

56 rement à leur suite. Saint Jérôme, tout en passant par une jeunesse moins orageuse que celle de saint Au- gustin, apprit cependant combien il est difficile, sur- tout quand on est livré à soi-même, de se garder pur au milieu des plaisirs et des sollicitations d'une grande ville. Il confesse humblement qu'il ne vécut pas à Rome sans y avoir des heures de vertige, et sans se blesser les pieds aux ronces du chemin. Si plus tard il élevait jusqu'aux cieux la virginité, ce n'était pas, disait-il, qu'il l'eût conservée, mais c'est qu'il était pé- nétré d'une admiration plus grande pour un bien qu'il ne possédait pas; et il trouvait avec raison qu'il y a de l'ingénuité et de la candeur à louer dans les autres ce que l'on n'a plus soi-même (1).

A travers les avis qu'il donne au moine Béliodore, une sorte de confusion vient le prendre, quand il se re- plie sur son passé, et alors il part de l'aveu de sa chute pour arriver aune leçon plus efficace et plus forte. « Si je te donne cet avertissement, dit-il, ce n'est pas que j'aie gardé intacts mon navire et ma cargaison, ni que, habile nautonnier, j'ignore ce que c'est que les flots; au contraire, en tant que jeté naguère sur le bord par le naufrage, c'est d'une voix timide que je signale l'é- cueil aux navigateurs. Dans ce gouffre, la Charybde de luxure dévore le salut. Là, de sa figure de vierge, Scylla, comme une passion souriante, flatte pour en-

(i) Virginilalem in coeluni fero, non quia habeain, sed quia iiiagis mirer quod non habeo. ïngenua et verecunda confessio est quo ipse caieas id in aliis praedicaie. Lettres, toni. ir, pag. io8.

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traîner les naufrages de la pudicité. Là, un rivage bar- bare; là, le démon, ce pirate, porte a\ec ses compa- gnons des chaînes pour ceux qu'il prendra. Gardez- vous de le croire, gardez-vous de vous considérer com- me en sécurité. Quoique la mer sourie aussi calme que la surface d'un étang, quoique l'extrême dos du vaste élément soit a peine ridé par un souffle léger, ce champ récèle de grandes montagnes; au dedans est renfermé le péril, au dedans est l'ennemi. Etendez les cordages, suspendez les voiles. Que l'antenne de la Croix soit appliquée sur les fronts; ce calme est une tempête (1). '^

Ailleurs, il se dit souillé encore de l'ancienne conta- gion, et rappelle à des amis qu'ils savent combien est glissant le chemin de l'adolescence ; qu'il y est tombé, lui, et que ce n'est pas sans crainte qu'eux-mê- mes le traversent (2) .

11 n'y a rien de désespéré avec des intelligences qui ont ainsi le sentiment profond des faiblesses du cœur, et qui trouvent en elles-mêmes ces douloureuses plain- tes sur leur misère et leur faiblesse. Le vertige peut bien quelque jour monter au cerveau, la pensée du devoir s'éclipser sous les fumées de la convoitise, mais ce fatal assoupissement ne durera pas, la pierre du tombeau ne pèsera pas toujours sur ce mort de quelques

(i) Leitres, toni. i, |jag. 3g.

(2) Scilis ipsi lubiicuin adolesceutiae iter, lu quo el ego lajjsus siim, et vos lion sine limore transilis. Lcllres, tom. i, pag. 64 et 6?..

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semailles, de quelques anuées peut-être, et il se fera une soudaine et miraculeuse résurrection, après la- quelle on pourra dire de lui aux passions anciennes, comme Fange du sépulcre disait aux saintes femmes, en leur montrant le suaire replié et vide : Celui que vous cherchez neH pai ici; il est ressucité (i) ,

(() Malih. xxvui, 6.

CHAPITRE J\

Voyages des anciens. - Vovaye de saiiil .léronie dans les Gaules. La ville de Trêves. Les AUicotli , peuple barbare. Copie de sainl Hilaire. Tableau de la ville d'Aquilée, sainl Jérôme s'arrête, en re\enant des bords du Rhin. Le vieillard Paul de Concordia.

« Nous lisons dans les anciennes histoires que cer- tains hommes parcoururent les provinces, visitèrent des peuples nouveaux, passèrent les mers, afin de voir de leurs yeux ceux qu'ils connaissaient par les livres. Ainsi Pythagore pour les sages de Memphis ; ainsi Platon pour l'Egypte et pour Architas de Tarente, et il parcourut avec beaucoup de fatigue cette cote de l'Ita- lie qu'on appelait autrefois la grande Grèce. Lui donc qui, dans Athènes, était maître et puissant; lui, dont

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la doctrine retentissait dans les gymnases de l'Acadé- mie, il voulut devenir étranger et disciple, aimant mieux apprendre avec modestie les sentiments des autres que de débiter les siens avec hardiesse. Enfin, comme ilpoursuivait leslettres, qui fuyaient en quelque sorte par toute la terre, pris et vendu par les pirates, il se vit forcé d'obéir à un féroce tyran; et, captif, ga- rotté, esclave, ne laissa pas néanmoins, en qualité de philosophe, d'être plus grand que celui qui l'avait acheté. Nous lisons aussi que, des derniers confins de l'Espagne et des Gaules, certaines personnes de distinc- tion vinrent auprès de Tite-Live, dont l'éloquence coulait comme une fontaine de lait ; ceux que n'avait pas attirés le désir de contempler Rome, la réputation d'un seul homme les amena. Cet âge vit un prodige inoui et digne d'être célébré par tous les siècles : c'est que des gens qui entraient dans une si grande ville, cherchassent quelque chose hors delà ville même. Apol- lonius, qu'il fût magicien, comme le dit le vulgaire, ou qu'il fut philosophe, comme le prétendent les Pytha- goriciens, entra dans la Perse, traversa le Caucase, pé- nétra chez les Albani, chez les Scythes, chez les Massa- gètes, dans les opulents royaumes de l'Inde, et enfin, après avoir passé le très large fleuve du Physon, ar- riva chez les Brachmanes, pour entendre Hiarchas, qui, assis sur un trône d'or et buvant à la fontaine de Tantale, dissertait au milieu de quelques disciples sur la nature, sur le mouvement des astres et la course des jours; de là, à travers les Elamites, les Babylo-

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nieiis, les Chaldéens, les Mèdes, les Assyriens, les Parthes, les Syriens, les Phéniciens, les Arabes, les Palestiniens, étant revenu dans Alexandrie, il se ren- dit en Ethiopie pour voir les Gymnosophistes et au milieu des sables cette fameuse table du soleil. Cet homme trouva partout quelque chose à apprendre, en sorte que, toujours profitant, toujours il devenait meilleur (IV »

Jérôme, qui parlait ainsi de ces grands et illustres voyageurs que l'antiquité avait vus, le bâton de pèle- rin à la main, chercher à connaître les mœurs des peuples et des cités, interroger les souvenirs des na- tions, recueillir les doctrines des écoles, voulut aussi errer sur des plages étrangères, et entendre et voir de près les hommes qu'il ne connaissait que par leur re- nommée ou par leurs écrits. 11 savait que les enseigne- ments donnés « de vive voix ont quelque chose d'une secrète énergie , et que, en se versant de la bouche du maître aux oreilles du disciple, ils résonnent plus fortement (2). »

La cité des Tréviri était depuis longtemps au nom- bre des villes qui se distinguaient le plus, et par leur importance géographique, et par leur culture litté- raire. Depuis qu'elle était devenue colonie romaine, elle avait servi de résidence à plusieurs empereurs, que le soin de veiller à la défense de la frontière ame- nait souvent et retenait dans les Gaules. Ce fut dans la

(i) Lettres, tom. irr, pag. 21.0. (2) Ibid. pag. •ifÇ).

62 capitale des Tréviri, ce fut sur les rives à demi bar- bares du Rhin que le jeune Dalmate, après ses études faites à Rome, vint, en l'année 369, essayer la cu- riosité naturelle de son esprit, en la compagnie du fidèle Bonosus, qui avait la même nourriture, le même logement que lui (1). Dans ce voyage. Saint Jérôme visita une partie des Gaules ; il semble, du moins, qu'on est autorisé à le penser, d'après l'at- tention qu'il met à énumérer les différentes cités, les divers peuples qui avaient été victimes des invasions des Barbares. Ce pèlerin de la science fut témoin d'une étrange chose. Il vit les Atticoti, peuple britan- nique, se nourrir de chair humaine, et ne trouver de délicieuse nourriture que celle-là (2), tandis qu'ils avaient dans les bois des troupeaux de porcs, de gros et de petit bétail. Ils étaient différents des Scotti , ou Ecossais , avec lesquels il n'a garde de les confondre, car il dit que, chez ces derniers, l'on avait pas d'épouse à soi, et que, comme s'ils eus- sent lu le Gouvernement de Platon, ou bien qu'ils sui- vissent l'exemple de Caton, nulle femme, parmi eux, n'appartenait en propre à un époux, mais que, selon qu'il plaisait à chacun, on satisfaisait sa passion à la manière des brutes (3). Toutefois, d'après Ammien

(f) LcUics, fom. (, pag. il.

(a) Mëlaïujeft. etc., tom. r, pag. 89.

(3) Ibid. Scottoriim et Attirotorum ritii, ac de Republica Plalonis, pro- misciias ïiiores, communes liheros haheant. Lettres, tom. ;v, \^a^. 224. —Voir l'Ammion Marcellin do Leipzig, rSo.S, tom. n., pag. i',3.

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Marcellin, qui rapporte que les Scotti et les Attacotti, comme il les nonmi^, en les traitant de nation très belliqueuse, qui, se répandant çà et là, exercèrent de grands ravages (1), il paraît que ces deux peuples de- vaient être voisins l'un de l'autre.

Lorsque plus tard, Jérôme comparait ses souvenirs de voyageur, il établissait une étroite parenté entre la langue que parlaient les Tréviri et celle qu'il trouva chez les habitants de la Galatie, indépendamment de la langue grecque usitée dans tout l'Orient. 11 est vrai que l'idiome natal avait subi quelque altération parmi les Gala tes, qui ne pouvaient se retremper à la vérita- ble source, mais ces changements ressemblaient à ceux que les Africains avaient introduits aussi dans la langue des Phéniciens, ou bien encore à ceux que la langue latine éprouvait chaque jour dans chaque province (2) .

Pendant son séjour dans la ville des Tréviri, saini Jérôme s'occupa d'étude et de transcriptions de livres. Nous apprenons de lui qu'il copia alors de sa propre main un long traité de saint Hilaire sur les Syno- des (3), ouvrage écrit en 358 (4), et adressé aux évè-

(r) Itidemque AUacroIti, l^ellicosa hominum gens, et Scotli, per diveisa vagantes, multa populantur. Rerum Ge.st. xxvu, S.

(a) Galatas, excepto sermone graeco, qiio omnis Oriens loqiiitur, propiiam linguam oamdeni paene hahere cjuani Tréviri, nec referre si alicjua exindc cor- rnneriiît, qiium et Afri Phoenicum linguam nonnnlla ex j.arle mntaverinî, et ip?a Latinitas et regionibiis quotidie mutetur et tempore. Mclmu/es, t. n.

(3) Lelires, tom. i, pag. 9.5.

, V) ïillemoni, Mc'm., tom. xu, pag. 9.

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ques des Gaules (1). Il copia ce livre pour liutïin (2), ce qui montre que déjà il y avait entre eux cette ami- tié sincère et étroite d'abord, mais que plus tard on verra se perdre douloureusement dans des contesta- tions acerbes et passionnées. Ce fut aussi sur les bords du Rhin que Jérôme songea sérieusement à vouloir servir Dieu, comme il le dit, et cette détermination, il avait pris l'initiative, entraîna Bonosus dans la même voie (3).

Aquilée, noble et fière colonie, que Rome avait pla- cée entre les Alpes Noriques et les derniers flots de la mer qui baignait le pays des Vénètes (4) , servait de boule vart à la Cisalpine, dans un temps les pro- vinces ultérieures n'étaient pas encore soumises (5). Elle était en même temps l'entrepôt du commerce des Romains avec les nations illyriennes, et il s'y faisait un considérable échange de vins, d'huiles, de salaisons, de pelleteries, d'esclaves et de bestiaux. La noblesse et l'opulence de ses habitants, la magnificence de ses édi- fices, plaçaient Aquilée au rang des grandes cités, et son enceinte put comprendre jusqu'à cent vingt mille âmes. Auguste vint souvent jusque-là pour organiser les guerres contre la Pannonie et la Germanie (6). Aqui-

( i) Livre des Hommcii illnsirc.s, pag. r43 do notre édii. (î) Lettres, lieu ciré.

(3) Ibid, pag. i3.

(4) Vers l'an t8f5 avant l'ère chrétienne.

(5) Strahon, liv. v, pag. i/'i de la lra<l. franc.— U'Anville, tom. i, p. r86. i_6; Snelon. Atig. xx.

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lée avait de fortes murailles, était ornée d'un bon port, et les bâtiments de charge remontaient vers cette placé par le Natiso. L'on voyait sur ses monnaies un aigle aux ailes déployées (1). Ce fut à Aquilée que les sol- dats élevèrent au faîte de l'Empire Vespasien (2). Le poète Ausone lui assignait le neuvième rang parmi le?i cités les plus illustres (3) , et nous voyons par Jornan- dès que, sous les derniers empereurs, elle était la ca pi taie de tout le pays Vénète (4).

Elle soutint une dernière et terrible lutte contre At- tila, en l'année 452. La glorieuse épéede Narsès ne put lui rendre son ancienne splendeur, et il n'était pas da- vantage dans les destinées de son Patriarchat de la sau- ver d'une ruine totale.

L'africain Fortunatianus, qui en fut évêque sous le règne de l'empereur Constance, apporta dans cette église le venin de l'hérésie arienne. Il avait écrit, d'un style commun et sec, des Commentaires sur les Evan- giles (5), travail néanmoins que saint Jérôme estimait et qu'un jour il demandait à Paul de Concordia (6).

Valérianus, pontife d'une rare vertu et d'un zèle con- sommé, essaya de réparer le mal qu'avait fait son prédécesseur, et sut grouper autour de lui quelques

(i) Ughelli, liai. sacr. tom. v, pag. 14.

(2) Suet. Vesp. vi.

(3) Clar. urb. vu.

(4) De Rébus Gel, xlii, ap. Muratori, tom. i, pag. 212.

(5) Livre des Hommes illustr.y pag. r4x.

(6) Lettres, tom. i, pag. 79.

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prêtres qui avaient à cœur la science et la piété évan- géliques. C'était le prêtre Chromatius ; le diacre Eusé bius, son frère ; l'archidiacre Jovinus, que les noeuds de l'amitié leur unissaient à l'égal des nœuds du sang (1) ; le sous-diacre Nicéas, à qui, du fond de la Syrie, Jé- rôme rappelait en mémoire les délices de la patrie, leurs communes pérégrinations (2). et qui, élevé à l'é- piscopat, écrivit, dans un style simple et net, six li- vres à! Instructions pour les Compétents qui désiraient arriver à la grâce du Baptême, puis un livre à une Vierge tombée (3). C'était aussi le moine Chrysogonus, à qui Jérôme rappelait d'heureux jours passés avec lui, et dont il admirait l'humilité, dont il vantait la vertu, dont il préconisait la charité, en le grondant de son silence (4) . C'était Ruffin, discipliné à cette école, et qui s'y instruisit dans la foi chrétienne, sous la discipline spéciale de Jovinus (5) . C'était enfin, parmi les noms conservés, la pieuse mère de Chromatius et d'Eu-

(i) Ibid, pag. 59 et 69.

(2) Ibid, pag. 7r.

(3) Gennade, Livre des Hommes ilhisl., pag. air. Oennade le dit évê- que Romacianae civitatis ; Tillemont conjecture que Nicétas pourrait bien être le Nicétas de saint Paulin, lequel fut évéque de Romaciana, dans la Dacie. Ughelli, tom. v, pag. 32, pense qu'il s'agit d'Aquilée.

(4) Aè/rf, pag. 71-3.

(5) Ego, sicut et ipse et omnes norunt, ante annos fere triginta in monaste- rio iam positus, per gratiam baptismi regeneratus, signaculura fidei conse- quutus sum per sanctos viros Chromatium, Jovinum et Eusebium, opinalissi- mos et probatissimos in ecclesia Dei episcopos, quorum alter tune persbyter beatae memoriae Valeriani, alter archidiaconus, alius diaconus, simulque pa-

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sébius, marchant de concert avec eux dans les voies de la sainteté, et puis d'estimables sœurs (1), qui, ayant triomphé et de leur sexe et du siècle, gardaient leurs lampes abondamment pourvues d'huile. « Oh ! disait Jérôme, oh ! l'heureuse maison résident la veuve Anna, des vierges prophétesses, et deuxSamuels nour- ris dans le temple ! » Quoique chaque jour les géné- reux frères confessassent le Christ, en observant ses préceptes, cependant à cette gloire privée se joignait encore celle d'une confession publique et éclatante, puisque c'était par eux que le poison du dogme Arien était exclu de leur ville (2).

Dans sa Chronique, il cite spécialement Florentins, Bonosus et Ruffin ; il représente le premier comme si miséricordieux envers les indigents, qu'on lui avait donné le glorieux surnom de Père des pauvres (3) .

Ce troupeau choisi formait une sorte de chœur an- gélique, suivant l'expression de Jérôme (4). On pour- rait donc rapporter à ces temps-là ce qu'il dit de lui-

ter milîi et doctor symboli ac fidei fuit. ïnvect. lib. i, inter 0pp. Hieron. t. iv, pag. 352 de la II*' partie.

(i) Le texte porte: Una quoqiie (salulamus) siispiciendas cunclas sorores. Je croirais volontiers, attendu le cunclaa^ qu'il s'agit purement de sœurs spi- rituelles ; cependant Tillemont ne l'entend pas ainsi. M^m. tom. xir, pag. ro et 3o, non pins que Martianay, pag. Sa de la Vie; et le Virgine.t prophetissae, dans ce tableau de famille, viendrait à l'appui de ce dernier sens.

(2) Lettres^ tom. i, pag. 67.

(3) Ex quibus Florentins tam misericors in egenos fuit, ut vulgo Pater pau- perum nominatus esset.

(4) Ibid.

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même, de son adolescence renfermée dans les cellules d'un monastère, il s'efforçait plutôt d'être que de paraître quelque chose (1).

Jérôme, pendant qu'il était dans ces contrées, vit à Concordia (2), ville d'Italie, assez voisine d'Aquilée, un vieillard nommé Paul, qui disait avoir connu à Rome lorsqu'il était fort jeune encore, un notaire du bien- heureux Cyprien, notaire d'un grand âge déjà, lequel avait coutume de raconter que Cyprien ne passa ja- mais un seul jour sans lire TertuUien; et qu'il lui di- sait souvent : Donne-moi le Maître (3), désignant par ce chaleureux auteur de traités si éloquents et si nerveux. Paul aussi aimait TertuUien; il en possé- dait un exemplaire, qu'il prêta à Rufïin, et que, vers l'an 372, il redemandait avec instance, par l'entremise de Jérôme (4) .

Telle était la famille de Chrétiens au sein de laquelle Jérôme passait alors des jours heureux et purs, effaçant le passé par une vie meilleure , et songeant peut-être à un avenir inconnu qui s'ouvrait devant lui avec ses révolutions du cœur, ses tourmentes physiques, et ses puissantes luttes de l'esprit et de la chair.

(i) Qui ab adolescentia in moaasterii clausus cellulis, magis esse voluerira aliquid quam videri. Lettres, tom. ii, pag. 464.

(2) Ughelli, loc. cit. pag. 329.

(3) Livre des Hommes illustres, pag. 89=91.

(4) Lettres t tom, i, pag. 2 5.

CHAPITRE V.

\

Saint Jérôme au tombeau de Scipion. L'Orient : Jérusalem. Dépari de Jérôme pour les contrées orientales. - Itinéraire. Maladies, pertes d'amis. Encore sa sœur. Jérôme à Antioche. Les deux Apol- linarius : le grammairien et le rhéteur.

Ce même Jérôme que nous avons vu descendre dans la sombre et religieuse horreur des Catacombes, les fie tions du génie nous le représentent, avec son amour pour l'étude, allant consulter le rivage Pline fut la victime d'une ardeur pareille, interrogeant la lave d'Herculanum et les cendres de Pompéï, cherchant la cause des bruits menaçants de Solfatare, et, en com- pagnie de nobles amis, Augustin et Eudore, courant à Literne rêver sur le tombeau de Scipion l'Africainr

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Judée, l'avenir ne pourrait plus séparer l'idée de vos déserts et de ma pénitence !

« Jérôme prononça ces mots avec une véhémence qui nous surprit, ajoute Eudore. Sa poitrine se soule- vait; il était comme un cerf altéré qui désire l'eau des fontaines (1). »

Ce qui tourmentait, en effet, saint Jérôme, c'était l'ardeur de son ame et une brûlante soif de connaître et d'aimer. Nature vive et inquiète, il eût été mal à son aise, d'ailleurs, en des routes battues du vulgaire; il j eût peiné et sué beaucoup, il s'y fut trouvé trop à l'étroit et y eût étouffé. Il lui fallait ou Rome et ses im- menses rumeurs, ou le désert et son vaste silence. Ce fut un jour heureux pour lui que le jour qui le poussa vers la solitude, car, placé comme en sentinelle, il put jeter sur le monde une vue plus libre, et le diriger de loin, sans être mêlé à toutes ces agitations qui l'eus- sent tué. Cet homme, appelle à combattre pour l'Eglise, eut le temps de se former sous des maîtres habiles, et de se préparer à être bientôt l'un des oracles de l'uni- vers chrétien.

L'Orient, dont il allait fouler le sol mystérieux et inspirateur, avait toujours été le pays des sciences, des traditions antiques. Berceau du monde, il avait entendu la voix de Dieu aux jours de la création. Ber- ceau du christianisme, il avait vu passer Jésus-Christ, et entendu sa parole révélatrice; il avait été sillonné de ses

(0 Chateaubriand, les Martyrs, livre v, pag. 240 et 25 1,

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L'auteur des Martyrs , une fois qull a conduii Jérôme vers ce poétique tombeau, lui fait élever la voix, et dire, après quelques moments de médita- tion :

« Amis, les cendres du plus grand des Romains, me font vivement sentir notre petitesse et l'inutilité d'une vie dont je commence à être accablé. Je sens qu'il me manque quelque chose. Depuis longtemps je iie sais quel instinct voyageur me poursuit; vingt fois le jour, je suis prêt à vous dire adieu, à porter mes pas errants sur la terre. Le principe de cette inqiétu- tude ne serait-il point dans le vide de nos opinions et de nos désirs? La vie entière de Scipion nous accuse i Ne versez-vous pas des pleurs d'admiration, ne sentez- vous pas qu'il est un bonheur différent de celui que nous cherchons, quand vous voyez l'Africain rendre une épouse à son époux ; quand Cicéron vous peint ce grand homme parmi les esprits célestes, montrant à Emilien, dans un songe, qu'il existe une autre vie la vertu est couronnée ? »

Augustin trouve sa propre histoire, à lui, et la peinture du mal secret qui le consume. « Ah! s'il était quelque vérité cachée, s'il existait quelque part une fontaine d'amour inépuisable, intarissable, sans cesse renouvelée, l'on pût se plonger tout entier!...

« Avec quels transports, s'écria impétueusement Jérôme, je m'élancerais vers cette source ! Rivage du Jourdain, grotte deBethléhem, vous me verriez bientôt au nombre de vos anachorètes ! 0 montagnes de la

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pas immortels, béni de sa main divine, illuminé de son doux et puissant regard, enrichi de ses bienfaits, sanc- tifié par sa présence. La Palestine surtout, elle qui avait ouï et touché tant de merveilles, devait tressail- lir encore des sublimes visites de ces hôtes divins, de ces voyants qui avaient raconté l'avenir, et de ce Messie qui venait à l'heure par eux signalée. Jérusa- lem voyait affluer dans sa religieuse enceinte de nom- breux pèlerins qui venaient s'agenouiller au tombeau de Jésus-Christ, saluer les lieux témoins de ses mira- cles, de ses vertus et de sa Passion. La foi se retrem- pait aux sources natives, et l'on s'en retournait avec une grande joie dans l'ame, quand on se disait : J'ai baisé la terre de ses pieds, j'ai contemplé de mes yeux la terre, les monts, les fleuves qu'il vit aussi de ses yeux ; j'ai prié sur la colline aride il pria, et d'où il laissa tomber la parole de la consommation (1). Tous les siècles ont vu ainsi de pieux pèlerins s'a- cheminer vers Jérusalem, jusqu'à la solennelle épo- que où les nations s'y jetèrent en ardentes croisades; et, depuis ces temps-là même, ni la foi, ni la science n'ont cessé d'envoyer leurs visiteurs au tombeau de Jésus-Christ. Heureux qui en est revenu plus chrétien, après avoir prié et pleuré,

, . . qui divoto,

Il gran sepolcro adora e scioglie il voto (2).

(0 Consummaluni est. loan. xtx, 3o.

(>) Gerusalemme liberata, canl. xx, st. ull.

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Vers l'an 372, Jérôme fut arraché de l'Italie par uii tourbillon soudain (1), quelque grande passion peut- être, et séparé brusquement de ses amitiés les plus chères. 11 rappelle, avec des vers de Virgile, qu'il se forma sur sa tête un affreux orage, dès qu'il n'eut plus autour de lui que les mers partout, partout le ciel (2). 11 traversa avec des fatigues inouïes la Thrace, le Pont, la Bithynie, la Galatie, la Cappadoce, les brû- lants climats de la Cilicie aux plaines immenses (3), et, enfin, après les longs détours d'une incertaine pé- régrination, la Syrie s'offrit à lui, comme un port de salut à un malheureux naufragé (4) . Nous savons de lui qu'il avait vu Ancyre, métropole de la Galatie, et observé de combien de schismes'^elle était déchirée (5). Il avait vu aussi, près de Rhoses, à l'extrémité de la Cilicie, le saint abbé Théodose et sa pieuse congréga- tion, à qui il avait demandé de vive voix, et deman- dait ensuite par lettres qu'ils priassent pour lui, afin qu'il put être délivré des ténèbres de ce siècle (6).

Etabli sur les barbares confins de la Syrie, et placé de son propre vœu, afin de vivre en paix dans les champs et la solitude (7), car il s'était décerné, dit-il.

(x) Subitus turbo convulsit. Lettres, tom. r, pag. 6.

(2) Àen. xir, igS.

(3) Cilicia spatiis porrigitur late distentis. Amm. Marcell. xiv, 8.

(4) Lettres, tom. i, ibid.

(5) Mélanges, tom. i, pag.

(6) Lettres, ibid. pag. 19. Tillemont, ibid, [^ag. 16.

(7) Lettres, tom. ir, pag. 479.

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la peine qu'il méritait, Jérôme, fidèle à ses souvenirs classiques, trouvait que celui qui court au delà des mers, cliange de ciel, mais non pas d'humeur (1). Un implacable ennemi s'acharnait tellement à ses traces que, dans la solitude, Jérôme souffrait de plus gran- des guerres qu'auparavant (2). Du même désert, il écrit à son ami, le diacre Julianus, que non seule- ment il ignore ce qui se passe dans sa patrie, mais qu'il ignore si sa patrie même existe encore. Quoi- qu'on le déchire d'une dent cruelle, il ne craint pas le jugement des hommes, lui qui aura Dieu pour juge, et il se compare fièrement à l'homme juste que les ruines du monde frapperaient sans qu'il eût peur (3) . Le flot de la persécution montait donc assez fort vers Jérôme pour que déjà il dut faire arriver ses plaintes jusqu'au pape Damase.

11 éprouva tout ce qu'il peut y avoir de maladies, et son pauvre corps, débile même dans la santé (4), se trouvait affaibli de plus par les souffrances mo- rales. De deux yeux que Jérôme avait, il en perdit un, dit-il; Innocentius, cette portion de son ame, lui fut enlevé par les ardeurs d'une fièvre soudaine. Il ne lui restait pour toute lumière que son cher Evagrius, qui trouvait dans les infirmités de Jérôme un surcroît de fatigues. Avec eux encore il y avait Hylas, servi

(i) Horat. Il Episl. n, 27.

(2) Lettres, ibid. pag. la.

(3) Ibid. pag. 57.

(4) Ibid. pag. 5.

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leur de la sainte Mélanie, lequel efïaçait par la pu- reté de ses mœurs la tache de son esclavage ; il rou- vrit par sa mort une cicatrice qui n'était pas encore fermée (1).

Ceux que Jérôme eut ainsi pour associés dans sa so- litude de Syrie, les avait-il eus aussi pour compagnons de voyage? Nous ne le savons pas, si ce n'est peut- être en ce qui concerne Evagrius, qui passa comme lui par la Cappadoce, et alla à Césarée vers 370. Dans toutes les lettres que Jérôme écrit du désert de Syrie, il parle d'Evagrius comme d'un homme qui était, ou son compagnon, ou son correspondant (2).

Jérôme n'avait pas quitté la patrie sans éprouver ce brisement de cœur qui vient à toute séparation sen- sible. Il savait quels liens retiennent au toit pater- nel; il n'avait point une ame de fer, ni de dures en- trailles, et il avait passé par ces fortes épreuves (3). Il se plaisait à faire à Héliodore un tableau des adieux qui se multiplient, et des embrassements qui vous étreignent.

Il songeait à sa pauvre sœur autrefois tombée, mais relevée ensuite par les soins du diacre Julianus, dont elle était l'œuvre dans le Seigneur Jésus (4). Le ciel, disait Jérôme, le ciel, en la lui rendant vivante, de morte qu'elle était, la lui avait donnée pour le guérir

(i) Lettres y ibid. pag. 7.

(2) Lettres y tom. i, pag. 17, 27, 59, 10 1.

(3) Etnosper ista transivimus. /ô/d. pag. Sa.

(4) Soror mea sancti Iuliani in Christo fructus est. Lettres , lom. r, pag. 64.

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de la blessure à lui faite d'abord par le démon. Bien qu'elle marchât dans la bonne voie, Jérôme craignait encore tout pour elle, même les choses sures. Il écrivait à ses amis Chromatius, Jovinuset Eusébius, qu'il fallait que chacun d'eux la soutînt de ses consolations, et la fortifiât de ses lettres. Il exprimait enfin le désir que l'évêque Valérianus daignât l'animer par quelques li- gnes de sa main, car une ame de jeune fille est puissam- ment affermie, dès qu'elle comprend que des supérieurs prennent intérêt à sa destinée (1).

Et quant au diacre Julianus, auteur de cette pieuse résurrection, Jérôme se réjouissait d'apprendre de lui, tout le premier, qu'une sœur bien aimée persévérât dans sa route et son repentir. Il écrivait à Julianus de se souvenir des paroles de l'Apôtre, qui enseigne que nos bonnes oeuvres doivent subsister toujours; il lui disait de se préparer à une récompense du Seigneur, pour la belle action qu'il avait faite, et sollicitait de fréquentes nouvelles de cette conquête qui ferait un jour l'objet de la gloire du saint diacre (2).

Avant de se confiner dans les bornes de la solitude qu'il avait prise, et qui formait la partie du désert tou- chant aux Saracéni, près de la Syrie (3), Jérôme avait passé quelque temps à Antioche, avec Evagrius (4) .

(r) Nostis puellares animos his rébus plerumque solidari, si se intelligant ciirae esse maioribus. Ibid. {">.) Ibid. pag. 57.

(3) Ibid. pag. 9.3.

(4) Ibid. pag. 27.

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Il nourrissait toujours sa merveilleuse ardeur pour l'étude, mais il voulut s'instruire du sens des Ecri- tures par l'autorité des plus illustres personnages de l'Eglise, et non point par ses propres lumières, car il regardait la présomption comme le pire des maî- tres (1).

11 y avait alors à Antioche, un homme dont les ex- positions sur l'Ecriture Sainte faisaient bruit, et atti- raient autour de sa chaire de nombreux auditeurs. C'était Apollinarius, évéque de Laodicée. Il était fils d'un Apollinarius, qui avait le rang de prêtre; et quant à lui, il remplissait l'office de lecteur. Versés tous deux dans les arts libéraux, ils furent très utiles à la cause chrétienne, lorsque l'empereur Julien publia cette loi ridiculement vexatoire, par laquelle il croyait frapper au cœur les disciples de l'Evangile, en ne leur permettant ni de devenir juges et magistrats, ni d'aspirer aux honneurs et aux dignités, ni de paraître dans les assemblées et à l'agora, ou place publique ; mais surtout en défendant aux enfants des Chrétiens l'étude des poètes et des orateurs grecs, puis la fré- quentation des écoles payennes. Ce qui lui pesait surtout et gênait ses plans de réforme polythéiste, c'étaient des hommes tels que Basile et Grégoire, tous deux produits par la Cappadoce, et qui surpassaient de beaucoup tous les orateurs de ces temps-là. 11 y avait bien d'autres éloquents personnages , dont les uns

(0 Ibid. tom. ICI, pag, g. Tom. iv, pag. 435.

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adhéraient à la foi de Nicée, et dont les autres avaient embrassé la doctrine des Ariens.

Parmi eux figurait ApoUinarius, connu de Basile et de Grégoire, ainsi que du sophiste Libanius.

L'ancien ApoUinarius était originaire d'Alexandrie; il enseigna d'abord la grammaire à Béryte, en Phéni- cie, passa à Laodicée, s'y établit et y eut un fils du même nom que lui. ApoUinarius disposa Fart grammatical sous une forme chrétienne, et traduisit, en vers héroïques les livres de l'Ancien Testament. Il usa de tous les genres de mètres, afin qu'il n'y eût au- cune sorte de composition grecque qui fut neuve pour les Chrétiens, ou qui pût leur rester inconnue.

Le jeune ApoUinarius, exercé à la grammaire dans sa jeunesse, mais qui, plus tard, enseigna la rhétori- que, et s'appliqua par conséquent à l'art de parler, exposa en forme de dialogues les Evangiles et les 'écrits des Apôtres, transportant chez ses co-religion- naires la manière de Platon. Mais celui de tous ses nombreux ouvrages qu'on estimait le plus, et auquel même Jérôme trouvait beaucoup de force, c'était ses trente livres contre Porphyre. Ce philosophe, si connu par la haine qu'il porta au christianisme, niait que les écrits du prophète Daniel fussent de celui dont ils portaient le nom; il prétendait que ces livres ve- naient d'un certain personnage qui vivait en Judée sous Antiochus Epiphanes, et que Daniel avait moins prédit l'avenir, que narré le passé; enfin, que tout ce qu'il disait jusqu'à Antiochus renfermait une histoire

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véridiqiie, mais que, s'ii y avait quelque chose au delà, ce n'était que mensonge. Apollinarius lui ré- pliqua dans le vingt-sixième tome d'un livre très con- sidérable (1), et qui avait pour titre : De la Vérité.

Les deux champions trompèrent donc la ruse de Julien, mais ni leur science ni la loi n'eurent à rester longtemps en face l'une de l'autre ; la mort y vint mettre ordre. Les travaux des deux Apollinarius de- vinrent à peu près inutiles, une fois Julien disparu, et l'on retourna avec ardeur à l'étude des lettres profa- nes, vaste mine que les Chrétiens continuèrent à fouil- ler pour y puiser ce qu'elle avait d'utile, et y trouver des armes contre le paganisme. Toutefois, en entendant Apollinarius, en le cultivant même, Jérôme n'em- brassa jamais ses opinions particulières sur le sens qu'il faut donner aux Ecritures (2) ; il écoutait les juifs et les hérétiques, comme il lisait les ouvrages d'Origènes, mais ni les uns ni les autres ne furent, à aucune époque, la règle de sa croyance. Rome et Grér goire de Nazianze, voilà quelles étaient les pures sour- ces de sa foi et de sa doctrine.

L'hérésie d' Apollinarius consistait principalement à soutenir que Jésus-Christ n'avait pas eu V Entende- ment humain, c'est-à-dire ce que les Grecs appellent Nouç, et les Latins Mens; qu'il avait eu seulement la chair, c'est-à-dire le corps et l'ame sensitive comme

( i) Mdlanr/es, toni. n, pag. SSp. (2) Leltres, tom. m, pag. 9.

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les bêtes, et que lu Divinité tenait lieu d'entende- ment. Il insistait sur ces paroles de saint Jean : Le Verhe a été fait chair, et prétendait que l'ame rai- sonnable étant la source du péché, le Sauveur consé- quemment n'avait pas du la prendre. Il accusait ceux qui reconnaissaient en Jésus-Christ la nature humaine entière, de le diviser en deux, et soutenait que deux tout ne pouvaient être vraiment unis. Il ajoutait que le corps de Jésus-Christ n'était pas formé de la chair de la Vierge Marie , mais qu'il était descendu du ciel ; que, par conséquent, il devait être d'une autre nature que le nôtre, et qu'il s'était dissipé après la résurrection ; de sorte que Jésus - Christ avait été homme plutôt en apparence qu'en réalité (1).

ApoUinarius errait aussi sur la Trinité sainte, éta- blissant en elle des degrés de supériorité et d'infério- rité ; la composant d'un grand, d'un plus grand, d'un très grand ; et soutenant que le saint Esprit est comme la splendeur, le Fils comme le rayon, le Père comme le soleil. Les docteurs orthodoxes l'accusaient même de dire comme Sabellius, que ce ne vsont que des di- versités d'appellations, et que le même qui est Père, est encore Fils et saint Esprit. Il avait embrassé Ter- reur des anciens Millénaires, et enseignait, comme eux, que Jésus-Christ régnerait sur la terre, que l'on ob- serverait encore la loi cérémoniale, c'est-à-dire la cir-

(i) Epiphan. Aclv. Haeres. i.xxvii, 2. Vincent. Lirin. Commonit. cap. xH, pag. 89-91 de notre édit.

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concision, le sabbat, la distinction des viandes, les sacrifices sanglants et tout le reste du culte judaïque, ressuscitant ainsi les figures de l'ancien Testament, en face des réalités et des splendeurs du Nouveau (1).

Tout à la fois grammairien et poète, philosophe et orateur, Apollinarius, qui avait une passable con- naissance de sa langue, et qui l'écrivait avec facilité, inonda le monde de ses livres. 11 avait laissé des Let- tres et de nombreux Commentaires sur l'Ecriture. Ses livres, dans la suite, n'étant pas bien venus, les Nes- toriens, pour mieux tromper, en répandaient plusieurs sous le nom d'autorités respectables, comme Grégoire le Thaumaturge, Athanase d'Alexandrie, et Jule, sou- verain pontife. Aujourd'hui, de cette foule d'écrits que Sozomène voyait avec des yeux trop admiratifs, il ne reste que les Psaumes traduits envers héroïques.

Longtemps les erreurs d' Apollinarius furent tolérées, parce que les plus doctes et les plus dignes évêques de l'Orient professaient une singulière estime pour la gravité de ses mœurs et pour l'étendue de ses con- naissances. Saint Epiphane, dans un livre d'exposition et de réfutation spéciales, ne parle de lui qu'avec un respect ému. Ce noble et vénérable vieillard, Epiphane l'avait tant aimé ! Athanase et tous les cœurs catholi- ques avaient eu pour lui tant d'attachement et de considération ! Quand donc les disciples d' Apollinarius venaient à répéter les enseignements du maître, les

t] Basil. Episi. lxxiv, pag. S; 6.

Tom. !. 0

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chefs catlioliqucs ne poiivaient d'abord croire, et ne regardaient pas comme vraisemblables de telles er- reurs dans la bouche d'un tel homme. On accusai! l'intelligence des disciples; sans doute qu'ils ne saisis- saient pas nettement les hautes leçons d'Apollinarius, ses doctrines trop abstraites peut-être, et cette suspi- cion semblait d'autant mieux fondée qu'il y avait une grande différence de pensée dans les rapports des au- diteurs.

Saint Basile de Césarée échangea des lettres avec ApoUinarius; il ne le regardait pas comme un enne- mi, et déclarait même que, pour divers motifs, il lui vouait une certaine vénération; mais il n'était pas tel- lement esclave de cet homme qu'il voulut prendre sur lui ses crimes, car il trouvait beaucoup à blâmer dans quelques-uns de ses livres. îl se défendait ensuite d'un reproche, celui d'avoir jamais rien demandé ou reçu d'Apollinarius touchant l'Esprit-Saint. Il avait lu quelques Commentaires de cet exégète, mais pas tous, car, indépendamment du manque de temps et de son peu de santé, il ne se trouvait pas de caractère à ai- mer les livres néotériques (1).

Ce fut un grand deuil pour l'Eglise que les aberra- tions et la chute d'Apollinarius, car, dans ses jours d'orthodoxie, il avait subi l'exil pour n'avoir pas voulu partager la doctrine des Ariens (2).

(i) Basil. Epist. i.xxxii, pog. 909.

(2) Epiphan. lor. laud rap. xxtv, pag. Tor8. Basil. Episi, i>xxiv.

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Saint Epiphane en ressentait un profond chagrin, et disait que cette ruine lui avait rendu la vie amère. Vincent de Lerins, au commencement du V^ siècle, rappelait avec une admiration franche les éminentes qualités, les combats et les écrits d'ApoUinarius, en déplorant comme une tentation pour l'Eglise la lin de cette carrière qui eut pu être si pure et si brillante (1).

ApoUinarius ne se sépara ouvertement de l'Eglise qu'en l'année 376, et il eut la douloureuse gloire, en exerçant un grand ravage dans l'Orient, de donner son nom à une faction religieuse, celle des Apollinaristes. On est tristement affecté, quand on songe à ce que devint cette nature distinguée, et à ce qui fut cause de sa rupture avec les orthodoxes.

11 y avait dans le clergé de Mêlé tins, évêque d'An- tioche, un prêtre du nom de Vitalis, distingué entre tous les autres pour la régularité de sa vie et son zèle à conduire ceux qui étaient sous sa discipline. C'était aussi ce qui lui avait attiré les respects du peuple. Mais peu de temps après, s'étant séparé de son évêque, il s'attacha à ApoUinarius, se mit à la tête de ceux qui professaient dans Antiochela même opinion, et vit se ranger autour de lui, à cause de la sainteté de sa vie, des auditeurs nombreux, qui de son nom furent appelés Vitaliens> Ce qui avait occasionné la défection de Vitalis, c'était, disait-on, que Flavien, prêtre d'a- bord avec lui, mais ensuite devenu évêque d'Antioche,

'i) Commonit. cap. xi, pàg. 87.

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avait paru le mépriser en lui disant de ne plus le voir comme de coutume, en sorte que Vitalis, n'écoutant que la voix du ressentiment, était passé dans le parti d'A- pollinarius, et était devenu son compagnon et son ami. Dès lors, ils tinrent deux réunions, en d'autres villes, sous des évéques de leur secte, et se créèrent des rits dif- férents des rits catholiques, chantant même des hymnes particulières, qui furent composées par Apollinarius. Son habileté poétique lui fut très utile pour arriver à ses lins ; les hommes, pendant leurs repas et leur travail ; les femmes, en s'occupant à leurs tissus, re- disaient les cantiques nouveaux; car l'adroit hérésiar- que avait écrit pour les heures de travail et de repos, comme pour les jours de fêtes et pour d'autres circons- tances, des chants très courts., qui tous présentaient la louange de la Divinité. Le pape Damase et Pierre d'Alexandrie condamnèrent par un concile tenu à Rome la secte des Vitaliens.

Apollinarius , du moins c'était une des versions données, était sorti de l'Eglise catholique pour une cause analogue à celle qui en avait séparé le prêtre Vitalis. Lorsque Athanase, revenant de l'exil que lui avait infligé Constantius, se rendait en Egypte, il passa par Laodicée, il se lia d'amitié avec Apollinarius. Mais comme c'était un crime aux yeux des Ariens, que de communiquer avec Athanase, et que George, alors évêque de Laodicée, avait donné dans le parti, il fit injurieusement chasser de l'église Apollinarius , comme ayant méconnu les règles posées par certains

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évèques, en s'étant abouché avec le défenseur des doc- trines catholiques. George lui en fit un crime, et lui reprocha d'autres délits que la pénitence avait effacés. Dans le temps Théodote, prédécesseur de George, gouvernait l'Eglise de Laodicée, Epiphanius, sophiste distingué, qu'ApoUinarius, encore jeune, avait pour maître, lut un hymne à Bacchus, et l'élève assista à cette lecture avec son père. Au début de la pièce, Epiphanius, comme c'était la coutume de ceux qui li- saient en public des poèmes de ce genre, ordonna à tous les profanes, et à ceux qui n'étaient pas initiés, de sortir; mais ni Apollinarius le jeune, ni l'ancien, ni aucun des chrétiens qui étaient là, ne sortirent de l'auditoire. Quand Théodote le sut, il en fut grave- ment choqué, et, après avoir légèrement réprimandé les personnes laïques, leur accorda le pardon; mais les deux Apollinarius furent publiquement repris et chassés de l'Eglise, car l'un était prêtre, et l'autre lec- teur, comme nous l'avons déjà dit. Au bout de quel- que temps, lorsqu'ils eurent accompli dans les larmes et les jeunes une pénitence proportionnée à leur faute, Théodote les reçut de nouveau ; mais lorsque George fut monté sur le siège de ce pontife , Apollinarius ayant eu avec Athanase un entretien dont nous avons parlé, George l'exclut de sa communion et le chassa de l'Eglise. Apollinarius le pria souvent de l'y réin- tégrer, mais n'ayant pu fléchir l'évêque, et ne pre- nant conseil que d'une ame ulcérée, il voulut jeter du trouble dans l'Eglise, puis, au moyen de ce qu'il avait de

m

plus émineni, la parole, tirer vengeance d'un homme qui a\ait osé en déposer un autre bien supérieur à lui dans la science des Lettres sacrées. Voilà en vinrent de tristes inimitiés et de petites rancunes. Si George eût montré envers /Vpollinarius l'indulgence de Théodote, une hérésie qui troubla l'Orient n'eût ja- mais existé, car les hommes sont ainsi faits, que si on les méprise, ils s'enhardissent, se livrent à des con- tentions et à des nouveautés ; mais que si l'on est juste envers eux, ils se conduisent avec modération et res- tent dans leur même état. (1).

; 0 Sozonu'ti. vi, -j.^.

CHAPITRE VI

Histoire de suiiil Matchiis, inoine de Maroiiias. Evagrius d'Aiilioche : îra- diiit eu latin la vie de saini Antoine. llistoiie de la feminc frappc'e sept fois par le bourreau. Comnieniaires de saint Jéiôme .sur Abdias : détails sur ce prophele. Héliodore quille Jérôme ; celui-ci au désert de Chalcis.

Ce fut, dans sa jeunesse, pendant qu'il demeurait en Syrie, que Jérôme connut le moine M-iIchus, dont il nous a raconté les poétiques aventures . A trente milles environ d'Antioche , du coté de l'Orient, se trouvait le petit bourg de Maronias, qui, après avoir eu plusieurs seigneurs ou patrons, vint à passer au pouvoir du pape Evagrius, ami de Jérôme,

A Maronias résidait alors un vieillard appelé Mal-

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chus (1), Syrien de nation et parlant la langue syria- que. Avec lui demeurait une vieille femme extrême- ment décrépite, et qui semblait être voisine de la mort. Jérôme s'enquit avec soin de la nature de cette union, et voulut savoir des habitants si elle était scellée par les liens du mariage, du sang ou de l'esprit. Tous, d'une voix unanime, lui répondirent que c'étaient des personnes saintes, agréables à Dieu, et en racontèrent des choses merveilleuses. Tourmenté du désir de con- naître la vérité, Jérôme aborda un jour le vieillard, lui demanda avec empressement s'il fallait croire ce que l'on disait de lui, et le vieillard fit au jeune homme cet étrange récit :

« Moi, dit-il, ô mon fils, moi donc, possesseur d'un petit champ au territoire de Nisibe, je fus l'unique re- jeton de mes parents qui, me regardant comme le der- nier espoir de leur lignée et comme l'héritier de leur famille, me voulaient contraindre à me marier; je leur répondis que j'aimais mieux être moine. Ce que mon père employa de nienaces, ce que ma mère usa de caresses pour triompher de ma résistance, une chose toute seule te le prouvera, c'est que je quittai la mai- son et mes parents. Mais comme la fuite vers l'orient m'était impossible, à cause du voisinage de la Perse et d'une garde de soldats romains, je tournai mes pas vers l'occident , avec je ne sais quel léger viatique,

(0 Melccli, en syria(iue et en hébreu ; ce qui signilie roi, comme l'obsoive sailli Jérôme.

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pour me garantir seulement de l'extrême nécessité. Qu'ajouter encore ? J'arrivai enfin au désert de Chalcis, qui est situé entre Immas et Béroea, un peu plus vers le midi. Là, comme je rencontrai quelques moines, je me mis sous leur conduite, gagnant ma vie par le tnivail de mes mains, et réprimant parles jeûnes les rébellions de la chair.

« Au bout de plusieurs années, il me vint le désir de retourner dans la patrie, afin de consoler ma mère en son veuvage le reste de ses jours, car je savais déjà que mon père était mort ; de vendre ensuite mes pe- tites possessions, d'en donner une partie aux pauvres, et d'en employer une autre à élever un monastère.

« Mon Abbé se mit à crier que c'était une ten- tation du démon ; que, sous le voile d'une chose hon- nête, se cachait le piège de l'antique ennemi ; que c'était retourner à des affections une fois laissées ; que beaucoup de moines avaient été abusés de la sorte, et que le démon jamais ne se montre à front découvert. Comme il ne pouvait me persuader, il se jeta à mes genoux , me suppliant de ne point l'abandonner. Mal- heureux que je suis ! Je remportai sur mon conseiller un déplorable triomphe, croyant qu'il cherchait non pas mon salut, mais sa consolation propre. 11 m'ac- compagna donc hors du monastère, comme s'il eût fait mes funérailles, et enfin me disant adieu :

« Mon fils, je le vois, tu es marqué du sceau de « Satan; je ne demande point de motifs, je ne re- « çois pas d'excuses. La brebis qui sort du ber-

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« cail est tout aussitôt livrée aux morsures du loup. » « Lorsqu'on \a de Beroea «à Edesse, l'on trouve près de la voie publique une solitude dans laquelle les Sa- racéni, qui n'ont pas de demeure ûxe, vaguent tou- jours de côté et d'autre. L'appréhension qu'on a d'eux fait qu'en cet endroit tous les voyageurs se réunis- sent, afin d'éviter par de mutuels secours un danger imminent. Je me trouvais avec des hommes, des fem- mes, des vieillards, des jeunes gens , des enfants ; nous étions soixante-dix environ. Voilà que tout-à- coup des Ismaélites, qui montaient des chevaux, des dromadaires, fondent sur nous. Leurs tètes étaient chevelues et ceintes de bandelettes, leurs corps à demi- nus. Ils avaient des manteaux et de larges chaussures. Des carquois pendaient à leurs épaules; ils portaient de longues javelines, et balançaient leurs arcs déten- dus, car ils venaient non point pour combattre, mais pour piller.

(( Nous fumes pris, dispersés et emmenés de divers côtés. Moi, cependant, je tombai avec une femme en la puissance du même maître. Nous fûmes conduits, ou, pour mieux dire, nous fûmes hissés et portés sur des chameaux, nous étions plutôt accrochés qu'as- sis, appréhendant toujours de périr dans le vaste dé- sert. Nous avions pour nourriture de la chair à demi- crue, et pour boisson du lait de chameau.

« Enfin, après avoir traversé un grand fleuve, nous arrivâmes dans la patrie la plus reculée du désert, et comme nous v reçûmes l'ordre d'adorer, suivant la

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coutume de la nation, et la femme et les enfants du maître, nous nous prosternâmes devant eux. On me donna des brebis à garder, et j'avais au moins, dans mes infortunes, la consolation de voir assez rarement et mes maîtres et mes compagnons d'esclavage. Il me semblait que j'avais quelque chose du saint homme Jacob, et je me rappelais Moïse; eux aussi ils avaient été pasteurs au désert. Je vivais de fromage frais et de lait; je priais sans cesse, je chantais des psaumes que j'avais appris dans le monastère. Ma captivité me char- mait, et je rendais grâces à la sagesse de Dieu de ce que j'avais trouvé au désertie moine que j'eusse perdu dans ma patrie.

« Or donc, voyant augmenter son troupeau, et ne trouvant en moi aucune infidélité, mon maître voulut me récompenser, afin de m'attacher davantage à ses intérêts, et me donna pour femme cette mienne com- pagne d'esclavage, qui avait été prise avec moi. Com- me je refusais de la recevoir, en disant que j'étais chré- tien, et qu'il ne m'était pas permis d'épouser la fem- me d'un homme vivant, car son mari avait été pris avec nous et emmené par un autre maître, cet homme, naturellement doux et bon, entra en fureur, et, une épée à la main, se précipita sur moi.

« Déjà était venue cette nuit plus ténébreuse que de coutume, et trop soudaine pour moi. Je conduisis dans une caverne à demi ruinée ma nouvelle épouse, et, la tristesse présidant seule à notre mariage, nous avions horreur l'un de l'autre. Alors véritablement,

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je sentis ma captivité, puis, me jetant contre terre, je me mis à pleurer et à dire : Malheureux étais-je donc réservé à un pareil sort ? Mes péchés m'ont-ils amené à ce point que, la têle déjà blanchie, il me faille deve- nir l'époux de cette femme? Que me sert d'avoir aban- donné pour le Seigneur, mes parents, ma patrie, mes biens, si je perds cette vertu de continence pour la- quelle j'ai renoncé à tout? Ou plutôt, ne suis-je point réduit à cette extrémité, parce que j'ai voulu retourner dans ma patrie? Que faisons-nous, 6 mon ame? Péris- sons-nous, ou faut-il triompher?

« En parlant ainsi, je tirais mon épée qui reluisait au milieu même des ténèbres, et, tournant la pointe contre moi :

« Adieu, dis-je, femme infortunée; tu m'auras plu- tôt pour mart} r, que pour époux.

« Elle alors, se jetant à mes pieds :

« Oh! moi, dit-elle, par Jésus-Christ et par la fatale nécessité nous réduit l'heure présente, je t'en con- jure, que l'effusion de ton sang n'aille pas devenir un crime qui soit le mien. Si tu es résolu de mourir, tourne ton glaive contre moi d'abord. Quand bien même mon époux reviendrait vers moi, je garderais la chasteté que l'esclavage m'a enseignée, ou je mour- rais plutôt que de la perdre. Pourquoi veux-tu mou- rir de peur d'être uni à moi? Je mourrais, si tu le voulais être. Que nos maîtres donc s'imaginent que tu es mon époux, mais que le Christ sache que tu es mon frère. »

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« Je fus bien étonné, ô mon fils, el, admirant ia vertu de cette femme, je l'en aimai davantage comme épouse. Plusieurs jours se passèrent dans cette simple et respectueuse union, qui nous avait rendus plus agréables à nos maîtres. Nul soupçon de fuite; quel- quefois même, fidèle pasteur de mon troupeau, j'é- tais absent un mois tout entier à travers la solitude.

« Longtemps après, me trouvant seul et assis au dé- sert, puis ne voyant que le ciel et la terre, je me mis à réfléchir tacitement en moi-même. Il me souvint, entre autres choses, de la société des moines avec les- quels j'avais vécu, et surtout du visage de mon Père Abbé qui m'avait instruit, qui m'avait eu près de lui, et que j'avais quitté.

« Pendant que j'étais absorbé dans ces pensées, j'a- perçus un essaim de fourmis qui se pressaient en un étroit sentier, et portaient des fardeaux plus lourds que leurs corps. Celles-ci traînaient avec les tenailles de leurs petites bouches quelques graines d'herbes, celles- tiraient de la terre de leurs trous et interceptaient avec des digues les conduits des eaux. Les unes, se préoccupant de l'hiver futur, avaient soin, de peur que la terre humide ne convertît en herbes leurs gre- niers, de couper les grains qu'elles avaient amassés. Les autres portaient avec un deuil solennel les corps morts de leurs compagnes, et ce qu'il y avait de plus admirable dans une si grande multitude, c'est que celles qui sortaient ne gênaient point celles qui en- traient; que même, si elles en voyaient quelqu'une

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que le poids de son fardeau eût fait tomber, elles met- taient, pour l'aider, leurs épaules sous le faix. Ce jour- me donna un beau spectacle. Me rappelant alors Salomon qui nous envoie à la sagesse des fourmis (1), et qui, par cet exemple, réveille les âmes engourdies, je commençai à m'ennuyer de ma captivité, à chercher en pensée les cellules du monastère, à désirer d'être semblable aux fourmis chez lesquelles chacun tra- vaille en commun, et nul n'ayant rien à soi, toutes choses sont à tous.

« Quand je fus rentré dans le lieu je couchais, la femme vint à moi, et je ne pus dissimuler sur mon visage la tristesse de mon esprit. Elle me demanda pourquoi j'étais si abattu. Je lui en dis les motifs; je l'engageai à prendre la fuite.

« Il y avait dans mon troupeau deux boucs d'une merveilleuse grosseur. Je les tue, je fais des outres avec leur peau, et je prépare leurs chairs pour qu'el- les soient notre viatique. Aussitôt que la nuit appro- che, pendant que nos maîtres s'imaginent que nous sommes couchés, voilà que nous nous mettons en route, portant avec nous les outres et une partie de la chair des boucs. Lorsque nous somnries arrivés au bord du fleuve, à dix mille de là, nous enflons les outres, nous nous plaçons dessus, et nous nous con- fions à l'onde, ramant un peu avec les pieds, afin que le fleuve nous portant vers le bras, beaucoup plus

(i) Prov. rv, 6 -S.

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loin que l'endroit d'où nous étions partis, et nous dé- posant sur l'autre rive, ceux qui nous suivront perdent la trace de nos pas. Cependant une partie de nos vian- des s'étant mouillée, et l'autre étant tombée dans l'eau, il notis reste à peine de quoi vivre trois jours. Nous courons, nous regardons toujours derrière nous, et nous avançons beaucoup plus de nuit que de jour, tant par appréhension d'une embûche des Saracéni qui errent çà et là, que par crainte de la grande cha- leur du soleil.

« Au bout de trois jours, nous apercevons au loin et d'un regard douteux, deux homme-s montés sur des chameaux, et venant en toute hâte. Notre esprit aussitôt, présageant quelque malheur, se met à penser que c'est notre maître; nous songeons à mourir, et nous voyons le soleil couvert de ténèbres. Tandis que nous sommes dans ces appréhensions, et que nous comprenons qtie, à nos pas imprimés sur le sable, nous avons été trahis, il se présente à notre droite une caverne qui avance bien loin sous terre. Alors donc, nous pénétrons dans cet asyle; mais, à l'entrée même, et sur la gauche, nous nous confions à une fosse, n'osant pas aller plus loin, de peur de rencon- trer la mort, tandisque nous la fuyons, et nous di- sant à nous-mêmes :

« Si le Seigneur aide des infortunés, nous sommes sauvés. S'il dédaigne des pêcheurs, nous avons ici un tombeau. »

« Quelles penses-tu, mon fils, que furent nos pen-

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sées , quelle aussi notre terreur, lorsque notre maître s'arrêta tout près de la caverne, avec un de ses escla- ves, et que, sur l'indice de nos pas, ils arrivèrent jus- qu'à l'endroit qui nous cachait? Oh! combien il était plus aiFreux d'attendre ainsi la mort qu'il ne l'eût été de la subir !

« Le maître envoie donc son esclave nous tirer de la caverne. Lui, il tient les chameaux, et, le glaive à la main, attend que nous sortions. L'esclave cependant s'étant avancé l'espace de trois ou quatre coudées environ, nous le voyons par derrière, du fond de no- tre cachette, et sans qu'il nous aperçoive; puis nous entendons ces paroles résonner dans la caverne :

« Sortez, pendards; sortez, pour recevoir la mort. Qu'attendez-vous donc? Que tardez-vous ? sortez. Le maître vous appelle, et attend patiemment. »

« Il parlait encore, et voilà que, à travers les ténè- bres, nous voyons qu'une lionne s'est emparée de lui, et, après l'avoir étranglé, l'entraîne tout sanglant. Bon Dieu, quelle ne fut point alors notre terreur! quelle ne fut point notre joie! Nous voyions périr notre en- nemi, et le maître n'en savait rien! Comme il s'aperçut que l'esclave tardait, il s'imagina que deux personnes luttaient contre une seule, et, ne pouvant contenir sa colère, il s'en vint dans la caverne, le glaive à la main, puis, d'une voix furieuse, accusait la lâcheté de son esclave; mais lui-même fut enlevé par la lionne, avant d'être arrivé près de notre asyle.

« AiFranchis delà crainte du maître, nous avions sous

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les yeux la perspective d'une mort semblable, si ce n'est qu'il était plus sûr de passer par la rage d'une lionne que parla colère d'un homme. Tout pénétrés de frayeur, n'osant pas même remuer, nous attendions l'issue de la chose, et la conscience seule de notre chasteté nous servait de rempart, au milieu de tant de périls. La lionne, sentant qu'elle était découverte, et appréhendant quelque embûche, emporta le matin à sa gueule son lionceau, et nous laissa maîtres de l'antre.

«Nous attendîmes longtemps, et, à mesure que nous pensions à sortir, nous nous imaginions voir la lionne à notre rencontre.

« Ainsi donc, sous le poids d'une telle frayeur, quand ce jour fut passé, nous sortîmes sur le soir, et nous aperçûmes des dromadaires qui ruminaient. Nous montâmes sur ces rapides chameaux, et, après nous être restaurés avec de nouvelles provisions, nous pû- mes enfin, le dixième jour, et à travers la solitude, arriver à un camp de Romains. Là, nous fumes pré- sentés au tribun, à qui nous racontâmes la chose comme elle s'était passée. De là, ayant été envoyés à Sabinianus, gouverneur de la Mésopotamie, nous y tou- châmes le prix de nos chameaux; et, comme mon Abbé s'était endormi déjà dans le Seigneur, je me transportai en ces lieux, m'en retournai au monastère, et confiai aux vierges qui étaient ma compagne de captivité que j'aimais comme une sœur (1). »

(i) Saint Jérôme, Vies de saint PauU ermite; de saint Hilnrion et de saint Malchus, tiad. de F.-Z., pag. 121-145.

TOM. I. 7

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Ce miraculeux récit, dans lequel on trouve quel- ques fidèles traits de la vie arabe telle qu'aujourd'hui encore elle se conserve au désert, respire en plus d'un endroit l'affectation du rhéteur, et fut cependant l'œu- vre de la vieillesse de Jérôme (1). Néanmoins, elle pa- rut avant l'année 392 (2). Le but de l'auteur, c'était de glorifier la chasteté et de montrer, comme il le pro- clame dans sa conclusion, qu'au milieu même des glaives, au milieu des déserts et des bétes féroces, la pudicité n'est jamais captive; qu'un homme dévoué à Jésus-Christ peut bien être mis à mort, mais non pas vaincu.

Evagrius, aux mains de qui venait de passer le vil- lage de Maronias, descendait d'un général d'armée, de Pompéianus, surnommé le Franc ^ et doxit la famille existait encore à Antioche. Pompéianus avait fait preuve d'une grande vaillance contre Zénobie, dans cette lutte la fière et glorieuse reine des Palmy- réniens, la veuve du grand Odénat, succombait à Immas, près d' Antioche, et devenait prisonnière de l'empereur Aurélien (3), pour aller mourir à Rome, son nom survécut dans celui de la famille Zéno- bia. Lorsque Eusébius de Vercellae (Verceil) revint en Occident (362), il amena avec lui le prêtre Eva- grius, qui signala son zèle contre Auxentius (369),

(r) Ibid. pag. r45.

(o) Hommes illtistr. pag. 167,

(3) Chronica Trium ill. aiict. pag. r8o. Burdigalae, fGo4, in-fol.

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évéque arien de Milan, et aida Je pape Damase à triompher de la faction scliismatique (1).

Evagrins était doué d'un esprit vif et ardent, et, lorsqu'il était déjà prêtre, composa sur différentes ma- tières des traités qu'il lut à Jérôme, mais qu'il n'avait pas encore publiés lorsque celui-ci écrivit son livre des Hommes illustres (2) . Nous avons d'Evagrius une traduction latine de la vie de saint Antoine écrite en grec par saint Athanase d'Alexandrie. Ce fut à la prière d'Innocentius, son ami, que le prêtre Evagrius fit ce travail, sans que les érudits puissent en assigner la date précise. On pense toutefois qu'il publia en Occi- dent un ouvrage entrepris spécialement pour les Oc- cidentaux. Cette version est écrite dans un style pas- sable, mais elle est si libre que souvent elle semble n'avoir pas eu en vue les paroles d' Athanase, et que, d'autres fois, s'éloignant du but de l'illustre bio- graphe, elle affecte plus de brièveté que n'en a le grec. C'est avec raison que, dans son épilogue, le traduc- teur s'excuse de n'avoir pas rendu la force de l'origi- nal; mais il avait sur la nature de la traduction des idées qui devaient le rendre inapte à s'identifier avec son modèle, et à en reproduire fidèlement la couleur et les traits. Voici un prologue qui en est la preuve.

« Le prêtre Evagrius à Innoce?? tins, so?f très cher fils y salut dans le Seigneur.

(r) LeltreH, tom. i, pag. 129. Baron. Annal. ^69, xxvr». (2) Hommes Ht. pag. iGi.

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« La translation faite mot à mot d'une langue dans une autre couvre le sens, et étouffe, en quelque sorte, le blé sous une herbe joyeuse. Car, tandisque le dis- cours est esclave des cas et des figures, c'est à peine si, dans les détours d'un long circuit, il déroule ce qu'il pouvait indiquer par un bref langage. Evi- tant donc cet écueil, j'ai voulu, sur ta demande, tra- duire la vie du bienheureux Antoine, de telle façon qu'il ne manquât rien au sens, quand même il manquerait quelque chose des paroles. Que d'autres chassent aux syllabes et aux lettres; quant à toi, cherche les pensées. »

Evagrius retourna en Orient, et fit route avec saint Jérôme. En passant à Césarée, il vit saint Basile, et ce pontife assure qu'il lui promit de conmiuniquer à An- tioche avec l'évêque Mélétius (1). 11 se joignit cepen- dant au parti de Paulin, dont il prit même la place en 388 ou 389, d'une manière qui ne put être favorable ni à son honneur, ni à la paix de l'Eglise (2) .

Evagrius vivait encore en 392; il n'eut point de successeur dans son épiscopat des Eustathiens. Quoi- qu'il y fut entré d'une manière peu canonique, et par se fut trouvé à la tête d'un parti que haïssait l'O- rient catholique, Palladius ne laisse pas de lui don- ner le titre de bienheureux (3), ajoutant qu'il avait

(r) Basil, Epist. 342, pag. rirS.

(2) Tillernont, tom. xu, pag. 14.

(3) Pallad. Dial. de Vila Joan. Chryst. Lutetiae. 1682, pag. 5i.

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bien travaillé et bien combattu pour FEglise. Antio- che, qui le regardait comme le chef d'un schisme, ne craignit pourtant pas, après sa mort, de mettre son nom dans les diptyques, afin de ramener ceux de sa communion, et c'est au rang des évêques d'Antio- che qu'on le trouve à la fin de l'Histoire ecclésiasti- que de Théodoret (1).

Pendant son séjour en Occident, Evagrius parut k la cour de Valentinien V\ qui était alors dans les Gaules, et obtint de cet empereur la grâce d'une femme, dont Jérôme nous a laissé la surprenante histoire. C'est le sujet d'une assez longue lettre à Innocentius, etl'œuvre conséquemment delà jeunesse de l'auteur. Il y prend toutes les précautions oratoires, et parle d'un temps de repos qui, semblable à une sorte de rouille, est venu dessécher la faible veine de son ancienne faconde (2) . Lui qui n'a pas même guidé sur un lac une barque lé- gère, il lui faudra se confier aux flots bruyants de l'Eu- xin! Il voit déjà les ondes se gonfler et se blanchir d'é- cume; il appréhende la tempête et les écueils, et s'il se jette en pleine mer, s'il prend le gouvernail, ce n'est bien que parce que la voix d'Innocentius l'y convie.

Cette rouille qu'il allègue avec une modestie un peu cherchée, d'où pouvait-elle venir, si ce n'est d'une interruption dans l'art de déclamer et de mettre en jeu toutes les ressources de l'esprit? Jérôme n'avait pas cessé d'étudier, il était dans la force delajeu-

(x) Theod. pag, 249, édit. Vales. (1) Lettres, tora. i, pag. tia.

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nesse; aussi va-t-il étaler toutes les fleurs de la rhé- torique, et rentrer de plein pied dans les habitudes de l'école. C'est un genre d'intérêt qui s'ajoute ici au tableau des atrocités judiciaires et de l'affreuse torture que demandaient encore les lois romaines. Du reste, Jérôme, à travers son érudition et son éloquence, jettera jusqu'au bout et en toute occurence les saillies d'un es- prit qui était surtout coloriste et visant à l'effet.

Or donc, à Yercellae, ville des Liguriens, située presque au pied des Alpes, et jadis considérable, mais en ce temps-là à demi ruinée et n'ayant que peu d'ha- bitants, on conduisit vers le Consulaire, ou intendant de la province, qui faisait alors son inspection accou- tumée, une femme que son mari avait accusée de coupables intimités avec un jeune homme. Quand les ongles de fer vinrent à sillonner le corps livide et san- glant de ce malheureux, et que la torture alla cher- cher la vérité dans ses flancs ainsi labourés, il se dé- clara coupable d'un crime dont il était innocent, et aima mieux en finir par une mort prompte que d'en- durer de trop longs supplices. La femme fut plus forte. Ni le chevalet, qui disloquait ses membres, ni les chaînes, qui retenaient derrière son dos ses mains flé- tries par l'infection du cachot, ne purent lui arracher l'aveu d'une honte qu'elle n'avait subie ni en son corps, ni en son âme. Elle priait le Seigneur Jésus, et trouvait du courage dans sa foi de chrétienne. On l'at- tache à un poteau par les cheveux; on lie plus forte- ment son corps à l'instrument de supplice, et le bour-

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reaii ne lui épargne aucune rigueur. Bienlol le juge prononce contre les deux accusés une même sentence, et ils sont conduits hors des portes de la ville, au lieu ordinaire du supplice. La foule se précipite vers ce spectacle de sang. Bientôt la tète du jeune homme a volé sous l'épée meurtrière. Lorsque vient le lourde la femme, le bourreau furieux et hors d'haleine est vivement étonné de voir le fer s'émousser quatre fois contre son cou délicat, et se replier comme s'il avait honte d'y toucher, comme s'il avouait sa défaite. C'est alors une grande rumeur dans la foule ; on s'arme pour venger la malheureuse victime, et le bourreau est obligé de prendre la fuite. Cependant, la troupe des licteurs se rassemble; celui d'entre eux qui est chargé de l'exé- cution des condamnés représente avec larmes à la foule agitée, qu'il y va de sa vie, à lui, si cette femme ne subit pas sa sentence. 11 se fait une subite révolution dans les esprits; on abandonne à la mort celle que tout à l'heure on voulait sauver. Elle est donc ramenée au lieu du supplice ; une nouvelle épée, un nouvel exé- cuteur viennent trois fois la frapper, et enfin elle tombe comme morte. Les clercs préposés à la sépulture des morts, enveloppent dans un linceul ce corps ensan- glanté, et lui préparent une fosse. La nuit descendait sur la terre. Voilà que soudain palpite le cœur de la pauvre femme ; ses yeux cherchent la lumière, son corps se ranime et revient à la vie. Cependant mourait une vieille femme sustentée des aumônes de l'Eglise ; on la dépose dans le toml)eau apprêté pour une autre ;

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et lorsqu'un licteur vint, au point du jotir, s'assurer si une victime frappée sept fois était bien et véritable- ment morte, il lui fut répondu par un tertre tout frais que les clercs lui montrèrent. La suppliciée pourtant recevait en secret dans une maison les soins voulus. Comme il y avait crainte que les fréquents voyages qu'un médecin faisait à l'Eglise n'ouvrissent la voie aux soupçons, cette femme, après qu'on lui eut coupé les cheveux, fut envoyée avec quelques jeunes filles dans une métairie isolée, et là, sous des vêtements d'homme, attendit que se fermât la blessure faite par le glaive du bourreau.

Le Consulaire, quand il connut ce qui se passait, ne renonça pas à sa victime. Ce fut alors qu'Evagrius alla trouver l'empereur, le pressa par ses prières, le gagna par son mérite, et obtint, par son zèle empressé, que la femme rendue à la vie fût rendue aussi à la li- berté (1).

Avant qu'il eiït formé le dessein de se retirer dans le désert de Chalcis (374 à 375), Jérôme avait tenté un Commentaire sur le prophète Abdias. Ce fut son premier ouvrage, ou, comme il s'exprime, la première témérité de son esprit, car ne sachant pas assez le sens historiqtie du prophète, il entreprenait pourtant d'en pénétrer le sens allégorique, plus secret et plus relevé. Il écrivit cet ouvrage au sortir de l'école des rhé- teurs (2), et étant fort jeime encore.

(i) Lettres, tom. i, pag. ii3-i2g. (a) Comment, in Abd. pag. 1469.

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11 espérait que ce Commentaire resterait caché dans son écrin, el l'avait même voué aux flammes, lorsque tout-à-coup il lui en arrive d'Italie un exemplaire qui était aux mains d'un jeune homme du même âge qu'a- vait Jérôme, quand il fît ce travail. L'opuscule était peut-être venu en Occident par Héliodore; l'heureux possesseur de cette rareté littéraire lui donnait de tels éloges que Jérôme comprit bien qu'il n'est pas d'écri- vain si médiocre qui ne trouve un lecteur de même force. Le jeune homme insistait, et Jérôme de rougir; l'intrépide prôneur élevait jusqu'au ciel des pensées qu'il trouvait presque mystiques, et Jérôme de baisser la tête, pour cacher la rougeur qui lui montait au

visage.

Ce livre n'est pas venu jusqu'à nous, et saint Jérôme l'effaça par un nouveau Commentaire qu'il écrivit trente ans après, dit-il, vers l'an 400, et depuis son traité des Hommes illustres. Dans la préface du nouveau Commentaire, l'exégète revient cependant avec une sorte d'affection et d'indulgent souvenir sur cet essai de sa jeunesse. En repassant par son ancienne route, il avoue bien qu'à l'époque de ce premier Commen- taire, il était enfant, qu'il ne savait pas encore écrire, que sa main était chancelante et ses doigts tremblants, mais enfin il donnait tout ce qu'il avait.

« Ton Cicéron lui-même, disait-il à Pammachius, déclare que, tout-à-fait jeune, il lui est échappé des choses de commençant et d'inexpérimenté (1). S'il

(r) De Oral., i, 2.

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parle ainsi et des livres à Hérenniiis et de ses livres sur la rhétorique, que je regarde, moi, comme très parfaits, et s'il les juge de la sorte, en comparaison de ceux qu'il composa dans une habile vieillesse, à com- bien plus forte raison déclaré-je librement que le com- mentaire sur Abdias fut l'œuvre d'une tète de jeune homme, que celui-ci est l'ouvrage d'une mûre vieillesse ? SeptimiusTertullianus, lui aussi, pour ses livres contre Marcion ; Origènes, pour le Cantique des Cantiques ; Quintilien, pour ses douze livres de l'Institution ora- toire, ont éprouvé la même chose. On voit évidem- ment par que chaque âge est parfait en soi, et doit être jugé d'après le nombre des années (1). »

Le commentateur, joignant au sens historique et littéral le sens tropologique, voit dans l'Idumée la per- sonnification des ennemis de l'Eglise, représentée par les fils de Jacob, et de même que les enfants d'Edom étaient plus acharnés contre ceux-là que les nations infidèles , de même les Juifs et les hérétiques dé- ployaient contre l'Eglise chrétienne plus de rage que les payens (2). Mais le triomphe de l'hérésie aura son humiliation, et son iniquité descendra sur sa tête (3).

L'Idumée était indifféremment appelée de- trois noms, terre d'Esaii, d'Edom et de Seir; c'était, au

(t) Mc'langes, loni. m, pag. •>. 3.

(■2) Leginuis, videmiis, ((uotidiecjue comprobamus, quando persecutiu contra Ecclesiam oritur, niulto peiores persequutores ludaeos cl liaerelicos fieii quam elhnicos. Ibid. col. 1462.

(3) Ibid. col. i4(J4.

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temps de Jérôme, le pays de Gébalène, sur les confins d'Eleutliéropolis, habitèrent autrefois les Horréens, ou hommes libres, ce qui fit ensuite donner à la ville même son nom i»rec (1). Les cavernes, les retraites rocheuses que devaient fouiller les soldats venus de la Babylonie, saint Jérôme les a décrites comme Abdias. Tout le peuple méridional des Iduméens, depuis Eleu- théropolis jusqu'à Pétra et Aila, résidait en d'étroites cavernes ; et, parce qu'il était dévoré par les ardeurs du soleil, il se réfugiait dans des grottes souterrai- nes (2) .

Jérôme écrivit en deux veilles son Commentaire sur Abdias ; il suivit les traces des anciens, et surtout l'exposition hébraïque, puis dicta rapidement son œu- vre, en sorte, dit-il, qu'un sage lecteur doit y chercher plutôt l'importance du sens que la beauté du langage. Aussi bien ne peut-il mettre dans la dictée cette dou- ceur ni cet arrangement de paroles que l'on apporte dans l'écriture. Autre chose, de tourner souvent le style Qt d'écrire des choses dignes de mémoire; autre chose, quand les notaires sont prêts, de dicter, sous la honte de se taire, tout ce qui vous vient à la bou- che (3) .

Héliodore , qui avait suivi Jérôme en Orient, ne tarda pas à faire le pieux voyage de Jérusalem. Ce ne

(t) Ibld. col. 1456.

(2) Ibid., col. 1460.

(3) Hieroii. In Abd, coi. 1462-70.

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fut pas néanmoins, sans quelques souffrances, mais il trouva dans la ville sainte un charitable personnage qui l'aida en ses nécessités. C'était Florentins, qui avait exercé bien d'autres fois son zèle miséricordieux, et qui avait sustenté, nourri, vêtu, visité d'innombrables frères.

Jérôme eût bien désiré qu Héliodore habitât le dé- sert avec lui (1) , mais le souvenir de la patrie l'em- porta sur les sollicitations de l'amitié. Ce qui rame- nait encore le fugitif, c'était le souci d'une sœur veuve et laissée avec un jeune enfant. Si elle devait ne pas écouter ses conseils, du moins il conserverait Népo- tianus, ce neveu bien aimé (2). Jérôme fut donc laissé en face de sa désolation, de ses gémissements qu'il re- traçait plus tard à Héliodore, en arrosant de larmes une chaleureuse lettre. Héliodore se montra pour Jérôme comme un enfant aimable, et sut adoucir par des caresses l'amertume de la séparation. 11 le pria de lui écrire, une fois retiré dans la solitude, et promit en quelque sorte d'obéir à la voix qui l'appellerait (3). Héliodore ne vint pas !

(i) Ibid. pag. 07.

(2) Ihid. tom. ui, pag. 249.

(3) Ibid. tom. i, pag. 27,

CHAPITRE VIL

Le raonachisme en Syrie. Le moine Aphraates el l'empereur Valens : Théodoret, évêque de Cyr. Occupations de saint Jéi'ôme au désert de Chalcis. Importuné par le souvenir et les visions de Rome : peinture de ses souffrances morales. Il étudie l'hébreu et le chaldéen. Ses études littéraires. Songe dans lequel il promet de ne plus lii-e Cicéron. Jugement de Jérôme sur les auteurs profanes. Reproches que lui adresse Ruffin, au sujet de ses études : Ce que répond le saint docteur. Songes analogues à celui de saint Jérôme dans saint Augustin : dans un disci- ple de saint Odon de Cluny. Saint Jérôme réclame le moine Héliodore pour la solitude.

Le pays de Syrie était alors une seconde Thébaïde, la vie monastique avait pris une grande et rapide extension, surtout dans le territoire de Nisibe.

Les pays voisins de la Syrie, les villes limitrophes comptèrent bientôt leurs philosophes chrétiens. A Carres, il y eut Eusébius, qui s'enferma étroitement; Protogènes, qui devient évêque de cette église. Edesse et les cités voisines avaient eu des moines célèbres,

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Julianus et Ephrem, Ephreni, le sombre et ardent poète, puis Barsès et Eulogiiis, qui, plus tard, fu- rent tous deux éyêques, en récompense de leur admi- rable conduite, et dont l'un ne sortit cependant pas de son ixionastère.

La vie habituelle de ces moines se réduisait à quel- ques points principaux ; c'était de songer avant tout au salut de l'ame, de la rendre dégagée et prompte à quitter les biens de ce monde, et les moyens consis- taient dans le jeûne, la prière, le chant des hymnes sacrées. Voilà ce qui emportait la grande portion de la vie monacale. Il fallait tendre sans cesse à n'avoir nul amour de l'or, nul souci des embarras du siècle, des va- nités du monde ; nul soin du corps, ni des molles aises auxquelles se plaît ce tyran de Famé. Il se pratiquait d'incroyables abstinences, même pour ces régions plus sobres que les nôtres, ce qui n'empêchait pas ces in- trépides ascètes d'arriver à un âge fort avancé. Les travaux corporels venaient en aide aux vertus de l'ame, et, suivant les lieux et l'opportunité, on cultivait la terre, afin de récolter ce qui était nécessaire à la vie matérielle; on préparait des voiles de navires et des cilices; on faisait des éventails, on tressait des nattes et des corbeilles de jonc, que les Frères économes ven- daient ensuite au profit des monastères. Telle était, du moins, la discipline sagement établie par le moine Théodosius, le même, sans doute, que celui à qui Jé- rôme écrivait, lorsqu'il avait pu voir Rhoses, en Cilicie, Théodosius, d'une illustre famille d'Ântioche, s'é-

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lait bâti une petite demeure, au flanc d'une montagne qui regardait la mer (1).

La Syrie proprement dite, aussi bien que la Célé- Syrie, excepté toutefois la ville d'Antioche, n'avait em- brassé qu'assez tard la religion chrétienne, mais elle ne manqua pas de philosophes religieux. Ils furent et parurent d'autant plus forts qu'ils étaient plus abhorrés des habitants de ces contrées, et qu'ils avaient plus souvent à essuyer leurs embûches ; néanmoins, ils su- rent leur résister courageusement, non pas en repous- sant la force par la force, ni en recourant à la ven- geance, mais en souffrant avec une joie résignée les in- jures et les coups mêmes qui leur venaient des Gentils.

Ces ascètes parvenaient presque tous à une honorable vieillesse ; Dieu le permettait ainsi, selon la remar- que de Sozomène, pour que la religion prît un accrois- sement plus rapide. Et, en effet, ces pieux ascètes fu- rent d'utiles missionnaires qui surent amener à la foi chrétienne presque tous les Syriens, et beaucoup de Perses et de Saracéni, en même temps qu'ils se créaient des néophytes et des successeurs (2).

Dans le nombre de ces heureux convertis, il se trouva un Persan d'illustre naissance qui, prenant quelque jour en pitié les superstitions idolàtriques, vint à Edesse, ville populeuse et très attachée au chris- tianisme, puis, se faisant une petite habitation hors des murailles, y cultiva en paix le champ de son ame.

(i) Theodoret, Religiosa Hist. pag. 826 ; Paris, 1642, in-fol., tom. irt. (2) Sozomen. vi, 84.

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Il alla ensuite à Antioche, en des temps difficiles pour l'Eglise, et se mit à tenir aux portes mêmes de la ville une sorte d'école philosophique, il exposait dans un grec barbare les sublimes vérités qu'il avait con- quises. Son langage et sa manière n'avaient rien de l'apprêt des beaux parleurs de la Gentilité, mais la profondeur et la vivacité de son enseignement atti- raient autour de lui des magistrats, des soldats, des savants, des ouvriers qui venaient, les uns le presser de questions, les autres l'écouter en silence, et tous lui fournir le sujet de ses discours.

Jamais il ne reçut rien de qui que ce fût, ni pain, ni mets, ni vêtement; un de ses amis avait seul le privilège de lui apporter du pain, et, dans une extrême vieillesse, il y joignit un peu de légumes, après le coucher du soleil. Une fois, on vit un haut person- nage, revenant d'une légation en Perse, lui offrir reli- gieusement une tunique tissue dans ce pays. Aphraates la déposa sur un siège, dans sa cellule ; mais bientôt fatigué de cet hôte importun, qui agitait sa pensée et réveillait les souvenirs de la patrie, il répondit à An- thémius qu'il avait résolu de n'avoir avec lui qu'une compagne; qu'il ne pouvait, sans injustice, quitter pour celle qu'on lui amenait, quelque aimée et qu'elle honorable qu'elle fut , sa vieille compagne de seize ans.

L'empereur Yalens avait ramené des jours mauvais pour l'orthodoxie, et non seulement chassait des égli- ses les assemblées des hommes religieux, mais encore

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les exilait du pied de la monlai»ne, de lu rive du fleuve et de l'enceinte du belliqueux gymnase. Quelques es- prits courageux, Flavien, Diodore, Aphraates, surent tenir bon contre l'orage. Ceux-là étaient appelés par leur rang de pasteurs à défendre la foi catholique ; ce fut de son plein gré et sans obligation d'office qu'A- phraates se jeta dans la mêlée (1).

L'Orontes baignait au nord le palais impérial d'An- tioche ; au midi, les murs de la ville étaient surmontés d'un vaste portique à deux étages , flanqué d'une haute tour de chaque côté. Entre le palais et le fleuve, il se trouvait une voie publique, par l'on passait pour se rendre aux champs suburbains. Aphraates allant rejoindre dans son gymnase une assemblé d'or- thodoxes, et les confirmer dans la foi à la sainte Tri- nité, sortit par cette porte. Il était vêtu d'un pauvre manteau, appelé sisyra, et, malgré sa grande vieillesse, marchait à pas précipités le long de l'Orontes. On fit remarquer à l'empereur Valens, alors élevé sur le haut portique, cet humble philosophe qui maniait à son gré le peuple de la ville entière. Valens aussitôt lui adressant la parole :

Dis-moi, vas-tu?

Prier pour le monde, et pour la gloire et la pros- périté de ton règne, ô empereur.

Eh ! comment, toi qui as fait profession de la foi monastique, renonces-tu ainsi à ton repos et te mon-

(t) Theodoret. Jbid., pag. 81-2 et secjq, TOM. I.

1 1 h

tres-tu sur la voie publique ? Mieux valait t'enfermer dans le silence de ta demeure.

C'est bien, 6 empereur. Voilà ce qu'il contenait que je fisse, et jusqu'à présent je l'ai fait, tant que les brebis ont joui de la paix du Seigneur. Mais aujour- d'hui qu'elles sont violemment troublées, qu'elles se îTouvent en danger, il faut tout mettre en jeu pour qu'elles ne soient pas mangées par les bêtes ; il faut les sauver ! Dis-moi, de grâce, ô empereur , si j'étais quelque jeune fille demeurant dans un gynécée et pre- nant soin de la maison; si je voyais l'habitation pa- ternelle s'embraser par un incendie soudain, que fau- drait-il alors que je fisse? Devrais-je rester dedans, ne pas m'inquiéter de l'embrasement de la maison et at- tendre que la flamme eût tout envahi; ou bien, lais- sant le gynécée, courir çà et là, apporter de l'eau, éteindre la flamme? Assurément, voilà ce que je de- vrais faire, me répondras- tu, car ce serait une action de sage et prudente jeune fille.

Eh ! bien^ c'est ce que je fais, ô empereur. Et puis- que tu as jeté le feu dans notre maison paternelle, nous nous efforçons de courir à l'entour et d'étouffer l'incendie. Dieu est plus véritablement un père que les pères de la terre. Rien d'insensé, rien de contraire à notre profession, si nous allons réunir les fils de piété, et leur offrir la céleste nourriture.

A ces énergiques et fières paroles, l'empereur ne ré- pondit que par un silence menaçant (1).

(r) Theodoret. Ibid., pag. 8r6. Ecck'fi. Hist. iv, 23.

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Théodoret, évèque de la ville de Cyr, avait vu le saint moine Aphraates, et reçu la bénédiction de sa pieuse main, une fois que tout jeune encore il suivit sa mère vers la demeure de l'ascète. Comme jamais pied de femme ne foula le sol de cette habitation, ce fut seulement la porte ouverte qu'il conversa avec la mère de Théodoret, et qu'il la bénit; mais l'enfant, il daigna l'introduire, et lui octroya le trésor de ses prières. En racontant la vie du glorieux défunt, Théo- doret demandait ardemment le secours d'une média- tion qu'il croyait plus puissante et plus efficace, de- puis que l'athlète vainqueur goûtait la paisible joie du triomphe, près de l'agonothète éternel (I).

Voilà dans quelle religieuse famille, dans quel cer- cle de moines vint s'abriter Jérôme. Le désert de Chalcis avait eu ou avait alors d'innombrables ascètes qui, dans des corps sujets aux faiblesses de la nature, vivaient comme s'ils eussent été impassibles (2) .

Quand bien même saint Jérôme ne nous eût jamais parlé de ses occupations au désert de Chalcis, il nous serait aisé de comprendre que cet homme en qui bouillonnait une continuelle ardeur, devait aspirer a Dieu de toute l'énergie de ses facultés, monter à lui par la méditation de la loi sainte, par l'étude des livres sacrés qu'il avait toujours entre les mains, et par la prière, qui est le plus beau couronnement de toute méditation et de toute étude. Jérôme ne fut pas seu-

(i) Théodoret. Relig. Hist., pag. 819. (2) Ibid., pag. 784 et seqq.

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lementim homme d'ascétisme, en ces jours-là, comme par la suite, car il s'adonnait au travail, l'une des plus saintes occupations de la vie monastique, et gagnait sa vie à la sueur de son front. Allant donc au devani des reproches que les moines de Syrie auraient pu lui faire pour le chasser de la solitude, il leur parle avec une liberté qui n'est propre qu'à un homme irrépré- hensible.

« De grâce, dit-il, qu'ils me permettent de rester dans le silence. Pourquoi déchirent-ils celui qui ne mérite nul ressentiment! Je suis hérétique? Eh! que t'importe, à toi? Demeure en repos; c'est déjà dit. Assurément, tu crains que je n'aille, habile comme je le suis dans la langue syriaque et dans la langue grecque, parcourir les églises, séduire les peuples, créer un schisme ? Je n'ai rien enlevé à personne ; je ne reçois rien gratuitement. De notre main, cha- que jour, et de notre sueur propre , nous gagnons notre nourriture, sachant qu'il a été écrit par TA- pôtre : Celui qui ne travaille pas, qu'il ne mange pas non plus (!)• »

Peut-être Jérôme unissait-il à ses labeurs intellec- tuels la culture de quelque jardin; peut-être s'occu- pait-il à tresser des nattes et des corbeilles de jonc, comme faisaient tant d'autres solitaires. C'est là, du moins, le genre de travail qu'il prescrit à Rusticus, en l'instruisant des devoirs de la vie monastique : « Fais

(r) I.etlreft, tom. i, pag. rofï.

117 quelque ouvrage, afin que toujours le diable te trouve occupé. Si les Apôtres, ayant le pouvoir de vivre de l'Evangile, travaillaient de leurs mains, de peur de grever quelqu'un, et donnaient des aumônes à ceux même dont ils devaient recueillir des biens charnels, en échange des biens spirituels, pourquoi donc, toi, ne préparerais-tu pas ce qui doit servir à tes usages ? Tresse une corbeille avec du jonc, ou bien arrondis un panier avec l'osier flexible; sarcle la terre, établis des compartiments aux limites égales, et quand tu y auras jeté des semences de légumes, posé des plantes par or- dre, amènes-y d'irriganteseaux. Greffe des sauvageons ou en écusson ou en fente, afin que, en peu de temps, tu cueilles le doux fruit de ton labeur. Fabrique des ruches pour les abeilles, les abeilles vers qui t'envoient les Proverbes de Salomon, et apprends de ces petits corps l'ordre des monastères et leur royale discipline. Tresse aussi le lin pour prendre des poissons ; trans- cris des livres, afin que la main gagne la nourriture, et que l'esprit se rassasie en lisant. Tout honmie oisif est dans les désirs. Les monastères des Egyptiens ont accoutumé de ne recevoir personne qui ne travaille des mains, et ils ne le font point tant à cause de la néces- sité du vivre, qu'en raison du salut de l'ame, car ils appréhendent que l'esprit ne s'égare en de perni- cieuses pensées (1). «

Puisque Jérôme sut toujours conquérir avec ses

(i) Leiires, loin, v, pag. 257-26r.

118 mains sa nourriture quotidienne , on peut croire que quelques-uns des labeurs qu'il décrit à Rusticus lui avaient été familiers au désert de Chalcis. Néanmoins, la transcription des livres allant mieux, ce semble, à la nature de Jérôme, dut être un de ses travaux les plus habituels. dessus^ nous n'avons pas de ren- seignement ; nous savons qu'il ne recevait rien qui pût ressembler à un don. Voilà tout.

Misère étrange ! douloureux martyre de l'ame et du corps ! Cet intrépide chrétien qui s'était jeté dans la solitude, loin des turbulentes ivresses et du bruit des grandes villes , et qui avait apporté l'espoir , sans doute, d'éteindre au désert les ardeurs de l'esprit, les ébullitions du cerveau; ce laborieux ouvrier qui ne s'interrompait que pour passer à la prière et à l'étude ; lui qui croyait vaincre à force d'isolement et de veilles les assauts de la chair, se voyait cependant troublé par d'importantes apparitions et par d'émouvantes images. Le spectacle des enchantements de la grande cité, la beauté des jeunes Romaines passaient et repassaient devant ses yeux. Il se reprenait malgré lui à toutes ces joies, à tous ces désirs abandonnés. Voilà quelle était la lièvre qui le travaillait. C'est un douloureux tableau qu'il retrace ainsi à Eustochium :

« Oh ! combien de fois moi-même, retenu dans le désert, et dans cette vaste ^solitude qui, brûlée des ar- deurs du soleil, n'offre aux moines qu'une horrible habitation, je pensais assister aux délices de Rome ! Je m'asseyais seul, parce que j'étais rempli d'amer-

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tiime. Mes membres hideux étaient aftublés d'un sac hideux, et ma peau crasseuse avait contracté la teinte d'une chair d'Ethiopien. Chaque jour des larmes , chaque jour des gémissements; et, si parfois le som- meil mi'accalDlait en dépit de ma résistance, je heurtais contre la terre nue mes os à peine adhérents entre eux. Quant à la nourriture et à la boisson, je n'en dis rien, car les malades eux-mêmes usent d'eau froide, et prendre quelque chose de cuit, c'est un luxe. Moi donc, moi qui, dans la crainte de la géhenne, m'étais con- damné à une telle prison, n'ayant en ma compagnie que des scorpions et des bêtes farouches, souvent j'as- sistais aux chœurs des jeunes filles. Mon visage palis- sait de jeûnes, mon esprit fermentait de désirs dans un corps froid, et la chair étant morte déjà avant son homme, seuls, les incendies des passions bouillon- naient. C'est pourquoi, destitué de tout secours, je me jetais aux pieds de Jésus, les arrosais de larmes et les essuyais de mes cheveux; je subjugais par une diète de semaines tout entières ma chair indocile. Je ne rougis point de mon infidélité; au contraire, je pleure de n'être pas ce que je fus. 11 me souvient que souvent je passai le jour et la nuit à pousser des cris, et que je ne cessai pas de me frapper la poitrine que, avec l'aide du Seigneur , ne revînt la tranquillité ! Ma cellule même, je la redoutais comme complice de mes pen- sées, et, irrité et sévère contre moi-même, je pénétrais seul dans le désert. Si quelque part j'apercevais une , vallée profonde, une montagne ardue, un roc a])rupte,

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était le lieu de ma prière, aussi le cachot de cette misérable chair; et, après d'abondantes larmes, après des regards fixés au ciel, quelquefois, le Seigneur lui- même m'en est témoin, je me voyais transporté dans les bataillons des anges, puis, joyeux et triomphant, je chantais : Nous courrons après toi, à l'odeur de tes parfums (1). »

Cette fiévreuse tourmente servit à Jérôme, car le besoin d'y échapper par quelque endroit l'amena bientôt à des études pénibles, mais qui devaient être fructueuses. Et voici comment il expose sa détermi- nation :

« Lorsque j'étais jeune, et que les déserts de la soli- tude m'enfermaient, je ne pouvais supporter les incan- descences des vices ni l'ardeur de la nature, et, bien que je la brisasse par des jeûnes fréquents, mon es- prit néanmoins bouillonnait de pensées. Pour le domp- ter, je me mis sous la discipline d'un certain frère d'entre les Hébreux, lequel avait cru ; et, après avoir goûté les finesses de Quintilien , les fleurs ( d'élo- quence ) de Cicéron, la gravité de Fronton, la dou- ceur de Pline, j'apprenais l'alphabet, et méditais des paroles stridentes et haletantes. Ce que je dépensai de peines, ce que je supportai de difficultés ; combien de fois je désespérai, combien de fois je cessai; com- bien de fois dans l'obstination d'apprendre, je com- mençai de rechef, j'en ai pour témoins autant ma

(i) Ia'Kics, loni. I, piip. 147.

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conscience, à moi qui ai souffert, que celle de ceux qui ont vécu avec moi. Mais enfin, je rends grâces au Seigneur de ce que, de cette amère semence des lettres, je recueille de doux fruits (1). »

Jérôme ne se contenta pas d'avoir passablement ap- pris l'hébreu, dès sa jeunesse, avec beaucoup de soin et de laborieuse application , mais il continua plus tard à l'étudier encore avec une infatigable assiduité, de peur que, s'il eût abandonné cette langue, elle ne vînt à l'abandonner lui-même (2). Lorsqu'il fut re- tourné de Rome en Orient, vers 286, il dépensa beau- coup de peines, beaucoup d'argent à étudier auprès de Bar-Anina, qui l'instruisait la nuit (3), car ce juif appréhendait que ses co-religionnaires ne vinssent à savoir son assiduité auprès d'un chrétien. Dans un traité qu'il composa vers l'an 380, Jérôme cite diffé- rentes opinions d'un homme qu'il appelle son Hé- breu (4), et qui, dit-il, savait si parfaitement sa lan- gue que, parmi les Scribes, il passait pour un Chal- déen (5).

Ce qui porta Jérôme à étudier la langue hébraïque, et le retint dans une étude qui lui était si pénible, ce fut le désir d'empêcher que les Juifs n'insultassent plus longtemps l'Eglise, sous prétexte qu'elle corrom-

(i) Lettres , loni. v, pag. 261.

(2) Jbid., tom. IV, pag. 437.

(3) Ibid., tom. m, pag. 11.

(4) S. Hieron. Coiiinicnl, in Ecclosiaslen, loiii. i:. O/j/k, pag. 740-741.

(5) Comment, in Isai., Inoî. m, [)ag. r^.o.

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paitle sens des Ecritures. Pourtant, il lui arriva plu- sieurs fois de se plaindre que l'étude de cette langue, et le grincement avec lequel il fallait la prononcer, lui eussent fait perdre toute la grâce, toute l'élégance du discours latin (1). Ce que je puis avoir gagné dans l'in- fatigable étude de cette langue, je le laisse au jugement d'autrui; mais ce que j'ai perdu dans la mienne, je le sais bien (2). » A l'hébreu, Jérôme voulut joindre le chaldaïque, et ne trouva pas moins de difficultés dans cette langue que dans l'autre, car il nous dit lui-même quelle peine il eut à entendre Daniel écrit en langue chaldîiïque, quoique en caractères hébreux (3).

11 ne se fiait pas entièrement à la connaissance qu'il avait de cette langue, car, ayant à traduire du chal- déen en latin le livre de Tobie, il recourut à un homme qui parlait très bien le chaldéen et l'hébreu , puis alors, tout ce que cet homme lui dit en termes hé- breux, Jérôme le dicta en latin à un notaire. Ce fut le travail d'un seul jour (4). Saint Jérôme se borne à s'attribuer la connaissance de trois langues, la langue latine, la langue grecque et la langue hébraïque (5).

Jérôme avait apporté avec lui une bibliothèque choi- sie, à laquelle il donnait des heures d'utile loisir, pas- sant des auteurs sacrés aux écrivains profanes, et goû-

(x) Mélanges, tom. it, pag. 66.

('2) Ibid., pag. 67. Préface du troisième livre des Commentaives sur VEpîlie <nix Galales.

{'S) Mdlanijes, tom. u, pag. i53.

(4) IbkL, pag. 170.

(5) Apolog. adv. Ruff,, \\h. i.r, lom. iv, pag. 4 i-;.

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laiit, avec cette passion qui le suivait partout, les beautés des uns comme celles des autres. 11 lui en vint des remords; son sommeil en fut troublé, et voici ce qu'il raconte de lui-même, appelant cette vision Vhis-^ toire de son infortu7ie.

« Malheureux! moi qui allais lire Cicéron, je jeû- nais. Après les fréquentes veilles des nuits, après les larmes que le souvenir des péchés passés m'arrachait du fond des entrailles, je prenais Plante entre les mains. Si parfois, revenant à moi-même, je me met- tais à lire les prophètes, leur langage me semblait in- culte et âpre. Et comme de mes yeux aveugles je ne voyais pas la lumière, je pensais que c'était la faute, non point des yeux, mais du soleil. Pendant que l'an- tique serpent m'abusait ainsi, voilà que, vers le mi- lieu de la Quadragésime, une fièvre intérieure envahit mon corps épuisé, et ne me laissant nul repos, chose incroyable à dire, dévora tellement ces malheureux membres qu'à peine j'adhérais à mes os. Cependant, on apprête mes funérailles; la vitale chaleur de l'ame, tout mon corps étant déjà froid, ne palpitait plus que dans ma pauvre poitrine encore tiède, lorsque tout-à- coup, ravi en esprit, je suis traîné au tribunal du juge, il y avait tant de lumière et tant de splen- deur envoyée par la clarté de ceux qui l'environnaient que, me jetant contre terre, je n'osais pas regarder en haut.

« Interrogé sîir ma profession, je répondis que j'é- tais chrétien.

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« Et celui qui présidait :

« Tu mens, dit-il; tu es cicéronien, non pas chré- tien; car est ton trésor, aussi est ton cœur{\.). »

« Aussitôt, je me tus, et, au milieu des coups de verges, car il avait ordonné qu'on me battit, j'étais bien plus torturé encore par le feu de la conscience et je songeais en moi-ixiême à ce verset : Mais dans /e sépulcre j qui donc te glorifiera {^)? ie^ me m\^ à crier et à dire avec lamentation : Aie pitié de moi, Seigneur; aie pitié de rnoi (3). Ce cri retentissait à travers les coups de verges. Enfin, se jetant aux pieds du président, ceux qui étaient le priaient de par- donner à ma jeunesse, d'accorder à l'erreur le temps de la pénitence, sauf à infliger ensuite le châtiment, si jamais je lisais encore les livres des Gentils. Pour jnoi qui, lié par une extrémité si fâcheuse, aurais mê- me voulu promettre de plus grandes choses, je me mis à faire serment, à prendre son nom à témoin, et à dire :

« Seigneur, si jamais j'ai des livres séculiers, si je les lis, je t'ai renié, w

« Relâché donc sur ces mots de serment, je reviens en ce monde, et, au grand étonnement de tous, j'ou- vre les yeux, mais humectés d'une telle pluie de lar- mes que, par ma douleur, je convainquais (de ce

(f) Malih. IV, 2 1, [■i) Ps. vr, 5. (3) Ibid., LVi, 2,

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qui m'était arrivé) les incrédules mêmes. Et ce n'avait pas été un rêve, ni un de ces songes vains, qui souvent nous abusent. J'atteste ce tribunal devant le- quel j'ai été prosterné ; j'atteste ce terrible jugement que j'ai appréhendé, oh! puisse-t-il ne jamais m'arriver de tomber en une semblable question, que j'eus les épaules livides, que je sentis les plaies après mon sommeil, et que dès lors je lus les cho- ses divines avec autant d'application que j'en avais mis auparavant à lire les choses mortelles (1). »

Jérôme ayant appris par une pénible expérience, qu'il est des lectures qui vont dessécher au fond du cœur les célestes floraisons, comprimer sous un poids d'importunes pensées les aspirations religieuses, et étouffer le goût des études qui conviennent le mieux à un chrétien, s'élevait plus tard (vers 401) avec force contre ceux qui, après avoir quitté la sagesse du siècle pour goûter le pain des Ecritures, se dégoûtaient de leur simplicité et retournaient à la douceur des poè- tes (2).

« Toutes ces choses-là, suivant lui, vous charment par leur suavité, et pendant qu'elles captivent les oreil- les par des vers qui volent avec une douce modulation, elles pénètrent aussi l'ame, et enchaînent l'intérieur de l'esprit. Mais quand on les a lues avec beaucoup de soin et de travail, elles ne donnent au lecteur qu'un

( r ) Lettres, tom. i, pag. 2 r i .

(2) Hieron. 0pp. tom. 11, Episl. iv, ad Fabiol,

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vain son et un bruit de mots; on ne trouve nul rassasiement de vérité, nulle réfection de justice. Ceux qui en sont avides continuent à rester dans la faim du vrai et dans la pénurie des vertus

« A Dieu ne plaise, ajoute-t-il, que nous entendions sortir d'une bouche chrétienne ces mots : Jupiter tout- puissant; et encore : Par Hercule; et encore : Par Cas- tor, et autres noms pareils ! Maintenant nous voyons des prêtres mêmes de Dieu, lire des comédies, chanter les amoureuses expressions de vers bucoliques, tenir Virgile, et de ce qui est chez les enfants un crime de nécessité, faire chez eux un crime de volupté (1). »

C'est par une exigence absolue, quoique triste, qu'il nous faut remarquer ici des faits qui semblent contra- dictoires. Saint Jérôme, on vient de le voir, avait pro- mis de renoncer à des études profanes; mais cependant ses livres publiés depuis cette époque continuent à être remplis de passages d'auteurs payens, et Ruffin, dans le cours de leurs irritantes discussions, lui repro- cha l'oubli de son serment, l'accusa enfin de parjure. Saint Jérôme, pour se laver de ce reproche, semble prendre à tache de faire croire que tout ce qu'il savait de l'antiquité profane était simplement le fruit de ses études de jeune homme.

Il est bien plus fort et surtout plus vrai, lorsqu'il dit que les serments prononcés dans un songe ne sont pas plus obligatoires, que ne sauraient être criminels les

(i) Mélamjes^ toni. n, pag. 7 el ir.

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forfaits qui se peuvent commettre de la même manière, ou que ne sont méritoires des actes de vertu accomplis en rêve.

« Il m'objecte le parjure, dit-il, et encore mêlé de sacrilège, parce que dans un livre je parle pour for- mer une vierge du Christ, et je dis que, dormant, j'avais promis devant le tribunal du juge, de ne jamais travailler aux lettres séculières, tandis que cependant je me souviens parfois d'une érudition condamnée.

« J'ai dit que jamais plus je ne lirais les lettres sé- culières ; c'est une promesse pour l'avenir, et non pas l'abolition de la mémoire passée.

« Eh ! coment, diras-tu, me rappellé-je ce que de- puis si longtemps je ne relis pas?

« Si je réponds par quelque chose encore des anciens livres, et que je dise :

Tant de nos premiers ans l'habitude est puissante (i),

vouloir décliner, ce sera m'incriminer, et en apportant un témoignage pour moi, je serai accusé par même que je me défendrai. Il faut donc exposer en un long discours ce que prouve la conscience de chacun. Qui d'entre nous ne se souvient de son enfance ? Crois-moi, l'enfance se rappelle parfaitement beaucoup de cho- ses. Si tu avais appris les lettres, le vase de ton petit génie aurait gardé l'odeur dont une fois il eût été em-

(i) Virgll. Gcorg. rt. ■?.']'>.

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preint. 11 n'est pas d'eau qui eftace la pourpre des lai- nes. Les ânes même et les bêtes brutes finissent dans un voyage, si long soit-il, par connaître à la seconde fois les détours.

« Tu es étonné de ce que je n'ai pas oublié les let- tres latines, alors que sans maître tu as appris les let- tres grecques, toi? lime faudra donc boire du fleuve de Léthé, conformément aux fables des poètes, afin qu'on ne m'accuse pas de savoir ce que j'ai appris ! Eh! mais toi qui accuses en moi une petite science, et qui te parais un petit lettré, un rabbi, réponds donc, pourquoi as- tu osé écrire quelque chose, et traduire avec une pareille splendeur d'élocution le très éloquent personnage Grégoire ? D'où est venue cette si grande abondance de mots, cette lumière de pensées, cette variété de traduction à un homme qui, danssajeu- nese, n'a qu'à peine effleuré du bout des lèvres l'art oratoire? Ou je me trompe fort, ou tu lis en secret Ci- céron. Voilà pourquoi tu es si disert, et me fais un crime de te lire, afin que, seul entre les docteurs ec- clésiastiques, tu te glorifies du fleuve de ton éloquence, bien que, du reste, tu semblés plutôt suivre les philo- sophes, les épines de Cléanthes et les tortuosités de Chrysippe, non point d'après un art que tu ignores, mais par la grandeur de t(m génie. Et comme les Stoï- ciens revendiquent pour eux la logique, et que tu mé- prises, toi, les rêveries de cette science, tu es en cette partie Epicurien ; tu cherches non pas comment tu par- leras, mais ce que tu dois dire. En effet, que t'importe,

129 si un autre ne comprend pas ce que lu yeux dire, puis- que tu t'adresses, non pas à tous, mais aux tiens? Fi- nalement, en relisant tes écrits, bien que parfois je ne comprenne pas ce que tu dis, et qu'il me semble lire Fléraclite, cependant, il ne m'en facile pas, et je n'ai nul regret à cette lecture, car je souffre en lisant ce que tu souftres en écrivant.

« Je dirais cela, si j'avais promis quelque chose étant éveillé. Mais à présent un nouveau genre d'impru- dence m'objecte mon songe. Plut à Dieu que la célé- brité du lieu et les concours de Saints qui arrivent ici du monde entier ne m'empêchassent pas de lire les divines Ecritures ! A plus forte raison n'ai-je pas le temps de méditer les choses étrangères. Néanmoins, que celui qui accuse mon songe entende les paroles des prophètes, qu'il ne faut point croire aux songes. De même que l'adultère d'un songe ne me mène pas au Tartare, de même non plus la couronne du mar- tyre ne m'élève pas au ciel. Combien de fois me suis-je vu mort et placé dans le sépulcre î Combien de fois ai-je cru voler au dessus des terres, et traverser les monts et les mers par une natation aérienne ! Qu'il me force donc à ne pas vivre, ou bien à avoir des ai- les aux ilancs, parce que souvent mon esprit aura été abusé de vagues images ! Combien de gens qui, riches dans le sommeil, sont tout-à-coup des mendiants lorsqu'ils rouvrent les yeux! Combien qui, ayant soif, boivent des fleuves, et, étant éveillés, brûlent en leur gorge desséchée ! Tu exiges de moi une promesse faite ToM. I. 9

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en songe; moi je t'aborderai avec plus de yérité et de force. As-tu fait tout ce que tu promis au baptême ? Et tout ce que demande le titre de moine, chacun de nous deux l'a-t-il rempli? De grâce, prends garde que, à travers ta poutre, tu ne voies mon fétu. Je parle à regret, et la douleur force aux paroles ma langue qui s'y refuse. Ne te suffit- t-il pas de ce que tu inventes contre un homme éveillé, et faut- il que tu accuses en- core ses songes ? Tu as une si grande curiosité à l'en- droit de mes actions que, tout ce que j'ai fait ou dit en dormant, tu le discutes (1). »

Dans une lettre écrite vers l'an 399, Jérôme avait déjà représenté son érudition littéraire comme n'étant que le résultat de ses premières études (2) et de ses conquêtes intellectuelles d'alors. C'était dès l'année 387 ou environ, qu'il disait n'avoir touché, depuis plus de quinze ans, ni Cicéron, ni Virgile, ni aucun autre écrivain profane. Nous avons tout à l'heure en- tendu cet aveu de sa propre bouche. Mais Ruffin s'obs- tinait à soutenir que Jérôme n'en lisait pas moins ces auteurs en apparence rejetés ; qu'avant leur conversion Jérôme ignorait, comme lui, et la littérature et la lan- gue grecque ; que puisqu'il reconnaissait avoir lu Por- phyre et d'autres écrivains de la Grèce, il ne l'avait pu faire que depuis sa conversion. « Au reste, s'il voulait le nier, ajoute Ruffin, je puis avoir pour té-

(i) Hieron. Apoloçj. adv. Riiff. pag. 383-7, tom. vi, Opp. (2) Lettres, tom. iv, pag. 265.

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moins beaucoup même des frères qui, demeurant dans mes cellules, sur le mont des Oliviers, lui ont trans- crit plusieurs dialogues de Cicéron; lorsqu'ils les écrivaient, j'en ai fréquemment tenu en main et relu les cahiers, et j'ai reconnu qu'il leur donnait pour cela une bien plus large paie que pour d'autres écri- tures (1).

Dans une lettre qui put être écrite vers l'an 378, Jérôme priait Paul de Concordia de lui envoyer l'his- toire romaine dAurélius Victor (2). Ainsi, les objec- tions de Ruffin ne manquaient pas de fondement. Il est néanmoins difficile de croire que Jérôme, au temps il se retira dans le désert, et il eut ce mémora- ble songe qu'il a raconté, ne connut pas la langue grecque, lui qui avait déjà traversé tant de provinces, l'on ne parlait guère que cette langue, et qui avait été quelque temps l'auditeur d'Apollinarius, à An- tioche.

Plusieurs écrivains ont émis diverses considérations sur le songe, ou Y histoire de saint Jérôme, comme l'on voudra. Est-il besoin de recourir à toutes leurs explications ou à leurs palliatifs ? Le langage de saint Jérôme n'est-il pas assez formel, et, quand il écrivait l'histoire de son infortune, voulait-il qu'elle fut prise simplement pour un songe ? Sans doute que l'âge avan- çant, la piété gagnant du terrain et l'esprit devenant

(x) Hieron. 0pp., tom. iv, pag. 240. (■-i) Leitres, lom. t, pag. 79.

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plus aguerri, saint Jérôme pensa qu'il pouvait relâ- cher quelque chose de son ancienne rigueur, et cher- cher dans Plante même, en faveur de jeunes enfants dont il avait à former les facultés naissantes, quel- ques-uns de ces nombreux et admirables endroits dans lesquels le poète est si vrai et si beau, parce qu'il renonce à des gravelures et k des jeux de mots imagi- nés en vue des plus hauts étages (1) qui, au théâtre, sont toujours les plus bas. Plante sentait et condam- nait son cynisme. Dans le prologue des Captifs, co- médie touchante sans intrigues d'amour, sans mar- chés de débauches, sans friponneries d'esclaves, ex- ception unique sur le théâtre ancien, il promet qu'on n'entendra pas un de ces vers indécents que l'on ne peut répéter; que l'on ne verra pas de personnages infâmes, et il tient parole, sauf quelques légers écarts. Saint Jérôme pouvait bien faire ses délices des pures beautés de Plante, et les expliquer à son jeune audi- toire. L'éducation la plus chrétienne s'accommoderait, aujourd'hui comme alors, d'un pareil choix fait avec goût et sévérité.

Au reste, nous connaissons très bien par saint Jérôme lui-même toute sa pensée sur la lecture des au- teurs profanes, et voici ce qu'il dit dans sa lettre à Magnus, orateur romain.

« Quant à ce que tu demande^, savoir pourquoi, dans mes livres, je mets quelquefois des choses em-

(i) Verba ad summam caveam spectantia. Senec. de Tranquill. an. xi, 6.

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pruiilées aux lettres séculières, et vais souiller avec les ordures des Gentils la blancheur de l'Eglise, je n'ai qu'une briève réponse à te faire. Jamais tu ne deman- derais cela, si TuUius ne te possédait tout entier, si tu lisais les saintes Ecritures; si, pour en feuilleter les interprètes, tu laissais Yulcatius. Qui ne sait, en ef- fet, que, dans Moïse et dans les volumes des Prophè- tes, certaines choses sont prises des livres des Gentils ; que Salomon proposa aux philosophes de Tyr quel- ques questions et répondit aux leurs ? Mais l'apôtre Paul, écrivant à Tite (1), ne s'est-il pas servi d'un vers du poète Epiménides :

Cretois, toujours menteurs, méchantes bêtes, ventres paresseux.

Callimaque, dans la suite, prit un hémistiche de ce vers héroïque. Rien d'étonnant que, chez les Latins, une version ne garde pas mot à mot le mètre, puis- que Homère traduit en prose dans la même langue n'a presque pas de sens. Dans une autre Epître (2), Paul rapporte un iambe de Ménandre :

Les mauvais discours corrompent les bonnes mœurs (3) ;

(i) Tit. I, 2. (a) Cor. XV, 33.

(3) C'est le loi^ vers dans les Fragments de Ménandre ; Paris, Didot, iSSS, in-8", pag. 102.

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et chez les Athéniens (1), discutant dans le palais de Mars, il appelle en témoignage Aratus :

Car nous sommes la race de Jupiter,

et c'est la fin d'un vers héroïque. Mais de crainte que ce ne fut pas assez, ce chef de l'armée chrétienne, cet orateur invaincu, défendant la cause du Christ, tourne avec art en argument de foi jusqu'à une inscription vue par hasard; car il avait appris du vrai David à arracher le glaive des mains de l'ennemi, et à trancher avec sa propre épée, la tète du superbe Goliath.

« Josèphe défendant l'antiquité du peuple Juif, a écrit deux livres contre Appion, grammairien alexan- drin, et produit un si grand nombre de témoignages des séculiers, que c'est un prodige pour moi, qu'un homme qui était hébreu, et qui, dès son enfance, fut instruit des lettres sacrées, ait parcouru toute la Bi- bliothèque des Grecs. Que dirai-je de Philon, regardé par les critiques comme un autre Platon, comme un second Platon, comme un Platon juif?

« Je les suivrai tous. Quadratus, disciple des Apô- tres et pontife de l'Eglise d'Athènes, ne présenta-t-il pas à l'empereur Hadrien, allant visiter les mystères d'Eleusis, un livre pour notre religion ? Or, il fut tel- lement admiré de tous que l'excellence de son génie apaisa une persécution très grave. Le philosophe Aris-

(i) Acl. XVII, 28.

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lides, personnage fort éloquent, offrit au même prince un apologétique tissu de passages des philosophes. Justin, philosophe aussi, l'imita ensuite, et présenta à l'empereur Antoninus Plus, à ses fils et au sénat un livre contre les Gentils, dans lequel il défendait l'igno- minie de la croix, et prêchait en toute liberté la ré- surrection du Christ. Que dirai-je de Méliton, évêque de Sardes? Quoi encore d'ApoUinarius, évêque de l'E- glise d'Hiérapolis ; de Dionysius, évêque des Corin- thiens; et de Tatianus et de Bardésanes, et d'Irénée, successeur du martyr Pothin, qui tous ont déroulé, en plusieurs volumes, l'origine de toutes les hérésies, et montré de quelles fontaines des philosophes elles ont découlé? Pantaenus, philosophe de la secte stoïcienne, lui qu'illustrait une remarquable érudition, fut envoyé dans rinde par Démétrius, évêque d'Alexandrie, et chargé de prêcher le Christ aux Brachmanes et aux philosophes de cette contrée.

« Clément, prêtre de l'Eglise d'Alexandrie, et, selon moi, le plus érudit de tous, a écrit huit livres de Stro- tnates, autant à'Hi/potj/poses, puis un livre contre les Gentils, et trois volumes du Pédagogue. Qu'y a-t-il dans ces ouvrages qui ne soit pris au cœur même de la philosophie? Origènes, à son imitation, a écrit dix livres de Stroniates, dans lesquels il compare entre elles les doctrines des Chrétiens et celles des philosophes, et confirme tous les dogmes de notre religion par Platon et Aristote, Numénius et Cornutus. Miltiades a éga- lement écrit contre les Gentils un excellent volume,.

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Hippolytiis aussi, ei Apolloniiis, sénateur de la ville de Rome, ont publié de leur côté, de petits ouvrages.

« Nous avons encore les livres de Julius Africanus, qui a écrit Tliistoire des temps ; ceux de Théodorus, qui fut ensuite appelé Grégoire, personnage de vertus et de prodiges apostoliques ; ceux de Dionysius^ évê- que d'Alexandrie ; ceux d'Anatolius, évêque de l'église de Laodicée, comme ceux aussi des prêtres Pamphi- lus, Piérius, Lucianus, Malchion; d'Eusébius, évêque de Césarée; d'Eustatliius d'Antioclie, d'Athanase d'A- lexandrie, d'Eusébius d'Emèse, de Triphillius de Cy- pre; d'Astérius de Scythopolis, et du confesseur Séra- pion; de Titus, évêque de Bostres; de Basile, de Gré- goire, et d'Amphilochius, évêque de Cappadoce. Or, les ouvrages de tous ces auteurs sont tellement farcis des doctrines et des pensées des philosophes, que l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer en eux, ou le- radition du siècle, ou la science des Ecritures.

« Je passe aux Latins. Quoi de plus éru dit, de plus pénétrant que Tertuilien ? Son Apologétique et ses li- vres contre les Gentils ont par devers eux toute la fa- veur du siècle. Dans un livre qui a pour titre : Octa- vius, et un autre contre les Mathématiciens, si toute- fois l'intitulé ne trompe pas sur l'auteur, Minucius Félix, avocat du barreau de Rome, a-t-il laissé de côté quelque chose des écritures profanes ? Arnobius a pu- blié sept livres contre les Gentils, et son disciple Lac- tance en a autant composé, outre deux volumes, dont l'un traite de la Colère de Dieu, et FautrC;, de VOu-

Î3T

vrage de Dieu, Si tu veux bien les lire, tu y trouveras un abrégé des dialogues de Cicéron. Quoique l'érudi- tion manque au livre du martyr Victorinus (dePétaw), le désir de l'érudition n'y manque cependant pas. Que les idoles ne sont pas des dieux, avec quelle brièveté, quelle connaissance de toutes les histoires, quelle splendeur de mots et de pensées, Cyprien ne l'a-t-il pas démontré ! Hilaire, ce confesseur et évêque de nos temps, a imité, pour le style et pour le nombre, les douze livres de Quintilien; et, dans un petit traité con- tre le médecin Dioscorus, a fait voir ce qu'il peut dans les lettres. Sous le règne de Constantin, le prêtre Ju- vencus a écrit en vers l'histoire du Sauveur, et n'a pas craint de faire passer sous les lois du mètre la majesté de l'Evangile. Je ne dis rien de tant d'autres, ou morts ou vivants, qui dans leurs écrits manifestent assez leurs forces et leur volonté. Ne va pas tout aussitôt te laisser tromper par une fausse opinion, et croire que Tusage des lettres soit permis contre les Gentils, mais qu'il faille le dissimuler dans les autres discussions, car il n'est presque pas d'écrivains, excepté ceux qui, de même qu'Epicure , n'ont jamais appris les lettres, dont les livres ne soient tout remplis de science et de doctrine (1). »

Nous ajouterons quelque chose encore à ces consi- dérations.

11 importe, si l'on veut bien comprendre l'Ecriture

(i) Lettres, tom. iv, pag. 261-273.

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sainte, de connaître les anciens auteurs; et Plante, en particulier, peut fournir plus de lumières que le commun des auteurs Latins, éclaircir une foule de passages très obscurs. En outre, n'emploie-t-il pas des termes, des tours de phrases qui sont parallèles à ceux de l'Ecriture, ou qui en sont synonymes? On en ju- gera par les quelques exemples que nous allons met- tre sous les yeux du lecteur (1).

Passages de l'Écriture.

Gènes. XII, 14. Viderunt Aegyptii mulierem, quod esset piilchra ni- mJs.

Passages de Plaute.

Amphitfi. Act. I, se. I, v. 63.

Legiones educunt suas nimis pulchvis armis praeditas.

Ibid., XXX, 26. Tu nosti servilutem Aidul. Act. IV, se. I, v. 6.

qua sery//;i tibi. i t\t ^ »• i, . .

^ INam qui amanti hero servitutem servit,

! quasi ego servie etc.

Exod.^Yllï, i3. SeditMoyses utju-

dicaret populum Quod cum vi-

disset cognatus ejus.... ait: quid est hoc quod facis in plèbe? Cur sobis sedes?. . Gui respondit Moyses : Venit ad me populus quaerens sen- tentiam Dei.

Frag.

sine iuxta aram sedeam , et dabo meliora consilia.

(i) On peut voir de plus nombreux passages dans un livre de Dom Martin, Explications de plusieurs textes difficiles de l'Ecriture, tom. i, pag. vij-xj. C'est au docte Bénédictin que nous empruntons nos rapprochements.

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Num. XXXVI, 37. Omnes enim viri diicent nxores de tribu et cogrMlione sua, et cunctae feminae de eadem tribu maritos accipient.

Deut. XXXIII, 9. Qui dixit patri suo et raatri suae . Nescio vos, et fratri- bus suis : Ignora vos, et nescierunt filios suos.

Judic. XIV, 18. Si non arassetis in vitula mea , non invenissetis pro- posilionem meam.

Reg. XVII , 36. luxla praeceptum tuum feci omnia verba haec.

Job. I, 5. Ne forte peccaverint filii mei, et benedixerint Deo in cordi- bus suis.

Psal. X, 16. In aeternum et in saecu- Ittm saeculi.

Ps. CVII, 8. Bonum est confidere in Domino, quam confidere in homine.

Cistell. Act. I, se. I, v. roi.

Ei nunc alia (uxor) ducenda est domuni, sua cognata.

Amphilh. Act. IV, se. III, v. 12.

Quid nunc a gara

Quem omnes mortales ignorant et

ludificant, ut lubet ^

Capliv. Act. II, se, III, v. 74.

Ne tu me ignores, quom extemplo mco e conspectu abcesseris.

Asinar. Act. V, se. II, v. 24.

Funduni aliemim aral, incultum fami- liarem deserit.

Casino. Act. V, se. ult., v. ir. Feciegoisthaec dicta, c^usie vos dicitis?

Bacchid. Act. III, se. III, v. 48.

Deos propîtios me videre, quam illum mavellem mihi.

Mi^. glor. Act. IV, se. II, v. 44. Perpetuo vivont ab scieclo ad saeclum.

Ruden. Act. IV, se. IV, v. 70.

Tacita bona 'st mulier semper, quam

loquens.

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Ibid., 9. Bomiiu est sperare in Doniiuo, quam sperare in principibus.

Prov. II, 5. Miscuit uinum bibite vinum quod misciii vobis.

Matth. XX, 3. Et egressus circa ho- ram tertiam, vidit alios stantes in foro otiosos.

Marc. V, 15, Piiella, libi dico, surge.

Aie. I, 5x. Dispersit superbos meute cor dis s ni.

Amphith. Act. III, se. II, v. 62.

Bis tanto amici suut iiiler se, quam

prius.

Persa. Act. I, se. III, v. 7. Commisce muslum.

Pseudol. Aet. III, se. II, v. xo. Sed cur sedebas in foro ?

Menaech., Act. II, se. III, v. 27.

Heus! muUer, tibi dico.

Poenul. Aet. V, se, V, v. 26.

Heus tu, tibi dico, mulier.

Epidic. Act. IV, se. I, v. 4. Pavor territat mentem anirni.

Mais, pour en revenir aux contradictions reprochées à saint Jérôme, nous devons conclure par ces mots du grave et judicieux Tillemont : « Il vaut peut-être encore mieux déplorer la misère de la faiblesse hu- maine, dont les plus grands saints ne sont pas tou- jours exempts, et reconnaître qu'il est bien dange- reux de s'engager dans des disputes, étant rare qu'on ait assez de grâce et d'humilité pour avouer qu'on a eu tort en la moindre chose, lorsqu'on sait qu'un adversaire en prendra quelque avantage, et nous en

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fera honte devant les hommes, pendant que hi vérité à laquelle il est toujours glorieux de céder nous cou- ronnera devant les anges (1). »

Au reste, dans les écrits des auteurs anciens, l'on rencontre plusieurs accidents comme celui du songe de Jérôme. Tertullien savait, disait-il, un frère qui, dans une vision, fut rudement châtié de ce que, cette nuit -là même, à l'annonce de réjouissances publi- ques, ses esclaves avaient aussitôt couronné sa porte; et cependant ce n'était pas lui qui l'avait ainsi couronnée , ni qui avait ordonné de le faire, car il s'était présenté sur le seuil , et ne s'était retiré qu'après avoir blâmé ce qui se passait sous ses yeux (2).

Saint Augustin rappelait aux Chrétiens d'Hippone un fait qui était arrivé au milieu d'eux. Il y avait donc un homme de mœurs simples, innocentes, fi- dèles, et que tous connaissaient à Hippone; il se nom- mait Tutuslyméni . C'était de cet homme qu'Augustin tenait ce qu'il racontait à son auditoire. Quelqu'un niait à Tutuslyméni un prêt, ou une dette; celui-ci s'en rapporta à la bonne foi de l'autre, et l'appella en serment. Le débiteur jura qu'il ne devait rien, et Tutuslyméni perdit sa cause ; mais l'autre perdit aussi la sienne, au for intérieur, au tribunal de Dieu. Or, il disait que, la nuit suivante, il fut traduit devant le

(i) Mém., tom. xii, pag. 27. (2) Tertull. de Idol., cap. xv.

\

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juge, et que, avec beaucoup de violence et d'effroi, il arriva en face d'un président d'une dignité et d'une grandeur merveilleuses, et qui lui adressa cette ques- tion :

« Pourquoi as-tu appelé au serment un homme que tu savais bien devoir se parjurer? Tutuslyméni répliqua :

« Il m'a dénié mon bien. »

Et le juge répondit :

« Ne valait-il pas mieux perdre ce bien, que de tuer par un faux serment l'ame de cet homme-là? »

Comme alors Tutuslyméni se prosternait aux pieds du majestueux et redoutable juge, celui-ci ordonna qu'il fût battu; et il le fut, en effet, si rudement que, à son réveil, les traces des coups paraissaient sur ses chairs meurtries. Il lui fut dit, après qu'il eut été corrigé : « L'on pardonne à ton innocence, mais prends garde d'y revenir jamais (1). »

Pour ce qui est des études profanes introduites au sein de la vie religieuse, il s'est rencontré plus d'une fois des esprits distingués qui en ressentirent quelque inquiétude, quand elles prenaient trop de temps surtout et qu'elles venaient occuper trop de place dans les affections. C'est ainsi que le sage Odon de Cluny, mêlant à la lecture de saint Augustin et des autres docteurs de l'Eglise celle des poèmes de Virgile,

(i) s. August. 0pp., tom. V, pag, 1246, Serin, cccvixi.

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dont son éducation lui avait appris à goûter les charmes, vit en songe un vase très beau, mais tout rempli de serpents, qui soudain environnèrent le pauvre Religieux, sans le mordre cependant. Il com- prit cet avertissement emblématique, et ne lut plus de livres payens (1).

Si Jérôme, lui, ne renonça pas entièrement à ses lectures aimées ; s'il fut infidèle à sa parole engagée et à ses douloureux serments d'une pénible vision, du moins il se livra plus activement aux études sa- crées, et c'est de ces temps-là que nous devons en- tendre ce qu'il dit, que dès sa jeunesse il avait mé- dité chaque jour la Loi, les Prophètes, les Evangiles, et les Apôtres (2), trouvant à cette pieuse méditation la plus solide nourriture de son ame (3). Outre les livres qu'il avait amenés en Syrie pour compagnons de solitude, il eut bientôt près de lui des élèves qui s'appliquaient à la transcription des livres, ce à qu'il appelle Vart de l'antiquaire (4) .

Il était une absence qui laissait un grand vide au- tour de Jérôme, dans ce cercle de disciples et d'amis.

(i) Quum Virgilii voluisset légère carmina, ostensum fuit ei pervisumvas quoddam, de foris quidem pulcherrimum, intus vero plénum serpentibus, a quibus se subito circumvallari conspicit, nec tamenmorderi, et evigilans, ser- pentes doctrinam poetarum ; vas in quo latitabant, librum Virgilii. Vila S. OdoniSi auctore loanne, monacho Cluniacensi, Italo, eius discipulo, apud. Surium, i8 nov., pag. 407.

(2) Lettres, tom. 11, pag. laS.

C3) Ibid.j tom. i, pag. 2 5.

(4) Habeo alumnos qui antiquariae arti serviant. Ibid., pag. 24.

1,V4

Héliodore n'était pas revenu, et ni les supplications ni l'éloquence de Jérôme ne devaient le ramener. La lettre qu'il lui écrivit respire toute l'ardeur de cet esprit aimant et passionné. D'abord, c'est au nom de leur union et de sa douleur qu'il rappelle à Héliodore une promesse flûte. Il lui peint, d'un côté, les délices spirituelles et les solides avantages de la vie solitaire; de l'autre, le danger qui se trouve dans le tumulte des villes, dans l'amour de la patrie, dans les liens de la parenté, dans l'abondance des biens et les com- modités du monde, surtout quand on fait profession de la vie monastique, ainsi que Héliodore.

« Que fais-tu dans la maison paternelle, délicat soldat? donc la palissade, la tranchée, l'hi- ver passé sous les peaux ? Voilà que du ciel sonne la trompette ; voilà que, sur les nuées, pour subju- guer le monde, le général tout armé s'élance ; voilà que le glaive à deux tranchants^ qui sort de la bou- che du roi, moissonne tout ce qu'il rencontre ; et toi, c'est d'une chambre que tu me viens à l'armée, c'est de l'ombre que tu apparais au soleil ! Le corps habi- tué à la tunique ne porte pas le fardeau de la cui- rasse ; la tête couverte de lin refuse le casque ; la main amollie par l'oisiveté se déchire à la dure poi- gnée du glaive. Ecoute l'édit de ton roi : Celui qui nest point avec moi, est contre moi ; et celui qui n^a- m,asse point avec m,oi, dissipe (1). Rappelle- toi le jour

(i) Math. XII, 3o.

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de ton enrôlement, alors que, enseveli avec le Christ dans le baptême, tu juras par les paroles du sacre- ment de n'épargner pour le nom du Seigneur ni ta mère, ni ton père. Voilà que l'adversaire s'efforce de tuer le Christ dans ton cœur, voilà que la solde que tu avais reçue pour combattre, les camps enne- mis l'envient. Alors même qu'un tout petit neveu se suspendrait à ton cou; alors même que, les cheveux épars, les vêtements déchirés, ta mère te montrerait les mamelles qui te nourrirent ; alors même que ton père serait gisant sur le seuil, marche à travers ce père foulé aux pieds; les yeux secs, vole vers l'éten- dard de la croix. Le seul genre de piété, en cette oc- curence, c'est d'être cruel.

« Viendra ensuite, viendra le jour où, victorieux, tu retourneras dans la patrie; où, guerrier fort et cou- ronné, tu marcheras vers la Jérusalem céleste. Alors tu prendras avec Paul le droit de municipe ; alors tu demanderas pour tes parents aussi le même droit de cité; alors aussi tu prieras pour moi, qui t'ai incité à vaincre. Au reste, je ne sais trop de quel lien tu te dis embarrassé. Nous n'avons pas, nous, un cœur de fer, ni de dures entrailles. Nous ne sommes pas d'un roc, et n'avons pas été nourri par des tigres- ses d'Hyrcanie; nous aussi, nous avons passé par là. Tantôt une sœur veuve te serre dans ses bras cares- sants ; tantôt ces serviteurs avec lesquels tu as grandi te disent : A quel maître nous laisses-tu? tantôt celle qui te porta jadis, et qui, maintenant est cassée de ToM. I. 10

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vieillesse; nmtôt un père nourricier, le second père après celui qu'a donné la nature, est qui te crie : Nous allons mourir, attends quelque peu, et ensevelis- nous. Peut-être aussi ta mère te répétera- t-elle l'an- tique Jalla de la mamelle... »

Puis ensuite, lorsqu'il voit sa nacelle glisser sur la vague et surgir au port, Jérôme se met à entonner le céleusme de l'épilogue :

« O désert émaillé des fleurs du Christ ! 0 solitude, naissent ces pierres dont est construite, dansl'^j^o- calypse, la cité du grand roi ! O retraite qui se réjouit de la familiarité de Dieu! Que fais-tu dans le siècle, toi, frère, qui es plus grand que le monde? Jusques à quand te presseront les ombres des toits ? Jusques à quand t'enfermera la prison des villes fumeuses ? Crois-moi, je ne sais quelle lumière de plus je vois ici. L'on aime, après î^voir déposé le fardeau du corps, à s'envoler vers la pure splendeur de l'étlier. Crains-tu la pauvreté? mais le Christ appelle heureux les pau- vres. Es-tu effrayé du travail? mais nul athlète n'est couronné sans sueur? Songes-tu à la nourriture? mais la foi ne redoute pas la faim. Appréhendes- tu de heurter contre la terre nue des membres usés par les jeûnes? mais le Seigneur gît avec toi. L'inculte chevelure d'une tête négligée te repousse-t-elle ? mais ta tète, c'est le Christ. L'immense étendue de la soli- tude t'épouvante-t-elle ? mais promène-toi en esprit dans les cieux. Autant de fois tu y seras monté par la pensée, autant de fois tu ne seras pas au désert.

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Sans les bains, la peau se lève âpre et rude ; mais qui- conque s'est une fois baigné dans le Christ, n'a plus besoin de se baigner de nouveau. Tu es délicat, frère, si tu veux te réjouir ici avec le siècle, et régner ensuite avec le Christ.

« Viendra, viendra le jour, ce corps mortel et corruptible revêtira l'incorruptible immortalité. Heu- reux alors le serviteur que le maître aura trouvé veillant ! Alors, au son de la trompette, la terre sera dans l'effroi avec les peuple, et toi tu te réjouiras, A l'aspect du Seigneur prêt à juger, le monde pous- sera un mugissement lugubre; les tribus, regardant les tribus, se frapperont la poitrine. Des rois si puis- sants jadis, le côté nu maintenant, palpiteront de crainte. Vénus paraîtra avec sa progéniture; là, sera amené Jupiter armé de ses feux ; aussi l'in- sensé Platon avec ses disciples. Les arguments d'A-' ristote ne serviront de rien. Alors toi, homme simple et pauvre, tu tressailleras d'allégresse, tu riras, tu di- ras : Voilà mon crucifié, voilà le juge qui, enveloppé de langes, poussa des vagissements dans l'étable. Voilà le fils de l'artisan et de la femme qui ga- gnait sa vie avec ses mains; voilà celui qui, sur le sein de sa mère, s'enfuit en Egypte, lui. Dieu, devant un mortel ; voilà celui qui fut couvert de pourpre ; voilà celui qui fut couronné d'épines ; voilà ce magi- cien, ce démoniaque, ce samaritain. Juif, regarde ces mains que tu as percées; Romain, vois son côté que déchira ta lance. Voyez si c'est bien le mênie corps

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que vous disiez avoir été enlevé furtivement pendant la nuit, par ses disciples (1). )^

Jérôme arrosa de ses pleurs cet éloquent appel à Héliodore. Il y avait mis toute son ame et il en parle plus d'une fois. « Lorsque j'étais jeune, ou plutôt que j'étais presque enfant, et que je réfrénais par les aus- térités du désert les premières impétuosités d'un âge bouillant, j'écrivis à ton oncle, le saint Héliodore, une Epitre exhorta toire pleine de larmes et de plaintes, et qui montrait l'affection d'un ami abandonné. Mais, dans cette œuvre, notre âge le comportant, nous nous jouâmes; et, comme en nous étaient encore chaudes les études et les doctrines des rhéteurs, nous pei- gnîmes certaines choses avec des fleurs scholasti- ques (2). » Dans une autre lettre à Héliodore, saint Jérôme rappelle encore cette lettre (3), et, bien qu'il dise que c'était un écrit déjeune homme, un badi- nage de rhétorique, néanmoins il la place avec dis- tinction sur la liste de ses ouvrages (4) . On professait à Rome une telle admiration pour cette Exhortation à Héliodore, que l'illustre Fabiola l'avait apprise par cœur (5).

Héliodore n'était pas appelé de Dieu à la vie soli-

(i) Lettres, tom. ir, pag. 27-53. [•>.) Lettres, tom. xr, pag. r85.

(3) Ibid., pag. 267.

(4) Livre des Hommes illustres, pag. 167,

(5) Lettres, tom. iv, pag. 299.

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taire, mais il entra dans la cléricature, fut ensuite élevé à l'épiscopat, et y parut comme un modèle de vertu, menant l'austère et simple vie d'un moine, en même temps que son caractère le faisait révérer com- me évêque (1). Il assista au concile d'Aquilée, en 381 , et y donna son suffrage pour la condamnation de Pal- ladius et de Secundianus, évêques ariens dans l'IUy- rie. Il y est qualifié d'évêque d'Altino, ville peu éloi- gnée des îles de la Dalmatie (2) . Ce pontife et Chro- matius d'Aquilée demandaient quelquefois divers ou- vrages à saint Jérôme, des commentaires sur Osée, sur Amos, sur Zacliarie et sur Malachie. Ils avaient soin de parer aux frais nécessaires, et de lui entretenir des copistes et des libraires (3) . Jérôme adressa à ces deux amis sa traduction des livres de Salomon sur l'hé- breu (4), et celle du livre de Tobie sur le chaldaïque, traductions qu'ils lui avaient demandées (5) . Héliodore eut la gloire de former un digne élève, ce Népotianus, à qui, chaque jour, il enseignait tout ce qu'il y avait de saint (6). Encore simple prêtre, Héliodore avait écrit sur la Nature des Choses primordiales un livre dans lequel il montrait qu'il n'y a qu'un seul principe, que rien n'est coéternel à Dieu, que Dieu n'est point

(i) Ibid.., pag. 2 53.

(2) Lettres, tom. n, pag. 25r-3.

(3) Mélanges, tom. rt, pag. f 49-

(4) Ibid.

(5) Ibid., pag. 175.

(6) Lettres, tom. a, pag. 197.

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auteur du mal (1); nous n'avons plus cet ouvrage. Quant à Héliodore, l'Eglise l'a inscrit au rang de ses saints, et fête sa mémoire le 3 juillet.

(i) Livre des Hommes illustres (Genuade. 6), pag. 19 1.

CHAPITRE VIII.

Voyage de sainte Mélanie en Egypte. Mort de son fils Publicola. Les moines de Nitrie : Or et Pambo. Ruffin arrive en Egypte. Les moines de Scétis. L'abbé Macaire : Ses maximes et ses enseignements. L'abbé Moyse : Sentences de ce Religieux. Le moine Besarion. His- toire de saint Arsène. Les moines Agathon et Paphnuce. Silvanus et autres moines de Scétis.

Aux approches de l'hiver de 371 , Alexandrie vit cin- gler vers ses parages un navire qui lui amenait du port d'Ostie non plus un fier conquérant, mais une jeune femme de la descendance des plus illustres Romains : c'était Mélanie, petite-fille de Marcellinus, qui fut con- sul avec Probinus, en 341 , sous les empereurs Constan- tin et Constance (1). La noble origine et l'opulence

(i) s. Paulin. Episl. xxix, pag. i83.

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de Mélanie, l'avaient jetée de bonne heure dans les liens du mariage ; elle n'eut qu'une maternité aussi douloureuse qu'elle était précoce. Divers fruits d'un triste hymen n'arrivèrent pas à terme, et les catas- trophes se multiplièrent dans cette courte exis- tence, de sorte qu'en l'espace d'un an Mélanie perdit son époux et deux fils. Il lui resta un seul petit en- fant, comme souvenir plutôt que comme soulagement de ses affections trompées (1). Mélanie, qui était ab- sente de Rome, s'y rendit pour remettre en des mains chrétiennes son amour et son sang; après cette pieuse consignation, le Prêteur de la Ville servant de tuteur légal, elle descendit le Tibre et prit place dans un na- vire qui devait la porter en Egypte.

Le fils que Mélanie laissait à Rome, et qui devait être le père d'une autre Mélanie, était destiné encore à partir de ce monde avant la triste veuve qui avait déjà tant vu de funérailles, tant mené de deuils. Pu- blicola mourut à Rome, sur la fin de l'an 407, pen- pant que sa mère se rendait en Afrique. Cette fois, comme les autres, Mélanie fut maîtresse de sa doulou- reuse émotion, et si elle pleura, ce ne fut pas tant parce qu'elle perdait un fils destiné au surplus à mou- rir tôt ou tard, que parce que la mort était venu le surprendre au milieu des vanités du monde, et qu'il ne s'était pas encore défait de ce faste de la dignité séna- toriale. Elle aurait voulu, la pauvre mère, qu'il eût

(x) s. Paulin. Epist. xlv, pag. 184.

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quitté la toge pour le cilice, le sénat pour le monas- tère; qu'il lui eût laissé du moins l'espérance de le voir un jour recevant, avec celle qui lui avait donné entrée dans la vie, un repos et, une couronne com- munes, aussi bien qu'une vie nouvelle. Toujours quel- que chose qui vient troubler ces tendres illusions des mères! Pourtant, si Publicola n'avait pas eu la cou- rageuse abnégation de* Mélanie, saint Paulin de Nola, dans urne lettre à saint Augustin, lui faisait entendre, que la toge de Sénateur était loin d'avoir étouffé sous ses plis les vertueux élans d'un cœur droit et honnête, et que le noble défunt était sorti de cette vie, enrichi d'assez de bonnes actions pour qu'il fut permis de pen- ser qu'il était béni avec la génération des hommes de bien (1).

Ce que Mélanie était allé chercher dans un monde nouveau, c'était le merveilleux et édifiant spectacle de la vie austère que des philosophes chrétiens menaient alors au désert. La vieille Egypte voyait ses monts et ses vallées se remplir de ces hôtes étranges, et la terre des Ptolémées tressaillait sous leurs pas miraculeux. Un poète de Rome s'était moqué des dieux égyptiens, de ces divinités potagères qu'il était défendu de meur- trir sous la dent; il avait trouvé mauvais que chaque ville adorât le chien, que pas une n'eût un autel pour Diane, et il s'était railleusement écrié : Ohl les saintes nations y à qui, dans les jardins, naissent des

(r) Epist, xi,v, paj,'. -271.

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divinités pareilles {\) ! La scène à présent se trouvait bien changée; de simples moines avaient fait dispa- raître, devant la lumière évangélique,le culte d'Anu- bis et celui de la Diane romaine. Une sublime philo- sophie, philosophie sans tâtonnements, sans obscurités, sans hauteur ni faste, y avait parlé aux antres de la solitude et y rendait ses oracles.

En mettant le pied sur le sol alexandrin, Mélanie eut le bonheur de trouver dans la cité un de ces hom- mes admirables chez qui le charme onctueux du lan- gage, la douce gravité des moeurs, et l'abondance du savoir se rehaussent encore de tout l'éclat d'une mo- destie et d'une mansuétude inaltérables. Isidore, prê- tre et hospitalier de l'église d'Alexandrie (2), s'était concilié, par la droiture de sa foi et par sa grande bonté, le respect même des payens. 11 était connu à, Home de tout le sénat et des femmes des Patriciens, car il y avait autrefois accompagné le bienheureux Athanase et ensuite le saint évêque Démétrius. Ce fut lui, en sa haute qualité de protecteur des pèlerins, qui recueillit la noble voyageuse que Rome lui en- voyait, et qui la conduisit vers les solitaires de Ni trie, les plus renommés de l'Egypte.

A quarante milles environ d'Alexandrie, vers le midi et près d'un bras du Palus Maraeotis, s'élevait la montagne de Nitrie qui prenait son nom d'un bourg voisin, l'on recueillait du nitre.

(i) Juvcnal. Sut. XV, lo.

(2) Ros-Weyde, Viiac Palnun, pag. ■yog.

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Donc, sur la montagne de Nitrie, s'élendait une vaste solitude demeuraient cinq mille hommes, répartis dans une cinquantaine de cellules et y vivant tantôt un grand nombre ensemble, tantôt quelques- uns seulement, tantôt même en particulier, mais se trouvant toujours unis par les liens d'une fraternité spirituelle, et relevant d'un Père commun. La dis- tance était assez grande d'une cellule à l'autre pour qu'un frère ne pût être ni vu, ni reconnu, ni entendu par un autre frère. 11 y avait ensuite çà et des ana- chorètes au nombre de six cents, qui représentaient la perfection la plus avancée. Le mont de Nitrie avait une grande église, et cette église trois palmiers à chacun desquels était suspendu un fouet. L'un servait à châtier les moines prévaricateurs, l'autre à punir les voleurs, si l'on en surprenait ; le troisième, à corriger les person- nes qui venaient dans la solitude, et qui commettaient quelque péché, en sorte que tout délinquant, bien convaincu d'avoir mérité une punition, devait embras- ser le palmier, et recevoir un nombre fixe de coups de fouet.

Près de l'église se trouvait un hospice, l'on re- cevait pendant un an, deux ans, et tant qu'il voulait rester, le pèlerin qui venait visiter Nitrie. On lui don- nait une semaine de repos, après quoi on l'occupait à divers labeurs dans le jardin, dans l'une des sept boulangeries de la montagne, ou dans la cuisine. Si c'était un hôte digne d'une certaine considération, on lui donnait un livre à lire, et il ne lui était pas per-

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mis de causer avec qui que ce fut, avant la sixième heure.

Quant aux pèlerins, dès qu'on en voyait arriver, les solitaires se répandaient de leurs cellules au de- vant d'eux comme un essaim d'abeilles, et se présen- taient à eux avec un doux empressement, une joie décente, en apportant des vases d'eau et du pain. Les vénérables Pères, chantant alors des psaumes, ame- naient les pèlerins à l'église, leur lavaient les pieds, les essuyaient avec un soin affectueux, nettoyaient les vêtements abîmés par la route. C'était ensuite une pieuse contention à qui devait emmener dans sa cel- lule ces hôtes nouveaux, et remplir envers eux non seulement les devoirs de l'hospitalité, mais encore ceux de l'édification par l'humilité et la mansué- tude (1).

La montagne avait des médecins et des espèces de pâtissiers (2); on y prenait et on y vendait du vin. Les Pères se faisaient de leurs mains propres des vê- tements de lin, et n'éprouvaient pas les besoins de l'indigence.

Vers la neuvième heure, chant des hymnes et des psaumes, sublime mélodie qui, du fond de la soli- tude, montait vers Jésus-Christ et embaumait le dé- sert. Le samedi et le dimanche, on se rendait à l'é- glise, et, ce jour-là, on se faisait accueil et amitié. Quel-

(i) Ros-Weyde, ibid, pag, 47S. (2) Ibidy pag. 71 3.

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ques-uns venaient de trois à quatre milles, si grande était parfois la distance d'une cellule à l'autre.

Huit prêtres avaient la direction de l'église, et tant que vivait celui d'entre eux qui avait la prééminence, nul autre ne pouvait offrir le sacrifice, ni faire office déjuge, ni porter la parole. Ils s'asseyaient seulement avec lui dans un modeste silence.

La montagne de Nitrie fut occupée d'abord par saint Ammon qui, dans la belle fleur de sa jeunesse, laissa pour la solitude le rang que lui faisaient dans le monde une noble origine et une grande fortune (1).

Mélanie vit aussi l'abbé Or, qui avait pour toute littérature la science des livres sacrés, et qui, devenu monagénaire, gardait encore la grâce et la gaîté d'un autre âge. 11 professait un tel respect pour la commu- nion du Christ qu'il ne prenait jamais d'autre aliment avant de recevoir celui-là (2). Le mont de Nitrie ad- mira encore Pambo, qui, aux portes de la mort, se rendait à lui-même le témoignage que, depuis son en- trée dans la solitude, il n'avait passé aucun jour sans travailler de ses mains ; ne se rappelait pas avoir mangé un pauvre morceau de pain qui lui eût été donné gra- tuitement, et, à l'heure suprême, en terminant sa car- rière de septuagénaire, ne voyait dans ses discours au- cune parole dont il eut à se repentir. Malgré cette lutte avec la nature, il lui semblait pourtant qu'il n'avait

(f) Il'id, pag. 482, 7 r3.

(2) Ros-Weyde, ibid, pag. 7 t5.

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pas cooiiuencé encore à être un bon Religieux. Mélanie put voir quel profond mépris il avait pour l'argent. Elle avait entendu Isidore louant la vertu de Pambo, et elle voulut, dans son admiration, lui remettre quel- que offrande. Elle-même ensuite raconta le refus du solitaire.

J'ai apporté des vases d'argent de trois cents li- vres ; lui avait-elle dit.

Mais Pambo, travaillant toujours, et tressant des rameaux, bénit Mélanie, en disant à haute voix :

Que Dieu vous donne votre récompense !

Et il dit à Origènes, son économe : Prends, et répar- tis cela dans toute la fraternité qui est dans la Libye et dans les îles, car ce sont ces monastères-là qui ont le plus besoin; mais ne donne rien à ceux d'Egypte, parce que le pays est plus fertile et plus riche.

Or donc, Mélanie était là, attendant que le vieillard l'honorât de bénédictions, ou du moins lui donnât une parole d'éloge, en retour de cette offrande. Mais comme Pambo se retrancha dans un silence absolu , elle lui dit :

Mon père, voici trois cents livres d'argent. Pambo, ne faisant pas le moindre signe, et ne re- gardant pas même l'extérieur du vase, répondit :

Celui à qui vous avez apporté cela, ma fille, n'a pas besoin d'apprendre de vous le poids de l'objet; car lui qui pèse dans la balance les monts et les bois, sait beaucoup mieux que vous le poids de votre argent. Si vous me donniez cela, à moi, vous auriez raison de

159 m'en clire le poids; mais si vous l'avez ufï'erl à Dieu, qui, loin de dédaigner deux oboles, les estima plus que toutes choses, il n'y a rien à me dire 1 .

Athanase ayani iiu j(jur ^jrié Pambo de descendre à Alexandrie, le saint abbé se rendit a l'invitation de l'évéque. Voilà que, dans un coin de la cité, aper- cevant une femme de théâtre, il se mit à pleurer. Comme on lui demanda la cause de ses lanncs :

Deux motifs, répondit-il, m'arrachent des pleurs; l'un, c'est la perte de cette femme; l'autre, c'est que je n'ai pas autant de soin de plaire à Dieu qu'elle en a de plaire à des hommes indiî^nes (2y .

En ce temps-là, la Ni trie fut visitée aussi par un prêtre qui, peut-être, avait précédé Mélanie en Egypte. C'était le prêtre Ruffin, qu'avait amené le désir de voir les solitaires de l'Egypte, cette étrange nation de phi- losophes évangéliques. 11 commença par saint Macairc l'ancien, et put contempler à son aise les moines de Scétis, glorieuse solitude qui s'étendait à l'ouesi de la \itrie , et qui en était à un jour et une nuit de marche.

Ce fut Macaire qui le premier vint s'établir dans cette solitude, et il y brilla entre le reste des moines par l'éminence de sa vertu, comme par la puissance de ses prodiges. Or, dès sa jeunesse, et avant sa tren- tième année, il s'était pris d'une grave ardeur poui

(i) Ros^Weyde^ pa^. r5.

(2, Ros-Weyde, '6/f/. pag. 71 5.

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les exercices de la vie monastique, pour les austérités qu'elle entraîne avec elle.

Il avait quarante ans lorsqu'il reçut l'ordre de la prêtrise, et ne mourut que nonagénaire (391), après une vie des plus extatiques.

On racontait du saint Abbé que si un Frère s'ap- prochait de lui avec crainte et comme pénétré de res- pect pour un saint et noble vieillard, celui-ci ne disait rien ; mais si un Frère lui disait comme par mépris : Père, quand vous étiez chancelier, que vous voliez du nitre et que vous le vendiez, les gardiens ne vous bat- taient-ils pas? on était sur, en l'abordant avec cet exorde, d'avoir de lui une réponse (1).

Macaire avait, comme tous ces illustres philosophes de Ni trie et de Scétis, une manière sententieuse et dra- matique de donner les enseignements. Un Frère lui demandant un jour le moyen d'arriver au salut, le vieillard lui dit :

Va-t-en vers un tombeau, et accable d'injures les morts qui sont là.

Le Frère alla donc, n'épargna ni les injures, ni les pierres, retourna vers le vieillard.

Eh! bien, fit celui-ci, ils ne t'ont rien dit, les morts ?

Rien, mon Père!

Va les trouver demain encore, et comble-les de louanges.

(i) Ibid., p;ig. 54i.

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Ce que le vieillard avait ordonné, le Frère l'accom- plit fidèlement, et, s'étant rendu près des morts, les combla d'éloges, les appela du nom d'apôtres, de saints, de justes. Cela fait, il revint près du vieillard et lui dit :

Je les ai loués.

Et ils ne t'ont rien répondu?

Rien, mon Père, rien encore.

Mon ami, tu sais quelles injures tu leur as prodiguées, à ces tristes et silencieux habitants du sépulcre, et ils ne t'ont rien répondu ; tu sais aussi de quelles louan- ges tu les as comblés, et ils n'ont pas répliqué. Toi, de même, si tu veux arriver au salut, sois comme ces morts; ne t'inquiète pas plus des injures ni des éloges des hommes qtie ne le font ces morts. Voilà comment tu pourras être sauvé (1).

Quelquefois Scétis abritait des hommes qui avaient été l'effroi d'un pays, comme cet Ethiopien, aussi noir d'ame que de corps, ce Moyse qui était au ser- vice d'un grand, et que la férocité de ses mœurs, ses indignes brigandages avaient fait chasser de chez son maître (2) . Moyse s'était mis à la tête d'une bande de voleurs, et y avait apporté une indomptable audace, une force herculéenne. Pour exercer une vengeance contre un pasteur de brebis, il alla un jour, l'épée aux dents, la tunique sur la tête, passer à la nage le Nil,

(i) Ibid., pag. 538.

(2) Ros-Weyde, ibid., pag. 725.

TOM. I. 11

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tout débordé qu'il était, et malgré ses mille pas de largeur.

Ce fut un grave accident qui, l'ayant surpris dans ses pillages, le fit rentrer en lui-même, et le jeta dans une voie du repentir. Il arriva alors que des voleurs, ignorant à qui ils avaient aiFaire, se précipitèrent sur lui dans sa cellule ; Moyse les prit tous quatre comme un sac de paille, les mit sur ses épaules, et les porta à l'église des Frères

Je ne puis faire du mal à aucun d'eux, dit-il alors ; mais ils sont venus m'attaquer en ma cellule ; qu'ordonnez-vous qu'il en soit ?

Lorsque les brigands surent qu'ils étaient aux mains de ce redoutable Moyse, ils se dirent à eux-mêmes : Si un homme d'une telle force a renoncé à son hideux métier, s'il a maintenant une pareille crainte de Dieu, que tardons-nous à l'imiter dans son repentir?

Or, ils glorifièrent le nom de Jésus-Christ, et devin- rent bientôt de vertueux solitaires.

Quant à Moyse, la vie de la cellule ne le délivra pas de lui-même, et ce pauvre converti eut à essuyer de terribles luttes contre cet aiguillon de la chair qui ar- rachait à l'apôtre saint Paul de si douloureuses plaintes. L'abbé Isidore aida Moyse de ses conseils et de son expérience (1).

Lorsque Moyse fut ordonné clerc, le patriarche d'Alexandrie lui disait, en lui mettant le surplis (2) :

(i) Ros-Weyde, iô/rf., pag. 75o, ^2) Cotel. loc. cil. pag. 55 1.

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Te voilà devenu tout blanc, abbé Moyse. Tout blanc par dehors , seigneur Pape; Dieu veuille que ce soit aussi en dedans ! Le patriarcbe, jaloux d'éprouver sa vertu, ordonna aux clercs de chasser Moyse, quand il se présenterait à la sacristie, et de le suivre pour en- tendre ce qu'il dirait. Le vieillard s'étant présenté, on le renvoya, en lui disant: Sors d'ici, Ethiopien. Et le saint prêtre se retirait, en disant : Ils ont bien fait de te traiter ainsi, nègre que tu es; comment, toi qui qui n'es pas un homme, venais-tu au milieu des hommes ?

L'abbé Moyse mourut à 75 ans, et laissa des dis- ciples en nombre égal aux années de sa vie; c'en était la couronne. Il eut comme les autres solitaires la coutume d'enseigner par images et par sen- tences.

Un moine de Scétis avait commis une faute. Les Pères se réunirent et envoyèrent chercher l'abbé Moyse. Il refusa de venir au conseil; alors, le Prêtre lui adressa un moine, qui lui dit : Venez, car l'assem- blée des Frères vous attend. Moyse donc se met en marche et va les trouver, mais il avait pris un vieux panier percé qu'il remplit de sable et qu'il portait sur son dos.

Les moines venus à sa rencontre lui dirent : Qu'est-ce que cela. Père? et le veillard répondit : Ce sont mes péchés qui coulent par derrière moi ; je ne les vois point, et pourtant je viens aujourd'hui juger les péchés d'un autre. Les Religieux comprirent

cette leçon, ne dirent plus rien au Frère coupable et lui pardonnèrent (1).

Saint Besarion, qui vécut à Scétis vers ce temps-là, fut une tout autre nature de solitaire, ne laissant yoir nul souci des joies de ce monde, et se possédant si bien qu'une seule pensée le préoccupait, celle du retour dans une patrie dont il se disait exilé, et il avait laissé un illustre nom, des ricbesses infinies. Souvent il se livrait aux flots de sable du désert comme aux tumultueuses vagues de l'Océan, et quelquefois on le trouvait aux portes des cellules, se lamentant comme un triste naufragé, qui ne redemandait que le toit des aïeux. Ce que le pauvre moine appelait de ses désirs et de ses regrets, c'était la patrie de tout chrétien, et il y as- pirait par une vie de dénûment et de sacrifice con- tinu (2). Il semblait un ange des cieux cheminant ici- bas. Tout son petit avoir consistait dans une tunique, et un petit mantelet, puis un livre des saints Evan- giles. Or, Besarion savait toujours se dépouiller de son humble mantelet pour couvrir les pauvres de Jésus- Christ, et une fois il vendit (3), pour secourir un men- diant, le précieux volume qui lui disait : Vends ce que tu as, et donne-le aux pauvres (4). Malgré la puis- sance des miracles lui conférée par le Seigneur , telle était l'humilité de ce bon Religieux, que le pré-

(i) Cotel., tom. I, pag. 55o. (a) Cotel. //?îd., pag. 407.

(3) Ros-Weyde, ibid.^ pag. 772.

(4) MarCj x.

105

tre de Scétis ayant ordonné à un moine qui avait failli en quelque chose, de sortir de l'Eglise, Besarion sortit avec lui, en disant: Et moi aussi, je suis pé- cheur (1).

Le désert de Scétis vit peu de solitaires aussi re- marquables que saint Arsène, qui avait paru avec éclat dans Rome l'ancienne, il était né, et dans Rome la nouvelle (2) , il fut mandé par un empe- reur. Ce que la philosophie grecque présentait de plus profond dans ses enseignements, Arsène l'avait recher- ché avec toute l'avidité de son ame, sans négliger une philosophie plus éclairée et plus sainte, celle de nos Ecritures. L'Eglise romaine pensa que ce jeune homme serait une belle conquête, et on le fit diacre. Sur ces entrefaites, vers l'an 383, Théodose chercha pour son fils xArcadius, qui était dans sa sixième année, un pré- cepteur capable de lui inspirer, par ses mœurs et son langage, les sentiments élevés que veut le trône, et cette piété chrétienne qui est utile à toutes choses. Il avait chargé l'empereur Gratien de lui trouver ce guide précieux, et de le lui envoyer à Constantinople. Gra- tien, de son côté, s'adressa au pape Damase, qui jeta les yeux sur Arsène, retiré alors dans une sainte et si- lencieuse existence, que partageait une sœur aimée. Ce furent d'abord de sincères et modestes refus : il y avait du temps, disait-il, qu'il avait laissé de côté les

(i) Coteler. Ibid., pag. 406.

(2) Vila S. Arsenii apud Suhum, 19 iui., pag. 233,

1()6

doctrines et les lettres grecques ; on s'était trompé dans un tel choix; d'ailleurs, son rang de diacre le séparait à jamais de la scène du monde. Or, l'empereur Gratien et le pape, qui admiraient ces yeux religieusement baissés vers la terre, cette contenance grave et simple, ce parler sobre et digne, surent triompher des scru- pules d'Arsène ; et, après qu'il eut mis en bon ordre les affaires de sa soeur, qu'il eut confié la vierge à de saintes vierges comme elles, qui vivaient en commun, il se rendit auprès de Théodose. Ce prince comprenait à merveille la grandeur de la mission qu'Arsène était appelé à remplir, car il l'investit de la dignité sénato- riale, et l'entoura de tous les égards les plus flatteurs. Arsène s'appliqua à justifier la bonne opinion que l'em- peur avait de lui ; et, tel était son respect pour Arca- dius qu'il voulut se tenir debout, pendant que le jeune élève écouterait les enseignements du maître.

Il advint qu'un jour Théodose se présenta inopiné- ment à la leçon ; il prit cela pour une inconvenance, et voulut intervertir les rôles, en sorte que dès lors le prince eût à se tenir debout, pendant que le maître res- terait assis. La modestie d'Arsène ne put faire chsinger les volontés impériales.

On devait s'attendre à ce que rien de trop grave ne se fît sans avoir son châtiment ; Arsène ne pouvait être un homme de criminelles et fatales condescendances. Son royal élève commit un jour une faute qui ne de- vait pas rester impunie, et Arsène lui fit infliger le fouet. Cet acte de sévérité laissa dans l'ame d'Ar-

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cadiiis un si profond ressentiment qu'il songea à se dé- barrasser de cet importun précepteur. Le sicaire pour- tant n'eut pas le courage de plonger son épée aux flancs de l'homme vertueux, et lui révéla bientôt l'affreux mystère. Arsène, qui déjà tenait peu à rester au milieu du tumulte de la Cour, monta sur un navire qui par- tait pour Alexandrie, coupa sa chevelure et avec elle ce qui pouvait lui rester de pensées humaines, revêtit l'habit monacal et s'achemina vers la solitude de Scétis. On demanda le noble fugitif à toutes les îles, à tous les déserts, à toutes les grottes, et les recherches n'a- boutirent à rien.

Théodose étant mort, Arcadius, qui lui succéda, et qui était sous le poids d'un repentir, fit chercher encore son précepteur. On le trouva enfin, et le prince lui offrit, en réparation de ses déplorables projets d'autrefois, les impôts de l'Egypte tout entière. Cette offrande était colorée d'un honorable prétexte, l'intérêt des pau- vres et des monastères. Arsène fit répondre à la lettre impériale qu'il n'avait rien à voir en des distribu- tions d'argent, parce qu'il était mort au monde.

11 l'oublia, en effet, et ne laissa jamais percer les souvenirs de sa grandeur passée, ni de la science qu'il avait acquise. Il mettait bien au dessous du sublime alphabet que savaient de grossiers et ignorants soli- taires de l'Egypte, tout ce qu'il y avait d'érudition latine et de science grecque. Rien ne l'affligeait comme l'arrivée de ceux qui étaient jaloux de contempler Ar- sène au désert , et, lorsqu'une illustre et opulente

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femme, issue de race sénatoriale, vint de Rome le voir à Canope, il refusa de la recevoir, malgré les instances mêmes de Théophile, évêque d'Alexandrie. 11 n'inter- rompait ses longues prières que par le travail des mains, et ne prenait un peu de repos que vers la fin de la nuit, quand la nature n'en pouvait plus. Alors il disait au sommeil : Viens, mauvais serviteur, s'as- seyait et dormait un instant.

Arsène étant une fois pris d'une grave maladie, le Prêtre de l'église lui mit sous le corps un méchant ta- pis et sous la tête un modeste oreiller; ce fut une cause de scandale pour un vieux moine qui était venu le voir. Est-ce donc Arsène, se disait-il ; est-ce lui qui se couche avec un pareil luxe? Le Prêtre, s'en étant aperçu, le prit à part, et lui dit :

De quelle province es-tu ? Je suis Egyptien.

De quelle ville ?

Je ne fus pas citadin, et n'habitai jamais de ville,

Avant d'être moine , quelle profession exer- çais-tu ?

J'étais pasteur des champs.

Et reposais-tu ? Dans les champs.

Avais-tu quelque tapis ?

Moi , dans les champs , avoir un tapis dor- mir!

Alors, comment donc te couchais-tu ? Sur la terre nue.

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Que mangeais-tu, aux champs; de quel vin bu- vais-tu ?

Quels mets, quelle boisson peut-il y avoir aux champs ?

Comment donc vivais-tu ?

Je mangeais du pain sec, et quelque salaison, lors- que j'en pouvais avoir ; puis je buvais de l'eau.

Grande misère ! peine étrange ! Mais j avait-il en ta possession un bain tu pusses te baigner, te rafraîchir ?

Non; seulement quand je voulais, je me baignais dans le Nil.

Aujourd'hui, comment te trouves- tu dans ta cellule ?

J'y ai plus de repos et moins de peine que je n'en avais jadis.

Eh! bien, vois-tu l'abbé Arsène ? Il est de la grande ville de Rome, lui, et il avait autrefois un haut rang dans le palais impérial de Constantinople. Il a tout laissé, et il est venu dans cette solitude. L'abbé Arsène avait de vastes maisons et de grandes sommes d'argent; il a tout dédaigné, et s'est réfugié dans une étroite cellule. 11 couchait autrefois dans des lits revêtus d'or et ornés de riches tapis; il ne lui reste maintenant que cette natte et cet oreiller. Ses vêtements étaient d'une valeur inestimable ; il les a remplacés par cette pauvre rescella (1). Son dîner coûtait toujours

(i) Habit grossier. De ves, rescula et rescella. Voir à ce mot V Onomasticon des Vitae Patrum de Ros-W^eyde.

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beaucoup ; maintenant, quelques légumes et un peu de vin lui suffisent. Les harpes, les cithares enchantaient ses festins ; maintenant, il n'entend d'autre musique autour de lui que les douze psaumes qu'il dit le jour, et les douze encore qu'il dit la nuit. Toi donc, qui as été pasteur, tu n'avais pas alors le repos dont tu jouis ; et Arsène goûtait, dans le siècle, des plaisirs qu'il ne re- trouve pas dans sa cellule. Lequel a le plus gagné, le- quel a le plus perdu?

Le Vieillard était dans la confusion ; il s'inclina pro- fondément, et dit : Mon Père, j'ai péché î Arsène a pris le bon chemin, celui de l'humilité qui descend, et moi, je n'ai fait que passer de la peine au repos. Ce fut pour ce vieillard une grave et sévère leçon.

La cellule d'Arsène était distante des autres d'environ trente-deux milles ; il ne la quittait presque pas, et on lui portait ce qui lui était nécessaire. Mais les Barbares ayant ravagé Scétis, peu de temps après la prise de Rome par lesGoths (410), Arsène sortit en pleurant, et dit : Le monde a perdu Rome, et les moines Scétis (1).

Arsène quitta la Cour, âgé de quarante ans, et en passa quarante à Scétis; dix à Troen, vis-à-vis de Memphis; trois à Canope, près d'Alexandrie, et deux enfin à Troen, il mourut (2). Arsène était d'une haute stature, d'une figure angélique, d'une taille élé- gante, quoique maigre; la vieillesse l'avait un peu

(x) Ros-Weyde, pag. 564, Coteler. f/)/(i., pag. 35;. ,^2) Coteler. Ibid., pag. 371.

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courbé sous ses cheveux blancs. Les cils des yeux avaient disparu au milieu des abondantes larmes qu'il répandait. Ses disciples l'ensevelirent avec ses vête- ments habituels, qui se composaient d'un cilice et d'une peau de brebis, et l'on chanta à ses funérailles les psaumes accoutumés (1).

Pendant que saint Arsène brillait par ce profond re- noncement aux choses du monde, d'autres moines, comme Agathon, brillaient par leur miséricordieuse bonté. Le digne solitaire eût volontiers, disait-il, changé son corps contre celui d'un lépreux ; et, puis- qu'il ne pouvait le faire, il sut du moins rendre à un pauvre malade affligé de lèpre les services de la cha- rité. Agathon se rendait à Alexandrie pour vendre quelques petits vases; chemin faisant, il rencontre un lépreux qui lui demande il va.

Je vais à la ville, réplique Agathon ; et je vais y ven- dre ces vases.

Faites-moi une charité ; portez-moi jusque-là.

Et Agathon porta jusqu'à la ville ce triste, mais précieux fardeau. Le lépreux ajouta : Déposez-moi vous avez accoutumé de vendre les vases.

Ainsi fit-il.

Quand il eut vendu un vase, le lépreux lui de- manda à quel prix il l'avait cédé. Agathon le lui dit.

Achetez-moi un gâteau, reprit le lépreux. Et le gâ- teau fut acheté.

{2) Sm-'ms, ib ici., pag. 24.0,

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Après cela, vente d'un autre vase; nouvelle ques- tion du lépreux sur le prix, et demande d'un nouvel objet.

Tous les vases une fois vendus, comme Agathon s'en allait :

Donc, vous partez, lui fit le lépreux ? Oui.

Exercez envers moi un acte encore de charité ; reportez-moi vous m'avez trouvé.

Le solitaire le remit au lieu il l'avait pris.

Agathon, lui dit le lépreux, vous êtes béni de Dieu au ciel et sur la terre.

Et, levant les yeux, Agathon ne vit plus personne. C'était Fange du Seigneur qui était venu l'éprou- ver (1).

Le pieux solitaire tenait à garder pur et intact le trésor de son orthodoxie. Un jour qu'on voulut juger de sa prudence et de son calme, on l'appela fornicateur et orgueilleux ; il ne s'en défendit pas. On le traita d'homme léger et médisant ; il laissa de même peser sur lui ce reproche. On lui jeta à la face le crime d'hérésie, et alors le saint abbé repoussa énergique- ment loin de lui une telle flétrissure.

Gomme on s'étonnait que, après avoir souscrit à de précédentes accusations, il ne put se résoudre à en- tendre la dernière :

« Je souscris aux deux premiers chefs, parce que

(i) Coleler. Ibid., pag. 38 1.

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cela est utile à mon ame, dit-il ; mais l'hérésie est une séparation de Dieu, et je ne veux pas être séparé de lui (1). >)

Malgré cette vie de charité et d'union à Dieu, il res- sentit les épouvantements de la mort, et, près de quitter ce monde, resta trois jours, les yeux ouverts et immobiles. Les Frères cherchaient à le sortir de son immobilité et lui disaient : Abbé Agathon, êtes- vous?

Devant le tribunal de Dieu, répondit-il.

Et vous aussi, Père, vous êtes dans l'appréhen- sion !

J'ai fait ce que j'ai pu pour observer les comman- dements de Dieu, mais je suis homme; comment saurais-je si mon labeur a plu à Dieu?

Vous n'avez pas confiance en votre labeur ; vous ne croj^ez pas qu'il soit selon Dieu?

Non, je n'y ai pas confiance, tant que je ne suis pas avec Dieu même, car autre est le jugement de Dieu, autre celui des hommes. Faites des œuvres de charité ; ne m'interrogez pas davantage, car je suis occupé.

Et il sortit de la vie avec joie. On le vit partir comme s'en irait quelqu'un qui salue des amis et des proches (2).

Les saints abbés Isidore et Paphnuce Bithale se suc- cédèrent dans le presbytérat de Scétis.

(i) Ibid., pag. 373. (2) Ibid.. pag. 38 1.

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La cellule de Paphnuce était à cinq milles de Féglise ; non seulement il continua d'y demeurer , lorsqu'il fut prêtre, mais encore, ayant passé quatre vingt-dix ans, il ne regagnait point sa cellule, sans remporter sur sa tête la cruche d'eau qu'il lui fallait pour la se- maine. Il fuyait l'entretien des hommes, afin de con- verser plus librement avec Dieu, et il aimait à se re- tirer dans les plus vastes et les plus inaccessibles endroits du désert (1). Aussi lui donna-t-on le nom de Bubale, ou boeuf sauvage.

On rappelle de Paphnuce un trait qui prouve son esprit d'évangélique charité. Comme il passait près d'un bourg, il aperçut des personnes qui commettaient une honteuse action, s'arrêta soudainement et se mit à pleurer sur ses péchés, à lui. Or, voilà qu'il des- cend du ciel un ange armé d'un glaive, et qui lui dit : Paphnuce, tous ceux qui jugent leurs frères, périront par ce glaive; mais parce que tu n'as pas jugé ce que tu as vu, et que tu t'es humilié devant Dieu, comme si tu avais commis une faute, ton nom est ins- crit au livre des vivants (2) .

Daniel, Diodore, Xanthias, Olympius et Silvanus furent encore au nombre des Religieux de cette mê- me solitude. On raconte de Silvanus qu'il avait par- mi ses disciples un certain Marc fort chéri du Vieil- lard à cause de sa merveilleuse obéissance; c'était

(i) Ibid. Collât., m, i. (2) Coteler. Ibid. y 648.

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de plus un habile calligraphe. Les onze autres disci- ples se montraient jaloux de cette affection, et il ad- vint que les Pères en firent le reproche à Silvanus. Mais celui-ci se mit en devoir de sortir avec eux, el allant heurter à chaque cellule : Frère un tel, disait- il, viens; j'ai besoin de toi; mais aucun ne sortait pour le suivre. Quand il fut arrivé à la cellule de Marc, qu'il eut heurté à la porte, et qu'il eut dit : Marc! le fidèle disciple, entendant la voix du vieillard, se hâta de sortir, et Silvanus l'envoya faire ce qu'il desirait de lui, puis il demanda aux Pères : sont les autres frères? Entrant alors dans la cellule de Marc, il regarda les écritures de l'ingénieux calligraphe , et trouva qu'il avait mis la main à un co , mais que, ayant ouï la voix du Vieillard, il avait laissé la lettre inachevée. Les Pères lui dirent alors tout émerveillés : En vérité, Silvanus, le disciple que tu aimes, nous l'aimons aussi, nous; et il est chéri de Dieu (1).

Une autre fois, Silvanus, se promenant à Scétis avec les Pères, voulut leur faire connaître l'obéissance de son disciple favori, et leur montrer ainsi le motif de sa prédilection. Comme donc Silvanus aperçoit un pe- tit sanglier : Vois- tu, mon fils, dit-il à Marc, ce petit bubale?

Oui, mon Père.

Comme ses cornes sont élégantes !

Oui, mon Père.

(i) Coleler. IMd., pag. 562.

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Les vieillards admirèrent cette humble docilité qui ne se prenait point à combattre le dire de Silvanus, mais qui savait y acquiescer naïvement.

Sur la fin du IV^ siècle, le nombre des ermites de Scétis s'étant fort augmenté, parce que l'on y donnait entrée à de jeunes solitaires ; on y bâtit encore trois églises, ce qui fut depuis improuvé par Isaac de Thè- bes ; il pensait qu'il ne fallait pas recevoir ainsi des jeunes gens dans le désert (1).

L'histoire de Scétis gardait le souvenir de quelques < vieillards dans la vie desquels il y avait de touchan- tes paroles. On en vit un qui était atteint de cécité, et qui, ayant sa cellule à mille pas environ du puits commun, ne souffrit jamais cependant qu'on lui allât chercher de l'eau. Il fit donc une corde, attacha Tune des extrémités au puits, et l'autre à sa cellule. La corde gisait à terre, et il se guidait en marchant dessus. Quand le vent avait soulevé le sable et caché la corde, il la prenait à la main, secouait ce fil conducteur, le replaçait par terre et marchait comme de coutume. Un frère vint demander au vieillard qu'il lui permît de lui apporter de l'eau. Mon fils, répondit-il, voilà vingt-deux ans que je puise mon eau, et tu veux à pré- sent m'ôter mon travail (2) !

On rapporte d'un autre vieillard de Scétis que,

(i) Ibid.) pag. 599. Voir, pour tout ce chapitre, VHistoire de VOrdre mo- nastique (par le P. Bulteau, bénédictin de St-Maur) ; Paris, 1677, in-S», pag. 126-146.

(2) Ros-Weyde, pag. 9i3.

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étant allé à Alexandrie pour y vendre le travail de ses mains, il voit un jeune moine entrer dans une taver- ne. Le vieillard en fut attristé, et attendit que le moine vînt à sortir. Alors, il le prit par la main, le mena à part, et lui dit :

Ne sais-tu pas, mon frère, que tu portes un vête- ment angélique ? Ignores-tu que tu es jeune ? Ignores- tu que, dans les cités, nous autres pauvres moines, nous nous perdons par les yeux, par les oreilles, par les diverses formes des choses qui s'offrent à nous? Mais toi, voilà que tu entres hardiment dans une taverne ; que tu y entends ce que tu ne voudrais pas entendre, que tu te mêles à des hommes et à des femmes de moeurs perverses? Garde-toi, mon fils, garde- toi bien de continuer à faire ainsi ; cours au désert où, Dieu aidant, tu pourras opérer ton salut.

Le jeune moine répondit au vieillard: Allez, allez. Dieu ne demande qu'un cœur pur.

Le vieillard alors levant ses mains au ciel, se mit à dire : Gloire à vous, m.on Dieu, car voilà que j'ai vécu à Scétis quarante-cinq ans, et je n'ai pas un cœur pur; mais celui-ci qui fréquente les tavernes, il a une ame pure, lui !

Et se tournant vers le jeune moine : Que Dieu te sauve, mon frère, et ne me confonde pas dans mon espérance (1)!

Quand des femmes venaient au désert de Scétis pour

(r) Ibid., pag. 924.

ToM. I. 12

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voir leurs proches, elles avaient la liberté de leur par- ler, mais de loin seulement. C'est ce que l'on voit d'une manière toute spéciale dans l'histoire de ce même Marc, dont il était question tout à l'heure. Combien de pau- vres mères s'en retournèrent, comme la sienne, n'em- portant d'autre remède à leur sacrifice et à leur deuil, que les pieuses consolations de quelque vénérable Abbé de monastère !

CHAPITRE IX.

Mélanie et Ruffin en Egypte. Bonosus, ami de saint Jérôme, se retire dans une île. Didymus Vaveugle, docteur de l'Eglise d'Alexandrie : son entre- vue avec saint Antoine : sa vision sur la mort de Julien. La recluse Alexandra. RufBn à l'école de Didymus : amitié de Jérôme et de Ruffin. Florentius, ami de Jérôme. Pierre, successeur de saint Athanase : troubles dans l'Eglise d'Alexandrie : persécution arienne. Zèle et cha- rité de Mélanie pour les confesseurs de la foi. Monastère de Philippe, à Jérusalem : tombeau de saint Jean-Baptiste. Histoire de sainte Pélagie, retirée au monastère de Philippe. Schisme dans l'Eglise d'Antioche : Mélétius, Paulinus et Vitalis. Intervention de saint Basile. Saint Jérôme recourt au pape Damase.

Quand Mélanie vint en Egypte, saint Athanase, ce fier et indomptable champion de l'orthodoxie, vivait encore, mais il avait soutenu pendant quarante-six ans d'épiscopat les plus grandes luttes, et il était près de descendre au tombeau. Il laissa, en effet, son église dans un terrible veuvage, le 2 mai 373. Mélanie passa en Egypte la moitié d'une année (372), et quand la persécution vint atteindre les solitaires dont elle avait pu connaître et admirer les vertus,

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cette généreuse femme lettr lemoigna son admiration par des soins infinis et par des aumônes.

Ruffin aussi habitait alors parmi ces mêmes Reli- gieux si atrocement persécutés, et ce fut en ce temps- que son ami Jérôme lui écrivit : « J'apprends que tu pénètres dans les lieux secrets de l'Egypte, que tu visites les chœurs des moines, et que tu fais le tour d'une famille céleste sur terre. C'est tout d'abord par le frère Héliodore que m'a été annoncé le bonheur de cette joie inopinée. Ce que je desirais être cer- tain, je ne croyais pas que ce fut certain, alors, surtout qu'il disait l'avoir appris d'un autre, et que la nouveauté de la chose otait toute croyance au ré- cit. Mon esprit étant donc suspendu à la fluctuation du désir, certain moine alexandrin que le pieux dé- vouement du peuple avait depuis longtemps envoyé vers les confesseurs de l'Egypte, vers ces hommes déjà martyrs de la volonté, me fut une convain- cante raison de croire la nouvelle Enfin, la force

de la vérité éclata tout entière ; une foule de voya- geurs rapportaient que Ruffin était à Nitrie, et qu'il s'était rendu vers le bienheureux Macaire (1). »

Les amis laissés par Jérôme en Italie, lui avaient mandé la retraite de Bonosus dans quelque île de la Méditerranée. Ce fut spécialement ce que Jérôme prit soin d'annoncer à Ruffin : « Notre commun ami, Bonosus, monte déjà cette échelle présagée

(() Lettres, loin, i, pag. 3 et 5.

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dans le songe de Jacob. Il sème dans les larmes, pour moissonner dans la joie, et élève dans le désert le mystérieux serpent de Moyse. Que les merveilles ima- ginaires inventées tant par les Grecs que par les Ro- mains disparaissent devant cette réalité. Voilà qu'un jeune homme façonné avec nous aux arts libéraux du siècle, ayant des richesses abondamment et une parfaite considération parmi ses égaux, délaisse sa mère, des sœurs, un frère tendrement aimé, et, com- me un nouvel habitant du paradis, s'en va dans une île autour de laquelle frémit une mer orageuse, et que des rochers âpres et nus, que la solitude rendent effrayante. pas un laboureur, pas un moine. seul, si c'est être seul que d'avoir le Christ pour compagnon, il voit la gloire de Dieu, elle que les Apôtres mêmes ne virent qu'au désert. Il n'aperçoit pas sans doute des villes flanquées de tours, mais il a donné son nom au cens d'une nouvelle cité. Ses membres sont enfermés dans un hideux cilice, mais de cette façon il sera mieux ravi dans les nues au de- vant du Christ. Il ne jouit de l'aménité d'aucun eu- ripe, mais il boit dans le côté du Seigneur l'eau de la vie. Place-le sous tes yeux, très doux ami, et at- tache-toi à sa présence de toute ton ame, de tout ton esprit. Tu pourras célébrer sa victoire, alors que tu connaîtras le labeur de ce combattant. Partout autour de l'île frémit une mer insensée, et les vagues crient en se brisant contre les sinueux écueils des monts. La terre ne s'y pare d'aucune verdure, les

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champs desséchés ne s'y couvrent d'aucun frais om- brage. D'abruptes rochers y forment une sorte d'hor- rible prison. Quant à lui, tranquille et tout armé de l'Apôtre, tantôt il écoute Dieu, en relisant les pages divines; tantôt il parle avec Dieu, en priant le Sei- gneur; peut-être, comme Jean, a-t-il quelque vision, pendant qu'il réside en son île (1). »

Si Ruffin écrivit à Jérôme, sa réponse toutefois n'est point venue jusqu'à nous. Il ne devait pas être fort désireux de quitter trop vite un pays le re- tenait l'édifiante contemplation des grands maîtres de la vie ascétique, une ville il s'instruisait aux le- çons du célèbre Didymus, qui continuait alors dans l'école chrétienne d'Alexandrie les grandes traditions de savoir et de vertu. On eût dit que tous les gen- res de doctrines s'étaient réfugiés dans cette vaste tête, qui possédait les poètes et les orateurs, qui dis- cutait les opinions des philosophes, qui connais- sait la dialectique, l'arithmétique, la géométrie et l'aslronomie, étonnait les hommes les plus habiles dans ces diverses sciences, et avait appris tout cela sans le secours des yeux. Didymus, enfant de quel- ques années et mordant à peine aux premiers élé- ments des écoles, vivait dans un pays les ophthal- mies sont fréquentes; une pénible maladie lui fit perdre la vue. On lui grava l'alphabet sur des ta- blettes de bois, et, en y promenant la main, il apprit

(t) Ibid. pag. 9.

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à connaître les lettres ; puis il en vint aux syllabes, aux mots, aux phrases, et enfin à une surprenante science. La force de son esprit et la grâce du Seigneur firent le reste.

Il interprétait, avec une miraculeuse mémoire et une étonnante science, l'ancien et le nouveau Testament tout entiers. Autant le monde extérieur était en de- hors de son ame, autant le monde intérieur y vivait-il brillant et glorieux. L'histoire ecclésiastique appelle souvent du nom de Voyant^ cet illustre aveugle.

Saint Athanase ayant un jour mandé saint An- toine, pour qu'il réfutât les doctrines des Ariens, Di- dymus alla voir l'illustre solitaire, qui, après une de leurs conversations sur l'Ecriture, lui dit, tout émer- veillé de son génie, et en louant la pénétration de son esprit: « N'es- tu point triste d'avoir perdu les yeux de la chair? » Comme Didymus gardait un silence confus et troublé, Antoine l'interrogea une seconde, une troisième fois, et le contraignit enfin d'avouer franchement le chagrin de son cœur. Antoine alors : « Je suis étonné qu'un homme sage soit fâché d'avoir perdu ce que possèdent les fourmis, les mouches et les moucherons, et ne se réjouisse pas de posséder, au contraire, ces yeux avec lesquels voient les anges, ces yeux avec lesquels on peut contempler Dieu et son admirable lumière (1).

Didymus avait été pris de tristesse et d'anxiété^

(f] IjeUres, loni. v, pag. 4i3. Sozom. iif, r5.

en songeant à l'anie et au sort de l'empereur Julien, acliarné persécuteur du Christianisme. Ce jour-là, Di- dymus ne mangea rien jusqu'au soir, et, comme il était assis dans sa cellule, le sommeil vint le prendre. 11 vit bientôt en songe voler çà et de rapides cour- siers blancs montés par des cavaliers qui criaient : « Dites à Didymus: Aujourd'hui, à la septième heure, Julien est mort. Lève-toi donc et mange, puis envoie annoncer à l'évêque Athanase ce que tu sais. » Or, Didymus marqua l'heure, le jour, la semaine, le mois, et il se trouva que Julien était mort exactement comme l'annonçait la vision (I).

Didymus raconta à l'évêque Palladius la coura- geuse détermination d'une pauvre domestique nom- mée Alexandra, qui s'était renfermée dans un tom- beau, et là, sans voir jamais de visage humain, re- cevait par une légère ouverture ce qui était nécessaire à sa vie. Elle passa ainsi dix ans, et lorsque vint l'heure de sa dormition, elle disposa elle-même l'ap- pareil funéraire dans lequel devait à jamais reposer son corps. L'amie qui avait coutume de visiter la sainte Recluse, ayant fait un jour un vain appel, se hâta d'annoncer à Didymus ce qui se passait. On ou- vrit la porte du tombeau, et Ton trouva Alexandra dor- mant son sommeil éternel.

(i) Ros-Weyde, pag, 7x0-711 On peut spécialement consulter sur Didy- mus, un savant ouvrage de Mingarelli : Veterum lestimonia de Didymo Alexan- drino caeco, ex quibiis 1res libri de Trinitate niiper deiecli eidem asseruniur,. Romae, 1764, in-4'\

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Jamais, disait sainte Mélanie, je n'ai pu voir la face de la bienheureuse. Seulement, j'ai essayé de lui de- mander par l'ouverture du tombeau quel était le motif qui l'avait amenée à quitter Alexandrie et à s'en- fermer ainsi.

Un homme, répondit-elle, m'aimait d'un amour éperdu, et moi, de peur de le contrister ou de le per- dre, j'ai mieux aimé m'enclore vivante dans ce tom- beau que d'offenser une ame faite à l'image de Dieu.

Mélanie alors lui demanda comment elle pouvait tenir ainsi toute seule, en face de son inactivité et de ses pensées?

Je prie du matin jusqu'à la neuvième heure, dit la Recluse ; je file du lin pendant une heure, et le reste de la journée je repasse en mon esprit la vie des saints Pères et des Patriarches, les combats des bienheureux Apôtres, des Prophètes et des Martyrs. Quand vient le soir, après avoir glorifié mon Dieu, je prends un peu de pain, je donne à la prière plusieurs heures de la nuit, attendant la fin suprême. qui me dissoudra en une sainte espérance et me fera apparaî- tre devant la face de Jésus-Christ (1).

Rufïin rencontra en Egypte bien d'autres personnes dans la vie et dans les paroles desquelles il put trou- ver un sujet d'édification, car il y avait des monas- tères près d'Alexandrie et même des ermitages à deux lieues de cette ville. Sur la fin du IV siècle, on y

(i) Ibid. pag. 711.

comptait environ deux mille Religieux (1). Saint Athanase qui remplit avec tant de gloire le siège pa- triarchal d'Alexandrie, eut une singulière affection pour ceux qui servaient ainsi le Seigneur. Les soldats du gouverneur d'Egypte, ministre de la fureur des Ariens, étant entrés dans une église pour arrêter le saint pontife, qui y était venu passer la nuit en priè- res avec son peuple, il s'échappa heureusement de leurs mains, grâce aux Religieux qui étaient avec lui et à quelques prêtres (2). Il se retira ensuite parmi des solitaires qui vivaient en commun, pratiqua les mêmes exercices qu'eux, et leur donna des instruc- tions comme il savait en donner.

Rufïin se glorifiait encore d'avoir été, dès sa jeu- nesse, disciple de Théophile d'x\lexandrie. Néanmoins saint Jérôme soutient que cela ne peut être, Rufïin n'ayant pas été en Egypte depuis que Théophile était évêque, c'est-à-dire depuis 385, et Théophile n'ayant jamais voulu enseigner avant son épiscopat (3). Tou- tefois, Rufïin avait eu assez de bons maîtres pour dire avec raison que ce n'était pas eux, mais que c'é- tait lui plutôt qui leur avait manqué (4). On sait, de reste, et nous le verrons, qu'il revint d'Alexandrie beaucoup trop infatué des principes origénistes pro-

(i) Ros-Wejde, pag. 712.

(9.) S. Athanas. >^po/o(/. ad Constant, de fuffi snOi t^ï"- P^g. 717, edit. Ber.edicL

(3) S. Hieron. Apolog... pag. 455.

(4) Inveci., pag. 424-

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fessés par Diclymus. Quant à sa conduite, l'on pense qu'elle resta irréprochable, et les louanges que lui donnait saint Jérôme, lorsque ses jugements étaient plus calmes et plus désintéressés, doivent certainement établir d'honorables présomptions pour le reste de la vie de Ruffin. Vers ce temps-là, en effet, Jérôme avait cru, sur des bruits sans fondement, que son ami était arrivé d'Egyple à Jérusalem, avec Mélanie. Il écrivit donc à Florentins, en lui adressant une lettre pour Ruffin, et il ajoutait : « Garde-toi de méjuger d'après ses vertus, à lui. Tu verras briller dans Ruffin les caractères de la sainteté; pour moi, poussière, vile portion de boue, reste de cendre, j'ai assez, avant de m' éteindre, si la faiblesse de mes yeux peut soutenir l'éclat de ses mœurs (1). »

Florentins répondit à Jérôme que Ruffin n'était pas encore venu, mais il y avait sans doute quelque es- poir d'une arrivée prochaine, puisque Jérôme, depuis son désert de Syrie, chargeait Florentins de demander à Ruffin les Commentaires de Rhéticius d'iVugusto- dunum sur le Cantique des Cantiques^ ceux de saint Hilaire sur les Psaumes et son Traité des Synodes, puis ajoutait une liste d'ouvrages qu'il fallait lui faire transcrire par un copiste." Ce n'était pas sans offrir un échange de bons offices, car il était riche en exem- plaires de la sainte Bihliothèque, et avait autour de lui des élèves qui s'adonnaient à Vart de rantiquaire,

(i) Lettres, tom. i, pag. 17.

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comme il s'exprime, c'est-à-dire, à la transcription des livres. Il demande ensuite que des lettres réci- proques viennent resserrer les nœuds d'une amitié naissante. « Que ces lettres, dit-il, courent entre nous, qu'elles se rencontrent en cliemin, qu'elles parlent avec nous (1). »

Florentins était un homme d'une haute charité. 11 avait exercé sa miséricorde envers hien des pauvres, les avait nourris, vêtus et consolés, parce qu'il voyait en eux la personne même de Jésus-Christ. 11 se mon- trait plein d'hospitalité pour les étrangers qui ve- naient à Jérusalem ; il avait secouru avec une atten- tion spéciale ce moine Héliodore qui fut chargé par les Catholiques d'Alexandrie de porter quelques se- cours aux confesseurs égyptiens bannis par Valens, et rélégués, les uns à Néocésarée ou en divers endroits du Pont et de l'Arménie, les autres à Proconnèse, île de la Propontide, près de Cyzique (2).

L'Eglise de Dieu n'est pas destinée à poursuivre sans efforts, ni sans luttes, ce long et laborieux pèle- rinage qu'elle accomplit à travers les siècles, et pour lequel cependant elle sait que ne lui manquera jamais l'assistance d'en haut. L'homme s'avance avec son libre arbitre vers le terme va toute chose créée ; ses passions mauvaises, ses nobles instincts doivent avoir leur jeu, et tout ce qui s'est fait dans les âges

(x) Jbid. passim.

(■î) Cassian. Collât, xviii, 7. Thcodorcl.

189 passés, tout ce qui arrive sous nos yeux, à nous, tout ce que l'avenir cache dans ses profondeurs, tout cela est subordonné aux insondables desseins de Celui qui mène les sociétés, pendant qu'elles s'agitent sous sa main. Ce n'est guère à nous, faibles êtres d'un jour, qu'il appartient de jeter un regard scrutateur dans ces mystères se confondrait notre pauvre raison. Que si quelquefois elle se trouble au spectacle des tristes scènes que lui présentent les annales du monde, elle doit se rassurer d'autre part et se tourner vers le sou- verain maître des événements, car c'est lui qui en a le secret, et il a déclaré que les scandales sont néces- saires, mais en ajoutant des paroles de mallieur pour ceux de qui ils viennent (1).

On a besoin de se rappeler humblement cette sen- tence de Jésus-Christ, lorsqu'on arrive à certaines épo- ques de l'histoire ecclésiastique. Et, en effet, des que- relles passionnées et haineuses, des écrits qui en pren- nent àprement la défense, des combats et des déchi- rements entre chrétiens, des troubles éclate une affligeante ambition, des partis guidés par des évê- ques et renforcés par des clercs, tandis que la foule regarde d'en bas avec peine ou mépris, et s'agite di- versement : quelle épreuve pour un cœur honnête et droit, quelle lamentable tentation pour l'ame faible et malade ! Si peu néanmoins, que l'on y réfléchisse posément, ce nuage qui de prime abord offusquait

(i) Malth. XXVIII, 7.

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la vue, aura bien vite fait place au rayonnant éclat de la vérité, et l'on n'en comprendra que mieux ce •qu'il y a de vie intérieure et forte dans cette Eglise qui résiste aux causes actives de dissolution qu'elle trouve en elle-même. Ennemis du dehors, enne- mis du dedans, elle a tout à combattre, et il y a longtemps qu'elle serait pai terre, si elle n'avait ses immortelles assises sur le terrain ferme de Celui qui a jeté les fondements de l'univers, et déroulé autour de lui la vaste tente des cieux.

Combien de fois, battu de vagues terribles et obs- tinées, cet immense navire qui porte dans ses flancs la future république d'un monde meilleur, n'a-t-il pas semblé près de sombrer ? Ses ennemis battaient des mains, quand les Césars ajoutaient encore leur puissance à la terreur de l'orage ; les passagers se voilaient presque la face pour cacher leur tristesse ; puis tout-à-coup il se faisait un grand calme, la va- gue redescendait, et le vaisseau recommençait à tracer paisiblement son glorieux sillon. Depuis que les sa- ges du monde ont proclamé avec solennité la fin de l'Eglise de Dieu, et annoncé les funérailles du Vicaire de Jésus-Christ, combien n'a-t-on pas vu passer de monarchies éphémères, et défiler de pompeux convois de sages, de philosophes en renom, de doctes et de puissants ?

Voilà ce qui doit lever le scandale et donner au chrétien cette sublime assurance que portaient avec eux les hommes qui, aux jours mêmes des discussions et

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des orages, luttaient pour la bonne cause, et s'en re- mettaient à Dieu du soin de couronner leurs efforts. D'un autre côté, c'est un utile enseignement que ce- lui qu'on peut trouver au fond de ces contestations religieuses, des hommes revêtus d'un caractère qui semble par sa nature devoir être plus digne et plus élevé, descendent cependant aux mesquines passions du vulgaire, et usent à des combats de vaine gloire les forces et le temps qui leur avaient été donnés pour un meilleur usage. Si l'on ne revient pas de cette étude avec un plus vif sentiment de la misère hu- maine et quelque profit pour soi-même, quelque dé- fiance de sa raison et de sa vanité, l'on est certes bien à plaindre. Ce que nous disons ici, il faut l'entendre tout autant des querelles de saint Jérôme avec RuiBBn, et des scènes de ce genre qui pourraient se rencon- trer dans cette histoire, que des agitations mêmes et des troubles dont nous allons parler maintenant.

Le grand Athanase venait de quitter la vie, au mi- lieu des pleurs et des regrets de son Eglise. Tant qu'il avait été debout, l'empereur Valens n'avait pas osé donner cours à son zèle persécuteur; il savait quel était l'ascendant d' Athanase sur la foule des catholi- ques et le prestige attaché à ce glorieux nom ; il ap- préhendait conséquemment une sédition dans Alexan- drie, et craignait qu'une fois soulevé, ce peuple d'un naturel ardent ne troublât la marche des affaires et des intérêts politiques. Hors de là, on s'inquiétait peu de la justice.

19^2

Athanase, consulté dans ses vœux, avait désigné pour lui succéder (1) un homme que le suffrage du clergé et des magistrats, confirmé encore par les ac- clamations du peuple, appelait à continuer une mis- sion laborieuse. C'était Pierre, personnage éloquent et pieux, aussi recommandable par sa vertu et sa pru- dence que par ses cheveux blancs ; il avait pris part à toutes les persécutions suscitées contre Athanase, avait couru les mêmes périls, et jamais, ni dans ses voyages, ni dans sa résidence à Alexandrie, n'avait cessé d'être son fidèle compagnon. Les évêques de la province, craignant d'être troublés par la faction arienne, se réunirent aussitôt pour ordonner Pierre; les anachorètes descendirent de leur solitude, afin de le porter d'une commune voix sur le siège d'Athanase. Cette élection ne pouvait offrir un caractère plus ca- nonique; elle réunissait les deux conditions alors exi- gées, car elle était faite par le clergé et par le peuple.

A peine la cérémonie de l'intronisation fut-elle finie, que le gouverneur de la province, Palladius, ramassa autour de lui une troupe de payens et de Juifs, assiégea l'église de Saint-Théonas, et intima à Pierre l'ordre d'en sortir, le menaçant de l'en chasser violemment, s'il n'obéissait aussitôt. Pierre, qui comprenait trop quelle catastrophe se préparait, monta sur un navire et fit voile vers Rome, laissant Palladius triompher à

(i) Athanas. Apnlog. ad Constant., tom. r, pag. 697, el ad Solitar., pag

357-S.

193 son aise d'une insigne journée. Aussi bien, comment le pontife eût-il pu demeurer à Alexandrie, au milieu d'une soldatesque en effervescence, de factieux et de Gentils soldés pour le tumulte, et de cette soif d'ar- gent et de pillage qui augmentait encore le désordre?

Valens tenait alors sa cour à Antioche; les Ariens l'instruisirent de ce qui se passait, bien siirs de trou- ver dans ce prince un appui ferme et prompt. Euzoius, évêque des Ariens d'Antioclie, et qui avait été diacre de l'église d'Alexandrie, mais s'était vu dégrader avec Arius par le saint et illustre concile de Nicée, fut dépêché à Alexandrie avec ordre de mettre Lucius en possession des églises de cette ville. Celui-ci était un homme corrompu dans la foi et dans les mœurs. Il vint accompagné d'Euzoius, et muni des ordres que Tempereur adressait au gouverneur de la province. Il était escorté d'un grand nombre de soldats que com- mandait le comte Magnus, cœur impie et abject, nature sauvage et brutale, qui, du temps de l'empe- reur Julien, avait incendié l'église de Béryte en Phé- nicie; puis, sous le règne de Jovien, avait été forcé de la reconstruire à ses frais, et eut eu la tête abattue au tranchant de la hache, si de nombreuses supplica- tions ne fussent intervenues pour lui auprès de l'em- pereur.

Ce fut donc au milieu d'une pareille escorte que

Lucius entra dans Alexandrie. Point d'évêques, point

de prêtres, point de diacres, point de moines chantant

les hymnes accoutumées ; point de chrétiens se pres-

ToM. T, 13

194

San t sur le passage; mais à la place de ces chœurs pieux, beaucoup de payens célébrant Lucius et lui criant : « Ton arrivée nous est agréable, ô évêque, toi qui nies le Fils de Dieu; Sérapis te chérit, et t'a- mène en ces murs. » On vit donc une affreuse et la- mentable scène ; Alexandrie fut pleine de ces horreurs et de ces atrocités qu'offre seule une ville saccagée par l'ennemi. On cherchait vainement un asyle dans les lieux saints ; ceux qui s'y réfugièrent furent mas- sacrés sans pitié, et leurs cadavres foulés aux pieds. La rage des vainqueurs ne respecta ni la faiblesse, ni la beauté; ni les femmes enceintes, ni les jeunes vier- ges. 11 y en eut qui se jetèrent dans les puits de l'in- térieur de l'église de Saint-Théonas, d'autres qui se précipitèrent du haut des toits pour échapper aux in- famies qu'elles voyaient, d'autres qui s'abattirent en monceaux sur les corps gisant parterre (1). Des chants lubriques furent entendus s'élevait peu auparavant l'harmonie des psaumes inspirés ; il y eut d'infâmes vociférations contre les saints mystères, dans ces chai- res même d'où était si souvent descendue la parole de dignes et éloquents pontifes ; l'impudicité étala jusque sur les autels ses obscènes danses, ses révol- tantes et significatives contorsions, qui furent ac- cueillies par des rires inextinguibles (2). Des rues tra~

(i) Greg. Naziauz. In laitdem Herouis philosopM, orat. xxv, n" xn. (2) Epistola Pelri, Alexandrini episcopi, de clade Alexandrinae ecclesiae, apud Baroniuni, 872, lxxiv.

J95

quées, des maisons envahies et pillées, des prêtres traînés çà et là, des moines mis en pièces, des chré- tiens brûlés dans les flammes, de jeunes enfants égor- gés sous les yeux mêmes de leurs parents et privés des honneurs de la sépulture, de chastes vierges ar- rachées à leur commune habitation et à leur vie de calme, dépouillées de leurs vêtements pour être pro- menées ainsi à travers les huées, sous les cyniques re- gards et les sales paroles de la populace : voilà ce qu'a- vait enfanté l'ardeur théologique d'un prince et l'a- veugle ambition de quelques hommes.

Le comte Magnus voulut agir par les promesses et par les menaces sur les orthodoxes, mais ni les offres d'honneurs et d'argent, ni les menaces de tortures et de confiscations de biens ne purent dompter les ré- sistances. La prison n'y fit rien, non plus que les verges du bourreau, et il s'élevait dans le peuple en deuil une inquiète rumeur. Le comte Magnus or- donne alors à ses troupes d'amener près de la mer tous les confesseurs de Jésus-Christ, et là, pendant que d'un côté les Gentils et les Juifs jetaient contre eux leurs vociférations stipendiées, que de l'autre le peuple faisait entendre ses lamentations devant le tri- bunal, il les condamne à être déportés à Héliopolis, ville de Phénicie, toute livrée au culte des idoles, et dans laquelle ne se trouvait pas un seul homme qui voulût s'honorer du nom de chrétien. Après cette brutale sentence, il les fit aussitôt monter sur un na- vire, et, se tenant debout sur le rivage, leur montra

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San t sur le passage; mais à la place de ces chœurs pieux, beaucoup de payens célébrant Lucius et lui criant : « Ton arrivée nous est agréable, ô évêque, toi qui nies le Fils de Dieu; Sérapis te chérit, et t'a- mène en ces murs. » On vit donc une affreuse et la- mentable scène ; Alexandrie fut pleine de ces horreurs et de ces atrocités qu'offre seule une ville saccagée par l'ennemi. On cherchait vainement un asyle dans les lieux saints; ceux qui s'y réfugièrent furent mas- sacrés sans pitié, et leurs cadavres foulés aux pieds. La rage des vainqueurs ne respecta ni la faiblesse, ni la beauté; ni les femmes enceintes, ni les jeunes vier- ges. Il y en eut qui se jetèrent dans les puits de l'in- térieur de l'église de Saint-Théonas, d'autres qui se précipitèrent du haut des toits pour échapper aux in- famies qu'elles voyaient, d'autres qui s'abattirent en monceaux sur les corps gisant parterre (1). Des chants lubriques furent entendus s'élevait peu auparavant l'harmonie des psaumes inspirés ; il y eut d'infâmes vociférations contre les saints mystères, dans ces chai- res même d'où était si souvent descendue la parole de dignes et éloquents pontifes ; l'impudicité étala jusque sur les autels ses obscènes danses, ses révol- tantes et significatives contorsions, qui furent ac- cueillies par des rires inextinguibles (2). Des rues tra-

(i) Grcg. Naziaiiz. In laudem Herouis phitosopM, orat. xxv, n" xri. (2) Epistola Pelri, Alexandvini episcnpi, de clade Alexaudrinae ecclesiae, ïipiid Baronium, 872, t.xxiv.

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195

quées, des maisons envaliies et pillées, des prêtres traînés çà et là, des moines mis en pièces, des chré- tiens brûlés dans les flammes, de jeunes enfants égor- gés sous les yeux mêmes de leurs parents et privés des honneurs de la sépulture, de chastes vierges ar- rachées à leur commune habitation et à leur vie de calme, dépouillées de leurs vêtements pour être pro- menées ainsi à travers les huées, sous les cyniques re- gards et les sales paroles de la populace : voilà ce qu'a- vait enfanté l'ardeur théologique d'un prince et l'a- veugle ambition de quelques hommes.

Le comte Magnus voulut agir par les promesses et par les naenaces sur les orthodoxes, mais ni les offres d'honneurs et d'argent, ni les menaces de tortures et de confiscations de biens ne purent dompter les ré- sistances. La prison n'y fit rien, non plus que les verges du bourreau, et il s'élevait dans le peuple en deuil une inquiète rumeur. Le comte Magnus or- donne alors à ses troupes d'amener près de la mer tous les confesseurs de Jésus-Christ, et là, pendant que d'un côté les Gentils et les Juifs jetaient contre eux leurs vociférations stipendiées, que de l'autre le peuple faisait entendre ses lamentations devant le tri- bunal, il les condamne à être déportés à Héliopolis, ville de Phénicie, toute livrée au culte des idoles, et dans laquelle ne se trouvait pas un seul homme qui voulût s'honorer du nom de chrétien. Après cette brutale sentence, il les fit aussitôt monter sur un na- vire, et, se tenant debout sur le rivage, leur montra

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son glaive nu, comme pour leur donner de l'effroi, à eux qui savaient braver l'exil et la mort. Ils s'en al- lèrent donc à travers les vastes flots, n'emportant rien avec eux et se confiant à Celui qui faisait toute leur richesse. Quand ils furent arrivés dans cette ville rendue plus affreuse encore par une ceinture de hautes montagnes, et qu'ils se virent jetés au milieu des infidèles comme un vil troupeau qu'on dépose au marché, la nature eut ses moments de défaillance, et Magnus ne laissa pas même couler en liberté les pleurs de ces pauvres exilés.

Ils furent jetés en prison, battus de verges, acca- blés de divers tourments et condamnés aux mines d'airain de Phène et de Proconnèse. 11 y avait parmi eux vingt trois moines, puis un diacre que Damase avait envoyé de Rome porter à l'Eglise persécutée une lettre de consolation et de communion tout à la fois.

Pendant ce temps-là, d'autres Catholiques suivaient aussi le chemin de l'exil : c'étaient onze évêques d'E- gypte, tous enfants de la solitude, et par elle façon- nés pour l'Eglise. Nous apprenons de Pierre d'Alexan- drie que, dès leur jeunesse jusqu'à une vieillesse avancée, ils s'étaient enfermés dans la solitude pour y mener une vie plus austère (1). Ils avaient l'irré- missible tort de s'être hardiment et en toute rencontre prononcé contre Tarianisme, en faveur de cette ortho-

(i) Theodoret. iv, 2 a.

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doxie qu'ils avaient sucée avec le lait de leur nourrice. Ils furent donc envoyés à Diocésarée, en Palestine, au milieu de la nation déicide qui habitait cette ville.

Pierre, successeur d'Atlianase, ne dut se réfugier à Rome qu'après avoir passé à travers les premières horreurs de la boucherie qui se faisait dans les rangs des siens. Il porta à l'Eglise romaine des vêtements ensan- glantés, et cette silencieuse accusation qui arracha des larmes de tous les yeux, fit comprendre énergiquement quelle calamité pesait sur les Chrétiens d'Alexandrie, quels remèdes et quels secours il fallait à tant d'af- fliction (1). La lettre qu'il écrivait du centre de la Ca- tholicité aux églises du monde est un touchant ex- posé des scènes d'Alexandrie, et, sauf quelques exa- gérations de mauvais goût, doit prendre place parmi les meilleurs monuments historiques de cette épo- que-là.

En racontant les vertus des Pères de la solitude, de ces chefs spirituels qui guidaient, comme il dit, l'ar- mée du Seigneur, et lui apprenaient à vaincre en mou- rant, Ruffin ajoutait qu'il racontait ce qu'il avait vu de ses yeux, et qu'il avait eu la gloire d'être associé à l'épreuve de ces nobles confesseurs (2). Dans une lettre au pape Anastase, il rappelle que lorsqu'il était à Alexandrie, au temps de la persécution des Ariens,

(i) Gregor. Naziaiiz. In laudem Heronis philosopfn, orat. xxr, n^ i3. pag. 464.

(2) Hist, eccl. u, 4.

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on éprouva sa foi par la prison et par l'exil. Saint Jérôme lui contesta plus tard cette gloire. Il disait : « Je voudrais cependant savoir dans quelle prison il a été, dans quelles provinces il s'est vu exiler. Et certes, il lui est bien aisé, sur plusieurs prisons, sur d'innombrables exils, de nommer au moins un nom. Qu'il nous montre les actes de sa Confession, ces ac- tes que nous avons ignorés jusqu'à présent (1). »

La mordante ironie de saint Jérôme et ces provoca- tions jetées dans la chaleur de la dispute, n'ont pas empêché que des hommes graves (2) n'aient déféré pleinement au témoignage de Ruffin sur ses propres actes. Et pourquoi non? Celui en qui Jérôme voyait briller les caractères de la samteté, eut-il été capable d'en imposer au public dans une histoire qui pouvait être si facilement démentie par les Alexandrins? Eut- il osé usurper si audacieusement ce beau titre de Con- fesseur? Quant à des actes comme en voulait saint Jérôme, les Ariens avaient-ils pris la peine d'en dres- ser, pour constater leurs violences ? Attendaient-ils toujours des procédures et des sentences juridiques, pour emprisonner, pourchasser, pour tuer même ceux qu'ils haïssaient? Enfin, l'historien Socrate n'admet-il pas la véracité de Ruffin, au sujet des souffrances qu'il dit avoir endurées (3) ?

(t) Hieron. ApolDfi. lib. u, pag. Sgi. i'i.) Ros-Weyrle, pag. 4^2- (3) IV, 24.

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Ces souffrances de liuffiii durent être un nouveau sujet de douleur pour Mélanie qui apporta dans cette affreuse tourmente son ame et son dévoùment de femme. Elle était la première partout, dès qu'il s'agis- sait des intérêts de la foi et du salut des Catholiques recherchés par la faction arienne. Les uns, ceux qui imploraient un abri, elle les dérobait à l'orage ; les au- tres, ceux qu'on avait saisis, elles accompagnait ati tribunal des Dersécuteurs. Mais comme elle avait donné asyle à des hommes que l'éminence de leur foi rendait plus odieux encore aux hérétiques, on l'accusa d'être en rébellion ouverte contre la loi du très divin empereur, et il fallut paraître devant le juge. Elle y devança ses accusateurs, et s'y montra ferme et digne, avec le sentiment du bien qu'elle avait fait. La présence de cette noble femme troubla et confondit le juge, en sorte que sa haine d'infidèle s'arrêta devant l'intrépi- dité d'ime foi pareille.

Mélanie ne se contenta pas de payer de sa personne ; elle mit encore sa fortune au service des orthodoxes, et, trois jours durant, ce fut à elle que l'on dut le pain qui alla nourrir dans leur refuge cinq mille moines (1). Ou a pensé que saint Paulin, qui rappelle cette indus- trieuse charité, ne pouvait désigner que l'Egypte, et dans l'Egypte la solitude de Ni trie, parce que nulle part ailleurs ne pouvait non plus se trouver un si grand nombre de moines réunis (2) .

(i) Paulin. Episi. xxix, pag. i86.

(2) Bai'on, 37-2, xc/i. Ros-Weyde, pag. \\'z.

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La charité de Mélanie ne se borna pas à l'Egypte, et quand elle se fut prodiguée de ce côté-là, elle songea aux pauvres exilés de Diocésarée. ils étaient jusqu'à cent douze (1) ; mais comme de sévères gardiens re- poussaient leur bienfaitrice, on vit cette délicate ro- maine prendre la caracalle, humble vêtement des fem- mes du peuple (2), et, ainsi déguisée, porter vers le soir aux exilés tout ce qui leur était nécessaire. L'a- vide Consulaire de la Palestine pensa qu'il avait une belle occasion de se gorger d'or, en employant la ter- reur, et comme il ignorait qui était Mélanie, il se hâta de la faire arrêter. Mélanie lui envoya des exprès char- gés de lui parler avec la noble fierté qu'elle trouvait, non pas tant dans sa naissance que dans le désir d'ê- tre utile encore aux Catholiques persécutés. « Je suis fille de Mélanius, disait-elle; j'ai été l'épouse d'un homme réputé dans le siècle. Maintenant, ajoutait-elle, je suis servante du Christ. Ne va pas me prendre ert mépris à cause de la pauvreté de mon vêtement, car je ^ puis facilement m'élever, si je le veux. Tu ne peux ni m' effrayer en rien, ni rien me prendre de mes ri-

(r) Pallade, Laiisiac, cap. xxxiii, indique un Paphnuce dont ne parle pas Théodoret.

(i) La caracalle avait été importée du nord des Gaules, à Rome, par un empereur à qui resla le nom de Caracalla. Ipse Caracalli nomeu accepit a vesti'- menio quod populo drderat dcmisso usque ad taies. Spartian. La caracalle avait un capuchon, comme le vêtement des moines, et descendait jusqu'aux talons. Bède parle aussi de la caracalle : Mox se sanctus Albanus pro hospite (qui cle- ricus erat) ac magi&lro amo, ipsius habita, id est, caracalla, qua vestiebatur indu- tuSy mililibus exhibuit. Beda. De Geslis Anglorum, i. 7.

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chesses. Et de peur que, par ignorance, tu ne coures quelque péril ou ne commettes quelque crime, je te fais savoir qui je suis. »

Mélanie lui tenait ce langage, parce que, disait-elle, il est nécessaire quelquefois, contre les méchants et les insensés, d'user de sa fierté d'ame comme d'un éper- vier ou d'un chien, et de savoir à l'heure opportune la lâcher contre leur orgueil. Elle avait souvenir de saint Paul, invoquant sa qualité de citoyen romain pour arrè- Wla violence des magistrats à son égard (1) . L'énergique remontrance de Mélanie eut son effet immédiat. Les âmes despotes sont bien souvent aussi les âmes les plus viles et les plus faciles à s'effrayer devant ceux qu'elles voulaient écraser. Le Consulaire alla se confondre en ex- cuses auprès de Mélanie, lui rendit tous les honneurs dûs à sa qualité de femme, de femme de haute naissance, et donna ordre qu'on la laissât communiquer sans nul obstacle avec les exilés (2). Dieu seul peut savoir ce que la charité de Mélanie fit alors pour alléger leurs souf- frances et pourvoir à leur dénùment; les larges au- mônes qu'elle répandit ne sont écrites qu'au livre de vie.

Jérusalem, centre auguste de la religion, n'avait pas laissé au reste de l'Orient la gloire d'ouvrir un calme et sûr asyle aux Chrétiens qui voulaient suivre avec une rigide fidélité les conseils évangéliques. Elle avait donc, au IV^ siècle, un monastère dont on ignore

(i) Act.

(2) Pallad. cap. cxviu

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l'origine et les observances, mais qui était gouverné sous l'empereur Julien, vers l'an 361, par un moine du nom de Philippe, que Ruffin appelle un homme de Dieu (1).

Le zèle de l'empereur pour la restauration du paga- nisme, vieux cadavre qui se dissolvait de toute part et auquel il essaya vainement de rendre la vie^ enhardis- sait l'audace des Gentils, et provoquait et dans l'empire de lamentables drames. Or, il arriva qu'à Sébaste, ville de Palestine, ils se ruèrent sur le tom- beau de saint Jean-Baptiste, en arrachèrent les osse- ments, les foulèrent aux pieds, les firent ensuite brûler, et les dispersèrent à travers les champs. 11 leur échap- pa néanmoins des portions de ces vénérables dépouil- les du saint précurseur. Quelques Religieux du mo- nastère de Philippe étaient venus prier au tombeau de Jean-Baptiste. Se mêlant aux payens, ils purent sau- ver quelque chose des sacrés ossements, et les portè- rent en toute hâte au monastère de Jérusalem. Phi- lippe, qui se croyait indigne de veiller sur ces reliques saintes, les mit aux mains de Julianus, diacre de son monastère, et lui ordonna de les porter à Athanase, évêque d'Alexandrie. Le pontife les reçut avec respect, et, en présence de quelques personnes seulement, les cacha dans son église, d'où on les transféra depuis dans une église plus splendide, qui fut construite en l'hon-

(i) Hisl. ceci.. Il, 26.

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neur de saint Jean-Baptiste, sur les raines du temple de Sérapis (1).

Jérusalem était surtout le lieu que Mélanie avait choisi pour but de son voyage. Quand donc elle eut rempli envers les Confesseurs de Diocésarée ces pieux offices de charité, et que la tourmente s'étant un peu calmée, ils eurent été rappelés de leur exil, Mélanie se rendit à Jérusalem, et accomplit ce pèlerinage sacré, devaient la suivre d'autres femmes d'une illustra- tion et d'une sainteté si éminentes. Elle fit bâtir un monastère, dans lequel elle put réunir cinquante vier- ges, qu'elle conduisit l'espace de vingt-sept ans (2).

La montagne des Oliviers , elle qui avait été si souvent honorée de la présence de Jésus-Christ, et d'où il avait pris son vol vers les cieux, fut habitée par un grand nombre de solitaires. Outre la magnifi- que église que sainte Hélène y avait fait construire, pour glorifier la triomphante Ascension de Notre Sei- gneur, on y éleva encore divers oratoires. Ruffin y eut une cellule, et ce fut à la prière des ermites de cette montagne sainte qu'il écrivit son livre des Vies des Pères (3).

Ruffin, qui était passé avec Mélanie de Rome en Egypte, ou bien qui déjà se trouvait à Alexandrie quand elle y arriva, la suivit en Palestine, et consacra

(i) Ruffin. fbid.

(2) Pallad. Laiisiac. cxvui.

(3) Lib. n. Prolog, apud Ros-Weyde, pag. i48. Invecliv., lih. ir pag. 420.

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comme elle-même son temps et ses biens à leurs com- munes charités ; c'était une sorte de vœu qu'ils acquit- taient l'un et l'autre (1). Ils réunirent à l'église environ quatre cents moines divisés à cause de Paulin, évêque d'Antioche. Ils firent rentrer dans le sein de l'ortho- doxie ceux qui suivaient l'hérésie des Macédoniens, honorèrent le clergé du lieu, subvenant à ses nécessi- tés ; leur vie enfin ne fut qu'un merveilleux sujet d'édification.

Cependant, Ruffin n'était pas tellement fixé à Jérusa- lem qu'il ne fît plus d'un voyage, car il écrit qu'il avait été en Mésopotamie, et qu'il y avait vu divers solitaires autour d'Edesse et de Carres (2). Il assure aussi qu'il fit un second voyage à Alexandrie, mais qu'il y resta quelques jours seulement, et il faut le mettre avant l'année 385, si l'on accorde ce que dit saint Jérôme, que Ruffin n'y avait jamais apparu depuis que Théo- phile en était évêque (3) . Ce serait donc par les absen- ces de Ruffin que l'on expliquerait ce que dit Palla- dius, en parlant de Mélanie seule, qu'elle reçut pendant trente-sept ans les pèlerins ; qu'elle leur donna, ainsi qu'aux églises , aux monastères , aux hospices, aux prisons, de très abondantes aumônes, qui lui venaient de ses proches, de son fils et de ses procurateurs, à elle (4).

(i) Ros-Weyde, pag. 429.

(2) tJist. eccl. Il, 8.

(3) Tillcmont, Mérn., tom. xri, pag. 42.

(4) Lausiac. cap. cxvai.

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Là, entre autres, vint un jour se réfugier, vers le commencement du V^ siècle, une femme qui avait pro- digué en de criminels déportements ses trésors de jeu- nesse et de beauté, mais qui fut aussi ardente à se re- pentir qu'elle l'avait été à s'abîmer dans la licence et les folles joies. Le brusque et merveilleux changement de sainte Pélagie est un de ces faits qui étonnèrent bien souvent les cités, à une époque la pensée de Dieu venait tout d'un coup prendre les hommes les plus criminels, les femmes les plus éhontées, et les courbait au pied des autels de Jésus-Christ, si elle ne les me- nait pas dans la solitude. Mais quel siècle n'aurait à raconter ces prodiges de la grâce, et ces rapides passa- ges d'une vie honteuse à une vie sainte, des dissipa- tions mondaines aux austérités du cloître ? les misères du cœur sont éternelles, et il faut bien que ses déchi- rements soient éternels aussi. De là, tant d'illustres pénitents, et cette foule de pieuses pénitentes comme Pélagie.

L'évèque d'Antioche avait appelé auprès de lui plu- sieurs évéques de sa province ; il s'agissait de délibérer sur une affaire ecclésiastique. Saint Nonnus, que l'on avait tiré du monastère de Tabenne pour gouverner le diocèse d'Héliopolis, dans la Phénicie du Liban (1), se rendit à ce synode. Il avait, par ses prédications et par l'éclat de ses vertus, amené sous le joug de l'Evangile trente mille Saracéni et différentes personnes, mais il

(r) Tillemont, tom. xn, pag. 38-2.

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lui restait à faire dans Antioche un plus remarquable prodige. Les prélats du synode étant un jour assis de- vant la basilique de saint Julien martyr, il vint à passer dans la rue une jeune femme , dont la ville d'Antioche applaudissait avec frénésie et la danse et la voix; c'était la plus vantée des comédiennes de cette vo- luptueuse cité (1) ; on ne l'appelait plus de son nom de Pélagie, mais le peuple la nommait la Perle, à cause de son insigne beauté. Ce jour-là donc, elle étincelait d'or et de pierreries; portait à son cou un de ces ri- ches colliers qui valaient des îles et des forêts, comme dit Tertullien, avait à ses pieds nus de l'or encore et des pierres précieuses, et embaumait l'air de musc et de parfums odorants. Elle était assise sur un âne, digne monture orientale, et voyait autour d'elle se presser, en grande pompe, des groupes joyeux de jeunes gens et de jeunes filles. Les évêques aperce- vant cette espèce de triomphe et cette femme qui, les épaules nues et la tête sans voiles, s'avançait à tra- vers la foule émerveillée, détournèrent les yeux avec douleur. Seul alors, Nonnus regardant cette brillante reine du jour, se prit à pleurer et à dire aux autres pontifes le sujet de ses larmes. « Hélas ! frères aimés, leur fit-il, combien pensez- vous qu'elle ait consacré d'heures à se laver et à se parfumer, à se parer devant

(r) Ecce subito transiii prima mimarum Antiochiae, ipsaque est prima cho- lentriarum panlomimariim. Vila sanctae Pelagiae mereivicis, auctore lacobo dia- cono, inlerprele Euslochio- apud Ros-Weyde, pag. 376.

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le miroir, et cela pour ne pas être trouvée moins belle par des courtisans qui sont aujourd'hui, et qui de- main ne seront plus ? Mais nous qui ayons à voir dans les cieux l'auguste et rayonnante face de l'époux de notre ame, que faisons-nous pour l'embellir? Nous la laissons languir avec ses tâches et ses souil- lures. »

Le lendemain, jour du Seigneur, Pélagie qui avait été mise au nombre des Catéchumènes, et qui jus- qu'alors avait négligé d'apprendre les principes du Christianisme, se rendit à l'Eglise, et fut tellement frappée d'un discours de Nonnus qu'elle résolut de rompre avec sa vie passée. Dès qu'elle fut rentrée en sa maison, elle écrivit au pontife pour lui annoncer son dessein. Nonnus, de son côté, avait eu un songe révélateur, dans lequel il vit une colombe noire et souillée voltiger près de lui à l'angle de l'autel, et, une fois qu'il l'eut plongée de sa main dans la fontaine qui se trouvait au parvis de l'Eglise, remonter de avec une éclatante blancheur. C'était la douce image delà pécheresse Pélagie. Nonnus l'instruisit et lui con- féra le baptême. Huit jours après, la molle et élégante danseuse faisait répartir ses biens aux pauvres par la diaconesse Romana, qui venait de lui servir de mère aux eaux régénératrices ; et, rendant la liberté à ses es- claves, puis leur donnant en souvenir des colliers d'or, les engageait à l'imiter pour avoir part un jour avec elle aux délices d'une autre vie, meilleure que celle-ci. Pélagie changea ensuite sa robe blanche con-

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tre une tunique cilicienne, et s'étant couverte d'un petit manteau, présent de Nonnus, disparut pour ja- mais d'Antioche.

Elle alla à Jérusalem, et se renferma dans une cel- lule de la montagne des Oliviers. Elle y mena la vie érémitique, sous un vêtement d'homme et avec le nom de Pélagius. Trois ou quatre ans après, la ri- gueur de la pénitence l'avait changée à tel point qu'il était impossible de reconnaître cette figure naguère si belle. On vint un jour frapper à la petite fenêtre de la cellule de Pélagie, mais nulle voix ne se fit enten- dre. On revint encore, et rien ne répondit à ce nom du frère Pélagius. La colombe s'était envolée aux cieux, et il ne restait sur la terre qu'un cadavre inanimé que les Pères de la montagne ensevelirent en chantant des hymnes, et en portant à la main des cierges et des flambeaux.

L'église d'Antioche, en ce temps-là, se trouva divi- sée par trois partis, et fut longtemps gouvernée par trois différents évêques, Mélétius et Paulin, qui étaient Catholiques, et Euzoïus, qui était Arien. 11 faut ajou- ter encore Yitalis, établi par l'hérésiarque Apollinarius de Laodicée. Le schisme se fortifia et dura quatre- vingt-cinq ans, depuis la déposition de saint Eusta- thius en 330, jusqu'à la réunion des Eustathiens en 415, sous l'évêque Alexandre. Chacun des trois évê- ques prétendait être le véritable et légitime pasteur d'Antioche.

Mélétius, de Sébaste en Arménie, avait été établi le

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premier en 360 par un commun accord des Ariens et de beaucoup d'Orthodoxes. Mais, dans le premier dis- cours qu'il fit en public, il se déclara si nettement contre les Ariens, qu'ils se séparèrent de lui (1), et prirent pour évêque Euzoius, que les Eustathiens, an- ciens Catholiques, ne voulurent jamais reconnaître. Lucifer de Calaris (Cagliari), qui s'était rendu à Antio- che pour travailler à la pacification de cette Eglise, es- saya, mais en vain, de réunir sous un même évêque les deux partis catholiques. Lorsqu'il vit que c'étaient les Eustathiens qui opposaient le plus de résistance, il crut pouvoir les contenter en leur donnant pour évê- que le prêtre Paulin, qu'ils reconnaissaient déjà pour chef, et espéra que les Mélétiens plus pacifiques se ré- soudraient à l'accepter. Il ordonna donc Paulin pour évêque d'Antioche, et fut assisté par deux confesseurs : Anatolius de Beroea, et Cymatius de Pal te (2). Pau- lin était bien digne de l'épiscopat; il avait été or- donné prêtre par saint Eustathius, et n'avait jamais communiqué avec les hérétiques. Cependant les Mélétiens ne voulurent pas le reconnaître, et l'accusè- rent même de donner dans les erreurs de Sabellius et d'Apollinarius. Pour se défendre de cette injuste ac- cusation, Paulin, tandis qu'il se trouvait à Antioche, donna à saint Athanase une confession de foi, suivant la formule que le même Athanase lui avait écrite de

(i) Ruffin, r, 24.

(5) Vales. Not. ad cap. 5, libri m Socrat.

TOM. 1. 1^

2i0

sa main, et conformément à la définition du concile d'Alexandrie de l'année 362. Saint Epiphane vit de ses yeux cette formule de foi et nous l'a conservée. Elle est ainsi conçue :

« Moi Paulin, je crois selon que j'ai appris des an- « ciens, qu'il est et subsiste un Père parfait, qu'il sub- « siste un Fils parfait, qu'il subsiste un Saint-Esprit « parfait. C'est pourquoi j'embrasse, avec ceux qui « pensent de même, cette explication de trois hypos- « tases et d'une seule hypostase, ou substance; car « il est sage et pieux de reconnaître et de confesser la « Trinité dans une seule divinité. Quant à l'Incarna- « tion, que le Verbe du Père a subie pour nous, je « crois, comme il est écrit ci-dessus, et comme a écrit « Jean, que le Verhe a été fait chair; non pas, comme « disent les impies, qu'il y ait en lui de change- « ment, mais je reconnais qu'il s'est fait homme pour « nous, et qu'il a été engendré de la Sainte- Vierge et « du Saint-Esprit. Le Sauveur, en effet, n'avait pas « un corps sans ame, dépourvu de sentiment et d'en- « tendement (1). »

Athanase voulait entrer dans la communion de Mé- létius, mais, dissuadé par quelques personnes, il re- mit cette réunion à un autre temps, ce qui affligea vi- vement saint Basile de Césarée, qu'on ne put jamais séparer de la communion de Mélétius. Le parti de Paulin fut relevé encore par des lettres de Rome, qui

(i) Epiphan. Hueiis. i,xxv/i, 21.

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lui accordaient le titre d'éyêque d'Antioche, et reje- taient Mélétius. Les défenseurs de Paulin s'adressèrent donc au comte Térentius, personnage d'une sagesse de conseil et d'une gravité de raison toute chrétienne, et qui avait grandement à coeur les intérêts de l'Eglise; ils le priaient de s'employer à réunir à eux les parti- sans de Mélétius, qui se trouvait alors en exil. Cette démarche était belle assurément pour des esprits catho- liques, et honorait l'Eglise de Rome qui appuyait ce parti, de préférence à tous les autres. Saint Basile ayant appris que Paulin était reconnu de Rome pour évêque d'Antioche, et que l'on travaillait à la réunion des Mélétiens, écrivit au comte Térentius pour l'enga- ger à ne s'en mêler en aucune façon.

Le noble ami de saint Basile, après s'être arraché au maniement des affaires publiques, pour consacrer ses loisirs à la culture de son ame, s'était vu forcé tout récemment de s'y remettre, et vivait à Antioche au milieu des puissants du jour. Il y faisait admirer sa probité digne et grave, pendant que ses filles, enga- gées dans l'Ordre des Diaconesses, méritaient les élo- ges de saint Basile pour n'avoir pas cédé aux obsessions qui avaient voulu altérer leur foi sur le dogme de la Trinité (1). Si Basile regrettait d'apprendre que son ami ne pouvait pas suivre à son gré les vrais pen- chants de son ame, il s'en réjouissait d'un autre côté, parce qu'il songeait qu'à travers les agitations qui re-

(i) Basil. Episl. cv.

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muaient l'Eglise, un chrétien de cette forte trempe lui serait d'un grand secours. Apres ces premières causeries, il ajoutait pour la question de l'épiscopat : « Je ne m'étonne pas de ce que vous me dites, car les Occidentaux ignorent tout-à-fait ce qui se passe ici, et ceux qui paraissent le savoir leur en font un récit plus passionné que véridique. Au reste, il est assez vraisemblable ou qu'ils ignorent la vérité, ou bien qu'ils dissimulent le motif pour lequel le bienheureux évêque Athanase en vint à écrire à Paulin ; mais Votre Excellence ayant des personnes qui peuvent lui narrer avec exactitude ce qui eut lieu entre les évêques, sous l'empire de Jovien, nous la prions de s'en faire pleinement instruire. Cependant, comme nous n'accusons personne, que nous souhaitons, au con- traire , garder la charité envers tous, principalement envers les familiers de la foi, nous félicitons ceux qui ont obtenu des lettres de Rome; et si elles contien- nent pour eux quelque témoignage honorable et grand, nous souhaitons qu'il soit vrai et confirmé par les œuvres mêmes. Jamais néanmoins cela ne pourra nous amener^ ni à méconnaître Mélétius, ni à oublier l'Eglise qui relève de lui, ni à regarder comme frivoles les questions desquelles la division est née dès le principe, ni à croire qu'elles soient de peu d'impor- tance en ce qui touche à la piété. Et quant moi, un homme vint-il à s'enorgueillir d'une lettre qu'il aurait reçue, je ne me laisserais jamais séduire. Des- cendit-elle même des cieux, si cet homme ne mar-

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chait pas selon la saine parole de la foi, je ne pour- rais le considérer comme ayant part à la communion des Saints.

« Faites-y attention, je vous prie; les corrupteurs de la vérité, ceux qui introduisent dans la saine foi des Pères le schisme arien, n'allèguent aucun autre motif de ne pas recevoir le dogme sacré des Pères, que le mot même de consuhstantiel (^bfj.oo\)(3iov) qu'ils exposent méchamment et de façon à calomnier la foi tout entière^ lorsqu'ils vont disant que nous re- connaissons le Fils pour consuhstantiel suivant l'hy- postase. Si nous y prêtons flanc de quelque manière, en nous laissant entraîner par des personnes qui par- lent ainsi par simplicité plutôt que par malice, rien n'empêche que nous ne leur donnions forte prise contre nous, et que nous ne corroborions l'hérésie de gens dont le seul exercice, quand ils parlent dans l'Eglise, consiste non pas à établir leur doctrine, mais à calomnier la nôtre. Et quel plus grave sujet de ca- lomnie, quoi de plus apte à ébranler bien du monde, que de voir quelques-uns des nôtres dire qu'il n'y a qu'une hypostase du Père et du Fils et du Saint-Es- prit? Quand même ils enseignent expressément la distinction des personnes, cependant, comme Sabel- iius a fait déjà la même chose, en disant que, à la vérité, Dieu est un en hypostase, mais que l'Ecriture le représente de différentes manières, suivant les né- cessités particulières; tantôt, lui donnant le langage de Père, lorsqu'il est besoin de jouer ce personnage ;

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tantôt lui prêtant celui qui convient au Fils, lorsqu'il descend à prendre soin de nous, ou à faire certaines opérations économiques ; tantôt lui assignant le rôle de l'Esprit, lorsque la circonstance l'exige ; comme donc Sabellius fait cela, si les nôtres viennent aussi à dire que le Père, et le Fils et le Saint-Esprit sont un quant au sujet, mais que ce sont trois personnes par- faites, ne sembleront-ils pas prouver clairement et invinciblement que ce que l'on dit de nous est bien vrai?

« Au reste, que l'hypostase et l'essence ne soient pas la même chose, il me semble que les frères d'Occident l'ont montré eux-mêmes, puisque, redoutant la pau- vreté de leur langue, ils ont exprimé en grec le mot substance (ovgix), afin que, s'il y avait quelque dif- férence de sens, elle fut conservée claire et nette dans la distinction des mots (1). »

On voit par la lettre de saint Basile quel était le mo- tif qui empêchait les Orientaux de communiquer avec Paulin et ses sectateurs ; nous allons voir quelle rai- son empêchait les Occidentaux de communiquer avec le parti de Mélétius. Saint Jérôme s'était renfermé dans la solitude pour y trouver le repos, et s'aiïranchir des troubles et des querelles qui avaient commencé à l'in- quiéter en Occident; il eut à souffrir de plus gran- des luttes qu'auparavant, et fut inquiété par le schis- me d'Antioche jusque dans son désert de Syrie, il

(r) Episl. coxtv.

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aurait être à l'abri des questions et des disputes. Chaque jour on venait heurter à sa cellule, et hii de- mander pour qui il était : Pour Vitalis, pour Mêlé tins ou pour Paulin ? Les réponses qu'il donnait ne satis- faisaient pas, malgré ce qu'elles avaient d'explicite ; on revenait à la charge, si bien que pour en finir avec ses inquiétudes et avec leurs obsessions, il écrivit au pape Damase :

« Comme l'Orient mis en collision par l'ancienne fureur des peuples acharnés les uns contre les autres déchire morceau à morceau la robe du Seigneur, j'ai cru devoir consulter la chaire de Pierre et la foi louée par la bouche de l'Apôtre (1), et demander à présent la nourriture de mon ame au lieu même jadis je reçus les vêtements du Christ. Ni la vaste étendue du liquide élément, ni ce long espace de terre n'ont pu m'empêcher de rechercher la perle précieuse.

« Pendant que des enfants pervers dissipent leur patrimoine, c'est chez vous seul que se conserve intact l'héritage des pères. Là, un sol fécond rend au centu- ple la pure semence du Seigneur; ici, le froment, étouffé dans les sillons, dégénère en ivraie et en chaume.

« Quoique votre grandeur m'effraie, votre huma- nité me rassure. C'est au successeur du pêcheur et au disciple de la croix que je parle. Moi, qui ne suis pas d'autre guide que le Christ, c'est à la chaire de Pierre

(0 Rom. I, r;.

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tantôt lui prêtant celui qui convient au Fils, lorsqu'il descend à prendre soin de nous, ou à faire certaines opérations économiques ; tantôt lui assignant le rôle de l'Esprit, lorsque la circonstance l'exige ; comme donc Sabellius fait cela, si les nôtres viennent aussi à dire que le Père, et le Fils et le Saint-Esprit sont un quant au sujet, mais que ce sont trois personnes par- faites, ne sembleront-ils pas prouver clairement et invinciblement que ce que l'on dit de nous est bien vrai?

« Au reste, que l'hypostase et l'essence ne soient pas la même chose, il me semble que les frères d'Occident l'ont montré eux-mêmes, puisque, redoutant la pau- vreté de leur langue, ils ont exprimé en grec le mot substance (ovaioc), afin que, s'il y avait quelque dif- férence de sens, elle fut conservée claire et nette dans la distinction des mots (1). »

On voit par la lettre de saint Basile quel était le mo- tif qui empêchait les Orientaux de communiquer avec Paulin et ses sectateurs ; nous allons voir quelle rai- son empêchait les Occidentaux de communiquer avec le parti de Mélétius. Saint Jérôme s'était renfermé dans la solitude pour y trouver le repos, et s'affranchir des troubles et des querelles qui avaient commencé à l'in- quiéter en Occident; il eut à souffrir de plus gran- des luttes qu'auparavant, et fut inquiété par le schis- me d'Antioche jusque dans son désert de Syrie, il

(r) Epis t. f.oxiv.

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aurait du être à l'abri des questions et des disputes. Chaque jour on venait heurter à sa cellule, et lui de- mander pour qui il était : Pour Vitalis, pour Mélétius ou pour Paulin ? Les réponses qu'il donnait ne satis- faisaient pas, malgré ce qu'elles avaient d'explicite; on revenait à la charge, si bien que pour en finir avec ses inquiétudes et avec leurs obsessions, il écrivit au pape Damase :

« Comme l'Orient mis en collision par l'ancienne fureur des peuples acharnés les uns contre les autres déchire morceau à morceau la robe du Seigneur, j'ai cru devoir consulter la chaire de Pierre et la foi louée par la bouche de l'Apôtre (1), et demander à présent la nourriture de mon ame au lieu même jadis je reçus les vêtements du Christ. Ni la vaste étendue du liquide élément, ni ce long espace de terre n'ont pu m'empêcher de rechercher la perle précieuse.

« Pendant que des enfants pervers dissipent leur patrimoine, c'est chez vous seul que se conserve intact l'héritage des pères. Là, un sol fécond rend au centu- ple la pure semence du Seigneur; ici, le froment, étouffé dans les sillons, dégénère en ivraie et en chaume.

« Quoique votre grandeur m'effraie, votre huma- nité me rassure. C'est au successeur du pêcheur et au disciple de la croix que je parle. Moi, qui ne suis pas d'autre guide que le Christ, c'est à la chaire de Pierre

(0 Rom. I, r

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tance, trois personnes subsistantes, parfaites, égales, coéternelles. Qu'on ne parle point de trois hypostases, s'il vous plait, et qu'on n'en admette qu'une seule. Ce n'est pas un bon indice, lorsque dans un même sens les paroles sont en désaccord. Qu'il nous suffise de la croyance mentionnée.

« Si néanmoins vous pensez qu'il nous faille dire trois hypostases, en expliquant ces mots, nous ne le refusons pas ; mais, croyez-moi, le poison se cache sous le miel; l'ange de Satan s'est transfiguré en ange de lumière. Ils expliquent bien l'hypostase, et, quoique je dise que je crois selon qu'ils exposent, je suis re- gardé comme hérétique. Pourquoi tiennent-ils si opi- niâtrement à un mot seul ? Pourquoi se cachent-ils sous un langage ambigu? S'ils croient comme ils ex- pliquent, je ne condamne pas ce qu'ils soutiennent. Si je crois selon qu'ils feignent eux-mêmes de penser, qu'ils me permettent d'expliquer leur sens avec mes expressions à moi.

« C'est pourquoi je conjure votre Béatitude, par le Crucifié, le salut du monde, par la Trinité consubs- tantielle, de faire savoir en ses lettres si je dois ne pas reconnaître ou bien confesser trois hypostases. Et, de peur que l'obscurité du lieu je réside ne trompe par hasard les porteurs des lettres, daignez adresser votre réponse au prêtre Evagrius, que vous connaissez par- faitement; dites-moi encore avec qui je dois être en communion à Antioche, car les Campeuses, unis aux hérétiques Tarsiens, n'ambitionnent rien tant que de

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prêcher, appuyés sur l'autorité de votre communion, trois hypostases suivant l'ancien sens (1). »

Jérôme ne put écrire cette lettre avant l'année 375, puisqu'il désigne saint Ambroise comme un des dé- fenseurs de l'Eglise contre les Ariens, et que ce grand docteur ne fut baptisé et élevé à l'épiscopat que dans les derniers jours de 374. On trouve dans le langage de Jérôme un peu de ce caractère d'exagération et d'irritabilité que nous rencontrerons trop souvent dans sa polémique et dans ses divers écrits. Comment, par exemple, quand il a déclaré qu'il dit ana thème à qui- conque ne confesse pas trois hypostases, autrement trois personnes subsistantes, peut-il ajouter qu'on le traite d'hérétique, parce qu'il n'apprend point les ter- mes des Orientaux ? Il est difficile de croire que Jé- rôme se servit du terme d'hypostase, car on ne lui de- mandait pas autre chose. Nous voyons aussi qu'il con- damnait même les trois hypostases comme une im- piété, et c'est apparemment ce qui choquait les Orientaux.

Il est fâcheux que saint Jérôme témoigne plus d'a- version pour Mélétius que pour l'hérétique Vitalis, dont l'épiscopat n'était qu'un schisme visible et inex- cusable. Les Campenses ou Campagnards méritaient plutôt des éloges que des flétrissures de la part de saint Jérôme ; loin de prêcher les hypostases dans Y ancien sens, qui est ici le sens des Ariens, ils étaient ortho-

(i) Lettres f tom. i, pag. gJ.

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tance, trois personnes subsistantes, parfaites, égales, coéternelles. Qu'on ne parle point de trois hypostases, s'il vous plait, et qu'on n'en admette qu'une seule. Ce n'est pas un bon indice, lorsque dans un même sens les paroles sont en désaccord. Qu'il nous suffise de la croyance mentionnée.

« Si néanmoins vous pensez qu'il nous faille dire trois hypostases, en expliquant ces mots, nous ne le refusons pas ; mais, croyez-moi, le poison se cache sous le miel; l'ange de Satan s'est transfiguré en ange de lumière. Ils expliquent bien l'hypostase, et, quoique je dise que je crois selon qu'ils exposent, je suis re- gardé comme hérétique. Pourquoi tiennent-ils si opi- niâtrement à un mot seul ? Pourquoi se cachent-ils sous un langage ambigu ? S'ils croient comme ils ex- pliquent, je ne condamne pas ce qu'ils soutiennent. Si je crois selon qu'ils feignent eux-mêmes de penser, qu'ils me permettent d'expliquer leur sens avec mes expressions à moi.

« C'est pourquoi je conjure votre Béatitude, par le Crucifié, le salut du monde, par la Trinité consubs- tantielle, de faire savoir en ses lettres si je dois ne pas reconnaître ou bien confesser trois hypostases. Et, de peur que l'obscurité du lieu je réside ne trompe par hasard les porteurs des lettres, daignez adresser votre réponse au prêtre Evagrius, que vous connaissez par- faitement; dites-moi encore avec qui je dois être en communion à Antioche, car les Campeuses, unis aux hérétiques Tarsiens, n'ambitionnent rien tant que de

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prêcher, appuyés sur l'autorité de votre communion, trois hypostases suivant l'ancien sens (1). »

Jérôme ne put écrire cette lettre avant l'année 375, puisqu'il désigne saint Ambroise comme un des dé- fenseurs de l'Eglise contre les Ariens, et que ce grand docteur ne fut baptisé et élevé à l'épiscopat que dans les derniers jours de 374. On trouve dans le langage de Jérôme un peu de ce caractère d'exagération et d'irritabilité que nous rencontrerons trop souvent dans sa polémique et dans ses divers écrits. Comment, par exemple, quand il a déclaré qu'il dit ana thème à qui- conque ne confesse pas trois hypostases, autrement trois personnes subsistantes, peut-il eijouter qu'on le traite d'hérétique, parce qu'il n'apprend point les ter- mes des Orientaux ? Il est difficile de croire que Jé- rôme se servît du terme d'hypostase, car on ne lui de- mandait pas autre chose. Nous voyons aussi qu'il con- damnait même les trois hypostases comme une im- piété, et c'est apparemment ce qui choquait les Orientaux.

Il est fâcheux que saint Jérôme témoigne plus d'a- version pour Mélétius que pour l'hérétique Vitalis, dont l'épiscopat n'était qu'un schisme visible et inex- cusable. Les Campeuses ou Campagnards méritaient plutôt des éloges que des flétrissures de la part de saint Jérôme ; loin de prêcher les hypostases dans Y ancien jsens, qui est ici le sens des Ariens, ils étaient ortho-

(i) Lettres, tom. i, pag. g'i.

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doxes et attachés à la communion de Mêlé tins. Lors- que la faction arienne les eut chassés des Eglises, ils tinrent leurs assemblées dans la Palée, ou vieille ville (1), dans les champs en quelque façon; et alors ce nom de Campagnards, que probablement les Ariens leur avaient donné par dérision, était une preuve de leur attachement à la foi et de leur piété.

La réponse de Damase aux questions de Jérôme ne vint pas tout aussitôt; c'est pourquoi, après avoir at- tendu quelque temps, il écrivit de rechef, se plaignant encore des persécutions qui l'assiégeaient, et demandant avec qui enfin il devait communiquer.

On pense que Damase répondit cette fois, puisque saint Jérôme s'attacha dès lors à la communion de Paulin, par les mains de qui il fut consacré prêtre, et avec lequel d'ailleurs le Pape lui-même communiquait. Quant au terme d'hypostase, le souverain pontife et son concile s'en étaient servis en 371 pour marquer la subs- stance , d'après quoi l'on n'en saurait reconnaître qu'une, et il paraît que depuis lors Damase l'employa encore dans une lettre à Paulin.

Nous avons une autre lettre de Jérôme sur cette dif- ficulté des hypostases. Il se plaint toujours des obses- sions dont il était victime, et des éternelles questions qu'on venait lui faire au sujet de sa foi, comme s'il eût été baptisé dans l'incrédulité. C'étaient des moines qui

(i) Alhanas. Theodoret,^ii, 3r ; ai, 4. Voir les noies de Valois sur le 5*^ chapitre du ru*' livre de Sorrale, pr.g. 32,

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le poursuivaient avec cet acharnement qu'il exagère peut-être, et qui, en le condamnant, lui, s'engageaient à condamner l'Occident, le pape Damase et Pierre d'Alexandrie, dont il suivait la foi et les expressions. Jérôme exhalait sa mauvaise humeur par des vers de Virgile, et s'en tirait en disant que s'il empruntait le langage d'un poète profane, c'était afin que des hom- mes qui ne gardaient pas la paix du Christ, appris- sent au moins d'un payen à vivre pacifiquement. « Tout ce qu'ils désirent, poursuit Jérôme, c'est que je m'en aille d'ici. Eh! hien, je leur cède la place; ils m'ont arraché une portion de mon ame, mes frères bien-aimés. Voilà, en effet, qu'ils veulent s'éloigner, ou plutôt qu'ils s'éloignent, disant qu'il vaut mieux habiter au milieu des bêtes farouches qu'avec de tels Chrétiens. Et moi-même, si la faiblesse de mon corps et la rigueur de l'hiver ne me retenaient, je fuirais dès à présent. Néanmoins, jusqu'à ce que vienne le printemps, je demande qu'on m'accorde pour quel- ques mois l'asyle du désert (1). »

Le déplorable schisme de l'Eglise d'Antioche entre tenait les récriminations des Catholiques les uns con- tre les autres. On se traitait réciproquement d'opi- niâtres et d'hérétiques. Ils eussent pu vivre dans une parfaite concorde, si l'exemple de saint Athanase eût agi sur leurs esprits, car ce judicieux pontife avait su se placer au dessus des paroles et des termes, étant

(i) heures, ibid. pag. 107.

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sûr du sens que les deux partis donnaient au mot d'hypostase (1). Mais les têtes étaient exaspérées, et le calme ne revenait pas facilement. Jérôme n'y tenait plus; vers l'an 378, il sortit du désert, mais avec des regrets qu'il nourrissait même vingt ans plus tard. Plut à Dieu, disait-il, que la solitude, qui l'avait enfer- mé jadis, l'eut retenu toujours (2) ! On n'abandonne pas si aisément les lieux l'on a vécu, ceux même l'on a souffert.

En quittant sa cellule, il devait néanmoins emporter avec lui une certaine joie de cœur, et avoir la con- science que sa ferme attitude au milieu de cette fluc- tuation des esprits; que ses regards invariablement fixés vers Rome, d'où il avait attendu la règle de sa conduite ; que cette prudence à ne s'engager témérai- rement dans aucun parti, aurait quelque bon résultat et apprendrait aux Syriens qu'il ne faut pas se laisser aller à tout vent de doctrine, parceque le salut se trouve surtout dans l'unité, représentée par le chef suprême et visible dont il réclamait l'intervention et l'arrêt.

Jérôme dut retrouver à Antioche son cher Evagrius, qui avait voulu travailler au rétablissement de la paix dans l'Eglise de cette ville, et qui, en passant par Césa- rée, avait promis à saint Basile de communiquer avec le parti de Mélétius. Toutefois, il changea d'avis loin

(i) Greg. Naz. Oral, xxi, 35. (2) Lettres^ tom. iix, pag. 3x9.

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du pontife de Césarée, et s'attacha tellement à Paulin, qu'il fut même son successeur dans le titre d'évêque d'Antioche. 11 ne laissa pas d'écrire à saint Basile pour lui demander qu'il daignât s'employer à la réunion des deux partis catholiques; mais celui-ci, qui n'était pas très content de la conduite d'Evagrius, lui répon- dit qu'autant il desirait la paix, autant il lui était im- possible d'en être le médiateur. « Car, dit-il, votre extrême prudence n'ignore pas que les maladies invé- térées demandent beaucoup de temps pour se guérir ; et ce n'est ni un homme seul, ni une lettre, ni un court moment qui peuvent arracher des esprits l'a- mour propre qu'une longue habitude y aura enraciné. Les soupçons, les animosités des disputes ne peuvent disparaître entièrement, s'il n'intervient pour la paix quelque conciliateur qui ait de l'autorité. Si des tor- rents de grâce coulaient en moi, si j'étais assez puis- sant en paroles, en œuvres, et en dons spirituels pour calmer les dissidences, je ne reculerais pas devant une telle entreprise. Peut-être cependant que tu ne me con- seillerais pas même de me mettre seul à cette pacifi- cation, puisqu'il est^ par la grâce de Dieu, un évêque que regarde spécialement le soin de cette Eglise, mais qu'il n'est pas possible qu'il vienne vers nous, ni fa- cile que j'aille vers lui, à cause de l'hiver; ou plutôt c'est tout-à-fait impossible, non seulement parce que mon corps est épuisé d'une longue maladie, mais en- core parce que le passage des monts de l'Arménie de- viendra bientôt impraticable à ceux même qui sont

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dans la verdeur de l'âge. Je ne refuse pas néanmoins de lui signifier par lettre ce dont il s'agit, mais je n'at- tends pas grand résultat d'une lettre, lorsque je consi- dère soit l'exactitude de la personne, soit la nature même des missives, la parole ainsi transmise n'étant pas un bon moyen de forte persuasion. 11 faut, en ef- fet, dire beaucoup de choses, et beaucoup en enten- dre; résoudre les objections, former des instances. Or, un discours inerte et sans vie que l'on couche sur le papier ne peut rien faire de cela (1).

Ce schisme de l'Eglise d'Àntioche dura fort longtemps encore, et quoiqu'il y eut dans l'un et l'autre parti catholique des hommes d'une éminente vertu, ils ne purent néanmoins se grouper sous un seul chef qu'a- près la mort de Mélétius, de Paulin et d'Evagrius mê- me, qui avait désiré la paix.

(i) Basil. Epist. clvi.

CHAPITRE X.

Préceptes et conseils dans la loi évangélique. Origines de la vie mouasti* que : les Nazaréens, les Récabites, Elie et Elisée. Les Thérapeutes : ils étaient juifs. Saint Paul, de Thèbes. Saint Antoine, père des Céno- bites. — Analyse de sa vie, d'après saint Athanase : maximes et discours de saint Antoine. Effets que produit en Occident son histoire écrite par saint Athanase : récit de saint Augustin.

Le précepte le plus grave et le plus général qu'il y ait dans l'Evangile, celui qui lie toujours et partout, et dans toutes les conditions de la vie, c'est l'amour de Dieu, créateur et maître souverain de toutes choses. Il nous est ordonné d'aspirer à une haute perfection, à celle même de notre Père qui est dans les cieux ; et nous devenons plus ou moins parfaits, selon que nous observons plus ou moins fidèlement la suprême loi de l'amour de Dieu. Mais il n'est pas également facile à tous les hommes, et tous ne sont pas obligés non plus, ToM 15

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ni capables de mettre en usage tous les moyens qui peuvent conduire à cet état de perfection.

Entre les divers moyens, il en est qui ont la nature du précepte, comme la prière, la pénitence, la vigi- lance, l'application à nos devoirs ; il en est d'autres qui ont la forme du conseil simplement, comme celui de vendre ses biens et d'en donner le prix aux pauvres, de ne pas s'engager dans les liens du mariage, afin de vaquer plus librement aux oeuvres de piété. Ceux qui suivent ces conseils méritent une louange et une rému- nération spéciales ; ceux qui ne les suivent pas, ne s'attirent ni blâme, ni châtiment. Telle est aussi la dif- férence des organisations et des intelligences, que la route qui convient à l'un ne convient pas à l'autre ; que celui-là aspire à passer par la voie la plus étroite, pen- dant que celui-ci restera dans une voie plus facile, mais néanmoins toujours assez sûre pour qu'elle mène au terme doit tendre tout chrétien, le royaume de Dieu et sa justice. L'Esprit-Saint partage diversement ses dons, et souffle il veut. C'est à chacun de chercher à connaître ce que Dieu demande, et après cela de sui- vre fidèlement la lumière et l'attrait de la grâce. « Que celui qui ne peut pas voler comme l'aigle, vole du moins comme le passereau (1) ; » et s'il demeure dans l'agitation du siècle, qu'il en évite la corruption, pour s'élever au ciel par l'accomplissement des préceptes divins.

(r) Qui non potest volare ut aquila, volitet ut passer. S. Amhros. de Fuga saecuU, cap, v.

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Cette différence de conduite, ce double chemin s'a-^ perçoivent dès les premiers âges dans l'Eglise de Jésus- Christ, et la démarcation devient plus sensible à me- sure que les temps deviennent aussi plus favorables, que la doctrine chrétienne s'étend plus au loin. Quoique les Chrétiens évitassent d'embrasser des professions qui eussent été trop incompatibles avec ce que l'Évan- gile leur prescrivait, ils n'en vivaient pas moins at- tentifs à remplir les devoirs que la droite raison exi- geait d'eux, et apportaient honorablement à la société le tribut de leurs services et de leurs exemples. Ce- pendant, on essaya contre eux un reproche dont Ter- tuUien prit à cœur de les laver. « On dit que nous sommes infructueux pour les affaires, écrivait-il. Com- ment cela, en des hommes qui vivent avec vous, qui ont la même nourriture, les mêmes vêtements, et qui se trouvent dans les mêmes nécessités de la vie ; car nous ne sommes ni des Brachmanes, ni des Gymnoso- phistes des Indes ; nous ne sommes ni sylvicoles, ni exilés delà vie.... Avec vous nous naviguons et nous militons, nous labourons et nous trafiquons; nous mêlons notre industrie à la vôtre, et nous mettons nos œuvres à votre usage. Comment nous semblons in- fructueux pour vos affaires, nous qui vivons avec vous et par vous, c'est ce que je ne sais (1). »

Maintenant, quant à ce genre de vie dans lequel on observe une austère tempérance qui se défend beau-

(r) Tertull. Apologet. cap. xlii, trad. inédite de l'auteur.

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coup de choses permises, et l'on s'éloigne autant que l'on peut du commerce des hommes pour se rapprocher davantage de Dieu, il n'était pas nouveau assurément, et il s'en trouvait quelques traces chez les Juifs. Les Naza- réens se consacraient au Seigneur par des vœux, s'abs- tenaient de vin et de toute boisson enivrante, et sui- vaient encore d'autres observances que nous lisons dans l'Ecriture Sainte. Ainsi faisaient les Récabites, qui, par docilité pour les ordres de Jonadab, ne bu- vaient pas non plus de vin, et habitaient sous des ten- tes, où ils chantaient des cantiques et lisaient les livres sacrés. Cet état de sainteté et de perfection à l'égard de la Loi ancienne, était l'image de la sainteté et de la perfection qui devaient éclater, par la pratique des conseils, sous la nouvelle Loi.

Les Anachorètes ont toujours envisagé la retraite de Jésus-Christ au désert et celle de Jean-Baptiste , comme des exemples qu'il était permis et glorieux d'imiter. Ils ont reconnu pour leurs chefs Elie et Elisée; pour leurs guides, les enfants des prophètes qui habitaient dans les champs et les solitudes, et qui se bâtissaient des demeures sur les bords du Jour- dain (1). Quant aux maisons religieuses, saint Basile, saint Jean Chrysostôme, saint Jérôme, Cassien et d'au- tres Pères de l'Eglise en ont vu le modèle dans la vie

(i) Et ul ad Scripturarum auctoritatem redeam, noster princeps Elias, nos- ter Eliseus ; nosiri duces filii prophetarum, qui habitabant in agris et solitu- dinibus, et faciebant sibi tabernacula prope flnenta Jordanis. Saint Jérôme* Lettres^ tom. m, pag. 200.

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de INolre Seigneur avec ses Apôtres, comme aussi dans la conduite des premiers chrétiens de Jérusalem, qui, tout imbus encore et tout brûlants des paroles du maî- tre, apportèrent si généreusement leurs biens à la communauté naissante, et abdiquèrent pour elle tout esprit de cupidité et d'égoïsme.

On a cherché différentes explications de ce renonce- ment aux joies et aux biens du monde. Les uns ont Youlu voir l'origine de la profession monastique dans la fuite de quelques Chrétiens obligés de se dérober aux persécutions, et allant s'abriter au désert. Ils ne connaissent pas d'ermites avant Paul de Thèbes, ni de monastères avant ceux qui furent bâtis par Antoine de Comas, lorsqu'il commença à former des disciples, c'est-à-dire vers l'an 305. Les autres pensent que, parmi les pieux fugitifs qui abandonnèrent tout pour conserver le trésor de la foi, il j eut, dès les premiers temps du Christianisme, quelques fidèles du moins qui se retirèrent dans la solitude par amour de la perfection évangélique, et que, même avant le lY^ siècle, l'Eglise eut des Religieux et des Communautés de Religieux. On établit cette opinion sur l'exemple des Thérapeutes d'Egypte, et sur quelques faits puisés dans des Martyrologes, dans des actes des Saints de rOrient et de l'Occident.

Philon, historien juif, et philosophe moitié pytha- goricien, moitié platonicien, composa, vers le milieu du premier siècle de Tère chrétienne, un petit traité de la Vie contemplative. Il s'agit d'une classe d'hommes

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qu'il appelle Thérapeutes, c*est-à-dire serviteurs de Dieu ^ et dont il décrit les exercices, en parlant de leur caste, avec une évidente prédilection. Un écrivain moderne considère les Thérapeutes comme ayant été une bran- che des Esséens ou Esséniens (1). Les principaux delà secte demeuraient en Egypte, près du lac Maria, sur une petite colline entourée de métairies et de villages. Ils y faisaient profession spéciale de piété, et gardaient une austère abstinence ; leur nourriture ordinaire était du pain, du sel, de l'eau, del'hyssope ; quelques-uns sou- vent restaient plusieurs jours sans manger. Ils vivaient dans la retraite, et avaient dans leurs habitations un endroit secret appelé semnéion^ ou monastérion. Ce dernier mot, dans sa signification naturelle et primitive, ne veut dire autre chose qu'une demeure l'on vit seul, et signifiait pour les Thérapeutes une chapelle, un oratoire, car ils y vaquaient à la prière et à la médi- tation. Ils alliaient cependant la société avec la soli- tude, et avaient une maison commune ils se ren- daient le septième jour de la semaine, pour conférer entre eux des maximes de la sagesse. En certaines fêtes, ils chantaient ensemble la louange de Dieu, avec des hymnes composées par leurs anciens poètes, ou par le chef de l'assemblée, et mangeaient à la même table. Eusèbe a cru que les Thérapeutes étaient chré-

(i) Doellinger, Origines du Christianisme y trad. de Léon Bore, tom. i, pag. 14. Paris, r(S42, in-S».

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tiens (l),]et^ra^fait croire à d'autres, qui ont regardé saint Marc, évèque d'Alexandrie, comme le fondateur de l'Ordre monastique. Mais si l'on examine bien ce que dit Philon de ces hommes et de ces femmes qui vivaient dans la solitude, et que l'on considère qu'ils lisaient d'anciens auteurs de leur secte, qui avaient expliqué la Loi dans un sens allégorique et figuré ; que leur institut s'était fort nmltiplié et étendu par toute la terre, quoique les plus parfaits d'entre eux demeu- rassent en Egypte ; qu'ils ne priaient Dieu que le soir et le matin ; qu'ils célébraient la veille d'une grande fête par des festins et des danses peu décentes, se trouvaient les femmes du même institut, alors on comprendra qu'ils étaient non pas Chrétiens, mais bien plutôt Juifs de religion, et enfants de la Syna- gogue (2). Car, lorsque Philon décrivait ainsi la vie de ces solitaires d'Egypte, les Chrétiens n'avaient pas en- core les livres saints dont est composé le Nouveau

(i) Hist. eccl., II, 17.

(2) H. Valesii ^nno/a^ in Euseb., pag. 35. Le docte P. Bernard de Mont- faucon pensait le contraire, et publia en conséquence le Livre de Philon, de la Vie contemplative, traduit sur V original grec. Avec des Observations Von fait voir que les Thérapeutes dont il parle étaient Chrétiens; Paris, Louis Guérin, 1709, in-i2. L'opinion du P. Moulfaucon trouva un habile adversaire dans le président Bouhier ; on peut voir les pièces de ce procès dans les Lettres pour et contre la fameuse question : Si les solitaires appelés Thérapeutes, dont a parlé Philon le juif, étaient Chrétiens ; Paris, J. Etienne, 1712, in-12. Avant les recherches de ces illustres savants, le P. Bulteau, que nous suivons, s'était prononcé très nettement pour le judaïsme des Thérapeutes. Son Histoire de VOrdre monastique est de 1687.

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Testament; ou s'ils en avaient quelques-uns, on ne les ayait pas encore éclaircis par des Commentaires. D'ailleurs, l'Evangile ne s'était pas tellement étendu qu'il pût y avoir des Religieux en tant de pays, chez les Grecs et les Barbares ; nos contemplatifs, au sur- plus, s'ils avaient été disciples des Apôtres, les auraient imités en s'appliquant à la prière non seulement le matin et le soir, mais aussi à différentes heures du jour et de la nuit. La danse n'était, chez les Chrétiens, ni une pratique de piété, ni une cérémonie sainte, malgré quelques exemples de l'Ancien Testament, et c'était plutôt par des jeûnes que par des festins, que Ton célébrait les veilles des grandes fêtes.

Les Religieux qui se mortifient par l'exercice de l'abstinence, ont un noble exemple dans l'évangéliste saint Matthieu. Après ce que le Nouveau Testament nous dit de cet Apôtre, ce que l'on sait de plus certain sur lui, c'est qu'il ne mangeait pas de chair, et ne se nourrissait que de racines, de fruits ligneux et de légumes (1).

Pendant les trois premiers siècles, l'Eglise fut pres- que toujours assaillie de douloureuses persécutions ; les intervalles mêmes de paix que lui envoyait le Seigneur n'étaient qu'un repos incertain et passager, qui ne lui servait qu'à prendre des forces pour de nouveaux combats. A peine les fidèles avaient-ils la liberté de s'assembler ; ils ne faisaient qu'en secret les exercices

(i) Clem. Alex. Paedag. n, i.

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de la religion; et si, dans le Iir siècle, ils eurent en quelques provinces des temples publics, ils ne purent jouir paisiblement de cet avantage, et en furent entiè- rement privés sous Dioclétien. Ce n'était guère un temps favorable pour établir des communautés mo- nastiques. Si l'on voulait alors s'exercer à la vertu, il n'était pas besoin de cbercber le secret delà solitude, ni le secours d'une société de Religieux. Les Chrétiens trouvaient chaque jour presque l'occasion de déployer leur charité et leur foi. Il y avait, pour les zélés et les forts, des âmes timides et faibles à réchauffer et à soute- nir; il y avait des confesseurs à visiter dans les fers; et, si l'on était soi-même captif de Jésus-Christ, il fallait bénir les murs de la prison, qui devenait pour le chré- tien ce que le désert avait été jadis pour le prophète : un asyle contre la volupté, un lieu plus apte à la prière, une solitude, un ermitage (1). C'était alors, sous le coup de la tourmente, qu'on apportait bien plus d'exac- titude aux jeûnes, aux prières et aux stations dans les Eglises ou devant les tombeaux des martyrs ; à l'hu- milité , à la sobriété , à la dilection fraternelle , à la sainteté enfin (2). Avec un pareil état de choses, il n'é- tait pas besoin de former des sociétés monastiques.

La politique romaine aussi bien n'eût pas permis l'établissement de ces communautés dans lesquelles

(i) Hoc praestat carcer Christiano quod eremus prophetis. Terlull. Ad Mar- tyres, cap. II.

(2) Tertull. de Fnga in perseculione, cap. i.

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on aurait fait profession de célibat , puisque ce genre de vie, alors méprisé et odieux, semblait un état con- traire au bien public. 11 y avait des peines imposées aux célibataires, et les lois civiles les privaient de cer- tains avantages qu'elles ne réservaient qu'à ceux qui donnaient des enfants à la République. Cette distinc- tion fut abolie par Constantin (1), en faveur principa- lement des Vierges et des autres chrétiens qui renon- çaient au mariage par un motif de religion. Si, à une époque même le Christianisme prenait le pas sur le Paganisme, et la croix avait brillé sur le front des Césars , un prince arien et quelques politiques payens trouvaient des proscriptions pour le mona- chisme, que n'eùt-on pas fait contre elle aux beaux jours de l'idolâtrie et des édits qui allaient allumer la rage des proconsuls? Certes, lorsque le pouvoir s'étu- diait à ruiner la vie commune des Chrétiens, il eut été singulier qu'on tolérât cette autre vie si particulière et si éloignée des mœurs payennes ! Quand donc on ac- corderait que, pendant les trois premiers siècles, il n'y avait pas de monastères, mais qu'il se trouva seule- ment des solitaires et des vierges qui vivaient en parti- culier, ou plusieurs ensemble , il ne faudrait ni s'en étonner, ni avoir une moindre idée de la dignité et de l'excellence de la profession religieuse (2).

C'est une opinion presque universellement reçue que

(i) Eusel). de Vita Constant, iv, 26. (2) Bulteaii, ibid., pag. 37-40.

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Paul de Thèbes est le fondateur des Anachorètes. Saint Jérôme le dit formellement (1). 11 n'est contredit en cela par aucun auteur ancien , et les hagiograplies conviennent que Paul embrassa vers l'an 250 ce genre de vie. Ce n'est pas qu'avant lui vraisemblablement de pieux chrétiens, redoutant leur faiblesse et la con- tagion du monde, ou peut-être même craignant d'être découverts par les payens , n'eussent pris le parti de mener une vie solitaire, à la campagne et dans quel- ques lieux voisins de leur demeure. Le témoignage de saint Athanase est très net (2) . Mais ce n'étaient pas proprement des moines; ils ne pouvaient être mis au nombre des Anachorètes , puisqu'ils ne s'enfonçaient point dans les déserts ; et, comme ils vivaient seuls, ce n'étaient pas des Cénobites. D'ailleurs, ils n'avaient aucune règle certaine de vie ; chacun se gouvernait et s'exerçait à son gré. On ne voit pas qu'ils renonçassent à leur famille, ni à leurs biens, et pourtant ce renon- cement fut toujours le fondement principal de la vie monastique. On ignore même s'ils demeuraient tou- jours dans cette profession, après l'avoir embrassée. Saint Athanase parle seulement d'un vieux solitaire qui avait vécu ainsi dès sa jeunesse, et que saint Antoine prit pour modèle; mais nous ne voyons pas que les au- tres fissent de même, et il paraît qu'ils étaient à peu près ce qu'ont été, dans les temps modernes, certains ermites nomades.

(i) Lettres, lora. i, pag. 228. (2) Vita S. Anton, cap. 3.

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Pour les Cénobites, nous les croyons d'une insti- tution postérieure à celle des Anachorètes , et l'on ne peut guère avoir une autre opinion, si l'on songe au train ordinaire des choses ; car il n'est pas naturel de penser que les instituteurs des Ordres religieux auraient formé le plan et disposé les Règles, avant d'avoir éprouvé isolément et par eux-mêmes l'utilité ou les désavantages de ce genre de vie. Il est donc plus rai- sonnable de croire qu'il fut embrassé d'abord par quel- ques chrétiens qui , redoutant les persécutions , cher- chèrent la sûreté dans les bois et dans les déserts, puis, venant à goûter le charme de la solitude , y restèrent jusqu'à la mort, sans se montrer à personne presque. Tel fut Paul de Thèbes; tels furent les autres Anacho- rètes. Mais enfin, l'empereur Constantin ayant rendu le calme à l'Eglise, ces nobles solitaires devinrent ac- cessibles , et furent environnés bientôt de disciples nombreux. Il fallut vivre avec ces pieux adeptes, les instruire de leurs devoirs, les accoutumer aux exercices religieux, leur prescrire certaines Règles.

C'est à saint Antoine que 1 on rapporte la gloire de l'institution des Communautés religieuses, ou du moins de leur affermissement et de leur progrès, si l'on veut que la chose soit plus ancienne. Il naquit en 251, au village de Comas, près d'Héraclée , ville de l'Heptano- mos. Ses parents étaient nobles et opulents ; ils avaient de plus le bonheur d'être chrétiens, et lui transmirent soigneusement l'héritage de leur foi. Dans son enfance, il ne connaissait qu'eux et leur maison. Tout le reste

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était sans intérêt pour lui. Quand il fut un peu plus avancé en âge, il refusa même d'apprendre les lettres^ de peur d'être mêlé aux dangereuses compagnies qu'il n'est pas rare de trouver dans les écoles publiques, et voulut garder sa simplicité native. 11 aimait à suivre ses parents au temple du Seigneur, leur obéissait avec docilité, et gravait profondément dans son esprit les lectures qu'il faisait ou entendait faire. Quoique sa condition lui permît une nourriture délicate et variée, il n'apportait à cela nulle recherche, et se contentait de ce qu'il avait sous la main (1).

A l'âge de dix-huit à vingt ans , il resta seul avec une sœur extrêmement jeune, et le soin de cette en- fant, comme la gestion de leurs affaires domestiques, retomba sur lui. 11 ne s'était pas encore écoulé six mois depuis qu'il avait perdu ses parents, lorsque, se ren- dant à l'Eglise, il pensait en lui-même aux Apôtres qui avaient tout laissé pour suivre le Seigneur, et aux fidèles de Jérusalem qui avaient si spontanément donné leurs biens aux pauvres. Tout en songeant à la céleste récompense d'un pareil zèle , voilà qu'il met le pied sur le seuil de l'Eglise ; on lisait justement les paroles que Jésus-Christ adressa à un jeune homme, qui, étant vertueux et riche comme Antoine, s'enquérait de ce qu'il restait à faire pour gagner le royaume des cieux. Lorsque les mots de renonciation et de vente de biens en faveur des pauvres, eurent frappé l'oreille d'An-

(x) s. Athanas. Vita S. AntoniU i.

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toine, il ne s'en alla pas triste, à la façon du jeune homme de l'Evangile (1) ; mais, regardant ces conseils de Jésus-Christ comme divinement lus pour lui ce jour-là même, il sortit aussitôt du lieu saint, aban- donna aux habitants du village trois cents arures aussi agréables que fertiles ; obvia ainsi aux désagréments qu'on aurait pu leur causer, à lui et à sa sœur ; vendit ensuite tous ses meubles, qui rapportèrent un argent considérable ; distribua cette somme aux pauvres, et conserva quelque chose seulement pour sa sœur. Com- bien de précieuses conquêtes l'Evangile n'a-t-il pas faites depuis lors, avec une de ces paroles fortuitement entendues, et allant tomber dans le sol d'un bon cœur! Une autre fois, Antoine entrant à l'Eglise , entendit ces mots : Ne soyez pas en peine pour le lendemain (2), donna encore aux pauvres ce qu'il avait réservé pour sa sœur, et, la confiant à une assemblée de vierges fidèles et de lui connues, se mit à vivre en ascète de- vant sa maison , car il n'y avait point encore ces mo- nastères qui se formèrent ensuite, et nul moine n'avait pénétré dans le grand désert, mais quiconque désirait se livrer à la pénitence, restait près du lieu de sa nais- sance et y vivait seul. Il se trouvait alors dans le voisi- nage un vieillard qui, depuis sa jeunesse, avait ainsi résidé à l'écart; Antoine s'appliqua donc à l'imiter, et, s'il apprenai t qu'il y eût quelque autre ascète de ce genre.

(i) Ma«/i., XIX, 16-22. (2) Ibid., vj, 33,

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s'en allaita sa recherche, comme une prudente aheille, ne revenait pas à son poste qu'il n'eut yu l'homme de Dieu , qu'il n'en eût reçu comme une sorte de via- tique pour se fortifier dans le chemin de la vertu. Quant à la nourriture corporelle, il la gagnait avec le labeur de ses mains, et il trouvait encore, sur le peu qu'il avait, la part des indigents. 11 se plaisait dans la prière ; s'il lui arrivait de lire quelque chose, il y était si attentif, il le gravait si bien en son âme que dans la suite ses souvenirs lui tenaient lieu de livres.

Antoine s'était fait aimer de tout le monde ; il défé- rait volontiers aux frères qu'il visitait, et il cherchait à imiter les vertus dans lesquelles chacun d'eux pou- vait exceller. Ainsi rempli de cette édifiante contem- plation, et désireux d'imiter ce qu'il avait vu, il re- tournait dans sa retraite. Jamais il n'eut de rivalité avec ses égaux d'âge que pour l'avancement dans la vertu; et c'était pour eux non pas une offense, mais un véritable sujet de joie. Alors donc, les habi- tants du village et ces honnêtes solitaires qu'il fré- quentait, voyant un homme de cette trempe, le nom- maient l'ami de Dieu ; le uns même l'aimaient comme un fils, les autres comme un frère.

Le démon, ennemi naturel de tout bien, s'indigna de voir tant de vertu dans un jeune homme, et lui suscita des obstacles infinis, lui livra d'horribles as- sauts pour le détourner de sa carrière. C'était le sou- venir des biens qu'il avait laissés, la noblesse de sa race, la sollicitude pour une sœur, l'amour de l'or et

no

de la gloire, les mets exquis et variés, les délices d'une vie plus facile, les peines de celle qu'il voulait suivre, la faiblesse du corps, la longueur du temps; ce vaste nuage de pensées diverses ne devait-il pas troubler l'esprit d'Antoine et le repousser vers le monde ! A ces images séduisantes vinrent s'ajouter de honteuses sug- gestions, bien plus capables de troubler une nature vivait encore le feu des premières années. Antoine sentit les blessures de ce cruel aiguillon qui arrachait à saint Paul des cris de douleur, et qui atteint l'humanité tout entière ; il ne put se dérober à ces fatales visions qu'en se mettant sous la garde du Dieu qui pour nous a porté la chair, et donné la victoire au corps contre le démon, en sorte que le fidèle qui combat véritable- ment peut dire a\ ec assurance : Ce n'est pas moi, c'est la grâce de Dieu qui est avec moi (1).

Le désir de trouver une solitude plus parfaite con- duisit Antoine loin de son village, à un tombeau, il s'enferma dans une mort anticipée ; il avait seule- ment chargé un ami de lui apporter de temps en temps le pain nécessaire. Ce fut que redoublèrent les tentatives, qu'apparurent des visions horribles, que se firent des bruits effrayants, sans que le cou- rage d'Antoine perdit de vue celui qui devait le faire triompher, et qui permettait au démon d'éprouver ainsi celui que tant de moines devaient avoir pour père et pour modèle. Après d'incroyables souffrances

<

(i) I. Cor. XV, lo.

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et (les angoisses terribles, le pieux ascète vit dispa raître tous ces démons qui l'avaient assiégé sous tant d'images différentes, et resplendir dans son tom- beau une douce clarté. Se plaignant alors à son Dieu :

« étiez-vous, disait-il; pourquoi n'êtes-vous pas venu, dès le principe, soulager mes douleurs? «

Et une voix divine lui répondait :

« Antoine, j'étais là, mais j'attendais l'issue de ton combat. Puisque tu l'as soutenu ainsi, et que tu n'as pas été vaincu, je t'assisterai toujours, et rendrai ton nom célèbre dans toute la terre. »

Bientôt après, Antoine passa le Nil (en 285), et, se dirigeant vers les montagnes qui sont à l'Orient, trouva les ruines d'un vieux château il établit sa demeure, et se tint enfermé près de vingt ans. Un ami lui jetait par dessus les murailles autant de pains ou paxi mates, qu'il lui en fallait pour six mois. Quant à de l'eau, il en trouvait dans le château même.

Cependant le bruit de sa sainteté attirait auprès de lui beaucoup de chrétiens qui étaient jaloux d'imiter son ascétisme. Ce furent les leçons d'Antoine qui donnèrent à la solitude tant de pieux citoyens.

Un jour, tous les moines s'approchèrent de lui, et le supplièrent de leur faire entendre quelques mots de sa bouche, il leur parla ainsi en langue égyp- tienne :

« Les Ecritures suffisent bien pour notre instruc- tion, mais il est beau de nous exciter les uns les autres dans la foi. Vous donc, en tant que mes fils, ToM. ï. 10

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vous ferez part à votre Père de ce que vous savez. Quant à moi, comme plus âgé que vous, je vous donnerai ce que je sais, ce que j'ai appris par expé- rience.

« Que ce soit tout d'abord notre commune étude, à tous, de ne pas nous départir de notre dessein, de ne pas perdre courage dans les labeurs, de ne pas dire : nous avons vieilli dans l'ascétisme ; mais plutôt, comme si nous commencions seulement, ef- forçons-nous d'augmenter notre ardeur, car la vie est bien courte en comparaison des siècles à venir, et tout ce temps-ci n'est rien auprès de la vie éternelle. N'allons pas croire, en regardant le monde, que nous ayons renoncé à de grandes choses ; la terre tout en- tière est bien étroite, en comparaison du ciel tout entier. Celui donc qui abandonne quelques arures ne quitte presque rien; et, laissât-il une riche maison, un or abondant, il ne doit pas s'en glorifier, ni se relâcher pour cela. D'ailleurs, il nous faut songer que si nous ne quittons pas ces choses par vertu, nous les quitterons enfin par la mort, et souvent les laisserons à qui nous ne voudrons pas, comme nous en avertit VEcclésiaste (1 ) . Que nul de nous ne se laisse donc pren- dre au désir de posséder. Quel bénéfice y a-t-ilà acqué- rir ce que nous n'emporterons pas avec nous ? Pourquoi n'acquérons-nous pas plutôt ce que nous pourrons em- porter avec nous, à savoir : la prudence, la justice, la

(i) Eccles. IV, 8.

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tempérance, la force, rintelligence, la charité, l'amour des pauvres, la foi en Jésus-Christ, la douceur et l'hos- pitalité? Si nous acquérons ces biens, nous les trou- verons là-haut qui nous feront hospitalité dans la terre des hommes de mansuétude.

« Donc, mes enfants, pour que nous ne tombions pas dans la négligence, méditons cette parole de l'Apô- tre : /e /^^ewr^ chaque jour (1), car si nous vivons aussi, nous autres, comme mourant chaque jour, nous ne pécherons pas. Or, cela veut dire que, chaque jour, en nous éveillant, nous devons penser que nous ne vivrons pas jusqu'au soir; et, en nous couchant, que nous ne nous éveillerons pas, notre vie étant in- certaine de sa nature, et mesurée chaque jour par la Providence. Si nous sommes disposés de la sorte, si nous vivons de cette manière, nous ne désirerons rien, nous ne nous irriterons contre personne, nous ne thésauriserons pas sur la terre ; mais, nous attendant chaque jour à mourir, nous serons pauvres, et nous pardonnerons tout à tous.

« Ne craignez pas, quand vous entendez parler de vertu, et ne vous étonnez pas de ce mot, car la vertu n'est pas loin de nous, ni hors de nous ; mais elle est en nous, elle est facile, si nous voulons seule- ment. Les Hellènes voyagent et traversent la mer, pour apprendre les lettres; nous autres, nous n'avons pas besoin de voyager pour acquérir le royaume des

(i) I. Cor. XV, 3r.

244 cieux, ni de passer la mer pour trouver la yertu Le Seigneur a dit, en effet : Le royaume des deux est au milieu devons (1). La vertu n'a donc besoin que de notre vouloir, puisqu'elle est en nous.

« Nous avons des ennemis terribles et artificieux, les démons. Ils sont répandus dans l'air qui nous en- vironne, et après avoir trompé les Hellènes, ils met- tent tout en œuvre pour nous fermer, à nous autres chrétiens, l'entrée des cieux. Si donc ils voyent tous les chrétiens, et surtout les Moines, se plaire aux la- beurs et avancer, ils les attaquent et les tentent, mettant des obstacles sur le chemin ; et ces obsta- cles, ce sont les pensées mauvaises. Il ne faut cepen- dant pas nous effrayer de leurs suggestions, car de- vant les prières, les jeunes et la foi au Seigneur, ils tombent bien vite. Mais alors même qu'ils sont tom- bés, ils ne se déconcertent pas, et s'approchent encore avec ruse et activité; car, dès qu'ils ne peuvent ou- vertement séduire le cœur par un sale plaisir, ils l'assaillent autrement, st s'efforcent de l'épouvanter par divers fantômes, se métamorphosant et imitant des femmes, des bêtes sauvages, des reptiles, de grands corps, une nombreuse soldatesque. Eh ! bien, ces fantômes mêmes, il ne faut pas les redouter, car ils ne sont rien et s'évanouissent aussitôt, si l'on s'arme de la foi surtout et du signe de la croix. Or, ils sont audacieux et impudents, car s'ils ont le des-

(i) Ibid., XVII, 11.

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sous de cette manière, ils attaquent de rechef d'une autre façon, et ils affectent d'annoncer ce qui doit ar- river dans la suite.

« Si donc ils feignent de prédire l'avenir, n'y faites nulle attention, car souvent ils disent quelques jours à l'avance que des frères viendront, et ceux-ci vien- nent, en effet. Or, les démons agissent de la sorte, non pas qu'ils aient souci de la chose en elle-même, mais afin d'engager les frères à les croire, et de les perdre ensuite, quand ils les ont sous la main. Quy a-t-il, au surplus, d'étonnant que, ayant des corps plus légers que les nôtres, ils devancent à la course ceux qu'ils ont vu se mettre en route, et annoncent leur arrivée? Un homme monté sur un cheval peut aussi prédire de cette façon, en devançant un homme qui inarche à pied. Les démons ne sont donc pas si ad- mirables en ce point, car ils ne connaissent rien qui n'existe déjà ; Dieu seul sait toutes choses avant qu'el- les ne soient.

« C'est de la même manière encore qu'ils balbu- tient quelquefois au sujet des eaux du Fleuve, car, lorsqu'ils voient que, dans les régions de l'Ethiopie, il y a eu des pluies considérables, et qu'il y aura inondation, alors, avant que l'eau n'arrive en Egypte, ils courent l'annoncer; mais les hommes la prédi- raient tout aussi bien, s'ils pouvaient autant qu'eux. Voilà comment s'élevèrent jadis les oracles des Hel- lènes, et comment ceux-ci furent trompés par les démons. Mais la tromperie a eu sa fin, car est venu

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le Seigneur, qui a dissipé les dénions avec leurs ar- tifices.

« Ne les écoulez donc pas. Quelle utilité pour vous, au reste, de savoir quelques jours à l'avance ce qui doit advenir ? Et quel besoin de connaître ces cho- ses, pussent-elles véritablement se savoir? Cette con- naissance n'ajoute rien à la vertu, et ne rend pas meilleure notre conduite. Nul de nous ne sera jugé sur ce qu'il n'aura pas su ; nul ne sera réputé heureux pour ce qu'il aura appris et connu ; mais chacun subira son jugement sur la manière dont il aura gardé la foi, sur sa fidélité à observer les pré- ceptes.

« 11 ne faut point se glorifier du pouvoir de chas- ser les démons, ni celui de guérir les maladies. 11 ne faut pas plus admirer celui qui chasse les dé- mons, que mépriser celui qui ne les chasse pas: mais chacun doit remarquer l'ascétisme de son frère, et l'imiter ou le redresser. Opérer des prodiges, ce n'est pas notre afïaire; c'est l'œuvre du Sauveur. Voilà pourquoi il dit à ses disciples : Réjouissez- vous, non pas de ce que les esprits vous sont assujet- tis, mais de ce que vos noms sont écrits dans les deux (1). Et, en effet, de ce que vos noms sont écrits dans les cieux, c'est une preuve de votre vertu et de la sainteté de votre vie. C'est pour cela qu'à ceux qui se glorifiaient non pas de leur vertu, mais

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de leurs prodiges, et qui disaient : Seùftieur, n avons- nous pas chassé les dénions en votre nom, et en votre nom n avons-nous pas opéré de 7iombreux miracles, Jésus-Christ répondait : En vérité, je vous le dis : point ne vous connais (1 ) .

« Je vous parle de ce que j'ai moi-mênie éprouvé. Dieu qui m'entend sait bien que si je vous raconte les artifices des démons, c'est par affection pour vous et dans le désir de votre avancement. Combien de fois m'ont-ils proclamé bienheureux! et, moi je les maudissais au nom du Seigneur. Combien de fois m'ont-ils prédit que le Fleuve déborderait! et moi, je leur disais : Que vous importe ?

« Un jour dans le monastère, quelqu'un heurta à ma porte. Je sortis donc et vis un personnage d'une haute stature.

« Qui es- tu, lui dis-je alors ?

« Je suis Satan, me fit-il.

« Et pourquoi te trouves-tu en ce lieu ?

« Parce que tous les moines et les autres chré- tiens m'accusent à faux. Pourquoi à toute heure me maudissent-ils donc ?

« Et toi, pourquoi les inquiéter et leur être à charge ?

« Ce n'est pas moi qui les inquiète et les trouble, car je suis devenu faible. Ils se troublent eux-mêmes. Il ne me reste plus aucun endroit, plus d'armes, plus

(r) Mallh. \n, 22.

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de villes. Partout l'on est devenu chrétien, et la soli- tude s'est emplie de moines. Qu'ils s'observent eux- mêmes, et ne me maudissent pas à tort.

« Tout menteur que tu es, et bien que jamais tu ne dises la vérité, cette fois pourtant, malgré toi, tu as dit vrai, car le Christ, par son avènement, t'a rendu faible, t'a renversé et désarmé.

« Quand il entendit le nom du Sauveur, il ne put supporter l'ardeur de son supplice, et disparut.

« Si donc le démon avoue lui-même qu'il ne peut rien, il faut le mépriser, lui et les siens. Ne nous lais- sons pas aller à la crainte, ni à l'abattement; ré- jouissons-nous plutôt et prenons confiance, car notre salut est conquis et nous avons avec nous le Seigneur. Tant qu'il sera avec nous, lui qui a terrassé les dé- mons, nous n'aurons rien à redouter de nos ennemis. Tels ils nous trouveront, quand ils se présenteront, tels aussi ils seront envers nous. S'ils nous surpren- nent dans le trouble et l'elTroi, aussitôt, comme des voleurs, ils s'empareront d'un lieu qui n'aura pas de garde; mais s'ils voient que nous nous réjouissons dans le Seigneur, que nous songeons aux biens fu- turs, que nous savons qu'il est impossible aux démons d'avoir aucune puissance sur les chrétiens, alors, en apercevant une ame fortifiée de tels remparts, ils se re- tireront tout confus. »

Voilà quelles exhortations, quels conseils et quelle philosophie découlèrent de la bouche du Sage. Tous ceux qui l'entendirent furent émerveillés. Son discours

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aiignienta dans ceux-ci l'amour de la vertu, chassa de Tame de ceux-là une fatale négligence, éteignit dans les autres la haute opinion qu'ils avaient d'eux-mê- mes, persuada à tous qu'il fallait mépriser les illu- sions de Satan, et fit admirer dans Antoine ce don su- blime du discernement des esprits.

Les montagnes vinrent se grouper autour de lui et sous sa discipline un si grand nombre de Religieux, offraient un beau spectacle. Les cellules ou monastè- res étaient remplis de chœurs célestes qui chantaient des psaumes, qui s'appliquaient à l'étude, qui jeû- naient, qui tressaillaient dans l'espoir des joies futu- res, qui travaillaient pour faire des aumônes, qui vi- vaient dans une concorde et une affection incompa- rables. On eût dit un pays séparé du reste de l'uni- vers, et devenu le séjour enchanté de la piété et de la justice. Là, personne qui fît une injustice, ou qui eût à en souffrir une; là, nulle voix bruyante de terrible exacteur, mais seulement une multitude d'as- cètes qui n'avaient d'autre ambition que la vertu.

Antoine avait accoutumé de se retirer dans son mo- nastère et de s'y livrer de plus en plus à l'ascétisme. Pas de jour qui ne l'entendit gémir quand il pensait aux célestes demeures , qu'il sentait s'allumer en lui le désir d'y monter, et qu'il songeait en son ame à la fragilité de la vie humaine, à ce peu que nous sommes. Lorsqu'il prenait quelque nourriture, quelques instants de sommeil, ou qu'il obéissait à toute autre nécessité physique, il ne le faisait qu'avec une certaine honte,

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parce qu'il lui venait à la pensée la haute destinée de l'àme, sa force intelligente, et l'oubli dans lequel trop souvent on la relègue , pour s'occuper de préférence des tristes appétits du corps. Bien des fois , au mo- ment de manger avec les moines, ses frères, il lui arri- vait de se rappeler la nourriture spirituelle, de refuser alors toute nourriture corporelle, et de se retirer à l'écart. 11 mangeait donc seul, et uniquement lorsque la nécessité l'y contraignait. Souvent néanmoins , il mangeait avec les frères, soit dans l'intention de se mé- nager une honte salutaire, car c'en était une pour lui que cette impitoyable loi de la nature; soit dans l'es- poir de leur adresser d'utiles paroles. Or, il disait, ce grand philosophe , qu'il faut donner tous ses soins à l'àme, et non pas au corps ; qu'à celui-ci néanmoins, il faut lui accorder un peu de temps, quand il en est besoin; mais que l'àme doit avoir tout le reste ^ que ses intérêts doivent passer les premiers, et qu'il im- porte grandement à l'homme de ne pas la laisser tom- ber sous la pesante servitude des sens, parce que les voluptés la dégradent et la flétrissent.

Un homme qui, après être sorti de ses bois et avoir quitté son métier de bouvier, était rapidement arrivé à la dignité de César, et avait reçu en partage l'Orient qu'il brisait et foulait avec la fureur d'un monstre (1),

(i) Diiia vero sublatiis nuper a pecorihus et silvis, statim Scutarius, conli- nuo Proteclor, mox Iribunus, posiridie Caesar, accepit orientem calcandiun et conterenchim, quippe qui neque militiam, neque rempublicaiTi sciret, non iam pecoruni, sed militum pastor. Lactant. de Mortibus persccul . cap. xix.

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prit soin de renouveler contre les Chrétiens les persé- cutions auxquelles ils étaient depuis longtemps accou- tumés. Il ne voulait plus d'indulgence (1), et il retira les grâces qui leur avaient été accordées en son nom même, uni à celui de Maximin Galère. 11 fit suggérer aux cités de lui envoyer des légations qui le supplias- sent d'empêcher les Chrétiens de construire des églises dans l'enceinte des villes; cet oppresseur hypocrite voulait ainsi avoir l'air de céder à la force, et de ne faire que d'après des suffrages ce qu'il allait faire de plein gré. Déférant à ces suppliques mendiées, il vou- lut, par un zèle novateur, donner à chaque cité un grand prêtre qu'il prit parmi les citoyens les plus dis- tingués, et qui devait chaque jour sacrifier dans les temples des divers dieux ; puis aussi , secondé par les anciens prêtres, soigneusement empêcher que les Chré- tiens ne construisissent des églises, et ne pratiquassent leur religion publiquement ou en particulier, se saisir d'eux et les forcer à sacrifier aux divinités de l'Empire, ou les traduire devant les juges. Encore même il ne s'en tint pas là; il établit dans chaque province une espèce de pontife supérieur chargé de veiller sur les autres, et qui devait revêtir la chlamy s blanche, à fran- ges d'or, comme la portaient les ofticiers du Palais. Nicomédie, Antioche, Tyr et Béryte , Alexandrie,

(i) Indulgenliam rommuiii titulodatam lollil. Ihid., lxxvi. fndidgentin est le terme consacré pour désigner la paix, la cessation de la persécution. Voir les notes de Baluze, pag. 33o.

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l'Egypte et la Tliébaïde ressentirent principalement les coups de cette recrudescence de persécution. ATexil et aux travaux des mines on ajouta d'atroces tortures; on faisait estropier les chrétiens , au lieu de les mettre à mort; aux uns, l'on crevait les yeux; aux autres, l'on coupait les mains ou les pieds, le nez ou les oreilles (1). Il tomba d'illustres martyrs dans cette tourmente qui s'étendait si loin : Pierre, évêque d'A- lexandrie ; Pampliile , de qui Eusèbe prit le nom ; Lucien, prêtre d'Antioche, se trouvent parmi les glo- rieux martyrs qu'immolèrent Maximin et Daïa.

Quand la persécution vint désoler Alexandrie, et que la tempête se fut étendue jusque sur les tranquilles montagnes résidait Antoine, le pieux solitaire sortit de sa cellule (310) et voulut suivre dans la cité les mar- tyrs qu'on y entraînait. « Allons, nous aussi, dit-il aux frères, allons combattre, lorsqu'on nous appellera, ou bien regarder les combattants. » 11 avait un grand désir de rendre témoignage à la foi de Jésus-Christ, mais il ne voulait pas se livrer lui-même, et n'en allait pas moins intrépidement visiter, servir les Confesseurs dans les mines et les prisons. 11 se faisait un religieux devoir de se présenter au tribunal du juge pour animer et soutenir ceux qu'on y traduisait, puis de les accom- pagner au lieu du martyre, et de ne les quitter que le sacrifice bien consommé. Le juge, dès qu'il eut remar- qué ce courage d'Antoine et de ceux qui Taccompa-

(i) Laclanl. Ibid., xxxvi.

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gnaient, fit défendre à tout moine de paraître auprès du tribunal et même de rester à Alexandrie ; mais An- toine se borna simplement à layer son épendy te ( 1 ) , et, le jour suivant, se mit tellement en évidence que le juge^ en passant avec sa garde, que la foule entière des cu- rieux purent voir Antoine se tenant , radieux et calme, et n'attendant que le martyre. Dieu cependant le réservait pour former les autres à la vie ascétique, à un martyre qui avait ses peines et son agonie , en sorte qu'Antoine borna son rôle à servir les Confesseurs et à leur rendre toute sorte de bons offices.

Une fois que la persécution cessa de réclamer sa pré- sence, Antoine retourna promptement à son monas- tère, où il se prit à de nouvelles austérités. Bientôt il résolut de pénétrer plus avant dans le désert, et de gagner la Haute-Thébaïde. Comme il était assis au bord du Nil, avec les pains que lui avaient donnés les frères, et qu'il attendait que quelque barque put l'emme- ner, il advint que des Saracéni en caravane, qui pre- naient le chemin qu'Antoine voulait suivre et se diri- geaient vers la Mer Rouge, le reçurent parmi eux. Au bout de trois jours et de trois nuits de marche, il ar- riva près d'une montagne très haute, au pied de la- quelle coulait une eau limpide, douce et fraîche, qui se perdait dans une plaine semée de quelques palmiers non cultivés.

(i) Ce mot grec désigne toute espèce de vêtement extérieur, mais plus spé- cialement l'haMt monacal.

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C'était le Colzim, qu'on a depuis nommé le Mont Saint-Antoine. Un immense horizon s'étendait en cer- cle autour de cette montagne. On découvrait à l'Orient les sommets de l'Horeb et du Sinaï, le désert de Sur à la Mer-Rouge; au midi, les chaînes des monts de la Thébaïde; au nord, les plaines stériles Pharaon poursuivit les Hébreux ; et, à l'occident, par de les sables, la féconde vallée de l'Egypte (1).

Antoine se fixa sur le Colzim, et parvint à trouver aux flancs de la montagne assez de terre cultivable pour y faire croître le blé qui lui serait nécessaire. 11 sema un peu de légumes, afin de pouvoir donner quelque ré- fection aux pèlerins, s'il s'en présentait. Dans le prin- cipe, les bêtes sauvages bouleversaient bien souvent le petit jardin d'Antoine. Un jour donc, il en prit une doucement, et lui dit : « Pourquoi me faites-vous du mal, vous autres, à moi qui ne vous nuis en rien? Allez, et au nom du Seigneur, n'approchez jamais d'ici. » Cette admonestation du solitaire éloigna pour toujours ces hôtes dangereux.

Or, Antoine était déjà vieux. Les frères venaient le voir, et demandaient qu'il leur permît de lui apporter chaque mois des olives, des légumes et de l'huile. Ils le prièrent aussi de consacrer un peu de temps à la visite des Monastères et des Religieux qui les habi- taient. Antoine monta donc sur un chameau, avec de l'eau et des pains, et reparut au milieu des Moines qui

(i) Chateaubriand, les Martyrs, hwe xi.

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tous renibrassaienl el le vénéraient comme un père. 11 leur apportait de sa retraite voisine du ciel le seul tribut qui leur convint et qu'il pût leur donner, celui de ses utiles conseils. C'était une grande joie par les montagnes, un vif désir d'avancement spirituel, une ineffable consolation, à cause de la foi que les frères apercevaient les uns dans les autres. Le saint vieillard n'éprouvait pas un moindre ravissement, lorsqu'il voyait cette harmonie , cette paix, et qu'il retrouvait dans une honorable vieillesse, conduisant une assem- blée d'autres vierges, cette sœur qu'il avait abandonnée si jeune encore.

Il retourna bientôt sur sa montagne. Quand les so- litaires venaient l'y trouver, il aimait à leur dire fré- quemment qu'ils devaient aimer Dieu, se défendre des pensées mauvaises, fuir la vaine gloire, prier souvent, psalmodier avant et après le sommeil , se rappeler ce que les plus saints personnages avaient pratiqué de vertus , et s'animer par cette pensée à l'observance des préceptes évangéliques. 11 leur recommandait de ne laisser coucher le soleil ni sur leur colère , ni sur quelque péché que ce fût; de se rendre quotidienne- ment compte de leurs actions du jour ou de la nuit; s'ils avaient offensé Dieu , de s'amender ; s'ils ne l'a- vaient pas offensé, de ne point s'enorgueillir, mais de persévérer dans le bien, d'agir sans négligence, de ne jamais condamner le prochain, ni se tenir pour justes. « Les œuvres et les pensées de l'àme, disait-il aussi, que chacun de vous les note et les écrive, comme s'il

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devait les faire connaitre aux autres, et croyez que, puisque la honte vous prendrait si Ton vous voyait ainsi à découvert, vous cesserez bientôt non seule- ment de commettre, mais encore de penser le mal. Eh! quel est celui qui voudrait être vu, quand il pèche? Or, de même qu'en présence d' autrui nous ne ferions rien de contraire à la chasteté, de même, si nous écri- vons nos pensées , comme pour les communiquer à d'autres, nous défendrons-nous des pensées mauvaises, car ce nous sera une honte de les révéler. Que ces notes soient pour nous comme les yeux des ascètes. »

Voilà de quels utiles conseils Antoine savait enri- chir ceux qui gravissaient les hauteurs du Colzim. il plaignait chaleureusement les personnes souffrantes qui se confiaient à lui ; il priait avec elles, et fut souvent exaucé dans ses demandes. Il ne s'en glorifiait pas ce- pendant, et ne murmurait pas non plus , si Dieu ne r écoutait point ; mais il lui rendait grâces toujours, et engageait les pauvres affligés à tout espérer de Dieu seul, qui peut guérir quand et comment il lui plaît. Les paroles du vieillard pénétraient dans les cœurs, et devenaient un doux remède.

Plus l'homme s'élève au dessus des bruits de la terre et respire un air libre, plus aussi il semble que son anie se dégage des entraves du corps et se pénètre des cieux. Quand Jésus-Christ voulait prier et s'unir plus intimement à son père, quand il fuyait la ter- restre royauté qu'on cherchait à lui décerner, il se ré- fugiait vers la montagne. On ne s'étonnera donc pas

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que, sur les hauteurs du Colzim, Antoine reçût des ré- vélations spéciales, des visions miraculeuses. Une fois, assis hors de sa cellule, il lève les yeux et aperçoit quelqu'un qui était porté dans les airs, pendant qu'on venait au devant de lui avec une grande joie. Alors, tout rempli d'étonnement, et bénissant cette sainte cohorte, il demandait en lui-même à Dieu de savoir ce que c'était. Il se fait entendre aussitôt une voix, qui lui dit : C'est l'ame d'Amun, moine de Nitrie. Cependant, les frères qui étaient près d'Antoine, voyant le vieillard dans cette admiration, lui deman- dèrent quelle en pouvait être la cause. Ah ! leur fit-il, Amun n'est plus î

Une autre fois, Antoine ayant discuté sur l'état de l'ame après la mort et sur le lieu elle se trouve, pria le Seigneur de lui révéler ce profond mystère. Voilà que, pendant le silence de la nuit, il entend une voix qui lui crie : Antoine, lève-toi , sors et vois. Or, il aperçoit un énorme géant, hideux et noir, qui tou- chait les nues , et qui avait les mains allongées jus- qu'au ciel, tandis que sous ses pieds s'étendait un lac de l'immensité des mers. Antoine vit ensuite des âmes voler en haut comme des oiseaux. Toutes celles qui pouvaient dépasser la tête et les mains du géant, étaient sauvées par les anges; mais celles qu'il parvenait à frapper de ses mains tombaient dans le lac. 11 grinçait des dents contre celles qui lui échappaient, et tres- saillait de joie sur celles qui redescendaient. Et une voix se fit entendre encore : Comprends bien ce ToM. ï. 17

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que tu as vu, disait-elle. Les aines que tu aperçois qui volent au dessus de la tête et des mains du géant, ce sont les âmes des justes, et elles sont gardées par les anges dans le paradis; mais celles que frappent les mains du noir géant, sont plongées dans l'enfer, car elles ont été esclaves de l'ennemi, qui est ce géant; elles se sont laissé dominer par la tyrannie de la chair, elles ont cédé au ressentiment et nourri des pensées de vengeance (1).

Antoine n'en était pas moins humble, quels que fussent les dons éminents que Dieu lui accordait. Il témoignait un grand respect au moindre clerc, et in- clinait sa tète devant l'évèque et le prêtre. Il ne crai- gnait pas de s'instruire aux paroles d'autrui, et si on lui disait quelque chose d'utile, confessait volontiers le service qu'on lui avait ainsi rendu. Son visage brillait d'une grâce merveilleuse; ce n'était ni par la hauteur de sa taille, ni par la corpulence qu'il surpas- sait les autres ; c'était par la douceur de ses mœurs et la pureté de son ame.

La force de sa foi et de sa piété lui fit toujours abhorrer les hérétiques, surtout les Ariens, et un jour qu'on l'accusait de partager leurs erreurs, il entra dans une sévère indignation ; puis , à la sollicitation de quelques évêques et de divers moines, il descendit de sa montagne, se rendit à Alexandrie et parla courageu-

(i) Pallad. Lausiac, cap, xxvu, apud Ros-Weyde, pag. 729. Ibid.y pag. 675. Alhanas. nuni. 66.

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sèment contre la doctrine d'Arius (326-335). C'était une joie et un triomphe pour le peuple chrétien, que cet anathème jeté à la face de sectaires qui, en assimi- lant à une créature le Fils éternel de Dieu, Dieu lui- même, ne différaient nullement des Gentils, puisque, disait Antoine, ils adressaient comme eux à la créature le culte du au Dieu créateur.

Antoine était doué d'une remarquable prudence, et ce qui surprenait grandement, c'est que-, sans avoir étudié les lettres, il eut un esprit si pénétrant et si vif.- Deux philosophes grecs vinrent le trouver. Ces habiles payens voulaient surprendre un homme dont ils avaient entendu vanter la sagesse. Antoine les reconnut à leur visage, s'avança au-devant d'eux , et leur fit dire en leur langue par un interprète : « Pourquoi, ô philoso- phes, vous être fatigués ainsi à venir vers un fou ? »

« Nous sommes venus non pas vers un fou, mais vers un sage, et un grand sage assurément.

« 3i vous venez trouver un fou , c'est un vain labeur, sans doute ; mais si vous me regardez comme un sage, alors, faites comme moi, car il faut imiter ce qui est bien. Si j'étais allé vous trouver, c'eût été pour vous imiter; mais puisque vous êtes venus vers moi, devenez-moi semblables. Or, je suis chrétien. »

Ils se retirèrent dans l'admiration.

D'autres sages se présentèrent au même endroit, dans le dessein de railler Antoine, parce qu'il ne s'était nullement livré à l'étude des lettres. « Que dites- vous, leur fit-il? lequel est le premier, l'esprit ou les

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lettres? lequel est la cause de l'autre? l'esprit l'est-il des lettres , ou les lettres le sont-elles de l'esprit ? » Comme ces étrangers répondirent que l'esprit existait avant les lettres et en était l'inventeur : « Eh! bien, leur dit Antoine, à celui donc qui a un esprit sain et droit, les lettres ne sont pas nécessaires (1).» Ce fut une grande surprise chez tous ceux qui étaient là, comme aussi chez les philosophes, car on ne s'attendait pas à trouver tant de sagesse dans un homme sans études. Xu reste , quoiqu'il eut presque toujours vécu sur la montagne, et qu'il y eût vieilli , Antoine , bien loin d'avoir des mœurs sauvages et rudes, était, au con- traire, gracieux et poli , avait un langage assaisonné d'un sel divin, qui faisait la joie de tous ceux qui l'ap- prochaient.

Il arriva d'autres sages auprès d'Antoine, et ces or- gueilleux disciples de la'philosophie d'Athènes venaient railler devant lui cette folie de la croix, dont saint Paul s'était glorifié. Antoine, prenant pitié de leur igno- rance, répondit par un interprète qui traduisit fidèle- ment son langage :

« Lequel est le plus beau, confesser une croix, ou imputer, à ceux que chez vous on appelle dieux, et l'adultère et la pédérastie? Ce que nous croyons, nous autres, est une preuve de courage, un indice de mé-

(i) Tertullien a dit de même : « Certe prior anima quam littera, et prior sermo quam liber, et prior sensus quam stylus, et prior homo quam philoso- phns etpoeta. » De Testimonio Animaet cap. v.

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pris de la mort; quant à ce qui est chez vous, ce sont des maladies et de la lascive té. Lequel ensuite est le meilleur, dire que le Logos (Verhe) de Dieu n'a pas changé, mais que, restant le même, il a pris pour le salut et le bonheur des hommes un corps humain; ou bien assimiler la divinité à des êtres sans raison, et adorer des quadrupèdes, des reptiles , des images d'hommes? Or, ce sont les dieux de vos sages.

« Quant à la croix, lequel vaut le mieux, pensez- vous, d'avoir à l'endurer par les artifices des méchants et de ne pas redouter la mort, quel qu'en soit le genre ; ou bien de raconter des fables comme les courses d'Osiris et d'Isis, les embûches de Typhon, la fuite de Saturne, ces histoires d'enfants dévorés et de par- ricides, car telle est votre sagesse? Mais pourquoi donc, en vous moquant de la croix, n'admirez-vous pas la résurrection, puisque ceux qui ont parlé de celle-là, ont aussi écrit de celle-ci? Et pourquoi, en faisant mention de la croix, ne dites-vous rien des morts ressuscites, des aveugles recouvrant la vue, des paralytiques guéris, des lépreux purifiés, ni des autres prodiges qui montrent que le Christ n'était pas homme seulement, mais qu'il était Dieu aussi ? Vous me semblez beaucoup vous nuire à vous-mêmes, et n'avoir pas sincèrement abordé les Ecritures. Lisez- les donc, et voyez que les choses qu'a faites le Christ prouvent Dieu même venant pour le salut des hom- mes.

« A présent, parlez-moi de vos divinités. Mais que

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dire d'animaux sans raison, si ce n'est des choses animales et cruelles? Que si vous essayez de dire que chez vous on prend cela comme fabuleux, et que, dans vos allégories, l'enlèvement de Proserpine repré- sente la terre; Junon (Hpa), l'air; Apollon, le soleil; Diane, la lune; Neptune, la mer, vous n'en adorez pas davantage Dieu lui-même, et vous honorez la créature à la place du Dieu créateur de toutes choses. Si vous avez recouru à ces fictions à cause de la beauté de la créature, sachez qu'il ne fallait aller que jus- qu'à admirer , et ne pas diviniser ces inventions , de crainte d'accorder à l'oeuvre l'honneur à l'ou- vrier; autrement, il ne vous resterait qu'à rapporter la gloire de l'architecte à la maison par lui construite, ou bien au soldat la gloire du chef d'armée. Que ré- pondez-vous donc à cela, afin que nous sachions si la croix a quelque chose qui soit si digne de risée? »

Les philosophes hésitèrent, et Antoine, voyant leur embarras, poursuivit ainsi :

« Dites-moi un peu ; la connaissance exacte des dif- férentes choses, et surtout de Dieu, comment s'ac- quiert-elle, par la voie des démonstrations, ou bien par l'opération delà foi ? Laquelle est la plus ancienne, ou la foi par opération, ou la démonstration par argu- ments? »

Comme ils répondirent que la foi par opération était plus ancienne : « Vous avez bien dit, continua le solitaire; car la foi procède de l'affection de l'ame, mais la dialectique vient de l'art de ses inventeurs.

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Ceux donc en qui se trouve l'opération par la foi, n'ont pas besoin de la démonstration par arguments ; elle leur est même inutile ; car ce que nous compre- nons par la foi, vous vous efforcez de l'établir par des arguments, et souvent encore vous ne pouvez pas ex- primer ce que nous entendons.

« Ainsi, nous autres Chrétiens, nous établissons nos mystères non pas sur la sagesse des raisonne- ments helléniques, mais sur la vertu de la foi qui nous est donnée de Dieu par Jésus-Christ. Et ce qui prouve la vérité de mon langage, c'est que, sans ap- prendre les lettres, nous croyons en Dieu, et que par ses œuvres nous connaissons sa Providence univer- selle. Ce qui prouve aussi l'efficacité de notre foi, c'est que nous sommes appuyés sur la foi en Jésus-Christ; vous, sur vos logomachies sophistiques. Les fantasti- ques idoles de chez vous s'écroulent, mais la foi de chez nous se propage en tout lieu. Vous, avec vos syllogismes et vos sophismes, vous ne faites aller per- sonne du Christianisme à l'Hellénisme ; mais nous, qui enseignons la foi en Jésus-Christ, nous ruinons votre superstition, chacun reconnaissant que le Christ est Dieu, et Fils de Dieu. Vous, par votre bien dire, vous n'empêchez nullement la doctrine du Christ ; nous, en nommant le Christ crucifié, nous faisons fuir tous ces démons que vous craignez comme s'ils étaient Dieu.

« Dites-nous, ou sont vos oracles? sont les in- cantations des Egyptiens? sont les spectres des

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Mages ! Quand tout cela a-t-il perdu ses forces et cessé d'être, si ce n'est lorsqu'est apparue la croix du Christ? Est-ce donc elle qui est digne de risée, ou ce qui a été aboli par elle et conyaincu de faiblesse ? Or, une chose spécialement étonnante, c'est que votre culte n'a ja- mais été persécuté, et que les hommes l'honorent même dans les villes, tandis que les disciples du Christ sont persécutés, et cependant notre religion fleurit plus que la votre et s'étend davantage. La vôtre, célé- brée et vantée qu'elle est, va partout s'abîmant; la foi et la doctrine du Christ, raillées par vous, et sou- vent persécutées par les empereurs, ont rempli l'uni- vers. Quand donc la connaissance de Dieu relui si t-elle ainsi ? Quand donc la tempérance et la vertu de vir- ginité éclatèrent-elles de la sorte ? Quand donc la mort a-t-elle été méprisée, si ce n'est depuis que la croix du Christ est apparue? C'est une chose dont ne doute nullement celui qui voit les martyrs mépri- ser la mort à cause du Christ, celui qui voit les vier- ges de l'Eglise garder leurs corps chastes et purs à cause du Christ. »

Tout ce que le saint vieillard obtint de ces philoso- phes, c'est que, après l'avoir embrassé, ils s'éloignè- rent pleins d'admiration pour lui, et avouèrent toute- fois qu'ils avaient retiré quelque fruit de ses discours. Il est heureux que son illustre biographe nous les ait transmis ; et , en outre , on doit apprécier la jus- tesse et la gravité d'une apologie, dont les derniers traits seront éternellement applicables aux guerres

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conjurées que la foi chrétienne endure, sans qu'elle succombe au champ de bataille, comme ferait une religion sortie de la main des hommes, et qui ne por- terait pas en elle-même son principe de vie.

La renommée d'Antoine s'étendit jusqu'à la Cour impériale, et, en Tannée 335, l'empereur Constantin et deux de ses fils lui écrivirent, comme à un père, lui témoignant le désir de recevoir des lettres de lui. S'il n'eût écouté qu'un sentiment de noble modestie, Antoine, qui ne fut nullement ému d'un pareil hon- neur, n'eût pas répondu à cette lettre. Il en prit oc- casion d'adresser une profonde leçon aux Religieux. « Ne vous étonnez pas, leur dit-il, qu'un empereur nous écrive, car il est homme; étonnez-vous bien plutôt que Dieu ait écrit sa loi aux hommes, et nous ait parlé par son propre Fils. » Il ne voulait pas mê- me recevoir la lettre, alléguant qu'il ne savait ré- pondre à des missives de ce genre. Cependant, com- me les moines lui représentèrent qu'elles venaient de princes chrétiens, et qu'il y avait danger de les of- fenser par une conduite qui semblerait un acte de mépris, Antoine permit qu'on lût cette lettre, et il ré- pondit aux majestés de la terre en les louant de ce qu'elles adoraient Jésus-Christ, puis il ajouta quel ques avis relatifs au salut. Il les engageait encore à ne pas faire grand cas des choses présentes, mais à se rappeler le jour du jugement, et, à songer que le Christ est le seul et éternel Empereur. Il les priait de se montrer pleins d'humanité, de s'appliquer à être

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justes, et de prendre soin des pauvres. Cette réponse porta la joie dans le cœur des princes. Heureux les rois qui trouveraient souvent de tels conseillers !

Voilà comment le Vieillard se faisait aimer de tous, et devenait pour tous un véritable père. 11 re- tourna bientôt sur sa montagne, reprendre son ascé- tisme accoutumé. Plus d'une fois, ceux qui vinrent le voir, purent observer qu'il se taisait tout à coup; c'était quelque absorbante révélation qui le captivait de la sorte. Un jour, comme il était assis et qu'il travaillait , il fut comme ravi hors de lui-même , gémissait et priait tout tremblant; il resta longtemps ainsi, les genoux ployés, et se releva inondé de lar- mes. Ceux qui l'environnaient furent consternés, et lui demandèrent la cause de son grand deuil. dessus, Antoine éclata avec des gémissements redoublés. « O mes enfants, dit-il, mieux vaudrait mourir que d'avoir à être témoin de ce que j'ai vu. » Et il leur peignit l'E- glise envahie et pillée, les autels souillés, la table du Seigneur profanée, ce qui advint deux ans après, en 341, lorsque les Ariens mirent violemment Grégoire sur le siège d'Alexandrie. Mais Antoine déclara en même temps à ses Religieux que le triomphe de l'en- nemi ne durerait pas, que l'Eglise reprendrait sa gloire; seulement qu'il fallait se tenir attaché fermement à l'orthodoxie, et ne pas se laissser aller au dogme impie des Ariens.

Malgré son grand âge et son goût pour la solitude, Antoine fut obligé de redescendre de sa montagne,

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parce que des hommes engagés dans la milice du siè- cle, ou rendant la justice au nom de l'empereur, en appelaient au conseil du sage Vieillard. Une fois qu'on voulait trop longtemps le retenir, il s'en défendit par une juste et ingénieuse comparaison. « De même, dit- il, que les poissons meurent sur terre, même les moines qui restent près de vous, et qui y séjournent trop longtemps, finissent par s'énerver. Comme donc les poissons doivent se rejeter dans la mer, s'ils veu- lent vivre, ainsi faut-il que nous retournions à notre montagne, pour ne pas oublier les choses de l'inté- rieur (1).

Dieu lui révéla que l'heure de sa mort approchait ; c'était chez les Frères du Mont extérieur, il leur dit : « C'est la dernière visite que je vous fais, et je m'éton- nerais que j'eusse à vous revoir en cette vie, car il est temps aussi que je m'en aille, puisque j'ai près de cent cinq ans. » Lorsqu'ils entendirent ces paroles, les Frè- res se prirent à pleurer et à embrasser le Vieillard. Mais lui, aussi peu ému qu'un homme qui laisse une cité étrangère pour retourner dans sa ville natale, leur parlait avec joie, les engageant à ne point perdre cou- rage dans leur vie d'ascétisme, à se défendre des pen- sées mauvaises, à se garder soigneusement de l'impiété des Ariens, à ne pas se troubler quand même ils ver- raient prêter appui aux hérétiques, parce que le pou- voir est éphémère et mortel.

(i) Athanas., ibid , 84-85.

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Antoine voulut expirer sur la montagne de Colzinj. 11 recommanda pardessus tout à Amathas et àMacarius de ne pas souffrir, s'ils l'aimaient quelque peu, qu'on portât ses mortelles dépouilles en Egypte, car il appré- hendait que Pergamius, très riche personnage qui de- meurait en ces contrées, ne vînt enlever son corps pour le mettre en sa villa et lui bâtir une chapelle, ou rnartyrium. C'est que les Egyptiens, fidèles à une coutume nationale, un peu détournée toutefois, et qui venait en partie de la situation d'un pays sujet aux débordements du Nil , enveloppaient de linges et embaumaient d'aromates les corps des personnes qui mouraient dans la piété, spécialement ceux des saints martyrs; puis, au lieu de les inhumer ensuite, les mettaient sur de petits lits, et les conservaient ainsi dans leurs maisons, persuadés que c'était un grand hon- neur pour ces morts chéris (1). Antoine avait souvent prié les évêques de tirer leurs peuples de cette erreur; il en avait fait le reproche à divers laïques, et en avait sévèrement repris quelques femmes , leur montrant que cela n'était conforme ni aux lois, ni à la piété, puisque les corps des patriarches et des prophètes étaient conservés dans des sépulcres, et que celui même de Jésus-Christ, le plus noble et le plus saint des corps, avait été mis dans un tombeau. Les paroles d'Antoine eurent une force si persuasive que plusieurs de ceux qui les entendirent, inhumèrent leurs morts.

(i) Cassian. Collât, xv, 3.

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Or, quand le vieillard du Colzim sentit qu'il al- lait passer de la vie présente à une vie meilleure , il appela ses deux fidèles compagnons qui l'avaient servi dans son grand âge, et leur dit avec cette tou- chante solennité que donne la mort :

« Voici que j'entre dans le chemin des Pères, car je vois que le Seigneur m'appelle. Vous autres, veillez, et ne perdez pas le fruit de votre long ascétisme; mais, comme si vous ne faisiez que commencer, efforcez- vous de garder votre ardeur. Vous savez les démons tentateurs ; vous savez combien ils sont cruels, mais aussi combien pauvres en force. Ne les craignez donc pas; respirez toujours le Christ, et croyez en lui. Vi- vez comme mourant chaque jour; soyez attentifs à vous-mêmes, vous souvenant des exhortations que vous avez entendues de moi. N'ayez de communica- tion aucune avec les schismatiques, avec les héréti- ques ariens surtout. Vous savez comment je les com- battais, à cause de leur hérésie ennemie du Christ et de la saine doctrine. Prenez à tache de vous unir surtout au Seigneur, et ensuite aux Saints, afin que, après la mort, ils vous reçoivent dans les éternels tabernacles comme des amis et des proches. Ensevelissez mon corps, et cachez-ie dans la terre ; gardez par devers vous ces miennes intentions, pour que nul autre que vous ne sache le lieu il sera ; car. à la résurrection des morts, je le recevrai incorruptible de la main du Sauveur. Quant à mes vêtements, partagez-les ainsi : Remettez à l'évêque Athanase une mélote , puis le

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iimnleau sur lequel je reposais, et qu'il me donna tout neuf, iîiais qui s'est usé chez moi. Donnez à l'é- vèque Sarapion une autre mélote ; et vous, gardez mon vêtement de poils. Adieu, mes enfants, car An- toine s'en va et n'est plus avec vous. »

Les deux amis d'Antoine l'embrassèrent; il étendit un peu les pieds, un dernier sourire anima son visage, et le Vieillard alla rejoindre ses Pères. Ce fut en l'an- née 356 qu'advint ce religieux trépas. La mélote d'An- toine et son manteau tout usé furent gardés comme des objets de grand prix ; ceux qui en héritèrent s'ima- ginaient dans leur douce joie voir encore Antoine, et porter avec ces vêtements les instructions du solitaire. Ils ne faisaient qu'obéir à un sentiment inspiré par la nature même, et qui n'a cessé de dicter aux âmes chrétiennes un culte filial pour tout ce qui put toucher et appartenir à de saints personnages.

La renommée d'Antoine s'étendit au loin, et souvent on désira le voir, souvent on vint pour l'entendre. Cette renommée, il ne la rechercha pas certainement, et il n'en avait nul souci. Jlne la devait ni à des écrits, puisqu'il avait dédaigné les lettres; ni à la sagesse humaine, ni à aucune science, à aucun art; elle ne lui vint que de son grand amour de Dieu. Comment un pauvre moine qui, toute sa vie, prit à cœur de se cacher dans les montagnes du désert, eùt-il été connu en Espagne, dans les Gaules, à Rome, en Afrique, si le Seigneur n'eût voulu mon- trer qu'il se plaît à manifester les mérités des siens, pour que le monde en soit édifié, et qu'il sache bien

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que l'observance des préceptes de Dieu et l'étude de la vertu mènent plus sûrement à la gloire et au bonheur, que les routes vulgaires par lesquelles y aspirent trop souvent les hommes ?

En écrivant la Vie d'Antoine, en rappelant ses ex- hortations, saint Athanase s'était proposé d'offrir aux moines un modèle, une règle , comme l'a dit saint Grégoire de Nazianze (1); puis, à la faveur d'un si il- lustre exemple, de leur donner d'utiles conseils, en même temps qu'il faisait voir au monde combien il trouvait salutaire, méritoire et plausible une profession que tant d'autres Pères de TEglise ont aussi honorée de leur suffrage, et couverte de leur approbation.

L'ouvrage de saint Athanase se répandit prompte - ment dans toute l'Eglise, et la version d'Evagrius le fit connaître en Occident à ceux qui ignoraient la lan- gue grecque. Nous voyons, par un passage des Con- fessions de saint Augustin, quelle impression produisit la Vie de l'illustre Egyptien que l'on avait proposé comme un modèle de l'Etat monastique. Augustin se trouvait à Milan, balloté encore par les fluctuations qui précédèrent son entrée dans la vie chrétienne. Or, un de ses amis, sous le ciel de l'Afrique, et engagé dans la milice du Palais, étant venu voir Augustin, lui parla de saint Antoine, dont le nom qui était, dit-il, si célèbre parmi les serviteurs de Dieu (2), lui était ce-

(i) Orat., XXI, 5.

(2) Aug. Confess. vin, 6.

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pendant resté inconnu. Pontitianus ne fut pas médio- crement étonné de cette ignorance de son ami, et Au- gustin en prit lui-même quelque confusion, attendu surtout qu'il s'agissait de merveilles presque contem- poraines. La conversation s'étendit sur le monachis- me, sur ces chœurs de moines . sur ces vertus qui embaumaient le désert, et dont Augustin ne savait rien. Il se trouvait à Milan, hors des murs de la ville, un monastère plein de bons Frères, et dont saint Am- broise était le père nourricier. Augustin n'en savait rien non plus. En conversant de tout cela, Pontitianus fut amené à raconter ce qui lui était arrivé à Trêves. L'empereur, qui y tenait sa cour, s'était rendu dans l'après-midi aux jeux du Cirque; pendant ce temps- là, Pontitianus et trois de ses compagnons étaient allés se promener dans des jardins voisins des murs. Deux des promeneurs entrèrent par hasard dans une des maisons dont les habitants étaient de ces pauvres en esprit auxquels est promis le royaume des cieux, et ils y trouvèrent la Vie d'Antoine, comme aujourd'hui en- core on trouverait chez d'humbles paysans ces Vies de Saints, volumes héréditaires et consolateurs que le riche n'est pas si empressé de rechercher. L'un des deux amis lut quelques pages d'Athanase, et, à mesure qu'il lisait, il lui venait en l'esprit de laisser cette milice séculière, pour s'enrôler dans celle Antoine s'était sanctifié. Tout-à-coup, au milieu de ses trans- ports de honte et d'amour, il dit à son compagnon : « De grâce, ami, avec tous nos labeurs, voulons-

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nous en venir? que cherclions-nous ? dans quelle vue militons-nous? Notre espérance dans le Palais peut- elle aller plus loin qu'à l'amitié de l'Empereur? Et ici, comme tout est fragile et plein de périls ! et par quels périls n'arriverions-nous pas à un péril plus grand encore? et quand sera-ce? Mais si je veux être l'ami de Dieu, voilà que je le suis à l'instant même. » En parlant ainsi, il reportait ses yeux sur les pages, et il lisait toujours, profondément remué par cet enfante- ment aune vie nouvelle. Puis il continua: «Ami, j'ai rompu avec notre espérance, et résolu de servir Dieu. Dès cette heure-ci, en ce lieu même, je com- mence. Toi, si tu ne veux pas faire, comme moi, du moins ne combats pas mes desseins. » Son compagnon s'adjoignit à lui dans cette milice nouvelle, et dans cet espoir d'une récompense meilleure que toutes les faveurs de la Cour.

Pontitianus et ceux qui se promenaient dans les au- tres parties du jardin, cherchant les deux amis, les trouvèrent au lieu venait de se passer cette reli- gieuse scène, et leur dirent qu'il était temps de rentrer à la ville, que le jour venait d'expirer. Les nouveaux convertis expliquèrent leur projet, et demandèrent à ne pas être contrariés dans le genre de vie qu'ils choi- sissaient. On admira ce changement soudain, on pleura de ne pouvoir l'imiter, et, en partant, on se recom- manda à leurs prières. Chacun prit ainsi un lot diffé- rent: les uns retournant au Palais impérial^, et ap- pliquant leur cœur à la terre ; les autres , restant ToM. I. 18

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dans l'hiimble maison , et attachant leur cœur au ciel.

Voilà quelles soudaines commotions prenaient alors au milieu de la Cour et du siècle les hommes les plus élevés, et les arrachaient au tourbillon du monde. Combien de fois ne durent-ils pas se renouveler, ces drames pieux dont l'histoire n'a pu que rarement con- server le récit !

CHAPITRE XI.

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Vïe de saint Paul, ermite, par saint Jérôme. Paulin, cvêqiie d'Antioche, élève saint Jérôme à la prêtrise. Jérôme écrit V Altercation d'un Lvci- Jdricn et d'un Orthodoxe : synode de Rimini : Lucifer de Cagliari : Gré- goire, évêque d'Elibéris: Hilarius, diacre de l'Eglise de Rome. Doc- trine de saint Jérôme sur l'autorité de la Tradition et la nécessité d'un chef suprême dans l'Eglise.

Athanase avait donné au monde chrétien l'histoire de saint Antoine, magnifique essai d'hagiographie, dans lequel l'esprit peut admirer la disposition de l'œuvre, pendant que le cœur s'y nourrit de salutaires enseignements. Ce livre inspira à saint Jérôme l'idée d'une Vie dont le héros avait été lié d'amitié avec An- toine, et il y fit entrer sur saint Antoine quelques dé- tails omis par Athanase. Cette Vie de Paul, premier er- mite, saint Jérôme la met en tête de tous ses ouvra-

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ges (1) ; il l'écrivit apparemment lorsqu'il était dans le désert de Syrie, ou immédiatement après qu'il en fut sorti, en 378.

Les empereurs Décius et Yalérianus suscitèrent l'un après l'autre une persécution qui s'étendit jusqu'en Egypte et dans la Tliébaïde, elle ravagea plusieurs églises, et l'on inventa contre les Chrétiens des tour- ments qui cherchaient à atteindre l'ame encore plus que le corps. Dans ce temps-là, un jeune homme de ces contrées , Paul de Thèbes, fit pour la vie érémitique ce qu'Antoine devait faire ensuite pour la vie cénobi tique. Paul était fort instruit dans les lettres grecques et les lettres égyptiennes, se distinguait par la douceur de son caractère et par un grand amour de Dieu. Son père ni sa mère n'étaient plus, et lui, avec une sœur mariée déjà, restait maître d'une fortune considérable. Comme grandissait l'orage de la persécution, il se retira dans une métairie isolée; mais, poussé par une cupide et lâche ambition, le mari de sa sœur se mit à vouloir découvrir celui qu'il aurait cacher.

« Dès que le prudent jeune homme vit ce qu'il en était, il se réfugia dans les déserts des montagnes, pour y attendre la fin de la persécution, et trouva une montagne rocheuse, au pied de laquelle était une grande caverne, fermée par une pierre. Il ôta cette pierre, et, re- gardant attentivement de tous côtés, aperçut au dedans un grand vestibule, qu'un vieux palmier avait formé

(i) Livre des Hommes illustres , pag. 167.

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(le ses larges branches entrelacées, qui par en haut laissaient voir le ciel. Il y avait une fontaine très limpide , d'où s'échappait un ruisseau qui, à peine formé, se perdait aussitôt dans un petit trou, et était englouti par la même terre qui le produisait. 11 y avait aussi dans les crevasses du rocher quelques étroites habitations, se trouvaient des grattoirs, des enclu- mes et des marteaux, avec lesquels on avait autrefois frappé de la monnaie. Quelques Mémoires égyptiens rapportaient que ce lieu avait été autrefois une offi- cine de fausse monnaie, à l'époque Antoine s'unit à Cléopâtre.

« Se prenant donc à aimer cette demeure, qu'il sem- blait que Dieu lui eut offerte, Paul y passa toute sa vie dans la prière et dans la solitude. Le palmier lui don- nait sa nourriture et son vêtement. Or , il y avait déjà de longues années qu'il menait sur cette montagne une vie céleste, lorsqu'Antoine, qui était alors nonagénaire, sentit venir en son esprit la pensée que nul autre que lui n'avait vécu au désert en moine parfait; mais, la nuit, tandis qu'il reposait, il lui fut révélé que, plus avant dans la solitude , il y en avait un autre bien meilleur que lui ; et qu'il devait partir pour aller le voir. Dès la pointe du jour, le vénérable vieillard, sou- tenant sur un bâton son corps atténué, se mit en che- min sans trop savoir il allait. Déjà le milieu du jour brûlait d'un soleil dévorant , mais x\ntoine n'en pour- suivait pas moins son voyage, et disait : J'espère en mon Dieu qu'il me fera voir enfin, comme il me l'a

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promis, ce compagnon en son service. Et disant ces mots , il aperçut un hippocentaure (1). Antoine se hâta d'armer son front du signe de la croix , puis en- suite : Holà! toi, fit-il, en quel endroit demeure ce serviteur de Dieu? Mais le monstre, marmottant quelque chose de barbare, et brisant plutôt ses paroles qu'il ne les proférait, s'efforça de faire sortir de ses lèvres hérissées de poils une voix douce ; étendit la main droite, montra au solitaire le chemin désiré, et, traversant avec une rapide fuite des plaines immenses, disparut aux yeux d'Antoine étonné.

« Antoine continuait d'avancer. Bientôt, il aperçoit dans un vallon pierreux un fort petit homme aux na- rines crochues , au front garni de cornes, et dont le corps, à l'extrême partie , se terminait par des pieds de chèvre. Sans être déconcerté à ce nouveau specta- cle, Antoine saisit, comme un bon soldat, le bouclier de la foi et la cuirasse de l'espérance ; mais le monstre apparu lui offrait, comme gages de paix, des fruits de palmier pour son viatique. Antoine le connaissant

(i) Monstre qui tenait de la forme de l'homme et de celle du cheval, sans en avoir toutefois la nature ni les propriétés. Pline assure qu'on a vu des hip- pocentaures, ce Claudius Caesar scribit hippocentaurum, in Thessalia natum, eodem die interiisse ; et nos principatu eius allatum illi ex Aegypto in melle vidimus. )- Not. Hist. vu, 3.

Plutarque raconte que près de Dyrrachium (Durazzo), on présenta à Sylla un Satyre qu'on avait pris endormi, et dont la voix tenait du hennissement du cheval et du bêlement du bouc. Au reste, il était tel que les peintres repré- sentaient d'ordinaire les Satyres. Plut. »; .Sy//o, 27,tom. ni, pag. i34, édit, Piciske.

279 alors, pressa le pas, et lui ayant demandé qui il était, reçut de lui cette réponse : Je suis mortel , et un des habitants du désert, que la Gentilité , abusée par diverses erreurs, honore souslenomde Faunes, de Saty- res et d'Incubes. Je suis ici ambassadeur de ma troupe. Nous te conjurons de supplier pour nous notre Dieu commun, lui qui, nous le savons, est naguère venu sauver le monde, et dont le nom a retenti par toute la terre.

« Pendant quMl parlait ainsi, le vieillard voyageur mouillait son visage de larmes abondantes, que l'excès de sa joie lui arrachait, et qui étaient l'indice de ce qui se passait en son ame; car il se réjouissait de la gloire du Christ, et de la mort de Satan; puis, étonné ensuite de ce qu'il pouvait comprendre le langage du monstre, il frappait la terre de son bâton , et disait : Malheur à toi, Alexandrie, qui adores des monstres en la place de Dieu! Malheur à toi, cité prostituée, sont accourus les démons de l'univers entier! Que di- ras-tu maintenant? les bêtes parlent du Christ, et toi, lu adores des monstres en la place de Dieu ! Il n'a- vait pas achevé ces mots que l'animal cornu s'enfuit avec autant de vitesse que s'il eût eu des ailes.

« Cependant, Antoine suivait la route commencée, et ne regardait que les traces des bêtes sauvages, puis la vaste solitude du désert. Il ne savait que faire, ni porter ses pas. Déjà s'était écoulé un deuxième jour. Il passa en prière toute la nuit suivante; et, au lever de l'aurore, il aperçut de loin une louve qui, haletante

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de soif, se coulait le long du pied de la montagne. Il la suivit des yeux, puis, lorsqu'elle eut disparu, s'ap- procha de la caverne, et se mit à regarder dedans; mais sa curiosité ne lui servit à rien, car les ténèbres Tempêclièrent de voir. Cependant, notre habile explo- rateur entra , puis, avançant peu à peu , et s'arrêtant souvent, écoutait s'il n'entendait point quelque son. En- fin, à travers l'horreur de ces profondes ténèbres, ayant aperçu au loin de la lumière , il redoubla le pas avec ardeur, et, son pied venant à heurter contre une pierre, il fît du bruit. Aussitôt que le bienheureux Paul l'eut entendu, il tira sa porte, qui était ouverte, et la ferma au verrou. Mais Antoine se jeta contre terre devant la porte, y demeura jusqu'à la sixième heure, et plus longtemps encore, demandant qu'on le laissât entrer, et disant :

« Qui je suis, d'où je viens et pour quel motif, tu ne l'ignores pas. Je sais que je ne mérite point de te voir, mais pourtant, je ne m'en irai point. Toi qui re- çois des bêtes sauvages, pourquoi repousses-tu un homme? J'ai cherché et j'ai trouvé; je frappe afin que l'on m'ouvre. Que si je n'obtiens pas cette grâce, je mourrai devant la porte; du moins, tu enseve- liras mon cadavre. »

« Personne, répondit Paul, ne demande avec des menaces ; personne ne mêle des injures à des larmes. Es- tu donc étonné que je ne veuille pas te recevoir, toi qui n'es venu ici que pour mourir ? »

« Alors Paul, en souriant, lui ouvrit la porte. S'em-

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brassant donc l'un l'autre,, ils se saluèrent parleurs propres noms, rendirent ensemble grâces à Dieu , et, après le saint baiser, Paul s'etant assis avec Antoine, parla de la sorte :

« Voilà celui que tu as cherché avec tant de fa- tigue, et dont le corps flétri par la vieillesse est tout couvert d'incultes cheveux blancs. Tu vois un homme qui bientôt sera poussière. Mais, puisque la charité supporte tout, raconte -moi, je te prie, comment va le genre humain ? Quel pouvoir gouverne le monde ? Se trouve-t-il encore des hommes qui se laissent entraî- ner aux mensonges des démons? »

« Au milieu de cet entretien , ils aperçoivent un corbeau qui se pose sur une branche d'arbre, et qui, de là, volant doucement à terre , dépose sous leurs yeux étonnés un pain tout entier. Quand le corbeau se fut envolé : « Vois, s'écria Paul! le Seigneur vraiment bon, vraiment miséricordieux , nous a en- voyé à dîner! Il y a soixante ans déjà que je reçois chaque jour la moitié d'un pain ; mais, à ton arrivée, le Christ a doublé l'aumône de ses soldats. »

« Alors donc, ayant rendu au Seigneur leurs ac- tions de grâces, ils s'assirent l'un et l'autre au bord d'une fontaine cristalline , mais il s'éleva entre eux une longue contestation pour savoir lequel devait rom- pre le pain. Fondé sur la coutume de l'hospitalité, Paul forçait Antoine à le faire, et Antoine s'y refusait, parce que l'âge de Paul lui donnait droit à cet honneur. Enfin, ils furent d'avis que, chacun de son côté, pre-

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nant le pain et le tirant à soi, retiendrait la portion qui lui resterait dans les mains. Ensuite, s'étant penchés au bord de la fontaine, ils burent un peu d'eau , et, après avoir offert à Dieu un sacrifice de louange , ils firent de la nuit une longue veille.

« Lorsque le jour fut rendu à la terre, le bienheureux Paul dit à Antoine : « Depuis longtemps, frère, je sa- vais que tu habitais dans ces régions ; depuis long- temps le Seigneur m'avait promis que tu serais mon compagnon en son service. Or, puisque l'heure de ma dormition est arrivée, et que maintenant, à moi qui desirais toujours de me voir dégagé de ce corps et d'ê- tre avec le Christ, il ne me reste plus, ma course étant achevée, qu'à recevoir la couronne de justice, tu as été envoyé par le Seigneur pour couvrir de terre mon pauvre corps, ou plutôt pour rendre la terre à la terre. »

« En entendant ces paroles, Antoine, pleurant et gé- missant, le conjurait de ne point l'abandonner et de le recevoir pour compagnon d'un tel voyage. Or, Paul lui répondait : « Tu dois chercher non pas ce qui te convient, mais ce qui est utile à autrui. Ce sera pour toi un bien que, déchargé du fardeau de la chair, tu suives l'Agneau. Toutefois, il importe à tes frères qu'ils soient instruits encore par ton exemple. Ainsi donc, si cela ne t'incommode point, va, je t'en prie , et le manteau quefévêque Athanase t'a donné, apporte- le pour envelopper mon pauvre corps. »

« Le bienheureux Paul obéit à cette demande, non point qu'il s'inquiétât beaucoup si son corps qui, depuis

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tant d'années, n'était yêtii que de feuilles de palmier entrelacées, aurait à pourrir ou enseveli, ou nu ; mais il voulait qu'Antoine, s'éloignant de lui, fut moins affligé de sa mort. Antoine donc, tout étonné de ce qu'il venait d'entendre dire d'Athanase et de son man- teau, adora Dieu en son cœur, et n'osa plus rien ré- pondre; mais, pleurant en silence, lui baisa les yeux et les mains, et s'en retourna à son monastère.

« Deux de ses disciples, qui avaient accoutumé de le servir depuis longues années (Amathas et Macarius), étant accourus à sa rencontre, et lui ayant dit :

« donc as-tu demeuré si longtemps, ô Père? il leur répondit :

« Malheur à moi, pécheur, qui porte indigne- ment le nom de moine! J'ai vu Elie, j'ai vu Jean au désert; véritablement j'ai vu Paul dans le paradis. »

« Et alors fermant la bouche, puis de la main se frap- pant la poitrine, il tira de la cellule le manteau ; et, comme ses disciples le priaient de leur exposer plus au long ce qui se passait : Il y a temps de se taire leur dit-il, et temps de parler (1). Sortant alors du monastère sans prendre même un peu de nourriture, il s'en retourna par le chemin qu'il avait suivi, en ve- nant; et le cœur tout altéré de Paul, brûlant du désir de le revoir, il n'avait que lui devant les yeux et dans la pensée, car il craignait, comme cela arriva, que, pendant son absence, Paul ne rendît son ame à Dieu.

(i) y.cci.yv.i, 7.

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« Lorsqu'eut brillé le jour suivant, Antoine, après avoir cheminé trois heures déjà, aperçut, au milieu des bataillons angéliques et parmi les chœurs des Prophètes et des Apôtres, Paul resplendissant d'une blancheur de neige, et qui s'élevait en haut. Soudain tombant le visage contre terre, il se couvrit de sable la tête, et disait avec des pleurs et des gémissements: « Pourquoi me quitter, ô Paul ? pourquoi t'en aller, sans que je t'aie dit adieu? Si tard connu, tu te re- tires sitôt! » Le bienheureux Antoine racontait ensuite que le reste du chemin qu'il avait eu à faire, il l'avait fait avec tant de vitesse qu'il volait comme un oiseau. Et il eut raison d'user de diligence, car, une fois en- tré dans la grotte, il trouva un corps inanimé, les genoux ployés, la tête levée, et les mains étendues en haut. Comme il crut d'abord qu'il était vivant, il se mit à prier aussi ; mais ensuite, n'entendant point les soupirs que Paul avait coutume de jeter dans la prière, il se précipita dans un triste embrassement, et connut que, en cette pieuse attitude, le cadavre du saint priait encore Dieu, pour qui toutes choses sont vivantes.

« Antoine enveloppa donc le corps de Paul et le tira dehors, chantant des hymnes et des psaumes, suivant la tradition chrétienne, et s'afïligeant de ce qu'il n'avait point de bêche pour creuser la terre. Ainsi travaillé d'une incessante agitation, et roulant en lui-même divers pensers, il se disait : « Si je retourne au monastère, c'est un chemin de quatre

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jours; si je demeure ici, je n'avancerai en rien. Que je meure donc, comme cela est raisonnable, et que, tombant près du corps de votre soldat, 6 Christ, je rende le dernier soupir.

« Tandisqu'il agitait ces pensées en son ame, voilà que deux lions, sortis de la partie la plus intérieure du désert, accouraient en faisant voler leurs crinières sur leur cou. Ils vinrent droit s'arrêter auprès du corps du bienheureux vieillard, et, le caressant de leurs queues, se couchèrent à ses pieds, avec de grands ru- gissements, pour lui montrer qu'ils le pleuraient com- me ils pouvaient. Ensuite, ils se mirent, non loin de là, à creuser la terre avec leurs ongles, et, jetant à l'envi le sable de côté et d'autre, firent une fosse capable de recevoir le corps d'un homme ; puis, aussitôt, comme s'ils eussent demandé le salaire de leur tra- vail, ils s'en allèrent vers Antoine, en remuant les oreilles, en baissant la tête , et lui léchèrent les pieds et les mains. Antoine comprit qu'ils lui demandaient sa bénédiction. A l'instant, il loua le Christ avec ef- fusion de ce que les animaux irraisonnables avaient, eux aussi, le sentiment de l'existence de Dieu, et dit : « Seigneur, sans la permission de qui ne choit pas même la feuille d'un arbre, ni ne tombe à terre un seul passereau, donne à ces lions ce que tu sais leur être bon ; » puis ensuite, il leur lit signe de la main, et leur ordonna de s'en aller. Quand ils se furent éloignés, il courba sous le poids du saint corps ses épaules de veillard, et, l'ayant déposé dans la fosse, amassa du

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sable dessus, pour lui former une tombe selon l'usage. Quand fut venu le jour suivant, le pieux héritier prit pour lui la tunique que Paul, avec des feuilles de palmier, s'était lui-même tissue, retourna au monas- tère, raconta par ordre à ses disciples tout ce qui s'était passé, et, aux jours solennels de Pâques et de Pentecôte, revêtit constamment la tunique de Paul. »

Telle est cette biographie. On y respire un tel par- fum d'antiquité, il y a si bien ce charme des an- ciens jours, cette douce urbanité de la solitude chré- tienne, que c'est un des plus beaux chapitres de la littérature des Pères, et une des plus curieuses révéla- tions de la vie érémitique. On sait quelles touchantes et poétiques scènes l'auteur des Martyrs (livre xi) a puisé dans ce petit drame. La copie toutefois garde plus de libre mouvement et de chaleureuse impétuosité queToriginaLEt puis quelle belle conception, à la fin, que le solitaire plongeant l'œil dans l'avenir et annon- çant les destinées de l'Eglise !

Jérôme envoya son opuscule à un vénérable vieil- lard de la ville de Concordia (380), et lui écrivit en même temps une lettre dans laquelle il mêle des gra- cieusetés de tout genre à de nobles sentiments de piété. Saint Jérôme demande ensuite à Paul quelques livres, comme Aurélius Victor, les Lettres de Nova- tianus, et ajoute en finissant : « Nous t'envoyons un autre toi-même, c'est-à-dire nous adressons à un Paul déjà vieux un Paul plus vieux encore. Dans cet ou- vrage, nous avons soigneusement cherché, en vue

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des hommes simples, à faire descendre notre style. Mais je ne sais comment un vase, fût-il plein d'eau, conserve néanmoins l'odeur dont il a été premièrement imbu (1). »

Il avait donc bien la conscience de ce penchant à retomber toujours dans les souvenirs studieux et clas- siques; peut-être est-ce en grande partie ce qui a fait que des esprits superbes (2) n'ont voulu voir, dans la Vie de saint Paul ermite, qu'une espèce de jeu d'esprit, et non pas une véritable histoire. Il est sur, d'un autre côté, que l'Eglise romaine n'en a pas jugé de la sorte, elle qui l'approuvait dans le concile de Rome, sous Gelase T'^, en 494. D'anciens auteurs, Paulin, biographe de saint Ambroise; Cassien, qui mentionne l'ermite Paul ; Sévère Sulpice, qui rap- porte que son ami Posthumiamus avait été visiter le lieu le bienheureux Paul demeura ; Sidoine, qui rapppelle en ses vers la tunique de feuilles de pal- mier que le maître de saint Antoine avait tissue ; Fulgence enfin, qui met Paul à la tête des solitaires illustrés par la pureté de leur foi et l'intégrité de leur vie, ne sont pas des autorités qui permettent le doute sur ce point.

Les quelques lignes mêmes par lesquelles saint Jé- rôme termine son livre, ne seraient qu'un indigne jeu, s'il n'avait pas fait une œuvre sérieuse. « Je

(i) Lettres, tom. i, pag. 77.

(2) Les Ceulurialt'urs de Magdehourg, Cenlur. iv, cap. 10.

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t'en conjure, dit-il, qui que tu sois qui lis ceci, sou- viens-toi du pécheur Jérôme, qui choisirait bien plu- tôt, si Dieu lui donnait option, la tunique de Paul avec ses mérites, que la pourpre et les empires des rois avec leurs supplices. » Voilà que Jérôme de- mande des prières pour lui après sa mort ; voilà qu'il tient en grande estime le vêtement d'un pauvre er- mite, voilà qu'il se glorifie de préférer les mérites d'humbles moines à des empires mêmes, et ce ne se- rait là qu'un exercice de vaine rhétorique? Tout au contraire de ce qu'il sollicite, il aurait alors mérité que personne ne se souvînt de lui devant Dieu, et que les gens de bien, abusés de la sorte, ne fissent que Fexécrer.

Au reste, du vivant même de Jérôme, ses détrac- teurs s'étaient exercés contre la Vie de Paul. On ob- jectait que le saint ermite s'était renfermé dans une solitude trop absolue ; mais, en revanche, on eût pu reprocher à saint Hilarion ses trop grands rapports avec le monde (1). Un célèbre contemplatif met à leur place les scrupules qu'on avait alors, et qui peut-être revi- vent dans plus d'une ame même chrétienne.

« Saint Paul l'ermite, dit-il, ne recevant point cet ordre d'agir et de se communiquer, reste seul avec Dieu, seul dans un vaste désert, durant près de cent ans, ignorant tout ce qui se passe dans le monde, l'é- tablissement de la religion, les révolutions des empi-

(i) Jérôme, Vies de saint Paul, de saint Hilarion, etc., p. 3; de notre trad^

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res, o( jusqu'à la succession des temps; connaissant à peine les choses dont il ne peut absolument se pas- ser, le ciel qui le couvre, la terre qui le porte, l'air qu'il respire, l'eau qu'il boit, le pain miraculeux dont il se nourrit. Que pouvait-il faire dans ce grand loisir, diront peut-être, avec les mondains dissipés, ces âmes actives qui croiraient ne pas vivre, si elles n'étaient dans un mouvement perpétuel? Ce qu'il faisait? Hélas ! on pourrait avec bien plus de sujet vous de- mander ce que vous faites vous-mêmes, lorsque vous ne faites que ce que le ciel et la terre font : la volonté de Dieu. N'est-ce donc rien que de ne faire que ce que Dieu s'est proposé en nous donnant l'être, le contem- pler, l'adorer, l'aimer ? Est-ce être oisif et inutile dans ce monde que d'y être uniquement occupé de ce que les bienheureux font dans l'autre, de ce que Dieu même fait, et de ce qu'il peut faire de mieux ? Ce qui suffira à tous les anges et à tous les saints pendant l'éternité tout entière, ce qui suffira toujours à Dieu même, ne pourrait- il suffire à l'homme durant cette courte et misérable vie? Faire autre chose, si elle ne se rapporte au même but, si Dieu n'en est le principe comme la fin, si nous ne la faisons dans une dépendance continuelle de sa divine volonté, qui nous demande toujours plus le cœur que la main, et le repos de l'ame plus que son activité, qu'est-ce, sinon se détourner de sa fin, perdre son temps, et redemander le néant dont Dieu nous a tirés (1) ! »

(t) Traité de la paix inl&rieure, par le P. Ambroise de Lombez, capucin. Edit. de Paris, 1758, pag. 372.

Tow. I. 19

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La pauvreté et le dénument de Paul ont inspiré à saint Jérôme une de ces pages se plaît sa brillante imagination ; c'est, du reste, l'éloquent et utile corol- laire de son livre. « Et maintenant, à la fin de cet opuscule, dit-il, je veux le demander à ceux qui igno- rent l'étendue de leurs patrimoines , qui revêtent de marbre leurs maisons, qui attachent à un seul fil le prix de riches villas ; que manqua-t-il jamais à ce vieillard nu ? Vous buvez dans des gemmes ; lui c'était dans le creux de ses mains qu'il étanchait sa soif. Vous avez des tuniques tissuesd'or; lui, il n'eut pas même le vêtement grossier qui couvre vos esclaves ; mais, en revanche, tout pauvre qu'il fut, le paradis lui est ouvert ; et vous, chargés d'or, c'est la géhenne qui vous aura. Lui, quoique nu, conserva néanmoins la robe du Christ; et vous, revêtus de soie, vous l'avez perdue. Paul gît recouvert d'une vile poussière, pour ressusciter dans la gloire ; les marbres fastueux de vos tombeaux pèsent sur vous, qui devez brûler avec vos richesses. Epargnez-vous, de grâce; épargnez du moins ces richesses que vous aimez tant. Pourquoi envelop- per dans des vêtements d'or jusqu'à vos morts eux- mêmes? Pourquoi votre ambitieuse vanité ne s'éteint- elle pas au milieu du deuil et des larmes ? Les cada- vres des riches ne sauraient-ils donc pourrir que dans la soie ? »

Le caractère et la dignité du sacerdoce chrétien fai- saient impression sur l'ame de Jérôme, car il avait écrit à Héliodore : « Loin de moi toute fâcheuse pa-

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rôle sur ceux qui, succédant au ministère apostolique, produise7it de leur hoiiche sacrée le corps du Christ ; de ceux par lesquels nous sommes chrétiens, nous au- tres ; de ceux qui, tenant les clefs du royaume des cieux, jugent en quelque sorte avant le jour du jugement, et conservent en une sobre chasteté l'épouse du Sei- gneur (1). » Ce langage si précieux pour la tradi- tion catholique, et dans lequel se trouve si nettement formulé le pouvoir consécrateur , il le tient encore en plusieurs autres circonstances, et observe qu'il faut que le prêtre s'abstienne non seulement de toute œu- vre impure, mais encore de tout regard déplacé, de toute pensée condamnable, lui dont l'esprit doit pro- duire le corps du Christ (2). Ces hommes qui jugent en quelque sorte avant le jour du jugement , et qui tiennent les clefs du royaume des cieux, comme dit saint Jérôme, ne sont-ils pas les confesseurs recevant l'aveu des fautes commises par ceux qui vont se faire absoudre à leur tribunal ?

Ce tribunal de la pénitence, un évêque du V^ siècle, saint Sidonius, le désignait en des termes qui n'ont pas été plus remarqués par les théologiens que les expres- sions de saint Jérôme. « Si l'humilité de notre pro-

(r) Lettres, tom. i, pag. 42.

(2) Ibid., tom. V, pag, 417 : «Ad quorum preces Christi corpus sanguisque conficitur. » Dans les Commentaires sur l'épître à Tite, tom. iv, pag. 418. 0pp. : « Non solum ah opère se immundo, sed etiam a iactu oculi et cogita- tionis errore mens Christi corpus confeclura sit libéra. 0pp. tom. n, pag. 577.

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fession, disait-il, semble méprisable, parce que nous découvrons au Christ, ce médecin des âmes et des maux d'ici-bas, les hideux ulcères de consciences gâ- tées, sache que les hommes de notre Ordre, bien que dominés peut-être encore par un peu de négligence, ne sont néanmoins enflés par aucun orgueil, et qu'il n'en est pas devant le juge du monde comme devant le pré- sident du forum. De même, en effet, que celui qui ne vous tait pas ses propres crimes, est condamné, de même celui qui nous confesse les mêmes crimes, est absout (1). »

Ce fut Paulin, évêque d'Antioche, qui éleva Jérôme au sacerdoce, en l'année 379 ou 380 ; mais l'illustre solitaire avait conçu de la prêtrise une si haute idée qu'il eût été impossible de vaincre ses résistances, si on eiit voulu le charger du soin de quelque église , tant il craignait de ne plus pouvoir ensuite vivre li- brement dans la solitude.

Cette religieuse frayeur qui l'éloignait des fonctions ecclésiastiques, s'accrut et redoubla en lui, quand il eut établi sa demeure au monastère de Bethléhem, car telles furent son humilité et sa modestie que jamais il ne vou- lut offrir le saint sacrifice de l'autel. 11 se rendit inexorable en ce point, et nous savons que, du moins jusqu'en 394,

(i) Ut is qui piopria vobis non tacuerit flagitia damnatur, ita nobiscum qui eadem Deo fuerit confessas, ahsolvitur. OEuvres de C. Sollius Apollinaris SidoniuSy trad. de J.-F. Grégoire et F.-Z. Collomhet ; Lyon, i836. tom. i, pag. 371.

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les sollicitations ni les prières de ses frères n'avaient pu l'ébranler. Cet exemple fit tant d'impression sur le prêtre Vincentius, qui yivait dans la même maison, qu'il se fit l'imitateur de saint Jérôme (1), en sorte que les Religieux du monastère de Bethléhem n'ayant personne potir célébrer les mystères sacrés , l'évêque Epiphane fut obligé d'ordonner prêtre Paulinianus. Et celui-ci, bien que trouvé digne du sacerdoce, ne le redoutait pas moins que son noble frère, puisqu'il fal- lut user de violence.

Ce fut vers ce temps-là que Jérôme écrivit son Alter- cation d'un Luciférien et d'un Orthodoxe. La dispute s'était passée en pleine place publique , et avait été d'abord accompagnée de beaucoup d'injures de part et d'autre; mais quand la nuit vint interrompre une dis- cussion confuse, que les flambeaux s'allumèrent ça et dans les rues de la cité, et dissipèrent le cercle formé autour des deux adversaires, ceux-ci se retirèrent après s'être presque craché l'un l'autre à la figure. 11 fut statué cependant que , au grand matin, on se réuni- rait sous un secret portique, et une fois que chacun s'y fut rendu, on jugea à propos de faire recueillir par des notaires les paroles des deux interlocuteurs. Ils s'étaient fait, dès le premier jour, des reproches gé-

(i) Quuoi vidissem quia raultitudo sanctorum fratrum in monasterio consis- teret, et sancti presbyteri Hieronymus et Vincentius, propter verecundiam et humilitaterc, nollent débita nomini suo exercere sacrilîcia, et laborare in hac

parle ministeiii quae Christianorum praecipue salus est Inter. llieron.

Opéra j lom. n, fol. S& ; Paris, Cl. Chcvallon, i5^4, iu-fol.

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néraux, mais sanglants, mais très injurieux pour chaque parti; car le partisan de Lucifer osait soutenir que tout le monde gémissait encore sous l'empire du démon, et que l'Eglise de Dieu était devenue un lupanar, accusation habituelle dans ce parti. Le Ca- tholique, de son côté, disait au schismatique, avec rai- son sans doute, mais en temps et en lieu inopportuns, que le Christ n'est pas mort en vain pour le salut des hommes, et qu'il ne fallait pas croire que le Fils de Dieu fut descendu du ciel en considération seulement delamastruca (1) desSardes. Saint Jérôme présente son opuscule comme si c'étaient les actes mêmes de cette conférence entre un Orthodoxe et un Luciférien, qu'il nomme Helladius ; mais on ne doute pas qu'il ait fait autre chose que de se livrer à l'essor de son imagina- tion, contenue toutefois dans les bornes de la vérité. Ce fut probablement par qu'il commença à écrire contre les hérétiques, à leur montrer qu'il ne les épar- gnerait pas, et qu'il ne cesserait de ranger parmi ses ennemis les ennemis de l'Eglise.

Helladius, dans ce dialogue, défend la conduite et les sentiments des hommes de son parti, soutient que l'on ne doit pas reconnaître pour évêques ceux qui ont été dans la communion des évêques ariens, et avance qu'il faut rebaptiser ceux que les hérétiques

(r) La maslruca des Sarcles était un vêtement grossier, formé de peaux de bêtes. Voir Isidore de Sévillc, Origin. xix, 23; Prudence, in Symm. n, 695 ; Plaut. Paenal. acl. V, se. Il, v. 34.

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ont baptisés. Toute la discussion roule sur ces deux principes, et l'Orthodoxe n'attaque partout que ces sentiments-là, qu'il s'efforce de détruire au moyen de diverses raisons, principalement en retraçant l'histoire du concile d'Ariminum (Rimini), et en soutenant qu'il était juste de pardonner aux évêques qui s'étaient laissés surprendre par une astucieuse profession de foi. Car, en apparence, rien n'est plus orthodoxe que les an a thèmes que Yalens, évêque de Mursa, en Pan- nonie, prononça pour se justifier des légitimes soup- çons qu'on avait contre ses sentiments et sa doctrine, laquelle était toute arienne et pleine d'impiété. Il pro- testa d'abord, en présence de Taurus, préfet du Pré- toire, et devant tous les Pères du concile, qu'il n'était point arien, et qu'il avait une profonde horreur pour leurs dogmes impies, pour leurs blasphèmes contre Jésus-Christ. 11 prononça ensuite sur autant d'articles, cinq ou six anathèmes qui furent lus dans le concile par Claudius, évèque de la province du Picénum.

Alors on vit éclater un des plus honteux scandales que l'esprit d'erreur et d'obstination ait jamais donnés au monde. Il fut constant, par l'aveu même des chefs de l'Arianisme, que ces tant dignes pontifes du Christ (egregii videlicet Christi sacerdotes) , comme les appelle saint Jérôme, s'étaient indignement joués de la bonne foi des Catholiques, et avaient équivoque sur les mots. Or donc, les Orthodoxes avaient dit anathème à qui- conque prétendrait que le Fils de Dieu est créature comme les autres créatures, entendant par qu'il

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n'est créature en aucune manière ; au lieu que les Ariens entendaient qu'il est créature, mais difFéreni- ment des autres créatures. Ursacius et Valens, les deux coryphées de la secte, battirent des mains sur ce beau triomphe; il y avait lieu!

« L'univers entier gémissait alors, dit saint Jérôme, et s'étonna d'être arien. La nacelle des Apôtres péri- clitait, les vents soufflaient, les flancs de la nacelle étaient battus des tlots; il ne restait plus d'espérance. Le Seigneur s'éveille, il commande à la tempête ; la bête meurt, le calme est revenu. Tous les évêques qui avaient été chassés de leurs sièges reparaissent dans leurs églises, grâce à la clémence du nouveau prince. Alors l'Egypte reçut son triomphateur Athanase; alors l'Eglise des Gaules embrassa Hilaire revenu du com- bat; alors, au retour d'Eusébius (de Yerceil), l'Italie quitta ses lugubres vêtements. Accouraient ensuite les évêques qui, ayant été pris aux ruses d'Ariminum, passaient pour hérétiques sans l'être en effet. Ils at- testaient le corps du Seigneur et tout ce qu'il y a de saint dans l'Eglise, qu'ils n'avaient rien soupçonné de mauvais dans leur foi.

« Nous avons pensé, disaient-ils, que le sens con- cordait avec les termes; et, dans l'Eglise de Dieu, est la simplicilé, est la pure confession, nous ne soupçonnions pas qu'une chose fût renfermée dans le cœur, qu'une autre fut proférée par les lèvres. Nous n'avons pas pensé que les évêques du Christ com- battissent contre le Christ. Ils ajoutaient beaucoup

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d'autres choses, disant avec larmes qu'ils étaient prêts à condamner et l'ancienne souscription et tous les blasphèmes des Ariens (1). »

Quelques-uns des évoques qui n'avaient pas souscrit se faisaient scrupule de recevoir les évêques signa- taires ; ils voulaient même qu'on déposât ceux qui s'étaient trouvés dans la communion des Ariens, n'im- porte comment, et que l'on ordonnât de nouveaux évê- ques. On avait essayé de cette mesure en quelques en- droits, mais ceux à qui leur conscience ne reprochait rien, avaient de la peine à se laisser déposer ; ils étaient d'ailleurs tellement aimés de leurs peuples, que les fidèles en venaient presque à lapider, à tuer ceux qui déposaient leurs pontifes. Les plus sévères vou- laient qu'ils se contentassent d'être en communion avec leurs Eglises, comme quelques-uns avaient fait depuis leur chute; mais les laisser toujours en cet état, n'était-ce pas diviser l'Eglise universelle, et ex- poser ces évêques si maltraités à devenir effectivement hérétiques ? On opposait donc â ce zèle trop ardent des Lucifériens et de quelques Catholiques, la maxime de saint Paul qui ordonne de chercher non pas ce qui est utile au particulier, mais ce qui l'est au plus grand nombre. L'Orthodoxe du Dialogue de saint Jérôme suivait l'avis le plus doux, celui qu'avait adopté le concile d'Alexandrie^ en ordonnant de pardonner aux

r) Melanrfc'Si tom. ii, pag. 240.

298 chefs du parti hérétique, si toutefois ils renonçaient à l'erreur ; mais en défendant de leur donner place dans le clergé, parce qu'ils ne pouvaient alléguer la sur- prise. Ceux qu'avait entraînés la violence devaient aussi avoir leur pardon, et conserver leur rang dans le clergé, toujours en renonçant à l'erreur et à la communion des hérétiques.

Au reste, le schisme des Lucifériens ne venait que d'un mécontentement. Lucifer de Caralis (Cagliari) ayant ordonné Paulin en qualité d'évêque d'Antioche (362), s'offensa de ce qu'Eusébius de Verceil n'avait pas approuvé cette ordination. Il rompit avec lui et par conséquent avec l'Eglise catholique. Il voulait même rejeter les décrets du concile d'Alexandrie ; mais, comme il se trouvait engagé par le pouvoir qu'il avait donné à ses diacres de l'approuver, il songeait à les désa- vouer et à les déposer. Après y avoir sérieusement réfléchi, il prit le parti de conserver ses diacres et de rejeter le concile d'Alexandrie, se contredisant ainsi lui-même. Il ne put donc en venir à recevoir ceux qui avaient souscrit au concile d'Ariminum, et l'a- version que dès lors il nourrit contre eux l'engagea à se séparer de ceux-là même qui les recevaient après une convenable satisfaction. Ce fut l'origine d'un nouveau schisme, car Lucifer eut des sectateurs qui, de son nom, furent appelés Lucifériens^ et se ré- pandirent sur différents points de l'Italie et de l'Afri- que, à Antioche, à Eleuthéropolis en Palestine, à Oxy- rinque en Egypte, chez les Trévires dans les Gaules,

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mais principalement en Sardaigne et en Espagne (1).

Cependant, malgré cette ferveur et cette rapide dif- fusion, les Lucifériens, comme tant d'autres sectes, disparurent assez vite sous la réprobation des Ortho- doxes, qui s'opposaient partout à leurs envahissements et les évitaient avec un soin religieux.

Le personnage le plus marquant de la secte lucifé- rienne, fut Grégoire, évêque d'Elibéris dans l'Espagne Bétique. Il vécut jusqu'à une extrême vieillesse, écri- vit divers traités d'un style médiocre, et un livre sur la Foi. Saint Jérôme trouvait de l'élégance dans cet ou- vrage (2). Il ne dit pas que l'auteur ait été luciférien, mais nous apprenons d'ailleurs que les sectaires en faisaient comme le centre de leur communion, lui at- tribuaient le don des miracles, et disaient que s'il n'avait été ni chassé, ni banni, c'est que l'on craignait de s'attirer quelque châtiment de Dieu, en attaquant un homme d'une si grande sainteté (3).

Lucifer était mort en 370, huit ans après sa déplo- rable levée de bouclier, et l'on ne peut guère douter qu'il n'ait persévéré dans le schisme. Ruffin, qui dé- fend plutôt qu'il ne charge la mémoire de ce pontife, s'exprime en termes malheureusement trop formels (4) . Saint Jérôme excuse ses intentions contre ceux qui

(i) Marcellini et Fausiini Libellus Precum ad Tmpp . Valendnianum, Theodos. et Arcad. inter Sirmoiidi Opéra, tom. i, pag. 25i-254.

(2) Livre des Hommes illustres, pag. 147.

(3) Libellus Precum, pag. 2 38.

(4) Hisl. ceci, i, 3o.

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prétendaient que Lucifer avait agi par vaine gloire, dans le désir de transmettre son nom à la postérité, et à cause aussi de l'animosité qu'il avait gardée contre Eusébius, au sujet de leur dissentiment d'Antioche.

Le malheur de Lucifer fut surpassé par celui d'un diacre de l'Eglise romaine, Hilarius, qui l'avait accom- pagné en 355 au concile de Milan, et avait enduré l'exil pour la foi orthodoxe. Il se mit à soutenir qu'il fallait rebaptiser les Ariens et en général tous les héré- tiques, puis il développa son système dans un livre que nous n'avons plus. Saint Jérôme, à cause de cette opinion, l'appelait le Deiicalion de Vunivers (1), et prouvait contre lui que si les hérétiques n'avaient pas de baptême, s'ils devaient être rebaptisés par l'Eglise, en tant que n'ayant pas été dans l'Eglise, Hilarius non plus n'était pas chrétien, lui qui avait été bap- tisé dans cette Eglise qui a toujours reçu le baptême venant des hérétiques. Lui-même, déjà diacre, avait approuvé le baptême des Ebionites et des Manichéens. Au reste , Hilarius n'était plus, lorsque saint Jérôme écrivait (2) .

Dans \ Altercation^ le dialogue ne marche qu'avec les formes contentieuses et les allures d'un duel syllo- gistique. Il y règne toute la préoccupation de l'école. Si le traité est quelque peu curieux de ce côté-là, il l'est bien davantage sous le rapport de la doctrine catholi-

(i) M(!langcs, tom. x, pag. 2 64.

(2) Ibid., pag. 25x. Tillemonl, loin, vu, pag. 528.

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que. Saint Jérôme, au IV siècle, parlait de la tradition comme Bossnet l'aurait pu faire au XVIF. << Quand même l'autorité de l'Ecriture ne serait pas là, dit saint Jérôme , l'assentiment de l'univers entier aurait force de précepte. En effet , beaucoup de choses que l'on observe par tradition , se sont acquis l'autorité de loi écrite. Telle est la coutume de plonger trois fois la tête dans le baptie^tère, et, lorsque le baptisé en est sorti, de lui faire goûter un mélange de lait et de miel, en signe de naïve enfance; puis, le jour dominical, ainsi que toute la Pentecôte, de ne pas prier à genoux, de cesser le jeûne. Beaucoup d'autres choses qui ne sont pas écrites se sont établies cependant par une raisonna- ble observance (1). »

Il démontre à merveille la nécessité d'un chef suprême dans la religion; car, dit-il, « le salut de l'Eglise dé- pend d'un pontife souverain ; et si on ne lui donne pas certain pouvoir à part et au-dessus de tous, il y aura dans l'Eglise autant de schismes que d'évêques (2) . »

Saint Jérôme frappe de réprobation les Eglises par- ticulières qui s'appelaient du nom de quelque individu, au lieu de s'appeler de l'auguste nom de Jésus-Christ. « Il faut, dit-il, rester dans cette Eglise qui, fondée 'par les Apôtres, a duré jusqu'à ce jour. Si vous entendez quelque part que ceux qui sont réputés appartenir au Christ, soient désignés non point par le nom du Sei-

(i) Mélanges, ibid., pag. 219. (2) Ibid, pag. 221.

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gneur Jésus, mais par celui de quelque autre, et soient appelés, par exemple, Marcionites, Yalentiriiens, Mon- teuses ou Campites, sachez que ce n'est pas l'Eglise du Christ, mais que c'est la synagogue de l'Antéchrist ; car, par cela même qu'ils ont été postérieurement ins- titués, ils montrent bien qu'ils sont ceux dont l'Apôtre a prédit l' avènement. Et qu'ils ne se flattent pas, s'il leur semble qu'ils appuyent sur les Ecritures ce qu'ils avancent, car le démon aussi a prononcé quelque chose d'après l'Ecriture; et ce n'est pas tout que les Ecritures soient lues, il faut encore qu'elles soient comprises. Autrement, si nous suivons la lettre, nous pouvons , nous aussi , nous forger un dogme nouveau, et prétendre qu'il ne faut pas recevoir dans l'Eglise ceux qui sont chaussés et qui ont deux tu- niques (1). »

Ainsi, que l'on se présente sous le nom de Luthé- riens ou de Calvinistes, l'on porte la date de son ori- gine avec soi ; l'on a brisé les anneaux de la chaîne qui remonte aux Apôtres. Et quant à l'hérésie dont saint Jérôme voyait la possibilité dans la mauvaise interpré- tation d'un passage de l'Evangile, elle n'a pas manqué d'arriver par la suite des temps ; les Pauvres de Lyon n'ont-ils pas forgé ce dogme nouveau que désigne saint Jérôme ? Il faut donc un remède à ces tristes aberra- tions de l'esprit humain se fourvoyant dans la Bible, sans guide ni lumière. On ne pourrait en avoir de

(i) /6/d, pag, 269.

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plus sûr que cette autorité de l'Eglise romaine qui met fin à toute conteste, en interposant sa voix et ses décisions, sans lesquelles depuis longtemps elle aurait perdu toute unité, comme les sectes dissi- dentes.

« Ou le Catholicisme, ou un cercle vicieux mani- feste, a dit très bien, en ces dernières années, un membre de la Réforme, tel est le dilemme contre le- quel vient échouer tout système protestant qui établit une autorité humaine dans l'Eglise, en fait de doc- trine. Le système romain est tellement logique et lié dans toutes ses parties, qu'il n'en faut rien admettre ou l'admettre tout entier. Les Protestants seront battus sur le terrain des principes, toutes les fois qu'ils n'ad- mettront pas sans réserve la liberté avec toutes ses conséquences. 11 ne suffit pas, en effet, d'admettre un principe, et de dire : Je n'en tire les conséquences que jusqu'ici; impersonnelle et immuable de sa nature, la logique ne peut jamais être confisquée, en quelque sorte, au profit d'un individu. Celui qui émet un sys- tème, doit, s'il ne veut y renoncer, accepter non seu- lement toutes les conséquences qu'il en tire, mais toutes celles que la raison peut en tirer (1). »

Les remarquables pages de saint Jérôme sur le con- cile d'Ariminum, lui donnent l'occasion de nous ap- prendre que les Eglises conservaient soigneusement

(c) Ernest Naville. Voir l'introduction de notre Histoire de la vie et des temps de saint CyprieUf pag. xxiv.

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dans leurs archives la mémoire des faits qui les con- cernaient ; et, pour ce qui regarde sa véracité dans le tableau de ce concile, il en appelle aux archives pu- bliques, non moins qu'au souvenir encore récent de cette affaire si grave (i).

(i) /6/d.,pag. 9.39.

CHAPITRE XII.

Saint Grégoire de Nazianze. Jérôme près de lui, à Constantinople. Saint Grégoire de Nysse,

Parmi les églises qui souffrirent le plus des ravages de l'Arianisme, au IV^ siècle, celle de Constantinople se trouva au premier rang pour le malheur de l'Empire. Constantius et Valens, avec leur prosélytisme d'héré- tiques, ne contribuèrent pas médiocrement à affaiblir leur autorité, et à s'aliéner l'affection des Catholiques, auxquels ils suscitaient de continuelles persécutions.

En 370, la mort d'Eudoxius laissa respirer un peu les Catholiques, et ils se choisirent pour chef Evagrius; ToM. I. 20

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mais l'empereur Valens, la colonne du parti arien, envoya Evagrius en exil avec le prêtre Eustathius, qui avait poussé à son élection, et remplaça Eudoxius par Démophile, aussi avancé que lui dans les erreurs de l'Arianisme. Tout était donc aux mains des hérétiques; ils profanaient les églises, dévastaient les sanctuaires et peignaient sur les murs quelques-unes de ces hon- teuses fresques, revivait toute la licence des fables payennes (1).

Or, le nom de Grégoire, le bruit de sa vertu et de son éloquence firent espérer qu'il aurait quelque as- cendant, et que l'Eglise de Constantinople verrait par lui se lever enfin des jours meilleurs. Il quitta donc sa retraite de Séleucie, cet humble soldat en qui les évê- ques et le peuple mettaient un si légitime espoir. Mais qu'apportait-il au milieu de la capitale de l'Empire et de ses dissensions religieuses ? Ce n'était qu'un étran- ger pour la fière Byzance, et l'on en murmurait (2). Il était venu au monde dans une méchante bourgade, et s'était caché jusque dans la solitude. Ensuite, il était cassé de vieillesse, desséché par les larmes et par les austérités, tout sillonné de rides sur un visage sans grâce; n'ayant avec cela qu'un parler âpre et rustique, un vêtement grossier (3) . Voilà ce qu'il était, ce futur restaurateur de l'Eglise orthodoxe, lui qui allait s'acqué-

(r) Greg. Naz. Oral, xxxv, 3 ; xiai. l'S.

(2) Socrat. Hist. eccl. v, 7.

(3) Gregor. Orat. xxxvf, 6.

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rir le nom triomphal de Théologien, que nul autre n'a- vait porté depuis saint Jean l'Evangéliste, et que nul autre n'a reçu depuis.

Avant de s'acheminer vers Constantinople, au com- mencement de l'année 379, il écrivait l'hymne sui- vante :

« En toi nous nous reposons, Verbe de Dieu, quand nous demeurons au logis; c'est à toi que nous rap- portons notre loisir. Pour toi nous nous asseyons, pour toi nous nous levons, pour toi nous nous tenons de- bout, pour toi nous partons ; sous tes auspices main- tenant nous nous mettons en route.

« Envoie - moi quelque ange , qui me guide en voyage, qui soit mon propice gardien, qui me con- duise par une colonne de feu et de nuée, qui divise la mer, qui de sa voix suspende les fleuves, qui me nour- risse largement d'une nourriture céleste et d'une nour- riture terrestre.

« Que la croix imprimée avec les mains (sur mon front) dompte l'audace de l'ennemi; qu'au milieu du jour, la chaleur ne me brûle pas, et que la nuit n'ap- porte pas de frayeur. Les sentiers difficiles et rudes, aplanis-les devant moi, rends-les faciles à ton servi- teur, de même que bien souvent déjà, me couvrant de la main, tu m'as sauvé et des périls de la terre et de la mer, et des pesantes maladies, et des choses falla- cieuses.

« Qu'ainsi donc, faisant tout avec bonheur et selon notre espoir, nous arrivions heureusement au terme de

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notre route, pour revenir ensuite vers nos amis et nos proches, revoir joyeusement au logis des gens joyeux, et respirer de nos travaux.

« Nous t'adorons en suppliant, et te demandons de nous accorder que notre dernier voyage soit calme et facile (1). »

Le religieux pèlerin fut reçu à Constantinople chez des personnes qui ne lui étaient pas moins unies par l'esprit et la piété que par la nature et le sang (2) . Les Catholiques n'avaient pas alors d'église pour se réu- nir^ tant le parti arien était devenu puissant. L'étroite maison dans laquelle descendit Grégoire et se réu- nirent les Catholiques devint ensuite cette miracu- leuse Anastasie, qui vit la foi orthodoxe renaître et se relever comme du tombeau :

Anastasie, le plus vénérable des temples, Toi qui ressucitas la foi gisante par terre (3).

Cette église s'agrandit si vite que, dès l'année 398, Nectarius cherchait des marbres pour l'embellir, et que, au temps de Socrate et de Sozomène, elle surpas- sait en grandeur et en magnificence les autres basili- ques de Constantinople.

Grégoire, qui voyait une grande partie du mal dans

(i) Gregor. Ibid., tom, n, pag. 666, m.

(2) Oral, XXVI, 17.

(3) S. Carm. de Vita sna, v. 1079.

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cette fureur avec laquelle, de chaque côté, l'on s'achar- nait aux discussions théologiques, s'efforça de compri- mer chez les Orthodoxes ce zèle bruyant et immodéré. Ce qu'il voulait, c'était de la douceur, de la longani- mité, de l'humilité, des prières, et non pas cet esprit de contention qui se passionne^ s'échauffe, se perd en des ^luttes irritantes , au bout desquelles on se re- tire plus entêté que jamais dans ses convictions par- ticulières. Jeter aux hérétiques des défis perpétuels, se prendre avec eux presque corps à corps, c'était bien le moyen de faire souffrir la charité, mais non pas celui de les ramener de leurs erreurs. La gravité et la sagesse du nouveau pontife n'arrivèrent si vite à de grands résultats, que parce qu'il cherchait la pacifi- cation des esprits, qu'il tâchait d'y faire descendre prudemment quelques rayons de lumière ; et que , après avoir étudié avec soin les caractères , les pré- jugés, les objections des hétérodoxes, il venait en- suite, fort de sa science dans les saintes Ecritures, dans les lettres profanes, combattre ses adversaires avec leurs propres armes, se présentant toujours en en- nemi loyal, franc, sincère, autant que ferme et iné- branlable (1). Point d'outrage aux personnes, point d'injures, pas d'aigreur; mais point de transaction avec les doctrines qui déclaraient la guerre à la Divi- nité. Il pensait avec grande raison que la douceur par laquelle on imite Jésus-Christ, est la preuve la plus

(x) Carmino, pag. 787, v. irgo-1207.

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sûre que l'on combat pour lui (1). Ces habiles ména- gements, Grégoire sut les garder en toute circonstance, même lorsque Théodose l'eut investi d'une autorité considérable, et mis en possession des basiliques (26 novembre 380).

L'affection chrétienne qu'il avait pour les frères égarés lui inspirait souvent de chaleureux désirs^ des paroles brûlantes de feu. « 0 sainte, ô adorable, ô lon- ganime Trinité ! s'écriait-il une fois, car tu es longa- mine, toi qui supportes si longtemps ceux par les- quels tu es divisée ! 0 Trinité, qui depuis longtemps as daigné faire que je méritasse d'être ton adorateur, ton défenseur hardi et prononcé! 0 trinité, qui dois être un jour connue de tous, des uns par l'illumination, des autres par le châtiment, plaise à Dieu que tu reçoi- ves pour adorateurs ceux qui sont maintenant tes con- tempteurs, et que nous n'en perdions aucun, pas même des plus petits, me fallût-il subir la perte de quelque grâce, car je n'ose pas en dire autant que l'Apôtre (2). »

Mais il fait ailleurs ce qu'il n'ose faire ici, et, quand il considère la réserve, la modestie, la pureté des Ma- cédoniens, ces nuits passées dans le chant des psaumes, cette tendre compassion pour les pauvres, cette pré- venante hospitalité, alors son ame n'y tient plus. Il leur crie qu'il les aime si fort qu'en vérité il accepte- rait volontiers d'être Fana thème du Christ et de souf-

(i) Oral. xLix, x3. (2) Orat. xxni, i3.

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trir quelque chose de la peine des damnés, pourvu que ces hérétiques dont il louait la conduite, vinssent enfin se réunir aux Catholiques, et célébrer avec eux la gloire de la Trinité (1).

Un pontife qui se montrait si conciliant et si zélé, un orateur qui parlait avec cette éloquence persuasive que l'on connait à saint Grégoire, ne pouvait manquer de voir autour de lui un auditoire immense, ni de re- muer profondément les cœurs. Aussi apprenons-nous que la foule se pressait aux discours de Grégoire, que bien des fois les applaudissements venaient interrom- pre le chaleureux orateur; que des tachygraphes, à Constantinople comme déjà dans Nazianze (2), écri- vaient tantôt en secret, tantôt en public ces mêmes sermons qui nous émeuvent aujourd'hui, et que, pour entendre de plus près le saint évêque laissant tomber sa parole du haut de l'ambon, les auditeurs brisaient les balustres qui séparaient du clergé le reste des fidèles (3). Ce sont des souvenirs qu'il rappelle dans ses magniques adieux à TEglise et au peuple de Cons- tantinople.

Ailleurs, en un poème il retrace le songe qu'il avait eu au sujet de sa chère Anastasie , il nous mon- tre quel était l'aspect accoutumé de son auditoire. Nous garderons les couleurs de ce tableau.

(i) s. Greg. Oral, xli, 8.

(2) Orat, XIX. 3.

(3) Ibid., xLii, 26.

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Le pontife goûtait un doux sommeil, lorsqu'un songe lui mit devant les yeux Anastasie, objet de ses pensées quotidiennes. Il lui semblait qu'il était assis sur un trône élevé, mais sans en ressentir pour cela plus d'orgueil, lui qui n'avait pas même de vanité ni d'ambition dans un rêve. Or donc, au dessous de lui, à droite et à gauche, étaient assis des prêtres, chefs du troupeau, et vénérables parleur âge. Les ministres d'un ordre inférieur se tenaient debout, offrant par l'éclatante blancheur de leurs vêtements une image de la splendeur des anges. Une partie du peuple, guidé par une sainte avidité de la douce parole du pontife, était répandue autour des balustres, comme un es- saim d'abeilles; tandis qu'une autre partie, resserrée encore dans le vestibule, se pressait pour avancer. Les larges places de la cité, les rues aux nombreux embranchements lui envoyaient leurs flots d'audi- teurs. Du haut des toits, les chastes vierges, en compa- gnie des graves matrones, inclinaient leurs pudiques oreilles pour avoir quelque chose aussi de la parole sainte. Cependant, cette foule compacte était agitée par des sentiments bien divers. Les uns, ne voulant pas élever en haut les yeux de l'ame, et n'ayant pas appris à le faire, demandaient un discours simple et d'une allure facile. Les autres, ceux qui avaient à cœur de pénétrer dans les profondeurs de la sagesse, de celle du paganisme et de celle du christianisme, réclamaient uo langage sublime et remuant. C'étaient alors des ru- meurs et des cris, enfantes par cette différence d'opi-

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nions. Quant à Grégoire, il faisait retentir l'éloge de l'a- dorable Trinité, qui n'a qu'une seule nature divine en une beauté éclatante; sa faible voix prenait toute sa force, l'ardeur de son ame s'écliaufFait davantage, et il portait ses plus rudes coups aux doctrines anti-ca- tholiques. Ici, l'on était ému et l'on applaudissait; là, on admirait en silence; ailleurs, on trahissait par d'énergiques paroles les sentiments dont on était agité; plus loin, on les renfermait dans le secret du cœur. Il se trouvait enfin des têtes rebelles, qui lut- taient comme les vagues de la mer ébranlée au souffle des vents. Mais bientôt la parole de Grégoire venait apaiser cet orage, gagner à sa cause les esprits imbus des dogmes sacrés de la piété, ou désireux de les con- naître, et amener même dans le bercail du Christ ceux qui en étaient le plus éloignés, les malheureux adora- teurs des idoles (1).

De pareils triomphes étaient bien dûs à ce généreux pontife qui, en voyant la supériorité temporelle des hérétiques, se consolait dans l'espoir d'un avenir meil- leur. « Ils ont des maisons, s'écriait Grégoire, nous avons un hôte; ils ont des temples, nous avons un Dieu; que dis-je?nous sommes les temples vivants du Dieu vivant, des victimes animées, des holocaustes doués de raison, des sacrifices parfaits, des Dieux en- fin, grâce à notre adoration de la Trinité. Ils ont des peuples, nous avons des anges ; ils ont de l'audace,

(i) s. Greg. Carm., xvi, v. i-5i, pag. 843.

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nous avons de la foi ; ils ont des menaces, nous avons des prières; ils ont pour eux qu'ils frappent, nous avons pour nous que nous endurons les coups ; ils ont l'or et l'argent, nous avons la doctrine épurée Mon troupeau est petit ? mais il n'est pas jeté vers les préci- pices. Mon bercail est étroit? mais il n'est pas ouvert aux loups, il n'admet pas de voleur, il n'est pas en- vahi par des larrons ni par des étrangers. Je le verrai, je le sais bien, je le verrai s'agrandir, car beaucoup de ceux qui sont maintenant au rang des loups, j'aurai à les compter parmi les brebis, peut-être même parmi les pasteurs. C'est ce que m'annonce le bon Pasteur, en considération duquel je donne ma vie pour mes brebis (1). »

Saint Grégoire n'arrivait à ces merveilleux résultats par aucune condescendance dont un évêque pût avoir à se repentir. 11 était mesuré, adroit, insinuant; il fai- sait descendre à pleins flots sur ce peuple grec si mo- bile tous les trésors d'éloquence et d'érudition qu'il avait trouvés dans la méditation des Ecritures, ou rap- portés des écoles d'Athènes et conquis sur le paganisme pour les tourner contre lui. Il ne craint pas, devant ceux qui venaient l'écouter, de mettre en opposition la droiture et le peu de faste de son langage, avec la recherche et l'affectation de certains orateurs ambi- tieux, qui transportaient dans la tribune chrétienne ce qu'il eut fallu laisser au forum et aux théâtres, et

(i) Orat. xxxiu, i5.

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qui altéraient le langage de l'Esprit-Saint (1). Cepen- dant, Grégoire ignorait-il les secrets de cette éloquence mondaine ?

Dans les prédications qu'il faisait, saint Grégoire in- culquait à son peuple la nécessité de comprimer une facile et coupable intempérance de langue, qui remplit d'ordinaire les théâtres, les places publiques, les fes- tins; qui s'emporte en rires démesurés, éclate en chansons molles et lascives. 11 disait qu'il ne fallait jamais, avant de s'être purifié la langue de toute hon- teuse parole, faire entrer dans des oreilles profanes et ignorantes de Jésus-Christ, les mystiques discours de la foi, ni se jouer avec des questions si ardues et si difficiles à pénétrer. Il exhortait surtout à l'observan- ce des préceptes divins, recommandait de nourrir les pauvres, de recevoir les étrangers, de soigner les ma- lades, de s'exercer aux saintes psalmodies, à la prière, aux gémissements, aux larmes, aux nuits passées sur la dure; de réfréner la sensualité dans la nourriture, de brider les appétits des sens, la colère, le rire, le mouvement des lèvres, et enfin de réduire la chair sous l'obéissance de l'esprit (2).

Mais comme la prédication de l'exemple donne aux paroles une remarquable force, saint Grégoire conti- nua au milieu du faste et du tumulte de Constanti- nople cette vie simple, grave et digne, à laquelle il

(i) Orat. XXXVI, ?..

(2) Carm., xi, v. 1208-1224, pag. 737.

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s'était voué dès ses jeunes années. Le luxe des vête- ments et de la table lui était inconnu ; les plus hum- bles productions de la terre faisaient sa nourriture de prédilection (1). Quant au commerce des heureux de ce monde et des puissants du jour, il se l'interdisait par goût, comme par principe, et n'en conservait que plus d'indépendance dans son langage. D'ailleurs, cette ame douce et tendre était plutôt faite pour la so- litude que pour les agitations du siècle, et le pen- chant de Grégoire se trahit assez dans ces nombreux poèmes respire tant de tristesse et de mélancolie chrétienne.

Le saint pontife n'en fut pas moins une preuve frap- pante de ce que la foi peut accomplir d'héroïque, alors même qu'elle est jetée hors de sa route natu- relle. Un historien de ces temps-là rend à saint Gré- goire le glorieux témoignage, qu'il surpassait en vertu tous les hommes de son époque (2), et quels hommes cependant la Providence ne s'était-elle pas réservés ! Ce fut par cette vertu même, par une gravité réfléchie, par une sage réserve, par un désintéressement de cha- que heure (3), par an courage prudent et ferme qu'il opéra une des merveilles surhumaines, et laissa aux évêques chrétiens l'impérissable souvenir d'un vrai pontife de Jésus-Christ.

11 fallut tout le zèle et toute la science de Grégoire

(i) Oral. XXXVI, 6,

(2) Social. Hist. eccL, v, 7.

(3) Greg. Oral. xLit, 19.

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pour contenir FArianisme ; et certes, ainsi qu'il le dé- clare lui-même, si ce n'était pas une chose fort hono- rable et souverainement utile, que d'avoir affermi dans l'orthodoxie une ville, qui était l'œil de l'univers, qui exerçait sur terre et sur mer une grande puissance, qui reliait le monde oriental au monde occidental, qui de- venait enfin un centre imposant d'où la foi se répan- dait au loin, si ce n'était pas une merveilleuse con- quête, y avait-il au monde rien que l'on pût admirer et prôner (1) ?

Parmi les hommes que saint Grégoire eut alors au- tour de lui, à Constantinople, soit en qualité de disci- ples, soit en qualité de coopérateurs dans ses travaux apostoliques, il n'en est qu'un dont l'histoire nous transmette le souvenir, mais c'est un grand nom, celui de Jérôme. Cet illustre Père appelle souvent saint Grégoire son maître (2) , son précepteur (3) , son caté- chiste (4), et se glorifie d'avoir étudié les Ecritures sous un homme d'une si rare éloquence. Pourtant, lorsque Jérôme parlait de saint Grégoire en termes si respec- tueux, lui-même s'était acquis déjà beaucoup de ré- putation pour son habileté dans les livres saints.

(i) Oral. xLir, lo.

(2) Nazianzenus et Didjmus videns propheta, ambo magistri mei. Adversus Ruff., lib. Il, pag. 406.

(3) Pi'aeceptor, a quo Scripturas explanante dedici. Livre des Hommes illustres, pag. i54. Praeceptor meus Gregorius Nazianzenus. Adv. lovinian-, pag. 157.

(4) Gregorium Nazianzenum et Didymum in scripturis sanctis cathechistas habui. Lettres, tom. ii, pag. 124,

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Quand saint Jérôme dit qu'il demeura à Constan* tinople avec saint Grégoire, qui en était alors évêque, nous ne pensons pas que ces paroles doivent être res- treintes à ce court épiscopat de quelques semaines, vers le printemps de l'année 381, époque à laquelle le digne pontife qui avait gouverné depuis l'an 379 l'E- glise de Byzance, se vit forcé par les acclamations du peuple, par les instances de Théodose et par l'autorité du second concile écuménique, d'accepter un siège, qu'il abandonna bientôt après, pour ne pas troubler la paix de l'Eglise, et se retira à Nazianze.

Ce fut sans doute pendant son séjour à Constanti- nople que saint Jérôme connut un autre personnage de ce temps-là, saint Grégoire de Nysse, qui sans doute s'était rendu dans la cité impériale pour assis- ter au concile écuménique. Il achevait alors, ou bien venait d'achever un livre contre les erreurs de l'arien Eunomius, qui fut évêque de Cyzique, dans la Propontide, et qui attaqua l'Eglise dans plusieurs écrits dont il reste aujourd'hui peu de chose (1). Gré- goire de Nysse, comme nous l'apprenons de Jérôme, lui lisait, ainsi qu'à Grégoire de Nazianze, ce livre contre Eunomius (2) . Or, nous ne voyons pas que ces trois nobles amis se soient rencontrés ailleurs qu'à Constant! nople.

En ce même temps, saint Jérôme traduisit en latin

(i) Livre des Hommes illustres, pag. iS'j et 416.

(2) Aute paucos annos mihi et Gregorio Nazianzeno contra Eunomium legit libros. tbid., pag. 162.

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la Chronique d'Eusébius de Césarée (Clironicon onini^ modae Jiistoriae), ouvrage qui donne une notion gé- nérale de l'histoire de tous les peuples et de tous les empires du monde, depuis leur premier établissement après le déluge universel, jusqu'au temps de Constan- tin. Il ne veut pas que l'on regarde sa Chronique comme n'étant qu'une simple version de celle d'Eu- sébius, car il y a changé et ajouté beaucoup. Il fait donc observer que ce qu'elle renferme depuis Ninus et Abraham jusqu'à la prise de Troie, est fidèlement traduit du grec; mais que, depuis la prise de Troie jusqu'à la vingtième année du règne de Constantin, il a ajouté et changé plusieurs choses prises dans Sué- tone et dans quelques autres historiens; qu'enfin il a continué la Chronique d'Eusébius depuis la ving- tième année de Constantin jusqu'au sixième Consulat et à la mort de Valens, c'est-à-dire jusqu'à l'an 378 de l'ère chrétienne. S'il n'acheva pas sa Chronique, s'il n'écrivit point ce qui restait à écrire du règne de Gra- tien et de Théodose, ce n'était pas, certes, qu'il crai- gnît de dire librement la vérité sur les vivants, mais les Barbares désolaient alors l'Empire ; il n'y avait par- tout qu'incertitude, et d'ailleurs, Jérôme se réservait d'écrire l'histoire des deux princes chrétiens (1).

II avait dicté sa Chronique avec une extrême rapi- dité (2). On ne nous l'a point transmise telle qu'elle

(i) Lettres, tom. v, pag. 440. (2) Ibid., pag. 433.

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sortit de ses mains, et il était difficile qu'il en fût au- trement. Les copistes pouvaient-ils bien observer tous avec la même habileté et le même soin tant de distinc- tions, tant de rapports de lignes, tant de différences de couleurs dans les lettres, tant de minuties enfin ? C'est ce qui a fait que les exemplaires venus jusqu'à nos âges modernes présentaient plus ou moins d'exac- titude, suivant l'adresse et la patience de ceux qui les avaient transcrits. Une critique hargneuse et téméraire a plus maltraité encore cette précieuse Chronique de saint Jérôme, que ne l'avaient fait les copistes.

Saint Jérôme traduisit encore à Constantinople qua- torze homélies d'Origènes sur Jérémie, et autant du même Père sur le prophète Ezéchiel. On lui avait de- mandé ce nouveau labeur; mais, en traduisant ces discours autrefois adressés au peuple, et dans les- quels ne se trouvaient qu'assez peu d'opinions re- jetables, il n'entendait imposer à personne ce qu'il pouvait y avoir de manifestement hérétique (1). Jé- rôme, qui usa de cette latitude qu'il réclame pour les traducteurs en général, avait effacé ou ajouté plu- sieurs choses, principalement dans les homélies sur Ezéchiel (2). C'est une objection que lui faisait Ruffin, et cela avec d'autant plus de justice que Jérôme lui ayant donné l'exemple, le blâmait néanmoins de la liberté qu'il prenait dans des travaux du même genre.

(i) Hieron. Apolog. lib. ii, pag. 4x9. (2) Ibid,, lib. nr, pag. 438,

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A la même époque, saint Jérôme composa son petit traité des Séraphins. Il le dicta à la lia te, pour ob- tempérer au désir de ses amis, et faire l'essai de ses humbles forces, dit-il (1). Ce qui le forçait d'employer une main étrangère, c'est qu'il souffrait des yeux, et quHl ne pouvait étudier que des oreilles et de la lan- gue, en dictant à un autre et en écoutant les lectures qu'on lui faisait. Aussi comprend-il bien que son li- vre n'aura pas la force, la précision, niTélégance qu'il aurait eue sans cela, car un écrit que l'on ne polit pas avec son propre style garde quelque chose d'inculte ; et, pour peu qu'alors on lui donne d'étendue, il de- vient fastidieux (2) .

Le petit traité dont il s'agit est tout simplement l'ex^ plication du VF chapitre d'Isaïe et de la vision des Sé- raphins. L'auteur se prononce assez nettement con- tre les fausses interprétations d'Origènes, que Ruffin lui reprochait plus tard d'avoir trop loué dans la let- tre qui sert de préface à la version des homélies Srur Ezéchiel. Comme Origènes prétendait que les deux Séraphins qu'ïsaïe avait vus se tenant debout auprès du trône de Dieu, étaient Jésus-Christ et l'Esprit saint, notre jeune commentateur n'hésite pas à rejeter cette opinion qui, du reste, est formellement combattue et ruinée par saint Jean l'Evangéliste (3). Peu importe à

(i) Comment, in Isai.-, pag, 58-5g.

(2^ s. Hieron. 0pp., tom. m, pag. SaS,

(3) fohan. xii, 3g.

TOM. I. -1

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Jérôme l'autorité d'un homme aussi savant qu'Ori- gènes : r II vaut beaucoup mieux, observe- t-il, dire vulgairement des choses vraies, qu'avancer éloquem- ment des choses fausses (1). »

(i) Hieron. /6/rf., pag. 5i6.

CHAPITRE XIII.

Concile à Rome, en 382, sous le pape Damase, relativement aux Apollina- ristes. Jérôme s'y trouve, comme secrétaire du Souverain Pontife. Travaux de Jérôme : le sens d'Osanna : la parabole de l'Enfant prodigue. Révision des quatre Evangiles et des Epîlres de saint Paul, par saint Jérôme. Révision du Psautier latin sur le grec des Septante. Traductions de la Bible : les Septante : Aquila : Théodotion ; Symraaque. Les Hexaples et les Tétraples d'Origènes. La version italique. Psautier romain et psautier gallican. Jérôme traduit le Psautier d'hébreu en latin.

En Tannée 382, le pape Damase voulut réunir, à Rome, pour un grand concile (1), les évêques de l'O- rient et de l'Occident. Il y eut des lettres impériales qui les appelaient (2), et qui, sans doute, suivant l'u- sage, mettaient à leur disposition les postes de l'Etat. 11 s'agissait d'apaiser les troubles de l'Eglise d'Antio-

[i) Theodoret. Hist. v, 8.

(2) S. Jérôme, Lettres, tom. iv, pag. 354-

324

che, les Catholiques même étaient divisés en deux camps, dont l'un reconnaissait pour chef l'évêque Paulin, et l'autre l'évêque Flavien, qui avait été or- donné, en 381, à la place de Mélétius. Les actes de ce concile ne sont pas venus jusqu'à nous; on peut seu- lement conjecturer que la communion avec Paulin fut confirmée. Nous voyons que l'on y parla des Apolli- naristes, que l'on disputa avec eux, qu'il fut question de la manière de les recevoir quand ils reviendraient à l'Eglise, et que saint Jérôme fut chargé par le pape Damase de dresser une formule de foi.

Damase avait désiré que ce concile de Rome fut un concile écuménique. Les évêques d'Orient ne purent s'y rendre, et s'excusèrent les uns sur les difficultés du voyage, les autres sur les besoins de leurs églises, qui eussent trop souffert de l'absence des Pasteurs, en des temps si difficiles. Il se trouva néanmoins à l'auguste assemblée de Rome un grand nombre d'évêques parmi lesquels on compta saint Ambroise de Milan, Yalérianus d'Aquilée, Ascolius de Thessalonique, métropole de la Macédoine. L'Orient fut représenté par Paulinus, évêque d'Antioche , et par Epiphanius , évêque de Salamine, en Cypre, ville que l'on nommait alors Constantia (1). Jérôme vint à Rome avec ces deux pontifes (2), et y reparut pour la troisième fois. Il re- vit ces lieux il avait passé une portion de sa jeu-

(i) s. Jérôme, LettreSi tom. iv, pag. 355. (a) Ihid, lom. v, pag. 298.

3-25

nesse studieuse et il avait reçu le baptême; il re tourna dans les temples des Apôtres et des Martyrs, visités souvent aux jours de fêtes ; il redescendit dans ces Catacombes pleines de saintes reliques et de tou- chants souvenirs (I). Il retrouva Pammachius, autre- fois son collègue aux écoles des rhéteurs ; il se vit en- touré de beaucoup d'autres Romains que, depuis cette époque, sa réputation de sainteté et de science avait rendus ses amis. Les expressions qu'il emploie quand il dit que les nécessités de V Eglise ramenaient à Rome, nous peuvent donner à entendre qu'il n'y était pas venu de lui-même, qu'on l'avait invité à venir tra- vailler avec les évéques du Concile au rétablissement de l'union et de la paix dans l'Eglise d'Antioche^ dont il connaissait à fond les dissidences. Le pape Damase, qui avait reçu des lettres de Jérôme lorsque celui-ci vivait encore au désert de Chalcis, avait du concevoir une haute idée de son mérite et de son orthodoxie. Quand donc Jérôme se prosterna aux pieds de celui qu'il avait salué de loin comme le successeur de Pierre et le vicaire de Jésus-Christ, ce fut une grande joie pour ce zélé défenseur du Saint-Siège et pour Damase

(i) <i Entralo diinque Girolamo la terza volia in Roma cominciô a riveder que' liioghi ne' quali fui dall' età teuerella nutrito, ammaestrato e battezzato era slato ; que' lempli de gli Apostoli e de' Martiri livisitando, clie ne' giorni di festa, mentr' era vacanza dalle scuole di grammatica e d'uraanità disciolto; e délie grotte e Catacombe di corpi sancti ripiene, nelle quali fino da fon- ciullo era solito entrare, la visita ripigliaudo. » Giovanni Cinelli^ Vila di S. Girolamo, pag. 35.

che, les Catlioliques même étaient divisés en deux camps, dont l'un reconnaissait pour chef l'évêque Paulin, et l'autre l'évêque Flavien, qui avait été or- donné, en 381, à la place de Mélétius. Les actes de ce concile ne sont pas venus jusqu'à nous; on peut seu- lement conjecturer que la communion avec Paulin fut confirmée. Nous voyons que l'on y parla des Apolli- naristes, que l'on disputa avec eux, qu'il fut question de la manière de les recevoir quand ils reviendraient à l'Eglise, et que saint Jérôme fut chargé par le pape Damase de dresser une formule de foi.

Damase avait désiré que ce concile de Rome fut un concile écuménique. Les évêques d'Orient ne purent s'y rendre, et s'excusèrent les uns sur les difficultés du voyage, les autres sur les besoins de leurs églises, qui eussent trop souffert de l'absence des Pasteurs, en des temps si difficiles. Il se trouva néanmoins à l'auguste assemblée de Rome un grand nombre d'évèques parmi lesquels on compta saint Ambroise de Milan, Yalérianus d'Aquilée, Ascolius de Thessalonique, métropole de la Macédoine. L'Orient fut représenté par Paulinus, évêque d'Antioche , et par Epiphanius , évêque de Salamine, en Cypre, ville que l'on nommait alors Constantia (1). Jérôme vint à Rome avec ces deux pontifes (2), et y reparut pour la troisième fois. Il re- vit ces lieux il avait passé une portion de sa jeu-

(i) s. Jérôme, Leilies, tom. iv, pag. 355. (2) Ihid, lom. V, pag. 298.

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3*25

nesse studieuse et il avait reçu le baptême; il re tourna dans les temples des Apôtres et des Martyrs, visités souvent aux jours de fêtes ; il redescendit dans ces Catacombes pleines de saintes reliques et de tou- chants souvenirs (l). Il retrouva Pammachius, autre- fois son collègue aux écoles des rhéteurs ; il se vit en- touré de beaucoup d'autres Romains que, depuis cette époque, sa réputation de sainteté et de science avait rendus ses amis. Les expressions qu'il emploie quand il dit que les 7iécessités de F Eglise ramenaient à Rome, nous peuvent donner à entendre qu'il n'y était pas venu de lui-même, qu'on l'avait invité à venir tra- vailler avec les évêques du Concile au rétablissement de l'union et de la paix dans l'Eglise d'Antioche^ dont il connaissait à fond les dissidences. Le pape Damase, qui avait reçu des lettres de Jérôme lorsque celui-ci vivait encore au désert de Chalcis, avait concevoir une haute idée de son mérite et de son orthodoxie. Quand donc Jérôme se prosterna aux pieds de celui qu'il avait salué de loin comme le successeur de Pierre et le vicaire de Jésus-Christ, ce fut une grande joie pour ce zélé défenseur du Saint-Siège et pour Damase

(i) « Entralo diinque Girolamo la lerza volia in Roma comincio a riveder que' luoglii ne' quali fin dall' età teuerella nutrilo, ammaestrato e battezzato era slalo ; que' lempli de gli Apostoli e de' Martiri rivisitando, che ne' giorni di festa, mentr' era vacanza dalle scuole di grammatica e d'umanità disciolto; e délie grotte e Catacombe di corpi sancti ripiene, nelle quali fino da fon- ciullo era solito entrare, la visita ripigliando. « Giovanni Cinelli, Viia di 5. Girolamo, pag. 35.

326

lui-même, qui s'empressa d'assigner à ce docte prêtre un poste il put rendre à l'Eglise les plus éminents services, depuis la fin de 382 jusque vers le mois d'août de l'année 385. Jérôme avait été chargé de dresser les confessions de foi , de répondre aux con- sultations synodales des Eglises d'Orient et d'Occi- dent (1). Le chef de la Catholicité pouvait-il avoir un interprète plus habile à exprimer la pensée de Rome, et plus instruit des vérités chrétiennes ? Aussi, voyons- nous par quelques lettres de Damase avec quelle ami- tié, quelle familiarité même il parlait à Jérôme. Et ce qui témoigne plus encore de cette vive affection pour le docte prêtre, qui montre combien son érudition inspirait d'estime à Damase, ce sont les travaux qu'il lui demanda. 11 ne trouvait rien de plus agréable que de s'entretenir avec lui par lettres et de vive voix sur les saintes Ecritures ; mais c'était à condition qu'il proposerait les questions et les difficultés, et que Jé- rôme les résoudrait. Damase avait lu différentes expli- cations du mot O&anna dans les interprêtes grecs et dans les latins ; mais comme, au lieu d'en éclaircir le sens , ils ne faisaient que détruire leurs sentiments ré- ciproques, le pontife écrivit à Jérôme de couper avec son ardeur ordinaire et sa vivacité d'esprit tout cet em- barras d'opinions, et de lui marquer d'ime manière

(i) Quum in chartis ecclesiasticis iuvarem Damasum, Romanae urbis epis- ropuiii, et orientis aUjue occidentis synodicis consultationibus responderem. I.eifres, tom. v, pag. 96. ^

327

claire et précise (pIvo sensu) ce que le mot signifie en hébreu.

Jérôme lui fit une réponse que nous avons encore. Il commence par déclarer que si l'on veut avoir le sens du mot hébreu Osanna, il faut fermer les livres de tous ceux qui en ont parlé, remonter à la source pure des Evangiles et à l'Ancien Testament, d'où ce mot est emprunté. Il rapporte ensuite les passages des quatre Evangélistes, le texte hébreu des Psaumes et toutes les versions grecques qui l'ont expliqué. Après être des- cendu dans le détail, il fait remarquer au Pape que VOsanna au Fils de David est une prophétie du CXYir Psaume, prophétie qui devait s'accomplir dans la personne du Messie, et qu'elle fut véritablement accomplie en la personne de Jésus-Christ, lorsque les enfants des Hébreux crièrent dans le Temple : Osanna au Fils de David. Il ajoute que le mot Osanna veut dire : Sauvez, je vous prie , c'est-à-dire, Sauvez le peuple d'Israël, le monde entier dont vous êtes le Rédempteur.

Cette explication de VOsanna fut suivie bentôt d'un Commentaire sur la Parabole de l'Enfant Prodigue. Nous n'avons plus la lettre par laquelle Damase de- mandait ce travail au prêtre Jérôme ; seulement, il en reproduit ça et quelques lignes, et, s'il faut s'en te- nir aux gracieusetés de l'exégète, les questions de Da- mase pouvaient être considérées comme de vraies dis- cussions, car interroger savamment, dit saint Jérôme, cela doit passer pour de la sagesse.

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lui-même, qui s'empressa d'assigner à ce docte prêtre un poste il put rendre à l'Eglise les plus éminents services, depuis la fin de 382 jusque vers le mois d'août de l'année 385. Jérôme avait été chargé de dresser les confessions de foi , de répondre aux con- sultations synodales des Eglises d'Orient et d'Occi- dent (1). Le chef de la Catholicité pouvait-il avoir un interprète plus habile à exprimer la pensée de Rome, et plus instruit des vérités chrétiennes ? Aussi, voyons- nous par quelques lettres de Damase avec quelle ami- tié, quelle familiarité même il parlait à Jérôme. Et ce qui témoigne plus encore de cette vive afîection pour le docte prêtre, qui montre combien son érudition inspirait d'estime à Damase, ce sont les travaux qu'il lui demanda. Il ne trouvait rien de plus agréable que de s'entretenir avec lui par lettres et de vive voix sur les saintes Ecritures ; mais c'était à condition qu'il proposerait les questions et les difficultés, et que Jé- rôme les résoudrait. Damase avait lu différentes expli- cations du mot Osanna dans les interprêtes grecs et dans les latins ; mais comme, au lieu d'en éclaircir le sens , ils ne faisaient que détruire leurs sentiments ré- ciproques, le pontife écrivit à Jérôme de couper avec son ardeur ordinaire et sa vivacité d'esprit tout cet em- barras d'opinions, et de lui marquer d'une manière

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(i) Qmim in chartis ecclesiasticis iuvarem Damasum, Romanae urbis epis- coj)uin, et orientis atque occidentis synodicis oonsultationibiis responderem. Lettres, tom. v, pag. 96. ^

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claire et précise (pIvo sensu) ce que le mot signifie en hébreu.

Jérôme lui fit une réponse que nous avons encore. Il commence par déclarer que si l'on veut avoir le sens du mot hébreu Osanna, il faut fermer les livres de tous ceux qui en ont parlé, remonter à la source pure des Evangiles et à l'Ancien Testament, d'où ce mot est emprunté. 11 rapporte ensuite les passages des quatre Evangélistes, le texte hébreu des Psaumes et toutes les versions grecques qui l'ont expliqué. Après être des- cendu dans le détail, il fait remarquer au Pape que VOsanna au Fils de David est une prophétie du CXVir Psaume, prophétie qui devait s'accomplir dans la personne du Messie, et qu'elle fut véritablement accomplie en la personne de Jésus-Christ, lorsque les enfants des Hébreux crièrent dans le Temple : Osanna au Fils de David, Il ajoute que le mot Osanna veut dire : Sauvez , Je vous prie y c'est-à-dire, Sauvez le peuple d'Israël^ le monde entier dont vous êtes le Rédempteur.

Cette explication de Y Osanna fut suivie bentôt d'un Commentaire sur la Parabole de l'Enfant Prodigue. Nous n'avons plus la lettre par laquelle Damase de- mandait ce travail au prêtre Jérôme ; seulement, il en reproduit ça et quelques lignes, et, s'il faut s'en te- nir aux gracieusetés de l'exégète, les questions de Da- mase pouvaient être considérées comme de vraies dis- cussions, car interroger savamment, dit saint Jérôme, cela doit passer pour de la sagesse.

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Avant de répondre aux différentes questions de Damase, il fait remarquer les erreurs de Tertullien, qui ne voulait pas qu'on reçut les pêcheurs convertis et repentants de leurs crimes (1). Jérôme expose ensuite un à un les incidents de la Parabole, et comme ces maux d'yeux dont il s'est déjà plaint, l'avaient forcé de dicter, il ne manque pas, en finissant, de faire ob- server qu'il n'y a de style poli qu'autant qu'on a pu le livrer de sa propre main.

Saint Jérôme frappe au vif dans certaines habitu- des payennes, qui disparaissaient bien lentement des mœurs nouvelles. Il s'élevait contre le trop vif amour de certaines études un peu déplacées alors dans des prêtres de l'Evangile, et qui reportaient trop fortement les es- prits vers les origines, vers les plus tristes souvenirs d'une société qu'il s'agissait de changer tout entière. Il protestait contre une idolâtrie littéraire qu'il eût eu encore à combattre au XVF siècle, lorsque la fièvre de l'antiquité profane gagna jusqu'à des hommes religieux et graves du reste, qui semblèrent un instant avoir pris à tâche de réhabiliter l'Olympe avec son monde de faux dieux. Que Ton juge donc de l'utilité qu'il y avait, au IV^ siècle, dans les prohibitions de Jérôme.

Jérôme entreprit bientôt une œuvre d'une impor- tance et d'une utilité beaucoup plus grandes. Les li- vres du nouveau Testament différaient si fort entre eux dans la version latine, qu'il y en avait presque

'^i) De Pudiciiia, cap. rx.

329 autant d'éditions que de copies, et que même on avait mêlé nos quatre Evangélistes, en rapportant à l'un ce que disaient les autres. Damase l'engagea à les revoir tous sur la foi du texte grec et à flûre disparaître les fautes qui s'étaient glissées dans le latin. Jérôme en- treprit donc ce labeur si digne de sa piété, et, après avoir revu sur les anciens exemplaires grecs les qua- tre Evangélistes, saint Matthieu, saint Marc, saint Luc et saint Jean ; après avoir corrigé seulement les choses qui changeaient le sens, et laissé des fautes qu'il eût pu faire disparaître, s'il n'eût craint de trop s'éloigner d'un texte reçu depuis plusieurs siècles par l'usage public, il adressa son travail au pape Damase, en y joignant dix Canons, qu'Amraonius d'Alexandrie et Eusébius de Césarée avaient judicieusement inventés, pour aider à distinguer d'un seul coup-d'œil ce que les Evangélistes ont de commun entre eux, d'avec ce qu'ils ont de particulier.

Jérôme prévoyait bien que ce travail ne manque- rait pas de trouver des contradicteurs, et que ceux qui étaient animés contre lui par d'autres motifs l'at- taqueraient infailliblement sur ses révisions, comme s'il eût voulu mépriser l'autorité des anciens, blâmer une chose reçue de tout le monde, et corriger les pa- roles de Jésus-Christ même. « Contre ce genre d'en- vie, un double motif me console, écrivait-il au pape Damase; c'est que vous, qui êtes le souverain pontife, vous m'ordonnez de le faire; et que, de l'aveu même des médisants, ce qui varie n'est évidemment pas dans

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le vrai (1). » Cette lettre à Damase ne parle que des quatre Evangélistes ; mais il y a bien apparence que Jérôme acheva le reste peu de temps après, et ce qui tranche la question, c'est que, rapportant divers pas- sages qu'il avait corrigés, il les tire presque tous des Epîtres de saint Paul. Ainsi, dans l'Epi tre aux Romains, l'Eglise lit aujourd'hui : Spe gaudentes, Domino servientes (2) (nous réjouissant dans l'espérance, et servant le Seigneur) , on lisait : Spe gaudeîites, tempori servientes (nous réjouissant dans l'espérance, et nous accommodant au temps) . Le mal venait de ce que les copistes avaient aisément confondu deux mots qui dif- férent assez peu à l'œil, et écrit yiocipa^ pour Kypicc. Les autres corrections, rapportées par saint Jérôme, sont du genre de celle-là (3). Il avait donc fait porter ses révisions sur l'Epître de l'Apôtre, tout au moins. 11 faut ajouter maintenant que les corrections de Jérôme n'ont pas toujours été adoptées dans notre Vul- gate (4).

A cette même époque, il revit sur le grec des Sep- tante un Psautier latin qui était en usage dans l'E- glise.

La plus ancienne traduction de l'Ecriture est celle qu'on nomme des Septante, et que l'on croit avoir été faite par Septante deux savants de la nation des Hé-

(i) Mélanges^ tom. n, pag. igS.

(2) Boni, xri, 12 et 11.

(3) LcKreSi tom. n, pag. 7.

(4) Richard Simon, Hisi. crit. du N. T., pag. 60-61.

331 breux, lesquels furent appelés en Egypte par Ptolémée Philadelphe, environ trois cents ans avant Jésus-Christ, pour traduire d'hébreu en grec les Ecritures des Juifs. On trouve différentes éditions des Septante, même chez les anciens. Celle qu'Origènes avait mise dans ses Hexaples, et qu'il avait purgée d'une infinité de fautes, passait pour la meilleure. Théodoret et saint Jérôme la citent souvent, pour corriger certains passages qui étaient altérés dans l'édition qu'ils appellent Commune ou Vulgaie. L'évêque Hésychius et le prêtre Lucien travaillèrent encore après Origènes à réformer l'Edition grecque des Septante. Les éditions que nous avons aujourd'hui diffèrent passablement entre elles, surtout l'édition romaine (1587), comparée à celle que le cardi- nal Ximènes publia à Alcala, ou Complut (1515). Celle-ci ressemble assez généralement à l'hébreu et à la Yulgate, mais celle-là s'accorde mieux avec les anciens Psautiers latins, et avec ce que l'on trouve dans les Pères de l'Eglise latine qui ne se sont pas servis de la version de saint Jérôme, et qui vécurent avant lui. On la res^arde comme la seule vraie traduction des Septante.

La douzième année de l'empire d'Hadrien, et la cent- vingt-huitième de l'ère chrétienne, parut la version d'Aquila, disciple du célèbre Rabbi Akiba, qui l'a- vait instruit dans la langue hébraïque et dans la science des Ecritures (1).

(r) Hieron. Comment, in cap. vin, Isaiae, pag. 79.

332

Aquila était à Sinope, dans le Pont. L'empereur Hadrien l'emmena avec lui en Palestine, et lui donna la surveillance des travaux, lors de la reconstruction de Jérusalem, que le prince appella Aelia, de son nom d'Aelius Hadrianus (1) . Pendant son séjour à Jérusalem, Aquila fut témoin des merveilles que la foi chrétienne opérait dans les coeurs et sur les corps ; il vécut avec des hommes qui avaient été les auditeurs des Apôtres^ et se décida à embrasser la religion de Jésus-Christ. Mais comme les anciennes mœurs le retenaient en- core , et qu'il s'adonnait avec trop d'ardeur a une vaine science dans laquelle il était fort entendu, celle de l'astrologie, qu'il cherchait à lire son destin sur la voûte des cieux, et que, malgré toute représenta- tion, il persistait dans ses doctrines de fatalisme, on rejeta du sein de rÉglise cet homme trop imbu de sa gentilité. Alors, cédant à son dépit, il abjura le Christianisme et se fit disciple de la loi de Moïse ; puis, méditant une vengeance bien digne de sa triste apos- tasie, il se mit à étudier avec une grande application la langue et les lettres hébraïques (2). Il ne fit cela que dans le dessein de corrompre certains endroits de l'Ecriture, ceux notamment qui concernaient No- tre Seigneur Jésus-Christ, et de porter atteinte à la version des Septante, par laquelle les Chrétiens con- fondaient les Juifs (3). Aquila s'appliqua à traduire

(i) F.piphan. de Mensuiis et Ponderibus, xiv.

(2) s. Epiphan. Ibid^ xv.

(3) S. Jérôme, LcUreSy \om, ii, pag. 176.

333

non seulement les paroles, mais encore les élymo- logies des mots (1), ce qui ne l'empèclia pas d'al- térer beaucoup de passages. Saint Epipliane, qui sa- vait l'hébreu, et connaissait également le syriaque et l'Egyptien (2), écrit qu'il aurait aisément pu signaler ces passages, et combattre ainsi l'édition d'Aquila.

Ce traducteur n'étant pas content de sa version, la re- trancha dans la suite, et en lit une seconde plus littérale que la première. C est pourquoi l'on trouve quelquefois la version d'Aquila citée de différentes manières sur un même passage. Les fragments qui nous en restent, prouvent évidemment que cet inter- prète s'était appliqué surtout à traduire mot pour mot le texte hébreu de la Bible, et à faire plutôt un dic- tionnaire des mots hébreux qu'une version. Saint Jé- rôme se moque de cette affectation vicieuse, quoiqu'il lui soit arrivé, en certaines rencontres, de louer A- quila comme un interprète exact et fidèle. Ce qui obligea saint Jérôme à parler si diversement de la version d'Aquila, c'est que, se sentant pressé par le reproche qu'on lui faisait de n'avoir pas traduit l'E- criture avec assez d'exactitude, il répondit dans une apologie que cette façon de traduire si littéralement, et selon la rigueur de la grammaire, devait être re- jetée. Il donna en même temps pour exemple à ces sortes de versions celle d'Aquila. Le même saint Je-

(x) s. Hieron. Âpolog. lib. n, pag. 4i7< (a) S. Epiphan. Ibid, xvi.

332

Aquîla étail à Sinope, dans le Pont. L'empereur Hadrien l'emmena avec lui en Palestine, et lui donna la surveillance des travaux, lors de la reconstruction de Jérusalem, que le prince appella Aelia, de son nom d'Aelius Hadrianus (1) . Pendant son séjour à Jérusalem, Aquila fut témoin des merveilles que la foi chrétienne opérait dans les cœurs et sur les corps ; il vécut avec des hommes qui avaient été les auditeurs des Apôtres, et se décida à embrasser la religion de Jésus-Christ. Mais comme les anciennes mœurs le retenaient en- core , et qu'il s'adonnait avec trop d'ardeur à une vaine science dans laquelle il était fort entendu, celle de l'astrologie, qu'il cherchait à lire son destin sur la voûte des cieux, et que, malgré toute représenta- tion, il persistait dans ses doctrines de fatalisme, on rejeta du sein de T Eglise cet homme trop imbu de sa gentilité. Alors, cédant à son dépit, il abjura le Christianisme et se fit disciple de la loi de Moïse; puis, méditant une vengeance bien digne de sa triste apos- tasie, il se mit à étudier avec une grande application la langue et les lettres hébraïques (2). 11 ne fit cela que dans le dessein de corrompre certains endroits de l'Ecriture, ceux notamment qui concernaient No- tre Seigneur Jésus-Christ, et de porter atteinte à la version des Septante, par laquelle les Chrétiens con- fondaient les Juifs (3). Aquila s'appliqua à traduire

(i) F.piplian. de Mensuiis et Ponderibus, xiv.

(2) S. Epipban. Jbidy xv,

(3) S. Jérôme, Leltresy iom. u, pag. 176.

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non senlemenl les paroles, mais encore les étynio- logies des mois (1), ce qui ne rempêcha pas d'al- lérer beaucoup de passages. Saint Epipliane, qui sa- vait l'hébreu, et connaissait également le syriaque et l'Egyptien (2), écrit qu'il aurait aisément pu signaler ces passages, et combattre ainsi l'édition d'Aquila.

Ce traducteur n'étant pas content de sa version, la re- trancha dans la suite, et en lit une seconde plus littérale que la première. C est pourquoi l'on trouve quelquefois la version d'Aquila citée de différentes manières sur un même passage. Les fragments qui nous en restent, prouvent évidemment que cet inter- prète s'était appliqué surtout à traduire mot pour mot le texte hébreu de la Bible, et à faire plutôt un dic- tionnaire des mots hébreux qu'une version. Saint Jé- rôme se moque de cette affectation vicieuse, quoiqu'il lui soit arrivé, en certaines rencontres, de louer A- quila comme un interprète exact et fidèle. Ce qui obligea saint Jérôme à parler si diversement de la version d'Aquila, c'est que, se sentant pressé par le reproche qu'on lui faisait de n'avoir pas traduit l'E- criture avec assez d'exactitude, il répondit dans une apologie que cette façon de traduire si littéralement, et selon la rigueur de la grammaire, devait être re- jetée. Il donna en même temps pour exemple à ces sortes de versions celle d'Aquila. Le même saint Jé~

(i) s. Hieron. Apolog. lib. n, pag. 417. (2) S. Epiphan. Ibid, xvi.

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ronie, au contraire, lorsqu'il s'agit de donner la propre et véritable signification des mots hébreux, présente cette version comme la plus excellente de toutes. Au reste, les deux versions d'Aquila ont été fort utiles à saint Jérôme, qui s'en est servi comme d'un diction- naire pour savoir la signification littérale des mots hébreux. De vient qu'il n'a pu s'empêcher de louer Aquila, en plusieurs endroits de ses ouvrages, et de le défendre même contre ceux qui le blâmaient (1).

Après Aquila, Théodotion, qui était du royaume de Pont, et qui appartenait d'abord à la secte des Marcio- nites, de laquelle il passa dans celle des Ebionites (2), entreprit de faire une autre version grecque. Il forma ce dessein en l'année 181, sous le pontificat d'Eleu- thère, et vers le commencement de l'empire de Com- mode. Saint Jérôme dit qu'il tient le milieu entre la scrupuleuse exactitude d'Aquila, et la liberté des Sep- tante (3).

Trois ans après, c'est-à-dire la cinquième année du même empereur, et la cent quatre vingt-quatrième de l'ère chrétienne, Symmaque, de la secte des Sama- ritains, qu'il abandonna pour celle des Ebionites, parce qu'il n'avait pas trouvé à satisfaire son désir de domination (4) , fit une quatrième version grecque de l'Ancien Testament. 11 la revit et la corrigea depuis,

Cr) Episl. ad Damas., lom. n. Op., pag. 567.

(2) s. Hieron. Comment, in Abac. cap. ni, pag. i633,

(3) Mélanges, tom. u, pag. 19/,.

(4) S. Epiphan. Ibid, cap. xvi.

335

sous l'Empire de Sévère, à peu près la dixième année du règne de ce prince. La manière de Symmaque est plus libre que celle d'Aquila et de Théodotion (1).

Au même siècle, on fit deux autres versions grec- ques, généralement connues sous le nom de Cinquième et de Sixième Edition, Bien qu'on ait toujours ignoré le nom des auteurs, saint Jérôme nous apprend néan- moins qu'ils étaient Juifs (2) . Et, en effet, dans ces temps-là, il n'y avait que des Juifs ou des demi- Juifs, qui osassent faire de nouvelles traductions après celle des Septante.

Sous le règne de Caracalla, fils de Sévère, la Cin- quième Edition fut trouvée par Origènes à Jéricho (3) ; et du temps d'Alexandre, fils de Mammée, il trouva la Sixième à Nicopolis, près d'Actium (4), ce promon- toire qui vit un jour se balancer de si grands destins. Toutes deux étaient dans un de ces tonneaux, destinés autrefois à arbriter des livres et des écrits.

Avec toutes ces versions rangées vis-à-vis les unes des autres sur différentes colonnes, Origènes composa ses Hexaples, qui ont été regardés comme un ouvrage incomparable. Le texte hébreu venait le premier, et était écrit en lettres hébraïques, puis en lettres grec- ques, pour ceux qui ne savaient pas lire l'hébreu. Quoique cela fît deux rangs, on les comptait cependant

(i) s. Jérôme, Lettres, tom. v, pag. 482.

(2) Hieron. Apolog. adv. Ruf., lib. 11, pag. 433,

(3) s. Epiphan. op. cil. xviir, pag. 174.

(4) Ibid. S. Jérôme, Mélanges, tom. m, pag. 180.

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33^

rome, au contraire, lorsqu'il s'agit de donner la propre et véritable signification des mots hébreux, présente cette version comme la plus excellente de toutes. Au reste, les deux versions d'iVquila ont été fort utiles à saint Jérôme, qui s'en est servi comme d'un diction- naire pour savoir la signification littérale des mots hébreux. De vient qu'il n'a pu s'empêcher de louer Aquila, en plusieurs endroits de ses ouvrages, et de le défendre même contre ceux qui le blâmaient (1).

Après Aquila, ïhéodotion, qui était du royaume de Pont, et qui appartenait d'abord à la secte des Marcio- nites, de laquelle il passa dans celle des Ebionites (2), entreprit de faire une autre version grecque. 11 forma ce dessein en l'année 181, sous le pontificat d'Eleu- thère, et vers le commencement de l'empire de Com- mode. Saint Jérôme dit qu'il tient le milieu entre la scrupuleuse exactitude d' Aquila, et la liberté des Sep- tante (3).

Trois ans après, c'est-à-dire la cinquième année du même empereur, et la cent quatre vingt-quatrième de l'ère chrétienne, Symmaque, de la secte des Sama- ritains, qu'il abandonna pour celle des Ebionites, parce qu'il n'avait pas trouvé à satisfaire son désir de domination (4) , fit une quatrième version grecque de l'Ancien Testament. Il la revit et la corrigea depuis,

Ci) Epist. ad Damas., lom. n. Op., pag. 567.

(2) S. Hieron. Comment, in Abac. cap. m, pag. i633.

(3) Mélanges, tom. 11, pag. 194.

(4) S. Epiphan. /è/d, cap. xvi.

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sous l'Empire de Sévère, à peu près la dixième année du règne de ce prince. La manière de Symmaque est plus libre que celle d'Aquila et de Théodotion (1).

Au même siècle, on fit deux autres versions grec- ques, généralement connues sous le nom de Cinquième et de Sixième Edition. Bien qu'on ait toujours ignoré le nom des auteurs, saint Jérôme nous apprend néan- moins qu'ils étaient Juifs (2). Et, en effet, dans ces temps-là, il n'y avait que des Juifs ou des demi-Juifs, qui osassent faire de nouvelles traductions après celle des Septante.

Sous le règne de Caracalla, fils de Sévère, la Cin- quième Edition fut trouvée par Origènes à Jéricho (3) ; et du temps d'Alexandre, fils de Mammée, il trouva la Sixième à Nicopolis, près d'Actium (4), ce promon- toire qui vit un jour se balancer de si grands destins. Toutes deux étaient dans un de ces tonneaux, destinés autrefois à arbriter des livres et des écrits.

Avec toutes ces versions rangées vis-à-vis les unes des autres sur différentes colonnes, Origènes composa ses Hexaples, qui ont été regardés comme un ouvrage incomparable. Le texte hébreu venait le premier, et était écrit en lettres hébraïques, puis en lettres grec- ques, pour ceux qui ne savaient pas lire l'hébreu. Quoique cela fît deux rangs, on les comptait cependant

(i) s. Jérôme, Leltres, tom. v, pag. 432.

(2) Hieron. Apolog. adv. Ruf., lib. ir, pag. 433.

(3) s. Epiphan. op. cil. xvirr, pag. 174.

(4) Ibid. S. Jérôme, Mélanges, tora. m, pag. i8o.

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pour une seule colonne, qui n'entrait pas en nombre, parce qu'elle renfermait l'original. Car, dans les Hexa- ples, on n'avait proprement égard qu'aux Versions grec- ques, et elles étaient disposées sur six colonnes. Celle d'Aquila venait immédiatement après l'hébreu, que l'on ne comptait pas, et faisait ainsi la première co- lonne. Celle de Symmaque était dans la seconde; celle des Septante se trouvait comme au milieu, afin d'être la règle des autres, et formait la troisième colonne. Celle de Tliéodotion , qui était assez semblable à celle-là, faisait la quatrième. La cinquième Edition était dans la cinquième colonne, et la sixième Edition qui ache- vait l'ouvrage, faisait la sixième et dernière colonne, dans laquelle on avait renfermé la septième Edition, parce qu'elle ne comprenait que les Psaumes. Yoilà ce qu'étaient les Hexaples d'Ori gènes, si renommés dans l'antiquité. On les appela ainsi non pas à cause des colonnes, car il y en avait plus de six, mais à cause des six Versions grecques qui s'y trouvaient comprises, et dont tous les versets répondaient l'un à l'autre- Origènes publia ses Hexaples vers la troi- sième année de l'empereur Antonin Caracalla, c'est-à- dire vers l'an 213 de l'ère chrétienne, à peu près vers le temps Tertullien se sépara de l'Eglise.

Il paraît qu'Origènes avait mis aux marges de ses Hexaples des Scholies grecques qui désignaient, entre autres choses, les différences qu'il y avait entre l'hé- breu du Pentateuque samaritain et celui des Juifs. Mais ce qu'il faut le plus observer, c'est que ce savant

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homme introduisit donc son travailles mêmes marques dont Aristarque s'était servi plusieurs siècles aupara- vant, en faisant la critique des vers d'Homère. L'un de ces signes, Y astérisque (asteriscus) était à peu près comme les petites étoiles de nos livres ; l'autre marque, Vobèle (obelus), était un petit trait, une petite lipie. S'il y avait dans l'hébreu quelque chose qui ne fut pas dans les Septante, Origènes le prenait de la version de Théodotion, et marquait cela d'une étoile. Tout ce qui était dans les Septante et ne se trouvait pas dans l'hébreu, il l'avait marqué d'une obèle, non point pour le retrancher, comme saint Jérôme a voulu quelque- fois le faire entendre, mais seulement pour en indi- quer l'absence.

Au reste, comme ces Hexaples étaient non seulement trop vastes et trop incommodes, mais encore d'un prix très considérable, Origènes les réduisit en un plus petit ouvrage, car, supprimant le texte hébreu et les dernières versions, il ne prit que celle d'Aquila, de Symmaque, des Septante et de Théododon, et il nom- ma cela Tétraples, parce qu'il y avait quatre versions marquées aussi d'astérisques et d'obèles (1).

Pour mieux comprendre le travail d'Origènes, il faut observer que, dès l'origine du Christianisme, les Juifs, ceux principalement qui n'étaient point Hellé- nistes^ rejetaient la version grecque des Septante, comme une version peu exacte et pleine d'additions,

'^i) Dom Pezron, Défense de Vanliqiu((' des temps, pag. 334-5. ToM. I. 22

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ce qui obligea les Pères, lorsqu'ils ne connaissaient pas la langue hébraïque, de recourir à d'autres ver- sions grecques qui avaient été faites récemment sur l'hébreu. C'est pour cela que saint Justin, martyr, consulte quelquefois la version d'Aquila, version es- timée des Juifs, et que, dans sa discussion contre Tryphon, il cite l'hébreu, c'est-à-dire cette même version d'Aquila, à laquelle les Pères donnaient le nom à' hébreu, parce qu'en effet elle répondait assez exactement au texte hébraïque. Origènes pensa qu'il rendrait à l'Eglise un éminent service en publiant une Bible dans laquelle on pourrait voir tout d'un coup ce qu'il y avait dans les Septante, et ce qu'il y avait dans l'hébreu, afin que Ton discutât plus vigou- reusement contre les Juifs, qui ne voulaient pas rece- voir la version des Septante (1).

De cette version des Septante ainsi représentée dans les Hexaples, on tira une infinité de copies dont les particuliers se servirent pour leur usage, et elles de- vinrent en peu de temps si communes, qu'il fut difficile de trouver des exemplaires de Fancienne version, sans le mélange de celle de Théodotion. Saint Jérôme assure que toutes les Eglises, tant des Grecs que des Latins, des Syriens et des Egyptiens, lisaient Tédition d'Origènes avec les astérisques et les obèles (2). Il y avait néanmoins, du temps même de

(i) Richard Simon, Histoire critique du Vieux Testament, livre ii, chap. 3. -- Origen. Epist. ad Africanum.

(2) Prrirfat, Commrvt. in Dnmi'l..\\Q^, 107'^,

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saint Jérôme, des exemplaires de rancienne Yulgate grecque dans lesquels ces notes ne se trouvaient pas, et qu'il distingue lui-même de l'édition des Septante qui était dans les Hexaples ; il dit, en outre, que l'on donnait à cette ancienne Yulgate le nom de Lucianéenne. Sui- vant le même Père, on lisait cette édition depuis Cons- tantinople jusqu'à Antioche; les Eglises d'Alexandrie et de l'Egypte s'attachaient à Hésychius; et les pro- vinces situées entre celles-là suivaient les exemplaires de la Palestine, c'est-à-dire la correction d'Origènes, tirée des Hexaples par Eusébius de Césarée et par saint Pamphile (1)^

Voilà pour ce qui regarde les traductions grecques et différents labeurs, souvent devenus l'objet de dis- cussions ou de remarques de la part de saint Jérôme, en sorte qu'ils prennent dans sa vie une place néces- saire, et qu'il ne serait pas très facile de connaître ce docte Père, si l'on ne jetait pas quelque jour sur les nombreuses questions auxquelles il mêla plus ou moins son ardeur d'esprit. Nous revenons maintenant à sa révision du Psautier latin, en recherchant quels jalons il pouvait avoir trouvés sur une route assez neuve et assez difficile.

Quoique Rome etl'Italie eussent reçu, avantl'époque de Jésus-Christ, une infinité de Juifs, il ne paraît pas qu'une seule traduction latine de l'Ecriture ait précédé l'établissement de l'Eglise chrétienne. Les Juifs lisaient

(i) In librmn Paralipom. Pracfat., toni. n, pag. i6o des Mélanges.

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sans doute les livres saints écrits en hébreu ou en grec, car le grec était fort commun à Rome, et les Juifs, qui s'y trouvaient étaient tous venus d'Orient et de la Grèce. On croit que la première version latine des Psaumes fut laite par les Chrétiens en faveur de ceux qui ne savaient ni le grec ni l'hébreu, et cette traduc- tion, qui était contemporaine des Apôtres, fut en usage dans l'Eglise latine jusqu'à la version de saint Jérôme. Vainement, pour nier l'antiquité de l'ancienne Italique, on objecte la barbarie de cette traduction. Nous ne nions pas qu'il n'y ait des termes qui ne sont pas de la belle latinité, et que, du temps de Néron, de Yespasien, de Domitien, de Trajan, les personnes cul- tivées, les Latins d'origine, ceux qui avaient bien étu- dié la langue latine, ne la parlassent plus purement que nos premiers traducteurs de l'Ecriture. Mais les Apôtres et leurs disciples se mettaient si peu en peine de la pureté du style et de la beauté du langage, qu'ils craignaient même de déshonorer leur ministère, et d'avilir la dignité des divins oracles, en les revêtant des ornements d'une éloquence mondaine. Nous par- lons non pas dans les doctes discours de l'humaine sagesse, mais dans la science de l'Esprit-Saint (1), di- sait fièrement saint Paul aux citoyens de Corinthe.

Lorsque Jérôme corrigea sur le texte grec des Septante l'édition latine des Psaumes, il fit ce travail avec un peu de précipitation , et n'y mit pas la der-

(i) I. Cor. Il, i3.

341 iiière main (1). Son édition fui reçue à Rome, et Ton commença à s'en servir communément dans l'Eglise, mais ce travail n'obtint pas un grand succès. Habitué à réciter les Psaumes selon l'ancienne version, le peu- ple négligea les corrections de Jérôme, en sorte que bientôt elle se trouva remplie d'une grande portion des fautes qu'il en avait ôtées.

Après la mort de Damase, lorsque Jérôme était à Bethléhem , Paula et Eustochium le prièrent de tra- vailler à une nouvelle révision des Septante. Il le fît, mais avec un soin tout particulier. Il désigna entre une obèle ( ) et deux points (') ce qu'il y avait de plus dans les Septante que dansThébreu ; entre une étoile (*) et deux ( : ) ce qui était ajouté de l'hébreu, et tiré de la version de Tliéodotion. Ce doit être de ce dernier travail qu'il parle, quand il rappelle une correction du Psau- tier latin par lui laite très soigneusement (2). On donna à cette correction le nom de Psautier gallican, parce que les Eglises des Gaules furent les premières à s'en servir. Quant à la première correction, elle fut appe- lée du nom de Psautier romain. Aujourd'hui encore elle est reçue dans l'Eglise du Vatican, sans préjudice tou- tefois de la seconde , qui a été déclarée authentique par un décret du Concile de Trente. Il n'est pas aisé de savoir laquelle de ces deux corrections du Psautier latin saint Jérôme a voulu désigner, dans son Apologie

(i) Praefat. inlibr.Psalm. secimdum i.x^.-~ Mélanges, tom. n, pag. r8o., (2) Mélanges, Ibid.,i)a^. 146.

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contre Ruffin, lorsqu'il dit que Rome avait depuis longtemps des Psaumes selon la version des Septante qu'il avait corrigée avec grand soin (1). Enfin, quel- ques années plus tard, le même Jérôme traduisit tout le Psautier d'hébreu en latin. Sophronius, personnage d'une grande instruction, étant un jour en discussion avec un Juif, emprunta aux Psaumes quelques preuves en faveur de Jésus-Christ, mais le Juif prétendait à chaque mot presque qu'il n'y avait pas dans Thébreu ce que portaient les Septante. Cela inspira à Sophronius la pensée de demander à Jérôme une traduction d'a- près l'hébreu. 11 lui écrivit une lettre pressante, l'as- surant qu'il serait heureux de s'en rapporter à son ju- gement et à sa traduction, car la diversité des autres interprètes le troublait plutôt qu'elle ne l'éclairait. Saint Jérôme, qui lui devait, dit-il, et ce qu'il pouvait et ce qu'il ne pouvait pas, lui envoya cette traduction avec une lettre pour préface (2), et Sophronius, fidèle à l'engagement contracté d'avance, avait déjà traduit en grec la version de son ami, à l'époque celui-ci publiait son traité des Hommes illustres (3). 11 ne nous reste rien des ouvrages de Sophronius ; on peut regretter la perte d'un livre qu'il écrivit un peu avant l'année 392 sur le renversement de Sérapis, et que saint Jérôme trouvait remarquable.

(i) Apolog. ad. Ruf.,\ih. n, pag. 429.

(2) Praefat. in libr. Psalm, hixla hebraicam veriialem., loc. cit.

(3) Livre des Hommes illustres, chap. cxxxiV;, pag. 164.

3v;î

Jérôme « séjournait encore dans Babylonc, étail en- core le citoyen de la courtisane empourprée, et vivait à la manière des Quirites (des Eomains), » lors- qu'il eut le dessein de « balbutier quelque chose sur le Saint-Esprit. » Il se ravisa, et, aimant mieux devenir l'interprète de l'ouvrage d'un autre que d'aller, ignoble petite corneille, séparer de couleurs étrangères, » il tra- duisit le livre que Didymus, « inhabile dans le lan- gage, mais non point dans la science, » avait écrit sur la troisième personne de la Trinité, en homme tout-à-fait apostolique. Il voulait dédier ce travail au pape Damase qui lui en avait, le premier, donné l'idée; mais les persécutions s'élevèrent, « le sénat des Pharisiens se récria, » en sorte que Jérôme suspendit une traduction qu'il ne put achever que plus tard. Elle nous est parvenue.

Il avait encore ce labeur entre les mains, lorsque Damase lui proposa diverses questions à résoudre. Jérôme, depuis quelque temps , lisait plus qu'il n'é- crivait, aimant la lecture comme un aliment quoti- dien qui nourrit et engraisse l'esprit. Damase ne dé- sapprouvait pas les lectures de Jérôme, mais il voulait qu'elles produisissent leur fruit naturel, c'est-à-dire des livres. Il ne trouva pas grand plaisir aux lettres de Lactance que Jérôme lui avait données à lire ; elles étaient trop longues, et traitaient rarement du dogme chrétien. Quant à celles que son cher fils Jérôme (1)

(i) Mdlanges, tom. m, pag. S8.

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avait autrefois écrites dans le désert, Damase les avait lues et transcrites en toute avidité, et il venait de lui envoyer un exprès, pour lui demander peut-être s'il n'avait point de production nouvelle. Jérôme faisait répondre qu'il n'avait que ses anciens écrits, mais que si Damase voulait qu'il travaillât à quelque chose, il pourrait prendre sur les heures de la nuit. Damase, qui regardait comme un sommeille studieux silence de Jérôme, accepta ce que celui-ci offrait, et lui envoya un diacre avec une lettre dans laquelle il demandait l'explication de cinq questions.

Jérôme se préparait à dicter la réponse, lorsque survint un Hébreu qui lui présenta plusieurs volu- mes qu'il apportait de la synagogue comme pour les lire, et qu'il avait empruntés à la prière du saint doc-- teur. Ces livres absorbèrent ses premiers loisirs, et il ne put répondre à Damase que le lendemain. Il ne toucha même que trois questions ; or, elles avaient pour su- jets la punition de Caïn; le temps les Israélites sortirent d'Egypte , et la bénédiction qu'Isaac donna à Jacob. Quant aux deux autres qui consistaient à savoir pourquoi il y avait des animaux appelés im- mondes, et pourquoi Dieu avait ordonné à Abraham la Circoncision, il se contenta d'observer qu'elles avaient été suffisamment éclaircies par deux hommes très éloquents, dit-il, Tertullien et Novatianus (1).

(i) Mélanges, tom. m, pag. 93.

CHAPITRE XIV.

t)u culte de la sainte Vierge. Antidicomarianites. Helvidius attaque la perpétuelle virginité de Marie : saint Jérôme écrit un traité contre Helvidius.

Le zèle religieux de Jérôme eut bientôt à se mon- trer sur un sujet plus important. Il s'agissait de dé- fendre contre la grossière ignorance d'Helyidius la gloire de la Mère de Dieu.

C'est un des cultes les plus tendres et les plus pieux que le culte de Marie; le Catholicisme n'a rien d'aussi doux. Voilà chez un peuple choisi une simple et mo- deste jeune fille, mêlées aux femmes vulgaires, sans aucune chose qui la distingue d'elles, si ce n'est sa

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virginale pudeur , et ses heures sagemenl absorbées dans la pensée de Dieu et dans les choses de sa condi- tion sociale. Elle gagne sa vie avec le travail de ses mains; elle est clouée aux détails domestiques, va puiser l'eau à la fontaine, comme Rebecca, et laver son linge aux flots purs, comme faisait Nausicaa, la princesse homérique. Mais, dans le cercle étroit de ses heures si largement occupées, que de vertus aimées des cieux, et quels trésors de mérites!

Les pieuses mains qui dressèrent des autels pour le Christ n'oublièrent pas Marie, et, dès l'aurore de ce mystérieux et poétique moyen-âge, une ardente foi s'unissait à un enthousiasme si touchant de sim- plicité, elle fut l'objet du culte le plus constant, la source des inspirations les plus pures, des dévoùments les plus nobles et les plus généreux. Le poète la chanta sur sa lyre, pendant que le peintre aimait à la repro- duire sur la toile. Une pensée de repentir ou de piété filiale, ou de reconnaissance, lui élevait des temples sur les flancs des coteaux , sur la cime abrupte des rochers ou dans les détours silencieux des vallées pro- fondes. Elle avait partout ses chapelles ornées par la nature, ses oratoires embellis par la main des vierges, et ses étroites niches d'où elle veillait sur les diffé- rentes parties des populeuses cités. Jusque dans nos âges de foi débile et maladive, ou d'incrédulité amère et dévorante, elle a jeté de chaleureuses inspirations dans l'ame des grands poètes, et Goethe et Byron , comme Pellico et Manzoni, comme Tasso et Petrarca,

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l'ont célébrée en magnifiques strophes. Dans les danses étoilées du Paradis de Dante, rajonne une splendide lumière que salue un vieillard en cheveux blancs , l'évangéliste de Marie, saint Bernard. Cette miracu- leuse étoile, c'est la Vierge, Mère du Christ. Les sentiers battus de Lorette virent un jour arriver un pauvre pèlerin, consumé de tristesse et de misère; on l'entendit soupirer un chant mélodieux, et l'on recon- nut que cette grande voix qui priait c'était la voix du chantre de Godefroi de Bouillon. Y a-t-il si longtemps que le sceptique poète de l'Angleterre disait en vers harmonieux :

« Ave Maria! sur la terre et sur les mers, l'heure du jour la plus céleste est la plus digne de toi.

« Ave Maria! bénie soit cette heure! bénis soient le temps, le climat, le lieu tant de fois je Tai senti, avec la plénitude de son charme, ce moment si doux et si beau, tomber sur la terre, tandis que se balançai! la lourde cloche dans la tour lointaine que l'hymne du jour mourant expirait dans les airs, que pas un souffle ne glissait à travers un ciel couleur de rose, et que les feuilles mêmes de la forêt semblaient agitées par le frémissement de la prière.

« Ave Maria! c'est l'heure de la prière. Ave Maria! c'est l'heure de Tamour, Ave Maria! permets que nous élevions nos regards vers ton Fils et vers toi. Ave Ma ria! oh! quil est beau ce visage! et ses yeux baissés sous la Colombe toute puissante ! Qu'importe que c(^ ne soit qu'une image peinte qui frappe mes yeux ;

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ce tableau n'est point une idole, c'est la réalité même (1). »

Nous ne comprenons pas que les Réformateurs du XVr siècle aient proscrit un culte qui nous a été en- seigné de Dieu même, car c'est de Dieu que vint à Marie le messager céleste dont nous avons appris à réciter une glorieuse salutation. Il y avait dans la jeune vierge tant d'innocence et de pureté, que le Sauveur daigna la choisir pour le grand œuvre de la Rédemption, et voulut naître en elle dans le temps , lui de toute éternité ; résider en ses chastes flancs, lui qui avait pour habitation les splendeurs des cieux. Et quand arriva l'heure décrétée , l'ange Gabriel fut dépêché à l'humble fille d'Israël comme pour demander son ac- quiescement aux sublimes desseins que méditait la Trinité Sainte. Lorsque ensuite Jésus-Christ allait an- noncer, du haut de la croix, la consommation de toutes choses, à qui voulut-il confier le disciple bien-aimé, celui qui avait reposé sa tête sur la poitrine du Fils de Dieu? Ce fut à Marie qu'il rendit cet honneur, nous apprenant dès lors quelle vénération il faudrait avoir pour la Vierge devant qui le ciel s'était incliné en la personne de l'Ange, pour la Mère à qui il remettait en la personne de Jean une longue génération de fils el de disciples : Ecce mater tua.

Jusques au lY^ siècle, aucune voix n'interrompit l'hymne de louanges adressé à Marie, et dont les plus

(i) Lord Byron, Don Juan , ni, io2-io3.

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anciens Docteurs de FEglise, saint Ignace, saint Trénée, saint Justin, Origènes, sont les témoins vivants et so- lennels. Mais alors parurent ces hommes c[u'on appelle Antidicomariaîiites (contradicteurs de Marie), et qui attaquèrent sa virginité. Dieu tenait en réserve, pour les réduire au silence, un de ces puissants défenseurs qui triomphent également par la force de la parole et la sainteté de la vie. L'erreur avait principalement cours en Arabie; saint Epiphane l'y détruisit, en écri- vant à tous les fidèles de cette province une lettre admirable de vigueur et de raison (1). Il disait dès lors ce que l'Eglise ne cessera de répéter : « Quicon- que honore Dieu, honore ce qui est saint; quiconque déshonore ce qui est saint, déshonore aussi le Seigneur même de ce qui est saint (2). »

Dans le même temps et dans la même contrée, passa de la Thrace et de la Haute-Scythie une erreur tout opposée, mélange de Christianisme et de fêtes payennes ; elle fut surtout embrassée par les fem- mes. Au plus beau mois de l'année, et pendant plu- sieurs jours, on ornait magnifiquement un char, sur lequel était placée une statue de la Vierge; on lui offrait des gâteaux (appelés en grec collyrides) , d'où les partisans de cette s^cte furent appelés Collyridiens. Ils prenaient leur part de ce gâteau, tout ainsi qu'une communion, et adoraient la Vierge comme une divi-

(i) s. Epiphan. Haeves. lxxviii, lib. m, cap. 6-7. (2) Ibid., XXI.

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iiité. Saint Epiphane combattit aussi cette nouvelle er- reur, dont il prouva l'idolâtrie.

Pendant que saint Jérôme était à Rome (1), il s'éleva un autre Antidicomarianite, qu'il réfuta dans un livre jlialeureux et solide. Helvidius était disciple de l'arien Auxentius, qui avait usurpé sur saint Dionysius le siège de Milan. Saint Jérôme le représente comme un homme grossier, à peine imbu des premières connais- sances, mais turbulent, et qui, tout à la fois laïque et prêtre, voulait s'établir juge de la doctrine de l'Eglise. Parfaitement inconnu avant de mettre au grand jour une erreur qui n'était même pas nouvelle, il vivait dans une telle obscurité que, résidant en la même ville que lui, Jérôme ne savait, dit-il, s'il était blanc ou noir. 11 reprochait à Helvidius d'avoir cherché dans un éclat scandaleux une renommée passagère, et le comparait à Erostrate, qui, pour se faire connaître en mal, puisqu'il ne pouvait être connu en bien (2), avait incendié le temple de Diane à Ephèse.

Helvidius avait embrasé le temple du corps de Jé- sus-Christ, et souillé le sanctuaire de l'Esprit saint, disait Jérôme.

Quel que fût, du reste, le motif qui animait Helvi- dius, il écrivit en réfutation, ce semble, d'un catholi- que nommé Cratérius, un méchant livre, dans lequel, alUéguant divers passages des Evangiles (3), dont il

(i) Comment, in Episl. od Galat., lib. i, cap. 2, pag. 236,

(2) Mélanges, tom. i, pag. i36.

(3) Matth. I, 18 ; 24 et 25 ; xvî, 55. - Marc, vi, 3. Luc, n.

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falsifiait le sens, il prétendait montrer qu'après la naissance de Jésus-Christ, la Vierge Marie avait eu de saint Joseph plusieurs enfants, ceux que l'Ecriture appelle Frères du Sauveur. L'exorde était digne d'une pareille révélation, à laquelle saint Epiphane avait répondu d'avance. Helvidius s'annonçait emphatique- ment par les mots de l'orateur romain : O temps ^ ô mœurs, et le reste du livre répondait à ce début, car il n'y avait ni style, ni raison. Passe encore pour cela; « je ne réclame pas la beauté du langage, disait saint Jérôme, je requiers la piété de l'ame. Chez les Chrétiens, c'est un grand solécisme et un vice que de narrer ou de faire quelque chose de honteux (1). «

Quand donc les Chrétiens prièrent Jérôme de réfu- ter le livre d'Helvidius, il s'y refusa d'abord, non pas qu'il regardât le triomphe comme difficile ou incertain, mais parce qu'il craignait de donner de l'importance à un triste calomniateur de la Vierge Marie, de le rendre plus audacieux et de s'attirer les injures que l'erreur prodigue ordinairement à un adversaire, faute de pouvoir l'atteindre par la vérité.

Néanmoins, les instances des Frères et le désir de mettre fin au scandale que produisait le livre d'Hel- vidius, déterminèrent Jérôme à écrire une apologie qui est un de ses traités les plus précieux, et le pre- mier qu'il ait publié contre les hérétiques de son temps.

Il invoque d'abord le Saint-Esprit, afin qu'il vienne

(i) Gennad. de Viris ill. 32, pag. 216 de notre édilio».

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lui dicter ce qu'il faudra dire sur la perpétuelle Vir- ginité de la bienheureuse Marie. Il invoque le Sei- gneur Jésus, pour qu'il défende de tout soupçon de commerce charnel les saintes entrailles dans lesquel- les il résida. Il invoque Dieu le Père, afin qu'il mon- tre que la mère de son fils resta vierge après l'enfan- tement, elle fut mère avant d'être mariée.

Et comme les habitudes de l'école, habitudes si fortes alors, conservent toujours quelque empire sur l'esprit de saint Jérôme, il recourt à certaines précau- tions oratoires, affirmant « qu'il ne désire pas le champ d'une éloquence de rhéteur, qu'il ne recherche pas les pièges des dialecticiens, ni les broussailles d'Aris- tote (1). » Mais, à la fin du traité, quand il se replie sur lui-même, il dit assez ingénument : « Nous avons fait le rhéteur, et nous avons un peu joué à la façon des déclama teurs (2) .

L'observation que nous venons de faire porte simple- ment sur la forme et sur les préoccupations littéraires, mais point sur le fond du livre qui est suffisamment rempli de preuves et de témoignages tirés de l'Ecriture, comme Gennale en avait jugé au Y^ siècle (3). Il était facile d'avoir bon marché des objections d'Helvidius, car elles supposent qu'il n'avait pas la moindre con- naissance du langage de l'Ecriture comme des Evan-

(i) Mélanges, ibid., pag. r38. (a) M^/angres, ibid., pag. i35. (3) Gennad. de Viris ill. loc. cit.

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gélistes, et qu'eùt-il même agi avec une certaine bonne foi, il devait être au moins accusé d'une insi- gne légèreté. Ce sont pourtant ces misérables rêveries d'Helvidius qui ont eu le privilège d'être réchauffées par la frivole irréligion du XYIIF siècle, avec un sé- rieux très comique, n'était la gravité du sujet.

Helvidius avait appelle à sa défense TertuUien et Victorinus (de Pétaw). « Quant à TertuUien, répliqua saint Jérôme, je n'ai rien à dire de lui, sinon que cet homme n'a pas été de l'Eglise (1). Quant à Victorinus, j'affirme de lui ce que j'affirme des Evangélistes, qu'il a dit les frères du Seigneur dans le sens exposé plus haut, c'est-à-dire les frères par la parenté et non par la nature. » Puis il en appelle, à son tour, aux témoi- gnages d'Ignace, de Polycarpe, d'Irénée, du martyr Justin, et de bien d'autres apostoliques et éloquents personnages qui avaient écrit contre Ebion, centre Théodotus de Byzance et Valentin, partisans des idées d'Helvidius, plusieurs volumes remplis de sagesse. Nous nous étonnons que Jérôme, qui a placé saint Epiphane dans son livre des Hommes Illustres (2) , ne dise rien des écrits qu'il avait publiés contre les Antidicomarianites, dès l'année 377. La plupart des arguments développés maintenant par Jérôme, l'a- vaient été déjà par le saint évêque de Salamine.

(i) Et de Tertulliano quidem nihil amplius dico, qiiam Eorlesiae hominem non fuisse. Mélanges, il)id,, paj,'. 140. (•2) Chap. cxtv.

ToM. I. 23

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Pour donner plus de faveur à son système et ache- ver ses merveilleuses démonstrations, Helvidius pré- tendait que la virginité n'est point au dessus du ma- riage. Saint Jérôme lui répondit, en développant la sage doctrine de saint Paul au sujet des femmes ma- riées et des vierges, puis il termine par ce piquant tableau de moeurs (1) :

« Tu penses, toi, que c'est la même chose de vaquer à la prière les jours et les nuits; de vaquer aux jeu- nes, que de se polir le visage à l'arrivée d'un époux, de briser son pas, de simuler les tendresses. Celle-là agit ainsi, de manière qu'elle paraît plus hideuse, et qu'elle obscurcit injurieusement le bien de la nature. Celle-ci se peint devant le miroir, et, au grand affront du créateur, s'efforce d'être plus belle qu'elle n'est née. D'un côté, les enfants jasent, les domestiques bruis- sent, les petits enfants se pendent aux baisers et à la bouche, les dépenses sont supputées, les frais sont préparés. De l'autre, un essaim affairé de cuisiniers travaille les viandes, la foule des tisseuses bourdonne, et, sur ces entrefaites, l'on annonce que le mari est arrivé avec des compagnons. Cette autre, comme une hirondelle, parcourt tous les recoins, pour savoir si le lit est dressé, si les pavés sont balayés, si les coupes sont ornées, si le dîner est préparé. Dis-moi, de grâce, est donc, au milieu de toutes ces préoccupations, la pensée de Dieu ? et ce sont d'heureuses maisons ?

(i) T. Cor. viir, 2i)-34.

355 Mais ensuite, lorsque résonnent les tympana, que la flûte crie, que la lyre cause, que la cymbale retentit, quelle crainte de Dieu y a-t-il ? Le parasite se com- plaît dans les avanies; les victimes des passions en- trent brillantes, et avec la ténuité de leurs vêtements sont exposées à des yeux impudiques. Ou bien une malheureuse épouse se réjouit de ce spectacle et en périt; ou bien elle s'en offense, et le mari est incité aux querelles. De là, les discordes, pépinière de répu- diation. Que si l'on trouve quelque maison ces choses n'aient pas lieu, et c'est un oiseau rare, toute- fois quelle est la femme que la dispensa tion même de la maison, l'éducation des enfants, les besoins du mari, la correction des serviteurs ne détournent pas de la pensée de Dieu? Nous ne nions point que parmi les veuves, nous ne nions point que parmi les personnes mariées , il ne se trouve de saintes femmes, mais elles ont cessé d'être épouses ; mais, dans la nécessité du mariage, elles ont conservé la chasteté des vierges (1). »

Dans les dernières lignes du livre sur la perpétuelle virginité de la hienlieureuse Marie , Jérôme devance les calomnies et les détractions futures d'Helvidius. 11 les tiendra pour glorieuses, dit-il, puisqu'il sera dé- chiré par la même bouche qui a déchiré Marie, et que le serviteur et la mère du Seigneur subiront la même faconde canine (2).

(i) Mélanges ^'\W\ à., pag. i47-i5r. (2j IbicL, pag. 1 55.

356

L'illustre défenseur du sens catholique n'était pas seul, dans son siècle, à proclamer ainsi la glorieuse prérogative de la Mère de Dieu; il s'éleva d'autres grandes voix qui chantèrent alors le même hymne, et nous savons quelles belles paroles trouvaient les Atha- nase, les Ephrem, les Chrysostôme, les Basile , les Grégoire, les Augustin, fidèles échos des âges précé- dents (1).

(i) Voir ces témoignages recueillis dans le Livre de Marie^ Mère de Dieu, emprunté aux Pères de l'Eglise, aux orateurs chrétiens, etc, . par Grégoire et Collombet; Lyon et Paris, 1807, 2 vol. in- 18.

CHAPITRE XV.

De l'influence de la femme sur les choses religieuses. - Saint Jérôme, à Rome ; ses rapports avec les femmes chrétiennes de cette ville. Sainte Marcella: histoire de sa vie. L'hérésiarque Novatianus : son erreur combattue par Jérôme. Saint Rhéticius, évêque d'Autun : ses Commen- taires sur le Cantique des Cantiques. Les Montanistes essaient de gagner Marcella : saint Jérôme les réfute. Mort de sainte Léa : son éloge par saint Jérôme. Eloge de la vierge Asella. Les diacres de Rome veu- lent se placer au dessus des prêtres : saint Jérôme s'oppose à leurs préten- tions.

Malgré ses occupations variées, et ses longues étu- des au sein d'une ville bruyante, qui fut autrefois le monde entier (1), Jérôme ne se départit point de la vie rigide qu'il avait menée dans la solitude de Chalcis. Rome tout entière, qui savait combien il était versé dans la science des Ecritures, et voyait son crédit au- près du pape Damase, avec lequel , du reste, il mar-

(0 Saint Jérôme, Lettres, lom. v, pag. :^.S>>.

358

chait toujours de concert, éprouvait de l'affection pour le docte et vertueux prêtre. On disait que c'était un saint; on le proclamait aussi humble qu'éloquent; on s'accordait même à le regarder comme digne du sou- verain sacerdoce (1), car Damase était alors âgé de 75 ans environ. Il eut été beau de voir Jérôme dirigeant la barque de Pierre, et versant sur le monde les trésors d'une ame si ardemment chrétienne.

Les trois ans qu'il passa dans la ville éternelle ne furent pas perdus pour la cause qu'il retourna servir au désert. Il sema dans beaucoup d'esprits les germes des plus grandes choses, et noua des relations qui lui permirent d'exercer toute sa vie une puissante in- fluence sur le monde occidental. Malgré son amour pour la retraite et le calme, il lui fut impossible, à Rome, de se dérober tout à fait aux pieuses sollicita- tions d'illustres dames, chez qui la naissance et la fortune étaient les moindres dons du ciel. La femme, avec son organisation vive , agissante, passionnée, ne resta jamais circonscrite dans les modestes et tran- quilles occupations du foyer domestique ; il n'est guère d'époque elle ne se trouve mêlée, pour sa part, au mouvement qui travaillait la société, et les idées et les faits ne se soient ressentis de son action tan- tôt bonne, tantôt mauvaise. C'est particulièrement dans l'ordre des phénomènes religieux que l'on a pu s'en apercevoir.

(i) IbUL, loiii. a, pag. 24 et 26.

350

Jésus-Christ n'avait pas voulu que l'homme seul fût appelé à répandre ses divins enseignements, et plus d'une fois il les déposa dans le cœur de la femme, comme dans un sol généreux, pour qu'il les fît fleurir autour d'elle. « Les prêtres et les Pharisiens crucifient le Fils de Dieu, et Marie Magdeleine pleure au pied de la croix, prépare des parfums, cherche au tombeau, interroge le jardinier, reconnaît le Seigneur , se rend auprès des Apôtres, leur annonce qu'il est trouvé. Ceux-là doutent, celle-ci a confiance (1). » Quand il rencontre près du puits la Samaritaine, et qu'il boit à son urne, ce n'est pas inutilement qu'il lui parle du don de Dieu (2) . Les âges modernes savent assez quels prodiges de bienfaisance et de vertu éclatèrent en de saintes femmes, que dirigeaient des âmes tendres et ingénieuses comme celle de saint François de Sales, miséricordieuses et inépuisables comme celle de saint Vincent de Paul.

Mais quand il y eut aberration dans les généreux instincts de la femme, quand ils se prirent à des chi- mères ou à des erreurs , alors elle descendit au rôle de sectaire, s'attacha opiniâtrement à des conseillers funestes, et l'on vit des Aquila et desPriscilla reconnaî- tre l'Esprit gnostique de nouveaux Mon tans.

Il est facile de comprendre quel salutaire ascendant

(i) Saint Jérôme, Mélanges, tom. m, pag, 157.

(2) si scires donum Dei, et quis est qui dicit tibi : Da mihi hibere. loan. jv, 10. f/^/cngrcs, ibid., pag. iGr.

360

l'imagination de Jérôme , soutenue par un esprit droit et orthodoxe, put exercer à Rome sur l'élite de ces illustres matrones, de ces pieuses vierges qui réclamè- rent ses conseils, ses instructions , et voulurent être comme ses élèves. La femme même qui était sortie du Paganisme , vivait encore au milieu d'un monde tout pénétré des erreurs de la Gentilité. Il lui fallait quelqu'un pour la mettre résolument sur une route chrétienne, pour la discipliner, pour la séquestrer de la société romaine, et ce fut l'oeuvre de saint Jérôme, œuvre admirable qui fera toujours un de ses plus beaux titres de gloire.

Plus ses manières, tout empreintes de la rudesse du désert, étaient hardies et souveraines, plus les dames le recherchaient. Elles cédaient volontiers à la domination de cette ame véhémente et pleine de feu. Depuis saint Athanase, aucun moine d'une si grande force ni d'un tel crédit ne s'était vu dans Rome. Sa réputation attirait vers lui beaucoup de femmes dis- tinguées, et sa modestie les lui faisait éviter. Que s'il ne put se dérober toujours à ce légitime désir qu'elles avaient de l'entendre, nulle d'elles cependant n'eut la force de vaincre sa retenue , et il n'entra jamais dans la demeure d'une personne dont la vie n'eût pas été protégée par la bonne opinion de tous. Celle qu'il préféra des matrones romaines, ce fut la femme « pé- nitente et mortifiée , négligée dans son extérieur , presque aveuglée parles larmes; la femme qui passait les nuits à fléchir la miséricorde du Seigneur , et que

301

le soleil suprit soiivenl en prière ; la femme qui n'avait pour chanson que les psaumes , pour entretien que l'Evangile, pour plaisirs que la continence, pour nour- riture que le jeûne (1). »

Souvent un cercle de vierges l'environnait. Souvent à quelques-unes il expliqua, du mieux qu'il put, les livres divins. L'étude avait donné lieu à l'assiduité, l'assiduité à la familiarité, la familiarité à la confiance ; jamais toutefois elles ne purent voir en lui quelque chose qui ne fût pas d'un chrétien. « Ai-je reçu de l'ar- gent d'aucune d'elle ? Les dons, soit grands, soit petits, ne les ai-je pas dédaignés, disait-il avec une noble as- surance ? L'or d'autrui a-t-il jamais retenti dans mes mains ? mon langage a-t-il été équivoque ? mon œil pétulant ? Est-ce que des vêtements soyeux, des gemmes éclatantes, un visage fardé, l'ambition de l'or m'ont captivé? (2) »

Dans le chœur de femmes qui recherchèrent des leçons de Jérôme, on trouve Paula, cette fleur de la noblesse et de la piété; sa fille Eustochium, si digne- ment et si souvent louée par le saint docteur; Blésilla, sœur d'Eustochium; Léa, si éclatante de vertus; Asella, qui savait mener à Rome la vie de la solitude ; Mar- cella, si grande dans sa viduité , et qui prêtait son palais solitaire de l'Aven tin aux réunions se for- mait la pensée de tant de saintes œuvres. Par Jérôme

(i) Le«re5, tom. n, pag. 27. (■>-) IbicL, pag. -2 5 et 27.

362 encore furent dirigées Albina , Marcellina et Félicité, qu'il salue toutes dans une lettre (1); la vierge Princi- pia, qu'il loue en bien des rencontres; la viergeFéliciana, qu'il rappelle dans une épître (2), et la vierge So- phronia (3). Il avait contracté ainsi de saintes et dé- licates amitiés, qui puisaient leur force dans une foi et dans un but communs. Il les cultiva du fond delà Judée, et les vit presque toutes finir par la mort, qui le laissa un des derniers , pour qu'il révélât sur la tombe de ces généreuses chrétiennes tant de vertus qu'il a si magnifiquement célébrées.

Marcella fut une des premières à recberclier avi- dement les leçons de Jérôme. Elle le pressa d'une si vive insistance qu'elle finit par triompher de son hé- sitation. Jamais ensuite elle ne le rencontra sans lui faire quelque demande sur les Ecritures. Tout ce qu'il avait ramassé en lui par une longue étude, ou qu'une méditation assidue lui avait rendue comme naturel, Marcella bientôt l'apprit et le posséda, en sorte que, après le départ de Jérôme , s'il naissait une contesta- tion au sujet d'un passage des Ecritures, c'était Mar- cella que l'on allait prendre pour juge. Mais comme elle était dirigée par une modestie pleine de tact, elle répondait aux questions de manière à ne pas avouer pour sien ce qui l'était réellement. Elle disait que cela

(i) Ibid. pag. 33.

(2) Saluta Felicianam, vere carnis et spiritus virginitate feiicem. Ad Pau- iam, de Alphabelo, inter Criticas, xvtr. tom. ii.

(3) Lettres, tom. v, pag. 9.95.

363

venait de Jérôme ou que c'était de quelqu'un d'autre, et confessait ainsi qu'elle n'était qu'une écolière, dans une science pourtant qu'elle enseignait. Elle se rappe- lait que saint Paul ne permet point à la femme d'en- seigner (1), et ne voulait pas qu'on l'accusât de faire injure aux hommes, aux prêtres qui venaient parfois la consulter sur des passages obscurs et ambigus.

Marcella, qui était l'ornement et la gloire delà ville de Rome, avait perdu son père, lorsqu'elle perdit en- core son époux, après sept mois de mariage. La jeu- nesse, la beauté de la noble veuve, la douceur de ses mœurs la firent alors vivement rechercher par Néra- tius Céréalis, qui fut préfet de Rome en 352 et 353, et Consul en 358 (2). Il était fort âgé, et promettait à Marcella de grandes richesses, qu'il voulait lui donner, disait-il, non point comme à son épouse, mais comme à sa propre fille. Albina, mère de Marcella, ambition- nait pour sa maison dépeuplée un si brillant appui.

« Si je voulais me marier, et non pas me vouer à une éternelle chasteté, répondit Marcella, je cher- cherais un mari et non un héritage.

« Mais des vieillards peuvent vivre longtemps, disait Céréalis, et des jeunes gens mourir tôt.

« Oui, un jeune homme peut mourir tôt, répli- quait doucement Marcella, mais un vieillard ne peut vivre longtemps. »

(i) I. Thn. H, 12.

(2) Baron, '5-5, 7. Ros-Weyde, Vit. Pair. Ainm. Marcell. xiv, 11.

364

11 était mal aisé dans une yille médisante et qui se plaisait à souiller toute chose pure et chaste, de n'être pas victime de quelque triste calomnie. Marcella sut mettre dans sa conduite assez de mesure et de gravité pour ne jamais donner prise à la langue des détracteurs. Et ce qui releva davantage son mérite, c'est qu'elle fut la première à confondre dans Rome la Gentilité, et à faire voir au monde ce que c'est qu'une veuve chrétienne. La veuve du Paganisme avait coutume de se peindre le visage avec du vermillon et de la cé- ruse, de resplendir en des vêtements soyeux, de bril- ler par des gemmes, de porter de l'or sur sa tête, de suspendre à ses oreilles perforées les plus précieux grains de la mer Rouge (1), de répandre autour d'elle le parfum du musc, de pleurer si bien son mari qu'elle se réjouissait plutôt d'être affranchie enfin de sa do- mination, et en cherchait un autre, non point pour lui obéir, mais pour lui commander. Elle en choisis- sait un qui fut pauvre, qui n'eût de mari que le nom, souffrît patiemment des rivaux, et se résignât à être chassé, dès qu'il ferait entendre le moindre murmure.

La sainte Marcella portait des vêtements pour se garantir des incommodités des saisons, et non point pour les faire servir à ces nudités étudiées qui attes- tent la corruption, en même temps qu'elles corrom- pent. Ils étaient d'une modestie et d'un ton qui ne lui

(i) Rubentis maris grana candentia. ïertull. de Reswreciione Carnis , rap. vu.

365

permettait pas d'oublier la sombre demeure du tom- beau (1). Quant à un anneau d'or (2), tel que les dames romaines en avaient toujours à un doigt de la main, et qu'elles employaient à sceller différentes choses, elle n'en garda pas même, aimant mieux tout dépo- ser dans le sein des pauvres, que de rien enfermer dans sa cassette. Jamais elle ne sortit sans sa mère, jamais elle ne reçut seule à seule aucun des clercs ou des moines que parfois les exigences d'une grande maison amenaient chez elle. Toujours elle eut en sa compagnie des vierges et des veuves ; encore les choisissait-elle qui brillassent par la gravité.

Marcella jeûnait avec modération, s'abstenait de viande, et, la faiblesse de son estomac l'obligeant de prendre un peu de vin, elle l'odorait plutôt qu'elle ne le goûtait. Elle paraissait rarement en public, et évi- tait surtout les maisons des plus nobles matrones, car elle ne voulait pas remettre sous ses yeux l'aspect du luxe qu'elle avait répudié.

Marcella visitait les basiliques des Apôtres et des Martyrs, cherchant, pour y prier en secret, les heures elles étaient le moins fréquentées. C'étaient d'excellentes dispositions pour embrasser cette vie mo- nacale dont :1e nom seul effrayait encore la délicatesse du siècle, et aurait déshonoré toute grande dame ro- maine qui eût osé le prendre. Marcella, encouragée

(i) Lettres, tom. v, pag. tgS,

(2) Auriim usque ad aunuli sigiUum repudians, Ibid., p;^^^ '^yo.

30G

par le langage de deux saints exilés, Atbanase (340), et Pierre d'Alexandrie (373 ou 374), ne s'arrêta plus aux jugements du monde. Elle se réfugia dans une villa aux portes de Rome, et s'en fit une solitude elle prit avec elle la yierge Principia, qui fut son in- séparable compagne, depuis l'an 386. Alors il s'éleva bien des monastères de vierges. Le nombre des moi- nes devint si considérable que la multitude de ceux qui servaient ainsi le Seigneur rendit honorable une profession auparavant ignominieuse, et que Rome fut une véritable Jérusalem (1). Saint Augustin qui avait connu ces monastères, écrivait que tout ce qui s'y dis- tinguait par la gravité, par la prudence, par la science des cboses divines, commandait à des frères animés de l'esprit de charité, de sainteté et de liberté chré- tienne (2) .

Marcella vécut ainsi plusieurs années, et avant de se souvenir qu'elle avait été jeune, s'aperçut qu'elle était arrivée à la vieillesse. Elle aimait à dire avec Pla- ton, que la philosophie est la méditation de la mort.

Lorsque les Goths, qui venaient de prendre Rome (410), entrèrent chez Marcella, elle les reçut d'un air calme et intrépide. Comme ils lui demandaient de l'or, elle voulut par la pauvreté de sa tunique, leur montrer

(i) Lettres, il)id.,pag. 295.

(2) Jbid., pag. 3oi. Romae plura monasteria cognovi, in quibus singuli gravitate alque prudentia et divina scientia pollentes, caeteris secum habitan- tibus praeerant christiana caritate, sanctilate et libertate viventibus. S. Au- giist. de Moribns Ecclesiae^ cap. 33.

267

qu'elle n'avait pas de richesses enfouies, mais elle ne put cependant leur faire croire à cet état de volontaire pauvreté. On raconta que, frappée de fouets et de verges, elle ne sentit point sa douleur, et que, pros- ternée aux pieds de^ avides conquérants, elle les con- jurait par ses larmes de ne point la séparer de la vierge Principia, car elle craignait pour sa jeune amie des outrages que n'avait pas à redouter sa vieillesse, à elle. Jésus-Christ vint amollir la dureté de ces cœurs de Barbares, et la pitié trouva place parmi des épées sanglantes. Ils les conduisirent l'une et l'autre à la ba- silique de Saint-Paul, afin qu'elles y trouvassent un asyle, ou du moins un tombeau. La religieuse solli- citude de Marcella avait obtenu ce qu'elle ambition- nait par dessus tout.

Quelques jours après, la sainte femme ayant con- servé jusqu'au bout une heureuse vigueur à un corps débile, s'endormit dans le Seigneur, et laissa Principia pour héritière du peu qu'elle avait, ou plutôt le légua parcelle-ci aux mains des indigents. La jeune vierge couvrait de baisers et de larmes cette figure chérie qu'elle ne devait plus voir ; et le visage de la mou- rante s'illuminait d'un dernier sourire, au milieu des pleurs de l'amitié, tant la sainte femme avait la con- science de la pureté de sa vie et l'espoir des récom- penses futures (1).

Novatianus, que Rome avait entendu, au IIP siècle,

(t) Lettres f ibid., pag. 3ri-3i3. On célèbre sa fèU- au 3i jauvitr.

3G8

professer une sévère et désolante doctrine contre les Chrétiens tombés pendant la persécution, laissa une secte dont il j avait encore des traces du temps de saint Jérôme, et contre laquelle saint Rliéticius, évé- que d'Autun, écrivit un traité considérable (1). Les Novatiens avaient, parmi leurs différentes erreurs, une très fausse doctrine sur le péché contre le Saint-Esprit, ce péché dont il est parlé dans saint Matthieu (2). Etre disciple de Jésus-Christ, et avoir le malheur de le renier sous le coup de la persécution, c'était là, di- saient-ils, que se trouvait l'irrémissible péché que si- gnale l'Evangéliste (3) . Or, saint Jérôme consulté là- dessus par la sainte Marcella, se fit un devoir impé- rieux de lui répondre sur-le-champ, quoiqu'il eut, ce jour-là, des amis qui l'étaient venus voir dans son humble demeure. Il montre fort bien contre les hé- ritiers des doctrines de Novatianus, que les paroles de l'Evangile ne peuvent s'entendre de tous ceux qui renient Jésus-Christ, mais qu'elles s'appliquent à ceux qui attribuent au démon les œuvres de l'esprit de Dieu, lorsqu'ils le font par une passion maligne, et non point par ignorance.

Marcella avait un jour demandé à Jérôme les Com- mentaires de Rhéticius sur le Cantique des Cantiques. L'évêque d'x\ugustodunum ( Autun ) avait eu dans

(i) s. Hieron. de Viris ill. t:ap. lxxxu, pag. rc>.8. (a) Malth. xrr, 32,

(3) Novalianus affirmât nouposse peccare in Spiritum sanctuni, nisi eiim (pii Cliristianussit, et poslea negaveril. Inler Critic, ton. iv, episi. (i.

3G9 les Gaules une très grande réputation, au temps de l'empereur Constantin (1), qui l'envoya à Rome, sous le pontificat de Miltiades (2), juger avec Maternus de Cologne et Marinus d'Arles (312), dans la cause des Monteuses ou Montagnards. C'était ainsi que l'on ap- pelait les Donatistes, parce que ce fut d'abord sur un mont qu'ils tinrent à Rome leurs assemblées (3) .

Saint Jérôme ne trouva pas que les Commentaires de Rhéticius fussent une lecture convenable pour l'es- prit de Marcella, et il les lui refusa, quoiqu'il les eût prêtés à d'autres personnes. « Tout le monde ne doit pas se nourrir des mêmes mets, » lui disait-il. Au reste, bien des choses lui déplaisaient dans le travail du saint évêque. Il reconnaissait que le style en était harmonieux et élevé , que l'auteur marchait avec le cothurne gaulois (4), mais il trouvait que ce n'était pas assez pour un interprète, lui dont le but doit moins être de paraître disert, que de faire en sorte que ses lecteurs arrivent à comprendre, comme lui- même aura compris les Ecritures,

(i) s. Hieron. de Viris ill. Lxxxn, pag. 128 de notre édit. Augustin, in Mianum, 1, 2-3-7. Greg. Turon. de Gloria Confess. lxxv.

(2) A Constantino imperatore, sub Silvestro episcopo, ab causam Monten- siummissus est Romam. Inter Critic. tom. u, epist. x. Au lieu de Silvestre, il fallait dire Miltiades. On peut redresser par Eusèbe, Hist. ceci, x, 5, cette er- reur de saint Jérôme.

(3) Hieron. Chronic. ad ann. 356.

(4) Est quidem sermo compositus el Gallico cothurno fluens. 'Inter Criticas, Epist. X, tom. n. Mélanges, tom. ni, pag. 148. Lettres, tom. i, pag. 24.

Tom. I. 24

370

Après avoir fait savoir à Marcella, en quoi consis- tait l'erreur des Novatiens, contre le Saint-Esprit, Jé- rôme eut à lui exposer encore ce que c'étaient que les aberrations des Montanistes, qui outrageaient l'Esprit- Saint d'une autre manière, en disant que Dieu avait d'abord voulu sauver le monde par Moïse et par les Prophètes ; que, n'ayant pu le faire, il avait pris un corps dans le sein de la Vierge, et que, prêchant dans le Christ sous la figure du Fils, il avait enduré la mort pour nous ; que ces deux moyens toutefois ne lui ayant pas réussi, il avait voulu enfin descendre par le Saint-Esprit, dans Montanus, cet homme si hon- teusement mutilé, et dans Prisca et Maximilla, ces folles têtes de femmes, en sorte que l'on avait main- tenant la pleine connaissance des choses que saint Paul n'avait sues qu'en partie, vues qu'en énigme (1). Un sectateur de Montanus avait donc essayé d'étourdir Marcella, en lui objectant les passages par lesquels le Sauveur annonce dans saint Jean l'Evangéliste, qu'il va retourner au Père, et qu'il enverra le Paraclet, c'est- à-dire l'Esprit consolateur, Marcella, que des rêveries depuis longtemps réfutées, étaient loin d'ébranler, et qui savait assez, par les Actes des Apôtres^ quel Para- clet Jésus-Christ avait envoyé, et en quel temps il était descendu, voulut cependant connaître l'opinion de Jérôme sur les divers points du Montanisme. Le saint Docteur lui en présenta un résumé, et lui mon-

(r) I. Cor. xni, 9.

371

tra quel mur de séparation s'élevait entre les Monta- nistes et les Catholiques. Mais comme il existait deux branches de Montanistes, celle de Proclus et celle d'Aeschines, laquelle représentait Jésus-Christ comme étant à la fois le Père et le Fils, c'est de la dernière branche que Jérôme veut parler, quand il dit que les Montanistes resserraient la Trinité dans les bornes d'une seule personne, tandisque les Catholiques re- connaissaient dans le Père, dans le Fils, dans le Saint- Esprit individualité de personne, tout en les unissant par une seule substance. Saint Jérôme ajoute que, sans désirer les secondes noces, on les permettait chez les Catholiques, d'accord en cela avec l'Apôtre saint Paul, qui veut que les jeunes veuves se marient, tandisque chez les Montanistes on regardait comme un adultère celui qui contractait de nouveaux liens. Et ce qu'il y a de remarquable dans ce parallèle, c'est que Jérôme nommant le jeune une tradition apostolique, l'appelle en même temps chose de nécessité, non de volonté. L'Orthodoxie, dans le monde entier, ne prescrivait qu'un seul jeûne, celui de la Quadragésime ; le Mon- tanisme, lui, en observait trois dans l'année, comme s'il était mort trois Sauveurs, dit saint Jérôme (1). L'Orthodoxe donnait le premier rang à l'évéque dans la hiérarchie sacrée ; le Montaniste ne lui donnait que la troisième place. Il fermait les portes de l'Eglise, à chaque faute presque; mais l'Orthodoxe s'en tenait

(i) Lettres, tom. n, pag. i6.

372

plus sagement aux miséricordieuses paroles de TEcri- ture, qui aime mieux la pénitence du pécheur que sa mort (1). Quanta cette rigidité de discipline, elle ne dénotait pas une sainteté plus grande ; on rougis- sait seulement d'avouer ses péchés, parce qu'on se croyait juste ; tandisque l'orthodoxe, en faisant péni- tence, méritait plus vite son pardon (2).

Jérôme expliquait à Marcella le psaume LXXIF, lorsqu'on vint leur annoncer que la très sainte Léa était sortie de ce monde, et que déjà ses restes avaient été transportés à Ostie. A cette nouvelle, Marcella pâlit, car il est peu d'ames, il n'en est pas du tout qui ne se contristent en voyant se briser ce vase d'argile (3). Ce n'est pas qu'il lui vînt des doutes sur la destinée de la défunte, mais elle regrettait vivement de n'avoir pu lui rendre les derniers devoirs.

Au sortir de leurs entretiens sur une mort qui les affligeait tous deux, saint Jérôme écrivit à Marcella une lettre dans laquelle il mettait en opposition les vertus et la félicité de Léa avec le sort malheureux de Praetextatus, enseveli dans les enfers (4). Cette pieuse femme s'était tout entière donnée au Seigneur , avait même gouverné un monastère de vierges, dont elle était devenue la mère. Si le siècle l'avait habituée à la mollesse du vêtement, la religion lui avait appris à se

(i) lerem., pag. 22.

(2) Hieron. Ibid., pag. 19.

(3) Saint Jérôme, Lettres, tom. i, pag. 257.

.{4) Voyez plus bas le chapitre relatif à ce personnage.

373

touvrir d'un rude cilice, à passer les nuits en prière, à instruire ses compagnes bien plus par ses exemples que par son langage. Elle qui avait jadis commandé à beaucoup de personnes, elle se faisait humblement la servante de tous. Ses habits étaient communs, sanour" riture vulgaire, sa coiffure négligée ; mais elle ne met" tait en cela nulle ostentation, de peur de recevoir sa récompense dans ce monde.

« Maintenant donc , pour de courtes souffrances, disait saint Jérôme, elle jouit d'une béatitude sans fin ; elle se repose dans le sein d'Abraham , et, avec Lazare autrefois pauvre, elle voit ce riche couvert de pourpre, ce Consul couvert non plus de la robe palmée , mais d'un vêtement lugubre, et qui demande que du petit doigt de Léa il tombe une goutte d'eau sur sa langue. Oh ! quel étrange changement des choses ! Cet homme que naguère précédaient les insignes de toutes les dignités ; qui montait à la citadelle du Ca- pitole, comme s'il eut triomphé d'ennemis subjugés; que le peuple romain accueillait avec une sorte d'ap- plaudissement et de tressaillement de joie; lui, à la mort de qui toute la ville s'est émue, désolé mainte" nant et nu, il se trouve admis non pas dans la demeure lactée du ciel (1), comme le dit faussement sa mal- heureuse épouse, mais il est enseveli dans de hideuses ténèbres. Quant à Léa, qui se retranchait dans le se-

(i) In lacleo coeli palatio. Les payens avaient fait de la voie lactée le siège de l'immortalité , et la demeure de ceux qu'ils plaçaient au nombre des dieux.

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cret d'une petite chambre, et qui semblait pauvre et infirme, dont la vie ensuite passait pour une folie, elle marche maintenant à la suite du Christ, en disant : Tout ce qui nous a été annoncé, nous l'avons vu dans la cité de notre Dieu (1). »

dessus, Jérôme en venait à des conseils qui de- vront toujours être la règle du chrétien. « Pendant que nous courons la route de ce monde, écrit-il, n'ayons pas deux tuniques, c'est-à-dire deux sortes de foi. Ne nous chargeons pas de souliers [calceamentorum jpel- lihus) , c'est-à-dire d'oeuvres mortes; que le poids, la besace {jperd) des richesses ne nous entraîne point vers la terre; ne cherchons pas le secours d'un bâton, c'est-à-dire de la puissance séculière. N'ayons pas envie de posséder et le Christ et le siècle tout à la fois, m.ais qu'à des biens passagers et caducs succèdent des biens éternels ; et, puisque chaque jour nous mourons, j'entends selon le corps, ne nous flattons pas d'être im- mortels dans le reste, afin de pouvoir être réellement immortels (2). »

Deux jours après avoir faitl' éloge de la viduité chré- tienne, d'une chasteté de second ordre (3), dans la per- sonne de Léa, saint Jérôme voulut faire celui de la virginité dans la personne d'Asella (4), et il l'écrivit

(i) Ps. xLvii, g.

(2) Saint Jérôme, ihid.t pag. sSg et 262.

(3) De secundo ordine castitatis. Ibid., pag. 262.

(4) Les surnoms tirés de l'âne étaient assez ordinaires chez les Romains. I,a

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d'après les propres paroles de Marcella, en la priant tontefois de ne pas montrer ces pa^es à celle qui en était l'objet, mais de les réserver pour les jeunes filles, afin qu'un tel exemple leur devînt comme la règle d'une vie parfaite.

Asella sortait à peine de sa dixième année, lorsque ses parents la vouèrent à Dieu. Quand elle eut atteint un âge elle pouvait choisir d'elle-même avec ma- turité, sitôt qu'elle eut projeté d'embrasser la vie reli- gieuse, elle vendit, à l'insu de ses parents, sa murène d'or, riche collier aux filets entrelacés qui s'allongeaient en orbes sinueux, se revêtit d'une tunique de couleur brune, qu'elle n'avait pu avoir de sa mère, et sa pa- renté comprit alors que l'on ne pouvait obtenir autre chose de celle qui, dans ses vêtements, avait déjà con- damné les vanités du siècle.

Asella se renferma dans les bornes étroites d'une pe- tite cellule, qui offrait à ses yeux la vaste étendue du paradis. La terre nue lui servait à la fois d'oratoire et de lieu de repos ; elle se plaisait dans des jeûnes sou- tenus, qui n'altéraient en rien sa douce gaîté, et ne pre- nait de nourriture que parce que les besoins de son corps l'exigeaient. Encore même se bornait-elle d'or- dinaire à du pain, du sel et de l'eau froide. La prière et la psalmodie interrompaient ou accompagnaient le labeur de ses mains. Elle se rendait parfois aux

famille des Annii avait celui d'Asella ; celle des Claudii, celui d'Asellus; cpIIp desSemproîiii, relui à'Asrllin.

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tombeaux des martyrs, évitant d'êlre aperçue en se hâtant dans son chemin. Elle était allée de ce train de vie jusqu'à sa cinquantième année, sans éprouver au- cune douleur d'estomac ni d'entrailles, le corps tou- jours sain, l'esprit plus sain encore, tempérant sa gravité par de l'enjouement, sa tristesse par de la dou- ceur , n'ayant rien de morose, et laissant voir dans tout son maintien un air de noble et gracieuse sim- plicité.

Ce fut pendant son séjour à Rome que le saint Doc- teur fut témoin d'un abus, dont la faute remontait à un certain Falcidius, regardé comme antérieur à saint Jérôme et à saint Augustin. La prétention dont il s'a- git, déplut souverainement à Jérôme. Les diacres , quand bon leur semblait, se mettaient au rang des prêtres, et osaient même, à table, donner la bénédic- tion devant eux. C'était aussi la coutume de l'Eglise de Rome de ne point ordonner un prêtre , si quelque diacre ne rendait témoignage en sa faveur. Peut-être même que ce fut cette coutume qui rendit par la suite les diacres assez présomptueux pour en venir à se préférer aux prêtres, et à les regarder comme occu- pant un degré inférieur au diaconat, quoique celui-ci ne soit que le troisième dans l'Eglise. Saint Jérôme, quelques années après avoir quitté pour toujours la ville de Rome, s'efforça de réprimer l'orgueil des dia- cres par une lettre adressée au prêtre Evangelus (1).

(i) Ou connaît un Evangelus, à qui le diacre pélagien Anianus ou Annianus.

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Il disait, sur la fin de cette lettre, que Ton avait tort de vouloir présenter comme règle générale ce qui n'é- tait qu'un usage particulier et une cause de présomp- tion. « Au reste, dans l'Eglise même de Rome, ajoute- t-il, les prêtres s'asséient, tandis que les diacres restent debout, quoique, les abus se multipliant peu à peu , j'aie vu un diacre s'asseoir parmi les prêtres, en l'ab- sence de l'évêque , et, dans les repas domestiques, donner la bénédiction aux prêtres. » Saint Jérôme déclare que ceux qui agissent ainsi ne connaissent pas leur mission, et, comme il a grandement relevé la di- gnité de prêtre, il ajoute : « Que le diacre aille donc de la prêtrise au diaconat, afin qu'il soit manifeste que le prêtre est moins que le diacre, et que celui-ci monte d'un ordre inférieur à un ordre supérieur (1). »

Saint Jérôme, dans cette lettre à Evangélus, ra- baisse singulièrement les diacres, et relève le plus qu'il peut la dignité des prêtres, en disant qu'autrefois le prêtre était la même chose que l'évêque. C'est ce qu'il prouve par divers endroits des Epitres de saint Paul, qui parle, en effet, souvent des évêques et des diacres, sans mettre les prêtres entre ces deux grades. C'est ce qu'il établit encore par les Epîtres de saint Pierre et

adressa une traduction latine des sept homélies de saint Jean Chrysostôme sur saint Paul. Il y a un autre Evangélus, évêque de l'Eglise d'Assur (Evangélus episcopus Ecclesiae Assuri(anae), lequel assista au concile de Carthage tenu en 397, et à celui de 401, Auquel des deux saint Jérôme écrivait-il ? Les éditeurs Vallarsi et Maffei penchent pour ce dernier. Not, ad Epist. cxlvi. (i) Lettres, ibid., pag. 42 3.

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de saint Jean, qui donnent à l'évêque le nom de prêtre. Il ajoute que si, dans la suite, on voulut choisir un prêtre pour l'élever au dessus des autres, on ne le fit que dans la vue de parer aux schismes et aux divi- sions ; et que, dans l'Eglise d'Alexandrie, depuis saint Marc jusqu'au temps d'Héraclas et de Dionysius , les prêtres choisissaient quelqu'un d'entre eux qu'ils pla- çaient sur un siège plus élevé, et auquel ils donnaient le nomd'évêque, de la même manière qu'une armée élit un impérator, ou que les diacres élisent celui qu'ils savent être habile, et le nomment archidiacre. Mais ce que Jérôme écrit de l'égalité entre les prêtres et les évê- ques, il faut l'entendre relativement à l'époque des Apô- tres. La dignité, comme il le ditlui-même , d'évêque ou de prêtre étant alors renfermée dans la même per- sonne, on lui donnait tantôt le nom d'évêque, tantôt celui de prêtre, le plus souvent ce dernier, parce que, d'ordinaire, on prenait pour évêques les plus âgés (TrpscfCvrspoi), quand ils avaient les qualités requises. L'égalité que le saint docteur met entre les prêtres et les évêques n'est donc, à proprement parler, qu'une égalité de nom. « Le nom de prêtre , dit-il, marque l'âge, et celui d'évêque la dignité (1) ; » mais il n'a ja- mais enseigné qu'ils fussent égaux en pouvoir. Bien au contraire, il dit ici , par exclusion des prêtres, que l'ordination appartient aux évêques, et dans son Dia-

(i) Presbyler et episcopus, aliud aefatis, aliud dignitatis est noraen. IbM., [is'/,. 422.

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logue contre les Lucifériens, il enseigne qiielesévêques seuls ont le droit de donner la Confirmation. Enfin, ce qui ne permet nullement de douter que saint Jé- rôme ne plaçât l'évêque beaucoup au dessus du prê- tre, c'est qu'il dit que les évêques, les prêtres et les diacres sont maintenant dans l'Eglise ce qu'Aaron, ses enfants et les lévites étaient dans le Temple.

Ce langage de saint Jérôme sur les diacres demande encore quelque explication. On voit bien que, en les appelant ministres des tables et des veuves, il ne s'est proposé que de rabaisser ceux d'entre eux qui se pré- féraient aux prêtres. Mais, dans son épitre à Héliodore, il représente le diaconat comme le troisième ordre du sacerdoce; et, indépendamment de ces paroles déjà rapportées, il dit encore à Evangélus que c'est une étrange présomption cbez les diacres, que de s'élever insolemment au dessus de ceux qui, par leurs prières, consacrent le corps et le sang de Jésus-Christ (1).

Les habitudes de l'école et l'amour de certaines ar- guties venues des sophistes grecs ne purent jamais en- tièrement quitter saint Jérôme. C'est lui-même qui nous apprend qu'à Rome, il soutint une argumen- tation en forme, et multiplia les dilemmes. Or, de quoi s'agissait-il? de prouver qu'un premier mariage contracté avant le baptême ne rendait point bigame, et, par conséquent, n'excluait pas du sacerdoce un homme qui depuis le baptême s'était remarié. Jérôme,

(i) Ibid., pag. 4 i6.

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dans une lettre écrite vers Tan 400 à son ami Océanus, qui Tavait consulté au sujet deCartérius, évêque d'Es- pagne, s'appuyait sur l'usage, et disait que non seu- lement Cartérius, mais encore beaucoup d'évéques, de prêtres et de ministres inférieurs, avaient épousé deux femmes, l'une avant, l'autre après le baptême. Il alléguait ensuite l'argument dont il s'était servi au- trefois.

« J'étais à Rome, écrit-il; un personnage fort élo- quent me proposa un syllogisme cornu, si bien que, de quelque côté que je me tournasse, je me trouvais étroitement serré.

Prendre femme, est-ce un péclié ou non ?

Ce n'est point un péché.

Au baptême, sont-ce les bonnes œuvres que l'on remet, ou les mauvaises?

Ce sont les mauvaises.

Comme je me croyais en sûreté, les ailes de l'armée se mirent à grandir çà et là, et les troupes auparavant cachées à se déployer tout-à-coup.

Si ce n'est pas un péché d'épouser une femme, et si le baptême efface les péchés, il nous laisse donc tout ce qu'il n'efface point ?

« Soudainement, comme si j'eusse été frappé par un robuste athlète, un nuage se répandit devant mes yeux, et je me rappelai le sophisme de Chrysippe : « Si tu mens, et si Taveu de ton mensonge est sincère, cet aveu même est un mensonge. » Revenu à moi, je rétor- quai ainsi l'astucieuse proposition de mon adversaire »

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Le baptême rénove- t-il riiomme, ou ne le réno- \e-t-ilpas?

Mon antagoniste eut de la peine à m' avouer qu'il le rénove. J'avançai pas à pas, et lui dis :

Le rénove-t-il en tout ou en partie ?

En tout.

Il ne reste donc rien du vieil homme après le baptême ?

« Il remua la tête en signe d'assentiment. Je repris aussitôt les concessions, et lui dis :

Si le baptême rénove l'homme, et le crée tout de nouveau, sans lui rien laisser du vieil homme, on ne peut donc imputer à l'homme nouveau ce qu'il y avait dans le vieil homme.

« D'abord , notre petit épineux (spinosulus) resta muet ; ensuite, donnant dans le défaut de Pison , il ne pouvait se taire, bien qu'il ne sût ce qu'il di- sait (1). »

S'il y a ici un argumentateur épineux, c'est bien saint Jérôme, et toutes les allées et venues de son es- prit ne sauraient lui donner raison, car le baptême ne détruit point le mariage, qui n'est pas un péché. Dans le premier livre contre Jovinianus, et dans les Commentaires sur le premier chapitre de VEpitre à Tite, saint Jérôme défend encore l'opinion qu'il sou- tient ici. Peut-être l' avait-il empruntée de Tertul- lien (2), mais le premier concile de Valence, tenu en

(i) Lettres, tom. iv, pag, 217. (2) De Monogamiay cap. xi.

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374 (1), saint Aiîibroise (2), saint Augustin (3) Inno- cent F'^ (4) , Léon V et d'autres ensuite se sont pro- noncés contre le sentiment de Jérôme.

(i) Can. I.

(2) De Offic. lib. i, cap. 5o, 257. tom. n. pag. 66.

(3) De Bono conjug. xvm, 21, tom. vi, pag. 33 1.

(4) Episl. ad Victricium episc, Rothomag. cap. v, pag. i25o, tom. a. Concil.

CHAPITRE XVI.

Histoire de sainte Paula : de Blésilla, sa fille. Lettre et conseils de sainï Jérôme à la vierge Eustochiura. Les Agapètes ; saint Jérôme , après d'autres Pères de l'Eglise, s'élève contre ce fléau. Eloge de la virginité. Censures des veuves et des vierges peu chrétiennes. Critique des mau- vais moines. - - Saint Jérôme et la corbeille de cerises envoyée par sainte Eustochium.

Saint Jérôme suffisait ainsi à toutes les discussions qui se présentaient, à toutes les impulsions qu'il fallait donner ou soutenir. Luttes et efforts de l'intelligence d'une part; effusions de coeur et exhortations d'une autre coté. On doit avoir une bien haute idée de l'humble prêtre, de ce moine chétif et souffrant, qui tout en répandant les trésors de son érudition si va- riée, était digne encore de diriger le Christianisme des descendantes de ces illustres Romains qui avaient

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nom Paul-Emile et Scipion. Voilà quelle fut la haute mission de Jérôme le Dalmate, le Barbare conquis par les armes romaines.

Or, entre toutes les pieuses femmes qui furent ses disciples, il faut mettre au premier rang cette Paula si illustre par sa naissance, mais bien plus illustre par son éminente sainteté. Rogatus, son père, passait dans toute la Grèce pour être du sang d'Agamemnon (1), et ce qui vient à l'appui de cette croyance générale, c'est que la ville de Nicopolis, sur le rivage d'Actium, consti tuait une notable portion de la fortune de Pau- la (2). Sa Blésilla pouvait lire dans les stemmates les noms des Scipion et des Gracques, car elle était la pure et véritable descendance de Martia Papyria, femme du grand Paul- Emile et mère du jeune Afri- cain.

Paula était née le 5 mai 347. Dès l'année 364, elle se trouvait mariée à Toxotius, dont l'origine remon- tait à Enée et à la grande famille Julia. De cette noble union naquirent cinq enfants, Blésilla, Paulina, Julia- Eustocbium, Rufïina et Toxotius. Vers l'an 380, Paula vit mourir celui à qui elle avait donné cette glorieuse troupe d'enfants; elle éprouva une douleur si vive, qu'elle faillit en mourir aussi , mais ensuite elle se courba religieusement sous la main qui la frappait, et se tourna tout entière du côté de Dieu (3). Elle avait

(i) Lettres, tom. iv, pag. 849.

(2) Mélanges, tom. ii, pag. 98.

(3) Lettres^ ibid., pag. 355.

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ramitié de Marcella , qui était restée dans le veuvaae longtemps avant elle (1) , et embaumait la ville de Rome du parfum de ses vertus. Paula et sa fille Eusto- cliium, gagnées par la douceur et l'affabilité, comme aussi par les discours de Marcella, se rangèrent sous sa discipline comme d'humbles écolières (2) ; Eusto- chium, gloire de la virginité, fut même nourrie dans la chambre de cette vénérable institutrice (3).

Dès lors, Paula se mit à arborer l'étendard de la croix comme une sorte d'étendard de piété (4) , rompit avec cette vie délicate et molle que menaient tant de dames romaines, entra dans un monastère pour s'y recueillir quelque temps, quitta l'or et la soie, et, pour montrer qu'elle se consacrait désormais à l'exercice des vertus chrétiennes, prit un vêtement diflPérent de ce- lui des autres matrones (5). Elle versait dans le sein des pauvres la plus grande portion des biens de son opulente maison, se plaisait à secourir les m.alades , faisait ensevelir à ses frais les indigents qui n'eussent pas obtenu de sépulture convenable, cherchait avec un soin dévoué ce qu'il y avait de malheureux dans la Yille, et croyait avoir perdu beaucoup, si quelque personne accablée de misère ou de faim avait été secou- rue par d'autres mains que par les siennes. Elle pre-

(i) Ibid., tom. V, pag. 295.

(2) Jbid., tom. ni, pag. 99-101.

(3) Ibid., tom. v, pag. 294. (4) Ibid., tom. ir. pag. 27. (5; Ibid., tom. i, pag. 28 5.

Tom. I. 25

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nait de l'argent à intérêt pour être en état de ne refii- fuser l'aumône à personne, cherchant toutefois à se- courir des nécessités réelles, et mettant de la prudence dans ses aumônes. Enfin, elle dépouillait ses propres enfants, et lorsque ses proches la grondaient de cette pieuse prodigalité : « Je laisse, disait-elle, je laisse à mes enfants un héritage bien plus grand, la miséricorde de Jésus-Christ (1). » Saint Jérôme lui-même ayant voulu modérer ses largesses, elle savait en très peu de mots détruire avec une admirable modestie toutes les raisons du sage directeur, et prenait Dieu à témoin qu'elle faisait tout pour son nom, qu'elle souhaitait de mourir elle-même en mendiant, de ne pas laisser à sa fille la moindre monnaie, et morte, d'être ense- velie dans un suaire emprunté. Elle disait enfin : « Moi, si je demande, je trouverai beaucoup de gens qui me donneront; mais ce mendiant, si je ne lui donne pas, moi qui puis emprunter pour lui donner, et s'il vient à mourir, à qui Dieu demandera-t-il compte de sa vie ? » Toutefois, elle n'était pas de ces personnes qui tendent la main à l'indigence , mais se laissent vaincre aux attraits delà volupté; blanchissent ce qui est à l'extérieur, mais se trouvent à l'intérieur pleins d'ossements de morts, car « sa mortification était si grande qu'elle dépassait les bornes, et que, par trop de jeûnes et de travail, elle épuisa entièrement son corps. Les jours de fêtes exceptés, à peine mettait-

(i) Ibid., tom. IV, pag. 355.

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elle UB peu d'huile dans sa nourriture, ce qui seul montre assez quel cas elle faisait du vin , et des li- queurs, et des poissons, et du miel, et des œufs, et d'autres choses pareilles qui sont agréables au goût, et dont l'usage semble à quelques personnes une si grande abstinence qu'elles s'imaginent que, quand même elles se rassasient de ces sortes d'aliments, leur pureté est à l'abri.

« L'humilité, la première vertu des chrétiens, fut si profonde et si parfaite dans Paula , que quiconque ne l'eût jamais vue et eût souhaité de la voir, à cause delà célébrité de son nom, n'eût pas cru que ce fût elle, mais l'eût prise pour la dernière de ses servantes. Au milieu de ces chœurs de vierges dont elle était sans cesse environnée, ses vêtements, sa voix, son air, son allure la faisaient regarder comme la moindre de tou- tes. Depuis la mort de son époux, jusqu'au jour de sa dormition, jamais elle ne mangea avec aucun homme, fût-il même en réputation de sainteté, et élevé à la dignité pontificale. Jamais elle n'alla aux bains, sinon quand elle était en grand danger. Jamais, pas même dans les fièvres les plus violentes, elle n'eut de matelas à son lit. C'était sur la terre dure, couverte seulement de quelques petits cilices, que Paula repo- sait, si toutefois c'est reposer que de passer les jours et les nuits dans une oraison presque assidue, comme faisait Paula. Il semblait qu'il y eût une source de larmes dans ses yeux, car elle pleurait de telle sorte les fautes les plus légères qu'on eût pensé qu'elle était

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coupable des plus grands crimes. Lorsque nous lui représentions maintes fois qu'elle devait épargner ses yeux et les conserver pour lire l'Evangile, elle disait : « Il me faut défigurer un visage que souvent, contre le précepte de Dieu, je fardai de rouge, de céruse et d'an- timoine. Il me faut mortifier ce corps qui a vécu dans tant de délices. Tout ce long rire, il faut le racheter par des larmes continuelles. Ces linges délicats, ces précieuses soies, il faut les changer en un rude et âpre cilice. Moi, qui pris soin de plaire à mon époux et au monde, je désire maintenant de plaire au Christ. »

« Alors même que Paula était encore engagée dans le siècle , elle fut un modèle de chasteté pour toutes les matrones romaines, et sa conduite fut telle que la médisance ne put jamais porter la moindre atteinte à sa réputation. Point d'ame plus douce que la sienne; personne de plus humain qu'elle envers les gens du commun. Elle ne recherchait point les puissants, mais ne méprisait pas non plus, avec une aversion dé- daigneuse, ceux qui avaient de la superbe et qui étaient amis de la gloriole. »

Elle ne put souflfrir longtemps les visites et le monde que lui attiraient sa haute extraction et la noblesse de sa famille. Elle s'affligeait de tant d'honneur , et se hâtait de s'arracher aux louanges du siècle. En 382, lorsque vinrent à Rome ces évêques d'Orient que nous avons dits, elle exerça l'hospitalité à l'égard d'Epipha- nius de Cypre, et, quoique Paulinus d'Antioche fut logé ailleurs que chez elle , cependant elle put jouir

389 fréquemment de ses entretiens. La vertu de ces deux pontifes vint donc enflammer davantage celle de Paula, et, oubliant toutes les attaches auxquelles le cœur se prend, la maison natale, les enfants , la fafnille, les biens, elle n'avait plus d'autre désir que d'aller s'en- fermer seule dans le désert des illustres Pères dont on lui avait raconté la vie.

Jérôme, qui retrouva en Palestiiie cette illustre ro- maine dont il avait dirigé la vertu au milieu de la cité reine du monde, fut encore le guide que la Provi- dence donna aux filles de Paula, et n'omit rien de ce qui était en lui pour les mener à Dieu. Elles avaient pris un chemin différent, l'une s'étant jetée dans la vie du siècle, tandisque l'autre se consacrait à la vie religieuse. Blésilla, qui avait épousé un descendant des Camille, le perdit après sept mois d'une stérile union, et se laissa aller avec une insouciante frivo- lité aux faciles plaisirs qui emportaient la société, et surtout au luxe de la parure. Ainsi Blésilla s'ajustait avec un soin laborieux, et tout le jour demandait à son miroir s'il lui manquait quelque chose. Des ser- vantes arrangeaient savamment ses cheveux, et sa tête était emprisonnée dans des mitres de frisure. Elle dor- mait sur des lits de plume, et encore ne trouvait-elle pas que cette couche fût assez délicate» Sa chaussure était rehaussée par l'éclat de l'or; les pierreries bril- laient à sa ceinture que venaient serrer de riches vête- ments de soie (1).

(i) Lettres, tom. i, pag. 2 51-3.

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Pendant qu'elle s'étourdissait au milieu de ces va- nités, la pauvre jeune femme iiit travaillée d'une fièvre dont les ardeurs la tourmentèrent trente jours environ. C'était une miséricordieuse visite de Jésus- Christ, qui la frappait ainsi, pour la guérir et la sau- ver (1). Blésilla sut le comprendre; il s'en suivit une complète réforme de ses allures auparavant légè- res et frivoles, une vie éminemment chrétienne, en sorte que lorsqu'arriva la mort, et elle prit Blésilla dans sa vingtième année, l'heureuse pénitente avait parcouru en peu de temps la longue carrière des ver- tus (2). Ce qui augmentait encore son mérite, c'est que, dans sa parenté, il ne manqua pas de personnes pour essayer de la ramener aux pensées du monde, ni ailleurs de gens charitables pour se railler de l'hum- ble et austère vie qu'elle avait embrassée. Une femme qui était dans la fleur de sa jeunesse, qui joignait à l'éclat de sa naissance une rare pénétration d'esprit, qui parlait la langue grecque à faire croire qu'elle igno- rait la langue romaine, et s'était jouée avec les diffi- cultés de l'hébreu, quel dommage n'était-ce pas, aux yeux de ceux qui avaient cloué leurs affections à la terre, qu'elle se tournât tout entière du côté de son créateur, ne cessât de méditer les sublimes révélations des prophètes, les sacrés enseignements de l'Evangile, et ne laissât percer qu'une inconjparable modestie

(i) Ibid.y pag. 249.

(2) îbicl, tom. ui, pag. 142,

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dans toutes les choses elle s'était livrée à un luxe effervescent (2) .

Blésilla ne tint nul compte de ce qui se faisait ou se disait autour d'elle. Saint Jérôme la soutint contre les assauts du dehors, et s'efforça de seconder les bon- nes dispositions de l'intérieur. Il ne put même conte- nir l'abondance de la joie qui l'animait, et écrivit à Marcella sur la maladie et la conversion merveilleuse de la jeune femme (2). Il lut à Blésilla le livre de YEcclésiaste pour la porter au mépris du siècle, et lui montrer le néant de tout ce qui s'y trouve. Elle le pria de lui expliquer dans un petit commentaire ce qu'il peut y avoir d'obscur en ce livre, mais, au moment il allait entreprendre son travail, la mort enleva celle qui devait en être la première lectrice. Jérôme se sentit frappé d'une si rude atteinte qu'il ne reprit l'ouvrage qu'au bout de cinq ans environ. Blésilla disparut de ce monde assez soudainement. La fièvre brûlait le reste de son faible corps, lorsque la pieuse mourante voyant, autour de son humble couche, un cercle de parents : « Priez le Seigneur Jésus, leur fit-elle, de me pardonner, car je n'ai pu accomplir ce que je vou- lais. »

On lui fit de magnifiques obsèques, et l'on vit de- vant son cercueil, qui était recouvert d'un drap d'or, marcher en ordre un grand nombre de personnes de

(') Ibid.y lom. I, pag. 273. (?) îhid,, pag. 247»

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distinction. Saint Jérôme écrivit son oraison funèbre à l'inconsolable Paula, que la perte de ses proches trouvait toujours sensible et atterrée au point de faire craindre pour sa propre vie. Cette mère si chrétienne imprimait bien sur sa bouche et sur sa poitrine le si- gne de la croix, comme un efficace préservatif contre une trop grande douleur, mais ses entrailles se brisaient dans cette lutte entre le sentiment de la piété et le cri delà nature. On le vit surtout aux funérailles de Blé- silla, qui précéda au ciel tous ses enfants. 11 fallut la rapporter du milieu de ce convoi à demi-morte, ce qui excita, parmi le peuple, de sourds murmures contre les moines. « N'est-ce pas ce que nous disions sou- vent? elle est affligée de ce que sa fille, tuée parles jeûnes, ne lui a pas laissé des petits-fils au moins d'un second mariage. Que ne chasse-t-on donc enfin de la Ville cette détestable race des moines ? que ne l'ac- cable-t-on de pierres ? que ne la précipite-t-on dans les flots du Tibre ? Ils ont séduit cette malheureuse matrone, car ce qui prouve assez combien peu elle voulait être moinesse, c'est que jamais femme d'entre les Gentils ne pleura ainsi ses enfants (1). »

C'était sur Jérôme que retombaient spécialement ces murmures, personne plus que lui n'ayant contri- bué à entretenir dans la piété et la mère et la fille. Il écrivit donc à Paula une éloquente lettre, qui était en même temps une belle oraison funèbre de Blésilla.

(f) JhùL, loin, i, |)a};. U97,

393

Il empruntait à l'Ecriture sainte ce qu'elle a de plus touchant et de plus grave sur la tristesse et le deuil, et ajoutait ainsi une nouvelle force aux chaleureux mouvements de sa parole.

En face de cette tombe récente, il se demandait avec une sorte d'amertume, pourquoi si souvent une vieil- lesse criminelle jouit paisiblement des richesses du siècle et de la douce lumière du jour, tandisqu'une jeunesse innocente se voit livrée aux maladies, aux afflictions (1), et que la fleur se fane et tombe avant le soir. Mais ensuite il se relevait avec la confiance en Dieu et une sainte aspiration vers lui, car enfin, pourquoi trouver si dur ce qu'il faudra souffrir une fois ? Sommes-nous donc éternels ici-bas ? Que l'on pleure sur un mort que la géhenne reçoit, cela se comprend; mais nous que les bataillons des anges escortent au sortir de ce monde; nous, à la rencontre de qui se présente Jésus-Christ, ne devons-nous pas plutôt nous affliger d'habiter plus longtemps ce taber- nacle de mort (2) !

Comme la plaie était encore vermeille, Jérôme crai- gnait de l'irriter, au lieu de la guérir. Quand il voyait ruisselerles pleurs d'une mère, il ne pouvait lui en faire un crime; mais quand il songeait qu'elle était chré- tienne et qu'elle avait même promis à Dieu de se faire moinesse [monacJia), qu'il ne lui restait qu'à en-

(i) Ibid., pag. '277. (2) Ibid,, pag. 281.

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trer dans le monastère, il voulait des bornes à la dou- leur. Les Apôtres lui avaient enseigné que, au sujet de ceux qui dorment, un disciple de l'Evangile ne doit pas s'affliger comme les infidèles qui n'ont pas d'espé- rance (1). Jérôme montrait Jésus-Christ lui-même op- posant à une chrétienne la fermeté d'une pécheresse, de la pajenne Paulina, qui se flattait que son mari, Praetextatus, avait été transporté dans le ciel, et nour- rissait cet espoir, tandisque Paula ne pouvait croire que sa fille résidât avec le Christ, ou bien ne le vou- lait pas (2) . L'extrême affliction de Paula devenait un scandale pour les payens, un déshonneur pour l'E- glise et pour le monachisme, une pierre d'achoppe- ment pour Eustochium, dont la piété naissante et l'âge encore tendre avaient besoin d'être soutenus par le bon exemple de sa mère.

Enfin, Blésilla elle-même fait entendre sa voix, du haut de sa gloire, et reproche tendrement à Paula ses larmes et ses regrets. Saint Jérôme se livrant ensuite à une sorte de transport prophétique, termine par quelques lignes il promet à Blésilla de la faire vivre aussi dans la bouche des hommes, elle qui vit dans les cieux avec le Christ. « Je placerai son nom entre celui de Paula et d'Eustochium ; elle ne mourra jamais dans mes livres. Elle m'entendra toujours parlant d'elle avec sa sœur, avec sa mère (3). »

(i) I. Thessal. vv, 12.

(2) Lettres, ibid., pag. 285.

(3) Ibid., pag. 3o3.

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Eustochium, ce semble, fut la première d'entre les nobles jeunes filles romaines à embrasser la virginité, mais il lui fallut surmonter plus d'un obstacle. Elle négligeait sa cbevelure, gracieux et riche ornement d'une tête de femme; elle se vêtait avec une simpli- cité convenable à la vie qu'elle voulait embrasser. Voilà que son oncle maternel, Hymétius, fit ajuster, sui- vant toutes les règles de l'art et de la mode, les che- veux de la vierge, pendant que Praetextata, grande dame romaine et épouse d'Hjmétius, changeait par son ordre le costume tout entier d'Eustochium, Mais, la nuit suivante, Praetextata vit, pendant son som- meil, un ange qui la menaça d'un visage terrible, el qui lui jeta ces paroles : « As-tu bien osé préférer l'or- dre d'un homme à celui du Christ ? as-tu bien osé tou- cher de tes sacrilèges mains la tête d'une vierge de Dieu? Ces mains-là vont se dessécher, et, à la rigueur du châtiment, tu comprendras ce que tu as fait, puis, au bout du cinquième mois, tu seras traînée aux en- fers. Que si tu persévères dans le crime, tu seras pri- vée tout à la fois et de ton mari et de tes enfants. » Tout cela arriva comme l'ange l'avait prédit, et une mort prompte fit voir que la malheureuse avait tardé à faire pénitence (1).

Vers la fin de l'année 384, et un peu avant la morl deBlésilla, Jérôme écrivit à Eustochium une lettre, ou plutôt un véritable traité, qui présentait dans une

(i) Lettres^ tom. nr, pag. 347.

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certaine étendue tous les devoirs qu'il lui fallait rem- plir pour être parfaite, et se séquestrer entièrement des biens et des plaisirs auxquels elle faisait profession de renoncer. Il ne veut donc ni relever à ses yeux la virginité, puisqu'elle déclarait assez en connaître l'im- minence, dès-lors qu'elle s'y était vouée, ni lui dépein- dre les embarras, les ennuis et les misères du ma- riage, lequel occupe aussi dans l'Eglise un honorable rang (1).

Jérôme ne se propose pas davantage de jouer le rôle de flatteur, ni de placer déjà Eustochium parmi les anges. 11 veut que le parti qu'elle a pris lui inspire non pas de l'orgueil, mais de la crainte. « 0 ma sou- veraine , car je dois appeler ainsi celle qui est l'é- pouse de mon Seigneur, vous marchez toute chargée d'or ; il vous faut éviter le larron (2) . Tant que nous sommes retenus dans ce corps fragile, que l'esprit de- sire contre la chair et la chair contre l'esprit, nulle victoire n'est certaine (3) . »

Le premier conseil que Jérôme donne à Eustochium c'est d'éviter le vin comme un poison, car le vin et la jeunesse sont le double foyer de la volupté (4), dit-il, et il faut en même temps repousser les mets exquis, les viandes délicates. 11 lui parle avec une li-

(r) Habent enim et maritatae ordinem suum, honorabiles nuptias et cubile immaculatum. Ibid.y pag. i36.

(2) Ibid,

(3) /Z;id.,pag. ^^.

(4) Ibid., pag. i5r.

i

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bertéde langage, qui doit s'expliquer à nos yeux par la différence des mœurs, et lui dépeint en traits hardis et fermes les désordres de malheureuses vierges qui, ou- bliant le premier devoir de la femme chrétienne, affli- geaient l'Eglise par une audacieuse licence, par une cor- ruption savante et calculée (1); se vengeaient par des railleries sur celles qui ne leur ressemblaient pas, les trai- tant de malheureuses, expression consacrée dans le beau monde (2); et, parce que celles-ci savaient jeûner, les appelant encore Manichéennes, pour les confondre mé- chamment avec des hérétiques qui ne mangeaient pas de viande, ne buvaient pas de vin, de ce fiel du prince des ténèbres^ suivant leur langage. Quant à ces étran- ges vierges, qui prenaient la vie de son côté facile et joyeux, saint Jérôme achève ainsi leur portrait : « Rien que de légers filets de pourpre sur leur vêtement (3);

(i) Aliae sterilitatem praebibunt, etnecdum sati hominis homicidium fa- ciunt... Si quando lepidae et festivae volunt videri, ubi se mero ingurgita ve- rint, ebrietati sacrilegium copulantes, aiunt : Absit ut ego me a Christi sanguine abstineamUhid.y pag. i6o, texte de Vallarsi et Maffei.

(2) Horace avait dit, ÏII. Od. xn, r :

MisERARtJM est neque amori dare ludum Neque dulci mala vino lavere^ etc.

Socratenous apprend, dans le Ph(^don, qu'on disait communément, à Athènes, que ceux qui ne jouissaient pas des plaisirs du corps n'étaient que des mal- heureux.

(3) Saint Hilaire, dans une lettre à sa fdle Abra, nous fait mieux com prendre le sens de saint Jérôme : Propter consuetudinem purpuram perangus- tam vestis habeat ; non etiam purpura ipsa diffundatur in vesiem.

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la tête liée avec mollesse, afin que les cheveux tom- bent librement; une chaussure négligée, un voile, le ma forte (1), qui voltige sur les épaules; des manches étroites et adhérentes aux bras, une démarche brisée par des genoux flexibles, de furtifs regards qui attirent une nuée de jeunes gens : voilà toute leur virginité, à elles (2) . »

Saint Jérôme s'élève contre un autre abus qui a été déploré par quelques Pères de l'Eglise assez éloi- gnés les uns des autres, par saint Cyprien (3), en kïx'i- que; par saint Grégoire de Nazianze, en Asie (4). Il s'agit du fléau des Agapètes, comme s'exprime saint Jérôme : Unde in Ecclesias Agapetarum pestis in- troiit (5). Des vierges chrétiennes, se prétendant sures de leur chasteté, vivaient sous le même toit que des

(i) Voici quelle étymologie saint Isidore de Séville nous donne du maforte: « Quod vero eaedem feminae, dum maritantur, velantur, scilicet ut noverint se per haec viris suis esse subiectas et humiles, unde et ipsum velamen vulgo mavortem vocant, idest martem, quia signum maritalis dignitatis ac potestatis est in eo ; caput enim mulieris vir est. » De Offic. eccl. ii, 19.

(2) Purpura tantum in veste tenuis, et laxius, ut crines décidant, ligatum caput ; soccus vilior et super humeros maforte volitans, succinctae manicae brachiis adhaerentes, et solutis genubus fractus incessus : haec est apud illas

tota virginitas Hae sunt quae per publicum notabiliter incedunt, et furtivis

oculorum nutibus adolescentium grèges post se trahunt. Lettres^ tom. i, pag. 162 et 160.

(3) Cyprian. Epist. iv, vri.

(4) S. Gtegorii iheologî Opéra, tom. n, Epigramm. x-xviii, pag. 1167 ; Paris, 1840, in-fol. C'est à M. l'abbé Caillau que les lettres chrétiennes sont redevables de ce second volume des Œuvres de saint Grégoire. Les Bénédic- tins n'avaient pu donner que le premier.

(5) Le«res, ibid., pag. r63.

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frères en Jésus-Christ, voués d'ordinaire au célibat, et il fallut toute la surveillance des évêques pour ex- tirper un abus si étrange et si déplorable.

Eustocliium doit soigneusement éviter ces Aga- pètes qui veulent non pas être vierges, mais seule- ment le paraître. Jérôme lui conseille aussi de n'avoir pas de liaison avec les femmes mariées^ de ne pas fré- quenter les maisons des nobles matrones, car pour- quoi s'empresser auprès de l'épouse d'un homme mortel, quand on est l'épouse de Dieu ? pourquoi aller faire l'apprentissage de toutes ces vanités qu'elle a mé- prisées pour se renfermer dans sa dignité de vierge ! Les femmes, d'ailleurs, s'enorgueillissent des honneurs auxquels leur mari est élevé ; elles sont environnées de vils troupeaux d'eunuques, et portent des vête- ments sur lesquels l'or s'allonge en légers filets. Quant à celles qui sont dans la viduité, elles se contentent de changer leur costume, sans rien changer à la re- cherche ni au luxe habituel. Si elles se montrent en public, une troupe d'eunuques précède la riche baster- ne (1) dans laquelle trônent mollement ces élégantes reines portées sur les bras de leurs esclaves, et étalant une bouche si vermeille, un visage si plein qu'on dirait

(r) Espèce de litière ouverte de chaque côté, ainsi qu'on l'apprend de cet ancien distique :

Aurea matronas includit Basterna pudicas,

Quae radians patulum gestat utrinque iatus.

On peut consulter, sur le mot Basterna^ l'Ammien Marcellin de Leipsig, tom. ii, pag. 42.

400

qu'elles cherclient un nouvel époux. Leur maison re gorge de flatteurs et de convives. Les clercs eux-mê- mes, qui devraient leur enseigner la modestie et la gra- vité, vont se mêler à cette tourbe d'adorateurs, et tendre devant quelque don toujours trop chèrement payé, une main destinée seulement à bénir la femme qui va se faire leur orgueilleuse protectrice. Comme elles ont senti la domination maritale, elles préfèrent la liberté du veuvage, et sont appelées chastes et non- nes, puis, après des soupers équivoques, les voilà qui rêvent d'apôtres (1).

Jérôme pouvait donc bien dire à son élève : Prenez pour compagnes celles que les jeûnes abattent, celles dont le visage est pâle, celles que recommandent et leur âge et leur vie. N'allez que rarement en public; cherchez les martyrs (c'est-à-dire leurs tombeaux) dans votre chambre. Mangez avec modération, et ne remplissez jamais de viandes votre estomac. Lisez sou- vent, apprenez le plus que vous pourrez. Que le som- meil vous snrprenne un livre à la main, et quand votre visage s'inclinera de fatigue, qu'il tombe sur la page sainte. Ayez des jeûnes de chaque jour, et que la réfection évite la satiété. Il ne sert à rien de porter deux ou trois jours l'estomac vide, si l'on vient ensuite à compenser cette abstinence par de l'excès (2). Soyez la cigale des nuits. Chaque nuit, lavez, baignez de

(i) Jérôme, î7>/d., pag. 167. (2) Ibîd., pag. 169.

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pleurs votre couche; veillez et devenez comme le pas- sereau dans la solitude (1).

Il prévient ensuite un reproche qu'on lui a même adressé dans nos temps modernes, de louer trop la gloire de la virginité, et de déprimer le mariage. Personne, répondit-il, ne compare le mal avec le bien. Ce n'est pas calomnier le mariage que de lui préférer la virginité (2). Je loue les noces, je loue le mariage, mais c'est parce qu'il nous enfante des vierges. On honore d'autant plus le mariage, qu'on aime plus ce qui naît de lui. 0 mère, pourquoi, pourquoi porter envie a ta fille? trouves- tu mauvais qu'elle ait mieux aimé épouser un roi qu'un soldat? Elle t'a fait une insigne faveur, car tu as commencé d'être la belle- mère de Dieu : Socrus Dei esse coepisti (3) *

L'expression qu'on vient de lire devint plus tard le sujet d'un violent reproche adressé à Jérôme par le prêtre Ruffin; il voyait une impiété dans ce langage, quelque chose de profane qui n'eût pu venir tout au plus que d'un poète de la Gentilité (4). Le scrupule de Ruffin n'était pas légitime; car l'autorité de l'Eglise nous permettant d'appeler épouses de Jésus-Christ les vierges à lui consacrées, pourquoi blâmerait-on les paroles de saint Jérôme ? Elles sont grandes et har- dies, voilà tout.

(i) Ibid., pag. 171.

(2) Ibid., pag. 173.

(3) Ibid., pag. 177- 179-

(4) Inveciiv. lib. n.

ToM. I. 26

/f02

Jérôme ne marchait pas seul, dans son enthousiasme pour la virginité. Il conseille à Eustochium de lire les traités qu'avaient écrits là-dessus TertuUien, Cy- prien de Carthage, le pape Damase, Ambroise de Milan. Et quant à lui, il ne louait pas seulement la virginité, il enseignait encore les moyens de la conserver, et sa prudente circonspection n'en oubliait aucun.

L'épouse de Jésus-Christ étant l'arche du Testament, rien de profane et d'étranger ne doit seulement la regarder. Sans doute, dit-il à Eustochium, vous par- lez en toute simplicité ; même vous êtes douce et pré- venante pour tout inconnu, mais des yeux impudi- ques voient autrement. Ils ne savent pas contempler la beauté de l'ame, et ne s'arrêtent qu'à celle du corps. Ne prêtez point l'oreille aux mauvais discours. Souvent ceux qui laissent échapper quelque indé- cente parole, ne le font que pour éprouver les senti- ments intimes de la vierge chrétienne. On admirera votre piété, votre franchise. Voilà, dira-t-on, une véritable servante du Christ ; voilà la candeur même. Celle-ci n'est point comme cette vilaine, cette mal- propre, cette grossière, qui peut-être n'a pas de mari, parce qu'elle n'a pu en trouver. Il faut vous défier de ce penchant que nous avons à écouter ce qui nous flatte (1).

Lorsque vous ferez l'aumône, que Dieu seul vous voie. La plupart des femmes à présent remplissent de

(i) fWd.,i)ag. 189.

403 vêtements leurs armoires, changent chaque jour de tuniques, et ne peuvent pas néanmoins l'emporter sur les teignes. Les femmes qui sont les plus religieu- ses n'usent qu'un seul vêtement, et, avec des coffres pleins, traînent des haillons. Pour elles, les membra- nes se teignent de pourpre, l'or se fond en lettres, les livres se revêtent de gemmes, et le Christ se meurt nu devant leurs portes. Lorsqu'elles ont tendu la main à l'indigent, elles sonnent de la trompette. Lorsqu'elles appellent aux agapes, elles prennent à gage un crieur. Je vis naguère, dans la basilique du bienheureux Pierre, une des plus nobles femmes romaines, ayant devant elle des eunuques, distribuer de sa propre main, pour avoir l'air plus religieuse, une pièce de monnaie à chaque pauvre. Cependant, une vieille femme chargée d'années et de haillons , se hâta , comme on peut aisément observer que font les pauvres, d'aller se placer plus loin, afin de recevoir une seconde pièce. Voilà que la matrone arrivée près d'elle lui donne un coup de poing, au lieu d'un denier, et la met tout en sang pour la punir d'un si grand crime (1).

Lorsque vous jeûnez, que votre visage soit joyeux. N'allez pas à dessein, et comme brisée d'abstinence, affecter une voix faible; ou bien, imitant la démar- che d'une personne défaillante, vous appuyer sur les épaules d' autrui (2). Si vous avez pour compagnes

(i) Ibid., pag. 217. (2) Ibid., pag. 201.

dans votre genre de vie (propositi) quelques vierge» de condition servile, ne vous enflez point comme étant leur maîtresse. Vous recevez ensemble le corps du Clirist ; pourquoi la table serait-elle différente ? Tâchez de conquérir encore des vierges. Si vous envoyez quel- qu'une d'un peu faible dans sa foi, accueillez-la, clier- cliez à la consoler, à la caresser, et faites en sorte que sa pureté devienne un gain pour vous. Mais ces vierges et ces veuves oisives et curieuses qui , de maison en maison, visitent les matrones, et surpas- sent les parasites des Mimes, repoussez-les comme une sorte de peste. Ces femmes-là ont coutume de donner des conseils et de dire : Ma petite chatte, use de tes avantages, et vis tant que tu vis ; est-ce que tu réserves quelque chose pour tes enfants ? Adonnées au vin et à la volupté, elles insinuent toute espèce de mal, et savent amollir, façonner au plaisir jusqu'à des âmes de fer (1).

Ne vous piquez pas de beaucoup d'érudition, et n'allez pas traiter en vers lyriques des matières joyeu- ses. Que fait Horace avec le Psautier, Virgile avec les Evangiles, Cicéron avec l'Apôtre? N'imilez pas la molle délicatesse de certaines femmes qui affectent de ne parler qu'entre les dents ou du bout des lèvres , ne prononcent que des demi-mots avec une langue bal- butiante, et regardent comme grossier tout ce qui vient naturellement (2) ?

(r) lbid,i pag. 207. (2) Ibid., pag. 209.

405

Jérôme, dans sonhumeiir un peu frondeuse, n'épar- gnait aucun des vices qu'il rencontrait sur sa route. Il stigmatise encore certaines vierges qui, simulant des visages exténués de jeimes, se mettaient à gémir dès qu'elles apercevaient quelqu'un, se cachaient la figure et laissaient à peine un œil libre pour se conduire, portaient un vêtement brun, une ceinture de cuir, et, avec des mains et des pieds sales, n'en prenaient pas moins un tendre soin de leur avide estomac. On en voyait d'autres qui, rougissant de leur sexe, endos- saient des vêtements d'hommes, se coupaient les che- veux , redressaient effrontément leur visage d'eunu- que, portaient des capuches artistement faites , et , pour vouloir revenir à l'enfance, imitaient les chouettes et les hiboux.

Après ces veuves et ces vierges, la honte et la dou- leur de l'Eglise, saint Jérôme flagelle quelques mau- vais moines, qui laissaient croître leurs cheveux comme ceux des femmes, nourrissaient une barbe de bouc, affectaient un air de tristesse , pénétraient dans les maisons des personnes de distinction , et trompaient ces femmes chargées de péchés , ces femmes qui ap- prennent toujours sans parvenir jamais à la science de la vérité, comme disait saint Paul (1). Jusque dans le sacerdoce et le diaconat , la verve de notre Juvénal chrétien allait chercher ces hommes qui n'y étaient entrés que pour sui\re avec plus de liberté leurs tristes

(i) I. Tim. iir, 7.

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inclinations. Il faut voir ce portrait spirituel et railleur.

« Tout leur souci est dans leurs vêtements, savoir s'ils sentent bon , si le pied ne nage point dans une peau trop lâche. Leurs cheveux se bouclent sur le fer, leurs doigts rayonnent d'anneaux, et de peur que la rue un peu humide ne leur mouille les pieds, ils y im- priment à peine l'extrême pointe. Quand vous voyez de tels être, vous les prenez plutôt pour des époux que pour des clercs. Certains d'entre eux ont mis toute leur étude et leur vie à connaître le nom, la maison et la conduite des matrones. 11 en est un qui est le roi de cet art, et que je vous décrirai exactement et en peu de mots, afin que vous puissiez mieux, le maître une fois connu, reconnaître les disciples. Il se lève en toute hâte avec le soleil, dispose l'ordre des salutations à faire, cherche les chemins abrégés, et, vieillard im- portun, s'introduit presque jusque vers la couche des personnes endormies. S'il voit un coussin, si une élé- gante serviette, si quelque chose du mobilier domes- tique, il le loue, l'admire, le manie, et, se plaignant de manquer de ces choses-là, extorque bien plutôt qu'il n'obtient, car chaque matrone craint d'oifenser le courrier de la ville. Il est ennemi delà chasteté, ennemi des jeûnes. Il discerne un dînera l'odeur, et l'appelle une Agape sacrée. Sa langue est barbare, effrontée, et toujours armée pour les médisances. De quelque côté que vous vous tourniez, il est le premier en face. Quelque nouvelle qui ait du retentissement, c'est lui

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qui est ou Fauteur ou l'exagération du bruit. A chaque instant, il change de chevaux, et il les a si brillants, si fiers, que vous le prendriez pour le frère du roi de Thrace (1). »

A côté de ce portrait et des vices de certains moines, saint Jérôme place aussitôt l'éloge des cénobites égyp- tiens, des Sauses, comme on les appelait dans l'idiome du pays, et dont il avait pu entendre raconter la vie, quand il était soit au désert de Chalcis , soit dans la ville d'Antioche.

Il revient ensuite aux exhortations et insiste sur la prière. Nous retrouvons dans ses paroles la tradition d'un pieux usage qui n'a cessé et ne cessera, tant qu'il y aura des Chrétiens, de les élever au dessus de la ma- tière , de sanctifier par une pensée religieuse les ali- ments destinés à sustenter le corps. « On ne doit pas prendre de nourriture sans avoir prié auparavant, dit- il, ni se retirer de table, sans rendre grâces au Créa- teur. » Et il ajoute : « Qu'au sortir de notre demeure, la prière nous soit une armure ; lorsque nous rentrons de la place publique , prions encore avant de nous asseoir, et que le corps ne se repose pas avant que l'ame ne soit alimentée. A chaque action , à chaque démarche, que la main dessine la croix du Sei- gneur (2) » sur notre corps. Après tous ces conseils qui respirent une sagesse et une ardeur merveilleuses.

(r) C'est Diomède. Saint Jérôme, ibid.) pag. 204. (2} Jbid., pag. 23i.

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Fillustre maître fait briller aux yeux de son élève la future gloire des cieux, lui montre Marie , mère du Seigneur, venant au devant d'elle entre les chœurs angéliques et les illustres femmes des deux Testa- ments. Quel jour ne sera-ce pas que celui de ce triomphe réservé à Eustochium ! Voilà ce qui doit la fortifier contre tous les souvenirs et les enchante ments du siècle (1). Cette vie est un stade pour les mortels; nous combattons ici pour être couronnés ailleurs (2).

Jérôme n'écrivait pas toujours à Eustochium sur ce ton dogmatique et grave, mais néanmoins il savait ramener à un but moral et chrétien les lettres même dans les- quelles il y avait quelque enjouement. Eustochium lui envoya un jour une corbeille de cerises, des bracelets et une colombe» le tout accompagné d'une lettre. Cefutpour Jérôme le sujet d'une réponse un peu recherchée, l'allusion mystique vint se mêler à une légère échappée de science et au conseil pieux. Jérusalem, dans Ezé- chiel, est ornée de bracelets ; Baruch reçoit de Jérémie une lettre ; l'Esprit saint descend en forme de colombe. Voilà pour trois choses. Maintenant, pour la corbeille de cerises, Jérôme les trouva si fraîches, si colorées de pudeur virginale, qu'il lui sembla qu'elles venaient seulement d'être apportées par Lucullus ; et là-dessus

(i) Ibid., pag. 245.

(2) Stadium est haec vita mortalibus; hic conlendinius, ul alibi coronemiir. Ibid. y pag, r36.

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il rappelle à Eustochium, que ce fut ce général qui, après avoir subjugué le Pont et l'Arménie, amena de Cérasonte à Rome un arbre connu dès lors en Occident sous le nom de la ville d'où il venait (1). Tertullien disait, un siècle avant l'époque de saint Jérôme, que Bacchus ayant été mis au rang des dieux pour avoir découvert la vigne, on avait mal agi envers LucuUus, en ne faisant pas de lui une nouvelle divinité (2).

Le présent d'Eustochium avait été rendu à Jérôme le jour de la naissance céleste de saint Pierre. Cette fête donc , il fallait l'assaisonner d'une grande joie , mais sans trop s'éloigner de la ligne tracée par les Écritures, et des prescriptions de la palestre chré- tienne (3). 11 fallait célébrer cette solennité bien moins par l'abondance des mets que par la jubilation de l'es- prit, car il est fort absurde de vouloir honorer par la bonne chère un martyr que l'on sait avoir plu à Dieu par ses jeûnes (4).

Voilà comment le saint docteur instruisait Eusto- chium. Il lui apprenait à rechercher une perfection fondée sur l'humilité, enracinée dans l'amour de Jésus- Christ, constante dans la pratique des vertus chré- tiennes, pleine de bonnes oeuvres et de l'espérance de

(i) Lettres, tom. i, pag. 3o6.

(a) Maie cum Lucullo actum est, qui primus cerasa ex Ponto Italiae promul- gavit, quod non est propterea consecratus ut novae frugis auctor, quia inventer et ostensor. Apologet. xi.

(3) Lettres, ibid., pag. 3o5,

(4) Jbtd., pag. 309.

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posséder Dieu, après l'avoir aimé el servi dans les jours d'une vie passagère.

Voilà quels étaient les enseignements de Jérôme, et quelle direction puissante il donnait aux vierges chré- tiennes. C'était un monde tout nouveau qu'il ouvrait sous les pas de la femme romaine.

CHAPITRE XVII.

Le pape Damase. Ses poésies. Le clergé de Rome, à cette époque. Le payen Veltius Agorius Praetextatus, préfet de Rome.

Dès le 10 ou le 11 décembre 384, le pape Damase était mort, après dix-huit ans de souverain pontificat, et étant presque octogénaire. 11 fut inhumé dans une église qu'il avait fait bâtir aux Catacombes, sur le chemin d'Ardea, auprès de sa mère et de sa sœur Cl). L'illustre pontife aurait voulu reposer en un lieu dormaient les restes des compagnons de saint Xystus

(i) Voir Dom Guéranger, Origines de V Eglise romaine, tom. i, pag. 2 3?.

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et de beaucoup d'autres martyrs, mais il changea de dessein, craignant, dit-il, « de troubler les cendres des saints. «On trouve, parmi ses poésies, une pièce dans laquelle il rappelle ce désir qu'il n'osa écouter (1), et une autre il consigne son espoir de ressusciter un jour;

Post cineres Damasura faciet quia surgere credo (2).

Les commencements de son pontificat furent trou- blés par le schisme d'un compétiteur Ursinus ou Ur- sicinus, mais une assemblée du Clergé donna gain de causeàDamase, parce qu'il fut reconnu pour le mieux fondé dans ses droits et le plus agréé de la multitude. Il célébra son propre triomphe et le retour du clergé à son obéissance; il le fit par une inscription qu'il plaça aux tombeaux des saints martyrs, sans doute dans un des Cimetières :

SANCTORVM, QVICVMQVE LEGIS, VENERARE SEPVLCHRVM» NOMINA NEC NVMERVM POTVIT RETINERE VETVSTAS *. ORNAVIT DAMASVS TVMVLVM, COGNOSCITE, RECTOR, PRO REDITV CLERI, CHRISTO PRAESTANTE, ÏRIVMPHANS, MARTIRIRVS SATNCTIS REDDIT SVA VOTA SACERDOS (3).

Il y avait à Rome une église qui portait le nom de

(i) Carm, xxix.

(2) Carm. xvi.

(3) Carm. xxii.

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Damasc, conjointement avec celui de saint Laurent, prés du tliéàlre de Pompée. On croit que c'est réglise dans la- quelle Daniase fut employé à diverses fonctions ecclé- siastiques, à celle d'écrivain, de lecteur, de lévite, de prêtre, et que ce Pape fît ensuite rebâtir, orner de deux rangs de colonnes, en lui donnant son nom. Ce sont des souvenirs qu'il nous retrace dans l'inscrip- tion suivante :

HINC PATEE, EXCEPTOR, LECTOR, LEVITA, SACERDOS, CREVERAT HTNC MERITIS, QVONIAM MELIORIDVS ACTIS. HINC MlHI PROVECTO CHRISTVS CVI SVMMA POTESTAS SEDIS APOSTOLICAE VOLVIT CONCEDERE HONOREM, ARCHIBIS (1), FATEOR, VOLVl NOVA CONDERE TECTA, ADDERE PRAETEREA DEXTRA LEVAQVE COLVMMAS, QVAE DAMASI TENEANT PROPRÏVM PER SAECVLA NOMEN (2).

Un vieux sceau capitulaire de San Lorenzo in Damaso, église aujourd'hui encore subsistante, mais plus d'une fois remaniée, montrait le pape Damase assis sur un siège, la tcte couverte d'une mitre, tenant dans ses mains l'édifice sacré qu'il avait restauré^ et le présen- tant au martyr saint Laurent, vêtu d'une dalmatique et debout en face du Pape (3).

Dans les vers suivants, Damase dédiait au saint

(i) Archibis ^our archivis, qui paraît désigner ici l'endroit destiné à rece- voir les vases sacrés, et peut-être se rapporte au toit de l'Eglise tout entière,

(2) Carm. xvni.

(3) Sarazani a donné le dessin de ce sceau, dans les OEuvres de Damase, Pag. 164.

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Archidiacre les offrandes dont il avait comblé ses au- tels renouvelés avec magnificence :

Verbera, carnifices, flamraas, tormenta, catenas,

Vinccre Laurent! sola fides potuit. Haec Daraasus cumulât supplex altaria donis,

Mariyris egregiuna suspiciens meritum(l).

Dans une autre pièce, Damase célèbre la fontaine sacrée de réglise Saint-Laurent^ et les vertus de l'eau régénératrice (2).

Nous avons déjà fait mention de la basilique élevée par Damase sur la voie Ardéatine, et dans laquelle il eut sa sépulture. Il y reposait sous un autel, du temps d'Hadrien F''; on l'y trouva en 1639, et il y fut mis derrière ce même autel, en l'année 1645(3).

Damase continuant à prendre soin des monuments religieux et des tombeaux des Saints , orna d'une Pla~ tonie, ou inscription en vers, le lieu avaient reposé les apôtres Pierre et Paul. Voici cette inscription :

HIC HABITASSE PRIVS SANCTOS COGNOSCERE DEBES, NOMINA QVISQVE PETRI PARITER PAVLIQVE REQVIRIS. DISCIPVLOS ORIENS MISIT QVOD SPONTE FATEMVR SANGVINIS OB MERITVM CHRISTVMQVE PER ASTRA SECVTI AETHERIOS PETIERE SINVS ET REGNA PIORVM. ROMA SVOS POTIVS MERVIT DEFENDERE CIVES. HAEC DAMASVS VESTRAS REFERAT, NOVA SIDERA, LAVDES (4).

(i) Carm. xxxvir, pag. i86. (a) Carm. xxxviii, pag. 187.

(3) Aringhi, Roma siibterranea, lib. i, cap. xri, 17-18.

(4) Carm. xxx. D. Mabillon, Analecla^ tom. iv, pag. 5o4.

415

Dauiase fit la translation d'un grand nombre de corps des saints martyrs, et orna leur sépulture d'ins- criptions en vers.

Ainsi en fut-il pour celui de saint Chrysanthus et de sainte Daria, qui avaient souffert ensemble le même martyre du temps de l'empereur Numérien, et dont la crypte placée sur la voie Salaria fut embellie par les soins de Damase, avec les contributions de fidèles pauvres (1). Le tombeau d'un enfant, saint Maurus, que le martyre avait couronné un peu avant saint Chry- santhus (2), fut encore décoré par le pape Damase (3), ainsi que celui des saints martyrs Félix et Adauc- tus (4), Protus et Hyacinthe (5). Il orna enfin de pein- tures l'Eglise Sainte-Anastasie (6) ; fit disparaître les eaux qui descendaient des hauteurs voisines dans le cimetière du Vatican, et dériva jusqu'à la Confession de saint Pierre ce qu'il en fallait pour des fonts bap- tismaux (7) .

Ces religieuses épitaphes sont loin de briller par la beauté du langage, et surtout d'avoir la clarté désirable, mais du moins elles témoignent hautement du zèle pieux, de l'application littéraire d'un grand pontife.

(i) Pauperis ex censu melius nunc ista resurgunt,

Divite sed voto plus placitura Deo.

Carm, xxxvi. (a) Surius, aS oct., pag, 38 r. § 12.

(3) Carm. xxtv.

(4) Carm. xxr.

(5) Carm. xxvn.

(6) Pag. 162.

(7) Carm. xxxix,

416

Au milieu de tant de mérites différents qu'on a vu écla- ter sur la chaire de saint Pierre, n'est-il pas curieux et beau de trouver, dès le lY^ siècle, quoique à un degré mé- diocre, le poète qui orne de ses vers les basiliques et les tombeaux édifiés ou restaurés, et qui chante les Apô- tres, les Martyrs, les vierges (1), les élus du Seigneur, en leur demandant de porter ses prières au pied du trône de Dieu ?

Nous remarquerons, comme une chose qui n'est pas indifférente pour les linguistes, que l'hymne à sainte Agathe est en vers rimes :

Martyris ecce dies Agathae Virginis eraicat eximiae, Christus eam sibi qua social Et diadema duplex décorât (2).

On trouve déplus, parmi les pièces de Damase, deux acrostiches sur le nom de Jésus (3) .

Damase prend habituellement, dans ses poèmes, le titre de Recteur,

Veridicus Rector, lapsos quiacrimina flere... (4) Quera Damasus Rector longo post tempore plebis (5). Ornavit Damasus tumulura, cognoscite, Rector (6). Quîs Damasus Rector titulos post praemia reddit (7).

(i) Notamment sainte Agnès. Carm. ii et m.

(2) Carm. v.

(3) Carm. va et via.

(4) Carm. xxvi.

(5) Carm. xxi,

(6) Carm. xxn.

(7) Carm. xxxv.

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Quoique Damase soit, en général, contraint et sec, il lui arrive de temps à autre de faire percer un peu de sentiment et d'émotion, comme dans l'épitaphe de Projecta (1), noble jeune femme enlevée en sa seizième année, et dans celui de sa propre sœur à lui, morte aussi à la fleur de l'âge, n^ ayant pas accompli encore deux fois dix hivers. Irène, c'était son nom, avait em- brassé l'état religieux,

Voverat haec sese Christo, cura vita maneret,

et Ton put admirer en elle une précoce pureté de moeurs, qui porta ensuite ses fruits. Damase lui adres- sait donc ces douces plaintes : « Toi, ma sœur, à présent témoin de notre affection, lorsque te prenait l'heureux palais du ciel, je ne craignis pas la mort, car tu entrais librement aux cieux ; mais , je l'avoue, ce fut une douleur pour moi de perdre la compagne de ma vie. Maintenant, près de Dieu, souviens-toi de moi, ô vierge (2). »

Il ne faudrait pas juger sur les censures de Jérôme tout le clergé qui entourait Damase. A Dieu ne plaise î L'éloquent Docteur frappait de rudes coups, afin d'en réveiller quelques-uns de leur fatal assoupissement, de rappeler certains autres à la dignité de leur pro- fession ; mais de ce qu'il signalait de criants abus, de

(i) Carm. xrii. (2) Ibid. xxvnt,

Tofti. 1, 27

V18

graves excès, et quand donc notre pauvre huma- nité fut-elle exempte de misères ! il serait téméraire et injurieux pour la sainte Eglise romaine d'en inférer qu elle n* avait plus ni vertus ni lumières.

Ce grand Arsène, que Théodose chargea de l'édu- cation d'Arcadius, était diacre de l'église de Rome (1).

Anastasius et Innocentius, qui occupèrent successi- vement le siège deDamase, et que loue saint Jérôme, faisaient partie de cette même église (2) .

Pammachius, qu'il faut plutôt compter parmi les moines que parmi les laïcs, brillait d'une science et d'une sainteté dont l'éclat rejaillissait sur l'Eglise ro- maine .

Le pape Syricius avait eu pour collaborateurs dans son presbytérat, des hommes dont un monument épi- graphique nous a gardé le souvenir. On sait donc par une inscription que Sissinus était un digne prêtre fort bien venu du peuple chrétien :

Omnibus acceptas populis digniisque sacerdos;

que le diacre Tigris, qui chantait d'une voix mélo- dieuse les chants du vieux prophète, fut enlevé dans la fleur d'une jeunesse louée de tous ; que le prêtre Ticrinus qui avait réparé d'une main soigneuse plus d'un édifice sacré, celui entre autres il rem- plissait l'office de prêtre, s'était endormi dans une

(i) Baron. Annal, 385, ix. (2) Ibid.

419 sainte espérance des joies du paradis. Le poète in- connu qui écrivait sur les restes mortels de Ticrinus l'éloge de ce vertueux prêtre aspirait de toute son rcue à Jésus -Christ, vainqueur de la mort et fondement de notre salut :

Praefixo moriens naturae raunerc functus

Hic mea Ticrinus presbyter ossa loco. Sedibus in propriis mens pura et naembra quiescunt;

Isla iacent turauio, gaudet ut il!a polo ! Pone raetumde fine raeo, spes una salutis

Nam mihi fît Christ us, quo duce mors raoritur. Quippe ego coeleslis captus dulcedine regni

Diversis reparo lecta sacrata locis ; Culmina quae (1) hic lapsis trabibus totumque novaodo

Promerui superas laetior ire doraos (2).

Combien d'autres ainsi, dont le nom n'est écrit qu'au livre de vie ! Saint Augustin n'avait-il pas vu à Rome des réunions de Chrétiens qui vivaient dans une cha- rité, une sainteté, une liberté éminemment chrétien- nes, et se nourrissaient du travail de leurs mains ? Ce n'étaient pas seulement les hommes qui formaient de telles réunions ; il y en avait aussi de veuves et de vierges nombreuses qui filaient de la laine, tissaient de la toile, sous la présidence de femmes recommanda- blés par leur gravité et leur expérience (3) !

(i) Ou bien que?

(i) Baron. Annal. 385, v.

("î) S. Angust. de Moribus Eccl. cnthol., r, 33.

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En face du pape Daiiiase, et parmi les plus achar- nés défenseurs du Paganisme, se rencontra un haut personnage, un grand seigneur romain, Vettius Agorius Praetextatus (1 ) , que saint Jérôme a traité de miser aMe^ mais qu'Àmmien Marcellin et Symmaque nous pré- sentent sous un aspect tout autre, et cela devait être , car ils faisaient cause commune avec Praetextatus. On devra néanmoins convenir, en tenant un milieu entre leur témoignage et celui de saint Jérôme, que la plai- santerie au sujet du souverain pontificat de Damase ne dénote pas les plus honorables sentiments, surtout pour un philosophe et un prêtre des Dieux.

Nous trouvons dans la correspondance de Symmaque douze lettres à Agorius Praetextatus (2). Ce sont de gracieux billets qui dénotent une grande intimité, et roulent sur des affaires de sacerdoce, sur quelques dé- tails de famille, sur de minces incidents, sur ces riens avec lesquels on défraie habituellement un commerce épistolaire, et qui prennent à la distance de tant de siècles un certain reflet de grâce charmante et molle.

Praetextatus avait été malade; son ami lui écri- vait en ces termes :

Symmachus à Agorius Praetextatus.

« J'ai été rempli de joie en apprenant que la santé rentre en grâce avec toi ; ta santé est, en effet, tou-

(i) Macrob. Salurnal. i, 6. (2) Symmachi Epist. i, 38-49.

'r2i

jours le souverain objet de mes vœux. Maintenant donc, si, avec l'aide d'un dieu, les forces réintégrées te rendent la vigueur de l'ame , fais que tes lettres s'augmentent de nombreuses pages. Je hais la parci- monie des bonnes paroles, car la brièveté dans celui qui écrit serait plutôt fastidieuse qu'officieuse. Je ne veux pas de lettres suintant de l'extrémité de la bou- che. Je demande de ces lettres qui ne savent pas tarir, qui sont puisées dans l'intime source du cœur. Il me souvient que la brièveté Spartiate fut jadis prônée, mais moi j'en use avec toi à la manière des Romains, ou, si tu veux, à la manière des Athéniens, auxquels il revint de leur éloquence une si grande gloire, que ce fut par crainte de toute comparaison, me semble-t-il, que les Lacones s'étudièrent à une marche contraire. Je voudrais en dire davantage, mais c'est d'après ton genre même que tu dois être frappé... (1). «

Dans une autre lettre, il supplie Praetextatus de ne plus écrire de ces lettres qui avaient la brièveté d'un Edict (2). Le laconisme des Edicts étai^ devenu pro- verbial

Ailleurs, Symmaque parle à Praetextatus d'une statue que lui accordent les acclamations populaires, qui d'abord la lui avaient refusée (3) . Une autre lettre nous montre Praetextatus usant, aux voluptueux ri-

(i) Ëpisl. 39, pag. 17, Pans, 1604, in-4".

(2) Abstine igitur epistolis quac sunl inslar edicti. Fpist. 44, pag. 19.

(3) Epist. 40, pag. 18.

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vages de Baïes, si aimés des Romains, et si déshérités aujourd'hui, les loisirs que lui laissaient ses nombreu- ses dignités.

« La raison de notre silence est différente, mais l'effet en est le même, dit Symmaque. Les soins de l'office pontifical me sont un empêchement, et toi, c'est l'insouciance du repos de Baïes qui t'a arrêté, car le relâche de Tesprit ne rend pas moins indiffé- rent que l'occupation. Rien d'étonnant, au reste, qu'elle te réclame pour avocat, puisqu'il est certain qu'Hannibal lui-même , invaincu dans les combats , livra ses mains à la Campanie. Non, le lotos qui re- tenait les voyageurs ; non , les persuasives coupes de Circé , le triple chant des jeunes filles à demi- oiseaux n'égaleraient pas le charme de ce ciel et de ce sol. Et je ne prétends pas dire que tu passes de pares- seuses fériés, ni que tu aies brisé ta vertu dans les dé- lices; mais pendant que tu lis pour toi, que tu écris pour toi , et que, fatigué des choses urbaines , tu domptes ta grande ame dans la solitude, tu ne remplis nullement les devoirs de l'amitié. Que ne prends-tu le style^ et ne paies-tu d'un mutuel honneur notre affec- tion pour toi , à moins que tu n'aimes mieux sentir l'autorité du pontife? 11 nous faut délibérer beaucoup d'affaires dans le Collège (1). Qui donc t'a donné ce répit en un office public ?Tu sentiras le droit du prêtre, si tu ne remplis le devoir d'un ami. Adieu (2). »

(r) Le Collège des pontifes. (a) Episl. 4i, ihid.

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La lettre suivante nous entretient encore de Baies, Paulina, femme de Praetextatus , était allée cher cher la santé.

« Dieux bons ! comme il n'y a rien pour l'homme de sûr ni de connu ! c'est bien afin de soulager votre esprit que vous vous étiez rendu à Baïes. Quel œil a fasciné le repos délibéré? Paulina, notre commune sollicitude , est donc allée aux derniers confins de la vie ? Votre appréhension pour elle est-elle si grande que toute incommodité qu'elle éprouve vous semble être un danger? Quoiqu'il en soit de tout cela, il est permis de regarder de l'esprit quels chagrins vous avez eus pour vos jours^ quelles veilles pour vos nuits. Nous sommes ainsi nés que nous passons souvent par l'adversité. Les plaisirs fuient, et l'usage de la meil- leure chose est aussi court que le sentiment en est lé- ger. Mais laissons cela aux discussions des philoso- phes. Conseillons maintenant à nos esprits une allure plus gaie, puisque la paix des dieux a de nouveau placé dans le solide la santé de notre Paulina. Adieu (1). »

Fabia Aconia Paulina, femme de Praetextatus, était comme lui toute dévouée au culte des dieux, et nous apprenons de quelques monuments épi graphiques qu'elle était honorée de plusieurs sacerdoces. Une ins- cription, consignée dans Gruter (2), nous énumère les titres de Paulina, prétresse de Bacchus, de Cérès et de

(i) Episl, 42, ibid, (2) cccïx, a.

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Proserpine , à Eleusis ; prêtresse encore de Cybèle , dTsis, de Cérès et d'Hécate à ^Egine.

Praetextatus, lui aussi, accumulait sur sa tête tous les genres d'honneurs et religieux et civils. En ce qui regarde le culte des dieux, il était pontife de Yesta, pontife du Soleil, Quindécemvir, Augure, Curiàl, Néocore , Hiérophante, Père des Sacrifices, et il avait été taurobolisé, c'est-à-dire qu'il était descendu dans la fosse que décrit le poète Prudence, et que il avait vu, en qualité de pontife, le sang du taureau immolé ruisseler sur ses vêtements sacerdotaux, sur son corps tout entier. Symmaque entretenait son ami de sa- crifices expiatoires et de ces vieux ri ts que le temps emportait, que le Christianisme refoulait dans Tom- bre.Ces fortes têtes de la Gentilité se laissaient aller à une superstition puérile (1).

Les expiations n'avaient pas cessé encore, puisque Symmaque parle de sacrifices nombreux, et de priè- res adressées à toutes les puissances célestes, pour dé- tourner les calamités qu'annonçait un prodige paru à Spolète. Huit fois le sang avait coulé en l'honneur de Jupiter; onze fois l'on avait sacrifié à la Fortune Pu- blique, et, comme les remèdes divins n'agissaient pas, il était question de convoquer le Collège des Pon- tifes (2).

Les champs de l'Etrurie voyaient Praetextatus se li-

(i) Ainm. Marcell. xix, ta, eu lournit un singulier exemple, (a) Epist. II, 53.

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vrer à un doux repos, et oublier même ses fonctions sacerdotales, auxquelles Symmaque prit soin de le rappeler, en se plaignant de la profonde négligence des prêtres, et en lui demandant si FEtrurie le possé- derait toujours (1). Praetextatus menait à la campagne cette vie de repos calme et lettré qui faisait une part de la philosophie romaine. Symmaque lui avait soumis lin discours prononcé au sénat, et s'applaudissait d'ap- prendre que son éloquence était goûtée par Praetexta- tus (2). Une autre fois, il lui écrivait sur ses doctes loisirs :

« Glorifie-toi de ton repos et de tes chasses. Oui, c'est un agréable sujet de vanterie, mais c'est en plaisantant plutôt que sérieusement que tu en parles ; car les moments de relâche et qui sont affranchis d'af- faires publiques, tu les emploies volontiers à méditer les livres des anciens. Tu pourras bien donner le change à ceux qui te verront pour la première fois ; mais moi, ce qui t'occupe et le jour et la nuit, ce qui fait la pâture quotidienne de ton esprit, je le de- vine, à la saveur des lettres que tu me donnes. N'est- ce point que dans les bois tu fréquentes Apollon, comme ce pasteur Hésiode que la famille des Muses couronna du poétique laurier? Et, en effet, d'où vient, dans tes lettres, cette nouveauté de pensées, cette vé- tusté de mots, si, oubliant des choses meilleures, tu ne

(i) Epist. I, 45, pag. 20. (21 Ibid., 38 et 46,

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t'occupes que de rets noueux ou d'ailes épouvantantes, ou de chiens sagaces et de tout l'attirail des chasseurs? Ainsi, lorsque tu écris, souviens-toi de mettre un frein à ton éloquence. Que les choses que tu écris soient rustiques et incultes, si tu veux être pris pour un chas- seur. Adieu (1). »

Symniaque, dans une importante occasion, ne se laissa pourtant pas aveugler par son étroite amitié pour Vettius Praetextatus, et ils ut préférer aux honneurs qu'il s'agissait de lui rendre, l'honneur et la gloire de sa religion. Les Vestales avaient formé l'étrange dessein de lui faire élever une statue. Consultés sur ce projet, les pontifes, sans trop réfléchir à ce qu'ils allaient autoriser, se rangèrent à l'avis des prê- tresses, excepté quelques-uns des plus raisonnables, qui écoutèrent Symmaque. Il se disait avec raison que de telles déférences pour un homme ne con- venaient point à des vierges, et qu'il n'était pas séant d'investir Praetextatus d'un honneur qui n'avait été rendu ni à Numa, auteur des religions, ni à Métel- lus, conservateur de ces mêmes religions, ni à aucun des souverains Pontifes. Néanmoins, il garda pour lui seul la justesse de son opinion, car il craignait que, en l'énonçant, il ne donnât prise aux censures des en- nemis de leurs mystères, et il est manifeste qu'il entend parler des Chrétiens qui auraient eu effectivement un beau sujet de sarcasmes. Il écrivit que c'était une

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mesure inusitée, qu'il fallait bien se garder d'un fâ- cheux exemple, parce qu'une marque de distinction, accordée d'abord au mérite, finirait bientôt par échoir à des hommes indignes et qui n'y arriveraient que par la brigue (1). Ce ne sont pas toujours les conseils modérés et sages qui font impression sur une assem- blée délibérante; Symmaque dut s'en convaincre; ses remontrances furent perdues, et les Vestales ga- gnèrent leur statue. Un monument épigraphique, rap- porté par Gruter, nous apprend que Fabia Paulina fit élever une statue à la grande prêtresse Vestale Coelia Concordia, tant à cause de son insigne pudicité et de son remarquable zèle pour le culte divin, que parce qu'elle avait, la première, obtenu une statue à Prae- textatus, bien digne, ajoute l'inscription, de recevoir des Vestales une si grande preuve d'estime (2) .

Lorsque Praetextatus venait d'obtenir un autre hon- neur et de se voir désigné Consul, la mort arriva et coucha dans la tombe (3) le Clarissime, le Questeur, le Préteur de Rome, le Correcteur de la Toscane et de rOmbrie, le Consulaire de la Lusitanie, le Proconsul de l'Achaïe, le Préfet de Rome, le Préfet du Pré- toire, de ritalie et de l'Illyrie (4), que sais-je encore ?

Symmaque, Préfet de Rome, annonça aux empe-

(i) Symm. Episl n, 36.

(2) Gruter, cccx, i.

(3) A la fin de l'an 38 4. ïillemonl, lorn, xii, })ag. 91

(4) Griller, Mcir, 2.

428 reurs Théodose et Arcadi us la nouvelle de cette mort, et offrit, tant son deuil était grand, de remettre en- tre leurs mains une dignité qui lui devenait si pénible par la perte d'un Collègue.

« J'aurais mieux aimé, Messeigneurs les Empereurs, vous annoncer de joyeux événements, mais la nature de mon office public m'impose la nécessité d'une triste nouvelle. Votre Praetexta tus, le Prétextât (1) déshon- neurs, le mainteneur de l'antique probité, a été en- levé par la jalouse mort, lui, cet homme de toutes les vertus au dedans et au dehors. Il est bien difficile à votre Eternité, qui sait choisir les hommes les meil- leurs, de mettre à sa place quelqu'un de semblable. Aussi laisse-t-il un grand regret à la République, et une souveraine douleur aux citoyens reconnaissants. Dès que, en effet, cette amère rumeur a eu retenti dans Rome, le peuple a refusé les solennels plaisirs du théâtre, et, témoignant par de multiples acclamations, que la mémoire de cet homme est glorieuse, il a ru- dement traité la jalousie de la fortune, parce qu'elle lui a enlevé le bienfait de nobles empereurs.

« Praetextatus donc a rempli la loi de nature ; mais nous, témoin de son ame et de votre jugement, elle nous a abimé dans une douleur si grande que nous demandons le remède du repos. Je ne dis rien des autres motifs qui ne me permettent pas de garder vo-

(i) Jeu de mois sur la robe prélexle. Il revient simplemenl à dire ; L'homme rcvéïii de tous les honneurs.

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Ion tiers nui Préfecture. La perte seule d'un collègue est un juste motif pour obtenir vacation. Que d'autres aiment les pouvoirs perpétuels; c'est pour moi un souverain fruit de félicité que de vénérer de près votre divinité, de contempler les astres de la bonté pure. Voilà la seule chose que je vous demande de préférer à toutes celles que vous m'avez accordées. C'est une simple requête, et elle ne prend pas le chemin qui conduit aux honneurs, car il est assez manifeste que je ne désire rien autre, moi qui ai supplié qu'on re- prenne ma magistrature (1). »

Dans la lettre qui suit, au même livre, Sym- maque rappelle encore les antiques et incomparables vertus de Praetextatus, ainsi que les profonds gémis- sements de la patrie.

Enfin, dans une autre lettre aux empereurs déjà nom- més, il réclame pour Vettius Praetextatus l'érection d'une statue, dont la durée puisse offrir aux yeux de la postérité les traits d'un admirable personnage de ce temps-là, « non point qu'il désire les récompenses terrestres celui qui, même en menant sa vie d'homme, foula aux pieds les joies du corps, mais c'est que les honneurs rendus aux bons sont une incitation à les imiter. » Il rappelle ensuite ce qui se fit aux siècles passés, et, en regrettant que Fadulation se soit trop souvent mise à la place de la vérité, il dit qu'il est juste que celui qui réside dans tous les cœurs se trouve

(i) Epist. X, 23.

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aussi sur les lèvres de tous. « Praetextatus fut toujours plus haut que ses magistratures, se montra indulgent pour autrui, sévère pour lui-même, facile sans attirer le mépris, respectable sans inspirer de la crainte. S'il lui arrivait quelque bien d'une succession, il le ren- voyait aux proches du testateur. Jamais la prospérité ne l'énerva, jamais il ne rit de l'adversité de personne ; il ignorait ce que c'était qu'une honteuse profusion. » L'orateur, enfin de panégyrique, s'en remet à uncéleste jugement, celui des Empereurs, car on n'épargnait pas aux puissances éphémères de ce monde les impres- criptibles titres qui ne doivent monter qu'à Dieu seul, au roi éternel des siècles (1). « Voilà ce Praetexta- tus, celui qu'à bon droit vous aviez fait Consul, afin que les fastes propageassent la mémoire d'un il- lustre nom. Utiles à d'autres, réparez un fatal dom- mage. Que la récompense s'en soit allée avec l'homme, mais qu'après l'homme reste le jugement. Prouvez que le hasard ne peut rien contre la gloire ; car ce qu'il a mérité des citoyens est individuel, et ce qu'il a perdu lui est commun avec plusieurs autres (2) . » Symmaque y mit de l'insistance. Chaque mois on envoyait aux Empereurs les Actes du sénat et du peu- ple ; il joignit à ces pièces officielles tout ce qui con- cernait son ami Praetextatus, les discours mêmes par lui adressés au peuple, discours servant à prouver

(i) Rexsaeculorum solus. Prière de l'Eglise. {•>.) Symmachi. Episl. x, 2 5.

V31

qu'il « semait dans les esprits l'amour de ces temps heureux (1). » Une inscription, consignée dans Gru- ter (2), parle bien d'une statue élevée à Praetextatus, mais il manque le nom de celui qui la fit ériger.

Ammien Marcellin résume, sous la date de l'année 368, les qualités et les principales actions de Praetex- tatus, alors préfet de Rome. On voit que, dans les con- flicts qui eurent lieu pour l'avènement du pape Da- mase, il se prononça contre l'usurpateur Ursinus, et, d'accord avec les empereurs Valentinien et Yalens , fit rendre aux Catholiques la seule église que gardas- sent encore dans Rome les schisma tiques.

« Sur ces entrefaites, Praetextatus, gérant, avec grande distinction la préfecture de la Ville, arriva, par de nombreux actes d'intégrité et de probité, qui le dis- tinguèrent dès les premiers essais de sa jeunesse , à obtenir ce qui se trouve rarement : savoir que, tout en se faisant craindre, il ne perdit pas l'amour des cito^^ens, amour qui d'ordinaire s'attache peu aux juges redoutés. L'autorité de Praetextatus et son juste suffrage pour la vérité ayant calmé le tumulte que sou- levèrent les querelles des Chrétiens, et, Ursinus ayant été chassé. Ton acquit un profond repos, très favora- ble aux besoins des Romains, en sorte que grandissait la gloire d'un brillant Recteur, qui faisait de nombreu- ses et utiles dispositions. En effet, il enleva tous les

(r) Ibid. Epist. 87.

(2) Gruter, cccclxxxvi, 3. - Juret, Miscell. ad Sijmm. Epist. pag. 273.

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maeniana (1), que d'anciennes lois romaines défen- daient de fabriquer, sépara des édifices sacrés les habita- tions des particuliers, lesquelles y étaient attachées; et, comme on ne pouvait remédier, à l'avidité de beaucoup de gens qui arrangeaient à leur gré les balances , il établit des poids dans chaque Région (2). Pour ce qui était de l'examen des litiges , il obtint plus que tout autre ce que Cicéron écrit d'élogieux pour Brutus; c'est-à-dire que , sans rien faire par faveur, il sem- blait cependant mettre une faveur dans tout ce qu'il faisait (3).

Praetextatus , grand seigneur et philosophe bel esprit, ouvrait sa maison à ce qu'il y avait dans Rome de haute noblesse, d'esprits cultivés et brillants. C'est chez lui que Macrobe place la scène de son livre de mélanges connus sous le titre de Saturnales^ à raison du moment de l'année il suppose que se tenaient les doctes réunions, dans lesquelles on discourait un peu sur toutes choses, sans trop de suite ni d'enchaî- nement. On égayait les entretiens par des repas que l'on se rendait, et les causeries se prolongeaient tou- jours bien avant dans la nuit (4). Praetextatus est un des interlocuteurs, et Macrobe ne tarit pas en éloges

(r) Ce mot, dont l'étymologie serait un peu longue à exposer, désigne une espèce de petit belvédère, une terrasse. Voir les notes de l'Ammien Marcellin de Leipsig, ad hune loc.

(2) Les Romains disent aujourd'hui Rione, par une transformation très re- connaissable.

(3) Ammian. Marcell. xxvn, 9.

(4) Macrob. Satnrnal. i, i.

433 sur son honnête gravité (1), sur sa bonté et sa dou- ceur envers tout le monde (2). Naturellement aussi Ton vante fort sa science des choses religieuses (3) .

Dans cette assemblée d'hommes d'élite, se trou- vaient les Symmaque, les Cecina Albinus, les Eusta- thius, le grammairien Servius, le poète Aviénus (4), le rhéteur Eusébius, les médecins Dysarius et Evan- gélus, tous plus ou moins imbus d'une certaine dose d'éclectisme, on vint à toucher la délicate question des esclaves, et ce fut Evangélus qui reprocha à notre pontife des dieux la libéralité de son langage au sujet d'une nombreuse classe si méprisée de l'antiquité. Mais Praetextatus, déployant la pompe de son esprit et sa belle faconde, montra que les dieux veillent aussi sur les esclaves, et que parmi eux il en est de probes, de fidèles, de courageux, de philosophes même et de lettrés. Il faut bien le dire, à la gloire de Praetextatus, on ne pouvait mieux plaider que lui, surtout devant un tel auditoire^ une cause jugée depuis longtemps par la religion chrétienne. « D'où te vient , dit-il à Evangélus, cette grande, cette immense haine pour les esclaves , comme s'ils n'étaient pas faits , n'é- taient pas nourris des mêmes éléments que toi, et ne recevaient pas le même esprit du même principe? Veux-tu bien songer que ces hommes que tu nommes

(i) Ibid., 1, 7.

(2) Ibid.f I, 17.

(3) Ibid.^ I, II.

(4) Ibid., I, 5.

TOM. I. 28

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ton droit (jus tuum), sont nés de la même semence, jouissent du même ciel, vivent comme toi, meurent comme toi ? Ils sont esclaves, mais ils sont hommes; ils sont esclaves, mais co-esclaves. Si tu songes que la fortune a le même empire sur vous tous , alors tu peux aussi bien voir libre cet homme-là, qu'il peut, lui , te voir esclave. Ne sais-tu à quel âge Hécube commença son esclavage; à quel âge Crésus, à quel âge la mère de Darius, à quel âge Diogène, à quel âge Platon lui-même ? Enfin , pourquoi cette horreur du nom seul d'esclave? Voilà un esclave, mais il l'est par nécessité, mais peut-être que c'est avec une ame libre qu'il est esclave. Tu pourras lui nuire, si tu montres quel homme ne Test pas. Celui-ci l'est de la volupté, celui-là de l'avarice, cet autre de l'ambition; tous le sont de l'espérance, tous de la crainte, et certes, nul

esclavage plus honteux que l'esclavage volontaire

J'apprécierai donc les hommes non point d'après la fortune, mais d'après les mœurs. Chacun se les donne, les mœurs; c'est le hasard qui assigne la condition. De même qu'il est insensé celui qui, devant acheter un cheval, regarde sa housse et son frein , au lieu de le regarder, lui ; de même c'est un grand insensé que celui qui pense qu'on doit juger un homme ou par l'habit ou par la condition, qui nous enveloppe comme un habit.

« Non, mon cher Evangélus, il ne te faut pas cher- cher un ami au forum seulement et à la curie. Si tu t'y appliques diligemment, tu en trouveras un dans

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ta maison. Vis d'une manière clémente avec ton esclave, d'une manière polie même. Crois-moi, que tes esclaves te respectent , bien plutôt que de te craindre. D'où penses-tu que soit venu cet arrogant axiome : Autant d'ennemis que d'esclaves? Nous ne les avons pas pour ennemis, nous les faisons tels, quand nous sommes pleins d'orgueil, d'insolence , de dureté en- vers eux Nous prenons chez nous des coeurs de tyrans, et nous voulons faire à l'égard de nos serviteurs non pas ce qui convient, mais tout ce qui plaît. 11 est des maîtres qui, pendant qu'ils se gorgent avidement de mets, ne permettent pas même aux esclaves qui les entourent de remuer les lèvres ni de dire un mot. Le moindre murmure est puni de la verge, et ce qui est fortuit n'est pas plus exempt de coups. Tousser, éternuer, sanglotter, voilà ce qui se paie bien cher. De il arrive qu'ils jasent du maître, ces malheu- reux à qui il n'est pas permis de parler devant le maître.... (1). »

On trouvera sûrement que, pour une réunion de grands seigneurs, à une pareille époque, les paroles de Praetextatus étaient fort raisonnables ; mais la foi chrétienne, dont ceux-ci repoussaient les enseigne- ments, n'en était plus à chercher de telles maximes ; elle les avait rendues vulgaires chez les siens, comme déjà l'on a pu le voir dans ce livre, et nul doute que le souffle de la parole divine n'eût passé par le discours

(r) Ibid., ï, II.

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de Praelextatus , à l'insu même de son ostentation éclectique.

Longtemps avant les discussions philosophiques dirigées par Praetextatus y l'apôtre saint Paul avait fait souvenir les habitants d'Ephèse que le Seigneur et d'eux-mêmes et de leurs serviteurs réside au ciel, et qu'il n'y a pas en lui acception de personnes (1). 11 rappelait la même vérité aux Fidèles de Colosses (2), et déjà l'apôtre saint Jacques, dans son Epître catho- lique (3), avait promulgué sur l'égalité chrétienne des maximes autrement hardies que celles des lettrés et des philosophes de cette Rome du IV^ siècle,

(i) Ephes. VI, g.

(2) ColoSS. IV, I.

(3) S. lac, Epist. iv, 1-9.

CHAPITRE XVJII.

La réputation de saint Jérôme est attaquée à Rome : la lettre à Eustochium sur la Virginité en est la cause première. Onasus donne cours à ces bruits infamants : ce que saint Jérôme écrit contre lui. Entrevue de saint Jérôme avec un moine des Gaules : colloque sur l'àpreté de sa nature satyrique. Causes probables qui engagèrent saint Jérôme à quitter l'Occi- dent. — Il va s'embarquer à Ostie, et écrit du port à Asella, dame ro- maine. — Départ pour Jérusalem.

La vérité est pénible à la nature îiumaine(l) ; on prend bien vite pour un ennemi personnel celui qui flétrit des abus et des vices dans lesquels on se sent engagé. De ces haines, ces récriminations qui s'éle- vèrent contre saint Jérôme, parce qu'il avait stigma- tisé le mal pour essayer de le guérir ; parce qu'il avait frappé de sa mordante censure les mauvais chrétiens,

(i) Ita se natura habet ut amara sit verilas. S. Jérôme, Lelhes, tom. n pag. 8.

438 les mauvais moines, les mauvais prêtres, les mau- vaises vierges, les mauvaises veuves qu'il y avait à Rome. Aussi quels flots de calomnies amassés sur le nom du pauvre étranger, qui soudainement se trouva être un infâme, un fourbe, un artificieux, un men- teur trompant avec l'art de Satan, un scélérat enfin, un homme chargé de tous les crimes (1), tandisqu au- paravant il avait valu quelque chose î Ceux même qui lui baisaient les mains, déchiraient avec leur langue de vipère sa réputation ; ils le plaignaient des lèvres, et se réjouissaient du fond du cœur. Celui-ci ca- lomniait sa démarche et son rire, celui-là médisait de son visage; un autre suspectait quelque chose dans la simplicité de Jérôme (2). On alla jusqu'à le charger d'un faux crime, dans lequel Paula se trouvait aussi enveloppée, sans que l'austérité de sa vie et l'irrépro- chable conduite de Jérôme pussent éloigner d'eux ces infamantes rumeurs. 11 se rencontra un misérable dont on adopta facilement la calomnie, parcequ'il di- sait ce que l'on était fort aise d'entendre, ou bien ce qu'on lui avait dicté. Mais l'affaire ayant été déférée à la justice, et l'accusateur mis à la question, il nia tout ce qu il avait avancé et reconnut que celui qu'il faisait passer pour coupable, ne l'était nullement. Tou-

(i) Ego probrosus, ego versipellis et lubricus, ego mendax et arte Satan.ne decipiens. Licet me sceleratum quidam putent, et omnibus flagiliis obru- tuin. Li'ilres, lom. li, pag. 22.

(2) Ibid.

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lefois, il devait rester quelque chose de cette grossière calomnie, et ceux qui avaient ajouté foi au mensonge, ne s'arrêtaient pas au désaveu. On n'objectait à Jérôme que son sexe, et encore on ne l'objectait que lorsque Paula partait pour Jérusalem (1).

Là-dessus, il ne peut se contenir et s'écrie amère- ment :

« 0 envie, qui d'abord te mords toi-même ! 0 as- tuce de Satan, qui toujours poursuis les choses sain- tes ? De toutes les femmes romaines, les seules qui aient été la fable de la Villa, c'est Paula et Mélanie, elles qui méprisant leurs richesses, abandonnant leurs enfants, ont élevé la croix du Seigneur comme une sorte d'étendard de piété. Si elles allaient auxbains(2), si elles choisissaient les parfums, si elles faisaient de l'opulence et de la viduité un moyen de luxe et de li- berté, on les appellerait souveraines et saintes (3). Maintenant, elles veulent paraître belles sous le sac

(x) Ibid., pag. 2 5.

(2) Martianay, qui traduit de même, dans sa Vie de saint Jérôme, pag. 2 55, lisait néanmoins Baius pelèrent, au lieu du balneas de Vallarsi et Maflei. Le golfe de Baiae, aux plus voluptueux rivages de la Campanie, les Romains avaient de riches villas, n'était pas bien famé. On finit même par donner ce nom aux lieux de plaisance : Cuius in hortos, domum, baias iure suo libidines, omnium commearuni. Cicer. in Orat. pro Coelio, 16.

(3) Ros-Weyde, Viiae Potrum, dit qu'il faut lire nonnae, et le prouve assez bien. On peut voir, dans nos OEuvres choisies de saint Jérôme (tom. vi, pag. 410-423), une dissertation sur les dénominations de Nonnus et Nonna données aux moines et aux religieuses. C'est un travail d'une érudition piquante et va- riée, et qui nous vient de M. l'abbé H. Greppo.

440

et la cendre, et tomber dans la géhenne avec leurs jeû- nes et leur saleté. Si des Gentils, si des Juifs censu- raient ce genre de vie, elles auraient la consolation de ne pas plaire à ceux à qui déplaît le Christ. Mais, ô crime, ce sont des Chrétiens qui, laissant de côté le soin de^leur maison, et négligeant la poutre de leur oeil, cherchent un fétu dans Toeil d'autrui. Ils flétris- sent un saint propos (1), et pensent que c'est un re- mède à leur peine que nul ne soit saint, que Ton médise de tout le monde, que les gens périssent en foule, qu'il y ait une multitude de pécheurs (2) . »

Nul doute que le traité adressé à Eustochium sur la Virginité et les traits satyriques répandus au travers de ce livre, ne fussent en partie la cause originelle de la haine qui s'exerçait contre saint Jérôme. Cela est manifeste.

Ruffin, qui se rendit l'écho des reproches jetés à l'illustre Docteur, et qui, dans l'ardeur de la dispute, exagéra les choses, prétendait que tous les payens et les ennemis de Dieu, les apostats et les persécuteurs, tous ceux qui haïssaient le nom chrétien, transcri- vaient à l'envi cet ouvrage de Jérôme, parce qu'il y avait décrié par les plus honteux reproches le corps entier des Chrétiens, chaque grade, chaque profes- sion, toute l'Eglise enfin; qu'il montrait que les cri- mes reprochés aux Fidèles par les Gentils, et qu'on

(i) ProposiUim, terme consaoïé alors pour désigner la vie religieuse, (a) Lettres, tom. u, pag. 27.

hiait comme des faussetés, non seulement étaient trop véritables, mais qu'il s'en commettait de bien plus graves encore (1).

Parmi ceux qui s'élevaient contre Jérôme, il se trouvait un certain Onasus de Ségesta (2), qu'il mal- mène très rudement. « Les médecins, ceux que l'on nomme chirurgiens, lui écrivait-il, passent pour cruels, et sont des malheureux (miseriJ.W est-ce pas une mi- sère (miseria), que de ne pas souffrir des blessures d'autrui, de coiîpor avec un fer inclément des chairs mortes, de soigner sans horreur ce qui fait horreur au patient lui-même, et d'être regardé comme un en- nemi ? Telle est la nature de l'homme que la vérité

lui est amère, que les vices lui paraissent aimables

Il n'est donc pas étonnant que nous qui déclamons contre le vice, nous offensions bien des gens. Je veux rabattre le caquet de la corneille ; c'est à la corneille de reconnaître qu'elle est fastidieuse et affectée. N'y a-t-il donc que le seul Onasus de Ségesta qui, d'une bouche emphatique, pèse des paroles creuses et gon- flées comme des vessies ? Je dis que par le crime, le parjure, le mensonge, certains individus sont arri vés aune dignité je ne sais quelle. Que t'importe, à toi qui te sens innocent ? Je ris d'un avocat ayant besoin de patron, je ricane d'une éloquence digne d'un qua- drans (3) ; que t'importe, à toi qui es disert? Je veux

(i) Ruffini Invectiv. lib. ii, pag. 412.

(2) La Pauuonie, la Ligmie, la Sicile avaient une ville de ce nom,

(3) Toute petite pièce de monnaie, chez les Romains.

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m'élever contre les prêtres mercenaires (nummarlos) ; toi qui es riche (1), pourquoi te fâcher ? Je veux que Vulcain brûle enfermé dans ses propres feux ; es-tu son hôte ou son voisin, toi qui t'efforces d'éloigner l'incendie des temples de l'idole ? Il me plaît de rire des larves, de la chouette, du hibou, des monstres du Nil; tout ce que j'aurai pu dire, tu penses que cela est dit contre toi, tu en viens aux mains et me traduis en justice; tu m'accuses sottement d'être un satyrique, moi qui écris en prose. Te semble-t-il que tu sois beau, parce que tu es appelé d'un nom heureux (2) ? Comme si l'on ne donnait pas à un bois celui de lucus, de ce qu'il ne luit aucunement ; aux Parques celui de Var- cae, de ce qu'elles n'épargnent pas du tout ; aux Furies celui d'Euménides, de ce qu elles ne sont pas bien- veillantes; et vulgairement aux Ethiopiens, celui d'ar- gentés? Que si toujours tu te fâches à la description d'objets hideux, je te chanterai avec Perse :

Qu'un roi et une reine te souhaitent pour gendre ; que les jeunes filles T'enlèvent. Que tout ce que tu fouleras devienne des roses (3).

Je te donnerai cependant un conseil sur ce qu'il faut que tu caches pour pouvoir sembler plus beau.

(i) Nous avons imprimé, d'après Marianus Victorius: Non dites es ; Vallarsi et Maffei n'ont trouvé dans les manuscrits que dives es. Le sens est aussi plau- sible avec une leçon qu'avec l'autre. Onasus étant riche, de son patrimoine, je suppose, peut ne pas faire le mercenaire ; n'étant paft riche, il ne saurait être rangé parmi ceux qui ont couru après l'or.

(2) Onasus ne vient-il point d'ôvi'o. aider, servir?

(3) Sai. rr, S;.

Que l'on ne voie pas ton nez dans ton visage, que Ton n'entende pas le son de ta voix, et alors tu pourras pa- raître beau et disert (1). »

Cette verve un peu acre, un peu pétulante et n'é- vitant pas la grosse plaisanterie, était assez familière à Jérôme. Du reste, il le sentait bien, et, une fois retiré à Bethléhem, il comprit, en songeant au passé, qu'on a souvent à se repentir de n'avoir pas gardé le silence. Un moine des Gaules, pèlerin au tombeau de Jésus- Christ, était venu trouver Jérôme dans sa retraite, et lui avait demandé une lettre d'admonestation pour une mère et sa fille, celle-là veuve, celle-ci vierge, habitant la même ville, mais en des demeures séparées, et ayant pris chez elles des clercs, soit comme compagnie, soit comme gérants d'affaires, en sorte qu'elles causaient encore plus de scandale en s'attachant ainsi à des étrangers, qu'elles n'en avaient causé en se séparant l'une d'avec l'autre.

De grâce, disait le moine, écrivez-leur pour les gourmander et les rappeler à la conccrde.

Vous me chargez d'une belle province ! Il fau- dra que moi, étranger, je rapproche des personnes que n'a pu rapprocher un fils, un frère?

Ne semble-t-il pas, à vous entendre, que j'occupe un siège épiscopal, et non point que, renfermé dans ma cellule, éloigné de la foule, je pleure mes péchés passés et m'efforce de n'en pas commettre de non-*

(i) Lettres, toni. n, pag. g-i3.

veauxPIl ne convient pas, lorsqu'on se caclie de corps, d'errer de la voix par le inonde entier.

Vous êtes trop méticuleux, Jérôme. Ouest cette ancienne liberté avec laquelle, frottant d'un sel abon- dant tout l'univers, vous montriez quelque chose de Lucilius ?

Eh! c'est cela même qui me retient et ne me permet pas d'ouvrir les lèvres, car depuis que, en re- prenant les vices d'autrui, je suis devenu criminel, depuis lors, par la malice des hommes, j'ai appris à me taire (1).

Le cardinal Baronius (2) pensait qu'une des causes de la persécution que Jérôme souffrit à Rome, ce fut l'abandon le laissa le pape Syricius, élu à la place de Damase.On ne saurait dire que le nouveau pontife, homme d'un cœur droit et simple, et qui jugeait tous les autres d'après lui-même (3), se soit jamais prononcé contre saint Jérôme. Nous voyons même l'illustre Docteur mettre Rufïin au défit de prouver que Tévê- que de Rome, ou celui de tout, autre Eglise ait écrit le moindre mot de blâme sur son séjour à Rome ou sur son départ (4). Néanmoins, Syricius ne continua pas Jérôme dans ToiÊce que lui avait donné le pape Da- mase, celui de répondre aux consultations des évê- ques, et l'on sait si la plume de Jérôme pouvait le

(i) Lettres, lom. \,T^ag. ii.

(2) Annal. 385, 7.

(3) Hieron. ad Ruff., lib. m.

(4) Adv. Ri(ff., lib. in, pag. 461. Mt'lanrjcs. tom. m, pag. 232.

445 fuire dignement. Il n'est pas naturel de penser que la lettre de Syricius à Himérius de Tarragone, en date du 11 février 385, soit sortie de la main de Jérôme, car, dans l'article x, on décrète qu'un homme âgé qui voudra embrasser l'état ecclésiastique sera mis au nombre des Lecteurs ou des Exorcistes, en même temps qu'il recevra le Baptême, et Ton ajoute pour condition qu'il n'aura été marié qu'une fois (1). L'au- teur de cette lettre considère donc les mariages con- tractés avant le baptême comme pouvant exclure du sacerdoce, et cela est tout-à-fait opposé au sentiment de saint Jérôme, ainsi qu'on a pu le voir.

Le cœur triste de tant d'assauts , froissé peut-être de* se voir méconnu dans la droiture de ses pensers et de ses efforts, Jérôme voulut rompre avec les agitations de la Ville , et se jeter dans la solitude des champs comme dans une sorte de port. « , écrivait-il à Marcella, un pain grossier, des légumes arrosés de nos mains, du laitage, délices de la campagne, nous don- nent une nourriture simple, il est vrai, mais inno- cente. En vivant ainsi, le sommeil ne nous arrachera point à l'oraison , ni la satiété à la lecture. En été, l'ombre d'un arbre nous prêtera une retraite; en au- tomne, un air tempéré et les feuilles gisant par terre nous montreront un lieu de repos. Au printemps, les champs s'émaillent de fleurs, et, au milieu du ramage des oiseaux, l'on chante plus agréablement les psaumes.

(i) Conciliorum colleciio regia maxirna, tom. i, pag. 847.

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veaux? Il ne convient pas, lorsqu'on se cache de corps, d'errer de la voix par le inonde entier.

Vous êtes trop méticuleux, Jérôme. Ouest cette ancienne liberté avec laquelle, frottant d'un sel abon- dant tout l'univers, vous montriez quelque chose de Lucilius ?

Eh! c'est cela même qui me retient et ne me permet pas d'ouvrir les lèvres, car depuis que, en re- prenant les vices d'autrui, je suis devenu criminel, depuis lors, par la malice des hommes, j'ai appris à me taire (1).

Le cardinal Baronius (2) pensait qu'une des causes de la persécution que Jérôme souiFrit à Rome, ce fut l'abandon le laissa le pape Syricius, élu à la place de Damase.On ne saurait dire que le nouveau pontife, homme d'un cœur droit et simple, et qui jugeait tous les autres d'après lui-même (3), se soit jamais prononcé contre saint Jérôme. Nous voyons même l'illustre Docteur mettre Rufïin au défit de prouver que l'évê- que de Rome, ou celui de tout, autre Eglise ait écrit le moindre mot de blâme sur son séjour à Rome ou sur son départ (4). Néanmoins, Syricius ne continua pas Jérôme dans l'office que lui avait donné le pape Da- mase, celui de répondre aux consultations des évê- ques, et l'on sait si la plume de Jérôme pouvait le

(i) Le«re«, tom. V, pag. ii.

(2) Annal. 385, 7.

(3) Hieion. ad Ruff., lib. iii.

(4) Adv. Riiff., lib. iii, pag. 461. Mt'lanrjcs. tom. m, pag. 232.

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foire dignement. Il n'est pas naturel de penser que la lettre de Syricius à Himérius de Tarragone, en date du 11 février 385, soit sortie de la main de Jérôme, car, dans l'article x, on décrète qu'un homme âgé qui voudra embrasser l'état ecclésiastique sera mis au nombre des Lecteurs ou des Exorcistes, en même temps qu'il recevra le Baptême, et Ton ajoute pour condition qu'il n'aura été marié qu'une fois (1). L'au- teur de cette lettre considère donc les mariages con- tractés avant le baptême comme pouvant exclure du sacerdoce, et cela est tout-à-fait opposé au sentiment de saint Jérôme, ainsi qu'on a pu le voir.

Le cœur triste de tant d'assauts , froissé peut-être de* se voir méconnu dans la droiture de ses pensers et de ses efforts, Jérôme voulut rompre avec les agitations de la Ville , et se jeter dans la solitude des champs comme dans une sorte de port. « , écrivait-il à Marcella, un pain grossier, des légumes arrosés de nos mains, du laitage, délices de la campagne, nous don- nent une nourriture simple, il est vrai, mais inno- cente. En vivant ainsi, le sommeil ne nous arrachera point à l'oraison , ni la satiété à la lecture. En été, l'ombre d'un arbre nous prêtera une retraite; en au- tomne, un air tempéré et les feuilles gisant par terre nous montreront un lieu de repos. Au printemps, les champs s'émaillent de fleurs, et, au milieu du ramage des oiseaux, l'on chante plus agréablement les psaumes.

(i) Conciliorum collectio regia maxima, tom. i, pag. 847.

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En hiver, s'il y a de la brume et de la neige, je n'a- chèterai pas de bois, et je veillerai ou dormirai plus chaudement. Ce que je sais bien, c'est que je ne gèle- rai pas d'une manière plus misérable. Que Rome ait donc ses tumultes , l'arène ses fureurs , le cirque ses folies, les théâtres leur pompe luxuriante ; et, s'il faut parler de nos gens, qu'ils visitent chaque jour le sénat des matrones. Pour nous, il nous est bon de nous atta- cher au Seigneur et de placer en lui notre espoir (1). » Enfin, il en vint à un parti décisif, et au mois d'août 385, pendant que soufflaient les vents étesiens [flan- tibus etesiis), il salua une dernière fois la ville aux nom- breuses collines, et alla prendre un navire qui devait pour jamais l'emporter bien loin des régions occiden- tales. Jérôme se trouvait au port de Rome [in Eomano portu), creusé par Trajan sur la rive droite des bou- ches du Tibre (2) ; on était près de mettre à la voile ; il avait avec lui son jeune frère Paulinianus, ainsi que le prêtre Yincentius, et d'autres moines qui le suivaient en Orient ; un grand nombre de chrétiens l'avaient ac- compagné jusqu'au rivage. Là, au moment suprême, il fit effort, et, le cœur tout inondé de tristesse , les yeux aveuglés de larmes (3), écrivit hâtivement une

(i) Lettres, tom. m, pag. i35.

(2) Jules César avait formé le projet d'un port qui avait toujours manqué à Ostie. On ne sait si ce fut Claude ou Trajan qui fit creuser le grand bassin, mais il est à croire que Trajan acheva ce que Claude avait commencé. Bonstet- ten, Voyage dans le iMtium, pag. 107.

(3) Quum iam navem conscenderem, raptim flens dolensque conscripsi, et

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lettre à Asella. Ces pages d'adieu, nous les avons en- core, et nous y pouvons lire les sentiments qui obsé- daient le plus Jérôme. Après avoir fait de très vifs re- mercîments à la noble dame pour les bons offices qu'elle lui avait rendus, et surtout pour l'estime dont elle l'avait entouré, pendant que tant d'autres le dé- criaient indignement, il repousse avec énergie, mais avec humilité toutefois, les accusations soulevées con- tre lui, et rend grâces à Dieu de l'avoir jugé digne de la haine du monde, qui avait bien plus encore haï le Christ Jésus. Aussi bien, pourquoi, lui Jérôme, avait-il voulu chanter le cantique du Seigneur sur une terre étrangère, et quitté la solitude pour le tumulte de la grande Rome ? Voilà ce qu'il se disait. Puis il finis- sait par ces adieux : « Saluez Paula et Eustochium, qui toujours, le monde le veuille ou ne le veuille pas, sont à moi en Jésus-Christ. Saluez notre mère Albina, notre sœur Marcella, Marcellina encore et Félicité, et dites-leur : Nous paraîtrons devant le tribunal du Christ; là, on verra dans quel esprit chacun aura vécu. Souvenez- vous de moi, ô insigne modèle de pudeur et de virginité, et calmez par vos prières les flots de la mer (1). »

Il vint à Rhegium, s'arrêta un peu sur le rivage de Scylla, il se rappela les fables anciennes, la rapide

gratias ago Deo meo quod dignus sim quem mundus oderit. Lettres, tom. u, pag. 3o.

(i) Ibid.f pag. 32.

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€x>iirse du fourbe Ulysse, les chants des Sirènes et l'in- satiable voracité de Charybde. 11 doubla le cap Malée, traversa les Cyclades, aborda en Cypre, il fut reçu par le vénérable Epiphanius, évêque de Salamine (1) ; avança de jusqu'à Anlioche, put y jouir de la com- munion du confesseur-pontife Paulinus, et, guidé par lui un certain espace de chemin, au milieu de l'hiver et d'un froid rigoureux , entra enfin à Jérusalem (2) .

(i) Lettres, tom. iv, pag. 355.

(2) Adv. Ruff-y ïib. irr, pag. 459. Mélanges, tom. rrr, pag. 23r.

FIN DU PREMIER VOLUME.

TABLE

MATIERES CONTENUES DANS LE TOME PREMIER.

CHAPITRE PREMIER.

Slridon, pairie de sainl Jérôme. Naissance de saint Jérôme, en 346. Eusébius, son père. Dignité et foi de la famille de Jérôme. Sa sœnr, son frère et sa tante Caslorina. Aspect de Rome, a cette époque. Le Christianisme, la Papauté et l'Épiscopat, Praelextatus, préfet de Rome. Arrivée de Jérôme dans cette ville. Pag. i

CHAPITRE II.

Etudes à Rome. Le grammairien Donatus, maître de saint Jérôme : ses travaux. Le rhéteur Victorinus : sa conversion au Christianisme. -— La rhétorique chez les Romains , et les écoles de déclamation : Perse et Juvénal. La Dialectique et les écrits des philosophes. Saint Jérôme se fait une Bibliothèque. i5

ToM. I. 29

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CHAPITRE III.

Baptême de saint Jérôme. Pourquoi on différait souvent jusqu'à un âge avancé la réception du baptême. Cérémonies qu'on observait. Saint Jérôme aux Catacombes, les jours de fêtes. Le poète Prudence et Chateaubriand : tableau des Catacombes de Rome. Jeunesse et chute de saint Jérôme. 43

CHAPITRE IV.

Voyages des anciens. Voyage de saint Jérôme dans les Gaules. La ville de Trêves. Les Atticotti , peuple barbare. Copie de saint Hilaire. Tableau de la ville d'Aquilée, saint Jérôme s'arrête, en revenant des bords du Rhin. Le vieillard Paul de Concordia. Sg

CHAPITRE V.

Saint Jérôme au tombeau de Scipion, L'Orient : Jérusalem. Départ de Jérôme pour les contrées orientales. Itinéraire. Maladies, pertes d'amis. Encore sa sœur. Jérôme à Antioche. Les deux Apol- linarius : le grammairien et le rhéteur. 69

CHAPITRE VI.

Histoire de saint Malchus, moine de Maronias. Evagrius d' Antioche : tra- duit en latin la vie de saint Antoine. Histoire de la femme frappée sept fois par le bourreau, Commentaires de saint Jérôme sur Abdias : détails sur ce prophète. Héliodore quitte Jérôme ; celui-ci au désert de Chalcis.

87

V51

CHAPITRE VII.

Le monachisme en Syrie. Le raoine Aphraates et l'empereur Valeus Théodoret, évêque de Cyr. Occupations de saint Jérôme au désert d Chalcis. Importuné par le souvenir et les visions de Rome : peinture d ses souffrances morales. Il étudie l'hébreu et le chaldéen. Ses étude littéraires. Songe dans lequel il promet de ne plus lire Cicéron. Jugement de Jérôme sur les auteurs profanes. Reproches que lui adresse Ruffin, au sujet de ses études : Ce que répond le saint docteur. Songes analogues à celui de saint Jérôme dans saint Augustin : dans un disci- ple de saint Odon de Cluny. Saint Jérôme réclame le moine Héliodore pour la solitude. 109

CHAPITRE VIII.

"Voyage de sainte Mélanie en Egypte. Mort de son fils Publicola. Les moines de Nitrie : Or et Pambo. Ruffin arrive en Egypte. Les moines de Scétis. L'abbé Macaire : Ses maximes et ses enseignements. L'abbé Moyse : Sentences de ce Religieux. Le moine Besarion. His- toire de saint Arsène. - Les moines Agathon et Paphnuce. Silvanus et autres moines de Scétis. i5i

CHAPITRE IX.

Mélanie et Ruffin en Egypte. Bonosus, ami de saint Jérôme, se retire dans une île. Didymus Vaveugle, docteur de l'Eglise d'Alexandrie : son entre- vue avec saint Antoine : sa vision sur la mort de Julien. La recluse Alexandra. Ruffin à l'école de Didymus : amitié de Jérôme et de Ruffin. Florentius, ami de Jérôme. Pierre, successeur de saint Athanase : troubles dans l'Eglise d'Alexandrie : persécution arienne. Zèle et cha- rité de Mélanie pour les confesseurs de la foi. Monastère de Philippe, à

452

Jérusalem : tombeau de saint Jean-Baptiste. Histoire de sainte Pélagie, retirée au monastère de Philippe. Schisme dans l'Eglise d'Antioche : Mélétius, Paulinus et Vitalis. Intervention de saint Basile. Saint Jérôme recourt au pape Damase. 179

CHAPITRE X.

Préceptes et conseils dans la loi évangélique. Origines de la vie monasti- que : les Nazaréens, les Récabites, Elie et Elisée. Les Thérapeutes : ils étaient juifs. Saint Paul, de Thèbes. Saint Antoine, père des Céno- bites. — Analyse de sa vie, d'après saint Athanase : maximes et discours de saint Antoine. Effets que produit en Occident son histoire écrite par saint Athanase : récit de saint Augustin. 225

CHAPITRE XI.

Vie de sainl Paul, ermite, par saint Jérôme. Paulin, évêque d'Antioche, élève saint Jérôme à la prêtrise. Jérôme écrit l'Altercation d'un Luci- jêrien et d'un Orthodoxe : synode de Rimini : Lucifer de Cagliari : Gré- goire, évêque d'Elibéris: Hilarius, diacre de l'Eglise de Rome. Doc- trine de saint Jérôme sur l'autorité de la Tradition et la nécessité d'un chef suprême dans l'Eglise. 275

CHAPITRE XII.

Saint Grégoire de Nazianze. Jérôme près de lui, à Constantinople. Saint Grégoire de Nysse. 3o5

453

CHAPITRE Xin.

Concile à Rome, en 382, sous le pape Damase, relativement aux Apollina- ristes. Jérôme s'y trouve, comme secrétaire du Souverain Pontife. Travaux de Jérôme : le sens d'Osanna : la parabole de l'Enfant prodigue. Révision des quatre Evangiles et des Epîtres de saint Paul, par saint Jérôme. Révision du Psautier latin sur le grec des Septante. Traductions de la Bible : les Septante : Aquila : Théodotion : Symmaque. Les Hexaples et les Tétraples d'Origènes. La version italique. Psautier romain et psautier gallican. Jérôme traduit le Psautier d'hébreu en latin. Sa 3

CHAPITRE XIV.

Du cuite de la sainte Vierge. Antidicomarianites. Helvidius attaque la perpétuelle virginité de Marie : saint Jérôme écrit un traité contre Helvidius. 345

CHAPITRE XV.

De l'influence de la femme sur lés choses religieuses. Saint Jérôme, à Rome ; ses rapports avec les femmes chrétiennes de cette ville. Sainte Marcella; histoire de sa vie. L'hérésiarque Novatianus : son erreur combattue par Jérôme. Saint Rhéticius, évêque d'Autun : ses Commen- taires sur le Cantique des Cantiques. Les Montanistes essaient de gagner Marcella : saint Jérôme les réfute. Mort de sainte Léa : son éloge par saint Jérôme. Eloge de la vierge Asella. Les diacres de Rome veu- lent se placer au dessus des prêtres : saint Jérôme s'oppose à leurs préten- tions. 357

454

CHAPITRE XVI.

Histoire de sainte Paula : de Blésilla, sa fille. Lettre et conseils de saint Jérôttie à la vierge Eustochium. Les Agapètes ; saint Jérôme , après d'autres Pères de l'Eglise, s'élève contre ce fléau. Eloge de la virginité. Censures des veuves et des vierges peu chrétiennes. Critique des mau- vais moines. Saint Jérôme et la corbeille de cerises envoyée par sainte Eustochium. 383

CHAPITRE XVII.

Le pape Damase. Ses poésies. Le clergé de Rome, à cette époque. Le payen Vettius Agorius Praetextatus, préfet de Rome. 411

CHAPITRE XVIII.

La réputation de saint Jérôme est attaquée à Rome : la lettre à Eustochium sur la Virginité en est la cause première. Onasus donne cours à ces bruits infamants : ce que saint Jérôme écrit contre lui. Entrevue de saint Jérôme avec un moine des Gaules : colloque sur l'âpreté de sa nature satyrique. Causes probables qui engagèrent saint Jérôme à quitter l'Occi- dent. — Il va s'embarquer à Ostie, et écrit du port à Asella, dame ro- maine. — Départ pour Jérusalem. 487

FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.

BIBUOTHECA OttaviensiS^

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HISTOIRE

N.-S. JÉSUS-CHRIST

ET DES APOTRES,

UNIQUEMENT COMPOSEE AVEC LES KVA^G^LES ET LES ACTES, FONDUS ENSEMBLE, DISPOSÉS d'une manière METHODIQUE,

EXPLIQUÉS, DÉVELOPPÉS ET PROUVÉS

PAR LES PROPHÈTES, LES APOTRES, LES PÈRES DE L'ÉGf.ISE, LES CONCILES, LES PAPES,

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ET LES SAVANTS MODERNES ;

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Deux forts volumes in-8°. Prix, brochés : 12 francs.

j| L'auteur a partagé la rie de N.-S. Jésus-Christ en sept époques. Chacune de ces époques est

ij remplie par un récit, dans lequel le texte des quatre évangélistes, disposé de manière à former

n une histoire suivie, se trouve fondu dans une glose qui l'explique, et lie les faits les uns avec

j les autres. Des notes mises au bas de la page aplanissent les difficultés que la glose n'a pas pu

j lever. Une série d'explications et de preuves, renvoyées après chaque époque, et formant entre elles une espèce de dissertation, répond aux objections que les incrédules ont faites, et rétablit

Il le sens des textes de l'Evangile que les hérétiques ont mal interprétés ou altérés.

I Un travail semblable sur les Actes des Apôlrts termine cet excellent ouvrage qui s'adresse

il plutôt à la science qu'à la piété, quoique celle-ci ne puisse ^e s'édifier singulièrement de sa

I lecture.

PHILOSOPHIE SOCIALE DE LA BIBLE,

PAR 31. l'aRRÉ F.-Ri CLÉMENT.

Deux volumes in-8". ?rix, broché : 1 5 francs.

Ce savant et conciencieux ouvrage est divisé en deux parties : Mosalsme et Christianisme.

Dans la première partie, l'auteur fait en quelque sorte l'autopsie moral de l'homme avec Tins» trument de la parole divine ; il le met ensuite en société et le considère agissant, d'une part, sous l'inspiration des principes délétères du polythéisme, conséquence de la chute originelle ; d'autre part, sous la conduite de la parole divine, invoquée d'abord par Moïse dans sa sublime ébauche sur un peuple, appliquée ensuite à toute la famille humaine par le Verbe fait homme. M. l'abbc Clément s'est proposé généralement de réhabiliter l'œuvre sociale divine, et particu- lièrement de démontrer rigoureusement que hors de 1 Eglise catholique il n'y a pas de salut pour les peuples.

Cette discussion sommaire, mais profonde, des principes chrétiens, présente la solution des problèmes religieux et politiques qui préoccupent tous les esprits sérieux de notre siècle ; elle s'appuie partout et à chaque pas sur l'Ecriture, au besoin sur l'autorité des Pères, et, dans toute son étendue, elle est empreinte de la plus sévère probité, de la plus admirable bonne foi.

La. B-ibtLothë.qixe- Université d'Ottawa Echéance

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